Imaginaire urbain et discours de la patrimonialisation
La construction identitaire des petites villes
a travers la requalification des centres : exemples isérois
Samuel PéRiGors, Université Joseph Fourier, Grenoble
Depuis plusieurs décennies, le patrimoine — qui se résumait jusqu’alors en
France aux monuments historiques - connait une extension importante en
termes d’objets, d’acteurs et de modalités d’action. Les petites villes n'échappent
pas 4 ce mouvement, Elles connaissent depuis les années 1980 un nombre gran-
dissant d’opérations de requalification de leurs centres. Ces opérations s‘inscri-
vent dans une démarche patrimoniale combinant un intérét pour le bati et les
monuments, au sens classique et institutionnel du patrimoine, et un soin parti-
culier apporté aux espaces publics 4 travers leurs réaménagements. Cette secon-
de logique de patrimonialisation est assez peu analysée.
En quéte de distinction et d’affirmation territoriale, la petite ville est un ter-
rain privilégié de recours au temps long, d’instrumentalisation du patrimoine et
de la mémoire pour la requalification de l’espace et la production territoriale. Le
patrimoine est souvent convoqué pour dynamiser le tourisme et l'économie,
assurer la conservation d’objets mate immatériels, entretenir le devoir de
mémoire, créer du lien social. Ce patrimoine est instrumentalisé dans la
construction d’urbanités « petites villes », c’est notre hypothése. La patrimonia-
lisation des centres permettrait leur inscription dans un syst®me référentiel
visant a construire un type d’identité urbaine propre aux petites villes. Ce posi
tionnement territorial, par des signes de temporalité, constitue une mutation
dans les référentiels aménagistes et urbanistiques. Il améne a une redéfinition du
lien entre patrimonialisation, en pleine recomposition, et territorialisation.
La question patrimoniale se situe au carrefour des problématiques du territoi-
re, de l'imaginaire et de l’identité. Les modalités de la patrimonialisation rensei-
gnent sur les rapports que nos sociétés entretiennent avec le temps d'une part et
le territoire d’autre part. La patrimonialisation est la mise en relation d’une socié-
té, d’un espace et de valeurs au travers d’une mémoire commune : « toute société
localisée s‘efforce d’ancrer son rapport spatial dans la longue durée, réelle ou
mythifiée », et, pour ce faire, elle « mobilise des éléments forts variés qu’elle érige
en valeurs patrimoniales » (Di Méo, 1998, 62). Il a été mis en évidence que la
mémoire collective a besoin de s‘appuyer sur des reperes spatiaux pour se perpé-
tuer (Halbwachs, 1950). Si les lieux dont le but est de remémorer — tels les « lieux
de mémoire » popularisés par Pierre Nora, qui visent ancrer le temps et « enfer-
mer le maximum de sens dans le minimum de signes » (Nora, 1997, 38) — consti-
tuent une constante anthropologique de nos sociétés, les modalités de production
de ces territoires de 'inscription temporelle et I’instrumentalisation du temps ont
195Samuel PERIGOIS
profondément changé en quelques décennies. Si le rapport entre territorialisation
et patrimonialisation a déja été mis en évidence (Di Méo, 1995), la géographie a
moins étudié, dans l’instrumentalisation des valeurs patrimoniales pour la
construction identitaire des lieux, le champ des artefacts urbains en ce qu’ils signi-
fient une facon singulitre de produire un type d’urbanité.
Ils‘agit ici, a travers analyse des processus de patrimonialisation des petites
villes, de mettre en évidence une instrumentalisation — répondant a des jeux de
normes et modes- de figures de temporalités au service de la construction de terri-
toires, a travers l'utilisation d’un certain nombre de formes architecturales et
urbaines, de signes et objets spatiaux produisant du sens et renvoyant a des imagi-
nairesetreprésentationsdela petite ville. Laméthodologieretenueconsisteen!’étu-
de des discours de patrimonialisation et de requalification des centres d’une ving-
tainede petites villesdel'Is®re, communes de3000415000habitantsconstituantdes
pdles de services et remplissant une fonction de centralité a travers leur niveau
d’équipement (discours étant ici entendu au sens large, comprenant la production
discursive traditionnelle et les actions d’aménagement etactes urbanistiques).
