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Roger Paret

Un parallèle byzantin à Coran, XVIII, 59-81


In: Revue des études byzantines, tome 26, 1968. pp. 137-159.

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Paret Roger. Un parallèle byzantin à Coran, XVIII, 59-81. In: Revue des études byzantines, tome 26, 1968. pp. 137-159.

doi : 10.3406/rebyz.1968.1402

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rebyz_0766-5598_1968_num_26_1_1402
UN PARALLELE BYZANTIN A CORAN,
XVIII, 59-81*

Le manuscrit Vindobonensis historicus graecus 42, daté du xme siècle,


a conservé, comme le Berolinensis graecus 221 (= Phillippicus 1624),
des éléments d'une recension du Leimon de Joannes Moschos qui
semble avoir comporté un nombre de récits plus élevé que la collec
tion traditionnelle, ou plus exactement que la collection contenue
dans la Patrologia graeca 1. Quatre de ces narrations ont été éditées
en 1938 par Theodor Nissen 2. Elles font partie d'une série de huit
chapitres, qui portaient dans la collection viennoise les numéros 96
à 103, et dont deux seulement (les numéros 101 et 102) figurent dans
la recension courante du Leimon (numéros 125 et 170 de la PG),
cependant qu'un troisième, le numéro 99, constitue l'une des recen
sions déjà signalées de la légende de l'enfant juif miraculeusement
converti au christianisme, jeté au feu par son père et sauvegardé par
une intervention surnaturelle 3. Cette série est mutilée ; le début du

* Ce texte développe une communication présentée à Oxford, le 7 septembre


1966, dans le cadre du XIIIe congrès international d'études byzantines.
1. Le texte grec a été reproduit par Migne, d'après l'édition de Cotelier [Eccle-
siae graecae monumenta, II, p. 341-456), dans PG, t. LXXXVII c, col. 2843-
3116. Quatorze récits inédits ont été publiés, d'après le manuscrit de Vienne et le
Berolinensis gr. 221, par Th. Nissen (Unbekannte Erzählungen aus dem Pratum
Spirituale, BZ, XXXVIII, 1938, p. 351-376). Douze nouvelles additions, tirées
du Marcianus II, 21, de la fin du xe siècle, ont été éditées par E. Mioni (II « Pra-
tum Spirituale » di Giovanni Mosco, Orientalia christiana periodica, XVII, 1951,
p. 61-96).
2. BZ, XXXVIII, 1938, p. 367-372.
3. Sur le développement de ce récit qui a connu une grande fortune dans le
inonde médiéval, cf. E. Wolter, Der Judenknabe, Halle 1879; Th. Pelizaeus,
Beitrüge zur Geschichte der Legende com, Judenknaben, Halle 1914; Th. Nissen,
Zu den ältesten Fassungen der Legende vom Judenknaben, Zeitschrift für fr.
Sprache und Literatur, LXII, 1938, p. 393-403. La plus ancienne version attestée
semble celle conservée dans YHistoire ecclésiastique d'Evagrios Scholastikos, IV,
36, éd. Bidez-Parmentier, p. 18510-18618; PG, t. LXXXVI, col. 2770. Dans le
Berolinensis gr. 221 est insérée une recension très amplifiée, qui, sous la forme
transmise, suppose nécessairement une redaction postérieure à la conquête musul
mane: ..-f. HZ. XXXVIII. n. 3(H20-36525.
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chapitre 96 et la fin du chapitre 103 font défaut, par suite de lacunes


dans le manuscrit 4. Du récit 96 en particulier ne subsistent que quel
ques lignes sur le folio 147 5.
On y lit la fin d'un dialogue entre un moine et un ange, qui explique
au vieillard pourquoi il a gravement porté préjudice à des hommes
qui leur avaient accordé l'hospitalité et vivaient pieusement, alors
qu'à l'inverse il a rendu service à un méchant. Au premier de leurs
hôtes, l'ange avait dérobé une coupe : elle provenait d'un héritage
injuste et eût suffi à faire perdre à cet homme par ailleurs irréprocha
ble le fruit de toutes ses bonnes actions. Du second, non moins hospi
talier et vertueux, Fange avait, plus cruellement, étouffé le fils :
si cet enfant avait vécu, il serait devenu l'instrument de Satan au
point qu'auraient été oubliées les œuvres pieuses de son père; en le
tuant, l'envoyé de Dieu sauvait son âme, avant qu'il eût péché, et
préservait les mérites du père malheureux. Par contre, chez le troisième
homme visité, bien qu'il fût « une peste », uniquement soucieux de
nuire, l'ange avait réparé un mur qui menaçait ruine : sous ce mur,
lors de la construction de la maison, le grand-père du propriétaire
avait dissimulé un trésor; eût-il lui-même relevé la paroi, le méchant
eût trouvé ces richesses, dont il eût fait le plus mauvais usage; pour
la troisième fois l'esprit n'était intervenu que pour empêcher le pire.
En conclusion l'ange rappelle au moine la sentence du psaume 36 (35)
« les jugements du Seigneur sont un abîme immense » et renvoie à sa
cellule le vieillard, qui rentre en soi-même et glorifie Dieu.
Ces quelques phrases suffisent pour reconnaître, dans le récit de la
collection moschienne de Vienne, le thème traditionnel du prophète
ou du sage déconcerté par les cheminements de la justice divine 6.
Mais l'intérêt de ce fragment tient au contexte historique et culturel
dans lequel il s'insère, et spécialement à l'étroite parenté qu'on observe
entre l'anecdote chrétienne qu'il présente et l'un des passages les plus
commentés, mais en même temps les plus obscurs, de la sourate XVIII
du Coran. Cette sourate, objet dans le monde de l'Islam d'une révérence
particulière et qui est récitée chaque vendredi dans les mosquées lors
de la grande prière hebdomadaire, contient une narration qui a,

4. Th. Nissen, BZ, XXXVIII, p. 352, η. 4.


5. BZ, XXXVIII, p. 3675-23.
6. Cf. A. Aarne, The types of the folk-tale, engl. trans, by S. Thompson, Hel
sinki 1928, p. 120, n. 759 : God's justice ('indicated ; S. Thompson, The folktale,
New York 1946, p. 130-131; F. von der Leyen, Die Welt der Märchen, I. Dussel
dorf 1953, p. 157, qui a marqué l'origine sémitique du thème.
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dès l'origine, par sa concision et son obscurité, à la fois sollicité et


embarassé la subtilité des exégètes musulmans 7.
En un lieu mystérieux que le Coran nomme « le confluent des deux
mers », Moïse se trouve mis en présence d'un personnage désigné seu
lement comme « un de Nos serviteurs fabd) à qui Nous avions donné
grâce (rahma) issue de Nous et à qui Nous avions enseigné science
film) émanant de Nous »; ayant demandé à cet homme de l'accompa
gner pour recevoir de lui quelques éléments de cette connaissance
divine, Moïse s'entend répondre qu'il lui sera impossible de supporter
ce qu'il verra et ne pourra comprendre; après avoir promis d'être
patient, il est autorisé par « le serviteur » de Dieu à le suivre, à condi
tionde ne l'interroger sur rien ; tous deux s'embarquent sur un navire,
et l'inconnu y fait une brèche au risque qu'il s'engloutisse; puis il
tue un adolescent rencontré au hasard; par contre, dans une localité
dont les habitants refusent aux voyageurs l'hospitalité, il étaye un
mur qui allait s'écrouler; à chaque incident, Moïse, à qui sa stupeur
indignée a fait oublier ses promesses, interroge son compagnon sur
les causes de son comportement; après le troisième épisode, « le ser
viteur » de Dieu lui donne son congé, mais lui explique les fondements
cachés de ses actions : le bateau appartenait à de pauvres gens, et il
aurait été saisi par un roi injuste s'il n'avait été providentiellement
endommagé; l'adolescent était le fils de parents pieux, qu'il aurait
tenté d'amener à l'infidélité et à la révolte contre Dieu; quant au mur,
il appartenait à deux jeunes orphelins, dont le père avait enfoui un
trésor; la grâce de Dieu leur réservait de le découvrir eux-mêmes au
jour choisi.
Les traditionnistes musulmans des deux premiers siècles de l'Hégire
et les compilateurs qui, au in-ixe siècle, entreprirent de grouper en
recueils systématiques la masse des traditions (hadît), s'accordaient
pour la plupart à reconnaître, dans « le serviteur » de Dieu, la figure
d'al-Khadîr, identifié par ailleurs à Iliyâs, Élie 8. Cette interprétation

