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Jean Gouillard

Fragments inédits d'un antirrhétique de Jean le Grammairien


In: Revue des études byzantines, tome 24, 1966. pp. 171-181.

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Gouillard Jean. Fragments inédits d'un antirrhétique de Jean le Grammairien. In: Revue des études byzantines, tome 24, 1966.
pp. 171-181.

doi : 10.3406/rebyz.1966.1368

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rebyz_0766-5598_1966_num_24_1_1368
FRAGMENTS INÉDITS D'UN ANTIRRHÉTIQUE

DE JEAN LE GRAMMAIRIEN

« II s'est mis au rang des Hellènes en se prévalant de leurs écrits,


que la voix des justes a justement réprouvés » : cette flétrissure infligée
au patriarche Jean le Grammairien (837-843), peu après sa déposi
tion (1), résume le jugement des contemporains sur le savoir du « prince
de l'impiété » (2). Chef de file du clan des « grammairiens » ralliés à la
politique religieuse de Léon V l'Arménien (3), Jean a surtout frappé les
iconistes (4), ses adversaires, par ses tours de dialecticien et par cette
curiosité des sciences occultes qui lui vaudra toutes sortes de sobriquets.
Il n'est aucun des higoumènes orthodoxes qu'il n'ait entrepris d'enfer
mer dans les filets de sa sophistique (5) et, dès le début de sa carrière
d'iconomaque, il se voit déjà affubler des surnoms de Jannès le magicien
ou de magomas (6), en attendant les autres : lécanomante, hydromante,
pharmacurge etc. Le milieu familial de Jean — proche parent de
Léon le Mathématicien — et ses fonctions de précepteur du futur
basileus Théophile ne contredisent pas à cette réputation de culture.
On est allé plus loin, en supposant que Jean « réunit (...) des textes
classiques dont la découverte provoqua une véritable renaissance » (7).

(1) Canon du patr. Méthode : PG, 99, col. 17766 (sous le nom de Théodore Stoudite).
(2) Théodore Stoudite, Epist. II, 30 : PG, 99, col. 1201«; cf. Epist. II, 36, ibid., col.
12126.
(3) Ignace, Vie du patriarche Nicéphore, p. 208, 1. 13-14 (de Boor). Constantin, futur
patriarche Antoine, était également un grammairien, cf. Scriptor inc. de Leone, p. 350 (Bonn).
(4) Le terme est employé par Génésios, IV, p. 83 (Bonn).
(5) Théophane le Confesseur (Vie par Méthode, éd. Latysev, § xxvm, p. 30); Syméon
(Théodore Stoudite, Epist. II, 30 : PG, 99, col. 1201a); Naukratios (id., Epist. II, 36 : ibid.,
col. 1212a6), etc.; voir aussi Vie de Théodore Stoudile (ancienne) : PG, 99, col. 277cd; Theo-
phane continué, III, p. 96 (Bonn).
(6) Le surnom de Jannès se rencontre déjà chez Nicéphore, Apologeticus : Ρ G, 100, col. 552,
mais à ce moment il peut n'impliquer qu'une idée de rébellion; magomas figure déjà dans la
Vie de Théophane le Confesseur, écrite avant 931 (Latysev, p. 30) puis dans la Vie d'Euthyme
de Sardes (inédite) du même auteur (Méthode). Pour la forme magomas, cf. magomantès, Vie
de Joannice d'Olympe par Sabas, p. 351δ (éd. Van den Gheyn).
7. B. Hemmerdinger, Essai sur l'histoire du texte de Thucydide, Paris, 1955, p. 35; id.,
La culture classique du vie au ixe siècle, Byzantion, 34, 1964, p. 125-133.
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Ce n'est qu'une hypothèse : les sources qui mentionnent la collecte


de manuscrits dont Jean fut chargé en 814 (8), ou qui y font allusion (9;,
donnent à la mesure une portée purement religieuse, à savoir réunir
un dossier d'autorités pat^istiques défavorables à la pratique des
images, peut-être aussi expurger les textes allant dans l'autre sens.
Que Jean ait outrepassé sa mission pour satisfaire ses goûts profanes,
ce n'est pas à exclure, mais cela reste à prouver.
Ces témoignages ou indices sont tout ce dont nous disposons pour
évaluer le savoir de celui qui aurait été « l'un des hommes les plus ins
truits de son temps » (10). L'œuvre connue de Jean se réduit à quelques
bribes : trois lettres perdues à Théodore Stoudite (11) et un poème
sur la croix (12). Une réfutation inédite d'un opuscule de Jean le Léca-
riomante, dont nous devons la connaissance et une copie à l'obligeance
désintéressée du R. P. Jean Darrouzès, nous permet aujourd'hui de
grossir ce maigre bagage de quelques citations littérales de Jean, moins
intéressantes en elles-mêmes que par les circonstances où elles se
situent.

