Résumé
REB 53 1995 France p. 205-235
Marie-France Auzépy, Les Vies d'Auxence et le monachisme « Auxentien». — Sur les six Vies d'Auxence, cinq dépendent de
BHG 199, intégrée au corpus métaphrastique, mais écrite à la fin du 5e siècle par ou pour le monastère tou Hypatiou de
Rufînianes. L'une d'entre elles, BHG 202, inédite, a été écrite, probablement au 11'' siècle, par une moniale du monastère de
femmes des Trichinaréai, fondé par Auxence sur le mont qui porte son nom. Auxence peut être identifié avec l'Auxence dont
parle Sozomène, de tradition macédonienne et ami des spoudaioi. Le monachisme qu'il a mis en place sur le mont Skopa (=
Auxence) après le concile de Chalcédoine porte la marque de son origine.
Auzépy Marie-France. Les Vies d'Auxence et le monachisme «Auxentien». In: Revue des études byzantines, tome 53, 1995.
pp. 205-235.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rebyz_0766-5598_1995_num_53_1_1905
LES VIES D'AUXEN CE
ET LE MONACHISME «AUXENTIEN»
Marie-France AUZÉPY
1 . Le mont Skopa fut appelé, après qu'Auxence y ait vécu et fondé un monastère de
femmes, le Mont Saint-Auxence c'est, l'actuel Kaigdag, situé à une dizaine de kil
:
omètres de Chalcédoine ; la bibliographie est rassemblée par R. Janin, Les Églises et les
Monastères des grands centres byzantins, Paris 1975 (désormais abrégé Janin, Égl. et
Mon. II), p. 43-44. Description des restes archéologiques du Mont Auxence par un
visiteur du siècle dernier : I. P. Miliopoulos, Βουνός Αυξεντίου - Τουφινιαναί, BZ 9, 1900.
p. 63-71.
2. Historique rapide dans Janin. Égl. et Mon. II, p. 44-45. Étude complète
d'Auxence à la conquête turque dans J. Pargoire. Mont Saint-Anxence (Bibliothèque
Hagiographique Orientale 6). Paris 1904 (désormais abrégé Pargoire. Mont).
Γ). Cf. n. 3.
6. K. Doi'kakis, Μέγχς Συνχξχρίστής, Athènes 18'JO, Février, p
208 MARIE-FRANCE AUZÉPY
7. Vie Aux. 2, p. 242, n. 1 ; cf. A. Ehrhard, Überlieferung und Bestand der hagio-
graphischen und homiletischen Literatur der griechischen Kirche von den Anfängen bis zum
Ende des 16. Jahrhunderts (I, Leipzig 1936; II, Leipzig 1938; III, 1939-1952, désormais
abrégé Ehrhard), III, p. 451.
8. L. Clugnet, Vie de Saint Auxence (Bibliothèque Hagiographique Orientale 6),
Paris 1904, p. 1-14.
9. Manuscrit du 11e s. selon Clugnet (Vie Aux. 3, p. 2), du 12e s. selon Ehrhard
(III, p. 501-504, sp. p. 502 et n. 1); décrit par E. Mioni, Codices Graeci Manuscripti
Bibliothecae Divi Marci Venetiarum, II, Rome 1960, p. 40-44.
10. Vie Aux. 3, p. 2. Sur ce monastère, cf. Janin, La géographie ecclésiastique de
l'empire bgzantin I, Le siège de Constantinople et le patriarcat œcuménique, Les églises et
les monastères, Paris 1969, (désormais abrégé Janin, Égl. et Mon. I) p. 421-429.
11. Cf. CR in An. Boll. 31, 1912, p. 324-326; ménologe impérial d'après Ehrhard,
III, p. 342-343.
12. M. I. Gédéon, Βυζανηνόν Έορτολόγιον, Constantinople 1898, p. 278-283 (désor
maisabrégé Gédéon).
13. Deux sont du 12e s., Laura 648 = 186 Ε (Ehrhard, II, p. 596) et Sinait. gr. 515
(III, p. 77), un du 14e s., Philotheou 64 (III, p. 83) et un du 16e s., Hieros. Pair. 133 (III,
p. 867).
14. Ce manuscrit du 12e s., Lavra 648 (Spyridon et S. Eustratiadès, Catalogue of
the Greek manuscripts in the library of the Laura on Mount Athos, Cambridge Mass. 1925,
p. 99; Ehrhard, II, p. 596) contient la Vie d'Auxence (f. 2()4-247v) et également celle
de son disciple, Rendèmianos (1er fév., BHG 272); les passages reproduits par Gédéon
sont intéressants mais très courts.
