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Imaginaire urbain et discours de la patrimonialisation La construction identitaire des petites villes a travers la requalification des centres : exemples isérois Samuel PéRiGors, Université Joseph Fourier, Grenoble Depuis plusieurs décennies, le patrimoine — qui se résumait jusqu’alors en France aux monuments historiques - connait une extension importante en termes d’objets, d’acteurs et de modalités d’action. Les petites villes n'échappent pas 4 ce mouvement, Elles connaissent depuis les années 1980 un nombre gran- dissant d’opérations de requalification de leurs centres. Ces opérations s‘inscri- vent dans une démarche patrimoniale combinant un intérét pour le bati et les monuments, au sens classique et institutionnel du patrimoine, et un soin parti- culier apporté aux espaces publics 4 travers leurs réaménagements. Cette secon- de logique de patrimonialisation est assez peu analysée. En quéte de distinction et d’affirmation territoriale, la petite ville est un ter- rain privilégié de recours au temps long, d’instrumentalisation du patrimoine et de la mémoire pour la requalification de l’espace et la production territoriale. Le patrimoine est souvent convoqué pour dynamiser le tourisme et l'économie, assurer la conservation d’objets mate immatériels, entretenir le devoir de mémoire, créer du lien social. Ce patrimoine est instrumentalisé dans la construction d’urbanités « petites villes », c’est notre hypothése. La patrimonia- lisation des centres permettrait leur inscription dans un syst®me référentiel visant a construire un type d’identité urbaine propre aux petites villes. Ce posi tionnement territorial, par des signes de temporalité, constitue une mutation dans les référentiels aménagistes et urbanistiques. Il améne a une redéfinition du lien entre patrimonialisation, en pleine recomposition, et territorialisation. La question patrimoniale se situe au carrefour des problématiques du territoi- re, de l'imaginaire et de l’identité. Les modalités de la patrimonialisation rensei- gnent sur les rapports que nos sociétés entretiennent avec le temps d'une part et le territoire d’autre part. La patrimonialisation est la mise en relation d’une socié- té, d’un espace et de valeurs au travers d’une mémoire commune : « toute société localisée s‘efforce d’ancrer son rapport spatial dans la longue durée, réelle ou mythifiée », et, pour ce faire, elle « mobilise des éléments forts variés qu’elle érige en valeurs patrimoniales » (Di Méo, 1998, 62). Il a été mis en évidence que la mémoire collective a besoin de s‘appuyer sur des reperes spatiaux pour se perpé- tuer (Halbwachs, 1950). Si les lieux dont le but est de remémorer — tels les « lieux de mémoire » popularisés par Pierre Nora, qui visent ancrer le temps et « enfer- mer le maximum de sens dans le minimum de signes » (Nora, 1997, 38) — consti- tuent une constante anthropologique de nos sociétés, les modalités de production de ces territoires de 'inscription temporelle et I’instrumentalisation du temps ont 195 Samuel PERIGOIS profondément changé en quelques décennies. Si le rapport entre territorialisation et patrimonialisation a déja été mis en évidence (Di Méo, 1995), la géographie a moins étudié, dans l’instrumentalisation des valeurs patrimoniales pour la construction identitaire des lieux, le champ des artefacts urbains en ce qu’ils signi- fient une facon singulitre de produire un type d’urbanité. Ils‘agit ici, a travers analyse des processus de patrimonialisation des petites villes, de mettre en évidence une instrumentalisation — répondant a des jeux de normes et modes- de figures de temporalités au service de la construction de terri- toires, a travers l'utilisation d’un certain nombre de formes architecturales et urbaines, de signes et objets spatiaux produisant du sens et renvoyant a des imagi- nairesetreprésentationsdela petite ville. Laméthodologieretenueconsisteen!’étu- de des discours de patrimonialisation et de requalification des centres d’une ving- tainede petites villesdel'Is®re, communes de3000415000habitantsconstituantdes pdles de services et remplissant une fonction de centralité a travers leur niveau d’équipement (discours étant ici entendu au sens large, comprenant la production discursive traditionnelle et les actions d’aménagement etactes urbanistiques). 