La pensée de Jean

Le Scorialensis Y-II-7 (miscellanées) (13), bombycin, xive siècle, se


termine par deux discours antirrhétiques (f. 200-204 v; f. 205-206 v)
intitulés respectivement : 'Αντιρρητικός πρώτος προς τα ισχυρά των
άθέσμως εκτεθέντων κατά της του Χρίστου εικόνος, μάλλον δε κατά της
αληθούς ενανθρωπήσεως του Υιού του Θεού παρά 'Ιωάννου του αίρεσιάρχου
και Αεκανομάντεως, παρέδρου γεγονότος του Βυζαντίου et 'Αντιρρητικός
δεύτερος (14).
La copie est en piteux état. Le second morceau est gravement mutilé
et l'ensemble est par endroits à peine lisible ou suggère des lectures

(8) Scriplor incertus de Leone, p. 350, cf. p. 358 (Bonn) ; Kpisl. ad Theophilum apocrypha :
PG, 95, col. 372a.
(9) Ignace, Vie du patr. Nicéphore, p. 187, 1. 29-30 (do Boor).
(10) J. B. Bury, History of the Eastern Roman Empire from the Fall of Irene, London, 1912,
p. 60. E. Lipsic, Ocerki islorii vizantijskogo obsoeslva i kultury, Moscou, 1961, p. 297-301.
(11) Réponses de Théodore, Epist. Π, 168, 194, 211 (PG) : à ce su je I, V. (Jrijmkl, Jean
Grammaticos et saint Théodore Sludite, Échos d'Orient, 36, 1937, p. 181-189.
(12) Transmis par Théodore Stoudite, Refulatio poematum: PG, 99, eoJ. Ί36δ.
(13) Ε. Miller, Catalogue des mss. grecs de la Β M. de VEscurial, Paris, 1848, p. 197;
P. A. Re villa, Calalogo de los codices griegos de la Biblioteca de El Escortai, IJ, Madrid (sous
presse).
(14) Antirrhétique I. inc. : των μεν θείων κηρύκων και αποστόλων Χρίστου... Des. : ρυόμενος
ήμας από πάσης επήρειας και πλάνης. Antirrh. II. Inc. : "Ωσπερ τοις άμφίκρημνον 63όν έρχομένοις
Des. mutilus : τα ήθη του πρωτοτύπου πα?αλο[...]
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qui paraissent peu vraisemblables. Une édition critique impliquerait


des recherches poussées, notamment dans les commentaires des œuvres
d'Aiistote. On se bornera ici, pour l'instant, à détacher les passages
que l'auteur anonyme présente comme des citations littérales de
l'iconomaque et à souligner l'intérêt des argumentations opposées.
L'anonyme ne désigne nulle part nommément le personnage visé,
dont nous ne saurions rien sans le titre : « Jean hérésiarque et Lécano-
mante, ci-devant parèdre (15) de Byzance. » II ne l'évoque pas autre
ment que sous des épithètes tels que ό γεννάδας (201ν), 6 δογματιστής
(205 ν) etc. L'ouvrage visé est vaguement défini comme un discours
de faible volume : 6 δε γε του εν χερσίν εις βάσανον και ελεγχον προ
κείμενος ήμΐν συγγραφεύς λογυδρίου(200 ν). L'opuscule, en forme d'antir-
rhétique, se composait, d'après les citations retenues, d'un exorde théo
logique (fragment 1), et de deux raisonnements, au moins (16), sur le
caractère chimérique de toute représentation de l'homme, que l'on
entende celui-ci comme un individu ou dans sa nature commune
(fragments II et III).

