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Catastrophes et théories

Chapter · January 2009

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Daniel Courgeau
Institut national d'études démographiques
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Vers une anthropologie des catastrophes
Actes des 9 e Journées Anthropologiques de Valbonne
Sous la direction de Luc Buchet, Catherine Rigeade,
Isabelle Séguy et Michel Signoli - Éditions apdca, Antibes / ined, Paris, 2009

Catastrophes et théories
Daniel Courgeau

Mots-clés – Épidémies de variole, histoire, inoculation, théorie épidémiologique, théorie des catastrophes,
vaccination.
Résumé – Nous examinons en détail deux théories élaborées pour comprendre et dans certains cas
empêcher le retour des catastrophes. Parmi les théories épidémiologiques, celle élaborée au xviiie siècle par
Daniel Bernoulli, simultanément à la mise en place de l’inoculation puis du vaccin de Jenner contre la
variole, a parfaitement tenu son rôle. En travaillant au niveau du virus, de l’individu et de la population
elle a permis d’éliminer les épidémies de variole de la surface de la Terre. En revanche la théorie des
catastrophes de René Thom n’a pas réussi à s’imposer, en particulier dans les sciences sociales. En fait, elle
ne fournit pas une explication des catastrophes, mais seulement une compréhension et ne permet pas de
les éviter. Il faudrait pousser plus loin pour arriver à une théorie plus complète qui fasse intervenir non
seulement un degré zéro d’intelligibilité, celui des catastrophes, mais plusieurs niveaux de structure. C’est
par l’intervention de ces divers niveaux que ces théories pourront être plus complètes et même
prédictives.

Catastrophes and Theories


Key-words – Smallpox epidemic, history, inoculation, epidemiological theory, theory of catastrophes, vacci-
nation.
Abstract – Two theories which were elaborated in order to understand and, in some cases, prevent the
return of catastrophes, are discussed here. Amongst epidemiological theories, the one developed in the
xviiith century by Daniel Bernoulli and which coincided with inoculation and subsequently with Jenners
smallpox vaccination, played a key role. By focusing on the virus, the patient and population, it enabled
the elimination of smallpox epidemics worldwide. Conversely, René Thom’s theory of catastrophes was
unable to assert itself, in particular in the Social Sciences. In fact, it did not explain catastrophes, but only
provided an understanding of them and did not assist in preventing them. A more complete theory would
have included necessarily the intelligibility of catastrophes at the deepest level, but also at higher layers. It
is only thanks to these various levels of understanding that these theories may become more complete and
even predictive.

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Par définition, la catastrophe semble difficile, même impossible, à théoriser. En effet,


comment un événement imprévisible dans l’état des connaissances des populations concer-
nées, peut-il conduire à un ensemble de propositions que l’on puisse soumettre à une vérifi-
cation expérimentale, selon la définition classique d’une théorie ? Son imprévisibilité, donc
l’absence d’un ensemble de conditions permettant de la prévoir et l’impossibilité d’une véri-
fication par expérience de la validité de ces conditions, empêche a priori toute théorie.
D’ailleurs, aucun des auteurs ayant présenté une communication lors de ces journées de
Valbonne n’a véritablement tenté une telle théorie, se contentant le plus souvent de dresser
un inventaire des conséquences d’une ou de plusieurs catastrophes. Nous allons donc essayer
de combler ici ce manque.
Il faut d’abord bien voir que l’état des connaissances des populations, qui rend la catas-
trophe imprévisible, est évidemment considéré avant le moment où se produit la catastrophe,
mais rien n’empêche qu’une réflexion a posteriori ne puisse éviter son retour, enlevant au
prochain événement de même nature son statut de catastrophe. Ainsi, l’idée de mettre en
place des digues en Hollande a permis à l’avenir d’éviter les inondations catastrophiques qui
s’y produisaient. La construction de ces digues a été rendue possible par l’observation minu-
tieuse de l’ampleur des marées, des pluies, du niveau des terres, etc., qui entraînaient l’inon-
dation. Une fois ces digues construites, les facteurs de la catastrophe existent toujours virtuel-
lement, mais la catastrophe elle-même n’existe pratiquement plus par les mesures que les
hommes ont prises pour en empêcher l’arrivée.
Nous allons donc examiner ici plus en détail certaines théories élaborées pour comprendre,
et si possible empêcher le retour de certaines catastrophes. Nous verrons d’abord les théories
épidémiologiques dans le cas particulier des épidémies de variole (il aurait bien sûr été
possible d’en envisager d’autres, mais ce cas nous semble exemplaire), puis la théorie des
catastrophes de René Thom appliquée aussi bien aux sciences humaines qu’à d’autres
domaines, avant de donner une conclusion plus générale.

