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MALIK FERDINAND

« La force de l’écorce en dessous crie… » :


La négritude comme esthétique antillaise de la révolte
chez Aimé Césaire et Reinaldo Arenas

Negritude : Legacy and Present Relevance.


Isabelle Constant et Kahiudi C. Mabana (direction).
Cambridge Scholars Publishing : Newcastle, 2009, p. 241-255.
« La force de l’écorce en dessous crie… » :
La négritude comme esthétique antillaise de la révolte
chez Aimé Césaire et Reinaldo Arenas

Introduction

L’œuvre de l’écrivain cubain Reinaldo Arenas est traditionnellement reçue du point de


vue de sa rhétorique anticastriste et de son discours sexuel libertaire. Pourtant, cette œuvre
comporte également de nombreuses références à la traite et à l’esclavage des Noirs. Traduit en
2005 par Aline Schulman sous le titre La Plantation, le poème épique El Central, aborde le
thème de l’esclavage sous l’angle de ses héritages et de son actualité. Il s’agit d’un long poème
narratif écrit pendant l’année 1970, période connue à Cuba sous le nom de la zafra de los diez
milliones.1 En effet, Fidel Castro fixa comme objectif de l’année 1970, la récolte de 10 millions
de tonnes de sucre. A cette fin, des millions de Cubains furent invités à se rendre dans des
plantations sucrières. Reinaldo Arenas fit partie du contingent des Cubains réquisitionnés pour
la récolte. De cette expérience, l’écrivain cubain tira El Central dans lequel il décrit les
conditions de vie quotidienne des conscrits de 1970. Arenas étant mis à l’index par le régime
cubain, le titre ne put être publié qu’en Espagne en 1981 et sera intégré au recueil posthume
Inferno publié en 2002.
Dans El Central, Arenas établit un parallèle entre le travail forcé des Indiens, l’esclavage
des Noirs et la récolte de la canne par les conscrits cubains de 1970. Durant la période de la
colonisation espagnole comme pendant la conscription castriste, il s’agissait de récolter de la
canne et de produire du sucre. Pour décrire et dénoncer la situation moderne des conscrits
cubains de 1970, le narrateur d’El Central se réfère à la situation historique des Nègres esclaves
dans les plantations cubaines. Dans ce texte, l’humanité partagée par les conscrits cubains de
toutes origines et leurs prédécesseurs noirs s’appuie non pas sur la couleur de la peau mais sur
leur commune condition de coupeurs de cannes. Ecoutons le narrateur d’El Central: “¿Alguien
siente el desesperado crepitar de la Isla donde millones de esclavos (ya sin color) arañan la
tierra inútilmente?” (EC, 71)2 .

1La récolte des 10 millions de tonnes.


2« Quelqu’un sent-il le crépitement désespéré de cette Île où des millions d’esclaves (qui n’ont même plus de
couleur) griffent inutilement la terre ? » (LP, 72).
Les conscrits cubains sont choisis parmi toutes les couches de la population. Ils ne sont
pas choisis à cause de leur couleur de peau comme l’étaient les esclaves. Mais ils travaillent
tous la même terre. Comment ne pas penser à la négritude du Cahier d’un retour au pays natal,
« Et la négritude, non plus un indice céphalique, ou un plasma, ou un soma, mais mesurée au
compas de la souffrance » (Cahier, 56) ?
Le narrateur du Cahier précise dans cet extrait que la négritude doit être entendue
comme une communauté de souffrance. Elle ne se limite pas à la couleur de la peau. Selon cette
acception, nous pourrions parler de négritude pour les conscrits cubains de 1970. Certes, les
conditions ne sont pas les mêmes mais les conscrits effectuent le même travail que les esclaves
noirs. Ici, le compas de la souffrance serait une machette, la machette qui coupe la canne et la
négritude d’Arenas, une négritude de la canne, une négritude verte. D’ailleurs, l’auteur cubain
signale dans une interview que l’expression populaire cubaine, “lo mandaron para el verde”3,
est synonyme de réquisition pour le travail de la canne.
Si, d’un point de vue éthique, la comparaison entre conscrits et esclaves noirs peut être
vue comme une négritude, le Cahier et El Central participent-ils pour autant d’une même
poétique? Nous voudrions comprendre en quoi l’engagement du lecteur et le sentiment de
révolte suscité chez ce dernier contribuent à une appréhension commune de l’espace antillais.