Ι. (Και πρώτον [ ] εν ε'ίδει προοιμίου εκ τοιαύτης άρ


χεται υποθέσεως') δτι δη, φησίν, ού (17) δι' αινιγμάτων τε και συμ
βόλων, λόγοις προνοητικοΐς της αύτου άγαθότητος, άμυδρεστέραν τοις
πάλαι προδιαγράψας την άλήθειαν ο Θεός ημών και τούτοις τμήδην προανα-
ζωγραφήσας θεία έπινοία την των πραγμάτων άτρεκεστάτην κατάληψιν,
αύτδς τοις μετέπειτα προς την αυτήν της αληθείας άσφαλειαν προς τόνδε
τον βίον έπιδεδημηκώς, οιονεί δακτυλοδεικτών αύτον έφασκεν 'Εγώ ειμί
το φώς του κόσμου. Και οίς μεν σπουδή γέγονε, φησί, βίον καθαρόν μετα-
διώξαι μετά πίστεως ανυπόκριτου, τούτους τήν των όντων αληθή κατάληψιν
κατηύγασε του ε'ιδέναι δύνασθαι σαφώς τήν άνεπιθόλωτον τών πραγμάτων
άλήθειαν, εν τω φωτί του Πατρός όραν το άδυτον φώς, αύτον τον άϊδίως
γεννηθέντα Λόγον. Ει (18) δε τών πρώτων φροντίδα μηδεμίαν πεποιημένοι
κατά το γεγραμμένον, φησί, εν σκότει διαπορεύονται (f. 201 rv).

II. (λέγει γαρ ώδε" ) Άμήχανόν έστι τόν τίνα άνθρωπον έπινοία τινί
χαρακτηρίζεσθαι <εί> μή τη εκ λόγων ύφηγήσει, δι' ής εστί τών όντων

(15) Jeu de mots sur proedros (ovêque) ; cf. patriarehe-phratriarche.


(16) L'expression τα ισχυρά τών εκτεθέντων permet de supposer que le polémiste n'a rete
nuque les « arguments — massues ».
(17) Ό paraît préférable : en effet, plus bas (f. 202), l'orthodoxe note que Jean professe
l'existence d'énigmes et symboles dans l'A. T.
(18) Oî semble meilleur; πρώτων est obscur : « les choses importantes ou le principal »? à
savoir la vérité par opposition à l'esquisse.
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εκαστον οριστικώς κατειληφέναι. Τα γαρ ιδιάζοντα του τίνος συμβεβηκότα


δι ' ών των ομοειδών άφέστηκε και τοις έκείνοις έτέρως κεκοινώνηκεν,
ουδαμώς τη της όψεως καταλήψει κατ' ουδέν άνύσιμον υπάρχει. Ού γάρ
ει τοΰδε τίνος κατάγεται το γένος ή την πάτραν ιδίαν επιγράφεται, την
ποίαν μετιών τέχνην διατριβήν τε, ποίας και εταιρείας εύμοιρεΐ και της
λοιπής τών τρόπων αγωγής, δι ' ής επαινετός ή έπίψογος χρηματίζοι δι'
έπινοίας ήστινοσοϋν ή της εκ λόγων έπιγνωστ [...] εσται, ώστε τόν τίνα
άνθρωπον είκονισμοΐς τισι διαγινώσκειν αληθώς αδύνατον (f. 202 ν. -203 r).

III. ("Ιδωμεν δέ και πώς συναγήοχε. ) Λέγει γάρ' άλλ'ούδέ τον απλώς
και καθόλου άνθρωπον ενόν έστι περισκοπεΐν μη τή αύτη κεχρημένον μεθόδω.
Ει γαρ αύτον οριοΰνται τω « ον λογικόν θνητόν νου και επιστήμης δεκτικόν »,
πώς οίον τέ έστιν εργοις άψύχοις και άκινήτοις έμπιστεύειν παραδεικνύναι
ύφ'
τήν ζωτικήν κίνησιν, ής καταλληλότερον τα τής λογικότητος παρά του
δημιουργήσαντος Θεοΰ το οΰτως εχειν δεδύνηται (19). Ταύτη δέ γε κατά
το άκόλουθον οΰτε θνητον είκότως προσαγορεύοιτο, άλλ'ούδέ νου τίνος
ή επιστήμης δεκτικόν το χρωματουργικον τεράστιον άποκαλοΐτο τοις
Λόγου προσκυνηταΐς. [....] τοίνυν κατ'ούδέν άφωμοιωμένα τισι [ ]
εικ [....] πώς άν και εϊεν; (f. 205 ν).