15. Manuscrit du 12e s. (Ehrhard, III, p. 77) qui contient aussi la Vie de Bendèmia-
nos ; la Vie Aux. 4 occupe les folios 163-203v.
16. P. P. Joannou, Démonologie populaire — démonologie critique au xie s., La vie
inédite de S. Auxence par M. Psellos (Schriften zur Geistesgeschichte des Östlichen
Europa, Band 5), Wiesbaden 1971.
17. Dont deux apographes : voir Ehrhard (III, p. 408, 410), qui classe ces trois
manuscrits dans les ménologes impériaux. L'un de ces manuscrits (Kullumus 23, f. 70-
79V) a été lu sur microfilm.
les vies d'ai.'xence 209
18. Comme l'avaient constaté Pargoire (Mont, p. 24) et Joannou (Vie Aux. -5,
p. 53).
19. La Vie Aux. 6 a l'acrostiche ΜΙΧΑΗΛ Π (Kutlumus 23, f. 79V) et la Vie. Aux. 3 a
gardé l'adresse finale au saint, pour que sa protection accorde victoire et longue vie aux
empereurs (p. 14): cf. Ehrhard. III. p. 324-32« et p. 408. 410.
20. Cf. supra, n. 4.
210 MARIE-FRANCE AUZÉPY
21. Vie Aux. 7. § 24, 1396 Β13; § 42, 1412 D3 § 44. 1413 C10 § 55. 1425 Γ)5.
·>2. Vie Aux. 1. § 57, 1428 BC.
;
καί ημέτερε δέσποτα (f. 201 ν) ; ...καί εϊπερ έν χειρί Θεοϋ δικαίων ψυχαί, μικρόν τα αυτόθι
παραιτησάμενος, κατάπτηθι προς ημάς καί άρα κύκλω του οφθαλμού σου, ΐδε συνηγμένα τα τέκνα
σου (f. 202); ...λιταΐς τών σών φοιτητών καί δακρύων ροαΐς έπικαμτόμενος ώς φιλότεκνος,
πλήρου τα παρά τούτων αιτούμενα (f. 203'' ν).
27. Α. Kazhdan (Ilagiographical Notes (1-4). By:. 53. 1983, p. 538-558, sp. 546-
Γ>Γ)6 : repris dans Authors and Texts in Byzantium. 1993. Ill) a montré à quel point la
part personnelle de Psellos dans cette Vie était grande.
212 MARIE-FRANGE AUZÉPY
36. Sinait. gr. 515, f. 198r~v : èv τοσούτω δέ καί τις έτερα τήν κλήσιν Κοσμία, κόσμος
οϊαπερ έντεθήναι γαϊχομένη καθάπερ στεφάνω τη καλή Στεφανίδι, τοΰ συνεύνου καταλαξενεύεται
έπαπειλοΰντος ταύτη τα φρικωδέστατα, τών δ' έξ αίματος αναχαιτιζόντων ταύτην τοΰ
εγχειρήματος, θαρραλέως καταφρυάσσεται, πάντων δε τών άλλως οίκειοτάτων ανακοπτόντων
ταύτην τοϋ καλλίστου τούτου βουλεύματος, άνδρώδες το φρόνημα φέρουσα, ρωμαλέως
καταναιδεύεται ■ καί πάντων τών κατασπώντων ώσπερ δορκάς τών βρόχων ύπερπηδήσασα, άνήει
τέ δρομαίως προς τόν θεσπέσιον... Éleuthéra est appelée Stéphanis par la Vie Aux. 4
(Sinait. gr. 515, f. 197V): sur ce point, v. les hypothèses de Pafuîoirk. Mont. p. 71. n. 3
et de Joannou. Vie Aux. ô. p. 147. n. 201.
214 MARIE-FRANCE AUZÉPY
Oxeia41. On peut donc supposer que la Vie Aux. 1 émane d'un monast
ère qui avait intérêt à déprécier ce monastère du Prodrome, sans
doute voisin ou rival, ce qui n'est pas, ou plus, le cas de la Vie Aux. 4.
Un autre passage permet de progresser dans l'investigation : il
s'agit du séjour à tou Hypatiou. Si le monastère έν τη Φιλίω n'est
connu que par les Vies d'Auxence, celui tou Hypatiou est célèbre.
