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La dialectique de l’Autre :

Lacan et les sources d’une nouvelle pensée de l’aliénation


chez Sartre et Beauvoir

Le concept d’aliénation est particulièrement fécond pour étudier les relations


complexes qui s’instaurent dans l’après-guerre en France entre phénoménologie existentielle,
psychanalyse et sciences sociales.
Cette notion a, en effet, dans son sens philosophique et critique, une double origine :
d’une part, une origine psychologique et psychopathologique – renvoyant à l’incapacité dans
laquelle se trouve un individu de maitriser ses pensées, ses désirs, ses actions, de sorte qu’il
semble contrôlé par une force qui lui est étrangère ou bien qui le rend étranger à lui-même et
au comportement attendu d’un être rationnel ; d’autre part, une origine socio-historique et
hégéliano-marxiste, désignant alors les effets du travail salarié capitaliste qui font que le
travailleur, ne pouvant se reconnaître dans son travail et le produit de son travail, se sent
étranger au monde qu’il a produit et qui s’est retourné contre lui pour le dominer. Or ce terme,
initialement relativement étranger à la conceptualité phénoménologique (même s’il apparaît à
plusieurs reprises chez Heidegger1), semble remettre en question le cadre phénoménologique
centré sur la conscience et son analyse par le sujet phénoménologique lui-même. Le
phénomène de l’aliénation met en effet au jour le fait que la conscience est peut-être
déterminée par des facteurs qui lui échappent en grande partie, par une forme d’altérité, et
même de double altérité, qu’elle n’arrive pas à ressaisir : une altérité externe, celle de la
culture et des déterminations sociales, politiques et historiques, qui font que le sens social et
politique des actions échappe en grande partie au sujet ; une altérité interne, du fait de forces
psychiques inaccessibles à la conscience mais qui la déterminent (« l’inconscient »).
L’un des enjeux de la rencontre entre sciences sociales et psychanalyse qui s’institue
notamment en France dans l’après-guerre, consiste en une tentative pour articuler ces deux
formes d’altérité. Ainsi, en un double mouvement, il s’agit de montrer que la dimension
sociale du sujet ne provient pas tant d’une force extérieure s’exerçant sur lui (selon un modèle
durkheimien), mais participe à la formation même de ce qu’il y a de plus intime en lui (son
identité personnelle, son rapport à son corps, ses comportements habituels, sa sexualité, ses
complexes, ses rêves, son inconscient) ; et à l’inverse, que tout ce qui semble relever du pur
psychologique, de l’individuel, de l’intime, du plus idiosyncrasique, a en réalité toujours une
signification sociale. C’est ce double geste théorique qu’on trouve à l’œuvre dans les travaux
de Sartre et de Beauvoir, et dont certains des enjeux peuvent être mis en lumière à partir de
leur conception de l’aliénation.
Nous nous proposons de montrer ici que le concept d’aliénation est un opérateur
théorique essentiel pour comprendre la manière originale dont Sartre et Beauvoir cherchent à
articuler le social et le psychique à partir d’une synthèse entre phénoménologie existentielle,
psychanalyse et philosophie hégéliano-marxiste. Nous souhaitons en particulier nous
intéresser à la mutation importante qui a lieu dans leur approche de l’aliénation à partir des
années 1947-48 et avancer l’hypothèse que l’une des sources théoriques de cette mutation se
trouve dans une appropriation de l’œuvre du premier Lacan.

1
Cf., par exemple, Martin Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1967, § 38, p. 178.

1
Nous commencerons par revenir sur la conception de l’aliénation que Sartre expose
dans L’Être et le Néant, afin de dégager ensuite la nouvelle approche de l’aliénation que
Beauvoir et Sartre élaborent dans les années 1947-48 et l’apport théorique de Lacan. Nous
pourrons alors présenter la conception de l’aliénation à l’œuvre dans Le Deuxième Sexe, puis
celle que l’on trouve dans les Cahiers pour une morale.

La première théorie de l’aliénation chez Sartre

Dans ses divers essais philosophiques de l’immédiate après-guerre (Pyrrhus et Cinéas,


L’Existentialisme et la sagesse des nations, Pour une morale de l’ambiguïté), et à plus forte
raison dans ses romans (L’Invitée, Le Sang des autres), le terme d’aliénation n’apparaît pour
ainsi dire presque jamais chez Beauvoir2, alors même que ces textes portent assez nettement la
marque de la Phénoménologie de l’Esprit telle qu’elle se répand dans le champ philosophique
français à partir du milieu des années 1930 (notamment à travers Kojève et Hyppolite), et
qu’ils traitent souvent de phénomènes d’oppression qui auraient pu être compris au moyen du
concept d’aliénation. Ce constat est tout particulièrement frappant lorsque l’on connaît
l’omniprésence et la centralité de ce concept dans Le Deuxième Sexe, dont la rédaction
commence en octobre 1946, alors que Beauvoir vient tout juste de terminer Pour une morale
de l’ambiguïté, et se déroule surtout pendant les années 1947-483.
Le concept d’aliénation, en revanche, joue déjà un rôle relativement important chez
Sartre dans L’Être et le Néant (1943)4. Le terme est utilisé assez souvent (110 occurrences),
mais de manière très concentrée et presque exclusivement dans les passages qui traitent de
façon thématique du rapport à autrui (88 occurrences dans la Partie III5 et 22 occurrences dans
la Partie IV, presque entièrement concentrées dans le chapitre 1, II, D « Mon prochain »). Le
sens que lui donne Sartre est relativement unifié et cohérent, et renvoie à l’une des dimensions
fondamentales de l’expérience que le sujet fait de lui-même dans son rapport à autrui6.
L’aliénation trouve ses sources ontologiques dans le sujet lui-même. Selon Sartre, la
réalité humaine n’est en effet pas seulement constituée par la dimension du pour-soi, c’est-à-
dire par le rapport vécu privilégié du sujet à lui-même et à la totalité du monde, en tant que
celui-ci lui apparaît toujours au sein du « circuit de l’ipséité7 ». Le sujet est également
constitué par une dimension d’extériorité : tout ce qu’il fait ou exprime (par son corps, ses
comportements, paroles, œuvres, etc.) n’apparaît pas seulement pour lui, mais possède en
même temps une face extérieure, « mon être-dehors » ou « mon dehors8 », qui a pour
caractéristique ontologique de pouvoir apparaître aux autres. Or, l’un des aspects les plus
2
Il y a une occurrence du terme dans Pyrrhus et Cinéas (Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2003 [1944], p. 248-249) et une
autre dans Pour une morale de l’ambiguïté (Paris, Gallimard, 2003 [1947], « Folio Essais », p. 79).
3
Sur la chronologie de la rédaction du Deuxième sexe, voir Simone de Beauvoir, La Force des choses, Paris, Gallimard,
« Folio », 1972 [1963], t. 1, p. 135-136, p. 257-269 ; Simone de Beauvoir, Lettres à Nelson Algren. Un amour
transatlantique. 1947-1964, Paris, Gallimard, 1997 ; Céline Léon, « La genèse du Deuxième Sexe à la lumière des lettres à
Nelson Algren », Simone de Beauvoir Studies, vol. 18, 2001-2002, p. 61-81.
4
Sartre, L’Être et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, « Tel », 2013 [1943]. Désormais cité EN.
5
23 occurrences dans le chapitre 1, IV, « Le regard » ; 13 occurrences dans les 8 pages du chapitre 2, III, « La troisième
dimension ontologique du corps » ; et 50 occurrences dans le chapitre 3, « Les relations concrètes avec autrui », réparties de
manière assez homogène entre les trois sections.
6
Dans Le Sang des autres, on trouve certains passages qui, sans employer le terme, renvoient à une conception d’aliénation
proche de celle que Sartre théorise dans L’Être et le Néant. Cf. par exemple Beauvoir, Le Sang des autres, Paris, Gallimard,
« Folio », 1973 [1945], p. 24-28, p. 99, p. 136, p. 144, p. 153, p. 279-280.
7
EN, Partie II, chap. 1, p. 139-141.
8
Ibid., Partie III, chap. 1, p. 325.