L'exorde dénonce le caractère suranné et néfaste de l'imagerie


religieuse, à présent que les promesses sont accomplies. L'auteur y
oppose les deux conditions et les deux vocations successives de l'human
ité dans le plan du salut. Les « énigmes et les symboles » de la Loi
ancienne, esquisses confuses d'une réalité et d'une connaissance à
venir, ont cédé la place à la présence sur la terre de « la lumière du
monde ». En conséquence, l'homme n'a plus de choix désormais qu'entre
« cheminer dans l'obscurité » ou obtenir, par « la pureté de sa vie
et la sincérité de sa foi », Γ « intelligence des êtres », la saisie de la
« vérité limpide des choses », la « vision de la lumière inaccessible, le
Verbe éternellement engendré lui-même ».
Les deux thèmes ici rapprochés sont en eux-mêmes banals, chacun
dans son ordre. La dichotomie omb^e-^éalité remonte aux écrits du
Nouveau Testament (20). L'analyse de l'itinéraire spirituel idéal qui
conduit de la contemplation naturelle du logos des êtres (τών όντων

(19) Leçon très douteuse : δέδώρητοα?


(20) II est naturel que Jean n'invoque pas la trichotomie : ombre-image-vérité, chère à
Origène (H. de Lubac, Histoire et Esprit, Paris, 1950, p. 222) et à d'autres Pères à sa suite.
Elle place trop nettement la condition présente sous le régime de l'image (par rapport au
monde futur).
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κατάληψιν) à la contemplation mystique du Logos divin (21) est


familière à tous les spirituels de la lignée d'Evagre.
On peut seulement s'étonner que Jean et les « aniconistes » (22) en
général n'aient pas davantage exploité le second thème ni ne se soient
réclamés de tous ces théoriciens de la contemplation qui avaient
depuis longtemps condamné toute forme de représentation mentale.
En fait, le développement de Jean sur le sujet paraît simplement
inspiré par les anathèmes 8 et 9 du synode iconomaque de 754 (23) sur
l'adoration du Verbe et par un texte d'Astérios d'Amasée recueilli
tant dans le florilège de 754 que dans celui-ci de 815 (24) : « Porte
spirituellement dans ton âme le Logos incorporel. »
Cette perspective estompe forcément l'affirmation de la réalité
physique de l'incarnation, et le réfutateur a beau jeu de reprocher à
Jean de n'appeler pas « sarcophore celui qui a habité dans le monde »
(f. 201 v), de « parler de vérité limpide des choses » au lieu d'union
hypostatique (f. 201 v-202), peut-être aussi de trop tirer à soi le Pro
logue du IVe évangile; le préambule de l'anonyme est en effet tout
entier consacré à marquer la concordance entre le premier chapitre des
Synoptiques sur l'ascendance humaine du Christ et le Prologue
johannique (f. 200). Jean ne pouvait mieux prêter flanc au procès de
docétisme fait à tous ses pareils par les orthodoxes.
Le langage de Jean appellerait d'autres remarques, et notamment
concernant sa saveur eschatologique, mais celle-ci ne lui est pas
propre, et c'est toute l'inspiration du concile de Hiereia qu'il faudrait
analyser.
Non seulement la révélation (fragment I) prive de justification la
pratique de l'image sacrée, mais la raison elle-même prouve l'inanité
de toute représentation de l'homme dans l'espace (fragments II et
III).
Soit un individu, Pierre ou Paul (fragment II). « II n'y a pas moyen
de décrire (représenter : χαράκτη ρ ίζεσθοα) l'individu par un autre
expédient (25) que l'exposé discursif, lequel permet de saisir chaque
être à la manière d'une définition. En effet, les accidents particulari-