1. Décor, style, esthétique : les formes de la mise en scéne des centres-
villes
Les discours d’élus et acteurs de la petite ville fagonnent un imaginaire
urbain qui est activé dans la constitution de figures identitaires de cet objet géo-
graphique. On s‘attache non pas aux phénoménes de perception, a la « récep-
tion » par les habitants de ces modalités de production urbaine, mais a ce qui,
dans les représentations sociales et les idéologies, constitue le fondement de la
construction d’identités a partir de I’instrumentalisation du temps, de traces ou
signes du temps pour inscrire les espaces urbains dans une histoire. L'intérét est
ici pour les référents de la production de territoires plut6t que ceux de espace
vécu des habitants et usagers.
Linstallation massive depuis une vingtaine d’années de bornes et potelets en
fonte, fontaines a l'apparence vieillie, candélabres « de style » dans les centres
anciens améne a s‘interroger sur cet attachement aux signes de tradition dans la
« fabrique » matérielle, symbolique et idéologique du territoire. Cette produc-
tion d’artefacts s‘inscrit dans un processus global et volontariste de réaménage-
ment des espaces publics, de réhabilitation du patrimoine bati, de valorisation
du patrimoine monumental et d’éléments urbains vernaculaires, c’est-a-dire une
requalification des espaces centraux a travers une mise en scene urbaine fondée
sur des référents temporels.
Entendu comme « ensemble des objets ou dispositifs, publics ou privés, in
tallés dans I'espace public et liés 4 une fonction ou a un service offert aux usa-
gers » (Boyer, Rojat-Lefebvre, 1994, 13), le mobilier urbain ne se contente pas
d’étre fonctionnel : indissociable du lieu de son implantation, il participe égale-
ment, a travers ses formes, a l’esthétique, au caractére et 4 l’ambiance du lieu.
196IMAGINAIRE URBAIN ET DISCOURS DE LA PATRIMONIALISATION
Document 1.— Mobilier de style & Morestel.
S. Périgois, juillet 2004.
Les bornes et potelets en fonte, ou matériaux assimilés, se sont multipliés dans
toutes les villes. En majorité les petites villes sont plutat réticentes a recourir a des
mobiliers urbains « design » ou de facture contemporaine. C’est la une de leurs
spécificités, par rapport aux grandes villes. Elles privilégient pour leurs centres
des mobiliers non contemporains, « tradition » et « rustique » (doc. 1). Lorsque ce
nest pas le cas, des lignes plus « atemporelles » sont utilisées.
De la méme facon, il apparait que les éclairages d’aspect ancien et les candé-
labres de style sont fortement privilégiés dans les petites villes (doc. 2). A travers
des modéles « basiques » de lanternes a quatre faces par exemple, elles adoptent
la sobriété et rejettent le luxe et l'ostentation, tandis que les grandes villes ont
recours 4 des modéles plus diversifiés.
Les candélabres faisant « ancien », utilisés d’abord dans les grandes villes des
les années 1960-1970, ont fait leur apparition dans des petites villes qui n’en étaient
pas dotées danse passé : elles adoptent ce style en vue de créer un décor urbain. Ce
développement des luminaires de style s’est fait avec la réhabilitation des centres
et l'essor des espaces piétonniers. Le mobilier en fonte s‘inscrit dans une filiation
ou une interprétation du mobilier parisien traditionnel, les gammes de style des
fabricants étant inspirées de modéles des xvilie et XIX sidcles, et notamment des
luminaires créés pour Paris sous Haussmann (Helleu, 1993, 24-25).