2
troublants de cet « être-pour-autrui » tient au fait que le sujet est lui-même ontologiquement
incapable d’en avoir une expérience directe : absolument in-intuitionnable, ce « dehors »
forme donc une sphère radicalement étrangère au sujet et à son monde9. De surcroît, il a la
propriété particulièrement perturbante d’être offert au regard d’absolument tout le monde,
sauf de la personne concernée. Cette dimension de nous-mêmes qui nous sera à jamais
invisible, Sartre la nomme la « dimension du non-révélé10 ». Pour faire ressortir le caractère
paradoxal de « l’être-pour-autrui », en tant qu’il concerne intimement le sujet tout en lui étant
radicalement extérieur, il est peut-être intéressant d’utiliser le terme d’extime. L’extimité,
terme forgé par la critique littéraire et réélaboré ensuite par Lacan11, condense en effet l’idée
d’une « extériorité intime12 », ou encore d’un lieu « conjoignant l’intime à la radicale
extériorité13 ».
La dimension extime de la réalité humaine est le plus souvent vécue par le sujet de
manière non-thétique sous la forme d’un « malaise » latent14, mais elle envahit parfois
entièrement sa conscience à travers des structures affectives comme la « timidité15 ». Le
premier effet déstabilisant de l’existence d’autrui (qu’il s’agisse d’une présence réelle,
pressentie, ou simplement possible) est donc de rappeler au sujet l’existence de son « envers »
tourné vers autrui, qui le hante en permanence, mais qu’il s’efforce le plus souvent d’oublier
en se plongeant entièrement dans une tâche et dans l’indifférence envers d’autrui16 –
tentatives vouées à l’échec comme vient le lui rappeler le plus innocent des regards. Il existe
certes des moyens indirects pour en prendre connaissance : le sujet peut, par l’observation et
l’interprétation des manifestations extérieures d’autrui (attitudes, réactions, comportements,
paroles, etc.), tenter d’inférer ce qu’autrui voit de lui17. Mais il ne s’agira que de
significations, qu’il ne pourra jamais confirmer ou fonder dans une expérience intuitive
directe : ces indices resteront toujours à l’état de significations non remplies, vides18. Sartre
les appelle, de ce fait, des « irréalisables19 ». C’est sur ce fond qu’il faut comprendre le
caractère conflictuel et potentiellement infernal des rapports intersubjectifs20.
L’aliénation renvoie donc pour Sartre, dans L’Être et le Néant, à l’expérience que le
sujet fait de son extimité inaccessible : « tout ce qui est aliéné n’existe que pour l’autre21 ».

9
Ainsi il faut distinguer l’être-pour-autrui de toute tentative pour se saisir soi-même comme si nous étions autrui. Quand le
sujet se regarde dans un miroir, il tente bien de se saisir lui-même comme un autre. Cependant cet objet qui apparaît reste
bien un objet de son monde, qui lui apparaît à travers son projet et son existence. L’échec de toute tentative de ce genre tient
à ce qu’il lui est impossible de se voir tel qu’autrui le voit.
10
EN, Partie III, chap. 1, p. 307.
11
Pour un autre usage de ce concept dans un cadre sartrien, voir Jean-François Louette, « La main extime de Sartre »,
introduction à Jean-Paul Sartre, Les Mots et autres écrits autobiographiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
2010, p. XI-LIII.
12
Jacques Lacan, L’Éthique de la psychanalyse. Séminaire VII, Paris, Le Seuil, « Le champ freudien », 1986 p. 167
13
Jacques Lacan, D’un autre à l’Autre. Séminaire XVI, Paris, Le Seuil, « Le champ freudien », 2006, p. 249. Cf. aussi p. 224.
14
EN, Partie III, chap. 1, p. 314.
15
« L’expérience de mon aliénation se fait dans et par des structures affectives comme la timidité » (ibid., Partie III, chap. 2,
p. 393-394).
16
Dans l’attitude d’indifférence envers autrui, « je ne suis pas embarrassé de moi-même, car je ne suis pas dehors, je ne me
sens pas aliéné » (ibid, Partie III, chap. 3, p. 421).
17
Ibid., Partie III, chap. 2, p. 394-395.
18
« Le langage seul m’apprendra ce que je suis ; encore ne sera-ce jamais que comme objet d’intention vide : l’intuition m’en
est à jamais refusée […] C’est moi-même qui me vois conférer un sens et je n’ai pas la ressource de reprendre à mon compte
ce sens que j’ai puisqu’il ne saurait m’être donné sinon à titre d’indication vide » (ibid., Partie IV, chap. 2, p. 568-569).
19
« Nous appelons ces caractéristiques des irréalisables. […] Il s’agit d’existences parfaitement réelles, mais ceux pour qui
ces caractères sont réellement donnés ne sont pas ces caractères ; et moi qui les suis, je ne puis les réaliser » (ibid., Partie IV,
chap. 2, p. 572).
20
Ibid., Partie III, chap. 3, p. 401-453.
21
Ibid., Partie IV, chap. 2, p. 571.

3
L’aliénation de la situation […] je ne la rencontre jamais dans la situation et elle n’est, par conséquent,
jamais livrée à mon intuition. Mais, par principe, elle m’échappe, elle est l’extériorité même de la
situation, c’est-à-dire son être-dehors-pour-l’autre. Il s’agit d’un caractère essentiel de toute situation en
général […] Ainsi le sens même de notre libre choix est de faire surgir une situation qui l’exprime et
dont une caractéristique essentielle est d’être aliénée, c’est-à-dire d’exister comme forme en soi pour
l’autre. Nous ne pouvons échapper à cette aliénation, puisqu’il serait absurde de songer même à exister
22
autrement qu’en situation. Cette caractéristique […] s’éprouve dans et par son insaisissabilité même .

Dans l’expérience de l’aliénation, le sujet découvre ainsi une limite radicale et absolue de sa
liberté (au sens kantien d’une limite, par opposition à une borne). En effet, le sujet sait, ne fût-
ce que de manière implicite et non thétique (et en deçà de toutes ses attitudes de mauvaise
foi), que tout ce qui lui apparaît dans le monde est toujours pris dans le « circuit de son
ipséité », et dépend donc de lui, en tant qu’il est, en dernière instance, par son projet la source
ultime du sens. Le « pour-autrui » est en revanche ontologiquement étranger au circuit de son
ipséité : son sens d’apparition relève entièrement d’autrui, qui peut le faire apparaître en toute
liberté avec le sens qu’il souhaite lui donner en fonction de son propre projet – et cela sans
que le sujet ne puisse faire quoi que ce soit pour l’en empêcher et pour le déterminer. Ainsi,
l’aliénation se présente comme l’expérience que fait le sujet de la part de lui-même qui lui
échappe radicalement, mais qui n’est pourtant que « l’envers de la situation23 » et qui
correspond au caractère objectif des réalisations de sa liberté dans le monde. Le sujet se
découvre ainsi aliéné en tant qu’il éprouve son absence de liberté et son impuissance, et cette
aliénation est vécue comme dépossession dans la mesure où le sort d’une part de lui-même se
joue ailleurs24.
Le concept d’aliénation, tel qu’il se dégage de L’Être et le Néant, ne correspond donc
pas à un processus de réification ou de chosification (Verdinglichung), qui conduirait un être
existant sur le mode du sujet à être ravalé ou réduit à vivre sur un mode qui lui est
radicalement étranger, à savoir celui de l’objet ou de la chose25. Pour Sartre, l’aliénation est
une expérience qui, quoique vécue négativement, est en réalité porteuse de vérité
anthropologique : loin d’éloigner l’être humain de lui-même, l’aliénation lui révèle au
contraire une composante essentielle de la « réalité humaine » qu’il est, mais qu’il cherche le
plus souvent à oublier lorsque, immergé activement dans le monde, il s’imagine être un pur
pour-soi, à savoir cette dimension d’existence en extériorité visible seulement pour les
autres26. En cela, le concept d’aliénation qu’il élabore se rapproche à plusieurs égards de celui
de Hegel. Comme pour Hegel, l’aliénation fonctionne en effet, non pas comme un concept
critique, mais comme un concept descriptif27, renvoyant au fait que le sujet est nécessairement

22
Ibid., Partie IV, chap. 2, p. 570.
23
Ibid., Partie IV, chap. 2, p. 573.
24
Cette expérience de l’aliénation est rendue aiguë dans des cas concrets, lorsque le sujet éprouve un écart entre d’une part la
signification qu’il donne lui-même à une expression ou extériorisation de lui-même (comportement, attitude, geste, parole,
œuvre, etc.), ou encore son intention, et d’autre part, la signification que les autres lui renvoient de cette même extériorisation
de lui-même (cf. par exemple l’analyse du langage, ibid., Partie III, chap. 3, p. 413-414).
25
Pour une telle interprétation de l’aliénation chez Sartre, voir notamment Franck Fischbach, « L’aliénation comme
réification », dans Emmanuel Barot (dir.), Sartre et le marxisme, Paris, La Dispute, 2011, p. 285-312 ; Stéphane Haber,
L’aliénation. Vie sociale et expérience de la dépossession, Paris, PUF, 2007, p. 173-178.
26
Sartre note ainsi que si, dans le cadre de l’ontologie phénoménologique de L’Être et le Néant, on ne peut établir qu’une
« nécessité de fait » du lien du pour-soi et du pour-autrui, en revanche une entreprise anthropologique mettrait « sans doute »
en lumière le fait que « notre réalité-humaine exige d’être simultanément pour-soi et pour-autrui » (EN, Partie III, chap. 1, p.
322).
27
Sur cette distinction, voir Franck Fischbach, « Transformations du concept d’aliénation. Hegel, Feuerbach, Marx », dans
Sans objet. Capitalisme, subjectivité, aliénation, Paris, J. Vrin, 2009, p. 129-149.

