Vous êtes sur la page 1sur 53
ie Titterature ttre cMcsen Fe E ie je Dominique Viart Bruno Vercier mes EUR Atos RHE ins cwnince trend vant iain mene PARTIE | Les écritures de soi La littérature de ces dernitres décennies a considérablement trou- blé le tableau d'un genre autobiographique que les éeudes forma- listes avaient contribué 2 éclairer, Il aura suffi que la critique se décide, au milieu des années 1970, & en définir les traits caractétis- tiques pour que les écrivains, rivalisant imagination, n’aiene de cesse d’en faire bouger le cadre. Si bien qu’a une longue période ott la question majeure était de savoir si le genre était Kégitime ou non, Sil était recevable selon les critéres de la bienséance morale et de Tauthenticité, succéde une autre, beaucoup plus bréve mais tres intense, qui lui donne une extension jamais vue, au point de le pla- cet depuis le milieu des années 1970 au coeur de la vie littéraire, Lautobiographic, en effet, est aujourd'hui, partout, au principe de la fiction et des enquétes documentaires, sur la scéne du dhéitre comme dans la poésie; la plupart des écritures romanesques s'en ingpirent; elle se fait une place dans le cinéma comme dans la photographic, ct couche méme les arts plastiques. Deux phénoménes se conjuguent pour expliquer une telle exten- sion: d'une part les réserves, qui avaient un temps dérourné la lic. térature de la question du «sujet», notion devenue suspecte sous -27- Lar bdrasure francaise a présent Vinfluence des sciences humaines qui pensaient en termes de «structures», sont tombées. Le «souci de soi, selon la formule de ‘Michel Foucault, les inventions formelles de Georges Perec (Je me souviens; W ou le souvenir denfance), celle de Barthes (Vautobie graphie disposée en ordre alphabétique de Roland Barthes par Roland Barthei), de Michel Leisis (La Ragle dc jeu qui sasit le sujet travers des jeux de langage) ont su contourner les reproches adres- sé lautobiographie traditionnelle. D/autre part, le repli sur soj.dans une période marquée par la déillusion des grands desseins collectifs favorise une forme 'indi- Vidualisme que les sociologues (Gilles Lipovetsky) ne manquent pas de souligner. On prend soin de soi, on s'intéresse a soi plus qu'au monde extérieur, on se raconte. Enfin, un troisitme Facteur vient renforcer ce phénomene: un got apparu dans les années 1970 pour les «récits d'autrefois». La collection Terre humaine, aux édi- tions Plon, initialement tournée vers des ouvrages d'ethnologie (Malaurie, Lévi-Strauss) accueille de plus en plus de témoignag: anciens sur la vie au début du sigcle (Pierre Jaker-Hélias, Emi Carles). C’est ld un gisement d’histoires vécues dont la littérature ne carde pas & se saisi. Mais si le désir est fort de se prendre soi-méme comme princi- pal objet d'écriture, les réserves envers la forme liteéraire issuc des Confessions de Rousseau demeurent puissantes. Aussi faut-il ten- ter d'autres voies: indirectes, obliques, hybrides... qui montre- ront que l'on n’est pas dupe de Pinauthenticité voire de limpos- sibilicé de Ventreprise, mais qui permettront cependant de la pratiquer. Autant de variations sur Pautobiographie, mais aussi de nouveaux usages des Journaux, des Carnets. Et surtout Pémergence de formes nouvelles, inédites: les récts de filiation et les fictions biographiques. CCHAPITRE 1 Variations autobiographiques Il atest pas aisé de déméler 'écheveau complexe des « écritures de soi», selon la formule qui tend, au risque d'une moindre précision dans la terminologie, & simposer. Cette dilution du terme n'est dur reste pas indifférente: sila chose proliftre, le mot, lui, est devenu suspect: on ne parle plus guére d’«aucobiographie », Comme sid’en avoir trop précisé les caractéres l'avait rendu trop contraignant. Les écrivains qui la pratiquent préférent en inventer d'autres: autofic- sion (Serge Doubrovsky), automythobiographie (Claude Louis-Com- bet), autobiogre (Hubert Lucot), otobiographies et circonfession (Jacques Derrida), curriculum vitae (Michel Butor), prose de ‘mémoire (Jacques Roubaud), nouvelle autobiographie (Alain Robbe- Grille): on nen finirait plus de prolonger cette liste qui connate ausi I égolittérature (Philippe Forest) ou la paradoxale Autobiagra- phie de mon pore (Pierre Pachet). ‘Autofictions Parmi toutes ees voies, celle de I's autofiction» a eu la primeur. Le suceés de la formule lancée en 1977 par Serge Doubrovsky pour décrire le projet de Fil: est tel que la presse, négligeant quelque peu les définitions de cette forme littéraire hybride, s’hésite pas & la 29 La liteérature rongaise au présens retenir pour qualifier la plupart des récits personnels, plus ou moins fictif qui paraissent alors, méme si nombre ¢'écrivains Emextent des réserves: de LAmant de Duras au Lioret de firmille de Modiano, des Femmes de Sollers 4! Enfince de Nathalie Sarraute. Cette forme «parfaitement onanistes: préténdait, selon son inven- ‘eur, confier att jaillissement proliférant des mots le soin de dire tune vie saisie par le truchement de analyse, mais le terme s'est assez vite troublé: il est vrai'qu'l convient parfaitement & décrite tun tableau désormais brouill... De Rousseau & Leiris Sait établie une tradition qui faisait de Pautobiographie un univers caractérisé par le pacte de vétieé, V'exi- gence de laveu, de la mise & nu, qui seule pouvait conférer valeur et sérieux A Pétalage ~ que d'autres (Malraux) jugeaient malsain voite inutile ~ des secrets intimes de V'individu. Uautobiographie constiruait, en outre, un geste tardif dans la cartitre d'un écrivain, lorsqutérait venu le temps des bilans et des confessions, la néces- sité de révéler les ressorts cachés de la création romanesque anté- rieure: dabord la fiction, l'invention d’intrigues et de personages, puis le retour sur soi et la vérité de Vautobiographie: cest le cas des Mots (1963) de Sartre, de la trilogie de Marguerite Yourcenat, «Le labyrinthe du monde», dont le troisitme volume Quoi léer- nité? parait & titre posthume en 1988. Mais, alors que la science lictéraire chéorise ces principes (Philippe Lejeune LAuiobiographie en France, 19713 Le Pacte autobiographique, 1975), les écrivains sen libérent. Michel Leiris avait montré, avec les quatre volumes de La Regle du jeu (le dernier, Fréle bruit, parait en 1976), que Taucobiographie pouvait aussi étre l'ceuvre de toute une vie, depuis LAge d'bomme paru dés 1939. Barthes, Perec ainsi que Doubrovsky remettent en question la séparation de la fiction et de Paucobiographie: Roland Barthes en plagant son livre autobiogra- phique sous le patronage de la formule « Tout ceci doit étre consi- déré comme dit par un personage de roman, Perec en altemnant, dans W ou de souvenir denfince, fiction (un roman «W » imaginé par adolescent qui fut) et stricte autobiographie (son adoles- ‘cence pendant la guerre), Doubrovsky enfin en prétendant écrire une « fiction d’événements et de faits strictement réels ~30- thai saicmnanai ‘Variations autobiographiques Liécrivain revendique la libercé de jouer avec les événements au agré des jeux de mots, des rapprochements de toutes sortes. Dou- brovsky s/autorise pour cela & briser les cadres du récit, chronolo- sgiques ou logiques; il entrelace le cours d’une journée actuelle (séance de psychanalyse, déambulation dans New York, explication une scéne de Phédre & ses étudiants américains) avec les souvenirs de toute une existence et en particulier d’une enfance et d’une ado- lescence assez proches de celles de Perec (Famille juive, guerre et déportation). Pas de fiction & proprement parler, comme chez Perec, ni de roman, mais une écriture singulitre qui transforme cette existence en un texte qui ne ressemble & rien de connu. Inspiré de Joyce, mais aussi de Freud et de Leiris, le live est une construction, pas un compte rendu. Si l'autobiographie recéle quelque vérité, Cest dans la maniére de die, pas dans ce qurelle dit. La vérité de chaque individu doit sinventer, et elle invente, & chaque fois, une écriture. Cette revendication entérine des pratiques antétieures, chez Loti ou chez Blondin au sens strict, chez Proust ou chez Céline au sens large, mais aussi chez Colette, ou chez Genet et bien autres. Un chercheur, Vincent Colonna, pousse alors la définition jusqu'a sa plus grande extension: selon ses critres, La Divine comédie, dont Dante est 4 la fois Pauteur, le narrateur et le personnage, seraic ga une «autofiction». Chez Doubrovsky lui-méme, une évolu- tion se dessine: alors que Fils le texte fondateut, embrassait la vie tout entiére, traitant le présent & la lumiére du passé, les livres sui- vants, Un amour de soi (1982) et surtout Le Livre brisé (1989, prix Médicis), privilégient la mise en mots immédiate de existence. Lécrivain «raconte sa vie», presque 3 la fagon d'un journal intime, avec le plus léger des décalages temporels: «Mon roman, Cest ma vie. Ga marche dans les deux sens: ma vie est le support de mon, roman, mon roman est e soutien de ma vie. Comment est-ce que jfatriverais & vivte, si je ne racontais pas ma vie?» Ses problémes conjugaus, passés et actuel, cienent de plus ei plus de place et Vécriture, censée transformer une vie ordinaire en ceuvre d'art, tend 2 se banaliser; une sorte d’humour cynique se substitue au travail sur le langage qui «galvanisait» les pages de Fils. C'est le -3t- Lea littérature francaise au présent suicide de sa fernme, personage central et premitre lectrice du ‘manuscrit en cours (oi lettre: le livre «brisé»), qui redone & Pécriture la tension qu’elle avait perdue en premitre partic. ‘Serge Doubrovnkey re sent seul sans 1 ferume qui est Londres. I analyse cette fatalit dela siparation dans sa ve. Seul. Un survivant solitsite, Dans Pappartement feuteé, volets da rerede-chaussée fermés, je me’¢lotte-dans le silence. Je laisse etter ‘mes yeux sur-mes meubles--Du briccbrac art déco, acheté aux cenchies, quimporte. Le mirois, au-dessus de la cheminée, renvoie Vimage du grand mioie, sur le mur en fice. La cable, les cheises cournoient, les buffets se volailisent dans les reflets. Moi avec. Ma salle & manger est ma galerie des glaces. Mon Versailles de pacotille, sur mon sitge canné, je tne. Le roi-solel, le moi-solel. rOURQUO! JE SUIS MON. Plusde qu'un autre. Plutét que rien. La vérité: PAS OE RérONSE. Jxi beau avoir un azdipe monumental, répond pas & la question du Sphinx. Mon énigme, pardon du peu, sera pour tou jours irrésolue, La route est barrée. Connais les mots de passe: bio- Logie + environnement, haserd + déterminisme = Moi. Avec un brin de libre volition, dedans, ou ala jamais trop su comment, pour fice bonne mesure. Besoin pour graisser les rouages. Autrement, le sys- tee grippe. Méme avec, le systéme dérape. Aucun systéme ne tient debout. Tout en haut, dans les parvis élestes, on a essayé de fourrer Dieu, Tout en bas, au fin fond du sperme, des ovaires, on a loge vinge-trois paires de chromosomes, avec, dans mon cas, aur bon endroi, XY, merci. Et, plus bas encore, au fin fond des chromoso ‘mes, on a mis des genes, Me géne pas. M'explique pas non plus. Les cxplications, Cest come les systémes: ily ena tant, de toutes sores, contradictoires, ql n'y en a aucune. Les meubles de la salle’ man- get ne sestompent plus dans les reflets des glaces, maintenant, is toutbillonnent. Je commence & avoir le tournis, ma tétevalse. POUR- QUOI MOT, Simplement, comme g2, se décide, au petit bonheur la chance. Ou malchance. Ca se déelenche sans raison. Clic, soudain déclic. Un jout, je caquera, elac. Un jous, on ma conga, paf. D'un saceé coup de paf. Suis paf. Dts le début, fait