1. Décor, style, esthétique : les formes de la mise en scéne des centres- villes Les discours d’élus et acteurs de la petite ville fagonnent un imaginaire urbain qui est activé dans la constitution de figures identitaires de cet objet géo- graphique. On s‘attache non pas aux phénoménes de perception, a la « récep- tion » par les habitants de ces modalités de production urbaine, mais a ce qui, dans les représentations sociales et les idéologies, constitue le fondement de la construction d’identités a partir de I’instrumentalisation du temps, de traces ou signes du temps pour inscrire les espaces urbains dans une histoire. L'intérét est ici pour les référents de la production de territoires plut6t que ceux de espace vécu des habitants et usagers. Linstallation massive depuis une vingtaine d’années de bornes et potelets en fonte, fontaines a l'apparence vieillie, candélabres « de style » dans les centres anciens améne a s‘interroger sur cet attachement aux signes de tradition dans la « fabrique » matérielle, symbolique et idéologique du territoire. Cette produc- tion d’artefacts s‘inscrit dans un processus global et volontariste de réaménage- ment des espaces publics, de réhabilitation du patrimoine bati, de valorisation du patrimoine monumental et d’éléments urbains vernaculaires, c’est-a-dire une requalification des espaces centraux a travers une mise en scene urbaine fondée sur des référents temporels. Entendu comme « ensemble des objets ou dispositifs, publics ou privés, in tallés dans I'espace public et liés 4 une fonction ou a un service offert aux usa- gers » (Boyer, Rojat-Lefebvre, 1994, 13), le mobilier urbain ne se contente pas d’étre fonctionnel : indissociable du lieu de son implantation, il participe égale- ment, a travers ses formes, a l’esthétique, au caractére et 4 l’ambiance du lieu. 196 IMAGINAIRE URBAIN ET DISCOURS DE LA PATRIMONIALISATION Document 1.— Mobilier de style & Morestel. S. Périgois, juillet 2004. Les bornes et potelets en fonte, ou matériaux assimilés, se sont multipliés dans toutes les villes. En majorité les petites villes sont plutat réticentes a recourir a des mobiliers urbains « design » ou de facture contemporaine. C’est la une de leurs spécificités, par rapport aux grandes villes. Elles privilégient pour leurs centres des mobiliers non contemporains, « tradition » et « rustique » (doc. 1). Lorsque ce nest pas le cas, des lignes plus « atemporelles » sont utilisées. De la méme facon, il apparait que les éclairages d’aspect ancien et les candé- labres de style sont fortement privilégiés dans les petites villes (doc. 2). A travers des modéles « basiques » de lanternes a quatre faces par exemple, elles adoptent la sobriété et rejettent le luxe et l'ostentation, tandis que les grandes villes ont recours 4 des modéles plus diversifiés. Les candélabres faisant « ancien », utilisés d’abord dans les grandes villes des les années 1960-1970, ont fait leur apparition dans des petites villes qui n’en étaient pas dotées danse passé : elles adoptent ce style en vue de créer un décor urbain. Ce développement des luminaires de style s’est fait avec la réhabilitation des centres et l'essor des espaces piétonniers. Le mobilier en fonte s‘inscrit dans une filiation ou une interprétation du mobilier parisien traditionnel, les gammes de style des fabricants étant inspirées de modéles des xvilie et XIX sidcles, et notamment des luminaires créés pour Paris sous Haussmann (Helleu, 1993, 24-25). Depuis deux décennies, le bitume, I'enrobé et autres pavés autobloquants des tues centrales laissent la place a des pavages en granit, porphyre, grés et pierres naturelles, en lien avec la multiplication des rues a caractére piétonnier — avec 197 Samuel PERIGOIS Document 2.— Mise en scéne de lespace public, la Grande Rue a Voreppe. S. Périgois, avril 2005. V'idée déterministe que les revétements de sols signifient les pratiques de la ville. Les aménagements réalisés dans les tissus anciens privilégient les formes mas- sives, irrégulitres, les matériaux donnant une impression de noblesse, une image de solidité et de pérennité. Elément fondamental des réaménagements urbains, le style et la forme des matériaux de sols mobilisés modifient fortement Ia perception de l’espace, mettant en valeur I’architecture, le cadre bati (doc. 2). Si le choix des mobiliers et des revétements de sols reléve de critéres tech- niques, économiques et budgétaires, l’esthétique est importante, l’objectif étant en quelque sorte I'adhésion