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Bernadette Martin-Hisard

Moines et monastères géorgiens du 9e siècle : La Vie de saint


Grigol de Xancta. Deuxième partie : une mise en perspective
historique
In: Revue des études byzantines, tome 60, 2002. pp. 5-64.

Abstract
Written in the mid-tenth century the Life of Grigol reveals a Byzantine background to the history of Georgia. Though it had passed
under Arab domination, Eastern Georgia was nevertheless considered by the Byzantines as a part of their sphere of influence as
recognised in 591. This explains the periodic reappearance from the mid- seventh to early ninth century of titles such as
curopalates held by magnates in the regions bordering on Byzantine Chaldea, the field of action of the monk Grigol.

Résumé
REB 60 2002 France p. 5-64
Bernadette Martin, Moines et monastères géorgiens du 9e siècle : La Vie de saint Grigol de Xancta. Deuxième partie : une mise
en perspective historique. — Écrite au milieu du 10e siècle, la Vie de Grigol témoigne du maintien d'un arrière-plan byzantin dans
l'histoire de la Géorgie. En effet, bien que passée sous domination arabe, la Géorgie orientale n'en continua pas moins à être
considérée par l'Empire byzantin comme relevant de la zone d'influence qui lui fut reconnue en 591. C'est ce qu'exprime, au
cours de l'histoire complexe de la période qui va du milieu du 7e siècle au début du 9e siècle, la réapparition périodique dans le
monde géorgien de dignités palatines, et notamment de la curopalatie, en faveur de seigneurs qui trouvèrent l'assise de leur
pouvoir dans les régions proches de la Chaldie byzantine, où se déroula l'action du moine Grigol.

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Martin-Hisard Bernadette. Moines et monastères géorgiens du 9e siècle : La Vie de saint Grigol de Xancta. Deuxième partie :
une mise en perspective historique. In: Revue des études byzantines, tome 60, 2002. pp. 5-64.

doi : 10.3406/rebyz.2002.2254

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rebyz_0766-5598_2002_num_60_1_2254
MOINES ET MONASTERES GEORGIENS
DU 9e SIÈCLE :

LA VIE DE SAINT GRIGOL DE XANCTA

Deuxième partie
Une mise en perspective historique

Bernadette Martin-Hisard

Summary : Written in the mid-tenth century the Life of Grigol reveals a Byzantine
background to the history of Georgia. Though it had passed under Arab domination,
Eastern Georgia was nevertheless considered by the Byzantines as a part of their sphere of
influence as recognised in 591. This explains the periodic reappearance from the mid-
seventh to early ninth century of titles such as curopalates held by magnates in the regions
bordering on Byzantine Chaldea, the field of action of the monk Grigol.

La Vie de Grigol permet d'aborder de nombreux thèmes dont le pre


mier et le plus fréquemment traité concerne le développement des
monastères et de la vie monastique dans les régions qui furent touchées
par l'action de Grigol de Xancta1. Plusieurs études ont ainsi souligné le
rôle culturel de chacun de ces monastères2, étudié leur implantation et
leur développement matériel3, analysé les témoignages iconographiques

1 . On trouvera à la fin de cet article les abréviations retenues pour les sources et pour
les ouvrages les plus fréquemment cités ; la Vie de Grigol est citée par les lignes de la tr
aduction qui a fait l'objet de la première partie de cette étude : Moines et monastères géor
giens du 9e siècle : la Vie de saint Grigol de Xancta. Première partie : Introduction et tr
aduction, REB 59, 2001, p. 5-95 (étude que l'on citera Martin-Hisard, Moines 1).
2. L. Menabde, Jveli kariuli mc'erlobis k'erebi (Les centres de littérature en géorgien
ancien). Tome I, 2, Tbilisi 1962.
3. W. Béridzé, Monuments de Tao-Klarjet'ie dans l'histoire de l'architecture géor
gienne, Tbilisi 1981. W. Z. Djobadze, Early Medieval Georgian Monasteries in Historic
Tao, Klarjeti and Savset'i, Stuttgart 1992 (Forschungen zur Kunstg. und Christi. Arch.).

Revue des Études Byzantines 60, 2002, p. 5-64.


6 BERNADETTE MARTIN-HISARD

encore visibles4. Le texte a été également utilisé pour étayer une présent
ation, maintenant délicieusement surannée, de la vie monastique en
Géorgie5 ; l'auteur de ces lignes n'exclut pas de reprendre ce dernier
sujet, une fois publiée la traduction de l'ensemble du corpus des grandes
hagiographies monastiques6.
Cependant, pour qui connaît les faiblesses de la documentation
concernant l'histoire du monde géorgien, la Vie de Grigol se révèle fort
intéressante en raison de sa dimension proprement politique.
Le texte n'évoque pas les circonstances qui permirent à Asot' de s'im
poser dans le K'iarjeti, se bornant à constater (1. 364-366) :
Le pieux souverain, le grand bagratide Asot' le curopalate, un bon
croyant, devint à cette époque le dominateur de cette région. À partir de
lui, son principat sur les Kartvéliens et celui de ses fils furent affermis
pour toujours.
Mais il souligne l'œuvre de ses fils qui (1. 896)
conquirent par leurs épées de nombreuses terres et chassèrent les fils
d'Agar.
Que la guerre ait été la grande occupation des trois frères se laisse
encore deviner dans le passage qui les montre, solennellement accueillis
à Xancta, où (1. 1008)
ils reçurent des armes pour vaincre les ennemis par l'intercession de saint
Georges.
La guerre prend ainsi une dimension religieuse, soulignée par l'affi
rmation que les Bagratides disposent, pour protéger leurs armées de chair
et d'os, de l'armée spirituelle des moines du désert (1. 1030). Peut-être
avons-nous là les origines lointaines du rituel d'avènement des rois géor
giens, attesté dans la première moitié du 12e siècle et comportant la
remise solennelle d'une épée au nouveau roi dans une église7. Une pré
sence musulmane est donc proche des régions où se développent les fon
dations de Grigol ; mais d'autres pouvoirs plus lointains se font sentir
dans le K'iarjeti, tel celui de l'émir de Tbilisi, «Sahak' fils de l'émir
Ismael» (1. 2157), soit Ishâq fils d'Ismâ'ïl, dont la pression est assez
forte, à l'époque du curopalate Asot', pour imposer son candidat sur un
siège episcopal du K'iarjeti et pour le rétablir lorsqu'il en est chassé
(chap. 68-69).

4. Renvoyons à l'ensemble des travaux de N. Thierry, et notamment à Peintures d'Asie


Mineure et de Transcaucasie aux Xe et xf siècles, Londres 1977 (Variorum Reprints).
5. J. Karst, Recherches sur l'histoire du droit ecclésiastique carthvélien. Organisation
disciplinaire des moines et monastères de l'ancienne Ibérie, Archives de l'histoire du droit
oriental 2, 1938, p. 367-401.
6. Il manque à notre corpus de traductions la Vie de Serap 'ion de Zarzma et la Vie de
Georges l'Hagiorite.
7. B. Martin-Hisard, Le roi géorgien médiéval : christianisme et influences iraniennes,
dans O. Redon et B. Rosenberger éd., Les Assises du pouvoir. Temps médiévaux, terri
toires africains, Vincennes 1994, p. 129-139.
SAINT GRIGOL DE XANCTA 7

L'auteur de la Vie de Grigol ne manque pas non plus de souligner les


rapports étroits entretenus par les premiers Bagratides avec
Constantinople : Asot' était curopalate (1. 364) ; son fils Bagrat' le devint
«par ordre du roi des Grecs» (1. 885-886) ; et, même si la datation du
texte, donnée au chapitre 83, ne comporte aucune référence au monde
byzantin, pas plus en année de règne de l'empereur qu'en année du
patriarche de Constantinople8, la mention d'un curopalate (1. 2606) et de
deux magistres (1. 2610) témoigne de liens continus avec l'Empire.
Grigol lui-même, qui parlait grec, se rendit à Constantinople, le «trésor
du Christ..., la seconde Jérusalem» (1. 571) ; il n'admira pas tout ce qu'il
vit, mais il semble y avoir puisé des éléments d'inspiration qu'il utilisa
pour rédiger sa Règle (1. 580).
Ces remarques pourraient paraître anodines si l'on ne soulignait pas
que la date de rédaction de la Vie de Grigol, au milieu du 10e siècle, lui
confère une place à part dans les sources narratives géorgiennes par
l'éclairage qu'elle donne à la période qui vit le développement de la
puissance arabo-musulmane et le recul de l'influence byzantine dans le
monde caucasien. Les différentes strates qui composent la Vie des rois
kartvéliens étaient certainement rédigées dans le courant du 9e siècle9,
mais la période relative à l'établissement de la domination arabe au
Kartli (7e-fin 8e siècle) n'est traitée que brièvement dans les dernières
pages10 et encore est-il bien connu que l'auteur ou les auteurs de ces
pages, fort mal renseignés sur l'époque dont ils parlaient, ont fait dispa
raître ou ont comprimé des pans entiers de l'histoire du Kartli à l'époque
arabe11. Il faut attendre ensuite la fin du 11e siècle pour avoir, avec la
Chronique du Kartli, une continuation de la Vie des rois kartvéliens dont
les débuts, concernant la fin du 8e siècle et les premières décennies du 9e,
sont mal situés dans le temps ; le texte partage en outre avec la Vie des
rois kartvéliens un intérêt trop exclusif pour la seule région centrale du
Kartli ; les régions périphériques n'apparaissent que dans de brèves allu
sions, alors qu'elles sont, à ce moment, pour les unes (le K'iarjeti et ses
abords) le berceau de la lignée bagratide, pour les autres (l'Apxazeti et le
K'axeti) le foyer de nouvelles formations politiques. On dispose encore
de deux autres sources : d'une part une chronique, particulièrement brève
et souvent réduite à de pures listes de noms sans éléments de datation,
qui précède le texte de la Conversion du Kartli dans un manuscrit daté

8. En 950/951, il s'agit de Constantin VII et du patriarche Théophylacte.


9. Voir S. H. Rapp éd., K'art'lis c'xovreba : The Georgian Royal Annals and Their
Medieval Armenian Adaptation, New York 1998 (Anatolian and Caucasian Studies),
p. 21.
10. Cette période fait l'objet des p. 230 à 248 (déduction devant être faite de longues
interpolations), les dernières pages (245-248) étant elles-mêmes consacrées au récit du
martyre du roi Arcil, sous le gouverneur Khuzayma b. Khazïm en 786.
1 1. Toumanoff, Studies, p. 395.
8 BERNADETTE MARTIN-HISARD

des années 960-970 et que l'on appellera la Chronique du 10e siècle12 et


d'autre part la Vie et histoire des Bagratides, généalogie de la famille
compilée au début du 11e siècle et qui, entre le début du 9e et la fin du
10e siècle, prend la forme d'une nécrologie des membres mâles des
diverses lignées13.
Ces sources permettent de suivre, plus ou moins aisément, l'intégra
tion du territoire national dans le monde musulman, puis la progressive
réapparition de pouvoirs politiques géorgiens et enfin, au début du
11e siècle, l'affirmation d'une indépendance retrouvée autour des rois
bagratides qui s'intitulent rois des Apxazes et des Kartvéliens. Mais la
Vie de Grigol, rédigée antérieurement à l'épanouissement royal, est le
seul texte qui permette de comprendre comment les Bagratides du
K'iarjeti furent d'abord les bénéficiaires et les héritiers des longs et
continus efforts menés par Constantinople depuis le début du 7e siècle
pour affirmer et maintenir — ne fût-ce que formellement — des droits à
ses yeux imprescriptibles sur toute une partie du Kartli dont le K'iarjeti
finit par constituer le noyau dur. Ce sont ces efforts que l'on essaiera de
mettre ici en évidence au cours d'une histoire qui débute lorsque l'arr
ivéedes Arabes sembla avoir détaché et éloigné de l'Empire ses amis
caucasiens.

I. La conquête du Kartli par les Arabes (642-655)

Au moment de l'arrivée des premiers contingents arabes, le Kartli


(Ibérie des sources byzantines, Wirözän des sources pahlavies, Virk' des
sources arméniennes, Djurzân ou Kurdj des sources arabes) était partagé,
comme l'Arménie voisine, en deux zones d'influence depuis le traité
signé en 591 par l'empereur Maurice et le sassanide Khusrau IL D'après
le Pseudo-Sebëos, les Sassanides, qui contrôlaient pratiquement tout le
Kartli depuis le début du 6e siècle, laissèrent alors à Constantinople autor
itésur
une grande partie du pays des Virk' jusqu'à la ville de Tp'xis14.
Le texte est laconique, mais on devine sans peine que, dans le prolon
gement de la partition simultanée de l'Arménie, nettement mieux
connue, les Sassanides avaient gardé les régions contiguës à leurs pos-

12. Elle occupe sept pages dans l'édition de I. Abulaje et va de la conquête


d'Alexandre jusqu'à la décennie 960-970. Toumanoff, Studies, p. 23-24 et passim, appelle
cette chronique, qu'il subdivise en trois, la Liste Royale.
13. Sur ce texte : B. Martin-Hisard, L'aristocratie géorgienne et son passé. Tradition
épique et références bibliques (vne-xme siècles), Bedi Kartlisa 42, 1984, p. 13-34.
14. Pseudo-Sebëos, p. 84. On peut désormais consulter cette source arménienne dans
une traduction récente : The Armenian History attributed to Sebeos, trad. R. W. Thomson,
comment. J. Howard- Johnston, Liverpool 1999. La source est beaucoup plus précise pour
l'Arménie.
SAINT GRIGOL DE XANCTA 9

sessions d'Arrân et de Persarménie et situées à l'est de l'Aragvi et d'une


ligne qui se reliait au lac Sevan : K'axeti, K'uxeti et Hereti au nord du
Kur15. Constantinople tenait la partie occidentale qui comprenait d'une
part le pays de la boucle du Kur, c'est-à-dire le Kartli Intérieur ou Pays
d' En-haut (Zeda-sopeli) et d'autre part les régions qui touchent à
l'Arménie byzantine et que les Arméniens appellent Gugark'16. La zone
attribuée à Constantinople bordait à l'ouest et au sud-ouest les territoires
byzantins de Lazique et de Chaldie, sur la rive gauche du Tchorokh. À la
charnière des deux zones et au confluent de l'Aragvi et du Kur, la métro
polereligieuse de Mcxeta resta byzantine tandis que l'ancienne capitale
royale, Tbilisi, relevait des Perses17. Le tracé de la frontière méridionale
au sud du Kur reste cependant très flou18. Un simple regard porté sur une
carte confirme ce que dit l'historien arménien : une grande partie du
Kartli, sinon la plus grande, relevait de Constantinople.
Dans sa reconstruction idéologique du passé, la Vie des rois kartvé-
liens exprime cette division du Kartli en affirmant qu'une branche de
l'ancienne famille royale des Chosroïdes était alors installée à l'est en
K'axeti, tandis que l'autre branche était établie en K'iarjeti19. Mais elle
affirme aussi que, bien longtemps avant le traité, les Perses avaient
reconnu le régime seigneurial qui régnait au Kartli en donnant une
grande autonomie, voire une quasi-indépendance aux seigneurs locaux,
les éristavs.
On ne sait pas comment les Perses surveillaient ou administraient leur
part de Kartli, sans doute indirectement comme les Byzantins. L'autorité
de Constantinople, eminente plus que réelle, s'exerçait en effet par l'i
ntermédiaire de l'un des éristavs, appelé encore mtavar, mtavar des éris
tavs ou encore érismtavar du Kartli en géorgien20. C'est ce qu'affirment
toutes les sources géorgiennes qui s'accordent pour considérer que le

15. Voir la carte de localisation des noms géographiques à la fin de l'article. Des cartes
plus détaillées ont été publiées par R. Hewsen, dans le Tübinger Atlas des Vorderen
Orients (= TAVO), Wiesbaden, notamment les cartes Β VI 14 (Armenien und Georgien :
Christentum und Territorial Entwicklung vom 4. bis zum 7. Jahrhundert, 1987) ; Β VII 16
(Armenien und Georgien im 10. und 11. Jahrhundert, 1988); Β VIII 4 (Armenien und
Georgien : Das Christentum im Mittelalter, 7. -15. Jahrhundert), 1989.
16. Le Gugark' correspond à la vaste région méridionale du Kartli, qui comprend, à
l'ouest du Kur supérieur, l'Art'aani et le K'iarjeti et, au sud du Kartli Intérieur, le
Javaxeti, le Trialeti, le T'asiri et différentes régions appelées «vallées» ip'or en arménien,
qevi en géorgien) jusqu'à Xunani. Au sud du Gugark' se trouvaient les provinces armé
niennes du Tayk', de l'Ayrarat et du Sirak.
17. La localisation de Tbilisi sur la carte 5 du volume cité plus haut n. 15 est haute
ment fantaisiste.
18. Dans la bonne tradition des frontières naturelles, on tend à penser que la frontière à
partir de Mcxeta suivait le Kur au moins jusqu'à Tbilisi et peut-être Xunani ; mais en fait
nous l'ignorons complètement et la frontière a pu respecter les confins des grandes
régions géorgiennes.
19. Vie des rois kartvéliens, p. 217. La branche établie dans le K'axeti est censée
représenter la lignée issue de l'épouse perse du roi Vaxt'ang (fin 5e siècle) ; la branche du
K'iarjeti serait issue de son épouse grecque.
20. Sur ces termes, voir Martin-Hisard, Moines \, p. 16-19.
10 BERNADETTE MARTIN-HISARD

premier éristav de la partie byzantine du Kartli fut un certain Guaram Ier


auquel succéda son fils St'epanos Ier dit le Grand21. Tout en divergeant
sur les modalités de la désignation de Guaram, les sources géorgiennes le
qualifient toutes de curopalate22. Guaram comme St'epanos siégeaient à
Mcxeta qui s'enrichit alors de la construction de l'église de Jvari. Nous
ignorons comment les Byzantins désignaient celui que, même avec le
titre de curopalate, ils devaient considérer comme un simple archonte.
Au 6e siècle, la curopalatie n'avait rien d'une dignité palatine ; c'était
un office de cour, la cura palatii, d'importance pratiquement équivalente
à celle de castrensis et conférant des fonctions réelles23. Que Guaram ait
porté ce titre, au témoignage même des sources géorgiennes, implique
des contacts réels avec l'empereur de Constantinople, seul habilité à le
délivrer, et une intervention, ponctuelle peut-être, mais concrète de celui-
ci dans les affaires intérieures des princes géorgiens, avec leur accord.
L'attribution du titre de curopalate semble donc liée au traité de 591 et
caractériser le détenteur ibère de l'autorité sur toute la partie du Kartli
reconnue comme d'obédience byzantine24. Le port de ce titre n'étant pas
héréditaire et dépendant d'un acte juridique d'un l'empereur, seul un
éristav reconnu par Constantinople et reconnaissant son autorité pouvait
le porter ; la mention du titre prouve donc l'existence de contacts réels ; à
l'inverse, son absence n'est pas significative, puisqu'elle peut s'expli
quer par des raisons purement conjoncturelles. Ce fut sans doute le cas
pour St'epanos Ier qui gouvernait au moment de l'expansion perse du
début du 7e siècle.
Telle était la situation générale au Kartli lorsque Héraclius mena ses
campagnes contre les Perses. L'une d'elles le fit passer en 627 par la
Lazique, puis par le Kartli où l'appui des Khazars qu'il avait sollicité lui

21. Dans la Vie des rois kartvéliens, p. 218, Guaram est issu de la branche grecque des
Chosroïdes établis dans le K'iarjeti ; sollicité par les éristavs du Kartli de leur désigner un
«roi», l'empereur qui ne pouvait être que Maurice le choisit dans l'ancienne famille
royale. La Vie et histoire des Bagratides, p. 373-374, en fait un Bagratide, venant de la
même région, élu par les nobles du Kartli réunis par le catholicos et confirmé par
Constantinople. La Chronique du 10e siècle, p. 326, 1. 17, ne précise pas son origine. Pour
la clarté de l'exposé qui suit, en raison des cas d'homonymie, on affecte les éristavs
homonymes d'un numéro d'ordre. 11 est difficile de dater ces éristavats. Brosset, p. 216-
217 et 223, date l'éristavat de Guaram de 575-600 et celui de St'epanos de 600-619.
Toumanoff, Studies, p. 393, qui complique souvent inutilement des textes déjà suffisam
ment compliqués, date le gouvernement de Guaram de 588-c. 590, et celui de St'epanos
de c. 590-627.
22. La Vie des rois kartvéliens, p. 222, l'appelle ainsi simplement; la Vie et histoire
des Bagratides, p. 374, évoque l'envoi par Constantinople de la dignité de curopalate ; la
Chronique du 10e siècle dit qu'il fut désigné d'abord comme éristav, puis comme curopal
ate.
23. Martin-Hisard, Constantinople, p. 438 et n. 548-549.
24. C'est sans doute parce que la curopalatie a fini par caractériser les Bagratides que
la Vie et histoire des Bagratides considère son premier titulaire, Guaram, comme un
Bagratide.
SAINT GRIGOL DE XANCTA 11

permit d'enlever Tbilisi aux Perses25 ; là siégèrent par la suite les tro
isième et quatrième éristavs du Kartli, Adrnese/Adarnase Ier et son fils
St'epanos II dont le gouvernement commença avant l'arrivée des Arabes
au Kartli26. Aucun n'est qualifié de curopalate, l'empereur n'eut proba
blement pas le temps de délivrer ce titre. Une seule source précise que
St'epanos II prit Tbilisi pour résidence27.
Les Perses ne perdirent pas tout contrôle sur le Kartli oriental, malgré
les déprédations des Khazars ou des pseudo-Khazars28 qui, après leur
incursion en 627, prirent goût à piller la Caucasie méridionale, voire à en
occuper des parties. Lorsque, avant de raconter la conquête de
l'Armïniya, al-Balâdhurï en esquisse une description, il affirme que le
Pjurzän était avec l'Arrän «aux mains des Khazars», précisant même un
peu plus loin : «Les Khazars et les Byzantins devinrent maîtres de ce qui
au début était entre les mains des Perses» ; Ibn Khuradädhbih ne dit pas
autre chose29. En 642 en tout cas, un commandant perse, nommé
Shahrbaräz, se trouvait non pas dans le Kartli, mais dans l'Arrân, à al-
Bäb al-Abwäb ou Darband, forteresse qui gardait le défilé barrant la
principale voie d'invasion le long de la Caspienne. Rien ne permet de
dire que les pouvoirs de Shahrbaräz se limitaient à Darband où les
Arabes le rencontrèrent ; il est possible et même probable, comme on le
verra plus bas, qu'ils aient été géographiquement plus étendus et que
Shahrbaräz ait été le représentant des Sassanides dans les régions cauca
siennes que ceux-ci contrôlaient.
Les circonstances de l'arrivée des Arabes au Kartli ne sont pas claires.
Elles le sont d'autant moins que les sources arabes considèrent le Kartli
comme un nähiya, une région, de ce qu'elles appellent l'Armïniya, terme
ambigu s'il en est dont trop de traducteurs et de chercheurs font dans
tous les cas et à tort l'équivalent de Arménie. Les campagnes qui eurent
lieu au Kartli sont liées aux événements qui se déroulaient en Arménie et
dans l'Arrân, et qui relevèrent au début plus de la découverte et du
pillage d'une terra incognita que d'un véritable projet de conquête30. Les
armées qui les menèrent provenaient soit de Haute-Mésopotamie soit
d'Iraq ou d'Ädharbaydjän, c'est-à-dire de territoires anciennement

25. Theophanes, AM 61 17 (éd., p. 316, 1. 7-8), dit sans ambiguïté que les Perses virent
arriver Héraclius et les Khazars «depuis la ville de Tiphilios».
26. Dans la Vie des rois kartvéliens, p. 225, Adamase est un membre de la lignée
royale cadette implantée dans le K'axeti. La Chronique du 10e siècle, p. 327, 1. 6, ne se
prononce pas sur son origine. La Vie et histoire des Bagratides, p. 375, fait d'Adarnase le
fils du premier St'epanos. Pour les dates de leur gouvernement, Brosset, p. 227 et p. 232 :
619-639 et 639-663 ; Toumanoff, Studies, p. 393 : 627-637/642 et 637/642-c. 650.
27. Vie et histoire des Bagratides, p. 375.
28. Pour Artamonov, p. 190, la première grande action des Khazars en Caucasie méri
dionale date de 684, les attaques antérieures étant plutôt le fait des peuples du Daghestan.
29. Al-BalâdhurI, p. 547 et 549 ; Ibn Khuradädhbih, p. 543.
30. Voir sur ce point N. G. Garsoïan et B. Martin-Hisard, Unité et diversité de la
Caucasie médiévale (ive-xie s.), dans // Caucaso : cerniera fra culture dal Mediterranen
alla Persia (secoli iv-xi), Spolète 1996 (Settimane di Studio del Centro Italiano di Studi
sull'Alto Medioevo XLIH), p. 275-347, notamment p. 320-322.
12 BERNADETTE MARTIN-HISARD

byzantins ou sassanides, sans que les Arabes aient eu une nette


conscience de l'existence de la frontière dite de 591, frontière au demeur
ant vidée bientôt de son sens. En effet le rapide effondrement des
armées sassanides, sensible dès 637 à Qâdisiyya et confirmé en 642 à
Nihâwand, entraîna celui de l'État31 et de son administration32 ; des
répercussions ne pouvaient que se faire sentir sur la partie de la Caucasie
méridionale qui dépendait de Ctésiphon, Arrän, Armin et Wirözän33, et
qui formait peut-être déjà l'unité administrative qui inspira FArmïniya
des Arabes. S'il resta des autorités perses, tel Sharbarâz, elles étaient
laissées totalement à elles-mêmes, ce qui n'était pas le cas dans la partie
byzantine.
L'impossibilité d'arriver encore maintenant à une chronologie à peu
près sûre des expéditions arabes en Armïniya est chose connue34 : les
sources arméniennes étalent sur quinze ans entre 640 et 655 des événe
ments que les sources arabes, plus tardives, semblent avoir ramassé en
un court laps de temps, dominé par une grande campagne de Habib
b. Maslama en 654-655. On suivra ici volontiers les propositions de
C. Lo Iacono qui propose de distinguer deux grands moments dans cette
histoire: une série d'incursions, peut-être annuelles, au cours desquelles
s'illustrèrent 'Iyâd b. Ghanm en Arménie et Suräqa b. 'Amr dans la
région d'al-Bäb ou Darband sur la Caspienne, puis, dans une seconde
phase à partir de 653, un effort plus large de domination porté par
Salman b. Rabï'a et Habïb b. Maslama35. C'est à l'intérieur de cette
grille de lecture d'une période complexe que l'on verra la place occupée
par le Kartli, byzantin et sassanide, dans la politique des trois grands
généraux arabes, Suräqa, Salmän et Habïb, et que l'on s'interrogera sur
le destin de l'éristav du Kartli byzantin.