Théories épidémiologiques : le cas de la variole


D’importantes épidémies de petite vérole, appelée plus couramment de nos jours variole,
ont eu lieu depuis au moins deux mille ans dans diverses parties du monde. On pense que
l’épidémie dite de peste antonine en 166 était en fait une épidémie de variole qui a frappé
l’empire Romain durant le règne de Marc-Aurèle (Littman, Littman, 1973). Une autre terrible
épidémie dite de la Mecque en 572 s’est diffusée en Europe à la suite des invasions arabes. Le
fléau s’est ensuite répandu dans le monde entier en particulier dans les populations amérin-
diennes dès les premières conquêtes européennes en 1518 (Watts, 1997). Selon La Condamine
(1754), cette maladie « détruit, mutile ou défigure un quart du genre humain » : il s’agissait
donc bien d’épidémies catastrophiques qui survenaient dans le monde entier.
La lutte contre ce fléau a été menée en plusieurs étapes et nous examinerons plus en détail
ici la première, qui utilise l’inoculation de la maladie à un individu sain pour l’en immuniser
et qui a conduit à la mise en place d’une théorie épidémiologique par Daniel Bernoulli.

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C atastrophes et théories

Dès 1014 en Chine, le premier ministre Wang Dan, après la perte d’un de ses fils par la
variole et après avoir consulté divers praticiens, mit en place une vaste campagne d’inocula-
tion sur les conseils du moine taoïste Eumei. Il s’agissait d’introduire par voie nasale la
maladie à l’aide de pus imbibé sur un coton. Le résultat était cependant aléatoire et risqué.
La technique s’est cependant diffusée le long de la route de la soie pour atteindre
Constantinople en 1701, où un médecin grec, Giacomo Pylarini, introduisait du pus d’un
malade légèrement atteint dans une égratignure faite sur un sujet sain. Cette pratique a été
décrite en détail avec ses résultats (Timonius, 1713) :
Les résultats favorables qu’elle a entraînés sur des milliers de sujets durant les huit dernières années,
lui épargne tous les soupçons et doutes ; car l’opération a été faite sur des individus de tous âges, sexes,
et de constitutions différentes, et même dans les pires conditions ambiantes, malgré tout cela aucun n’est
décédé de la variole ; alors que pendant ce temps cette maladie était très mortelle lorsqu’elle atteignait
le patient de façon courante, entraînant le décès de la moitié des personnes infectées.1
Il indique seulement deux cas d’enfants déjà affligés d’autres maladies qui ont succombé
de la variole après avoir été inoculés. Il en conclut :
Mais cela est vrai, que je n’ai jamais tenu l’inoculation pour une panacée, ou un remède pour toutes les
maladies ; ni que je pense qu’on doive l’appliquer à des personnes susceptibles de mourir. 2
Cependant l’estimation très favorable du succès de l’inoculation semble sous-estimée.
Ainsi, La Condamine (1754) estime ce risque de mourir à « un sur trois cent soixante-seize par
plus de six mille expériences » et Tronchin (1765), dans un article de l’Encyclopédie écrit en
1759, pense à partir de mesures faites dans différents pays, que l’« on puisse légitimement
attribuer à l’opération la mort d’un inoculé sur six cens ». Cette inoculation a été introduite
en France en 1755 par le chirurgien Tenon.
C’est alors que Daniel Bernoulli intervint (1760), après La Condamine (1754), pour théo-
riser ces résultats à l’aide d’une théorie épidémiologique, la première vraiment mise en place.
Suivons pas à pas son développement.
Au lieu de considérer séparément chaque épidémie, Bernoulli va les considérer globale-
ment pour essayer d’en théoriser le développement au cours du temps. Ainsi il indique dès
le départ que :
cette maladie enlève environ la huitième ou la septième partie de ceux qu’elle attaque, pourvu qu’on
prenne la proportion sur un grand nombre d’épidémies. Ces épidémies sont si différentes que les unes
enlèvent au-delà du tiers des attaqués, pendant que d’autres n’imposent ce tribut fatal qu’à un sur 20,
30, 40 ou même d’avantage.