malgré moi. Comme uun eat. En un édlair ténébeeusx, en une seconde gluante. Coup de queue du pére dans les entrails materelles, au hasard de millions de spermatos vibrionnants. Ils se reproduisent, ga ME produit, Ismaét, DOUBROVSKY, Tailleur d'Habits, né a Tehernigof (Russe), Yaratons autoblographiques [MARIE RENEE WEITZMAN, sans profession, nde & Paris IVP, Mariés le 9 aot 1927, JULIEN SERGE DOUBROVSKY, profeseur, né le 22 mai 1928, & Paris IX. 9 aot-22 mai: je suis un produit cachére. Serge DoUsROWsKY, Le Lio brs, © &, Grasse, 1989, 292-24. Bien des tenants actuels de Pautofiction n'ont retenu de la démarche de Doubrovsky que la formule «mon roman, est ma vie». D’ot la prolifération d’ouvrages (ceux de Christine Angot par exemple) qui ne sont souvent que des tranches de vie plus ou moins habilement accommodées... jusquaux plus fades produc- tions, exposant sur la place publique les histoires de covurs et de couples des personnalicés du monde de P'édition, de la presse ou de la eélévision. Argument de vente, l'autofiction est invoquée, jusque devant les tibunaux, comme iégitimation «liceéraire» de déballages qui r’one plus rien & voir avec la littérature. Preuve en est adminis- trée par Marc Weitzmann, qui conteste le genre, «monstre liteé- raire clandestin», en en montrant la perversité. Dans Chaos (197), autofiction poussée a sa limite, l'éerivain délegue A son fibre la fonction de narrateur. Mais il est lui-méme le personnage. Sauf que ce personage, juif comme Pauteus, est présenté par le narrateur sous les traits d'un négationniste cynique: «C’était cela, Paurofiction. Ou plus précisément, Cait cela, fa part de la fletion dans auto: une structure mensongere construite pour donner un sens au chaos. Une entreprise de survie basée sur la mystification, qui naleéraic pas seulement les fats, mais Videntité de celui qui les énongait [...] Un jew avec ’échec. Echange de place. Identités tru- quées.» Le lecteur qui ne parvient plus 2 déméler le vrai du faux, éprouve un véritable mal: Portrait de I’écrivain en imposteur Le «roman» de Weitzman, par ailleurs trés critique envers son oncle Serge Doubrovsky, soutient qu’on ne saurait 'accorder nfim- porte quel passe-droie avec la vérité, Ce dont ne se privent cepen dant pas bien des écrivains. Au premier rang desquels Alain Robbe- Grillet qui inticule Romanesques (1985-1994) un «riptyque caurobiographique» donc le premier volume, Le mirvir qui revient, -383= La littérature frangaise au présent inteoduit sans scrupule une figure imaginaire, Henti de Corinthe, au beau milieu de souvenirs réels, minant ainsi la erédibilté de Yen- semble, On riattendait certes pas de la part du «pape» du Nouveau Roman une quelconque allégeance & I’écriture de soi. Lauteur affirme bien au début-du livre: «Je tai jattais parlé que de m ‘Comme cétait de Pintérieus,-on ne sen est gure apercu.» Mais éerite son autobiographie, pour quelqu’un qui ne «croit pas & la Vérité», cest continuer de nianiéxe ludique et retorse le combat dua Nouveau Roman sur un autre front: afin de lutter contre le «retour a» Texpression-représentation traditionnelle, Robbe-Giillet persé- vvére: « Et Cest encore dans une fiction que je me hasarde ici.» Cette figure d’Henri de Corinthe, introduite dans le récit de sa jeunesse, permet & Robbe-Griller de tirer les événements «réels» (sa famille, son enfance, les lieux, les époques) vers le romanesque, en reprenant les réveries de enfant devenues celles du narrateur. Robbe-Grillet, qui poursuit le écit de sa carrtre d’éerivain et de cinéaste en pourfendant «Tillusion réaliste», place le second volume, Angélique ox Fenchantement, sous le patronage du «oman de chevalerie» et d'une trés populaire culeure « romanesque», jus- tement (Angélique vient du Roland fiuriwee de l'Ariosce, mais aussi de la série Angélique, marquive des anges d’Anne et Serge Golon). La variation autobiographique devient ainsi variation sur le patti- moine romanesque: Robbe-Griller inaugure a un trait caractéris- jue de la liteérature actuelle, qui est aussi une prodigicuse mémoire, nostalgique parfois, des constructions romanesques ren- dues si suspectes par la modernité. Lintertextualité se fait profuse Corinthe, dont la mort avait été annoneée & Ia fin du premier ‘volume, se transforme en personage de La Route des Flandres (de Claude Simon) ou en réincaration du cavalier Destouches (d'a- prés Céline). Robbe-Grillerjoue aussi avec le corpus de son ceuvre antéricure: Angélique est un avatar de la fillette violée du roman ‘Le Voyeur, tle livre se termine sur la phrase «Il ne neige pas, nique écho au « Dehors il neige» de Dans de labyrinthe. Aussi sagit- il surtout d’une nouvelle forme d’écriture ludique de la part d'un auteur qui a toujours considéré le jeu avec les formes (roman poli- cicr, roman pornographique, etc.) comme le domaine par excel- -4- Variations autoblographiaues lence de la littérature. Lui-méme, perplexe finalement, Robbe- Grillet parle dans Les Derniers Jours de Corinthe, troisitme volume de ces « Romanesques», duerrements aucofictionnels» et d'auto- biographic «consciente de sa propre impossibilité constitutive». Dans ce pasege du Mivois qui revient, Udrinain vient de raconter les dimanches en famille, ls wistes chez ler grandi-parems, le patinage sur de grand canal d Versailles, les carnts de marrons chauds ached aie cain des rues Ce sont les impressions extrémement Fortes, inoubliables, encore ‘que vagues et fayantes, provoquées par l'adjectvié poisseuse (mais souvent douillere) du monde families, par sa charge sentimentale vite insupportable, par son insstance louche, qui nous poussent & entre- prendre sa description, pour lexplorer ou pour si danaer forme. ‘Mais aussi bien sans aucune intention de reproduite cette adjectvicé- 1a, Touc au contrare, méme, dans mon cas personnel. Et pourtant, simporte quel amateur attentif pourrait reeonnafte sans peine dans Je «souvenir d'enfance» de Walls, le héros désemparé des Gomes, cu bien dans les deux notes plintives empruntéss par les pompiers de [New York ceux de Paris dans Projet pour une rvolution, Uého alla bli de celles émotions affectves. Maintenant que ji repris la présente relation, en ce mois octobre 1983 (comme je Pai précisé dans les deux pages rajourées en téte du volume) au milicu des immense plaines étangéres ct rudes de lAl- berta, 4 Edmonton, cit de gratte-ciel au luruewe modernisme, aus différente que possible de ce quatonitme arrondissement de jadis, ‘entre le cimetiéve Montpamasse et la porte d’ Orléans, je eli avee une super nouvelle ces lignes concernant ma vie familial vers 1930. Une fois de plus je me demande & quoi riment ces évocations. Pourquoi raconter ainsi longuement ces petites anecdotes plus ou moins vaines? Si elles mfapparassent un tant soit peu sigificatives, je me reproche aussiOe de les avoir choisies (arangées, confectionnées peut-ére) pré- cisément pour signifier. Si au contrare ce ne sont que des fragments perdus,& a dévive, pour lesquls je serais moi-ragme & la recherche un sens possible, quelle raison a pu me fare isoler seulement eeu, pparmi les centanes, les millers qui se présentent en désordre? Pris entre le soupcon dillustrer des significations préfabriquées et, autre part, inutile gratuité d'un pointilisme du pur hasard (ila- soire par-dessus le marché), je mfavance & Faveuglerte au gr des 2860- ~35- La lsséracure francaise au préent ciations facies, ou saugrenues, i encore je pouvais entretenit lespoie de retrouver sous ma plume (par quel miracle?) quelques-uns des instants principaux dont je suis fut. Mais y a-vil des instants princi paux? Voici de nouveau que resurgie Iidée de higrarchie et de classe ‘ment, «Dis-moi comment cu lasses, proposait Barthes et je te dita aqui tu es.» Se rfiser A claser,ce'seraic done se-refuser & tre, en se contentant existe. Alors, pourquoi écire? ‘Alain ROBME-GRILE, Le Miroir qu event @ kde Minit 1985, p. 55-57. A Tinverse de Ja plupare des auteurs requis par Pautobiographie, Robbe-Grillet revient au roman, avec La Reprise (2001, publié en méme temps qu'un important recueil de textes et d'interviews inti- tulé Le Voyageur, bilan d'une cartite pour un écrivain élu en 2003 a l’Académie francaise). Le lecteur familier de l'ccuvre entend de les échos qui donnent & ce roman d’cspionnage jouant de toutes les possiblités du double (agents doubles jumeaux, chacun contestant la version des faits donnée par l'autre) l'allure d'une relecture ironique, ou, comme le dit la phrase de Kierkegaard pla- cée en exergue, d'un exessouvenir tourné vers avant ». Uautobiographie: une relecture de soi I est peut-¢tre pas impossible de prendre Robbe-Grillet au mor: Pécrivain cesse-til jamais de «parler de lui de intérieurs, jusque dans ses fictions? Sans retomber dans Villusion de Sainte-Beuve qui rapportait oeuvre, quelle quielle fit, & la vie réelle de son auteur, constatons que le geste autobiographique se donne souvent comme un effort de lécrivain pour ressasir ce qu'il disposait dé de lui-méme dans ses fictions antérieures. Claude Simon semble ainsi dépouiller progressiverent ses livres de leur part fictive, comme pour atteindre le caeur méme de Phistoire Familiale. Annie Emaux, aprés des romans & la premitre personne, ol elle avait transposé ses expériences d'enfant, d'adolescente et de jeune femme (Les Armoires vides, 19743 Ce guils disent ou rien, 1977 La Femme gelée, 981), en vient des récits qui reprennent ces mémes expériences (Ia «trahison» que Cest, de devenir une intellectuelle lorsqu‘on est fille d’ouvriers) & la méme premitre personne, mais sans noms d’emprunt ni transposition -36- Variations autobiographiques, LAmant de Marguerite Duras (1984, prix Goncoure quoiquil ne t pas sous-titré «roman.» représente bien ce nouveau statut de Vautofiction. Aucun «pacte autobiographique» effectif, mais celle qui dit «je» a dgja raconté cette famille de petits Blancs en Indo. chine; et méme Paventure qui constitue la trame de ce livre-ci «Ce rest donc pas 2 la cantine de Réam, vous voyer, comme je Pavais écrit, que je rencontre homme riche & la limousine noire, est aptés abandon de la concession, deux ou trois ans apeés, sur le bac, ce jour que je raconte, dans cette lumiére de brume et de chaleur, [...] C'est un an et demi aprés cette rencontre que ma mere rentre en France avec nous, Elle vendra tous ses meubles. Et puis elle ira une dernigre fois au barrage. » Quelle concession? quel barrage? Duras écrit erés évidemment pour un lecteut qui a la mémoire du roman qui l'a rendue célebre en 1950, Un barrage contre le Pacifique, lequel racontait la lutte de la méxe contre Padmi- nistration coloniale et les eaux du Pacifique envahissant la conces- sion, A la fin de LAmant, il est dit du personage principal, la jeune fille: «Il savait quelle avait commencé & écrire des livres.» Ces fragments dlexistence sont traversés de personages réels, tels Ramon Fernandez, Drieu La Rochelle ou Robert Brasillach, croisés par Uécrivain. Balzac et Stendhal avaient certes déja mélé personnages historiques & leurs créacures fictives, comme autant de cautions; mais ici Venjeu est différene. Il agit de dévoiler ce vers quoi la fiction tentait de sapprocher, non de faite croire & la vérité d'une fiction, Lhistoire d'amour avec le Chinois n'est qu'un élément d'un portrait plus vaste, celui de la jeune fille ~ sans nom = dans une famille, un milieu, une vie oit s‘esquissent les scenes cessentielles des livres que Duras a déja écrits: la folle, le vice- consul, Calcutta, ete. II s'agic bien d'un fragment Pune autobio- graphie d'écrivain