Depuis deux décennies, le bitume, I'enrobé et autres pavés autobloquants des
tues centrales laissent la place a des pavages en granit, porphyre, grés et pierres
naturelles, en lien avec la multiplication des rues a caractére piétonnier — avec
197Samuel PERIGOIS
Document 2.— Mise en scéne de lespace public,
la Grande Rue a Voreppe.
S. Périgois, avril 2005.
V'idée déterministe que les revétements de sols signifient les pratiques de la ville.
Les aménagements réalisés dans les tissus anciens privilégient les formes mas-
sives, irrégulitres, les matériaux donnant une impression de noblesse, une
image de solidité et de pérennité. Elément fondamental des réaménagements
urbains, le style et la forme des matériaux de sols mobilisés modifient fortement
Ia perception de l’espace, mettant en valeur I’architecture, le cadre bati (doc. 2).
Si le choix des mobiliers et des revétements de sols reléve de critéres tech-
niques, économiques et budgétaires, l’esthétique est importante, l’objectif étant
en quelque sorte I'adhésion populaire pour y reconnaitre le « beau ». Par ailleurs
il s‘agit de puiser dans des modeles socio-spatiaux consensuels, et notamment
des référents renvoyant a l'inscription dans I’espace de signes de temporalités.
Les mobiliers de style, créés les siécles passés dans des contextes historiques,
urbanistiques et architecturaux bien précis, sont réutilisés aujourd’hui comme
caution d’historicité, d’ancienneté. Ne se contentant pas d’étre décoratifs, ils
adoptent les évolutions techniques. L'usage des pavés renforce également le
198IMAGINAIRE URBAIN ET DISCOURS DE LA PATRIMONIALISATION
caractére ancien, et leurs formes d’agencement et les types d’appareillages ren-
voient a des représentations urbaines. Ces similis anciens renvoient a un certain
nombre de modes et de normes. Les discours de I'aménagement mettent en évi-
dence un imaginaire urbain fondé sur un rapport particulier au temps, et,
sachant le rapport existant entre les signes, la ville et le discours (Calvino, 1984),
on peut s‘interroger sur I’influence des représentations dans le processus de
construction identitaire des petites villes.
Il. Mobilisation d’un imaginaire urbain : valeurs symboliques et
implications territoriales de I’ancienneté
Formes urbanistiques et architecturales particuliéres, artefacts et « simu-
lacres » (Baudrillard, 1981) constituent une ambiance urbaine : ils visent a sig)
fier le temps long. Les signes donnés a voir sont ceux qui figurent I’ancienneté -
réelle ou fictive -, inscription spatiale dans un systéme de sens basé sur le
temps long. Ils suscitent et renforcent l’impression d’historicité. Cette historicité
« générique » est fondée sur des symboles censés faire sens socialement c'est:
dire s‘appuyant sur des représentations sociales consensuelles, qu'il s‘agisse de
formes urbaines, de types de matériaux ou de couleurs ; les signes doivent étre
simples a décrypter, ils doivent faire sens immédiatement. Le mobilier de style
est ainsi une fagon d’inscrire le centre historique dans la continuité de l'histoire
et nos petites villes usent de ces signes pour ancrer le centre dans le temps long.
La majorité des mobiliers urbains ne renvoie pas a un genuis loci mais a
une allusion d’urbanité, a l'exemple de ces mobiliers d’éclairage qui sont
devenus des symboles parisiens puis des symboles de I'urbanité en général.
Document 3.— La place de la Fontaine a Voreppe.
S. Périgois, avril 2008,
199Samuel PéRiGoIs
Document 4.— Enseignes en fer forgé i Crémieu.
S. Périgois, aoat 2004.
Ces artefacts génériques importés, non inscrits dans un héritage local, mar-
quent le territoire et participent a la reconfiguration des petites villes. Mais ils
n‘interviennent pas seuls : ils sont mobilisés conjointement & une multitude
d’autres objets cette fois inscrits dans l'histoire et dans une « localité » créa-
trice d’une identité spécifique.
