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Quelques réflexions sur un espace

composé
Isabel Pires
CESEM : Université Nova de Lisboa
isabelpires@fcsh.unl.pt

1 L’entité sonore : une présence que l’on peut subodorer, reconstituer.


porteuse d’espace Autour de l’image flotte une aura.2
Le son a pris corps. Devenu entité, recon- Soit-elle le produit de l’enregistrement
naissable ou non, formant événement, d’un son naturel, de la manipulation de
dans un cadre spatial et temporel qu’on ce son ou d’un processus de synthèse pure,
appellera moment.1 l’entité sonore interagit avec le milieu en-
vironnant. Et tout comme l’image-de-son
L’idée d’entité sonore englobe les aspects définie par François Bayle, l’entité sonore
physiques du phénomène sonore et ceux amène avec elle une certaine aura, une
perceptifs dans un réseau d’opérations atmosphère qui peut être extérieure à
manipulables au niveau de la composition l’espace de projection, qui appartient au
musicale (sonore). moment de sa génération.
L’entité sonore ne pourra, par ses particu- Ces empreintes d’espace emmenées par
larités, être objectivement définie que par l’entité sonore peuvent être tantôt fixés
l’ensemble d’éléments disparates qui la sur un support, tantôt produites en di-
constituent lesquels ne semblent pas a rect, dans le lieu même et au moment de
priori cohésifs. Cependant, la technologie leur écoute. Celles engendrées en direct
actuelle autorise l’accès non seulement à concernent les phénomènes de réflexion,
l’extériorité mais également à l’intériorité réfraction, absorption ou autres, et sont
du son, rendant possible l’intégration résultantes des interactions entre l’onde
logique de toutes ses hétérogénéités. sonore et l’environnement physique dans
Fondée sur des opérations, des articula- lequel elle se propage au moment de son
tions, mais également sur des percep- écoute, mais aussi les caractéristiques
tions, l’entité sonore inclut l’acte même système de projection sonore.
de composition : des schémas opératoires, À propos des empreintes spatiales de
des interactions et des articulations en l’entité sonore fixées sur support, elles
font partie. Ainsi conçue dans le contexte peuvent êtres naturelles ou construites.
musical, elle est un élément qui interagit, Le empreintes spatiales dites naturel-
qui agit, qui réagit et qui accepte des les peuvent consister dans des marques
transformations dans le contexte compo- de l’espace physique captées au moment
sitionnel où elle est utilisée ou construite. de l’enregistrement du son et qui se sont
Le son ainsi composé, considéré comme ainsi incrustées dans l’entité et en font
un ensemble de perceptions, d’éléments désormais partie. Mais elles peuvent être
manipulables, d’opérations possibles à tous artificiellement construites et imposées à
les niveaux temporels, est une présence aux sons (enregistrés ou synthétisés), ou
porteuse d’espace. encore, leur construction peut être prévue
[...] cet espace qui porte le corps du son dès la conception de sons de synthèse.
l’anime d’une lumière intérieure, va con- La construction artificielle d’empreintes
stituer le champ de l’image et renseigner d’espace va se substituer (ou superposer)
aussi sur ce qui se passe hors champ, aux empreintes naturelles et permettre