C'est un des plus anciens monastères de la région de Constantinople et
son fondateur, qui est mort peu avant le concile de Chalcédoine, et
qui est donc un contemporain d'Auxence, a eu les honneurs d'une Vie
écrite par un disciple4"2. Hypatios avait, entre autres faits marquants,
accueilli Alexandre des Acémètes, quand il avait été chassé de la
capitale, vers 430 43. Les deux Vies d'Auxence traitent différemment le
monastère. Première différence notable, la Vie Aux. 4 fait descendre
Auxence à Rufinianes sur demande de l'higoumène tou Hypatiou, qui
vient au monastère έν τη Φΐ,λίω supplier le saint de venir dans son
monastère, et son escorte de le laisser venir, car, dit-il, sa venue y
donnera une «mer de bienfaits»44. La Vie Aux. 1 ne mentionne pas la
démarche de l'higoumène et dit simplement que «des clercs, des laïcs
et des hommes illustres» ont conduit Auxence à Rufinianes45. Mais
ensuite, c'est le contraire. La Vie Aux. 4 ne rapporte presque rien de
ce que la Vie Aux. 1 raconte du séjour au monastère : ni la guérison
de la comtesse possédée46, ni le discours d'Auxence, au retour de sa
première entrevue avec l'empereur, où il recommande aux foules
d'éviter les théâtres et de fréquenter les églises47; elle ne dit pas non
plus que l'higoumène et la communauté des moines ont été très heu
reux d'accueillir un homme si connu pour ses vertus, ni qu'Auxence a
«beaucoup apporté aux pauvres et au monastère tou Hypatiou»48.
La discrétion de la Vie Aux. 4 sur ce qui se passe au monastère tou
Hypatiou, alliée à l'information que son higoumène est allé chercher
Auxence, fait comprendre que son auteur est peu favorable à ce
monastère : ce qui est cohérent avec l'origine «Trichinaréai» de la Vie
41. ...πάνυ δε έκ τούτου ήνιάσθησαν οι κατά τον τόπον μοναχοί' αλλ' εκείνοι το διαταχθέν
έπλήρωσαν : Vie Aux. /, § 34, 1404 Β. La Vie Aux. 4 n'a pas ce passage.
42. BUG 760 : éd. et trad. G. J. M. Bartrmnk, SC 177, Pans 1971 ; autre trad. fr.
A.-J Fkstugière, Les moines d'Orient, Π, Paris 1961, p. 9-82.
43. Vie d'Hypaiios, § 41, éd. Bartelink, p. 242-246; cf. G. Dagron, Le monuchisme
à Constantinople jusqu'au concile de Chalcédoine, TM 4, 1970. p. 229-276; repr. dans
La romanité chrétienne en Orient, Londres 1984, VIII (désormais abrégé Dagron. Mona-
rhisme), sp. p. 235, n. 32.
44. Sinait. gr. 515, f. 186V.
45. Vie Aux. 7, § 36. 1405 A.
46. Vie Aux. 7, § 37. 1405 C.
47. Vie Aux. 1, § 39, 1408 BC.
18. Πολλά δε παρέσχεν role πτω/oïc και τω μοναστηρίω τοΰ άγιου Ύπατίου Vie Aux. 1.
:
qu'elle sur deux points, le pouvoir d'Auxence sur les démons et son
orthodoxie au moment du concile de Chalcédoine, auquel il le fait
participer, contrairement aux deux autres Vies longues. Cependant, il
ne la suit pas dans les détails du récit du séjour au monastère tou
Hypatiou, dont il se contente de dire que ses moines étaient des
hommes de Dieu qui profitèrent des enseignements d'Auxence. Il ne
mentionne pas non plus leur participation à l'installation d'Auxence
sur le mont Skopa. Et il insiste sur le monastère de saintes femmes.
Comme la Vie Aux. 4, il fait faire à Auxence un tour solennel de son
domaine avant de mourir, qui est longuement développé alors que la
Vie Aux. 7 l'évoque à peine. Mais à cette occasion, il fait poser par
Auxence la première pierre du monastère de femmes, et il le fait aussi
émouvoir les assistants, qui décident de donner l'argent nécessaire à
la construction, les deux choses étant en contradiction avec la Vie
Aux. 4. Enfin, il signale, comme la Vie Aux. 7, que les reliques
d'Auxence aux Trichinaréai font encore des miracles «aujourd'hui»,
ce qui est favorable aux Trichinaréai, mais absent de la Vie Aux. 4.