A. Suräqa b. 'Amr, 642-643


Si l'on suit al-Tabarï36, une tentative arabe en direction du Djurzän eut
lieu dès l'année 22 (30 novembre 642-19 novembre 643) dans le cadre

31. La victoire arabe de Qâdisiyya provoqua le départ de Ctésiphon du roi


Yazdgard III et sa longue fuite en Orient où il fut assassiné en 65 1 .
32. La Médie fut conquise dans la foulée, ainsi que l'Ädharbaydjän en 643.
33. Sur le vocabulaire géographique de l'administration sassanide, voir R. Gyselen, La
géographie administrative de l'Empire 'sassanide. Les témoignages sigillo graphique s,
Paris 1989 (Res Orientales I).
34. Voir la claire synthèse et la bibliographie de V. Minorsky - [C. E. Bosworth], al-
Kurdj, dans El 2 V, 1986, p. 489-500, notamment p. 490-491. Une thèse a été soutenue en
janvier 2002 à Lyon sur ce sujet par K. Baudoyan.
35. Voir C. Lo Jacono, Una fonte inesplorata per la più antica storia dei musulmani in
Armenia, Quaderni di Studi Arabi, 5-6, 1987-1988, p. 442-456.
36. Al-TabarI, p. 581-583, d'après les pages de la traduction de M. Canard (dont on a
seulement modifié la translittération des noms et termes arabes pour utiliser celle de
Y Encyclopédie de l'Islam, sauf pour k que l'on transcrit q), et en renvoyant le cas échéant
au volume concerné de la traduction anglaise en 39 volumes de la Bibliotheca Persica.
Que ma collègue et amie F. Micheau trouve ici l'expression de ma gratitude pour l'aide
SAINT GRIGOL DE X ANCTA 13

d'une campagne conduite par Suräqa b. 'Amr et dont al-Bäb fut l'object
if principal37.
«Le roi d' al-Bäb qui était alors Shahrbaräz, un Perse commandant en
ce territoire frontière» négocia sans difficultés avec Suräqa un traité
à' aman. Dans la forme transmise par al-Tabarï, Vornan ne fut pas
accordé au seul Shahrbaräz, mais aussi «aux habitants (sukkän) de
l'Armïniya et aux Arman pour leur vie, leurs biens et leur religion38» ; il
est plus loin question dans le texte de «la population (ahl) de l'Armïniya
et des Portes (al-abwäb)». Le texte souligne l'aide militaire attendue
contre les Khazars et la taxe de capitation qui devait être versée.
On peut raisonnablement avancer, à partir de ce texte, l'hypothèse
selon laquelle Shahrbaräz négocia non pas seulement pour al-Bäb39, mais
pour un plus large territoire qui comprenait, d'une part, au nord, al-
abwäb, les Portes, c'est-à-dire les innombrables défilés des routes du
Caucase oriental jusqu'à Bab al-Län40, et d'autre part l'Armïniya,
Arménie comprise et distinguée comme un élément de l'ensemble ; il va
sans dire que Shahrbaräz ne pouvait négocier que pour la partie perse de
cette dernière région. Tel est sans doute le thaghr d' al-Bäb sur lequel
Suräqa et, après sa mort, 'Abd al-Rahmän, eurent autorité, Shahrbaräz
lui-même restant en place. L'étendue de ce que nous croyons être le terri
toire confié à Shahrbaräz n'est pas pour surprendre, étant donné l'impor
tance de ce personnage41. La campagne d'al-Bâb avait donc un objectif
considérable, ce qui correspond au personnage de Suräqa qui n'était rien
moins qu'un compagnon du Prophète42, et ce que confirment les déci
sions qu'il prit ensuite.
En effet, après la conclusion du traité a1 amän, Suräqa envoya ses
généraux «vers les habitants des montagnes entourant l'Armïniya» :
Habïb b. Maslama fut dépêché vers Tiflïs, Hudhayfa b. Usayd (ou Asïd)
vers les montagnes d'al-Lân, Bukayr b. 'Abdallah vers le Müqän ; seul
ce dernier eut quelque résultat43. La mission dévolue aux deux généraux
expédiés vers Tiflïs et vers les montagnes d'al-Lân semble donc avoir
consisté à concrétiser l'accord d'amän dans une région stratégique du

précieuse qu'elle m'a apportée dans la compréhension de certains textes arabes qui ne me
sont accessibles qu'en traduction.
37. Sur cette campagne et son objectif, voir Lo Iacono (cité n. 35), p. 449 ; il faut peut-
être placer la campagne plus tard, en 645.
38. D'après F. Micheau, il faut comprendre millat moins comme religion que comme
communauté religieuse.
39. Darband est appelé par les Arabes al-Bäb wa 1-Abwâb (la Porte et les Portes) dans
les textes anciens, puis al-Bäb al-Abwâb (la Porte des Portes), et parfois plus brièvement
al-Bäb, la Porte ; mais il ne semble pas que la ville soit jamais appelée simplement al-
Abwâb.
40. Sur ces défilés, Martin-Hisard, Constantinople, p. 48 1 -482 et 487.
41. Shahrbaräz est un parent du personnage homonyme qui mena les campagnes sassa-
nides au début du siècle et tenta de prendre le trône en 636, PLRE III B, p. 1141-1 144.
42. Lo Iacono (cité n. 35), p. 449 n. 25.
43. Al-TabarI, p. 582-583, qui parle aussi d'une mission confiée à Salman b. Rabï'a,
mais le passage n'est pas clair.
14 BERNADETTE MARTIN-HISARD

Caucase, Tiflïs gardant au sud le débouché de la grande voie qui traverse


le Caucase central et sur laquelle se trouve sur le haut Terek la citadelle
appelée Bäb al-Län ou Dar-i-Alan, la Porte des Alains. Les sources ne
disent pas à quoi est dû l'échec des deux généraux ; la géographie de ces
régions ne le rend pas étonnant.
Quoi qu'il en soit, on peut dire que la vie du Kartli et de Tbilisi ne
connut pour l'instant en fait de changement que des rumeurs inquiétantes
de guerre et d'invasion par un peuple inconnu. La Vie des rois kartvé-
liens en rend compte à sa façon en montrant Héraclius quittant la
Palestine et passant par l'Arrän et le Kartli où il rallia «les Perses qui s'y
étaient réfugiés devant les Saracènes» et qu'il convainquit de quitter le
pays en partant avec lui, ce qu'ils firent après avoir enterré tous leurs tré
sors44.

B. Salmän b. Rabï'a, 644/647 ou 654/655


Après cet échec partiel de Suräqa, plusieurs années s'écoulèrent avant
qu'on ne retrouve mention d'opérations arabes dans le Kartli. L'une
d'elles, mentionnée par une seule source, fut le fait de Salmân b. Rabï'a
au cours d'une campagne dont la date est discutée45.
L'action contre le Djurzän prolonge les premiers moments d'une cam
pagne victorieuse menée en Arrân, d'abord à Baylaqân, puis à Bardha'a.
La campagne se poursuivit ensuite dans le Shirwän. Le passage qui nous
intéresse est le suivant :
<Salmân> arriva devant la forteresse de Bardha'a dont les habitants lui
proposèrent d'accepter une somme d'argent ; il la prit et la distribua à ses
soldats pour qu'ils puissent s'équiper avec ce dont ils avaient besoin.
Après s'être dirigé avec sa cavalerie vers le Djurzän, il conclut avec ses
habitants un accord portant sur le versement annuel d'une somme d'ar
gent déterminée. Puis il rebroussa chemin avec ses soldats et il marcha
jusqu'à ce qu'il ait traversé le Kur et soit passé dans le territoire du
Shirwän qu'il soumit... Puis il partit du Shirwän et atteignit les villes de
Shâbirân et de Masqat. . .46.
On sait d'autre part que Salman dépassa Bardha'a et conquit Shamkur
qui relève de l'Arrän47. Puisque Salmän, en rebroussant chemin, dut tra-

44. Vie des rois kartvéliens, p. 23 1 .


45. Il s'agit du Livre des Conquêtes (Kitäb al-Futüh) de Ibn A'tham al-KQfî (f 926),
édité à Hyderabad en 8 volumes en 1968-1975; c'est le texte traduit et étudié par Lo
Jacono, dans l'article cité n. 35. Voir aussi O. Cxistisvili, About the history of Arab-
Georgian socio-economic and political interrelations (7th-8th centuries), REGC 1, 1985,
p. 127-140. D'autres sources, comme al-Baladhurï, parlent de cette campagne, mais sans
mentionner le Djurzân.
46. D'après la traduction de Lo Jacono (cité n. 35), p. 445 (éd., vol. 2, p. 1 12). Dans la
n. llp. 445, Lo Iacono identifie de manière fort surprenante Masqat, qu'il localise pourt
antjustement sur le Samur, à la capitale de la Géorgie, Mcxeta.
47. Al-BalädhurI, p. 555, les armées de Salmän allèrent au moins jusqu'à Shamkûr
qui fut conquise ; le même auteur précise que Salmän gagna le Shirwän en traversant le
Kur à Bardidj : voir Canard, p. 575 n. 72, 74, 75.
SAINT GRIGOL DE XANCTA 15

verser le Kur pour gagner le Shirwân, c'est que sa campagne vers le


Djurzân s'était déroulée au sud du fleuve et l'avait conduit, au-delà de
Shamkûr, jusqu'à un endroit que l'on ne peut préciser. On ne pense pas
toutefois qu'il ait eu le temps d'aller très loin sur une route qui menait à
Xunani48.
La date de cette campagne est sujette à controverse. O. Cxitisvili la
place en 645 -64649 ; Ter-Ghewondjan en 654-65550. La date plus tardive
semble préférable dans la mesure où la campagne est présentée, par Ibn
A'tham et par al-Baladhurï, comme celle qui se termina par la mort de
Salman à Balandjar chez les Khazars, entre 32 (12 août 652- 1er août 653)
et 34 (22 juillet 654-11 juillet 655). Cependant la compression des évé
nements dans les sources arabes n'interdit pas de la placer plus tôt,
comme Lo Iacono, entre 24 (7 novembre 644-27 octobre 645) et 26 (17
octobre 646-6 octobre 647), mais avec réserves51.
Ajoutons, pour rendre la situation plus complexe encore, que, selon
al-Balâdhurï qui ne mentionne pas d'attaque du Djurzân au sud du Kur,
Salman, au cours de cette grande campagne, aurait négocié un accord de
soumission avec «le maître de Shakkan et d'al-Qambizän»52, deux
régions situées au nord du Kur et relevant de l'Arrân, mais fort proches
du Kartli53. Ceci nous paraît relever plutôt de la dernière campagne de
Salmän.
Les obscurités restent donc grandes. Tout au plus peut-on dire que le
danger se rapprochait du cœur du Kartli. On peut placer dans ces années-
là la suite du texte de la Vie des rois kartvéliens évoqué plus haut, suite
selon laquelle, après le second passage d'Héraclius et le départ des
Perses, le chef du Kartli, St'epanos, considéré toujours comme un roi,
partit se réfugier avec son fils aîné Mihr en Egrisi, en laissant le second,
Arcil, en K'axeti54. Ce passage est peu crédible en ce qui concerne les
personnes qui y sont mentionnées, mais le fond reste recevable : il y eut
sans doute des mouvements de fuite qui portèrent déjà vers l'ouest cer
tains membres des classes aristocratiques55.

48. D'après les premiers itinéraires arabes, la route vers le Djurzân depuis Bardha'a
longeait la rive sud du Kur, en passant par Shamkûr et rejoignait le Kur à Xunan ; avant
Xunan, une bifurcation vers le sud allait vers Duin. Au-delà de Xunan, la route continuait
à suivre la rive droite du Kur jusqu'à Tbilisi ; elle offrait deux possibilités de bifurcation à
l'ouest, vers Samsvilde et vers Manglisi.
49. CxmSviu (cité n. 45), p. 133-134.
50. Ter-Ghewondjan, p. 43 : «au même moment» que celle d'Habib.
5 1 . Lo Iacono (cité n. 35), p. 45 1 -452.
52. Al-BalâdhurI, p. 555.
53. Voir Martin-Hisard, Constantinople, p. 496-497.
54. Vie des rois kartvéliens. p. 232.
55. Le texte est douteux dans la mesure où ces personnages, censés ici avoir vécu dans
les années 640-650, connaissent ensuite des aventures qui les font encore vivre en 740 !
Voir plus haut, n. 1 1 et plus bas, n. 269.
16 BERNADETTE MARTIN-HISARD

C. lîabïb b. Maslama, 654/655


La campagne la plus décisive pour le Djurzân fut celle que mena
Habib b. Maslama en 654/655 et qui aboutit à sa soumission à travers
une série de lettres d'aman. Cette campagne semble avoir pris la suite
des opérations qui lui avaient permis de s'assurer du contrôle d'une
grande partie de l'Arménie56. Trois sources en donnent des aspects comp
lémentaires.
Une très brève allusion à cette campagne se trouve chez Ibn A'tham
selon lequel Habib avait établi ses quartiers à Khilât, sur le lac de Van :
Puis il leva le camp et se dirigea vers un territoire appelé Sirâdj. dans le
pays d'al-Matâmïr57. Là il s'arrêta et écrivit aux habitants du Djurzân. Un
groupe de leurs dignitaires vint à sa rencontre et conclut ave lui un accord
prévoyant le versement de 80 000 dirhams, alors il leur laissa un texte
écrit sur ce point58.
L'identification du lieu dit Sirädj dans le pays d'al-Matâmïr offre une
première difficulté59. Al-Matâmïr, ce qui signifie les grottes ou les
cavernes, est une lecture mal assurée. Plusieurs identifications ont été
proposées pour le lieu dit Sirädj : Sirak60 ou Sirädj-Tayr61 ; la seconde
proposition est raisonnable, mais on imagine mal Habib écrire d'aussi
loin dans le Pjurzän ; la première est géographiquement plus satisfai
sante,mais ne repose sur aucun fondement. Quoi qu'il en soit, le texte
est fort vague, et rien ne permet de dire qu'il concerne le traité signé
avec la ville de Tbilisi62 dont parlent longuement les deux autres sources.
D'après al-Baladhurï63, Habib qui venait du Sîsadjân/Siwnik' se diri
geait vers le Djurzän pour une raison non précisée lorsqu'un accrochage,
à un endroit non identifié, se produisit entre lui et les gens du lieu qui
furent battus ; un envoyé du bitrîq du Djurzän vint demander un traité
à' aman dont Habib accepta le principe par écrit ; il alla ensuite en per
sonne à Tiflïs délivrer effectivement le traité. Habïb a donc écrit deux
documents, une lettre et un texte d'aman, dont la teneur est donnée par
al-Baladhurï.

56. Sur la date de la grande campagne de Habib : Ter-Ghewondjan, p. 29-30 et 40.


57. D'après Lo Jacono (cité n. 35), p. 447 n. 17, al-Matâmïr, indéchiffrable dans le
manuscrit arabe, vient de la traduction persane du texte effectuée en 1 199.
58. Traduit d'après Lo Jacono (cité n. 35), p. 447 (éd. 2, p. 115). On trouve aussi une
traduction anglaise dans CxitiSvili (cité n. 45), p. 132.
59. Sous la forme Sirädj, ce toponyme n'est pas identifié.
60. Hewsen, Geography, p. 214-215 n. 277.
61. Lo Iacono (cité n. 35), p. 447 n. 16 ; CxitiSvili (cité n. 45), p. 132 n. 21, Sirâdj-
Tayr est fréquemment cité par les sources arabes, apparemment au sud de l'Araxe,
quelque part entre Duin et Baghrewand. Al-IstakhrI, p. 515, sans la localiser, en parle
comme d'une petite ville.
62. C'est en ce sens qu'il est interprété par CxmSviu (cité n. 45), p. 132.
63. Al-BalâdhurI. p. 553.
SAINT GRIGOL DE XANCTA 17

Le récit d'al-Tabarï est plus circonstancié64 :


Les gens (ahl) de l'Armïniya furent ingrats65 à l'époque de Mu'âwiya. Il
avait nommé Habib au commandement d'al-Bäb alors qu'il se trouvait au
Djurzän. Il écrivit à la population de Tiflïs et de cette montagne
(diibâl)66, puis il leur fit la guerre jusqu'à ce qu'ils acceptent ses condi
tions et obtiennent son accord. Après qu'il eut correspondu avec eux, il
leur écrivit ainsi...
Al-Tabarï donne ensuite, successivement et sans transition, deux
textes qui correspondent respectivement à la lettre de Habib et au
traité67.
On ignore comment s'est marquée l'ingratitude des habitants de
l'Armïniya et de quels habitants il s'agit. Un acte d'ingratitude implique
l'existence d'un engagement antérieur non respecté et il semble qu'on
doive écarter les Arméniens68. On propose d'y voir le seul engagement
important évoqué dans les sources arabes, le traité passé par Suräqa avec
Shahrbarâz en 642-643, qui, par hypothèse exposée plus haut, concernait
al-Bäb, mais aussi les régions de domination perse, comme une partie du
Djurzän ; on se souvient d'autre part que les généraux arabes ne purent
atteindre ni Tiflïs ni les régions montagneuses de Bäb al-Län. La populat
ion ingrate de l'Armïniya peut donc être celle d'al-Bäb, ce qui expliquer
ait pourquoi, lors de sa dernière campagne, Salman trouva al-Bäb aux
mains du Khäqän des Khazars69. C'est donc en allant prendre possession
de son commandement à al-Bäb70 que Habïb, venant d'Arménie et arr
ivant au Djurzän, semble avoir repris la mission dans laquelle il avait
échoué dix ans plus tôt, soumettre Tiflïs et «cette montagne», ce qui peut
désigner les montagnes d' al-Län. Les premières approches épistolaires
ayant échoué, il dut recourir aux armes.
La lettre de Habïb fut remise à l'envoyé du bitrïq de Djurzän, venu
exprimer en son nom et avec des cadeaux le désir de vivre en paix.

64. Al-TabarI, p. 584. Le récit se trouve parmi les événements de l'année 22 (30
novembre 642-18 novembre 643).
65. Dans la traduction de Canard : «Ils manquèrent à leur parole» ; dans la version
anglaise : «They were infidels» ; la traduction retenue est celle proposée par F. Micheau.
Le verbe à la forme aoriste (kafaro) employé par l'auteur arabe n'indique pas un état,
mais implique une action dont le texte précise la date; il ne peut donc s'agir du simple
constat de l'infidélité religieuse des gens cités. Le verbe ne signifie toutefois pas qu'il y
eut une révolte.
66. Dans Canard : «des montagnes de cette région».
67. Les deux textes sont donnés à la suite l'un de l'autre et sans la moindre transition
en sorte qu'ils semblent n'en faire qu'un seul. Chacun commence cependant nettement par
une basmala et l'on retrouve aisément les deux textes correspondants d'al-Balâdhuri.
68. Théodore Rstuni est alors fort loyal envers les Arabes depuis l'accord de 653 et s'il
s'agissait des Arméniens, on ne voit pas pourquoi Habïb, envoyé à al-Bäb, s'occuperait
du Djurzän.
69. C'est ce que dit Ibn A'tham: voir Lo Iacono (cité n. 35), p. 446. D'après al-
BalâdhurI, p. 555, Salmân dut, entre autres, négocier avec les habitants d'al-Bäb ; la ville
n'était donc plus contrôlée par les Arabes.
70. Ce serait alors après la mort de Salmân.
18 BERNADETTE MARTIN-HIS ARD

L'envoyé était certainement un habitant de Tbilisi71 ; quant au bitrîq12, il


ne peut s'agir que de l'éristav du Kartli, établi à Tbilisi et responsable du
Kartli byzantin ; en l'occurrence il devrait s'agir de St'epanos II73.
Dans la version d'al-Tabarï, la lettre est adressée
aux gens (ahl ) de Tiflïs, avec (min) le Djurzân, terre (ard) d'al-
Hurmuz74.
et dans celle d'al-Balâdhurï
aux habitants de Tiflis, avec (min) Mandjalïs, avec (min) le Djurzän al-
{qirmiz}75.
Dans ces deux adresses qui se recoupent parfaitement76, Mandjalïs
désigne Manglisi à l'ouest de Tbilisi, à la limite du Gugark' ; la ville est
le centre d'une unité territoriale que les Géorgiens appellent un qevi ; on
verra plus bas qu'en 722 les Arabes en parlent comme d'un rustaq11. Al-
Hurmuz désigne Armazi dont il est difficile à cette date de dissocier
Mcxeta, les deux sites, l'un sur la rive sud du Kur, l'autre en face sur la
rive nord, n'en faisant qu'un depuis longtemps78. L'adresse de la lettre
réunit donc les centres de pouvoir des deux Kartli déterminés en 591,
Tbilisi et Mcxeta. Mais, dans la mesure où d'autres traités furent conclus
par la suite dans d'autres régions du Djurzân, on pense que le traité
accordé au bitrïq de Tbilisi ne s'appliquait qu'à l'aire restreinte sur
laquelle le bitrïq de Djurzân pouvait prétendre à une réelle autorité,
c'est-à-dire une partie du Kartli Intérieur, au sud du Kur (jusqu'à
Manglisi) et au nord autour de Mcxeta, mais peut-être pas beaucoup plus
loin à l'ouest que le Ksani, c'est-à-dire le Muxrani79. Ailleurs s'éten
daient les domaines d'éristavs plus ou moins autonomes.