1. L’engagement du lecteur
1.1 Dire le texte

Je viendrais à ce pays mien et je lui dirais :


« Embrassez-moi sans crainte… Et si je ne sais que parler, c’est pour vous que je parlerai ».
Et je lui dirais encore :
« Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui
s’affaissent au cachot du désespoir. » (Cahier, 22)

Le narrateur du Cahier d’un retour au pays natal affiche son ambition : parler pour
d’autres. D’un point de vue sémantique, la voix du narrateur se pose comme le signifiant
d’autres voix. Il s’agit, pour le narrateur, de représenter « la liberté » de voix qui
« s’affaissent au cachot ». Un cachot est un lieu où l’on est enfermé. Les voix que veut
représenter le narrateur n’ont donc pas la liberté de se faire entendre. Ceux à qui appartiennent
ces voix n’ont pas de bouche, ils sont emprisonnés dans un cachot. Leurs malheurs les ont

3« On l’a envoyé dans le vert », Omar Ette (ed), La escritura de la memoria: Reinaldo Arenas, textos, estudios y
documentación, Frankfurt: Vervuert; Madrid: Iberomaerica, 1996, p. 84.
rendus muets. Le susurrement suggéré par l’allitération en [s] (« celles », « s’affaissent », «
désespoir ») et le chuchotement perçu dans les chuintantes « bouche » et « cachot » situent bien
en arrière-scène le chœur jugulé de ces voix étouffées. Le narrateur du Cahier se veut donc le
porte-parole des membres de son pays frappés par le malheur et en proie au désespoir. Cette
ambition est liée à la première déclinaison du mot négritude dans le Cahier : « Haïti où la
négritude se mit debout pour la première fois et dit qu’elle croyait à son humanité » (Cahier,
24).
Si des voix se sont affaissées au pays du narrateur, au contraire, la négritude s’est mise
debout en Haïti. La référence à l’histoire d’Haïti permet de mieux comprendre la volonté du
narrateur. En effet, c’est dans une cellule, un cachot du Jura, que la liberté de Toussaint
Louverture s’est affaissée.

Ce qui est à moi aussi : une petite cellule dans le Jura,


une petite cellule, la neige la double de barreaux blancs
la neige est un geôlier blanc qui monte la garde devant une prison
Ce qui est à moi
c’est un homme seul emprisonné de blanc
c’est un homme seul qui défie les cris blancs de la mort blanche
(TOUSSAINT, TOUSSAINT LOUVERTURE) (Cahier, 25)

Cependant, Haïti s’est remise de l’emprisonnement de son chef et a conquis sa liberté


en 1804.4 En devenant le porte-parole des voix emprisonnées, le narrateur vise à leur libération.
Mettre entre parenthèses le nom de Toussaint Louverture et écrire ce nom en capitales
d’imprimerie marquent bien la volonté du narrateur : l’étouffement d’une voix dans un cachot
(par les parenthèses), la force et la détermination de la voix emprisonnée (par les lettres
capitales). Le narrateur voudrait donc reproduire ce qui a été réalisé par l’histoire haïtienne : la
libération de voix fortes. Car, même si Toussaint est mort dans le Jura, ses idées de liberté ont
triomphé avec force en 1804. Mais le timbre des voix étouffées ne s’inscrit pas uniquement
dans le triangle de l’histoire antillaise. Le narrateur est aussi pluriethnique, plurinational,
protéiforme et humain avant tout.

Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes-panthères, je serais un homme-juif


un homme-cafre
un homme-hindou-de-Calcutta
un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas

l’homme-famine, l’homme-insulte, l’homme-torture […] (Cahier, 20)

4Le 7 avril 1803, Toussaint meurt dans la prison du Fort de Joux. Le 1 er janvier 1804, certains de ses anciens
officiers proclament l’indépendance d’Haïti.
La négritude reçue dans le Cahier, c’est-à-dire la négritude en tant que percept5 propose
une identification multiple du narrateur. Multiple dans la géographie : Harlem, Calcutta, le sème
juif renvoyant également à l’errance. Et multiple dans le mot : le trait d’union entre le mot
homme et les substantifs famine, insulte, torture, signe la métamorphose. Le narrateur devient
un mot construit. Dès lors, ce narrateur multiple, véritable construction lexicale, dénote le
caractère protéiforme de la négritude du Cahier. Cette négritude peut être revendiquée par un
Hindou, un Cafre, un Juif ou un Noir de Harlem.
Par ailleurs, l’énoncé, « ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de
bouche », cité plus haut, constitue une promesse. L’énonciation de cette profession de foi fait
l’objet d’un dispositif formel particulier : son destinataire est un autre, le pays du narrateur.
L’énoncé est placé dans le texte entre guillemets. Et le prédicat verbal, « sera », est conjugué
au futur. L’acte de parole est donc encore à réaliser. Cette mise en scène de l’acte de parole et
la répétition du signifié « bouche » incitent le lecteur à dire le texte, c’est-à-dire à s’identifier
avec le narrateur. Lire la phrase à voix haute et réaliser l’acte de parole inscrivent le lecteur
dans l’énonciation du Cahier. Le lecteur devient donc comme le narrateur, un lecteur multiple
engagé à son tour par des voix étouffées, pluriethniques.