4
conduit à s’extérioriser hors de lui-même dans son autre (Entäusserung) et que cette
extériorisation de lui-même lui révèle la vérité sur son être. Cependant, contrairement à
Hegel, l’altérité dans laquelle « passe » le sujet est une altérité radicale qui n’offre aucune
réconciliation ou réappropriation possible (l’être-pour-autrui lui restera à jamais extérieur et
étranger, la réalisation d’un en-soi-pour-soi restera toujours un rêve impossible), et n’est pas
seulement un moment d’un processus englobant. L’approche sartrienne de l’aliénation dans
L’Être et le Néant fait, par ailleurs, signe vers certains aspects d’un sens marxiste de
l’aliénation, puisque le devenir-étranger (Entfremdung), qui ne se confond pas avec
l’extériorisation (Entäusserung), est vécu comme une expérience négative de dépossession.
Cependant, chez Sartre, cette aliénation perd sa dimension critique : cette expérience négative
se situe à un niveau existentiel, et n’est pas la conséquence d’une situation sociale ou
historique. À ce titre, l’existence de l’aliénation, en tant qu’elle appartient intrinsèquement à
la condition humaine, est absolument indépassable : « sans envers ni voie de sortie28 », elle
continuera même dans un monde où l’exploitation et la domination seraient abolies. Il en
résulte que la conversion à l’authenticité et le passage à une morale existentialiste, que Sartre
vise à la fin de L’Être et le Néant et qu’il explore encore au début des Cahiers pour une
morale, ne serait nullement une sortie ou une négation de l’aliénation en tant que telle : il
s’agit plutôt d’un appel à une assomption de cette dimension d’extériorité radicale de notre
être, de manière à ce que celle-ci ne vienne plus perturber et rendre infernaux nos rapports
avec les autres.

Une nouvelle conception de l’aliénation : la médiation lacanienne

À partir de 1947-48, le concept d’aliénation prend, dans les pensées de Beauvoir et de


Sartre, de manière à peu près contemporaine, une tout autre dimension, à la fois
quantitativement et qualitativement. Chez Beauvoir, alors que ce concept était jusqu’alors
pour ainsi dire absent, il devient, dans Le Deuxième sexe, ouvrage publié en 1949 mais rédigé
principalement en 1947-48, l’un des concepts incontournables de son analyse de la condition
des femmes29. Quant à Sartre, sa conception de l’aliénation subit une transformation
substantielle pendant ces mêmes années, qui correspondent à la rédaction des manuscrits
publiés à titre posthume sous le titre Cahiers pour une morale : sans renier sa première
approche de l’aliénation, il l’approfondit et la complexifie progressivement de manière à
pouvoir articuler étroitement les phénomènes intimes mis au jour par la psychanalyse au
conditionnement social et culturel de l’individu. Plutôt qu’essayer de déterminer qui des deux
aurait influencé l’autre et serait donc à l’origine de cette nouvelle place accordée à l’aliénation
– question qui nous semble en grande partie impossible à résoudre étant donné les documents
dont nous disposons : les échanges intellectuels entre Beauvoir et Sartre sont, pendant ces
années, quotidiens et passent par la relecture, la discussion et la critique de leurs productions
respectives, sans que ces échanges ne laissent de trace matérielle probante –, il nous semble
plus fécond de penser l’élaboration d’une nouvelle conception de l’aliénation comme une
entreprise conjointe, quoique celle-ci prenne évidemment des formes différentes chez l’une et
chez l’autre.
28
Stéphane Haber, op. cit., p. 175.
29
On peut compter environ 40 occurrences explicites du terme dans le tome 1, 45 environ dans le tome 2. Cependant la
présence réelle du concept est bien plus massive et passe souvent aussi par l’usage du terme « Autre ».

5
Nous nous proposons de caractériser cette nouvelle conception de l’aliénation chez
Beauvoir et Sartre comme le passage d’une compréhension de l’aliénation comme expérience
a posteriori concernant la dimension extime de la réalité humaine dans un monde où d’autres
sujets existent à une théorisation de l’aliénation comme un processus agissant sur les
conditions a priori de son expérience. Désormais, l’aliénation ne renvoie ni nécessairement à
une expérience négative de dépossession – l’aliénation pourra être vécue comme liberté,
comme affirmation de soi, comme conquête de soi –, ni même nécessairement à une
expérience. L’aliénation consiste en effet désormais dans le fait que la liberté et le projet eux-
mêmes, en tant que conditions transcendantales de l’existence d’un monde pour un sujet, ne
relèvent plus de la pure spontanéité non aliénée, mais sont toujours déjà travaillées et
orientées par la présence originelle des autres. La manière même dont le sujet donne sens à
ses actes, se rapporte à son corps, à ses sentiments, ou encore aux significations qui lui
viennent d’autrui – ce qui apparaissait jusqu’alors comme le domaine de la liberté, relevant de
la responsabilité du sujet – apparaît comme aliénée : les schèmes de donation de sens qui
semblent lui venir spontanément et être liés aux options fondamentales et originelles de son
existence, se révèlent alors, en réalité, comme ayant leur source ultime hors de soi.
L’aliénation vient se loger au cœur même de l’ipséité et du projet de soi qui définit le sujet, de
sorte qu’il ne devient, à proprement parler, plus possible d’opposer un domaine du propre à un
domaine de l’étranger, la liberté à l’aliénation. Le projet de soi est indissociable de l’altérité et
même d’une aliénation originelle. Le rapport à soi, le domaine du propre et de l’intime, est
donc toujours travaillé et médiatisé par l’Autre.
Si cette nouvelle conception de l’aliénation se nourrit évidemment de plusieurs
sources théoriques (en particulier d’un effort pour intégrer l’hégélianisme et le marxisme à la
phénoménologie existentielle), nous faisons cependant l’hypothèse que l’un des facteurs
déterminants qui ont permis de lui donner une cohérence réside dans l’appropriation par
Beauvoir et Sartre des travaux du jeune Lacan des années 1930, en particulier de son texte
décisif de 1938 publié dans le tome VIII de l’Encyclopédie française dirigée par H. Wallon :
« Les complexes familiaux dans la formation de l’individu »30. Non seulement Beauvoir et
Sartre font à plusieurs reprises explicitement ou implicitement référence à ce texte dans leurs
écrits des années 1947-48, mais encore les analyses de Lacan jouent un rôle important dans la
construction de leur concept d’aliénation. L’appropriation des analyses de Lacan est d’autant
plus facile qu’elles émanent en réalité du même milieu culturel d’avant-garde des années 1930
(qui se retrouve notamment dans la revue Recherches philosophiques). L’enjeu des recherches
de Lacan est tout d’abord de développer, à partir d’une approche psychopathologique, une
compréhension totalisante de l’individu qui intègre, au moyen des médiations politzerienne et
jaspersienne, la psychanalyse freudienne aux développements récents dans les sciences
humaines françaises (Durkheim et Mauss en particulier)31 – puis, à partir de 1934, de
réinterpréter cette première synthèse à partir du cadre conceptuel de la Phénoménologie de
l’Esprit, telle qu’elle est lue par Kojève à l’occasion de son Séminaire (comme en témoigne

30
Jacques Lacan, « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu. Essai d’analyse d’une fonction en
psychologie » (1938), republié dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 23-84. Désormais cité « Les complexes
familiaux ».
31
Voir notamment sa thèse de 1932 : Jacques Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité,
Paris, Le Seuil, 1975.