7. Le Coran, trad, franc, par R. Blachère, II, p. 327-347, avec bibliographie.


8. Les plus anciennes traditions, qui tendent à expliquer, mais se bornent en
fait à paraphraser le texte coranique, se trouvent réunies dans le Sahïh d'al-
Buhâri, né en 194/810 à Buhârâ, mort à Samarkand en 256/870 (cf. J. Robson,
s. v. al-Bukhâri, in Encyclopédie de l'Islam, 2e éd., I, p. 1336-1337). En fait elles
se ramènent toutes, pour l'essentiel, à une relation mise sous l'autorité de Ubaiy
b. Ka'b et rapportée d'après Ibn 'Abbäs (cf. A. J. Wensinck, A Handbook of
Early Miihammadan Tradition, Leiden, I960, p. 103, s. v. Ibn 'Abbas, pp. 232-
233, s. v. Ubaiy b. Ka'b). Elles figurent au titre III, chap. 16 et chap. 19 (trad.
Houdas-Marçais, I, p. 41-43), au titre III, chap. 44 (trad. Iloudas-Mareais,
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est digne de remarque, car la narration coranique apparaît proche


d'une légende haggadique, qui rapporte les épreuves imposées au
rabbi Yoshua ben Levi, de Lydda, par le prophète Ëlie 9. Rabbi
Yoshua avait sollicité de Dieu, par de longues prières et un jeûne
rigoureux, la grâce de rencontrer le prophète Ëlie; il fut exaucé et
Élie lui apparut; le rabbi lui demanda seulement de l'autoriser à le
suivre pour observer ses actes et ainsi s'instruire à son contact; Ëlie
lui répondit : « Je crains que tu ne puisses pas supporter longtemps ce
que tu verras dans mes actes » et n'accepta que quand son admirateur
eût promis de tout observer en silence sans jamais demander d'expli
cation; le prophète et le rabbi se mirent en route; un pauvre homme,
qui ne possédait pour toute richesse qu'une vache, les accueillit avec
empressement; le lendemain matin, Êlie fit mourir l'animal; un homme
riche les dédaigna, Élie par ses prières consolida un mur de sa propriété;
dans un village opulent où nul ne voulut les recevoir, Élie souhaita
à tous les habitants de devenir des chefs; dans une localité, à l'inverse,
où ils furent restaurés et hébergés, le prophète dit aux gens du pays :
« Dieu fasse que cous n'ayez qu'un seul chef »; Yoshua ben Levi finit
par perdre patience et se laissa aller à demander des explications ;

I, p. 58-61), au Ltitre XXXVII, du salariat, chap. 7 (trad. Houdas, II, p. 64),


au titre LIV, des stipulations, chap. 12 (trad. Houdas, II, p. 247), au titre LIX,
du commencement de la création, chap. 11, portrait de Satan (trad. Houdas, II,
p. 448), au titre LX, des prophètes, chap. 27, histoire d'al-Khadir avec Moïse (trad.
Houdas, II, p. 497-501); elles sont reprises en bloc au titre LXV, de V interpréta
tion du Coran, sourate XVIII, chap. 2-4 (trad. Houdas, III, p. 369-377); une
dernière mention figure au titre XCVII, de Vunité de Dieu, chap. 31, de la volonté
(trad. Houdas. IV, p. 617-618). — Sur les origines complexes et l'évolution de la
légende d'al-Khadîr (ou al-Khïdr), cf. Lidzbarski, Khidr, Zeits. für Assyriologie,
VII, p. 104-116 et 319-327; Völlers, La légende de Khidr, Archiv für Religion
wissenschaft, XII, 1909, p. 234-284; J. Friedländer, Die Chadhirlegende und der
Alexanderroman, Leipzig, 1913 (qui fait remonter la légende à une origine grecque
et estime qu'elle était diffusée en Syrie et en Arabie longtemps avant l'époque de
Muhammad); A. J. Wensinck, s. v. Ilyäs, in Encyclopédie de l'Islam, lre éd.,
II, p. 499-501 et s. v. al-Khadïr, ibid., II, p. 912-916; L. Massignon, Les Sept
Dormants Apocalypse de l'Islam, Analecta Bollandiana, LXVIII (= Mélanges
Paul Peeters), II, 1950, p. 245-260; M. J. Stiassny, Le prophète Élie dans le
Judaïsme, in Élie le Prophète, II, p. 199-255, spécialement p. 231-232; Y. Mou-
barac, Le prophète Élie dans le Coran, in Élie le Prophète, II, p. 256-268; L. Mas
signon, Élie et son rôle transhistorique, Khadiriya, en Islam, in Élie, II, p. 269-
289; D. Masson, Le Coran et la Révélation judéo-chrétienne, 1958, p. 418.
9. D. Sidersky, Les origines des légendes musulmanes dans le Coran et dans les
vies des prophètes, Paris 1933, p. 90-95; le texte hébreu y est reproduit d'après le
recueil de rabbi Nissim ben Jacob, compilé au xie siècle, édité par Jellineck,
Reih ha-midrasch, V, p. 133-135, VI, p. 131-136. Cf. Ginzberg, The Legends of
the Jews, IV, p. 223-226; VI, p. 334, n. 94; I. Levi, La légende de l'ange et de
l'ermite dans les Écrits juifs, Revue des études juives, VIII, 1884, p. 64-73.
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avant de le quitter, Élie lui dit que, s'il avait fait mourir la vache du
pauvre hospitalier, c'était par une grâce de substitution, car à l'origine
il était arrêté qu'en ce jour c'était sa femme qui devait mourir; si
l'homme riche et avare avait réparé son mur lui-même, il aurait
découvert un trésor dont il valait mieux qu'il n'eût pas le bénéfice;
s'il avait souhaité aux villageois inhospitaliers de devenir tous des
chefs, c'était afin qu'ils se querellassent constamment « car toute
association dont les chefs sont nombreux est appelée à disparaître »,
alors qu'aux autres il avait souhaité un seul chef pour qu'ils fussent
dirigés avec sagesse.
Malgré des différences sensibles entre plusieurs épisodes, la parenté
de ces deux récits est si évidente que le mäshäl haggadique a été tenu
jusqu'ici pour la source immédiate du texte coranique 10. Charles

10. Massignon [Élie, II, p. 282-283) considérait que ce thème prédestinatien


de l'insurpassable sagesse divine remontait, bien au-delà de l'anecdote relative à
rabbi Yoshua ben Levi, à la légende araméenne de Ahikar, mais il ne contestait
point que ce fut dans le récit haggadique que Muhammad en avait pris connais
sance.En fait la diffusion de ce thème, comme de la plupart des thèmes gnomi-
ques et sapientiels qui se retrouvent dans la littérature rabbinique et dans les
recueils chrétiens puis musulmans, semble avoir suivi des cheminements multiples
dont la complexité rend presque impossible toute reconstitution d'une chaîne
cohérente et surtout unique de transmission; le foisonnement et l'enchevêtrement
des diverses formes d'un même thème laissent supposer, outre les contaminations
des traditions entre elles, de possibles développements parallèles, indépendants
à l'origine. Pour s'en tenir à l'exemple de l'apologue de Moïse, il est difficile de
déterminer si la forme sous laquelle le thème apparaît dans les Mille et Une Nuits
dérive du Coran, de commentaires coraniques ou tout au contraire si elle provient
directement de traditions mésopotamiennes fortement marquées d'influences
juives et conservées en Iraq, après la conquête arabe, au niveau des contes popul
aires (cf. M. I. Gerhardt, The Art of Story-telling. A Litterary Study of the Thou
sand and One Nights, Leiden 1963, p. 363, n. 2, qui renvoie en particulier à l'étude
de J. Perles, Rabbinische Agada's in 1001 Nacht, ein Beitrag zur Geschichte der
Wanderung orientalischen Märchen in Monatsschrift für Gesch. und Wissens,
des Judenthums, XXII, 1873, p. 123 particulièrement; cf. M. Gaster, The exempla
of the rabbis, London-Leipzig, 1924, n° 301). On peut noter à cet égard, sans tirer
du rapprochement de conclusion hâtive, que, dans la vie copte de Pisentios évêque
de Coptos (Qeft), rédigée dans la seconde moitié du vne siècle sans doute, le pro
phète Élie est le personnage envoyé par Dieu pour réconforter le pieux ascète
dans un moment d'épreuve, et que cette anecdote est située dans un contexte
de récits sur la confiance en Dieu et la miséricorde divine qui ne sont pas sans
rappeler les anecdotes haggadiques dont on trouve trace précisément dans ce qu'on
peut appeler « la série juive » des Mille et une Nuits (E. Amélineau, Étude sur le
Christianisme en Egypte au VIIe siècle, Paris 1887, p. 93-98). — Ce récit sur l'ange
et ses comportements déconcertants fut repris, au xne siècle par Jacques de Vitry,
évêque d'Acre, dans le recueil de contes et de légendes qu'il intitula Exempla .·
sous cette forme il devint célèbre en Occident et donna naissance, dans la littéra
turemédiévale de langue française, au fabliau dit de l'Ange et de l'Ermite. Le
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Torrey supposait même que l'anecdote avait été directement reprise


par Muhammad d'une collection déjà fixée avant le début du viie siè
cle et qui aurait circulé dans les communautés juives d'Arabie occi
dentale n. Pourtant le contexte dans lequel est insérée cette narration
ne manque pas de provoquer des difficultés, si on s'en tient à l'hypo
thèse de l'origine exclusivement judaïque de l'apologue de Moïse. La
sourate XVIII en effet rassemble des récits en apparence très hétéro
gènes, mais dont Louis Massignon avait justement marqué qu'ils
constituaient en réalité « un ensemble littéraire homogène12 ». Le pre
mier est consacré aux Sept Dormants d'Éphèse, dont la légende,
attestée pour la première fois à la fin du ve siècle dans un texte syriaque,
fut très rapidement répandue et populaire dans l'Orient chrétien;
suit une parabole sur deux propriétaires fonciers, dont l'un, glorieux
de sa richesse et insoucieux de l'au-delà, voit tous ses biens anéantis,
cependant que l'autre, craignant Dieu et reconnaissant en tout les
effets de sa puissance, demeure en paix; en troisième lieu, aux versets
59/60-81/82, est inséré le récit sur Moïse auquel correspondent l'épisode
haggadique et le texte attribué à Moschos; enfin la dernière narration
est consacrée à Du'1-Qarnaïn, « l'homme aux deux cornes », en qui les
exégètes musulmans ont reconnu Alexandre, et au mur qu'il avait
édifié, d'après la légende judéo-chrétienne, pour contenir Gog et Magog,
mur qui ne devait être ruiné qu'à la fin des temps. La convergence
fondamentale de ces thèmes, soulignée par Massignon, tient incontes
tablement à leur signification eschatologique, d'autant plus intense
que se trouvent associés le thème de la Résurrection avec la légende
des Dormants, le thème de la Prédestination avec le récit concernant
« le serviteur » de Dieu, le thème du Dernier Jour avec les versets
relatifs au mur de Gog et Magog. Or les deux thèmes des Sept Dor
mants et du mur d'Alexandre paraissent déjà l'un et l'autre dans