(21) Cf. H. Lemaitre (= I. Hausherr), art. Contemplation, Dictionnaire de spiritualité


asc. et my st., II, Paris, 1952, col. 1806 et suiv.
(22) Surnom ironique donné à plusieurs reprises par Méthode aux iconomaques dans sa
Vie (inédite) d'Euthyme de Sardes.
(23) Mansi, XIII, col. 336ri.
(24) PG, 40, col. 168 6; P. J. Alexander, The Iconoclastic Council of St. Sophia (815) and
its Definition, Dumbarton Oaks Papers, 7, 1953, p. 60.
(25) Même terme dans le décret du concile de 754 : Mansi, XIII, col. 248e.
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sants qui le distinguent de tous ses semblables, nonobstant tout ce


qu'il a par ailleurs de commun avec eux, sont absolument réfractaires
à toute saisie sous forme visuelle. Son ascendance, son pays, sa pro
fession, ses fréquentations, sa conduite louable ou reprehensible, tout
cela on ne peut le bien connaître que par l'expédient du discours. De
sorte que tenter de vraiment distinguer l'individu au moyen d'images,
c'est chose impossible ».
Mais l'homme sans traits individuants? « L'homme en général non
plus, il n'est possible de l'examiner sans recourir au même procédé.
S'il est vrai qu'il se définit : être raisonnable, mortel, capable d'intell
igence et de savoir, comment serait-il possible de confier à des ouvrages
inanimés et inertes de présenter le mouvement vital (...). En consé
quence, les adorateurs du Verbe ne sauraient qualifier mortel ni capa
bled'intelligence quelconque ou de savoir ce monstre pictural. Com
ment pourrait-on parler d'images à propos d'êtres qui ne montrent
entre eux aucune similitude? » (26).
Les mêmes concepts de nature non individuée et d'individu concret
se retrouvent dans les objections — conventionnelles? (27) — prêtées
aux iconomaques par Théodore Stoudite dans son IIIe Antirrhétique,
chapitre premier (28). Toutefois dans le second cas la discussion porte
directement sur l'humanité du Christ et son attribut de limitation
(péri graphe).
L'argumentation de Jean respecte le postulat typiquement icono
claste du concile de Hiereia-Blachernes (754) : l'image vraie doit confi
nerà l'identité, Jean dirait : à la définition. Mais, alors que le concile
n'appliquait le postulat qu'au cas du Verbe incarné, le Grammairien
l'étend à toute espèce de figuration humaine. On aurait tort de penser
qu'il proscrit celle-ci sans exception. En dépréciant la portée de l'image
comme instrument d'une connaissance digne de ce nom, en comparai
son de l'enseignement oral ou écrit, il ne veut que marquer le gouffre
qui, dans le cas du Christ, sépare du sujet une copie que l'on prétend
semblable à lui, et parce que telle, digne de recevoir un culte. A cette
fin Jean exploite le vieux topos de la supériorité du discours sur la
représentation visuelle(29),derav$piàçèxXoycov sur la statue d'airain(30).

(26) Les lacunes nous contraignent ici à paraphraser.


(27) P. J. Alexander, The Patriarch A'icephorus of Constantinople, Oxford, 1958, p. 192
et suiv.
(28) PG, 99, col. 396 et suiv.
(29) Exploité notamment par de nombreux Docteurs, de l'aveu de Théodore Stoudite,
Ëpisl. II, 36 : Ρ G, 99, col. 1217c.
(30) Vie de Constantin le Juif (BHG, 370), Act. Sand. nov. IV, p. 628, § 1.
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II emprunte môme rémunération des traits qui définissent un indi


vidu au schéma conventionnel qui fut celui des panégyriques avail ί
de passer dans l'hagiographie (31). Bref l'argumentation se réduit
au thème académique de l'indigence de l'image et du caractère superf
iciel de sa ressemblance avec le modèle. La conception de l'image
- définition n'intervient guère que comme un enjolivement superflu.
C'est dire que l'amère-plan philosophique est ici inexistant ou factice.
La terminologie est banale et peu rigoureuse, témoin la curieuse sub
stitution de Ôv à ζωον dans la définition reçue de « homme » (32),
et l'auteur n'a cure de construire des syllogismes en forme.
En dirigeant ses critiques contre l'implication philosophique des
raisonnements du Grammairien et leur absence de rigueur logique,
l'Anonyme surfait sûrement la pensée de son adversaire. Du moins
brasse-t-il, à cette occasion, des termes ou des principes qui nous
donnent quelque idée de l'enseignement de l'Organon à cette époque.