Cette récupération de I’histoire locale trouvant un fondement dans la construc-
tion contemporaine de l’identité, se fait notamment a travers la valorisation du
petit patrimoine, des monuments, des espaces muséographiques et cmmémora-
tifs ainsi que des circuits historiques et patrimoniaux - multipliés dans nos petites
villes depuis les années 2000, comme a Crémieu, Morestel, Voreppe et Tullins. Elle
s‘illustre également travers l’événementiel, les activités festives et culturelles ; au
service de la vie urbaine, ceux-ci participent a la mise en scéne de la ville et consti-
tuent également une réponse au probléme du dynamisme commercial des centres
auquel sont confrontées les petites villes. « A l'origine, ces manifestations ren-
voyaient, plus ou moins explicitement, 4 un mode d’investissement de I’espace
urbain existant dés le Moyen-age. [...] ces nouveaux spectacles, ces nouvelles
manifestations, prennent en charge, c'est du moins une de nos hypotheses, leur
époque tout en se référant a un passé historique. Cette prise en charge se condense
alors dans une idée nouvelle consistant & vouloir réanimer la rue, renouer avec
Vidée dela polis, c’est-a-dire avec une fin, déclarée ou non, de politique. En tant que
telle, elle a comme objectif fondamental de redonner sens a la notion d’animation
urbaine, de vie urbaine. » (Chaudoir, Ostrowetsky, 1996, 3-4).IMAGINAIRE URBAIN FT DISCOURS DE LA PATRIMONIALISATION
La réapparition de ces formes d’expression artistique correspond a un besoin
d’animation, mais également une démarche de positionnement identitaire (1).
Lfenjeu n’est finalement pas tant de mesurer la part de la dimension locale
inscrite dans ces artefacts que de voir en quoi tous ces objets, combinant mémeté
et ipséité, participent a la reconstruction de |’objet petite ville. L'important est
que les éléments décoratifs et esthétiques, mobiliers installés dans les espaces
publics pour renforcer l’ambiance et I’attractivité, portent I'apparence de la pati-
ne du temps. C’est par exemple le cas dans la petite ville de Voreppe out une fon-
taine bassin style xvii siécle en pierre est implantée en 1987 dans le cadre de la
semi-pictonisation de la rue en complément de l’aménagement des sols, la pose
de mobilier urbain et d’éclairage de style (doc. 3). Donnant l’impression d’étre
Ia depuis toujours, simulant l’empreinte du temps dans I'espace, elle rend les
traces du passé et les signes d’urbanité visibles. Les concours pour des enseignes
typiques en fer forgé (doc. 4), qui s‘inscrivent dans une démarche plus globale
d’embellissement, accompagnant le fleurissement, 'enfouissement des réseaux,
les plans lumiere, constituent un autre exemple de la prolifération des actions de
mise en scéne de la ville.
Le mobilier urbain de style et les figures mobilisées visent a faire appa-
raitre, et rendre évidente, dans la construction de l’urbanité, la valeur d’an-
cienneté telle que la définit Alois Rieg! dans son étude sur I’attrait moderne
pour les monuments et le « culte » qui leur est voué : « la valeur d’ancien-
neté d'un monument se manifeste au premier regard par son aspect non
moderne. [...] La fagon dont la valeur d’ancienneté s‘oppose aux valeurs de
contemporanéité réside plut6t dans Vimperfection des ceuvres, dans leur
défaut d’intégrité, dans la tendance a la dissolution des formes et des cou-
leurs, c’est-a-dire dans les traits rigoureusement opposés aux caractéristiques
des ceuvres modernes, flambant neuves. » (Riegl, [1903] 1984, 64). Renvoyant
directement a la perception optique, a la sensibilité, Alois Riegl la distingue
de deux autres valeurs de remémoration que sont la valeur historique et la
valeur de remémoration intentionnelle. Cette figure d’ancienneté s’est affir-
mée comme un référent important au cours du xx® siecle.
