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MURRAY N.

ROTHBARD : ÉCONOMIE,
SCIENCE ET LIBERTÉ

HANS-HERMANN HOPPE
Traduction par Stéphane Geyres et Daivy Merlijs
Originellement paru dans :
The Great Fiction, chapitre 19, M.N. Rothbard: Economics, Science, and
Liberty
Laissez Faire Books (2012)
MURRAY N. ROTHBARD : ÉCONOMIE,
SCIENCE ET LIBERTÉ
Murray N. Rothbard[1] (1926–1995) s’est vu occuper une position d'influence
unique dans la tradition intellectuelle de l'économie autrichienne par la
combinaison de trois raisons principales.
Tout d’abord, Rothbard est le représentant le plus récent du courant principal
de l’économie Autrichienne.[2] Comme dans d’autres traditions intellectuelles,
diverses branches interconnectées peuvent être identifiées au sein de l’école
Autrichienne d’économie. Rothbard est l’héritier de la principale branche
rationaliste de l’école Autrichienne, commençant par le fondateur de l’école,
Carl Menger, et continuant avec Eugen von Böhm-Bawerk et Ludwig Von
Mises. Comme Menger, Böhm-Bawerk et Mises, Rothbard est un rationaliste
revendiqué, critique de toutes les variantes du relativisme social : l'historicisme,
l'empirisme, le positivisme, le falsificationnisme et le scepticisme. Comme ses
prédécesseurs renommés, Rothbard défend l'idée que non seulement, les lois
économiques existent, mais plus spécifiquement, qu’elles sont des lois
« exactes » (Menger) ou « aprioristiques » (Mises). Contrairement aux
propositions des sciences naturelles (empiriques), qui doivent être
continuellement confrontées à des données sans cesse nouvelles, et qui ne
peuvent donc jamais atteindre plus qu’une validité hypothétique, les propositions
en économie traitent des relations nécessaires, non hypothétiques, et supposent
une validité apodictique. Selon les thèses Autrichiennes principales, toutes les
lois économiques peuvent être tirées par déduction de quelques faits
élémentaires portant sur la nature et l’homme (Menger), ou à partir d’un axiome
unique (Mises) (à savoir la proposition que « l’homme agit »[3] qu’on ne peut
contester sans se trouver pris dans une contradiction performative, et qui est
ainsi indiscutablement vraie), ainsi que quelques hypothèses empiriques
vérifiables empiriquement. Comme ses prédécesseurs, Rothbard considère qu’il
n’est ni nécessaire, ni même possible de tester des propositions économiques en
étudiant des données d’expériences. L’expérience peut illustrer la validité d’un
théorème économique, mais elle ne peut jamais la réfuter ou la mettre en défaut,
car sa validité repose, en définitive, entièrement sur la validité indiscutable de
l’axiome de l’action, et sur la validité (et la pratique correcte) des règles du
raisonnement déductif et de l’inférence logique. En effet, essayer de « tester
empiriquement » une loi économique manifeste une erreur de catégorie, et est
l’indice d’une confusion. De plus, à l'instar de Menger, Böhm-Bawerk et Mises
avant lui, Rothbard adhère rigoureusement à l'individualisme épistémologique et
méthodologique. Seuls les individus agissent ; par conséquent, tous les
phénomènes sociaux doivent être expliqués — reconstruits logiquement—
comme résultats d’actions individuelles intentionnelles. Toute explication
« holistique » ou « organiciste » doit être catégoriquement rejetée pour pseudo-
explication non scientifique. De même, chaque explication mécanistique d’un
phénomène social doit être rejetée comme étant non scientifique. Les humains
agissent dans des conditions d’incertitude. L’idée d’un mécanisme et d’un
équilibre social n’est utile que dans la mesure où elle nous permet de
comprendre ce que les actions ne sont pas, et à quel égard elles sont
fondamentalement différentes et catégoriquement distinctes des opérations des
machines et automates.
Ensuite, Rothbard est le contributeur systémique le plus récent et le plus
accompli de l’économie Autrichienne. Seuls les rationalistes connaissent un
désir constant de système et de complétude. Bien qu’ils aient beaucoup contribué
à ses fondations, ni Menger, ni Böhm-Bawerk n’ont réussi à réaliser ce
desideratum intellectuel ultime. Cet exploit n’a été accompli que par Mises, avec
la publication de son monumental Human Action.[4] « Enfin, », écrivait Rothbard
à propos de Human Action, « l’économie était complète à nouveau, et à nouveau
un édifice. Mais pas seulement : on avait là une structure de la théorie
économique dont un bon nombre de composants inédits furent apportés par le
professeur Mises lui-même. » Depuis, seul Rothbard a réalisé un exploit
similaire avec la publication de Man, Economy and State et son volume adjoint,
Power and Market.[5] Ouvrage calqué sur le magnum opus de Mises, en plus
détaillé et complet encore, ce que Rothbard déclara à propos de Mises et de
Human Action peut être dit de lui et de Man, Economy, and State. En fait, c’est
ce que fit une grande figure tel que Mises lui-même lorsqu’il publia sa revue du
livre dans New Individualist Review ; il salua le traité de Rothbard : comme une
contribution historique à la science générale de l’action humaine, à la
praxéologie, et à sa partie concrètement la plus importante et la plus élaborée à
ce jour, l’économie. Désormais, toutes les études essentielles dans ces domaines
de la connaissance devront tenir pleinement compte des théories et critiques
exposées par le Dr. Rothbard.[6]
Human Action de Mises et Man, Economy, and State de Rothbard sont
aujourd’hui les deux monuments et réalisations fondatrices de l’école
Autrichienne. Personne ne peut être considéré sérieusement aujourd'hui, que ce
soit en tant qu'étudiant en économie autrichienne ou en tant que critique, qui
n’aurait pas lu et étudié Human Action et Man, Economy, and State.
Troisièmement, Rothbard est l’économiste Autrichien le plus récent et le plus
méthodique politiquement. Tout comme le rationalisme implique le désir de
système et de complétude, il implique de ce fait un activisme politique. Pour les
rationalistes, les êtres humains sont par-dessus tout des animaux rationnels.
