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Jacques Brunschwig, Geoffrey Lloyd, Pierre Pellegrin

Le savoir grec

Flammarion

© Flammarion 1996 ; 2011 pour cette édition revue et augmentée.

ISBN numérique : 978-2-0814-6742-2


ISBN du pdf web : 978-2-0814-6744-6

Le livre a été imprimé sous les références :


ISBN : 978-2-0812-6508-0

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Présentation de l’éditeur :

L’immense aventure du savoir grec est encore aujourd’hui la source


essentielle à laquelle puise et revient sans cesse notre civilisation.
L’ambition de ce livre, élaboré par les plus éminents spécialistes de
l’Antiquité et traduit en plusieurs langues depuis sa parution
initiale, est de mesurer ce que les Grecs savaient, ce qu’ils croyaient
savoir, ce qu’ils ont inventé ; d’analyser le regard qu’ils ont porté sur
leur civilisation et sur leurs propres entreprises intellectuelles. Il y est
ainsi moins question de leur histoire que de leurs historiens, de leur
poésie que de leur poétique, de leur musique que de leur
harmonique, car l’originalité des Grecs n’est pas tant d’avoir su
beaucoup de choses que d’avoir exigé d’eux-mêmes de savoir ce
qu’ils savaient, ce qu’ils disaient, ce qu’ils faisaient, ce qu’ils
voulaient…
Revue et augmentée, cette nouvelle édition comprend :
◆ plusieurs dizaines de contributions, réalisées par une équipe
internationale de chercheurs ;
◆ des articles inédits sur les mathématiques hellénistiques, les
commentateurs grecs de Platon et d’Aristote, la lecture des textes
grecs par les Arabes ou encore la relation privilégiée entre la Grèce et
Rome…
◆ des bibliographies mises à jour ;
◆ deux index.
SOMMAIRE

Avant-propos à la nouvelle édition


Introduction

I - ÉMERGENCE DE LA PHILOSOPHIE

Figures du philosophe
Images et modèles du monde
Mythe et savoir
La nature et l’être
La Connaissance
Éthique

II - LA POLITIQUE

L’homme est un animal politique


Figures du politique
Le sage et la politique à l’époque hellénistique

III - LA RECHERCHE ET LES SAVOIRS

Lieux et écoles du savoir


Observation et recherche
La démonstration et l’idée de science
Astronomie
Cosmologie
Géographie
Harmonique
Histoire
Logique
Mathématiques
Médecine
Poétique
Rhétorique
Technologie
Théologie et divination
Théories de la religion
Théories du langage

IV - FIGURES ET COURANTS DE PENSÉE

Anaxagore
Archimède
Aristote
Démocrite
Diogène
Empédocle
Épicure
Euclide d’Alexandrie
Galien
Héraclite
Hérodote
Hippocrate
Parménide
Platon
Plotin
Plutarque
Polybe
Protagoras
Ptolémée
Pyrrhon
Socrate
Les Socratiques
Thucydide
Zénon d’Élée
Académie
Aristotélisme
Commentateurs antiques d’Aristote
Hellénisme et judaïsme
Hellénisme et christianisme
L’hellénisme romanisé : Cicéron
Milésiens
Pensée grecque, pensée arabe
Platonismes
Pythagorisme
Scepticisme
Sophistique
Stoïcisme

Chronologie
Cartes
Index des noms
Index des notions
Table des auteurs
Le savoir grec
AVANT-PROPOS
À LA NOUVELLE ÉDITION

La première et, à ce jour, la seule édition française du Savoir grec


date de 1996. Le livre a connu un grand succès puisqu’il fut traduit
en anglais, en allemand, en espagnol et en italien. L’édition française,
quant à elle, n’a été disponible que sous sa forme initiale de livre
relié d’un prix relativement élevé et elle est épuisée depuis
longtemps. L’idée de cet ouvrage avait été lancée à la fin des années
1980 par Louis Audibert, alors directeur éditorial chez Flammarion,
qui avait, quelque temps auparavant, initié le mouvement, depuis
ininterrompu, de traduction de textes anciens dans des éditions à la
fois savantes et à prix raisonnable. Le succès, un peu inespéré il faut
le reconnaître, de ces traductions conforta Louis Audibert dans un
projet qui lui tenait à cœur : celui de faire un grand livre de synthèse
sur la pensée grecque, également adressé à un public plus large que
celui des cercles universitaires. Le point de départ de la réflexion de
Louis Audibert était que l’idée d’une filiation en ligne directe entre
la Grèce antique et l’Europe occidentale avait perdu l’évidence qui
l’avait caractérisée jusqu’à une date récente. Je lui avais objecté que
le plus étonnant n’était finalement pas que cette évidence eût
commencé de s’estomper, mais qu’elle ait duré si longtemps. La
présence des auteurs grecs, mais aussi latins, dans la littérature
européenne a, certes, abandonné de sa massivité au cours du
e
XX siècle, mais, aujourd’hui encore, il n’est à peu près aucune
discipline scientifique, au sens le plus large de ce terme, qui ne se
revendique un fondement grec. Nos sciences, d’ailleurs, à travers
leurs langages techniques, parlent largement grec. Ce qu’il faut bien
appeler le naufrage des études classiques, qu’il soit une cause ou un
simple signe de cette modification, n’est pas seul en question. Peut-
être, tout simplement, en arrivons-nous à une approche moins
affective – moins œdipienne ? – du fait grec. Louis Audibert en parla
avec beaucoup de gens d’horizons divers, et il confia la direction du
livre qu’il voulait faire à Jacques Brunschwig et Geoffrey Lloyd.
Bien des choses ont changé en un quart de siècle. Il faut d’abord
prendre en compte les progrès qui ont été accomplis dans nos
domaines respectifs. L’exemple le plus intéressant est sans doute
celui des mathématiques. Il est tout simplement impossible de traiter
des mathématiques grecques aujourd’hui comme on le faisait il y a
encore une quinzaine d’années, c’est-à-dire en centrant le propos sur
Euclide. La prise en compte des grands mathématiciens postérieurs,
dont beaucoup de traités sont connus en arabe – que le texte grec
original soit perdu ou que les manuscrits qui nous ont conservé
l’ouvrage en arabe aient plus d’autorité que des manuscrits grecs
fautifs –, devait témoigner de ce changement majeur. Hélas, Wilbur
Knorr n’étant plus là pour modifier son article en tenant compte de
ces données, nous avons demandé à Roshdi Rashed d’écrire le
papier que l’on trouvera dans cette édition. Il fallait aussi rendre
compte de l’ouverture de nouveaux champs et de nouvelles
perspectives. Parmi les exemples que l’on pourrait donner de ce
phénomène, il y en a deux qui sont importants et qui ont été intégrés
dans cette nouvelle édition. Le premier concerne les commentateurs
grecs de Platon et d’Aristote, en majorité – mais pas en totalité – des
« universitaires » néoplatoniciens des IVe-Ve siècles. Cet énorme
corpus, édité à la fin du XIXe et au début du XXe siècle par l’Académie
de Berlin en vingt-trois gros volumes pour ce qui concerne les
commentateurs d’Aristote, n’intéressait que de rares spécialistes
avant que l’on saisisse son intérêt historique et philosophique. La
traduction, en cours mais bien avancée, de l’édition de Berlin en
anglais a été pour beaucoup dans cette redécouverte. Le second
s’appuie sur ce fait incontournable que l’on ne peut plus étudier le
savoir grec sans considérer la lecture des textes grecs par les Arabes
du VIIIe au XIVe siècle. Parmi les raisons qui militent en faveur de ce
détour, la moins profonde suffirait à le justifier : il y a beaucoup de
textes grecs dont nous n’avons conservé que la traduction arabe,
comme il y a beaucoup de textes arabes que nous n’avons qu’en
traduction latine.
De même, il est important qu’un tel ouvrage fasse au moins
allusion aux relations entre pensée grecque et réalité culturelle
romaine. Les relations historiques « réelles » entre le Grèce ancienne
et l’Europe occidentale n’ont jamais été directes, comme l’ont été
celles qui ont existé entre l’Empire romain d’Occident et l’Europe
médiévale. C’est d’ailleurs de Rome que l’Europe a hérité de cette
place intellectuellement prépondérante accordée à la Grèce, de cette
Rome dans laquelle les élites ont parlé et écrit en grec jusque très
tard dans l’histoire de l’Empire romain. Cette relation privilégiée
entre la Grèce et Rome a été scrutée à travers la figure d’un
intellectuel romain dont l’importance culturelle est exceptionnelle :
Cicéron.
Pour des raisons diverses, et principalement budgétaires, la
nouvelle édition ne pouvait pas être un livre totalement nouveau,
mais une mise à jour de la première édition. Nous avons donc gardé
la plupart des articles de la première édition en demandant aux
auteurs de les revoir sans en changer la longueur et de compléter la
bibliographie. Quelques articles ont été remplacés par d’autres sur
des sujets identiques ou voisins dans l’intention de rajeunir un peu
l’équipe des collaborateurs. Mais l’introduction des entrées
nouvelles dont il a été question plus haut exigeait que de la place fût
dégagée pour elles. Comment choisir entre des articles qui étaient
tous excellents ? Pas en fonction de leur valeur en tout cas : ont été
supprimés les papiers de Claude Mossé (« Invention de la
politique ») et de Paul Cartledge (« Utopie et critique de la
politique »), qui sont très bons, mais qui s’éloignent un peu du but
réflexif de l’ouvrage tel qu’il est défini par Jacques Brunschwig et
Geoffrey Lloyd dans leur introduction. Ces deux articles sont, en
effet, plus « factuels » que les autres et pourraient plutôt trouver leur
place dans un ouvrage traitant du fait historico-culturel grec. C’est
avec beaucoup de regret que l’article de John Dillon sur « L’être et les
régions de l’être » a été sacrifié : je l’ai en quelque sorte fondu avec
l’article « Physique » que j’avais rédigé pour la première édition, tant
il est vrai que la question de l’être et celle de la nature sont liées dans
le paysage intellectuel grec. Il a paru intéressant d’introduire un
article sur ce mouvement de pensée très important que constituent
les « Socratiques ». Ce fut au prix de la suppression de l’entrée
« Xénophon » due à Donald Morrison. Le résultat de ces sacrifices
est obvie : la nouvelle édition du Savoir grec peut être proposée dans
une version brochée à un prix relativement bas, s’adressant ainsi à
un public plus large que la première.
Pierre PELLEGRIN, mai 2011
INTRODUCTION
Sur notre sol en un pays lointain

Alpha, bêta, et les autres jusqu’à l’oméga : qui d’entre nous, pour
peu qu’il ait fait connaissance avec l’alphabet grec, ne s’est amusé à
écrire son nom avec ses caractères, à la fois si proches et si distants
des nôtres ? Leur attrait pour nous ne se compare à aucun autre. Les
inscriptions romaines sont belles et hautaines ; leurs lettres ornent
nos frontons républicains, et même les enseignes de nos boutiques. À
l’extrémité du spectre graphique, les hiéroglyphes égyptiens nous
contemplent du haut de leurs quarante siècles ; les idéogrammes
chinois nous fascinent par leur symbolisme et par l’énigme
compliquée de leur dessin. L’alphabet grec, à mi-chemin de l’étrange
et du familier, est à la bonne distance du nôtre, dont il est l’ancêtre
lointain. Il nous dépayse, assez pour que nous n’ayons pas le
sentiment d’être restés chez nous quand nous lui rendons visite. Il
nous accueille et nous fait signe, assez pour ne pas nous faire tomber
dans un abîme illisible. Mieux qu’une dissertation nouvelle sur
l’éternelle actualité de la Grèce antique, mieux qu’une mise en garde
de plus contre les mythes qui nourrissent ces dissertations, la
parenté paradoxale des alphabets est une métaphore brève, mais
éclairante, de la relation complexe qui lie notre présent à un passé
qui est aussi le nôtre, et qui ne cesse de l’habiter, visiblement ou
invisiblement.
Ce que l’on vient de dire de l’alphabet grec, on pourrait le redire,
et avec plus de raison encore, de tout ce qui a été écrit avec ses
lettres. Il nous a transmis, malgré des pertes sévères, d’innombrables
textes, poèmes, mythes, histoires, tragédies, comédies, discours
politiques ou judiciaires, discours d’apparat, dialogues, traités
philosophiques, cosmologiques, médicaux, mathématiques,
zoologiques, botaniques ; ces textes inaugurent et nourrissent, par
action directe, influence diffuse, réaction polémique, relecture et
réinterprétation, toute la tradition de la pensée occidentale. Ici
encore, l’impression de familiarité et le sentiment de la distance
nouent leur jeu complexe ; nous sommes sur notre sol en un pays
lointain ; c’est dans notre chambre, ou dans notre antichambre, que
nous voyageons, et pourtant c’est un véritable voyage que nous y
effectuons. Toute notre réflexion passe, d’une certaine manière, par
une réflexion sur les Grecs, et les implique à quelque degré.
L’originalité imprenable des Grecs eux-mêmes est peut-être là : ils
sont, par définition et par situation, les seuls qui n’aient pas les Grecs
derrière eux. Sans doute leur culture n’est-elle pas née de rien, de
même qu’ils ont emprunté aux Phéniciens le principe de leur
alphabet. C’est pourquoi il ne faut pas regretter qu’au fameux
« miracle grec », les historiens et les savants d’aujourd’hui
substituent, avec une force de conviction croissante, des « Grecs sans
miracle ». Mais ce que les Grecs peuvent devoir aux civilisations qui
les précèdent, ils l’ont très tôt transformé, marqué de leur propre
sceau, et retourné contre leurs créanciers, qui leur semblent
représenter soit une civilisation à l’envers (l’Égypte prestigieuse et
surprenante), soit même l’envers de la civilisation (la Mésopotamie
despotique et barbare). Comme tous ceux qui les suivront, ils
réfléchissent sur les Grecs ; mais ils le font comme personne, tout
simplement parce que les Grecs, c’est eux. Leur pensée, comme celle
du Dieu d’Aristote, est une pensée de la pensée.
Ils n’ont pas attendu le « Connais-toi toi-même » socratique pour
édifier une culture de la conscience de soi. Très tôt, leur mythologie,
à peine codifiée par Homère et par Hésiode, fait naître ses propres
critiques (un Xénophane, un Héraclite) et ses propres interprètes,
allégoristes ou autres. Les cosmologies milésiennes se répondent,
chacune visant à résoudre une difficulté laissée par la précédente.
L’intimidant défi parménidien, qui risquait de tordre le cou à la
physique, suscite presque aussitôt les répliques d’Empédocle,
d’Anaxagore, des Atomistes. Socrate, déçu dans les espoirs qu’il
avait mis dans la physique de ses devanciers, prend ses distances par
rapport aux choses, et se tourne vers les discours. Platon transpose
les mythes anciens ; il interprète Socrate, il construit les conditions
qui rendent Socrate possible et qui auraient rendu sa condamnation
impossible. Aristote critique Platon, comme il critique la plupart de
ses prédécesseurs, tout en cherchant à sauver ce qui, selon lui, le
mérite. Épicuriens et Stoïciens disposent, en leur site historique,
d’assez de recul pour aller chercher leurs maîtres, en deçà de Platon
et d’Aristote, du côté de Démocrite et d’Héraclite. L’héritage de
Platon se diffuse et se disperse en de multiples tendances, sur un
clavier qui s’étend du scepticisme aux métaphysiques
néoplatoniciennes. Le commentarisme, la critique des textes et
l’accumulation des gloses, dont le début est étonnamment précoce,
s’épanouissent largement au tournant de notre ère.
Mais ce n’est pas tout. Plus frappant encore que ce retour critique
que la culture grecque effectue sur ses étapes successives est le
travail que chacun de ses artisans opère individuellement sur lui-
même. Pour les savants, les historiens, les philosophes, on ne saurait
faire œuvre de savant, d’historien ou de philosophe, sans savoir, ou
au moins sans se demander, à quelles conditions (intellectuelles,
mais aussi morales et politiques) l’on peut faire de la science, de
l’histoire, de la philosophie. Il est assez clair, à en juger par leurs
œuvres, qu’il en va de même des sculpteurs, des architectes, des
musiciens, des poètes dramatiques : leur style n’est manifestement
pas le fruit d’une pratique aveugle ou d’une tradition empirique du
coup de main. Il n’est pas jusqu’à la cordonnerie qui ne s’enseigne ;
les cuisiniers eux-mêmes revendiquent un statut d’auxiliaires
conscients de la philosophie. Toute activité, toute perception, tout
rapport direct à l’objet suscite des questions apparemment simples,
mais aussi déconcertantes que celles adressées par Socrate à ses
interlocuteurs, car elles provoquent une prise de distance, elles
exigent que l’œil intellectuel modifie son accommodement par
rapport à tout ce qu’il peut voir : « De quoi s’agit-il ? » « Que
cherches-tu au fond ? » « Que veux-tu dire au juste ? » « Comment
sais-tu ce que tu viens de dire ? »
Le Savoir grec : si l’ouvrage que nous présentons sous ce titre a
une ambition centrale, elle est sans doute de faire apercevoir cette
dimension fondamentale de réflexivité qui nous paraît
caractéristique de la pensée grecque, et qui lui donne encore
maintenant sa valeur formatrice et sa puissance d’interrogation.
Nous n’avons pas dit « la science grecque ». Nous n’avons pas dit
non plus « la philosophie grecque », ni « la civilisation grecque ». Il
existe sur tous ces sujets d’excellents ouvrages, parfois d’initiation,
parfois de synthèse, que nous ne prétendons pas concurrencer. Nous
n’avons pas voulu exposer, ni résumer, la totalité de ce que les Grecs
ont su, ou cru savoir ; nous ne ferons pas le décompte de leurs
ignorances et de leurs lacunes. De même, nous n’avons souhaité ni
redoubler ni résumer les histoires de la philosophie grecque ; et l’on
ne trouvera rien ici qui concerne directement l’art grec, la littérature
grecque, la religion grecque. En choisissant notre titre, nous avons
souhaité déplacer l’accent, remonter des produits aux processus qui
les ont engendrés, des œuvres aux activités, des objets aux
méthodes. Ce qui nous intéresse au premier chef, c’est cette aptitude
typiquement hellénique à poser des questions qui sont à la fois
« secondes », parce qu’elles se situent à un degré second par rapport
à celles qui portent immédiatement sur le monde, les êtres qui le
peuplent, les événements qui s’y déroulent, les activités qui le
transforment, et « premières » ou « primordiales », parce qu’elles
doivent logiquement être posées d’abord, et résolues d’une manière
ou d’une autre une fois qu’elles ont été effectivement posées. On a
parfois désigné comme « le sophisme socratique » l’idée qu’on ne
pouvait dire si tel ou tel homme individuel était courageux ou non,
tant qu’on n’était pas capable de dire universellement ce que c’est
que le courage. Sophisme ou non, la pensée grecque trouve dans
cette quête de lucidité ce qu’elle tient pour son exercice le plus
radical. Le savoir, au sens où nous le prenons, n’est pas celui avec
lequel commencent des expressions comme « savoir que Socrate a
été condamné à mort » ou « savoir que la diagonale du carré est
incommensurable avec le côté ». Il représente plutôt celui qui est en
facteur commun dans des expressions comme « savoir ce que l’on
dit », « savoir ce que l’on fait », « savoir ce que l’on veut ».
Cette dimension du savoir grec, qui prend pour objets non
seulement les savoirs du premier degré, mais aussi la vie, le langage,
la production, l’action, nous paraît essentielle et caractéristique, et
c’est sur elle que nous voudrions attirer l’attention et la réflexion du
lecteur. Nous regarderons les Grecs se regarder eux-mêmes. Nous
évoquerons non pas l’histoire telle qu’ils l’ont faite et subie, mais les
récits qu’ils s’en sont donné ; non leur poésie, mais leur poétique ;
non leur musique, mais leur harmonique ; non leurs discours, mais
leur rhétorique. Nous dirons quelles ont été leurs théories sur
l’origine, le sens, les fonctions de la religion. Nous ne dirons rien de
leur langue, mais l’on trouvera ici quelques-unes de leurs réflexions
sur l’origine, les éléments, les formes du langage. Leurs institutions
politiques seront évidemment mentionnées, mais dans le cadre
d’une confrontation avec les idées et les théories à l’aide desquelles
ils les ont pensées et justifiées. Lorsque nous aborderons des
philosophes ou des savants individuels, des écoles philosophiques
ou scientifiques, le rappel de quelques-unes de leurs principales
doctrines nous aidera surtout à faire saisir aussi ce que signifient,
pour les uns et pour les autres, l’acte de philosopher, l’élaboration
d’une théorie, la présentation publique d’une doctrine.
Ce livre s’organise en quatre grands chapitres. Le premier,
« Émergence de la philosophie », pourrait paraître accorder, sur le
seuil du « savoir grec », une place imméritée à la philosophie, au
détriment de la science : tout le monde aujourd’hui s’accorde avec le
vocabulaire courant pour dire que ceux que nous appelons les
savants savent, alors qu’il faut sans doute être philosophe, et même
d’une certaine espèce de philosophe peut-être en voie de disparition,
pour penser que la philosophie est une forme du savoir. Mais cette
coupure entre science et philosophie ne correspond nullement aux
cadres conceptuels de l’Antiquité ; tout au plus s’indique-t-elle, avec
bien des nuances, à l’époque hellénistique, où les savoirs spécialisés
commencent à prendre quelque autonomie, non sans que la
philosophie revendique encore le droit de leur fournir des principes
et d’arbitrer leurs méthodes. Platon subordonne nettement les
mathématiques à la dialectique ; mais le vocabulaire dans lequel il
exprime cette subordination, loin de laisser aux premières leur
qualification courante de « sciences », consiste au contraire à le leur
disputer. Quant à Aristote, le mieux disposé pourtant à voir dans les
sciences particulières un modèle sur lequel élaborer les critères de la
pensée scientifique, il ne reconnaît à la physique que le statut d’une
« philosophie seconde ». L’émergence de la philosophie, telle que
nous l’avons décrite, est aussi l’émergence du savoir, et de la
réflexion en général. Plusieurs articles dans ce premier ensemble
(« Images et modèles du monde », « Mythe et savoir ») décrivent le
fond, populaire et mythique, à partir duquel se détache la « Figure
du philosophe », si différente à tant d’égards de sa figure moderne et
contemporaine. D’autres articles (« La nature et l’être », « La
connaissance », « L’éthique ») offrent un premier et large balisage des
principaux domaines dans lesquels cette émergence s’est accomplie.
Dès ce premier chapitre se dessine ainsi, toutefois, la dimension
critique de l’ouvrage entier : essayant d’éviter à la fois les pièges de
l’historicisme et ceux de la philosophia perennis, nous voulons
présenter ici une mise en perspective de notre objet, inévitablement
rapportée à un point d’observation moderne, et soucieuse de
mesurer l’héritage que le savoir grec a légué à sa postérité, l’usage
que celle-ci en a fait, les continuités et les discontinuités qu’a
engendrées ce rapport complexe entre héritage et héritiers – le
moindre paradoxe de la situation n’étant pas le fait que, dans
l’héritage même, les héritiers ont trouvé entre autres la possibilité et
la manière de devenir à leur tour de libres producteurs de savoir et
de pensée.
Le deuxième chapitre fait un sort particulier, que l’on
comprendra aisément, à la politique : 1’« invention » de la politique
n’est-elle pas, avec celle de la philosophie et des mathématiques,
l’une de celles que l’on dispute le moins à la Grèce ancienne ? Ici
encore, sans doute, l’invention n’est pas une parthénogenèse : de
même qu’il y a eu des mathématiques égyptiennes et babyloniennes,
mais que les mathématiques grecques se caractérisent par une
manière spécifique de procéder par définitions et démonstrations
articulées, de même il y a eu, ailleurs qu’en Grèce, des institutions et
des pratiques de pouvoir, des analyses politiques, des réflexions sur
l’État, sur les relations entre gouvernants et gouvernés, sur la nature
de l’ordre politique. Mais ce qui distingue la Grèce reste la formation
et l’organisation de la cité, la pratique du débat public, les
procédures de la décision en commun, l’écriture et la publicité des
lois, et, sur le plan de l’analyse politique, un style de justification et
d’argumentation qui ressemble, quelle que soit l’orientation causale
que l’on veut privilégier, à celui qui s’est dégagé dans les champs de
la philosophie et de la science. De cette invention de la politique,
nous avons moins retenu ici la naissance historique des cités et le
développement de leurs institutions que tout ce qui concerne la
réflexion sur ces événements et la justification théorique et pratique
de ces institutions, la définition des divers « rôles » entre lesquels se
partagent l’action et la pensée politiques (« Figures du politique »), la
confrontation parfois très ouvertement conflictuelle (les Grecs,
Simone Weil l’a dit, n’ont pas l’hypocrisie satisfaite des Romains),
parfois harmonieuse, entre les pratiques de la vie civique et
l’idéologie dont elles se parent (« L’homme est un animal politique »,
« Utopie et critique de la politique »), les débats qui naissent à la
frontière de la pensée et de la participation aux affaires publiques, et
qui mettent en jeu la question toujours renouvelée de
l’« engagement » ou du « désengagement » du sage par rapport à la
cité qui est la sienne (« Le sage et la politique à l’époque
hellénistique »).
Le troisième chapitre, « La recherche et les savoirs », propose
d’abord quelques vues d’ensemble sur les cadres institutionnels et
conceptuels dans lesquels s’inscrit l’extraordinaire explosion d’un
désir de savoir qu’Aristote considérera comme naturellement
implanté dans le cœur de tous les hommes. En seconde partie de ce
chapitre, on trouvera une série d’articles sur les différentes branches
du savoir (y compris ce qui nous apparaît, à nous, comme des
pseudo-savoirs). Nous les avons rangés dans l’ordre alphabétique,
depuis l’« Astronomie » jusqu’aux « Théories du langage », plutôt
que d’adopter un ordre plus conforme à la classification ou aux
diverses classifications qui ont eu cours chez les penseurs grecs eux-
mêmes : assurément l’agenda des théoriciens, c’est-à-dire l’ensemble
ordonné des questions auxquelles une doctrine présentable se devait
d’offrir des réponses, depuis la formation du monde jusqu’à l’origine
de l’homme, de sa culture et de ses institutions, s’était dans ses
grandes lignes fixé très tôt, et il a manifesté pendant plusieurs siècles
une sorte de constance assez étonnante. Cependant, cet agenda s’est
enrichi, diversifié et modifié de multiples manières, et les
classifications proposées ont rarement manqué d’être discutées ;
certaines disciplines, comme la « Logique », n’ont fait leur véritable
apparition que bien après les premiers temps de la pensée grecque ;
d’autres, comme la « Médecine », ou encore 1’« Harmonique », ont
été rapidement traversées de débats qui portaient justement sur
l’intérêt qu’elles avaient à se rattacher au tronc commun des théories
philosophiques et scientifiques générales, ou au contraire à rompre
les attaches avec lui. Tout compte fait, il nous a paru préférable de
nous en tenir à la sécurité naïve de l’ordre alphabétique.
Le chapitre final est, avec le troisième, celui qui rapproche le plus
notre ouvrage d’un dictionnaire. On y trouvera une série d’articles
consacrés aux principaux philosophes et savants, ainsi qu’aux
principales écoles et courants durables de pensée. Le choix a été
nécessairement difficile, parmi tant d’individualités glorieuses et
singulières. Le nôtre est assurément plus restreint que celui de
Diogène Laërce dans ses Vies et opinions des philosophes illustres ; mais
il descend plus loin le cours du temps, et il fait place à des savants et
à des historiens aussi bien qu’à des philosophes. L’on pourra trouver,
en allant au-devant de nos propres remords, que nous avons été
injustes envers quelques-uns, comme Xénophane, les Sophistes
autres que Protagoras, Eudoxe de Cnide, Théophraste ; mais il fallait
bien faire un choix, et toute sélection reflète des jugements auxquels
il est toujours possible de faire des objections. Du reste, la plupart
des penseurs ou des savants auxquels il n’a pas été possible de
consacrer une section à part sont évoqués, eux et leurs œuvres, par
tel ou tel autre article, où l’Index général permettra de les retrouver.
Les bibliographies aideront aussi à remédier aux inconvénients
inévitables de la sélection et de la dispersion.
Un mot, enfin, sur le choix des auteurs auxquels nous avons
demandé leur contribution. Responsables de l’ensemble et de sa
mise en œuvre, les signataires de cette présentation sont heureux et
fiers que leur association puisse modestement symboliser l’alliance
entre deux des hauts lieux de la recherche moderne en histoire de la
pensée ancienne, Cambridge et Paris ; davantage encore, ils sont
heureux et fiers d’avoir travaillé toute leur vie, chacun à sa manière,
avec la conviction que la différence des traditions, des méthodes, des
instruments d’analyse et de recherche entre le monde anglo-saxon et
le monde latin n’empêchait nullement le contact, l’échange, la
discussion profitable, et finalement la production d’une œuvre
commune. Cet ouvrage devrait témoigner en ce sens. Les auteurs
auxquels nous avons fait appel, britanniques ou américains, italiens
ou français, ont tous contribué aux progrès considérables qu’ont
accomplis, depuis quelques décennies, la connaissance et la
compréhension du monde intellectuel de la Grèce ancienne. Ils ont
chacun leur personnalité, que nous ne leur avons pas demandé de
gommer ; leur liberté d’appréciation et de jugement a été
volontairement respectée. C’est aussi en ce sens, en quelque sorte
démultiplié, que cet ouvrage porte le sous-titre de « Dictionnaire
critique ». Nous l’avons dit, le regard des Modernes sur les Grecs se
regardant eux-mêmes reste évidemment, et délibérément, un regard
nôtre, qui met ses objets en perspective à partir d’un point de vue
contemporain, et qui mesure sous cet angle les distances, les
proximités, les écarts et les dettes. Mais ce regard nôtre ne peut être,
et ne sera certainement jamais, un regard entièrement unifié : les
chercheurs contemporains, en raison parfois de la différence des
champs particuliers où ils exercent leur activité, parfois aussi de la
diversité de leurs options générales, n’interprètent pas et
n’apprécient pas nécessairement tous de la même manière notre
rapport au « savoir grec ». Nul n’est en position de leur prescrire de
suivre le dernier cri, ou de se conformer à l’avant-dernière mode ;
aurions-nous eu ce pouvoir, par extraordinaire, nous nous serions
bien gardés d’en faire usage.
Nous remercions nos collaborateurs d’avoir accepté d’écrire leurs
articles dans un style qui n’est pas toujours celui auquel ils sont
habitués. Nous savons quel déchirement c’est, pour un savant et
pour un universitaire conscient de ses responsabilités scientifiques,
de renoncer aux notes de bas de page et aux références érudites.
Mais nous avons délibérément préféré nous adresser à des auteurs
pour lesquels ces renoncements seraient douloureux, plutôt qu’à
d’autres qui n’en auraient pas été autrement bousculés dans leurs
habitudes.
Jacques BRUNSCHWIG, Geoffrey E.R. LLOYD, 1996
I
ÉMERGENCE DE LA PHILOSOPHIE
Figures du philosophe

La philosophie est un phénomène historique. Elle émerge dans


un certain contexte, à partir d’un besoin ressenti pour la première
fois dans ce contexte : celui d’être en possession d’un certain type de
réponses à certaines questions, par exemple des questions relatives à
l’origine du monde tel que nous le connaissons. Il serait évidemment
très effrayant de vivre dans un monde où le comportement des
choses, notamment s’il affecte notre vie, nous serait complètement
inintelligible. La tradition fournissait des réponses à de telles
questions, et les diverses traditions en fournissaient même plus
d’une ; mais ces réponses ne s’accordaient pas entre elles. Lorsqu’on
se rendit compte de la diversité des traditions et de leurs conflits, les
réponses qu’elles offraient commencèrent à ne plus satisfaire le
besoin de sentir que l’on comprenait convenablement le monde, la
nature, l’organisation sociale et politique dans lesquels on vivait, et
les raisons pour lesquelles les communautés et les individus agissent
comme ils le font. Il fallait désormais des réponses d’un autre type,
des réponses que l’on pouvait défendre, dont on pouvait montrer
qu’elles étaient supérieures à leurs concurrentes, dont on pouvait
persuader les autres, de manière à rétablir une sorte de consensus.
Beaucoup de temps et d’efforts furent nécessaires avant de
parvenir à une pratique établie et à une discipline destinées à
procurer de telles réponses. Mais une fois constituée la discipline
philosophique, un mouvement naturel l’amena à répondre à deux
ensembles différents de besoins ou d’exigences : les exigences
externes qui dès l’origine lui avaient donné naissance, mais aussi des
exigences internes concernant ce qui peut être compté comme
acceptable ou correct dans les termes de cette discipline. Ces deux
types d’exigences ou de besoins allaient assurer à la discipline son
développement dans le temps. Avec l’évolution de la culture, les
besoins externes allaient changer, de même que la discipline elle-
même, dans la mesure où elle continuait à leur répondre. Mais les
exigences internes allaient aussi la contraindre à évoluer : les
réponses nouvelles allaient susciter de nouvelles questions, et les
réponses qui leur étaient faites pouvaient obliger à réviser les
réponses apportées aux questions antérieures. Ainsi, la pratique de
la philosophie connaîtra une évolution complexe, d’autant que les
deux ensembles d’exigences ou de besoins pouvaient s’écarter ou
même entrer en conflit. Une fois acquises une force ou une vie
propres, et une certaine dose d’autonomie, la philosophie et ceux qui
la pratiquent peuvent même plus ou moins oublier les besoins
externes qui lui avaient donné naissance.
Pour toutes ces raisons, la philosophie s’est considérablement
transformée avec le temps. Non seulement questions et réponses
changent, mais aussi les exigences auxquelles doivent satisfaire les
réponses acceptables. En fait, la conception tout entière de
l’entreprise se transforme subtilement, au fur et à mesure que les
philosophes tentent de répondre à des besoins externes et à des
exigences internes qui évoluent les uns et les autres. Ce changement
de conception affecte naturellement leur pratique de la philosophie.
Aujourd’hui, quand nous étudions la philosophie ancienne, nous
sommes guidés par notre conception actuelle de l’entreprise
philosophique. Nous pouvons ainsi perdre facilement de vue que les
philosophes anciens que nous étudions avaient de leur activité une
conception très différente. Aussi avons-nous (même dans les
histoires de la philosophie ancienne) une image très déformée de ce
qu’ils faisaient et disaient. Si nous consultons par exemple des
exposés modernes pour nous informer sur Euphratès, Apollonios de
Tyane ou Dion de Pruse, l’existence de ces personnages est à peine
mentionnée, et peut-être uniquement pour avoir l’occasion de se
demander s’ils étaient véritablement des philosophes. Rien ne
permet de se rendre compte qu’ils étaient selon toute apparence les
philosophes les plus renommés et les plus respectés de leur époque,
au tournant du Ier et du IIe siècle. Les remarques qui suivent auront
pour but d’esquisser, au moins très sommairement, l’image que les
Anciens eux-mêmes avaient de la philosophie et de ceux qui la
pratiquaient.
Le sujet est vaste : pour le traiter à fond, il faudrait étudier
comment la conception que l’on avait du philosophe trouvait son
expression dans les statues et les bustes, érigés à partir du ~IVe siècle
dans des lieux publics ou privés par des philosophes ou des non-
philosophes, ou dans les reflets que l’on trouve de cette conception
dans la littérature à partir de la fin du ~Ve siècle, ou encore dans la
législation impériale de l’Antiquité tardive. Une grande partie de
cette documentation indique également comment les besoins que les
penseurs cherchaient à satisfaire étaient ressentis comme des besoins
sociaux. Mais je me bornerai ici à esquisser, en termes relativement
abstraits, la conception que les philosophes eux-mêmes avaient de
leur entreprise, et son évolution.
Le mieux est sans doute de commencer par le terme même de
philosophos, et les termes apparentés. Ce terme appartient à une
grande famille d’adjectifs, également utilisés comme noms, formés
du préfixe « philo- » précédant un nom ; ces formations sont
particulièrement fréquentes au tournant du ~Ve et du ~IVe siècle.
Elles servent à caractériser un homme dans la vie duquel la chose
désignée par le nom joue un rôle particulièrement grand et suscite
un fort intérêt. Ainsi, un philotimos est quelqu’un qui est motivé, à un
degré remarquable et tout à fait inhabituel, par le souci des
honneurs. De même, un philosophe est quelqu’un qui, dans ses
actions et dans sa vie, est influencé à un degré inhabituel par le souci
de la sagesse. Bien sûr, on peut montrer un tel souci sans être un
philosophe, sans appartenir à un groupe distinct et identifiable de
gens appelés « philosophes », engagés dans une entreprise spéciale
portant le nom de « philosophie ». De fait, dans ses emplois les plus
anciens, le mot philosophos et les termes apparentés ne semblent pas
se référer à un groupe distinct de personnes, ni à une entreprise
distincte. Si l’on peut se fier à une citation de Clément d’Alexandrie,
Héraclite aurait dit que ceux qui aspirent à la sagesse (philosophoi
andres) doivent être des chercheurs (histores) dans un grand nombre
de domaines. D’après les fragments B 40 et 129, il est clair
qu’Héraclite ne pense pas qu’il suffit de savoir beaucoup de choses
(polumathiè) pour être un sage ; mais il pense qu’on ne devient pas un
sage si l’on ne se donne pas la peine, contrairement à ce que font
généralement les gens, d’essayer de s’informer sur un grand nombre
de choses. Hérodote n’a pas la philosophie en tête quand il fait dire
par Crésus à Solon qu’il a dû voyager en pays lointain philosopheôn,
« par amour de la sagesse ». Solon ne se déplace pas en homme
d’affaires, ni en ambassadeur politique ; il pratique l’historia au sens
où Héraclite la recommande à ceux qui aspirent à la sagesse, en
essayant de s’informer sur les autres parties du monde, les autres
nations, leurs coutumes et leurs institutions, leur manière de
comprendre les choses. Thucydide ne veut pas non plus faire dire à
Périclès, dans son « Oraison funèbre » (II, 40), que les Athéniens sont
des philosophes, quand il lui fait déclarer qu’ils se distinguent parmi
les Grecs par leur souci de la sagesse (philosophoumen).
C’est dans les dialogues de Platon que nous rencontrons pour la
première fois le mot « philosophe » dans l’emploi qui deviendra plus
tard familier, pour se référer aux philosophes. Il y apparaît si
souvent, ainsi que les termes apparentés, que nous sommes tentés de
penser que le terme doit être entré dans l’usage à la fin du ~Ve siècle ;
peut-être Socrate l’employait-il déjà. Il revêt en tout cas, à partir de
Socrate, un sens très précis, qui va bien au-delà de l’idée vague d’un
homme remarquablement soucieux de sagesse. À partir de ce
moment au moins, les philosophes ont une conception très
déterminée de la philosophie, qui comporte les principes suivants :
– la sagesse est un certain type de savoir, qui est au moins la
condition nécessaire décisive, sinon suffisante, pour la vie bonne.
Être un philosophe, ce n’est donc pas seulement montrer un souci
inhabituel de la sagesse ; pour un philosophe, la sagesse devient un
souci qui l’emporte et doit l’emporter sur tout autre. Socrate, à cet
égard comme à d’autres, devient le paradigme du philosophe. Chez
lui, comme on le sait, le souci de la sagesse l’emporte sur celui de
son métier, de sa famille, et finalement de sa vie. Étant donné la
difficulté qu’il y a à être sage, le souci dominant de la sagesse laisse
peu de place à des soucis concurrents. Idéalement, il transforme la
vie entière. La philosophie n’est pas quelque chose à quoi l’on
pourrait, en tant que philosophe, s’attacher comme à une carrière, ou
comme à un intérêt parmi plusieurs autres ;
– non seulement la sagesse, pour un philosophe, est un souci qui
l’emporte sur tout autre, mais encore, jusqu’à l’Antiquité tardive,
quand les chrétiens et d’autres contesteront une telle prétention, un
philosophe estimera que la seule manière de s’en soucier qui
permette de devenir un sage est celle du philosophe.
Ces deux principes pris ensemble reviennent à prétendre
implicitement que pour atteindre la vie bonne, pour devenir un
homme de bien, pour être sauvé, il faut être philosophe. Sur ce point,
à partir de Socrate, les philosophes sont d’accord. Leurs différences
tiennent à leur manière d’identifier la sagesse, à leur position sur la
question de savoir si la sagesse est une condition nécessaire, ou
également suffisante, pour la vie bonne, et à leur façon de concevoir
comment un philosophe doit travailler à atteindre la sagesse. En ce
sens, leurs conceptions de l’entreprise philosophique étaient
diverses. Plus précisément, nous pouvons retracer en grand détail, à
partir de Socrate, l’évolution du concept de philosophie, les
philosophes en étant venus à développer des vues différentes sur la
nature de la sagesse et sur la façon de l’atteindre. Mais avant
d’aborder ce point, il nous faut remonter, au moins brièvement,
jusqu’aux Présocratiques.
Avec quelque hésitation, nous avons tendance à faire commencer
la philosophie avec Thalès et les Milésiens. Ainsi faisait déjà Aristote,
de même que la doxographie ancienne qui dépend de lui. Mais cette
façon de voir les choses est très largement le produit d’une histoire
rétrospective : c’est a posteriori que nous pouvons voir en Thalès le
créateur d’une tradition qui contribua ensuite à la formation de la
discipline désignée plus tard sous le nom de philosophie. En fait,
c’est le point de vue d’Aristote, plutôt tendancieux, unilatéral et peu
représentatif, tel qu’il s’exprime par exemple dans la Métaphysique,
qui fait de Thalès un candidat plausible au titre de premier
philosophe. Selon ce point de vue, la sagesse (sophia) est avant tout
sagesse théorique, qui se soucie principalement de saisir les
principes ultimes de la réalité ; Thalès et ses successeurs, contraints
pour ainsi dire par la vérité elle-même, s’avançaient lentement dans
la direction de la position d’Aristote lui-même. Mais il serait
évidemment naïf de croire que Thalès s’était fixé comme but de
découvrir une discipline nouvelle, ou d’identifier les principes
ultimes de la réalité, inaugurant ainsi une discipline inédite. Outre
bien d’autres choses, il avait essayé de donner une nouvelle
explication, et dans une certaine mesure un nouveau type
d’explication, de l’origine du monde tel que nous le connaissons.
En fait, nous devons nous demander, d’une façon générale,
jusqu’à quel point ceux que nous désignons, par habitude, comme
les philosophes présocratiques se considéraient eux-mêmes, et se
laissaient considérer par leurs contemporains, comme formant un
groupe distinct, lancés dans cette entreprise distincte qui prendra
plus tard le nom de « philosophie ». Ce qui doit nous faire hésiter est
qu’avant la fin du ~Ve siècle, il n’y avait même pas de mot pour dire
« philosophe ». Le terme de « philosophe » n’est entré dans l’usage
pour désigner les philosophes que peu avant Platon. Il est vrai que
les Anciens, quand ils évoquaient l’origine des termes « philosophe »
et « philosophie », les attribuaient à Pythagore (Diogène Laërce, Vies
et opinions des philosophes illustres, I, 12 ; Cicéron, Tusculanes, V, 8-9).
Mais, pour ce faire, ils s’appuyaient certainement sur un passage
d’une œuvre perdue d’Héraclide Pontique ; ce disciple d’Aristote ne
pouvait s’autoriser que de quelque récit sur Pythagore, qui se
rattachait manifestement à la légende pythagoricienne déjà
florissante. Il n’y avait pas non plus d’autre terme qui aurait pu être
utilisé pour désigner les philosophes. Diogène Laërce manifeste
quelque conscience du problème qui se pose même si nous
supposons, à tort, que Pythagore avait introduit le terme de
« philosophe ». Il dit que les philosophes étaient appelés « sages »
(sophoi) ou « sophistes ». Il est exact que certains Présocratiques,
comme Thalès, étaient appelés « sages », ou même rangés dans la
liste canonique des Sept Sages. Mais tous n’étaient pas nommés
ainsi, et ceux qui l’étaient partageaient cette épithète honorifique
avec d’autres, poètes, rhapsodes, législateurs ou hommes d’État. Les
philosophes auraient hésité à se considérer eux-mêmes comme des
sages. Quant au terme de « sophiste », il était employé pour désigner
quelqu’un qui, grâce à ses propres efforts, avait acquis un titre à se
voir reconnaître quelque espèce de sagesse. On avait tendance à
considérer la sagesse comme le fruit d’une expérience longue et
souvent pénible, quelque chose qui naissait en soi si l’on était
capable d’apprendre et d’observer : aussi le terme même de
« sophiste » pouvait-il comporter des connotations négatives en
s’appliquant à quelqu’un qui prétendait qu’il existait un raccourci
vers la sagesse, et même qu’une instruction appropriée pouvait y
conduire. Mais à l’origine, ce terme avait une connotation positive,
qu’il garda jusque chez Platon et plus tard encore. Hérodote appelle
« sophiste » Pythagore ; Diogène d’Apollonie nomme ainsi ses
prédécesseurs ; et l’auteur de L’Ancienne Médecine paraît se référer
deux fois aux philosophes de la nature sous le nom de « sophistes ».
Mais il est également vrai, comme le remarque déjà Diogène Laërce,
que le terme de « sophistes » n’était pas réservé à ceux que nous
appelons des philosophes ; il pouvait désigner des poètes (Pindare,
Isthmiques, V, 28) ou des hommes d’État comme Solon (Isocrate,
Antidosis, XV, 313). Le fait qu’avant la fin du ~Ve siècle il n’y ait pas
eu de mot spécial pour désigner les philosophes suggère fortement
que, jusqu’à cette époque, ceux-ci ne se considéraient pas (et
n’étaient pas considérés) comme formant un groupe distinct. Cette
impression se renforce si nous lisons les fragments des
Présocratiques pour voir à quel groupe de personnes ils veulent être
comparés, et avec lequel ils rivalisent. Xénophane et Héraclite, en
particulier, se réfèrent souvent nommément à d’autres ; le premier
mentionne Homère, Hésiode, Simonide, Épiménide, Thalès et
Pythagore ; le second Homère et Hésiode, mais aussi Archiloque,
Hécatée de Milet, Bias de Priène, Thalès, Pythagore et Xénophane.
Tous ces hommes ont la réputation d’être sages, ou au moins ont ou
prétendent avoir le droit d’être écoutés et entendus ; ce sont
indistinctement des poètes, des hommes d’État, et des gens que nous
appelons des philosophes.
Ces références suggèrent que ceux que nous appelons ainsi se
considéraient, et étaient considérés par les autres, comme des
hommes soucieux de sagesse en un sens aussi vague que large, qui
leur permettait de se comparer, et même de rivaliser, avec des
poètes, des politiciens, des législateurs. Nous pouvons nous faire
une idée de la sagesse à laquelle ils aspiraient et qui leur valait leur
réputation en considérant le cas de Thalès, qui fut, selon Démétrios
de Phalère, le premier qu’on appela un « sage » (Diogène Laërce, I,
22). Hérodote nous raconte trois histoires qui nous donnent quelque
idée de l’image que l’on se faisait de sa sagesse :
– Thalès réussit, dit-on, à prédire l’éclipse de soleil de mai ~585,
qui se produisit précisément au moment où Mèdes et Lydiens en
venaient aux mains, et que l’on aurait donc été tenté de considérer
comme un mauvais présage ;
– il conseilla aux Ioniens de former une communauté politique
unique, ayant son assemblée à Téos, vu sa situation centrale ; ce
conseil, s’il avait été suivi, aurait pu éviter le retour de la domination
perse ;
– quand Crésus éprouva des difficultés pour franchir le fleuve
Halys avec ses troupes, Thalès résolut ingénieusement le problème
en détournant le cours du fleuve.
La sagesse paraît être conçue ici comme quelque chose qui se
manifeste de façon pratique. Les intuitions politiques de Thalès sont
soulignées ; la performance théorique que suppose la prédiction
d’une éclipse ne l’est pas ou presque pas. Si Thalès n’avait pas été
réputé capable de prédire l’éclipse et si celle-ci n’avait pas coïncidé,
comme un mauvais présage, avec la bataille, Hérodote n’aurait guère
vu de raison de se référer, fût-ce indirectement, aux efforts faits par
Thalès pour acquérir une compréhension théorique du monde. Il n’y
a pas de raison non plus de supposer que Thalès lui-même aurait
voulu nier que la sagesse se manifeste de façon pratique, et qu’il
aurait conçu celle à laquelle il aspirait comme étant entièrement une
affaire d’intelligence théorique. Bien que les successeurs de Thalès
aient pu avoir une conception plus complexe de cette sagesse et du
souci qu’ils en avaient (ce qui est sûrement le cas d’Héraclite, par
exemple), il semble bien qu’ils aient tous continué à penser à la
sagesse qu’ils poursuivaient comme à quelque chose qui avait une
importance pratique considérable, comme on le voit dans le cas
d’Empédocle ou dans celui de Démocrite. Un personnage aussi
tardif que Démocrite croyait encore que le rôle qu’il avait choisi de
jouer n’impliquait pas seulement l’élaboration d’une théorie
atomistique, mais aussi la formulation d’un très grand nombre
d’énoncés gnomiques de caractère « éthique ». Mais il est également
frappant de voir que Démocrite n’a pas encore une idée bien précise
des rapports entre les aspects théoriques et les aspects pratiques de
la sagesse, ni une conception de l’entreprise philosophique qui
impliquerait un effort pour développer à la fois une théorie de la
réalité et une théorie éthique. En fait, Démocrite ne présente pas une
théorie : il offre uniquement des réflexions de sagesse morale.
En revanche, nous devons reconnaître aussi que les
Présocratiques, de Thalès à Démocrite, ont considéré comme une
partie de leur souci général de sagesse d’essayer de fournir un
compte rendu de la réalité, une théorie de la nature, ce qui finit par
prendre corps sous la forme d’une entreprise généralement reconnue
à laquelle ils pensaient eux-mêmes se rattacher. Ils en vinrent ainsi,
progressivement, à être considérés comme formant un groupe à part.
Le premier usage conservé du terme philosophia semble se trouver
dans L’Ancienne Médecine (chap. XX) ; il s’y réfère au type d’activité
dans lequel étaient engagés Empédocle et d’autres investigateurs de
la nature. Mais, auparavant, il n’aurait pas été aussi clair que telle
était la raison pour laquelle les philosophes formaient un groupe à
part. Après tout, Hésiode et Phérécyde de Syros proposaient eux
aussi une explication du monde et de son origine ; et des
philosophes comme Parménide ou Empédocle se présentaient eux-
mêmes comme animés d’une inspiration poétique. Rappelons-nous
aussi que la clarté avec laquelle cette tradition théorique en est venue
à se détacher distinctement est largement due à une histoire
rétrospective et à la transmission sélective de la documentation. Si
nettement qu’émerge cette tradition au ~Ve siècle, il semble
également clair que c’est une tradition orientée non vers la sagesse
théorique, mais vers une sagesse conçue de façon beaucoup plus
large, au sein de laquelle l’effort pour parvenir à une compréhension
théorique du monde n’est qu’une partie, aussi cruciale soit-elle.
Si nous mettions l’accent sur la tradition orientée vers une
compréhension théorique du monde au point de ne pas voir que
ceux qui s’engageaient sur cette voie se sentaient attirés par une
sagesse entendue de façon beaucoup plus large, nous trouverions
malaisé de comprendre comment Socrate a pu se voir lui-même (et
être considéré) comme appartenant à une tradition qui remontait aux
Milésiens. En fait, nous risquerions de considérer comme un
accident historique que la philosophie ait émergé comme une
discipline unique, comportant une partie théorique et une partie
pratique, plutôt que comme deux disciplines indépendantes, l’une
dans la tradition de Thalès, orientée vers une compréhension
théorique du monde, et l’autre inaugurée par Socrate, tournée vers
une compréhension pratique de la manière de vivre bien.
Il est difficile de déterminer la vérité historique à propos de
Socrate. D’après les témoignages de Platon et de Xénophon, Socrate
identifiait la sagesse avec la connaissance de ce qu’il faut savoir pour
vivre bien : le bien, le mal, et les sujets connexes. Plus précisément,
Socrate paraît avoir pensé que ces sujets connexes constituent,
précisément à cause de leur connexion, l’objet d’un ensemble
systématique de vérités, donc d’une discipline ou d’un « art », qui
sera appelé plus tard l’« éthique » ou « art de vivre ». Ce qui est
nouveau ici, c’est qu’à la place de réflexions morales isolées, comme
celles que nous trouvons plus tôt chez les Présocratiques ou chez les
poètes, à la place aussi du type d’« art » que Platon attribue par
exemple à Protagoras dans le dialogue qui porte son nom, Socrate
suggère l’idée d’une discipline systématique fondée sur l’intelligence
du bien, du beau, du pieux, du courageux, et de leurs relations
réciproques. C’est la connaissance et la compréhension de ces sujets
qui constituent la sagesse, précisément parce que de cette
compréhension dépend le type de vie que nous menons. Par
contraste, si nous nous fions à ce que Platon écrit par exemple dans
le Phédon et dans l’Apologie, Socrate tourne le dos à la tradition de
recherche d’une explication théorique de la réalité, qui ne contribue
pas à la sagesse, soit parce que son élaboration est au-dessus de nos
forces, soit en tout cas parce qu’elle ne contribue pas à la sagesse
telle que Socrate l’entend, à notre compréhension du bien et de ce
qui l’accompagne. En ce point crucial de l’histoire de la philosophie,
au moment où les philosophes ont fini par se considérer clairement
comme un groupe distinct, engagé dans une activité singulière, au
moment où Socrate propose une certaine conception de cette activité
qui constituera le point de départ historique dont dérivent les
conceptions ultérieures de la philosophie, celle-ci est conçue comme
une entreprise pratique, et cela en un double sens. Tout d’abord,
l’intérêt de Socrate pour la connaissance constitutive de la sagesse
n’est pas un intérêt théorique, mais un intérêt né de l’idée que s’il y a
quelque chose dont on doive se préoccuper, c’est de sa propre vie, et
qu’il existe tout un corps de vérités à connaître à propos de la
manière dont on devrait vivre si l’on veut vivre bien. C’est dans la
mesure où Socrate peut estimer que l’intérêt des Présocratiques pour
la sagesse avait toujours été également d’ordre pratique qu’il peut se
considérer comme le continuateur d’une longue tradition, fût-ce
sous une forme profondément révisée. Ensuite, malgré son
intellectualisme extrême (c’est-à-dire son idée que notre conduite est
entièrement déterminée par nos croyances, en particulier par nos
croyances relatives au bien et aux sujets connexes), la vie de Socrate
semble avoir été marquée par un ascétisme exceptionnel ; cela
suggère fortement que, selon lui, les croyances que nous adoptons
ou que nous rejetons ne dépendent pas d’une argumentation
purement rationnelle, mais que, précisément parce que certaines de
nos croyances sont profondément encastrées dans notre manière de
sentir et de nous conduire, notre disponibilité à les accepter ou à les
rejeter rationnellement, notre ouverture à l’argumentation
rationnelle, dépendent aussi de notre mode de comportement et de
la façon dont nous le contrôlons.
À partir de Socrate, donc, tous les philosophes antiques ont
conçu la philosophie comme ayant une portée pratique, en ce sens
qu’elle a pour motivation le souci d’une vie bonne et qu’elle
implique un intérêt pour la manière effective dont on vit et dont on
ressent les choses. Mais leur manière de comprendre ce point
différait grandement. L’important est ici de signaler qu’un petit
nombre seulement de philosophes, comme le Stoïcien Ariston et la
plupart des Cyniques, ont accepté la conception étroite que Socrate
se faisait de la sagesse, l’identifiant avec un certain type de savoir
éthique.
Platon, déjà, rejeta cette conception étroite, et donc l’identification
de la philosophie avec la philosophie morale. On peut voir aisément
pourquoi :
– Socrate, semble-t-il, prenait appui sur une notion bien
spécifique de l’âme, comme ce qui guide notre conduite, ce dont la
santé et le bien-être doivent par conséquent être l’objet de notre
premier souci. Son intellectualisme extrême paraît s’appuyer sur une
identification de l’âme avec l’esprit ou la raison, de sorte que nos
désirs se révèlent être des croyances d’un certain type ;
– il posait en principe qu’il existe objectivement quelque chose
comme le juste et le pieux ;
– il posait également en principe qu’il existe objectivement
quelque chose comme le bien, que nous pouvons identifier en
réfléchissant sur la façon dont les gens agissent et sur ce qui les fait
aller bien ou mal.
Mais les deux premiers principes, pour pouvoir être soutenus,
présupposent une explication de la réalité, qui nous permette de
comprendre les êtres humains, leur constitution, le rôle que l’âme
joue dans l’élucidation de leur conduite, et aussi d’expliquer quel
type d’entités le juste et le pieux sont censés être. Quant au troisième
principe, on peut se demander si le bien n’est pas une caractéristique
globale ou universelle, en ce sens que d’une manière très générale,
les choses doivent être comprises par référence au bien, de sorte que
l’usage du mot « bien » dans le domaine des affaires humaines est à
comprendre comme un cas spécial par rapport à un usage beaucoup
plus large du terme. C’est pour des raisons de ce genre que Platon en
est venu à penser qu’il fallait insérer l’éthique dans une explication
théorique de la réalité, capable de lui servir de support. Nous
obtenons ainsi une conception plus large, mais encore précise, de la
sagesse, qui implique à la fois une compréhension théorique de la
réalité et un savoir pratique de ce qui importe dans la vie. Cette
démarche fait apparaître la philosophie, telle que Platon la conçoit,
comme une clarification et une détermination plus précise de
l’entreprise des Présocratiques ; elle nous permet de distinguer
clairement le philosophe du poète et de l’homme d’État.
D’après ce qui précède, on pourrait penser que le besoin d’une
compréhension théorique du monde est entièrement dû au fait que
notre savoir pratique concernant la manière dont il faut vivre doit se
fonder sur une telle théorie. C’est ainsi que les Épicuriens et les
Stoïciens verront les choses. Mais l’ordre de priorité relative entre la
partie théorique et la partie pratique de la sagesse est inverse chez
Platon et ses successeurs, en vertu de leur conception particulière de
l’âme. Selon eux, l’âme préexiste au corps ; elle n’est jointe à lui que
de façon temporaire. Elle a ainsi deux vies, et deux ensembles de
préoccupations. Sa préoccupation propre est de vivre dans la
contemplation de la vérité. Mais dans son union au corps, elle a
aussi à se soucier des besoins de celui-ci. Ce faisant, elle s’oublie
facilement, elle et ses besoins propres ; elle s’embrouille aisément, au
point de faire siens les besoins du corps. Savoir comment vivre bien,
c’est savoir comment vivre de manière que l’âme soit à nouveau
libre de voir clairement et de se préoccuper de ce qui la concerne : la
contemplation de la vérité. Nous assistons ainsi à une inversion
extrêmement complexe du poids relatif de la compréhension
théorique de la réalité et du savoir pratique concernant la manière
dont il faut vivre. C’est la compréhension de la réalité, et du rôle que
l’âme y joue, qui sauve notre âme en lui rendant, autant que faire se
peut en cette vie, son état naturel, à savoir la contemplation de la
vérité. Aussi la vie bonne implique-t-elle crucialement, comme une
partie de la manière dont on vit, la contemplation de la vérité. Mais
en pratiquant la manière correcte de vivre, on aura aussi le moyen de
permettre à l’âme de se libérer du corps, de voir la vérité, et de
s’absorber dans sa contemplation.
Aristote ne partage pas avec Platon la conception dualiste de
l’âme. Cependant, il conçoit les êtres humains de telle façon que
pour lui une vie vraiment humaine est une vie rationnelle ; une vie
parfaitement humaine implique donc la perfection de la raison. Cette
perfection enveloppe non seulement l’acquisition de la sagesse
pratique qui gouverne la conduite de la vie, mais aussi celle de la
compréhension théorique du monde, non seulement parce que la
sagesse pratique requiert une telle compréhension, mais aussi parce
que la pure contemplation de la vérité est une fin en elle-même et
constitue donc une partie essentielle de la vie bonne. Aristote
s’exprime même parfois comme si la contemplation était la partie de
la vie bonne qui explique qu’elle soit bonne. Cependant, même chez
lui, le souci de sagesse théorique du philosophe reste pratique : c’est
le souci d’une certaine manière de vivre, d’une vie qui est accomplie
et parfaite parce qu’elle est dominée par une compréhension
théorique du monde. En outre, Aristote reconnaît lui-même qu’il
n’existe pas de sagesse sans sagesse pratique ; et l’acquisition de
cette dernière exige du philosophe un effort tout à fait pratique pour
apprendre à agir et à ressentir les choses d’une certaine façon. En
parlant de la « théorie éthique » d’Aristote, nous dissimulons le fait
que, selon lui, l’essentiel du savoir moral n’est pas une connaissance,
une compréhension des faits, mais une conduite d’un certain type, et
que ce savoir moral ne peut être acquis si l’on ne cherche pas
personnellement à apprendre à réagir de façon fiable aux diverses
situations, d’une manière appropriée, sur le plan émotionnel comme
sur celui de l’action.
À l’époque hellénistique, la priorité entre théorie et pratique
s’inverse à nouveau de façon décisive, au bénéfice de la pratique. Les
Sceptiques mettent en question la possibilité même d’une théorie, et
se demandent si elle aiderait à vivre sagement. Épicuriens et
Stoïciens, eux, ne doutent pas que l’on puisse accéder à la fois au
savoir éthique et à la compréhension du monde. Mais ils disent très
clairement que si le philosophe se préoccupe du savoir éthique, c’est
par souci de vivre bien, et ils soulignent les uns et les autres qu’une
explication exacte du monde n’est qu’un instrument pour fonder et
pour assurer notre savoir éthique. L’intérêt des Épicuriens pour la
théorie de la nature est purement négatif. Ils posent en principe que
des êtres humains qui vivent dans un monde qu’ils ne comprennent
pas sont enclins à se laisser envahir par des craintes irrationnelles
qu’ils ne peuvent contrôler et qui, loin de mettre seulement hors
d’atteinte une vie vraiment bonne, ruineront la leur. En particulier,
ils sont portés à se laisser submerger par la crainte que les dieux ne
punissent leurs méfaits, sinon dans cette vie, du moins après leur
mort ; ils sont tentés de comprendre les phénomènes naturels comme
des signes de la colère divine, comme des menaces ou comme des
punitions. Une vie morale est impossible pour des gens en proie à de
telles peurs. La physique épicurienne a pour but de nous libérer de
ces terreurs, afin d’ouvrir l’espace psychologique nécessaire à
l’éthique épicurienne et à une vie qui lui soit conforme.
Les Stoïciens ont une attitude beaucoup plus positive envers la
physique, notamment envers son chapitre « théologique », même
s’ils considèrent cette connaissance comme un moyen auxiliaire de
parvenir à la sagesse pratique. La physique stoïcienne nous enseigne
que le monde est gouverné par un principe immanent, rationnel et
divin, qui l’ordonne jusqu’au moindre détail, de manière à le rendre
parfait. Cette physique nous apprend aussi que nous sommes bâtis
de manière à être guidés naturellement par la raison vers le bien, et
que, par suite, nous avons à acquérir, au cours de notre
développement, les croyances appropriées sur ce qui est bon,
mauvais ou indifférent. C’est donc à la lumière de cette
compréhension du monde que l’éthique stoïcienne nous dira ce qui
est bon, mauvais ou indifférent, ce qu’il est pour nous approprié de
faire, si nous sommes guidés par le souci du bien, et comment
l’action bonne consiste précisément à faire ce qui est approprié par
seul souci du bien.
Ce qui est caractéristique de l’épicurisme et du stoïcisme, ce n’est
pas seulement l’insistance sur l’éthique : c’est aussi, dans le cadre de
l’éthique, le souci de fournir des guides pratiques et l’insistance sur
la nécessité de s’engager soi-même sur le plan de la pratique.
Essayons d’indiquer, au moins brièvement, la nature de ce souci et
de cette insistance dans le cas des Stoïciens. Ceux-ci reviennent à
l’intellectualisme extrême de Socrate ; ils nient qu’il existe une partie
irrationnelle dans l’âme, qui est pour eux un esprit ou une raison.
Son contenu est fait d’impressions ou de pensées, auxquelles l’esprit
donne son assentiment ou se réfère pour le donner. En donnant notre
assentiment à une impression, nous adoptons une croyance. Les
désirs ne sont que des croyances d’un certain type, produits par
l’assentiment que nous donnons à ce qui est désigné comme une
« impression impulsive ». Puisque tout ce que nous faisons dépend
de nos croyances, et plus spécialement de nos désirs, toutes nos
actions dépendent en dernier ressort des impressions auxquelles
nous donnons notre assentiment. Il est justifié pour certaines, et pour
d’autres non. C’est pourquoi nous ne pouvons commettre d’erreur
ou de faute que d’une seule façon : en donnant notre assentiment
sans être justifiés à le faire. En ce sens, toutes les fautes sont égales.
Ce qui les rend désastreuses est toujours la même chose : elles
impliquent un assentiment donné à une impression qui pourrait être
fausse, ou même qui l’est. Mais, vu le lien logique qui unit toutes les
croyances, n’importe quelle croyance fausse, si insignifiante qu’elle
puisse paraître, menace de détruire les croyances vraies qui sont
incompatibles avec celles que nous avons déjà, et donc de ruiner nos
chances de devenir sages. Or, parmi les impressions impulsives
auxquelles les gens sont enclins à donner un assentiment injustifié
figurent celles qui suscitent ce qu’on appelle les passions ou
affections de l’âme, comme la colère, la peur ou le désir sensuel. Elles
enveloppent toutes la croyance fausse que quelque chose est un bien
ou un mal, alors qu’en fait ce n’est ni l’un ni l’autre, puisque, d’après
les Stoïciens, le seul bien est la sagesse ou la vertu. Toute passion
implique ainsi une croyance fausse, incompatible avec une vérité
éthique fondamentale dont la possession constitue une partie
essentielle de la sagesse. Le souci philosophique de la sagesse
suppose donc l’éradication de toute passion, ce qui n’est
évidemment pas une simple affaire d’argumentation rationnelle. La
sagesse philosophique implique une indifférence complète à tout ce
qui n’est pas la sagesse et la vertu. Mais, corollaire de cette idée et de
la thèse de l’égalité des fautes, tout ce que nous faisons requiert la
même attention extrême à l’égard de ce qui est approprié, qu’il
s’agisse de manger ou de boire, de marcher et de dormir, de nos
façons de nous habiller ou de parler : tout ce que nous faisons doit
être fait sagement. Un vaste domaine strictement pratique s’ouvre
ainsi devant un philosophe qui se soucie d’acquérir une
connaissance ferme et solide de ce qui importe. Cette insistance sur
l’aspect pratique de l’activité philosophique se renforcera encore
dans le stoïcisme tardif. Nous avons tendance à interpréter ce souci
comme le reflet d’une attitude peu philosophique, parce que peu
théorique ou même antithéorique. Mais il est indispensable de
comprendre que ce souci, compte tenu de la conception stoïcienne de
la philosophie, est éminemment philosophique ; après tout, il est
entre autres choses une manière de se soucier de l’état cognitif du
philosophe.
Épicuriens et Stoïciens posent en principe que notre vie dépend
essentiellement du fait que nos croyances philosophiques (dogmata)
sont correctes, sur des sujets comme l’existence de Dieu, la
providence divine, la nature de l’âme, le bien, les affections de l’âme.
En ce sens, l’orthodoxie en vient à être, bien davantage
qu’auparavant, une préoccupation et une source d’anxiété. Par
contraste, il faut le noter brièvement, le scepticisme de l’Académie
d’Arcésilas, de Carnéade ou de Clitomaque recommande une vie
dont la sagesse consiste précisément à n’être pas dogmatique, à se
passer de dogmata. Comme Socrate, Arcésilas et Carnéade n’ont rien
écrit, ni développé aucune théorie ; ils ne se sont attachés à aucune
thèse philosophique qu’ils auraient entrepris de défendre par des
arguments. Eux non plus ne correspondent donc pas à notre notion
habituelle du philosophe ; mais leurs contemporains ne les jugeaient
nullement comme des philosophes inférieurs, et ils avaient, semble-
t-il, toutes raisons de le faire, même selon nos critères, étant donné
leur degré de raffinement et d’imagination philosophiques, pour ne
rien dire de leur prodigieuse habileté argumentative.
Le scepticisme ébranla sérieusement l’optimisme avec lequel
beaucoup de philosophes avaient nourri l’espoir d’atteindre un jour
la sagesse nécessaire à la vie bonne. Mais, même sans parler des
doutes élevés par les Sceptiques quant à l’accessibilité de la sagesse,
il existait, au tournant du ~IIe et du ~Ier siècle, assez de raisons
d’avoir perdu ses illusions quand on considérait le cours que la
philosophie avait pris et les résultats qu’elle avait obtenus. Elle
n’avait produit aucun consensus sur les questions qui semblaient
cruciales. Malgré tous leurs efforts, les philosophes ne donnaient pas
l’impression d’être plus proches de la vie bonne que les non-
philosophes. Au contraire, on les considérait volontiers comme des
coupeurs de cheveux en quatre, perdant leur temps à de vaines
subtilités, tout en étant vaniteux et ambitieux. Horace écrit à Lollius
(Lettres, I 2, 1-4) qu’il est en train de relire Homère, qui est tellement
meilleur et plus clair que Chrysippe ou Crantor quand il s’agit de
nous dire ce qui est bien ou mal, utile ou nuisible. Héron
d’Alexandrie déverse son mépris sur les efforts des philosophes
pour nous dire comment atteindre la sérénité.
Cette crise suscita divers diagnostics, auxquels correspondent
différents remèdes suggérés pour la résoudre. Selon les uns, la crise
est due à l’insuffisance personnelle des philosophes ; par suite, c’est
une réforme personnelle qui est requise. Selon d’autres, c’est la
philosophie hellénistique qui est inadéquate, par exemple parce
qu’elle refuse de reconnaître l’existence d’un royaume intelligible,
transcendant au monde physique, et il faut revenir aux anciens
philosophes. Selon d’autres encore, la philosophie de cette époque
n’est que le reflet de la corruption de la culture et de la société du
temps, et nous avons à nous adresser à un âge antérieur et moins
corrompu, peut-être aussi reculé que celui d’Homère et d’Hésiode,
pour y trouver une orientation pour notre conception du monde et
de meilleures instructions pour notre conduite.
Ces diagnostics ont donné naissance à diverses tendances. Un
développement très spectaculaire, qui affecte profondément la
conception et la pratique de la philosophie, est le retour aux
philosophes anciens, Pythagore, Empédocle, Démocrite, mais
surtout Platon et Aristote, et dans ce cas, plus précisément, à leurs
textes. Ceux-ci font l’objet de nouvelles éditions, et on commence à
les commenter. L’étude de la philosophie devient dans une large
mesure, et de plus en plus, l’étude des textes philosophiques
canoniques. Les idées philosophiques nouvelles se développent et
s’exposent dans le contexte de ces commentaires sur les textes
canoniques et sur les problèmes qu’ils soulèvent. Comme on peut le
voir chez Alexandre d’Aphrodise, Porphyre ou Simplicius, ce travail
implique souvent une forte dose d’érudition, et cette érudition se
substitue facilement à la pensée authentiquement philosophique.
Sénèque regrette déjà que ce qui était jadis philosophie est devenu
« philologie » (Lettres à Lucilius, 108, 23).
Autre courant important, celui de la réforme personnelle, courant
très complexe, motivé par des considérations assez différentes, que
nous ne pouvons ici que distinguer très grossièrement. Épictète se
plaint des philosophes, qui pour la plupart ne le sont qu’au point
d’énoncer ce que l’on s’attend à entendre de la bouche d’un
philosophe, sans le prendre au sérieux dans leur pratique (Aulu-
Gelle, XVII, 19, 1). Sans doute voulait-il dire ainsi que la vie d’un
homme doit montrer s’il croit et s’il comprend vraiment ce qu’il dit
en tant que philosophe : il doit y avoir conformité entre la doctrine
(et les conseils) et la vie, point sur lequel on insiste fréquemment à
l’époque. Il y avait deux manières d’interpréter cette insistance dans
la pratique. Les Cyniques, semble-t-il, avaient tendance à poser en
principe que la philosophie tenait, sur le plan théorique, en un petit
nombre de maximes simples, par exemple, que tout est
complètement indifférent, à l’exception de la vertu. Faciles à
comprendre, ces maximes sont extrêmement difficiles à suivre dans
la vie réelle, et c’est une tâche herculéenne de vivre véritablement en
accord avec elles. Contrairement à ce que l’on dit souvent, les
Stoïciens tardifs ne pensaient pas du tout que l’on pouvait réduire la
théorie à un petit nombre de théorèmes ; ils ne voulaient pas non
plus la disqualifier, mais seulement empêcher que l’on se perde dans
des subtilités, au lieu d’essayer de mener sa vie réelle à la hauteur
d’une théorie très complexe. Épictète insistait sur ce point, en faisant
l’éloge d’Euphratès (Entretiens, IV 8, 17-20). L’éthique stoïcienne était
elle-même divisée en une partie théorique et une partie pratique,
nous le voyons grâce à Sénèque (Lettres à Lucilius, 89, 14) et à Eudore
(Stobée, Éclogues, 42, 13 W) si l’on admet que ce dernier témoignage
reflète la doctrine stoïcienne. L’enjeu ici n’est pas seulement d’établir
une cohérence entre ce qu’on fait et ce qu’on pense, tâche déjà
gigantesque, mais aussi d’ordonner sa vie et son esprit de manière à
être disponible pour la vérité, à pouvoir accéder à la vue correcte des
choses. Nous trouvons des tendances ascétiques jusque chez les
Stoïciens du Ier siècle, comme Attale et Chairémon.
Cependant, c’est aux diverses formes du platonisme que
l’ascétisme s’adaptait le plus naturellement. Comme l’âme ne peut
voir la vérité que si elle n’est pas entravée, que si elle peut se délivrer
du corps et de ses soucis, et qu’elle ne se libérera de ses
perturbations que si, au lieu de se concentrer sur le corps et sur ses
besoins au point d’en faire les siens propres, elle regarde vers le haut
et se concentre sur le royaume intelligible, l’ascétisme semble être
exactement la meilleure façon de mettre son âme en mesure de voir
la vérité.
Les philosophes de l’Antiquité tardive considéraient comme des
autorités les philosophes anciens, comme Pythagore, Platon ou
Aristote, et ils vénéraient leurs écrits. C’est tout particulièrement vrai
de Platon : à partir de la fin du IIIe siècle, tous les philosophes,
presque sans exception, prétendent suivre Platon. Mais suivre Platon
comme une autorité, quel sens cela avait-il, et quelle était la source
de cette autorité ? Cela voulait dire qu’on se croyait en quelque sorte
interdit d’accès direct à la vérité et à la sagesse, par exemple parce
que l’on vivait à une époque où la sagesse ancienne et les vérités
anciennes s’étaient perdues dans le dédain et la corruption ; cela
voulait dire que l’on croyait que Platon avait encore connu la vérité,
et que l’on pouvait ainsi avoir accès à la vérité, au moins
indirectement, en reconstruisant sa pensée. Quant à la source de son
autorité, on ne pensait pas tout à fait que Platon avait été assez bon
philosophe pour avoir connu la vérité ; on pensait plutôt (comme le
montre l’exemple de Numénius) qu’il existait une sagesse ancienne à
laquelle Platon, en excellent philosophe qu’il était, avait encore
accès, une sagesse ancienne qui était également attribuée, par
exemple, à Pythagore, et dont le reflet existait déjà chez Homère.
Dans cette perspective, les œuvres de Platon en vinrent à avoir un
statut comparable à celui des Écritures (Origène, Contre Celse, VI, 17),
d’autant plus qu’elles étaient manifestement rédigées de manière à
faire seulement allusion à la vérité, et à réclamer une exégèse
complexe. Reconstruire la pensée de Platon, c’était donc se livrer,
non à la tâche historiographique de reconstruire ce que le Platon
historique avait pensé, mais plutôt à celle de reconstruire la vraie
philosophie, connue de Platon parmi d’autres, au moyen de ses
écrits.
Si l’on prenait appui sur l’autorité de Platon pour reconstruire la
vraie philosophie, l’on croyait encore que ses écrits n’étaient qu’un
moyen d’accéder à la vérité ; celle-ci, une fois trouvée, rendrait
superflue la référence à Platon. L’on pouvait même conserver cette
croyance si, pour reconstruire la vraie philosophie, on prenait appui
aussi, par exemple, sur les Oracles chaldéens, que l’on considérait
comme divinement inspirés. L’entreprise philosophique continue
ainsi à être considérée comme impliquant essentiellement le
développement d’une compréhension appropriée, rationnelle et
théorique, de la réalité, et d’une attitude pratique fondée sur cette
compréhension, bien que les moyens que l’on envisage pour y
parvenir ne correspondent pas à notre conception de la méthode
philosophique. Mais la conception même que les Platoniciens se font
de la réalité, à partir des remarques de Platon sur le Bien, « au-delà
de l’être et de l’intellect » (La République, 509b), met en question
l’entreprise d’une compréhension rationnelle et théorique de la
réalité. En effet, le premier principe permettant de comprendre et
d’expliquer tout le reste paraît maintenant se situer au-delà de
l’intelligibilité. La conception même de la philosophie en est
affectée ; mais surtout la question se pose de savoir dans quelle
mesure la sagesse que les philosophes tentent d’atteindre peut être
réalisée sans une grâce, une coopération ou une intervention divines,
s’il est vrai que la saisie du premier principe surpasse les forces de
notre intellect.
Cette question fut soulevée peut-être pour la première fois vers la
fin du Ier siècle, par Apollonios de Tyane, un Pythagoricien qui avait
pour aspiration d’être un homme divin, une sorte de saint. Dans sa
Vie d’Apollonios (V, 37), Philostrate présente une discussion entre
Euphratès et Apollonios sur la nature même de la philosophie.
Euphratès défend une conception de la philosophie « en accord avec
la nature », c’est-à-dire une philosophie qui prend appui sur les
moyens que la nature nous a fournis pour atteindre la sagesse à
laquelle elle nous destine idéalement ; et il met en garde contre une
conception de la philosophie qui implique l’invocation de Dieu
(theoklutein), conception fondée sur une notion erronée du divin, et
qui entraîne de grandes folies chez les philosophes de cet acabit.
Apollonios, comme son disciple Alexandre (la cible de Lucien dans
son Alexandre), semble effectivement avoir encouragé les gens à
croire en ses pouvoirs miraculeux et à observer envers lui un culte
religieux (Origène, Contre Celse, VI, 41). Il semble en tout cas avoir
été le premier philosophe connu à avoir introduit la théurgie dans la
philosophie, c’est-à-dire l’idée que certaines invocations, jointes
peut-être à certaines pratiques rituelles, pouvaient amener Dieu, ou
des êtres divins subordonnés, ou même des démons, à se révéler
eux-mêmes, ainsi que le savoir qui était le leur. La théurgie, au moins
sous l’une de ses formes, joue un rôle essentiel dans la conception
que se faisaient de la philosophie Jamblique et ses successeurs.
Toutefois – et le point est crucial – même si, en tant que philosophe,
on refusait le recours à la théurgie, on pouvait encore croire qu’elle
constituait une manière non philosophique d’accéder à la même
sagesse et au même savoir, qui libèrent et qui sauvent l’âme, et qui
nous assurent une vie bonne. Cela est important, parce que cela
contribue encore à miner la prétention des philosophes selon qui le
seul moyen de devenir sage et bon, d’avoir une vie bonne, était la
voie philosophique. Mais à cette époque, cette prétention avait déjà
été ébranlée depuis longtemps par l’idée d’une sagesse originelle,
peut-être inspirée, que les philosophes ne faisaient qu’essayer de
retrouver.
Ce contexte permet de comprendre pourquoi bien des premiers
chrétiens ont pu considérer la doctrine chrétienne en général comme
étant enfin la vraie philosophie, et la théologie chrétienne, en
particulier, comme la vraie théologie, remplaçant celles des Stoïciens,
des Péripatéticiens et des Platoniciens. Justin (voir son Dialogue avec
Tryphon, II, 1) n’est qu’un exemple particulièrement frappant, parmi
bien d’autres qui considèrent le christianisme comme une
philosophie. Philosophe et Platonicien, il se convertit au
christianisme, mais il persiste à se considérer comme pratiquant la
philosophie lorsqu’il expose et explique la doctrine chrétienne et
lorsqu’il convertit les autres au christianisme. Cette prétention doit
être prise tout à fait au sérieux. Bien sûr, les chrétiens fondaient leurs
croyances sur l’autorité, et même sur l’autorité d’une vérité révélée
ou inspirée ; mais cela ne les distinguait pas des philosophes païens.
Il faut aussi se souvenir que, tout en s’appuyant sur l’autorité, les
théologiens chrétiens, au début au moins, paraissent avoir estimé
que la compréhension à laquelle l’autorité les conduisait était une
compréhension philosophique, qui rendrait finalement superflu
l’appel à une vérité révélée. La dépendance d’Origène à l’égard de
l’Écriture est frappante, mais dans son cas comme dans celui de saint
Augustin, au moins dans sa jeunesse, la conception théologique à
laquelle on parvient et la façon dont elle est fondée ressemblent
beaucoup à une position philosophique, appuyée sur des
fondements philosophiques, et je ne vois aucune raison de ne pas
considérer Origène comme un philosophe, au sens où on l’entendait
dans l’Antiquité.
Les chrétiens en vinrent aussi à utiliser le mot « philosophe »
pour désigner les moines, et à considérer la vie monastique comme
la véritable vie philosophique (Basile de Césarée, De la constance, 5 ;
Grégoire de Nysse, Vie de sainte Macrine, p. 411, 12). Il serait
également tout à fait erroné de ne pas prendre cette idée au sérieux.
Si nous considérons, par exemple, la description des Ésséniens chez
Philon, ou celle des prêtres égyptiens chez Chairémon, toutes deux
fondées sur une certaine idée du sage, et toutes deux rapportées par
erreur à des précurseurs historiques du monachisme, nous
comprenons tout ce que le premier monachisme devait au cynisme,
au souci de la vie intérieure et à l’attachement au bien chez les
Stoïciens, et souvent à une vision platonicienne du monde dans
laquelle le salut impliquait le retrait du monde, le retour de l’âme sur
elle-même, et l’ascension de l’âme, comme sur une échelle, jusqu’à sa
propre source. Dans l’Antiquité, les païens eux-mêmes auraient
compris facilement que la vie d’un moine est une vie philosophique :
elle ressemblait à une manière de prendre la philosophie au sérieux.
Certains auteurs chrétiens des premiers âges, comme Clément
d’Alexandrie, ont été tentés de penser, semble-t-il, qu’il existait une
compréhension philosophique du monde, à la lumière de la
révélation, qui pouvait assurer à l’âme son salut et son accès à la vie
bienheureuse. Mais Origène, par exemple, en dépit de ses immenses
efforts théologiques, rejetait très clairement cette idée élitiste. Ce qui
sauve, c’est la capacité, ouverte à tous, d’entretenir en soi la croyance
dans le Christ, tel qu’il se révèle en son Incarnation, et à travers lui
en Dieu. L’invocation du Christ n’est pas considérée, en fait, comme
une alternative à la philosophie, mais comme la seule voie vers la vie
bonne.
Une fois cette conception devenue dominante, l’entreprise
philosophique a perdu la motivation qui avait été son principal
ressort : l’idée qu’une vie bonne était une vie sage, et que la sagesse
ici en jeu devait être atteinte par la théorie et la pratique de la
philosophie. Ce qui servait de guide dans la vie n’était plus la
croyance philosophique, mais la croyance religieuse ; ce qui était
maintenant requis n’était plus la pratique philosophique, mais une
pratique morale religieuse, fondée sur des motivations religieuses.
Les philosophes pouvaient continuer à produire des théories sur le
monde, ou même sur la façon dont nous devrions agir ; mais ces
théories n’étaient plus considérées comme ayant une importance
décisive pour notre vie : leur place dans la vie avait été prise par
quelque chose d’autre. Ce n’est pas ici le lieu de mesurer l’immense
portée du tournant ainsi pris. Mais on peut en voir un reflet dans le
fait que, jusqu’à nos jours, dans notre réflexion morale ordinaire et
dans notre éthique philosophique, il semble y avoir peu de place, ou
même aucune, pour l’exercice de la sagesse théorique dans la vie
bonne, et que la vertu semble s’identifier, avec une facilité
surprenante, à la vertu morale, comme si la sagesse théorique était
dépourvue de toute pertinence morale.
C’est ainsi que la philosophie se trouva réduite à un exercice
théorique, dont on peut fort bien se passer sans avoir à craindre pour
sa vie ou pour son âme, et qui ne possède au mieux qu’une
pertinence marginale pour notre vie. Mais ce serait une erreur de
penser que le simple fait que notre histoire a pris ce cours justifie
l’idée que la bonne philosophie doit être quelque chose qui, en
dernier ressort, est sans pertinence pour notre vie, pour celle des
gens avec qui nous vivons, pour notre vie avec eux, pour la vie de
nos communautés et de nos sociétés. Et ce serait certainement une
erreur de projeter rétrospectivement sur les Anciens notre
conception de la philosophie, qui est celle d’une entreprise
relativement académique, visant seulement à développer des
théories philosophiques.
Michael FREDE
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

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Wortes “Philosophie” », Hermes, no 88, 1960, p. 159-177.
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VOELKE, André-Jean, La Philosophie comme thérapie de l’âme, Fribourg,
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Images et modèles du monde

Quelles étaient les croyances des hommes et des femmes de la


Grèce antique ? Comment voyaient-ils le monde dans lequel ils
vivaient et la place qu’ils y occupaient ? Avant d’essayer de répondre
à ces questions, nous devons considérer deux problèmes : la nature
des témoignages dont nous disposons, et la finalité de notre enquête.
Bien entendu, nous n’avons pas directement accès aux opinions
ordinaires de l’Antiquité, quelle qu’en soit l’époque. Nous ne
pouvons pas utiliser les méthodes de la sociologie moderne –
entretiens, questionnaires, sondages – pour découvrir ce que les
anciens Grecs croyaient. Outre l’apport de certaines sources
archéologiques et épigraphiques, nous nous appuyons
exclusivement sur des textes littéraires. Certains d’entre eux nous
rapportent les croyances générales, mais cela nous informe
seulement sur l’opinion de leurs auteurs : les témoignages
demeurent indirects et ont été transmis par les auteurs anciens eux-
mêmes. En outre, les textes qui nous sont parvenus ne représentent
nullement un échantillon objectif et représentatif de ce qui a été écrit.
Les mécanismes qui ont fait que certains textes ont subsisté, d’autres
non, que certains auteurs sont bien représentés par leurs propres
ouvrages, d’autres pas du tout, impliquent à chaque fois une
sélection et des jugements de valeur. Ils peuvent être le fait des
Anciens eux-mêmes, ou des personnages qui nous séparent d’eux –
en particulier les copistes anonymes de l’Antiquité tardive et du
Moyen Âge.
Le second problème découle du premier. Bien que nous parlions
librement de la « vision du monde » des grandes figures littéraires
de l’Antiquité, Homère, Hésiode, Eschyle, Sophocle et d’autres, nous
ne devons jamais oublier que la plupart d’entre eux ne proposaient
pas de cosmologies. Dégager dans les grandes œuvres littéraires
quelque chose que l’on puisse appeler une vision du monde pose
des problèmes qu’il est facile de sous-estimer, et l’ambition de mener
à bien une telle entreprise est discutable. Nous devons nous garder
absolument d’une tentation permanente : rendre les auteurs que
nous étudions plus cohérents que ne l’autorisent les témoignages –
en leur attribuant des positions soigneusement élaborées sur la
nature de la Terre, les cieux, la place de l’homme dans l’ordre de la
nature et ainsi de suite, comme si leur objectif était d’apporter des
réponses à ces questions.
Ainsi, nous n’avons pas directement accès aux croyances des
gens ordinaires, et les textes dont nous disposons sont surtout des
artefacts littéraires complexes dont les auteurs n’envisagent
nullement de théoriser sur l’ordre du monde.
Il ne s’agit cependant pas de nier que des cosmologues se soient
précisément fixé pour tâche d’exposer une vision du monde dans sa
totalité. Les différentes doctrines cosmologiques proposées par les
philosophes grecs, depuis Thalès et les autres penseurs
présocratiques jusqu’à la fin de l’Antiquité, font l’objet d’une analyse
détaillée dans un autre chapitre. Il n’est pas rare que ces doctrines
s’inspirent, parfois fortement, des hypothèses et des croyances
populaires. Néanmoins, il convient de souligner qu’il existe une
distinction fondamentale entre les notions préthéoriques et les
théories conçues comme telles.
Ainsi, avant l’apparition des premières théories cosmologiques
au VIe siècle avant J.-C., il n’est pas sûr que l’on puisse parler à juste
titre d’une conception unitaire du monde en tant que telle. Ce sont les
philosophes qui ont formulé pour la première fois l’idée que le
cosmos, ou l’ordre du monde, soit cette unité. Ils utilisent différents
modèles, images et analogies pour exprimer des notions opposées
sur la nature et le type de l’unité en question. Pour certains, le
cosmos était une créature vivante, pour d’autres un artefact –
l’œuvre d’un Démiurge divin et bienveillant –, pour d’autres encore
un État, conçu de différentes manières. Certains considéraient que le
cosmos était gouverné par une autorité unique, une sorte de roi,
tandis que d’autres faisaient de l’ordre cosmique un rapport
d’équilibre entre des forces égales. Héraclite va jusqu’à dire que la
guerre est ce qui gouverne tout et que le conflit est justice.
Certains philosophes combinent plusieurs conceptions du
cosmos en tant que tout unitaire, et il y a souvent interpénétration de
leurs conceptions cosmologiques et de leurs idées dans d’autres
domaines. Si l’on considère le monde comme un organisme vivant,
ou un État, alors le corps humain et l’État peuvent être inversement
considérés comme des microcosmes. En outre, nous l’avons dit, on
peut affirmer que ces modèles philosophiques s’inspirent d’idées
préphilosophiques. Bien avant que les théories cosmologiques
n’avancent la notion d’un monde régi par un principe cosmologique
unique, Zeus était devenu le souverain suprême. Mais une différence
fondamentale subsiste. Zeus règne peut-être parmi les dieux et les
hommes, il n’est sûrement pas un principe cosmologique abstrait.
Nous nous proposons d’étudier quelques-unes des croyances et
des hypothèses populaires préphilosophiques qui constituent la toile
de fond des enquêtes systématiques que les Grecs entreprendront
dans les différents domaines de la connaissance. D’autres chapitres
étudieront l’astronomie, la cosmologie, la physique, la biologie, la
médecine, etc. Sur un plan général, quelles étaient, aux époques
classique et hellénistique, les croyances et les hypothèses des Grecs
concernant le monde qui les entourait et la place qu’ils y
occupaient ? Nous devons commencer par évaluer l’héritage culturel
des deux grands maîtres de la poésie archaïque, Homère et Hésiode.
Pour autant qu’Homère ait été le maître des Grecs, c’est
seulement dans un sens très vague que l’on peut parler d’une
« vision du monde » propre aux poèmes homériques. On ne peut
raisonnablement pas s’attendre à y trouver un ensemble d’idées
exhaustif, cohérent et homogène. Ce que nous devons examiner, ce
sont des idées introduites incidemment dans l’Iliade et l’Odyssée, à
des moments particuliers du récit. Nous ne pouvons certainement
pas supposer que les idées exprimées dans différents passages et par
différents personnages correspondent aux croyances du poète (ou
des poètes), ou du public d’alors. L’introduction de certaines idées
générales répond à une fonction dramatique qui l’emporte sur toute
préoccupation théorique ou spéculative.
Forts de ces avertissements, nous pouvons noter qu’Homère, à
propos des cieux ou du ciel, ouranos, parle souvent de « ciel
d’airain » ou de « ciel de fer » – comme si l’on pouvait concevoir le
ciel sous la forme d’un objet solide et brillant. Ensuite, autour de la
Terre coule le « fleuve » Océan « d’où sortent tous les fleuves, toute
la mer, toutes les sources et tous les puits profonds » (Iliade, XXI,
195). Sous la terre se trouve l’Hadès, le séjour des morts, et encore
au-dessous le Tartare, « aussi loin au-dessous de l’Hadès que le ciel
l’est au-dessus de la Terre » (Iliade, VIII, 16). Les saisons sont
identifiées, le jour et la nuit sont chacun divisés en trois parties. On
observe les mouvements des astres dans le ciel nocturne, et plusieurs
constellations reçoivent un nom : les Pléiades, les Hyades, Orion,
l’Ourse, également appelée Chariot, dont il est dit qu’elle est la seule
constellation qui ne se couche jamais, qui « ne se baigne jamais dans
les eaux d’Océan » (Iliade, XVIII, 489).
Il y a des descriptions vivantes des tempêtes, des vents, des
vagues, du feu, des animaux et du comportement animal. On trouve
dans l’Iliade et l’Odyssée des images célèbres qui font allusion aux
migrations des oiseaux (les grues, par exemple, Iliade, III, 3 sqq.), à
l’aigle qui chasse le serpent (Iliade, XII, 200 sqq.), à la pieuvre qui se
cache dans son repaire (Odyssée, V, 432 sqq.). Tout cela pourrait être le
signe d’une observation attentive de ce que nous appellerions la
« nature » ; mais la prudence s’impose. On rencontre bien dans un
passage de l’Odyssée le terme qui sera utilisé plus tard pour désigner
la nature, physis ; il est employé à propos de la forme d’une plante
précise ou, plus vraisemblablement, de sa croissance (Odyssée, X,
302 sqq.). Mais il n’y a pas chez Homère de concept ou de catégorie
d’ensemble qui distingue le domaine de la nature en tant que tel – par
opposition soit à la « culture », soit au « surnaturel ». La plante dont il
est question dans ce passage de l’Odyssée est le moly, une herbe
magique qui permettra à Ulysse de résister aux sortilèges de Circé.
Par ailleurs, un grand nombre des descriptions précises des oiseaux
appartiennent à des passages où leur comportement est censé
fournir des présages de l’avenir, comme dans le cas mentionné plus
haut (Iliade, XII, 200 sqq.).
Dans l’Iliade et l’Odyssée, les descriptions vivantes de plusieurs
phénomènes servent de toile de fond à l’évolution du récit. Mais ce
que l’on trouve au centre du drame, dans les deux poèmes, ce ne
sont pas les rapports entre les hommes et la nature, mais les rapports
entre les hommes et les dieux. L’Odyssée ne rapporte pas seulement
les efforts d’Ulysse pour rentrer chez lui sain et sauf, mais aussi les
efforts des dieux et des déesses, Athéna, Poséidon et les autres
divinités, qui lui apportent leur aide ou contrecarrent ses projets. Le
récit du siège de Troie n’évoque pas seulement les combats entre les
Troyens et les Achéens, mais aussi les interventions des dieux dans
un camp ou dans l’autre.
Si nous essayons donc de reconstituer l’image du « monde » que
communiquent l’Iliade comme l’Odyssée, la préoccupation centrale
des deux poèmes concerne les rapports entre les hommes et les
dieux. Cette caractéristique reflète-t-elle les exigences narratives,
nous ne sommes pas en mesure de le dire de façon définitive. Nous
ne pouvons pas dire dans quelle mesure Homère et son public
croyaient aux représentations des dieux que l’on rencontre dans ces
poèmes épiques. Mais une chose est sûre : ces représentations sont
au centre des deux poèmes. Les personnages vivent dans un monde
où la succession des levers et des couchers des constellations est
ordonnée, tout comme le comportement habituel des animaux est
conforme au modèle : le lion est toujours courageux, la biche
craintive. Toutefois, les conventions dramatiques de l’épopée
n’excluent jamais la possibilité que les dieux puissent être à l’œuvre
et se servent des phénomènes « naturels » comme présages. De plus,
ils apparaissent eux-mêmes sous la forme d’oiseaux (Athéna, par
exemple, s’envole sous la forme d’un gypaète, phènè, Odyssée, III,
372, ou bien d’une hirondelle, Odyssée, XXII, 239 sq.), et ils peuvent
même prendre une apparence humaine (comme dans le célèbre et
dernier combat d’Hector devant Troie, où Athéna revêt l’apparence
de Déiphobe qui vient persuader son frère Hector de rester devant
les remparts et de se battre contre Achille, Iliade, XXII, 226 sqq.).
À l’évidence, les apparences sont trompeuses. Le monde
environnant est loin d’être chaotique, incohérent : en fait, il présente
de nombreux signes d’ordre et de régularité. Pourtant, les dieux
agissent de manière mystérieuse, leurs caprices sont dangereux, leur
pouvoir indéniable. Même Zeus, qui règne sur les dieux et les
hommes (Iliade, II, 669), a du mal à tenir la bride aux autres dieux,
qui lui désobéissent et le trompent. Il doit déployer tous ses efforts
pour maintenir sa propre autorité, mais ses intentions sont obscures,
ses interventions imprévisibles. On ne peut pas prévoir comment
s’accomplira sa volonté, même s’il est certain qu’elle s’accomplira.
Lorsque nous abordons Hésiode, certaines des difficultés que
soulève l’interprétation de l’Iliade et de l’Odyssée s’atténuent.
Contrairement à Homère qui ne parle jamais à la première personne,
Hésiode se met lui-même en scène dans ses poèmes. La Théogonie
ainsi que Les Travaux et les Jours sont essentiellement des œuvres
didactiques, où il s’efforce de convaincre son public d’un point de
vue, le sien. Dans Les Travaux et les Jours, il s’agit principalement du
règlement des affaires humaines, tandis que la Théogonie expose les
généalogies des dieux. Dans ces deux poèmes, Zeus, le dieu
suprême, étaye l’ordre et la justice. Dans les deux cas, il est légitime
de parler non seulement d’une règle divine qui ordonne les choses,
mais aussi d’un ordre moral.
Les Travaux et les Jours contiennent un grand nombre
d’injonctions spécifiques, notamment dans la dernière partie du
poème qui expose en détail les activités à accomplir ou à éviter
certains jours du mois. « Ce sont là les jours qui ont un véritable prix
pour les habitants de la Terre. Les autres sont changeants ou neutres,
n’apportant rien aux hommes. Tel fait l’éloge d’un jour et tel d’un
autre et peu de gens savent le vrai. […] Heureux et fortuné celui qui,
sachant tout ce qui concerne les jours, fait sa besogne sans offenser
les Immortels, consultant les avis célestes et évitant toute faute. »
(824 sqq.) Les méfaits des « rois dévoreurs de présents » constituent
un thème récurrent. Mais ces rois ne sont pas seulement coupables
parce qu’ils sèment la discorde parmi les hommes : la cité gouvernée
dans l’injustice ne sera jamais florissante. « Ceux qui, pour l’étranger
et le citoyen, rendent des sentences droites et jamais ne s’écartent de
la justice voient s’épanouir leur cité, et, dans ses murs, sa population
devenir florissante. » (225 sqq.) Ils ne connaissent jamais la famine, la
terre donne une nourriture abondante, dans les montagnes les
chênes portent des glands et abritent les abeilles, les moutons ploient
sous leur toison, les femmes enfantent des fils pareils à leurs pères. À
l’inverse, là où règnent l’injustice et la démesure, la cité tout entière
souffre (238 sqq.). Zeus lui envoie la famine et la peste, les habitants
périssent, les femmes n’enfantent plus…
Le juste comportement des humains, en particulier celui de leurs
rois, est donc récompensé par la prospérité, et l’injustice par des
calamités. Zeus veille sur l’ordre des choses. D’ailleurs, Hésiode fait
de la race actuelle des mortels – l’âge de fer – le terme d’une série où
une race est supplantée par une autre, la race d’or par la race
d’argent, celle-ci par la race de bronze, puis par la race des héros
jusqu’à l’actuel âge de fer. Mais il annonce aussi la chute et la
destruction finales de cette race, qu’il attribue, encore une fois, au
mépris de la justice et de la pudeur (180 sqq., 192 sqq.).
Alors que Les Travaux et les Jours ont pour principal sujet le
comportement humain, la Théogonie décrit les origines des dieux. On
a souvent parlé à cet égard d’une cosmologie préphilosophique.
Cette description est trompeuse pour trois raisons principales.
D’abord, ce n’est pas un exposé sur la nature des choses dans le
monde actuel, mais plutôt sur les origines. Ensuite, l’histoire des
origines concerne principalement les dieux et le divin, et non les
caractéristiques physiques de notre monde. Enfin, il s’agit à
l’évidence d’un récit mythique, et non d’un récit qui veut procéder
par le biais d’une analyse des principes cosmiques qui continuent de
régir les phénomènes physiques. Un des premiers soucis du poème,
nous l’avons dit, est sans aucun doute de décrire la fondation de
l’ordre moral instauré par le dieu suprême, Zeus. La Théogonie
énumère les étapes qui lui ont permis de devenir souverain suprême,
les victoires successives qu’il a remportées sur ses rivaux et ses
ennemis, d’abord les Titans, puis Typhée. Même s’il serait
évidemment erroné de n’y voir qu’une simple allégorie, Hésiode ne
nous laisse aucun doute : le pouvoir suprême que Zeus a obtenu est
l’instauration du règne de la justice.
Ainsi, la Théogonie est précisément ce que son titre indique,
l’histoire de la naissance des dieux ; par conséquent, ce n’est pas une
cosmogonie, encore moins une cosmologie. Elle n’est pas homogène
comme le seront les cosmologies philosophiques qui invoquent une
série de principes déterminée. En même temps, il s’agit d’un récit
remarquablement exhaustif, qui utilise le thème des généalogies pour
relier entre elles les origines de personnages fort divers. La plupart
des dieux sont conçus de façon anthropomorphique. Dans bien des
cas, leur union est décrite en termes impliquant des rapports sexuels.
Il y a cependant des exceptions. Au tout début de l’histoire
(Théogonie, 126 sqq.), Terre produit un certain nombre d’enfants, dont
Ciel, Ouranos, lui-même, « sans amour délicieux » (132), et plus loin
(211 sqq.) Nuit produit Mort, Sommeil et d’autres enfants « sans
avoir dormi avec personne ». Mais il s’agit quand même de
naissances. On précise que la progéniture est née, même si elle n’est
pas le résultat de rapports sexuels, mais plutôt d’une
parthénogenèse. En outre, tous les personnages divins ne sont pas
conçus en termes personnels, encore moins humains,
anthropomorphiques. Lorsque les montagnes naissent (129), elles
sont appelées « le séjour plaisant des dieux ».
Le vocabulaire et les images biologiques, le langage de la
conception, de la gestation, de l’union sexuelle, constituent le
principal lien unificateur du récit, sans qu’on puisse évidemment
dire qu’Hésiode ait entrepris d’élaborer une théorie du cosmos en
tant que créature vivante. Il ne faut pas négliger la différence entre la
Théogonie et certaines cosmologies philosophiques qui invoqueront
cette théorie. Ainsi, pour Platon, le cosmos visible est lui-même un
organisme vivant ; les Stoïciens considéraient à leur tour que le
cosmos dans son ensemble était imprégné de vie. Mais le terme
même de cosmos, kosmos, l’ordre du monde, implique une
conception unitaire du monde en tant que tel, qui n’a pas
d’équivalent chez Hésiode.
Ce serait aussi une grossière erreur de dire que les
préoccupations d’Hésiode se réduisent à ce que nous appellerions les
caractéristiques physiques du monde. Certes, il mentionne les
montagnes et les astres ; mais son poème s’attache principalement
aux dieux et aux déesses, conçus pour la plupart comme des
individus volontaires, pour ne pas dire capricieux, qui souvent
résistent à la volonté de Zeus, même si en définitive ils restent sous
sa coupe. En outre, on trouve parmi ces créatures divines non
seulement les Olympiens anthropomorphes bien connus, mais aussi
des êtres zoomorphes, des hybrides, des monstres. Le récit des
naissances et des combats mentionne les Cyclopes qui n’ont qu’un
œil ; Cottos, Briarée et Gyès aux cinquante têtes et aux cent bras ; les
Érinyes, issues des organes sexuels d’Ouranos ; les Harpies ; Cerbère
le chien aux cinquante têtes ; la Chimère tricéphale, lion, bouc et
serpent ; Pégase, le Sphinx et bien d’autres encore.
Le point capital est celui que nous avons déjà souligné à propos
d’Homère. On ne trouve pas chez Hésiode de concept correspondant
à celui de nature en tant que telle, soit par opposition à la culture, soit
par opposition au surnaturel. La Théogonie ne parle pas seulement de
ce que l’on pourrait appeler des phénomènes réguliers (et, en ce
sens, naturels), mais aussi de l’étrange, de l’unique, du monstrueux.
Tous trouvent leur place dans l’histoire générale des dieux, de leur
progéniture et de leurs rapports avec Zeus, le souverain suprême. Si
nous pouvons analyser dans la Théogonie et Les Travaux et les Jours les
connaissances d’Hésiode sur ce que nous appelons le monde naturel
– les constellations, les saisons, le comportement des animaux, etc. –,
nous ne pouvons pas dire que le centre d’intérêt principal de ses
deux poèmes soit la nature en tant que telle. Évidemment, il serait
judicieux que le paysan ou le pêcheur, pour être prospères,
apprennent tout ce qu’ils peuvent sur les signes annonciateurs d’un
changement du temps, par exemple. Mais, selon Hésiode, il est tout
aussi important qu’ils règlent leur conduite comme il faut vis-à-vis
des dieux. Les mortels sont les bénéficiaires du cadeau de
Prométhée, le feu, origine de tous les arts et de toutes les techniques.
Ce cadeau fut pourtant le produit d’un vol, dont Zeus fut la victime
– et dont il se vengea, comme il se doit. Cette vengeance, ce fut la
femme elle-même, issue de Pandore, la première femme. À cause de
Pandore, les mortels sont condamnés à une vie de dur labeur, de
douleur et de maladie. La justice sera récompensée, mais en
définitive les perspectives de l’humanité ne sont pas radieuses. Nous
vivons dans un âge de fer dont les jours sont comptés. En attendant,
Hésiode nous prévient qu’il est essentiel d’honorer les dieux et de se
conduire avec justice à l’égard des hommes. La moralité et la religion
sont au centre de son message, et ce qu’il dit à propos des
connaissances de nature physique et biologique est subordonné à ces
fins.
Homère et Hésiode sont des génies de la littérature et leur
influence sur la pensée grecque est immense. C’est pour cette raison
que toute étude des croyances sur le monde, à l’époque classique et
même hellénistique, doit commencer par eux. Cela ne veut pas dire,
bien entendu, que leurs idées aient été reprises telles quelles dans les
croyances populaires, ni que toutes leurs conceptions complexes du
monde et de la place des hommes dans le monde aient été acceptées
ou adoptées sans être mises en question. En outre, on voit apparaître
de nouvelles idées, de nouvelles connaissances, de nouvelles
croyances et hypothèses qui n’ont de précédents ni chez Homère ni
chez Hésiode.
Nous pouvons maintenant élargir le champ de notre étude en
nous intéressant à trois aspects de cette question en particulier.
D’abord, nous pouvons examiner comment les attaques contre
Homère, Hésiode ou bien contre les croyances dites traditionnelles
ou qui leur sont associées ont été formulées par différents auteurs,
qu’ils soient poètes, philosophes, historiens, « sophistes », lorsqu’ils
ont cherché à se faire une réputation et à acquérir quelque prestige.
Ensuite, les croyances populaires grecques, dès l’époque classique,
voire archaïque, divergent parfois fondamentalement des idées
rencontrées chez Homère ou Hésiode. Enfin, une question plus
générale se pose : dans quelle mesure l’accroissement du savoir lié à
l’évolution de la philosophie et de la science en particulier a-t-il
exercé une influence sur les croyances populaires ?
Les attaques directes contre les conceptions d’Homère et
d’Hésiode de la divinité occupent une place de choix dans les
poèmes de Xénophane (né au début du VIe siècle après J.-C.). Il cite
nommément Homère et Hésiode et leur reproche d’avoir représenté
les dieux comme des êtres immoraux, des individus qui « volent,
commettent l’adultère et se trompent les uns les autres » (fragt 11,
cf. fragt 12). Plus fondamentalement, c’est la notion globale de
divinités anthropomorphes qu’il tourne en ridicule : « Mais les
mortels pensent que les dieux naissent, qu’ils ont des vêtements, une
voix et une forme semblables aux leurs. » (Fragt 14.) « Les Éthiopiens
disent que leurs dieux ont le nez épaté et la peau noire, les Thraces
disent que les leurs ont les yeux bleus et les cheveux roux. »
(Fragt 16.) La subjectivité des notions du divin est ensuite étendue
aux animaux : « Si les bœufs, les chevaux et les lions avaient des
mains et pouvaient dessiner avec leurs mains et produire des œuvres
d’art comme les hommes, les chevaux dessineraient les formes des
dieux pareilles aux chevaux, les bœufs pareilles aux bœufs, et ils
feraient leur corps tel que celui de chacun d’eux. » (Fragt 15.) On
remarque cependant que Xénophane remplace cet
anthropomorphisme grossier par une conception du dieu suprême
en tant qu’Esprit – une idée qui, elle aussi, s’inspire en partie d’un
modèle humain.
Xénophane fut ainsi le premier à critiquer un aspect fondamental
de la religion traditionnelle olympienne, et d’autres critiques des
fondements de la croyance religieuse seront émises au Ve siècle avant
J.-C., notamment par deux Sophistes, Prodicos de Céos et Critias.
Selon Prodicos, la véritable origine des idées sur le divin réside dans
les besoins et les expériences des hommes. « Le Soleil, la Lune, les
fleuves, les sources et en général tout ce qui est utile à notre vie, les
Anciens les considéraient comme des dieux à cause des avantages
que l’on en tire, de même que les Égyptiens firent du Nil un dieu.
[…] Pour cette raison, le pain fut adoré comme Déméter, le vin
comme Dionysos, l’eau comme Poséidon, le feu comme Héphaïstos,
et ainsi de suite avec toutes les choses qui sont bonnes à utiliser. »
Une idée plus cynique, attribuant l’invention des dieux à des
hommes dans un but de contrôle moral et social, figure dans un
passage du Sisyphe de Critias, encore que nous n’ayons pas le
contexte de cette citation et que nous ne sachions pas avec certitude
si elle reflète les propres opinions de l’auteur : « Un homme
intelligent et rusé inventa le premier pour les hommes la crainte des
dieux, de telle sorte qu’il y eût quelque chose qui effrayât les
méchants, même si c’est en secret qu’ils agissent, parlent ou
pensent. »
Même si toute conception de ce genre passerait pour de
l’« athéisme » aux yeux de Platon, ce dernier s’élevait aussi
vigoureusement que Xénophane contre une conception
anthropomorphique des dieux. Plus important encore, deux idées
attribuées à Homère sont franchement condamnées : les dieux
apportent des malheurs à l’humanité, et ils peuvent être achetés par
des sacrifices (La République, II, 364c sqq., 379a sqq.).
Platon revient sur ce thème, entre autres, dans son dernier
ouvrage, les Lois. Au livre X, il met en cause trois types d’impiété :
nier l’existence des dieux, dire qu’ils existent mais qu’ils ne
s’occupent pas des affaires humaines, et dire qu’on peut facilement
les acheter par des prières et des sacrifices.
En ce qui concerne la divinité, comme dans d’autres domaines de
la pensée, les philosophes ont souvent avancé leurs propres théories
spéculatives et abstraites pour s’opposer, explicitement ou non, aux
croyances populaires. Ce fut le cas pour d’autres types de croyances
sur le monde, et nous y reviendrons en temps voulu. Mais pour
l’instant, nous devons noter que les croyances grecques communes
sur les dieux ne se réduisent pas à ce qu’en disent Homère et
Hésiode, et que les critiques et les attaques philosophiques n’eurent
qu’un impact limité.
Commençons par le second point : les représentations
anthropomorphiques des dieux de l’Olympe furent toujours une
caractéristique essentielle des cultes officiels de la cité. L’idée que les
sacrifices étaient agréables aux dieux et les apaisaient était encore
bien enracinée dans les croyances populaires du IVe siècle avant J.-C.
– malgré les attaques de Platon. Alors même que Socrate fut accusé
d’impiété (entre autres choses), on notera un fait remarquable : on
aurait pu penser que les attaques de Platon dans les Lois menaçaient
les cultes religieux de la cité-État ; pourtant, rien n’indique qu’il ait
été inquiété à cause de ses idées. C’est bien là une illustration du
pluralisme de la religion grecque – un point largement confirmé par
les riches et complexes débats théologiques qui continuèrent de
caractériser les spéculations philosophiques jusqu’à la fin de
l’Antiquité. Mais – autre aspect de la question – les débats des
philosophes, même sur la nature des dieux, ne changèrent pas
grand-chose aux croyances et aux pratiques des gens ordinaires.
Par bien des aspects importants, ces croyances et ces pratiques
sont loin de se limiter à ce qu’en disent Homère et Hésiode. Leurs
poèmes ne nous auraient pas appris grand-chose sur le culte de
Dionysos, par exemple. Pourtant, les Bacchantes d’Euripide le
montrent très bien, ce culte finit par représenter pour ses adeptes le
cœur d’un type d’expérience religieuse bien différent, l’enthousiasme
ou la possession par le dieu. Et le fait que ces adeptes soient (surtout)
des femmes nous rappelle que leurs cultes existaient parallèlement
aux cultes officiels qui célébraient les dieux patrons de la cité.
Les religions à mystères, associées à des sanctuaires comme
Éleusis, constituent un deuxième élément important de la religion
grecque classique. Nous connaissons mal les croyances et les rites
pratiqués, mais il est au moins clair que les mystères portaient
essentiellement sur la notion d’une vie après la mort qui différait
considérablement de la conception homérique. Au chant XI de
l’Odyssée, Ulysse descend aux Enfers pour y rencontrer des
fantômes, des spectres immatériels, avec qui il n’est possible de
communiquer qu’après qu’ils ont bu du sang d’un sacrifice. Le
passage contient la phrase célèbre où Achille proclame qu’il
préférerait mener n’importe quelle existence terrestre plutôt que de
régner sur les morts. Par opposition, les mystères offraient
évidemment aux initiés l’espoir du salut. On assiste à un
renversement dans l’importance accordée respectivement à ce
monde-ci et à l’autre monde. Bien qu’associée à l’origine aux notions
de purification et, justement, d’initiation, l’idée que le destin de
notre âme immortelle dépend essentiellement de nos actions dans ce
monde devait bien entendu recevoir chez Platon un contenu moral
fondamental.
Troisièmement, sur un plan restreint, le culte des héros et le culte
des manifestations locales des Olympiens et des autres dieux
constituaient clairement une composante importante de l’expérience
religieuse vécue par beaucoup de Grecs. Hésiode avait déjà dit que
les membres de la race d’or deviennent des « gardiens », il avait
mentionné la race d’argent, ces « chthoniens » bienheureux qu’il faut
honorer, et les héros qui vivent libres de tout souci dans les Iles des
Bienheureux (Les Travaux et les Jours, 122 sqq., 141 sq., 170 sqq.). Mais
encore une fois, cela ne nous donne pas la moindre idée de
l’importance des nombreux cultes des héros locaux dans les
campagnes grecques, souvent adorés comme protecteurs et garants
de la santé, de la fertilité et de la prospérité.
L’opposition entre l’humain et le divin prend bien des formes
différentes, et nombreuses sont les idées et les croyances grecques
concernant le monde et la place que l’homme y occupe qui
s’articulent autour de l’une ou l’autre de ces différentes oppositions,
les humains et les Olympiens, les humains et les Chthoniens, les
humains et les héros. Pourtant, bien entendu, ces idées et ces
croyances n’étaient pas toutes en rapport direct ou indirect avec ces
oppositions. Nous pouvons maintenant examiner les connaissances
ou les croyances sur le monde physique, bien qu’il ne faille
certainement pas supposer que les Grecs, même au Ve siècle avant J.-
C., aient nécessairement disposé d’une catégorie explicite qui
corresponde précisément à ce que nous entendons par l’expression
« monde physique ».
Encore une fois, Homère et les réactions qu’il a suscitées nous
serviront de point de départ. On se souvient que les poèmes
homériques exprimaient certaines idées relatives à des sujets tels que
les astres, les saisons et le temps qui passe. Océan est censé couler
autour du monde. Les voyages d’Ulysse emmènent le héros dans de
multiples régions, bien que ce que nous pourrions appeler leur
topographie demeure parfois indéterminée. Lorsque l’Odyssée
s’intéresse à des contrées lointaines, elle s’attache parfois à décrire le
comportement de leurs habitants – à révéler la manière dont les
peuples comme les Lestrygons, les Lotophages, les Cyclopes
suggèrent autant de contrastes avec les sociétés d’Ithaque, de Sparte,
de Mycènes.
Mais tout comme les idées d’Homère et d’Hésiode sur les dieux
furent critiquées par des auteurs ultérieurs, leurs idées dans d’autres
domaines firent aussi l’objet de critiques explicites, que ces dernières
aient invoqué ou non un concept explicite de nature, physis.
Hérodote propose un cas particulièrement complexe et intéressant.
Les Grecs en général, dit-il (IV, 8), affirment qu’Océan commence là
où le soleil se lève et qu’il coule tout autour de la Terre ; mais, dans
la pratique, ils ne le montrent pas. Dans ses Histoires, Hérodote écrit
en II, 23 : « Je ne connais pas en effet, quant à moi, l’existence d’un
fleuve Océan ; Homère, je pense, ou quelqu’un des poètes
précédents, a inventé ce nom et l’a introduit dans la poésie. » Mais
nous pouvons noter que lui-même ne sait souvent pas comment
aborder les histoires peut-être fabuleuses qu’il rapporte néanmoins
sur les régions reculées de la Terre. Il est aussi érudit en géographie
qu’on pouvait l’être à son époque. Il y a pourtant des limites
évidentes à ses connaissances, certaines qu’il dissimule, d’autres
qu’il reconnaît ; il ne pouvait pas vérifier directement certains points
et il n’était pas sûr que les récits qu’on lui avait rapportés fussent
dignes de foi. En outre, nous le verrons, sa conception du monde
naturel n’exclut pas toujours l’intervention des dieux.
Évoquer l’évolution de la philosophie, de la science et de la
médecine grecques à leurs débuts, c’est en grande partie parler du
recours croissant à la notion de nature. Nos sources concernant les
premiers philosophes grecs leur attribuent des théories et des
explications très variées pour les différents types de phénomènes.
Ces témoignages sont difficiles à évaluer puisque souvent nous ne
connaissons pas leur contexte ni, d’ailleurs, leur justification. On
remarque cependant qu’un grand nombre des phénomènes soumis à
des théories sont ceux qui avaient souvent (même si ce n’est pas
exclusivement) été associés aux interventions divines, comme les
tremblements de terre, le tonnerre et la foudre, l’arc-en-ciel, et ainsi
de suite. Non que Zeus ou un autre dieu soient impliqués chaque
fois qu’il est question du tonnerre dans l’Iliade ; chez Homère, les
comparaisons décrivent souvent ce que nous appellerions les
phénomènes naturels sans faire appel aux dieux. Toutefois,
l’association avec les dieux est fréquente. L’arc-en-ciel est considéré
comme un présage, ou bien il est personnifié lorsque Iris est
représentée en messagère des dieux ; les tremblements de terre sont
l’œuvre de Poséidon ou de Zeus, et ainsi de suite.
Les théories attribuées aux premiers philosophes ont un trait
commun : elles excluent les divinités personnelles. Xénophane
affirme même catégoriquement que l’arc-en-ciel n’est rien d’autre
qu’un nuage. Il s’agit effectivement d’explications naturalistes, même
si les causes invoquées ne sont souvent que spéculations. En outre,
ces théories ne sont pas le privilège de ceux que nous rangerions
normalement parmi les philosophes. Hérodote étudie lui aussi les
différentes causes possibles de la crue du Nil en été (II, 20 sqq.).
Cependant, il n’exclut pas l’intervention des dieux. C’est
particulièrement vrai lorsqu’il essaye de savoir si une affection, une
maladie ou la folie, par exemple, peut être le résultat du
mécontentement divin. S’il en doute parfois, il lui arrive aussi
d’accepter cette idée. Après avoir parlé de Phérétimé, morte d’une
maladie, et dont le corps grouillait de vers (IV, 205), il conclut : « Tant
il est vrai que les vengeances poussées à l’excès attirent sur les
hommes la haine des dieux. » Lorsqu’il rapporte l’explication des
Thessaliens sur la vallée de Tempé, causée selon eux par Poséidon, il
en propose une confirmation rationalisante : l’explication est
raisonnable puisque Poséidon est celui qui ébranle la Terre, et c’est
un séisme qui a provoqué la fissure dans les montagnes.
Les auteurs médicaux des Ve et IVe siècles avant J.-C., dont les
ouvrages sont réunis dans la collection hippocratique, représentent
nos sources les plus complètes concernant les tentatives pour
apporter des explications naturalistes aux phénomènes étranges ou
effrayants. Le traité De la maladie sacrée, notamment, s’attache en
grande partie à montrer que la maladie en question (que l’on peut
identifier à l’épilepsie grâce aux descriptions vivantes et détaillées)
est tout aussi naturelle qu’une autre. L’auteur nous dit qu’elle a une
cause naturelle ; la maladie se déclare lorsque les veines se bouchent,
en particulier à cause d’un écoulement de pituite. Ce n’est pas
qu’aucune maladie ne soit « divine », mais plutôt que toutes le sont.
Car toutes sont naturelles et la nature elle-même est divine. Le point
essentiel, c’est que l’on peut fournir des explications naturalistes
pour chaque type de maladie et exclure les interventions
surnaturelles.
Les arguments avancés par cet auteur médical révèlent l’arrière-
plan polémique de sa thèse. Les personnages qu’il attaque
principalement sont ceux qu’il appelle « purificateurs », les vendeurs
de charmes et d’incantations : ceux-ci proposent des explications
fantaisistes pour les différents types d’épilepsie causés par
différentes divinités (la Mère des dieux, Poséidon, Énodie, Apollon
Nomios, Arès, Hécate), et ils prétendent en outre être capables de
guérir la maladie grâce à leurs objets magiques et leurs incantations.
Notre auteur insiste sur deux points : la maladie a une cause
naturelle, et, comme toutes les autres maladies, on peut la guérir par
des moyens naturels – en particulier par le contrôle de l’alimentation
et du régime.
Évidemment, l’auteur hippocratique avance ses propres théories
pour remplacer les explications et les thérapeutiques de ses rivaux.
La pratique de la médecine en Grèce ancienne a toujours été
marquée par une compétition intense. Le recours aux catégories du
naturel, de la cause, de l’explication, constitue un élément essentiel
de l’argumentation mise en œuvre par les auteurs hippocratiques
afin de réfuter les opinions des représentants d’une tradition
médicale concurrente.
Toute cette évolution manifeste donc une naturalisation du monde.
Mais gardons-nous de parler d’un remplacement total du « mythe »
par la « science », et cela pour trois raisons.
Premièrement et surtout, on ne peut dire que les savants eux-
mêmes aient eu nécessairement une notion très claire des causes
véritables des phénomènes en question. S’agissant des maladies, ils
n’étaient en général pas vraiment capables d’accomplir des
guérisons. En outre, ceux qui partageaient la même ambition –
apporter des explications naturalistes – s’opposaient souvent sur les
causes comme sur les remèdes. Certains pensaient que les
tremblements de terre étaient dus à la Terre quand elle se déplace sur
l’eau qui la soutient, pour d’autres savants c’était l’air souterrain qui
provoquait les secousses. Pour certains, les étoiles étaient des nuages
ou des charbons incandescents, mais pour Anaximandre, elles
apparaissaient dans les ouvertures de roues de flammes invisibles.
Certaines descriptions nosologiques invoquaient les constituants
élémentaires du corps (mais il y avait désaccord sur leur identité),
d’autres les opposés primaires tels que le chaud, le froid, l’humide,
le sec, le doux et l’amer, d’autres encore évoquaient des humeurs. Là
aussi on ne s’entendait pas pour dire lesquelles étaient importantes
et quel était leur nombre. Sont-elles pathogènes, c’est-à-dire causent-
elles des maladies ou s’agit-il de leurs effets ? Ou sont-elles plutôt les
constituants naturels du corps, voire ses constituants élémentaires ?
D’autres conceptions parlaient de déséquilibres non entre éléments
opposés, mais entre conditions opposées comme celles de
« réplétion » et « déplétion ».
Deuxièmement, tous ces nouveaux sages n’avançaient
certainement pas leurs idées dans un esprit de recherche
complètement objectif et exempt d’intérêt. Il faut bien comprendre
que les théories concurrentes étaient avancées par leurs auteurs à des
fins de promotion personnelle, pour gagner en prestige. Certes, les
premiers philosophes et les premiers auteurs médicaux se livrèrent à
des enquêtes empiriques. Mais les particularités et le caractère outré
de certaines de leurs théories reflètent en partie le besoin
d’impressionner le public. L’égocentrisme avec lequel beaucoup de
ces auteurs proclament la nouveauté et la supériorité de leurs
propres théories trahit les luttes de prestige qui les opposaient. Nous
en avons un exemple frappant avec l’auteur du traité Du régime (écrit
vraisemblablement au début du IVe siècle avant J.-C.). La santé, dit-il,
dépend de l’équilibre entre la nourriture et l’exercice, qu’il faut
analyser en fonction de l’interaction de deux éléments primaires du
corps, le Feu et l’Eau. Mais pour vanter sa théorie, il parle d’une
toute nouvelle découverte, exeurêma. « Cette découverte est belle
pour moi qui l’ai faite et utile à ceux qui en ont pris connaissance ;
aucun de mes prédécesseurs n’avait même entrepris d’y réfléchir, et
pourtant j’estime qu’à lui seul ce sujet, par rapport à tout le reste, a
une grande importance. »
Considérons enfin l’influence des idées scientifiques sur les
croyances populaires. Nous pouvons nous demander maintenant
jusqu’à quel point les travaux des savants ont modifié les croyances
et les attitudes des autres Grecs. Le concept de nature qu’invoquent
souvent les philosophes et les auteurs médicaux implique qu’il
existe, en principe, des explications pour chaque sorte de
phénomène. Il peut y avoir des événements « contre la nature », dans
le sens où il y a des exceptions à la règle générale : il faudra donc les
expliquer en fonction d’autres facteurs, naturels. Mais rien n’est
« contre la nature » au sens d’échapper à la nature, car c’est un
domaine qui, par définition, englobe chaque sorte de phénomène.
Pour certains membres de l’élite instruite, c’est une façon d’exprimer
leur conviction que la nature est explicable, mais dans quelle mesure
ceux qui n’étaient pas spécialistes de ce domaine partageaient-ils
leurs croyances ?
La question ne peut guère recevoir de réponse définitive, mais
certains signes révèlent que l’influence de la naturalisation du
monde était très limitée sur les Grecs en général, que ce soit à
l’époque classique ou hellénistique. Trois exemples nous permettront
d’illustrer ce point : les éclipses, les rêves et les maladies.
Deux mentions d’éclipses dans la poésie lyrique archaïque
témoignent de la surprise et de l’étonnement qu’elles suscitaient. Au
e
VII siècle avant J.-C., Archiloque dit ceci (fragt 74 Diehls) : « Il n’y a
rien dans le monde qui soit inattendu, rien que l’on jure impossible,
rien de merveilleux, maintenant que Zeus, père des Olympiens, a fait
la nuit à partir du midi et caché la lumière du soleil brillant afin que
la pâle peur s’abatte sur les hommes. » Qu’Archiloque fasse sienne
ou non l’idée que Zeus était lui-même directement responsable, il
n’y a aucune raison de ne pas le croire lorsqu’il parle de la terreur
éprouvée par les gens ordinaires. Dans le même ordre d’idées, au
e
V siècle avant J.-C., Pindare s’adresse au Soleil dans le Péan X :
« Astre suprême, caché pendant le jour, pourquoi as-tu rendu
impuissantes la force des hommes et la voie de la sagesse, en
t’élançant sur un chemin obscur ? Apportes-tu quelque étrange et
nouvelle calamité ? »
À l’époque où Pindare écrivait, en tout cas, il est vraisemblable
que la philosophie de la nature avait déjà fourni les grandes lignes
d’une explication des éclipses solaires. Il est vrai que l’histoire de la
prédiction d’une éclipse de soleil par Thalès dès 585 avant J.-C. fut
largement enjolivée dans des sources tardives. Nos renseignements
les plus anciens remontent à Hérodote (Histoires, I, 74), qui se
contente de dire que Thalès avait prédit que l’éclipse aurait lieu dans
l’année, sans donner d’indication sur la méthode employée. Certes,
on constate chez différents philosophes de la nature présocratiques,
Anaximandre, Anaximène, Xénophane, Alcméon, Héraclite,
l’ambition évidente de fournir une explication causale. On attribue à
Héraclite, par exemple, l’idée que les éclipses de soleil et de lune ont
lieu lorsque « leurs cavités sont tournées vers l’intérieur » (Diogène
Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, IX, 10).
Mais une base essentielle d’une explication correcte des éclipses
de lune était fournie lorsqu’on reconnaissait que la Lune reçoit sa
lumière du Soleil, constatation que l’on trouve peut-être chez
Parménide et que Platon attribue explicitement à Anaxagore.
D’autres sources préciseront plus tard qu’Anaxagore avait compris
que l’éclipse de lune est due à l’intervention de l’ombre de la Terre,
et l’éclipse de soleil à l’intervention de la Lune. Quant à Aristote, il
était à ce point persuadé que la Terre est la cause des éclipses de la
Lune qu’il invoque la forme de l’ombre qu’elle projette comme
argument pour dire que la Terre est elle-même une sphère.
Quant à savoir si ses explications furent acceptées, c’est une autre
affaire. Thucydide (II, 28) note qu’une éclipse de soleil ne peut avoir
lieu qu’à la nouvelle lune et à cet égard il utilise un terme, dokei, qui
peut impliquer soit qu’il s’agit seulement d’une opinion, soit (ce qui
est plus vraisemblable dans ce contexte) que c’est communément
admis. Toujours est-il que l’histoire célèbre de la terreur provoquée
par une éclipse de lune pendant la retraite de l’armée athénienne à
Syracuse montre une chose : en dépit de l’opinion des savants, tout
le monde ne convenait pas que cet événement avait purement et
simplement des causes naturelles. Nicias ordonna à son armée de ne
pas bouger (VII, 50), ce qui fera dire à Plutarque (Vie de Nicias,
XXIII) : « Les gens ordinaires avaient déjà compris que
l’obscurcissement du Soleil vers la fin du mois était causé d’une
certaine manière par la Lune. Mais qu’est-ce que la Lune rencontrait
et comment, à son plein, elle perdait subitement sa clarté […] voilà
qui n’était pas facile à comprendre. » Plutarque dit qu’Anaxagore en
avait déjà fourni l’explication, puis il ajoute qu’il ne faisait pas
autorité et que son explication ne fut pas bien accueillie. Que croyait
Nicias ? Méritait-il l’épithète de « superstitieux » qu’on lui accola ?
Toujours est-il qu’il jugea nécessaire de réagir à cet événement. Bien
entendu, nous ne pouvons pas dire si tous ses soldats auraient vu
dans l’éclipse un événement inexplicable et non naturel. Toutefois, il
est évident que Nicias jugea que leur confiance pouvait diminuer, un
risque suffisamment grand pour lui dicter des mesures totalement
injustifiées sur le seul plan militaire.
Nous avons un exemple plus clair avec les rêves. On supposait
généralement qu’ils pouvaient annoncer l’avenir. Homère avait déjà
distingué entre les rêves qui viennent par la Porte de Corne et ceux
qui viennent par la Porte d’Ivoire – les premiers donnent des signes
véridiques, mais non les seconds (Odyssée, XIX, 560 sqq.). Après lui,
les auteurs qui s’intéressaient à l’interprétation des rêves
reconnaissaient généralement que tous les rêves ne donnent pas
d’indications utiles sur l’avenir. En ce qui concerne l’interprétation
des rêves, les tentatives pour apporter des explications naturalistes
aux phénomènes étaient bien moins réussies que dans le cas des
éclipses, par exemple. Certains médecins voyaient dans les rêves des
signes de troubles corporels, et beaucoup pensaient qu’il était
possible de les utiliser dans le diagnostic de certaines maladies.
Ainsi, pour l’auteur du Régime, IV, quand on rêve d’une étoile qui se
comporte de façon anormale, la cause peut être des excrétions
excessives d’humidité et de pituite dans le corps. Mais si l’étoile
apparaît pure et brillante et se déplace vers l’est, c’est bon signe.
Pour Aristote, les rêves sont daimonia (divins), mais seulement parce
que la nature elle-même est divine ; cependant, lui aussi veut bien
admettre que les rêves fournissent des indications de mouvements
dans le corps qui se communiquent à l’âme.
Certaines explications naturalistes sur l’étiologie des rêves
conservaient donc toujours l’idée de leur caractère prophétique.
Mais il ne fait aucun doute que pour beaucoup cette hypothèse se
fondait plus simplement sur une croyance ; les rêves étaient envoyés
par les dieux, même s’il fallait souvent décoder soigneusement leur
message.
Cela devient évident lorsque nous abordons notre troisième sujet,
les maladies. Certains médecins, nous l’avons dit, soutenaient que
toutes les maladies sont naturelles, qu’elles ont toutes des causes
naturelles et même que toutes peuvent en principe être guéries par
des remèdes naturels. Pourtant, depuis l’époque classique jusqu’à la
fin de l’Antiquité, il y eut beaucoup de Grecs pour croire qu’il y avait
dans la santé, la maladie et la guérison bien autre chose que des
effets et des causes purement physiques. Les cultes des dieux et des
héros guérisseurs, notamment celui d’Asclépios, prirent de
l’ampleur à partir du milieu du Ve siècle avant J.-C. environ. On peut
juger de leur succès grâce aux imposants sanctuaires qui leur étaient
consacrés, comme Épidaure, Pergame, Cos et bien d’autres.
Ce qui est particulièrement remarquable, c’est que ces cultes
gagnèrent en popularité alors même que la médecine hippocratique
rationaliste se développait, c’est-à-dire pendant un siècle et demi
environ à partir du milieu du Ve siècle. Quel qu’ait pu être le
sentiment d’autres médecins et philosophes à propos de l’idée
énoncée dans des ouvrages comme De la maladie sacrée – selon lequel
toutes les maladies sont naturelles –, à notre connaissance cette idée
n’a pas sérieusement entamé la popularité dont jouissait la notion
d’une intervention divine capable d’apporter la guérison. Loin d’être
impressionnés par le naturalisme hippocratique, les praticiens de la
médecine des temples n’y firent point attention et ils prirent même
de plus en plus d’importance. En outre, ce n’était pas seulement les
gens modestes ou sans instruction qui espéraient l’aide d’Asclépios,
mais même certains membres des élites instruites. Au IIe siècle après
J.-C., le grand orateur Aelius Aristide évoque avec force détails ses
propres maladies et les remèdes qu’il attribue à Asclépios.
Les procédés précis employés par la médecine des temples sont
mal connus pour la plupart. Nous avons cependant le témoignage
des inscriptions trouvées à Épidaure : on sollicitait l’aide d’Asclépios
pour des cas très divers, depuis les blessures et les plaies jusqu’aux
maladies aiguës, et même pour des malheurs qui ne relèvent pas de
la médecine, comme la disparition d’un enfant ou d’un trésor. Il est
frappant que les inscriptions des sanctuaires d’Asclépios annoncent
des succès complets : elles s’opposent en cela aux comptes rendus
cliniques des Épidémies hippocratiques, qui reconnaissent souvent
leurs échecs. On enjoignait généralement au patient de passer la nuit
dans le sanctuaire – pratique appelée incubation. Il y était censé
rêver du dieu, qui lui apparaissait et qui soit lui recommandait un
remède, soit le guérissait pendant son sommeil. Dans le premier cas,
le rêve était interprété par le personnel du temple et si le conseil était
suivi, et le dieu dûment récompensé par quelque somme d’argent, la
guérison s’ensuivait. On voit souvent le dieu employer des
méthodes très similaires à celles d’autres guérisseurs grecs : il
applique des onguents, prescrit des médicaments, il pratique même
des interventions chirurgicales. Mais la grande différence – pour les
fidèles – était naturellement que le dieu, contrairement aux
praticiens humains, était infaillible.
La parodie de la médecine des temples dans le Ploutos
d’Aristophane montre clairement que certains Grecs savaient très
bien que quelques praticiens des sanctuaires d’Asclépios étaient des
charlatans qui exploitaient la crédulité des fidèles. Pourtant, le fait
que ces sanctuaires aient continué de prospérer jusqu’au IIe siècle
après J.-C. et même après témoigne suffisamment de leur popularité
maintenue.
Ce que nous pouvons appeler la naturalisation du monde ne fut
donc en aucune manière une victoire totale sur les croyances et les
hypothèses traditionnelles. D’un côté, beaucoup d’auteurs cultivés,
de philosophes, de « sophistes » et de médecins soutenaient, sur un
plan général, que le domaine de la nature englobait tous les
phénomènes physiques. Pourtant, leur principal point faible était les
difficultés évidentes qu’ils rencontraient, en de multiples occasions,
à propos de phénomènes tant communs que rares, lorsqu’il s’agissait
de fournir quelque chose qui ressemblât à une explication causale
convaincante. Ils avaient beau soutenir qu’en principe c’était
possible, il était facile de n’y voir qu’un vœu pieux, tant qu’ils
n’étaient pas en mesure d’apporter une explication probante. Ils y
parvenaient parfois. Les éclipses en sont la preuve. Aristote put
démontrer la sphéricité de la Terre grâce à une batterie d’arguments,
dont certains étaient fondés sur de bons témoignages d’observations
(la forme de l’ombre de la Terre pendant une éclipse de lune, les
configurations différentes des constellations selon la latitude). En
même temps, la science grecque fut toujours incapable de fournir
des théories convaincantes sur beaucoup de phénomènes
problématiques ; et ce n’est pas seulement qu’elles ne nous semblent
pas convaincantes, mais aussi qu’elles n’entraînaient pas
l’approbation générale parmi les savants eux-mêmes.
D’un autre côté, chez beaucoup de gens ordinaires, la notion de
« nature » était bien plus vague que le concept invoqué par les
philosophes. Certes, on finit par mieux connaître le domaine du
naturel en tant que domaine de ce qui est régulier, familier,
prévisible. Il y avait pourtant beaucoup d’incertitudes sur ce que cela
englobait précisément, et on était généralement prêt à accepter
l’existence d’exceptions – pas seulement des exceptions à la règle
générale qui étaient néanmoins explicables en fonction d’autres
rapports naturels de cause à effet, mais aussi des exceptions qui
échappaient totalement au domaine de la nature en tant que tel.
Dans cette conception plus vague de la nature, l’ordinaire s’opposait
à l’extraordinaire ; mais les dieux pouvaient faire ce qu’ils voulaient,
et le destin des hommes était entre les mains de forces divines qui
dépassaient la compréhension des mortels.
Le décalage entre ce que certains érudits prétendaient et ce que la
majorité des Grecs acceptait est une caractéristique constante de
l’époque hellénistique comme de l’époque classique. Naturellement,
on acquit sur le monde naturel et certaines de ses particularités de
meilleures connaissances, dont les unes étaient facilement accessibles
au plus grand nombre, les autres réservées aux spécialistes. Ainsi, les
connaissances géographiques s’élargirent certainement à l’époque
hellénistique, en partie grâce aux conquêtes d’Alexandre. Ces
conquêtes donnèrent aussi un plus grand sentiment de l’unité du
monde habité, même si les différences entre les Grecs et les barbares
restaient fortement perçues. Avec le développement de la
cartographie vint l’idée de produire non pas une carte floue du
monde, mais une carte déterminée par des coordonnées précises.
Bien que les progrès techniques aient été lents, la maîtrise augmenta
au moins dans certains domaines, comme l’agriculture, la
construction navale et la navigation, ou les techniques militaires.
Des développements en astronomie, notamment, conduisirent à
une meilleure appréciation des dimensions minuscules de la Terre
par rapport à la sphère des étoiles fixes – un point sur lequel Aristote
avait déjà attiré l’attention. Quoique aucun modèle destiné à
expliquer les mouvements du Soleil, de la Lune et des planètes n’ait
été entièrement satisfaisant pour les astronomes, on reconnut que ces
théories constituaient un cadre général adéquat pour comprendre
ces mouvements, par exemple leurs principales périodicités, et elles
donnaient souvent des résultats acceptables pour la trajectoire des
corps célestes, en latitude comme en longitude. Par ailleurs, au
e
II siècle avant J.-C., Hipparque en vint à découvrir la précession des
équinoxes, le lent mouvement rétrograde des points équinoxiaux par
rapport aux étoiles fixes. Pourtant, comme on l’a dit (cf.
« Observation et recherche »), cette idée fut rejetée par la plupart des
savants, sans parler des gens ordinaires. Il ne faut pas oublier non
plus ce qui pouvait motiver les chercheurs, notamment les
astronomes : ils ne voulaient pas seulement fournir de bonnes
explications scientifiques, ils entendaient aussi démontrer la beauté,
l’ordre du cosmos, la preuve qu’il apporte d’un dessein divin
bienveillant. En outre, l’étude des astres n’était pas seulement celle
de leurs mouvements, mais aussi l’analyse de leur influence possible
sur les événements terrestres, une discipline qui pouvait être aussi
savante et élaborée que la construction de modèles astronomiques.
La science grecque finit par élaborer une vision du monde qui
contrastait fortement avec ce qui était communément admis à
l’époque archaïque et au début de l’époque classique. La Terre est
sphérique, et non plate, elle est minuscule par rapport à l’univers.
Même si beaucoup continuaient de croire qu’elle en occupait le
centre, certains le niaient ; Aristarque disait que c’était le Soleil. On
pouvait dresser la carte du monde habité en utilisant les méthodes
cartographiques créées par les mathématiciens. Les explications
causales d’un grand nombre de phénomènes étranges étaient
possibles, en principe, même pour les tremblements de terre, le
tonnerre et la foudre. On pouvait classer et analyser les espèces
botaniques et animales ; on finit par bien comprendre l’anatomie du
corps humain ainsi que de nombreux processus physiologiques. On
étudia l’évolution d’un grand nombre de maladies, même s’il
n’existait pas de remèdes efficaces pour la plupart des conditions
aiguës.
Les réussites de la science grecque, comme nous avons coutume
de les appeler avec l’avantage du recul, furent considérables, et leur
impact sur les attitudes des personnages engagés dans l’enquête sur
la nature fut profond. Bien que l’on ait souvent souligné les
difficultés de la tâche, la possibilité de comprendre fut érigée en
objectif magnifique, et l’enquête sur la nature fut même considérée
comme une des activités suprêmes auxquelles l’homme peut se
livrer. Ceux qui voyaient dans le cosmos un dessein et l’œuvre de la
providence considéraient parfois son étude comme un acte pieux, le
moyen de véritablement apprécier le divin, même si cette notion du
divin différait fortement d’idées plus traditionnelles.
Pourtant, le nombre de ceux qui, dans chaque génération, étaient
au courant de ces développements intellectuels, si peu que ce soit,
fut toujours infime. Il n’y avait pas de cadre institutionnel ou
éducatif pour diffuser les découvertes faites par les savants, pas
même pour garantir leur transmission. Les possibilités d’étude
qu’offraient l’Académie de Platon, le Lycée d’Aristote, le Musée et la
Bibliothèque dans l’Alexandrie des Ptolémées furent toujours
réservées à un petit nombre de privilégiés. Pour la majorité des
Grecs, ce qui caractérise essentiellement leur attitude envers le
monde dans lequel ils vivaient, ce n’est pas le sentiment d’être des
créatures humaines faisant partie d’une nature qui pouvait être
soumise à une enquête ; ils gardaient d’eux-mêmes l’image plus
traditionnelle d’êtres se définissant par opposition à des dieux
personnels et souvent capricieux.
Geoffrey E.R. LLOYD
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

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Mythe et savoir

Aussi loin que l’on remonte en Grèce ancienne, les savoirs


humains, pratiques ou théoriques, trouvent leur origine ultime chez
les dieux. Les efforts qui furent consentis au cours des siècles pour
enraciner ce savoir dans l’observation et pour le confirmer par
l’expérimentation n’arrivèrent jamais à rompre ce lien qui eut même
tendance, à la fin de l’Antiquité, à devenir de plus en plus puissant.

Le règne du mythe
En Grèce ancienne, jusqu’à Platon, le terme sophia peut recevoir
n’importe quel contenu dans la mesure où la sophia n’est, dans le
monde sensible, liée à aucun contenu particulier. Être sophos, c’est
dominer son activité, se dominer soi-même et dominer les autres ;
voilà pourquoi peuvent être déclarés sophoi le charpentier, le pilote
de navire, le médecin, le dirigeant politique, le devin et surtout le
poète. Or ce savoir, ceux qui en sont dotés le rapportent à une
divinité qui en aurait révélé le secret ou qui même les inspirerait.
Tout savoir vient donc d’une façon ou d’une autre de la divinité,
qu’il s’agisse du savoir commun partagé par tous les membres d’une
même communauté, ou d’un savoir particulier ressortissant à une
habileté technique donnée.
Estimant que le poète s’adonne essentiellement à l’imitation qui
lui permet de représenter dans le discours qu’il compose toutes
sortes d’activités comme s’il en était lui-même le promoteur, Platon
fait d’Homère l’« instituteur » de la Grèce, l’autorité suprême dans le
domaine de la vertu, des lois et même des techniques (La République,
X 606e-607a). Si Platon donne à Homère une telle importance, c’est
pour mieux dénoncer son influence néfaste sur le plan de
l’éducation. Il n’en reste pas moins que, pour la majorité des Grecs
de l’époque classique, Homère et tous les autres poètes étaient
considérés comme les agents de transmission d’un savoir partagé
par l’ensemble des Grecs sur ce qu’ils considéraient comme leur
passé ou sur ce qu’ils admettaient généralement comme leurs
valeurs.
Les Muses donnent aux poètes l’inspiration, en plus de leur
accorder une compétence poétique constante, elles leur apportent
une aide temporaire à l’occasion de telle ou telle représentation. La
description de Démodocos dans l’Odyssée montre que les Muses
aident sans relâche le poète : « […] et qu’on aille cherche notre aède
divin, ordonne Alcinoos, notre Démodocos que la déesse [la Muse] a
fait le chanteur sans rival, quel que soit le sujet où l’engage le cœur. »
Mais la Muse inspire aussi Démodocos à des moments précis :
« Quant on eut satisfait la soif et l’appétit, l’aède que la Muse
inspirait se leva. » Cette aide, constante ou exceptionnelle, que les
poètes appellent de leurs vœux et qu’on pourrait se représenter
comme une dépendance à l’égard d’une source autre que celle de la
conscience, s’exerce en ces deux domaines : cognitif et pragmatique.
La Muse accorde à l’aède une connaissance relative à ce dont il va
parler, et une autorité sur l’auditoire auquel il s’adresse.
Dans ses invocations aux Muses, qui sont les filles de Zeus et de
Mnémosyne (Mémoire), Homère sollicite la révélation
d’informations. Ainsi, dans l’invocation qui ouvre le catalogue des
vaisseaux (Iliade, chant II) : « Et maintenant, dites-moi, Muses,
habitantes de l’Olympe, car vous êtes, vous, des déesses, qui, partout
présentes, savez tout, tandis que nous n’entendons qu’un bruit,
nous, et ne savons rien. Dites-moi donc quels étaient les guides, les
chefs des Danaens. » L’urgence de l’invocation s’impose. Suivent en
effet deux cent soixante-six vers qui évoquent vingt-neuf flottes, que
décrit le poète en donnant l’origine géographique de chacune et le
nom de leur commandant.
Alors qu’Homère demande aux Muses de lui accorder une
connaissance relative au passé, connaissance qui s’oppose à
l’ignorance, Hésiode, dans la Théogonie, les considère comme
garantes de la vérité et de l’erreur, car elles permettent d’accéder à
une connaissance vraie et d’échapper à une connaissance fausse.
Pindare, lui aussi, proclame qu’il tient des Muses un savoir
particulier, tout comme Ibycos et Bacchylide. Et, davantage
qu’Hésiode encore, il insiste sur la véracité de ce savoir,
profondément conscient que la poésie peut elle aussi transmettre la
fausseté (Olympiques, Néméennes).
Quels que soient les rapports qu’elle entretient avec la vérité, la
connaissance dispensée aux poètes par les Muses ressortit donc à la
Mémoire (Théogonie). Voilà pourquoi Mnémosyne est si souvent
considérée comme la mère des Muses. Déjà dans l’Iliade, les Muses
sont mises en rapport avec la mémoire, ce qui prouve l’antiquité de
la croyance. Mais de quelle nature est la mémoire qui intervient en
poésie ? On a voulu l’interpréter comme un don de voyance. La
chose est vraie chez Platon, mais non chez Hésiode ou chez Homère,
où ce n’est pas l’aède qui voit les événements du passé évoqué, mais
les Muses, qui lui transmettent leur connaissance, et qui ne lui
accordent donc pas le don de voir directement ce qu’il raconte. Mais
que voient les Muses ? Dans une civilisation de l’oralité, celle que
dépeignent l’Iliade et l’Odyssée et dont restent proches les poètes
anciens, la mémoire sert surtout à immortaliser la gloire des
membres les plus éminents d’un groupe humain. Le poète a pour
tâche de transmettre ce qu’un groupe humain a décidé de conserver
en mémoire de son passé ; en d’autres termes, dans la composition
poétique, c’est la société qui se donne à voir à elle-même.
D’un point de vue technique, la mémoire est aussi l’instrument
dont se sert le poète pour composer le poème qu’il récite : dans le
cadre de l’épopée, le poète doit avoir en tête un vaste système de
formules et de groupes de mots, qu’il utilise pour mettre en forme de
grands blocs d’une œuvre. Ainsi conçue, l’inspiration n’est plus,
comme chez Platon, inconciliable avec les techniques mises en
œuvre par les poètes ; elle fournit même le matériau sur lequel
s’applique le savoir-faire du poète.
Considéré du point de vue restreint de la technique de
communication dont il exige la maîtrise parfaite, le savoir du poète
apparaît comme un savoir spécialisé à l’instar de celui dont sont
investis le devin, le législateur, l’homme politique et les démiourgoi
(les gens de métier) en général. Considérons chacune de ces
catégories d’expert.
Pour l’ensemble des Grecs, les trois Moires (personnifications de
la moira, la part de vie accordée à chaque être humain) filles de Zeus
et de Thémis [= la Justice cosmique], règlent la vie de chaque mortel
depuis sa naissance jusqu’à la mort, et les trois sœurs, Atropos,
Clotho et Lachésis se répartissent ce soin en filant, enroulant et
coupant le fil ténu d’une existence individuelle. Le dieu suprême
Zeus possède certes une prescience universelle, mais il ne peut
changer le cours du destin. Le fait que le passé, le présent et le futur
se trouvent inexorablement fixés par le destin, rend possible
l’exercice de l’art du devin, qui doit compter sur la bienveillance des
dieux.
Devins, prophètes, sibylles et oracles n’ont cessé d’intervenir
dans la vie religieuse grecque, ce qui explique que l’oracle delphique
d’Apollon ait connu une célébrité sans égale dans le monde antique.
Par ailleurs, les termes qui désignent le présage d’observation sont
nombreux et instructifs, puisqu’ils ont par la suite servi à former le
vocabulaire de divers domaines de la connaissance. Le signe
divinatoire, quel qu’il fût, pouvait être appelé semeion, c’est-à-dire
littéralement le « signe », dont l’interprétation exigeait de la part du
devin ou de ses aides, les exégètes ou les prophètes, connaissances et
techniques.
Qu’il s’agisse d’oracles apolliniens ou non, la consultation des
dieux obéissait à un certain nombre de règles qui s’élaborèrent sans
doute à une date ancienne et qui donnèrent un peu partout à la
pratique divinatoire régularité et efficacité. À l’origine, Apollon ne
rendait ses oracles à Delphes qu’une fois par an, mais, avec le temps,
ses consultations devinrent mensuelles, même si certains pensent
qu’elles s’interrompaient pendant les trois mois d’hiver, quand le
dieu quittait son peuple. Les questions pouvaient être posées par
une communauté, par une cité ou bien par un individu. Des règles
strictes de purification étaient exigées au préalable : nul ne pouvait
se présenter devant la divinité sans être lavé de ses taches. Et
souvent les réponses de la Pythie devaient être expliquées par des
interprètes.
À ce savoir divinatoire qui porte non seulement sur le futur, mais
aussi sur le présent et le passé soit d’un groupe humain soit d’un
individu, se trouvent tout naturellement reliés le savoir du
législateur et celui de l’homme politique.
L’organisation future de la vie d’une société par l’établissement
d’un code de lois, sa gestion actuelle par des prises de décision qui
engagent l’avenir sur tel ou tel point, et la connaissance du passé qui
permet d’expliquer telle ou telle catastrophe sont choses tellement
importantes et tellement délicates qu’elles ont toujours été perçues,
en Grèce ancienne, comme devant être garanties par une
intervention divine.
Pour toute une tradition mythique, l’exercice de la justice est
solidaire de la pratique de certaines formes de pratiques
divinatoires, et en particulier de la consultation incubatoire. Minos,
qui va consulter Zeus tous les neuf ans dans une caverne de l’Ida où
le dieu l’avait élevé, est le type même de ce roi ; il passe pour avoir,
le premier, civilisé les Crétois, régné sur eux avec justice et douceur
et leur avoir donné d’excellentes lois. Les affinités du pouvoir
politique avec des formes ou des procédés divinatoires sont
d’ailleurs très fréquentes : à Thèbes (Pausanias, IX, 26, 3) et à Sparte
(Hérodote, VI, 57), les maisons royales gardent soigneusement des
oracles qui ont une grande importance pour la conduite des affaires.
Même quand le personnage royal a définitivement cédé sa place
et ses pouvoirs à des fonctionnaires officiels, l’usage se maintient de
recourir parfois à des procédés divinatoires. Pour toute une
tradition, diverses formes de pouvoir politique et certaines pratiques
judiciaires se fondent essentiellement sur un savoir de nature
mantique.
La vie des individus et celle d’un groupe humain sont scandées
par des crises qui remettent en cause l’ordre habituel des choses. Il
faut alors faire appel à des « spécialistes » qui permettent sinon de
sortir de ces crises, du moins de mieux les cerner, de mieux les
comprendre.
Dans le domaine religieux, le rôle de l’initiative privée est
manifestement lié à l’état de la société, qui s’était développée aux
environs du VIe-Ve siècle avant J.-C. Les mystères furent des rites
d’initiation d’un caractère volontaire, personnel et secret qui visaient
à un changement d’esprit, par une expérience du sacré.
Les mystères sont une forme de religion personnelle, qui dépend
d’une décision individuelle et qui vise un salut obtenu par l’intimité
avec le divin. Cette recherche plus profonde de l’au-delà ne doit pas
occulter ce qui est le plus proche et le plus évident. Une autre forme
de religion personnelle, élémentaire, largement répandue et terre à
terre, a dû constituer l’arrière-plan de la pratique des mystères : la
pratique des vœux. Ceux qui sont malades, en danger ou dans le
besoin et à l’inverse ceux qui atteignent à quelque opulence, font des
promesses aux dieux et les honorent, en offrant des dons d’une
valeur plus ou moins grande. Ce phénomène est si commun qu’on
en débat rarement en profondeur. Mais la pratique des vœux peut
être considérée comme une stratégie majeure des hommes pour
affronter un avenir incertain ou hostile.
Il semble qu’il y ait eu au moins trois formes majeures
d’organisation dans la pratique des mystères : un clergé attaché à des
sanctuaires (Éleusis, Samothrace), une association d’initiés
appartenant à une sorte de communauté, et des individus itinérants,
praticiens ou personnages charismatiques. Surtout étudiée dans le
cadre de l’Antiquité tardive, sous les traits d’Apollonios de Tyane ou
d’Alexandre d’Abonouteichos, faisant son chemin dans le mythe
grec avec Mélampous, Calchas et Mopsos, cette figure apparaît dans
l’Antiquité classique sous les traits d’Empédocle.
On rappellera enfin que, en Grèce ancienne, même les savoirs
artisanaux sont considérés comme des dons divins et sont toujours,
de cette façon à tout le moins, reliés à la divinité. Ce rapport, qui
n’est pas de nature didactique, joue sur plusieurs registres. Il s’agit
d’abord de faire remonter à une divinité qui devient ainsi un
« prototype » l’origine de telle ou telle technique, considérée de
façon générale : métallurgie, poterie, etc. Il s’agit encore de faire de
cette divinité le gardien des secrets d’un groupe de spécialistes qui
veulent conserver l’exclusivité des procédés qu’ils mettent en œuvre,
comme ces métallurgistes qui à Rhodes vouent un culte aux
Telchines et à Lemnos, aux Cabires. Il s’agit enfin de s’assurer que les
techniques seront efficaces. Au moment de la cuisson, le potier
adresse une prière à Athéna. Il lui demande d’« étendre sa main sur
le four ». La déesse lui indiquera le moment opportun, celui où les
récipients seront cuits à point, où le vernis sera bien brillant. Elle
intervient en écartant du four une troupe de démons aux noms
évocateurs : le Briseur, le Fêleur, l’Inextinguible, l’Éclateur.
Héphaïstos et Athéna restent les deux divinités les plus typiques
en ce domaine. Dans l’Iliade, Héphaïstos apparaît d’abord comme un
échanson des dieux, comme un maître des métaux et des talismans,
et surtout comme un maître du feu, éléments auquel il s’identifie
presque.
Certes, Héphaïstos est maître du feu, mais pas de n’importe quel
feu. Le feu technique essentiellement, qui sert à accomplir les tâches
artisanales, et non point le feu du foyer qui relève d’Hestia, ni le feu
du ciel, c’est-à-dire la foudre de Zeus. Héphaïstos est le maître d’une
seule espèce de feu technique, celui qui sert au travail des métaux.
En effet, le feu qui cuit la terre est, avant tout, réservé à Prométhée,
en raison très probablement du fait que ce dernier est un « Titan »,
nom qui dérive de titanos, la « chaux vive », formée de terre et de feu
(Aristote, Météorologiques, 4, 11, 389a28). Par ailleurs, Héphaïstos ne
travaille que les métaux nobles : or, argent, bronze, airain, etc. Le
travail du fer qui sert à fabriquer les instruments de la vie
quotidienne est le propre des Dactyles (les Doigts), qui ont aussi
pour noms propres Akmon (l’Enclume), Damnameneus (le
Dompteur, c’est-à-dire le Marteau) et Celmis (peut-être la Fonte). On
attribue même aux Dactyles de l’Ida en Phrygie, où le travail du fer
remonte à des temps très anciens, l’invention de la métallurgie. Or,
chez les Dactyles, comme chez Héphaïstos d’ailleurs, la métallurgie
s’avère indissociable de la magie. Héphaïstos est aussi associé à
d’autres figures qui conjuguent en elles métallurgie et magie : les
Telchines, démons de Rhodes associés aux phoques, et les Cabires,
originaires de Lemnos, associés aux crabes.
De ce fait, Héphaïstos apparaît comme le dieu lieur par
excellence. En tant que métallurgiste, il peut à la fois faire et défaire
des liens matériels. Mais son action est surtout magique, et c’est dans
des liens immatériels qu’il enchaîne habituellement ses victimes :
notamment Héra, qu’il immobilise sur un trône (Platon, La
République, II, 378d) et surtout Arès et Aphrodite que, après avoir
surpris en flagrant délit d’adultère, il prend au piège d’un filet aux
mailles invisibles (Odyssée, VIII). S’il a le pouvoir de lier, Héphaïstos
a aussi le pouvoir de délier. Il délivre lui-même sa mère, geste qui lui
permet de revenir dans l’Olympe. Mais Héphaïstos est surtout
célèbre pour mettre en mouvement et donc, d’une certaine façon,
pour déchaîner des êtres en principe immobiles. Il a en effet à sa
disposition deux servantes en or, qui s’affairent dans son atelier
comme des êtres vivants : les soufflets de sa forge se meuvent sans
qu’il ait besoin de les manier ; et ce sont des trépieds-automates qu’il
fabrique (Iliade, XVIII).
Associée à Héphaïstos ou seule, Athéna occupe comme lui une
place fondamentale parmi les divinités techniciennes. À travers la
multiplicité de ses aspects – déesse guerrière armée de la lance et de
l’égide, protectrice des charpentiers, maîtresse des attelages et pilote
du navire, patronne des tisserands et des potiers, inventeur de
l’araire – Athéna met en œuvre, quel que soit le domaine où elle
intervient, les mêmes qualités d’habileté manuelle et d’intelligence
pratique, cette intelligence qu’elle tient directement de sa mère
Mètis, l’épouse engloutie par Zeus qui voulait s’en assimiler la
substance. L’Athéna qui protège et instruit les artisans apparaît
généralement sous les traits d’une divinité sereine et familière,
même si elle ne tolère pas d’être surpassée par une rivale. Ainsi
l’imprudente Arachné voit son ouvrage trop parfait déchiré par la
déesse, et elle-même est transformée en araignée (Ovide,
Métamorphoses, VI).
À côté des deux grandes divinités techniciennes de son
panthéon, la mythologie grecque connaît une série de héros
remarquables par leur dextérité, comme Ulysse, et parfois munis du
titre de « premier inventeur », tels Épeios, Palamède, Dédale. Tous
ces mortels s’illustrent au moins autant par leurs qualités
intellectuelles que par leur habileté pratique. C’est le cas de Dédale,
prototype de l’artiste et de l’artisan.

Le détour par la raison

Le VIe siècle avant J.-C. voit un certain nombre d’attaques menées


contre les croyances religieuses et les pratiques magiques au nom
d’une pensée spéculative qui se fonde notamment sur les concepts
de « nature » et de « cause » et qui se veut dans une certaine mesure
attentive à l’observation.
Pour les médecins et pour plusieurs autres spécialistes, la
« nature » (physis) implique une régularité immanente du rapport
cause-effet. Il est donc exclu d’invoquer une intervention divine
« surnaturelle », plus ou moins transcendante, qui viendrait rompre
la régularité de ce rapport. Dans cette perspective, l’invocation aux
divinités se trouve remplacée par l’observation qui permet de
découvrir le rapport de cause à effet et par une vérification
expérimentale qui permet de s’assurer de sa régularité, même de
façon très rudimentaire.
Au VIe siècle, en Ionie, on s’interrogea donc sur la « nature » en
cherchant à rendre compte du présent état des choses, à décrire le
processus total de constitution du monde, de l’homme et de la
société, sans faire référence aux divinités traditionnelles.
À l’exception de Gorgias qui écrivit un Sur la nature (Peri phuseos)
où il s’attaquait ironiquement à Zénon et donc à Parménide, les
Sophistes n’ont pas écrit d’ouvrage spécifique sur le sujet et leur
pensée semble s’être concentrée sur le langage et les institutions
humaines. Mais, utilisant cette technique discursive nouvelle à
laquelle on donne le nom de « rhétorique », ils vont disputer aux
poètes l’honneur de transmettre un savoir universel : Sophiste dérive
de sophos. Allant de ville en ville, et faisant payer souvent fort cher
leur enseignement très étroitement lié à la technique oratoire, ces
nouveaux maîtres du discours rencontrent parfois un succès
considérable, qu’explique l’ambition politique animant certains de
leurs élèves. Parmi eux, Protagoras, Gorgias, Prodicos de Céos et
surtout Hippias. C’est lui que Platon décrit avec tant de vivacité
dans le petit Hippias, et qui représente le mieux l’idéal du savoir
encyclopédique, un savoir qui équivaut à un art qui n’a plus rien à
voir avec les dieux. Le terme tekhnè (art) désigne en Grèce ancienne
une pratique qui se distingue de celle du non-spécialiste par une
stabilité qui dépend de la codification de règles établies au terme
d’un raisonnement causal, et dont la production peut faire l’objet
d’une évaluation rationnelle.
Parallèlement à ces tentatives d’explication universelle vont se
développer et revendiquer leur autonomie un certain nombre de
savoirs particuliers, qui utilisent une argumentation élaborée, qui
sont tournés vers l’observation et qui dans certains cas cherchent à
faire intervenir la vérification : médecine, histoire et géographie,
mathématiques pures et appliquées à la musique et à l’astronomie.
La position de l’auteur de la Maladie sacrée (fin du ~Ve siècle)
illustre bien le changement d’attitude qui s’opère alors en Grèce
ancienne.
D’une part, en effet, il fait usage d’une argumentation qui ne sera
codifiée que plus tard d’abord par Aristote, puis par les Stoïciens.
Par ailleurs, il est convaincu que la « nature » implique une certaine
régularité de la cause et de l’effet, décelable par l’observation et
« contrôlable » par la vérification, et il rejette toute intervention
divine susceptible de bouleverser cette relation. Comme tout ce qui
est naturel, les maladies ont des causes, que le médecin doit arriver à
déterminer s’il veut les guérir. Cette attitude sera partagée par la
plupart des autres auteurs de la collection hippocratique.
Dès le Ve siècle et peut-être avec Alcméon, la dissection semble
avoir été pratiquée. Certains auteurs du corpus hippocratique, puis
Aristote surtout, portent témoignage de cette pratique. Mais, pour
qu’elle se généralise et donne des résultats intéressants, il faudra
attendre Hérophile et Érasistrate (IIIe siècle avant J.-C.), qui
entreprirent d’établir des distinctions fondamentales entre les nerfs
et les autres tissus et entre les différentes sortes de nerfs. L’histoire de
la dissection montre comment on arriva à appliquer avec bonheur
une technique empirique à des problèmes anatomiques et
physiologiques. Mais deux obstacles retardèrent cette évolution : le
dégoût et la répugnance (Aristote, Parties des Animaux, 645a28 sq.), et
le fait qu’une dissection réussie exige non seulement de la patience,
de la minutie et de l’habileté manuelle, mais aussi et surtout une
notion claire de ce qu’il faut chercher.
Il ne faut surtout jamais oublier que la science et la philosophie
grecque se sont développées dans un monde où les réflexes de la
pensée traditionnelle n’avaient pas tous disparu. Par exemple,
longtemps après le Ve siècle, la médecine des temples et l’influence
des guérisseurs et des purificateurs prospérèrent et connurent même
une certaine expansion. En outre, deux traits permettaient de
rapprocher la médecine « rationnelle » de la médecine des temples.
Les prêtres avaient recours à des médicaments, à des prescriptions
diététiques, et à la phlébotomie. De leur côté, certains médecins
« rationalistes » employaient parfois des termes, par exemple
« purification », qui avaient une utilisation analogue dans un
contexte religieux.
Le rassemblement et l’enregistrement d’informations sur les
parties connues du monde habité constituent un champ où la
recherche se pratiqua dès une époque ancienne. On attribuait à
Anaximandre la réalisation de la première carte en Grèce ancienne.
Mais c’est Hécatée de Milet qui inaugura vraiment cette tradition :
elle devait se poursuivre avec Hérodote et Thucydide, pour aboutir à
Hipparque, Posidonios, Strabon et Ptolémée, qui décrivent la
génération de tout et d’abord des dieux à partir du chaos.
Hérodote va jusqu’à formuler les raisons qui lui permettent
d’opposer son discours aux récits des poètes. Il fonde la validité du
discours qui est le sien sur ces deux critères : ce qu’il a observé
personnellement, et, dans ce cas, il parle d’opsis et de gnome (II, 99 1) ;
et ce qu’il connaît par des informateurs qu’il a choisis et alors il parle
d’historia, mot qui implique l’idée d’une question posée à un témoin
oculaire, et cela même s’il arrive que ses informateurs dépendent de
traditions exclusivement orales. Pour sa part, Thucydide se montre
plus exigeant dans le choix de ses sources, sans cependant séparer
radicalement l’opsis et l’akoe (Histoire de la guerre du Péloponnèse, I, 20-
22). Il ne tient pour assurés que les événements auxquels il a assisté
et ceux dont ses contemporains ont été les témoins quand le rapport
qu’ils en font résiste à l’examen ; en revanche, il considère comme
incertains les faits qui lui sont parvenus par ouï-dire, dans la mesure
où, n’ayant pu les recueillir par la bouche d’un informateur qualifié,
il n’a pas pu poser directement des questions à cet informateur : ce
qui ne l’empêche pas de considérer Minos comme un personnage
historique (I, 4).
Avant Platon, les mathématiques grecques restent très
hétérogènes, si on se fie aux informations éparses qu’on trouve dans
les Éléments d’Euclide qui ne seront compilés que deux siècles plus
tard. Les préoccupations en ce domaine se subdivisent en quatre
grandes branches : 1) la théorie de nombres – division des nombres
en pairs et impairs, études de certaines propositions élémentaires
relatives à cette division, classification des nombres « figurés »,
génération de ces nombres à l’aide du gnomon ; 2) la géométrie
métrique, qui se préoccupe notamment de résoudre des problèmes
de mesure comme de calculer l’aire de diverses surfaces planes ; 3) la
géométrie non métrique, représentée notamment par plusieurs
travaux sur trois grands problèmes : la quadrature du cercle, la
trisection de l’angle et la duplication du cube ; 4) l’application des
mathématiques à la théorie musicale.
Mais il semble que la pratique des mathématiques ait eu une
influence décisive au niveau de la méthode argumentative, d’une
part en permettant l’élaboration des notions de démonstration et
d’hypothèse, et de l’autre en stimulant l’intérêt porté au problème
des principes fondateurs. On peut aller plus loin encore, et
considérer que l’usage des mathématiques dans le domaine de la
musique et dans celui de l’astronomie avait suscité cette question :
comment se fait-il que le monde sensible puisse être compris et
surtout transformé à l’aide d’un outil comme les mathématiques, qui
ne présentent rien de sensible ? Par ailleurs, l’astronomie présentait
cette particularité surprenante : la possibilité de transformer des
irrégularités apparentes, mais moins importantes que dans le monde
sublunaire, en des régularités parfaites à l’aide des mathématiques
qui sont le sommet de la science ; ce qui pouvait être considéré
comme la manifestation de la divinité dans le sensible.
L’astronomie présente un intérêt tout particulier, car s’y croisent
la théorie, qui implique l’usage des mathématiques et plus
précisément de la géométrie, et l’observation. C’est au Ve siècle
qu’aurait commencé à être mené ce type de recherche avec Méton et
Euctémon. Mais il fallut attendre Eudoxe, qui aurait fréquenté
l’Académie de Platon, pour avoir une première solution d’ensemble
des problèmes du mouvement des planètes, solution impliquant la
théorie des sphères concentriques, théorie reprise et modifiée plus
tard par Callippe et par Aristote.
Le modèle épicyclique utilisé pour rendre compte du
mouvement du Soleil et de la Lune par Hipparque, puis adapté par
Ptolémée, représente le meilleur exemple d’une théorie combinant la
rigueur mathématique avec des observations empiriques sérieuses.
Ptolémée en tout cas montre plus de confiance dans l’aspect
mathématique de sa théorie que dans son fondement empirique. La
difficulté d’effectuer des observations exactes, le peu de fiabilité des
instruments, le manque d’unités de mesure universelles et l’absence
d’un système numérique facile à utiliser ne suffisent pas à expliquer
une telle attitude. En astronomie comme en dissection, les
observations servaient le plus souvent à illustrer, à étayer les
théories, plutôt qu’à les mettre à l’épreuve.
Par ailleurs, comme en témoigne l’auteur de l’Épinomis, qui
rapporte les origines de l’astronomie à l’observation du ciel par les
Égyptiens, les Babyloniens et les Syriens, les motivations des savants
étaient complexes où se mêlaient l’astrologie et l’astronomie. Chez la
plupart des chercheurs, l’étude des astres permettait non seulement
des prévisions sur les mouvements des corps célestes, mais
également des prédictions sur les événements terrestres.

Le retour au mythe

La force de la science grecque réside essentiellement dans ses


techniques formelles dialectiques et démonstratives ; en effet, les
Grecs ont consenti un effort considérable pour développer un
système axiomatique et pour utiliser les mathématiques comme
instrument privilégié afin de comprendre les phénomènes naturels.
Ils firent aussi faire des progrès importants à la méthode empirique,
aussi bien dans le domaine de la recherche que dans celui de la
pratique ; l’histoire et la géographie sont les premiers domaines où
fut pratiquée une collecte soigneuse et exhaustive de
renseignements, mais rapidement cette pratique s’étendit au
domaine médical.
Pourtant, tout cela n’allait pas sans faiblesses. La recherche de la
certitude à l’intérieur d’un système axiomatique utilisant un langage
mathématique entraîna parfois comme contrepartie une absence de
contenu empirique. De plus, on invoquait des « témoignages » et des
« expériences » plus souvent pour corroborer une théorie que pour la
mettre à l’épreuve. Bref, il semble bien que ce soit le débat
compétitif, l’agon, qui finalement a fourni un cadre dans lequel se
développèrent les sciences de la nature en Grèce ancienne.
Ce débat compétitif sur le plan intellectuel rendit possible, en
Grèce ancienne, l’apparition et l’évolution de nouveaux types de
savoirs qui, par choc en retour, favorisèrent une remise en cause
radicale du discours poétique. Jusque-là en effet, seul le côté positif
de l’activité poétique était pris en compte. Mais, à partir du moment
où le poète ne répondait plus à l’attente du public épris de certitude
auquel il s’adressait, c’est le côté négatif de son activité sur lequel on
voulut insister, pour le mettre en accusation. Le poète était l’homme
non plus d’un apparaître nécessaire, mais d’un paraître trompeur et
immoral.
La plupart des savoirs particuliers se développèrent sans que les
savants ressentissent le besoin d’un recours au mythe, à la différence
des « historiens » et surtout des « philosophes », dont l’attitude à
l’égard des mythes fut marquée par une très grande ambivalence : ils
fabriquèrent de nouveaux mythes ou interprétèrent les anciens, pour
mieux se les approprier.
Aucun philosophe ne fut aussi radical que Platon, qui condamna
les mythes traditionnels sans appel, en refusant tout recours à
l’interprétation allégorique. Paradoxalement toutefois, la pensée
philosophique de Platon pousse ses racines dans les mythes, même
si ceux-ci ne sont pas les mythes traditionnels. La doctrine des
Formes trouve son fondement dans la réminiscence qui, dans le
Ménon, est explicitement rattachée à une croyance religieuse. Tout le
domaine de l’âme ressortit au mythe, et amène Platon à fabriquer de
nouveaux mythes eschatologiques, à la fin du Gorgias et de La
République, dans le Phèdre et les Lois. Enfin, lorsqu’il veut évoquer
l’origine de l’univers, de l’homme et de la société, Platon a recours
au mythe, par exemple dans le Timée et dans le Critias.
À la différence de Platon, la plupart des philosophes et des
historiens tentèrent plutôt de « sauver les mythes » traditionnels en
voulant retrouver sous leur sens littéral, qui pouvait choquer sur un
plan moral ou qui pouvait paraître ridicule sur un plan scientifique,
un sens profond conforme aux doctrines les plus récentes dans le
domaine de la morale, de la psychologie et même de la physique.
Très généralement, il s’agissait de traduire en termes philosophiques
les éléments mythiques les plus importants ou les plus insolites. Ce
type d’exégèse reçut plusieurs dénominations au cours des siècles,
dont celle d’« allégorie », que des considérations d’ordre
exclusivement pratique amènent à retenir, lorsqu’une trop grande
précision n’est pas obligatoire.
Ayant pris son essor au VIe siècle avant J.-C., l’interprétation des
mythes, largement pratiquée à l’époque de Platon et d’Aristote,
connut son plein épanouissement avec les Stoïciens qui pratiquaient
non seulement une interprétation morale, associant les divinités à
des vertus, une interprétation morale, associant les divinités à des
facultés, et une interprétation psychologique, associant les divinités
à des facultés, et une interprétation physique, associant les divinités
aux éléments ou à des phénomènes naturels, mais aussi une
interprétation historique, inspirée d’Évhémère, pour qui les divinités
et les héros correspondaient à des êtres humains divinisés en raison
d’importants services rendus au genre humain.
L’attitude des Stoïciens à l’égard des mythes fut contestée par les
Épicuriens et par ceux qui se réclamaient de la Nouvelle Académie,
lesquels raillèrent la pratique consistant à réduire les dieux à des
réalités matérielles communes et triviales ou à de simples êtres
humains, et qui dénoncèrent la tendance à faire des poètes anciens
soit des historiens soit des philosophes qui s’ignorent.
Mais, à partir du Ier siècle avant J.-C., un courant exégétique
nouveau se développa qui allait répondre à cette objection en
assimilant mythes et mystères, selon une argumentation de ce type.
Les mythes et les mystères sont deux moyens complémentaires
utilisés par la divinité pour révéler la vérité aux âmes religieuses. Les
mythes apportent cette révélation enveloppée dans des écrits
légendaires, alors que les mystères la présentent sous forme de
tableaux vivants. Dans ce contexte, où se trouvent associées religion,
philosophie et poésie, le poète se voit désormais considéré comme
un initié auquel a été révélée une vérité qu’il transmet de façon à en
réserver l’accès au petit nombre de ceux qui en sont dignes. D’où
l’emploi d’un discours codé, d’un discours à double entente, qui
s’inscrit dans la mouvance du secret, où tout est exprimé par
énigmes, par symboles, comme dans les mystères. Dans ce contexte,
le poète n’est plus un philosophe qui s’ignore, mais un théologien
qui s’ingénie à transmettre avec prudence une vérité à laquelle la
philosophie lui permet un accès direct.
Cette conviction sera partagée par les Néoplatoniciens du Ve et
du VIe siècle après J.-C., qui consentirent un effort gigantesque pour
établir un accord entre la doctrine platonicienne qu’ils considéraient
comme une « théologie » et toutes les autres théologies grecques et
barbares. Avec eux, la boucle se refermait. Le mythe, tout comme la
philosophie en général et celle de Platon en particulier, était porteur
d’une seule et même vérité qu’il fallait débusquer chez Platon,
Homère, Orphée, dans les Oracles chaldaïques indissociables de la
théurgie, c’est-à-dire de la pratique de certaines formes de magie.
Le mouvement de balancier qui vient d’être décrit constitue en
fait une illustration de la puissance et des limites de la raison. La
raison est un merveilleux instrument qui permet de déduire un
grand nombre de propositions d’un nombre restreint d’axiomes.
Mais comme ces axiomes sont arbitraires et ne peuvent être fondés
en raison, la raison reste toujours dépendante de prémisses et de
valeurs qui lui sont étrangères. D’où cette tendance constante, dans
le monde grec, à rapporter aux dieux l’origine de tous les savoirs
humains, aussi bien théoriques que pratiques.
Luc BRISSON
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

BRISSON, Luc et MEYERSTEIN, Walter, Puissance et limites de la raison,


Paris, Les Belles Lettres, 1995.
BRISSON, Luc, « Mythes, écriture, philosophie », in La Naissance de la
raison en Grèce, Actes du congrès de Nice, mai 1987, Paris, PUF, 1990,
p. 49-58.
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—, How Philosophers Saved Myths. Allegorical Interpretation and
Classical Mythology, traduit en anglais (américain) par Catherine
Tihanyi, Chicago, Chicago University Press, 2004.
DARBO-PECHANSKI, Catherine, L’Historia : les commencements grecs,
Paris, Gallimard, 2007.
DETIENNE, Marcel, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque [1967],
Paris, Maspero, troisième édition 1979.
LLOYD, Geoffrey E.R., Magie, raison et expérience. Origines et
développement de la science grecque [1979], trad. par Jeannine Carlier et
Franz Regnot, Paris, Flammarion, 1990.
MATTÉI, Jean-François, Platon et le miroir du mythe, Paris, PUF, 1996.
PÉPIN, Jean, Mythe et Allégorie [1958], Paris, Études augustiniennes,
seconde édition 1976.
La nature et l’être

La tradition qui fait de la « question de l’être » le socle même du


questionnement philosophique, et dont le dernier représentant
éminent a été Martin Heidegger, est peut-être mal fondée
historiquement. Au moins n’a-t-elle nulle difficulté à relier les
philosophes modernes à leurs devanciers grecs, en les attelant tous à
cette question. Il est loin d’en être de même pour la notion de nature,
alors même qu’en ce qui concerne les Grecs anciens, la question de
l’être ne peut s’envisager qu’en liaison avec celle de la nature,
comme nous allons le voir.
À vrai dire, ce sont plutôt les conceptions judéo-chrétienne et
grecque de ce qui n’appartient pas à la nature, et notamment de la
« sur-nature », qui s’opposent. Heidegger a certainement raison de
faire remarquer que la « sur-nature » ne se conçoit que par
opposition à la nature, laquelle reste, de ce fait, le terme premier ; il
n’en demeure pas moins que la relation à la nature se trouve
profondément bouleversée avec l’avènement du christianisme
comme pensée dominante. À tel point que c’est par un abus de
langage – Aristote dirait « par homonymie » – que l’on met dans une
même catégorie religion juive et religion grecque. Ce n’est pas tant le
fait que le Dieu juif soit un dieu créateur ex nihilo qui est
inassimilable par les Grecs – le mythe biblique de la Genèse n’est
d’ailleurs pas très clair sur ce point –, encore moins qu’il soit un Dieu
unique, puisque la plupart des philosophes grecs sont monothéistes,
que le fait qu’il s’agisse d’un Dieu personnel, engagé dans des
rapports affectifs avec ses créatures humaines, distinct de la nature et
absolument supérieur à elle. Ainsi, sous une identité formelle
apparente, l’histoire d’Œdipe qui déchaîne la colère des dieux sur sa
cité en raison de son parricide et de son inceste, et celle des Hébreux
qui, régulièrement, provoquent les représailles de Dieu pour s’être
détournés de lui, diffèrent fondamentalement. Dans le premier cas, il
y a eu transgression involontaire d’un ordre naturel, dans le second,
viol délibéré d’un pacte conclu avec Dieu. Les dieux des mythes,
mais aussi des systèmes philosophiques grecs, sont les garants d’un
ordre naturel que non seulement ils n’ont pas créé, mais auquel ils
sont soumis. Le divin peut dès lors se repérer à deux endroits très
différents l’un de l’autre. Soit les dieux, ou les « démons », sont des
êtres plus puissants que les humains, voire immortels, mais il n’y a
alors aucune raison pour qu’ils constituent une exception aux « lois »
naturelles qui organisent et régissent l’univers ; soit c’est la matière
primordiale elle-même et/ou un autre des principes premiers qui
sont qualifiés de « divins ». Ainsi Anaximandre semble avoir déclaré
« divin » l’« illimité » dont il fait le principe de toutes choses. Quand,
donc, la philosophie naît comme science de la nature, elle endosse déjà
ses habits de discipline ayant « un droit de regard sur toutes
choses », parce que rien n’est en dehors de la nature. Le discours sur
les dieux fait partie de cette science de la nature, de sorte que,
comme le dit John Burnet à propos de Thalès, la question de savoir
s’il était athée ou non « n’a pas de sens ».
La philosophie comme « enquête
sur la nature »
À la fin du VIIe siècle avant J.-C. surgit, avec ce qu’on a appelé
l’ « école milésienne », une manière nouvelle de considérer l’univers,
qui est la philosophie elle-même. Certes, des philosophes aussi
concernés par l’histoire de la philosophie qu’Aristote et ses
successeurs immédiats – nous leur devons non seulement l’essentiel
des fragments qui nous restent des philosophes présocratiques, mais
aussi le cadre interprétatif dans lequel nous sommes contraints de
les lire – reconnaissent à la philosophie des antécédents hors de l’aire
culturelle grecque. Mais avec Thalès de Milet vient au jour ce que
Socrate, dans l’autobiographie intellectuelle que Platon lui attribue
dans le Phédon, appelle l’« enquête sur la nature » (historia péri
physéôs). L’expression n’est pas une innovation socratique ou
platonicienne, puisque le traité hippocratique De l’Ancienne Médecine
l’emploie pour désigner l’œuvre d’ « Empédocle et des autres qui
ont écrit sur la nature ». Bien plus, les historiens et doxographes
anciens créditent la plupart des philosophes présocratiques
d’ouvrages portant le titre de « sur la nature » (péri physéôs). Il n’est
pas du tout sûr que les ouvrages en question aient effectivement
porté ce titre, ne serait-ce que parce que la notion de « titre » est
postérieure et qu’on désignait primitivement un ouvrage par ses
premiers mots ; mais, sous sa forme originaire, la philosophie
présocratique est une enquête sur la nature, ou, au sens
étymologique du terme, une physique. C’est pour cette raison
qu’Aristote appellera « physiciens » ou « physiologues » les
philosophes de cette première période de la philosophie. C’est donc
à travers la notion de nature que la philosophie inaugure son
interrogation sur l’être.
Qu’est-ce que cette « nature » (physis), objet de la spéculation des
premiers philosophes ? Le terme vient d’une racine, phy-, dont la
signification originaire semble avoir été « croître, pousser, naître » et,
en un sens transitif, « faire croître, faire naître ». Ce mot existait en
grec avant que Thalès, ou plus sûrement son successeur
Anaximandre, ne l’introduisît comme vocable philosophique, ou,
devrait-on dire, y assît la philosophie. L’Odyssée emploie le mot
physis pour désigner la « nature », au sens des vertus propres, d’une
plante, celle qui doit prémunir Ulysse contre les sortilèges de Circé.
Mais c’est sans doute son utilisation par les philosophes qui en fit un
mot courant de la langue grecque. Le terme physis prend, chez les
premiers Présocratiques, trois sens principaux que l’on retrouve,
séparément ou ensemble, dans ce qui nous reste de leurs œuvres.
Physis désigne d’abord la substance primordiale d’où toutes choses
sont issues. La physis est alors « principe » (archè), mot qui est le
second terme clef de la philosophie des « physiologues ». Mais la
physis, c’est aussi le processus de croissance et de différenciation des
choses à partir d’une substance primordiale. Ce sens est celui qui est
le plus proche de la signification originaire des mots de racine phy-.
La physis c’est, enfin, le résultat de ce processus de croissance ou de
venue à l’être. C’est ce sens que rend le mieux la traduction
consacrée de physis par nature – le latin natura, qui vient de nasci,
« naître », présente d’ailleurs la même richesse sémantique que
physis. En cette dernière acception, en effet, physis désigne les
propriétés caractéristiques d’une chose, d’un ensemble de choses,
mais il indique aussi l’ensemble des choses existantes qui ne sont pas
le fait de l’art humain. Les physiciens s’efforceront donc de
construire des modèles explicatifs de la production des phénomènes
naturels à partir de la nature primordiale en recourant à des qualités
– le chaud, le froid, l’humide, le sec –, des entités – l’Eau, l’Air, le
Feu, la Terre – et des processus – la condensation, la raréfaction,
etc. –, modèles laïcs et rationnels tirant leur force persuasive à la fois
du raisonnement et d’une utilisation analogique de l’expérience
quotidienne, comme l’évaporation, la dessiccation ou le
pourrissement.
Pour saisir l’originalité de cette philosophie physique, les
historiens ont la (bonne) habitude de la comparer à ce qui l’a
précédée. L’abondante littérature consacrée à cette question est
comme surplombée par les travaux magistraux que Jean-Pierre
Vernant et ses collègues ont commencé à publier dans les années
1960. Ils ont définitivement montré que la naissance de la
philosophie comme physique devait être resituée dans la mutation
profonde, encore largement énigmatique et d’immenses
conséquences, qu’a été l’avènement de cette forme originale de
société qu’est la cité grecque. L’explication philosophique, c’est-à-
dire physique, de l’univers est consonante avec le pouvoir politique,
c’est-à-dire le pouvoir qui s’exerce, dans le cadre de lois publiques et
généralement élaborées par les citoyens ou leurs représentants, en
recourant à la force persuasive de discours tenus devant tous.
L’explication mythique de l’ordre du monde, au contraire, s’appuie
sur une autorité qu’elle entend du même coup légitimer et renforcer.
Le mythe, en effet, geste divine et/ou héroïque pleine de violence,
de sexe, d’interdit et de transgression, donne à la société humaine
présente un fondement que les hommes ne sauraient, sans folle
démesure, envisager de changer. Ainsi l’explication mythique de
l’univers est-elle particulièrement bien adaptée aux royautés dans
lesquelles le ou les souverains prétendent fonder leur pouvoir sur
une communication avec le divin. (Cf. ce que Michel Foucault, cité
dans l’article « L’homme est un animal politique » de ce volume, dit
de la mutation même de la notion de vérité.) Le mythe se distingue
enfin de l’approche philosophique par le genre de ruptures qui les
scandent l’un et l’autre. Dans le récit mythique, on passe d’un ordre
à un autre par une catastrophe – terme qui, au sens étymologique,
désigne un renversement – généralement due à une décision
humaine ou divine dont procède un affrontement. Ainsi en est-il du
passage, par exemple, de la vie dans l’Éden avant la Chute à
l’existence pénible des humains après le péché dans le mythe
biblique. Dans les systèmes des physiologues, en revanche, même
s’il y a des configurations différentes du monde – ainsi l’univers de
Thalès dont le composant unique est l’Eau, est différent avant et
après sa formation, ou le monde vivant d’Anaximandre, d’abord
peuplé d’animaux aquatiques qui s’adaptent ensuite à la vie
terrestre, passe d’un état à un autre –, tous ces états dépendent des
mêmes lois et des mêmes processus.
Concernant le mythe lui-même, les ouvrages d’Hésiode, qui
écrivait à la fin du VIIIe siècle avant J.-C., auxquels se réfère Vernant,
ne sont peut-être pas ceux qui illustrent le mieux la différence que
celui-ci entend mettre en évidence. Les comparant au mythe
babylonien raconté dans le poème Enouma Elish, antérieur à Hésiode
d’environ trois siècles, Gérard Naddaf, dans son livre consacré à
L’Origine et l’évolution du concept de Physis, marque plusieurs
différences intéressantes entre les deux textes. Tout d’abord, au
mythe hésiodique manque la caractéristique essentielle de
correspondre à un rituel qui, rejouant symboliquement l’histoire
héroïque, permet à la fois de renouveler périodiquement l’ordre du
monde et d’inscrire le pouvoir royal dans un temps cyclique, c’est-à-
dire immuable. De ce point de vue, le récit hésiodique, écrit alors
que les grandes royautés comme celle de Mycènes ont disparu, a une
fonction plus littéraire que sociale, et, surtout, il se présente comme
un récit qui met l’un à la suite de l’autre des « règnes », celui
d’Ouranos, celui de Cronos, celui de Zeus. Certes, il y a bien parfois,
dans le mythe hésiodique, « retour du refoulé ». Ainsi Zeus, une fois
qu’il a vaincu la coalition menée par Cronos et en a précipité les
membres dans le Tartare, doit-il faire face à Typhon, monstre qui
tente de restaurer le chaos primordial. Mais cette tentative
désespérée de Typhon rappelle, en fait, que la réalité primordiale a
été vaincue mais non éliminée. Ensuite, la partie proprement
« créatrice » de la cosmogonie d’Hésiode est remarquablement peu
personnalisée : la mise en place de l’univers se fait par l’interaction
d’entités relativement abstraites (Chaos, Terre, Éros). Il n’en est pas
de même, dans la suite du récit d’Hésiode, quand le devant de la
scène est occupé par la geste des dieux.
Ce qui, en revanche, réunit les approches mythique et
philosophique, et contre quoi, comme nous le verrons, Aristote sera
le premier à réagir de manière radicale, c’est la forme même des
deux discours. Les spécialistes débattent, à propos de plusieurs des
philosophes présocratiques, sur la question de savoir s’ils
concevaient ou non l’univers comme infini dans l’espace et le temps.
Sur ce dernier point, on se demande si Anaximandre, Héraclite,
Anaxagore ont eu l’idée que la cosmogenèse que racontent leurs
ouvrages était indéfiniment répétée dans le temps après que le
cosmos fut retourné à son stade primordial. Quoi qu’il en soit, toute
la physique préaristotélicienne demeure prisonnière d’une structure
narrative qu’elle partage avec le récit hésiodique : même si elle évite
les ruptures dramatiques du mythe, la mise en ordre du monde se
déroule dans un temps linéaire et selon un ordre nécessaire, les
événements de cette histoire advenant du fait de l’interaction
automatique et nécessaire des propriétés des entités élémentaires qui
sont à l’œuvre dans la cosmogenèse.
Trois traits fondamentaux caractérisent cette première figure de la
philosophie. D’abord l’étude de la nature enveloppe la prise en
compte de toutes choses, aussi bien les processus physiques au sens
étroit, que la formation de l’univers, le développement des vivants, y
compris les humains, l’apparition de l’intelligence et des sociétés
humaines. Nous verrons qu’il faudra attendre Platon et Aristote
pour que soient arrachées à la nature à la fois certaines régions de
l’être et certaines modalités d’existence. Ensuite les physiologues
construisent des systèmes que l’on peut appeler « mécanistes ».
L’absence de recours à des causes finales est d’ailleurs le reproche
principal que leur adressent à la fois Platon, notamment dans la
critique qu’en fait Socrate dans le Phédon, et Aristote. Le cosmos des
premiers physiciens est vide d’intentions, de passions et de choix.
Les dieux eux-mêmes sont des entités naturelles et sont de ce fait
soumis aux « lois » de la nature. La théologie est donc une partie de
la physique, et Anaximandre, par exemple, transfère à la physis les
attributs traditionnels de la divinité : ingénérabilité, incorruptibilité,
immortalité, éternité. Enfin, ces premiers systèmes présocratiques
posent la question de l’être d’une façon à la fois nouvelle et hardie.
Tous, d’ailleurs, ne le font pas de manière identique, même si l’on
s’en tient à l’école milésienne dont nous ne connaissons que trois
membres, Thalès, Anaximandre et Anaximène.
Quand Thalès soutient que tout est fait d’Eau, il est difficile, au
vu des textes que nous avons, de décider ce qu’il veut dire vraiment,
mais on peut en conclure qu’il institue une différence ontologique
entre ce que les choses paraissent être et ce qu’elles sont vraiment.
L’objection d’Aristote à cette approche, c’est que ce qui fait qu’un
être est vraiment ce qu’il est, ce n’est pas ce qui le constitue, mais
autre chose qu’Aristote appellera l’eidos, terme souvent traduit par
« forme ». Anaximandre, l’un des plus remarquables philosophes
grecs, a peut-être entrevu cette objection quand, au lieu d’attribuer à
un élément comme l’Eau le rôle de « fond » de tous les êtres, il donne
cette fonction à ce qu’il appelle l’apeiron, qu’il vaut mieux traduire
par « illimité » que par « infini ». Du sein de cette substance
primordiale, des couples de contraires – chaud/froid, sec/humide –
sont éjectés, un rôle prépondérant semblant être dévolu à l’humide.
Les interprètes disputent pour savoir si cette éjection est le résultat
d’une interaction « mécanique » de particules matérielles, ou si elle
manifeste la puissance génésique de l’illimité, parfois décrit comme
un vivant. De la dessiccation d’une matière humide, peut-être
terreuse, naissent des vivants, l’homme étant le produit final d’une
évolution à partir d’animaux aquatiques. Cet apeiron n’est donc pas
lui-même un être à côté des autres, mais est la physis elle-même
considérée à la fois comme origine des êtres et cause de leur
génération. Anaximandre critique donc la base théorique elle-même
de la position de l’école milésienne dont il fait partie, introduisant du
même coup dans l’histoire de la philosophie la pratique de l’examen
critique, qui en sera le moteur : il faut qu’il y ait une différence de
statut entre le principe et ce qui découle du principe, par exemple,
cas particulièrement intéressant, entre l’Eau élémentaire qui, chez
Thalès, est le fond commun de toutes choses, et l’eau que l’on trouve
dans notre monde.