Incontestablement il existe une certaine nostalgie pour ce qui évoque I'an-
cienneté, pour les formes urbaines que Ion ne produit plus aujourd’hui, si
ce n’est dans quelques lieux factices et reconstitués. Fréquemment mise en
avant dans les discours d’acteurs locaux, I'inscription dans le temps long
renvoie aux imaginaires et aux mythes des figures historiques des centres
urbains dans I/histoire : représentations de I'agora et du forum, imaginaire
de la ville médiévale, etc. Parmi les modéles urbains anciens mobilisés, celui
de la « ville européenne » est tres prégnant, associé a des représentations de
la densité, la mixité, l'inscription dans I’héritage urbain, mais aussi a des
formes d’interaction sociale.
Les démarches d’ornementation et de sophistication disent I’urbanité a tra-
vers les référents de l’ancienneté. Le double objectif de créer de la vie, et in fine
201Samuel PéRIGoIs
de la ville se fait notamment en agissant sur le centre, considéré par les acteurs
comme le lieu privilégié ou se construit 'urbanité.
Avec les mutations de nos rapports a l’espace, a la mobilité, il est acquis que
la centralité n’est plus toujours au centre. Longtemps définie par la morpholo-
gie urbaine et l'histoire, la centralité se caractérise aujourd’hui de multiples
manieres : accessibilité, concentration de fonctions, et de pouvoirs, flux et inter-
action sociale, dimension symbolique, etc. Les centres-villes anciens n’ont plus
le monopole de la centralité et les petites villes, confrontées dans une certaine
mesure a ces mutations, ont réalisé des actions de requalification urbaine,
conscientes de la dimension symbolique et identitaire de leurs centres anciens.
La fabrication d’ambiances et d’animations particulitres dans les quartiers
anciens s'est faite, on I’a vu, par une mise en scéne via ’esthétique et I’orne-
mentation, la réhabilitation du bati et des fagades, les arts de la rue et I’événe-
mentiel, avec le patrimoine, le temps long et leurs valeurs dérivées comme réfé-
rents. Les opérations de piétonisation dans les hypercentres sont importantes
dans la construction de cette forme de centralité urbaine. Le marquage des sols
par des revétements différents vise justement a exprimer une centralité, et la rue
est un décor, une scénographie. Dans la ville de la période classique par
exemple, la production de centralité est liée au processus de spectacularisation
de Tespace public, et sous la Troisitme République elle passe par la mise en
scéne et |'incarnation du pouvoir dans l’espace, a travers ses monuments emblé-
matiques comme I’htel de ville.
Si l’on observe une combinaison d’éléments identitaires renvoyant a la sym-
bolique rurale (comme la valorisation des lavoirs) et d’éléments a connotation
urbaine, au final les formes produites visent plutét a conférer un caractére
urbain a I’espace. Parmi les éléments mobilisés depuis les années 1980 pour
accéder au rang de ville, pour « faire urbain » : la mise en scéne de lieux censés
symboliser des formes de sociabilité et d’animation urbaines (les petites villes
ont ainsi recouru 4 la figure de la rue piétonne pour leurs centres), des dispos
tifs spatiaux en vue de la production morphologique de V'urbanité (ambiances
minérales, occupation, voire « sur-occupation » de l’espace, l’urbanité étant
associée a la densité) ; dallages, pavements en pierre (allusion aux rues des
grandes villes) et traces de minéralité ont par exemple remplacé, dans les hyper-
centres, les formes matérielles relevant d’une logique routiére (parkings, enro-
bés et bitumes, voies automobiles larges).