La réfutation

On peut négliger le grief de docétisme, banal dans ce genre de


controverse. Outre les critiques déjà relevées à propos de l'exorde,
l'Anonyme dénonce dans celui-ci une imprécision qui fleure l'arianisme,
en l'cccurrence l'omission de έξ αύτου après γεννηθέντα, comme si
l'on rejetait la consubstantialité (f. 202). D'autre part, Jean est accusé
d'inconséquence : en admettant, dans l'Ancien Testament, des esquis
ses pré figuratives, il s'interdit de rejeter le bien-fondé d'images rétros
pectives dans le Nouveau. « L'iconographie est-elle autre chose que le
reflet de la vérité à venir ou réalisée? Comme dans l'esprit à l'objet
attendu correspond l'espérance, à l'objet présent la perception, à l'objet
disparu le souvenir, ainsi dans les choses. De sorte que celui qui tente
de supprimer l'un quelconque de ces éléments ruine la connaissance
de l'esprit et entre en conflit avec les choses (...) S'il n'en était pas
comme j'ai dit, la parole eût suffi aux Anciens, à l'exclusion de toute
œuvre figurant la vérité. Or il y eut celle-là, et elle n'empêcha pas
celle-ci » (f. 202 rv). Quoi qu'il en soit de ces considérations alambiquées,

(31) Ibid. :άνδριάντες μέν γαρ ουδέν πλέον ότι μηδ' αυτής της σωματικής τό πανάποσφζουσι διαπλάσεως,
λόγος δέ ού μόνον απαντά τα τής ψυχής διαδείκνυσι κάλλη τοις διηγήμασιν, αλλά και γένος και ήθος
και άγωγήν και ε'ί τι των αρίστων επιτηδευμάτων ώσπερ ύπ' όψιν άναζωγραφεϊ. Cf. H. DelKHAYE, Les
passions des martyrs et les genres littéraires, Bruxelles, 1921, p. 195 ei suiv.
(32) Relevons aussi la définition de l'individu (fragment II), à comparer avec celle utilisée
par Théodore Stoudite, Antirrheiicus III : PG, 99, col. 397&c.
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on constate que les iconoclastes admettaient l'existence de certaines


images dans l'Ancienne Loi, et cela confirme le troisième anathème
du Synodikon de l'Orthodoxie au sujet des visions des prophètes
conçues comme des images (33).
Dans le premier raisonnement (fragment II) l'orthodoxe reprend
d'une manière générale des confusions ou des impropriétés de termes
et des manquements aux règles du syllogisme. La critique se développe
en trois phases.
1° L'iconomaque identifie des concepts distincts : διαγινώσκειν
prend dans la conclusion la place occupée par χαρακτηρίζεσθα dans
la thèse. Il confond les concepts équivalents χαρακτηρίζεί,ν-είκονίζεί,ν
avec όρίζειν, alors que cette assimilation n'est possible qu'au sens
très large et improprement. Ce faisant, il est acculé à une position
intenable : en effet, comment ne devrait-il pas admettre dès lors que
l'homme créé à Vintage de Dieu reçoit de ce fait la définition même
de son Créateur? (f. 203 v).
2° L'auteur en vient alors à ce qu'il appelle un « examen détaillé »
(του κατά μέρος ελέγχου f. 203; δι.' όλου του κεφαλαίου f. 203 ν ).
Après avoir chicané son adversaire sur la terminologie : emploi de
αδύνατον pour άνεπί,χείρητον, de έπί,νοία pour τέχνη, substitution de δί.αγι-
νώσκεί,ν à χαρακτηρίζεσθαί. (f. 203 vj, il réfute la thèse : « 11 n'y a pas
moyen de figurer un individu par un autre expédient que l'exposé
discursif », en introduisant un distinguo : un individu inconnu? cela
est sans intérêt pour nous; un individu préalablement connu? je le
nie, et le prouve. Et cette preuve consiste en des exemples : l'anneau
de Juda qu'il a suffi à Tamar de présenter pour figurer juda {Gen.
38, 25), la tunique ensanglantée de Joseph qui fit dire à Jacob : c'est
mon fils (ibid. 32-37, 33), le crucifix dans lequel on reconnaît aussitôt
le Christ. Toute médiation du discours est donc inutile.
3° Reste la construction du syllogisme. L'anonyme évoque un audi
toire de jeunes disciples. Ils rient, avec l'air de lui dire : « qu'atten
dez-vous pour dénoncer ce paralogisme (34), et démasquer le sophisme?
11 serait excessif de prétendre que le professeur se montre ici dans
son meilleur jour, mais ses remarques prouvent qu'il a retenu quelque
chose de l'Organon. Nous essaierons de reproduire les griefs dans
l'ordre. Tout d'abord, ce syllogisme repose sur une prémisse unique
et de surcroît fausse : « aucune des propriétés caractéristiques d'un
(33) Th. Uspbnsk], Sinodik ν nedelju pracoslavija, Odessa, 1893, p. 12.
(34) Passage certainement lacunaire : αλλά γαρ όρώ τας ύττομειδιώσεις και. οιονεί ττροαναφωνού-
σας εκ τοΰ παραλόγου σχήματος συντεθέντα αύτ<ΐ) συλλα [...]
J. GOUILLARD : FRAGMENTS INÉDITS D'UN ANTIRRHÉTIQUE 179