populaire pour y reconnaitre le « beau ». Par ailleurs il s‘agit de puiser dans des modeles socio-spatiaux consensuels, et notamment des référents renvoyant a l'inscription dans I’espace de signes de temporalités. Les mobiliers de style, créés les siécles passés dans des contextes historiques, urbanistiques et architecturaux bien précis, sont réutilisés aujourd’hui comme caution d’historicité, d’ancienneté. Ne se contentant pas d’étre décoratifs, ils adoptent les évolutions techniques. L'usage des pavés renforce également le 198 IMAGINAIRE URBAIN ET DISCOURS DE LA PATRIMONIALISATION caractére ancien, et leurs formes d’agencement et les types d’appareillages ren- voient a des représentations urbaines. Ces similis anciens renvoient a un certain nombre de modes et de normes. Les discours de I'aménagement mettent en évi- dence un imaginaire urbain fondé sur un rapport particulier au temps, et, sachant le rapport existant entre les signes, la ville et le discours (Calvino, 1984), on peut s‘interroger sur I’influence des représentations dans le processus de construction identitaire des petites villes. Il. Mobilisation d’un imaginaire urbain : valeurs symboliques et implications territoriales de I’ancienneté Formes urbanistiques et architecturales particuliéres, artefacts et « simu- lacres » (Baudrillard, 1981) constituent une ambiance urbaine : ils visent a sig) fier le temps long. Les signes donnés a voir sont ceux qui figurent I’ancienneté - réelle ou fictive -, inscription spatiale dans un systéme de sens basé sur le temps long. Ils suscitent et renforcent l’impression d’historicité. Cette historicité « générique » est fondée sur des symboles censés faire sens socialement c'est: dire s‘appuyant sur des représentations sociales consensuelles, qu'il s‘agisse de formes urbaines, de types de matériaux ou de couleurs ; les signes doivent étre simples a décrypter, ils doivent faire sens immédiatement. Le mobilier de style est ainsi une fagon d’inscrire le centre historique dans la continuité de l'histoire et nos petites villes usent de ces signes pour ancrer le centre dans le temps long. La majorité des mobiliers urbains ne renvoie pas a un genuis loci mais a une allusion d’urbanité, a l'exemple de ces mobiliers d’éclairage qui sont devenus des symboles parisiens puis des symboles de I'urbanité en général. Document 3.— La place de la Fontaine a Voreppe. S. Périgois, avril 2008, 199 Samuel PéRiGoIs Document 4.— Enseignes en fer forgé i Crémieu. S. Périgois, aoat 2004. Ces artefacts génériques importés, non inscrits dans un héritage local, mar- quent le territoire et participent a la reconfiguration des petites villes. Mais ils n‘interviennent pas seuls : ils sont mobilisés conjointement & une multitude d’autres objets cette fois inscrits dans l'histoire et dans une « localité » créa- trice d’une identité spécifique. Cette récupération de I’histoire locale trouvant un fondement dans la construc- tion contemporaine de l’identité, se fait notamment a travers la valorisation du petit patrimoine, des monuments, des espaces muséographiques et cmmémora- tifs ainsi que des circuits historiques et patrimoniaux - multipliés dans nos petites villes depuis les années 2000, comme a Crémieu, Morestel, Voreppe et Tullins. Elle s‘illustre également travers l’événementiel, les activités festives et culturelles ; au service de la vie urbaine, ceux-ci participent a la mise en scéne de la ville et consti- tuent également une réponse au probléme du dynamisme commercial des centres auquel sont confrontées les petites villes. « A l'origine, ces manifestations ren- voyaient, plus ou moins explicitement, 4 un mode d’investissement de I’espace urbain existant dés le Moyen-age. [...] ces nouveaux spectacles, ces nouvelles manifestations, prennent en charge, c'est du moins une de nos hypotheses, leur époque tout en se référant a un passé historique. Cette prise en charge se condense alors dans une idée nouvelle consistant & vouloir réanimer la rue, renouer avec Vidée dela polis, c’est-a-dire avec une fin, déclarée ou non, de politique. En tant que telle, elle a comme objectif fondamental de redonner sens a la notion d’animation urbaine, de vie urbaine. » (Chaudoir, Ostrowetsky, 1996, 3-4). IMAGINAIRE URBAIN FT DISCOURS DE LA PATRIMONIALISATION La réapparition de ces formes d’expression artistique correspond a un besoin d’animation, mais également une démarche de positionnement