1.2. Goûter le texte

Cette négritude aux identifications multiples et à l’engagement implicite permet de


mieux appréhender les parallèles d’El Central. L’œuvre est composée de onze sections où
s’entremêlent les motifs liés aux récits de l’esclavage et ceux décrivant la conscription castriste.
Le parallèle entre ces situations a priori étrangères, l’exploitation des Indiens, l’esclavage des
Noirs et la situation des conscrits cubains de 1970, s’inscrit subtilement dans le poème. Dans
la section d’El Central intitulée “De noche los negros” (EC, 56),6 l’expression “De noche los
negros” revient en refrain dans toute la section. Mais des variations sont introduites avec la
reprise “De noche los reclutas” (EC, 56).7 L’absence de signes de ponctuation entre le

5 Il est important de distinguer la négritude en tant que percept. Nous ne prenons pas en compte le concept de
négritude comme l’a défini Senghor par exemple. Nous considérons, au contraire que la négritude du Cahier est
un objet artistique, donc un objet de perception. D’ailleurs, Césaire n’a jamais voulu conceptualiser la négritude.
« La Négritude, à mes yeux, n’est pas une philosophie./ La Négritude n’est pas une métaphysique./ La Négritude
n’est pas une prétentieuse conception de l’univers », Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, et Discours sur
la Négritude, Paris : Présence Africaine : 1955 et 2004, p. 82.
6 « La nuit, les Noirs » (LP, 51).
7 « La nuit, les conscrits » (LP, 65).
circonstanciel “de noche” et les groupes nominaux “los negros” ou “los reclutas” attribue la
même origine aux Nègres et aux conscrits. Ils se fondent tous les deux dans la nuit de l’histoire
cubaine. La première section d’El Central s’intitule “Manos esclavas” (EC, 31)8.

Manos esclavas lustran la esfera [...]


Manos esclavas han pulido esos granos [...]
Manos esclavas han revuelto esa tierra (EC, 31)9

Pour le narrateur d’El Central, qu’elles soient des mains d’esclaves noirs ou des mains
de conscrits, ce sont toujours des mains esclaves qui coupent la canne. Comme pour le chapitre
“De noche los negros”, l’anaphore, “Manos esclavas” (EC, 31), suggère le rythme de la coupe
de la canne à sucre. De plus, ce même groupe nominal est le sujet grammatical de nombreuses
phrases dans la section. Choisir pour sujet grammatical la figure métonymique de mains
humaines anonymes souligne l’absence de voix et de parole de ces mains esclaves. Le poète
narrateur d’El Central s’interroge à son tour sur la nécessité d’exprimer ces voix :

Y todo parece conminarme para que lo interprete, dando señales de una legendaria y renovada estafa
(EC, 74)10

La tonalité est différente de celle du narrateur du Cahier mais l’ambition ou plutôt ici le
devoir reste le même. Le texte restant encore un médium, le poète d’El Central perçoit bien le
caractère inachevé de son interprétation. Mais la présence des emprisonnés de l’histoire cubaine
affleure malgré tout. Ces voix étouffées, désignées uniquement par leurs mains, retrouvent leur
humanité dans ce même travail de la terre: “manos que se adentran en la tierra” (EC, 33)11.
L’étymologie latine de humanidad (humanité) associant homo, l’homme à l’humus, la
terre, est ainsi reconstituée. Nous l’avons vu avec l’exemple de la profession de foi du Cahier,
la persistance et donc l’existence de voix opprimées peuvent transparaître dans les sonorités du
poème. Pour sa part, la lecture d’El Central laisse un goût amer à la bouche du lecteur. Et cette
amertume s’appelle le sucre. Le narrateur d’El Central explique au lecteur que le morceau de
sucre qu’il dépose dans son verre a été travaillé par des mains esclaves.

8 « Ce sont des mains esclaves qui » (LP, 9).