1. “The happy Success it has been found to have in thousands of Subjects for these eight Years past, has now put it out
of all suspicion and doubt; since the Operation having been perform’d on Persons of all Ages, Sexes, and different
Temperaments, and even in the worst Constitution of the Air, yet none have been found to die for the Small-Pox;
when at the same time it was very mortal when it seized the patient the common way, of which half of the affected
dy’ed.”
2. “But it is true, I never maintain’d the inoculation as a Panacea, or cure for all Diseases; nor do I think it proper to
be attempted on persons like to die.”

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Ce point de vue global lui permet d’éviter de traiter de son apparition en un lieu donné
ainsi que de sa diffusion dans l’espace et au cours du temps. Cela est également justifié par
le fait que la variole était alors devenue une pandémie, c’est-à-dire une épidémie atteignant
un grand nombre de personnes dans une zone étendue. Ainsi on observait autour de
20 000 morts par an en France et 400 000 en Europe, vers le milieu du xviiie siècle.
Dans son Introduction (1765), faite cinq ans après le mémoire, il indique clairement son
propos :
Exposer dans une même Table les deux états de l’humanité, l’un tel qu’il est effectivement, & l’autre tel
qu’il seroit si on pouvoit affranchir de la petite vérole tout le genre humain.
Pour établir ces tables Bernoulli (1760) doit d’abord poser un certain nombre d’hypo-
thèses, dont il va vérifier la validité à l’aide des observations existantes.
La première hypothèse est que « Tant qu’on n’a pas eu la petite vérole, on court continuel-
lement le même risque de l’avoir ».
Elle semble a priori contradictoire avec le fait constaté que la petite vérole attaque rarement
les adultes. Mais si l’on observe que le risque annuel d’avoir cette maladie est très élevé, un
risque estimé par Bernoulli égal à un huitième, alors la moitié de la population a connu le risque
de l’avoir avant l’âge de cinq ans, et près de 94 % avant l’âge de vingt ans. Ce qui vient expli-
quer l’impression qu’elle attaque rarement les adultes, ceux-ci ayant été déjà attaqués dans leur
enfance, sous l’hypothèse supplémentaire que la maladie n’attaque qu’une seule fois3.
La seconde hypothèse pose que « Le risque de mourir de la petite vérole, quand on en est
attaqué, pourroit bien être, année commune, le même à tout âge .».
Cette hypothèse est confirmée par les données que Bernoulli pouvait avoir sur la maladie,
et il l’estime à un huitième. Il fait également l’hypothèse que le risque de mourir de la petite
vérole est indépendant de celui de mourir pour une autre cause.
Il passe alors à la modélisation mathématique de la mortalité selon que l’on travaille sur
une population inoculée ou non. Pour le cas de la population non inoculée, il prend la table
de mortalité de Halley (1693)4. Nous laissons ici de côté la mise en équation du modèle et sa
résolution, pour indiquer le résultat final qui donne le nombre de ceux qui n’ont pas eu la
petite vérole à l’âge x, s, en fonction de l’ensemble des survivants, ξ , et des deux paramètres
m et n inverses des risques annuels d’avoir la petite vérole, et lorsqu’on l’a eue, d’en mourir :

m
s= x ξ
(m ­‑ 1)e n + 1

3. Louis XV qui n’a pas été inoculé semble avoir été atteint deux fois par cette maladie, en 1728 et en 1774,
cette dernière attaque lui ayant été fatale. Ce cas est cependant très rare et peut être a été ici mal diagnos-
tiqué. À ce sujet, citons l’ouvrage de P. Darmon (1989).
4. Il est intéressant de noter que la raison du choix de cette table par Bernoulli est liée au fait qu’on n’y « voit
aucune variation brusque & difforme ». En fait cette table est issue de données par âge annuel, fournies par
Caspar Neumann qui, elles, présentent de bien plus fortes variations mais que Halley a lissées pour obte-
nir un tableau beaucoup plus régulier.