De la critique éléate à la restauration


de la physique

La mise en cause radicale de cette antique physique a été le fait,


au début du Ve siècle avant J.-C., de Parménide d’Élée et de son
« école », appelée « éléate », du nom de sa ville d’origine. Durant
toute l’Antiquité, et sans doute au-delà, les philosophes n’en finiront
pas de répondre à cette critique. Les fragments que nous avons du
poème de Parménide, lui aussi intitulé Sur la nature, sont
suffisamment nombreux pour nous donner une idée assez précise de
certaines de ses doctrines. C’est, semble-t-il, l’insouciance
philosophique des premiers physiciens, qui ne voyaient guère de
difficultés à faire procéder tous les êtres d’un même principe, que
critique d’abord Parménide. Même s’il sort d’une bouche féminine,
c’est bien un discours paternel, c’est-à-dire un discours qui prescrit
et interdit, que Parménide adresse aux tenants de l’ancienne
physique : « Je ne permettrai pas que tu dises que l’être vient du
non-être, ni que tu le penses », affirme la déesse qui instruit le poète,
avant de lui montrer l’absurdité du discours « des mortels ».
Pourquoi l’être serait-il né à tel instant plutôt qu’à tel autre, à cet
endroit plutôt qu’à un autre… ? Cette interdiction de la procession
de l’être à partir du non-être doit être entendue en un sens large : un
non-X ne saurait devenir un X, un « non-blanc » un « blanc », un
« non-grand » un « grand ». D’une manière plus générale, aux
physiologues qui ne voyaient pas de difficulté à faire sortir un
monde ordonné – un cosmos – d’un état initial chaotique, les
Parménidiens opposent ce que les modernes appellent le « principe
d’entropie », selon lequel un état plus complexe ne peut venir, sans
agent extérieur, d’un état plus simple. Par ailleurs, il est également
difficile de penser que le non-être puisse procéder de l’être. D’où ce
que l’on a appelé le « monisme » de Parménide, qui trouve, dans son
poème, une expression forte. L’être y est décrit comme éternellement
identique à lui-même, sans manque, car « s’il était sujet au manque,
il manquerait de tout » et « semblable à la masse d’une sphère à la
belle circularité, étant partout également étendu à partir du centre »
(Fragment 8, trad. J. Frère et D. O’Brien). L’un des points de la
doctrine éléate, enfin, qui a le plus frappé les Anciens et qui fut le
fait de Zénon d’Élée plutôt que de son maître Parménide, c’est de
soutenir l’impossibilité de tout changement et notamment du
mouvement local.
La critique éléate modifie profondément le statut de la
connaissance de la nature (physique). Alors qu’elle était la science
englobante, la physique devient, pour Parménide, une science
impossible. Les interprètes discuteront sans doute encore longtemps
sur la manière dont il faut entendre la seconde partie du poème de
Parménide, qui propose paradoxalement une cosmologie du même
type que celles de ses prédécesseurs, fondée sur l’opposition de deux
principes, le chaud et le froid, alors qu’il vient d’en faire la critique
radicale. Faut-il y voir une « leçon de physique », comme Alceste
donne aux précieux une « leçon de sonnet », Parménide montrant
que dans le domaine du « faux » il est capable de faire aussi bien, et
même mieux que les autres ? S’agit-il d’un exemple de ce qu’il ne
faut pas faire ? Ou d’une physique dans la sphère de l’opinion et de
l’apparence, et non dans celle de la vérité ? En tout état de cause, la
physique perd son statut de science rigoureuse, et cela du fait même
que Parménide pose de manière à la fois explicite et totalement
nouvelle la question de l’être, comme on le verra plus bas.
Il y eut bien avant Parménide – mais des incertitudes
chronologiques s’attachent à la datation des philosophes
présocratiques – des tentatives fort remarquables pour dépasser
l’approche élémentariste des physiologues. Ainsi chez Héraclite ou
les anciens Pythagoriciens, comme le montrent fort bien les articles
qui leur sont consacrés dans ce volume, la raison ultime de l’être des
choses réside plus dans une structure – « logique » chez le premier et
mathématique chez les seconds – que dans la matière constituant
l’univers. Il faut également noter que ces philosophes établissent
aussi une correspondance entre l’ordre des choses et l’ordre des
raisons qui les connaît. Mais après Parménide, plus personne ne
tenta de revenir à l’ancienne « enquête sur la nature », et c’est à des
philosophes postparménidiens qu’est échue la tâche de dégager à
nouveau un espace théorique pour une physique. Aristote a bien vu
que l’hypothèse atomiste de Leucippe et Démocrite entendait
rétablir la possibilité de la pluralité et du mouvement tout en tenant
pour acquises les thèses centrales de l’éléatisme, à savoir que ce qui
est, au sens éminent du terme, est plein, homogène, ingénérable et
incorruptible, et que l’être et le non-être ne sauraient se mélanger ou
provenir l’un de l’autre. Mais au lieu de poser un être unique, les
Atomistes supposent une infinité de corps pleins, insécables – c’est le
sens du mot « atome » –, éternels, en mouvement dans un vide
infini, qui est « non-être ». Ce sont les agrégations de ces atomes,
effectuées au hasard, qui donnent les différents êtres. La même
remarque pourrait être faite à propos des systèmes d’Empédocle et
d’Anaxagore : l’interdiction éléatique d’une procession de l’être à
partir du non-être y est fondamentale. « Il n’y a point de naissance
d’aucun être mortel, point de mort non plus ; il y a seulement
mélange », écrit Empédocle (fragment B8). Mélange, c’est-à-dire que
tout est fait de nouvelles combinaisons sans cesse défaites d’un
ensemble donné et fixe des quatre éléments, Air, Feu, Eau, Terre.
Chose remarquable, ce qu’on est bien obligé de rendre ici par
« naissance », c’est le mot physis, le terme central de l’ancienne
physique, renversée par l’éléatisme. Sans doute contemporain
d’Empédocle, Anaxagore avait lui aussi affirmé que « rien n’est ni
engendré ni détruit, mais des choses déjà existantes se combinent et
se séparent » (fragment B17).
Tous ces systèmes physiques « restaurés », c’est-à-dire
postparménidiens, ont gardé en commun avec la physique
milésienne un « mécanisme » que leur reprochent vivement Platon et
Aristote. C’est du fait de leurs propriétés, que nous dirions physico-
chimiques, que les particules élémentaires s’agrègent pour former les
composés que nous voyons dans le monde qui nous entoure. Ainsi
les seules conditions qui doivent être remplies pour que deux atomes
s’apparient, c’est qu’ils aient des formes qui les y rendent aptes et
qu’ils se rencontrent, ce qui relève du seul hasard. Mais, selon ce que
les logiciens appellent le « principe de plénitude », dans un temps et
un espace infinis, toutes les combinaisons devront nécessairement se
produire.
Au demeurant, l’intervention de Parménide n’est pas seulement
critique et donc négative. C’est bien Parménide qui a le premier posé
tout à fait explicitement la question de l’être. À la question
philosophique fondamentale de savoir pourquoi et comment les
choses sont – que Leibniz a reformulée sous la forme fameuse
« pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » – et à ces
questions qui, en un sens, dépendent de la première et, en un autre
sens, lui sont identiques, « qu’est-ce qui est être ? » et « qu’est-ce que
c’est qu’être ? », ceux que l’on a appelé les physiologues, nous
l’avons vu, répondent d’une manière qui est, en tous les sens du
terme, élémentaire. En distinguant la voie de la science de celle de
l’opinion et en attribuant à la première la vérité et l’être et à la
seconde l’opinion (doxa) et l’apparence, Parménide trace en fait les
contours de l’ontologie et de la théorie de la connaissance grecque
qui prévaudront jusqu’à la fin de l’Antiquité et au-delà. Et, de fait, la
plus grande victoire de Parménide se lit dans la philosophie grecque
ultérieure : personne ne contestera plus guère que l’être appartienne,
uniquement ou principalement, à ce qui est éternel et immuable et
qu’il en aille de même pour l’intelligibilité, alors que ce qui est
périssable ou en mouvement est ontologiquement imparfait et est au
mieux objet d’opinion. Aristote, par exemple, se donnera beaucoup
de peine pour réintégrer les choses en mouvement dans le giron des
êtres connaissables au sens plein du terme, sans avoir à violer les
principes ontologiques de Parménide.
Après Parménide, cette « question de l’être » s’installe clairement
au centre de la philosophie. Ainsi, si l’on considère ce système
philosophique post-parménidien particulièrement original qu’est
l’atomisme, on voit que non seulement Démocrite rend de nouveau
une physique possible, mais qu’il propose bel et bien une ontologie
cohérente et « performante ». Le domaine du réel est constitué des
atomes et du vide, les premiers étant assimilés à l’être et le second au
non-être, comme on l’a vu, alors que tout le reste n’est que phénomène
dû à la combinaison des atomes, qui se fait par la nécessité de leurs
formes, mais au hasard de leurs rencontres. La couleur d’un corps,
par exemple, est, selon Démocrite, l’effet sur nos sens d’une certaine
disposition atomique. Plus tard, dans l’atomisme épicurien, il semble
que la hardiesse ontologique des Atomistes originaires se soit
quelque peu affadie et que l’on en soit arrivé à dire qu’une chose
était jaune quand ses atomes étaient jaunes…

« Du temps de Socrate », puis de Platon

Dans le premier livre du traité des Parties des animaux, après avoir
affirmé que les Présocratiques n’étaient pas parvenus à une
explication correcte des phénomènes naturels parce qu’ils n’avaient
pas une conception de la substance qui permît une approche
finaliste, Aristote ajoute : « Du temps de Socrate, il y eut un progrès
sur ce point, mais ceux qui philosophaient négligèrent les recherches
physiques et se tournèrent vers la vertu utile, c’est-à-dire politique. »
Quand les Athéniens l’accusèrent, entre autres choses, de s’occuper
de ce qui se passe dans les cieux et sous terre – c’est-à-dire, en clair,
de se consacrer à l’ « enquête sur la nature » – Socrate répondit qu’il
n’était nullement intéressé par ces matières auxquelles « il
n’entendait rien ». Peut-être l’accusation des Athéniens était-elle
simplement anachronique, puisque, dans son autobiographie du
Phédon, on voit Socrate se pencher sur la spéculation des anciens
physiciens avant de se déclarer déçu et de s’en détourner. À partir de
ce moment – selon une chronologie réelle ou reconstruite après coup,
peu nous importe ici –, Socrate ne se préoccupera que de rendre ses
concitoyens meilleurs, au sens éthique du terme. Ce qu’il reprochait
aux physiciens antérieurs, c’était de ne proposer que des explications
selon ce que la tradition aristotélicienne appellera les causalités
matérielle et motrice. Ainsi, d’après l’exemple fameux du Phédon
(98c), la cause pour laquelle Socrate est assis à ce moment dans sa
prison serait, pour les anciens physiciens, que son corps est composé
d’os et de tendons articulés d’une certaine manière. Pour Socrate, la
véritable cause de sa présence ici, c’est que, en vertu d’une certaine
idée du devoir et de la justice, il a préféré accepter la sentence des
juges athéniens plutôt que de s’y soustraire. À cette première critique
adressée par Socrate aux auteurs d’ouvrages physiques, s’en ajoute
une seconde, qui transparaît dans l’Apologie de Socrate de Platon –
notamment dans le passage ironique où Socrate déclare qu’il
n’entend point décrier celui, plus savant et habile que lui, qui
posséderait un savoir certain sur la nature –, mais qui nous est
surtout rapportée par Xénophon. Socrate y déclare plusieurs fois que
la science de la nature excède les forces de l’esprit humain, ou que
c’est à dessein que la divinité nous a laissés dans l’obscurité sur ce
sujet.
Ce dernier point mérite d’être mentionné, parce que cette
position de Socrate est à l’origine d’un courant important et de
longue durée dans la pensée antique, et aussi moderne. La thèse en
question, selon laquelle la nature est totalement ou largement
inconnaissable, avait sans doute été énoncée avant Socrate. On cite
une sentence d’Héraclite, « la nature aime à se cacher », dont Pierre
Hadot examine, dans son livre sur l’histoire de l’idée de Nature, tous
les sens et tous les prolongements historiques, et qui est l’une des
sources du mouvement sceptique. Les deux grands courants du
scepticisme antique, celui de la Nouvelle Académie et la tradition
issue de Pyrrhon, sont souvent considérés comme fort voisins par les
commentateurs modernes, le second étant plus radical que le
premier. Mais du point de vue des questions de la nature et de l’être,
leur différence est significative. Car il ne revient pas au même de
soutenir, un peu à la manière de Kant quand il oppose le phénomène
au noumène, que le réel est hors d’atteinte, comme le font les Néo-
académiciens, et de dire que nous ne pouvons décider si quelque
référent réel existe « derrière » nos impressions, comme le font les
Sceptiques néopyrrhoniens.
Il est difficile de savoir qui Aristote vise exactement en parlant
des penseurs « du temps de Socrate ». Sans doute veut-il désigner à
la fois des philosophes qui se sont reconnus, d’une manière ou d’une
autre, disciples de Socrate, c’est-à-dire les « Socratiques », et des gens
comme les Sophistes, qui avaient avec Socrate des liens plus lâches
mais finalement plus complexes. La place des Sophistes à la fois
dans l’histoire de la physique grecque et dans celle de la formulation
de la question de l’être méritait assurément d’être réévaluée. Car s’il
est incontestable que ce sont les conditions de l’exercice du pouvoir
dans les cités, et notamment dans les régimes démocratiques comme
celui d’Athènes, qui ont principalement favorisé, sinon directement
suscité, l’apparition du mouvement sophistique, il semble bien que
les schèmes fondamentaux, mais aussi les apories, de la spéculation
des physiciens pré et postparménidiens ont influencé de manière
décisive tant le contenu que la méthode de l’enseignement des
Sophistes. On peut dire que les Sophistes complètent l’entreprise de
déconstruction de la notion de nature entreprise par les Éléates. Mais
Gorgias, dans son Traité du non-être, étend cette déconstruction à
l’ontologie parménidienne elle-même en montrant qu’elle conduit
immanquablement à affirmer l’être du non-être, puisque dire que
« le non-être est non-être », c’est dire qu’il possède une certaine
manière d’être, problème que tentera de résoudre le Sophiste de
Platon.
Même quand le rapport entre les thèses parménidiennes et
sophistiques n’est pas obvie, les Sophistes, en insistant sur le
caractère aléatoire et mal fondé des connaissances humaines
contribuent à creuser la différence entre la physique et ce qui
s’appellera plus tard la philosophie pratique. Ainsi le compte-rendu
relativiste des thèses de Protagoras que nous font Platon et Aristote –
le monde serait tel que je le saisis ici et maintenant, mais différent
pour quelqu’un d’autre, à un autre moment, en d’autres
circonstances – semble montrer que les Sophistes ont été considérés
comme étant sensibles aux divergences des philosophes antérieurs.
Dans la fameuse distinction sophistique entre ce qui est par nature et
ce qui est par convention, c’est dans le domaine du conventionnel
que l’on voit à l’œuvre cette causalité intelligente qu’est la libre
volonté humaine. Ici les Sophistes et Socrate pourraient facilement
trouver un terrain d’entente. De ce point de vue, Aristote a raison :
les Socratiques – Cyniques, Cyrénaïques et, dans une moindre
mesure, Mégariques – se sont plutôt détournés de la physique pour
s’intéresser à la philosophie pratique et, faut-il ajouter, à la logique.
Cette seconde critique du projet de l’ancienne physique est peut-être
aussi dévastatrice que celle des Éléates. L’ancienne physis est, en
effet, démembrée : les hommes, s’ils en sont membres par certains
côtés – ils sont des êtres vivants soumis aux contraintes de tous les
organismes vivants –, prétendent d’une part s’affranchir des
schèmes explicatifs qui s’appliquaient à toutes choses, d’autre part
dicter leurs propres lois à leur environnement. Alors peut naître une
conception de la nature proche de la nôtre, dont les hommes
entendent se proclamer « maîtres et possesseurs ».
Qu’en est-il de Platon ? La position du plus célèbre des disciples
de Socrate face à cette mise à l’écart de la philosophie naturelle,
devenue de peu d’intérêt dans le monde des hommes et inaccessible
à la pensée humaine, n’est pas facile à cerner. Sur ce point aussi,
Gérard Naddaf propose une thèse qui n’est pas sans séduction.
Platon reprendrait à son compte un projet du même type que celui
des auteurs d’une « enquête sur la nature », mais dans un but
principalement éthique et sur des bases nouvelles. Dès le Phédon, la
critique par Platon des spéculations des anciens physiciens présente
une connotation éthique. Dire, en effet, que Socrate est assis ici parce
qu’il a des muscles et des tendons, c’est négliger les raisons éthiques
qui lui ont fait préférer la mort à la fuite. Dans les Lois, les choses
sont beaucoup plus nettes, puisque les écrits d’ « enquête sur la
nature », parce qu’ils donnent des explications mécanistes de la
formation de l’univers, sont accusés de corrompre les jeunes gens en
les détournant de la croyance aux dieux. Pour Platon, une moralité
solide, et de ce fait efficace, doit être fondée sur le Vrai, d’où le
détour, dans La République, par le monde immuable des Formes
dominé par la Forme du Bien. Ce que viserait Platon, au moins à
partir du Timée, qui est postérieur à La République, serait de montrer
que la véritable moralité est en accord avec l’ordre de l’univers. De
sorte que la connaissance de cet univers devient indispensable au
philosophe qui veut installer dans la cité cette moralité nouvelle.
Platon aurait, pour ce faire, projeté d’écrire lui-même une « enquête
sur la nature », dans une trilogie de dialogues : le Timée décrivant la
formation de l’univers et des vivants, dont l’homme, le Critias
retraçant l’histoire de la civilisation jusqu’à l’engloutissement de
l’Atlantide et de l’armée athénienne – il ne nous reste plus que le
début de ce dialogue, sans que l’on sache si Platon a écrit le reste, qui
serait alors perdu –, l’Hermocrate, qui ne fut jamais écrit,
entreprenant de raconter le recommencement de la civilisation qui
est la nôtre après ce cataclysme. Cette dernière entreprise aurait
finalement été menée à bien dans le livre III des Lois. Ce faisant,
Platon respecterait les règles du genre de l’ « enquête sur la nature »,
qui tendait à traiter d’abord de la cosmogonie, ensuite de la
zoogonie et de l’anthropogonie, de la politogonie enfin.
Mais cette entreprise est conçue de manière totalement nouvelle.
Toujours selon G. Naddaf, Platon est le premier philosophe à
proposer une « enquête sur la nature » créationniste et non plus
évolutionniste. L’une des meilleures preuves de la nouveauté radicale
de cette démarche, c’est que certains des successeurs immédiats de
Platon ont essayé de la réduire à l’aune commune. Ainsi Xénocrate
aurait déclaré que l’exposé créationniste du Timée n’était qu’une
fiction pédagogique. Ici aussi ce créationnisme, que déjà le finalisme
du Phédon laissait entrevoir en soutenant que la véritable explication
des choses réside dans l’intention de celui qui les a faites, a une forte
connotation éthique, puisque la moralité sera plus solide si elle est
fondée sur un ordre de l’univers qui a été expressément garanti par
le dieu. Il semble d’ailleurs que cette idée selon laquelle l’ordre du
monde a été agencé de la meilleure manière possible par une
intelligence divine ait été soutenue avant Platon, notamment par
Diogène d’Apollonie, qui fut un disciple d’Anaxagore. On peut
s’étonner que le Socrate du Phédon n’y fasse aucune allusion ; peut-
être aurait-il été contraint de réviser sa condamnation globale de
l’ « enquête sur la nature », et peut-être est-ce précisément ce qu’il
voulait éviter… Mais entre soutenir que l’ordre du monde relève
d’un principe intelligent et dire que cet ordre a été établi par un être
divin également occupé du destin moral des humains, il y a un pas
que, semble-t-il, Platon a été le premier à franchir. C’est pourquoi la
preuve physico-téléologique que Platon apportera de l’existence de
la divinité dans le livre X des Lois peut être considérée comme le
point culminant à la fois de son « enquête sur la nature » et de sa
refondation de l’éthique.
On peut, certes, se demander pourquoi Platon finit par éprouver
le besoin de trouver à son éthique un fondement à la fois
cosmologique et théologique, alors que La République se contentait de
la Forme du Bien pour asseoir la morale et construire la Constitution
idéale. On se souvient qu’au début du Timée, l’entretien qui
l’introduit est explicitement donné comme la suite d’un « entretien
de la veille » dont le résumé montre qu’il s’agit de l’organisation de
la cité parfaite dans La République. Cette succession a paru si bizarre,
tant les perspectives de La République et du Timée sont différentes,
que certains commentateurs modernes ont supposé, sans grande
vraisemblance, l’existence d’une seconde version de La République
aujourd’hui perdue. Pour justifier la trilogie qui commence, Socrate,
au début du Timée, prétend que le propos antérieur ressemble un
peu à une peinture, dont il aimerait voir s’animer les sujets qui y
sont représentés ; il voudrait notamment voir comment la cité idéale
se comporte dans la guerre. « Si le Timée commence par un résumé
de la Constitution idéale décrite dans La République, […] et si par la
suite s’y trouve évoquée l’histoire de la guerre victorieuse que
soutint l’Athènes ancienne contre l’Atlantide, c’est que Platon
cherche à y fonder “en nature” la Constitution idéale décrite dans La
République », explique Luc Brisson dans l’introduction à sa
traduction du Timée. Sans doute faut-il voir dans cette fondation
l’une des péripéties de la « conversion réaliste » que les interprètes
s’accordent à repérer dans les dernières années de Platon.
Platon parachève donc l’entreprise socratique, mais en la figeant
dans une doctrine formidable. À la recherche d’un fondement sûr et
immuable pour les notions de « bien », de « juste », etc., ce qui
constituait l’enjeu de l’enquête menée par Socrate, Platon en vint à
construire la première ontologie développée, explicite et cohérente
qui nous soit parvenue et qui a continué jusqu’à aujourd’hui à jouer
le rôle d’une sorte de paradigme philosophique. Il ne saurait être
question d’en donner ici un exposé, même succinct, d’autant plus
qu’un article est consacré à Platon dans ce volume. Mais on peut en
énumérer les réquisits fondamentaux. Radicalement parménidien,
mais voulant sauver la possibilité de la science, y compris de la
physique, Platon distingue des degrés d’être. On peut
immédiatement en nommer trois : l’être véritable est celui des
Formes (Idées) qui sont à la fois absolument réelles, absolument
intelligibles et causes de l’être et de l’intelligibilité des choses qui
participent d’elles. Ces choses, qui sont les objets de notre expérience
sensible, ne sont plus renvoyées dans le néant et/ou
l’inconnaissable, mais du fait de cette participation à l’être et à
l’intelligibilité de leurs Formes, elles sont objets d’opinion (doxa) et
non de science (epistèmè). Enfin le non-être acquiert chez Platon, sous
la forme de l’altérité, une place dans l’ontologie, faisant ainsi droit à
la critique de Parménide par Gorgias. Mais Platon dépasse son
ontologie au moment même où il l’établit. Dans un passage fameux
de La République, Platon place la Forme du Bien « au-delà de l’être »
et lui accorde une causalité universelle sur toutes choses. Le
domaine des Formes se trouve donc lui-même divisé et hiérarchisé
en ce que la Forme du Bien est supérieure aux autres Formes.
Platon accomplit un pas supplémentaire dans ses dialogues
postérieurs à La République. Ce qu’il pose quand il tente de penser le
fondement de toute réalité et de l’être lui-même, c’est qu’un tel
principe est intelligent, ou plutôt est intelligence. Ainsi, dans le
Sophiste, l’Étranger s’indigne que l’on puisse penser que « ce qui est
complètement être » soit privé de « mouvement, vie, âme et
intelligence ». De même, dans le Philèbe, dialogue sans doute
postérieur au Sophiste, la génération de toute réalité se fait par une
combinaison de deux principes, la limite et l’illimité. Cette
conception prend une forme plus précise dans ce que l’on appelle les
« doctrines non écrites » de Platon, une construction théorique qui
lui est attribuée par des sources antiques, et notamment par Aristote,
dont on ne trouve pas de trace explicite dans les dialogues
platoniciens, mais dont on peut repérer la résurgence chez les
successeurs de Platon et notamment chez celui qui lui a succédé à la
tête de l’Académie, son neveu Speusippe. Selon cette doctrine, toute
la hiérarchie des êtres devrait être ramenée à l’interaction de deux
principes ultimes qui sont l’Un et la Dyade indéfinie, laquelle joue le
rôle de réceptacle et de matière. Mais le Philèbe ajoute que le mélange
de la limite et de l’illimité ne peut être que le fait d’une intelligence.
Aristote reprendra cette exigence selon laquelle le principe premier
de tout être est un vivant intelligent dans sa notion de Premier
Moteur immobile. Cette conception par Platon d’un principe unique
qui à la fois est au-dessus de l’être, lequel devient alors quelque
chose qui dépend du principe, et qui est intelligence, va dominer
toute l’histoire du platonisme. Sous la forme en quelque sorte
définitive qu’elle prend dans le néoplatonisme de Plotin, l’Un est le
principe suprême dont l’Être procède, mais dont l’Intellect procède
aussi. Cette absorption de l’ontologie dans une Hénologie (de hen,
« un ») est ainsi le dernier mot de la métaphysique antique. L’article
« Plotin » de ce volume expose bien les difficultés que rencontre
l’interprète, mais aussi celles qui sont inhérentes au système
plotinien lui-même.
Cette réhabilitation de l’ « enquête sur la nature » par Platon sous
la forme d’une cosmogonie et d’une anthropogonie créationnistes
n’est pourtant pas dépourvue d’ambiguïtés. La principale
transparaît dans les dix passages, maintes fois commentés, du Timée
où Timée déprécie son propre discours, en disant qu’il ne saurait
prétendre à la vérité du discours portant sur ce qui est « stable et
translucide pour l’intellect » (29b), mais qu’il n’est qu’un « discours
vraisemblable » ou un « mythe vraisemblable ». Le discours
physique, parce qu’il porte sur la réalité sensible qui est mouvante et
obscure, ne saurait acquérir la rigueur du discours scientifique. Ces
propos ont dû encourager Xénocrate dans sa lecture, signalée plus
haut, du Timée. Cela, en tout cas, conforte l’hypothèse selon laquelle
l’« enquête sur la nature » de Platon n’a pas sa fin en elle-même,
mais vise un but en dernière instance éthique. L’étude effective de la
nature ne suffit pas, chez Platon, à lever la condamnation
parménidienne d’une science de la nature. À strictement parler,
donc, Aristote a raison : Platon peut être mis au nombre des
philosophes qui, « du temps de Socrate », se détournèrent des
recherches physiques, Aristote dit de la theoria physikè. Cela
deviendra encore plus vrai des Néoplatoniciens. C’est à Aristote que
devait revenir la tentative la plus complète de restauration de la
physique.
Physique et métaphysique
aristotéliciennes
La philosophie naturelle d’Aristote marque sans doute l’apogée
de la pensée physique des Anciens, à tel point que c’est la physique
aristotélicienne que les penseurs médiévaux se sont efforcés de
comprendre et de développer, et que c’est aussi une physique
aristotélicienne que les physiciens du XVIIe siècle ont attaquée. On
peut aussi dire qu’avec Aristote, la question de l’être arrive à une
pleine maturité, ce qui fait que la métaphysique aristotélicienne est
restée jusqu’à nos jours le parangon de ce genre de spéculation
philosophique.
Dans le domaine de la physique, comme ailleurs mais peut-être
plus qu’ailleurs, Aristote, quand il récapitule les doctrines
antérieures, entend montrer que, à de rares exceptions près, chacune,
pour peu qu’on sache la mettre dans une perspective correcte, recèle
sa part de vérité. Aristote n’est pourtant pas un éclectique ; il
procède à une réappropriation théorique des doctrines antérieures
qui est même le contraire de l’éclectisme. Un traité spécial, fascinant
et trop longtemps méconnu, a été largement consacré par Aristote à
la « mise en perspective » des grands problèmes de la philosophie
naturelle présocratique, le traité De la génération et de la corruption. Ni
science totale, ni science impossible, la physique est pour Aristote la
science d’une région de l’être. Sont dits « naturels » (physiques) les
êtres qui possèdent en eux-mêmes le principe de leur mouvement, ce
dernier terme étant entendu dans son sens aristotélicien total de
changement selon toutes les catégories affectées par un mouvement.
Une plante vivante a en elle-même le principe de sa croissance,
l’élément Feu a en lui-même une tendance à aller vers la périphérie
de l’univers. Une table, en revanche, n’a pas en elle-même le
principe de son devenir-table, mais en autre chose qu’elle-même, à
savoir dans l’artisan maniant ses outils. D’un certain point de vue, tous
les êtres de ce monde sont naturels, y compris la table, puisqu’elle
est faite de bois qui est, ou a été, une réalité naturelle. Mais ce point
de vue n’est pas essentiel : être de bois n’est pas le caractère essentiel
de la table. Ce qui définit une table, c’est qu’on puisse s’y attabler, et
cela est dû davantage au menuisier qu’à l’arbre dont elle est faite.
L’étude de la physique se limite donc à certaines réalités qu’Aristote
énumère dans les premières lignes de son traité appelé Les
Météorologiques : les êtres en mouvement et leurs éléments, c’est-à-
dire les corps célestes, les composantes ultimes de l’univers matériel
que sont la Terre, l’Eau, l’Air et le Feu, les êtres vivants – animaux et
plantes –, les phénomènes « météorologiques » qui désignent d’une
part des réalités que nous-mêmes appelons de ce nom – pluie, grêle,
arc-en-ciel… – mais aussi les marées, la mer et les cours d’eau, les
tremblements de terre, ainsi que des phénomènes comme les
comètes, les étoiles filantes, la Voie lactée qu’Aristote situait dans
l’atmosphère.
Cette science théorique des êtres ayant un principe interne de
mouvement tient compte de la critique parménidienne. Tout d’abord
le système des êtres physiques – c’est-à-dire le cosmos – est un
ensemble fini, clos et éternel, qui n’est jamais venu à l’être et qui ne
disparaîtra jamais. Aristote refuse, certes, de faire de toutes les
transformations qui y adviennent, de simples altérations d’une
substance, ou de substances, toujours les mêmes, comme, selon lui,
l’avaient fait les philosophes qui posaient que l’univers était
constitué d’une seule réalité fondamentale. Aristote pense ici aux
Milésiens, non sans les faire passer sous les fourches caudines de
l’aristotélisme. Ainsi, contrairement à ce que prétend le Stagirite,
l’infini d’Anaximandre ne peut pas être réduit à une matière au sens
aristotélicien du terme puisque, loin d’être une réalité passive,
l’infini est générateur de toutes choses. Il y a bien, dans la physique
aristotélicienne elle aussi, génération et disparition des êtres
naturels, mais cela dans une chaîne ininterrompue de
transformations qui repose sur la transmutation continue des
éléments les uns dans les autres. Le cosmos aristotélicien est donc
fondamentalement cyclique, puisque les corps célestes, quant à eux,
parcourent, pour l’éternité, les mêmes orbites. Il y a là une mutation
fondamentale dans la physique antique. Avec Aristote, pour la
première fois, le discours physique, et notamment l’étude du cosmos, perd
la structure narrative qui le rendait si proche du récit hésiodique. Il n’y a
pas eu de mise en ordre initiale des choses qui pourrait être décrite
(racontée), le problème de l’origine absolue de toutes choses
disparaît et la cosmologie ne s’appuie plus sur aucune cosmogonie.
Le monde humain est, en revanche, plongé dans l’histoire. Ainsi
Aristote répète-t-il dans Les Politiques que le temps des monarchies
est dépassé. Mais cette linéarité, dont la physique ne s’occupe pas –
car l’histoire de la civilisation ne relève pas de l’enquête physique –,
s’inscrit dans une circularité plus fondamentale, puisque,
périodiquement, des cataclysmes viennent décimer la race humaine,
obligeant les survivants à réinventer la civilisation. Les premiers
physiciens, au contraire, en s’intéressant à la genèse de toutes choses,
avaient inclus l’étude du développement de la civilisation humaine
dans leur « enquête sur la nature ».
On peut ici repérer une opposition forte et globale entre deux
façons de penser à la fois la nature et l’être, qui traverse toute
l’Antiquité et dont les représentants les plus remarquables sont
Aristote et Démocrite. Il est d’ailleurs vraisemblable que c’est bien
Démocrite qu’Aristote considérait comme son adversaire
philosophique principal. Nous avons vu que l’atomisme
démocritéen proposait une ontologie cohérente et une philosophie
naturelle dont la force théorique avait frappé les Anciens, et
notamment Aristote, bien que ses performances en matière
d’explication des phénomènes vitaux fussent assez faibles, comme
c’est le cas pour presque tous les systèmes mécanistes. S’opposent
deux systèmes de pensée qui rassemblent plusieurs caractéristiques
qui vont ensemble, sans être pourtant nécessairement liées, de sorte
que l’une ou l’autre peut manquer dans une doctrine moins « pure »
que celles de Démocrite et d’Aristote. Opposition d’un monde infini,
composé d’un nombre infini de mondes dérivant dans un espace
infini, et d’un cosmos à l’extérieur duquel, dit Aristote, il n’y a « ni
lieu, ni espace, ni vide » ; mais aussi opposition d’un monde
discontinu et corpusculaire et d’un cosmos plein et continu. Il s’agit
là d’une des thèses les plus hardies et les plus novatrices d’Aristote,
qu’il a notamment développée dans le livre VI de sa Physique. Selon
l’hypothèse discontinuiste, combattue par Aristote, toute grandeur
spatiale, tout temps et tout mouvement est composé d’unités
indivisibles. Position difficile, car soit l’indivisible est une véritable
grandeur du même type que ce dont il est une partie, et on ne voit
pas pourquoi il ne pourrait pas être divisé à son tour, soit ce n’est pas
une vraie grandeur, et on ne voit pas comment une addition de non-
grandeurs pourrait constituer une grandeur. Mais la position
continuiste d’Aristote se heurte aux objections de Zénon d’Élée, pour
qui l’infinie divisibilité du continu empêche le mouvement, ou
Achille de rattraper la tortue. Quand, en effet, un mouvement
pourra-t-il commencer si, entre son origine et n’importe quel
moment de son déroulement, il y a une infinité de moments ? La
réponse d’Aristote, c’est que l’on ne peut pas déterminer le moment
où un mouvement commence, puisqu’il y a toujours un moment
antérieur à tout moment choisi comme commencement, mais que, en
revanche, on peut dire à quel moment un mouvement s’arrête, à
savoir le moment auquel on l’interrompt. Or dans le monde
d’Aristote le mouvement n’a pas de commencement absolu, mais
tout mouvement est la suite d’un mouvement antérieur, ce
qu’Aristote exprime par la thèse selon laquelle tout moteur est mû.
L’infini existe donc bel et bien dans le cosmos d’Aristote, mais sous
la forme de l’infinité de la divisibilité du continu, c’est-à-dire que
l’infini existe en puissance mais pas en acte.
Mais ce cosmos clos d’Aristote ne se suffit pas à lui-même : il y a
là ce que nous pouvons considérer comme la seconde prise en
compte de la critique parménidienne. Tout ce qui est mû l’est par un
moteur, à son tour mû par un autre moteur. Le dernier des moteurs
mus, au mouvement duquel sont suspendus, directement ou
médiatement, tous les autres mouvements, c’est le « premier ciel »,
l’ensemble des étoiles fixes, qu’Aristote pensait fixées sur une
sphère, la dernière de son univers géocentrique et fini. Mais le
premier ciel lui-même reçoit son mouvement d’un moteur immobile,
qui pour Aristote est le dieu. Ce concept limite qu’est le moteur
immobile, ou Premier Moteur, montre bien le statut qu’Aristote
accorde à la physique. Étant immatériel et n’ayant d’autre activité
possible, c’est-à-dire compatible avec son éminente dignité d’acte
pur, que celle consistant à se penser lui-même, le Premier Moteur ne
peut rien mouvoir de manière physique. Le premier ciel est donc mû
par le désir qu’il porte au Premier Moteur, parce que la perfection de
celui-ci le rend aussi suprêmement désirable. Le monde physique
tient donc son impulsion, et même sa possibilité, d’un au-delà de lui-
même, d’une réalité « méta-physique », au sens étymologique du
terme. Ainsi la région éminente de l’être échappe-t-elle à la
physique. Finalement, il n’y a donc, chez Aristote, ni réalité physique
complètement automotrice – puisque même la sphère des fixes a
besoin de quelque chose d’autre pour se mouvoir –, ni action causale
de l’immatériel sur le physique.
Enfin, autre position parménidienne, Aristote considère que les
objets de la connaissance par excellence, celle qu’il appelle la science
(epistèmè), doivent être nécessaires, éternels et donc toujours vrais.
Cela se traduit notamment dans cette thèse de l’épistémologie
aristotélicienne selon laquelle les propositions scientifiques sont par
soi et universelles. Comment appliquer un tel schéma à des réalités
individuelles mouvantes comme le sont les êtres physiques, c’est
l’un des problèmes principaux de la théorie aristotélicienne de la
connaissance, qui n’a pas à être traité ici. Mentionnons simplement
la coexistence chez Aristote de deux positions qui ne sont
contradictoires qu’en apparence : d’un côté, les objets concrets ne
peuvent devenir objets de sciences qu’en tant qu’ils sont subsumés
sous des relations universelles, mais, d’un autre côté, la connaissance
sensible du concret est une véritable connaissance, à la fois fiable et
riche, ce qui éloigne radicalement Aristote de Platon.
L’unité englobante de la physis antique n’est donc pas restaurée.
Dans le cosmos lui-même, certaines régions de l’être échappent à la
physique. Ainsi en est-il, d’abord, de tout ce qui relève de la
technique humaine, et peut-être de certaines techniques animales. Il
en va de même du domaine de ce qu’Aristote a le premier appelé les
« sciences pratiques », c’est-à-dire celles qui considèrent les actions
produites par la liberté humaine, objets de l’éthique et de la
politique. Peut-être est-il juste de parler, ici aussi, de nostalgie,
puisque contre certains Sophistes, Aristote maintient le fondement
naturel de la politique et de certains liens sociaux : c’est par nature
que les humains s’assemblent en sociétés qui aboutissent à la cité
(polis) ; les rapports familiaux, mais aussi l’esclavage sont naturels,
certains hommes étant naturellement destinés à servir. Mais cette
naturalité ne suffit pas à faire des rapports sociaux et politiques des
objets de la physique, ni à faire de la cité une substance naturelle
comme l’est, par exemple, un être vivant ; étant fondés sur la liberté
humaine, ils sont justiciables d’un discours scientifique d’un autre
type. Les phénomènes, enfin, qui adviennent fortuitement et non pas
toujours ou la plupart du temps, bien qu’ils ne puissent pas être
dans tous les cas déclarés non naturels, n’en sont pas moins
étrangers à la science physique.
Quant au caractère téléologique qu’Aristote prête aux
phénomènes naturels – « la nature ne fait rien en vain », « elle réalise
toujours le meilleur », répète-t-il sans cesse dans ses traités de
philosophie naturelle –, c’est sans doute le point essentiel de sa
divergence avec les Présocratiques et notamment avec les Atomistes,
en même temps que l’aspect de sa physique qui lui a valu le plus de
critiques. Pour comprendre cette position aristotélicienne, peut-être
faut-il la relier à ce que nous venons de dire du cosmos d’Aristote. Si
le cosmos est globalement éternel et inchangeable, il lui manque la
possibilité de construire, dans le temps, la perfection – globale mais
non totale – que nous lui voyons. Étant incréé, le cosmos ne peut pas
non plus tenir cette perfection de l’intention intelligente d’un
démiurge. Il reste donc qu’il est en lui-même et par lui-même bon,
cette bonté étant l’imitation imparfaite de l’excellence absolue du
Premier Moteur.
Ce rejet par Aristote de la nature totale qui était celle des
Milésiens aussi bien que la prise en compte de la critique
parménidienne, tout cela dans des termes différents de ceux du
platonisme, confèrent un statut original aux êtres naturels et posent
la question de l’être d’une manière nouvelle. L’architecture de la
théorie aristotélicienne de la connaissance semble, à première vue,
disqualifier les questions comme celles qui demandent ce que c’est
que d’être, ou ce qui fait que les êtres sont. Le savoir selon Aristote,
en effet, est irrémédiablement morcelé en ce que chaque science
(epistèmè) correspond à un genre (genos) d’êtres. Il y a donc des êtres
naturels, des êtres mathématiques, etc., et il ne faut pas appliquer les
concepts et les méthodes concernant un genre d’êtres à un autre. Une
interrogation sur le sens de l’être en général risque donc fort, dans
cette perspective, d’apparaître comme un discours « verbal et vide »
comme le dit Aristote des spéculations platoniciennes sur les
Formes. C’est pourtant à Aristote que nous devons la formulation la
plus complète et la plus cohérente de la question de l’être. Avec
Aristote, l’ontologie – terme qui n’existe pas en grec ancien –
parvient à une sorte de conscience de soi, qui fait que toutes les
spéculations ultérieures sur l’être, jusqu’à aujourd’hui, se réfèrent à
l’aristotélisme comme à leur fondement.
Platon avait bien posé la question de savoir ce que signifie
« être » pour un étant. Ainsi, par exemple, dans le Sophiste 243e, où
l’Étranger demande, à propos de couples comme celui du chaud et
du froid : « Qu’énoncez-vous sur les deux, lorsque vous dites que les
deux et chacun sont ? Que devons-nous présumer au sujet de l’être ?
Est-il une troisième chose, à côté des deux autres ? » Mais Aristote
est le premier à poser explicitement la question de « l’être (étant) en
tant qu’être (étant) ». En effet, « il y a une science de l’être en tant
qu’être et de ce qui lui appartient par soi », écrit Aristote au début
du livre G de la Métaphysique. Mais cette science n’est guère
conforme au modèle aristotélicien des sciences, puisque l’être n’est
pas un genre. De sorte qu’à peine nommé, l’objet de cette « science »,
l’« être en tant qu’être », est démembré selon plusieurs articulations.
« L’être proprement dit se dit de plusieurs façons, dont l’être par
accident, et, autre sens, l’être comme vrai et le non-être comme faux,
il y a aussi les formes de la prédication, par exemple le quelque
chose, le quel, le combien, le où, le quand et tout autre terme qui
signifie de cette manière, et encore, outre ces sens, il y a l’être en
puissance et l’être en acte » (Métaphysique E, 2, 1026a33).
Examinons brièvement cette nouvelle carte de l’être proposée par
Aristote. « Être X par accident », cela veut dire que l’attribution de X
à un sujet S n’a lieu de manière ni essentielle ni régulière. Un sujet S
se voit attribuer « en puissance » un prédicat X quand ce prédicat,
sans lui appartenir effectivement (actuellement) à l’instant t, pourra
lui appartenir à la suite d’un processus de changement. Ce n’est pas
tout X qui peut être dit en puissance de S, car une surface blanche
peut, dans certaines conditions, être dite « noire » en puissance, mais
elle ne sera jamais « savante » en puissance. Il est à remarquer que,
malgré les restrictions qui s’attachent à ces deux modalités d’être –
l’être par accident est expulsé de la science, puisque celle-ci ne
produit que des propositions nécessaires, l’être en puissance paraît
tout de même affecté d’une sorte de déficience ontologique –, l’être
accidentel et l’être en puissance sont des manières réelles d’être. Si
nous laissons de côté la fonction copulative du verbe « être » qui ne
nous intéresse pas ici, nous voyons que la distinction principale est
celle qui a lieu selon les « formes de la prédication », qui sont ce que
l’on appelle traditionnellement les catégories. L’une des positions les
plus antiplatoniciennes prises par Aristote stipule d’une part que
l’être n’est pas un genre universel dont les différents êtres seraient
des espèces, d’autre part que l’être n’est pas univoque. Parmi les
différents sens en lesquels un être peut se dire, l’un est fondamental,
c’est la substance (ousia), parce que les autres catégories – qualité,
quantité, lieu, temps, etc. – se disent de la substance : noir se dit du
chien et non chien du noir. Aristote utilise toutes ces distinctions
pour résoudre les problèmes hérités de la tradition philosophique.
Les doctrines de l’accident et de la puissance, par exemple, servent à
répondre à l’affirmation éléatique de l’impossibilité du mouvement :
un sujet peut bien passer d’un état X à un état non-X, si la
permanence de son substrat est assurée et qu’il est en puissance ce
qu’il va devenir. De même, pour que Socrate de pâle devienne
bronzé, il n’est nul besoin de supprimer Socrate pour faire advenir
un nouvel être, comme le prétendait un paradoxe sophistique.
À ces distinctions à l’intérieur même de l’être, s’ajoutent deux
opérations qui parachèvent l’ontologie aristotélicienne. La première,
comme nous l’avons déjà vu, c’est de faire dépendre l’ensemble des
êtres naturels du Premier Moteur immobile. Nous avons également
vu que cette démarche s’inscrivait dans la perspective platonicienne
qui faisait du principe cause de l’être des divers êtres une
intelligence. Le Premier Moteur aristotélicien est un vivant – car, dit
Aristote, vivre est mieux que de ne pas vivre – et une intelligence qui
se pense elle-même, mais il est aussi acte pur – et c’est pourquoi il est
immatériel, puisque la matière est puissance de contraires –,
consacrant au niveau global la doctrine de l’antériorité de l’acte sur
la puissance. Cette thèse fondamentale d’Aristote, qui se retrouve à
tous les niveaux de l’univers – dans la génération des vivants, par
exemple, le rejeton est bien en puissance dans la semence de son
père, mais il faut l’existence en acte d’un générateur antérieurement
à la réalisation de cette puissance –, est, elle aussi, une réponse à
Parménide, car le passage de la puissance à l’acte sans présence
d’une actualité antérieure violerait le principe d’entropie. En ce sens,
il n’est donc pas faux de caractériser la métaphysique
aristotélicienne comme une ontologie de l’acte ou, comme le diraient
les Heideggeriens, de la présence.
La seconde opération, menée notamment dans les livres centraux
de la Métaphysique, dépend étroitement de la doctrine
aristotélicienne de la pluralité des significations de l’être. Il s’agit de
la réduction de la question « qu’est-ce que l’être ? » – ou « qu’est-ce
qui est être ? », le grec pouvant se comprendre de ces deux manières,
qui sont plus complémentaires que différentes – à la question
« qu’est-ce que la substance ? » ou « qu’est-ce qui est substance ? ».
La substance se trouve ainsi au centre de la recherche ontologique
d’Aristote dans deux directions, dont la complémentarité fait
justement le propre de l’aristotélisme. En un sens, l’ousia c’est la
structure intelligible de l’être, et l’on peut parfois traduire ousia par
« essence ». En ce sens « substance », « forme », « logos », « âme »
sont synonymes, ces termes ne différant que par les situations qu’ils
décrivent. Mais en un autre sens seule existe la substance
individuelle composée de matière et de forme, alors qu’il faut refuser
l’existence à des entités générales et abstraites comme les Formes
platoniciennes ou les genres et les espèces. L’ontologie
aristotélicienne conjugue ainsi une adhésion, qu’elle partage avec le
platonisme, aux exigences fondamentales de l’éléatisme – en rejetant
toute procession de l’être et du non-être l’un à partir de l’autre, en
n’accordant l’intelligibilité qu’à ce qui est éternel et immuable – et
une métaphysique du concret qui la situe aux antipodes du
platonisme.
C’est peut-être le mode d’articulation qu’Aristote établit entre la
science de la nature et la science de l’être en tant qu’être qui le
distingue le plus fortement des autres philosophes antiques. Aristote
n’emploie pas le terme « métaphysique ». Il n’apparaîtra que plus
tard, soit sous la forme meta ta physica, « après les livres de
physique », ou metaphysica, « livres de métaphysique », par exemple
dans les catalogues d’œuvres d’Aristote et chez ses commentateurs
anciens. Il y a une querelle récurrente pour savoir si
« métaphysique » désigne simplement les cours qui viennent après la
physique dans l’ordre pédagogique, ou si le mot contient une
référence à l’objet de la métaphysique qui est supra-physique. Or,
chez Aristote, la métaphysique est une sorte de physique continuée
par d’autres moyens. Matériellement d’abord, ce que les éditeurs ont
appelé « Métaphysique » est massivement constitué de textes qui se
rapportent entièrement ou principalement à la physique.
Réciproquement, des ouvrages catalogués comme « physiques »
s’intéressent à des objets « métaphysiques », comme le Premier
Moteur dont l’existence est prouvée dans le dernier livre de la
Physique. Mais c’est surtout théoriquement que l’interpénétration
entre physique et métaphysique est évidente. Aristote, en effet, est
assurément le philosophe qui a définitivement dégagé l’espace
théorique de la métaphysique, mais en la construisant en relation
avec la physique. Il faut d’abord noter que la séparation entre
physique et métaphysique ne réduit pas celle-là à un fantôme
ontologique. L’ensemble des êtres naturels garde non seulement sa
réalité propre, mais aussi sa cohérence comme système d’objets de
connaissance. Mais il faut surtout remarquer que la métaphysique
est pensée comme limite de la physique. On peut le montrer dans
plusieurs directions. La spéculation sur le sens de l’être, en
organisant l’ontologie autour de la substance, part d’une analyse de
l’étant physique concret, le composé de matière et de forme, qui reste
le modèle de la substantialité. L’existence du Premier Moteur est
établie pour donner une cohérence à l’univers physique : c’est parce
que la régression à l’infini est impossible dans un univers fini
comme celui d’Aristote, qu’il est nécessaire de poser un moteur
immobile, qui est acte pur, à l’origine de tous les mouvements, sans
lien avec le monde physique, alors que celui-ci établit une relation
avec lui.
Après Aristote
Le destin de la physique d’Aristote, notamment de sa cosmologie
et de sa dynamique, est paradoxal. En rupture avec ce qui l’avait
précédé, et repris par aucun de ses épigones, puisque même le fidèle
Théophraste, successeur d’Aristote à la tête du Lycée, critique la
téléologie de son maître, ce système est sans doute la construction
physique qui a eu la postérité la plus longue. Cette longévité a été
largement due à la « christianisation » d’Aristote par certains
penseurs médiévaux. Les physiciens ultérieurs abandonnèrent le
cosmos éternel et globalement immuable d’Aristote pour revenir à
une conception plus cosmogonique de la science de la nature. Même si
leurs images de l’univers s’opposent radicalement sur plusieurs
points importants, les Stoïciens et les Épicuriens ont en commun de
penser que le monde, ou les mondes, se constituent, se développent
et finissent par disparaître. La téléologie stoïcienne peut alors
prendre une forme providentialiste qui n’était pas de mise dans le
cosmos aristotélicien, alors que l’épicurisme reprend, non sans
modifications, l’atomisme démocritéen fondé sur le hasard. Mais,
évidemment, l’aristotélisme a laissé des traces. Sur le point
fondamental, par exemple, de la structure du discours physique,
Friedrich Solmsen remarque que Lucrèce, reprenant peut-être ainsi
l’ordre d’exposition du traité Sur la nature d’Épicure, au lieu de
commencer son poème par la genèse de l’univers, pour passer
ensuite à celle des différents êtres qui le composent et le peuplent,
expose d’abord la pertinence de l’explication atomiste, en déduit les
différentes propriétés des êtres, puis passe à une « application » des
résultats acquis en examinant chaque catégorie d’êtres.
La physique est désormais une partie de la philosophie. Les
premiers Stoïciens ont maintenu, avec un acharnement qui montrait
qu’elle avait cessé d’être partagée par tous, l’idée que l’étude de la
physique était nécessaire à qui prétendait devenir philosophe. Mais,
dès la fin de l’époque hellénistique, la philosophie en vint à
privilégier sa partie éthique. Dans ses Questions naturelles, long traité
de science naturelle examinant des sujets qui, quelques siècles
auparavant, auraient relevé de l’ « enquête sur la nature », Sénèque,
s’adressant à Lucilius à qui le livre est dédié, justifie son entreprise
par un but apologétique : « Tu me dis : quel profit tireras-tu de ces
études ? Celui-ci à défaut d’un autre : je saurai que tout est petit
quand j’aurai pris la mesure de Dieu. » Il s’agit surtout, dans une
polémique avec les Épicuriens, dont le fond porte clairement sur
l’ « art de vivre », de faire triompher le providentialisme stoïcien
contre l’atomisme épicurien qui recourt au hasard.
Mais c’est le nouveau type de relation entre physique et
métaphysique qui est peut-être le plus caractéristique de la manière
que la philosophie postaristotélicienne a de poser la question de
l’être. On peut le voir dans les deux grands courants philosophiques
qui ont dominé les périodes hellénistique et romaine, le mouvement
stoïcien et les différentes écoles platoniciennes.
Nous sommes encore victimes d’une approche sommaire de la
philosophie postaristotélicienne, dans laquelle nous ne voyons bien
souvent qu’une décadence théorique. Ainsi pour le stoïcisme, que
l’on a longtemps considéré comme une version à la fois scolaire et
naïve de l’aristotélisme, la rigueur morale en plus. Les Stoïciens n’en
sont-ils pas revenus au matérialisme des « Fils de la Terre » moqués
par Platon dans le Sophiste, en soutenant que n’existe que ce qui est
corps et que non seulement l’âme, mais aussi la vertu, la honte, la
vérité et les autres choses de ce genre, si genre il y a, sont des corps ?
Dans un article éblouissant, publié en 1964, Éric Weil réintègre
l’ontologie stoïcienne dans le mouvement qui va de l’aristotélisme
au néoplatonisme. C’est que pour les Stoïciens le corps n’est pas ce
que nous entendons par ce terme – ce qui est rigide et solide –, mais
ils le définissent par l’action. Est corps ce qui agit. De ce point de
vue, la pudeur ou la vérité agissent et nous voyons les effets de leur
action, pour la première, par exemple, dans le fait qu’elle fait rougir.
Et Éric Weil compare la doctrine stoïcienne du corps à la théorie
moderne des champs : « L’analogie est frappante : ce qui n’existe
pas, au sens courant, c’est là la vraie “réalité”, réalité qui n’est
qu’action. » Nous ne sommes donc finalement pas très loin de la
métaphysique aristotélicienne de l’actualité. Mais cette théorie, que
l’on peut dire « corporaliste », n’épuise pas l’approche stoïcienne de
l’être. Dans l’article « stoïcisme » de ce volume, Jacques Brunschwig
montre bien la liaison que les Stoïciens établissent entre leur
ontologie et leur physique, et notamment leur cosmologie et leur
théologie qui sont toutes deux des parties de la physique. Dans un
univers qui est décrit par les Stoïciens comme un vivant dont les
parties sont toutes solidaires entre elles – cette solidarité étant
incarnée par le Feu divin qui compénètre l’ensemble du monde –,
qui est fini mais se situe dans un vide infini et qui naît, se développe
et meurt dans une conflagration un nombre infini de fois, être ce
n’est pas tomber sous la vue ou le toucher, mais les étants sont en
vertu d’un véritable « acte d’être ». Il n’en reste pas moins que,
comme on le voit en lisant J. Brunschwig, les Stoïciens ne savent en
quelque sorte pas trop où mettre leur ontologie. Ayant abandonné
l’articulation aristotélicienne entre physique et métaphysique, la
direction première de leur approche de l’être est de faire que « l’objet
de la science de l’être [soit] l’objet de la physique », mais ils doivent
reconnaître que ce qu’ils appellent les « incorporels » ne sont pas
rien.
C’est à l’inverse de ce mouvement de « physicalisation » de
l’ontologie que se situent les écoles platoniciennes de la fin de
l’Antiquité. Tant le médioplatonisme que le néoplatonisme
établissent entre le physique et le méta-physique une relation de
type émanationniste ou créationniste, qui fait que celui-là tient
largement son existence et son intelligibilité « d’en haut ». De ce
point de vue, les Néoplatoniciens sont vraiment des Platoniciens en
ce qu’ils entendent ramener tous les étages de la réalité ontologique
sous la dépendance d’un principe unique, ce qu’Aristote ne faisait, si
l’on peut dire, qu’ « à la marge » avec ses approches de la
métaphysique comme théologie ou science de l’être en tant qu’être.
Même l’intellect divin ne peut pas être cet Un absolument pur que
les Néoplatoniciens recherchent comme principe, puisque, quand
bien même il se contenterait de se penser lui-même comme le fait le
Premier Moteur aristotélicien, cela introduit une sorte de scission
entre sujet pensant et objet pensé. Dès lors, comme on l’a vu,
l’Intellect, fût-il divin, ne peut pas être le principe suprême. Cette
construction néoplatonicienne, qui fut développée et parfois
rigidifiée par les grands noms de l’école qui furent aussi souvent des
commentateurs d’Aristote et de Platon, peut être considérée comme
la dernière réponse grecque aux questions « qu’est-ce que l’être ? » et
« qu’est-ce qui est ? ». Le Dieu chrétien se glissera assez aisément
dans les habits de ce principe néoplatonicien de toutes choses, ce
Dieu qui, non content de maintenir par son activité continue
l’univers dans l’être, aura aussi à cœur de s’occuper de chaque
cheveu de chacune de ses créatures humaines.
Pierre PELLEGRIN
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

AUBENQUE, Pierre (dir.), Études sur Parménide, 2 vol., Paris, Vrin, 1987.
BRISSON, Luc, Introduction au Timée de Platon, Paris, GF-
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BURNET, John, L’Aurore de la philosophie grecque, Paris, Payot, 1919.
HADOT, Pierre, Le Voile d’Isis. Essai sur l’histoire de l’idée de Nature,
Paris, NRF, 2004.
NADDAF, Gérard, L’Origine et l’évolution du concept de Physis,
Lewinston, Queenston, Lampeter, 1992.
SEDLEY, David, Creationism and its Critics in Antiquity, Berkeley,
University of California Press, 2007.
SOLMSEN, Friedrich, Aristotle’s System of the Physical World. A
Comparison with his Predecessors, Ithaca, Cornell University Press,
1960.
VERNANT, Jean-Pierre, Les Origines de la pensée grecque, Paris, PUF,
1962.
WEIL, Éric, « Remarques sur le “matérialisme” des Stoïciens », in
L’Aventure de l’esprit. Mélanges Alexandre Koyré, Paris, Hermann, 1964,
t. II, p. 556-572.
La Connaissance

Préliminaires

L’aventure intellectuelle du savoir grec, considérée non du seul


point de vue de l’étendue du savoir acquis, mais aussi de celui de la
réflexion sur la nature de la connaissance – son origine, ses objets,
ses méthodes, ses limites – donne l’impression d’un grand
foisonnement d’idées, mais aussi d’un grand désordre et de
multiples rivalités théoriques. Les Grecs ont su, pour les avoir
parfois recueillies et souvent découvertes, beaucoup de choses. Ils
ont ouvert à certaines disciplines scientifiques fondamentales,
singulièrement aux mathématiques, ce que Kant a nommé « la voie
sûre de la science ». Ils ont aimé passionnément la recherche et
l’acquisition de la vérité, avec assez d’ivresse pour croire parfois,
comme Aristote, que par nature, tous les hommes désiraient le
savoir pour lui-même, et sans autre fruit que sa propre jouissance. Ils
ont aussi cru savoir beaucoup de choses – davantage, à vrai dire,
qu’ils n’en savaient vraiment. Ils se sont parfois cruellement
trompés, sans avoir toujours d’excuses valables. Ils ont souvent eu,
ou affiché, trop de confiance en leurs forces : malgré des intuitions
fulgurantes, leurs théories du changement physique et de la matière,
leurs cosmogonies, leurs doctrines concernant la nature et l’origine
de la vie animale et de la vie humaine n’appartiennent que très
indirectement à l’histoire de la vérité scientifique. Certains d’entre
eux ont pris pour des sciences, et même pour le modèle de certains
types de sciences, des disciplines que nous n’hésiterions pas à ranger
dans la catégorie des pseudo-savoirs. L’on pourrait croire qu’ils ont
su créer des sciences authentiques, mais non s’accorder pour
déterminer (c’est un problème encore aujourd’hui) à quels critères on
reconnaît un savoir authentique.
Ont-ils insuffisamment réfléchi sur les conditions à remplir pour
que l’on puisse dire que quelqu’un sait quelque chose ? Bien au
contraire. L’originalité suprême des philosophes et des savants grecs
est sans doute de s’être posé des problèmes du type de ceux que l’on
rangerait aujourd’hui dans la théorie de la connaissance. Ils ont su
soulever des questions que l’on pourrait qualifier de réflexives
(« Qu’est-ce au juste que savoir ? »), de critiques (« Pouvons-nous
vraiment savoir quelque chose ? Et si oui, quel genre de choses ? »),
de méthodologiques (« De quels moyens est-ce que nous disposons
pour résoudre une question ? »), de transcendantales (« Comment
doivent être constitués le monde et nous, pour que nous puissions
savoir quelque chose de lui ? »).
Mais ici encore, le tableau des réponses, et même celui des
questions, offre de forts contrastes. L’essor conquérant du savoir grec
s’enlève sur le fond initial d’une sorte de tristesse épistémologique :
au regard du savoir divin, les facultés humaines sont sévèrement
limitées, pour ne pas dire nulles. En voulant transgresser ces limites,
pour découvrir l’invisible enveloppé dans les replis de l’espace et du
temps, on risque de susciter la colère des dieux, jaloux de réserver
leurs privilèges et prompts à châtier l’hubris, l’orgueilleuse
démesure. Le philosophe le plus célèbre de la Grèce, Socrate, ne doit-
il pas l’essentiel de sa célébrité à l’histoire de cet oracle qui le désigna
comme le plus savant des hommes, supériorité qu’il interpréta lui-
même comme signifiant que seul il ne croyait pas savoir ce qu’il ne
savait pas ? Mais à côté de ce pessimisme, qui ne disparaîtra
d’ailleurs jamais, on relève bien des expressions d’un véritable
enthousiasme épistémologique, qui naît et se renforce de la
conscience que la raison prend de ses pouvoirs et de la confiance
qu’elle retire de ses succès, et peut-être aussi, plus
fondamentalement, de l’idée tacitement et presque universellement
admise que l’homme n’est pas dans le monde (pour citer Spinoza)
comme un empire dans un empire, comme un îlot enfermé dans des
représentations qui font écran entre lui et le réel ; bien au contraire, il
est dans le monde comme chez lui, il en fait partie intégrante, il est
de la même étoffe que lui, au point que le problème immédiat n’est
pas de savoir comment il peut atteindre la vérité dans ses paroles et
dans sa pensée, mais bien plutôt comment il peut la manquer. La
question de la possibilité de l’erreur occupera les grands esprits au
moins jusqu’à Platon, qui lui consacrera bien des analyses
laborieuses avant de la résoudre finalement dans Le Sophiste.
Ce contraste entre pessimisme et optimisme épistémologique
peut être vu comme la matrice initiale d’un grand débat, celui du
scepticisme et du dogmatisme, qui traverse la philosophie grecque,
comme peut-être, et à sa suite, toute philosophie, s’il est vrai qu’en
un sens le scepticisme, qui est originairement esprit de recherche et
d’examen critique, se confond avec la philosophie même, et que le
dogmatisme, dans son acception ancienne, ne se confond pas avec
l’emploi de l’argument d’autorité, mais signifie au contraire qu’après
avoir réfléchi, travaillé et cherché, on a réussi à élaborer une doctrine
bien argumentée et rationnellement enseignable.
Pour dominer la masse des textes et des documents grecs qui
concernent la réflexion sur la connaissance, il serait tentant de
distinguer les penseurs, et même les époques, selon un clivage qui
reproduirait celui du dogmatisme et du scepticisme. Certains
philosophes ont été surtout sensibles aux succès de la connaissance,
sous ses formes diverses ; peu vulnérables aux attaques et aux
soupçons du scepticisme, ils s’intéressent principalement à la nature
du savoir. Leurs questions sont : Qu’est-ce que connaître ? Y a-t-il
divers types de savoir, et si oui, quels sont-ils et quelles sont leurs
différences ? De quels autres états intellectuels le savoir est-il
distinct, et comment s’en distingue-t-il ? Quels sont les mécanismes
en jeu dans l’acquisition et la possession du savoir ? Quelles sont les
structures de la pensée scientifique ? D’autres philosophes, attirés
par le scepticisme ou fortement provoqués par le défi qu’il lance, se
sont plutôt demandé si l’homme est capable d’acquérir un savoir ; en
cas de réponse négative, quels arguments permettent ou
contraignent d’en douter ou de le nier, quelle est la nature des
obstacles qui s’y opposent ; si la réponse est oui, de quels moyens il
dispose pour y accéder, et pour se garantir à lui-même qu’il y a
accédé. Mais ces deux types de problèmes ne sont pas entièrement
indépendants. S’il est vrai que l’on ne peut définir le savoir de façon
totalement arbitraire (un énoncé comme « il sait que Socrate est un
cheval, mais Socrate n’est pas un cheval », par exemple, serait en
tout état de cause irrecevable), on peut cependant s’en faire une
notion plus ou moins restrictive ou généreuse – cette souplesse étant
d’ailleurs favorisée par la richesse et la flexibilité du vocabulaire grec
de la connaissance. Ce que l’on dit de la nature du savoir est
évidemment lié à ce que l’on dit de sa possibilité et de ses limites.
Plus on place haut la barre du savoir, plus elle est difficile à franchir ;
on peut même la placer assez haut pour qu’elle devienne impossible
à franchir, ou pour qu’elle paraisse le devenir ; et il s’en faut souvent
d’un cheveu pour qu’une ambition très élevée bascule dans un
pessimisme total. On peut éviter cependant ce renversement du pour
au contre, soit en montrant que dans certains cas au moins la barre
du savoir peut être franchie, soit en récusant la description du savoir
qui crée de tels obstacles à son franchissement, et en la remplaçant
par une autre.
Si les grandes interrogations de la théorie de la connaissance sont
ainsi liées entre elles, cette théorie elle-même n’est pas autonome
dans la pensée grecque. Peu à peu seulement ont été produits des
ouvrages uniquement consacrés à la justification épistémologique
des doctrines positives de leur auteur (peut-être les Confirmations
perdues de Démocrite étaient-elles le premier ouvrage de ce type), à
l’analyse de la nature du savoir (le Théétète de Platon, qui n’aboutit
d’ailleurs pas à une « solution » explicite du problème) ou à celle des
structures de la connaissance scientifique (les Seconds Analytiques
d’Aristote) ; à l’époque hellénistique, on verra enfin s’installer à la
première place, dans l’ordonnance générale d’un système, des
ouvrages et des théories expressément consacrés au « critère de la
vérité », comme le Canon d’Épicure et la doctrine stoïcienne de
l’impression (phantasia). L’un des facteurs qui ont joué contre
l’autonomie de la théorie de la connaissance est assurément l’idée
qu’il doit exister une correspondance entre les caractères d’une
connaissance digne de ce nom et les propriétés exigibles de l’objet
réel ou possible de cette connaissance : une description déterminée
de la connaissance détermine un partage entre les types d’entités
susceptibles ou non d’être connues. Comme il est admis par principe
que l’on ne peut savoir que ce qui est vrai, et que celui qui connaît la
vérité, comme le dit Platon, « touche à l’être », des échanges
constants s’instituent entre la théorie de la connaissance et ce qu’on
peut appeler, d’un mot qui n’apparaît pas avant le XVIIe siècle,
l’ontologie. Les zones de l’être sont découpées en fonction de
clivages épistémologiques (sensible-intelligible) ; inversement,
certaines coupures ontologiques comportent d’importantes
implications épistémologiques (être-devenir, nécessaire-contingent,
supralunaire-sublunaire).
La théorie de la connaissance est ainsi en rapports constants
d’action et de réaction avec la théorie de l’être, comme objet connu
ou connaissable ; elle l’est aussi avec la théorie de l’âme, comme
sujet connaissant ou susceptible de connaître. Si la connaissance
institue un rapport entre l’âme et l’être, elle témoigne d’abord, en
général, de l’affinité ou de la parenté qui les unit et qui rend possible
l’institution de ce rapport, et aussi, plus particulièrement, de la
ressemblance qui doit exister entre les éléments et les structures de
l’une et de l’autre. Très tôt se fait jour une idée qui, en dépit de
quelques exceptions intéressantes, sera très communément admise,
sous diverses formes : « le semblable connaît le semblable », ce qui
veut dire, non seulement que la ressemblance entre les éléments de
l’être et les éléments de l’âme est la cause objective de la possibilité
de la connaissance, mais aussi, inversement, que cette possibilité
même est pour nous le signe de cette ressemblance. Autrement dit, la
théorie de la connaissance est un instrument privilégié de la
connaissance de soi, tâche dont la pensée grecque a souligné sans
relâche l’importance, mais aussi la difficulté, car l’on n’envisageait
pas que cette connaissance de soi par soi pût avoir l’immédiateté
transparente d’un cogito : pour se connaître, il faut se connaître
connaissant quelque chose, et réfléchir sur les conditions de cette
expérience cognitive. L’ensemble des rapports qui viennent d’être
esquissés entre les plans de l’être, de la connaissance et de l’âme
pourrait être illustré par la méthode que s’assigne Aristote dans son
traité De l’Âme : l’étude doit porter d’abord sur les objets des
activités et des opérations cognitives de l’âme (par exemple, le senti,
le pensé) ; de ces objets, elle se portera vers ces activités et ces
opérations elles-mêmes (l’acte de sentir, l’acte de penser) ; enfin,
remontant de l’acte à la puissance, elle sera en mesure de définir
l’essence de la faculté de sentir, de la faculté de penser.
On ne cherchera pas ici à présenter un tableau historique et
systématique des diverses conceptions de la connaissance qui ont été
présentées et soutenues par les philosophes et les écoles
philosophiques de la Grèce : la matière est trop riche et trop
complexe pour pouvoir être dominée en un bref panorama. On
proposera plutôt une série d’esquisses gnoséologiques, sous forme
de variations comparatives destinées à mettre en rapport un certain
nombre de notions appartenant au domaine du savoir et aux
domaines connexes. Sans s’attacher à dégager les différences,
évidemment réelles, qui séparent les théories, on souhaiterait
souligner quelques constantes fondamentales qui manifestent, d’un
bout à l’autre de l’immense arc historique que nous appelons
l’Antiquité grecque, une continuité souvent étonnante.

Savoir et voir

Il nous faut partir de l’idée reçue selon laquelle, à l’origine, les


Grecs ont identifié, ou presque, le savoir avec la perception sensible,
et particulièrement avec la perception visuelle. Leur vocabulaire
cognitif en porte incontestablement la trace : l’un des verbes les plus
communs pour dire « je sais », par exemple, est oida, qui se rattache à
la même racine indo-européenne que le latin videre, « voir ». Notons-
le cependant, oida est grammaticalement un parfait, qui signifie, non
pas « je vois », mais précisément « je suis actuellement dans la
situation de quelqu’un qui a vu ». Ce que je sais n’est donc pas ce
que je vois maintenant, mais ce que j’ai vu, ce à quoi j’ai été
perceptivement présent, ce dont je me souviens après avoir cessé de
le voir, ce que je peux imaginer quand je ne le vois plus, ce que je
peux reconnaître s’il m’arrive de le revoir, ce que je peux raconter ou
décrire parce que j’en ai été le « témoin oculaire ».
Par contraste avec ce savoir fondé sur une expérience perceptive
personnelle et directe, mais qui l’excède dans le temps et qui greffe
sur sa passivité la possibilité de diverses performances actives, quel
est le statut de l’information que possède celui qui n’a pas vu, mais à
qui je fais le récit ou la description de ce que j’ai vu ? Si le savoir par
expérience directe s’identifie au savoir tout court, ce que nous
appellerions une « connaissance par ouï-dire » doit passer
franchement pour un non-savoir. Il en est ainsi dans un célèbre
passage d’Homère, où le poète sollicite l’aide des Muses pour
pouvoir énumérer les chefs de l’armée grecque : « Car vous êtes des
déesses, vous êtes présentes et vous savez toutes choses ; nous ne
faisons qu’entendre la rumeur de gloire (phèmè), et nous ne savons
rien » (Iliade, II, 484-487). En même temps qu’il oppose l’ampleur du
savoir divin et la nullité du savoir humain, ce texte manifeste ce qui
fonde l’une comme l’autre : le savoir accordé aux déesses, et refusé
aux hommes, repose sur la présence des unes et sur l’absence des
autres à ce qu’il s’agit de savoir, et sur l’expérience directe que cette
présence et cette absence rendent possible pour les unes, impossible
pour les autres.
Une telle conception implique une double et sévère limitation du
savoir accessible. Ce que les sujets connaissants sont aptes à
connaître est déterminé par leurs possibilités de vision : la vision
humaine ne s’exerce que dans d’étroites limites de lieu et de temps ;
elle est inévitablement liée à un point de vue, qui en exclut d’autres.
En outre, le domaine des objets connaissables se borne à celui des
objets visibles. C’est pourquoi la postérité philosophique de cette
conception est surtout à chercher dans les doctrines sensualistes ou
empiristes. Platon lui-même, cependant, dans un passage paradoxal
et discuté du Théétète, déclare que lorsqu’il s’agit d’un fait passé, par
exemple d’un crime, seul un témoin oculaire peut savoir ce qui s’est
passé, et que si le juge, persuadé par le discours des orateurs,
parvient malgré tout à une sentence correcte, ce sera « sans la
science ».
L’influence de ce modèle visuel sur les théories antiques de la
connaissance a parfois été surestimée ; mais ce n’est pas une raison
pour la sous-estimer. Le modèle portait d’ailleurs en lui-même
diverses possibilités d’élargissement. Si l’on part de l’idée que je
connais ce avec quoi je suis dans le même rapport qu’avec les
personnes que je connais pour les avoir rencontrées, et que je suis
capable d’identifier et de reconnaître (ce que l’on a appelé la
« connaissance par accointance »), il n’est pas impossible de
concevoir sur ce modèle la connaissance de certains objets qui ne
sont pas actuellement visibles pour moi, dans l’espace et le temps
que j’occupe et du point de vue qui est le mien. Certains hommes
d’exception peuvent avoir le privilège de « voir » ce qui, tout en
étant en droit visible, échappe à la vue ordinaire, ce qui se dissimule
dans les régions souterraines ou célestes, dans les ténèbres du passé
ou dans l’obscurité du futur : le devin est un « voyant », la
pythonisse une « voyante ». Le modèle visuel peut même se
transposer à des objets qui, par leur nature, ne sont pas visibles, par
exemple des entités abstraites et purement intelligibles : il est tentant
de se représenter la faculté intellectuelle qui les saisit comme une
sorte d’« œil de l’âme », qui exerce sur eux sa « vision » spécifique.
Cette métaphore visuelle est notamment présente dans des termes
grecs illustres, comme theôria, theôrein, qui se réfèrent d’abord à la
vue et au spectacle, puis, métaphoriquement, à la spéculation et à la
contemplation intellectuelle. Dans une image célèbre, attribuée à
Pythagore, celui qui se rend aux Jeux olympiques non pour y faire
du commerce, ni pour y concourir, mais seulement à titre de
spectateur, est comparé au philosophe, spectateur du monde ; et c’est
celui-là qui jouit du meilleur genre de vie. Dans les livres centraux
de La République, illustres et influents entre tous, Platon fait reposer
sa théorie de la connaissance, dans sa forme la plus classique, sur
une analogie détaillée entre la vision et la connaissance, leurs
conditions et leurs objets respectifs. L’analogie doit sans doute n’être
comprise que comme une identité de rapports : ce que la vision est
aux choses visibles, par exemple, l’intellection l’est aux choses
intelligibles, et la vérité qui illumine l’intelligible l’est à la lumière
qui éclaire le visible ; mais l’on passe aisément de cette idée à celle
d’une ressemblance (d’une analogie au sens large) entre les termes
de ces rapports, par exemple entre la connaissance intellectuelle et la
vision. Cette extension n’est pourtant pas nécessaire : Aristote, dans
son traité De l’Âme, ne se cache pas d’élaborer sa théorie de la pensée
sur la base d’une identité de rapports entre pensée et sensation d’une
part, objet pensé et objet senti de l’autre ; mais il n’entend pas du
tout assimiler pensée et sensation, thèse qu’il attribue à la plupart de
ses devanciers, et que pour sa part il rejette.

Savoir et toucher

Le modèle visuel de la connaissance est parfois concurrencé, sur


son propre terrain, par un modèle tactile. La vue s’exerce à distance,
ce qui fait sa force (sa portée ne se limite pas à l’environnement
immédiat), mais aussi sa faiblesse (à trop longue distance, elle perd
de sa précision, et dans l’intervalle peuvent survenir des facteurs de
brouillage). Le toucher a un rayon d’action moindre ; mais il
compense cette infériorité par l’infaillible immédiateté du contact
qu’il suppose entre le corps sentant et le corps senti : dans le toucher,
le monde cogne directement à notre porte. Le modèle tactile sera
donc par excellence celui des matérialistes, que Platon décrit comme
« ne reconnaissant d’être qu’à ce qui offre résistance et contact » (Le
Sophiste). La théorie démocritéenne des simulacres assimile la vue,
qui paraît être un sens à distance, à une sorte particulière de contact,
puisqu’elle résulte de l’action d’enveloppes ténues, émises par le
corps senti et voyageant dans l’intervalle jusqu’à toucher le corps
sentant.
Le toucher, en lequel Lucrèce chante « le sens du corps », a même
pu fournir à des philosophies non matérialistes un modèle cognitif
qui fait abstraction de la corporéité des entités en contact, au profit
de l’immédiateté du contact lui-même. Ce sont des images tactiles
qui viennent sous la plume d’Aristote lorsqu’il définit le type de
connaissance qui convient aux entités « simples ». Puisque par
définition elles sont « incomposées », il ne peut être question d’en
saisir une partie et d’en manquer une autre : selon une logique
binaire, l’intellection des simples se fait parfaitement, ou elle ne se
fait pas du tout. Le toucher fournit ainsi le modèle d’une
connaissance qui doit son prix singulier à ce qu’elle n’a pour
alternative que l’ignorance, et non l’erreur.

Savoir et connaître
Ouvrons ici un débat, que le modèle visuel, aussi bien que le
modèle tactile, permet d’introduire. La langue française, enviée par
d’autres sur ce point, distingue syntaxiquement « savoir » et
« connaître ». On dit « connaître quelqu’un », ou « quelque chose » ;
on ne dit pas « connaître que » quelque chose est ceci ou cela. On ne
dit pas « savoir quelqu’un », ni, sauf exception, « savoir quelque
chose » ; on dit « savoir que » quelque chose est ceci ou cela. Les
expressions courantes distinguent ainsi une connaissance de type
objectal et un savoir de type propositionnel. Les verbes cognitifs, en
grec, ne sont pas spécialisés ainsi : la plupart admettent une
construction objectale et une construction propositionnelle. Certaines
possibilités syntaxiques communes en grec brouillent encore
davantage la distinction : le participe peut se substituer à la
construction propositionnelle (au lieu de dire : « Je sais que tu dis la
vérité », on dira par exemple, littéralement : « Je connais toi disant la
vérité ») ; et le sujet de la proposition complétive peut apparaître par
anticipation comme objet du verbe principal (au lieu de dire : « Je
sais que Socrate est mort », on dira par exemple, littéralement : « Je
connais Socrate qu’il est mort »).
Cette absence d’étanchéité entre la connaissance d’une chose et
celle d’un état de choses a sans doute favorisé l’idée que savoir
qu’une chose est ceci ou cela, c’est connaître cette chose elle-même,
assez et de la manière qu’il faut pour savoir qu’elle est ceci ou cela ;
autrement dit, c’est trouver dans la nature même de la chose, objet
ultime de la connaissance objectale, les raisons pour lesquelles elle
est ceci ou cela. De là des restrictions importantes sur la légitimité de
l’emploi du verbe « savoir » en contexte propositionnel : si telle
chose est ceci ou cela, mais sans que ce soit en vertu de sa nature
(par exemple si elle ne l’est qu’accidentellement, par rencontre
temporaire, ou encore relativement, sous un certain rapport, alors
que sous quelque autre rapport elle ne l’est pas), on refusera de dire
que l’on sait (ou que l’on sait vraiment) qu’elle l’est. À parler
strictement, on ne peut pas savoir que Socrate est assis, puisqu’il se
lèvera sans cesser d’être Socrate, ni qu’il est petit, puisqu’il l’est en
comparaison d’un homme plus grand, mais non en comparaison
d’un autre plus petit.

Savoir et ouï-dire

Le modèle visuel conduit à refuser le statut de savoir à une


information que l’on aurait reçue d’un témoin oculaire, sans avoir
été soi-même le témoin du fait. Un tel rigorisme n’est pas sans
exemple ; mais il serait faux de croire qu’il est un héritage de la
« conception homérique » du savoir. L’on a remarqué avec juste
raison que les héros d’Homère sont parfaitement prêts à dire qu’ils
savent des choses dont ils ne sont pas directement témoins, mais
dont ils sont informés par une chaîne ininterrompue de témoignages
oraux et publics, dont on peut contrôler la validité en remarquant
qu’aucun contre-témoignage, qu’il soit sollicité ou non, ne vient
s’inscrire en faux. C’est le cas, par exemple, en matière de généalogie
(Iliade, XX, 203 sq.).
Cet exemple permet de nuancer l’infériorité de principe de la
connaissance par ouï-dire : tout dépend de la qualité de ceux dont on
entend les dires, et de la méthode dont on dispose pour évaluer leur
véracité. Au plus bas se situe la rumeur, vague et incontrôlable ; au
plus haut, la transmission d’un renseignement par un ou plusieurs
témoins dont on a de bonnes raisons de penser qu’ils ont vu eux-
mêmes la chose, qu’ils n’ont aucun motif de la raconter autrement
qu’elle ne s’est passée, et qu’ils sont en général assez observateurs
pour être dignes d’être crus. Le modèle de la connaissance par ouï-
dire engage ainsi, chez les historiens tout particulièrement, mais
aussi chez les orateurs, une réflexion sur les outils disponibles pour
une critique du témoignage. Cette réflexion se prolonge chez les
philosophes, qui utilisent souvent l’image du messager pour illustrer
diverses situations épistémologiques : nous parlons encore
couramment, à leur suite, du « témoignage des sens ». Mais ce
modèle peut être tiré tantôt en une direction dogmatique, tantôt en
une direction sceptique. Comment s’assurer, si l’on conçoit les sens
comme des témoins, que le messager délivre exactement son
message, puisqu’il s’avère, dans l’expérience des « illusions des
sens », que ce n’est pas toujours le cas ? Les philosophes grecs ont
parfois poursuivi, ambitieusement, l’idéal ou le rêve d’un message
sensoriel qui contiendrait en lui-même la garantie de sa propre
authenticité, sous la forme d’une sorte de marque de fabrique
inconfondable et infalsifiable ; parfois aussi, ils se sont contentés
d’une méthode de vérification, par évaluation du degré de
plausibilité de l’impression sensible, par recoupements avec d’autres
témoignages sensoriels, par optimisation des conditions de
l’expérience.

Savoir et inférer

La transmission orale du savoir perceptif n’est pas la seule voie


qui permette d’en étendre la portée. La sensation, chez l’homme, se
sédimente dans la mémoire, qui elle-même donne naissance à
l’expérience (au sens où l’on parle d’un « homme d’expérience », qui
a beaucoup vu et beaucoup retenu) ; lorsque l’expérience se réfléchit,
se formule de façon universelle, appréhende les causes de ses succès,
elle sert de base au savoir pratique (technè) et à la science théorique
(epistèmè). Ce processus naturel, repéré dès avant Platon, et plusieurs
fois décrit par Aristote comme par les philosophes de l’époque
hellénistique, se trouve méthodiquement repris dans la démarche
inférentielle de l’induction (epagôgè), dont Aristote attribue la
découverte à Socrate, et qui consiste à passer d’une multiplicité de
cas particuliers présentant quelque similitude à une loi générale qui
les résume et les englobe (non sans risque d’erreur, au cas où le
passage en revue des cas particuliers n’est pas complet).
Une autre possibilité d’extension du savoir perceptif consiste à
réfléchir sur ce que l’on voit, et à l’utiliser comme un signe ou un
indice à partir duquel on pourra obtenir un savoir, indirect mais réel,
de ce qui ne se donne pas immédiatement à voir. Ici encore, l’épopée
homérique fournit des prototypes : les habitants d’Ithaque voient
Ulysse, revenant dans sa patrie sous l’aspect d’un vieux mendiant,
mais (sauf son vieux chien) ils ne l’identifient pas ; savoir n’est pas
voir, puisque l’on peut voir sans savoir qui est celui que l’on voit.
Pour en venir à savoir que le mendiant n’est autre qu’Ulysse, ses
proches l’infèrent en prenant appui sur des signes (sèmata) : la
cicatrice dont la nourrice Euryclée connaît l’existence, la possession
de secrets qu’Ulysse est seul à partager avec Pénélope qui
l’interroge. Il n’est pas logiquement exclu qu’un mendiant porte la
même cicatrice qu’Ulysse, qu’un voyageur ait appris de lui des
choses qu’on le croyait seul à savoir ; mais en affinant la méthode du
relevé des signes et de leur interprétation, on peut réduire
pratiquement à rien la probabilité d’une coïncidence ou d’une
supercherie. Le mendiant est Ulysse : telle est, en somme, la
meilleure explication que l’on puisse inférer à partir des faits
recueillis.
La réflexion philosophique sur les conditions et les pouvoirs de
l’inférence sémiotique est un chapitre important de l’épistémologie
ancienne, qu’il serait fâcheux d’oublier en mettant exclusivement
l’accent sur les réflexions tirées du modèle déductif des
mathématiques ; elle occupe, en particulier, une partie considérable
des débats des écoles hellénistiques. Cet intérêt se comprend
aisément si l’on songe au nombre, à la qualité, au prestige
intellectuel et social des disciplines dans lesquelles l’acquisition
réelle ou supposée des connaissances repose sur l’observation de
faits considérés comme des signes et sur l’inférence, à partir d’eux,
des faits inobservables dont ils sont les signes. La science de la
nature, dans toutes ses dimensions, en est un exemple majeur : tôt
dressée, la liste des questions qui allait constituer pour des siècles,
sans grands changements, l’agenda de toute doctrine philosophique
qui se respectait, comprenait essentiellement des questions
auxquelles on ne pouvait espérer répondre que grâce à la méthode
résumée par le slogan d’Anaxagore, hautement approuvé par
Démocrite : « Les apparences sont une vue de ce qui est
imperceptible » (opsis tôn adèlôn ta phainomena). La réflexion
rationnelle sur les apparences agrandit la portée de la vision (bien
autrement que par les pouvoirs exceptionnels du « voyant »), jusqu’à
constituer une quasi-vision de ce qui se dérobe à la vue. Outre les
philosophes de la nature, l’usage des signes occupe naturellement
beaucoup les historiens, qui reconstituent un passé enfoui à partir
d’indices présents ; les orateurs, qui font de même dans les
tribunaux, à la recherche d’un passé plus proche, mais qui s’en
servent aussi dans les assemblées politiques pour prédire ce qui va
se passer sur la base de la situation présente, ou ce qui se passerait si
l’on adoptait telle ou telle mesure ; les devins, dont c’est le prétendu
métier, pris fort au sérieux, entre autres, par les Stoïciens ; les
médecins enfin, qui collectionnent et définissent les symptômes des
diverses maladies en liaison avec les conditions externes de leur
apparition, et qui peuvent en établir le pronostic, avec une sûreté qui
les fait prendre parfois pour des devins.
Cependant, de même qu’il y a témoins et témoins, il y a signes et
signes : on n’attribue pas la même valeur à tous les types d’inférence
sémiotique, et le vocabulaire distingue à l’occasion le simple indice
(sèmeion) du signe probant (tekmèrion). La qualification d’un fait
comme signe d’un autre fait, l’unicité et la détermination de cet autre
fait, la nécessité du lien qui permet de conclure de l’un à l’autre, tout
cela peut donner matière à discussion. C’est pourquoi la théorie de la
connaissance par signes prend une tournure très différente chez les
rationalistes et chez les empiristes ; maints débats hellénistiques en
portent la trace. Une distinction, d’origine mal déterminée, met à
part les signes dits « commémoratifs », qui permettent, à partir d’un
fait observable, de conclure à la présence d’un autre fait, observable
en principe lui aussi, mais temporairement caché, qui a été souvent
observé en concomitance avec le premier (ainsi la fumée est signe
commémoratif du feu), et les signes dits « indicatifs » qui sont censés
permettre, à partir d’un fait observable, de conclure à la présence
d’un autre fait, cette fois inobservable par nature, mais qui est censé
être tel que le premier ne saurait se produire sans le second : ainsi la
transpiration est signe indicatif de l’existence de pores invisibles
dans la peau. Il est clair qu’un rationaliste doit penser qu’il existe des
signes indicatifs pour pouvoir dogmatiser sur la nature intime des
choses et sur les causes cachées des phénomènes ; être rationaliste,
en un sens, c’est cela même, puisque seul le raisonnement peut
assurer, à la différence de l’expérience et de la mémoire, que sans la
cause cachée l’effet visible ne saurait avoir lieu. L’empiriste, au
contraire, rejettera cette possibilité, et se contentera de remarquer, en
un réflexe quasi pavlovien, que si feu et fumée se sont souvent
manifestés ensemble, le spectacle d’une fumée isolée incite à penser
qu’il y a quelque part du feu, et que l’on pourrait le constater en
changeant les conditions de l’observation.
Les principales sources de connaissance que nous avons
évoquées jusqu’ici, la vision et ses deux extensions, la transmission
orale du témoignage et l’inférence sémiotique, correspondent aux
trois maîtres mots de la méthode des médecins empiristes : l’autopsia
ou vision directe et personnelle, l’historia ou récollection des
témoignages des experts passés ou présents, la metabasis ou transfert
inférentiel, passant d’une connaissance acquise par l’un des moyens
précédents à une autre, provisoirement hors de portée.

Savoir et comprendre

Nous avons exploré quelques-unes des extensions du modèle


visuel de la connaissance ; revenons à ce modèle lui-même, pour
dégager les limites qu’il ne pouvait guère franchir. On peut voir,
entendre, toucher bien des choses, accumuler des impressions et des
informations, explorer le monde de tous côtés, devenir très
« savant », en un sens faible du mot : on n’en sera pas plus « savant »
au sens propre, si l’on ne comprend pas ce qu’on a vu et entendu.
Non seulement l’expérience sensible en général ne procure pas, ou
ne suffit pas à procurer, un savoir authentique ; mais encore les
expériences sensibles particulières ne peuvent guère prétendre au
titre de savoir si elles ne sont, d’une manière ou d’une autre, reprises
en main par une intervention intellectuelle. Il en faut déjà une, à titre
minimal, pour les mettre en discours, pour dire aux autres ce que
l’on voit et pour se le dire à soi-même, en le rangeant sous un
concept dans une structure propositionnelle (« ceci est blanc ») ; il en
faut encore pour des élaborations plus complexes, nécessaires à
l’interprétation d’une expérience particulière (« ceci est de la neige »)
ou d’une expérience générale (« la neige est blanche »). Il n’est pas
surprenant, dès lors, que l’un des premiers chez qui l’on puisse
repérer l’idée que voir n’est pas encore savoir, et qu’empiler des
informations (la polumathiè) n’est pas encore en avoir l’intelligence
(le noos), soit Héraclite, le philosophe de l’intraduisible logos, à la fois
discours et raison. Les yeux et les oreilles, dit-il par exemple, sont de
mauvais témoins pour ceux qui ont des âmes barbares ; le barbare
étant celui qui ne connaît pas le grec, entendons que l’expérience
sensible n’apporte aucune connaissance à celui qui n’est pas capable
d’interpréter le message qu’elle véhicule, faute de savoir la langue
dans laquelle ce message est libellé. La métaphore sous-jacente aura
la vie dure : le monde est un livre qui n’est lisible que pour ceux qui
en connaissent les règles de lecture. Connaître, c’est comprendre,
c’est-à-dire rassembler (le grec pour « comprendre », sunienai,
possède un préfixe de même sens que celui du latin comprehendere),
organiser l’expérience selon les structures qui sont celles de la réalité,
porter à la parole la raison qui gouverne les choses. Connaître une
seule chose, c’est ne pas la connaître : à la limite, il n’y a de
connaissance que totale, et de connaissance que du tout.
L’incroyable audace des plus anciens penseurs grecs, qui se sont
lancés, sans autres armes que leur raison nue, à l’assaut de la
connaissance du tout, des principes qui le fondent et de toutes les
conséquences qui en découlent, vient peut-être de ce que leur
conception du savoir ne leur laissait pas d’autre choix : c’était cela,
ou ne rien connaître. Il faudra attendre Aristote pour voir s’ébrécher
le privilège d’une science totale, et s’avancer l’idée qu’une science est
un ensemble structuré d’énoncés portant sur des entités appartenant
à un genre défini, et à ce genre seulement (les nombres, les figures,
les êtres naturels) ; encore ne renoncera-t-il pas à sauver l’idée de
science universelle, par des biais d’ailleurs divers, proposant tantôt
l’idée d’une « science de l’être en tant qu’être », étude des propriétés
qui appartiennent à tout être du seul fait qu’il est un être (et non pas
ce type d’être particulier qu’il est), tantôt l’idée, sans doute
différente, d’une science « première », ayant pour objets les principes
de toutes choses, et qui serait ainsi « universelle parce que
première ».

Savoir et croire

Ces programmes extraordinairement ambitieux ont sans doute


pour fondement dernier une idée qui, de très bonne heure, avant
même Héraclite, se fraye un passage dans la pensée grecque, et qui
est peut-être l’idée capitale de toute l’épistémologie ancienne. Cette
idée, c’est que l’opinion (ou la croyance, les deux mots pouvant
traduire doxa) n’est pas la science : croire n’est pas savoir, même si ce
que l’on croit est vrai. Dans un fragment fameux, Xénophane
esquisse un redoutable argument : dans certains domaines au moins,
notamment celui de la théologie, « aucun homme n’a vu l’exacte
vérité, et aucun n’en aura la connaissance : car même s’il parvenait
par chance à dire au mieux comment les choses s’accomplissent, il ne
[le] saurait cependant pas lui-même ; mais c’est une opinion (dokos)
qui partout s’élabore ».
L’argument a été souvent interprété en un sens radicalement
sceptique : on peut tomber par hasard sur une opinion vraie, mais on
n’a aucun moyen de la reconnaître comme telle, de même que l’on
n’aurait aucun moyen, dans une chambre noire où seraient rangés
des vases dont un seul serait en or, d’être sûr d’avoir mis la main sur
le vase en or. Xénophane aurait alors préfiguré un paradoxe célèbre,
exposé par Platon dans le Ménon, qui a longtemps joué un rôle
stimulant dans la réflexion épistémologique : comment chercher une
chose dont on ne sait absolument pas ce qu’elle est ? Comment
identifier celle qu’on se propose de chercher, parmi toutes celles que
l’on ne connaît pas ? Et, à supposer que l’on tombe sur elle par
chance, comment savoir que c’est celle-là que l’on cherchait,
puisqu’on ne la connaissait pas ? Si l’on ne veut pas se contenter de
le croire, sans aucune bonne raison de le croire, le plus sage est,
semble-t-il, de renoncer à toute recherche. Ce paradoxe est le revers
de l’idée que l’on ne connaît rien si l’on ne connaît pas tout : il
interdit l’acquisition d’une connaissance nouvelle, il bloque le
mouvement qui, pour le sens commun, semble pouvoir mener, sur
un point particulier, de l’ignorance au savoir (à ce titre, il représente
l’application, dans le champ épistémologique, du problème ardu
qu’a toujours posé à la pensée grecque l’intelligence du mouvement,
du devenir, de l’apparition de quelque chose de nouveau). Platon,
pour répondre à ce paradoxe, tente justement de sauver l’idée d’une
connaissance totale, en avançant sa théorie de la réminiscence :
l’âme, immortelle et plusieurs fois renaissante, a vu toutes choses,
elle a déjà appris toutes choses ; ses ignorances ne sont que des
oublis ; elle recouvrera sa science latente, pour peu qu’un
« accoucheur » dialectique l’aide à s’en ressouvenir en lui posant les
questions appropriées. Connaître, c’est reconnaître : reconnaître ce
que l’on savait déjà, et que l’on avait oublié. Il n’y a de savoir a
posteriori qu’en apparence, et de savoir en réalité qu’a priori.
Revenons à l’argument de Xénophane. Il ne milite pas
nécessairement en faveur d’un scepticisme radical : sans doute est-il
possible d’acquérir une opinion objectivement vraie en piochant au
hasard dans la corbeille aux opinions ; mais il n’est pas impossible
que l’on puisse aider cette « chance », en réfléchissant sur son
expérience, « en cherchant longtemps », comme dit Xénophane, et en
usant de sa raison pour parvenir à des opinions non point
arbitraires, ni nécessairement illusoires, mais au moins
vraisemblables ; Xénophane paraît en être convaincu lorsqu’il
présente, en son propre nom, une théologie fort nouvelle et une
cosmologie prudente. Cependant, il reste un hiatus infranchissable
entre l’opinion, même vraie, et la science : on peut dire ce qui se
trouve être objectivement la vérité sans être certain que ce que l’on
dit est vrai. Que manque-t-il donc à l’opinion vraie pour être un
savoir ? À cette question, Xénophane ne donne pas de réponse
précise ; peut-être dit-il, de façon purement négative, que l’homme
qui a une opinion vraie n’a pas la science de ce sur quoi il a une
opinion vraie ; dans ce cas, il marquerait une différence, sans essayer
de dire en quoi cette différence consiste. Les efforts faits depuis
Xénophane pour répondre à cette question ont peut-être contribué à
baptiser la difficulté plutôt qu’à la résoudre : ainsi lorsqu’on dit,
classiquement, que la connaissance est une opinion vraie justifiée, il
faudrait pouvoir dire à quelles conditions une opinion vraie est
justifiée. Dans le Théétète, grandiose tentative pour répondre à la
question : « Qu’est-ce que la science (epistèmè) ? », Platon repousse
successivement l’assimilation de la science à la sensation, puis à
l’opinion vraie ; il suggère alors de l’identifier à « l’opinion vraie
accompagnée de raison (logos) » ; mais avec une remarquable
honnêteté, il mène le dialogue à l’échec, au moins en première
apparence. Malgré plusieurs essais, les interlocuteurs n’arrivent pas
à donner un contenu satisfaisant à la notion de logos.
Savoir et démontrer
On peut croire que l’on justifie une opinion comme on vérifie une
hypothèse : en la testant, en la soumettant à l’épreuve de ses
conséquences. Mais on risque alors de commettre une faute
classique, repérée comme telle par les Grecs, et cependant toujours
menaçante, celle dite de « l’assertion du conséquent » (si p, alors q, or
q ; donc p). Par exemple : s’il y a des pores invisibles dans la peau,
alors la sueur peut apparaître à sa surface ; or la sueur apparaît ;
donc il y a des pores. Mais rien ne dit qu’une autre explication ne
serait pas la bonne ; la buée sur la carafe n’atteste pas que le verre est
poreux. L’on renforcera peut-être la plausibilité de l’hypothèse des
pores en multipliant les conséquences à examiner, en constatant que
toutes confirment l’hypothèse, et qu’aucune ne l’infirme ; mais il ne
suffit pas de réfuter les hypothèses concurrentes pour établir celle
dont on croit, peut-être faute d’imagination, que c’est la seule qui
reste envisageable. La multiplication des tests ne procurera jamais le
seul type de prémisse qui conviendrait, à savoir que la sueur peut
apparaître non pas simplement si, mais encore seulement si il y a des
pores.
Pour contourner l’obstacle, il faut renverser la perspective. Pour
justifier une opinion, il faut orienter l’enquête non pas vers ses
conséquences, mais vers les principes dont elle est elle-même la
conséquence. On cherchera à mettre en œuvre le modus ponens (ou
mode posant), parfaitement valide : si p, alors q ; or p ; donc q. Savoir
que q (que quelque chose est ceci ou cela), c’est savoir pourquoi il en
est ainsi (parce que p).
Dans un passage du Ménon, Platon présente cursivement l’idée
que les opinions vraies sont « instables » et s’échappent facilement
de notre âme (probablement parce qu’elles risquent d’être
abandonnées, pour peu que l’expérience paraisse les démentir, ou
qu’un discours habile semble les réfuter) ; ce qui les transforme en
savoir, c’est un « raisonnement de causalité », ou « raisonnement
explicatif » (le mot aitia, qui figure dans cette formule, désigne en
quelque sorte ce qui est « responsable » de l’état de choses sur lequel
porte l’opinion vraie ; ainsi, l’aitia est la cause objective de cet état de
choses, et elle nous permet de nous expliquer qu’il soit ainsi plutôt
qu’autrement ; elle est sa « raison d’être »). Ce raisonnement
« enchaîne » les opinions vraies, et les transforme en savoir en les
rendant « stables » (les théories grecques de la connaissance doivent
beaucoup au fait que le mot epistèmè, par sa racine, évoque les idées
d’arrêt, de repos, de stabilité). Aristote ne fera que développer
l’indication du Ménon, lorsqu’il dira que « nous pensons que nous
avons la science de quelque chose […] lorsque nous pensons savoir,
de l’aitia en vertu de laquelle la chose est telle qu’elle est, qu’elle en
est l’aitia, et que la chose ne peut être autrement qu’elle n’est ». Pour
savoir quelque chose dans le sens ainsi défini, il est nécessaire et
suffisant de le démontrer, c’est-à-dire de le déduire de ses principes –
ce dont le savoir mathématique offre l’exemple le plus clair et le
modèle le plus impressionnant.
Savoir que la chose ne peut être autrement qu’elle n’est, c’est
savoir qu’elle est nécessaire : nous touchons ainsi à un ingrédient
essentiel de la notion grecque du savoir. Essentiel, mais aussi
ambigu : car si je sais qu’une chose est nécessaire, qu’est-ce que je
sais au juste ? Une distinction, qui deviendra classique, oppose la
« nécessité de la conséquence » à la « nécessité du conséquent ». On
peut concevoir par exemple que, si un certain nombre de conditions
sont réunies (un baril de poudre, une flamme nue qui la touche),
nécessairement un certain effet s’ensuivra (il s’agit là de la nécessité
de la conséquence, nécessité hypothétique ou relative). Mais cela
n’implique pas que l’explosion elle-même soit nécessaire (il s’agirait
cette fois de la nécessité du conséquent, nécessité intrinsèque ou
absolue) ; il faudrait pour cela que chacune des conditions, et leur
réunion même, ait été (intrinsèquement) nécessaire, ce qui n’est pas
forcément le cas. Un des handicaps de la pensée grecque paraît avoir
été l’absence d’une appréhension claire de cette distinction (malgré
certaines tentatives ou approximations) : de l’idée raisonnable que
l’on ne peut savoir que ce qui est hypothétiquement nécessaire, elle a
eu tendance à passer à l’idée moins raisonnable que l’on ne peut
savoir que ce qui est absolument nécessaire. Peut-on dire que l’on
sait qu’une explosion a eu lieu tel jour à telle heure ? Non, contre
l’usage habituel du verbe « savoir », si l’on admet avec le sens
commun que la réunion des facteurs nécessaires et conjointement
suffisants pour la déclencher n’était elle-même pas nécessaire. Oui,
conformément à l’usage courant du verbe « savoir », si l’on admet,
cette fois contre le sens commun, que la réunion de ces facteurs était
elle-même nécessaire, et qu’elle tenait par exemple à un réseau
universel de causes enchaînées qui peut s’appeler le destin. Dans les
deux cas, on perd d’un côté ce que l’on gagne de l’autre. Le modèle
mathématique, ici, est séduisant et dangereux à la fois, car il semble
permettre d’échapper au dilemme. Si les prémisses d’une
démonstration sont soit tenues pour axiomatiquement nécessaires,
parce qu’elles sont « évidentes », soit démontrées elles-mêmes à
partir des axiomes, la vérité démontrée jouit des deux sortes de
nécessité à la fois : ce qui rend difficile qu’on les y distingue. À
l’opinion vraie seront dès lors réservées les vérités de fait ; au savoir,
les vérités de raison.
Par une extension naturelle, encore, au savoir seront réservées les
vérités éternelles. Il n’est pas nécessaire, mais il est tentant, de penser
que ce qui est toujours vrai l’est si et seulement s’il est nécessaire ;
que ce qui est parfois vrai l’est si et si seulement il est possible ; et
que ce qui n’est jamais vrai l’est si et si seulement il est impossible.
Ces passages réciproques entre temps et modalités sont favorisés,
comme l’a montré J. Hintikka, par une particularité du langage
ordinaire, qui vaut pour le grec comme pour le français. Les énoncés
courants sont « temporellement indéfinis » ; ils ne sont datés que
d’après le moment de leur énonciation. « Il fait jour » est vrai s’il fait
jour au moment où l’on dit « il fait jour ». Mais on peut prononcer la
même phrase, « il fait jour », à midi comme à minuit ; d’où la
tentation de dire que cette même phrase, de vraie qu’elle était à midi,
est devenue fausse douze heures plus tard. Du même coup, on
refusera d’appeler « savoir » la situation cognitive où l’on est par
rapport à la vérité de « il fait jour » (au moment où elle est vraie) ;
car elle n’a pas la « stabilité » requise. Si l’identité de la phrase est
considérée comme le marqueur de l’identité de l’opinion qu’elle
exprime, rien dans le concept d’opinion ne s’oppose à ce qu’une
opinion devienne alternativement vraie et fausse au gré des
changements de la situation ; mais le savoir, lui, comme dit Aristote,
« ne peut être parfois savoir et parfois ignorance ». On ne peut donc,
en toute rigueur, dire qu’on sait qu’il fait jour : on en a tantôt une
opinion vraie, tantôt une opinion fausse.
Pour échapper aux conséquences incalculables de cet ensemble
de conceptions, il faudrait réintégrer dans la signification de
l’énoncé, sous une forme absolue, la datation qu’elle reçoit du
moment de son énonciation. On dira, par exemple, que la phrase :
« Il fait jour », énoncée le 16 août 1995 à midi, exprime une certaine
proposition : « Il fait jour le 16 août 1995 à midi », et que c’est cette
proposition, non la phrase, qui est vraie. Une phrase différente,
prononcée après cette date, exprimera la même proposition sous la
forme : « Il faisait jour le 16 août 1995 à midi » ; et la valeur de vérité
de la proposition unique exprimée par ces phrases différentes restera
la même. Inversement, la phrase : « Il fait jour », énoncée le 16 août
1995 à minuit, exprime une proposition différente : « Il fait jour le
16 août 1995 à minuit », qui est fausse, et qui restera la même
proposition fausse sous les diverses expressions qui pourront lui être
données par des phrases différentes, comme : « Il faisait jour le
16 août 1995 à minuit ». Cette réintégration de la date de
l’énonciation dans la signification de l’énoncé a été manquée par les
philosophes grecs, même par les Stoïciens, qui ont pourtant
distingué les phrases et les propositions que les phrases signifient.
Pour eux, en effet, une phrase temporellement indéfinie, comme : « Il
fait jour », est l’expression d’un « signifié complet », auquel ne
manque aucune des déterminations qui permettent de lui assigner
une valeur de vérité ; de sorte que cette valeur de vérité est elle-
même variable dans le temps.
La distinction entre opinion et science, combinée avec l’antique
principe de la connaissance du semblable par le semblable,
conduisait à penser non seulement qu’il manquait quelque chose à
l’opinion vraie pour être un savoir, mais encore que ce manque lui
était essentiel et irrémédiable. Platon avait admis dans le Ménon, il
est vrai, que le « raisonnement de causalité » permettait de
métamorphoser l’opinion vraie en un savoir ; mais dans La
République, il semble au contraire (du moins en première lecture)
penser que cette métamorphose est impossible, parce que l’opinion
et le savoir concernent deux domaines d’objets entièrement séparés :
l’opinion, mitoyenne entre le savoir et l’ignorance, porte sur le
devenir, lui-même mitoyen entre l’être et le non-être ; la science porte
sur l’être immuable. Des choses sensibles particulières, et par
contamination, des principes qui les gouvernent, s’il y en a, il ne
peut donc y avoir qu’opinion (comme c’était déjà la leçon de la
coupure en deux parties du Poème de Parménide), au mieux,
opinion vraisemblable (et ce sera la leçon du Timée). Aristote aura
fort à faire pour sauver la possibilité d’un statut scientifique pour la
physique ; tout en continuant à admettre, par principe, qu’il n’est de
science que du nécessaire, il affaiblira le lien entre savoir et nécessité
en faisant place, entre l’immuable et l’imprévisible, à un objet
possible pour une science de la nature : ce qui se produit
normalement et régulièrement, la plupart du temps et dans la
plupart des cas (hôs epi to polu).

Savoir et intuition

Le mouvement de la démonstration, qui remonte des


propositions à démontrer aux prémisses à partir desquelles on peut
les démontrer, pose un problème qu’Aristote a clairement dégagé.
S’il n’y avait pas d’autre forme de connaissance que la connaissance
démonstrative, on se trouverait engagé dans une régression à
l’infini : pour savoir quelque chose, il faut le démontrer à partir de
quelque chose d’autre, qu’il faut aussi savoir, donc démontrer à son
tour à partir d’une autre, et ainsi de suite ; pour savoir quelque
chose, il faudrait savoir un nombre indéfini de choses. Cette
régression à l’infini est ruineuse, car l’esprit fini ne peut parcourir
une suite indéfinie ; si donc l’on ne peut rien connaître qu’en le
démontrant, on ne peut rien connaître du tout. Il existe bien une
issue, que certains mathématiciens connus d’Aristote avaient
admise : c’est celle qui consiste à boucler sur elle-même la série
démonstrative, circulairement, au lieu de la laisser s’étendre
linéairement sans limites. Mais Aristote rejette cette solution, parce
qu’elle se réduit finalement à démontrer une chose par elle-même. Sa
solution est d’admettre qu’« il faut s’arrêter », et qu’il est possible de
le faire, dans la remontée des théorèmes aux prémisses : le savoir
démonstratif n’est possible que s’il s’ancre, au bout d’un nombre fini
d’étapes, sur des principes qu’il n’est ni possible, ni nécessaire de
démontrer. Il n’y a de démonstration que s’il y a de l’indémontrable ;
il n’y a de connaissance démonstrative que s’il y a un mode non
démonstratif de la connaissance.
Toute la question, dès lors, est de savoir si l’on peut poser des
principes d’une manière autre qu’arbitraire, c’est-à-dire avec quelque
raison de poser ceux-ci plutôt que d’autres, sans pourtant les
démontrer. L’idée moderne selon laquelle on peut construire des
systèmes axiomatico-déductifs en désignant à volonté telles
propositions comme axiomes, et telles autres comme théorèmes,
quitte à construire aussi d’autres systèmes dans lesquels les statuts
de ces propositions seraient inversés, est tout à fait étrangère,
semble-t-il, à la pensée antique : entre les principes, dotés d’un
pouvoir explicatif, et les conséquences, expliquées par ces principes,
l’asymétrie est tenue pour essentielle et irréversible. S’il leur fallait
admettre que la position des principes est arbitraire, les dogmatiques
devraient se convertir au scepticisme. Le Sceptique Agrippa, pour
retourner contre le dogmatisme l’analyse d’Aristote, condamnera
comme lui la régression à l’infini et le raisonnement circulaire, et se
contentera de bloquer la dernière issue qu’Aristote s’était réservée,
en arguant que s’il n’y a pas de raison d’adopter tel principe plutôt
que tel autre, les prétendus principes ne sont que des hypothèses
infondées. C’est pourquoi le remède contre le péril sceptique a
toujours été cherché dans une quête éperdue de ce que Platon, le
premier, a appelé un « principe anhypothétique ».
Mais comment déterminer le mode de savoir, par définition non
démonstratif, approprié à la connaissance d’un tel principe ? Sur ce
point, la leçon fournie par le modèle mathématique, exemple
accompli du savoir démonstratif, est ambiguë, comme le montrera
une rapide comparaison entre Platon et Aristote.
Pour mesurer les limites de l’influence exercée par les
mathématiques sur la théorie platonicienne de la connaissance, il
suffit de relire les pages célèbres de La République (livres VI et VII) où
Platon décrit la place qu’il assigne aux mathématiques dans
l’éducation des philosophes. Elles ont à ses yeux l’immense mérite
pédagogique d’« exciter à penser », de « faciliter à l’âme le
retournement qui l’éloigne du monde du devenir, et la conduit vers
l’être véritable ». Mais elles ne peuvent avoir qu’un rôle instrumental
et propédeutique, car elles souffrent de deux limitations essentielles :
d’une part, elles font usage (et elles le font nécessairement, selon
Platon) d’objets sensibles, figures et diagrammes, qu’elles traitent
comme les images des réalités purement intelligibles sur lesquelles
elles raisonnent ; d’autre part, elles reposent sur des hypothèses
qu’elles tiennent pour connues, et dont elles n’estiment pas avoir à
rendre raison. Ces deux limitations sont d’ailleurs liées l’une à
l’autre : la vérité des propositions que les mathématiciens tiennent
pour primitives leur semble pouvoir être dite « évidente pour tous »,
parce que cette vérité se voit, si l’on peut dire, sur la figure même
qu’ils tracent. Dès lors, les mathématiques ne peuvent porter sans
impropriété le titre de sciences, qui leur est donné par l’usage
commun ; le caractère hypothétique de leurs principes leur permet
de prétendre à la cohérence, mais non à la vérité. Seule la dialectique
est véritablement un savoir, parce qu’elle met en question tout ce qui
peut l’être, qu’elle ne se contente d’aucune évidence procurée par
quelque figure sensible de l’intelligible, et qu’elle remonte jusqu’à ce
« principe anhypothétique » qui lui permettra de fonder les pseudo-
fondements des mathématiques eux-mêmes.
Ce n’est sans doute pas ici le lieu de commenter l’identification
platonicienne de ce principe anhypothétique avec la Forme du Bien,
énigmatique « objet suprême de la connaissance ». Mais on peut
remarquer que Platon reste assez évasif sur le mode de connaissance
qui convient à un tel objet : il semble qu’il s’agisse tantôt de le
« voir », de le « contempler », comme une sorte de chose intelligible,
tantôt d’en « rendre compte à soi-même et aux autres », de « le
définir discursivement » en « saisissant la formule de son essence »
et en « la distinguant de tout le reste ». Platon précise cependant que
« celui qui ne peut saisir la formule de l’essence de chaque chose,
dans la mesure où il ne peut en rendre raison à lui-même et aux
autres, ne peut être dit en avoir l’intellection (noûs) », et qu’il en va
ainsi pour le Bien comme pour toute autre Forme. On résistera donc
à l’idée que le noûs représente ici un mode de connaissance de
caractère intuitif, seul capable d’appréhender, dans une vision
muette et quasi mystique, un objet ineffable et absolument
transcendant. Le noûs avait d’ailleurs été introduit, à la fin du
livre VI, comme le nom de cette attitude cognitive de l’âme qui a
pour objets, non la seule Forme du Bien, mais toutes les Formes
intelligibles et leurs diverses relations dialectiques ; et le terme de
dianoia, qui en est expressément distingué, et qui convient à la
pensée mathématique, ne signifie pas « connaissance discursive »,
comme il le fait dans d’autres contextes, mais quelque chose comme
« intellection intermédiaire » ou « transitionnelle » (dia-noia) entre
opinion et intellection proprement dite.
En un sens, Aristote est l’héritier de Platon lorsqu’il évoque le
principe « le plus ferme de tous », le principe de non-contradiction.
Reprenant le terme platonicien d’« anhypothétique », il précise
qu’« il est nécessaire de connaître ce principe pour connaître quoi
que ce soit ». Pour le connaître, il n’est évidemment pas question de
le démontrer : « S’il y a des choses dont il ne faut pas chercher de
démonstration, nul ne pourrait dire pour quel principe il le faut
moins que pour celui-là. » Contre ceux qui, plus ou moins
sérieusement, ont parlé de telle sorte qu’ils semblaient le rejeter, la
seule manière de le justifier est de procéder « réfutativement », c’est-
à-dire de montrer par voie dialectique qu’à partir du moment où
l’interlocuteur accepte d’entrer dans la sphère du dialogue sensé, il
ne peut pas le respecter.
Cependant, le principe de non-contradiction (sauf exceptions que
l’on peut toujours fabriquer pour les besoins de la cause) n’entre pas
normalement comme prémisse dans une démonstration ; il
fonctionne plutôt comme une règle fondamentale du discours sensé.
Contrairement à Platon – et c’est une différence importante –,
Aristote accorde un statut pleinement scientifique aux disciplines
particulières qui, comme l’arithmétique ou la géométrie, portent sur
un domaine spécifique d’entités appartenant à un même genre,
comme les nombres et les figures. Chacune de ces sciences, qui sont
démonstratives, possède ses principes propres ; quelques principes
leur sont communs, en ce sens seulement qu’ils peuvent s’appliquer
analogiquement à plus d’une d’entre elles. La dialectique, qui a
justement pour caractère de ne porter sur aucun genre en particulier,
paraît donc moins apte à justifier les principes propres que les
principes communs ; et la question de savoir comment l’on en vient
à connaître les principes indémontrables des sciences particulières, et
quel est le type de savoir impliqué dans leur connaissance, se pose à
nouveau de façon aiguë.
Aristote tente de répondre à cette question dans le dernier
chapitre des Seconds Analytiques, chapitre aussi célèbre que difficile.
Nous n’en retiendrons ici que le fait qu’Aristote désigne le noûs
comme étant l’état cognitif (hexis) qui appréhende les principes, et
qui est, à ce titre, plus exact et plus vrai que le savoir démonstratif
lui-même. On a souvent pensé (et ce, dès l’Antiquité) que le mot de
noûs désignait ici une véritable intuition intellectuelle, sorte de vision
de l’esprit saisissant ses objets avec la même évidence et la même
immédiateté que la vision oculaire saisit les siens ; il s’agirait d’une
faculté spécifiquement adaptée à l’acquisition de la connaissance des
principes indémontrables. Contre cette interprétation, on a fait
justement valoir (J. Barnes) que le chapitre en cause pose deux
questions distinctes : Comment les principes nous deviennent-ils
connus ? Quel est l’état cognitif qui les appréhende ? À la première
question, Aristote donne une réponse incontestablement empiriste :
les principes nous deviennent connus au terme d’une démarche
inductive, qui parcourt les étapes classiques de la perception, de la
mémoire, de l’expérience et de la science ; de l’intellection, il n’est
pas question. Le noûs n’intervient que dans la réponse à la seconde
question : dans le vocabulaire disponible, c’est un nom qui convient
à la connaissance dont l’objet est un principe, une fois que cette
connaissance a été acquise par la voie inductive précédemment
décrite, de même que le nom de science (démonstrative) est celui qui
convient à la connaissance dont l’objet est un théorème démontré,
une fois que cette connaissance a été acquise par la voie déductive. Si
l’intuition intellectuelle est conçue comme un moyen d’acquérir un
savoir, il faut donc dire que le noûs n’est pas une intuition
intellectuelle.
Ainsi, deux fois de suite, chez Platon puis chez Aristote, nous
aurons frôlé l’idée que l’instrument suprême de la connaissance,
celui qui, apte à nous faire connaître les principes, commande toute
autre connaissance, peut être assimilé à une sorte de vision de
l’esprit ; mais aussi, deux fois de suite, nous aurons vu (semble-t-il)
Platon, puis Aristote, passer finalement au large de cette idée. Il
faudra attendre cette sorte de synthèse du platonisme et de
l’aristotélisme qu’est le néoplatonisme, synthèse créatrice qui ne
s’embarrasse pas trop de soucis d’exégèse des textes, pour voir
revenir en force, dans le vocabulaire de la connaissance intellectuelle
et de l’union béatifique, les antiques métaphores de la vision et du
contact. D’une certaine manière, la boucle que nous avons tenté de
suivre se trouve ainsi bouclée.
Jacques BRUNSCHWIG
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Textes
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ARISTOTE, Seconds Analytiques, De l’Âme.

Études
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Éthique

L’héritage philosophique de la Grèce est la philosophie elle-


même. La formule est particulièrement vraie de la philosophie
morale et de la réflexion éthique. Sans exagérer la rupture que les
premiers philosophes grecs – les Présocratiques à partir du VIe siècle,
et surtout, Socrate, Platon et Aristote, au Ve et IVe siècle –, ont
accomplie à l’égard des formes poétiques, mythiques, édifiantes, du
discours moral, leur principal apport a été de définir une attitude
réflexive et rationnelle pour juger de l’action humaine. En faisant de
la réflexion sur la conduite une recherche des principes rapportée à
la compréhension de la nature de l’homme et de son bien, les
philosophes grecs ont créé le style de la démarche philosophique en
morale.
Mais il y a autre chose. Depuis vingt-cinq siècles, les écrivains,
moralistes et penseurs, ont constamment repris des idées éthiques
venues de l’Antiquité grecque. Aujourd’hui encore, les catégories
dont nous nous servons pour comprendre notre expérience morale
(par exemple, celles de vertu ou de faiblesse de la volonté) sont
directement issues de la philosophie grecque, comme ne peuvent
plus l’être les concepts de notre physique ou de notre biologie. La
condition actuelle de la philosophie morale est encore plus
révélatrice. Les nombreux auteurs qui déplorent l’incapacité des
traditions les plus fortes de la pensée morale contemporaine (surtout
le kantisme et l’utilitarisme) à répondre à la complexité et à
l’indécision des problèmes moraux se tournent vers la philosophie
antique pour y trouver une compréhension plus riche de
l’inscription de la moralité dans la vie.
Comment cela est-il possible ? Comment expliquer qu’une part
de notre expérience morale nous maintienne en une proximité si
étroite avec un monde révolu depuis presque deux millénaires, dont
les conditions matérielles, économiques, sociales et politiques n’ont
rien de commun avec les nôtres ? Les penseurs grecs vivaient en effet
dans un monde où l’esclavage, l’inégalité, l’infériorité de certains
individus étaient des réalités unanimement acceptées. De plus, la
philosophie morale de l’Antiquité est souvent associée à une
compréhension physique et cosmologique du monde réel que nous
ne pouvons en aucun cas reconnaître comme nôtre. Enfin, le monde
des penseurs grecs est antérieur, et étranger, au christianisme, auquel
nous devons pourtant ces conceptions si essentielles à notre relation
éthique au monde que sont l’idée d’une valeur morale inhérente à
tous les êtres humains et l’existence d’obligations universelles.
La question serait plus claire si la captation de la Grèce par la
pensée occidentale n’avait été si forte : il est particulièrement difficile
de savoir ce qu’est la pensée grecque en elle-même,
indépendamment de ce qu’elle est pour nous. Cette appropriation a
certainement contribué à faire de la Grèce un idéal, mais de façon
quelque peu perverse. Car revendiquer une continuité sans faille
avec la pensée grecque aboutit souvent à faire de celle-ci une
« aurore » qui n’est devenue plein jour qu’au terme d’un progrès
dont la philosophie moderne a été le moteur. Un tel
« progressivisme », souvent étroitement associé à la certitude que la
pensée morale grecque est, d’une certaine façon, commensurable à la
nôtre, nous rend quelque peu enclins à nous sentir beaucoup plus
moraux que les Grecs ; nous avons approfondi leurs découvertes,
mais surtout nous nous sommes débarrassés de la fixité, de
l’inégalité, de l’absence d’universalité de leur monde. Les pays
occidentaux ont certes mis un terme à l’esclavage, mais le spectacle
qu’offre le monde contemporain pourrait difficilement convaincre
un Grec de notre supériorité morale. De plus, cette familiarité,
nourrie de la certitude implicite que l’éthique grecque en est restée à
un stade inférieur, entraîne un dommage plus sérieux. Elle induit à
penser que les Grecs avaient une notion imparfaite de ce qui fait
pour nous l’essence même de la moralité, qu’ils ne possédaient ni
théorie de la volonté ni conception de l’autonomie morale ou de la
responsabilité de l’action. Même si ce reproche était fondé, ce dont
l’étude précise des textes permet de douter, il n’empêche que la
théorie de l’action et de la responsabilité dont disposaient les Grecs
est largement aussi complexe et différenciée que la nôtre et elle
figure à titre d’ingrédient nécessaire dans leur conception de la
moralité. Aussi, à moins de résoudre la question par une pétition de
principe, en déclarant que la moralité ne peut être que notre
moralité, il n’y a aucune raison de considérer que le seul fait que la
conceptualisation morale grecque soit différente de la nôtre puisse
témoigner de son incomplétude.
L’objet de cet essai n’est pas tellement l’expérience éthique
immédiate que la réflexion, les modes de compréhension et de
systématisation dont elle a fait l’objet. Une telle distinction entre
l’immédiat et le réflexif, entre la moralité populaire et l’éthique
philosophique, lève en partie la difficulté relative au fait que le
monde grec nous soit à la fois si étranger et si familier. Les pratiques
sociales, les institutions, la moralité populaire de la Grèce ancienne
sont éloignées des nôtres. Mais dès que nous lisons les philosophes,
Platon, Aristote, les Stoïciens, nous nous retrouvons en terrain
familier ; leurs réflexions sont en partie celles que nous menons
encore. Une telle dissociation entre les pratiques éthiques et la
réflexion morale reste un peu énigmatique. Comment savoir en effet
où commence la réflexion rationnelle et théorique en éthique ? De
plus, la philosophie morale peut-elle être réellement détachée des
pratiques humaines et de la littérature et n’est-il pas illusoire de
dissocier la définition commune de la moralité de son élaboration
philosophique ? Dans le cas de la Grèce ancienne, la portée du
socratisme permet de répondre en partie à cette question. Car la
pensée morale de Socrate se présente explicitement comme une
rupture avec la moralité conventionnelle et populaire. La réalité de
cette rupture est complexe et nuancée, mais elle nous encourage,
dans un ouvrage consacré au savoir grec, à ne traiter que brièvement
de la moralité qui émane des grandes œuvres littéraires grecques, les
épopées d’Homère et les œuvres tragiques, et à étudier de façon plus
détaillée les œuvres où se manifeste une volonté d’explication et de
systématisation. Ce partage entre les corpus correspond à une
succession chronologique. Les grandes œuvres littéraires grecques
qui ont assuré l’éducation morale de la Grèce sont antérieures ou
strictement contemporaines de l’époque socratique. En revanche,
l’essentiel de la philosophie morale grecque lui est postérieur. À
partir de la fin du Ve siècle et jusqu’aux débuts de l’ère chrétienne, la
littérature semble du reste avoir elle-même intégré les pratiques
d’analyse et de systématisation que les Sophistes puis l’influence du
socratisme ont contribué à diffuser.
La séquence qui réunit Socrate, Platon, Aristote, Pyrrhon et les
philosophes hellénistiques (Épicuriens, Stoïciens et Sceptiques) sera
le principal objet de cet essai. L’examen de trois problèmes permettra
d’articuler l’exposé. Le premier a trait au sens de la question
socratique : « Comment dois-je vivre ? » Le deuxième porte sur les
rapports de la nature et de la vertu. Le troisième concerne la
philosophie de l’action. Quelques pages d’introduction nous
serviront d’abord à mieux apprécier la portée de la rupture
socratique.

La réflexion morale avant Socrate

À la fin du Ier siècle avant J.-C., Cicéron rappelait, dans une


formule fameuse des Tusculanes, que Socrate avait été l’initiateur de
la réflexion philosophique en éthique. Trois cents ans plus tôt,
Aristote avait déjà salué en Socrate le premier philosophe à avoir
recherché, dans le domaine des choses morales, l’universel et les
définitions. Cette opinion dominante chez les Anciens est également
partagée aujourd’hui. Il est en effet très probable que Socrate, surtout
d’après le témoignage platonicien, a fait de l’éthique un sujet de
réflexion autonome, requérant une attitude réflexive et critique et
des concepts et arguments spécifiques. Mais la réflexion morale n’a
évidemment pas été inventée par Socrate, même si elle était avant lui
exprimée et transmise dans des formes littéraires traditionnelles. Les
tragédies de Sophocle ou d’Euripide et l’Histoire de la guerre du
Péloponnèse de Thucydide attestent l’importance des débats
consacrés aux questions normatives ; dans le même temps, une
abondante discussion sur les fondements des normes morales et des
lois politiques se développait autour des Sophistes. Pour apprécier la
portée de la rupture socratique, il est nécessaire de rappeler
brièvement les principaux développements de l’éthique qui la
précède.
Les discussions morales de l’époque socratique se développent
sur l’arrière-fond d’un héritage culturel colossal, constitué
essentiellement par la culture homérique, que le développement de
l’éthique philosophique après Socrate devait reléguer au second
plan. L’œuvre d’Homère, composée au VIIIe siècle, a exercé une
influence considérable sur la culture grecque. Le modèle éthique
majeur qui se dégage des épopées homériques, dont Socrate
critiquera les reprises chez les Sophistes ou dans certains aspects de
la culture de son temps, est l’idéal héroïque d’affirmation de soi :
« Être toujours le meilleur et supérieur aux autres », comme le
recommande le vieux Pélée à son fils Achille au chant XI de l’Iliade.
Cet idéal peut se manifester aussi bien par la valeur combative
d’Achille, par l’intensité avec laquelle il affirme ses désirs ou par
l’astuce et l’endurance d’Ulysse. Dans la moralité homérique, la
possession de la vertu dépend autant des exploits accomplis par le
héros que des événements qui l’affectent ; elle doit être reconnue par
un petit nombre de pairs entre lesquels les actions vertueuses font
l’objet d’une forme de rivalité. Mais la vertu comme la faveur des
dieux sont empreintes de précarité. Lorsque Ajax, trompé par
Athéna, livre bataille à un troupeau de bœufs, il y perd sa réputation
et sa valeur morale. L’éthique homérique associe ainsi une morale de
la honte ou de l’honneur, qui se rapporte aux événements ou actes
honteux capables de déposséder l’agent de sa vertu, et un idéal
d’excellence compétitive et assertive.
Quelques décennies plus tard, au VIe siècle, Les Travaux et les Jours
d’Hésiode font voir une conception déjà assez différente, qui oppose
à une moralité de l’affirmation de soi une morale de la contrainte et
de l’autolimitation. La justice de Zeus favorise davantage ceux qui
persévèrent dans la route difficile de la justice (dikè) que ceux qui
s’adonnent à l’excès et à l’arrogance (hubris). La sagesse populaire
formulée dans les aphorismes des Sept Sages et le précepte
delphique du « rien de trop » (mèden agan) illustreraient aussi cette
seconde tendance. L’influence de cette sagesse traditionnelle fut
durable et survécut en partie à la critique socratique. Les Sophistes,
mais aussi, deux siècles plus tard, certains penseurs hellénistiques,
s’en inspireront pour proposer des conseils, des modèles de bonne
vie et des exemplaires de vertus comme de bons comportements.
Un autre élément important est l’apparition progressive, au cours
du VIe siècle, de l’idée d’un principe spirituel, la psykhè ou âme,
conçue non plus comme simple souffle s’échappant au moment de la
mort du corps, mais comme réalité de vie indépendante, dotée d’une
existence substantielle qui persiste après la mort ; jusque-là,
l’immortalité avait été considérée comme un privilège des dieux, et
non comme la propriété d’un principe non corporel de l’homme. Le
développement de cette croyance est lié à l’existence de cercles
religieux (sans doute orphiques et pythagoriciens, mais leur
identification reste incertaine) et associé aux thèmes de la
métempsycose et du souvenir des vies antérieures vécues à
l’occasion des différentes incarnations de l’âme. Si la conception
platonicienne de la réminiscence et de l’immortalité de l’âme donne,
deux siècles plus tard, une formulation passablement modifiée de
cette idée d’une existence antérieure de l’âme, elle en tire toutefois
des conséquences éthiques comparables : la possibilité de penser en
l’homme un foyer d’actions intentionnelles qui lui sont imputables et
de concevoir l’éventualité d’une punition ou d’une rétribution après
la mort, cette réparation pouvant être étendue sur un cycle de vies
réincarnées.
La réflexion éthique présente chez les philosophes présocratiques
est centrée sur les notions de tort et de réparation. La justice (dikè)
désigne le caractère implacable d’une correction ou d’une punition
infligée à ce qui dépasse la mesure et perturbe le rapport entre les
éléments du monde. L’ordre naturel que désigne le terme kosmos est
une structure bien ordonnée, dotée d’une signification politique,
esthétique et morale, en fonction de laquelle excès et injustice se
mesurent : « Le soleil, dit Héraclite, n’outrepassera pas ses limites,
sinon les Érinyes, servantes de Dikè, le dénicheront. » Un fragment
d’Anaximandre indique que « [les choses qui sont] se rendent
mutuellement justice et réparent leurs injustices selon l’ordre du
temps », donnant ainsi à la dikè la valeur d’une loi constitutive du
kosmos ou de la nature (physis). Toutefois, Anaximandre ne semble
pas avoir conçu le monde humain comme susceptible d’être ordonné
de la même façon que le kosmos, alors qu’Héraclite fait de la loi
cosmique non seulement le modèle, mais aussi la sanction et la
source de la loi humaine. « Toutes les lois humaines, dit un fragment,
se nourrissent d’une seule loi, la loi divine, car elle commande
autant qu’elle veut. » En concevant le monde humain comme un
monde de lois, Héraclite cherchait peut-être à s’opposer aux
premières formes de relativisme qui faisaient des conventions le
fondement des lois humaines.
La contribution de Démocrite au développement du rationalisme
en éthique fut remarquable. L’œuvre morale de ce penseur,
contemporain de Socrate et fondateur de l’atomisme, se trouve dans
deux collections abondantes de maximes et de courts textes (plus de
deux cents, citations ou extraits d’anthologies publiées bien après sa
mort). Il semble que Démocrite ait conçu les lois comme
indispensables à l’harmonie et à la survie humaine et comme
incarnant des exigences morales nécessaires à la protection mutuelle
des intérêts. Une telle conception de la loi (nomos) opposée à la
nature (physis) est sans doute en partie la reprise d’une opposition,
de nature épistémologique, entre la réalité, le véritable être des
choses fait de vide et d’atomes, et les conceptions des mortels qui
sont fausseté ou simple apparence. Mais l’aspect le plus intéressant
de la pensée éthique de Démocrite est d’avoir voulu rendre compte
de la vie bonne à partir d’un bien fondamental, et surtout d’un bien
intérieur au sujet puisqu’il consiste en un état d’esprit. Démocrite
désignait cet état comme euthumia (« bonne humeur », parfois traduit
par « tranquillité »). On discutait déjà dans l’Antiquité pour savoir si
l’euthumia était semblable à la condition où serait éprouvé le plaisir
le plus grand et le plus pur ou si un tel état pouvait être également
atteint par la limitation des désirs et l’absence de toute frustration.
Mais l’essentiel est que ce bien intérieur ait son siège dans l’âme, que
la raison soit la faculté apte à le préserver et que sa possession soit le
principe d’actions bonnes : ceux qui possèdent l’euthumia agissent de
façon juste et loyale. Les thèses les plus caractéristiques du
socratisme qui font de la justice le bien propre de l’âme, tout entier
dépendant de l’exercice de la raison, semblent anticipées. On trouve
ainsi associées chez Démocrite une tendance proche du
conventionnalisme des Sophistes et une conception intériorisée du
bien moral qui marquera toute l’éthique postsocratique.
L’importance acquise par les courants sophistiques à la fin du
e
V siècle ne peut se comprendre si l’on ne rappelle pas les principaux
faits, culturels et historiques, qui ont marqué les décennies
précédentes. D’abord, l’expérience d’une certaine diversité
culturelle. À partir du VIIe siècle, les Grecs eurent de nombreux
rapports avec d’autres civilisations. Hécatée de Milet, historien et
géographe du VIe siècle, et surtout l’historien Hérodote,
contemporain des premiers Sophistes et auteur de récits de voyages
recueillis sous le nom d’Histoire, ont contribué à créer cette
familiarité. Hérodote lui-même semble avoir proposé une
interprétation conservative et positive de ce qu’on appellerait
aujourd’hui la « relativité des cultures » : « Si l’on donnait à tous les
hommes la possibilité de choisir les plus belles lois qui soient,
chaque groupe choisirait ses propres lois. » Pareille conception
« positiviste » de la loi semble avoir été également défendue par le
Sophiste Protagoras qui, selon le témoignage de Platon dans le
Théétète, soutient « qu’en politique aussi, beau et laid, juste et injuste,
pie et impie, tout ce que chaque cité croit tel et décrète légalement tel
pour soi, tout cela est tel en vérité pour chacune ».
Les événements politiques du Ve siècle jouèrent aussi un rôle
considérable. Trente ans de guerre ininterrompue, qui s’achèvent par
la défaite athénienne de 404, de violents conflits de classes, des luttes
politiques incessantes et la radicalisation de la démocratie ont
contribué à rendre fort précaires les soutiens de la moralité
traditionnelle et à entretenir l’idée d’une décadence irréversible
d’Athènes. Les témoignages de cette crise sont abondants, chez les
auteurs tragiques et surtout chez l’historien Thucydide qui décrit,
par exemple, les effets moraux de la peste à Athènes, la cruauté des
Athéniens lors de la révolte de Corcyre, et le cynisme du dialogue
mélien au cours duquel les Athéniens justifient la violence de leurs
représailles en déclarant qu’« une loi de nature fait que toujours, si
l’on est le plus fort, on commande ». La crainte d’une immoralité
croissante où seules les apparences de la moralité seraient
maintenues se dégage de la remarque de Thucydide : « On changea
jusqu’au sens usuel des mots dans les justifications qu’on donnait
[…] Si jamais des serments avaient marqué un accord […] ils ne
valaient que sur le moment. »
Les Sophistes étaient en général considérés comme responsables
de cette corruption des valeurs traditionnelles. Il est vrai que les plus
fameux d’entre eux, Protagoras, Prodicos, Hippias, prétendaient
enseigner la vertu et se faisaient rétribuer pour cela, ce qui a dû
beaucoup choquer dans une culture où la formation à la vertu était
encore largement considérée comme l’effet de l’imprégnation des
modèles héroïques ou d’une relation fortement individualisée avec
un aîné. Mais la manière dont Protagoras définissait l’objet de son
enseignement, « le bon conseil (euboulia) pour chacun dans
l’administration de sa maison, et, quant aux choses de la cité, le
talent de les conduire en perfection par les actes et la parole »,
montre, au contraire, que l’ambition morale des Sophistes était
empreinte de conformisme, sans doute associé à une certaine
attitude critique, plutôt que d’immoralisme ou d’esprit de
dissension. Faire des Sophistes les avocats de l’immoralité, c’est
donner une image faussée de leur activité, destinée à étayer le
reproche de « corrompre la jeunesse » qui leur était fait. Le même
reproche était du reste adressé à Socrate : c’est en effet le principal
grief mentionné dans l’acte d’accusation porté contre lui. Or il n’y a
aucune raison de penser que ce reproche était plus justifié dans le cas
des Sophistes que dans celui de Socrate. Au milieu du XIXe siècle,
l’historien anglais, George Grote, a montré, de façon convaincante,
que l’accusation d’immoralité portée contre les Sophistes (dont les
dialogues de Platon ne se font du reste jamais l’écho) était sans
fondement et exprimait surtout les préjugés des Athéniens à l’égard
de cette nouvelle attitude intellectuelle. Toutefois, l’aptitude des
Sophistes à jouer avec les arguments forts et faibles, à employer
toutes les ressources de la logique pour faire triompher les causes
paradoxales ou inadmissibles, leur capacité à tourner en dérision,
par la persuasion, les normes objectives de justice ont entretenu
l’idée qu’ils n’avaient d’autre ambition que de dissoudre les formes
du consensus moral de l’époque.
La pensée morale des Sophistes consiste essentiellement en une
forme de conventionnalisme selon lequel les normes morales et
légales relèvent du domaine du nomos et de l’institution humaine.
Conditions de la vie en communauté, ces normes tirent leur
légitimité de l’accord ou convention dont elles résultent. De plus,
elles varient d’une communauté à l’autre. Lorsque Protagoras
expose, dans le dialogue platonicien qui porte son nom, un mythe
racontant les débuts de l’histoire humaine, il souligne que Zeus a
voulu faire part à tous les citoyens sans exception de deux
dispositions morales qui permettent la vie commune : « La pudeur
(aidôs) et la justice (dikè) afin qu’il y eût dans les cités de l’harmonie
et des liens créateurs d’amitié. » La présence de ces deux sentiments
explique que les citoyens veuillent se soumettre aux normes
instituées. Une telle façon de concevoir la moralité va de pair avec
l’idée que l’intérêt rationnel bien compris donne une raison d’obéir
aux lois ; les hommes se soumettent aux lois non parce que la
moralité le requiert ou que ces lois résultent d’un type de contrat
incluant l’idée d’une obligation inhérente, mais parce qu’elles
servent les intérêts des individus et de la communauté, ces intérêts
incluant l’amour des amis, les honneurs et l’admiration de la
communauté. Selon cette forme de conventionnalisme, les
principales vertus nécessaires à la vie commune sont acquises par
l’application, l’exercice et l’enseignement, mais aussi par l’effort
« public et privé des citoyens en faveur de la vertu », étayé sur la
menace de punition. Protagoras semble avoir perçu la difficulté,
propre à toute conception conventionnaliste, de rendre compte de la
stabilité et du caractère impératif des normes morales. Aussi s’est-il
attaché à montrer que renoncer à l’objectivité des normes morales ne
rend pas impossible le projet d’en apprécier le bien-fondé et de
tenter de les justifier en fonction des intérêts matériels, sociaux et
moraux qu’elles permettent de satisfaire.
Vers la fin du Ve siècle, la signification épistémologique de
l’opposition entre nomos et physis présente au cœur du
conventionnalisme sophistique semble s’atténuer. La référence à la
physis vise désormais à exalter aussi en la nature la force de l’intérêt
et le caractère impérieux des passions, tandis que le nomos représente
un ensemble de contraintes issues de la limitation réciproque des
ambitions et destinées à préserver les intérêts des plus faibles.
Antiphon le Sophiste (il s’agit peut-être de l’oligarque qui fut exécuté
en 411) dit ainsi que « les demandes de la nature sont affaires de
nécessité, celles du nomos sont objets d’accord ou de convention » ;
ou encore : « La plupart de ce qui est juste conformément au nomos
est hostile à la nature », car les lois sont autant de chaînes qui brident
les exigences de la nature. Ce témoignage, associé à d’autres, semble
attester l’existence d’un courant « naturaliste », bien distinct du
courant « conventionnaliste », en ce qu’il rejette toute conception de
la moralité comme conformité aux lois. Rares sont les sources nous
renseignant directement sur la pensée des principaux représentants
de ce courant « naturaliste » radical. Les reconstructions que nous en
trouvons chez Platon – exposées par des personnages comme le
Calliclès du Gorgias ou le Thrasymaque de La République –
demeurent notre source principale. Ce « naturalisme » est surtout le
fait d’hommes ambitieux, prêts à profiter du désarroi moral de
l’époque et à se débarrasser des contraintes qu’impose la loi. Dans
cette conception, la loi est stigmatisée comme le pur produit des
conventions, mais aussi comme un artifice qui assure le pouvoir des
plus faibles, alors que la prescription morale véritable directement
issue de la nature recommande que les hommes les plus forts aient
plus de pouvoir et de richesse. Cet idéal d’affirmation de sa propre
nature rappelle la conception héroïque de la vertu. Mais plusieurs
choses l’en distinguent, qui sont étrangères à la culture homérique.
D’abord, l’absence de toute notion d’honneur, pourtant essentielle à
la morale héroïque ; ensuite, le fait que la force légitime de la nature
se trouve illustrée par les comportements animaux les plus sauvages
plutôt que par les exploits guerriers ; enfin, le ressentiment éprouvé
devant la force que les faibles, grâce à leur nombre, ont acquise.
Ces courants « naturalistes » partagent avec les courants
conventionnalistes l’idée que les normes de la morale sont instituées
et valent pour une communauté donnée. Mais ils considèrent que la
justice de la loi est seulement la justice des faibles. Existent en fait
deux systèmes axiologiques différents, deux façons de définir le juste
et l’injuste selon qu’ils se rapportent à la loi ou à la nature. Lorsque
les intérêts ne sont pas en conflit, les normes de la loi valent, mais
lorsque apparaît un intérêt plus fort qui refuse de se soumettre à la
loi, les avocats d’un naturalisme moral radical soulignent qu’aucun
motif moral ne peut forcer un tel intérêt à se soumettre et que les
normes de la nature doivent l’emporter. Les courants
conventionnaliste et naturaliste feront l’objet de critiques répétées
tout au long de l’Antiquité. La plus exemplaire vient de Platon. Elle
veut montrer que le conventionnalisme aboutit tout droit au
naturalisme. Face à un intérêt qui refuse la coopération, le
conventionnalisme est impuissant dans la mesure où il n’a rien à
opposer que la protection des intérêts des plus faibles. Mais en quoi
l’intérêt des plus faibles aurait-il une valeur morale intrinsèque
supérieure à celle de l’intérêt du plus fort ? Le choix est moralement
indifférent. Le seul moyen de sortir de l’impasse, selon Platon, est de
renoncer à établir la moralité sur les intérêts pour la fonder sur des
normes objectives. La critique de la moralité populaire et
consensualiste est une des inspirations majeures de la philosophie
morale socratico-platonicienne.
Socrate rompt avec la rhétorique éthique fondée sur les modèles
de bons comportements et les exemplaires de vie, et lui substitue
l’analyse rationnelle des actions et des caractères. La rationalité est,
selon Socrate, le meilleur moyen d’accéder à la vertu. La certitude
que l’examen rationnel de sa propre vie et de celle d’autrui, que la
critique des croyances fausses et la recherche obstinée d’une
cohérence plus grande entre ses pensées et ses comportements
ouvrent la voie à l’amélioration de soi-même définit la condition
même de la philosophie morale ultérieure. L’influence du socratisme
se retrouve en effet dans les écoles philosophiques qui se
développent après la mort de Socrate (écoles cynique, cyrénaïque,
mégarique) et dans les philosophies morales de l’époque
hellénistique. Elle s’exerce aussi sur Platon qui, âgé d’une trentaine
d’années au moment de la mort de Socrate, consacre les quinze
années suivantes à la rédaction des dialogues dits « socratiques » en
lesquels on reconnaît surtout la pensée de Socrate. Mais la portée de
ce socratisme reste en fait inégale. Le cynisme et le stoïcisme en sont
fortement marqués, mais elle demeure très limitée dans l’épicurisme.
Par ailleurs, les dialogues que Platon écrit au moment de sa maturité
et de sa vieillesse (La République ou le Philèbe) développent plusieurs
idées qui n’ont rien à voir avec le socratisme (comme la certitude
qu’il existe des conflits psychiques irréductibles et la conception de
la vie bonne comme vie mixte). Enfin, la philosophie morale
d’Aristote est assez éloignée du socratisme dans sa méthode (partir
de la définition commune des vertus) et dans son refus de réduire la
vertu à la connaissance. Un essai consacré à la pensée éthique
grecque ne peut toutefois manquer de rencontrer sans cesse la
question de savoir comment l’éthique postsocratique (dans la pensée
de Platon, d’Aristote et des philosophes hellénistiques) a repris et
intégré les thèmes légués par le socratisme et surtout les effets de la
rupture consommée par Socrate entre la réflexion philosophique et la
moralité populaire et conventionnelle.

« Comment dois-je vivre ? »

La question socratique : « Comment dois-je vivre ? » ouvre le


champ propre de la philosophie morale. Chaque terme de cette
question a son importance. L’accent principal est sur le je. Ce je n’est
pas une subjectivité donnée, mais un caractère moral à former. La
question est donc de savoir quelle vie mener, quelles activités et
dispositions cultiver pour constituer une réalité psychique qui
présente un ordre intrinsèque. De plus, le je est principe d’actions
intentionnelles et source des raisons d’agir, qui expriment le bon état
du principe agent et le renforcent. À son tour, le dois ne se réfère ni à
une obligation morale abstraite, à une règle ou même à un ensemble
de contraintes empiriques ou naturelles. Il évoque plutôt une
exigence raisonnable fondée sur la nature de l’homme. Une des
caractéristiques les plus marquantes de l’éthique grecque est de
comprendre le développement moral de l’homme à partir de sa
nature. Mais ce serait une erreur de reconnaître dans cet appel à la
nature de l’homme une ambition de « naturalisation » comparable à
celle qui anime aujourd’hui une partie des sciences morales ou
sociales. Chez les auteurs anciens, le recours à la nature ne vise
aucunement à comprendre toute réalité comme composée
exclusivement d’états physiques ou physiologiques. Au contraire,
l’étude de la nature de l’homme a une portée morale parce qu’elle
permet d’élucider la normativité présente en l’homme même. Or,
savoir ce que doit être l’homme, c’est savoir quelle fin il poursuit.
L’omniprésence de la question de la fin est un autre trait
caractéristique de l’éthique grecque. Reprenant la définition
socratique de la nature de l’homme comme rationalité, Platon
l’associe à une conception de l’âme qui intègre aussi les désirs et
l’affectivité ; la fin poursuivie par l’âme dont la disposition est la
meilleure étant à la fois une vie empreinte de mesure et d’ordre et
une forme d’assimilation au divin. Chez Aristote, la fin la plus
excellente à laquelle les êtres humains puissent parvenir est définie
comme contemplation du divin, mais cette définition est élaborée à
partir d’une compréhension très différente de la nature humaine
comme substance naturelle, la partie la plus excellente de la
substance « homme », la rationalité, s’actualisant dans la
contemplation.
Les morales hellénistiques ont toutes accordé une importance
extrême à la définition de la fin unique et souveraine, en vue de
laquelle s’orientent, de façon ultime, toutes les actions. Cicéron, au
er
I siècle avant J.-C., écrit un traité, le De finibus, Des fins, dont
l’intention première est de discuter et de recenser les différentes
définitions de la fin ou souverain bien. L’examen de leur visée (telos)
est le meilleur moyen d’apprécier la diversité des morales
hellénistiques. Chez les Stoïciens, la fin est définie comme la
perfection de la raison humaine en conformité avec l’ordre rationnel
qui se manifeste dans la nature. Le telos, c’est « vivre en accord » ou
encore « vivre en accord avec la nature ». Cléanthe aurait compris la
formule comme recommandant un accord non seulement avec la
nature rationnelle de l’homme, mais aussi avec la nature commune
de l’univers. Quant aux Épicuriens, ils font du plaisir la fin, le seul
bien désiré pour lui-même alors que les autres biens sont désirés
comme moyens de parvenir à cette fin.
Toutefois, aussi diverses que soient les façons de définir la nature
de l’homme et la fin que celui-ci poursuit, ce qui est commun aux
penseurs antiques est la compréhension de la vie humaine comme le
lieu même de la moralité. C’est dans la dimension de la vie humaine
que les dispositions et les normes inscrites dans la nature de
l’homme peuvent s’actualiser et se développer. La fin moralement
excellente n’est jamais extérieure à l’agent, puisqu’elle consiste, non
dans le fait d’avoir accompli telle ou telle chose, mais plutôt dans le
fait d’être devenu telle ou telle personne, d’avoir instauré en son âme
l’ordre qui lui est propre. Par ailleurs, la vie humaine est pensée
comme une pratique, un agir dont l’homme est l’auteur. Sa fin est
donc une bonne pratique (eupragia), une réussite, une forme de
succès. Elle peut être conçue comme l’exercice d’un art, à partir d’un
savoir-faire ou d’une connaissance qui permettent de tirer avantage
des circonstances de la vie. Certes, la vie humaine n’est pas exempte
de défaillances et elle reste soumise à de nombreuses vicissitudes,
mais la concevoir comme une pratique délibérée attire l’attention sur
le principe agent, à savoir l’être humain qui délibère, désire, agit et
justifie ses actions. On a vu que l’accomplissement moral de
l’individu est atteint quand celui-ci s’est constitué en principe de ses
choix. C’est bien un des caractères de la vie réussie que d’être la vie
d’un agent qui a voulu cette vie-là et la reconnaît comme telle.
Par ailleurs, la vie humaine empreinte de moralité est aussi la vie
qu’il est le plus rationnel de vivre. Platon rappelle dans l’Apologie de
Socrate que Socrate s’était vu confier par le dieu la mission de « vivre
en philosophant, en examinant soi-même et les autres », afin de
convaincre tout homme de ne s’occuper ni de son corps ni de sa
fortune, mais seulement de son âme. Une telle mission a une portée
morale immédiate. Elle indique d’abord un ordre des biens. Le
bonheur du corps, la fortune, les intérêts privés, les succès politiques
n’ont qu’une faible valeur si on les compare au seul bien véritable
auquel l’être humain puisse accéder en cette vie ; un bien qui lui est
propre et intérieur, « le bien qu’il est à lui-même » dit Socrate dans
l’Alcibiade. L’exercice de la rationalité critique est le meilleur moyen
de réaliser ce bon état de l’âme, car elle permet de se débarrasser des
fausses croyances sur les biens et sur les maux. L’examen et
l’entretien avec autrui permettent de mettre au jour les croyances
morales implicites de l’interlocuteur, de révéler les contradictions
qui existent entre elles et, au terme d’une réfutation, de le convaincre
d’abandonner une croyance fausse. Il s’agit de « déshabiller l’âme »
comme dit Platon dans le Charmide en faisant voir ses croyances, ses
raisons, ses résolutions. Cette étonnante certitude que la bonté
morale est le fruit de l’enquête rationnelle correspond à l’insistance
avec laquelle Socrate souligne que lui-même ne possède aucun
savoir substantiel de la moralité, qu’il ignore, par exemple, ce que
sont les comportements socialement acceptables ou les qualités
propres de l’homme et du citoyen, mais qu’il dispose en revanche,
outre le fait de savoir qu’il ignore de telles choses, d’une forme de
connaissance proprement humaine capable de distinguer entre ce
qui est un vrai bien pour l’âme et ce qui n’est ni un bien ni un mal.
Un autre trait caractéristique de la moralité postsocratique est
d’avoir fait de la raison et de la connaissance les constituants
fondamentaux de l’ego. L’ambition d’une compréhension rationnelle
du moi, formulée pour la première fois par Socrate, prend toute son
ampleur dans l’œuvre de Platon. Mais, alors que la réflexion
socratique se rapporte à la pratique, au savoir-faire et à une
connaissance morale contextualisée (puisque la recherche éthique est
menée avec d’autres êtres humains et du point de vue d’une
existence humaine en train d’être vécue), Platon a voulu mettre au
jour le fondement philosophique de cette démarche rationaliste en la
rapportant à la connaissance de la réalité intelligible qu’est la Forme
du Bien. La connaissance du Bien et son intériorisation sont la
réponse platonicienne à la question : « Comment dois-je vivre ? »
En revanche, rien n’est plus étranger à la pensée d’Aristote que
l’ambition platonicienne de faire de l’éthique une entreprise de
connaissance. La fin de la morale, selon Aristote, n’est pas la
connaissance de l’essence du bien qu’est la vertu, mais le fait de
devenir vertueux. La réflexion éthique n’est pas une recherche
théorique, mais une forme de pratique, destinée à améliorer l’âme en
expliquant pourquoi la condition vertueuse doit être recherchée.
Aristote refuse, à la différence de Platon, de poursuivre en morale
une exactitude et une rigueur qui ne valent que pour les sciences.
Enfin, alors que Platon écarte les arguments vraisemblables et les
opinions du plus grand nombre, Aristote recommande de partir des
croyances communes, de procéder de manière dialectique en
dégageant difficultés et problèmes, de montrer les choses en gros et
de ne se servir que d’une rigueur appropriée. En rejetant l’idée
platonicienne selon laquelle l’appréhension du bien humain doit être
appuyée sur une connaissance abstraite et universelle du bien en
général, aucun autre philosophe qu’Aristote n’a plus étroitement
rapporté la compréhension de la question : « Comment dois-je
vivre ? » à celle de la nature du je. Pour l’homme, comme pour toute
espèce vivante, le bien consiste dans le développement et l’exercice,
en des conditions favorables, des capacités de sa nature.
Le cynisme a voulu assimiler la philosophie morale à une forme
d’exercice, de pratique, d’ascèse, plutôt qu’à un ensemble de
raisonnements et de connaissances. Une telle tension entre une
destination pratique et une destination théorique de la philosophie
se retrouve constamment dans l’histoire de la pensée hellénistique.
Une première voie, soucieuse surtout de pratique et de manière de
vivre, est illustrée par le scepticisme et par certains aspects de
l’épicurisme : c’est « la voie courte vers la vertu », comme on
l’appelait au sein de l’école stoïcienne. Une autre voie, tout en
reconnaissant le problème de la pratique éthique, cherche à fonder
celle-ci sur la connaissance du monde naturel et sur la logique,
renouant avec l’ambition théorique qui avait été celle de Platon. Le
stoïcisme illustre au mieux cette seconde tendance : l’éthique est
toujours au cœur de la philosophie mais se nourrit de ses autres
parties, la logique (ou l’analyse des notions) et la physique (ou
l’étude des réalités physiques et du cosmos).
Mais qu’on choisisse l’une ou l’autre voie, la philosophie morale
de l’époque hellénistique a pour principale visée de donner aux
individus des raisons de croire qu’ils peuvent accéder à un contrôle
total de leur propre bonheur dans le monde, ici et maintenant. Alors
que pour Platon, la forme la plus haute du bonheur humain restait
toujours soumise à l’indétermination qui affecte le monde physique,
alors qu’Aristote ne concevait pas le bonheur comme indépendant
de la fortune, l’idéal de vie et de bonheur propre aux philosophies
hellénistiques se veut en droit accessible à tout individu et en tout
lieu. Un tel modèle d’autonomie fondé sur la compréhension
rationnelle de ce dont un être humain a besoin pour être heureux et
agir moralement, à savoir l’activité libre de la rationalité, fut d’abord
repris par les Cyniques et les Cyrénaïques. Le Cynique méprise tout,
sauf la raison. Guidé par la raison, il peut s’exercer à vivre libre de
toute contrainte ou tradition, indifférent aux biens extérieurs, à la
fortune, à l’opinion publique. Même chez le sage cyrénaïque, qui
n’accorde de valeur morale qu’au plaisir du moment, on retrouve ce
même idéal de vie consistant à maintenir un contrôle de soi complet
en toutes circonstances, fait essentiellement de maîtrise acquise sur
les plaisirs.
L’exemplaire moral qu’est la vie du sage deviendra l’image de
marque de la philosophie hellénistique. La conception du sage sera
différente selon l’école philosophique, mais elle réunit toujours la
rationalité, le contrôle de soi, le culte de la vertu et de l’autonomie.
Cet ensemble de qualités et l’intériorisation du bien moral
fournissent la formule de l’excellence éthique. Le sage ne répond de
personne que de lui-même. Il est muni, équipé, au sens militaire du
mot, de sa sagesse qui le prépare à faire face à toutes les privations,
parce qu’il a réduit ses besoins au minimum que la nature peut lui
fournir de façon ordinaire. Il peut vivre soit l’idéal épicurien de
l’existence exempte de toutes formes de trouble, soit l’idéal stoïcien
d’une vie qui s’écoule doucement, sans heurts, dans une totale
indépendance à l’égard du hasard et des circonstances.

La vertu et la nature

Socrate définit la vertu comme un idéal d’autonomie morale et


de rationalité, qui protège de toute atteinte de la part d’autrui et des
vicissitudes du hasard. Une telle conception se retrouve dans toute la
pensée éthique postsocratique et elle a marqué la culture européenne
au moins jusqu’au XVIIe siècle. Elle rompt avec l’idée homérique de la
moralité comme affirmation de soi ; elle s’oppose également à la
forme d’accomplissement humain, ou talent de conduire ses affaires
dans le domaine privé et dans le domaine public, qu’enseignaient les
Sophistes. Cela dit, il y a tout lieu de penser que la définition
socratique de la vertu ne s’est jamais complètement substituée dans
la moralité populaire à la compréhension aristocratique ou à la
définition conventionnelle et instrumentale de la vertu. L’obstination
de certains interlocuteurs de Platon, et parmi eux le jeune Ménon qui
définit spontanément la vertu comme « l’intensité des désirs et la
capacité à les satisfaire », l’atteste assez.
On ne peut manquer de souligner l’usage très général du terme
aretè (vertu ou excellence) à l’époque socratique et dans les dialogues
de Platon. Il existe ainsi une aretè qui sert à décrire une fonction (voir
pour les yeux, courir pour les chevaux), mais aussi à désigner la
réalisation optimale et l’excellence de cette fonction. De la même
façon, l’aretè de l’homme, dans l’usage courant du terme, désigne
l’action la plus spécifique de l’homme et sa réalisation optimale.
Socrate et Platon reprennent ce sens déjà riche, en y ajoutant
plusieurs déterminations nouvelles. L’homme étant capable
d’actions volontaires, l’aretè est la qualité propre, l’excellence du
principe agent, à savoir l’âme humaine. Par ailleurs, Platon, comme
Socrate avant lui, exige que l’aretè n’appartienne qu’à l’âme humaine
et soit principalement définie à partir de la réflexion et de la
connaissance, comme faculté permettant de saisir clairement la fin
de l’action et d’en déterminer les moyens. L’aretè socratico-
platonicienne est définie à la fois par ce rapport au bien conçu
comme ordre de l’âme et par la présence de la connaissance.
Une telle conception suppose une critique radicale de la
compréhension commune de la vertu. Celle-ci est menée au livre I de
La République et porte sur la vertu de justice. À la question de savoir
ce qu’est la justice, une première réponse d’inspiration traditionaliste
(la justice, c’est rendre ce qu’on doit), Socrate a tôt fait de le montrer,
conduit à maintes incohérences. Une autre définition, proposée par
Thrasymaque, identifie la justice à la promotion des intérêts du sujet.
Cette conception égoïste de la rationalité pratique a pour
conséquence, en matière politique, que chaque gouvernement,
détenteur de la force, établisse les lois qui lui sont avantageuses et
qu’il déclare justes. Pour la réfuter, Socrate s’attache à souligner
l’incohérence qu’il y a à faire de la justice « l’intérêt du plus fort ».
L’intérêt de l’agent, qui est la seule visée morale de l’égoïsme
rationnel, doit être fondé sur la connaissance de ce qui est un bien
pour cet agent. Or le bien de l’agent, ou bon ordre de son âme, ne
peut jamais se réaliser par l’injustice. Socrate souligne par ailleurs
qu’il est douteux qu’une conception égoïste de la moralité soit
compatible avec quelque organisation sociale que ce soit.
L’immoraliste a besoin, pour arriver à ses fins, d’être entouré de
personnes qui respectent la moralité commune. Enfin, une troisième
conception, selon laquelle les seules raisons qui recommandent la vie
de justice tiennent au fait que le pouvoir d’agir est limité, est
proposée par Glaucon. La justice tiendrait « le milieu entre le plus
grand bien, c’est-à-dire l’impunité dans l’injustice ». Placée entre ces
deux extrêmes, la justice n’est donc pas aimée comme un bien, mais
honorée à cause de l’impuissance où l’on est de commettre
l’injustice.
Il y a là trois façons de définir la vertu (selon la tradition, l’intérêt
personnel, la conciliation des intérêts) que Socrate critique en
dégageant l’élément qui leur est commun : toutes trois considèrent la
justice comme un bien « étranger », utile, non à celui qui l’exerce,
mais à celui au profit duquel elle s’exerce. Or, loin de n’être un bien
que pour celui qui en profite, la justice, selon Socrate, est au seul
avantage de celui qui l’exerce ; elle est le plus précieux des biens que
l’homme puisse jamais acquérir pour lui-même. Une action
vertueuse est censée se justifier elle-même et il n’est jamais
avantageux d’agir sans justice, car c’est là faire un tort objectif à son
âme, même si l’action injuste peut rester impunie et n’entraîner
aucune réprobation sociale. À l’inverse, une personne juste ne peut
être lésée par un traitement injuste dans la mesure où aucune
injustice ne peut porter atteinte au bien qui lui est propre, l’ordre de
son âme. Ce raisonnement, développé par Socrate avec Polos, dans
le Gorgias, s’achève sur la conclusion qu’il est préférable d’être traité
injustement que de commettre l’injustice et, si l’on a commis
l’injustice, de subir le châtiment propre à restaurer le bon état de
l’âme. Il faut opter pour la vertu, non parce qu’il est rationnel de ne
pas agir contre la justice, en raison des avantages et du bonheur que
celle-ci peut apporter, mais parce qu’il est rationnel d’agir
conformément à la justice.
La vertu est également définie en rapport étroit avec le savoir.
Socrate disait que la méchanceté de l’homme n’a d’autre racine que
son ignorance, ignorance des principes d’action ou des traits
caractéristiques de la situation en laquelle il agit. On peut critiquer le
lien ainsi établi entre vertu et connaissance. La connaissance du bien
ne fournit pas à elle seule une raison d’être vertueux et il est toujours
possible d’agir irrationnellement. Mais la stricte dépendance entre la
connaissance du bien et l’action vertueuse permet de comprendre la
portée de l’analogie établie par Socrate entre la vertu et un art tel que
la cordonnerie, la navigation ou la médecine. Il est vrai que si un
expert est libre de ne pas se servir de son art ou de s’en servir mal,
l’homme vertueux n’a aucun motif de ne pas se servir du genre de
connaissance qu’est la vertu, dans la mesure où elle est connaissance
de ce qui promeut le bonheur de l’agent. La définition de la vertu
comme savoir permet de concevoir celle-ci comme une certaine
activité cognitive consistant à maintenir l’ordre de l’âme. Les vertus
morales sont des états de l’esprit qui se rapportent à l’appréhension
de ce qui est bien et mal. Mais l’objet de cette connaissance qu’est la
vertu est difficile à déterminer et plusieurs dialogues socratiques
s’achèvent sur l’impossibilité de dire ce qu’elle est.
Les difficultés attachées à l’intellectualisme de la conception
socratique ont amené Platon à concevoir la vertu de façon plus
complexe. À la simplicité de la théorie socratique qui conçoit l’âme
comme composée d’une partie rationnelle et d’une partie
irrationnelle, Platon substitue une psychologie morale d’une grande
subtilité. L’âme, selon Platon, comprend trois parties : la partie
rationnelle, le thumos (cœur ou affectivité) et la partie appétitive. À
chacune de ces parties est attachée une source de motivation. La
vertu morale n’est plus simplement conçue comme un état cognitif
se rapportant à la vérité de la proposition décrivant ce qui doit être
fait ; elle est définie par rapport à l’ensemble de l’âme dont elle
désigne l’ordre. Causes psychologiques de notre comportement, les
vertus appréhendent les raisons relatives au bien et au mal, mais,
dans la mesure où la vertu correspond à la mise en place d’un ordre
à chaque fois spécifique entre rationnel et irrationnel, elle inclut des
émotions et des appétits, car ceux-ci sont également sources de
mouvements corporels volontaires et doivent rester soumis au
jugement raisonné sur le bien. Tout en enrichissant la définition de la
vertu de motivations propres aux émotions et aux désirs, Platon
écarte résolument toute justification instrumentale de la moralité. Le
choix en faveur de la vertu ne doit pas résulter du calcul des plaisirs
et des peines que le Socrate du Protagoras semblait recommander.
Car ce serait là confondre la vraie vertu avec la vertu servile dont
parle le Phédon. L’exercice de la vertu est la condition en laquelle
l’âme peut ressaisir sa véritable nature et progresser vers
l’assimilation au divin dont le Théétète dit « qu’elle permet de
devenir juste et saint dans la clarté de la pensée ». La vertu consiste à
imiter en son âme les mouvements harmonieux de l’Âme du monde,
mais elle se rapporte également à une forme de connaissance qui
n’est accessible qu’au terme d’un processus de remémoration. Seuls
les gouvernants de la cité de La République ont accès à la
connaissance de la vertu, les autres citoyens ne disposant que d’une
opinion vraie. On doit toutefois souligner qu’il existe une source de
tension dans la conception platonicienne de la vertu définie tantôt
comme exercice pur de la pensée (d’après le Phédon et le Théétète) et
comme une réalité mixte associant délibération, désir et émotions
(dans La République). Cette tension explique peut-être que la
définition de la vertu soit un des points où Aristote se sépare le plus
de Platon.
Aristote définit la vertu comme l’état optimal des potentialités
rationnelles de la nature humaine. Mais il distingue soigneusement
entre deux formes de vertus ou excellences : les vertus intellectuelles
(c’est-à-dire les vertus de l’intellect théorique, savoir et intelligence,
ou pratique : la sagesse pratique), et les vertus morales qui sont « des
dispositions à agir de façon délibérée, consistant en une médiété
relative à nous, laquelle est rationnellement déterminée comme la
déterminerait l’homme prudent ». Les vertus morales, ou vertus du
caractère, sont faites à la fois de désir actuel et de disposition
rationnelle. En effet, la sagesse pratique, phronèsis, joue un rôle
essentiel dans la délibération, dans l’appréhension de la fin et dans
le jugement pratique en situation, mais la connaissance du bien ne
suffit jamais à elle seule à rendre vertueux. Car si la vertu est
l’élément essentiel d’une vie complète et autarcique, elle requiert
aussi une pluralité de biens comme la condition même de son
exercice.
Les vertus morales, auxquelles se rapportent de plein droit
peines, plaisirs et émotions, sont définies à la fois comme des
médiétés et comme des excellences. Le critère de la médiété, ou juste
milieu (par quoi il faut entendre non un principe de modération,
mais un facteur d’appropriation et de convenance) est un critère
formel permettant d’apprécier la justesse des sentiments, des
émotions, des plaisirs attachés à l’acte vertueux. Ainsi, le courage est
médiété entre deux vices correspondants, d’excès et de défaut, la
couardise et la témérité. La modération est une médiété entre une
forme de complaisance sans retenue et l’insensibilité aux plaisirs. Par
ailleurs, le critère formel de la médiété permet de penser une
certaine variabilité des formes de vertu. Un texte de la Politique
revendique explicitement, contre Platon qui l’avait critiquée, la
définition que le rhéteur Gorgias donnait d’une pluralité de vertus :
la vertu d’un homme diffère de celle d’une femme et de celle d’un
esclave ; une énumération raisonnée des vertus est donc plus proche
de la réalité et guide mieux l’action qu’une prétendue définition
universelle.
Les Épicuriens et les Stoïciens ont conçu la vertu comme la
condition essentielle de l’obtention de la fin, elle-même définie
comme la perfection morale humaine. Un autre trait marquant de
l’éthique hellénistique tient au rapport établi entre morale et nature
et à la parité suggérée entre raisons morales et raisons naturelles. La
notion de « tendance naturelle » (hormè) est à cet égard
fondamentale. Les Épicuriens en sont les plus évidents défenseurs.
Épicure recommandait de revenir aux premières certitudes dont
l’éducation a détourné l’homme, car il est alors aisé de constater que
les tendances naturelles concourent au plaisir. Les affects de plaisir et
de douleur sont comme des critères, immédiats et irréfutables, qui
indiquent que ce qui est plaisant est bon. C’est ce que révèle la
nature de l’homme, laquelle se montre non au moment de son plein
accomplissement, comme le pensait Aristote, mais chez le jeune
enfant dont la nature n’est pas adultérée. Les Stoïciens accepteront le
même point de départ, mais les tendances naturelles, selon eux, ne
s’orientent pas vers le plaisir, mais vers le souci de soi, l’instinct de
conservation et d’autodéveloppement. Par cette capacité
d’appropriation à lui-même ou familiarité (oikeiosis), l’être humain
recherche des avantages naturels qui sont autant de fins prescrites
par la nature. L’activité de sélection de ce qui est avantageux prend
peu à peu une forme de conscience pratique d’elle-même et se
développe en conformité à la volonté de la nature, les actions se
destinant progressivement à des fins plus élevées, objets de choix et
principes d’actions justes. Le schéma de motivation qui conduit
d’abord à rechercher ce qui est avantageux pour l’individu, puis à
accomplir l’action moralement juste reste à peu près le même, mais
les raisons et les objets ont changé. La vertu fondée sur la rationalité
est la perfection de la raison (et non un exercice de la rationalité
comme la concevait Aristote).
Même chez Pyrrhon, le premier et le plus atypique des
philosophes postsocratiques, qui cherchait à annihiler le désir
humain et semble ainsi s’être placé par avance à contre-courant des
morales hellénistiques, on croit voir inscrite en creux cette prise en
compte de la pulsion vitale (hormè), ou tendance propre à tout être
vivant, qui le conduit à choisir ce qu’il croit être bon pour lui-même.
Arcésilas, représentant d’un probabilisme plus tardif, aurait indiqué
que la « tendance » conduit naturellement les hommes vers ce qui est
approprié. Même pour les Néopyrrhoniens du Ier siècle avant J.-C., la
conduite morale requiert l’obéissance passive à l’apparence et une
impulsion minimale. Toutefois, en faisant de la suspension du
jugement la condition d’accès à la sérénité et au bonheur, l’école
néopyrrhonienne représente sans doute la tentative la plus poussée
qu’on trouve dans la philosophie hellénistique de ne pas faire fond
sur le lien de continuité entre la tendance première et la moralité.
Mais c’est là une exception. La tendance naturelle est en général
le meilleur indicateur du bien humain, la recherche du bien humain
conduisant naturellement à la poursuite du bien moral ou perfection
due à la vertu. Au début du livre II du traité Des Devoirs, Cicéron
souligne qu’on ne peut dissocier l’utile (utile, ou agathon en grec, qui
signifie tout autant le bon pour l’individu que le bon en soi) du beau
moral (honestum, qui traduit le kalon grec). Une telle continuité a été
si fortement revendiquée par les Stoïciens que leurs critiques
sceptiques leur ont reproché de se servir de deux notions distinctes
du bien. L’association entre naturalisme et rationalisme, assez
caractéristique de l’éthique hellénistique, est le point où
s’appliqueront les critiques des Sceptiques.