9 « Ce sont des mains esclaves qui font briller la sphère […]/ Des mains esclaves qui ont poli ces grains […]/ Des
mains esclaves qui ont/ remué ces terres… » (LP, 11).
10 « Et tout semble exiger que je leur serve d’interprète, répétant à mon tour une escroquerie légendaire. » (LP,
75).
11 « mains qui s’enfoncent dans la terre » (LP, 13).
Manos esclavas
han trabajado meticulosamente
ese pequeño terrón que tú, notable
consumidor extranjero adecuadamente emperifollado
para sentir al aire libre,
lanzas al fondo del moderno
recipiente. (EC, 35)12

Le narrateur interpelle directement le lecteur en le qualifiant de « consommateur


étranger ». Cette interpellation intègre explicitement le lecteur dans l’univers spatio-temporel
du poème. L’identification associative avec d’autres personnages est rendue possible par cette
intrusion du lecteur dans le poème. Car la reine Isabelle de Castille et le lecteur moderne
effectuent le même geste, consommer du sucre :

Manos esclavas han pulido esos granos


para que la reina, solemne y minuciosa,
os conceda la gracia de disolverlos
en su lengua (EC, 31)13

L’intrusion du lecteur dans le récit n’est donc pas gratuite, elle vise à l’engagement du
lecteur. Et cet engagement procède d’une description complète de l’origine de ces morceaux de
sucre de canne. Et cette description de dévoiler la véritable nature du sucre :

A veces un negro
se lanza de cabeza a un tacho,
hasta sus huesos se convierten
en azúcar. (EC, 59)14

Contrairement au Nègre surinamien du Candide de Voltaire, le Nègre cubain d’Arenas


ne paye pas de sa personne et n’est pas vendu pour du sucre, 15 il est du sucre. A n’en pas douter,
celui qui s’humecterait la langue en tournant les pages sentirait quelque amertume dans le sucre.

12 « Des mains esclaves/ ont travaillé, avec quel soin,/ ce morceau de sucre que toi, illustre/ consommateur
étranger, et pomponné comme il convient/ pour t’asseoir au plein air, / tu lances au fond d’un moderne/ récipient. »
(LP, 15).
13 « Des mains esclaves qui ont poli ces grains/ pour que la reine, minutieuse et solennelle,/ vous fasse la grâce
de les dissoudre/ sur sa langue. » (LP, 11).
14 « Parfois un nègre/ se jette la tête la première dans un chaudron,/ même ses os sont transformés/ en sucre. »
(LP, 57).
15 Dans le conte, Candide et Plangloss rencontrent un nègre infirme et lui demandent la raison de son infirmité.
« Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous
voulons nous enfuir on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C’est à ce prix que vous mangez
du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus aux Patagons sur la côte de Guinée, elle me
disait : ‘Mon cher enfant, bénis tes fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux ; tu as l’honneur d’être
esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais là la fortune de ton père et de ta mère.’ », Voltaire, Candide ou
l’optimisme, Paris : Gallimard, 2003, p. 95.
Nous voyons alors où conduit l’expérience esthétique du poème. La langue où fondent les
morceaux de sucre est organe de déglutition mais aussi organe de la parole. Le sucre, matière
organique, peut représenter ainsi la figure métonymique écrasée des Nègres cubains. Mais ce
sont des mains esclaves anonymes qui ont cristallisé le sucre. Ce sucre sur la langue cristallise
en quelque sorte plusieurs molécules d’histoires, le travail forcé des Indiens, l’esclavage des
Noirs et la conscription cubaine. Cette présence gustative multiple engage le lecteur. La langue
du lecteur n’est pas simplement semblable à celle de la reine Isabelle, elle est la langue de ces
mains esclaves qui n’ont point de langue. Au bout de la langue du lecteur, un sucre multiple, le
sucre des Indiens, des Nègres et des conscrits. Le lecteur en viendra t-il pour autant à recracher
le discours colonial et la propagande castriste? Qu’ils soient dits avec la bouche du Cahier ou
avec la langue d’El Central, les mots des poètes épousent les lèvres et invitent à la libération
de la parole étouffée, broyée, jugulée.

2. La négritude comme sentiment de révolte


2.1 La révolte dans l’explosivité des images

La révolte ne se situe pas uniquement dans l’invitation à l’engagement du lecteur, cette