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C atastrophes et théories

En prenant les valeurs indiquées plus haut m = 8 et n = 8, il peut calculer en particulier les
décès par petite vérole pour chaque âge jusqu’à 25 ans5 et ceux par d’autres maladies et en
déduire les nombres de survivants à chaque âge selon que l’inoculation a eu lieu ou non.
Ainsi, alors qu’à 25 ans le nombre de survivants serait de 565 sur 1 300 sans l’inoculation, il
monterait à 644,3 avec elle.
Cette étude souleva un long débat, sur ses hypothèses mathématiques et sur ses estima-
tions à l’aide de données encore peu fiables. Ainsi d’Alembert (1761) reconnaît tout d’abord
l’utilité de l’inoculation :
Qu’on se garde bien de proscrire cette opération, puisque les faits qui lui sont avantageux, paroissent
être jusqu’ici en beaucoup plus grand nombre que les faits contraires.
Mais il critique nombre d’hypothèses et de calculs faits par Bernoulli et indique que « les
avantages de l’inoculation ne sont pas de nature à être appréciés mathématiquement ». Nous
ne pouvons reprendre ici toutes ses critiques, en particulier l’opposition qu’il fait entre l’avan-
tage pour un individu et l’avantage pour l’État de l’inoculation, sur lequel nous reviendrons
plus loin. Bernouilli a d’ailleurs essayé de répondre à nombre d’entre elles.
Par la suite, Jenner ayant remarqué, après diverses autres personnes, que les femmes qui
trayaient les vaches contractaient souvent la variole des vaches, proche de la forme humaine
mais bénigne, fit des recherches pour confirmer cela. Il vaccina un garçon avec ce pus en 1796,
qui développa la variole des vaches, et une fois guéri il l’infecta avec la variole : même après
plusieurs essais il ne développa jamais cette maladie. Le vaccin était né. Cependant, ce n’est
seulement qu’en fin 1979, après une épidémie en 1977 en Somalie, qu’une commission scien-
tifique déclara la variole éradiquée dans le monde entier, conclusion reprise par l’OMS en
1980. Celle-ci n’a été possible que parce que l’homme est le seul être vivant à héberger le virus
(il n’existe pas de réservoir animal) contrairement à d’autres épidémies.
Ainsi, l’homme a réussi à élimer les épidémies de variole de la surface de la Terre, d’abord
par l’inoculation, puis par le vaccin. Il lui était simultanément utile de mesurer et de théoriser
l’étendue et l’importance de ces épidémies pour être certain de son élimination totale. Même
si la vaccination a pu maintenant être supprimée, le risque d’une utilisation de la variole en
tant qu’arme bactériologique nécessite une alarme permanente (Debord, 2004). Mais l’exis-
tence même de ce vaccin permet maintenant d’y riposter de façon positive. L’humanité n’est
plus soumise à ce fléau.

Théorie des catastrophes de Thom


L’origine de cette théorie se trouve dans les travaux de mathématiciens en particulier
Withney (1955), Thom (1956), médaille Fields6 1958 pour ses recherches en topologie, Peixoto
(1959) et Smale (1966), également médaille Fields 1966. Ils ont étudié la relation qui existe
entre la topologie d’un espace complexe, qui constitue une généralisation de la géométrie

5. Il suppose qu’après cet âge la majorité de la population a été infectée par la petite vérole.
6. Il s’agit de la plus haute distinction faite à un mathématicien.