Le bonheur et la philosophie de l’action

Le lien intrinsèque de la moralité à la vie humaine n’est pas


étranger à notre expérience morale, mais ce qui est peut-être plus
problématique à nos yeux est que cette vie morale ait pour visée la
vie heureuse. L’éthique grecque est une éthique du bonheur, une
éthique eudémoniste, qui associe étroitement la poursuite de la
moralité et celle de la félicité. Comment définir cette réalité (faite de
bonheur, félicité et prospérité) que les Grecs ont désignée sous le
nom d’eudaimonia ? Il ne s’agit aucunement du sentiment subjectif
du bonheur (comme les utilitaristes du XIXe siècle anglais le
définiront) ; même l’épicurisme qui assimile le plaisir au bien s’est
gardé de cette définition subjective et seuls peut-être les Cyrénaïques
(une des écoles socratiques) ont défini le bonheur comme la
maximisation d’états subjectifs excellents. L’eudaimonia représente
plutôt une manière d’être déterminée à la fois par le bon ordre de
l’âme et le bien agir.
La définition la plus commune du bonheur est celle qui l’identifie
au plaisir. Un des premiers et plus ardents défenseurs en est le
Calliclès du Gorgias qui affirme que la vie heureuse est « la vie facile,
l’intempérance, la licence ». Socrate réfute cette thèse en soulignant
le caractère insatiable des désirs physiques les plus grands (et la
frustration qui se trouve ainsi toujours attachée à leur satisfaction).
Mais la véritable réfutation conceptuelle de l’hédonisme se trouve
dans le Philèbe. Le plaisir dans son ensemble appartient au genre de
l’illimité, il n’est qu’une genèse et ne possède pas de nature propre ;
il ne peut donc être confondu avec le bien humain au fondement de
la vie heureuse. De plus, toute perception du plaisir suppose que la
pensée s’ajoute au plaisir. La pure vie de plaisir serait donc marquée
d’incomplétude et condamnée à rechercher toujours, sans en avoir la
moindre représentation mentale, les objets qui devraient satisfaire les
désirs dont elle est habitée.
Mais l’hédonisme ne se réduit pas à la défense d’une conception
« licencieuse », où le plaisir se caractérise par le caractère présent,
l’intensité immédiate, sans que la distinction entre bons et mauvais
plaisirs joue le moindre rôle. Il existe également une conception
rationaliste de l’hédonisme (exposée, par exemple, dans le
Protagoras) qui identifie le bonheur à la maximisation des plaisirs à
l’échelle de la vie entière. Dans cette conception, le sujet a la capacité
de se détacher du vécu immédiat du plaisir pour comparer celui-ci
aux peines futures qu’il pourrait entraîner ou à d’éventuels plaisirs
plus grands à venir. Dans une perspective eudémoniste, une telle
conception ne peut être réfutée qu’à condition de montrer que le
concept de plaisir est ontologiquement inconsistant ou que le plaisir
ne peut valoir comme critère indépendant et neutre de ce qui est la
meilleure condition humaine.
Cette conception holiste du plaisir a été portée à son plus haut
degré d’accomplissement philosophique par Épicure. La vie de
plaisir, comme ensemble des satisfactions éprouvées, est, selon
Épicure, la seule vie heureuse, parce que c’est la seule vie qui puisse
être réglée et conduise à un état de tranquillité et d’indépendance
par rapport aux réalités extérieures. L’individu accède à une forme
d’autosuffisance en changeant et adaptant ses désirs, car ceux-ci sont
les produits de croyances que les hommes peuvent contrôler par la
raison. L’état de bonheur est caractérisé par l’absence de peine dans
le corps et par l’absence de trouble dans l’âme. Bien que le plaisir
soit le seul bien intrinsèque, le bonheur exige aussi la prudence et
d’autres vertus éthiques car « les vertus sont naturellement liées avec
le fait de vivre avec plaisir, et le fait de vivre avec plaisir est
inséparable des vertus ». La source ultime du plaisir est la réflexion
sur les conditions minimales de la satisfaction du corps ; le sage
pourra donc être heureux sous la torture. Les philosophes
cyrénaïques semblent avoir, un siècle avant Épicure, critiqué une
telle conception du bonheur-plaisir. Eux-mêmes soulignaient que le
plaisir est la fin de toute action, mais refusaient pour cette raison
d’assimiler bonheur et plaisir, parce que les satisfactions du plaisir
ont un caractère rhapsodique et détaché que ne peut avoir le
bonheur. Le bonheur ne peut donc être défini comme plaisir ou
sommation de plaisirs.
À côté de la définition du bonheur comme plaisir, reprise surtout
par les Épicuriens, on trouve dans la pensée socratique l’origine de
deux autres conceptions qui auront beaucoup d’influence sur la
pensée ultérieure. Dans le Gorgias, Socrate évoque la vie de l’homme
sage qui limite ses désirs à ceux qu’il est possible de satisfaire et
connaît ainsi une forme de tranquillité qui lui garantirait le bonheur,
en l’immunisant contre l’insatisfaction et la perte. Cette conception
se retrouve dans la pensée cynique. Le bonheur semble y être défini
comme le fait de vivre, après une forme d’ascèse physique ou
mentale de ses désirs, en agrément avec la nature ou en conformité
avec la raison. L’essence du bonheur est une maîtrise de soi qui se
manifeste par la capacité à vivre bien en toute circonstance
imaginable.
Une dernière conception du bonheur qui semble être aussi
d’origine socratique définit la vie humaine comme la vie qui réalise
au mieux les capacités naturelles de l’individu. La conception
platonicienne du bonheur comme satisfaction des désires rationnels
exprimant et confirmant l’ordre de l’âme en est très proche, mais ce
sont les définitions aristotélicienne et stoïcienne qui, dans deux
perspectives différentes, y correspondent le plus étroitement. Pour
les Stoïciens, le bonheur ou possession du bien moral est
l’accomplissement des tendances naturelles d’abord orientées vers la
recherche du bien humain. Pour Aristote, le bonheur correspond à
l’état d’actualisation le plus parfait de la plus excellente des
capacités humaines. Mais une telle définition du bonheur s’oppose
résolument à l’hédonisme. Aristote montre ainsi que la
caractéristique la plus proprement humaine que la vie heureuse doit
refléter n’est pas la capacité à éprouver le plaisir, mais l’exercice de la
faculté rationnelle. Il souligne aussi que le plaisir associé à
l’intelligence étant meilleur que le plaisir, celui-ci ne peut être le
bien. Un siècle plus tard, les Stoïciens voudront montrer, toujours
contre les Épicuriens, que la tendance la plus naturelle de l’être
humain n’est pas la recherche du plaisir, mais une sorte de
familiarité avec soi-même et ce qui est sien.
La définition la plus générale de l’eudaimonia est donc le fait
d’accomplir certains actes, d’être une certaine personne, de mener
une certaine vie. Le bon état de l’âme conduit au bonheur et la vertu
est la seule récompense. C’est le sens profond de l’eudémonisme
grec. À l’existence d’un lien conceptuel entre la vertu et le bonheur
s’ajoute la certitude que l’une et l’autre sont toujours compatibles
pratiquement. On peut être heureux tout en étant vertueux au sens
où aucune souffrance ne peut déposséder l’individu de sa vertu,
source objective de son bonheur. Une telle interdépendance de la
vertu et du bonheur peut prendre des sens différents. La vertu peut
suffire au bonheur, sans qu’on ait besoin d’y ajouter quoi que ce soit
(c’est la position strictement socratique que les Stoïciens ont reprise).
Plus généralement, le bonheur dont la vertu est une condition
nécessaire requiert aussi d’autres biens. L’eudaimonia est ainsi définie
à partir de la poursuite de biens réels, dotés d’une valeur objective.
Pour Platon, ces biens sont, outre la connaissance, l’ordre, la mesure
et la limite qui, présents en toute réalité humaine, contribuent à en
faire un bien. Aristote ajoutera aux biens intellectuels certains biens
extérieurs comme la santé et la réputation, qui sont nécessaires à
l’exercice de la spontanéité morale. Mais l’eudaimonia renvoie aussi à
l’état le plus excellent de l’âme humaine. Dans la mesure où
l’accomplissement moral de l’agent dépend de la valeur intrinsèque
ou de la perfection des activités et des états responsables du
bonheur, l’eudémonisme de l’éthique grecque est aussi une forme de
perfectionnisme. Mais le bonheur ne saurait résulter de la simple
possession de ces biens, voire d’un seul instant de bonheur. À
l’exception des Stoïciens, les philosophes grecs ont fait du bonheur
une qualité de l’ensemble de la vie humaine.
Le bonheur est donc une fin ultime qui permet d’expliquer nos
actions et nos désirs. Car il n’y a que le bonheur pour lequel il n’est
pas légitime de demander : « En vue de quoi avez-vous fait cela ? »
Socrate faisait de la rationalité la seule source de l’action morale. En
conséquence, l’« incontinence » (akrasia), ou le fait d’agir contre son
meilleur jugement, poussé par le plaisir, la peine ou la peur, n’existe
pas. De plus, personne ne peut agir volontairement contre la vertu,
car c’est là ne pas respecter ce qui importe le plus à son âme.
Par opposition au socratisme, la philosophie platonicienne de
l’action, et la psychologie morale qui y est associée, offre une théorie
complexe et différenciée des sources de la motivation. La partie
rationnelle de l’âme a la capacité d’agir « en considération du
meilleur ». À l’opposé, les désirs irrationnels, issus de la partie
appétitive de l’âme, sont dépourvus de toute considération du bien.
Quant aux désirs qui proviennent de la troisième partie de l’âme,
l’affectivité, ils ont tous trait à l’affirmation de la valeur propre de
l’individu ; en cela, ils procèdent d’une conception tronquée du bien,
mais peuvent être mis au service de la raison. Lorsque Platon
cherche à rendre compte d’une action irrationnelle, ou du fait qu’on
n’agisse pas selon son meilleur jugement, ou encore de l’existence de
conflits psychiques, il n’oppose pas un désir ou une volonté à un
raisonnement, mais un désir (rationnel) à un autre désir (irrationnel),
l’opposition de la raison à l’appétit se manifestant toujours sous
forme de résistance, de volonté et de désir. Par ailleurs, Platon
admet, contrairement à Socrate, la réalité du phénomène psychique
de l’akrasia, ou possibilité d’agir contrairement à son meilleur
jugement. Mais il souligne avec insistance le caractère non
intentionnel de ce type d’action, puisque l’intentionnalité de l’action
est toujours liée au fait que celle-ci procède d’un jugement sur le
bien. Ainsi seule l’action rationnelle est volontaire au sens plein, les
actions inspirées par la colère ou une émotion violente étant
volontaires selon le degré auquel elles sont empreintes de
considération rationnelle.
La conception platonicienne, selon laquelle une source de
motivation est attachée à chaque partie de l’âme, ne se retrouve pas
chez Aristote. Dans le traité De l’âme, Aristote fait du désir (orexis),
qui procède de la partie désirante de l’âme, l’unique source de
motivation de toutes les actions, qu’elles soient rationnelles (dans ce
cas, il s’agit du désir rationnel ou souhait) ou qu’elles procèdent de
l’affectivité et de l’appétit. La philosophie de l’action y gagne en
cohérence, puisqu’il n’y a plus qu’une source de motivation unique,
résidant en une partie spécifique de l’âme, mais elle aboutit aussi à
une difficulté. Les croyances relatives au bien, les croyances
évaluatives, sont incapables à elles seules de motiver aucune action,
à moins qu’un désir n’y soit associé. L’incapacité de la raison à
motiver l’action correspond du reste à son incapacité à déterminer
les fins de l’action humaine. En effet, plusieurs textes d’Aristote
semblent attester que la raison ne peut délibérer sur les fins de
l’action (définies par le désir), mais uniquement sur les moyens.
Enfin, Aristote n’admet pas davantage que Platon qu’on puisse agir
contrairement à son meilleur jugement, mais il reconnaît qu’on peut
mal agir volontairement et avec une certaine rationalité à partir
d’une croyance particulière et tronquée, et qui est contraire, même
de manière accidentelle, au jugement le meilleur.
L’opposition entre Platon et Aristote éclaire un débat récurrent
dans toute l’histoire de la philosophie morale. Platon est le premier à
avoir soutenu qu’il existe une source de motivation propre à la
raison, que la croyance relative au bien est « active », capable de
motiver et de définir les fins. Aristote, en revanche, a souvent été
présenté comme inaugurant une tradition que Hobbes, Hume et tous
les courants anti-intellectualistes allaient illustrer, selon laquelle la
raison est inerte et seul le désir détermine les fins.
En ce sens, Platon et Aristote s’opposent nettement aux Stoïciens
qui sont davantage fidèles à la conception socratique, dans leur
volonté d’identifier intégralement la vie morale à la vie selon la
raison. Le sage stoïcien, s’il existe, sait toujours ce qu’il est approprié
de faire en toutes circonstances et doit pouvoir agir conformément à
ce savoir. Les Stoïciens ont montré qu’il existait un lien direct entre
les croyances relatives au bien et l’action. Seule la raison motive les
actions : il suffit donc de consentir à l’impression rationnelle qui
présente la description d’une action à accomplir ou à éviter. L’action
est juste si la proposition qui la motive est vraie. Il n’y a pas de
faiblesse de la volonté, mais il y a en revanche des erreurs de
raisonnement, lorsqu’on acquiesce à des propositions qui présentent
comme bon un autre objet que la vertu ou la rationalité. Les passions
peuvent offusquer la croyance rationnelle, c’est pourquoi elles ne
doivent être ni contrôlées ni maîtrisées, mais éradiquées. Comparée à
celle de Platon ou d’Aristote, la psychologie morale des philosophies
hellénistiques paraît d’une consternante simplicité. L’idée de conflit
psychique, la certitude qu’il existe des forces de perturbation qui
empêchent les actions de découler des principes ou de la conviction
rationnelle qui lui sont étrangères.
Les éthiques hellénistiques ont également abordé la question de
la liberté humaine, selon une perspective à la fois physique et
morale, ce dont on trouve peu d’équivalent dans l’œuvre de Platon
ou d’Aristote. Épicure était très soucieux de la possibilité de détacher
sa physique atomistique du nécessitarisme auquel elle paraissait
jointe chez Démocrite et qui risquait de retirer toute réalité à la
responsabilité morale de l’agent. La théorie du clinamen (ou
déviation minimale des atomes, terme utilisé par Lucrèce dans son
poème De la Nature), qui permet de penser la constitution des corps
et d’un monde physique stable, sert également à concevoir la
possibilité de la formation d’un caractère moral, source autonome
d’actions qui n’est pas réductible à la somme mécanique des atomes
qui composent la personne. Les Stoïciens se sont enfin intéressés au
problème du destin, problème physique mettant en jeu le principe
universel de causalité, et problème physique moral, car lié à la
possibilité de la liberté humaine. Une théorie physique complexe
permet de penser que l’action morale, bien que nécessairement
suscitée par une impression venue de l’extérieur, est également
déterminée dans sa qualité morale par le caractère de l’agent, au
moyen d’un assentiment où s’exprime sa disposition morale.

Le Bien et la vie bonne

L’idée de bien est la clé de voûte de la philosophie morale de


l’Antiquité. Elle joue un rôle essentiel dans la philosophie morale de
Platon. La connaissance du bien permet en effet au philosophe de
juger ce qu’est le bien dans les êtres humains et dans la totalité de
l’univers. C’est seulement au terme d’une éducation philosophique
que le futur gouvernant de La République parvient à contempler cette
« partie la plus brillante de l’être », qui présente les caractéristiques
formelles de beauté, d’ordre et de symétrie. Son âme cherche alors à
reproduire en elle-même les mouvements ordonnés de l’Âme du
monde et à réaliser un équivalent du bien dans les affaires humaines.
Mais, comme c’est souvent le cas chez Platon, cette première
orientation, qui suppose l’ascèse et le détachement, doit être mise en
parallèle avec une autre, qui défend une conception du bien comme
suprême éligible pour les êtres humains, réalité parfaite et
autosuffisante. Ce bien proprement humain, le Philèbe le définit
comme une vie mixte et harmonieuse qui associe toutes les
connaissances et les plaisirs les plus purs. La vie la meilleure, dont le
choix est le choix moral le plus accessible à l’homme, est définie dans
le mythe d’Er, qui clôt le livre X de La République, comme une « vie
moyenne », non au sens d’une vie médiocre, mais d’une vie
empreinte de mesure.
C’est ici qu’Aristote s’oppose le plus à Platon. Le concept
platonicien de bien est, selon Aristote, incohérent, sans consistance
interne et surtout inutile. Platon a eu tort de penser que ce concept
s’employait de façon univoque. En réalité, le bien se dit selon les
différentes catégories de l’être (il est Dieu ou l’intellect selon la
substance, vertu selon la qualité, mesure selon la quantité, etc.). Le
bien ne peut pas être une notion une et universelle, et la thèse
platonicienne selon laquelle le bien est mesure résulte donc d’une
faute de catégorie. Ensuite, le bien étant une désignation homonyme,
doté de sens multiples, il ne peut être l’objet d’une science unique.
Enfin, même s’il existait un tel bien en soi, il serait un paradigme
inaccessible, inconnaissable pour les humains et parfaitement
inutilisable. L’agent moral n’en a aucunement besoin pour guider sa
délibération ou son action.
Platon conçoit le bien comme une réalité objective, intelligible,
connaissable et guide de l’action humaine. Le Bien est
fondamentalement un, indépendant de l’esprit humain et critère
impartial de la bonté des actions et des comportements. Dans toute
la tradition intuitionniste à partir du XVIIe siècle, chez le philosophe
anglais du début du siècle, G.E. Moore et, plus proche de nous, chez
les tenants du réalisme moral, on retrouve une définition semblable
du bien. Pour Aristote, en revanche, le bien est une façon de qualifier
les états de choses, les personnes et les actions. La qualité de bien
appliquée à une réalité dépend de la nature de cette chose ; or la
bonté de cette chose ne peut être définie indépendamment de ce
qu’elle a de spécifique ; il existe donc une pluralité irréductible de
biens. La pensée de Thomas d’Aquin, celle de Hume, et des
défenseurs contemporains d’un retour à la vertu comme Alasdair
MacIntyre ou Charles Taylor se rapprochent beaucoup d’une telle
conception.
Les réponses apportées par les philosophes hellénistiques à la
même question : « Qu’est-ce que le bien ? » sont apparemment plus
simples et plus substantielles : le bien, c’est, par exemple, le plaisir
ou la vie conforme à la nature. Mais ces philosophes se sont aussi
fortement préoccupés de l’accessibilité du bien. Tous les philosophes
hellénistiques ont souligné combien il est difficile de réaliser en soi le
bien moral. Tous disent que le sage est un modèle, un idéal de la
perfection humaine, dont l’existence est possible. Les Stoïciens ont
ainsi souligné que même si le seul bien est la vertu, le sage peut
montrer en toutes ses actions (importantes ou triviales, qu’elles
réussissent ou qu’elles échouent) la disposition rationnelle qui est le
signe de la vertu. Le stoïcisme impérial a également développé des
formes d’exercice spirituel permettant de réaliser ce détachement du
corps et des biens extérieurs, pour accéder à une forme d’équanimité
(une « citadelle intérieure », selon l’expression de Marc Aurèle).
Une fois de plus, Pyrrhon et la tradition sceptique représentent,
au sein de la pensée éthique grecque, un point de rupture. Si, pour
Pyrrhon, le souverain bien est défini comme un état de perfection
intérieure, conçu comme une aphasia (impossibilité de parler ou
parler pour ne rien dire : les choses pour Pyrrhon sont sans essence
et indicibles), une absence de trouble et enfin une absence d’affect,
en revanche, pour le scepticisme qui s’est développé dans
l’Académie à partir du IIIe siècle, la seule perfection possible pour
l’homme est de ne s’engager dans aucun assentiment erroné. En ne
concevant plus le bien moral comme un ensemble d’états affectifs et
mentaux (sérénité intérieure, apaisement, voire éradication de la
sensibilité) mais comme une suspension de jugement (epokhè),
autrement dit comme une attitude à l’égard du monde des
représentations, les Sceptiques se distinguent nettement du reste de
la pensée hellénistique.
La pensée éthique grecque a pour trait caractéristique d’être une
moralité centrée sur l’agent, où le développement moral du sujet est
acquis à partir de lui-même et aboutit à la formation de son caractère
moral. Le reproche que Kant adressait à la philosophie morale de
Platon, de défendre une forme égoïste de moralité, vaut pour
l’ensemble de la morale grecque. Celle-ci est formellement égoïste
dans le sens où si chaque homme a une bonne raison d’agir
moralement, cette raison se rapporte essentiellement à son caractère
moral. Le principe de moralité inscrit en l’agent moral ne consiste
jamais en un ensemble de préférences à satisfaire indépendamment
de tout point de vue moral. Au contraire, comme le dit Bernard
Williams, le but visé n’est pas « de donner une explication du moi et
de ses satisfactions qui montrent comme la moralité peut y
correspondre, mais de donner une explication du moi dans laquelle
la moralité est déjà inscrite ».
Le lecteur d’aujourd’hui pourra s’en étonner. Alors que nous
comprenons les vertus et la moralité dans un sens essentiellement
altruiste, comment saisir une perspective éthique qui ne mettrait pas
le souci d’autrui au premier plan ? Lorsque Socrate souligne que la
préoccupation majeure de l’homme doit être la qualité de son âme, il
ne fait aucune allusion au fait que le service des autres représenterait
en soi-même une fin morale. Le bonheur recherché, aussi objectiviste
que soit sa définition, est évidemment celui de l’agent et non celui
des autres. Mais la formulation de ce souci exclusif de son âme
mérite d’être nuancée, car la théorie platonicienne de l’amour, qui
vise à l’amélioration morale d’autrui, la conception aristotélicienne
de la justice, l’idée stoïcienne de la familiarité et celle, épicurienne,
de l’amitié, témoignent d’un souci de réelle prise en compte d’autrui
dans la définition de la moralité. Dans la mesure où les objectifs de la
moralité et de la justice sont rationnels, il est possible d’en
convaincre tout autre agent moral. Plus généralement, les raisons
morales qui valent pour chaque homme valent aussi pour autrui.
Enfin, l’exercice des vertus altruistes contribue au bonheur de celui
qui les pratique. L’homme qui meurt pour son pays ou ses amis est
un homme qui s’aime lui-même, dit Aristote, car il s’accorde une
grande part de ce qui est un bien.

Influence et postérité de la pensée


éthique grecque

La suite ininterrompue dans laquelle nous nous représentons les


philosophes antiques : les Présocratiques, Socrate, Platon, Aristote,
les Stoïciens, Épicuriens, Sceptiques n’est familière que depuis deux
siècles. Auparavant, la connaissance de la pensée grecque était
sélective et partielle. Le Moyen Âge lit principalement Aristote et les
Stoïciens, alors que seul le Timée de Platon était connu. Dès la fin de
l’époque médiévale, l’aristotélisme a représenté la possibilité d’une
compréhension stable et ordonnée du monde en relation avec Dieu,
tandis que le platonisme a diversement incarné une spéculation
rationnelle, humaniste, parfois poétique et magique. Le fameux
tableau de Raphaël, L’École d’Athènes, réunit les deux figures
centrales de Platon et d’Aristote, le premier avec les yeux levés vers
le ciel, l’autre les mains tournées vers le sol. Mais la redécouverte du
platonisme à l’époque de la Renaissance a fait aussi souffler un vent
d’humanisme, tandis qu’Aristote est vu (par Descartes en tout cas)
comme le défenseur des essences et des analogies mystérieuses.
Même aujourd’hui, comment être assuré que la façon dont nous
voyons la philosophie grecque correspond à ce qu’elle a été ? Les
oppositions et polémiques entre écoles qui nous semblent si
décisives n’ont pas été réellement aperçues dans l’immédiate
postérité. Cicéron ne semble pas faire de grande différence entre la
pensée de Platon et celle d’Aristote, soulignant ainsi leur commune
opposition à la pensée d’Épicure, et à un moindre degré à celle des
Stoïciens.
La philosophie morale de l’Antiquité n’en a pas moins exercé une
influence considérable sur l’histoire de la philosophie, et, encore
aujourd’hui, la théorie des vertus d’Aristote, la conception de la
motivation humaine chez Platon et Aristote, la définition des plaisirs
par les Cyrénaïques et les Stoïciens sont au cœur de nombreux
débats. Cette constance de la référence grecque peut nous faire
douter d’une conception historiciste de la philosophie (selon laquelle
nos problèmes moraux sont définis par des conditions historiques).
En effet, certains de nos problèmes moraux sont les mêmes que ceux
que se posaient les Grecs, et les réponses que nous tentons d’y
apporter empruntent en partie à la pensée grecque. Qu’une telle
chose soit possible doit aussi nous rendre sceptiques quant à
l’existence d’un progrès moral, de l’Antiquité jusqu’à nous, dont
l’effet premier serait de reléguer les réflexions grecques dans le
monde révolu des Anciens.
On peut enfin essayer de répondre à la question initiale sur le
sens qu’a la moralité chez les Grecs. C’est une morale sans loi
abstraite ni impératif catégorique. La question morale essentielle est
celle de savoir quelle vie mener et comment former son caractère. En
ce sens, la pensée éthique grecque représente la forme la plus
complète d’une conception de la moralité fondée sur l’attrait exercé
par le bien, où l’accomplissement moral de l’agent est strictement
commensurable à la visée du bonheur (par opposition à une
conception impérative où la source de la moralité se trouve dans des
obligations indépendantes de l’épanouissement de l’agent). Dans la
même veine, l’altruisme est fondé sur une conception du bien pour
les personnes, même si on peut trouver dans la pensée antique, chez
les Stoïciens, la suggestion d’une théorie morale fondée sur les
devoirs et les obligations.
La pensée éthique grecque n’opère pas de stricte distinction ou
de rupture nette entre le moral et le non-moral, entre les obligations
générales et les idéaux moraux privés. C’est une morale sans dieu,
sans règles abstraites, car les normes ne sont jamais détachées de la
question de savoir quel genre de vie mener. Par ailleurs, on ne
trouve pas non plus l’idée d’une universalité des obligations, la
conception d’une humanité et la prise en compte de la dimension
propre à l’histoire. Les Grecs n’ont pas imaginé pouvoir expliquer la
réalité en termes de processus historique, ni cru que les catégories de
pensée des hommes sont conditionnées par les circonstances
matérielles, sociales ou historiques en lesquelles ils vivent.
La pensée éthique grecque est enfin remarquablement intégrée
dans la vie humaine. La conception grecque de la moralité peut
accueillir la chance ou le hasard et les vicissitudes qui caractérisent la
vie humaine. C’est par rapport à cela qu’elle défend une conception
de l’homme moral, rationnellement autosuffisant, libre, à l’abri de la
contingence. Dans cette certitude de la précarité de
l’accomplissement moral, à laquelle la recherche de l’autonomie
morale, si fortement présente dans la philosophie hellénistique, est
une réaction, la pensée éthique grecque retrouve un lien essentiel
avec les œuvres des auteurs tragiques.
Monique CANTO-SPERBER
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Textes et traductions (jusqu’à Aristote)


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II
LA POLITIQUE
L’homme est un animal politique

Les anciens Grecs partageaient largement le sentiment que le fait


de vivre en cité était l’une des preuves, ainsi que l’une des causes, de
leur spécificité, et de leur supériorité, par rapport à ceux qu’ils
appelaient les barbares. C’est aussi la position de beaucoup
d’historiens modernes qui font du politique l’aspect le plus
caractéristique de l’espace culturel grec. C’est en tout cas ce à quoi
nous incite le retournement décisif qui a eu lieu en France dans les
années 1960-1970 à propos de l’interprétation du fait grec ancien et
qui a été l’œuvre de Jean-Pierre Vernant et de ses collègues et
disciples. Avec un marxisme bien tempéré, parce qu’il récuse la
vulgate marxisante qui consiste à déduire finalement toute réalité
sociale des rapports de production, Vernant a montré que la raison
ultime des productions intellectuelles et culturelles des Grecs devait
être recherchée dans leur organisation sociale, et, donc, la raison des
caractères propres de ces productions dans les caractères propres de
cette organisation sociale. Or nous savons que ce qui distingue la
société, il vaut d’ailleurs mieux dire les sociétés grecques, de celles
qui leur étaient contemporaines, c’est cette organisation sans
équivalent qu’est la polis, la cité.
Rappels historiques
Physiquement, la cité se présente généralement comme un
ensemble composé d’une ville, parfois fortifiée, entourée d’un
territoire, de superficie assez limitée, dont elle tire sa subsistance.
Mais c’est évidemment la structure sociale nouvelle que la cité
incarne qui en fait le caractère unique, et non son organisation
spatiale : de petites unités sociopolitiques organisées autour d’une
ville avaient existé depuis longtemps en Mésopotamie et en Égypte,
puis dans la Grèce et la Crète de la civilisation dite « minoéenne »,
mais on ne peut pas appeler de telles structures des cités, au sens
propre du terme.
Il n’appartient sans doute pas aux historiens de trancher la
question démesurément difficile de savoir pourquoi c’est en Grèce,
et en Grèce seulement, que ce type de société est apparu, mais ils
sont dans leur rôle en en décrivant l’origine. Il est établi que les
civilisations dites « palatiales » installées d’abord en Crète, puis sur
le continent grec, avec notamment les forteresses de Mycènes et de
Tyrinthe, disparurent vers le XIIe siècle avant J.-C. Les hypothèses sur
les causes de cette disparition qui ont été avancées par les historiens
et les archéologues sont de plusieurs ordres : troubles sociaux,
invasions, cataclysmes. Les sociétés qui se sont alors effondrées
étaient de type royal – ce dont témoignent les palais forteresses
encore visibles –, sans doute même impérial dans le cas de la Crète,
puisqu’au XVIe siècle avant J.-C. l’existence d’une « thalassocratie
crétoise » sous la houlette de Cnossos est attestée. Elles connaissaient
l’écriture, les fameux linéaires A et B, cette dernière écriture ayant été
déchiffrée en 1952 par Michael Ventris. La période comprise entre le
e e
XII siècle et le VIII siècle avant J.-C. est décrite par les historiens
comme les « âges sombres » de l’histoire grecque, en ce que
l’organisation sociale y « régresse » à des formes plus « primitives »,
conception évolutionniste à laquelle il ne faut sans doute pas adhérer
complètement. Il n’en reste pas moins que, fait d’une importance
fondamentale, durant cette période, l’écriture fut perdue. Les Grecs
ne la récupérèrent que vers le VIIIe siècle en élaborant l’écriture que
nous leur connaissons, largement empruntée aux Phéniciens. Deux
choses sont ici remarquables : d’abord la langue que les linéaires A et
B écrivaient était du grec, assez proche de celui qui va être écrit à
partir du VIIIe siècle, ce qui prouve que cette langue avait continué à
être parlée ; ensuite, alors que le linéaire était une écriture syllabique,
le grec est une écriture alphabétique.
Cette perte inouïe a-t-elle hanté l’esprit des Grecs à l’époque
classique ou même plus longtemps encore ? En trouve-t-on des
traces dans certains récits et même dans certaines spéculations
philosophiques, comme cette affirmation d’Aristote selon laquelle
les civilisations humaines sont périodiquement détruites avant de se
reconstituer ? Toujours est-il que la situation historique de « table
rase » qui prévalait alors était favorable à l’établissement d’une
configuration sociale inédite plutôt qu’à une forme de restauration
d’un ordre ancien. Surgissant dans un environnement historique
composé de grands empires ou de royaumes plus petits, tous
théocratiques et, aux marges du monde « civilisé », de sociétés sans
État que l’on connaît mal, la cité grecque constitue donc un cadre
radicalement nouveau de la vie d’un peuple. Certes, les choses n’ont
pas marché du même pas partout en Grèce, tant continentale
qu’insulaire et asiatique, et il y eut sans doute des hésitations et des
retours en arrière, mais, sans être brusque, le phénomène
d’installation des cités fut finalement assez rapide. Cette structure
nouvelle se repère assez tôt après que les Grecs se furent remis à
écrire, au moins sous la forme d’une sorte de proto-cité, comme, par
exemple, dans les poèmes homériques. Ainsi dans la fameuse
description du bouclier d’Achille, au chant XVIII de l’Iliade, on voit
que déjà, et en dépit du caractère monarchique et gérontocratique du
pouvoir, les décisions importantes sont prises sur l’agora à travers
les argumentations contradictoires que les partis opposés proposent
au peuple.
On peut sans doute considérer qu’au VIe siècle avant J.-C. les
Grecs, du moins cette minorité des habitants du monde grec que
sont les hommes non étrangers, adultes et libres, sont généralement
des citoyens et se pensent comme tels. Avec la naissance du citoyen,
la conception et l’exercice du pouvoir subissent un changement
radical. Le tableau le plus frappant de la mutation politique des
sociétés grecques de cette époque reste peut-être celui que Jean-
Pierre Vernant offre dans le petit livre qu’il a publié en 1962, Les
Origines de la pensée grecque. À l’issue de cette transformation
radicale, l’aire culturelle grecque, qui comprend la Grèce
continentale, les îles de la mer Égée et la Crète, la frange ouest de
l’Asie Mineure et les colonies grecques de Sicile et d’Italie du Sud, se
couvre de petits États autonomes, c’est-à-dire qui s’administrent eux-
mêmes, dont les caractéristiques ont été maintes fois énumérées. Le
pouvoir n’y est plus exercé par un roi plus ou moins sanctifié par
une mission ou même une parenté divine, mais par un corps
d’hommes – les femmes semblent avoir été partout exclues de la
citoyenneté – partageant une forme d’égalité au-delà de leurs
différences de statut social. Cela suppose que les discussions à
l’origine des décisions aient lieu publiquement. Quand la polis a pris
sa forme développée, les rapports entre citoyens y sont réglés à
travers l’un des concepts-clefs de la pensée politique des Grecs, celui
d’isonomia, qui indique l’égalité des citoyens devant la loi. Ce terme a
d’ailleurs désigné le régime démocratique lui-même avant que le
mot dèmokratia ne fût forgé. Nous emploierons donc désormais le
mot « politique » et tous les termes qui en sont dérivés en leur sens
étymologique qui les met en rapport avec la cité.
Le corps civique peut être très réduit, par exemple dans les cités
dites « oligarchiques » dans lesquelles n’appartiennent au collège
des citoyens que les hommes pouvant justifier d’une certaine
richesse. Il peut même se réduire à un seul individu, dans le cas
d’une royauté. Mais le cas de la royauté « politique » est très
différent de celui de la royauté archaïque, en ce que le pouvoir y est
exercé par un monarque qui doit se conformer à des lois. Cette
souveraineté des lois est un trait essentiel de la cité, le système de ces
lois formant la « constitution » (politeia) dont Aristote dit qu’elle est
comme « l’âme de la cité ». Quand la souveraineté des lois est
suspendue, quand, notamment, un tyran prend le pouvoir, Aristote
considère que la cité n’en est plus une parce qu’elle n’a plus une
constitution – elle a, en quelque sorte, glissé hors du champ
politique –, mais qu’elle est devenue un « régime arbitraire »
(dynasteia, terme qui indique la domination et a donné le français
« dynastie »). D’autres caractéristiques, liées entre elles, suivent de
cette nouvelle distribution du pouvoir. Et cela jusque dans
l’organisation spatiale de la cité : le lieu du pouvoir n’est plus la
citadelle royale, souvent construite sur une éminence, mais une place
publique (agora) où le peuple s’assemble. Comme Vernant l’a bien
montré, la parole, et la parole argumentée prise en public, devient
l’instrument principal du pouvoir.
Il faut tout de suite, sous peine de tomber dans un schématisme
excessif, pointer ce qui, dans la réalité, diffère du tableau souvent
offert de la cité grecque, y compris par de bons historiens. Une
première limitation concerne l’extension du phénomène de la cité.
On considère certes, et avec raison, qu’il s’agit d’une réalité
typiquement grecque, mais il semble avéré qu’assez longtemps et
au-delà même de la période classique des groupes de gens
appartenant à l’ensemble grec, et notamment parlant grec, ont vécu
dans des sociétés qui n’étaient pas des cités. Bien plus, ce genre de
société, qu’Aristote appelle les « villages » (komai) ou des
« peuplades » (ethnè), coexistent avec des cités sur un même
territoire ; et l’on rencontre les deux situations inverses, l’une dans
laquelle les cités sont minoritaires et l’autre dans laquelle il ne
subsiste que quelques peuplades dans une région par ailleurs
largement occupée par des cités.
Il y a, de plus, deux illusions qu’il faut dénoncer. La première,
dans laquelle nous sommes tous peu ou prou tombés, c’est de faire
de la cité grecque un système politique démocratique au sens
moderne. Nous avons, par ailleurs, trop souvent eu une lecture
« athéno-centrée » de l’histoire grecque. Ces deux illusions sont
d’ailleurs liées puisque c’est Athènes qui représentait, aux yeux des
Grecs, mais aussi des historiens modernes, l’exemple le plus achevé
de démocratie. Or les nombreux documents que nous avons ne nous
donnent pas une image de la cité grecque qui soit vraiment
compatible avec ce que sont pour nous les valeurs démocratiques. La
plupart des cités ont des régimes autoritaires, qu’ils soient royaux,
tyranniques ou oligarchiques, et même si nous considérons Athènes
en la prenant pour le parangon de la grécité et de la démocratie,
nous voyons une cité où à peine dix pour cent de la population a le
droit de prendre part à la vie politique, puisque les esclaves, les
étrangers et les femmes sont exclus des droits civiques. L’Athènes
classique, celle de Périclès, de Socrate et de Sophocle, outre le fait
qu’elle fut l’une des sociétés les plus phallocratiques de l’histoire,
était aussi obsédée par la pureté du « sang », puisque la citoyenneté
y était strictement réservée aux autochtones, un terme qui est ici à
prendre en son sens premier de gens « nés de cette terre ». Y sont
citoyens ceux qui ont quatre grands-parents citoyens, ce qui, comme
le remarque ironiquement Aristote – qui ne possédait pas la
citoyenneté athénienne –, engage la cité dans une régression à l’infini
s’il faut que ces grands-parents eux-mêmes aient quatre grands-
parents citoyens, etc.
La seconde illusion nous offre l’image d’une Grèce
structurellement égalitaire parce que composée de cités égales entre
elles, quelles que soient leur taille et leur puissance, à l’image d’un
corps des citoyens égaux entre eux quelle que soit leur richesse. En
réalité, à l’époque classique, le monde grec est dominé par quelques
cités hégémoniques – Athènes, Sparte, Thèbes – qui seules peuvent
prétendre mener une politique indépendante. Les petites cités n’ont
guère le choix qu’entre deux solutions : soit elles deviennent les
clientes, c’est-à-dire bien souvent les proies, de cités plus puissantes,
soit elles s’unissent entre elles, cette union prenant deux formes, soit
une association, surtout militaire, provisoire face à un danger précis
(elles forment alors une « symmachie »), soit une tentative de fusion
institutionnelle plus poussée, on a alors une « sympolitie », comme
dans l’île de Kéos qui ne comptait pas moins de quatre cités… Mais
de telles unions n’ont guère réussi à protéger les petites cités de la
domination des grandes.
Il y a, enfin, comme une sorte de pendant à la remarque qui a été
faite sur l’extension spatiale du phénomène politique, la question de
son extension temporelle. La démocratie athénienne, dont nous
avons fait le modèle de la cité grecque, n’a en fait fonctionné que
pendant un laps de temps fort court. Si l’on considère Athènes, ce
qu’on peut appeler une démocratie fut fondée au début du VIe siècle
avant J.-C. par Solon, qui fut élu archonte en 594 avant J.-C. Parmi les
réformes de caractère démocratique de Solon, la principale fut peut-
être l’établissement du tribunal de l’Héliée, qui à la fois jugeait en
dernière instance les procès et contrôlait les magistrats. Mais la
démocratie était loin d’être fermement établie, puisqu’en 561 et pour
un demi-siècle, Pisistrate et ses fils établirent une tyrannie. La
véritable réforme qui donna à la constitution d’Athènes sa forme
définitivement démocratique fut le fait de Clisthène au début du
e
V siècle. Il faut y ajouter les améliorations introduites par Périclès au
milieu du Ve siècle. La démocratie athénienne qui servit de modèle à
la vie politique des Grecs ne cessa de hanter l’imaginaire des
Anciens et des Modernes, et beaucoup en firent un élément essentiel
de la définition même de l’être-grec. Cependant, cette démocratie n’a
duré qu’un siècle et demi, puisqu’elle fut, de fait, renversée par
Philippe de Macédoine en 338 av. J.-C.
Mais toutes ces importantes nuances ne suppriment pas les
caractères principaux de ce nouveau type de société qu’est la cité :
elle est apparue dans un laps de temps relativement court, elle a pris
la place de structures de pouvoir qui n’avaient rien de commun avec
elle et elle s’est étendue à toute l’aire culturelle grecque et dans cette
aire exclusivement. Or, de tous ces caractères, nous allons le voir, les
Grecs ont une conscience plus ou moins claire.

Cité vécue et cité pensée

Jean-Pierre Vernant, comme personne avant lui, a montré l’effet


de cette politisation du pouvoir sur l’ensemble des rapports sociaux,
mais aussi des productions matérielles et intellectuelles des cités.
Selon lui, et pour dire les choses schématiquement, le débat
contradictoire qui a lieu sur l’agora, et dont l’enjeu essentiel est, à
travers la conviction d’une majorité de citoyens, le pouvoir sur
l’assemblée du peuple et donc dans la cité, induit la constitution
d’une forme nouvelle de discours à l’armature logique forte et qui
s’efforce de produire des propositions réellement ou apparemment
nécessaires. Toutes les pratiques discursives, qu’elles soient « pures »
comme dans le cas de la rhétorique, ou l’instrument d’une recherche
scientifique comme dans le cas des sciences, se trouvent donc
« politisées ». Ainsi pour la philosophie, pratique discursive
proprement grecque. Selon Jean-Pierre Vernant, l’une des sources,
mais non la seule, de la philosophie, ce sont bel et bien les débats de
l’assemblée. Non que les autres peuples fussent pré-rationnels ou
affectés de quelque « pensée sauvage », et Vernant aurait sans doute
dû trouver une autre expression quand il dit que ce qui est apparu
avec les premiers philosophes grecs, c’est « la pensée rationnelle ». Il
n’en est pas moins vrai qu’à Milet au VIe siècle avant J.-C., si l’on suit
la tradition, achève de se mettre en place une figure nouvelle de la
rationalité. Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, Michel
Foucault caractérise brièvement, mais magistralement, la mutation
que cette nouvelle situation instaure dans la notion même de vérité :
avant la naissance de la pensée philosophique, « le discours vrai
pour lequel on avait respect et terreur, celui auquel il fallait bien se
soumettre, parce qu’il régnait, c’était le discours prononcé par qui de
droit et selon le rituel requis ; c’était le discours qui disait la justice et
attribuait à chacun sa part ; c’était le discours qui, prophétisant
l’avenir, non seulement annonçait ce qui allait se passer, mais
contribuait à sa réalisation ». Et Foucault de caractériser la mutation
accompagnant la naissance de la philosophie en disant que « la
vérité s’est déplacée de l’acte ritualisé, efficace et juste,
d’énonciation, vers l’énoncé lui-même : vers son sens, sa forme, son
objet, son rapport à sa référence ». Si la philosophie est un exemple
particulièrement insigne de cette réorganisation du discours, celle-ci
peut se repérer dans tous les domaines : les Ve et IVe siècles avant J.-C.
virent la composition de nombreux traités, allant des mathématiques
et de la médecine à l’art de la guerre et à la cuisine, qui tous
témoignaient de la même mutation du discours rationnel. Le génie
de Vernant a été de voir l’ombre de la cité derrière cette mutation.
Si la pratique du discours politique est ainsi parvenue à
structurer la plupart des activités intellectuelles des citoyens, il n’est
pas étonnant que la cité soit omniprésente dans la conscience et
l’imaginaire des Grecs. Qu’on lise les historiens comme Hérodote ou
Thucydide, les orateurs, les tragiques, les philosophes ou même les
comédies d’Aristophane, on y voit que les Grecs se conçoivent
comme des hommes libres par opposition aux barbares, et que cette
liberté se manifeste dans le statut de citoyen. Au IVe siècle avant J.-C.,
la liberté n’est pas encore principalement une liberté subjective et
intérieure. Dans les Politiques (III,1), Aristote définit le citoyen
comme celui qui participe au pouvoir judiciaire et aux magistratures,
en reconnaissant que cette définition ne s’applique pleinement que
dans les régimes démocratiques. Dans un régime de ce genre, en
effet, les citoyens, en tant qu’ils participent à l’assemblée du peuple,
dirigent la politique de la cité et font les lois, et, comme ils
constituent par ailleurs les membres des tribunaux importants, ils
rassemblent entre leurs mains ce que nous appelons les pouvoirs
exécutif, législatif et judiciaire. Mais, et c’est ce qui nous importe ici,
cela ne veut pas dire que les cités qui n’ont pas de constitution
démocratique, c’est-à-dire, même à l’époque classique, la majorité
des cités grecques, sont des formes de monarchies ou d’aristocraties
prépolitiques. Il est certain, et cela transparaît nettement dans le
texte d’Aristote auquel il a été fait allusion, que même dans les cités
où le pouvoir est entre les mains d’une minorité de citoyens, ou
même d’un seul, les autres se conçoivent non comme des sujets, mais
comme citoyens même si c’est avec un statut de « citoyen
incomplet ». Tout se passe comme si la subordination dans le cadre
de la cité ne privait pas le citoyen grec de sa citoyenneté et lui laissait
quelque chose à dire sur les affaires de la cité. La cité établit un type
particulier et nouveau de pouvoir, comme nous allons le voir. Vivre
sous une constitution, c’est-à-dire dans le système explicite,
habituellement consigné par écrit, que chacun, donc, peut consulter
et auquel chacun peut se référer, de l’ensemble des lois qui
organisent le pouvoir dans la cité et en règlent le fonctionnement,
c’est cela la garantie suprême que l’on est un citoyen. Ce statut de
citoyen se manifeste par un certain nombre de droits, dont le
premier est de voir sa liberté civique reconnue. C’est cela que
renverse le tyran en établissant une dynasteia, et c’est pour cela que le
tyrannicide, celui qui venge le peuple de la suspension de la
constitution par un despote, est l’un des grands modèles de
l’imaginaire politique grec.
Mais si les anciens Grecs ont apparemment ressenti le politique
comme l’un des fondements, et peut-être le fondement principal, de
leur être-au-monde, il leur a été difficile de faire accéder la certitude
qu’il avaient du caractère politique de leur nature au statut de vérité
théorique. La présence invasive du politique dans la conscience
grecque rend d’autant plus surprenant le « retard » des philosophes
à penser ce politique que la philosophie était massivement présente
dans le paysage intellectuel grec. C’est Aristote qui, le premier, a
construit les concepts de polis et de pouvoir politique. Il l’accomplit à
travers la thèse selon laquelle les humains sont naturellement
destinés à vivre en cités d’une part, et une analyse différenciée des
types de pouvoir d’autre part. Le fait que « l’homme est un animal
politique par nature », ce qui constitue l’une des formules les plus
fameuses des Politiques d’Aristote, doit être bien compris : seuls des
êtres humains complets sont concernés, c’est-à-dire les hommes, et
non les femmes et les enfants, les Grecs et non les barbares, ceux qui
sont suffisamment développés sur les plans intellectuel et éthique et
non les idiots et les vicieux incurables. Il vaut la peine de noter que,
selon Aristote, ces différences ont un fondement physique. C’est le
degré de chaleur de l’embryon qui fait que celui-ci devient mâle ou
femelle, un sperme insuffisamment chaud, parce que émis par un
homme faible, vieux ou malade, ayant tendance à former des
femelles. C’est, de même, une différence de climat qui différencie les
Grecs des barbares. Comme l’explique l’étonnant chapitre 7 du livre
VII des Politiques, les barbares de l’Ouest, c’est-à-dire les Gaulois et
autres Ibères, parce qu’ils vivent dans un climat froid, sont
téméraires mais stupides, alors que la chaleur de leur climat rend les
Orientaux subtils mais lâches. Seuls les Grecs ont le juste mélange de
courage et d’intelligence qui leur permet de mener « une vie libre
sous les meilleures institutions politiques ». La thèse aristotélicienne
n’en reste pas moins très forte : un Grec ne réalise pleinement son
humanité que quand il est citoyen d’une cité à la constitution droite,
ce qui, par ailleurs, donne à la politique le pas sur l’éthique, laquelle
est la science pratique qui s’occupe des actions individuelles. Même
si tous les Grecs ne l’ont évidemment pas exprimé à travers une
analyse aussi serrée que celle d’Aristote, ils semblent avoir
largement partagé l’idée que la vie en cité transformait les individus
et les rendait meilleurs.
Si l’on en croit La République de Platon, les humains auraient
constitué des cités pour satisfaire leurs besoins. En partant des
métiers destinés à satisfaire les besoins élémentaires – paysan,
maçon, tisserand, cordonnier, menuisier, forgeron –, une dynamique
s’enclenche qui aboutit à l’établissement de nouvelles fonctions :
commerçants, marins, constructeurs de vaisseaux, cuisiniers, etc. À
l’origine de tout cela, il y a le fait que les humains ne peuvent
satisfaire leurs besoins en restant isolés. Dans le mythe de
Protagoras, que l’on trouve dans le dialogue de Platon qui porte ce
nom, Zeus sauve la race humaine de l’extermination, qui venait
d’abord des bêtes sauvages quand les humains vivaient dispersés,
puis des luttes entre eux lorsqu’ils s’étaient rassemblés, en lui
inculquant des sentiments, la retenue et la justice, qui font des
humains des animaux éthiques et politiques. La position
aristotélicienne est toute différente. Si la cité est nécessaire, ce n’est
pas parce qu’elle est destinée à satisfaire des besoins, si nombreux
soient-ils. Après tout, certains barbares qui ne vivent pas en cité ont
des modes de vie très raffinés qui prennent en compte de nombreux
besoins. Si l’établissement d’une cité a quelque nécessité, c’est parce
qu’une cité est indispensable à l’accomplissement de la nature
politique des hommes grecs.
Tout cela nous montre que la théorisation la plus achevée du
sentiment que les Grecs avaient de leur supériorité sur les barbares
donne à ce sentiment universel et profondément enraciné un socle
politique. Ce qui nous amène à l’analyse aristotélicienne des
différents types de pouvoir. Aristote a été le premier, en effet, à
prendre la mesure de la spécificité du pouvoir politique. En fait,
l’essentiel est dit dans le court premier chapitre des Politiques, qui,
curieusement, ne l’avait jamais été : le pouvoir du père sur son
enfant, celui du mari sur sa femme, celui du maître sur son esclave et
celui du magistrat sur ses concitoyens sont d’espèces différentes. La
thèse qu’Aristoteformule explicitement, c’est que, alors que l’esclave
est la chose de son maître comme le sujet est celle du roi despotique
– il faut se souvenir qu’en grec despotès signifie « maître
d’esclaves » –, le citoyen, même s’il ne jouit pas de tous ses droits –
que ce soit provisoirement parce que à un moment donné il n’est
pas magistrat, ou définitivement parce qu’il vit sous une constitution
qui, du fait que, par exemple, son patrimoine est insuffisant, le tient
statutairement éloigné des magistratures –, est engagé dans un
rapport de pouvoir qui est, fondamentalement, un pouvoir exercé
sur des égaux. Comme le dit encore très bien Aristote, dans ce même
chapitre, s’opposant sur ce point aux Platoniciens, la cité n’est pas un
petit royaume, même quand elle a la constitution la plus restrictive
en terme d’attribution des droits civiques, et elle n’est pas non plus
une grande famille.
Il semble inévitable qu’une analyse aussi subtile que celle
d’Aristote reflète un sentiment répandu à son époque, mais il est très
difficile de décider dans quelle mesure. Et s’il est probable que peu
de Grecs avaient une conscience aussi nette d’une différence
spécifique entre les divers types de pouvoir, que même un esprit
aussi remarquable que Platon n’avait pas explicitée, on peut
néanmoins saisir une position, sans doute partagée par beaucoup
des Grecs des Ve et IVe siècles avant J.-C., selon laquelle le pouvoir
politique l’emporte, d’une manière ou d’une autre, sur tous les
autres. L’histoire d’Antigone avait d’autant plus structuré le
psychisme des Grecs qu’elle leur racontait leur propre histoire. C’est
sans doute Hegel qui, au début de la section « Esprit » de la
Phénoménologie de l’esprit, donne de l’opposition des deux mondes,
familial et politique, l’image la plus saisissante. Dans une série de
dichotomies, l’affectif s’oppose au rationnel, la loi de la nuit à celle
du jour, le privé au public et donc la famille à la cité, la femme à
l’homme, l’intérieur à l’extérieur, le second terme l’emportant sur le
premier, sauf à régresser à un stade prépolitique. La condamnation à
mort d’Antigone parce qu’elle a enterré, en suivant les
commandements de la religion familiale, son frère qui avait
combattu la cité, manifeste la victoire du pouvoir public de la cité
sur la solidarité biologique des familles. Toutes les activités des
citoyens, et même des autres habitants de la cité, ont à rendre des
comptes à l’instance politique. L’un des exemples les plus
remarquables est celui de la religion. Toute cité a un ou des dieux
tutélaires. La religion civique organisée autour de ces dieux est
ouvertement perçue comme un signe d’appartenance civique, bien
loin de tout engagement mystique ou même spirituel.
Mais l’autre versant de l’histoire d’Antigone est trop souvent
négligé. Dans la tragédie de Sophocle, non seulement la sympathie
du spectateur va à Antigone, victime de la cruauté de Créon, mais,
ainsi que le devin Tirésias l’exprime fortement, Créon va contre la
volonté divine, en refusant d’inhumer le frère d’Antigone qui est
mort en combattant la cité. Et cela même si, comme le dit Antigone
elle-même, les décrets divins que Créon enfreint sont « non écrits »
(v. 454). Tirésias va même plus loin en disant que laisser un corps
sans funérailles va contre les décrets des « dieux souterrains », et
« cela tu [Créon] n’en as pas le droit ni toi ni aucun des dieux d’en
haut » (v. 1072). Créon paye cher son impiété, puisque son fils
Hémon, qui devait épouser Antigone, sa femme et Antigone elle-
même se suicident. La remarque de Tirésias est fort intéressante pour
notre propos en ce qu’elle rappelle que l’opposition entre les mondes
ancien et nouveau passe aussi à l’intérieur de la famille des dieux.
Mais les dieux d’en haut, ouraniens (de ouranos, le ciel), même s’ils
ont refoulé les dieux archaïques « d’en bas », ne les ont pas fait
disparaître pour autant : après tout, les dieux sont immortels… Tout
lecteur de Freud voit dans ce refoulement des dieux infernaux par
les dieux célestes l’image du refoulement des pulsions de l’enfance
par le moi raisonnable. Ainsi la cité a toujours conservé son assise
familiale appuyée sur la religion prépolitique. À Athènes et dans la
plupart des autres cités, mais parfois avec des appellations
différentes, tout citoyen se doit d’être inscrit sur les registres d’une
phratrie et d’une tribu, puisque la cité est composée de dix tribus,
elles-mêmes composées de phratries, elles-mêmes composées de
familles.

L’impossible unité politique et mentale

Aristote, dans le chapitre des Politiques qui a été cité plus haut
(VII,7), déclare qu’avec les bonnes dispositions naturelles qu’il vient
d’attribuer aux Grecs, ceux-ci devraient être destinés à gouverner le
monde « pour peu qu’ils arrivent à une organisation politique
unique ». Et il y a toujours eu en Grèce, au moins depuis le début de
la période classique, un courant « panhellénique », au nom duquel
des cités s’alliaient parfois pour mener des entreprises communes.
La manifestation la plus éclatante de cette conscience d’une
communauté de destin de tous les Grecs fut évidemment représentée
par les guerres médiques, même si certains Grecs, et notamment
Athènes, ne manquèrent pas de mettre en avant leur rôle
prépondérant dans la victoire commune sur les barbares. Il est non
moins certain que l’agression de cités ou de peuples grecs par des
barbares provoquaient une sorte de réaction de solidarité ethnique et
c’est à un sentiment de ce genre que Démosthène tenta de faire appel
quand la Macédoine menaça l’indépendance des cités, bien que la
situation ne fût point la même qu’à l’époque des guerres médiques
et que les Macédoniens ne fussent point mis sur le même plan que
les Perses. Après tout, le père d’Aristote était un familier du roi de
Macédoine… L’un des aspects les plus caractéristiques de la
perception que les anciens Grecs ont eue d’eux-mêmes consiste dans
la combinaison, dans des proportions sans doute variables selon les
lieux et les périodes, de cette certitude d’une unité de nature et de
destin de tous les Grecs et de la conscience d’une appartenance
prioritaire à sa cité. Il semble bien que, du moins avant que la cité ne
fût vidée de son caractère politique, la diversité poliade ait été le
pôle principal de cette contradiction. Il est d’ailleurs remarquable
que, hors des périodes exceptionnelles de péril barbare, les cités ne
se soient pas privées, dans leurs luttes entre elles, de faire alliance
avec des royaumes orientaux.
Si l’on poursuit cette réflexion sur l’unité et la diversité, on arrive
à un aspect fondamental, tant de la réalité politique de la Grèce
antique, que de la manière que les Grecs avaient de vivre cette
réalité. Cette définition de soi par l’appartenance à une cité se fait
dans plusieurs directions. Ainsi, comme c’est le cas chez certains
patriotes des États modernes, des citoyens pouvaient être sensibles
au fait de partager une histoire commune, voire des divinités
identiques. Mais il ne fait guère de doute que le citoyen grec se
définissait avant tout par la nature de sa cité, c’est-à-dire par sa
constitution. Il y a là une définition applicable à tous : un Grec est
« un homme vivant sous une constitution ». Mais cette unité
disparaît aussitôt qu’apparue, parce qu’il y a entre les constitutions
de grandes différences. L’une des voies d’accès à la conscience,
heureuse ou souvent malheureuse, que les Grecs avaient du
caractère radical, et indépassable, du morcellement de l’aire
culturelle grecque se trouve précisément dans le fait de la diversité
des constitutions. Aristote pose, au début du livre III des Politiques,
le problème fort intéressant de savoir dans quelle mesure les
gouvernants d’une cité sont tenus par les engagements pris par leurs
devanciers, problème hautement récurrent dans la vie politique
jusqu’aujourd’hui, quand, par exemple, on se demande si la
République française est comptable des effets de la législation du
régime de Vichy. La réponse d’Aristote est que, quand la constitution
a changé, qu’on est passé par exemple d’une oligarchie à une
démocratie, ces engagements n’ont pas à être tenus parce que la cité
n’est plus la même. La diversité constitutionnelle était prise en
compte dans le sentiment d’attachement à la cité, puisque nous
savons, au moins dans le cas d’Athènes et de Sparte, que leurs
citoyens étaient fiers de la constitution qui constituait la base de leur
identité politique et éthique. Cette diversité des constitutions a été
très tôt objet de réflexion chez les historiens et philosophes, mais
c’est encore Aristote – le penseur du politique par excellence – qui le
premier, et peut-être le seul, en a tenté une véritable approche
théorique. Plusieurs points, parmi les principaux, doivent être
envisagés.
Le législateur (nomothetès), qui, comme son nom ne l’indique pas
– puisque le terme désigne, étymologiquement, quelqu’un qui fait
des lois –, est celui qui donne une constitution à une cité, constitue
l’une des grandes figures peuplant l’imaginaire collectif des Grecs,
peut-être plus prégnante encore que celle du tyrannicide. À tel point
que les plus importants d’entre eux ont été érigés au rang de
« sages », parfois divinisés, incorporés en tout cas à un panthéon
commun à tous les Hellènes. Ainsi Solon à Athènes, Lycurgue à
Sparte, Charondas en Sicile. On voit ici pointer une contradiction des
plus intéressantes. Toutes les cités grecques, ou presque, se sont
efforcées d’associer des dieux à leur fondation, c’est-à-dire à
l’établissement de leur constitution, ce qui a fourni le fondement de
la religion civique de chacune, à laquelle tous les citoyens étaient
tenus de participer par des cérémonies dûment codifiées. Il faut
aussi ajouter que le culte des héros fondateurs, qu’ils soient divins
ou non, a permis à chaque cité de se donner une histoire mythique
qui contribuait à son identité. Ce n’est pas tant l’apparent
anachronisme d’une telle référence – elle semble renouer avec la
pratique prépolitique de justification du pouvoir par une caution
divine – qui étonne, que sa profonde contradiction avec la pratique
historique effective des cités grecques. Malgré cet appel au divin, en
effet, et en dépit des différents moyens destinés à présenter les lois,
et donc les constitutions, comme immuables – à Athènes les lois
étaient, au sens propre, « gravées dans le marbre » –, l’histoire nous
montre des cités sans cesse en train de changer de constitution. Le
parti des riches prend-il l’avantage ? la démocratie est remplacée par
une oligarchie ; une expédition extérieure tourne-t-elle au désastre ?
une aristocratie militaire s’impose, etc. Non seulement cette
variabilité des constitutions n’est ni marginale ni accidentelle, mais il
faut sans doute y voir un aspect absolument fondamental de la
réalité politique et donc mentale des Grecs. La cité est une entité
autonome et toute atteinte à cette autonomie – l’autonomiac’est,
comme l’indique son étymologie, la faculté de se donner à soi-même
ses propres lois – est ressentie comme une atteinte à la liberté, c’est-
à-dire à l’essence même de la cité. Or la double liberté qu’elle
possède de se donner sa propre constitution et de la réformer comme
elle l’entend est sans doute l’affirmation la plus radicale de la liberté
de la cité ainsi que le fondement de son autonomie.
Cette diversité des constitutions a donc été objet de réflexion
pour des historiens, des ethnologues, des philosophes. L’un des
exemples les plus développés et les plus anciens de cet intérêt est le
fameux « débat perse », dans lequel Hérodote (Histoires III, 80-82)
rapporte, dans un récit qui n’a aucune vraisemblance historique, la
discussion de trois Perses défendant chacun un régime politique,
démocratie, aristocratie puis monarchie, ce dernier l’emportant, ce
qui n’est guère étonnant puisqu’il était défendu par Darius. Il était,
dès lors, difficile d’éviter que la notion de valeur relative des régimes
ne s’introduisît dans le débat. La plupart des cités, en effet, étaient
persuadées d’avoir la meilleure constitution possible, ou du moins
une constitution meilleure que celle des autres, d’où ce patriotisme
constitutionnel dont on a parlé. Que l’on se souvienne du discours
de Périclès prononcé à l’occasion des funérailles de soldats athéniens
tombés au combat tel que le rapporte, et peut-être l’invente au moins
en partie, Thucydide (II, 34 sqq.), dans lequel, sans modestie
excessive, Périclès déclare qu’Athènes « est pour la Grèce une
vivante leçon », et notamment du fait de sa constitution
démocratique. Le sommet de ce genre d’analyse axiologique est
atteint avec la classification des constitutions proposée dans La
République de Platon : il y a six sortes de constitutions, la royauté,
l’aristocratie, la timocratie, l’oligarchie, la démocratie et la tyrannie,
cette liste suivant un ordre de valeur décroissante.
Sur ce point aussi, les Grecs semblent devoir s’accommoder
d’une contradiction, puisque la liberté de choisir sa propre
constitution s’oppose à l’idée, universellement répandue, que
certaines constitutions sont meilleures que d’autres. Qui, en effet,
choisira en connaissance de cause ce qui est défectueux ? Débat
récurrent chez les philosophes au moins depuis Socrate. C’est encore
Aristote qui dépasse cette contradiction en la théorisant. Pour lui,
l’excellence d’une constitution dépend de l’état matériel, historique
et psychologique du corps de ses citoyens. La même loi peut donc
être juste pour un peuple dans un état donné, et injuste dans un
autre contexte, parce que, par exemple, le vol n’a pas la même
signification dans une société fondée sur le profit et dans une société
fondée sur l’honneur. Cela illustre le grand principe de la politique
aristotélicienne, selon lequel ce sont les lois qui dépendent de la
constitution et non la constitution des lois. Il n’y a donc pas une
forme constitutionnelle qui doive être imposée à toutes les cités. Il y
a un passage de l’Éthique à Nicomaque qui a longtemps été mal
compris par les interprètes. Aristote y dit qu’il y a « partout une
seule constitution qui est excellente » et l’on s’est demandé quel était
ce régime qui pouvait partout prétendre à être la bonne constitution.
En fait, le « partout » a un sens distributif et signifie qu’à un endroit
donné, et il faut ajouter à un moment donné, une forme
constitutionnelle et une seule peut être considérée comme excellente
pour une cité donnée.
Si, encore une fois, Aristote élabore théoriquement un sentiment
général parmi ses contemporains, cela accentue encore la conscience
que les Grecs avaient de leur diversité. Malgré l’intensité et
l’efficacité de la propagande athénienne – dont nous subissons
encore les effets aujourd’hui –, les Grecs ne se mirent jamais d’accord
sur la supériorité de la démocratie. Un indice que la diversité
constitutionnelle, fait historique, fut aussi un fait mental se lit aussi
dans la réticence avérée des cités à se laisser imposer une
constitution autre que la leur, chose qui suivait normalement la
soumission d’une cité par une autre. Ainsi Athènes, dans ses
entreprises impérialistes, impose une constitution démocratique aux
cités qu’elle domine, tout comme Sparte impose une constitution
oligarchique à ses cités clientes. Ce qui n’empêche évidemment pas
Aristote de faire une nette distinction entre des constitutions qui sont
bonnes – celles qui ont en vue l’ « avantage commun » et permettent
à leurs citoyens de devenir éthiquement et affectivement meilleurs –
et des constitutions qui sont « déviées » en ce qu’elles servent des
intérêts particuliers.
Mais la contradiction la plus importante que les Grecs ont eu à
affronter, du moins jusqu’à l’orée de l’époque hellénistique, entre
leurs catégories mentales et la réalité historique est sans doute celle
qui n’a cessé d’exister entre la certitude qu’ils avaient que la vie en
cité leur était non seulement naturelle, mais avait même pour
fonction de parfaire leur nature, et le caractère massivement
défectueux des cités existantes. À l’époque classique et jusqu’à la
période de la prépondérance macédonienne, il n’existait que deux
sortes de cités dans le monde grec, les oligarchies et les démocraties,
ce qui était des noms « nobles » pour désigner ce qui était en fait des
ploutocraties et des démagogies. Comment peut-on penser qu’on
réalise sa nature dans des instanciations historiques viciées, c’est-à-
dire contre nature, et cela quand on accepte le postulat fondamental
de la pensée grecque selon lequel la nature est fondamentalement
bonne ? Suffit-il, pour expliquer cette difficulté – et c’est un
euphémisme – des cités à réaliser leur vraie nature, de faire appel,
comme Aristote, à la « méchanceté » humaine ?
Les Grecs ont, certes, conscience de « mener une vie libre sous les
meilleures institutions politiques » quand ils se comparent aux
barbares, mais, à travers les analyses des philosophes, les discours
des orateurs ou les pièces de théâtre, on repère, surtout à partir de la
seconde moitié du IVe siècle avant J.-C., la présence, assez large
semble-t-il, d’une attitude critique à l’égard de la vie politique elle-
même, qui va bien au-delà de la désaffection des élites envers la
démocratie que les historiens ont notée. Cette désaffection est sans
doute le symptôme d’un certain désenchantement face à ce que
beaucoup considèrent comme une déviation de l’idéal civique. Il est
remarquable, de ce point de vue, que la démocratie qu’Athènes
offrait en modèle à la Grèce entière fut considérée comme un régime
menacé, notamment en ce qu’elle eut toujours à faire face au
soupçon d’ouvrir la voie à un état d’anarchie populiste. Aristote ne
compte pas la dèmokratia parmi les constitutions droites, mais la tient
pour ce que nous appellerions une démagogie dans laquelle les
gouvernants, pour rester au pouvoir, flattent les désirs changeants
de la masse des citoyens pauvres. Mais il y a chez lui l’idée, au
moins sous-jacente, que les régimes populaires sont l’aboutissement
normal du fonctionnement des cités. La royauté, en effet, convient à
la cité à l’époque de sa formation, quand les hommes capables de
gouverner sont peu nombreux ; c’est, dit Aristote, la forme
constitutionnelle la plus proche de la famille patriarcale. Ensuite, par
une sorte de nécessité interne, le nombre des hommes aptes à
participer au gouvernement de la cité s’accroît, et l’on aboutit à des
régimes de type aristocratique ou oligarchique. Mais les régimes
minoritaires, qu’ils soient censitaires ou non, ont de la peine à
résister à la pression de la masse des citoyens qui veulent participer
au pouvoir quelles que soient leur fortune et leur qualification. Or,
aux yeux de la plupart des Grecs, la défaite d’Athènes dans la guerre
qui l’opposa à Sparte pendant plus de vingt-cinq ans – la guerre du
Péloponnèse – fut la défaite de la démocratie elle-même. Face à cette
démocratie devenue la mère de tous les maux, certaines élites se
tournèrent donc vers le régime autoritaire de Sparte, un peu, toutes
proportions gardées, à la manière dont certains intellectuels français
du temps de la Seconde Guerre mondiale attribuèrent la défaite aux
prétendus excès du Front populaire et se mirent à admirer les
régimes fascistes. Socrate et Platon n’ont, en tout cas, pas vivement
combattu les Trente Tyrans installés au pouvoir par Sparte à
Athènes. Après deux siècles d’un fonctionnement, parfois chaotique
certes, mais qui a garanti une liberté sans équivalent dans l’histoire
du monde, tout se passe comme si beaucoup de Grecs, en se posant
comme des déçus de la politique, s’étaient préparés aux tyrannies à
venir.

La Grèce postpolitique
Comme nous l’avons vu, l’existence effective du système
politique en Grèce fut de courte durée. D’où la seconde dissonance
entre l’histoire politique réelle et le politique imaginaire des Grecs.
C’est encore avec Aristote qu’il faut faire un pas de plus. Sa position
historique est, en effet, remarquable. Il est le témoin et même, en tant
qu’il fut précepteur d’Alexandre, une sorte d’acteur de la fin des
cités, alors même qu’il prétend que la cité est l’horizon indépassable
de l’existence humaine, puisque, pour lui, ce n’est que dans une cité
à la constitution droite qu’un individu peut atteindre le bonheur. Il
n’y a donc pas de correspondance chronologique entre la conscience
partagée des Grecs et leur réel historique, et cela dans les deux sens.
Sans trop de surprise, les poèmes homériques, qui ont dû être écrits
vers le VIIIe avant J.-C. et réécrits un peu plus tard, parlent parfois de
l’organisation sociopolitique de ce qui est censé être des royaumes
de l’époque héroïque en termes au moins protopolitiques, comme
nous l’avons vu à propos du passage sur le bouclier d’Achille. Mais
c’est vers l’aval que les choses se révèlent les plus intéressantes.
Nous voyons, en effet, les Grecs tenter, durant plusieurs siècles, de
lire, et d’écrire, en termes politiques, une histoire dans laquelle la cité
n’existe plus pleinement depuis longtemps.
Le monde grec ancien a disparu de la scène de l’histoire
universelle en perdant peu à peu ses caractères propres. Cela s’est
passé par vagues successives et sur une longue période de temps,
mais toujours, formellement, de la même façon : un agent extérieur a
obligé les Hellènes à renoncer à l’essence rhapsodique de leur mode
d’être. La véritable fin du monde grec, et antique, viendra quand le
christianisme parviendra à imposer une pensée unique en lieu et
place de la concurrence, vive mais libre, des différentes écoles de
pensée. Mais la première de ces pertes est politique, quand un
pouvoir centralisé et passablement despotique s’est imposé à toutes
les cités. Ce furent successivement Philippe II de Macédoine,
Alexandre, les rois hellénistiques, puis Rome. En perdant leur
identité politique, les cités ont aussi perdu leur indépendance
économique, leurs forces militaires, etc. Cette perte, contrairement à
celle infligée par le triomphe du christianisme, n’a pas été mortelle,
et la pensée politique grecque s’est adaptée à ces conditions
nouvelles. Il ne s’agit pas ici de brosser le tableau des
transformations politiques et sociales qu’a subies la Grèce à partir
des époques hellénistique et romaine, mais de saisir de quelle
manière et sous quelles formes un mode d’être et une pensée
essentiellement politiques ont survécu à la fin du politique et à la
transformation radicale du pouvoir.
Nous avons vu, suivant en cela Jean-Pierre Vernant, que la mise
en forme de la plupart des productions intellectuelles grecques avait
été marquée par un type de rationalité directement issu de la
pratique du discours politique. Ainsi en fut-il des deux disciplines
les plus remarquables du paysage théorique grec que furent les
mathématiques et la philosophie. Rien n’a pu empêcher ces
disciplines, même quand elles ont été séparées du contexte politique
qui a marqué leurs origines, de continuer de prospérer. Jusqu’à une
période assez récente, les historiens de la philosophie et de la pensée,
et sans doute les historiens tout court, ont considéré que la
« grande » période de l’hellénisme, c’était l’époque « classique »,
c’est-à-dire le Ve et les deux premiers tiers du IVe siècle avant J.-C., et
que les époques suivantes avaient été des temps de décadence. Que
n’a-t-on entendu, par exemple, sur l’art hellénistique qui, par un
réalisme de mauvais aloi, aurait trahi la pureté classique autant que
la force de l’art archaïque… Or le fait est que la pensée et le savoir
grecs ont connu, après Aristote, des développements remarquables.
C’est le cas en philosophie, par exemple, bien que notre approche
soit quelque peu biaisée par la perte des textes. Par ailleurs, le
mouvement d’émancipation des différentes sciences par rapport à la
philosophie, qui commence à prendre de la vigueur au IIIe avant J.-C.
– siècle d’or de la mathématique grecque avec Aristarque de Samos,
Archimède et Apollonius de Perge – ne fera que s’accélérer. Aux IIe-
e
III siècles après J.-C., on assiste à un nouveau développement des
sciences – c’est l’époque de Ptolémée, de Galien et de Diophante,
entre autres savants –, mais aussi à une sorte de codification de tous
les savoirs : c’est, de nouveau, comme cela avait déjà été le cas à
l’époque classique, un temps de recueils et de manuels consignant
les principaux savoirs – en grammaire, par exemple, avec Apollonios
Dyscole – et les doctrines des anciens philosophes. Ainsi en est-il de
Diogène Laërce et du recueil des doctrines sceptiques par Sextus
Empiricus.
Un mot d’abord sur les transformations historiques après
Alexandre. Il y eut des tentatives pour renverser la monarchie et
revenir à un État proprement politique. Ainsi, à l’annonce de la mort
d’Alexandre, Athènes se souleva contre sa garnison macédonienne,
ce qui provoqua la fuite d’Aristote, quelques mois avant sa propre
mort. Mais toutes ces révoltes firent long feu. La ligne choisie par les
monarchies hellénistiques puis par Rome fut de préserver le cadre
municipal et de laisser les cités s’administrer elles-mêmes pour ce
qui concernait leurs affaires propres. Il est même remarquable que
Rome ait entrepris, non sans succès, d’organiser sur le mode
municipal les peuples barbares qu’elle avait soumis, eux qui
n’avaient jamais connu la vie en cité. La hiérarchie entre citoyens,
étrangers libres et esclaves persista et l’on vit les gens importants de
chaque cité en briguer les magistratures.
Qu’en est-il de la pensée politique et surtout, dans la mesure où
nous pouvons les appréhender, des nouvelles structures mentales
que cette pensée reflète ? Des témoignages concordants nous
montrent que l’adaptation idéologique des Grecs aux nouvelles
formes de pouvoir s’est faite dans la douleur. La prétention
d’Alexandre à exhiber les attributs de son pouvoir dans un apparat
oriental – avec notamment l’obligation de se prosterner devant le
roi –, sa décision de se faire proclamer pharaon quand il eut vaincu
l’Égypte, ses mariages contractés à la mode perse et, enfin, son désir
de faire l’objet d’un culte ont heurté les sentiments de ses soldats
macédoniens habitués aux mœurs grecques. Il y eut des révoltes et
Alexandre n’hésita pas à faire exécuter certains de ses compagnons
comme Parménion, l’un de ses meilleurs généraux, et le fils de celui-
ci, Philotas. Callisthène, le neveu d’Aristote, qui refusa de se
prosterner devant le roi, fut mis à mort. Il est très symptomatique
que les soldats en question aient trouvé les prétentions d’Alexandre
révoltantes, mais aussi ridicules. Ainsi quand ils lui conseillèrent,
pour se lancer dans de nouvelles conquêtes où ils ne voulaient point
le suivre, d’y aller « avec son père Amon », raillant ainsi sa soi-disant
ascendance divine…
Les philosophes ne semblent pas avoir immédiatement saisi
l’importance de la mutation à laquelle ils assistaient. Avec le même
aveuglement que leur maître Aristote, Théophraste et ses
successeurs au Lycée continuent imperturbablement de traiter de
problèmes constitutionnels. Le cas de Polybe est sans doute l’un des
plus intéressants en ce qu’il combine l’ancien et le nouveau. Il est
d’abord général dans la Ligue achéenne, une fédération de cités
grecques constituée vers 280 avant J.-C. pour tenter de renverser la
domination macédonienne. D’une certaine manière, la Ligue
achéenne est l’ultime réponse politique de la Grèce, ou de l’une de ses
parties, à la subversion de la cité par les grandes monarchies
hellénistiques. Elle est aussi la preuve de la nostalgie que les Grecs
éprouvent vis-à-vis de leur splendeur politique passée. Dans la
Ligue, toutes les cités sont égales et elles s’engagent à ne pas mener
de politique étrangère indépendante, mais à se concerter dans le
cadre d’une sorte d’État fédéral qui semble seul pouvoir faire le
poids face aux Macédoniens. Ce fut, on devrait dire évidemment, un
échec, mais surtout du fait de l’intervention d’un tiers, de poids il est
vrai, à savoir Rome. Le présent macédonien ne fut donc pas vaincu
par le passé politique, mais par le futur romain. Après avoir tenté de
maintenir la neutralité de la Ligue entre les Macédoniens et les
Romains, Polybe est pris comme otage et envoyé à Rome. Il devient
alors partisan inconditionnel de Rome et conseiller de Scipion
Émilien. Le dernier acte est désastreux pour les Grecs : la Ligue
achéenne se révolte contre Rome, elle est vaincue et Corinthe est
rasée. Polybe joue alors de ses relations romaines pour essayer
d’atténuer la rigueur du sort des Grecs.
Convaincu que l’avenir du monde méditerranéen sera romain,
Polybe attribue à la constitution romaine une part importante dans
la responsabilité de cette prééminence. Or il tente de penser cette
constitution dans les termes de la philosophie politique grecque
classique, en distinguant les formes habituelles de constitutions et
plus précisément en reprenant la distinction aristotélicienne de trois
constitutions droites et de trois constitutions déviées, même s’il y a
entre Aristote et Polybe quelques petites variations de vocabulaire et
de doctrine. Ce qui fait l’excellence de la constitution romaine sous
sa forme achevée, c’est-à-dire, selon Polybe, la forme qu’elle a prise
« à l’époque de la guerre d’Hannibal », c’est qu’elle combine royauté,
aristocratie et démocratie. Mais Polybe ne considère pas cette
caractéristique comme étant propre aux Romains, puisqu’il la repère
dans les constitutions établies par certains législateurs anciens,
comme Lycurgue à Sparte. Tout compte fait, dans les catégories
politiques grecques classiques, Rome est plus assimilable à une cité
que ne l’étaient l’empire d’Alexandre et les royaumes hellénistiques
postalexandrins. Ce point est, à la fois historiquement et
mentalement, très important. La question de savoir dans quelle
mesure les Romains avaient l’impression de réaliser dans les
institutions de la République certains des idéaux politiques des
Grecs est trop éloignée de notre sujet, et d’ailleurs trop difficile, pour
être ici traitée. Il est, en tout cas, certain que la République romaine,
avec sa constitution fondée sur un partage du pouvoir entre les
classes aisées et les classes populaires offrait une apparence politique.
Cela se voit, a contrario, dans le soin qu’ont pris les autocrates qui ont
gouverné Rome à partir de l’époque de Jules César de camoufler leur
despotisme sous des oripeaux républicains. Auguste conserva les
magistratures – Sénat, consuls, édiles, préteurs, etc. –, ne s’attribuant
que le titre de princeps senatus, titre de fait républicain. Si, par
ailleurs, on se souvient du caractère agressivement impérialiste de
l’Athènes classique, il n’est pas déraisonnable de penser que, pour
des gens comme Polybe, Rome était une sorte d’Athènes qui avait
réussi.
Mais l’impérialisme romain n’en reste pas moins fort différent de
l’impérialisme athénien de l’époque classique, et l’adaptation à la
nouvelle réalité a requis des Grecs une révolution mentale dont la
profondeur nous échappe sans doute largement. Alexandre déjà
avait suscité l’hostilité des Grecs et même de ses compagnons
macédoniens par son projet de fusion, à la fois politique et
biologique, entre l’aire culturelle grecque et les royaumes et peuples
orientaux. Il avait ainsi contraint dix mille de ses officiers à épouser
des femmes perses le jour même où il épousa la fille de Darius. Or,
comme on le voit par exemple à travers les analyses citées plus haut
des Politiques d’Aristote, la séparation absolue et définitive entre
Grecs et barbares est une condition même de l’existence de l’entité
grecque classique. Aux Grecs la vie en cités, aux barbares la
servitude dans des peuples à jamais prépolitiques ou des monarchies
despotiques, avec, entre autres, cette conséquence cruciale que les
pays barbares sont un réservoir de main-d’œuvre servile, parce que
l’esclavage des barbares est naturel et juste. Les impérialismes
macédonien puis romain, en revanche, affichent leur projet
d’intégrer tous les peuples connus dans un même système de
pouvoir, qu’il soit une monarchie à la mode hellénistique, la
République romaine ou l’Empire romain. Les Grecs de l’époque
classique, au contraire, ne combinaient pas leur sentiment de
supériorité avec la conscience d’une mission civilisatrice : autant
c’est le devoir sacré de tous les Grecs de repousser les barbares
quand ils prétendaient les soumettre à leur despotisme, autant il
n’était ni souhaitable ni même possible d’helléniser les barbares. De
ce point de vue, les différences entre le projet, pour le moins
révolutionnaire, d’Alexandre et la conception romaine sont
remarquables. Alexandre entend parvenir à une fusion entre Grecs et
barbares. Peut-être considérait-il que les Macédoniens, qui venaient
de faire la preuve de leur supériorité, notamment militaire, à la fois
sur les Grecs et sur les Perses, offraient une sorte de préfiguration de
cette fusion. Rome entend, en revanche, intégrer en les romanisant les
peuples vaincus, ce qui est bien signifié par l’octroi de la citoyenneté
romaine. Quand, en 212, Caracalla accorda, contre espèces sonnantes
et trébuchantes, la citoyenneté romaine à tous les habitants libres de
l’Empire, il le fit sans doute pour des raisons d’abord budgétaires,
mais cela ne parut guère monstrueux.

La servitude universelle
La seconde grande transformation mentale subie par le monde
grec du fait des bouleversements dont il a été question a souvent été
décrite, et par Hegel mieux que par beaucoup d’autres, quand il la
caractérise comme le passage d’un monde de citoyens égaux dans la
liberté à une situation dans laquelle tous sont égaux dans la
servitude. Certes, Hegel, dans un raccourci remarquable, met sur le
même plan tous les régimes qui ont suivi la période classique en les
caractérisant comme le despotisme d’un seul et il assigne au
stoïcisme la fonction de représenter ce moment historique, ce qui
n’est d’ailleurs peut-être pas inexact. De toute façon, la liberté
change de figure. La cité classique, aussi longtemps qu’elle ne passe
pas sous la domination d’une autre cité, garantissait la liberté des
citoyens par un ensemble de droits consignés dans un code législatif.
Désormais, la seule liberté des sujets humains, tous statuts
confondus, est la liberté intérieure que le pouvoir du despote peut,
certes, mettre à rude épreuve par la violence, mais qu’il n’a pas la
possibilité de détruire. La représentation la plus sublime de cet
homme nouveau est certainement la figure du sage stoïcien, maître
de lui et hors d’atteinte des aléas de l’existence.
L’un des symptômes de cette fuite dans l’intériorité du sujet se
repère dans la réorganisation de la philosophie elle-même. Aristote
est le premier philosophe qui a explicitement distingué des
domaines différents dans la philosophie, et notamment la
philosophie théorétique de la philosophie pratique, laquelle s’occupe
des « affaires humaines ». Or, pour lui, la politique est si fortement
dominante – il emploie le terme « architectonique » – dans la
philosophie pratique, que le terme même de « politique » s’applique
à tout ce qui concerne l’action humaine. En ce sens, l’éthique est une
partie de la politique. À partir de l’époque hellénistique, la politique
disparaît comme domaine philosophique distinct ou est absorbée
par l’éthique. Parmi les Stoïciens, seul Cléanthe, le second chef de
l’école qui a succédé à Zénon de Kition, a fait de la politique une
partie distincte de la philosophie. De ce fait, toute la philosophie est
réorganisée autour de l’éthique, et cela pour au moins deux raisons.
La première, qui ne nous intéresse pas vraiment ici, c’est que le
mouvement, signalé plus haut, d’autonomisation des sciences par
rapport à la philosophie a tendance à délester cette dernière de ses
parties théoriques, alors que celles-ci constituaient l’essentiel de la
recherche d’un philosophe comme Aristote. La seconde tient
directement à la réorganisation de l’univers intellectuel des Grecs à
la suite de la dépolitisation du monde. Tous les grands concepts qui
structuraient la réflexion de ce qu’Aristote appelait la philosophie
pratique, et qui étaient des concepts soit directement, soit en
dernière instance politiques, sont redéfinis en termes éthiques. Ainsi
pour la liberté, notion centrale de toute réflexion éthique. Nous
avons vu que la liberté, dont l’aspect fondamental était déterminé
par son statut politique – être libre, c’est avant toute chose, et avant
toute impression de liberté individuelle, le fait d’être le citoyen libre
d’une cité libre –, s’était muée en liberté intérieure. Remarquable
transformation d’une liberté qui s’exprimait comme le fait pour les
humains d’être chez eux dans le monde en une situation qui fait que
l’individu se déclare libre contre le monde. La tradition hégélienne y
a vu une aliénation. Il en va de même pour l’esclavage, notion qui
continue d’être pensée en opposition à celle de liberté, mais, alors
que l’esclavage était, chez Aristote, traité comme un concept
hautement politique – à travers notamment le débat sur sa légitimité,
qui a conduit Aristote à construire sa notion d’ « esclave par
nature » –, dans la situation postpolitique les philosophes stoïciens
considèrent que le véritable esclave est celui qui est dominé par ses
passions. D’où il appert que l’esclave Épictète est plus libre que son
maître…
Il vaut la peine de s’arrêter un peu sur cette question de
l’esclavage, tant elle est cruciale dans le monde antique. Parlant de la
doctrine stoïcienne, Diogène Laërce, dans un passage d’ailleurs
difficile à comprendre (VII, 121-122), écrit : « Le sage seul est libre,
ceux qui sont moralement mauvais sont esclaves. Car la liberté est la
possibilité d’une action autonome alors que l’esclavage est la
privation de l’action autonome. Il y a un autre esclavage qui consiste
en la subordination, et un troisième qui consiste à la fois en
possession et subordination, auquel s’oppose la maîtrise qui est elle
aussi mauvaise. » La première forme d’esclavage, qui met en face de
la liberté du sage la servitude morale du méchant, lequel est l’esclave
de ses passions, de ses habitudes, etc., est l’un des grands lieux
communs de la spéculation morale antique, et notamment de la
prédication des Stoïciens ultérieurs, et il sera repris par les chrétiens.
Le sage seul atteint l’indépendance en suivant la nature : il est plus
facile d’enfoncer une outre remplie d’air dans l’eau que de
contraindre le sage à faire ce qu’il ne veut pas faire, disait Zénon. Le
méchant, en revanche, agit souvent contre sa nature ; son critère
d’action n’est pas le bien moral mais des choses que les Stoïciens
appellent « indifférentes » comme la richesse, la santé, l’amour,
l’honneur, etc. Dans la troisième forme, il n’est pas difficile de
reconnaître l’esclavage institutionnel tel qu’il était pratiqué du temps
de Zénon. Nous n’avons aucune déclaration formelle des anciens
Stoïciens disant que l’esclavage est contre nature, mais il est clair que
c’était là leur position. Il ne semble pas, en effet, que les Stoïciens
aient pensé que des différences psychologiques innées réduisent
certains humains à un statut éthique inférieur ; or c’est la vertu
éthique qui fait le sage. Nul n’étant naturellement destiné à être
insensé, nul n’est naturellement destiné à être esclave.
Andrew Erskine donne d’autres arguments, dont l’un des plus
intéressants est que l’esclave est défini comme propriété, alors que la
propriété est contraire à la nature en ce qu’elle fait partie des choses
indifférentes (elle n’apparaît pas dans La République de Zénon).
Sénèque rapporte d’ailleurs que Zénon n’avait pas d’esclaves.
Cicéron, parlant au nom de Chrysippe, dit que les hommes peuvent
user des animaux, ce qui suggère qu’il est injuste d’user d’un autre
homme (De finibus, III,67). Or c’est cela qui fait le despotès, le maître.
C’est d’ailleurs l’attitude des Stoïciens à l’égard de la maîtrise qui est
la plus frappante pour notre propos. Sur ce point, le texte de
Diogène Laërce est ambigu, parce qu’il est, grammaticalement,
difficile de savoir si la maîtrise s’oppose seulement à la troisième
forme d’esclavage ou à la deuxième et à la troisième. Ce qui est sûr,
c’est que la maîtrise y est qualifiée de « mauvaise » ; c’est d’autant
plus remarquable que dans les lignes qui suivent le passage cité,
Diogène Laërce rappelle que pour Chrysippe « les sages sont non
seulement des hommes libres, mais des rois », qu’eux seuls le sont,
comme eux seuls sont « magistrats, juges, orateurs ». Par ailleurs, la
tradition stoïcienne exalte la maîtrise de soi du sage, laquelle se
traduit principalement dans ce que Diogène Laërce appelle – en
rapportant vraisemblablement un terme stoïcien – « action
autonome ». C’est donc cette domination spécifique du maître sur
l’esclave qui est mauvaise, non seulement pour l’esclave à qui
l’humanité est déniée, mais pour le maître qu’elle infecte aussi.
Platon et Aristote avaient cru que les maîtres pouvaient se garder de
cette infection. Il faut aller encore plus loin : pour les Stoïciens, c’est
l’égalité qui est naturelle alors que la hiérarchie est le symptôme de
l’imperfection du monde dans lequel nous vivons. On voit donc que
ce que Hegel avait décrit comme un état d’esclavage universel
n’avait point privé la philosophie de sa dimension et de sa vocation
critiques. Il faut pourtant reconnaître que les Stoïciens ultérieurs, et
notamment les membres de l’école à l’époque impériale, se sont
éloignés du message révolutionnaire de leurs grands ancêtres. D’une
part, ils insistent, comme Épictète, qui était lui-même esclave, sur le
fait que l’esclavage est une chose indifférente, et non plus une
mauvaise chose. D’autre part, l’état d’esclavage sera présenté par des
gens comme Épictète ou Sénèque comme un lot distribué par la
fortune dont il faut se satisfaire au mieux. On peut donc être un bon
esclave. On peut aussi, et cela est plus remarquable encore, être un
bon maître : celui qui dans ses relations avec ses esclaves est juste et
maître de lui-même peut prétendre à la sagesse. Le stoïcisme est
devenu une philosophie de la paix sociale et de la collaboration de
classes, et Sénèque put mener, jusqu’à sa disgrâce mortelle, une
existence au luxe insensé, entouré de son armée d’esclaves…

Le Phénix politique

S’il y a une permanence, donc, de la politique antique, c’est une


permanence du discours politique, qui survécut longtemps au fait
politique. Celui-ci ne dura finalement pas longtemps, trois ou quatre
siècles, à comparer aux quinze siècles que dura ce que nous appelons
l’Antiquité. La polis a été l’un des fondements, peut-être le
fondement principal, du fait grec, tant pour les historiens modernes
que pour les Grecs eux-mêmes. Si les Grecs se sont effectivement
définis principalement comme les citoyens libres d’une cité libre, et
cela malgré les limitations dont nous avons vu les principales,
comment ont-ils pu assumer une sorte de continuité dans leur
conscience d’eux-mêmes quand la cité eut disparu ? Il semble bien,
en effet, quand on lit les Vies parallèles de Plutarque par exemple, que
c’est le même horizon mental qui définit le monde des héros grecs et
romains, et que cet horizon, dans certaines des Vies, est fortement
politique, au sens grec premier du terme.
Pourtant, au vu des prises de position des philosophes
hellénistiques, on comprend qu’ils ne se désintéressent pas
complètement du monde. Comme le montre fort bien l’article de ce
volume sur « Le sage et la politique à l’époque hellénistique », la
prééminence affichée de l’éthique dans les préoccupations
philosophiques ne signifie pas que les philosophes prêchent un
retrait de la vie publique, même si les Épicuriens y semblent plus
enclins que les Stoïciens. Cela se repère particulièrement bien dans le
sort réservé à des concepts qui nous semblent ne pouvoir prendre
qu’un sens politique, mais qui se trouvent eux aussi dépolitisés.
Ainsi la cité et la citoyenneté. On le voit notamment dans le
cosmopolitisme hellénistique et singulièrement stoïcien. Or cette
qualité de « citoyen du monde » qu’auraient revendiquée les sages
stoïciens les sépare irrémédiablement de la cité tout en les
réintégrant aussi dans la pensée et l’action politiques. Certes,
l’organisation réelle de la société humaine est une marque de
l’imperfection des hommes et de leurs rapports mutuels, mais il est
des situations préférables à d’autres. Pour les Stoïciens, par exemple,
plus la situation se rapproche de la cité idéale imaginée par Zénon
dans sa République, plus elle est acceptable, ce qui est conforme à la
doctrine stoïcienne du « préférable ». Les philosophes hellénistiques
n’ont d’ailleurs pas dédaigné le rôle de conseiller des princes,
lesquels sollicitaient parfois leurs avis. Ainsi Antigone Gonatas, roi
de Macédoine, demanda à Zénon de venir vivre à sa cour, ce que
Zénon refusa en invoquant son grand âge, mais il envoya deux de
ses compagnons au roi, dont Persaios de Kition, lequel fut plus tard
mis à la tête de la cité de Corinthe. N’est-ce point là retrouver une
position aristotélicienne ? À la différence de Platon qui, on le sait,
pensait que les philosophes devaient exercer le pouvoir, Aristote,
estimant que l’excellence du théoricien (Thalès par exemple) n’est
pas la même que celle de l’homme politique (Périclès), faisait du
philosophe le formateur et éventuellement le conseiller du
législateur et du gouvernant. Mais sous une identité apparente, les
conceptions sont très différentes. Pour Aristote, il s’agit de donner
une formation théorique à celui qui va élaborer ou réformer les lois de
la cité ; le sage stoïcien, en revanche, d’après les témoignages qui
nous sont parvenus, entend inciter le gouvernant à la vertu éthique
et notamment à la modération sous toutes ses formes : bienveillance,
clémence, etc.
Être kosmopolitès, citoyen du monde, c’est évidemment ne plus
être citoyen du tout. Certes, les hiérarchies qui fondaient la cité, et
qui nous paraissent insupportables, entre hommes libres et esclaves,
hommes et femmes, étrangers et natifs du lieu, ont été noyées sous
une égalité massive, mais c’est une égalité dans la servitude, puisque
la richesse, la notoriété, la vertu ne mettent personne hors d’atteinte
des caprices du Prince, bien au contraire, puisque César aura plutôt
tendance à dépouiller les riches que les pauvres… Il n’en reste pas
moins que dans ce moment de négativité, pour parler encore une
fois comme Hegel, la servitude universelle a précisément à son crédit
d’être universelle. Contrairement à ce que nos lectures
anachroniques ont prétendu, le politique grec n’est pas porteur de
valeurs universelles, pas, en tout cas, celles des « droits de
l’homme ». Si la servitude universelle est la négation du politique,
c’est la négation de cette négation qui, en posant un droit universel
qui est présent au moins en puissance dans l’universalisme chrétien,
nous permet enfin de réaliser l’essence démocratique du politique.
Pour que le politique renaisse de ses cendres, il faut qu’il ait été mis
au bûcher.
Pierre PELLEGRIN
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

ERSKINE, Andrew, The Hellenistic Stoa. Political Thought and Action,


Londres, Duckworth, 1990.
FINLEY, Moses, Démocratie ancienne et démocratie moderne, Paris, Payot,
1975.
—, L’Invention de la politique, Paris, Flammarion, 1985.
FOUCAULT, Michel, L’Ordre du discours, Leçon inaugurale au Collège
de France, Gallimard, 1971.
LONIS, Raoul, La Cité dans le monde grec, Paris, Nathan, 1994.
MOSSÉ, Claude, Politique et société en Grèce ancienne : le « modèle »
athénien, Paris, Aubier, 1995.
VERNANT, Jean-Pierre, Les Origines de la pensée grecque, Paris, PUF,
1962.
—, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, Maspero, 1965.
Figures du politique

Des politiques en général

Les petites cités grecques, auxquelles on compare nos États


modernes, comptent une très faible proportion de citoyens.
L’écrasante majorité de la population y est d’origine étrangère ou,
plus souvent encore, esclave. Les femmes, plus de la moitié de la
petite minorité libre et de souche, n’ont pas de droits politiques ; et
les hommes n’obtiennent l’exercice de ces droits qu’avec l’âge, en
servant dans un corps d’armée. Au sein de la cité, la très petite
fraction des citoyens est, de droit, une élite. Dans ce groupe, les
hommes politiques représentent encore volontiers une nouvelle élite,
de fait, sinon de droit. Car les politiques sont ceux qui gouvernent.
Or, même là où, dans les démocraties populaires directes, la loi
confère aux citoyens l’accès à toutes les fonctions du gouvernement,
tous les citoyens ne peuvent se prévaloir d’une telle disposition, soit
par défaut de fortune et, donc, des loisirs nécessaires à l’exercice de
fonctions non rémunérées, soit même par défaut d’éducation
élémentaire. Les politiques, dans la meilleure des hypothèses, restent
donc, en fait, l’élite de l’élite ; car seul un petit nombre de la petite
fraction citoyenne possède fortune et éducation. Mais la meilleure
des hypothèses, dans l’histoire des cités grecques, est exceptionnelle.
La plupart du temps, les cités ont précisément réservé le droit de
gouverner à la minorité de cette fraction citoyenne, que désignait
pour ce rôle une certaine fortune ou une certaine éducation, quand
ce n’est pas à un individu supérieur, assisté d’une famille puissante,
sinon honorable.
Très différentes sont donc les figures du « politique » selon les
situations, chaque régime portant au pouvoir un type particulier de
citoyen. Les historiens, puis les penseurs anciens (d’Hérodote à
Aristote), entre le Ve et le IVe siècle avant notre ère, se sont ingéniés à
répertorier et à classer ces formes de régimes, dont les noms sont
encore en usage.
Trois grandes classes étaient distinguées, selon le nombre de
citoyens exerçant le pouvoir : un seul pour les monarchies, une
minorité ou une majorité dans les deux autres cas. À l’intérieur de
chaque classe, un autre critère, plutôt qualitatif, permettait de
distinguer deux sortes de régimes et opposait de cette façon deux
principes universels de légitimité : la force ou la puissance, et
l’excellence ou la vertu. Ainsi, la monarchie que soutient la force
militaire est une tyrannie et celle que soutient la vertu, une royauté.
Si la force, procurée par les richesses, rend légitime le gouvernement
d’un petit nombre, c’est une oligarchie, en l’occurrence,
ploutocratique ; si c’est la vertu, issue de l’éducation du lignage, c’est
une aristocratie. En revanche, si la majorité, du seul fait de la force
du nombre, est au pouvoir, il s’agit d’une démocratie ; et si quelque
excellence caractérise cette majorité, c’est alors… une république
(politeia) ; les Grecs, souvent, n’usent pas, pour qualifier ce type de
régime, très théorique, d’un autre nom que celui qui sert à désigner
en général le régime politique.
Une telle classification est un médiocre outil pour distinguer les
formes que prend, dans la réalité, l’ordre politique. Des analyses
empiriques plus fines, tentées par certains travaux d’Aristote,
montrent d’ailleurs qu’on ne peut se contenter de pareilles
simplifications. Mais celles-ci sont étonnamment instructives quant à
l’idée qu’elles suggèrent du politique.
Le classement théorique des régimes constitutionnels fait
apparaître en effet que le politique n’est jamais légitimé dans sa
fonction que par une forme de supériorité. De multiples figures
d’hommes politiques pourraient être esquissées sur de pareilles
bases, où viendraient à composer des traits empruntés aux images
de la force, de la puissance, de la violence même, et d’autres traits
empruntés aux différents degrés de la vertu. Les Grecs ont moins
pensé à mêler ces caractères, pour reconstituer le réel en historiens,
qu’à les distinguer, afin de mesurer, en philosophes, la distance entre
les types d’hommes politiques. À leurs yeux, la supériorité du
monarque sur ses sujets, quelle que soit sa nature, force ou vertu,
doit être nécessairement plus grande que la supériorité du petit
nombre sur la majorité, tandis que celle-ci, en démocratie ou en
république, ne suppose pas la supériorité du gouvernant sur le
gouverné, mais celle du nombre des gouvernants sur le nombre des
gouvernés.
La combinaison des critères quantitatif et qualitatif pour
distinguer les régimes politiques fait ainsi apparaître deux extrêmes
entre lesquels se rangent toutes les figures politiques. Ces extrêmes
correspondent à des figures exceptionnelles, sinon mythiques, où
l’on reconnaît, d’une part, un monstre de brutalité et, d’autre part, si
l’on peut dire, un monstre de vertu. Le premier, le despote, place
entre lui et ses sujets la distance inhumaine qui sépare le maître de
ses esclaves ; le second, le roi en quelque sorte divin, la distance
bienveillante qui sépare le père de ses fils. L’un et l’autre
représentent les deux pôles entre lesquels oscillent toutes les autres
figures d’hommes politiques. Au centre, en revanche, apparaît,
également partagée entre les tendances despotique et paternelle, la
figure familière du politique qui ne peut se prévaloir d’aucune
distance évidente entre lui et ceux qu’il gouverne. Ce politique, que
l’égalité entre citoyens empêche d’être roi et devrait empêcher d’être
despote, est, en un sens, invité à imiter la bienveillance du premier et
à fuir la brutalité du second. Mais il est surtout menacé, par le
principe d’égalité, de se voir refuser la distance que trouve le
premier et qu’institue le second, entre lui et ses sujets. En d’autres
termes, il doit faire face au péril anarchique qu’engendre le principe
égalitaire et qui, au nom de la liberté, soustrait les citoyens à quelque
maître que ce soit, faisant apparaître la majorité démocratique
comme ce qu’elle est, sans une certaine vertu : un véritable coup de
force. C’est la république qui, selon l’esprit grec, cultive en théorie la
vertu. Celle-ci permet de librement consentir à l’obéissance envers
ceux qui, passé l’âge de l’éducation, ont acquis les qualités du
commandement.
Cette perspective théorique est moins idéaliste qu’il ne paraît.
Les citoyens des petits États grecs étant, on l’a dit, une très petite
fraction, l’entreprise éducative qui ferait de chacun d’eux, à l’âge
adulte, un politique « républicain » éduqué, est moins utopique que
dans nos États modernes. Elle souhaite l’extension, à toutes les
familles de citoyens, des vertus cultivées dans certaines d’entre elles.
Cependant, la vertu qu’était censée procurer l’éducation dans
quelques familles honorables était elle-même, en Grèce comme
ailleurs, une denrée rare, souvent troquée contre l’appétit des
richesses ou de la puissance. Et la légitimité recherchée par les riches
ou les puissants, sous le nom d’aristocratie, était volontiers un leurre.
C’est en fait ce modèle de politique, l’oligarque, issu d’une famille
puissante, qui fut étendu aux régimes populaires, également
despotiques ; et ce, dans un double sens : parce que le démocrate,
comme l’oligarque, borne à la poursuite de richesses ou de puissance
l’exercice de son pouvoir et parce qu’il asservit dans ce but ceux qu’il
dirige, au lieu de viser au bien commun.
Le monde grec offre ainsi deux genres d’intérêt. D’un côté, les
figures politiques que dessinent ses penseurs évoquent la hauteur où
devrait se tenir toujours le politique sous tous les régimes. De l’autre,
les figures que laisse entrevoir la réalité découvrent la bassesse où les
politiques demeurent le plus souvent, en regard de l’idéal qui leur
est assigné.
Cet écart, que les Grecs, les premiers, ont mesuré, les inclinait à
présenter la politique en général comme un art du possible, riche
d’attentes et maigre de résultats. Par ailleurs, il est pour nous
significatif d’une différence importante entre deux types
d’enseignements. Le premier montre que la pensée grecque tend à
identifier le bon politique à des qualités qui n’ont rien à voir, au
fond, avec le fait qu’il partage ou non son pouvoir, qu’il le partage
avec peu ou avec beaucoup. Le second enseignement, qu’on tire
aussi de l’histoire grecque, révèle au contraire que la question de ce
partage du pouvoir, qui distingue monarchie, oligarchie et
démocratie, fut la pierre de touche des luttes politiques et que, de ce
point de vue, le bon politique est celui qui défend l’intérêt d’un parti,
plus ou moins large ou étroit. L’idéologie, sur un tel terrain, se
démarque mal de la philosophie. On le voit en considérant le
jugement des Grecs sur les figures particulières d’hommes
politiques.
On sait la fascination exercée sur la culture occidentale, depuis le
e
XVIII siècle, par le monde grec et ses figures emblématiques,
champions de la démocratie ou tyrans de sinistre mémoire. Cette
fascination est l’effet de nombreux mirages, que l’historien s’efforce
de dissiper. Patience et obstination sont de mise, car ces mirages
occupent l’horizon de longue date. Ils ont été produits par
l’Antiquité elle-même, dont il est vain d’attendre un jugement neutre
sur ses grands hommes politiques, plutôt qu’un procès, souvent
passionné, avec des témoins à charge ou à décharge. Cherchant les
traces de vérité sous l’affabulation des idéologies anciennes,
l’historien moderne s’intéresse de plus en plus aux affabulations
elles-mêmes. On commence à mesurer aujourd’hui combien, nourrie
de partis pris, la légende s’insinue jusque dans les relations en
apparence les plus fidèles que les Anciens ont données de leur
propre histoire et aussi combien les entorses à la vérité trahissent
l’influence, non de croyances naïves, comme on l’a pensé jadis, mais
d’idées sournoises, politiques ou philosophiques, dont on ne peut
être dupe.
La mémoire grecque n’a pas sélectionné innocemment ses
« Hommes illustres ». Chez le platonisant Plutarque, par exemple,
elle enregistre les portraits de l’Athénien Phocion et du Syracusain
Dion, largement parce qu’ils passaient pour avoir été disciples de
Platon. Le portrait d’Alcibiade, que faisait aussi parler si volontiers
Platon et qui a donné son nom à deux de ses dialogues, est esquissé,
chez Plutarque, pour des raisons semblables. D’autre part, la
pratique historienne, dans l’Antiquité, et, singulièrement, la
biographie visent fondamentalement aux leçons édifiantes, sinon à la
propagande. Héros et contre-héros charrient des messages à peine
voilés, dont celui qui prévient contre la tyrannie est sans doute l’un
des plus évidents et masque pour jamais ce que furent les princes
autocrates de l’histoire plus ancienne. Selon Plutarque encore, Dion
et Timoléon à Syracuse, Aratos à Sicyone, luttaient contre des
tyrans ; le Lacédémonien Lysandre, quant à lui, en installait d’autres
à Athènes (les Trente) ; le Thébain Pélopidas avait en revanche
secoué l’oppression lacédémonienne pesant sur sa patrie et combattu
le tyran de Phères, cependant que Philopoemen, « le dernier des
Grecs », avait illustré la résistance aux mêmes Lacédémoniens, puis
aux Romains… Le message est clair, mais convenu. Il en est d’autres,
exactement inverses. La geste extraordinaire d’Alexandre le Grand et
celle des Diadoques, contées en de multiples récits, répondent en
bonne part au souci de justifier et de légitimer un type de royauté
nouvelle, sans cela d’allure barbare, dans tous les sens du terme, et,
autant qu’il paraisse, franchement despotique. L’encens des
thuriféraires, qui nimbe la réalité, révèle clairement une idéologie à
visées populaires. De son côté, Lacédémone ne donne pas la seule
image de l’oppression, comme lorsqu’elle relève, par contraste,
l’héroïsme de Philopoemen, de Pélopidas ou d’Épaminondas. Tout
au contraire, les plus grands noms de son histoire, depuis Lycurgue,
soutiennent un mythe des plus flatteurs. Au IIIe siècle avant notre ère
encore, les rois Agis et Cléomène, célèbres pour leur volonté
commune de restaurer chez eux une sévérité perdue, doivent leur
gloire à l’idée de la vertu spartiate, honorée partout depuis le siècle
précédent et en particulier, non sans intérêts partisans, dans une
Athènes vaincue à l’issue des guerres du Péloponnèse. Dans le
même temps ou presque, Athènes, alors rongée par les démagogues,
trouve aussi, dans le parti de la réaction, des orateurs pour magnifier
ses grands « ostracisés » du siècle antérieur : Thémistocle, Aristide,
Cimon… On est toujours, même après coup, le héros de quelqu’un,
qui vous charge des vertus qu’il défend. Quant aux héros politiques
fabriqués, ils en avaient, en leur temps, fabriqué d’autres : Cimon
avait prétendu ramener, de Scyros à Athènes, les cendres du
légendaire Thésée !
La vérité, sous les légendes noires ou les glorifications, se dérobe
volontiers dans le lointain. Mais ce qui la masque instruit sur la
pensée des glorificateurs ou des censeurs. Qui était Thésée, prétendu
roi d’Athènes, vainqueur du Minotaure et auteur du « synœcisme »
de l’Attique ? Ou Cadmos de Thèbes et les monarques fondateurs de
cités ? Nous l’ignorons ; mais nous pouvons deviner, sinon connaître,
les sentiments que nourrissaient, à l’époque historique, ceux qui
chantaient leurs bienfaits supposés. Qui étaient vraiment Aristide,
dit « Le Juste », ou, après lui, Périclès, qui prêtera son nom au grand
siècle d’Athènes ? Même avec Thucydide et les historiens, les érudits
en disputent ; mais on ne dispute guère sur la nostalgie qu’ils ont
engendrée et les images idéales qu’ils ont suscitées après la ruine de
leur cité, au IVe siècle, lors des fureurs populaires et du relâchement
général qui exposaient Athènes aux coups des puissances voisines.
On voit mal qui était ce fameux roi de Sparte, Agésilas, à l’aube du
e
IV siècle, et plus mal encore le tyran Hiéron qui gouverna Syracuse
au Ve, mais, chez l’aristocrate athénien Xénophon, qui leur consacra
un ouvrage à chacun, on entrevoit assez bien un sentiment
laconisant, typique de l’oligarchie athénienne de son temps, et une
trouble position à l’égard des plus illustres tyrans, tantôt despotes,
tantôt princes éclairés, qui troublaient également Platon.
De telles images se laissent aisément regrouper en « séries » :
héros mythiques, protagonistes de l’illusoire démocratie athénienne,
figures du mirage spartiate, horde des redoutables tyrans, lignages
prodigieux d’Alexandre et de ses successeurs… Tout cela dissimule
bien des mystères, mais nous instruit sur une masse de convictions,
plus ou moins explicites, qui se sont affrontées au fil de l’Antiquité et
composent son héritage idéologique. Le bilan des recherches sur les
figures emblématiques de la politique grecque ne peut être que
grossièrement esquissé.
Les bornes spatio-temporelles entre lesquelles prennent place les
plus importantes de ces figures sont significatives et bien connues. Si
l’on excepte les héros mythiques, dont l’image est entretenue surtout
par les cycles épiques et la tragédie, elles sont concentrées, dans le
temps, entre le VIe et le IVe siècle avant notre ère, c’est-à-dire entre le
moment où reculent nettement, dans les cités, les monarchies de type
absolu, et celui où viennent se superposer aux régimes des factions
ou, comme on dit parfois, des « Égaux », les nouvelles monarchies
hellénistiques, héritages d’Alexandre le Grand. Courte période, en
somme, et parenthèse dans une histoire faite de rois ou de despotes,
avec, pour toile de fond, la résistance aux « barbares » du Levant (les
Perses), la victoire sur l’envahisseur (guerres médiques) et, enfin,
l’élimination de sa puissance par l’invasion (conquêtes
macédoniennes). Les héros, spécialement athéniens, de la résistance
victorieuse contre les Perses, Miltiade à Marathon (~490) ou
Thémistocle à Salamine (~480), incarnent la liberté des peuples grecs,
liberté préservée d’un joug despotique extérieur, après avoir été
instituée à l’intérieur par l’abolition des pouvoirs autocrates et
monarchiques. Leur image associe l’idéal de l’indépendance vis-à-
vis de l’étranger à celui d’un certain régime républicain et elle allie,
dans la même réprobation, le souvenir des monarques absolus d’un
passé pas encore pleinement civilisé à la vision présente des
dynastes achéménides d’un monde barbare. Plus tard, en revanche,
Alexandre, héros macédonien et artisan de l’élimination de la
puissance achéménide, échoue à fondre en lui l’image archaïque
d’une monarchie patriarcale et à demi-barbare, celle du maître des
Grecs dans la revanche contre les Perses et celle du souverain absolu
qui succède lui-même aux Achéménides. C’est le héros d’un autre
monde, hellénisé plutôt que véritablement grec.
Dans un espace couvert par une poussière de petites cités,
colonies et métropoles, tantôt alliées, tantôt rivales, les grandes
figures politiques qui émergent, avant celles d’Alexandre et des
Diadoques, appartiennent le plus souvent aux deux puissances
hégémoniques, Sparte et Athènes, qui, temporairement unies dans la
lutte victorieuse contre les Perses, s’affrontent ensuite dans les
guerres du Péloponnèse et au-delà. Elles relèvent ainsi de deux
régimes constitutionnels caractéristiques de la parenthèse entre les
monarchies absolues du passé et celles du futur, l’un d’allure plutôt
oligarchique, l’autre d’allure plus populaire, mais antagonisés,
spécialement du fait de la guerre, et dont les témoins s’ingénient à
dégager les mérites respectifs. Cependant, aux grands Athéniens,
que la mémoire situe surtout avant la défaite contre Sparte, et aux
grands Spartiates, artisans d’une tradition de victoires, s’ajoutent
encore quelques figures notoires de dynastes, les « tyrans », qui ont
érigé des empires éphémères, mais puissants : les Cypsélides de
Corinthe, les Orthagorides de Sicyone, les Gélonides et les deux
Denys de Syracuse, Polycrate de Samos… Ils représentent à leur
façon le modèle grec de l’autocratisme princier, opposé à
l’égalitarisme républicain. Modèle à plusieurs égards ambigu : ami
des arts et des lettres, le « tyran » tantôt répare les excès anarchiques
de la liberté, tantôt s’expose aux plus hauts méfaits du despotisme
belliqueux. Pisistrate et les Pisistratides, à Athènes même,
n’échappent pas à la règle. Mais les grandes cités, Sparte et Athènes,
en face de leurs alliés, contrôlés par la force brutale, prennent aussi le
visage de la tyrannie. L’occupation de Thèbes par les Spartiates (dès
~383), notamment, et, avant cela, les cruelles exactions d’Athènes en
Eubée (~445) ou à Samos (~439), perpétrées par Périclès qui confesse,
chez Thucydide, le cynisme des tyrans, sont entrées dans l’histoire
comme l’expression d’un impérialisme qui, hors frontières, récuse
l’idéal du droit et de la vertu civiques. De la même façon, des
collusions spectaculaires, comme celle de l’Athénien Conon (en
~394), puis celle du Spartiate Antalcidas (en ~387), avec la Perse
achéménide, contre leurs adversaires grecs, démentent l’idéal
panhellénique que doit chercher à ranimer le publiciste Isocrate et
pour lequel il courtise Philippe de Macédoine. Il n’y a pas, dans
l’histoire grecque, de figure qui puisse passer pour un emblème
vraiment universel et ne soit pas l’expression, contestable et
contestée, d’un certain parti, mais il y a des séries d’images,
volontiers contrastées.
Vu l’état de nos sources, c’est l’histoire athénienne qui s’impose
d’abord à l’attention et offre les profils les mieux connus. Depuis sa
restauration sous l’archontat d’Euclide (~403), la prétendue
démocratie athénienne est devenue, au fil du IVe siècle, la république
des affairistes, des démagogues et des mercenaires que dépeint et
tente en vain de ranimer le grand orateur Démosthène, au milieu de
ses rivalités avec Eschine. Impuissante à s’opposer aux visées
expansionnistes de Philippe de Macédoine, elle est mûre, après
Chéronée (~338), pour prendre le rang des municipalités contrôlées,
de l’extérieur, par un régent. C’est une république populaire sans
héros.
Elle avait été avant cela, au Ve siècle, une république de stratèges,
élus et surveillés par la plus puissante faction de l’Assemblée des
citoyens. Depuis Marathon (~490), l’archonte-polémarque avait cessé
de présider aux destinées militaires de la cité et une lignée de
brillants stratèges, issus des guerres médiques, avait occupé le
devant de la scène politique elle-même. Périclès, mort de la peste en
~429, était l’un d’eux. Souvent reconduit dans sa charge contre
toutes les règles et fort des ressources de la Ligue de Délos qu’il
exploitait, il avait inspiré et fait financer, dans la cité, des mesures
très populaires, la rétribution salariale des juges notamment. Les
derniers grands stratèges, Alcibiade, Cléon, Démosthène, Nicias…, à
la fin de la guerre du Péloponnèse, avaient en fait conduit Athènes
au désastre. Et, sous la pression des Spartiates, cela avait valu à la
cité d’expérimenter durant huit mois (404-403) le régime
oligarchique des Trente, parmi lesquels Théramène et Critias, l’oncle
de Platon, avaient fait régner la terreur.
Mais Thrasybule avait restauré la démocratie, en renversant les
Trente. Bien sûr, la défaite devant Sparte et la ruine de l’empire
avaient soulevé d’autres espoirs. Beaucoup d’aristocrates, comme
Xénophon, ne cachaient pas leur admiration pour le régime et
l’éducation lacédémoniens. D’autres disciples de Socrate, condamné
à mort par un tribunal populaire au même moment (~399), se
méfiaient de la démocratie. À la même époque, le stratège Denys Ier
dirigeait avec éclat Syracuse ; bientôt reconnu comme « archonte de
la Sicile », il devait porter les espérances d’un prince-philosophe
nourries par Platon. Mais le tribun Lysias, adversaire des Trente,
avait parlé de Denys comme d’un « tyran » et Athènes avait renoué
avec les principes de l’« isonomie », léguée par Périclès et Éphialte,
qui, eux-mêmes, l’avaient reçue des réformes instaurées au siècle
précédent par Clisthène (~508) et, avant lui déjà, par Solon (~592).
Une longue tradition « démocratique » et le souvenir des Trente
empêchaient désormais d’apprécier, entre les deux réformateurs,
l’intermède de Pisistrate et de ses fils (~561-510) autrement que
comme une parenthèse tyrannique. Bref, pour le siècle sans héros
significatifs qui s’ouvre en ~403, les grands hommes politiques
d’Athènes appartiennent résolument au passé et souvent au lointain
passé. Les Atthidographes, mal connus, qui reconstituent ce passé à
l’aide de sources douteuses et rares avant l’époque des guerres
médiques, portent évidemment la trace de jugements partagés. Ils
sont eux-mêmes, pour la politique institutionnelle (que négligent
volontiers les chroniques des guerres chez Xénophon, Thucydide et
Hérodote), la source principale des historiens anciens ultérieurs et
des travaux savants consacrés aux institutions, comme la Constitution
d’Athènes d’Aristote.
Ces documents, conservés ou fragmentaires, ainsi que les
discours des orateurs attiques et les réflexions disséminées des
penseurs du IVe siècle, tout cela concourt à attester, dans le cadre de
la démocratie athénienne, l’image de l’homme politique identifié au
citoyen libre (le mâle adulte, non esclave). Mais l’homme politique
ainsi identifié porte un profil bas, volontiers dénoncé : celui des
individus qui composent la masse, désœuvrée et pauvre, livrée à
l’astuce des démagogues, prête à tout faire et à tout défaire au gré de
ses intérêts immédiats et au mépris des lois s’il le faut. L’homme du
grand nombre est, en principe, maître de la loi et, par l’élection, de la
plupart des magistrats chargés de l’exécuter (archontes, juges,
stratèges, etc.). Mais, dans la pratique, il s’efface devant le tout petit
nombre de ceux qui, maîtres de la parole, dirigent l’Assemblée et les
tribunaux populaires, manœuvrent l’opinion et, le plus souvent, se
font attribuer les charges ou les offices publics, sources d’honneurs et
de profits. Tels sont, en dehors des cas exceptionnels, les véritables
gouvernants, dont le verbe confisque la politique. L’éloquence
sophistique, qui triomphe au IVe siècle, s’enracine dans le terrain
démocratique d’Athènes dès l’époque de Périclès, dont les liens sont
connus avec les premiers grands spécialistes de la rhétorique.
Prompts à déjouer la vigilance de la raison la plus éclairée, ces
politiques n’ont de bornes à leur autorité souveraine que le poids de
la tradition, consacrée dans les dispositions constitutionnelles, et les
lois, réputées inviolables.
Avant d’être ruinée, la tradition athénienne a longtemps su se
montrer sévère sur ce point et c’est une tradition vigilante, faite de
délateurs professionnels (les sycophantes). Elle s’est ancrée en
profondeur, quand, après les guerres médiques, l’ostracisme a frappé
quiconque, par un prestige hors du commun, menaçait l’égalité
démocratique, n’épargnant même pas le vainqueur de Salamine.
Aristide, dit « Le Juste », aidant un illettré de l’Assemblée à inscrire
son nom à lui, Aristide, sur le bulletin l’ostracisant, incarne ce
respect de l’ordre institutionnel. En définitive, les plus grandes
figures de l’histoire athénienne, qui symbolisent à son plus haut
degré l’homme politique, sont celles qui ont contribué à instituer la
tradition démocratique elle-même, c’est-à dire, les législateurs
anciens, tels que Clisthène et, avant lui, Solon, qu’il faut maintenant
évoquer.

Des législateurs

Le prestige des grands législateurs n’est pas un accident. Il est


conforme à une certaine hiérarchie entre les fonctions politiques, que
les Grecs ont parfaitement reconnue. À cet égard, la souveraineté
populaire, consacrée dans la démocratie athénienne et toutes les cités
qui lui ressemblent, brouille un peu le tableau, avec le principe de
l’égalité de tous. La démocratie ancienne, en effet, qui n’est pas
représentative, confère à chaque citoyen les mêmes droits politiques,
exercés dans une Assemblée. Mais elle maintient rigoureusement les
différences entre les pouvoirs exercés de droit par chacun sous
l’autorité souveraine des lois. Quant aux résolutions que prend
l’Assemblée elle-même et qui ont force de lois, elles doivent être,
elles aussi, en stricte conformité avec la loi constitutionnelle, ce
qu’Athènes appelait volontiers « les règles des ancêtres ».
Supérieures ou subalternes, toutes les fonctions politiques sont donc
rigoureusement subordonnées ultimement au pouvoir du législateur
et ce dernier lui-même se trouve assujetti aux dispositions
fondamentales d’ancêtres vénérés.
La démocratie athénienne fournit ainsi une des illustrations les
plus parfaites de l’idée selon laquelle le vrai politique est celui qui a
su légiférer pour son peuple.
Il y a là une conviction qui, jusqu’à un certain point, dépasse
l’idéologie. Car elle n’est pas vraiment liée à un type de régime
politique, mais reste partagée, au-delà des crises, par tous les
régimes de droit que les cités ont institués. C’est en outre une
conviction qui a été éprouvée par la réflexion philosophique mettant
en question la validité des régimes de droit eux-mêmes. Si quelque
maturité politique peut être revendiquée par la Grèce classique, elle
réside dans le fait d’avoir reconnu que l’autorité politique est
absolument souveraine, qu’elle se subordonne toutes les autres
puissances dans la cité, qu’une telle souveraineté doit être celle de la
loi, et que la loi doit être consacrée par une tradition ancestrale.
L’idée d’une ancienne sagesse, exercée par les premiers
législateurs et menacée d’oubli par toute innovation intempestive,
est, pour nous, d’allure conservatrice. Elle va, semble-t-il, à
l’encontre de notre idée de progrès. Elle n’empêchait pas, cependant,
l’esprit grec et singulièrement athénien de vouloir innover en
politique, mais les nouveautés les plus hardies étaient présentées,
sans faux-semblant dans la plupart des cas, comme la reconquête
d’une loi politique majeure, tombée en désuétude. L’Athénien Platon
va ainsi jusqu’à soutenir que ses projets révolutionnaires de cité
idéale correspondent à la situation réelle qu’avait connue Athènes à
l’époque immémoriale de sa lutte victorieuse contre les princes
d’Atlantide ! Ses lecteurs, qui ne distinguaient pas aussi nettement
que nous les lois ordinaires des lois fondamentales, savaient
toutefois que l’introduction dans la cité de la moindre disposition
légale, d’apparence insignifiante, peut mettre en péril à la longue le
régime en vigueur si l’on n’y prend sérieusement garde. Les
politiques athéniens étaient donc attentifs à ne légiférer que dans le
sens de la tradition ou du moins à donner le change sur ce point.
Parmi les plus grands législateurs à qui l’on devait les réformes
démocratiques les plus significatives et qui donc avaient fourni à la
tradition ses racines, certains n’avaient pu œuvrer autrement qu’en
mêlant habilement rupture et restauration. Celui du prestigieux
Clisthène n’est pas le moindre. Clisthène appartenait à l’ancienne et
illustre famille des Alcméonides qui se flattait, au moment de
l’expulsion du dernier Pisistratide, d’avoir donné l’exemple de la
résistance à la tyrannie. Contre les partisans du régime inauguré par
Pisistrate, il embrassa le parti populaire et triompha de l’opposition
avec, semble-t-il, l’appui du Conseil de la cité. Son triomphe
consacrait un retour au régime plus ancien, hérité de Solon. Mais la
restauration qu’il favorisait s’accompagna (en 509-508) d’une
réforme fameuse qui rompait avec l’héritage solonien. Cette réforme
substituait aux quatre « tribus » familiales traditionnelles, où se
recrutait le personnel politique, dix tribus territoriales chargées
d’envoyer chacune cinquante représentants au Conseil, dont les
membres passaient ainsi de quatre cents à cinq cents. La postérité
reconnut à Clisthène le génie d’avoir réussi de la sorte à « fondre le
peuple », jusqu’alors divisé par le clivage des tribus familiales. La
nouvelle tribu territoriale n’était pas, en effet, une véritable division
du peuple ; car Clisthène avait constitué chacune de ses tribus en
associant, au contraire, des circonscriptions communales (« dèmes »)
de trois régions différentes de l’Attique, chaque région fournissant
dix dèmes à la tribu. L’opération bouleversait la tradition ; car
rattaché à un dème dont il portait désormais le nom, plutôt que celui
de son père, chaque citoyen relevait ainsi politiquement, non d’une
région distincte, celle de son dème, mais d’une collectivité qui
réunissait dix dèmes de chaque région, à l’image de la cité entière.
Les calculs de Clisthène exploitaient l’espace pour vaincre les
distances politiques qu’engendre celui-ci. Au profit de la démocratie,
ils portaient un coup décisif à la puissance aristocratique des
familles. Mais ils prenaient place dans un mouvement de
restauration des traditions interrompues par la tyrannie ! Et ce, de
façon d’autant plus évidente que Clisthène laissait en place toutes les
institutions léguées par Solon. La restauration dépassait en évidence
la rupture. Quand celle-ci apparut avec le temps et les progrès de la
démocratie qu’elle engendra, la tradition sembla si peu avoir souffert
que, rétrospectivement, l’héritage de Solon lui-même prit des
couleurs démocratiques !
À l’aube du VIe siècle, Solon n’était pas en faveur du pouvoir
populaire. Noble, très riche, s’appuyant sur les fortunes moyennes, il
avait proposé et fait publier lors de son archontat (592-591) une série
de lois, dont plusieurs, à portée constitutionnelle, soutenaient un
régime politique nettement censitaire. Une célèbre remise de dettes
en faveur des pauvres, qui, sur le point d’être réduits à l’esclavage,
menaçaient de ruine la cité, lui conféra des siècles plus tard l’allure
des démagogues anarchistes. Il en était loin. Son œuvre, dans le
détail, est mal connue aujourd’hui et l’était déjà mal des Anciens qui
l’évoquent avec des nuances diverses. Un certain adoucissement du
vieux Code pénal, très rigoureux et associé au nom de Dracon,
l’instauration d’un pouvoir d’appel devant le peuple des arrêts de
justice, la décision d’afficher en public le texte des lois…, tout cela
corrigeait sérieusement la tradition dans un sens démocratique. Mais
les dispositions fiscales et monétaires de Solon favorisaient une
division du peuple en classes censitaires très strictes, l’éligibilité aux
plus hautes magistratures était fonction du cens et les anciens
magistrats supérieurs formaient l’Aréopage, chargé de surveiller la
légalité de l’administration politique, comme une Cour suprême, au-
dessus du Conseil. L’œuvre législative de Solon comportait un
contrepoids de taille aux penchants démocratiques.
Là, du reste, résidait peut-être sa grandeur, dans son apparente
ambiguïté. Et pour cela sans doute, Solon mérita sa réputation de
législateur exemplaire et de sagesse dans la mémoire grecque. Avec
sagesse, en effet, il n’avait pris franchement la cause d’aucun parti,
s’efforçant au contraire d’instaurer l’équilibre des forces antagonistes
pour répondre adéquatement à la crise du moment. Ensuite, il avait
usé, dans cet effort, de l’instrument de la loi. Le premier de ces traits
plaçait Solon très au-dessus de bien d’autres dans la réputation de
sagesse. Le second l’inscrivait, au-dessus des plus grands dynastes,
au nombre des fondateurs de l’ordre et de la justice proprement
politiques. Les jugements assez convergents de la postérité font la
preuve d’une appréciation qui dépasse, sur ce point, l’idéologie
partisane.
Ces jugements rejoignent un ensemble de convictions assez
complexe, où nos idées, comme celle de progrès par exemple, n’ont
ni la même place ni la même signification. Pour les Grecs, le
législateur est essentiellement un facteur de civilisation, et dans la
marche des civilisations, les premiers législateurs ont marqué une
étape décisive, prenant le relais de ceux à qui l’on doit l’invention
des premières techniques artisanales ou artistiques. Ainsi en jugeait,
au début de l’ère chrétienne, Aristoclès de Messine, après une longue
tradition de penseurs. Selon lui, le génie inventif des législateurs fut
salué, à son avènement, comme une nouvelle forme de sagesse :
« Tournant alors les yeux vers les affaires de la cité, dit-il, les
hommes inventèrent les lois et tous les moyens qui constituent les
cités ; et ils appelèrent encore sagesse cette faculté de
l’intelligence… » (d’après Philopon, In Nicom. Isag., I, 1). On sait, et
Aristoclès le savait aussi, que plus tard, au temps des philosophes, la
sagesse devait représenter une intelligence autrement profonde et
universelle, de type spéculatif. Mais cette dernière avait été décrite
sur le modèle du savoir souverain qui paraît exigé du législateur par
Aristote lui-même, lorsqu’il identifiait la plus haute forme de sagesse
à « celle des sciences qui est la plus impérative […], celle qui connaît
ce pourquoi chaque chose doit être exécutée, c’est-à-dire le bien de
chaque chose et, d’une façon générale, le bien suprême dans la
nature entière » (Métaphysique, A, 1, 982b4-7). Le législateur donnait
anticipativement l’image de cette sagesse, parce que, en principe, il
commande souverainement et sait la raison des règles qu’il prescrit à
chacun de suivre.
Les premiers de ces « maîtres d’œuvre », qui surent rendre la
justice et instituer la loi, devaient avoir reçu de Zeus le sens du droit,
prétendait Protagoras d’Abdère (d’après Platon, Protagoras). Le
défaut d’information historique sur le ou les premiers législateurs
conduisait à se représenter leur initiative d’après les usages les plus
communs en vigueur à l’époque classique. Ces habitudes
législatives, projetées dans le plus lointain passé, consistaient à
s’informer des coutumes et des règles similaires en vigueur ici ou là
et, après en avoir apprécié les mérites relatifs, à faire adopter les
meilleures ou les plus appropriées d’entre elles. Des études
comparatives du droit positif, au service des réformes politiques,
n’ont cependant pas existé avant la seconde moitié du Ve siècle. Du
fait des guerres médiques, les cités grecques s’étaient alors
singulièrement rapprochées les unes des autres. Elles avaient acquis
le sentiment de leur communauté et la certitude de devoir faire face
chacune, depuis longtemps, à des problèmes identiques, notamment
au besoin de remédier à l’inégalité des richesses foncières qui
tracassait déjà le très vieux législateur Phédon de Corinthe et qui
restera plus tard la préoccupation de Phaléas de Chalcédoine. On se
mit alors à comparer entre eux les différents régimes politiques et à
rêver d’une Constitution parfaite. Attirés dans la puissante Athènes
qui dirigeait une ligue maritime, des savants travaillèrent à ce rêve.
Chargé de tracer le plan du Pirée, Hippodamos de Milet fut l’un des
premiers à exposer des idées pour un tel régime ; et, réputé pour son
enseignement politique, Protagoras d’Abdère, qui réfléchissait à un
même projet, prit une part décisive dans la rédaction des lois pour la
colonie de Thourioi (~ 443). La compilation des lois fondamentales
se poursuivit après les guerres du Péloponnèse qui, déchirant les
Grecs entre eux, avait fait regretter le temps de leur union contre la
Perse. La victoire de Sparte et de ses alliés orientait désormais les
esprits vers l’étude de la constitution des vainqueurs. Les Athéniens
Xénophon et Critias s’illustrèrent dans ce genre de compilation,
qu’Aristote devait systématiser plus tard. La quête d’un régime
modèle qu’un prince autocrate, une révolution ou les circonstances
favorables d’une colonie, pourraient mettre en place (comme à
Thourioi), le disputait à la quête, plus modeste et plus réaliste, de
bonnes lois que l’on pourrait faire adopter par les régimes en
vigueur pour les réformer. Cette critique comparative et sélective des
règles en usage était une véritable mode au IVe siècle, où les maîtres
de la parole, inspirant les orateurs et gouvernant les assemblées,
trouvaient judicieux de faire sanctionner par celles-ci les règlements
politiques qu’ils jugeaient bons ailleurs : « Ils s’imaginaient qu’il est
facile de légiférer en recueillant celles des lois qui ont bonne presse »,
disait Aristote, qui ne partageait pas cet avis quant à la facilité de
trouver les lois qui conviennent parfaitement à telle ou telle situation
(Éthique à Nicomaque).
La prétention d’exhumer l’œuvre des législateurs les plus réputés
de l’histoire, tâche de pseudo-archéologues bien souvent, témoigne
de convictions précises, dépassant en intérêt les informations
factuelles, très suspectes, que leurs auteurs mettaient volontiers de
l’avant. La principale de ces convictions, extrêmement répandue, est
que les meilleures institutions légales sont sanctionnées, non
seulement par la durée, mais aussi par l’universalité. Certaines
institutions politiques, réputées enviables par les auteurs grecs
classiques, étaient observées par eux chez certains de leurs voisins et
mises sur le compte de prestigieux souverains.
En Italie, on parlait d’un vieux roi des Œnotriens, nommé Italos,
et, en Égypte d’un ancien pharaon du XIIIe siècle, Sésostris (Ramsès
II), qui avaient doté leurs pays respectifs d’institutions fameuses et
curieusement semblables. Des institutions analogues se retrouvaient
en Crète où elles étaient attribuées au célèbre roi Minos,
contemporain de Thésée. Vagues souvenirs noyés dans la légende,
d’un temps préhistorique où les Achéens, que chantait Homère,
étaient confrontés aux civilisations antérieures du monde
méditerranéen. C’est encore en Crète que, selon une autre tradition,
un certain Onomacrite de Locres s’était initié aux découvertes qui,
enseignées par son disciple Thalès, auraient inspiré les règles du
régime spartiate attribuées à l’illustre Lycurgue. Ces règles auraient
inspiré aussi la législation donnée aux Locriens du cap Zéphyrion
par Zaleukos, lequel aurait à son tour instruit le législateur
Charondas de Catane dans les colonies chalcidiennes de Sicile et
d’Italie. Filiations fantaisistes, notait déjà Aristote (Politiques, II), mais
qui montrent bien ceci : dans l’esprit de beaucoup, ce n’est pas leur
originalité qui faisait le mérite des grands législateurs, mais
l’universalité de leur œuvre, sanctionnée par une permanence ou
une durée significative. L’œuvre prêtée à Lycurgue (IXe-VIIIe siècle ?),
qui portait encore ses fruits au lendemain des guerres du
Péloponnèse, impressionnait tout le monde, et d’abord les vaincus.
Parmi ces derniers, l’Athénien Platon séduit par les constitutions
« sœurs » de Crète et de Sparte, cités doriennes, nous montre les
« Sept Sages » de la Grèce, unis dans la même admiration du
« laconisme » (Protagoras).
On pourrait multiplier les exemples. Tous nous laissent entrevoir
un passé construit pour répondre à un même genre de convictions.
Pour sa part, l’idée de revendiquer, pour sept personnages de leur
propre histoire, l’étiquette de « Sages », n’impliquait peut-être pas au
départ, chez les Grecs, la volonté d’identifier spécialement les plus
grands législateurs de leur passé. Mais Solon figurait dans la liste,
l’éphore lacédémonien Chilon y figurait aussi, peut-être parce qu’on
lui faisait gloire de célèbres réformes de type militariste, ainsi que
Bias, le juge-arbitre de Priène, et le puissant Pittacos de Mytilène, qui
avaient imposé chacun à leur cité des lois rigoureuses de nature à
faire taire les factions. Un autre personnage, Périandre de Corinthe,
connu pour son extrême sévérité lui aussi, prenait également place
dans le chœur des « Sages ». Il en fut cependant exclu par Platon et
remplacé par l’obscur Myson, pour un motif qui, lui, n’est pas
vraiment mystérieux. Périandre appartenait en effet à la série des
princes autocrates, comme Thrasybule de Milet, Polycrate de Samos,
Lygdamis de Naxos, Orthagoras à Sicyone ou Pisistrate à Athènes, et
il fit les frais de l’infamie désormais attachée au nom de « tyrannie ».
Ainsi, au cours du temps, l’identité de ceux qu’on voulait tenir pour
les plus illustres personnages du passé fut révisée et l’on s’ingénia à
mieux préciser la raison de la grandeur reconnue à ceux qui ne
méritaient aucune censure. Un courant de pensée, illustré par
Dicéarque, prétendit ne retenir, dans le nombre, que les hommes
« subtils et versés dans l’art de faire des lois » (d’après Diogène
Laërce, I, 40), à l’exclusion même de ceux qu’on réputait alors
« sages » pour avoir fait la preuve d’un savoir philosophique
supérieur, d’ordre spéculatif. Cette opinion était encore partagée
beaucoup plus tard par Aristoclès lorsqu’il attribuait aux grands
législateurs du passé une forme de sagesse qui, dans le temps, avait
anticipé celle des premiers philosophes : « Tels étaient les Sept Sages
qui ont découvert des vertus politiques. » (loc. cit.)
Le courant qui va de Dicéarque à Aristoclès (tous deux de
Messine) appartient à une tradition héritée de la pensée
aristotélicienne. Et cette dernière pensée permet le mieux de
comprendre, à la manière grecque, le rapport entre savoir législatif et
sagesse, entre le savoir-faire du politique porté à son plus haut degré
et le savoir pur et simple que vise la philosophie première. Le bon
législateur, à qui l’on doit une œuvre de qualité (eunomia), n’a pas la
connaissance supérieure que poursuit le philosophe à la recherche
des premiers principes de l’univers, mais il possède un savoir ou,
pour mieux dire, un savoir-faire analogue, en ceci qu’il sait fournir à
la cité et aux hommes qu’elle contient les premiers principes qui
règlent leurs actions sous forme de lois impératives et leur indiquent
ainsi la source du bien et du bonheur.
La législation de l’Athénien Solon, lointain ancêtre de Platon,
compté unanimement parmi les « Sages » et salué aussi, le premier,
comme « philosophe », doit à cette idée une partie des honneurs qui
lui sont rendus dans la littérature classique. Avec une volonté
d’instaurer l’équilibre entre le faible nombre des riches, astreints aux
charges publiques, et le grand nombre des pauvres, libres
d’obligations et protégés par les lois, Solon devait ainsi passer à
l’histoire, comme le légendaire Lycurgue qu’Aristote lui compare sur
ce point (Politiques, 1296 b 18-21), pour le champion d’une classe
moyenne réalisant dans la cité l’heureux « mélange » des forces
populaires, aristocratiques et oligarchiques. Un équilibre analogue
s’observait, en effet, dans les institutions de Lacédémone, entre la
« gérousie » aristocratique et royale et l’« éphorat » populaire,
représentant les « Égaux » (le petit nombre des citoyens). À
Lacédémone, cet équilibre, quoique précaire et imparfait, non
seulement durait encore deux siècles après Solon, au moment des
réflexions de la pensée classique, mais ce fut la petite cité du
Péloponnèse qui mit à genoux la très puissante cité de Solon. La
leçon fut tirée, non seulement par les penseurs classiques, mais aussi
par les historiens : l’équilibre des forces politiques rivales dans l’État
est décrit par Polybe comme un caractère de l’État romain,
expliquant la prodigieuse vitalité de celui-ci, fondée sur le droit.

Des penseurs politiques

La Grèce continentale est devenue province romaine en ~146. Le


reste des cités grecques, à pareille date, avaient presque toutes perdu
leur indépendance. La plupart vivaient déjà depuis près de deux
siècles sous le contrôle de l’une ou l’autre des quelques grandes
monarchies nouvelles fondées par les lieutenants d’Alexandre le
Grand. Ces monarchies, comme plus tard le pouvoir de Rome,
avaient quelque chose d’inédit, non seulement par leur ampleur,
mais par leur origine. Les ligues (amphictyonies) et autres
confédérations qui avaient autrefois uni certaines cités grecques sous
un pouvoir fort reposaient le plus souvent sur des règles
contractuelles. Les nouveaux pouvoirs monarchiques avaient été
plutôt instaurés par des conquérants, au fil de l’épée. Leurs titulaires
n’avaient d’autre légitimité que le glaive.
Pour une certaine philosophie contemporaine, d’inspiration
cynique, la force pouvait être consacrée dans le droit. Il s’est trouvé
aussi, parmi les philosophes d’une époque hellénistique très pauvre
en penseurs politiques, des esprits moins radicaux, rattachés au
stoïcisme, pour sanctionner ces royautés prestigieuses par la raison
de leurs princes, analogue à celle de Zeus tout-puissant qui régente
la nature. Ils favorisèrent les mythes qui donnaient une ascendance
divine à ces princes, pasteurs exceptionnels, comme Alexandre lui-
même. Pareille attitude face aux nouveaux rois n’est pas sans
rappeler l’opinion de penseurs plus anciens qui, imaginant le
fondement des premières monarchies dans les cités, ou celui de
dynasties au-dessus de la loi, suggéraient qu’elles ne pouvaient se
concevoir sans la nette supériorité de princes éclairés, sortes de
dieux parmi les hommes. La position cynique n’est pas sans évoquer
une autre opinion, elle aussi antérieure, en faveur des droits du plus
fort et contre la tyrannie des faibles, instaurée par la loi. Tous ces
débats, qu’avivèrent les nouvelles situations de l’époque
hellénistique, nous reconduisent donc, par leur origine, au cœur de
l’époque classique, où la philosophie chercha pour la première fois à
préciser les traits du véritable politique.
La complexité et l’importance des affaires de la cité eurent tôt fait
de mettre d’accord tous les penseurs sur un point capital : on ne
s’improvise pas politique sans grave dommage pour soi-même et
pour ses concitoyens. Mais Platon est sans doute celui qui plaça le
plus haut les exigences de l’apprentissage indispensable au
politique. Pour le dire brièvement, il réclama de celui-ci une forme
de connaissance universelle, qui puise à la source de toute
intelligibilité, c’est-à-dire au Bien absolu, situé au-delà de l’être. La
République de Platon décrit les longues et nombreuses étapes de
l’apprentissage politique, qui passe par l’acquisition de qualités
corporelles et morales nécessaires au bon déploiement de
l’intelligence, et par l’acquisition graduelle des qualités de
l’intelligence et des sciences nécessaires à l’appréhension du Bien
absolu, en dehors de toutes les contingences du temps et du lieu.
L’auteur assimile clairement à l’itinéraire du philosophe celui qui
conduit à la science politique. C’est sa thèse la plus significative.
Platon suspend le bonheur de la cité à la condition que le
philosophe devienne roi ou le roi philosophe. Ce n’est pas pour
autant plaider en faveur d’un régime monarchique, ni l’exclure. Pour
le ou les philosophes qui gouverneraient les yeux fixés sur ce qui est
toujours bien, Platon exige seulement un pouvoir régalien. Ce que
Platon souhaite indifféremment, c’est l’alliance de la royauté absolue
à la philosophie ou de la philosophie à un pouvoir régalien, ce qui,
dans les deux cas, permettrait à la connaissance inspirée par le Bien
immuable de refléter ce Bien dans la cité, sans la contrainte de lois
existantes.
C’est pourquoi, définissant le véritable « politique » dans un
dialogue qui porte ce nom, Platon argumente d’abord en faveur de
l’illégalité idéale. En d’autres termes, il se prononce en faveur d’un
gouvernement qui ferait fi des lois positives et écrites, rigides et
aveugles, fruits de la simple tradition ou des conventions, et où
l’autorité serait exercée souverainement par celui qu’inspire la
connaissance du Bien transcendant, sorte de « dieu parmi les
hommes » (303 B). Ce politique ne serait soumis à aucune loi, mais
serait lui-même la loi.
Dans un deuxième temps, toutefois, Platon enjoint à ce
philosophe-roi, qu’il place au-dessus des lois, d’être législateur et de
codifier les règles fondamentales à l’image du Bien afin de soustraire
aux caprices des gouvernements futurs les dispositions parfaites qui
doivent prendre la place de toutes les dispositions légales et
constitutionnelles existantes, partisanes et imparfaites. Platon va
plus loin encore. Son dernier grand ouvrage, Des lois, tente une telle
codification, rendue nécessaire par l’impossibilité de trouver, dans le
monde politique, l’homme qui, avec une grâce divine, pourrait
assurer un gouvernement idéal ou un code à son image. Le
philosophe fournit donc lui-même l’esquisse des lois de première
nécessité, dictées par le Bien absolu, d’après lesquelles les politiques
seront invités à gouverner : « Il faut donner le pouvoir à notre
intelligence et aux lois qu’elle inspire », prononce un interlocuteur
du dialogue (713 C). Le politique, dans cette dernière perspective,
n’a plus à légiférer. Il devient le serviteur d’une législation
intangible, établie par le philosophe.
Le projet platonicien a pour origine la conviction selon laquelle la
politique ne peut être livrée totalement à l’arbitraire du commun
sans engendrer le chaos, mais aussi celle, née un siècle plus tôt dans
les milieux socratiques et dans tous les milieux éclairés, que la
politique doit en fait reposer sur un certain savoir. L’idée de fonder
et de légitimer le pouvoir souverain à l’aide du savoir est une idée
révolutionnaire, lancée par le mouvement, aujourd’hui réhabilité, de
ceux qu’on appelle par tradition les « Sophistes ». Ce mouvement
rejoint les préoccupations de Socrate. Il avait notamment établi, pour
jamais, la nécessité de fonder la loi en raison et donc l’impossibilité
de recevoir désormais une loi qui ne fût point soutenue par des
arguments convaincants.
Deux implications soulignent l’importance du phénomène.
Celui-ci entraîna d’abord une critique en règle non seulement de
plusieurs lois fondamentales en usage, mais des lois en général et du
principe même des lois. Certaines thèses que Platon fait encore
défendre aux personnages de ses dialogues devaient être exploitées
en ce sens : celle de Thrasimaque par exemple (dans La République, I),
pour qui toute loi ne promeut que les intérêts du plus fort ; ou celle,
apparemment contraire, de Calliclès (dans Gorgias), pour qui la
législation défend toujours injustement les intérêts du faible, qu’elle
protège contre la force des puissants. Ce genre de critiques, qui ne
manquent pas d’une certaine rationalité, ont une portée
extraordinaire. Elles tendent, en effet, à poser la raison elle-même en
instance supérieure aux lois établies, pour juger du droit. Par
ailleurs, chez Protagoras d’Abdère, le besoin ou l’avantage de
justifier toute action politique induisait à penser que la politique
pouvait dès lors s’enseigner, comme n’importe quelle science, et
qu’elle s’enseignait avec le langage et l’art rhétorique de convaincre.
Ce genre de prétention, qui s’est affirmée dans les générations
suivantes, est, elle aussi, d’une portée exceptionnelle. Elle tend à
poser l’éloquence, techniquement cultivée, comme l’instrument
fondateur du droit. La critique faisait table rase des préjugés, tandis
que la rhétorique servait à reconstruire à nouveaux frais.
Mais Platon entrevit clairement que, d’une certaine façon, cette
double opération ne pouvait être tentée sans s’autodétruire et ruiner
la justice elle-même : on ne pouvait sans contradiction, d’un côté,
mettre universellement en cause la loi et, de l’autre, proposer avec la
rhétorique un instrument universel permettant d’établir le droit ;
bref, un scepticisme absolu professé quant à la légitimité des lois
positives existantes ne pouvait s’accommoder d’un relativisme
absolu, quand il s’agit de faire admettre les règles qui en tiennent
lieu. Pour Platon, au contraire, dénoncer tout fondement certain d’un
côté devait impliquer, de l’autre, la recherche d’une certitude
inébranlable, que ne donne pas le consensus éphémère et partiel
obtenu par l’argumentation rhétorique. Il fallait donc compter sur un
savoir qui atteignît au fondement anhypothétique de la justice ; ce
qu’est la science parvenue à la connaissance du Bien absolu. Quant à
la rhétorique, elle se trouvait ravalée par Platon au rang des
puissances subordonnées que le législateur (le « royal tisserand »)
doit harmoniser dans la cité et dont la tâche consiste à défendre les
seules règles qu’inspire à ce législateur la science du Bien.
La science à laquelle Platon suspend toute action politique, à
commencer par l’action du législateur, est donc une sagesse
authentiquement philosophique. Elle porte sur la source première et
universelle de tout ce qui est bien. Ce principe, par rapport auquel se
mesurent tous les biens humains, n’est donc pas lui-même humain,
ni subjectif, comme l’est celui dont on peut convenir entre citoyens,
moyennant discussion. Immuable, éternel, toujours égal à lui-même,
il est objectivement ce que l’ordre humain et toutes les réalités de ce
monde changeant et divers reflètent plus ou moins. Le critère de
l’excellence politique échappe au politique qui prend pour modèle
de son action une autre institution politique réputée bonne, mais il
apparaît au philosophe qui, au contraire, détache son regard de celle-
ci, pour ne voir en pensée que le Bien en Soi, indiscutable, dont elle
participe. L’idéalisme platonicien soustrait le principe juste de la loi
à la considération de tout ce qui est déjà humainement tenu pour
juste, et il subordonne ainsi la politique à une sagesse étrangère à
l’ordre politique lui-même.
Cette quête idéaliste de l’objectivité absolue est vivement
critiquée par Aristote, pour deux raisons philosophiques principales.
D’abord, le bien n’est pas réductible à un principe unique, source
universelle de tout ce qui est bien ; et seul le bien strictement
humain, à la portée de l’homme, intéresse l’ordre politique. De plus,
ce bien-là ne peut être considéré sous la forme d’un absolu,
indépendant des institutions humaines et que l’on pourrait connaître
en se détournant de celles-ci ; sa connaissance objective passe au
contraire par la considération de ce qui est en général tenu pour bon
par les meilleurs.
Mais ce genre de savoir, qui permet au philosophe de juger des
systèmes politiques particuliers par rapport à un système parfait,
n’est pas la science qu’il songe à réclamer des politiques ou des
législateurs eux-mêmes. Ici apparaît la principale originalité
d’Aristote. Le meilleur régime qui se puisse définir, non dans
l’absolu, mais dans l’ordre humain, n’est même pas pour lui un
régime tel qu’il faille absolument l’instituer. Et le philosophe,
manifestement, entend ainsi rendre justice à une certaine relativité
du bien humain. Les lois fondamentales qui mettraient en place le
meilleur régime politique possible sont fonction des meilleures
circonstances possibles, circonstances contingentes, que le législateur
peut seulement souhaiter, sans pouvoir les créer. De sorte que le bien
véritable que vise la loi n’est pas et ne doit pas être ce qui est bien
absolument, mais toujours ce qui est le mieux pour les hommes en
fonction desquels est instituée la loi. L’absolu, même humain, dans la
plupart des circonstances, devient ainsi un bien apparent, plutôt que
réel (cf. Politiques, VII).
Une telle position comporte une conséquence immédiate. Elle
interdit au philosophe de dicter lui-même, comme le faisait Platon,
les lois que le politique devrait recevoir et d’après lesquelles il
devrait toujours gouverner. Autrement dit, le politique se trouve
soustrait, par Aristote, à la souveraineté d’une sagesse
philosophique, qui s’imposerait à lui, et il recouvre de droit son
entière autonomie, à charge, pour lui, de décider quelles sont
réellement les lois les plus appropriées dans la situation qui est la
sienne.
Aristote ne reconduit pas toutefois, malgré les apparences, à la
subjectivité des Sophistes. Car les décisions du politique doivent être
l’effet d’une vertu, d’un véritable savoir-faire, analogue, dans son
ordre, d’une sagesse philosophique. Cette vertu n’est pas une simple
habileté, comme le savoir-faire des maîtres de rhétorique,
indifférents à la qualité, objectivement bonne ou mauvaise, des
mesures qu’ils proposent et pour lesquelles ils cherchent un
consensus. C’est une véritable sagacité (phronèsis) qui ne prend en
compte que le bien réel de la cité, indépendamment des opinions
contradictoires qu’on en peut avoir. Et cette sagacité qui fait voir au
politique, infailliblement et sans discussion possible, le bien réel de
sa propre cité plutôt que l’un ou l’autre bien apparent, procède
directement, d’après Aristote, de l’éducation reçue, plus précisément
des habitudes morales contractées dès l’enfance, pour autant que ces
habitudes soient conformes à celles que suivent les meilleurs
citoyens et orientent ainsi vers la meilleure norme du bien qui se
puisse concevoir dans les circonstances.
Une fois assurée l’orientation adéquate du politique vers ce qui
doit être réellement la meilleure fin de son action, le reste est affaire
d’habileté et de technique. La sagacité du politique, dans ces limites,
consiste à trouver les moyens qui permettent d’atteindre ces objectifs
que lui fixe le sens du bien de sa cité.
Mais ce savoir général n’est pas, pour Aristote, la science du
politique comme tel. Celle-ci peut profiter de connaissances
théoriques, tirées par exemple de l’histoire, et même de vues
philosophiques très spéculatives ; mais la sagacité qui définit le
politique est proprement le savoir-faire du commandement. Et celui-
ci ne se borne pas à connaître ce qu’il est généralement bon de
décider, ni même ce qu’il est bon de décider dans les circonstances
particulières qui réclament sa délibération ; il s’étend jusqu’à la
capacité de décider réellement ce qui convient quand il convient.
Attentif à cette exigence fondamentale du savoir-faire politique,
Aristote s’en souvient lorsqu’il s’agit d’argumenter, dans le sens de
Platon, en faveur du régime des lois. L’inconvénient des lois écrites
avait conduit Platon à affirmer l’avantage d’un art royal qui s’exerce
sans la loi, mais il avait fini par admettre la nécessité de celle-ci en
raison des caprices auxquels les politiques sont exposés. Bien que
plus réaliste et conscient que la plupart des royautés elles-mêmes
sont soumises à la loi, Aristote n’exclut pas lui non plus des
circonstances exceptionnelles où quelque monarque absolu soit
légitimé à exercer une autorité qui se passe de la loi, étant lui-même
la loi et « une sorte de dieu parmi les hommes » (Pol., III). Mais,
comme Platon, il incline à recommander que partout les meilleurs
politiques légifèrent et instituent ainsi un État de droit. Légiférer
n’est pas commander spécialement telle ou telle chose à ses
concitoyens, c’est fournir la règle générale qui leur commande tel
genre de choses ; et la loi, qui s’adresse indistinctement à eux, est
une intelligence qui gouverne sans passion. Sa force contraignante,
pour le politique qui doit l’exécuter, est précisément ce qui plie les
passions de celui-ci à la règle intelligente qu’elle exprime.
Dans les États de droit que préconise Aristote et hors desquels il
n’y a pas, selon lui, d’ordre politique à proprement parler, mais de
simples collectivités soumises à une puissance dynastique, les
hommes politiques eux-mêmes sont, comme pour Platon, les simples
exécutants de la loi, ouvriers au service du maître d’œuvre qu’est le
législateur. Ce dernier toutefois, architecte sur qui repose l’ordre
politique, n’est plus, comme chez Platon, le sage inspiré par le
principe transcendant de toute ordonnance, mais l’homme
souverainement sagace, guidé par le bien de ses propres citoyens,
vers lequel l’oriente une bonne éducation.
Dans les cercles de penseurs, on inclinait volontiers, à l’époque
de Platon et sans doute déjà auparavant, à placer au plus haut la vie
du philosophe, consacrée à l’étude de questions sublimes bien que
réputées inutiles aux yeux du grand nombre. Lui-même plaçait au-
dessus de tout la simple culture de l’intelligence, répondant à une
curiosité naturelle, et dénigrait l’affairisme des hommes politiques
suscité le plus souvent par l’appétit des richesses ou des honneurs.
Avec l’idéal du philosophe-roi ou du roi-philosophe, il offrait de
quoi réconcilier la politique avec les plus hautes valeurs de l’esprit.
Mais il savait que la sagesse philosophique, orientée vers le monde
de l’intelligible, détourne du sensible et des affaires humaines à
mesure qu’elle gagne en profondeur et se laisse séduire par son
objet. Le sage courrait donc le risque inévitable, non seulement
d’être rejeté, incompris, par la cité, mais de ne consentir à y
descendre lui-même que contre son gré, en forçant sa nature. Plutôt
que de rêver à le contraindre et persuadé au fond qu’il ne serait pas
reçu des siens, Platon, en définitive, préféra donner lui-même
l’exemple du philosophe qui souffle ses lois à la cité. Du coup, la vie
politique était condamnée, pour lui, à rester l’existence dévaluée et
presque servile de ceux qui se plient à une loi qu’ils comprennent
mal et dont ils s’efforcent de faire suivre les préceptes.
Aristote corrige le tableau. La vie spéculative du philosophe,
apparentée à celle des dieux, demeure encore, à ses yeux, sans égale.
Mais la vie politique active recouvre tout son prix. Celui qui s’y
consacre est affranchi de la tutelle d’une autre sagesse. Il n’attend de
personne la raison de ses actes, du moins en dehors des autres
politiques. Autonome et libre, il doit trouver, dans l’action politique
elle-même, les principes de sa sagacité. À son rang, la vie politique
est donc celle d’un homme majeur. Elle illustre d’ailleurs, au plus
haut degré, la maturité humaine qui consiste à savoir commander,
plutôt qu’à obéir.
Davantage : elle emprunte à la vie paisible du philosophe le
modèle de l’action qu’elle incarne et que le politique vise à
promouvoir chez ceux qu’il gouverne. Pas question, pour celui-ci,
d’imiter la vie des hommes d’affaires et de favoriser, par ses lois, le
culte imbécile des richesses ; pas question non plus d’imiter les
puissants, ni d’entretenir une âme belliqueuse dans une cité
impérialiste. Le politique, au contraire, se doit de vouloir pour la cité
la même préoccupation de soi qu’affiche le philosophe et, pour
chacun de ses concitoyens lorsqu’il agit, le même souci de perfection
que le philosophe s’applique à cultiver lorsqu’il pense. Le politique
commande à chacun, comme chacun se commande à lui-même, avec
1’ambition qu’a le sage de se perfectionner. Son action, spécialement
législative, veille à l’orientation de celle de chacun, mais, comme
celle de chacun, elle trouve en soi son bénéfice et ajoute seulement à
ce bénéfice celui d’en faire profiter autrui. Le vrai politique se
montre courageux et commande à chacun le courage, non pour les
avantages douteux que laissent espérer la victoire et ses
conséquences, mais pour le gain de vertu certain que procurent des
actes de courage, même en cas de défaite. Aristote donne ainsi de la
vie politique l’image par excellence d’une vie activement consacrée
au perfectionnement d’autrui et de soi-même, où l’intelligence,
affranchie de toute sagesse philosophique, est au service de l’homme
en ce qu’il a d’humain.
Beaucoup plus préoccupés de morale que de spéculation,
contrairement aux philosophes classiques, les Stoïciens
développeront plus tard l’idéal d’une sagesse qui représente la
perfection humaine à tous points de vue et pour laquelle la vie
politique n’importe pas. Citoyen du monde, le sage stoïcien
s’accommode parfaitement de toutes les conditions, même serviles.
Mais, cultivant cette perfection d’eux-mêmes, certains Stoïciens
furent à l’époque romaine conseillers des princes, comme Sénèque
auprès de Néron, ou princes eux-mêmes, comme l’illustre empereur
Marc Aurèle qui nous a laissé ses Pensées, consignées en grec. Avec
l’accession de ce dernier à l’empire, « l’idéal de Platon était réalisé »,
écrivit Renan. Il avait tort, bien entendu ; car la sagesse de Marc
Aurèle, pour autant qu’on lui accorde cette vertu, n’avait rien de
commun avec celle qu’avait préconisée Platon. La philosophie ne lui
servait d’ailleurs qu’à trouver la vie un peu moins insupportable. Le
rigorisme fataliste de la morale où se résume cette philosophie
n’avait rien non plus des principes de l’éthique aristotélicienne. Et
l’exercice du pouvoir était, pour lui, un fardeau porté par devoir,
plutôt que l’expression la plus élevée à laquelle aspire la perfection
humaine chez Aristote. La figure de Marc Aurèle est là, justement,
pour nous rappeler que l’image des politiques, même philosophes,
n’est jamais celle, exactement, que les philosophes veulent donner
aux politiques.
Richard BODÉÜS
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

BODÉÜS, Richard, Le Philosophe et la Cité. Recherches sur les rapports


entre morale et politique dans la pensée d’Aristote, Paris, Les Belles
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coll. « Champs », 1996.
Le sage et la politique à l’époque
hellénistique

Faut-il que le sage, c’est-à-dire l’homme sensé ou encore la


personne parfaitement rationnelle, se mêle de politique ? Non,
répondaient les Épicuriens, à moins qu’il n’y soit contraint par
l’urgence des événements. Oui, disaient les Stoïciens, à moins qu’il
n’en soit empêché d’une façon ou d’une autre.
Épicuriens et Stoïciens ne se sont pas limités, loin de là, à
l’examen de cette seule question en matière de politique. Les
premiers entreprirent d’expliquer l’origine de la société et
l’émergence de la loi par l’optimisation d’un intérêt réciproque en
matière de sécurité, et insistèrent sur la nécessité d’une forme de
gouvernement. Ces idées ont survécu dans les Maximes capitales
d’Épicure (341-271 avant J.-C.) : la justice y est conçue comme un
contrat de non-agression mutuelle et les lois tiennent leur légitimité
de leur efficacité, selon les avantages communs qu’elles procurent.
Les quelques bribes de texte qui nous restent, si frustrantes, nous
donnent un aperçu de ce que pouvait être la conception épicurienne
d’une communauté d’amis idéale. En ce qui concerne les Stoïciens,
Plutarque nous rapporte que « Zénon avait beaucoup écrit, eu égard
à sa concision, Cléanthe aussi et Chrysippe encore plus sur les
questions de l’ordre politique, de l’exercice du pouvoir et de la
soumission au pouvoir, de l’art oratoire et des décisions judiciaires »
(Contradictions des Stoïciens, 1033B). Bien qu’il ne nous soit parvenu
que très peu d’autres témoignages, quelques extraits et de petits
fragments, sur la plupart de ces textes, nous pouvons trouver plus
d’informations sur la communauté idéale des sages que décrit Zénon
(334-262 avant J.-C.), le fondateur du stoïcisme, dans son œuvre
intitulée Politeia, habituellement connue sous le nom de La
République, mais qui serait plus justement traduite par L’Ordre
politique. Tout comme Diogène le Cynique (milieu du IVe siècle avant
J.-C.) dans son ouvrage également intitulé Politeia, Zénon décrit une
communauté d’hommes libres et vertueux, qui aurait fait table rase
de toutes les institutions politiques et religieuses de la cité-État, et où
aurait été institué le partage communautaire des femmes et des
enfants. Les attaches amicales et amoureuses auraient permis de
trouver un but commun établissant la cohésion de la cité.
Quoi qu’il en soit, il faut considérer la réponse de ces philosophes
à la question de l’engagement du sage, réponse cruciale pour évaluer
leurs positions théoriques effectives en matière de politique et de vie
de la polis. Les deux principales argumentations développées sur
cette question, celle d’Épicure et celle du troisième directeur de la
Stoa, Chrysippe (vers 280-206 avant J.-C.), sont rassemblées dans des
ouvrages qui ont tous deux pour titre Des modes de vie, où les auteurs
traitent à l’évidence des différents points de vue sur le type de vie
qui convient au sage. Ces traités se situent dans la lignée d’une
longue tradition. Platon dans le Gorgias conclut la discussion entre
Socrate et ses interlocuteurs Gorgias, Polos et Calliclès, sur la
nécessité de choisir entre plusieurs existences : celle de l’orateur qui
exerce ses talents sur la scène publique et doit se plier aux caprices
des masses, ou celle du philosophe qui a pour vocation d’améliorer
les hommes. La République de Platon s’appuie sur l’idée qu’il existe
essentiellement trois modes de vie, reflétant chacun la domination de
l’une ou l’autre des parties de l’âme : celle qui est consacrée à
l’acquisition de la richesse, celle qui est régie par l’honneur et
l’ambition, et la vie du philosophe. Cette même tripartition est
reprise par Aristote au début de l’Éthique à Nicomaque, même s’il fait
du plaisir le but ultime du mode de vie le plus bas. Ses élèves
Théophraste et Dicéarque, qui écrivirent au début de la période
hellénistique, semblent avoir eu des opinions divergentes quant au
poids relatif des prétentions de la vie politique et de la vie
philosophique.
L’ouvrage d’Épicure, Des modes de vie, comprenait jusqu’à quatre
livres et fut à l’évidence l’une de ses œuvres éthiques les plus
importantes. Si le texte lui-même a entièrement été perdu, nous
connaissons néanmoins quelques-unes de ses thèses principales. Le
premier livre condamnait la participation à la vie politique, le
deuxième en faisait autant pour le mode de vie des Cyniques. Bien
que les sources n’attribuent à ce traité aucune instruction positive, on
ne peut douter qu’il ait recommandé une vie paisible de « retraite
loin des multitudes » (Maximes capitales, 14) en compagnie d’amis.
L’une des plus célèbres devises des Épicuriens : « Vivre caché » (lathe
biosas) indique avec concision la voie à suivre lors de ce choix décisif.
Pour des conseils pratiques plus précis, nous ne pouvons compter
que sur un fatras de textes divers, et notamment sur la compilation
désordonnée, sans aucun principe établi, que Diogène Laërce a
reprise dans ses Vies des philosophes(10, 117-21). Elle comprend des
résumés extrêmement succincts de leurs positions dont on peut citer
entre autres un point de vue négatif sur le mariage et les relations
sexuelles, un autre sur les esclaves qui doivent être traités avec
humanité, ou bien encore sur le comportement adéquat, c’est-à-dire
sans excès, qu’il convient d’adopter lors d’une assemblée, leur
opinion sur la musique et la poésie dont l’homme avisé pourra
discuter mais qu’il n’écrira pas, et sur l’acquisition de richesses, qu’il
ne devra rechercher que lorsque la situation l’exigera et n’obtenir
qu’en instruisant les autres de sa sagesse.
Quelle raison se cache donc derrière l’injonction faite au sage de
se garder à distance de la politique ? Il semble possible de la
retrouver à partir des différentes remarques des Épicuriens sur la
question de la sécurité (asphaleia). Leurs idées s’inscrivent dans le
cadre général d’une théorie de la loi et la société, sur laquelle nous
possédons plutôt plus d’informations que sur certaines de leurs
autres positions déjà mentionnées. En effet, nous disposons d’une
discussion assez longue de ce sujet que Porphyre (IIIe siècle après J.-
C.) a extraite d’une œuvre d’Hermarque, le successeur d’Épicure à la
tête de l’école. Dans ses grandes lignes, cette théorie soutient que la
fonction d’une communauté régie par la loi est de protéger ses
membres contre un certain nombre de dangers fondamentaux qui
menaceraient leur vie et leur bonheur, que ceux-ci proviennent de
l’extérieur comme dans le cas de bêtes féroces ou de voisins hostiles,
ou bien de l’intérieur de la cité, tout particulièrement lorsque
certains individus préfèrent leur propre avantage à celui de la
communauté. La loi n’est toutefois pas la seule assurance de
l’individu contre le comportement hostile de ses concitoyens.
Épicure suggère d’autres stratégies sociales, conçues au sein d’une
communauté juridique de manière à renforcer le sentiment de
confiance éprouvé par ses membres. Et tout d’abord il nous faut des
amis, à cause des avantages qu’ils nous procurent mais surtout afin
d’être « assurés de leur secours » (Sentences vaticanes, 34). La
formation des amitiés « renforce l’esprit » alors que, sans eux, notre
vie serait « pleine de dangers et de peurs » et « qu’il nous serait
impossible en cette vie de conserver une seule joie véritablement
durable » (Cicéron, De finibus, 1.66-67). En somme, l’amitié – et la
certitude qu’elle nous donne de trouver un soutien en cas de
besoin – renforce la sécurité.
Épicure nous dit ensuite que « la sécurité la plus pure naît d’une
vie paisible à l’écart des multitudes » (Maximes capitales, 14). Puisque
le sage attend en priorité de la société qu’elle assure sa sécurité, le
refus de toute activité politique sera la meilleure stratégie possible
pour un membre de la communauté. La raison en est sans doute que
la vie politique abonde en factions, trahisons et autres méfaits ; celui
qui soutiendrait le contraire se tromperait grossièrement ainsi que le
souligne sarcastiquement le chapitre VII des Maximes capitales :
« Certains ont voulu devenir célèbres et respectés, dans l’espoir de se
trouver alors en sécurité vis-à-vis des hommes. Si donc la vie de ces
personnes est sûre, alors c’est qu’ils ont atteint le bien naturel. Mais
si elle ne l’est pas, ils ne possèdent même pas ce que, en accord avec
la nature, ils avaient désiré en premier lieu. »
Le rejet de l’activité politique par les Épicuriens se situe ainsi
dans la droite ligne des principes fondamentaux de leur théorie
générale de la société et de la relation que l’individu entretient avec
la communauté. La valeur prééminente qu’ils accordent à la sécurité
permet d’expliquer pourquoi, selon les termes de Plutarque qui le
déplore, « ils écrivent sur l’ordre politique afin de nous détourner de
toute forme d’engagement au sein de la vie politique, sur la
rhétorique afin que nous cessions de pratiquer l’art oratoire et sur la
royauté afin que nous évitions la cour des rois » (Contre Colotès,
1127A). Les Épicuriens autorisaient néanmoins quelques exceptions
à la règle générale, lorsque « les temps et la nécessité » contraignent
le citoyen à la participation politique. Le caractère lacunaire des
sources disponibles sur ce point ne nous permet pas d’imaginer le
degré d’urgence de la situation alors requis. Comme, selon la théorie
épicurienne, nous ne pouvons connaître aucune sécurité en dehors
de la société, nous pouvons supposer que lorsque l’existence même
de cette communauté est mise en danger, soit par l’effondrement de
l’ordre public soit par une menace extérieure, le sage devra
participer aux activités politiques ou militaires nécessaires à sa
défense. Cassius, un certain nombre d’opposants à Jules César, et
même certains de ses fidèles, étaient épicuriens. Cassius aurait
certainement pu justifier son engagement en politique ainsi que sa
participation à la conspiration des ides de mars par la menace que
César faisait peser sur les libertés mêmes que l’appareil légal de
Rome était censé protéger. Par ailleurs, quand Diogène Laërce nous
dit que l’homme sage pourra faire sa cour au roi « si l’occasion le
requiert », la tactique qui nous est proposée ressemble beaucoup à la
prudence de l’homme qui ne veut pas mettre en danger sa sécurité
personnelle en offensant de hauts personnages. La principale
objection à ces thèses épicuriennes fut brièvement formulée par
Plutarque : le sage épicurien profite des avantages de la vie dans une
cité-État mais n’offre aucune contribution en retour (Contre Colotès,
1127A). Si les Épicuriens proclament leur attachement à cette sécurité
que la loi, l’ordre politique, les magistratures et la royauté ont pour
charge d’assurer, ils déstabilisent ces institutions « en se retirant avec
leurs compagnons de l’ordre politique, lorsqu’ils disent que
l’obtention des charges les plus hautes ne soutient pas la
comparaison avec le joyau d’un esprit en paix, et quand ils déclarent
qu’être roi n’est qu’une erreur » (ibid., 1125C). Devant cette
accusation de parasitisme, leur meilleure défense sans doute
consisterait à souligner le réalisme politique que présuppose cette
apologie de la vie paisible. Il s’en trouvera toujours assez pour
désirer la gloire et le pouvoir à n’importe quel prix, comme semble
l’avoir concédé Épicure. Et donc, à moins que l’ordre public ne
s’effondre dans son ensemble ou qu’un danger ne menace la société
politique, l’homme rationnel, qui veut ménager sa propre sécurité,
n’a effectivement aucunement besoin d’entrer dans l’arène politique.
Il est plus difficile d’insérer les points de vue hétérogènes des
Stoïciens sur la vie politique au sein d’une structure théorique
globale. L’ouvrage de Chrysippe, Des modes de vie, qui comprend
quatre livres comme celui d’Épicure, repérait trois (comme il se doit)
types de vie qui conviendraient au sage : la royauté et sinon du
moins la vie à la cour, la vie politique au sens large, et
l’enseignement de la philosophie. Si nous ne manquons pas
d’informations sur la façon dont les Stoïciens ont élaboré les deux
premiers types de vie recommandés, rien ne nous indique qu’une
hiérarchie ait été établie entre eux ni de quelle façon on ait pu
justifier l’affirmation selon laquelle seuls ces deux types de vie
satisfaisaient les critères plus généraux d’une bonne vie pour les
Stoïciens.
Seuls les sages sont rois, dit un célèbre paradoxe stoïcien que
nous devons probablement à Zénon de Kition. Selon Chrysippe, par
royauté il faut ici entendre le pouvoir suprême d’un homme qui
n’est pas tenu par la loi de rendre compte de son comportement de
souverain. L’argument de ce paradoxe est le suivant : le souverain
doit savoir reconnaître ce qui est bien et ce qui est mauvais. Or, selon
les prémisses des Stoïciens, seul le sage dispose de ce savoir. Il est
donc le seul qui puisse légitimement prétendre exercer une forme de
pouvoir, et le pouvoir du roi en particulier. À défaut d’être roi, la
meilleure position est celle de conseiller royal, que ce soit à la cour
ou en campagne. Ce type de vie était tout particulièrement
recommandé lorsque le roi faisait preuve d’un caractère vertueux et
qu’il se montrait disposé à apprendre. On dit cependant que
Chrysippe autorisait ce type de vie même lorsque rien n’indiquait un
progrès dans l’éducation morale du roi. En accord avec cette
doctrine, quelques-uns des membres les plus éminents de l’école
acceptèrent des positions à la cour. Persée, l’élève favori de Zénon,
devint ainsi le conseiller d’Antigonos Gonatas de Macédoine, puis
l’un de ses généraux. La rumeur veut que Sphaerus (milieu et fin du
e
III siècle avant J.-C.) ait résidé à Alexandrie au sein de la cour de
Ptolémée Philadelphe, ainsi qu’aux côtés de Cléomène III de Sparte,
qu’il aida, dit-on, à réintroduire et réformer le système éducatif
spartiate traditionnel. On a parfois émis l’hypothèse d’un
engagement théorique des Stoïciens en faveur de la démocratie,
qu’en pratique Zénon à Athènes et Sphaerus à Sparte auraient tenté
de promouvoir, mais aucune source ne la confirme. Certes, l’éminent
Stoïcien Panaitios devint, vers la seconde moitié du IIe siècle avant J.-
C., l’ami du grand sénateur romain Scipion l’Africain, mais nous ne
savons rien de l’influence qu’il put exercer sur ce dernier.
Les Stoïciens soutenaient que l’homme est un animal politique de
par sa nature, conçu pour mener une vie active, pratique, et non une
existence solitaire. Plusieurs caractéristiques de la conduite de
l’homme parfaitement rationnel en découlaient. Tout d’abord et
comme il est naturel pour une créature douée de sentiments, il lui
faudra se marier et engendrer des enfants, pour son propre bien et
celui de son pays, ce qui va à l’encontre des principes généraux
d’Épicure. Il lui faudra ensuite, dans la mesure où son pays sera doté
d’un gouvernement modéré, se montrer disposé à souffrir et à
mourir pour lui. Enfin, il devra s’engager dans la vie politique, tout
particulièrement lorsque l’ordre politique se rapprochera
manifestement des formes idéales de Constitution, c’est-à-dire sans
doute du gouvernement aristocratique ou de cette Constitution
mixte que prônait Dicéarque, ou encore de cette république des
sages que suggère Zénon dans La République. Certes, dans certaines
circonstances, « il sera empêché » de prendre une part active à la vie
politique, le plus souvent sans doute en raison de la corruption au
sein de la cité, laquelle rend difficile voire impossible d’agir pour le
bien du pays, ou bien, selon les termes mêmes employés dans nos
sources, de favoriser la vertu et de contraindre les vices, ce qui, dit-
on, est pourtant l’objet de la politique. Il faut ajouter en dernier lieu
que l’éducation, la préparation des lois et la rédaction de livres
susceptibles de profiter à ceux qui les lisent, sont des activités qui
conviennent tout particulièrement à l’homme de bien, soit selon eux
l’homme sensé conformément aux principes socratiques. Faut-il voir
dans l’exercice de la charge royale et la vie à la cour des variantes
exceptionnelles de la vie politique ? En tout état de cause, on ne peut
ici établir d’opposition radicale, dans la mesure où le mode de vie
politique dans la théorie stoïcienne exprime les manifestations
spontanées de vie sociale auxquelles nous sommes tous
naturellement amenés, et parce que les Stoïciens rassemblent au sein
du domaine politique une grande variété d’activités à caractère
public. Rien dans les sources dont nous disposons n’indique
toutefois la moindre tentative d’expliquer la relation entre les deux
premiers types de vie proposés au sage.
La troisième forme de vie proposée par Chrysippe est celle du
philosophe. Il ne voulait pas qu’on la confonde avec cette vie
tranquille de retraite oisive qu’il a par ailleurs – faisant allusion
respectivement aux Péripatétitiens et aux Épicuriens en termes à
peine voilés – critiquée pour son hédonisme, tantôt à peine
dissimulé tantôt explicite. Il semble avoir préféré la décrire en
d’autres termes : « être un sophiste », ce qui consistait à s’établir
comme professeur puis pratiquer de manière professionnelle
l’enseignement de la philosophie. Une nomenclature aussi
provocante et apparemment incongrue n’a pas été choisie sans
raison. Dans La République, Platon avait insisté sur la différence
radicale, à proprement parler l’incompatibilité, de deux pratiques, le
fait de gouverner et la recherche de la richesse. Parmi les principaux
reproches qu’il adresse en grand nombre aux sophistes dans ses
dialogues, on trouve encore la dénonciation du caractère
essentiellement mercenaire de leur motivation, et ceci en dépit de
l’attachement qu’ils professaient à la vertu comme au savoir. Ceci
suppose que le véritable philosophe ne devra pas chercher à gagner
de l’argent ni en accepter d’un élève. Chrysippe jugeait
apparemment que de telles positions étaient peu réalistes, voire
contradictoires avec une juste estimation de la valeur de l’argent,
décrit comme « ce qui se préfère », même s’il n’est en définitive
aucunement lié à l’obtention du bonheur. Contrairement à Épicure, il
lui semble que le type de vie choisi se doit de procurer les moyens de
vivre, et donc de l’argent. Ainsi, dans les pages qu’il consacre au
troisième mode de vie, il ne se contente pas de dire que le sage doit
tirer profit de son enseignement de philosophie, mais il va jusqu’à
discuter en détail le protocole qui régit le mode de paiement. Il
insiste également sur le profit que l’homme sage devra tirer d’une
vie à la cour, s’il choisit cette option, ou bien encore de la vie
politique grâce aux relations haut placées que l’on s’y procure.
Chrysippe lui recommande même de « pratiquer l’art oratoire et
s’engager en politique comme si la richesse pouvait être un bien
véritable, et la réputation et la santé de même » (Plutarque, Les
Contradictions des Stoïciens, 1034B).
Le stoïcisme et l’épicurisme furent longtemps considérés comme
ces philosophies de vie déracinées, auxquelles on pouvait s’attendre
en cette période instable où les cités-États perdaient leur pouvoir au
profit des royaumes hellénistiques. Une telle perspective permettait
de dire que la recherche du meilleur régime politique pour la cité
était alors devenue obsolète et que la philosophie morale s’était donc
attachée à l’étude exclusive d’un nouveau sujet : l’individu et son
bonheur. Or ce qui précède entend remettre en question de telles
assertions.
Sans aucun doute, l’épicurisme propose une forme de quiétisme,
que l’on peut rattacher au souci constant des intérêts de l’individu.
Cette problématique s’insère toutefois dans un cadre conceptuel plus
large qui faisait alors déjà partie de la tradition grecque de réflexion
politique : Épicure se réfère à une communauté restreinte et
largement autonome, qu’il conçoit, de concert avec Hermarque, à
partir des thèses surtout développées par les sophistes de la seconde
moitié du Ve siècle avant J.-C., où la notion de contrat rend compte à
la fois de l’origine de la société et de son fonctionnement. L’analyse
épicurienne fait de part en part montre d’une grande abstraction.
Rien ne nous permet de penser qu’Épicure et ses compagnons
n’aient entamé une réflexion sérieuse sur les nouvelles formes
hellénistiques d’organisation politique, ni à propos de leurs
conséquences sur le pouvoir détenu par les cités-États et leurs
citoyens. Si toutes les philosophies hellénistiques avaient promu une
abstention de la vie politique, on aurait pu supposer l’avènement
d’une nouvelle sensibilité collective (Zeitgeist), que l’on ne
retrouverait pas encore explicitement dans les formules des
philosophes mais qui les aurait quand même dictées. En fait, la
critique la plus radicale de la cité-État, celle de Diogène le Cynique,
est antérieure à l’époque hellénistique. D’autres la reprirent au début
de cette période, sous une forme ou une autre, pressant les hommes
de suivre enfin leur pente naturelle et de se considérer uniquement
comme citoyens du monde : des Cyniques plus tardifs, le Stoïcien
dissident Ariston et quelques philosophes cyrénaïques. Mais il ne se
trouva, les années passant, plus de voix pour reprendre ce thème. Le
poète Cercidas, un Cynique de la fin du IIIe siècle avant J.-C., prit
même une part importante aux affaires politiques de sa propre cité,
Mégalopolis. Épicure quant à lui tenait à se distinguer des Cyniques.
La première mention dans des textes épicuriens d’une influence de
la pensée cosmopolite des Cyniques apparaît dans un fragment de
Diogène d’Œnoanda (IIe siècle de notre ère).
Dans l’ensemble, la plupart des grandes écoles philosophiques
semblent avoir été à l’époque hellénistique tout aussi prêtes à
appuyer une forme traditionnelle d’activité politique qu’auparavant.
L’exemple le plus manifeste et le plus célèbre d’une telle prise de
responsabilités politiques reste l’ambassade athénienne envoyée à
Rome en 155 avant J.-C. et composée des dirigeants de l’Académie,
de la Stoa, et du Peripatos, respectivement Carnéade, Diogène de
Babylone, et Critolaos de Phasélis (Carnéade fit sensation en
donnant deux conférences successives, le premier jour en faveur de
la justice, le second en sa défaveur). Bien loin de se montrer déraciné,
Chrysippe ne ménage pas sa peine pour mettre en valeur la
profondeur de l’immersion du sage dans le monde : qu’il choisisse la
cour, la politique ou la sophistique, il s’enrichira. Cela ressemble fort
à un reproche envers la conception platonicienne trop idéaliste de
l’activité politique et même philosophique. De plus, la philosophie
politique stoïcienne ne se départ pas d’une prédilection manifeste
pour la notion de cité-État et l’idée de cité, qu’elle définit comme
« l’organisation des personnes habitant un même lieu qui sont régies
par la loi ». Chrysippe semble s’être montré bien plus prolixe au
sujet de la politique qu’à propos de la vie de cour ; et l’ensemble des
devoirs et des charges qu’il y associe est au moins aussi étendu, par
exemple, que ce qu’Aristote impose à l’homme doué de sagesse
pratique qui règne sur le type de cité-État examiné dans la Politique.
L’aspect le plus étonnant peut-être des réflexions politiques des
Stoïciens est leur caractère profondément traditionnel.
Le stoïcisme introduisit cependant une conception radicalement
nouvelle, et en définitive révolutionnaire, de la communauté idéale
d’individus parfaitement rationnels. Ils sont tous régis par la même
loi : non les lois positives que l’on trouve dans chaque société mais la
loi naturelle de la raison, intériorisée et dictant à chacun ce qu’il doit
ou ne doit pas faire. La loi morale naturelle est la seule qui puisse
prétendre à notre ultime obédience, et c’est par rapport à elle que
l’on doit comprendre ces autres concepts clefs de la politique définis
par la notion de loi, la cité et la civilisation. En conséquence, la seule
véritable cité est la communauté que forment à l’échelle du cosmos
les sages et les dieux vivant selon la loi morale. Que Chrysippe ait
adhéré à cette théorie ne l’empêchait pas de proposer ce qui a été
décrit plus haut concernant l’engagement politique du sage dans ce
monde imparfait qui l’entoure : qu’il pratique la politique, le cas
échéant, comme si la richesse et l’honneur étaient de véritables biens.
Certes, les écrits des principaux Stoïciens des débuts de l’Empire
romain, Sénèque, Épictète, Marc Aurèle, attestent de la montée en
puissance de cette notion de citoyenneté universelle aux dépens des
exigences propres aux sociétés effectives dans lesquelles nous nous
trouvons placés. L’intérêt pour le cosmos y a progressivement
remplacé le point de vue de la vie ordinaire. Mais il est essentiel, si
l’on veut comprendre la pensée politique de la période hellénistique,
de se rappeler qu’une telle évolution fut plus tardive : le sage de
Chrysippe est un homme engagé.
Malcolm SCHOFIELD
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III
LA RECHERCHE ET LES SAVOIRS
Lieux et écoles du savoir

Considérations générales

« La philosophie a deux origines, écrit Diogène Laërce au début


des Vies et opinions des philosophes illustres : la première est dite
ionienne, puisque Thalès (qui, était de Milet, en Ionie) fut le maître
d’Anaximandre ; la seconde est dite italique, d’après Pythagore, qui
enseigna la philosophie, le plus souvent, en Italie. » Diogène Laërce
divise encore les philosophes en dix sectes (haireseis), entendant par
ce mot une doctrine positive cohérente, ou, pour le moins, un
jugement sur le monde phénoménal (I, 13 et 20).
Diogène Laërce classe donc les philosophes selon les critères
mêmes que nous étudions ici : les lieux et les écoles du savoir. En ce
qui concerne les lieux, Diogène et ses sources nous disent que la
philosophie est originairement scindée en diverses tendances, qui
parcourent le monde grec d’un extrême à l’autre, de l’Asie Mineure à
la Grande Grèce. En fait, elle prend naissance sur les bords les plus
lointains de l’univers hellénique, et n’arrive qu’assez tardivement à
Athènes. Selon Diogène encore, l’appartenance d’un philosophe à
une école dépend du contenu de sa pensée, et n’implique pas
nécessairement d’être membre d’une institution quelconque.
Les philologues du siècle passé et du début de ce siècle ont vu
dans les écoles philosophiques de l’Antiquité l’origine de l’idée
d’« Université ». Ils nous ont donné ainsi une image modernisante
de ces écoles, surtout l’Académie et le Lycée : des institutions
scientifiques, avec des professeurs titulaires, associés et de jeunes
assistants, des étudiants débutants ou en doctorat, des salles
d’enseignement et des cours. Cette image n’est souvent qu’une
métaphore innocente, mais elle a parfois contribué à déformer notre
représentation de l’activité des philosophes de l’Antiquité.
Le phénomène se limite à l’atmosphère des études classiques ;
médiévistes et historiens de l’enseignement ont souligné les
différences entre les écoles philosophiques antiques et les universités
modernes : celles-ci ont un statut officiel reconnu par l’État, chaque
fonction est garantie par une sanction publique, et le cours des
études a pour résultat l’attestation certifiée du grade obtenu. Mais
un grand professeur comme Socrate ne distribuait pas de diplômes.
Par ailleurs, dans les universités modernes, être membre de
l’institution n’engage pas à adhérer à un courant de pensée ; au
contraire, dans le monde antique, l’étonnement eût été général, si un
fidèle de l’Académie avait soutenu, l’épée à la main, la supériorité de
l’éthique d’Épicure. Les écoles philosophiques antiques, même les
plus organisées, sont en principe des institutions libres, et y adhérer
implique, comme le dit Diogène, l’adoption d’une ferme position
théorique. On conclura, avec le dictionnaire Robert, que les écoles
philosophiques de l’Antiquité sont « des groupes ou suites de
personnes […] qui se réclament d’un même maître ou professent les
mêmes doctrines », et très rarement celles qui se rattachent à une
institution.
Il est difficile de généraliser en ce qui concerne les formes
d’organisations des différentes écoles : les sources font souvent
défaut et les auteurs antiques se sont rarement attardés à décrire ces
aspects de leur activité. En outre, l’organisation dépendait
directement de la doctrine professée. Aujourd’hui tous les
départements de philosophie se ressemblent ; dans l’Antiquité les
philosophes avaient une très grande liberté pour choisir les formes
d’organisation et de transmission du savoir. Nous indiquerons
seulement des modèles, dont les différentes écoles se sont plus ou
moins approchées. On pourrait faire, simplement, la distinction
suivante : 1. une structure élémentaire, atomique, formée d’un
maître et d’un ou plusieurs disciples, qui se dissout à la mort du
maître ; 2. des formes d’organisation plus complexes et
hiérarchiques, avec différents grades d’enseignants et de disciples, et
une existence prolongée dans le temps. Dans l’histoire plus que
millénaire de la pensée antique, on retrouve constamment ces deux
structures, avec des nuances intermédiaires.

