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La Negritude Comme Esthetique Antillaise de La Revolte - NFerdinand
La Negritude Comme Esthetique Antillaise de La Revolte - NFerdinand
Introduction
1. L’engagement du lecteur
1.1 Dire le texte
Le narrateur du Cahier d’un retour au pays natal affiche son ambition : parler pour
d’autres. D’un point de vue sémantique, la voix du narrateur se pose comme le signifiant
d’autres voix. Il s’agit, pour le narrateur, de représenter « la liberté » de voix qui
« s’affaissent au cachot ». Un cachot est un lieu où l’on est enfermé. Les voix que veut
représenter le narrateur n’ont donc pas la liberté de se faire entendre. Ceux à qui appartiennent
ces voix n’ont pas de bouche, ils sont emprisonnés dans un cachot. Leurs malheurs les ont
3« On l’a envoyé dans le vert », Omar Ette (ed), La escritura de la memoria: Reinaldo Arenas, textos, estudios y
documentación, Frankfurt: Vervuert; Madrid: Iberomaerica, 1996, p. 84.
rendus muets. Le susurrement suggéré par l’allitération en [s] (« celles », « s’affaissent », «
désespoir ») et le chuchotement perçu dans les chuintantes « bouche » et « cachot » situent bien
en arrière-scène le chœur jugulé de ces voix étouffées. Le narrateur du Cahier se veut donc le
porte-parole des membres de son pays frappés par le malheur et en proie au désespoir. Cette
ambition est liée à la première déclinaison du mot négritude dans le Cahier : « Haïti où la
négritude se mit debout pour la première fois et dit qu’elle croyait à son humanité » (Cahier,
24).
Si des voix se sont affaissées au pays du narrateur, au contraire, la négritude s’est mise
debout en Haïti. La référence à l’histoire d’Haïti permet de mieux comprendre la volonté du
narrateur. En effet, c’est dans une cellule, un cachot du Jura, que la liberté de Toussaint
Louverture s’est affaissée.
4Le 7 avril 1803, Toussaint meurt dans la prison du Fort de Joux. Le 1 er janvier 1804, certains de ses anciens
officiers proclament l’indépendance d’Haïti.
La négritude reçue dans le Cahier, c’est-à-dire la négritude en tant que percept5 propose
une identification multiple du narrateur. Multiple dans la géographie : Harlem, Calcutta, le sème
juif renvoyant également à l’errance. Et multiple dans le mot : le trait d’union entre le mot
homme et les substantifs famine, insulte, torture, signe la métamorphose. Le narrateur devient
un mot construit. Dès lors, ce narrateur multiple, véritable construction lexicale, dénote le
caractère protéiforme de la négritude du Cahier. Cette négritude peut être revendiquée par un
Hindou, un Cafre, un Juif ou un Noir de Harlem.
Par ailleurs, l’énoncé, « ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de
bouche », cité plus haut, constitue une promesse. L’énonciation de cette profession de foi fait
l’objet d’un dispositif formel particulier : son destinataire est un autre, le pays du narrateur.
L’énoncé est placé dans le texte entre guillemets. Et le prédicat verbal, « sera », est conjugué
au futur. L’acte de parole est donc encore à réaliser. Cette mise en scène de l’acte de parole et
la répétition du signifié « bouche » incitent le lecteur à dire le texte, c’est-à-dire à s’identifier
avec le narrateur. Lire la phrase à voix haute et réaliser l’acte de parole inscrivent le lecteur
dans l’énonciation du Cahier. Le lecteur devient donc comme le narrateur, un lecteur multiple
engagé à son tour par des voix étouffées, pluriethniques.
5 Il est important de distinguer la négritude en tant que percept. Nous ne prenons pas en compte le concept de
négritude comme l’a défini Senghor par exemple. Nous considérons, au contraire que la négritude du Cahier est
un objet artistique, donc un objet de perception. D’ailleurs, Césaire n’a jamais voulu conceptualiser la négritude.
« La Négritude, à mes yeux, n’est pas une philosophie./ La Négritude n’est pas une métaphysique./ La Négritude
n’est pas une prétentieuse conception de l’univers », Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, et Discours sur
la Négritude, Paris : Présence Africaine : 1955 et 2004, p. 82.
6 « La nuit, les Noirs » (LP, 51).
7 « La nuit, les conscrits » (LP, 65).
circonstanciel “de noche” et les groupes nominaux “los negros” ou “los reclutas” attribue la
même origine aux Nègres et aux conscrits. Ils se fondent tous les deux dans la nuit de l’histoire
cubaine. La première section d’El Central s’intitule “Manos esclavas” (EC, 31)8.