71. Dans al-BalâdhurI, p. 553: «votre envoyé Nukh» ; dans al-TabarI (p. 584):
«votre envoyé T.f.lï» ; mais «votre envoyé Taflï» dans la traduction anglaise (vol. 14,
p. 45). Canard, p. 647 n. 13, et Cxitisvili, p. 132, n. 22, voient dans ce nom
Nicolas/Niqulâ ou Théophile/Tufilâ ; de même Minorsky - Bosworth, (cité n. 34), p. 490.
Il s'agit bien plus vraisemblablement d'une nisba géographique, du type al-Tiflisî, dési
gnant un habitant de Tbilisi/Tiflïs.
72. Pour I. Kawar, Bitrîk, dans El2 I, 1975, p. 1287-1288, ce terme, forme arabisée du
latin patrichis (je dirais plutôt forme arabisée du grec patrikios), désigne, dans les sources
narratives arabes, un commandant en chef byzantin. On verra que sous cette forme ou
sous celle de batrâq, il désigne aussi les grands seigneurs arméniens et géorgiens.
73. Sauf si l'on retient les affirmations de la Vie des rois kartvéliens, citées n. 54.
74. Al-TabarI, p. 584 et vol. 14, p. 45 (où le traducteur, n. 219, prend manifestement
al-Hurmuz pour un homme) ; voir aussi Canard, p. 647, n. 12.
75. Al-BalâdhurI, p. 553 ; al-qirmiz est une manifeste erreur pour al-Hurmuz. Dans
les deux textes, on traduit min par avec ; dans Minorsky - Bosworth, (cité n. 34), p. 490,
min est traduit par dans.
76. Je dois la précision de leur traduction à F. Micheau.
77. Voir plus bas p. 28.
78. Mcxeta avait été la première résidence de l'éristav du Kartli byzantin.
79. Le district de Manglisi marque la limite du Kartli Intérieur et du Gugark'. Le
Bazaleti au nord fait plus tard l'objet d'un traité séparé.
SAINT GRIGOL DE XANCTA 19

Le traité, impliquant «devoirs et droits réciproques», accordait à ceux


qui le reçurent la sauvegarde pour leurs personnes, leurs biens, leurs
églises (biya'), leurs sanctuaires/monastères (sawënif0, leurs rites et leur
foi81, en échange d'une soumission exprimée par le versement d'une
pièce d'or par famille et d'un devoir de conseil et d'assistance contre les
ennemis des musulmans82. Les deux versions du traité envisagent la pos
sibilité de conversions à l'islam, se traduisant par l'accomplissement de
la salât et le versement de la zaqât et faisant des convertis les mawäll des
Arabes :
Si vous adoptez l'islam, accomplissez la prière et versez l'aumône, vous
serez nos frères à l'intérieur de l'islam et nos clients {mawâlînâ)%i.
Le traité semble peu contraignant pour ceux qui le reçurent ; il pré
voyait si peu la résidence permanente d'Arabes, même sous forme de
militaires84, que le cas d'un retour en force d'ennemis est envisagé85. Il
ne fut nullement question de restreindre les pouvoirs du bitrîq. Et pour
tantun changement majeur le concernait. Car si les Khazars étaient bien,
dans la région, les premiers ennemis des Arabes contre lesquels était
attendu le devoir de conseil et d'assistance, les Byzantins étaient égale
ment visés ; ils tenaient encore la Géorgie occidentale86 et, bien qu'ils ne
fussent pas directement présents dans le Kartli, le bitrîq était de leur
lointaine mouvance. Tout rapport avec eux se trouvait donc interdit et la
réception du titre de curopalate normalement impossible.
Des traités de capitulation dont la teneur exacte n'est pas connue, en
dehors du versement d'un tribut, furent accordés par Habib à d'autres
régions du Djurzän ou des environs. Deux sources en témoignent. L'une
est Ibn al-Faqïh :

80. Le mot désigne un édifice religieux ; Canard le traduit par monastère ; on préfère
chapelle ou sanctuaire, distinct de l'édifice principal ; s' agissant de Mcxeta, on pense év
idemment à l'église de Jvari, construite par les premiers éristavs, un demi-siècle plus tôt.
D'autre part, la présence de monastères n'est pas bien établie à cette époque.
81. Le texte associe salawâl et din. Ici encore je remercie F. Micheau de ces précisions
de vocabulaire.
82. Al-BalàdhurI, p. 552 : «Vous nous devrez avis sincères et assistance contre les
ennemis d'Allah et de son Envoyé, autant que vous le pourrez.»
83. Al-TabarI, p. 584-585.
84. La version (J'al-BaladhurI, p. 553, est la plus claire : «Vous devrez donner l'hos
pitalité au musulman qui en aura besoin pendant une nuit en lui procurant obligeamment
la nourriture des gens du Livre qui lui est permise. Si un musulman reste chez vous, ne
pouvant continuer sa route, vous devrez le faire parvenir à la plus proche troupe de
croyants, à moins qu'il n'y ait un obstacle empêchant d'y arriver.»
85. Al-BalàdhurI, p. 553 : «S'il survient aux musulmans une affaire qui les détourne
de vous et si votre ennemi vous contraint, vous n'en serez pas tenus pour responsables et
cela ne constituera pas une rupture du pacte.»
86. C'est ce que montre le fait que Constant II exile en Lazique en 662 Maxime le
Confesseur et ses deux disciples ; voir B. Martin-Hisard, La domination byzantine sur le
littoral oriental du Pont Euxin (milieu du viie-vme siècles), Byzantino-bulgarica VII, 1981,
p. 141-156, notamment p. 144.
20 BERNADETTE MARTIN-HISARD

Habib b. Maslama conquit pour 'Uthmân b. Affân en Armïniya le


{Djuräkh}87, Kasfar, Kisäl, Khunän, le Samsakhï, al-Djardamän, Kasfï
bis, le Shawshït, le Bâzalït, par capitulation, moyennant paiement d'un
tribut pour les personnes et pour les terres. Il fit un traité de paix avec les
Sanâriyya, les habitants de Qalardjït et avec les Düdäniyya moyennant
paiement d'un tribut88.
Al-Baladhurî est plus complet :
Habib b. Maslama conquit le Djawäkh, K.s.f.r. bis, Kisäl, Khunän, le
Samsakhï, al-Djardamän, Kustadjï, le Shawshït, le Bâzalït, pacifique
ment, en épargnant le sang des habitants et en leur reconnaissant la pos
session de leurs lieux de prières et de leurs murs et moyennant paiement
par eux d'un tribut pour leurs personnes et pour leurs biens. Il conclut la
paix avec les habitants du Qalardjït, avec ceux du Thiryalït, du Khakhît.
de Khukhït, de Artahäl, et de Bâb al-Lân. Il conclut aussi la paix avec les
Sanâriyya et les Düdäniyya, moyennant paiement d'un tribut89.
Un certain nombre de noms ne sont pas identifiés pour l'instant90.
Pour les autres, il s'agit d'abord de deux villes de la vallée du Kur : Kisäl
et Xunani qui jalonnent la route de Bardha'a à Tiflïs. Mais les traités
engagaient aussi des régions plus vastes sur lesquelles avait dû s'établir
l'autorité de tel ou tel éristav. Les unes se trouvaient dans le Kartli des
Byzantins, ainsi le Trialeti/Thiryalït, le Javaxeti/Djawäkh, le
K'iarjeti/Qalardjït, l'Art'aani/Artahäl91, prolongé par le Samcxe/Samsa-
khï au nord-ouest et le Gardabani à l'est92 ; une autre, le Bazaleti/
Bâzalït, relevait du Kartli Intérieur au nord du Kur. En revanche d'autres
régions, à l'est de l'Aragvi, relevaient du Djurzän perse, comme le
K' axeti/Khakhît sur le haut Iori et le K'uxeti/Khukhït en aval, ou le tou
chaient de près, comme les territoires occupés par les Sanâriyya et par
les Düdäniyya. Les Düdäniyya tenaient les hautes régions peu acces
sibles du Daghestan dans le bassin supérieur des Koy-su93 ; quant aux
Sanâriyya, ils se trouvaient, au moment de la conquête arabe, dans la
haute vallée du Terek ou Xevi, en amont du défilé gardé par la forteresse
de Bäb al-Län94, ils la débordaient peut-être déjà vers les hautes vallées
de l'Aragvi oriental et de l'Iori.

87. Sur la base d'Al-Balâdhun, on propose de corriger en Djawäkh.


88. Ibn al-FaqIh, p. 507; cet auteur n'a fait aucune mention du traité conclu avec
Tiflïs. On a ajouté des articles à la traduction de Canard.
89. Al-BalädhurI, p. 554, avec addition des articles.
90. On n'identifie pas Kasfar/Kasfî bïs, ni Kustadjï qui, pour Ter-Ghewondjan, p. 43,
désignerait le Kusti, entre le lac de Sevan et la vallée du Kur.
91. Ce sont là quatre régions qui relèvent du Gugark' des Arméniens ; voir plus haut
n. 16.
92. Le Gardabani peut être al-Djardamän, cité à la suite du Samcxe (voir Canard,
p. 569, n. 23) ; en revanche pour Ter-Ghewondjan, p. 43, il s'agit du Gardman.
93. Sur les les Düdäniyya ou Dido, peuple de l'actuel Daghestan méridional : Martin-
Hisard, Constantinople, p. 488-489.
94. Sur les Sanâriyya : ibid. p. 489-491.
SAINT GRIGOL DE XANCTA 21

La campagne d'Habib fut donc de grande ampleur et concerna l'e


nsemble du Djurzän qui passa dès lors pour conquis par les Arabes. Al-
Ya'qubï qui n'a pas fait le récit de cette campagne se contente simple
mentde dire :
On dit qu'Habib b. Maslam avait conquis le Djurzän95.
On ignore toutefois comment se déroula concrètement cette campagne
qui fut certainement longue et menée par plusieurs armées. Aucune
résistance ne semble s'être manifestée ni de la part des Géorgiens eux-
mêmes, ni de la part de leurs maîtres théoriques : les Byzantins étaient
fort occupés sur des fronts plus dangereux pour eux ; quant aux
Sassanides, al-Tabarî note que la même année 31 (24 août 651-11 août
652) vit la conquête de l'Armïniya par Habib b. Maslama et la mort du
roi de Perse Yazdgard96.
Si l'on place sur une carte les villes ou régions acquises aux Arabes
par traités, on voit que ceux-ci avaient établi leur domination sur les
routes allant de Duin ou de Bardha'a à Tbilisi et à la Porte des Alains,
qu'ils contrôlaient plus à l'est les piémonts de la montagne et qu'ils
tenaient aussi la route qui menait de Tbilisi, par Manglisi et le Trialeti,
vers les territoires, qu'ils contrôlaient également, où devaient s'installer
les Bagratides géorgiens ; entre ces territoires et Théodosioupolis/
Qalïqalâ que les Arabes avaient conquis à partir de Duin, rien n'atteste
que la région montagneuse du Tayk' sur le Tchorokh supérieur, avec
Sper et Baybert, soit passée aux Arabes ; elle formait plutôt comme un
vaste «entre-deux», entre le monde arabe et l'Empire byzantin, toujours
maître de Trébizonde et de son littoral97. La conquête arabe n'atteignit
pas la Géorgie occidentale et la carte en suggère la raison ; aucune des
villes de la vallée du Kur en amont de Mcxeta, comme Upliscixe ou
Urbnisi, ne fut apparemment impliquée dans les traités de capitulation98 ;
or elles jalonnent la seule véritable route qui mène au col de Surami dans
la chaîne du Lixi et donne accès par Sorap'ani à la Lazique et à ses
villes, comme Cixegoji (Archéopolis des Byzantins) ou Poti (Phasis des
Byzantins)99. Les armées arabes semblent ne pas avoir remonté le Kur
pour s'aventurer dans cette région.
La conquête arabe a donc gommé la frontière de 591 qui partageait le
Kartli. Il en fut de même pour l'Arménie qui passa elle aussi dans la
mouvance arabe par une série de traités de capitulation. Mais ici du

95. Al-Ya'qubI, p. 477.


96. Al-TabarI, vol. 15, p. 78.
97. Au moment de l'invasion arabe, le Haut-Tchorokh avec Baybert et Sper apparten
ait à la branche arménienne des Bagratides : Canard, p. 123 et n. 28.
98. On ne peut exclure complètement (voir n. 79) qu'elles aient été comprises dans le
traité a' aman accordé à Tbilisi, mais cela semble très peu vraisemblable.
99. Il suffit de relire Procope pour voir l'importance que les Perses du 6e siècle attachè
rent à la maîtrise de cette route pour leur projet de conquête de la Lazique. En revanche la
route qui, depuis le Samcxe et par Ojrqe (act. Abastumani), permet de gagner la Lazique,
n'a jamais été une voie d'invasion au Moyen Âge.
22 BERNADETTE MARTIN-HISARD

moins, d'après les sources arméniennes, le changement fut entériné en


661 par une assemblée des seigneurs arméniens, impliquant aussi l'É
glise, tandis que la situation resta plus éclatée au Djurzân ; si le catholi-
cos du Kartli a joué un rôle et lequel, nous l'ignorons complètement100.
Tbilisi garda son chef indigène, bitrlq/mtavar ou éristav, dont l'autorité
était désormais d'autant plus restreinte que le pouvoir des éristavs régio
naux se trouvait conforté par la signature des traités de capitulation101 et,
à la différence de l'Arménie, rien n'indique que les Arabes aient désigné
un chef pour l'ensemble du pays102.
La disparition de la frontière de 591 ne signifiait cependant pas que
Constantinople avait oublié les droits éminents qu'elle détenait sur une
partie du Kartli et de l'Arménie et qu'elle se résigna à leur perte ; la poli
tique de Constant II (641-668) en Arménie est là pour le montrer103. Ce
qui est certain, en tout cas, dans le cas du Kartli, c'est que la disparition
de l'Empire sassanide faisait de Constantinople, le cas échéant, le seul
recours extérieur possible pour le bitrïq du Djurzän et ce, d'autant plus
naturellement qu'à la différence de l'Arménie aucun obstacle de nature
religieuse ne risquait de contrarier ce rapprochement, l'Église du Kartli,
en rupture avec l'Église d'Arménie, s'étant ralliée au chalcédonisme au
début du 7e siècle104.

IL Le Kartli dans la nouvelle Arminiya (655-740)

Le sort du Kartli est mal connu dans le demi-siècle qui suivit la cam
pagne d' Habib. Les sources s'intéressent surtout aux affrontements qui
se déroulèrent sur le sol de l'Arménie entre armées arabes et armées
byzantines et n'évoquent pour ainsi dire jamais le Djurzân105. Les Alains
et les peuples du Daghestan devaient certainement imposer une certaine
vigilance aux Arabes, mais le Djurzân ne fut peut-être alors pas autre
chose qu'un territoire traversé par les armées arabes, apparemment sans

100. L'identité même du catholicos au moment de la campagne d'Habïb est inconnue :


peut-être Tavpac'ag : Martin-Hisard, Christianisme 2, p. 577.
101. Nous ne connaissons malheureusement pas les noms de ces éristavs locaux ; ils
sont peut-être les ancêtres des éristavs mentionnés dans un anachronique passage de la Vie
des rois kartvéliens, p. 241-244.
102. Sauf à admettre que la désignation de Théodore Rstuni comme prince de
l'Arménie, de l'Ibérie et de l'Albanie, par Mu'âwiya, en 654, comme l'affirme le seul
Pseudo-Sebëos, pouvait avoir la moindre portée pratique.
103. Sur la politique de cet empereur, voir A. N. Stratos, Byzance au vif siècle,
Lausanne 1980, notamment le volume 2. Le fait que les sources grecques et arméniennes
parlent essentiellement de sa politique en Arménie ne signifie pas qu'il n'ait pas nourri
aussi des ambitions pour le Kartli.
104. Sur ce tournant de l'histoire religieuse du Proche-Orient : N. G. Garsoïan,
L'Eglise arménienne et le Grand Schisme d'Orient, Louvain 1999 (CSCO 574, Subsidia
100), notamment p. 306-353 ; Martin-Hisard, Christianisme 1, p. 1222-1231.
105. C'est l'Arménie que Constantinople chercha d'abord et avant tout à maintenir
sous sa houlette, comme le montre le titre de curopalate délivré dès 656 à Hamazasp
Mamikonian.
SAINT GRIGOL DE XANCTA 23

problèmes106. Les clauses fiscales des traités de capitulation furent en


tout cas appliquées, du moins jusqu'en 682 : alors, d'après Lewond, le
Kartli, solidaire en cela des autres populations de Caucasie méridionale,
refusa de verser le tribut :
Pendant la guerre qui eut lieu chez les Arabes, les Arméniens, les Virk' et
les Aluank' qui leur avaient été soumis pendant trente ans cessèrent de
leur payer tribut. Leur révolte dura trois ans. La quatrième année, ce fut
le peuple du nord qu'on appelle khazar qui domina le pays des
Arméniens. Ils tuèrent au cours de la guerre l'isxan Grigor ainsi que de
nombreux naxarars et isxans des Virk' et des Aluank' 107.
Ce mouvement, né à la faveur des difficultés du califat et qui éclata
peu avant l'arrivée au pouvoir de l'empereur Justinien II, n'est pas autr
ement attesté ; on ignore pourquoi et comment il prit fin au bout de trois
ans108. La meurtrière campagne qui conduisit pour la première fois les
Khazars en Caucasie méridionale permit certainement aux Arabes de
reprendre ensuite la situation en mains109. Mais, en elle-même, la révolte
confirme la réalité de la domination établie par les Arabes depuis «trente
ans» et perpétuée par le paiement d'un tribut.
La présence de l'éristav de Tbilisi parmi les isxans des Virk' révoltés
est possible, mais il n'est pas explicitement mentionné parmi ceux qui
restèrent sur le champ de bataille. À cette date il ne s'agissait sans doute
plus de St'epanos II, mais, après un problématique Nerse110, peut-être de
Guram/Guaram II, que les listes déjà mentionnées citent à la suite de
St'epanos, en lui donnant le titre de curopalate111. La Vie des rois kartvé-
liens connaît également vers cette période un curopalate Guaram dont les
enfants possédaient vers 740/745 le K'iarjeti et le Javaxeti112 et qu'elle
considère comme un Chosroïde113. Au-delà des incertitudes généalo
giques, on peut dire qu'après la conquête arabe, à un moment imprécis

106. Ainsi lors de la campagne arabe contre les Alains en 42 (26 avril 662-14 avril
663) : al-Tabarî, vol. 18, p. 21.
107. Lewond, p. 15-16.
108. Voir Ter-Ghewondjan, p. 49-5 1 .
109. Sur cette attaque : Artamonov, p. 184-191 ; Canard, p. 402.
110. Toumanoff, Studies, p. 397 et n, 32 et p. 398, retient un Nerse, cité comme
«Nerse de glorieuse mémoire, isxan des Virk' et gendre des Kamsarakans» dans le colo
phon d'un manuscrit arménien selon lequel ce Nerse aurait fait traduire en arménien la Vie
du pape Sylvestre à une date qui peut être établie à 668. Isxan des Virk' signifie bien éris-
tav du Kartli, mais peut désigner n'importe quel éristav ayant un pouvoir dans le Kartli.
Pour Toumanoff, ce Nerse ou Adamase (qu'il appelle II) mourut en 684 (sic) dans la
révolte dont on vient de parler et il lui donne comme dates c. 650-684 ; Guaram II curopal
ate aurait ensuite détenu le pouvoir en 684-c. 693 (ibid., p. 406).
111. Chronique du 10e siècle, p. 327, 1. 14, qui le considère comme le sixième grand
éristav, mais sans avoir nommé le cinquième ; Vie et histoire des Bagratides, p. 376, pour
qui il s'agit d'un Bagratide.
1 12. Vie des rois kartvéliens, p. 241. Voir aussi plus bas n. 166.
! 13. Le fils de Guaram est dit «fils du frère» d'un «roi» chrosroïde : ce frère est le
curopalate Guaram que la même source présente ailleurs, p. 243, comme descendant de
Vaxt'ang et de son épouse grecque.
24 BERNADETTE MARTIN-HISARD

du 7e siècle, un empereur de Constantinople a dû délivrer un titre de


curopalate à un éristav du Kartli qui l'a reçu, ce qui tend à prouver non
seulement que Constantinople n'avait pas renoncé à ses droits, mais
qu'un éristav ne craignait pas de les reconnaître. Ceci renvoie au
contexte de rejet impliqué par la révolte de 683-686 et aux premiers
actes de Justinien II qui conclut en 685 avec le calife 'Abd al-Malik
(685-705) un traité partageant par moitié le revenu du tribut ou des
impôts sur «Chypre, l'Arménie et l'Ibérie»114. Exception faite de Chypre,
un tel accord rappelle étrangement le partage de 591. Peu après cepen
dant, en 687, Justinien envoyait les armées du stratège Léonce chasser
les Arabes d'Arménie115 et faire une telle avance en Caucasie qu'
il soumit aux Romains aussi bien l'Ibérie et l'Albanie que la Boukanie et
la Médie et, ayant prélevé un tribut sur ces pays, il envoya une grande
somme d'argent à l'empereur116.
La campagne fut une opération aussi brillante qu'inutile, l'Ibérie se
retrouvant bientôt sous contrôle arabe, dès 697 vraisemblablement, en
tout cas à partir de 704, date à laquelle un dirham arabe est frappé à
Tiflïs117.
À titre d'hypothèse, on pense que Guaram (II), qui reçut et accepta la
curopalatie, a pu être impliqué dans l'offensive byzantine qui marqua le
premier règne de Justinien II et dans son échec final, ce qui expliquerait
son repli ou celui de sa famille dans les régions éloignées des positions
fortes des Arabes, mais relativement proches de l'Empire, le K'iarjeti et
le Javaxeti, régions où la présence de ses fils est plus tard mentionnée.
Comme dans le cas du premier Guaram en 591 et pour la seconde fois
donc, un rapport entre l'Empire et le Kartli du sud-ouest semble affirmé
à travers la collation de la curopalatie à un seigneur de haut rang qui y
est possessionné. En considérant les deux Guaram comme des
Chosroïdes de la lignée grecque du roi Vaxt'ang118, la Vie des rois kart-
véliens affirme un lien entre l'Empire et une partie de la famille
royale119. Curopalatie byzantine et lignage royal vont ainsi de pair. Plus
tard, la Chronique du Kartli, écrite à l'époque bagratide, s'emploiera à
souligner l'apparentement des Chosroïdes et des Bagratides120.

1 14. Theophanes, AM 6178, p. 363, 1. 1 1.


1 15. Ter-Ghewondjan, p. 72-73 ; Canard, p. 236-237 et 243.
1 16. Theophanes, AM 6178, p. 363, 1. 28-32. La Médie désigne l'ancienne Atropatène,
l'Adharbaydjan, dont fait partie le Mûqân, ici appelé Boukania ; voir Martin-Hisard,
Constantinople, p. 485 n. 859.
1 17. Minorsky - Bosworth (cité n. 34), p. 491.
118. Voirn. 19,21,91.
119. Ce lien fut ensuite étendu par le biais matrimonial à l'ensemble de la famille
chosroïde puisque, selon la Vie des rois kartvéliens, p. 243, le dernier descendant de la
branche perse des Chosroïdes, Arcil, épousa une fille du curopalate Guaram II, dont il eut
deux enfants, Iovane et Juanser.
120. Elle affirme ainsi, p. 251, que le dernier Chosroïde, Juanser, épousa la fille d'un
Bagratide ; voir plus bas, n. 31 1.
SAINT GRIGOL DE XANCTA 25

Moins d'un demi-siècle après la conquête arabe, si du moins l'on en


croit les sources géorgiennes, l'Empire byzantin exprimait donc toujours
ses droits, non seulement par des opérations militaires plus ou moins
réussies, mais par le biais d'un système palatin qui révèle le maintien
d'une attention portée aux choses du Kartli et le respect des structures
politiques traditionnelles.
Ces dangers militaires et ces pratiques palatines ont-ils été perçus
comme des dangers à Damas, on ne saurait l'affirmer ; mais leur manif
estation, qui rencontrait un certain écho en Caucasie méridionale, pré
céda de peu le grand changement de la politique arabe en ces régions.
Dans la seconde partie de son califat, 'Abd al-Malik (685-705) mit en
effet en œuvre une nouvelle politique qui transforma l'expansion initiale,
réalisée au coup par coup et peut-être sans vision d'ensemble, en un réel
projet de domination territoriale continue et organisée.
Cela se traduisit d'abord par une reprise en main générale qui fut
l'œuvre, entre 693 et 709, de Muhammad b. Marwân, le propre frère du
calife121. Selon des modalités que nous ignorons, il s'imposa au Djurzän
et même au-delà puisque l'autorité arabe fut reconnue en 697 par le
patrice de Lazique Serge, fils de Barnoukios122. L'Arménie elle-même
rentra dans le rang en 703 123. Dans l'Arrän, Bardha'a fut construite ou
reconstruite par Muhammad et devint, selon V. Minorsky, «le fer de
lance de la domination et de la politique des Musulmans dans ces
régions»124.
Il y eut ensuite et surtout, pour accompagner et enraciner cette reprise
en main, la formation d'une structure nouvelle de gouvernement, mar
quée par la création de la province d'Armïniya qui réunissait Arménie,
Arrän et Djurzän et dont l'existence est attestée pour la première fois par
les sources numismatiques au tout début du 8e siècle125. Muhammad b.
Marwân fut donc l'artisan de cette création. L'autorité du lointain calife
se rapprocha des peuples soumis par le biais d'un gouverneur dont la
résidence normale fut Duin jusqu'à la fin du 8e siècle, puis Bardha'a. Le
large territoire qu'il contrôlait, au nord-ouest du califat, s'appuyait au
sud sur les provinces de Djazïra et d'Ädharbaydjän et s'insérait tel un
coin entre l'Empire byzantin et le Caucase. L'Empire tenait les confins
de l'Arménie ainsi que les côtes de la mer Noire avec un arrière-pays
plus ou moins profond en Chaldie et en Lazique. Le Caucase, multiple,
était le réservoir de peuples divers, Alains au centre, peuples du

121. Ter-Ghewondjan, p. 71-74 et 271, date son commandement des années 73 (23
mai 692-12 mai 693) à 91 (9 novembre 709-28 octobre 710) ; Canard, p. 244 et 41 1-417
n° 8, retient ces dates, mais souligne qu'il ne fut pas toujours présent en Armïniya.
122. Theophanes, AM 6190, p. 370, 1. 34.
123. Avec le fameux épisode du pacte conclu à titre posthume entre le catholicos
Sahak et le gouverneur: voir J.-P. Mahé, L'Église arménienne de 611 à 1066, dans
G. Dagron, P. Riche, A. Vauchez éd., Évêques, moines et empereurs (610-1054), Paris
1993 (Histoire du Christianisme 4), p. 457-547, notamment p. 477-478.
124. D. M. Dunlop, Bardha'a, dans El 2 I, 1975, p. 1072-1073.
125. Jean-Michel Mouton en a trouvé une première attestation en 701.
26 BERNADETTE MARTIN-HISARD