composée & partir de ses romans ancétieuts, Dans LAmant Dutas écrivait: « Dans les histoires de mes livres qui se rapportent mon enfanice, je ne sais plus tout & coup ce que j'ai eink de dive, ce que jai dit, [60] Je wai jamais deci croyant le faire.» La vérité est toujours au-dela de ce qui ese dit, toujours & conquérit. Les oscillations du «je» entre fiction et réel deviennent le seul principe directeur du déroulement de souvenirs dont il est -37- Las lstnatre fangaise au présent vain de se demandet sls sont authentiques ou révés. I y a ainsi, chez Duras, tant elle se prend & la fascination de I'écriture, & sa puissance de fantasme et de métamorphose, une celle aspiration de Ja personne au personage, que, dans les cemnitres années de sa vie, Pécrivain ira jusqu’’d mettre en scéne;-sorr dernier compagnon, Yann Andréa, ce dernier devenant lui-méme linearnation ultime dee qui fut longtemps un nom et une figure récurrente de fceuvre: «Yann Andréa Steiner», “> Annie Emaux, en revanche, vise davantage "horizon de la vse absolue, La narratrice de ses récits nest pas identifige, mais tout doit faite penser quil Sagit PAnnie Ernaux elle-méme, partie en guerre contre le roman: propos de son pére, figure centrale de La Place, elle érit: « Pat la suite, j'ai commencé un roman dont il était le personnage principal. Sensation de dégodt au milien du xécit. / Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d'une vie soumise 4 la nécessité, je n'ai pas le droit de pren- dre d’abord le parti de art, ni de chercher & faire quelque chose de “passionnant”, ou d’“émouvane”. Je rassemblerai les paroles, les gestes, les gotits de mon pete, les fats marquants de sa vie, tous les signes objectifs d'une existence que j'ai aussi partagée. » Annie Emaux tire les plus ultimes conséquences de ce choix, qui décide aussi d'un style: «Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubi lante. Lécriture plate me vient natutellement, celle-fa que jutilisais en écrivant autrefois & mes parents pour leur dire les nouvelles cessentielles.» Elle raconte désormais le plus simplement possible, sans emphase, les événements de sa propre existence. Dans Pasion simple (1991), une histoire d'amour qui finit mal, elle crit: «Je ne fais pas le récit d'une liaison, je ne raconte pas une histoire (qui miéchappe pour la moitié) avec une chronologie précise (...] Jaccumule seulement les signes d'une passion [...] Je ne veux pas expliquer ma passion ~ cela reviendrai la considérer comme une erreur ou un désordre dont il faut se jusifier ~ mais simplement exposer.» La distinction du vivre et du dire, cependane soulignée par Pécrivain dans un de ces fréquents passages de réflexion ne se pose plus en termes génériques: il sagit plutét d’évoquer des «modalités d’étre»: «Tout ce temps, j'ai eu Vimpression de vivre 38 pins iin nb Snr inna pa Variations autobiographiques ma passion sur le mode romanesque, mais je ne suis pas, mainte- nant, sur quel mode je Pécrs, si est celui du témoignage, voire de la confidence telle qu'elle se pratique dans les journaux féminins, celui du manifeste ou du procts-verbal, ou méme du commentaire de texte.» Lécriture autobiographique se transforme plus par le regard que lon porte sur existence que sous l'influence d'un quel- conque jeu formel : nous avons bien changé de période. Dans La Fonte (1997) Annie Enews revient sur un épisade précis de son enfance, jusquela pas sus silence: «Mon pete a vould tuet ma rate un disnanche de juin, au début de Papres-miti.» En exergue @ Fouorage, ele a plact une phrase de Paul Auster: «Le langage nest pas Ja vit. I est notre manige d’exister dans univers» quelques homme, pos tard, dit: «Mon pea voulu tuer ma smére quand falls avoir douze ans.» Avirenvie de dire cert phrase signifiaic que jes avais dans la peau. Tous se son es apts Pavoie entendue. Je voyas que javas commis une fae, quls ne pouvaient recevoir cette chose-la. Jécris cette scéne pour la premitre fois. Jusqu’s aujourd’hui, il me semblait impossible de e fare, méme dans un journal intime. Comme tune action incerite devant entratner un chétiment. Peut-ttre celui de re plus pouvoir écrie quoi que ce soit ensuite, (Une sorte de soulage- ment tour & Vheure en constatant que je continuais d’crire comme avant, ql néai rien arsivé de terible.) Meme, depuis que jai réussi A faite ce cit j'ai impression qu'il Sagi d'un événement banal, plus frequent dans les familles que je ne Vavais imaging. Peueéere que le récit, tout récit, rend normal importe quel aete, y compris le plus sdramatique. Mais parce que j'ai toujours eu cette scéne en moi comme uune image sans mots ni phrases, en dehors de celle que j'ai dite & des amants, les mots que jai employés pour la décrize me parassent éran- se, presque incongrus. Flle es devenue une seine pour les ates. ‘Avant de commences, je croyaiséte capable de me rappel chaque détal. Je ai retenu, en fit, que Patmosphiér, la position de chacun dans la cuisine, quelques paroles. Je ne sas plus quel était le motif Inca de la dispute, si ma mtre avai encore sa blouse blanche de com- :mergante ou si elle Favaitenlevée en prévsion de la promenade, ce que nous avons mangé. Jenlai aucun souvenir précis de ka matinée du dimanche, en dehors du cade des habitudes, messe pisses, et. — -39- La litedvature frangaise au présent bien que jie dA, comme je le ferai plus tard pour e'autres éxéne- ‘ments, revenir souvent en artitre, dans le temps oft la sctne n’avait pas encore et leu. Jesus site, eependant, que je portais ma robe blewe 8 pois blancs, parce que les deux és ob ai continué de la mettre, je pensais au moment de Fenfiler «ces Ia robe de ce jour», Sire aussi 4 temps quil sai un mélange de sel, de muages et de vent ‘Annie Ena, Le Hote © 6. Gallina, 1997, . 16-18 Le statut de Mécriture-reste toujours en débat; mais reléve désormais de Vapproche et de li syiitaxe qiie on Sautorise, comme le montrent ces réflexions d’Anne-Marie Garat, en opposition a la recherche par Annie Ernaux d'une «latitude» sincére. Aprés une dizaine de romans (dont Aden, prix Femina en 1992), Garat cependant renonce & la fiction lors de la mort de son pére et de sa sceur, mais ce n'est pas pour suivre les choix d’Ernaux: « [...] j'ai désespéré du roman, de la fiction lietéraire, mais j'ai honni encore plus violemment la tentation d’écriture sincbre qui se présentait.[...] dans la représentation, je cherch jexige unc forme vraic (aussi vérace, exacte, aussi légitime que slimporte quelle autobiographie, récit, témoignage, supposes sinc&res), une forme par laquelle le langage, la mémoire élaborent dans ordre romanesque une structure mentale, un texte capable de produire sa forme. (...] C'est-i-dire d’étre une machine & rire, dassumer la machination littéraire, fiction voloncaire. » (Dans la pente du toit, 1998). Pour Garat, «La vérité biogta- pphique est inaccessible; si on y avait accts, on ne pourrait pas en faire état», aussi lui faut-il trouver une forme qui permette d'af- fronter les zones obscures de lhistoite familiale: mére terri- fiante, pére silencieux. On comprend qu'elle finisse par en teve- nir au roman (Les Mal famdées, 2000) Soi-méme comme un livre Sily a quelque chose de «fictify dans !'autobiographie, ce n'est pas tant que celle-ci winvente» un séel qui ne fut pas, mais que chacun se représente sa propre existence, parfois méme sans l'éctire. Louis Marin le souligne dans La Voix exommuniée comme Lacan dans ses Eerits: «Tout sujet sappréhende dans une “ligne de fiction”. ws Variations autabiographiques Cette “fiction” est la seule “vérité possible” que le sujet puisse pro- duire de lui-méme: il ne saurait y en avoir autres.» Nul en effet ne saurait produire directement, ex abrupto, de représencation objective de Iui-méme, Aussi Pautofiction en ditelle sans doute plus long, y compris dans les interstices du non-dit et de Pimpli- cite, que le plus soigné et le plus «sinctren des récits rétrospectifs Deux grandes tendances traversent ainsi le champ autobiogta- phique: celle qui consiste & simplement transgresser la frontiére entre roman et écriture de soi — ce serait & proprement parler 'au- tofiction: parler de soi comme d'un autre (Doubrovsky, Robbe- Grilles) ~ et celle qui consiste& reprendee le matériau romanesque antétieur pour en donner la version «authentique: : venir & soi en partant de cet autre qui en fut la transposition originelle (Duras, Emautx, Simon), en procédant & des relectures/ réécricures de soi. Bien des écrivains reviennent ainsi sur leurs textes d’antan, #ap- prochant au plus pres des zones demeurées dans Pombre de la fic tion, C'est par exemple Patrick Modiano, donnant, avec Un pedi- gree (2005), la evraie» version de cette enfance chaotique durant les années P Occupation quiil a tant de fois romaneée dans ses fictions antéticures. C'est Le Clézio, publiant en 1986 le Journal de son Voyage t Rodrigues, accompli sur les traces du grand: pére donc Phis- toire lui avait, en 1985, inspiré Le Chercheur dor, le seul récit auto- biographique qu'il air] eu envie d’écrire». Dans LAfticain (2004), récit consacté principalement & son pére, il fourit semblablement la «vtaie version» de ses romans Onitsha (1991) et Révolutions (2003): le lecteur retrouve lenfance & Nice, le voyage avec sa mére vers Afrique pour y rejoindre le pere, médecin britannique, et sur- tout Pactivée sur le continent afticain. Aprés avoir donné, dans les préoéclents livres, les clés de sa famille de fOcéan indien, Pécrivain souligne ici "importance de cette autre expérience enfantine: «Si je slavais pas eu cette connaissance charnelle de 'Affique, si je n'avais ppas regu cet héritage de ma vie avant ma naissance, que serais-je leven?» Il a écé congu en Affique avant la guerre qui a séparé ses parents: «Cette mémoite n'est pas seulement la mienne, Elle est aussi la mémoire du temps qui a préoédé ma naissance (...] la mémoire des espérances et des angoisses de mon pére ...] ma mere ~¥r= La liteérature flangaise an présent africaine, celle qui m’a embrassé et nourci a l'instant ott j'ai &é congu, & Finstant oi je suis né.» Le tire du livre, PAffiaain, doit donc sappliquer & l'écrivain autant qu’ son pere. Limportance autobiographique des lieux n'est plus & démontrer Léerivain qui est allé le plus loin en ce-sens est Julien Gracg. Tard venu & Fautobiographic, de fagon somme toute assez traditionnelle, il innove en effet par sa facon oblique de Faborder, en évitane récit convenu et étapes balisées: naissance, famille, écolés, etc. Gracq, avait certes plusieurs fois, dans Priférces, puis dans Lettrines, abordé au rivage de Tenfance, mais jamais de fagon systématique. Dans Les Eawe éeroites (1977), la remontée en barque d'une petite tivitre, 'Evre, permet & la mémoire de rassembler différents moments et différentes facettes d’un Moi par «la vertu du seul contact vrai retrouvé avec ce qui m’a captivé quelque part une fois, réxcillant et rejoignant par un chemin de foudre tout ce que j'ai jamais aimé» et favorise ainsi exploration de sa sensibilité homme et d’écrivain. En 1985, La Forme d'une ville poursuit cette exploration de la formation et de adolescence au collége, par le tuchement du lieu: une ville, Nantes: «Je voudrais seulement cessayer de montrer ~ avec toute la part de gaucherie, Cinexactitude et de fiction que comporte un tel retour en attitre ~ comment elle rma formé, cest--dire en partie incité, en partie contraint & voir le ‘monde imaginaire, auquel je m’veillais par mes lectures (...] remo- delée selon le contact de mes réveries intimes, je lui ai prété chair et vie selon la loi du désir plurdr que selon celle de Vobject Une flaneric apparemment sans ordre permet 2 Pécrivain de retrouver les grandes formes de son imaginaire: godt pour les zones bordigres par exemple, mais aussi de signaler comment cel liet ~ ou plutde le souvenir de tel lieu — a pu donner naissance, bien des années plus tard, & tel de ses livres: «Du souvenir gardé de l'hip- podrome du Petit-Port, devait germer pour moi, prés d’un demi- sitcle plus tard, le récie du Roi Cophétua.» Le plan du livre est topo- graphique et non chronologiquc: les différentes étapes de su vie ignant, militaire, él€ve ~ figurent dans le plus grand des portant éanc de montrer comment cette ville lui a donné le god de la liberté, ~42 Voriations autobiographiques Le Reve parisien est une allusion au pobme des Fleurs da mal (CI) gui ‘ort ce titre: Cex a un ausre podme de Baudelaire, Le Cygne (LXXXIX), (que Gracq a emprunté lettre de on lore: «Le viewx Paris west plus (, forme d'une ville / Change plus vite, hélas! que le eur d'un moctel ese curieux que pour moi ces vues inérieures que je garde de Nantes ‘vont jusqu revétr un caratére rsolument passise elles refusent de prendre en compte les transformations opérées dans la ville depuis un demi-sidele; clles constituent des documents archives intimes, clas sées et répertories, plutdc que de vrais souvenirs. De ccs images, celle qui se présente en premier est sans doute la vue de Pancien confluent de la Loire et de "Erde, & parti de Fétoie quai Orléans, presque dans faxe de la petite rvidre, avee en fond de table les views heels de Ile Feydeau.