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LA FEMME AU TEMPS DE...

Dans la même collection

RÉGINE PERNOUD, L a F e m m e a u t e m p s d e s c a t h é d r a l e s .

DOMINIQUE DESANTI, L a F e m m e a u t e m p s d e s a n n é e s folles.

ÉUSABETH RAVOUX-RALLO, La Femme à Venise au temps


de C a s a n o v a .

A paraître

AMINA OKADA, L a F e m m e a u t e m p s d e s g r a n d s Moghols.

FRANÇOISE THÉBAUD, L a F e m m e a u t e m p s d e la g u e r r e d e 14.


LA FEMME AU TEMPS
DES COLONIES
Des m ê m e s auteurs

Ouvrages d'Yvonne Knibiehler

NAISSANCE DES SCIENCES HUMAINES, F l a m m a r i o n , 1 9 7 3 .


L ' H I S T O I R E DES MÈRES, e n c o l l a b o r a t i o n a v e c C a t h e r i n e F o u q u e t ,
M o n t a l b a , 1980, 2 éd. « Pluriel », H a c h e t t e , 1982.
NOUS, LES ASSISTANTES SOCIALES. NAISSANCE D'UNE PROFESSION,
A u b i e r M o n t a i g n e , 1980.
LA BEAUTÉ POUR QUOI FAIRE? e n collaboration avec Catherine
F o u q u e t , M e s s i d o r - T e m p s a c t u e l s , 1982.
D E LA PUCELLE À LA MINETTE, e n c o l l a b o r a t i o n a v e c M a r c e l B e r n o s ,
É l i s a b e t h R a v o u x - R a l l o , É l i a n e R i c h a r d , T e m p s a c t u e l s , 1983.
LA FEMME ET LES MÉDECINS, e n c o l l a b o r a t i o n a v e c C a t h e r i n e
F o u q u e t , H a c h e t t e , 1983.
CORNETTES ET BLOUSES BLANCHES. LES INFIRMIÈRES DANS LA SOCIÉTÉ
FRANÇAISE 1 8 8 0 - 1 9 8 0 , a v e c l e c o n c o u r s d e V é r o n i q u e L e r o u x -
Hugon, Odile Dupont-Hesse, Yolande Tastayre, Hachette,
1984.

Participation à des collectifs :

LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE À TRAVERS LA LITTÉRATURE, coll. « U 2 »,


A r m a n d Colin, 1972.
MADAME OU MADEMOISELLE. I t i n é r a i r e s de la s o l i t u d e féminine,
X V I I I siècles, A r t h a u d - M o n t a l b a , 1984.
UNE HISTOIRE DES FEMMES EST-ELLE POSSIBLE? R i v a g e s , 1 9 8 4 .

Ouvrages de Régine Goutalier

RECUEIL DE DOCUMENTS SUR L 'AFRIQUE COLONIALE ( U n i v e r s i t é de


Provence).
Des articles d a n s des r e v u e s françaises et é t r a n g è r e s :
« Les d é b u t s difficiles d e la c a p i t a l e d e la R é p u b l i q u e C e n t r a f r i -
caine. Bangui de 1889 à 1893, Cahiers d'Études Africaines,
École pratique des Hautes Études, Sorbonne, 6 section.
« L ' É t a b l i s s e m e n t d e l a r o u t e d e r a v i t a i l l e m e n t d u T c h a d », É t u d e s
e t D o c u m e n t s , I . H . P . O . M . , A i x - e n - P r o v e n c e ».
« Privateering and p i r a c y », Journal of European Economie
H i s t o r y , v o l . 6, n u m b e r 1.
Yvonne Knibiehler
Régine Goutalier

La f e m m e
au temps
des colonies

Stock
Les témoignages inédits dans ce livre ont été recueillis dans le cadre d'une
étude sur le thème « Femmes et colonisation », grâce à une subvention du
ministère des Affaires étrangères, grâce aussi au travail de plusieurs
enquêtrices et à la confiance de nombreux témoins. A toutes celles et tous
ceux qui nous ont aidés, nous tenons à exprimer notre vive gratitude.

Si vous souhaitez être tenu au courant de la publication de nos ouvrages, il


vous suffira d'en faire la demande aux Éditions Stock, 14, rue de l'Ancienne-
Comédie, 75006 Paris. Vous recevrez alors, sans aucun engagement de votre
part, le bulletin où sont régulièrement présentées nos nouveautés que vous
trouverez chez votre libraire.

Tous droits réservés pour tous pays.


© 1985, Éditions Stock.
Préambule

Les d e u x e m p i r e s c o l o n i a u x

«Une moitié du monde a coulé entre nos doigts


comme le sable entre les mains d'un enfant. »
Thierry MAULNIER.