Pour le narrateur d’El Central, qu’elles soient des mains d’esclaves noirs ou des mains
de conscrits, ce sont toujours des mains esclaves qui coupent la canne. Comme pour le chapitre
“De noche los negros”, l’anaphore, “Manos esclavas” (EC, 31), suggère le rythme de la coupe
de la canne à sucre. De plus, ce même groupe nominal est le sujet grammatical de nombreuses
phrases dans la section. Choisir pour sujet grammatical la figure métonymique de mains
humaines anonymes souligne l’absence de voix et de parole de ces mains esclaves. Le poète
narrateur d’El Central s’interroge à son tour sur la nécessité d’exprimer ces voix :
Y todo parece conminarme para que lo interprete, dando señales de una legendaria y renovada estafa
(EC, 74)10
La tonalité est différente de celle du narrateur du Cahier mais l’ambition ou plutôt ici le
devoir reste le même. Le texte restant encore un médium, le poète d’El Central perçoit bien le
caractère inachevé de son interprétation. Mais la présence des emprisonnés de l’histoire cubaine
affleure malgré tout. Ces voix étouffées, désignées uniquement par leurs mains, retrouvent leur
humanité dans ce même travail de la terre: “manos que se adentran en la tierra” (EC, 33)11.
L’étymologie latine de humanidad (humanité) associant homo, l’homme à l’humus, la
terre, est ainsi reconstituée. Nous l’avons vu avec l’exemple de la profession de foi du Cahier,
la persistance et donc l’existence de voix opprimées peuvent transparaître dans les sonorités du
poème. Pour sa part, la lecture d’El Central laisse un goût amer à la bouche du lecteur. Et cette
amertume s’appelle le sucre. Le narrateur d’El Central explique au lecteur que le morceau de
sucre qu’il dépose dans son verre a été travaillé par des mains esclaves.
L’intrusion du lecteur dans le récit n’est donc pas gratuite, elle vise à l’engagement du
lecteur. Et cet engagement procède d’une description complète de l’origine de ces morceaux de
sucre de canne. Et cette description de dévoiler la véritable nature du sucre :
A veces un negro
se lanza de cabeza a un tacho,
hasta sus huesos se convierten
en azúcar. (EC, 59)14
12 « Des mains esclaves/ ont travaillé, avec quel soin,/ ce morceau de sucre que toi, illustre/ consommateur
étranger, et pomponné comme il convient/ pour t’asseoir au plein air, / tu lances au fond d’un moderne/ récipient. »
(LP, 15).
13 « Des mains esclaves qui ont poli ces grains/ pour que la reine, minutieuse et solennelle,/ vous fasse la grâce
de les dissoudre/ sur sa langue. » (LP, 11).
14 « Parfois un nègre/ se jette la tête la première dans un chaudron,/ même ses os sont transformés/ en sucre. »
(LP, 57).
15 Dans le conte, Candide et Plangloss rencontrent un nègre infirme et lui demandent la raison de son infirmité.
« Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous
voulons nous enfuir on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C’est à ce prix que vous mangez
du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus aux Patagons sur la côte de Guinée, elle me
disait : ‘Mon cher enfant, bénis tes fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux ; tu as l’honneur d’être
esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais là la fortune de ton père et de ta mère.’ », Voltaire, Candide ou
l’optimisme, Paris : Gallimard, 2003, p. 95.
Nous voyons alors où conduit l’expérience esthétique du poème. La langue où fondent les
morceaux de sucre est organe de déglutition mais aussi organe de la parole. Le sucre, matière
organique, peut représenter ainsi la figure métonymique écrasée des Nègres cubains. Mais ce
sont des mains esclaves anonymes qui ont cristallisé le sucre. Ce sucre sur la langue cristallise
en quelque sorte plusieurs molécules d’histoires, le travail forcé des Indiens, l’esclavage des
Noirs et la conscription cubaine. Cette présence gustative multiple engage le lecteur. La langue
du lecteur n’est pas simplement semblable à celle de la reine Isabelle, elle est la langue de ces
mains esclaves qui n’ont point de langue. Au bout de la langue du lecteur, un sucre multiple, le
sucre des Indiens, des Nègres et des conscrits. Le lecteur en viendra t-il pour autant à recracher
le discours colonial et la propagande castriste? Qu’ils soient dits avec la bouche du Cahier ou
avec la langue d’El Central, les mots des poètes épousent les lèvres et invitent à la libération
de la parole étouffée, broyée, jugulée.
