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Ricoeur (Paul) Le Mal.

Un défi à la philosophie
et à la théologie
[compte-rendu]
Löwy Michael
Archives de Sciences Sociales des Religions Année 1987 64-2 p.
323

 Référence bibliographique
Le mal, un défi à la philosophie et à la théologie

«Le mal, un défi à la philosophie et à la théologie » : ce petit livre


est à l'origine une conférence que Ricœur avait présentée à
l'Université de Lausanne en 1985. Le livre débute par affirmer que
le mal est un problème majeur qui ne cesse de défier aussi bien
les théologiens que les philosophes. D'où la question : comment
penser le mal ? Autrement dit, la question du mal ne peut pas se
saisir suivant la modalité de la pensée communément admise, à
savoir la « cohérence logique », impliquant le principe de la non-
contradiction et la réflexion systématique. Cette modalité prévaut
dans la pensée théologique. La principale carence de cette
pensée est le fait de ne pas remettre en question ladite modalité
de pensée. Donc le cadre même de la pensée, soucieuse de
cohérence et de système, est inapte à saisir le problème du mal.
Que faire alors ?
Ricœur propose d'abord de montrer les limites des spéculations
sur le mal ; avant de lister les différents types de discours, relatifs
au mal ; et enfin il invite à relier la pensée à l'action et à la
sensation, puisque le mal n'est pas seulement « un problème
spéculatif ».

Les limites des


spéculations sur le mal
Le mal, dans la pensée occidentale, permet de désigner des «
phénomènes disparates » comme le péché, la souffrance et la
mort. Voilà la cause de l'énigme du mal. Il faudrait donc opérer les
distinctions essentielles entres ces phénomènes.
Le péché (le mal moral) implique : a) l'imputation d' « une action
susceptible d'appréciation morale » à un sujet responsable ; b)
l'accusation de l'action pour avoir violé un code éthique ; c) le
blâme comme jugement condamnant l'action.
La souffrance est subie et variée : l'adversité de la nature, les
maladies, les affections, la peur de la mort, etc. C'est donc le
contraire de l'imputation. La souffrance prive le sujet du plaisir,
c'est donc le contraire de l'accusation. La souffrance provoque la
lamentation, c'est donc le contraire du blâme.
Pourquoi alors les spéculations théologiques et philosophiques
accordent-elles à ces phénomènes hétéroclites une même source :
le mal ? Cela s'explique par l'intersection de deux phénomènes : a)
la punition infligée au sujet dans le cadre du péché est en même
temps ressentie comme une souffrance ; b) le mal commis par un
sujet est en même temps mal subi par un autre.
Les spéculations vont même jusqu'à soutenir que le péché, la
souffrance et la mort ont une unité profonde, puisqu'ils « expriment
de différentes manières la condition humaine ». Ainsi, le péché
est relayé à des forces qui séduisent l'homme. Cette passivité,
déculpabilisant le sujet, opère un « brouillage de la frontière entre
coupable et victime». Le brouillage touche également la
souffrance : cette dernière n'est-elle pas méritée, (tout comme la
punition) suite à une faute personnelle ou collective? Voilà donc
comment on considère la souffrance et le péché comme «
l'expression des mêmes puissances maléfiques ». Autrement dit,
ce «fond ténébreux », qu'on n'a pas encore démythifié, accorde au
mal son « unique énigme ».

Les discours sur le mal : au commencement était


le mythe

Le mythe raconte l'origine du mal. Ce niveau du discours est


susceptible d'assumer les deux côtés du mal : le ténébreux et le
lumineux. En plus, le stade mythique enclave les expériences
éparpillées du mal dans une seule vision englobant ethos et
cosmos. Autrement dit, ils inscrivent la condition lamentable de
l'homme dans des récits d'origine. C'est ainsi que les mythes ont
proposé beaucoup de récits, ayant pour but de raconter l'origine de
l'énigme qu'est le mal. L'un des exemples est le récit biblique de la
chute. Si le stade du mythe, en se préoccupant de l'origine du mal,
est la source de la crise majeure que connaîtra la religion
ultérieurement, il a ouvert cependant la voie aux théodicées
rationnelles, qui articuleront leurs spéculations sur la question:
d'où vient le mal ?