Leurs actions, et le cours de l’histoire humaine, sont déterminés par des idées
(plutôt que par des forces évolutionnaires aveugles d’évolution spontanée et de
sélection naturelle). Les idées peuvent être vraies ou fausses, mais seules les
idées vraies « fonctionnent » et aboutissent au succès et au progrès, tandis que
les idées fausses mènent à l’échec et au déclin. En tant qu’inventeur des idées
vraies et éradicateur des idées fausses, l’instruit [NdT autrefois, l’honnête
homme] assure un rôle crucial dans l’histoire de l’humanité. Le progrès humain
est le résultat de la découverte de la vérité et de la prolifération d’idées vraies —
les Lumières — et est donc entièrement entre les mains de l’instruit. La vérité est
intrinsèquement concrète et, en reconnaissant une idée comme vraie (ou fausse),
un instruit ne peut que vouloir qu'elle soit mise en œuvre (ou éradiquée)
immédiatement. Pour cette raison, en plus de poursuivre ses ambitions
académiques, Menger fut tuteur personnel du prince héritier autrichien Rudolf et
membre à vie de la Chambre des Lords autrichienne (Herrenhaus). Pour sa part,
Böhm-Bawerk fut trois fois ministre autrichien des finances et fut membre à vie
du Herrenhaus. De même, Mises fut l'éminent économiste en chef au niveau
national de la Chambre de commerce de Vienne et conseil de nombreuses
personnalités durant la première République d'Autriche, puis plus tard aux États-
Unis, auprès de l'Association nationale des industriels et de nombreuses autres
organisations. Seul Mises alla encore plus loin : tout comme il fut le premier
contributeur systémique à l’économie, il fut aussi le premier à donner à
l'activisme autrichien une forme systématique en associant l'économie
autrichienne à un projet politique radical-libéral-libertarien (tel que défini dans
son Liberalism de 1927). Seul Rothbard, qui lui aussi exerça de nombreuses
fonctions consultatives, et fut fondateur et directeur des études de plusieurs
organisations éducatives, a accompli chose comparable. Avançant
systématiquement au-delà même de Mises, Rothbard réussit — dans son Ethics
of Liberty[7] — à intégrer (via le concept de propriété privée) une économie
autrichienne sans jugement de valeur et une philosophie politique libertarienne
(une éthique) comme les deux branches complémentaires d'une grande théorie
sociale unifiée, créant ainsi un mouvement philosophique radical austro-
libertarien.
En matière d’économie théorique, Rothbard apporta deux avancées majeures
au-delà des normes fixées par Human Action de Mises. Premièrement, Rothbard
donna une clarification systématique de la théorie de l’utilité marginale, puis
proposa une nouvelle reconstruction de l’économie sociale, ainsi qu’une théorie
économique de l'État, totalement absente du système de Mises.
S'appuyant sur une lecture strictement ordinaliste de l'utilité marginale
énoncée par Mises dès 1912 dans sa Theory of Money and Credit,[8] Rothbard
expliqua que le mot « marginal » dans « utilité marginale » ne faisait pas
référence aux incréments d'utilité (ce qui impliquerait de la mesurabilité), mais
plutôt à l’utilité des incréments en [NdT quantités de] biens (et n’a donc rien à
voir avec la mesurabilité). Le bien auquel l’utilité est attachée, ainsi que les
incréments de sa quantité, peuvent être décrits en termes physiques. Le bien et
ses incréments s’étendent dans l’espace, et peuvent donc être mesurés et comptés
comme des additions quantitatives unitaires. À l'opposé, l'utilité attachée à un
bien physique et à ses incréments physiques unitaires est une grandeur purement
perceptive. Elle ne s’étend pas dans l’espace, et est donc incommensurable et
indescriptible par comptage unitaire selon les règles arithmétiques. Toutes les
tentatives de construire une mesure cardinale d'utilité sont vaines. En tant que
grandeur perceptive, l’utilité ne peut être traitée que de façon ordinale ; c’est-à-
dire qu’en tant qu’ordre de classement sur une échelle de préférence individuelle
unidimensionnelle (et tout phénomène économique, en particulier le calcul
monétaire et la comptabilité analytique « objective », doit en définitive être
réductible et expliqué comme le simple résultat de jugements ordinaux
individuels classés par rangs). Hormis leur placement sur des échelles de
préférences individuelles unidimensionnelles, il n’existe pas de relation
quantitative entre différents biens ni entre différentes quantités du même bien.
En particulier, aucune utilité totale — conçue comme l’addition ou l’intégration
d’utilités marginales — n’existe. L’utilité « totale » est plutôt l’utilité marginale
d’une quantité plus grande d’un bien, et comme Rothbard l’expliqua : il y a ainsi
deux lois d’utilité découlant toutes deux des conditions apodictiques de l’action
humaine : une : selon la taille d’une unité d’un bien, l’utilité (marginale) de
chaque unité décroît à mesure que l’offre en unités augmente ; et deux : l'utilité
(marginale) d'une unité de taille plus grande est supérieure à l'utilité (marginale)
d'une unité plus petite. La première est la loi de l'utilité marginale décroissante.
La seconde a été appelée la loi de l'utilité totale croissante. La relation entre les
deux lois et entre les éléments considérés dans chacune tient purement au rang,
autrement dit ordinale.[9]
Ainsi, Rothbard illustra graphiquement la relation comme suit :[10]
Rangs par valeur
3 œufs
2 œufs
1 œuf
Un 2ème œuf
Un 3ème œuf

Plus le classement sur cette échelle de valeur individuelle pour les œufs est
élevée, plus la valeur est élevée. En vertu de la deuxième loi, 3 œufs ont plus de
valeur que 2, et 2 œufs plus qu’un seul. Selon la première loi, le deuxième œuf
sera classé en dessous du premier sur l’échelle des valeurs et le troisième en
dessous du deuxième. Aucune relation mathématique n'existe, par exemple, entre
l'utilité marginale de 3 œufs et l'utilité marginale du 3e œuf, sauf que la première
est plus grande que la seconde.
Comme Lionel Robbins, influencé par Wicksteed et Mises, l’avait apporté à
la pensée économique dominante, du caractère ordinal de l’utilité, on tire
logiquement que toute comparaison interpersonnelle et intrapersonnelle de
l’utilité doit être considérée comme impossible (non scientifique) et, par
conséquent, toute proposition pour bien-être social impliquant une comparaison
de ce type est arbitraire.[11] Tandis que la théorie économique sociale
traditionnelle était complètement bouleversée par la pleine prise de conscience
de cette conclusion, Rothbard apporta une reconstruction radicalement nouvelle
et strictement ordinaliste de la théorie économique sociale, fondée sur les
concepts entrelacés de propriété individuelle et de préférence démontrée.[12]
La propriété de soi signifie simplement ceci : chaque individu est propriétaire
de (a le contrôle de) son propre corps physique d’être humain. « La nature de
l’Homme », expliqua Rothbard, « est une fusion de ”l’esprit” et de la
matière. »[13] Chaque corps humain vivant est approprié et contrôlé par un seul
esprit et une volonté conscients indépendants (autonomes) : un « moi » ou un
ego. En conséquence, tant qu’il est en vie, nous nous référons à un corps humain
en tant que persona (plutôt qu’un corpus). (La théorie économique sociale
traditionnelle accepte également le concept de propriété de soi, même si
qu’implicitement, grâce au fait qu’elle évoque des « maximiseurs » d’utilité
individuels distincts.) Le concept de préférence démontrée est impliqué par celui
de propriété de soi. Cela signifie simplement « que le fait du choix révèle ou
démontre les préférences d’un homme : c'est-à-dire que ses préférences se
déduisent de ce qu'il a choisi par action. »[14] Toute action comporte l’utilisation
intentionnelle par un homme de son corps physique, ce qui montre qu’il estime
ce corps comme un bien. De plus, en l’utilisant d’une manière plutôt que d’une
autre, il démontre simultanément à chaque action ce qu’il considère comme
l’utilisation la plus précieuse de ce bien au moment de l’action. Conformément
au caractère ordinal de l’utilité, les actions ne révèlent que le fait existentiel des
ordres de préférence et des rangs. Ils ne révèlent rien sur les « différences » ou
les « distances » entre les rangs, ni sur « l’intensité » des préférences, ni ne
démontrent jamais une « indifférence ». En effet, « différences » de rang comme
« indifférence » (ou (in)égalité de valeur) présupposent une utilité cardinale.