Les Présocratiques

La spéculation grecque, dans sa première période, se caractérise


par une immense diversité d’horizons ; les philosophes vécurent
dans des milieux différents, de l’Asie Mineure à la Sicile, et
engagèrent des controverses au-delà des terres et des mers. Par la
suite, avec l’importance croissante d’Athènes comme métropole de
la Grèce, le débat philosophique se restreignit à la seule cité
athénienne.
En Grèce, la philosophie est presque toujours un phénomène
citadin, et souvent lié à de riches et importantes cités. Les premiers
« philosophes », Thalès, Anaximandre et Anaximène fleurirent à
Milet, riche cité et centre commercial très actif aux VIIe et VIe siècles, et
jusqu’à sa destruction en 494 av. J.-C. On raconte qu’Anaximandre
était parent et disciple de Thalès : cela n’est pas certain, mais si on
l’admet, on rencontre là, pour la première fois, la présence de liens
familiaux entre maître et disciple, que nous retrouverons
fréquemment à toutes les époques. En ce temps-là toutefois,
l’organisation philosophique se limite au rapport entre maître et
disciple. Il semble assuré qu’il en est de même pour Parménide et
Zénon d’Élée, liés, selon Platon, par un rapport amoureux. Diogène
Laërce, pour sa part, prétend que Zénon fut adopté par Parménide,
et si cela est vrai, de nouveau apparaissent liens familiaux et
rapports de maître à disciple. Le cercle des Éléates devait être assez
élargi, si, comme le raconte Platon, l’Étranger d’Élée appartenait au
groupe de Parménide et de Zénon. Notons que Platon n’utilise pas
encore une terminologie précise pour indiquer les liens d’école.
La pensée d’un philosophe pouvait également se communiquer
sous forme écrite ; Héraclite, semble-t-il, n’eut pas de disciples
directs, mais « son livre connut une telle renommée qu’il suscita les
adhésions à sa secte » (Diels-Kranz 22A1). Aristote lui aussi évoque
« ceux qui affirment suivre Héraclite » sans désigner ainsi de
véritables disciples. Parmi ceux auxquels il fait allusion, devait
figurer Cratyle, dont le jeune Platon fut l’ami intime. Il ne semble pas
que ce Cratyle ait vécu à Éphèse ou en Ionie, et pourtant il suivit les
théories d’Héraclite, et le critiqua en partie (Métaphysique, 987a32,
1010a11).
Pythagore est le seul philosophe à propos duquel on puisse
parler d’école. Mais il s’agit d’une figure à demi-mythique, à mi-
chemin entre la religiosité archaïque et la véritable philosophie. Sa
secte offre un ensemble de traits très complexes, mais il est assez sûr
que les Pythagoriciens formèrent une hetairia politique en même
temps qu’une association religieuse et philosophique.
Toute une série de prescriptions rituelles, touchant la vie
quotidienne des disciples, sont liées au nom de Pythagore. Il était
interdit de manger la chair (ou certains morceaux) de certains
animaux, certains comportements étaient prescrits, comme se mettre
en mouvement du pied droit, porter tels vêtements, avoir telles
attitudes envers ses concitoyens, etc. Cela rappelle les cultes à
mystères, et révèle une forte inclination vers l’au-delà et la divinité.
Cet ensemble de règles formait un mode de vie spécifique qui
fondait en grande partie l’identité du groupe pythagoricien. La
communauté se caractérisait par une série de doctrines sur le
nombre, sur l’harmonie réglée du cosmos, et sur les sciences
mathématiques comme l’astronomie et la musique. On ne sait guère
si cet aspect plus « scientifique » faisait partie de l’identité culturelle
de la secte dès le début, mais le pythagorisme ne connut pas de
forme écrite avant l’époque de Philolaos.
Il faisait preuve d’une forte cohésion. L’amitié pythagoricienne
engageait ses membres à s’aider mutuellement, même s’ils ne se
connaissaient pas personnellement. Les Pythagoriciens considéraient
comme défunts les disciples expulsés, car frappés d’indignité ou
apostats. Certaines sources toutefois font état d’une distinction entre
disciples acousmaticiens et mathématiciens ; il s’agissait soit de deux
degrés successifs d’approfondissement de la doctrine de Pythagore,
soit d’une opposition entre deux groupes divergents sur
l’interprétation de son message : les acousmaticiens tenaient pour
fondamentales les prescriptions vitales et les interdictions de la
secte ; sans refuser pour autant celles-ci, les mathématiciens
plaçaient la doctrine du nombre au centre du pythagorisme. Il
semble encore que les mathématiciens se considéraient, eux-mêmes
et les acousmaticiens, comme d’authentiques Pythagoriciens, tandis
que les seconds excluaient les premiers.
L’organisation de la secte est peu connue : l’enseignement
prévoyait, à ce qu’il semble, une longue période de silence avant que
l’on ne soit admis à discuter en présence de Pythagore et avec lui,
mais rien n’est sûr. L’école pythagoricienne ne peut être définie
comme une véritable école philosophique, même si son modèle a pu
influencer la naissance des écoles athéniennes du ~IVe siècle.

Sophistes, rhéteurs, médecins

Depuis les origines, le monde grec était parcouru de spécialistes


qui allaient de cité en cité vendre leurs services : Homère cite déjà les
principaux, devins, guérisseurs, charpentiers, chanteurs (Odyssée,
XVII, 383-384). Beaucoup d’entre eux s’organisaient en groupes
héréditaires, où le père transmettait son art à son fils.
Les Sophistes étaient des professeurs itinérants ; nous
connaissons leurs fréquents séjours dans toutes les cités de la Grèce,
où ils enseignaient aux jeunes gens contre salaire. Gorgias se rendit à
Argos et en Thessalie, Protagoras en Sicile, Hippias à Sparte et en
Sicile, chacun obtenant plus ou moins de succès. Puis Athènes attira
un grand nombre de savants : beaucoup de philosophes, comme
Parménide, Zénon (si Platon dit vrai), Anaxagore de Clazomènes et
beaucoup de Sophistes. Ces derniers se faisaient également rétribuer
pour leurs leçons : de 3 ou 4 à 100 mines pour un cours complet (1
mine valait 100 drachmes, et 1 drachme représentait le salaire
journalier moyen d’un artisan).
L’enseignement sophistique comprenait une très large gamme de
matières : astronomie, géométrie, linguistique et grammaire,
théologie, littérature. Les Sophistes procuraient une éducation de
haut niveau, soit pour accroître la culture de leur disciple, soit pour
le rendre davantage capable de convaincre ses concitoyens. Isocrate,
par exemple, nous rapporte un débat public de Sophistes sur la
littérature tenu au Lycée devant un public enthousiaste (Panath. 18-
19) ; nous savons que plusieurs d’entre eux se préoccupèrent de la
quadrature du cercle ; de nombreux thèmes présocratiques,
spécialement éléates, sont repris par Protagoras et Gorgias.
L’enseignement variait en fonction du public : à Sparte, Hippias
raconta la généalogie des dieux et des hommes, et décrivit les
occupations dignes d’un jeune spartiate, s’adaptant ainsi à ses
auditeurs ; à Athènes au contraire, cité démocratique et au régime
d’assemblée, il se consacra à la rhétorique et à la dialectique (ou
éristique). Le cours ne devait pas être long, car il était destiné à la
préparation de la vie publique.
L’activité des Sophistes à Athènes côtoyait dangereusement le
monde de la politique : leurs liens avec les grandes familles, d’où
étaient issus la plupart de leurs disciples, suscitaient l’hostilité du
public, surtout dans les milieux démocrates. Vers ~433, Diopeithès
proposa un décret stipulant que celui qui ne croyait pas aux dieux
ou enseignait des raisonnements (logoi) sur les espaces célestes
devait être traduit en justice. Plutarque, qui raconte cet épisode, y
voit une tentative pour discréditer Périclès en intentant un procès à
son maître Anaxagore (Vie de Périclès). Dans les années qui suivirent,
tel fut le sort (ou ils en furent menacés) de Protagoras, de Diagoras,
de Théodore dit l’Athée, de Socrate et d’autres. La méfiance du
dèmos athénien s’atténua lentement, et elle resurgit périodiquement,
en liaison avec des événements politiques importants, comme la
mort d’Alexandre.
En arrivant dans une cité, les Sophistes cherchaient à se faire une
clientèle en montrant en public leur savoir-faire. Dans un monde où
les diplômes officiels étaient inconnus, une telle exhibition était
nécessaire ; elle se produisait dans les lieux les plus fréquentés,
comme l’enceinte sacrée d’Olympie, ou le théâtre d’Athènes : les
Sophistes lisaient un discours déjà préparé ou improvisaient à la
demande du public. Parfois cependant, un Sophiste déjà célèbre
n’avait nul besoin d’établir ses talents (Platon, Protagoras, 310b).
Assuré de l’intérêt du public, il se retirait dans un lieu privé,
généralement la demeure d’un riche citadin où il trouvait l’espace
nécessaire pour réunir ses propres disciples, et donnait ses cours
payants à son hôte, ou à d’autres. Les plus grandes maisons
d’Athènes, comme celles de Callias, d’Euripide ou de Mégaclide,
accueillirent des Sophistes. Mais ils pouvaient tenir aussi leurs
réunions dans des gymnases ou des lieux publics, et les comédies
antiques évoquent la présence de Sophistes au Lycée, à l’Académie
ou devant les portes de l’Odéon.
Platon, dans le Protagoras (314e-316a), décrit l’attitude des
Sophistes en pleine action : l’un se promène, entouré de ses disciples
les plus importants, suivis de leurs cadets ; un autre, assis sur une
chaise, s’adresse à ses auditeurs placés sur des tabourets disposés en
demi-cercle ; un troisième reçoit couché, et dialogue avec ses
disciples pareillement installés. Toutes ces scènes se retrouvent à
l’identique, dans la plupart des groupes postérieurs. L’enseignement
ne suppose pas l’usage d’instruments particuliers, seuls prévalent la
leçon orale et le débat, et les Sophistes se vantaient de prononcer
d’amples discours ou de répondre à des questions précises et de
dialoguer avec leur interlocuteur. La partie rhétorique de leur
enseignement devait consister en morceaux entiers à apprendre par
cœur, ou en schémas à retenir de manière appropriée.
Isocrate nous fait entrevoir la vie d’une école de rhétorique : le
maître écrit un raisonnement (logos), puis le corrige en le relisant
avec trois ou quatre disciples ; il demande ensuite que fasse de
même un de ses anciens élèves, qu’il envoie chercher à domicile, où
ce dernier menait sa vie normale de citoyen (Panath. 200). Dans son
école, Théophraste agissait de même, et il soutenait que les lectures
publiques permettaient utilement de corriger ses propres œuvres.
Ainsi commence de se cristalliser à cette époque l’activité
institutionnelle caractéristique des philosophes. Des lieux surgissent,
consacrés à l’enseignement : riches maisons, places, gymnases
publics (palestres) ; ces derniers, selon Vitruve, possédaient des
portiques, où les philosophes pouvaient se promener avec leurs
disciples, et des espaces garnis de bancs, permettant la discussion
assise (De archit. VII 11,2). Le choix du lieu d’enseignement était
souvent lié au type de philosophie professé : ainsi la rue et les places
publiques sont l’occasion pour Socrate de montrer sa disponibilité
envers tous ses concitoyens et son désintérêt pour une rémunération,
que seul un lieu clos permet de recueillir en toute sécurité de la part
des assistants. Les Cyniques agissent de même, à toutes les époques,
et leur troupe sera toujours davantage portée à l’exhibition publique
de comportements « naturels », qu’à la transmission d’un contenu
doctrinal complexe. Au contraire, les Académiciens, les
Péripatéticiens, les Stoïciens, et d’autres, se sentiront à leur aise dans
des lieux clos et bien équipés d’instruments scientifiques et de
bibliothèques, ou même dans les demeures des puissants.
Il est intéressant de comparer avec l’enseignement médical. En
Grèce, il était concentré dans quelques cités, comme Cos et Chios ; il
n’avait pas de caractère officiel, et l’on ne délivrait pas de diplôme. À
l’origine, le métier se transmettait de père en fils ; les noms des
divers membres de la famille d’Hippocrate nous sont bien connus,
tous médecins à la cour de Macédoine, et cette tradition familiale se
maintint jusqu’à l’époque hellénistique. Mais un moment vint où des
disciples étrangers à la famille furent admis, et le fameux Serment
d’Hippocrate renferme les termes d’une sorte de contrat, par lequel
le disciple s’engage à considérer comme siens les parents et familiers
du maître, et à leur fournir aide et assistance.
L’organisation de l’école était plutôt simple : maître et disciples.
L’enseignement consistait en leçons et exercices, les disciples
observaient le maître au travail, l’aidaient, et s’habituaient au
maniement des instruments. Toutes les sources prennent bien soin
de révéler la liste complète des principaux disciples d’un maître,
qu’il s’agisse de médecins, de philosophes ou de rhéteurs. On atteste
ainsi la valeur des personnages choisis. Les leçons étaient ensuite
mises par écrit, et formaient le patrimoine doctrinal de l’école, et il
en sera de même chez les philosophes. L’école de Cnide réunit ainsi
son enseignement dans des Sentences cnidiennes, aujourd’hui
perdues, celle de Cos constitua le Corpus hippocratique. L’analyse de
ce dernier révèle l’absence d’une parfaite orthodoxie de positions :
plusieurs thèses différentes pouvaient être soutenues. Ces écrits
contiennent également des manuels de rhétorique et de dialectique
médicale, à utiliser en vue des rencontres entre collègues afin de
s’assurer un emploi : ils proposent aussi bien des schémas
rhétoriques et éristiques que les notions de base propres à servir lors
des débats.

L’école de Platon

Les disciples de Socrate ne créèrent pas de véritables écoles.


Même les Mégariques, les mieux organisés, n’eurent que des maîtres
indépendants, qui réunissaient, parfois pour de longues périodes,
leurs disciples.
Platon, lui, fonda une école. Selon Diogène Laërce (III 5-7), Platon
aurait, au retour de son premier voyage en Sicile, enseigné à
l’Académie, puis donné des conférences « dans le jardin proche de
Colone », près de celle-là. L’école n’ayant aucun caractère officiel, et
se limitant à un groupe d’amis, son siège pouvait varier pour des
raisons pratiques. L’enseignement qui s’y dispensait et les recherches
entreprises ne demandaient pas beaucoup d’instruments.
L’école de Platon marqua l’histoire de la pensée philosophique
pour les siècles à venir, théoriquement et institutionnellement. Mais
sa constitution se rattache aux traditions antérieures. Un passage de
Philodème décrit bien le rôle de Platon : « il faisait fonction
d’architecte et proposait des problèmes » (Histoire des philosophes,
« Platon et l’Académie », Y, 4-5), mais il n’imposait aucune
orthodoxie doctrinale, contrairement à Pythagore. L’idée d’instituer
une communauté se consacrant à la philosophie lui est peut-être
venue lors de son séjour en Sicile et de ses contacts avec les
Pythagoriciens, mais l’organisation de l’Académie fut nettement
différente, grâce en particulier à l’absence de tout dogmatisme.
Olympiodore écrit, dans sa Vie de Platon (61), qu’il sut se libérer aussi
bien de l’ironie socratique que de l’usage du secret touchant les
doctrines pythagoriciennes et de l’acceptation sans discussion de la
parole du maître, il entretint au contraire des rapports plus courtois
avec ses propres élèves.
Ses plus grands disciples critiquèrent ainsi des points
fondamentaux de la métaphysique platonicienne. L’unité de l’école
se fondait sur la discussion de problèmes communs, l’Être, le Bien,
l’Un et la Science, très différents de ce que l’on traitait ailleurs, chez
Isocrate par exemple.
La fondation d’une école philosophique par un Athénien fut
l’occasion d’infinies plaisanteries de la part des auteurs de
comédies ; Platon fut tourné en ridicule, représenté le front soucieux
(Amphis) ou parlant tout seul en se promenant (Alexis). Dans le
Naufragé, Ephippe parodie les « petits jeunes disciples », et Épicrate
raconte comment le maître et ses élèves divisaient la nature en
genres, lorsque se fit entendre la bruyante critique d’un médecin
sicilien ; loin d’arrêter la discussion, Platon demanda gentiment à ses
disciples de poursuivre la division…
L’école platonicienne n’eut pas, au début, de littérature interne à
l’école elle-même, car Platon soutient que le fond de sa pensée ne
peut être mis par écrit (Lettre VII 345e), et l’absence de corpus
doctrinal créa des problèmes pour la vie de l’école. En revanche, il
conçut une littérature « externe », afin de diffuser la connaissance de
sa philosophie au-delà du cercle de disciples. Philodème affirme que
« ses écrits amenèrent à la philosophie d’innombrables personnes »
(Histoire des philosophes, « Platon et l’Académie », 12-14). Aristoxène
raconte de son côté que Platon donna un jour une conférence sur le
Bien devant un public profane, sans grand succès. À quoi fait écho la
plaisante réplique d’une comédie : « Cela se comprend moins que le
Bien de Platon » (Amphis)…
La formation complète d’un philosophe platonicien requérait un
long séjour ; ainsi Aristote demeura vingt ans à l’Académie. La vie
dans l’école devenait progressivement une fin en soi.
La valeur de l’enseignement donné par un Sophiste, un rhéteur
ou un philosophe se mesurait surtout au nombre et à la qualité de
ses élèves. Isocrate se flatte d’avoir eu des Athéniens célèbres, des
hommes politiques insignes, des stratèges, et même des étrangers.
Philodème de Gadara et Diogène Laërce (III 46) nous ont conservé la
liste des disciples de Platon, comme ceux de Xénocrate, Crantor,
Arcésilas, Télèclès, Lacidès, Carnéade, Antiochos d’Ascalon, Zénon
le Stoïcien, Chrysippe, Diogène de Babylone, Antipater, Panetios.
Le testament de Platon ne fait aucune allusion ni au jardin, ni à
l’école. Selon Diogène Laërce, il se fit enterrer près de l’Académie (III
41). Pausanias décrit sa tombe, et précise qu’elle se trouve au-delà de
l’Académie proprement dite. L’usage d’ensevelir les maîtres dans
l’enceinte de l’école est caractéristique des principales écoles
philosophiques d’Athènes.
Nous ignorons si Platon songeait à une survie possible de sa
communauté après sa mort ; ce fut pourtant ce qui arriva, et cela la
caractérise particulièrement par rapport aux groupes précédents,
dont la mort ou le départ du maître entraînait la dissolution.

De la mort de Platon au Ier siècle av. J.-C.

À la fin du IVe siècle, Athènes voit se constituer les quatre grandes


écoles qui ont lié pour toujours le nom de la cité à celui de la
philosophie. Mais Athènes ne fut pas la seule cité à posséder des
philosophes : beaucoup de Socratiques mineurs fondèrent des écoles
ailleurs, à Mégare, Élis, Olympie, Érétrie, et les Platoniciens
voyagèrent beaucoup, à Atarnée, dans le Pont, à la cour de
Macédoine ; Épicure fit de même. Mais il est tout à fait révélateur
qu’Aristote aussi bien qu’Épicure, après avoir entamé leur activité
ailleurs, décidèrent de retourner à Athènes pour fonder leur propre
école dans une cité dont l’importance garantissait un vaste public à
leur doctrine. Les mêmes raisons amenèrent Zénon de Kition lui-
même à ouvrir son école dans la même cité. Ainsi les quatre
principales écoles philosophiques hellénistiques furent créées à
Athènes, deux par des citoyens athéniens, les deux autres par des
étrangers.
Les écoles prirent alors une forme achevée. Un vocabulaire
particulier s’institua dans la communauté philosophique : outre le
terme diatribè, d’usage ancien, on employa celui de scholè pour
désigner le « cursus des études, leçons, et séminaires », signification
inconnue du temps de Platon et d’Aristote, où il indiquait le « temps
libre ». Selon Philodème, l’école était nommée hairesis, « choix »,
d’après le choix d’une doctrine philosophique, ou l’analogue agogè.
On employait aussi kepos (jardin), peripatos (promenade), exedra
(amphithéâtre). On pouvait donc désigner une école en faisant
allusion à son activité doctrinale, ou encore à sa structure physique.
Dicéarque (fr. 49 Wehrli) s’éleva contre la tendance de la
philosophie de son époque à s’institutionnaliser ; il soutint que l’on
pouvait faire de la philosophie n’importe où, sur la place publique,
dans les champs, ou pendant la bataille : nul besoin de la chaire, de
commentaires livresques, d’horaire fixe ou de peripatos avec ses
disciples ! Ménédème d’Érétrie, lui aussi, dit-on, était indifférent aux
conditions de son enseignement : chez lui, il n’y avait ni ordre, ni
sièges disposés en cercle, mais les disciples suivaient les leçons assis
ou en se promenant, et le maître faisait de même (Diogène Laërce, II
130).
À la mort de Platon, son neveu Speusippe lui succéda à la
direction de l’école (Histoire des philosophes, « Platon et l’Académie »,
6.28-9). Il est possible que cette succession soit aussi due au fait que,
parent de Platon, il pouvait hériter du jardin où se déroulait la
majeure partie de l’activité commune ; lui-même y tint la plupart de
ses réunions. Il y fit ériger les statues des Muses avec une dédicace.
Chef d’école, Speusippe devenait le personnage le plus éminent de la
communauté, mais on ne sait si cela l’autorisait à influencer la
pensée d’autres membres plus anciens. Toujours est-il qu’à son
avènement, Aristote et peut-être aussi Xénocrate allèrent fonder une
école hors d’Athènes. Speusippe passa outre l’interdiction de son
oncle, d’écrire ses doctrines fondamentales. Les titres des dialogues
et des notes prises lors de ses leçons nous ont été transmis.
Lorsque Speusippe mourut, les disciples plus jeunes mirent aux
voix le choix de son successeur. Xénocrate l’emporta, semble-t-il, de
peu sur les autres candidats, malgré ses soixante suffrages, ce qui fait
penser à une communauté assez vaste. Il demeura la plupart du
temps dans l’école (Diogène Laërce, IV, 6). Polémon passa lui aussi la
majeure partie de son temps au jardin de l’Académie, au point que
les disciples construisirent des cabanes pour vivre près de lui, près
du lieu des Muses et de l’amphithéâtre où il donnait ses cours.
Polémon, Cratès, et Crantor vécurent, dit-on, dans la même
résidence, les deux premiers liés par un rapport amoureux ; tous
trois furent enterrés dans le jardin à propos duquel, après la mort de
Polémon, troisième chef d’école de l’Académie, nous n’avons plus
aucune information.
Avec la fondation d’autres écoles philosophiques, surgirent des
problèmes d’appartenance et d’orthodoxie. Qui pouvait se prétendre
à bon droit « Platonicien » ou « Épicurien » ? Pour l’Académie,
l’appartenance ne dépendait pas d’une stricte obédience doctrinale.
Les dialogues de Platon sont conçus pour permettre différents
modes d’interprétation ; quant à Speusippe et aux autres directeurs,
leurs œuvres n’eurent jamais un rôle canonique. Être Académicien,
en cette phase de l’histoire de l’école, consistait plutôt à faire partie
d’un groupe, fort d’une continuité historique, dont l’identité se
maintenait à travers diverses évolutions théoriques. Comparée à
celle des Pythagoriciens ou des Épicuriens, elle apparaissait assez
souple. Le fait même que les auteurs de l’Antiquité aient pu
distinguer plusieurs phases de son histoire, montre bien qu’elle
n’avait pas une unité de granit, mais qu’elle n’était pas non plus
diversifiée au point d’éclater en fractions opposées.
Aristote ne fonda pas une école : métèque, il ne pouvait posséder
de terrain en Attique ; mais il enseigna, peut-être dans une maison
privée, qu’il prit en location. Les textes aristotéliciens qui nous sont
parvenus montrent à l’évidence que ses cours ne pouvaient avoir
lieu dans un gymnase ; un local expressément dédié à cela lui était
nécessaire pour ses instruments et ses livres.
L’école péripatéticienne s’adonna à la récolte des données
empiriques, comme le prouvent l’Histoire des animaux d’Aristote et
l’Histoire des plantes de Théophraste. Elle recueillit également cent
cinquante-huit constitutions de cités, classées selon leur régime
politique, ainsi que les noms des vainqueurs aux Jeux Pythiques, et
une inscription de Delphes rappelle qu’Aristote et Callisthène
rédigèrent une liste des gagnants. L’école utilisait des tableaux, des
tables anatomiques, des cartes géographiques, des modèles de globe
céleste, des cartes d’étoiles. Son but n’était pas de préparer à la vie
politique : elle était un choix de vie et une manière d’être heureux. Le
corpus des leçons d’Aristote forma le patrimoine conceptuel de
l’école, au même titre que le Corpus hippocratique pour Cos. Aristote
écrivit également une série d’œuvres pour le public, afin de l’inciter
à se préoccuper de philosophie, mais elles sont perdues.
Il n’allait pas à la chasse aux disciples ; ni Platon ni lui ne
témoignèrent de la fastidieuse tendance à l’autocélébration propre
aux Sophistes et aux médecins. La subsistance du philosophe et de
son école, dans les deux cas, ne dépendait pas des salaires payés par
les disciples au maître, mais uniquement du patrimoine personnel
des membres du groupe, ou de l’école. En fait, le testament
d’Aristote révèle qu’il était un homme riche, et la fortune des
Péripatéticiens était proverbiale dans l’Antiquité. Dans le texte, il ne
parle pas de son école. À la mort d’Alexandre, en butte aux attaques
du parti populaire, il dut émigrer, et il est probable qu’il ne songea
pas à la survie de celle-ci après sa disparition. La naissance du Lycée
(Péripatos) comme institution date de l’époque de Théophraste, son
principal disciple ; Démétrios de Phalère, péripatéticien et homme
politique athénien, qui gouverna Athènes en ce temps-là, concéda à
Théophraste, dont il avait été l’élève, le droit de posséder des biens
immobiliers. Ce dernier acheta un jardin, où il organisa l’école
aristotélicienne, sur le modèle de celle de Platon, en voulant ainsi
poursuivre la communauté fondée par Aristote.
Le testament de Théophraste nous renseigne abondamment sur
cette communauté. Le but de la fondation était l’actualisation de la
vie théorétique (bios theoretikos) : « le jardin, le peripatos et toutes les
demeures autour du jardin, je les donne à ces trois amis choisis, qui
souhaitent jouir ensemble de leur temps libre et s’adonner à la
philosophie en ces lieux » (Diogène Laërce, V 52). Il fut interdit
d’aliéner la propriété et d’en faire un usage privé ; le groupe devait
utiliser le jardin, comme s’il s’agissait d’un temple, dans un esprit de
concorde et de familiarité. Les possessions comprenaient un
sanctuaire des Muses avec plusieurs statues, un petit portique, un
autre plus grand avec des cartes géographiques en pierre, un jardin,
un péripatos et quelques maisons. Théophraste lui aussi se fit
ensevelir dans un coin de l’école et élever un monument funéraire.
Les dix disciples qui jouissaient de la propriété étaient assurés des
moyens d’une modeste subsistance ; là aussi il existait des liens
familiaux étroits : héritiers directs, exécuteurs testamentaires, neveux
d’Aristote, et amis de longue date.
La chute de Démétrios amena la dernière persécution des
philosophes par le parti populaire. Un certain Sophocle de Sounion
proposa une loi interdisant à tout philosophe de diriger une école
sans la permission de l’Assemblée sous peine de mort. Tous les
philosophes durent fuir Athènes, mais ils revinrent l’année suivante,
lorsqu’un Péripatéticien, Philon, accusa d’illégalité la loi de
Sophocle, et gagna l’affaire. Dès lors, Théophraste vécut
tranquillement, entouré de très nombreux disciples.
Nous avons conservé les testaments des autres scholarques
péripatéticiens (Diogène Laërce, V 61-74). Straton succéda à
Théophraste, et laissa l’école à Lycon, en même temps que sa
bibliothèque et des meubles. Lycon à son tour agit de même et,
comme ses prédécesseurs, se préoccupa de son monument funéraire
et de sa statue… Puis l’école connut une rapide décadence. L’idéal
d’une vie théorétique ne suffisait pas à fonder une orthodoxie ; la
méthode aristotélicienne favorisait la fragmentation de la
philosophie en recherches détaillées sur des thèmes particuliers et en
études érudites.
L’année même du procès contre la loi de Sophocle, Épicure revint
à Athènes pour y fonder son école, dans un autre jardin. Il était situé
hors des murailles de la ville, non loin de l’Académie. Citoyen
athénien, Épicure avait plus de droits que Théophraste. Son école se
donna pour but de procurer à tous les philosophes les moyens de
leur activité, mais selon les dogmes d’Épicure (Diogène Laërce, X
17), et en garantissant l’existence de ses membres les plus vieux
(Frag. 74, 76, 97, 99, 120-3 Arrighetti).
Épicure nomma un chef d’école et définit une orthodoxie.
Hermarque fut chargé de prendre soin de sa bibliothèque, qui
renfermait les leçons d’Épicure lui-même, rassemblées dans les livres
« Sur la nature » ; là encore, liens familiaux et philosophiques étaient
étroitement imbriqués : les enfants des membres éminents trouvaient
un poste dans l’école, les meilleurs disciples épousaient leurs filles. Il
y avait des réunions mensuelles, et on institua également un culte
funéraire d’Épicure et de sa famille. À la différence des autres écoles,
celle d’Épicure semble avoir été ouverte à tous les groupes sociaux, y
compris aux courtisanes et aux esclaves.
Épicure inspira à sa communauté un idéal pratique, à la
différence des Aristotéliciens : à la place de la recherche scientifique
et de l’érudition, il proposa un mode particulier de vivre et de
philosopher, un mode seul capable d’amener l’homme à se libérer de
la douleur et à connaître la félicité. Il insista beaucoup sur la
nécessité de retenir et de méditer les principales doctrines. Dans la
Lettre à Hérodote (35-7), il déclara avoir écrit ce bref résumé de sa
pensée afin qu’on puisse l’apprendre par cœur et s’en servir à tout
moment de la vie.
Les rapports internes à l’école se déroulaient dans un climat de
collaboration et d’émulation. Certains membres étaient évidemment
plus avancés que d’autres, mais il n’y avait aucune hiérarchie, et un
esprit d’amitié imprégnait toutes les relations. Sénèque (Lettre 52)
nous informe qu’Épicure distinguait plusieurs façons de conduire
ses disciples à la vérité, selon leurs différents caractères : l’un
progressait de lui-même, un autre avait besoin d’aide, un troisième
devait être contraint. Philodème souligne le caractère intense des
rapports du groupe : certes le chef était le meilleur de tous, mais
chacun se sentait responsable du progrès des autres. D’où la
pratique de l’autocritique en public, ou de la dénonciation publique
des erreurs d’autrui. Un jour, raconte Plutarque, Colotès fut si
enthousiasmé par le discours d’Épicure qu’il s’agenouilla devant lui ;
celui-ci, jugeant l’acte contraire à sa doctrine, s’agenouilla à son tour,
pour restaurer l’égalité et l’amitié (philia) entre eux. Enfin, les
Épicuriens avaient l’habitude de porter au doigt un anneau avec
l’image du maître, et d’avoir dans leurs maisons celle des fondateurs
de l’école.
Sur le plan institutionnel, l’école stoïcienne n’a pas une
importance comparable à l’énorme influence qu’elle exerça sur la vie
philosophique grecque. Zénon et ses successeurs, Cléanthe et
Chrysippe ne possédèrent pas de jardin privé pour créer une
communauté ; mais Zénon tenait ses conférences dans un lieu
public, la Stoa (ou portique peint) sur l’agora, un des endroits les
plus fréquentés d’Athènes, ce qui contraste avec l’emplacement plus
retiré des autres écoles. Son enseignement eut du succès, et les
Athéniens lui décernèrent de grands honneurs. Diogène Laërce (VII
10-12) rapporte un décret des Prytanes en l’honneur de Zénon : on
lui offrit une couronne d’or et une sépulture au Céramique aux frais
de l’État, pour avoir exercé la philosophie, exhorté les jeunes gens à
la vertu, et avoir vécu en conformité avec sa doctrine. L’hostilité à
l’égard des philosophes paraissait désormais éteinte.
Le groupe de Zénon survécut à la mort de son fondateur, et
Cléanthe prit la direction de l’école. Les fonctions de scholarque
stoïcien ne sont pas très claires, peut-être une prééminence culturelle
parmi les condisciples de Zénon. L’organisation un peu molle de
l’école provoqua plusieurs scissions : Ariston fonda sa propre école
dans le gymnase de Cynosarges, et on connaît deux de ses disciples.
Chrysippe, successeur de Cléanthe, réorganisa complètement la
doctrine stoïcienne, et écrivit plus de sept cents œuvres. Zénon et
Cléanthe étaient des métèques à Athènes, Chrysippe fut naturalisé,
mais il continua d’enseigner à la Stoa, avec ponctualité, et peut-être
aussi à l’Odéon, près du théâtre de Dionysos (Plut. De stoicis
repugnantiis, 1034A). Les Stoïciens n’étaient pas riches, et ils vécurent
de leur enseignement, chacun à sa manière, ce qui ne semble pas
avoir choqué les Athéniens mais provoqua des débats parmi les
Stoïciens eux-mêmes (Stobée II 7, 11).
Le problème de l’unité de l’école stoïcienne se présente de
manière particulière, et les anciens avaient noté que le stoïcisme
admettait une certaine autonomie de pensée. Mais un vocabulaire
commun garantissait l’appartenance à une même école, et la
nécessité de répondre aux objections des adversaires amena à
réformer continuellement les définitions fondamentales. Le stoïcisme
connut une unité dynamique suffisante pour permettre
l’identification d’une philosophie stoïcienne.
Il est impossible de suivre les vicissitudes de toutes les écoles et
groupes de philosophes de cette période : communautés peu
organisées, souvent occasionnelles, liées à la présence d’un maître
pendant un certain temps. On peut cependant voir l’évolution des
écoles majeures depuis leur fondation.
La production philosophique originale ne formait pas, comme
nous serions aujourd’hui portés à le penser, la part unique de
l’activité d’un philosophe hellénistique. Comme chez les
Néothomistes ou les Marxistes du XXe siècle, celle-ci s’exerçait dans
trois directions : développer l’inspiration théorique du fondateur de
l’école dans des domaines qu’il avait négligés, prendre soin de
l’édition critique et de l’interprétation de ses écrits, et entretenir des
polémiques avec les autres écoles. Davantage encore qu’à
l’élaboration théorique, on veillait à la formation des disciples et à la
vie philosophique comme organisation générale de sa propre vie.
Une fois acceptée comme partie intégrante de la vie culturelle, la
philosophie commença à se diviser en sectes, sous l’œil un peu
sceptique du public. Diodore de Sicile, au Ier siècle de notre ère, écrit,
dans un passage très polémique, que les Grecs exercent la
philosophie pour gagner de l’argent, ce qui explique les innovations
perpétuelles, les nouvelles écoles, les polémiques qui engendrent
confusion et incertitude chez les disciples (II 29,5-6) ; de fait, les
écoles les plus célèbres semblent attacher un point d’honneur à se
contredire mutuellement. Pour y remédier, les jeunes gens riches, à
l’époque impériale, prirent l’habitude de fréquenter l’une après
l’autre les grandes écoles philosophiques, rejetant implicitement la
prétention de chacune d’elles d’être la seule bonne.
Le Lycée ne connut donc jamais une orthodoxie philosophique, et
semble avoir vécu une rapide décadence après Lycon. Plusieurs
sources (Cicéron, De finibus V 13-4 ; Plut. De Exil. 14 ; Clem Alex.
Stromata I 14, 63) nous permettent de retracer la liste de ses
successeurs (Ariston, Critolaos, Diodore de Tyr…), sinon le contenu
de leur pensée. Athènes s’étant alliée avec Mithridate, par décision
du tyran de l’époque, l’Épicurien Aristion, la ville fut assiégée par
Sylla, et durant l’assaut l’Académie et le Lycée furent détruits. Un
certain Apellicon semble avoir été alors en possession des écrits
d’Aristote, mais le destin des œuvres de celui-ci n’est pas clair. Il est
attesté cependant que, dans la première ou la seconde moitié du
er
I siècle avant J.-C., Andronicos de Rhodes établit, à Rome ou à
Athènes, une édition de l’ensemble des cours d’Aristote en les
divisant en traités (Porphyre, Vie de Plotin, 24). À partir du moment
où ces textes furent disponibles, la philosophie d’Aristote commença
à jouer un rôle capital dans l’histoire de la pensée européenne.
L’évolution de l’Académie après Polémon fut extrêmement
complexe. La référence aux dialogues platoniciens, nous l’avons dit,
permettait des positions philosophiques diverses. Arcésilas inaugura
la période « sceptique » de l’Académie, marquée par un tournant
théorique radical. Mais l’école ne changea pas de nom. Les sources
disent que Arcésilas admirait Platon et possédait ses livres (D.L. IV
32) : cela signifie, peut-être, qu’il désirait être fidèle à Platon autant
que possible. Les indications qui nous sont parvenues sur son
fonctionnement sont à la fois multiples et un peu confuses : listes des
disciples, lieux d’enseignement des différents maîtres, successions au
scholarcat compliquées, agrémentées de scissions et de
regroupements…
Les maîtres confiaient à leurs disciples favoris le soin de réunir
leurs notes, et d’assurer, comme dans le Lycée, la publication de
leurs cours. Ce fut à l’origine d’anecdotes malveillantes, qu’on
retrouve d’ailleurs dans les écoles de médecine. Arcésilas fut ainsi
accusé d’avoir modifié, inventé, ou brûlé les cours de Crantor ;
Pythodore transcrivit les leçons d’Arcésilas, Zénon d’Alexandrie et
Hagnon de Tarse celles de Carnéade : les notes étaient relues en
public (comme chez Isocrate et Théophraste), et l’on sait que
Carnéade reprocha vivement à Zénon son travail éditorial, tandis
qu’il louait Hagnon d’avoir accompli le sien d’excellente manière…
Philon était scholarque lorsque Athènes fut conquise par Sylla : il
partit alors pour Rome, où il enseigna avec succès. Son disciple
Antiochos d’Ascalon gagna Alexandrie, puis revint à Athènes
s’installer sur le Ptolemaion : succéda-t-il à Philon, ou inaugura-t-il
une nouvelle école qu’il appela « Antique Académie » pour réagir
contre l’Académie sceptique ? Les sources ne nous renseignent pas
avec assez de précision (Philod. Histoire des philosophes, « Platon et
l’Académie », 34.35 ; Cic. Brutus 307 ; Plut. Lucullus42). Quoi qu’il en
soit, il y eut une école d’Antiochos, à qui succéda son frère et disciple
Ariston, lequel fut le maître de Cicéron et l’ami de Brutus.
Depuis longtemps en fait, l’école était en voie de désintégration :
son installation initiale abandonnée, sa doctrine modifiée maintes et
maintes fois, les discordes successorales et la fondation d’écoles
autonomes, tout cela fait que l’Académie s’efface lentement de notre
vue. Cratippe de Pergame et Ariston d’Alexandrie, disciples
d’Ariston, se firent péripatéticiens. Le premier fut le maître
d’Horace, de Brutus et du fils homonyme de Cicéron lui-même, qui
lui obtint la citoyenneté romaine, tandis qu’un décret de l’Aréopage
le suppliait de rester à Athènes pour enseigner (Plut., Cicéron 24). À
l’époque de Philon, un certain Énésidème, peut-être ancien
Académicien, critiqua la philosophie de l’Académie, l’accusant de
n’être qu’un stoïcisme déguisé, et relança la philosophie sceptique.
Épicurisme et stoïcisme connurent une plus grande longévité.
Lorsque saint Paul arriva à l’Aréopage d’Athènes, vers 52 après J.-C.,
il ne trouva que des philosophes stoïciens et épicuriens (Act. Apost.
18.18). Hermarque et Polystrate furent les premiers successeurs
d’Épicure, et du temps de Cicéron, Zénon de Tyr et Phèdre étaient
scholarques. Diogène Laërce souligne en effet qu’à la différence des
autres écoles disparues, l’école épicurienne connut une succession
ininterrompue de scholarques jusqu’à son époque (X, 11). Deux
épigraphes de l’empereur Hadrien attestent en effet que l’école avait
toujours son siège dans le jardin d’Épicure, sur la route qui mène à
l’Académie. Hadrien accorda de l’argent pour la construction d’un
gymnase ainsi que pour les besoins de la vie des philosophes, mais
devant leurs exigences pressantes de subsides, il rappela plus d’une
fois les Épicuriens à l’idéal d’une vie modeste prônée par leur
maître. Le décret fut, comme on l’ordonna, conservé dans l’école, en
même temps que les écrits et les œuvres des fondateurs
(Supplementum epigraphicum graecum III 226 ; Inscriptiones graecae, 2e
éd., 1097).
Comparé à la vive atmosphère des autres écoles, le jardin
d’Épicure semble quelque peu monotone. Numénius d’Apamée
(IIe siècle après J.-C.) fait, pour sa part, l’éloge de son indestructible
fidélité à la pensée de son fondateur (frag. 24). Non que les débats
internes lui fissent défaut, mais, à juger des textes de Philodème de
Gadara, ils portaient essentiellement sur l’interprétation des écrits
d’Épicure et de ses amis intimes, dont les idées furent l’objet de
nombreux développements ; bien entendu, oppositions à la tradition
de l’école, retours à l’esprit inaugural, tout cela ne manqua pas, c’est
le propre de toutes les écoles de tous les temps. L’importance des
écrits d’Épicure pour l’identité de l’école amena ses disciples à
pratiquer l’étude philologique des œuvres du maître, comme firent
les médecins à l’égard d’Hippocrate.
Après Chrysippe, l’école stoïcienne semble avoir perdu de son
importance. Nous possédons quelques fragments de l’œuvre de ses
successeurs, Zénon de Tarse, Diogène de Babylone, Antipater de
Tarse. Ce dernier, dans sa vieillesse, n’enseigna pas sous un Portique,
mais, contre la tradition, chez lui. Puis la direction de l’école échut à
Panaitios qui, auparavant, sous Antipater, avait la fonction de
proexagein (faire des cours préparatoires), fonction qu’un certain
Paranomos exerça sous Panaitios. Là encore, les nouveautés
théoriques se présentaient comme des interprétations de la pensée
de Zénon, et sans doute, les polémiques ne manquèrent pas non plus
contre le fondateur même de l’école, dont la succession se déroule de
manière continue jusqu’à la fin du IIe siècle après J.-C. (Inscriptiones
graecae, 2e éd., 11551).
Alexandrie fut un des plus grands centres scientifiques de
l’époque hellénistique. Les souverains Ptolémées encouragèrent
études et recherches, sous l’influence des Aristotéliciens
Théophraste, Straton de Lampsaque et Démétrios de Phalère
(Diogène Laërce, V 37, 58, 77). La philosophie péripatéticienne était
très présente, mais il est difficile de mettre en évidence des liens
conceptuels précis entre elle et la science alexandrine. Le terme
« péripatéticien » était alors appliqué à tout lettré ou à tout
biographe, de tendance aristotélicienne, qui venait d’Alexandrie
(Hermippe, Satyros, Sotion et d’autres). En revanche, la philosophie
stoïcienne eut une faible influence sur la vie culturelle d’Alexandrie.
La grande Bibliothèque, fondée par les Ptolémées, était riche de
plus de quatre cent mille volumes, où figuraient, entre autres, les
œuvres de Platon et d’Aristote. Galien raconte que les rois avaient
ordonné de saisir tous les livres transportés par les navires qui
abordaient à Alexandrie, et de ne les rendre qu’après les avoir copiés
(In III Hippocr. Epid. comm. 17a). Le Musée se trouvait à côté du Palais
royal. Il comprenait, comme les écoles athéniennes un péripatos, un
amphithéâtre, et une grande salle pour les banquets réunissant ses
membres. C’était une propriété commune, et quelqu’un, nommé par
le roi, était chargé de rendre un culte aux Muses (Strabon, XVII 1,
18).
Les pensionnaires étaient exemptés du paiement de l’impôt, et
vivaient grâce aux revenus des biens propres du Musée ; leur activité
était plus philologique et scientifique que philosophique ; on y
encouragea même, d’après Philon de Byzance, des recherches
technologiques.
Cette communauté de savants se tint rigoureusement éloignée de
la culture locale, même si Hérodote, Platon et Aristote avaient fait de
grands éloges de l’antique sagesse des Égyptiens. Alexandrie
demeura toujours une cité grecque située hors des confins de
l’Égypte véritable.
Les Ptolémées accueillirent à leur cour différents philosophes,
comme le Stoïcien Sphéros, les Cyrénaïques Théodore et Hégésias,
ainsi que l’Épicurien Colotès, qui dédia à Philadelphe son traité On
ne peut pas vivre en suivant une autre philosophie que celle d’ Épicure.
Mais il n’y eut de véritables écoles philosophiques qu’au Ier siècle
avant J.-C., au moment de la ruine des écoles athéniennes par Sylla.
Antiochos d’Ascalon, nous l’avons dit, vécut quelque temps à
Alexandrie, mais les Platoniciens Eudore, Ariston, Cratippe,
Énésidème y enseignèrent également, ainsi qu’un certain Potamon,
fondateur de l’éclectisme, qui choisissait dans les autres groupes les
maximes qui lui plaisaient le plus. Son école fut de courte durée
(Diogène Laërce, I 21).
À cette époque, Alexandrie fut également un centre
d’enseignement de la médecine de très grande importance. Pendant
des siècles l’école d’Hérophile, disciple de Praxagoras de Cos, s’y
établit et prospéra. Cette école était une institution privée. Elle
bénéficia du soutien des rois pour la pratique de la dissection des
cadavres et de la vivisection, contraires à la tradition grecque.
Hérophile utilisait en fait des criminels issus des prisons royales. Il
formait contre paiement des disciples chez lui, comme dans l’école
hippocratique : l’enseignement comprenait des exercices pratiques et
la lecture des textes du maître. Hérophile rédigea ses propres
manuels, qui constituèrent le fonds conceptuel et pratique de son
école durant son existence longue et complexe. Après Hérophile,
l’école développa un grand intérêt philologique pour les œuvres
d’Hippocrate, dont on établit glossaires, commentaires, et éditions
critiques. L’école empirique, fondée au IIIe siècle par Philinos de Cos,
était rivale de la tendance d’Hérophile, dont elle contestait les
préceptes.

La Grèce et Rome du Ier siècle avant J.-


C. au IIIe siècle après J.-C.

L’attitude de Rome envers la philosophie rappelle, au début, celle


d’Athènes mais avec plus de rigueur : au IIe siècle avant J.-C.,
plusieurs décrets entraînèrent l’expulsion des philosophes grecs, et
ce n’est que lentement que le monde romain s’ouvrit à la
philosophie. L’épisode le plus célèbre est lié à l’ambassade des trois
philosophes qu’Athènes envoya au Sénat romain en 155 :
l’Académicien Carnéade, le Stoïcien Diogène et le Péripatéticien
Critolaos effrayèrent à tel point Caton, qu’il les fit chasser au plus
vite (Plut. Vie de Caton 22).
Mais les classes dirigeantes commencèrent à protéger les
philosophes ; Panaitios séjourna chez Scipion Émilien et
l’accompagna en Méditerranée orientale ; généralement, les nobles
romains allèrent écouter chez eux les philosophes grecs, ou les
invitèrent comme conseillers spirituels ou éducateurs de leurs
enfants. Les exemples abondent : Tiberius Gracchus prit comme
conseiller Blossios de Cumes, Philodème de Gadara vint s’établir à
Herculanum dans la villa de Calpurnius Pison. Philon de Larissa
vint à Rome, et Lucullus fit de sa demeure un « foyer d’hellénisme »,
tout en marquant sa préférence pour Antiochos d’Ascalon. La vie
d’un philosophe établi chez un noble romain dépendait de ses
largesses, et pouvait facilement se transformer en existence de
parasite, comme le montrent quelques caricatures de Pétrone, Lucien
et Aulu-Gelle : les philosophes attendaient en masse pour être reçus,
dès le matin, devant la porte des jeunes riches qui avaient passé la
nuit dans des orgies.
Il n’y eut guère d’authentiques écoles philosophiques à Rome :
les plus grands auteurs des premiers siècles avant J.-C., Cicéron,
Sénèque, M. Rufus furent des hommes engagés dans la politique, qui
consacrèrent leurs loisirs seulement à rédiger des œuvres de
philosophie. Lucrèce lui-même, dont nous savons peu de chose,
appartenait à la plus haute classe. Certains continuèrent d’écrire en
grec, comme Brutus, le meurtrier de César, et l’empereur Marc
Aurèle.
L’usage d’avoir pour amis et clients des philosophes persista
sous l’Empire, les Cyniques et les Stoïciens étant les plus prompts à
remplir une telle fonction. Auguste protégea le doxographe Arius
Didyme, qui lui fut un conseiller précieux ; Thrasylle, l’éditeur des
dialogues de Platon, vécut auprès de Tibère dans une tranquillité
relative… (Tacite, Annales, VI 20-1).
Il y eut encore des philosophes expulsés, comme Épictète sous
Domitien, à la fin du Ier siècle ap. J.-C. : il se réfugia à Naples, où il
ouvrit une école de plein droit. Ses leçons furent transcrites et
publiées par son disciple Flavius Arrien.
Durant cette période, les écoles de philosophie essaimèrent dans
tout le monde grec, particulièrement à Athènes, Alexandrie, Tarse,
Égée, Pergame ; en Occident, il n’y en eut que dans les cités d’origine
hellène comme Naples ou Marseille. L’enseignement scholastique de
la philosophie demeura une affaire essentiellement grecque, même si
des cercles se créèrent dans la noblesse romaine, comme celui de
Quintus Sextius, souvent évoqué par Sénèque, qui abandonna la
carrière politique pour instituer une confrérie, mélange de stoïcisme
et de néopythagorisme (Epist. 98.13 ; Nat. Quaest. VII 32, 13).
La fin de l’Académie ou du Lycée ne signifia pas la fin de ces
écoles de pensée. Des maîtres indépendants entourés de disciples,
qui devenaient maîtres à leur tour, continuèrent l’esprit de ces
communautés. M. Annius Ammonius en est un exemple : né en
Égypte, puis citadin et magistrat athénien, il vécut jusqu’à l’époque
de Domitien, enseignant la philosophie de Platon ; il fut le maître de
Plutarque. La renaissance de la pensée platonicienne, liée au moyen-
platonisme, a sans doute pris son origine dans des groupes de ce
genre.
Tous ces maîtres et professeurs ont laissé une riche littérature de
problèmes, questions de physique et de dialectique, où dominait
toutefois l’exégèse des grands auteurs du passé. Même ceux, comme
Épictète, qui s’élevaient contre cette tendance, devaient
constamment interpréter les textes majeurs : clarification,
commentaire, systématisation des doctrines, histoire même des
interprétations précédentes, manuels d’introduction formaient une
tâche incessante (Diatrib. III 21, 6 ; 23, 27).
Athènes, siège des principales écoles philosophiques de l’époque
hellénistique, gardait un prestige tel qu’en 176 Marc Aurèle décida
d’y établir des chaires d’enseignement pour toutes les branches du
savoir, aux frais de l’Empire et à titre de don à l’humanité. On créa
des chaires de philosophie stoïcienne, platonicienne, épicurienne et
péripatéticienne : le poste était à vie, les candidats choisis par un
vote des meilleurs citoyens, et le salaire très élevé (Lucian. Eunuch. V
3 ; Philostr. Vitae soph. 2).
Nous savons peu de chose de ces écoles ; la nomination la plus
importante est celle d’Alexandre d’Aphrodise, qui évoque le décret
impérial le chargeant d’enseigner la philosophie aristotélicienne en
vertu de sa carrière ; son premier travail fut de rédiger un écrit
polémique contre les Stoïciens. Les quelques œuvres mineures
d’Alexandre que nous possédons sont des textes d’enseignement.
Quant au platonisme, nous savons seulement que le maître Eubule
eut des contacts avec Plotin.
D’autres cités possédèrent des chaires de philosophie : Galien fit
ainsi ses études dans les quatre écoles de Pergame, comme
Apollonios de Tyane à Égée.

L’époque du néoplatonisme

Au milieu du IIIe siècle, Plotin continua et renouvela la tradition


des écoles philosophiques. D’après Porphyre (Vie de Plotin), il vécut
dans une demeure patricienne, où il fonda une véritable école : il
dirigeait un groupe plutôt complexe d’élèves et de disciples plus ou
moins engagés. L’un d’entre eux, Amelios, de concert avec son
maître, rédigea un commentaire du Timée, et fut chargé de
polémiquer avec les écoles rivales et de convaincre les jeunes
disciples (Procl. Comm in Tim. II 300, 25). Les textes de Platon et
d’Aristote, soumis à exégèse, étaient lus et commentés lors des
réunions de l’école. Plotin traitait avec cordialité ses élèves ; en
quatre occasions, il vécut en union mystique avec la divinité. Ses
livres furent écrits d’un trait sans être même recopiés, comme s’ils
avaient été déjà présents dans son esprit. L’école de Plotin est la
seule véritable école philosophique que Rome ait jamais connue ; il y
en eut d’autres très semblables ailleurs, comme celle d’Aidésius à
Pergame (Eunape, Vitae soph. VII 1-2). Le reste de la philosophie
néoplatonicienne se concentre à Athènes et à Alexandrie.
L’école platonicienne, dont le prestige avait traversé les siècles,
retrouva donc une forme institutionnelle au IVe siècle.
Athènes demeurait alors un très grand centre d’études littéraires
et philosophiques, et toute la vie culturelle était encore aux mains
des païens, les étudiants chrétiens ne constituant qu’une minorité
restreinte et active (Iul. Orat. II 12 ; Greg. Naz. Orat. XLIII 14-24).
C’est dans ce climat que Plutarque d’Athènes, descendant d’une
famille aristocratique liée à la tradition des mystères, entreprit de
refonder l’école de Platon dans sa propre demeure, située au sud de
l’Acropole, dans un quartier résidentiel ; comme à Alexandrie, la
philosophie néoplatonicienne fut l’apanage des classes aisées.
L’école se donna pour but la lecture des dialogues de Platon, leur
commentaire, et la diffusion du platonisme au moyen de disciples.
Le maître exerçait une fonction de guide de lecture et d’étude,
entouré de ses meilleurs disciples, qu’il considérait comme ses fils,
selon l’antique usage. Les cours gardaient toutefois un caractère très
professionnel, et Plutarque d’Athènes n’admettait guère qu’un élève
interrompît ses explications. Cela n’empêchait pas l’existence des
discussions, voire de dissensions au sein de l’école, comme celle qui
opposa fortement Domninos et Proclos. En outre, un courant
mystique, lié aux cultes à mystères, se superposa parfois à
l’enseignement philosophique. Grâce à ses biens fonciers, l’école put
subsister jusqu’au début du VIe siècle, tandis que les écoles de Plotin
à Rome, de Jamblique en Syrie (début IVe siècle) et d’Aidésius à
Pergame ne purent survivre à leurs fondateurs.
La renaissance de l’école d’Athènes advint dans un climat hostile,
alors que le christianisme montrait son visage le plus sectaire
(Marinus, Vita Procli 11 et 29). Les philosophes devaient se cacher
pour sacrifier à leurs dieux. Proclos pouvait encore s’illusionner et
croire que la domination chrétienne cesserait, mais Damascius
apparaît plus pessimiste, malgré tous ses efforts pour renforcer
l’école ; ses positions antichrétiennes intransigeantes provoquèrent
l’interdiction de son enseignement.
En 529, une ordonnance de l’empereur Justinien interdit, entre
autres choses, l’enseignement de la philosophie (Malalas, Cron. 18).
La fermeture de l’école fut définitive : Platon n’était plus enseigné à
Athènes. Quelques années plus tard, raconte-t-on, plusieurs
philosophes, dont Damascius et Simplicius, décidèrent d’émigrer en
Perse, à la cour du roi Chosroès ou dans la cité de Carres. Un traité
entre les deux empires leur permit de revenir dans leur patrie, signe
que les philosophes devaient être considérés comme des
personnages importants (Agatias Hist. II 28-32). Mais il semble que
Damascius soit mort en Syrie ; quant à Simplicius, auteur
d’importants commentaires sur la physique d’Aristote, il se consacra
à la rédaction de ses écrits soit à Athènes, soit à Carres. Avec eux,
s’éteignit la dernière génération de philosophes païens à Athènes.
Alexandrie connut une longue série de professeurs de
philosophie platonicienne, comme Ammonios Saccas, Maître de
Plotin, Origène et bien d’autres. On raconte aussi qu’un certain
Anatole, sénateur et philosophe fut choisi par ses concitoyens pour
refonder l’école d’Aristote ; peut-être fut-il le maître de Jamblique.
Au IIIe siècle, les rapports entre les communautés païenne et
chrétienne étaient assez distendus, l’enseignement philosophique
demeurant l’apanage de la première et des classes aisées, tandis que
la foule christianisée regardait avec suspicion la pratique de la
philosophie. Ils se dégradèrent au siècle suivant ; la
mathématicienne et philosophe Hypatie, disciple de Plotin à un
siècle de distance, fut victime de l’hostilité d’une foule de chrétiens
violents, envoyés par le patriarche Cyrille, qui la massacrèrent
devant la porte de sa demeure. Soutenus par le pouvoir impérial, les
chrétiens rendaient sans cesse plus difficiles les conditions de vie des
païens : les affrontements étaient fréquents, mais les chrétiens
avaient facilement la victoire (Damasc. Vita Isidori 77, 1-1-7 ; 254, 1-3 ;
255, 2-3 ; Zach. Schol. Vita Severi 23e-26).
Le dernier philosophe païen de l’école d’Alexandrie fut
Olympiodore, qui défendit ses théories avec un certain courage. Puis
vinrent des maîtres chrétiens, au premier rang desquels se situe
Philopon, qui est défini dans les manuscrits comme un grammairien
(grammatikos) et non comme un philosophe. Outre la publication,
non sans adaptations personnelles, des traités d’Ammonios (435-
526), un des derniers commentateurs d’Aristote, il rédigea un traité
polémique contre les païens : De l’éternité du monde contre Proclos,
l’année même de la fermeture de l’école d’Athènes. Élias, disciple
d’Olympiodore, et David furent également chrétiens. Tout comme
Stéphane, qui après l’accession au trône d’Héraclius, fut nommé
professeur de philosophie à l’école impériale de Byzance. Il fut le
dernier des philosophes néoplatoniciens alexandrins.
Carlo NATALI
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Textes et traductions
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GF-Flammarion.
PHILODÈME, Agli amici di scuola (Pherc. 1005), édition traduite et
commentée par A. Angeli, Naples, 1988.
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commentée par T. Dorandi, Naples, 1991. (Voir aussi l’édition
partielle commentée de K. Gaiser, Stuttgart-Bad Canstatt, 1988.)
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Observation et recherche

Dans quelle mesure les philosophes et les savants grecs se sont-ils


consacrés à des recherches empiriques et systématiques ? Dans
quelle mesure, en particulier, ont-ils tenté des expérimentations
contrôlées ? Quelles circonstances, et quelles raisons, les ont amenés
à entreprendre des programmes d’observation détaillée ? À quel
moment, et encore pour quelles raisons, des méthodologies
conscientes ont-elles reconnu la valeur et l’importance de ces
programmes ?
Pour répondre à ces questions, nous devons d’abord procéder à
certaines distinctions d’ordre conceptuel. En premier lieu, il faut
distinguer entre observation et recherche délibérée, même s’il est
évident qu’elles se recoupent toutes les deux. Nous n’avons pas ici à
analyser tout ce que les philosophes et les savants grecs auraient
observé. Ce qui nous intéresse en fait, c’est la pratique délibérée de
l’observation ; seul l’aspect conscient et systématique des
observations nous autorise à parler de « recherche ».
Le comportement animal, l’habitat des plantes et la configuration
des constellations ont toujours été des centres d’intérêt possibles et,
dans les deux premiers cas en particulier, la littérature
ethnographique démontre que bien des sociétés modernes, dont un
grand nombre sont privées de techniques avancées, possèdent des
connaissances détaillées et souvent très obscures, acquises grâce à
une observation minutieuse. Sur ce point, nous devons nous garder
de deux hypothèses : la première veut que ces observations aient
toujours un but essentiellement pratique, la seconde que les
connaissances ainsi acquises ne soient jamais révisées. Chaque
société s’intéresse à l’usage alimentaire ou médicinal des plantes,
bien entendu. Mais il arrive souvent aussi que l’on s’attache à leurs
associations, à leurs valeurs et leurs significations symboliques. On
peut étudier les étoiles afin de déterminer les saisons ou le temps,
mais leurs configurations peuvent aussi avoir de fortes significations
symboliques. Ensuite, il ne faut pas croire que les connaissances
demeurent immuables. Les savoirs concernant les plantes ou les
animaux peuvent se modifier durant le processus de transmission
d’une génération à l’autre, et on aura plus ou moins conscience de la
modification. Mais de même que la compréhension de l’usage
médicinal des plantes s’élabore lentement à partir d’observations et
d’expérimentations sommaires, ou de procédures qui combinent
essais et erreurs, l’expérience suivie peut également être la source
d’une réflexion critique susceptible de porter même sur des
croyances bien enracinées.
Des facteurs identiques entrent en jeu dans les premières
recherches scientifiques, mais d’autres viennent s’y ajouter, puisque
le savant s’occupe d’acquérir des connaissances systématiques et de
résoudre des problèmes théoriques. Il peut s’agir de problèmes
spécifiques, essayer de savoir, par exemple, si la Terre est plate ou
ronde, s’il y a une différenciation sexuelle chez les plantes, si le siège
de l’activité cognitive se situe dans le cerveau, le cœur ou quelque
autre organe. Cependant, certains programmes de recherche
scientifique détaillés ne visent pas à résoudre des problèmes précis,
mais se veulent purement descriptifs. Ils peuvent être destinés à
établir une classification, par exemple. Même si la recherche est
censée s’effectuer simplement pour établir des données, des
considérations théoriques entrent pourtant en jeu lorsqu’il s’agit de
déterminer ce qui compte comme données significatives. Toute
classification présuppose un cadre conceptuel quel qu’il soit. Il est
clair que des considérations symboliques ou des intérêts humains
concrets peuvent jouer un rôle prédominant dans certaines
classifications modernes. Aristote insiste à juste titre sur la
distinction entre les observations effectuées par les pêcheurs dans le
cadre de leurs activités habituelles et celles qui sont expressément
entreprises afin d’établir les données sur les poissons. Il s’agit là
d’une distinction valide entre les motifs possibles de l’observation.
Bien entendu, lorsque Aristote dit que ce qui l’intéresse, c’est
l’enquête sur les animaux pour elle-même, il a lui aussi des
motivations théoriques, déterminer les genres et les espèces de
poissons, par exemple. En outre, la qualité des observations
effectuées ne dépend pas uniquement des intentions de
l’observateur. Les pêcheurs qu’Aristote consultait parfois
connaissaient, semble-t-il, mieux que lui la réalité – le comportement
réel des poissons –, bien qu’ils n’aient pas conduit leurs observations
dans un but scientifique.
La distinction entre observation et théorie est relative, et n’a rien
d’absolu. Aucune observation, aucune recherche n’est entreprise
sans quelque arrière-pensée théorique, sans cadre théorique, et c’est
l’interaction entre la théorie et l’observation qui nous intéressera
particulièrement ici. Le cadre théorique est souvent la clé des
phénomènes étudiés et de la manière dont ils étaient étudiés, et cela
pour deux raisons. D’abord interviennent les motivations de la
recherche : dans quelle mesure l’étude est-elle conduite à des fins
clairement scientifiques ? Ensuite, les cadres théoriques auront une
influence déterminante sur la manière dont on formule les
problèmes envisagés. Nous verrons que dans la science grecque, il
n’est pas rare qu’un programme de recherche vise à résoudre des
problèmes extrêmement spécifiques. Notre tâche constituera donc en
partie à identifier ces problèmes et à voir comment les méthodes
d’observation ont été influencées par les problèmes théoriques
particuliers qui ont été soulevés.
Ces allusions au cadre théorique de l’observation m’amènent à
ma dernière remarque d’ordre conceptuel, la distinction entre la
pratique de l’observation et de la recherche, et la prise de conscience de
leur importance. Pour un philosophe ou un savant, se livrer à des
recherches détaillées sur les animaux, les plantes, les minéraux, les
astres, les consonances en musique ou bien les maladies est une
chose ; mais c’en est une autre d’avoir une méthodologie explicite
qui attribue un rôle précis aux données empiriques dans l’étude
scientifique. Nous devrons donc aussi essayer de savoir à quel
moment, et pour quelles raisons, les savants et les philosophes grecs
ont élaboré un type de méthodologie. En d’autres termes, quand a-t-
on explicitement reconnu l’importance de l’observation et de la
recherche ?
J’ai parlé jusqu’ici des philosophes et des savants grecs en termes
généraux. Nous n’évoquerons pas seulement ceux qui s’intéressaient
principalement à la métaphysique, sans parler de la philosophie
morale, nous considérerons aussi ceux qui ont exploré un ou
plusieurs des différents domaines relevant de ce que les Grecs
appelaient phusikê, l’étude de la nature. On peut y ranger d’un côté
ce que nous appellerions les sciences exactes, notamment
l’astronomie, l’acoustique ou l’harmonique, et l’optique. Dans la
Physique (II, 194a7 sqq.), Aristote les appelle « les plus physiques des
études mathématiques ». De l’autre côté, nous devons inclure non
seulement ce que nous appelons les sciences de la vie (biologie,
botanique et ainsi de suite), mais aussi la médecine. Naturellement,
nous ne devons pas oublier que les préoccupations premières des
médecins, des astronomes, des musiciens, des philosophes, etc., sont
très différentes les unes des autres. Néanmoins, elles entrent toutes
en ligne de compte dans les réponses que nous apportons aux
questions que nous avons posées.
Le caractère inégal de nos sources pose des problèmes
particuliers. Nous avons des sources assez riches en ce qui concerne
la médecine des Ve et IVe siècles avant J.-C. Aristote, Galien et
Ptolémée sont bien représentés car nous avons conservé un grand
nombre de leurs œuvres. En revanche, nos connaissances des
premiers Pythagoriciens, des Atomistes du IVe siècle et de certains
grands biologistes hellénistiques sont bien maigres, et nous sommes
forcés de nous en remettre aux allusions et aux interprétations
souvent tendancieuses d’autres auteurs. Nous devons tirer le
meilleur parti des témoignages dont nous disposons, mais, compte
tenu de la partialité et des lacunes de nos sources, nous devons
reconnaître le caractère provisoire de nos conclusions.
Dans une étude qui ne peut être que très sélective, nous
distinguerons trois grandes parties fondées sur des critères
chronologiques : premièrement, les témoignages sur l’observation et
la recherche avant Aristote ; deuxièmement, la théorie et la pratique
de la recherche et de l’observation chez Aristote lui-même ;
troisièmement, leur rôle dans la philosophie et la science
postaristotéliciennes.
Au premier abord, il semble que la théorie ou la pratique de
l’observation et de la recherche chez les philosophes de la nature
présocratiques présentent peu de points positifs, mais beaucoup de
points négatifs. Les Présocratiques ne semblent tâcher de réunir et
d’évaluer les données empiriques ni dans leurs théories
cosmologiques, ni dans les explications spécifiques de phénomènes
naturels précis qui leur sont attribuées. En outre, certaines grandes
doctrines épistémologiques privilégient la raison au détriment de la
perception, tant et si bien qu’on pourrait parler non pas d’une simple
indifférence, mais d’une véritable hostilité à l’égard de la recherche
empirique.
Pour valides qu’elles soient, dans une certaine mesure, ces
affirmations méritent d’être nuancées. En ce qui concerne la théorie
de la connaissance, il est vrai que la tradition représentée par les
Éléates, Parménide, Zénon et Mélissos, condamne le témoignage des
sens, considéré comme trompeur. Le fragment 7 de Parménide
contient une mise en garde contre la nature trompeuse des sens et
des croyances ordinaires : « Ne laisse pas l’habitude, née de
l’expérience, t’obliger à promener, le long de ce chemin [c’est-à-dire
la Voie de l’Apparence], ton œil inattentif, ton oreille bruissante ou ta
langue. » Pour sa part, Mélissos développe dans le fragment 8 un
raisonnement par reductio qui part d’une supposition commune qu’il
rejettera ensuite, à savoir que l’on peut se fier au témoignage de la
vue et de l’ouïe. Celles-ci nous disent que les choses changent, alors
qu’il est clair, selon Mélissos, que le changement est impossible.
Mélissos se fonde sur les raisons habituellement avancées par les
Éléates, à savoir que rien ne peut venir à l’être à partir de ce qui n’est
pas.
Ces conceptions antiempiriques trouvent un écho, sous une
forme différente, chez plusieurs philosophes postérieurs, et la
dévalorisation de la perception deviendra un thème largement
développé, avec bien des variations, chez Platon. Toutefois, le
problème présente un autre aspect. Plusieurs philosophes
présocratiques sont les auteurs de maximes montrant qu’ils
accordaient explicitement quelque importance au moins à ce que
nous pouvons appeler la recherche. Xénophane, par exemple,
souligne que « les dieux n’ont pas révélé aux mortels toute chose
depuis le commencement : mais en cherchant, avec le temps, les
hommes trouvent mieux » (fragt 18). Empédocle et Anaxagore
critiquent tous deux ce que communiquent les sens, tout en leur
accordant une place. Anaxagore aurait affirmé que « nous sommes
incapables de discerner la vérité à cause de la faiblesse [de nos
sens] » (fragt 21). Mais dans une autre phrase célèbre (fragt 21 a), il
préconisait d’utiliser les « choses apparentes » comme « vision des
choses obscures ». Ce principe aurait reçu l’approbation de
Démocrite, qui, tout en soutenant que l’esprit tire ses informations
des sens, déclarait que ceux-ci ne donnent qu’une connaissance
« bâtarde » par opposition à la connaissance « légitime » que nous
avons de choses telles que les atomes et le vide (fragt 11).
Que pouvons-nous dire de la pratique effective des premiers
philosophes de la nature sur le plan de l’observation et de la
recherche ? Leurs doctrines cosmologiques générales sont
habituellement fondées sur certains modèles ou analogies récurrents,
qui assimilent le cosmos dans son ensemble à un État, à un être
vivant ou à un artefact. Ni ces doctrines, ni les théories générales sur
les éléments fondamentaux des objets physiques qui les
accompagnent ne font directement appel à l’observation empirique.
Les mêmes exemples bien connus sont inlassablement répétés – et
diversement interprétés selon les théories. Les mêmes « données »
furent en fait considérées comme preuves de ces théories, bien que
leurs auteurs aient sans doute très bien su que leur interprétation
était contestée.
On supposait généralement, par exemple, que l’air se change en
nuage, puis en eau, puis en terre et même en pierre. On rencontre
cette série de transformations dans les théories d’Anaximène et
d’Anaxagore, et elle réapparaît même chez Mélissos dans sa
négation du changement. Anaximène interprétait cette série en
fonction de ses propres principes de la raréfaction et de la
condensation : chaque changement est un cas de condensation,
tandis que l’air se raréfie aussi pour devenir du feu. Quant à
Anaxagore, il citait les mêmes données à l’appui de sa théorie selon
laquelle il y a une portion de tout dans tout. Selon sa conception,
l’air contient déjà les nuages, l’eau, la terre, les pierres et même
toutes les autres sortes de choses, et les changements ne sont que des
modifications dans les proportions des différents éléments qui
composent les objets que nous percevons. Même Mélissos, lorsqu’il
raisonne à partir de la position de ses adversaires pour réfuter leurs
opinions sur le changement, dit que « la terre et les pierres semblent
venir à l’être à partir de l’eau ».
On voit donc que les critères qui servaient à juger les théories
physiques présocratiques sont la simplicité, ou l’économie, ou bien la
force des raisonnements mis en œuvre pour les justifier, et non la
richesse des données qu’elles contiennent. Dans l’ensemble, les
philosophes présocratiques ne cherchèrent guère à accroître les
données que leur fournissait la recherche empirique ; et en règle
générale, ils n’essayèrent pas de recourir à l’expérience pour trancher
entre les interprétations concurrentes de ces mêmes données,
connues ou supposées.
Il y a cependant des exceptions à cette règle générale ; je pense
notamment à Xénophane (un des philosophes mentionnés plus haut
et dont les conceptions épistémologiques recommandent de se livrer
à la recherche). Selon une source certes tardive, Hippolyte,
Xénophane tira argument de ce que nous appellerions des fossiles
pour étayer sa théorie suivant laquelle les rapports entre la terre et la
mer sont sujets à des variations : ce qui est aujourd’hui la terre ferme
était autrefois recouvert par la mer. Non seulement on trouve des
coquillages à l’intérieur des terres et dans les montagnes, mais on
retrouve aussi des empreintes laissées par des organismes vivants
dans les carrières de Syracuse, de Malte et de Paros. Que Xénophane
lui-même ait entrepris ou non des recherches sur ce sujet, il est
évident qu’il s’efforça de réunir autre chose que des observations
ordinaires pour appuyer sa théorie.
Toutefois, ce sont certaines recherches harmoniques attribuables
à des Pythagoriciens qui constituent le meilleur exemple de
recherche empirique plus consistante chez les philosophes
présocratiques. Certes, les anecdotes censées rapporter les
expériences qui permirent à Pythagore de découvrir les intervalles
de l’octave, de la quinte et de la quarte, sont des inventions tardives.
En fait, un grand nombre d’entre elles rapportent des expériences
qui n’auraient pas donné en réalité les résultats cités. Cependant,
l’enquête empirique sur les harmonies musicales est certainement
antérieure à Platon, puisque ce dernier critique dans La République
cette manière d’aborder les problèmes. Dans La République (VII,
530d), Socrate commence par se dire d’accord avec l’opinion qu’il
attribue aux Pythagoriciens : l’harmonique et l’astronomie sont bien
des « sciences sœurs ». Mais il met en question ensuite le « labeur
inutile » qui consiste à mesurer entre eux les sons et les accords que
l’on perçoit. Il est évident que les Pythagoriciens ne sont pas les seuls
à être visés. Cependant, Socrate les critique parce qu’ils « cherchent
des nombres dans les accords qui frappent l’oreille mais ne s’élèvent
pas jusqu’aux problèmes ». Pour Platon, le but principal assigné à la
véritable étude de l’harmonique, c’est de former les futurs rois-
philosophes à la pensée abstraite ; à cet égard, la recherche
empirique est oiseuse, et constitue même un obstacle. Selon La
République, il semble donc que les Pythagoriciens aient entrepris des
recherches détaillées de caractère empirique en examinant les
rapports sous-jacents des harmonies et des gammes.
Nous avons là les signes d’un programme plus délibéré
d’observation et de recherche. Mais il faut comprendre que ce
programme fut entrepris pour des raisons bien particulières.
Différentes sources, Aristote notamment, nous apprennent que pour
les Pythagoriciens « toutes les choses sont des nombres », bien que
l’interprétation de cette phrase soit loin d’être claire et qu’elle soit
même controversée. Selon Aristote, certains Pythagoriciens croient
que les nombres constituent les choses ; les nombres sont la matière
dont les choses sont formées. Mais il est plus vraisemblable que les
Pythagoriciens, ou la majorité d’entre eux, adhéraient simplement à
une doctrine moins extrême, à savoir que les rapports sous-jacents
des choses peuvent s’exprimer numériquement ; ainsi, on peut
exprimer l’intervalle correspondant à une octave par le rapport de 2
à 1, mais ce rapport n’en constitue pas la matière. Toutefois, quelle
que soit l’interprétation que l’on donne à la maxime
pythagoricienne, il est clair que la doctrine déclarant que « toutes les
choses sont des nombres » constitua le principal stimulus des
recherches sur les harmonies et les gammes. Ces enquêtes visaient
sans aucun doute à illustrer et à étayer cette doctrine générale. Nous
pouvons donc être certains que la première recherche empirique
soutenue de la philosophie grecque avait des objectifs théoriques
précis.
Pour désigner la philosophie naturelle, les premiers textes grecs
utilisent l’expression peri phuseôs historia, l’enquête sur la nature,
mais, souvent, cette historia s’appuyait en grande partie sur le
raisonnement. Cela dit, le mot historia lui-même fut souvent utilisé
dans d’autres contextes où la recherche formait l’élément principal
de l’enquête. Avant Platon, cela se vérifie en particulier dans deux
domaines, ce que nous appelons l’histoire, et la médecine. Les
ouvrages d’Hérodote et de Thucydide sont à l’évidence le fruit d’un
effort de recherche considérable. Qu’ils aient pour objet les
événements passés (Hérodote), ou des faits contemporains
(Thucydide), il fallait recueillir et évaluer différents récits. Hérodote
intervient souvent dans sa narration à la première personne du
singulier, soit qu’il consigne les résultats de ses propres observations,
soit qu’il fasse part de son opinion sur la véracité ou la
vraisemblance des récits qu’il rapporte (encore qu’il ne précise pas
toujours ce qui fonde ses jugements). Thucydide, lui, fait toujours
preuve d’esprit critique dans l’évaluation des témoignages fournis
par des témoins humains ou des vestiges matériels, et il invoque de
temps à autre ce que nous appellerions les données archéologiques
pour reconstituer les événements qui ont précédé la guerre du
Péloponnèse.
Mais alors que la pratique de la recherche en histoire constitue
une partie importante de l’arrière-plan intellectuel de la philosophie
et de la science, c’est le second domaine cité, la médecine, qui est
plus directement pertinent en ce qui concerne le développement
d’attitudes positives à l’égard de la recherche empirique dans la
science. Sans aucun doute, un important courant de la médecine
clinique, qu’illustrent par exemple certains traités hippocratiques des
e e
V et VI siècles avant J.-C., posait avec insistance le principe de
l’observation minutieuse, et il appliquait réellement ce principe. Cela
est particulièrement vrai dans l’évaluation des cas cliniques
individuels, même si la préoccupation principale des médecins grecs
était moins le diagnostic que le pronostic, afin de prévoir l’issue
d’une maladie. On doit cependant étudier le contexte et les motifs
qui sous-tendent les tentatives d’observation et de recherche que
nous pouvons repérer, et évaluer leurs points forts et leurs points
faibles.
Un indice montre d’emblée que l’on reconnaissait expressément
la nécessité de l’observation minutieuse dans l’examen clinique. Un
des chapitres du premier livre des Épidémies dresse une liste
impressionnante des points à examiner (chap. X, Littré) : « Il faut
ensuite considérer le malade, la constitution générale de
l’atmosphère et des particularités du ciel et de chaque pays ; des
habitudes ; du régime alimentaire ; du genre de vie ; de l’âge ; des
discours et des différences qu’ils offrent ; du silence ; des pensées qui
occupent le malade ; du sommeil ; de l’insomnie ; des songes suivant
le caractère qu’ils présentent et le moment où ils surviennent ; des
mouvements des mains ; des démangeaisons ; des larmes ; de la
nature des redoublements ; des selles ; de l’urine ; de
l’expectoration ; des vomissements […] ; des sueurs ; des
refroidissements ; des frissons ; de la toux ; des éternuements ; des
hoquets ; de la respiration ; des éructations ; des vents bruyants ou
non ; des hémorragies ; des hémorroïdes. Il faut savoir étudier ces
signes et reconnaître tout ce qu’ils comportent. »
Un autre exemple, plus célèbre, le premier chapitre du Pronostic,
décrit ce qu’il faut chercher en examinant le visage du patient (le
faciès hippocratique). Le médecin doit observer la couleur et la
texture de la peau, et surtout les yeux ; il doit voir « s’ils fuient la
lumière, s’ils se remplissent involontairement de larmes », si « le
blanc devient livide », si les yeux sont « ou agités ou saillants hors de
l’orbite, ou profondément enfoncés », et ainsi de suite. En outre, non
seulement ce traité indique ce que le médecin doit chercher, mais il
expose certaines des inférences à tirer de signes particuliers. On lit
ainsi à propos de l’urine (chap. XII) : « L’urine est la meilleure quand
elle donne un dépôt blanc, uni et homogène, pendant tout le temps
de la maladie, jusqu’à la crise […]. Les dépôts semblables à de la
farine d’orge grossièrement moulue sont de mauvaise nature […].
Les dépôts blancs et minces sont fâcheux, mais les dépôts semblables
à du son encore pires […]. Tant que l’urine reste ténue et rouge, c’est
l’indice que la maladie n’est pas encore venue à coction […]. Quand
des urines ténues et crues sont rendues pendant longtemps,
conjointement avec d’autres signes qui semblent annoncer le
rétablissement, il faut pronostiquer qu’il se formera un dépôt dans
les régions sous-diaphragmatiques. Les parties graisseuses,
semblables à des toiles d’araignée et surnageant sur les urines, sont
suspectes, car elles indiquent une colliquation. »
Ces exposés sur la manière d’effectuer un examen clinique
montrent que leurs auteurs sont remarquablement avertis des
différents facteurs à prendre en compte et qu’ils ont pleinement
conscience de la nécessité d’être minutieux et de prêter attention aux
détails. En outre, les principes énoncés ne sont pas seulement des
recommandations idéales, mais – parfois, du moins – ils sont
scrupuleusement suivis dans la pratique. Plusieurs livres des
Épidémies, surtout le premier et le troisième, contiennent des
rapports détaillés sur des cas individuels et enregistrent l’évolution
de la maladie chez tel patient, généralement jour après jour et sur de
longues périodes. Ainsi, dans les Épidémies III, nous lisons à propos
du cas 3 de la première série : « Quatrième jour : vomissement peu
abondant de matières bilieuses, jaunes, et, après un court intervalle,
de matières érugineuses ; léger écoulement d’un sang pur, de la
narine gauche ; mêmes selles ; mêmes urines ; petite sueur autour de
la tête et des clavicules ; tuméfaction de la rate ; douleur dans la
cuisse correspondante ; tension de l’hypocondre droit sans grand
gonflement ; la nuit, point de sommeil ; légères hallucinations. »
Pour ce cas, les observations continuent jusqu’au vingt et unième
jour, et l’auteur ajoute à l’occasion quelques remarques jusqu’au
quarantième jour, où le malade – fait exceptionnel – a eu une crise et
s’est rétabli. Je parle de fait exceptionnel, car un des aspects
remarquables des rapports cliniques des Épidémies, c’est que leurs
auteurs ne craignent pas d’exposer en détail les maladies des
patients qu’ils n’avaient pas réussi à sauver. En fait, la majorité des
cas rapportés dans les livres I et II se termine par la mort du patient.
Il est clair que les auteurs de ces dossiers cliniques appliquent
avec succès les principes que recommandent les textes théoriques
que nous avons évoqués. Les observations sur l’évolution des
différents cas sont certainement effectuées avec beaucoup de soin et
de minutie. Elles renferment peu d’interprétations et aucune théorie
générale explicite des maladies. Bien entendu, les termes utilisés
dans les descriptions ont une « teneur théorique » plus ou moins
grande ; bien que ces traités ne proposent pas, ni même ne
présupposent, une théorie schématique des humeurs, ils font parfois
allusion à la présence de matières « bilieuses » ou « flegmatiques »
dans les substances évacuées par les malades.
Ces dossiers visent principalement à fournir un enregistrement
aussi exact que possible des cas étudiés. Mais il est possible et même
nécessaire de préciser les motivations de leurs auteurs. Notons en
particulier qu’ils avaient – outre le désir louable de bien faire leur
travail – une raison précise d’effectuer et de consigner leurs
observations quotidiennes, puisqu’ils acceptaient la théorie
médicale, commune en Grèce, qui veut que l’évolution des maladies
aiguës soit déterminée par ce que l’on appelait les « jours critiques »,
où des changements notables affectaient l’état du patient –
changements encourageants ou non. Il était capital d’établir la
périodicité de la maladie pour en faire le diagnostic, comme le
montrent les mots de « quarte », « tierce », « hémitritée » et ainsi de
suite.
En outre, on se préoccupe parfois de savoir si la douleur ou
l’aggravation ont lieu les jours pairs ou impairs après que la maladie
s’est déclarée. D’autres passages des Épidémies (par exemple I,
chap. XVII, Littré), fournissent des tables détaillées des périodes
critiques supposées des maladies où les crises surviennent les jours
pairs, et de celles où elles surviennent les jours impairs. Dans la table
pythagoricienne des oppositions citée par Aristote (Métaphysique),
l’impair est mis en rapport avec le côté droit, le masculin et le bien,
tandis que le pair est mis en rapport avec le côté gauche, le féminin
et le mal. Ainsi, on peut dire que le fait de s’attendre à une
aggravation de la maladie les jours pairs correspond à des
hypothèses pythagoriciennes. Mais les médecins des Épidémies ne
sont pas tous nécessairement des Pythagoriciens, et ils ne
souscrivent pas comme allant de soi à une corrélation entre les jours
pairs et le mal. Il ne faut pas l’oublier, la distinction fondamentale
entre le pair et l’impair est commune à toute l’arithmétique grecque.
En outre, nous l’avons vu, les jours pairs sont parfois associés à la
crise et au rétablissement, et non à la rechute et à la mort. Il serait
plus exact de dire que dans les dossiers médicaux, la distinction
entre nombres pairs et nombres impairs fait partie de l’arrière-plan
général de l’enquête sur les périodicités ; les médecins pensaient
qu’elles avaient peut-être de l’importance, et ils en tenaient compte
lorsqu’ils consignaient les changements survenus dans l’état du
malade.
La doctrine des jours critiques et le souci de déterminer la
périodicité des maladies constituent le cadre théorique général qui
guide ces observations détaillées. Certaines des conclusions
énoncées dans ces traités se présentent sous la forme de
généralisations hâtives, comme les théories générales sur les jours
critiques. Mais beaucoup sont assorties de réserves explicites. Les
auteurs parlent de ce qui se produit « la plupart du temps » ou
« dans la majorité des cas », et ils consignent souvent les exceptions.
On ne saurait dire qu’ils ont effectué leurs observations uniquement
pour confirmer des règles générales qu’ils avaient déjà formulées en
détail. Dans l’ensemble, ces règles détaillées sont plutôt des
généralisations obtenues à partir d’observations particulières,
auxquelles venaient certainement s’ajouter d’autres observations qui
n’ont pas été consignées dans les dossiers tels que nous les avons
conservés.
La pratique et l’enregistrement d’observations minutieuses dans
le domaine de la médecine clinique constituent le plus ancien et le
meilleur exemple d’une observation et d’une recherche soutenues.
Mais nous avons vu qu’il y avait des explications particulières à cela,
car les observations étaient en partie motivées par la théorie des
jours critiques. Dans d’autres domaines, ce qu’ont accompli les
auteurs représentés dans les traités hippocratiques conservés se
présente sous un jour différent. À l’évidence, les auteurs de traités
médicaux se livraient souvent aux spéculations, tout autant que les
philosophes de la nature. Il en est de bien des textes hippocratiques
comme de la philosophie présocratique : on avance, sans grand
soutien empirique direct, des théories sur les constituants
fondamentaux du corps humain ou les objets matériels en général.
On infère les processus physiologiques internes du corps en se
fondant sur des processus externes jugés analogues. De la même
façon, il y eut peu d’investigations directes sur la structure
anatomique du corps. Même si certains traités médicaux des Ve et
e
IV siècles font parfois (rarement) allusion à la dissection des
animaux, cette technique ne fut pas employée systématiquement
avant Aristote. On déduisait les structures anatomiques en se
fondant sur l’observation externe du corps, sur ce qui devenait
visible grâce aux plaies ou aux lésions, sur ce que l’on connaissait du
corps des animaux grâce aux victimes sacrificielles et à la boucherie,
ou sur des analogies avec des objets inanimés. Cela n’enlève rien aux
capacités d’observation que l’on peut attribuer à beaucoup de
médecins grecs ; mais nous devons reconnaître que le déploiement
de ces capacités pouvait être très variable selon les contextes.
Avant Aristote, les témoignages concernant la pratique de
l’observation et de la recherche empiriques ne touchent que certains
domaines particuliers et certaines préoccupations théoriques. C’est à
Aristote que l’on doit la première méthodologie générale attribuant
un rôle important et distinct à la collecte et à l’évaluation de ce qu’il
appelle les phainomena – même si l’acception qu’il donne à ce terme
ne correspond pas à ce que nous entendons par phénomènes
empiriques. Aristote a élaboré ses principes méthodologiques en
partie contre les opinions de Platon, et il nous sera utile d’examiner
d’abord ce qui rapproche et sépare ces deux grands philosophes.
Aristote convient avec Platon que le particulier, en tant que
particulier, n’est pas un véritable objet de science ou de
compréhension. La connaissance véritable porte sur les vérités
universelles. Toutefois, alors que Platon dit souvent que les choses
particulières ne font qu’imiter les Formes, ou y participer, Aristote
rend compte de manière différente des rapports entre ce que lui
aussi appelle des formes et les choses particulières. À la différence de
Platon qui croit en des Formes transcendantes intelligibles (par
exemple la Forme du Beau à laquelle chaque chose belle participe),
pour Aristote les formes sont des aspects immanents des choses.
Suivant la doctrine qu’il expose dans les Catégories, ce qui existe
fondamentalement ce sont les substances premières, c’est-à-dire tel
ou tel homme individuel. Pour que les qualités, les quantités et
autres déterminations existent, il faut qu’il y ait des substances qui
présentent les qualités et les quantités en question. Mais les
substances premières mentionnées dans les Catégories sont analysées
dans la Physique et ailleurs en fonction d’une combinaison de forme
et de matière. Un individu humain est un sunholon, un composé
concret, fait de matière et de forme. Mais la forme et la matière ne
sont pas des composants au sens d’éléments constitutifs du
composé. Il serait plus exact de dire qu’elles sont des aspects de la
substance individuelle. Pour toute substance individuelle, nous
pouvons nous demander de quoi elle est faite – sa cause matérielle –,
et ce qui en fait la substance propre – sa cause formelle –, puis nous
nous demanderons ce qui l’a causée (la cause efficiente) et quel bien
elle sert, quel est son but ou sa fin (la cause finale).
Alors que Platon considère souvent que les choses particulières
sont inférieures aux Formes, Aristote pense qu’elles exemplifient les
formes, car les formes aristotéliciennes répondent à la question de
savoir ce qui fait d’une substance individuelle ce qu’elle est – ce qui
fait de l’individu humain, disons, l’être humain tel qu’il est. Dans la
doctrine de la réminiscence exposée dans le Phédon, Platon accordait
que ce processus pouvait être initialement déclenché par la
perception, par exemple en remarquant comment les choses
particulières ressemblent ou non aux qualités qu’elles représentent.
Ainsi, un couple d’objets égaux peut déclencher le processus de la
réminiscence qui mène à l’appréhension de la Forme elle-même,
l’Égalité. Mais pour Aristote, les substances particulières sont ce qui
existent en premier, et bien que le savant recherche les formes et les
autres types de causes, on ne peut pas dire qu’il puisse y atteindre
par le moyen de la réminiscence.
Une conclusion immédiate et importante en découle : l’attention
portée aux données empiriques ne concerne pas les choses
individuelles en tant que choses individuelles. Pour Aristote, le
savant s’intéresse à l’universel, non aux choses particulières en tant
que telles. Aristote dit souvent que les phainomena sont le point de
départ de l’enquête. Mais cette expression ne désigne pas seulement
ce qui apparaît directement aux sens, mais aussi ce que l’on croit ou
pense communément – ce qui « apparaît » au sens de ce qui semble
être vrai. Lorsque Aristote veut parler plus spécifiquement des
phénomènes sensibles, il ajoute au mot phainomena l’expression
« selon la perception ».
En outre, la collecte et l’évaluation des phainomena, de « ce qui
apparaît », sont importantes non seulement pour établir les données
et exposer les croyances communes, mais aussi plus particulièrement
pour identifier les problèmes qui exigent une solution. Lorsqu’il
examine un sujet, Aristote commence souvent par passer en revue
les opinions de ses devanciers. Mais pour lui, il s’agit moins d’avoir
une perspective historique sur la question, a fortiori d’en faire
l’histoire elle-même, que d’exposer les principales difficultés, aporiai,
qui demandent à être résolues et élucidées.
L’ontologie aristotélicienne accorde donc une place fondamentale
aux choses particulières, mais son épistémologie soutient que les
véritables objets de la connaissance scientifique sont les formes que
ces choses particulières possèdent. On rencontre également chez
Aristote une méthodologie générale qui recommande d’étudier les
opinions communes sur le sujet ainsi que les données empiriques,
avant d’aborder les grands problèmes théoriques. Il applique cette
méthodologie avec une constance remarquable dans ses travaux, et
pas seulement dans ses traités de physique ; il l’utilise aussi, par
exemple, dans le domaine de la politique. Bien entendu, les
phainomena en question correspondent plus ou moins bien à ce que
nous appellerions les données de l’observation. Ainsi, dans la
Physique, Aristote s’intéresse principalement à des questions qui
relèvent à nos yeux de la philosophie des sciences, comme la nature
du temps, du lieu, de l’infini, et des types de causes qu’il faut
accepter. Il recourt alors plus souvent au raisonnement qu’aux
résultats de l’observation. Certes, il examine de près les mêmes
données de l’expérience, bien connues, vraies ou supposées telles,
qui figuraient dans les débats des Présocratiques, et il soumet ces
premières discussions et les opinions communes à une critique
complète, pénétrante et même souvent cinglante. Mais en règle
générale, les données de l’expérience rassemblées dans la Physique se
réduisent à des faits bien connus ou supposés tels.
Dans les traités de zoologie, la situation est très différente : les
phainomena étudiés sont souvent des données de l’observation, et
Aristote s’efforce maintes fois de les compléter par les résultats de
ses propres recherches originales. Par une démarche qui n’est pas
sans rappeler celle des historiens, lui et ses collaborateurs ont réuni
et examiné les opinions de personnages très différents, susceptibles
de détenir un savoir particulier sur différents aspects de la vie ou du
comportement des animaux. Il mentionne à maintes reprises ce que
lui ont dit des chasseurs, des pêcheurs, des éleveurs de chevaux, de
porcs, d’anguilles, des médecins, des vétérinaires, des sages-femmes,
entre autres. Il s’inspire aussi – ce qui est plus surprenant de notre
point de vue mais s’accorde bien avec le sien – de sources littéraires,
parmi lesquelles Hérodote, par exemple, même s’il lui arrive parfois
d’évoquer avec dédain ce « mythologue ».
À ces témoignages de seconde main viennent s’ajouter le résultat
de ses propres recherches et de celles de ses collaborateurs, même s’il
souligne souvent combien les faits sont difficiles à vérifier,
l’observation difficile, et que de plus amples investigations sont
nécessaires. On peut s’en rendre compte dans son étude célèbre de la
reproduction des abeilles. Il commence par exposer un ensemble de
théories qui reflètent en grande partie ses propres opinions a priori.
Ainsi, un des éléments qui l’amènent à conclure que chez les abeilles
les ouvrières sont mâles, c’est la croyance qu’il est bien plus
vraisemblable que les mâles soient mieux pourvus que les femelles
en armes offensives et défensives. Il écrit pourtant à la fin de son
étude (De la génération des animaux, 760b2 sqq.) : « Telle est donc la
façon dont semble se faire la génération des abeilles si l’on part de la
théorie [logos] et des faits qui semblent établis à propos des insectes.
Mais les faits ne sont pas connus d’une manière satisfaisante et, s’ils
le deviennent un jour, il faudra se fier à la perception plus qu’aux
théories, et à celles-ci dans la mesure où ce qu’elles montreront
s’accordera avec ce qui paraît être [phainomena]. »
Il est un domaine particulier où Aristote a fait figure de pionnier.
J’ai déjà eu l’occasion de dire que l’on pratiquait très rarement la
dissection avant lui, et Aristote laisse entendre que ses compatriotes
éprouvaient une certaine répugnance à cet égard. Un passage des
Parties des animaux déclare que « ce n’est pas sans un grand dégoût
que l’on peut voir de quoi est composé le genre homme, par exemple
le sang, la chair, les os, les vaisseaux et autres parties semblables ».
En fait, la dissection post mortem sur l’homme n’était pas encore à
l’ordre du jour ; pourtant, en ce qui concerne les animaux, Aristote a
réussi à dominer sa répugnance avouée ; on trouve d’évidentes
preuves qu’il a pratiqué, avec ses collègues, une dissection poussée
et minutieuse d’un très grand nombre d’espèces animales.
Ses motivations n’étaient pas la recherche pour elle-même. Bien
au contraire, Aristote prend soin d’expliquer et de souligner que les
recherches sur les parties des animaux ne s’inscrivent pas
directement dans une investigation sur les constituants matériels,
mais dans une enquête sur leurs formes et leurs causes finales.
Comme toujours, des questions théoriques sont évidemment en jeu,
la compréhension des structures et des fonctions des parties des
animaux. L’enquête est constamment guidée par la notion des
différentes causes à rechercher, et parmi les quatre causes, l’essence
(ou cause formelle) et le bien (ou cause finale) ont la plus grande
importance. La dissection servait donc principalement à révéler le
fonctionnement de ces deux causes, même si l’utilisation de cette
technique révélait beaucoup de choses qu’Aristote n’était pas en
mesure de prévoir avant sa recherche. Bien que les animaux soient
des objets d’étude inférieurs, comparés aux corps célestes divins, ces
derniers sont éloignés et difficiles à observer. Les animaux
présentent donc un avantage : « Nous nous trouvons mieux placés
pour les connaître », et « on peut recueillir beaucoup de faits sur
chacun de ces genres [c’est-à-dire les animaux et les plantes] pour
peu qu’on veuille s’en donner la peine » (Parties des animaux, I,
644b28 sqq.) Dès qu’il se rendit compte comment il pouvait
entreprendre cette enquête, et il avait défini les raisons de le faire –
révéler les essences et le bien –, il lui fut possible d’envisager un
programme de recherche bien plus systématique, qu’il exécuta en
menant ses recherches assez loin, même si, bien entendu, il laissait
encore beaucoup de travail à ses successeurs.
Les remarquables observations d’Aristote, surtout en zoologie,
s’insèrent dans le cadre conceptuel de sa doctrine des quatre causes.
Mais nous devons ajouter que des présupposés théoriques
particuliers déterminent à la fois son programme de recherche et un
grand nombre des résultats qu’il rapporte, ses observations
présentant certains défauts qui peuvent être importants. C’est dans
l’analyse des parties internes des animaux que nous constatons le
rôle joué par ses présupposés. Dans ce domaine, ses travaux sont
guidés par sa doctrine des différentes facultés vitales, ou facultés de
l’âme, comme la reproduction, la digestion, la perception, la
locomotion et autres. Ainsi, lorsqu’il étudie les parties internes des
grands groupes d’animaux non sanguins, il semble particulièrement
préoccupé de répondre à certaines questions : il cherche à savoir
comment et où la nourriture est ingérée, comment les résidus sont
évacués, où se trouve le principe directeur de l’animal, quels sont ses
modes de perception (jouit-il du sens de l’odorat, de l’ouïe ?) et
comment il se déplace. Ses travaux sur le tube digestif chez de
nombreuses espèces sont minutieux. Mais comme il n’a aucune
notion du rôle de ce que nous appelons le système nerveux, qu’il
s’agisse des nerfs sensoriels ou des nerfs moteurs, il se contente de
remarques superficielles sur les mécanismes de la perception et de la
locomotion. Sur ce dernier point, en étudiant de près la disposition
des organes locomoteurs, il prête peu d’attention aux muscles
internes des animaux qu’il examine.
Comme il n’a pas disséqué de sujets humains, il se trompe sur
certains éléments caractéristiques de notre anatomie. S’il déclare par
exemple que le cœur comprend trois cavités, c’est parce qu’il pense
qu’il ne devrait y avoir, dans l’idéal, qu’un seul centre directeur (la
cavité médiane). Et lorsqu’il dit que le cerveau est en grande partie
vide, c’est qu’il est persuadé de l’importance primordiale du cœur, et
n’accorde ainsi au cerveau qu’un rôle subalterne. Toutefois, en ce qui
concerne sa conception du cœur, il s’appuie sur des observations
empiriques sur le développement des œufs de poule pour étayer la
conclusion selon laquelle le cœur est le premier organe à apparaître
dans l’embryon.
En outre, les mâles sont pour Aristote essentiellement plus forts
que les femelles, et ils vivent plus longtemps ; la découverte
d’espèces animales qui constituent des exceptions ne l’amène pas à
réviser sa théorie générale mais à considérer ces animaux comme
inférieurs. Dans bien des cas, ce qui est naturel correspond non pas à
ce qui est vrai dans la majorité des cas, mais à la norme ou à l’idéal
fixés par les animaux supérieurs, et notamment par l’espèce jugée
suprême, c’est-à-dire l’homme. Ainsi, selon Aristote, le côté droit est
intrinsèquement plus fort que le côté gauche, et il lui est supérieur. Il
reconnaît que la distinction droite/gauche n’est pas toujours bien
marquée chez les animaux, mais cela ne l’empêche pas de dire que
chez l’homme « la partie droite est la plus adroite ». Par ailleurs, il
déclare que c’est par le haut que la nourriture est absorbée, et il en
tire la conséquence : les plantes, qui se nourrissent par la racine, sont
inversées du point de vue fonctionnel. En fait, il n’y a que chez
l’homme que les parties supérieures sont dirigées vers la partie
supérieure de l’univers. Et Aristote n’hésite pas à dire que chez
l’homme, seul, les parties naturelles sont conformes à la nature (Parties
des animaux).
L’œuvre d’Aristote illustre ainsi de manière remarquable
l’interdépendance de la théorie et de l’observation. Les observations
ne sont pas effectuées pour elles-mêmes, mais pour l’aide qu’elles
peuvent apporter dans la solution de problèmes théoriques. Aristote
ne fut pas le seul chercheur, dans l’Antiquité ou à l’époque moderne,
à recueillir des observations directement pour étayer des théories
préétablies. S’il reproche à d’autres de ne pas faire preuve de
patience dans leur recherche, et de poser les conclusions qu’ils
veulent atteindre avant d’avoir vérifié qu’elles sont confirmées par
les données, on peut parfois lui retourner la critique. En même
temps, nous ne pouvons manquer d’être impressionnés par la
diversité de ses recherches empiriques. S’il arrive souvent que ses
théories préétablies ne tiennent pas compte des exceptions de
l’observation, Aristote permet parfois à celles-ci de contredire et
donc de modifier celles-là. Et surtout, nous l’avons dit, il rappelle
souvent que tous les témoignages pertinents n’ont pas été recueillis,
et il accepte de suspendre son jugement sur des problèmes précis
jusqu’à ce que de nouvelles recherches soient entreprises. C’est chez
Aristote que l’on trouve le premier programme généralisé de
recherche empirique dans la science de la nature, recherche
entreprise pour les explications causales qu’elle peut apporter.
On assiste après Aristote à une séparation plus marquée entre
beaucoup de domaines scientifiques et la philosophie générale. Les
grandes écoles philosophiques de l’époque hellénistique,
l’épicurisme et le stoïcisme, installées principalement à Athènes, ont
insisté sur l’importance de l’étude de la nature – mais dans certaines
limites seulement. La « physique » comprenait surtout la théorie des
éléments, mais aussi l’explication détaillée des phénomènes naturels,
en particulier ceux que l’on continuait de considérer comme étranges
ou effrayants, comme les éclipses, les tremblements de terre, le
tonnerre et la foudre. Mais Épicuriens et Stoïciens considéraient la
« physique » comme un moyen en vue d’une fin, et non comme une
fin en soi. Une certaine connaissance de la physique était nécessaire
pour accéder à la tranquillité de l’âme, l’ataraxia, sans laquelle le
bonheur est impossible. Cependant, la fin de la philosophie, son but,
était essentiellement une fin morale, atteindre un tel bonheur ; dès
lors que l’on disposait d’explications satisfaisantes sur les problèmes
physiques fondamentaux, il était inutile, voire oiseux, de pousser
l’enquête plus avant.
Les Épicuriens, notamment, rejetaient un grand nombre des
travaux des philosophes de la nature, prétendant qu’ils étaient
inutiles et qu’ils ne valaient guère mieux que la mythologie. Lorsque
plusieurs explications d’un même phénomène semblent possibles
(comme pour les éclipses), proclame Épicure, alors elles doivent
toutes être acceptées et entrer en ligne de compte. En tant que
principe, l’idée a un caractère non dogmatique, et est en fait
étonnamment antidogmatique. Cependant, les explications
proposées par les Épicuriens sont souvent fantaisistes ; non
seulement elles révèlent une insuffisance réelle d’esprit critique,
mais en plus un manque d’information. Épicure énumère quatre ou
cinq théories différentes des éclipses, toutes jugées plausibles ; mais
la véritable explication, sans nul doute connue des astronomes
depuis le milieu du Ve siècle avant J.-C., ne figure pas dans sa liste. À
de rares exceptions près, comme Posidonios, un penseur original du
er
I siècle avant J.-C. et qui appartient au stoïcisme moyen, les grands
philosophes hellénistiques n’entreprirent eux-mêmes aucune
recherche empirique d’envergure.
Dans les sciences spécialisées, la situation était très différente.
Leur évolution à l’époque hellénistique est en partie une histoire du
développement de la démonstration. En même temps, on assiste
aussi à une évolution importante dans la nature des recherches
empiriques. Notre étude, qui ne peut être que très sélective, pourra
se concentrer sur quatre domaines particuliers, l’astronomie et
l’optique pour les sciences exactes, l’anatomie et la physiologie pour
ce qui est des sciences de la vie. Un travail plus exhaustif devrait
cependant prendre en compte bien d’autres éléments, notamment les
observations empiriques des recherches harmoniques d’Aristoxène,
de Ptolémée et de Porphyre, les travaux de géographie
d’Ératosthène, d’Hipparque, de Posidonios, de Strabon et de
Ptolémée, la botanique de Théophraste, la pharmacologie de
Dioscoride, ainsi qu’un grand nombre de développements en
médecine clinique chez de nombreux auteurs de premier plan.
Une des retombées des conquêtes d’Alexandre fut que les Grecs
connurent mieux l’astronomie babylonienne. Une certaine
connaissance des observations babyloniennes est attestée au IVe,
peut-être même au Ve siècle, mais il s’agit surtout de données
élémentaires, concernant la périodicité des planètes, du Soleil et de la
Lune. Mais les deux grands théoriciens de l’astronomie grecque,
Hipparque (IIe siècle avant J.-C.) et Ptolémée (IIe siècle après J.-C.), ont
largement puisé dans les archives babyloniennes. Ptolémée, par
exemple, fait de la première année du règne de Nabonassar (845
avant J.-C.) le point de départ de son système de datation, et il
mentionne plusieurs éclipses de lune observées aux VIIIe, VIIe et
e
VI siècles avant J.-C. par les astronomes de Babylone.
Si l’astronomie hellénistique a utilisé avec bonheur les résultats
des travaux babyloniens, les Grecs se sont eux-mêmes livrés à des
observations célestes originales et minutieuses. Le contexte de ces
observations n’a pas toujours grand-chose à voir avec le problème
majeur de l’astronomie, la construction de modèles destinés à rendre
compte du mouvement des planètes, du Soleil et de la Lune. Ainsi,
Hipparque, puis Ptolémée, ont chacun dressé un catalogue détaillé
des étoiles. Nous n’avons pas conservé celui d’Hipparque et nous ne
pouvons faire que des conjectures sur son contenu, grâce aux
témoignages fournis par Ptolémée en particulier. Il semble
cependant qu’Hipparque ait répertorié huit cent cinquante étoiles
environ, qu’il a repérées par un système de coordonnées mixte.
Certains de nos documents renvoient à des coordonnées équatoriales
(l’ascension droite ou la déclinaison de l’étoile) ou à une
combinaison de coordonnées équatoriales et écliptiques (la longitude
dite polaire). Apparemment, il n’existait alors pas de système défini
de coordonnées sphériques pour les positions stellaires.
Mais dans le catalogue de Ptolémée lui-même, chaque étoile est
repérée par des coordonnées écliptiques (la longitude céleste
calculée à l’est ou à l’ouest sur l’écliptique, et la latitude céleste, au
nord ou sud de l’écliptique). On discute pour savoir si Ptolémée n’a
fait que copier le catalogue d’Hipparque et a ensuite procédé à des
ajustements pour rendre compte des positions nouvelles des étoiles à
son époque. Mais deux choses sont claires : premièrement, il s’est
fortement inspiré d’Hipparque (il aurait été stupide de ne pas le
faire) et, deuxièmement, son catalogue complète celui d’Hipparque
et compte désormais mille vingt étoiles environ. Quel que soit
l’auteur des données de base du catalogue conservé dans la
Composition mathématique (VII et VIII), ce catalogue apporte la preuve
évidente d’observations constantes. On a estimé que l’erreur
moyenne était de 51’ en longitude et de 26’ en latitude. Ptolémée
décrit également les instruments utilisés pour ces observations et
d’autres : le dioptre, l’armille méridienne, le socle ou quadrant, la
règle parallactique et l’astrolabe armillaire, tous instruments assez
simples sauf le dernier. Chose plus importante, il mentionne les
difficultés que posent leur construction et leur utilisation correctes.
Ce sont des considérations descriptives, plus que théoriques, qui
motivent l’élaboration d’un catalogue des étoiles. Bien entendu,
celui-ci n’en constitue pas moins une carte claire des positions
stellaires, préalable essentiel pour déterminer les positions des
planètes, grand problème de la théorie astronomique, et, aussi, de la
pratique astrologique. En outre, l’observation attentive des situations
stellaires par rapport à l’écliptique a permis à Hipparque de faire
une découverte capitale – le phénomène de la précession des
équinoxes, le lent mouvement rétrograde des points équinoxiaux par
rapport aux étoiles fixes. En comparant ses résultats concernant la
position de Spica dans la constellation de la Vierge avec ceux que
rapportaient ses devanciers, Hipparque fut amené à comprendre
qu’il y avait un déplacement important soit seulement dans les
étoiles proches de l’écliptique, soit dans toutes les étoiles. Bien
entendu, il savait bien que les observations faites avant lui étaient
inexactes, et, comme le fera Ptolémée, il soupçonna des erreurs
systématiques propres à certains de ses instruments. Il conclut
pourtant à un déplacement général et il calcula que la vitesse de
révolution de l’ensemble de la sphère céleste externe était d’environ
un degré par siècle (c’est le chiffre adopté par Ptolémée lui-même,
encore que ce chiffre ait pu correspondre à la limite inférieure de la
précession dans les calculs d’Hipparque).
C’est là un des plus remarquables exemples antiques de
programme d’observation entrepris sans arrière-pensée théorique et
qui a débouché sur un résultat totalement inattendu – résultat qui fut
d’ailleurs accepté, bien qu’il impliquât la révision radicale d’une
opinion ancienne, à savoir l’immobilité absolue de la sphère des
étoiles les plus lointaines. Cette conviction était en fait si bien ancrée
dans les croyances communes que la découverte d’Hipparque fut
souvent ignorée ou rejetée. Certes, Ptolémée accepta la précession et
consacra une longue étude à sa vérification. Mais beaucoup de
commentateurs tardifs, y compris des érudits pourtant bien informés
comme Proclos et Philopon, font état de leur franche incrédulité à
propos de la réalité de la précession – et cela en dépit du fait qu’avec
le passage du temps, la comparaison entre les positions anciennes et
postérieures des étoiles aurait dû suggérer de plus en plus
clairement cette réalité.
L’autre cadre majeur de recherches et d’observations détaillées
concerne bien entendu le grand problème théorique qui a occupé les
astronomes grecs à partir du Ve siècle avant J.-C., la construction de
modèles géométriques destinés à rendre compte des mouvements
apparemment irréguliers de la Lune, du Soleil et des planètes. À
l’époque de Ptolémée, on privilégiait les modèles qui faisaient appel
à des cercles excentriques et à des épicycles, ou à une combinaison
des deux, et Ptolémée lui-même introduit certaines notions
théoriques, notamment l’équant, un point extérieur à la Terre et au
centre de l’excentrique et par rapport auquel il faut mesurer le
mouvement uniforme. Mais cette hypothèse finit par être critiquée
parce qu’elle violait en fait le principe fondamental de l’uniformité
des mouvements.
Ptolémée n’avait pas seulement pour ambition d’apporter des
solutions générales et qualitatives aux problèmes du mouvement
planétaire, c’est-à-dire de résoudre les problèmes géométriques en
termes généraux. Il cherchait une explication exacte, quantitative,
qui déterminerait pour chaque planète le degré d’excentricité, les
dimensions de l’épicycle ou des épicycles, par rapport au déférent, la
ligne des apsides de la planète, ainsi que les vitesses de révolution –
les périodicités – de l’épicycle et du déférent. Si l’on en croit
Ptolémée, Hipparque aurait été lui-même incapable de rendre
compte de manière satisfaisante du mouvement des planètes, bien
que ses modèles pour la Lune et le Soleil aient été pleinement
quantitatifs. C’est donc à Ptolémée lui-même que l’on doit, semble-t-
il, la première théorie complète du mouvement planétaire, dont les
solutions précises permettent de déterminer la position exacte d’un
astre, à n’importe quel moment du passé, du présent ou de l’avenir.
Dans ses exposés sur chaque planète, Ptolémée donne un certain
nombre d’observations spécifiques. Il va même jusqu’à citer le
nombre minimal d’observations nécessaires pour déterminer les
paramètres spécifiques du mouvement de chaque planète. Cela
s’expliquerait en partie par sa volonté de proposer un exposé aussi
simple et aussi clair que possible. Bien évidemment, toutes les
observations sont choisies de manière à fournir les résultats qu’il
propose – et d’une manière générale la qualité de ces travaux
d’observation a suscité des critiques (comme pour son catalogue des
étoiles). Il se permet certainement quelques ajustements dans les
positions observées, tout comme dans ses calculs mathématiques où
il arrondit constamment les chiffres. En regard des critères
d’exactitude qui auront cours plus tard dans les théories
astronomiques, ses procédures se révèlent approximatives. Mais
dans l’ensemble, il réussit très bien à trouver des résultats qui, dans
la plupart des cas, s’approchent passablement des mouvements
planétaires observés. Qu’il se soit senti obligé d’introduire certaines
complexités dans ses modèles théoriques (notamment pour Mercure
et la Lune) afin d’éliminer des contradictions entre la théorie et
l’observation, voilà qui témoigne sans doute de l’importance qu’il
accordait à celle-ci. Bien que dans la Composition mathématique elle-
même il ne présente pas toutes les données qu’il utilise ou qu’il juge
nécessaire de prendre en compte, c’est seulement à cause de cette
nécessité qu’il fut amené à modifier et à élaborer les modèles qu’il
propose.
Le deuxième domaine que j’ai choisi d’étudier, l’optique, a été
l’occasion de débats théoriques sur la nature de la lumière ainsi que
sur la direction de la vision. Certains auteurs interprétaient la
lumière comme le transport de particules à travers le vide, tandis
que d’autres la considéraient comme la transmission d’une certaine
tension dans un milieu continu. En ce qui concerne la vision, on
distinguait entre ceux pour qui le rayon lumineux part de l’œil et va
frapper l’objet, et ceux pour qui il va de l’objet à l’œil. Aucun de ces
débats de physique n’a eu de répercussions directes sur les
recherches empiriques touchant par exemple aux lois de la réflexion
et de la réfraction. C’est encore chez Ptolémée que l’on trouve les
meilleurs témoignages sur ces recherches, même si nous pouvons
être sûrs que la réflexion et la réfraction en tant que telles étaient
connues avant lui.
Le traité qu’il a consacré à l’Optique ne nous a été conservé que
dans une traduction latine d’une version arabe, et nous avons sur
certains points de bonnes raisons de mettre en doute la fidélité du
texte qui nous est parvenu. On sait toutefois que l’original contenait
des comptes rendus détaillés de vérifications expérimentales des lois
de la réflexion, ainsi que des analyses de la réfraction, y compris des
tentatives pour déterminer les différences de réfraction, selon divers
angles d’incidence, dans différents couples de milieux, en passant de
l’air à l’eau, de l’air au verre, et de l’eau au verre.
Nous avons ainsi l’occasion de faire quelques remarques
générales sur le rôle joué par l’expérimentation dans la science
grecque. On a souvent dit que l’un des grands défauts des Grecs
était de n’avoir pas compris la valeur des méthodes expérimentales.
Il est clair d’emblée que l’expérimentation était impossible dans
beaucoup de domaines qui intéressaient les savants grecs. C’est le
cas de l’astronomie, par exemple, où il n’était pas question
d’intervenir directement pour mettre à l’épreuve les hypothèses
grâce à des situations spécialement inventées. Il en allait à peu près
de même en météorologie et en géologie. Les Grecs n’étaient pas en
mesure de conduire des recherches sur le tonnerre et la foudre, ou
les tremblements de terre, en créant artificiellement ces phénomènes,
même sur une échelle réduite. Leur méthode habituelle consistait
plutôt à invoquer un analogue réel ou supposé tel : c’est ce qu’aurait
fait Anaximène à propos de l’éclair, qu’il comparait à l’eau qui
étincelle lorsqu’elle est frappée par la rame. Mais toute procédure de
ce genre aurait supposé résolue la question de savoir si les
phénomènes comparés sont en fait semblables pour ce qui est des
caractéristiques pertinentes.
Certaines procédures expérimentales limitées sont parfois
invoquées dans la recherche sur les éléments physiques. Aristote,
par exemple, déclare qu’en s’évaporant l’eau de mer devient de l’eau
douce. Il dit la même chose à propos du vin, par exemple, résultat
qui peut amener à s’interroger moins sur les capacités d’observation
d’Aristote, que sur les procédures employées et sur le cadre
conceptuel qui a servi à évaluer les résultats. Le principal obstacle à
l’utilisation effective d’une méthode expérimentale liée à la théorie
physique réside dans le caractère vague des définitions des corps
simples, la Terre, l’Eau, l’Air et le Feu eux-mêmes. Ils sont identifiés
à des combinaisons de qualités premières, le chaud, le froid,
l’humide et le sec, mais ce que nous rencontrons comme Terre, Eau,
Air ou Feu, ce n’est jamais le corps simple pur, mais toujours un
certain mélange. Ainsi, cette « eau » qui selon Aristote provient du
vin qui s’évapore pourrait bien être ce que la vapeur du vin chauffé
produisait, selon lui, en se condensant ; s’il a réalisé une expérience
de ce type, le condensé aurait été sans aucun doute un liquide
incolore, plus ou moins sans saveur, que l’on pourrait facilement
confondre avec de l’eau naturelle.
Pourtant, comme le montre l’Optique de Ptolémée, il y eut dans
certains cas des recherches empiriques détaillées, conduites à l’aide
d’appareils conçus spécialement à cet effet. Ptolémée mesure la
réfraction qu’il a constatée entre ses trois couples de milieux et il
propose ses résultats pour des angles d’incidence de 10 ° à 80 °. Dans
les trois cas, les premiers résultats sont précédés de l’adverbe
« presque » et tous sont énoncés en degrés et en demi-degrés. Il
semble donc tenir compte des approximations. Le plus surprenant,
pourtant, c’est que tous les résultats s’accordent exactement avec une
loi générale qui s’exprime sous la forme de l’équation r = ai – bi2, où r
est l’angle de réfraction, i l’angle d’incidence, a et b des constantes
pour les milieux concernés.
L’Optique expose à l’évidence des résultats qui ont déjà été
arrondis pour s’accorder avec une théorie générale sous-jacente.
Nous citerons des cas de procédures expérimentales exemptes de ce
genre de manipulation, lorsque nous arriverons à l’anatomie et à la
physiologie. Mais à ce stade, nous pouvons déjà souligner une
caractéristique commune, bien que loin d’être universelle, des
procédures expérimentales grecques : elles ne sont pas un moyen
neutre que l’on invoque pour trancher entre des solutions
précédemment considérées comme à peu près aussi plausibles les
unes que les autres, mais une extension de l’usage de témoignages
pour corroborer une théorie ou une série de résultats particulières. À
cet égard, l’expérimentation ne sert pas tant de procédure de
vérification neutre – idéale – que de témoignage pour confirmer un
point de vue précis.
Les deux autres domaines que nous devons considérer,
l’anatomie et la physiologie, sont étroitement liés et peuvent être
étudiés ensemble. Nous avons déjà parlé de l’évolution et de la
pratique de la dissection chez Aristote, où elle était réservée aux
sujets animaux ; elle constituait le principal facteur qui a permis à
Aristote de se faire une idée bien plus précise des structures internes
que ses prédécesseurs. Deux savants, travaillant principalement à
Alexandrie à la fin du IVe siècle et au début du IIIe siècle avant J.-C.,
Hérophile et Érasistrate, sont passés à l’étape suivante, la dissection
du corps humain. Nos sources laissent même entendre qu’ils ont
également pratiqué la vivisection sur des êtres humains, « des
criminels emprisonnés que les rois leur procurèrent », selon les mots
de Celse.
Il est clair qu’une telle recherche était lourdement tributaire du
soutien des rois, notamment les deux premiers Ptolémées. Il semble
cependant qu’après Hérophile et Érasistrate, on ait moins eu recours
à l’investigation anatomique post mortem, même si Galien, au IIe siècle
après J.-C., écrit qu’on continuait à Alexandrie d’enseigner
l’ostéologie à partir de sujets humains.
L’extension des techniques de dissection à l’homme fut un des
facteurs qui contribuèrent à l’évolution très rapide des connaissances
anatomiques juste après Aristote. Hérophile et Érasistrate ont
effectué tous les deux un grand nombre de découvertes importantes,
la plus remarquable étant celle du système nerveux. À l’origine, le
mot grec utilisé pour nerf, neuron, désignait indifféremment une
grande variété d’éléments, dont les tendons et les ligaments. On
ignorait évidemment tout du rôle de ce que nous appelons les nerfs
sensoriels et les nerfs moteurs dans la transmission de la sensation et
le contrôle des muscles. Aristote, nous l’avons dit, croyait que le
cœur était le siège du principe directeur du corps, mais sa
description des rapports entre le cœur et les organes sensoriels est
terriblement vague et obscure.
On ignore si Hérophile et Érasistrate furent encouragés par
l’insuffisance des travaux d’Aristote dans ce domaine. En tout cas,
nous devons reconstituer leurs travaux à partir de citations et de
commentaires dus à des sources tardives comme Galien. Mais le
problème général de la localisation du principe directeur, le cœur ou
le cerveau, fut l’une des questions les plus discutées par les auteurs
d’ouvrages de médecine comme par les philosophes. C’est un
problème qui remonte au moins à Alcméon, un philosophe du
milieu du Ve siècle avant J.-C. Comme Platon après lui, Alcméon fait
du cerveau le centre directeur. Il se peut même qu’il ait étudié la
partie postérieure de l’œil à l’aide d’une sonde, afin justement d’en
établir le lien avec le cerveau, mais on ne saurait dire s’il a disséqué
le cerveau ou une autre partie du corps, sans faire violence à nos
sources. Il se peut qu’il ait décrit un canal, poros, situé à l’arrière de
l’œil, mais ce canal n’était certainement pas encore identifié au nerf
optique.
L’étape consistant à identifier certaines structures comme nerfs
sensoriels et d’autres comme nerfs moteurs marque la découverte du
système nerveux en tant que tel. C’est là qu’Hérophile et Érasistrate
ont accompli un progrès majeur. Galien reproche aux travaux
d’Hérophile de ne pas être exhaustifs, et il dit qu’Érasistrate n’a
effectué des recherches détaillées dans certains domaines qu’à la fin
de sa vie ; cela ne saurait en rien diminuer l’importance de leur
découverte fondamentale, le rôle spécifique des deux grands types
de nerfs.
Leurs recherches anatomiques ne se limitèrent pas au seul
problème de la transmission de la sensation et du mouvement. On
doit à Hérophile, entre autres choses, la première description précise
des quatre membranes de l’œil et l’identification du rôle des ovaires.
On attribue à Érasistrate la découverte des quatre principales
valvules du cœur qui contrôlent l’écoulement des substances dans
les côtés droit et gauche. Selon Galien, Érasistrate a identifié les
différents ventricules du cerveau, et Hérophile a décrit et nommé
pour la première fois deux structures de l’encéphale, le Torcular
Herophili et le Calamus scriptorius.
Une grande partie de ces travaux furent sans aucun doute
pratiqués sur des animaux, et les dissections de cadavres humains ne
furent pas nécessairement très nombreuses. Elles permettaient
pourtant de faire des comparaisons directes entre l’homme et les
autres animaux, au lieu d’en être réduit à inférer les structures
humaines en se fondant sur des analogies réelles ou supposées avec
d’autres espèces. Selon Galien, Hérophile a comparé le foie humain
et le foie de l’animal, tandis qu’Érasistrate en faisait autant pour le
cerveau. Par ailleurs, Hérophile n’aurait pas trouvé le nom du
duodénum s’il n’avait pas mesuré la longueur de cet organe chez
l’homme (le nom qu’il lui donna indique qu’il fait douze fois la
largeur d’un doigt).
Ces travaux de recherche n’étaient pas seulement de nature
descriptive. Outre le problème de la localisation du centre directeur,
il y avait des débats théoriques sur certains processus
physiologiques, comme la respiration et la digestion. Érasistrate a
peut-être eu recours à la vivisection pour étayer son exposé sur la
digestion, qu’il interprète en termes purement mécaniques :
l’estomac et le tube digestif n’opèrent pas la « coction » de la
nourriture, mais son broyage. Il était aussi convaincu que les artères
contiennent normalement de l’air et que le sang qui s’en échappe
lors d’une lésion provient des veines voisines par des capillaires
invisibles. Mais quels que soient les problèmes théoriques en jeu, il
est clair qu’il était pleinement conscient de la nécessité, de
l’importance et de la difficulté de la recherche empirique. Galien le
cite ainsi : « Ceux qui n’ont aucune habitude de l’enquête sont
aveuglés et étourdis dès leurs premiers travaux et ils abandonnent
immédiatement la recherche, par fatigue de l’esprit et par une
impuissance qui n’est pas moindre que celle des coureurs qui
participent à des courses sans y être entraînés. Mais l’homme
habitué à la recherche a recours à toutes les astuces possibles
lorsqu’il mène son enquête mentale ; il se tourne dans toutes les
directions et, loin d’abandonner au bout d’une journée, il continue
pendant toute sa vie. Il examine les unes après les autres toutes les
idées se rapportant à l’objet de l’enquête, et persévère jusqu’à ce
qu’il ait atteint son but. »
Malgré les brillants succès (à nos yeux) d’Hérophile et
d’Érasistrate, la dissection resta longtemps une méthode
controversée, pour différentes raisons. La vivisection animale, et
surtout humaine, fut presque universellement condamnée parce que
cruelle et immorale. Mais la dissection fut aussi rejetée par deux
grandes sectes médicales hellénistiques (les Empiriques et les
Méthodiques) sous prétexte que les preuves qu’elle apporte sont
pertinentes non pour la connaissance de l’être vivant, mais pour celle
de l’être mort. De la même manière, la vivisection animale n’était
d’aucune utilité pour déterminer les processus vitaux, puisqu’elle
dépend d’une intervention violente sur l’être vivant. En outre,
beaucoup de médecins soutenaient que l’objet de la médecine est de
soigner les malades et que le médecin ne doit pas se préoccuper
d’expliquer pourquoi et comment fonctionne un corps, mais qu’il
doit seulement remédier aux troubles physiologiques. À coup sûr, le
respect dû aux morts venait aussi militer contre l’utilisation de sujets
humains (encore que l’on puisse dire que dans d’autres domaines les
Anciens n’éprouvaient aucun remords à profaner les cadavres,
lorsqu’il s’agissait d’ennemis vaincus). Cependant, quelles qu’en
aient été les raisons, l’on assista à un déclin de la dissection humaine
après Hérophile et Érasistrate.
Pourtant, au IIe siècle après J.-C., Galien a certainement perpétué
la tradition de la recherche anatomique, même s’il travaillait
exclusivement sur des animaux. Nous devons également souligner
qu’entre ses mains, la vivisection et la dissection n’étaient pas
uniquement un instrument de recherche. Elles avaient parfois un
rôle publicitaire, une manière de prouver que l’on en savait plus que
ses concurrents. La médecine a toujours été une activité marquée par
une forte concurrence, et un médecin pouvait se faire un nom grâce à
son habileté en anatomie, entre autres choses. Galien mentionne des
exemples de dissections pratiquées en public, où des experts
concurrents prétendaient pouvoir en prédire les résultats, et on
prenait même des paris sur celui qui devinerait juste. Il raconte, par
exemple, comment il a confondu certains de ses adversaires se
réclamant d’Érasistrate, lorsqu’il les mit au défi de prouver que les
artères contiennent par nature de l’air. Il y a aussi l’épisode célèbre
où un éléphant fut disséqué à Rome en public et où Galien (c’est ce
qu’il affirme) l’emporta sur ses rivaux en annonçant ce que l’examen
allait révéler. Il est clair que dans ce type de contexte, la dissection
servait moins à l’enseignement, ou à la recherche, qu’à faire montre
de son savoir.
Nous devons cependant reconnaître que les propres descriptions
anatomiques de Galien témoignent d’observations minutieuses et de
recherches bien dirigées. Partant des travaux de ses prédécesseurs, il
fut en mesure de pousser bien plus avant la recherche sur le système
nerveux. Il entreprit ainsi des expériences systématiques pour voir ce
qui se passe quand on coupe la colonne vertébrale en différents
endroits, en faisant une coupe transversale, soit à moitié, soit
complète. Il expose ses résultats dans Sur les procédures anatomiques
où il fut en mesure d’identifier le rôle précis des nerfs qui entrent
dans la colonne vertébrale entre chaque paire de vertèbres, depuis
les vertèbres sacrées jusqu’aux vertèbres cervicales. Il s’agit là de
vivisections expérimentales, libres de toute théorie préconçue et
destinées à déterminer certaines fonctions.
L’histoire de la dissection dans l’Antiquité illustre bien
l’interaction complexe de l’observation et de la théorie. Dans certains
cas, l’idée d’enquêter sur le corps au moyen de la dissection fut
stimulée par un débat théorique particulier, comme la question de
savoir si le centre directeur est le cœur ou le cerveau. Dans d’autres,
la dissection servait moins à confirmer ou à réfuter certaine théorie,
qu’à mieux connaître les causes formelles et finales des parties des
animaux. Dans ce cas, et chez Aristote particulièrement, elle est
devenue une méthode plus générale, et elle pouvait avoir comme
résultats des découvertes qui ne correspondaient à aucune
préoccupation théorique spécifique. Ces résultats étaient d’ailleurs
susceptibles d’entraîner une redéfinition des problèmes eux-mêmes,
comme ce fut le cas plus tard avec la mise en évidence du système
nerveux. La dissection fut toujours gouvernée par des théories et des
hypothèses d’un type ou d’un autre ; mais lorsque l’une de ces
hypothèses admettait que les problèmes eux-mêmes pouvaient être
plus complexes qu’on ne le croyait généralement, le chercheur était
mieux préparé pour l’inattendu. Ainsi, l’utilisation de la dissection
pouvait effectivement engendrer de nouveaux problèmes, qui
créaient à leur tour de nouveaux programmes de recherche. Nous ne
pouvons pas dire avec précision ce qu’Hérophile et Érasistrate
cherchaient lorsqu’ils identifièrent les ventricules du cœur en tant que
tels ; mais une fois établi leur rôle régulateur dans l’écoulement des
substances qui entraient dans les deux côtés du cœur et en sortaient,
la question des rapports entre les systèmes veineux et artériel, et
l’existence possible d’une communication entre les deux
constituèrent de nouveaux problèmes majeurs pour le débat
physiologique – problèmes qui devaient d’ailleurs rester sans
réponse pendant toute l’Antiquité.

Nous pouvons maintenant faire un court inventaire des résultats


de notre étude. La nécessité de procéder à des observations et de
pratiquer la recherche peut sembler relever à l’évidence du travail de
quiconque s’est sérieusement livré à une enquête dans la science de
la nature. Pourtant, l’histoire des notions, comme de la pratique, de
l’observation et de la recherche dans l’Antiquité grecque montre que
toutes deux ne se développèrent pas du jour au lendemain : elles
posèrent des difficultés d’ordre pratique et conceptuel, et elles furent
toujours controversées. La première difficulté réside dans les doutes
exprimés sur la fiabilité de la sensation, et ensuite dans la préférence
marquée des grands philosophes, à partir de Parménide, pour la
raison et le raisonnement comme guides sûrs pour atteindre à la
vérité. Toutefois, même chez ceux qui n’adoptèrent pas de positions
ultrarationalistes, le simple fait de reconnaître que la perception a
quelque valeur ne suffit pas en lui-même à stimuler la recherche
délibérée. Celle-ci devait toujours être motivée soit par un problème
théorique particulier qui exigeait une solution, soit par un cadre
général d’explication qui dictait l’examen détaillé de divers
phénomènes – par exemple (dans le cas d’Aristote) identifier les
problèmes et découvrir les causes formelles et finales qui sous-
tendent les apparences.
On constate que l’observation ne sert souvent qu’à confirmer ou
à réfuter une thèse particulière ; une fois le but atteint, on ne poussait
pas la recherche plus avant. Souvent aussi, les observations, y
compris celles qui étaient effectuées dans un cadre expérimental,
étaient citées directement pour étayer certaine thèse préétablie.
L’Antiquité fournit beaucoup d’exemples d’observations hâtives ou
superficielles, où le chercheur conclut un peu trop rapidement que
les données confirment sa théorie, où il interprète déjà ces données à
la lumière de sa théorie, lorsqu’il n’ajuste pas ses résultats pour
qu’ils apportent cette confirmation. Bien entendu, ces conclusions
hâtives sont loin d’être le privilège de la science antique.
Toutefois, lorsque la motivation était un intérêt théorique ou
conceptuel particulier, on pratiquait des observations soutenues
dans des domaines tels que la médecine clinique, la zoologie,
l’astronomie, et l’optique, et certaines d’entre elles non seulement ne
confirmaient pas, mais s’inscrivaient même contre les opinions
préconçues des chercheurs. Les observations cliniques
hippocratiques ne correspondent souvent à aucun schéma défini de
données critiques. En zoologie, Aristote dut lui aussi accepter des
exceptions à ses généralisations, même s’il recourt parfois à des
élaborations secondaires pour se débarrasser des contre-exemples
évidents. La découverte de la précession par Hipparque allait à
l’encontre de ses propres hypothèses, ainsi que de celles de ses
contemporains. Tandis que les observations étaient toujours
effectuées à la lumière de quelque théorie, il y avait des cas où une
fois les données recueillies, la nature des problèmes se transformait –
comme le montre la découverte du système nerveux et des valvules
du cœur. Ainsi, alors que la théorie guide la recherche, il y avait
aussi un important mouvement dans l’autre sens : les observations
elles-mêmes entraînaient la formulation de nouveaux problèmes, et
engendraient ensuite d’autres programmes de recherche.
La valeur et l’importance de la recherche empirique ne devinrent
jamais des principes universellement acceptés de la science de la
nature, ni avant ni après Aristote, que ce soit chez les philosophes,
les médecins, ou chez les chercheurs dans le domaine des sciences
exactes ou des sciences de la vie. Mais cela n’a pas empêché certains
savants, dans des contextes spécifiques, et à des époques précises, de
prôner le principe de la recherche – souvent en face d’attitudes
hostiles et de critiques émanant des rationalistes, des pragmatiques
et des sceptiques –, et de l’appliquer. Le monde antique fourmille
d’exemples où un savant prône un excellent principe
méthodologique, mais où il n’est guère à la hauteur sur le plan
pratique. Si ceux qui louent la valeur de la recherche empirique ne
font parfois rien d’autre qu’émettre un vœu pieux, ou énoncer un
noble idéal qui ne se traduit pas dans les faits, il y a des exceptions.
Les programmes de recherche soutenue, effectivement menés à bien
avec beaucoup de détermination par certains médecins
hippocratiques, par Aristote, Hérophile, Érasistrate, Hipparque,
Ptolémée et Galien, montrent que les grands principes n’étaient pas
seulement des recommandations idéales, mais qu’en l’occurrence ils
étaient pleinement réalisés dans la pratique.
Geoffrey E.R. LLOYD
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

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collection hippocratique, Paris, Vrin, 1953.
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VAN DER WAERDEN, Bartel L., Science Awakening, Oxford University
Press, 2e éd., 1961.
La démonstration et l’idée de science