Daghestan déjà évoqués à l'est, et, par derrière, les Khazars. La nouvelle
province occupait donc une position avancée dans le califat dont elle
gardait au nord-ouest des confins toujours menacés, parce que non
encore stabilisés en une frontière négociée avec les voisins ou définitiv
ement imposée. On comprend que les sources arabes aient parlé de
l'Armïniya comme d'un thaghr.
On peut supposer que la province ne put être constituée qu'à partir du
moment où une cohésion territoriale exista entre ses composantes. Sa
formation prouve donc la progression du pouvoir arabe depuis l'époque
où Habib accorda, les uns après les autres, une série de traités de capitu
lation. La soumission du patrice de Lazique en 697 ne fut possible que si
les Arabes s'étaient imposés dans le Kartli Intérieur occidental et le long
du Kur, dans des régions jusqu'ici peut-être mal contrôlées, et au-delà
sur la route du col de Surami126. Que ce soit en 697 ou dans les années
qui suivirent, il y eut donc une expansion des Arabes vers l'ouest, cette
expansion qui permet à Theophanes de dire qu'à l'époque où Justinien II
envoya son spathaire Léon en mission en Géorgie occidentale, entre 705
et 711:
Les Saracènes dominaient Γ Abasgie, la Lazique et l'Ibérie127.
Les armées arabes pouvaient en effet atteindre alors Archéopolis,
capitale laze de l'intérieur128 ; le kurios des Abasges avait quasiment
rompu avec Constantinople et le commandant de la forteresse de Sideron
était soumis aux Arabes129. Seule Phasis/Poti sur la côte, était restée sous
autorité byzantine130.
Cette expansion n'a pas laissé de trace dans la documentation et nous
l'attribuons volontiers à Muhammad b. Marwân. Cependant la dominat
ion arabe en Abasgie et en Lazique n'a pas duré longtemps ; aucun des
géographes et historiens arabes qui ont décrit la province d'Armïniya n'y
incluent la Géorgie occidentale. Mais, toute limitée et provisoire qu'elle
ait été, cette expansion témoigne d'une progression de la domination des
Arabes sur le Kartli, peut-être jusqu'à établir une continuité de dominat
ion entre la région de Tbilisi et le Samcxe au sud du défilé de Borjomi.
Les implications pratiques de la création de la nouvelle province res
tent mal connues ; le gouverneur ou plutôt le commandant portait en
arabe le simple titre d'amir, hramanatar pour Lewond131, amiri dans les
sources géorgiennes ; il devait être doté des éléments d'une administra-

126. Voir plus haut, p. 21 et n. 98-99.


127. Theophanes, p. 391, 1. 18-19 ; l'information est donnée rétroactivement dans l'an
nale 6209 et concerne la période du second règne de Justinien II : M. Canard, L'aventure
caucasienne du spathaire Léon, le futur empereur Léon III, Revue des études arméniennes
8, 1971, p. 353-357, repr. dans Id., Byzance et les Musulmans du Proche-Orient, Londres
1973 (Variorum Reprints), n° XXII.
128. Theophanes, AM 6209, p. 393, 1. 12.
129. Ibid., 1. 29-30. Le topotérète de Sideron porte le nom bien local de Pharasman.
130. C'est là que le spathaire Léon a débarqué (ibid., p. 391, 1. 20).
131. Hramanatar: celui qui donne des ordres (hraman), commandant.
28 BERNADETTE MARTIN-HISARD

Ils m'ont apporté une lettre de Habib b. Maslama leur accordant Y aman
contre reconnaissance de la soumission et de la diizya.... Je leur ai ren
voyé leur lettre de sauvegarde et de paix et j'ai donné l'ordre qu'on ne
leur demande rien de plus136.
Sous couleur de renouveler le traité de Habib, la nouvelle lettre qui
établit une hiérarchie entre rustaq et kura précise des clauses écono
miques qui étaient peut-être restées orales :
Ils avaient conclu la paix avec eux en leur laissant leurs terres, vignes et
moulins appelés Awärä et Sâbïnâ du district de Mandjalîs et le blé
(ta 'am) de Wadïdûnâ du district de Quhuwït de la province de Djurzän, à
condition de payer pour ces moulins et pour ces vignes chaque année cent
dirham sans renouvellement.
D'exploitation difficile en raison de la non-identification des lieux
cités, ces clauses mettent en évidence une animation agricole que l'arr
ivéedes Arabes ne semble pas avoir interrompue137.
Le renouvellement du traité intervint à la veille d'une vaste campagne
qu'al-Djarräh organisa contre les Khazars, dès sa nomination en
Armïniya en Ί 22-123. D'al-Djarräh, on connaît surtout les opérations
ultérieures qui se déroulèrent du côté de Darband. Après sa mort en
novembre-décembre 730, elles permirent à Maslama de marquer des pas
décisifs, en concluant la paix, en un court laps de temps, avec les princi
paux rois des montagnes du Daghestan et en reprenant le contrôle d'al-
Bâb où une solide garnison fut établie et dont les murs furent
restaurés138. Mais, sous le même al-Djarräh, des campagnes visèrent éga
lement les Alains dont le défilé pouvait aussi laisser surgir les Khazars ;
ainsi en 105 (11 juin 723-26 mai 724)139 et en 106 (29 mai 724-18 mai
725), opération qui imposa aux Alains le versement de la diizya et du
kharädl 14°. Ce succès fut de courte durée puisque, en 109 (28 avril 727-
15 avril 728), Maslama dut enlever Bâb al-Lân aux Khazars qui avaient
donc réussi à s'en emparer141 ; il put ainsi en 110 (16 avril 728-4 avril
729), utiliser la forteresse, à l'aller et au retour, contre ces mêmes
Khazars142. Il est possible qu'une garnison arabe qui se voulait perma
nenteait été établie en 109 à Bäb al-Län143. De telles opérations ne pou
vaient se faire sans le contrôle de la région de Tbilisi ; les différentes
annales ne mentionnent cependant pas la ville, sauf en 111 (5 avril 729-

136. Al-BalàdhurI, p. 554.


137. Minorsky - Bosworth (cité n. 34), p. 490.
138. Voir le récit cTal-BalâdhurI, p. 557-558.
139. Al-TabarI, p. 589 : l'expédition conduite par al-Diarrâh alla au-delà du pays d' al-
Lân jusque chez les Khazars. Artamonov, p. 205-209.
140. Al-TabarI, p. 589 ; al-Ya'qObI, p. 479 Le versement de la diizya et du kharâdj est
affirmé par l'historien al-Dhahabï (1274-1348) dans son Tâ'rîkh al-Isläm (IV, 88), d'après
D. M. Dunlop, Bâb al-Lân, dans El2 I, 1975, p. 860.
141. Al-Ya'qObI, p. 479.
142. Al-TabarI, p. 589.
143. Al-Mas'udI, § 480, I, p. 473.
SAINT GRIGOL DE XANCTA 27

tion fiscale, appelée à être plus exigeante dans la levée du tribut, et dis
poser de forces militaires que pouvaient renforcer à l'occasion d'autres
armées venues de l'extérieur. Les séjours du gouverneur à Duin étaient
entrecoupés de tournées d'inspections ou de campagnes aux frontières et
ils pouvaient se doubler d'une délégation provisoire d'autorité à des offi
ciers subalternes, également appelés amir, mais aussi, on le verra en 775,
wâli.
D'inévitables conflits, frictions et ajustements entre l'administration
arabo-musulmane naissante et les traditions seigneuriales ancestrales de
commandement des territoires par les éristavs géorgiens ou les naxarars
arméniens étaient prévisibles, tandis que les différences religieuses se
firent peu à peu percevoir.
La liste des gouverneurs qui furent chargés de la province d'Armïniya
est loin d'être encore établie132. Muhammad b. Marwân fut le premier ;
les deux titulaires suivants sont bien connus entre 709 et 732 : Maslama
b. 'Abd al-Malik à trois reprises133, al-Djarräh b. 'Abd Allah à deux
reprises134. Leurs noms s'attachent à la progressive constitution d'une
réelle frontière dans le Caucase en face des Alains et des peuples du
Daghestan qu'il fallait contraindre à rester derrière leurs défilés, en face
des Khazars surtout135. La frontière ainsi réalisée devait s'allonger d'al-
Bäb al-Län à al-Bäb al-Abwäb, de Darial à Darband ; sa réalisation
impliqua forcément Tbilisi et le Kartli.
On le voit notamment dans le fait que le gouverneur al-Djarrâh b.
'Abd Allah confirma
à la population de Tiflïs avec le district (rustaq) de Mandjalïs de la pro
vince (kura) de Djurzän
et sur sa demande la lettre d'aman que leur avait donnée Habib :

132. Une meilleure exploitation des sources numismatiques devrait permettre de préci
sercette liste; on se réfère toujours à celle de Ter-Ghewondjan, p. 271-285, qui com
mence très logiquement au gouvernement de Muhammad b. Marwân et à celle de Canard,
p. 408-451, qui est plus complète et mieux argumentée.
133. Premier gouvernement: de 91 (9 novembre 709-28 octobre 710) à 103 (1er juillet
721-20 juin 722) ; Ter-Ghewondjan, p. 272 n° 7 ; Canard, p. 418-419, n° 1 1, jusqu'en
715 seulement, Maslama étant ensuite occupé par la campagne contre Constantinople.
G. Rotter, Maslama b. 'Abd al-Malik, dans El2, VI, 1991, p. 729. Deuxième gouverne
ment : de 107 (19 mai 725-7 mai 726) à 1 1 1 (5 avril 729-25 mars 730) ; Ter-Ghewondjan,
p. 272 n° 15 ; Canard, p. 420 n° 15-16. Troisième gouvernement : de 1 12 (26 mars 730-
14 mars 731) à 1 13 (15 mars 731-2 mars 732) ; Ter-Ghewondjan, p. 272 n° 19 ; Canard,
p. 421, n° 20.
134. Premier gouvernement: de 104 (21 juin 722-10 juin 723) à 107. (19 mai 725-7
mai 726); Ter-Ghewondjan, p. 272 n° 13; Canard, p. 420 n° 15; D. M. Dunlop, al-
Djarrâh b. 'Abd Allah, dans El 2 II, 1977, p. 494. Deuxième gouvernement: de 111 (5
avril16;729-25
n° Canard,mars
p. 421
730)n° à17.112 (26 mars 730-14 mars 731); Ter-Ghewondjan, p. 273
135. Sur les guerres de cette période contre les Khazars: Artamonov, p. 202-233,
Canard, p. 210-211.
SAINT GRIGOL DE XANCTA 29

25 mars 730)144. On sait seulement que Maslama revint en 110 «par le


chemin de Masdjid Dhï'l-Qarnayn», c'est-à-dire Mcxeta145.
On voit donc que le renouvellement du traité de Tbilisi par al-Djarräh
préluda à l'immédiate organisation de campagnes contre les Khazars, à
travers l'Alanie. Que, à la veille de ces opérations et dans le cadre de la
nouvelle province d'Armïniya, le gouverneur ait voulu s'assurer de la
loyauté de la ville est compréhensible : Tbilisi était bien en effet une
place-frontière, comme le dira plus tard al-Istakhrï146. Une fois franchi le
défilé de Darial et descendu la vallée de l'Aragvi occidental, tout ennemi
venant du nord se heurtait forcément à cette ville-forte qui gardait, sur la
gorge du Kur qui la traversait, les routes menant à Duin et à Bardha'a147.
La partie principale de Tbilisi se trouvait à l'ouest, sur la rive droite, et
comprenait sur la hauteur la citadelle de Qala, en contrebas de laquelle
s'étendait la ville proprement dite, avec des faubourgs hors les murs
comme celui de l'hippodrome au nord ; la ville se prolongeait sur la rive
gauche, à laquelle un pont la reliait, par le quartier d'Isani, que les
Arabes appelaient Sughdabïl et qui passait pour avoir été construit par
les Sassanides148. Contrôler ce défilé du Kur et le verrou de Tbilisi était
donc une nécessité pour garantir la sécurité en profondeur de Γ Armïniya.
Le texte du traité de 722 ne mentionne pas d'autorités indigènes, mais
il n'y a aucune raison de penser qu'elles avaient disparu et les textes
géorgiens continuent de fait à donner des noms d'éristavs. Ainsi la
Chronique du 10e siècle cite comme grand éristav, après Guaram II le
curopalate, un Guaram III l'Enfant, suivi d'un Arsusa curopalate et d'un
Varaz-Bak'ur Apaj défini comme un patrice «qui convertit les gens du
Gardaban». La Vie et histoire des Bagratides, ignorant Guaram l'Enfant
et Arsusa, ne connaît après Guaram II que Varaz-Bak'ur, «antip'at'os qui
convertit les gens du Gardaban»149. Il s'agit là de simples noms, sans
aucun support chronologique, sur lesquels on peut indéfiniment
spéculer150. La seule chose sûre est la mention, à côté de leurs noms,

144. D'après K. Baudoyan, citée n. 34, le Tâ'rîkh de Khalîfa b. Hayyât évoque en 111,
au début du second gouvernement d'al-Djarrâh, son arrivée à Tiflîs et sa campagne chez
les Khazars où il prit la ville d'al-Baydä' (qui serait la capitale d'Atil sur la Volga:
Canard, p. 647 n. 10).
145. Al-TabarI, p. 589; Canard, p. 648, n. 31. Al-Mas'0dI, § 498, I, p. 179, ment
ionne au 10e siècle le royaume d'al-Djurziyya (le K'axeti) dont le prince réside à Masdjid
Dhï'l-Qarnayn ; Martin-Hisard, Constantinople, p. 494-495 et n. 922.
146. Al-Istakhrï, p. 515.
147. On trouvera un croquis et des plans du 18e siècle dans A. Alpago-Novello,
W. Beridze, J. Lafontaine-Dosogne éd., Art and Architecture in Medieval Georgia,
Louvain-la-Neuve 1980, p. 22, 23, 230 et 444.
148. Voir ainsi Ibn al-FaqIh, p. 504; al-BalâdhurI. p. 547. Canard, p. 568, n. 18,
place à tort Sughdabïl à l'ouest de Tiflîs.
149. Chronique du 10e siècle, p. 327, 1. 14-16, avec les n° respectifs 7, 8 et 9 ; Vie et
histoire des Bagratides, p. 376. On ignore à quel fait correspond la conversion des gens
du Gardaban.
150. Toumanoff, Studies, p. 421-422, préfère voir en eux non pas des éristavs du
Kartli, mais des princes locaux, dont le premier, Arsusa, serait un vitaxe du Gugark' et ne
saurait être curopalate, et le second, Varaz-Bak'ur, un prince d'Albanie. Le fait que ces
30 BERNADETTE MARTIN-HISARD

d'une dignité byzantine, jusque dans sa forme grecque translittérée dans


un cas ; elle prouve que, après Guaram II le curopalate, un lien fut main
tenu par l'Empire avec les Géorgiens, un lien devenant plus ténu puis
qu'il ne s'exprime bientôt plus par la curopalatie. Ce lien disparaît
ensuite et les noms cités dans les listes ne seront plus, pendant quelque
temps, accompagnés de la mention d'une dignité. On pense donc que
Guaram l'Enfant, Arsusa et Varaz Bak'ur appartiennent à la fin du
7e siècle et au tout début du 8e, avant que le renouvellement du traité en
722 n'ait resserré les liens de Tbilisi et des Arabes et écarté l'attraction
de Constantinople.
Avec la formation de la province d'Armïniya en général et avec le
traité d'al-Djarräh en particulier, Tbilisi et le Kartli entrèrent donc bien
dans une phase nouvelle de leur histoire, phase qui en faisait des él
éments intégrés dans le dar al-isläm. Ce n'est donc pas un hasard si la
date de 722 a été retenue par l'historiographie géorgienne médiévale
comme marquant le passage de Tbilisi sous la domination arabe151.

Dans les années qui suivirent le traité d'al-Djarrâh, le monde géorgien


se trouva plus largement impliqué dans la politique des gouverneurs de
la province et tout particulièrement de Marwän b. Muhammad, gouver
neur pendant plus de dix ans, de 732/733 à 742/743, et qui poursuivit
activement la politique caucasienne de ses prédécesseurs152.
La première campagne de Marwän visa les Khazars, non par Darband,
mais par Bäb al-Län qui fut le lieu de rassemblement de ses armées et de
celles de ses alliés caucasiens153. Son passage dans cette région a laissé
des traces dans les sources géorgiennes, comme on le verra plus loin. Ses
campagnes se déroulèrent ensuite victorieusement dans le Caucase orient
al et furent conduites trois années durant, de 117 (31 janvier 735-19 jan
vier 736) à 119 (8 janvier 737-28 décembre 737), puis encore en 121 (18
décembre 738-6 décembre 739) ; elles aboutirent à la signature de nom
breux traités avec les différents peuples du Daghestan154. Après cette
date, l'activité du gouverneur Marwän nous échappe jusqu'à la fin de
son mandat en 742-43, mais une source géorgienne permet peut-être de
suppléer à cette lacune.

noms se trouvent dans la Chronique du 10e siècle, tout entière centrée sur le Kartli royal,
me semble une garantie du sérieux de l'information.
151. L'auteur de la Vie du roi des rois Davit affirme, p. 342, que la prise de Tbilisi en
1 122 par le roi mit fin à une domination de 400 ans.
152. De 114 (13 mars 732-20 février 733) à 126 (25 octobre 743-12 octobre 744);
Ter-Ghewondjan, p. 273 n° 20; Canard, p. 421-422 n° 22; G. R. Hawting, Marwân b.
Muhammad, dans Ει2 VI, 1991, p. 608-610.
153. Al-BalädhurI, p. 558, pour qui le roi des Khazars terrifié aurait signé la paix et
accepté de se convertir à l'islam. Marwän installa une partie de ses prisonniers dans le
K'axeti. Artamonov, p. 219-220. À cette campagne participa Usayd al-Sulamî dont on
retrouvera plus loin la famille : voir n. 244.
154. Al-BalädhurI, p. 558-560 ; al-TabarI, p. 593-594.
SAINT GRIGOL DE XANCTA 31

La Vie des rois kartvéliens connaît en effet Marwân, qu'elle appelle


Murvan le Sourd ; elle lui attribue ajuste titre d'importantes campagnes
caucasiennes, menées de Darial à Darband, dont elle souligne les consé
quences pour le Kartli :
Un émir agarène était arrivé au Kartli ; il s'appelait Murvan le Sourd,
c'était le fils de Mohamad et il avait été envoyé par l'amirmumli de
Bagdad, Esimi, fils d'Abdal-meliki, de la lignée d'Amati155. Il était su
rnommé le Sourd parce qu'il n'écoutait pas ce que lui disaient ses
conseillers. Tous les mtavars et les p'at'iaxses, les familles des éristavs et
des grands s'enfuirent dans le Caucase et se cachèrent dans les forêts et
les grottes. Le Sourd parcourut tout le Caucase, s'empara des portes de
Darial et de Darband et détruisit toutes les villes et de très nombreuses
forteresses dans toutes les régions du Kartli156.
Après ce tableau général, l'auteur s'attarde sur une tentative faite par
Murvan pour étendre l'emprise arabe sur la Géorgie occidentale. Il la
présente comme la chasse donnée aux derniers membres de la famille
royale chosroïde qui l'avaient fui pour se réfugier en Apxazeti,
St'epanos, Mihr et Arcil157. La campagne de Murvan, marquée de mult
iples prodiges, fut un échec ; la Géorgie occidentale demeura libre ; un
prince chosroïde au moins, Arcil, resta en vie et Murvan s'enfuit piteuse
ment par le sud et regagna la région de Sper158.
À bien des égards, le récit suscite la méfiance, d'abord par ses traits
épiques ; il est bien possible qu'en la personne de Murvan le Sourd
soient confondus les trois gouverneurs Muhammad, Maslama et
Marwän159. Ce qui a fait le plus douter de ce texte, c'est la présence de
princes chosroïdes que l'on ne peut faire entrer dans la moindre grille
chronologique satisfaisante160. Pourtant si l'on fait abstraction de ces
personnages et surtout de la dimension ouvertement idéologique du pas
sage étudié, il reste le fait brut d'une campagne attribuée à un person
nage connu et bien défini par ses actions caucasiennes. On n'exclut donc
pas une campagne arabe vers 740, date à partir de laquelle les sources
arabes se montrent discrètes sur Marwän.
Cette campagne a une place considérable dans la littérature géor
gienne médiévale. La Vie et histoire des Bagratides connaît les ravages
que Murvan le Sourd accomplit dans le Savseti et le K'iarjeti où il ruina

155. Hisham, fils d'Abd al-Malik, amir al-mii 'minïn de 724 à 743, de la dynastie issue
d'Umayya (Amati ?). Bagdad est un anachronisme pour Damas.
1 56. Vie des rois kartvéliens, p. 233-234.
157. On retrouve là, par-dessus un siècle disparu, des personnages évoqués plus haut
(voir n. 54).
158. Ibid., p. 234-238.
159. Minorsky - Bosworth, p. 490-491. C'est avec cette suspicion que je l'ai analysé
dans B. Martin-Hisard, Les Arabes en Géorgie occidentale au vme siècle : étude sur
l'idéologie politique géorgienne, Bedi Kartlisa 40, 1982, p. 105-138.
1 60. Voir n. 1 57. Toumanoff, Studies, p. 394-397, 400 n. 42 et 43.
32 BERNADETTE MARTIN-HISARD

des forteresses, au premier rang desquelles Art'anuji, avant de franchir le


Lado:
Le qevi de Savseti était alors désert, à l'exception de quelques villages.
Car, à l'époque de la domination des Perses, il avait été dévasté lorsque
le Sourd, le Bagdadien, détruisit toutes les forteresses et traversa le
Savseti et le Lado... Art'anuji avait été ruinée par Q'ru, le Bagdadien161.
Écrit au 11e ou au 12e siècle, le Martyre de David et Constantin
reprend la trame du récit pour exalter la figure de deux valeureux guerr
iers qui auraient combattu l'impie Murvan162. L'hagiographe affirme
que Murvan arriva en Egrisi depuis le Samcxe et la région d'Ojrqe.
Comme dans la Vie et histoire des Bagratides, Murvan s'en prit donc
délibérément aux régions kartvéliennes du sud-ouest. Le neuvième
miracle de saint Sio porte peut-être aussi témoignage des mouvements
militaires de l'époque de Marwän b. Muhammad163 ; il y est question
d'une campagne des Saracènes qui affecta l'Arménie et le Kartli jus
qu'aux abords de la Géorgie occidentale, et notamment la région de
Mcxeta où se trouvait le monastère de saint Sio ; l'expédition décidée par
le calife avait été confiée à un certain Ahmada «de la tribu de l'émir des
croyants, ...un homme tyrannique, cruel, avide», qui pourrait être
Marwän b. Muhammad, cousin du calife Hishâm. Le miracle qu'il n'est
pas utile de rapporter ici aboutit à la conversion de l'un des chefs de l'a
rmée musulmane qui devint moine sous le nom de Néophyte164.
L'auteur de la Vie des rois kartvéliens dresse ce sombre bilan de la
campagne de Murvan :
À l'époque <de Murvan> les régions du Kartli, de l'Arménie et de
l'Arran étaient dévastées, et il ne s'y trouvait plus ni construction ni
nourriture pour les hommes et les animaux165.
Destructions et famines s'ajoutent ainsi à la fuite des divers cadres du
pays, mtavars, éristavs, grands, évoqués plus haut ; elles en sont même
sans doute les conséquences. Parmi les familles en fuite, il y a celle des
Chrosroïdes, comme on l'a vu. Mais il y en eut d'autres ; c'est ainsi que,
selon la même source, à l'époque de la dévastation de Murvan, les
enfants du curopalate Guaram qui se trouvaient dans le K'iarjeti y
accueillirent un certain Adarnase,
un descendant du prophète David... dont le père était apparenté par
mariage aux Bagratides et qui avait été établi par les Grecs éristav de
régions d'Arménie166.

161. Vie et histoire des Bagratides, p. 376-377.


162. Voir Martin-Hisard, Les Arabes (cité n. 159) et notamment p. 129.
163. B. Martin-Hisard, Le «Dit des miracles de sant Shio», moine géorgien du
VIe siècle, Vetera Christianorum 23, 1986, p. 283-327, notamment p. 313-316.
164. On retrouvera plus bas ce personnage : voir n. 264.
165. Vie des rois kartvéliens, p. 239.
166. Ibid., p. 243. Voir aussi plus haut, n. 1 12, et plus bas, n. 217.
SAINT GRIGOL DE XANCTA 33

Murvan/Marwän n'est évidemment pas le seul responsable de tous ces


changements, mais son nom est devenu un symbole. En effet la création
d'une province arabe ne pouvait que modifier les pratiques tradition
nellesd'encadrement du pays167, tandis que les opérations militaires
devaient compliquer la vie quotidienne ; c'est ainsi que, dans ces années-
là, selon une tradition du 11e siècle, le patriarche d'Antioche
Théophylacte (744-750) accorda aux évêques du Kartli, à leur demande,
le droit de consacrer eux-mêmes le catholicos de Mcxeta qu'ils auraient
élu, évitant ainsi à ce dernier un déplacement devenu manifestement de
plus en plus difficile168.
Pour les Géorgiens donc, la campagne de Murvan que l'on place vers
740, quelque exaltée, transformée et réécrite qu'elle ait été, est restée une
référence chronologique : il y eut un avant, il y a un après. Du point de
vue de l'histoire générale, le fait important est sans aucun doute la créa
tion de la province d'Armïniya par 'Abd al-Malik au tout début du
8e siècle. Pour les populations soumises, qui ignorèrent sans doute cette
mesure administrative, les vrais changements correspondent aux pre
miers effets concrets de cette mesure, d'abord en 722 lorsque le pouvoir
arabe se renforce sur Tbilisi, dans les années 740 enfin lorsque la domi
nation militaire arabe se fait sentir sur l'ensemble de la Géorgie, mais
connaît aussi ses premières limites dont l'hagiographie se saisit.
Durant cette période, l'Empire byzantin est absent de l'histoire de la
Géorgie orientale. Pourtant, dans la mémoire des Géorgiens, la cam
pagne de Murvan est racontée d'une manière qui souligne la permanence
de ses liens avec le monde géorgien ; ce sont surtout ceux qu'il entretient
avec la Géorgie occidentale et l'Abasgie, mais l'empereur de
Constantinople intervient aussi, après la victoire des Chosroïdes, pour
annoncer leur restauration future et souligner l'interdépendance de leur
destin et de celui de l'Empire.