16 Ceci correspond au sens étymologique du mot esthétique qui vient du grec aisthanesthai, « sentir ».
2.2 La révolte dans l’explosion des mots
Dans El Central, nous avons vu que le poète cubain s’est focalisé sur la consommation
du sucre. De cette manière, il a voulu faire passer le sentiment de révolte par les papilles
gustatives du lecteur. Dans ce poème, le narrateur se focalise aussi sur l’oreille musicale du
lecteur :
17 « As-tu entendu hier le Divertimento en ré mineur de/ Mozart, étrangement bien exécuté par l’orchestre de/
chambre de la Société philharmonique de la RSS de/ Lituanie? / Alors, tu aimes la mer ? » (LP, 86).
18 « Uniquement, l’Unique/ ment » (LP, 93).
19 « Les querequeteses sortent, assombrissant un horizon de pluies […] Il y a de la neige./ De la neige/ et un
jaillissement d’eau bleutée » (LP, 87).
Avec únicamente et insólitamente, cette étrangeté se retrouve aussi dans le caractère
artificiel des mots. Le narrateur d’El Central nous indique que la langue est un matériau. Il
convient de le sculpter et de le tailler à la mesure de son espace. La révolte d’Arenas se situe
dans la mise en lumière de l’artificialité des mots. De plus, les mots peuvent représenter la
violence faite à des peuples et des territoires. De ce point de vue, cette révolte rejoint celle de
Césaire. Le Rebelle ne tolère pas qu’on puisse masquer l’africanité d’un arbre avec de la
peinture blanche. De même, le narrateur d’El Central juge étrange le fait de faire jouer Mozart
à Cuba par un orchestre soviétique. Pour le narrateur d’El Central, cela revient à confondre
l’écume de la mer avec de la neige. Comme la peinture blanche d’Et les chiens se taisaient, la
neige et la musique de Mozart sont des références à une lecture européenne des Antilles.
Peindre un arbre en blanc, confondre l’écume avec la neige, c’est faire violence à la nature. Le
choix de faire intervenir des perroquets cubains constitue une dénonciation de cette violence.
Si le lecteur répète comme un perroquet le discours occidental, il verra de la neige là où il y a
de l’écume. C’est dans ce sens que nous pouvons comprendre la décomposition du mot
Únicamente en única mente. Comme dans Et les chiens se taisaient, nous sentons une
explosion. Ici, c’est le mot qui explose. Mais, l’objectif est le même : révéler le mensonge d’un
discours occidental totalitaire. L’unique ment. Cela veut dire que chacun doit être libre de
laisser parler son africanité ou sa cubanité.
Comme avec Césaire, le message d’Arenas s’accompagne d’une grande finesse des
procédés esthétiques. Par exemple, le narrateur d’El Central s’adresse de cette manière au
lecteur, “─¿Tres es sufiencete? ─ preguntas. Y agregas otro.”(EC, 35)20.
Le narrateur parle des morceaux de sucre que le lecteur verse dans son verre. Mais, ce
que nous entendons dans les allitérations en [s] de la question (tres, suficiente), c’est le
frémissement du sucre qui se dissout. Précédemment, nous avons vu que ces morceaux de sucre
représentent symboliquement le corps des esclaves et des conscrits d’El Central. Nous voyons
alors comment la poésie d’Arenas est subtile. A présent, c’est l’ouïe qui est visée.
Généralement, le frémissement de morceaux de sucre dans un verre est une sensation agréable.
Nous avons vu comment le narrateur d’El Central sensibilise le lecteur par le goût. Ici, ce
frémissement rappelle la souffrance des coupeurs de canne. Ce frémissement peut donc
provoquer l’effroi et la colère chez le lecteur. C’est la naissance de ce type de sentiments qui
nous invite à rapprocher les deux esthétiques d’Arenas et de Césaire.
La couleur qui unit ces esthétiques est peut-être le vert de la canne à sucre. Quand le
narrateur d’El Central décrit l’arrivée des esclaves et des conscrits dans les plantations de canne
à sucre, il souligne la couleur verte.