Dans l’Antiquité gréco-romaine, la notion de démonstration est


intimement liée à une certaine conception de la science, la plus
importante à bien des égards. Il sera donc commode de les étudier
ensemble. Toutefois, nous devons souligner d’emblée un point :
l’idée que la connaissance scientifique doive se fonder dans l’idéal
sur la démonstration est loin d’être la seule conception de la science
proposée dans l’Antiquité. En outre, la notion de démonstration elle-
même revêt plusieurs formes chez différents auteurs et dans
différents domaines. Nous verrons que la définition qu’en donnent
les Seconds Analytiques d’Aristote, à savoir que la démonstration
procède par raisonnement déductif à partir de prémisses qui sont
elles-mêmes indémontrables, fut en partie élaborée en opposition
directe avec d’autres conceptions, moins formelles et moins
rigoureuses.
Si l’on en croit les témoignages que nous avons conservés, les
tentatives de démonstrations rigoureuses précèdent de plusieurs
décennies la conceptualisation de cette notion. Le premier
raisonnement déductif suivi (le premier de la littérature européenne)
se trouve dans la « Voie de la vérité », le poème philosophique de
Parménide qui daterait de 480 avant J.-C. environ. Il sera instructif
d’examiner les points sur lesquels il ressemble à d’autres styles
postérieurs de démonstration, et les points sur lesquels il en diffère.
C’est dans le fragment 8 que Parménide expose ses principales
conclusions essentielles, sur la nature de la réalité, et elles forment
une série de raisonnements déductifs bien articulés. Plusieurs
d’entre eux se présentent sous l’aspect d’une reductio, ou preuve
indirecte, et la plupart font appel, directement ou non, à des choix
exclusifs sous forme d’alternatives dont les membres épuisent toutes
les possibilités ; nous examinerons certains exemples en temps utile.
Cependant, la chaîne déductive tout entière dépend d’un point de
départ que Parménide considère à l’évidence comme indiscutable.
Le fragment 2, où il distingue entre deux voies d’enquête possibles,
énonce l’affirmation suivante : « Il est, et il est impossible qu’il ne
soit pas. » À l’appui de sa thèse, il tient que l’opposé, l’autre « voie »,
à savoir que « il n’est pas, et il faut nécessairement qu’il ne soit pas »,
doit être rejeté, car « tu ne saurais connaître ce qui n’est pas, et tu ne
saurais davantage le dire » (c’est-à-dire l’affirmer en tant que vrai).
Comme le dit ensuite le fragment 3, « c’est la même chose qui peut
être pensée et qui peut être ».
Le sens du verbe être, le sujet qu’il faut reconnaître à ce verbe, la
nature précise de l’alternative formulée, sont autant de questions
controversées. Mais cela n’affecte en rien le point principal : à
l’évidence, Parménide essaye d’entrée de jeu d’établir un point de
départ que tous devraient accepter. On peut comprendre cela en
disant qu’une enquête, demande Parménide, doit pour aboutir être
une enquête sur quelque chose. Elle doit avoir un objet. On ne peut
pas mener une enquête sur le non-existant absolu. Pour exister,
l’enquête doit porter sur « ce qui est ». Mais en ce qui concerne le
rejet de « il n’est pas », nous devons noter d’emblée que l’énoncé des
deux voies est très vague, et ensuite que Parménide semble imposer
un choix non entre deux propositions strictement contradictoires,
mais entre deux propositions contraires. La contradictoire de « il est
impossible qu’il ne soit pas » (c’est-à-dire il est nécessaire qu’il soit)
n’est pas « il faut nécessairement qu’il ne soit pas » (il est nécessaire
qu’il ne soit pas), mais « il n’est pas nécessaire qu’il soit ».
Chose plus importante, le raisonnement déductif qui vient
ensuite n’est pas fondé sur une série d’axiomes clairement identifiés.
Parménide aurait certainement exigé que son énoncé « il est, et il est
impossible qu’il ne soit pas » fût accepté comme vrai, mais il est
évident que son point de départ n’a rien d’une série d’axiomes ou de
propositions indémontrables.
Cependant, une fois le point de départ considéré comme établi,
Parménide expose dans le fragment 8 un raisonnement serré en
faveur de toute une série de conclusions hautement surprenantes,
par exemple que cet « il » dont il parle est inengendré et
impérissable, qu’il n’est pas sujet au changement ni au mouvement,
et qu’il est immuable dans le temps et dans l’espace. Ici encore, un
grand nombre de points précis, dont certains sont importants,
restent obscurs ou discutés. Mais on s’accorde généralement sur la
structure d’ensemble du raisonnement, et personne ne conteste qu’il
ait une forme rigoureusement déductive. Parménide expose ce qu’il
va établir au fragment 8, 2 sqq., puis il entreprend de démontrer
successivement chacun des points par une argumentation
soigneusement construite. Ainsi, il démontre sa première conclusion,
à savoir qu’il ne vient pas à l’être, par une reductio (fragt 8, 20 sqq.).
« S’il est venu à l’être, il n’est pas. » Mais – on l’a montré –, il faut
rejeter « il n’est pas ». Nous devons donc rejeter la venue à l’être. Le
mouvement et le changement sont ensuite pareillement rejetés
puisqu’ils présupposent une venue à l’être, celle de la nouvelle
situation créée par le mouvement ou le changement supposés. Or la
venue à l’être vient d’être exclue par l’argument précédent. Par
conséquent, il faut aussi rejeter le mouvement et le changement.
Nous pouvons ajouter à ces preuves indirectes d’autres formes
de raisonnements. Il y a ainsi une autre preuve permettant de
conclure qu’« il est inengendré ». Parménide développe à cet effet un
raisonnement qui s’appuie sur ce que nous pourrions appeler le
principe de raison suffisante. Au fragment 8, 9 sq., il pose la question
suivante : « Quelle nécessité l’aurait poussé à grandir plus tard ou
plus tôt, à partir de rien ? » Si aucune cause ne peut être invoquée, si
aucune explication ne peut être avancée qui nous permette de savoir
pourquoi l’univers est venu à l’être à un moment plutôt qu’à un
autre, nous pouvons considérer alors que cet argument vient rejeter
l’idée qu’il soit venu à l’être. Bien entendu, la pertinence de
l’argument ne se limite pas aux premières théories cosmologiques
grecques auxquelles Parménide pensait peut-être.
Les objectifs de la « Voie de la vérité » sont clairs : Parménide
entreprend d’établir une série de conclusions inévitables grâce à des
raisonnements purement déductifs dont le point de départ doit lui-
même être accepté. Ce sont là des traits que ces conclusions
partagent avec des démonstrations ultérieures. Toutefois, le
vocabulaire que Parménide emploie pour décrire ce qu’il fait est très
limité. Non seulement il ne dispose pas de termes pour décrire ses
différents schémas d’argumentation, tels que reductio, mais il n’a pas
de mots pour déduction, ni pour prémisse, encore moins pour
axiome. Certes, il propose ce qu’il appelle un « elenchos très disputé »
(fragt 7, 5 sqq.), et on a pensé parfois que ce mot pouvait être traduit
par « preuve ». Toutefois, il semble plus vraisemblable que le sens
premier soit ici celui de « réfutation », comme l’elenchos des
dialogues de Platon où Socrate dénonce les incohérences propres aux
croyances de ses interlocuteurs. Quant à la série de conclusions
exposées dans la suite de la « Voie de la vérité », elles sont
simplement introduites par cette remarque : cette voie comporte
beaucoup de repères ou marques, sêmata, qui indiquent qu’« il » est
inengendré, impérissable, et ainsi de suite.
L’influence immense de Parménide sur la philosophie grecque
ultérieure découle autant de ses méthodes que de ses conclusions.
En ce qui concerne ces dernières, il est certain que les cosmologues
présocratiques qui lui succédèrent réagirent directement au défi
lancé par Parménide et à sa négation du changement et de la venue à
l’être. Ils acceptèrent le principe que rien ne peut venir à l’être à
partir du non-existant absolu, mais ils postulèrent que ce qui est, est
lui-même une pluralité. On peut donc interpréter le changement et la
venue à l’être en fonction des interactions de choses déjà existantes.
Mais les pluralistes utilisent eux aussi les preuves indirectes, ou la
reductio, même si leurs raisonnements déductifs ne s’inspirent pas
tous de ceux de Parménide.
Cependant, chez les propres disciples éléates de Parménide,
Zénon et Mélissos, la gamme des dilemmes utilisés s’élargit. Zénon,
en particulier, essaye de construire une ontologie moniste en rejetant
systématiquement toutes les positions pluralistes rivales. Sa manière
de procéder consiste, semble-t-il, à examiner et à réfuter toutes les
manières possibles de concevoir « les plusieurs ». Quelle que soit la
notion de division invoquée pour distinguer les différents éléments
qui constituent la pluralité, l’idée se révélera incohérente, ruinée par
ses contradictions internes. Les « plusieurs » se révéleront, par
exemple, à la fois « limités » et « illimités », « grands » et « petits ».
Comme chez Parménide lui-même, les arguments font appel à des
termes qui sont eux-mêmes très mal définis – ce qui, d’ailleurs, est
aussi le cas avec les mots « un » et « plusieurs », où Zénon pense à
l’évidence que réfuter ceux-ci c’est établir celui-là.
Le raisonnement déductif utilisé à des fins constructives ou
destructives est donc couramment utilisé dans la philosophie
grecque dès le milieu du Ve siècle. À partir de 430 avant J.-C. environ,
nous rencontrons d’autres témoignages explicites de raisonnements
déductifs suivis dans les mathématiques. La première série de
démonstrations mathématiques connue se trouve dans l’œuvre
d’Hippocrate de Chios. Ses travaux sur la quadrature des lunules
sont rapportés assez longuement par Simplicius, qui nous dit s’être
inspiré d’Eudème, un historien des mathématiques du IVe siècle
avant J.-C. Comme c’est souvent le cas, certains détails sont mal
connus et on ne sait pas très bien quels sont les remaniements que le
processus de la transmission a fait subir aux arguments
d’Hippocrate, mais il n’y a aucune raison de douter que les quatre
preuves principales apportées sont, en substance, représentatives de
l’œuvre d’Hippocrate lui-même. Ces démonstrations donnent les
quadratures des lunules dont les arcs externes sont égaux,
supérieurs, ou inférieurs à un demi-cercle, et la quadrature d’une
lunule avec un cercle. Dans chaque cas, Hippocrate identifie une
lunule dont on peut montrer qu’elle est égale à une figure rectiligne
et il démontre cette égalité.
Ces preuves sont remarquables non seulement par les
connaissances mathématiques étendues dont elles témoignent, mais
aussi par la rigueur générale des démonstrations. Hippocrate ne se
contente pas de construire des lunules dont les arcs externes sont
supérieurs, et inférieurs, à un demi-cercle, mais dans les deux cas il
fournit les preuves de leur inégalité. Mais si la qualité des
démonstrations est élevée, l’absence de vocabulaire technique pour
décrire les procédures utilisées est aussi frappante chez Hippocrate
que chez Parménide. Des mathématiciens grecs postérieurs
veilleront généralement à spécifier la nature des prémisses premières
et indémontrables sur lesquelles sont fondées leurs démonstrations,
telles que les définitions, les postulats, et les axiomes ou opinions
communes. Mais s’agissant des preuves de la quadrature, Simplicius
nous dit qu’Hippocrate a pris comme « point de départ » (archê) la
proposition suivante : des arcs de cercle semblables sont dans le
même rapport que les carrés de leurs bases. À l’évidence, il ne
s’agissait nullement d’un axiome ou d’une proposition
indémontrable. C’était en fait une proposition qu’Hippocrate (nous
dit-on) a montrée en montrant que les cercles sont dans le même
rapport que les carrés construits sur leurs diamètres (mais on ne
nous dit malheureusement pas comment il l’a montré).
Il semblerait donc qu’Hippocrate ait travaillé avec le concept
d’un point de départ ou d’un principe, qui est à la fois relatif et sert
de fondement à une séquence particulière d’arguments
mathématiques. Avait-il aussi une notion de points de départ ultimes
pour toute la géométrie ? Pour répondre à cette question, il faut
évaluer les témoignages touchant ses travaux sur les éléments. Notre
source principale est ici Proclos, qui esquisse dans son commentaire
du premier livre des Éléments d’Euclide une histoire des premières
mathématiques. Nous y apprenons que le premier à avoir composé
un livre d’éléments fut Hippocrate, et Proclos mentionne plusieurs
autres mathématiciens, entre Hippocrate et Euclide (dont Archytas et
Théétète au IVe siècle), qui « accrurent le nombre de théorèmes et les
disposèrent dans un ordre plus systématique ».
Quant aux Éléments d’Euclide lui-même, il ne fait aucun doute
qu’ils visaient une présentation déductive systématique de
l’ensemble des mathématiques, à partir de trois types de prémisses
premières et indémontrables, qu’Euclide nomme définitions,
postulats et opinions communes. En outre, le mot « éléments » lui-
même était sans aucun doute utilisé en mathématiques, ainsi qu’en
philosophie, avant Euclide (dont on date traditionnellement l’œuvre
de 300 avant J.-C. environ). Aristote, par exemple, dit dans la
Métaphysique (B, 998a25 sqq.) que « nous appelons “éléments” ces
propositions géométriques dont la démonstration est impliquée dans
la démonstration des autres propositions, soit de toutes, soit de la
plupart ».
Deux questions se posent alors : dans quelle mesure les travaux
d’Hippocrate étaient-ils systématiques et exhaustifs, et étaient-ils
clairement fondés sur des points de départ ultimes identifiés à des
éléments ? Malheureusement, nous en sommes réduits à des
conjectures dans les deux cas. Proclos voit en Hippocrate l’inventeur
de la tradition qui culmine avec Euclide, mais son affirmation est-
elle justifiée ? Les preuves utilisées dans les quadratures des lunules
et citées par Simplicius présupposent certainement, nous l’avons dit,
une connaissance étendue de la géométrie élémentaire,
correspondant à une grande partie des livres I, II, III, IV et VI des
Éléments d’Euclide. On ne doit certainement pas exclure
qu’Hippocrate ait tenté la présentation déductive globale d’une série
importante de théorèmes. Cependant, la prudence est de mise en ce
qui concerne l’élaboration de concepts explicites correspondant à la
notion d’axiomes.
Nous avons de bonnes raisons d’être prudents devant les
témoignages dont nous disposons sur l’évolution hésitante du
vocabulaire de l’axiomatisation entre Hippocrate et Aristote. Le
témoignage de Platon est particulièrement important à cet égard.
Platon fait plusieurs fois allusion à l’usage que font les
mathématiciens de ce qu’il appelle des « hypothèses ». Dans le
Ménon (86e), il s’agit d’étudier un problème complexe en « partant
de l’hypothèse » qu’il est équivalent à un autre problème et en
examinant cette question. Les détails de l’interprétation de ce
passage sont controversés, mais il est clair que l’« hypothèse » n’est
nullement un point de départ ou une assomption ultimes. Dans La
République (VI, 510c sqq.), Platon cite encore les mathématiques pour
illustrer une notion quelque peu différente de l’« hypothèse ». Les
mathématiciens « supposent le pair et l’impair, les figures, trois
espèces d’angles, et d’autres choses analogues suivant l’objet de leur
recherche. Ils ne jurent pas nécessaire d’en rendre aucun compte ni à
eux-mêmes ni aux autres, comme si elles étaient évidentes à tous les
esprits ; mais partant de ces hypothèses et passant par tous les
échelons, ils aboutissent par voie de conséquences à la
démonstration qu’ils s’étaient mis en tête de chercher. »
On ignore si l’un ou l’autre de ces textes de Platon reflète l’usage
effectif du mot « hypothèse » dans les premières mathématiques.
Mais quelle qu’ait été la terminologie originale, Platon nous apprend
que certaines suppositions de base, considérées comme évidentes,
servirent de points de départ dans les déductions mathématiques.
Platon lui-même reproche aux mathématiciens de ne pas rendre
compte de ces points de départ. Son idéal est que les « hypothèses »
soient mises en rapport avec la Forme du Bien suprême, le
« commencement anhypothétique » dont (dit-il) on peut faire
découler, en un sens, le monde intelligible dans son ensemble – y
compris les hypothèses des géomètres. Mais si sa description de
leurs procédures indique le rôle que jouent certains principes dans
les mathématiques, la nature précise de ces principes demeure à
certains égards mal définie. Il mentionne « le pair et l’impair », « les
figures », « les trois espèces d’angles ». Mais on ne sait pas, par
exemple, s’il faut les considérer comme des définitions – ou comme
incluant des définitions – (telles les définitions du pair et de l’impair
chez Euclide [Éléments, VII], définitions 6 et 7), ou bien des
suppositions d’existence (correspondant aux hypothèses d’Aristote),
ou bien encore – ce qui semble possible dans le cas des figures – des
suppositions relatives à la possibilité d’effectuer certaines
constructions (tels les trois premiers postulats d’Euclide). Platon
vient donc confirmer que les mathématiques utilisaient une sorte de
points de départ, sur lesquels on pouvait fonder des déductions,
mais il montre aussi que subsistait une certaine indétermination sur
la conception de ces fondements. Nous devons donc être prudents, a
fortiori, lorsque nous attribuons à Hippocrate de Chios, dans la
seconde moitié du Ve siècle avant J.-C., une notion claire des axiomes,
sans parler d’une notion claire des différentes sortes de points de
départ indémontrables possibles.
Nos conclusions sur Hippocrate peuvent se résumer de la façon
suivante. Ses travaux sur la quadrature témoignent d’une maîtrise
impressionnante de la géométrie élémentaire, et de son habileté dans
la pratique du raisonnement déductif rigoureux. Selon certains
indices, c’est avec lui que commence la systématisation de la
géométrie qui trouve son apogée dans les Éléments d’Euclide. Mais
on doute fort qu’il ait eu une notion claire et explicite des axiomes ou
d’autres sortes de propositions indémontrables en tant que telles.
Une autre question se pose ensuite : la notion de raisonnement
déductif s’est-elle développée indépendamment, dans les
mathématiques et la philosophie, ou bien est-elle apparue en
premier dans l’une de ces disciplines et reprise ensuite par l’autre ?
Pour répondre à cette question, nous devons nous attaquer à un
problème bien plus difficile : l’attribution, justifiée ou non, de
certaines preuves mathématiques à Thalès et à Pythagore, et la date
de la découverte de théorèmes fameux, tel celui de
l’incommensurabilité du côté et de la diagonale du carré.
Plusieurs de nos sources antiques tardives, parmi les
commentateurs d’Euclide et les auteurs néopythagoriciens,
attribuent un certain nombre de théorèmes importants à Thalès et à
Pythagore. D’après la terminologie qu’il utilise, Proclos laisse
entendre que Thalès a non seulement découvert certains théorèmes,
mais qu’il en a aussi trouvé les démonstrations. Pourtant, il est
permis de douter de la fiabilité de ces témoignages. Aristote fait
toujours preuve de prudence lorsqu’il parle de Thalès, qui semble
n’avoir laissé aucun écrit. Il se livre à des conjectures sur les raisons
qui ont poussé Thalès à faire de l’Eau son principe physique, sans
doute parce que aucun témoignage sûr n’existait sur ce point à son
époque. Ensuite, lorsqu’il retrace l’histoire des premiers penseurs,
dans la Métaphysique et ailleurs, Aristote n’essaye pas de reconstituer
l’apport de Pythagore à la philosophie ou aux mathématiques ; il se
contente d’un exposé sur les croyances de « ceux qu’on appelle
Pythagoriciens », et il pense probablement à des penseurs du milieu
du Ve siècle au plus tôt.
Dans ces conditions, il semble peu probable que même Eudème,
à la fin du IVe siècle, sans parler des auteurs plus tardifs, ait eu accès
à des témoignages précis dignes de foi en ce qui concerne Thalès.
Quant à Pythagore, un facteur vient compliquer les choses :
beaucoup d’auteurs tardifs ont généralement tendance à attribuer
des découvertes et des inventions importantes aux héros fondateurs
de la philosophie grecque. Les récits hyperboliques sur les
recherches mathématiques de Pythagore que nous trouvons chez
certains personnages, qui se considéraient comme ses élèves, doivent
davantage à un pieux désir d’honorer le fondateur de la secte qu’aux
données historiques existantes.
Il se peut néanmoins que certains théorèmes, et leurs
démonstrations, soient antérieurs à Hippocrate de Chios. Nous
avons déjà évoqué l’étendue des connaissances géométriques
qu’impliquent ses travaux sur la quadrature. Il est fort peu probable
qu’il ait lui-même découvert tous les théorèmes qu’il connaissait.
Nous pouvons être certains que le théorème de l’incommensurabilité
du côté et de la diagonale du carré, par exemple, était connu des
mathématiciens de la génération de Théodore (vers 410 avant J.-C.).
Platon écrit en effet dans le Théétète (147d sqq.) que Théodore et ses
collègues ont étudié plusieurs cas d’incommensurabilité à partir de
celui qui correspond à la racine carrée de 3 – ce qui présuppose que
le cas correspondant à la racine carrée de 2 était déjà connu. La
question est de savoir si, à l’époque de Théodore, on connaissait
depuis longtemps cette incommensurabilité – et dans ce cas précis,
connaître la proposition c’est connaître sa démonstration, car il ne
s’agit pas de savoir vaguement que le côté et la diagonale n’ont pas
de mesure commune, mais d’être capable de le montrer. Nous ne
sommes pas en mesure de trancher de façon définitive, et nous ne
pouvons pas non plus savoir avec certitude laquelle, parmi plusieurs
méthodes de démonstration possibles, fut utilisée la première pour
établir le théorème, mais la conjecture la plus vraisemblable est que
cette découverte date du milieu du Ve siècle avant J.-C. environ.
Nous pouvons ouvrir une parenthèse et noter que si certains ont
considéré que cette découverte conduisait à une « crise des
fondements » dans les mathématiques, en fait, ce serait plutôt le
contraire. Le fait que cela soit un si bon exemple de proposition
mathématique démontrable, et d’ailleurs démontrée, doit plutôt
avoir encouragé les mathématiciens dans leur volonté de trouver de
telles démonstrations. Comme nous l’apprend le Théétète, les
mathématiciens contemporains de Théodore qui se fondèrent sur
cette première découverte entreprirent d’examiner des cas plus
complexes. Loin de paralyser la recherche mathématique,
l’incommensurabilité devint la base de ce qu’on peut même appeler
un programme de recherche. Que la découverte originale de
l’incommensurabilité du côté et de la diagonale du carré ait pu poser
un problème ontologique, pour ceux qui professaient que les objets
physiques sont constitués de nombres, il s’agit là d’un problème à
part. D’ailleurs, bien qu’Aristote attribue parfois cette opinion aux
Pythagoriciens, il ne s’agit pas tant d’un énoncé direct de leur
position que d’une inférence d’Aristote lui-même à partir de leurs
positions. Mais dans le domaine mathématique lui-même, il se peut
très bien que la découverte de l’incommensurabilité ait encouragé, et
non entravé, la recherche de démonstrations.
Les témoignages que nous venons de passer en revue laissent
donc ouverte la possibilité que les premiers raisonnements
strictement déductifs visant à la démonstration aient été en fait ceux
de Parménide dans la « Voie de la vérité ». En même temps, nous ne
pouvons exclure l’autre possibilité, à savoir que dans les
mathématiques, à peu près à la même époque, on ait aussi
commencé à utiliser des raisonnements similaires. D’une manière
générale, le style du raisonnement dans les deux domaines est
similaire, ce qui n’a rien pour surprendre. Ainsi, la reductio, ou
preuve indirecte, semble jouer un rôle aussi important dans les
premières mathématiques que dans la philosophie à partir de
Parménide. En même temps, nous ne pouvons pas dire que les
mathématiques dépendent entièrement de preuves semblables à
celles de la philosophie. Les mathématiques finiront certes par
élaborer leurs propres modes de démonstration, spécifiquement
mathématiques, notamment celui fondé sur la méthode
d’exhaustion, généralement attribuée à Eudoxe à la fin du IVe siècle.
Cette procédure utilisait l’hypothèse de la divisibilité à l’infini du
continu géométrique. Elle permettait de déterminer les aires des
figures courbes (comme le cercle) grâce à une série d’approximations
rectilignes de plus en plus proches de la figure, mais son application
avait un caractère général et elle devint dès le IVe siècle la méthode
de démonstration géométrique par excellence. Si la philosophie et les
mathématiques avaient une ambition commune, fournir des
démonstrations, les techniques démonstratives utilisées dans les
deux disciplines étaient indépendantes les unes des autres, du moins
dans une certaine mesure.
La démonstration constitue le fondement des prétentions à la
certitude, et à ce titre elle joua un rôle fondamental en philosophie
comme en mathématiques dès le milieu du Ve siècle avant J.-C. Mais
l’ambition de démontrer théories et conclusions se révéla également
une préoccupation dominante dans plusieurs domaines de la science
de la nature. Il est temps maintenant d’examiner les différentes
conceptions concurrentes de la connaissance scientifique,
thématisées avant Aristote. L’une d’elles veut que la connaissance
dépende de la démonstration, tandis que d’autres adoptent des
exigences moins sévères. Le témoignage des traités hippocratiques
de la fin du Ve siècle et du début du IVe siècle avant J.-C. que nous
avons conservés est particulièrement intéressant : il montre tout à la
fois comment certains théoriciens de la médecine cherchèrent à
adopter, ou à adapter, les modèles fournis par les mathématiques et
la philosophie, tandis que d’autres résistaient à ces tendances et
proposaient une analyse différente du statut et des méthodes
propres à la médecine.
Le traité dit de L’Ancienne Médecine date de la fin du Ve siècle ou,
plus vraisemblablement, du début du IVe siècle avant J.-C. Son auteur
s’en prend à ceux qui pratiquent la médecine en se fondant sur ce
qu’il appelle une « hypothèse », terme qu’il utilise au sens de
« postulat » ou « supposition ». Certes, il ne pense pas à n’importe
quel usage de n’importe quelle hypothèse, et il utilise lui-même
différents concepts que nous pourrions considérer comme des
hypothèses. Mais la pratique contre laquelle il s’élève
particulièrement consiste à prendre un petit nombre de ces
suppositions comme base d’une théorie de toute la médecine. Il
critique notamment ses adversaires parce qu’ils « simplifient le
principe causal des maladies », et qu’ils considèrent toutes les
maladies comme si elles étaient le résultat d’un ou deux facteurs
seulement, comme « le chaud », « le froid », « l’humide » et « le sec ».
Il compare le recours à de tels présupposés en médecine aux
méthodes de certains philosophes de la nature – ceux qui enquêtent
sur « les choses qui sont dans le ciel ou sous la terre ». Il ne
mentionne pas les mathématiques, mais on pourrait penser que les
raisonnements mathématiques déductifs fondés sur un nombre
limité de points de départ ne sont pas loin de ressembler aux
méthodes qu’il critique en médecine, et le témoignage de Platon que
nous avons déjà cité suggère que le mot « hypothèse » fut peut-être
utilisé en mathématiques au moins avant Platon lui-même.
Il est difficile de reconstituer la méthode précise mise en cause
dans L’Ancienne Médecine, et nous ne sommes pas non plus en
mesure de donner un nom aux théoriciens que l’auteur pouvait
viser. Ce qu’il condamne principalement, semble-t-il, c’est le fait de
considérer la médecine comme si l’on pouvait déduire le sujet tout
entier d’un petit nombre d’éléments initiaux ou de principes. Nous
avons déjà vu que la notion bien définie d’une axiomatique n’est
peut-être pas antérieure à Aristote. Par ailleurs, les mathématiques et
la philosophie fournissent des exemples de raisonnements déductifs
fondés sur un petit nombre de points de départ d’un type ou d’un
autre. C’est contre une ambition semblable, systématiser toute la
médecine et en faire une science déductive qui découlerait d’un
nombre limité de principes, que l’auteur de L’Ancienne Médecine
s’élève. Il le fait au nom d’une conception opposée, qui soutient que
la certitude et l’exactitude ne sont pas possibles en médecine,
laquelle requiert plutôt expérience, pratique, et un œil exercé.
L’auteur considère certainement la médecine comme un art, une
technè – où il faut évidemment distinguer entre bons et mauvais
praticiens –, mais un art dont le meilleur analogue serait la
navigation, et non la philosophie spéculative.
L’Ancienne Médecine n’est pas le seul traité à éclairer un débat
interne qui se développe entre deux grandes conceptions
concurrentes de la médecine. D’un côté, on trouve ceux qui ont
l’ambition de faire autant que possible de la médecine une science
exacte, qui prétendent qu’elle peut parvenir, et qu’elle est même
parvenue, à la certitude. C’est le cas de l’auteur du traité De l’art qui,
tout en reconnaissant que la pratique médicale n’est pas infaillible,
n’en rejette pas la faute sur ses insuffisances propres, ni sur sa
capacité à accomplir des guérisons, mais sur l’incapacité des patients
à suivre les ordonnances du médecin. Ensuite, plusieurs auteurs
prétendent pouvoir montrer, et même avoir montré, la nécessité de
leurs conclusions, y compris sur des sujets aussi problématiques que
les constituants fondamentaux du corps humain ou des objets
physiques en général, ainsi que les causes ou les remèdes des
maladies. Sur tout cela, nous trouvons des théories dogmatiques
dans des ouvrages tels que De la nature de l’homme, Du régime et Des
vents. Certains auteurs, il est vrai, invoquent ce que nous pouvons
appeler des preuves empiriques. C’est ce que fait l’auteur de la
Nature de l’homme lorsqu’il infère la présence de certaines humeurs
dans le corps en se fondant sur les effets de certains médicaments.
Dans ce traité, témoignages empiriques et raisonnement déductif
conjugués constituent une base très solide pour réfuter les opinions
monistes rivales, mais les tentatives pour montrer la nécessité de la
théorie pluraliste concurrente sont, naturellement, très peu
concluantes. Il n’en demeure pas moins vrai que trouver des
principes fondamentaux dont on peut faire découler toute la
physiologie et la pathologie est une ambition très répandue.
Outre L’Ancienne Médecine, beaucoup d’ouvrages de caractère
plus nettement empirique, et marqués par des tendances non
dogmatiques et antidogmatiques, nient que l’on puisse déduire la
médecine d’un petit nombre de postulats. Un grand nombre
d’auteurs de traités soulignent le caractère conjectural de l’art
médical, non seulement pour l’application de principes généraux à
des cas particuliers, mais aussi en ce qui concerne la nature de ces
principes. Le traité Des lieux dans l’homme observe qu’il y a une
grande part de variabilité dans la médecine, et il mentionne les
difficultés qui surgissent dans la pratique lorsqu’il s’agit de
déterminer le moment opportun de l’intervention. Le traité Des
maladies I va plus loin. L’exactitude n’est possible ni sur la question
des différences entre une constitution et une autre, ou entre une
maladie et une autre, ni sur la question du moment adéquat des
interventions du médecin. La médecine dans son ensemble, dit
l’auteur, n’a pas de commencement ou de principe démontrés qui
conviennent à l’art de guérir en général.
Nous voyons donc qu’avant Aristote, les grandes lignes de
bataille sont déjà définies pour la grande dispute épistémologique et
méthodologique qui allait agiter de façon durable la médecine
grecque antique et même la science en général. Contre ceux qui
voulaient faire de la médecine une science déductive et exacte, se
dressaient ceux qui soulignaient son inexactitude. Contre ceux qui
cherchaient la nécessité, s’élevaient ceux qui pensaient que l’on
pouvait arriver au mieux à la probabilité. Contre ceux qui croyaient
que la connaissance, pour être scientifique, devait être certaine,
d’autres soutenaient que la médecine, par exemple, se fonde sur
l’expérience et doit, dans une certaine mesure, recourir aux
conjectures, même si elle se considère légitimement comme une
enquête rationnelle, une technè, avec ses méthodes et principes
propres.
Nous suivrons le destin de ce débat chez Aristote et au-delà, mais
Platon nous apporte d’autres témoignages capitaux susceptibles de
nous éclairer sur l’exigence d’une science démonstrative. Son
analyse du concept de démonstration est bien plus élaborée que chez
n’importe lequel de ses devanciers. Dans plusieurs dialogues,
notamment le Gorgias, le Phédon, La République et le Phèdre, il élabore
la notion de démonstration, apodeixis, par opposition à la simple
persuasion (où le mot grec essentiel est peithô et les termes
apparentés). Cette dernière est souvent associée à la rhétorique, et
c’est en partie la nécessité d’opposer la vraie philosophie, et la
dialectique, à la simple rhétorique, qui pousse Platon à élaborer une
notion rigoureuse de la démonstration.
Certains domaines qui font appel à la persuasion attirent
particulièrement l’attention de Platon : dans les tribunaux et les
assemblées, ce dont on peut persuader les juges ou le peuple dans
son ensemble peut être ou ne pas être vrai, être ou ne pas être la
meilleure politique. Les sophistes, et ceux qui enseignent l’art de
parler en public, visent souvent la seule persuasion, et peuvent s’en
contenter, qu’elle s’accompagne ou non de la vérité – c’est du moins
ce que Platon affirme. À l’instar d’Aristophane et d’autres, Platon
condamne ceux qui donnent l’apparence du meilleur ou du plus fort
à l’argument le plus faible ou le plus mauvais, et surtout ceux qui
enseignent à autrui comment manipuler les arguments de cette
manière. Si la rhétorique et la sophistique sont, dans le meilleur des
cas, amorales, et souvent bel et bien immorales, la dialectique est la
recherche sincère de la vérité pour elle-même. Elle peut prendre la
forme de questions et réponses – comme dans l’elenchos socratique.
Mais, dans ce cas, il ne s’agit pas de réfuter une thèse pour l’amour
de la réfutation, mais pour découvrir la vérité. Il ne faut pas
persuader les jurés, ou un public profane, mais obtenir l’accord de la
personne dont on examine les idées. En outre, c’est un procédé qui
ne vise pas l’homme lui-même, mais le sujet de la discussion. S’il
existe un élément de compétition dans la méthode véritable, il s’agit
d’une rivalité pour parvenir à la vérité.
Platon ne donne pas de définition formelle de l’apodeixis, mais il
explique comment il conçoit la dialectique et les discours que l’on est
en droit d’attendre des philosophes pour justifier ce qu’ils
prétendent savoir. Dans La République, notamment, il oppose la
« dialectique » aux procédures des mathématiciens et il la considère
comme supérieure pour deux raisons en particulier. D’abord, les
mathématiciens utilisent des figures visibles, tandis que la
dialectique est une étude totalement abstraite. Sur un plan plus
fondamental, les mathématiciens (nous l’avons dit) ne rendent pas
compte de leurs hypothèses mais les considèrent comme « évidentes
à tous les esprits ». En revanche, les dialecticiens peuvent
effectivement, à partir de leurs points de départ, remonter vers des
hypothèses de plus en plus hautes, jusqu’à ce qu’ils arrivent à ce que
Platon appelle un premier principe anhypothétique, qui s’identifie à
la Forme du Bien, la Forme en vertu de laquelle toutes les autres
Formes peuvent à la fois exister et être connaissables.
Il reste bien des points obscurs dans cet exposé, mais il est
évident qu’avec le premier principe anhypothétique nous n’avons
pas affaire à un simple axiome comparable à ceux qui seront utilisés
dans les mathématiques – chez Euclide, par exemple. Il ne s’agit pas
d’une simple proposition acceptée comme vraie et évidente. On
suppose qu’il s’agit plutôt d’un principe considéré comme essentiel à
la bonne marche d’une enquête. Vraisemblablement, l’idée de Platon
serait, ou impliquerait, que l’ordre et la régularité du monde
intelligible dénotent du bien. Comme le montre le Timée, l’explication
que Platon exige dans la cosmologie est de nature téléologique, en
fonction des interventions bienveillantes du Démiurge divin qui
introduit l’ordre dans le chaos. En outre, sur un plan plus général,
s’avérer ordonné c’est aussi, pour Platon, s’avérer bon. On peut dire
ainsi que les Formes, en tant que principes d’ordre, dépendent (en
un sens) de cette Forme suprême, la Forme du Bien, puisque sans
elle elles ne seraient pas les principes d’ordre qu’elles sont.
Si difficile que soit l’interprétation de cette notion, nous pouvons
comprendre ce qui est affirmé au nom d’une dialectique ainsi fondée
sur le principe du Bien. Le dialecticien qui a saisi la Forme du Bien
sera en mesure d’exposer ses conclusions et ses explications dans
chaque domaine du savoir. Une fois que l’articulation complexe des
Formes est appréhendée tout entière en tant que structure propre, la
certitude sera possible – mais Platon se garde bien de suggérer que
Socrate, a fortiori lui-même, est parvenu à la certitude. En tout cas,
l’ambition d’y parvenir est claire. La méthode fondée sur un principe
qui est lui-même anhypothétique est une méthode qui peut obtenir
ses résultats, non seulement en ce qui concerne le Bien lui-même,
mais aussi toutes les Formes censées en dépendre.
Cet exposé sur l’étude la plus haute détermine inévitablement le
jugement que Platon porte sur d’autres enquêtes. Nous avons déjà
dit que La République jugeait les mathématiques inférieures à la
dialectique. Le Philèbe (55 sqq.) nous fournit une hiérarchie plus
complexe des différentes branches du savoir. Au sommet domine
naturellement la dialectique. Mais en dessous, les mathématiques se
divisent en une science supérieure, pure – l’étude philosophique des
nombres en eux-mêmes, par exemple –, et une science inférieure,
appliquée – l’arithmétique qui sert pour les calculs. Viennent ensuite
des arts comme l’architecture, la musique, la navigation et la
médecine, mais ils se distinguent et se classent en fonction du rôle
qu’y jouent l’art de nombrer, celui de mesurer et celui de peser. C’est
pour cela que l’architecture, où leur rôle est important, est
supérieure à l’art de la musique qui, pour Platon, n’est pas tant
fondé sur la mesure que sur la conjecture. On remarque que si Platon
est prêt ici à faire de la médecine une branche du savoir, c’est une
des plus humbles, parce qu’elle est une discipline essentiellement
conjecturale.
Aristote est à la fois plus clair et plus systématique que Platon :
c’est lui qui apporte explicitement la première définition et la
première explication d’une méthode de raisonnement axiomatico-
déductive. Dans les Seconds Analytiques, il définit la démonstration,
apodeixis, comme déductive, spécifiquement syllogistique dans la
forme, et il exige qu’elle procède à partir de prémisses qui doivent
être vraies, premières, immédiates, et explicatives des conclusions.
Elles doivent être explicatives puisque la connaissance ou la
compréhension que fournit la démonstration ne portent pas,
strictement, sur de simples faits, mais sur leurs explications ou leurs
causes.
Aristote est donc clair sur trois points fondamentaux.
Premièrement, le raisonnement déductif a une plus grande extension
que la démonstration, car les raisonnements déductifs peuvent être
valides ou non, et des déductions valides peuvent être tirées de
prémisses vraies ou fausses. En ce qui concerne les démonstrations,
les déductions doivent être valides et les prémisses doivent être
vraies, ainsi que premières et explicatives. Deuxièmement, les
propositions vraies ne peuvent pas toutes être démontrées. Les
propositions premières dont découlent les conclusions démontrées
doivent être elles-mêmes indémontrables – pour éviter une
régression à l’infini. À partir de quelles prémisses pourrait-on en
effet les démontrer ? Troisièmement, les prémisses premières et
indémontrables nécessaires aux démonstrations prendront
différentes formes : les définitions, les hypothèses et les axiomes. Par
définitions, Aristote n’entend pas les définitions nominales des mots,
mais des définitions réelles, c’est-à-dire des discours à propos des
réalités du sujet étudié. Ensuite, ses hypothèses sont des
suppositions portant par exemple sur l’existence d’objets définis. Il
cite ainsi un exemple mathématique : la définition du point nous dit
ce que « point » signifie, mais l’hypothèse correspondante, c’est qu’il
y a des points. Les axiomes, enfin, sont à la fois des lois générales qui
exposent les principes sur lesquels toute communication se fonde
(les lois de contradiction et du tiers exclu) et les axiomes propres à
des enquêtes spécifiques. Aristote choisit là encore un exemple
mathématique, l’axiome d’égalité : si des égaux sont retranchés
d’égaux, les restes sont égaux. Pour Aristote, toute tentative visant à
le démontrer devrait elle-même présupposer le principe en question.
Si nous gardons à l’esprit le caractère indéterminé des « points de
départ » assumés dans les mathématiques ou la philosophie
préaristotélicienne, et même chez Platon lui-même, nous voyons que
les distinctions introduites entre les différents types de propositions
indémontrables par Aristote, et son analyse de leur rôle dans la
démonstration parviennent à une clarification remarquable des
problèmes. À la fin des Réfutations sophistiques, Aristote affirme qu’il
a fait œuvre originale en ayant fourni la première analyse formelle
du raisonnement déductif, et il n’y a aucune raison sérieuse de le
contredire.
Nous avons donc une procédure puissante qui permet de
parvenir non seulement à la vérité, mais aussi à la certitude, grâce à
des raisonnements déductifs valides qui ont pour points de départ
des prémisses premières et évidentes par elles-mêmes. Aristote
utilise beaucoup d’exemples tirés des mathématiques dans les
Seconds Analytiques, et bien que le raisonnement mathématique grec
ne se présente pas sous une forme syllogistique, c’était bien entendu
le domaine où la pratique du raisonnement axiomatico-déductif
pouvait effectivement trouver son principal champ d’application.
Pourtant, l’œuvre scientifique d’Aristote portait plutôt sur la
philosophie naturelle, en particulier la zoologie, ce qui soulève
certaines questions : l’idéal de la démonstration y est-il applicable, et
Aristote répondait-il affirmativement à cette question ?
Certes, les Seconds Analytiques offrent des exemples empruntés
non seulement aux mathématiques, mais aussi à la physique, la
météorologie, l’astronomie, la zoologie et la botanique, etc., et ils
indiquent clairement qu’à l’époque où le traité fut composé, du
moins, Aristote espérait appliquer aussi certaines de ses idées dans
ces disciplines. Rien n’empêche assurément de penser qu’Aristote
cherchait à appliquer dans toute son œuvre certains des idéaux de
l’explication qu’il expose dans les Analytiques, même s’il ne présente
pour ainsi dire jamais ses résultats sous une forme clairement
syllogistique, c’est-à-dire d’une manière qui montre de façon
évidente leur structure syllogistique. Mais une difficulté
fondamentale touche les principes indémontrables qui s’appliquent,
et sont possibles, en physique.
Les axiomes généraux du raisonnement valent bien entendu pour
la physique comme pour toute communication. Mais rien n’en
découle. Ils n’apparaîtront pas dans les démonstrations sauf,
rarement, lorsque l’auteur souhaite montrer quelque principe
logique qui leur soit directement lié. Mais Aristote ne donne jamais
d’exemples clairs d’un axiome spécifique à la zoologie ou à la
botanique (comparable à l’axiome d’égalité en mathématiques), et en
fait il est difficile d’en fournir un exemple plausible. Certes, les
définitions constituent un objet de recherche important dans les
traités de physique. Mais elles ne servent alors pas de prémisses
premières et indémontrables dont on déduit des conclusions
démontrées correspondant aux exigences idéales des Seconds
Analytiques. En outre, beaucoup de termes clés utilisés par Aristote
dans ses ouvrages de physique sont assortis d’explications où il
avoue qu’on ne peut en donner de définition simple et univoque. Ils
« sont dits de plusieurs façons ». C’est non seulement le cas des
abstractions étudiées dans la Physique, comme les notions de temps,
d’espace, de continu et autres, mais aussi de certains concepts
fondamentaux sur lesquels les théories physiques sont construites.
Cette constatation se vérifie par exemple pour la théorie des
éléments. Dans le De la génération et de la corruption, Aristote tente
bien une vague explication des opposés premiers, le chaud, le froid,
l’humide et le sec, mais les Parties des animaux admettent qu’ils sont
dits « de plusieurs manières ».
Le décalage entre la pratique des traités de physique et le modèle
démonstratif idéal des Seconds Analytiques pose un problème qui
demeure au cœur des controverses érudites. Trois interprétations
sont en présence. Selon la première, les Seconds Analytiques
n’exigeraient pas que la vraie science soit formelle, mais ils
montreraient simplement comment fournir une description formelle
de la vraie science. Cela ne résout cependant pas un grand nombre
de problèmes relatifs à la découverte d’indémontrables qui soient
appropriés aux préoccupations de la vraie science. Pour la deuxième,
le traité viserait à expliquer comment on peut enseigner une science,
et Aristote ne se préoccupe donc pas de la manière dont le savant
mène sa propre recherche. De ce point de vue, s’il fallait décrire les
procédures utilisées dans les traités de physique, il faudrait le plus
souvent parler de procédures dialectiques, et non pas
démonstratives. Troisième interprétation, enfin, il se peut
qu’Aristote, à mesure que ses activités scientifiques se
développaient, ait modifié ses conceptions, y compris sur les idéaux
appropriés à ces enquêtes, et pas seulement sur leur mise en
pratique.
Ce n’est pas le lieu d’entrer dans le détail de ces controverses.
Mais on peut affirmer un point fondamental qui va au cœur du
problème : les Seconds Analytiques n’exposent pas la seule théorie, ou
conception de la démonstration (apodeixis) présente chez Aristote.
Lorsque nous nous tournons vers ses autres ouvrages, nous
constatons qu’il utilise et élabore différentes notions de la
démonstration, dans différents contextes. Il expose ainsi dans la
Rhétorique une seconde théorie, soigneusement élaborée, de la
démonstration, où il utilise le mot « enthymème » pour désigner,
justement, des démonstrations rhétoriques. Non seulement celles-ci
diffèrent par la forme des démonstrations analysées dans les Seconds
Analytiques, mais, par exemple, elles ne procèdent pas à partir de
prémisses premières et indémontrables, et d’ailleurs elles ne se
conforment pas aux règles des modes valides de syllogismes.
Aristote explique en outre qu’elles servent non à établir des
conclusions irréfutables, mais à fournir une conviction en ce qui
concerne les points obscurs ou controversés.
Rien ne doit nous surprendre dans cette autre analyse théorique
d’un mode rhétorique de la démonstration qui figure dans ce traité.
Nous devons nous rappeler que, dès le début, on trouve à maintes
reprises dans l’éloquence judiciaire et délibérative grecque ce que les
orateurs eux-mêmes appellent des démonstrations, qu’elles portent
sur les faits d’un litige, la culpabilité ou l’innocence des parties, ou
les mérites et les inconvénients des politiques débattues. Nous
l’avons vu, Platon s’efforce principalement de nier que la rhétorique,
telle qu’on la pratiquait, permette d’atteindre autre chose que la
simple persuasion, mais la terminologie que Platon et Aristote
utilisent à propos de la plus haute forme de démonstration en
philosophie est la même que celle des orateurs lorsque ceux-ci
prétendent avoir prouvé quelque chose de manière concluante.
Aristote reconnaissait donc dûment l’existence d’une démonstration
rhétorique, même si dans l’exposé qu’il en fait, il est loin de se
contenter de faire une simple description des procédés habituels des
orateurs qu’il critiquerait pour bien des raisons.
Les traités de physique d’Aristote n’illustrent pas pour autant la
démonstration rhétorique telle qu’il la définit. Pourtant, les remarques
méthodologiques éparses que nous trouvons dans la Métaphysique
ainsi que dans les traités de zoologie et ailleurs reconnaissent
clairement que la démonstration peut être plus ou moins rigoureuse,
en fait plus ou moins nécessaire, selon le sujet étudié. Qu’Aristote ait
modifié ou non ses positions sur la démonstration en physique, il
faut convenir que l’on trouve des opinions variées sur les styles de
démonstration possibles, pour différents problèmes, et dans
différents domaines. Sa conduite réelle de l’investigation scientifique
est donc bien plus souple, et bien plus libre, que les exigences des
Seconds Analytiques pourraient le faire croire. Enfin, s’il avait essayé
d’exposer des démonstrations, dans ses ouvrages de physique et de
zoologie, à la manière des Seconds Analytiques, cela n’aurait guère
amélioré l’enquête dans la plupart des cas. Dans la plupart des
questions qui l’intéressaient, exiger des prémisses premières et
indémontrables qui soient vraies, immédiates et nécessaires, n’aurait
apporté que des éclaircissements superficiels, au prix de l’artificiel et
de l’arbitraire.
C’est dans les travaux mathématiques d’Euclide, et non dans les
ouvrages de physique d’Aristote, que la théorie de la démonstration
rigoureuse des Seconds Analytiques fut presque mise en pratique.
Nous l’avons déjà dit, les mathématiques grecques ne se plièrent
jamais au moule du syllogisme – et d’ailleurs la plupart des
raisonnements mathématiques ne pourraient y entrer sans forcer.
Mais ce sont surtout les Éléments d’Euclide qui montrent ce à quoi
peut ressembler effectivement la présentation exhaustive d’un
ensemble systématique de connaissances exposé sous une forme
déductive rigoureuse. Il est difficile de savoir dans quelle mesure
Euclide a pu être directement influencé par Aristote, et jusqu’à quel
point il a suivi et développé les modèles fournis par les
mathématiques précédentes. À l’instar d’Aristote, il adopte une
classification tripartite des propositions indémontrables, mais sa
triade diffère quelque peu. Ses définitions et ses opinions communes
correspondent assez bien aux définitions et aux axiomes
aristotéliciens, et l’une de ses opinions communes est l’axiome
d’égalité cité par Aristote. Toutefois, son troisième type de
proposition indémontrable, le postulat, s’écarte nettement de
l’hypothèse selon Aristote. Dans le livre premier des Éléments, les
trois premiers postulats portent sur la possibilité de faire certaines
constructions géométriques (par exemple tracer une droite entre
deux points quelconques), les deux autres supposent certaines
vérités concernant les constructions géométriques qui sont à la base
de ce que nous appelons la géométrie euclidienne, à savoir que tous
les angles droits sont égaux, et que des droites non parallèles se
rencontrent en un point.
Mais la question de la dette est un problème secondaire. Ce qui
est acquis, et d’une importance primordiale, c’est que les Éléments
constitueront ensuite le modèle de la démonstration systématique
d’un ensemble de connaissances, modèle qui aura de l’influence,
nous le verrons, bien au-delà des mathématiques. Bien entendu,
selon les conceptions modernes, l’axiomatisation d’Euclide est loin
d’être parfaite. Parmi les critiques mineures, on peut mentionner
qu’Euclide inclut certaines définitions redondantes (celle du
rhomboïde, par exemple). Parmi les critiques plus graves, on notera
que plusieurs de ses termes essentiels sont mal définis, mal
expliqués. Je pense par exemple à sa conception de la mesure où,
comme pour la proportion, les Éléments semblent s’inspirer de
traditions diverses et n’ont pas résolu tous les problèmes de
cohérence qu’elles posent. En outre, l’idée même d’apporter une
définition explicite de tous les termes fondamentaux du discours
géométrique semble bizarre pour un esprit moderne, du moins dans
la mesure où cela semble superflu dans le cas des termes premiers.
Leur sens est justement ce qu’explicite la géométrie élaborée sur leur
base – d’une manière plus appropriée que ne pourrait le faire une
définition formelle.
Il est intéressant de le noter, ce que visent d’éventuelles critiques
modernes diffère de certaines objections antiques adressées aux
Éléments. Certains commentateurs anciens n’ont pas reproché à
Euclide d’en avoir trop fait, mais de ne pas en avoir fait assez : il n’a
pas eu tort de vouloir être trop explicite, mais plutôt d’avoir choisi
comme axiomes des propositions qu’il aurait dû présenter comme
des théorèmes à démontrer. Plusieurs auteurs tardifs, dont Ptolémée
et Proclos, regrettaient que le postulat des parallèles n’ait pas été
démontré. Ils tentèrent eux-mêmes parfois des démonstrations, bien
que leurs propositions souffrent toutes de circularité. Avec le
bénéfice du temps, nous voyons qu’il était raisonnable de considérer
cette proposition comme un postulat dans le contexte de la
géométrie qu’Euclide a élaborée sur sa base. On ne sait pas s’il s’agit
là de la contribution propre d’Euclide, mais comme Aristote note
que les tentatives pour démontrer les hypothèses sur les parallèles
s’exposent à l’accusation de circularité, l’adoption de ce postulat en
tant que postulat ne peut guère être antérieure à Euclide de
beaucoup d’années.
Ni Euclide ni personne d’autre dans l’Antiquité n’a sérieusement
envisagé la possibilité de mathématiques non euclidiennes. Euclide
pensait certainement que ses Éléments exposaient un ensemble de
vérités mathématiques qui non seulement était cohérent, mais
correspondait aussi à la réalité des rapports spatiaux dans l’univers.
D’ailleurs, les mathématiciens grecs, pour la plupart, adoptent en
toute confiance une position réaliste sur les rapports entre les
mathématiques et la physique, même si certains d’entre eux
admettent que certains phénomènes physiques sont susceptibles
d’exposés mathématiques différents. Mais cela n’a pas empêché
Euclide de prendre comme postulat une proposition que d’autres, il
le savait peut-être très bien, auraient essayé de démontrer. Toutefois,
si l’adoption du postulat des parallèles fut controversée, personne ne
doutait de la puissance remarquable que manifeste la structure
argumentaire des Éléments dans leur ensemble. En témoignent
d’abord l’économie et la clarté avec laquelle les théorèmes sont
établis, à l’aide de preuves directes ou indirectes, notamment la
reductio et la méthode d’exhaustion. Et ensuite, l’articulation
soigneuse de l’ensemble en un seul système exhaustif.
Après Euclide, la démonstration à la manière des Éléments, ce
qu’on appellerait plus tard la preuve more geometrico, s’imposa
comme un idéal qui fut imité dans des disciplines fort diverses.
Ainsi l’optique d’Euclide lui-même, certaines branches de la théorie
musicale, de l’astronomie théorique, de la statique et de
l’hydrostatique, furent présentées de cette manière : d’abord,
l’exposition des postulats, opinions communes ou axiomes,
définitions requises, puis la démonstration déductive d’un ensemble
de théorèmes. Une grande partie des travaux effectués sur ce modèle
forme certainement une des plus remarquables réussites de la
science grecque. C’est le cas de la statique et de l’hydrostatique
d’Archimède, par exemple. Dans ses travaux sur la statique, ce
dernier étudie les conséquences d’un ensemble de postulats sur les
balances et il entreprend ensuite de démontrer la loi du levier. En
hydrostatique, il démontre, en se fondant sur les bons postulats, le
principe qui porte son nom : des solides plus lourds qu’un liquide
plongés dans ce liquide tomberont au fond, et se trouveront plus
légers d’une quantité égale au poids de la quantité de liquide qui a le
même volume que les solides.
Toutefois, il faut reconnaître que certaines difficultés rencontrées
par des recherches scientifiques sont dues à une fixation sur l’idéal
euclidien. Dans les mathématiques elles-mêmes, le souci d’une
démonstration rigoureuse des résultats a pu agir comme un frein,
sinon sur l’enquête mathématique elle-même, du moins sur ce que
les mathématiciens choisissaient de publier en guise de résultats. À
cet égard, l’exception qui prouve la règle est la Méthode d’Archimède.
De manière très exceptionnelle pour un texte mathématique grec, cet
ouvrage étudie la découverte et la démonstration, et il expose une
méthode qui, nous dit Archimède, est heuristique sans être
démonstrative. La méthode est qualifiée de mécanique et elle
dépend de deux hypothèses corrélées : on peut considérer d’abord
qu’une figure plane est composée des lignes parallèles qu’elle
contient, et ensuite on peut imaginer qu’elle est en équilibre avec une
autre surface ou un ensemble de lignes situées à une certaine
distance (la distance étant imaginée comme le fléau d’une balance où
sont suspendues les figures). On ne sait pas très bien, et l’érudition
moderne est divisée sur ce point, si Archimède refuse de considérer
cette méthode comme démonstrative à cause de l’usage d’une
hypothèse mécanique (qui viole la distinction catégorielle entre la
physique et les mathématiques), ou des indivisibles (qui viole
l’hypothèse du continu géométrique), voire des deux. Mais cela ne
doit pas nous préoccuper ici. Ce qui importe, c’est qu’Archimède
n’accorde aux méthodes informelles qu’un rôle heuristique et qu’il
soutient que les résultats ainsi obtenus doivent ensuite tous être
démontrés rigoureusement par la reductio et la méthode
d’exhaustion.
Les hésitations des mathématiciens grecs en général, et pas
seulement d’Archimède, lorsqu’il s’agissait de présenter des
résultats autrement que sous une forme démonstrative rigoureuse,
ont dû agir comme un frein sur la recherche. La méthode heuristique
d’Archimède resta inexploitée (et même ignorée) par les
mathématiciens grecs postérieurs, et le fait que le traité qui l’exposait
n’était généralement pas connu n’est qu’une raison parmi d’autres.
En effet, certains de ses théorèmes dans De la quadrature de la parabole
dépendent implicitement d’une méthode semblable. Il y avait un
problème plus général, la réticence à s’appuyer sur des méthodes
non rigoureuses.
Ce n’était pas seulement dans les mathématiques et les sciences
exactes que la démonstration de type euclidien était devenue un
idéal. Notre prochain sujet devrait être l’imitation de ces méthodes
dans les sciences de la nature, comme la physiologie, la psychologie
et même la médecine. Le meilleur exemple, de loin, se trouve dans
l’œuvre de Galien, médecin du IIe siècle après J.-C., et il sera
commode de centrer notre étude sur lui.
Dans l’Antiquité, Galien ne devait pas uniquement sa réputation
à ses qualités de médecin, puisqu’on le considérait aussi comme un
grand philosophe, et il fit certainement de fortes contributions
originales à la logique en particulier. Malheureusement, son chef-
d’œuvre dans ce domaine, De la démonstration en quinze livres, n’a
pas été conservé, mais il est clair, d’après ses propres allusions et
celles d’autres auteurs, qu’il s’agissait d’une analyse exhaustive du
sujet. Dans un court traité intitulé Que le meilleur médecin est aussi
philosophe, Galien cite trois types de raisons pour étayer la thèse qui
donne son titre à l’ouvrage. Premièrement, le médecin doit avoir une
certaine excellence morale, et en particulier ne pas être motivé par
l’appât du gain. Deuxièmement, le médecin doit étudier la
philosophie de la nature afin de fonder ses théories médicales sur les
principes physiques corrects, par exemple la théorie des éléments.
Troisièmement, le médecin doit aussi être formé à la méthode
scientifique, surtout la démonstration. Il ne doit pas seulement avoir
une bonne connaissance de la logique élémentaire, et être capable de
distinguer entre les inférences valides et non valides. Galien est plus
exigeant, puisqu’il veut que le médecin soit capable de présenter
dans son œuvre des démonstrations scientifiques sur des points
théoriques.
Il ne s’agit pas seulement d’une prétention abstraite, théorique,
car on voit Galien la mettre souvent en pratique dans ses traités de
biologie. Adoptant une attitude négative et destructrice devant ses
adversaires, il en critique les arguments comme non valides,
incohérents, fondés sur des termes ambigus, etc. Pour cela, et pour
ses propres démonstrations, il s’inspire non seulement de la logique
aristotélicienne mais aussi de la logique stoïcienne. Il utilise en
particulier les formalisations stoïciennes, où les variables exprimées
par des nombres remplacent non pas les termes mais les
propositions. Ainsi, les deux propositions élémentaires stoïciennes
qui seront appelées plus tard modus ponens et modus tollens sont
respectivement représentées de la façon suivante : 1) si p, alors q ; or
p, donc q ; et 2) si p, alors q ; or non-q ; donc non-p.
Dans bien des cas, les thèses qu’il prétend démontrer sont des
conséquences assez ordinaires d’hypothèses qui énoncent des
principes généralement acceptés. Mais il tente aussi la
démonstration de certaines de ses doctrines physiologiques et
psychologiques fondamentales. Dans son Des doctrines de Platon et
d’Hippocrate, par exemple, il entreprend de prouver sa théorie
psychologique tripartite qui s’inspire, en le modifiant, du modèle
platonicien (théorie que soutenait aussi Hippocrate, dit-il). Selon
Galien, il y a trois facultés de l’âme (ou de la force vitale), la faculté
appétitive, la faculté énergétique et la faculté rationnelle. La
première se situe dans le foie, l’origine des veines ; la deuxième dans
le cœur, l’origine des artères ; la troisième dans le cerveau, l’origine
du système nerveux.
Il prétend que ces localisations peuvent être démontrées et il
entreprend lui-même de le faire. Ce qui est intéressant, c’est qu’il
distingue entre la facilité et la certitude des démonstrations
concernant les localisations des deux plus hautes facultés de l’âme,
et la complexité relative des arguments établissant que la faculté
appétitive se situe dans le foie. Pour la faculté rationnelle, il pose un
syllogisme des plus simples : « Là où commencent les nerfs, là se
trouve la partie qui gouverne. Les nerfs commencent dans le
cerveau. Par conséquent, c’est là que se trouve la partie qui
gouverne. » Le moment essentiel du raisonnement est évidemment
celui qui établit l’origine des nerfs dans le cerveau, et il renvoie sur
ce point à ses propres recherches anatomiques antérieures. Si on
ligature les nerfs carotidiens qui vont au cerveau, l’animal perd
immédiatement connaissance. Galien trouve ici le lien dont il a
besoin, et une fois celui-ci établi, il va énoncer toute la démonstration
que nous avons citée. Il utilise une méthode similaire en ce qui
concerne le rôle et la fonction du cœur, mais il reconnaît qu’aucune
procédure directe, utilisant la ligature, n’est possible dans le cas du
foie. Mais il pense pouvoir établir raisonnablement que les veines y
ont leur origine et qu’il en est de même des fonctions appétitive et
nutritive.
Ainsi, Galien s’appuie souvent sur sa connaissance des schémas
de l’argumentation pour élaborer ses démonstrations en physique,
physiologie et psychologie. Beaucoup de ses arguments peuvent être
facilement présentés en termes formels rigoureux : c’est ainsi qu’il en
expose certains. Mais la question capitale qui se pose touche à un
problème déjà évoqué à propos d’Aristote. Les raisonnements
déductifs valides conduisent à des conclusions vraies si, et
seulement si, les prémisses sont elles-mêmes vraies. Si l’adversaire
accepte les prémisses, il doit accepter aussi les conclusions ; ou bien,
si les prémisses sont acceptées provisoirement comme hypothèses de
travail, nous pouvons dire que nous avons des raisonnements
dialectiques qui étayent les conclusions. Toutefois, le problème
fondamental est le suivant : une démonstration rigoureuse exige des
prémisses premières et ultimes qui soient elles-mêmes
indémontrables, et il s’agit de savoir ce qui peut figurer comme tel
dans des domaines tels que la physiologie et la pathologie.
Nous pouvons convenir que les définitions joueront ce rôle, mais
à elles seules, elles ne suffiront guère. Pour les renforcer, Galien
semble penser que des principes physiques et pathologiques très
généraux ont le statut d’axiomes. Il cite en exemple la doctrine selon
laquelle la nature ne fait rien en vain, dont il fait un principe
normatif de l’explication physiologique. Si on le refuse, aucune
explication adéquate ne peut être apportée aux fonctions des parties
du corps. Le principe lui-même ne peut être démontré, mais il
constitue la base de l’enquête sur la nature. De la même manière, en
pathologie, Galien cite fréquemment un principe qu’il attribue à
Hippocrate : les contraires sont des remèdes pour les contraires, et
de fait une telle doctrine sera certainement nécessaire à ses
raisonnements démonstratifs en médecine.
Dans les deux cas, pourtant, ces principes présentent de sérieux
défauts en tant qu’axiomes. L’idée que la nature ne fait rien en vain fut
rejetée par de nombreux philosophes et savants, notamment par les
Atomistes, que ce soit avant ou après Aristote. En outre, formulée
par Galien, cette doctrine est particulièrement contestable,
puisqu’elle n’énonce pas seulement ce qui est vrai en général, mais
ce qui est vrai sans exception. Contrairement à Aristote qui admet
que certaines parties du corps ne remplissent pas directement une
fonction utile, mais sont des résidus ou des dérivés de processus
physiologiques, Galien écrit parfois comme si ces exceptions
n’existaient pas – aussi difficile soit-il de soutenir en pratique cette
doctrine devant des problèmes aussi évidents que la présence de
substances pathogènes dans le corps.
L’ennui encore avec la doctrine des contraires, c’est qu’elle ne dit
pas clairement ce que l’on entend par contraires. Comme l’a souligné
Aristote, le chaud, le froid, l’humide et le sec par exemple, « sont dits
de plusieurs manières », et leur application aux aliments, aux
drogues, aux processus fut en fait très contestée. Une substance
pourrait sembler chaude au toucher, mais ne pas être chaude, selon la
théorie impliquée dans son analyse. Ce que l’on entendait par
« réplétion » et « évacuation » était tout aussi vague. On peut dire
que la plupart des théoriciens de la médecine grecque ont accepté,
sous une forme ou une autre, l’idée d’agir contre les contraires pour
parvenir à la guérison, mais le contenu de la doctrine variait
considérablement d’un théoricien à l’autre.
À l’époque de Galien, ni la science médicale, ni la physiologie
n’avaient la moindre chance de trouver réellement des prémisses
premières qui soient à la fois indémontrables et vraies, d’où tirer des
conclusions irréfutables. On relève chez Galien un souci admirable de
la validité des raisonnements, les siens et ceux de ses adversaires.
Mais Galien caresse une autre ambition qui semble un peu
extravagante, vu l’état de la science à son époque : construire la
médecine et la physique, autant que faire se peut, sur le modèle des
mathématiques et des sciences exactes. Son obsession des
démonstrations formalisées, rigoureuses, logiques est assez
paradoxale. En effet, si nous considérons les moyens qui pourraient
être appropriés pour établir les types de conclusions anatomiques et
physiologiques qui l’intéressent, le meilleur candidat serait souvent
cette procédure empirique que Galien lui-même utilisait avec tant
d’habileté, à savoir la dissection. Ce que nous continuons d’appeler
les démonstrations anatomiques, par exemple mettre au jour les
structures et les fonctions de certains nerfs ou des processus de la
digestion, abonde dans les ouvrages tels que Sur les procédures
anatomiques. Pourtant, Galien juge les procédés issus de l’expérience
inférieurs aux démonstrations strictement logiques qu’il appelle de
ses vœux en physiologie et en pathologie.
Une longue lignée de grands philosophes et de savants, qui va de
Parménide à Galien et au-delà, illustre ce souci constant des Grecs
pour une démonstration rigoureuse. Ce souci reflète en grande
partie un désir de certitude et, dans certains cas, il s’agit clairement
d’une réponse négative devant les faiblesses évidentes du
raisonnement purement persuasif. Platon l’associait aux pratiques
des orateurs dans les tribunaux et les assemblées où, effectivement,
le raisonnement persuasif était couramment utilisé, et même parfois
présenté par les orateurs eux-mêmes comme démonstratif.
Il y avait donc là un idéal pour la philosophie et pour la science.
Pourtant, ce n’était pas la seule manière de concevoir leur but, même
si elle prédominait chez plusieurs grands théoriciens. Nous avons
déjà parlé, à propos de la littérature médicale préaristotélicienne,
d’une autre conception de la bonne méthode d’enquête scientifique,
une conception empirique. Il est temps maintenant d’examiner
brièvement, en guise de conclusion, certains témoignages tardifs
concernant les partisans d’une notion de la science qui ne mettait pas
l’accent sur le type de démonstration rigoureuse à la manière
euclidienne.
Nous devons revenir sur certains points en ce qui concerne
Aristote lui-même. Nous avons vu que les Seconds Analytiques
exposent une théorie très stricte de la démonstration ; mais en
pratique, dans ses traités de physique, Aristote n’avance pour ainsi
dire jamais d’arguments qui se conforment exactement à cette
théorie. Nous avons aussi relevé des textes évoquant la possibilité de
styles de démonstration moins rigoureux à l’occasion de certaines
questions de physique ou autres. Si pour la plus haute forme de
démonstration la nécessité et l’universalité sont des exigences
indubitables, la physique traite, comme Aristote le dit souvent, de ce
qui est vrai toujours ou la plupart du temps. La présence dans les
Seconds Analytiques de propositions énonçant des vérités valides la
plupart du temps montre clairement qu’Aristote voulait exposer une
théorie de la démonstration rigoureuse qui les engloberait aussi, bien
que, ce faisant, il rencontrât des difficultés dans la pratique. Mais
l’analyse d’Aristote attribue un rôle aux conclusions fondées sur des
prémisses qui énoncent des principes généralement acceptés ou bien
fondés, mais non certains, dans la mesure où elles fournissent la base
de son exposé de ce qu’il appelle le raisonnement dialectique. Dans
la pratique, et non seulement dans la théorie, il tente souvent, dans
ses traités de physique, une évaluation critique des croyances
communes ; tantôt il rejette, tantôt il accepte, sous une forme
modifiée, ce que d’autres pensaient aussi.
S’il est donc clair qu’Aristote préfère la démonstration à toute
procédure purement dialectique, celle-ci constitue non pas la base
d’un autre modèle possible pour la science la plus élevée, mais du
moins ce qui viendra renforcer les modèles qui exigent la
démonstration sous ses formes rigoureuses ou non. Mais, après
Aristote, certains ont rejeté avec une grande vigueur l’idée que
l’enquête scientifique, pour être légitime, doive donner des résultats
que l’on puisse considérer comme irréfutables.
Encore une fois, les auteurs médicaux sont nos principales
sources, même si nous avons perdu beaucoup de travaux des
théoriciens de la médecine immédiatement postérieurs à Aristote, et
s’il faut reconstituer leurs opinions à partir d’allusions tardives.
Toutefois, les témoignages fournis par Celse et Galien nous
permettent d’inférer dans ses grandes lignes l’existence d’une
importante controverse méthodologique et épistémologique
concernant le statut de la médecine, ses objectifs et ses méthodes
appropriées, controverse qui fit rage depuis la fin du IVe siècle avant
J.-C. jusqu’à l’époque de Galien. Les auteurs médicaux auxquels on a
donné le nom de « Dogmatiques » ne constituaient pas un groupe
bien homogène. Cette étiquette désignait plutôt tous les théoriciens
qui recherchaient les explications causales des phénomènes cachés
en physiologie ou en pathologie. Mais ce qui est plus important pour
notre propos, ce sont les opinions de deux autres groupes, mieux
définis, que l’on oppose régulièrement aux Dogmatiques. Il s’agit
des Empiriques (dont le premier fut Philinos de Cos, vers le milieu
du IIIe siècle avant J.-C.) et des Méthodistes (qui trouvent leur origine
dans les travaux de Thessalos et de Thémison vers le Ier siècle avant
J.-C. et le Ier siècle après J.-C.). Ces théoriciens rejetaient l’ambition de
donner une explication causale de processus physiologiques comme
la respiration et la digestion, et ils critiquaient la méthode de la
dissection, la jugeant hors de propos pour l’étude de l’individu
vivant et bien portant.
Pour les Empiriques et les Méthodistes, le but véritable de la
médecine était uniquement pragmatique. Selon les Empiriques, nous
dit Celse, ce n’est pas la peine d’enquêter sur la manière dont nous
respirons, mais seulement sur ce qui soulage une respiration difficile.
Il n’est pas nécessaire de découvrir ce qui meut les vaisseaux
sanguins, mais seulement ce que signifient les différents types de
mouvements. Il est superflu de chercher à connaître les causes
obscures et les actions naturelles, car la nature échappe à toute
compréhension. En général, les Méthodistes acceptaient cette
opinion, même s’ils invoquaient des raisons différentes. Non qu’ils
jugeaient impossible d’appréhender la nature, mais ils déclaraient
inutile de le faire, en disant que c’est une question sur laquelle il faut
suspendre le jugement.
Les traditions de la médecine rationaliste et dogmatique furent
donc sérieusement battues en brèche et le raisonnement lui-même
considéré avec suspicion. Lorsqu’on théorise, disaient les
Empiriques, il est toujours possible d’argumenter en faveur des
aspects opposés d’une question ; mais il n’est pas dit que la victoire
dans la dispute revienne à celui qui saisit le mieux son sujet.
Empiriques et Méthodistes tenaient que la médecine ne vise pas à la
connaissance théorique, mais cherche à guérir.
L’important n’était pas un savoir livresque, mais l’expérience
pratique. La méthode des Empiriques consistait à essayer de
déterminer comment traiter un cas particulier à partir des
similitudes avec des cas antérieurs. Ils procédaient en se fondant sur
des analogies ou, selon leurs propres mots, ils utilisaient le « passage
au semblable ». Leurs adversaires ne leur ménageaient pas leurs
critiques car, disaient-ils, ils se trouveraient pris au dépourvu en face
d’une maladie d’un type entièrement nouveau. À cela les
Empiriques auraient très bien pu répliquer qu’il ne servait à rien
alors d’essayer de déduire un remède à partir d’un principe
prétendument universel, puisque ce serait présumer résolue la
question de savoir si on pouvait effectivement considérer la nouvelle
maladie comme un exemple de ce principe universel ou bien la
ramener à une loi générale déjà connue.
Quant aux Méthodistes, ils partageaient les objectifs
pragmatiques des Empiriques, mais ils étaient plus extrémistes
qu’eux. En effet, ils rejetaient non seulement la recherche des causes
cachées, mais aussi l’hypothèse fondamentale d’une bonne part de la
médecine grecque, à savoir la possibilité d’identifier et de classer les
types de maladies, car ils rejetaient la notion essentielle d’entités
nosologiques. Ce dont souffre le patient, et ce que le médecin doit
essayer de soigner, c’est ce qu’ils appellent des « conditions
communes », koinotêtes, le « relâché », le « resserré », et le « mixte ». Il
ne s’agissait pas de maladies particulières mais, comme leur nom
l’indique, d’états généraux. Lorsqu’il examine la condition du
patient, le médecin doit prendre en compte son état général et c’est
seulement sur cette base qu’il peut envisager sa thérapeutique. Si les
écrits méthodistes que nous avons conservés, comme les travaux
gynécologiques de Soranos au IIe siècle après J.-C., utilisent encore
les termes traditionnels des maladies, il ne faut pas se laisser abuser
et croire que les Méthodistes acceptaient ce vocabulaire. Celui-ci était
plutôt destiné au public profane qui aurait quelque idée de ce que
les mots désignaient, même s’il fallait le rééduquer pour qu’il
accepte l’approche pathologique très différente adoptée par les
Méthodistes eux-mêmes.
Ce qui caractérise à la fois les pratiques et les théories de la
science grecque depuis ses débuts jusqu’au IIe siècle après J.-C., voire
plus tard, c’est une tension entre deux conceptions très différentes.
La première exige une science exacte, qui donne des résultats
certains, apporte des démonstrations procédant à partir de prémisses
évidentes par elles-mêmes grâce à des déductions valides afin
d’arriver à des conclusions irréfutables ; la seconde accorde un rôle
au probable, à la conjecture, à l’expérience. Cette tension se
manifeste dans plusieurs des sciences que nous n’avons pas encore
eu l’occasion de mentionner. La musique nous en fournit un bon
exemple. Dans la théorie musicale, il y avait ceux qui s’attachaient à
l’expérience des exécutants : ils visaient à décrire les phénomènes
perçus de l’exécution musicale, où la grande variété des modes de la
musique grecque offrait en fait de nombreuses possibilités d’analyse.
À l’autre bout du spectre, d’autres faisaient de la théorie musicale
une branche des mathématiques, qu’ils aient été ou non
particulièrement d’accord avec ce que dit Platon dans La République :
l’étude ne doit s’occuper que des nombres qui sont essentiellement
consonants. Selon certains, la raison n’était pas seulement le meilleur
guide pour les lois sous-jacentes de l’harmonie, elle était le seul
critère. Ainsi, lorsqu’il devint évident que le rapport numérique
correspondant à l’intervalle d’une octave plus une quarte, à savoir 8 :
3, n’est ni multiple (comme 2 : 1 ou 3 : 1) ni superpartiel ou épimore
(comme 3 : 2 ou 4 : 3), certains théoriciens en conclurent qu’un
intervalle de cette sorte, qu’il sonne ou non comme un accord, ne
pouvait pas en être un, puisqu’il ne répondait pas aux conditions
mathématiques requises. Théophraste répliquait que l’objet de la
théorie musicale n’est pas le nombre, mais les sons, même si les
rapports entre sons consonants s’expriment numériquement, en tant
que rapports entre nombres entiers.
En astronomie aussi, on rencontrait des études grossièrement
descriptives, en même temps que la tentative de fournir des modèles
géométriques destinés à rendre compte du mouvement
apparemment irrégulier du Soleil, de la Lune et des planètes. Dans
certains cas, nous avons conservé des traités qui se limitent à une
analyse purement géométrique, par exemple l’intersection de
sphères en mouvement. C’est le cas de La Sphère en mouvement
d’Autolycos de Pitanè et des Sphériques de Théodosios. Aucun ne
pousse l’étude jusqu’au terme où il pourrait l’appliquer directement
aux phénomènes observables. On ne fait entrer en jeu aucune
donnée empirique, et la discussion reste toujours géométrique. De la
même façon, l’ouvrage d’Aristarque de Samos, Des grandeurs et des
distances du Soleil et de la Lune, est en grande partie une étude
hypothétique sur la manière de déterminer les proportions de ces
dimensions et de ces distances à partir de certaines hypothèses.
Dans de nombreux cas cependant, la théorie astronomique
grecque n’est pas uniquement géométrique, même si elle utilise la
géométrie dans l’élaboration de modèles pour expliquer les
mouvements du Soleil, de la Lune et des planètes. Les positions de
Ptolémée sont particulièrement révélatrices et ce sera notre dernier
exemple concret d’une tension récurrente de la science grecque, entre
le désir de certitude et d’exactitude, et de la nécessité de
s’accommoder de l’imprécision dans l’application détaillée de la
théorie aux données de l’expérience.
Dans les premiers chapitres de la Composition mathématique,
Ptolémée oppose les mathématiques (il inclut sous cette rubrique
l’étude astronomique qu’il va entreprendre) à la théologie et à la
physique. Ces deux sciences sont conjecturales ; on ne peut pas
apprendre grand-chose sur les dieux, et la physique traite de
phénomènes instables. En revanche, les mathématiques – dit
Ptolémée – donnent des résultats certains, puisqu’elles sont fondées
sur un raisonnement géométrique irréfutable. De la même façon,
dans son traité d’astrologie, le Tetrabiblos, il oppose les prédictions
relatives aux événements sur la Terre aux prédictions des
mouvements des corps célestes eux-mêmes, parce que les premières
sont moins certaines que les secondes.
Ces remarques sous-entendent que l’astronomie mathématique
elle-même peut arriver à des conclusions exactes. Dans la pratique,
pourtant, lorsque Ptolémée applique ses modèles aux mouvements
particuliers de chacune des planètes, du Soleil, de la Lune, les
approximations d’un type ou d’un autre sont nombreuses. Certes, le
raisonnement géométrique lui-même est correct. Sur le plan de la
géométrie, rien ne peut empêcher de considérer qu’il s’agit de
démonstrations à la manière d’Euclide. Toutefois, dès que l’on fait
intervenir les données empiriques – ce qui est nécessaire si l’on
cherche à obtenir des modèles quantitatifs déterminés pour chacun
des corps célestes, par opposition à des modèles qualitatifs
indéterminés –, l’approximation s’installe. Cela est dû à la fois à
l’inexactitude reconnue de certaines observations (où ce sont les
instruments, les observateurs ou les difficultés de l’observation qui
sont en cause) et aux caractéristiques des calculs de Ptolémée, qui
effectue fréquemment des ajustements dans ses opérations, lorsqu’il
convertit les cordes en arcs ou vice versa, par exemple. Au bout du
compte, il obtient en fait une série de modèles bien déterminés, avec
des paramètres définis qui permettent de prédire les mouvements de
chaque planète, de la Lune et du Soleil. Pourtant, les éléments
d’approximations sont manifestes partout.
La notion de démonstration se trouve donc au cœur d’un débat
méthodologique et épistémologique qui traverse la science et la
philosophie grecques depuis leurs origines, débat qui s’articule
souvent autour de l’opposition entre la raison et la perception ou
plus généralement l’expérience. Certains savants grecs se
prononcèrent résolument pour l’un des deux grands critères à
l’exclusion de l’autre. La science qu’ils pratiquaient tendait soit vers
la logique et les mathématiques pures, soit vers un pragmatisme
dégagé de toute théorie générale. Les uns exigeaient des
démonstrations rigoureuses de type géométrique, tandis que
d’autres désiraient un assouplissement de cette exigence, permettant
à la science proprement dite d’inclure la conjecture – ou même de
n’être que conjecture. Certains cherchaient un compromis entre ces
deux positions extrêmes ; ils accordaient un rôle à la raison comme à
l’expérience, bien que sous diverses combinaisons. Le dilemme
fondamental qui surgit dans beaucoup de grandes œuvres de la
science antique, et qui est évidemment loin d’en être l’apanage, c’est
que plus la science est épurée, plus elle se rapproche d’une forme
mathématique pure ; mais alors, plus elle s’éloigne des données
mêmes qu’elle se propose d’expliquer. Il y avait donc une tension
entre la volonté de rendre la science exacte et démonstrative, et la
nécessité de la rendre applicable. Si certains sacrifiaient
l’applicabilité à l’exactitude (Archimède) et d’autres (certains auteurs
médicaux) abandonnaient la démonstrativité pour l’amour de la
pratique, les travaux de Galien en anatomie et en physiologie, et
ceux de Ptolémée en astronomie théorique, illustrent les tensions
constantes qui naissent d’un accord difficile entre le désir de
certitude et une prise de conscience des éléments d’approximation
dans un grand nombre des résultats obtenus.
Geoffrey E.R. LLOYD
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

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Astronomie

Le premier usage de l’astronomie chez les Grecs apparaît dans les


poèmes d’Homère et d’Hésiode (VIIIe siècle avant J.-C.). À cette
époque, comme beaucoup d’autres sociétés agraires, les Grecs
avaient identifié et nommé certaines étoiles et certaines
constellations importantes (Arcturus, les Pléiades, etc.). Les Travaux et
les Jours d’Hésiode en particulier nous permettent de voir que les
levers et couchers héliaques de ces étoiles (leurs premières
apparitions et disparitions juste avant l’aube) servaient à marquer
des étapes importantes dans l’année agricole, comme la date du
début des labours ou celle des moissons. En l’absence d’un
calendrier institutionnel, semblable « calendrier astronomique » était
fort nécessaire, et cette astronomie grecque traditionnelle était à
l’occasion codifiée sous forme d’une sorte d’almanach (qui, comme
les almanachs modernes, contenait aussi des prévisions
météorologiques). Même après le développement de l’astronomie,
ces parapegmata ont continué à jouir d’une grande popularité, et les
astronomes grecs les plus éminents en ont conservé des échantillons.
Les anciens Grecs avaient aussi reconnu l’existence de planètes,
même s’ils n’avaient pas encore pris conscience que « l’étoile du
matin » et « l’étoile du soir » ne sont qu’une seule et même planète,
Vénus.
Bien qu’un grand nombre de lieux communs de l’astronomie (les
causes des éclipses par exemple) aient été discutés par les
philosophes des VIIe et VIe siècles avant notre ère (on suppose que
Thalès fut le premier d’entre eux), leurs spéculations relèvent
davantage de la cosmologie que de l’astronomie. Mais, au cours du
~Ve siècle, quelques vérités astronomiques avaient été formulées,
quoiqu’elles ne fussent pas encore admises universellement, même
par les gens cultivés. Ainsi, au début du Ve siècle, Parménide d’Élée,
dans son grand poème philosophique, établit que la Terre est une
sphère, et que la Lune reçoit sa lumière du Soleil. À la génération
suivante, Empédocle inféra de façon juste que la cause d’une éclipse
de Soleil est le passage de la Lune devant le Soleil. Mais ce qui joua
un rôle tout aussi important dans le développement de l’astronomie
grecque durant, et peut-être même avant le Ve siècle, c’est la
transmission du savoir provenant de Mésopotamie, où l’astronomie
d’observation, pratiquée de façon systématique depuis le VIIIe siècle,
avait fait l’objet d’un archivage et où il existait déjà des systèmes
astronomiques développés. Cela est manifeste dans l’œuvre de
Méton, le premier des Grecs à mériter véritablement le nom
d’« astronome ».
Ce qui permet de dater l’époque de Méton, c’est son observation
du solstice d’été à Athènes en 432 avant J.-C. Bien qu’elle ne soit pas
des plus précises (l’erreur est d’un jour), elle marque le début d’une
nouvelle étape dans l’histoire de l’astronomie grecque, car Méton la
réalisa en se servant d’un instrument – simple, mais imposant, et
efficace – qu’il avait construit à cette fin. Méton est célèbre aussi pour
avoir introduit le cycle lunaro-solaire de dix-neuf années, qui
réconciliait l’année solaire et le mois lunaire vrai grâce à
l’intercalation, selon un modèle fixe, d’un treizième mois dans sept
des dix-neuf années. C’est là un exemple évident de l’influence de la
Mésopotamie, car un cycle similaire avait été en usage à Babylone
pendant un certain temps. Quoi qu’il en soit, Méton ne sortait pas
encore du cadre de l’astronomie grecque traditionnelle, puisque ses
observations aussi bien que son cycle avaient pour objectif la
composition d’un almanach parapegma. Ce n’est qu’à la génération
suivante qu’apparaît la contribution la plus originale, et la plus
sérieuse, des Grecs à l’astronomie, quand ils eurent l’idée de recourir
à un modèle géométrique pour expliquer les mouvements apparents
des corps célestes. S’inspirant peut-être du succès de la géométrie
qui révélait des « vérités » à l’aide de méthodes déductives, certains
Grecs du début du IVe siècle cherchèrent à en faire l’application aux
corps célestes, et en particulier au comportement, souvent
mystérieux, des planètes. Des sources postérieures attribuent à
Platon l’exigence d’une explication des mouvements apparents des
planètes à l’aide de mouvements uniformes et réglés. Bien qu’on ne
lise rien de tel dans ses écrits, cela s’accorde avec certaines vues qu’il
exprime bel et bien. Mais, en cela, il ne fait probablement que suivre
la voie ouverte par d’autres, son contemporain Eudoxe
principalement, un mathématicien de premier plan, qui, outre ses
contributions décisives en géométrie, imagina également le premier
modèle géométrique visant à expliquer les mouvements des corps
célestes.
À l’époque d’Eudoxe, l’image de l’univers (celle de la plupart des
Grecs cultivés) était la suivante : ayant en son centre la Terre,
sphérique et immobile, il est bordé à l’extérieur par une sphère sur
laquelle sont placées les étoiles fixes, et qui met une journée à faire le
tour de la Terre ; entre les deux, il y a le Soleil, la Lune et les planètes,
qui tournent également autour de la Terre selon des mouvements et
dans des directions différentes. Le mystère des planètes fut
particulièrement difficile à élucider. À la fin du Ve siècle, le
philosophe Démocrite n’était toujours pas certain de leur nombre, et
leurs mouvements restaient problématiques, puisqu’elles
changeaient parfois de direction (leur mouvement devenant
« rétrograde »). Eudoxe proposa du phénomène une interprétation
brillante, qui combinait ingéniosité et simplicité. Il suggéra que
chaque corps céleste était porté par une ou plusieurs sphères
tournant d’un mouvement uniforme autour de la Terre, laquelle
constituait leur centre commun (d’où l’expression de système
« homocentrique » pour le désigner), mais ayant des pôles
différents ; ces sphères étaient toutes reliées entre elles de façon que
le mouvement de la sphère la plus extérieure se communique à la
plus intérieure. Ainsi la sphère la plus externe des étoiles fixes
effectue en un jour sa rotation autour de la Terre sur l’axe des pôles
de l’équateur, emportant avec elle les sphères du Soleil, de la Lune,
etc. Le Soleil, par exemple, est fixé sur une sphère dont les pôles sont
ceux de l’écliptique céleste, et qui effectue sa rotation sur elle-même
en une année, dans le sens opposé à celui de la rotation diurne. La
Lune exigeait des sphères supplémentaires pour qu’on pût rendre
compte de sa déviation en latitude par rapport à l’écliptique. Pour
les planètes, le gros problème était de rendre compte de leurs
rétrogradations. Eudoxe découvrit que, si l’on examine le
mouvement d’un point situé sur l’équateur d’une sphère animée
d’une vitesse de rotation uniforme, cette sphère étant à son tour fixée
sur une autre sphère ayant des pôles différents et tournant à la même
vitesse, mais dans la direction opposée, le mouvement combiné du
point devait avoir la forme d’un huit (appelé par les Grecs
« hippopède », ou entraves pour chevaux, parce que ces dernières
offraient une telle forme), dont la longueur et la largeur sont
déterminées uniquement par la distance séparant les pôles des deux
sphères. En conséquence, il supposait que chacune des planètes
présentait la superposition d’une telle combinaison de deux sphères
(figurée désormais par l’hippopède) sur l’équateur de la sphère qui
l’emporte autour de l’écliptique. Cela devait en principe produire la
variation en vitesse, et même la rétrogradation qui s’observent dans
les planètes, aussi bien qu’une déviation en latitude. La période de
rotation sur l’« hippopède » était nécessairement la « période
synodique » de la planète (le temps mis par celle-ci pour retrouver la
même position par rapport au Soleil), tandis que sa période de
rotation sur la sphère qui l’emporte était la « période sidérale » (le
temps mis par elle pour revenir à la même étoile fixe).
En tant que construction théorique, le système d’Eudoxe était
extraordinaire ; mais dès qu’on le confrontait à des phénomènes
astronomiques facilement observables, ses insuffisances
apparaissaient clairement. D’abord, aucun système homocentrique
ne pouvait rendre compte de la variation de l’éclat de Mars et
d’autres planètes, phénomène dont l’explication la plus évidente est
une variation de leurs distances par rapport à la Terre. Autre défaut,
le système n’était capable de produire la rétrogradation de Mars qu’à
la condition d’admettre une période synodique gravement erronée.
Quoique ce système ait été adopté par Aristote sous une forme
modifiée (c’est la raison pour laquelle nous le connaissons en détail),
il fut bien vite dépassé par d’autres modèles géométriques.
Néanmoins, il offre le grand intérêt d’être la première tentative faite
par un Grec d’appliquer les mathématiques à l’astronomie, et à
partir du principe que tout modèle explicatif doit faire appel au
mouvement circulaire uniforme. Il est également important dans la
mesure où il nous renseigne sur l’état des connaissances qu’avaient
les Grecs en astronomie au début du IVe siècle : par exemple, les
planètes énumérées par Eudoxe, au nombre de cinq, portent les
noms, devenus canoniques – ce sont évidemment les seules planètes
connues de l’Antiquité –, de Saturne, Jupiter, Mars, Vénus et
Mercure.
Puisque ces dernières étaient toutes connues depuis longtemps
en Mésopotamie, la question se pose de l’influence babylonienne.
Elle se vérifie de façon encore plus aiguë à propos d’un autre
ouvrage astronomique d’Eudoxe, une description du ciel tel qu’on
peut le voir de Grèce, où il regroupait toutes les étoiles fixes sous
forme de constellations : ce sont celles que l’on connaît toujours
aujourd’hui. Cette œuvre combine la nomenclature et la mythologie
grecques traditionnelles avec des éléments babyloniens (cela est
surtout évident pour les douze constellations du zodiaque). Il est
impossible d’isoler la contribution personnelle d’Eudoxe des
éléments qui lui sont antérieurs, mais la substance a pris une forme
définitive après qu’Aratos l’eut coulée dans un moule poétique au
début du IIIe siècle avant J.-C. : son poème, Les Phénomènes, fut très
populaire tant dans la version grecque que dans les diverses
versions en latin qui suivirent, et constitua naturellement la source
principale de la connaissance du ciel parmi la plupart des profanes
cultivés.
Les ouvrages d’astronomie de la fin du IVe et du IIIe siècle qui
nous sont parvenus – ce sont principalement des traités de
« sphérique » élémentaire – ne rendent pas justice à l’intérêt
considérable pour l’astronomie, théorique et pratique, qui caractérisa
la période suivant la rapide extension de la culture grecque sur de
nouveaux territoires, après les conquêtes d’Alexandre. Quoi qu’il en
soit, les deux aspects semblent bien avoir été séparés, l’astronomie
d’observation étant tournée vers les secteurs traditionnels des
parapegmata (y compris la détermination des dates des équinoxes et
des solstices, ou les observations des positions des étoiles fixes par
rapport à l’horizon) tandis que l’astronomie théorique s’occupait
uniquement de construire des modèles géométriques pour expliquer
les mouvements des corps célestes. C’est durant cette période qu’on
proposa les deux modèles qui finirent par dominer l’astronomie
classique : les hypothèses de l’excentrique et des épicycles. Dans le
modèle excentrique, la planète (ou tout autre corps) est supposée
tourner d’un mouvement uniforme en parcourant la circonférence
d’un cercle excentré par rapport à la Terre. Dans le modèle
épicyclique, le corps céleste tourne de façon uniforme autour du
centre d’un petit cercle (« épicycle ») qui à son tour est emporté d’un
mouvement uniforme autour d’un cercle plus vaste (le cercle
« déférent ») dont le centre est la Terre. Il est évident que chacun de
ces deux modèles fera varier la distance du corps par rapport à la
Terre, et il est facile de montrer que chacun produira aussi, dans des
conditions adéquates (parmi lesquelles la rotation du centre de
l’excentrique autour de la Terre), une rétrogradation de la planète.
Les géomètres grecs, fort ingénieux, ne tardèrent sans doute pas à
découvrir que, dans de telles conditions, les modèles excentrique et
épicyclique sont tout à fait équivalents, au sens mathématique ; et il
ne fait aucun doute que c’est dans le contexte de cette espèce de
transformation mathématique qu’Aristarque de Samos (vers 280
avant J.-C.) en vint à formuler sa célèbre « hypothèse
héliocentrique », selon laquelle le Soleil est le centre de l’univers,
tandis que la Terre, comme toutes les autres planètes, tourne autour
de lui, tout en effectuant chaque jour une rotation sur elle-même
autour de son axe propre (cette dernière rotation avait déjà été
envisagée par Héraclide Pontique au cours du IVe siècle). Quoique
cette hypothèse pût s’admettre d’un point de vue purement
mathématique, elle s’opposait à la physique ancienne, et impliquait
aussi nécessairement un éloignement inimaginable des étoiles fixes
par rapport à la Terre (puisque leurs positions relatives restaient
inchangées tout au long de sa révolution annuelle). Tout cela
explique que l’hypothèse héliocentrique ne fut jamais soutenue
sérieusement par des astronomes antiques.
Malgré leur polyvalence, les modèles des épicycles et de
l’excentrique ne furent pas encore utilisés en astronomie comme
outils d’explication et de démonstration. C’est ce que montre
l’élégante utilisation qu’en fit le mathématicien Apollonius de Perge,
qui cherchait à expliquer comment on pourrait, en théorie, dériver
les « points stationnaires » d’une planète (les points de son orbite où
elle commence et achève sa rétrogradation). Ni Apollonius ni
personne d’autre à cette époque ne semble s’être préoccupé
d’effectuer réellement ce calcul pour une planète précise et à un
moment précis. Cela aurait réclamé bien plus d’informations sur ses
mouvements et positions, et d’autres méthodes de calcul que celles
dont pouvait disposer un Grec de cette époque. Le grand
changement de ce point de vue et l’évolution de l’astronomie
grecque – d’une science explicative vers une science prédictive – se
produisirent avec Hipparque, qui travailla à Nicée et à Rhodes de
150 environ à 125 avant J.-C.
Bien que les nombreuses monographies d’Hipparque soient
toutes perdues sauf une, on peut tirer suffisamment d’informations
de l’Almageste de Ptolémée et d’autres traités qui font référence à son
œuvre, pour reconstruire dans leurs grandes lignes ses innovations
révolutionnaires dans le domaine de l’astronomie grecque, et pour se
convaincre que, en dépit de son extraordinaire contribution
personnelle pour ce qui regarde les observations et la théorie, sa
dette est grande à l’égard de l’astronomie babylonienne. À l’époque
d’Hipparque, les astronomes de Mésopotamie possédaient dans
leurs archives une compilation d’observations systématiques
remontant à six cents ans ; mais ils avaient en outre développé des
tables mathématiques élaborées et fort ingénieuses pour calculer et
prédire les positions de la Lune et des autres corps célestes, ainsi que
les phénomènes qui en dépendent. Quelques éléments relatifs au
matériel d’observation et de calcul, inscrits sur des tablettes d’argile,
ont été retrouvés au siècle dernier sur le site de Babylone. Les tables
mathématiques, qui ne reposent absolument pas sur un modèle
géométrique, se fondent en revanche sur des relations périodiques
très précises (du type : « 720 rétrogradations de Vénus couvrent
1 151 années »), combinées avec des fonctions arithmétiques simples
(par exemple, on supposera qu’un corps se déplace entre un
minimum et un maximum de vitesse selon des paliers
d’augmentations différentielles égales). Ce qui simplifiait
grandement les calculs, c’était le recours au système sexagésimal
(comparable à notre système décimal, mais à base 60), qui s’était
développé en Mésopotamie plusieurs siècles auparavant. Certes, on
rencontre çà et là des éléments d’astronomie babylonienne dans le
monde grec avant Hipparque ; mais il est le premier à révéler une
très grande familiarité avec celle-ci sur le double plan de
l’observation et du calcul. Nous ignorons d’où lui venaient ces
connaissances, mais leur étendue et leur profondeur sont telles que
nous devons faire l’hypothèse de contacts personnels avec les
scribes-astronomes de Babylone : sa source lui a procuré, par
exemple, une liste complète des éclipses observées à Babylone qui
remontait jusqu’au VIIIe siècle avant J.-C.
S’il est possible de retrouver la trace des observations et des
méthodes babyloniennes dans l’œuvre d’Hipparque, ce dernier ne
s’est pas contenté de recopier ce qu’il avait trouvé. Par exemple, si
tous les mouvements moyens de la Lune dont il s’est servi sont
identiques à ceux qu’on peut dériver des éphémérides lunaires
babyloniens, nous savons qu’Hipparque a recouru à des
observations d’éclipses, aussi bien grecques que babyloniennes, pour
les confirmer. En outre, empruntant aux Babyloniens l’idée de
calculer les positions astrales à l’aide de tables, il l’a combinée avec
l’idée, grecque, de représenter les phénomènes au moyen de
modèles géométriques. Cela impliquait de déterminer la taille de
l’épicycle de la Lune, par exemple, pour, à partir de ce résultat et
d’une position quelconque de la Lune, mettre ensuite au point des
tables de calcul permettant de déterminer la position de la Lune à un
moment donné. À cette fin, il développa pour découvrir
l’excentricité de la Lune une méthode qui utilisait trois éclipses –
observées par les Babyloniens – (on peut la formuler sous la forme
d’un problème mathématique abstrait : étant donné trois points de la
circonférence d’un cercle, ainsi que les angles qu’ils font au centre du
cercle et à quelque autre point à l’intérieur du cercle, déterminer la
distance du centre et de cet autre point). Nul, Grec ou Babylonien,
n’avait encore rien fait de pareil. Pour s’aider dans ses calculs, il
emprunta aux Babyloniens le système sexagésimal pour les fractions,
mais il lui fallut inventer de lui-même la trigonométrie (il calcula la
première fonction trigonométrique de l’histoire : une « table de
cordes » qui s’apparente à notre fonction sinus).
Pionnier de la réforme qui devait transformer l’astronomie
grecque en une science mathématique prédictive, Hipparque réalisa
d’énormes progrès, sans toutefois porter à son achèvement tout ce
qui, de son point de vue, avait besoin d’être perfectionné. Il produisit
des théories opératoires, fondées sur les modèles de l’excentrique et
des épicycles, pour le Soleil comme pour la Lune : il recourait aux
relations périodiques des Babyloniens ainsi qu’à leurs observations
effectuées, mais aussi aux siennes propres ; c’est ainsi que, pour la
première fois chez les Grecs, il parvint à calculer les phénomènes des
éclipses. Dans le cas des éclipses de Soleil, il se trouva confronté au
problème de la parallaxe de la Lune, ce qui l’obligea à déterminer la
distance de la Lune à la Terre. Quoique ses prédécesseurs se fussent
lancés dans cette recherche (l’unique traité d’Aristarque qui nous
soit parvenu concerne la taille et la distance du Soleil et de la Lune à
la Terre), leurs travaux étaient en grande partie conjecturaux, ou
reposaient sur des méthodes qui ne pouvaient pas conduire à des
résultats assurés. Hipparque, le premier, parvint à calculer une
distance Lune-Terre fort satisfaisante, d’environ soixante rayons
terrestres (son estimation de la distance entre le Soleil et la Terre, en
revanche, mais il en fut toujours ainsi avant l’invention du télescope,
était bien en dessous de sa valeur réelle). Il entreprit aussi de vastes
recherches sur les étoiles fixes : non content de critiquer les
descriptions qu’en avaient faites Eudoxe et Aratos (l’ironie du sort
veut que l’ouvrage où il se livrait à ces critiques, le seul d’Hipparque
à avoir survécu, nous soit parvenu uniquement parce qu’il était
annexé au poème si populaire d’Aratos !), il détermina les positions
d’un grand nombre d’étoiles sous forme de coordonnées
numériques, dans le dessein de reporter toutes les constellations sur
un globe stellaire. Ses recherches l’amenèrent à découvrir le
phénomène de la « précession des équinoxes », autrement dit le fait
que les étoiles fixes ne sont pas en réalité fixes par rapport à
l’équateur céleste, mais paraissent exécuter un mouvement
longitudinal le long de l’écliptique, tellement lent qu’on ne pourrait
le détecter que par la comparaison d’observations espacées de
plusieurs centaines d’années. Hipparque confirma ce phénomène
(que, depuis les temps modernes, on explique par la très lente
rotation de l’axe de la Terre) à partir d’un nombre considérable
d’observations de différents types, mais il ne parvint pas à en fixer
avec précision la valeur. En matière de théorie des planètes
également, son œuvre est restée inachevée. Les modèles planétaires
de ses prédécesseurs grecs étaient tous fondés sur une « anomalie »
simple, en d’autres termes sur un facteur cause d’un mouvement
non uniforme dont la période était le retour de la planète au Soleil :
c’est ce qu’on connaît sous le nom d’anomalie synodique. Il est très
probable qu’Hipparque, grâce à son étude des éphémérides
planétaires babyloniens, a su que ceux qui les avaient compilés
avaient reconnu deux sortes d’anomalies, l’anomalie synodique et
l’anomalie sidérale (celle dont la période était le retour de la planète
au même point de l’écliptique). Il réussit à démontrer que les
théories de ses prédécesseurs grecs étaient impuissantes à rendre
compte des phénomènes résultant des deux anomalies, mais sans
produire lui-même de théorie alternative pour les planètes.
Néanmoins, il présenta des relations périodiques pour les
mouvements moyens des cinq planètes (dont nous savons
aujourd’hui qu’elles provenaient de sources babyloniennes), et
compila une liste de toutes les observations planétaires qu’il put tirer
des sources babyloniennes et grecques, ramenée à un calendrier à
l’usage de la postérité.
Il fallut attendre près de trois cents ans pour voir apparaître un
successeur capable d’apprécier à sa juste valeur les acquis
d’Hipparque et de les développer, même si certains aspects de son
œuvre firent l’objet d’une adoption enthousiaste. En particulier,
l’expansion considérable dans le monde gréco-romain de l’astrologie
liée à l’horoscope (qui dépend du calcul des positions des corps
célestes lors de la naissance ou d’un événement crucial de la vie) au
cours du siècle qui suivit la mort d’Hipparque, est intimement liée
au changement de direction qu’il avait imposé à l’astronomie
grecque. C’était surtout pour cela qu’avaient été établies les tables
planétaires, fondées sur les modèles des épicycles et de l’excentrique,
et prenant bien évidemment en compte la double anomalie
démontrée par Hipparque, mais d’une manière qui n’était ni
cohérente du point de vue mathématique, ni défendable du point de
vue logique (même si elles produisaient des résultats acceptables
pour les astrologues). Nous connaissons ces curieux hybrides
principalement à travers l’astronomie de l’Inde des siddhàntas (qui
est un dérivé de l’astronomie grecque de la période postérieure à
Hipparque), puisque les œuvres grecques originales ont été perdues
(à l’exception de quelques rares fragments), après que l’Almageste de
Ptolémée les eut rendues caduques. En fait, la période qui va
d’Hipparque à Ptolémée est l’une des plus obscures de l’histoire de
l’astronomie grecque.
Ptolémée, dont le grand ouvrage astronomique connu sous le
nom d’Almageste fut achevé vers 150 après J.-C., entreprit de
réformer ce que, à l’évidence, il tenait pour le triste état de la science
astronomique de son temps. Alors qu’il avait pour l’œuvre
d’Hipparque le plus grand respect et reconnaissait la valeur des
observations babyloniennes, il n’approuvait nullement les
techniques babyloniennes de calcul qu’Hipparque avait continué à
employer parallèlement aux méthodes géométriques grecques, et qui
continuaient à être en usage chez les astronomes et astrologues de
son temps. Il élimina impitoyablement ces méthodes arithmétiques
de son traité qui visait à présenter la totalité de l’astronomie
mathématique (au sens où les Grecs l’entendaient) d’une manière
logique et compréhensible, à partir des principes premiers.
L’Almageste est un chef-d’œuvre d’exposition claire et ordonnée ;
c’est ce qui lui assura l’autorité qu’il eut tôt fait d’exercer dans le
domaine de l’astronomie scientifique. Nous nous contenterons de
résumer ici les points principaux sur lesquels cette œuvre corrige ou
complète l’œuvre d’Hipparque. Pour les problèmes astronomiques
impliquant la position de l’observateur sur Terre (par exemple, le
calcul du temps que met un arc de l’écliptique pour se lever à une
latitude terrestre donnée), problèmes qu’Hipparque avait résolus par
une combinaison de méthodes approximatives et descriptives,
Ptolémée eut recours à toute la rigueur de la trigonométrie
sphérique (qui n’avait été développée qu’à la génération précédente
par Ménélaüs). Dans le domaine de la théorie lunaire, en recourant à
la méthode mise au point par Hipparque pour découvrir
l’excentricité de la Lune à partir de trois éclipses, Ptolémée obtint un
résultat plus précis que son prédécesseur, mettant ainsi en évidence
les erreurs de calcul commises par Hipparque. Mais il démontra
également que, si le modèle proposé par Hipparque fonctionne
convenablement pour les positions de la Lune voisines de sa
conjonction ou de son opposition par rapport au Soleil, dans les
positions intermédiaires il pouvait y avoir de graves désaccords.
Afin d’en rendre compte, il introduisit une modification qui, par
certains côtés, était malencontreuse : bien qu’elle satisfasse aux
exigences de l’observation pour ce qui est de la longitude, elle
engendrait du même coup une variation dans la distance de la Lune
par rapport à la Terre bien plus grande qu’elle ne l’est en réalité, et
ignorait le fait que la variation visible de la taille du disque lunaire
réfute cet aspect de son modèle. Dans la théorie de la parallaxe,
quoique les valeurs des distances de la Lune et du Soleil estimées
par Ptolémée ne soient pas très différentes de celles d’Hipparque, ses
méthodes pour calculer les parallaxes qui en résultent sont
apparemment beaucoup plus rigoureuses, ce qui devrait signifier
que les calculs des éclipses de Soleil fondés sur les tables de
Ptolémée étaient plus fiables.
Le catalogue des étoiles fixes établi par Ptolémée, bien qu’il
reposât pour une large part sur les données provenant d’Hipparque,
offrait une organisation nouvelle, parce qu’il mettait en œuvre les
coordonnées des longitudes et latitudes célestes (alors que,
auparavant, la plupart des observations des positions stellaires
étaient fondées sur la déclinaison, c’est-à-dire sur la distance de
l’étoile à l’équateur céleste). Cette organisation visait à prendre en
compte le mouvement de précession, puisque le catalogue pouvait
se réduire aux époques les plus récentes par la simple adjonction aux
longitudes d’une valeur constante. Ptolémée établit la valeur de la
précession à un degré par siècle (ce qu’Hipparque avait envisagé
comme valeur minimale). La contribution la plus originale de
Ptolémée en astronomie touchait à la théorie des planètes. À l’instar
de certains de ses prédécesseurs, il représentait les deux anomalies à
l’aide d’une combinaison de l’excentrique (pour tenir compte de
l’anomalie sidérale) et d’un épicycle (pour l’anomalie synodique).
Mais l’analyse soigneuse d’observations de différentes sortes
l’amena à la conclusion que l’excentrique qui produisait des
longitudes correctes pour une planète donnée engendrait aussi des
variations dans la distance de la planète à la Terre près de deux fois
supérieures à ce qu’elles sont dans la réalité. Il échappa à ce dilemme
par l’introduction du point « équant » : tout en conservant la même
excentricité, il supposa que le mouvement uniforme de l’épicycle de
la planète était à calculer non pas au centre du cercle qu’elle parcourt
dans sa course, mais en un autre point situé à mi-chemin entre le
centre et le point excentrique figurant la Terre. Cette innovation fut
maintes fois critiquée pendant le Moyen Âge et jusqu’à la
Renaissance, puisque Ptolémée semblait violer le principe du
mouvement circulaire uniforme. Quoi qu’il en soit, on ne pouvait
nier son efficacité à représenter les phénomènes : on a montré que les
longitudes obtenues à partir d’un modèle qui mettait en jeu un
équant possédant son excentricité propre diffèrent d’une valeur
inférieure à un arc de dix minutes, par rapport à celles qu’on obtient
à partir d’une ellipse képlérienne de même excentricité.
Malheureusement, l’introduction de l’équant compliquait
grandement le processus de dérivation de l’excentrique à partir des
observations : en effet, un problème qui, auparavant, avait trouvé sa
solution grâce à une adaptation de la méthode qu’Hipparque avait
élaborée pour l’excentrique de la Lune, s’était transformé en un
problème insoluble selon les méthodes euclidiennes (cela revenait en
effet à résoudre une équation du huitième degré). Ptolémée
surmonta la difficulté en ramenant ce problème insoluble à un
problème connu, par la découverte d’un premier excentrique, dont il
se servait ensuite pour trouver des « corrections » aux données de
l’observation ; de ces dernières, après correction, il pouvait dériver
une nouvelle excentricité, qui engendrait à son tour de nouvelles
corrections, et ainsi de suite. C’est là l’utilisation la plus ingénieuse
jamais faite dans l’Antiquité d’une procédure mathématique
itérative ; par bonheur, elle aboutit au bon résultat. La théorie
planétaire de Ptolémée connut son achèvement avec la construction
de modèles géométriques destinés à figurer les latitudes des
planètes ; quoiqu’ils aient été rendus très complexes par les
contraintes de l’impératif géocentrique, ils se révélèrent
indéniablement très supérieurs à tout ce qui avait précédé. Bien que
l’Almageste soit le plus ancien des ouvrages astronomiques de
Ptolémée qui nous ont été conservés, la structure élaborée dans ce
livre ne connut que peu de changements dans la suite de ses travaux.
Ses Tables manuelles introduisirent quelques améliorations sur le plan
de l’organisation par rapport aux tables présentes dans l’Almageste,
mais les constantes et les modèles astronomiques qu’elles supposent
sont les mêmes, sauf en ce qui concerne la théorie des latitudes, qui
se trouve améliorée et simplifiée. Cette dernière est encore l’objet
d’améliorations dans ses Hypothèses planétaires, mais ce qui fait toute
l’importance de cet ouvrage, c’est l’influence qu’il exerça sur la
représentation de l’univers au cours de la fin de l’Antiquité et du
Moyen Âge. Cette œuvre, dont le but avoué est de permettre au
lecteur de produire un modèle de l’univers qui fonctionne, adopte le
principe aristotélicien selon lequel « la Nature ne fait rien en vain » :
ainsi, il n’existe aucun espace perdu dans l’univers, ce qui implique
la contiguïté des « sphères » des planètes (ces dernières en réalité
sont des coquilles contenues dans des sphères auxquelles s’applique
le mécanisme de l’excentrique et des épicycles). Cela permit à
Ptolémée de calculer avec précision la distance à la Terre de tous les
corps célestes, à partir de la distance de la Lune qui était connue, et
ce jusqu’à la sphère des étoiles fixes. Pour faire bonne mesure, il
ajouta les dimensions de tous les corps célestes (à partir de
l’estimation de leur diamètre apparent). Le résultat est un univers
très petit selon les normes modernes : la distance calculée par
Ptolémée de la Terre aux étoiles fixes est à peu près la même que
l’évaluation moderne de la distance de la Terre au Soleil ! Mais
l’image qu’offre l’œuvre de Ptolémée fut la seule à être reçue, de
façon presque universelle, jusqu’à l’extrême fin du Moyen Âge, dans
les pays d’Islam comme dans la chrétienté (moyennant quelques
aménagements de détail qui visaient à la rendre compatible avec le
récit de la Genèse). On peut la retrouver par exemple chez Dante,
dans La Divine Comédie.
Bien que Ptolémée, qui n’accordait pas à son Almageste un
caractère définitif (sauf peut-être pour son époque), ait envisagé que
les travaux de ses successeurs pourraient y apporter des
améliorations, il ne se passa absolument rien de tel dans l’Antiquité,
et au Moyen Âge les progrès se limitèrent à certains secteurs.
Pourtant, cet ouvrage offrait des faiblesses particulières, même au
regard des critères antiques.
Parce qu’il accordait une confiance excessive à la théorie
hipparquienne du Soleil, ses calculs de la position et du mouvement
moyen du Soleil étaient erronés, et cette erreur ne cessait de
s’aggraver avec le temps. Nous avons déjà fait remarquer également
que le modèle ptoléméen de la Lune produisait une variation par
trop grande de la distance de la Lune à la Terre. Et, comme Ptolémée
utilisait les éclipses pour établir la position et le mouvement moyen
de la Lune, l’erreur touchant au mouvement moyen et à la position
du Soleil se transmettait aussi à la Lune (par chance, cela n’eut que
fort peu d’incidence sur le calcul des éclipses !). La valeur que
Ptolémée obtenait pour la précession des équinoxes n’est pas non
plus satisfaisante : la différence en moins correspondait précisément
à l’erreur touchant le mouvement moyen du Soleil. Mais, d’un autre
côté, il n’était guère possible, à son époque, d’améliorer les
paramètres combinés dans sa théorie des planètes, sauf pour ce qui
est de Mercure, planète pour laquelle la mauvaise qualité des
observations disponibles l’avait amené à proposer un modèle
inutilement compliqué, et tout à fait inadéquat.
En dépit de ces imperfections, l’Almageste était tellement
supérieur à tout ce qui l’avait précédé qu’il devint très vite l’ouvrage
de référence en astronomie, et il conserva cette position pendant plus
de mille ans, en Europe comme au Moyen-Orient. Durant
l’Antiquité, aucun ouvrage ne parvint à le dépasser, car les travaux
de Pappus et de Théon à Alexandrie, au IVe siècle, sont de simples
commentaires de Ptolémée. L’Almageste fut traduit en langue perse et
en syriaque, dès la fin de l’Antiquité, et en arabe (à plusieurs
reprises) aux VIIIe et IXe siècles, ce qui contribua à l’essor des études
d’astronomie en terre d’Islam. Si, dans ces pays, des améliorations
significatives furent apportées aux éléments touchant au Soleil et à la
Lune, le reste fut généralement reçu sans le moindre changement.
Les catalogues d’étoiles, tel celui de Al-Süfi, n’étaient, pour
l’essentiel, que des copies du catalogue de l’Almageste, où les
longitudes étaient augmentées d’une constante correspondant à la
précession. Et, malgré des critiques portées contre l’équant et
certaines propositions de modèles alternatifs, jusqu’aux débuts de
l’ère moderne presque toutes les tables planétaires ont reposé sur les
éléments fournis par Ptolémée. Il fallut attendre le XVIe siècle, avec
les travaux de Copernic, de Tycho Brahé et de Kepler, pour que
l’astronomie grecque telle que l’avait formulée Ptolémée finisse par
devenir caduque.
Gerald. J. TOOMER
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Textes et traductions
ARATOS, Phaenomena, introduction, texte critique, commentaire et
traduction par Jean Martin, Florence, 1956.
HÉSIODE, Théogonie – Les Travaux et les Jours – Le Bouclier, texte établi
et traduit par Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1951.
PTOLÉMÉE, Almagest, édité et traduit par G.J. Toomer, Londres/New
York, 1984.

Études
BOUCHE-LECLERCQ, Auguste, L’Astrologie grecque, Paris, E. Leroux,
1899, repr. Bruxelles, 1963.
DELAMBRE, Jean-Baptiste, Histoire de l’astronomie ancienne, 2 vol., Paris,
1817 ; reprint New York/Londres, Johnson reprint corporation, 1965.
GRASSHOFF, Gerd, The History of Ptolemy’s Star Catalogue, New
York/Berlin/Heidelberg, Springer Verlag, 1990.
HEATH, Thomas Little, Aristarchus of Samos, Oxford, Clarendon Press,
1913, reprint New York/Dover.
JONES, Alexander, « The Adaptation of Babylonian Methods in Greek
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NEUGEBAUER, Otto, A History of Ancient Mathematical Astronomy,
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TANNERY, Paul, Recherches sur l’histoire de l’astronomie ancienne, Paris,
Gauthier-Villars & fils, 1893.
TOOMER, G.J., « Hipparchus and Babylonian Astronomy », in Erle
Leichty et al., A Scientific Humanist, Studies in Memory of Abraham
Sachs (Occasional Publications of the Samuel Noah Kramer Fund, 9),
Philadelphie, 1988.
Cosmologie

À quelques rares exceptions près, les Grecs qui ont écrit sur la
nature du monde tenaient la Terre pour immobile, comme notre
intuition nous porte à le croire, vu que la différence entre
mouvement et repos nous est donnée dès notre venue sur Terre, et
que nous prenons cette dernière comme point de référence fixe. Mais
si la Terre est en repos, il s’ensuit que les étoiles, les planètes, le Soleil
et la Lune sont en mouvement par rapport à elle ; et l’observation,
complétée par quelques inférences simples, laisse penser que ces
corps célestes se meuvent autour de la Terre, probablement sur des
orbites circulaires.
On remarque vite que Soleil et Lune sont emportés sur des
orbites différentes, et que, en revanche, les étoiles se meuvent toutes
sur des orbites distinctes de celles du Soleil et de la Lune, en
conservant leur position les unes par rapport aux autres. Une
observation plus poussée montre qu’il existe cinq autres corps
célestes dont les trajectoires varient par rapport aux étoiles fixes :
cela leur valut très tôt le nom de planêtai, « astres errants ».
Décider que la Terre était immobile entraînait une conséquence
capitale : cela revenait à penser la totalité du système des étoiles, des
planètes, du Soleil et de la Lune comme un tout fini. Il y eut d’abord
quelque hésitation sur les distances relatives des corps célestes par
rapport à la Terre ; mais à l’époque de Platon et d’Aristote, on
s’accordait généralement à dire que les étoiles sont les plus éloignées
de la Terre. Et, comme les constellations conservent leurs positions
relatives selon des schémas invariables, et n’offrent jamais de
variation perceptible ni en taille ni en éclat quand le ciel est dégagé,
on admettait qu’elles tournaient autour de la Terre en un ensemble
unitaire, toujours situé à une même distance de la Terre, et qu’elles
constituaient la limite de tout le système.
Alors s’introduisit un doute : y avait-il quelque chose au-delà des
étoiles fixes ? Les uns soutenaient qu’il y avait au-delà soit un espace
vide illimité, soit absolument rien, pas même un espace, tandis que
d’autres prétendaient qu’il existait une quantité illimitée d’autres
mondes qui échappent à notre regard, dans l’espace s’étendant au-
delà des frontières de notre monde, tout comme il existe d’autres
villes au-delà des murailles de la nôtre.
Les deux camps s’accordaient toutefois sur certains caractères de
notre monde : c’est un système caractérisé par la durée temporelle
(sans être nécessairement éternel) et la régularité. Les mouvements
réguliers des corps célestes constituaient, avec toutes leurs
différences qualitatives, la référence pour mesurer les saisons, et
établissaient la distinction entre la nuit et le jour. La merveilleuse
régularité de tout le système justifiait qu’on lui donnât le nom de
« cosmos », terme signifiant « beauté et ordre ».
Pour différencier ceux qui croyaient que notre monde est la seule
chose existante, de ceux qui étaient convaincus qu’il existe quelque
chose en dehors de lui, les auteurs grecs établirent un distinguo entre
le concept de « monde » (cosmos) et celui d’« univers » (to pan) :
nous maintiendrons cette distinction dans le présent article. « Le
Cosmos est un système qui se compose du ciel, de la Terre et des
natures qui y sont renfermées. » Cette définition, extraite du traité
pseudo-aristotélicien Du cosmos (391b9), était la plus répandue.
Quant à l’« univers », il comprend notre cosmos ainsi que tout ce qui
peut bien exister en dehors de lui.
À la suite d’Aristote, des auteurs tardifs ont reconnu qu’une
nouvelle façon de concevoir la nature du monde s’était fait jour au
e
VI siècle avant J.-C. dans une cité grecque d’Ionie, Milet, située sur la
côte égéenne d’Asie Mineure. Les trois Milésiens qu’ils mentionnent
sont, dans l’ordre chronologique, Thalès, Anaximandre et
Anaximène. Aucun écrit de ces derniers n’a survécu : nous ne les
connaissons qu’à travers les citations qu’en ont faites des auteurs
bien plus tardifs. Ce qui paraît clair, c’est qu’ils rompaient avec les
récits primitifs concernant la nature que nous définissons comme des
mythes, et dans lesquels les rôles principaux sont tenus par des
dieux et des déesses anthropomorphes.
À en croire Aristote – bien qu’il n’ait dit que peu de chose de ses
tout premiers prédécesseurs, il est le fondateur de l’historiographie
philosophique – la rupture avec le mythe fut très brutale. Si nous en
savions davantage, nous serions en mesure de reconstituer un récit
un peu plus nuancé du passage d’un mode de pensée religieux à un
mode naturaliste, et très probablement, en même temps, du passage
d’une conception proche-orientale du monde à la conception
grecque. Dans les quelques fragments conservés de Phérécyde de
Syros, contemporain des premiers philosophes reconnus comme tels
par Aristote, il subsiste des traces d’étapes intermédiaires. Mais, bien
qu’on puisse généralement tenir la mythologie du Proche-Orient
pour la source à laquelle puisa la philosophie naturelle des Grecs
(celle des Grecs d’Ionie, en particulier, qui étaient en contact
permanent avec leurs voisins proche-orientaux), il est fort difficile de
prouver l’existence de liens directs. La tradition grecque esquissée
par Aristote, qu’elle soit ou non partiale, est plus claire.
Dans sa Théogonie, Hésiode avait écrit un récit de la naissance du
monde, suivant un modèle plus ou moins inspiré de la génération
sexuée : « De Chaos naquirent Érèbe et Nuit noire ; et de Nuit, à leur
tour vinrent au monde Éther et Jour, qu’elle conçut des œuvres
d’Érèbe. Et Terre d’abord enfanta Ciel étoilé, à sa mesure, pour la
recouvrir […] » (v. 123-127). Les Milésiens, pour autant que nous
puissions en juger, continuaient à parler de l’origine et de la
croissance du monde, mais en des termes qui n’étaient plus
anthropomorphiques. Thalès considérait que le monde avait pour
origine l’Eau (« parce que le germe de toutes choses est humide »,
disait Aristote) ; Anaximandre écrivait que de l’Illimité primitif
naquit quelque chose comme « un germe du chaud et du froid » ;
quant à Anaximène, il faisait de l’Air la substance première, et il
recourait à la compression et à la raréfaction de l’Air pour expliquer
la génération des différentes multitudes de mondes. À côté des
métaphores liées à la croissance biologique, d’autres apparaissent :
Anaximandre attribuait une part de la régularité et de l’équilibre de
l’alternance présente dans la nature (été et hiver, peut-être) à la
« justice » – non pas la justice de Zeus, mais une relation interne
entre les puissances en lutte entre elles. Anaximène, lui, comparait
l’Air qui engendrait le monde différencié à la psykhè – la force vitale
des vivants. Ces physiciens fournissaient, tous trois, des descriptions
de la Terre et des corps célestes, ainsi que des phénomènes
météorologiques ; mais l’interprétation de ce qui nous en reste est
trop sujette à controverse pour qu’on en discute ici.
L’apport le plus important des Milésiens est sans doute qu’ils
furent à l’origine d’une tradition d’esprit critique : à moins que les
sources postérieures qui nous renseignent n’aient cru trouver des
schémas de développement là où il n’y en avait pas, chacun des
penseurs suivants eut connaissance de l’œuvre de son prédécesseur,
et y découvrit des faiblesses auxquelles il proposa d’apporter les
remèdes qu’il jugeait indispensables sur des bases rationnelles : un
point de départ plus fondamental, une analogie plus convaincante,
une explication plus plausible.
La génération suivante poursuivit cette tradition critique.
Xénophane de Colophon (cité située, elle aussi, dans la partie
grecque de l’Asie Mineure, près d’Éphèse, et qu’il abandonna pour le
monde de la Grèce occidentale) et Héraclite d’Éphèse sont les deux
premiers penseurs dont il subsiste des restes relativement
substantiels de l’œuvre. Tous deux critiquaient leurs grands
prédécesseurs :
« Les dieux sont accusés par Homère et Hésiode de tout ce qui chez nous est honteux et
blâmable : on les voit s’adonner au vol, à l’adultère, et se livrer entre eux au mensonge
trompeur. »
(Xénophane, fragment B 11.)

« Instituteur de la plupart des hommes est Hésiode. Ils savent qu’il connaissait
beaucoup de choses, lui qui n’était pas capable de comprendre le jour et la nuit, car ils
sont un. »
(Héraclite, fragment B 57.)

On pourrait multiplier les exemples. Ce qui importe, c’est la


chose suivante. Si nous appliquons notre humaine intelligence aux
récits traditionnels, cela ne donne pas grand-chose ; il nous faut donc
nous mettre en quête de quelque chose qui s’accorde mieux avec
notre conception la plus élevée de ce qui est rationnel. Les dieux
puissants de la tradition devraient être meilleurs que les hommes, et
non pires qu’eux. Jour et Nuit ne devraient pas être personnifiés
comme des individualités indépendantes : ils sont en effet
conceptuellement liés, en tant que parties inséparables d’une seule
unité de temps.
La tradition critique culmina au Ve siècle avant J.-C. avec le
philosophe Parménide d’Élée (cité située sur la côte ouest du sud de
l’Italie) qui changea de manière définitive le cours de la spéculation
philosophique. Mais, avant d’essayer d’évaluer sa contribution, il
nous faut faire un bref retour en arrière.
Ce sont les communautés grecques de la mer Égée qui donnèrent
naissance à ceux qu’on reconnaît comme les pionniers de la
cosmologie grecque. Mais, au Ve siècle, les cités d’Italie du Sud et de
Sicile donnèrent également naissance à des héros de la philosophie.
Il semble qu’une migration d’est en ouest en soit la cause. À un
moment donné, Xénophane quitta la côte égéenne pour l’Italie. Plus
significatif fut le transfert de Pythagore de Samos (île de la mer Égée)
à Crotone (en Italie du Sud), dans le courant de la seconde moitié du
e
VI siècle. Quoique Pythagore n’ait rien écrit lui-même, et qu’on
sache, de source sûre, réellement fort peu de chose sur sa vie et son
enseignement, son influence sur la philosophie des siècles ultérieurs
fut très grande. « Les soi-disant Pythagoriciens », pour reprendre la
formule d’Aristote, étaient reconnus comme un groupe qui avait des
idées très particulières tant sur le monde physique que sur la religion
et la morale. En cosmologie, leur importance fut décisive à de
nombreux égards, mais tout particulièrement par le biais du traité
auquel Platon donna le nom d’un Pythagoricien, le Timée.
C’est Pythagore (ou ses successeurs) qui introduisit les
mathématiques dans la cosmologie. Certes, Thalès avait, à ce qu’on
dit, prédit une éclipse de Soleil et les dates des solstices (qu’il tenait
probablement d’archives babyloniennes), et Anaximandre avait
évalué à l’aide des mathématiques les distances du Soleil, de la Lune
et des étoiles à la Terre – sans doute 27, 18 et 9 respectivement (il
supposait que les étoiles étaient les corps célestes les plus
rapprochés, ce qui n’était pas du tout l’opinion reçue). Mais la
théorie pythagoricienne éleva la structure mathématique au statut
d’élément premier, et la substitua au matériau primitif des Milésiens,
Eau, Illimité ou Air.
La théorie pythagoricienne est enveloppée de mystère, et il est
impossible d’y dégager une évolution chronologique. Mais on a
quelque raison de supposer que l’un des fondements les plus
anciens sur lesquels ils échafaudèrent leurs théories était la
découverte que les consonances musicales pouvaient être exprimées
sous forme de rapports numériques : le rapport d’octave est 2 : 1,
celui de quinte 3 : 2 et celui de quarte 4 : 3. La découverte marquante
fut que la corde d’un instrument de musique, immobilisée à ces
intervalles, produisait des sons dans lesquels on pouvait reconnaître
des « accords ». Bien plus, la somme des quatre nombres 1 + 2 + 3 + 4
fait 10. Le cosmos tout entier (disent les Pythagoriciens) est arrangé
selon l’unisson (harmonia), et l’unisson est un système de trois
accords : quarte, quinte et octave (Sextus Empiricus, Contre les
mathématiciens, VII, 95). À un moment donné, les composantes du
cosmos : les étoiles, le Soleil, la Lune, les cinq planètes et la Terre, qui
ne sont que neuf au total, se sont enrichies, dans la théorie
pythagoricienne, d’un dixième élément, l’« Anti-Terre ». Terre et
Anti-Terre tournaient autour du Feu central : cela explique que les
Pythagoriciens furent à peu près les seuls parmi les premiers
philosophes à ne pas placer la Terre au centre du cosmos.
Au début du Ve siècle, les critiques que Parménide formula contre
toutes les théories cosmologiques de la croissance modifièrent le
cours de la pensée philosophique. Il mit au défi les spécialistes de
cosmologie de rendre compte rationnellement du changement : des
théories antérieures soutenaient que « ce qui est » provient de « ce
qui n’est pas » ; mais personne n’est en mesure de penser ou de
parler en termes intelligibles de ce qui n’est pas. Pour dire les choses
le plus simplement possible, cela avait pour effet d’engendrer des
théories dans lesquelles le changement physique est expliqué comme
un réarrangement ou une restructuration d’éléments qui perdurent.
Ce qu’on proposait comme éléments premiers, c’était la Terre, l’Eau,
l’Air et le Feu d’Empédocle, ou les atomes de Démocrite. Puis
vinrent les Formes éternelles de Platon, établies comme des modèles
éternels, tandis que le monde physique, soumis au changement, en
« participait », ou les « copiait ». Elles furent remplacées chez
Aristote par les formes immanentes : le changement était, en général,
l’actualisation d’une forme présente dès le départ en potentialité.
Parménide lui-même, même si l’argument de la première partie
de son Poème (comme Xénophane et Empédocle, il écrivait en
hexamètres épiques) révoquait en doute l’idée même de changement
et de différence, ajouta une cosmogonie de son cru, fondée sur la
dualité fondamentale de la nuit et de la lumière. Les citations en sont
rares ; elles renferment toutefois un vers qui apparaît comme la
première affirmation que la Lune brille d’un éclat d’emprunt, ainsi
qu’une théorie astronomique complexe et une présentation des
origines de la race humaine. Après Parménide, mais avant Platon, se
présentèrent trois théories cosmologiques différentes, qui, par des
voies différentes, cherchaient toutes trois à respecter l’interdit posé
par Parménide contre la « possibilité que quelque chose provienne
de ce qui n’est pas ». C’est à cette époque que la cosmologie grecque
commença à évoluer dans deux directions radicalement distinctes.
La première voie, qui conduisait à l’idée que notre monde est
unique, et qu’il est dirigé par des forces divines, déboucha sur les
travaux de Platon, d’Aristote et des Stoïciens. La seconde est la voie
que suivirent les Atomistes, Leucippe, Démocrite et Épicure, dont
l’univers enfermait de nombreux mondes, assemblés – sans l’aide de
divinités – par les mouvements sans contrainte des atomes dans le
vide.
Durant toute la période où la domination grecque s’est exercée
sur la pensée philosophique et scientifique du monde occidental, les
théoriciens du « monde unique » reçurent l’appui de ceux qui
appliquaient le raisonnement mathématique au cosmos. Platon,
Aristote et les Stoïciens utilisèrent les calculs et les théories de
l’astronomie géométrique. Les Atomistes, de manière générale, ne
pouvaient faire qu’un faible usage des résultats des sciences exactes.
En particulier, dans l’ignorance où l’on était alors des lois
fondamentales du mouvement, ils n’étaient pas en mesure de mettre
facilement en rapport leur théorie atomique de la matière avec les
mesures astronomiques. Comme Cicéron le note en passant, « ce
tohu-bohu d’atomes turbulents ne pourra jamais produire la beauté
et l’ordre de ce cosmos » (De finibus, I, 20).
Empédocle d’Agrigente (en Sicile) et Anaxagore de Clazomènes
furent les premiers à relever le défi de Parménide, le premier en vers
épiques et dans le style italique, le second en prose et à la manière
ionienne. Anaxagore commençait son livre par une description du
commencement du monde : « Toutes les choses étaient ensemble,
illimitées en nombre et en petitesse » (Anaxagore, fragment B 1). À la
substance unique originaire des Milésiens, il substitua un mélange
de toutes choses, si subtil et si complet qu’on ne pouvait rien
distinguer sous le poids accablant des nuages d’air et d’éther. À un
certain moment, il a été mis fin au mélange primitif par une force
cosmique, l’Intellect : ce dernier, mettant en œuvre un processus de
rotation, sépara peu à peu les ingrédients les uns des autres. Les
êtres terreux se rassemblèrent au centre, alors que les êtres les plus
légers se regroupaient sur le bord du tourbillon, où on peut encore
les voir en partie tandis qu’ils emportent les corps célestes dans une
course circulaire. Seul l’Intellect se distinguait en nature de tout le
reste, puisque les corps célestes étaient faits, eux aussi, d’une
substance terreuse, véritables pierres chauffées à blanc.
Anaxagore passa de nombreuses années à Athènes, où ses idées
se répandirent. Les biographes rapportent qu’il fut poursuivi en
raison du caractère impie de sa théorie matérialiste du Soleil et de la
Lune. Sa conception de l’Intellect comme agent créateur au sein du
cosmos pourrait bien avoir eu, toutefois, une importance effective
plus grande pour ce qui est de la philosophie de la nature. Car,
même si Platon exprimait sa déception de le voir recourir aussi peu à
la théorie dans sa cosmologie, l’idée que le cosmos est le produit de
l’Intellect plutôt qu’un développement naturel, ou un accident, était
acquise : elle atteignit son développement le plus complet dans le
Timée de Platon, avant de faire l’objet d’aménagements de la part
d’Aristote et d’être poussée à l’extrême par les Stoïciens.
Empédocle, comme Anaxagore, soutenait que la croissance et le
changement dans le cosmos sont causés par le réarrangement d’êtres
inaltérables et permanents. Mais il réduisit drastiquement l’éventail
des matériaux primitifs à quatre (qui devinrent la norme) : Terre,
Eau, Air et Feu. Il fit passer à deux le nombre des causes du
changement dans le cosmos : une force d’attraction des constituants
dissemblables, appelée Amour, et un agent de séparation, appelé
Haine. Ces deux forces sont à l’œuvre dans notre monde ; mais, à
longue échéance, leur domination connaît une alternance éternelle : à
une période d’unité totale sous la loi de l’Amour, succède une
période, ou un moment, de séparation totale causée par la Haine,
après quoi règne de nouveau la loi de l’Amour. Les fragments
subsistants contiennent des images fascinantes de la formation du
cosmos, qui s’accompagnent d’une théorie de la formation primitive
de la végétation et des espèces animales, limitées aux espèces
viables : seules survivent celles qui sont bien adaptées.
La théorie atomique est associée aux noms de Leucippe, dont on
ne sait presque rien, et de Démocrite d’Abdère. Elle constitue une
nouvelle tentative pour relever le défi de Parménide, en ce qu’elle
construit un monde changeant à partir d’éléments éternellement
inaltérables : les atoma, ces morceaux « insécables » de matière
identique, trop petits pour être aperçus isolément, constituent des
composés dont les propriétés perceptibles sont dues à la taille, à la
forme et au mouvement des atomes, ainsi qu’à l’importance du vide
qui les sépare. Dans cette théorie, il n’y a pas d’agent moteur comme
l’Intellect, ou l’Amour et la Haine : les atomes entrent d’eux-mêmes
en collision et rebondissent, ou s’accrochent ensemble, selon ce
qu’impose le hasard ou « nécessité ». Comme on l’a déjà signalé, un
cosmos pour les Atomistes, c’est simplement un composé parmi
beaucoup d’autres au sein du vide infini : comme tous les composés,
des mondes viennent à l’être et se décomposent à nouveau en
atomes. Le tout début d’un cosmos est constitué par un
« tourbillon » (dinê) d’atomes dans une région de l’espace, tourbillon
qui trie les atomes par taille et par forme (de façon mécanique,
pourrait-on dire), tant et si bien qu’il se forme une Terre, des mers,
un Air, un Ciel, un Soleil, une Lune et des étoiles. La fin d’un cosmos
survient quand les mouvements ne peuvent plus maintenir les êtres
en bon ordre.
La plupart des théories que nous avons mentionnées, sinon
toutes, considéraient la Terre comme un disque aplati et, en
conséquence, supposaient que la chute des corps est perpendiculaire
à la surface de la Terre, et qu’elle se fait donc en lignes parallèles.
C’était un problème pour ces théories d’expliquer pourquoi la Terre
elle-même ne tombe pas, alors qu’une motte de terre tombe quand
on la soulève et qu’on la lâche. Qu’est-ce qui la soutient ? Beaucoup
répondaient que les choses se passent comme si la Terre flottait sur
un coussin d’air, eu égard à la largeur de sa surface.
Le Phédon de Platon opère, pour la première fois, le passage
décisif à une cosmologie entièrement sphérique. La Terre, dit Socrate
dans ce dialogue, est « ronde », et comme elle est au milieu du ciel,
elle n’a besoin pour ne pas tomber d’aucun support (ni air, ni une
autre force du même genre) : le caractère homogène du ciel et la
masse bien équilibrée de la Terre sont des explications suffisantes. Le
Timée en offre une représentation fouillée, où nous retrouvons une
cosmologie sphérique : la Terre est au centre de la sphère du ciel, et
tout le matériau terreux présent dans l’univers tend vers ce centre
tandis que le matériau igné tend vers la circonférence ; entre les deux
se trouvent les deux éléments intermédiaires, l’Eau et l’Air. Les
quatre éléments sont présents selon une proportion géométrique
continue ; mais Platon ne spécifie pas les quantités en jeu (qu’il
s’agisse de volumes, d’intensité qualitative, ou d’autre chose).
Les quatre éléments, qui consistent en particules ayant la forme
de quatre des cinq solides réguliers, composent le corps du monde :
son âme (car c’est une créature vivante) est de la matière dont sont
faits les corps célestes. Dans un long développement où il lâche la
bride à son imagination, Platon décrit une sphère armillaire
fabriquée à partir de deux bandes circulaires faites d’âme. L’une
figure l’équateur de la sphère des étoiles fixes, et l’autre, qui offre un
angle d’inclinaison (comme l’écliptique) par rapport à lui, est
découpée en anneaux représentant le mouvement des sept corps
« errants ». La totalité du système, y compris son axe, tourne du
même mouvement que la sphère des fixes ; mais les anneaux des
planètes, du Soleil et de la Lune, qui tournent aussi autour de l’axe,
sont animés d’un mouvement propre, en sens inverse ; quant à la
Terre au centre, elle est animée d’un mouvement de rotation autour
de l’axe tournant, de façon à annuler ce mouvement et à rester ainsi
immobile.
L’« animal » cosmique ainsi décrit n’est ni éternel ni
autoengendré : il est produit par l’Artisan divin (dèmiourgos) qui
copie un modèle éternel. Comme tous les bons artisans, ce dernier
recherche au plus haut point la beauté dans son ouvrage, mais il est
limité par les possibilités du matériau qu’il met en œuvre. Ainsi y a-
t-il deux éléments à prendre en compte dans l’explication détaillée
du monde physique : la perfection que vise l’Intellect et les limites
imposées par la « nécessité » du matériau.
Immédiatement, une controverse se développa sur ce que voulait
dire Platon : fallait-il prendre le Démiurge et sa création au pied de la
lettre, comme le fit Aristote ? Ou bien n’était-ce qu’un artifice
d’exposition littéraire, comme les successeurs de Platon, Xénocrate et
Speusippe, l’ont soutenu ? La controverse n’est pas close. Mais, soit
mythe soit exposé scientifique, le Timée a exercé une influence
prépondérante pendant de nombreux siècles.
Dans la présentation du ciel que Platon fait dans le Timée, les
mouvements du Soleil, de la Lune et des planètes sont esquissés
sous forme de symboles qui n’ont pas grand-chose à voir avec la
précision des astronomes. Chacun se meut sur un cercle de l’Âme du
monde qui est lui-même composé de « Même », d’« Autre » et
d’« existence ». Il ne fait pas de doute que le « Même » symbolise la
régularité de leurs mouvements, l’« Autre » leur indépendance, tant
vis-à-vis des étoiles que les uns des autres, et l’« existence » leur
éternité. Dans son dernier dialogue, les Lois, Platon reproche à la
foule de prêter des mouvements errants à certains des corps célestes
en les appelant planêtai, et indique que, même si les planètes se
distinguent du mouvement uniforme des étoiles, elles se meuvent
néanmoins d’elles-mêmes avec une stricte régularité.
Des astronomes contemporains de Platon cherchèrent à
construire un modèle du ciel qui décrirait avec précision les
mouvements de tous les corps célestes visibles. Eudoxe de Cnide,
qui créa à Cyzique une école renommée pour son astronomie
mathématique, séjourna un moment à l’Académie de Platon, à
Athènes. Que Platon ait eu connaissance de son œuvre
mathématique lorsqu’il écrivait le Timée est controversé, même s’il
est possible qu’il y ait dans les Lois une référence à l’œuvre
d’Eudoxe. En tout cas, il ne fait pas l’ombre d’un doute que le plus
illustre des disciples de Platon, Aristote, a étudié les théories
d’Eudoxe et de son élève, Callippe, et en a fait la base de sa propre
conception du ciel.
Tout le système d’Aristote est construit à partir de sphères
concentriques : la Terre, elle-même sphérique, occupe le centre du
tout. En voici la substance. Il tient les étoiles fixes pour étroitement
attachées à la sphère la plus extérieure du ciel, laquelle accomplit
une rotation autour de son axe orienté nord-sud, à vitesse constante,
en un jour. Chacun des corps planétaires a son propre système de
sphères. La sphère la plus intérieure de chacun porte la planète. La
sphère la plus extérieure se meut sur le même axe, à la même vitesse
et dans le même sens que la sphère des étoiles fixes. Cette sphère
porte avec elle les pôles d’une deuxième sphère, concentrique à la
première, et qui tourne sur un axe indépendant qui lui est propre,
également à vitesse constante. L’axe de la deuxième sphère est
incliné par rapport à celui de la première, si bien que son équateur,
tandis qu’elle tourne, passe au beau milieu du cercle du zodiaque
(c’est-à-dire selon le cercle écliptique).
Chacun des corps planétaires a une sphère qui partage sa
position et la direction de son mouvement avec cette deuxième
sphère ; car si la planète était fixée sur l’équateur de cette deuxième
sphère, elle tournerait chaque jour autour de la Terre en même temps
que les étoiles fixes, mais verrait sa position se décaler peu à peu
jour après jour par rapport aux signes du zodiaque.
Mais on observe que les planètes s’écartent tous les ans du
mouvement régulier sur le cercle de l’écliptique. Pour rendre compte
de cette déviation, Eudoxe attribuait à chaque planète une troisième
et une quatrième sphères nichées à l’intérieur des deux premières,
mais ayant des axes et des vitesses différents. Il supposait que la
planète est fixée sur l’équateur de la quatrième sphère, la plus
intérieure. Les troisième et quatrième sphères sont disposées de telle
sorte que la planète suit (par rapport à l’écliptique) un trajet connu
sous le nom de « hippopède » ou « entraves de cheval », ressemblant
en gros à un « huit ». Chaque sphère tourne à une vitesse constante,
mais leurs vitesses diffèrent entre elles.
Pour le Soleil et la Lune, Eudoxe postulait seulement trois
sphères pour chacun, la troisième servant à rendre compte de la
récession des nœuds. Callippe, figure moins connue, adapta et
modifia le modèle des sphères concentriques d’Eudoxe : il ajouta
deux sphères pour le Soleil comme pour la Lune, afin de rendre
compte de leurs anomalies, et une autre encore pour chacune des
planètes, Mars, Vénus et Mercure.
La lumière des corps célestes est la seule chose qui soit visible
pour l’observateur, mais ceux-ci ne se meuvent absolument pas
d’eux-mêmes : ils sont emportés par le mouvement de la sphère sur
laquelle ils sont fixés. Les étoiles sont toutes fixées sur la sphère la
plus extérieure de l’ensemble de l’univers qui, elle, est unique.
Quant à chacun des corps planétaires, il est fixé sur l’équateur de la
sphère la plus intérieure de son système de sphères.
Les sept systèmes de sphères sont nichés à l’intérieur les uns des
autres, dans l’ordre suivant : Saturne, Jupiter, Mars, Vénus, Mercure,
le Soleil et la Lune. Dans le schéma d’Eudoxe, il n’y a pas (encore) de
sphères excentriques ni d’épicycles, comme dans les théories
astronomiques ultérieures. En conséquence, on admettait que tous
les corps célestes évoluent à une distance constante de la Terre : c’est
une faiblesse du système, qui est incapable d’expliquer la variabilité
dans le temps de l’éclat des planètes.
Tel était donc le modèle astronomique dont héritait Aristote : il
entreprit de le transformer en une théorie physique dans laquelle les
sphères ne seraient plus des postulats géométriques, mais des corps
matériels.
Le modèle astronomique prenait le mouvement de la sphère des
étoiles fixes comme base pour y appuyer les autres mouvements.
Mais la construction d’une théorie physique rendait difficile le
mouvement de tous les corps planétaires, à l’exception du plus
extérieur, puisque les systèmes des sphères planétaires sont
imbriqués les uns au sein des autres. Le système de Jupiter, pour
prendre un exemple, est enfermé dans le système des sphères de
Saturne. Mais le mouvement de la plus intérieure des sphères de
Saturne – celle qui porte Saturne sur son équateur – n’est pas, à
l’évidence, identique à celui de la sphère des fixes, puisque sa
fonction est précisément de justifier la déviation de Saturne par
rapport à ce mouvement. Pourtant, la sphère la plus extérieure de la
planète suivante (Jupiter) doit être animée du mouvement des étoiles
fixes. En conséquence, la théorie physique doit retourner à ce point
de départ, en intercalant tout un système de sphères dont les
mouvements annulent les mouvements propres à Saturne.
Soit S1, S2, S3 et S4 les sphères qui expliquent les mouvements de
Saturne, et S4 celle qui porte Saturne. Nous postulons ensuite, à
l’intérieur de S4, une sphère S-4, qui tourne sur le même axe et à la
même vitesse que S4, mais en sens inverse. Son mouvement est donc
identique à celui de S3. Nous postulons de la même manière S-3 et S-
2. Or, S-2 a le même mouvement que S1, c’est-à-dire le mouvement
de la sphère des fixes : la première des sphères de Jupiter, J1, a ses
pôles fixés à l’intérieur de la sphère S-2.
Aristote reprit les modifications que Callippe avait imposées au
système d’Eudoxe et resta attaché à la thèse d’un système complet et
distinct de sphères pour chacun des corps planétaires. Ce qui fait en
tout cinquante-cinq sphères, car pour la Lune il n’est pas besoin de
sphères tournant en sens inverse, vu qu’il n’y a pas de corps céleste
au-dessous d’elle.
Nous venons de décrire la structure des sphères concentriques.
Mais des sphères physiques doivent avoir un corps physique.
Aristote est donc confronté à la question : De quoi sont faits les corps
célestes ? Il est difficile qu’ils soient constitués de l’un des quatre
éléments bien connus : Terre, Eau, Air ou Feu, parce que chacun
d’eux (c’est ce qu’il affirme) a un mouvement naturel en droite ligne
qui le caractérise, pour la Terre et l’Eau vers le centre de l’univers,
pour l’Air et le Feu vers sa périphérie.
Le mouvement du ciel, selon la conception aristotélicienne
formulée dans le Du ciel, nous oblige à postuler l’existence d’un
cinquième élément dont le mouvement soit non pas rectiligne, mais
circulaire, et dont la nature ne soit pas soumise au changement,
comme pour les quatre éléments sublunaires. Puisqu’il le tient pour
supérieur, à plus d’un titre, aux quatre autres, il lui donne le nom de
« corps premier » ; mais en général, il est désigné sous le nom
d’« éther ».
Certaines indications laissent penser qu’Aristote, non sans
hésitation, accordait aussi à l’éther un rôle dans le monde sublunaire,
et pas seulement dans le ciel. Cicéron, qui avait accès à certaines
œuvres d’Aristote aujourd’hui perdues, connaissait un texte qui
allait dans ce sens : « Il [Aristote] pense qu’il existe une cinquième
nature, dont l’intellect est constitué ; car penser, prévoir, apprendre,
enseigner, faire des découvertes, garder tant de choses en mémoire –
tout cela et bien d’autres choses encore, comme aimer, haïr,
éprouver de la peine ou de la joie –, des choses de ce genre, à son
avis, ne ressortissent pas à l’un des quatre éléments » (Tusculanes, I,
10, 22).
Il est peu vraisemblable qu’Aristote identifiât l’intellect avec
l’éther ; mais il est possible que, par moments, il ait parlé de l’âme,
ou de certaines de ses facultés, comme si elle reposait sur un élément
différent des quatre éléments courants. On en trouvera une
confirmation dans les propos plutôt prudents qu’il tient lui-même
dans le De la génération des animaux (II, 3, 736b29-737a1). La semence
des animaux contient une « chaleur vitale » ou « souffle », qui est
analogue à l’élément constitutif des étoiles.
À l’évidence, dans ce passage, Aristote s’efforce de valoriser cet
élément supplémentaire : il l’appelle « divin », et l’associe, à la place
d’honneur dans la hiérarchie des éléments, à l’âme qui repose sur
lui ; cela fait sans doute référence à une scala naturae, qui place
l’homme, animal rationnel, au sommet de l’échelle et classe les
animaux inférieurs en fonction de leurs facultés. L’éther n’est pas
simplement l’élément doté naturellement de la faculté de se mouvoir
en cercle, ce sur quoi l’accent est mis surtout dans le Du ciel : il est
également éternel, et par conséquent divin, et n’a pas part à la
corruption qui affecte les éléments terrestres.
Aristote s’était engagé dans un dualisme aussi tranché que la
distinction platonicienne entre les Formes intelligibles et non
soumises au changement et le monde de la matière sensible et
périssable. Le ciel est le royaume d’une matière qui se meut
éternellement en cercle, et qui est incorruptible, sans mélange,
divine. À une seule exception (possible) près – le fondement matériel
de l’âme animale –, tout dans le cosmos, au sein de la sphère de la
Lune (le monde sublunaire), est constitué de différents matériaux qui
se déplacent tous en ligne droite, et sont donc limités en mouvement,
périssables, condamnés au mélange et à se combiner entre eux. Ce
dualisme subsista, nous le savons, jusqu’à l’époque de Galilée.
Le cosmos de Platon, selon la lecture qu’Aristote faisait du Timée,
avait été créé un jour ; mais Aristote pensait qu’il ne pouvait y avoir
de commencement des mouvements célestes sans qu’aussitôt
surgisse l’idée incohérente d’un commencement du temps. Il n’y
avait pas, par conséquent, de dieux créateurs, mais des dieux
chargés d’entretenir l’univers. La théologie d’Aristote, exposée de
façon plutôt elliptique au livre VIII de la Physique et au livre Λ de la
Métaphysique, affirme que la rotation éternelle des sphères célestes
est l’œuvre de Dieu, ou de dieux : en Métaphysique Λ, 8, Aristote
assigne un moteur à chacune des sphères, et met parfois l’accent
uniquement sur le Dieu suprême, le Mouvant non mû de la sphère
extérieure du ciel.
En Métaphysique Λ, 7, il parle avec respect de la vie de Dieu, une
vie de pensée meilleure que la meilleure des vies dont les hommes
ne peuvent jouir que pour un court moment. Dieu ne fait rien
directement pour causer les mouvements du ciel : il meut les sphères
en tant que « objet de l’amour ». Cela implique que les sphères sont
des êtres dotés d’une âme, capables d’éprouver le désir de partager
l’activité éternelle de la pensée divine. Aristote évoque vraiment peu
cet aspect animiste de sa cosmologie, qui connut un développement
considérable aux époques postclassiques.
Il est intéressant que l’élève d’Aristote, et son successeur à la tête
du Péripatos, Théophraste, soulève des objections critiques à la
théologie de son maître dans l’ouvrage qui a survécu sous le titre de
la Métaphysique : si le moteur est unique, comment les sphères
célestes peuvent-elles avoir des mouvements différents ? Et, s’il en
existe plusieurs, comment sont-ils harmonisés ? Pourquoi l’amour
d’un dieu immobile met-il les sphères en mouvement ? Qu’y a-t-il de
spécialement enviable dans le mouvement de rotation ? Sans doute
de telles questions laissent-elles entendre que la théologie d’Aristote
n’était encore que balbutiante.
Théophraste prolongea l’intérêt d’Aristote pour la philosophie de
la nature, et enrichit considérablement la bibliothèque, déjà fournie,
de l’école péripatéticienne dans ce domaine. De cette production il
subsiste une part substantielle : de petits traités sur les vents, les
pierres et le feu, et deux vastes recueils, l’Histoire des plantes et les
Causes des plantes. Parmi ceux de ses ouvrages qui eurent le plus
d’influence, il en est un qui ne subsiste que de façon fragmentaire : il
s’agit des Opinions des physiciens (Physikôn doxai) ; une bonne partie
de ce que nous savons de la première cosmologie des Grecs provient,
directement ou indirectement, de cet ouvrage.
L’école péripatéticienne continua à s’intéresser à certains de ces
domaines, pendant au moins une génération après Théophraste,
avec son successeur, Straton de Lampsaque. Le refus par Aristote de
l’existence du vide, et même sa théorie du lieu dans sa construction
d’ensemble, furent mis en question tant par Théophraste que par
Straton, qui y apportèrent des aménagements.
Dès le IVe siècle, et dans les siècles qui suivirent, l’image du
cosmologiste grec se modifia considérablement. L’élément décisif fut
l’essor rapide de l’astronomie mathématique. Les noms les plus
importants sont ceux d’Aristarque, d’Archimède, d’Apollonius de
Perge et d’Hipparque. L’ouvrage d’Hipparque, écrit au IIe siècle
avant J.-C., constitua la base de l’Almageste de Ptolémée (IIe siècle
après J.-C.), qui devint le texte de référence en astronomie pour de
nombreux siècles.
Signalons au passage qu’Aristarque de Samos est l’unique
astronome de l’Antiquité grecque à avoir soutenu sérieusement la
thèse selon laquelle le ciel est en repos, tandis que la Terre est en
mouvement sur une orbite qui tourne autour du Soleil.
Malheureusement, nous ne savons à peu près rien de ce
qu’Aristarque faisait de cette thèse, et les quelques bribes qui ont
survécu de son œuvre ne nous sont sur ce point d’aucune utilité ;
cela pourrait bien n’avoir été qu’une hypothèse exploratoire.
Et, comme le développement ultérieur de l’histoire de
l’astronomie mathématique fait l’objet de l’article « Astronomie » du
Savoir grec, nous allons achever le présent article par la présentation
des thèses que les écoles philosophiques postérieures à Aristote
développèrent en matière de cosmologie.
Épicure, qui s’opposa le plus radicalement à Platon et Aristote,
était originaire d’une famille athénienne, mais vécut la plus grande
partie de sa jeunesse à Samos et dans les cités de l’Ionie continentale.
Là, il se familiarisa avec la théorie atomique de Démocrite, qu’il
adopta tout en la modifiant sur un certain nombre de points, et
fonda une école à Athènes pour la diffuser auprès de ses adeptes. On
peut difficilement imaginer une opposition plus totale à Platon et à
Aristote. À la place du cosmos unique, fini et éternel, Épicure
postulait un nombre infini de mondes, venant à l’être, puis
disparaissant comme n’importe lequel des composés. Point de
création ou de maintien du cosmos par des dieux : Épicure attribuait
la naissance des mondes aux collisions accidentelles d’atomes
tourbillonnant çà et là dans le vide infini. En lieu et place du
continuum de la matière unifiée, Épicure postulait les atomes et le
vide. Point de Terre sphérique : Épicure revint à la Terre aplatie des
premiers théoriciens du cosmos ; et au lieu de la théorie centripète
du mouvement que soutenaient Platon et Aristote, il affirmait que le
mouvement naturel de tous les atomes les entraînait vers le bas, en
chute parallèle.
Deux sources primaires s’offrent à nous pour la cosmologie
épicurienne : un bref abrégé dans sa Lettre [ouverte] à Hérodote et une
présentation beaucoup plus complète dans le poème de Lucrèce, De
rerum natura, en particulier au chant V. Tous deux commencent, à
peu près comme le ferait un manuel de géométrie, par un ensemble
de propositions fondamentales.
L’univers est composé de « corps et de vide ». L’existence du
corps est connaissable à travers l’évidence immédiate des sens ;
l’existence du vide s’appréhende de façon indirecte, en tant qu’il est
nécessaire pour expliquer le fait d’observation qu’est le mouvement.
Le corps existe sous la forme d’atomes qui échappent au
changement pour l’éternité.
L’univers est infini. Ce qui le prouve, c’est que toute chose finie a
une limite, et que c’est par opposition à quelque chose d’autre qu’on
peut distinguer une limite (Aristote soutenait, lui, qu’une telle
exigence valait pour le contact, non pour la limite). Puisqu’il n’y a
rien d’autre que l’univers, l’univers n’a pas de limite, et, par
conséquent, il doit être infini.
Les atomes existent en un nombre de formes extrêmement grand,
mais non infini. Si celles-ci n’étaient pas aussi nombreuses, il serait
impossible de rendre compte des différences qu’on observe entre les
composés ; si elles étaient infinies en nombre, les atomes devraient
varier aussi en taille à l’infini, et certains atomes seraient tellement
grands qu’ils seraient visibles, ce qui est contraire à l’observation.
Cette dernière proposition réclame une prémisse supplémentaire,
à savoir que les atomes ne varient pas en formes à l’infini, mais
diffèrent selon des quanta limités, les minimae partes, dit Lucrèce.
Les Épicuriens soutenaient que tous les atomes ont une tendance
naturelle à se mouvoir vers le bas. Nous pouvons observer que tout
objet sensible pesant se meut vers le bas lorsqu’il tombe en chute
libre, et il n’y a pas de raison de refuser cette tendance aux atomes.
La théorie aristotélicienne du mouvement naturel du Feu et de l’Air
vers le haut se trouve ainsi rejetée.
Mais que signifie « vers le bas » ? Pour Aristote, cela voulait dire
vers le centre de l’univers, mais l’univers infini des Épicuriens n’a
pas de centre. La métaphysique des Épicuriens n’accordait à aucune
force la possibilité d’agir sur les atomes, en dehors de la collision des
atomes entre eux : il n’y avait pas de place pour une théorie de
l’attraction à distance. Si bien qu’il ne leur était pas possible
d’accepter l’idée, proposée plus tard par les Stoïciens, que la matière
est attirée vers son centre, de telle sorte que le mouvement vers le
bas pourrait être tenu pour la manifestation de cette attraction vers
le centre de la masse du cosmos. Épicure et ses successeurs n’avaient
pas d’autre choix, apparemment, que de reprendre le postulat du
maçon qui se sert du fil à plomb, que tous les corps qui tombent
tombent en lignes parallèles, perpendiculairement à la surface de la
Terre, ce qui implique que la surface de la Terre soit grosso modo
plate. Que la Terre fût plate, au Ve siècle et plus tôt, était un lieu
commun ; mais après Platon et Aristote, la chose devenait difficile à
admettre. Lucrèce fait de son mieux pour sauver cette théorie, en
ridiculisant l’idée de créatures qui auraient la tête en bas de l’autre
côté du monde – conséquence, à ses yeux, de la théorie géocentrique
du mouvement.
Il est malaisé de savoir quel degré d’obstination obscurantiste
pouvait faire encore soutenir cette position réactionnaire à la fin du
e
IV siècle avant J.-C. L’argument d’Aristote en faveur de la sphéricité
de la Terre dépendait largement de sa théorie centripète des
mouvements naturels des éléments ; or, nous l’avons vu, les
Épicuriens rejetaient cette théorie. Mais Aristote avait déjà
connaissance de raisons astronomiques qui lui faisaient tenir la Terre
pour sphérique, en particulier l’observation que, lorsqu’on se
déplace sur un axe nord-sud, des étoiles différentes se voient au
zénith. Les Épicuriens ne pouvaient expliquer le phénomène qu’en
prétendant que les étoiles sont plutôt proches de la Terre : l’effet est
le même que lorsqu’on traverse une pièce dont le plafond est peint.
Quant à d’autres arguments d’ordre astronomique, comme la forme
de l’ombre de la Terre sur la Lune au cours d’une éclipse, ils valaient
dans un cas comme dans l’autre, que la Terre ait la forme d’un
disque ou celle d’une sphère.
Étant donné, donc, que les atomes sont dotés d’une tendance
naturelle à tomber vers le bas dans le vide, et que « vers le bas »
signifie parallèlement en ligne droite, il est clair qu’un postulat
supplémentaire est nécessaire pour expliquer comment il se fait que
les atomes forment des composés. On pourrait supposer que les
collisions se produisent du fait de différences de vitesse chez les
atomes qui tombent ; mais cela est exclu a priori. La raison qu’en
donne Épicure est que les différences de vitesse s’expliquent par la
différence de résistance des milieux dans lesquels le mouvement a
lieu. Or, le vide n’offre pas de résistance ; il n’y a donc aucune raison
pour qu’un atome tombe plus vite ou plus lentement qu’un autre.
Tous se meuvent à une vitesse définie par la formule « aussi vite que
la pensée ».
Cela ne veut pas dire que les composés ne peuvent pas se
mouvoir à des vitesses différentes. Toutes les variations de vitesse
sont possibles, entre les deux limites qu’offrent les atomes pris
individuellement pour ce qui est de leur vitesse de déplacement :
« aussi vite que la pensée » d’un côté, et le repos, de l’autre. Dans un
composé, il faut penser que les atomes se meuvent, chacun
séparément, sans trêve, à la vitesse habituelle de l’atome, mais à
l’intérieur des limites du composé. Un composé stable est celui dont
les atomes se déplacent en arrière et en avant, en haut et en bas, d’un
côté et de l’autre, tout en se heurtant mutuellement, au sein du
même espace. Le composé lui-même se meut quand la somme
algébrique, si l’on veut, des mouvements des atomes individuels
présente une valeur positive dans une direction ou une autre. La
vitesse maximale est atteinte lorsque tous les atomes du composé se
déplacent dans une même direction – cas de figure qui ne vaut,
semble-t-il, que pour la foudre.
Mais si des différences de vitesse ne le peuvent pas, qu’est-ce qui
rendra compte des collisions entre atomes ? Pour résoudre cette
difficulté, les Épicuriens introduisirent leur très fameuse thèse
physique de la déclinaison des atomes (parenclisis en grec, clinamen
en latin). La déclinaison est décrite en détail par Lucrèce (De Rerum
Natura, II, 216-293), mais on n’en trouve aucune mention dans les
fragments subsistants d’Épicure. Néanmoins, des auteurs anciens
n’ont pas hésité à la lui attribuer.
La déclinaison répondait à une double exigence dans le système
d’Épicure : expliquer la possibilité des collisions entre atomes, et
rendre compte, dans une certaine mesure, des mouvements
volontaires des animaux, hommes compris.
Les auteurs modernes ne s’accordent même pas sur le mécanisme
fondamental de la déclinaison. Tous les atomes déclinent-ils, ou
seulement certains ? Il est à présumer que tous ont cette faculté,
sinon il y aurait une différence de nature, que rien ne justifierait,
entre atomes qui déclinent et atomes qui ne déclinent pas. Mais avec
quelle fréquence les atomes déclinent-ils ? Les opinions diffèrent
grandement ; la réponse dépend pour une large part du rôle qu’on
veut bien assigner à la déclinaison dans le mouvement volontaire.
Lorsque l’atome décline par rapport à son axe de chute rectiligne,
adopte-t-il définitivement un mouvement franchement oblique par
rapport à la verticale ? Ou bien décline-t-il momentanément, comme
une voiture qui changerait de file sur une autoroute ? Chaque
réponse a ses partisans. Certains points, en tout cas, sont clairs : la
déclinaison d’un atome n’est pas l’effet d’événements qui lui seraient
antérieurs ; elle est en principe imprévisible et aléatoire. De plus,
dans son rôle cosmologique, il ne faut pas tenir la déclinaison pour le
début du monde, ou d’un monde quelconque. Nous ne devons pas
nous imaginer une pluie ininterrompue d’atomes vers le bas, qui
serait, à un moment donné, pour la première fois troublée par
l’apparition d’une déclinaison, mais plutôt penser que les atomes
tombent, déclinent et entrent en collision de toute éternité.
Épicure évite le dualisme de la théorie du mouvement
d’Aristote : le mouvement rectiligne est la règle, et le mouvement
circulaire qu’on observe dans les corps célestes s’explique par une
variété de mécanismes tels que les effets des vents, tout comme un
écoulement d’eau continu a pour effet de faire tourner la roue du
moulin. Mais l’astronomie épicurienne ne doit pas être, dans son
ensemble, prise au sérieux. Son objet est de procurer la tranquillité
de l’esprit : cela signifie, avant tout, rassurer l’humanité sur le fait
que les dieux n’ont strictement rien à voir avec les phénomènes
naturels qui affectent le cosmos, celui-ci ou tout autre. S’embarrasser
de telles préoccupations serait en contradiction, affirme Épicure,
avec le bonheur suprême et la tranquillité qui s’attachent à l’idée que
nous nous faisons d’un dieu. Notre perception sensorielle ne peut
pas nous dire exactement comment se meut le ciel. Mais, par
analogie avec les objets animés d’un mouvement de rotation que
notre expérience terrestre nous fait connaître, nous pouvons avancer
des hypothèses au sujet du comportement des corps célestes. Aussi
longtemps que nos hypothèses restent de l’ordre du possible et
qu’elles n’entrent en conflit ni avec notre perception ni avec nos
croyances a priori (prolepses) touchant aux dieux, nous nous devons
de les admettre toutes. Épicure ne se soucie même pas d’être
cohérent avec lui-même : il suggère, par exemple, que la lumière de
la Lune peut être réfléchie par le Soleil, mais, en même temps, que le
Soleil peut s’éteindre et se rallumer quotidiennement !
Tout comme Platon et Aristote, les Stoïciens soutenaient que le
cosmos dans lequel nous vivons est unique dans l’univers. Il est de
forme sphérique, et les étoiles, les planètes, le Soleil et la Lune
opèrent chaque jour une révolution circulaire autour de la Terre qui,
elle, est immobile au centre. Leur cosmos, comme celui d’Aristote,
est un continuum corporel, d’où tout vide est absent, et la matière
elle-même est continue, et non atomique. Cela suffit à ranger sans
hésitation les Stoïciens du côté des Platoniciens et des Aristotéliciens,
contre les Atomistes. Mais des différences apparaissent aussitôt, et
elles sont loin d’être dépourvues de signification.
Une différence majeure apparaît : alors qu’Aristote croyait que
notre cosmos doit durer toujours, les Stoïciens soutenaient qu’il a
une naissance, et une mort par conflagration (ekpurôsis), suivie d’une
renaissance, et ainsi de suite indéfiniment. Si Aristote, comme les
Stoïciens, tenait notre cosmos pour unique, les Stoïciens ajoutaient
qu’il a une durée de vie limitée qui se répète à l’infini. Parmi les
témoignages sur la doctrine stoïcienne qui nous sont parvenus,
quelques-uns établissent une distinction entre kosmos et diakosmêsis,
autrement dit entre le monde ordonné et son ordonnancement. C’est
là un point important : quand le cosmos disparaîtra, il ne cessera pas
totalement d’exister pour être remplacé par un cosmos entièrement
nouveau ; le même matériau subsiste, c’est son ordre qui change.
Aussi, quoique, en un sens, Stoïciens et Épicuriens fussent d’accord
pour dire que notre monde connaîtra une fin, la théorie épicurienne
de la naissance et de la mort de mondes fort différents était
radicalement différente de la théorie stoïcienne.
Platon, dans le Timée, avait combiné les comparaisons
empruntées à la biologie et aux métiers pour décrire l’origine du
cosmos, laissant à la postérité le soin de décider s’il faut prendre au
pied de la lettre l’un ou l’autre de ces modèles. Les Stoïciens
choisirent le modèle biologique, mais en usèrent d’une façon presque
mystique. Tandis que Platon décrivait un dieu démiurge travaillant
sur des matériaux en vue de produire le cosmos, lequel, une fois
achevé, poursuivait son existence propre, Zénon de Kition tient Dieu
pour identique au cosmos dans son état initial. Dieu est principe de
vie. Au début, il n’existe rien d’autre que Dieu ; puis Dieu crée une
différence en son sein, si bien que, en tant que principe de vie, il est
« enfermé » dans une buée. C’est le « sperme » vivant qui produit le
cosmos selon la « formule » dont il est porteur ; Dieu est le
spermatikos logos. Dieu est à la fois Feu matériel et intelligence
providentielle.
Tout se passe comme si les Stoïciens avaient combiné ensemble
nombre d’éléments empruntés à des théories antérieures. L’accent
mis sur le Feu renvoie à Héraclite, le rôle cosmogonique d’une
intelligence divine transcendante rappelle Anaxagore aussi bien que
Platon, et le modèle embryologique de la semence nous reporte
encore plus haut, peut-être même à Thalès et Anaximandre, les
fondateurs de la tradition cosmologique grecque. Une analyse
attentive du sperme enfermé dans un réceptacle humide, et une
« formule » active ou logos se rencontrent aussi, chez Aristote, dans
le De la génération des animaux.
La décision d’envisager le cosmos comme un être vivant peut
être considérée comme l’acte fondateur de la cosmologie stoïcienne.
Les raisons à l’origine de cette image séduisante ne sont guère
difficiles à deviner. Comme les organismes vivants, le cosmos est un
corps matériel doté d’une faculté de mouvement qui lui est
immanente. Il est constitué de différentes parties qui coopèrent en
vue du fonctionnement régulier du tout, chaque partie jouant le rôle
qui lui incombe. La relation des parties les unes avec les autres et
avec le tout présente une sorte d’accord, pas toujours évident dans le
détail assurément, mais indéniable quand on considère l’ensemble
globalement. Cette impression d’accord suggère une rationalité : il
n’y a qu’un pas à faire pour en arriver à l’idée que le cosmos lui-
même est régi par la raison ; et, puisque la raison est une propriété
réservée aux êtres vivants, cela à son tour conduit à tenir l’univers
pour un être vivant.
La Raison (Logos) est répandue dans le cosmos : c’est l’affirmation
la plus originale des Stoïciens, et elle étend ses ramifications dans
tous les secteurs de leur pensée. On est bien loin de l’affirmation
épistémologique qu’il serait possible de comprendre de façon
rationnelle les mécanismes du cosmos. En réalité, cela revient à sous-
entendre une vaste théorie métaphysique. Matérialistes convaincus,
ils se devaient de donner une forme corporelle au Logos. Puisqu’il
fallait au moins une puissance divine pour mouvoir et contrôler
quelque chose d’aussi vaste que le cosmos, ils identifièrent le cosmos
avec Dieu. Et comme nous venons de le voir, ils soutenaient que le
Logos lui-même ne peut pas avoir lui-même d’origine, mais doit être
l’origine de tout le reste. Cette conception stoïcienne nous a été
transmise sous une forme assez exacte par le premier verset de
l’Évangile selon saint Jean : « Au commencement était le Logos, et le
Logos était Dieu. »
Il est possible que l’idée d’une « formule de la semence » (logos
spermatikos) ait dispensé, ou empêché, les premiers Stoïciens
d’élaborer une cosmogonie détaillée, du genre de celle que propose
le chant V du poème de Lucrèce. Les témoignages nous renseignent
fort peu sur leurs idées en matière de cosmogonie, sauf pour ce qui
est des quatre éléments. Comme ces témoignages (si inadéquats
soient-ils) le font bien voir, un des points décisifs de la théorie était
que, lorsque le cosmos, de manière périodique, est détruit par le Feu
et devient une simple masse embrasée, la formule de la semence
reste intacte. Cette dernière, tant pour le cosmos dans sa totalité que
pour chaque espèce naturelle de façon spécifique, est présente
depuis l’origine ; la formule est éternelle, et la puissance de la
génération immanente. De la sorte, il n’est pas besoin d’expliquer,
comme dans la théorie des Atomistes, l’apparition graduelle, à partir
d’éléments simples, de formes plus complexes.
La fin du monde – ou plus exactement, de la phase actuelle du
monde – survient sous la forme d’un embrasement général,
ekpurôsis, pour utiliser le terme technique. Cet argument s’inscrit
dans une longue tradition qui plonge ses racines dans la
mythologie ; celle-ci évoquait la destruction périodique du monde
soit par le Feu (mythe de Phaéton) soit par le déluge (mythe de
Deucalion). Cette tradition était mentionnée dans le Timée (22d-e) de
Platon, et cela suffit pour que les premiers Stoïciens en aient eu
connaissance.
Ils avaient de bonnes raisons de préférer le Feu au déluge. Un
point de leur doctrine physique voulait que les corps célestes, et tout
particulièrement le Soleil, tirent leur nourriture d’« exhalaisons »
provenant du monde situé en dessous d’eux. Si des parties du
cosmos sublunaire étaient ainsi assimilées par le Soleil embrasé, il
était raisonnable de soutenir qu’il pourrait en être de même pour le
cosmos tout entier, le moment venu. Mais, même en dehors de cela,
les Stoïciens ne pouvaient guère faire autrement que de préférer
l’embrasement au déluge pour mettre fin au cosmos : cette fin devait
être le commencement – la semence – de la phase suivante : or, la
puissance agissante de la semence était le chaud, plutôt que
l’humide. Dans la théorie stoïcienne, cette chaleur fut identifiée avec
Dieu ; les créatures vivantes (y compris le cosmos dans sa totalité)
renferment ainsi un agent providentiel naturel qui explique la bonne
adaptation de leurs structures et de leurs capacités.
Mais nous devons nous demander pourquoi les Stoïciens, en fin
de compte, ont adopté une théorie cyclique de la destruction et de la
renaissance du cosmos. Ne pouvaient-ils pas se contenter de suivre
les traces de Platon, qui considérait que Dieu ne peut détruire sa
propre création, ou celles d’Aristote, qui tenait le cosmos pour
éternellement le même, sans commencement ni fin ? Pour répondre à
cette question, on peut avancer quelques hypothèses raisonnables.
On doit d’abord observer que, dans la cosmologie grecque, Aristote
était l’exception. Depuis les mythes d’Hésiode et pendant les
premiers temps de l’histoire de la philosophie naturelle, la
spéculation avait porté sur l’origine du monde ; mais qu’il dût avoir
une fin n’était pas une chose aussi universellement admise, et
Lucrèce y voit une thèse surprenante ; il n’empêche que nombre de
philosophes avant lui avaient soutenu la théorie d’une fin de notre
monde.
On rapporte encore une autre raison de la fin de l’ordre du
monde par embrasement total. Dieu est un être vivant, composé
d’âme et de corps, et son âme ne cesse de croître : aussi viendra-t-il
un temps où il ne sera plus qu’une âme. Si l’on considère
l’embrasement sous cet angle, il n’est pas possible d’y voir la mort
du cosmos, mais la plénitude de sa vie.
La théorie cyclique est liée à l’idée astronomique de la Grande
Année. L’année ordinaire est déterminée par la position du Soleil par
rapport à la Terre : il s’est écoulé une année quand le Soleil et la Terre
reviennent à la même position relative. Les astronomes
développaient des spéculations sur la durée s’écoulant entre deux
moments successifs où le Soleil, la Lune et les cinq planètes connues
occupent tous la même position relative (voir Platon, Timée, 39d).
C’est cette période, dont il existait diverses estimations, qu’on
appelle la Grande Année. Il est clair que la période séparant un
embrasement du monde du suivant était tenue pour une Grande
Année.
Cela allait de soi, à partir du moment où les Stoïciens devaient
affirmer, comme ils l’ont fait, que les événements d’un monde se
répétaient exactement dans le monde suivant. Socrate se défendra
contre Anytos avec les mêmes mots, et sera condamné par le même
tribunal, chaque fois que la roue du cosmos aura achevé un tour
complet. Il ne faut pas supposer que les étoiles exercent une
influence causale sur les affaires humaines : il suffit que la
description exacte d’un événement comprenne tous ses traits
caractéristiques, y compris la position du Soleil, de la Lune et des
planètes au moment où il se produit ; si bien que, s’il doit se répéter
exactement, ces traits devront être les mêmes. Que les événements se
répètent à l’identique au cours de chaque période cosmique fut
considéré comme une idée très étonnante, en particulier par les
adversaires du Portique.
Nos sources sont muettes sur les raisons qui poussèrent à
l’adoption de cette curieuse théorie. Elles doivent reposer sur la
théorie stoïcienne de la causalité, reliée à la prémisse selon laquelle la
divine Providence organise au mieux le cosmos. Car, si ce monde est
le meilleur, les mondes suivants ne pourraient en différer qu’à la
condition d’être moins bons, et l’on ne saurait fournir aucune raison
en faveur de l’existence d’un monde moins bon. Aussi chacun des
cosmos doit-il être exactement le même que celui qui l’a précédé.
C’est Zénon qui créa le concept de « Feu artiste » (pur tekhnikon).
L’idée d’une chaleur innée chez les animaux était familière depuis
les débuts de la biologie. Zénon l’étendit aux corps célestes,
probablement parce que la chaleur du Soleil est source de vie.
Chrysippe semble avoir donné une forme nouvelle à la doctrine, en
introduisant le concept de pneuma ou souffle. Celui-ci non plus
n’était pas une nouveauté, si l’on songe en particulier aux ouvrages
biologiques d’Aristote, et Zénon l’avait identifié avec la psykhè des
animaux. Dans un contexte non philosophique, le mot peut signifier
soit « respiration » soit « brise » – le nom vient du verbe « souffler »
(par la suite, on rendra le mot en latin par spiritus, et en français par
« esprit »). Chrysippe fit du pneuma un principe cosmique, et ce
dernier finit par devenir l’un des concepts les plus caractéristiques
du stoïcisme.
C’est un mélange de chaud et de froid, de Feu et d’Air, et il est
répandu dans tout l’univers, jusque dans ses parties les plus
infimes : les Stoïciens développèrent une notion nouvelle, celle d’un
« mélange en totalité », pour décrire l’union totale du pneuma avec le
reste de la substance du monde. Tout corps physique est, dans la
théorie stoïcienne, divisible ad infinitum : la doctrine du mélange
total voulait que deux corps puissent se mélanger d’une manière
telle que chaque particule, fût-elle infime, ait sa part de l’autre corps.
En se mêlant à la totalité du monde, le pneuma exerce son contrôle
sur toute chose. Il est le véhicule de la Providence de Dieu, ou peut-
être, pour être plus exact, il s’identifie à elle. Il semble découler de
cette doctrine que deux corps peuvent occuper la même place, tout
au moins lorsque l’un des deux est du pneuma. Sur ce sujet, la
divergence des Stoïciens d’avec Platon et Aristote était complète.
Platon pouvait dire qu’un corps physique « a une part » de ou
« participe » d’une Forme, mais la Forme elle-même était un être
immatériel. Les catégories secondes de l’être chez Aristote, telles les
qualités, étaient dépendantes des substances corporelles et
inhérentes à elles, mais n’étaient pas les corps eux-mêmes. Platon et
Aristote considéraient, tous deux, que la psykhè n’est pas elle-même
un être corporel. Les Stoïciens, quant à eux, soutenaient que seul un
corps peut agir sur un autre corps, ou servir de cause efficiente pour
les actions ou les passions d’un corps. Aussi des êtres comme les
âmes ou les qualités devaient-ils tous être considérés comme des
corps – peut-être incapables d’exister de manière indépendante, mais
néanmoins corporels. De tels êtres étaient tous constitués de pneuma,
sous ses différents aspects.
En tant qu’ingrédient actif présent dans tous les êtres du monde,
le pneuma est responsable de la « tension » qui maintient ensemble la
totalité du monde et chacune des choses qu’il contient. L’idée
directrice de cette doctrine est qu’il existe une différence entre un
être identifiable et une masse informe de matière. C’est tout à fait
évident, naturellement, dans un être vivant ; mais même un lac, ou
un rocher, a un principe d’unité qui le différencie d’une simple
masse d’eau, ou d’un simple dépôt minéral. Les Stoïciens disaient
que les êtres inanimés étaient maintenus par leur « pouvoir de
maintien » (hexis), les plantes par leur nature (physis) et les animaux
par leur âme (psykhè) ; nature et âme étaient identiques au pneuma
répandu dans ces êtres, qui maintenait leur tension. Pour le dire de
façon imagée, « c’est le pneuma qui revient sur lui-même. Il
commence par se déployer du centre vers les extrémités, et, une fois
qu’il est entré en contact avec l’enveloppe extérieure, il se rétracte
jusqu’à revenir à la place d’où il est d’abord parti ». Cette théorie a
des implications considérables sur la théorie du mouvement naturel.
Les Stoïciens, à l’instar d’Aristote, soutenaient qu’il n’y a pas de
vide au sein du cosmos : la matière emplit toute la région contenue
par l’enveloppe sphérique externe, sans laisser le moindre interstice.
Ce choix doctrinal résultait probablement de la nécessité de
préserver la tension unificatrice apportée au tout par le pneuma : des
intervalles vides interrompraient son unité, et la mettraient en
danger. D’un autre côté, ils s’écartaient d’Aristote en postulant un
vide qui s’étendait en tous sens au-delà de l’enveloppe du cosmos, et
une partie de leur argumentation est ainsi sauvée : si la substance du
cosmos est périodiquement consumée par le Feu, cela exige un
espace pour permettre son expansion ; avant l’ekpyrôsis, cet espace
doit être vide, et il doit s’étendre à l’infini puisqu’il n’existe rien pour
le limiter.
La thèse de l’existence d’un vide infini en dehors du cosmos
entraîne un corollaire très important : dorénavant, la notion de centre
de l’univers n’a plus de sens. Ce qui devrait désigner son centre,
c’est ou bien sa position équidistante de tous les points de la limite
de l’univers, ou bien une distinction qualitative qu’il offrirait. Mais si
l’univers n’a pas de limite, la première hypothèse ne tient pas ; quant
à la seconde, elle est exclue parce qu’il ne peut y avoir de distinction
qualitative entre un point du vide et un autre point. Si bien que la
théorie dynamique d’Aristote, qui fait du centre de l’univers son
foyer, doit être rejetée : le foyer doit être le centre du cosmos lui-
même.
Les Stoïciens appliquèrent leur théorie de la hexis, ou « pouvoir
de maintien », au cosmos comme totalité. Tout objet identifiable du
continuum matériel dans le stoïcisme se caractérisait, selon eux, par
un « pouvoir de maintien » lui conférant stabilité et identité. Ce
« pouvoir de maintien » était assuré par le pneuma répandu partout,
et dont les mouvements empêchaient l’objet de s’effondrer et de
s’éparpiller. Cela est valable non seulement pour le cosmos comme
totalité, mais aussi pour les éléments individuels qu’il renferme :
dans le continuum corporel qui composait le cosmos était répandue
une force qui attirait tout son contenu en direction de son propre
centre. Jamais les cosmologistes grecs ne furent plus près d’une
théorie de la gravité. Mais le mouvement centripète du cosmos
géométrique ne pouvait pas par lui-même expliquer le mouvement
des corps célestes. Si la Terre reste immobile, comme ils le
soutenaient, alors les corps célestes tournent en cercle, et ce
mouvement circulaire semble avoir trouvé une explication de type
purement animiste : les corps célestes choisissent cette façon de se
mouvoir.
La pénétration totale du pneuma divin au sein de la totalité du
monde physique soulevait de manière aiguë le problème de la liberté
de choix chez les êtres rationnels. Ce point fut très discuté, et deux
œuvres parmi celles qui nous sont parvenues reflètent, par exemple,
ce débat : le De fato de Cicéron et l’ouvrage homonyme d’Alexandre
d’Aphrodise. Ce pouvoir divin est un agent causal ; il vise à
maintenir le bon ordonnancement de toute chose dans le cosmos et il
est, littéralement, partout. Le déterminisme est total. Comment alors
les êtres humains peuvent-ils choisir librement d’agir comme ils le
font ? Quel sens peuvent bien avoir l’éloge et le blâme en matière de
morale ? Les arguments sont trop compliqués pour se laisser
résumer de façon satisfaisante. En un mot, la solution proposée par
Chrysippe est qu’il suffit qu’une action soit notre action, c’est-à-dire
qu’une part essentielle de la causalité de l’action soit provoquée par
nous. Qu’il soit possible de faire remonter notre intervention à
d’autres causes, cela ne change rien à l’affaire : l’action est toujours
notre action, et il est raisonnable qu’on nous en considère comme
l’agent. Cléanthe résumait sa position en ces termes : « Menez-moi,
Zeus et Destinée, partout où vous l’avez décrété pour moi. Car je
suivrai sans broncher. Mais si je deviens mauvais, et que je perds la
volonté, je n’en suivrai pas moins. »
David FURLEY
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Les traductions des Présocratiques sont empruntées à la traduction


française donnée par J.-P. DUMONT sous le titre Les Présocratiques,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988.
BARNES, Jonathan, The Presocratic Philosophers, Londres, Routledge,
1979.
BRAGUE, Rémi, Aristote et la question du monde, Paris, PUF, 1988.
CORNFORD, Francis M., Plato’s Cosmology, Londres, Routledge, 1937.
DICKS, D.R., Early Greek Astronomy to Aristotle, Londres, Thames &
Hudson, 1970.
DUHEM, Pierre, Le Système du monde, première partie : « La
cosmologie hellénique », Paris, Hermann, 1913.
FURLEY, David J., The Greek Cosmologists, Cambridge University Press,
vol. I et II, 1987.
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Géographie

« Dessin » ou « écriture de la Terre » : l’origine grecque du mot


« géographie » suggère une familiarité peut-être trompeuse. Si la
discipline moderne reconnaît sans peine certains de ses grands
ancêtres dans les figures d’Hérodote, d’Ératosthène, de Strabon ou
de Ptolémée, suggérant par là même la continuité d’un savoir, et la
stabilité de ses objets et de ses méthodes, il faut cependant se garder
de lire les géographes grecs à travers les grilles de leurs successeurs.
D’autant plus que la géographie, tout au long de son histoire, est
agitée par des débats sur son identité et ses frontières, ainsi que sur
ses objets et ses méthodes : doit-elle décrire la Terre, en inventorier
les lieux et les peuples ? Constitue-t-elle un principe explicatif, par
exemple des mouvements de l’histoire ? Ou vise-t-elle la
construction de modèles de l’espace, cartes, diagrammes, tableaux
de données ?
Les préoccupations nouvelles d’une histoire des sciences
davantage ouverte à l’anthropologie culturelle conduisent depuis
quelques années à rechercher la spécificité de la géographie grecque
et, par conséquent, à élargir notablement sa définition comme ses
implications. La géographie apparaît alors moins comme une
discipline constituée, dont l’identité irait de soi, que comme un
champ de savoir et d’expériences, témoignant d’approches plurielles
et parallèles de l’environnement terrestre.
À partir d’Ératosthène de Cyrène, qui devient le bibliothécaire
d’Alexandrie vers 245 avant J.-C., la géographie – dont le nom
apparaît alors en tant que tel – se réorganise autour du projet
cartographique et construit a posteriori la généalogie de ses auteurs :
Anaximandre, Hécatée, Eudoxe, Dicéarque. L’absence d’Hérodote,
du traité hippocratique Sur les lieux, les airs et les eaux, ainsi que des
auteurs de périples et de périégèses (descriptions prenant la forme
d’un voyage, réel ou purement intellectuel), par exemple Scylax, est
significative. Ératosthène apparaît lui-même le fondateur de la
géographie hellénistique, et c’est de lui que se réclament, même dans
la polémique, Hipparque de Nicée, Polybe et Strabon. Au IIe siècle de
notre ère, Marin de Tyr et Ptolémée perpétuent cette tradition. Ces
quelques noms montrent l’ambiguïté de ce que nous considérons
comme la « géographie grecque » : il s’agit d’un champ de savoir
mouvant, où se croisent la cosmologie, l’astronomie, la géométrie,
l’histoire, l’ethnographie, la médecine, où se rencontrent des récits de
voyages, des descriptions livresques, des cartes, et les commentaires
de ces cartes.
Il est vrai que l’on peut donner à cette géographie une
profondeur historique, en distinguant ses différentes phases : la plus
ancienne se développe dans les cités d’Ionie, avec Anaximandre
(milieu du VIe siècle avant J.-C.), Hécatée de Milet, puis Hérodote
(vers 450 avant J.-C.). Elle accompagne le développement de la
colonisation en Méditerranée et dans la mer Noire, ainsi qu’un des
projets fondateurs de l’historiographie grecque. La seconde étape est
la géographie hellénistique : présente dans les écoles philosophiques
athéniennes, l’Académie de Platon, avec Eudoxe de Cnide, et le
Lycée d’Aristote, avec Dicéarque de Messine, elle se déplace à
Alexandrie, capitale du royaume des Lagides, et pôle intellectuel
majeur grâce à la création de la bibliothèque et du Musée. La carte
d’Ératosthène intègre une masse d’informations nouvelles
consécutive à l’expédition d’Alexandre en Asie. De même,
l’expansion romaine motivera les développements géographiques de
l’historien Polybe, comme du reste l’œuvre de Strabon, au début de
l’ère chrétienne.
Un tel schéma appelle toutefois une très grande prudence. Les
liens entre les facteurs objectifs d’élargissement de l’horizon spatial
et les progrès de la géographie sont loin d’être mécaniques : les
modes d’intégration, d’interprétation et de diffusion des données
sont des processus complexes. D’autre part, la généalogie qui
conduit d’Anaximandre à Ptolémée donne l’illusion d’un progrès
linéaire et cumulatif. Cette généalogie est le fruit d’une
interprétation de l’histoire de la géographie grecque, remontant à
Ératosthène lui-même. Mais si la succession et le progrès cumulatif
des connaissances s’appliquent à la rigueur à la cartographie, il ne
saurait s’agir d’un modèle global de l’évolution du savoir
géographique. Paradoxalement, en effet, la cartographie
mathématique s’avère n’avoir eu qu’une influence extrêmement
limitée sur la conscience géographique des contemporains. Les
textes plus que les cartes étaient les principaux vecteurs du savoir
géographique : aux difficultés objectives de la diffusion des images
sur panneaux de bois et de métal ou sur papyrus s’ajoute le caractère
ésotérique de la carte hellénistique, diagramme géométrique plus
que mappemonde figurative, dont les fondements scientifiques
comme le langage propre étaient incompréhensibles de l’écrasante
majorité, y compris des auteurs cultivés et lettrés comme le périégète
Pausanias, au IIe siècle de notre ère, qui ne mentionne qu’une seule
fois les travaux « de ceux qui disent connaître les mesures de la
Terre ».
Si l’histoire de la géographie a aussi pour tâche de reconstituer ce
que pouvaient être les visions du monde concurrentes dans la société
grecque, force est de reconnaître que la géographie de l’Odyssée,
l’ethnographie d’Hérodote, l’horizon géo-ethnographique des poètes
tragiques, la géographie littéraire des poètes alexandrins comme
Callimaque et Apollonios de Rhodes, eurent beaucoup plus d’impact
qu’Ératosthène ou Ptolémée. Les travaux de ces derniers
n’inspirèrent qu’une petite élite de savants, dans des cercles
spécialisés. Ni l’un ni l’autre, d’ailleurs, ne firent école. Ce n’est que
dans le monde islamique, puis dans la Renaissance européenne, que
la Géographie de Claude Ptolémée va révéler toute son efficacité.
On ne saurait donc isoler la géographie « scientifique » de
l’ensemble des représentations, même anachroniques et littéraires,
qui ont organisé la vision du monde. Et à l’histoire de la géographie,
il convient de substituer l’histoire des géographies parallèles, comme
autant de traditions reliées entre elles par des liens subtils de
transformations, de polémiques et de circulation des données.

Modéliser/représenter

L’un des aspects les plus spectaculaires de la géographie grecque


réside dans l’émergence précoce du dessin cartographique. La carte
symbolise le coup de force intellectuel consistant, pour des acteurs
humains, à s’abstraire de leur environnement terrestre pour
construire, par la force de la raison et de l’imagination, un point de
vue extérieur et zénithal sur la Terre.
La carte grecque est à distinguer des modèles cosmologiques
attestés dans les civilisations égyptiennes et mésopotamiennes, qui
proposent dans un même dispositif graphique un schéma
d’intelligibilité globale du monde, intégrant le Ciel, la Terre, et les
puissances divines qui les personnifient. Dès son émergence en
Grèce, avec le tracé d’Anaximandre de Milet (VIe siècle), la carte se
dissocie d’une pensée de type mythico-religieux, a fortiori des
modèles cosmogoniques que l’on rencontre par exemple dans la
Théogonie d’Hésiode. Ouranos (le Ciel), Gê (la Terre), Okeanos sont
désormais des objets intellectuels laïcisés, assujettis aux principes de
la géométrie, qui constitue l’un des paradigmes dominants de la
science ionienne. Et la carte porte sur l’œkoumène, c’est-à-dire « la
Terre habitée par les hommes », distincte de la Terre comme entité
cosmologique. Point de départ de nombreuses expéditions de
colonisation, notamment sur les rivages de la mer Noire, Milet était
sans aucun doute l’un des lieux vers lesquels convergeaient les
informations géographiques, où s’accumulaient les expériences des
navigateurs et des fondateurs de cités. Mais autant que nous
puissions en juger, la carte d’Anaximandre n’était pas destinée aux
voyageurs ni aux expéditions de colonisation. Ce n’était pas un
périple des côtes de la mer Noire, mais un schéma de l’ensemble de
l’œkoumène, imposant à la surface de la Terre une forme, une
organisation a priori, dès lors offertes aux calculs, à l’exploitation
géométrique des formes et des symétries.
Cette première carte frappa l’imagination des géographes
ultérieurs, qui insistèrent sur l’audace démiurgique de son créateur.
Aller plus loin dans la description de son contenu serait
extrapolation. Mais dès cette première carte, désignée comme telle
par la tradition, nous trouvons réunis certains des caractères
essentiels de la cartographie grecque : son lien avec des hypothèses
cosmologiques fortes, qui conduisent à projeter sur la surface de la
Terre (plate dans le cas d’Anaximandre) des lignes, une structure en
rapport avec l’organisation du Ciel, conçu comme une sphère finie,
dont la Terre occupe le centre géométrique exact ; la géométrisation
de ses tracés, qui en font un espace graphique de calculs et
d’opérations intellectuelles ; l’étroite complémentarité entre le dessin
et un traité apportant un ensemble de savoirs connexes : si
Anaximandre est l’auteur d’un traité Sur la nature (programme
intellectuel caractéristique de la science ionienne, et dépassant le
cadre de la géographie), Ératosthène accompagne sa carte d’un traité
de Geographika, qui en explique la construction, mais qui comprend
en outre un historique de la discipline, une critique des
prédécesseurs, et aussi des développements descriptifs ; avec
Ptolémée, en revanche, nous trouvons une parfaite concordance
entre le projet cartographique et le traité. Rien ne suggère que cette
cartographie grecque mathématisée ait pu présenter l’apparence des
mappemondes médiévales, avec leur riche iconographie ; le
caractère ésotérique de ces dessins, et la nécessité de maîtriser des
savoirs complexes pour leur tracé comme pour leur compréhension,
les destine à un cercle de spécialistes, dans le cadre d’écoles
philosophiques ou d’un grand centre de recherches comme
Alexandrie. Il faut donc souligner leur finalité théorique, car ces
cartes de l’œkoumène, dans l’ensemble des sources dont nous
disposons, ne servent pas à voyager, à administrer, à planifier ou à
agir.
Anaximandre n’était pas un géographe, mais un « physicien » au
sens grec. Son projet n’était pas de dessiner une « carte
géographique », mais d’élaborer un modèle visuel de la Terre
s’intégrant dans une approche globale du cosmos et des
phénomènes météorologiques. Lorsque, en 423 avant J.-C., le poète
comique Aristophane fait représenter les Nuées à Athènes, il se livre
à une satire des écoles sophistiques et des intellectuels, et la carte de
la Terre apparaît parmi des instruments d’astronomie et de
géométrie : gadget abstrait, inutile à la cité, et associé à la spéculation
pure, sans retombées politiques. Les écoles de Platon et d’Aristote
perpétuent cette tradition d’études scientifiques : Eudoxe de Cnide
et Dicéarque sont ainsi deux jalons importants entre les Ioniens et
Alexandrie. Le modèle cosmologique a changé : la Terre est
désormais conçue comme une sphère dont l’organisation
géométrique reflète celle de la sphère céleste : méridiens, parallèles,
équateur, tropiques, pôles. L’œkoumène occupe une portion de
l’hémisphère nord de cette sphère. La zone habitable se déploie entre
l’équateur et le tropique d’été. La géométrisation est toujours
prédominante avec le tracé de grandes lignes de référence, tel le
parallèle de Dicéarque, qui traverse tout l’œkoumène, des colonnes
d’Héraklès à l’Inde, en passant par la Méditerranée, l’Attique,
Rhodes, le golfe Issique, la chaîne du Taurus.
L’œuvre d’Ératosthène nous est mieux connue, essentiellement
grâce à Strabon, qui l’utilise souvent dans un contexte polémique.
Entre Eudoxe et Dicéarque, d’une part, et Ératosthène, d’autre part,
nous passons d’Athènes à Alexandrie, de la cité par excellence à une
ville nouvelle, capitale d’un royaume hellénistique, d’écoles
philosophiques privées, où l’activité est largement tournée vers
l’enseignement, à une fondation royale où travaillent des
intellectuels pensionnés par le pouvoir. L’expédition d’Alexandre et
l’afflux d’informations nouvelles qu’elle apporta sur l’Asie
constituent assurément une autre rupture majeure. L’effondrement
de l’Empire perse ouvre les portes de l’Orient aux Grecs, et permet
l’élargissement, sinon le renouvellement total, d’un savoir qui
n’avait guère évolué depuis Hérodote (milieu du ~Ve siècle) et le
médecin Ctésias, retenu en otage à la cour du roi Artaxerxès II
(début du ~IVe siècle). Mais cette ère nouvelle donne surtout à la
recherche des moyens inédits, et la bibliothèque d’Alexandrie joue
ici un rôle essentiel.
Ératosthène, ou le premier cartographe en bibliothèque : son
œuvre tire les conséquences intellectuelles de l’afflux des sources qui
démontrent, par leur pluralité, leurs contradictions, leur nouveauté
même, la nécessité de corriger les anciennes cartes. Si ses travaux
géodésiques, comme la fameuse mesure de l’arc de méridien entre
Alexandrie et Syène, s’inscrivent dans la continuité de l’approche
spéculative des géomètres-philosophes, en particulier de
l’Académie, sa carte et son œuvre géographique semblent être des
créations spécifiquement alexandrines : par l’importance de la
géométrie euclidienne (les Éléments sont publiés à Alexandrie vers
~300) qui déploie toutes ses potentialités heuristiques sur la grille de
lignes parallèles et perpendiculaires découlant de la projection
orthogonale choisie par Ératosthène (les méridiens ne convergent
pas vers les pôles), mais surtout par les nouvelles méthodes de
travail intellectuel liées à l’accumulation de documents écrits de
toutes provenances et de tous genres.
C’est par la critique et la compilation des sources qu’Ératosthène
parvient à déterminer des positions ou à extrapoler des formes
régionales. Il n’est pas lui-même un voyageur. La détermination de
l’arc de méridien terrestre tient du protocole expérimental, mais
n’est pas représentative de son travail géographique. À défaut de
pouvoir déterminer astronomiquement toutes les positions en
latitude et en longitude (l’établissement de cette dernière s’avéra
problématique jusqu’à la mise au point d’horloges de précision, au
e
XVIII siècle), Ératosthène en est réduit à utiliser les relations de
voyage et les périples, c’est-à-dire à interpréter des estimations de
distances souvent très hétérogènes en un ensemble d’écarts
mesurables, que l’on pouvait reporter sous forme de points sur la
carte.
Grâce à cet ensemble d’opérations intellectuelles, il est possible, à
partir des sources partielles accumulées dans la Bibliothèque, de
construire progressivement une image de la totalité de l’œkoumène,
et d’élaborer un savoir sur les régions les plus lointaines par le biais
de la critique a priori des témoignages. La carte accompagne ce
travail de construction, en donnant une cohérence visuelle et
mathématique à chacune de ses étapes. Elle est le moyen de vérifier
constamment les effets d’une décision locale sur la structure
générale, et de procéder aux ajustements et aux réactions en chaîne
impliquées par la modification du tracé d’un parallèle ou d’un
méridien de référence. La carte est tout entière orientée vers le projet
géodésique et la schématisation de l’espace en formes géométriques
juxtaposées et mesurables.
L’œuvre d’Ératosthène marque le point de départ d’une
tradition : la carte est l’instrument de travail du géographe, mais
aussi un dispositif qui se transmet de géographe en géographe et
permet de contrôler, voire de rectifier le travail de son prédécesseur.
C’est ainsi qu’Hipparque de Nicée, dans son Contre Ératosthène, est
conduit à critiquer l’œuvre du cartographe alexandrin, auquel il
reproche un manque de rigueur mathématique et les bricolages
opérés pour établir des positions à partir des données des itinéraires.
Et Strabon, dans les deux premiers livres de sa Géographie, se fait
l’écho de ces polémiques, pour défendre Ératosthène contre les
attaques violentes d’Hipparque.
À partir d’Ératosthène, le cartographe ne travaille qu’en
s’appuyant sur l’œuvre de son prédécesseur : à la fois point de
départ, structure-cadre, et espace sur lequel exercer un ensemble
d’opérations critiques, qui permettent d’actualiser, de compléter et
de rectifier. C’est encore ainsi que Claude Ptolémée, au IIe siècle de
notre ère, se situe par rapport à l’œuvre de son prédécesseur, Marin
de Tyr.
Auteur de traités d’astronomie, de mathématiques et d’optique,
Ptolémée a apporté plusieurs contributions à la géographie :
géographie astrologique (le Tétrabiblos), le Canon des villes
remarquables, et enfin la Géographie proprement dite. Ce dernier
ouvrage, sous la forme qui nous est parvenue, se compose de huit
livres. Le livre I et une partie du livre II sont consacrés à un exposé
théorique sur les méthodes de construction de la carte, en particulier
les projections qui restituent sur une surface plane la convergence
des méridiens vers les pôles. La deuxième partie du livre II et les
livres III à VIII se présentent sous la forme d’un catalogue de huit
mille positions exprimées en degrés de longitude et latitude,
permettant de reporter ces lieux sur l’espace de cartes régionales à
projection orthogonale.
L’importance de Ptolémée réside dans ce double processus de
théorisation et d’inventaire. Seul texte conservé d’un cartographe
(malgré tous les problèmes posés par la transmission des cartes et les
phases de rédaction possibles du texte), son œuvre donne à la
géographie une définition forte, orientée vers la finalité de la carte :
elle est la « mimésis » (représentation) de la Terre habitée dans sa
totalité, et s’oppose à la chorographie, approche descriptive de
l’espace régional, davantage concernée par les clivages qualitatifs.
Cette distinction fondamentale jouera un rôle essentiel dans la
géographie de la Renaissance européenne. Véritable inventaire des
lieux du monde, à l’apogée de l’Empire romain, la Géographie de
Ptolémée offre en outre dans ses tables un corpus imposant de
positions prêtes à être reportées sur les cartes : seul moyen de
préserver les coordonnées des déformations inhérentes à la
reproduction manuelle des textes et des dessins. Ces huit mille
positions résultent sans doute pour une large part de la
manipulation des données littéraires : la part de la conjecture, de
l’approximation, et en définitive de l’invérifiable est dissimulée par
l’effet d’autorité et de persuasion propre à ces listes de coordonnées
qui occultent toutes traces de leur genèse. Ces tables de positions
joueront un rôle important dans la géographie de l’Islam ancien, où
se perpétue la tradition ptoléméenne, et dans la Renaissance
européenne, où elles permettent de reconstituer les cartes du savant
alexandrin, avant d’en moderniser le contenu topographique.
D’Anaximandre à Ptolémée, la cartographie grecque apparaît
comme une activité hautement spécialisée et technique. D’autres
témoignages attestent la circulation de cartes rondes, dérivant sans
doute des prototypes ioniens, et Plutarque, à la fin du Ier siècle après
J.-C., ou encore Lucien, au IIe siècle, suggèrent l’existence de cartes
archaïsantes, dégagées de l’appareillage mathématique complexe
des productions alexandrines.