Vint la sagesse

Le stade de la sagesse réhabilite l'ethos, en le dissociant du


cosmos. Il ne s'agit pas de raconter pourquoi le mal dans l'ordre
cosmique, mais de répondre à la question : pourquoi moi ? Le
registre du discours change. Si celui du mythe raconte pour
expliquer le mal, celui de la sagesse argumente pour expliquer
pourquoi le mal frappe untel.
L'explication la plus décisive que la sagesse avance est celle de la
rétribution : s'il y a souffrance, c'est pour expier un péché
individuel ou collectif. Mais, la théorie de la rétribution ne peut
plus satisfaire du moment où un code juridique mesure la peine au
degré de culpabilité de chacun. Dans cette nouvelle donne, la
rétribution paraît disproportionnée, quand elle n'est pas arbitraire
et aveugle. C'est justement ce qui donne toute la force qu'on
connaît à la lamentation de Job.

La gnose et la gnose
anti-gnostique

La gnose représente les forces du bien en lutte contre les forces


du mal, pour libérer les parelles des lumières emprisonnées dans
les ténèbres de la matière. La gnose anti-gnostique, qui récuse
cette gigantomachie, est représentée par Saint Augustin.
S'appuyant sur la philosophie, notamment le néoplatonisme,
Augustin dénie au mal toute existence substantielle : le mal n'est
pas une substance. Le mal est expliqué dans la doctrine
augustinienne comme un choix libre, fait par des créatures
déclinant, eu égard à leur déficience, loin de Dieu vers le néant.
Du coup, la question: d'où vient le mal ? est remplacée par la
question : d'où vient que nous fassions le mal ? Ce qui est en jeu
dès lors est l'agir, la volonté et le libre arbitre. Le mal s'explique
par la volonté mauvaise. Pélage dans sa controverse avec
Augustin radicalise la responsabilité humaine, en rejetant l'idée du
péché originel. Mais ni Augustin ni Pélage n'étaient en mesure de
répondre au problème de la souffrance injuste.

La théodicée

La théodicée argumente pour innocenter Dieu de toute


responsabilité du mal. Le modèle du genre est la Théodicée de
Leibniz. Le mal moral, la souffrance et la mort sont appelés le mal
métaphysique. Ce dernier est le défaut immanquable de tout ce qui
est créé, puisque Dieu ne saurait créer un autre Dieu, aussi parfait
que lui. En plus, la création est le meilleur des mondes possibles,
puisque Dieu avait plusieurs modèles de monde, et il a choisi celui
qui contient le maximum de perfections et le minimum de défauts :
c'est le principe de raison suffisante. Le problème avec l'idée du
meilleur des mondes est l'excès des maux et des douleurs qui se
traduisent dans la lamentation du juste souffrant. Comme elle a
ruiné la théorie de la rétribution, la lamentation ruine celle de la
raison suffisante.
La théodicée sera réduite par Kant, dans Critique de la raison pure,
en une « illusion transcendantale ». Désormais, le mal est inscrit
dans la sphère pratique. L'homme est sommé de cultiver ses
dispositions à la sociabilité. Autrement dit, il s'agit d'une tâche
morale. Dès lors, la question de l'origine du mal-souffrance tombe
en désuète.
Kant introduit, dans La religion dans les limites de la simple raison,
la notion fondamentale du mal radical. L'origine du mal n'est pas
temporelle, elle s'identifie à la maxime suprême qui se décline
chez le sujet en tant d'autres maximes mauvaises. Cette maxime
suprême fonde le penchant au mal chez tous les hommes.
Seulement voilà. Cette maxime est impénétrable, et la raison du
penchant au mal demeure incompréhensible. Après Kant la
philosophie est contrainte de trouver d'autres ressources
intellectuelles pour penser le mal. En atteste la pléthore des
systèmes philosophiques à l'époque de l'idéalisme allemand :
Fichte, Schelling, Hegel, Hamann, Jacobi, Novalis.
Hegel introduit dans la dialectique le concept de négativité. Dans
ce cas, le malheur est partout, mais partout il est dépassé. Car
chaque figure de l'Esprit se renverse dans son contraire et
engendre une nouvelle forme, supprimant et conservant en même
temps la précédente. Dans un texte intitulé « Le mal et son pardon
» (ch. 6 de La Phénoménologie de l'Esprit), Hegel représente
l'esprit divisé à l'intérieur entre la « conviction » et la « conscience
jugeante ». Cette dernière dénonce la violence de la première.
Cependant, la conscience doit aussitôt reconnaître que son mal
est égal à celui de la conviction, puisqu'elle dissimule sa finitude
dans la prétention à l'universalité, et qu'elle réduit la défense de
l'idéal moral à la seule parole. Ainsi le mal est perçu dans la
dénonciation même de la source du mal. Quel sens donner alors au
« pardon » ? C'est reconnaître réciproquement la particularité de la
« conviction » et la « conscience jugeante ». Ce qui donne lieu à
leur réconciliation, définie comme « l'esprit (enfin) certain de lui-
même». Il va sans dire que la récupération de la conscience
jugeante par la conviction ne ménage pas de place à la souffrance
des victimes.
Dans la Philosophie de l'Histoire, Hegel subordonne le sort des
individus au destin de l'esprit d'un peuple et à celui de l'esprit du
monde. Le mal est considéré comme une ruse de la raison : l'esprit
du monde se sert des passions des grands hommes, et déploie à
l'insu de ces derniers une intention seconde dissimulée dans les
intentions égoïstes issues des passions. Une telle conception
abolit la notion du bonheur et du malheur : l'Histoire n'est pas le
lieu de la félicité. Le système exclut ainsi la souffrance et la
lamentation récidive pour montrer les limites de la spéculation
hégélienne.
De Leibniz à Hegel, la théodicée totalisante se heurte à un échec.
Y a-t-il une manière autre que la théodicée pour penser le mal ?