dernier et le plus piquant avatar de l'apologue fut sans doute qu'il amusa Voltaire,
lequel en fit le chapitre χ χ de Zadig.
11. G. G. Torrey, The Jewish Foundation of Islam, New York, 1933, pp. 35-36
et p. 120-125. Torrey écartait résolument l'hypothèse que, dans ce cas tout au
moins, Muhammad ait pu utiliser seulement une tradition orale; le parallélisme
des récits lui semblait une preuve manifeste qu'il y avait eu là connaissance d'une
source écrite, sinon par Muhammad lui-même, au moins par un de ses informateurs
directs.
12. L. Massignon, Élie et son rôle en Islam, in Élie le Prophète, II, p. 269-289,
spécialement p. 281-286 (Analyse de la sourate XVIII du Qor'ân, Ahl al-Kahf ;
cf. L. Massignon, Les « Sept Dormants » Apocalypse de l'Islam, Analecta Bollan-
diana 1950 (= Mélanges Paul Peelers), II, p. 245-260, repris dans Opera minora,
III, p. 104-118.
R. PARET : IN PARALLÈLE BYZANTIN A CORAN 143

plusieurs homélies attribuées à Jacob de Sarug, donc dans des textes


araméens chrétiens composés vraisemblablement au vie siècle 13 —
et le récit du miracle d'Éphèse, strictement chrétien, ne paraît pas,
quoiqu'ait supposé Torrey, avoir jamais été incorporé aux recueils
haggadiques.
Par ailleurs la comparaison des trois récits sur la justice divine fait
paraître que la narration coranique se rapproche plus de l'anecdote
chrétienne, pour autant que son état de mutilation permette d'en
juger, que du mâshâl haggadique. Dans l'apologue rabbinique, rien
ne correspond au meurtre du jeune homme qui forme, dans le Leimori
et le Coran, l'épisode central à tous égards, à la fois par sa position
médiane dans la narration et parce qu'il marque en quelque sorte la
culmination du scandale aux yeux du témoin qui s'en tient aux appa
rences de la sagesse humaine. Par contre, le texte attribué à Moschos
et la sourate XVIII ignorent les considérations finales du récit rabbi
nique sur les principes de gouvernement et l'épisode des deux villages
antithétiques. La seule différence notable se marque dans le premier
épisode : la coupe volée dans le récit chrétien, le navire endommagé
dans le Coran. Mais pour l'essentiel, par rapport au mäshäl de Yoshua
ben Levi, on observe, dans la collection de Vienne et dans le Coran,
les mêmes additions et les mêmes absences. Il faut rappeler par ailleurs
que le texte même de la sourate XVIII ignore al-Khadîr-Élie et ne
met en scène qu'un personnage aussi anonyme et aussi peu défini
que l'ange du récit grec. Le texte du Leimon présente donc, du thème
de l'incompréhensible justice divine, une forme qui coïncide plus avec
l'apologue muhammadien que le conte haggadique; sans pour autant
en déduire qu'il a pu en être la source directe, on doit conclure que,
relativement à une éventuelle source commune non identifiée, il
représente un élément plus susceptible d'avoir servi de modèle, tout
au moins plus proche du récit repris par Muhammad.
La mutilation du texte grec ne permet pas de savoir sous quelle
autorité l'avait fait figurer le compilateur du recueil, à quel ermite
ou à quel higoumène il en rapportait l'origine, et, comme c'est souvent
le cas dans les séries de ce type, dans quel couvent ou dans quelle

13. R. Duval, La littérature syriaque, p. 322-323 et p. 355 n. 6. P. Peeters


avait soutenu que ces textes étaient apocryphes (P. Peeters, Jacques de Saroug
appartient-il à la secte monophysite?, Analecta Bollandiana, LXVI, 1948, p. 134-
199, spécialement p. 194-196). Mais l'ensemble des positions défendues dans cette
étude par l'illustre bollandiste semble pour le moins sujet à révision (cf. en par
ticulier la longue et minutieuse étude de T. Jansma, Encore le Credo de Jacques
de Saroug, L'Orient syrien, X, 1965, p. 75-88, p. 193-236, p. 331-370, p. 475-510).
144 REVUE DES ÉTUDES BYZANTINES

laure il indiquait l'avoir enregistré14; il n'est donc pas possible, en


l'état présent de notre connaissance de ce texte, de déterminer avec
précision dans quelle région, dans quel milieu religieux et culturel,
il a circulé à l'époque proto-byzantine. Cependant sa présence dans
une recension du Leimon autorise quelques rapprochements avec un
groupe de textes composés ou réunis en Syrie-Palestine ou en Egypte,
en milieu « chalcédonien », soit peu de temps avant la conquête arabo-
musulmane, soit dans le siècle qui suivit la diffusion de la nouvelle
religion.
Sans prétendre déduire de ces convergences plus qu'elles ne per
mettent, il n'est pas sans intérêt de remarquer que le thème de la mort
en apparence incompréhensible, voire scandaleuse, en fait judicieu
sement décidée par Dieu, est traité avec une insistance particulière
dans la Vie de Jean Vaumonier, rédigée dans la première moitié du
vne siècle par l'évêque chypriote Leontios de Neapolis, qui avait
longtemps résidé à Alexandrie, dans la Vie de Gregentios, évêque des
Himyarites, dont l'examen critique conduit à supposer qu'elle a sans
doute également été composée, sous sa forme originelle, dans le milieu
chalcédonien d'Alexandrie avant l'occupation de l'Egypte par les
Musulmans, enfin dans la collection de « questions et réponses » mise
sous le nom d'Anastasios le Sinaïte 15. Dans chacune de ces œuvres

14. A cet égard, la parenté, non seulement dans la thématique mais jusque
dans la présentation des récits, est frappante entre les collections de Midrashim,
les recueils chrétiens d'anecdotes édifiantes composés à l'époque proto-byzantine
et les séries de traditions des exégètes arabo-musulmans. Le texte du Leimon
illustre bien cette profonde parenté structurelle. Beaucoup de ces anecdotes monast
iques, dont les recueils ont connu une si grande fortune dans les églises de langue
grecque, procédaient en fait d'un genre littéraire dont la fonction, à la fois rel
igieuse et culturelle, était considérable dans le judaïsme rabbinique et dans le
christianisme de langue syriaque, celui du mäshäl, de « l'historiette », tout ensemble
édifiante et instructive, goûtée pour elle-même à coup sûr, mais aussi pour ce
qu'il était licite, voire nécessaire, d'en déduire, par analogie.
15. Vie de Jean l'aumônier : version éditée par H. Gelzer, Leontios von Neapolis,
Leben des heiligen Iohannes des Barmherzigen, Erzbischof von Alexandrien, Frei
burg, 1893, p. 54-56; version éditée par H. Delehaye, Une vie inédite de saint Jean
l'Aumônier, Bruxelles, 1927, p. 54. Les données sur la vie et l'œuvre de Leontios
de Neapolis ont été l'objet de deux études récentes : P. van den Ven, La légende
de saint Spyridon évêque de Trimithonte, Louvain, 1953; L. Rydén, Das Leben
des heiligen narren Symeon von Leontios von Neapolis, Uppsala, 1963. — La vie de
Gregentios a été sommairement résumée par A. A. Vasiliev d'après le codex 541
du couvent de sainte Catherine au Sinaï (Zitie sv. Grigentija episkopa Omiritskago,
Vizantijskij Vremennik, XIV, 1907, éd. 1909, p. 23-67). Outre le Sinaiticus 541,
daté de 1180, quatre manuscrits contiennent cette pièce hagiographique : le
Hierosolymitanus 467, le Dionysiou 183, le Philotheou 109, le Coislin 255. — Les
R. PARET : UN PARALLÈLE BYZANTIN A CORAN 145

le problème de la responsabilité directe de la puissance divine dans la


mort des êtres humains est discuté à plusieurs reprises, comme si
les divers auteurs y avaient reconnu l'une des principales difficultés
de leur réflexion théologique et l'un des éléments les plus délicats de
controverse. Anecdotes et démonstrations tendent à établir que la
mort, même violente, même déconcertante pour les croyants, est le
plus souvent l'effet d'une décision providentielle qui procure le salut
de ceux qui la subissent. Ce thème de la mort salvatrice apparaît
en particulier dans la Vie de Jean V aumônier et dans la Vie de Gre-
gentios dans les termes mêmes où il est évoqué dans le Leimon et
dans le Coran : à propos d'un garçon de quinze ans frappé de mort
subite dans la biographie du patriarche, à propos d'un vertueux ado
lescent victime d'un prêtre démoniaque dans la Vie de Gregentios,
les hagiographes notent que, si ces jeunes gens avaient vécu davant
age,ils auraient couru grand péril de succomber aux prestiges du
monde et seraient devenus des pécheurs, alors que la mort terrestre
les a sauvés pour l'éternité16.
Dans une telle conception, il ne saurait donc y avoir place ni pour
une « mort injuste », ni moins encore pour une « mort accidentelle ».
Toutefois cette affirmation de l'impeccabilité et plus encore de l'infail
lible bienfaisance des décisions divines, si elle permettait de résoudre
certaines difficultés, en suscitait d'autres à son tour. L'enseignement
du récit rabbinique, des narrations chrétiennes et de l'apologue cora
nique est que rien ne s'accomplit sans une intervention expresse de
la puissance divine et que chacune de ces interventions répond à un