III. Vers la différenciation du Kartli (740-780)

La création de la province d'Armïniya ne fut pas perçue par les


Géorgiens comme durablement négative et la Vie des rois kartvéliens
note, après la campagne de Murvan que

167. Des phénomènes identiques de déplacement de familles se retrouvent en


Arménie, où ils sont mieux attestés par les sources, avec une chronologie plus longue,
scandée par la répression de mouvements de révolte ; ils aboutirent à la disparition de cer
taines familles et à l'émergence de nouvelles. Voir B. Martin-Hisard, Domination arabe
et libertés arméniennes (vne-ixe siècles), dans G. Dédeyan éd., Histoire des Arméniens2,
Toulouse 1986, p. 185-214.
168. La tradition vient du moine géorgien Éphrem le Petit et de Nicon de la Montagne
Noire. Voir Martin-Hisard, Christianisme 2, p. 577 et n. 170.
34 BERNADETTE MARTIN-HISARD

Douze ans s'écoulèrent ainsi et le Kartli commença à se redresser, mais


Mcxeta était trop dévastée pour servir de résidence169.
Les douze ans évoqués qui, en strict calcul, mèneraient à l'année 756,
ont peu de valeur en soi, mais on peut y voir le répit que procurèrent au
pays les problèmes qui secouèrent le califat et conduisirent à l'avène
ment des 'Abbâsides et au début du califat d'al-Mansûr (754-775). Cet
apaisement intérieur correspond à l'époque où l'évêque Jean de Gotthie,
élu contre l'évêque titulaire qui avait souscrit les actes du concile de
Hiéreia, vint recevoir à Mcxeta, vers 760, la consécration épiscopale170.
À la même époque, les chrétiens eurent toute liberté de construire des
édifices religieux, comme l'église de Samsvilde, érigée entre 759 et 777
au sud de Tbilisi171. C'est peut-être encore le moment où se place à
Mcxeta le catholicat de Sarmiane que son activité fit ensuite vénérer
comme un saint172.
Sur une plus longue durée cependant, une cinquantaine d'années, le
même auteur marque des changements :
Depuis le départ du Sourd, cinquante ans auparavant, les Saracènes ne
faisaient plus d'invasion, mais ils prélevaient un impôt (xark'i ) sur les
éristavs173.
et son continuateur d'ajouter, parlant alors de la venue de «C'ic'naum
fils de Mohamed que l'on appelait Asim»174 :
Depuis que le Sourd avait dévasté le pays et bien que de nombreuses
années se fussent écoulées paisiblement, la situation ne s'était pas réta
blie175.
Ici encore une telle chronologie qui conduirait aux années 790 est
sommaire176 ; mais ce qui compte c'est que la présence arabe est ressent
ie désormais à travers le paiement des impôts, traduction concrète d'un
pouvoir affermi, et non plus seulement en liaison avec des opérations
militaires qui n'ont pourtant pas cessé aux frontières et qui ramènent

169. Vie des rois kartvéliens, p. 243. L'allusion à Mcxeta s'explique par le fait que les
Chosroïdes qui sont censés y résider vont, en la personne du dernier «roi» Arcil, s'instal
ler en K'axeti. Il ne s'agit pas de la résidence du catholicos.
170. Voir P. Peeters, Les Khazars dans la Passion de S. Abo de Tiflis, An. Boll. 52,
1934, p. 21-56 ; A. A. Vasiliev, The Goths in Crimea, Cambridge Mass. 1936, p. 89-96.
171. Alpago-Novello et al. (cité n. 147), p. 428.
172. Martin-Hisard, Christianisme 2, p. 578 et n. 176.
173. Vie des rois kartvéliens, p. 244.
174. Ibid., p. 245 ; il s'agit du gouverneur Khuzayma b. Khâzim al-Tamïmï qui gou
verna une première fois de 169 (14 juillet 785-2 juillet 786) à 170 (3 juillet 786-21 juin
787), puis de 187 (30 décembre 802-19 décembre 803) ou 189 (8 décembre 804-26
novembre
n° 41 et p. 279
805)n°à 63191; Canard,
(17 novembre
p. 430-431
806-5
n° 37
novembre
et p. 434807);
n° 56. Ter-Ghewondyan,
Voir aussi n. 250. p. 276
175. Vie des rois kartvéliens, p. 245.
176. Le terme de cette période de «cinquante ans après le Sourd» correspond à 790-
793, entre les deux gouvernements de Khuzayma.
SAINT GRIGOL DE XANCTA 35

maintenant l'attention, à l'est de Tbilisi, sur le peuple des Sanâriyya et la


région de K'axeti, objets en 654 de traités de capitulation177.
Deux gouverneurs dominent en alternance cette période : Yazîd b.
Usayd al-Sulamï, gouverneur à trois reprises entre 751 et 780178, et al-
Hasan b. Qahtaba qui le fut par deux fois entre 753 et 775 179.
La politique caucasienne de Yazïd en direction de Bäb al-Län reprit en
apparence celle de ses prédécesseurs. Dès son premier mandat, il res
taura ou rétablit le ribât fondé par Maslama et y installa une garnison
régulière (ahl al-diwân )180 ; al-Mas'udï dira plus tard que cette garnison
recevait son ravitaillement de Tiflïs, c'est-à-dire de sa riche région agri
cole181 ; celle-ci était donc devenue un centre du pouvoir arabe182. Mais
la présence permanente d'un ribât à Bäb al-Län et ses liaisons avec Tiflïs
impliquaient le contrôle de la haute vallée du Terek, le Xevi, et celui de
la vallée de l'Aragvi, aux confins du K'axeti ; c'est peut-être parce que
Maslama ne s'en était pas assez préoccupé que Yazïd avait dû intervenir
et qu'il accompagna son opération d'une action chez les Sanâriyya qui
furent assujettis au paiement de l'impôt foncier.
La menace des Khazars restait également toujours présente183. Le califat
eut beau essayer de les neutraliser indirectement184, il n'y en eut pas moins
deux attaques, l'une en 145 (1er avril 762-20 mars 763)185, l'autre, infin
iment redoutable et menée par le second du roi des Khazars et commandant
de ses troupes, le tarkhän, en 147 (10 mars 764-28 janvier 765)186; cette
fois-là, les agresseurs pillèrent longuement l'Arrän avant d'attaquer plus
particulièrement Tbilisi et les régions orientales du Kartli et de repartir par
Bäb al-Län187. Al-Tabarî en donne un récit à l'annale 147 :

177. Voir plus haut p. 20 et n. 89.


178. Il doit être le fils de l'officier qui participa à la première campagne de Marwân
contre les Khazars : voir plus haut, n. 153. De 134 (30 juillet 751-17 juillet 752) à 136 (7
juillet 753-26 juin 754) ; puis depuis une date incertaine (environ 759) à 152 (14 janvier
769-3 janvier 770) selon Canard ; enfin de 158 (11 novembre 774-30 octobre 775) à 163
(1735septembre
n° ; Canard, 779-5
p. 425-426
septembre
n° 27-28,
780).p. 427
Ter-Ghewondjan,
n° 29 et p. 429 p.
n° 274
33. n° 28 et 31 et p. 275
179. De 136 (7 juillet 753-26 juin 754) à 759 environ, puis de 154 (24 décembre 770-

12 29
décembre
et p. 275771)
n° 33à ; 158
Canard,
(11 novembre
p. 426 n° 28774-30
et p. 428-429
octobre 775);
n° 31. Ter-Ghewondjan, p. 274
180. Al-BalädhurI, p. 560 ; Ibn al-Faqîh, p. 508. Voir plus haut, n. 138.
181. Al-Mas'ûdI, § 480, I, p. 173. Voir plus haut, n. 137.
1 82. On peut supposer que le diwâii chargé de rémunérer la garnison du ribât y avait
une antenne.
183. Sur les guerres arabo-khazares de la seconde moitié du 8e siècle: Artamonov,
p. 242-251.
1 84. À la demande du calife al-Mansûr, Yazïd épousa la sœur du roi des Khazars. Al-
BalâdhurI, p. 560; Lewond, p. 132, qui souligne que cette alliance fut décidée par le
calife «afin — selon Lewond — de conclure par là un pacte de paix avec le roi du nord
que l'on appelait le Xak'an et les armées des Khazars». Sur ce mariage, voir Canard,
p. 426. La mort de la princesse aurait été la cause de l'attaque des Khazars.
185. Al-TabarI, p. 598 : Turcs et Khazars sont sortis par al-Bâb al-Abwâb.
186. Al-BalàdhurI, p. 560. Lewond, p. 132. Theophanes, AM 6256.
187. Sur cette campagne: Artamonov, p. 244-246; Canard, p. 210, 499, n. 37 et
p. 653 n. 62.
36 BERNADETTE MARTIN-HISARD

Cette année-là eut lieu l'incursion d'Astarkhân al-Khwarizmï à la tête


d'une troupe de Turcs contre les musulmans dans la région d'Armïniya
où il fit des prisonniers en nombre considérable parmi les musulmans et
les dhimmi. Ils pénétrèrent à Tiflïs et tuèrent Harb b. 'Abdallah
Râwandï... Abu Dia'far, quand il apprit le rassemblement des Turcs dans
cette région, envoya pour les combattre Djibnl b. Yahyâ et écrivit à Harb
pour lui donner l'ordre de partir contre eux avec lui. Il se mit en route
avec lui, mais Harb fut tué, Djibrïl mis en déroute et les musulmans subi
rent les pertes que nous avons mentionnées188.
Et il évoque encore Tiflïs en 148 (27 février 765- 5 février 766) :
Parmi les événements de cette année, eut lieu l'envoi par al-Mansûr de
Humayd b. Qahtaba en Armïniya pour combattre les Turcs qui avaient
tué Harb b. 'Abdallah et avaient apporté le trouble à Tiflïs. Humayd part
itpour Γ Armïniya, mais quand il arriva, les Turcs étaient déjà repartis. Il
s'en alla sans en avoir rencontré un seul189.
Lewond est plus circonstancié ; après avoir énuméré longuement les
régions de l'Arran qui furent ravagées, il ajoute :
Ils prirent également, dans le territoire de la principauté (isxanut'iwn )
des Virk', sept régions (gawark') : le Susk', le K'uëskap'or, le Jelt'd, le
Cuk'ët', le Velisc'xë, le T'ianët', l'Erk et ils rassemblèrent une multitude
de captifs et un grand butin et ils retournèrent dans leur pays190.
L'ordre suivi par Lewond dans Γ enumeration des régions pillées
n'ayant rien de clairement géographique, il est impossible de suivre l'it
inéraire des Khazars qui agirent peut-être en plusieurs bandes191. Pour la
plupart, ces régions relèvent du K'axeti, à l'est de l'Aragvi : vallées
supérieures de l'Alazani192 et de l'Iori193 ; mais la région de Tbilisi fut
assez largement concernée194, ainsi que les abords de Mcxeta au
confluent du Kur et de l'Alazani195. L'historien dhimmi a été surtout sen
sible à l'ampleur territoriale des déprédations commises par les Khazars

188. Al-TabarI, p. 598-599. Voir les remarques de Canard, p. 653-654 n. 62-67.


189. Al-TabarI, P· 599.
190. Lewond, p. 132.
191. Sur les lieux cités : G. G. Mkrtumjan, G ruzinskoe féodal' noe knjazestvo Kaxeti ν
vin-ix vv i ego vzaimootnosenija c Armenej (La principauté féodale géorgienne de K'axeti
aux 8e-9s siècles et ses relations avec l'Arménie), Erevan 1983, p. 16-18. On retrouve ces
noms dans la description de l'Ibérie qui se trouve dans la Géographie arménienne, p. 57
et 57 A ; voir la carte p. 58 A.
192. Le Cuk'ët' est sur le haut Alazani (Hewsen, Geography, p. 58A) ; le Velisc'xë est
Veliscixe (ibid., p. 247 η. 97Α).
193. On localise ainsi sur l'Iori le T'ianët' ou Tianeti dans la vallée supérieure (ibid.,
p. 141 n. 63), et le Susk' ou Sujeti sur le cours moyen, à l'est de Rustavi (ibid., p. 248
η. 99Α).
194. Le Jelt'd est la région de Tbilisi sur la rive occidentale du Kur (ibid., p. 247
n. 96A) ; le K'uëskap'or serait la région de la forteresse de K'uisi, au sud de Manglisi,
non loin de Samsvilde (ibid., p. 247 η. 92Α).
195. L'Erk est le Xerki géorgien sur la rive gauche de l'Aragvi en face de Mcxeta
(ibid.,p. 141 n. 61).
SAINT GRIGOL DE XANCTA 37

alors que l'historien arabe a préféré souligner à deux reprises les troubles
qui se firent sentir dans la ville de Tiflïs. Les faits dont la gravité est évi
dente sont encore évoqués par al-Ya'qubï, mais pour souligner les tr
avaux de fortifications en profondeur auxquels se livrèrent ensuite les
Arabes le long de la Caspienne et qui permirent, pour un temps du
moins, de rétablir la sécurité196.
Le succès de la campagne de 764 n'échappa certainement pas aux
habitants de l'Armïniya. On peut donc comprendre que, très peu d'an
nées après ces événements, ils aient osé se lancer dans un mouvement de
révolte qui prit naissance, en partie du moins, comme une protestation
contre les nouveaux développements du fisc arabe : on a vu plus haut
que le paiement de l'impôt passait maintenant pour la caractéristique de
cette période au Kartli. C'est que, sous le premier 'Abbassïde et sous son
successeur, Abu Dja'far al-Mansür (754-775), la djizya, jusqu'alors per
çue par famille, fut désormais levée par tête et l'encadrement fiscal se fit
plus rigoureux197. C'est même la rigueur de Yazïd dans l'application du
régime fiscal qui aurait entraîné sa destitution en 770198.
La révolte a été longuement décrite par Lewond dans un récit qui
laisse l'impression que seule l'Arménie fut touchée par ce mouvement
qui éclata sous le gouverneur Bakkär b. Muslim en 77 1199 et qui ne fut
maîtrisé qu'en 775 sur le champ de bataille de Bagrewand par al-Hasan
b. Qahtaba200. Mais, de leur côté, deux sources arabes qui n'évoquent pas
l'Arménie parlent d'une révolte en territoire géorgien que le gouverneur
al-Hasan fut chargé de réprimer. Ainsi al-Ya'qûbï :
Les Sanâriyya se révoltèrent en Armïniya ; Abu Dja'far envoya contre
eux al-Hasan b. Qahtaba comme gouverneur d' Armïniya. Il leur fit la
guerre, mais il ne put venir à bout d'eux. Il écrivit alors à Abu Dja'far
pour lui faire savoir qui étaient les Sanâriyya et combien ils étaient nomb
reux. Abu Dja'far lui envoya 'Ämir b. Ismâ'ïl al-Hârithï à la tête de
20 000 hommes. Il eut une rencontre avec les Sanâriyya, leur livra un
violent combat et resta plusieurs jours à guerroyer contre eux. Puis Dieu
accorda aux musulmans la victoire sur les Sanâriyya. Il en tua en un seul
jour 1600, puis il s'en retourna à Tiflïs et fit exécuter les prisonniers qu'il
avait ramenés avec lui. Il envoya des troupes à la poursuite des Sanâriyya
partout où ils se trouvaient201.
Ou encore Ibn A'tham qui complète le récit précédent. D'après lui,
les Sanâriyya s'étaient révoltés dans la terre (ard) du Djurzân202.

196. Al-Ya'qùbI, p. 480.


197. Canard, p. 201 et p. 222-223, n. 42-45.
198. Canard, p. 428.
199. Ter-Ghewondjan, p. 274 n° 32 ; Canard, p. 428 n° 30. Son gouvernement dura de
152 (14 janvier 769-3 janvier 770) à 154 (24 décembre 770-12 décembre 771).
200. Lewond, p. 137-152 ; la révolte de l'Arménie est aussi évoquée par al-BalàdhurI.
p. 560.
201. Al-Ya'qûbI, p. 480. Voir aussi Ibn al-Faqïh, p. 508.
202. F. Micheau a bien voulu revoir pour moi le texte arabe des extraits traduits
d'après CxitiSvili (cité n. 45).
38 BERNADETTE MARTIN-HISARD

Al-Hasan marcha contre eux avec 50 000 hommes que renforcèrent


30 000 cavaliers envoyés par le calife avec quatre commandants203 ; ce
que voyant,
les Sanâriyya s'unirent aux habitants (ahl) du Khâkhit; ils étaient eux
aussi de l'espèce des infidèles. Ils se rassemblèrent en grand nombre
contre les musulmans et engagèrent le combat.
Le mouvement fut donc ici le fait de populations que l'on a localisées
plus haut sur le Terek, au sud de Bäb al-Lân, mais qui sont manifeste
ment sorties du Xevi vers l'Aragvi oriental et l'Iori supérieur pour
gagner le Djurzän, et tout d'abord le K'axeti, cruellement éprouvé en
764. Toujours au témoignage d'Ibn A'tham, al-Hasan, à la suite de sa
victoire, s'installa à Bardha'a et confia des fonctions à ses trois fils en
Armïniya; Qahtaba devint wäli à al-Bâb wa 1-Abwâb, c'est-à-dire à
Darband ; Muhammâd contrôla Γ Armïniya IV, de Khilät sur le lac de
Van à Qâlïqala, ville reconquise en 752 par Yazïd ; le troisième fils,
Ibrahim, fut chargé «du pays (biläd) de Djurzän avec Tiflïs et ce qui en
dépend».
D'après al-Ya'kubï, la révolte des Sanâriyya avait été la cause de la
nomination d'al-Hasan en 771 au gouvernement d'une Armïniya dont il
avait déjà l'expérience ; leur action est donc contemporaine des premiers
mouvements évoqués par Lewond en Arménie sous «le hramonatar
Hasan». D'après ce dernier historien, la protestation commença
lorsqu'Artavazd Mamikonian exécuta un collecteur d'impôts du Sirak,
s'empara de tout ce qu'il trouva et
il alla du côté du pays des Virk' (/ kohnans Vrac' asxarhin) et tous les
naxarars du pays avec lui.
Le commandant Mahmet qui se trouvait à Duin le poursuivit :
<Mahmet> arriva dans le pays (asxarh) des Virk', dans la région
(gawark') qu'on appelle Samc'xë; il s'empara des défilés, il leur reprit
une partie du butin, les chassa et les fit fuir loin du pays (asxarh) des
Arméniens. Et ils poursuivirent leur route et se retranchèrent dans le pays
(asxarh) des Egerk' et <Artavazd> s'empara du commandement (isxa-
nut'iwn) sur les Egerk' et sur le Vëri, c'est-à-dire les Virk'. Et le hrama-
natar Hasan, plus que jamais irrité par une telle action, envoya immédia
tementdans l'ensemble du territoire qu'il commandait l'ordre de
percevoir en toute hâte l'impôt par la force. Et la plainte du pays enfla à
cause des collecteurs d'impôt204.
Lorsqu'on essaie de comprendre la géographie des mouvements ici
évoqués, on voit que si Artavazd quitta le Sirak pour aller au Kartli (le
pays des Virk'), c'est qu'il considérait comme plus sûre la région où il se
rendit, le Samcxe, qu'il atteignit en suivant vraisemblablement la route

203. 'Ämir b. Ismâ'îl al-Djurdjanî, 'Isa b. Musa al-Khurasânï, al-Fadl b. Dinar et


Muqâtil b. Sälih.
204. Lewond, p. 138-139.
SAINT GRIGOL DE XANCTA 39

normale qui traverse le Javaxeti et descend la rivière d'Axalkalaki et la


vallée du Kur. La suite est moins sûre, car les seuls défilés connus du
Samcxe sont ceux de Borjomi sur le Kur, qui marquent l'extrémité du
Samcxe et le commencement du Kartli Intérieur. Artavazd gagna l'Eger,
c'est-à-dire la Lazique, soit par le Samcxe et la route d'Ojrqe, soit par le
Kartli Intérieur et le col de Surami205. À cette date, le mouvement de
réunification de la Géorgie occidentale, amorcé sous la direction des
Apxazes aux lendemains de la campagne de Murvan le Sourd, n'avait
pas atteint l'Egrisi puisque Artavazd put y prendre le pouvoir. Or
Lewond précise qu'il se saisit aussi de l'autorité sur «le Vëri c'est-à-dire
les Virk'». «Vëri» ou «vérin» signifie en arménien au-dessus, en haut,
supérieur. On le trouve employé au milieu du 7e siècle dans la
Géographie arménienne, pour décrire ainsi le pays des Virk' (asxarh
Virk') :
Le Kur ... descend dans le Samc'xë et et tourne vers l'est, en traversant
le Pays d'En-haut des Virk' (and vérin asxarhn Vrac'), en séparant les
régions (gawark') de Gorot'isxew, Tunisxew ... et Mangleac'p'or et
Boinop'or jusqu'à la région de Paruar qui entoure la ville de
Tp'xis206...207.
Le Vérin asxarh des Arméniens correspond donc au Kartli Intérieur,
Sida Kartli, ou Pays d'En-haut, Zeda sopeli, des Géorgiens, c'est-à-dire
la partie centrale du Kartli qui, au-delà du Samcxe et du défilé de
Borjomi, s'étend de part et d'autre de la boucle du Kur jusqu'à Tbilisi.
Artavazd aurait donc réussi à imposer pour quelque temps son autorité
sur tout ou partie de ce territoire, bien mal gardé par les Arabes. On
pourrait penser à une exagération de l'historien arménien si la révolte
des Sanâriyya et du K'axeti n'intervenait au même moment et si un texte
géorgien, écrit au début du 9e siècle, la Passion d'Habo de Tbilisi208, ne
suggérait que l'agitation menaça la région de Tbilisi.
D'après ce texte, le calife al-Mahdï fit libérer, à son avènement en
octobre 775, l'érismtavar du Kartli Nerse, détenu à Bagdad depuis trois
ans sur ordre du calife al-Mansûr :
C'était l'époque où l'érismtavar du Kartli nommé Nerse, fils d'Adrnese
curopalate et érismtavar, avait été convoqué dans le pays de Babylonie

205. Dans la première hypothèse, les Arabes, devançant Artavazd, l'auraient empêché
de franchir le défilé de Borjomi. La seconde hypothèse semble plus plausible.
206. Le Gorot'isxew se trouve au-delà du défilé de Borjomi, sur la rive nord du Kur:
Hewsen, Geography, p. 135 n. 30. Les quatre autres régions citées, parmi lesquelles celle
de Manglisi, sont au sud du Kur.
207. Texte traduit d'après l'édition reproduite dans N. Adontz, Armenia in the Period
of Justinian. The Political Conditions based on the Naxarar System. Transi, and rev. by
N. G. Garsoïan, Lisbonne 1970, p. 117*. Voir aussi la traduction anglaise de Hewsen,
Geography, p. 57.
208. Nous publierons prochainement, dans les Byzantina Sorbonensia, la traduction et
un commentaire de ce texte, qui raconte la mort en 785, à Tbilisi d'un Arabe, Habo, qui
s'était converti au christianisme.
40 BERNADETTE MARTIN-HISARD

par le maître des Saracènes du moment, l'émir des croyants Abdila, qui
se trouvait dans la grande ville de Bagdad qu'il avait lui-même fondée209.
Sur la dénonciation de méchantes gens, il mit en prison Nerse, éristav du
pays du Kartli. Il y fut détenu pendant trois ans jusqu'à ce que, par ordre
de Dieu, l'émir des croyants Abdila meure et que son fils Mahdi lui suc
cède. Le Dieu de miséricorde inspira au cœur de Mahdi, émir des
croyants, de relâcher Nerse, il le fit sortir de sa cruelle prison et le ren
voya dans son pays, rétabli dans sa fonction d'érismtavar210.
Ce texte permet de dater l'arrestation de Nerse de 771/772, c'est-à-
dire du moment même des révoltes de l'Arménie et des Sanâriyya et de
la prise en charge de la province par al-Hasan, et puisque, «renvoyé dans
son pays», il vint à Tbilisi, c'est qu'il exerçait dans cette ville sa fonction
d'érismtavar du Kartli. Sa libération coïncide avec la fin de la révolte en
775. Nerse devait rester à Tbilisi jusque vers 780. Les bons traitements
dont Nerse bénéficia en captivité211, sa libération et son rétablissement
dans sa fonction montrent que son exil fut plutôt une mesure de précaut
ion,en un temps d'agitation et de révolte. Il n'est donc pas sûr que
Tbilisi ait participé à la révolte de 771-775 ; mais le risque avait dû être
réel.
Ce court passage montre sans l'ombre d'un doute la permanence à
Tbilisi d'un pouvoir éristaval dont on avait perdu la trace depuis le début
du 8e siècle212. On peut même se demander si les soupçons dont Nerse fit
l'objet n'ont pas pour origine l'identité de son père que la Passion
appelle «Adarnase érismtavar et curopalate». Mais il faut bien recon
naître que l'on est ici dans une grande incertitude. Les deux listes d'éris-
tavs que nous avons déjà utilisées citent en effet, immédiatement après
Varaz-Bak'ur :
Nerse et ses fils P'ilipe, St'epanoz et Adrnese/Adarnase ; et ses fils
Gurgen l'éristav, Asot' le curopalate213.
On peut donc formuler deux hypothèses. Selon la première, le Nerse
de la Passion et le Nerse des listes sont la même personne ; le père,
Adarnase, est donc absent des listes, mais sans que cela conduise à nier
son existence ; car l'auteur de la Passion vivait à l'époque dont il parle et
l'on doute qu'il ait inventé de toutes pièces un érismtavar et curopalate
Adarnase au risque de rendre son témoignage peu crédible. Une autre
hypothèse conduirait à intervertir dans les listes Nerse et son fils
Adarnase, les deux noms étant en effet assez proches pour être interchan-