6
l’article commun que Kojève et Lacan projetaient d’écrire pour les Recherches
philosophiques32, article dont le texte de 1938 constitue une suite).
La médiation lacanienne fournit à Beauvoir et Sartre des instruments théoriques pour
repenser le sujet en s’appuyant sur une articulation entre le sens psychopathologique et le sens
social de l’aliénation – donnant une dimension sociale à l’aliénation psychologique et une
dimension psychologique à l’aliénation sociale. Le point décisif nous semble être la remise en
question par Lacan de ce qu’il considère comme le présupposé non interrogé de la genèse
freudienne de la personnalité, à savoir l’existence au départ d’un « moi » ou d’un « je »
clairement délimité et unifié (bien que celui-ci n’ait, évidemment, pas encore reçu de contenu
ou de structure propre). L’erreur de Freud (mais Hegel, Sartre ou encore Piaget n’y échappent
pas non plus) tient au fait de poser un domaine du propre et de chercher ensuite à penser la
genèse comme une rencontre progressive avec l’extériorité, laquelle conduit à une
modification et un enrichissement du soi sous l’effet de cette altérité ou extériorité
réappropriée. L’enjeu de l’article de Lacan consiste, au contraire, à réaliser une véritable
genèse de la subjectivité et de l’individualité, c’est-à-dire à montrer le processus par lequel se
forme progressivement un être à même de se rapporter à lui-même comme à un « moi » ou un
« je », qui constitue une sphère propre distincte de l’extériorité et qui a une unité et une
identité propres.
Le nourrisson se trouve en effet, après la naissance et au cours de la période où se
structure ce que Lacan appelle le « complexe de sevrage33 », dans l’incapacité de distinguer
l’intérieur de l’extérieur, le soi du non-soi. Le nourrisson n’a pas encore acquis les formes
d’objectivité en mesure de lui permettre de faire ces différences et de se concevoir soi-même
comme un sujet ou un soi distinct de ce qui ne relève pas de lui. Ces formes d’objectivité sont
au contraire le produit d’une genèse, et les événements de cette histoire déterminent non
seulement le contenu mais aussi la forme de ce rapport à soi et au monde. La confusion et le
mélange de l’état postnatal est vécu comme une expérience éminemment négative : le
nourrisson souffre, sans que cela n’ait encore de sens déterminé pour lui, à la fois dans son
rapport à lui-même (incomplétude physiologique : faim) et dans son rapport au monde (perte
de l’enveloppe utérine et contact direct avec l’air : froid). Loin d’être refermé sur lui-même
dans une sphère du propre, il souffre de ne pas arriver à former un tout cohérent, complet,
totalisé.
Cependant, à mesure que s’esquissent, au cours de la période post-sevrage, des
premières distinctions entre l’intérieur et l’extérieur, l’enfant se trouve toujours dans
l’incapacité d’avoir une vue complète et unifiée de lui-même, de distinguer clairement entre
ce qui relève de son corps ou non, ou encore de donner une cohérence aux différentes
tendances qui s’agitent en lui. Lacan désigne cette situation comme celle d’un « corps
morcelé34 ». C’est alors qu’intervient un moment décisif de la formation de l’individu, et sur
lequel Lacan continuera à travailler tout au long de son parcours intellectuel, à savoir le
« stade du miroir35 ». Il s’agit du moment, symboliquement condensé dans l’expérience de
l’enfant devant un miroir, où le jeune enfant découvre la possibilité nouvelle qui lui est offerte

32
Sur ce point, voir notamment Juan Pablo Lucchelli, Lacan. De Wallon à Kojève, Paris, Éditions Michèle, 2017 (qui publie
en annexe le manuscrit du texte de Kojève « Hegel et Freud. Essai d’une confrontation interprétative »).
33
Lacan, « Les complexes familiaux », p. 30-36.
34
Ibid., p. 41-42.
35
Cette phase du développement de l’enfant avait notamment été mise en lumière par Henri Wallon dans un article de 1931,
repris dans Henri Wallon, Les origines du caractère chez l’enfant, Paris, PUF, 1949 [1934], Partie II « Conscience et
individuation du corps propre », p. 179-237.

7
de se reconnaître dans une image de lui reflétée par un miroir. C’est la première fois que le
jeune enfant parvient à se saisir comme un tout unifié – et cet événement joue un rôle décisif
dans la constitution du sujet et de sa personnalité. Cette saisie de soi-même est tout d’abord
irrémédiablement liée, selon Lacan, à la vision : c’est par la vue que le sujet se saisit lui-même
et se donne une cohérence et une unité. Ensuite, l’enfant opère une identification entre cette
image qu’il voit à distance et lui-même, de sorte qu’il ne cessera par la suite de se penser lui-
même sous la forme de l’image – image qu’il pourra percevoir lui-même lorsqu’il est devant
le miroir, imaginer (ce qui fait que le moi sera dès cet instant lié à l’imaginaire), ou encore
donner à voir à d’autres. Comme l’écrit Lacan, à partir de ce moment « le moi gardera de
cette origine la structure ambiguë du spectacle36 ». Ainsi, l’identité et le rapport à soi sont
immédiatement dans le domaine du visible, du vu, et donc de l’autre (c’est-à-dire un domaine
où l’on se voit soi-même comme un autre). Le résultat de cette phase de formation de
l’individu est alors double : d’une part il y a unification de la personne et constitution d’un
rapport à soi-même comme à un « moi », d’autre part cette unification se fait sous la forme de
l’aliénation, dans la mesure où l’individu ne pourra plus cesser de se confondre avec l’image
qu’il donne et a de lui-même : « avant que le moi affirme son identité, il se confond avec cette
image qui le forme, mais l’aliène primordialement37 ».
Cette structuration originellement aliénée du moi se fait alors dans un « monde
narcissique » qui « ne contient pas d’autrui38 ». Elle servira cependant ensuite de support à
toutes les aliénations ultérieures, qui se constituent, pour leur part, au contact des autres. Dès
lors, le moi reçoit progressivement son contenu et son identité à partir des interactions du
sujet avec les autres membres de la famille, en tant que le rôle et la fonction de ces membres
sont socialement et culturellement normés par la structure familiale de la société dans laquelle
on se trouve. Ainsi la personnalité du sujet se structure-t-elle au contact de la normativité
sociale et en l’intériorisant – de sorte que le social et le psychique se trouvent toujours, chez le
sujet, indissociablement liés.
Lacan propose ainsi, dans ses analyses, un concept original d’aliénation, qui se
démarque des autres modèles classiques. Ces modèles classiques (Hegel, Marx, Sartre)
reposent tous sur l’existence première d’un sujet qui relève d’un domaine du propre et du
spontané, et qui subit une altération sous l’effet de la rencontre avec l’altérité (altération qui
peut être vécue selon les auteurs comme une réalisation de soi, une perte de soi ou une
découverte de soi – et cela de manière provisoire ou définitive). Lacan identifie en revanche le
processus même de subjectivation (celui par lequel un nouveau-né devient progressivement
un être qui peut se rapporter à lui-même comme à un sujet) à un processus d’aliénation, de
sorte que subjectivité et aliénation deviennent deux phénomènes presque coextensifs.
L’apparition d’un domaine du propre, du singulier, et même de la liberté ne peut être que
seconde : l’aliénation n’est plus le deuxième moment d’une dialectique, elle est son premier
moment et le point de départ d’une éventuelle libération ou affirmation d’un soi. C’est en ce
sens que l’aliénation selon Lacan peut être caractérisée comme une aliénation a priori :
l’aliénation est indissociable du processus par lequel le jeune humain constitue les formes à
travers lesquelles il va saisir à la fois le monde et lui-même39. Il en résulte une continuité
36
Lacan, « Les complexes familiaux », p. 43.
37
Ibid., p. 43.
38
Ibid., p. 42.
39
Comme l’écrit Stéphane Haber, chez Lacan « le sujet humain peut ainsi être dit originellement et essentiellement aliéné,
parce qu’il émerge hors de lui-même, à distance de lui-même […]. Lacan voit ainsi l’homme aliéné en même temps par une
non-coïncidence à soi, une division dans soi-même et par un projet de la dépasser » (op. cit., p. 183).

8
fondamentale, en termes d’aliénation, entre le sujet normal et le sujet pathologique (le « fou »
ne fait que mettre plus clairement en évidence des mécanismes à l’œuvre chez tout être
humain). En outre, cette première aliénation narcissique sera ensuite le support de toutes les
aliénations sociales et culturelles ultérieures : c’est elle qui permet aux autres d’avoir une
prise sur l’individu et d’exercer une influence décisive sur la manière dont se constitue le
sujet.
Cette théorie lacanienne de l’aliénation et son articulation à la formation du moi auront
une influence importante sur Sartre et sur Beauvoir. En effet, comme nous allons maintenant
le voir, à la fois Le Deuxième Sexe et les Cahiers pour une morale portent la trace de la
médiation lacanienne.