Erotapokriseis attribuées à Anastasios ont été éditées par Migne, PG, t. LXXXIX,
coll. 311-823.
16. Vie de Jean l'aumônier, éd. Delehaye, p. 54, 1. 27-30 : ουχί σύ με παρεκά-
λεσας εϋξασθοα, ώστε σωθήναι τόν σον υίόν; και ιδού Θεοΰ θέλοντος έσώθη, του παρόντος
βίου ανεύθυνος μεταστάς. Ει γαρ ζωής αύτω χρόνος εδόθη, βέβηλος εμελλεν εσεσθαι και
δόλιος άνθρωπος. Le thème apparaît également, sous forme anecdotique, dans la
vie de Syméon Salos. Le saint ayant été un jour moqué par des jeunes filles, Dieu
les éborgna toutes dans le moment et ne furent guéries que celles que le saint
embrassa sur l'œil, les autres demeurant estropiées leur vie durant; ce mal envoyé
par la providence, expliquait Syméon, avait en réalité préservé ces adolescentes,
car sans cela elles auraient mené une vie de péché pire que celle des autres femmes
de Syrie, de telle sorte que ce qui paraissait un malheur évitait un malheur plus
grand, celui du péché (éd. Rydén, p. 15717-1588). Ici encore au reste l'anecdote
édifiante reprend un récit plus ancien dans le premier chapitre de sa Philotheos
:

historia, consacré à la vie de Jacob de Nisibis, Théodoret de Cyr rapporte que le


saint, pendant qu'il voyageait en Perse pour prêcher l'évangile, fut tourné en
dérision par des jeunes filles qui lavaient à une source; aussitôt la source tarit
et les jeunes filles virent leurs cheveux devenir blancs [PG, t. LXXXII, col. 1296
B-Dl.
146 REVUE DES ÉTUDES BYZANTINES

dessein salutaire pour les hommes, môme et surtout pour ceux qui
en sont les victimes : est-ce à dire qu'il est licite d'en conclure que les
circonstances et le moment de la mort de chaque individu sont l'effet
d'un jugement de Dieu? Les crimes que des hommes injustes perpè
trent sur la personne d'hommes innocents ne seraient-ils en dernière
analyse — tels le meurtre accompli par l'ange et l'assassinat du jeune
homme dans la Vie de Gregentios — que l'exécution en quelque sorte
inéluctable de la volonté toute puissante de Dieu et, en cette hypot
hèse, quelle serait, dans la responsabilité de l'acte criminel, la part
de celui qui le commet et, pour ainsi dire, la « part de Dieu », tout
au moins la part d'une « prédétermination » divine dont l'homme
n'aurait été que l'instrument? Ce qu'on pourrait nommer l'apologue
du « jeune juste assassiné » ne doit donc pas être considéré seulement
comme un élément de littérature gnomique, de simple et presque
« folklorique » tradition sapientielle, mais comme l'illustration en
quelque manière eminente, parce que la plus choquante pour qui s'en
tient aux critères des jugements terrestres, du débat sur la « prédes
tination » des individus et la prescience divine.
Les récits ordonnés autour de ce thème dans la Vie de Gregentios
permettent au reste d'observer que les auteurs chrétiens de l'époque
proto-byzantine, qui ont entrepris d'examiner ce problème, avaient
conscience de l'ambiguïté des interprétations qu'eux-mêmes propos
aient. Dans la longue narration, chargée de « merveilleux », où un
hagiographe inconnu a prétendu retracer la vie du personnage ecclé
siastique qui restaura les communautés chrétiennes en Arabie du sud
après les « persécutions » conduites par les souverains himyarites de
religion juive, pendant le premier tiers du vie siècle 17, ces épisodes
apparaissent organisés en un système cohérent, qui, loin de n'être
qu'un élément marginal dans l'économie de la biographie, a été dis
posé par le compilateur comme l'un des moments principaux de la
vie du saint et comme l'occasion d'un exposé dogmatique qui est sans

17. Sur le conflit religieux et politique qui opposa, pendant la première moitié
du vie siècle, les tenants d'un monothéisme judaïsant et les diverses communautés
chrétiennes en Arabie du sud, des données nouvelles ont été fournies par les décou
vertes épigraphiques des vingt dernières années : cf. S. Smith, Events in Arabia
in the 6th Century A. D., Bulletin of the School of Oriental and African Studies,
XVI, 1954, pp. 425-468; J. Ryckmans, La persécution des Chrétiens himyarites au
VIe siècle, Istanbul, 1956; A. G. Lundin, Juznafa Aravifa ν VI veke, Moscou,
1961 (= Palestinskij Sbornik, 8); M. Rodinson, Annuaire 1965-66. École pratique
des Hautes Études, IVe section, p. 125-140; M. Rodinson, Annuaire 1966-67.
École pratique des Hautes Études, IVe section, p. 121-138.
Κ. PAUKT : UN PARALLÈLE KYZANT1N A CORAN 147

doute le plus complexe, le plus élaboré de l'œuvre tout entière. L'auteur


de la Vie de Gregentios ne s'est pas borné en effet à insérer dans son
récit une anecdote édifiante, parallèle à celle de la Vie de Jean V aumôn
ierou de la sourate XVIII; il a tenté d'ordonner son écrit de telle
sorte que l'incident rapporté n'y fût pas seulement un épisode entre
des dizaines d'autres, mais la démonstration d'un ensemble de propos
itions auparavant exposées et discutées. La mort de l'innocent prend
de la sorte une signification exemplaire, au sens propre du mot :
elle a pour fin de confirmer, par l'évidence conjuguée du scandale et
du miracle, ce que l'argumentation rhétorique ne pouvait suffire à
faire accepter par le lecteur ou l'auditeur, ce que même elle laissait
délibérément paraître incompréhensible. L'articulation des chapitres
dans lesquels l'hagiographe s'est efforcé d'exposer sa doctrine est à
cet égard significative 18.
Les divers faits, qui forment le contexte dans lequel est développé
le thème de « la mort voulue par Dieu », sont situés par l'auteur à
Milan. Tune des étapes de Gregentios dans ses pérégrinations à travers
l'occident méditerranéen. Le premier chapitre de ce groupe est consac
ré à l'exposé d'une controverse, dont Gregentios est à la fois le témoin
et l'arbitre, entre un moine et un clerc qui, dans la cathédrale, dispu
tentpour savoir si la responsabilité des conditions dans lesquelles
les hommes trouvent la mort doit être imputée à Dieu 19. Le moine
affirmait que, quel que fût le mode de la mort, Dieu l'avait déterminé
précisément lui-même et que c'était par une décision divine que les
hommes périssaient les uns par strangulation, les autres par noyade,
d'autres encore par le feu 20. Le clerc le contestait et, citant les Écri
tures, rétorquait que, si une mort violente et prématurée frappe un
individu, ce ne peut être qu'en dehors de toute intervention divine 21.
Ils disputaient à l'infini, sans que nul, même l'archevêque de Milan,

18. Dans le Sinaiticus 541 et le Hierosolymitanus 467, la biographie est divisée


en chapitres dont chacun porte un titre. Le thème de la mort est traité dans les
chapitres xvr, xvn et xvni [Sin., ff. 19-27V; Hier., fï. 57-75).
19. Le titre du chapitre xvi est : Περί του κληρικού και του μονάχου των
άντιόαλλ όντων.
20. Sinaiticus et Hierosolymitanus, qui lui est étroitement apparenté, donnent
ce texte : '(.) μέν γαρ μονάζων ελεγεν, Οτι εν παντί τω οίωδήποτε τρόπω τελευτώντι
θεός κελεύει του τηλικούτου έ'καστον θανάτου τελευτηκέναί' και έν τούτω ο'ι διάφοροι
θάνατοι τοις άνθρώποις συμβαίνουσιν, τοις μέν ή άγχώνη, άλλοις αί μάχαιραι, τισί δε ή
έν τη θαλασσή πνιγμονη, και ή επί τοις φρέασιν, έτέροις το πϋρ και αϊ ράβδοι.
(21) '() δέ γε κληρικός εφασκεν ουχί, φησίν, άλλάγε και εκτός θεοϋ θάνατοι άωροι
'