Décrire/Inventorier/Expliquer

Si la carte répond à une finalité essentiellement théorique, et


porte sur l’ensemble de l’œkoumène, régi par l’ordre géodésique et
les hypothèses cosmologiques sur l’homologie des sphères céleste et
terrestre, elle est loin d’être le vecteur exclusif du savoir
géographique. Les difficultés de reproduction et de diffusion des
dessins, comme la haute spécialisation requise pour leur tracé, en
limitaient la portée. La carte, toutefois, entretient avec le discours
une série de liens complexes qui en prolongent l’influence au-delà
des cercles très spécialisés où elle était utilisée. Elle impose un ordre
nouveau, implicite ou non, à la description géographique, une forme
d’organisation spatiale qui la structure. De la carte au traité, il y a un
processus complexe d’interaction : la première apporte la
visualisation et les images mnémotechniques, là où le second est
l’indispensable véhicule d’un savoir sur les pays et les peuples :
itinéraires, descriptions, toponymes, digressions ethnographiques,
mythographiques, naturalistes, etc. Ce sont souvent les descriptions
qui apportent au cartographe les matériaux dont il a besoin, tandis
que les cartes peuvent structurer implicitement la description
littéraire.
La carte d’Anaximandre ouvre une tradition où la description
géographique – ce que nous identifions comme telle – peut
s’appuyer sur l’évidence préalable d’une forme globale, qui lui offre
un modèle d’exposition : le parcours circulaire. Il est tentant de
corréler cette première carte et la Périégèse d’Hécatée de Milet (fin du
e
VI siècle avant J.-C.). Cette œuvre se présentait comme un « tour de
Terre », un parcours intellectuel autour de la Méditerranée,
permettant donc de visiter les trois continents de l’œkoumène
(Europe, Libye, Asie) et d’énumérer sous la forme d’un catalogue les
pays, les lieux et les peuples. Chacune de ces étapes se prêtait à
intégrer des informations variées (ethnographiques, etc.). Une fois le
principe d’ordre global établi, il était possible d’intercaler de
nouveaux lieux, d’apporter de nouveaux développements digressifs,
sans perturber la structure d’ensemble. Ce mouvement circulaire,
qui s’apparente à un périple du littoral méditerranéen, permettait
aussi des avancées vers l’intérieur des terres et les peuples du
continent. Les périégèses et autres periodoi gês (« circuits de la
Terre ») apparaissent ainsi comme un étrange compromis entre les
périples des navigateurs, dont ils reprennent les règles discursives et
la logique métonymique, voire le détail des informations
topographiques, et la carte, qui offre l’architecture globale d’un
parcours œcuménique et intellectuel, dépassant les limites des
voyages réels, même s’il peut en réemployer des segments. C’est la
carte aussi qui permet implicitement de passer du voyage partiel et
réel au voyage intellectuel et global, au « tour de la Terre ».
L’histoire des périples et des périégèses, en Grèce, est traversée
par cette tension dialectique entre le parcours réel, le récit de voyage
et, d’autre part, la recomposition intellectuelle, et un modèle
descriptif où la figure circulaire est gage de complétude et
d’exhaustivité. Ce n’est pas un hasard si les sources antiques
emploient l’expression de « circuit de la Terre » à propos de textes et
de cartes. Périégèses et périples sont ainsi des genres associés à la
découverte et à l’exploration (le périple attribué à Hannon, racontant
une navigation le long du littoral atlantique de l’Afrique ; le périple
de Néarque, amiral d’Alexandre, qui dirige la flotte grecque des
bouches de l’Indus à celles de l’Euphrate), ou encore aux itinéraires
commerciaux (le Périple de la mer Rouge), mais aussi aux premières
formes de géographie œcuménique (le Périple du Pseudo-Scylax ; le
Stadiasme de la Grande Mer ; la Périégèse de Denys).
Si Hécatée de Milet semble s’être attaché à une mise en ordre des
lieux et des peuples du monde, utilisant la carte d’Anaximandre
pour organiser les relations des voyageurs et intégrer les segments
de parcours dans un cercle idéal – entreprise au fond similaire à celle
qu’il entreprit pour les traditions mythiques des Grecs, remises en
ordre dans ses Généalogies –, le projet d’Hérodote paraît tout autre.
De même que les Histoires, en se donnant comme objet le passé
proche, les causes et le déroulement du conflit entre Grecs et
barbares, se différencient des généalogies d’Hécatée qui remontaient
au passé le plus lointain, et exploraient un champ de savoir
conjectural, de même la représentation de l’espace que l’on y trouve
déployée se différencie du modèle d’exposition hécatéen comme du
rationalisme géométrique d’Anaximandre. L’un et l’autre pourtant
ont laissé leur empreinte dans le texte, bien qu’Hérodote ironise sur
les excès de symétrie de la carte ionienne.
Lorsqu’il s’agit d’apporter une contribution à une grande
question météorologique, la localisation des sources du Nil,
Hérodote se livre à un étonnant exercice d’extrapolation
cartographique, en interprétant la symétrie nord/sud de part et
d’autre d’un axe de référence, qui fait du Nil, au sud, l’équivalent du
Danube, au nord, et permet donc de localiser les sources du premier
en référence à celles du second (qui se trouvent dans le pays des
Celtes, près de la ville de Pyrénée). De même, lorsqu’il s’agit de
rendre intelligible la succession des peuples d’Asie Mineure ou du
pays scythe, Hérodote recourt-il à nouveau à la géométrisation et à
une description en termes de formes et d’orientation qui présuppose
l’existence de cartes géographiques.
Mais l’innovation majeure de la « géographie » hérodotéenne
réside dans le lien étroit qu’elle noue avec le projet historien.
L’espace et les peuples qui l’habitent relèvent du même modèle
intellectuel que les événements du passé : ce sont des objets
d’enquête, construits par l’entrecroisement du regard et de l’ouï-dire,
et par l’exercice d’un esprit critique qui délimite, sans toujours en
expliciter les critères, le champ du vraisemblable. Là où le
rationalisme ionien encerclait l’œkoumène dans un tracé au compas,
Hérodote ouvre des zones de confins indistinctes, où le savoir
humain s’arrête avant le rivage de l’Océan. Ces zones de confins sont
un espace d’altérité et de démesure, des merveilles de la nature ou
de peuples bienheureux, proches des dieux : les Éthiopiens Longues-
Vies ; les Indiens ; les Arabes qui vivent au pays des aromates. Ce
paysage des confins du monde humain reste profondément ancré
dans l’imaginaire antique et contribua sans doute davantage à
modeler une image du monde que la géométrie des Alexandrins. Il
perdure au Moyen Âge et à la Renaissance, grâce notamment à la
médiation des encyclopédistes de la latinité.
On pourrait dire qu’il n’est de géographie en Grèce que de
l’espace habité par les hommes, c’est-à-dire de l’œkoumène, et même
Ératosthène restreint sa carte à l’espace habitable. Cet espace, chez
Hérodote, est le théâtre de l’affrontement des Grecs et des Perses.
Les guerres médiques jouent un rôle essentiel dans la construction
d’une image de l’identité grecque par rapport aux peuples barbares :
opposition culturelle et politique, qui interroge les Grecs sur leur
propre identité en les conduisant à en reconnaître les traits inversés
dans le miroir de l’altérité.
Avec Hérodote se constitue un cadre ethnographique qui est l’un
des éléments d’intelligibilité du conflit, et aussi l’objet d’une
fascination évidente, d’une curiosité. Mais malgré l’imbrication des
développements consacrés aux Égyptiens, aux Perses, aux
Éthiopiens ou aux Scythes, et leur apparence parfois digressive, le
lien avec les guerres médiques n’est jamais totalement oublié. Les
Histoires d’Hérodote se déploient dans un espace balisé, schématisé
dans la tradition ionienne. Les enjeux du conflit pourraient être
qualifiés de « géopolitiques », tant ils résultent du voisinage
dangereux, disproportionné et excessif, de l’Empire perse et des cités
grecques du littoral d’Asie Mineure, dont la révolte déclenchera les
hostilités et les déplacera dans les eaux et sur le sol de la Grèce elle-
même. Lorsque Hérodote raconte l’ambassade du Milésien
Aristagoras à Sparte, muni d’une carte géographique avec laquelle il
tente de décider le roi Cléomène de se lancer non seulement dans la
libération des cités opprimées, mais dans la conquête de l’Empire
perse lui-même, jusqu’aux trésors de Suse, il signifie
merveilleusement les échelles de distance et de puissance, les forces
en présence, le rôle de la mer qui sépare la Grèce de la Perse, la
formidable coalition ethnique qui se dresse face aux Grecs.
Les jalons nous font défaut pour suivre l’évolution de la
littérature géographique jusqu’au IVe siècle. L’ethnographie et les
« coutumes barbares » figurent en bonne place dans les titres
d’ouvrages attribués au logographe Hellanikos de Lesbos, qui
semble s’être fait une spécialité de l’histoire locale et régionale. De
même le médecin Ctésias, dans ses ouvrages sur la Perse et l’Inde,
apporte-t-il une information historique, ethnographique et politique,
qui restera inégalée jusqu’à l’expédition d’Alexandre le Grand. On
peut supposer que des préoccupations ethnographiques se
manifestaient dans la collection de Constitutions attribuée à Aristote.
Et la Periodos gès d’Eudoxe de Cnide, au-delà de son orientation
scientifique et cartographique, intégrait probablement aussi des
informations descriptives.
Hérodote inaugure une tradition où le savoir géographique est
étroitement associé à l’histoire : il en constitue le cadre, un facteur
d’intelligibilité, et une introduction à l’ethnographie, qui caractérise
les peuples étrangers. La géographie dans sa dimension
œcuménique est naturellement associée au genre de l’histoire
universelle. Éphore accompagna son Histoire d’un schéma
cartographique qui nous a été conservé par un auteur chrétien,
Cosmas Indicopleustès : un simple rectangle, où sont marqués les
quatre directions cardinales et les peuples des confins, Celtes,
Scythes, Indiens, Éthiopiens. Avec Polybe (IIe siècle avant J.-C.), nous
retrouvons cette dimension de géographie œcuménique dans une
Histoire monumentale qui se propose de comprendre la genèse de
l’Empire romain, de donner un sens à des événements dramatiques
qui ont été vécus par l’auteur lui-même. La dimension géographique
dans cette œuvre est évidente. Le livre XXXIV, d’ailleurs, se
présentait comme un traité de géographie relativement autonome
dans la structure générale. Cette description intègre les acquis de la
cartographie alexandrine et s’engage, le cas échéant, dans ses débats
les plus polémiques (Polybe défend la compétence géographique
d’Homère et l’ancrage méditerranéen des navigations d’Ulysse
contre Ératosthène qui les reléguait dans l’Océan et le champ de la
pure fiction littéraire).
Le projet historique de Polybe n’est pas sans influer sur sa
conception et sa pratique de la géographie. Il a une conscience très
forte de l’élargissement du monde résultant des conquêtes romaines,
et qui justifie une réactualisation de la géographie ératosthénienne.
L’horizon s’élargit et ce processus s’identifie à l’un des événements
historiques majeurs de l’époque : l’expansion romaine. La
géographie offre à Polybe l’un des instruments de sa mise en ordre
de l’histoire. Il adopte une vue ample, quasi cartographique, qui le
conduit à appréhender la simultanéité des événements dans
différents théâtres d’action : l’ordre temporel de la chronique
coexiste ainsi avec un ordre géographique, où sont exposés les
événements d’Asie Mineure, de Grèce continentale, d’Afrique du
Nord, d’Espagne, etc. La description du théâtre de l’action – cités,
champs de bataille – constitue une dimension importante du récit et
s’accorde bien avec la conception polybienne d’une « histoire
pragmatique », où l’expérience prime sur l’information livresque.
Polybe est lui-même un voyageur, voire un explorateur, et se met en
scène comme un Ulysse historien.
Strabon, à bien des égards, est proche de Polybe. Son œuvre
historique (perdue) prenait la suite des Histoires. Mais à la différence
de son prédécesseur, il a consacré à la géographie une œuvre
autonome. En intitulant son traité Géographie, Strabon se situe dans
la tradition d’Ératosthène et se démarque, comme du reste Polybe,
du genre des « Circuits de la Terre ». Cette œuvre est l’un de nos
principaux témoignages sur la géographie alexandrine. Les deux
premiers livres s’inscrivent dans la continuité du programme
ératosthénien : résumé de l’histoire de la géographie grecque (même
si Strabon innove en réintégrant Homère comme chef de lignée) ;
examen critique des prédécesseurs, et discussion des thèses
d’Ératosthène ; cadres généraux de la carte alexandrine et enjeu des
polémiques déclenchées par Hipparque ; connaissances scientifiques
requises pour s’impliquer dans ces débats. Mais la Géographie de
Strabon n’est pas un traité de cartographie. Elle ne s’adresse pas au
même public que l’ouvrage d’Ératosthène, puisque Strabon veut être
utile à l’homme d’État et à l’administrateur romains, confrontés au
gouvernement de l’une des provinces de l’Empire, et devant
disposer d’un ensemble d’informations sur les populations,
l’économie, les ressources naturelles. Il s’agit donc d’une description
de l’Empire romain, de la péninsule Ibérique (livre III) à l’Égypte et à
la Libye (livre XVII).
Mais malgré son introduction et le projet de servir l’Empire, cette
Géographie, dans le détail de ses descriptions, apparaît comme une
construction littéraire complexe et hétérogène, réemployant des
sources d’informations de différentes époques. La Grèce elle-même
est décrite pour une large part d’après le « Catalogue des Vaisseaux »
(Iliade, II) et les commentateurs alexandrins d’Homère. D’autres
régions réemploient des segments entiers de périples (Artémidore),
et énumèrent les lieux qui s’échelonnent le long du littoral. En Inde,
Strabon semble oublier les sévères critiques de ses prolégomènes, et
s’appuie sur les témoignages de Mégasthène, Déimaque et des
autres sources hellénistiques qui ont dressé de ce pays et de ses
habitants un tableau où se mêlent traits merveilleux et observations
ethnographiques. En revanche, pour l’Ibérie et la Gaule, Strabon
s’appuie largement sur le Stoïcien Posidonios, qui mêle observations
ethnographiques et une curiosité particulière pour les ressources
naturelles et l’économie.
Assemblage de descriptions régionales, relevant de genres variés,
et parfois datant d’époques différentes, l’œuvre de Strabon est
représentative d’un champ de curiosité qui excède ce que nous
entendons d’ordinaire par « géographie ». La critique littéraire, la
mythologie, l’histoire, les mirabilia, l’ethnographie, la cartographie,
autant de composantes d’un savoir large, qui ne trouve son unité
que dans son rapport à l’espace. À ce vertige de l’inventaire des
lieux, des peuples et de leurs particularités, on peut opposer
certaines idées fortes qui réintroduisent la cohérence d’une vision du
monde. Strabon ne s’intéresse qu’à l’espace englobé par la puissance
romaine, ou se trouvant sur ses marges. C’est une géographie du
monde habité. Le relief, le climat peuvent déterminer le degré de
civilisation des peuples. Mais l’acculturation tempère le modèle
déterministe : Rome joue un rôle civilisateur évident.
Strabon précurseur des géographies universelles du XIXe siècle
européen ? Il témoigne de la vocation encyclopédiste d’une
géographie qui s’est dégagée du cadre mathématique des
Alexandrins pour devenir un mode d’appréhension de la réalité
politique, du monde humain et civilisé, identifié à l’Empire romain.
Ce rôle se retrouve dans un texte mineur du IIe siècle de notre ère, la
Périégèse de la Terre habitée de Denys d’Alexandrie, qui offrait aux
élèves des écoles, sous la forme brève d’un poème mnémotechnique,
une carte mentale sur laquelle venaient se superposer le monde des
dieux, le monde des héros et le monde des hommes.
Les savoirs géographiques
Des Présocratiques à Ptolémée, la géographie grecque offre un
ensemble de projets intellectuels distincts. Même s’il est indéniable
que cette longue tradition voit s’accumuler des strates de
connaissances sur la terre habitée, la spécificité des visées doit être
prise en compte.
Certains recherchaient dans la géographie un principe
d’explication causale susceptible de rendre compte des phénomènes
humains. Le déterminisme climatique, promis à une fortune durable
dans la tradition de la géographie moderne, fait l’objet du traité
hippocratique Sur les lieux, les airs et les eaux (seconde moitié du
e
V siècle avant J.-C.). Il s’agit d’un manuel destiné au médecin
itinérant, qui dresse un ensemble de corrélations entre
l’environnement (topographie, climat, hydrographie) et ses effets sur
la santé des habitants. Les observations locales s’inscrivent dans un
système déterministe plus vaste, régi par les rapports d’équilibre ou
de déséquilibre du chaud et du froid, du sec et de l’humide, l’une
des principales causes de pathologie humaine, mais aussi un facteur
expliquant les particularités culturelles et physiques de peuples
vivant dans les régions périphériques. Dans ce modèle, la Grèce et
l’Asie Mineure occupaient le centre tempéré, où s’équilibraient les
contraires. Le Stoïcien Posidonios utilisa l’étagement des zones
climatiques sur la sphère terrestre comme un principe d’explication
des variations physiques des êtres vivant dans ces régions. Le
déterminisme astral offrira aussi une autre grille d’explication des
variables physiques et culturelles (le Tétrabiblos de Claude Ptolémée).
Une autre tradition est celle de la « météorologie », ou science des
phénomènes naturels qui se déploient sur la Terre et dans l’espace
sublunaire : dès les Présocratiques, on s’interroge sur les
tremblements de terre, les crues du Nil, les vents et la pluie. Cette
tradition inspire les Météorologiques d’Aristote, traité consacré à la
classification de ces phénomènes et à la recherche de leurs causes.
Les membres de l’école aristotélicienne, comme Straton de
Lampsaque, et le Stoïcien Posidonios (Sur l’Océan) ont poursuivi ce
programme d’enquêtes. Ératosthène lui-même s’était intéressé aux
phénomènes géophysiques (variations du niveau de la mer, séismes,
volcans…).
La cartographie est sans doute la tradition dont les savants grecs
ont le mieux marqué la cohérence et la finalité, à partir
d’Ératosthène. Discipline reposant sur un ensemble de postulats
astronomiques et de théorèmes géométriques, elle se présente
comme une activité théorique, pratiquée par des philosophes
soucieux de modéliser le monde, de la sphère céleste à la projection
graphique de la terre habitée. L’ordre mathématique, la symétrie,
l’isomorphisme des sphères terrestres et célestes sont au centre de
leurs intérêts. Contrairement à ce que l’on observe dans la Chine
ancienne, les cartes grecques ne servent pas à gouverner, à aménager,
à gérer le territoire. Elles ne sont pas des instruments répandus à
tous les échelons de l’administration locale, mais l’activité d’un
nombre infime de savants, travaillant dans des écoles
philosophiques privées (Athènes, Rhodes) ou dans les institutions
culturelles des monarchies hellénistiques (Alexandrie, Pergame). Les
cartes sont avant tout les instruments de travail des cartographes,
vouées à archiver des résultats, des hypothèses, des calculs et des
essais de formalisation géométrique.
Pour voyager sur mer ou sur terre, les périples et périégèses ont
toujours supplanté les cartes. Pour structurer un horizon
géographique, Homère, Hérodote, les poètes tragiques et
hellénistiques ont joué un rôle sans commune mesure avec celui des
savants d’Alexandrie. Ces représentations, souvent archaïques,
étaient du moins en résonance avec la culture littéraire dispensée
dans les écoles. Ce que nous identifions aujourd’hui comme
« géographie » résulte ainsi de l’interaction de différents domaines
intellectuels, la philosophie, l’astronomie et les mathématiques,
l’historiographie, la « physique » et l’ethnographie, indissociable de
la découverte d’un monde terrestre qui se définissait avant tout par
ses populations humaines et les enjeux politiques et historiques de
leur coexistence.
Christian JACOB
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

AUJAC, Germaine, Strabon et la science de son temps, Paris, Les Belles


Lettres, 1966.
HARLEY, Brian J. et WOODWARD, David (eds), The History of
Cartography, vol. I Cartography in Prehistoric, Ancient and Medieval
Europe and the Mediterranean, Chicago, University of Chicago Press,
1987.
JANNI, Pietro, La mappa e il periplo. Cartografia antica e spazio odologico,
Univ. di Macerata, Publ. Della Fac. Di Lett. e Filos. XIX, Roma, 1984.
NICOLET, Claude, L’Inventaire du monde. Géographie et politique aux
origines de l’Empire romain, Paris, Fayard, 1988.
PÉDECH, Paul, La Géographie des Grecs, Paris, PUF, 1976.
PRONTERA, Francesco (ed.), Geografia e geografi nel mondo antico. Guida
storica e critica, Bari, Universale Laterza, 1983.
—, Francesco (ed.), Strabone. Contributi allo studio della personalità e
dell’opera, vol. I, Pérouse, Universita degli studi, 1984.
MADDOLI, G. (ed.), Strabone. Contributi allo studio della personalità e
dell’opera, vol. II, Pérouse, Universita degli studi, 1986.
VAN PAASSEN, Christian, The Classical Tradition of Geography,
Groningue, J.B. Wolters, 1957.
Harmonique

Omniprésente dans les actes de la vie quotidienne, religieuse ou


politique, la musique fut pour les Grecs non seulement le plus beau
des arts mais aussi l’objet des plus hautes spéculations
philosophiques. Une foule de documents écrits, figurés et
archéologiques atteste leur prédilection pour la pratique musicale :
témoignages littéraires, papyrologiques et épigraphiques,
représentations figurées sur la céramique ou des reliefs, vestiges
d’instruments à vent, à cordes et à percussion en nombre plus que
significatif, et surtout une grosse cinquantaine de partitions (papyrus
et inscriptions) nous donnent des activités musicales de l’Antiquité
grecque une image à la fois diversifiée et abondante.
Mais autant qu’un art pratiqué avec ferveur, la musique est aussi
un savoir-faire et une science, dont il faut définir la nature, l’objet et
la méthode, dans des ouvrages à la fois techniques et théoriques.
Par-delà, elle devient un enjeu politique : à Sparte et, à un moindre
degré, à Thèbes et à Mantinée, musique et politique furent si
étroitement liées que furent édictées des lois régissant l’éducation et
la pratique musicale.
Le citoyen athénien, lui, se devait d’être en mesure de chanter et
de jouer au moins de la lyre (l’instrument réservé à l’usage des
amateurs, à la différence de la cithare, réservée aux seuls
professionnels). Après les années passées à apprendre l’écriture, la
lecture et le calcul, les enfants athéniens se rendaient pendant trois
ans chez le cithariste, qui fait office à la fois de professeur de lyre
(comme son nom ne l’indique pas) et de maître de musique.
L’enseignement se fait par l’exemple et sollicite principalement la
mémoire.
Rien, dans ces années-là, ne permet de supposer que
l’enseignement musical va au-delà des rudiments de la pratique
vocale et instrumentale. Nulle part il n’est question, dans les
témoignages antiques, de l’acquisition d’un savoir théorique
approfondi. Aristote le dit bien au livre VIII de ses Politiques, il ne
s’agit en aucun cas de former des musiciens accomplis, encore moins
virtuoses, mais seulement de compléter une éducation par un savoir-
faire musical de base. Si la transmission de la musique était et resta
une donnée fondamentale de la civilisation grecque, elle s’en tient,
pour les amateurs, à l’inculcation de notions entièrement tournées
vers la pratique, sans même passer par l’écriture : les scènes d’école
figurées sur la céramique attique montrent le cithariste et ses élèves,
lyre en main, se faisant face. Les rouleaux posés parfois sur leurs
genoux portent des textes poétiques, mais jamais de partitions
musicales : à Athènes, Thèbes, Sparte ou Mantinée, cités musiciennes
par excellence, le citoyen ne sait ni déchiffrer ni écrire la musique.
Pour trouver la trace d’un enseignement musical plus poussé, qui
intègre aussi bien la technique des instruments à cordes qu’un
enseignement théorique, il faut aller en Ionie, à Magnésie du
Méandre et surtout à Téos, siège de l’une des plus puissantes
corporations d’artistes professionnels (les Technites dionysiaques)
qu’ait connues l’Antiquité : une inscription datable du début du
e
III siècle de notre ère précise le déroulement des études qui seront
menées dans une école fondée par un généreux donateur du nom de
Polythrous. Un cithariste est chargé, contre une rétribution annuelle
de six cents drachmes, d’enseigner à certains éphèbes l’art de jouer
de la cithare, avec et sans plectre (spécialisation technique inconnue
des cursus ordinaires), mais aussi, fait capital et nouveau, la théorie
musicale, ta mousika. Le texte stipule qu’auront lieu chaque année
des examens de musique.
À Magnésie du Méandre apparaissent dans le palmarès de fin
d’année des meilleurs élèves des prix de mélographie et de
rythmographie, à côté de récompenses attribuées pour le jeu à la
cithare, la citharôdie, l’arithmétique (inscription du IIe siècle de notre
ère) : « écriture mélodique » et « écriture rythmique », sans doute
sous forme de dictées musicales, impliquant bel et bien le passage à
un niveau supérieur de la théorie musicale, qui succède à une
pratique poussée d’un instrument à cordes d’une technique difficile.
L’expression ta mousika mérite quelques mots d’explication. Ce
neutre pluriel n’est pas l’équivalent de « la musique », hè mousikè,
terme qui désigne très fréquemment la culture générale, englobant
non seulement la musique en tant que telle, mais aussi ce que l’on
appellera plus tard le quadrivium.
Ta mousika implique une pluralité encore concrète, qui n’atteint
pas la pleine connaissance théorique du sujet et des différentes
disciplines dont il se compose, qui seule, dirait le grand théoricien
Aristoxène de Tarente, fait le mousikos, l’authentique musicien. On
sait par ailleurs, grâce à des inscriptions, que des musiciens, de
formation identique aux éphèbes de Téos, allaient de cité en cité
prononcer des conférences sur le thème : « ta mousika », devant un
public qui ne comportait pas de spécialistes, mais des amateurs
intéressés par le sujet. Un décret de la ville de Tanagra, datable des
années 171-146 avant J.-C., honore ainsi un certain Hégésimachos
d’Athènes, mousikos hyparkhon précise le texte, « musicien de son
état », et son fils, qui, durant plusieurs jours, ont donné des
conférences lors desquelles ils ont également utilisé des instruments
de musique ou ont disserté sur les instruments. Ils y ont fait la
preuve, dit l’inscription, de l’excellence de leur technè, autrement dit
de leurs compétences techniques de musiciens. Ce terme, bien
distinct de l’epistèmè, est certes élogieux : on le retrouve dans de
nombreuses inscriptions honorifiques faisant suite à des auditions
ou à des conférences données à titre gracieux non seulement par des
musiciens, mais aussi par des médecins ou par des rhéteurs.
Néanmoins, il cerne bien les limites du savoir qui a été mis en
évidence : théorique assurément, savant sans doute, mais pas au-
delà, encore ancré dans la pratique musicale (celle d’un instrument,
par exemple) et ne répugnant pas, probablement, à des
considérations sur l’histoire de la musique, que l’epistèmè musicale
exclut de ses programmes.
Cette distinction entre technè et epistèmè a des conséquences
directes sur la forme des traités musicaux parvenus jusqu’à nous –
une cinquantaine environ, couvrant une période de dix siècles à peu
près (fin du VIe siècle avant J.-C. jusqu’au Ve siècle de notre ère). En
effet, un clivage s’opère nettement entre deux types d’auteurs : d’un
côté les musicographes, et de l’autre les théoriciens. Les premiers
rédigent des opuscules, généralement assez courts, sous des intitulés
qui disent assez les limites de leurs ambitions : Eisagôgè (Introduction)
[comme Cléonide ou Bacchius l’Ancien], ou encore Encheiridion
(Manuel) comme l’auteur pythagoricien Nicomaque de Gérasa, pour
un petit ouvrage qui n’est que la préfiguration d’un traité
scientifique. Les théoriciens, eux, donnent des Peri mousikès, des Peri
harmonikès (Sur la musique, Sur l’harmonique) le féminin sous-entendu
étant epistèmès, science.
Dans leur rédaction, ces deux catégories d’études divergent
notablement. Chez les musicographes, après quelques
considérations rapides et superficielles sur le sujet, on entre très tôt
dans des considérations purement techniques, dans une langue
dépourvue de toute recherche littéraire. Les notions sont étudiées les
unes après les autres, sous forme de définitions successives, par
ordre croissant de difficulté et de complexité, au fur et à mesure
qu’ont été donnés les éléments qui viennent ensuite à se combiner. Il
s’agit d’inculquer progressivement, par une série d’affirmations qui
ne font part ni à la critique ni à la recherche, une sorte de catéchisme
musical que l’élève aura éventuellement à mémoriser de bout en
bout. L’Introduction de Bacchius l’Ancien procède même par séries de
questions (virtuellement posées par le professeur) et de réponses,
celles que l’on attend idéalement de l’élève :
« Combien y a-t-il d’espèces de consonances dans le système
parfait ?
— Six.
— Quelles sont-elles ?
— Ce sont la quarte, la quinte, l’octave, l’octave + la quarte,
l’octave + la quinte, la double octave. »
Quant aux théoriciens de la musique, tous sont à rattacher à l’une
des grandes écoles philosophiques de l’Antiquité : il n’est pas de
théoricien qui ne soit philosophe, et inversement, il n’est pas d’école
philosophique qui n’ait édifié sa propre doctrine de la science
musicale : le pythagorisme ancien s’illustre par les traités (dont ne
subsistent malheureusement que des fragments) de Philolaos, puis
d’Archytas de Tarente ; Aristoxène, auteur du plus ancien ouvrage
d’harmonique parvenu intact jusqu’à nous, fut d’abord disciple des
Pythagoriciens avant de suivre l’enseignement d’Aristote ; Théon de
Smyrne est Platonicien ; Philodème de Gadara se réclame de
l’épicurisme et combat, dans son Peri mousikès, les doctrines
musicales du Stoïcien Diogène de Babylone ; même les Sceptiques,
avec Sextus Empiricus, ont eu leurs propres vues sur la nature et la
fonction de la musique, essentiellement d’ailleurs pour repousser
l’ensemble des autres écoles philosophiques.
Ces traités, d’ampleur respectable, ont ceci en commun qu’ils
intègrent toujours dans le système musical les idées fondamentales
de l’école dont ils relèvent – principes et méthode inclus. Tous
réfléchissent, dès leurs premiers paragraphes, à la nature de la
science musicale et à sa place dans le système de connaissances ou
de savoirs : quels sont ses rapports avec les mathématiques, avec la
physique, ou même avec la métaphysique ? Quels sont ses critères ?
Comment procède-t-elle, et sous quelle forme ? À la différence des
musicographes, les théoriciens ont toujours le souci de combattre et
de réfuter les thèses adverses par des arguments solidement étayés,
soit sur des points particuliers, soit encore pour saper une doctrine à
partir de ses bases.
On mettra à part des musicographes comme des théoriciens ceux
qui sont désignés globalement, en dépit de leurs disparités, sous le
terme d’harmoniciens et qui n’ont laissé aucun écrit connu : leurs
théories ne nous sont présentées que sous forme de résumés
polémiques par leurs adversaires, Platon et Aristoxène
principalement. Pour autant qu’on puisse en juger par ces
témoignages indirects et partiaux, leur enseignement théorique
n’incluait pas de réflexion d’ordre philosophique. Il avait pour visée
essentielle de déboucher sur une pratique musicale, qu’il s’agisse du
jeu d’un instrument comme l’aulos, ou encore de la notation
musicale. L’un des plus illustres représentants de cette tendance
(puisqu’on ne saurait parler ici d’école déterminée) fut le cithariste
athénien Stratonicos, actif dans le courant du IVe siècle. Il eut, nous
dit-on, des disciples en harmonique et conçut le premier un
diagramme musical. Un curieux papyrus de Tebtunis a livré un
exemple de la méthode de la catapycnose telle que la pratiquaient les
Harmoniciens.
Il est difficile d’assigner à Platon une place à part entière parmi
les courants musicaux de l’Antiquité, non seulement parce qu’il n’a
pas laissé de traité spécialisé sur la musique, mais aussi parce que sa
réflexion sur l’harmonique ou sur la pratique musicale ne forme pas
de doctrine à proprement parler. Largement tributaire des
Pythagoriciens par les calculs d’intervalles auxquels il se livre,
ironique opposant des « Harmoniciens » qui édifient des théories en
« triturant » les cordes d’un instrument, Platon ouvre la voie à la
pensée de ceux que l’on appellera plus tard les « Néoplatoniciens »
(tels Théon de Smyrne ou Aristide Quintilien), plutôt qu’il ne
construit vraiment une science de la musique à lui propre.
L’histoire de la littérature philosophico-musicale de l’Antiquité
grecque et romaine est aussi l’histoire d’un schisme durable, qui
perdure pendant près de dix siècles. Il opposa, sans aucune
conciliation possible, malgré les efforts, entre autres, du grand
astronome alexandrin Claude Ptolémée, l’école pythagoricienne et
néopythagoricienne à Aristoxène de Tarente et ses successeurs. La
querelle éclata dans la seconde moitié du IVe siècle, lorsque
Aristoxène rédigea son œuvre majeure, un magistral traité
d’harmonique connu sous l’intitulé traditionnel mais probablement
erroné d’Harmonika stoikheia (Éléments harmoniques).
Avant lui, la science musicale et harmonique était aux mains des
Pythagoriciens et, avec les réserves émises plus haut, des
Harmoniciens. Pour un Philolaos et pour un Archytas, la musique
est « sœur » des mathématiques et de l’astronomie, en tant que
science des rapports numériques qui régissent les intervalles, dont ils
sont à la fois l’essence et l’expression. L’idée centrale est que
l’univers est structuré selon un ordre parfait, ordre que les nombres
définissent et dont l’âme humaine doit se pénétrer afin de participer
elle-même à cette perfection. La musique, et plus encore
l’harmonique, en est une des manifestations : partant de la
constatation (d’abord expérimentale, avec les premières observations
sur le monocorde) que les intervalles consonants correspondent à des
rapports numériques simples de forme superpartielle (n + 1)/n, les
Pythagoriciens en viennent en quelque sorte à renverser la
proposition : les intervalles harmonieux sont consonants parce qu’ils
sont exprimables (ou sont, tout court) par des rapports numériques
remarquables. Dans ce système de pensée, il va de soi que la science
musicale, qui se réduit alors à l’harmonique et à l’acoustique, relève
de la « physique » comme science de l’ordre qui régit l’univers tout
entier, et qu’elle recourt, pour s’exprimer, aux mathématiques. En
conséquence, toute mélodie sensible à l’oreille ne peut être tenue
pour belle qu’en tant qu’expression sensible à l’oreille d’une
perfection abstraite, qui la transcende. L’effort du disciple sera alors
de s’abstenir de toute pratique musicale entachée d’imperfection,
susceptible d’altérer l’harmonie de son âme. D’où le précepte, qui
remonterait à Pythagore lui-même, de ne jouer que de la lyre, dont
l’accord est à l’image, entre autres, de l’ordre des sept planètes, afin
de participer à l’ordre du monde.
À partir de tels principes, les traités musicaux des premiers
Pythagoriciens portent des intitulés comme Peri physeos (Sur la
nature) de Philolaos, ou Peri arithmetikès (Sur l’arithmétique).
Avec Aristoxène de Tarente, l’ère d’une musique inféodée aux
mathématiques prend fin subitement. Proche disciple d’Aristote, qui
ne formula pas de doctrine musicale à part entière, mais qui, à
travers son œuvre, jette déjà quelques doutes sur les thèses
pythagoriciennes, Aristoxène fonde, pour la première fois dans
l’Antiquité, une science musicale indépendante des mathématiques,
autonome, c’est-à-dire régie par des principes à elle propres et dotée
d’une méthode adaptée à sa nature, aux objets qu’elle étudie, à ses
buts, fondée sur deux critères directements liés à sa spécificité :
l’oreille, l’aisthèsis, et la pensée rationnelle, la dianoia. C’en est fini des
calculs d’intervalles : l’objet de la science harmonique est en propre
le son musical et non pas la grandeur mathématique.
Le divorce entre les deux doctrines est donc absolu. Il touche aux
racines et aux fondements mêmes de la science harmonique.
Historiquement, le schisme est consommé vers 325 avant J.-C.
Tous, désormais, sont marqués par l’irrémédiable opposition
entre pythagorisme (ou, à un moindre degré, platonisme) et
aristoxénisme. Les penseurs se voient dans l’obligation de s’inspirer
ou de l’une ou de l’autre de ces doctrines formidables, d’en défendre
à nouveau les principes et les conclusions et de combattre l’école
adverse, à moins de situer leurs propos sur un terrain strictement
technique, comme le font les musicographes plus modestes dans
leurs opuscules didactiques.
La seule grande tentative de conciliation des deux doctrines se lit
dans les Harmonika en trois livres, de Claude Ptolémée, au IIe siècle
de notre ère. L’importance de ce texte volumineux est capitale dans
l’histoire de la pensée musicale pythagoricienne. Sans remettre
jamais en cause l’acoustique et la physique pythagoriciennes, dont il
se réclame ouvertement, et encore moins la nature mathématique de
la science des intervalles, qu’il ne se lasse pas de calculer, Ptolémée
apparaît là comme une figure à la fois remarquable par son
autonomie et admirable par l’esprit critique qu’il développe en la
matière. Malgré son obédience revendiquée, il s’efforce en effet de
relever chez Aristoxène tout ce qui représente selon lui un apport
intelligent et authentiquement musical à l’harmonique, en particulier
pour tout ce qui touche à la sensation auditive, qu’il édifie en critère
aussi fiable que l’est la dianoia.
Mais il n’y eut jamais de réel syncrétisme. Les derniers écrits
théoriques, en latin, de saint Augustin et de Boèce (ca 480-524), qui
rédige un De institutione musica et, plus tard encore, les Harmoniques
en grec du Byzantin Manuel Bryenne (vers 1320), restent encore
dépendants de l’une ou l’autre tradition. Boèce, très pythagorisant,
et Manuel Bryenne, aristoxénien de stricte obédience, sont les
derniers champions des deux causes.
En marge des traités purement théoriques, nous connaissons
l’existence d’ouvrages sans aucun doute dérivés de cette source
première, dont il ne subsiste malheureusement presque aucun
fragment, portant sur les instruments : Peri organôn, Peri aulôn, Peri
aulôn trèseôs (Sur les instruments de musique, Sur les auloi, Sur la perce
des auloi), dus à des auteurs notoirement pythagoriciens comme
Euphranor, ou aristoxéniens (à commencer par Aristoxène lui-
même). Dans ces ouvrages, qu’on pourrait tenir à première vue pour
techniques puisqu’ils relèvent apparemment de la lutherie, qui est
une technè, l’enjeu dépasse très largement le domaine pratique. Il
s’agit de saper les doctrines adverses comme d’asseoir ses propres
thèses, à partir des réalités instrumentales, qui tiennent lieu à la fois
de base expérimentale et de preuve matérielle à l’appui d’une
doctrine. C’est pourquoi l’ensemble des fragments parvenus jusqu’à
nous de ces ouvrages se trouvent insérés dans des traités
philosophico-musicaux.
Malgré les divergences considérables qui dressent les théoriciens
les uns contre les autres à travers dix siècles de littérature musicale,
une sorte de consensus s’est fait sur la place assignée à l’harmonique
au sein des différentes disciplines qui constituent la mousikè epistèmè,
et (fait plus surprenant) sur les différentes parties que comporte
l’harmonikè. N’entendons pas par là l’harmonie au sens moderne du
mot, qui est la science des accords et de leurs enchaînements. En
effet, même si nous avons quelques attestations de l’usage antique
d’une sorte de polyphonie, jamais elle ne fit l’objet de la moindre
codification, pas plus chez les musicographes que chez les
théoriciens.
La plus ancienne classification des disciplines musicales dans
laquelle apparaît l’harmonique remonterait à Lasos d’Hermione, qui
professait à Athènes dans le courant du VIe siècle. Elle ne nous est
pas parvenue directement, mais par une notice de l’auteur latin
Martianus Capella, dans ses Noces de Philologie et de Mercure, rédigées
entre 410 et 439 après J.-C.
Lasos distingue trois grandes parties du savoir musical (parties
technique, pratique et exécutive), elles-mêmes subdivisées en trois
branches. L’harmonikè est la première de la partie technique, où elle
précède la rythmique et la métrique.
La deuxième classification qui marqua durablement la théorie
musicale gréco-romaine est celle du théoricien Aristoxène de
Tarente. Plus question ici d’enseignement oral, puisque Aristoxène
est l’auteur du plus ancien traité d’harmonique parvenu quasi
complet jusqu’à nous. Pour lui, l’harmonique est la première des
sciences musicales, par son importance comme dans l’ordre de
l’acquisition des connaissances :
« La science du mélos est complexe et se divise en plusieurs parties. Parmi elles, nous
avons à considérer la science dite “harmonique”, qui, par son rang, vient la première et
possède une valeur élémentaire. En effet, elle se trouve être la première des disciplines
théorétiques : d’elle relève tout ce qui concerne la théorie des systèmes et des tons ; et il
convient de ne rien demander de plus à qui est en possession de cette science, parce
que c’est là sa fin ; tous les sujets d’un degré plus élevé qui sont étudiés une fois que la
science poïétique fait usage des systèmes et des tons, ne sont plus de son ressort, mais
relèvent de la science qui embrasse à la fois l’harmonique et toutes les sciences qui
étudient l’ensemble des questions musicales. Et c’est la possession de cette science-là
qui fait le musicien. »
(Traité d’harmonique, édition Meibom 1.11 – 2.7).

L’ouvrage de synthèse Sur la musique d’Aristoxène n’a pas


survécu. Il devait y avoir longuement parlé de sa conception des
différentes composantes qui constituent un savoir musical méritant
le statut d’epistème. Force nous est, pour tenter de la restituer, de faire
fond sur cette introduction et sur ce qui reste de ses Éléments
rythmiques, ainsi que sur les indications qu’il a laissées soit dans le
cours de son Traité d’harmonique, soit encore dans des fragments
d’œuvres cités par d’autres auteurs.
Il ne fait pas de doute que l’harmonique et la rythmique sont des
sciences théorétiques, nettement distinctes de la science des
instruments (organikè) et de la pratique musicale. L’auteur fait
intervenir la notion de science poïétique, qui englobe à la fois l’art de
la composition musicale et celle de l’écriture poétique (des lois
strictes régissant l’une et l’autre). Notre documentation reste malgré
tout trop lacunaire pour qu’on puisse sérieusement envisager de
proposer un organigramme aristoxénien de la science musicale.
Le problème de la transmission des textes ne se pose pas pour la
troisième et dernière classification, celle du Peri mousikès que le
théoricien Aristide Quintilien, influencé aussi bien par les
Pythagoriciens et les Platoniciens que par Aristoxène, rédigea au
e
III siècle. C’est de loin la plus complète que nous connaissions.
Pour la première fois, tradition pythagoricienne oblige, apparaît
au sein de la partie « théorétique » une section « physique » où
figurent l’arithmétique et la physique proprement dites. On y
étudiera donc le phénomène sonore comme tel et l’acoustique, avant
de formuler les calculs arithmétiques d’intervalles. Il va de soi que
l’école aristoxénienne récuse jusqu’à l’existence de cette partie
physique des sciences musicales.
La deuxième section, dite « technique », reprend la subdivision
tripartite qui remonte à Lasos, adoptée par Aristoxène, et en somme
commune à toutes les écoles : harmonique, rythmique, métrique.
La deuxième grande subdivision est « pratique » ou
« éducative ». Elle inclut d’une part la composition (mélodique,
rythmique et poétique) et l’exécution d’autre part (réminiscence de
Lasos), qui regroupe l’organique (jeu instrumental), l’ôdique (chant)
et l’hypocritique (action dramatique).
Quel était l’objet de l’harmonique ? À considérer l’ensemble de la
littérature musicale, théorique et musicographique de l’Antiquité, il
apparaît que toutes les écoles, par-delà les querelles de fond qui les
divisèrent, furent à peu de chose près d’accord sur les différentes
parties dont s’occupe l’harmonique, même si en aucun cas il n’y eut
d’entente sur sa nature et sur ses méthodes.
Tous les énumèrent dans les premières lignes de leurs ouvrages.
Elles sont au nombre de six ou de sept, selon qu’on y admet la
mélopoiia, composition musicale. Tous admettent aussi que
l’harmonique est la science du mélos, autrement dit des sons
musicaux (par opposition aux mètres ou aux rythmes), considérés
comme organisés de façon parfaite par un donné de la nature et dont
la science harmonique a pour rôle de découvrir puis d’énoncer les
lois qui président à leurs relations structurées.
Voici l’ordre dans lequel se présentent les sept parties
traditionnelles des ouvrages d’harmonique : 1) sons ; 2) intervalles ;
3) systèmes ; 4) genres ; 5) tons ou tropes ; 6) métaboles ; 7) mélopée.
Cette terminologie, exception faite des deux premiers termes, est
propre à l’Antiquité gréco-romaine. Elle mérite quelques mots
d’explications critiques.
1) Les sons :
il s’agit des phthongoi appartenant en propre à la musique, c’est-à-
dire distincts à la fois des bruits (Théon de Smyrne en donne pour
exemple le bruit du tonnerre) et des sons parlés. Pour les
Pythagoriciens, le son doit d’abord être défini comme phénomène
physique ou acoustique : il est produit par un choc de l’air, et sa
hauteur est directement fonction de la rapidité de son mouvement.
Plus la propagation dans l’air ou dans un fluide (selon Nicomaque)
est rapide, plus le son qui en résulte est aigu. Aristoxène laisse ces
questions aux physiciens. La science harmonique se soucie d’abord
de distinguer le son musical du son de la voix qui parle : dans le
langage, la voix procède par mouvement continu, sans isoler de
degrés, tandis que le son musical est « un arrêt de la voix sur un seul
degré », dans un mouvement de la voix strictement discontinu. Pour
Aristoxène et ses sectateurs, le son musical n’est donc pas
assimilable à un mouvement quelconque.
De la théorie aristoxénienne du son découle un certain nombre
de conséquences touchant à la théorie du langage, et, par suite, à
l’art oratoire : au Ier siècle de notre ère, Quintilien reprendra les
thèses d’Aristoxène sur les mouvements de la voix dans son
Institution oratoire, pour en tirer des enseignements d’ordre pratique.

2) Les intervalles :
si musicographes et théoriciens les appellent unanimement
diastèmata, leur entente s’arrête à peu près là. Ils admettent encore
qu’un intervalle est constitué de deux sons émis successivement ou
simultanément, qu’ils soient identiques ou de hauteur différente.
Quant à leur dénomination et à leur définition, c’est une tout
autre affaire. Dans la terminologie ancienne de Philolaos le
Pythagoricien, rapportée par Nicomaque, la quarte
s’appelle« syllabe », syllaba, la quinte, dioxéia (littéralement « en
montant vers l’aigu ») et l’octave, harmonia.
Ce vocabulaire fut, semble-t-il, rapidement abandonné, même
par les Pythagoriciens, pour être remplacé par les termes
consensuels de dia tessarôn, dia pente et dia pasôn pour désigner la
quarte, la quinte et l’octave. Ils dérivent directement du jeu des
instruments à cordes (la notion de « corde » et de « note » se
confondant alors : chordôn est sous-entendu pour les trois
expressions) : « à travers quatre », « à travers cinq », « à travers
toutes les [cordes] ».
Dès qu’on en arrive aux intervalles inférieurs au diton (notre
tierce majeure), les terminologies divergent. Le ton s’appelle
épogdoon (diastèma) pour les Pythagoriciens, mais tonos pour les
Aristoxéniens. C’est que la terminologie est ici le reflet immédiat de
la manière dont chaque école décrit et définit les intervalles.
Les Pythagoriciens, on l’a dit, les expriment par des rapports
numériques, tandis qu’Aristoxène ne veut les considérer qu’en
fonction de leur étendue sensible à l’oreille et définissable par la
réflexion.
Depuis le pythagorisme ancien, l’octave est le rapport 2/1, la
quinte, le rapport 3/2, la quarte, le rapport 4/3, et le ton
(« différence » entre la quinte et la quarte), le rapport 9/8. Comment
en est-on venu à établir ces rapports numériques ? Par l’expérience
dite du monocorde, dont fait état la littérature pythagoricienne et
néopythagoricienne dans son ensemble : si l’on intercepte une corde
tendue entre deux chevilles en son milieu, le son produit est à
l’octave supérieure du son donné par la corde dans son entier.
Interrompue aux trois quarts de sa longueur, il est à la quarte
supérieure ; aux deux tiers, à la quinte supérieure et ainsi de suite.
Ces observations constatées sur un monocorde gradué (de plus en
plus complexe au fur et à mesure que l’on avance dans le temps) se
vérifient ou prennent leur extension par le calcul arithmétique : en
combinant une quarte et une quinte : (4/3) ‫( ؂‬3/2) = 2/1, on obtient
le rapport de l’octave.
Pour connaître le rapport numérique du ton, on procède par
« soustraction » (en réalité par division) des deux mêmes rapports :
(3/2) : (4/3) = 9/8.
Ce rapport 9/8 est épogdoon, parce qu’il fait intervenir le nombre
8 (octo) et un autre nombre qui le dépasse d’une unité ou d’un
huitième. La quarte 4/3 est pour la même raison appelée épitrite.
L’octave est tout naturellement « double », diplasion. Le point
commun à tous ces rapports est d’être de forme superpartielle ou
épimore (n + 1)/n : leur numérateur (dirait-on aujourd’hui) est plus
grand d’une unité que leur dénominateur.
Dès qu’on en arrive aux subdivisions du ton, les divergences
entre écoles deviennent absolues. En effet, là où Aristoxène déclare
que la voix humaine et les instruments sont capables de produire un
demi-ton juste (que l’oreille perçoit exactement), les Pythagoriciens
considèrent, eux, qu’il ne peut pas exister de demi-ton juste.
Pourquoi ? Parce que, comme le dit le Pseudo-Euclide, « il n’y a pas
de moyen au rapport double » (dont il faudrait en fait trouver la
racine carrée). Comment procède-t-on alors pour « trouver » un
demi-ton ?
Il faut « ôter » d’une quarte un diton, puisque la quarte, c’est un
fait admis de tous, couvre deux tons et demi. Ce qui donne le calcul :
4/3 : (9/8)2 = 4/3 : 81/64 = 256/243.
Ce demi-ton, multiplié par lui-même, n’est pas équivalent à
l’intervalle épogde du ton juste. Il est plus petit que le demi-ton
juste, comme on le constate par un calcul supplémentaire très
simple, qui consiste à rechercher la « différence » entre le ton 9/8 et
le leimma de rapport 256 : 243 :
9/8 : 256/243 = 2187/2048.
Ce nouveau demi-ton est appelé apotomè. Pour désigner d’un seul
mot les deux demi-tons ainsi obtenus, on utilise le terme diésis,
« division » ou « passage », selon l’interprétation qu’on en donne.
Les sectateurs d’Aristoxène s’insurgent contre une méthode qui
aboutit à faire exister par le calcul des intervalles qu’aucune voix,
aucun instrument ne peut produire, et que l’oreille ne peut pas
distinguer. C’est, dit le Tarentin, un ouvrage à la nature et aux
phénomènes musicaux. Aussi, lorsqu’il parle de diésis, est-ce pour
désigner le quart de ton ou le tiers de ton tels qu’ils existent dans la
pratique vocale et instrumentale.

3) Les systèmes,
systèmata, font intervenir deux intervalles et trois sons au moins,
dans une succession répondant à des règles précises. Le système de
référence sur lequel raisonne l’harmonique est le tétracorde ou quarte,
qui reste la cellule de base à travers les dix siècles de littérature
musicale grecque, puis latine. Les limites de ce système sont fixes, à
deux tons et demi l’une de l’autre, tandis que ses deux sons
intermédiaires sont susceptibles de changer de position selon le
genre auquel appartient le système. Deux tétracordes peuvent être
conjoints ou disjoints, selon qu’on laisse entre eux un ton disjonctif ou
bien que la note supérieure du tétracorde inférieur est aussi la note
inférieure du tétracorde supérieur. Dans le premier cas, le système
couvre un septième ; dans l’autre, il atteint l’octave. L’étendue
maximale de systèmes de tétracordes combinés entre eux, par
conjonction et par disjonction, est de deux octaves qui génèrent alors
le grand « système parfait » (systèma teleion), complété dans le
courant de l’époque hellénistique. Il est formé, du grave à l’aigu,
d’une note « ajoutée » appelée pour cette raison proslambanomène,
puis des tétracordes qui portent chacun un nom particulier. Comme
on peut le voir sur la figure 1, le tétracorde no 3 est tantôt disjoint si
sa note inférieure est à un ton au-dessus de la note la plus haute des
moyennes, tantôt conjoint si les deux tétracordes ont une note
commune.

Figure 1 : Grand système complet

4) Les genres (genos, au singulier) :


l’Antiquité en a connu trois : l’enharmonique, le chromatique et
le diatonique. Ils sont fonction de la place qu’occupent les deux
degrés « mobiles » à l’intérieur des tétracordes. Leur structure revêt
trois formes principales (de l’aigu au grave), comme le veulent les
théoriciens antiques :
Diatonique : ton – ton – 1/2 ton
Chromatique : ton 1/2 – 1/2 ton – 1/2 ton
Enharmonique : diton – 1/4 ton – 1/4 ton.
Comme on le constate, les intervalles inférieurs des tétracordes
ont tendance à se resserrer. Lorsque la somme des deux intervalles
graves est égale ou inférieure au « reste de la quarte » (Aristoxène),
le genre est alors pycné, serré, particulièrement apprécié dans la
pratique musicale vocale et instrumentale. En bonne théorie,
aristoxénienne du moins, on n’admet pas de subdivision des quartes
dans lesquelles l’intervalle intermédiaire est plus grand que
l’intervalle supérieur.
Mais au-delà des trois genres principaux, Grecs et Romains ont
connu et pratiqué des variantes qu’ils appelaient chroai, terme imagé
que l’on peut traduire par « nuances » ou par « colorations », pour
rappeler son lien avec chrôma, « couleur », aussi bien que « [genre]
chromatique ».
À lire les textes théoriques, on comprend que les instrumentistes
devaient largement user et abuser des chroai. Aristoxène vitupère
leur emploi anarchique, qui le conduit à tenter d’en normaliser
l’usage à partir de principes généraux tels que l’exclusion d’un
intervalle médian plus grand que l’un ou l’autre des deux autres. Les
traités néopythagoriciens n’ont pas eu ce souci, trop lié sans doute à
la pratique.
Au contraire, comme emportés par leur vertige de calculs, ils en
viennent à proposer des dizaines de variantes, toujours plus
nombreuses, aux intervalles toujours plus difficiles à rattacher à une
quelconque réalité musicale : c’est en particulier le cas de Claude
Ptolémée dans ses Harmonika, au IIe siècle.
Cependant, les musiciens paraissent s’être accordés pour
admettre six « nuances » (le genre enharmonique n’en comportant
pas), c’est-à-dire, outre les trois genres énoncés plus haut :
Diatonique relâché : ton 1/2 – 3/4 de ton – 1/4 de ton
Chromatique hémiole : ton 3/4 – 3/8 de ton – 3/8 de ton
Chromatique relâché : ton 5/6 – 1/3 de ton – 1/3 de ton

5) Les tons ou tropes (tonoi, tropoi) :


contrairement à un contresens trop répandu, dérivé,
reconnaissons-le, des interprétations erronées des textes grecs par
certains théoriciens latins tardifs, il ne s’agit en aucun cas de
« modes », qui supposeraient des distinctions entièrement inusitées
en Grèce et dans le monde romain.
Les tropes (appelés harmonies jusqu’à Platon et Aristote, aux
temps où ils ne couvraient encore qu’une octave) sont les différentes
manières d’échelonner le grand système parfait, dans quelque genre
que ce soit, à partir d’une note de base thétique qui varie d’un trope
à l’autre. La progression s’effectue de demi-ton en demi-ton et
s’articule autour de cinq tropes principaux situés en milieu de
tableau. Du grave à l’aigu, ce sont : dorien, iastien, phrygien, éolien
et lydien, dont les dénominations renvoient explicitement à leurs
origines géographiques présumées. À la quarte inférieure, le trope
est dit hypo- et, à la quarte au-dessus du trope principal, hyper-.
L’échelonnement se fait progressivement au fil des siècles, et l’on
constate ici et là des divergences sur la place respective de tel ou tel
ton, ou encore sur la dénomination appropriée à lui donner. La
survivance du mixolydien, là où l’on attendrait l’hyperdorien, en est
un témoignage.
À l’époque classique ou lorsqu’un auteur « archaïse » (c’est vrai
de Plutarque lorsqu’il s’inspire de sources antérieures à Aristoxène),
on ne parle ni de trope ni de ton. On écrit tout simplement des
adverbes en – sti : dôtisti, iasti, phrygisti, lydisti, etc. Cette
terminologie ancienne se lit encore au livre VIII des Politiques
d’Aristote comme chez Aristophane, mais cesse d’avoir cours dans le
Traité d’harmonique d’Aristoxène de Tarente, dans le dernier quart du
e
IV siècle. Il y parle par exemple de lydios tonos et non plus de lydisti.
Ajoutons, pour clore ce chapitre si controversé des tropes grecs,
que leur classification tripartite recoupe la distinction des trois
« régions de la voix » (topoi tès phônès), grave, médiane et aiguë
(hypatroïde, mésoïde et nètoïde), en usage dans toutes les écoles
d’harmonique.
6) Les métaboles (metabolai)
correspondent peu ou prou à nos modernes modulations. Il y a
métabole lorsque l’on passe d’un système à un autre, d’un genre à
l’autre, d’un trope à l’autre, de la conjonction à la disjonction, et ce,
que l’emprunt soit passager ou qu’il s’agisse au contraire d’un
changement complet de structure.
On entre là dans le domaine des lois qui régissent ce
qu’Aristoxène appelle, dans une terminologie qui rappelle celle de
son maître Aristote, l’altération (alloiôsis) musicale, mais sans
empiéter réellement sur l’usage des composantes de l’harmonique. À
ce stade de la science musicale, on décrit et on désigne par son nom
le phénomène, sans entrer dans la codification de sa pratique, qui
dépendra directement du choix et de l’usage (dit Aristide Quintilien)
du compositeur ou de l’exécutant. Mais l’analyse des métaboles se
situe vraiment au seuil de la septième et dernière partie de la science
harmonique, qui, pour cette raison, ne figure pas dans certains
traités : la mélopée.

7) La mélopée (melopoiia)
relève en effet tant de la théorie musicale que de son application
pratique. Dans les classifications de Lasos d’Hermione ou d’Aristide
Quintilien, elle entrerait dans la partie exécutive ou pratique,
puisqu’elle suppose un usage, une chrèsis.
Dans les écrits d’harmonique, la mélopée ne consiste pourtant
pas à définir les lois de la composition ou, si l’on préfère, de
l’écriture musicale – loin de là. Chez Aristide Quintilien, le plus
disert en cette matière, le chapitre qui lui est consacré se borne à
définir les « figures de la mélodie » (skhèmata tès mélôdias) en termes
analytiques et descriptifs. Une ligne mélodique donnée se déploie de
trois manières différentes : dans l’agôgè, « conduite », elle procède
par mouvement ascendant ou descendant. Lorsque la mélodie saute
des degrés, alternant mouvements vers le grave et mouvements vers
l’aigu, il y a « entrelacement », plokè, ou mélos keklasménon, « ligne
mélodique rompue ». Enfin, la petteia désigne une ligne stationnaire,
que la note soit tenue ou répétée sur des syllabes différentes. Elle est
fréquemment utilisée dans toutes les partitions antiques parvenues
jusqu’à nous.
Voilà donc les parties constitutives de la science harmonique.
L’école platonicienne et les Pythagoriciens ne s’en tiennent pas là,
convaincus que la musique produit sur l’âme et sur le corps des
effets à elle spécifiques (ce n’est le cas d’aucun des autres arts), qu’il
convient de décrire et d’expliquer, pour mieux en codifier la
pratique. C’est ce qu’ils nomment l’ethos, concept qui concerne non
seulement les tropes, mais aussi les instruments et le type d’œuvre
musicale. C’est parce que le trope phrygien, particulièrement adapté
à l’aulos, est relâché, ce qui débilite l’âme humaine, que Platon et les
Pythagoriciens en bannissent l’usage, avec l’instrument à vent qui
lui correspond. Pour sa virilité, propre à dynamiser les énergies, ils
recommandent en revanche le dorien.
Aristoxène nie que la musique puisse avoir des effets moraux,
sans pour autant renoncer, dans son austérité réputée dans
l’Antiquité, à admettre que certains genres, comme l’enharmonique,
sont plus nobles et plus beaux que d’autres. Mais pour lui, seules
s’appliquent les catégories esthétiques du beau et du laid. Celles du
bien et du mal restent en dehors de la science harmonique telle qu’il
la conçoit.
Notre passage en revue des parties constitutives de l’harmonique
peut laisser perplexe : il y manque (selon nos habitudes) tout ce qui a
trait à la notation musicale. Mais on chercherait en vain, dans les
traités les plus savants comme dans les petits manuels didactiques,
le moindre développement sur cette question, qui s’étudie dès les
premières classes de solfège dans le monde moderne. Il y a pire, et
plus surprenant encore : jamais aucun théoricien, jamais aucun
musicographe ne cite de passage emprunté à telle ou telle œuvre de
grand compositeur ; jamais non plus ne sont fournis d’exemples
musicaux, si fréquents dans nos ouvrages de solfège, d’harmonie ou
d’orchestration. La coupure entre réflexion théorique et pratique
musicale reste absolue à travers toute l’Antiquité.
Cette exclusion de la notation tient à une raison de fond,
qu’explique Aristoxène à loisir, et non sans venin, dans le préambule
de la deuxième partie de son traité : non seulement, dit-il en
substance, la notation d’une mélodie n’est pas, comme le prétendent
certains, la fin ultime du savoir harmonique, mais elle n’en est même
pas une partie. De même, la notation des mètres n’est ni le but ni une
partie intégrante de la métrique. Il invoque deux arguments
principaux pour défendre son opinion. Tout d’abord, un notateur est
capable d’écrire, en se guidant sur la justesse de son oreille, les
signes musicaux d’une mélodie qu’il entend et qui se trouve être en
phrygien, sans pourtant connaître et comprendre le phrygien : car,
pour noter la musique qu’il perçoit, il n’a besoin que d’identifier
l’étendue des intervalles, sans atteindre à la vraie compréhension du
melos. C’est là le deuxième argument : cette compréhension passe par
la saisie intellective de la dynamis des sons, des systèmes et des
genres, c’est-à-dire de leur fonction à l’intérieur de l’espace sonore.
La diatribe d’Aristoxène atteste l’existence en Grèce d’écoles de
musique ou plutôt d’harmonique où, après un cursus destiné à leur
inculquer les notions musicales nécessaires, les élèves recevaient un
enseignement de la notation, mélodique et rythmique. Nous en
avons d’ailleurs la preuve par le papyrus d’Oxyrhynchus no 3705,
récemment publié : il s’agit d’un exercice d’apprenti notateur, où un
vers iambique, toujours le même, reçoit plusieurs mises en musique.
Le professeur a volontairement parsemé la notation d’erreurs, soit
dans les signes eux-mêmes, soit encore dans le choix des notes (il y a
alors contravention aux lois complexes qui régissent les rapports
entre l’accentuation des mots grecs et la hauteur des sons musicaux
qui leur sont attribuables).
Comme art, comme savoir-faire et comme science, la musique a
toujours occupé une place privilégiée, voire primordiale, dans la
civilisation grecque : l’abondance des témoignages écrits, directs et
indirects, l’atteste amplement. Le monde romain n’a jamais produit
de théoriciens d’aussi grande qualité que l’Antiquité grecque : les
ouvrages musicographiques des auteurs latins sont très largement
redevables aux penseurs grecs, qu’ils ne comprennent d’ailleurs pas
toujours.
Du VIe siècle avant notre ère au Ve siècle après J.-C., la Grèce, en
revanche, a connu une pléiade de musiciens (professeurs de
musique, spécialistes « harmoniciens », musicographes et
philosophes) qui ont œuvré sans relâche pour faire progresser le
savoir musical sous toutes ses formes. La tradition manuscrite n’a
sauvé qu’une petite partie de leurs ouvrages : si notre connaissance
de l’harmonique et de son évolution est satisfaisante, la perte des
traités d’organique, et surtout des manuels de composition musicale,
n’est qu’en partie compensée par la survivance de partitions et de
vestiges d’instruments, grâce auxquels nous ne parvenons à saisir
que l’expression particulière et matérielle des deux savoirs musicaux
dont ils relevaient. On peut cependant espérer découvrir de
nouveaux papyrus, analogues par exemple au papyrus Hibeh 54, qui
nous transmettront des fragments de ces traités perdus.
Mais, fait unique dans les civilisations antiques, la Grèce nous a
laissé des traces écrites, figurées et archéologiques, de nature à nous
donner une image sinon complète du moins significative de la
science musicale et de son histoire, dont la plus précieuse est
constituée par la cinquantaine de partitions sauvées du naufrage des
siècles. Si, après deux millénaires de silence, nous sommes
aujourd’hui en mesure de les déchiffrer, de les transcrire et même de
les jouer, c’est, ne l’oublions pas, moins grâce aux musiciens-
philosophes qu’à un humble musicographe appelé Alypius, qui
nous a laissé des tables de signes musicaux, dans les deux notations,
vocale et instrumentale, en usage dans l’ensemble des partitions que
nous a léguées l’Antiquité. La séméiographie musicale n’était peut-
être pas digne d’être une science. Il n’empêche : c’est elle qui a
permis à la musique grecque de renaître, après vingt siècles de
silence.
Annie BÉLIS
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Textes et traductions
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Leipzig, Teubner, 1963.
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ARISTOXENI, Elementa Harmonica, Rosetta Da Rios recensuit, Scriptores
graeci et latini Consilio Academiae Lynceorum editi, Romae, Typis
publicae officinae polygraphicae, 1954.
FRAGMENT de traité anonyme, par Annie Bélis, « Un fragment de
traité musical transmis par un papyrus (P. Tebt. III 694) », dans Platon
et les Pythagoriciens, sous la direction de Jean-Luc Périllié, coll.
« Ousia », Cahiers de philosophie ancienne, no 20 (2008), p. 225-236.
MARTIANUS CAPELLA, Les Noces de Philologie et de Mercure, livre IX,
édition, traduction et notes par Jean-Baptiste Guillaumin, à paraître
aux Belles Lettres.
Musici Scriptores Graeci, Aristoteles, Euclides, Nicomachus, Bacchius,
Gaudentius, Alypius et melodiarum veterum quidquid exstat, recognovit
prooemiis et indice instruxit Carolus Janus, Leipzig, Teubner, 1895
(réimpression Hildesheim, Georg Olms Verlag, 1962).
PTOLÉMÉE, Die Harmonielehre des Klaudios Prolemaios, ed. Ingemar
Düring, Göteborgs Högskolas Arsskrift XXXVI, 1930 : 1 (reprint
Hildesheim/Zurich/New York, Georg Olms Verlag, 1982).

Études
BARKER, Andrew, Greek Musical Writings, vol. II : Harmonic and
Acoustic Theory, Cambridge University Press, 1989.
BÉLIS, Annie, « Les Hymnes à Apollon », Corpus des Inscriptions de
Delphes, t. III, Paris, De Boccard, 1992.
—, Aristoxène de Tarente et Aristote : le « Traité d’Harmonique », Paris,
Klincksieck, coll. « Études et commentaires », vol. C, 1986.
CHAILLEY, Jacques, La Musique grecque antique, Paris, Les Belles
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GEVAERT, François Auguste, Histoire et théorie de la musique de
l’Antiquité, 2 vol., Gand, 1875 et 1881 (reprint Hildesheim, Georg
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LOHMANN, Johannes, Mousiké et Logos, contributions à la philosophie et à
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Pascal David ; Trans-Europ-Repress, 1989.
MICHAELIDES, Solon, The Music of Ancient Greece, an Encyclopaedia,
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WEST, Martin L., Ancient Greek Music, Oxford, Clarendon Press, 1992.

CD
De la pierre au son : musique de l’Antiquité grecque. Ensemble Kerylos,
direction Annie Bélis. Référence K617-069.
Histoire

On peut définir l’histoire comme l’étude critique et analytique du


passé : en effet, elle n’est pas seulement l’enregistrement des
événements passés ou le simple fait de se soucier de la tradition.
Bien que de nombreuses sociétés aient manifesté de l’intérêt pour
leur passé, le développement d’une littérature historique de nature
critique est un phénomène rare. Au cours de l’histoire mondiale,
seules trois sociétés ont adopté cette attitude critique,
indépendamment l’une de l’autre : les Juifs, les Grecs et les Chinois.
Toutes les autres traditions d’écrits historiques dépendent de celles-
ci.
Chacune de ces trois traditions possède d’ailleurs ses propres
origines et ses caractéristiques particulières. La tradition juive est
fondée sur le concept de l’alliance entre Dieu et Son peuple élu, et
dans l’histoire qui en découle : Dieu s’intéresse au destin de son
peuple, ce peuple qui souffre quand il désobéit à Ses lois, et qui
remporte des victoires sur l’adversité grâce à Sa protection. Les
prêtres qui, au cours des VIe et Ve siècles av. J.-C., composèrent le récit
autorisé de l’histoire juive, avaient accès à une grande diversité de
sources : sources légales, poétiques, prophétiques et narratives. Ils
les ont combinées avec une habileté manifeste, et accordèrent une
attention particulière aux preuves fournies par les documents. Mais
l’historiographie juive des époques suivantes, depuis l’âge des
Maccabées pour être exact, est faible et largement tributaire de la
tradition grecque hellénistique, alors dominante. Le véritable
héritage de l’historiographie juive a été en fait recueilli par la
tradition historique de l’Église qui s’est développée sous l’Empire
romain, depuis Eusèbe de Césarée jusqu’à la Renaissance.
En Chine, les écrits historiques prennent leur source dans la
tradition des annales. Elles étaient rédigées afin de raconter et de
défendre les actes d’un gouvernement censé suivre les principes
confucéens. On peut trouver les premières traces d’une attitude
critique envers l’histoire dans l’œuvre de Sima Qian, qui avait le titre
de Grand Historien héréditaire de la dynastie des Qin à la fin du
e
II siècle avant J.-C. Cette œuvre se caractérise par la vivacité de son
style et par son regard critique porté sur les faiblesses morales des
gouvernants chinois. Il est vrai que cette attitude prend sa source
dans la situation de l’auteur, qui se sentit trahi et isolé après avoir été
condamné à la castration à la suite de son implication dans une
intrigue de cour. Sa manière d’organiser le matériau historique eut
une grande influence, mais son point de vue critique trouva peu
d’imitateurs : la plupart des écrits historiques chinois des époques
suivantes se contentent de rendre compte des événements
importants ou de louer l’empereur.
C’est paradoxalement la tradition grecque qui est la plus difficile
à comprendre pour nous, car elle est à l’origine des efforts faits par
l’Occident moderne pour ordonner le passé et tenter de l’expliquer.
La fonction occupée par la littérature historique s’étend d’ailleurs
sans rupture depuis les Grecs jusqu’à nous, et la plupart de nos
attitudes fondamentales sont fondées sur des réinterprétations de
l’attitude des Grecs à l’égard du passé. Le savoir des Grecs est aussi
notre savoir : faire une enquête sur ce qu’ils savaient nous oblige à
recourir à notre propre conception des buts et des méthodes de
l’histoire.

L’histoire comme genre littéraire

Le processus de sélection qui a permis aux textes grecs et latins


de survivre – leur utilisation dans les écoles de rhétorique et les
copies faites dans les monastères européens au Moyen Âge – a
abouti, en ce qui concerne l’histoire, à la constitution d’une chaîne
plus ou moins continue de récits historiques. Mais cette sélection
naturelle a eu une conséquence fâcheuse : d’une manière générale,
un seul des différents types d’écrits historiques existant pour une
période déterminée a survécu. Le processus de sélection a été
déterminé bien davantage selon des critères stylistiques que d’après
l’autorité des textes. Hérodote et Thucydide ont été préservés parce
que leurs textes sont avant tout des modèles de prose littéraire ;
Xénophon doit sa survie à la pureté de son style attique, en lieu et
place de récits plus rigoureux. L’histoire de la vie d’Alexandre le
Grand par Arrien, rédigée presque cinq cents ans après les
événements en question, s’est vue préférée à des récits plus anciens
et plus fidèles. La Bibliothèque historique de Diodore de Sicile,
compilation superficielle de la fin du Ier siècle avant J.-C., qui
paraphrasait dans un style agréable et impersonnel différents
auteurs plus anciens, a entraîné la disparition de ces mêmes auteurs.
De toutes les grandes œuvres de l’époque hellénistique, seule une
partie de celle de Polybe nous a été conservée. Les historiens
romains ont subi le même processus de sélection : Denys
d’Halicarnasse, un auteur grec, est responsable de la disparition de
la plupart des textes historiques romains les plus anciens.
Si l’on veut comprendre la nature de la littérature historique
grecque, en tenant compte aussi bien des textes qui ont survécu et
qui ont influencé la tradition occidentale que de ceux qui ont
disparu, il faut donc reconstituer dans la mesure du possible la
totalité du corpus de l’historiographie grecque, tel qu’il a jadis existé.
Le XIXe siècle s’était avant tout soucié de l’exactitude matérielle des
récits qui nous sont parvenus et des textes perdus qui leur avaient
servi de sources. Cette « critique des sources », que B. G. Niebuhr
éleva au rang d’une science ou d’un art, a insisté sur la nécessité de
reconstituer le contexte des récits historiques à partir d’une base
rigoureusement matérielle. La publication en 1891 du papyrus du
texte d’Aristote sur l’histoire constitutionnelle d’Athènes, donna
l’exemple de trouvailles auxquelles on pouvait s’attendre pour un
genre perdu comme l’histoire locale. En 1909, le jeune Félix Jacoby
publia un article célèbre, « Sur le développement de l’historiographie
grecque », où il jetait les bases d’une nouvelle théorie sur les
rapports entre les différents genres historiques grecs, et où il lançait
en outre un programme de publication de la totalité des « Fragments
des historiens grecs » à partir de ces nouveaux critères. Cette
publication, qui constitue aujourd’hui la base de toute étude sur
l’historiographie grecque, débuta en 1923 et était presque terminée
lorsque Jacoby mourut en 1958 (il manquait l’histoire archéologique,
la biographie et la géographie). Il y eut bien sûr quelques tentatives
pour contester le point de vue de Jacoby : mais son programme de
1909 demeure toujours la présentation la plus complète et la plus
réussie.
Les récits historiques des Grecs prennent leur source dans
l’ensemble indifférencié de leurs premiers textes en prose, où il était
question aussi bien de mythes, de la géographie du monde et des
coutumes des peuples, que des événements historiques au sens
strict. Parmi les premiers genres en prose, figurent donc la
généalogie et la mythographie, suivies de près par la géographie. On
en trouve des exemples dans les deux œuvres d’Hécatée de Milet, un
auteur de la fin du Ve siècle avant J.-C., qui nous ont été conservées,
et un grand nombre d’écrivains du Ve siècle s’adonnent à ces divers
genres. Le premier véritable historien est Hérodote : il conjugua dans
une seule entreprise à la fois l’intérêt d’Hécatée pour l’ethnographie
et le récit épique d’une guerre entre l’Orient et l’Occident. Son œuvre
intègre encore la plupart des thèmes de l’histoire grecque qui furent
distingués par la suite, mais il introduisit également la plupart de ses
conventions littéraires les plus notables, telles que l’absence de
documents, la présence de discours, le jeu complexe des digressions
par rapport au thème principal. Après Hérodote, les textes
historiques se développèrent selon deux directions différentes.
La première fut celle de l’histoire locale, consacrée à une cité ou à
un peuple. On crut longtemps qu’elle constituait un genre plus
ancien que l’histoire générale à la manière d’Hérodote : mais Jacoby
a montré qu’elle se développa à la fin du Ve siècle, quand se produisit
un morcellement des grands thèmes d’Hérodote, dans le but de créer
une histoire adaptée aux intérêts locaux des cités et non aux conflits
entre civilisations. L’histoire locale introduisit deux éléments
nouveaux, la reprise des mythes locaux et l’utilisation des archives,
ou tout au moins elle les favorisa : « Ces hommes firent des choix
semblables quant à la sélection de leurs sujets, et leurs capacités
n’étaient pas très différentes, les uns écrivant sur les Grecs et les
autres sur les barbares, sans relier ces sujets les uns aux autres mais
en les divisant en fonction des différents peuples et des différentes
cités. Ils écrivirent séparément sur ces sujets, se fixant tous un seul et
même but : toutes les traditions orales encore vivantes chez les
peuples et les cités, et tous les documents conservés dans les lieux
saints et les archives, il fallait les porter à la connaissance de chacun,
tels que cela avait été reçu, sans rien y ajouter ou rien en soustraire ».
(Denys d’Halicarnasse, Sur Thucydide 5.)
L’histoire locale connut par la suite un certain développement :
elle s’adapta aux besoins nouveaux du monde hellénistique, soit en
demeurant l’histoire de communautés ou de cités particulières, soit
en s’enrichissant d’éléments religieux, ethnographiques et
géographiques issus des territoires récemment conquis, comme
Babylone, l’Égypte ou l’Inde. Cette histoire à dominante
ethnographique resta toujours consciente de sa dette à l’égard
d’Hérodote.
Thucydide fut le contemporain du premier groupe de ces
historiens, qu’il lui arrive d’ailleurs de critiquer ou d’utiliser. Mais sa
formation et sa méthode étaient essentiellement fondées sur un
dialogue critique avec Hérodote. Comme ce dernier, il a fait sien le
thème de la guerre comme événement décisif, tout en rejetant
radicalement la méthode de son prédécesseur. Thucydide ne croyait
pas possible de fournir un récit historique détaillé du passé, mais on
ne pouvait parvenir qu’à des points de vue très généraux ; il a insisté
en revanche sur l’importance d’un compte-rendu des événements
rédigé par un contemporain au fur et à mesure de leur déroulement.
Mais même dans ce cas il a affirmé qu’il était très difficile de
découvrir les faits exacts. Dans un passage célèbre et obscur, il
déclare être opposé à l’invention de discours et soutient qu’il faut se
tenir aussi près que possible de ce qui a été dit effectivement
(prétention qu’il eut sans doute du mal à soutenir au fur et à mesure
de la progression de son œuvre). Il organisa son récit en fonction
d’une chronologie des campagnes militaires selon un découpage qui
lui était propre, et qui privilégiait les actions guerrières. De même,
son utilisation du procédé artificiel des discours parallèles
privilégiait la décision, c’est-à-dire l’action politique par excellence.
La puissance de sa vision des affaires humaines consacra l’idée
d’une histoire tournée vers la vie politique et la guerre, racontant un
événement essentiel ou une période dont l’unité était constituée par
les actions d’un individu ou d’un groupe d’individus. L’époque de
Philippe de Macédoine, l’histoire d’Alexandre le Grand, le récit de la
période des Diadoques ou de l’ascension de Rome fournirent aux
historiens une unité thématique offrant un point de départ naturel et
une conclusion. Mais le récit de Thucydide est inachevé ; il fut
continué par Xénophon et par d’autres historiens qui voulurent ainsi
constituer des mémoires rapportant tous les événements significatifs
de leur temps. Ainsi se fit jour l’idée d’une histoire universelle du
monde grec, et même du « monde habité » (oikoumené) en général.
Ces histoires peuvent être aussi bien des récits d’événements
politiques et militaires que des retours approximatifs au modèle
d’Hérodote (selon l’importance qu’elles accordent au monde non
grec). Vers la fin de la période hellénistique, ces grandes
encyclopédies historiques devinrent de moins en moins originales,
de plus en plus superficielles et de plus en plus complètes dans leur
récit, qui pouvait toucher aussi bien au mythe qu’à l’histoire
proprement dite.
On comprend donc que le développement d’une littérature
historique riche et complexe devienne intelligible en suivant
l’évolution des règles d’un genre littéraire. Chaque détail du tableau
peut être situé dans un cadre plus large, qu’il s’agisse de la
chronographie, de la mythographie ou de l’histoire locale d’une cité
particulière comme Athènes. À partir d’une origine indifférenciée où
l’on trouve des œuvres en prose consacrées à la description et à
l’analyse du monde habité par les hommes et de leurs actions, on
voit s’opérer des distinctions et se détacher une grande diversité de
genres répondant à des besoins et à des intérêts spécifiques. Mais
cette interprétation du développement des genres historiques
demeure essentiellement littéraire : elle repose sur l’analyse des
formes et des thèmes. Elle permet à peine de distinguer un récit
personnel presque entièrement fictif comme les Persika de Ktésias
d’une tentative sérieuse pour comprendre le monde comme celle de
Polybe.

L’histoire comme science

On peut bien entendu considérer la littérature historique d’un


tout autre point de vue. D’après les canons positivistes du siècle
passé, la caractéristique essentielle de l’histoire est sa capacité à
rendre compte des faits tels qu’ils ont eu lieu. On peut donc lire
l’histoire de la science historique comme un progrès vers la
restitution de la vérité factuelle, but de cette science, et comme un
progrès concomitant des méthodes permettant de l’atteindre. Cette
façon d’interpréter les historiens anciens est par exemple le fait
d’Arnaldo Momigliano, savant contemporain spécialisé dans l’étude
de l’historiographie. Pour Momigliano, l’histoire est un art dont le
but est d’atteindre la vérité. Le développement de la science
historique apparaît donc comme la succession des générations
d’écrivains animés par ce but, et qui s’en sont rapprochés avec plus
ou moins de succès. Momigliano n’a accordé aucune attention à ceux
qui n’ont pas franchi avec succès cet examen rigoureux, ce qui
permet de définir ceux dont le travail a encore un sens pour l’étude
de l’histoire aujourd’hui.
Le critère de vérité fut énoncé dès la première phrase du premier
texte de la littérature historique grecque, le livre des Généalogies
d’Hécatée de Milet : « Ainsi parle Hécatée de Milet : j’écris ces choses
seulement si elles me semblent vraies ; car les histoires racontées par
les Grecs sont sans unité et selon moi tout à fait absurdes » (FGH 1
F 1). L’intérêt d’Hécatée pour les discours vrais conduisit en fait à
une tentative malheureuse pour extraire les événements historiques
de leur gangue mythique, en supprimant tout élément
invraisemblable ou recourant à des forces surnaturelles. Cette
rationalisation des mythes produisit une histoire susceptible d’être
crue, plutôt qu’une histoire véritable ; le pouvoir des mythes
héroïques cependant étaient si forts en Grèce que la conception
grecque de la vérité ne rompit jamais avec l’espoir que le passé
mythique recélât un noyau de vérité. Hérodote et Thucydide crurent
tous deux à la vérité historique de certains récits mythiques et ne
purent se rendre compte qu’ils ne faisaient là que partager les
préjugés de leurs contemporains. Des historiens postérieurs crurent
même possible de faire commencer leurs récits à l’époque du passé
mythique, ou bien d’interpréter les mythes religieux d’autres
peuples comme des parties de leur passé historique. Le résultat de
cette croyance fut que la ligne de séparation entre le mythe et
l’histoire, qui maintenait le principe de la vérité historique tout en
introduisant une coupure fatale entre les deux termes, devint plutôt
floue.
Alors que se développaient l’histoire orale et l’anthropologie, on
a pu trouver dans l’œuvre d’Hérodote un véritable modèle
méthodologique. Si l’on compare ses efforts pour rendre compte des
traditions orales d’un grand nombre de Grecs et d’autres peuples,
malgré son manque de distance critique et ses choix arbitraires, avec
un bon nombre de discussions de l’époque moderne portant sur les
peuples non européens, la comparaison est sans conteste en faveur
d’Hérodote. Il est légitime de voir en ce dernier le fondateur d’une
conception de l’histoire qui n’est pas dominée par des concepts
politiques, mais qui cherche à former une vision globale des sociétés,
en considérant les relations entre les facteurs religieux, sociaux et
géographiques ; on peut même comparer sa façon apparemment
naïve de reproduire des histoires individuelles avec les techniques
d’enregistrement des spécialistes modernes de l’histoire orale, qui ne
doivent surtout pas mêler l’interprétation à l’enregistrement brut de
leurs données. Dès le XVIe siècle, Hérodote fut admiré pour sa
capacité à transcender les barrières culturelles et à relever les
coutumes des peuples étrangers. Ce respect ne fit que croître au
moment où les auteurs européens s’astreignaient à étudier des
mondes qui leur étaient jusque-là étrangers : Amérique du Sud,
Empire ottoman et Japon. Les fouilles et les explorations du
e
XIX siècle qui ont révélé les bases matérielles des civilisations de
l’Égypte ancienne et du Moyen-Orient n’ont fait qu’accroître le
respect accordé à ce qu’Hérodote rapporte au sujet de ces peuples.
Malgré leurs défauts, ses récits forment toujours la base de l’histoire
de la Perse ; et ses successeurs hellénistiques, Manéthon et Bérose,
fournissent encore aujourd’hui le canevas de l’histoire de l’Égypte et
de Babylone. La curiosité et la largeur d’esprit d’Hérodote l’ont donc
conduit à créer une méthodologie fondée sur l’étude des formes
sociales naturelles (la géographie humaine, le mythe, la religion, la
narration historique, les coutumes). Et sa capacité à franchir
aisément les frontières culturelles en a fait un modèle pour les
anthropologues modernes et les historiens de la culture. Il est certes
incapable d’envisager d’autres formes de relations causales que le
cours naturel des événements et des conflits d’origine culturelle :
mais ce qui était vu autrefois comme un défaut, manifestant une
attitude préscientifique à l’égard de l’histoire, peut nous apparaître
aujourd’hui comme une réponse adéquate face à l’inaptitude des
modèles déterministes à rendre compte de l’histoire sociale et
culturelle. Les historiens modernes ne reprochent donc plus à
Hérodote son absence de rigueur scientifique dans l’étude de
l’histoire, mais sa contribution à la création du concept de la culture
non grecque comme « autre » de la culture grecque. Ils voient aussi
en Hérodote l’inventeur de l’« orientalisme », c’est-à-dire du conflit
entre l’Orient et l’Occident conçu comme la victoire de la liberté et
du courage sur le despotisme et le luxe : une vision des choses qui,
selon certains, corrompt une grande partie de la littérature historique
portant sur le monde non européen. Hérodote le philobarbaros est
donc devenu Hérodote l’orientaliste : un qualificatif injuste, mais qui
est le signe de l’estime du monde moderne pour Hérodote, considéré
comme le fondateur de l’historiographie occidentale.
En admettant qu’Hérodote ait établi les canons occidentaux de
l’« histoire catastématique », c’est-à-dire de l’étude statique des
sociétés, il n’a pas été difficile de considérer Thucydide comme le
fondateur de l’« histoire cinétique », c’est-à-dire de l’histoire des
sociétés en mouvement et en conflit. Il a inventé le principe des
différents niveaux de causalité, dont on trouve un exemple frappant
dans l’exposé des origines de la guerre du Péloponnèse, où
l’historien distingue les causes immédiates et sous-jacentes. Thomas
Hobbes le considérait comme « l’historien le plus politique de tous
ceux qui ont jamais écrit » : Thucydide était obsédé par le mécanisme
de la décision politique dans les sociétés politiquement les plus
conscientes ; mais il a aussi tenté, il est vrai avec moins de succès, de
comprendre les bases économiques de l’impérialisme et de la guerre.
Il a décrit l’effondrement des systèmes sociaux sous l’effet de la peste
et de la révolution. Son insistance sur la nécessité de témoins
contemporains des événements rapportés en fait le fondateur de la
sociologie et de la science politique. Enfin, son attitude à l’égard des
preuves et sa recherche d’une connaissance véritable du passé en ont
fait le modèle du concept moderne de l’histoire scientifique, telle
qu’elle fut comprise par les historiens du XIXe siècle. Dans certains
passages, on peut même penser qu’il a annoncé la contribution de
Léopold von Ranke aux méthodes de la recherche historique du
e
XIX siècle : l’importance des preuves apportées par des documents et
l’utilisation des archives.
C’est certainement de Thucydide que prend sa source la tradition
dominante de l’historiographie occidentale, qui se caractérise par
son intérêt pour l’histoire politique et militaire, l’exactitude factuelle
et le mécanisme des causes. Son digne successeur pour toutes ces
questions est certainement Polybe, qui a cependant introduit un
nouveau concept central de la pensée historique occidentale, le
thème de la grandeur et de la décadence, de l’essor et de la chute
d’une grande puissance impériale. Et si nous considérons
maintenant cette tradition avec un œil plus critique, c’est à cause de
la crise du positivisme, et parce que nous ne considérons plus le
pouvoir politique comme le facteur essentiel de la formation des
sociétés humaines.
Momigliano adopta une position plus sujette à caution quand il
affirma que les historiens de l’Antiquité spécialisés dans l’histoire
locale étaient les prédécesseurs de l’histoire archéologique, qui fut
une forme dominante de la tradition historique occidentale du XVIe
au XVIIIe siècle. Mais l’histoire archéologique systématique prend sa
source dans la tradition de l’archéologie romaine, et non dans
l’histoire locale, dont les œuvres n’ont pas survécu et n’ont donc pas
pu exercer d’influence sur les archéologues de l’Europe moderne.
Même s’il est exact que la Constitution d’Athènes d’Aristote est le plus
ancien traité portant sur une constitution de l’Antiquité qui ait
survécu, sa découverte fut postérieure à la publication de l’œuvre de
Mommsen, le Römisches Staatsrecht, qui constitue le sommet de la
fusion des études historiques et juridiques au XIXe siècle : le besoin
que l’on a d’un modèle précède sa découverte, tant il est vrai que
l’historien ne trouve que ce qu’il cherche.
Le problème de l’histoire archéologique met en lumière l’une des
deux faiblesses manifestées par l’analyse de la méthode de
l’historiographie grecque. L’historiographie grecque est soumise à
des conventions littéraires contraignantes, qui encouragent le
recours aux discours (le plus souvent inventés) et à la description
formelle des lieux et des événements, mais découragent et même
interdisent la citation de sources documentaires. Contrairement aux
écrits historiques des Juifs, les historiens grecs ne semblent pas
trouver nécessaire d’étayer leurs dires par des preuves écrites.
Quand Thucydide cite un document, ce qui est rarement le cas, on en
déduit généralement que le texte est resté inachevé à cet endroit.
C’est donc seulement dans l’histoire locale et dans la tradition
aristotélicienne que la preuve documentaire occupe une place
centrale : les écrits historiques grecs sont bien plus littéraires et
rhétoriques que ne le laisse penser l’interprétation scientifique.
La seconde faiblesse de l’historiographie grecque est le peu
d’intérêt qu’elle manifeste à l’égard de la biographie et de l’étude des
caractères individuels : il est vrai qu’elle n’y voit pas une force
agissante de l’histoire. Le développement tardif qu’a connu la
littérature biographique sous l’influence romaine, avec les Vies
parallèles de Plutarque, n’a fait que masquer l’absence d’une véritable
tradition biographique dans la littérature grecque ancienne. Et les
preuves avancées par Momigliano dans son livre controversé, La
Naissance de la biographie (1971), ne font que donner plus de poids à
cette thèse. Ce n’est pas, bien au contraire, que des individus
agissant selon des motifs propres manquent chez les historiens
grecs : mais, chez Thucydide par exemple, le peu d’attention
accordée à la biographie est un aspect de son intérêt pour les
mécanismes de la décision commune, et de sa tendance à considérer
l’individu au sein du contexte social plutôt que comme personnalité
propre.

L’histoire comme mythe

Les récents développements de la littérature historique ont


permis de jeter un regard nouveau sur la nature de l’historiographie
grecque. On considère désormais l’histoire comme une forme de
discours lié à une idéologie, qui vise à donner du passé une vision
qui correspond aux préoccupations du présent. Les historiens
modernes tentent, chacun à leur tour, de modifier le présent à l’aide
de nouvelles interprétations du passé. La relativité de toute
observation et de toute théorie dans le champ des sciences humaines
a pour conséquence la relativité de toute narration historique. La
preuve la plus élémentaire n’est plus considérée comme un fait mais
comme l’interprétation d’un événement, interprétation qui implique
totalement l’historien. Thucydide avait déjà remarqué qu’au cours
d’une bataille, chaque protagoniste vit une bataille différente : mais
aujourd’hui l’historien ne se sent plus à même de dire laquelle de ces
batailles est la vraie. L’historien n’est que le dernier maillon de toute
une chaîne de témoins, et ne peut plus formuler des arrêts du haut
d’une position divine.
Cette nouvelle conception de l’histoire rejaillit bien sûr sur
l’interprétation de l’historiographie grecque. Il ne s’agit pas
d’affirmer la prééminence de la rhétorique dans l’histoire, car la
relativité ne signifie pas que la persuasion doit prendre le pas sur la
vérité. Notre tâche doit plutôt consister à étudier les rapports entre
histoire et mythe, aussi bien dans l’Antiquité que de nos jours. La
littérature historique grecque peut nous servir ici de modèle, et l’on
peut comprendre également son développement à la lumière du
changement de fonction des anciens mythes.
La littérature historique grecque prend sa source dans la
fascination des Grecs pour l’âge héroïque tel qu’il est décrit dans les
mythes et la poésie épique. Au cours des VIIe et VIe siècles, on se mit à
utiliser le mythe comme un moyen de structurer le passé et de
justifier le présent. L’une des plus anciennes formes de mythe dans
la Grèce ancienne était le « mythe fondateur », un récit mythique
d’événements passés qui fournissait l’explication d’un état de fait
présent, ou qui justifiait une activité présente. Le « Retour des Fils
d’Hercule » était un mythe créé pour expliquer la présence dorienne
dans le Péloponnèse. Sa popularité au sein de la tradition spartiate
provient sans doute du fait que le mythe permettait de justifier de
façon parallèle la conquête de la Messénie au VIIe siècle avant J.-C. Il
est difficile dans de tels cas de savoir avec précision où s’arrête la
tradition orale et où commence la libre création mythologique. On
peut néanmoins affirmer avec certitude le caractère rationnel de ce
type de récit, dont la fonction manifeste est de relier le passé au
présent. Plus tard, les historiens grecs purent se contenter d’adapter
ces mythes pour les mettre au service du récit historique : il leur
suffit d’éliminer les éléments relevant de contes populaires et tout ce
qui concerne les interventions divines. Chez Hérodote, par exemple,
Io n’est plus une vache rendue folle de douleur par un taon que lui a
envoyé la vengeance d’Héra : elle devient simplement une jeune fille
séduite par un marchand phénicien, dont l’enlèvement marqua le
début de la haine entre l’Orient et l’Occident. Europe, qui donna son
nom au continent, n’est plus une jeune fille enlevée par Zeus ayant
pris la forme d’un taureau : elle est la fille du roi de Tyr, capturée par
des pirates grecs en représailles. Ces rationalisations de mythes sont
un très bon exemple de ce que voulait dire Hécatée quand il affirma
vouloir trouver la vérité contenue dans les histoires des Grecs. De la
même façon, Thucydide peut transformer les récits de l’âge héroïque
en narration historique rigoureuse.
Mythe et histoire sont la même chose, et les premiers historiens
étaient des créateurs de mythes, ou des conteurs de mythes.
Hérodote n’a aucun mal à utiliser les préfigurations mythiques de la
guerre de Troie et des guerres médiques afin de montrer « qui fut en
fait le premier à faire injure aux Grecs », ou à citer le récit tout aussi
mythique de la dynastie lydienne. Le mythe et la vérité sont
profondément entremêlés et les techniques narratives de l’auteur de
mythes entrent en combinaison avec celles de l’« enquêteur » ou de
l’historien. Même le terme du récit historique d’Hérodote, les
guerres médiques, est le produit de toute une génération d’éloges
poétiques et de tradition orale, sur la base desquels Hérodote voulut
créer une nouvelle prose épique pour célébrer l’avènement d’un
nouvel âge héroïque : l’âge des héros qui ont battu les modernes
Troyens. Thucydide indique que l’auteur de mythe tient en égale
valeur le plaisir et la vérité.
Et même Thucydide, qui proclame que son œuvre n’est pas « un
morceau d’apparat fait pour être écouté une fois, mais un acquis
pour l’éternité », ne put rompre avec les origines mythiques de
l’historiographie grecque. Son propre récit commence par
l’interprétation de certains mythes, et devint surtout un nouveau
mythe adapté à l’époque de la polis. Il élabora des méthodes et des
techniques dans le but de rendre compte des principes sous-jacents
au monde qu’il habitait. Les décisions y étaient prises au cours
d’assemblées, représentées symboliquement dans le récit par
discours parallèles ; la guerre est pour lui une suite de batailles
prévues se déroulant en certains jours déterminés, gagnées et
perdues selon des règles préétablies : elle n’est pas une activité
continue impliquant toute une génération de Grecs et les affectant
dans la totalité de leur vie quotidienne. La conception que se fait
Thucydide du caractère amoral et tragique des événements qu’il
décrit est une interprétation mythique du monde de la polis, et
contribua à créer un modèle, non pas pour tout type d’histoire, mais
pour les aspects de l’histoire qui pouvaient être mis en rapport avec
les préoccupations politiques et militaires de la polis.
Tous les historiens créèrent ensuite leurs propres mythes à partir
des événements qu’ils décrivirent, et leurs pensées furent
conditionnées par l’idéologie de leur temps et de leur monde. Les
histoires de périodes conçues comme des unités, les histoires de
grandes expéditions comme celles d’Alexandre, les histoires de
l’essor et de la chute des empires, les histoires de peuples indigènes,
incluent toutes leurs propres discours mythiques ; ces discours se
combinent, sans produire de règles strictes, et sans manifester une
progression régulière vers une forme parfaite d’histoire positive. La
tradition grecque ne nous offre pas un ensemble complet de modèles
de discours pour toutes formes possibles d’histoire ; elle présente des
formes imparfaites dans certains domaines, et incomplètes dans
d’autres. Mais cette grande variété de discours nous offre un grand
nombre de modèles alternatifs, qui peuvent contribuer à nous libérer
de l’idée d’un mode unique de discours historique. Nous pouvons
nous appuyer sur ces modèles pour élaborer nos propres
conceptions de la variété des mythoi historiques. On ne peut séparer
l’histoire du mythe ; comme le mythe, l’histoire est un récit qui tente
d’atteindre la vérité, plutôt qu’un récit véridique.
Oswyn MURRAY
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Le texte classique de Félix Jacoby définissant les différents genres de


l’historiographie grecque est Uber die Entwicklung der griechischen
Historiographie und den Plan einer neuen Sammlung der griechischen
Historikerfragmente (1909), réédité in F. Jacoby, Abhandlungen der
griechische Geschichtsschreibung (Leiden 1956) 16-64 ; son édition de
textes, Die Fragmente der griechischen Historiker (cité FGH), fut publiée
de 1923 à 1958 à Berlin et à Leyde.
Les essais d’Arnaldo Momigliano sont rassemblés dans les Contributi
alla storia degli studi classici e del mondo antico (Rome, depuis 1955, en
14 volumes numérotés de I à X). On peut trouver son interprétation
générale dans Les Fondations du savoir historique, trad. I.
Rozenbaumas, Paris, Les Belles Lettres, 1992. Voir également Philippe
de Macédoine. Essai sur l’histoire grecque au IVe siècle av. J.-C., trad.
A. Malamoud, Paris, Éditions de l’Éclat, 1992 ; La Naissance de la
biographie, trad. E. Oudot, éditions Circé, 1991 ; et Problèmes
d’historiographie ancienne et moderne, trad. de l’anglais, Paris,
Gallimard, 1983.
N.B. Les concepts d’histoire cinétique et catastématique sont
empruntés à H. Strasburger, Die Wesensbestimmung der Geschichte
durch die antike Geschichtsschreibung (1966), réédité in Studien zur
Alten Geschichte II (Hildesheim, 1982) 963-1014.
Logique

Avant de traiter des origines de la logique en Grèce, il faut faire


une observation de principe : l’objet de la question n’est pas l’usage
de la logique, mais la théorie logique. Une chose est de suivre des
règles, par exemple des règles grammaticales ; une autre de faire la
théorie de l’usage correct de ces règles. La plupart des Français
appliquent correctement les règles de leur langue ; ils sont rarement
capables de fournir les règles générales qui en justifient l’emploi. De
même pour la logique : presque tous les philosophes en font usage,
et parfois bien ; peu d’entre eux ont élaboré une théorie de la
logique. Dans ce qui suit, nous entendrons par « logique » la
« théorie logique » ; quand nous nous demanderons quels sont les
premiers philosophes qui se sont occupés de logique, notre question
portera sur ceux qui ont élaboré une théorie logique.
Il nous faut aussi adopter un point de vue qui implique une prise
de position théorique, assurément moins évidente que l’observation
précédente. Que faut-il entendre par « logique » ? On ne peut
répondre à cette question par l’histoire, en considérant le sens que
les auteurs anciens ont donné à des expressions comme « hè logikè
(technè) » ou « hè dialektikè (technè) », à cause de la variété de leurs
significations, et surtout du fait que des auteurs comme Aristote,
pourtant reconnu unanimement comme un logicien, n’ont pas de
mot qui corresponde à notre « logique ». Notre choix théorique, qui
peut ne pas être accepté par tous, sera d’entendre par « logique » une
théorie de l’inférence, qui soit rationnellement en mesure de
distinguer les types corrects et les types incorrects d’argumentation.
Conséquence importante de ce choix, toute théorie logique qui se
respecte doit porter sur des types d’inférences, non sur des
argumentations isolées ; il doit donc exister des critères permettant
de regrouper entre elles les inférences semblables. Autrement dit,
toute théorie de l’inférence doit inclure une compréhension de la
structure ou de la forme logique des inférences, base sur laquelle
elles peuvent être ramenées à des schèmes d’inférence. Les notions
de forme logique et de schème d’inférence exigeraient une
caractérisation plus précise (et plus compliquée), mais l’idée doit être
familière à quiconque a touché, si peu que ce soit, à la logique.
Considérons les deux inférences suivantes (où le trait horizontal
sépare les prémisses, en haut, et la conclusion, en bas) :
(1) Tout homme est mortel
Tout Athénien est un homme
--------------------------
Tout Athénien est mortel

(2) Tout quadrupède est un âne


Toute baleine est un quadrupède
--------------------------
Toute baleine est un âne
On voit clairement que la première est correcte, et il est facile de
se convaincre que la seconde l’est aussi, bien que ses prémisses et sa
conclusion soient fausses, à la différence de celles de (1). Cette
observation simple montre que si (1) et (2) sont correctes, cela ne
dépend pas de la vérité ou de la fausseté des propositions en jeu,
mais du fait qu’elles exhibent toutes deux la même forme logique :
en l’espèce, une série de rapports décrits par le lien prédicatif « est »,
et spécifiés par le quantificateur « tout ». « Est » et « tout » font donc
partie de la forme logique de ces inférences, alors que « homme »,
« Athénien », « mortel », « quadrupède », « âne », « baleine », sont
sans pertinence pour la détermination de la validité de (1) et de (2).
La morale de cette histoire est que la logique commence là où se fait
jour, au moins de manière élémentaire, une théorie de l’inférence
fondée sur une reconnaissance de sa forme logique.
Quand commence la logique ? Si l’on prend le mot dans le sens
qui vient d’être indiqué, on ne saurait dire qu’elle commence avec
Platon. On ne trouve dans ses écrits ni distinction consciente entre
forme logique et contenu, ni théorie de l’inférence. La doctrine de la
division, qui représente son effort majeur pour élaborer une analyse
formelle des rapports entre concepts, n’est pas une théorie de
l’inférence, comme l’avait bien vu Aristote, et elle ne vise pas à
mettre en lumière des rapports structurels entre concepts. On a
souvent cru qu’elle était l’antécédent direct de la théorie
aristotélicienne du syllogisme. Mais entre la division platonicienne et
le syllogisme aristotélicien, il n’y a pas identité ni même similitude
de forme logique. L’interprétation la plus charitable de leur rapport
est de dire que la division est l’antécédent psychologique du
syllogisme : en réfléchissant sur la division, Aristote a pu être
conduit à la découverte du syllogisme, un peu comme Kepler aurait
construit sa théorie en réfléchissant sur le système de Ptolémée.
Plus prometteurs semblent être, au moins à première vue, les
efforts faits pour découvrir dans la dernière partie du Phédon, où
sont décrits les rapports entre individus et Formes, l’ascendance
platonicienne du syllogisme aristotélicien. Platon y soutient, par
exemple, que si A est le contraire de B, ce qui participe de A ne
participe pas de B. Il est possible de traduire cette thèse en une thèse
logique qui, convenablement manipulée, exhiberait une structure
logique semblable à celle d’un syllogisme aristotélicien. Toutefois, il
ne s’agit ici que d’observations certes logiquement impeccables, mais
isolées, qui peuvent avoir fourni des éléments de réflexion à
Aristote, au même titre que les déductions des mathématiciens.
Le déploiement d’une théorie logique mûrement formée apparaît
avec Aristote. Celui-ci aperçoit clairement que la validité d’une
inférence ne dépend pas du contenu, mais de la structure des
propositions qu’elle enveloppe. Au début de ses Premiers Analytiques,
il distingue trois types de prémisses, correspondant à trois types
d’arguments : les arguments démonstratifs ou scientifiques, les
arguments dialectiques et les arguments syllogistiques. La vérité est
nécessaire dans les premiers : pour effectuer des déductions qui
produisent une connaissance scientifique, il faut que l’on ait des
prémisses vraies. Il n’en est pas de même pour les arguments
dialectiques, où ce qui importe est que les prémisses soient des
propositions admises par l’adversaire et susceptibles d’être
généralement approuvées par ceux qui assistent au débat. Dans le
cas du simple syllogisme, de l’inférence tout court, la seule chose qui
compte est la structure logique des prémisses, indépendamment de
leur vérité ou de leur fausseté. Cette conception implique une
distinction entre logique et épistémologie : la structure prédicative
des propositions enveloppées dans l’inférence est la seule chose qui
compte pour la logique ; la prise en considération de leur vérité ou
de leur plausibilité relève du domaine des applications de la logique
à des secteurs particuliers du savoir, ici la science et la dialectique.
Nous venons de délimiter à grands traits le cadre chronologique
de la naissance de la logique en Grèce. Mais ce serait déformer la
vérité historique que de se borner à évoquer à ce propos seulement
Platon et Aristote. Assurément, la réflexion logique d’Aristote est
née dans le contexte de la philosophie platonicienne, surtout si nous
entendons par là non seulement les débats innombrables des
personnages de ses dialogues, mais aussi les discussions que ses
écrits suscitèrent au sein de l’Académie, où Aristote, ne l’oublions
pas, séjourna pendant vingt ans. Cependant, d’autres facteurs ont
certainement contribué à la naissance de la logique.
Rappelons d’abord l’extraordinaire développement des
mathématiques grecques. Nous savons peu de chose de la géométrie
pré-euclidienne, assez toutefois pour dire qu’elle était organisée sur
des bases strictement déductives, où les inférences jouaient un rôle
décisif et produisaient des résultats bouleversants, comme la
démonstration de l’incommensurabilité de la diagonale avec le côté
du carré. Comment ne pas sentir le besoin de contrôler
systématiquement les étapes d’une telle démonstration, pour
s’assurer que ce résultat fortement contre-intuitif n’était pas la
conclusion d’un raisonnement fallacieux ?
Mentionnons ensuite le mouvement sophistique et son intérêt
soutenu pour le langage et pour la fonction, tantôt positive tantôt
trompeuse, qu’il remplit dans l’argumentation. C’est dans ce creuset
de discussions linguistiques que se sont formés des auteurs comme
Eubulide et Diodore Cronos. Eubulide fut un disciple d’Euclide,
homonyme du mathématicien, et fondateur de l’école dite de
Mégare. Nous savons peu de chose de lui, mais il mérite d’être
compté parmi les logiciens : on lui attribue l’invention de quelques
paradoxes célèbres, parmi lesquels celui du Menteur et celui du
Sorite. Supposons que tout ce que je dis soit faux. Quelle serait alors
la valeur de la proposition : « Ce que je dis est faux » ? Un peu de
réflexion montre que si on la suppose vraie, elle doit être tenue pour
fausse, et que si on la prend pour fausse, elle est vraie ; ce qui est
contradictoire. De même, un grain de blé n’est certainement pas un
tas (sôros) de blé, tandis qu’un milliard de grains forment sûrement
un tas. Mais il est difficile de nier que si n grains ne font pas un tas, n
+ 1 grains n’en font pas un non plus : aucun grain magique ne
saurait transformer en un tas ce qui ne l’était pas encore. Donc un
milliard de grains ne font pas un tas, contrairement à l’affirmation
initiale fondée sur l’expérience.
La formulation que donnait Eubulide de ces paradoxes n’est pas
connue ; les versions qui en subsistent remontent à des auteurs
postérieurs, notamment stoïciens. Nous ne savons pas non plus
pourquoi Eubulide avait inventé ces paradoxes. Certains ont pensé
qu’il avait voulu, selon une inspiration éléatique, montrer le
caractère contradictoire de l’expérience ; d’autres, qu’il les avait
inventés pour attaquer Aristote (en effet, il avait assez malpoliment
critiqué ce dernier). Mais son intérêt a peut-être été guidé par le goût
de découvrir des aspects déconcertants du langage. En effet,
contrairement à ce que pensera une partie de la tradition antique, les
paradoxes d’Eubulide ne sont pas seulement des casse-tête ou des
joujoux curieux : ils dissimulent des difficultés de fond de la logique
et de quelques-unes des notions fondamentales dont elle fait usage,
notamment le concept de vérité. Aristote ne semble pas avoir été
conscient de leur portée subversive ; seuls les Stoïciens tenteront de
les étudier, avec l’idée que pour les neutraliser, il faut renoncer à
quelque chose d’important dans nos conceptions philosophiques.
Diodore Cronos est une figure très complexe. Selon la plupart des
historiens, il ferait partie, comme Eubulide, de l’école mégarique.
D’autres pensent qu’il fut membre d’une école distincte, quoique
non sans liens avec Mégare, l’école dialectique. À cette école aurait
appartenu également son disciple Philon, avec lequel Diodore
polémiqua au sujet des conditions de vérité des propositions
conditionnelles, comme nous le verrons.
La célébrité de Diodore repose sur l’argument dit Dominateur,
grâce auquel il pensait prouver que seul est possible ce qui est déjà
ou ce qui sera. Malheureusement, nos sources nous informent
imparfaitement sur la structure de l’argument. Selon elles, Diodore
considérait comme incompatibles les trois propositions suivantes :
(i) Tout ce qui est passé est nécessaire ;
(ii) Du possible ne suit pas un impossible ;
(iii) Est possible ce qui n’est pas et ne sera pas.
Comme selon lui il faut accepter (i) et (ii), on doit rejeter (iii), et
donc conclure que la possibilité ne peut concerner quelque chose qui
en fait n’est à aucun moment : si demain il ne se vérifie pas que je
vais au cinéma, il est impossible pour moi d’aller demain au cinéma.
La raison pour laquelle les trois propositions sont incompatibles
n’est pas claire ; toutes les reconstructions destinées à l’expliquer
finissent par introduire plus ou moins subrepticement de nouvelles
prémisses. Ce qui paraît certain, en revanche, c’est que les Anciens
ont considéré l’inférence de Diodore comme logiquement correcte ;
ils ont cherché à lui répliquer en rejetant l’une ou l’autre de ses
prémisses, de manière à éviter le paradoxe d’une réduction du
possible au factuel. Nous savons par exemple que Cléanthe niait la
nécessité ou l’irrévocabilité du passé, tandis que Chrysippe rejetait la
thèse logique selon laquelle d’un possible ne suit pas un impossible.
Certains historiens ont aussi supposé, mais sans arguments
contraignants, que le célèbre chapitre IX du De Interpretatione (« De
l’interprétation », ou plus exactement « De l’expression ») d’Aristote,
où sont discutés le déterminisme et le statut logique des propositions
concernant les événements futurs contingents, était une réplique à
l’argument Dominateur de Diodore.
L’existence de ces débats raffinés à l’époque d’Aristote suffit à
montrer que nous ne devons pas considérer l’Académie
platonicienne comme le lieu exclusif de formation d’une culture
logique et d’un intérêt conscient pour les aspects formels de
l’argumentation.
La logique d’Aristote est contenue dans un groupe d’ouvrages
désigné traditionnellement comme l’Organon, c’est-à-dire
l’instrument, entendons primordialement l’instrument pour la
philosophie. L’Organon comprend six traités : les Catégories, le De
Interpretatione, les Analytiques Premiers et Seconds, les Topiques et les
Réfutations sophistiques. Ces œuvres sont unanimement tenues pour
authentiques, sauf les Catégories, qui ont soulevé des doutes à
l’époque moderne. En revanche, le De Interpretatione, dont
l’authenticité avait été rejetée par Andronicos, est aujourd’hui
accepté. On admet aussi que les Réfutations sophistiques ne sont pas
un traité autonome, mais constituent le dernier livre des Topiques.
Malheureusement, il est très difficile d’établir une chronologie
absolue et relative des écrits logiques d’Aristote. La plupart d’entre
eux auraient été composés pendant sa jeunesse, au moment où il
fréquentait l’Académie ou peu après. Mais certains estiment que le
De Interpretatione est une œuvre tardive, s’il est vrai qu’il s’y trouve
une polémique contre Diodore Cronos, qui n’a pu être rédigée que
vers la fin de la vie d’Aristote. Cependant, ces hypothèses sont loin
de faire l’unanimité, et il est plus prudent de suspendre son
jugement, en l’absence d’indices probants. De même, la chronologie
relative de ces écrits n’est pas fixée avec certitude. Certaines parties
des Topiques, qui ne contiennent aucune référence à la théorie du
syllogisme, ont dû être composées avant les Premiers Analytiques. On
tend ainsi presque unanimement à considérer les Topiques comme le
premier traité de l’Organon, du fait aussi qu’ils semblent être le reflet
immédiat des formes et du contenu des discussions qui doivent
avoir eu lieu au sein de l’Académie ; en revanche, la question des
rapports chronologiques entre les Premiers Analytiques et les Seconds
a été la source de discussions interminables.
Nous ne pouvons entrer ici dans le détail de ces discussions ; en
vertu du choix que nous faisons d’identifier la logique avec la
théorie des inférences, nous nous référons surtout au De
Interpretatione, qui contient de nombreuses indications concernant la
conception de la proposition, et aux Premiers Analytiques ; nous
mentionnerons occasionnellement les Seconds Analytiques, qui
exposent la théorie de la science, et les Topiques, principalement
consacrés à la dialectique, c’est-à-dire à la technique qui permet de
l’emporter dans les discussions.
Aristote propose au moins deux caractérisations
complémentaires de la notion de proposition. L’une consiste à la
définir en termes de prédication : une proposition est l’attribution,
affirmative ou négative, de quelque chose à quelque chose. En ce
sens, Aristote ne fait que poursuivre la ligne inaugurée par Platon,
qui dans le Sophiste avait distingué l’acte de nommer et l’acte de
prédiquer, la proposition étant le résultat de ce dernier. Mais Aristote
propose aussi une autre caractérisation, plus complexe, de la
proposition. Dans le De Interpretatione, il considère la proposition
comme un type particulier de logos, terme généralement traduit,
relativement mal, par « discours ». Un logos est une expression
verbale dont certaines parties, prises séparément, ont une
signification, sans être pour autant des affirmations ou des
négations. « Pierre est un homme » est un « discours », parce que ses
composants « Pierre » et « homme » ont une signification sans être
des propositions.
Les discours peuvent être apophantiques ou non apophantiques. Les
premiers sont ceux qui peuvent être qualifiés de vrais ou de faux, à
la différence des seconds, pour lesquels il n’est pas approprié de
parler de vérité ou de fausseté : Aristote cite l’exemple de la prière ;
on y a ajouté des discours comme l’ordre ou l’exhortation, en
s’appuyant sur une typologie qui, selon Diogène Laërce, remonte à
Protagoras. Certains ont vu dans cette distinction aristotélicienne
une anticipation de celle des Modernes entre actes de langage
performatifs et non performatifs. Sans entrer dans l’appréciation de
ces rapprochements, toujours périlleux, il va de soi qu’Aristote
identifie les propositions avec des types particuliers de discours
apophantiques ; l’affirmation et la négation, c’est-à-dire l’attribution
ou le refus d’attribution d’un prédicat à un sujet, sont considérées
comme des propositions.
On peut faire au moins deux observations à ce sujet. D’abord, il
est clair qu’Aristote considère la structure prédicative comme la
structure de base des propositions, et qu’il l’interprète en termes de
rapports entre un prédicat et un sujet. Ces deux thèses ont été
contestées à l’époque moderne. En effet, il n’est pas du tout évident
qu’une proposition comme « Il pleut » doive être entendue sur le
modèle de « Dion court », bien que le grec, à la différence du
français, puisse comprendre « Il pleut » comme l’équivalent de
« Zeus pleut ». En outre, depuis Frege, on pense que la meilleure
analyse logique d’une proposition comme « Socrate aime Callias »
n’est pas de faire de « Socrate » le sujet et de « aime Callias » le
prédicat ; on préfère considérer que le prédicat de cette proposition
est « aime », et que ce prédicat a deux sujets, « Socrate » et
« Callias ». Il est alors bien plus facile de rendre compte des
inférences contenant des propositions relationnelles. Aristote a
conscience de la particularité des prédicats relationnels, mais il ne
parvient pas à les analyser en termes différents des prédicats non
relationnels quant à leur fonction dans les propositions.
L’autre observation porte sur le rapport entre affirmation et
négation, cellules minimales du discours apophantique. Bien
qu’Aristote semble, dans le De Interpretatione, subordonner la
négation à l’affirmation, il ne paraît pas avoir eu l’idée, commune
chez les Modernes et assez évidente en elle-même, que la négation
est une proposition composée, obtenue à partir d’une affirmation par
l’adjonction d’un opérateur de négation, idée qui sera avancée par
les Stoïciens. De son point de vue, la négation semble être aussi
primitive et élémentaire que l’affirmation. Non seulement la
prédication est habituellement définie comme liaison ou séparation
des termes, c’est-à-dire affirmation ou négation, mais encore il fait
correspondre à ces deux opérations deux états de choses,
respectivement positif et négatif, qui rendent vraies ou fausses les
propositions correspondantes.
Si l’on met à part les propositions singulières concernant des
événements futurs contingents, tout le monde est d’accord pour dire
que, selon Aristote, toute proposition est vraie ou fausse, c’est-à-dire,
en termes modernes, possède une valeur de vérité (ce qu’on appelle
aujourd’hui le principe de bivalence). En interprétant, peut-être avec
quelque hardiesse, un passage célèbre de la Métaphysique, on peut
dire que cette valeur est le vrai si l’état de choses exprimé par la
proposition est effectif, et le faux si c’est l’état de choses opposé qui
l’est.
Les détails de la doctrine aristotélicienne sont moins banals. Pour
Aristote, une proposition a toujours une valeur de vérité, mais elle
n’a pas nécessairement toujours la même valeur de vérité.
Considérons par exemple la proposition :
(3) Callias court.
Le verbe « court » contient une référence temporelle que nous
pouvons expliciter, dans la perspective d’Aristote, en ajoutant à (3)
une référence au présent, grâce à une expression comme
« maintenant ». Aristote analyse la valeur de vérité de (3) comme
suit. « Maintenant », qui y est contenu implicitement, se réfère au
moment où (3) est énoncé ; si à ce moment Callias est effectivement
en train de courir, (3) est vrai ; sinon, (3) est faux. Mais si l’on se
réfère à deux énonciations distinctes dans le temps, (3) peut être vrai
à un moment et faux à un autre. La valeur de vérité d’une
proposition aristotélicienne ne peut donc être comprise, à la manière
de Frege, comme l’extension de cette proposition. Il faut plutôt dire
que la valeur de vérité est la valeur d’une fonction du temps,
appliquée à un contenu propositionnel particulier. Cette perspective
n’a de sens que si l’on admet l’existence de propositions
authentiquement temporelles telles que la référence à des indicateurs
temporels comme « maintenant », « avant », « après », ne sont pas
réductibles à des dates objectives. Du reste, on ne voit pas clairement
si Aristote a l’idée de propositions atemporelles dans leur contenu.
Alors que nous serions portés à dire que « 2 + 2 = 4 » fait abstraction
de la dimension temporelle, il existe des indices d’après lesquels
Aristote aurait sans doute préféré dire que « 2 + 2 = 4 » est une
proposition toujours vraie.
Si une proposition élémentaire est une affirmation ou une
négation, il est clair que ses composants primaires seront des noms
et des verbes. Aristote distingue noms propres et noms communs,
ou, en termes plus appropriés à la logique, termes singuliers et
termes universels. Ils se distinguent par la fonction qu’ils
remplissent dans la prédication : un terme universel peut faire
fonction de prédicat aussi bien que de sujet ; un terme singulier ne
peut faire fonction de prédicat (sauf dans le cas des prédications
d’identité). Aristote exprime cette thèse en disant que tout terme
universel est, par sa nature, apte à être le prédicat de plusieurs
individus distincts. Cela ne veut naturellement pas dire que deux
individus au moins doivent tomber dans l’extension d’un terme
pour qu’il puisse être dit universel. Cela veut dire plutôt que seuls
les termes universels sont en mesure de pouvoir remplir le rôle
d’être vrais de plusieurs individus. Même un terme qui n’est vrai de
rien, comme tragelaphos (« bouc-cerf »), ou même qui ne peut être
vrai de rien, comme « différent de soi-même », sont universels, parce
que s’ils étaient vrais de quelque chose, ils pourraient être vrais d’au
moins deux individus distincts.
Une question non négligeable, liée à la distinction entre termes
universels et termes singuliers, est celle de la référence des uns et des
autres. Que les termes singuliers aient comme référence les individus
auxquels ils s’appliquent n’est pas difficile à imaginer. Mais la
question délicate, dans la perspective d’Aristote, est de savoir quelle
peut être la référence des termes universels. Sa polémique contre
Platon, à propos de l’existence des Formes, permet d’exclure qu’il ait
considéré des individus idéaux comme les corrélats des termes
universels. De son point de vue, il n’existe pas d’homme idéal qui
représente ce à quoi le terme « homme » se réfère : il n’y a pas
d’individu qui soit la contrepartie objective de « homme », comme
Callias est le corrélat du nom « Callias ». Cependant, la critique
qu’Aristote adresse à Platon n’exclut pas que le terme « homme »,
s’il n’est pas le nom propre d’un individu, puisse être le nom propre
d’un attribut, celui qui consiste à être humain. Si nous supposons
que cet attribut est partagé par plusieurs individus, comme l’est un
appartement en copropriété, nous pourrions faire l’hypothèse que
« homme » représente cet attribut que Callias et Socrate partagent
avec d’autres humains, et qui est identiquement présent en eux tous.
Sous ce rapport, la différence entre les positions de Platon et
d’Aristote se réduirait au fait que les Formes de l’un sont des
individus idéaux, existant indépendamment des choses de notre
monde, alors que les attributs de l’autre sont des entités
identiquement présentes dans plusieurs individus, et qui ne peuvent
exister sans qu’au moins l’un de ces individus n’existe. Mais du
point de vue sémantique, la perspective des deux philosophes serait
la même : les universaux, non moins que les termes singuliers, sont
les noms propres d’entités qui existent dans le monde.
Bien que cette conception puisse paraître séduisante, il est
difficile de croire que ce soit celle d’Aristote, au moins dans la phase
la plus mûre de son ontologie. Dans le livre Z de la Métaphysique, il
semble soutenir que les ousiai des individus, c’est-à-dire leurs formes
substantielles, sont différentes pour les différents individus. À
Socrate et à Callias, bien qu’ils soient tous deux des hommes,
appartiennent des ousiai différentes, de sorte que l’être-humain de
l’un n’est pas l’être-humain de l’autre. Il n’y a donc pas de réalité
unique à laquelle corresponde le terme « homme ». Si tel est le cas
pour des universaux comme « homme », c’est-à-dire pour des termes
qui se réfèrent aux ousiai des individus, il est peut-être légitime
d’étendre cette conclusion à tous les termes universels, comme
« blanc », « bon », « haut de trois coudées ».
On peut dès lors supposer que pour Aristote les termes
universels ne sont pas véritablement référentiels. Référer, capturer
quelque chose, c’est là une fonction réservée aux termes singuliers :
pour le dire brutalement, « Callias » ou « Socrate » peuvent être
considérés comme des étiquettes d’objets. En revanche, dans cette
hypothèse, le propre des termes universels est qu’ils sont (au moins
en principe) vrais d’une multiplicité, c’est-à-dire qu’ils jouent le rôle
de prédicats. Ils ne dénotent rien, bien qu’ils soient vrais des
individus et qu’ils se distinguent radicalement, en ce sens, des
termes singuliers. Naturellement, ils ont une signification. Mais
avoir une signification, pour un terme universel, n’implique pas
qu’il ait une dénotation, parce que sa tâche est d’être vrai d’un
individu, non d’en indiquer un.
Le problème que soulève cette interprétation est de comprendre
ce qui garantit la légitimité des prédications vraies. En effet, si la
vérité consiste, selon Aristote, à dire les choses comme elles sont, et
s’il n’y a rien qui corresponde au terme « homme », sur quelle base
pouvons-nous soutenir légitimement que « Callias est un homme »
est vrai, et que « Socrate est un lézard » est faux ? Aristote ne penche
pas en direction d’une réponse qui pourrait paraître naturelle, et qui
a été très souvent adoptée à l’époque moderne, je veux dire la
réponse psychologique : les termes universels, dans cette
perspective, renvoient à des concepts qui représentent les manières
dont nous classifions la réalité ; « Callias est un homme » est alors
une proposition vraie parce que nous sommes tous d’accord pour
classifier Callias comme un homme, et non comme un lézard.
Aristote se meut plutôt sur le terrain de l’ontologie,
malheureusement sans jamais expliquer clairement son point de vue.
Pour tenter une clarification à partir de quelques textes plutôt
tortueux, considérons deux individus a et b, dont il est vrai de dire F,
par exemple qu’ils sont hommes. Si a et b sont hommes, sont
présentes en eux deux ousiai distinctes et différentes, respectivement
l’être-homme de a et l’être-homme de b. Appelons ces deux ousiai Fa
et Fb. Il est légitime de supposer que Fa et Fb ne se distinguent pas
par le fait d’être homme : Socrate n’est pas humain d’une autre
manière que Callias, et l’un n’est pas plus homme que l’autre. Ce qui
fait la différence entre l’être-homme de Socrate et l’être-homme de
Callias n’est pas l’être-homme pris en lui-même, mais simplement le
fait que l’un est l’être-homme de Callias et l’autre celui de Socrate.
On peut penser que les deux ousiai sont comme deux sphères
absolument identiques, discernables seulement parce qu’elles
occupent différentes parties de l’espace.
Dans cette perspective, le rapport qui unit les attributs et les
termes universels devient plus clair (ou plus exactement moins
obscur). Les termes universels ont pour signification ce qu’on
pourrait appeler la f-ité de Fa, de Fb,… : ils représentent les diverses
propriétés des choses, abstraction faite des relations que ces
propriétés ont avec les différents individus. Ainsi, aucun terme
universel ne dénote-t-il quoi que ce soit, étant donné que la f-ité de
Fa, de Fb,… n’existe pas indépendamment du fait qu’elle est la f-ité
de Fa, de Fb,… Toutefois, l’attribution d’un terme universel à un
individu n’est ni arbitraire, ni le simple résultat d’une opération
épistémique de classification reposant sur des catégories
psychologiques.
La distinction entre termes universels et termes singuliers permet
à Aristote de classer les propositions en singulières et universelles ;
pour éviter des confusions, nous appellerons ces dernières
« générales ». Les propositions singulières sont celles qui ont pour
sujet un terme singulier comme « Callias » ; les propositions
générales ont pour sujet un terme universel comme « homme ».
L’introduction de ce dernier type de propositions permet à
Aristote d’introduire une division supplémentaire : les propositions
générales peuvent être universelles, particulières ou indéfinies. Sont
universelles celles dont le sujet est déterminé par un quantificateur
universel (comme « tout », ou « aucun » dans le cas des propositions
négatives) ; sont particulières celles dont le sujet est spécifié par un
quantificateur particulier ou, comme on dit de nos jours, existentiel,
du type de « quelque ». Pour la première fois sans doute dans
l’histoire de la pensée occidentale, on assiste ici à l’introduction des
quantificateurs comme composants pertinents de la structure
logique des propositions, ce qui suffirait à faire d’Aristote l’un des
grands logiciens.
Toute proposition pouvant être affirmative ou négative, nous
obtenons quatre types de propositions générales : les universelles
affirmatives (« tout homme est mortel »), les universelles négatives
(« aucun homme n’est mortel »), les particulières affirmatives
(« quelque homme est mortel »), les particulières négatives
(« quelque homme n’est pas mortel »). Par commodité, nous
suivrons ici l’usage médiéval, et nous appellerons les universelles
affirmatives « propositions a », les particulières affirmatives
« propositions i » (à partir des deux premières voyelles du latin
affirmo), les universelles négatives « propositions e », et les
particulières négatives « propositions o » (à partir des deux voyelles
du latin nego).
Les propositions indéfinies constituent une catégorie à part,
beaucoup moins claire : ce sont les propositions à sujet universel
dont la quantification n’est pas spécifiée, comme « l’homme est
blanc » et « l’homme n’est pas blanc ». Aristote, observant que les
indéfinies impliquent les particulières correspondantes, semble
réduire les premières aux secondes. Il est clair, par ailleurs, que
« l’homme n’est pas blanc » n’est pas la négation logique de
« l’homme est blanc », du fait que la première n’a pas nécessairement
une valeur de vérité opposée à celle de la seconde.
Aristote consacre des efforts considérables à l’examen des
relations qui interviennent entre les types de propositions
distinguées par sa classification. Ainsi énonce-t-il que la négation
d’une singulière affirmative inverse sa valeur de vérité : des deux
propositions « Socrate est blanc » et « Socrate n’est pas blanc », l’une
est vraie et l’autre est fausse. Mais on ne peut en dire autant de deux
singulières où sont attribués à un même sujet deux prédicats
contraires ou incompatibles, comme « Socrate est sain » et « Socrate
est malade » : dans ce cas, selon Aristote, il n’arrive pas toujours que
l’une des deux soit vraie et l’autre fausse. Mais on ne peut inférer de
là que selon lui toute proposition singulière doit avoir une portée
existentielle, c’est-à-dire que le terme sujet s’y réfère à quelque chose
d’existant : en effet, Aristote soutient que, lorsque Socrate n’existe
pas, la proposition « Socrate n’est pas sain » est vraie : il y a donc
pour lui des propositions singulières vraies dont le sujet ne dénote
pas un objet existant. Il ne semble pas non plus légitime de soutenir
que pour lui la portée existentielle est une condition nécessaire de la
vérité des singulières affirmatives, tandis que ce ne serait pas le cas
pour les singulières négatives : dans un passage très discuté du De
Interpretatione, Aristote affirme que si « Homère est un poète » est
vrai, on ne peut en déduire qu’Homère existe. Il n’impose donc
aucune condition générale d’existence à la vérité des propositions
singulières : tout dépend du type de prédicats considéré. Les
prédicats de type « sain/malade » sont tels que pour pouvoir les
affirmer avec vérité d’un individu, il faut présupposer que cet
individu existe ; ce n’est pas le cas du prédicat « poète », qui selon
Aristote peut être attribué légitimement à un individu, même s’il
n’existe pas. Les propositions singulières, qu’elles soient affirmatives
ou négatives, n’ont donc pas, en général, de portée existentielle.
Pour des raisons probablement épistémologiques, l’intérêt
d’Aristote se concentre principalement sur les propositions générales
quantifiées et sur leurs relations. Sa doctrine sur ce point s’appelle
traditionnellement la théorie du carré logique. Il appelle contradictoires
les propositions a et o et les propositions e et i, et il affirme qu’elles ne
peuvent être ni vraies ensemble, ni fausses ensemble. La relation
logique entre les propositions a et e, appelées contraires, est
différente : elles peuvent être fausses ensemble, sans pouvoir être
vraies ensemble. Aristote ne donne pas de nom aux propositions i et
o, que la tradition appellera subcontraires ; elles peuvent être vraies
ensemble, mais il ne dit pas expressément qu’elles ne peuvent pas
être fausses ensemble, cette thèse étant toutefois contenue
implicitement dans celle selon laquelle les contraires ne peuvent être
vrais ensemble, puisque les contradictoires de deux contraires sont
justement les subcontraires. La tradition a également explicité, sous
le nom de subalternation, une relation supplémentaire, qui lie
respectivement les propositions a et i, e et o. Aristote est parfaitement
conscient de la loi qui la gouverne : de la vérité de l’universelle suit
celle de la particulière correspondante ; autrement dit, de a suit i et
de e suit o (l’inverse n’étant naturellement pas vrai).
La doctrine du carré logique, largement acceptée au Moyen Âge
et à l’époque moderne, a été sévèrement critiquée par les logiciens
contemporains. Pour comprendre ces critiques, observons d’abord
qu’une fois admise la règle des contradictoires, les autres règles
s’ensuivent solidairement : par exemple, on ne peut accepter la règle
des contraires et rejeter celle des subalternes ; un contre-exemple
infirmant l’une affecterait toutes les autres. Observons ensuite que la
doctrine suppose une interprétation précise de la nature de la
quantification. En particulier, une proposition i comme « quelque
Athénien est noble » doit être comprise comme affirmant qu’il y a au
moins un individu qui est athénien et noble. De même, « quelque
Athénien n’est pas noble » doit signifier qu’il y a au moins un
individu qui est athénien et non-noble. La contradictoire de cette
dernière proposition, « tout Athénien est noble », sera donc vraie si
et seulement s’il n’existe aucun individu qui soit athénien et non-
noble. Il en résulte que lorsqu’il n’existe pas d’individus d’un certain
type, tout ce que l’on dit de leur totalité est vrai. Par exemple,
supposons qu’il n’existe pas de sorcières ; dans ce cas, l’assertion
« toute sorcière est malfaisante » est vraie, puisque dans l’hypothèse
où il n’existe pas de sorcières, il n’y en a pas non plus qui soient non
malfaisantes. Pour une raison symétrique, sa contraire, « aucune
sorcière n’est malfaisante », est vraie aussi. Il n’est donc pas
logiquement correct de soutenir que deux propositions contraires ne
peuvent être vraies ensemble. D’autre part, « quelque sorcière est
malfaisante », subalterne de « toute sorcière est malfaisante », est
fausse s’il n’existe pas de sorcière : elle ne serait vraie que s’il y avait
au moins un individu qui soit sorcière et malfaisante ; or, par
hypothèse, il n’y en a pas. La loi de subalternation n’est donc pas
toujours valide, et par suite, toute la doctrine du carré logique est à
rejeter.
Cette critique repose assez clairement sur deux présupposés
distincts. Le premier est l’admission de termes vides, qui ne sont
vrais de rien. Le second concerne l’analyse de la quantification :
toute proposition particulière vraie affirme l’existence d’un individu
qui exemplifie le terme sujet, et toute proposition universelle
comporte la négation de cette implication existentielle.
On défend habituellement la conception aristotélicienne en
rejetant le premier de ces présupposés. En effet, si l’on exclut les
termes vides, si tout terme a au moins une exemplification, le carré
logique échappe aux contre-exemples, et ses règles sont valides. À
première vue, la défense paraît efficace. Si la logique est chose
sérieuse, pourquoi se préoccuper des sorcières, des elfes, des
montagnes enchantées ? Une cité idéale gouvernée par les logiciens
bannirait de telles entités, qui peuplent peut-être l’imagination des
enfants, mais non les réflexions des philosophes et des sages.
Cependant, le fait est qu’Aristote reconnaît au langage la possibilité
d’user de termes vides : un de ses exemples favoris est le tragelaphos,
le bouc-cerf. De plus, il n’est pas dit que les termes vides relèvent
seulement de la fable. Prouver qu’il n’existe pas de nombre naturel
inférieur à 0, c’est-à-dire que cette expression est vide, est un exercice
que le mathématicien peut faire ; établir qu’il n’existe pas d’homme
antérieur au néandertalien est une fausse conclusion scientifique. Si
nous limitions la logique d’Aristote aux termes non vides, nous en
limiterions l’applicabilité, et nous la rendrions encore plus incapable
qu’elle n’est de rendre compte des inférences scientifiques.
Pour éviter les impasses du carré logique, on a aussi cherché une
autre issue. En s’appuyant sur les textes où Aristote soutient que
dans certains cas, les propositions singulières affirmatives, à la
différence des négatives, ont une portée existentielle, on a généralisé
cette thèse, et l’on a conclu que toute proposition affirmative a une
telle portée, alors que toute proposition négative en est privée. Dès
lors, le carré logique est à l’abri des objections modernes. En effet,
dans cette perspective, « toute sorcière est malfaisante » devient
fausse, et ne constitue donc plus un contre-exemple à la règle de
subalternation. Toutefois, cette solution comporte au moins deux
difficultés. D’abord, on ne voit pas clairement si pour Aristote toutes
les singulières affirmatives ont une portée existentielle, ou seulement
quelques-unes, comme on l’avait compris ci-dessus. La
généralisation de la thèse des Catégories se heurte à l’obstacle du De
Interpretatione. En outre, dans les Analytiques, Aristote applique
systématiquement aux schèmes syllogistiques la démonstration dite
« par exposition », qui requiert que les termes contenus dans les
prémisses, qu’elles soient affirmatives ou négatives, possèdent une
exemplification. Il ne paraît donc pas légitime d’attribuer à Aristote
l’idée que les propositions affirmatives seules auraient une portée
existentielle, si l’on suppose, jusqu’à preuve du contraire, que sa
doctrine est cohérente.
Il existe peut-être une dernière façon de sauver la conception
aristotélicienne ; elle n’a pas été explorée jusqu’à présent. Elle
consiste à abandonner le second présupposé de la critique moderne,
c’est-à-dire la thèse que toutes les propositions particulières ont une
portée existentielle. Dans cette perspective, il n’y a plus aucune
raison d’affirmer que « toute sorcière est malfaisante » est vrai et que
la particulière correspondante est fausse. Naturellement, ce
sauvetage à bon marché se paye à son prix, qu’il n’est pas possible
de détailler ici (notamment, il devient difficile de déterminer les
conditions de vérité des particulières). Nous suggérons ici cette voie
de recherche, en soulignant simplement que la théorie d’Aristote ne
permet pas d’assimiler facilement son idée des quantificateurs à celle
des Modernes, bien qu’on ait souvent tenté de le faire.
Le noyau de la logique d’Aristote est sa doctrine de l’inférence.
Le mot aristotélicien pour « inférence » est syllogismos, qu’il faut se
garder de traduire par « syllogisme », parce que Aristote se sert
normalement de ce mot, non pour désigner les inférences
particulières dont il fait la théorie, et qui sont les « syllogismes »,
mais pour désigner en général les inférences dont les « syllogismes »
sont un type privilégié ; car selon lui, toute inférence logiquement
correcte peut être reformulée en un « syllogisme ».
La définition aristotélicienne de l’inférence est solennellement
présentée au début des Premiers Analytiques ; elle appelle deux
observations importantes. Aristote pose d’abord comme condition
essentielle que la conclusion d’une inférence soit différente de ses
prémisses ; ce qui signifie qu’il interdit les inférences du type « A,
donc A », qui sont cependant légitimes du point de vue moderne, et
même bienvenues, du fait même que leur banalité garantit leur
exactitude. Aristote semble au contraire soutenir qu’une inférence
doit toujours conduire à quelque chose de nouveau. En outre, nous
ne devons pas lire la définition aristotélicienne avec les yeux fixés
sur la conception moderne de la notion de conséquence logique.
Celle-ci, depuis Tarski au moins, se réfère à la notion de vérité. Rien
de tel chez Aristote : il ne dit ni que la vérité de la conclusion suit
nécessairement de celle des prémisses, ni que si les prémisses sont
vraies, la conclusion l’est aussi. Il soutient simplement que si les
prémisses sont posées, il en suit nécessairement une conclusion, ce qui
veut sans doute dire que la position des prémisses est une condition
suffisante de la position de la conclusion. « Position » ne doit
naturellement pas être pris en un sens psychologique : ce n’est pas
parce que l’on asserte les prémisses que l’on est contraint d’asserter
la conclusion ; Aristote sait bien qu’il n’en est rien. Il s’agit plutôt
d’une « position » idéale, par laquelle un ensemble de prémisses se
trouve isolé. Si cet isolement a lieu et si les prémisses sont
appropriées, on est légitimement autorisé à poser la conclusion après
les prémisses. En ce sens, les prémisses sont les conditions
suffisantes, non de l’existence de la conclusion, car celle-ci n’existe
pas quand elle exprime une proposition fausse, mais du fait qu’elle
vient après les prémisses dans le processus qui mène des prémisses à
la conclusion. Dans cette perspective, la notion aristotélicienne
d’inférence, à la différence de la notion moderne, fait à la notion de
cause une référence qu’on ne saurait éliminer.
Aristote formule les inférences dont il fait la théorie au moyen de
lettres qui tiennent la place des termes généraux de leurs
propositions constitutives. On a beaucoup discuté sur la signification
de ces lettres. Il n’est probablement pas approprié de parler à leur
propos de variables au sens moderne, comme on l’a fait (au sens
propre, une variable x est ce qui est lié par un quantificateur, « pour
tout x » ou « pour quelque x », ce que ne sont jamais ces lettres). Ce
qui se rapproche le plus des lettres d’Aristote est plutôt l’idée
(théorisée entre autres par Quine) de dummy letters (« lettres
mortes »), qui sont substituables de façon indéfinie aux termes
concrets du langage ordinaire.
Un type d’inférence aristotélicien a donc une forme dont le
schéma suivant serait un exemple :
(4) A appartient à tout B
B appartient à tout C
----------------------
A appartient à tout C
où « A », « B », « C » tiennent la place de termes généraux, et où
l’expression « A appartient à tout B » traduit la manière
caractéristique dont Aristote exprime une universelle affirmative,
logiquement équivalente à « tout B est A ». Ce schéma comporte
toujours deux prémisses, où un même terme, le moyen, apparaît deux
fois, alors que les deux autres (les extrêmes) sont ceux qui
apparaissent dans la conclusion. Plus exactement, l’extrême majeur
est le prédicat de la conclusion, et le mineur en est le sujet.
Selon le type de relation que le moyen a avec les extrêmes dans
les prémisses, les syllogismes se regroupent en figures. Aristote en
considère trois : dans la première, le moyen est sujet du majeur et
prédicat du mineur ; dans la deuxième, le moyen est prédicat dans
les deux prémisses ; dans la troisième, il est sujet dans les deux. Le
schéma (4) est donc en première figure. Voici un exemple de la
seconde figure :
(5) A n’appartient à aucun B
A appartient à tout C
----------------------
B n’appartient à aucun C
En voici un de la troisième :
(6) A appartient à tout C
B appartient à tout C
----------------------
A appartient à quelque B
Les figures ne sont pas des schèmes d’inférences, mais des
manières de les classer. Aristote reconnaît quatre types de
syllogismes valides en première figure ; la tradition les désigne sous
le nom de modes et leur a donné les noms suivants : Barbara, Celarent,
Darii, Ferio. Il y a encore quatre modes de deuxième figure : Cesare,
Camestres, Festino, Baroco, et six de troisième figure : Darapti, Felapton,
Disamis, Datisi, Ferison, Bocardo. (4) est en Barbara, (5) est en Cesare et
(6) en Darapti.
Ces noms bizarres ont une fonction mnémotechnique. Leurs
voyelles indiquent, dans l’ordre, le type de prémisses et de
conclusion caractéristiques de l’inférence. Par exemple, Barbara,
premier mode de la première figure, a pour prémisses et pour
conclusion des propositions a.
Aristote divise les inférences dont il fait la théorie en deux grands
groupes : les syllogismes parfaits et les syllogismes imparfaits. Les
uns et les autres sont des syllogismes et en satisfont la définition.
Mais les premiers, à la différence des seconds, sont évidents par eux-
mêmes, et n’exigent donc aucune justification de leur validité. Les
syllogismes imparfaits en réclament une, qu’Aristote appelle
« réduction », et qui s’articule en une déduction de ces syllogismes à
partir des syllogismes parfaits. Une fois ainsi dérivé, un syllogisme
imparfait est perfectionné ; en ce sens, il devient évident. Les
syllogismes parfaits remplissent en un sens la fonction d’axiomes de
la théorie, bien qu’ils ne satisfassent pas la condition d’indépendance
des axiomes.
Aristote considère comme parfaits les syllogismes de première
figure, et comme imparfaits ceux des autres figures. Son idée est
assez simple : isolons un groupe d’inférences qui soient sûres et
indiscutables, et montrons que celles qui peuvent susciter un doute
dépendent de celles qui sont indiscutables, de sorte que nier les
dernières implique le rejet des premières. Ce qui est moins clair est
l’identification des syllogismes parfaits avec ceux de première figure.
Aristote paraît associer la perfection de ces derniers au fait qu’ils
s’appuient directement sur la définition de la prédication
universelle. Mais sa thèse n’est pas entièrement claire.
Pour dériver les modes de deuxième et de troisième figure à
partir de ceux de première figure, Aristote emploie essentiellement
trois méthodes. La première prend appui sur l’emploi des règles de
conversion des propositions, qui sont discutées dans un chapitre des
Premiers Analytiques. La conversion d’une proposition est la
substitution mutuelle de son prédicat et de son sujet. Le problème
est celui d’établir dans quelles conditions cette substitution préserve
la vérité, et, quand elle ne le fait pas, si l’on peut obtenir le même
résultat en affaiblissant la quantification de la proposition. La
conclusion de l’enquête est que les universelles négatives se
convertissent simpliciter, comme diront les médiévaux, c’est-à-dire
par substitution simple du prédicat et du sujet. « A n’appartient à
aucun B » se convertit en « B n’appartient à aucun A », salva veritate
(« la vérité restant sauve »). De même, les particulières affirmatives
se convertissent simpliciter : si « A appartient à quelque B », il est
légitime d’en inférer que « B appartient à quelque A ». En revanche,
les universelles affirmatives ne se convertissent que secundum quid,
c’est-à-dire en affaiblissant la quantification : de « A appartient à tout
B », on peut passer à « B appartient à quelque A ». Enfin, Aristote
remarque à juste titre que les particulières négatives ne peuvent se
convertir, en ce sens qu’aucune conversion possible n’en préserve
toujours la vérité.
Aristote est en mesure de démontrer, en appliquant les règles de
la conversion, que la plupart des modes de deuxième et de troisième
figure dépendent de ceux de première figure. En deuxième figure, la
conversion de la prémisse négative de Cesare et de Camestres permet
d’obtenir Celarent, et celle de la prémisse négative de Festino permet
d’obtenir Ferio. En troisième figure, Darapti, Datisi, Felapton et Ferison
se réduisent par conversion de la mineure, les deux premiers à Darii
et les suivants à Ferio. Disamis se réduit aussi à Darii par conversion
de la majeure.
La conversion n’est pas applicable à Baroco en deuxième figure,
ni à Bocardo en troisième figure : en effet, elle ne permet d’obtenir
aucun mode valide de première figure. Aristote recourt alors à la
méthode de réduction à l’impossible. Supposons que Baroco et
Bocardo soient invalides. Dès lors, dans un cas au moins, les
prémisses seront vraies et la conclusion fausse, autrement dit, les
prémisses et la négation de la conclusion seront vraies ensemble.
Mais il ne peut en être ainsi, parce que la négation de la conclusion,
jointe à l’une des prémisses, donne lieu en Barbara, premier mode de
la première figure, à la négation de l’autre prémisse. L’invalidité de
ces deux modes étant impossible, on doit les compter parmi les
modes valides.
Ainsi, tous les syllogismes de deuxième et de troisième figure
sont réduits à ceux de première figure, et en ce sens justifiés. Aristote
mentionne cependant un troisième type de preuve pour les
syllogismes de deuxième et de troisième figure, qu’il appelle
« exposition » (ekthesis), et dont il fait un usage auxiliaire. Nous ne
pouvons entrer ici dans les détails de ce type de preuve, dont
l’interprétation est controversée. Il suffira de dire que s’il joue un
rôle secondaire dans les réductions syllogistiques, il revêt une
importance capitale dans les preuves des lois de la conversion : la
règle de conversion des universelles négatives, sur laquelle s’appuie
la preuve des autres règles, est démontrée par exposition.
Aristote ne se borne pas à prouver que tous les modes de
deuxième et de troisième figure qu’il considère sont valides, une fois
admise la validité de ceux de la première figure. Il montre aussi que
toutes les autres combinaisons de prémisses, dans les trois figures,
ne donnent pas de conclusion syllogistique. Considérons par
exemple la paire de propositions suivante :
(7) A appartient à tout B
B n’appartient à aucun C
La position du moyen B pourrait faire croire que nous avons
affaire à l’antécédent d’un mode de première figure, et que nous
pouvons établir un lien entre A comme prédicat et C comme sujet.
Aristote démontre que cette hypothèse est fausse, du fait que, quel
que soit le rapport prédicatif que nous établirions entre A et C, la
vérité n’est pas préservée. Autrement dit, il est toujours possible de
trouver un cas où les propositions de (7) sont vraies et où la
conclusion supposée est fausse. Par exemple, si nous substituons à A
« animal », à B « homme » et à C « cheval », nous obtenons la paire
suivante :
(8) Animal appartient à tout homme
Homme n’appartient à aucun cheval
Cette paire de propositions est vraie. Mais si nous supposions
que de (7) suit, par exemple, que A n’appartient à aucun C, les
substitutions qui nous ont donné (8) aboutiraient à :
Animal n’appartient à aucun cheval
ce qui est faux. Nous ne pouvons donc affirmer que de (7) suit
« A n’appartient à aucun C ». Grâce à d’autres substitutions de
termes, il est facile de prouver semblablement que (7) et « A
appartient à tout C » sont vrais ensemble. De (7) ne suit donc aucune
proposition ayant A comme prédicat et C comme sujet. On doit en
conclure que (7) n’est pas un antécédent syllogistique valable.
Aristote prouve ainsi non seulement que son système
d’inférences est valide, mais aussi qu’il est syllogistiquement
complet, étant donné que ses schèmes constituent les seuls modes
valides dans les trois figures. À dire vrai, Aristote soutient une thèse
beaucoup plus ambitieuse. Il estime que toute inférence correcte est
exprimable, en dernière analyse, grâce à l’un des modes
syllogistiques de ses trois figures. En fait, cette prétention est
trivialement fausse, comme l’a facilement prouvé Augustus De
Morgan il y a plus d’un siècle : une inférence parfaitement légitime
comme :
Tous les chevaux sont des animaux
---------------------------------
Toutes les têtes de chevaux sont des têtes d’animaux
est absolument incapable d’être reformulée comme un syllogisme
aristotélicien.
Même si Aristote soutient explicitement la thèse de la
complétude forte de son système, nous ne devons sans doute pas
prendre trop au sérieux sa prétention, puisque dans d’autres
passages il montre qu’il connaît des schèmes d’inférence qui sont
corrects, mais irréductibles à la forme syllogistique. Tel est le cas, par
exemple, de ce qu’on appelle le Modus Ponens, que l’on peut
formuler ainsi :
(9) Si A, alors B
A
--
B
Bien évidemment, une inférence de ce genre (où les lettres
représentent des propositions, non des termes) ne peut être
transformée en un syllogisme ; mais Aristote en reconnaît la
légitimité. Son idée, que développeront ses commentateurs antiques,
est qu’une inférence comme (9) doit être considérée, non comme une
inférence proprement dite, mais plutôt comme une règle pour
gouverner et construire des inférences. Supposons que nous
voulions prouver B, mais que nous n’en ayons pas de preuve. Si
nous savons, ou du moins si nous admettons, que A implique B,
nous pouvons considérer la preuve de A comme suffisante pour
pouvoir affirmer B. Des schèmes comme (9) se voient donc assigner
un rôle dans la syllogistique, sans que pour autant leur soit reconnu
le statut d’inférences proprement dites, à mettre sur le même plan
que les syllogismes.
Nous ne pouvons conclure cette présentation de la position
d’Aristote sans faire allusion, fût-ce très brièvement, à sa logique
modale. Une proposition comme « tout homme est mortel » est une
proposition non modale, ou catégorique ; mais la même proposition
peut être qualifiée comme nécessaire ou comme possible, selon
qu’on lui ajoute des expressions comme « il est nécessaire que » ou
« il est possible que ».
À côté de sa syllogistique non modale ou catégorique, Aristote a
consacré beaucoup d’efforts au développement parallèle d’une
syllogistique modale, c’est-à-dire d’une théorie des inférences
comprenant des propositions pourvues de spécifications modales.
Son problème est le suivant : étant donné un schème syllogistique
catégorique valide, que devient la conclusion si les prémisses sont
spécifiées comme nécessaires ou possibles ? Si par exemple les
prémisses sont toutes deux nécessaires, Aristote établit à juste titre
que la conclusion l’est aussi. Mais qu’arrive-t-il si l’une des
prémisses est nécessaire et l’autre possible, ou si l’une est modalisée
et l’autre non ? Aristote analyse de façon très pointilleuse tous les cas
possibles. Mais à la différence de ce qui se passe dans sa
syllogistique catégorique, son enquête n’est pas toujours couronnée
de succès : beaucoup de ses thèses paraissent étranges et peu
convaincantes. Par exemple, il soutient qu’en Barbara, si la majeure
est nécessaire et la mineure catégorique, la conclusion est nécessaire,
alors que si la majeure est catégorique et la mineure nécessaire, la
conclusion est catégorique. Pour expliquer cet étrange point de vue,
on peut supposer qu’Aristote interprète « nécessairement A
appartient à tout B » comme signifiant « tout B est nécessairement-
A » ; l’opérateur modal n’a dès lors dans son rayon d’action que le
prédicat de la proposition. Par suite, du fait que B appartient à tout
C, on peut légitimement déduire que nécessairement-A appartient à
tout C. Le point de vue d’Aristote devient ainsi entièrement légitime.
Cette interprétation ne rend cependant pas compte d’autres
affirmations d’Aristote, notamment dans son analyse de la
conversion, qui paraissent impliquer au contraire que l’opérateur
modal s’applique à la proposition catégorique tout entière. Il y a, dès
lors, une oscillation dans la compréhension de l’opérateur modal, et
cette ambiguïté systématique ébranle les fondements de la théorie,
ôtant ainsi beaucoup de son intérêt au système aristotélicien des
inférences modales.
Aristote ne définit habituellement pas les opérateurs modaux. Il
ne semble certes pas avoir l’idée que paraissent suggérer les théories
sémantiques modernes, à savoir qu’une proposition est nécessaire si
elle est vraie dans toutes les situations concevables ou, comme l’on
dit, dans tous les mondes possibles, alors qu’elle est possible si elle
est vraie dans l’un de ces mondes au moins. Certains interprètes
pensent que son idée de la nécessité est liée au temps : A est
nécessaire si elle est toujours vraie. La difficulté de cette conception
est qu’à ce compte, une proposition est possible si elle est vraie au
moins à un moment, ce qui semble heurter l’intuition, apparemment
partagée par Aristote, selon laquelle il y a des possibilités qui ne se
réalisent jamais. La perspective qui semble le mieux s’accorder avec
les textes est plutôt celle d’une caractérisation syntaxique de la
modalité : une proposition est possible si de la supposition qu’elle
est vraie ne suit aucune contradiction. Parallèlement, bien
qu’Aristote ne le dise jamais explicitement, une proposition
nécessaire pourrait être définie comme une proposition dont la
fausseté entraînerait une contradiction. Mais Aristote ne développe
pas systématiquement cette ligne d’interprétation des modalités,
dont les germes sont pourtant présents dans son étude.
Mentionnons encore un problème lié à la logique des modalités,
qui, bien que marginal dans la logique d’Aristote, a été et reste au
cœur d’un vaste débat historique et théorique : le problème des
propositions futures contingentes et de leur rapport avec le
déterminisme. Considérons une proposition contingente concernant
le futur : « Demain il y aura une bataille navale », pour reprendre
l’exemple d’Aristote. Demain, cette proposition aura sûrement une
valeur de vérité : elle est vraie si l’événement a lieu, fausse dans le
cas contraire. Supposons que demain, il y ait effectivement une
bataille navale : alors, déjà aujourd’hui, il est vrai de dire que demain
il y aura une bataille navale. Mais s’il est vrai de le dire dès
aujourd’hui, demain il ne pourra pas ne pas y avoir une bataille
navale. Le futur n’est donc pas contingent, en réalité : il est déjà
déterminé.
Les interprètes ne sont pas d’accord sur la réponse qu’Aristote
aurait donnée à cette difficulté pour maintenir la contingence du
futur. La thèse la plus largement acceptée est qu’il nierait qu’une
proposition future contingente ait une valeur de vérité avant que
survienne ou non l’événement auquel elle se réfère : avant que la
bataille ait lieu, il n’est ni vrai ni faux d’affirmer que demain il y aura
une bataille navale. L’événement en question étant contingent, les
conditions de vérité des propositions qui en parlent auparavant ne
sont pas données ; ces propositions n’ont donc pas de valeur de
vérité, et l’objection du déterministe est complètement désarmée. Le
désavantage de cette solution est qu’il faut alors admettre
qu’Aristote a posé des limites à certains principes logiques, en
particulier au principe de bivalence, d’après lequel toute proposition
est vraie ou fausse : en effet, il admettrait maintenant des
propositions qui ne sont ni vraies ni fausses. La définition générale
de la proposition comme lieu de la vérité ou de la fausseté aurait
elle-même besoin d’être revue et corrigée.
Il est temps de passer à la logique stoïcienne. Ici encore, nous
nous intéresserons à la notion d’inférence, et nous devons
commencer par décrire la notion stoïcienne de proposition (que les
Stoïciens appellent axiôma). Selon eux, la proposition est un lekton,
terme qui correspond à une notion fondamentale et qui est difficile à
traduire (on le rend généralement par « exprimable » ou par
« dicible »). Sextus en donne une caractérisation assez claire : un
lekton est ce que nous comprenons quand nous entendons prononcer
une expression verbale douée de sens. On pourrait dire que les lekta
sont les contenus de nos paroles, et ce n’est pas par hasard que le
lekton est souvent identifié avec le sèmainomenon, le signifié. En effet,
les Stoïciens distinguaient – beaucoup mieux que ne l’avait fait
Aristote – trois niveaux de réalité : le niveau des choses, des
tunchanonta dans leur langage, celui des signifiants ou expressions
verbales, enfin celui des lekta. Pour mieux marquer leur différence,
les Stoïciens soulignaient que les signifiants et les choses sont des
entités corporelles, alors que les lekta sont incorporels. Dès lors, il
devient clair qu’ils ne peuvent pas être assimilés aux concepts, eux
aussi matériels en tant qu’affections de l’âme, qui est une réalité
corporelle. Ce sont plutôt les contenus de nos concepts, et pour
illustrer la distinction, malgré le risque d’anachronisme, on pourrait
invoquer la distinction frégéenne entre Vorstellung, représentation,
qui est quelque chose qui appartient au sujet connaissant et qui lui
est propre, et Sinn, qui est ce que les diverses représentations ont en
commun quand on pense à la même chose. Ces contenus
représentatifs rappellent les lekta stoïciens, et ce n’est pas sans raison
que certains auteurs ont rattaché les lekta à la notion frégéenne de
Sinn, sens.
Selon les Stoïciens, les lekta sont soit imparfaits, soit parfaits ; les
premiers correspondent aux termes qui sont les constituants des
propositions, les seconds correspondent au contenu des
propositions ; ils sont ce qui est signifié par une proposition. L’idée
sous-jacente semble être que les propositions ont une signification
complète, par opposition à leurs constituants simples. Comme pour
Aristote, toute proposition, pour les Stoïciens, est vraie ou fausse ;
certains soutenaient cette thèse avec tant de rigueur qu’ils accusaient
Aristote de ne l’avoir pas assez défendue, en lui soustrayant, comme
on l’a vu, les propositions futures contingentes.
Pour les Stoïciens, les propositions se répartissent en simples et
complexes, selon qu’il y figure ou non des connecteurs (sundesmoi).
Les propositions simples (que l’on pourrait appeler atomiques, dans
la terminologie moderne) se divisent à leur tour en définies,
indéfinies, intermédiaires. Les propositions définies sont celles qui
ont pour sujet un démonstratif ou « déictique », comme « celui-ci est
un homme ». Les indéfinies, comme « quelqu’un se promène », ne
font pas référence à un individu déterminé. Les intermédiaires, de
type « Socrate est homme » ou « l’homme est mortel », se distinguent
des précédentes, en ce sens qu’elles n’ont pas pour sujet un
déictique, à la différence des définies, sans avoir pour autant
l’indétermination des indéfinies. Sextus Empiricus, qui nous fait
connaître cette doctrine, rapporte que selon les Stoïciens la vérité
d’une proposition indéfinie implique la vérité d’une proposition
définie correspondante. Il paraît aussi supposer que la vérité d’une
intermédiaire implique celle d’une définie correspondante, mais
cette thèse semble démentie par la position attribuée à Chrysippe,
d’après laquelle « Dion est mort », prononcé après la mort de Dion,
est vrai, bien que la déictique correspondante, « celui-ci est mort »,
n’ait pas de valeur de vérité, comme on verra plus loin.
La théorie des propositions complexes qui nous a été transmise
est mieux articulée. Les Stoïciens distinguaient plusieurs espèces de
propositions complexes ou, pour employer encore le jargon
moderne, moléculaires ; un de leurs mérites principaux est d’avoir
élaboré une théorie des rapports entre propositions, qui précède
logiquement la théorie aristotélicienne des rapports entre termes. Ils
considéraient tout d’abord les propositions disjonctives, dans
lesquelles apparaît « ou » à titre de connecteur principal. Les
disjonctives sont soit exclusives (l’une des deux propositions qui les
constituent est vraie et l’autre fausse) soit inclusives (rien n’empêche
que les deux soient vraies) ; dans leur théorie de l’inférence, nous le
verrons, les Stoïciens feront usage des premières plus que des
secondes. Mais la distinction est obscurcie par le fait qu’ils semblent
caractériser la disjonction exclusive en termes plus forts que ceux,
dits aujourd’hui « vérifonctionnels », dans lesquels nous venons de
l’introduire : ils paraissent exiger, pour que la disjonction soit vraie,
non seulement que ses constituants soient l’un vrai et l’autre faux,
mais aussi qu’ils soient mutuellement incompatibles. Si nous
donnons à ce terme une valeur modale, nous avons une définition
forte de la disjonction, qui dépasse la conception purement
vérifonctionnelle. La définition stoïcienne de la proposition
conjonctive, en revanche, se rapproche davantage d’une présentation
vérifonctionnelle : dans la conjonctive, le connecteur principal est
« et », et une conjonctive est vraie si et seulement si tous ses
constituants sont vrais.
Mais le type de propositions complexes qui a le plus intéressé les
Stoïciens est celui des propositions conditionnelles, du type « S’il
pleut, alors la terre est humide ». Il y a au moins deux raisons à cela.
D’abord, ce type de propositions avait été très discuté dans la
tradition à laquelle se rattache le plus directement l’école stoïcienne.
En outre, les conditions de vérité des conditionnels étaient liées,
pour les Stoïciens, à la notion de validité des arguments. La
polémique sur les conditionnels avait commencé par une discussion
entre Diodore Cronos et son disciple Philon. Ce dernier avait
soutenu qu’un conditionnel est vrai soit si son antécédent est faux,
soit si son conséquent est vrai. Selon ce critère, « si la Terre vole,
alors il fait clair dans la journée » est vrai, et « s’il fait clair dans la
journée, alors la Terre vole » est faux. Cette conception se rapproche
curieusement de la notion moderne d’implication matérielle, mais il ne
faut pas trop presser l’analogie. En effet, du point de vue de
l’implication matérielle, un conditionnel comme « si je parle, alors
2 + 2 = 4 » est non seulement légitime, mais encore vrai. Sa légitimité
dépend du fait que le connecteur « si… alors » est conçu de façon
vérifonctionnelle : autrement dit, deux propositions quelconques
peuvent être les constituants d’un conditionnel, à la seule condition
qu’elles soient vraies ou fausses. Ce n’est naturellement pas ce qui
arrive dans le langage ordinaire, où d’autres conditions sont requises
pour construire un conditionnel sensé. Sans doute les Anciens
avaient-ils présupposé ces conditions du langage ordinaire sans les
analyser.
Diodore soutenait, contre Philon, qu’une proposition comme
« s’il fait nuit, alors je parle », vraie selon Philon quand je parle
effectivement, doit être en réalité tenue pour fausse, parce qu’il y a
un moment où il fait nuit et où je ne parle pas. Cette observation
montre que la notion diodoréenne du conditionnel est plus forte que
la notion philonienne, et qu’elle est qualifiée sous le rapport du
temps : pour qu’un conditionnel soit admis comme vrai, il ne suffit
pas que ce ne soit pas le cas que son antécédent est vrai et son
conséquent faux ; il faut encore que cette situation ne se présente
jamais. En d’autres termes, un conditionnel est vrai selon Diodore si
son conséquent est vrai chaque fois que l’antécédent est vrai.
Dans un passage célèbre de ses Hypotyposes, Sextus Empiricus
présente encore deux autres types de conditionnels, disposés dans
un ordre de force croissante. Après celui de Philon et celui de
Diodore vient en troisième un conditionnel que Sextus attribue à
« ceux qui introduisent la connexion » : il est vrai seulement si la
négation du conséquent est incompatible avec l’antécédent. Un
quatrième conditionnel a pour caractéristique que le conséquent en
est contenu potentiellement dans l’antécédent. Le témoignage de
Diogène Laërce invite à attribuer aux Stoïciens la définition en
termes de connexion. Pour eux, dit-il, un conditionnel comme « s’il
fait jour, alors Dion se promène » est faux, parce que la négation du
conséquent, « Dion ne se promène pas », n’est pas incompatible avec
l’antécédent « il fait jour ». Inversement, un conditionnel comme
« s’il fait jour, il fait clair » est vrai, parce que la négation de son
conséquent est incompatible avec son antécédent. La notion
d’incompatibilité doit donc être comprise comme une notion
modale : un conditionnel est vrai si la conjonction de la négation de
son conséquent et de son antécédent est impossible. Cette
interprétation du conditionnel stoïcien fait penser à la définition de
l’implication stricte, introduite par Lewis dans la logique moderne.
Mais il faut souligner la différence qui affecte ici la conception de
l’opérateur modal d’impossibilité. Dans les sémantiques modernes
postérieures à Lewis, la notion d’impossibilité est une notion logique
liée à celle de monde possible : une proposition A est (logiquement)
impossible si elle n’est vraie dans aucun monde possible, un monde
possible étant un monde dont les seuls invariants sont déterminés
par les lois logiques et mathématiques. De ce point de vue, il est
difficile de croire qu’un conditionnel comme « s’il fait jour, il fait
clair » puisse être tenu pour vrai : il n’y a aucune impossibilité
logique à concevoir des jours sans lumière. Mais les notions
stoïciennes de nécessité et de possibilité étaient liées à des notions
physiques plutôt qu’à des notions logiques ; de plus, la
métaphysique stoïcienne, qui conçoit le développement du monde
comme identique à celui du logos, ne favorisait pas une
différenciation entre physique et logique. La définition des
opérateurs modaux transmise par nos sources confirme cette
interprétation : la notion de possibilité y est définie en référence à la
présence de conditions externes favorables. Une fois de plus en
polémique contre Philon, les Stoïciens soutenaient, par exemple,
qu’il est impossible à un morceau de bois au fond de la mer de
brûler, parce que les circonstances externes empêchent la réalisation
de cette possibilité qu’autrement le bois posséderait de lui-même.
Leur notion de la possibilité est donc largement conditionnée par la
possibilité physique, et il n’y a pas de raison de penser qu’il en soit
autrement pour les autres modalités. Quoi qu’il en soit, il est clair
que le conditionnel stoïcien est plus fort que celui de Diodore : ce
dernier impose seulement une invariance de la vérité par rapport au
temps, alors que le premier étend cette exigence à toutes les
situations possibles.
Pourquoi les Stoïciens ont-ils éprouvé le besoin de recourir à une
conception aussi forte du conditionnel ? La question est liée à celle
de la validité des arguments. En général, un argument est caractérisé
en termes extrêmement abstraits : il s’agit simplement d’une série de
propositions, dont la dernière s’appelle conclusion, tandis que les
autres, appelées prémisses, ont pour fonction de permettre l’accès à la
conclusion. Selon Sextus Empiricus, les Stoïciens divisaient les
arguments en non concluants et concluants ; ces derniers peuvent à
leur tour être vrais ou non vrais, selon que les propositions qui les
composent sont vraies ou non ; et les arguments vrais se divisent
encore en démonstratifs et non-démonstratifs. Comme déjà chez
Aristote, la vérité des propositions composantes n’est pas une
condition nécessaire de la validité des arguments, ce qui prouve que
les Stoïciens avaient eux aussi une théorie logique des arguments.
Le point crucial est naturellement la distinction des arguments
concluants et non concluants. La position stoïcienne, au moins à
partir de Chrysippe, est simple et claire : un argument est concluant
si le conditionnel qui a pour antécédent la conjonction de ses
prémisses et pour conséquent sa conclusion est vrai. Dès lors, on
comprend pourquoi les Stoïciens préféraient un type de conditionnel
plus fort que ceux de Philon et de Diodore. Naturellement,
l’adéquation d’une semblable définition des arguments concluants,
ou pour le dire en termes modernes, de la validité logique, dépend
étroitement de la notion de nécessité qui spécifie le conditionnel.
Selon toute vraisemblance, il s’agit d’une nécessité physique, et non
logique, ce qui compromet évidemment la légitimité d’une
assimilation entre la position stoïcienne et la position moderne
concernant la notion de validité en termes de nécessité universelle.
Les Stoïciens répartissaient les arguments concluants en
concluants « mais non selon la méthode » et concluants « selon la
méthode ». Nous n’avons pas gardé de définition formelle des
premiers, et nous ne pouvons que faire des conjectures à partir des
exemples conservés. Il est raisonnable de supposer qu’un argument
concluant mais non selon la méthode est un argument qui satisfait la
définition générale des arguments concluants, sans pour autant
exemplifier un schéma logique. Considérons l’argument suivant :
(10) Coriscos est un homme
--------------------------
Coriscos est un animal
Cet argument est valide, parce que au moins en un sens, la
négation de sa conclusion est incompatible avec sa prémisse. Mais si
nous le formalisions, nous obtiendrions le schéma logique « A, donc
B », dans lequel « A » et « B » tiennent la place de deux propositions
quelconques, schéma qui en général n’est pas valide ou toujours
concluant. Ce qui signifie que (10) n’est correct qu’en fonction du
contenu des deux propositions en question.
Selon notre conjecture, les arguments concluants selon la
méthode doivent être ceux qui sont des cas particuliers de schèmes
logiques. Les Stoïciens divisaient ces derniers en arguments
syllogistiques (terme qui a chez eux un sens très différent de celui
d’Aristote) et arguments réductibles aux arguments syllogistiques. Il est
plausible que les arguments appelés syllogistiques dans une branche
de la tradition sont ceux qui, ailleurs, sont appelés anapodictiques
(indémontrables), et qui ont un rôle relativement comparable à celui
des axiomes d’une théorie logique. Mais ce ne sont pas des axiomes
à proprement parler (ni non plus des règles d’inférence), parce qu’il
est normalement requis des axiomes d’une théorie qu’ils soient
indépendants, c’est-à-dire qu’ils ne puissent être dérivés des autres
axiomes, ce qui n’est certainement pas le cas des indémontrables
stoïciens. Ils ont été choisis, peut-on croire, en vertu de leur caractère
immédiat et indiscutable.
Le premier indémontrable correspond à ce que les logiciens
modernes, sur la trace des médiévaux, appellent le Modus Ponens (ou
plus précisément, le Modus Ponendo Ponens). Un exemple en est
l’argument suivant :
S’il pleut, la terre est humide
Il pleut
-------
La terre est humide
Les Stoïciens exprimaient le schéma correspondant au moyen de
nombres qui tenaient la place de propositions, et qui avaient une
fonction analogue à celle des lettres schématiques de la syllogistique
d’Aristote, à cette différence près que ces dernières, comme nous
l’avons vu, tiennent la place de termes généraux, non de
propositions. Le schéma stoïcien avait donc la forme suivante :
Si le premier, le second
Le premier
----------
Le second
Il est facile de se rendre compte que dans ce cas « le premier » et
« le second » tiennent la place des propositions qui constituent
respectivement l’antécédent et le conséquent d’un conditionnel.
Le second indémontrable correspond au Modus (Tollendo) Tollens,
qui consiste à conclure à la négation de l’antécédent d’un
conditionnel à partir de la négation de son conséquent :
Si le premier, le second
Non le second
-------------
Non le premier
Le troisième indémontrable repose sur une proposition
conjonctive. Si l’on en pose la négation et si l’on affirme l’un de ses
composants, on doit conclure à la négation de l’autre, soit :
Non (le premier et le second)
Le premier
-----------
Non le second
Les deux derniers indémontrables concernent la disjonction ; le
premier d’entre eux au moins requiert la notion forte de disjonction
exclusive pour pouvoir être considéré comme valide. C’est le
quatrième indémontrable, qui permet de conclure à la négation de
l’un des membres de la disjonction à partir de la position de l’autre :
Le premier ou le second
Le premier
-----------
Non le second
Enfin, dans le dernier indémontrable, on infère l’un des membres
de la disjonction à partir de la négation de l’autre :
Le premier ou le second
Non le premier
--------------
Le second
La correction de cette dernière inférence n’exige pas
formellement une disjonction exclusive, la disjonction inclusive lui
suffisant ; mais pour l’uniformité du système, il convient sans doute
de penser que le « ou » de la première prémisse a, comme dans le
quatrième indémontrable, un sens exclusif.
Selon les Stoïciens, tous les arguments concluants « selon la
méthode » sont réductibles aux cinq indémontrables ; cette réduction
constitue l’inverse d’une déduction des premiers à partir des
seconds. L’idée ressemble à celle que nous avons vue à l’œuvre, chez
Aristote, dans la réduction des syllogismes de deuxième et de
troisième figure à ceux de la première. La différence est que la
démarche stoïcienne est beaucoup plus formelle, en ce sens que les
Stoïciens paraissent avoir formulé une série de règles qui gouvernent
ces déductions. Ils appelaient ces règles themata, et nous savons qu’il
y en avait cinq ; mais nous n’avons gardé de formulations explicites
que pour une partie d’entre elles. Nous ne pouvons entrer ici dans
les détails ; mais pour donner une idée du type de règles représenté
par les themata et de leur fonction, il suffira de considérer, par
exemple, les deux inférences suivantes, qui sont des exemples du
premier indémontrable :
(11) Si A, alors (si A alors B) (12) Si A alors B
A et A
Si A alors B B
Le troisième thema autorise explicitement à remplacer, en (12), la
prémisse « Si A alors B » par les prémisses dont elle est la conclusion
en (11). On obtient ainsi l’inférence suivante, qui se réduit donc, par
le chemin inverse, au premier indémontrable :
(13) Si A, alors (si A alors B)
A
--
B
L’attitude stoïcienne à l’égard de la logique modale est
singulièrement innovatrice, surtout si l’on considère l’apport de
Chrysippe, le grand logicien de l’école. Sur la définition des
opérateurs modaux, les Stoïciens se sont opposés à Philon et à
Diodore ; mais nous préférons considérer ici la réplique stoïcienne à
l’argument Dominateur de Diodore. Cette réplique n’est pas unifiée.
Nous savons que Cléanthe avait attaqué la prémisse la plus
« physique » de l’argument, celle qui concerne la nécessité du passé.
Chrysippe, en revanche, niait la validité de la prémisse « logique »,
celle selon laquelle du possible ne suit pas un impossible. Il
invoquait le contre-exemple suivant. Considérons le conditionnel
(14) Si Dion est mort, celui-ci est mort
et examinons son antécédent. Quand Dion est vivant, la
proposition est fausse, mais elle peut devenir vraie : elle le devient
dès que Dion meurt ; « Dion est mort » est donc une proposition
possible. Quant au conséquent de (14), « celui-ci est mort », pendant
la vie de Dion il n’est jamais vrai. Mais que se passe-t-il quand Dion
meurt ? À la différence de « Dion est mort », « celui-ci est mort » ne
devient pas vrai, parce que « celui-ci » est un déictique qui, se
rapportant à une personne, ne peut être sujet d’une proposition
qu’en présence de la personne en question. Une fois Dion mort, la
proposition « celui-ci est mort » se « détruit » ; elle ne possède plus la
valeur de vérité « vrai ». Cette proposition ne peut jamais devenir
vraie : elle est impossible. Nous avons donc un cas de possible dont
suit un impossible.
Nous ne pouvons entrer ici dans les détails, mais nous
remarquerons que l’argument de Chrysippe requiert une distinction
entre ce qui n’est jamais vrai (impossible), et ce qui est toujours faux
(nécessaire). « Celui-ci est mort » n’est jamais vrai, quoique n’étant
pas toujours faux, puisque au moment où Dion meurt, la proposition
se détruit, et n’a plus de valeur de vérité. Nous sommes peut-être en
présence d’une préfiguration de ces sémantiques « lacunaires » qui
éveillent tant d’intérêt chez les logiciens contemporains. On ne peut
exclure que cette distinction entre impossibilité et nécessité, où la
première est une notion plus faible que la seconde, ait permis à
Chrysippe de prétendre que l’on pouvait accepter la possibilité de
prédictions vraies relatives à des événements futurs, tout en rejetant
le déterminisme que, selon certains, cette possibilité impliquerait, au
témoignage de Cicéron dans son De fato. Mais les textes cicéroniens
sont controversés, et aucune interprétation ne fait l’unanimité.
Si l’on se fie à Cicéron, Chrysippe n’aurait pas été le seul à mettre
en doute une thèse logique bien assurée pour éviter le
déterminisme : Épicure, niant la validité du principe de bivalence
pour les propositions contingentes futures, avait fait bien pire. Son
idée semble être qu’une proposition contingente au futur ne peut
être déclarée vraie que lorsque sont données ses conditions de vérité,
c’est-à-dire les situations qui permettent de lui attribuer une valeur
de vérité. Pour reprendre l’exemple d’Aristote, on ne peut attribuer
de valeur de vérité à « demain il y aura une bataille navale » avant
que se réalise soit la situation qui détermine irrévocablement
l’événement, soit celle que constitue l’événement lui-même. En ce
sens, la proposition n’est à présent ni vraie ni fausse, et le principe de
bivalence ne s’applique pas à elle. Par suite, on ne peut conclure de
la vérité des propositions concernant le futur à la nécessité de la
réalisation des événements correspondants.
Bien que plausible, cette solution du problème du déterminisme,
qui selon certains serait déjà celle d’Aristote, a suscité les railleries et
l’hostilité des auteurs anciens. Cicéron en parle avec mépris, et les
Péripatéticiens anciens se sont bien gardés de l’attribuer à leur
maître Aristote. Boèce réagit violemment à l’idée, avancée par
certains Stoïciens, qu’Aristote aurait admis des limitations au
principe de bivalence dans le cas des propositions futures
contingentes.
Nous terminerons cette brève présentation de la logique antique
en mentionnant une autre particularité de la position stoïcienne,
notamment chez Chrysippe. Nous l’avons dit, l’école dite
« mégarique » s’était distinguée par son intérêt pour les paradoxes
logiques. Non seulement l’invention des plus importants d’entre eux
était attribuée à Eubulide, mais encore, dit-on, Diodore s’était suicidé
parce qu’il ne pouvait supporter la honte de n’avoir pu résoudre un
paradoxe qui lui avait été publiquement proposé. Cette anecdote
invérifiable reflète l’intérêt et la tension qu’avait suscités
l’introduction des paradoxes, ainsi que la différence d’attitude à leur
égard des traditions mégarique-stoïcienne d’une part, platonico-
aristotélicienne de l’autre. Cette dernière est bien exposée par
Galien : les paradoxes logiques doivent être étudiés pour procurer à
l’apprenti philosophe les moyens de ne pas se laisser embarrasser
par de faux experts. Pour en venir à bout, il suffit d’une certaine
adresse et d’une familiarité avec les lois de la logique correcte.
Les Stoïciens, en revanche, surtout les plus anciens, ont considéré
les paradoxes avec une extrême attention. Dans le catalogue
conservé des œuvres de Chrysippe, de nombreux traités sont
consacrés aux sophismes ; beaucoup de titres, en particulier,
concernent le paradoxe du Menteur. Les quelques allusions que l’on
trouve chez Cicéron ne permettent guère de comprendre quelle était
sa solution pour ce paradoxe. Il semble avoir suggéré que la
proposition cruciale « je mens » est une proposition douée de sens, et
cependant non susceptible d’être qualifiée comme vraie ou comme
fausse. Si tel était le point de vue de Chrysippe, il est facile de voir
qu’il impliquait une révision de l’un des fondements de la théorie
logique stoïcienne, à savoir la thèse selon laquelle toute proposition
est vraie ou fausse. En ce sens, l’attitude de Chrysippe est beaucoup
plus proche de la perspective moderne que la tradition platonico-
aristotélicienne. Pour échapper aux paradoxes, il ne suffit pas
d’affiner sa compétence logique et de débusquer les erreurs
linguistiques et structurelles : il faut se résigner à réviser certaines
intuitions sur les notions de base de la logique, par exemple la
notion de vérité. Chrysippe semble s’être engagé sur cette voie parce
qu’il se rendait compte que quelques-uns au moins des paradoxes,
loin d’être des arguments captieux destinés à embarrasser les naïfs,
traduisent l’obscurité de certaines notions fondamentales, et
réclament donc, pour leur résolution, une révision de notre manière
de les aborder.
Après l’apogée de l’ancien stoïcisme, l’essor créateur de la Grèce
dans le domaine logique se met à décliner. D’un côté, les
Péripatéticiens s’épuisent à contester les nouveautés stoïciennes, en
cherchant à montrer que ce qu’elles contiennent de bon était déjà
chez Aristote, et que le reste est faux ou dénué d’intérêt. De l’autre,
les Stoïciens paraissent ignorer l’école rivale, et poursuivent
l’entreprise de refondation de la logique entreprise par les premiers
maîtres de l’école. Leurs efforts parviennent à créer une sorte de
koinè logique, qui se cristallise dans des manuels et qu’utilisent
même les critiques des Stoïciens. Mais le goût de l’innovation se
perd, même si des intuitions brillantes se font encore jour ici ou là.
L’une d’elles est certainement la solution du problème du
déterminisme logique qui apparaît dans le cadre du néoplatonisme
avec la distinction entre ce qui est vrai de façon déterminée et ce qui
est vrai de façon indéterminée. La proposition « demain il y aura une
bataille navale » est vraie ou fausse avant que soient données les
conditions qui déterminent que se réalise ou non l’événement.
Cependant, cette proposition, avant que se réalisent ces conditions,
n’est vraie que de façon indéterminée : la possibilité que se réalise
l’événement contraire reste toujours ouverte. C’est seulement
demain, quand l’événement en question se réalise, ou quand sont
réunies les conditions qui le déterminent irrévocablement, que la
proposition reçoit une valeur de vérité déterminée : à ce moment-là,
la possibilité du contraire n’existe plus. Bien qu’elle soit présentée
par des auteurs comme Ammonios et Boèce comme une
interprétation de la position d’Aristote, cette perspective est
singulièrement innovatrice, et elle a des implications importantes
quant à la notion de possibilité et à la sémantique des propositions.
Également intéressante est la discussion rapportée par
Ammonios sur la possibilité de quantifier le prédicat d’une
proposition. Aristote avait nié la légitimité d’une telle
quantification ; Ammonios consacre de nombreuses pages à en
contester une tentative de développement systématique. La fidélité
au maître lui fait ici faire fausse route : en acceptant cette
perspective, il serait facilement parvenu à une conception des
propositions relationnelles comparable à la conception moderne,
avec des avantages immédiats pour les inférences qui comportent de
telles propositions. Mais il n’y a là que des aspects de détail, qui
trahissent un défaut d’esprit innovateur et de créativité logique.
Pour retrouver un nouvel élan, il faudra attendre les grandes heures
du Moyen Âge, qui recueilleront l’héritage antique et lui donneront
des développements profondément originaux.
Mario MIGNUCCI
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Mathématiques

Introduction

Au cours du dernier siècle, l’historiographie des mathématiques


hellénistiques a connu deux transformations majeures. La première,
en amont, est l’effet d’une meilleure connaissance des
mathématiques égyptiennes et babyloniennes. La seconde, en aval,
est provoquée par le progrès de la recherche en histoire des
mathématiques de langue arabe.
À partir des années 1920, on assiste à une accélération sans
précédent de la recherche en histoire des mathématiques de la vallée
du Nil et de la Mésopotamie. En témoignent les noms des
égyptologues et assyriologues de l’époque, tels que F. Kugler,
E.F. Weindner, K. Sethe, T.E. Peet, etc. F. Thureau-Dangin en France
et O. Neugebauer en Allemagne consacrent alors plusieurs travaux
aux mathématiques de ces deux grandes civilisations. Les effets de
ces recherches ne tardent pas à se faire sentir et à retentir sur la
rédaction de l’histoire des débuts des mathématiques grecques : c’en
est fini du « miracle grec » cher aux historiens tels qu’E. Renan, et la
création ex nihilo des mathématiques est devenu un concept périmé.
Désormais, l’historien de ces débuts ne peut plus faire l’économie
des résultats obtenus par les prédécesseurs égyptiens et babyloniens,
comme le constate O. Neugebauer (« History of Mathematics », p.
271) :
Il est clair que les Grecs ont attribué la découverte de savoirs qui étaient bien connus de
leurs voisins du Proche-Orient à des personnages précis comme Thalès ou Pythagore.
L’examen de cette soi-disant histoire des premières mathématiques grecques conjugué
à ce qui nous reste des ouvrages orientaux montre de manière concluante que la
tradition grecque est une fiction.

Une fois dénoncée cette image d’Épinal, le même Neugebauer


poursuit :
La mathématique grecque se divise en deux courants presque indépendants l’un de
l’autre : (1) les mathématiques hautement scientifiques dont les Éléments d’Euclide et
l’œuvre d’Archimède sont des représentants, (2) les mathématiques rudimentaires et
plutôt appliquées qui dérivent directement de la tradition orientale.

Ce clivage est sans doute l’effet de l’émergence du concept de la


démonstration. Il est vrai qu’une bonne partie de l’arithmétique et
de la géométrie présentes dans les Éléments d’Euclide était connue en
Égypte et à Babylone au moins mille ans auparavant. Mais on ne
dispose d’aucun document historique attestant que l’idée même
d’une démonstration générale telle qu’elle se présente dans
l’ouvrage d’Euclide ait pu être pensée avant et ailleurs. On peut
donc affirmer que c’est avec ce concept de démonstration générale
que les mathématiques, au sens ordinaire du terme, ont vu le jour.
Ce sont les noms de Théétète, d’Eudoxe, etc., leur découverte des
« irrationnels » et leurs preuves, notamment par réduction à
l’absurde, qui marquent ces débuts des mathématiques théoriques.
Ces mathématiciens ont dépassé, pour la première fois à notre
connaissance, la simple preuve arithmétique ainsi que la
démonstration par la géométrie plane lors de la preuve de
l’irrationalité. C’est d’une véritable démonstration qu’il s’agit cette
fois, fondée sur la théorie des proportions et reposant sur des
grandeurs en général, connaissables ou non, démonstration que l’on
rencontrera plus tard dans le cinquième livre des Éléments d’Euclide.
Avec ces mathématiciens débute la géométrisation de l’ensemble des
mathématiques, ainsi que son « axiomatisation ».
Une tâche s’impose désormais à l’historien des mathématiques :
montrer comment, en ce lieu et en ce temps, les mathématiques
héritées, jusque-là constituées pour l’essentiel de procédés de calcul
– on dirait aujourd’hui d’algorithmes –, sont devenues une théorie
démonstrative. Mais cette démarche renvoie elle-même à une
analyse préalable : il faudrait expliquer quand et comment les objets
mathématiques ont atteint un degré d’abstraction tel que
l’édification logique d’un système de vérités est non seulement
possible, mais nécessaire. Une telle réflexion pourrait bien à son tour
ramener à l’histoire de la philosophie ou, plus précisément, à celle
des interactions entre mathématiques et philosophie. Ce ne peut à
l’évidence être l’effet du hasard si les débuts des mathématiques
théoriques et de l’« axiomatisation » ainsi que l’émergence du
concept de démonstration sont contemporains de la constitution
d’une nouvelle branche de la philosophie, la « logique », telle qu’elle
apparaît dans l’Organon d’Aristote. On peut voir dans ces liens entre
mathématiques théoriques et système logique un trait distinctif de la
contribution grecque.
La seconde transformation qui a frappé, en aval, l’historiographie
de ces mathématiques, porte principalement sur l’époque
hellénistique. En effet, la découverte des traductions arabes des
textes mathématiques perdus en grec modifie souvent jusqu’au tracé
des frontières des mathématiques hellénistiques. Ces traductions ont
permis à l’historien de connaître les Coniques d’Apollonius, son livre
sur La Section des droites selon des rapports, les Sphériques de Ménélaüs
ou les Arithmétiques de Diophante, entre bien d’autres ouvrages. À
celles-ci, il faut ajouter les travaux des héritiers des mathématiciens
hellénistiques, qui parfois ont prolongé les acquis de leurs
prédécesseurs, parfois les ont transformés. Dans un cas comme dans
l’autre, l’historien y trouve des instruments précieux grâce auxquels
il est mieux armé pour comprendre et situer les contributions des
mathématiciens grecs.

Les débuts des mathématiques


théoriques

Pour construire les mathématiques théoriques, les


mathématiciens ont d’abord éprouvé la nécessité de définir les
termes auxquels ils recouraient, tels que point, ligne, surface, angle,
nombre, pair, impair, premier, composé, etc. On relève dans les
Éléments d’Euclide les traces d’anciennes définitions géométriques
d’origine métrologique, ainsi que des définitions arithmétiques
d’origine égyptienne. On y lit que « un point est ce qui n’a pas de
partie », « une ligne est une longueur sans largeur », « une surface
est ce qui a seulement longueur et largeur ». On peut d’ailleurs
remonter de ces définitions jusqu’aux dialogues de Platon. Tandis
que Platon distingue, pour le concept d’angle rectiligne, trois
espèces : droit, aigu et obtus, Euclide, au IIIe siècle, définit l’angle
dans un plan comme « l’inclinaison mutuelle de deux lignes » et
ajoute : « Lorsqu’une droite élevée sur une droite fait deux angles
adjacents égaux entre eux, chacun des angles égaux est droit. »
La définition des termes géométriques, dont les débuts sont sans
doute antérieurs au IVe siècle avant notre ère, est le premier pas dans
l’édification de la structure d’abstraction en géométrie, démarche
inséparable de l’élaboration de la méthode « axiomatique ». Au IIIe
siècle en tout cas, on énonce les axiomes (ou notions communes) et
les postulats (demandes). Les axiomes sont au nombre de neuf :
1. Les grandeurs égales à une même grandeur sont égales entre elles ;
2. Si, à des grandeurs égales, on ajoute des grandeurs égales, les touts seront égaux ;
3. Si, de grandeurs égales, on retranche des grandeurs égales, les restes seront égaux ;
4. Si, à des grandeurs inégales, on ajoute des grandeurs égales, les touts seront
inégaux ;
5. Si, de grandeurs inégales, on retranche des grandeurs égales, les touts seront
inégaux ;
6. Les grandeurs, qui sont doubles d’une même grandeur, sont égales entre elles ;
7. Les grandeurs, qui sont les moitiés d’une même grandeur, sont égales entre elles ;
8. Les grandeurs, qui s’adaptent entre elles, sont égales entre elles ;
9. Le tout est plus grand que la partie
(trad. F. Peyrard, p. 3).

Quant aux postulats énoncés par Euclide, ils « demandent » :


– mener une droite d’un point à un autre ;
– prolonger une droite finie ;
– décrire un cercle de centre et de demi-diamètre quelconque ;
– admettre l’égalité de tous les angles droits ;
– si une droite, tombant sur deux droites, fait les angles intérieurs du même côté plus
petits que deux droits, ces droites, prolongées à l’infini, se rencontreront du côté où les
angles sont plus petits que deux droits ;
– deux droites ne renferment point un espace.

Ces fondements de l’armature logique de la géométrie, admirable


pour l’époque, souffrent d’un manque dont les conséquences
pèseront durant des siècles : la structure topologique est intuitive,
comme elle l’était dans les mathématiques égyptiennes et
babyloniennes. Euclide admet, sans le dire, que la droite sépare le
plan en deux ensembles convexes disjoints ; que le plan sépare
l’espace d’une manière analogue ; qu’on « appelle limite ce qui est
l’extrémité de quelque chose » ; et qu’« une figure est comprise par
une seule ou par plusieurs limites » (ibid., p. 1). C’est sur de telles
définitions, intuitives et logiquement faibles, que s’appuient la
plupart des démonstrations d’Euclide, d’Archimède, d’Apollonius,
etc.
À partir de ces définitions, postulats et axiomes explicites, ainsi
que de bien d’autres, implicites, on a démontré les propositions, les
théorèmes et résolu les problèmes mathématiques en suivant une
démarche logique. C’est tout cela qui distingue les mathématiques
théoriques. Cependant, les documents exploitables pour écrire
l’histoire des mathématiques grecques avant le IIIe siècle avant notre
ère sont rares et souvent peu fiables, si bien que la part des
conjectures et des hypothèses avancées par les historiens est très
grande. Aussi sommaire soit-il, un exposé de l’histoire des
mathématiques avant le IIIe siècle exigerait donc que ces hypothèses
et conjectures soient discutées en détail, ce à quoi ne suffiraient pas
les pages consacrées à ce chapitre. Aussi préférons-nous nous
engager sans délai sur le terrain plus ferme des mathématiques
hellénistiques, en abordant directement les principales tendances qui
les ont formées : géométrie du plan et géométrie des solides ;
géométrie de mesure ; géométrie des positions et des formes,
géométrie de la sphère ; théorie arithmétique. Nous pensons
permettre ainsi au lecteur de se faire une représentation plus claire
de ces mathématiques.

Géométrie plane et géométrie


des solides : Euclide

La rédaction, à peu près définitive, des Éléments eut lieu au


e
III siècle avant notre ère, dans le milieu mathématique d’Alexandrie.
Cet ouvrage est composé de treize livres, dont les quatre premiers
traitent de la géométrie plane élémentaire – réserve faite pour la
théorie de la similitude qui, elle, est reportée au livre VI. Au livre V,
Euclide expose une théorie importante des rapports de grandeurs.
Les trois livres suivants sont consacrés à une arithmétique d’entiers,
où les nombres sont représentés par des segments de droite. On
étudie au livre X une théorie géométrique des irrationnels
quadratiques. Les trois derniers livres traitent de la géométrie des
solides.
Étant donné le rôle majeur de l’ouvrage d’Euclide, aussi bien
comme instrument que comme modèle de rédaction, dans l’histoire,
arrêtons-nous brièvement aux thèmes qui y sont étudiés.
Le premier livre s’ouvre sur les définitions, postulats et axiomes,
à partir desquels va être échafaudée toute la construction. Suivent les
propositions, qui se partagent en trois groupes. Le premier se
rapporte à la construction de triangles, aux relations d’inégalité entre
les côtés et les angles d’un même triangle, à trois cas d’égalité, à
quelques constructions à la règle et au compas (bissectrice d’un
angle, milieu d’un segment, perpendiculaire à une droite). Le
deuxième groupe de propositions est consacré à la théorie des
parallèles et à son application à la somme des angles d’un triangle.
Rappelons à cet égard que les mathématiciens égyptiens et
babyloniens ne semblent pas avoir mis en doute l’existence du carré
et la possibilité d’un pavage du plan par des carreaux rectangulaires
ou carrés. Les mathématiciens d’Alexandrie parviennent au même
résultat au terme d’un détour subtil. Euclide commence en effet par
donner une définition du parallélisme : « Les parallèles sont des
droites qui, étant dans un même plan et étant prolongées à l’infini de
part et d’autre, ne se rencontrent ni d’un côté ni de l’autre. » Par cette
définition, l’infini se trouve une nouvelle fois introduit dans la
géométrie. Il l’était en effet déjà dans la définition du point comme
résidu qui subsiste après toutes les divisions d’une aire, d’une
longueur : le point est « sans parties ».
Mais cette définition négative du parallélisme laissait une option
à prendre à qui voulait retrouver l’existence du carré ou la possibilité
du pavage. Euclide la prend en énonçant son célèbre cinquième
postulat. Ce postulat a suscité par la suite, à partir du IXe siècle
notamment, toute une tradition de recherche à laquelle
appartiennent, entre autres, Posidonius, Proclus, Aghānis, Thābit ibn
Qurra (826-901), Ibn al-Haytham (mort après 1040), al-Khayyām
(1048-1131), Wallis (1616-1703), Saccheri (1687-1733).
Le troisième groupe de propositions de ce même livre étudie
l’équivalence de parallélogrammes et de triangles, et le livre s’achève
sur le « théorème de Pythagore ».
Si le premier livre des Éléments a gardé une certaine actualité, le
second, lui, a vieilli plus vite, et sera remplacé dès le IXe siècle par
l’algèbre géométrique lorsque ce chapitre fut créé par Abū Kāmil
(milieu du IXe siècle) et Thābit ibn Qurra. Ce livre énonce en effet un
ensemble de théorèmes que nous pouvons résumer par les formules
algébriques suivantes :

Le troisième livre est consacré aux propriétés élémentaires du


cercle. On y trouve les propriétés relatives à ce qu’on appelle « la
puissance » d’un point par rapport à un cercle. C’est à propos de la
tangente au cercle qu’apparaît la question, difficile et amplement
controversée, de l’« angle de contingence » – l’angle curviligne fait
par la tangente en un point du cercle (l’angle β de la figure).
Dans le quatrième livre, on étudie l’inscription dans le cercle et la
circonscription au cercle des premiers polygones réguliers Pn, avec n
= 3, 4, 5, 6, 15 côtés. L’heptagone, dont les Babyloniens s’étaient
occupés au même titre que des autres polygones, est passé sous
silence. C’est que sa construction n’est pas élémentaire, et qu’il a
fallu attendre le Xe siècle pour que le problème soit discuté et résolu.

Avec le cinquième livre, les Éléments atteignent un niveau très


élevé : il y est établi une théorie des rapports de grandeurs, qui sera
la langue de la géométrie durant des siècles. On a souvent répété que
cette théorie est assez proche des méthodes conçues au XIXe siècle
pour l’étude de l’ensemble des nombres réels, mais elle en diffère sur
certains points fondamentaux. Tout d’abord, l’ensemble des
grandeurs considérées dans cette théorie n’est pas un corps, mais
simplement un groupe. Une seule opération interne y est en effet
définie : « la composition des rapports », ce que nous appelons
aujourd’hui le produit. D’autre part, si tout couple de grandeurs A et
B définit un rapport, la continuité de l’ensemble des nombres réels
n’est pas postulée comme elle l’est de nos jours, ce qui sera la source
au cours des siècles de bien des difficultés et malentendus.
L’objet du sixième livre est l’application des méthodes du livre V
à la géométrie plane. On y trouve une théorie de la similitude, ainsi
que la construction géométrique des problèmes « du second degré ».
Les livres VII, VIII et IX se rapportent à l’étude de la théorie du
pair et de l’impair, des nombres premiers et des nombres composés,
de la théorie de la divisibilité et, enfin, des nombres parfaits.
Le dixième livre comprend plus de cent propositions, consacrées
à ce que nous pourrions appeler les irrationnels quadratiques. Il
traite des longueurs qui se déduisent d’une longueur de base par des
constructions à la règle et au compas. À partir du Xe siècle, les
mathématiciens arabes donnent une interprétation algébrique de la
théorie géométrique qui y est élaborée.
Les dix-neuf premières propositions du livre XI concernent les
droites et les plans parallèles ou perpendiculaires ; viennent ensuite
quatre énoncés relatifs aux angles trièdres, appelés « angles solides
compris sous trois plans ». Les propositions suivantes, jusqu’à la
quarantième et dernière, traitent du volume des parallélépipèdes et
des prismes. Aucune distinction n’est faite entre égalité et symétrie,
et il n’est nulle part question, bien entendu, de mesurer les volumes,
mais seulement de les comparer entre eux. Ainsi, la proposition 32
ne dit pas que la mesure du volume du parallélépipède est le produit
de l’aire de la base par la hauteur, mais que « les parallélépipèdes
qui ont la même hauteur sont entre eux comme leurs bases ».
Le livre XII débute par deux propositions qui servent à établir
que « les cercles sont entre eux comme les carrés de leurs
diamètres ». Les propositions suivantes, jusqu’à la neuvième incluse,
traitent du volume de la pyramide. Les propositions 10 à 15 étudient
le volume du cylindre droit et du cône de révolution. Les trois
dernières propositions établissent que « les sphères sont entre elles
en raison triple de leurs diamètres », c’est-à-dire que leurs volumes
sont proportionnels aux cubes de leurs diamètres. La méthode suivie
par Euclide, très originale, et dont plus tard Archimède fera un
usage magistral, sera nommée au XVIIe siècle « méthode
d’exhaustion ».
Le treizième livre est réservé aux cinq polyèdres réguliers
convexes qui jouent le rôle que l’on sait dans le Timée de Platon : le
cube, le tétraèdre, l’octaèdre, l’icosaèdre et le dodécaèdre.