La dialectique brisée
Karl Barth affirme, dans son livre Dieu et le Néant, que seule une
théologie renonçant à la totalisation, c’est-à-dire. « brisée », est
susceptible de traiter l'aporie du mal. Brisée, elle concède au mal
une réalité incompatible avec la bonté de Dieu. Ce qui doit être
tributaire de Dieu, c'est la seule bonté de la création, d'où est
exclu complètement le cycle du mal. Ce dernier n'est pas une
rétribution, et il n'est pas inclus dans l'idée de la providence : il est
un néant hostile à Dieu. Anéantir le néant est l'affaire de Dieu seul.
En voulant combattre le mal, l'homme le sert. En plus le mal est
déjà vaincu. Mais ce qui fait défaut, c'est la pleine manifestation
de sa défaite. Il en découle l'idée de la permissio : Dieu permet que
nous ne voyions pas encore son règne et que nous soyons encore
menacés par le néant. Pour Barth, le mal n'est pas voulu par Dieu,
car il est engendré par sa « main gauche » : « le néant est ce que
Dieu ne veut pas. Il n'existe que parce que Dieu ne le veut pas».
C'est dire que le mal ne se trouve que pour être un objet de la
colère de Dieu. Ricœur note que cette dialectique brisée se réduit
en fin de compte à un faible compromis. En plus, une telle
manière de penser peut donner lieu à ce que Kant appelle
enthousiasme et folie mystique.
Il est donc plus prudent d'avoir conscience du caractère
extrêmement difficile du problème du mal. D'où la nécessité de le
penser plus et autrement. Pour ce faire, il convient de combiner
l'effort de la pensée, de l'action et des sentiments.

Penser, agir, sentir

p Penser.
La pensée a révélé le caractère aporétique du mal. Ce dernier est
donc un défi, signifiant à la fois l'échec des systèmes
philosophiques et une incitation à penser plus et différemment.
L'échec n'engendre pas l'abdication devant le problème, mais le
raffinement de la spéculation. Cette aporie, qu'est le mal, fera
l'objet de l'action.
p Agir.
Agir, c'est répondre à la question : que faire contre le mal ? Il s'agit
de penser l'avenir, non d'explorer une origine. Une action éthique
ou politique est en mesure de diminuer les nombres des souffrants.
Mais puisqu'il y aura toujours des victimes innocentes, et qu’il y a
une source naturelle de la souffrance (catastrophes naturelles,
etc.), l'agir n'est pas suffisant.
p Sentir.
Une transformation spirituelle est requise pour percevoir
autrement la souffrance. La lamentation deviendrait alors une
sagesse enrichie par la spéculation. Ricœur en donne l'exemple du
deuil, comme l'a analysé Freud, dans son essai Deuil et mélancolie.
Le deuil est un travail de détachement progressif de tout ce qui
nous lie sentimentalement à notre objet d'amour. Après le travail
de deuil, nous sommes libres et nous pouvons aimer un autre objet.
De même, la sagesse et les spéculations philosophiques seront
une aide spirituelle au travail de deuil. L'objectif ? Opérer un
changement qualitatif de la lamentation et la plainte.
Pour ce faire, Ricœur propose trois stades. Premièrement, avouer
son ignorance, et réduire la plainte au degré zéro de la
spiritualisation : je ne sais pas pourquoi; il y a du hasard dans le
monde, etc. Deuxièmement, articuler une « théologie de la
protestation » : La lamentation se répand contre Dieu. Cette
spiritualisation a son origine dans le cri du psalmiste : « Jusques à
quand, Seigneur ? ». Troisièmement, dissocier la croyance en Dieu
et le besoin d'expliquer l'origine du mal : nous croyons en Dieu, en
dépit du mal.

*CPGE- Salé
Paul Ricœur, «Le mal, un défi à la philosophie et à la théologie»,
éditions Labor et Fides, 2004, 65 pages.

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