identitaire (1). Lfenjeu n’est finalement pas tant de mesurer la part de la dimension locale inscrite dans ces artefacts que de voir en quoi tous ces objets, combinant mémeté et ipséité, participent a la reconstruction de |’objet petite ville. L'important est que les éléments décoratifs et esthétiques, mobiliers installés dans les espaces publics pour renforcer l’ambiance et I’attractivité, portent I'apparence de la pati- ne du temps. C’est par exemple le cas dans la petite ville de Voreppe out une fon- taine bassin style xvii siécle en pierre est implantée en 1987 dans le cadre de la semi-pictonisation de la rue en complément de l’aménagement des sols, la pose de mobilier urbain et d’éclairage de style (doc. 3). Donnant l’impression d’étre Ia depuis toujours, simulant l’empreinte du temps dans I'espace, elle rend les traces du passé et les signes d’urbanité visibles. Les concours pour des enseignes typiques en fer forgé (doc. 4), qui s‘inscrivent dans une démarche plus globale d’embellissement, accompagnant le fleurissement, 'enfouissement des réseaux, les plans lumiere, constituent un autre exemple de la prolifération des actions de mise en scéne de la ville. Le mobilier urbain de style et les figures mobilisées visent a faire appa- raitre, et rendre évidente, dans la construction de l’urbanité, la valeur d’an- cienneté telle que la définit Alois Rieg! dans son étude sur I’attrait moderne pour les monuments et le « culte » qui leur est voué : « la valeur d’ancien- neté d'un monument se manifeste au premier regard par son aspect non moderne. [...] La fagon dont la valeur d’ancienneté s‘oppose aux valeurs de contemporanéité réside plut6t dans Vimperfection des ceuvres, dans leur défaut d’intégrité, dans la tendance a la dissolution des formes et des cou- leurs, c’est-a-dire dans les traits rigoureusement opposés aux caractéristiques des ceuvres modernes, flambant neuves. » (Riegl, [1903] 1984, 64). Renvoyant directement a la perception optique, a la sensibilité, Alois Riegl la distingue de deux autres valeurs de remémoration que sont la valeur historique et la valeur de remémoration intentionnelle. Cette figure d’ancienneté s’est affir- mée comme un référent important au cours du xx® siecle. Incontestablement il existe une certaine nostalgie pour ce qui évoque I'an- cienneté, pour les formes urbaines que Ion ne produit plus aujourd’hui, si ce n’est dans quelques lieux factices et reconstitués. Fréquemment mise en avant dans les discours d’acteurs locaux, I'inscription dans le temps long renvoie aux imaginaires et aux mythes des figures historiques des centres urbains dans I/histoire : représentations de I'agora et du forum, imaginaire de la ville médiévale, etc. Parmi les modéles urbains anciens mobilisés, celui de la « ville européenne » est tres prégnant, associé a des représentations de la densité, la mixité, l'inscription dans I’héritage urbain, mais aussi a des formes d’interaction sociale. Les démarches d’ornementation et de sophistication disent I’urbanité a tra- vers les référents de l’ancienneté. Le double objectif de créer de la vie, et in fine 201 Samuel PéRIGoIs de la ville se fait notamment en agissant sur le centre, considéré par les acteurs comme le lieu privilégié ou se construit 'urbanité. Avec les mutations de nos rapports a l’espace, a la mobilité, il est acquis que la centralité n’est plus toujours au centre. Longtemps définie par la morpholo- gie urbaine et l'histoire, la centralité se caractérise aujourd’hui de multiples manieres : accessibilité, concentration de fonctions, et de pouvoirs, flux et inter- action sociale, dimension symbolique, etc. Les centres-villes anciens n’ont plus le monopole de la centralité et les petites villes, confrontées dans une certaine mesure a ces mutations, ont réalisé des actions de requalification urbaine, conscientes de la dimension symbolique et identitaire de leurs centres anciens. La fabrication d’ambiances et d’animations particulitres dans les quartiers anciens s'est faite, on I’a vu, par une mise en scéne via ’esthétique et I’orne- mentation, la réhabilitation du bati et des fagades, les arts de la rue et I’événe- mentiel, avec le patrimoine, le temps long et leurs valeurs dérivées comme réfé- rents. Les opérations de piétonisation dans les hypercentres sont importantes dans la construction de cette forme de centralité urbaine. Le marquage des sols par des revétements différents vise