La colonisation est un fait historique de tous les temps et


de toutes les parties du monde. Massalia était colonie de
la cité grecque Phocée avant d'être intégrée à la Gaule
romaine. New York, ainsi appelé au temps de la domination
britannique, était auparavant New Amsterdam. L'Europe
a-t-elle une particulière aptitude à coloniser? On pourrait le
soutenir en voyant l'ampleur et la diversité des entreprises
outre-mer à partir des grandes découvertes. Il y eut une
Guinée danoise 1 des comptoirs et des forts prussiens sur la
côte de l'actuel G h a n a
La France, pour sa part, conquit puis perdit non pas un,
mais deux empires coloniaux.
François I donna certainement la première impulsion
lorsqu'en octobre 1533, à Marseille, il obtint du pape
Clément VII une nouvelle interprétation de la bulle Inter
Coetera de 1493. Cette décision pontificale, à l'orée des
grandes découvertes, partageait le Nouveau Monde entre
l'Espagne et le Portugal. Le roi de France fit reconnaître
que cette répartition « ne concernait que les continents
connus et non les terres ultérieurement découvertes par
les autres couronnes ». C'était proclamer que « le soleil luit
pour moi comme pour tous les autres » ou plus prosaïque-
ment que le roi de France « entendait avoir part au
gâteau ». Lorsque l'année suivante Jacques Cartier, décou-
vreur de l'estuaire du Saint-Laurent lors de son premier
voyage, prend solennellement possession de la baie de
Gaspé le 24 juillet 1534, en érigeant une croix de trente
pieds surmontée de l'étendard fleurdelisé, il est l'exécutant
de cette volonté royale.
D'autres souverains, notamment Henri IV, poursuivirent
cette politique expansionniste. Nous ne pouvons manquer
d'évoquer aussi l'étonnante tentative de Catherine de Médi-
cis qui voulut profiter de problèmes de succession dans la
famille royale portugaise pour s'emparer du Brésil. Pour
appuyer ses intrigues diplomatiques, la reine mère envoya
une flotte de cinquante-cinq navires commandée par Stroz-
zi. La mort de Strozzi, lors de la défaite navale de 1582, mit
fin à l'entreprise, attestée par une lettre autographe de la
souveraine, conservée, à la suite d'on ne sait quel périple, à
la bibliothèque de l'Ermitage à L e n i n g r a d
De grands ministres : Richelieu, Colbert, Choiseul,
relaient cette volonté royale lorsque celle-ci semble se
désintéresser de l'expansion lointaine.
Mais la raison d'État aurait-elle pu s'exprimer sans les
esprits aventureux qui en permirent la mise en œuvre? Ils
réalisèrent les grands desseins, encouragés et soutenus en
cas de succès, dépassant souvent les directives officielles
pour poursuivre leurs entreprises personnelles, et facile-
ment désavoués et abandonnés lorsque la situation l'exi-
geait.
Il y eut parmi eux de grands colonisateurs : Champlain
utilisa sa fortune et la dot de sa femme pour le développe-
ment de la Nouvelle-France. Que serait-il advenu des talents
d'administrateur de Colbert, au Canada, si celui-ci n'avait
pas eu l'intendant Omer Talon, fidèle interprète et exécu-
tant de la pensée de son maître?
De simples employés de la Compagnie des Indes : Baron,
François Martin, Benoît Dumas, Jean-François Dupleix, à
partir de quelques comptoirs : Mahé, Chandernagor, Pondi-
chéry, construisirent l'Inde française. Ainsi, par d'habiles
interventions dans les querelles locales et des alliances avec
les princes, s'établit une tutelle effective sur la majeure
partie de la péninsule.
Les plus anciennes acquisitions, suscitent de nouvelles
ambitions. A partir du Canada, et surtout par des Canadiens,
Cavelier de La Salle en 1682 et d'Iberville vingt ans plus
tard, les explorations des pays de l'Ohio et du Mississippi,
aboutirent à la formation de la Louisiane. Il fut d'ailleurs
bien difficile de faire accepter par le gouvernement royal
ces territoires qui unissaient la Nouvelle-France au golfe du
Mexique par le fleuve Colbert (Mississippi) et ses
affluents.
Pour ces grands noms de la première colonisation, com-
bien de gentilshommes de fortune, de cadets démunis,
d'endettés fuyant la prison, de têtes brûlées, de simples
filous s'essayèrent et parfois réussirent dans ces entreprises
lointaines. Parmi tant d'anecdotes pittoresques, retenons le
protectorat établi sur Sainte-Marie, petite île de la Côte est
de Madagascar, par acte du 30 juillet 1750, entre Béti,
souveraine de l'île, et le gouverneur des îles de France et
Bourbon. Admettons, en dépit de quelques variantes dans
les interprétations, que ce don gracieux a été inspiré à
la jeune reine par son époux Jean-Onésime Filet, dit la
Bigorne, Gascon de Casteljaloux, employé à la Compagnie
des Indes, interprète des traites à Madagascar, qui se révéla
d'ailleurs un prince consort bon administrateur.
Que l'on fasse intervenir une véritable volonté coloniale
ou des entreprises individuelles, cet empire, au moment de
son apogée vers 1750, s'étendait démesurément à travers le
monde, et surtout sur le continent américain. Il comprenait
le Canada, la Louisiane, des Grands Lacs au golfe du
Mexique, de nombreuses Antilles dont « la perle » de Saint-
Domingue, les établissements du Sénégal, l'île Bourbon (La
Réunion), l'île de France (île Maurice) et l'empire des Indes
pour s'en tenir aux principaux territoires. On pourrait
risquer une évaluation de sa superficie à dix millions de
kilomètres carrés, avec bien entendu une part énorme
d'approximation, tant il est difficile d'apprécier la domina-
tion réellement exercée par quelques postes misérables,
isolés dans les immensités.
Pourtant, y eut-il jamais volonté et conscience clairement
affirmées de coloniser durant les presque trois siècles de
durée de ce premier empire ? Lorsque Jacques Cartier partit
de Saint-Malo pour son premier voyage, avec la protection
royale et une subvention de 6 000 livres, sa mission consis-
tait à trouver le passage qui, par-delà la mer Vermeille,
devait permettre d'atteindre « isles et pays où l'on dit [...]
grant quantité d'or et autres riches choses ». Henri IV
assigne le même but en 1604 à Pierre du Guast, seigneur de
Monts, en Saintonge, pourtant désigné au moment de son
départ comme « vice-roy au pays de Cadie, de Canada et de
la Nouvelle-France : trouver le chemin facile pour aller [...]
au païs de la Chine et Indes Orientales ».
En somme, l'empire colonial se constitue presque par
accident, à partir de ce souci de développer le commerce,
que l'on pourrait définir plus brutalement par un formida-
ble appétit de richesse. Au niveau du gouvernement comme
pour les exécutants, nulle hypocrisie ne dissimula jamais les
véritables desseins. Champlain, lieutenant du roi en toute
l'étendue du fleuve Saint-Laurent en 1633, ne voyait la
grandeur de la France et de la Nouvelle-France que dans la
participation au « grand commerce infaillible ». Plus crû-
ment, Choiseul précisait : « Les colonies ne sont que des
établissements de commerce. Des nègres et des vivres pour
les nègres, voilà toute l'économie coloniale. »
Dans la pratique, la conquête, l'exploitation, l'administra-
tion, l'évangélisation même furent assurées par des associa-
tions de commerçants, les compagnies. Cette conception
mercantile de la colonisation donna lieu à maints scandales,
le plus retentissant étant la faillite du Mississippi en 1720,
dur échec financier de la Compagnie des Indes de John
Law.
Mais il y eut bien d'autres déconvenues, qui amenèrent
finalement la désagrégation de l'empire. C'est à une lutte
économique sans merci, « la guerre des fourrures », que se
réduit pour l'essentiel le long affrontement franco-anglais
au Canada. Pour s'assurer les précieuses peaux de castor,
seule richesse locale, la colonisation française s'étendit de
la baie d'Hudson à la Louisiane. Dans ce même but, furent
conclues les alliances avec les tribus indiennes, avec l'em-
ploi des pires moyens (distribution d'eau-de-vie) pour obte-
nir les meilleures conditions. La très dure compétition
amenait Colbert à adresser à son intendant en Nouvelle-
France ce scandaleux arbitrage : « Vous deviez vous infor-
mer très exactement du nombre des meurtres, assassinats,
incendies et autres excès causés par l'eau-de-vie [...] et m'en
envoyer la preuve [...] à défaut de cette preuve, il n'est pas
juste de faire cette défense (de vendre de l'alcool contre les
fourrures) [...] d'autant plus que l'on courrait risque d'être
privé de ce commerce et de contraindre les sauvages à le
porter aux Anglais et Hollandais qui sont hérétiques. »
Lorsque la guerre des fourrures entraîna des heurts trop
directs, le gouvernement anglais, poussé par les compa-
gnies en raison des intérêts en jeu, se décida à la guerre
(1755) tandis que les Français, réduits à leurs seules forces
par leur gouvernement préoccupé des affaires continenta-
les, ne purent opposer qu'une résistance désespérée (mort
de Montcalm dans la bataille pour Québec le 13 septembre
1759).
En 1763, le désastreux traité de Paris (abandon du
Canada, des établissements du Sénégal - sauf Gorée -, de
l'empire des Indes dont ne subsistent que cinq comptoirs)
mit fin à cette première expérience. Elle s'était révélée
finalement fort décevante, et il y eut bien d'autres démentis
que le Canada - qui fournit le dicton « faux comme les
diamants du Canada » - aux espoirs d'enrichissement.
Le seul succès, c'étaient les Antilles, les Isles, le com-
merce franco-antillais représentant 30 % du commerce total
de la France, grande distributrice de produits exotiques en
Europe.
Le traité de Paris, qui préservait les Antilles et Gorée - par
où s'expédiaient les esclaves -, avait sauvé l'essentiel. La
perte de ce premier empire ne causa donc guère d'émoi
dans l'opinion publique en métropole. Curieusement, c'est
dans certains territoires abandonnés à d'autres que l'accord
de 1763 fut mal ressenti. Le touriste ingénu peut encore se
l'entendre reprocher de nos jours. La mésaventure m'est
arrivée en juillet 1982 à Chicoutimi, région du Saguenay, où
l'on me rappela avec quelque rancœur, en dépit de la
cordialité québécoise, les railleries de Voltaire sur les
« quelques arpents de neige ».
Jusque bien avant dans le XIX siècle, on n'attacha guère
de prix à la simple conservation des restes de l'empire,
« addition d'épaves » a-t-on pu d i r e ni à de nouvelles
acquisitions.
L'expédition d'Alger ne s'explique que par des préoccu-
pations de politique intérieure et le souci de conforter le
ministère de Polignac. Le débarquement de Sidi-Ferruch et
la reddition d'Alger le 5 juillet 1830 n'ont d'ailleurs pas
empêché la révolution des Trois Glorieuses et la chute de
Charles X. La monarchie de Juillet était si peu enthousiaste
du cadeau empoisonné légué par la Restauration qu'il fut à
plusieurs reprises question d'abandonner l'Algérie dans les
années 1 8 3 0 De la Nouvelle-Calédonie, acquise en 1853,
on ne sut faire qu'un bagne. La Cochinchine, colonie en
1862 mais réputée alors « pays de pouilleux », ne fut qu'un
avatar négligeable des grandes opérations conjointes de la
France et de l'Angleterre lors des dernières guerres de
l'opium contre la Chine.
Sully jugeait déjà les conquêtes lointaines incompatibles
avec « la cervelle et le naturel des Français ». Jusqu'à la fin
des années 1870, de grands esprits: Tocqueville, Prévost-
Paradol, Leroy-Beaulieu vont constater « notre incapacité
éprouvée à coloniser ». Combien de plaisanteries exploitent
ce thème! Flaubert, dans son Dictionnaire des idées reçues,
propose à la rubrique colonies, « s'affliger quand on en
parle », et le Français colonisateur est « un sujet de vaude-
ville, le conquérant malgré lui ».
Pourtant, à partir des années 1880, l'expansion coloniale
apparaît la grande idée de la I I I République. La soumission
de la Tunisie (1881) ouvre la période de l'épopée. Celle-ci va
continuer, en menant parfois simultanément des opérations
sur les continents africain et asiatique : acquisition d'une
énorme part de l'Afrique noire, en vertu des règles établies
par les grandes puissances à la conférence coloniale de
Berlin (novembre 1884-février 1885), campagne du Tonkin
(1884-1885) aboutissant au protectorat sur l'Empire d'An-
nam, expédition de Madagascar (1895). Le traité de Fez
(30 mars 1912) imposant la France comme puissance pro-
tectrice au Maroc a parachevé triomphalement la construc-
tion du deuxième empire. Est-ce désormais le consensus
national autour de l'idée coloniale? Rien n'est moins sûr.
Y eut-il homme politique plus blâmé - de gaspiller « le
sang et l'or de la France » -, plus vilipendé, plus conspué,
que Jules Ferry, considéré comme l'initiateur de l'expan-
sion? Ferry le Tonkinois fut d'ailleurs, en 1885 7 chassé
ignominieusement du pouvoir, à la suite d'un épisode très
secondaire de la campagne du Tonkin, l'affaire de Lang-
s o n On connaît les implacables condamnations de Cle-
menceau : « Ce ne sont plus des ministres que j'ai devant
moi, ce sont des accusés de haute trahison... »
Dans la retraite définitive seulement, il exposa sa doc-
trine, le « ferrysme 9 », préconisant l'abandon du repliement
et insistant sur les motifs économiques de la colonisation :
recherche de marchés et de matières premières. Delcassé,
ministre des Affaires étrangères lors de la crise de 1905, fut
tout aussi délibérément sacrifié pour avoir prévu et organisé
trop tôt le protectorat marocain 10
Pouvait-on faire oublier aux Français la défaite militaire
de 1870 et la perte de l'Alsace-Lorraine par des conquêtes
coloniales? Deroulède s'exclamait : « J'ai perdu deux
enfants, vous m'offrez vingt domestiques », et Paul Bert
s'excusait comme d'« une impiété » d'avoir parlé de « com-
pensation » à propos de l'expansion outre-mer.
Sans doute il se forme à partir des années 1890 un parti
colonial, moins parti proprement dit que groupement
d'hommes politiques et de grands noms des mondes de
l'industrie et de la finance 11 L'idée coloniale progresse et
s'impose jusqu'aux approches de la guerre. L'importance
des acquisitions obtenues justifie maintenant une politique
menée à plusieurs reprises à contre-courant.
Surtout s'exprime avec une vigueur nouvelle, puisée dans
les énormes ressources de l'empire, le patriotisme et l'es-
poir de la revanche.
L'accueil enthousiaste fait à Marchand à son retour du
Soudan célèbre moins le conquérant africain que celui qui,
à Fachoda, a tenu tête à Kitchener et à son armée, c'est-
à-dire à l'ennemi héréditaire, l'Angleterre :
Sonnez clairons! Sonnez clairons! Je veux chanter
Les preux qui, le cœur bardé d'espérance,
Traversèrent l'Afrique et s'en furent planter,
Sur les rives du Nil, l'étendard de la France 12