révolte est aussi poétique. Elle crée des images. Dans la tragédie de Césaire, Et les chiens se
taisaient, ces images filtrent nos perceptions des sociétés antillaises. Le Rebelle, personnage
principal de la pièce, s’adresse à des fétiches immobiles, des animaux fantastiques ayant
d’«énormes prunelles blanches» (Et les chiens, 38). Les didascalies indiquent que la lumière
est éteinte. Dès lors, verbe et indications scéniques s’accordent pour mettre en perspective le
regard. Les yeux blancs des fétiches attirent l’attention du spectateur. Les fétiches voient-ils?
Le blanc de leurs yeux colore-t-il notre perception ? La mise en question du regard constitue
une des obsessions du Rebelle d'Et les chiens se taisaient : « Arrière bourreaux/ ah vous me
clignez de l’œil » (Cahier, 39). Le Rebelle dialogue avec les fétiches. Il les considère comme
des bourreaux qu’il faut repousser. De plus, le Rebelle insiste sur les yeux des fétiches: « vous
me clignez de l’œil » (Cahier, 39). Nous comprenons mieux l’importance de la couleur blanche
des yeux des fétiches. Il s’agit d’une tentation de voir le monde en blanc. Ce blanchiment du
monde symbolise la colonisation de l’Afrique par l’Europe. C’est sûrement pour cette raison
que le Rebelle d'Et les chiens se taisaient s’écrie : « La chair vole en copeaux d’Afrique
sombre » (Et les chiens, 33) puis « on a beau peindre blanc le pied de l’arbre la force de l’écorce
en dessous crie… » (Et les chiens, 38).
D’un côté, le dispositif scénique, avec les yeux des fétiches, met l’accent sur la question
du regard et sur la couleur blanche. De l’autre côté, les répliques du Rebelle nous indiquent que
sous le monde blanc, il y a l’Afrique noire. En effet, les copeaux d’Afrique sombre s’opposent
à la peinture blanche sur le pied de l’arbre. De plus, le Rebelle compare la chair à des copeaux.
Nous pouvons établir une correspondance entre ces copeaux et la référence au bois de l’arbre.
Si la chair correspond à des copeaux de bois, l’écorce peut correspondre à la peau humaine. De
plus, nous savons que la chair, c’est l’Afrique. Comme la chair, la force de l’écorce c’est-à-dire
la force de la peau, c’est donc aussi l’Afrique. Nous sentons alors la résistance de l’Afrique
sous la peinture blanche. En mettant en relation l’énoncé « La chair vole en copeaux d’Afrique
sombre » avec « la force de l’écorce en dessous crie… », une image vient à l’esprit. Nous
imaginons des copeaux de bois d’Afrique sombre jaillir de l’arbre peint en blanc. La résistance
de l’Afrique sous la peinture blanche serait à l’origine de l’explosion de ces copeaux. Sous la
peinture blanche, occidentale du monde, il y aurait l’Afrique noire qui crie.
Nous insistons sur cette image d’explosion car nous pensons que ce type d’images
caractérise la poésie de Césaire. En tant que lecteur, nous sentons une révolte contre une lecture
occidentale du monde. Et en associant l’image des copeaux d’Afrique qui volent avec l’image
de la peinture sur l’écorce, nous avons pensé à l’image de l’explosion.
L’originalité de Césaire se situe dans la finesse des procédés poétiques utilisés dans
l’énoncé, « la force de l’écorce en dessous crie…». En effet, si nous pouvons imaginer l’Afrique
jaillir de l’arbre c’est aussi à cause des sonorités de l’énoncé. L’allitération en [s] des mots «
force », « en dessous » et « écorce », s’oppose à la sonorité en [k] du verbe crier (« crie »). Cette
opposition entre une sonorité douce et le craquement dans le verbe nous prépare à une
explosion. Comme pour un volcan, l’arbre frémit doucement puis explose subitement. La
présence du phonème [k] dans le mot écorce renforce cette comparaison. D’un point de vue
sonore, « écorce » et « crie » sont associés. C’est donc bien de l’écorce que va jaillir le cri. Dans
« la force de l’écorce en dessous crie… », les points de suspension peuvent alors représenter
les copeaux de bois qui jaillissent de l’arbre.
La sophistication de la poésie césairienne nous permet de parler d’esthétique de la
révolte. Sous la peinture blanche, il y a la force de l’Afrique qui crie. Mais cette Afrique crie
en suggérant subtilement une image poétique d’explosion. Plutôt que d’expliquer en détails le
sentiment de révolte, le poète martiniquais nous fait sentir16 la révolte. Nous pensons que cette
même esthétique de la révolte caractérise la poésie d’Arenas.