Il a eu aussi certains renseignements qu'on ne trouve dans aucune
des autres Vies. Ils concernent le supposé amour de l'argent
d'Auxence, qui est traité avec cet air de ne pas y toucher si propre à
Psellos : «Quant au désintéressement ( άφιλοχρηματία) du père, j'aurais
honte de le défendre contre ses détracteurs ; cet homme qui s'est séparé
des êtres matériels, (...) en s'avançant sur les cimes de l'ascèse comme
un être céleste et en se moquant des affaires d'ici-bas : comment un
tel homme serait-il dominé par de l'argent ou quoi que ce fût de
nature passagère ? Apporter comme preuve de son désintéressement le
fait qu'à sa mort on ne lui trouva que le corps nu, et encore celui-là pas
absolument à lui, puisqu'il était hypothéqué pour certaines dettes (αλλ' επ'
όφλημασί τισι μεσεγγυηθέν) , c'est certes quelque chose déjà, mais pas
une preuve digne de lui ; car ce père fameux était au-dessus de toute
détractation et justification. Cependant, même en admettant qu'il fût
jamais dans une grande aisance, nous ne le ferions point déchoir de sa
dignité de philosophe (...) : les biens sensibles et les sens étaient pour lui
comme s'ils n'avaient jamais existé, c'est en vue du bien commun
qu'il acceptait ceci ou rejetait cela ; il distribuait en effet des mantel
ets et des manteaux à bon nombre de ceux qui avaient embrassé la
vie ascétique, mais il ne se servit personnellement jamais de ces inutil
ités, lui à qui même le corps était un fardeau insupportable»5-.
Ce passage est inséré au moment où il est question des gens qui
viennent voir Auxence sur le mont Skopa et qui lui demandent, et
52. Trad. P. P. Joannoi Vie Aux. 5. § 29. p. 117. Les italiques sont de notre fait.
,
A. Kazhdan pense que ce trait ne viendrait pas d Auxence mais tiendrait à la situation
personnelle de Psellos (art. cité n. 27, p. [>54).
218 MARIE-FRANCE AUZÉPY
53. Les exemples de cet ordre sont peu nombreux. Voir, cependant, un exemple
tardif dans la Vie de Michel de Synnades (BIIG 2274x) : la Grande Laure du Mont Athos
prête la tête du saint à l'île de Skopélos, moyennant une redevance annuelle (K. Dou-
kakis, Μέγας Συναξαριστής Athènes 1890, Mai, p. 421). Pour les icônes, voir N. Oikono-
mides, The holy icon as an asset, DOP 45, 1991, p. 35-44.
les vies d'au χ en ce 219
54. Cf. supra, n. 4. Théophile dans la Vie écrite par Psellos Vie Aux. 5, § 17. p. 92.
:
55. C'est l'avis de .Joannou (Vie Aux. 5. p. 55) : «de cette Vita (originelle) dépen
draient toutes les autres biographies longues ou brèves, directement ou par l'intermé
diaire de Mgr (= \'ie Aux. 7)».
220 MARIE-FRANCE AUZÉPY
— La datation.
Que la Vie Aux. 1 soit ou non l'archétype, il est certain qu'elle a les
caractères d'une Vie ancienne : les toponymes y sont nombreux, les
noms de personnes également, son auteur dit avoir pris ses informat
ions auprès d'un disciple d'Auxence. Surtout, on trouve chez elle une
liberté qui frappe quand on la compare à la Vie Aux. 4, engoncée dans
le carcan de la moralité et des canons désormais appliqués. Cette
liberté est nette dans un certain nombre de domaines, où la comparai
son est éclairante : tant vis-à-vis du dogme que de la discipline, les
choses sont beaucoup moins réglées dans la Vie Aux. 1 que dans la Vie
Aux. 4; d'autre part, l'omission par la Vie Aux. 4 des aspects matér
iels de la vie d'Auxence sent l'entreprise tardive de moralisation du
fondateur.
Pour ce qui est du dogme, il est certain qu'Auxence est suspect,
puisqu'il refuse d'aller au concile de Chalcédoine, ce qui est une façon
de dire qu'il ne l'accepte pas. D'autre part, l'ordre de l'empereur
d'aller l'extraire de son réduit ascétique, l'enfermement dans deux
monastères successifs, la convocation devant un juge, qui est ici l'em
pereur, constituent l'ensemble habituel de mesures qui visent à obte
nirl'approbation d'un concile par un moine influent qui ne l'a pas
admis. Telle était déjà l'opinion de Pargoire56. Les Vies, tout en gar
dant cette trame, sans doute historique, soutiennent que l'hétéro
doxiedont Auxence est soupçonné est un malentendu, l'empereur
ayant interprété son refus de participer au concile, motivé par la seule
humilité, comme une preuve de son hostilité au concile ; pour elles, le
saint est en fait parfaitement orthodoxe, et l'empereur lui-même lui a
rendu raison.