Le « coup d'Agadir » fut bien près d'avancer de trois ans le


conflit européen, car la France se trouvait brutalement
confrontée à l'Allemagne dans le Sud marocain 13
L'étonnante conversion au colonialisme de Clemenceau
prend toute sa signification aux moments les plus durs de la
guerre, lorsqu'il obtient, grâce au député du Sénégal Blaise
Diagne, un Noir de Gorée, un recrutement massif de
combattants en A.-O.F. Ce sont eux aussi qui lui permirent
de gagner le dernier quart d'heure.
Désormais, dans la période de l'entre-deux-guerres,
triomphe l'idée impériale et la France des cent millions
d'habitants. Tout se mêle d'ailleurs dans cette large adhé-
sion à l'empire : la reconnaissance pour le secours
apporté à la mère patrie en danger, l'exaltation de l'œuvre
à accomplir - peut-être des affaires à réaliser -, la fascina-
tion du Maroc de Lyautey, la célébration dans la presse
des grandes randonnées automobiles transcontinentales,
croisière noire et croisière jaune... Après bien d'autres
manifestations fastueuses (Exposition coloniale de Mar-
seille en 1922, centenaire de la conquête de l'Algérie,
1930...), l'Exposition de Vincennes (mai-novembre 1931)
symbolise l'apothéose et l'enthousiasme largement popu-
laire (il y eut plus de 33 millions de visiteurs) pour la plus
grande France.
Les menaces des régimes fascistes se précisant, les der-
niers opposants, les communistes eux-mêmes, se rallient.
« L'intérêt des peuples coloniaux, c'est l'union avec les
peuples de France », disait Maurice Thorez à Arles, en
1937.
Le malheur voulut que cet attachement de la France à ses
colonies s'affirmât à une époque où l'empire perdait pour la
métropole son intérêt économique. La crise mondiale avait
resserré les liens et créé un marché protégé. Mais une
sclérose s'ensuivit avec un retard dans la modernisation de
l'industrie française, sans pour cela permettre la création
d'industries sur les territoires dépendants 14 Ces contradic-
tions ne furent alors pas perçues, et le second conflit
mondial ne sembla pas remettre en cause la colonisation.
Bien au contraire, l'empire, exalté à Vichy comme à Lon-
dres, permit à la France de survivre. Les vraies capitales de
la France libre furent, de 1940 à 1944, Brazzaville et Alger. A
juste titre, le gouverneur général de l'A.-E.F., Félix Eboué,
proclamait : « Grâce à son empire, la France est un pays
vainqueur. » Aussi, dès avant la fin du conflit, voulut-on se
préoccuper de l'avenir des colonies. C'est ce que fit la
conférence de Brazzaville (30 janvier-8 février 1944). Ses
recommandations réclamaient à la fois pour la métropole le
pouvoir politique « sur toutes les terres de son empire »,
mais aussi la liberté administrative des mêmes colonies. Le
programme des réformes sociales - établi il est vrai sans
consultation des Africains - était, lui, réellement révolution-
naire. N'allait-on pas jusqu'à demander une mission en
U.R.S.S. pour étudier le fonctionnement d'un kolkhoze,
« l'instauration immédiate de la liberté du mariage qui est
proprement la liberté de la femme » et le développement de
l'enseignement des garçons et des filles...
Il y a loin des bonnes intentions aux réalisations. Com-
ment analyser la courte période qui de l'annonce de l'Union
française, dans l'article 8 de la Constitution de 1946, mène
aux indépendances de 1960? Les formules qui se succèdent
si rapidement, Union française, réorganisation prévue par la
loi-cadre de 1956 - qui n'eut pas le temps d'être appliquée -
, Communauté, proposent-elles de nouvelles conceptions et
un élargissement de l'empire? Certains moments privilégiés
pourraient le laisser croire. « Demain nous serons tous les
indigènes d'une même Union f r a n ç a i s e Le 14 juillet
1959, « fête de la Fédération des nouveaux États-Unis fran-
co-africains », fut présenté par la presse comme « un nou-
veau contrat consenti par quatre-vingts millions d'hom-
mes ». Les chefs d'État africains entourant le général
de Gaulle, président de la République et de la Communauté,
formaient « le grand cercle de famille ». Un an plus tard, il
ne subsistait plus rien de cette grandiose construction. Les
échecs successifs évoquent plutôt des étapes, dans un
processus de décolonisation, rendu inéluctables par « les
nécessaires transformations d'un monde où la tutelle colo-
niale n'a plus de place 16 ».
Dans cette longue pratique de la colonisation, dans les
hésitations, incohérences, contradictions, « erreurs et bru-
talités 17 » de cette politique, si apparentes dans la courte vie
et la fin précipitée du deuxième empire colonial, quelle a pu
être la part des femmes?
Introduction 1
Les colonies et l'histoire
des femmes

Coloniser est un acte essentiellement masculin : c'est


conquérir, pénétrer, posséder, féconder...
C'est sans doute p o u r cette raison que l'histoire de la
colonisation, écrite p a r des h o m m e s , n'a jusqu'ici fait
aucune place aux femmes. Et pas davantage le discours
militant, qu'il soit « colonialiste » ou « anticolonialiste » :
dans son Portrait du colonisé précédé d ' u n portrait du
colonisateur, Albert Memmi ignore les femmes, c o m m e si
leur destin n'avait absolument rien de spécifique. Il y a là
une lacune à combler, u n e injustice à réparer, u n e perspec-
tive à renverser.
On a cru trop longtemps, en effet, que les femmes
n'avaient pas d'histoire parce qu'elles appartenaient à la vie
privée. On sait bien à présent que m ê m e si elles ne font que
subir les événements et les lois, m ê m e si leur rôle semble
passif, elles ont une histoire à elles 2 qui, en retour, pèse
aussi sur celle des hommes. Autrefois, on disait : les hom-
mes font les lois, les femmes font les mœurs. Mais les
mœurs ne cessent d'influencer les lois. Il est bien évident,
par exemple, que la fonction d'épouse-mère n'est pas vécue
toujours et partout de la m ê m e façon : les guerres, les
bouleversements économiques, les réformes juridiques, les
conversions religieuses, l'évolution des mentalités, transfor-
ment les relations entre époux, les conditions de la gros-
sesse et de l'accouchement, le statut de la femme c o m m e
reproductrice, mais aussi c o m m e productrice, consomma-
trice, éducatrice.
Dans la grande aventure de la colonisation, c o m m e n t les
femmes pouvaient-elles trouver place? Mais de quelles
femmes parlons-nous? Des E u r o p é e n n e s solidaires des colo-
nisateurs, ou des indigènes solidaires des colonisés? Nous
avons fait le pari de n'exclure ni les unes ni les autres, p a r c e
que nous étions surtout curieuses de leur rencontre. La
colonisation a mis face à face, c h a c u n en convient à
présent, non point des peuples supérieurs et des peuples
inférieurs, mais des peuples de culture différente. Les
Françaises ont pu observer aux colonies d'autres m a n i è r e s
d'être femme, et réciproquement. Quels ont été les effets de
la confrontation, dans u n sens et dans l'autre? Y a-t-il eu
r e n c o n t r e ? Si oui, où et c o m m e n t ?
Ce sont là les questions que nous nous s o m m e s posées.
Nous n'avons jamais cru que ces r e n c o n t r e s entre femmes
aient pu se faire à l'insu, à l'écart des h o m m e s ; elles ont eu
lieu à l'intérieur des cadres qu'ils avaient construits (et que
nous a u r o n s à rappeler); elles n ' o n t guère échappé à leur
contrôle. Cette d é p e n d a n c e ne supprime pas leur intérêt, ne
limite pas leurs conséquences, qui c o m m e n c e n t à peine à se
développer.
Pour rester maître d ' u n tel projet, il fallait éviter la
dispersion. Or la colonisation française s'est b e a u c o u p
étendue dans le temps et dans l'espace. Dans le temps, n o u s
avons, à regret, laissé de côté l'ancien empire, celui des XVII
et XVIII siècles : il n'est évoqué ici que p a r les traces qu'il a
laissées dans l'imaginaire occidental. Nous avons c o n c e n t r é
notre attention s u r le deuxième empire colonial, constitué
aux XIX et XX siècles, soit en gros s u r la période qui
s'écoule de 1830 à 1960 environ. Durant les phases belli-
queuses, les femmes ont été tenues p o u r quantité négligea-
ble. Mais ensuite, p e n d a n t les périodes d'installation et
d'administration, leur importance n'a cessé de croître. Dans
quels domaines? Ont-elles été impliquées dans les grands
objectifs définis a posteriori p a r les h o m m e s politiques :
expansion é c o n o m i q u e , affirmation de puissance nationale,
mission civilisatrice? De quelle m a n i è r e ? Certaines fortes
personnalités ont-elles, peut-être en dehors des modèles
masculins, été tentées p a r u n e aventure inédite p o u r leur
sexe?
Dans l'espace, il n'était pas possible d ' e m b r a s s e r l'im-
mense ensemble qui a été évoqué dans le préambule. Sans
négliger sa variété, sans délaisser les domaines asiatique,
indien, américain, nous avons choisi de concentrer notre
attention sur l'Afrique : nous y trouvions des Maghrébines
musulmanes, des Noires « animistes », des communautés
anciennement christianisées; formes de féminité dissembla-
bles entre elles, dissemblables des Européennes. Dans quel-
ques cas, pour des observations plus précises, nous avons
groupé les exemples concrets en Tunisie et au Cameroun.
Pourquoi la Tunisie plutôt que l'Algérie, diront certaines?
Peut-être que l'Algérie était encore trop présente à nos
mémoires et à nos cœurs. Peut-être parce qu'il y a trop à
dire sur les femmes d'Algérie, musulmanes, juives ou chré-
tiennes, qui ont vécu côte à côte pendant plus de cent trente
ans.
D'ailleurs, en prenant la Tunisie et le Cameroun comme
références privilégiées, nous n'avons pas l'illusion d'appor-
ter des réponses exhaustives en ce qui concerne les femmes
de ces deux pays. Car, dans un petit État comme la Tunisie,
la variété humaine est très grande : Bédouins nomades ou
paysans sédentaires, habitants du Nord et du Sud, des côtes
ou de l'intérieur, des campagnes, ou des villes, ou de
Tunis... Bien avant la colonisation, on y trouvait déjà, outre
les musulmans, d'importantes minorités chrétiennes (Mal-
tais, Siciliens, Italiens) et juives; même la communauté
juive n'était nullement homogène, les Juifs de Djerba diffé-
raient de ceux de Tunis. Les femmes de ces diverses ethnies
n'ont évidemment pas subi l'impact de la colonisation au
même moment ni de la même manière. Et les Françaises
venues en Tunisie, épouses de fonctionnaires ou de colons,
soignantes, enseignantes, journalistes, commerçantes n'ap-
portaient pas toutes le même message. A la limite, chaque
cas est particulier, chaque rencontre est unique. Nous ne
cherchons ici qu'à défricher quelques perspectives.
Cette ambition modeste bute sur des difficultés. Les
sources, matériau ordinaire de l'historien, ne sont pas tout à
fait muettes, mais ne sont jamais bien riches en ce qui
concerne les femmes : il faut remuer d'innombrables rap-
ports d'officiers, d'administrateurs, de médecins, de mis-
sionnaires pour récolter quelques informations éparses; les
registres d'état civil (là où ils existent), les documents
judiciaires ne sont pas non plus aisément utilisables ; les
récits de voyage, les romans, les films, les périodiques, les
brochures publiées à l'occasion des expositions coloniales
ne peuvent être consultés qu'avec prudence. De toute
façon, les femmes y apparaissent peu et mal. C'est pourquoi
nous avons senti le besoin de recourir aux récits de vie;
c'est là d'ailleurs une méthode d'investigation devenue
courante chez les historiens. Les souvenirs individuels
permettent de combler en partie les lacunes, souvent larges,
de la documentation écrite; mais surtout, ils aident à
comprendre, de l'intérieur, ce qui s'est passé.
Nous avons rassemblé trois sortes de témoignages. Quel-
ques Françaises, anciennes « coloniales », ont écrit leurs
souvenirs à notre d e m a n d e Trois chercheuses africaines
ont interrogé leurs compatriotes, selon nos directives : une
ethnologue tunisienne, une linguiste camerounaise, une
travailleuse sociale s é n é g a l a i s e Enfin, nous avons large-
ment utilisé des études ethnologiques récentes réalisées par
des Africaines ou des Européennes : certaines apportent
beaucoup à l'histoire sociale et culturelle de la colonisation,
celles surtout qui montrent les traditions africaines aux
prises avec les efforts des missionnaires et des médecins, ou
avec les mutations économiques. Entre historiens et ethno-
logues, la collaboration n'en est pas à ses débuts; et c'est le
propre de l'histoire des femmes que de révéler le caractère
artificiel des frontières qui séparent les « sciences humai-
nes ».
Nous ne donnons là qu'un bref aperçu des innombrables
problèmes de méthode qui se sont posés et avons cons-
cience de laisser bien des points dans l'ombre. Notre plus
cher désir serait que ce travail soit poursuivi et développé.
En attendant, nous le dédions à toutes les femmes, quels
que soient leur pays, leur race, leur religion, qui ont vécu la
colonisation, pour le meilleur ou pour le pire.
1