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l’engendrement de sensations d’espace Le compositeur « [...] devient le fabricant
inexistantes dans des situations d’écoute de sa propre relation du sonore [...] il s’agit
ordinaire. d’extraire des matières, des configurations,
La simultanéité de ces empreintes, indices des grilles, des qualités et des espaces, des
propres à l’espace physique où l’entité a combinaisons ou composés sonores[...] »5.
été produite ou à un espace virtuel com- Or, dans le contexte de l’entité sonore,
posé, amènent l’auditeur à ressentir ou à l’espace d’opérations est justement celui qui
supposer, par exemple, qu’un son a été comporte des éléments susceptibles d’êtres
enregistré dans une cathédrale, en plein air combinés, transformés, composés.
ou dans un studio... ou encore qu’il s’agit Les structures construites par le composit-
d’un espace irréel produit par manipula- eur sont donc les espaces composés qui don-
tion. Cette atmosphère, qui entoure l’entité nent vie aux entités sonores, elles constitu-
sonore, donnera à l’auditeur des indices ent l’organisation des formes perceptibles
qui lui permettront de reconnaître s’il y a dans l’œuvre et « [...] la forme est toujours
une coïncidence entre l’espace-temps de la à nos yeux le résultat d’une opération. Elle
génération du son et celui de son écoute : est la marque d’une activité, voire d’une
entre l’espace-temps de la genèse de l’entité pensée, [...]. »6 Ainsi, pour construire des
sonore et sa présence face à l’auditeur. Ces entités sonores, en quelque sorte des formes
marques d’espace portées par chaque en- au sens de Granger, des actions, interac-
tité sonore individuelle vont se mélanger tions, des opérations sont nécessaires. Et
entre eux et avec l’espace physique même dans le domaine compositionnel, l’action la
du lieu de projection. plus infime ayant objectif la création ou la
L’espace est effectivement une question transformation d’un élément quelconque
centrale qui ne peut se traiter que si nous du son qui est en train d’être composé, soit
y distinguons [...] les présences comme par des actions concrètes ou uniquement
des altérités [...]. Toutes ces présences intellectuelles, est déjà une opération.
créent leur propre espace. [...] Tout à Ce n’est pas important que les espaces
coup lorsque s’opèrent des jonctions, déterminés (dans le composable) soi-
apparaissent des polyphonies, des mul- ent “vrais” : il sont utiles parce qu’ils
tiphonies.3 nous suggèrent des façons de saisir
l’idée d’une musique faite d’échelles
Ces entités sonores qui amènent avec elles multiples,[...]7
des empreintes d’espace définissent leur
propre espace, elles rentrent et sortent, Vaggione explique que « [...] en musique on
interagissent entre elles et avec l’espace ne saurait se référer à d’espaces autres que
même, présences composées, vivantes ha- musicaux [...] »8 et que « [...] toute musique
bitant l’espace d’écoute. est composée d’un ensemble d’espaces co-
existants, qui sont à la fois la condition et
2. La vie4 des entités sonores : un es- le produit de l’articulation de ses énoncés
pace d’opérations [...]9 » . Ces espaces d’opérations sont au-
Dans le contexte de la composition mu- tant de schémas opératoires qui définissent
sicale, un espace d’opérations est celui non seulement l’entité sonore dans son
qui comprend des éléments permettant caractère multidimensionnel mais égale-
l’engendrement de schémas ou processus ment sa vie dans l’espace global composé
à n’importe quel niveau temporel. Dans de l’œuvre.
le contexte musical, les opérations vont Bayle considère que « [...] les objets tem-
de la conception purement intellectuelle porels ont leur vie propre, que nous obs-
d’entités sonores à la structure de l’œuvre, ervons à travers la mémoire et mainten-
en passant par la production de chaque pe- ant avec des outils qui l’assiste. »10 Cette
tit élément qui remplira l’espace perceptif interdépendance entre l’opération – action
depuis les niveaux les plus microscopiques réelle sur des éléments manipulables, réels
jusqu’à ceux macroscopiques. ou virtuels, matériels ou conceptuels – et
l’entité sonore résultante, implique donc