Toutes font ce choix, mais il n'est pas appliqué de la même façon
par la Vie Aux. 1 et par la Vie Aux. 4 : la Vie Aux. 1 rapporte des
épisodes omis par la Vie Aux. 4 et qui sont comme la trace d'une
réelle hétérodoxie d'Auxence. Tout d'abord, la Vie Aux. 1 dit que
Marcien, l'économe de la Grande Église, ami d'Auxence quand il est
aux Scholes, fut jadis novatien57; la Vie Aux. 4 ne cite pas Marcien.
Ensuite, dans la Vie Aux. 1, le récit de la visite du stratélate Constant
in et du comte Artabios au monastère έν τη Φιλία) suggère que ces
deux puissants personnages, qui connaissaient Auxence de longue
date58, sont venus faire auprès de lui une tentative de conciliation et
qu'ils ont à cette occasion tenté de le corrompre. Le récit est en effet
contradictoire puisque cette visite fait suite à l'annonce que ses gar
diens avaient interdit toute visite ; ensuite, les deux hommes lui
61. Vie Aux. 1. § 23, 1396 D ως και λοι,δορίοας αυτούς τραπήναι και λέγεον μή φρονεΐν
:
Cela fait penser que les deux Vies sont très éloignées dans le temps :
peu après le concile, les oppositions à son propos, les différentes prises
de position sont encore connues et vivantes. L'auteur de la Vie Aux. 1
ne peut s'extraire de ce contexte, pour lui d'actualité, et fait
d'Auxence un portrait nuancé alors que, pour celle qui écrit la Vie
Aux. 4, Chalcédoine est le concile qui a fondé l'orthodoxie et le fonda
teurde son monastère ne peut que l'avoir accepté sans aucune ambig
uïté. Une phrase de l'auteur de la Vie Aux. 1 renforce cette inter
prétation. Dans la Vie Aux. 1, en effet, l'empereur, à Sainte-Sophie,
fait lire à Auxence, après qu'il en ait officiellement approuvé les posi
tions doctrinales, un texte qui est présenté comme Yhoros du concile
de Chalcédoine : c'est en fait une longue dissertation sur le dogme, où
sont dénoncées les hérésies arienne, macédonienne, nestorienne et
eutychéenne62. Après que ce qui est supposé être Yhoros du concile ait
été rapporté, la Vie Aux. 1 dit qu'Auxence retourne à Rufinianes, puis
l'auteur prend la parole et dit : « II ne faut donc pas que, par igno
rance, nous calomniions ou accusions ce saint concile, mais plutôt
que, reconnaissant ce qui est sage et vrai, nous l'acceptions»63. Phrase
bien entendu omise par la Vie Aux. 4 et qui ne peut avoir été écrite
que peu de temps après le concile, à une époque où il était encore
possible, dans un texte hagiographique, d'envisager que le concile de
Chalcédoine fût calomnié et que des moines le refusassent. Elle
montre aussi que l'auteur de la Vie Aux. 1, et donc tou Hypatiou,
célèbre monastère des environs de la capitale, avait été partie pre
nante dans les conflits qui avaient agité le monde monastique au
moment du concile de Chalcédoine.
Il y a sans doute une allusion à la position dogmatique d'Auxence
dans un épisode rapporté par la Vie Aux. 1 et omis par la Vie Aux. 4.
Durant le trajet d'Auxence entre le mont Oxeia et le monastère έν τη
Φΐ,λίω, les miracles que fait Auxence en chemin mettent l'inquiétude
au cœur de ses gardiens. «Tu fais cela pour tromper nos yeux, histrion
qui fais semblant d'être le Christ (χριστεμπαίκτης) ? », lui disent-ils. «Je
ne suis pas un histrion qui fais semblant d'être le Christ, mais un
serviteur de Dieu qui crois en la sainte Trinité et confesse que la
62. Cette dissertation n'est pas à la même place dans les autres Vies. La Vie Aux. 4
l'introduit, ce qui est bien dans sa logique, quand Auxence refuse de sortir de son
kloubos face aux envoyés de l'empereur : il la prononce et permet ensuite, par une
prière, que le kloubos soit ouvert (Vie Aux. 4 : Sinail. gr. 515, f. 181v-182r); il est
orthodoxe dès ce moment-là, et la Vie Aux. 4 ne reviendra pas là-dessus. Psellos la situe
plus tard, quand Auxence est installé sur le mont Skopa, et en fait, un discours aux
visiteurs du saint (Vie Aux. 5, § 25, p. 108-110).