La théorie de l’aliénation dans Le Deuxième Sexe

Le nom de Lacan n’apparaît qu’une seule fois dans Le Deuxième Sexe, lorsque
Beauvoir cite l’article de 1938 sur les « complexes familiaux »40. Cependant, outre que l’on
sait que Beauvoir a pris contact avec Lacan pendant la rédaction de l’ouvrage41, on peut
retrouver au moins deux références implicites à l’article dans le tome 142, et une petite dizaine
dans le tome 2. Les premières pages du chapitre « Enfance » s’inspirent même, quant à elles,
directement de l’article de 1938 et constituent une discussion serrée des thèses de Lacan (dont
Beauvoir suit, avec certaines variations non dénuées d’intérêt, les grandes lignes). Or, ce sont
ces mêmes pages qui s’ouvrent sur la plus célèbre des formules du Deuxième Sexe (« On ne
naît pas femme : on le devient »). La reprise de la genèse lacanienne de l’individu permet
alors de fonder et de confirmer la thèse beauvoirienne de l’origine culturelle de la
subjectivation différenciée des individus selon les sexes, et de montrer le caractère originel de
l’intervention de l’Autre dans la structuration de la personnalité de l’individu43. De manière
générale, les idées de l’article de 1938 se retrouvent très fréquemment à des moments
cruciaux de l’argumentation de Beauvoir et jouent ainsi un rôle de premier plan dans le cadre
théorique général de l’ouvrage.
Le Deuxième Sexe donne une place centrale au concept d’aliénation, ou plutôt aux
concepts d’aliénation – puisque l’une des richesses théoriques de l’ouvrage tient à la
multiplicité des dimensions (biologique, anthropologique, sociale) que Beauvoir confère à ce
concept. Cependant, le tome 2, intitulé « L’expérience vécue », s’intéresse plus
particulièrement, à la suite de Lacan, au rôle que joue l’aliénation dans la formation du moi.
L’enjeu est de montrer comment la domination masculine, en tant que celle-ci n’est ni le
résultat ni l’objet d’une lutte ouverte entre les sexes (lutte qui aurait pu permettre aux femmes
de s’affirmer et de se poser en s’opposant aux hommes), ne peut s’instaurer que grâce à un
point d’appui (ou des « complicités ») que les hommes trouvent en permanence du côté de la
structure de la personnalité de femmes – et qui les dispose à accepter, voire à rechercher une
relation asymétrique entre les sexes où les hommes se trouvent en position dominante. Cette
40
Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1986 [1949], t.2, chap. I, p. 15. Désormais cité
DS.
41
Cf. Elisabeth Roudinesco, Jacques Lacan. Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée, Paris, Le Livre de Poche,
2009, p. 1714.
42
DS, t.1, p. 92, p. 317.
43
L’influence de Lacan sur Beauvoir a été relevée à plusieurs reprises (cf. par exemple Toril Moi, « Ambiguity and
Alienation in The Second Sex », Boundary 2, vol. 19, n°2, Summer 1992, p. 96-112 ; Marie-Andrée Charbonneau, « La
Narcissiste », dans Ingrid Galster, Simone de Beauvoir : Le Deuxième Sexe. Le livre fondateur du féminisme moderne en
situation, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 424-429).

9
structure de personnalité n’a toutefois rien de naturel : elle est un produit élaboré par la
société et la culture, qu’on fait adopter progressivement aux femmes pendant leur éducation,
en particulier au cours de leur socialisation primaire. Dans le tome 2, il s’agit donc pour
Beauvoir de comprendre les mécanismes psychiques et sociaux par lesquels les femmes sont
conduites à adopter une structure de personnalité qui les rend susceptibles d’être
« complices » de leur oppression. Les femmes sont en effet conduites à se rapporter à elles-
mêmes comme à des personnes inessentielles et secondaires, satellites d’individus essentiels
(masculins), de qui elles attendent de recevoir leur consistance et leur justification
existentielle. Les femmes sont ainsi constituées en Autre absolu, c’est-à-dire comme Autre
non seulement vis-à-vis des hommes, mais aussi par rapport à elles-mêmes : elles s’imaginent
elles-mêmes être Autre par rapport à l’homme (qui relèverait de la catégorie du Même). La
question que pose donc Beauvoir tout au long de l’ouvrage et à laquelle elle tente en
particulier de répondre dans le tome 2 est la suivante : comment est-il possible de constituer
un être humain comme Autre absolu ? Comment a-t-on pu insuffler aux jeunes filles cette
vocation à la soumission et l’inscrire si profondément dans les structures de leurs
personnalités qu’elles considèrent comme une expression spontanée de leur personne ce qui
vient en réalité des autres et est le produit d’une éducation et d’une socialisation ?
Tout se joue dans l’enfance, et même dans la prime enfance, lors de la période de post-
sevrage identifiée par Lacan dans son article de 1938. Le sevrage produit en effet une crise
chez l’enfant : il souffre violemment de sa séparation avec le Tout fusionnel dans lequel il
vivait, de manière purement immanente, dans et puis avec sa mère44. Les « malaises
primordiaux » diagnostiqués par Lacan45 sont repris par Beauvoir, mais avec une terminologie
légèrement plus existentialiste (angoisse, inquiétude, sentiment de malaise, de délaissement).
L’enfant se trouve alors, comme chez Lacan, devant une double option46 : une option
régressive, qui le conduit à chercher à nier la séparation pour retrouver la fusion charnelle, ou
une option progressiste qui le pousse à surmonter cette séparation en se tournant vers autrui
(en l’occurrence les parents en tant qu’individus) pour compenser symboliquement sa perte.
L’enfant cherche alors, par les parades et les séductions, à attirer le regard des adultes47, dont
il découvre la puissance magique de le faire exister avec la solidité d’une chose.
On trouve certes déjà une telle analyse, d’inspiration essentiellement existentialiste,
dans Pour une morale de l’ambiguïté48. Mais la nouveauté du Deuxième sexe consiste dans le
fait de s’appuyer sur la théorie lacanienne du « stade du miroir » afin de montrer la genèse de
ce « désir de séduire autrui49 ». Ces conduites à l’égard d’autrui ne sont possibles que parce
que le jeune enfant s’est déjà identifié à son image. Le nouveau-né, dans une situation de
post-sevrage,

essaie de compenser cette catastrophe en aliénant son existence dans une image dont autrui fondera la
réalité et la valeur. Il semble que ce soit à partir du moment où il saisit son reflet dans les glaces –

44
En cela, la position de Beauvoir diffère désormais de celle qu’elle a encore dans Pour une morale de l’ambiguïté, où
l’enfant est vu comme « métaphysiquement privilégié » en tant qu’il échappe à l’angoisse (op.cit., p. 47-49).
45
Lacan, « Les complexes familiaux », p. 33.
46
Ibid., p. 43 ; Beauvoir, DS, t.2, chap. I, p. 15-16.
47
Beauvoir se distingue ici de Lacan qui analyse les comportements de parade et de séduction (ainsi que de despotisme, que
ne mentionne pas Beauvoir) dans le cadre des relations entre enfants, et cela afin d’articuler le stade du miroir aux relations
de jalousie et de rivalité entre les frères et sœurs (« complexe d’intrusion »). Cf. Lacan, « Les complexes familiaux », p. 37-
38.
48
Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté, p. 47-55.
49
Beauvoir, DS, t.2, p. 14.

10
moment qui coïncide avec celui de sevrage – qu’il commence à affirmer son identité : son moi se
confond avec ce reflet si bien qu’il ne se forme qu’en s’aliénant50.

C’est ici que Beauvoir cite en note l’article de Lacan, en soulignant « l’importance
primordiale » de ce phénomène dans la formation de personnalité du jeune humain :
désormais « le moi garde la figure ambiguë du spectacle51 ». Et Beauvoir de conclure son
analyse en affirmant que « c’est seulement sous une figure aliénée qu’il se rencontrera lui-
même52 ». Nous retrouvons donc, chez Beauvoir, comme chez Lacan, l’existence d’une
aliénation originelle qui précède et conditionne la formation du moi – et cela chez les enfants
des deux sexes. Le moi sera désormais indissociable d’une image qui s’offre à autrui et
l’identité du sujet sera intimement liée à la présence des autres et à l’image qu’il veut leur
offrir.
Cependant, pour attirer le regard d’autrui (par les parades et les séductions), l’enfant se
conforme progressivement à l’image qu’il pressent que les autres veulent avoir de lui – ce qui
renforce encore le caractère à la fois imaginaire et social de l’identité personnelle. Notre
identité est ainsi le résultat d’une tentative d’apparaître tel qu’on croit que les autres veulent
qu’on apparaisse (ce qu’on devine seulement à travers leurs comportements et attitudes). Il en
résulte que, si les comportements et attitudes des parents sont différents selon le sexe des
enfants (en raison des attentes sociales différentes liées aux sexes), un enfant, selon le sexe
auquel il s’identifie, aura une tout autre manière d’anticiper le comportement attendu et de s’y
conformer. C’est donc le comportement des parents, qu’il soit conscient ou inconscient,
explicite ou implicite, qui conditionne la subjectivation différente selon les sexes, et qui finit
par produire une psychologie « masculine » et « féminine ». Chaque étape de la formation de
l’individu renforce ensuite, des deux côtés, la socialisation primaire. Une vocation « virile »
est ainsi insufflée aux jeunes garçons de même qu’une vocation « féminine » l’est aux jeunes
filles. À ce niveau de l’analyse où l’aliénation joue une fonction strictement descriptive, il n’y
a pas de différence de degré en termes d’aliénation entre les garçons et les filles : ils
apparaissent aussi aliénés les uns que les autres à un modèle de personnalité et de
comportement associé aux différents sexes.
Beauvoir introduit toutefois une asymétrie en termes d’aliénation entre les enfants des
deux sexes – de sorte que l’aliénation apparaît, de ce fait, comme condition de possibilité de
l’oppression et de la domination d’un sexe par l’autre. Tout se passe comme si, à la différence
de Lacan, le « stade du miroir » avait un effet plus profond et plus durable sur les petites filles
que sur les petits garçons, de sorte que le « narcissisme » spécifique de cette phase devient,
chez les femmes, une structure permanente de leur personnalité. Le narcissisme est en effet
défini par Beauvoir comme « un processus d’aliénation bien défini » qui consiste en ce que
« le moi est posé comme une fin absolue et le sujet se fuit en lui53 ». Le sujet se trouve
dédoublé entre sa part objective qui offre une image stable et figée au regard d’autrui, et sa
part subjective qu’il éprouve toujours comme en porte-à-faux et en décalage par rapport à
cette image. Le narcissisme, comme attitude existentielle, consiste alors pour l’enfant à
s’identifier à sa part objective, qui est vécue comme la dimension essentielle de son être, et à
dévaloriser et réprimer sa part subjective, qui est vécue comme inessentielle. Dans son
chapitre sur « La Narcissiste », Beauvoir analyse ainsi longuement l’attrait privilégié que le
50
Ibid., t.2, p. 15.
51
Ibid., t.2, note p. 15. Lacan écrit quant à lui « structure ambiguë » (« Les complexes familiaux », p. 43).
52
Beauvoir, DS, t.2, p. 15.
53
Ibid., t.2, p. 519.