« Tableau parisien» au sens de Baudelaire, rout entier de pierre et d'eau calm, sans aucune des touches de verdure que le comblement a partout ajoutées. Pus vient la vue de la Loire qu'on avait de la place de la Duchesse Anne, au pied du chiteau, en direc- ‘ion dela pointe de Pile Feydeau: un peu analogue, en réduction, a la vue qufon a & Patis de la Monnaie sur a pointe de la Cicé: dans cee instantané ressore vivement, en face du Chateau, la berge inclinge, herbeuse, entre ses pavés, de Paneien quai Baco, sous Tombrage déxé de ses arbres, La uoisite est celle qu‘on a de Factuel café de la place Royale, quand on regarde denfilade la rue Crébillon, et, au-del& de la place Grasln, le créneau de ciel que découpe entice de la rue Voltaire; ddans ce lich intime, la place Royale conserve son horloge et sa con guration avant le bombardement, un peu plus réréce Panimation ~ealle d'un dimanche d'éré— Saccrote de tout le pépiement dela large terrasse de ancien café d'Orléans, aujourPhui dsparu, 3 Fangle dela tue La Pérouse, Images neutres que la vie éracue, mais oit les masses bitis, les coulées d'eau, la distribution figée des pleins et des vides se dégagene presque dédaigneusement de la confusion de la foule qui les ‘mbrousalle, rejoignent en effet la mingralieé spetrale du Réve Parisien — radiographie insdicuse de la mémoire visuelle, ot le squeette seul ‘ansparatederritre I'dsion du tisu conjoncsf. [mages qui tetrouvent presque, dans le haussemencd’épaules nonchalant quelle ont pour se ddéfare de Yhomme, la majesté inhabitée, haurane, des rues neutees lu pecic matin Mais ln vétié est que, nit par le sordltge de ses noms, ni par lee instantanés quelle a gravés dans la mémoite, la ville ne se laisse tout & fait ressast J'y ai vécu par Fimagination pls que dans la réalité: elle ~43- Lea ltebrature langaise au présent ‘xt restée pour moi ce que peut éue une premitre garnison pour un sous-lieutenant qui y réve de commander un jour des armées: tout sy faic signe, pressentiment, symbole, toutes les barritres sont pour esprit des incitations & saute, rout n'y prend vie qu’autant qu'il exige etre développé. Une ville qui vous couvé laisse tout fuirdelle-méme si le souvenir ne-Vous restitue ce qu'elle signifiait momentanément -mplasable: une présence incubatrce, une chaleur enveloppante cc informe, Je tassemble-Les morceaux dan ezuf eassé, dun cocon, troué; rien ne peut plus me rendre la poussée aveugle qui condamnait tout ce qui mentourait a éclater, pour apprendre 4 existerauteement, rien non plus ne peut me rendee présente la ductile, In placicité «une Ame encore toute vague, sur laquelle route impression se faissit fempreinte, ou plutét, au sens goethéen, forme empreinte, destinge en vivant & se développer. Jalen Ganco, La Fare diene wile © 6 José Con, 1990, p 208-211. ‘Cest aussi le truchement des licux traversés, retrouvés par Fine termédiaire de photos, qui permet & Christian Garcin de parcou- rir ses années denfance dans un texte qui entretisse souvenirs et digressions (J'ai grandi, 2006). Yael Pachet, dans Mes Etablisse- ‘ments (2004), évoque de méme les divers lieux de sa jeune vie, menacée de déséquilibre et de folie: un texte troublant de mal- adresse consentie, qui écrit entre Phésitation et la recherche d’un point d’équilibre, « pour ne pas sombrer dans le bafouillage, en tultime tecours », Ecrire sa vie pour tenter de la vivre. Lautobiographie des modernes Ces recours a l'aurobiographie — parfois lautofiction — manifestent tune injonction 4 la «vérité disposée selon des enjeux qui donnent ainsi un autre starut a la «fiction», décrit par Lacan et Louis Matin, que Von pourrait appeler «fiction existentielle» par oppo- sition & la simple « fiction littéraire», A quoi s'ajoute un autre phé- nioméne: I'évolution de Pceuvre se fait concencrique, tournant autour de quelques év de quelques périodes centrales de la vie ou de la formation, abordés d’abord par des fictions « roma: nesques» puis par des «récits» et enfin par des «autobiographies» (voire des Journaux ou des Carnets, ef. inf, chapitee 2 p. 65). ~&— Variations autobiographiques, On constate ainsi: 1. que Fautobiographie n'est plus un genre «autre», & cbté du roman, mais quelle entre en composition et méme en dialogue avec lui au sein dune ceuvre qu'il faut désormais recevoir indépen- damment de ses divisions génériques; 2. que le mouvement qui anime leuvre est celui d’un appro- fondissement, d'une recherche sans cesse relancée, dont les genres sont des moments»; 3. que cette division de Pceuvre en moments est lige aux concep tions que les sciences humaines et leur vulgarisation permettene de se faire du esujet», notion incertaine, & soi-méme inaccessible, d'une unité fallacieuse et de représentation fictive. Aussi faudraicil envisager les genres en composition diachto- nique et pas simplement en opposition synchronique, d’autant que méme les écrivains de la modernité la plus radicale en sont venus 8 sinscrire dans ce cycle d'interrogations lttéraires du sujer. ‘Car Marguerite Duras et Alain Robbe-Grillet ne sont pas les seuls de cette génération & s'étre laissés tenter par la question autobio- ‘graphique. Nathalie Sarraute y vient la premitxe avec Enfance (1983), laissane percer son rapport ambivalent & l'écriture person- nelle sous la forme d'un dialogue entre deux Moi —I'un qui veut écrite son enfance: «C'est encore tout vacillant, aucun mot écit, aucune parole ne Pont encore touché, il me semble que ga palpite faiblement... hors des mots, comme toujours... des petits bouts de quelque chose Pencore vivant... je voudrais, avant quis dispa- raissent... lissez-moi... », et Pautre qui critique cette envie. Sous forme de fragments de longueurs trés inégales, dans la disconti- nuité d'un récit qui suit pourtant & peu prés Fordre chronolo- gique, Sarraute part & la recherche de ses origines, retrouve cer- tains mots, certaines expressions, qui ont pu avoir sur enfant qu'elle fut une si profonde influence. Dans le droit fil des proses et pices de thé’tre qui ont précédé, «lle xy révéle infiniment sensible aux inflexions des voix et au pou- voir des mots; elle dégage les éléments de l'ceuvre encore & venit: souvenirs d’enfance, rapports avec les parents, découverte de Vautre, du langage, comme autant de petites scénes de « tropismes». Plus ~45- La littérature feancaise au prévent ‘que sur le matériau biographique, la recherche porte stir la néces- siré aller au-dela du convenu, pour capturer dans les mots une vérité plus intime. Nathalie-Sarraute n’a cn rien modifié sa concep- tion de F'éeriture: on pourrait appliquer & Enfince ce que Sartre éerivait en préface au Portrait d'un inconnu, en 1947: «Nathalie Sarraute nous fait voir le mur de linauthentique: elle nous le fait voir partout [...] elle a mis au point une technique qui permet dlatceindte, par-dela le psychologique, la réalité humaine dans son exitence méme.» Loin de tout «revirementy ou de toute «rup- ture», les promoters des plus grands renouvellements narratifs Mapprochent Pautobiographie que pour creuser plus profon- dément l'exigence qui motivait leurs premitres recherches. ‘Aussi le «retour au sujet» ne constitue-cil pas une «réaction» de Ja littérature contre les avant-gardes, loin de la! C'est au contraire une nouvelle approche de la question du sujet qui se dispose, et sa possible expression la lumigre des questionnements et des cri- tiques de la modernité. Lice les dernitres ceuvres de Sarraute, de Simon, de Louis-René des Foréss... permet de mieux comprendre le sens profond de leur entreprise passée et, souvent, de libérer leurs ceuvres de la grille de lecture qui fut imposée par les exégétes du Nouveau Roman ou du textualisme. Ainsi Claude Simon poursuit- illen fait dans L’Acacia (1989) la voie esquissée auparavant. Face & acacia done les branches tremblent devant sa fenétre, le narrateur revient sur certains épisodes abordés par les romans précédents, & ces bribes d'Histoire entre 1880 4 1982, & ccs quelques sctnes de La Route des Flandres qui obsédent l’ceuvre fictionnelle. Mais le livre Sapproche aussi de zones plus intimes, plus douloureuses ou plus seerétes: la more du ptre lors dela Grande Guerre, la recherche de sa tombe sur les champs de bataille; puis, dans Le Jardin des plantes (1997) et Le Tramuay (2001), la mort de la mere, progres- sivement transformée en momic par son deuil et le cancer qui la ronge. Nulle pare ces livres ne sont présentés comme des autobio- graphies, mais Claude Simon reconnait: «Il ya une évalution sur ce plan dans mon ceuvre, elle se fait par la disparition progressive du fictif (...]