En s’appuyant sur les concepts de propriété de soi et de préférence
démontrée, et conformément aux critères de Pareto concernant la possibilité de
déclarations sociales ordinalistes significatives, Rothbard déduisit l’ensemble
des propositions suivantes : si un homme utilise (« travail ») son corps pour
étendre son contrôle (s’approprier) à des ressources fournies par la nature
(« terres » non possédées), comme il le doit ne serait-ce que pour tenir debout,
cette action démontre que ces ressources sont également des biens pour lui. Par
conséquent, il doit donc avoir gagné en utilité en se les appropriant. En même
temps, son action ne vient appauvrir personne d’autre, car en s’appropriant des
ressources précédemment non appropriées, rien n’est dérobé à autrui. De plus,
d’autres auraient pu s’approprier ces ressources s’ils les avaient estimées de
valeur. Cependant, ils ne l’ont manifestement pas fait. En effet, leur échec [NdT
ils pouvaient le faire mais ne l’ont pas fait] à se les approprier démontre leur
préférence à ne pas se les approprier. On ne peut donc pas dire qu’elles ont
perdu toute utilité suite à l’appropriation par un autre. Partant comme base des
actions d’appropriation initiales, toute action ultérieure, qu’elle soit de
production ou de consommation, est également supérieure au sens de Pareto
pour des raisons de préférence démontrée, à la seule condition qu’elle n’affecte
pas l’intégrité physique des ressources appropriées ou produites, avec des
moyens appropriés, par d’autres. Le producteur-consommateur s'en porte mieux,
tandis que tous les autres conservent le contrôle de la même quantité de biens
qu'auparavant. En conséquence, personne ne peut être considéré y avoir perdu.
Enfin, tout échange volontaire de biens selon ce principe est également une
modification “Pareto-supérieure”, car un échange ne peut avoir lieu que si les
deux parties espèrent chacune en bénéficier, alors que le stock de biens contrôlé
par action (propriété) par d'autres reste inchangé.
Sur la base de ces propositions, Rothbard développa une toute nouvelle
théorie autrichienne de l’État. Alors que chaque acte d'appropriation initiale, de
production-consommation et d'échange (le marché libre) améliore toujours et
nécessairement l'utilité sociale, aucun acte d'expropriation (le prélèvement
unilatéral non consenti de biens à leur propriétaire et producteur-consommateur
initial) ne peut jamais le faire. Cela est évidemment vrai pour tous les actes
généralement considérés comme criminels, tels que l'agression physique,
l’intrusion, le braquage, le vol et la fraude. Alors que le criminel contrôle une
plus grande quantité de biens et est de ce fait mieux loti, inversement sa victime
contrôle une quantité moindre de biens et se retrouve plus défavorisée ; par
conséquent, aucun acte criminel ne remplit les critères de Pareto et on ne peut
jamais prétendre qu'il augmente l'utilité sociale. Alors que les actes criminels
sont généralement considérés comme illégaux et que l'homme est en droit de
s’en défendre, la même conclusion concernant l'utilité est valable pour tous les
actes d'agents de l’administration : « aucun acte de l’administration, quel qu'il
soit, ne peut accroître l'utilité sociale. »[15] Pourtant, ils sont considérés comme
légaux et il n’est pas permis de s’en défendre.
La conclusion de Rothbard, rejetant l'institution « administration » pour des
raisons socio-économiques, est basée sur la définition conventionnelle et non
controversée de l'État : [...] comme l’organisation qui présente une ou deux des
caractéristiques suivantes (en réalité, presque toujours les deux) : a) elle acquiert
ses revenus par la contrainte physique (imposition) ; et b) elle établit et maintient
un monopole obligatoire de la force et du pouvoir de décision absolu sur un
territoire donné.[16]
S’agissant de la première, il est évident que les agents de l’administration
bénéficient des actes de taxation ; sinon, ils s’abstiendraient de taxer. De manière
tout aussi évidente, les individus imposés — les appropriants initiaux (les
producteurs des biens taxés) — ne peuvent être considérés comme bénéficiaires
de tels actes ; sinon, ils paieraient volontairement la même quantité de biens et
aucune contrainte ne serait nécessaire.
De même, il est évident que les agents de l’administration gagnent en utilité
en établissant un monopole territorial sur le pouvoir de décision absolu (la
juridiction). De ce fait, plus important encore, déterminer si les impôts sont
justifiés ou non devient discutable et est tranché dès le départ en faveur de
l’administration. Cependant, tout aussi clairement, tout sujet soumis au pouvoir
de décision absolu de l’administration se trouve de fait plus défavorisé. En vertu
de ses actes d'appropriation et de production initiaux, un homme démontre sa
préférence à exercer un contrôle exclusif (juridiction) sur les biens et produits
qu’il a acquis. À moins qu'il ne les abandonne, les vende ou les cède
volontairement à quelqu'un d'autre (dans ce cas, cette personne démontrerait sa
préférence d’en obtenir le contrôle exclusif), il n’est pas possible de dire qu’il a
changé cette appréciation. Si contrairement à la préférence démontrée de
l’homme à ne pas renoncer à ses biens et produits acquis en propre, l’État
obtient un monopole territorial sur le pouvoir de décision absolu (juridiction),
cela n’est possible que suite à un acte d’expropriation. Si l’administration est le
décisionnaire absolu, alors par suite, pas le moindre homme n'a le contrôle
exclusif sur ses propres biens acquis et produits. En effet, l’État s’est proclamé
propriétaire de tous les biens acquis et produits par « ses » résidents, et les a
réduits au rang de locataires. Alors que le champ de contrôle de l’administration
s'élargit, celui de chaque propriétaire privé sur ses appropriations et produits
propres, ainsi que leur valeur, est inversement réduit. Plus important encore, en
tant que locataire, personne ne peut empêcher l’administration d’accéder à ses
biens acquis et produits de manière privée ; c'est-à-dire que tout le monde se
retrouve sans moyen de défense physique face à une éventuelle intervention ou
invasion par l’administration.