209. Abu Dia'far 'Abd Allah al-Mansür (754-775).


210. Passion d'Habo, éd., p. 55-56.
21 1. C'est à ce moment que le jeune parfumeur arabe Habo entre à son service.
212. Voir p. 30.
213. Chronique du 10e siècle, p. 327, 1. 16-17 ; Vie et histoire des Bagratides, p. 376.
Ces deux textes n'établissent aucun lien de parenté entre Varaz-Bak'ur et Nerse, même
s'il est clair pour l'auteur du second qu'il s'agit toujours de la lignée des Bagratides.
SAINT GRIGOL DE XANCTA 41

geables214. Cette dernière hypothèse serait séduisante puisqu'elle réinté


grerait dans les listes un érismtavar assez important pour être curopalate.
Mais on ne peut réécrire ainsi les textes. Il semble donc plus raisonnable
de considérer que les listes ne mentionnent pas le père de Nerse, l'érism-
tavar et curopalate Adarnase ; elles ne mentionnent pas davantage le
neveu de Nerse, St'epanoz qui fut plus tard érismtavar de Tbilisi215.
L'absence d'Adarnase peut venir du fait qu'il n'était pas érismtavar du
Kartli, mais d'une autre région216. On imagine mal en effet qu'à une date
antérieure à 771, alors que les relations byzantino-arabes étaient de
l'ordre de la guerre, un éristav ayant reçu le titre de curopalate ait pu sié
ger à Tbilisi où le contrôle arabe s'était resserré. Adarnase devait plutôt
vivre ailleurs et l'on pense alors au personnage de ce nom dont on a évo
qué plus haut l'installation dans le K'iarjeti, vers 740-743, à l'époque de
Murvan le Sourd, auprès des enfants du curopalate Guaram ; les sources
ne le considèrent pas comme un curopalate217. La Vie des rois kartvéliens
fait de lui un descendant du prophète David, qui aurait exercé pour les
Byzantins des fonctions en Arménie et dont le père était apparenté par
mariage aux Bagratides arméniens218. L'homme aurait ultérieurement
pris possession des deux petites régions du Sulaveri et de l'Art' aani219.
S'il s'agit là du père de Nerse, vivant non loin de l'Empire byzantin, il
aurait pu recevoir la curopalatie, évoquée par la seule Passion d'Habo,
par exemple à l'époque de la campagne de Constantin V qui aboutit à la
reprise provisoire de Théodosioupolis. On retrouverait ainsi les éléments
de la situation évoquée plus haut et qui a permis d'établir un lien entre le
titre de curopalate et la région de K'iarjeti220. Mais on sait la fragilité des
hypothèses fondées sur les dernières pages de la Vie des rois kartvéliens,
et cela est particulièrement vrai pour le passage dont on vient de parler.
Car ce même Adarnase, vivant au milieu du 8e siècle, se retrouve,
d'après les premières pages de la Chronique du Kartli, une cinquantaine
d'années plus tard, puissamment possessionné dans le K'iarjeti et ses
environs, mais toujours sans titre de curopalate221. On évitera donc de
trop spéculer et supposer. Il a sûrement existé plusieurs Adarnase, en
tout cas le père curopalate de l'érismtavar Nerse qui peut être le réfugié

214. Le Nerse de la Passion serait donc l'Adarnase des listes, nanti de deux frères
P'ilipe et St'epanos et père de deux fils Gurgen et le fameux Asot'. Il faudrait alors com
prendre : «<Adar>nerse <le curopalate> et ses fils P'ilipe, St'epanoz et <.>Nerse ; et ses
fils Gurgen l'éristav, Asot' le curopalate.»
215. Voir plus bas, n. 242.
216. La Passion le dit simplement érismtavar.
217. Voir plus haut n. 166. Puisque Grigol, le futur fondateur de Xancta et de
Sat'berdi, qui est né en 756, a été élevé dans la maison de l'éristav Nerse, on peut penser
que le père de celui-ci, Adarnase, vivait dans les années 740.
218. Voir le texte cité à la n. 166. Son père aurait été «éristav de régions d'Arménie»,
ce qui est d'une parfaite imprécision.
219. Vie des rois kartvéliens, p. 243 ; ces deux régions, proches du K'iarjeti, sur la rive
gauche du Kur supérieur, lui auraient été cédées par le dernier prince chosroïde, Arcil.
220. Voir plus haut, p. 24.
221. Voir plus bas, p. 56.
42 BERNADETTE MARTIN-HISARD

des années 740 et un Adarnase, à la fin du 8e siècle, qui peut être l'un des
trois fils de l'érisnitavar Nerse cités dans les listes.
Les choses sont donc loin d'être simples. Mais, à condition de dépas
ser le niveau des noms de personnes qu'embrouillent les reconstructions
généalogiques des sources, on peut voir se dessiner quelques conclusions
vraisemblables.
On peut tenir pour certaine la réapparition du titre de curopalate au
milieu du 8e siècle en faveur d'un Adarnase, sous Léon III ou sous son
fils ; le titre avait disparu depuis l'époque de Justinien II, depuis
Guaram II et Arsusa ; son retour apporte une preuve de l'intérêt main
tenu de Constantinople pour le Kartli ; il n'est pas inutile de noter que
Léon III n'est autre que le spathaire envoyé par Justinien II en Géorgie
occidentale. Il est possible que ce titre ait toujours quelque lien avec les
confins de l'Empire, au-delà de la Chaldie, et les familles implantées
dans ces régions, soit anciennement (les Chosroïdes) soit nouvellement
(les Bagratides). Sa mention éclaire les affirmations, trouvées dans le
récit de la campagne de Murvan le Sourd, selon lesquelles il y a une soli
darité de destin entre l'Empire et le royaume du Kartli.
On peut encore avancer que les mouvements qui éclatèrent dans la
province d'Armîniya en 771 ont été suivis de près à Constantinople ; ce
n'est certes pas un hasard si le troisième fils du gouverneur al-Hasan fut
affecté, non pas à Duin, mais bien sur la frontière arméno-byzantine. On
sait en effet que les Arméniens envisagèrent de s'emparer de Qalïqala et
on a vu les régions du sud-ouest de la province, les plus proches de
l'Empire, Samcxe et Lazique jouer un rôle de refuge. C'est encore dans
les régions de Géorgie occidentale que l'érismtavar Nerse de la Passion
d'Habo ira s'installer après avoir fui Tbilisi en 780 et l'hagiographe de
souligner que l'Apxazeti est voisine de la Chaldie grecque :
Là sont Trébizonde, l'établissement d'Apsaros et la station navale de
Napsa. Et il y a des villes et des lieux sous les ordres du pieux roi des
Grecs qui trône dans la grande ville de Constantinople222.
Enfin l'on n'oubliera pas que, lorsque le moine Grigol, né «de parents
éminents..., élevé dans la maison royale du grand éristav Nerse, neveu
de son épouse», partit «à l'étranger», avec ses compagnons, c'est vers le
K'iarjeti que «le Seigneur les guida»223, un K'iarjeti toujours marqué des
déprédations de Murvan le Sourd.
Une évolution différenciée du Kartli s'est donc opérée au cours de
cette période. Tandis que la région centrale de Tbilisi restait bien contrô
lée par le pouvoir califal, les zones montagneuses orientales du Kartli,
plus directement touchées par les opérations militaires arabes, semblent
devoir se porter vers la révolte ; en revanche d'autres régions vivent plus
à l'écart, plus ou moins ruinées peut-être, mais bénéficiant d'une certaine

222. Passion d'Habo, éd., p. 58-60.


223. Vie de Grigol, 1. 52-54.
SAINT GRIGOL DE XANCTA 43

tranquillité en raison de l'éloignement des centres de pouvoir arabe, de la


proximité de l'Empire et de la relative indépendance de la Géorgie occi
dentale. Cette différenciation constitue le fond des dernières pages de la
Vie des rois kartvéliens qui, avec une superbe ignorance de la présence
pourtant bien réelle des Arabes, montrent le «roi» chosroïde Arcil procé
derdélibérément vers 780-785 à un grand partage de l'ensemble du
monde kartvélien. Tout en se réservant les régions les plus orientales,
Arcil favorise l'installation des Bagratides au sud-ouest, mais il alloue le
Kartli Intérieur à six éristavs, consacrant ainsi son éclatement et même
son émiettement224. Au même moment, précise encore la Vie des rois
kartvéliens, l'éristav d'Apxazeti affirmait son autonomie avec la béné
diction du roi des Grecs. Ces pages ont l'air d'être totalement en dehors
des réalités historiques, et pourtant leur part de vérité est grande ; car le
siècle qui suivit vit se concrétiser le développement de la principauté des
Bagratides à l'ouest et du chorepiscopat des K'axes à l'est, l'intégration
du Kartli Intérieur trop émietté pour résister dans le territoire de l'émirat
de Tbilisi et la construction du royaume des Apxazes. L'Empire byzant
in, fort discret dans cette période mais délivrant au moins encore une
fois la curopalatie, assume dans les sources géorgiennes l'image d'un
royaume chrétien, puissant et solidaire.

IV. AUX ORIGINES DE L'EMIRAT DE TlFLIS (FIN 8e-DÉBUT 9e SIÈCLE)

Les décennies qui suivirent la fin de la révolte en 775 et que domina la


personnalité d'Harûn al-Rasïd, calife de 786 à 808, mais gouverneur de
l'Armïniya dès 779225, furent marquées d'une tension accrue entre les
Arabes et les populations d'Armïniya ; ce trait finit par éclipser les
guerres aux frontières, au demeurant en cours d'apaisement226.
Les premières pages de la Chronique du Kartli évoquent la fin du
8e siècle en ces termes :
À partir de ce moment, la royauté des grands rois chosroïdes commença à
décliner. D'abord la domination des Saracènes s'accrut et tout le pays fut
désormais régulièrement livré aux pillages et à la dévastation. Ensuite il y
avait une foule de mtavars dans le pays du Kartli ; ils commencèrent à se
battre et à s'opposer les uns aux autres. Et chaque fois qu'un descendant
de Vaxt'ang semblait digne de devenir roi, les Saracènes l'abaissaient.
Car des Agarènes s'emparèrent de la ville de Tbilisi227 ; ils en firent leur

224. Vie des rois kartvéliens, p. 241-242 ; les Bagratides sont représentés par Adarnase
dont on a parlé plus haut.
225. Ter-Ghewondjan, p. 275 n° 36 ; Canard, p. 429-430 n° 34. Härün reçut le gou
vernement de tout l'ouest, de Γ Ädharbaidjän et de l'Armïniya en 163 (17 septembre 779-
5 septembre 780) et le garda jusqu'à une date incertaine (783 ? 786 ?).
226. Les Khazars restent pourtant toujours redoutés du côté de Darband : voir le récit
de Lewond, p. 160-161, sous le gouverneur 'Uthmân b. 'Umâra b. Khuraym (783-785),
repris par Canard, p. 21 1 et 229 n° 232 ; Artamonov, p. 249.
227. Le texte est trop général pour qu'on puisse affirmer qu'il fait allusion à un fait
précis concernant Tbilisi. En Arménie, Duin est aussi devenue une ville arabe ; en 719 un
44 BERNADETTE MARTIN-HISARD

résidence et levèrent sur le pays l'impôt qu'on appelle xaraja. Par la pro
vidence de Dieu, en effet, le peuple des Agarènes devint puissant à cause
de la multitude de nos péchés228.
Les implications de la domination arabe sont ici bien soulignées :
pillages arabes, rivalités internes des seigneurs, Tbilisi devenue centre de
perception d'un impôt que, pour la première fois, les textes géorgiens
appellent non plus xark'i, mais xaraja, l'impôt foncier imposé aux
dhimmi par les Arabes, le kharädi. Or les sources arabes montrent une
évolution du fisc. Sans doute la capitation fut-elle toujours perçue229,
mais des fonctionnaires de l'impôt foncier apparaissent maintenant dans
les sources, en 779230 comme en 793/794231. Et l'on sait qu'un cadas
trage de l'Armïniya fut mis en chantier à partir de 785-786232. Ces ment
ions nouvelles de l'impôt foncier correspondent à une modification du
statut fiscal jusqu'alors consenti à la province. Le régime, dit de la
muqäta'a et dérivant des traités de 654, comportait le versement par les
seigneurs d'une somme forfaitaire pour les impôts de leur domaine ; or il
fut remplacé par un régime plus favorable aux Arabes, fondé sur l'impôt
foncier dont on ne sait s'il s'ajouta aux taxes que payaient les paysans ou
s'il pesait sur les seigneurs233.
L'auteur de la Chronique, dans le passage cité plus haut, associe les
pillages des Arabes et les dissensions des familles234, ce que l'on
retrouve chez al-Balâdhurï qui voit comme trait dominant de l'Armïniya,
entre 775 et les années 820, le caractère tendu des rapports entre les gou
verneurs et les familles seigneuriales, les baßriqa, à cause du versement
de l'impôt foncier :
Les baßriqa d'Armïniya continuèrent à s'occuper de leur pays, chacun
d'eux défendant son propre canton (nâhiya) ; quand arrivait dans la pro
vince frontière {thaghr) un gouverneur, ils usaient de flatteries à son

concile avait pu y être tenu sous le catholicos Yovhannes III Awjnec'i qui y résidait, mais
son successeur Dawit' Ier Aramonec'i (728-741) abandonna cette résidence où le contact
avçc «la population païenne» de la ville le dégoûtait et où il était en butte à ses outrages :
sur ce point voir Mahé, (cité n. 123), p. 487.
228. Chronique du Kartli, p. 251.
229. Voir plus haut, n. 197.
230. Al-TabarI, p. 599, signale que deux secrétaires, en charge d'un dïwan de la chanc
ellerie et d'un dïwan de l'impôt foncier, furent affectés au gouverneur Harun ; le secré
taire pour la chancellerie était un Barmecide, Yahyä b. Khälid b. Barmak, que certaines
sources appellent aussi gouverneur ; le secrétaire pour l'impôt foncier Tâbit b. Müsä.
231. Al-Ya'qObI, p. 481, note l'arrivée en 177 (18 avril 793-6 avril 794) de deux re
sponsables, l'un pour le harb ; l'autre pour le kharâdj ; ce dernier n'est autre que le fils du
Barmecide cité à la note précédente : al-Fadl b. Yahyä b. Khälid al-Barmakï ; Canard,
p. 432 n° 44.
232. Al-BalädhurI, p. 561 et Ibn al-FaqIh, p. 508, prêtent à Khuzayma (voir n. 174)
l'établissement d'un cadastre à Duin et Naxcawan.
233. Sur ce point, voir Canard, p. 204 et 224 n. 60.
234. Le phénomène est bien connu à ce moment dans le monde arménien où les
Arabes pratiquent un habile jeu de bascule entre les principales familles ; voir Martin-
Hisard, Domination arabe (cité n. 167).
SAINT GRIGOL DE XANCTA 45

égard, et s'ils voyaient en lui honnêteté et sévérité et s'il avait avec lui la
force et le nombre, ils lui payaient le kharâdi et faisaient publiquement
acte de soumission. Dans le cas contraire ils faisaient peu de cas de lui et
le méprisaient235.
Le poids des Arabes dans la vie du Kartli n'est cependant pas lié au
seul problème fiscal ; il correspond aussi à l'implantation croissante de
nouvelles tribus arabes dans les différentes parties de l'Armïniya, le
mouvement commencé au début de l'époque 'abbaside s'étant accentué
sous Harun al-Rashïd236. D'après al-Ya'qûbï237, les tribus yéménites liées
à l'expansion arabe cédèrent peu à peu la place aux deux puissants
groupes de tribus du nord, Banü Mudar et Banü Rabï'a238. À l'intérieur
même des groupes du nord, des clivages opposaient les Sulaymï et, à un
moindre degré, les Tamïmï issus de la première confédération239 aux
Shaybânï issus de la seconde240. Les enjeux n'étaient plus alors la parti
cipation aux bénéfices fiscaux d'une conquête maintenant achevée, mais
la compétition pour l'occupation de territoires et l'organisation en pou
voirs locaux, dont certains allaient devenir de véritables émirats. Il y en
eut plusieurs en Arménie ; un seul devait se développer au Kartli autour
de Tbilisi : centre fiscal et nœud routier, la ville fut inévitablement au
carrefour d'ambitions multiples.
Les difficultés rencontrées par l'érismtavar Nerse après son premier
retour à Tbilisi sont une illustration des conflits entre les batâriqa et
Arabes. À une date que l'on peut situer vers 780, sous le calife al-Mahdï
qui l'avait libéré, Nerse dut fuir Tbilisi :
En ces jours-là, les souverains des Saracènes s'irritèrent de nouveau
contre l'éristav Nerse qui s'enfuit, car le peuple des Saracènes lui faisait
une guerre cruelle. Le Seigneur le sauva de leurs mains et il franchit la
porte d'Ossétie qu'on appelle Darialan241.
Le problème ne devait pas être insurmontable puisque Nerse, qui avait
été remplacé par son neveu, demanda et reçut l'autorisation vers 783 de
revenir à Tbilisi, toujours sous al-Mahdï :

235. Al-BalàdhurI, p. 561.


236. Ce phénomène complexe mériterait une étude à lui tout seul ; il est le point de
départ du magistral travail de A. N. Ter-Ghewondyan, The Arab Emirates in Bagratid
Armenia, Lisbonne 1976, qui n'est consacré qu'au seul territoire de l'Arménie.
237. Al-Ya'qObI, p. 481.
238. Voir H. Kjnderman, Rabï'a et Mudar, dans El2 VIII, 1995, p. 365-367. Sur les
subdivisions de ces groupes qui appartiennent aux Nizârî, on se reportera aux précieux
tableaux de Ter-Ghewondyan, Emirates (cité n. 236), p. 181-182.
239. Les Sulaymï appartiennent aux Qaysites. M. Lecker, Sulaym, dans El 2 IX, 1998,
p. 852-853.
240. T. Bianquis, Shaybän, Banü, dans Ει 2 IX, 1998, p. 403-405. Ter-Ghewondyan,
Emirates, (cité n. 236), p. 25-29.
241. Passion d'Habo, éd., p. 58. La date de 780 résulte d'une analyse de l'ensemble du
texte. Nerse devait ensuite gagner Γ Apxazeti.
46 BERNADETTE MARTIN-HISARD

Après que Nerse se fut enfui du Kartli, l'émir des croyants Mahdi, sur
l'ordre de Dieu, envoya comme érismtavar du Kartli St'epanoz, fils de
l'éristav Gurgen et fils de la sœur de Nerse, pour remplacer son oncle
maternel Nerse. Nerse se réjouit de ce que le Seigneur n'ait pas enlevé le
pouvoir à sa maison et il fut pris d'un intense désir. Il dépêcha des
envoyés et demanda aux souverains, les émirs du pays, de lui garantir la
sécurité et de le laisser revenir librement avec son peuple242.
On sait mal comment se fit concrètement l'installation des Arabes
dans le Kartli, et la région de Tbilisi ne fut certainement pas au début la
seule ni même peut-être la principale zone d'attraction pour des aventur
iers arabes ; dans le texte que l'on vient de citer, l'hagiographe d'Habo
évoque, en les distinguant du calife, les «souverains du pays» encore
appelés «émirs». Chaque gouverneur favorisait en effet la venue et l'ins
tallation de clans qui lui étaient apparentés ; et l'on peut suivre de véri
tables lignées entrecroisées de gouverneurs qui introduisirent des fe
rments de rivalités et de divisions. Tels sont sans doute «les pillages et
dévastations» soulignés par la Chronique du Kartli.
Les Sulamï fournirent la première lignée243 : Yazïd b. Usayd, trois fois
gouverneur entre 752 et 780, tint la province pendant environ 17 ans244 ;
après 790, ses fils Khalïd245 et Ahmad246 pendant 4 ans ; enfin le frère de
celui-ci 'Abdallah b. Ahmad revint pour environ 3 ans en 824247 ; entre
temps un Yüsuf b. Rashïd al-Sulami avait fait une brève apparition248 ;
les Sulamï devaient plus tard former les émirats qaysites arméniens du
lac de Van à Qalïqala249. Parmi les Tamimî, on citera Khuzayma b.
Khazim250. Les Shaybânï furent les hommes nouveaux de la fin du 8e et
du 9e siècle251 : deux fois gouverneur pendant environ 4 ans, Yazïd b.

242. Ibid., p. 61.


243. Voir le tableau de Ter-Ghewondyan, Emirates (cité n. 236), p. 183.
244. Voir plus haut n. 178. En 752-754, 759-769; de 158 (11 novembre 774-31
octobre
n° 31, p.775)
275 n°
à 163
35. (17
Canard,
septembre
p. 428779-5
n° 33.septembre
Yazïd doit780).
être le
Ter-Ghewondjan,
fils d' Usayd qui p.
participa
274 n° aux
28,
campagnes de Marwän b. Muhammad, voir n. 153.
245. En 177 (18 avril 793-6 avril 794). Ter-Ghewondjan, p. 277 n° 51. Canard, p. 432
n°45.
246. De 179 (27 mars 795-16 mars 796) à 181 (5 mars 797-21 février 798) ; et en 195
(4 octobre 810-23 septembre 811). Ter-Ghewondjan, p. 278 n° 56 et 280 n° 71. Canard,
p. 433 n° 49 ; il ne mentionne pas le second gouvernement.
247. De 209 (4 mai 824-23 avril 825) à 21 1 (13 mars 826- 1er avril 827) et en 214 (1 1
mars 829-27 février 830). Ter-Ghewondjan, p. 281-282 n° 86 et p. 282 n° 90. Canard,
p. 438 n° 70 ; il ne le mentionne pas en 829.
248. En 170 (3 juillet 786-22 juin 787). Ter-Ghewondjan, p. 276 n° 42. Canard,
p. 431 n°38.
249. Ter-Ghewondyan, Emirates, p. 79-82. Martin-Hisard, Constantinople, p. 372-
373.
n° 63.
250.Canard,
Voir n° p.174
430-43
: en 785-786
1 n° 37 etetp.en434
803-807.
n° 56. Ter-Ghewondjan, p. 276 n° 41 et p. 279
251. Voir le tableau de Ter-Ghewondyan, Emirates (cité n. 136), p. 182.
SAINT GRIGOL DE XANCTA 47

Mazyad252 fut suivi par ses trois fils : Asad à deux reprises pendant 2
ans253, Muhammad brièvement254 et surtout, après dix ans d'absence,
Khalïd255 auquel succéda son fils Muhammad256; les Shaybânï furent
actifs tout au long du 9e siècle, particulièrement dans le Kartli et
l'Arrân257.
À la différence de l'époque précédente, les gouverneurs pouvaient
ainsi s'appuyer sur des éléments arabes plus ou moins permanents et
cherchant à titre privé à se faire une place, malgré d'inévitables difficul
tés avec les populations locales. Le terrain religieux devint aussi une
nouvelle raison de tensions. L'installation massive des Arabes fut
accompagnée de mouvements de conversions de chrétiens à l'islam,
source de problèmes pour les chrétiens affrontés à ces apostasies, tandis
que les Arabes redoutaient des conversions en sens inverse. On devine
assez tôt ces phénomènes. Le synode réuni à Bardha'a en 768 par le
catholicos arménien Sion Ier se plaint des entraves mises par les autorités
musulmanes locales au déplacement des évêques, et sa condamnation
des mariages avec les «païens» c'est-à-dire les musulmans indique
l'existence et sans doute le développement de telles unions qualifiées de
«sales et impies» tandis que les dangers qui pèsent sur les chrétiens
emmenés en captivité sont également soulignés258. Et l'on comprend les
propos de l'auteur de la Passion d'Habo qui, écrivant au tout début du
9e siècle, évoque en ces termes les années 780 :
Par la férocité et la ruse, au moyen de machinations séductrices, les
dominateurs de ce temps, ceux qui nous surveillent, nous qui habitons
cette partie du monde, ces gens qui se sont écartés du Christ à cause d'un
enseignement fallacieux et de la religion qu'ils ont eux-mêmes instituée,