11
miroir et ses substituts (dialogue intérieur, écriture intime, confident, âme sœur, public, etc.)
exercent sur les femmes tout au long de leur existence54. Cependant si la narcissiste vit dans
un monde sans autrui où tous les rapports à autrui sont des rapports à soi, c’est en réalité parce
que, plus profondément, le rapport à soi-même est toujours déjà médiatisé par l’Autre : tout ce
qui est ressenti en propre, vécu en première personne est affecté d’irréalité relative (la faim, la
douleur, le corps propre), alors que seul ce qui apparaît à autrui et pour autrui est reconnu
comme ayant consistance et réalité. C’est une telle structure narcissique de personnalité qui
fournit l’une des complicités décisives aux hommes pour qu’ils établissent et rétablissent en
permanence leur domination sur les femmes.
L’analyse de Beauvoir ne cherche toutefois pas à accabler les femmes à la manière des
moralistes (bien que certaines descriptions puissent être lues dans ce sens). La mise au jour de
la structure narcissique de la personnalité féminine est indissociable de l’analyse de sa genèse
sociale et culturelle. Le narcissisme, qui « apparaît si précocement chez la fillette, [et qui]
jouera dans sa vie de femme un rôle si primordial55 », n’a rien de naturel : ce sont « les
circonstances [qui] invitent la femme plus que l’homme à se tourner vers et à se vouer à son
amour56 ». Pour expliquer ce phénomène, Beauvoir fait alors jouer un second sens de
l’aliénation, qu’on pourrait désigner comme ontologique ou existentiel, et qui a une valeur
purement positive. L’aliénation désigne alors, en un sens hégélien, l’une des tendances
fondamentales de l’être humain, qui fait qu’il cherche à s’extérioriser et s’objectiver hors de
lui-même afin de pouvoir se retrouver dans son autre et ainsi se réaliser en tant que sujet57. Or,
c’est précisément ce que l’entourage de la jeune fille et sa socialisation primaire lui interdisent
de plus en plus. C’est donc parce que les jeunes filles et ensuite les femmes sont dans
l’incapacité (pour des raisons sociales et culturelles) de s’aliéner au sens ontologique (par son
activité, son travail, ses luttes), qu’elles en viennent à s’aliéner au sens narcissique :

Comme sujet, elle se sent frustrée ; petite fille, elle a été privée de cet alter ego qu’est pour le garçon un
pénis ; plus tard sa sexualité agressive est demeurée insatisfaite. Et ce qui est beaucoup plus important,
les activités viriles lui sont défendues. Elle s’occupe, mais elle ne fait rien ; à travers ses fonctions
d’épouse, mère, ménagère, elle n’est pas reconnue dans sa singularité. La vérité de l’homme est dans les
maisons qu’il construit, les forêts qu’il défriche, les malades qu’il guérit : ne pouvant s’accomplir à
58
travers des projets et des buts, la femme s’efforcera de se saisir dans l’immanence de sa personne .

L’immanence est donc le rapport à soi d’une transcendance frustrée, l’aliénation narcissique
d’un sujet à qui l’on refuse l’aliénation positive hors de soi.
C’est la socialisation différenciée et complémentaire des individus des deux sexes qui
conduit par conséquent à des structures de personnalité à la fois asymétriques et
complémentaires – lesquelles assurent, à leur tour, la perpétuation de l’oppression des
femmes. Le modèle de personnalité féminine exige que les femmes évitent de s’affirmer et de
s’engager dans une lutte pour la reconnaissance, et cèdent au contraire à la tentation de
trouver un apaisement existentiel dans la subordination à l’égard d’une figure souveraine
tutélaire. À l’inverse, le modèle de personnalité masculine, dont Beauvoir minimise peut-être
la structure narcissique issue du stade du miroir, exige que l’homme s’affirme comme sujet et

54
Ibid., t.2, p. 521-536.
55
Ibid., t.2, p. 28.
56
Ibid., t.2, p. 519.
57
Ibid., t.1, p. 91-92.
58
Ibid., t.2, p. 519-520.

12
cherche à se faire reconnaître par son semblable au terme d’une lutte ; cependant, la difficulté
de mener à bout une telle entreprise le pousse plutôt à éviter cette situation d’affrontement et
de concurrence, et à chercher à utiliser les femmes pour se faire valoir à moindres risques et
se rassurer ainsi sur sa propre identité virile59.
Ainsi, bien que l’analyse de Beauvoir se serve de nombreux concepts sartriens
élaborés dans L’Être et le Néant, sa conception de l’aliénation ne se situe pas sur le même
plan. L’aliénation ne renvoie plus d’abord à l’expérience que le sujet fait de sa propre
extériorité pour les autres60, mais concerne principalement le projet d’existence du sujet en
tant que celui-ci est toujours déjà structuré et orienté par les autres et la société dans laquelle
est élevé l’individu. La présence d’autrui se retrouve donc au cœur même du sujet, comme
structure a priori de son rapport à lui-même et au monde. Selon la socialisation qu’a reçue
l’individu, sa structure de personnalité sera autre comme sa manière de s’affirmer et de se
projeter dans le monde. C’est l’analyse lacanienne du stade du miroir qui permet notamment à
Beauvoir de lier formation de la personnalité et normes sociales.
Cependant, cela pose d’une tout autre manière la question de la sortie de l’aliénation.
La difficulté d’une telle sortie tient au fait que l’aliénation n’est pas quelque chose qui arrive à
un sujet ou à une personnalité déjà constituée que le sujet pourrait donc éventuellement
retrouver en sortant de l’oppression. L’aliénation se confond avec les structures même de sa
personnalité : ses désirs, ses rêves, ses complexes, sont certes formés socialement et
culturellement, mais restent toutefois les siens et sont en cela difficilement dépassables. Il
s’ensuit qu’il faut procéder à un changement de perspective dans le combat contre
l’aliénation. Bien que l’intime soit ainsi promu au statut politique, il ne peut être le lieu où se
mène ce combat. Le combat doit être collectif et doit se mener en direction des mécanismes à
l’origine de la formation et de l’éducation des individus – lesquels sont responsables de la
constitution de différentes catégories d’êtres humains mieux préparées à être oppresseurs ou
au contraire opprimés. Il en résulte que, pour dépasser l’aliénation narcissique de la
personnalité féminine, il est nécessaire, selon Beauvoir, de transformer à la fois la
socialisation primaire des enfants et les possibilités professionnelles objectives des femmes
dans la société.

La théorie de l’aliénation dans les Cahiers pour une morale

Qu’en est-il de Sartre ? Peut-on également déceler une influence lacanienne dans la
nouvelle théorie de l’aliénation que développe Sartre dans les années 1947-48 et qui prend
une place considérable dans les manuscrits qu’il rédige à cette époque61 ? On trouve bien dans
les Cahiers pour une morale une citation explicite de l’article de Lacan de 193862 (passage
dont la rédaction est postérieure à mars 194863), ainsi qu’un certain nombre de références

59
Ibid., t. 1, p. 240-241, et plus généralement l’ensemble de la Partie III.
60
Beauvoir mobilise toutefois un sens de l’aliénation proche de celui du Sartre de L’Être et le Néant dans certains passages
du Deuxième Sexe, en particulier lorsqu’elle décrit le rapport de la jeune fille à son propre corps lors de la puberté (cf. par
exemple t. 2, p. 100-102).
61
On dénombre 289 occurrences du terme et ses dérivés dans les Cahiers pour une morale (Paris, Gallimard, 1983), sans
inclure l’explosion contemporaine du terme d’« Autre », qui renvoie très souvent au phénomène d’aliénation.
62
Cahiers pour une morale, p. 380. Désormais cité CPM.
63
Sartre cite en effet dans ce même passage Mitra-Varuna de Dumézil dans la réédition Gallimard de l’ouvrage qui paraît en
mars 1948.