63. Ού χρή ούν ήμας έξ αγνοίας λοιδορεΐν ή διαβάλλειν την άγίαν σύνοδον ταύτην, άλλα μάλλον
το σαφές και αληθές έπιγινώσκοντας άποδέχεσθαι (Vie Aux. 1, § 42, 1412 D25).
les vies d'à υ χ em ce 223
sainte Vierge est mère de Dieu», répond-il fvl. Auxence s'en tient donc
à la définition d'Éphèse et ne veut pas aller au-delà.
La seule construction du récit de la Vie Aux. 1, suivie par toutes les
autres Vies, suffirait à laisser planer un sérieux doute sur l'orthodoxie
d' Auxence, mais la comparaison entre la Vie Aux. 1 et la Vie Aux. 4
permet de préciser tant les faits que la chronologie : Auxence était
certainement hétérodoxe et s'est difficilement rallié aux positions du
concile de Chalcédoine ; la Vie Aux. 1 a été écrite à une date peu
éloignée du concile ; la Vie Aux. 4 a été écrite fort longtemps après lui.
La présentation des aspects disciplinaires dans chacune des deux
Vies renforce cette conclusion. La pratique monastique d'Auxenee,
telle que la décrit l'auteur de la Vie Aux. 7, qui n'en est point gêné,
rend fort mal à l'aise celui de la Vie Aux. 4. Dans la Vie Aux. 7, quand
vient le temps où, enflammés de zèle, nombreux sont ceux qui
demandent l'habit monastique à Auxence, celui-ci leur donne un
habit de poils et les envoie où Dieu les conduira. Il n'y a donc pas de
monastère, ni même de direction spirituelle, semble-t-il, les disciples
s'égaillant dans la nature, sur le mont Skopa ou dans son voisinage.
Basile, par exemple, s'installe à une vingtaine de milles65. La Vie
Aux. 4 réprouve ce type de monachisme ; elle ne fait porter la répro
bation que sur Basile, naturellement, mais elle est très dure pour ceux
qui, comme lui, veulent mener leur propre ascèse sans une longue
préparation auprès d'un père spirituel66. Signe qu'elle fut écrite dans
un milieu et à une époque où l'ascèse individuelle est suspecte, où la
soumission (υποταγή) et la vie commune sont la règle. La Vie Aux. 7,
elle, n'est pas gênée par cette distribution non contrôlée de l'habit
monastique sur laquelle elle ne porte pas de jugement.
Les deux Vies diffèrent aussi à propos d'un autre aspect de la vie
d'Auxence : il s'agit de l'organisation matérielle du mont Skopa, dont
la Vie Aux. 4 omet les détails, comme si elle jetait sur elle le voile
pudique des fils de Noé sur leur père. Dans la Vie Aux. 7, en effet,
Auxence est un ascète bien implanté dans le siècle : il est un agent
économique, au sens contemporain du mot. Par exemple, alors
qu'Auxence est enfermé au monastère εν τη Φιλίω, la femme du cocher
Maximien monte sur le mont Oxeia, où elle pense qu'il est, et elle
apporte avec elle, sur des bêtes de charge, de l'huile, du vin, des pains,
du fromage, des légumes, de l'étoupe, des chandelles de cire67 : cela
71. C'est lavis de Joannou {Vie Aux. 5, p. 55), qui s'appuie sur Ehrhard (II,
p. 698) : il estime que la Vie Aux. 1 n'est pas de Syméon Métaphraste et que c'est un
texte ancien qui n'est pas, cependant, le texte originel de la Vila.
72. Cf. Joannou {Vie Aux. 5. p. 53) «J'inclinerai à penser que l'auteur, homme du
I1-121' siècle, à en JUfier par son style précieux...»
:
226 MARIE-FRANCE AUZÉPY
77. ...τους συνήθεις μετά των ευρισκομένων (Vie Aux. 1, § 55, 1425 D9 10).
78. Vie Aux. 1, § 51, 1421 AB. Le passage correspondant de la Vie Aux. 4 est mal
heureusement trop abîmé pour pouvoir être lu sur microfilm. Il ne semble pas que les
deux boulangers y soient cités, si la garde et la redistribution de la nourriture le sont
(Sinait. gr. 515, f". 194V).