. Et 4 quoi bon inventer quand la réalité dépasse & ce point la fiction?» Le lecteur comprend peu peu que auteur alin- fhe Variations autobiographiques vente plus, que peut-tre il n’a jamais vraiment inventé, mais qu'il reprend, une fois encore, dans ces phrases longues, sinueuses, enve- loppantes, une réalitéintime, multiple, rendue poéique par tout un systtme d’échos et d’harmoniques tissés au plus pres de sensations cet de souvenirs jamais complétement épuiss, jamais stabilisés, Le Jardin des plantesest plus atcentif a existence récente de Pau- ‘eur, en particulier toute la période qui a suivi Pattibution du prix Nobel (1985), les voyages et les réceptions qui sen sont suivis. La premitze personne altemne avec la troisitme personne, dans une sorte de distance de soi soi, comme si, dertigre les initales qui lui servent & se désigner, «C.S.», Pécrivain siinterrogeait encore sur la réalié des images enregistrées: «est/est-ce? », oscillation caracté- ristique de I'«impalpable et protecteur brouillard de la mémoire» qui craverse Pocuvre et sur lequel se lor Le Tramway. C'est dire que ces livres, ott les figures de Proust, de Faulkner, de Dostoievski, de Conrad ou de Flaubert servent d'intercesseurs, ne cessent deere aussi des réflexions sur [écriture, sur le fonctionnement la mémoite. Dans Le Tramway (2001), complétement écrit & a pre- mitre personne, le narrateur-écrivain, présenté sur un lit d’hépital, aresse deux fils, celui des souvenirs d'enfance autour du tramway qui menaie au collage et 2 la plage et celui de son expérience actuelle de malade. Ce livre & la tonalité proustienne fait surgir, en séquences simplement juxtaposées, les figures familitres de I'cri- vain: un ancétre de I'Empire, Vacacia, la débacle de 1940, La mere du narrateur, adorée, détestée, agonisante, devient leffigie centrale un univers provincial dont les rites, les comédies sociales et fami- Tiales sont esquissées avec causticité. L’écriture, sensible aux chan- sgements dans la forme de la ville (Perpignan, jamais nommée), aux. sensations, odeurs, a la végétation et aux bruits des vendanges, aux Jumiéres sur la mer, tente de sauver un monde de la disparition. Non que le monde disparaisse, mais la vieillesse en sépare peu & peu: le contraste est brutal entre sa luxuriance et a déréliction qui ronge les corps mourants, ici comme a Bénarés, ou comme par- tout. Simon, dont le style nla changé en rien, ne sabandonne au acrécit d’enfance» que pour livrer lt raison profonde de son écti- ture: elle est pour lui une épreuve de «mélancolies. Non pas, -47- La literasure fanaise a présent comme il Pexplique dans Le Jardin des plantes, une complaisance languissante a soi-méme, mais, chevillée au corps, la volonté de durer, et de faire durer avec. soi ce monde de sensations passées et présentes qui habitent le corps. Lécriture autobiographique, son souci de comprendre le passé du sujet,-se-lient puissamment & la rage de vivre et de toiit retenir. Cette angoisse de la perte se manifeste aussi dans la captation du. détail. Le texte autobiographique est alors contaminé par un ver- tige dexhaustivité: Alain Fleischer; qui avait liveé des « fragments autobidgeaphie » dans LAzcent, une langue fantime (2004) entreprend dans L’Amant en culottes courtes (2006) explorer lon- guement sa découverte de la sexualité, dans un récit atrentif a la moindre perception, la moindre sensation, dont Pampleur brosse d’un méme élan le paysage d’unc époque et des licux. Le Centre de la France (2006), récit autobiographique de Hubert Lucot dissi- mule de méme derriére son titre géographique une découverte de la sexualité, ou plutdt de Pérotisme auprés dune femme dont le narrateur a attendu la mort pour écrite, Les années cinquante, écartelées entre les conflits militaires (Indochine, Algérie) et la croissance d’apr’s-guerre qui transforment le monde, constituent le fond sur lequel les fragments d'un journal rétrospectif rassem- blent autour du sexe toute la diversité des relations humaines, politiques, culturelles, littéraires que l'on retrouve dans Pautobio- sgraphie de Pierre Guyotat, Formation (2007). La «mort de Pauteur» et Pénonciation du dernier mot Dialogue chez Sarraute, oscillation entre premitre et troisitme personne chez Simon: l'une des variations de Pautobiographic tient & Vinstance de Pénonciation. On se souvient qu’au moment de présenter ses Mémoires douire-tombe, Chateaubriand attirait attention sur ce point: le «je qui écrit n'est plus le méme que celui qui a vécu les événements racontés. Cette ambivalence s'ac- croft du peu de certitude que nous avons désormais sur les événe- ments, dont la mémoire est parasitée par tant de choses. « Qu'ai- je vraiment vécu? qui étais-je qui ai vécu cela? qui suis-je pour le dire?» Au cours de la période contemporaine interrogation sest ~48- ‘Variations autobiographiques déplacée: elle ne porte plus sur le sujet dont on fait le récie mais sur celui qui entreprend ce récit. Aussi croise-t-on forcément toutes les réflexions qui se sont développées dans les années 1960 et 1970 sur «la mort de auteur» de Barthes & Foucault. Pour Beckett, qui fat le plus radical, auteur n'est qu'une voix, qui, dans Compagnie (1980), sinterpelle& la seconde personne car il lui est impossible d écrire «Vimpensable ultime. Innommable. Toute demnitre per- sonne. Jey. Aucun vétitable repére biographique ne permet de vérifier Pauthenticité des quelques souvenirs qui jalonnent ce récit. Le sujet est aux prises avec Pére et Mate, avec le Langage, avec son histoire: «La voix a elle seule tient compagnie mais, insuffisamment.» Les deux ouvrages autobiographiques de Louis-René des Foréts, Ostinato (1997) et Pas a pas jusqu’an dernier (2001, titre empruncé a Beckett), refusent de méme la premiére personne (au profic de la troisiéme) et pratiquent le méme gommage des reperes biogra- phiques. Le texte prend parfois Paspect d'un potme en prose nar- tative, dérive vers de somptucuses méditations funebres. Des Foréts qui avait creusé la question de la parole ds son premier roman, Le Bavard, y trouve ici le détour par oit affronter la réalieé biologique de la mort qui approche: «... le liew premier, le non- lieu, le tien de rien ott tous les mots érant heureusement abolis, le silence méme perd sa nature et son nom. Dans la seconde partie 'Ostinaro, puis dans le second volume, le récit disparait & peu prés roralement: lauceur tedit sa vdécision, prise par lassitude, de ‘mettre un terme & Vexploration d'un passé auquel maints déve- loppements discursifs font éran comme autant d'excroissances parasicaires» ALaperve Toit Ia fiction se substtue au rel, eclimat devient moins pesant, 1a vision plus large, létre y espire enfin dans son élément et retrouve sans effort une libersé de mouvement qui le porte, se jouane dot contraintes, au sommet de ses capacités inventives, sources elles- ‘mémes de vérté, pour autant que par une sorte de transmutation i fait de Vimaginaite son domaine inaliénable, ~49- La liseérasure francaise an prbsent Que telle formulation dune pensée venue & Pesprit ne soit en fait wun jeu de mots, st-ce une raison pour Ia juger de faible poreés quand, prés d'une fois sur deux, le maniement du langage, qui révle notre nature profonde, répond au besoin ludiquesurvivantlenfance? Que elle autre, tenue & juste titre pour indigente, apparce un secours dans le désarri, ne ft-ce i le Yep de son énonciation, on se gardera par gratitude dela biffer au nom de la rigueur. Loin de rompre le lien qui nous rauache au mensonge, affecter de wetre dupe de rien, jouer la carte eruquée de la lucidité est une double imposture en ce qu'on la fit passer eck prend soi-méme pour lune operation démystifante. C'est perdee le béndlice de lllsion sans obtenir de gain en compensation Vivre au jour le jour dans Patente de ce qui ne vient jamais et en faire par-dessus le marché toute une histoire ext comme livrer des armes & son pire ennemi pour se les voir aussitberetourner contre so. LA ott manguent les moyens dexpression ne bat que dane aile la imémoite atrophige Das lorsque tour poin d’appui fit faut, cst su le terrain vague de Papproximation quion cherche sa voie, la nécesité y conduit, le pric payer éant un certain décousu, un mangue de eolsion dd hire autant qu’ une négligence formelle déibérément acceprée. Le refas dese laser enfermer dans la logique d'un discoursy est bien pour quelque chose, mais aussi la dificulsé de mettre en mots ct ca place ce qui ne fai rerour la vie que dant la plus extréme confusion. Louis René DES FOREIS, Onto © Mercure de Fane, 1997, p. 211-212. La voix de des Foréts semble se confondre avec cele des person- nages de Beckett: « Dire et redire encore, redire autant de fois que la redite simpose, tel est notre devoir qui use le meilleur de nos forces ct ne prendra fin quavec eles.» Lautobiographie touche alors & Pabstraction existentielle: au terme d'une vie le sujet ~ sa voix — cherche ce qui a pu en constituer non pas Phistoite mais Pressence. Cette approche de la more transforme l'autobiographic. Pour beaucoup, il ne s'agit plus de dire ce qui a été, mais d'avancer ‘vers ce qui vient. Non pas seulement connaitre le «fin mot» de sa propte existence, mais faire entendre le dernier mot. Roger Laporte ‘qui acheve avec Moriendo (1983) un ensemble commencé en ~50- Variations autobiographiques 1963, se donne comme seule injonction de « poursuivre». Et ter- mine cet ensemble intitulé Vie par un « post-scriptum» au seuil de Ja more, en trouvant cruel «d’2voir retrouvé la faveur d’écrire seu- lement pour ajouter: “la séquence finale demeurera non écrite” ». Michel Leiris, dont Paeuvte nfaura été qu'une vaste aucobiogra- phie, ne peut en finir avec La Régle du jeu et donne encore Le Ruban au cou d' Olympia (1981), Langage tangage (1985) et A cor et dori (1988), trois ouvrages trés différents des volumes antérieurs. Ces livres ont un theme commun : la voix, la langue, parlée autant quiéctite, Si fe ruban s'enroule encore autour d'une figure mythique—P Olympia du tableau de Manet rejointles Salomeé et les Lucrtce des livres précédents —, les deux autres livres sont de cons- truction beaucoup plus relachée. A mesure que se rapproche, indluctable, la fin biographique, la lutte contre l'angoisse de la ‘mort se fait de plus en plus désespérée et recherche la formule pat- faire, hesitant entre le bref paragraphe, le potme ou le récit de réve. A cor et ori se présente comme une suite de notations autour des trois verbes «Crier. Patlet. Chanter». Les deux horizons de Vautobiographie Le retour ’enfance, ipproche de la mort: le geste autobiogra- tique du « récic récrospectf», linéaire. Or le récit aurobiographique contemporain se morcelle de plus en plus: les textes privilégient souvent tel ou tel «événement» déterminant, tel ou tel «biogra- phime», selon le mot de Barthes qui désigne ainsi, dans Sade, Fou rier, Loyola, les brefs moments d'une vie. La linéarieé du trajet test perdue au profit de la captation des instants. Elle se complique de références croisées & des ceuvres etd tout un ensemble intertexcuel. Deux moments insistent cependant, la mort, enfance, comme deux poles magnétiques qui orientent la vie, et, partant, lceuvre clle-méme, au point d'y réduire parfois Pautobiographie. On com- prend que la more ait pu obséder & ce point les modernes qui avaient fait un credo de la « mort de auteur» et se sont ainsi trou- ‘és devoir confronter une more conceptuelle & sa version biogra- phique devenue soudain pressante. Lautobiographie se fait alors $4 La lserasure frangaive au présent récit d'agonie, noir échange avec la maladie ou le trépas que les ‘mots, vainement, tentent de tenir en respect. C'est au nom méme de cette réalitéA qu’Annie Emaux, aux prises avec un cancer, réittce son refus de la fiction : «Je ne supporce plus les romans avec des personnages fictfs atteints d'un cances-Ni les flrs. Par quelle inconscience des auteurs osentils énventer cela? Tout m’y paratt faux jusqu/au risible.» (’Usage de la photo, 2005). ‘La maladie a Ainsi, Frangois Nourissier, face & la maladie qui réduit ses capa~ cités et annonce une fin inéluctable, fait-il dans ses derniers livres (A défaut de génie, 2000 ; Prince des berlingots, 2003) Pépreuve de fa sincérité Iucide, Redistribuant les éléments de son existence pour un bilan sans complaisance, comprenant qui fest pas le grand écrivain quil avait révé d'etre i récit sa vie en Vaffranchis- sant des ambiguités de Pautofiction. Un « Avant-propos chronolo- gique» résume son existence: «L'idée que je puisse écrite sur ma vie sans respecter une chronologie trouble mes interlocuteurs. En voici donc une, succincte.» Afin de tenir avec humour la maladie (Parkinson) & distance, Nourissier exée le personage de «Miss Bo, méchante fe qui lui joue les tours les plus pendables, dont Tévocation vient interrompre les souvenirs que 'écrivain choisit d évoquer, en un étrange mélange de Journal (la progression