16 Ceci correspond au sens étymologique du mot esthétique qui vient du grec aisthanesthai, « sentir ».
2.2 La révolte dans l’explosion des mots

Dans El Central, nous avons vu que le poète cubain s’est focalisé sur la consommation
du sucre. De cette manière, il a voulu faire passer le sentiment de révolte par les papilles
gustatives du lecteur. Dans ce poème, le narrateur se focalise aussi sur l’oreille musicale du
lecteur :

¿Oíste ayer el divertimento en re-menor (Mozart)


insólitamente bien ejecutado por la Orquesta de
Cámara de la Filarmónica de la R.S.S. de Lituania?
¿Te gusta entonces el mar?(EC, 81)17

Le recours à l’adverbe insólitamente fait écho à la section “Únicamente, única / mente”


(EC, 85)18 que le narrateur décompose en Única mente, l’unique ment. La suggestion musicale
et la référence à la Lituanie annoncent la métaphore. Dans le mot insólitamente, le soleil, el sol,
semble mentir. C’est toute la musique jouée par des Soviétiques qui semble insolite à Cuba.
Cette musique insolite colore le paysage de neige. Des perroquets cubains, les querequeteses
apparaissent assombrissant l’horizon. Dès lors, dans El Central, la neige se mêle à l’écume.

Salen los querequeteses nublando un horizonte de lluvia


[...]
Hay nieve.
Hay nieve.
Y un chorro de agua azul (EC,81)19

On passe de la musique européenne à la mer antillaise. La neige succède à des


perroquets cubains. Cette technique du coq-à-l’âne bouleverse notre perception de l’espace
antillais. De cette manière, le narrateur d’El Central interpelle le lecteur sur le regard à porter
sur Cuba. Nous l’avons vu, le Rebelle d’Et les chiens se taisaient souligne les yeux blancs des
fétiches. De même, le narrateur d’El Central souligne l’étrangeté de Mozart à Cuba et de la
neige dans ce paysage antillais.

17 « As-tu entendu hier le Divertimento en ré mineur de/ Mozart, étrangement bien exécuté par l’orchestre de/
chambre de la Société philharmonique de la RSS de/ Lituanie? / Alors, tu aimes la mer ? » (LP, 86).
18 « Uniquement, l’Unique/ ment » (LP, 93).
19 « Les querequeteses sortent, assombrissant un horizon de pluies […] Il y a de la neige./ De la neige/ et un
jaillissement d’eau bleutée » (LP, 87).
Avec únicamente et insólitamente, cette étrangeté se retrouve aussi dans le caractère
artificiel des mots. Le narrateur d’El Central nous indique que la langue est un matériau. Il
convient de le sculpter et de le tailler à la mesure de son espace. La révolte d’Arenas se situe
dans la mise en lumière de l’artificialité des mots. De plus, les mots peuvent représenter la
violence faite à des peuples et des territoires. De ce point de vue, cette révolte rejoint celle de
Césaire. Le Rebelle ne tolère pas qu’on puisse masquer l’africanité d’un arbre avec de la
peinture blanche. De même, le narrateur d’El Central juge étrange le fait de faire jouer Mozart
à Cuba par un orchestre soviétique. Pour le narrateur d’El Central, cela revient à confondre
l’écume de la mer avec de la neige. Comme la peinture blanche d’Et les chiens se taisaient, la
neige et la musique de Mozart sont des références à une lecture européenne des Antilles.
Peindre un arbre en blanc, confondre l’écume avec la neige, c’est faire violence à la nature. Le
choix de faire intervenir des perroquets cubains constitue une dénonciation de cette violence.
Si le lecteur répète comme un perroquet le discours occidental, il verra de la neige là où il y a
de l’écume. C’est dans ce sens que nous pouvons comprendre la décomposition du mot
Únicamente en única mente. Comme dans Et les chiens se taisaient, nous sentons une
explosion. Ici, c’est le mot qui explose. Mais, l’objectif est le même : révéler le mensonge d’un
discours occidental totalitaire. L’unique ment. Cela veut dire que chacun doit être libre de
laisser parler son africanité ou sa cubanité.
Comme avec Césaire, le message d’Arenas s’accompagne d’une grande finesse des
procédés esthétiques. Par exemple, le narrateur d’El Central s’adresse de cette manière au
lecteur, “─¿Tres es sufiencete? ─ preguntas. Y agregas otro.”(EC, 35)20.
Le narrateur parle des morceaux de sucre que le lecteur verse dans son verre. Mais, ce
que nous entendons dans les allitérations en [s] de la question (tres, suficiente), c’est le
frémissement du sucre qui se dissout. Précédemment, nous avons vu que ces morceaux de sucre
représentent symboliquement le corps des esclaves et des conscrits d’El Central. Nous voyons
alors comment la poésie d’Arenas est subtile. A présent, c’est l’ouïe qui est visée.
Généralement, le frémissement de morceaux de sucre dans un verre est une sensation agréable.
Nous avons vu comment le narrateur d’El Central sensibilise le lecteur par le goût. Ici, ce
frémissement rappelle la souffrance des coupeurs de canne. Ce frémissement peut donc
provoquer l’effroi et la colère chez le lecteur. C’est la naissance de ce type de sentiments qui
nous invite à rapprocher les deux esthétiques d’Arenas et de Césaire.