individu n'est saisissable sous forme de figuration visuelle ». Le Gramm


airien fonde cette « négation universelle sur une étrange induction » :
ni l'ascendance, ni la patrie etc., et se croit fondé à conclure à l'impuis
sance de l'image.
Accordons, poursuit l'orthodoxe, un syllogisme avec la prémisse
suivante : « un individu est figuré par des paroles ». Il manquera la
spécification (36) : les paroles. Le syllogisme aura deux prémisses
particulières. Il appartiendra, autrement dit, à la troisième figure, qui
ne permet jamais de déduire une conclusion universelle ni nécessaire.
Sauf la nécessité du prosdiorismos et les lois de la troisième figure (37),
l'opportunité de la critique nous échappe entièrement.
En revanche, le dernier reproche est clair et ses sources évidentes :
de l'individuel il ne saurait y avoir de définition rigoureuse ni scienti
fique(38).
Le second antirrhétique est fâcheusement mutilé dans la partie
qui nous intéresserait le plus. L'auteur feint de céder aux instances
de ceux qui, entichés des raisonnements apodictiques, souhaiteraient
découvrir en quoi pèchent ceux du Grammairien. Il rappelle, à ce pro
pos, un certain nombre de définitions et de principes que nous énumé-
rons dans l'ordre, car l'enchaînement n'apparaît pas toujours clair
ement, du fait des lacunes.
1° L'auteur souligne d'abord (f. 206) la distinction entre semblable
et identique et rappelle que des natures différentes peuvent être dites
semblables sous un certain rapport. Parce qu'il ignore ces distinctions,
le Grammairien s'imagine que le fait pour l'image de ne pas recevoir
la définition intégrale de l'homme détruit la similitude entre objet et
modèle, alors que c'est l'identité seule qui est abolie.
2° La définition proposée de l'homme est redondante : « capable
d'intelligence et de science » est une addition superflue (f. 206). C'est
déjà l'enseignement d'Aristote (39).
3° Le Grammairien ignore que « semblable et dissemblable se disent
uniquement des qualités », aussi cherche-t-il l'un et l'autre dans
l'essence (40). On objectera peut-être que les choses de natures difîé-

(35) Allusion dans PAntirrheticus II, f. 206, à ce vice d'induction : Stà t? p?e??s?? ?p?p?pte??
?????µas? t?? ?? ap?f?se?? epa?????
(36) Le défaut de prosdiorismos dans une prémisse est fréquemment relevé dans les uvres
du patr. Nicéphore.
(37) Aristote, Anal. ?, 29a, 39a.
(38) Id., Melaph., 10396, 28 et suiv.; 1040a, 5-6.
(39) Id., ???.,???a, 35; cf. 1396, 35.
(40) Id., Categ., lia, 15; citation littérale.
180 REVUE DES ÉTUDES RYZANTINES

rentes ont des formes différentes, sont dissemblables, ainsi un boeuf,


un cheval, un serpent, une pierre. Instance spécieuse, réplique l'ortho
doxe: deux triangles, l'un d'or et l'autre d'acier, ne seront pas moins
semblables malgré la différence de nature. A propos de la ressemblance,
l'auteur poursuit en distinguant deux ordres de qualités où elle peut se
manifester : celle de la forme conformité des chérubins de l'arche
à leur archétype et celle de l'habitus conformité des justes avec
le Père miséricordieux (f. 206 v).