En conséquence, concluait Rothbard, si toutes les actions de l’administration
reposent sur l'expropriation et qu’aucune expropriation ne peut prétendre
améliorer l'utilité sociale, alors la théorie économique sociale doit appeler à
l'abolition de l'État. Des dizaines de philosophes politiques et d'économistes,
allant de Thomas Hobbes à James Buchanan, ainsi que l'économie moderne dite
du choix public, ont tenté d’esquiver cette conclusion en décrivant l'État comme
le produit de contrats et, par conséquent, comme une institution volontaire
d’amélioration du bien social. Face à de telles tentatives, Rothbard s’accordait
avec Joseph Schumpeter pour dire que « la théorie considérant les taxes comme
analogues aux cotisations de club ou à l'achat de services (par exemple, à un
médecin), ne fait que montrer à quel point cette partie des sciences sociales est
éloignée des modes de pensée scientifiques. »[17] De Hobbes à Buchanan, les
étatistes ont tenté de dépasser la contradiction apparente de l'idée d'un État
« volontaire » doté d'un monopole judiciaire obligatoire et du pouvoir de taxer
par le biais de la pirouette intellectuelle d’accords, de contrats, ou de
constitutions « implicites » ou « conceptuels ». Rothbard expliqua que toutes ces
tentatives souvent tortueuses ne conduisent finalement qu’à la même conclusion
inéluctable : des contrats « implicites » et « conceptuels » sont l’exact opposé de
contrats, c-à-d. qu’ils n’en sont pas. Dès lors, il est impossible de déduire une
justification socio-économique de l’État. D’expérience, aucune personne ne
saurait accepter de céder définitivement la juridiction sur sa personne et sa
propriété privée à une autre, à moins d’avoir vendu ou sinon cédé tous ses biens
actuels et s’être suicidée ensuite. De même, d’expérience, aucune personne
vivante ne saurait conclure un contrat permettant à une autre — son protecteur
— de décider pour toujours et unilatéralement, sans le consentement permanent
du protégé, le montant que celui-ci doit payer pour sa protection.
En particulier, Rothbard balaya l’idée d’un État protecteur « limité » comme
étant auto-contradictoire et incompatible avec la promotion d’une utilité sociale.
Une administration limitée a toujours la tendance inhérente à devenir une
administration illimitée (totalitaire). Selon le principe bureaucratique —
monopole judiciaire et pouvoir de taxer — toute notion de restriction du pouvoir
de l'administration, et ainsi protéger vie et propriété des individus, est illusoire.
Sous des conditions monopolistiques, le prix de la justice et de la protection
augmentera et la qualité de la justice et de la protection diminuera. Une agence
de protection financée par les impôts est une contradiction en soi — un
protecteur de propriété expropriant la propriété — et conduira à plus de taxes et
moins de protection. Même si une administration limitait ses activités
exclusivement à la protection des droits de propriété préexistants, la question
venant ensuite concernerait le niveau de sécurité à produire. Motivé (comme
quiconque) par l’intérêt personnel et la désutilité du travail, mais avec la taxation
comme pouvoir unique, la réponse d’un agent de l’administration sera toujours
la même : maximiser les dépenses de protection — et pratiquement toute la
richesse nationale peut être engloutie dans les coûts de protection — et en même
temps minimiser la production de protection. En outre, un monopole judiciaire
mènera à une détérioration de la qualité de la justice et de la protection. Si l’on
ne peut que faire appel à l’administration pour obtenir justice, la justice et la
protection seront perverties à l'avantage de l'administration, malgré les
constitutions et les cours suprêmes. Les constitutions et les cours suprêmes sont
des constitutions et des cours de l’administration, et quelles que soient les limites
qu’elles pourraient disposer envers l’action de l’administration, elles restent
déterminées par des agents de cette même institution. De manière prévisible, la
définition de la propriété et de la protection sera altérée et l’étendue de la
juridiction élargie, à l’avantage de l’administration.
Au contraire, en accord avec le « jugement éthique » que « même les
économistes wertfrei[18] les plus rigoureux ont eu la volonté de s’accorder [...]
(de se sentir) libre de recommander tout changement ou processus qui améliore
l’utilité sociale sous la Règle de l’Unanimité, »[19] Rothbard est parvenu à la
même conclusion que l’économiste franco-belge Gustave de Molinari avant lui ;
la défense, la protection et les services judiciaires : [...] devraient donc être
fournis par des personnes ou des entreprises qui (a) ont gagné leurs revenus de
plein gré plutôt que par la coercition, et (b) ne peuvent — contrairement à l'État
— s’arroger un monopole obligatoire de protection judiciaire ou policière. [...]
Les entreprises de défense devraient être aussi librement concurrentielles et non
coercitives envers les non-envahisseurs que le sont tous les autres fournisseurs
de biens et services du marché libre. Les services de défense, comme tous les
autres services, seraient commercialisés, et uniquement commercialisés[20].
Tout possesseur de propriété privée pourrait profiter des avantages de la
division du travail, et chercher une meilleure protection de sa propriété que celle
issue de l’auto-défense, via la coopération avec d’autres propriétaires et leur
propriété. Ainsi, chacun pourrait acheter, vendre ou sinon conclure un contrat
avec quiconque concernant des services protecteurs et judiciaires, et chacun
pourrait à tout moment mettre unilatéralement fin à une telle coopération avec
d’autres, et revenir à l’auto-défense ou changer ses affiliations protectives.
L’autre avancée majeure de Rothbard fut la théorie du monopole et de la
concurrence. Ici aussi, Rothbard fit appel à la tradition française d’économie du
laissez-faire radical de Jean-Baptiste Say et ses successeurs (dont Molinari
faisait partie). La doctrine positive de Rothbard de la concurrence et du
monopole est claire et simple (comme une théorie devrait l’être). La concurrence
est définie comme conduite dans le cadre des règles déjà décrites d’action
Pareto-supérieure : appropriation initiale, production-consommation ainsi
qu’échange et contrat volontaires. Plus spécifiquement, appliquée à l’action
entrepreneuriale, la concurrence désigne l’existence d’un « accès libre » sans
restriction. Chaque individu est libre d’employer sa propre propriété comme bon
lui semble, et de se lancer dans n’importe quelle production jugée rentable. Tant
que la condition d’accès libre est remplie, concluait Rothbard, tous les prix et les
coûts de production des produits tendent à être minimaux. En revanche,
monopole et concurrence monopolistique sont définis par l’absence d’accès
libre, c’est-à-dire par la présence de privilège exclusif. L'État, définit comme
monopole territorial obligatoire de la juridiction et de la protection, est donc le
prototype du monopole. Il est interdit à tout individu — excepté les agents de
l'État — d’utiliser sa propriété pour la production d’auto-défense et de justice, et
donc de concurrencer l'État. Tous les autres monopoles se fondent in fine sur ce
monopole d'État de juridiction (législation et régulation) originel comme source
ultime. Tout autre monopole passe par « l’octroi d’un privilège spécial par l'État,
réservant un certain secteur de production à un individu particulier ou un
groupe. »[21] L’accès au secteur est légalement interdit aux autres producteurs
réels ou potentiels, et cette interdiction est appliquée par la police de l'État. Tant
que l’accès libre est restreint ou absent, concluait Rothbard, que ce soit pour la
production de la justice ou de la sécurité, ou pour celle de tout autre bien ou
service, les prix des produits et les coûts de production seront plus élevés que
sinon, c’est-à-dire trop élevés. (Ainsi, pour Rothbard, l’idée d’une politique anti-
monopole ou anti-trust était une contradictio in adjecto. La concurrence
nécessitait au contraire l’abolition du monopole de juridiction territorial de
l'État.) De plus, Rothbard réfuta toute théorie alternative comme vide de sens,
non applicable ou fausse. Il est vide de sens, par exemple, de définir un
monopoleur comme quelqu’un qui a le contrôle sur son prix (un « chercheur de
prix »). Chaque homme d’affaires a un contrôle complet sur son prix (et aucun
contrôle du tout sur la quantité achetée à ce prix par les consommateurs). Par
conséquent, selon cette définition, il n’existerait personne qui ne soit pas un
monopoleur. De même, il est vide de sens de définir un monopoleur comme « le
seul vendeur d’un bien donné », car, objectivement, tout vendeur de tout produit
est toujours l’unique vendeur de son produit unique (marque). Ainsi, M.