20 « ─ Trois suffisent ? demandes-tu. Et tu en ajoutes un quatrième. » (LP, 15).


2.3 Une négritude verte

La couleur qui unit ces esthétiques est peut-être le vert de la canne à sucre. Quand le
narrateur d’El Central décrit l’arrivée des esclaves et des conscrits dans les plantations de canne
à sucre, il souligne la couleur verte.

Llegamos, y aquí está el implacable código desplegándose ; y el verde, el verde ; las aristas del verde,
engulléndonos. (EC, 56)21

Nous entendons le mot aristas à deux niveaux. Les arêtes vertes sont d’abord les lignes
parallèles d’un champ de canne à sucre. Mais, nous l’avons vu dans notre première partie, lire
la poésie d’Arenas, c’est littéralement goûter au texte. Nous comprenons alors le second sens
de aristas. Il peut s’agir aussi d’arêtes de poisson. Car nous savons que le narrateur d’El Central
fait souvent référence à la déglutition. Engloutir veut dire avaler rapidement ou faire disparaître
par submersion. De ce point de vue, engulléndonos est aussi à comprendre à deux niveaux.
D’une part, le vert des champs de canne engloutit les conscrits et les esclaves. D’autre part, si
le lecteur avale une arête, il peut mourir étouffé. Nous retrouvons une des caractéristiques de la
poésie d’Arenas. Le texte passe de travers, le lecteur ne peut digérer le colonialisme et le
castrisme. C’est la naissance d’un tel sentiment de rejet qui constitue une esthétique de la
révolte. Ce que le lecteur rejette, c’est l’exploitation inhumaine de la canne à sucre. La poésie
de Césaire conduit au même rejet. Dans Et les chiens se taisaient, le Rebelle compare les doigts
de sa mère à des tiges de canne à sucre :

tes doigts sont plus fatigués que la canne broyée par le moulin,
beaucoup, beaucoup
Oh, tes mains sont de bagasse fripée, beaucoup, beaucoup (Et les chiens, 72).

Le Rebelle décrit sa mère cependant qu’elle meurt. La répétition de l’adverbe beaucoup


marque l’épuisement d’une vie d’esclavage. Les comparaisons de la main avec la canne broyée
et la bagasse annoncent la disparition. Les articulations des doigts se brisent comme des tiges
de canne. Et la parenté de l’adjectif « fripée » avec l’ancien français, frepe (guenilles) affine la
description : le squelette de la mère, à la fin de sa vie, est composé de fibres de cannes 22. Quand

21 « Nous arrivons et voici le code implacable qui se déploie ; et le vert, le vert ; les arêtes vertes qui nous
engloutissent. » (LP, 54).
22 La bagasse est le résidu fibreux des tiges de cannes à sucre dont on a extrait le jus. Il peut servir de combustible
ou d’engrais.
le narrateur d’El Central évoque des arêtes vertes, le Rebelle voit le squelette des esclaves
composé de tiges de cannes.
Chez Césaire et chez Arenas, les images créées à partir de la canne sont violentes. Ces
images constituent une dénonciation des conditions de culture de la canne aux Antilles. Nous
croyons que la violence de ces images révolte le lecteur. Cependant, Arenas a choisi la couleur
verte pour dénoncer l’exploitation des Indiens, des Noirs esclaves et des conscrits de 1970.
Césaire choisit de parler de négritude pour exprimer sa révolte. En associant les deux termes,
nous pouvons parler de négritude verte pour caractériser la révolte des esclaves noirs des
champs de canne à sucre aux Antilles. Un exemple dans Et les chiens se taisaient conforte notre
choix. En effet, au moment où les esclaves noirs décident de se révolter, leurs visages
s’habillent de feuilles de cannes.

C’était la nuit. Nous rampâmes parmi les cannes à sucre.