de la maladie) et de Mémoires (ceux d'un écrivain important dans le monde des lettres de son époque, journaliste influent, président de Pacadémie Goncourt) Deux livres d’Hervé Guibert marquent profondément les années 1990: A lami qui ne m'a pas sauvé la vie (1990) ct Le Protocole compassionnel (1991). Dans ces «romans» & la premitre personne, Guibere, raconte les journées et les nuits dun malade: «Hervé Guibert, écrivain malade du sida, ses proches, la commu- nnauté des malades et de leurs soignants» comme le précise la qua- trite de couverture du second livee. D'autres livees sur le ‘ont paru avant (Les Nuits fawves en 1989, voir infia, p. 341), mais la manitre qu’a Guibert de méler franchise et pudeur, impliquant ses amis, ses médecins, sous des pseudonymes transparents, donne apts ‘Variations autebiographiques cette relation allure d’un testament. En 1986, Mes parents, bien quiécrit au présent, en fragments émotionnellement charges, se rapprochait déja de lautobiographie pour dire le milieu familial et ses violences, les haines qui ont formé l'homme et I’écrivain, Le scandale provoqué pat les «révélations » de Guibert sur la mort de ‘Musil (ott tout le monde reconnatt le philosophe Michel Fou- caule, dont la famille avait caché qu’il était mort du sida) conduit 2 reposer la question : Vautofiction permet-elle de rout dite? Le Protocole compassionnel, qui se concentre sur la lutte au quotidien du malade, sa relation presque amoureuse avec son médecin, une femme, ses espoirs, le progrés du mal, ses derniers voyages, sa fi- vre d'écrire ~ «Cest quand j'écris que je suis le plus vivant» — désamorce ce qu'il pouvait y avoir d'agressivement provocant dans le livre précédent, ct donne un autre sens & expression médicale de «protocole compassionnel». Ecrire son autobiographie peut étre ainsi une fagon de faire le deuil de soi. approche de la mort qui suscite ce geste associe at cobiographie & une forme testamentaire: que laisser, que sauver de moi-méme? C'est aussi parfois une expérience du deuil, celle des disparitions qui scandent une vie. La mort des parents est hélas dans Pordre des choses: on verra cependane quelle suscite une lit ‘térature singulitre, propre & notre époque. Celles des compagnes, des compagnons ou, a fortiori, des enfants parate plus scandaleuse, Eile aussi engendre souvent le geste autobiographique, mais une autobiographie tournée vers autrui, vers son absence. Une auto- biographie, cependant, qui entreprend de dite ce fragment de vie ob la séparation a déchiré le cours du temps. Sans doute la dimen- sion «thérapeutique» d'une telle éeriture nlescelle pas absente, mais elle atceint & Vecuvre liteéraire parfois, lorsque la soutflrance immeédiate ne lemporce pas sur l'exigence de Pécricure. Le deuil d'un enfant Bernard Chambaz (Martin, cet été, 1994), Camille Laurens (Phi- Zppe, 1995), Philippe Forest (L'nfint éternel, 1997 ; Toute la nuit, 1999), Laure Adler (A ce soir, 2001), confrontés & ces disparitions enfants, ont cherché 2 metere des mots sur leurs vies brisées. Qui -53- La leérasure francaive au préent se retranche dans le compte rendu des fiits ct des instants (Laure ‘Adler), ou quil proscrive toute précision, comme Louis-René des Foréts évoquant dans Ostinato la mort d'un. enfant sans jamais la dire vraiment, le geste autobiographique se refuse a la plainte, évite lyrisme et pathos. Lautobiographie «stun garde-fow paradoxal contre le narcssisme d'une dauleur trop absorbance. 'autobiogea- phe sinterroge au miroir de absence: «Qui appelle? personne. Qui appele encore? sa propre voix qu'il ne econnaft pas et confondd avec celle qui sest tue» (des Fatéts). Poutquoi ces livres? Le psy- chanalyste Jean Allouch explique, dans Erotique di deuil au temps de la mort stche, que le «paradigme du deuil» a changé, Ce nest plus, pour notre époque comme pour celle de Freud, la mort du pire qui fait référence mais celle de Fenfant, parce quelle posste le ‘ecaractére déterminant du non-accompli» et ampute le sujet d’une part de lui-méme. Aussi ces textes sont-il effectivement des auto- biographies amputées: amputées « contrario de rout ce qui fait usuellement autobiographie: naissance, enfance, adolescence da sujet. Rien de tour cela: le texte se concentre sur enfant perdu, sa vie breve, st mort, comme sil Sagisait de préserver cette part de soi-méme que la mort a enlevée Une réserve parfois, une pudeus, atténue le contrat autobiogra- phique d'un changement de prénom, Félix pour Philippe, par exemple, dans Toute la nuit, et le livre sappelle «roman». On pourrait en conclure 4 une traditionnelle «transposition » du réel en fiction. Mais le livre, tout entier tourné vers une recherche d’au- thenticité, un effort pour comprendre ce que l'on a traversé et comment lon vit encore, ne peut inventer. Des indices factuels, comme des évocations du premier roman de Forest dans le second, garantissent la réalité des événements. Si cette matitre autobiogra- Phique sappelle «roman, ces, déclare le narrateut, que «la réalité dans laquelle nous sommes entrés depuis la mort de Pauline est tel- Jement étrange, tellement inhabieuelle, que le livre doit prendre, lui aussi, une forme différente ». La conscience méme du cenps ex est changée: « Au coeur de ce temps absent qui nous entourait dans ce néant monotone, nous étions seuls, si seuls que plus rien ne nous permettait de vérifier note propre existence. Nous avions le —54— Variations autobiographiques sentiment d'avoir perdu notre nom (que les autres ne pronongaient plus), notre corps (quiils ne voyaient plus).» Les éléments sur les- quels sappuie le genre autobiographique: inscription temporelle, réalité physique, nomination, sont en suspens — ct cependant le livre ne saisit rien d’autre que les moments d’une vie. La variation autobiographique ne tient pas seulement aux jeux de Pécriture (la «graphie»), mais aussi aux épreuves de existence gui interfbrene avec elle et qui imventene des formes propres & en recevoir la trame et la crace. Pour Philippe Forest, cela reléve de «Légolittérature»: «Car ccs livres constituent également des témoignages démarqués de [sla vie et dont l'aspect documentaire (touchant aux questions de l'enfance, de la maladie, de la mort) {lui] importe, Ce sont aussi des “autofictions” car la vie y découvre sa dimension de fable et Pappel aux ressources de Pimaginaire (la mythologie de la petite enfance autant que celle de la grande poé- sie) participe de lével de Vindividu a Vénigme de son existence.» Mais, selon lécrivain, ’écriture de soi y est excédée par la dimen- sion universelle, qui rend compre des impossibilités du deuil et dur désir, Cest 1A ce qui nous fait lire et recevoir ces livres, ceux de Duras comme ceux d’Ernaux, ceux de deuil comme ceux de désir: ils ne cessent de creuser les expériences communes de homme, de donner voix & ses désarrois. Plus que les anecdotes singuliéres qui ne satisfont qu’une vague curiosité, c'est la vaste interrogation sur «comment vivre ce que nous avons 3 vivre» qui alimente 4 la fois Técriture et la lecture des autobiographies. Les récits d’enfance Dans cette perspective, le récit d’enfance ~ 'enfance du biographe cette fois -, constitue Pautre pole de Pautobiographic. Tous y sactifient, de Nathalie Sarraute (Enfance) & Claude Simon qui raconte dans Le Tramway son enfance & Perpignan, sa sortie tou- jours tardive du collage et le tramway qu'il fallait attraper au vol. Louis-René des Foréis lui-méme, si peu euclin cependane & Sexposer, avoue dans son podme Les Mégdres de la mer (1983): «Br dans ma mémoire souffrante qui est mon seul avoir/ Je cher- che oit Penfane que je fis a laissé ses empreintes», Le début d’Os- -55- La licabrature francaise au présens tinato recueille les sensations demeurées de lenfance, «manitres de traces, fuyantes lignes de vie [...] couleurs, odeurs, rumeurs». Lauteur sy revoit « Perit enfant en chemise, pleurnichant sur une chaise de fer, reniflant, avec sa bouche toute blanche de bouillie, taquiné par le fire ainé», mais ne raconre rien. Memes les sol- licitations sexuelles insistantes des précres du collage sont allu- sives: Cest que de lenfance ne restent que.des images ponccuelles, des sensations, quelques anecdotes peut-ture, pas U'histoires. cependant le réct d'enfance est devenu une forme & part entiére. Avec, pour le coup, une inévitable fictionnalisation, imposée par la mise en récit, pour peu que l'on y consente, de ces fragments de mémoire. Peut-étre le suects d'Enfince de Sarraute a-til enclenché ce mécanisme éditorial? Des collections se créent ct multiplient des ouvrages & mi-chemin entre Pautobiographie proprement dite et le livre de souvenirs. « Haute enfance» par exemple (chez Gallimard) fait se cétoyer des écrivains venus d’ho- rizons esthétiques aussi différents que Patrick Chamoiseau, Raphaél Confiant, Paul Fournel, Henri Raceymow, Diane de Margerie, Jacques Roubaud, Maurice Roche, Régine Detambel ou Jean-Louis Baudry. Ressentie comme essentiele, cette période de formation, de découverte, est celle ott se décermine une per- sonnalité, oft Saccumulent les expériences premizres, oit s labore une vision du monde. Claude Louis-Comber, dont on verra plus Join 'invention «mythobiographique>, revient ainsi dans de courts récits sur les stimulations originelles et sur les premiers troubles. Du sang dans les yewx (2003) place enfant dans Fivresse de l’église er rappelle les émois de la contemplation du martyre de saint Denis: «Le coeur qui s'est bercé en cette intimité ne sen remettra jamais. Les adorations qui, plus tard, accapareront le meilleur de sa vie le ram’neront toujours & ce noyau, & ce foyer, également sensucl ct spirituel, autour duquel et dans le mystére duquel l'enfance s'est elle-méme conquise [...]». Dile et de -mémoire (2004) crouse les rapport aunbigus de Peafant au péché, au sacrilege et au désir dans une syntaxe complexe, propice & dire les tourments 3 venir de la contradiction intime, et toute chargée de sensualité, Le texte réélabore a posteriori, souvent 2 la lumitre 56 Variations autobiographiques implicite de ce qui s'est réveélé déterminane pour la suite de l'exis- tence, ces quelques expériences fondatrices. Dis lors, est-il vrai ment besoin de raconter la suite, puisque «tout est joué» dés ces jeunes années? A la fin du Cahier de romances (2000), Raphaél Confiant sarréte apres avoir raconté son suects au baccalauréat, gui lui ouvre les portes de la métropole: «Tu partirais donc. Pour “France”, comme on disait comiquement & I'époque. Aix-en- Provence rattendait. Une nouvelle existence. » Contrairement aux autobiographies dont Pachévement est toujours probléma- tique, le récit d’enfance se cl6t naturellement par entrée dans cet autre univers, que le lecteur souvent connait déja, de leeuvre deja éerite, Au-dela de la nostalgie d'une insouciance telle que Dominique Barbéris a pu intituler son récit denfance Le Temps des dieu (2001), Penfance apparatt comme Finjonction qui continue de peser sur Padulte, Pierre Bergounioux écrit: «Peut-étre que le meilleur des soins dont on est continuellement occupé, les travaux et les fatigues de Page de raison, ne vont qu’a satsfaire les requétes impossibles qu'on forma aux premiers jours. Si lon croyait vrai- ‘ment, qu’on puisse percevoir les mobiles effectifs de notre action, on n’aurait pas seulement sous les yeux le prosaique spectacle d'un type en train de suer sang et eau 2 faire chose ou autre. On dis- cernerait, & trois pas de lui, Pombre exigué, le concour du gamin de cing ans ou huie ou quatorze dont il exécute aveuglément