justement a exprimer une centralité, et la rue est un décor, une scénographie. Dans la ville de la période classique par exemple, la production de centralité est liée au processus de spectacularisation de Tespace public, et sous la Troisitme République elle passe par la mise en scéne et |'incarnation du pouvoir dans l’espace, a travers ses monuments emblé- matiques comme I’htel de ville. Si l’on observe une combinaison d’éléments identitaires renvoyant a la sym- bolique rurale (comme la valorisation des lavoirs) et d’éléments a connotation urbaine, au final les formes produites visent plutét a conférer un caractére urbain a I’espace. Parmi les éléments mobilisés depuis les années 1980 pour accéder au rang de ville, pour « faire urbain » : la mise en scéne de lieux censés symboliser des formes de sociabilité et d’animation urbaines (les petites villes ont ainsi recouru 4 la figure de la rue piétonne pour leurs centres), des dispos tifs spatiaux en vue de la production morphologique de V'urbanité (ambiances minérales, occupation, voire « sur-occupation » de l’espace, l’urbanité étant associée a la densité) ; dallages, pavements en pierre (allusion aux rues des grandes villes) et traces de minéralité ont par exemple remplacé, dans les hyper- centres, les formes matérielles relevant d’une logique routiére (parkings, enro- bés et bitumes, voies automobiles larges). Frangois Acher a souligné cette « demande d’urbanité palpable, et sensible » (Acher in CERTU, 2003, 27). Le centre-ville est le lieu d’expression privilégié de la continuité temporelle de I’urbanité. Le centre raconte, exprime I'urbanité « qui a toujours été », la perdurance d’un mode d’étre urbain. La qualité de vie est une valeur sous-jacente & I'ancienneté, d’ou le besoin d’exprimer physiquement Vempreinte temporelle dans l’espace central. Cette mise en scéne correspondrait a un type de « centralité de scéne », qu’ Alain Bourdin distingue des « centralités de flux » et des « microcentralités » (Bourdin in CERTU, 2003, 85). 202 IMAGINAIRE URBAIN ET DISCOURS DE LA PATRIMONIALISATION III. Normes, modes et effet d’imitation : quelle construction d’une urbanité « petite ville » ? La production d’urbanité « petite ville » a changé depuis deux décennies. Mobilisé pour la désignation territoriale, le patrimoine et ses valeurs dérivées ont modifié le paradigme aménagiste. Il s‘agit de « faire ville » (2), en entrant dans des jeux d’imitation, en répondant a des normes et des modes dans une logique également liée a l’esthétique du fait urbain. Et finalement de répondre a Vimage que la société s‘est forgée de la petite ville. Les modalités contempo- raines de mise en scene aménent 4 une production territoriale fondée sur des goats dominants. Les normes sont issues de la combinaison de plusieurs phénoménes. Premier élément d’explication, le profil et la culture des acteurs de la ville : architectes, urbanistes, acteurs de la réhabilitation du bati et des opérations de ravalement des facades. Pendant longtemps confiée 4 des ingénieurs privilégiant une approche par la matérialité de la ville, l'action publique est restée fortement cen- tralisée et d’une conception trés normative. L'inertie des pratiques et des réseaux professionnels explique donc en partie les phénoménes de modes et d’unifor- misation. Egalement, les outils d'action et procédures publiques comme les Contrats de petites villes dans les années 1980 et 1990, et le Fonds d’Aménagement Urbain ont fortement orienté les stratégies et paradigmes aménagistes. La requa- lification des hypercentres fait par exemple l'objet d’opérations importantes dans le cadre des Contrats de petites villes (aménagement des sols, pose de mobi- lier urbain et d’éclairage de style). Autre élément d’explication, les jeux d’offre et de demande de mobiliers urbains et d’artefacts, leur standardisation étant liée a la dimension commer- ciale. On a montré que les bornes et potelets en fonte sont utilisés dans toutes nos petites villes avec une prépondérance des modéles de style. Les choix se font sur des catalogues oi les gammes, tres convenues, privilégient deux ten- dances ou styles : apparence d’un héritage du passé ou inspiration plus moderne voire design ; la ligne dite tradition existe dans une grande majorité de catalogues de mobiliers et, si des variantes existent, elles présentent une certaine similitude dans la forme des objets. Le succes des lignes tradition