La géométrie de mesure : Archimède

Archimède est parmi les mathématiciens hellénistiques l’un des


mieux connus, tant pour ses travaux que pour ses rapports avec les
mathématiciens d’Alexandrie (comme Conon et Dosithée) et pour
quelques épisodes de sa vie, ou plutôt pour sa mort, en 212 avant
notre ère. Un très grand nombre de ses écrits, une fois n’est pas
coutume, nous est parvenu.
Les travaux d’Archimède portent sur la géométrie, la statique,
l’arithmétique et l’astronomie. En géométrie, il cultive surtout les
déterminations infinitésimales des surfaces et des volumes limités
par des courbes, ou, en d’autres termes, la géométrie de mesure ; là,
il suit les traces d’Eudoxe. Il met au point les méthodes que les
mathématiciens arabes et ceux du XVIIe siècle appliqueront ensuite à
la mesure de ces surfaces et de ces volumes. Mais, dans son traité De
la spirale, il applique des méthodes infinitésimales à la recherche de
la tangente à une courbe plane. Dans son traité De la méthode, il
expose ses procédés de découverte, qui souvent assimilent un
volume à un ensemble de feuillets plans, un peu comme le fera
Cavalieri au XVIIe siècle.
Étant ainsi parvenu à sa fameuse expression du volume de la
sphère : « Toute sphère est quadruple du cône ayant la base égale au
plus grand cercle de la sphère et la hauteur égale au demi-diamètre
de la sphère […] » (La Méthode, trad. P. Ver Eecke, prop. 2 avec une
légère modification ; De la sphère et du cylindre, prop. I. 34, vol. I,
p. 65), il s’explique ainsi :
J’ai conçu que la surface de toute sphère équivaut à quatre de ses plus grands cercles ;
car j’avais eu l’intuition que, puisque tout cercle équivaut au triangle dont la base est
égale à la circonférence du cercle et la hauteur égale au demi-diamètre, toute sphère
équivaut au cône dont la base est équivalente à la surface de la sphère, et dont la
hauteur est égale au demi-diamètre.
(La Méthode, prop. 2.)

C’est dans son très court écrit Sur la mesure du cercle – qui nous est
parvenu en deux versions, comme l’atteste la traduction arabe –
qu’Archimède établit la proposition sur l’aire du cercle à laquelle il
vient de faire allusion. C’est dans ce même écrit qu’il montre, de
manière définitive, que

Quant au volume et à l’aire de la sphère, il en reprend l’étude


dans son traité Sur la sphère et le cylindre, suivant une méthode
axiomatique très différente de la méthode mise en œuvre pour la
recherche de ces résultats, et où il postule :
1°/ si deux lignes convexes ont mêmes extrémités et si l’une
enveloppe l’autre, la ligne enveloppée est la plus petite ;
2°/ si deux surfaces convexes sont limitées à la même courbe
plane et si l’une enveloppe l’autre, la surface enveloppée est la plus
petite.
Au second livre de ce même traité, il pose quelques problèmes,
comme par exemple : « couper une sphère donnée de manière que
les segments de sphère soient entre eux dans un rapport donné » –
problème cubique qui sera résolu plus tard par les mathématiciens
du Xe siècle.
Dans ses autres traités, Archimède détermine l’aire et le centre de
gravité d’un segment de parabole, définit les sphéroïdes (ellipsoïdes
de révolution), les conoïdes droits (paraboloïdes de révolution), et
obtus (hyperboloïdes de révolution autour de l’axe transverse) ; il en
trouve les sections planes, les volumes, les volumes des segments,
ainsi que les centres de gravité de ces segments. Il trouve aussi le
volume de la partie commune à deux cylindres inscrits dans le
même cube et dont les axes sont orthogonaux. Tous les procédés
d’investigation auxquels il recourt seront repris et développés par
ses successeurs, aux Xe-XIe siècles, et au XVIIe siècle.
La spirale (S = aω) est définie par Archimède en ces termes :
Lorsqu’une droite, dont une extrémité est fixe, tourne uniformément dans un plan,
reprenant la position d’où elle est partie, et que, sur la droite en rotation, un point se
meut uniformément comme elle à partir de l’extrémité fixe, le point décrira une spirale
dans le plan.
(Cf. Des spirales, trad. Ch. Mugler, légèrement
modifiée, p. 11.)

Archimède étudie l’aire délimitée par la courbe, dont il place la


tangente. Il montre par exemple que la sous-tangente polaire en
l’extrémité de la spire est égale à la circonférence du cercle.
Les divers écrits d’Archimède, auxquels il faut ajouter
l’introduction du livre IV des Coniques d’Apollonius, attestent que
les mathématiciens d’Alexandrie au IIIe siècle avant notre ère
connaissaient bien les sections coniques. Euclide aurait d’ailleurs
écrit un traité sur ces sections, et Conon, l’ami d’Archimède, leur
avait consacré une partie de ses écrits. Mais le traité d’Apollonius,
une ou deux générations plus tard, a éclipsé, par son importance, les
œuvres de ses prédécesseurs en ce domaine, aujourd’hui disparues.
Géométrie des positions et des formes :
Apollonius
Originaire de la ville de Perge en Pamphylie, Apollonius a étudié
à Alexandrie, et c’est là qu’il a rédigé ses principaux ouvrages. Les
travaux d’Apollonius portent sur l’analyse géométrique,
l’astronomie, l’arithmétique, la mécanique… Pappus évoque dans sa
Collection mathématique plusieurs de ses titres, dont la plupart ont été
perdus. De cette œuvre magistrale et étendue, il nous est parvenu les
Coniques et La Section des droites selon des rapports. Arrêtons-nous à ces
deux livres successivement.
Les Coniques sont le principal ouvrage rédigé par Apollonius, et
l’un des sommets de la géométrie hellénistique. Référence
incontestable en géométrie des coniques jusque tard dans le XVIIIe
siècle, ce livre est l’un des monuments de l’histoire des
mathématiques. Pour mieux le situer dans l’histoire des
mathématiques grecques, commençons par rappeler les différentes
traditions de recherche sur les coniques antérieures à Apollonius.
Dans la première tradition, représentée par Ménechme (milieu du
e
IV siècle avant notre ère), le disciple d’Eudoxe, on trouve des
mathématiciens qui voulaient étudier les problèmes solides à l’aide
des sections coniques. C’est ainsi qu’a procédé Ménechme, selon
Eutocius, pour insérer deux moyennes géométriques. Ce courant de
recherche a ensuite connu des successeurs, comme l’atteste Dioclès.
La deuxième tradition est celle de la recherche sur les miroirs
ardents et les gnomons. On a montré qu’avant Dioclès et dans le
milieu de Conon d’Alexandrie – avec Dosithée par exemple – on
avait étudié les propriétés anaclastiques de la parabole, abordant
ainsi cette courbe à l’aide du foyer et de la directrice. Cette méthode
ne sera pas suivie par Apollonius dans les Coniques, qui ne
s’intéressera au foyer que pour les seules coniques à centre (R.
Rashed, Les Coniques, tome 2.1 : Livres II et III, p. 270-271). D’autre
part, on a pu conjecturer qu’aux origines de la théorie des coniques
se trouvait l’étude des gnomons (O. Neugebauer, « Apollonius-
Studien »).
D’une troisième tradition, nous reste l’écho de deux livres
perdus : l’un est d’Aristée l’Ancien ; l’autre, déjà évoqué, est
d’Euclide. Aristée avait composé un livre sur les lieux solides,
Euclide des Éléments des coniques. Le contenu du livre d’Aristée
l’Ancien nous éclaire sur la conception qu’il se faisait des sections
coniques : ce sont les lieux géométriques des points dont le rapport
des distances à un point et à une droite donnés est constant.
Ces diverses traditions, les travaux évoqués et notamment ceux
d’Archimède et les discussions qui agitaient le milieu alexandrin
selon les propres dires d’Apollonius, sont la preuve que les sections
coniques étaient bien connues avant l’auteur des Coniques.
Héritier de ces traditions, Apollonius conçoit son ouvrage en huit
livres, dont les quatre premiers sont destinés à compléter les acquis
et à systématiser le tout. Au cours de ce travail de complétion et de
systématisation, Apollonius fraie de nouveaux chemins et démontre
de nombreux théorèmes.
Les quatre derniers livres exposent de nouvelles recherches en
géométrie des coniques.
De ces huit livres, nous ne connaissons que les sept premiers – le
huitième ayant été perdu relativement tôt. Les quatre premiers nous
sont parvenus dans une recension du mathématicien du VIe siècle,
Eutocius, dans un manuscrit de la fin du XIIe siècle ou du début du
e
XIII siècle ; tandis que l’ensemble des sept livres existe dans une
traduction arabe du IXe siècle, en plusieurs manuscrits copiés entre le
e e
XI et le XIII siècle. Entre la recension d’Eutocius et la traduction
arabe, on relève des différences irréductibles (R. Rashed, Les
Coniques, tome 1.1 : Livre I, chap. I).
Dans le premier livre, Apollonius commence par définir les
sections coniques. Il se donne d’abord un cercle et un point fixe, non
situé dans le plan du cercle, et définit la génération d’une surface
conique à partir du point fixe appelé sommet A et de ce cercle, cercle
de base de centre O. Cette surface conique est composée de deux
nappes – deux surfaces opposées et illimitées. Apollonius définit
ensuite les sections coniques comme sections planes, le diamètre,
l’ordonnée relative au diamètre, les diamètres conjugués, l’axe d’une
courbe plane, les axes conjugués, etc. Puis il caractérise les sections
coniques par leurs propriétés fondamentales ; il étudie les diamètres
et les diamètres conjugués pour les quatre sections (parabole, ellipse,
hyperbole, sections opposées), les tangentes, etc. Le livre s’achève
sur l’étude de quelques problèmes de construction, par exemple la
construction, dans un plan donné, d’une parabole, connaissant son
sommet A, le diamètre AB, le côté droit qui lui est associé et l’angle
des ordonnées avec le diamètre.
Dans le second livre, écrit Apollonius, « il y a la science de tout ce
qui se produit relativement aux diamètres des sections, à leurs axes
et à leurs asymptotes, et bien d’autres choses d’une utilité commune
et nécessaire au diorisme des sections » (R. Rashed, Les Coniques,
tome 1.1 : Livre I, p. 252). Il est vrai que, dans ce livre, Apollonius
n’étudie pas les propriétés générales des diamètres et des axes déjà
examinées au premier livre, mais les propriétés des diamètres et des
axes relativement aux sécantes et aux tangentes, ainsi que certains
problèmes de détermination des diamètres et des axes des sections
coniques. Le pas franchi est considérable, car, à l’évidence, ces
recherches forgent de nouveaux moyens pour mener les diorismes.
On trouve également dans ce livre une nouvelle théorie, celle des
asymptotes à une hyperbole. Ce sont d’abord les propriétés des
asymptotes qui intéressent Apollonius, puis l’examen des sécantes et
des tangentes, mais toujours en liaison avec les asymptotes.
Dans le troisième livre, Apollonius fournit les moyens nécessaires
à la poursuite des démonstrations de la géométrie des coniques,
dont il aborde six domaines de recherche :
1°/ l’égalité des aires des triangles ou des quadrilatères formés
par les tangentes et les diamètres ;
2°/ la puissance d’un point par rapport à une conique
(Apollonius généralise aux coniques la proposition formulée par
Euclide pour le cercle) ;
3°/ la division harmonique ;
4°/ les divisions découpées sur les tangentes et les asymptotes ;
5°/ les foyers des coniques à centre ;
6°/ les lieux de trois et de quatre droites.
On ne peut qu’admirer la richesse et la nouveauté des résultats
obtenus par Apollonius dans chacun de ces domaines. C’est
d’ailleurs à propos de dix-sept propositions du troisième livre que le
connaisseur qu’était Michel Chasles affirme : « Les plus belles
propriétés des sections coniques se trouvent dans le traité
d’Apollonius. » (Aperçu historique, p. 19.)
Le quatrième livre est consacré à l’étude des différentes formes
de rencontre – intersection et contact – entre droite, cercle et sections
coniques ; et du nombre des points de ces rencontres. Apollonius
commence par la rencontre d’une droite quelconque avec le cercle et
les sections coniques, puis il envisage la rencontre des sections
coniques entre elles.
À la différence des quatre précédents, la série des quatre livres
inaugurée par le cinquième livre des Coniques est destinée non plus
aux éléments fondamentaux de la géométrie des coniques, mais,
chacun, à une théorie spécifique. Le cinquième porte sur une seule
théorie : celle des lignes maximales et minimales. Cette théorie, l’un
des sommets des mathématiques anciennes et classiques, a été
construite pour la première fois, pierre par pierre, si l’on peut dire,
par Apollonius. Il étudie les normales aux coniques et détermine à ce
sujet l’ensemble des points qui sera plus tard nommé la développée
de la courbe (Huygens). Plusieurs siècles plus tard, le traducteur des
trois derniers livres des Coniques, Thābit ibn Qurra (826-901),
s’inspire du cinquième livre et s’appuie sur ses résultats pour
réactiver la recherche sur les maxima et les minima.
Avec le livre VI, l’horizon de la recherche n’est plus le même : on
mène une étude aussi systématique que possible de l’égalité et de la
similitude de deux lignes coniques – deux sections ou deux portions,
arcs ou segments ; ces arcs et ces segments pouvant appartenir à une
même section ou à deux sections différentes. Pour avancer dans cette
recherche, Apollonius a dû forger les outils conceptuels permettant
de faire correspondre aux éléments de l’une des deux figures ceux de
l’autre figure, et réciproquement. Il lui fallait donc étudier l’égalité et
la similitude entre figures courbes. Or, il ne pouvait se contenter
d’étendre tout simplement aux sections coniques l’étude que ses
prédécesseurs avaient consacrée aux figures rectilignes. Le projet du
livre VI peut donc être ainsi formulé : trouver les moyens d’étendre
aux sections coniques la recherche accomplie pour les figures
rectilignes et pour les arcs de cercle, et déterminer les conditions que
requiert une telle extension. Le principal outil conçu par Apollonius
est la superposition d’une section S à une section Sʹ. Cette notion
capitale revêt plusieurs sens qui se laissent saisir dans les différents
contextes, mais toutes ces significations ont en commun la notion de
transformation dans le plan, laquelle se diversifie en homothétie,
similitude et même symétrie axiale et symétrie centrale. De tous les
mathématiciens anciens, c’est Apollonius qui est allé le plus loin
dans cette recherche géométrique, tout particulièrement dans ce
sixième livre et très probablement dans d’autres traités, aujourd’hui
perdus, comme Les Lieux plans.
Le livre VII est consacré à la recherche en géométrie métrique (la
proposition VII.31 porte sur une relation affine). Il s’agit d’une étude
des relations métriques dont les démonstrations reposent sur des
résultats métriques, le plus souvent importés du premier livre. La
démarche semble s’orienter vers un but précis : examiner les
relations entre grandeurs qui déterminent la courbe conique,
indépendamment de la manière dont elle a été engendrée, et
rechercher les invariants. On s’intéresse aux relations de distance (et
parfois d’aire) afin d’établir des propriétés déterminées de ces
courbes. Par exemple : dans une conique à centre, le rapport du carré
de la tangente au carré du diamètre conjugué est égal au rapport de
la sous-tangente à l’abscisse relative au centre ; ou encore : d/d’ =
constante caractérise l’hyperbole équilatère, sans que soit évoquée la
section plane ; ou, pour l’ellipse, d0 – d’0 > d – d’ > d1 – d’1 > d2 – d’2> 0,
avec d la longueur d’un diamètre quelconque, d’ celle de son
conjugué ; d0 la longueur du grand axe et d’0 celle de son conjugué,
etc. Plus généralement, Apollonius cherche dans ce livre à savoir
comment se comportent les diamètres dans l’ellipse, entre le grand
axe et le petit axe ; quels sont les rapports entre les diamètres et les
diamètres conjugués dans une hyperbole, en fonction des axes, etc.
On comprend dès lors la nature des relations entre le premier
livre et le septième, d’une part ; et entre le septième et le cinquième,
d’autre part. Le septième livre dépend en effet des résultats du
premier, mais il les exploite dans une autre perspective, celle d’un
autre projet. Cette fois, on s’intéresse bien plus aux courbes coniques
et à certaines de leurs propriétés qu’aux sections planes, dont le
premier livre étudiait les relations. Au livre VII, Apollonius tire
efficacement parti de ce qu’il avait établi au premier, mais pour
explorer un nouveau terrain : l’étude de la variation des relations
métriques entre certaines grandeurs, aussi bien que des rapports qui
les lient. Or c’est bien là que résident toute l’originalité et la force de
la recherche géométrique à l’œuvre dans le livre VII, et c’est cette
étude de la variation des distances qui rapproche ce livre du livre V
et justifie sa place dans l’ordre du traité.

L’œuvre d’Apollonius ne se limite pas à son magistral traité des


Coniques, conservé pour l’essentiel dans la traduction arabe du
e
IX siècle. Un autre traité a lui aussi survécu dans une traduction
arabe : La Section des droites selon des rapports. L’ouvrage est non
seulement important pour son contenu, mais pour la méthode
appliquée : Apollonius y procède systématiquement par analyse et
synthèse.
Ce livre se présente comme un livre de géométrie et, plus
précisément encore, de géométrie plane. Apollonius y traite en effet
des relations entre points et entre droites dans le plan. Il procède en
combinant la méthode de l’application des aires et la méthode de
l’analyse et de la synthèse. De tous les livres que nous ont légués les
mathématiciens alexandrins, c’est celui qui met en œuvre le plus
uniformément et systématiquement la méthode de l’analyse et de la
synthèse. Les mathématiciens des IXe-XIe siècles y trouveront
d’ailleurs un modèle de l’exposition mathématique.
La Section des droites selon des rapports est consacré à l’étude du
problème que voici :
k étant un rapport donné, (AB) et (CD) deux droites coplanaires
données, H un point du plan de (AB) et (CD), n’appartenant ni à
(AB) ni à (CD), déterminer une droite (HKL) sécante à (AB) en L et à
(CD) en K, telle que (E et G étant des points fixés sur AB et

CD respectivement).

Les autres titres d’Apollonius évoqués par Pappus, entre autres,


ne nous sont pas parvenus. On peut citer Les Sections d’aire, où
Apollonius étudie un problème semblable, mais cette fois avec le
produit AL · CK donné. On peut aussi rappeler La Section déterminée,
où il étudie une théorie qui a joué dans l’Antiquité le rôle de celle de
l’involution au XIXe siècle. Dans son livre sur Les Contacts, il étudie les
cercles tangents : construire un cercle tangent à trois cercles donnés –
problème qui connaîtra ensuite une longue histoire. Citons
également Les Inclinaisons, où est traité le problème suivant : mener
d’un point P une droite sur laquelle les droites données AE et AD
découpent un segment LK de longueur donnée. Citons enfin son
livre sur Les Lieux plans, où il étudie les lieux rectilignes ou
circulaires.
L’œuvre monumentale d’Apollonius sera réactivée à partir du
e
IX siècle par des mathématiciens tels que Thābit ibn Qurra, son petit-
fils Ibrāhīm ibn Sinān, al-Qūhī, Ibn al-Haytham, et bien d’autres. Les
algébristes, comme al-Khayyām, l’ont lue avec fruit pour concevoir
la géométrie algébrique élémentaire.
La géométrie de la sphère : Théodose
et Ménélaüs
Mathématiciens et astronomes s’intéressaient à la sphère bien
avant le IIIe siècle avant notre ère, principalement pour les besoins de
l’astronomie : la voûte céleste, la Terre, etc. Eudoxe avait établi sa
théorie astronomique des sphères homocentriques, théorie adoptée,
sous une forme révisée, par Aristote. Mais c’est seulement à la fin du
er
I siècle avant notre ère qu’une véritable géométrie de la sphère voit
le jour, avec Les Sphériques de Ménélaüs. Avant lui, il est vrai, on peut
trouver certains éléments d’une étude géométrique de la sphère dans
le livre de Théodose, Les Sphériques, écrit vraisemblablement au IIe
siècle avant notre ère. Rappelons que Théodose définit la sphère
comme « la figure solide comprise sous une surface unique, à la
rencontre de laquelle toutes les droites, tombant d’un seul des points
situés à l’intérieur de la figure, sont égales entre elles » (Les
Sphériques, trad. P. Ver Eecke, p. 1). Avant de passer, dans le second et
le troisième livre de son ouvrage, à l’étude des propositions qui
intéressent de plus près l’astronomie, telles que les intersections d’un
grand cercle et de cercles parallèles, Théodose démontre, au premier
livre, plusieurs propositions géométriques. Il établit entre autres :
que les cercles équidistants du centre de la sphère sont égaux, tandis
que, de deux cercles inégalement distants du centre, le plus éloigné
est le plus petit ; que le plan perpendiculaire au diamètre en une
extrémité est tangent à la sphère ; que les grands cercles se coupent
en parties égales ; que tout grand cercle passant par les pôles d’un
cercle lui est orthogonal, etc.
Les Sphériques de Ménélaüs, qui a survécu dans la traduction
arabe, est un traité systématique de la géométrie de la sphère. C’est à
partir de cet ouvrage que l’on assiste à la fondation et au
développement de la géométrie sphérique, avec al-Khujandī, al-
Būzjānī, Ibn ‘Irāq, Ibn al-Haytham, al-Bīrūnī, etc. (M.-Th. Debarnot,
« Trigonométrie » ; R. Rashed et M. Houjairi, « Sur un théorème de
géométrie sphérique »). C’est dans ce traité de Ménélaüs qu’on
trouve en particulier le célèbre théorème qui porte son nom : dans le
plan, le triangle ABC étant coupé par la droite LMN, on a

Sur la sphère, le « trilatère » formé par des arcs de grands cercles


est coupé en LMN par un grand cercle : « le rapport de la corde du
double de l’arc LA à celle du double de l’arc LB est composé des
rapports de la corde du double de l’arc NA à celle du double de NC
et de la corde du double de MC à celle du double de MB » ; ou, en
d’autres termes
Avec Ménélaüs, comme d’ailleurs en quelque sorte avec
Théodose, le modèle de la géométrie de la sphère est celui de la
géométrie plane ; mais cette fois, au lieu des droites, ce sont les
grands cercles qui jouent le rôle primordial. On étudie les
« trilatères » sphériques, leurs cas d’égalité, par ce fameux théorème
de Ménélaüs. Nous sommes en présence de la première géométrie
« non euclidienne ».
Quant à la trigonométrie, abordée par Euclide, Aristarque,
Archimède, Apollonius et Hipparque, c’est surtout une science « des
droites inscrites dans le cercle » ou des cordes, comme on a pu le
voir ci-dessus. Ainsi, pour étudier les cordes de la somme ou de la
différence de deux arcs, Ptolémée démontre et utilise dans
l’Almageste le théorème qui porte encore son nom :
Dans le quadrilatère convexe inscriptible ABCD, on a
En combinant ce théorème avec la croissance de sin x / x et la
décroissance de tg x / x, Ptolémée peut dresser des tables de cordes,
fort appréciées des astronomes et des géographes ultérieurs.
Dans son traité de l’Analemme, il recourt aux projections
orthogonales de la sphère sur un plan diamétral. Dans Le Planisphère,
il effectue une projection stéréographique de la sphère sur un plan, à
partir de l’un des pôles. Ce procédé, qui remonte probablement à
Apollonius, intervient dans la construction des astrolabes.

L’arithmétique et la théorie
des nombres : Diophante
Dans les mathématiques hellénistiques, on peut distinguer trois
espèces d’arithmétique d’entiers : euclidienne, telle qu’on la trouve
dans les livres VII, VIII et IX des Éléments ; néopythagoricienne, telle
qu’elle est exposée dans l’Introduction arithmétique de Nicomaque de
Gérase (IIe siècle après J.-C.) ; et, enfin, l’analyse de Diophante,
consignée dans les Arithmétiques. Les deux premières traitent pour
l’essentiel des mêmes problèmes, mais selon des méthodes
différentes. Alors en effet qu’Euclide représente les entiers par des
segments de droite et peut ainsi donner des démonstrations
déductives des propositions, les Néopythagoriciens procèdent par
induction incomplète. Quant à l’analyse de Diophante, même si elle
partage avec ces arithmétiques les mêmes notions du nombre et des
opérations, elle appartient davantage à la théorie des nombres, en ce
sens qu’elle traite des propriétés des triangles rectangles
numériques, des solutions en nombres rationnels positifs des
équations, etc. Or ces trois arithmétiques sont, bien plus que les
disciplines géométriques, chacune à sa manière, dans la continuité
des anciennes traditions égyptiennes et babyloniennes. Ici, on
n’évoquera que l’analyse de Diophante.
Les Arithmétiques, ouvrage principal de Diophante, a vu son
volume doubler après la découverte de la traduction arabe de quatre
livres perdus en grec, de sorte que, des treize annoncés par l’auteur,
on en possède aujourd’hui dix : six en grec, quatre en arabe. Dans les
quelques décennies qui viennent de s’écouler, l’historiographie de
Diophante a donc subi une authentique mutation, qu’il s’agisse de
l’œuvre elle-même ou de ses interprétations.
Le but explicitement formulé par Diophante dans son traité est
d’édifier une théorie arithmétique (arithmètikè theôria) dont les
éléments constitutifs seraient les nombres, considérés comme
pluralités d’unités (les entiers), et les parties fractionnaires comme
fractions de grandeurs. Ces éléments de la théorie sont non
seulement présents « en personne », mais comme espèces des
nombres. Sous le terme d’« espèce » de nombres, Diophante entend
également et indifféremment la puissance d’une pluralité déterminée
et la puissance d’une pluralité quelconque, c’est-à-dire
provisoirement indéterminée, mais qui toujours sera déterminée à la
fin de la solution du problème. Diophante parle de trois espèces de
nombres : linéaire, plan et solide ; celles-ci engendrent toutes les
autres, lesquelles doivent, à la limite, adopter leur nom. Ainsi, les
espèces de nombres ne peuvent l’être que par composition, et la
puissance de chacune est nécessairement un multiple de 2 ou de 3.
Une fois définis les termes de la théorie, Diophante explique les
opérations arithmétiques que l’on peut leur appliquer et donne la
règle des signes. Il combine ensuite ces espèces entre elles, sous
certaines contraintes et à l’aide des opérations de l’arithmétique,
pour déterminer des problèmes à résoudre. Par exemple : « partager
un carré donné en deux carrés » ou « trouver deux nombres, carré et
cubique, dont le produit soit un nombre carré ». Pour chacun de ces
problèmes, il cherche à déterminer une solution rationnelle positive.
Les Arithmétiques se présentent alors comme une succession de
problèmes de ce type – les dix livres réunissent 290 problèmes.
Notons que certains de ces problèmes sont déterminés, d’autres
indéterminés, mais que, pour ces derniers, Diophante ne donne
qu’une seule solution ; il ne distingue pas nettement entre les deux
genres. D’autre part, il n’explique pas ses méthodes de solution, et
c’est sur ce silence que les historiens ont bâti les multiples
interprétations de ses méthodes. Or une lecture attentive montre que
Diophante ne suit qu’un nombre limité de méthodes.
Considérons quelques exemples des problèmes étudiés par
Diophante. On peut récrire comme suit le problème énoncé ci-dessus
(2. 8) :
x2 + y2 = a2
un cas d’un triangle rectangle numérique. Diophante assigne à a
au cours de la solution une valeur donnée (a = 4). Il pose ensuite
x = t et y = ut – a
et substitue dans l’équation ; d’où

d’où
et

On peut interpréter cette méthode de solution (cet algorithme) de


différentes manières.
Autre exemple :

La méthode consiste à poser

L’équation se récrit

On pose ; il vient , et on a donc

et

Diophante étudie des problèmes beaucoup plus difficiles, que


l’on peut récrire

ou
Les Arithmétiques de Diophante vont contribuer, à partir du IXe
siècle, à la constitution de l’analyse indéterminée rationnelle (al-
Karajī) et de l’analyse indéterminée entière (al-Khāzin, etc.) ; et, une
seconde fois, à ces deux mêmes chapitres, au XVIIe siècle, avec Bachet
de Méziriac et Fermat.

On vient d’esquisser l’histoire des principaux domaines conçus et


développés par les mathématiciens grecs à partir du IVe siècle avant
notre ère : géométrie plane et géométrie des solides, géométrie de
mesure, géométrie des positions et des formes, géométrie de la
sphère, arithmétique des entiers, analyse de Diophante. Ces
disciplines et leurs méthodes représentent un acquis définitif des
mathématiques. Mais, si la recherche mathématique en grec s’est
essoufflée à partir du IIIe siècle de notre ère, les héritiers des
mathématiciens grecs ne tardèrent pas à la réactiver à partir du
e
IX siècle.

Roshdi RASHED
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Sources
Apollonius
Les Coniques, Livres I-VII, commentaire historique et mathématique,
édition et traduction du texte arabe par R. Rashed, 5 tomes,
Berlin/New York, Walter de Gruyter, 2008-2010.
La Section des droites selon des rapports, commentaire historique et
mathématique, édition et traduction du texte arabe par Roshdi
Rashed et Hélène Bellosta, coll. « Scientia Graeco-Arabica », vol. 2,
Berlin/New York, Walter de Gruyter, 2009.

Archimède
Archemidis Opera Omnia, éd. I.L. Heiberg, Teubner, 1972.
Les Œuvres complètes d’Archimède, suivies des commentaires d’Eutocius
d’Ascalon, traduites du grec en français avec une introduction et des
notes par Paul Ver Eecke, 2 vol., Paris, A. Blanchard, 1960.
De la sphère et du cylindre, Sur les conoïdes et les sphéroïdes, éd. et trad.
Charles Mugler, coll. « Universités de France », Paris, 1970, t. I ; Des
spirales, de l’équilibre des figures planes, L’Arénaire, La Quadrature de la
parabole, 1971, t. II ; Des corps flottants, Stomachion, La Méthode, Le Livre
des lemmes, Le Problème des bœufs, 1971, t. III.

Dioclès
Les Catoptriciens grecs. I : Les Miroirs ardents, édition, traduction et
commentaire par R. Rashed, coll. « Universités de France », publiée
sous le patronage de l’association Guillaume Budé, Paris, Les Belles
Lettres, 2000.
Diophante
Diophante d’Alexandrie : Les six livres arithmétiques et le livre des
nombres polygones. Œuvres traduites pour la première fois du grec en
français avec une introduction et des notes par Paul Ver Eecke, 2e éd.,
Paris, A. Blanchard, 1959.
Diophante : Les Arithmétiques, Livre IV, éd., trad. et commentaire par
R. Rashed, vol. 3, coll. « Universités de France », Paris, Les Belles
Lettres, 1984 ; Livres V, VI, VII, vol. 4., coll. « Universités de France »,
Paris, Les Belles Lettres, 1984.

Euclide
Les Œuvres d’Euclide, traduites littéralement par F. Peyrard, Paris,
1819.
Euclide : Les Éléments, traduction et commentaire par B. Vitrac,
collection « Bibliothèque d’histoire des sciences », 4 vol., Paris, PUF,
1990-2001.

Théodose
Les Sphériques de Théodose de Tripoli. Œuvres traduites pour la
première fois du grec en français avec une introduction et des notes
par Paul Ver Eecke, Paris, A. Blanchard, 1959.

Études
CAVEING, Maurice, La Constitution du type mathématique de l’idéalité
dans la pensée grecque, Université de Lille III, Atelier national de
reproduction des thèses, 1982, t. III.
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RASHED, Roshdi et HOUZEL, Christian, « Thābit ibn Qurra et la théorie
des parallèles », dans R. Rashed (éd.), Thābit ibn Qurra. Science and
Philosophy in Ninth-Century Baghdad, coll. « Scientia Graeco-
Arabica », vol. 4, Berlin/New York, Walter de Gruyter, 2009, p. 27-73.
TANNERY, Paul, Pour l’histoire de la science hellène, 2e éd., Paris,
Gautier-Villars, 1930.
VUILLEMIN, Jules, Mathématiques pythagoriciennes et platoniciennes, coll.
« Sciences dans l’histoire », Paris, A. Blanchard, 2001.
Médecine

À la fin de son traité Sur la jeunesse et la vieillesse, la vie et la mort,


Aristote écrit : « La santé et la maladie sont non seulement l’affaire
du médecin, mais aussi celle du physicien qui doit aller jusqu’à en
dire les causes. […] Que jusqu’à un certain point leur domaine soit le
même, les faits le montrent. En effet ceux des médecins qui sont
cultivés et bien formés s’occupent d’une partie de la physique et
prétendent en dériver leurs principes, alors que les chercheurs les
plus accomplis en physique en viennent à peu de choses près à
traiter des principes médicaux. » De fait, on constate chez les
« physiciens » présocratiques un intérêt jamais démenti pour la
médecine, au point que certains d’entre eux, comme Empédocle,
Alcméon de Crotone, Archélaos, ont été considérés autant comme
des médecins que comme des philosophes. Parménide lui-même
aurait, selon certaines sources antiques, fondé une « école »
médicale. Les phénomènes vitaux sont assurément parmi les objets
que l’ancienne physique s’est le plus appliquée à élucider, au point
d’y chercher parfois des modèles explicatifs pour l’univers entier. Et,
comme le dit encore Aristote, si le physicien doit s’occuper des
principes de la santé et de la maladie, c’est parce qu’aucune des deux
« n’existe chez les êtres privés de vie » (De la sensation). Certes, le
sens même du terme « physique » a changé entre les Présocratiques
et Aristote : pour ce dernier, la physique n’est plus la science totale
qui prétendait rendre compte de la venue à l’être du cosmos tout
entier et de chacune des choses qu’il contient. La physique
aristotélicienne, c’est la science théorique des êtres qui ont en eux-
mêmes le principe de leur propre dynamisme. Autant dire que les
vivants constituent le parangon des réalités physiques.
Ces deux passages d’Aristote suggèrent trois remarques à la fois
historiques et épistémologiques. La première concerne cet
enracinement de la médecine dans la « physique », qui va nous
orienter vers ce que la médecine grecque a de spécifique. Certes,
comme le remarque Aristote, la médecine n’a lieu d’être que chez et
pour les vivants. Les relations de la biologie et de la médecine à la
physique, au sens antique du terme, ne sont néanmoins pas les
mêmes. La biologie – terme qui n’existe pas en grec ancien – est une
partie de la physique, et donc de la philosophie, et n’a jamais
prétendu être autre chose. Il existe au contraire, parmi les médecins,
au moins dès le Ve siècle avant J.-C., une querelle sur la dépendance
plus ou moins grande que la médecine doit accepter par rapport à la
philosophie, et Aristote l’a sans doute à l’esprit lorsqu’il écrit les
textes cités plus haut. Le traité hippocratique De l’Ancienne Médecine
critique l’importation en médecine de la méthode des physiciens
présocratiques, tandis que dans la préface de son traité De la
médecine, Celse, encyclopédiste latin du début de l’ère chrétienne,
oppose les philosophes médecins, tels Pythagore, Empédocle ou
Démocrite, à Hippocrate « qui le premier a séparé la médecine de la
philosophie ». La deuxième remarque concerne l’histoire de la
physique : c’est avec Aristote, quand la physique a perdu ses
prétentions totalisantes, que la liaison entre l’étude des phénomènes
vitaux et l’exercice de la médecine prend vraiment un sens. Il faut,
par ailleurs, rappeler que, même chez Aristote qui s’en est approché
au plus près, notre notion de biologie n’a pas d’équivalent exact chez
les Anciens : dans la physique aristotélicienne, les éléments (Feu, Air,
Eau, Terre), qui sont les constituants élémentaires de la matière,
appartiennent à la même catégorie que les vivants en ce qu’ils ont en
eux-mêmes le principe de leurs mouvements, tandis que le cosmos
entier est considéré comme un vivant. Michel Foucault a montré
qu’une biologie n’a pu se constituer au début du XIXe siècle –
Lamarck fut un des premiers, et le premier en français, à utiliser le
mot – que lorsque la vie elle-même a été saisie comme mode d’être
spécifique. Une seconde condition est également nécessaire : la
biologie, au sens moderne, a besoin d’une délimitation correcte des
frontières du monde vivant. Aristote remplissait la première de ces
conditions, pas la seconde. Dernière remarque enfin : la liaison entre
biologie et médecine n’a pas été conçue de la même manière par les
médecins et par les « physiciens », c’est-à-dire les philosophes
antiques, car si les médecins sont bien allés chercher des modèles
théoriques auprès des physiciens, ceux-ci n’ont que très peu rectifié
leurs systèmes au vu des découvertes médicales.
Jusqu’à présent, les historiens de la médecine ont surtout insisté
sur l’unité de la médecine grecque – ou gréco-romaine – face aux
spéculations et aux pratiques médicales des autres aires culturelles,
notamment babylonienne et égyptienne. Ces historiens, qui ont
souvent accordé une place hégémonique à la médecine
hippocratique, ont ainsi sous-estimé la diversité de la médecine
antique. Considérer la science médicale antique à ce qu’on pourrait
appeler son mitan historique et théorique devrait nous permettre de
prendre en compte ces deux aspects de la médecine grecque, sa
spécificité et sa richesse.
La médecine alexandrine : Hérophile
Dans la première moitié du IIIe siècle avant J.-C., Hérophile de
Chalcédoine pratiqua et enseigna la médecine à Alexandrie. Sans
doute eût-il mieux valu concentrer notre attention sur un médecin
moins brillant, et plus représentatif de la médecine de son époque,
mais le choix d’un savant aussi exceptionnel qu’Hérophile n’a pas
que des inconvénients. Bien qu’il ne nous en reste que des fragments
et des témoignages cités par des auteurs postérieurs, nous le
connaissons un peu mieux que ses collègues plus ternes, surtout
depuis le travail magistral d’Heinrich von Staden. Ensuite, cette
envergure même lui a donné un poids certain dans l’une des
transformations principales de la médecine grecque, la naissance des
écoles médicales.
Avant d’exercer lui-même la profession de médecin, Hérophile
fut l’élève de Praxagoras de Cos, peut-être à Alexandrie, ou, plus
sûrement, à Cos, la patrie d’Hippocrate. Mais c’est à Alexandrie, où
il se fixa par la suite, qu’il exerça et enseigna la médecine. Si Athènes
restait alors la capitale philosophique du monde grec, Alexandrie en
était le centre scientifique. Autour de la célèbre bibliothèque
rassemblée sur l’ordre, et avec l’argent, de la dynastie des Ptolémées,
fonctionnaient de véritables instituts de recherche dans toutes les
disciplines connues, regroupés dans le Musée. Rien ne prouve
qu’Hérophile ait été un médecin de cour, appointé par le roi, ni
même qu’il ait été rattaché à l’institution du Musée ; il ne fut
pourtant pas sans rapport avec le pouvoir politique, puisqu’il
pratiqua, le premier à vaste échelle, non seulement la dissection de
cadavres humains, mais aussi la vivisection humaine sur des
condamnés « tirés des cachots du roi » (Celse). Sans doute la position
exceptionnelle d’Alexandrie, ville grecque nouvellement fondée en
Égypte, permettait-elle une levée partielle des tabous touchant les
cadavres humains ; on a aussi suggéré que la dissection devait
sembler moins choquante dans un milieu où l’on embaumait les
morts. Quant à la vivisection, elle ne fut possible que par la
permission expresse des rois Ptolémées qui voulaient passionnément
faire d’Alexandrie la capitale intellectuelle du monde. On a fait
maintes hypothèses sur une éventuelle influence de la médecine
égyptienne sur Hérophile et les autres médecins grecs d’Alexandrie.
Depuis la plus haute antiquité, les médecins égyptiens étaient
renommés ; ainsi les rois perses et hittites faisaient-ils venir leurs
médecins personnels d’Égypte. Peut-être Hérophile et ses collègues
ont-ils tiré profit de certaines drogues utilisées depuis des temps
immémoriaux par les médecins des pharaons, mais la médecine
d’Hérophile est grecque et ne porte la marque d’aucun syncrétisme
helléno-égyptien.
Il n’est pas exact de dire, comme on l’a fait bien souvent, que la
médecine grecque est « rationnelle », alors que la médecine
égyptienne serait « magique ». Nous avons sur la médecine
pharaonique des renseignements assez précis grâce à des papyrus
dont certains remontent au XXe siècle avant J.-C. Dans ces textes
composites, on trouve pêle-mêle des invocations aux dieux, des
recettes magiques, mais aussi de fréquents appels au raisonnement
et à l’observation. La description égyptienne du système vasculaire,
ainsi que l’explication des maladies par des flux d’humeurs
morbides dans le corps, sont du même ordre que ce que l’on trouve
dans les textes correspondants de la Collection hippocratique, alors que
les papyrus égyptiens ont été écrits quinze siècles plus tôt. Si l’on
ajoute à cela l’habileté reconnue des médecins, des pharmacologues,
des chirurgiens et des obstétriciens égyptiens, on voit qu’il est tout à
fait abusif de ranger la médecine égyptienne parmi les pratiques
magiques ou charlatanesques qui ont existé partout et de tout temps.
Les différences entre les deux médecines, égyptienne et grecque,
sont pourtant énormes et sont visibles dès l’examen du mode de
formation des futurs médecins. Le médecin égyptien est formé dans
un temple, où il apprend à appliquer, au vu des symptômes du
patient, les recettes de manuels, dont certaines, mais certaines
seulement, étaient franchement magico-religieuses. Dans Les
Politiques, Aristote rapporte que les médecins égyptiens n’étaient
autorisés à s’écarter des règles prescrites par les manuels que quatre
jours après le début de la maladie, et qu’ils ne pouvaient transgresser
cet interdit qu’à leurs risques et périls, étant alors tenus pour
responsables d’une mauvaise issue du mal. Le jeune Hérophile, au
contraire, a choisi d’étudier auprès d’un maître dans l’une des
« écoles » médicales, qui sont alors des lieux de traitement et de
formation, comme le sont nos hôpitaux universitaires. Il a sans doute
dû payer, mais il est, du même coup, entré dans une confrérie
médicale, au sens propre du terme « confrérie ». Le texte du fameux
serment dit d’Hippocrate, qui date vraisemblablement du début du
e
IV siècle avant J.-C., fait une obligation religieuse au nouveau
médecin de s’intégrer à la famille de son maître : « Je jure, par
Apollon, médecin, Asclépios, Hygie, Panacée, tous les dieux et
toutes les déesses […] de considérer mon maître à l’égal de mes
parents, de l’entretenir s’il est dans le besoin, de lui transmettre une
part de mes biens, de considérer ses descendants comme les miens,
de leur enseigner la médecine s’ils le veulent, sans rémunération ; de
transmettre l’enseignement que j’ai reçu à mes fils, à ceux de mon
maître, et à ses disciples liés par contrat et serment. » Un tel texte
porte la trace d’une histoire dont il est indispensable de décrypter les
grandes lignes.
À côté de la médecine coutumière des rebouteux et des
charlatans, la Grèce a connu une médecine religieuse qui s’exerçait
dans des sanctuaires d’Apollon, puis d’Asclépios comme celui
d’Épidaure. Des textes et surtout du matériel archéologique,
notamment des stèles votives, nous en donnent une assez bonne
connaissance. On y voit par exemple les malades recourir à
l’incubation, c’est-à-dire dormir dans le temple pour avoir, durant
leur sommeil, la révélation de la conduite à tenir. Mais il existe aussi,
au moins depuis les temps homériques, une médecine laïque, se
démarquant fortement des pratiques magiques, et dont les praticiens
sont considérés comme des techniciens. Ainsi, outre les charpentiers,
les pilotes, les cuisiniers… dont elle a besoin, l’armée grecque
envoyée contre Troie emmène-t-elle ses médecins. Dans son
idéalisation de la rude vertu des temps primitifs, La République de
Platon nous dit que cette antique médecine était presque
exclusivement une traumatologie. Dès le VIe siècle avant J.-C., des
centres médicaux existent, par exemple à Cyrène dans l’actuelle
Libye, ou à Crotone en Italie du Sud. À partir du Ve siècle avant J.-C.,
le plus fameux de ces centres, du fait de la renommée exceptionnelle
d’Hippocrate, se trouvait dans l’île de Cos, là précisément où
Hérophile suivit un enseignement, un peu moins d’un siècle après la
mort du maître. Par ailleurs, des médecins itinérants sillonnaient le
Bassin méditerranéen, exerçant leur art en concurrence à la fois avec
les médecins locaux et entre eux ; mais ils ne semblent pas avoir
habituellement enseigné.

Antécédents : la Collection hippocratique


Mais la situation qu’a connue Hérophile a été longue à se mettre
en place, comme le lecteur averti du serment peut le deviner.
Hippocrate est devenu médecin parce qu’il appartenait au lignage
des Asclépiades, c’est-à-dire de ceux qui prétendaient descendre
d’Asclépios, demi-dieu, plus tard « pleinement » divinisé, de la
médecine. Les deux fils d’Asclépios, Podalire et Machaon, furent
médecins dans l’armée grecque durant la guerre de Troie. Les deux
plus grandes « écoles » médicales de l’âge classique, celle de Cos et
celle de Cnide – une cité située sur le continent asiatique, en face de
l’île de Cos –, qui ont produit la majorité des traités de la Collection
hippocratique, étaient des associations familiales prétendant toutes
deux descendre de Podalire. Même si tous les Asclépiades mâles ne
paraissent pas avoir été destinés à la médecine, la science médicale
se transmettait au sein de familles – le grand-père, le père, les fils, les
petits-fils d’Hippocrate furent médecins –, si bien que deux siècles
plus tôt, Hérophile n’aurait sans doute pas pu devenir médecin.
C’est du temps d’Hippocrate, et peut-être du fait d’Hippocrate lui-
même, que des étrangers au lignage purent venir étudier à Cos – et
sans doute par la suite dans les autres centres médicaux –, et c’est
l’ancienne situation que rappelle le serment en intégrant
symboliquement ces étrangers à la famille de leur maître.
Une transformation aussi importante doit être rapportée au fait
fondamental de l’histoire intellectuelle grecque qu’a été la naissance
de la « physique », c’est-à-dire de la philosophie, dans le cadre de la
cité (polis). Si la structure sociale de la monarchie pharaonique
pouvait maintenir l’exercice et l’enseignement de la médecine sous la
coupe sacerdotale, il dut être de plus en plus difficile pour les
familles médicales grecques de conserver leurs privilèges en ces
domaines. Dans le contexte du libre examen et de la concurrence des
hypothèses qui était celui de la composition des traités Sur la nature,
à partir du VIe siècle avant J.-C., les « physiologues » s’arrogèrent un
droit de regard sur les processus morbides qu’ils se prétendirent
seuls en état d’expliquer. Quant aux cités, elles voulurent recruter
des médecins compétents, la compétence ne reposant plus seulement
sur la réputation d’une lignée fameuse, mais aussi sur l’examen
rationnel des doctrines et des procédés thérapeutiques. Platon et
Aristote nous rapportent ainsi que les cités faisaient passer de
véritables examens aux candidats aux postes de médecins publics,
institution spécifique de la polis. La transmission strictement
familiale de savoirs et de savoir-faire ne pouvait qu’entrer en conflit
avec l’idéal de publicité de la cité. Dans ce monde nouveau, la
médecine n’avait donc guère le choix qu’entre devenir sectaire, au
sens propre du terme – car la cité avait refoulé hors de la sphère
publique mais non supprimé les associations cultuelles ou autres,
plus ou moins secrètes –, ou se « publiciser ». De ce débat qui a
profondément marqué la médecine à l’époque d’Hippocrate, la
Collection hippocratique porte plus d’une trace.
C’est, en effet, par ce biais, celui de l’adaptation de la médecine à
un environnement politique dont la philosophie est l’effet intellectuel
dominant, qu’il faut aborder l’une des grandes oppositions qui
traversent le corpus hippocratique, celle entre traités coaques et traités
cnidiens. Cette opposition a peut-être été durcie par certains
commentateurs, du moins n’a-t-elle pas été inventée par eux. Le
Régime dans les maladies aiguës, traité de la fin du Ve siècle avant J.-C.,
dont l’auteur appartient sans doute à l’« école » coaque, c’est-à-dire à
l’entourage d’Hippocrate ou de ses successeurs immédiats, nous
révèle trois traits propres à la médecine de l’« école » cnidienne
rivale : les médecins cnidiens avaient recours à une classification
rigide et très détaillée des maladies – ils distinguaient quatre sortes
d’ictères, trois sortes de tétanos… ; ils ne se servaient que d’un
nombre très restreint de remèdes – le traité cite : le lait, le petit-lait,
les purgatifs ; ils se référaient à un ouvrage collectif, dont l’auteur du
Régime dans les maladies aiguës nous dit qu’il avait été collectivement
remanié, appelé les Sentences cnidiennes. Pour les interprètes
modernes de la Collection hippocratique, l’« école » cnidienne
représente la part sinon maudite, du moins archaïque et empirique,
de la médecine grecque classique, par opposition à la médecine
coaque, celle d’Hippocrate lui-même, dans laquelle certains ont vu la
préfiguration de la médecine expérimentale postbernardienne.
Ainsi le livre II du traité connu dans la Collection hippocratique
sous le titre de Maladies et reconnu comme étant d’origine cnidienne
présente deux caractéristiques principales. Ce traité est un catalogue
de maladies exposées dans l’ordre « de la tête aux pieds » : maladies
de la tête, du nez, du cou, de la poitrine… Pour chacune des
maladies – dont plusieurs variétés sont successivement recensées –
l’ordre d’exposition est le même : identification, c’est-à-dire
appellation de la maladie (tétanos no 1, tétanos no 2…), sémiologie,
thérapeutique, pronostic. Cet ordre est plus scrupuleusement suivi
dans la seconde partie du traité, qui semble plus ancienne que la
première. Il s’agit donc d’un ouvrage dûment mis en forme, et non
de notes ou de fiches de malades, comme la Collection hippocratique
en donne par ailleurs des exemples.
Citons l’une des rubriques de l’ouvrage :
« Autre ictère. Le malade est pris d’une fièvre légère et de lourdeur de tête. Dans
certains cas, la fièvre cesse. Le malade devient verdâtre, surtout dans la région des
yeux ; il est sans force et impuissant à mouvoir son corps ; il évacue une urine épaisse
et verdâtre. À ce malade, donnez un bain chaud et faites boire des diurétiques. Quand
vous jugez qu’il est assez évacué et que son teint est meilleur, appliquez un évacuant
par les narines ; après quoi faites boire un évacuant par le bas. Il prendra des aliments
aussi émollients que possible ; il boira du vin blanc, doux, allongé d’eau. S’il suit ce
traitement, il guérit. »
(Trad. Jacques Jouanna.)
Un tel recueil nous permet d’esquisser le portrait professionnel et
intellectuel du médecin « cnidien ». Il ne se contente pas d’appliquer
des recettes : il doit apprécier le moment où les diverses phases de la
cure doivent être entreprises (« quand vous jugez qu’il est assez
évacué »), et en cela Maladies II ou les Sentences cnidiennes ne
fonctionnent pas comme des recueils magiques. On devine derrière
de tels textes une longue pratique thérapeutique et une importante
accumulation d’observations. Il n’en est pas moins vrai que le
médecin est, dans ce cas, un praticien qui applique un savoir à
l’élaboration duquel il n’a pas participé et dont les fondements ne
sont pas explicitement indiqués. Il y a là une médecine empirique et
autoritaire qui s’accorde aisément avec un cadre familial de
transmission, mais dont les praticiens devaient difficilement « faire
le poids » intellectuel face aux questions des philosophes.
Les médecins vont donc être amenés à suivre l’exemple des
philosophes et celui des rhéteurs. Il y a là la source d’une autre
distinction qui traverse la Collection hippocratique. Jusqu’à une date
récente, on a considéré certains de ses traités – par exemple celui des
Vents ou celui de l’Art – comme des exercices de virtuosité
rhétorique, que l’on attribuait à des sophistes frottés de médecine,
pour lesquels on avait inventé le terme de « iatrosophistes ». Jacques
Jouanna a montré qu’il n’y avait nulle raison de penser que leurs
auteurs n’étaient pas des médecins défendant des thèses qu’ils
croyaient vraies. Ainsi l’auteur des Vents pense réellement que toutes
les maladies ont une cause unique qui est l’Air. Les procédés
rhétoriques qu’il emploie lui sont dictés par la nature de son
auditoire : il ne s’adresse pas à des collègues, mais à des profanes
qu’il entend convaincre. Peut-être faut-il mettre un tel discours en
rapport avec l’institution des médecins publics, puisque les Vents ou
l’Art, qui ont tous les deux un caractère nettement apologétique en
ce qu’ils défendent la médecine contre ses détracteurs, s’adressent
évidemment à des citoyens dont l’avis est, en fin de compte,
déterminant dans les décisions prises par la cité. De tels traités de la
Collection hippocratique s’opposent donc à d’autres, écrits pour des
spécialistes, médecins et/ou « physiciens », et qui sont de plusieurs
sortes ; nous en citerons trois.
On peut appeler « techniques » des traités qui, comme celui des
Fractures, expliquent les moyens à mettre en œuvre pour réduire
fractures et luxations. On trouve par ailleurs des ouvrages qu’on
pourrait dire « documentaires ». Ainsi les fiches de malades
rassemblées dans les sept livres des Épidémies sont d’auteurs et de
dates différents. Citons-en une :
« Méton fut pris d’une forte fièvre avec une pesanteur douloureuse dans les lombes. Le
deuxième jour, ayant bu beaucoup d’eau, il eut une bonne évacuation alvine. Troisième
jour, pesanteur de tête, selles ténues, bilieuses, rougeâtres. Quatrième jour, tout
s’aggrava ; il eut, de la narine droite, deux fois une petite épistaxis ; la nuit fut pénible ;
les selles furent semblables à celles du troisième jour […]. Le cinquième jour, abondant
écoulement de sang pur de la narine gauche ; le malade sua, ce fut une crise ; mais
après la crise, il eut de l’insomnie, du délire, des urines ténues, noirâtres. On lui
administra des affusions tièdes sur la tête ; il dormit, il revint à lui ; chez ce malade, il
n’y eut point de récidive, mais il eut plusieurs épistaxis après la crise. »
(Épidémies I, traduction Émile Littré.)

Nous sommes loin de l’exposé, dont un exemple a été donné plus


haut, des maladies dans le livre II des Maladies. Il s’agit ici de cas de
malades et non de maladies, qui sont livrés par le médecin, sans
doute un de ces praticiens itinérants dont il a été question
auparavant, et qui a composé, pour lui-même et pour les collègues
de son « école », ce recueil de cas. La Collection hippocratique
comprend aussi des traités « spéculatifs » qui posent directement le
problème des rapports entre médecine et philosophie.
C’est donc dans la tradition hippocratique que s’inscrit
Hérophile, celle d’une médecine rationnellement fondée et
argumentée, mais revendiquant une autonomie à la fois pratique et
théorique par rapport à la philosophie. Et, au moins depuis Celse,
s’impose chez les historiens et doxographes une sorte de séquence
rassemblant trois couples : Hippocrate et Dioclès de Caryste, auteur,
au ~IVe siècle, du premier traité d’anatomie, Praxagoras de Cos et
Chrysippe de Cnide, Hérophile et Érasistrate, ce dernier, un peu plus
jeune qu’Hérophile, étant l’autre grande figure de la médecine
alexandrine ; il fut sans doute l’élève de Chrysippe comme
Hérophile l’avait été de Praxagoras. Il semblerait donc qu’Érasistrate
ait choisi de se former dans l’« école » de Cnide, rivale de celle de
Cos, qui paraît avoir perdu, à cette époque, le caractère empirique et
archaïque qui était le sien du temps d’Hippocrate.
L’expression « tradition hippocratique » ne renvoie donc pas à
une doctrine dûment constituée, tant les traités de la Collection
hippocratique, même si on s’en tient aux écrits coaques antérieurs à la
seconde moitié du IVe siècle avant J.-C., sont divers. Mais cette
diversité doctrinale est comme encadrée par des « invariants » qui
nous paraissent plus significatifs que le contenu même des théories
proposées dans la Collection. Les médecins hippocratiques partagent
une conception de la maladie, et du fonctionnement du corps, dont
on trouve la trace première chez le médecin pythagorisant Alcméon
de Crotone (VIe siècle). Usant d’une métaphore politique, Alcméon
définissait la santé comme l’équilibre des qualités élémentaires
composant le corps (chaud, froid, sec, humide, doux, amer…), alors
que la maladie est la « monarchie » de l’une de ces qualités. Ce qui a
longtemps passé pour le legs essentiel de la médecine hippocratique,
la théorie des humeurs, trouve sûrement son origine dans les
spéculations des « physiciens » présocratiques. Il y a plusieurs
systèmes humoraux dans la Collection hippocratique, dont le plus
fameux – qui, à travers Galien, survivra jusqu’au début du
e
XIX siècle – est dû au gendre d’Hippocrate, Polybe, dans son traité
De la nature de l’homme. Le corps y est décrit comme le lieu des flux
entrelacés du sang, humeur printanière humide et chaude, de la bile
jaune, humeur estivale chaude et sèche, de la bile noire, humeur
automnale sèche et froide, du phlegme, humeur hivernale froide et
humide. La pathologie décrit les aventures déviantes de ces
humeurs, pléthoriques ou trop rares, qui débordent, laissent un vide
comblé par d’autres, se fixent sur des organes qu’elles enflamment
ou nécrosent.
Le savoir du médecin vise alors avant tout le pronostic : son
expérience lui permet de prédire le développement de la maladie et
ses phases. Une attention particulière est prêtée à ce que l’on appelle
les « jours critiques » et à la périodicité des symptômes, notamment
des fièvres (d’où les expressions, dont la médecine s’est servie
jusqu’au XXe siècle, de « fièvre tierce, quarte… » pour désigner des
fièvres revenant tous les trois, quatre… jours). Succombant, comme
quelques philosophes, à la tentation arithmologique, certains traités
de la Collection hippocratique s’efforcent de fonder sur les nombres les
rythmes de la vie humaine – et ceux de l’univers : le chiffre 7
donnerait ainsi, d’après le traité des Chairs, par le biais de ses
multiples et de ses divisions (3 + 4) la clef de l’évolution des
maladies, mais aussi de la croissance du fœtus, etc. Le traitement
consistera essentiellement à favoriser l’arrivée de la « crise » durant
laquelle l’équilibre du corps se rétablit : un excès, par exemple, se
résoudra par un épanchement de l’humeur pléthorique. Le plus
important étant que l’intervention du médecin n’ait lieu ni trop tôt ni
trop tard.
Malgré les critiques, parfois acerbes, que certains traités de la
Collection hippocratique adressent à la philosophie et à son
impérialisme théorique, on voit se dessiner une connivence profonde
entre les médecins hippocratiques et les philosophes que les
Sceptiques appelleront « dogmatiques », qualificatif dont les
médecins « rationalistes » hériteront aussi : la vérité du symptôme ne
réside pas dans ce qu’il donne à voir, mais dans des causes cachées
que le médecin doit déceler, tout comme la science doit révéler le
réseau causal qui gouverne secrètement les phénomènes. Hérophile
se place résolument dans cette perspective, et plusieurs témoignages
anciens nous disent qu’il cherchait l’explication des maladies dans
un dérèglement des humeurs. Bien plus, il contribua au
renforcement de cette médecine rationnelle par sa contribution
propre au développement de l’art médical.

Le nouveau visage de la médecine

Hérophile, en effet, a d’abord été un très grand anatomiste, et il


est certain qu’il doit ce résultat à sa pratique assidue de la dissection
et de la vivisection humaines. Son contemporain Érasistrate pratiqua
lui aussi massivement la dissection, et peut-être, mais moins
sûrement qu’Hérophile, la vivisection sur des humains. Mais leurs
continuateurs immédiats abandonnèrent la dissection qui ne fut
quasiment plus pratiquée en Occident jusqu’à la fin du Moyen Âge.
Dans les histoires « linéaires » de la médecine, qui associent à chaque
nom un ensemble de « découvertes » dont la somme ferait la
médecine d’aujourd’hui, Hérophile se voit attribuer celles de la
distinction entre nerfs sensitifs et moteurs, des ventricules du
cerveau, des ovaires et des trompes de Fallope même s’il ne
soupçonna pas du tout le mécanisme de l’ovulation. À cela il
faudrait ajouter une description fort précise pour l’époque des
systèmes veineux et artériel que son maître Praxagoras semble avoir
été le premier à distinguer nettement – même si Hérophile continue
de penser que les artères véhiculent du sang mêlé de « souffle » –, et
une étude extrêmement soigneuse du pouls qui le rendit célèbre
dans l’Antiquité : à cette occasion, en distinguant la force, la taille et
la vitesse du pouls, et en recourant à des analogies musicales, il fut
l’un des premiers à tenter d’introduire la mesure dans les sciences de
la vie. Hérophile explora d’autres champs, notamment la physiologie
– il étudia spécialement la respiration –, la psychiatrie, son analyse
des rêves lui valant les louanges de Freud.
L’ouverture de cadavres, ou de personnes vivantes, participe de
ce mouvement de révélation de causes cachées. Vindicien, médecin
nord-africain du IVe siècle après J.-C., rapporte, en condamnant cette
pratique au nom de « l’humanité », que les médecins alexandrins,
dont Hérophile, disséquaient les cadavres pour découvrir les causes
et les circonstances de la mort. Il est donc vraisemblable que la
dissection, loin d’être pratiquée par Hérophile au nom d’un
quelconque empirisme expérimental, lui est au contraire apparue
comme un moyen de déceler des causes « intermédiaires » entre les
causes « évidentes », mais non déterminantes, qu’étaient par
exemple, selon Celse, « le froid, le chaud, l’abstinence ou l’excès
alimentaires », et les causes cachées fondamentales accessibles par le
seul raisonnement. Ainsi Hérophile paraît-il remplir le programme
des médecins rationalistes plus qu’aucun d’eux avant lui. Et quand
Celse redéfinit les buts de la médecine rationnelle issue
d’Hippocrate, il semble bien y intégrer les apports des anatomistes
alexandrins : « Les partisans de la médecine rationnelle posent en
principe qu’il est nécessaire au médecin de connaître les causes
cachées et générales, puis les causes apparentes des maladies, puis
les actions naturelles [il s’agit, comme Celse le dit plus loin, des
processus physiologiques comme la respiration et la digestion], enfin
les parties internes. »
La question des causes est cruciale et dépasse la médecine : dans
le milieu alexandrin fortement influencé par l’aristotélisme – le
successeur de Théophraste à la tête du Lycée, Straton de Lampsaque,
fut le maître du roi Ptolémée II Philadelphe, et l’institution
scientifique alexandrine reprenait largement le projet
encyclopédique d’Aristote – et témoin de l’essor du stoïcisme,
l’étiologie est l’une des questions centrales de la philosophie. Or, sur
ce point, la situation théorique d’Hérophile est plus complexe qu’il
n’y paraît. Cette complexité se devine dans la doxographie le
concernant, qui est contradictoire : certains soutiennent qu’il
entendait inférer à partir des phénomènes observables les causes
cachées qui les gouvernent – ce qui sera la position des
« Rationalistes » ou « Dogmatiques » –, alors que d’autres rapportent
qu’il entendait s’en tenir à la saisie des phénomènes, en déclarant les
causes cachées hors d’atteinte – ce qui sera la position des
« Empiriques ». En démontrant la fausseté de ces interprétations
extrêmes, Heinrich von Staden propose une lecture de
l’« épistémologie » hérophilienne qui est sans doute la bonne :
comme Aristote, Hérophile commence par une observation des
phénomènes sensibles, pour chercher ensuite leurs causes ; mais,
reconnaissant qu’en physiologie et en pathologie, les causes réelles
échappent souvent au médecin, il se contente de causes hypothétiques.
Chez Hérophile se combinent donc, de manière particulièrement
frappante, l’ancien et le nouveau. La nouveauté radicale de la
médecine hérophilienne par rapport à l’hippocratisme se lit dans la
pratique elle-même de la dissection. Hérophile, et peut-être son
maître Praxagoras avant lui, illustrent parfaitement la distinction
faite par Aristote entre des médecins théoriciens – dont nous avons
vu qu’il leur prêtait des connaissances en physique – et des
thérapeutes ordinaires (Politiques, III, 11) : ils installent sur la scène
intellectuelle antique le personnage du médecin théoricien – nous
dirions biologiste – qui était absent de la Collection hippocratique.
Quand il s’agit de soigner les malades, en revanche, Hérophile reste
fidèle au vieil humorisme hippocratique et à la pharmacologie et à la
chirurgie traditionnelles. Érasistrate divise la médecine en deux
branches principales : la première, qui s’occupe de l’anatomie, de la
physiologie et de la recherche des causes, est appelée « scientifique »,
alors que la seconde, qui a trait au diagnostic, au pronostic et à la
thérapeutique, est appelée « stochastique ». Les médecins
alexandrins font donc coexister deux traditions. Ils entendent
continuer l’élaboration d’une science du vivant, dans laquelle les
états pathologiques ne sont que des variantes des états normaux,
explicables par les mêmes causes, projet sans doute ancien, mais
auquel Aristote avait donné une forme particulièrement séduisante.
Dans cette entreprise théorique, l’emprise aristotélicienne est
tellement forte que les médecins n’hésitent pas à adopter les
positions fondamentales du Stagirite – comme le finalisme – mais
aussi ses erreurs – Praxagore acceptant le cardiocentrisme
aristotélicien. Les découvertes des anatomistes alexandrins et de
leurs successeurs précisent et corrigent les descriptions
aristotéliciennes, mais n’en bouleversent pas le cadre théorique. Mais
tout se passe comme si ce développement théorique de la médecine
n’avait que de très faibles conséquences thérapeutiques : certes,
Érasistrate préconise plus souvent la saignée et Hérophile se fie
davantage au pouls que ne le faisaient les auteurs du corpus
hippocratique, mais, fondamentalement, il s’agit toujours de ramener
l’équilibre des « humeurs » par le régime, l’exercice ou les drogues
traditionnelles (purgatifs, diurétiques, émollients…). La pratique
médicale reste donc hippocratique. Cette coexistence d’une biologie
aristotélicienne et d’une thérapeutique hippocratique, à première
vue étonnante, s’explique fort bien : les découvertes anatomo-
physiologiques des Alexandrins, si remarquables soient-elles, ne
pouvaient pas avoir de traduction thérapeutique significative. Ce
décalage entre théorie et pratique à l’intérieur de la médecine ne
pouvait cependant pas être saisi comme tel par ceux qui la
pratiquaient. D’où un vaste mouvement de réévaluation, presque de
réécriture, de l’œuvre hippocratique : non seulement on fait
d’Hippocrate un médecin « rationaliste » qui ressemble fort à ses
émules alexandrins, mais la tradition s’établit – peut-être avec
Hérophile lui-même, sûrement avec son disciple Bacchius – de
rédiger des commentaires des traités principaux de la Collection
hippocratique. Ce mélange d’aristotélisme et d’hippocratisme prendra
une ampleur sans précédent, au IIe siècle de notre ère, chez Galien
qui adoptera le finalisme d’Aristote tout en établissant pour des
siècles la théorie humorale.

Les écoles médicales et les nosographies

Cette nouvelle manière de concevoir, sinon de pratiquer, la


médecine introduisit, plus ou moins rapidement, de nombreuses
nouveautés à la fois théoriques et institutionnelles.
Plusieurs fois il a été question d’écoles médicales, le mot étant
mis entre guillemets quand il s’agissait des groupes qui ont laissé
des traces dans la Collection hippocratique. L’organisation scolaire a été
en effet l’une des données fondamentales de la vie philosophique
antique. La première école réellement digne de ce nom, si on laisse
de côté la confrérie pythagoricienne qui est, de ce point de vue, une
réalité « mixte », mi-philosophique mi-religieuse, fut l’Académie
platonicienne. Réalité institutionnelle hiérarchisée, douée de ce
qu’on appellerait aujourd’hui la « personnalité morale », l’école
philosophique est, pour ses membres, un lieu d’immense
investissement affectif. Les relations des adeptes entre eux et avec le
chef de l’école (scolarque) miment en fait des relations familiales et
héritent de ce fait de la complexité et de la force des attachements
œdipiens. Même si, dans certains cas, à l’Académie notamment, il
n’y avait pas de véritable orthodoxie imposée par le maître, la
doctrine de celui-ci était une référence obligée. Quand on parle
d’« école » pour désigner les médecins groupés à Cos, à Cnide, et,
bien que l’on ait moins de renseignements les concernant, à Crotone
ou à Cyrène, on emploie donc ce terme en un sens large et,
finalement, impropre.
À partir d’Hérophile, au contraire, les élèves d’un maître se
groupent en associations – on dira en « sectes » pour traduire le
terme grec hairésis qui signifie « choix », « préférence », et qui a
donné notre mot « hérésie » – qui entendent défendre et répandre la
doctrine et la pratique de leur maître, que parfois ils ont contribué à
élaborer, à préciser ou à développer. Il est difficile d’évaluer
l’influence exercée en ce domaine par les philosophes sur les
médecins, mais elle n’est sans doute pas négligeable. On parla donc
des hérophiliens ou des « gens autour d’Hérophile ». Il serait excessif
de dire qu’avec Hérophile, la secte médicale a pris la forme
définitive, et notamment la structure institutionnelle rigide, qui
seront les siennes à partir du siècle suivant et jusqu’à la fin du
monde antique. Ici aussi, Hérophile, dont l’école est fondée sur un
ensemble doctrinal cohérent, mais qui reste relativement informelle
du point de vue institutionnel, combine l’ancien et le nouveau.
L’école hérophilienne dura plus de deux siècles à Alexandrie,
puis elle émigra en Asie Mineure, près de Laodicée autour d’un
temple. Il semble qu’à cette occasion elle se dota de structures
institutionnelles plus fortes, peut-être parce que la proximité du
temple l’y incitait, plus sûrement pour se conformer au modèle qui
était devenu dominant. Du point de vue théorique, les hérophiliens
maintinrent la tradition de la médecine « rationnelle » issue
d’Hippocrate, et furent ainsi classés parmi les « Dogmatiques ». Ils
conservèrent et développèrent aussi la riche pharmacopée mise au
point par leur maître ; la plupart d’entre eux restèrent fidèles à
l’examen du pouls comme moyen primordial de diagnostic. En
revanche, la pratique de la dissection semble avoir été abandonnée
très tôt. Mais l’école hérophilienne a connu l’un des accidents les
plus communs à toutes les écoles, philosophiques et médicales : la
trahison. Un hérophilien dissident, Philinos de Cos, fonda la secte
empirique. La médecine est alors vraiment entrée dans une ère
nouvelle.
On dit d’ordinaire que la vie médicale antique, à partir de la fin
de l’époque hellénistique, a été dominée par la rivalité des trois
grandes écoles, l’école dogmatique, l’école empirique, l’école
méthodiste, auxquelles on ajoute parfois une école dite
« pneumatiste » parce qu’elle insistait sur l’importance du souffle
vital (pneuma), expliquant les maladies par les accidents de ce
pneuma devenu trop chaud, trop froid, trop rapide, trop lent, trop
lourd, trop léger…, et s’efforçant de les guérir en corrigeant ces
troubles, le chaud par le froid, etc. En fait, ces sectes ne sont pas des
cas particuliers d’un même modèle.
L’école dogmatique – également appelée rationaliste – n’existe
pas, car aucun médecin ne s’est jamais déclaré « dogmatique ». Ce
sont leurs adversaires d’abord, les historiens et les doxographes
ensuite, qui les ont ainsi nommés. Nous avons vu plus haut que cette
double tradition, critique et historique, plaçait Hérophile dans cette
école qu’elle fait remonter à Hippocrate lui-même. Les Empiriques,
au contraire, se constituent en école, au sens fort du terme, du fait de
leur rivalité avec les Hérophiliens qui constituaient une « proto-école »,
rivalité d’autant plus acerbe que le fondateur de la secte empirique
était un Hérophilien dissident. La critique que les Empiriques
adressent aux « Dogmatiques » est avant tout gnoséologique, et
Galien, non sans malice, prétend qu’ils s’entendaient souvent sur le
traitement à administrer à tel malade, s’opposant seulement sur la
méthode qui fondait ce traitement, ce qui, somme toute, s’accorde
bien avec ce qui a été dit plus haut du caractère composite de la
médecine hellénistique. Pour les Empiriques, les causes cachées sont
inconnaissables. Selon eux, seule l’expérience peut nous indiquer le
traitement propre à telle maladie. De ce fait, la médecine n’est plus
une science. Certes, il ne s’agit pas seulement de l’expérience d’un
seul individu, puisque les Empiriques reconnaissent comme valide
le recours à ce qu’ils appellent l’historia, c’est-à-dire à l’expérience
cumulée des médecins antérieurs telle qu’elle se transmet dans
l’enseignement oral et dans les recueils d’observations. De même
l’expérience portant sur chaque cas peut être étendue, puisque les
Empiriques n’interdisent pas le « passage au semblable » qui permet
d’appliquer à un organe ce qui a été observé pour un autre, ou à une
drogue ce qui a été expérimenté pour une autre. L’influence de la
philosophie sceptique sur les médecins empiriques, que ce soit celle
des Pyrrhoniens ou celle de l’Académie sceptique d’Arcésilas, a paru
aller de soi à beaucoup de commentateurs. En fait cette question, très
difficile, est loin d’être tranchée, comme beaucoup d’autres
d’ailleurs : l’histoire de l’école empirique reste à faire, entreprise qui
se heurte à de multiples obstacles dont le moindre n’est pas une
prévention tenace des historiens modernes à l’encontre des médecins
empiriques.
La lecture attentive des témoignages, et notamment de ceux de
Galien, nous montre des différences significatives entre les médecins
empiriques. Ainsi Philinos avait pris une position extrémiste en
refusant de considérer même ce que la tradition appelle les causes
évidentes : blessures, excès alimentaires… De même, si tous les
Empiriques adhéraient formellement au même précepte, selon lequel
il fallait rejeter le recours à des arguments rationnels en médecine,
tous les membres de la secte étaient loin de s’entendre sur le sens
exact de cette proposition. Si un médecin comme Sérapion
d’Alexandrie (IIIe-IIe siècle avant J.-C.), que Celse donne comme le
fondateur de l’école empirique, condamnait tout usage du
raisonnement en matière de médecine, certains Empiriques
postérieurs, comme Héraclide de Tarente (Ier siècle avant J.-C.),
n’étaient pas aussi absolus. Ils préconisaient une sorte de
raisonnement qu’ils appelaient « épilogisme » et qu’ils opposaient à
l’« analogisme » des Dogmatiques. L’épilogisme, outre ses vertus
réfutatives quand le médecin empirique est face à ses adversaires,
peut nous permettre de découvrir des phénomènes et des relations
cachées, mais uniquement des phénomènes et des relations qui, dans
d’autres circonstances, peuvent être observés. Ce qui demeure donc,
c’est le refus de passer par inférence de l’observation sensible à des
entités saisissables par la seule raison. Avec Ménodote (Ier-IIe siècle de
notre ère), l’empirisme arrive à un usage inductif de la raison qui
présente une allure très moderne.
Il faut prendre les Empiriques au sérieux. Ce ne sont ni des
Sophistes qui cherchent à réaliser un tour de force dialectique – bâtir
un système médical qui ne recourt en rien à la raison –, ni des
réactionnaires qui regrettent la médecine archaïque antérieure à la
médecine rationnelle. Ce sont des médecins qui adressent aux
systèmes nosologiques antérieurs ou contemporains des critiques
aux accents à la fois positivistes et bachelardiens. Il ne s’agit pas
d’inciter les médecins à se conduire comme des animaux sans raison,
mais de refuser ce que les philosophes appellent la démonstration
(apodeixis). Ainsi a-t-on beaucoup critiqué le refus empirique de
l’anatomie, et notamment de la dissection. Mais n’ont-ils pas tout
simplement mis le doigt sur la contradiction, signalée plus haut,
entre la virtuosité théorique de la nouvelle médecine et son
incapacité à percevoir les dividendes thérapeutiques de cette
virtuosité ?
La troisième des grandes écoles médicales de l’Antiquité, l’école
méthodiste, a été fondée par des médecins qui, tout en étant aussi
antidogmatiques que les Empiriques, ne se satisfaisaient pas de la
critique empirique du dogmatisme. Les Anciens eux-mêmes ne sont
pas d’accord sur l’identité du fondateur de l’école méthodiste. Pour
les uns, c’est Thémison de Laodicée, au Ier siècle avant J.-C., pour
d’autres Thessalos de Tralles au Ier siècle de l’ère chrétienne. Malgré
quelques travaux pionniers, comme le De Medicina Methodica de
Prosper Alpinus (1611) et l’Histoire de la médecine de Daniel Leclec
(1723), ce n’est qu’aujourd’hui que l’on aperçoit l’intérêt d’un
système médical qui, dès l’Antiquité, a été l’objet de vives attaques,
de la part de Galien notamment. Des travaux importants sont donc
assurément à venir : l’historien du méthodisme dispose de textes
entiers de médecins méthodistes, comme ceux de Soranos d’Éphèse
(Ier-IIe siècle après J.-C.) ou de Cælius Aurelianus (peut-être Ve siècle),
bien que nous n’ayons pas conservé d’exposé de la doctrine en elle-
même venant d’un médecin méthodiste.
Comme les Empiriques, les Méthodistes pensent que le médecin
doit se passer d’expliquer les états morbides en inférant des réalités
cachées à partir de réalités évidentes. Ils adoptent pourtant une
attitude différente face à ces réalités cachées : alors que les
Empiriques soutiennent que ces réalités n’existent pas, les
Méthodistes ne se prononcent pas sur ce point et disent que ces
réalités cachées, qu’elles existent ou non, sont inutiles au médecin.
Ils reprennent certaines notions « dogmatiques », mais en leur
donnant un sens nouveau. Ainsi pour l’« indication » (endeixis), qui
était pour les Dogmatiques la faculté qu’ont certains phénomènes
d’indiquer certaines entités ou relations inaccessibles aux sens. C’est
ce que dit Galien : « Bien qu’ils [les Méthodistes] s’intéressent
surtout aux phénomènes [comme les Empiriques], ils s’en séparent
par l’emploi de l’indication » ; pourtant, l’indication méthodiste n’est
pas l’indication dogmatique, « en ce qu’elle vient des choses
apparentes », alors que les Dogmatiques tirent les indications des
causes, qui ne sont pas manifestes. En fait, l’emploi du terme
« indication » par les Méthodistes s’applique à une seule situation,
celle de l’indication d’un remède par un état pathologique, alors que
dans la philosophie dogmatique il peut y avoir, suivant un exemple
fameux, indication de l’âme par le mouvement. L’emploi du terme
« indication » chez les Dogmatiques et les Méthodistes relève donc
de l’homonymie plutôt que de la communauté de concept.
La différence entre Méthodistes et Empiriques vient
principalement de ce que pour les premiers le traitement d’un état
pathologique n’est pas découvert expérimentalement (par
expérience directe ou procédure inductive reposant en dernier lieu
sur la perception sensible). L’idée centrale du méthodisme est que
l’affection est de soi-même indicative du traitement : la soif est par
elle-même indicative de son remède qui est de boire. Mais comment
lire ce que le symptôme manifeste ? À travers une construction
conceptuelle unique et universellement applicable, celle des
« communautés évidentes ».
Il y a là une doctrine complexe, finalement mal connue, et qui
n’est pas restée la même durant toute l’histoire de l’école méthodiste.
Ainsi le nombre des communautés a varié, notamment quand
certains Méthodistes ont introduit les « communautés
thérapeutiques ». Nous nous en tiendrons donc à la doctrine qui
semble la plus avérée ; il y a trois communautés (koinotètes) : le
resserré (stegnon), le relâché (roôdes), le mixte (épiplokè). Tout état
pathologique du corps vient d’un état de resserrement, d’un état de
relâchement ou d’un état mixte. Ce qui suppose que le corps lui-
même puisse être décrit en termes de condensation et de raréfaction.
Ainsi les Méthodistes pensent-ils surmonter l’obstacle, à la fois
pratique et épistémologique, du phénoménisme. C’est ce
qu’explique bien Galien : il se peut que les symptômes soient les
mêmes et qu’il ne faille pas employer le même traitement, ou qu’il
faille employer le même traitement dans des affections
apparemment différentes. Les exemples sont intéressants : il ne faut
pas employer le même traitement pour une même affection « comme
dans le cas de la phrénitis, pour l’affection qui vient du resserrement
et pour celle qui vient du relâchement », alors qu’on emploiera le
même traitement pour la pleuritis et la phrénitis « si elles sont toutes
deux effets du resserrement » (De optima secta, chap. XXI).
Cependant, pour les Méthodistes, il n’y a pas que les
« communautés apparentes » qui soient indicatives du traitement à
appliquer (un état resserré demande un relâchement pour le faire
cesser…). Ils tiennent également compte de la phase d’évolution
dans laquelle la maladie se trouve, mais selon une « grille »
prédéterminée, valable dans tous les cas : toute maladie a un
commencement (archè), une augmentation (auxèsis, épidosis), un point
culminant (acmè), un déclin (parakmè, anésis).
Mais d’où viennent les « communautés apparentes » ? Lisons
Galien : « Ils n’entendent pas “apparent” [dans l’expression
“communautés apparentes”] au sens de ce qui est saisi par les sens.
En effet aucune disposition [il s’agit sans doute du resserré, etc.]
n’est saisie par les sens, mais ils appellent apparent ce qui est
saisissable par soi-même, même si cela ne tombe pas sous les sens. »
Et l’auteur d’ajouter que pour les Méthodistes, « apparent »
(phainomenon) est « à peu près » synonyme d’« évident » (énargès).
Autrement dit, les communautés apparentes échappent à deux
reproches : celui d’être saisies par les sens, avec toutes les
incertitudes qui s’attachent à la connaissance sensible, et celui d’être
rationnellement établies à partir de signes indicatifs.
Des exposés du méthodisme, on retire généralement l’impression
que l’on a affaire à une spéculation absurde sinon grotesque, et le
compte rendu malveillant de Galien, notre source principale, y est
pour beaucoup. Leur adoption de la théorie des communautés
évidentes a amené les Méthodistes à soutenir des paradoxes qui ont
choqué leurs contemporains. Ainsi disaient-ils qu’il est inutile de
tenir compte des symptômes et des circonstances – âge, sexe,
environnement, etc. – pour proposer un traitement. En fait, les
Méthodistes ont tenté de mettre sur pied un véritable empirisme en
repensant le rôle de la perception sensible dans la théorie et la
pratique médicales. Ils ont refusé de choisir entre un pur empirisme,
qui se révèle intenable, et un rationalisme a prioriste ; ils ont compris
que le programme dogmatique articule des réalités hétérogènes, et
qu’il n’y a pas vraiment de communication possible entre les causes
générales imaginées par les théoriciens et la pratique médicale.
L’un des traits principaux de la nouvelle médecine qui s’est
développée après Hérophile se lit dans la modification que subit
l’exposé des données pathologiques. Elle sera surtout sensible à
partir de la fin du IIe siècle avant J.-C. Commence alors, et pour de
nombreux siècles, le temps des nosographies : il s’agit de définir des
entités nosologiques en les classant par genres et espèces, le médecin
ayant alors à décider, face à la réunion (syndromè) des symptômes
offerts par le malade, à quelle maladie il a affaire. Même s’il est
difficile de dégager les lignes d’un exposé type utilisé par les auteurs
de ces nosographies, il semble bien que l’on y retrouve souvent les
mêmes rubriques : description des symptômes, avis des autres
médecins sur la maladie, thérapeutique, et, la plupart du temps,
explication des symptômes en recourant au « système médical »
auquel l’auteur adhère. Cette démarche diffère beaucoup de celle
que l’on trouve dans les Épidémies de la Collection hippocratique, et
l’on a pu dire que la médecine était passée d’une part de la
description de malades – cas particuliers n’ayant de sens que par la
réunion de tous leurs symptômes particuliers dans des conditions
particulières – à la description de maladies, et d’autre part du
pronostic au diagnostic. Il ne faut certes pas oublier qu’il y avait
dans la Collection hippocratique des traités décrivant des maladies –
nous avons cité plus haut un exemple tiré de Maladies II –, et que le
pronostic hippocratique est, d’une certaine manière, diagnostique,
mais le changement n’en est pas moins profond. Dans les
nosographies, la délimitation des maladies se fait notamment selon
la grande distinction, qui a tant bien que mal survécu jusqu’à nos
jours, entre maladies aiguës et maladies chroniques, qui a peut-être
été introduite par Thémison.
Pourtant, les médecins anciens eux-mêmes ne semblent pas avoir
pris la mesure de la nouveauté de la médecine qu’ils pratiquaient.
De même que nous avions vu cette médecine « nouvelle » s’inventer
une ascendance hippocratique, comme le montre l’habitude que
prennent les médecins de commenter les textes du corpus
hippocratique, de même le changement que l’on vient de mentionner
a-t-il été nié avec constance par les auteurs de nosographies. Ainsi
Galien écrit-il dans son opuscule Que le bon médecin est aussi
philosophe : « Quand on ne sait pas diviser les maladies en espèces et
en genres, il en résulte qu’on se trompe dans les indications
thérapeutiques ; c’est Hippocrate qui l’enseigne lorsqu’il nous invite
à suivre la méthode rationnelle. »

Une médecine rationnelle mais


non scientifique

Cette médecine, dont la mise en place commence avec Hérophile,


ne subira plus guère de modifications jusqu’à la fin de l’Antiquité.
Médecine rationnelle, elle présente néanmoins de nombreux traits
communs avec les spéculations préscientifiques, et notamment une
inflation théorique qui est, en réalité, le cache-misère de son
impuissance pratique.
D’un point de vue moderne, la théorie médicale ancienne
présente deux faces fort dissemblables. À partir du IIIe siècle avant J.-
C., une connaissance remarquable du corps humain a été acquise par
l’observation et l’expérience, expérience accidentelle quand le corps
blessé révèle ses structures et ses fonctions cachées, expérience
provoquée dans le cas de l’anatomie et la vivisection humaines puis
animales. Le squelette est bien connu, à quelques petites exceptions
près, étonnantes pour les modernes, mais qui viennent sans doute
du recours à l’expérimentation animale. Les muscles, ignorés par
Aristote qui attribue le mouvement des membres à un système de
transmission par des « tendons », sont reconnus. Les grands
« systèmes » sont bien repérés. Dans le système circulatoire, on
distingue veines et artères, sans pourtant parvenir à l’idée d’une
véritable circulation du sang : pour les Anciens, le sang qui circule
dans les vaisseaux s’amasse dans le corps pour donner les « chairs »
et doit être sans cesse reproduit à partir d’une élaboration de la
nourriture ; c’est, en gros, la théorie d’Aristote. En revanche, la
description du système nerveux, avec la distinction entre nerfs
sensitifs et nerfs moteurs à la suite d’expériences de vivisection, est
un progrès décisif de la médecine hellénistique. Le système nerveux
central est fort bien décrit, mais on n’a pas la moindre idée de son
mode de fonctionnement. L’anatomie pulmonaire a fait d’énormes
progrès, mais là non plus on ne comprend absolument pas à quoi
sert la respiration, et la plupart des médecins pensent qu’elle a pour
but de refroidir le corps. Les fonctions restent évidemment obscures,
comme nous venons de le voir dans le cas des fonctions cérébrales et
de la respiration : la digestion est généralement pensée comme
coction ou broyage, les glandes ne sont pas conçues comme des
organes de sécrétion mais comme des excroissances spongieuses
destinées à attirer les liquides en excès dans le corps, etc.
Les conséquences thérapeutiques de ces découvertes sont
finalement assez minces, et si, comme nous l’avons vu plus haut, les
médecins en restent généralement à la vieille pharmacopée
hippocratique, c’est parce que les découvertes positives qu’ils
avaient faites sur le corps humain ne pouvaient pas apporter de
bouleversement dans le traitement. Il semble, pourtant, qu’à
l’époque de Galien, des progrès importants avaient été faits en
chirurgie et dans des domaines aussi délicats que l’odontologie ou
l’ophtalmologie, mais la trépanation, la réduction des luxations et
des fractures existent depuis le temps d’Hippocrate. Quant à la
médication, si des fébrifuges assez efficaces semblent avoir été
utilisés depuis assez longtemps, tout ce qui ressemblerait à un
traitement désinfectant était rendu impossible par l’ignorance même
de la notion d’infection.
L’autre face de la théorie médicale antique se lit dans les liens
entre la médecine et ce que nous appelons la biologie. L’impossibilité
à laquelle les médecins se heurtaient de traduire thérapeutiquement
les découvertes qu’ils effectuaient en anatomie et en physiologie ne
les a pas empêchés d’asseoir leur thérapeutique sur des
considérations théoriques qui supposaient elles-mêmes une certaine
image du corps humain et de son fonctionnement. Ainsi Érasistrate
explique-t-il la fièvre par le passage difficile du sang dans des
vaisseaux partiellement obstrués par une pléthore quelconque.
Galien, dans une synthèse qui allie la théorie humorale
hippocratique, le finalisme aristotélicien et la physiologie du Timée
de Platon, tisse dans le corps humain un réseau de correspondances
entre organes, fonctions, humeurs et monde extérieur qui dominera
la médecine occidentale et arabe jusqu’à la Renaissance. Ainsi la
médecine, dans sa partie théorique spéculative, reste apparentée à la
spéculation philosophique.
Comme la biologie antique est restée spéculative – elle appartient
à la physique au sens de « philosophie naturelle » –, il était
impossible qu’elle profitât des nombreuses corrections que les
observations et les expériences des anatomistes avaient apportées
aux descriptions aristotéliciennes. Bachelard et bien d’autres ont
montré qu’une construction intellectuelle de ce type n’est pas
susceptible de rectification ou d’invalidation à partir de résultats
expérimentaux, qu’elle trouve toujours le moyen de réduire et
d’intégrer. Tout au plus une position intenable comme le
cardiocentrisme a-t-elle été abandonnée même par des penseurs
aristotélisants comme Galien. Les médecins eux aussi ont continué à
construire des systèmes d’explications généraux – qu’on pourrait
dire de biologie médicale –, qui ne pouvaient évidemment pas
trouver d’application pratique. Les critiques, empirique puis
méthodiste, ont voulu donner un coup d’arrêt à cette folie
spéculative. Celle-ci n’en caractérise pas moins la médecine antique,
et la situe décidément dans un univers mental différent de celui de la
science moderne.
Pierre PELLEGRIN
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Textes et traductions
HIPPOCRATE, De l’art médical, traduction Émile Littré, textes présentés,
commentés et annotés par Danielle Gourevitch, Paris, LGF, coll. « Le
Livre de Poche », 1994.
STADEN, Heinrich von, Herophilus. The Art of Medicine in Early
Alexandria, Cambridge University Press, 1989.
DEICHGRÄBER, Karl, Die griechische Empirikerschule. Sammlung der
Fragmente und Darstellung der Lehre, Berlin, Weidmann, 1930.

Études
BOURGEY, Louis, Observation et expérience chez les médecins de la
Collection hippocratique, Paris, Vrin, 1953.
GRMEK, Mirko D., Les Maladies à l’aube de la civilisation occidentale,
Paris, Payot, 1983.
GRMEK, Mirko D. (dir.), Histoire de la pensée médicale en Occident. T. I,
Antiquité et Moyen Âge, Paris, Le Seuil, 1995.
JOUANNA, Jacques, Hippocrate, Paris, Fayard, 1992.
LLOYD, Geoffrey E.R., Magie, raison et expérience. Origine et
développement de la science grecque, trad. J. Carlier et F. Regnot, Paris,
Flammarion, 1990.
—, Science, Folklore and Ideology. Studies in the Life Sciences in Ancient
Greece, Cambridge University Press, 1983.
PIGEAUD, Jacky, Folies et cures de la folie chez les médecins de l’Antiquité
gréco-romaine : la manie, Paris, Les Belles Lettres, 1987.
—, La Maladie de l’âme : étude sur la relation de l’âme et du corps dans la
tradition médico-philosophique antique, Paris, Les Belles Lettres, 1989.
VITRAC, Bernard, Médecine et philosophie au temps d’Hippocrate, Presses
universitaires de Vincennes, 1989.
Poétique

Dès l’origine, la poésie a été reconnue pour son pouvoir et sa


force, grâce à sa capacité d’évoquer certaines émotions et de les
rendre communicatives. On se souvient, au chant I de l’Odyssée, au
début du festin des prétendants, combien est insupportable à
Pénélope l’évocation par l’aède Phémios des retours de Troie :
« Phémios, tu connais, pour charmer les humains, bien d’autres aventures dans la geste
des dieux et des héros que vont célébrant les aèdes… Chante-leur en quelqu’une et
qu’on boive en silence ! Mais ne continue pas ce récit de malheur, dont toujours en mon
sein, mon cœur est torturé. Sur moi, il est si lourd, le deuil intolérable ! »
(Vers 337 à 342, d’après la traduction de Victor
Bérard.)

De même, au chant VIII, lors de la fête chez Alkinoos, lorsque


l’aède phéacien prélude et entame, à la demande d’Ulysse, le récit de
la prise et de la chute de la ville, ce dernier, entendant là évoquer ses
compagnons et leurs faits d’armes, ne peut s’empêcher de pleurer.
Ce qui l’amène à se trahir et à révéler à ses hôtes sa vraie identité.
Ainsi l’anamnèse ou l’anticipation peuvent conduire aux larmes et,
parallèlement, réveiller l’une ou l’autre vérité.
Quel plus bel hommage imaginer que ce double témoignage de
l’induction émotive insérée dans la trame même du récit en train de
se faire ? Quoi de plus moderne aussi que cette réflexion en miroir
où l’œuvre narrative vient se commenter et se justifier
naturellement, tout en dynamisant le récit en cours ?
Au reste, il n’est pas indifférent que le témoignage précis de
l’imparable efficacité émotionnelle et affective de la diction poétique
nous soit apporté par Ulysse et Pénélope, les deux protagonistes de
l’Odyssée.
L’autre vecteur, dont les poètes eux-mêmes témoignent, est la
volonté de style, le Kunstwollen, conçu comme une composante
inséparable de leur démarche expressive. Théognis de Mégare est
sans doute le premier à nous en parler, lorsqu’il évoque l’inimitable
« cachet » imposé par lui à chacune de ses œuvres :
Cyrnos, puissent ces vers prémédités porter
Mon sceau, pour que jamais n’échappe le voleur
Ou qui voudrait en corrompre l’aloi
Chacun dirait : “ce sont des vers de Théognis
Le mégarien, célèbre en toute autre région”. […]

(I, 19-23)

Phocylide quant à lui recourra pour nombre de ses compositions


à la véritable signature qu’est la forme de l’hémistiche formulaire
que l’on sait :
[…] Voici cette œuvre, encore de Phocylide.

Enfin, dans un autre domaine, l’art du pastiche tel que le


pratiqua Platon, dans le Ménéxène, le Phèdre ou le Banquet par
exemple, est comme une mise en abyme de l’effet de style, puisqu’il
renvoie sans cesse à une autre image textuelle émergeant de la trame
ou du dessin. Bien sûr, il s’agit ici de prose et de discours, mais,
comme on le verra, les considérations relatives à la prose d’art, tout
comme à l’effet psychagogique – et non seulement argumentatif –
des discours, sont l’affaire de la poétique.
Les théories du Sophiste Gorgias de Léontion évoquent aussi ces
deux aspects lorsqu’il énonce les règles du discours :
l’argumentation, toujours brillante et relative, pour ne pas dire
relativiste, doit s’accompagner, comme en son Éloge d’Hélène, d’effets
de style des plus concertés : équilibre quantitatif des membres de
phrase (kôla), rapprochement de mots de même racine
(paronomases), rimes ou assonances en fin de membre
(homéotéleutes), etc.
Quant à Platon lui-même, dramaturge et metteur en scène de ses
propres dialogues, comment le prendre au sérieux lorsqu’il fait dire
à Socrate, au Xe livre de La République, qu’il faut bannir Homère et
fustiger les poètes, ces fauteurs de fictions ? On peut trouver là, si
l’on veut, un écho assourdi du rigorisme philosophique qui, depuis
Xénophane, stigmatise l’« immoralité » des dieux homériques, plutôt
qu’une condamnation sérieuse et sans appel, comme on le fait
souvent accroire. Comment expliquer autrement la subtile auto-
ironie qui fait dire à plusieurs reprises à son auteur que le modèle
idéal d’un État juste, tel qu’il est dessiné dans les dix livres qu’on
vient de lire, ne constitue rien de moins que l’exercice d’une fantaisie
verbale, analogue donc aux fictions poétiques et littéraires ?
D’ailleurs, est-il meilleure apologie de la poésie et du poète que l’Ion
confrontant le rhapsode à son inspiration ? Dans ce dialogue, Platon
présente le cas d’un aède récitant des œuvres homériques.
S’accompagnant de la cithare, il va de ville en ville dire en public tel
ou tel morceau de l’Iliade ou de l’Odyssée. Le problème posé est celui
– tout sophistique – de sa compétence et de sa technicité. Doit-il être
guerrier, chasseur, pêcheur, stratège ou artisan s’il veut nous évoquer
de manière convaincante ces diverses activités ? Ou seulement un
bon interprète d’Homère, persuasif par sa seule fougue
enthousiaste ? C’est évidemment cette seconde option qui est
retenue, assortie et enrichie de la clause qui lui fait participer au
pouvoir des dieux. Ce sont les Muses, en effet, qui l’expriment en
premier, elles insufflent leur grâce au poète tandis que l’interprète,
en l’occurrence Ion, le rhapsode, et l’ensemble des auditeurs et des
spectateurs, en sont les participants au sens fort du terme. Ainsi
s’enchaînent les anneaux attirés par la pierre d’Héraclée, ponctue
Platon, recourant à la métaphore justement célèbre qui nous fait voir
dans l’attraction poétique exercée par l’artiste sur son public une
force analogue à celle du magnétisme de l’aimant. Le problème de la
compétence, nécessairement protéiforme, était donc un faux
problème, puisque le seul vrai rôle de l’interprète d’Homère est
d’être disponible afin de bien transmettre le message du poète, qui
vient des Muses, et donc des dieux. Comme le dit Socrate au
rhapsode :
« Et voici la raison de ce que tu me demandes, pourquoi tu es si abondant à propos
d’Homère…, c’est que ta grande compétence en interprétation homérique, ce n’est pas
à la technique que tu la dois, mais à l’inspiration divine. »
(536d.)

Tel était déjà le sens de la protection que réclamait Hésiode,


invoquant au seuil de son œuvre les Muses béotiennes de l’Hélicon.
Démocrite avait affirmé, en son temps, cette forme poétique de
l’enthousiasme. Être entheos, « plein du dieu », est une caractéristique
que le poète partage avec ces autres inspirés que sont les prophètes,
bacchantes et pythonisses. Écoutons-le :
« Tout ce qu’un poète écrit par enthousiasme et par esprit sacré devient chef-d’œuvre »
(fr. 18).

Cette sorte de délire sacré n’est d’ailleurs pas sans accointances


poétiques. Ainsi en témoignent, chez Platon encore, l’Ion, le Banquet
et le Phèdre. On pense notamment à la prière, adressée à Pan et aux
Nymphes, qui sert d’ouverture et de clausule à ce dernier dialogue,
l’un des plus inspirés, qui lui aussi nous parle d’amour et de vraie
éloquence. La « folie » poétique figure ainsi, à côté de celle d’Éros ou
de l’inspiration sacrée, et parallèlement à elles, comme une haute
valeur ontologique, procédant à la fois du muthos et de la vérité qui
s’y exprime. Les Bacchantes d’Euripide incarnent exemplairement cet
aspect irrationnel et inspiré de l’âme grecque. Dionysos, dieu de
l’extase, est à l’origine du dithyrambe et de la tragédie, ne l’oublions
pas. Quant à Orphée, dont le mythe est si souvent sollicité, il est
l’incarnation même du lyrisme, complémentaire de la musique
orgiastique, propre au culte dionysiaque. Le chantre de Thrace fait,
dès l’époque archaïque, figure d’initié puisqu’il a pu, par la pureté
de son chant, franchir les portes de la mort. Il est ainsi l’avatar du
thème apollinien de la création continuée, car son chant, capable de
charmer tous les règnes du vivant depuis les rocs abrupts jusqu’aux
fauves les plus sauvages, assure à lui seul la cohésion du cosmos et
l’harmonie universelle. Pythagore n’en est guère éloigné, lui
l’apollinien, qui mesure et calcule les écarts musicaux des différents
tons de la gamme et les applique à la mesure, également
harmonique, de la distance qui sépare et proportionne les orbites de
ces planètes qui rythment le monde en gravitant autour de nous. Le
modèle mathématique assure ainsi la musique des sphères,
établissant et justifiant toute autre forme de mélodie, par
l’ajustement des écarts sonores, et de rythme, par récurrence,
période ou retour. La poésie et la musique sont, à toute époque,
difficiles à dissocier l’une de l’autre. Elles s’autorisent également des
Muses, sont pareillement psychagogiques et mesurables en leurs
manifestations prosodiques ou harmoniques. La séparation des
médias ne se fera qu’avec les premiers prosateurs, Hécatée ou
Hérodote, soit relativement tard, au début du Ve siècle, ce qui
n’empêchera pas d’ailleurs d’autres genres, lyriques, choraux ou
dramatiques, de rester fidèles à l’antique alliance.
Avec Aristote, la réflexion sur la poésie cesse d’être occasionnelle.
En plus d’un hypothétique traité de jeunesse consacré « aux poètes »,
dont nous avons gardé quelques fragments, le Stagirite est l’auteur
d’une Poétique que l’on peut à juste titre considérer comme le
premier manuel de théorie littéraire dans l’histoire des lettres
occidentales.
Il en vient même, sans la nommer, à désigner cette réalité
littéraire qui se cherche encore un nom :
« Quant à l’art qui ne se sert que de la parole, de la parole nue de la prose ou du mètre
des vers, de type varié ou d’un genre bien déterminé, il est resté jusqu’à ce jour sans
dénomination »
(ch. I).

Il sépare ainsi, dans ce souci des distinguos qui le caractérise, les


arts plastiques, musicaux et « littéraires » selon les moyens qu’ils
utilisent pour réaliser ce qu’il appelle leur « imitation ». Ce terme-clé
de mimesis caractérise en effet toute instauration artistique, toute
représentation figurative, quel qu’en soit le genre. Il ne s’agit donc
pas simplement d’imitation entendue comme mime d’une réalité
extérieure et antérieure, mais de l’essence même de l’activité
artistique. Et lorsque Aristote nous dit, ailleurs, que « l’art imite la
nature », il fait entendre que le processus de l’art (technè) est
analogue à celui de la nature (physis). De même que l’antique entité
naturelle de la physis ne cesse de produire des êtres en tout genre et
de les amener à la vie, ainsi l’art produit et crée, amenant à
l’existence une quantité d’artefacta qui ne sont pas moins lestés de
densité ontologique que les choses qui existent « par nature ». On
peut même les considérer comme préférentiels, par le fait de leur
« fabrication » (poièsis) qui les surcharge d’intellectualité et, parfois,
les sature de contenu émotionnel. C’est ainsi qu’apparaissent, entre
autres, et bien discernés des autres, les produits littéraires
préalablement définis. Et parmi ceux-ci, l’épopée et la tragédie dont
en premier nous entretient le Stagirite, dans la partie, au moins, que
nous avons conservée de son « art poétique » (technè poïètikè).
Les définitions d’entrée ainsi mises en place, relatives aux
moyens, aux objets et à la manière de l’imitation (mimesis) ou plus
précisément de la représentation par laquelle s’exerce la fiction
littéraire, Aristote nous donne, dès le chapitre 6, sa définition de la
tragédie. On y voit apparaître, à côté de la mimesis, l’autre terme-clé
de son esthétique, celui de la katharsis, c’est-à-dire la libération
émotionnelle d’affects suscités par l’acte dramaturgique. Voici ce
texte, justement célèbre :
« On peut dire que la tragédie est l’imitation (mimesis) d’une action sérieuse, complète,
d’une certaine étendue, en une langue agrémentée d’éléments divers, quelle que soit
leur forme selon les parties de la pièce, représentant des personnages sans recourir au
récit, mais en nous les montrant en action, et capable, enfin, par les sentiments de pitié
et de crainte qu’elle évoque en nous, de nous purifier (katharsis) d’affects tels que ceux-
là. »
(ch. 6.)

Cette affirmation de la fiction littéraire constitutive du genre


tragique, alliée à celle de l’effet libératoire – et proprement
psychagogique – qui en émane nous fait retrouver nos deux vecteurs
de la volonté de style, par une mise en forme appropriée, et de
l’induction émotionnelle, ici placée sous le signe apparemment
ambigu de la purification. Le terme utilisé (katharsis) évoque en effet
le lexique religieux ou philosophique dans le sens de lustration et de
prélude à une pureté rituelle ou morale, et simultanément renvoie au
vocabulaire hippocratique et plus généralement médical, dans
l’acception de purge ou de purgation. En fait, sans en nier l’aura
polysémique, il semble qu’il faille ici doter ce terme d’un sens sui
generis, lié à la définition esthétique du genre littéraire, la tragédie,
dont il représente l’efficience, essentielle et fondatrice.
Si nous revenons maintenant brièvement au traité, à son contenu
et à son plan, nous nous rappellerons que si la Poétique pose
d’emblée l’imitation ou fiction représentative (mimesis) comme le
dénominateur commun à tous les arts, Aristote particularise son
propos et l’infléchit aussitôt dans le sens des arts de la parole (ch. 1).
Il précise alors les sujets, nobles, qui sont requis par les genres
épique et tragique (ch. 2), avant d’opposer le récit et l’action directe
comme manières différentielles de la suggestion imitative (ch. 3).
Pour boucler ce bel exorde, il en revient à la mimesis dont il souligne
à la fois le rôle épistémologique, le ressort hédonique et le statut
paradoxal qui nous fait aimer « même des images de cadavres »
(ch. 4).
Il évoque ensuite la comédie et ses origines, se promettant d’y
revenir ultérieurement. Il ajoute, comme une incidente, l’exigence
théâtrale d’une action dont la fiction se bouclerait dans le temps
d’une révolution solaire. Il n’y reviendra plus, mais on en fera la
fameuse unité de temps (ch. 5).
Entrant alors dans le vif d’un premier développement, le
Stagirite cherche à enserrer l’essence (ousia) de la tragédie dans la
définition que nous avons vue, avant d’en énumérer les parties
constitutives : la fable, les caractères, la diction, le raisonnement, la
musique et la mise en scène. Le professeur va désormais s’en tenir
au plan ainsi tracé et nous parler successivement de l’arrangement
des faits (sustasis tôn pragmatôn) qui sera nécessairement unifié
autour d’une seule action maîtresse et d’un seul personnage
principal (comme dans l’Iliade, l’Odyssée ou Œdipe-Roi). Ces
considérations qui occupent les chapitres 7 à 14 incluent
d’importantes remarques, tels cet indispensable mariage du
vraisemblable et de la nécessité interne dans le développement du
canevas (ch. 9), la différenciation de schèmes simples ou complexes,
s’assortissant de péripéties et de reconnaissances (ch. 10-11). Pareils
coups de théâtre, issus de l’arrangement même des faits, produiront
à bon escient les affects de pitié et de crainte qui sont, comme on l’a
vu, la pierre de touche du genre tragique (ch. 13-14) dont on venait
de nous rappeler (ch. 12) les éléments formels (prologue, parodos,
stasima, etc.).
On en arrive alors à l’examen des caractères dont l’exigence
d’élévation et de noblesse nous est rappelée, de même que la source,
obligatoirement mythique et aristocratique (ch. 15). Le professeur se
livre alors à quelques retours en arrière, qui sont autant de mises au
point. Il revient sur le sujet de la reconnaissance (ch. 16) dont il
distingue les différentes possibilités, préférant celles qui seront
directement issues de l’arrangement des faits. Il réaffirme la
prééminence de l’unité d’action, condition d’une bonne mise en
scène (ch. 17), avant d’appliquer à nouveau ce principe au
dénouement (ch. 18) dont la bonne sanction, on s’en souvient (ch. 13
et 14), fera passer du bonheur au malheur, et comme par une
nécessité interne ignorée de lui seul, un homme moyen, bien que
noble, qui fut l’auteur jadis d’une faute notoire et oubliée (hamartia).
On aura reconnu au passage l’ombre du redoutable et pitoyable
Œdipe.
La mise en scène une fois réduite (ch. 17) à sa dépendance de la
composition unitaire comme au résultat d’une bonne visualisation
d’ensemble, tout comme la musique, suffisamment évoquée dans les
premiers chapitres (ainsi que, bientôt, dans le VIIIe livre de la
Politique), il ne restait plus à envisager que le raisonnement,
concernant la mise en forme logique des discours argumentatifs
selon le lieu d’où parlent les acteurs et leur condition. Aristote nous
renvoie alors à la Rhétorique.
Quant à la diction, concernant l’écriture proprement dite et les
effets de style, l’auteur donne carrière à une ample digression de
trois chapitres (ch. 20 à 22) où il sera successivement question de
phonétique, de linguistique, de grammaire et de prosodie. Vient
ensuite l’examen des effets proprement dits : les mots rares, les
ornements, la métaphore. Cette dernière est admirablement définie
(ch. 21) comme un mixte dû au passage d’un même terme dans les
catégories du genre et de l’espèce, voire d’une analogie groupant
deux à deux des termes disparates : on dira ainsi, par référence à
Arès, que la coupe est le bouclier de Dionysos ou encore, par
référence à la révolution solaire, que le soir est la vieillesse du jour,
de même que la vieillesse est le couchant de la vie.
Le chapitre 22 constitue à lui seul l’ébauche d’une série de
« problèmes » où les exemples de barbarismes et de solécismes
côtoient les ingrédients du style élevé que sont les allongements, les
inversions et les insertions de tournures dialectales.
Après ces trois chapitres, riches et difficiles, mais que rien ne
nous permet d’isoler d’un développement parfaitement annoncé,
l’auteur passe à l’examen du genre épique. Le rythme de l’exposé s’y
amplifie tout en s’accélérant, des critères du genre à l’unité d’action
(ch. 23-24), en passant à nouveau par l’esquisse d’une série de
« problèmes » historiques et techniques (ch. 25) jusqu’à la belle
comparaison esthétique des mérites respectifs des deux genres
traités (ch. 26). En résulte une prééminence de la tragédie, pour sa
plus grande vivacité de présentation et le fait que l’unité d’action lui
soit plus naturelle :
« On peut donc dire qu’elle a absolument le même nombre de qualités que l’épopée
(elle peut d’ailleurs se servir du même type de vers), et y ajouter un large recours à la
musique (et au spectacle) qui enrichit des plus vivement le plaisir qu’elle produit. La
vivacité de ce plaisir, au reste, elle le procure autant par la lecture que par la
représentation. J’ajoute que la tragédie atteint encore le but de l’imitation en un espace
plus bref, car une œuvre qui est plus ramassée plaît mieux que si elle s’étend sur une
durée considérable, ce qui serait le cas si l’on transposait l’ Œdipe de Sophocle en autant
de vers qu’il y en a dans l’Iliade »
(ch. 26).

Et le texte s’arrête, quelques lignes plus loin, sur le point d’orgue


bien connu : « J’en termine ainsi avec la tragédie et l’épopée… »
Les développements qui devaient suivre, concernant la comédie,
le dithyrambe et, peut-être, le lyrisme poétique et musical, semblent
irrémédiablement perdus.
Par certains de ses aspects techniques, et notamment l’examen de
problèmes précis posés par différents passages de l’Iliade et de
l’Odyssée, la Poétique d’Aristote annonce, et inspire en partie, les
travaux de philologie homérique dont il faut à présent parler. Dès le
e
III siècle avant notre ère, on voit fleurir à Alexandrie, dans le cadre
du Mouseion et de sa somptueuse bibliothèque, toute une école
littéraire dont les principaux représentants, à la suite de Zénodote et
de Callimaque, vont se faire les spécialistes des œuvres d’Homère.
Ils en donnent éditions et commentaires, dont nous n’avons gardé
que des traces indirectes, mais qui n’en sont pas moins révélatrices.
Le principal scholarque en fut Aristophane de Byzance, auteur d’une
édition critique des deux épopées, dont il émonde le texte encombré
apparemment de nombreuses scories. Son illustre successeur,
Aristarque de Samothrace, produira au siècle suivant la première
vulgate du texte homérique avec sa répartition en chants et en
nombre de vers qui sera désormais traditionnelle, puisqu’on
s’accorde à en retrouver la trace dans nos principaux manuscrits
médiévaux, le Venetus A, du Xe siècle et le Venetus B, du XIe
notamment. On considère que les abondantes scolies qui
accompagnent le texte de ces manuscrits représentent l’état du
commentaire alexandrin d’Aristarque, pour le Venetus A surtout. Son
homologue du XIe siècle, le Venetus B, aurait, lui, gardé la trace de
commentaires plus symboliques, issus de l’école de Pergame, rivale
de celle d’Alexandrie. L’auteur en serait un certain Cratès de Mallos,
contemporain et rival pergaménien d’Aristarque.
On voit ainsi, autour et à propos d’Homère, se développer tout
un savoir philologique et historique, qui n’est pas sans relations avec
les préoccupations logiques et linguistiques du premier stoïcisme. Ce
genre de préoccupations se retrouvera d’ailleurs encore, en pleine
époque impériale, entre Auguste et Hadrien, chez des auteurs tels
que Didyme, Aristonicos, Hérodien et Nicanor. Ils sont en tout cas
les « quatre » sous le nom desquels circule un anonyme, appelé le
« Résumé des quatre », passé lui aussi, en partie, dans les fameuses
scolies du Venetus A. On mentionnera également, dans cet ordre
d’idées, les Questions homériques de Porphyre de Tyr, au IIIe siècle de
notre ère.
Il faut envisager à présent deux traités d’esthétique littéraire où
nous allons retrouver successivement les deux grandes idées du
style et de l’inspiration. Il s’agit du Peri Hermeneias (« du style ») de
Demetrios, de la fin du IIe siècle avant notre ère et d’un anonyme
intitulé Peri Hypsous (« du sublime ») daté, selon toute probabilité,
du Ier siècle de notre ère.
Pour le premier, il convient d’en retirer l’attribution à Démétrios
de Phalère, l’un des fondateurs de la bibliothèque d’Alexandrie, en
faveur d’un grammairien originaire de Syrie, moins illustre, mais
actif à Alexandrie comme à Athènes, où le jeune Cicéron, futur
défenseur du poète Archias, aurait peut-être pu l’entendre dans son
extrême vieillesse… L’objet du traité, malgré son intitulé que l’on
pouvait comprendre comme l’annonce d’une théorie « de
l’interprétation », concerne bel et bien ce que nous appelons le style.
L’auteur nous offre une quadruple entrée, qui est une sorte de
découpage des différentes possibilités stylistiques, qu’il caractérise
brièvement, en examinant leurs exemples typiques et, à chaque fois,
les formes d’excès à éviter. C’est toujours le même schéma et le
même ordre de présentation que l’on retrouve. Les exemples sont
indifféremment empruntés aux grands auteurs classiques, d’Homère
à Thucydide et à Démosthène, incluant, comme le proposait
Aristote, « le mètre poétique et la parole nue de la prose ». L’effet
d’art en littérature déborde résolument, on le voit, la simple
versification ou « art poétique » au sens restreint du terme.
Ainsi Démétrios passe successivement en revue le « grand
style », nous mettant en garde contre la froideur qu’il peut entraîner,
le style « gracieux », qui charme mais doit éviter de tomber dans
l’afféterie, le style « simple », sorte de « degré zéro de l’écriture »,
menacé parfois de sécheresse, et enfin, le style véhément, ou plus
explicitement le style « terrible » (deinos), qui semble traité de
manière préférentielle par l’auteur. Bien sûr, l’intérêt de la démarche
réside davantage dans la répartition des styles que dans les
exemples, ponctuels et parfois répétitifs, qui s’y manifestent. Ainsi,
l’œuvre de Sappho plusieurs fois évoquée trouve une sorte de
célébration sous divers recoupements : son hyperbole « plus or que
l’or » la fait échapper à la froideur (127), et son usage de l’anaphore,
ou répétition, entraîne des effets toujours empreints de grâce et
d’élégance, qu’elle nous parle d’hyménée ou qu’elle apostrophe
l’étoile Vesper :
Étoile du soir
Toi qui ramènes tout
Toi qui ramènes les brebis
Toi qui ramènes la chèvre
Toi qui ramènes à la mère
Son enfant(141).
Quant au dernier caractère, celui de la terribilità, sans doute le
plus sensible, il convient à présent de le définir brièvement. Ou
plutôt d’en énoncer les ressorts. La brachylogie, d’abord, toute
spartiate, et qui ne doit jamais tomber dans l’énigme. Le meilleur
exemple en serait cette laconique déclaration « Denys, à Corinthe »
qui a pour but de rappeler que le tyran de Syracuse, vaincu et déchu,
avait dû se réduire à vivre du métier d’instituteur, à Corinthe (241) !
Ensuite, des figures telles que l’antithèse, l’harmonie imitative,
l’anaphore, la gradation extrême (klimax), certains mots composés,
les vraies questions (non « rhétoriques »), l’insistance, certains
euphémismes, enfin, ou allusions figurées, sont autant de procédés,
de recours à des figures, permettant d’approcher ou d’atteindre cette
forme de « sublime » non encore énoncée, que l’auteur range sous
l’enseigne de la véhémence ou deinotes (251-300). On l’aura deviné,
l’art de Démosthène est souvent sollicité à titre d’exemple ou
d’échantillon représentatif de cette maniera. La « disgrâce », qui en
serait l’excès négatif, est très rapidement évoquée en fin de traité,
comme par remords ou par provision…
Quant au sublime proprement dit, il apparaît dès l’intitulé de
l’anonyme annoncé plus haut, qui fut longtemps attribué à Cassius
Longin, un rhéteur du IIIe siècle de notre ère, ou, plus pudiquement,
à un pseudo-Longin qu’il vaut mieux remiser au magasin des
erreurs historiques ou des approximations culturelles. Même si
Boileau y croyait encore, ou si quelque imprudent commentateur
contemporain, assurément peu helléniste, peut encore être réduit à
cette opinion, il vaut mieux se ranger aux raisons de la critique
interne ainsi qu’aux arguments de cohérence culturelle qui font de
l’auteur de ce traité, selon l’avis autorisé d’Henri Lebègue, un
contemporain du début du règne de Tibère.
Quoi qu’il en soit, et sans négliger les influences du stoïcisme
moyen des « rhodiens » Panaitios et Posidonios, la mise en place,
très circonstanciée, de cette nouvelle catégorie esthétique que
constitue le sublime (to hypsos, c’est-à-dire « le plus élevé ») appelle
désormais notre vive attention.
L’auteur définit d’emblée son objet comme une force dévastatrice
présente également chez les poètes, les prosateurs et les orateurs et
visant plus au ravissement ou à l’extase qu’à une quelconque force
de raisonnement ou de persuasion. C’est comme la foudre, nous dit-
il, qui disperse tout sur son passage (I, 4). Reste à en définir les
moyens et les formes. L’élévation de la pensée est le premier critère
proposé, mais il doit s’assortir d’effets pathétiques et d’expressions
de l’enthousiasme. La vivacité de l’image et la force de suggestion en
garantissent l’authenticité. Parmi les tropes et les figures, on
privilégiera, pour l’effet de surprise, l’absence de liaisons
(« asyndète »), la rupture de construction (« anacoluthe »), la
distorsion du phrasé avec l’ordre logique (« hyperbate »), la
répétition augmentative et l’effet d’accumulation (« épanaphore » et
« amplification ») et enfin, l’hyperbole et l’apostrophe, qui seront
discrètes et cacheront au maximum leurs effets. Tout cela sera
contrebalancé par un grand souci apporté à la construction, à l’unité
de l’ensemble et à l’ordre successif de présentation des termes. Telle
est d’ailleurs la principale qualité reconnue par l’auteur à ce beau
poème de Sappho, évoquant les tourments et les troubles physiques
de l’amour, que nous avons, grâce à lui, conservé. Rien qu’à ce titre,
le traité mériterait l’appellation de « petit livre d’or » que lui
décernait l’humaniste Casaubon. Voici cet extrait, accompagné de
son commentaire occasionnel :
Je vois comme l’égal des dieux
Cet homme auprès de toi qui vient
S’asseoir et qui peut écouter
Ta tendre voix
Ton rire plein de grâce, à quoi
Le cœur s’étreignit en mon sein.
Car dès que je te vois plus un
Son ne sort de
Ma gorge qui se noue, un feu
Léger s’infiltre sous ma peau
Mes yeux n’y voient plus rien,
Vrombissent mes oreilles
Et la sueur m’inonde, un frisson
Me traverse et plus pâle qu’une
Herbe, je me crois morte ou presque.
Mais il faut tout subir, si…

N’admires-tu pas [ponctue le commentateur], comment d’un seul coup, Sappho va


chercher l’âme, le corps, l’ouïe, la langue, les yeux, le teint, tout comme autant de
choses qui lui sont étrangères et qui se séparent d’elle, comme sous l’alternance de
sentiments contraires, en même temps elle est transie de froid et elle brûle, elle s’égare
et elle est sensée (car elle est soit terrifiée, soit presque morte), si bien que ce n’est pas
une passion qui se manifeste en elle, mais un concours de passions ? Toutes les
épreuves de ce genre, les amants les subissent, mais le choix, comme je l’ai dit, des
traits dominants, et leur union dans un tableau d’ensemble ont créé le sublime. »
(X, 2-3, et pour les quelques lignes de commentaire,
j’emprunte la traduction de Henri Lebègue.)

Par ailleurs, les modèles que se propose – et nous propose –


l’auteur restent Homère, Thucydide, Platon, Euripide et
Démosthène, de préférence aux orateurs, Lysias, Isocrate ou
Hypéride, en qui l’on voit les principaux champions de l’atticisme,
mais auxquels sont ici reconnus pour seuls mérites leur correction,
jugée médiocre, et leur aspect de style lisse, bien policé, où tous les
effets se diluent sous l’action émolliente de liens syntaxiques trop
apparents. L’ampleur de Cicéron, même, n’est qu’un vaste incendie,
comparée au phrasé de Démosthène, qui frappe comme la foudre
(XXXIV, 4).
On l’aura compris, l’un des buts de ce petit traité était de nature
polémique, d’abord contre un certain Cecilius qui avait, peu de
temps auparavant, platement parlé du sujet, mais aussi contre tout
un courant atticiste, annonçant Denys d’Halicarnasse, qui préférait
aux géniales imperfections des tenants du sublime en littérature la
monotone et impeccable tenue d’œuvres aux ambitions et aux
intonations plus modestes, pour ne pas dire plus médiocres.
J’évoquerai enfin la Chrestomathie de Proclus, un auteur du
e
II siècle de notre ère, qui est redevable d’une bonne part de sa
célébrité à celui qui reste, après le patriarche Photius, son meilleur
critique et biographe : Albert Severyns qui fut le savant éditeur,
traducteur et commentateur des précieuses reliques de cette œuvre
de théorie littéraire. C’est en effet d’un « Abrégé » ou d’un « Manuel
de littérature » qu’il s’agit, où l’auteur nous annonce immédiatement
que prose et poésie ont des qualités semblables. Notamment quant
au style, qui est de trois ordres, sans autre spécification : le style
abondant, le style dépouillé et le style moyen. C’est, cependant,
essentiellement de poésie qu’il s’agira, dans le résumé conservé des
deux premiers livres de son traité. La chronologie impose donc que
l’on commence par une évocation de l’épopée où il est surtout
question du contenu des différentes œuvres du cycle troyen, des
« Chants cypriens » à la Télégonie. Viennent ensuite les définitions et
évocations historiques des différents genres poétiques : l’élégie,
l’iambe et la lyrique.
Cette dernière se subdivise en lyrique sacrée, comportant
l’hymne, le péan, le dithyrambe et le nome, tandis que la lyrique
profane couvre l’éloge, l’épinicie ou hommage aux vainqueurs, le
scolion ou chant alterné en usage dans les banquets (symposia) et les
diverses variantes de chants amoureux, épithalames, hyménées et
autres chansons à boire. Différents genres choraux, tels que
parthénées ou daphnéphories, sont encore évoqués en fin de
parcours, avant que s’arrête, nous laissant désormais sur notre faim,
ce résumé des deux premiers livres du « Manuel de littérature » de
Proclos.
Or, ce résumé, œuvre de Photius, contenu dans le codex 239 de sa
« Bibliothèque », est une aubaine tout à fait occasionnelle. Rappelons
que le patriarche, accompagnant au IXe siècle une ambassade
byzantine au Moyen-Orient, avait avec lui un chargement de livres
dont il rédigeait incessamment les comptes rendus à l’adresse de son
frère resté dans la capitale, à moins qu’il n’ait effectué ce travail
qu’après son retour à Constantinople. Bien qu’il n’y traite
nommément d’aucun poète, la place qu’il réserve au manuel de
Proclos nous a permis de l’évoquer ici, avec la piété qui s’impose.
Cette « Bibliothèque » datant de la première renaissance se présente
en effet comme un remarquable et irremplaçable conservatoire des
lettres grecques et byzantines.
Pour en revenir à Proclos, une autre partie de son œuvre, qui est
en fait une « vie d’Homère », nous a été transmise par les scolies des
manuscrits médiévaux mentionnés plus haut. Anecdotique à souhait
et haute en couleur, cette brève Vita Homeri se perd en supputations
sur le lieu d’origine ainsi que la cause et les modalités de la mort du
poète, avant que s’ensuivent, en quelques pages, les meilleurs
sommaires dont nous disposions des épopées du cycle troyen
désormais perdues : les « Chants cypriens » concernant les
prodromes les plus lointains de la guerre de Troie remontant aux
noces de Thétis et de Pélée et à l’apparition d’Éris suscitant la
querelle de la pomme d’or et les trois déesses. On se souvient du
cadeau empoisonné fait à Pâris par Aphrodite : épouser la belle
Hélène et provoquer la guerre. L’épisode du pseudo-sacrifice
d’Iphigénie et de son sauvetage chez les Taures, par la faveur
d’Artémis, est très clairement présenté, ainsi que la feinte folie
d’Ulysse et le rôle de Télèphe, qui guide la flotte jusqu’à Troie. Les
autres épopées perdues – dont s’inspirera Virgile en son Énéide – sont
clairement résumées elles aussi, la « petite Iliade » et la « prise de
Troie » notamment, où apparaissent le « traître » Sinon, le cheval de
bois et certain prêtre Laocoôn…
Enfin, pour terminer le périple par où nous l’avons commencé,
c’est-à-dire par Homère, il convient encore de rappeler le
commentaire byzantin d’Eustathe aux deux épopées, datant du
tournant des XIe et XIIe siècles, soit du début de la seconde renaissance
byzantine, ainsi que les propos de son contemporain Tzetzès dont
l’éloge au poète résume bien en son amorce la grande dévotion
homérique de son temps, qui fait écho au nôtre, du moins en ses
meilleurs moments :
Homère,
Savant en toutes choses
Océan de paroles tout rempli de nectar
Sans aucune salure.

Pierre SOMVILLE
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Textes et traductions
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—, Recherches sur la Chrestomathie de Proclos, Liège/Paris, t. I et II,
1938 ; t. III, 1953 ; t. IV, 1963 ; rééd. en 1977, Paris, Les Belles Lettres.
SOMVILLE, Pierre, Essai sur la Poétique d’Aristote, Paris, Vrin, 1975.
—, Ironie platonicienne à la fin de la « République », dans « Serta
Leodiensia secunda », Mélanges publiés par les Classiques de Liège
à l’occasion du 175e anniversaire de l’Université, Ulg, 1992, p. 445-
450.
VERNANT, Jean-Pierre, et VIDAL-NAQUET, Pierre, Mythe et tragédie en
Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1972.
Rhétorique

Dans l’usage contemporain de toutes les langues européennes


modernes, le terme « rhétorique » est infailliblement péjoratif. De
nos jours, « rhétorique » évoque en gros l’usage abusif et frauduleux
des ressources du langage à des fins intéressées de manipulation,
habituellement dans un contexte politique : témoin l’association
banale des termes de « rhétorique » et de « propagande » quand il
s’agit de disqualifier le discours d’un adversaire. Pourtant, depuis
l’époque de la République romaine jusqu’au début du XIXe siècle au
moins, la rhétorique exerça une telle hégémonie sur la culture
générale comme sur la culture politique que l’homme sans formation
rhétorique pouvait difficilement prétendre avoir de l’éducation.
Qu’est-ce donc que la rhétorique pour avoir subi un destin si
curieux ? Durant sa période prospère, la réponse à cette question,
préservée par une multitude de manuels qui sont apparus dans
l’Antiquité et se sont propagés les siècles suivants sans relâche, est
évidente et indiscutée : la rhétorique est « l’instrument de la
persuasion » et une éducation rhétorique est une éducation à la
maîtrise technique raffinée qui est requise pour produire et évaluer
le discours persuasif, écrit ou oral, allant parfois jusqu’à inclure les
arts visuels, l’architecture et la musique.
Mais les grands représentants latins de la tradition rhétorique,
principalement Cicéron et Quintilien, n’ont ni vécu ni travaillé dans
le désert. Comme dans tant d’autres domaines, les Romains ont
hérité l’idée même de rhétorique – à tout le moins en tant que
concept conscient de soi – des Grecs. Le monde grec classique ne
connut de consensus ni sur la nature ni sur la valeur de la
rhétorique. Il fut au contraire le théâtre d’un vif débat de fond, lancé
à la fin du ~Ve siècle par Gorgias de Léontinoi et mis en forme pour
des siècles par Platon : son attaque polémique souligne que la
« rhétorique » devrait être définie par contraste avec la philosophie
et tente de nous persuader que la comparaison se fait au détriment
de la rhétorique. Puisque la formulation du problème par Platon
domine de si haut la première période, c’est-à-dire la période
grecque, de l’histoire de la rhétorique, seul un examen des thèses de
Gorgias lui-même, puis du dialogue éponyme de Platon, peut
faciliter notre compréhension de l’héritage échu à Aristote, à Cicéron
et, à terme, à nous-mêmes, et de l’usage qui en a été fait.
Qui était Gorgias ? Philostrate, un auteur besogneux de la
seconde sophistique, rapporte que Gorgias est « l’homme à qui,
croyons-nous, l’on doit faire remonter comme à son père l’art des
Sophistes » (Buchheim, tém. 1). La médiocrité de Philostrate est
précisément ce qui rend son opinion valable : elle est typique de la
manière dont Gorgias était considéré dans l’Antiquité tardive. Mais
pourquoi fut-il considéré comme le père de la sophistique ?
Premièrement en raison d’innovations rhétoriques que Gorgias est
supposé avoir réalisées à un niveau technique fondamental.
Deuxièmement, et de manière considérablement plus intéressante,
parce qu’il introduisit la paradoxologia qui comprend à la fois la
pensée paradoxale et l’expression paradoxale. À l’occasion de sa
célèbre ambassade à Athènes où il vint quérir une aide militaire pour
sa cité d’attache, Léontinoi en Sicile, son habileté à parler extempore
lui valut, dit-on, de subjuguer presque tous les principaux hommes
politiques et intellectuels. Des trois témoignages les plus frappants
conservés dans des comptes rendus biographiques largement
anecdotiques, l’un rapporte qu’il fut un pionnier en matière
d’improvisation, si bien que « pénétrant dans le théâtre d’Athènes, il
s’écria : “Donnez-moi un thème !” […] afin de prouver qu’il savait
tout » (tém. 1a) ; un autre, relaté sur un ton apparemment neutre par
son disciple Isocrate, nous apprend que Gorgias accumula une
fortune relativement importante en voyageant de-ci de-là ; ne s’étant
jamais marié et n’ayant jamais eu d’enfant, il évita ainsi les dépenses
civiques et éducatives liées à la condition du citoyen père de famille
(tém. 18). Le troisième enfin note que « parmi les Thessaliens, “parler
en public” finit par se dire “gorgianiser” » (tém. 35).
Ces portraits fragmentaires soulèvent toutes les questions
importantes qui se posent à propos de Gorgias. Pourquoi Gorgias
est-il un « Sophiste » ? Quoi que soit la « sophistique », est-elle
nécessairement liée à la « rhétorique » ? Le sophiste/rhéteur a-t-il
réellement besoin de revendiquer l’omniscience ? Qu’est-ce que
l’aspect « performatif » de la rhétorique (Gorgias sur scène faisant
son effet sur son auditoire) révèle à son sujet ? Le fait qu’Isocrate
refuse toute identité familiale ou civique à Gorgias s’accordant mal
avec le rôle joué par ce dernier dans l’obtention d’une aide
athénienne pour ses concitoyens, comment dès lors la rhétorique se
relie-t-elle à l’activité politique ? Enfin, pour ajouter à la confusion,
nombre de spécialistes joignent à la liste des caractérisations de
Gorgias le titre de « philosophe », habituellement, il est vrai,
seulement à propos des premières étapes de sa carrière. Une lecture
des textes éminemment provocateurs de Gorgias que sont le traité
Du non-être et l’Éloge d’Hélène montrera que cette difficulté à le
classer, loin d’être un problème relevant de la pure pédanterie,
touche au cœur de sa contribution sans égale à l’histoire de la
rhétorique. Mais, puisqu’il est incontestable que Gorgias nous
appelle à réagir à chacune de ces deux œuvres en référence à un
même arrière-plan philosophique, celui que constitue
spécifiquement la grande thèse de Parménide, il nous faut d’abord
tirer quelques informations capitales de ce personnage en qui Platon
a vu le père de la philosophie, pour le mettre en regard de Gorgias,
le père de la rhétorique sophistique.
La déesse de Parménide (qui est la figure de l’autorité dans son
poème) proclame : « Tu dois entendre toutes choses, à la fois le cœur
impassible de l’alêtheiê qui persuade et les opinions des mortels dans
lesquelles il n’est pas de conviction alêthês. » (Coxon, fr. 1.) On
traduit conventionnellement alêtheiê soit par « vérité », soit par
« réalité », et le contexte amène souvent clairement à choisir un
terme plutôt que l’autre : mais le problème ici n’est pas seulement
que Parménide semble confondre le réel et le vrai, mais encore qu’il
semble suggérer que la vérité/réalité est objectivement persuasive.
« Jamais la force de la conviction ne permettra que quelque chose
de plus vienne à être à partir de ce qui n’est pas ; c’est pourquoi la
justice n’a permis ni la génération ni la destruction en desserrant ses
liens, mais elle les maintient serrés. » (fr. 8.) Ces dernières
affirmations ajoutent une dimension paradoxale selon laquelle la
persuasion, traditionnellement opposée à la force, n’est en réalité pas
étrangère à la contrainte de la nécessité : ainsi l’image judiciaire
réapparaît-elle dans la fameuse thèse qui affirme que « la nécessité
puissante tient ce qui est dans les liens d’une limite ». Et ce n’est pas
tout : car la conviction rationnelle semble également agir sur ou, à
tout le moins, avec ce qui est, la déesse associant toujours plus
intimement la réalité et la raison.
Cependant, tandis qu’elle passe de la vérité à l’illusion humaine,
la déesse reconnaît implicitement que la réalité n’est
malheureusement pas la seule à mener les esprits, bien qu’elle
accuse avec insistance le divorce entre fausseté et conviction : « Ici je
mets fin au logos persuasif ainsi qu’à la pensée visant la
réalité/vérité, et désormais apprends donc l’opinion des mortels en
étant attentif au kosmos trompeur de mes mots. » (fr. 8.) Ici, logos
résiste encore davantage à la traduction que alêtheiê. Premièrement,
bien que le terme signifie fréquemment « compte rendu verbal », il
est manifestement ici en totale opposition aux « mots », mettant ainsi
en lumière le caractère logique, rationnel de la vérité.
Deuxièmement, et c’est un point crucial, le débat entre la philosophie
et la rhétorique peut être formulé en termes de conflit sur le sens
même de logos. Qu’est-ce qu’un kosmos ? N’importe quoi d’ordonné
ou d’harmonieux, mais aussi, par une extension évidente, tout ce qui
est accommodé à des fins d’ornementation – d’où « cosmétiques ».
De la même façon qu’un visage peint trompe celui qui le regarde, de
même l’expression qu’emploie la déesse suggère la possibilité
troublante qu’un kosmos de mots – un logos peut-être – puisse
fourvoyer, précisément en ce qu’ils revêtent une apparence attirante
d’ordre.
Ces caractéristiques du discours de Parménide constituent un
contexte essentiel à la compréhension de Gorgias puisque, prises
ensemble, elles formulent des conditions d’argumentation
problématiques qu’il exploite avec habileté. Tout d’abord, même si la
déesse insiste sur le fait que c’est à la force de son logos que
l’auditeur doit céder, il reste que Parménide place son argument
dans la bouche d’une figure d’autorité divine. N’est-ce pas là un
procédé rhétorique plutôt que strictement philosophique ? Encore
une fois, Parménide confond la réalité et la vérité persuasive par le
biais de la contrainte rationnelle, mais la culture grecque oppose
traditionnellement la force et la persuasion ; d’où la difficulté
d’aligner la conviction sur la nécessité comme Parménide le fait
gaillardement. Peut-être personne ne peut-il simplement vouloir
croire (rationnellement) : on doit être amené à croire, idéalement par
un argument valide (cf. Descartes : « Je me porte d’autant plus
librement à une chose que j’y suis poussé par plus de raisons »
[Lettre à Mersenne du 9 février 1645]). Bien entendu, la contrainte
rationnelle n’égale pas nécessairement la force : Gorgias et Platon
reviendront cependant tous deux sur les relations problématiques de
l’une et de l’autre. De plus, quand Parménide distingue le logos des
(simples) mots, il doit vouloir nous faire comprendre que
l’argumentation rationnelle est le seul véhicule de la conviction
authentique, tandis que Gorgias subvertira systématiquement les
prétentions du logos philosophique à exercer ce monopole. Pour finir,
l’exhortation de la déesse à « juger par le logos l’épreuve pleine de
controverse que j’ai exposée » (fr. 7), condense dans une forme
philosophique l’esprit de compétition si présent dans la culture
grecque. La controverse entraîne normalement un vainqueur et un
vaincu : celui qui parvient à persuader son auditoire en fait-il donc
inévitablement sa victime ?
Le traité Du non-être de Gorgias nous est parvenu en deux
versions, l’une conservée par le philosophe sceptique Sextus
Empiricus, l’autre dans le patchwork péripatéticien Sur Mélissos,
Xénophane et Gorgias. Bien que nous ne devions pas croire que nous
disposons du texte original de Gorgias, nous pouvons néanmoins
soutenir avec la prudence nécessaire que ce que nous lisons est une
extrapolation tirée, dans les limites du raisonnable, du traité
authentique. Notre propos n’est pas d’analyser le traité Du non-être
dans son intégralité, mais plutôt de nous arrêter sur les exemples de
paradoxologia qu’il donne, sur la discussion qu’on y trouve à propos
de la communication et sur la relation problématique qu’il entretient
avec la pensée philosophique.
Dès le titre de l’œuvre, nous nous trouvons face à notre premier
paradoxe : en réalité, le titre est disjonctif, Du non-être ou sur la nature
(Sextus, Contre les professeurs 7. 65). Malheureusement, il n’est pas
impossible que les deux termes de l’alternative soient un ajout
postérieur ; mais ils pourraient aussi avoir préservé une plaisanterie
significative de l’esprit gorgianique. Pour un philosophe ou un
savant de l’Antiquité, la « nature » est ce qui réellement est, si bien
que De la nature devint le titre habituel attribué aux écrits
présocratiques par les bibliothécaires hellénistiques. Si les deux titres
sont bien les titres originaux de Gorgias, c’est qu’alors il identifie
gaiement ce qui est et le rien : pris ensemble, les deux titres
constituent une autonégation, un dit qui se dédit lui-même. Ce
phénomène de communication bloquée ou autodestructrice, qui
n’introduit des conventions sémantiques que pour les tourner en
dérision, apparaîtra comme la marque de toute l’œuvre. D’ailleurs,
même si cette double étiquette n’est pas celle de l’original, elle
demeure intéressante parce qu’elle trahirait on ne peut plus
clairement la difficulté qu’ont éprouvée les lecteurs postérieurs à
classer le texte de Gorgias aux côtés des écrits présocratiques, moins
déroutants.
Le texte débute de façon déconcertante : « Il dit que rien n’est ;
même si quelque chose est, il n’est pas connaissable ; même si à la
fois il est et est connaissable, néanmoins on ne peut le montrer aux
autres » (979a12-13). Nous ne nous attarderons pas sur la manière
dont Gorgias « prouve » en détail le nihilisme et l’inconnaissabilité ;
nous nous contenterons de remarquer qu’il renverse délibérément le
point de vue de Parménide, qui niait que le « non-être » fût dicible
ou pensable, et qu’à cette époque, la déduction de Parménide
constituait l’exemple paradigmatique, presque unique, de
progression logique, comme en témoigne la tournure conditionnelle
de la phrase de Gorgias. Parménide avait soutenu que la réalité est
une et n’est pas soumise au changement ; quand Gorgias soutient
que la réalité n’est pas, est-il en quoi que ce soit moins crédible ? Si
l’un et l’autre penseur agence des déductions pour parvenir à des
conclusions contradictoires mais aussi peu crédibles l’une que
l’autre, que devient alors le thème parménidien selon lequel la
conviction accompagne infailliblement la vérité ?
Le texte poursuit : « Même si les choses sont connaissables,
comment, dit Gorgias, quelqu’un pourrait-il les révéler à autrui ? Car
comment pourrait-il dire en logos ce qu’il a vu ? Ou encore, comment
une chose que l’auditeur ne voit pas pourrait-elle devenir claire pour
lui ? Car de même que la vue ne reconnaît pas la parole, de même
l’ouïe n’entend pas les couleurs mais plutôt la parole – et celui qui
parle produit un logos, non pas une couleur ou la chose » (980a2-b3).
Gorgias présuppose que les sens appréhendent exclusivement leur
objet propre : un logos entendu ne peut rien véhiculer qui ne relève
de l’ouïe. L’argument est déroutant parce que l’objet propre de l’ouïe
est certainement le son en général et non la parole. En réalité, le
terme traduit par « parole » peut parfois, rarement il est vrai, vouloir
dire simplement « son », mais on se trouve alors face à un dilemme :
si l’on élargit la traduction en substituant « son » à « parole », alors le
passage suppose que l’on entend simplement les logoi comme
n’importe quel bruit et la richesse sémantique essentielle du logos est
gommée ; si, d’un autre côté, « parole » est effectivement ce que
Gorgias veut dire, alors il pourrait bien ne pas gommer le fait que les
logoi ont un contenu sémantique – mais alors, l’idée que nous
entendons les logoi simplement comme nous voyons les couleurs
perd toute plausibilité.
« Quand une personne n’a pas quelque chose dans sa pensée,
comment acquerra-t-elle ce quelque chose d’une autre personne à
travers le logos ou quelque signe différent de la chose […] ? Car, pour
commencer, celui qui parle ne produit ni bruit ni couleur mais du
logos ; aussi, il n’est pas possible d’avoir couleur ou bruit dans la
pensée, mais seulement de la voir ou de l’entendre » (980b3-8).
Gorgias identifie désormais le logos à l’instrument avec lequel nous
cherchons en vain à échanger nos pensées (notons que le simple acte
par lequel nous entendons ou lisons et comprenons ce que dit Gorgias
suffit à prouver que cela ne peut être vrai). Deux considérations sont
invoquées contre la possibilité d’une communication réussie.
Premièrement, un signe est nécessairement différent de son objet.
Comme on postule que l’expérience doit être directe, tous les
symboles, différents par définition de ce qu’ils représentent,
échouent inévitablement. Quant aux logoi (dont on admet qu’ils sont
incommunicables) dans nos pensées, ils seront aussi, présume-t-on,
non représentationnels car ils ne peuvent être des signes de quoi que
ce soit dont ils diffèrent. Deuxièmement, c’est désormais le « bruit »
plutôt que le « son/parole » qui est l’objet propre de l’ouïe, si bien
qu’il ne reste plus aucun moyen par lequel nous puissions percevoir
les logoi. Gorgias couronne son réquisitoire contre les capacités du
logos à favoriser la communication en érigeant en condition de la
transmission d’informations qu’un seul et même logos soit présent à
la fois dans celui qui parle et dans celui qui écoute, ce qui est
impossible (980b9-11). Ainsi, il assimile le logos à un objet physique
unique qui ne peut être reproduit.
Que faire de ces propositions stupéfiantes ? La philosophie de
Parménide débouche sur la conclusion « rationnelle » que tout ce qui
est est une entité unique, homogène, hors du temps, mais n’explique
pas comment il peut alors nous faire entrer dans un dialogue.
Parallèlement, l’exercice argumentatif auquel se livre Gorgias en
réaction à Parménide suggère que dire avec succès que la
communication est impossible doit mener à la contradiction et au
paradoxe. Si Du non-être est un morceau parfaitement acceptable de
philosophie et si c’est là son message, alors le logos philosophique
sera en lui-même bien peu porteur de conviction, en dépit de la
tentative de Parménide pour monopoliser la persuasion.
Mais est-ce là de la philosophie ? Ou bien n’est-ce qu’une
plaisanterie intellectuelle ? (Nous ne pouvons pas écarter ce texte
sous prétexte qu’il s’agirait d’un jeu, en arguant des vices
d’argumentation dont je n’ai dressé qu’une liste partielle ; à ce
compte, une large proportion de la première philosophie grecque
disparaîtrait du corpus canonique.) Décider si le traité Du non-être
est réellement philosophique demande qu’on analyse ses arguments
(ou pseudo-arguments). Mais peut-être cette réponse par l’analyse
présuppose-t-elle précisément ce que nous voulons découvrir. Des
spécialistes ont eux aussi soutenu que Du non-être formule une
théorie du logos qui libère à la fois la rhétorique et la littérature des
contraintes supposées du discours représentationnel : si le langage
ne porte pas sur le monde, alors les poètes et les orateurs sont libres
de nous influencer sans tenir aucun compte des faits, qui sont
inaccessibles. Cette lecture totalement erronée ignore la conséquence
la plus évidente de la paradoxologia de Gorgias : son message se
réfute lui-même et, par conséquent, loin de constituer une théorie du
logos, il nous met face à une image de ce que le langage ne peut pas
être, face à ce que nous ne devons pas supposer qu’il aspire à être. Je
propose au contraire de considérer que la signification du traité Du
non-être réside dans notre incertitude sur le point même de savoir si
Gorgias est sérieux. Comme l’a montré notre lecture de Parménide,
la philosophie prétend à une autorité impersonnelle qu’elle tient du
logos. Mais le fait que toute tentative honnête pour déterminer si le
texte de Gorgias a un statut de philosophie « authentique »
présuppose apparemment une réponse affirmative à cette question
et suggère qu’on ne découvrira à quel genre il appartient vraiment
que dans les intentions et les prétentions obscures de son auteur et
non pas dans le logos lui-même ou à partir de lui. Ce qui revient à
faire de la décision quelque chose de très personnel, de très
contingent, et ainsi à saper la démarche philosophique dès lors
qu’on dépasse la caution de l’autorité personnelle. Du non-être
menace sérieusement la philosophie parce que la philosophie ne
peut dire s’il faut prendre ce texte au sérieux sans compromettre
dangereusement sa solidarité fondamentale avec une raison qui ne
tient pas compte des considérations de personne. Nous verrons que
Gorgias déploie à nouveau l’arme de la plaisanterie dans l’Éloge
d’Hélène, et que le Gorgias de Platon s’acharne inexorablement sur le
problème de l’impersonnalité de la raison, né du défi lancé par
Gorgias à Parménide.
Dans les manuels techniques, la rhétorique en vint à être
subdivisée en trois genres principaux : judiciaire (discours de
défense ou d’accusation devant un tribunal), délibératif (conseils
politiques adressés à un corps législatif et exécutif) et épidictique
(discours d’éloge ou de blâme concernant un individu ou une
institution). Cette tripartition est devenue une norme canonique en
grande partie grâce à Aristote. Mais on peut avoir un accès direct,
même si cela ne va pas sans difficulté, à ce qu’on peut supposer être
le sens d’« épidictique » en étudiant le tout premier exemple qui
nous reste du genre dit « épidictique ». L’Éloge d’Hélène ressortit
manifestement à la dernière catégorie. Les spécialistes ont beau
considérer désormais que les discours épidictiques ont joué un rôle
prééminent dans la construction et le maintien de l’identité civique
au sein de la cité grecque, une attitude désinvolte reste de mise
concernant l’Éloge d’Hélène ; puisque Hélène elle-même n’est jamais
qu’une figure mythologique, on considère généralement qu’un texte
qui lui est consacré ne pouvait être qu’un morceau de bravoure
chargé de faire valoir l’habileté de Gorgias et peut-être de servir de
modèle pour les élèves. En réalité, l’Hélène de Gorgias parachève
avec brio la manœuvre amorcée dans Du non-être pour arracher le
logos à l’emprise de la philosophie et poursuit plus avant le défi en
déployant sans compromis les dimensions politiques de la
rhétorique.
Qui était Hélène ? Femme de Ménélas, maîtresse de Pâris, c’est
une anti-Pénélope adultère et infiniment désirable. Même lors de sa
première incarnation, chez Homère, elle fait naître des sentiments
profondément ambigus. Bien que, dans le quatrième chant de
l’Odyssée, elle apparaisse initialement comme une épouse rétablie
dans ses fonctions qui fait la conversation à Télémaque, Ménélas
rapporte une anecdote troublante qui jette une ombre sur son
habileté verbale : au cœur du danger, alors que les guerriers achéens
se cachaient dans le cheval de bois, elle imita malicieusement les
voix de leurs femmes pour les attirer à l’extérieur. Dès le début, et de
manière implicite, elle est potentiellement associée au logos : elle a
cédé aux avances verbales de Pâris, et elle possède elle-même une
langue qui ensorcelle et trompe. Dans ces conditions, que voudrait
dire faire l’éloge d’Hélène ? Il est vrai qu’Isocrate, dans sa propre
Hélène, attaque Gorgias sur ce point précis, affirmant que Gorgias, en
dépit de ses intentions affichées, n’a pas rédigé un éloge mais plutôt
une défense (Hélène, 14-15). Je soutiendrai qu’en ce qui concerne
Hélène, le texte de Gorgias relève effectivement du genre judiciaire,
mais qu’il traverse les genres en élargissant cette défense pour
l’englober dans le cadre de sa véritable visée épidictique, la
glorification du logos.
Au début du texte, Gorgias annonce : « Le kosmos […] du logos est
l’alêtheia » (Hélène, 1). Autant de mots clés qui appartiennent au
vocabulaire de Parménide chez qui, pourtant, le kosmos trompeur
était opposé au logos qui argumente. Gorgias cherchera-t-il lui aussi à
nous persuader par un raisonnement logique ? Et l’alêtheia signifie-t-
elle ici la « vérité », impliquant par là que l’Hélène de Gorgias en
particulier ne peut parvenir à l’excellence du logos que si elle nous
raconte une histoire vraie ? Si le kosmos renvoie couramment à
l’ornementation et à l’artifice, n’y a-t-il pas danger qu’un logos
cosmétique déguise la réalité plutôt qu’il ne la représente ?
Gorgias s’excuse d’escamoter les événements qui ont conduit
Hélène à partir pour Troie car « dire ce qu’ils savent à ceux qui
savent les convainc mais ne peut leur procurer du plaisir » (5). Le
Gorgias de Platon concédera que l’orateur ne peut communiquer un
savoir et que ses paroles ne sont pas susceptibles de persuader ceux
qui savent. Ici, par contraste, le vrai Gorgias se refuse à conter en
détail ce que le commun des mortels sait, arguant de ce que cela
n’apporte aucun plaisir : si son logos doit procurer du plaisir, il doit à
tout le moins être neuf. Assurément, la nouveauté n’est pas
incompatible avec la vérité ; mais l’adhésion au principe selon lequel
le critère du plaisir gouverne (au moins partiellement) ce qui sera dit
rend certainement problématique l’adhésion de Gorgias à un autre
principe, celui de l’alêtheia (seul un philosophe oserait prétendre
prendre plaisir à la seule vérité). Ce qui nous sera donné ici, ce sont
des causes qui rendent l’attitude d’Hélène eikos. Eikos est peut-être le
terme le plus important de la rhétorique grecque ; on peut le traduire
par « vraisemblable », « plausible », « probable » avec souvent,
comme ici, une connotation positive et normative de « raisonnable ».
C’est un lieu commun de la théorie rhétorique postérieure que de
dire que la tâche de l’orateur qui consiste à susciter la confiance en la
vraisemblance de sa cause dépend de sa capacité à atteindre la
vraisemblance, qui peut, mais ne doit pas nécessairement, coïncider
avec les faits. (Encore une fois, ce point de vue devint orthodoxe
sous l’influence de l’enseignement d’Aristote ; mais ce qui nous
préoccupe ici, ce sont les épisodes mouvementés et décisifs dans
l’évolution du concept d’eikos, et donc de la rhétorique elle-même.)
C’est parce que l’orateur se tient dans le fossé irréductible qui sépare
le vraisemblable du vrai que sa souplesse lui permet de défendre le
pour et le contre. Ainsi l’intention exprimée par Gorgias de
prononcer un discours « vraisemblable », jointe à sa promesse de
plaire, le place-t-il à quelques lieues supplémentaires de l’alêtheia
entendue dans le sens parménidien de vérité/réalité.
Gorgias disculpera Hélène en passant en revue toutes les causes
possibles de sa fuite avec Pâris et en suggérant à chaque fois qu’elle
n’en peut être tenue pour responsable. Ainsi, si la liste de ces causes
est exhaustive, sa défense sera une réussite (peut-être est-ce cette
procédure logique que vise Gorgias quand il parle de logismos dans
son logos). « Ce qu’elle a fait, c’est par les vœux du destin, ou par les
arrêts des dieux, ou par les décrets de la nécessité qu’elle l’a fait ; ou
bien c’est parce qu’elle a été enlevée de force, ou persuadée par des
logoi, ou prisonnière de l’amour » (6). À ce stade, Gorgias présente la
force et la persuasion comme relevant de catégories distinctes, mais
son art rhétorique fera son œuvre et laminera cette sacro-sainte
distinction. « Une femme contrainte, privée de sa patrie et arrachée à
sa famille, comment ne serait-il pas eikos de la plaindre plutôt que de
lui jeter l’opprobre dans un logos ? C’est le ravisseur qui a commis
des actes terribles, mais elle les a subis. Il est donc juste d’avoir pitié
d’elle et de haïr l’autre » (7). Dans ce contexte, eikos doit avoir une
force normative : il s’agit de demander à l’auditeur ou au lecteur de
réagir raisonnablement et justement au destin de la victime – mais la
réponse raisonnable est émotionnelle : ce mixte de compassion et
d’indignation nous procure-t-il par ailleurs le plaisir promis ?
L’opposition « il a agi, elle a subi » invoque un second couple
d’opposition fondamental, celui de l’action et de la passion ; quand
la première opposition entre la force et la persuasion sera ébranlée, le
rôle de celui qui subit s’élargira pour nous englober et nous menacer
à notre tour.
On atteint au cœur du texte de Gorgias au paragraphe 8. « Mais
si le logos a persuadé et trompé son âme, il n’est pas non plus difficile
d’échafauder une défense » (8). Hélène s’est rendue à Troie : si cette
action n’était pas mauvaise en soi, il ne fait pas de doute que les
conséquences, elles, l’étaient. Dans le cadre d’une défense classique
de rhétorique judiciaire, on pourrait plaider en faveur d’Hélène
qu’elle a été contrainte ; si elle a été forcée de suivre Pâris, elle mérite
qu’on la disculpe, peut-être même qu’on la prenne en pitié. On
attend donc un argument expliquant qu’elle n’a pas cédé à la
persuasion. Classiquement, l’opposition radicale entre la force et la
persuasion amène à blâmer sans appel celui qui succombe à une
séduction purement verbale. Gorgias au contraire – et nous
disposons là certainement de l’exemple le plus éclairant de cette
paradoxologia qui fit selon Philostrate sa renommée – détruit
carrément l’opposition. Il amorce le processus en juxtaposant
simplement « persuasion » et « tromperie », comme si la persuasion,
par sa nature même, faisait une victime de celui qui lui cède, et en
introduisant le concept d’âme dans le raisonnement, tactique dont
les conséquences sont des plus importantes.
« Le logos est un grand dynastès, qui accomplit des actes divins
avec les corps les plus petits et les moins visibles ; car il est capable
de faire cesser la peur, de dissiper la douleur, d’exciter la joie et
d’accroître la pitié » (8). Avec cette retentissante affirmation, les
implications politiques de la rhétorique de Gorgias se montrent à
découvert. Dynastès, comme tyrannos (appliqué à Zeus au
paragraphe 3), n’a pas nécessairement des accents sinistres,
« tyranniques », mais il peut certainement en avoir. Le cri de
ralliement de l’idéologie démocratique athénienne était « la libre
parole » : un citoyen est supposé libre en ceci seulement que son
accession au pouvoir politique n’est limitée que par sa capacité à
persuader ses semblables à l’Assemblée, et non pas par la force nue
ou par le handicap que constitue une basse naissance ou la pauvreté.
Mais si le logos confère un pouvoir « dynastique », le rouage
principal qui assure le maintien d’un régime démocratique peut
aussi de fait le subvertir. À ce point, le malaise est accru dans le texte
original par le fait que le verbe « est capable » est étymologiquement
lié à « dynastès », ce qui permet à Gorgias un jeu de mots astucieux :
la capacité verbale en elle-même et par elle-même crée la domination
politique. Les ramifications de cette phrase élaborée se déploient
plus loin encore. Il est une autre opposition traditionnelle en Grèce,
celle des paroles et des actes : en affirmant que le logos accomplit des
actes surhumains, Gorgias la gomme. Les exemples d’« actes
divins », qui illustrent vraisemblablement le couple
persuasion/tromperie, appartiennent tous au registre émotionnel
plutôt qu’intellectuel, et la capacité à instiller la conviction
rationnelle n’est pas même mentionnée. Une tendance quasi
universelle dans la pensée grecque conçoit les émotions comme des
pathè, des états qui nous arrivent, face auxquels nous sommes
passifs. Rétrospectivement, nous comprenons que le logos de Gorgias
lui-même (qui nous enjoignait de prendre Hélène en pitié) a peut-être
d’ores et déjà touché nos âmes, dans lesquelles le logos peut
« augmenter la pitié ». Si Pâris a séduit l’infortunée Hélène, du
même coup, en répondant par l’émotion à la séduction rhétorique de
Gorgias, nous sommes également passifs, également impuissants
face à son pouvoir agissant, divin.
Pour Gorgias, la première espèce de logos omnipotent est la
poésie qu’il définit d’une formule célèbre comme « un logos
accompagné de mètre » (9). Les auditeurs font l’expérience de la
sympathie, au sens littéral, avec les personnages évoqués quand les
logoi poétiques amènent leurs âmes à « souffrir ». Des traditions
postérieures de la critique littéraire tendront à introduire des
différences entre les divers procédés poétiques (particulièrement les
procédés dramatiques) et à ne pas attribuer au logos en tant que tel la
responsabilité prédominante, encore moins exclusive, dans l’éveil
des émotions. Par contraste, la conception moniste du logos de
Gorgias devrait attirer notre attention sur le fait que sa définition
n’entend pas suggérer que le pouvoir émotionnel de la poésie réside
de façon extrinsèque dans le mètre : tandis que Parménide éprouvait
des difficultés à séparer le logos supérieur des « mots » trompeurs,
Gorgias s’efforce de fondre tous les aspects du logos, irrationnels
aussi bien que rationnels, dans une seule force toute-puissante.
La seconde espèce de logos est la magie, qui a également la
capacité de transformer les sentiments : « Les incantations inspirées
qui agissent à travers les logoi suscitent l’attrait du plaisir et le rejet
de la douleur ; car en se mêlant dans l’âme à l’opinion, le pouvoir
des incantations la charme, la persuade et, par sorcellerie, la met en
mouvement » (10). Les termes « se mêle à » et « la met en
mouvement » renforcent l’impression – qu’il ne faut cependant pas
exagérer au point d’en faire une « théorie » – que l’âme est un objet
quasi concret susceptible d’être manipulé. Que les incantations
agissent « à travers les logoi » fait d’eux des outils d’une efficacité
sans égale ; mais l’alliance de mots « charme, persuade et met en
mouvement » interdit de choisir entre les logoi entendus comme
ayant un contenu sémantique, en vertu duquel ils sont persuasifs, et
les logoi entendus comme instruments, façonnant l’âme par leur
quasi-impact. La raison en est claire : si une incantation contient un
message linguistique, il s’adresse au dieu ou au démon dont on
sollicite l’aide, et non au bénéficiaire ou à la victime visée sur
lesquels s’exerce l’incantation. En entrelaçant si habilement des traits
grossièrement physiques et des traits sémantiques, Gorgias se refuse
à admettre qu’il y ait des différences catégorielles entre les espèces
du logos. Il travaille systématiquement à oblitérer les différences
entre les logoi qui sont tous, du point de vue de l’émotion qu’ils
suscitent, également manipulateurs, et qui ne se distinguent que par
la manière dont ils opèrent, et, sans doute, par leur efficacité.
Le tournant du texte survient au paragraphe 12. Gorgias y nie
explicitement qu’il y ait une différence entre force et persuasion et
même, en fait, il identifie l’une et l’autre afin de parachever sa
défense d’Hélène : « Le logos en persuadant l’âme qu’il a persuadée
l’a forcée à obéir à ce qui a été dit et à approuver ce qui a été fait.
Donc en persuadant, c’est-à-dire en exerçant la force, lui commet
l’injustice, mais en étant persuadée, c’est-à-dire en étant forcée par le
logos, elle a été calomniée à tort. » Dans le texte grec original, logos
étant grammaticalement masculin et « âme » (psykhè)
grammaticalement féminin, on peut établir une transition immédiate
de la relation asymétrique entre le logos et l’âme à celle de Pâris et
d’Hélène : le « lui » et le « elle » de la dernière phrase se réfèrent
indifféremment au logos/Pâris et à l’âme/Hélène. La grammaire
n’est pas seulement utilisée pour nous persuader d’appliquer le
modèle à cet exemple particulier d’utilisation de la force, mais aussi
pour associer les caractéristiques d’un cas mythologique donné aux
situations qui relèvent de la persuasion/force en général. Comme
nous nous y attendions, toutes les formes verbales qui se rapportent
au logos/Pâris sont actives tandis que toutes celles qui se rapportent
à l’âme/Hélène sont passives. Mais plus encore, la féminisation
délibérée de l’âme joue sur une constante de la culture grecque, qui
veut que la femme en tant que telle soit un objet passif modelé à
volonté par une force masculine qui la domine. Ainsi, peut-être, tout
citoyen mâle qui cède au logos rhétorique est comparable à un
homme qui subit la violence physique d’un autre et dont la virilité
est par là même humiliée : l’orateur qui parvient à ses fins commet
un viol psychique.
Gorgias ajoute d’autres exemples de logos « façonnant » l’âme à
son gré : « […] Considérons […] les joutes nécessaires où s’affrontent
les logoi et au cours desquelles un seul logos, écrit avec art mais qui
ne dit pas la vérité, charme et persuade une foule nombreuse ; et les
débats de logoi philosophiques dans lesquels la vivacité du jugement
se montre aussi capable de produire des retournements subits dans
ce que croit l’opinion » (13). Les joutes « nécessaires » sont les
batailles judiciaires, et « nécessaires » doit s’entendre à la fois dans
un sens actif et dans un sens passif : de tels discours sont prononcés
sous la contrainte par les défendeurs, mais ils contraignent le jury à
céder. L’opposition entre logos unique et foule sera retournée contre
la rhétorique dans le Gorgias de Platon ; désormais, la promesse faite
par Gorgias de vendre du plaisir plutôt que de la vérité (connue
comme telle) sera considérée comme tenue dès lors que la
persuasion résulte d’un plaisir trompeur suscité par une habileté
rhétorique ennemie de la vérité. En faisant de l’argument
philosophique une espèce de logos parmi d’autres, Gorgias ignore
délibérément la manière dont Parménide fit date en soulignant que
le logos déductif est sui generis : toutes les variétés de logos sont des
manifestations équivalentes du débat persuasif ; en dépit de ses
prétentions, la philosophie ne permet pas d’établir un jugement
stable et bien fondé, mais démontre seulement l’instabilité de la
croyance passive selon que l’un ou l’autre des participants à la joute
philosophique prend le dessus.
« Le pouvoir du logos a le même rapport (logos) à l’ordonnance de
l’âme que l’ordonnance des drogues à la nature des corps. Car de
même que des drogues différentes évacuent des humeurs différentes
du corps, et que certaines mettent un terme à la maladie et d’autres à
la vie, de même certains logoi causent de la douleur, certains du
plaisir, certains de la peur, certains enhardissent les auditeurs,
certains droguent l’âme et l’ensorcellent en usant d’une certaine
persuasion maligne » (14). Ce passage assimile le logos à une drogue
irrésistible administrée en vue de soigner ou d’aggraver la maladie
selon l’humeur du praticien, et la drogue elle-même à un agent
occulte. Le même logos qui, comme la magie blanche fait naître le
plaisir, fait naître la douleur en empruntant le masque de la
persuasion/force « maligne » ; mais, dans les deux cas, l’âme sans
défense est droguée et non point invitée rationnellement à réagir.
Gorgias déploie une analogie entre le rhéteur et le médecin, le logos
et un agent chimio-magique : Platon insistera pour distinguer
précisément entre le médecin qui soigne et le sorcier amoral et, en
même temps, il refusera de considérer que le rhéteur mérite la
comparaison avec le médecin rigoureusement entendu.
Nous avons à peine sondé les richesses de l’Hélène, passant sous
silence la fascinante manière dont il rend compte de l’attirance
érotique et visuelle ; mais nous disposons désormais de
suffisamment d’éléments pour autoriser une comparaison
significative avec le Gorgias de Platon afin de reconstruire les défis
que se lancent réciproquement rhétorique et philosophie dans la
Grèce ancienne. Le texte s’achève par ces mots : « J’ai voulu rédiger
ce logos qui est un éloge d’Hélène, mais pour moi un
divertissement » (21). Avec l’Hélène, nous disposons évidemment
d’un texte qui fait l’éloge du logos lui-même. Beaucoup trop de
critiques terre à terre s’abritent derrière Gorgias pour interpréter
cette pointe finale dans le sens de « Je retire ce que j’ai dit » : l’Éloge
d’Hélène ne serait qu’une plaisanterie sans conséquence. Mais
rappelons-nous comment Du non-être déstabilisait la philosophie en
laissant obstinément planer une incertitude sur ses intentions
« sérieuses » ou « ludiques », et nous pourrons reconnaître que nous
sommes à notre tour victimes de la plaisanterie de l’Éloge d’Hélène.
Quand nous sommes nous-mêmes amenés à prendre Hélène en pitié
et à exécrer Pâris, quand nous sommes persuadés (peut-être) que la
persuasion est une manipulation, quand nous apprécions en toute
connaissance de cause les charmes que Gorgias met en œuvre pour
nous divertir, nous éprouvons dans nos propres âmes la séduction
de la rhétorique.
La réponse de Platon à Gorgias dans son dialogue Gorgias
consiste à réaffirmer devant nous, avec la plus grande insistance,
l’idéal parménidien, en proposant une conception de la dialectique
philosophique totalement distincte de la rhétorique et infiniment
supérieure à elle, celle-ci étant vivement dénoncée comme une
manipulation émotionnelle et une exploitation sans fard. Les termes
qui expriment ce contraste nous sont bien sûr désormais tout à fait
familiers ; le propos de Platon consiste à remettre systématiquement
en place toutes les grandes oppositions que Gorgias avait choisi avec
autant d’application – non sans une profonde ambiguïté – d’occulter.
Le fil directeur de notre enquête a été l’habileté paradoxale avec
laquelle Gorgias nous encourage à replacer ses propres propos dans
le champ de son discours rhétorique sur la rhétorique. La logique
veut que nous nous demandions comment le Gorgias lui-même
s’accorde au regard critique que son auteur porte sur l’usage et le
mésusage du langage. Gorgias insiste sur le fait que son logos ne
constitue pas une exception à la manière dont les mots agissent,
parce qu’ils agissent tous dans le même dessein ; mais le texte de
Platon est marqué par un degré incomparablement plus élevé de
tension, parce que le Socrate qu’il y fait intervenir prétend qu’il y a
toute la différence du monde entre un philosophe et un rhéteur.
Mieux vaudrait qu’il ne s’agisse pas là simplement d’une affirmation
rhétorique de plus, si l’on veut éviter une inconséquence ruineuse.
Le Gorgias a suscité un nombre considérable d’études et se situe
juste après La République si l’on considère l’influence durable qu’il a
exercée sur l’histoire intellectuelle et politique occidentale. En
grande partie parce que Socrate y expose son célèbre paradoxe selon
lequel nul n’est méchant volontairement, et esquisse la théorie de
l’âme qui trouve son expression achevée dans le Phédon, la plupart
de ceux qui l’étudient se concentrent sur les deux derniers tiers du
dialogue, dans lesquels Gorgias lui-même n’apparaît pas comme
l’interlocuteur principal. Nous concentrerons au contraire notre
attention sur la première partie, celle où Platon s’adresse de la façon
la plus claire à la rhétorique dans les termes mêmes de la rhétorique.
Pour autant, notre analyse demeurera très sélective et ignorera tout
ce qui n’est pas directement en rapport avec la question de savoir
pourquoi Gorgias joue un rôle si important dans l’histoire de la
persuasion.
Dans les toutes premières lignes du dialogue, Socrate prépare son
attaque. Se présentant, dit le texte, juste après la prestation de
Gorgias, il demande s’il arrive trop tard pour le « festin » ; il
introduit ainsi une métaphore qui ne restera pas longtemps sans
écho (447a). Assuré que Gorgias renouvellera avec plaisir sa
« démonstration » pour lui (le terme est associé au mot
« épidictique » qui désigne le genre rhétorique illustré par l’Hélène),
Socrate demande quelque chose d’autre : Gorgias ne voudrait-il pas
plutôt se livrer à une discussion « dialectique » et expliquer en quoi
consiste le « pouvoir » de l’art qu’il exerce (447b-c) ? Gorgias accepte
sans hésiter, se targuant avec assurance – comme l’a rapporté
Philostrate – de pouvoir répondre à n’importe quelle question. Après
que Socrate a de nouveau distingué la dialectique de « ce qu’on
appelle la » rhétorique (448d), Gorgias affirme que la rhétorique doit
être définie comme la « connaissance des logoi » (449e). Mais Socrate
exige immédiatement des éclaircissements, et développe les
conséquences d’une remarque sur laquelle ils sont tombés d’accord :
les logoi qui concernent les questions de santé sont le domaine
réservé du docteur, du médecin plutôt que du rhéteur. Son point de
vue relève d’une conception du savoir-faire que partage le Gorgias
de Platon et selon laquelle seule la connaissance confère la maîtrise
d’un domaine donné. Déjà la spécialité de Gorgias a été distinguée
de celle de son frère médecin, Hérodicos (448b), manière de se
débarrasser de l’identité que l’Éloge d’Hélène établissait entre le logos
en général et la drogue trompeuse du médecin.
Toujours plus pressé de questions sur l’objet spécifique de la
rhétorique, Gorgias se résout à une déclaration grandiloquente : ses
logoi concernent « les plus importantes et les meilleures des affaires
humaines » (451d). Socrate objecte que cette affirmation est
doublement discutable ; il y a désaccord sur ce qui est le plus
important et le meilleur, et quant à la capacité d’y pourvoir, les
prétendants rivaux à ce rôle ne manquent pas ; en particulier les
concurrents traditionnels pour le bien suprême, la beauté, la santé et
la richesse, et leurs spécialistes attitrés, le médecin, l’entraîneur de
gymnastique et l’homme d’affaires. La réplique de Gorgias est une
version subtilement remaniée du logos du Gorgias historique, mais
dotée par Platon d’un accent politique explicite et inédit ; car la
rhétorique désormais donne à celui qui est capable de la manier à la
fois la liberté et le commandement sur chaque individu dans sa cité
(452d). (« À Athènes, tout dépendait du peuple, et le peuple
dépendait des orateurs » [Fénelon].) Gorgias énonce ainsi de manière
agressive toutes les possibilités antidémocratiques contenues dans
l’expression « le logos, ce grand souverain ». La rhétorique est le
pouvoir de persuader au moyen des logoi des individus regroupés
au sein de n’importe quel rassemblement politique ; pour l’expert qui
a le pouvoir de persuader les « masses » et s’approprie leurs
produits et leurs profits, elle fait de tous les autres experts des
« esclaves ».
Socrate exprime sa satisfaction devant la manière dont Gorgias se
découvre totalement, et il intègre calmement ces révélations dans la
définition dont l’écho s’est propagé à travers les siècles : la
rhétorique est « l’ouvrière de la persuasion » ; le pouvoir de la
rhétorique est de « produire la persuasion dans l’âme » (453a).
Socrate démolira « Gorgias » en affrontant les conceptions
gorgianiques et de la persuasion et de la psychologie.
Avant de progresser dans l’argumentation, Socrate lance une
digression méthodologique qui touche directement à sa tentative
pour évaluer séparément la dialectique philosophique et la
démonstration rhétorique. Il insiste pour que ce soit Gorgias plutôt
que lui-même qui éclaircisse plus avant sa position, « […] non pas
pour te mettre en cause, mais pour que le logos puisse se développer
de telle sorte que l’objet de la discussion soit clair pour nous » (453c).
Gorgias avait présenté la rhétorique comme une relation
asymétrique où l’un exploite l’autre : l’individu actif use de son logos
pour réduire à l’état d’esclave la multitude passive. Mais, comme
Socrate n’y substitue pas un intérêt individuel pour son
interlocuteur – sa manière de procéder ne s’adresse pas (seulement)
à Gorgias –, le logos dialectique ne se déploie pas dans l’horizon
restreint d’un pronom personnel ; il progresse à travers les phases du
développement de l’argumentation pour le bénéfice intellectuel
conjoint du questionnant et du répondant. La dialectique s’exerce en
définitive dans l’intérêt de la connaissance. S’il arrive qu’elle
paraisse attaquer ou épargner l’interlocuteur, ce n’est là qu’une
simple apparence. Le logos lui-même n’est pas simplement notre
principal souci ; c’est le seul : nous coopérons avec notre partenaire
dans la discussion seulement parce qu’il y contribue et dans la
mesure où il le fait. Du même coup, nous ne nous préoccupons pas
de notre propre destin dialectique en tant que tel, c’est-à-dire que
peu nous importe si tel ou tel fragment réel ou supposé de vérité
émergeant de la discussion vient « de nous ». Dans cette conception
socratique, la vérité n’est pas une marchandise qu’on se procure en
certains points d’une hiérarchie aux frais de ceux qui y occupent
d’autres positions. Tous ceux qui participent à la discussion
partagent en communauté la vérité. Il est à peine besoin de préciser
que, dans cette remarque, Platon nous livre le contraste le plus
saisissant possible avec la définition gorgianique de la rhétorique
comme manipulation idéologique au nom d’un intérêt politique
personnel.
Socrate suggère que définir la rhétorique comme « ouvrière de la
persuasion » n’est valable que si elle est la seule à produire la
conviction ; mais en réalité tous les autres savoir-faire, lorsqu’on les
enseigne, nous persuadent sur des sujets qui relèvent de leurs
spécialités, si bien que le genre de persuasion que revendique la
rhétorique demeure obscur. Gorgias répète que la persuasion
spécifiquement rhétorique s’exerce sur les « foules », et il ajoute
qu’elle porte sur la justice et l’injustice, ce qui inclut les délibérations
politiques et les débats judiciaires (454b). Si la référence antérieure
aux « masses » ne revêtait pas nécessairement une connotation
péjorative (même si elle ne l’excluait pas), la référence aux « foules »
lève toute ambiguïté. Platon met dans la bouche de Gorgias un terme
qui vise immanquablement à aggraver les soupçons que nourrit
n’importe quel démocrate à l’encontre de l’allié indispensable mais
douteux qu’est pour lui l’orateur. « Démocratie » veut dire
« gouvernement du dèmos » et dèmos a une signification neutre, « les
gens ordinaires » par opposition au petit nombre des riches
aristocrates. Seul un ennemi du peuple les désignerait par le terme
de « foule », un terme d’opprobre fréquent dans les polémiques
oligarchiques. Non que le Socrate de Platon soit le moins du monde
un champion de la démocratie ; dans la dernière partie du dialogue,
il ferraillera pour dénigrer les exploits des plus grands héros
athéniens et se réservera pour lui-même, de façon stupéfiante, le titre
de seul homme politique véritable de la cité, même si cela doit
s’entendre dans un sens qui lui est propre. Le propos de Socrate n’est
nullement de combattre l’idée que le corps civique athénien soit une
« foule », mais de démontrer que, dans une structure politique
démocratique, Gorgias est effectivement justifié à proclamer
l’omnipotence de la rhétorique ; et donc de condamner la rhétorique
plutôt que de défendre la démocratie. Mais en conclure hâtivement
qu’il se révèle aussi être un ennemi de la démocratie serait
grandement prématuré. Si – et c’est un « si » qui n’est pas mince – sa
conception de la dialectique comme une enquête qui tend à une
vérité partagée est tenable, alors la liberté, sinon l’égalité pure et
simple, doit se trouver à l’intérieur des limites du logos
philosophique et là seulement.
Socrate exploite ensuite de façon meurtrière un point admis
précédemment par Gorgias et selon lequel quand on enseigne on
persuade. Il obtient l’accord de Gorgias pour considérer que le savoir
et la conviction sont distincts. Il existe une conviction fausse comme
il en existe une vraie, mais la connaissance est toujours vraie. Donc,
il y a deux espèces du genre de la persuasion, l’une qui convainc en
faisant connaître et l’autre sans le faire ; et Gorgias reconnaît sans
hésiter que la persuasion rhétorique relève de la seconde espèce
(454d-e). « Par conséquent l’orateur ne fait pas connaître aux
tribunaux et aux autres foules la justice et l’injustice ; il les persuade
seulement ; car il ne pourrait certainement pas, en peu de temps,
amener tant de gens à connaître des questions si fondamentales »
(455a). L’identification faite par Gorgias entre son logos et le pouvoir
est réfutée par l’incapacité du rhéteur à procurer une connaissance
plutôt qu’une simple croyance faillible dans le contexte particulier
du débat conflictuel portant sur des sujets politiques et judiciaires
devant les masses. L’Éloge d’Hélène n’avait pas ignoré les
philosophes ; mais ils y menaient alors un autre type de combat dans
la bataille du logos ; ils en imposaient aux âmes de leurs auditeurs
passifs plutôt qu’ils ne les instruisaient.
La question qui demeure intéressante pour nous est de savoir
non pas si la critique la plus acerbe de la pratique participative à
Athènes en matière politique et judiciaire est justifiée, mais plutôt si
la catégorie de la « persuasion sans connaissance » a encore des
résonances contemporaines troublantes. (Au passage, je note qu’à
Athènes un tragique était considéré comme « enseignant » à toute la
cité réunie et que son œuvre était jugée par un jury sélectionné sur la
base de principes égalitaires ; en niant qu’il soit possible d’instruire
une foule, le Gorgias retire par là même toute légitimité à une
institution que nous considérons comme l’une des victoires notables
de la démocratie directe.) Socrate dénigre les procédures de décision
démocratiques en s’appuyant sur deux présuppositions qui
pourraient nous inspirer, à nous modernes, des sentiments
passablement différents. La première est la supposée impossibilité
d’une « véritable » éducation de la masse. L’histoire sur ce point (et
sur la question de savoir s’il peut y avoir une seule « vraie »
éducation pour tous) nous a donné des raisons encore plus
nombreuses de profond pessimisme. Mais la seconde est la
proposition selon laquelle il y a ou pourrait y avoir une « persuasion
qui instruit » en politique. Quiconque revendique une compétence
politique (à moins qu’il n’entende par là, comme Gorgias, la course
au pouvoir, antidémocratique) doit croire qu’elle existe. D’un autre
côté, les démocrates qui réfléchissent devraient souligner que bien
que l’on puisse clairement délimiter une sphère d’intérêt public, cela
ne suffit pas à définir un spécialiste qui y corresponde ; personne n’a
autorité en matière de justice. Platon fait dire à Protagoras dans le
dialogue qui porte son nom comment cela serait possible. Si nous
souhaitons contester la seconde proposition du Gorgias, nous devons
être prêts à expliquer en quoi l’idéologie démocratique moderne est
compatible avec la « compétence » politique que ses institutions
inaccessibles encouragent et avec la pratique de la manipulation à
des fins de propagande à laquelle elles invitent.
Pour inciter Gorgias à livrer une défense complète et à faire le
panégyrique de la toute-puissante rhétorique, Socrate engage un
plaidoyer délibérément naïf de la manière athénienne d’exécuter les
programmes publics. N’est-il pas évident que c’est l’avis du
spécialiste concerné, de l’architecte, plus que celui du rhéteur qui se
révélera persuasif ? Gorgias réplique en invoquant un fait historique
vérifiable : ce sont Thémistocle et Périclès qui, à travers l’usage qu’ils
firent de la rhétorique, furent responsables des grands projets
impérialistes d’Athènes. Il souligne que si un orateur compétent
comme lui devait disputer à un médecin ou à un autre spécialiste
compétent le pouvoir de convaincre un individu qui rechigne à se
soumettre à un traitement douloureux, ou un poste de médecin
appointé par la cité, l’orateur l’emporterait invariablement – « car il
n’y a rien dont le rhéteur ne pourrait parler en public avec une plus
grande force de persuasion que n’importe quel spécialiste devant les
masses » (456c6 : l’accablante « foule » a désormais discrètement
disparu). Voilà pour le panégyrique. La défense qu’il mène au nom
des spécialistes de rhétorique – dont on peut douter qu’elle soit
cohérente avec les implications de la précédente caractérisation de la
rhétorique comme moyen de s’emparer à terme du pouvoir
politique – repose sur la thèse qu’elle est en elle-même une capacité
neutre. Elle peut être utilisée à des fins bonnes ou mauvaises, mais
cette décision relève de l’individu qui a acquis la maîtrise de la
parole, et non pas de son maître de rhétorique. Intrinsèquement, la
rhétorique est une arme amorale. Cette position est foncièrement
instable, puisque Gorgias range la rhétorique aux côtés des arts
martiaux en tant qu’elle est une habileté à combattre ; par
conséquent, il est certain qu’elle est intrinsèquement agressive. La
défense de Gorgias est spécifique d’une culture et prudemment
conventionnelle. La société grecque cultivait avec enthousiasme
l’excellence dans toutes sortes de sports de combat. Bien entendu, il
n’appartient pas à l’entraîneur de gymnastique d’encourager son
élève à exercer cette compétence, qui peut être dangereuse, contre
ses amis et sa famille : Gorgias nous certifie pieusement que, par
analogie, la rhétorique doit être utilisée avec justice, c’est-à-dire
seulement à des fins défensives à l’encontre d’ennemis ou de
criminels ; le rhéteur digne de ce nom pourrait voler au médecin sa
réputation, mais il ne le fera pas.
Gorgias soutient donc que l’usage correct du pouvoir rhétorique
est sans exception moralement correct – le mot « juste » et ceux qui
lui sont apparentés parsèment son discours. À aucun moment il ne
dit ce qu’il entend exactement par là ; mais étant donné l’appel
répété qu’il fait aux mœurs conventionnelles, son intention doit être
de prendre appui sur la conception populaire du bien et du mal, que
La République nous a rendu familière, et selon laquelle l’action droite
bénéficie aux membres du groupe « propre » de chacun, ou les
protège, mais exclut ceux qui n’en font pas partie ; les actes nuisibles
envers les ennemis sont positivement encouragés. Néanmoins, le
sens qu’avait l’homme grec de ses attaches, qui constituait le terrain
d’une morale minimale, était notoirement fluctuant et aisément
susceptible de donner naissance à des contradictions inextricables ;
la plupart des dissensions politiques à Athènes étaient directement
provoquées par des individus qui faisaient valoir les ambitions de
leur « propre » clan ou classe contre celles du corps politique dans
son ensemble. Ainsi, la condition posée par Gorgias est une bien
maigre garantie. Elle laisse liberté à l’orateur potentiellement
dangereux de parler contre les intérêts de quiconque se situe au-delà
d’une limite sociale qui pourrait se révéler terriblement étroite. De
plus, en faisant référence à des disciples qui pervertissent la
rhétorique, Gorgias concède évidemment que l’exercice non contrôlé
et intéressé du pouvoir rhétorique est un fait de Realpolitik.
Avant de revenir à l’attaque, Socrate lance une déclaration de
plus sur la différence entre l’affrontement philosophique et
l’affrontement rhétorique : « Je crains de poursuivre l’examen de ta
thèse de peur que tu imagines que mon ardeur ne vise pas à clarifier
le sujet mais à te vaincre […]. Je suis de ceux qui seraient contents
d’être réfutés si je ne disais pas vrai et de réfuter quelqu’un d’autre
qui dirait faux ; il ne me plaît pas moins d’être réfuté que de réfuter »
(458a). Dans l’Éloge d’Hélène, Gorgias avait entrepris de réfuter ceux
qui la calomniaient, mais son exaltation du logos qui plaît et qui
trompe n’avait pas laissé de place pour que la réfutation soit conçue
autrement que comme une défaite personnelle. En réaffirmant que la
vérité est le bien suprême et la fausseté le pire mal, Socrate ouvre un
espace pour un « combat » désintéressé où le « vainqueur » et la
« victime » dialectiques partagent à égalité le butin de la découverte.
L’attaque renouvelée de Socrate vise les implications contenues
dans l’idée selon laquelle l’auditoire (une fois encore, désigné de
façon péjorative comme une « foule ») qui subit l’influence du
rhéteur est ignorant. Si, dans ce contexte, un orateur se montre plus
persuasif, c’est seulement qu’un homme qui ne sait pas, face à des
gens aussi ignorants que lui, a l’avantage sur quelqu’un qui sait.
Comme l’avait dit le vrai Gorgias, le pouvoir rhétorique consiste
dans la tromperie, puisqu’il fait effet sur le sot en apparaissant plus
savant que l’art du spécialiste (459c). Le Gorgias de Platon est amené
à le concéder et, avec une fatuité embarrassée, il exalte les avantages
qu’il y a à l’emporter sur les spécialistes légitimes sans les
inconvénients qu’apporte l’étude de quoi que ce soit d’autre qu’une
rhétorique vénale.
Telle est la représentation accablante que donne le philosophe des
prétentions de Gorgias à pouvoir improviser avec une égale aisance
sur n’importe quel sujet qui lui soit proposé dans une démonstration
publique. Ce n’est qu’une démonstration car seule la disponibilité de
la « foule » ignorante à se laisser distraire par les flatteries également
ignorantes du logos rhétorique assure son succès. Mais l’une des
stratégies fondamentales du vrai Gorgias, à la fois dans Du non-être
et dans l’Éloge d’Hélène, avait été le jeu : ces textes sont-ils des jeux
d’esprit et sont-ils pour autant moins efficaces ? Le grand sérieux
platonicien ne le supportera pas.
Nous arrêterons là le récit de la déconfiture de Gorgias sous les
coups de Socrate : celui-ci soutient que cette rhétorique moralisée
n’est pas cohérente avec les propos antérieurs de Gorgias (437e) ; et il
construit une réfutation définitive en montrant qu’il est impossible
de maintenir simultanément qu’un maître de rhétorique n’est pour
rien dans l’utilisation que ses disciples peuvent faire d’un pouvoir
rhétorique neutre pour faire du mal, et que par ailleurs un maître
comme Gorgias est en mesure de transmettre une compétence
éthique et politique à ses élèves. Socrate emporte-t-il la partie ? La
plupart des prémisses dont Platon nourrit l’argumentation
frapperaient la plupart d’entre nous par leur caractère – dans le
meilleur des cas – hautement problématique, puisque la dialectique
dépend d’une forme extrême de rationalisme socratique. Ce n’est
pas seulement que Socrate et Gorgias défendent l’un et l’autre une
conception intellectualiste de la compétence qui s’étend à toute la
sphère politique ; le thème du rhéteur « maître » en matière
d’éthique, qui est crucial pour la réfutation, ne peut être
durablement déployé sans la thèse socratique selon laquelle la
connaissance vraie suffit à la vertu. C’est là un paradoxe que Platon
lui-même aurait été amené à rejeter à mesure que sa psychologie se
développait, et qui aurait par conséquent atténué son rejet virulent
de la rhétorique en tant que manipulation condamnable de l’émotion
ignorante.
Mais la question n’est pas simplement de savoir si les thèses
soutenues dans l’argumentation du Gorgias sont tenables ou non.
Elle réside plutôt dans la manière dont la confrontation avec Gorgias
prend forme au cœur même d’une opposition de méthodes,
« démonstration » contre « dialectique », abstraction faite de savoir si
la méthode philosophique parvient, dans ce cas particulier, à mettre
la vérité à jour. Socrate « ensorcelle-t-il » Gorgias, Platon nous séduit-
il au point de nous réduire à concéder que le logos – qui est
l’argument à proprement parler – produit nécessairement une
conviction distincte de l’impact psychique résultant de l’exercice
d’une force brute ? Plus tard dans le dialogue, Platon redonnera vie à
l’imagerie parménidienne de la nécessité logique, cette nécessité que
Gorgias à son tour avait noyée dans une persuasion uniforme,
devant laquelle nos âmes passives doivent céder. Si Descartes avait
raison d’affirmer paradoxalement que les contraintes de la raison
favorisent la liberté plutôt qu’elles ne l’entravent, alors nous
devrions nous inscrire en faux à la fois contre Gorgias et contre ses
héritiers idéologiques modernes comme Foucault. La psychologie
gorgianique est tristement réductrice, la psychologie socratique
présomptueusement rationaliste ; cependant, si nous ne voulons pas
passer pour des répliques passives d’Hélène, nous ne pouvons
laisser penser que les espèces du pouvoir reflètent simplement des
variations superficielles dans leur mode d’exercice et leur efficacité,
plutôt que des différences essentielles de nature.
Le paradigme qu’est Gorgias peut par conséquent permettre
d’introduire le lecteur à la problématique de la tradition rhétorique. Ce
qui prouve en effet son importance durable, c’est que si nous
voulons évaluer correctement l’apport d’Aristote, nous devons
d’abord et avant tout tenir compte du lien intime qui le relie au
conflit séminal entre philosophie et rhétorique dont j’ai esquissé les
grandes lignes. On pourrait soutenir que c’est précisément en vertu
de ce lien qu’Aristote occupe une position prééminente dans le
développement de la rhétorique.
Si le Socrate du Gorgias rejette globalement la rhétorique avec
autant de détermination, c’est parce qu’il considère qu’elle
encourage et qu’elle exploite l’ignorance du vulgaire : ainsi sa
réaction découle-t-elle immédiatement d’une psychologie
philosophique provocante fondée sur un rationalisme extrême. Cette
attitude est soumise à une révision drastique dans le Phèdre qui –
c’est important – présuppose et développe la célèbre tripartition de
l’âme introduite dans La République. Cette pluralisation de la psykhè
est en partie spécifiquement destinée à donner sa place au véritable
conflit qui peut survenir entre la raison et la passion et dont Socrate
avait antérieurement refusé de reconnaître la possibilité ; mais, de
manière plus positive, elle dégage aussi un espace théorique pour
une conception des passions qui ne se trouve pas automatiquement
contrainte de les condamner, à condition qu’elles obéissent aux
ordres que leur dicte la raison indépendante. De façon on ne peut
plus pertinente, la voie est désormais ouverte pour la défense d’une
rhétorique au moins proprement contrôlée, puisque les composantes
irrationnelles de l’âme sont sensibles à des modes de persuasion
spécifiques, eux-mêmes irrationnels. Si, dans l’être humain, il y a
davantage qu’une rationalité plus ou moins défectueuse, alors la
rhétorique a trouvé le ton qui lui sied : elle parle aux émotions en
employant les seuls accents qu’elles soient en mesure d’entendre.
Ainsi, l’évolution de la philosophie platonicienne de l’esprit
disculpe le projet rhétorique, au moins sous la forme d’une
rhétorique « idéale » et « scientifique ». Mais on ne saurait dire qu’il
s’agisse d’une réhabilitation pure et simple. Même une rhétorique
« idéale », déployée avec habileté et avec les meilleures intentions,
demeurerait fermement subordonnée à la philosophie. Si les
composantes psychiques irrationnelles sont légitimement réceptives
à une persuasion proprement rhétorique, elles sont du même coup
sourdes à la persuasion philosophique, purement rationnelle, qui
touche la partie la plus haute de l’âme, la partie rationnelle.
L’émotion est une réalité à part entière, mais elle reste très clairement
inférieure à la raison ; de manière analogue, la rhétorique est
authentique, mais elle est rangée bien au-dessous de la philosophie.
C’est à ce point de jonction qu’Aristote apporte sa contribution
décisive au débat. La philosophie aristotélicienne de l’esprit rejette
carrément le schéma platonicien de la pluralisation de l’âme, quel
qu’il soit. Pour Aristote, la pensée et le désir se combinent dans l’acte
de délibération pour élaborer les choix qui forment la condition
préalable d’une conduite humaine pleinement rationnelle. L’analyse
philosophique détecte des aspects intellectuels et des aspects affectifs
dans la délibération, mais c’est là une distinction analytique qui ne
reflète pas, dans l’âme, une division catégorielle entre la raison et la
passion.
Les conséquences qui en découlent pour la théorie rhétorique ne
pouvaient pas être plus radicales. Les émotions platoniciennes sont
irrationnelles, non pas au sens où l’on pourrait les réduire par
exemple à de simples goûts ou sensations tactiles, mais plutôt parce
que, par définition, elles ne sont ni motivées ni modifiées par la
rationalité active et pleinement déployée qui se manifeste le plus
clairement dans le logos philosophique. Le contraste est complet chez
Aristote où les émotions sont pénétrées de raison. Lorsque, par
exemple, je perçois tristement qu’un état de choses est fâcheux et que
je réagis en conséquence, je le perçois réellement en tant qu’il est
fâcheux : les réponses cognitive, évaluative et affective sont
typiquement indissociables, si l’on fait exception des cas
pathologiques. Bien entendu, cela ne veut pas dire qu’il n’arrive
jamais à la perception de se tromper (dans l’une quelconque de ces
dimensions, cognitive, évaluative, affective) ; mais cela met en relief
le fait que l’émotion en tant que telle ne doit pas être appréciée
indépendamment du logos et, dès lors, inévitablement discréditée.
« Les pathè sont ces choses à cause desquelles les gens modifient
leur jugement et elles sont accompagnées de peine et de plaisir »
(Rhétorique, II, 1) – ainsi Aristote définit-il l’émotion avant de
présenter des analyses subtilement détaillées des passions ainsi que
des conseils pour les faire naître et les apaiser. Gorgias s’était refusé à
établir des discriminations entre les modes de persuasion ; la
réaction de Platon avait été d’établir clairement des distinctions, le
tout au détriment de la rhétorique. Avec une agilité dialectique
caractéristique, Aristote ressuscite délibérément les termes de notre
premier contact avec la rhétorique et les revitalise : « La rhétorique
est le pouvoir de découvrir pour toutes les questions ce qui est
susceptible de persuader. Ce n’est la fonction d’aucun autre art ; car
chacun peut instruire et persuader à propos de son sujet propre, par
exemple la médecine à propos de la santé et de la maladie […]. Mais
la rhétorique semble être capable de découvrir ce qui est propre à
persuader à propos de n’importe quel sujet donné. C’est pourquoi
nous disons que sa compétence ne concerne pas un genre spécifique,
séparé » (Rhétorique, I, 2). Aristote emprunte ici à Gorgias non
seulement sa conception de la rhétorique comme pouvoir, mais aussi
sa revendication retentissante à l’universalité. Manifestement, la
thèse selon laquelle un savoir-faire confère à celui qui le possède un
savoir persuasif à l’intérieur de son champ de compétence vient tout
droit du Gorgias, comme en témoigne l’inusable exemple de la
médecine. Cependant, à la différence du Socrate de Platon, Aristote
n’en infère pas qu’une compétence particulière de cette sorte exclut
l’existence d’une faculté rhétorique tout à fait générale, fondée sur
une technique légitime, non sur l’ignorance. Pour autant, Aristote ne
revient pas simplement à Gorgias : sa dialectique mène à une
synthèse authentiquement originale. La Rhétorique ne suggère certes
pas qu’il n’y a aucune raison de choisir entre une argumentation
philosophique et un plaidoyer rhétorique. Mais Aristote ne soutient
pas simplement comme le fait le Platon du Phèdre que la rhétorique
est tout bien pesé acceptable à la place (inévitable) qui est la sienne.
Il souligne en outre que, lorsque nous suscitons les émotions des
autres du haut de la tribune rhétorique, et que nous sommes à notre
tour émotionnellement transportés, il ne s’agit pas là d’un pis-aller
malencontreux auquel nous ne nous soumettons que poussés par la
seule nécessité politique.
« Il y a trois sortes de moyens persuasifs produits par le logos :
ceux qui résident dans le caractère moral de l’orateur, ceux qui
résident dans les dispositions de l’auditeur, et ceux qui résident dans
le logos lui-même lorsqu’il est démonstratif ou qu’il paraît l’être »
(ibid.). Cette tripartition critique jouera un rôle architectonique
majeur dans la Rhétorique. Aristote ne reconnaît pas simplement que
la rhétorique comporte des aspects irréductibles à l’argumentation
(entendons à l’argumentation qui s’affiche comme telle), il reconnaît
aussi que ces divisions sont dotées d’une certaine indépendance.
Expliquant en quoi consiste le second mode de persuasion – le mode
émotif – il déclare que « l’orateur persuade en fonction de la
disposition de ses auditeurs quand ils sont émus par son logos »
(ibid.), tandis que sa description métaphorique de la rhétorique
comme le « rejeton » de la dialectique et de la politique indique un
refus soit d’assimiler soit de séparer totalement le raisonnement et la
motivation affective : ce schème complexe vise en même temps à
diviser et à unir. Bien que la rhétorique soit « une partie et une
image » de la dialectique, en général ses arguments, même quand ils
sont valides, ne satisfont pas les canons exigeants (et inappropriés en
l’occurrence) de l’investigation théorique ; en dépit de cela, ce sont
des arguments réels. Bien entendu, il y a aussi les sollicitations que la
rhétorique adresse à nos émotions ; mais l’orateur, quand il
argumente et quand il influence nos sentiments, ne se livre pas de
manière acrobatique à des activités sans rapport l’une avec l’autre.
De même que lorsque je perçois quelque chose comme fâcheux, il
s’agit là d’un état unitaire, de même lorsque je vous persuade de le
voir ainsi, il s’agit là d’un acte rhétorique unique, même s’il est au
plus haut point complexe.
J’ai commencé par souligner le curieux destin du terme
« rhétorique », et j’ai suggéré que la conception négative que nous en
avons témoigne d’affinités plus étroites avec le berceau grec du
débat qui a vu naître l’idée même de rhétorique qu’avec le vaste pan
d’histoire au cours duquel la rhétorique en vint presque à résumer
l’idée même de culture. Que s’est-il passé entre-temps ? Pour donner
à cette question une réponse qui ne soit pas ridiculement simpliste, il
faudrait mentionner presque toutes les étapes de l’évolution
intellectuelle et politique occidentale ; mais notre réflexion sur la
bataille initiale que se sont livrées la rhétorique et la philosophie
peut au moins nous fournir un indice utile. Isocrate, ce génie du
compromis médiocre, a opéré une synthèse entre l’éloge du progrès
de l’humanité, tel que le chantait Protagoras, et la conception du
logos de Gorgias ; c’est de là, dit-il, que vient la civilisation avant
d’ajouter ce détail éloquent : la concorde politique est maintenue par
ceux « que nous disons capables de parler aux masses » (Antidosis,
256). Isocrate identifie tout à fait délibérément le logos au sens de
« raison droite » au logos au sens de la rhétorique ; et il s’en prend
certainement à Platon quand il souligne que c’est un seul et même
homme qui persuade les autres et juge droitement pour lui-même en
se livrant au discours intérieur (avec habileté, Isocrate emploie le
terme même de « dialectique », que le philosophe réservait à la
désignation de son discours propre, le discours rationnel). Isocrate
porte le dernier coup en revenant à la position de Gorgias selon
laquelle le logos est un ; mais il le fait en mobilisant la conception
moraliste de bon ton que propose le Gorgias assagi de Platon, plutôt
que la position bien plus ferme du vrai Gorgias de l’Éloge d’Hélène.
Sous la houlette de Cicéron, cette conciliation anodine qui règle la
querelle a fait autorité et scellé le statut officiel de la rhétorique
comme culture universelle. La prétention gorgianique à la facilité
universelle de parole est l’un des thèmes principaux du premier livre
du De oratore. Cicéron est équivoque. Il n’affirme pas que celui qui
fait profession de rhéteur saura discourir en toute connaissance de
cause sur n’importe quel sujet, mais qu’il le fera « de manière
élaborée et abondante ». Cependant, il réduit le rejet platonicien
d’une scientia universalis rhétorique à une banale reconnaissance de
son extrême rareté, et, par là, il perpétue la médiocre vision
isocratéenne de l’orateur politique, qui effectivement « sait », mais
seulement parce que sa connaissance relève d’une compétence
polymathe plutôt que du logos exigeant et implacable auquel Gorgias
comme Platon réagirent avec le dernier extrémisme.
L’extrémisme symétrique de notre siècle a redonné vie aux
termes originaux du débat. Pour nous, il n’est pas de problème plus
brûlant que de parvenir à imposer une distinction entre force et
persuasion, gage de civilisation. Les termes dans lesquels nous
formulons cette distinction ne sont plus précisément ceux de la
différence supposée entre rhétorique et philosophie ; mais il
demeure que la scène primitive qui opposa Gorgias et Platon donne
à nos débats intellectuels et politiques leur structure fondamentale,
et que méditer cette scène reste encore l’un de nos plus grands
espoirs de les comprendre, si ce n’est de les résoudre. Si, en dernière
instance, nous pouvons accepter une version même profondément
modifiée de la psychologie aristotélicienne, nous pourrions à sa suite
aspirer à transcender le conflit entre Gorgias et Platon. Pendant des
siècles, le verdict a penché en faveur d’Aristote ; notre époque, elle,
se caractérise par son indécision sur ce problème qui est de la plus
haute importance politique.
Robert WARDY
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

BRUNSCHWIG, Jacques, « Gorgias et l’incommunicabilité », in La


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langue française, Montréal, Éditions Montmorency, 1971, p. 79-84.
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VLASTOS, Gregory, « The Socratic Elenchus », Oxford Studies in Ancient
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WARDY, Robert, The Birth of Rhetoric, Londres, Routledge, 1996.
Technologie

Un admirable passage de Sophocle montrera en quelle estime les


Grecs tenaient la « technè ». C’est un éloge de l’habileté, une
exaltation des pouvoirs de l’homme, des ruses et des outils grâce
auxquels cet animal unique peut changer sa condition et échapper,
pour le meilleur et pour le pire, aux lois communes des espèces :
« Il y a bien des merveilles, mais la plus grande c’est l’homme.
Voilà un être qui s’avance par-delà la mer écumante grâce au vent
chargé d’orages, à travers les vagues qui hurlent ; et la plus grande
des déesses, la Terre immortelle et inépuisable, il la fatigue et la
retourne chaque année, et sa charrue va et vient à la force des
chevaux.
« Le peuple des oiseaux rapides, et les races des bêtes sauvages,
et les espèces qui vivent dans la mer, il les attire tous jusque dans les
replis de ses filets, lui, l’homme retors. Par ses ruses [mèchanais] il
maîtrise les animaux des champs et des montagnes, il ajoute un joug
à la crinière pendante du cheval ou à la nuque du taureau indompté.
« Il a appris à se servir de la parole et de la pensée agile comme le
vent, et des sentiments propres à la vie en commun ; il sait fuir les
gelées en s’abritant, et se mettre hors d’atteinte des traits de l’averse ;
il a toujours des ressources, et rien de ce qui peut arriver ne le prend
au dépourvu ; la Mort seule il ne sait pas l’éviter, alors qu’à des
maux sans remèdes [amèchanôn] il a trouvé moyen d’échapper.
« Devenu habile en ruses et en art [to mèchanoen technas] au-delà
de ce qu’on pouvait imaginer, il peut aller tantôt vers le mal, tantôt
vers le bien, mêlant les lois du pays et la justice des dieux au nom
desquels on jure. Le plus haut dans la cité n’est plus citoyen dès que
son audace l’entraîne contre le bien. » (Sophocle, Antigone, 331-369.)
Certes, la pointe de cet hymne, qui vient ponctuer le début de
l’intrigue d’Antigone, montre l’ambivalence de l’inventivité
humaine : les humains sont si habiles que leur audace les rend
capables du bien comme du mal. S’étant soustrait aux contraintes de
la nature, l’homme risque le pire, et les lois édictées dans la cité
pourraient entrer en conflit avec les décrets infrangibles des dieux.
Si funestes que puissent être les conséquences, le pas est franchi,
et l’homme s’est émancipé. Sophocle dresse là une liste assez
complète des arts, où les outils matériels voisinent avec les
instruments intellectuels de la parole et du droit : navigation,
agriculture, chasse, domestication, langage, vie en société,
construction.