Frangois Acher a souligné cette « demande d’urbanité palpable, et sensible »
(Acher in CERTU, 2003, 27). Le centre-ville est le lieu d’expression privilégié de
la continuité temporelle de I’urbanité. Le centre raconte, exprime I'urbanité « qui
a toujours été », la perdurance d’un mode d’étre urbain. La qualité de vie est une
valeur sous-jacente & I'ancienneté, d’ou le besoin d’exprimer physiquement
Vempreinte temporelle dans l’espace central. Cette mise en scéne correspondrait
a un type de « centralité de scéne », qu’ Alain Bourdin distingue des « centralités
de flux » et des « microcentralités » (Bourdin in CERTU, 2003, 85).
202IMAGINAIRE URBAIN ET DISCOURS DE LA PATRIMONIALISATION
III. Normes, modes et effet d’imitation : quelle construction d’une
urbanité « petite ville » ?
La production d’urbanité « petite ville » a changé depuis deux décennies.
Mobilisé pour la désignation territoriale, le patrimoine et ses valeurs dérivées
ont modifié le paradigme aménagiste. Il s‘agit de « faire ville » (2), en entrant
dans des jeux d’imitation, en répondant a des normes et des modes dans une
logique également liée a l’esthétique du fait urbain. Et finalement de répondre a
Vimage que la société s‘est forgée de la petite ville. Les modalités contempo-
raines de mise en scene aménent 4 une production territoriale fondée sur des
goats dominants.
Les normes sont issues de la combinaison de plusieurs phénoménes. Premier
élément d’explication, le profil et la culture des acteurs de la ville : architectes,
urbanistes, acteurs de la réhabilitation du bati et des opérations de ravalement
des facades. Pendant longtemps confiée 4 des ingénieurs privilégiant une
approche par la matérialité de la ville, l'action publique est restée fortement cen-
tralisée et d’une conception trés normative. L'inertie des pratiques et des réseaux
professionnels explique donc en partie les phénoménes de modes et d’unifor-
misation. Egalement, les outils d'action et procédures publiques comme les
Contrats de petites villes dans les années 1980 et 1990, et le Fonds d’Aménagement
Urbain ont fortement orienté les stratégies et paradigmes aménagistes. La requa-
lification des hypercentres fait par exemple l'objet d’opérations importantes
dans le cadre des Contrats de petites villes (aménagement des sols, pose de mobi-
lier urbain et d’éclairage de style).
Autre élément d’explication, les jeux d’offre et de demande de mobiliers
urbains et d’artefacts, leur standardisation étant liée a la dimension commer-
ciale. On a montré que les bornes et potelets en fonte sont utilisés dans toutes
nos petites villes avec une prépondérance des modéles de style. Les choix se
font sur des catalogues oi les gammes, tres convenues, privilégient deux ten-
dances ou styles : apparence d’un héritage du passé ou inspiration plus
moderne voire design ; la ligne dite tradition existe dans une grande majorité
de catalogues de mobiliers et, si des variantes existent, elles présentent une
certaine similitude dans la forme des objets. Le succes des lignes tradition est
lié au fait qu’elles sont, dans Vimaginaire des décideurs, mieux intégrées aux
contextes historiques et aux paysages urbains anciens ; ce processus de
«naturalisation » des choix est capital tant pour les mobiliers que les aména-
gements de sols (3). Enfin, dans cette course a l’équipement, les possibilités
financiéres et marges de manceuvre des collectivités constituent parfois un
frein 4 l'innovation et a l’originalité.
Avec la combinaison de la diversification des acteurs (4), la décentralisation,
le renouvellement des paradigmes aménagistes, et le contexte concurrentiel
croissant entre territoires, de nouvelles normes sont apparues. Et les modes sont
changeantes : I’exemple des débats entre pierres apparentes et enduits de
203Samuel PERIGoIs
facades et 'exemple des pavés autobloquants, populaires dans les années 1980
dans les centres-villes et aujourd’hui mal connotés, le montrent bien (5).