est lié au fait qu’elles sont, dans Vimaginaire des décideurs, mieux intégrées aux contextes historiques et aux paysages urbains anciens ; ce processus de «naturalisation » des choix est capital tant pour les mobiliers que les aména- gements de sols (3). Enfin, dans cette course a l’équipement, les possibilités financiéres et marges de manceuvre des collectivités constituent parfois un frein 4 l'innovation et a l’originalité. Avec la combinaison de la diversification des acteurs (4), la décentralisation, le renouvellement des paradigmes aménagistes, et le contexte concurrentiel croissant entre territoires, de nouvelles normes sont apparues. Et les modes sont changeantes : I’exemple des débats entre pierres apparentes et enduits de 203 Samuel PERIGoIs facades et 'exemple des pavés autobloquants, populaires dans les années 1980 dans les centres-villes et aujourd’hui mal connotés, le montrent bien (5). La culture des acteurs locaux, I'importance des modes et les effets d’imitation tendent a une certaine uniformisation et banalisation des centres-villes, tant au niveau des formes urbaines que des mobiliers. Ces dernitres laissent perplexe quant aux démarches de distinction. Elles révélent la construction d’une petite ville générique, c’est-a-dire I’émergence d’un modéle d’urbanité. Plus que les « objets patrimoines », anerés dans le local, ce sont les référents génériques ren- voyant a des représentations sociales et des figures patrimoniales qui servent d’accroche la construction identitaire des petites villes. L'inscription dans une urbanité générique laisse pressentir une difficulté de la petite ville a s/affirmer, et l'on peut s‘interroger sur la pertinence de la production morphologique d’ur- banité. Le mobilier urbain ne tend-il pas a effacer la diversité régionale ? Avec la multiplication d’opérations uniformisantes, comment signifier la différencia- tion, comment affirmer une identité lorsque I’on a gommeé les références au local, a I’histoire du lieu ? L'uniformisation des petites villes et la banalisation des espaces publics ne facilitent pas le phénoméne de différenciation identitaire Oscillant en permanence entre |’imitation et la différenciation dans ces démarches d’identification, les petites villes sont souvent freinées par I’ organi- sation méme de leur patrimoine et de la ville, les possibilités de valorisation. Elles éprouvent certaines difficultés 4 adopter pleinement la démarche patrimo- niale voulue : difficulté 4 produire de I'unité et de la densité alors que la petite ville se caractérise par la discontinuité, et la faiblesse de I’étendue et compacité de son tissu urbain central. Conclusion Les décennies 1980 et 1990 correspondent a une nouvelle manidre de produi- re la petite ville autour du référent patrimonial. L'aménagement des petites villes se structure autour de politiques globales et volontaristes de requalifica- tion des centres ot image de marque et identité territoriale sont mises en avant. Mais, plus que par une mise en valeur de témoins et héritages locaux, la construction territoriale se fait par des artefacts simulant une ancienneté qui S‘avere relativement générique, aboutissant a la production d’une néo-archéo urbanité, ot le centre de la petite ville s’avére parfois n’étre qu'un ersatz de cen- tralité, réduit 4 une démarche d’embellissement et d’esthétisation normative. Cette analyse sur des petites villes iséroises pourrait étre élargie 4 une majorité d’autres petits centres urbains frangais. L'intérét récent et la prise en compte, par les acteurs territoriaux des dimen- sions symbolique et imaginaire de l’espace, aménent a concevoir le territoire comme « un construit social qui associe 4 une base matérielle faite d’un espace géographique, un systéme de valeurs qui confére 4 chacun des composants de cet espace (les lieux, mais aussi les espacements et les discontinuit i: 204 IMAGINAIRE URBAIN ET DISCOURS DE LA PATRIMONIALISATION fications multiples et combinées. » (Debarbieux, 1996, 14). De plus en plus, la patrimonialisation sert de support a la communication des collectivités territo- riales : porteur d’une idéologie positive consensuelle, le patrimoine se préte bien 4 l'utilisation promotionnelle du territoire et a la construction de récits. Plus qu'une ressource touristique, un objet de développement au sens économique, le patrimoine est un médiateur identitaire, prétexte a la production de types