13
implicites dans la suite du texte64. Ces références interviennent dans le cadre d’une discussion,
proche de celle que mène Beauvoir dans Le Deuxième Sexe, sur l’origine de l’oppression
(Sartre mentionne même explicitement l’oppression des femmes65), et à partir de références
communes (Engels et Hegel, mais aussi Mauss ou Dumézil), comme si Beauvoir et Sartre
travaillaient alors ensemble et en parallèle sur un même sujet. S’il n’est pas exclu que Sartre
ait lu bien plus tôt l’article de Lacan66, ce n’est qu’à partir du printemps 1948 que l’on peut
déceler les traces véritables d’une prise en compte des idées du psychanalyste. La présence de
Lacan est certes plus discrète chez Sartre que chez Beauvoir, mais elle intervient toutefois de
manière intéressante alors qu’il approfondit sa théorie de l’aliénation, réélabore sa conception
de la subjectivité, et donne une importance nouvelle à la question de l’enfance67.
La mention de Lacan apparaît à l’occasion de la longue analyse que Sartre consacre
aux « conditions existentielles de l’oppression68 », et plus précisément au cours de l’exposé de
la quatrième condition, selon laquelle une relation d’oppression entre deux individus repose
nécessairement sur l’aliénation originelle des deux individus en présence69. Afin de montrer
que l’aliénation est la condition de possibilité de l’oppression, Sartre revisite le débat entre
Engels et Dühring70 sur l’origine de l’oppression à partir d’une relecture de L’Essai sur le don
de Mauss au prisme du chapitre 4 de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel (non seulement
la « dialectique du maître et de l’esclave », mais aussi la figure de la « conscience
malheureuse »)71. À travers une analyse de la « société primitive » (la horde nomade de
chasseurs-cueilleurs du paléolithique) et de son passage à la société sédentaire du néolithique
(avec la naissance conjointe de l’agriculture, de l’écriture, de l’État, de la propriété privée, de
l’esclavage ainsi que de l’oppression des femmes), Sartre met au jour l’existence d’une
aliénation originelle. Il estime en effet que cette société primitive connaît une aliénation sans
oppression, qu’il appelle aussi une « oppression diffuse » ou « pré-oppressive », c’est-à-dire
une situation où toutes les conditions de l’oppression sont données sans qu’il existe encore
d’individus oppresseurs et d’individus opprimés : « Il y a situation pré-oppressive parce que la
décision d’opprimer manque quand l’aliénation et la dépendance sont déjà données72 ».
C’est au moment où il s’apprête à expliquer le passage de ces sociétés où règne
l’« aliénation de tous par tous73 » aux sociétés d’oppression où cette aliénation généralisée est
utilisée par quelques-uns à leur profit, que Sartre cite alors longuement l’article de Lacan de
193874. Il s’agit alors pour lui de faire état d’une forme « capitale » d’aliénation, « qui se
trouve dans toutes les sociétés75 », à savoir celle de l’enfant. Les analyses de l’enfance restent
certes relativement peu nombreuses dans les Cahiers pour une morale, au regard de
l’importance qu’elles prennent dans les biographies existentielles, mais on peut déjà y déceler
la place prépondérante qu’elles vont occuper dans les années suivantes. C’est en effet au cours

64
Cf. CPM, p. 387, p. 388, p. 397, p. 400, p. 430.
65
Ibid., p. 392-393.
66
Alors qu’il aborde, dans L’Être et le Néant, le thème de la reconnaissance par l’enfant de son propre corps, il ne semble
nullement prendre en compte, même implicitement, les analyses de Lacan (cf. Sartre, EN, p. 399).
67
Sur la question de l’enfance chez Sartre, voir Grégory Cormann, « Sartre et le problème de l’enfance » (texte inédit
présenté lors d’une séance de l’équipe Sartre de l’ITEM, le 7 septembre 2019).
68
Ibid., p. 338-412.
69
Ibid., p. 353-398.
70
Ibid., p. 353-364.
71
Ibid., p. 364-398.
72
Ibid., p. 371-372.
73
Ibid., p. 376.
74
Ibid., p. 380.
75
Ibidem.

14
de l’enfance que se constitue la « structure narcissique du moi » (formule qui correspond à
l’intertitre donné par Lacan au passage de son article traitant du stade du miroir, dans la
version publiée dans l’Encyclopédie française), à la faveur de laquelle « l’Autre est […]
installé » dans le sujet. Sartre fait ensuite à plusieurs reprises référence à cette « structure
narcissique de moi » qui se forme dans la situation « postsevrage », lors de laquelle a lieu,
selon Lacan, le stade du miroir. Comme Lacan, Sartre articule l’identification narcissique
(« le sujet ne se distingue pas de l’image elle-même76 ») à la constitution d’une forme
aliénante du moi, où celui-ci est saisi sous la forme d’un objet offert aux autres : « le moi neuf
qui vient à moi (l’âme) vient justement sous la forme d’aliénation77 ». Sartre peut alors relier
ces analyses à celles de la Transcendance de l’Ego en considérant l’« Ego transcendant
comme structure d’aliénation » : « L’Ego vient des autres, son origine se confond avec
l’image narcissique du postsevrage78 ». Or, à partir du moment où le sujet s’est identifié à son
« Moi-Autre », la relation entre le sujet et son image s’inverse : le sujet est désormais lui-
même possédé par son « Moi-Autre » ou, comme l’écrit Sartre, c’est « l’image narcissique de
moi-même qui me possède »79. Et c’est ce rapport à soi aliéné qui rend ensuite, comme chez
Lacan, le sujet susceptible d’être « pris par le regard des autres80 ». Or, c’est cette
vulnérabilité du sujet à l’égard d’autrui qui est l’origine de l’oppression : elle est en effet non
seulement condition de possibilité de la volonté d’opprimer (car, comme l’écrit Sartre, « on
n’opprime que si l’on s’opprime81 »), mais également condition de possibilité de la
soumission de l’opprimé devant l’oppresseur (et donc d’une « complicité » que l’oppresseur
trouve dans les structures de la personnalité de l’opprimé82). La formation du moi par
« l’image autistique du postsevrage83 » au cours de la socialisation primaire est ainsi
l’aliénation originelle de l’humanité et la condition de possibilité à la fois de toutes les
aliénations ultérieures, mais également de rapports d’oppression entre les individus84.
Le concept d’aliénation que mobilise ici Sartre n’est toutefois plus seulement celui de
L’Être et le Néant. Désormais, l’aliénation ne désigne plus une expérience que le sujet fait de
lui-même dans le cadre d’une relation intersubjective, mais, comme chez Beauvoir, une
structure a priori de son expérience, qui conditionne la manière dont il se rapporte à lui-
même, aux autres, et au monde85 : « Par aliénation nous entendons un certain type de rapports
que l’homme entretient avec lui-même, avec autrui et avec le monde et où il pose la priorité
ontologique de l’Autre86. » Cependant, il précise immédiatement :

76
Ibidem.
77
Ibid., p. 397.
78
Ibid., p. 430.
79
Ibid., p. 387.
80
Ibid., p. 397.
81
Ibid., p. 338.
82
Cf. par exemple ibid., p. 398-412.
83
Ibid., p. 400. Sartre semble utiliser ici le terme « autistique » comme un synonyme de « narcissique ».
84
Ainsi, tout se passe comme si Sartre inversait l’ordre d’exposition de la dialectique de la conscience de soi hégélienne.
Alors que chez Hegel la « conscience malheureuse » est une intériorisation dans le sujet lui-même du rapport d’oppression
intersubjective entre le « maître » et l’ « esclave », chez Sartre, au contraire, c’est l’existence d’un dédoublement interne de la
conscience (avec subordination d’une partie par l’autre) qui devient la condition de possibilité de l’oppression intersubjective.
85
L’oppression, quant à elle, renvoie à une relation intersubjective effective qui relève nécessairement de la violence (même
s’il n’y a pas toujours d’acte violent commis) et au cours de laquelle une liberté entrave la liberté de l’autre. Comme, selon
Sartre, aucune liberté ne peut agir directement sur une autre liberté, l’oppresseur ne peut qu’agir indirectement sur l’autre en
appliquant son action soit sur le monde soit sur le corps de l’autre. Et pour que cette action indirecte de l’oppresseur ait une
prise sur l’opprimé, elle doit, comme chez Beauvoir, trouver des « complicités » du côté de l’opprimé, à savoir un mode
d’existence aliéné.
86
Ibid., p. 396.

15
L’Autre n’est pas une personne déterminée mais une catégorie ou si l’on veut une dimension, un
élément. Il n’y a pas d’objet ou de sujet privilégié qui doive être considéré comme Autre, mais tout peut
87
être Autre et l’Autre peut être tout. C’est seulement une manière d’être .