La culture des acteurs locaux, I'importance des modes et les effets d’imitation
tendent a une certaine uniformisation et banalisation des centres-villes, tant au
niveau des formes urbaines que des mobiliers. Ces dernitres laissent perplexe
quant aux démarches de distinction. Elles révélent la construction d’une petite
ville générique, c’est-a-dire I’émergence d’un modéle d’urbanité. Plus que les
« objets patrimoines », anerés dans le local, ce sont les référents génériques ren-
voyant a des représentations sociales et des figures patrimoniales qui servent
d’accroche la construction identitaire des petites villes. L'inscription dans une
urbanité générique laisse pressentir une difficulté de la petite ville a s/affirmer,
et l'on peut s‘interroger sur la pertinence de la production morphologique d’ur-
banité. Le mobilier urbain ne tend-il pas a effacer la diversité régionale ? Avec la
multiplication d’opérations uniformisantes, comment signifier la différencia-
tion, comment affirmer une identité lorsque I’on a gommeé les références au
local, a I’histoire du lieu ? L'uniformisation des petites villes et la banalisation
des espaces publics ne facilitent pas le phénoméne de différenciation identitaire
Oscillant en permanence entre |’imitation et la différenciation dans ces
démarches d’identification, les petites villes sont souvent freinées par I’ organi-
sation méme de leur patrimoine et de la ville, les possibilités de valorisation.
Elles éprouvent certaines difficultés 4 adopter pleinement la démarche patrimo-
niale voulue : difficulté 4 produire de I'unité et de la densité alors que la petite
ville se caractérise par la discontinuité, et la faiblesse de I’étendue et compacité
de son tissu urbain central.
Conclusion
Les décennies 1980 et 1990 correspondent a une nouvelle manidre de produi-
re la petite ville autour du référent patrimonial. L'aménagement des petites
villes se structure autour de politiques globales et volontaristes de requalifica-
tion des centres ot image de marque et identité territoriale sont mises en avant.
Mais, plus que par une mise en valeur de témoins et héritages locaux, la
construction territoriale se fait par des artefacts simulant une ancienneté qui
S‘avere relativement générique, aboutissant a la production d’une néo-archéo
urbanité, ot le centre de la petite ville s’avére parfois n’étre qu'un ersatz de cen-
tralité, réduit 4 une démarche d’embellissement et d’esthétisation normative.
Cette analyse sur des petites villes iséroises pourrait étre élargie 4 une majorité
d’autres petits centres urbains frangais.
L'intérét récent et la prise en compte, par les acteurs territoriaux des dimen-
sions symbolique et imaginaire de l’espace, aménent a concevoir le territoire
comme « un construit social qui associe 4 une base matérielle faite d’un espace
géographique, un systéme de valeurs qui confére 4 chacun des composants de
cet espace (les lieux, mais aussi les espacements et les discontinuit i:
204IMAGINAIRE URBAIN ET DISCOURS DE LA PATRIMONIALISATION
fications multiples et combinées. » (Debarbieux, 1996, 14). De plus en plus, la
patrimonialisation sert de support a la communication des collectivités territo-
riales : porteur d’une idéologie positive consensuelle, le patrimoine se préte bien
4 l'utilisation promotionnelle du territoire et a la construction de récits. Plus
qu'une ressource touristique, un objet de développement au sens économique,
le patrimoine est un médiateur identitaire, prétexte a la production de types
d’urbanités. Se dessine une nouvelle forme de patrimonialisation et de mise en
scéne des centres a travers |’utilisation normative de référents et représentations
visant a inscrire du temps dans I’espace public, et confortant la prolifération des
actes patrimoniaux et mémoriels. La production de signes temporels participe
ici a un positionnement essentiellement catégoriel : celui de la petite ville en tant
que référent d’urbanité.