Toutlemonde est un monopoleur en ayant 100 % de part du marché de son
propre produit. Cependant, cette circonstance n’affecte en rien le fait que chaque
entrepreneur doit concurrencer à tout moment tous les autres entrepreneurs pour
obtenir la dépense des consommateurs, indépendamment du caractère unique ou
différent de son produit. En revanche, au sens subjectif, aucun vendeur de quoi
que ce soit ne peut définitivement s’établir comme monopoleur. Selon cette
interprétation, le terme « un bien donné » signifie : « un bien tel que défini par
les consommateurs ». Ainsi, déterminer ou non si le vendeur d’un produit en est
l’unique vendeur, ou de combien est sa part de marché, dépend de la définition
qu’ont les consommateurs de ce bien ; c’est-à-dire de la façon dont ils classifient
des objets physiques particuliers en divers groupes de biens homogènes. Non
seulement de telles classifications changent continuellement, mais différents
consommateurs peuvent classer les mêmes objets physiques de façons
différentes. Par conséquent, en ce sens, le terme « monopoleur » devient
pratiquement inutile et inexploitable, et toute tentative de mesurer la part de
marché d’un produit doit être considérée futile.
Enfin, la théorie de Mises sur le prix de monopole n’est pas défendable.
Mises avait soutenu que : le monopole est un prérequis pour l’émergence de prix
de monopole, mais il n’est pas le seul. Une condition supplémentaire est requise,
à savoir une certaine forme de courbe de demande. La simple existence d’un
monopole ne signifie rien à cet égard. [...]. Tout prix auquel un monopoleur vend
un produit monopolisé n’est pas un prix de monopole. Les prix de monopole ne
sont que les prix auxquels il est plus avantageux pour le monopoleur de limiter le
montant total à vendre plutôt que d’augmenter ses ventes à la limite permise par
un marché concurrentiel.[22]
Comme Rothbard l'expliqua, cet argument est fallacieux. Tout d’abord, il
convient de noter que toute action restrictive doit, par définition, avoir un aspect
expansionniste réciproque. Les facteurs de production, libérés de l’emploi par le
monopoleur dans une certaine chaîne de production A, ne vont pas tout
simplement disparaître. Au contraire, ils doivent être utilisés autrement : soit
pour la production d’un autre bien d’échange B, soit pour une expansion de la
production de biens de consommation de loisir pour leur propriétaire. Ainsi,
même si les prix de monopole existaient, il n’y aurait aucune conséquence
négative sur le bien-être social. De l’acte du monopoleur de ne pas vendre, on
déduit que celui-ci doit croire qu’il est mieux pour lui de garder que de vendre
ses biens, et personne d’autre n’est défavorisé du fait de son acte (parce que tous
les autres contrôlent toujours autant de biens qu’auparavant). En conséquence, la
théorie de Mises sur le prix de monopole et la forme de la courbe de demande se
présentant à un monopoleur, ne peut être distinguée, opérationnellement ou
conceptuellement, de toute autre courbe de prix et de demande à laquelle tout
autre vendeur est confronté.
La production, expliqua Rothbard, précède la vente des produits finaux, et les
coûts de production doivent être engagés avant que les consommateurs puissent
démontrer leur préférence pour ces produits. Par conséquent, cela n’a pas de
sens, par exemple, de définir un prix de monopole comme étant un prix
supérieur au coût marginal (ou comme revenu marginal supérieur au coût
marginal) parce que les courbes de coûts d’une part, et celles de la demande et
des revenus de l’autre, n’existent pas simultanéments.
Les seules courbes qui coexistent avec les courbes de coûts sont les courbes
de demande et de revenus futurs, estimées de manière entrepreneuriale.
Cependant, en décidant de la quantité de biens à produire, chaque producteur
fixera toujours sa production de manière à maximiser ses gains monétaires
anticipés, ceteris paribus [NdT : c.-à-d. toutes choses supposées égales par
ailleurs]. Autrement dit, dans les calculs monétaires conduisant à sa décision de
production, le prix estimé et le revenu marginal ne sont jamais égaux au coût
marginal. Personne ne produira quoi que ce soit s’il ne s’attend pas à ce que son
prix dépasse son coût ; et personne ne développera sa production sauf à
s’attendre à ce que le revenu marginal soit supérieur au coût marginal. Ainsi,
chaque entrepreneur suppose dans ses calculs qu’il fera face, dans le futur, à une
courbe de demande descendante avec des portions élastiques et inélastiques. De
même, au moment ultérieur d’une vente où tous les coûts ont été engagés par le
producteur et que la seule demande pertinente est celle de consommateurs pour
les stocks existants de biens produits, chaque entrepreneur supposera une courbe
de demande descendante. En d’autres termes, tout entrepreneur fixera son prix à
un niveau tel que tout prix supérieur à celui qu’il aura choisi rencontrera une
demande élastique, ce qui conduira ainsi à une baisse des revenus de vente.
Si le prix de vente réellement choisi coïncide avec l’estimation initiale, et si
le marché se fait à ce prix, la prévision entrepreneuriale a été correcte. D’un
autre côté, la demande réelle peut différer de la projection initiale, et l’un ou
l’autre type d'erreur de prévision entrepreneuriale peut [NdT : ainsi] être révélé.
À son point de vente, l’entrepreneur peut en venir à conclure qu’il a produit par
erreur soit « trop peu » soit « beaucoup trop ». Dans le premier cas, la demande
réelle (prix et gain) est supérieure aux prévisions, pourtant les profits auraient pu
être meilleurs si la production avait pu être encore accrue. L’entrepreneur avait
initialement estimé que la demande au-delà d’un point de production spécifique
serait inélastique (de sorte qu’une production plus importante entraînerait une
baisse du revenu total), alors que désormais elle se révèle élastique au-delà de ce
point. Dans le second cas, la demande réelle (prix et gain) est inférieure aux
prévisions. Des pertes auraient pu être évitées si moins avait été produit.