τοις άνθρώποις συμοαίνειν είώθασιν, κατά τον φάσκοντα προφήτην περί του Ισραήλ
πεσοντο: εκ πλείστων διαφορών έν παγίδι θανάτου" [Sin., fol. 19).
148 REVUE DES ÉTUDES BYZANTINES

pût trancher le débat. Gregentios, prié de donner son sentiment,


commença par citer — comme l'ange du récit moschien — le passage
du psaume sur « l'abîme » des jugements divins22, puis entreprit une
démonstration dont la singularité fait l'intérêt, car elle est d'une
ambivalence volontairement déroutante. Il confirma que la mort
soudaine devait être considérée comme un châtiment envoyé par Dieu,
comparable aux plaies qui avaient frappé les Égyptiens pour leurs
péchés et pour le mal qu'ils avaient infligé aux Israélites dans l'e
ndurcissement de leur cœur, comparable aussi à la brutale destruction
de Sodome, à l'anéantissement de Dathan et d'Abiron, à la dispari
tion des Hébreux qui, après avoir passé la mer Rouge, périrent tous
dans le désert sans voir la terre de promission parce qu'ils avaient
apostasie 23. De ces exemples, Gregentios conclut qu'il est manifeste
que rien ne s'accomplit en ce monde sinon par la volonté de Dieu.
Mais, alors que le moine tirait gloire de ce que son opinion se trouvait
de la sorte confirmée, le saint, par une démonstration antithétique
également fondée sur des exemples tirés des livres saints, établit que
la mort pouvait survenir sans que Dieu l'ait ordonnée, par la ruse du
diable et le libre choix, ou plutôt la perversité des misérables hommes 24.
Il cita, pour appuyer cette seconde partie de son discours, le meurtre
d'Abel par Caïn, le meurtre d'Urie par David, celui de Naboth par
Jézabel, soulignant que, si Dieu doit être reconnu la cause de tout
bien, il ne saurait être tenu pour responsable de crimes monstrueux
comme ceux du roi Hérode25.

22. Ό δε μακάριος αποκριθείς λέγει προς αυτούς : Δια τον κύριον συμπαθήσατε
την έμήν ανικανότητα' τίς γαρ καί εΐμι αυτός έγώγε, ώς έπιλύσων ύμΐν σύνθεσιν κρι-
μάτων απορρήτων τοϋ παντοκράτορος. Γέγραπται γάρ, αδελφοί, τα κρίματα κυρίου
άβυσσος πολλή (Sin. f. 19V). Dans les autres manuscrits, la citation scrip-
turaire est transmise sous 'une forme différente : τα κρίματα τοϋ θεοΰ άβυσσος
πολλή.
23. Ίκαναί μεν τιμωρίαι γίνονται διαφόρων θανάτων επί πολλοίς άνθρώποις άνωθεν
εκ τοϋ θεοϋ, της αποφάσεως ερχόμενης δικαίως έπ' αυτούς καί σκοπήσατε όσας πληγας
έπήγαγεν θανάτου θεός τοις Αΐγυπτίοις δια τας αμαρτίας αυτών... καί επί τοϋ Ίώβ δέ
σκοπήσατε, δπως ή δεκας τών τέκνων αύτοΰ εν μια καιροϋ ροπή εν ένί συμπτώματα
μίας οικίας δλωλεν θανάτω καί διέφθειρεν, θεοΰ πάντως τόγε συγχωρήσαντος. Τά τε τα
κατά τον Δαθαν καί Άβηρών νοήσατε, ποταποΐς κρίμασι κυρίου παρευθύς κατεπόθησαν
διά την άνομίαν αυτών. (Sin. f° 19V).
24. Είσίν θάνατοι οΰσπερ ό θεός ού προστάσσει καί γίνονται' ποίω τρόπω; τη
υποβολή τοϋ διαβόλου καί τη αύτεξουσίω γνώμη, εΐτοι κακία τών ελεεινών καί ταλαι-
.<ώρων ανθρώπων (Sin. f° 21).
25. Τώ Δαυίδ θεός προστέταξεν άποκτεΐναι τον Ούρίαν καί άρπασαι τούτου την
γυναίκα; μη γένοιτο' διορθούμενος γαρ την τοΰ πλημμελήσαντος ψυχήν, Ναθάν τον
προφήτην άπέσταλκε. Τον Ναβουθέ τη Ίεζάβελ άρα ό θεός προσωρίσατο τοϋ άρπασαι
τον αμπελώνα αύτοΰ καί τούτον άποκτεΐναι; μη γένοιτο... καί τω 'Ηρώδη θεός άρα
R. PAKET IN PARALLÈLE BYZANTIN A CORAN 149

:
A ce premier élément, qui introduit le thème et marque en même
temps les apories que ne saurait surmonter le seul raisonnement, fait-
suite le récit qui en constitue en quelque sorte l'actualisation 26.
Pendant son séjour à Milan, Gregentios fit la connaissance d'un ado
lescent tout à la fois beau, doux, avenant, pieux et humble, qui s'atta
cha à lui, raccompagnait d'église en église, recueillait son enseignement
tout en l'édifiant en retour par son comportement irréprochable;
Léon, tel était son nom, offre ainsi en quelque manière le portrait
du chrétien idéal. Précisément parce qu'il était tel, il provoqua la
fureur du démon qui machina sa mort : emmené loin de Milan par son
oncle, il fut empoisonné par un prêtre criminel dans la localité dont
l'administration lui avait été confiée. C'est l'illustration, portée au
point extrême de contradiction dans les termes, de l'interrogation à
quoi les apologues juifs et chrétiens tentent d'apporter une réponse :
pourquoi Dieu laisse-t-il les méchants faire périr les justes? Le tro
isième élément des chapitres milanais de la Vie de Gregentios, symét
rique en quelque sorte à la disputatio du moine et du clerc, oppose
à ce vain affrontement des sagesses humaines l'énoncé d'une justice
surnaturelle, qui se situe hors de l'ordre du temps et apparaît l'accom
plissement d'un savoir divin qui transcende la succession chronolo
gique des causes et des effets. C'est en effet par une vision que le saint
reçoit la révélation du sens véritable de cette mort qui le troublait 27.
Conduit en songe par un personnage céleste dans une vaste demeure,
où se trouve une foule immense d'hommes, de femmes, d'enfants,
Gregentios apprend de son compagnon que sont rassemblés là tous
ceux qui sont morts avant le terme qui avait été originellement fixé
à leur séjour sur terre; ceux qui ont été victimes d'un crime, alors
qu'ils auraient dû demeurer encore en ce monde, sont en quelque
sorte mis en réserve en ce lieu mystérieux et n'en partent que quand
est venue l'heure qui, primitivement, avait été assignée pour leur
mort; ceux, qui se sont eux-mêmes donné la mort, anticipant sur le
terme arrêté par Dieu, demeurent également dans cet étrange séjour,
mais, quand leur heure arrive, ils rejoignent les démons. Quand le
saint demanda à son guide pourquoi le Seigneur avait permis que les

έκέλευσεν άπολέσαι τα της Ραχιήλ νήπια, και τον Ζα/αρίαν μεταξύ του ναοϋ και του
θυσιαστηρίου άποσφάςαι; μη γένοιτο (Slu. ff. 21-21ν).
26. Le titre du chapitre xvii est, : Περί τοΰ ενάρετου παιδός Λέοντο£ (Hier.
Λεοντίου).
27. Le titre du chapitre win est : Περί της οπτασία: ην είδεν ύ όσιο:: 8',α τον
άγαττητον αύτοΰ Λέοντα [Sin. f° 2">: Hier. t'° Gl.)v).
150 REVUE DES ÉTUDES BYZANTINES

méchants tuassent son ami, il lui fut répondu que Léon, s'il avait
vécu, aurait été pris dans les préoccupations de la vie mondaine, que
son âme aurait été menacée et que Dieu avait écarté ces périls pour
que rien ne la souillât sur terre 28.
Cette exposition tripartite laisse en fait sans solution la plupart des
difficultés impliquées dans le débat, en particulier la contradiction
entre l'affirmation que la mort du juste intervient avant le terme fixé
par Dieu et l'assertion que cette mort avait pour but de le sauver.
Une impuissance du même ordre à concilier des affirmations incompat
ibles apparaît dans la série des Erotapokriseis attribuée à Anastasios
le Sinaïte. Toute la dix-huitième « question » est consacrée à la discus
sion de ce thème : « Si tous ceux qui sont précipités dans le vide, engloutis
dans le sol ou noyés dans les flots, subissent ce sort par une terrible
disposition divine ou par V opération du Mauvais? » 29. Le principe
fondamental, rappelé au début de la « réponse », est qu'en tout état
de cause les jugements de Dieu sont incompréhensibles et impénét
rables les voies de sa sagesse, et l'auteur y ajoute aussitôt cette préci
sion qu'il serait imprudent de supposer que « tous ceux qui périssent
de mort violente subissent cela pour prix de leurs péchés »30. Il advient
souvent que des hommes irréprochables sont ainsi tués en consé
quence des jugements mystérieux de Dieu. En réalité, note Anastasios,
ces jugements qui déconcertent les hommes peuvent répondre à trois
desseins providentiels distincts : en premier lieu, la disparition brutale
de saintes gens peut conduire des pécheurs à rentrer en eux-mêmes et
à s'interroger sur le sort qui les attend, eux coupables, dès lors que
des hommes connus pour leurs vertus ont été victimes des cataclysmes
ou des bêtes sauvages; en second lieu, cet exemple redoutable peut
déterminer la conversion vers la vie parfaite d'hommes qui auparavant
vivaient sans faute grave, mais néanmoins en état de péché; enfin
il advient que des hommes périssent pour cela seul qu'ils portent sur