l'in- jonction» (Le Grand Sylvain, 1993). Uécrivain n’hésite pas & cconsacrer plusieurs livres (« romans» qui rven sont pas: LArbre sur la rivitre, 1988; C'était nous, 1989; La Mue, 1991; ow simple- ment «récits»: Le Grand Syluain, La Mort de Brune, 1996) & fouiller ce temps pour mieux le comprendre et se comprendre. A chaque fois, le texte proctde dune sensation, justement, de Tune de ces épiphanies d’enfance que note des Foréts dans autant de brefs haikus en prose. Cette sensation, Bergounioux la tavaille, la reprend, rente de la cerner au plus juste, den comprendre, in fine, le sens. Le lecteur suit ce trajet avec le narrateur: il n’en sait pas plus que lui. Lenfance ne doit pas seulement étre racontée, au risque d’étre transformée par sa mise en récit, elle doit faire !'ob- 57. La lindrasure fangaie au présent jet d'une séappropriation: & l'anamntse que cultive Barbéris $a- joute ’intellection. Il gagit de comprendre ce qui s'est passé, ce quia déterminé fa suice Paradoxalement, si Penfance décide de Pexistence, le récit d’en- fance, lui, inachéye lautobiographie-Hl Pabandonne dans un suspens auquel l’écrivain ne cesse, souvent, de revenir. C'est que renfance est ce moment aphasique de lexistence, lorsque Iéeri- vain n’a pas commence d’écrire, que les sensations sont sans mots et que les mots, aprés, bien aprés, cherchent & les resticuer. Dans Le Nom sur le bout de la langue (1993), Pascal Quignard (qui ‘consacte & des Foréts un bref essai précisément inticulé Le Veew de silence, 1985), traque cet instant — il a deux ans ~ oft sa mere reste dans le suspens de Fattente d’un mot «sur le bout de Ia langue». Lorsquiil arrive, son visage ¢épanouit, cest une mervelle: « Tout mot retrouvé est une merveille». Quignard couche ici sans doute a la raison profonde du geste autobiographique: «Le nom sur le bout de la langue, cest la nostalgic de ce qu’elle n’étreint pas. Cette nostalgic est premiére parce que ce manque du langage chez les hommes est premier [...] Ecrire, c'est entendre la voix perdue. C'est avoir le temps de trouver le mot de l’énigme, de préparer sa réponse. C’est rechercher le langage dans le langage perdu, C'est parcourir sans cesse ['écart entte le mensonge ou Persatz et lopacité inintelligible du réel [...]-» Lenfance nlest finalement si sollicitée que parce qu'elle est, avec la mort, l'inac- cessible horizon de Pécriture autobiographique. Explorations formelles Ces préoccupations de «sens», otiginel ou ultime, ne signifient pas pour autant que tout travail d’dlaboration formelle ~ d'abord _formelle, cat on a vu routes les formes que ces interrogations pro- dduisent — ait cessé. Sil’on continue forcément de publier des auco- biographies traditionnelles, comme La Traveriée des flewwes de Georges-Arthur Goldschmide (1999) ott Salignent des chapitves sans surprise ~ «Les origines », «Les parents», «Le lieu et la mai- son» jusqu’a «Lenteée dans Page adulten ~, d'autres se distin- guent par leur souci structurel, C'est du moins ainsi que lon 58 Varctonsautobiographiques pourrait recevoir Pentreprise gigantesque de Jacques Roubaud Mais Penjeu de cette ceuvre, commencée en 1989 avec Le Grand Incendie de Londres, est autre: Roubaud tente d'écrire une auto- biographie & travers le récit de 'échec d'un tel projet. Ilse place ainsi au coeur de l'aporie biographique et veut dépasser les réser- vves de la modernité avec les armes de la modernité méme. Le Grand Incendie de Londres, puis les volumes inticulés La Boucle, Mathématique, Podsie, La Bibliosheque de Wartburg, construisent un ensemble qui rend compte des différentes facettes de sa per- sonnalité autant que des différents moments de son existence. Chaque ouvrage s organise autour d'un théme, que dit le titre; ‘mais bien que ces volumes, pour trois d’entre eux, soient sous- titrés «récits», Pordre n’en est ni linéaire ni chronologique, et la durée de Pécriture, avec ses arts, ses reprises, erée peu & peu une cemporalité paralléle, Le texte bourgeonne, avec des « incises», des sccxpansions », tantt regroupées en fin de chapitre, tantOt insérées au fur et & mesure grice & des typographies variées, Le lecteur doit Satrendre & découvrir aussi bien une histoire du sonnet assortie dexemples qu’une histoire des mathématiques modernes (Bour- bak), des flineries dans les rues de Londres ou des déambulations dans la viille Bibliotheque nationale. Leccuvre est & Fimage de Phomme et de Pécrivain: potte, mathé- ‘maticien, oulipien, romancier, critique... curiewx de tant de cho- ses et de gens. Evoquant sa découverte du Paris des années 1950, Roubaud fait Ia chronique littéraire, politique, amoureuse du milieu des intellectuels de gauche; et sabandonne & des livres qui entrainent sur des chemins de traverse, mettant en péril les regles décriture et de composition que cet oulipien ne cesse de se proposer. Roubaud potte avait, en 1977, avec Autobiognaphie chapitre dix, fabtiqué, sous forme de «potmes avec des moments de repos en prose», une fausse autobiographie faite d'un montage de citations empruntées «3 des potmes, composés dans les dix- huie années qui précéderent [sa] naissance». Sa «vraicw auto- biographic est, elle aussi, un combat avec le Livre, mais un com- bat «2 la régulidre», sans crucage, au plus pres des joies et des peines d'un potte pour qui le langage doie pouvoir exprimer & peu 59- La literature francaise au préent prés cout d'une expérience humaine. Amené & définir sa position par rapport a la « vérité autobiographique Roubaud écrit: «Je ne construis pas [de] personnages imaginaires, des étres de papier et de roman, Je n'ai pas Paudace (ou Poutrecuidance) romanesque, qui ne peut éviter de tracer autour-des-étres que ta fiction emprunte ou fabrique un contour de vérié, qui ne peut pas ne pas dire du support d'un nom: tel il es, tel Cest. Si javais choisi cette voi, jaurais été ¢’ailleurs obligé de supprimer les noms propres.» Pas de fiction mais cependant une «invention»: la vérité nest jamais, ne peut pas étre, reproduction de la réalité. Dans Nous, les ‘moins-que-rien, fils ainés de personne (2006), sous-titré « multiro- man, Roubaud, & travers «12+1 autobiographies» qui sont autant de portraits cravestis ~ en stylite, en chat, en podte chinois (Ru-Ba, 1406? circa 1481), en informaticien, etc. -, sejoue tous ces aspects de lui-méme en autant d'exercices de style dune fasci- ante virtuosité. Les manipulations formelles ont ainsi a la fois pour vocation d'échapper aux sempiternelles questions de 'au- thenticité, de la wsincéticén et, finalement, de les reposer & nou- veaux fra Les écrivains semblent toujours en revenir peu ou prow & ce dilemme: d'un cdté le lien originel de Pautobiographie avec la «confession », qui ne coléte pas le mensonge, pousse & 'xaveu» (et méme & la prise de risque depuis la «come de taureau» de Leitis dans L'Age dbomme jusqu’s La Vie sexuelle de Catherine M. de Catherine Miller), de Pautre Vinévieable mise en ceuvre «littéraire» qui suppose une certaine esthétisation déformante, quand bien méme on sen tiendrait & P«écriture plate». Quant aux caractéres propres 4 une existence donnée, forcément hasar- deux, proliférants, chaotiques, incertains, etc. ils défient toute linéarité simplificatrice. Dés lors, comment légitimer un genre, que l'on accuse de ne pouvoir échapper & la fausseté? Prenant le contte-pied de ces grief, certains écrivains ont su jouer de 'auto- biographie comme dun trompe Pevil. Jean Benoit Puech, par exemple, crée de toutes pitces un écrivain, Benjamin Jordane = inspiré de lui-méme -, done il publie et commente Paeuvre et le journal (cE. infie, p. 319). Vrationsautobiographiques Uautobiographie sans te récit ‘On tia parlé ici que de textes narratifs: Pautobiographie suppose cen effet une forme, méme fragmentée ou incomplete, de réit. Deja nous avons vu & quel point ces récits pouvaient étre tronqués, manipulés, Au début du Jardin des plantes, Claude Simon dispose son texte en pavés inégaux dans la page, parfois juxtaposés, parfois entrelacés, La forme linéaire est mise & mal. Llexergue du livre, cempruntée & Montaigne, justifie ce choix: «Aucun ne fait dessain de sa vie et nen delibérons qu’ parcelles (...] Nous sommes tous de lopins et d'une contexture si informe et diverse, que chaque pitce, chaque momant faict son jeu. » Parcelles et lopins: tel est le devenir de autobiographie, cest la tout ce quelle peut prétendre saisiz. D8s lors, sil faut consentir au découplage de Pautobiogra- phic et du récit, quvest-ce donc qui la réserve au domaine narrat Rien, de fait. Et d'autres formes n'ont pas manqué d’apparatere, qui en font déborder les variations, du cété de la podsic, du thédtre, voire de la photographie ou du cinéma. Les podtes ont de longue dare trouvé dans le lyrisme une forme d'« écriture de soi» qui accueille les sentiments, les sensations et les ‘mouvements de 'Ame (Hugo, Lamactine...), ses soufrances et ses déltes parfois douloureux (de LOmbilic des Limbes d'Arcaud au Cabier d'un retour au pays natal de Césaire). On verra plus loin quiune elle rencontre est aujourd'hui favorisée par le regain du Iyrisme dans une poésic qui se détourne des expérimentations tex- tuelles des années 1970 (cE. infra, p. 453) et que la poésic touche parfois & Pautobiographie sans rien eéder au lyrisme, notamment chez Jacques Dupin (Tiré de soie, 1991; Echancré, 1991). Sur la scene théatrale, il est sans douce moins courant de s épancher ec de se raconter. Or la encore Pautobiographie gagne du terrain: Oli- vier Py, par exemple, a pu mettre en sctne son autobiographie, que dans un geste ironique et provocateur, il appelle Thédsre comme Robbe-Grillet appelle Romanesgues son écriture de soi Philippe Caubése raconte sur seine, dans Le Rornan ean acteur, sa carritre théitrale mouvementée. D'autres dramaturges, comme Pierre Ascaride ou Jean-Luc Lagarce, puisent dans leur vie les mmatériaux de leurs pices. [heute des passages de frontiéres semble ~f La ltcérature frangaise au présent donc venue. Lautobiographie n'est plus enclose au livre: chacun le sait bien, qui collectionne ses albums de photographies, ses films et ses vidéos. Ce que le théatre porte sur la scene, le cinéma cst fondé & le porter sur écran: un film n’estil pas une narration ‘en images? II peut étre celui d'une existence, ou d'un Fragment de celle-ci (ca durée, en effet, contraint & une certaine briéveré). On dira que ce west pas la vfe que Von voit,.mais sa reproduction, et que les biographémes sont rejoues par des acteurs. Certes. Mais Pautobiographie écrite ne donne pas plus les événements: elles les transpose @ posteriori en matitre verbale. Le cinéma optre de la méme manitre avec son medium propre. ‘On ne fera pas ici le tour de autobiographie dans ces discip! qui échappent la liteérature, méme si leur développement est contemporain de celui que nous étudions: Manifeste photobiogra- phique de Gilles Mora (1983), Mourir 2 trente ans de Romain Gou- pil, ou Journal intime de Nanni Moretti. Mais il arrive que la liteé- rature solicite ces arts au profi de 'autobiographie, ce qui mest pas Ja méme chose: Pierre Alferi, dans Le Cinéma des familes, déploic son existence & Laide de références cinématographiques. Roland Barthes « donné lexemple du recours & fa photographie dans son Roland Barthes par Roland Barthes. Claude Simon, Marguetite Duras, Pierre Bergounioux, Jean Rouaud, Philippe Forest et bien d'autres en décrivent, mais ne les donnent pas & voir, laissane au seul verbe le privilége de représenter. Voici cependant qu'au confluent des deux univers, artistes et écrivains jouent