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D. C ourgeau

euclidienne, et les singularités d’une fonction définie sur cet espace : ces singularités sont les
vestiges de la typologie complexe que l’on projette sur un espace de dimension inférieure.
Cela revient à se demander si l’on peut reconstituer une surface complexe définie dans un
espace à n dimensions, à partir des contours apparents de ses projections sur un espace de
dimension inférieure, m. L’étude de ce problème a conduit à s’intéresser aux singularités de
ces applications, en particulier les points catastrophiques, où l’analyse révèle des accidents
brutaux et discontinus, qui sont en nombre fini dans les espaces de dimension inférieure ou
égale à quatre. C’est ainsi que Thom (1988) a pu écrire :
D’où cette idée, dont l’importance philosophique ne peut pas être négligée, que la réalité contient en
quelque sorte une infinité d’accidents mais que si l’on se restreint à une situation générique, il n’y a
dans le meilleur des cas qu’un nombre fini d’accidents qu’on peut répertorier et classifier.
C’est à partir de ces considérations que Thom a mis en place la théorie des catastrophes
dans un ouvrage élaboré dans les années 1964-1965, mais qui n’a été publié qu’en 1972 :
Stabilité structurelle et morphogenèse, et dont nous indiquerons ici les grands principes.
L’objectif de cette théorie est de comprendre et non pas de prévoir l’apparition ou la
disparition brutale de formes, dans le sens le plus général du terme, dans un milieu initiale-
ment considéré comme stable. Pour Thom (1988), la catastrophe est constituée par le passage
brutal de ce qu’il appelle un « attracteur » à un autre. Ainsi, en embryologie, lors de la diffé-
rentiation cellulaire, les cellules d’un être vivant peuvent adopter divers régimes métaboli-
ques, ayant ensuite la capacité de se perpétuer d’une cellule mère à une cellule descendante.
Le passage de l’un de ces régimes à l’autre permet de :
Traiter les grands accidents de l’embryologie des vertébrés comme des accidents morphologiques liés à
des changements brutaux, catastrophiques, des régimes métaboliques cellulaires.
On pourrait dire de même qu’une épidémie est le passage d’un état où la maladie est
présente seulement à titre potentiel, à celui où elle est dans un état aigu catastrophique.
Cette théorie a reçu toute une série d’applications dans des domaines aussi divers que la
physique, la chimie, la biologie et plus particulièrement l’embryologie comme nous l’avons
indiqué plus haut, la linguistique, la sémiotique et les sciences humaines, en particulier avec
le concours de Christopher Zeeman.
C’est d’ailleurs Zeeman qui a proposé d’appliquer cette théorie à des systèmes généraux
définis par une boîte noire, dont on ignore la constitution et les mécanismes, et qui se trou-
vent entre des entrées et des sorties, qui sont, quant à elles, parfaitement connues. À partir de
toutes les histoires possibles du système, l’objectif est alors de reconstituer les mécanismes
intérieurs à la boîte noire. Cela lui a permis de proposer toute une série de modèles en
sciences sociales (1977) : en économie sur le modèle du Krach boursier, en sociologie sur le
problème des mutineries dans les prisons, etc.
En anthropologie, et plus particulièrement en histoire, le modèle de Thom-Pomian,
présenté lors d’un séminaire IHES en 1976, mais n’ayant jamais fait l’objet d’une publication
définitive, a été repris par Petitot (1978). Ce modèle cherche à comprendre le fait que nombre
de pays européens ont suivi, avant d’accéder au régime capitaliste moderne, un scénario du

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C atastrophes et théories

type monarchie-révolution-dictature-restauration. Ainsi par exemple, la France est passée de


la monarchie de Louis XVI à la Révolution de 1789, puis au régime napoléonien que nombre
d’historiens considèrent comme une dictature, et est enfin retournée au régime monarchique
avec Louis XVIII. Le scénario s’est d’ailleurs ensuite répété, en partie, pour conduire finale-
ment à un régime capitaliste. Ainsi, bien que les historiens considèrent ce fait comme une
donnée primaire et sommaire que seule une analyse des causes et des effets dans chaque cas
particulier peut permettre de comprendre, la théorie des catastrophes y voit une situation
catastrophique sous-jacente dont la modélisation fournira un modèle d’intelligibilité de base.
Cependant, même si cette théorie des catastrophes permet une description pertinente de ces
passages, que nous ne développons pas ici, Petitot conclut sa présentation (1978) en disant :
Mais elle paye son frayage d’abord par une complexité mathématique qui devient vite redoutable, ensuite
par une certaine difficulté à maîtriser les analogies qu’elle manipule et à éviter leur chute dans une
herméneutique “géométrique” imaginaire.

En fait, cette théorie, qui a connu un grand succès au cours des années 1960-1970, est
aujourd’hui très contestée. Une violente critique, venant en particulier des mathématiciens
Sussman et Zahler (1978) et Smale (1978), constate que les prétentions de la théorie sont
exagérées, qu’elles cherchent à imposer une approche trop mathématique de la réalité et
qu’elles ignorent le plus souvent la littérature existant et ont été élaborées sans contacts étroits
avec les spécialistes des divers champs explorés. Ainsi Smale (1978), après avoir indiqué le
rôle constructif qu’a joué la théorie des catastrophes dans certains domaines, écrit :
J’ai cependant le sentiment que la théorie des catastrophes elle-même a une substance limitée, une
grande prétention et que les théoriciens des catastrophes ont créé, auprès de la communauté mathéma-
tique et du public, une image fausse du pouvoir qu’a la théorie des catastrophes de résoudre des
problèmes en sciences sociales et naturelles.7