79. ... ει ποτέ συνέβη οικοδομής ένεκα έργάτας έχειν αυτόν ή τον διάδοχον αύτου (...), τας δύο
ταύτας ημέρας σχολάζειν έπέταττεν, τη μεν παρασκευή συν τω άναλώματι και τόν μισθόν
παρέχοντες, τή δέ κυριακή το άνάλωμα μόνον [Vie Aux. 1. § 55, 1425 Γ)3"8).
80. Vie Aux. I, § 66, 1436 C.
228 MARIE-FRANCE AUZÉPY
(Vie Aux. 4)81 et que ce sont les gens de Yoikos de saint Zacharie (Vie
Aux. 1), oui.
Enfin, il y a sur la fin de sa vie, les femmes. D'abord Éleuthéra, la
cubiculaire de Pulchérie que la Vie Aux. 4 appelle Stéphanis82 : elle
avait apporté des reliques à Auxence83, elle voulait mener la même
vie que les habitués du mont ou les disciples du saint, et finit par le
convaincre de la laisser s'installer dans un proasleion, le proasteion de
Gyrèta, à un mille du sommet84, sur lequel elle fit elle-même
construire son katagôgion8^, et où elle passa son temps à étudier les
Écritures86. On ne sait si le proasteion appartenait à Éleuthéra-Sté-
phanis ou si elle en avait acheté une partie pour construire son habita
tionde femme retirée du monde. Elle est suivie par Kosmia, qui
quitte son mari contre le gré de celui-ci, puis par une troisième venue,
désignée seulement par le métier de son mari, thèriotrophos, «montreur
de fauves»87. Elles sont bientôt soixante-dix : Auxence leur donne
alors un habit de poil de chèvre, «qui attristait rien qu'à le voir, car
on n'avait jamais rien vu de tel dans la région»88 et fonde le monast
ère.Les femmes ont une double origine : les unes sont de grandes
familles, les autres sont des actrices repenties89. L'apostolat
d'Auxence auprès des femmes est donc assez révolutionnaire puisqu'il
accepte des femmes contre le gré de leur mari, et qu'il mêle les
grandes dames, qui payent90, et les filles perdues. Il joue auprès des
moniales le rôle de père spirituel : il les fait monter auprès de lui
chaque vendredi et chaque dimanche pour leur tenir des discours
utiles à l'âme91. L'un d'entre eux, rapporté par la Vie Aux. 7, dont
l'essentiel est sur le thème «mieux vaut le Christ pour époux qu'un
époux charnel», se termine par une liste des ennuis de la vie des
τέταχεν άραρώτα τόπον έπί των τοϋ βουνοϋ προπόδων αυτήν άπολεξαμένην έαυτη δομήσαθαι
καταγώγιον (Sinait. gr. 515, f. 198r).
86. Vie Aux. 1, §61, 1429 D.
87. Vie Aux. 2, § 61, 1429 D-1432 A.
88. Vie Aux. 7, § 61, 1432 A.
89. ...αί μέν ύπό ευγενών γονέων έπί φυλακή της παρθενίας προσαγόμεναι, αϊ δέ έκ της των
θεάτρων πομπής τω διαβόλω άποτασσόμεναι (Vie Aux. 1, § 62, 1432 Β810).
90. La Vie Aux. 1 donne l'information qu'Auxence mêlait grandes dames et actrices
repenties (§ 62, 1432 B), la Vie Aux. 4, celle que les Trichinaréai avaient payé de leurs
deniers la construction du monastère (Sinaii. gr. 515, f. 198V).
91. Vie Aux. 1, §62, 1432 B.
les vies d'auxence 229
U hétérodoxie d'Auxence.