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l’articulation entre des aspects hétérocli- Vaggione, Horacio. « L’espace composable. Sur
tes qui relèvent à la fois du sensible et de quelques catégories opératoires dans la musique
électroacoustique ». in : Chouvel, J.–M. Solo-
l’opératoire. mos, M. L’Espace : Musique/Philosophie. Paris :
La vie des entités sonores dans le contexte L’Harmattan, 1998. Coll. Musique et Philosophie.
de la musique acousmatique dépend en pp. 154 – 166.
effet, autant de leur espace interne com-
posé que de l’espace externe. Elle découle
de l’interaction entre des qualités perçues
des entités (résultantes des spécificités
(1) Bayle, François. « L’espace des sons et ses “dé-
physiques du phénomène sonore qui les fauts” ». in : L’Espace : Musique / Philosophie. p.
constitue), des caractéristiques propres à 367.
l’espace de projection (particularités phy- (2) Bayle, François. « Le son : une présence venue
siques du lieu de projection et du système d’ailleurs ». in : Interview en annexe p. 312.
de projection y installé) ainsi que du travail (3) Ibidem p. 325.
de celui qui projette. (4) Nous utilisons ici l’expression « vie des entités
Cette vie propre aux entités, dépendante sonores » dans un sens proche de celui de Focillon à
des espaces d’opérations construites par propos de la vie des formes : « La vie des formes dans
l’esprit n’est donc pas un aspect formel de la vie de
le compositeur, s’étirant de la composition l’esprit. [...] elles [les formes] créent un monde qui
micro-temporelle au comportement des en- agit et réagit. L’artiste contemple son œuvre [...] de
tités dans l’espace global de l’œuvre, sera l’intérieur des formes, [...]. Elles sont créatrices de
perçue par l’auditeur dans sons extériorité l’univers, de l’artiste et de l’homme même. [...] Cette
au moment de l’écoute. vie intérieure se développe sur des plans multiples,
reliés par des passerelles, par des couloirs, par des
Élément composable et composé, produit degrés. Elle est pleine de personnages qui vont
d’un ensemble d’opérations, présence et viennent, qui montent et descendent, chargés
porteuse d’espace, l’entité sonore est pour d’étonnants fardeaux. » in : Focillon Henri. Vie des
nous matière et matériau, essence du formes. p. 78.
musical... (5) Criton, Pascale. « Espaces sensibles », in :
L’Espace : Musique / Philosophie, p. 129 – 139.
3. Références (6) Granger
Granger, Gilles Gaston. Forme, opération, objet.
Bayle, François, « l’espace (post–scriptum...) », p. 19.
Les Cahiers de l’IRCAM, no 5, Espaces. Paris : Édi- (7) Vaggione, Horacio. « L’espace composable. Sur
tions Ircam–Centre Georges Pompidou. 1992. Coll. quelques catégories opératoires dans la musique
Musique et Recherche. Dir. L. Bayle. p. 115–120. électroacoustique ». in : L’Espace : Musique / Phi-
Bayle, François. « L’espace des sons et ses “dé- losophie. p. 156.
fauts” ». in : Chouvel, J.–M. Solomos, M. L’Espace : (8) Vaggione, Horacio. « L’espace composable. Sur
Musique/Philosophie. Paris : L’Harmattan, 1998. quelques catégories opératoires dans la musique
Coll. Musique et Philosophie. p. 366–371. électroacoustique ». in : L’Espace : Musique / Phi-
Criton, Pascale. « Espaces sensibles ». in : Chouvel, losophie. p. 154.
J.–M. Solomos, M. L’Espace : Musique/Philosophie. (9) ibidem.p. 156.
Paris : L’Harmattan, 1998. Coll. Musique et Phi-
losophie. pp. 129 – 139. (11) Bayle, François. « Le son : une présence venue
d’ailleurs ». in : Interview en annexe p. 316.
Focillon. Henri. Vie des formes. 8ème édition.
Paris : PUF, 2004. Collection Quadridge, Grands
Textes. (1er édition 1943).
Granger. Gilles Gaston. Forme, opération, objet.
Paris :Librairie Philosophique J. Varin, 1994.
Granger. Gilles Gaston. La pensée de l’espace.
Granger
Paris : Éditions Odile Jacob, 1999. Collection
Philosophie.
Pires, Isabel. Bayle, François. « Le son : une
présence venue d’ailleurs », interview avec Fran- Note : Ce texte a été produit avec le soutient
çois Bayle. 2004. In : Revue DEMéter. 2007. Univ. la Fondation pour la Science et la Technologie
Lille-3. Éd. électronique : <www.univ-lille3.fr/re- (FCT) du Ministère pour la Science, la Technolo-
vues/demeter/entretiens/bayle.pdf> gie et l’Enseignement Supérieur portugais.

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