La part de l'imaginaire

A l'annonce de notre recherche sur le thème « Femmes et


colonisation », un archiviste, spécialiste des archives d'ou-
tre-mer, nous a répondu : « Vous voulez raconter des histoi-
res de fesses! » Une telle réaction ne surprendra pas ceux ni
celles qui ont feuilleté la littérature romanesque inspirée
par la colonisation, plus spécialement les récits, contes,
nouvelles, romans, publiés entre 1880 et 1940: l'érotisme,
du plus raffiné au plus trivial, en est le ressort majeur; les
femmes indigènes (et aussi quelques européennes) sont là
disponibles, offertes, toujours dociles, parfois provocantes.
Les colonies apparaissent comme une sorte d'eden sexuel.
Il faut comprendre les Européens de cette époque. Le
mariage occidental, monogame et indissoluble, était une
institution fort contraignante; le divorce, rétabli en France
seulement en 1884, était encore réprouvé par la majorité de
l'opinion. Ajoutons que la réduction des naissances était
alors obtenue au moyen du coït interrompu ou de préser-
vatifs masculins, méthodes frustrantes... Réprimant jour
après jour leurs désirs, les Européens se défoulaient dans
des colonies imaginaires. La femme colonisée leur apparais-
sait au mieux comme une partenaire toujours accueillante,
au pire comme une femelle qui n'attendait aucun ménage-
ment. Tout se passe dans la littérature comme si les
colonies avaient été les harems de l'Occident.
Mais les romans ne sont que des fictions, objecteront
certains. Sans doute. Pourtant leur succès éventuel indique
qu'ils expriment bien une sensibilité collective, tant fémi-
nine que masculine. Et chacun sait de nos jours combien les
représentations pèsent sur les conduites.

LES HAREMS DE L'OCCIDENT

En l'occurrence, les représentations ne sont pas nées du


jour au lendemain à la fin du XIX siècle : elles sont le fruit
d'une vieille tradition coloniale. Comme on l'a vu dans
le préambule, les Français avaient acquis une expérience
riche et complexe dont certains éléments se sont transmis
aux générations suivantes. Parlant des femmes, on doit
mettre en valeur trois composantes essentielles de cet
héritage : la vogue de l'orientalisme, l'innocence du « bon
sauvage » ou de « la bonne sauvage », et la « turpitude des
Isles ».

L'orientalisme

Si l'Orient a séduit tant de peintres, c'est notamment


parce qu'il permettait de nouvelles mises en scène des
relations amoureuses ou érotiques. Fuyant le désenchante-
ment d'amours sans surprise, l'artiste cherchait la voie de
subtils raffinements, dans un monde à la fois réel et inventé;
le lieu clos du harem devint ainsi peu à peu le cadre idéal
des féeries sensuelles. C'est sans doute la raison qui fit de
l'Empire ottoman l'une des premières terres d'élection de
l'exotisme. Les turqueries du Grand Siècle ont stimulé la
curiosité occidentale. Des relations officielles existaient
entre la France et la Turquie depuis 1534. Le commerce
avec les Échelles du Levant, qui faisait la fortune de
Marseille et qui remontait aux croisades, attirait de nom-
breux Français dans les ports du Proche-Orient et les
mettait en contact avec le mystérieux et fabuleux monde
musulman. Des ambassadeurs et des artistes français rési-
daient à Constantinople; des envoyés extraordinaires du
Grand Seigneur étaient venus à Paris, notamment en 1721,
1742, 1787. Les récits des voyageurs étaient relativement
nombreux. Une femme avait même réussi à percer le secret
des harems et des sérails princiers : Lady Montagu, épouse
de l'ambassadeur d'Angleterre à Istanbul, avait su se faire
admettre dans ces lieux interdits, en 1717 Elle avait décrit
les costumes, les appartements, les jardins, mais aussi
l'intimité chaleureuse des femmes, et même leur para-
doxale liberté, comparée aux contraintes subies par les
Européennes. La traduction des Mille et Une Nuits par
Galland en 1704 avait donné, elle aussi, une forte impulsion
à l'imaginaire occidental; les Lettres persanes en témoi-
gnent à leur manière.
En réalité, dès le XVII siècle, les chinoiseries et les
turqueries privilégiaient les préoccupations amoureuses,
aussi bien dans la décoration du Trianon de porcelaine
(aujourd'hui disparu), édifié par Le Vau à partir de 1670
dans les jardins de Versailles, que dans le ballet réglé par
Berain représentant, parmi des Indiens ou des Africains de
fantaisie, « le triomphe de l'amour ». Plus encore, au siècle
suivant les grands noms de la peinture, de Watteau à
Mme Vigée-Lebrun, en passant par Boucher, Christophe
Huet, Carle Van Loo, vont donner à profusion des portraits
de pachas et de sultanes, ou encore des fêtes galantes dans
le cadre d'un harem. A en juger par l'abondance de la
production, les amateurs ne manquaient pas : innombrables
sultanes (l'une d'elles lisant, ce qui est une occupation
inattendue), sultan au jardin, sultan au harem, danse de
l'odalisque, bain de la sultane, le Grand Seigneur donnant
un concert à sa maîtresse, fête champêtre donnée par des
odalisques en présence du sultan et de la sultane, e t c .
L'orientalisme n'est pas mort avec le XVIII siècle. La
Grande Odalisque est peut-être la toile la plus célèbre
d'Ingres. Et son Bain turc (1859), véritable étalage de chair
féminine offert à une bourgeoisie pudibonde, exprime
encore des fantasmes qui trouvaient leur alibi, ou leur
exutoire, dans un Orient de convention. Mais au cours du
XIX siècle, les Français ont conquis l'Algérie, et leur rela-
tion avec l'Islam s'est trouvée confrontée à des réalités plus
concrètes. Avec Delacroix, les Femmes d'Alger, recluses
mornes au regard perdu, figurent une humanité incompré-
hensible, presque inquiétante. Avec Étienne Dinet, l'Algérie
coloniale supplante définitivement les précédentes turque-
ries. Cet artiste peint volontiers des femmes lascives (Les
Ouled Naïls, 1896; Dans un café de danseuses, 1906), mais il
illustre aussi les travaux des champs, les paysages typiques,
la vie quotidienne.
Dans la littérature romantique 3 le harem abrite souvent
un monde cruel où le luxe et la volupté couvrent des
intrigues sordides et des rivalités sanglantes.
L'humour de Théophile Gautier tourne d'ailleurs en ridi-
cule la grande part d'érotisme qui inspire l'orientalisme :

Je veux un kiosque rouge aux minarets dorés

Et je veux les seins nus d'une almée agitant


Son écharpe de cachemire.