Thom lui-même (1988) reconnaît l’échec des modèles proposés aux diverses sciences tant
biologiques qu’humaines :
Il faut dire que les modèles que j’ai proposés n’ont pas eu un grand succès sociologique. En biologie on
les a pratiquement ignorés, et je pense même que certains de mes collègues mathématiciens estiment que
je me suis largement égaré dans ce genre de considérations.

Que reste-t-il finalement de cet essai de théoriser la catastrophe ? À mon avis, même si l’on
peut dire que les ambitions de cette théorie étaient beaucoup trop larges et qu’elles ont
conduit à son échec, les idées qu’elle a développées et la pratique qu’elle a introduite de
modéliser nombre de domaines scientifiques ont changé la façon de raisonner de nombreux
chercheurs. Comme le dit Thom (1988) :

7. “On the other hand I feel that CT itself has limited substance, great pretension and that catastrophe theorists have
created a false picture in the mathematical community and the public as to the power of CT to solve problems in the
social and natural sciences.”

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D. C ourgeau

Pour moi, le concept de catastrophe est un concept de phénoménologie, ce n’est pas un concept de mathé-
matiques.
Il s’agit donc plus d’une méthode philosophique que d’une méthode mathématique, qui
cherche à saisir l’essence des phénomènes catastrophiques. Elle en donne non pas une expli-
cation mais une compréhension ; elle permet de se les représenter, comme le scénario histo-
rique du type monarchie - révolution - dictature - restauration, mais non pas d’agir sur eux. De
ce point de vue on peut conclure que cette théorie a pu réussir à saisir un phénomène aussi
insaisissable qu’une catastrophe, mais ne permet pas de l’éviter.

Conclusion
Au terme de ce bref survol des liens entre théorie et catastrophe il nous semble que nous
pouvons mieux saisir les difficultés d’une véritable théorie des catastrophes.
En premier lieu l’examen des théories épidémiologiques nous a montré le cheminement
parallèle entre ces théories et l’éradication des épidémies. On ne peut absolument pas dire que
ces théories ont été la cause de cette éradication, mais qu’elles l’ont accompagnée et ont
contribué à la prise de conscience du caractère « catastrophique » de la mortalité par variole.
Cette éradication a été causée par une série d’actions, qui ont dépassé l’analyse théorique
de l’apparition et du développement de l’épidémie, en intervenant en amont de la catas-
trophe. L’inoculation, puis plus tard la vaccination, s’est directement attaquée au virus en
l’opposant à lui-même sous forme atténuée ou légèrement différente (variole de la vache), et
en jouant sur les défenses humaines qui peuvent alors se mettre en place et immuniser l’in-
dividu lors de cette première attaque. À la suite de la généralisation à toute l’humanité de
cette vaccination, le virus lui-même a disparu du paysage, du moins presque entièrement, ne
rendant même plus cette vaccination utile.
Dans ce cas le rôle de la théorie épidémiologique paraît bien faible. Elle permet de mieux
saisir le développement de l’épidémie et de mesurer l’effet de l’inoculation et de la vaccina-
tion sur la mortalité qu’elle cause, mais ne fournit aucun moyen de lutte efficace contre l’épi-
démie.
De la même façon, la construction de digues permit une lutte efficace contre les inonda-
tions causées par les méfaits du temps. En revanche, les théories météorologiques, même si
elles ont fait d’énormes progrès, ne permettent pas de prévoir assez longtemps à l’avance ces
inondations pour permettre une telle efficacité et ne fournissent pas tous les éléments utiles
pour une action contre ces mêmes inondations, en particulier le rôle des facteurs humains
peut être plus important que celui des facteurs climatiques.
La théorie des catastrophes, plus récente, a elle-même échoué dans une action possible
contre ces mêmes catastrophes. En refusant toute portée explicative, elle nie dès le départ
cette possibilité d’action. C’est sans doute là la raison profonde de son rejet par la commu-
nauté scientifique. À quoi sert une compréhension des catastrophes sans aucune possibilité
d’action sur elles-mêmes ? De même, le cycle monarchie - révolution - dictature - restauration
n’est pas éternel, et l’on doit se demander pourquoi et comment les peuples ont réussi à