L’entrepreneur avait estimé la demande au-delà d’un certain point comme
élastique, de sorte qu’une plus grande quantité pouvait être vendue pour un
revenu total plus élevé, alors que maintenant elle se révèle inélastique.
Dans tous les cas, que sa prévision initiale fût correcte ou pas, tout
entrepreneur doit ensuite prendre une nouvelle décision de production. En
supposant qu’il considère son expérience passée (demande actuelle) comme
indicatrice de son expérience future (demande), trois décisions possibles
s’offrent à lui. Les entrepreneurs dont les prévisions initiales étaient correctes
produiront la même quantité qu’avant. Les entrepreneurs ayant initialement
produit « trop peu » produiront désormais une plus grande quantité, et les
entrepreneurs ayant précédemment produit « beaucoup trop » réduiront leurs
ventes et leur production future. Comment, demanda Rothbard, peut-on
distinguer cette dernière réponse entrepreneuriale à une surproduction antérieure
de la prétendue situation de « prix de monopole » de Mises ? Il répondit qu’en
réalité on ne le pouvait pas.
Le prix le plus élevé à tirer d’une telle réduction est-il nécessairement un « prix
de monopole » ? Pourquoi ne pourrait-on pas aussi bien passer d'un prix sous-
compétitif à un prix compétitif ? Dans le monde réel, une courbe de demande
n’est pas simplement « donnée » à un producteur, mais elle doit être estimée et
découverte. Si un producteur a trop produit au cours d’une période et, afin de
gagner plus, a produit moins sur la période suivante, c’est tout ce qui peut être
dit de l’action [...] Ainsi, nous ne pouvons pas utiliser « la restriction de la
production » comme critère pour distinguer un prix de monopole et d’un prix
compétitif. Le passage d’un prix sous-compétitif à un prix compétitif implique
également une « restriction » de la production de ce bien, associée, bien entendu,
à une expansion d’autres lignes de production grâce aux facteurs libérés. Il n’y a
absolument aucun moyen de distinguer une telle « restriction » et une expansion
corollaire de la prétendue situation de « prix de monopole » [...] Mais si un
concept n’a en réalité pas de fondement solide dans la réalité, alors il est illusoire
et vide de sens, et sans intérêt. Sur le marché libre, il n’est pas possible de
distinguer un « prix de monopole » d’un « prix compétitif » ou d’un « prix sous-
compétitif », ou de distinguer des passages de l’un à l’autre. Aucun critère ne
peut être identifié pour faire de telles distinctions. Le concept prix de monopole
distinguée d’un prix compétitif est ainsi indéfendable. On ne peut uniquement
parler de prix de libre marché.[23]

Outre ces innovations majeures, Rothbard contribua à de nombreux


éclairages théoriques nouveaux. Deux exemples devront suffire ici. Le premier :
Rothbard utilisa l’argument de Mises bien connu sur l’impossibilité du calcul
économique (comptabilité des coûts) en régime socialiste afin de démontrer,
encore plus généralement, l'impossibilité d’un grand cartel seul sur le marché
libre.[24]
[L]e marché libre imposa des limites précises à la taille de l’entreprise, c.-à-d.
aux limites de la calculabilité sur le marché. Pour pouvoir calculer les profits et
pertes de chaque branche, une entreprise doit pouvoir se tourner vers les marchés
externes pour ses activités internes, pour chacun des divers facteurs et produits
intermédiaires. Lorsqu’un quelconque de ces marchés externe disparaît, parce
que tous sont absorbés comme satellite d’une seule firme, la calculabilité
disparaît, et la firme n’a plus aucun moyen de rationnellement affecter des
facteurs à ce domaine spécifique. Plus ces limites seront ancrées, plus la sphère
d’irrationalité sera grande et plus il sera difficile d’éviter des pertes. Un grand
cartel ne pourrait pas du tout allouer rationnellement les biens issus des
producteurs et ne pourrait donc pas éviter de lourdes pertes. En conséquence, le
cartel ne pourrait jamais être réellement établi, et si tenté, il s’effondrerait
rapidement.[25]

Le second exemple, également inspiré par Mises, provient du domaine de la


théorie monétaire. Mises, motivé à la suite des travaux de Menger, avait
démontré que la monnaie en tant que moyen d’échange doit émerger comme
monnaie marchande (tel l’or). Rothbard compléta la théorie de Mises sur
l’origine de la monnaie — son célèbre « théorème de régression » — par une
théorie de la destruction ou du dévoiement de la monnaie par le politique, ou ce
qu’on pourrait appeler un « théorème de progression ». Il démontra, le plus
succinctement dans What Has Government Done to Our Money?,[26] la séquence
d’actions praxéologiquement nécessaires prises par le politique afin d’atteindre
— comme son but ultime — la contrefaçon de monnaie en pleine autonomie.
Ayant la nécessité de débuter avec une monnaie matérielle issue du marché, telle
que l’or, le politique va d’abord en monopoliser la frappe ; ensuite, il
monopolisera l’émission de substituts monétaires (titres de monnaie, des billets
de banques remboursables) ; par la suite, il se lancera dans la banque à réserve
fractionnaire et émettra des substituts monétaires excédant la monnaie réelle ; et
enfin, comme résultat inévitable de la crise bancaire (panique bancaire)
provoquée par la banque à réserve fractionnaire, il suspendra la possibilité de
remboursement de ses billets, coupera tout lien entre papier (titre) et monnaie
(or), confisquera toute la monnaie privée et instituera une monnaie purement
fiduciaire.
Néanmoins, les réussites de Rothbard vont bien au-delà de ses innovations en
théorie économique. Elles vont bien au-delà même de sa réussite à intégrer ces
innovations en un vaste système, complet et unifié d'économie autrichienne.
Bien qu'économiste par profession, le travail de Rothbard embrasse aussi la
philosophie politique (l’éthique) et l’histoire. Contrairement à Mises l'utilitariste,
qui nia la possibilité d'une éthique rationnelle, Rothbard reconnu le besoin d'un
système éthique en complément d’une théorie économique libre de jugements de
valeur afin de rendre la thèse du marché libre véritablement étanche [NdT aux
critiques]. S’appuyant sur la théorie des droits naturels, en particulier sur les
travaux de John Locke, et sur la véritable tradition américaine de pensée
anarchiste de Lysander Spooner et Benjamin Tucker, Rothbard développa un
système d’éthique basé sur les principes de propriété de soi et d’appropriation
initiale de ressources naturelles non-possédées par le biais du homesteading.