252. De 170 (3 juillet 786-21 juin 787) à 172 (1 1 juin 788-30 mai 789) ; de 183 (12
février
n° 43, p.799-31
278 n°janvier
60. Canard,
800) à p.185
43 (20
1 n°janvier
39, p. 433
801-9
n° janvier
53. 802). Ter-Ghewondjan, p. 276
253. De 185 (20 janvier 801-9 janvier 802) à 186 (10 janvier 802-29 décembre 802) ;
de 194 (15 octobre 809-3 octobre 810) à 195 (4 octobre 810-23 septembre 811). Ter-
Ghewondjan, p. 278 n° 61 et p. 279 n° 70. Canard, p. 434 n° 54, p. 435 n° 60.
254. De 186 (10 janvier 802-29 décembre 802) à 187 (30 décembre 802-19 décembre
803). Ter-Ghewondjan, p. 278 n° 62. Canard, p. 434 n° 55.
255. De 212 (2 avril 827-21 mars 828) à 217 (7 février 832-26 janvier 833) ; en 841
(nomination qui fut annulée) ; de 227 (21 octobre 841-9 octobre 842) à 228 (10 octobre
842-29 septembre 843) ou 230 (18 septembre 844-6 septembre 845). Ter-Ghewondjan,
p. 282 n° 91, p. 283 n° 101 et p. 283 n° 104. Canard, p. 438-440 η ° 71, p. 442 n° 733 et
p. 444-445 n° 75. On verra plus bas, n. 327, que le premier gouvernement de Khâlïd a
peut-être commencé en 2 1 1 .
256. De 228 ((10 octobre 842-29 septembre 843) ou 230 (18 septembre 844-6 sep
tembre 845) à 234 (5 août 848-26 juillet 849) ; en 241 (22 mai 855-10 mai 856) et en 878.
Ter-Ghewondjan,
n° 80. p. 284 n° 105, p. 284 n° 111 et 118. Canard, p. 445-446 n° 76, p. 448
257. D'autres Sliaybânï devaient encore jouer un rôle dans les années 870-880, notam
ment'Isa b. al-Shaykh b. al-Salïl al-Shaybânï de 256 (9 décembre 869-28 novembre 870)
à 269 (21 juillet 882-10 juillet 883): Ter-Ghewondjan, p. 284 n° 116; Canard, p. 449-
451 n° 83.
258. Mahé, Église (cité n. 123), p. 487-488.
48 BERNADETTE MARTIN-HISARD

ont trompé beaucoup de monde et les ont détournés du chemin de droi


ture ; ils ont fait pécher contre la vérité de l'Évangile du Christ ceux qui
étaient venus à la religion par la sainte grâce du baptême depuis plus de
cinq cents ans. Ils ont perverti ceux qui avaient été depuis lors et jus
qu'alors des descendants de chrétiens, qui par la violence, qui par le mens
onge, les uns en profitant de leur jeunesse ignorante, d'autres par la per
fidie. Quant aux autres, croyants comme nous, ployant sous l'esclavage
de la violence, enchaînés par le dénuement et la pauvreté comme par le
fer, frappés et tourmentés sous leur impôt, cruellement opprimés, ils sont
épuisés de peur et tremblent comme des roseaux sous des vents violents.
Mais par l'amour et la crainte du Christ, en suivant la traditionnelle voie
de leurs pères, patients dans les épreuves, ils ne se sont pas éloignés du
Fils unique né de Dieu. Telle est l'époque au cours de laquelle ce saint
martyr a fait preuve de vaillance259.
Au-delà des excès du discours hagiographique, on retrouve en fil
igrane la présence inquiétante de la déviance religieuse que serait l'islam,
le développement d'apostasies et, comme toujours, le caractère intolé
rable de l'impôt et de l'autorité étrangère.
Ces diverses sources de tensions expliquent une révolte qui éclata en
Armïniya dès la mort d'al-Mahdï (4 août 785) et qui ne fut réprimée
qu'en 786 sous le calife al-Rashïd :
L'Armïniya s'était révoltée après la mort d'al-Mahdï et la révolte n'avait
pas cessé à l'époque de Mûsâ al-Hâdï. Lorsque al-Rashïd eut donné le
gouvernement de Γ Armïniya à Khuzayma b. Khâzim al-Tamïmï, celui-ci
y demeura un an et deux mois et y rétablit l'ordre ; le pays fut pacifié et
les habitants revinrent à l'obéissance260.
L'ordre rétabli par Khuzayma b. Khâzim fut conforté par Yazïd b.
Mazyad dont le gouvernement de 786/787 à 788/789 marque l'apparition
des Shaybanï sur la scène caucasienne :
II maintint très fermement l'ordre dans le pays si bien qu'il n'y eut aucun
soulèvement261.
Rien dans le premier texte n'indique comment ni dans quelle région
de FArmmiya cette révolte se manifesta ni même qui furent les révoltés,
et le second texte n'est pas plus précis. Mais, entre les deux passages
cités, al-Ya'qûbï a noté successivement la nomination du Sulamï Yûsuf
b. Rashïd, arrivé avec de nombreux Nizârites, puis celle du Shaybanï
Yazïd qui introduisit de nombreux Rabi'ites qui commencèrent à disput
erla prépondérance aux Yéménites. On peut se demander si les
troubles, qualifiés de révoltes par al-Ya'qûbï, ne furent pas plutôt le fait
des Arabes. Lewond, pourtant prompt à exalter les mouvements des

259. Passion d'Habo, éd., p. 49-50.


260. Al-Ya'qObI, p. 481. Il s'agit du premier gouvernement de Khuzayma b. Khâzim ;
voir plus haut, n. 174.
261. Al-Ya'qObI, p. 481. Sur Yazïd, voir plus haut n. 226 ; il gouverne de 170 (3 juillet
786-21 juin 787) à 172 (1 1 juin 788-30 mai 789).
SAINT GRIGOL DE XANCTA 49

Arméniens et qui dresse un sinistre portrait de Khuzayma262, ne parle en


tout cas pas de révolte en Arménie à ce moment. Cette «révolte» est
contemporaine de l'exécution d'Habo à Tbilisi : le jeune Arabe converti,
arrêté sur dénonciation des musulmans de la ville, fut exécuté le 6 jan
vier 786,
alors que Constantin fils de Léon régnait sur les chrétiens dans la grande
ville de Constantinople et que l'émir des croyants Mose fils de Mahdi
régnait sur les Saracènes, tandis que Samuel était catholicos au Kartli et
que St'epanoz fils de Gurgen était érismtavar, 6389 ans depuis la
Création, le 6 du mois de janvier, un vendredi de l'Epiphanie... dans la
ville de Tbilisi263.
Or le texte de la Passion n'indique pas alors un mouvement général de
persécution ou de répression ; le prologue du texte cité plus haut montre
plutôt l'épuisement et la peur qui semblent régner chez les chrétiens. En
revanche, si c'est bien dans cette période qu'eut lieu l'exécution du
musulman renégat baptisé sous le nom de Néophyte et devenu évêque du
siège d'Urbnisi à l'époque du catholicos Samuel264, on voit que les
Arabes étaient d'abord préoccupés du cas de leurs transfuges.
Leur seconde préoccupation concernait les chrétiens. Si Lewond ne
parle pas de révolte arménienne en 786, il raconte en revanche comment
Khuzayma arrêta dès son arrivée à Duin trois princes arcruni, les
dénonça au calife al-Hâdï qui lui donna l'ordre de les exécuter, ce qu'il
fit pour deux d'entre eux, le 6 janvier 786, le troisième s'étant converti à
l'islam265. Lewond ne précise pas les raisons de l'arrestation ni la nature
de l'accusation ; mais on croit les deviner : non pas tant dans le fait que
Khuzayma fut frappé de la belle apparence des trois princes qui venaient
à sa rencontre, mais dans «l'importance du contingent d'hommes libres
qui les accompagnait»266 ; une seule solution de salut fut offerte aux pr
isonniers par un musulman :
II n'y a pas pour vous la moindre possibilité d'échapper à ses mains sauf
si vous rejetez votre foi et croyez à la parole de notre prophète ; alors
vous échapperez à la traîtreuse mort267.
Il s'agissait donc, semble-t-il, de neutraliser ou d'intégrer par la
conversion à la société arabo-musulmane une puissante et dangereuse
aristocratie militaire arménienne; et cela n'avait rien d'irréaliste,
puisque, dit encore Lewond, les trois princes «aimaient et chérissaient
particulièrement» le musulman qui leur conseilla la conversion, ce qui en
dit long sur les liens qui avaient pu se tisser entre des membres de l'aris-

262. Lewond, p. 162 : «Ce Xazm était, conformément à son nom, belliqueux et infer
nal» ; xazm signifie guerre en arménien.
263. Passion d'Habo, éd., p. 63.
264. Voirn. 164.
265. Ibid., p. 162-165.
266. Ibid., p. 162.
267. \bid.
50 BERNADETTE MARTIN-HISARD

tocratie arménienne et des musulmans, comme le dénonce le synode de


Bardha'a.
Le dernier texte incorporé à la Vie des rois kartvéliens et concernant le
gouvernement de Khuzayma268 nous met en présence d'une situation
analogue à celle que décrit Lewond. Il concerne la mort du chosroïde
Arcil269 :
Lorsque cinquante ans se furent ainsi écoulés, C'ic'naum fils de
Mohamed vint de nouveau et il détruisit tout ce qui était construit au
Kartli, et il se dirigea vers le K'axeti pour y entrer afin de le ravager et de
le dépeupler totalement. Il y eut une grande peur chez les rois, les mta-
vars et tout le peuple et ils étaient incapables de lui résister ; car, depuis
que le Sourd avait dévasté le pays et bien que de nombreuses années se
fussent écoulées paisiblement, la situation ne s'était pas rétablie. Mais
saint Arcil résolut en lui-même, dans l'intrépidité de son cœur, d'aller le
trouver et de lui demander la paix pour le pays, la non-destruction des
églises et la non-incitation à l'apostasie270.
On trouve ici encore la venue d'un seigneur auprès du gouverneur ; ici
encore le seigneur est arrêté en raison de sa beauté ; ici encore, pressé de
se convertir, le seigneur est exécuté, un 20 mars, après avoir refusé de
révéler où étaient cachés les trésors du royaume. Le «martyre» du prince
par décapitation sur ordre de Khuzayma n'a rien à voir avec une persécut
ion générale271. Il ne semble pas que l'on puisse voir dans le prince
Arcil un prince des Virk' que Lewond évoque sans le nommer après le
récit de la mort des Arcruni :
Au bout d'un an de gouvernement, Muse mourut. À son époque, un isxan
des Virk' fut aussi tué d'une mort cruelle, car il le fit suspendre par les
pieds et par les mains, et il trancha par le milieu son âme tendre. Et ainsi,
tel un agneau compté pour le sacrifice, il quitta cette vie. Et un an après
avoir accompli tous ces forfaits il mourut272.
Le responsable n'est pas ici Khuzayma, mais le calife en personne, en
sorte que, la date exceptée, aucun lien direct ne peut être établi ni avec
les Arcruni, ni avec Habo273, ni même avec Arcil. Il s'agit d'une exécu-

268. On peut admettre, avec Toumanoff, Studies, p. 399-400, que les événements que
l'on va évoquer datent de 786 et du premier gouvernement de Khuzayma, encore que,
prise au pied de la lettre, la date suggérée par la source, cinquante ans après l'expédition
de Murvan, nous place en 790, entre ses deux gouvernements.
269. Sur ce personnage qui se promène dans le temps de 640 aux années 780, voir plus
haut, n. 173.
270. Chronique du Kartli, p. 245 ; voir plus haut, n. 174, où l'on a déjà utilisé en partie
ce texte.
271. Khuzayma, d'abord séduit par la beauté du prince, tente en vain d'obtenir son
abjuration ; puis, averti de ses origines royales, il le fait exécuter parce qu'il refuse de
révéler l'endroit où sont cachés les trésors royaux.
272. Ibid., p. 165-166. Al-Hâdï est mort en septembre 786.
273. Si le prince des Virk', évoqué par Lewond, était l'érismtavar St'epanoz, on en
trouverait, je pense, mention chez l'hagiographe qui a souligné les efforts de St'epanoz
pour obtenir la grâce d'Habo.
SAINT GRIGOL DE XANCTA 51

tion qui a pu avoir lieu à Bagdad et dont le seul trait commun avec les
autres est la date qui a frappé le seul Lewond.
En revanche, que les exigences matérielles des Arabes aient été fortes
à ce moment semble vrai. L'historien arménien Lewond évoque ainsi, à
l'époque du catholicos Esayi Ier (775-788)274, les pratiques d'un lieute
nantdu gouverneur :
Dans son excessive cruauté, il fit durement souffrir les habitants du pays
par la perception d'impôts. Tous les naxarars et les gens du peuple avec
les clercs et le catholicos qui s'appelait Esayias se rassemblèrent près de
lui et le supplièrent d'alléger le carcan du fardeau de l'impôt qu'il exi
geait, mais ils n'obtinrent rien,... il envoya tout de suite partout dans le
pays des percepteurs avec ordre de ramasser d'un seul coup le double de
ce qui était exigé annuellement275.
Le récit de la fuite de nombreux naxarars arméniens, qui s'ensuivit en
787-788, éclaire ce qui sera peu après la fuite des Bagratides ibères :
L'ennemi se mit à poursuivre les fugitifs avec son armée ; il arriva aux
frontières des Virk' dans la région de Koi Les Arméniens lui livrant
bataille le firent fuir et en tuèrent certains ; quant à eux ils traversèrent le
fleuve Akampsis qui prend sa source dans la région du Tayk' , coule vers
le nord-ouest en traversant l'Eger et se jette dans le Pont. Et lorsqu'ils
eurent traversé le fleuve, la nouvelle en parvint au roi des Grecs
Constantin qui les fit venir auprès de lui276.
Une fois de plus comme en 771, les Arméniens se sont portés vers le
pays des Ibères, mais plus au sud, dans le canton mieux connu sous le
nom de Kola, sur le Kur supérieur. Quel que soit l'endroit où eut lieu
ensuite la traversée du Tchorokh/Akampsis, aux confins du Tayk' et du
K'iarjeti, ou dans la région d'Art'anuji, il est clair que c'était là un terri
toire que l'on savait relativement protégé de l'emprise arabe.
Une vingtaine d'années devait encore s'écouler au cours desquelles se
produisit en 183 (12 février 799-31 janvier 800) un grand raid des
Khazars, qui frappa surtout la région d'al-Bâb277, mais peut-être aussi
Tbilisi278. Personne ne se douta sur le moment qu'il s'agissait du dernier
raid des Khazars en Caucasie méridionale. Mais le plus intéressant pour
nous est la cause qu'on lui prête : une crise entre les habitants et un gou
verneur hautain qui dégénéra en un conflit interne aux Arabes279 :

274. Mahé, Église (cité n. 123), p. 488 et 533.


275. Lewond, p. 167.
276. Ibid, p. 168.
277. Al-TabarI, p. 600 ; Artamonov, p. 250-25 1 ; Toumanoff, Studies, p. 411.
Canard, p. 211.
278. Chronique du Kartli, p. 249.
279. Al-Ya'qObI, p. 482 ; al-TabarI, p. 600. Les habitants s'étant révoltés contre le
préfet d'al-Bâb, le gouverneur le fit exécuter ; alors son fils «entra en rébellion ouverte» et
fit appel aux Khazars. Sa'îd est gouverneur de 181 (5 mars 797-21 février 798) à 182 (22
février 798- 1 1 février 799) ; Ter-Ghewondjan, p. 278 n° 57 ; Canard, p. 433 n° 50.
52 BERNADETTE MARTIN-HISARD

Al-Rashïd nomma Sa'ïd b. Salm b. Qutayba al-Bâhilï. Quand il fut arrivé


<en Armïniya>, l'état d'esprit des habitants s'améliora pendant quelques
mois, puis il traita les princes {al-batâriqà) de façon humiliante. Alors le
pays d'al-Bâb al-Abwâb se révolta contre lui280.
Or, comme le texte le laisse entendre, les problèmes sont plus
anciens : le gouverneur précédent s'était en effet déjà heurté au refus
d'obéissance de musulmans arrivés précédemment en Armïniya281.
Maintenir un équilibre difficile entre les divers groupes musulmans et
composer du mieux possible avec les batariqa constituaient désormais
les tâches prioritaires des gouverneurs dont la personnalité revêtit dès
lors une grande importance, comme il apparaît sous le second gouverne
ment du Shaybânï Yazïd b. Mazy ad vers 800-802 :
II eut le gouvernement de l'Armïniya et de l'Adharbaidjân réunis ; une
fois qu'il fut arrivé, l'état d'esprit des habitants s'améliora et la paix
revint dans le pays. Yazïd tint la balance égale entre Nizârites et
Yéménites et écrivit aux princes des grandes maisons royales {abnâ' al-
mulûk ) et aux princes (baßriqa ) pour donner satisfaction à leurs espoirs
et l'ordre revint dans le pays282.
Cet apaisement avait son importance alors que les premières difficul
tésreligieuses internes au monde musulman se manifestaient jusqu'en
Armïniya, ainsi à Bardha'a où Yazïd devait laisser la vie en 801283. C'est
pourquoi la nomination en 803 de Khuzayma, tristement célèbre dans la
province depuis 786, ne fut pas heureuse :
Hârûn al-Rashîd nomma Khuzayma b. Khâzim al-Tamïmï qui fit arrêter
les batariqa et les abnâ' al-muluk, les fit décapiter et se conduisit avec
eux de la façon la plus ignoble. Alors le Djurzän et les Sanâriyya entrè
renten rébellion. Il envoya contre eux une armée qui fut massacrée. Il
expédia alors contre eux Sa'd b. al-Haytham b. Shu'ba b. Zâhir al-
Tamïmï à la tête d'une armée considérable. Sa'd combattit les Djurzân et
les Sanâriyya , les chassa du pays et s'en retourna à Tiflïs. Khuzayma b.
Khâzim resta moins d'un an, puis il fut destitué284.
La politique de Khuzayma provoqua donc un véritable embrasement
de la Géorgie centrale et orientale qui fut suivie d'une forte émigration.
Et pourtant désordres et agitation continuèrent à régner au Kartli et en
K'axeti, même après le renvoi de Khuzayma ; sous son successeur :

280. Al-Ya'qübI, p. 482 ; al-TabarI, p. 600. Le conflit oppose le gouverneur Sa'ïd b.


Salm au préfet d'al-Bâb qui fut exécuté; son fils fit alors appel aux Khazars. Sa'ïd est
gouverneur de 181 (5 mars 797-21 février 798) à 182 (22 février 798-11 février 799);
Ter-Ghewondjan, p. 278 n° 57 ; Canard, p. 433 n° 50.
281. Al-Ya'qObI, p. 482, sous le gouverneur Ahmad b. Yazïd b. Usayd al-Sulamï,
(795/796-797/798).
282. Al-Ya'qübI, p. 483. Ter-Ghewondyan, Emirates (cité n. 236), p. 28.
283. C'est le début des mouvements khâridjites.
284. Al-BalädhurI, p. 483.
SAINT GRIGOL DE XANCTA 53

aucun de ses ordres n'était exécuté et peu s'en fallut que le pays n'échap
pâtà son autorité285.
La révolte des Sanäriyya reprit en 809 sous le gouverneur al-'Abbâs
qui se montra impuissant286. À l'origine des difficultés avec les habi
tants, il y avait à l'évidence au moins les questions fiscales, comme le
souligne, pour cette période, al-Balädhuri dont on a cité le jugement plus
haut287. Mais la coexistence entre Arabes d'origine diverse et leurs rela
tions avec le gouverneur restaient aussi des sources de problèmes. C'est
leur agitation en tout cas qui s'exprime, toujours en 809, sous le tro
isième gouverneur de cette année, Asad b. Yazïd b. Mazyad288 :
Al-Amïn nomma au gouvernement de l'Armïniya Asad b. Yazïd b.
Mazyad. Il y arriva alors qu'avaient pris possession d'une région du pays
Yahyâ b. Sa'd, surnommé "Étoile du Matin" et Ismâ'ïl b. Shu'ayb,
mawlâ de Marwän b. Muhammad b. Marwân, qui étaient dans la région
du D|urzän. Il s'empara d'eux en usant de ruse, puis il se montra bien
veillant à leur égard et les laissa libres. Il se comporta avec noblesse et
générosité289.
Yahyâ b. Sa'd peut avoir quelque parenté avec le général Sa'd b. al-
Haytham b. Shu'ba b. Zähir al-Tamîmï, que Khuzayma chargea en
805/806 de la répression et qui revint à Tiflïs290. La Chronique du Kartli
parle un peu plus tard, de la présence à Tbilisi, en deux moments success
ifs, d'un Ali ou d'un «[Iahia] fils de Suab»291 dont on fait souvent le
frère d'Ismâ'ïl, mais qui peut être ce même Yahyâ292. Quant à Ismâ'ïl b.
Shu'ayb, il est défini comme un mawlä de Marwän b. Muhammad293, ce
qui n'est pas sans poser quelque problème294 ; on ne sait depuis quand il
se trouvait au Kartli295 ; s'il est resté depuis l'époque du gouvernement
de Marwän, il était certes fort vieux en 809, mais il a dû avoir le temps

285. Al-Ya'qObI, p. 483. Le nouveau gouverneur Sulayman arrivé en 192 (6 novembre


807-24 octobre 808) est remplacé dès 193: Ter-Ghewondjan, p. 279 n° 64; Canard,
p. 434-435 n° 57.
286. Al-Ya'q0bI, p. 483. Al-'Abbâs b. Zufar al-Hilâlï nommé en 193 (25 octobre 808-
14 octobre 809) ; Ter-Ghewondjan, p. 279 n° 66 ; Canard, p. 435 n° 58.
287. Voir n. 234.
288. Asad qui avait déjà gouverné à la mort de son père, pendant deux ans en 801-802,
gouverne de 809/810 à 81 1 ; Ter-Ghewondjan, p. 278 n° 61 et p. 279-280 n° 70 ; Canard,
p. 434 n° 54 et p. 435 n° 60.
289. Al-Ya'qûbI, p. 483.
290. Voir plus haut, n. 283.
291. Chronique du Kartli, p. 252 : Ali, d'après des manuscrits tardifs, Iahia dans les
manuscrits anciens.
292. Canard, p. 394 ; Minorsky - Bosworth (cité n. 34).
293. La traduction du texte laisse comprendre que le mawlä est Ismâ'ïl. Minorsky -
Bosworth (cité n. 34) semblent dire que le mawlä est Shu'ayb.
294. Marwän étant mort en 750, Ismâ'il ne peut être que très âgé en 809.
295. Pour Minorsky - Bosworth (cité n. 34), p. 491, il s'est établi sous al-Amïn, mais
aucune source ne pennet de préciser le moment de sa venue.
54 BERNADETTE MARTIN-HISARD

de tisser des liens avec les Kartvéliens, et peut-être à Tiflïs où son fils
Ishäq est mentionné peu après296.
Alors que la sédition de Bäbak devenait la grande affaire des gouver
neursdepuis 816, une seconde révolte éclata au Djurzân, sous le gouver
neur'Abdallah b. Ahmad al-Sulamï entre 824/825 et 826/827, une
révolte qui marque un tournant puisque, pour la première fois à notre
connaissance, le mouvement associa des Arabes et des dhimmi contre le
gouverneur.
Muhammad b. 'Attâb s'était rendu maître du Djurzân et les Sanâriyya
s'étaient joints à lui297.
On possède peu d'informations sur ce Muhammad qui prit vraisem
blablement le contrôle de Tiflïs298, mais étendit largement son autorité
dans la partie orientale du Kartli. Or la présence d'Ishâq b. Shu'ayb est
attestée à Tiflïs, avant 827, avec une puissance certaine et apparemment
officielle299 ; lui, comme [Iahia], avaient pu bénéficier de la bien
veillance manifestée aux révoltés de 809. Muhammad aurait donc spolié
Ishäq et il faudra toute l'énergie du gouverneur Khâlid, nommé en
827/828, pour dissocier les alliés, obtenir la soumission de Muhammad
b. 'Attâb et vaincre ensuite les Sanâriyya :
Khâlid marcha contre eux, leur livra un combat au Djurzân, les mit en
fuite et s'empara de leurs troupeaux, puis il les invita à faire la paix et la
leur accorda moyennant la livraison de 3000 juments et 20 000 mout
ons300.
La suite du texte d'al-Ya'qubï comporte malheureusement une lacune
qui laisse pourtant entrevoir que l'apaisement fut de courte durée et que
la révolte, ou une autre reprit, ce que tend à confirmer al-Balâdhurï :
Khâlid b. Yazïd b. Mazyad qui gouverna <les baßriqa> pendant le cali
fat d'al-Ma'mün accepta leurs cadeaux et usa de familiarité avec eux.
Mais une telle conduite de sa part les incita au désordre et les enhardit
contre ceux des gouverneurs qui lui succédèrent301.
C'est à Khalïd que la Chronique du Kartli attribue, au cours de son
premier gouvernement (827/828-832/833), l'installation à Tbilisi de
[Iahia] fils de Suab, tout en affirmant peu après que, lors d'une nouvelle
campagne de Khalïd,

296. Son fils, le futur émir Ishäq, est dit al-Tiflïsî (al-Ya'qObI, p. 486), mais je ne sais
pas si la nisba souligne ici sa carrière dans la ville ou sa naissance.
297. Al-Ya'qObI, p. 486 ; la fin du texte comporte malheureusement une lacune.
298. Canard, p. 394-395 ; Minorsky - Bosworth (cité n. 34), p. 491.
299. L'installation d'Ishaq à Tiflïs est souvent placée après la répression du mouve
mentde Muhammad b. Attâb ; or la Vie de Grigol fait de l'émir Ishäq un contemporain
d'Asot', lequel mourut en 826.
300. Al-Ya'qObI, p. 486
301. Al-Balàdhuri, p. 561.
SAINT GRIGOL DE XANCTA 55

Sahak' fils d'Ismael siégea de nouveau comme émir à Tbilisi302.