Quelle est l'hérésie d'Auxence? On en est réduit au témoignage des
Vies, sauf si l'on admet l'identification acceptée par Pargoire" et par
Joannou 10° entre saint Auxence et l'Auxence dont il est question dans
VHistoire Ecclésiastique de Sozomène, dans un chapitre à propos de
l'invention du chef de saint Jean Prodrome. Résumons-le :
On dit que le chef de saint Jean Prodrome a été trouvé par des
moines de l'hérésie de Makédonios, qui vivaient à Jérusalem puis émi-
grèrent en Cilicie. L'empereur Valens ordonna que la relique fût ame
née à Constantinople, mais, au village dépendant de Chalcédoine
appelé Panteichion, le char sur lequel était la relique ne put plus
avancer : cela parut miraculeux et on décida de laisser là la relique,
que l'on déposa dans le bourg proche de Kosilaos, dans la propriété de
l'eunuque Mardonios. Plus tard, il vint à l'idée de l'empereur Théod
ose, qui se promenait par là, de prendre le chef du Prodrome : il se
heurta à l'opposition de Matrôna, vierge sacrée gardienne de la
relique. Elle finit par accepter, convaincue par la douceur et parce
qu'elle pensait qu'il se passerait la même chose qu'au temps de
Valens. Théodose emmena le chef du Prodrome à l'Hebdomon, où il
lui construisit une grande et belle église, et il supplia Matrôna de venir
XVe s., éd. V. Kravari, J. Lefort et G. Morrisson (Réalités byzantines 3), Paris 1991,
p. 155-182, sp. p. 176-178.
103. Vie Aux. /, § 2. 1380 B.
104. L'empereur se trouvait à l'Hebdomon pour une procession (prokenson), selon la
Vie Aux. 1 (§ 38, 1405 D), parce qu'il y fêtait la fête de saint Jean Baptiste, selon la Vie
Aux. 4 (Gédéon, p. 280; Sinait. yr. 515. f. 187').
232 MARIE-FRANCE AUZÉPY
105. Sozomène, Hist. EccL, IX, 2: PG 67, 1597-1601; éd. Bidez-Hansen (cf.
n. 100), p. 392-394.
106. Comme le montre bien G. Dagron {Monachisme, cité n. 43, sp. p. 246-253). Je
m'appuie ici sur sa présentation.
107. Cf. Dagron, Monachisme, p. 250-253.
LES VIES D'AUXENCE 233
111. La situation monastique des signataires a été examinée au concile : l'un d'eux,
un certain Léontios, était un ex-montreur d'ours (ACO, II, I, p. 1154 [324]), profession
fort proche de celle du mari de la troisième venue auprès d'Éleuthéra dans la Vie Aux.
1.
1 12. La liste est commentée par Dagron, Monachisme, p. 240-242. Il n'est pas abso
lument sur que l'higoumène n'ait pas souscrit puisque certains higoumènes, 6 sur 23,
n'ont signé que de leur prénom et ne peuvent être identifiés.
1 13. VA. Dagron, Monachisme, p. 270-272.
234 MARIE-FRANCE AUZÉPY
L'étude des Vies d'Auxence ici menée donne seulement les bases
d'une étude qui demanderait à être poussée plus loin, tant à propos
d'Auxence que de sa postérité sur le mont proche de Constantinople.
En ce qui concerne Auxence, beaucoup de questions restent posées : y
a-t-il un lien entre les spoudaioi qu'il fréquentait115 et les macédon
iens au nombre desquels furent des membres de sa famille? L'in
fluence de Matrôna et des macédoniens explique-t-elle l'intérêt parti
culier d'Auxence pour les femmes? Les relations d'Auxence avec
l'ex-novatien Marcien, économe de la Grande Église, ont-elles duré
après sa retraite, et ont-elles contribué à lier entre eux les établiss
ements fondés par les deux hommes, comme le suggère un Synaxaire
du 12e siècle, signalant que la synaxe d'Auxence se fait à l'Anastasis
de Constantinople116, église sinon fondée, du moins reconstruite et
114. Un métochion των Τριχιναρών est situé dans la concession des Pisans en 1192 :
cf. Janin, Égl. et Mon. II, p. 46; on reste perplexe devant son affirmation : «Ce méto
chion ne peut être qu'une dépendance d'un monastère d'hommes».
115. Les spoudaioi paraissent avoir été plutôt anti-chalcédoniens cf. Dagron, art.
:
117. Les Vies de Marcien lui attribuent la reconstruction de 1 église, niais la question
n'est pas encore tirée au clair (cf. Janin. Égl. et Mon. 1. p. 2'2-'2'λ). L'édition, par
.1. Wort ley, de la Vie de Marcien la plus ancienne permettra d'avancer à ce propos. Il
ne fait aucun doute, en tout cas, que le nom de Marcien est lié à l'église de l'Anastasis/
Sainte-Anastasie.
US. Le Synaxaire. au 1<> siècle, signale qu'Auxenee fut enterré «dans Veuklèrion,
qui avait été construit par lui. (lu monastère de femmes qui s'appelle Trichinaréai » et
que sa synaxe a lieu à ta Kallistratou (Synax. CP. 46515"18) : synaxe de Joannice à ta
Kallistratou Synax. CP, I937.
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