δι' 28.
ην αίτίαν
Και ό παρεχώρησεν
μακάριος φησι
τοιούτω
προς τρόπω
αυτόν ' ό κύριε
φιλάνθρο^πος
μου, μίαν
κύριος,
ερώτησαν
ΐνα τονεπερωτήσω
άγαπητόν μου
σοι
κατισχύσουσιν οι πονηρευόμενοι; Ό δέ λέγει προς αυτόν έ'μελλεν, ώ τέκνον, ταΐς του
'

βίου πραγματείαις εμπλεκόμενος έαυτω έπισορεΰσαι πληθύν αμαρτιών " ό δέ φιλάνθρωπος


κύριος τό συμβάν αύτω παρεχώρησεν γενέσθαι έπ' αύτώ επί της γης (Sin. ίΐ. 26-26ν;
Hier. f° 72-72 ν).
29. PG, t. LXXXIX, coll. 500 B-513 A : ΤΑρα άπαντες οι κρημνιζόμενοι, ή
καταχωννύμενοι, ή καταποντιζόμενοι κατά θείαν άπειλήν και πρόσταξιν πάσχουσιν
ή εξ ενεργείας του πονηρού.
30. PG, t. LXXXIX, col. 500 Β : Ού πάντες οι βιαίω θανάτω τελευτώντες δι'
αμαρτίας τοϋτο πάσχουσι,
R. PARET : UN PARALLÈLE BYZANTIN A COHAN 151

eux, en vertu de leurs fonctions ou de leur puissance, les péchés


d'autrui, et que, par leurs souffrances et leur mort, ils assurent le
salut spirituel de leur âme propre et de ceux qui leur étaient soumis 31.
De même la mort violente des hommes mauvais répond à une triple
fin : leur funeste exemple peut mener les autres à la sagesse; leur
châtiment temporel peut valoir, à eux-mêmes, un adoucissement des
peines spirituelles que méritent leurs péchés, car la mort brutale et
surtout cruelle peut être un instrument de salut32; enfin dans cer
tains cas la disparition soudaine des impies marque seulement la
colère de Dieu, comme ce fut le cas pour Pharaon englouti avec son
armée et pour les contemporains de Noé victimes du Déluge.
Mais en outre, ajoute Anastasios, il arrive que les hommes eux-
mêmes et eux seuls soient, par leur imprudence et leur suffisance,
cause de leur perte, sans que la volonté de Dieu intervienne en rien
dans les périls où ils se sont engagés, par exemple dans le cas de navi
gateurs qui lèvent l'ancre et sortent du port alors qu'ils savent la
tempête imminente; dans de tels cas il ne faut mettre en cause ni
Dieu, ni le diable, mais seulement la libre décision d'hommes qui di
sposent de leur libre arbitre 33. Non sans doute qu'on en puisse pour
autant conclure que Dieu ignore de tels accidents, car rien ne s'accomp
lit qu'il ne le sache parfaitement, mais —· et l'auteur insiste fortement
sur cette subtile distinction — s'il en a connaissance, sa puissance n'y
a aucune part 34. Toutefois — et c'est ici que l'argumentation d'Anas-
tasios le Sinaïte rejoint les thèmes de la Vie de Jean Γ Aumônier et
de la collection de Vienne — il est des cas où la mort violente est décidée

par Dieu pour le salut de ceux mêmes qui la subissent. L'exemple le


plus probant, que l'auteur des Erotapokriseis résume selon l'affabula
tion traditionnelle, est celui de l'empereur Maurice, qui perdit le trône

31. Col. 500 G-D : "Αλλοι δέ τίνες, ώς δυνατοί, άμαρτίαν λαού άναδεξάμενοι
πολλάκις, πειρασμοΐς και χαλεπω θανάτω υπέρ της αναδοχής παραδίδονται, και
έαυτοίς και τω λαω μείζονα σωτηρίαν ποιούμενοι.
32. Col. 501 Α : Πλείστην γαρ σωτηρίαν εκεί εύρίσκουσιν οι πικρω θανάτω του σ^3 -
ματος χωριζόμενοι.
33. Col. 501 Β : 'Αλλα γίνωσκε. οτι εξ ιδίας πολλάκις άδιακρισίας και αύθαδεία:,
ττειρασμοΐς και συμοοραΐς και θανάτοις περιπίπτομεν ' οίον πάσχουσιν οι θεωροΰντες
χεψ.ερινην αέρος τροπήν, και του λιμένος την ναύν ύπεξάγοντες, και άλλοις κινδύνοις
εαυτούς έπιρρίπτοντες, ώς αυτεξούσιοι, μήτε του θεού θέλοντος, μήτε μην του διαβόλου,
ταΰτα και τα τοιαύτα κατ' έιουσίαν και αύθεντίαν ποιοΰντε;.
31. Col. 501 D : Ουδέν άγνοοΰντος αυτού γίνεται, ου μην εις πάντα ενεργούντος.
Cf. Clément d'Alexandrie. Strnjvatez. IV. 12 {PG, t. VIII, col. 12(.l3 c) : Ούτε...
ό κύριοι θελήματι επαθεν τού πατρόο. ούθ' οι διωκόμενοι βουλή σε ι του θεού διώκονται...
άλλα 'j:hj ουδέν άνευ Οελή^.ατο; του κυοιου των όλων.
152 REVUE DES ÉTUDES BYZANTINES

et la vie des mains de l'usurpateur Phokas, expiant par cette fin cruelle
les péchés qu'il avait commis, ainsi qu'il en avait lui-même adressé la
prière à Dieu, car il préférait payer sa dette en ce monde que dans la
vie éternelle 36. Un autre récit vient confirmer l'enseignement de
cette première anecdote. Un anachorète vivait au désert avec son
disciple; un jour celui-ci se rend dans une ville dont le chef, méchant
et impie, venait de mourir; une grande foule le portait en terre, dans
la fumée des cierges et de l'encens; revenu près de son maître, le
disciple trouve son cadavre dévoré par une hyène; il s'étonne du
contraste entre ces deux spectacles, l'homme injuste honoré, l'ascète
mangé par un animal; un ange vient lui en révéler la cause : le chef
mauvais avait accompli une seule bonne action pendant toute sa vie,
il en a reçu ici-bas la rémunération et dès lors il est sans rémission
abandonné à la damnation absolue, alors que l'anachorète, si parfait
qu'il fût, n'était pas innocent cependant, étant homme, de quelques
peccadilles délictueuses, dont sa mort atroce a été le prix, ce qui
lui a permis de quitter le monde entièrement et définitivement
justifié 36.
Il ne faut donc pas, répète avec insistance Anastasios le Sinaïte,
juger précipitamment que la mort violente ou subite est la sanction
du péché; ceci est hors du jugement et de la compréhension des
hommes, fonction de connaissances que Dieu seul détient, car rien
n'advient que par sa permission 37. Au reste le premier texte du
florilège afférent à cette question, un extrait du sermon de Nemesios
d'Èmèse sur la providence (περί προνοίας), exprime le thème même
de la Vie de Gregentios, de Leontios de Neapolis et du récit mosehien,
celui de la mort voulue par Dieu afin d'éviter à celui qu'elle frappe
d'accomplir les péchés qu'il aurait commis s'il avait vécu davantage;
la connaissance absolue, que Dieu seul possède, des actes à venir
et ce qu'on pourrait nommer la perception simultanée par l'intell
igencedivine du champ illimité des possibles, expliquent, selon ces
auteurs, qu'une mort brutale et en apparence injuste frappe des inno-

35. PG, t. LXXXIX, col. 501 D-504 A. Une version syriaque de cette légende
a été éditée par Nau, PO, V, p. 773-778.
36. PG, t. LXXXIX, col. 504 A-B.
37. Col. 505 c : Ό δέ φονεύς άναψεΐ μεν τον έμπεσόντα αύτω άνθρωπον κατά
συγχώρησιν θεού, αναιρείται, δέ ούτος πάλιν παρά των αρχόντων, κατά τον νόμον
κυρίου, ώς επιθυμητής και πληρωτής πονηρού πράγματος γενόμενος.
R. PARET I UN PARALLÈLE BYZANTIN A CORAN 153

cents, qui eussent cessé de l'être s'ils avaient été épargnés 38. Mais
cette réponse, fondée en quelque manière sur une dialectique inversée
du possible et du réel, semble avoir été perçue comme insuffisante
par ceux mêmes qui l'énonçaient. Anastasios le Sinaïte en effet reprend
l'examen du problème dans deux autres passages des Erotapokriseis.
Dans la quatre-vingt-huitième question, il observe d'abord — dans le
titre même donné par lui à ce paragraphe — que les hommes se sont
toujours et partout interrogés pour tenter de savoir si la vie de chaque
individu particulier avait une durée déterminée à l'avance ou non, si
le terme en était fixé ou non dès le principe et de toute éternité 39.
Sur ce point l'auteur répond par la négative : le nombre des années de
la vie humaine n'est pas prédéterminé, la date et les modalités de la
mort dépendent entièrement de la volonté de Dieu40. Or cette
affirmation même contraint de retrouver les difficultés déjà examinées
dans la dix-huitième question. Il ne suffît pas de répondre que la date
de la mort n'est pas fixée à l'avance et qu'elle dépend d'une décision
totalement souveraine de la divinité, il faut alors entreprendre de réfu
terune objection grave, qu' Anastasios, comme pour en atténuer l'eff
icace en la rendant plus haïssable, dit « manichéenne » : si Dieu peut
en effet à son gré fixer le terme de la vie de chaque homme en parti
culier, pourquoi, puisque par ailleurs il prévoit toutes choses avant
même leur genèse, n'abrège-t-il pas les jours de ceux qu'il sait destinés
à vivre pour accomplir des actes qui leur vaudront la damnation?
Ainsi se trouve en quelque sorte ruinée, tout au moins sur le plan de
la rhétorique, par Anastase lui-même la solution par lui proposée à
la fin de la dix-huitième question. Pourquoi en effet, si tant est qu'on
admette que Dieu frappe de mort des innocents afin qu'ils ne devien
nent point pécheurs, n'a-t-il pas fait périr, avant leurs gestes criminels,
Julien l'Apostat et Judas Iscariote, « afin que, morts avant leur perte,
ils fussent sauvés »? La conclusion des « Manichéens », selon Anastasios