Toute autre proposition, démontra-t-il, soit ne constitue pas un système éthique
applicable à toute personne en tant qu’être humain, soit n’est pas viable, car
littéralement la mort s’ensuivrait alors qu’elle nécessite un acteur qui survive, et
conduit donc à des contradictions performatives. Le premier cas correspond à
toutes les propositions qui impliquent d’accorder à A d’avoir propriété sur B et
ses ressources appropriées, mais sans donner à B le même droit envers A. Le
second correspond à toutes les propositions prônant la copropriété universelle
(commune) de tous et de tout par chacun, car alors personne ne serait autorisé à
faire quoi que ce soit avec quoi que ce soit sans avoir le consentement préalable
de tous les autres pour faire quoi qu’il veuille faire. Et comment quelqu’un
pourrait-il consentir à quoi que ce soit s’il n’était pas propriétaire exclusif (privé)
de son corps ? Dans The Ethics of Liberty, son second magnum opus, Rothbard
déduisit tout le corpus de la loi libérale-libertarienne — du droit des contrats
jusqu’à la théorie de la sanction — à partir de ces premiers principes
axiomatiques ; et dans For A New Liberty,[27] il appliqua son système éthique
pour un diagnostic de notre époque et la proposition, ainsi que l’analyse
économique, des réformes politiques nécessaires pour réaliser une société où
vivre ensemble libre et prospère.
En outre, bien que théoricien avant tout, Rothbard était aussi un historien
accompli, et ses écrits contiennent une masse d’informations empiriques
rarement égalée par tout autre empiriste ou historiciste. En fait, c’est la
reconnaissance par Rothbard de l’économie et de la philosophie politique
(éthique) comme théorie aprioriste pure, et du raisonnement théorique comme
préalable logique et contraignant toute recherche historique, qui rend son savoir
empirique supérieur à celui de la plupart des historiens orthodoxes, et qui
l’établit au rang des historiens « révisionnistes » les plus exceptionnels. Son livre
America’s Great Depression,[28] qui applique la théorie du cycle économique de
Mises-Hayek pour expliquer le krach boursier de 1929 et la crise économique
qui en suivit, est particulièrement remarquable dans le domaine de l’histoire
économique. En histoire politique, c’est son histoire de l’Amérique coloniale en
quatre volumes, Conceived in Liberty,[29] et, dans le domaine de l'histoire
intellectuelle, c’est son histoire monumentale, bien qu’incomplète, en deux
volumes de la pensée économique, sociale et politique, Economic Thought
Before Adam Smith and Classical Economics.[30] Parmi ces ouvrages et d’autres,
et d’innombrables articles, Rothbard fournit des analyses intégrées économico-
sociolo-politique de presque tous les épisodes critiques de l’histoire américaine :
depuis la panique de 1819, la période jacksonienne, la guerre pour
l'indépendance du Sud, l'Ère Progressiste, la Première Guerre Mondiale et
l’idéalisme wilsonien, Hoover, Roosevelt et la Seconde Guerre Mondiale,
jusqu’aux « Reagonomics » et au phénomène Clinton. Avec l'œil sur le moindre
détail des détours de l’histoire, Rothbard a remis en question à maintes reprises
la sagesse commune et l’orthodoxie historique, et a fourni à ses lecteurs une
conception du processus de l’histoire en tant que lutte perpétuelle du bien contre
le mal : entre vérité et mensonge, et entre les forces de la liberté et les élites au
pouvoir exploitant et s’enrichissant aux dépens des autres, et masquant leurs
actes sous des mensonges et des duperies.
Malgré ces réalisations d’une érudition remarquable, la carrière universitaire
de Rothbard, à l’instar de Mises, ne fut guère un succès selon les normes
conventionnelles. Le vingtième siècle aura été l'âge du socialisme et de
l'interventionnisme. Les écoles et universités sont des institutions contrôlées et
financées par l’administration ; par conséquent, les postes les plus éminents vont
soit aux socialistes ou aux interventionnistes, alors que les partisans
« intransigeants », « dogmatiques » ou « extrémistes » du capitalisme de laissez-
faire sont exclus ou relégués en périphérie du monde universitaire. Rothbard ne
se faisait aucune illusion à cet égard, et ne se plaignit jamais, ni ne sembla être
amer quant à son destin universitaire. Son influence ne reposait pas sur ses
pouvoirs institutionnels, mais uniquement sur le pouvoir de ses idées et la force
de sa logique.
Murray Rothbard naquit et grandit à New York, fils unique de parents
immigrants. Son père, chimiste, venait de Pologne et sa mère de Russie. Après
avoir obtenu une bourse d’étude, Rothbard fréquenta des écoles privées et étudia
ensuite l’économie à l’Université de Colombia, où il obtint son doctorat en 1956
en rédigeant une thèse sous la supervision de l’historien économique Joseph
Dorfman. À partir de 1949, Rothbard participa également au séminaire privé de
Mises à l’Université de New York pendant plus de dix ans. Après avoir travaillé
plusieurs années pour diverses fondations, spécialement le William Volker Fund,
Rothbard enseigna au Brooklyn Polytechnic Institute, une école d’ingénieur, de
1966 à 1986. De 1986 à sa mort, il fut consacré professeur d'économie distingué
en mémoire à S.J.Hall à l'Université du Nevada, à Las Vegas. Alors un des deux
professeurs d’économie à la Brooklyn Polytechnic, Rothbard était membre d’un
département de sciences sociales, qui ne remplissait qu’une fonction secondaire
au sein de l’université. À Las Vegas, le département d’économie, hébergé par le
Business College [NdT école de commerce] de l’université, n’offrait pas de
programme de doctorat. Ainsi, tout au long de sa carrière universitaire, Rothbard
fut empêché de prétendre au moindre étudiant doctorant en propre.
L’existence marginale de Rothbard dans le monde universitaire ne l’empêcha
pas d’exercer une influence intellectuelle ou d’attirer des étudiants et disciples.
Via le flot incessant de ses publications et la clarté incomparable de son écriture,
inspirée de celle de H.L. Mencken, Rothbard devint le créateur et l’un des
principaux acteurs du mouvement libertarien contemporain, lequel, au cours de
trois décennies, est passé d’une poignée de partisans à un véritable mouvement
de masse (y compris mais bien au-delà d’un parti à ce nom, le Libertarian Party
[NdT parti libertarien], vers un réseau vaste et complexe de groupes et
d’associations au sein du Congrès américain et de nombreuses assemblées des
locales des États). Naturellement, au cours de ce développement, Rothbard et sa
position théorique ne sont pas restés sans critiques et sans remises en cause. Il y
eut des hauts et des bas dans ses positions envers les institutions, ses coalitions,
ses ruptures et ses repositionnements dans sa carrière. Toutefois, en association
avec le « Center for Libertarian Studies » sous la direction de Burton S. Blumert,
le Ludwig von Mises Institute, sous la responsabilité de Llewellyn Rockwell, et
en tant que fondateur-éditeur de leur titres fers de lance académique, le Journal
of Libertarian Studies (1977) et The Review of Austrian Economics (1987),[31]
Rothbard est resté sans aucun doute bien après sa mort, l’autorité intellectuelle la
plus importante et la plus respectée au sein de l’ensemble du mouvement
libertarien. Et à ce jour, son libertarianisme axiomatique-déductif-austro-
rationaliste apporte la référence intellectuelle vis-à-vis de laquelle non seulement
tout et tout le monde au sein du libertarianisme est défini, mais de plus en plus
tout et tout le monde au sein de la politique américaine.