d’urbanités. Se dessine une nouvelle forme de patrimonialisation et de mise en scéne des centres a travers |’utilisation normative de référents et représentations visant a inscrire du temps dans I’espace public, et confortant la prolifération des actes patrimoniaux et mémoriels. La production de signes temporels participe ici a un positionnement essentiellement catégoriel : celui de la petite ville en tant que référent d’urbanité. Cette figure du centre-ville patrimonialisé est probablement une réaction face au développement périurbain et aux centralités périphériques. Elle constitue Yun des rares piliers sur lesquels peut s'appuyer 'identité de la petite ville : symbole de continuité, de stabilité, d’interaction sociale autour de l’imagerie conventionnelle de la petite ville « a taille humaine ». La construction de I’urba- nité « petite ville » imite en partie les référents de la grande ville (piétonisation, mobilier urbain), elle instrumentalise les représentations sociales positives liées au temps long ; le recours aux artefacts rend les traces patrimoniales plus fla- grantes pour ancrer l’espace urbain dans une dimension historique. La petite ville cherche finalement a accéder au rang de ville 4 part entiére, bien plus qu’a faire émerger sa singularité. Notes (1) ATexemple de la féte des Médiévales 3 Crémieu ott un week-end chaque année, la cité revit Yam- biance des foires et marchés médiévaux : chevaliers, troubadours, village d’ artisans, parade cos- tumée et grand banquet médiéval sous la halle classée Monument Historique. (2) Mais également, pour les acteurs et collectivités, montrer leur capacité d s'approprier des réfé- rents de la territorialité, (3) A Vexemple de ce discours d’élu qui laisse apparaitre comme une évidence l'emploi de cer tains types de matériaux, de pavés aux sols dans la requalification du centre ancien de sa ville a la fin des années 1990 ; « on s‘est interdit d’y mettre du goudron tout béte, parce qu’on a voulu faite ga en pierres apparentes [...]. C’était une volonté municipale. La vieille ville est un site trop important, trop beau pour qu’on fasse de la demi mesure. On savait ce qu’on faisait, [...] on a considéré que c’était un devoir. [...] on avait un cabinet avec qui on avait 'habitude de travailler, un bureau d’études qui est un bureau local done il connait parfaitement cette ville, donc il a su tres vite que ¢a serait comme ¢a et pas autrement, que a serait en pierres, ca serait des pavés. A partir de 1a les plans qu'il nous a soumis étaient en complete phase avec ce qu’on attendait puisque c’était une telle expérience commune quill n’y a pas eu de débat, de conflit la-dessus, ¢’était naturellement ga parce qu’il n'a rien inventé, et qu'on n’avait rien inventé nous-mémes. On savait depuis longtemps que ca serait ainsi. » (maire de Morestel, mercredi 5 novembre 2003). 205 Samuel Pericors (4) Les communes font de plus en plus appel a des bureaux d’études et & des structures adaptées comme les Conseils d’architecture d’urbanisme et d’ environnement. (5) « La pierre apparente cest les effets de la loi Malraux, ot on faisait ressortir les pierres de par- tout. Et puis on s'est vite apercu que c’était triste et qu’en fait les pierres, notamment les pierres gélives, la qualité de pierre qu’on avait, n’étaient pas du tout adaptées au fait de ne pas avoir d'enduit posé dessus. Ca les abimait. Done on a remis de enduit. » (conseillére municipale et présidente de la commission aménagement communal & Crémieu, vendredi 30 juillet 2004), « Oui moi je les regrette ces dallages de la rue Charamil, ces autobloquants, est les années 1985 ; 1985-1986 si j'ai bonne mémoire. C’est cheap. Crest sir qu’a I’époque on n’avait pas beaucoup de moyens. Aujourd’hui on est plus riche qu’on était a ’époque. On a fait comme on a pu. C'est la premiere rue que l'on a rendu piétonne, [...] C’est quand méme un aménagement de pauvre. C'est mieux qu’avant ; avant il y avait des petits trottoirs, donc c'est beaucoup mieux. Mais moi je n’aime pas, je trouve que vraiment les autobloquants cest le truc qu’il faut proscrize. Je crois que tout ce qu'il restait on a tout vendu. » (maire d’Allevard, lundi 28 février 2005). Bibliographic BAUDRILLARD J. (1981), Simulacres et simulation, Paris, Editions Galilée, 235 p. Boyer A., Rojat-Leresvee E. (1994), Aménager les Editions Le Moniteur, 307 p. CALVINO 1. 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