Il se moque aussi d'un appétit sexuel qui se déchaîne à


travers l'espace et le temps. A travers l'espace : le goût de
l'Amérique, c'est d'abord, dit-il, le goût des femmes jaunes,
noires, vertes... A travers le temps : « Flaubert serait heu-
reux de forniquer à Carthage, moi rien ne m'exciterait
comme une momie. » Le même Flaubert d'ailleurs, dans
L'Éducation sentimentale, imagine la brune Mme Arnoux
vêtue d'un pantalon de soie jaune. On connaît aussi la
charnelle et mortelle passion de Baudelaire pour la mulâ-
tresse Jeanne Duval :

Bizarre déité, brune comme les nuits,


Au parfum mélangé de musc et de havane,
Sorcière aux flancs d'ébène, enfant des noirs minuits...

Mais pourquoi ne pas avouer que les dames elles-mêmes


ont été séduites, durablement, par l'exotisme, et même que
le harem les a parfois fascinées?
L'histoire de la mode féminine, dont on commence à
peine à réaliser qu'elle participe réellement à la grande
histoire, le révèle amplement. Dès 1680, Le Mercure fran-
çais évoquait à propos du vêtement féminin la vogue des
indiennes, et des manteaux nommés « furies », décorés de
dragons chinois. Au XVIII siècle, ce sont les modes turques
qui transforment les rues de Paris en quartiers de Constan-
tinople et remplissent le faubourg Saint-Germain de Circas-
siennes et de Géorgiennes « comme au jour du marché de
Péra ». Pendant quelque temps, ce fut la suprême consécra-
tion pour des beautés célèbres, de Mme de Pompadour à la
comédienne Favart, que de poser en costume « exotique » et
somptueux, dans un décor authentifié par la présence
d' « esclaves », de sofas, de tapis, de coussins, ou par les
jardins du Sérail. Les dames de la cour de Marie-Antoinette
portèrent quelques saisons des robes dites « à la sultane », et
une sorte de pelisse, « la levantine ». En 1802, la tunique « à
la mamelouk » et le turban - qui allait avoir une vogue
durable comme les châles de Cachemire - évoquaient à la
fois l'expédition d'Égypte et la venue en France d'une
ambassade turque. On est arrivé parfois aux excentricités
les plus disgracieuses, comme la mode « à la girafe » (un col
très haut allongeant le cou), inspirée par ce bizarre animal
que le khédive d'Égypte avait offert au roi Charles X.
Le prestige du harem se mesure aussi à la durable
popularité des recettes de santé et de beauté qui passent
pour en être issues. César Birotteau, le parfumeur de
Balzac, fit fortune avec sa fameuse pâte des sultanes. Le
henné, le khol, le ghassoul ont encore cours en Europe de
nos jours. Dans le domaine de la santé, il a fallu attendre
l'essor de la médecine pasteurienne pour que les recettes
arabes prennent un caractère folklorique. En 1925, Mme de
Lenz, fille et petite-fille de médecins réputés, bien introduite
dans les plus riches familles marocaines, s'amusa sans
doute beaucoup à recueillir ces recettes, dont certaines sont
rabelaisiennes
Quant à la vie des femmes à l'intérieur des harems, elle ne
passait pas pour malheureuse. Un conte amusant de Paul
Arène, Vingt Jours en Tunisie (1884), exploite peut-être
quelques fables ou quelques vagues souvenirs, encore épars
à la fin du XIX siècle, dans la conscience populaire des
Provençaux. L'auteur, invité par un ami à savourer la
bouillabaisse dans son cabanon de la côte marseillaise,
s'entendit raconter l'histoire que voici. Bien avant que
Louis-Philippe et Abd el-Kader fussent nés, les pirates turcs 5
avaient l'habitude de venir enlever les femmes et les filles
lorsqu'elles allaient chercher une eau délicieusement douce
et fraîche à un certain puits proche de la mer. Les raids
étant réguliers, tous les mois, tous les deux mois, la vie
locale s'organisa autour de ce puits. En effet, les Provença-
les razziées, bien traitées, bien nourries, envoyaient de leurs
nouvelles quand l'occasion s'en présentait, et même « de
belles lettres avec de l'argent turc dedans ». C'était, pour les
Provençaux, la solution à tous les problèmes de filles
coureuses, de demoiselles sans dot, de veuves qui ne
renonçaient pas, et de ménagères mal en ménage. Le
monde vivait dans le contentement et la concorde. Les filles
venaient de fort loin, d'Arles, de Nice ou d'Avignon, « une
cruche au bras sous prétexte de chercher de l'eau », les
Turcs ayant la politesse d'annoncer leurs coups huit jours à
l'avance, en hissant à la cime d'un pin le terrible drapeau
vert et rouge surmonté d'une tranche de pastèque. Mais un
jour tout se gâta. Au lieu de venir chercher des femmes, les
Turcs en ramenaient au contraire : les vieilles, celles qui
avaient été enlevées vingt ou trente ans auparavant. Les
habitants ne l'entendirent pas de cette oreille et tuèrent des
Turcs et des Turcs jusqu'à ce que les survivants se rembar-
quent, en remportant leur chargement de vieilles femmes.
C'en fut fini des Turcs, et les femmes perdirent l'habitude de
venir au puits qui garda le nom de puits des Sarrazzines. Il
n'est pas question de prendre au sérieux cette galéjade. Mais
il faut tout de même constater qu'après la prise d'Alger en
1830, aucune Provençale enlevée par les Barbaresques (et
en dépit de la ruine de la course, il devait bien subsister
quelques aïeules) ne souhaita le retour au pays natal. De
même, en Tunisie (turque jusqu'en 1881), le consul d'Italie
avait dans ses attributions la charge de libérer et de
rapatrier ses compatriotes enlevées par les Barbaresques :
or jamais une Italienne recluse ne sollicita son interven-
tion 6
Les récits fictifs ou authentiques, mettant en scène des
femmes enlevées, et fort bien traitées, par les Turcs, ne sont
d'ailleurs pas rares, depuis l'aventure d'Aimée Dubuc de La
R i v e r y Voici un récit moins connu, rapporté par Lady
Montagu :

« Je connais bien une dame de qualité, qui est


chrétienne et qui a choisi de vivre volontairement avec
un époux turc [...]. Elle est espagnole, et elle était à
Naples avec sa famille quand ce royaume était encore
sous la domination espagnole. Elle était partie à b o r d
d'une felouque, a c c o m p a g n é e de son frère, q u a n d ils
furent attaqués, pris à l'abordage et capturés p a r l'ami-
ral turc [...]. Il lui arriva ce qui arriva jadis à la belle
Lucrèce, tant d'années avant elle, mais elle était trop
b o n n e chrétienne p o u r se suicider. L'amiral fut séduit
par la beauté et les longues souffrances de la belle
captive, et sa p r e m i è r e galanterie fut de r e n d r e immé-
diatement la liberté à son frère et à toute sa suite;
celui-ci gagna l'Espagne en toute hâte, et réunit en
quelques mois la s o m m e de quatre mille livres sterling
qu'il envoya c o m m e r a n ç o n p o u r sa sœur. Le Turc
reçut l'argent, le lui offrit et lui dit qu'elle était libre,
mais la dame avec sagesse fit la comparaison avec le
traitement qu'elle pouvait attendre de son pays d'origi-
ne. Sa famille, catholique, allait c e r t a i n e m e n t l'enfer-
m e r dans u n monastère p o u r le reste de ses jours. Son
a m a n t infidèle était très beau, très tendre, a m o u r e u x
d'elle, et déployait à ses pieds toute la magnificence
turque. Elle lui répondit avec résolution que sa liberté
lui était moins précieuse que son h o n n e u r , qu'il ne
pouvait r é p a r e r q u ' e n l'épousant. L'amiral fut trans-
porté de joie à cette noble proposition et renvoya
l'argent à sa famille en disant qu'il était trop heureux
qu'elle lui appartînt. Il l'épousa et ne prit jamais d'autre
femme, et (elle le dit elle-même) elle n'eut jamais de
raison de se repentir du choix qu'elle avait fait. »

Aura-t-on jamais fini de rêver sur les h a r e m s et de


produire, sur ce sujet si raccrocheur, les pires supercheries
journalistiques ou littéraires? E n c o r e en 1960 une j e u n e
Américaine rapporte son expérience d'un h a r e m près de
Tanger, où elle prétend avoir vécu près de deux mois avec
les quinze épouses ou concubines d'un notable. Était-elle à
la recherche du « scoop » sensationnel en a c c u m u l a n t des
mensonges invraisemblables, ou a-t-elle été flouée p a r des
informateurs de r e n c o n t r e
Pour finir, il faut le dire : quelle femme n'a pas rêvé, u n
jour, de se prélasser, calme et oisive, dans u n e belle
demeure, déchargée de tout souci, u n i q u e m e n t o c c u p é e à
soigner, parer, o r n e r son corps, p o u r le p r é p a r e r à l'amour?
La « coloniale » a été souvent décrite comme une dame
nonchalante étendue sur une chaise longue dans l'ombre
tiède d'une véranda, à peine vêtue de tissus légers, que le
ventilateur transforme en ailes frémissantes...