[1] Initialement publié dans 15 Great Austrian Economists, édité par Randall Holcombe (Auburn, Ala.:
Ludwig von Mises Institute, 1999), pp. 223–41
[2] Parmi les universitaires en général, Friedrich A. Hayek est de loin le plus connu des économistes
autrichiens. Il convient donc de souligner que Hayek n'est pas un représentant du courant rationaliste de
l'économie Autrichienne, et d’ailleurs Hayek ne prétend pas le contraire. Hayek s'inscrit dans la tradition
intellectuelle de l'empirisme et du scepticisme britannique et il s'oppose explicitement au rationalisme
continental adopté par Menger, Böhm-Bawerk, Mises et Rothbard. Sur ce sujet, voir Joseph Salerno,
“Ludwig von Mises as Social Rationalist,” Review of Austrian Economics 4 (1990): pp. 26–54; Jeffrey M.
Herbener, “Introduction,” in idem, ed., The Meaning of Ludwig von Mises (Boston: Kluwer Academic
Publishers, 1993); Hans-Hermann Hoppe, “Einführung: Ludwig von Mises und der Liberalismus,” in
Ludwig von Mises, Liberalismus (St. Augustine: Academia Verlag, 1993); idem, “F. A. Hayek on
Government and Social Evolution,” Review of Austrian Economics 7, no. 1 (1994): pp. 67–93, également
disponible en français sous le nom « Hayek sur l’État et L’Évoluion sociale » ; idem, “Die österreichische
Schule und ihre Bedeutung für die moderne Wirtschaftswissenschaft,” dans Hoppe, Kurt Leube, Christian
Watrin, et Joseph Salerno, ed., Ludwig von Mises’s ‘Die Gemeinwirtschaft’ (Düsseldorf: Verlag Wirtschaft
und Finanzen, 1996); Murray N. Rothbard, “The Present State of Austrian Economics,” in idem, The Logic
of Action, vol. 1 (Cheltenham, Eng.: Edward Elgar, 1997).
[3] NdT : Agir ici est à prendre au sens anglais, qui est proche de décider. Quand l’homme agit, il
décide de son action, mais c’est l’action qui se manifeste, qui matérialise la décision d’agir. On constate
l’action, mais on s’intéresse à la décision.
[4] Ludwig von Mises, Human Action: A Treatise on Economics, 3rd rev. ed. (Chicago: Contemporary
Books, 1949).
[5] Murray N. Rothbard, Man, Economy, and State (Princeton, N.J.: D. Van Nostrand, 1962); idem,
Power and Market (Menlo Park, Calif.: Institute for Humane Studies, 1970).
[6] Ludwig von Mises, “A New Treatise on Economics,” The New Individualist Review 2, no. 3
(1962): pp. 39–42.
[7] Murray N. Rothbard, The Ethics of Liberty (Atlantic Highlands, N.J.: Humanities Press, 1982).
[8] Ludwig von Mises, The Theory of Money and Credit, trans. by H. E. Batson (Indianapolis, Ind.:
Liberty Fund, 1980 [1912]).
[9] Rothbard, Man, Economy, and State, pp. 270–71; en italique dans l’original.
[10] Murray N. Rothbard, The Logic of Action, vol. 1 (Cheltenham, Eng.: Edward Elgar, 1997), P. 222.
[11] Voir Lionel Robbins, The Nature and Significance of Economic Science (London: Macmillan,
1932), chap. 6. L’impossibilité d’effectuer des comparaisons d’utilité inter-et intrapersonnelles n’implique
bien sûr pas que deux individus ou périodes ne puissent être comparés objectivement. En réalité, chaque
individu peut déterminer objectivement si son stock quantitatif d’un bien quelconque a augmenté, diminué
ou est resté le même. Et si son stock d’un bien particulier a augmenté (diminué) alors que le stock de ses
autres biens est resté le même, il peut être clairement dit, qu’objectivement, cet individu est mieux (moins
bien) loti qu’avant et a atteint un rang supérieur (inférieur) sur son échelle individuelle de valeur. De même,
chaque individu participant à une économie monétaire peut déterminer objectivement si la valeur monétaire
de ses possessions a augmenté, diminué, ou est restée constante.
[12] Les contributions de Rothbard à l’économie sociale sont éparpillées dans tous ses travaux. Elles
commencent par son essai de 1956 “Toward a Reconstruction of Utility and Welfare Economics,” et
atteignent leur aboutissement en 1982 avec “Ethics of Liberty”. Voir également Hans-Hermann Hoppe,
“Book Review of Man, Economy, and Liberty,” Review of Austrian Economics 4 (1990): pp. 257–58 ; idem,
The Economics and Ethics of Private Property (Boston: Kluwer Academic Publishers, 1993), pp. 232–33;
Jeffrey Herbener, “The Pareto Rule and Welfare Economics,” Review of Austrian Economics 10, no. 1
(1997): pp. 70–106
[13] Rothbard, Ethics of Liberty, p. 31.
[14] Rothbard, Logic of Action, vol. 1, p. 212.
[15] Rothbard, Logic of Action, vol. 1, p. 243.
[16] Rothbard, Ethics of Liberty, p. 171
[17] Rothbard, Logic of Action, vol. 1, p. 247.
[18] NdT : ‘Wertfrei’ est un terme venant de Ludwig von Mises, exprimant la recherche d’une théorie
économique libérée (frei) des jugements de valeur (wert) des économistes-individus et ainsi rendue
scientifique, objective et universelle.
[19] Rothbard, The Logic of Action, vol. 1, p. 244.
[20] Rothbard, Power and Market, p. 2.
[21] Rothbard, Man, Economy, and State, p. 591.
[22] Mises, Human Action, p. 359.
[23] Rothbard, Man, Economy, and State, pp. 607, 614, en italique dans l’original.
[24] Id., pp. 544–50
[25] Rothbard, Man, Economy, and State, p. 585.
[26] Murray N. Rothbard, What Has Government Done to Our Money? (Auburn, Ala.: Ludwig von
Mises Institute, 1990).
[27] Murray N. Rothbard, For A New Liberty (New York: Macmillan, 1973).
[28] Murray N. Rothbard, America’s Great Depression (New York: Richardson and Snyder, 1983)
[29] Murray N. Rothbard, Conceived in Liberty, 4 vols. (New Rochelle, N.Y.: Arlington House, 1975).
[30] Murray N. Rothbard, An Austrian Perspective on the History of Economic Thought, 2 vols.
(Cheltenham, Eng.: Edward Elgar, 1995).
[31] En 1998, le journal fondé par Rothbard devint le Quarterly Journal of Austrian Economics, publié
par Transaction Publishers.

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