38. Col. 505 D : Πώς ούν, φησίν, άνδρες όσιοι, πικροΐς περιπίπτουσι θανάτοις και
σφαγαΐς άναιτίοις; Ει μέν γαρ αδίκως, διατί μή έκώλυσεν ή δικαία πρόνοια τον
φόνον; ει δε δικαίως, αναίτιοι πάντως οι φονεύσαντες. ΙΙρος ταϋτα έροΰμεν, ότι ό φονεύων
αδίκως
έ'σθ' οτε φονεύει,
δια πράξεις
και όάτυπους,
φονευομενος
ήμίν δε
ή δικαίως
άδηλους· φονεύεται,
συμφερούντως
ή συμφερόντως'
δε, προκαταλαμοανούσης
δικαίοος μίν,
της προνοίας τας μέλλουσας έ'σεσθαι παρ'αύτοΰ κακουργίας, και οτι καλόν αύτώ μέχρι
τούτου στησαι τήν ζωήν.
:*«ι. PG. t. LXXXIX, col. 713B-716 Α.
αλλ'40.γ 'i'sJ/Sr.
Col. 713 και Β
—ρα'ΐι;
: ορόςτουούκ
θεού.
εστί
οτεπαντός
κελεύει,άνθρωπου
και ώς κελεύει.
προγεγραμμένος, ή αριθμός ετών,
154 REVUE DES ÉTUDES BYZANTINES

le Sinaïte, est la suivante : si un moine ou un homme de bien vient à


succomber à la tentation, s'il demeure dans le péché jusqu'à sa mort
et si de la sorte il perd son âme, la responsabilité initiale remonte
donc à Dieu, car il faut admettre ou bien que Dieu ignorait ce qui
allait advenir de ces hommes (ce qui serait contradictoire à la défini
tion même de la divinité) ou bien qu'il a délibérément voulu les
perdre41. La réponse de l'excerpteur orthodoxe est, à dire vrai, fort
embarrassée : il se borne à répéter que la mort de l'homme relève
exclusivement d'une décision divine et qu'une telle décision passe
l'entendement humain 42.
Toutefois Anastase revient longuement sur le problème dans la
question quatre-vingt-seize 43, tout entière fondée sur le caractère
déconcertant pour la conscience chrétienne de ces morts, qui font dis
paraître, dans des circonstances dramatiques ou spécialement inop
portunes, des hommes excellents dont la vie apparaissait utile et
nécessaire, à eux-mêmes et plus encore à la communauté des croyants,
alors que par ailleurs des souverains détestables, des initiateurs de
schismes ou de doctrines hétérodoxes, des hommes qui portent préju
diceà l'univers presque tout entier, jouissent d'une longue vie, à seule
fin, semble-t-il, de perdre de nombreuses âmes. Un fait surtout paraît
inexplicable: des païens qui avaient résolu de recevoir le baptême sont
morts deux jours ou même un jour seulement avant la date prévue
pour cette cérémonie, et de la sorte, encore dans le péché, ils ont été
condamnés à la géhenne; à l'inverse et cependant de façon non moins
incompréhensible, puisque l'issue en est aussi la damnation, des ascètes,
qui avaient vécu saintement pendant cinquante et parfois même
quatre-vingts ans, allant jusqu'à des miracles, en sont venus, au terme
d'une sainte existence, à tomber dans l'erreur et alors seulement ils
ont péri — comme s'ils n'avaient été préservés en quelque sorte que
pour être enfin plus irrévocablement perdus 44. Sans doute, selon
l'expression du Psalmiste (36 [XXXV], 7) souvent reprise, « les juge-

il. Col. 713 C : ... εφ' εκάστου δε μοναχού, ή άνθρωπου καλώς έχοντος, ύστερον
δε έκπεσόντος και άπολωλότος, προς Θεόν ή αιτία ανατρέχει. Και ανάγκη λοιπόν εκ
των όποτέρων ειπείν, ή ότι ου προέγνω ό Θεός, ή εάν προέγνω, ευδηλον, δτι ούκ ήοουλήθη
αυτούς σωθήναι, άλλ' άπολέσθαι.
42. Col. 713 D : "Ορος της εκάστου ζωής έστιν ή ακατάληπτος κέλευσις του Θεοΰ.
43. PG, t. LXXXIX, col. 736 Α-749 D.
44. Col. 736 Β : "Αλλοι πάλιν εξ 'Ελλήνων βουλευσάμενοι βαπτισθήναι, προ μιας
πολλάκις, ή δευτέρας ημέρας του βαπτισθηναι 'και σωθήναι, έτελεύτησαν εν ταΐς
ΐδίαις άμαρτίαις απελθόντες εν ΙΛεέννη. "Ετεροι δέ επί πεντήκοντα ή όγδοήκοντα χρόνους
σημείοις και τέρασι διαλάμποντες, ευθέως άπέθανον εν κακοΐς διαληφθέντες.
R. PARET : UN PARALLÈLE BYZANTIN A CORAN 155

merits de Dieu sont un grand abîme », mais le compilateur s'efforce,


après avoir pris lui aussi la précaution initiale de citer cette phrase,
de surmonter les apories que ses explications précédentes laissaient
subsister, et d'élaborer une théorie à la fois physique et métaphysique
de la mort. Il rappelle tout d'abord que le corps humain est composé
des quatre éléments qui constituent le monde créé, et que sa vie ou sa
disparition sont fonction exclusivement, dans le domaine physique, de
l'union ou de la dissociation de ces quatre éléments. La mort naturelle,
la mort commune, n'est donc que la rupture de ce lien biologique entre
les éléments dont la combinaison équilibrée assure le maintien de
la vie; à coup sûr cette permanence organique suppose à quelque
degré l'intervention de la puissance divine (θεία δύναμις), instauratrice
et garante de l'ordre physique dans lequel s'opèrent ces phénomènes
naturels, mais elle se situe précisément tout entière dans l'ordre de
cette nature, dans l'ordre du « physique », dont il est possible à l'homme
de connaître les lois. Par contre un second type de mort, que tente de
définir Anastase, se distingue de la mort naturelle en ceci précisément
que la dissociation des éléments qui constituaient la vie ne s'opère pas
selon les processus habituels, selon les enchaînements physiques qu'il
est normal d'observer dans le monde corporel; les Corinthiens qui
périrent pour avoir communié indignement et les premiers- nés des
Égyptiens, frappés avant l'exode des Hébreux, ont subi cette mort,
qui est l'effet d'une intervention immédiate de la « colère de Dieu »,
par quoi la « puissance divine » opère, non plus dans le cadre et en
vertu des lois naturelles, mais hors de l'ordre de l'univers physique 4δ.
Il existe enfin un troisième et dernier type de mort qui est l'effet d'une
décision divine dont le langage et l'entendement humains ne sauraient
rendre compte : elle peut atteindre des « justes » ou des « injustes »,
qui meurent victimes d'une chute dans le vide, d'une asphyxie, d'un
effondrement du sol. De cette position de principes, Anastasios déduit
que Dieu peut à tout moment et souverainement mettre un terme à
la vie de chaque existant particulier, car il est maître absolu de la
mort, des principes naturels et des éléments physiques46. Mais
cette affirmation de l'omnipotence divine, capable, à son gré, de maint
enir ou de suspendre le déroulement normal des processus dans l'uni-