La bonne sauvage

Entre-temps, aux antipodes, les voyageurs du XVIII siècle


avaient découvert des îles bénies, où de merveilleux sauvages
offraient « toutes les apparences du bonheur ». Les récits de
Bougainville, ceux de l'austère Cook, ont présenté « 0 Tahiti »
comme une nouvelle Cythère, « où ni honte ni pudeur
n'exercent leur tyrannie, où l'acte de créer son semblable est
un acte de religion ». « La plupart de ces nymphes étaient nues
[...]. Les hommes nous pressaient de choisir une femme [...] il
vint à bord une jeune fille [...] sur le gaillard arrière, matelots
et soldats s'empressaient pour venir à l'écoutille, et jamais
cabestan ne fut viré avec une telle activité 9 » Diderot, dans le
Supplément au voyage de Bougainville, insiste abondamment
sur l'innocence de l'amour. Orou, un Tahitien paisible et sage,
offre son hospitalité à l'aumônier de Bougainville dans les
termes que voici :
« Tu as soupé, tu es jeune, tu te portes bien; si tu dors
seul, tu dormiras mal; l'homme a besoin la nuit d'une
compagne à son côté. Voilà ma femme, voilà mes filles,
choisis celle qui te convient [...]. Elles m'appartiennent et je
te les offre; elles sont à elles et elles se donnent à toi [...]. Te
voilà possesseur de la tendre victime du devoir hospitalier;
on a jonché pour elle et pour toi la terre de feuilles et de
fleurs; les musiciens ont accordé leurs instruments; rien n'a
troublé la douceur, ni gêné la liberté de tes caresses ni des
siennes. On a chanté l'hymne, l'hymne qui t'exhortait à être
homme, qui exhortait notre enfant à être femme, et femme
complaisante et voluptueuse [...].
« Pourquoi te caches-tu? De quoi es-tu honteux? Fais-tu
le mal quand tu cèdes à l'impulsion la plus auguste de la
nature? »
Tout en répétant : « Mais ma religion, mon état... », l'au-
mônier a cédé à cette morale. Il s'en est trouvé si heureux,
qu'il a failli ne plus repartir en Europe.
Loti ou Victor Segalen évoquent des situations semblables
à celle vécue par l'aumônier: «As-tu des femmes [...] six
filles toutes rieuses et nues l'entourèrent [...] choisis ou
plutôt prends-les toutes, il est juste qu'un chef possède au
moins six épouses 10 » Au XX siècle, « aller au bateau », pour
une fille de Tahiti, c'est l'expression habituelle pour indi-
quer la quête d'un « bon ami » parmi les nouveaux débar-
qués
Mais les nymphes qui venaient si joyeusement et gratui-
tement - ou pour « une poignée de clous » - vers les
hommes à peau blême font désormais payer leurs faveurs
un plus haut prix. C'est là la triste déformation apportée par
la civilisation et par la morale des missionnaires, que
Segalen juge absurde : « Une femme comparut la première
(devant le pasteur) et fut accusée de " fornication Pour-
quoi inventer de tels mots extravagants pour signifier une si
ordinaire a v e n t u r e 12 ? »

Grâce aux récits des voyageurs, l'Occidental pouvait d o n c


croire que les p a y s d ' o u t r e - m e r lui offriraient e n a b o n d a n c e
des f e m m e s aimables, a m o u r e u s e s , et toutes nues. Le m y t h e
de la b o n n e sauvage transformait d'avance toutes les colo-
nies en paradis d u sexe. O n sait quelle fascination ce m y t h e
a exercé sur les artistes, Gauguin entre autres.
Le mirage des libres a m o u r s exotiques a persisté jusqu'à
nos jours, étendu à tous les pays coloniaux. Il a s u b i p e u à
p e u u n e déformation choquante, les photographies de
nudité féminine suggérant et p r o p o s a n t l a r g e m e n t u n e
hypocrite pornographie, u n sous-érotisme trivial. U n e
récente analyse de cartes postales algériennes de ce genre
conclut n o n sans pertinence à la m i s e en images c o m m e r -
ciales d'un fantasme collectif, et à la transformation « du
h a r e m en b o r d e l ». U n e a n e c d o t e illustrera cet état d'es-

prit. E n 1983, u n chevalier de Malte, visitant les œ u v r e s de


son o r d r e e n Côte d'Ivoire, fut scandalisé d e s ' e n t e n d r e faire

cette proposition par le m é d e c i n qui l'accompagnait :


« A v e z - v o u s d é j à b a i s é d e la n é g r e s s e ? Si le c œ u r v o u s e n dit,
faites votre choix, elles n'attendent q u e cela. »
La « turpitude des Isles »

Mais d'autres leçons m o i n s « innocentes » avaient aussi

façonné la sensibilité occidentale. Depuis le XVII siècle,


l'immoralité des habitants des Antilles était d é n o n c é e avec

complaisance, e n t e r m e s faussement moralisateurs. A l'ori-


gine d e cette « t u r p i t u d e », il y avait d'abord le m o d e d e
r e c r u t e m e n t des f e m m e s qui allaient p e u p l e r les îles : u n e
double traite, des B l a n c h e s et des Noires, pourrait-on dire.
Si certains pionniers avaient a m e n é leurs épouses o u leurs
parentes, « h o n n ê t e s f e m m e s » p o u r la p l u p a r t , o n vit arri-
ver dès 1640 des convois de prostituées. Le g o u v e r n e m e n t
royal lui-même, entre 1680 et 1695, n'hésita pas à e m b a r -
q u e r des filles d e m a u v a i s e vie; il y r e n o n ç a officiellement
e n s u i t e , m a i s l e t r a f i c s e p o u r s u i v i t d e f a ç o n p l u s d i s c r è t e 14
Q u a n t aux f e m m e s noires, elles provenaient de la traite
négrière, a u hasard de razzias o u des achats a u x chefs
africains; s u r les b a t e a u x qui les transportaient, ces f e m m e s ,
e n plus de l'entassement, des chaînes, de la promiscuité,
subissaient des viols selon le b o n plaisir de l'équipage. La
c o u t u m e s ' é t a i t , s e m b l e - t - i l , é t a b l i e d e l a « p a r i a d e », q u i , u n
m o i s avant l'arrivée à destination, livrait l'ensemble de la

c a r g a i s o n a u x m a t e l o t s ivres. Est-il é t o n n a n t q u ' a p r è s d e tels


préliminaires l'immoralité se soit étalée avec u n e ostenta-
tion qui a suscité les c o m m e n t a i r e s , le p l u s souvent é m e r -
veillés, des voyageurs?
S o u s les tropiques « il est des besoins physiques qui se
font sentir plus q u e partout a i l l e u r s ». U n administrateur
d é n o n c e chez les h o m m e s et les f e m m e s noirs « u n e pro-
pension invincible a u p l a i s i r ». La mulâtresse, « véritable
p r ê t r e s s e d e V é n u s , sait c h a r m e r t o u s les s e n s p o u r les livrer
aux plus délicates e x t a s e s 15 » . S e u l e s les Blanches sont u n
p e u préservées de cette mauvaise réputation. Est-ce vertu
réelle o u volonté d e n e pas s o u p ç o n n e r la f e m m e de César?
Le doute est l a r g e m e n t p e r m i s q u a n d o n constate u n certain
n o m b r e de scandales b r i è v e m e n t m e n t i o n n é s o u quelques
observations sur les f e m m e s de Saint-Domingue, « qui sont
p r e s q u e toutes g a l a n t e s ». Le p è r e Méric, a u XVIII siècle,
parlait avec q u e l q u e légèreté de la p a t r o n n e de sa paroisse,
sainte Ro se d e Lima, « m o r t e vierge q u o i q u e c r é o l e 16 » .

Après tout, Joséphine et ses belles amies des Iles, Mme Hu-
lot ou la scandaleuse Mme Hamelin, ne se sont pas signalées
par un excessif puritanisme dans la société parisienne du
Directoire.
La plus extrême licence sévit partout au point que le
Manuel du parfait indigotier recommande à l'économe des
rondes de nuit dans les cases pour empêcher les esclaves
« de s'adonner tant aux larcins qu'aux femmes 17 ». Sur les
plantations, « la ménagère », concubine attitrée du maître,
représente un haut degré de la hiérarchie. On peut ironiser
sur cette dénomination, si peu méritée : « c'est là le moyen
d'envoyer le ménage à tous les diables parce que cette sorte
de femmes ne vous est attachée que pour les dépenses ».
Le terme de ménagère est pourtant employé dans les
textes les plus officiels. Par exemple : un testament
ordonne l'affranchissement de Marie Jeanne Vénus « ayant
toujours servi comme ménagère » ; une affiche annonce la
vente d'une jeune griffonne « qui ferait une parfaite ména-
gère ». Quelquefois noire, le plus souvent mulâtresse, par-
fois libre, la ménagère occupe toutes les fonctions d'une
épouse, mais disparaît lorsque viennent des visiteurs, si le
maître est célibataire. S'il est marié, la situation se com-
plique à peine : la favorite se dissimule dans la domesticité
ou réside à l'extérieur.
On peut suivre, par les péripéties de sa vie sexuelle,
l'ascension d'un de ces petits Blancs, spécialement détestés
des esclaves, à qui les maîtres préférant vivre en métropole
confient l'habitation. D'abord économe accablé de besogne,
il se contente d'une ménagère noire, esclave du domaine,
qu'il conserve peut-être - elle ou une autre - quand il est
devenu « géreur ». Mais s'il parvient au grade de procureur,
« la négresse ménagère est abandonnée pour une mulâtres-
se, qui désole les nègres; c'est presque toujours une chèvre
insatiable ». Cette facilité de se pourvoir à demeure d'une
concubine n'empêche d'ailleurs pas le jeune homme de
fréquenter en ville le bal des mulâtresses, qui n'est ouvert
qu' aux Blancs, et d'asseoir définitivement sa réussite par un
mariage avantageux qui ne va rien changer à son mode de
vie.
C'est là en somme une licence aristocratique, mais à tous
les niveaux sur l'habitation sévit la même pratique. Le
maître propose à un employé blanc de faire un choix parmi
ses négresses. Les commandeurs, qui sont peut-être des
Noirs, se sont constitués « un sérail de négresses nouvel-
les ». Un esclave cède sa femme pour un sou. Comment
pouvait-il en être autrement alors que dans une famille
esclave c'était un honneur insigne qu'une fillette ait attiré
les regards et les désirs du maître!
Chaque bourg ou village peut fournir des prostituées et
même des établissements de plaisir. Saint-Pierre en Marti-
nique, le Paris des Antilles, propose une maison close
« tricolore » avec des Blanches, des Noires et des mulâtres-
ses. Ces turpitudes largement étalées n'ont d'ailleurs pas fini
d'inspirer jusqu'à nos jours maints écrits salaces 18
Qui est en fin de compte responsable de cette perversion
universelle? Car on ne distingue pas moins de treize com-
binaisons raciales, selon des subtilités dans les nuances de
peau impossibles à suivre pour un œil non exercé : quarte-
ronne, métisse, mamelouque, mulâtresse, griffonne, saca-
bra... Ce sont, dit-on, les mulâtresses formellement accusées
de pervertir des hommes vertueux. « Des pères de famille se
ruinent, des jeunes gens se perdent, pour satisfaire ces
femmes lubriques. » Il y eut même au Cap, français en 1788,
un savant médecin naturaliste pour démontrer comment les
femmes de couleur provoquent la mortalité des jeunes
émigrants.
En chanson, voici les conseils donnés aux pères de
famille, soucieux de l'avenir de leurs fils.