Cette figure du centre-ville patrimonialisé est probablement une réaction face
au développement périurbain et aux centralités périphériques. Elle constitue
Yun des rares piliers sur lesquels peut s'appuyer 'identité de la petite ville :
symbole de continuité, de stabilité, d’interaction sociale autour de l’imagerie
conventionnelle de la petite ville « a taille humaine ». La construction de I’urba-
nité « petite ville » imite en partie les référents de la grande ville (piétonisation,
mobilier urbain), elle instrumentalise les représentations sociales positives liées
au temps long ; le recours aux artefacts rend les traces patrimoniales plus fla-
grantes pour ancrer l’espace urbain dans une dimension historique. La petite
ville cherche finalement a accéder au rang de ville 4 part entiére, bien plus qu’a
faire émerger sa singularité.
Notes
(1) ATexemple de la féte des Médiévales 3 Crémieu ott un week-end chaque année, la cité revit Yam-
biance des foires et marchés médiévaux : chevaliers, troubadours, village d’ artisans, parade cos-
tumée et grand banquet médiéval sous la halle classée Monument Historique.
(2) Mais également, pour les acteurs et collectivités, montrer leur capacité d s'approprier des réfé-
rents de la territorialité,
(3) A Vexemple de ce discours d’élu qui laisse apparaitre comme une évidence l'emploi de cer
tains types de matériaux, de pavés aux sols dans la requalification du centre ancien de sa
ville a la fin des années 1990 ; « on s‘est interdit d’y mettre du goudron tout béte, parce
qu’on a voulu faite ga en pierres apparentes [...]. C’était une volonté municipale. La vieille
ville est un site trop important, trop beau pour qu’on fasse de la demi mesure. On savait
ce qu’on faisait, [...] on a considéré que c’était un devoir. [...] on avait un cabinet avec qui
on avait 'habitude de travailler, un bureau d’études qui est un bureau local done il connait
parfaitement cette ville, donc il a su tres vite que ¢a serait comme ¢a et pas autrement, que
a serait en pierres, ca serait des pavés. A partir de 1a les plans qu'il nous a soumis étaient
en complete phase avec ce qu’on attendait puisque c’était une telle expérience commune
quill n’y a pas eu de débat, de conflit la-dessus, ¢’était naturellement ga parce qu’il n'a rien
inventé, et qu'on n’avait rien inventé nous-mémes. On savait depuis longtemps que ca
serait ainsi. » (maire de Morestel, mercredi 5 novembre 2003).
205Samuel Pericors
(4) Les communes font de plus en plus appel a des bureaux d’études et & des structures adaptées
comme les Conseils d’architecture d’urbanisme et d’ environnement.
(5) « La pierre apparente cest les effets de la loi Malraux, ot on faisait ressortir les pierres de par-
tout. Et puis on s'est vite apercu que c’était triste et qu’en fait les pierres, notamment les pierres
gélives, la qualité de pierre qu’on avait, n’étaient pas du tout adaptées au fait de ne pas avoir
d'enduit posé dessus. Ca les abimait. Done on a remis de enduit. » (conseillére municipale et
présidente de la commission aménagement communal & Crémieu, vendredi 30 juillet 2004),
« Oui moi je les regrette ces dallages de la rue Charamil, ces autobloquants, est les années 1985 ;
1985-1986 si j'ai bonne mémoire. C’est cheap. Crest sir qu’a I’époque on n’avait pas beaucoup
de moyens. Aujourd’hui on est plus riche qu’on était a ’époque. On a fait comme on a pu. C'est
la premiere rue que l'on a rendu piétonne, [...] C’est quand méme un aménagement de pauvre.
C'est mieux qu’avant ; avant il y avait des petits trottoirs, donc c'est beaucoup mieux. Mais moi
je n’aime pas, je trouve que vraiment les autobloquants cest le truc qu’il faut proscrize. Je crois
que tout ce qu'il restait on a tout vendu. » (maire d’Allevard, lundi 28 février 2005).
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