15. Col. 74(1 Β : ού κατά φυσικήν άκολουθίαν άέροον ή στοιχείων.... άλλα και
κατά θείαν οργήν.
46. Col. 740 C : Αεί γαρ ημάς ττρός τούτοις έπίσταθαι. οτ',ττερ toc δεσπόζων ό
Ηεο: των ζώων και του θανάτου, και των φύσεων, και των στοιχείων, και. πάντων.
ο— ου 'Λεν 'ίούλεται. ττοοστίυτ-,σι ζωτν.
156 REVUE DES ÉTUDES BYZANTINES

vers physique, ne rend que plus angoissant le problème que se pose


Anastasios : si telle est la puissance de Dieu, pourquoi fait-elle périr
« les bons » et laisse-t-elle prospérer et nuire les « méchants »? Pourquoi,
dans les pays peuplés de païens idolâtres, qui ignorent jusqu'au nom
de Dieu, certains habitants meurent-ils dans l'enfance, donc innocents
des cultes diaboliques, alors que d'autres atteignent un âge avancé,
qui multiplient par là-même leurs péchés et leur culpabilité? Pourquoi
la puissance divine établit-elle ces discriminations, sauvant les uns
sans qu'ils y aient aucun mérite en les empêchant par la mort de vivre
hors de la foi, perdant les autres en leur consentant une vie qui les
voue à l'enfer éternel?47 En réalité, à cette question, l'auteur ne
répond pas directement : il s'attache à réfuter la théorie qu'il attribue
à nouveau aux « Manichéens », selon laquelle la durée de la vie pour
chaque homme serait prédéterminée, pour les « bons » par le Dieu
« bon », pour les « mauvais » par le Dieu « mauvais » 48, en soulignant
que les maladies qui frappent les êtres vivants proviennent le plus
souvent d'une rupture de l'équilibre organique entre les quatre él
éments fondamentaux, la présence en quantité excessive de l'un d'entre
eux provoquant la dissociation de l'harmonie biologique, et en rappe
lantque les médecins parviennent à guérir certains malades, grâce à
leur connaissance de l'influence sur l'organisme des eaux, des vents,
des différents climats, thérapeutique qui serait inconcevable s'il fallait
admettre la prédétermination. Mais c'est tourner la difficulté, non
la résoudre. Les mots même qu'emploie Anastase révèlent cette contra
diction interne : il note que les cures médicales sont efficaces et arra
chent les hommes à la mort, mais ajoute, du même mouvement,
« par la providence de Dieu ». Si donc tel malade guérit, c'est en dernière
analyse par l'opération de la puissance divine, qui a consenti que fissent
leur effet les thérapeutiques prescrites par le médecin en fonction des
lois naturelles; si tel autre n'a pas survécu, ce ne peut donc être égal
ement que parce que la puissance divine a suspendu en quelque sorte
l'effet attendu de la thérapeutique humaine, parce que la volonté
divine avait donc décidé qu'à tel moment du temps tel individu parti
culier ne survivrait pas plus longtemps. Anastasios le Sinaïte, sans se
lasser des redites, répète que la mort est le résultat d'un processus
naturel de dissociation des éléments constitutifs du corps et que ce
processus, précisément parce qu'il résulte de données strictement
physiques, se développe de la même manière chez un homme pieux ou
47. Col 741 B-C.
48. Col. 741 D-744 C.
R. PARÛT : US PARALLÈLE BYZANTIN A CORAN 157

chez un impie, s'attachant à établir que les faits biologiques doivent être
considérés en eux-mêmes, sans référence à l'attitude spirituelle et rel
igieuse des êtres qu'ils affectent49, mais aussitôt, ce qui ruine la démonst
ration précédente, il répète aussi que rien ne s'accomplit, si minime
soit l'événement, hors de la connaissance et du consentement de Dieu.
Il donne même à cette affirmation un tour plus tranché encore dans
sa réponse à la question 114, reprise des questions 102 et 103 du recueil
« ad Antiochum ducem », sur le point de savoir si un homme, qui réside
dans une région frappée par une épidémie, peut se soustraire à la
mort en gagnant un autre pays 50. Après avoir exposé à nouveau
que la cause des maladies est l'altération des éléments constitutifs
du climat, l'excès d'humidité ou de vapeur, et qu'il est donc possible
d'échapper au péril en s'établissant dans une contrée à l'air plus sain,
Anastase ajoute qu'il ne faut pas en conclure qu'un homme contre
qui Dieu aurait porté condamnation pourrait de la sorte échapper
au destin : où qu'il fuie, la sentence le frappera δ1. Par contre,
si l'heure n'est pas venue, l'homme menacé ne mourra pas. Et, comme
pour se défendre d'une possible interprétation « matérialiste » de sa
première indication sur l'origine « climatique » des épidémies, il revient
sur ce point avec insistance : « Que nul, m' entendant dire que la mort
provient de V atmosphère, ne pense qu'elle se produit indépendamment
de Dieu » δ2. La conclusion est exempte de toute ambiguïté : « C'est
pourquoi, même ce que les astres et la création entière produisent selon
les lois de la nature, s'accomplit par un mouvement de Dieu » 53.
Même si le mot n'est pas écrit, c'est la théorie de la « prédestination ».
A coup sûr il faut se garder de déduire de ces parallélismes, si proches
qu'ils puissent être, des influences textuelles directes. Ils peuvent
seulement conduire — mais c'est loin d'être négligeable — à préciser
peu à peu certains thèmes, tout ensemble « folkloriques » et paréné-
tiques, de la prédication monastique dans l'Orient chrétien au moment
où s'élaborait la première prédication muhammadienne, et de la sorte
à mieux discerner ce qui, dans le texte coranique, pourrait être rattaché
non pas tant à une communauté religieuse particulière qu'à un type

49. Col. 745 B-748 C.


50. Col. 765 C-768 A.
51. Col. 768 A : ... εάν ούν άρα και εις θνήσκοντας κατετάγη ό φεύγουν, αδύνατον
αυτόν μη άποθανεΐν. οπού έαν φΰγη.
52. Col. 768 Α : Μηδείς δε άκουσας ημών είρηκότων εξ αέρων γινομένην θνήσιν.
νομίσει "/copie θεοϋ ταύτην γίνεσθαι.
53. Col. 768 Α : Διόπερ, και απερ οι αστέρες και ή κτίσι: πασά φυσική; ένερνεΐ
νεύματι Οεοϋ επιτελείται.
158 REVUE DES ÉTUDES BYZANTINES

donné de prédication, de récits sapientiels ou prophétiques. Il apparaît


dans la plupart des cas illusoire de prétendre reconnaître la qualifi
cation religieuse originelle (judaïque, chalcédonienne, monophysite,
nestorienne, voire manichéenne) des matériaux utilisés dans le texte
coranique; il n'est pas vain par contre de tenter d'en retrouver le type
littéraire primitif, pour situer le récit du Coran dans l'évolution que
ce type a connue en Orient aux premiers siècles de notre ère, dans le
développement antagoniste mais parallèle des diverses littératures
religieuses élaborées dans les milieux juifs et judaïsés et dans les
diverses communautés chrétiennes. Il serait oiseux, à partir de ces
quelques remarques sur un point de détail de prétendre reprendre la
controverse sur les sources juives ou chrétiennes du Coran. Il peut
n'être pas inutile par contre, en se fondant précisément sur ce qu'il
est licite de conclure du parallèle ainsi reconnu, de marquer combien
sont ambigus la plupart des éléments textuels invoqués pour appuyer
l'une ou l'autre de ces thèses. Pour Torrey, qui avait poussé à l'extrême
la thèse des influences judaïques, au point de nier que Muhammad ait
jamais eu de contacts avec des chrétiens, toutes les connaissances, à
partir desquelles le prophète mekkois avait élaboré l'essentiel des
récits bibliques insérés dans le Coran, lui auraient été transmises par
un rabbin d'origine mésopotamienne, ce qui expliquerait entre autres
certaines formes de l'onomastique coranique, où semblent se marquer
des influences syriaques, et le passage de la sourate XVI, 105, où il
est fait allusion à un informateur du prophète dont le langage était
senti à la Mekke comme « étranger » (' agami) ; dans cette perspective,
la sourate XVIII était tenue pour une des preuves capitales que le
Coran procédait, à la fois directement et exclusivement, de récits
rabbiniques. Des mêmes données textuelles, Ahrens, Nau et surtout
Tor Andrae avaient déduit des conséquences opposées, y trouvant à
l'inverse la preuve que l'essentiel des thèmes évoqués par Muhammad
et surtout leur traitement ne pouvaient être que d'origine chrétienne,
provenant en large part sans doute de contacts directs ou indirects
avec des communautés établies dans la région du bas Euphrate;
pour fonder cette thèse aussi la sourate XVIII, dont les thèmes sont
en grande partie connexes à ceux de l'apocalyptique chrétienne, était
invoquée comme un élément décisif. En fait ces affirmations trop tran
chées dissimulent une donnée fondamentale, qui est la profonde iden
tité originelle des thèmes d'édification développés dans l'Orient préisl
amique par les littératures parénétiques, qu'elles fussent judaïques ou
chrétiennes.
R. PARKT : UN PARALLÈLE BYZANTIN A CORAN 159

Vouloir rattacher une anecdote coranique exclusivement à une


source haggadique ou exclusivement à un récit d'origine monastique,
vouloir retrouver dans la description muhammadienne du jugement
dernier ou des peines de l'enfer les échos directs d'une prédication
chrétienne ou l'imitation fidèle d'une tradition rabbinique, c'est perdre
de vue combien, malgré la rigueur des controverses théologiques et
à travers ces controverses mêmes, la spéculation et la prédication
chrétiennes restaient, dans l'Orient sémitique à l'époque proto-byzant
ine, construites selon des catégories et sur des modèles qui pour
l'essentiel n'avaient pas encore cessé d'être identiques à ceux de la
synagogue. La position des problèmes théologiques et éthiques, l'appré
hension des perspectives eschatologiques, le traitement, jusque dans le
détail parfois, des récits légendaires à portée moralisante, révèlent,
malgré des divergences par ailleurs radicales quant à la finalité des
démonstrations, un recours constant, quant aux matériaux mis en
œuvre, à un fonds commun de traditions, de récits, a"1 exempta, qui
se rattachent au judaïsme tardif et plus largement au « folklore »
sémitique le plus ancien.

Roger Par ε τ

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