Écartez de votre maison


la mulâtresse ou la mestive

(dont le) but secret (est d')infiltrer le poison


De la flamme la plus active
A la jeune victime ingénue et naïve.

Avec tout de même moins d'hypocrisie, les curés de la


Martinique en 1842 dénonçaient «cette immoralité effré-
née » en soulignant les contradictions du système esclava-
giste à l'égard de l'institution du mariage. Sans doute,
l'exemple du maître est désastreux : « Un atelier peut-il
comprendre la morale dans et par le mariage, lorsqu'il voit
le maître, marié légitimement, vivre dans un scandaleux
concubinage? » On aurait p u é v o q u e r tout aussi bien d'au-
tres « bizarreries » dans des unions légitimes : « De vieux
colons épuisés par le libertinage font à des jeunes filles
moins riches qu'eux l'offre d ' u n c œ u r blasé [...] de vieilles
femmes servent de ressources à des adolescents 19 »
Plus étonnante e n c o r e est l'interprétation faite aux Iles
des articles 9 à 12 du Code noir réglementant avec un
certain libéralisme tant les unions entre esclaves q u ' e n t r e
maîtres et esclaves. Ces dernières, l'Église ne les interdit
pas, au contraire, elle déclare affranchir par le mariage,
« dans les formes observées p a r l'Église », la mère esclave et
ses enfants engendrés p a r le maître; p a r contre, elle sanc-
tionne le concubinage en confisquant les enfants et leur
mère p o u r l'hôpital. P o u r t o u r n e r ce règlement, suivant les
conseils du maître, la concubine prétendait que le petit
métis était issu d'un marin de passage ou m ê m e du religieux
chargé de l'enquête. Il y eut ainsi de plaisantes aventures de
frères de charité confrontés à des mères avec leurs p o u p o n s
dans les bras, affirmant « toi papa li » et p r e n a n t à témoin
l'assistance de la ressemblance de l'enfant avec le père
désigné 20
Le mariage entre esclaves était encouragé par le clergé
catholique et le Code noir, à condition que le maître ait
donné son c o n s e n t e m e n t et qu'il y ait a c c o r d des deux
parties. Mais h o m m e s et femmes r é p u g n e n t visiblement à
fonder un foyer. Le refus des h o m m e s se réfère à l'immo-
ralité de cette société esclavagiste : « Ils veulent la liberté de
prendre ou de quitter toutes les femmes qu'il leur plaira. »
Ou encore : « Mon maître prendrait m a femme le lendemain
de m o n m a r i a g e »
Le manque d'enthousiasme du maître apparaît plus éton-
nant alors que le mariage pourrait apparaître c o m m e le
meilleur moyen d'assurer l'accroissement perpétuel du
capital esclave. Or c'est là u n e e r r e u r de calcul. « Il ne faut
pas c o m p t e r à profit les enfants qui naissent, c'est au
contraire u n fort grand objet de dépense. » Pourquoi recou-
rir à ce formalisme contraignant alors q u ' o n peut espérer
une reproduction au moins aussi bien assurée p a r le
libertinage? Un maître est accusé d'avoir mis une femme
esclave à la barre, p o u r p e r m e t t r e à son mari de poursuivre
librement ses liaisons amoureuses. Les « élevages », vérita-
bles haras h u m a i n s tels qu'ils fonctionnaient en Virginie,
ont-ils existé aux Antilles françaises? C'est probable, mais
difficile à déceler avec certitude. Ce p è r e de soixante
enfants de l'habitation Foache à Saint-Domingue a-t-il
obtenu sa liberté p o u r ses qualités d'étalon ou p o u r avoir
pris le parti des maîtres lors de la révolte de 1791 ? M. Rose
Rosette, l'actuel propriétaire du d o m a i n e de la Page rie, aux
Trois-Ilets en Martinique, m ' a assuré le f o n c t i o n n e m e n t
d'un de ces haras à la plantation Dubuc, au Robert.
Pourtant, quels maigres résultats sur le plan démographi-
que! L'accroissement naturel négatif en Martinique et Gua-
deloupe au début du XIX siècle ne se relève que très
légèrement à partir de 1830 (lorsque disparaît complète-
ment la traite clandestine négrière). La fécondité des fem-
mes esclaves était faible au contraire. Le refus de l'enfant
paraît la forme de résistance typiquement féminine à l'es-
clavage. Cela p e u t aller j u s q u ' à l'infanticide : « On voit des
mères désespérées a r r a c h e r leurs enfants du b e r c e a u p o u r
les étouffer. » Assez f r é q u e m m e n t on accusait la mère, avec
la complicité de la sage-femme qui a p r o c é d é à l'accouche-
ment, de d o n n e r à l'enfant, « par haine p o u r le maître ou
tendresse cruelle » envers son rejeton, le mal de mâchoires,
c'est-à-dire le tétanos ombilical, qui faisait p é r i r à la fin d u
XVIII siècle, près du tiers des nouveau-nés. Il y avait aussi le
recours à l'avortement, en utilisant l'aloès ou le fruit d u
calebassier, qui pouvaient avoir des effets mortels égale-
ment p o u r la future mère.
Tous ces crimes, vrais ou présumés, étaient d'ailleurs
punis avec la plus extrême sévérité : fouet aux quatre
piquets, c'est-à-dire subi, allongé à terre, attaché aux bras et
aux jambes; et p o u r la m è r e accusée d'avoir p r o v o q u é sa
fausse couche, port d ' u n collier de fer à pointes jusqu'à ce
qu'elle ait p r o c u r é à son maître u n nouvel enfant.
Le pire est peut-être que cet odieux système ruinait toute
solidarité entre femmes. Il établissait e n effet des hiérar-
chies compliquées, c a r il y avait des étapes dans l'affran-
chissement, sans que jamais u n e affranchie pût égaler u n e
Blanche; des rivalités sauvages se multipliaient à l'infini.
Les femmes étaient réduites à se disputer la faveur des
mâles blancs : des jalousies féroces, des haines meurtrières
les opposaient les unes aux autres. Les Noires détestaient les
mulâtresses, « chèvres insatiables ». La femme blanche elle-
même, forcée de tolérer les concubines de son mari, prenait
sa revanche dès qu'elle le pouvait, en tourmentant parfois
avec sadisme celle qui tombait en disgrâce, ou en se
vengeant sur l'ensemble des gens de couleur. Il faut bien
souligner que la condition, servile ou demi-servile, des
négresses et des mulâtresses, procurait à la femme blanche
un sentiment de supériorité, un moyen de domination, qui
préservaient d'une certaine manière sa dignité, et qui la
tenaient solidaire d e son m a r i

Mais ces souffrances n'apparaissent jamais dans les plai-


sants récits des créoles venus à Paris ou des voyageurs
retour des Iles. Tous célébraient la douceur de vivre des
Antilles fortunées. Ils racontaient les délices de la sieste,
rafraîchie par les éventails de plumes, dont le chatouille-
ment sous la plante des pieds procurait des sensations
ineffables. Ils laissaient entendre que les femmes se rési-
gnaient sans aucune peine à la situation qui leur était faite,
et qu'elles manifestaient à qui mieux mieux au mari ou au
maître leur amour et leur fidélité. Chacun vantait le dévoue-
ment de sa « dâ », nourrice ou bonne d'enfant totalement
intégrée à la famille blanche, au détriment de ses propres
enfants. L'épouse blanche prenait soin des bâtards mulâtres
de son époux, elle dotait l'ancienne concubine. Les négres-
ses qui partageaient les faveurs du même homme se consi-
déraient comme ses co-épouses et se qualifiaient de « mate-
lotes » en souvenir d'usages en honneur dans le monde de la
flibuste...
Les affections enfantines entre adolescentes blanches et
leurs « cocotes », amies et servantes noires ou mulâtresses,
ont suscité bien des commentaires. Confidente de toutes les
pensées, la cocote peut servir de messagère en cas de
relations amoureuses et même « accorder ses faveurs à
l'amant respectueux envers son amie ». L'attachement est
de tous les instants puisqu'on mange et boit avec la cocote
« non aux repas et publiquement mais dans les endroits
privés et loin de la vue des hommes ». « On lui fait même
partager son lit si des parents coupables ont cette dange-
reuse condescendance. » L'observateur de conclure enfin :
« Je ne sais jusqu'où deux cocotes portent le délire de l'âme,
mais je crois fermement qu'il inspire des idées qui animent
au moins des désordres de l'esprit. » Ce ne sont pas là ragots
de bas étage mais des traits de mœurs notés à Saint-
Domingue par l'avocat Moreau de Saint-Mery, qui fut à son
retour en France historiographe de la marine et conseiller
d ' É t a t

Bref, vue de loin, « la turpitude des Isles » prenait l'allure


d'une polygamie de fait, nonchalante, insouciante, sou-
riante. Les Blancs, mariés dans leur groupe ethnique,
avaient une ou plusieurs familles parallèles. Les esclaves, à
qui la fondation d'un véritable foyer était interdite, multi-
pliaient des liaisons complexes. Mais toujours l'initiative du
choix, le pouvoir de décision en matière de relations
sexuelles, appartenait aux hommes. Le « machisme » triom-
phant s'exprimait dans la profession de foi de ce patriarche
blanc du milieu du XIX siècle, satisfait de ses soixante et
onze bâtards mulâtres - autant que ses années d'âge. « Mon
père me disait que si l'on voulait des bons domestiques, il
fallait les faire s o i - m ê m e »

Schoelcher pensait que « l'immoralité était la consé-


quence de l'esclavage et disparaîtrait avec lui ». Le mal était
sans doute trop profond, et l'abolition de l'esclavage en
1848 n'a pas mis complètement fin aux mille et une formes
d'humiliation des femmes, de toutes les femmes, dans cette
société esclavagiste plus encore que c o l o n i a l e

L'ÉTERNEL MASCULIN

Ces multiples expériences avaient laissé bien des traces


dans la mémoire et la sensibilité des Français. La conquête
du nouvel empire au XIX siècle semble les ressusciter au
moins en partie. Dans le domaine de l'érotisme, notam-
ment, les œuvres romanesques publiées sous la Troisième
République offrent un champ d'investigation quasi inépui-
s a b l e 26 Face aux partenaires exotiques, se d é c h a î n e u n e
sorte d'éternel m a s c u l i n : la f e m m e c'est surtout la f e m e l l e

vue c o m m e s o u r c e d e plaisir et source de souffrance.