Problèmes littéraires

Il y aurait témérité à mettre en balance le savoir philosophique de


Jean le Grammairien et celui de son contradicteur : nous n'avons du
premier que de maigres citations arrachées à leur contexte. On convien
dra néanmoins qu'elles ne dénotent pas une intimité frappante avec
ce que les contemporains dénommaient facilement philosophie,
entendez la logique (41). Il ne suffit pas d'une définition de l'homme
ou d'une expression technique telle que « puissance vitale » pour conju
rer cette impression. L'orthodoxe, au contraire, révèle une pratique
certaine de l'Organon, au moins par le biais des commentateurs et, à
cet égard, il soutient la comparaison avec l'auteur anonyme du com
mentaire du quatrième évangile publié par K. Hansmann (42), avec le
patriarche Nicéphore et Théodore Stoudite. Il lui arrive même d'aller
plus loin qu'eux tous : à notre connaissance, on ne trouverait nulle
part, chez les écrivains cité?, quelque chose d'équivalent aux considé
rations sur le syllogisme de la troisième ligure. Mais faut-il ajouter,
il n'est pas sûr du tout que notre personnage eût été capable d'appli
quer correctement les principes aristotéliciens dont il se recommande,
tant son exposé, à cet endroit, est confus. Nous abandonnons la
question au chercheur qui entreprendra d'évaluer le savoir philosophi
que des théologiens du premier quart du ixe siècle et, du même coup,
le niveau des études spéculatives à Byzance à cette époque (43).
L'exposé qui précède postulait l'authenticité des citations et l'an
cienneté de leur réfutation. L'attribution à Jean ne peut être étayée
que par le titre, qui, dans sa forme actuelle, est postérieur à la déposi
tion de Jean, en 843.

(41) Vie de saint Théodore Stoudite (BHG, 1754) : PG, 99, col. 2376.
(42) K. Hansmann, Ein neuentdeckter Kommentar zum Johannes- Evangelium (Forschungen
zur christlichen Literatur- und Dogmengeschichte, XVI, 4-5, Paderborn, 1930; à ce sujet,
P. J. Alexander, The Patriarch Nicephorus, p. 196 et suiv.
J. GOUILLARD : FRAGMENTS INEDITS d'un ANTIRRHÉTIQUE 181

Le texte lui-même des deux antirrhétiques ne comporte aucun indice


d'actualité. Pas la moindre allusion à la persécution ni au crédit de
Jean dans l'État. Les iconomaques ou « anoméens » (ainsi dénommés,
f. 205, parce que déniant toute ressemblance entre image et modèle)
ne sont pas vraiment fustigés. Le ton, sévère pour les calculs sournois
de Jean, demeure sans passion. L'ensemble a l'allure didactique d'un
exercice scolaire sur des raisonnements choisis comme des « exemples
à ne pas suivre ». On le placerait avec la même vraisemblance au début
des agissements de Jean ou vingt ans après sa disparition de la scène,
alors qu'il n'était plus qu'un mauvais souvenir.
L'auteur? On connaît quelques moines plus cultivés comme Naukra-
tios ou Syméon qui ont affronté victorieusement l'argumentation de
I'iconomaque (43). Mais ont-ils jamais couché leurs antirrhétiques par
écrit? Le lexique de Suidas a consigné le nom d'Epiphane de Sélym-
bria, au+eur d'un antirrhétique contre les brûleurs d'images (44),
mais il a pu aussi bien écrire sous les Isauriens, au vnie siècle.
Tout cela fait beaucoup d'obscurités. Il est douteux qu'une étude
plus approfondie puisse les dissiper toutes.

Jean Gouillard.

(43) P. J. Alexander a heureusement marqué la voie, ibid., p. 190 et suiv.


(44) Théodore Stoudite, Epist. II, 30 : PG, 99, col'. 1210a, et Epist. II, 36 : Ibid., col.
V212ab.
(45) Ed. Adler pars II, 391, 2743.

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