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C atastrophes et théories

échapper à un tel cycle. La théorie des catastrophes est muette sur ce sujet, qu’elle n’a pas
inclus dans son programme. Les formes mathématiques semblent éternelles, les formes
humaines vont au contraire se modifier au cours du temps et en engendrer de nouvelles.
Une telle théorie permet cependant une meilleure compréhension de nombreux phéno-
mènes tant naturels qu’humains et ne doit pas être entièrement rejetée parce que non efficace
pour les modifier. Comme la théorie épidémiologique il faut la prendre comme un meilleur
moyen de comprendre les catastrophes mais pas d’agir sur elles. Cependant nombre des
éléments originaux de la théorie des catastrophes ont été annexés par la théorie du chaos, que
je ne développerai pas plus avant, car cette dernière a en fait transformé la signification épis-
témologique de la théorie des catastrophes. Indiquons seulement ici que, contrairement à la
théorie des catastrophes, la théorie du chaos entend découvrir un certain ordre à partir de
comportements apparemment chaotiques : ainsi Ruelle et Takens (1971) montrent l’existence
d’attracteurs, concepts issus de la théorie des catastrophes, dans les phénomènes de turbu-
lence mais ils vont plus loin en les calculant, en les soumettant à expérience et en permettant
ainsi d’agir sur eux, alors que Thom indique clairement que « les modèles de la théorie des
catastrophes élémentaires sont purement qualitatifs » et un peu plus loin que ces modèles
« n’ont donc pas en général de capacité prédictive » (1988).
Pour conclure nous pouvons dire que contrairement aux phases de stabilité où les théo-
ries permettent de mettre en place de nouvelles actions (radiographie par rayons X, bombe
atomique, etc.), plus ou moins profitables pour le bien être de l’Humanité, lors des phases
d’instabilité ou de catastrophe, les théories mises en place semblent incertaines pour agir
dans ce cas. Cependant, l’action est loin d’être impossible, comme nous l’avons indiqué
précédemment, mais semble passer par-delà des théories. C’est parce que, à notre avis,
nombre de théories épidémiologiques, par exemple, sont restées au niveau macro, celui de la
population, alors que le phénomène agit simultanément au niveau individuel, comme l’a
montré d’Alembert (1761), et également au niveau micro du virus lui-même. C’est donc une
théorie épidémiologique multiniveau qu’il faut mettre en place pour saisir le phénomène
dans toute sa généralité et pouvoir plus efficacement agir sur lui. Cette mise en place est en
cours et conduit à des résultats nouveaux et prometteurs (Diez-Roux, 2003). De même c’est
parce que la théorie des catastrophes est enfermée dans un schéma préétabli, par exemple
monarchie -­révolution - dictature - restauration, qu’elle ne peut prendre en compte la possibi-
lité d’un autre régime politique que ceux-ci : elle ne permet pas de prédire l’arrivée d’un
nouveau régime ni sa fin. Il faudrait donc à nouveau l’ouvrir sur la possibilité d’autres
niveaux pour essayer d’échapper à ces contraintes trop fortes et dépasser son aspect de
théorie compréhensive pour en faire une théorie vraiment prédictive. La théorie du chaos
permet déjà quelques avancées dans ce domaine : Prigogine et Stengers (1979) ont ainsi
montré que des structures complexes pourraient résulter de structures plus simples. Mais il
faut pousser plus loin pour arriver à une théorie des catastrophes plus complète qui fasse
intervenir non pas seulement un degré zéro d’intelligibilité (Petitot, 1978), celui des catastro-
phes, mais plusieurs niveaux de structure comme Zeeman le proposait déjà en 1974. Seule
l’intervention de ces divers niveaux permettrait, à notre avis, une théorie plus complète et
également prédictive.

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Bibliographie
Alembert J. le R. d’, 1761.– Sur l’application du Smale S., 1966.– Structurally systems are not
calcul des probabilités à l’inoculation de la dense, American Journal of Mathematics, 88,
petite vérole. Onzième Mémoire, in : Opuscule p. 491-496.
mathématiques, Tome Second, p. 26-95.
Smale S., 1978.– Book review of Catastrophe
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