F e m m e s ou femelles?

Il f a u t s o u l i g n e r q u e le fait c o l o n i a l , qui c o m m a n d e tout


le r a p p o r t h o m m e occidental-femme indigène, n'est jamais
considéré dans les r o m a n s : la r e l a t i o n colonisateur-coloni-

sée, d o m i n a n t - d o m i n é e , est ignorée p u r e m e n t et simple-


m e n t par les auteurs. La f e m m e indigène, lorsqu'elle
accepte u n partenaire occidental, est s u p p o s é e c é d e r o u
consentir par a m o u r , o u p a r vice, o u p a r vénalité. E n
réalité, d a n s la p l u p a r t d e s cas, elle n ' a g u è r e le c h o i x , m a i s
les c o n t r a i n t e s q u ' e l l e subit s o n t laissées dans l'ombre et le
rapport des forces n'entre pas e n ligne de c o m p t e . U n e
autre convention caractéristique des r o m a n s coloniaux,
c'est q u e l'exotisme y m a s q u e la diversité des cultures.
L'idylle entre le jeune voyageur et celle qu'il a séduite
occulte l'environnement social et la p e r s o n n a l i t é p r o f o n d e
de la j e u n e f e m m e . Les auteurs a c c u m u l e n t , bien entendu,
les t o u c h e s de c o u l e u r l o c a l e : le c a d r e matériel, les objets
environnants, les détails d u c o s t u m e d o n n e n t u n « effet d e

r é e l », e t p e r m e t t e n t d e m o n t r e r q u e l'on est a u T o n k i n o u à
Tunis. Mais, à côté de ces notations superficielles, toutes les
héroïnes, toutes les « petites épouses » se ressemblent.
C h a c u n e n'est q u ' u n objet, souvent c h a r m a n t , parfois
curieux et déconcertant, jamais digne d ' u n e attention suivie
qui permettrait, au-delà d'elle, u n e a p p r o c h e de la c o m m u -
nauté dont elle est issue. A u c u n e réflexion sérieuse n'est

conduite sur ce q u e signifie p o u r elle, dans son milieu, le


fait de vivre avec u n h o m m e d'une autre race, et quelles
c o n s é q u e n c e s p o u r r o n t s'ensuivre. M ê m e si le héros
éprouve p o u r sa c o m p a g n e u n sentiment sincère, la dis-
tance entre eux reste infranchissable; p e r s o n n e a p p a r e m -
m e n t ne désire la franchir.

Il faut dire qu'ici le m a c h i s m e ordinaire se d o u b l e d e


racisme. La littérature coloniale s'épanouit au m o m e n t o ù
la s u p é r i o r i t é de la r a c e b l a n c h e fait l'objet de démonstra-
tions pseudo-scientifiques. Les t h è m e s de G o b i n e a u sur
L'Inégalité des races h u m a i n e s (1853-1855) trouvent des
partisans de plus en plus n o m b r e u x . L'œuvre scientifique de
Darwin, sur L'Origine des espèces (1859) et s u r la s é l e c t i o n
naturelle est tournée a u profit d u racisme par divers
c o m m e n t a t e u r s . Elle est traduite en français p a r C l é m e n c e
Royer et se diffuse d u r a n t les a n n é e s 1860. A partir des
principes darwiniens, C l é m e n c e R o y e r e l l e - m ê m e construit
u n e savante hiérarchie des peuples o ù le lien entre la
science et les théories racistes devient évident (Du groupe-
m e n t des peuples et de l'hégémonie universelle, 1877). Le
succès de ces théories s'exprime à travers u n e trentaine
d'ouvrages publiés d e 1889 à 1893 p a r la S o c i é t é d'Anthro-
posociologie. Si l ' h o m m e d e s c e n d d u singe, les f e m m e s
d'Afrique o u d'Asie p e u v e n t bien appartenir à des espèces
i n t e r m é d i a i r e s e n t r e la g u e n o n et la lady. L'adjectif « simies-
q u e » revient f r é q u e m m e n t p o u r les qualifier : « Petite â m e
de singe e n u n corps d e r e p t i l e », r i m a i l l e le p o è t e A. D r o i n
p o u r é v o q u e r u n e j e u n e A n n a m i t e (La Jonque victorieuse,
1906). Loti, décrivant u n e Africaine occidentalisée, la voit
c o m m e « u n c o m p r o m i s p i q u a n t e n t r e la miss e x o t i q u e et la
g u e n o n » (Un jeune officier p a u v r e , 1923). M ê m e idée d a n s
S c h m â m ' h a de G u y d e T e r a m o n d (1900): « S c h m â m ' h a
était u n e â m e simple, et R o g e r l'avait très j u s t e m e n t défi-
nie : u n e petite bête de luxe. Rien de plus. U n joli singe a u x
yeux caressants. »
L e u r beauté m ê m e tient surtout à l'exotisme d e leur

costume. Lorsqu'elles essaient d e s'habiller à l'européenne,


elles p e r d e n t tout attrait. Le h é r o s d e S c h m â m ' h a s'est épris
d ' u n e j e u n e juive d e Constantine. Un j o u r elle vient le
rejoindre vêtue d ' u n e « hideuse » robe e u r o p é e n n e . « S o u s
ce déguisement, elle avait u n air pitoyable et g r o t e s q u e , à la
fois, de p a u v r e o u d e chienlit. Je cherchais e n vain d a n s
cette laveuse de vaisselle e n d i m a n c h é e , grossière et rustau-
de, le profil fin, l'allure svelte et c a m b r é e , le cachet de
volupté étrange qui m'avaient attiré et séduit [...]. » S ' h a b i l -
ler à l'européenne, c'est e n c o r e u n e singerie!
Mais les m é t a p h o r e s animales n e s'arrêtent pas là. Les
Africaines, les Asiatiques s o n t p r é s e n t é e s c o m m e excessive-
m e n t futiles, o u a u contraire c o m m e muettes, silencieuses,

impénétrables, et ces caractéristiques sont interprétées


c o m m e des signes d'infériorité, d'animalité. Le vocabulaire
qui leur est appliqué les déshumanise. O n n e p e u t pas les
a i m e r c o m m e des êtres humains. Le d o c t e u r Paul Vigné
d'Octon écrit d o c t e m e n t : « Dans les relations avec la

f e m m e noire q u e le c l i m a t , l ' i s o l e m e n t , toute u n e existence


L'histoire de la colonisation a superbement ignoré le deuxième sexe, et la
littérature coloniale ne l'a guère évoqué qu'à travers des fantasmes éroti-
ques. Les auteurs, historiennes, partent à la recherche de ce monde féminin
dédaigné. A partir de sources multiples, d'enquêtes rigoureuses, de témoi-
gnages individuels, elles évoquent à la fois les colonisatrices et les coloni-
sées. L'empire était immense !Tout en suggérant sa diversité, elles prennent
un grand nombre d'exemples en Afrique.
Le livre raconte la vie de nombreuses figures féminines de grand relief,
de l'exploratrice à la séductrice, de la bagnarde à l'apôtre. On découvre
outre-mer des personnalités de premier plan, mais aussi des dévouements
obscurs, et des formes nouvelles de souffrance. Au-delà de la "petite his-
toire" —c'est ainsi que l'on a trop longtemps perçu l'histoire des femmes —
on voit émerger les plus graves problèmes de la colonisation : en matière
de santé et d'éducation, le colonisateur ne pouvait rien sans la participation
des femmes ; et il a trop souvent sous-estimé le rôle de ces "productrices-
reproductrices" qui sont la base même de l'économie agricole, au moins en
Afrique noire.
En dépit d'une vive sympathie pour toutes ces oubliées, le ton de l'ouvrage
est à peine féministe. Quant aux querelles partisanes (colonialisme-
anticolonialisme), elles sont ici dépassées. Non que les auteurs veuillent
nier les antagonismes ; mais, placées du côté féminin, elles peuvent poser
d'autres questions. Y a-t-il eu rencontre entre les colonisatrices et les coloni-
sées ? Si oui, où et comment ? Avec quelles conséquences pour les unes
et pour les autres ? Ce livre est aussi une réflexion sur les rapports qui
s'établissent entre femmes, entre hommes et femmes, quand se heurtent
plusieurs cultures, plusieurs civilisations.
Trente-deux pages d'illustrations hors-texte évoquent l'érotisme et la vie de
famille, les têtes couronnées et les esclaves, les missionnaires et les « petites
épouses ». Elles montrent à quel point l'art, la littérature, le cinéma, la publi-
cité ont subi la fascination des colonies.

Yvonne Knibiehler et Régine Goutalier, historiennes, enseignent toutes


deux à l'Université de Provence.
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