désormais des deux disciplines. On pourrait arguer que les arts plastiques sont impropres & Vautobjographie car ils sont des arts de Vinstant et de espace, non des arts du temps. Comment raconter sa vie sous forme de sculpture ou de tableau? Les photographies seront tou- jours plus proches du journal — et de ses notes instantanées ~ que de Fautobiographie et de son récit, méme si bien des écrivains frag- mentent désormais la linéarité du propos. Mais la mise en sétie de ces images se fait scusioes biographique. Dés lors, pourquoi ne pas avoir recours 4 la photographie? Du cdté des artistes, Sophie Calle présente comme «autobiographie» ses Histoires vraies + dive (2002). Une double page — texte et photographie ~ rapporte un événement ~b2- Variations autobioeaphiques ou témoigne d'un souvenir. Rien n'atteste toutefois que les images soient celles des événements réels plutdt que des images (re)consti- tuées par la suite, bien au contraire. Ne croyons pas en effet que la photographie soit plus stire que le texte, ni quelle fonctionne comme preuve authentique et avérée de ce qui fur. Les Dix Por- sraits photographiques de Christian Bolianski (1972) sont des faux: ce n'est pas un enfant photographié dans un jardin public & divers ‘moments, mais ce sont plusieurs enfants et... ce fest pas Christian Boltanski! Er les images ce Sophie Calle relévent plus de la mise en scene de soi que de 'évocation biographique. Du cété des écrivains aussi la tentation est vive de produie les images qui attesteront du récit, des lieux ou des événements. Dans LAfricain, J-M.G, Le Clézio ne donne aucune photo de famille, ni de portrait de ce pere dont il raconte V'itinéraire. Mais les gens et les paysages d'Afrique sont li, de Algérie au Nigétia, comme pour exhiber ce que le texte entreprend de décrire. L'autobiogra- phie svest que partielle, dftactée par des événements extérieurs, réverbérde entre réveries et fantasmes, scandée par des photogra- phies souvent floues, imprécises, comme Pest, peut Petre, la mémoire elle-méme. Dans Usage dela photo, Annie Exnaux et son compagnon Marc Marie ne produisent que les photographics des vécements dont ils se sont hitivement défaits dans lurgence des ébats sexuels. Ces photographies, contextualisées par le texte qui dérive & partic d’elles vers les biographitmes quielles ne restituent pas, mais done elles artestent, témoignent, écri auteur, de la pré- sence de M. 2ises cbtés, en ces lieux. Métonymiquement, pourrait: on dire, car non seulement il n'est jamais présent que par la trace sur papier de ses chaussures, vétements et sous-vétements la photo est lige & son invisible présence. S'agitil d'introduire lespace d'un battement entre la chose telle qu’on la voit et ce que le texte en dit, Cest-i-dire de faire entendre I'écriture dans sa différence méme? ou, plus simplement, de sacrifier & une civilisation désormais dominge par limage? De faire diversion en fait, car ce nest pas seulement de sexualité que parle ce livre, mais d'une acteinte du comps, du cancer qui le ronge. Dans ces phorographies, Annie Ennaux manifeste, comme Simon dans Le Jardin des plantes, ef ~63- La lieérarure frangaise au présent froyable envie de vivre qui étreint un corps lorsqu'il se sait menacé de mourit. Lautobiographie, finalement, n'est-ce pas d'abord cela? ‘Vingt-cing ans aprés le « retour aursujet dont les années 1980 ont été si profondément marquées, ce n'est donc plus une surprise de voir des écrivains apparemment si élaignés de toute préoccupa- tion autobiographique en venir avec autant d'opinidureté & Pécri- ture de soi. Les plus modernes, Barthes, Sarraute, Beckett, Simon, des Foréts... tous y sont venus, Méme Pierre Bourdieu, qui met- tait en garde contre «illusion biographique», publie finalement son Exquise pour une auto-anabse (2004). Tl ne sagit pas d'une «réaction», méme si Robbe-Grillet se laisse élire a "Académie fran- saise auprés d’Angelo Rinaldi, son contempreur de toujours, car aucun de ces écrivains ne renie ses préoccupations, ni ne renonce & la forme de son écriture. Plus que de mesurer son extension, ill importe de souligner combien cette pratique est inventive et pro- duit de nouvelles formes littéraires. Car elle interroge & la fois la vie, le sujet et Féeriture, chacune des trois notions qui en composent le nom. Er elle le fait dans une sorte de dialogue élargi avec toutes les autres disciplines qui traitent de homme et de son et ment: la psychanalyse avec Doubrovsky, la philosophie avec Ber- gounioux, la métaphysique avec Beckett, Laporte ou des Foréts, la médecine avec Guibert, la sociologie avec Ernaux, I’Histoire avec tous et... la géographie avec Gracq. Peut-éere sagit-il, dans un monde désormais désacralisé, de compenser la certitude d'une fini- tude sans appel par le souci de laser une trace de son passage sur terre. Or, ce ne sont pas cant les événements dune vie qui la diffé- rencient des autres, que la fagon de les porter & Pécriture: cette trace, Part a vocation & lui donner une forme qui la distingue, comme & la creuser vers quelque vérité demeurée ineffable ou incertaine. Lautobiographie trouve dans une telle exigence la puis- ruvellenents, suiue andane de ses CCHAPITRE 2 Journaux, Carnets En Souvrant& la photographie, en fasant place aux biographémes, parfois au détriment du récic, Pécriture de soi privilégie instant, voire la saisic instantanée. Ex fon a pu constater que Vautobio- graphie, en se poursuivant au fil des ans, avait tendance & bascu- ler vers la forme du Journal, journal de I'écriture puis journal de la vie quotidienne. Bt ce présent n'est plus réservé aux tiroirs de Vécrivain il paratt comme livre sur la place publique. De méme la notation, originellemenc réservée aux brouillons de Pécrivain, & ses wearnets», acquiert un nouveau statut. Car si f'époque n'a pas innové en eréant autour du Journal ou du Carnet des formes nou- velles comme elle le fait avec autofiction, elle en a modifié les usages. Et cette modification fait apparaitre en. retour une assea radicale mutation de la conception de I'ceuvre litéraire dans son wil Pagisse de Vimage que on sen fait, de la forme de son écriture ou des themes quielle erate. Le Journal On public depuis un sitcle er demi des Journaux dé A Vorigine, cétait aprés la disparition de leurs auteurs (Amiel, Stendhal), car ces textes étaient des textes intimes, & Pusage du seul scripteur, réceptacles de ses humeurs et de ses secrets. Avec la publi- 6 La littérature frangaise ane précent cation par Gide de son Journal de son vivant, celui-ci devient 'une des pidces de la mécanique autobiographique, en concurrence ou en complémentarité avec toutes les autres (fiction, autobiographie, exc.) Il peut méme, au bénéfice d'une élaboration formelle, perdre de son immédiateté:, Claude Mauriae-a-ainsi construit, entre 1974 ex 1996, une vaste feesque autobiographique & partir des pages de son Journal, en reprenant dans les cahiers les plus anciens des pages gue les cahiers récents Commentent pour parvenir & un «temps immobile» (Cest le tite de ensemble) oit passé et présent, chro- niques et mémoires d'un témoin privilégié du demi-siécle liteéraire ct politique s équilibrent en échos organisés chématiquement. Cette évolution concemne @ la fois la conception et la réception du Journal. Sa conception, parce qu'un Journal écrit pour éere publié de facon anthume west plus le relevé plus ou moins qu dien des pensées et des événements: il est habité d'une cons de Pceuvre et construit une image de soi destinge & autrui, alors qu'un Journal poschume comme le Journal inutile de Paul Morand (2001), qui confirme les opinions violemment réactionnaires de Pancien diplomate de Vichy, auteur de France la doulce, n'a guéce dintérée litéraire, Sa réception, parce que la publication d’un Journal posthume n’appartient pas, quane& son esthérique et & ses préoccupations, & époque qui la regoit. Tel est le cas des journaux de Raymond Queneau (1996), de Michel Leitis (dont le Journal de Chine ct le Journal 1922-1989 paraissent en 1992) contraire- ment & celui d’Hervé Guibert, Le Mausolée des amants (2001), paru dix ans seulement aprés sa disparition, Mutation du Journal: vers le «corps de Poeuvre» Les vingt-cing dernitres années n'ont pas seulement vu Saccentuer Ja tendance & la publication rapide des journaux, ce qui costobore incérée pour Pécriture du sujet. Elles en ont changé la pratique, comme le montrent bien deux exemples. Celui de Charles Juliet, abord, dont laeavee commence aver la publication de soi Jour nal. Trois volumes paraissent, simplement intitulés Journal J, II et i, entre 1978 et 1982, avant ses autres livres. Recueil de médita- tions, de lectures, fications du mal-étre et notation des formules ~e- Journaus, Comets qui peut-étre viendront éclairer Phorizon, cet ensemble constitue la longue gestation (de 1957 & 1981) d'une ceuvre encore inacces- sible. Ce Journal qui dit Pimpossbilité d'écrire, V'écrivain le tient depuis vingt ans lorsqu'il commence & le publier. Cest que sa voix s'y est assurée: « Ectire, c'est essentiellement se mettre a l'écoute de lavoix.» Le Journal de Juliet n’enregistre pas les menus événements de la vie quotidienne, il est le lieu d'une quéte et d'un apprentis- sage: «Pendant de longues années j'ai écé astreine & un travail de fouilles& Pintérieur de moi-méme. Il me fallait me mectre en ordre, panser des blessures, découvrir des événements qui avaient imprimé leur sceau & Porigine de mon histoire. Pour effectuer ce forage, j'ai di museler mon imagination, développer mon sens de observation, aiguiser et contrdler mes perceptions...». Br eest en creusant cette double diffculsé — existencielle eta ique — que Pécrivain la cransforme en matigre et maniére de son ceuvre. Lotsque paraissent ses premiers recucils de potmes, leurs titres et leur contenu assument ce creusement de soi: Lal x scrute (1976), Fouilles (1980), Approches (1981). La poésic resserre 'épanchement du Journal, en cristalise lefusion. Une acuité de l'expression est ainsi gagnée sur le sentiment d'une écriture défiite. En 1989, trente ans apres le début du Journal et dix ans aprés sa premiére publication, [Année de léveil donne enfin liew 4 la mise en récit de soi que poursuivront Linattendu ec Lambeaus... Dans les Carness de Saorge, Juliet déclare soubaiter «parvenir & se déployer davan- tage [+] écrire un roman». La formule est dimportance: elle inverse le processus décrit au chapiere précédent & propos de au- tobiographie, laquelle venait, apras les romans, les réécrire pour Sapprocher plus prés du réel. Le Journal de Juliet eraduit au contraire une emprise du sujet sur jui-méme, qui le noue & son impuissance créattice et 'empéche d'écrire. On pourrait n'y voir que complexion personnelle chez un écrivain réservé, peu stir de lui, proche artistes dont exigence et I'effacement farent extrémes, couune Giacometti, Bram van Velde ou Beckert. Or ce sentiment cst assez largement partagé par les écrivains contemporains, Lim- possibilité de leuvre, qui fut, durant les années 1960 et 1970, sous l'influence de Blanchot, un théme de réflexion théorique est -67- La ltcdrazureflangaise au présent devenue, pour noue période, une réalité existentielle. On en retrouvera plus loin les manifestations chez Michon, chez Emaz. Et ce n'est pas seulement une question de génération, puisque Jacques Borel, auteur d'une vaste autobiographie introspective commencée en 1965 (Adoration), puis d'un Journal de la mémoire (de 1962 & 1975, publié en 1994), parlait déja de son Journal comme d'une

Vous aimerez peut-être aussi