Llegamos, y aquí está el implacable código desplegándose ; y el verde, el verde ; las aristas del verde,
engulléndonos. (EC, 56)21
Nous entendons le mot aristas à deux niveaux. Les arêtes vertes sont d’abord les lignes
parallèles d’un champ de canne à sucre. Mais, nous l’avons vu dans notre première partie, lire
la poésie d’Arenas, c’est littéralement goûter au texte. Nous comprenons alors le second sens
de aristas. Il peut s’agir aussi d’arêtes de poisson. Car nous savons que le narrateur d’El Central
fait souvent référence à la déglutition. Engloutir veut dire avaler rapidement ou faire disparaître
par submersion. De ce point de vue, engulléndonos est aussi à comprendre à deux niveaux.
D’une part, le vert des champs de canne engloutit les conscrits et les esclaves. D’autre part, si
le lecteur avale une arête, il peut mourir étouffé. Nous retrouvons une des caractéristiques de la
poésie d’Arenas. Le texte passe de travers, le lecteur ne peut digérer le colonialisme et le
castrisme. C’est la naissance d’un tel sentiment de rejet qui constitue une esthétique de la
révolte. Ce que le lecteur rejette, c’est l’exploitation inhumaine de la canne à sucre. La poésie
de Césaire conduit au même rejet. Dans Et les chiens se taisaient, le Rebelle compare les doigts
de sa mère à des tiges de canne à sucre :
tes doigts sont plus fatigués que la canne broyée par le moulin,
beaucoup, beaucoup
Oh, tes mains sont de bagasse fripée, beaucoup, beaucoup (Et les chiens, 72).
21 « Nous arrivons et voici le code implacable qui se déploie ; et le vert, le vert ; les arêtes vertes qui nous
engloutissent. » (LP, 54).
22 La bagasse est le résidu fibreux des tiges de cannes à sucre dont on a extrait le jus. Il peut servir de combustible
ou d’engrais.
le narrateur d’El Central évoque des arêtes vertes, le Rebelle voit le squelette des esclaves
composé de tiges de cannes.
Chez Césaire et chez Arenas, les images créées à partir de la canne sont violentes. Ces
images constituent une dénonciation des conditions de culture de la canne aux Antilles. Nous
croyons que la violence de ces images révolte le lecteur. Cependant, Arenas a choisi la couleur
verte pour dénoncer l’exploitation des Indiens, des Noirs esclaves et des conscrits de 1970.
Césaire choisit de parler de négritude pour exprimer sa révolte. En associant les deux termes,
nous pouvons parler de négritude verte pour caractériser la révolte des esclaves noirs des
champs de canne à sucre aux Antilles. Un exemple dans Et les chiens se taisaient conforte notre
choix. En effet, au moment où les esclaves noirs décident de se révolter, leurs visages
s’habillent de feuilles de cannes.
Un jeu de couleurs apparaît. Les étoiles se reflètent dans les lames des coutelas et le
sang des balafres se reflète sur les feuilles. La métaphore des « ruisseaux de lames vertes » fait
naître le tableau. Les ruisseaux de lames vertes correspondent aux blessures de la canne
coupante sur le visage. Le sang des révoltés comporte le vert de la canne. Les visages
deviennent des masques de feuilles de canne. L’emploi du groupe nominal, « lames vertes »,
est symbolique. Une lame est une vague mais le terme peut aussi désigner le coutelas avec
lequel on coupe la canne. Mais, au cours de cette révolte, le coutelas va servir à tuer le maître.
La machette, instrument de l’exploitation, se transforme en instrument de libération. En se
réappropriant le médium de son oppression, la canne, le Rebelle césairien élabore une
esthétique de la révolte, une négritude verte.
Conclusion
Immédiatement, nous pensons au fleuve Congo et aux pays ayant Congo pour
dénomination23. Cependant, le nom Congo désigne aussi les Martiniquais originaires d’Afrique
Ouvrages Cités
ARENAS, Reinaldo. Inferno: Poesía completa. Barcelona : Editorial Lumen, 2001 (Abrévation
“EC”).
—. La Plantation. Trad. Aline Schulman. Paris: Mille et une Nuits, 2005 (Abrévation “EC”).
CESAIRE, Aimé. Discours sur le colonialisme et Discours sur la Négritude. Paris : Présence
Africaine : 1955 et 2004.
CESAIRE, Aimé. Et les chiens se taisaient. Paris : Présence Africaine, 1958.
CESAIRE, Aimé. Cahier d’un retour au pays natal, Paris : Présence Africaine, [1939-1956]
1983.
ETTE, Omar (ed.). La Escritura de la memoria: Reinaldo Arenas, textos, estudios y
documentación. Frankfurt: Vervuert; Madrid: Iberomaerica, 1996.
VOLTAIRE. Candide ou l’optimisme. Paris : Gallimard, [1759] 2003.