Les coutelas riaient aux étoiles, mais on se moquait des étoiles.
Les cannes à sucre nous balafraient le visage de ruisseaux de lames vertes
Nous rampâmes coutelas au poing…(Et les chiens, 69)

Un jeu de couleurs apparaît. Les étoiles se reflètent dans les lames des coutelas et le
sang des balafres se reflète sur les feuilles. La métaphore des « ruisseaux de lames vertes » fait
naître le tableau. Les ruisseaux de lames vertes correspondent aux blessures de la canne
coupante sur le visage. Le sang des révoltés comporte le vert de la canne. Les visages
deviennent des masques de feuilles de canne. L’emploi du groupe nominal, « lames vertes »,
est symbolique. Une lame est une vague mais le terme peut aussi désigner le coutelas avec
lequel on coupe la canne. Mais, au cours de cette révolte, le coutelas va servir à tuer le maître.
La machette, instrument de l’exploitation, se transforme en instrument de libération. En se
réappropriant le médium de son oppression, la canne, le Rebelle césairien élabore une
esthétique de la révolte, une négritude verte.
Conclusion

Les deux poèmes, le Cahier et El Central, constituent le lieu d’un questionnement du


narrateur. Celui du Cahier s’interroge sur la nature de son île et trouve dans la négritude, la
force capable de changer sa destinée et celle de son peuple. Dans El Central, le narrateur jette
un regard aussi acide et aiguisé que celui du Cahier. Nous pouvons parler d’esthétique de la
révolte à cause de la forme particulière d’El Central et du Cahier. Ces deux textes provoquent
l’engagement du lecteur. Et cet engagement se traduit par un sentiment de révolte induit chez
ce même lecteur.
Mais cet engagement est suggéré par des dispositifs formels précis et efficaces. Chez
Césaire, le dispositif est basé sur l’énonciation. Chez Arenas, le procédé est basé sur
l’inscription du lecteur dans le récit poétique. Nous avons un thème commun, la culture de la
terre antillaise par des exploités. Dans El Central, ce sont des conscrits. Dans le Cahier, ce sont
des Nègres. Mais Nègre au sens où l’entend le narrateur du Cahier ne se réduit pas à la couleur.
La négritude est une esthétique. Et Arenas se rapproche de cette esthétique.
En soulignant l’artificialité et la violence de toute construction, le narrateur d’El Central
redonne sa « cubanitude » au paysage cubain. Il s’agit, comme avec Césaire, de jeter un autre
regard sur les Antilles. Et les présences antillaises amérindiennes, africaines ou contemporaines
s’expriment sous la couleur blanche occidentale, à l’arrière-goût du sucre et sous les sonorités
classiques.
Dans notre étude, nous avons voulu comparer Césaire à un autre poète antillais. Arenas
a écrit dans une langue différente. L’écrivain cubain a mené une révolte littéraire contre le
castrisme. Césaire s’est révolté contre le colonialisme. A première vue, hormis leur antillanité,
rien ne semblait rapprocher ces deux auteurs. Pourtant, nous avons noté des préoccupations
communes et des styles d’écriture proches. Ces résultats nous invitent donc à mieux lier la
poésie de Césaire à son environnement régional immédiat. Par exemple, dans ce passage du
Cahier, le narrateur évoque sa transformation :

à force de penser au Congo


je suis devenu un Congo bruissant de forêts et de fleuves (Cahier, 28)

Immédiatement, nous pensons au fleuve Congo et aux pays ayant Congo pour
dénomination23. Cependant, le nom Congo désigne aussi les Martiniquais originaires d’Afrique

23 République Démocratique du Congo (Congo-Kinshasa) et République du Congo (Congo-Brazzaville).


venus après l’abolition de l’esclavage. Par extension, le terme s’applique aux Antillais les plus
foncés de peau. En devenant un Congo, le narrateur du Cahier retrouve son africanité. Mais en
étant un Congo, le narrateur nous parle aussi de son antillanité. Nous voyons comment le
rapprochement de Césaire avec un autre auteur antillais permet d’aborder l’œuvre du poète
martiniquais à partir de son antillanité.

Ouvrages Cités

ARENAS, Reinaldo. Inferno: Poesía completa. Barcelona : Editorial Lumen, 2001 (Abrévation
“EC”).
—. La Plantation. Trad. Aline Schulman. Paris: Mille et une Nuits, 2005 (Abrévation “EC”).
CESAIRE, Aimé. Discours sur le colonialisme et Discours sur la Négritude. Paris : Présence
Africaine : 1955 et 2004.
CESAIRE, Aimé. Et les chiens se taisaient. Paris : Présence Africaine, 1958.
CESAIRE, Aimé. Cahier d’un retour au pays natal, Paris : Présence Africaine, [1939-1956]
1983.
ETTE, Omar (ed.). La Escritura de la memoria: Reinaldo Arenas, textos, estudios y
documentación. Frankfurt: Vervuert; Madrid: Iberomaerica, 1996.
VOLTAIRE. Candide ou l’optimisme. Paris : Gallimard, [1759] 2003.

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