On voit ce dernier peu après, entre 833 et 835, sous le gouverneur al-
Hasan b. 'Alî303, se faire prier pour accomplir ses responsabilités
fiscales ; ce second émirat est donc détenu officiellement, mais Ishäq est
maintenant sur la voie de l'insubordination :
II écrivit à Ishäq b. Isma'ïl b. Shu'ayb al-Tiflîsî au sujet du versement de
l'argent des impôts. Ishäq atermoya et renvoya les messagers. Alors al-
Hasan b. 'Ali marcha contre Tiflïs et quand il fut près de la ville, Ishäq
vint le trouver et lui donna de l'argent. Alors il s'en retourna304.
Al-Baladhurî, plus sévère à l'égard du gouverneur, note une fronde
quasi générale des Arabes de la province et notamment d' Ishäq :
II manqua de sévérité à l'égard des princes et des nobles (ahrâr) du pays,
les traita avec douceur si bien que leur esprit de rébellion contre le pou
voir et leur appétit de domination sur les populations sujettes qui leur
étaient voisines ne firent que croître. Ishäq b. Ismâ'ïl b. Shu'ayb, un
client des Umayyades, se rendit maître du Djurzän305.
Ainsi tout laisse penser que la répression de la révolte du Djurzän en
805-806, en provoquant la fuite d'un certain nombre de gens et sans
doute des meneurs, a décapité la population locale et laissé le champ
libre, au centre du Kartli, à des forces locales arabes, dont certaines peut-
être anciennement implantées. Tiflïs est devenu l'enjeu de leurs ambit
ions. On peut ainsi reconstruire une grille de l'histoire de la ville et de
sa région à ce moment : entre 803 et 806, grande révolte des habitants du
Djurzän et des Sanariyya qui sont battus et «chassés du pays» ; entre 809
et 824, présence à Tiflïs de [Iahia] fils de Suab (un ancien révolté ?) puis
d'Ishâq, fils d'un révolté local, qui exerce un premier émirat légal ; entre
824 et 827, remplacement d'Ishâq par Muhammad b. 'Attab qui réunit
dans son soulèvement des Arabes et des habitants du Kartli, dont les
Sanariyya ; en 827/828 remise en ordre par Khalïd et début du second
émirat de Ishäq, peut-être en liaison au début avec [Iahia] ; à partir de
833, premiers signes d'indépendance d'Ishâq.
Les premières décennies du 9e siècle ont donc été décisives pour l'his
toire du Djurzän dont le cœur, Tiflïs, amorce une évolution propre ; elles
mettent aussi en présence de premières collusions entre musulmans et
chrétiens dans le Kartli oriental. En revanche, dans cette même période
mais dans d'autres régions du pays, l'Empire byzantin trouva les

302. Chronique du Kartli, p. 254. Sur les gouvernements de Khâïid, voir n. 254.
D'après les événements qui suivent, on voit que cette campagne date de son premier gou
vernement qui prend fin en 832/833. L'installation de Ishäq ne surprend pas si, comme on
l'a supposé plus haut, n. 291, [Iahia] n'est autre que Yahyâ b. Sa'd.
303. De 218 (27 janvier 833-15 janvier 834) à 220~(5 janvier 83525 décembre 835).
Tf.r-Ghewondjan. p. 283 n° 96 ; Canard, p. 440 n° 724.
304. Al-Ya'qûbï, p. 486.
305. Al-BalâdhurI, p. 561 ; voir Canard, p. 440.
56 BERNADETTE MARTIN-HISARD

hommes qui allaient lui permettre de réaffirmer ses droits à être présent
sur le sol géorgien.

V. L'Empire byzantin et les nouveaux curopalates

La Passion d'Habo nous a fait connaître en Nerse et son neveu


St'epanoz les derniers érismtavars du Kartli, dans les années 771-786, et
dans le père de Nerse, Adarnase, le dernier curopalate, au milieu du
8e siècle. Avant de fuir Tbilisi vers 780, Nerse avait mis en sûreté «sa
femme, ses enfants et les gens de sa maison» en les envoyant en
Apxazeti, «car cette terre est à l'abri de la peur des Saracènes» ; c'est là
qu'il les rejoignit plus tard vers 782-783306. On ne sait rien des enfants
de Nerse, probablement les trois fils mentionnés dans les listes et dont on
doute qu'ils aient été éristavs du Kartli autrement que de nom307. Le der
nier est Adrnese/Adarnase, au nom plein d'ambiguïté308, père de Gurgen
éristav et d'Asot' curopalate ; il ne peut être que le personnage cité par la
Chronique du Kartli, à la fin du 8e siècle :
Le Bagratide Adarnase acquit le tiers du K'iarjeti, du Savseti, de
l'Ac'ara, du Nigali, de l'Asispori, de l'Art'aani, du T'ao Inférieur ainsi
que les forteresses que possédaient les petits-enfants du roi Vaxt'ang. Et
Adarnase partit dans le K'iarjeti où il mourut309.
On ne sait rien de plus sur lui, sinon ses liens tissés avec les
Chosroïdes310. La Chronique n'établit pas de parenté entre Adarnase et
Asot', mais il paraît difficile de ne pas voir en eux le père et le fils cités
dans les listes.
Les sources sont beaucoup plus développées en ce qui concerne son
fils Asot'. Mais, pour comprendre leur témoignage, il faut les lire
ensemble, c'est-à-dire croisées, car l'une, la Vie et histoire des
Bagratides, s'intéresse aux aspects régionaux du pouvoir d'Asot', tandis
que l'autre, la Chronique du Kartli, ne le voit que dans la perspective de
l'histoire du Kartli central. On citera donc ces textes en les découpant en
paragraphes numérotés indiquant l'ordre dans lequel il convient de les
lire pour suivre les traces de celui grâce auquel Constantinople se réin
troduisit dans l'histoire du monde géorgien.
La Vie et histoire des Bagratides donne un texte long, dans lequel on
notera la brièveté du paragraphe 5 :
(1) Le curopalate Asot' commandait sur le pays et il avait pour résidences
Bardav et Tbilisi et il possédait le pays alentour.

306. Passion d'Habo, éd., p. 59. Voir plus haut, n. 222.


307. Voir plus haut, n. 213.
308. Voir plus haut, p. 41.
309. Chronique du Kartli, p. 25 1 .
310. Ibid. : sa fille Lat'avri a épousé le dernier fils du roi Arcil, Juanser.
SAINT GRIGOL DE XANCTA 57

(2) Ensuite la domination des Agarènes se renforça et ils commencèrent à


traquer le curopalate Asot'. Asot' ne put leur résister et il partit.
(3) II partit pour aller dans le territoire grec, en emmenant avec lui sa
femme et deux jeunes fils, Adarnase l'aîné et Bagrat' le second ; son der
nier fils, Guaram, n'était pas encore né. Son armée propre, des cavaliers,
peu nombreux, l'accompagnait, avec femmes et enfants. Ils arrivèrent
dans la montagne du Javaxeti, au bord du grand lac Paravani ; ils firent
une pause et descendirent de cheval pour se reposer au bord du lac. Après
avoir mangé du pain, ils s'assoupirent un peu. De grandes armées de
Saracènes tombèrent sur les dormeurs. Mais Dieu secourut le curopalate
Asot' et donna la victoire à sa minuscule armée et ils firent un immense
massacre.
(4) Partant de là, ils arrivèrent dans le qevi de Savseti. Le qevi de Savseti
était alors désert, à l'exception de quelques villages. Car, à l'époque de la
domination des Perses, il avait été dévasté lorsque le Sourd, le
Bagdadien, détruisit toutes les forteresses et traversa le Savseti et le
Lado. Après cela une épidémie de dysenterie dévasta encore le Savseti et
le K'iarjeti, et il ne resta ici et là que quelques hommes. Les gens qui
demeuraient encore dans le Savseti l'accueillirent avec joie et amitié et il
s'y installa. Dieu lui donna la victoire et la souveraineté sur le Savseti-
K'iarjeti. D'une part il acheta des villages, de l'autre il restaura des zones
désertes et le curopalate Asot' multiplia les villages dans ces régions.
Dieu lui donna la souveraineté et la fortifia par la volonté du roi des
Grecs. Le curopalate Asot' trouva dans les forêts du K'iarjeti un rocher
que Vaxt'ang Gorgasali avait autrefois transformé en forteresse sous le
nom d'Art'anuji. Elle avait été ruinée par Q'ru, le Bagdadien. Asot' la
restaura et édifia lui aussi une forteresse. Par-devant et en contrebas, il
construisit une ville. Il fonda dans la forteresse une église des Saints-
Apôtres Pierre et Paul à l'intérieur de laquelle il fit son tombeau et il prit
la forteresse comme résidence.
(5) II rétablit ensuite son pouvoir sur le pays jusqu'aux portes de la ville
de Bardavi et Dieu donna de multiples manières victoire et grande gloire
au curopalate Asot' dans les guerres.
(6) Un jour Asot' partit rassembler des forces militaires pour se battre
contre les Saracènes. Il arriva en un certain endroit et envoya des gens
recruter une armée, mais, avant que l'armée ne l'ait rallié, des Saracènes
tombèrent sur lui à Γ improviste et le mirent en fuite. Il s'éloigna et arriva
dans le qevi de Nigali311. Il commença à chercher son armée pour aug
menter ses forces militaires. Ceux auxquels il en donna l'ordre se mirent
en route pour le rejoindre, mais ils venaient pour le tuer. Asot' ignorait
leur trahison avant qu'ils n'arrivent à sa porte312 ; mais, lorsqu'ils arrivè
rentà sa porte, il réalisa alors quel était leur dessein. Et il n'avait pas sa
propre armée, sinon un petit nombre. Il ne pouvait pas leur résister. Aussi
le curopalate Asot' se réfugia-t-il dans une église. Ils le tuèrent à l'épée
sur l'autel et l'autel fut rougi de son sang, car c'est là qu'ils le tuèrent, tel
une brebis, sur les gradins de l'autel ; et son sang répandu se voit aujour-

311. Le Nigali, dans le K'iarjeti, correspond à la vallée inférieure du Tchorokh, au sud


du confluent de l'Imerxevi ; Hewsen, Geography, p. 210, n. 261.
312. Porte : k'ari, ce qui désigne souvent le palais, le lieu du pouvoir, c'est-à-dire sans
doute ici la tente du prince.
58 BERNADETTE MARTIN-HISARD

d'hui encore nettement313. Et quand son peuple, qui se trouvait à


Dolisq'ana314, apprit que leur seigneur Asot' avait été tué par les fils
d'Oroz-Morozi, ils quittèrent Dolisq'ana et poursuivirent les meurtriers
de leur seigneur. Ils les rejoignirent dans le savane du C'oroxi315 et ils les
tuèrent sauvagement jusqu'au dernier. Ils emportèrent le défunt curopa-
late Asot' et l'ensevelirent dans le tombeau de la forteresse d'Art'anuji,
en l'église des Saints- Apôtres. Le curopalate Asot' fut tué en l'an 6330
de la Création, chronikon 46 du 13e cycle316, le 26 du mois de janvier. Il
laissait trois fils : Adarnase l'aîné et Bagrat' le cadet, qui étaient tous les
deux (p. 378) avec lui quand il arriva dans le Savseti-K'larjeti ; le tro
isième, Guaram, naquit à son arrivée à Art'anujï. Après la mort de leur
père Asot', les Saracènes enlevèrent aux fils d'Asot' la région extérieure
qu'ils possédaient, car ils étaient mineurs.
La Chronique du Kartli, plus brève, développe de manière originale le
paragraphe 5 :
(1) Après la mort d' Adarnase, le Seigneur renforça la puissance royale du
curopalate Asot' ; il dominait le Kartli et ses confins. À cette époque en
effet Maslama avait pénétré en Grèce et en était revenu vaincu et couvert
de honte317.
(4) Alors le roi des Grecs concéda la curopalatie à Asot'. Les Saracènes
étaient vaincus et le curopalate Asot' se^ renforça. Il ne restait plus de
Saracène à Tbilisi sinon [Iahia] fils de Suab et Grigol était mtavar du
K'axeti.
(5) À ce moment le curopalate Asot' partit en campagne. Il était aidé par
Tevdos roi des Apxazes, fils du second Leon ; c'était le gendre du curo
palate Asot'318. Grigol vint du K'axeti et il était aidé par les
Montagnards, les C'anares319 et l'émir de Tbilisi. Asot' et Grigol se livrè
rentcombat sur le Ksani320. Ils mirent en fuite Grigol, mtavar du K'axeti,
s'emparèrent
d'Asot' s'étendit
de dula K'iarjeti
partie du jusqu'au
Kartli Ksani.
qu'il possédait et la domination
(6) Après cela l'Arabe Xalid arriva ; il soumit l'Arménie, le Kartli et le
Hereti ; et ils tuèrent le curopalate Asot' ... et les Saracènes dominèrent
de nouveau le Kartli321.
À travers ces textes et à la lumière de la grille chronologique préc
édemment proposée, on peut lire ainsi l'histoire d'Asot' :

313. On ne peut identifier l'église de la mort d'Asot'.


3 14. Dolisqana est sur la rivière d'Imerxevi.
315. Savane : lieu d'habitation, résidence, monastère (ce dernier sens ici peu vraisemb
lable); il s'agit peut-être du centre de la famille d'Oroz-Morozi qui pouvait se trouver
dans le qevi de Nigali.
316. Soit 826.
317. S'agissant du siège de Constantinople par Maslama en 716, la phrase n'a ici
aucun sens, mais il faut y voir une indication du point de départ pour l'auteur de la puis
sance réaffirmée de Constantinople.
318. Martin-Hisard, Constantinople, p. 459 et n. 678. La mort de Tevdos se situe
entre 825 et 836/837.
319. C'est-à-dire les Sanâriyya.
320. Voir p. 1 8 ; le Ksani est un affluent de la rive gauche du Kur, en amont de
Mcxeta.
321. Chronique du Kartli, p. 253.
SAINT GRIGOL DE XANCTA 59

(1) II a été l'éristav du Kartli, résidant à Tbilisi, dès la fin du 8e siècle ;


la mention de Bardav, c'est-à-dire Bardha'a, peut évoquer une participa
tion aux actions du gouverneur Yâzid, qui mourut précisément à
Bardha'a en 80 1322. Au témoignage des seules listes, il succéda à son
père Adarnase et la Chronique met en rapport la puissance d'Asot' et la
mort d' Adarnase323. Du côté byzantin, et bien que la victoire de 716 soit
désormais ancienne, les succès militaires des empereurs isauriens et leur
politique administrative ont, on le sait, consolidé les frontières avec le
monde arabe. Asot' est toutefois dit curopalate par la Chronique de
manière anticipée.
(2) On liera le renforcement des Saracènes et la traque d'Asot' à la
politique du gouverneur Khuzayma en 803, au soulèvement qui s'ensuiv
it et à la répression qui provoqua en 806 le départ des révoltés. Asot' a
pu être l'un des meneurs, peut-être avec le seigneur de régions plus
orientales appelé Grigol mtavar des K'axes et mentionné ultérieurement.
(3) La fuite se fit vers le territoire de l'Empire, à travers des régions
dont les textes déjà étudiés montrent que les Bagratides, et notamment
Adarnase, y avaient une bonne implantation. La victoire remportée en
Javaxeti sur une armée, peut-être commandée par Sa'd b. al-Haytham,
suffit à assurer la sécurité des fuyards. Comme on l'a déjà vu dans le cas
des révoltes arméniennes du 8e siècle, l'autorité réelle des Arabes allait
s 'amenuisant vers le sud-ouest.
(4) On n'insistera pas sur l'installation d'Asot', à partir de 806 ou un
peu plus tard, dans le Savseti et dans le K'iarjeti ; la restauration
d'Art'anuJi marque sans aucun doute un rapport de succession délibéré
ment établi avec l'ancienne royauté chosroïde ; mais, à la lecture des
textes, on est bien en droit de se demander si ces territoires ne sont pas
déjà considérés comme le début des territoires byzantins vers lesquels le
fuyard se dirigeait, comme le début de la mouvance byzantine, ainsi que
la collation du titre de curopalate à Asot' le concrétisa. On a déjà souli
gné l'existence d'un lien entre ces régions et la curopalatie dès le
6e siècle sous l'éristav chosroïde Guaram Ier. La domination d'Asot',
évoquée aussi par la Vie de Grigol324, fut construite progressivement,
dans un respect prudent de la domination des Arabes. C'est en effet
durant cette période qu'Ishâq aurait été pour la première fois émir de
Tiflïs, nanti d'une autorité avec laquelle Asot' composa manifestement,
comme il ressort de la Vie de Grigol325.
(5) La Vie et histoire des Bagratides insiste à peine sur la grande cam
pagne menée par Asot' contre les Arabes et qui assura son contrôle sur
une région extérieure au K'iarjeti. La Chronique du Kartli en fait au
contraire un événement majeur. Tout permet de penser qu'il s'agit là

322. Voir n. 283.


323. Comme ses frères, Adarnase fut peut-être un éristav «in partibus», passé
d'Apxazeti où il était réfugié dans le K'iarjeti.
324. Voir le texte cité p. 6.
325. Vie de Grigol, chap. 68 et 69.
60 BERNADETTE MARTIN-HISARD

d'un moment de l'histoire de Muhammad b. 'Attâb qui s'était imposé au


Kartli et apparemment à Tbilisi avec l'aide des Sanâriyya vers 824. Mais
la campagne d'Asot' illustre les rivalités pour la domination du Kartli
Intérieur, dont on a noté plus haut le morcellement326, à la faveur de la
faiblesse des gouverneurs.
(6) La mort d'Asot' intervient dans le cadre du rétablissement de l'au
torité du califat par le gouverneur Khalïd dont le gouvernement a dû
commencer dans l'année 211 et non pas 212327; il agit non seulement
dans les régions orientales du Kartli (et, avec les Sanâriyya vaincus des
sources arabes, il faut sûrement placer Grigol mtavar des K'axes), non
seulement à Tiflïs où furent installés [Iahia] puis Ishâq «pour la seconde
fois», mais partout où une puissance autonome avait pu se manifester,
comme celle d'Asot', «dont la domination s'était étendue du K'iarjeti
jusqu'au Ksani» ; telle est la «région extérieure» récupérée par les
Saracènes, à la faveur de la minorité des fils du défunt. C'est sur ces
bases territoriales que devaient se déployer ensuite les ambitions d' Ishâq.
La lamentation du moine Grigol sur la mort d'Asot' résume bien les
espoirs que son offensive militaire avait éveillés et le sentiment qui dut
naître vers 827 devant la puissance réaffirmée des musulmans :
Ô mon roi puissant et noble, forteresse des églises et rempart des chrét
iens, de quelle direction t'attendrai-je ?... Car tu étais le dominateur de
tous les peuples, toi qui as réduit des souverains par la guerre, admirable,
noble et pieux souverain. Et tu as ainsi péri maintenant de la part de gens
infâmes, impies et sans foi328.

Pour la première fois cependant et du point de vue de Constantinople,


un curopalate n'avait pas été simplement le porteur d'une dignité expri
mant à titre conservatoire les intérêts politiques de l'Empire et ses droits
potentiels sur le monde géorgien, mais, après une histoire cahotique,
commencée en 591 et qui mit en scène ponctuellement des personnages
de faible relief, un curopalate avait engagé réellement et victorieusement
son épée dans une guerre contre le monde musulman. La curopalatie qui
n'était pas chose nouvelle dans le monde géorgien prit donc un sens
concret et dynamique avec Asot' et elle devint l'apanage de sa famille et
d'abord de son fils, selon une procédure et avec une mission dont l'au
teur de la Vie de Grigol, riche des témoignages reçus, se fait l'écho émerv
eillé :
A cette époque, par la volonté de Dieu, par la volonté de ses frères et par
ordre du roi des Grecs, le curopalate Bagrat' reçut la curopalatie à la place
du curopalate Asot' son père... La royauté des trois frères souverains gran-

326. Voir plus haut, p. 43.


327. 211:13 avril 826- 1er avril 827. Voir n. 255.
328. Vie de Grigol, 1. 589-593.
SAINT GRIGOL DE X ANCTA 61

dit par la grâce du Christ, car, avec l'aide de Dieu, ils conquirent par leur
épée de nombreuses terres et ils chassèrent les fils d'Agar329.
Dieu, la famille bagratide et l'Empereur ligués contre la puissance
musulmane. À quoi il conviendrait d'ajouter les moines. Car il est cer
tain que les fondations monastiques nées de l'action et du rayonnement
de Grigol ne furent pas étrangères au renouveau économique du
K'iarjeti330, qui donna aux Bagratides les moyens d'une politique que
Constantinople allait désormais soutenir, à travers une lignée maintenant
continue de curopalates.

329. Vie de Grigol, 1. 885-887, 894-896.


330. B. Martin-Hisard, Du T'ao-K'lardzhti à l'Athos: moines géorgiens et réalités
sociopolitiques, ixe-xe siècles, Bedi Kartlisa 41, 1983, p. 34-46.
Altitudes
Localisation des noms géographiques
SAINT GRIGOL DE XANCTA 63

Sources et ouvrages cités en abrégé

I. Sources331

al-Balâdhurï : al-Balâdhurï, Le Livre de la conquête des pays, trad.


Canard, p. 547-565.
Chronique du Kartli : éd. S. Q'auxc'iSvili, Kartlis Cxovreba I (Vie du
Kartli I), Tbilisi 1955, p. 249-317.
Chronique du 10e siècle : éd. I. Abulaje, Sat'berdi k'rebuli X sauk'unisa
(Le recueil de Sat'berdi du 10e siècle), Tbilisi 1979, p. 320-327.
Conversion du Kartli : éd. MLHG I, p. 81-163.
Hewsen, Geography : Tlie Geography of Ananias of Sirak
(Asxarhac'oyc'). The Long and the Short Recensions, trad.
R. H. Hewsen, Wiesbaden 1992 (Beihefte zum Tübinger Atlas des
Vorderen Orients Reihe Β Nr 77).
Ibn al-Faqih : Ibn al-Faqih, Abrégé du Livre des Pays, trad. Canard,
p. 503-510.
AL-IsTAKHRï : AL-IsTAKHRï, Le Livre des routes et des royaumes, trad.
Canard, p. 513-518.
Lewond : Lewond, Histoire, éd. Κ. Εζεαν, Saint-Pétersbourg 1887.
al-Mas'OdI : al-Mas'Odî, Les Prairies d'Or, trad. Barbier de Meynard et
Pavet de Courteille, revue par C. Pellat, 3 vol., Paris 1962-1965-
1971.
MLHG : Jveli kartuli agiograpiuli lit' er at' uns jeglebi. I : v-x ss
(Monuments de la littérature hagiographique en géorgien ancien. I :
5e-10e s.), éd. I. Abulaje, Tbilisi 1963.
Passion d'Habo : éd. MLHG I, p. 46-81.
Pseudo-Sebëos : éd. G. V. Abgaryan, Erevan 1979.
al-Tabarï :
— al-Tabarï, L'Histoire des prophètes et des rois, trad. Canard, p. 581-
646'.
— The History of al-Tabarï, (Ta'rïkh al-rusul wa'-l muluk). An
Annotated Translation, (Bibliotheca Persica), 39 vol., 1980-2000.
Vie de Grigol : trad. Β. Martin-Hisard, Moines et monastères géorgiens
du 9e siècle : La Vie de saint Grigol de Xancta, REB 59, 2001, p. 22-
91.
Vie des rois kartvéliens : éd. S. Q'auxc'isvili, Kartlis Cxovreba I (Vie du
Kartli I), Tbilisi 1955, p. 1-248.
Vie et histoire des Bagratides: éd. S. Q'auxc'isvili, Kartlis Cxovreba
(Vie du Kartli), I, Tbilisi 1955, p. 327-386.

331. Pour les sources arabes, on a cité seulement les traductions utilisées.
64 BERNADETTE MARTIN-HISARD

al-Ya'qubï : al-Ya'qübI, Histoires, trad. Canard, p. 477-491.

II. Littérature

Artamonov : M. I. Artamonov, Istorija Xazar (Histoire des Khazars),


Leningrad 1962.
Brosset: Histoire de la Géorgie depuis l'antiquité jusqu'au XIXe siècle,
trad. M. Brosset, Ière Partie, Histoire ancienne jusqu'en 1469 de J.-C.
(traduction), Saint-Pétersbourg 1849.
Canard : J. Laurent, L'Arménie entre Byzance et l'Islam depuis la
conquête arabe jusqu'en 886, éd. mise à jour par M. Canard,
Lisbonne 1980.
Hewsen, Geography : R. Hewsen, The Geography of Ananias of Sirak.
The Long and the Short Recensions, Wiesbaden 1992 (Beihefte zum
TAVO, Reihe B Nr. 77).
Martin-Hisard,
— Constantinople : Ead., Constantinople et les archontes du monde cau
casien dans le De cerimoniis II, 48, TM 13, 2000, p. 359-530.
— Christianisme 1-2 : Ead., Christianisme et Église dans le monde géor
gien, 1, dans L. Pietri éd., Les Églises d'Orient et d'Occident (432-
610), Paris 1999 (Histoire du Christianisme 3), p. 1169-1239 ; 2, dans
G. Dagron, P. Riche, A. Vauchez éd., Évêques, moines et empereurs
(610-1054), Paris 1993 (Histoire du Christianisme 4), p. 549-603.
— Moines 1 : Ead., Moines et monastères géorgiens du 9e siècle : la Vie
de saint Grigol de Xancta. Première partie : Introduction et traduction,
REB 59, 2001, p. 5-95.
Ter-Ghewondjan : A. N. Ter-Ghewondjan, Armenija i Arabskij Xalifat
(L'Arménie et le califat arabe), Erevan 1977.
Toumanoff, Studies : C. Toumanoff, Studies in Christian Caucasian
History, Georgetown 1963.

Bernadette Martin-Hisard
Université de Paris I Sorbonne

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