Le concept d’ « Autre », que Sartre déploie tout au long des Cahiers pour une morale, est
particulièrement complexe. En fait, il distingue deux sens du concept, d’une part « l’Autre »
(avec une majuscule) qu’il définit comme « Altérité originelle constituante et pourvue de
priorité par rapport à moi », et d’autre part « l’autre » (avec une minuscule) qui renvoie à
« l’altérité constituée en moi par l’Autre et qui n’est autre que moi-même comme autre ou le
même en tant qu’aliéné88 ». Le second sens de l’altérité renvoie, semble-t-il, à un sens de
l’aliénation proche de celui qui est développé dans L’Être et le Néant (même si l’Autre-sujet
dont il est question ici n’est pas nécessairement l’autre individu qui se trouve face à moi dans
une relation intersubjective). Cependant, ce n’est pas ce sens de l’altérité qui fait l’originalité
du nouveau concept d’aliénation que Sartre cherche à élaborer en 1948. Celui-ci s’appuie sur
le premier sens de l’altérité, où l’Autre désigne une activité constituante transcendantale, qui
est l’œuvre d’une liberté et donc d’un sujet. Cette activité transcendantale a lieu au sein du
sujet et elle est en réalité bien sa propre activité. Toutefois, d’une part elle n’est pas reconnue
comme sienne par le sujet (elle lui apparaît comme celle d’une force anonyme ou étrangère),
et d’autre part elle trouve sa règle de fonctionnement non pas dans un choix émanant du sujet
mais dans une norme qui vient de l’extérieur. C’est à la faveur d’une telle « transcendance par
derrière89 », comme Sartre la désigne plus loin, que « Je est un Autre90 » : « Le Je [comme
Altérité originelle constituante] c’est Moi-même dans la dimension de l’Autre et comme
regard91 ».
Sartre pose les bases d’une telle analyse un peu plus tôt dans les Cahiers pour une
morale, d’abord lorsqu’il étudie la relation entre les parents et les enfants comme une forme
spécifique de violence (au cours de laquelle les parents introduisent progressivement leur
volonté et leurs fins dans la subjectivité de l’enfant, et réalisent ainsi l’aliénation de la liberté
de l’individu)92, puis lorsqu’il élabore la notion d’« exigence » à travers une analyse de
l’impératif catégorique kantien93. Le sentiment de devoir apparait alors comme le résultat
d’un processus d’intériorisation par le sujet d’une norme qui lui est étrangère, de sorte que
l’ordre émane d’une « transcendance-arrière, c’est-à-dire [de] derrière la source même de ma
liberté, au jaillissement de ma libre décision94 ». Le sujet se trouve ainsi dédoublé entre, d’un
côté, ses propres envies et désirs qu’il reconnaît comme siens mais qu’il dévalorise comme
inessentiels, et de l’autre côté, cette norme extérieure qu’il a intériorisée, à laquelle il a prêté
les caractéristiques de la liberté et de la subjectivité, mais dans laquelle il ne reconnait pas son
œuvre et qu’il considère pourtant comme essentielle. Ainsi, la norme extérieure « est à travers

87
Ibidem.
88
Ibid., p. 381.
89
Cf. ibid., p. 423-425.
90
Ibid., p. 276, p. 374, p. 424, p. 485.
91
Ibid., p. 424.
92
Ibid., p. 197-203.
93
Ibid., p. 248-285.
94
Ibid., p. 263.

16
moi la structure du projet95 ». L’aliénation consiste donc dans le processus par lequel le sujet
se trouve dominé, au niveau même des structures transcendantales qui conditionnent son
expérience de lui-même et du monde, par une norme extérieure qui agit en lui comme un
deuxième sujet, à travers lequel il se rapporte à lui-même, aux autres et au monde (Sartre
parle à ce propos de « cogito aliéné96 »). Ce « Moi-Autre » sujet est en réalité le regard de la
société (ou surmoi social) en tant qu’il a été intériorisé de manière à réprimer le sujet lui-
même ainsi que les autres. Qu’il soit vu par un autre ou pas, le sujet porte donc en lui le
regard de la société. De même en regardant l’autre individu, c’est la société qui le regarde. Ce
n’est jamais en tant que même, en tant que singularité, qu’il se rapporte à l’autre, mais
toujours en tant qu’Autre97.
En tirant ensuite progressivement les conséquences, à partir de 1948, de cette nouvelle
approche de l’aliénation, Sartre redéfinit sa conception du sujet. L’opposition classique entre
aliénation et non-aliénation présuppose en effet toujours l’existence d’un élément non-aliéné
(le soi, l’identique, le même) qui puisse servir de critère pour opérer la distinction entre les
deux termes. Or, Sartre abandonne peu à peu l’idée d’un soi originel avec son projet originel,
à partir duquel un individu se développe. La personnalité n’est pas un développement de soi,
mais apparaît désormais comme un processus complexe de construction de soi en réaction à
une situation primordiale d’aliénation. Bien que Sartre continue (et continuera toujours)
d’affirmer la priorité de la subjectivité, en tant qu'irréductible et irrécupérable sentiment de
soi, en revanche, le contenu et la forme de cette subjectivité, qui étaient, dans L’Être et le
Néant, donnés par le projet comme choix toujours déjà effectué, tendent de plus en plus à être
une structure secondaire et réactive – de sorte que c’est désormais le projet et la singularité du
sujet qui sont a posteriori. D’où la formule de Saint Genet comédien et martyr dont Sartre
déclinera maintes variantes : « L’important n’est pas ce qu’on fait de nous mais ce que nous
faisons nous-même de ce qu’on a fait de nous 98 ». Les biographies existentielles de Sartre, à
partir de Saint Genet, approfondissent à chaque fois ce même thème. Au point de départ, il
n’y a pas un choix originel (une sphère du propre qui serait par la suite aliénée par autrui), ni
même un sujet : l’individu est un pur réceptacle vide investi et truqué par l’altérité (parents,
famille, classes sociales, société), déchiré par leurs tendances contradictoires. L’aliénation et
les conditionnements sont premiers. Vivre c’est ensuite essayer de se donner un équilibre au
sein de ces aliénations, et donc finir par émerger en tant que sujet. La liberté réside alors dans
la capacité d’organiser de manière cohérente et singulière ses aliénations. Mais il n’y a jamais
de sortie de l’aliénation. En cherchant son équilibre dans l’homosexualité, le vol, l’écriture,
Genet n’est pas moins aliéné qu’au début : cependant il a progressivement réussi à se donner
une cohérence de sujet et à inventer une manière de vivre son aliénation. Le soi est donc une
structure secondaire et réactive, qui se fait après coup. De ce fait, la véritable question n’est
pas de savoir si l’on est aliéné ou pas, ni de se demander comment sortir de l’aliénation. Elle
est de se demander comment est vécue cette aliénation : parvient-on à en faire un tout
cohérent qui a du sens et qui permet de vivre sans chercher à opprimer les autres pour
résoudre ses propres problèmes ?

95
Ibid., p. 263-264. Ainsi Sartre considère que des notions aussi différentes que celles de mana, de zar, d’âme, d’impératif
catégorique ou d’inconscient psychanalytique renvoient toutes à ce même phénomène et constituent autant de manières de le
méconnaître (cf. p. 426 et p. 444).
96
Ibid., p. 281.
97
Cf. notamment ibid., p. 376-377.
98
Saint Genet comédien et martyr, Paris, Gallimard, « nrf », 1985 [1952], p. 63. Cf aussi Sartre, « Jean-Paul Sartre répond »,
L’Arc, n°30, 1966, p. 95 ; cf. aussi « Sartre par Sartre », Situations, IX. Mélanges, Paris, Gallimard, 1972, p. 101-102.

17
Conclusion

Nous sommes partis du constat que la conception que Sartre et Beauvoir se font de
l’aliénation connaît une transformation importante durant les années 1947-48. L’aliénation
n’est alors plus seulement vue comme une expérience que fait le sujet au contact d’autrui,
mais comme un processus au cours duquel la liberté même du sujet est travaillée de manière
originelle par l’influence des autres, et donc de la société. Le sujet n’est plus conçu comme
une instance initialement donnée à laquelle l’aliénation arrive, mais se révèle lui-même, à la
fois dans sa forme et dans son contenu, comme le résultat d’une aliénation première. Ainsi le
sujet, dans ses structures les plus intimes et personnelles, se trouve traversé par le social. C’est
une telle réélaboration du concept d’aliénation qui permet alors à Beauvoir et Sartre
d’articuler de manière féconde la psychanalyse et les sciences sociales.
L’hypothèse que nous avons avancée est que les analyses du jeune Lacan, contenues
dans son article de 1938 sur « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », ont
joué un rôle décisif dans la mutation que connaît la théorie de l’aliénation chez Sartre et
Beauvoir. Lacan a constitué pour eux une médiation indispensable durant ces années afin de
faire se rencontrer des disciplines qui leur apparaissaient jusqu’alors très distinctes
(psychanalyse et sciences sociales) et de mettre en œuvre une recherche les conduisant à
repenser en profondeur leur conception de la subjectivité.

Alexandre Feron
Archives-Husserl (Paris)
Mars 2020

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