Innovations pratiques et traditions


écrites

L’originalité de l’apport grec n’est probablement pas dans des


inventions ou des techniques particulières. Le plus marquant de la
technologie grecque est plutôt dans une réflexion sur la « technè » et
sur les principes rationnels des machines et des procédés techniques.
Chaque civilisation a cultivé ses propres formes d’habileté
technique, et les principales inventions dont a profité graduellement
le Moyen Âge occidental proviennent de plusieurs horizons. Le
monde grec lui-même n’est probablement pas sans innovations
décisives, bien qu’il soit souvent impossible de démêler les faits de la
légende. Des traditions bien difficiles à vérifier font généreusement
remonter des inventions marquantes aux héros légendaires des
temps anciens. Platon range par exemple Thalès parmi les
« eumèchanoi », les hommes habiles en inventions (La République), et
on attribue l’ancre de marine et le tour de potier à Anacharsis, la vis
et la poulie à Archytas, la voûte à Démocrite. La figure même
d’Archytas symbolise l’idéal du philosophe capable d’inventions
techniques.
Dans les temps moins reculés, diverses inventions sont associées
au nom d’Archimède, sans preuve historique établie, et l’on dispute
encore pour décider si Archimède a réellement été aussi grand
technicien que mathématicien. Les deux principales occasions où il
aurait fait montre de son génie technique, la découverte de la fraude
de l’orfèvre royal, et la défense de Syracuse contre les Romains, ne
sont attestées que dans des écrits bien postérieurs, et nous n’avons
aucun texte précis et fiable sur ses procédés réels – s’ils existaient.
D’une manière plus précise et plus crédible, il se pourrait que la
catapulte ait été inventée vers 400 avant J.-C. par les ingénieurs au
service de Denys de Syracuse (Diodore de Sicile).
Ces inventions, qu’il est souvent difficile de dater et d’attribuer à
un auteur déterminé, ne représentent sans doute pas l’apport
principal et original de la culture grecque en matière de technique.
Dans le domaine de la technologie, comme en bien d’autres, la
fécondité unique de la culture grecque réside surtout dans
l’organisation du savoir et dans un effort continu et opiniâtre pour
dégager des principes rationnels et les présenter dans des
expositions écrites. Le monde grec a légué un très riche héritage dans
les traités et les esquisses de théorisation qui ont été transmises à
l’Occident dans son ensemble sous les noms d’Aristote, Philon de
Byzance, Archimède, Héron, pour ne citer que les plus grands.
Au détour de bien des œuvres littéraires, et déjà dans l’Iliade et
l’Odyssée, on trouve naturellement toutes sortes d’indications
précieuses sur les armes, l’agriculture, la métallurgie, le transport de
l’eau, la navigation, etc. Ainsi Hésiode explique en passant, dans Les
Travaux et les Jours, de quel bois il faut construire les charrues, et
Xénophon discute dans les Économiques des méthodes les plus
appropriées pour les semailles, la récolte de blé, les plantations, et
compare plusieurs qualités de terrains. Thucydide décrit quelques
machines de guerre, comme l’engin creux que les Béotiens utilisèrent
contre les Athéniens pour mettre le feu aux remparts de Délion.
Mais ces éléments épars, qui témoignent d’une culture technique,
ne constituent pas une technologie à proprement parler, c’est-à-dire
un discours organisé sur les outils et les procédés. En revanche, on
trouve dans les textes grecs des chaînes d’écrits qui transmettent et
améliorent la description de certains instruments ou de certains
procédés. Ce sont ces chaînes, ces traditions écrites qui nous
intéresseront : mécanique, optique, alchimie.
Cette littérature technique présente un trait étonnant : il n’y est
pas question, ou très peu, des techniques les plus vitales et les plus
quotidiennes, on n’y traite pas de toiture, de céramique, de textile,
de labour. Les textes décrivent souvent des appareils sans aucune
portée pratique et quotidienne : des automates de théâtre, des jouets
compliqués, des systèmes d’engrenage probablement irréalisables et
tout à fait théoriques, des miroirs déformants pour l’amusement des
princesses, des alambics pour une chimérique transmutation des
métaux. Les seuls appareils qui aient une importance réelle, dans ces
textes, ce sont les machines de guerre, tortues d’assaut, tours de
guet, mines, catapultes.
Il est très difficile de ne pas projeter sur la culture grecque
antique nos catégories et nos classifications habituelles, nous qui
sommes environnés d’objets techniques. Le découpage des savoirs
est autre, les motifs nous en sont cachés. Pour qui étaient écrits ces
livres de technologie (si le mot est bien approprié) ? Qu’entendaient
les Grecs à diverses époques sous le terme de mécanique ?
Si ces textes ont peu de rapport avec les gestes quotidiens et les
besoins pratiques des hommes de cette époque, cela ne veut pas dire
que leur portée ait été négligeable. Les historiens des techniques
suggèrent que les Romains ont pu mettre en œuvre certaines
innovations grecques (appareils à poulies multiples sur les chantiers,
siphon pour les aqueducs, construction en voûte) ; il se pourrait que
certaines « machines » grecques restées à l’état de prototypes ou de
fictions aient trouvé leur concrétisation dans le cadre plus large de
l’Empire romain.
Mais ces textes ont connu aussi un destin ultérieur encore
beaucoup plus brillant et fécond : Cardan, Tartaglia, Galilée,
Newton, se sont nourris des Mécaniques du Pseudo-Aristote, des
livres de Héron, Pappus, Vitruve. La mécanique grecque fut un
apport essentiel dans le renouveau de la science théorique des forces
aux XVIe et XVIIe siècles en Europe.

Les arts de la guerre

Il est une forme d’habileté que Sophocle a négligée dans son


tableau des activités techniques, peut-être parmi les arts le plus
favorisé par les pouvoirs et le plus fertile en innovations : la guerre.
Le domaine des arts de la guerre est aussi l’un des mieux représentés
dans les textes qui nous restent.
L’invention de la catapulte est l’un des éléments de la
transformation des techniques guerrières qui semble s’être produite
à partir de 400 avant J.-C., notamment lors des campagnes de Denys
de Syracuse, de Philippe de Macédoine, d’Alexandre et de ses
successeurs directs.
La catapulte est une sorte d’arbalète agrandie, posée sur un socle
(fixe ou mobile), où l’arc est remplacé par deux bras qui passent dans
un faisceau de fibres torsadées : lorsque l’on tend l’appareil, les
fibres se tordent et font ressort. Naturellement, il faut prendre garde
que la force de ressort soit la même des deux côtés, sinon la flèche ou
la pierre part en biais.
Ces nouvelles armes se diffusèrent assez largement entre 400 et
350, elles firent beaucoup d’effet et une forte impression sur les
contemporains, inaugurant des formes nouvelles d’affrontement.
Vers la même époque, il y eut d’autres indices d’un changement
profond dans les techniques de guerre (attaque, siège,
retranchement), comme l’atteste un peu auparavant Hérodote à
propos de l’habileté des Phéniciens lors du creusement d’un canal
pour les troupes de Xerxès. Il est difficile de préciser, parmi ces
inventions, ce qui reviendrait en propre à des créateurs parlant grec.
Le perfectionnement des techniques militaires à cette époque, et
en particulier des armes de jet, trouve un écho dans une série de
textes descriptifs plus ou moins théoriques : Énée le Tacticien, Philon
de Byzance, et d’autres auteurs dont nous avons perdu les écrits
(Ctésibios, etc.).
À cette époque commençait à émerger une classe d’hommes que
l’on pourrait appeler les ingénieurs militaires (en particulier dans
l’entourage de Philippe et d’Alexandre). Un récit de Vitruve (X, 16)
témoigne de l’importance nouvelle et des habitudes de cette classe
d’experts militaires : les Rhodiens avaient renvoyé leur architecte
militaire, un certain Diognète, qui était originaire de l’île, et s’étaient
laissé séduire par un nouveau venu, Callias, qui leur avait fait un
superbe exposé (acroasis) en présentant ses nouvelles machines ;
Callias se vantait de pouvoir résister aux tours d’assaut de
Démétrios Poliorcète, ou plus exactement d’Épimaque, l’architecte
militaire au service de Démétrios. Mais il s’avéra que les machines
de Callias ne fonctionnaient pas, et l’on rappela le précédent
architecte Diognète en le suppliant de sauver la mère patrie.
Finalement, Diognète reprit les vieux procédés hydrauliques, il fit
dévier des cours d’eau, et les tours d’assaut de Démétrios furent
inutilisables. On voit clairement sur cet exemple les besoins
nouveaux des cités et l’émergence du personnage de l’architecte ou
mécanicien, qui combine l’ancienne compétence architecturale avec
un savoir-faire plus récent en matière de machines diverses. Cet
homme peut se vendre au plus offrant, et il lui est essentiel de
pouvoir présenter aux princes ou aux édiles son savoir-faire et
l’originalité de ses procédés : une conférence, quelques maquettes, la
promesse d’une supériorité technique sur l’ennemi (le commerce des
armes a-t-il foncièrement changé ?)
C’est dans ce contexte que commence à fleurir une littérature de
technologie militaire. Le premier auteur dont nous ayons conservé
un livre s’appelle Énée le Tacticien (on sait fort peu de chose de lui).
Il a laissé un traité de Poliorcétique (l’art de la prise des villes), illustré
par des allusions à des événements qui se sont déroulés entre 400 et
360 avant J.-C. ; il mentionne également d’autres ouvrages qu’il
aurait rédigés sur les arts de la guerre : un livre sur l’intendance
(« poristique ») et un autre sur les fortifications ou les préparatifs de
guerre (« paraskeuistique »). Le livre qui nous est parvenu décrit
divers aspects des tactiques de siège : le choix des emplacements et
des heures de veille pour les postes de garde, les moyens de
reconnaissance, mots de passe et messages secrets, les précautions à
prendre contre les conspirations et les mutineries. Il décrit également
quelques procédés techniques, mines et contre-mines, produits
incendiaires, etc. Les machines proprement dites occupent peu de
place. Énée présente un appareil à faire tomber les échelles d’assaut,
dont la description et l’usage restent assez énigmatiques.
Peu après Énée, d’autres auteurs (dont un certain Diadès)
rédigèrent des écrits sur les machines de guerre (que nous n’avons
pas conservés), et divers éléments semblent avoir été repris par
Philon d’Athènes vers 300 dans son propre traité de Poliorcétique
(perdu), qui servit à son tour à Philon de Byzance vers 225 pour un
nouvel exposé de la même discipline. Cette fois, le domaine des
techniques militaires s’agrandit et s’organise autrement : à côté de la
poliorcétique, Philon a rédigé aussi un livre sur les armes de jet, dans
lequel il propose plusieurs améliorations aux catapultes (remplacer
les tendons torsadés par des ressorts de métal, ou même par un
système à air comprimé inspiré de Ctésibios). Ainsi se crée et se
développe un corpus de discours techniques sur l’art de la guerre et
les machines de jet et de siège.

De l’art militaire à la mécanique

Mais avec Philon de Byzance, la théorie des machines de guerre


prend place dans un ensemble technique plus vaste, au sein de ce
que Philon lui-même appelle une « syntaxis mèchanikè », c’est-à-dire
un traité ordonné sur les procédés mécaniques ; Drachmann a pu
reconstituer, à partir des écrits restants de Philon, l’arrangement
d’ensemble de cette « syntaxe mécanique », d’après l’ordre des livres
qu’il aurait écrits :
1. Préambule ;
2. Les leviers ;
3. La construction des ports ;
4. Les catapultes ;
5. La pneumatique ;
6. Les théâtres d’automates ;
7. La construction des forteresses ;
8. Le siège et la défense des villes (poliorcétique) ;
9. Les stratagèmes.
Le livre sur les catapultes (4) est conservé en grec, ainsi que des
portions des livres sur les forteresses (7) et les sièges (8) ; la
pneumatique (5) est conservée en arabe seulement, le reste est perdu
sauf des fragments cités par d’autres auteurs.
Les arts de la guerre viennent ainsi se fondre dans un corps de
discipline plus vaste, dénommé « mécanique », avec une
présentation sous une forme plus systématique. Des connexions
apparaissent entre plusieurs branches : les catapultes nouvelles
supposent les leviers et même la pneumatique. Les mathématiques
prennent une place privilégiée. La théorie exposée par Philon
possède des fondements rationnels, au moins jusqu’à un certain
point, si l’on en croit ce qui est indirectement attesté au préambule
(le livre 1). Pour pouvoir calculer les dimensions d’une catapulte de
capacité double d’une catapulte donnée, Philon est amené à résoudre
le problème de la duplication du cube (Catapultes) ; il discute
également les conditions de réalisation d’un instrument à partir d’un
modèle d’une taille différente, et propose d’utiliser une règle
graduée pour contrôler le changement d’échelle. En ces deux
occasions, Philon précise qu’il a traité ces questions dans son
préambule. Son « traité de mécanique » s’ouvrait donc sur des
rudiments de mathématiques appliquées. De même, au moment de
rapporter les efforts de ses prédécesseurs pour construire des armes
de jet, Philon leur reproche d’avoir ignoré la cause et le pourquoi, et
d’avoir procédé par tâtonnements et sans généralité. L’influence
d’Aristote se fait sentir dans les exigences théoriques et même dans
le vocabulaire.

À la recherche de la mécanique

Voilà les arts de la guerre intégrés à la « mécanique ». Mais


qu’est-ce que la mécanique ? En Europe, à partir du XVIIIe siècle, la
mécanique désigne la science des mouvements et des forces.
Auparavant, entre la fin de l’Antiquité et les années 1700 environ, la
mécanique est la théorie des « machines » (on précise parfois
« machines simples », et la même théorie est parfois improprement
appelée « statique »). Héron d’Alexandrie a donné la liste de ces
machines simples, ou « puissances mécaniques » : la roue, le levier, la
poulie multiple, le coin, la vis (Pappus, VIII). C’est une
détermination très restrictive de la mécanique, et la conception de
Philon de Byzance est évidemment plus large.
Pour comprendre de quoi parle la mécanique du IVe siècle avant
J.-C., il faut revenir à l’étymologie. Nous avons déjà rencontré le mot
mèchanè dans Sophocle : si l’homme maîtrise les autres espèces
vivantes, s’il fouille sans répit et sans respect la vénérable Terre, s’il
s’est créé des abris et des villes avec leurs lois propres, c’est grâce à
toutes sortes de « mèchanè ». Le mot garde ici un sens très large, à
peu près comme dans l’Odyssée, où Ulysse est appelé le maître des
ruses (polymèchanos).
Avant de désigner un corps de doctrine déterminé (dont les
contours sont d’ailleurs difficiles à tracer), la mèchanè recouvre en
général les expédients, les remèdes, les trucs, artifices, machinations,
ressources d’habileté. Plutôt qu’un objet, c’est un procédé ou même
un mode de comportement. Le mot a subi à peu près la même
évolution que l’ancien français « engin » (l’ingenium latin a engendré
l’« engin » médiéval, c’est-à-dire la ruse ou la machination, et le mot
a fini par désigner l’objet technique lui-même, devenu indépendant
de l’esprit qui l’a « machiné »).
La mécanique est constituée comme science particulière avant
l’époque de Philon. On trouve attestée, dans le corpus aristotélicien
par exemple, l’existence d’une science particulière nommée
« mécanique ». Elle est rangée parmi les « parties physiques des
sciences mathématiques », avec l’optique, l’harmonique et
l’astronomie (on peut combiner les deux listes d’Aristote en
Physique III, et Métaphysique M). Ces quatre disciplines étudient des
objets ou des phénomènes concrets en les considérant, dit Aristote,
comme des objets mathématiques : le rayon visuel comme une ligne
géométrique, la vibration sonore comme un rapport entre nombres,
le trajet de l’astre comme une orbite circulaire. Le statut de l’objet de
la mécanique est plus difficile à préciser. Quel est, dans cette
perspective, l’objet propre de la mécanique, et en quoi est-il
mathématique ?
La réponse se trouve probablement dans un texte qui appartient
au corpus aristotélicien d’une manière marginale : les Questions
mécaniques (ou Problèmes mécaniques, ou simplement Mécanique)
attribuées à Aristote, qui ont été redécouvertes à la Renaissance et
ont stimulé la discussion des savants sur les questions les plus
importantes de la physique (Galilée, par exemple, tenait les
Questions mécaniques en haute estime et s’en est inspiré sur plusieurs
points importants – il n’existe malheureusement aucune traduction
française de cet ouvrage).
Les Questions mécaniques s’ouvrent sur une définition de la
mèchanè :
« On s’émerveille de ce qui arrive selon la nature, si la cause en est inconnue, et de ce
qui arrive contre nature, si c’est l’art (technè) qui le réalise pour l’utilité des hommes.
Car dans bien des cas la nature produit des effets contraires à nos intérêts, parce qu’elle
se comporte toujours d’une manière identique et simple, alors que notre intérêt varie
beaucoup.
« Dès lors qu’il nous faut agir contre la nature, la difficulté nous arrête, et c’est l’art qui
est requis. Pour cette raison, la partie de l’art qui nous secourt dans de telles difficultés,
nous l’appelons “mèchanè”. Ainsi qu’Antiphon le poète l’a écrit, “là où la Nature nous
dominait, l’Art nous rend vainqueurs”.
« C’est bien le cas lorsque le plus petit est vainqueur du plus grand, lorsque avec une
petite force on meut de grands poids, et dans presque tout ce que nous nommons
problèmes mécaniques. Ils ne sont pas exactement identiques aux problèmes
physiques, ils n’en sont pas non plus entièrement distincts, mais ils sont communs aux
spéculations mathématiques et physiques. Car dans ces problèmes le “comment” est
clair par les mathématiques, le “au sujet de quoi” est clair par la physique.
« À ce genre de difficulté ressortit ce qui concerne le levier. Il paraît étrange en effet
qu’un grand poids soit mû par une petite force, et cela bien qu’on ajoute encore au
poids ; car celui qui sans levier ne peut mouvoir un poids, le mouvra très vite en
ajoutant le poids du levier.
« Or la cause de tout cela trouve son principe dans le cercle… »
(Pseudo-Aristote, Mécanique, 847a10-b16.)

La mécanique se rapproche des autres sciences qui sont


« communes » à la physique et aux mathématiques (l’astronomie,
l’optique et la musique) : son objet est matériel et physique, mais il
est traité mathématiquement. Cependant, il y a une différence : les
trajets des astres, les rayons lumineux ou les vibrations sonores sont
considérés comme des objets mathématiques simplifiés – des
courbes, des lignes ou des rapports numériques –, alors qu’ici l’objet
même reste indéfini, et ce qui est mathématique c’est le mode
d’explication (la mathématique donne le pourquoi).
On en apprend un peu plus sur la variété des objets de la
mécanique en suivant les trente-cinq questions du recueil. Voici la
première : pourquoi les balances plus grandes sont-elles plus
précises ? Puis viennent dans un ordre difficile à justifier des
questions relatives à des appareils courants (la fronde, la poulie, la
balance romaine, la pince du médecin), à des dispositifs techniques
usuels (les bateaux à rame ou à voile, les sommiers de lit), des
réflexions sur des situations quotidiennes de répartition des forces
(portage à plusieurs personnes, posture d’un homme qui se lève) ou
sur des phénomènes naturels (pourquoi les galets sont-ils ronds au
bord de la mer ?, étude des projectiles et de la continuation du
mouvement, tourbillons). Il y a même des questions que l’on
pourrait considérer comme de pure théorie : l’étude de la
composition des mouvements selon le parallélogramme et le
paradoxe dit de la roue d’Aristote. Le mélange des situations
pratiques quotidiennes avec des spéculations mathématiques ou
dynamiques est tout à fait frappant et semble nouveau dans
l’histoire des textes techniques telle que nous la connaissons.
L’auteur inconnu propose des réponses à ces questions, parfois
sous forme d’interrogation : est-ce parce que…, et parfois même il
propose plusieurs réponses (comme cela se passe dans les Problèmes
qui nous sont parvenus sous le nom d’Aristote). La théorie se
présente donc d’une manière relativement « ouverte » et non
systématique. Cependant, la plupart des « machines » sont ramenées
au levier, qui à son tour est ramené au cercle. Le principe initial est le
suivant : un cercle plus grand est plus puissant qu’un plus petit,
parce qu’une même force produit un effet plus grand si elle est
moins détournée ou gênée, et que la force est détournée davantage si
elle s’exerce sur un trajet plus incurvé (voir De Gandt, 1982).
Cette fondation générale de la théorie mécanique n’est
probablement pas sans lien avec les raisonnements d’Aristote sur les
forces au livre VII de la Physique (chap. 5). Cependant, il paraît
excessif d’en déduire, comme Duhem, qu’Aristote est le père de la
mécanique rationnelle.

Développements de la mécanique

Dans les générations ultérieures, la mécanique s’enrichit, se


développe et se précise. Il nous est parvenu en particulier, en
traduction arabe, un livre de Héron d’Alexandrie, qui vivait
probablement vers l’an 60 de notre ère : Les Mécaniques ou l’Élévateur
(traduit en français au siècle dernier, et partiellement en anglais avec
un commentaire par Drachmann dans sa Mechanical Technology…).
D’autre part, la Collection mathématique de Pappus (vers 300 de notre
ère), qui est une compilation très précieuse, contient dans son
huitième livre un ensemble de propositions sur la mécanique, avec
des morceaux de Héron notamment. Enfin, il faut mentionner le
Traité d’architecture de Vitruve, qui, bien que rédigé en latin (vers 30
avant J.-C. selon toute vraisemblance), transmet des éléments de
mécanique et d’architecture empruntés à des auteurs ou praticiens
grecs, en particulier dans le livre X consacré exclusivement à la
mécanique.
Chez Héron ou Pappus, la mécanique est parfois très théorique
(comme dans le calcul des engrenages nécessaires en principe pour
soulever un poids donné avec une force donnée : ce que Héron
appelle le « baroulkos », qui devrait permettre – théoriquement – de
mettre en équilibre un poids de 1 000 talents et un autre de 5 talents),
mais on trouve également des remarques appropriées à la pratique
des chantiers et des carrières, et Héron présente en détail des
procédés de portage par roulement, divers types de grues, et même
des presses pour le vin et l’huile (livre 3).
Les fondements de la théorie sont composites. Les auteurs
semblent avoir hésité à suivre fidèlement le raisonnement
dynamique des Questions mécaniques du Pseudo-Aristote, et
présupposent par endroits une autre sorte de fondation : la théorie
géométrique des leviers et des centres de gravité d’Archimède, qui
ne fait nulle place à la considération des forces (voir, par exemple,
Héron, Les Mécaniques, I, 24 et II, 7).
Héron a également exercé une influence par le début de sa
Pneumatique, où il discute de la composition de l’air et des raisons
qui expliquent l’élasticité des gaz. Il envisage une multitude de
petits vides disséminés dans la matière. (Ce texte inspirera les
auteurs de la Renaissance, en particulier Galilée.) Pour le reste, cette
Pneumatique est particulièrement mal ordonnée et difficile à lire, on
en retient d’ordinaire surtout quelques jouets ou automates
amusants, des trucs de prestidigitateurs et un modèle étonnant
d’orgue à eau. Cet ouvrage de Héron connaîtra une grande faveur au
Moyen Âge.

Optique et alchimie

Il nous reste à donner une idée sommaire de deux autres corpus


de tradition technique, assez mal reliés avec la mécanique et les
machines de guerre ou de chantier.
L’optique grecque est représentée principalement par les textes
d’Euclide, l’Optique et la Catoptrique (conservés en grec, édités par
Heiberg en 1895 avec une traduction latine), et de Ptolémée (une
Optique transmise très indirectement, conservée dans une traduction
latine issue d’une version arabe perdue). Dans le cas de Ptolémée, il
est difficile de retrouver le raisonnement originel derrière les
couches successives du texte.
L’Optique d’Euclide est une théorie strictement géométrique des
rayons lumineux présentée sous forme axiomatique à partir de
définitions. Le rayon lumineux est considéré comme issu de l’œil, et
on étudie le cône qui a son sommet dans l’œil et s’appuie sur les
contours de l’objet vu. Euclide discute et justifie les effets de
perspective et les illusions créées par les miroirs déformants, mais il
ne fait aucune étude physique de la lumière ni des couleurs (à
propos du statut et des limites de cette optique, Gérard Simon
montre qu’on aurait tort de confondre l’étude géométrique des
rayons visuels, que fait Euclide, avec une théorie de la propagation
de la lumière ; c’est seulement avec Al Hazen (Ibn al-Haytham), au
e
IX siècle, que commencera l’étude physiologique de l’œil comme
appareil d’optique, ouvrant des voies nouvelles à l’optique
instrumentale).
Ptolémée, pour autant qu’on puisse en juger par le texte très
insatisfaisant qui nous est parvenu, entre davantage dans les
considérations physiques et psychologiques, discutant les cas de
vision faussée (myopie, presbytie) et le rôle du raisonnement dans
les illusions visuelles ; il s’occupe de réflexion et de réfraction, et
présente même des tables numériques pour le calcul de l’angle de
réfraction à partir de l’angle d’incidence.

Le corpus alchimique est tout à fait à part, il s’agit de textes


tardifs, rédigés sur un mode beaucoup moins rationnel que les textes
mécaniques. Marcellin Berthelot avait publié au siècle dernier une
Collection des anciens alchimistes grecs. Mais le choix de manuscrits
assez aléatoire et l’absence de commentaire rendent cette édition
difficile à utiliser. Une publication plus systématique a commencé
aux Éditions des Belles Lettres (Les Alchimistes grecs, vol. I : Papyrus
de Leiden, Papyrus de Stockholm, Fragments de recettes, édités par
R. Halleux). Il s’agit de textes composites et assez obscurs, qui
mêlent théorie de la matière, procédés de teinture et de métallurgie
et recettes magiques. Les volumes suivants contiendront les écrits du
Pseudo-Démocrite (Physica et Mystica), les opuscules de Zosime
(treize textes édités par M. Mertens), enfin les écrits des
commentateurs : Synésius, Olympiodore, Étienne d’Alexandrie.
Les alchimistes citent volontiers les Présocratiques ou d’autres
philosophes de la tradition grecque, mais en leur donnant un sens
mystique, et il est difficile de préciser quelle conception de la matière
est sous-jacente. Certains textes sont rédigés sous le voile d’un
langage figuré. L’ambiance intellectuelle est celle de la religiosité
occultiste et magique lié au néoplatonisme et à l’hermétisme (Zosime
cite Hermès et Zoroastre).
Zosime, originaire de Pannopolis en Égypte (vers 300 de notre
ère), est le premier personnage historiquement situé de cette chaîne
d’auteurs. Il est cité par ses successeurs comme une autorité et même
comme un devin inspiré. Ses écrits exposent une symbolique de la
libération de l’âme, tout en décrivant sous forme énigmatique
certains procédés opératoires et des appareils difficiles à reconstituer
exactement (alambics, etc.). Les métaux sont faits d’un esprit et d’un
corps, et la matière meurt pour ressusciter. Jung et les historiens des
religions se sont notamment intéressés à la « vision de Zosime »
(opuscule X) : « je m’endormis, je vis un sacrificateur debout devant
moi au-dessus d’un autel » ; « ledit autel avait quinze marches
d’accès » (X, 2) ; « celui que vous avez vu en homme-cuivre et qui
vomissait ses propres chairs, celui-là, c’est à la fois celui qui sacrifie
et celui qui est sacrifié » (X, 3, trad. M. Mertens)… Ces récits ont la
beauté étrange des rêves ou des poèmes surréalistes, mais un travail
d’interprétation est indispensable pour déterminer ce qui est signifié
par chaque symbole (les quinze marches seraient-elles les quinze
jours de la montée de la lune, l’astre qui régit les diminutions et les
accroissements ?) Il est trop tôt pour se faire une idée précise du
contenu de ces textes et pour évaluer leur influence postérieure.
François DE GANDT
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Textes et traductions
ARISTOTE, Minor Works, Loeb Classical Library, New York (contient le
texte des Questions mécaniques, avec une traduction anglaise de Hett).
ÉNÉE LE TACTICIEN, Poliorcétique, texte établi par A. Dain, traduit et
annoté par A.M. Bon, Paris, Les Belles Lettres, 1967.
PAPPUS D’ALEXANDRIE, La Collection mathématique, trad. Ver Eecke,
Paris, Librairie A. Blanchard, 2 vol., 1982.
PHILON DE BYZANCE, Traité de fortification, d’attaque et de défense des
places, trad. Rochas d’Aiglun, Paris, C. Tanera, 1872.
HÉRON D’ALEXANDRIE, Les Mécaniques ou l’Élévateur, trad. Carra de
Vaux, Journal Asiatique, 1893 ; réimpr. Paris, Les Belles Lettres, 1988.

Études
DAUMAS, Maurice (dir.), Histoire générale des techniques, tome I, Paris,
PUF, 1962.
DE GANDT, François, « Force et science des machines », in J. Barnes et
al. (éd.), Science and Speculation, Studies in Hellenistic Theory and
Practice, Cambridge/Paris, Maison des sciences de l’homme, 1982,
p. 96-127.
DRACHMANN, Aage Gerhardt, The Mechanical Technology of Greek and
Roman Antiquity. A Study of the Literary Sources,
Copenhagen/Madison/London, 1963.
DUHEM, Pierre, Les Origines de la statique, 2 vol., Paris, Hermann,
1905-1906.
FERRARI, Gian Antonio, « Meccanica Allargata », in La scienza
ellenistica, a cura di G. Giannantoni e M. Vegetti, Naples, Bibliopolis,
1984, p. 225-297.
FRONTISI-DUCROUX, Françoise, Dédale, mythologie de l’artisan en Grèce
ancienne, Paris, Maspero, 1975.
GILLE, Bertrand, Les Mécaniciens grecs. La naissance de la technologie,
Paris, Le Seuil, 1980.
JACOMY, Bruno, Une histoire des techniques, Paris, Le Seuil, coll.
« Points-Science », 1990.
ROSE, Paul Lawrence et DRAKE, Stillman, « The pseudo-aristotelian
Questions of Mechanics », Renaissance Culture, Studies in the
Renaissance, 1971, p. 65-104.
SIMON, Gérard, Le Regard, l’être et l’apparence dans l’optique de
l’Antiquité, Paris, Le Seuil, 1988.
Théologie et divination

La tradition

Dans l’Iliade, Hector possède un alter ego, son prudent conseiller


Polydamas, « le seul qui voyait l’avant et l’après ». Les conseils
habituels de Polydamas font appel à de soigneuses combinaisons de
calculs, mais il arrive une fois qu’il recoure à la divination en se
fondant sur le présage suivant : un aigle emporte un serpent qui
mord son ravisseur en plein vol et se délivre ainsi. Mais Hector
réagit en refusant de dépendre d’« oiseaux aux longues ailes » : peu
lui importe s’ils volent vers la droite ou vers la gauche. Il se fie plutôt
aux desseins du puissant Zeus, seigneur de tous les mortels et les
immortels. Le résumé laconique qu’il fait alors de sa position est la
plus célèbre expression de scepticisme à l’égard de la divination de
toute la littérature grecque : « Le meilleur auspice, le voilà : défendre
la patrie » (Iliade, 12, 243).
La divination, les oracles et les rêves prémonitoires sont des traits
essentiels de la littérature à la période classique, tout
particulièrement en ce qui concerne les intrigues des tragédies
grecques et les récits dans les travaux historiques d’Hérodote. Ils
sont le plus souvent décrits comme des messages divins, certes
véridiques mais ambigus ou incroyables, bien qu’Hérodote ait
clairement dit que l’oracle de Delphes était parfois soumis à des
manipulations politiques. S’ils étaient correctement interprétés, on
reconnaissait généralement qu’ils comprenaient des prédictions
justes et des conseils de bon aloi, mais souvent si obscurs ou si
contraires à l’intuition que l’on se méfiait de ceux qui avaient le
pouvoir de les interpréter – la visionnaire et effrénée Cassandre,
Tirésias le voyant aveugle – et qu’on les persécutait.
En dépit de la trouble prééminence qui lui fut accordée en
littérature, la divination a sans doute joué un rôle plus restreint dans
la cité-État grecque lorsqu’il fallait prendre des décisions cruciales,
qu’à Rome ou par exemple chez les Zandé décrits par Evans-
Pritchard. La plupart des questions politiques se réglaient par
débats, au Conseil ou à l’Assemblée. Certaines décisions toutefois,
lourdes de conséquences et fort incertaines, requéraient plus que ne
pouvaient fournir les seules ressources humaines. Il était donc
universellement admis qu’il fallait attendre des augures favorables
pour décider d’engager la bataille. Et, bien que le statut international
de l’oracle de Delphes le situât en dehors du cadre institutionnel qui
définissait la communauté des citoyens, on le consultait néanmoins
pour certaines affaires d’État, le plus souvent cependant pour des
questions spécifiques de culte : la fondation de colonies, les règles
présidant à l’organisation des sacrifices, les procédures de
purification en cas de sacrilège ou d’épidémies.
Ainsi la raison pouvait, certes, limiter de différentes façons le
domaine d’exercice de la divination ou remettre son pouvoir en
question, mais rien ne nous permet de penser que les Grecs dans
leur ensemble aient douté du fait que les dieux indiquent aux
humains ce qu’ils doivent ou ne doivent pas faire, et encore moins
qu’ils aient douté de l’existence même d’un ordre divin. Ils se
préoccupaient plutôt de savoir si les hommes en général ou en
particulier les « experts » étaient réellement capables de déchiffrer ce
que l’on pensait être les signes d’une intention ou d’une approbation
divine. Un tel souci présuppose effectivement la croyance en des
êtres divins, laquelle était exprimée dans les structures religieuses
complexes et disparates régissant les rythmes du calendrier public
dans la cité-État. Or, le plus grand parmi ceux qui faisaient autorité
en matière de divinités, précisant la nature des nombreux dieux
présidant aux différents aspects de la vie de la polis, était Homère,
« le théologien » selon la formule d’Aristote. L’Iliade (vers 725 avant
J.-C.) et l’Odyssée (vers 700) constituèrent pour les générations
ultérieures une encyclopédie culturelle qui fournissait entre autres
informations les noms, les natures, les responsabilités et les relations
mutuelles des dieux. Le nom d’Homère est souvent associé à celui
d’Hésiode son contemporain, auteur d’un poème intitulé Théogonie,
qui cherche, au moyen de mythes de création et de succession, par
des généalogies et des récits de guerres célestes, à ordonner la
déroutante variété des dieux et des forces divines que rapportent les
histoires de dieux – souvent récemment importées du Proche-Orient.
Les premières réflexions philosophiques qui nous soient
parvenues sur cette question datent du siècle suivant : c’est à Thalès
que nous les devons, suivant l’avis des Grecs eux-mêmes, en activité
à Milet dans la première moitié du VIe siècle. Quand les philosophes
commencèrent explicitement à traiter des croyances et des pratiques
de la religion traditionnelle, il leur fallut se confronter à la structure
tout entière du polythéisme ainsi qu’à sa prétention d’expliquer le
monde naturel. La critique d’Homère et d’Hésiode se trouvait au
cœur d’une telle entreprise.
Xénophane
La théologie philosophique grecque débute en effet avec un
célèbre pamphlet : Homère et Hésiode ont attribué aux dieux tout ce
qui est objet de reproche chez les hommes, le vol, l’adultère et la
tromperie. Comme tous les mortels, ils fabriquent les divinités à leur
propre image. Les Éthiopiens leur attribuent une peau noire et un
nez épaté, les Thraces leur donnent les yeux bleus et les cheveux
roux. Les lions et les chevaux les représenteraient sans aucun doute,
s’ils en possédaient l’art, comme des lions ou des chevaux.
Cette brillante critique est le fait du voyageur, philosophe et
poète Xénophane (vers 570-470 avant J.-C.) qui naquit en Asie
Mineure mais exerça surtout dans les colonies grecques du sud de
l’Italie. Il influença profondément Platon, qui reprit l’argument de
cette attaque contre la théologie homérique (conservée dans fr. 11,
14-16) pour le développer dans les livres II et III de La République. Les
philosophes grecs qui suivirent, à la notable exception d’Épicure,
s’accordaient à condamner l’anthropomorphisme des dieux. À la
place de ces idées traditionnelles, Xénophane proposa le
monothéisme : « Un dieu […] en aucune façon semblable aux
hommes, ni par le corps ni par l’esprit » (fr. 23). Nous devons nous
débarrasser de cette idée selon laquelle un dieu a besoin de membres
et d’organes sensoriels. Il provoque les événements par la simple
pensée, sans bouger un seul muscle ; c’est son être tout entier qui
voit, entend et pense (fr. 24-6).
Xénophane répétait qu’il ne prétendait pas donner à cette
proposition le statut d’un savoir : « Aucun homme ne sait, et ne
saura jamais, clairement la vérité sur les dieux et tout ce dont je
parle » (fr. 34). Et cependant, il était manifestement certain que ce
qu’il proposait était bien plus rationnel que les idées qu’il
combattait. Il en va de même pour les explications naturelles qu’il
donnait des phénomènes traditionnellement associés à une
intervention divine dans le monde, cherchant ainsi à les
démythologiser. Par exemple Iris, l’arc-en-ciel, dont Homère fait une
déesse, est conçue par Xénophane comme les autres phénomènes
météorologiques et célestes sous l’espèce d’une variété particulière
de nuage. Il n’est donc guère surprenant qu’on dise qu’il refusait
d’accorder crédit à la divination.
L’œuvre fragmentaire de Xénophane nous a légué d’autres pièces
à l’appui de cette attaque contre la croyance traditionnelle, des
prescriptions pour une réforme morale et religieuse. Le fragment 1
en particulier, qui traite de la bonne conduite à adopter dans une
assemblée, s’attache à discerner quelle peut être la nature de la
véritable piété. Après avoir recommandé la propreté, la pureté et la
simplicité dans tous les aspects matériels de la cérémonie, le poème
traite de ce qui doit être dit. « Des paroles empreintes de révérence et
un discours pur », sous la forme d’un hymne à la divinité, y
précéderont les sermons portant sur la vertu, ou sur des actes nobles
et justes, et non pas des histoires de géants, de Titans ou de
centaures, ni les récits de conflits humains dont on ne peut tirer
aucun profit. Rien donc manifestement qui puisse rappeler la
Théogonie ou l’Iliade.
La plupart des études philosophiques ultérieures portant sur la
nature des dieux ou les pratiques religieuses adéquates s’appuyèrent
sur les traits majeurs de la pensée de Xénophane pour définir les
principaux points de leur réflexion : une conception radicale du dieu
ou des dieux, la volonté de donner des explications plus rationnelles
de phénomènes traditionnellement interprétés en termes religieux,
une nouvelle conception de la piété.
Les Présocratiques tardifs
Pour autant que nous puissions en juger à partir des fragments
qui ont survécu, peu de philosophes présocratiques tardifs ont mis
explicitement la théologie au cœur de leurs réflexions ou de leurs
écrits. S’il nous est permis d’user de catégories modernes pour
décrire leurs préoccupations, ils s’intéressaient plutôt à la
métaphysique, à la théorie de la connaissance, à la cosmologie et à la
philosophie naturelle. Certes, il se pouvait que leurs théories
accordent ou non une fonction à telle ou telle conception particulière
du divin, mais leur propos n’était alors jamais d’emblée de
comprendre la nature de la divinité, qu’elle soit une ou plurielle.
Anaxagore (vers 500-428 avant J.-C.) et Diogène d’Apollonie (fin
du Ve siècle) par exemple s’intéressent ainsi avant tout à la physique,
et non à la métaphysique ou à l’épistémologie. Ils introduisent la
divinité dans leur système au titre de cause première, transcendante
pour Anaxagore, immanente pour Diogène. En fait, Anaxagore ne
désigne à aucun moment cette cause première du nom de « dieu » ; il
l’identifie à un esprit, sans limites, autonome et pur de tout mélange
avec une autre substance (fr. 12). Ces attributs lui permettent de
contrôler tout le reste et d’imposer à la nature l’ordre de son choix.
Cependant, lorsqu’il parle de l’esprit, la langue qu’emploie
Anaxagore est celle des hymnes et lorsque Diogène reprend cette
même phraséologie pour traiter de son principe immanent (de l’Air
intelligent) fort semblable à celui d’Anaxagore, il n’a aucun scrupule
à l’identifier à un dieu (fr. 5), qu’il conçoit comme étant l’auteur de
l’ordre du cosmos, ainsi que le montre par exemple la disposition
des saisons de l’année (fr. 3). Aristophane – ayant supposé que les
intellectuels proposent tous plus ou moins les mêmes idées – se
servit de cette équation dans sa comédie intitulée Les Nuées (423
avant J.-C.), pour caricaturer la philosophie socratique en une sorte
de matérialisme athée. Même si Diogène ne se souciait pas d’abord
de théologie, les conséquences théologiques de sa théorie, qui
s’opposent radicalement à la tradition, ne passèrent pas inaperçues
de ses lecteurs. Il en fut de même pour Anaxagore, lequel professait
que les corps célestes n’étaient rien d’autre que des rochers
incandescents et qui fut poursuivi en justice par les Athéniens pour
impiété vers 433 avant J.-C. Durant toute l’Antiquité, on lui attribua
une réputation d’homme antireligieux, comme le montre une
anecdote où on le voit donner une explication entièrement naturelle
d’un signe, un bélier doté d’une seule corne située au milieu du
front, qui avait servi à établir le jugement des devins.
Héraclite, probablement actif aux alentours de 500 avant J.-C., est
plus proche par les dates et par l’esprit de Xénophane. Lui aussi
tourne Homère et Hésiode en dérision, voyant dans le premier,
malgré sa réputation, un imbécile trop crédule et comptant Hésiode
au nombre des praticiens de l’étude intellectuelle dont il dénonce le
charlatanisme. Les hommes dans leur ensemble sont, selon lui,
plongés dans l’ignorance et la confusion, et les pratiques religieuses
ne font pas exception à la règle. Certaines maximes d’Héraclite font
allusion à la divinité ou à une connaissance divine ou encore à
« l’unique sagesse qui veut et ne veut pas répondre au nom de
Zeus » (fr. 32). L’idée qu’Héraclite se fait du divin est ainsi, comme
l’indique cet intérêt pour les questions de la connaissance et de la
sagesse, intimement liée aux préoccupations épistémologiques
partout présentes dans ses fragments. Le divin n’est autre à ses yeux
que le point à partir duquel la compréhension du monde est
complète, où n’importe quelle opposition se résout en une unité,
même si les limites de l’entendement humain nous empêchent de la
percevoir comme telle : en lui se situe la perspective dans laquelle
toutes les oppositions se donnent simultanément en un même
regard. Héraclite n’a donné aucune théorie de cette perspective
transcendante, puisque sa transcendance même empêchait qu’une
langue d’homme puisse en capturer l’essence ou l’expliquer. Mais le
logos, c’est-à-dire la structure de l’univers et de tout ce qui est en lui,
exprime l’unité et l’identité des contraires : il est donc conçu comme
étant conforme à la loi divine. La perspective divine semble alors
bien exercer une fonction normative à la fois pour l’organisation du
cosmos et dans les sphères éthiques ou religieuses qui concernent
plus spécifiquement l’homme. Cela dit, celles des remarques
d’Héraclite en la matière qui mentionnent les divinités ou le divin
relèvent avant tout de préoccupations épistémologiques.
Le Présocratique le plus proche de Xénophane par l’orientation
religieuse et théologique de sa philosophie et par la volonté de
ménager une part égale à la pratique et à la théorie faisait preuve
dans ses écrits d’une ardeur qui le situe aux antipodes de la froideur
critique de Xénophane. Il s’agit de l’extraordinaire penseur sicilien
Empédocle (vers 495-435 avant J.-C.) : philosophe, poète, meneur
politique, médecin et magicien. L’intérêt pour la physique et la
cosmologie se mêle intimement chez lui à une passion pour les
questions de morale et de religion. Il retrouve un écho des cycles
vitaux du règne biologique à la fois dans la structure globale de
désintégration et de reconstitution qu’il attribue à l’univers et dans
l’aventure de l’âme, sa chute, son incarnation, ses réincarnations
successives lors de l’exil loin de la divinité et son ultime retour à la
paix et l’harmonie. On ne peut guère douter que l’ensemble de ce
système complexe ait été en fin de compte élaboré dans le but de
donner un sens à la condition humaine.
Il semble qu’Empédocle ait commencé à examiner quelques-unes
des principales déités de la religion grecque traditionnelle plutôt au
début de son œuvre poétique majeure, que l’on intitulera plus tard
De la nature. Il propose des interprétations radicalement nouvelles
(fr. 6) : Zeus serait en fait l’un des quatre éléments naturels
(probablement l’Air), de même qu’Héra (sans doute la Terre).
Aphrodite, ou l’Amour, n’est autre que la force motrice derrière les
manifestations d’harmonie dans le monde naturel, puisqu’elle
suscite des combinaisons d’éléments qui constitueront par la suite
l’immense variété des formes vivantes (fr. 17). La façon dont
Empédocle conçoit la véritable divinité doit beaucoup à Xénophane :
il parle d’un esprit sacré, « traversant telle une flèche l’univers tout
entier par de rapides pensées », il critique l’idée que celui-ci pourrait
être muni de membres, de parties génitales, etc. (fr. 134). À l’époque
de l’harmonie cosmique la plus complète, cet esprit forme une
sphère parfaite, faisant une toute la diversité du monde que nous
connaissons (fr. 27 & 31). Le dieu d’Empédocle est-il une cause
première ? C’est l’amour et son principe contraire, la discorde, qui
tiennent ce rôle dans son système. Le dieu d’Empédocle, comme
celui d’Héraclite, est peut-être plutôt le lieu d’une connaissance
parfaite.
Dans un texte puissant qui inspira la dénonciation du sacrifice
des animaux et de l’alimentation carnée par des écrivains plus
tardifs tels que le Néoplatonicien Porphyre (IIIe siècle de notre ère),
Empédocle imagine les temps mythiques où Aphrodite régnait sans
partage sur la nature. L’homme et la bête vivaient alors en amis
(fr. 130). Les sacrifices ne faisaient pas couler le sang : des images, de
l’encens et des offrandes de miel suffisaient au culte d’Aphrodite et
« l’autel ne ruisselait pas du sacrifice innommable des taureaux »
(fr. 128). Une telle vision repose implicitement sur une profonde
croyance en la doctrine pythagoricienne selon laquelle toutes les
formes de vie sont parentes, d’où l’on tire une loi naturelle qui
interdit de verser le sang. L’infraction à cette loi, diagnostique
Empédocle, est le premier péché de l’homme, suscité par la
« confiance placée en des conflits violents » et dont la punition sera
la succession des incarnations (fr. 115).
Dans son poème plus tardif, intitulé Purifications, il semble
annoncer la fin de son exil spirituel et sa capacité à transcender
l’abîme qui sépare l’homme du divin, ce qui avait été l’un des
thèmes les plus importants de la théologie homérique : « Un dieu
immortel, et non plus un mortel, où que j’aille, je suis honoré de
tous » (fr. 112.) Cette proclamation fait écho aux paroles par
lesquelles Hermès se révèle dans l’Iliade (XXIV. 460) ou bien à celles
de Déméter dans l’Hymne à Déméter d’Homère (120). Mais ici, elles
servent une nouvelle forme de religion, qui se préoccupe d’abord du
destin des âmes individuelles, comme en témoigne la formule
gravée sur les « plaques dorées » retrouvées dans le sud de l’Italie
sur le site de la ville antique de Thurii, et qui nous révèle les paroles
de bienvenue, sans doute prononcées par Perséphone, accueillant le
défunt initié aux mystères : « Homme béni et bienheureux, tu seras
un dieu au lieu d’être un mortel. »

Étiologie et allégorie à l’époque


des Sophistes

Les sources dont nous disposons associent généralement les


Sophistes de la seconde moitié du Ve siècle avant J.-C. à diverses
formes de scepticisme théologique. Il nous est ainsi rapporté une
remarque célèbre de Protagoras, le principal Sophiste de l’époque si
l’on croit le portrait qu’en fit Platon (fr. 4) : « Au sujet des dieux, je ne
peux savoir s’ils sont ou ne sont pas. Car bien des choses nous
empêchent de le savoir – l’obscurité de la question et la vie humaine,
qui est courte. » Voilà qui rappelle les propos de Xénophane : les
limites de l’entendement humain sont en effet une préoccupation
constante des Présocratiques et d’autres écrivains grecs primitifs. La
notoriété de Protagoras était due à l’audace avec laquelle il recentrait
l’agnosticisme sur les questions de l’existence et de la nature des
dieux. Il semble qu’à la même époque que lui ait exercé à Athènes un
homme moins connu, Diagoras de Melos, souvent surnommé
« l’athée ». Nous ne connaissons de lui pratiquement que des
anecdotes, suggérant qu’il bâtit sa réputation en exprimant son
mépris pour les pratiques religieuses et par son cynisme sur la
question de l’intérêt que pouvaient porter les dieux aux affaires des
hommes en général et à la justice en particulier.
D’autres Sophistes montrèrent plus d’assurance que Protagoras
dans leurs propos sur la religion. Prodicos proposa une théorie
anthropologique des origines de la croyance aux dieux, tout comme
le philosophe atomiste Démocrite (né aux environs de 460 avant J.-
C.). On attribue également aux Sophistes une subtile explication
politique de l’invention de la religion pour renforcer les processus
d’imposition de la loi – mise dans la bouche de l’un des personnages
d’un drame fragmentaire intitulé Sisyphe. Ces théories sont toutefois
plutôt des exercices d’antithéologie que de théologie, même si la
frontière entre les deux genres devint de plus en plus difficile à
repérer. À partir du Ve siècle avant J.-C., des interprétations
allégoriques d’Homère furent proposées qui montraient comment la
façon dont il conçoit les dieux de l’Olympe se rapproche bien plus
des idées de Prodicos et de Démocrite qu’il n’y paraît à première
vue. Il fut suggéré que l’on doive établir une distinction entre ce
qu’Homère disait et le sens porté par ce qu’il disait. Lorsque l’Iliade
par exemple nous montre les dieux en guerre les uns avec les autres,
c’est la manière dont Homère nous indique l’opposition du Feu
(Apollon et Héphaïstos) et de l’Eau (Poséidon et Scamandre) ou bien
encore l’opposition entre la sagesse d’une part (Athéna), le désir et la
folie d’autre part (respectivement Aphrodite et Arès).
Quoi qu’en veuille Platon, ce type d’interprétation allégorique
d’Homère était particulièrement prisé à son époque. Dans
l’Antiquité, les Stoïciens furent les tenants les plus systématiques de
cette allégorisation philosophique. L’exemplaire le plus complet d’un
texte ancien utilisant cette méthode, datant probablement du début
du IVe siècle avant J.-C., est le papyrus de Derveni, qui contient de
longs fragments d’un commentaire dans ce style, portant non pas
sur Homère mais sur un hymne orphique. Le poème en question
était manifestement une variante d’un mythe de succession
d’Hésiode, et racontait comment Zeus avait avalé une génération
précédente de divinités. Selon le commentateur, ce poème ne traite
pas du tout de la création mais se fait le porte-parole de la
philosophie d’Anaxagore (dans la version de Diogène) : le véritable
sens du poème est d’expliquer comment l’Air ou l’esprit gouverne
toutes choses par la raison. La technique de l’auteur est pour
l’essentiel arbitraire mais elle fait à la fois recours, et c’est là son
intérêt, à l’étymologie, à la grammaire, au sens commun et au
principe selon lequel une seule chose peut recevoir plusieurs noms
différents.

Socrate, Platon, Aristote

Socrate (469-399 avant J.-C.) s’était-il forgé une théologie ?


Xénophon (vers 430-355 avant J.-C.) pense que oui ; les lecteurs de
Platon (vers 428-327 avant J.-C.) en déduiraient que non. Dans les
Mémorables, Xénophon attribue à Socrate un ensemble de preuves de
l’existence de Dieu, incluant un argument fondé sur la forme des
choses, que reprendront plus tard les Stoïciens. Ce que ces preuves
doivent à Socrate n’est généralement pas reconnu, puisqu’on les juge
incompatibles avec sa volonté de rester en dehors de la philosophie
naturelle. Ce que Socrate nous a apporté, si l’on en croit l’Apologie de
Platon, c’est une position religieuse nouvelle et extrêmement
individualiste.
On l’accusa lors de son procès de ne pas croire aux dieux de la
cité, et d’avoir introduit de nouvelles divinités : l’accusation était
sans doute fondée. Quoi qu’il en soit, dans l’Apologie, Socrate
compare sa vie à celle d’un soldat en service, soumis à des ordres qui
lui sont imposés par une autorité plus haute que l’État. La pratique
de la philosophie et ses conséquences – se soumettre et soumettre les
autres à un examen intellectuel et moral – « m’a été ordonnée, je le
déclare, par le dieu au travers d’oracles, de rêves et de tout autre
moyen par lequel le partage divin a jamais ordonné à quelqu’un de
faire quelque chose » (33c). Platon nous montre souvent Socrate en
train de faire appel au « signe divin » qui l’empêche de s’engager
dans l’action. Le lien qui unit cette croyance en une telle mission
divine à la rationalité austère et critique de sa méthode éthique reste
soumis à débats. Le fait que le seul dialogue de Platon entièrement
consacré à une question de théologie, l’Euthyphron, sur la piété,
explore un problème de ce type n’est sans doute pas anodin. La
question posée est en effet celle-ci : les dieux apprécient-ils la piété
en vertu de quelque caractéristique morale qui serait indépendante
de leur prédilection ou bien la valeur de la piété tient-elle à ce qu’il
s’agit d’un comportement qu’aiment les dieux ?
Les dialogues de Platon sont construits de telle sorte qu’ils
occultent au moins autant qu’ils révèlent la pensée de l’auteur. Ses
écrits cependant manifestent une profonde sympathie pour le point
de vue religieux sur cette vie ; dans ses dernières œuvres en
particulier, il énonce un certain nombre de prises de position
théologiques fortes d’une importance cruciale pour les projets
moraux ou théoriques dont il traite alors. Dans le cas du Timée, on
peut ajouter qu’elles influencèrent profondément la pensée de la fin
de l’Antiquité et du Moyen Âge. La difficulté, lorsque l’on tente
d’évaluer sa contribution à la théologie, vient de ce que nous
peinons parfois à distinguer un usage révolutionnaire de la notion
de divinité d’un emploi simplement figuratif. Les Formes, dotées
d’une perfection et d’une éternité qui relèvent d’un autre monde,
sont souvent appelées « divines » ; le cheminement de l’âme vers
elles est dépeint dans la langue propre aux initiations mystiques – le
Théétète parle d’une « assimilation à la divinité » (176b). On a
souvent vu dans la Forme du Bien la cause ultime de tout ce qui est,
l’équivalent de la déité suprême pour Platon : ce fut notamment
l’opinion des Néoplatoniciens (du IIIe au VIe siècle de notre ère) qui
tentèrent une immense synthèse des théologies platoniciennes et
aristotéliciennes. Une autre difficulté vient de ce que même les
propositions incontestablement théistes de Platon ne précisent guère
la nature ni les attributs du ou des dieux dont il parle. Dans le
Cratyle, il va même jusqu’à nous montrer Socrate insistant sur le fait
que nous ne pouvons rien savoir des dieux (400d).
Quatre dialogues en particulier importent à qui cherche trace des
positions théologiques de Platon. Le premier d’entre eux, si l’on suit
l’ordre chronologique, est le Phédon, où les humains sont vus comme
les sujets ou les biens des dieux, jouissant de l’attention
providentielle que les dieux leur manifestent et destinés à subir le
jugement divin à leur mort. Dans le Phédon, Platon exprime le désir
d’une explication téléologique convaincante où toutes choses
seraient rapportées aux dispositions de l’esprit, ce qui sera réalisé
dans le Timée. Platon y argumente d’abord que, puisque le monde est
perceptible, il a bien dû être créé, puisque son ordre et sa beauté sont
tels que leur créateur doit être « un bon artisan », « la meilleure des
causes ». Ce créateur est par la suite désigné comme « le dieu » dans
le compte rendu téléologique et exhaustif – faisant appel à des
mathématiques assez élaborées – de la façon dont l’univers est
construit comme un être vivant. Platon met en valeur la bonté et la
générosité du dieu, ce que l’on retrouve dans La République lorsqu’il
critique la théologie homérique en insistant sur le fait que les
principaux attributs du dieu sont la bonté et l’incapacité de tromper.
Platon traite dans le livre X de son dernier ouvrage, les Lois, de la
place de la religion dans l’État idéal. L’intérêt théologique de la
démonstration tient aux preuves de l’existence et de l’intervention
providentielle des dieux, dont Platon fait des armes contre les
matérialistes athées qui ne sont pas persuadés de la nécessité de la
piété. Il montre que l’âme précède le corps, à la fois dans l’ordre des
causes et dans celui de l’être, parce que seule l’âme est capable de se
mouvoir elle-même, ce qui est la forme la plus fondamentale de
mouvement. Les corps célestes, qui sont de parfaits paradigmes de
cette auto-motion, doivent donc être gouvernés par des âmes
parfaites. De tels pouvoirs de causer ne peuvent être exercés en fait
que par les dieux, aussi l’argument démontre effectivement
l’existence des dieux. Il faut toutefois garder à l’esprit que l’équation
des « âmes » et des « dieux » est d’abord destinée au peuple. Elle
suffit à réfuter l’athéisme mais ne débouche pas sur une véritable
compréhension philosophique de la forme (ou des formes) suprême
de la divinité.
En théologie comme en d’autres domaines de la pensée, Aristote
(384-322 avant J.-C.) s’oppose à Platon tout en en restant très proche.
La différence de leurs deux modes de pensée est particulièrement
nette à propos de la divination. Alors qu’il méprise les techniques
des augures ainsi que leurs prétentions à la connaissance, Platon voit
un don de dieu dans les formes de divination qui étaient interprétées
comme une possession divine ou une folie. Selon lui, les rêves en
particulier permettent à la part irrationnelle de notre âme d’accéder
à des vérités, qui ne pourront cependant être interprétées qu’après le
retour à la raison. Aristote au contraire, de même que Démocrite et le
traité hippocratique Du Régime, prend position en faveur d’une
interprétation naturelle des rêves. S’ils venaient d’un dieu, ils se
manifesteraient également de jour et aux sages. Tels quels, ils
ressemblent aux hallucinations des malades dans la mesure où ils
nous informent plus sur la condition physiologique ou psychique du
rêveur que sur le futur. Il arrive parfois qu’ils donnent une sorte de
préconnaissance : celui qui se soucierait d’un projet présent ou futur
verrait ses pensées diurnes modeler le sujet de ses rêves, et à leur
tour ces rêves pourraient déclencher le choix d’entreprendre telle ou
telle action au réveil. En ce sens, on peut dire que certains rêves sont
« des signes et des causes ». Mais la plupart du temps, toute
correspondance entre un rêve et sa réalisation apparente est
purement fortuite.
D’autre part, les principaux arguments d’Aristote en matière de
théologie ont beaucoup en commun avec les idées des Lois, bien qu’il
n’ait montré que peu d’intérêt pour l’argument du Timée en faveur
d’un dieu créateur, dans la mesure où son système physique ne
comprend pas de moment initial. Il ne cessa de revenir sur la nature
et les causes des mouvements parfaits des corps célestes, le plus
souvent afin d’en tirer des conséquences théologiques. Le résultat de
toutes ces délibérations se trouve au livre XII de la Métaphysique : il y
soutient que puisque tout dans le monde sublunaire périra tôt ou
tard, le monde lui-même finirait par s’effondrer s’il n’était soutenu
par un mouvement éternel, c’est-à-dire celui des corps célestes,
autrement dit les étoiles fixes. Il y voit, comme le faisait Platon, des
objets doués d’un mouvement autonome. Là cependant, sa théorie
diverge de celle de Platon car il a montré par une étude exhaustive
dans le livre VIII de la Physique qu’un mouvement autonome ne
s’explique jamais en définitive par lui-même mais qu’il est forcément
suscité par un moteur immobile, c’est-à-dire une pure actualité qui
n’est sujette à aucun changement. Voilà le dieu d’Aristote. Il fait se
mouvoir les étoiles parce que l’objet de leur désir est son mode
d’être, et Aristote identifie cette activité ou vie à l’exercice
autoréflexif de la pensée. Cela – et Aristote insiste sur ce point –
signifie que si la physique est l’étude de ce qui change, la théologie,
qui est alors pour la première fois formellement localisée sur une
carte générale des sciences, doit être une discipline bien différente,
consacrée à la compréhension de l’être au sens indéterminé.

Épicuriens, Stoïciens et Sceptiques

Dans les systèmes philosophiques qui dominèrent la période


hellénistique, les questions portant sur l’existence et la nature des
dieux acquirent leur place réservée parmi les thèmes majeurs de la
philosophie. Épicure (341-271 avant J.-C.) croyait qu’il était
impossible d’atteindre l’ataraxie, cette libération de l’angoisse sur
laquelle il avait orienté tout son enseignement philosophique, si l’on
ne comprenait pas correctement ce qu’étaient les dieux. Pour les
Stoïciens, la théologie, conçue sous l’espèce de la cosmologie et en
tant que telle comme une partie de la physique, formait le chapitre
final, à certains égards le plus important, de leur séquence préférée
de sujets philosophiques.
Les deux écoles ont résumé avec concision les éléments clefs de
leur enseignement sur la question dans des syllogismes faciles à
mémoriser. Les deux premières prescriptions du « quadruple
remède » (tetrapharmakos) d’Épicure contre l’angoisse visent à
soulager la crainte d’une punition divine avant ou après la mort. Le
passage qui traite spécifiquement des dieux est le suivant (tiré des
Maximes capitales I) : « Ce qui est béni et immortel ne peut souffrir ni
infliger le mal, et n’est donc affecté ni par la colère ni par la faveur.
Car toutes ces choses sont des marques de faiblesse. » Les Stoïciens
pour leur part ont produit des séries entières d’arguments de ce
type. La plupart de ceux qui sont attribués à Zénon de Kition (334-
262 avant J.-C.), le fondateur de l’école, entendent établir le
panthéisme : « Si quelque chose engendre hors de lui la vie et la
rationalité, c’est qu’il est lui-même vivant et rationnel. Or le monde
engendre des créatures vivantes et rationnelles : le monde est donc
vivant et rationnel. » Le logos cosmique ou raison dont procède la
rationalité du monde est aussi conçu comme son créateur, qui le
reconstitue régulièrement après des destructions épisodiques.
Chrysippe, le troisième chef de l’école (vers 280-206 avant J.-C.),
proposa une démonstration cosmologique de l’existence d’un
créateur divin : « S’il est une chose dans la nature que l’esprit, la
raison, la force et la puissance de l’homme ne peuvent produire, ce
qui la produit doit être supérieur à l’homme. Or l’homme ne peut
avoir créé les choses célestes ni toutes celles qui font preuve d’une
régularité immuable. Donc ce qui les a créées est supérieur à
l’homme. Quel nom lui donner qui soit plus approprié que
“dieu” ? » Zénon proposa même ce dont on a parfois dit qu’il était le
premier exemple d’une preuve ontologique de l’existence d’un ou de
plusieurs dieux : « Ce serait faire preuve de raison que d’honorer les
dieux. Il ne serait pas raisonnable d’honorer ce qui n’existe pas.
Donc les dieux existent. »
La cosmologie épicurienne est construite sur des principes
mécaniques qui ne laissent aucune place à l’intervention divine au
sein de ce monde. Les conclusions auxquelles on aboutit dans les
sciences physiques sont alors cohérentes avec l’intuition générale sur
laquelle Épicure s’appuie dans les Maximes capitales I, à savoir la
béatitude et l’indestructibilité des dieux. Qu’il ait effectivement cru
en leur existence fut un sujet de débats dans l’Antiquité et le reste
aujourd’hui. Certains textes soutiennent que les dieux épicuriens
étaient conçus comme habitant des interstices entre les univers où ils
seraient relativement à l’abri des collisions atomiques. D’autres
suggèrent qu’ils ne sont rien d’autre que ce que construit
instinctivement notre pensée en se projetant elle-même. La théologie
stoïcienne fait preuve de plus d’ambition théorique. Elle aussi
s’appuie sur ce qui était considéré comme des notions de sens
commun à propos des dieux mais elle les insère dans une
construction systématique incorporant des arguments
philosophiques bien antérieurs. En effet, la cosmologie théologique
des Stoïciens peut être lue comme une réécriture du Timée, à ceci près
que l’artisan divin devient un principe immanent de raison créatrice,
incarné dans le Feu d’Héraclite et que l’invulnérabilité du cosmos
chez Platon est remplacée par l’avènement périodique de grands
feux de joie cosmiques. La raison divine « comprend tous les
principes premiers selon lesquels chaque chose se produit en accord
avec le destin » : « dieu, l’intelligence, le destin et Zeus ne font
qu’un. »
L’explication que les Stoïciens donnent du concept de
providence, auquel ils étaient aussi farouchement attachés que les
Épicuriens y étaient hostiles, est plus originale. Trois idées en
particulier méritent ici d’être citées. La première est la doctrine
stoïcienne de la cité cosmique. Puisque, selon eux, seuls les hommes
et les dieux ont en commun la capacité de vivre selon la raison,
constituant ainsi une communauté régie par la même loi morale, on
est amené à supposer que l’univers et ce qu’il contient furent conçus
aussi bien pour les hommes que pour les dieux – de même que les
cités sont conçues pour leurs habitants. La distance qui séparait les
hommes des dieux chez Homère a cédé le pas ici à un point de vue
qui réussit à être à la fois théocentrique et anthropocentrique. La
deuxième idée est la suivante : puisque les dieux éprouvent de
l’intérêt pour les hommes, nous devons non seulement nous attendre
à ce qu’ils nous envoient des signes qui seront des prémonitions du
futur lorsqu’ils peuvent nous être avantageux, mais encore à ce
qu’ils nous donnent les moyens de les comprendre. En d’autres
termes, la méfiance envers la divination est incompatible avec la
croyance en la providence, et la théologie naturelle elle-même
indique la nécessité d’une révélation. En troisième lieu, les Stoïciens
reconnaissaient que leur croyance en la providence les obligeait à
tenter une théodicée, c’est-à-dire expliquer comment un dieu qui se
préoccupe des hommes peut permettre l’existence du mal dans ce
monde. Ils semblent avoir mis sur pied un certain nombre de
réponses possibles, mais leur argument favori était l’idée qu’il ne
peut y avoir de bien sans mal. Dans son Hymne à Zeus, le successeur
de Zénon, Cléanthe (331-232 avant J.-C.) dit : « Rien ne se fait sans
vous sinon ce que les hommes mauvais commettent dans leur folie.
Mais vous savez rendre droit ce qui est tordu et donner un ordre à ce
qui est désordonné. Vous aimez ce qui n’est pas aimé. Car vous avez
ainsi uni toutes choses bonnes et mauvaises qu’elles participent
toutes d’une seule raison éternelle. »
Il n’est guère étonnant que cette idée et toutes les autres doctrines
de la théologie stoïcienne aient suscité chez leurs adversaires des
démonstrations du contraire, souvent assorties de moqueries et de
parodies, notamment chez le Sceptique Carnéade qui dirigeait
l’Académie vers le milieu du IIe siècle avant J.-C. Chacun des trois
syllogismes cités plus haut fut ainsi attaqué. Usant d’arguments
parallèles à ceux de Zénon, vous pouviez prouver non seulement
que le monde est vivant et rationnel mais aussi qu’il est un joueur de
harpe et un flûtiste, ou bien encore que, puisqu’il est raisonnable
d’honorer les sages, il existe des sages – ce que réfutaient les
Stoïciens. En ce qui concerne Chrysippe, les membres de l’Académie
se plaignirent que son argumentation reposait beaucoup trop sur des
notions irrémédiablement vagues, telles que la « supériorité ». Ils se
défendaient toutefois de toutes intentions athées dans leurs critiques,
mais soutenaient que la coutume et la tradition suffisent à nous faire
accepter l’existence des dieux. La raison, et tout particulièrement
celle des démonstrations stoïciennes, n’était ni nécessaire ni
suffisante.

Conclusion

La théologie naturelle et l’étude de la religion relèvent-elles de la


métaphysique, de la cosmologie, de l’anthropologie, de la
physiologie ou bien de la psychologie ? On en débat encore et la
cacophonie des réponses données par les penseurs grecs de
l’Antiquité ne s’est guère réduite. Pouvons-nous connaître quelque
chose des dieux ? Et si oui, de quelle manière ? Ici encore, c’est la
diversité impressionnante de réponses incompatibles proposées par
la philosophie grecque qui fait l’originalité de son apport à la
théologie.
L’agnosticisme prit différentes formes : nous n’avons tout
simplement aucun moyen de savoir (Protagoras), la raison ne peut
établir de vérités théologiques mais cela ne devrait pas remettre en
question la croyance traditionnelle (les Sceptiques), nous ne savons
pas mais nous pouvons émettre des hypothèses raisonnables
(Xénophane). Il ne fait pas de doute que c’est l’existence même
d’argumentations agnostiques, voire athées, qui suscita en retour le
projet philosophique général de prouver, subtilement ou autrement,
l’existence des dieux : Platon le reconnaît explicitement dans les Lois.
En d’autres termes, la théologie en tant que discipline philosophique
spécialisée est née d’un doute philosophique à propos des dieux. À
la même époque, les philosophes déistes, notamment Aristote et les
Stoïciens, pointaient du doigt avec insistance le fait qu’une croyance
commune aux dieux, universellement répandue parmi les hommes,
témoignait déjà de leur existence. Les Stoïciens semblent avoir été
jusqu’à proclamer que l’existence des dieux est évidente, par
exemple si l’on considère l’ordre de l’univers en général ou celui des
corps célestes en particulier. Les démonstrations philosophiques de
l’existence ou de la nature des dieux doivent donc être lues en
rapport avec les théories aristotéliciennes ou stoïciennes de la
science : issues du désir de quitter les fades certitudes de la croyance
pour atteindre une véritable compréhension, ou plus spécifiquement
de formuler certaines notions communément admises de manière à
montrer et analyser les vérités profondes sur l’univers qu’elles
recèlent.
La philosophie en vint donc à réclamer un statut épistémique
plus stable pour la théologie et (dans le cas des Stoïciens) pour la
divination que l’on aurait pu croire possible auparavant dans le
cadre des croyances traditionnelles ou de la pensée rationnelle. Si la
valeur de cette conclusion historique du débat antique portant sur
les dieux peut nous paraître douteuse, nous pouvons au moins
accorder aux penseurs grecs ce qui suit : ils ont identifié un grand
nombre des questions récurrentes de la théologie, et inventé les
premiers des stratégies intellectuelles pour les traiter ; celles-ci
continuèrent à attirer l’attention au cours de la longue histoire des
études dans ce domaine.
Malcolm SCHOFIELD
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

BOUCHÉ-LECLERCQ, Auguste, Histoire de la divination dans l’Antiquité,


4 vol., Paris, E. Leroux, 1879-1892.
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VERNANT, Jean-Pierre (éd.), Divination et Rationalité, Paris, Le Seuil,
1974.
Théories de la religion

Aussitôt inventée, la philosophie prend son essor en


s’affranchissant de la tradition et, alors qu’un respect absolu est de
règle en ces matières, elle évalue les cultes ou les croyances à partir
de critères nouveaux qu’elle instaure durablement. La lecture des
« penseurs matinaux » a une force jubilatoire et tonique qui éclate
même dans le domaine réputé austère de la religion. Cet élan initial
stimulera toute la réflexion postérieure.
Cependant, outre les difficultés communes (lacunes de nos
sources, longueur de la période étudiée, etc.), il en est une
particulière à cette étude : les pratiques et les croyances peuvent
varier, sur des points que l’on ignore, d’une cité à une autre, d’une
époque à une autre. Le risque est grand de simplifier abusivement.
Mais l’obstacle majeur est méthodologique. Souvent en effet, les
philosophes ne sont pas partis de données factuelles pour les
interpréter, mais ils ont procédé à l’inverse : ils analysèrent ou
jugèrent la religion à partir de leur propre conception du divin. Il
peut s’ensuivre une difficulté à démêler l’influence de leur théologie
non seulement sur leurs explications ou leurs critiques, mais encore
sur leur appréhension de la religion.
Si certains développements d’Homère, d’Hésiode ou de Pindare
constituent déjà une réflexion sur la religion, il semble cependant
préférable de ne présenter que les jugements formulés par les
philosophes : ils offrent en effet une perspective critique, au sens
large du terme. En outre, les opinions des philosophes grecs, sans
constituer un système, permettent une approche méthodique de la
religion. Après qu’Anaximandre eut conçu les dieux comme des
êtres naturels, les Présocratiques les englobèrent dans leur recherche
et certains d’entre eux examinèrent en retour la validité des
croyances et des cultes dont les dieux étaient l’objet. Ainsi
commença l’histoire souvent conflictuelle des rapports de la
philosophie et de la religion. Les questions, dès l’origine, visent
surtout la conception des dieux, les pratiques rituelles, ainsi que la
mythologie et la divination.
C’est avec Xénophane que s’affirme nettement une pensée
distanciée à l’égard de la religion. Cette pensée procède d’une sorte
de postulat, qui sera largement partagé : l’impossibilité de connaître
avec certitude le divin (B 34). Ainsi Xénophane critiqua
l’anthropomorphisme constitutif de la religion grecque, notamment
dans ces vers fameux : « Cependant si les bœufs, les chevaux et les
lions/Avaient aussi des mains, et si avec ces mains/Ils savaient
dessiner et savaient modeler/Les œuvres qu’avec art les hommes
façonnent,/Les chevaux forgeraient des dieux chevalins,/Et les
bœufs donneraient aux dieux formes bovines. » Dans la même
perspective, il attaquait la croyance selon laquelle un dieu naît et
meurt, se déplace comme un homme ; il dénonçait les mythes des
Géants, des Titans, pourtant liés à des cultes, comme de « pures
fictions forgées dans les temps reculés ». Plus généralement, il
condamnait les mythes immoraux. Enfin, Xénophane rejetait en bloc
la divination. Malgré sa critique des croyances, il prônait le respect
des formes traditionnelles de la piété : il recommandait la prière et
les hymnes, « le saint respect des dieux ». Là encore, par cette
conciliation, il se révèle un précurseur. Mais il serait trompeur de
limiter la contribution de Xénophane à ces quelques fragments. Son
interprétation physique des phénomènes célestes les arrachait au
domaine de la superstition ; par exemple il expliqua l’arc-en-ciel, que
l’on prenait pour une apparition de la déesse Iris, comme un nuage
diversement teinté : il poursuivait ainsi la voie frayée par
Anaximandre. Il eut d’illustres continuateurs en Démocrite et
Anaxagore. Quelque quarante ans après la mort de Xénophane, le
décret de Diopeithès, promulgué à Athènes (ca 433), interdit de
« parler des choses célestes », sous peine de procès d’impiété.
La critique d’Héraclite, plus radicale encore, porte sur le culte lui-
même : « Ainsi pratiquée par les hommes, l’initiation aux mystères
est impie. » La formule célèbre : « Les cadavres sont plus à rejeter
que le fumier » semble témoigner de son indifférence à l’égard des
rites funéraires, considérés comme les plus sacrés. Héraclite
ridiculisait les rites officiels de purification, le culte des statues, les
prières : « Ils se purifient en se souillant d’un nouveau sang, comme
si, ayant marché dans la boue, quelqu’un se lavait avec de la boue ;
on le prendrait pour un fou en le voyant. Et ils font leurs prières à
des statues, comme on parlerait avec des murs » (trad. Roger
Munier). Or la mise en cause des pratiques officielles avait en Grèce
une portée plus révolutionnaire que celle des croyances qui s’y
rapportaient : non seulement il n’existait pas de dogmes
théologiques, mais la seule expression désignant à l’époque classique
la croyance aux dieux, theous nomizein, signifiait d’abord
exclusivement : « honorer les dieux comme le veut la coutume »
(nomos). En s’attaquant aux coutumes religieuses, Héraclite
manifesta donc une audace qui fut rarement égalée, sauf par les
Cyniques. Pourtant, l’essentiel de son apport dans le domaine de la
religion ne réside pas en ces critiques, qui, ainsi isolées du reste des
fragments, risquent de prendre un aspect positiviste contraire à
l’esprit dans lequel elles furent formulées. En s’efforçant d’adapter à
sa propre conception du divin des représentations empruntées aux
croyances traditionnelles, Héraclite éclaire en retour celles-ci. La
phrase énigmatique : « L’Un, le seul Sage, ne veut pas et veut être
appelé du nom de Zeus » touche aussi au cœur de la religiosité : les
Grecs ont en effet marqué la distance entre le divin et sa
représentation (ou sa nomination) humaine, ils ont souligné
l’ambiguïté du rapport entre les dieux et les hommes, que symbolise
notamment Apollon Loxias, surnommé l’Oblique parce que le sens
de ses prédictions n’est jamais obvie. Pour Héraclite, le « Logos » est
« commun », il peut être clairement entendu. « Il faut donc s’attacher
à ce qui est commun », à ce qui lie objectivement les hommes entre
eux, mais le sens même du Logos demeure inouï, puisque la plupart
« ne le comprennent pas ». Clarté et obscurité sont donc constitutifs
de l’expérience et du discours humains. Cette dualité s’applique en
particulier à la religion. Une anecdote rapportée par Aristote est
révélatrice en ce domaine : comme des étrangers venus rendre visite
au sage d’Éphèse n’osaient avancer parce qu’ils le voyaient « se
chauffer auprès du four » (euphémisme désignant sans doute une
occupation plus triviale), Héraclite leur déclara, en les encourageant
à entrer : « Ici aussi sont les dieux. » Un aspect mystérieux du sacré,
qui n’est pas sans écho dans les rites grecs, a donc reçu sa plus
limpide formulation d’un des penseurs les plus critiques envers la
tradition. Il fut en outre le premier à relever le rôle du signe dans la
divination : « Le prince dont l’oracle est à Delphes, ne parle pas, ne
cache pas, mais signifie. » Enfin et surtout, c’est la compréhension du
phénomène religieux lui-même qu’Héraclite a notablement infléchie
en signifiant que l’évidence, même si elle ressort d’une pratique
cultuelle, ne constitue que le pôle visible d’un système symbolique
dont la pensée ne peut embrasser le sens comme unité.
Démocrite proposa une approche de la religion que, risquant un
anachronisme, on pourrait qualifier d’anthropologique. Il tenta de
rendre compte de l’origine de la croyance commune aux dieux selon
une démarche nouvelle en philosophie, mais qu’on retrouve chez
des Sophistes contemporains : il ne se réfère pas à une théologie mais
se fonde uniquement sur les phénomènes, sans toutefois leur
attribuer valeur de vérité. Selon un témoignage tardif, il considérait
que la vue de phénomènes célestes, tonnerre, éclipses, etc., par la
terreur qu’elle suscitait chez les Anciens, leur fit penser que « les
dieux en étaient les auteurs ». D’après Stobée, Démocrite voyait dans
les enfers des fables inspirées par la peur d’un châtiment après la
mort. Sur l’origine physique du concept de dieu, Sextus Empiricus a
préservé cette remarquable explication : « D’après Démocrite,
certaines images parviennent jusqu’aux hommes, tantôt bénéfiques,
tantôt maléfiques. D’où sa prière d’avoir des images propices. Ces
images […] prophétisent l’avenir aux hommes par émission de
visions et de voix. C’est pour avoir perçu une telle représentation
que les Anciens supposèrent l’existence de Dieu, Dieu dont la nature
est impérissable, mais qui n’a aucune existence en dehors de ces
images. » Divinité fantasque, dont la seule réalité consiste en
images ! Selon Cicéron enfin, Démocrite aurait considéré comme une
institution sage le fait d’inspecter les entrailles des animaux immolés
lors des sacrifices : leur conformation et leur couleur offraient des
« signes » annonciateurs de salubrité ou d’épidémie, de fertilité ou
de stérilité des champs (Div., I, 131). En ce cas, la divination s’appuie
donc sur une correspondance purement naturelle entre l’état du foie
et celui du lieu où vivait et se nourrissait l’animal.
Dans une revue même aussi rapide, on s’étonnera de ne pas voir
cités de grands Présocratiques comme Pythagore, Parménide ou
Empédocle. C’est que l’on possède peu de fragments qui leur soient
attribués au sujet de la religion civique, sans doute parce que leur
conception du divin était trop éloignée de la croyance populaire. En
revanche, leur philosophie trouva des applications : par maintes
pratiques rituelles, les Pythagoriciens subvertirent la religion.
Empédocle a repris à son compte leur condamnation des sacrifices
sanglants, en la justifiant ainsi, selon Aristote : « Car il existe un juste
et un injuste dont tous les hommes ont une divination, et dont la
connaissance est naturelle et universelle, en dehors de toute
communauté mutuelle, ou encore de contrat […] C’est à cela
qu’Empédocle se réfère pour interdire de tuer un être animé, car ce
geste ne peut être juste pour certains et injuste pour d’autres. » Voilà
donc mis en cause le contrat entre les hommes et les dieux sur lequel
se fonde le sacrifice grec.
Les Sophistes ont souvent été considérés dans la tradition
ancienne comme des athées. Du traité Sur les dieux de Protagoras,
seule subsiste la première phrase, témoignant de son agnosticisme.
Mais il ne rejetait pas pour autant les formes de la religion
populaire : dans un passage du Protagoras de Platon qui semble
refléter la pensée de ce grand sophiste (325a et d), le fait religieux est
pris en compte comme un élément de « vertu humaine »,
indispensable à la vie civique. Scepticisme et valorisation culturelle
de la religion vont généralement de pair dans la tradition grecque.
Le disciple de Protagoras, Prodicos, affirma que les hommes ont tenu
pour divin, et honoré comme tel, ce qui assurait leur subsistance, le
soleil, la lune, les fleuves, les sources, les produits de la terre. Il
s’appuyait sur le fait que le vin a reçu le nom de Dionysos, l’eau
celui de Poséidon, etc., pour montrer que ces divinités ne
correspondaient en fait qu’à des éléments naturels. Cette méthode
allégorique, développée par Métrodore de Lampsaque, connaîtra
une très grande fortune. En outre, Prodicos « anticipait, note Daniel
Babut, une théorie moderne de l’origine des religions en affirmant
que toutes les pratiques religieuses dérivaient de l’agriculture et
étaient l’expression de la gratitude des hommes pour les bienfaits
qui leur viennent de la terre ».
Critias franchit un pas décisif dans le débat sur l’origine des
dieux en déclarant que « les anciens législateurs ont fabriqué la
fiction de dieu, défini comme une puissance qui porterait son regard
sur les actions justes et les fautes des hommes, afin que personne ne
portât tort en cachette à son prochain, ayant toujours à se garder du
châtiment des dieux ». Cette conception de la religion comme facteur
de stabilité politique sera souvent partagée et développée, en
particulier par des historiens comme Polybe. Selon des témoignages
anciens, Critias écrivit un drame satyrique, Sisyphe (parfois attribué
aujourd’hui à Euripide) ; les quelque quarante vers qu’en cite Sextus
Empiricus moquent tout autant les théologies savantes que les
croyances populaires. Dans le cas de Critias, la réputation d’athéisme
paraît donc pleinement justifiée.
Ainsi, à la fin du Ve siècle, les grands axes de la réflexion sur la
religion sont mis en place : conception anthropomorphique des
dieux, polythéisme, valeur des rites et des cultes, conditions
historiques de leur apparition et de celle de la croyance aux dieux.
Ces thèmes ont été traités notamment par Xénophane, Héraclite,
Démocrite et les Sophistes, mais il convient aussi de rappeler
l’importance des Tragiques. Pour comprendre des notions capitales
ressortissant au rituel, comme celle de pureté et d’impureté, leur
analyse demeure essentielle. Dans sa Philosophie de la religion, Hegel
accorda la première place à Sophocle pour la profondeur de sa
réflexion sur la religion : il montra en celle-ci l’alliance de la liberté et
de la nécessité. Quant aux critiques formulées par Euripide, bien
qu’elles s’apparentent à celles des Sophistes, elles prennent en
compte la diversité des cultes et des croyances et contribuent donc à
les éclairer.
C’est à partir de l’héritage considérable de la pensée
présocratique que se forgent les attitudes ultérieures des philosophes
à l’égard de la religion. Plus systématiques, elles privilégient trois
options principales : coexistence de la philosophie et de la religion,
comme deux domaines séparés, ou avec intégration dans la première
de certains éléments traditionnels ; annexion de la religion par la
philosophie ; enfin rejet absolu de la religion. Socrate est pour ainsi
dire le pivot de cette évolution. Xénophon le présente comme le
défenseur systématique de la tradition religieuse. Socrate lui-même
ne paraît pas avoir imaginé de conflit entre ce respect scrupuleux et
sa démarche rationaliste en philosophie. Pourtant, celle-ci le
conduisit à critiquer la conception de la piété généralement admise
alors à Athènes, celle d’une « technique commerciale, réglant les
échanges entre les dieux et les hommes ». Dans l’Euthyphron, Socrate,
se rendant à son procès pour impiété, démontre que l’acte pieux
n’est pas tel parce qu’il plaît aux dieux, comme le pense son
interlocuteur, le devin Euthyphron, mais, à l’inverse, il plaît aux
dieux parce qu’il est pieux. Définition capitale, puisqu’elle pose la
valeur intrinsèque de la piété. Enfin, en déclarant à ses juges :
« J’obéirai aux dieux plutôt qu’à vous », Socrate brisait le lien
essentiel entre les dieux et la cité. Daniel Babut souligne ce
« formidable paradoxe » : « Socrate, défenseur inconditionnel de la
religion civique traditionnelle, est aussi celui qui en a le premier mis
en question le principe fondamental. » Ainsi deux tendances
majeures apparaissent avec Socrate : d’une part, le respect de la
religion indépendant des conquêtes du savoir théorique, d’autre part
le contrôle, voire la domination exercés par la philosophie sur la
pensée religieuse. Platon approfondira surtout cette seconde voie.
Dès ses premiers dialogues, Platon montre que la religion
grecque de son époque souffre d’un manque de spiritualité,
spiritualité qu’il essaiera d’insuffler à la religion idéale des Lois. Il
commence cependant par examiner divers aspects de la religion
civique. Ainsi dans le Cratyle, après avoir fait remarquer que, si nous
étions raisonnables, le parti « le plus beau » serait de dire que nous
ne savons rien des dieux ni de leurs véritables noms (c’est-à-dire
ceux qu’ils emploient eux-mêmes), Socrate ajoute qu’il serait juste
également de faire « comme dans les prières, où nous avons comme
loi de les invoquer sous les noms qui leur agréent […] comme n’en
sachant pas davantage ». Puis il explique longuement l’étymologie
du nom de divers dieux, qui apparaît fondée sur la conception que
les hommes s’en forment d’après la tradition. Mais derrière les jeux
sur le nom des dieux que Platon prête ironiquement à Socrate, se
cache une critique de l’interprétation étymologique, si répandue en
Grèce, et dont Max Müller relança la mode avec sa formule célèbre :
« La mythologie est une maladie du langage. » Selon le Critias, le
recours aux mythes et la recherche des choses du passé sont apparus
tardivement, en même temps que le loisir, quand certains hommes
ont pu s’affranchir des dures nécessités quotidiennes. La
représentation des dieux est elle aussi liée à un état de la société. La
figure armée d’Athéna provient d’un temps où « les occupations
guerrières étaient communes aux femmes et aux hommes » : « Les
gens d’alors, conformément à la coutume, représentaient à titre
d’offrande dédicatoire la déesse en armes. » Cette tentative
d’explication historique peut être comprise comme le pendant du
refus des mythes traditionnels, prononcé notamment dans le
deuxième livre de La République, ainsi que du rejet de leur
rationalisation par la méthode allégorique. Il n’y a pas de sens caché
à rechercher dans la mythologie pour accéder à quelque Idée du
divin. En revanche, dans le Phèdre est affirmée la valeur de la
divination inspirée « à travers le délire qui vient du dieu ». Cette
mantique fut, pour la Grèce, « ouvrière de services éminents ».
L’oionistique qui s’appuie sur le vol des oiseaux, art augural jugé
plus récent et bien inférieur, relève au contraire d’une rationalité
purement humaine. Enfin, La République et les Lois recommandent
expressément de s’en référer à l’oracle de Delphes pour le culte des
dieux et les usages funéraires.
Les Lois donnent une place centrale à la religion. Selon Olivier
Reverdin, « la religion de Delphes et des cités [apparaissant à Platon]
comme un patrimoine très précieux, qui, faute de dogmes, risquait
de succomber sous les coups que lui portaient le scepticisme,
l’athéisme et les superstitions étrangères », il tenta « de lui donner ce
qui lui manquait et de faire d’elle le fondement de la vie morale et
sociale dans le meilleur des États possibles ». Mais le statut de la
croyance, telle que la conçoit Platon, met en cause le rôle de la
théologie : « Comment donc peut-on sans colère être obligé
d’affirmer que les dieux existent ? Car il faut bien trouver
intolérables et haïr ceux qui, aujourd’hui comme dans le passé, pour
avoir refusé de se laisser persuader par les contes que leur
racontèrent dès leur plus tendre enfance leur mère ou leur nourrice
en leur donnant le sein, nous obligent à développer les arguments
qui nous occupent. Et pourtant ces contes leur étaient présentés
comme des incantations, tour à tour sérieuses et enjouées, ou bien
sous forme de prières, à l’occasion des sacrifices ; en ce cas, avec le
spectacle qui les accompagnait, ils formaient ce qu’un être jeune peut
entendre et voir de plus doux : ses parents offrant aux dieux, avec
une insigne piété, des victimes pour eux-mêmes et pour leurs
enfants, et conversant avec ces dieux par des prières et des
supplications qui témoignaient de leur absolue certitude qu’ils
existaient » (887c-e, trad. Olivier Reverdin). Platon affirme donc que
la croyance au divin est immanente à la pratique du culte, qu’elle se
laisse « conter » à des enfants et constitue un sol plus sûr pour la
religion que tout discours rationnel. Privés de cette foi naïve, les
citoyens devront être exhortés à suivre les lois religieuses et menacés
de châtiment en cas de désobéissance. Le recours à ces prescriptions
est justifié par Cronos, législateur divin, qui aurait primitivement
imposé à la piété des lois exemplaires. Mais, comme le souligne
Platon, il s’agit là d’un mythe et l’Athénien des Lois va jusqu’à
affirmer que s’il existait un individu qui fût pure intelligence, il
serait sacrilège qu’il obéît à quelque loi, l’intellect étant « maître de
tout ». Comment mieux suggérer que les obligations ou interdits
religieux servent surtout à maintenir la cohésion de la cité ? Dans
cette perspective politique, Platon n’admet aucun culte privé, niant
ainsi le lien essentiel dans la religion grecque entre les cultes publics
et ceux de la famille. Enfin, dans la cité idéale, le législateur interdit
les cultes à mystères qu’Isocrate célébrait parce qu’ils donnaient « les
espérances les plus douces au sujet du but de la vie et de toute
l’éternité ». Platon en redoute au contraire les excès, le caractère
magique et trouble. Ainsi le disciple, suivant la voie tracée par son
maître Socrate, considère que la piété consiste d’abord en une
attitude morale et intellectuelle. Mais en lui accordant la place
maîtresse dans sa cité idéale, il montre aussi que la religion fournit le
meilleur paradigme de la Loi et qu’elle présente, à travers les
Olympiens, une conception crédible du divin, dans un domaine où
la vérité est inaccessible. L’œuvre de Platon marque donc un
tournant décisif dans l’histoire des rapports de la philosophie et de
la religion civique parce qu’elle définit pour la première fois les
termes et les enjeux de chacun de ces deux domaines, leurs lieux de
rencontre et leurs divergences.
La démarche d’Aristote, dans les traités qui nous sont parvenus,
est caractéristique de la tendance à faire coexister indépendamment
la religion et la philosophie. La question du divin est abordée par le
biais de la métaphysique avec « le Premier Moteur ». L’Éthique à
Nicomaque affirme qu’« il serait ridicule de reprocher [à Dieu] de ne
pas rendre l’amour qu’on lui porte », l’amour et l’amitié n’existant
qu’entre êtres de même espèce. Pour autant, Aristote ne récuse pas
les croyances et les institutions de la religion populaire, il en
reconnaît au contraire la nécessité. Dans sa Politique, énumérant les
fonctions essentielles à la vie d’un État, il cite « comme de première
importance, la fonction concernant le divin, que l’on appelle un
culte » (VII, 8). Dans les Topiques, il déclare : « Ceux qui demandent
s’il faut ou non honorer les dieux et aimer ses parents ne méritent
que d’être rabroués. » À l’instar de Platon, il considère que les fêtes
religieuses sont aussi des moments de détente offerts aux citoyens.
Ce conservatisme en matière religieuse se fonde notamment sur le
principe, déjà reconnu par Platon, selon lequel « le plus ancien est le
plus vénérable », Aristote ajoutant que ce qui est ancien « paraît
proche du naturel » (Métaphysique, A, 3). Il formule aussi un
argument nouveau en faveur de la croyance aux dieux, celui du
consentement universel : « Tous les hommes ont une certaine
conception des dieux, et tous assignent à l’être divin le lieu le plus
élevé, les Barbares aussi bien que les Grecs » (Du ciel, I, 3).
L’argument sera très souvent repris. Sur d’autres points, la
mythologie et la conception anthropomorphique des dieux, Aristote
rejoint la position de Xénophane. Enfin, il aborde la divination d’une
manière qui porte plus profondément sa marque. Dans les Parva
naturalia, il récuse l’origine surnaturelle des rêves (Divination par les
songes), mais il accepte, conformément à la tradition, « qui se fonde
sur l’expérience », le caractère véritablement prophétique de certains
d’entre eux. « Des hommes tout à fait simples sont capables de
prévoir l’avenir dans leurs rêves : ce n’est pas dieu qui envoie ces
révélations, mais chez tous ceux dont la nature se présente comme
bavarde et mélancolique, on trouve des visions variées semblables. »
La mantique est par conséquent naturelle. Si Freud, dans sa Science
des rêves, accorda une place à Aristote, c’est précisément parce que le
Stagirite expliqua la croyance religieuse sans se référer à une
théologie.
Le rejet absolu de la religion, tendance qui s’était fait jour avec
Critias, est illustré par les Cyniques. Ils n’épargnèrent aucun
domaine, ni la conception du divin, ni la mythologie, ni les cultes,
notamment les cultes à mystères, qui déchaînaient les plaisanteries
d’Antisthène, ni enfin la divination. Ce rejet de la religion populaire
reposait sur le principe selon lequel tout ce qui est conforme à la
coutume (nomos) est sans valeur face à ce qui est selon la nature
(physis) ; ainsi, les Cyniques, Diogène surtout, infléchirent et
durcirent une opposition dont les Sophistes avaient fait largement
usage.
Il est enfin un auteur étrange, inclassable, dont la conception de
la religion est pourtant célèbre entre toutes : Évhémère (ca 340-260).
Il soutint que les dieux sont des hommes divinisés. Son Histoire sacrée
apparaît, d’après le long extrait que Diodore en a préservé, comme
un récit étrange, dans le cadre merveilleux d’une île imaginaire, la
Panchaïe. On y découvre divers lieux de la mythologie et des
descendants lointains d’hommes divinisés. « Les prêtres content que
leur race est venue de Crète, […] conduite par Zeus dans la
Panchaïe, quand parmi les hommes il régnait sur le monde habité. »
« À travers le monde, Jupiter répandit le sentiment de son culte et
donna l’exemple à imiter » (Lactance, Div, inst., I). « Vénus la
première […] établit le métier de courtisane »… bref, toutes les
citations de l’Histoire sacrée sont de la même veine. Peut-être à cause
de son apparente ingénuité, la narration d’Évhémère connut un vif
succès non seulement en Grèce, mais aussi à Rome, où elle fut
reprise et diffusée par Ennius.
La période hellénistique se caractérise par de profonds
changements : déclin accéléré de la religion traditionnelle ; progrès
de l’individualisme ; enfin, importance croissante des
préoccupations d’ordre pratique, en particulier de celles qui
touchent aux cultes. La philosophie chercha donc plus que jamais à
inclure la religion dans le domaine de ses recherches. Les grands
systèmes comme celui d’Épicure et des Stoïciens témoignent de cette
radicalisation. Dans la doctrine épicurienne, la représentation
populaire des dieux est paradoxalement prise en compte et en partie
légitimée. Les hommes ont une « prénotion » vraie des dieux qui
procède d’images, les unes perçues dans les rêves – origine de la
croyance selon de nombreux philosophes –, les autres durant le jour.
Ces images présentent la forme traditionnelle, et le tableau des dieux
« en leur calme séjour » qu’a dépeint Lucrèce reproduit celui de
l’Odyssée. Cependant, la notion est falsifiée chez la plupart des
hommes en raison de leur ignorance des causes des phénomènes
physiques et notamment célestes. Ils ont donc supposé à tort que les
dieux gouvernaient le monde, se forgeant ainsi pour eux-mêmes et
pour leurs descendants les plus grands maux. Les dieux incarnent au
contraire l’idéal du bonheur, l’absence de troubles. Ils ne peuvent
être perçus qu’à travers leurs images qui frappent directement
l’esprit. Selon Épicure, c’est l’effort de « l’esprit tendu vers ces
images et fixé sur elles » qui permet de connaître la nature divine,
« heureuse et éternelle » (Cicéron, Div., I, 49). Sublime
contemplation… Ainsi donc la philosophie réputée la plus étrangère
à la religion est la seule qui tout à la fois accepta le polythéisme grec,
tandis que la plupart des autres tendaient à une conception
monothéiste, et justifia matériellement la vision traditionnelle des
dieux. Le culte est cependant privé d’objet, la divination abolie. Les
mythes sont rejetés, en particulier ceux des enfers : puisque la mort
est destruction totale, ils ne représentent que la projection des peurs
que l’homme éprouve durant sa vie. La méthode allégorique est
néanmoins utilisée : le culte de la « Grande Mère » montre que la
Terre est conçue comme la mère de toutes choses. La mission
première de l’épicurisme, affirme Lucrèce, est de « défaire les nœuds
dont la religion entrave les esprits ». L’exclamation par laquelle il
conclut son tableau du sacrifice d’Iphigénie : « Combien la religion a
suscité de malheurs ! » connaîtra la plus grande fortune. Aucun des
auteurs anciens n’a mieux dénoncé que le poète latin la violence
inscrite non seulement dans le sacrifice sanglant, mais aussi dans
d’autres rites ; il a souligné la composante sexuelle de cette violence
en présentant les manifestations orgiastiques du culte de Cybèle. À
Rome, la relation établie entre religio et religare (lier), d’après une
« étymologie » souvent admise, facilitait la dénonciation du caractère
aliénant de la religion. Mais ni les Lettres ni les fragments d’Épicure
ne manifestent une telle virulence ; il recommandait à chacun de
participer aux cultes traditionnels et y participait lui-même.
Face à l’épicurisme, le stoïcisme. Selon Plutarque, dans tous leurs
écrits, les Stoïciens « poussaient de hauts cris » contre Épicure qu’ils
accusaient de bouleverser la notion commune des dieux en
supprimant la Providence. Cependant, la philosophie la plus liée à la
religion a bâti, en ce domaine également, son propre système. Cela
explique la violence des critiques formulées par les Stoïciens contre
les cultes et les croyances populaires. Ces jugements, dans la mesure
où ils ont déjà été formulés par d’autres penseurs, ne nous arrêteront
guère. Ainsi, les Stoïciens rejettent les mythes, les déclarant « futiles
et inconsistants », ils dénoncent le caractère irrationnel de
l’anthropomorphisme, la trivialité de certains dieux vénérés dans le
culte. Toutes ces critiques ressortissent à une théologie postulant un
dieu unique, Raison immanente au monde. Pourtant, par une
méthode exégétique fondée sur l’étymologie, les Stoïciens ont tenté
d’assimiler la religion populaire à leur doctrine. Procédant à
l’inverse de Prodicos, ils voient dans les diverses divinités des
métonymies du dieu universel : Déméter est la Terre mère (Ge meter),
Héra, l’air, etc. Enfin, ils défendent presque tous la divination. Elle
devient une science s’appuyant sur la théorie stoïcienne du signe.
Cicéron, dans son De natura deorum, a non seulement présenté ces
divers aspects, mais aussi montré qu’ils étaient vivement contestés,
surtout par les philosophes de la Nouvelle Académie. Leur porte-
parole dans ce dialogue, reprenant des arguments de Carnéade,
accuse les Stoïciens de méconnaître et de pervertir la religion.
Comme représentant de l’Académie sceptique, il accepte la tradition
sans engager sa propre croyance et reconnaît une valeur intrinsèque
aux cultes des divers peuples. Il voit dans le savoir des
mythographes un témoignage important sur les représentations du
divin. Ainsi s’affirme une méthode d’analyse des diverses pratiques
et croyances comme données socioculturelles. Cette méthode sera
développée par Plutarque, mais dans un esprit bien différent
puisque par l’exégèse allégorique il tenta d’y trouver aussi un noyau
de vérité transcendante.
Le « défi » que représente la philosophie dès sa naissance
s’applique en particulier au domaine religieux. Les opinions des
philosophes valent autant par leur profondeur et la variété des
points de vue que par la précision et la cohérence, du moins au sein
de chaque système, des méthodes mises en œuvre pour cerner la
nature de la religion. Mais les cultes sont rarement analysés pour
eux-mêmes, à partir de ces détails qui permettent aux exégètes
modernes une approche phénoménologique du sacré. La plupart des
philosophes grecs aspirèrent, en raison surtout de la distance critique
imposée par leurs « théologies », à une compréhension générale des
pratiques et des croyances. C’est à la fois leur grandeur et leur limite.
José KANY-TURPIN
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Pour les Présocratiques, la traduction, sauf précision, est celle de


l’édition de Jean-Paul Dumont, Les Présocratiques, Paris, Gallimard,
1988 ; pour les autres textes, celle de la collection des Universités de
France.
BABUT, Daniel, La Religion des philosophes grecs, Paris, PUF, 1974.
BRUIT-ZEIDMAN, Louise et SCHMITT-PANTEL, Pauline, La Religion
grecque, Paris, Armand Colin, 1987.
BURKERT, Walter, Greek Religion, Cambridge Mass./Oxford, 1985 (éd.
all., Stuttgart, 1977).
DECHARME, Paul, La Critique des traditions religieuses chez les Grecs,
Paris, Picard, 1904.
DÉTIENNE, Marcel, Les Jardins d’Adonis. La Mythologie des aromates en
Grèce, Paris, Gallimard, 1972.
HEIDEGGER, Martin, Lettre sur l’humanisme, texte all., trad. Roger
Munier, Paris, Aubier-Montaigne, 1964.
MOREL, Pierre-Marie, « Le regard étranger sur la cité des Lois », in
D’une cité possible. Sur les Lois de Platon (dir. J. F. Balaudé), coll. « Le
temps philosophique », I, Université Paris X-Nanterre, 1995, p. 95-
113.
OBBINK, Dirk, « Epicurus 11 (?) : Sulla religiosità e il culto popolare »,
in Corpus dei papiri filosofici greci e latini, vol. I, Florence, 1992, p. 167-
191.
PÉPIN, Jean, Mythe et Allégorie. Les origines grecques et les contestations
judéo-chrétiennes, Paris, 1958 ; 2e éd., Études augustiniennes, 1976.
REVERDIN, Olivier, La Religion de la cité platonicienne, Paris, De
Boccard, 1945.
VERNANT, Jean-Pierre, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, Maspero,
1965 ; La Découverte, 1985.
—, Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1974 ; La
Découverte, 1988.
—, Mythe et religion en Grèce ancienne, Paris, Le Seuil, 1990.
Théories du langage

Les Grecs n’entreprirent que relativement tard d’étudier le


langage pour lui-même : il faut attendre que la rhétorique soit
devenue une profession, dans la seconde moitié du Ve siècle avant J.-
C., pour trouver une étude de « l’adéquation des noms » chez
Protagoras et Prodicos. Les contributions importantes de Platon et
surtout d’Aristote dans le siècle qui suivit ne dissocient pas encore
l’étude de la langue de celle de la logique. Le langage ne fut en effet
l’objet d’une investigation systématique qu’à la période hellénistique
(à partir de 300 avant J.-C.). Alexandrie, sous les Ptolémées, favorisa
par son musée et sa bibliothèque les travaux d’érudits célèbres :
Zénodote et Aristarque, bibliothécaires et commentateurs d’Homère,
le poète et encyclopédiste Callimaque, Ératosthène aux talents
universels et le grammairien Denys de Thrace.
L’époque vit encore l’essor d’autres centres culturels, en dehors
d’Athènes, comme Pergame dont la bibliothèque ne cédait en
splendeur qu’à celle d’Alexandrie. L’étude littéraire et linguistique
des textes anciens dits « classiques », comme ceux d’Homère,
conduisit les savants à se pencher de plus près sur la langue grecque.
À la même époque, les philosophes stoïciens, pour la plupart établis
à Athènes, renouvelaient l’étude du langage dans le cadre de leurs
travaux sur la « dialectique ». C’est à cette époque et à ces
événements culturels que l’on peut attribuer l’identification de la
grammaire et la philologie comme champs précis d’investigation.
Les formes que prit cet intérêt croissant pour le langage à
l’époque hellénistique ne doivent pas nous faire croire que le langage
dans les siècles précédents ait été exclu des perceptions grecques de
ce que nous appellerions aujourd’hui une « anthropologie ». Bien au
contraire, les plus anciennes productions littéraires grecques qui
nous soient parvenues montrent que le langage faisait déjà l’objet
d’une grande attention. Il s’agit bien sûr des poèmes épiques
d’Homère : ainsi le terme de barbarôphonoi, « parlant une langue
étrangère », qualifie dans l’Iliade les habitants de Milet et d’autres
cités ioniennes. Le terme de « Barbares » n’avait pas alors la
connotation ethnique péjorative qu’il acquit par la suite, mais
signifiait ceux qui se distinguent des Grecs par la langue. L’épopée
homérique, indépendamment de son contenu sémantique, constitue
un véritable tour de force linguistique car, bien qu’elle soit le produit
d’une tradition orale vieille de plusieurs siècles, certains des termes
qu’elle emploie n’appartiennent pas aux dialectes de la vie
quotidienne. À mesure que la civilisation grecque se développait, et
particulièrement à Athènes, la maîtrise de fines distinctions lexicales,
rythmiques et stylistiques entre les genres littéraires devint un trait
essentiel de la culture grecque. Aristophane tire ainsi la plupart de
ses effets comiques d’une parodie du style élevé de la tragédie. Il se
plaît aussi à l’invention de mots absurdes, à la satire des discours
intellectuels, ou à de brusques contrastes entre le langage grossier de
la rue et des périodes grandiloquentes.
Une telle sensibilité au langage ne requérait pas forcément une
connaissance formelle de la grammaire ou de la structure
linguistique, de même qu’il n’est pas nécessaire de connaître la
théorie musicale pour avoir de l’oreille. Les textes les plus raffinés de
la littérature attique du Ve siècle étaient appréciés par des gens dont
la maîtrise scientifique de la langue était pour le moins rudimentaire.
Et pourtant, le style et la diction des tragédies de Sophocle ou des
écrits historiques de Thucydide, pour ne mentionner que deux
exemples, témoignent d’une extraordinaire virtuosité, à laquelle
l’enseignement des Sophistes Protagoras et de Prodicos, étrangers à
Athènes mais particulièrement prisés dans cette communauté, ne fut
peut-être pas inconnu. Aristophane, dans les Nuées où il ridiculise les
intellectuels, fait allusion à ces deux hommes et se moque de leurs
nouvelles théories de la grammaire. Protagoras et Prodicos
dispensaient un enseignement professionnel à une clientèle qui
voulait apprendre à interpréter la poésie mais aussi à maîtriser la
pratique du discours persuasif. Les premières études linguistiques
naquirent ainsi, et ce n’est pas une coïncidence, dans une culture
rompue au maniement de formes littéraires complexes. Un tel
développement ne fut pas seulement précédé par cette sensibilité à
la langue chez les Grecs : il peut également être expliqué par cette
importance accordée au langage.

L’étude du langage avant les premières


théorisations

En dépit de leurs rivalités politiques et de leur diversité


dialectale, les Hellènes considéraient leur langue commune comme
la marque la plus forte de leur identité ethnique. L’apparition du
peuple grec coïncide pour Hérodote avec celle de sa langue. Les
Pélasges qui parlaient une « langue barbare » n’étaient donc pas des
Grecs mais leurs ancêtres. Hérodote fut un voyageur et un chercheur
à la curiosité infatigable qui notait soigneusement le nom des choses
et des lieux, en grec et dans les autres langues. Il nous a ainsi légué
de nombreuses observations linguistiques : l’existence d’un mélange
hybride d’égyptien et d’éthiopien parlé par les Ammonites, l’affinité
des langues de la Carie et de Caunos, la connotation négative du
terme « Ionien » chez les premiers Grecs, ou le fait que les noms
perses se terminent tous par la même lettre. C’est encore Hérodote
qui nous rapporte la charmante histoire du roi égyptien
Psammétique. Ce dernier fit élever deux nourrissons en interdisant
que l’on profère la moindre parole devant eux : il voulait déterminer
quelle était la plus ancienne langue au monde à partir des premiers
sons qu’ils articuleraient. L’histoire dit qu’il obtint sa réponse quand
ils prononcèrent bêkos, ou « pain » en phrygien.
Hérodote, qui s’intéressait à d’autres langues que le grec, reste
une exception. Mais on peut supposer que les hommes cultivés de
son époque auraient aussi pensé que les langues ont une histoire,
que les différences lexicales entre les langues sont parfaitement
compatibles avec des significations communes, et surtout que le
langage est l’un des éléments fondamentaux de l’identité et de la
culture des hommes. Comme lui, ils étaient probablement conscients
des propriétés alphabétiques des mots. De telles intuitions ou formes
de sensibilité eurent une influence déterminante sur les premières
théories du langage.
Plus important encore, et cela dès Homère, est l’ensemble des
réflexions sur le lien qui unit l’acte de parole à la pensée. En disant
« l’acte de parole », j’entends rendre justice à l’intuition grecque qui
non seulement ne réduisait pas l’énonciation à la seule émission de
sons articulés, mais la considérait comme l’expression d’une pensée
qui « dit quelque chose », qui « a du sens » (legein ti). On pourrait
soutenir en simplifiant, et bien qu’en termes anachroniques, que la
parole, c’est-à-dire la sémantique et les affects suscités par le discours,
a fait l’objet de plus d’attention que la langue et les outils lexicaux
d’expression.
Aux yeux d’Homère, comme pour les auteurs grecs qui l’ont
suivi, l’acte de parole représente à la fois la manifestation
fondamentale de la vie sociale et le principal véhicule de la pensée
ou de la réflexion intérieure. Non seulement l’Iliade et l’Odyssée
rapportent de très nombreux discours, mais Homère choisit la forme
du discours pour en narrer les épisodes cruciaux : la querelle entre
Achille et Agamemnon, l’échec de l’ambassade chargée de persuader
Achille de retourner au combat, la rencontre finale de Priam et
d’Achille, les conversations d’Ulysse avec Polyphème ou Eumée,
Pénélope aux prises avec ses prétendants. Ces épisodes nous
permettent surtout de comprendre quels étaient les présupposés des
Grecs à propos du langage, dans la mesure où le poète utilise
essentiellement trois fonctions discursives afin de captiver son
auditoire : la narration, qu’elle soit véridique ou mensongère, les
efforts de persuasion au moyen d’arguments antithétiques ou
convergents, l’expression d’émotions fortes. Cela ne veut toutefois
pas dire que les lecteurs d’Homère et des autres poètes n’étaient pas
conscients des effets propres à la langue. Aristophane orchestre ainsi
dans Les Grenouilles l’opposition entre les tragédies d’Euripide et
celles d’Eschyle à partir des différences métriques et lexicales.
Thucydide décrit de façon saisissante la manipulation du langage
lors de la révolution de Corcyre. Cependant, avant la période
hellénistique, les Grecs n’eurent pas d’autre terme générique pour
désigner le mot qu’onoma, le « nom ». L’étude de la grammaire et de
la syntaxe progressait alors bien moins vite que celle de la
sémantique, de la rhétorique et de l’épistémologie.
S’il était ainsi communément admis que le langage servait de
véhicule à la pensée, il constituait aussi le principal critère de
distinction entre l’homme et les autres animaux. La culture grecque y
vit enfin, bien que ce soit resté plus implicite, une faculté commune à
l’homme et aux dieux. La mythologie grecque accorde en effet peu
de place aux animaux doués de parole, probablement parce que les
dieux y avaient pris forme humaine (les chevaux d’Achille, qui
étaient immortels, sont une exception). L’épithète la plus
couramment utilisée pour distinguer les animaux de l’animal
humain était alogos, « ceux à qui il manque la parole », par extension
ceux qui sont dépourvus de raison ou de pensée. Le chœur de
l’Antigone de Sophocle à son tour illustre les « merveilles » de
l’homme en célébrant l’acquisition du langage au même titre que les
progrès de la technologie, de l’agriculture et de la médecine. Platon
fait de même dans son Protagoras.
Isocrate, qui se présentait comme un maître professeur de l’art de
persuader autrui, reprend nombre de ces présupposés sur
l’importance culturelle du langage dans son Traité sur l’échange ou
Antidosis (milieu du IVe siècle avant J.-C.). Les remarques et les
conseils qu’il prodigue nous indiquent quelles pouvaient être les
opinions généralement répandues dans le public :
« En ce qui concerne nos autres propriétés […] nous n’avons pas
l’avantage sur les autres animaux ; en fait nous leur sommes souvent
inférieurs en vitesse, en force ou en d’autres qualités encore. Mais
comme nous sommes nés capables de nous persuader mutuellement
et de nous indiquer à nous-mêmes nos intentions, non seulement
nous avons quitté la vie des bêtes, mais nous nous sommes
rassemblés pour établir des communautés, rédiger des lois et
découvrir les arts – presque tout ce que nous avons inventé, nous
l’avons fait grâce au discours. C’est par le discours que nous avons
légiféré sur le bien et le mal, et nous ne pourrions pas vivre ensemble
sans ces prescriptions. Par lui, nous blâmons ceux qui sont mauvais
et louons les hommes de bien, nous éduquons les ignorants et
approuvons les sages. Car nous pensons qu’un discours adéquat est
la marque d’un esprit sain. »
Ces remarques d’Isocrate sur le « discours », quels qu’aient pu
être ses intérêts professionnels, se situent dans la droite ligne des
préoccupations linguistiques des Grecs depuis Homère. Il serait
possible de traduire le terme de logos, le « discours », par « langage »,
mais je préfère ne pas laisser croire qu’Isocrate dissocierait l’étude
linguistique de celle des fonctions sémantiques, psychologiques et
sociales du discours. Si Isocrate est tout à fait représentatif de
l’attitude générale des Grecs vis-à-vis du langage à l’époque de
Platon, qu’en est-il des apports techniques des premiers
philosophes ?

L’étude du langage dans la philosophie


grecque d’Héraclite à Platon

Héraclite et Parménide, les deux géants de la philosophie


grecque la plus ancienne, ne se sont pas intéressés aux aspects
grammaticaux ou syntaxiques du langage mais ils ont travaillé sur
des sujets qui lui sont intimement liés tels que la véracité et la
fausseté, l’usage de la raison dans un débat, ou les questions de
nomination et de prédication, et leur œuvre a inspiré de nombreux
philosophes.
Par logos, Héraclite signifie à la fois ce qui « rend compte » de la
nature des choses et la « rationalité » qui gouverne les phénomènes
naturels : ses auditeurs doivent considérer le logos comme étant la
vérité objective. Par des aphorismes tels que « la voie qui monte et
celle qui descend est une et la même », il cherche à réaliser l’union
des contraires que nous masquent les œillères de la vie quotidienne.
Bien qu’Héraclite ne le dise pas explicitement, la structure de sa
phrase et le choix des mots semblent avoir été établis pour nous
donner l’image immédiate de réalités extra-linguistiques. Voyez
l’aphorisme : « Immortels mortels, mortels immortels, qui vivent
leur mort, qui meurent leur vie », probablement écrit pour ébranler
l’opposition conventionnelle de ce qui est soumis au passage du
temps et de ce qui demeure permanent. « Quant à l’arc, son nom est
vie, mais son œuvre est mort » : Héraclite joue dans ce texte crypté
sur les connaissances linguistiques de son auditeur. L’un des termes
qui désignent l’arc en grec a en effet la même structure alphabétique
que bios, la « vie », qui n’en diffère que par l’accent. Négligeant ce
point, Héraclite établit un contraste entre le nom et la fonction
destructrice de l’arc, usant du jeu de mots pour souligner le lien qui
unit, hors de la langue, la vie à la mort.
Héraclite utilise également une expression étonnante, les « âmes
barbares », afin de montrer à ceux qui sont incapables d’interpréter
les thèses qu’il énonce sur la véritable nature des choses que « la
vision et l’ouïe » sont des « témoins trompeurs ». Ses aphorismes
sont composés comme des devinettes qui nous livrent la véritable
ordonnance du monde après une exégèse sémantique, structurelle et
ontologique d’un discours crypté mais vérace.
Parménide fait un usage plus sobre du langage : ce qu’il y a de
plus frappant dans son argumentation, c’est l’effort pour établir une
identité entre ce qui peut être dit et ce qui peut être pensé. Dans un
texte remarquable de rigueur et de continuité, il dresse la liste des
seuls prédicats pouvant authentiquement qualifier « ce qui est » :
sans origine ni fin, complet, immobile, temporellement présent, un et
continu. Il ne les appelle pas « prédicats » mais semble avoir à
l’esprit la distinction entre une référence (« ce qui est ») et une
description (le « nom » de ce qui peut être attribué à « ce qui est »).
Insistant sur le lien entre le langage et la pensée, Parménide écrit
plus loin que les opinions erronées sont « une appellation pour deux
formes » et les oppose à l’« être » unique qu’il s’est donné comme
objet d’investigation. Cette manière de dénoncer l’erreur en la faisant
dériver d’une appellation indue découle de la croyance
préphilosophique en l’« adéquation des noms » : les noms sont
normalement attribués aux choses dans l’idée que les choses ainsi
nommées sont réelles. Cette adéquation des noms se trouva près
d’une génération plus tard au cœur du débat intellectuel, animé
entre autres par Protagoras et Prodicos. Notre maigre connaissance
de leur œuvre ne nous a été transmise que par la plume ironique de
Platon, mais nous pouvons néanmoins nous faire une idée des
principales tendances de l’étude linguistique aux alentours de 400
avant J.-C.
L’« adéquation des noms » (orthotès tôn onomatôn ou orthoepeia) est
chez les premiers penseurs grecs la problématique qui se rapproche
le plus de l’idée d’un champ linguistique autonome. Dans la
Rhétorique (III, 5), Aristote attribue à Protagoras la division de la
« classe des noms » en trois genres : « masculin, féminin, neutre » ;
Diogène Laërce le crédite d’une distinction entre différents types de
phrases (logos), et donne plusieurs versions des détails. Protagoras
ne tenait pas tant, en faisant ces remarques, à décrire le langage.
Nous savons en effet qu’il a critiqué Homère pour avoir commis une
faute de genre au début de l’Iliade, la colère, mènis, étant employée
au féminin et non au masculin, et pour avoir « commandé », et non
invoqué, la Déesse en lui adressant un vœu. Dans le dialogue
éponyme de Platon, il accuse enfin le poète Simonide de
contradiction. Il semble donc que l’inadéquation des noms chez
Protagoras ait tous les caractères d’une faute d’appariement par
laquelle le langage est dissocié de ce que voulait désigner le locuteur.
Prodicos lui aussi participe à la discussion du poème de
Simonide. Puisqu’il est réputé savoir reconnaître les différences de
sens entre des termes apparemment synonymes, Socrate qui a
entrepris de défendre le poète fait appel à lui pour lever l’accusation
de contradiction qui pèse sur Simonide. Bien que les efforts de
Socrate soient manifestement travestis, il partage dans leurs grandes
lignes les préoccupations de Prodicos : pour éviter l’ambiguïté, il
faut établir de fines distinctions entre des mots qui ont presque le
même sens. On nous dit que Prodicos « essayait d’attribuer un sens
spécifique à chaque nom ». Ses analyses et les commentaires
critiques de Protagoras sur le langage ont la même finalité
normative : trouver les lois qui régiraient une langue adéquate, non
pas tant en conformité avec les usages en vigueur que pour en faire
un meilleur instrument de désignation de la pensée et des référents
visés. La critique de la féminisation de mênis va en ce sens puisque
Protagoras se plaint de la disparité entre la nature masculine de la
colère et le genre du nom qui la désigne, ce qui est toutefois un
phénomène assez courant en grec.
Le Cratyle de Platon reste notre meilleure source d’information
sur la question. On s’y demande si, comme le soutient Cratyle, le
caractère adéquat d’un nom tient au lien naturel qu’il entretient avec
la chose qu’il désigne, ou bien si, comme le propose Hermogène, « la
convention et l’accord de tous » sont les principes déterminant
l’adéquation des noms. Nous savons par ailleurs que Démocrite
avait pris parti pour la convention, et que la thèse adverse d’une
origine naturelle des noms était soutenue par l’auteur du traité
hippocratique De arte II. Le dialogue platonicien, conduit de main de
maître par Socrate, commence par l’examen approfondi de la thèse
naturaliste. De nombreux mots sont analysés afin de montrer que
leurs lettres et leurs syllabes « imitent » le mouvement perpétuel
propre à la nature telle que la conçoit Cratyle, influencé par
Héraclite. Mais l’entreprise échoue quand Socrate fait remarquer
qu’il n’y a pas de correspondance terme à terme entre les sons et le
sens : la lettre l (lambda), que l’on associait à la douceur, entre dans la
composition du mot sklerotes ou « dureté ». Cratyle doit bien
admettre alors que la convention joue un rôle dans le bon
fonctionnement des noms, même si l’on ne peut exclure totalement
l’hypothèse d’une correspondance mimétique entre les noms et les
choses. De ce compromis, Platon déduit qu’on ne peut accéder à la
connaissance de la réalité par l’étude des noms, et le dernier mot
revient à Socrate : « Il nous faut chercher à connaître les choses à
partir d’elles-mêmes et non à partir de leurs noms. »
Le Cratyle est un dialogue complexe. D’une part il reproduit les
principaux points du débat contemporain sur le langage, faisant
allusion à Protagoras, à Prodicos ainsi qu’à ceux qui sont passés
maîtres en l’art de décomposer un mot (sans doute le Sophiste
Hippias), d’autre part, et malgré sa méfiance envers le langage
quotidien comme signe véridique de la nature des choses, Platon
avance quelques observations originales. Plutôt que de les traiter
une à une, attachons-nous ici à l’examen des plus remarquables
d’entre elles.
En phonétique, en morphologie et en linguistique historique, le
Cratyle nous donne sans doute un bon aperçu de ce que pouvait être
la science linguistique à l’époque. On y fait la différence entre les
syllabes et les lettres proprement dites, elles-mêmes subdivisées en
consonnes et voyelles. La construction des noms et d’autres unités
linguistiques plus grandes à partir d’éléments simples (stoicheia) y
est acquise. Comme Hérodote, Platon est conscient de l’évolution
historique des langues, ce qui le conduit à supposer que toute
adéquation naturelle qui caractérise aujourd’hui les noms provient
de « noms premiers », d’un langage originel établi par les dieux ou
par un « donneur de noms » divin. De nombreuses étymologies sont
proposées : la plupart impliquent un mimétisme du son et du sens,
certaines font dériver les noms divins de verbes dont le son et le sens
sont appropriés, tel apolluôn, « celui qui détruit », pour Apollon.
En matière de syntaxe, on trouve chez Platon la première
tentative de distinction entre les « noms » (onomata) et d’autres
expressions, qu’il appelle « choses dites » (rhèmata). En ajoutant un
deuxième iota au nom propre Diphilus et en en changeant
l’accentuation, on obtient le rhèma « Dii philos », « bien-aimé de
Zeus », que l’on appellerait aujourd’hui une expression adjectivale. Il
est fait peu de cas de cette distinction dans le Cratyle, mais Platon
l’invoque dans un dialogue plus tardif, le Sophiste, pour montrer
qu’une expression (logos) qui peut être dite vraie ou fausse, se
compose nécessairement d’un « nom » (onoma) et d’un « attribut »
(rhèma). Ainsi « Théétète est assis ». Cette notion de rhèma est la
forme la plus claire sous laquelle on ait exprimé avant Aristote la
différence entre les sujets ou noms et les prédicats.
La contribution du Cratyle à l’étude de la sémantique est bien
plus importante encore. Avant d’élaborer des étymologies à la façon
de ses contemporains, Socrate y esquisse une théorie des « noms
naturels », qu’il dit valoir pour toutes les langues. Le rôle d’un « nom
naturellement adéquat » est de permettre la reconnaissance et la
communication d’une réalité. Un nom particulier est adéquat s’il
satisfait ces critères généraux de la nomination, et s’il les satisfait
d’une manière spécifique à la chose nommée. On attribue aux noms
des lettres et des syllabes, mais on ne peut les réduire à leurs
propriétés alphabétiques puisqu’un même nom peut être exprimé
par plusieurs combinaisons de lettres. Platon désigne par le terme de
« nom » ces signifiés qui transcendent leur expression dans telle ou
telle langue ; les Stoïciens les appelleront lekta. Mais le caractère
adéquat d’un « nom » tient chez Platon plutôt de la logique et de
l’épistémologie que de la linguistique. Quand il mentionne cette
Forme que doit actualiser le nom adéquat, il ne s’intéresse pas
d’abord au langage mais à l’identification des Formes, ces entités
extra-linguistiques et immatérielles qui sont les référents ultimes et
le fondement de tout discours vrai sur le monde.

Aristote et Épicure

Platon et les lettrés de la première moitié du IVe siècle avant J.-C.


ont pu avoir une compréhension plus technique des questions de
langage que ce que permettent d’établir les textes qui nous sont
parvenus, comme le suggère l’étendue des observations faites par
Aristote. En effet, bien qu’il se soit montré extrêmement novateur en
logique, il est peu probable qu’il ait inventé l’ensemble de la
terminologie et des distinctions formelles que l’on trouve dans ses
écrits sur le langage : les Catégories, le De interpretatione, les Topiques,
la Rhétorique et la Poétique. Ces textes nous fournissent, outre les
positions propres d’Aristote, un aperçu probable de l’étendue des
connaissances linguistiques en Grèce avant les études menées à
Alexandrie, les contributions des Stoïciens et l’essor explicite de la
grammaire.
Tout comme Platon, Aristote s’est intéressé au langage parce qu’il
véhicule la pensée, et donc au sens, à la véracité ou à la fausseté de
« ce qui est dit » plus qu’à la grammaire, à la morphologie ou à la
syntaxe. On lui reproche souvent d’avoir mêlé la logique et la
linguistique. Mais bien qu’un écolier romain à l’époque de Cicéron
ait dû apprendre plus de grammaire formelle qu’Aristote ne pouvait
en savoir, son intuition exceptionnelle des structures de la langue
reste inégalée avant son époque. Un philosophe selon lui se devait
d’inclure dans son investigation de la réalité la façon dont les gens
parlent du monde. Plus que tout autre philosophe grec avant les
Stoïciens, il établit une terminologie précise pour ses méthodes
d’analyse, comme l’opposition de la « forme » et de la « matière », de
la « puissance » et de l’« acte », de l’« essence » et de l’« accident »,
du « sens relatif » et du « sens absolu ». Grâce à ses commentateurs
médiévaux, de telles distinctions sont encore présentes dans les
langues modernes sous la forme d’expressions telles que sine qua
non, per se, per accidens ou simpliciter.
Quant à l’analyse technique du langage, il étudie le mode de
phonation des différentes voyelles et consonnes (Poétique, 20). Il
distingue la « voix », ce « son qui signifie quelque chose », des autres
sons que l’on peut proférer (De l’âme, II, 8). Même si cette
terminologie ne sera consacrée que plus tard par les Stoïciens, il fait
une distinction systématique dans le De Interpretatione entre les
« signes » linguistiques, les « signifiés », les expressions vocalisées
qui « signifient » ou « symbolisent » des pensées, et les « choses », ou
états de fait, que ces pensées impliquent. Il emploie un terme précis
pour désigner la parole, lexis ou expression, bien distinct de celui
qu’il réserve à la pensée, dianoia. La lexis comprend des parties
élémentaires, les lettres et les syllabes, et des segments plus
complexes, les propositions dites logos. Elle comprend aussi les mots
qu’il répartit dans la Poétique en particules, conjonctions, noms,
verbes ainsi que la « flexion » (ptôsis) qui régit l’association du nom
et du verbe. La définition qu’il donne du verbe (rhèma) insiste sur
son statut de signifiant du temps.
Aux yeux d’un Stoïcien et au vu des développements ultérieurs
de la grammaire, cette classification de la lexis paraît confuse et
incomplète : confuse parce qu’elle rassemble sous une même
catégorie des phrases, des expressions, des mots isolés, des lettres et
des syllabes, incomplète parce qu’elle oublie certains « éléments du
discours ». On peut aussi reprocher à la terminologie aristotélicienne
son imprécision : elle qualifie les verbes de « noms » lorsque ceux-ci
ne sont pas insérés dans une phrase. Le « nom », onoma, reste à ses
yeux un terme à la portée plus ou moins large, bien qu’il semble
beaucoup plus proche chez lui du « nom commun » que dans ses
acceptions antérieures. On peut dire néanmoins qu’Aristote a une
approche incomparablement plus systématique des propriétés
formelles du langage que ses prédécesseurs. On peut y ajouter les
remarques subtiles qu’il fait sur le genre des « noms », la formation
de noms composés ainsi que d’autres types de noms. Ce qu’il dit de
la flexion nous incite à penser qu’il faisait une différence entre la
sémantique et la morphologie.
Si on pense aux pratiques étymologiques antérieures, le peu
d’intérêt qu’il manifeste pour la question l’honore sans doute.
Comme l’indique le Cratyle, l’étymologie était jusque-là fondée sur
l’idée d’une relation « naturelle » entre les éléments du langage et les
caractéristiques du monde. Aristote opte résolument pour
l’hypothèse de la convention pour rendre compte des « symboles »
linguistiques : « Ni les lettres ni les sons proférés ne sont les mêmes
pour tous, mais les états mentaux, dont ils sont avant tout les
symboles, sont les mêmes pour tous ; et les choses réelles auxquelles
ces états mentaux ressemblent sont aussi les mêmes pour tous » (De
Interpretatione, I). Aristote concevait la vie de l’esprit en termes
téléologiques : la perception ou la pensée proviennent de la présence
à la conscience de formes perceptibles ou intelligibles. Il faut
rapporter la « ressemblance » qu’il mentionne à cette théorie où le
sens repose sur un isomorphisme entre la structure de la réalité et la
structure de la pensée, exprimée dans la langue.
Les Catégories s’ouvrent sur l’opposition des homonymes, des
synonymes et des paronymes, concepts qui déroutent certains
chercheurs modernes car Aristote les présente comme se référant à
des « choses » et non à des « termes ». Les commentateurs de
l’Antiquité, à la lumière des développements ultérieurs de la
grammaire, se sont également interrogés : les Catégories traitent-elles
des choses, des significations ou des termes ? On admet
communément qu’il s’agit des trois en même temps, ce qui rend
justice au génie d’Aristote. Certes, les Catégories traitent du langage
dans la mesure où l’argumentation repose sur la distinction, qu’elle
contribue à préciser, entre les phrases et les mots isolés, entre les
sujets et les prédicats, entre les noms et les définitions. Mais les
« catégories » elles-mêmes sont des « choses dites » et non des
expressions : l’accent est mis sur les différents types d’« être » que
signifient ces expressions. Ni ce traité, ni celui qui lui fait pendant, le
De Interpretatione, n’entendent élucider la question du langage en
tant que tel ; ils portent plutôt sur la façon dont nous pouvons
comprendre la réalité à partir de ce que nous en disons.
Tout comme Aristote, son successeur Théophraste se montra plus
intéressé par la logique que par la linguistique ; il s’employa à
raffiner l’étude des syllogismes lancée par Aristote et contribua à la
théorie de la rhétorique. Mais il ne semble pas que l’étude formelle
du langage indépendamment de la logique ait connu de grands
progrès au Lycée après Aristote. Au IIIe siècle avant J.-C., la
philosophie la plus inventive se situe ailleurs : au Jardin d’Épicure et
au Portique (Stoa) que fréquente Zénon de Kition. Si l’on en croit
Diogène Laërce, les Épicuriens contrairement aux Stoïciens
« rejettent la dialectique [y compris l’étude formelle du langage]
qu’ils considèrent superflue ». Épicure a néanmoins écrit sur le
langage des textes qui méritent tout notre intérêt
Il nous a légué une théorie de l’origine du langage, dont
l’empirisme est à l’image de l’ensemble de ses réflexions d’ordre
anthropologique. Il ne souscrivait pas à l’hypothèse d’un « donateur
de noms » originel, fût-il divin ou humain, mais soutenait dans la
Lettre à Hérodote qu’une fois arrivé à un certain stade de
développement humain « chaque peuple selon sa nature propre
éprouvait des sentiments et recevait des impressions différentes
selon les tribus, et chacun de ces sentiments ou de ces impressions fit
qu’ils exhalèrent leur souffle différemment selon les différentes races
d’un endroit à l’autre ». Les sons proférés furent donc primitivement
des formes de réaction involontaire à l’expérience, et c’est en raison
de leur « utilité » qu’ils devinrent des « noms de choses ». Épicure se
sert en effet du même principe, l’utilité, que dans d’autres textes sur
le développement de la société pour expliquer comment les peuples
primitifs ont découvert que les sons qu’ils émettaient
instinctivement pouvaient leur servir à communiquer. Dans chaque
groupe humain, les langues primitives furent ensuite collectivement
affinées, afin d’éviter les ambiguïtés et d’obtenir plus de concision.
Des termes désignant ce qui va au-delà des données immédiates de
l’expérience furent délibérément introduits par des intellectuels.
L’élégance de cette théorie tient à sa simplicité comme à
l’équilibre subtil qu’elle maintient entre les facteurs d’explication
naturels et artificiels. Bien qu’Épicure mette en avant la singularité
de chaque groupe linguistique et l’expérience propre à chacun de ses
membres, il ne semble pas qu’il ait envisagé, comme l’avancent
certains interprètes, un stade originel où chaque individu aurait eu
sa propre langue. Les variations auxquelles il se montre si sensible
servent à différencier les communautés linguistiques et non les
individus au sein de ces communautés. Au contraire, ce sont
l’expérience commune du groupe, sa physiologie et l’environnement
dans lequel il évolue, par leur unité, qui ont facilité le
développement de chaque langue.
Épicure ne s’intéresse guère à l’étymologie mimétique que
pratiquaient ses prédécesseurs à la recherche des fondements de la
naturalité. Le langage relève pour lui de l’anthropologie, et la
différence des cultures explique la différence des langues. Dans le
débat sur la naturalité des moyens d’expression d’une langue
donnée, il opte pour une position empirique. Puisque le langage est
d’abord une réponse spontanée à des expériences affectives et
sensorielles, on ne peut établir les significations les plus simples
qu’en identifiant « le concept premier qui correspond à chaque
mot ». Par « concept premier », il entend probablement ce que les
Épicuriens désignent sous le nom de prolèpsis. Cette hypothèse des
« anticipations », fournies par la mémoire et les expériences répétées,
permet de comprendre comment un mot en vient à signifier une
chose : les mots symbolisent les pensées qui résultent naturellement
en chaque individu, comme chez Aristote, de son expérience du
monde. Épicure semble avoir pensé qu’une étude attentive des
fondements empiriques du langage nous permettrait de découvrir la
signification première des mots, avant leur contamination par la
convention ou par la métaphore : la clef du langage ne se trouve ni
dans la logique ni dans la grammaire, mais dans l’étude de la réalité
physique.
La science hellénistique et les Stoïciens
Épicure, quoique né à Samos, hérita la citoyenneté athénienne de
son père. Les philosophes stoïciens les plus éminents vinrent
d’ailleurs, de Chypre comme Zénon et Chrysippe, d’Asie Mineure
comme Cléanthe et Antipater, ou de plus loin encore, comme
Diogène de Babylone. Même si leur langue maternelle avait été le
grec, ce qui n’est pas toujours certain, ce n’était sûrement pas le
dialecte attique. Les débuts du stoïcisme coïncident avec l’expansion
de la langue et de la culture hellènes en Égypte et en Asie, dans la
foulée des conquêtes d’Alexandre le Grand, puis avec le partage de
son empire en royaumes dirigés par ses successeurs. Un des plus
éclatants symboles du monde hellénistique, comme on appelle
communément cette période, fut la fondation de nouvelles cités,
dont Alexandrie, qui devint la capitale du royaume des Ptolémées.
Athènes, bien que réduite à l’insignifiance politique, resta la capitale
de la philosophie, mais savants comme lettrés lui préférèrent
Alexandrie où ils trouvaient, grâce au mécénat des Ptolémées, des
conditions de travail exceptionnelles au sein de la Grande
Bibliothèque et du Musée.
Il faut voir dans ces deux institutions des symboles de
l’œcuménisme culturel. Les Ptolémées nourrissaient sans doute les
mêmes ambitions politiques que les autres monarques, mais ils
manifestaient le désir de préserver, d’affiner et de diffuser par leur
soutien les œuvres littéraires qui toutes ensemble définissent
l’identité hellénique. Une place de choix y avait été réservée à
Homère : les érudits éditèrent avec soin de nouvelles versions des
épopées et commentèrent leur langue et leur contenu. Une tradition
d’études savantes naquit avec Zénodote et trouva son heure de
gloire au IIe siècle avant J.-C. grâce aux travaux du plus grand des
érudits alexandrins, Aristarque de Samothrace, qui édita et
commenta les écrits d’Hérodote, d’Homère et d’autres poètes
archaïques.
Même si Aristarque reçut le titre de grammatikôtatos, « éminent
grammairien », ses travaux portèrent plutôt sur la philologie et
l’exégèse littéraire que sur la grammaire ou le langage. Les
principaux pionniers de l’étude linguistique dans le monde
hellénistique furent les Stoïciens. Eux aussi s’intéressent à Homère,
comme le montrent les cinq livres des Problèmes homériques, écrits par
Zénon, fondateur de la secte stoïcienne. Le peu qui nous en reste (et
nous ne savons pratiquement rien du contenu) provient des travaux
homériques plus tardifs de Chrysippe et semble indiquer que les
Stoïciens s’intéressaient précisément au type d’exégèse littéraire
pratiqué à Alexandrie. La spécificité des études homériques des
Stoïciens par rapport à celles de philosophes plus anciens et
notamment d’Aristote tient à cet intérêt pour la philologie.
Contrairement à Épicure qui méprisait ouvertement la paideia
conventionnelle, les Stoïciens ne dédaignèrent pas les œuvres des
poètes grecs, qu’ils citèrent afin d’étayer leur doctrine dès les débuts.
Ils reprenaient là un trait important de la culture traditionnelle, ce
qui suggère par ailleurs une politique délibérée d’assimilation. Un
certain nombre de facteurs entrent ici en jeu : l’engouement pour
l’œcuménisme, l’arrivisme dont on les créditait à Athènes, mais
surtout le caractère rationnel de la philosophie stoïcienne, qui était la
plus systématique des philosophies grecques, et pour qui le monde
était un système rationnellement organisé de part en part. Pour les
Stoïciens, la rationalité humaine se manifeste dans la faculté de
parole et plus précisément l’aptitude de l’homme à exprimer des
pensées dont la structure logique reprend la structure même de la
nature.
Cette croyance en l’universalité de la raison, telle qu’elle se
manifeste au sein du langage, a certainement largement motivé la
pratique de l’étymologie chez les Stoïciens. L’étymologie des noms
propres et des épithètes qualifiant les nombreuses divinités du
Panthéon grec, grâce à l’interprétation du « sens originel » de ces
termes, leur servait à montrer qu’Homère et Hésiode avaient
transmis des mythes originels dont les auteurs avaient une
perception adéquate du monde. Cicéron rapporte ainsi le lien établi
entre le nom Héra et l’air (aer) ou bien entre Cronos et le temps
(chronos). La plupart de leurs étymologies étaient aussi fantaisistes
que celles présentées dans le Cratyle, mais la logique qui sous-tend
ces entreprises linguistiques est bien d’ordre scientifique. Tout part
de l’hypothèse selon laquelle le langage est une construction
intelligente. Son analyse nous fournit donc des données de première
main sur la façon dont les gens pensent et sur ce qu’ils croient.
Contrairement à ce qui a souvent été dit, les Stoïciens ne faisaient
pas d’Homère ou d’Hésiode les porte-parole « allégoriques » de leur
doctrine. Leur intérêt pour ces poètes était d’ordre étymologique,
puisqu’ils les utilisaient comme des sources pour retrouver les
significations originelles établies par les auteurs de ces mythes divins.
Zénon écrivit un ouvrage intitulé De l’éducation hellénique, dont il
ne nous reste plus que le titre, mais qui nous indique, de concert
avec les remarques précédentes, le contexte intellectuel des apports
stoïciens sur le langage. Il y a de nombreuses façons de rendre
compte de leurs contributions à ce champ d’étude. Certaines de leurs
découvertes étaient clairement dues à l’influence de Platon et
d’Aristote. Ils tentaient d’apporter des réponses à des questions
ressemblant fort à celles qui émergèrent à Alexandrie à la même
époque, tout en approfondissant une étude qui se situait au cœur
même de leur propre système philosophique.
Même si les informations dont nous disposons restent
fragmentaires et indirectes, nous en savons assez pour affirmer que
les Stoïciens furent les principaux novateurs dans des domaines
largement exploités par les grammairiens grecs et latins de
l’Antiquité tardive. On peut citer la définition des cinq « parties du
discours », nom propre, nom commun, verbe, conjonction et article,
auxquelles sera ajoutée une sixième partie, l’adverbe. Ils distinguent
au moins trois cas obliques ou types de flexion, l’accusatif, le génitif
et le datif, ainsi probablement que le vocatif ; on leur doit la première
esquisse de conjugaison, répertoriant quatre temps d’action du
verbe : le présent, l’imparfait, le parfait et le plus-que-parfait. Enfin,
il faut mentionner la différence entre les « prédicats » transitifs,
réflexifs et intransitifs, qui annonce la distinction grammaticale entre
les verbes actifs, passifs et moyens. Toutes ces remarques, que nous
connaissons grâce à Diogène Laërce, furent développées
ultérieurement par les spécialistes de la grammaire. Les Stoïciens
eux-mêmes ne se considéraient pas comme « grammairiens » mais
préféraient dire qu’ils étudiaient le langage de façon générale, ou
plus précisement la « logique » ou la « dialectique ». Il convient de
garder ce point à l’esprit pour saisir la portée de leurs travaux en ce
domaine.
Ils furent les premiers en Grèce à théoriser la distinction formelle
entre les aspect « vocaux » et « sémantiques » du langage ou bien
encore entre les « signifiants » et les « significations ». Les
« signifiants » qui sont des symboles dits ou écrits sont de nature
corporelle. Ils vont des « éléments » les plus simples, tels que les
lettres ou les syllabes, aux mots, aux phrases en général, puis aux
phrases qui comprennent au moins un nom et un verbe. En
revanche, la signification d’une phrase n’est ni l’énonciation ni ce à
quoi on se refère, qui selon les Stoïciens doit être un corps ou un état
corporel, ni même la pensée personnelle du locuteur ou de
l’auditeur, elle aussi d’ordre corporel. C’est une chose « abstraite »
ou « incorporelle », qu’ils appellent lekton ou chose « dicible ». Les
lekta sont des « significations », ce que quelqu’un veut dire quand il
prononce ou qu’il écrit par exemple : « Socrate lit un livre », et ce que
quelqu’un comprend quand il entend ou lit ces mots.
Le manque de données rend presque impossible aujourd’hui une
vue d’ensemble des théories stoïciennes du sens. Ainsi il semble que
les noms, pris indépendamment, ne signifient pas des lekta mais des
qualités, communes dans le cas de noms communs tels que
« homme », individuelles dans le cas de noms propres. Mais en
situation de lekta complets, qui sont l’équivalent sémantique des
phrases, les noms ont pour fonction de « compléter » le « prédicat »,
représenté par un verbe, en lui adjoignant une flexion, ptôsis. Dans
l’exemple cité, les termes « Socrate » et « un livre » fournissent
respectivement une flexion nominative et accusative au prédicat
« lit ». Nous dirions qu’il s’agit là d’un sujet et d’un objet, mais les
Stoïciens usaient d’appellations qui relèvent aujourd’hui plus de la
grammaire que de la sémantique.
Ce lekton illustre ce que les Stoïciens appelaient un axiôma, ou
« proposition », dont la propriété essentielle est d’être vrai ou faux.
D’autres formes de lekta – les questions, les ordres, les impératifs, les
vœux solennels, les exclamations et différentes formes d’adresse – ne
possèdent pas de valeur de vérité. L’étude systématique des types de
« propositions » par les Stoïciens inclut les propositions
« hypothétiques » qui jouent un rôle capital dans leur logique. Tous
ces lekta sont identifiés en termes logiques ou sémantiques, sans
qu’intervienne la forme grammaticale de leur expression.
Il est ici à nouveau manifeste que les Stoïciens, en dépit d’un
véritable travail de pionnier sur le langage, ne traçaient pas les
frontières modernes entre la grammaire, la sémantique et la logique.
Bien qu’ils se fussent intéressés aux déclinaisons, leurs travaux
portèrent essentiellement sur la sémantique et non sur la
morphologie et la composition. Même les distinctions
« syntaxiques » qui leur sont attribuées, comme entre les différents
types de prédicats, sont motivées par la signification ou les lekta,
plutôt que par la grammaire formelle. Leurs travaux ont néanmoins
permis de faire d’énormes progrès dans l’étude des énonciations
complexes, notamment en ce qui concerne l’expression d’une
assertion ou d’une inférence.
Un écrivain plus tardif attribue aux Stoïciens la théorie des
« énonciations primaires », les tout premiers termes pour ainsi dire
dont dériveraient les mots. Selon lui, ces noms originaires
entretiendraient un lien mimétique avec les choses, ce qui rappelle la
théorie présentée par Platon dans le Cratyle. Les termes plus tardifs
auraient été formés selon des principes de « ressemblance »,
d’« affinité » ou de « contraste » avec les choses, ce qui nous
rapproche de ce qu’écrit Augustin dans le Contra Dialecticos. Le plus
fameux exemple de formation par contraste est lucus a non lucendo ou
« un bosquet, mot venant du fait qu’il n’est pas éclairé ». Il est
difficile d’établir la validité de tels propos et impossible de les
assigner à des philosophes stoïciens en particulier. Certes, Chrysippe
ne rechignait pas à utiliser l’étymologie pour prouver un point de
philosophie, comme lorsqu’il prétendit que les mouvements faits par
le visage quand on prononce le pronom de première personne, ego,
signifient que la conscience est logée dans la poitrine ! Mais il
soulignait aussi l’irréductible ambiguïté du langage en matière
d’expression (lexis). Quelle qu’ait pu être sa position en matière de
relation naturelle des langages primitifs aux choses, la théorie
sémantique qu’il propose est centrée sur la notion de lekton et non
sur les propriétés phonétiques des mots. Dans la mesure où les lekta
ne sont pas des mots mais des significations, ils transcendent les
caractéristiques de telle ou telle langue particulière, tout à fait
comme les exemples de « Forme de nom » dont parle Platon. On
peut alors expliquer comment le langage communique la pensée du
locuteur à son auditeur, ou bien pourquoi la traduction est possible.
L’œuvre des Stoïciens représente le point le plus achevé de la
philosophie du langage dans l’Antiquité gréco-romaine. On peut
supposer que leurs découvertes et leurs méthodes, particulièrement
en ce qui concerne la diction, eurent une certaine influence sur les
études de philologie menées à Alexandrie. En effet, dans leur étude
des textes « classiques », les érudits d’Alexandrie cherchaient surtout
à codifier les lois de l’hellénisme pour établir le bon usage de la
langue grecque, à expliquer les termes rares ou obscurs, à résoudre
des problèmes d’orthographe ou d’authenticité d’un texte, etc. La
grammaire, ou du moins quelque chose qui se rapproche de ce que
nous entendons par là, est née à la jonction des théories stoïciennes
et de l’érudition alexandrine.
Le philosophe pyrrhonien Sextus Empiricus nous a légué dans
son traité, Contre les grammairiens, un excellent panorama de ce que
pouvait signifier la grammaire dans les premières années de
l’Empire romain. Il en cite plusieurs définitions, et fait un compte
rendu détaillé qui nous permet de repérer quels étaient les points
communément admis et quels étaient les points controversés. Un
débat particulièrement animé portait sur le rôle de la grammaire :
devait-elle chercher à formuler des règles précises, sur le modèle de
l’harmonie musicale, ou devait-elle se résoudre à une rationalité
conjecturelle et empirique ? Denys de Thrace, qui penchait pour la
dernière hypothèse, définissait la grammaire comme « l’expérience
en ce qui est dit pour l’essentiel par les poètes et les prosateurs ».
D’autres grammairiens préféraient une conception plus stricte de la
grammaire : « un art du diagnostic » à la recherche de « la plus
grande précision possible ».
Aujourd’hui, les spécialistes parlent de ce débat comme de la
grande controverse entre les « analogistes » et les « anomalistes », en
reprenant les termes du grammairien romain Varron. Les analogistes
voulaient établir des règles grammaticales, qui permettraient
d’évaluer le degré de déviation à partir de la norme, tandis que les
anomalistes soutenaient que le langage résiste à une codification
aussi déterminée et entendaient l’analyser comme tel. La controverse
peut paraître anachronique lorsque l’on traite des Stoïciens et
d’Alexandrie, mais il n’est pas interdit de penser que les philologues
alexandrins, Aristarque par exemple, auraient été plus proches des
thèses analogistes que les Stoïciens.
Sextus Empiricus répartit l’étude de la grammaire en trois
sections, historique, technique et particulière. La première et la
dernière sont dans la droite ligne des études alexandrines,
puisqu’elles traitent des commentaires de textes et de légendes
(section historique) ou de la langue propre à la prose ou aux vers
(section particulière). La section technique concerne ce que nous
nommerions aujourd’hui la grammaire, divisée par Sextus en six
parties : les éléments, qui sont les lettres modulées selon leur
quantité et leur accent, puis les syllabes ce qui inclut leur quantité,
les mots et sections du discours, l’orthographe, l’hellénisme,
l’étymologie. La syntaxe semble avoir été oubliée, ce qui peut
s’expliquer en rapprochant cette liste de l’étude de l’énonciation
rendue canonique par les Stoïciens. En fait, le premier grammairien à
se pencher systématiquement sur la syntaxe fut Apollonios Dyscole,
dont l’œuvre resta probablement inconnue de Sextus Empiricus bien
qu’il fût presque son contemporain. La paternité des premières
études grammaticales revient donc aux Stoïciens, comme le confirme
le traité de Sextus Empiricus. Ils furent en effet les seuls philosophes
à montrer tant d’intérêt pour les phénomènes de diction. Mais à
l’instar de Platon et d’Aristote, ils auraient probablement soutenu
que l’étude du langage vaut par la connaissance qu’elle nous donne
des « choses » dont on parle.
Anthony A. LONG
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Ouvrages généraux
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Ouvrages plus spécialisés


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IV
FIGURES ET COURANTS
DE PENSÉE
Anaxagore

Anaxagore est né vers 500 avant J.-C. à Clazomènes, en Asie


Mineure. Mais il passa une grande partie de sa vie à Athènes, et on
lui doit dans un certain sens d’avoir fait de la philosophie la chose
proprement athénienne qu’elle devait désormais rester. Familier de
Périclès, qui avait rassemblé autour de lui un groupe prestigieux
d’artistes et d’intellectuels, il fut la cible d’attaques politiques.
L’adoption en 438/437, sur proposition du devin Diopeithes, d’un
décret autorisant à poursuivre « ceux qui nient les choses divines ou
qui répandent dans leur enseignement des théories sur les
phénomènes célestes », le visait directement, et permit de le traduire
en justice en 437/436. Condamné, il fut contraint de quitter Athènes,
et passa les dernières années de sa vie à Lampsaque, sur
l’Hellespont, où il mourut en 437/436.
Dès l’Antiquité, Anaxagore fait figure de rationaliste éclairé, en
lutte contre les superstitions (Plutarque, Vie de Périclès), et qui aurait
prédit la chute d’un météore à Aigos-Potamos en 467/466. Mais
parce qu’il mit au principe de sa philosophie l’Intelligence (Nous, un
terme qui lui servit de sobriquet, selon Diogène Laërce), il incarna
aussi mieux que d’autres le type du philosophe contemplatif. Celui
qu’Aristote critiquait pour avoir soutenu que l’homme doit à ses
mains d’être le plus intelligent des animaux passait aussi pour avoir
déclaré que l’homme est né pour contempler le ciel (Diogène Laërce,
II, 10 ; cf. Platon, Phèdre, 269e).
Anaxagore est l’homme d’un unique traité qui, d’après un
épisode célèbre du Phédon de Platon, fit l’objet d’une lecture
publique à Athènes, en présence de Socrate (on peut dater
l’événement des années 450). Comme de nombreux autres écrits
présocratiques, l’ouvrage n’est connu que par des fragments (un peu
plus d’une vingtaine), presque tous préservés par Simplicius dans
son commentaire au premier livre de la Physique d’Aristote, et par
une importante série de témoignages (cent dix-sept entrées dans le
recueil de Diels-Kranz). Le traité ayant sans doute été court, notre
information est moins lacunaire qu’il ne pourrait sembler. Il n’est de
toute façon pas certain que, disposant de plus de textes, nous serions
mieux placés pour résoudre les redoutables problèmes
d’interprétation que pose un système de pensée complexe, le
premier à avoir, sinon exploré, du moins exploité les paradoxes de
l’infinité.
On a pu présenter la philosophie d’Anaxagore, professée à
équidistance de ses deux pôles primitifs, l’Ionie des premières
cosmologies, la Grande Grèce de l’école éléatique, comme une
tentative de synthèse entre une physique de type milésien et
l’ontologie de Parménide. Il serait sans doute déjà plus juste d’y voir
une tentative, appelée par le poème même de Parménide, pour
surmonter le scandale que représente, chez ce dernier, le salto mortale
de la sphère de l’être et de la vérité à celle du devenir et de l’opinion.
Pourtant, une telle filiation ne permet guère de rendre compte du
rôle central que le système réserve à l’Intelligence. On cite parfois ici
la raison universelle d’Héraclite, ou le dieu de Xénophane. Mais ces
liens sont trop lâches, quand bien même on en reconnaîtrait la
pertinence (elle est contestable), pour être vraiment éclairants. Pour
comprendre la fonction de l’Intelligence dans l’économie du traité, il
faut partir de ce que l’on a pris l’habitude d’appeler, suivant en cela
une terminologie aristotélicienne, mais commode, la doctrine
anaxagoréenne de la matière.
En ce domaine, l’héritage éléatique paraît évident. Comme
Parménide, Anaxagore écarte l’usage que les hommes – qui sont,
chez lui, devenus « les Grecs » – font des termes de « naissance » et
de « destruction ». Venir à l’être est tout aussi impossible qu’être
anéanti, car rien ne saurait surgir du non-être, comme non plus y
retourner. Ce premier principe, toutefois, n’exclut pas le changement
local, comme chez Parménide. Les « choses qui sont » ne naissent ni
ne meurent, mais se « réunissent » (sunkrisis) et se « dissocient »
(diakrisis). Anaxagore se met ainsi en position de concevoir l’histoire
du monde non comme le reflet déchu du discours ontologique, mais
comme le lieu même de son déploiement. Le traité, dont le début
nous a été conservé, s’installait d’emblée dans la description de l’état
originaire, caractérisé par l’indistinction : « Toutes choses étaient
ensemble, infinies en nombre et en petitesse ; car le petit lui aussi
était infini ; et toutes choses étant ensemble, aucune n’était visible en
raison de sa petitesse […]. » De ce mélange primitif, qui ne semble
pas être un état de fusion, mais de juxtaposition (d’où l’infinité de la
« petitesse »), les choses visibles émergent par un processus de
« dissociation » qui, d’un autre point de vue, est aussi un processus
de « réunion » – la « décomposition » de la masse primitive
coïncidant avec la « formation » des entités composées.
Du point de vue d’un éléatisme strict, une telle redistribution
représente une concession majeure au monde des sens. Mais l’être,
chez Anaxagore, gagne en extension ce qu’il perd en intension. Chez
Parménide, rien de ce qui constitue le monde de l’opinion n’est au
sens strict du terme (pas même les deux éléments fondamentaux que
sont le Feu et la Nuit) ; chez Anaxagore en revanche, tout ce qui
constitue le monde « est » par là même. Il s’ensuit que toute chose
existante préexiste et se survit à elle-même. Si nous ne le voyons pas,
et tombons dans l’illusion des naissances et des destructions, c’est
seulement parce que, disséminées, les choses demeurent indistinctes,
comme elles l’étaient dans le mélange primitif.
La question est dès lors de dénombrer et définir les membres de
la population ontologique primitive. Rien n’interdisait, en principe,
de réduire les entités fondamentales à un petit nombre d’éléments.
Chez Empédocle par exemple, dont l’argument coïncide jusqu’à ce
point avec celui d’Anaxagore, quatre éléments, appelés « racines »,
permettent de rendre compte de la totalité des choses devenues
(sous réserve, bien entendu, d’une « organisation » dont l’ampleur
sera d’autant plus grande que les éléments sont plus amorphes).
Chez Anaxagore, en revanche, les « choses qui sont » sont
nombreuses et disparates, beaucoup plus proches déjà du monde qui
finira par en sortir : les os et le sang par exemple, deux créations
typiques de l’Aphrodite artisane d’Empédocle, sont d’emblée
présents dans le mélange primitif. Même s’il paraît difficile de
soutenir qu’Anaxagore, soucieux de laisser le moins d’espace
possible au non-être dans un monde qui présuppose déjà le
changement local, abolit toute distinction entre « ingrédients » et
« composés », il reste que sa position combine une interprétation
plus stricte que celle d’Empédocle de l’interdit de Parménide avec
une ontologie incomparablement plus généreuse.
Il est très difficile d’établir une liste exhaustive des « choses qui
sont ». On trouve, au fil des fragments, d’abord, l’Air et l’Éther (plus
abondants que les autres ingrédients dans le mélange primitif),
ensuite l’humide et le sec, le chaud et le froid, le lumineux et le
sombre (les « opposés » de la doxographie d’Aristote, Physique,
187a25) ; puis la Terre, isolée ; et enfin une mystérieuse catégorie de
« semences » (spermata), dont il est précisé qu’elles sont en nombre
infini. Cette liste est manifestement ouverte : on doit sans doute y
ajouter, sur la base d’autres fragments ou témoignages, le dense et le
rare, le doux et le salé des composants organiques tels que les
« cheveux » ou la « chair ». (Selon une lecture possible de passages
très controversés, c’est ce dernier groupe de substances qu’Aristote
désigne sous le nom technique d’« homéomères » ; mais au terme
d’un processus d’interprétation complexe, ce terme, qui ne remonte
certainement pas à Anaxagore, sert souvent dans la doxographie
postaristotélicienne à désigner les principes d’Anaxagore en
général.) Enfin, l’Intelligence doit certainement être comptée au
nombre des « choses qui sont » (puisqu’elle est, dans les termes
d’Anaxagore, « la plus fine et la plus pure » d’entre elles).
Le profil de la série dépend en grande partie de l’extension que
l’on donne au terme de « semences ». Si l’on y voit, au sens propre,
les semences des organismes, il faudra admettre qu’animaux et
plantes sont déjà inclus dans le mélange primitif à titre
d’ingrédients, une interprétation qui va de pair avec l’abolition de la
différence entre « ingrédients » et « composés » (une version extrême
devrait même inclure dans le mélange primitif tous les individus
devant jamais venir à l’existence). Comme le reconnaissent ses
défenseurs, cette conception ne va pas sans difficulté : les
organismes, en effet, ne se développent pas par adjonction de parties
substantiellement identiques. Deux options semblent ici s’offrir : on
peut supposer que le développement organique obéit à des
mécanismes plus complexes que ne le suggèrent les termes
d’association et de dissociation. On soulignera alors qu’Anaxagore
utilise, en plus du vocabulaire de l’association et de la dissociation,
une terminologie de la différenciation organique (apokrisis) qui
suppose un mécanisme spécifique. On peut aussi admettre que le
terme de « semence » s’emploie ici métaphoriquement d’entités non
organisées, soit qu’on y voit un terme générique, soit qu’on fasse
correspondre les semences, plus restrictivement, aux
« homéomères » aristotéliciens. En faveur de cette dernière
hypothèse (et par là même de la seconde option), on doit souligner
que les substances naturelles font à coup sûr partie du mélange
primitif.
Au reste, seule une limitation de la population primitive aux
substances non organisées permet de donner un sens acceptable à la
formule, en tout état de cause difficile, de l’inhérence universelle
(« toute chose possède une portion de toute chose »), qui figure dans
plusieurs fragments. On admet généralement que ce second
principe, dont le traité révélait en cours de route que l’Intelligence
est exclue, dérive de l’application du principe initial de la
conservation de l’être à des phénomènes biologiques, et en
particulier à la nutrition, qui a certainement retenu l’attention
d’Anaxagore. Constatant que, des aliments que nous absorbons,
sortent le sang, les cheveux et les os (la liste peut être allongée),
Anaxagore en aurait déduit que « tout est en tout ». La conclusion,
cependant, ne suit pas. Ce que le phénomène de la nutrition permet
tout au plus d’affirmer est que certaines choses sont contenues dans
d’autres. Pour qu’on puisse affirmer sur la base d’une observation
empirique que « tout » est dans « tout », il faudrait que tout naquît
de tout. Tel est effectivement l’argument qu’Aristote lui prête dans la
Physique : « Parce qu’ils voyaient toute chose naître de toute chose. »
Mais cela va si manifestement contre l’observation qu’on peut se
demander s’il ne s’agit pas, de la part d’Aristote, d’une
reconstruction quelque peu désespérée.
Deux voies s’ouvrent à nouveau ici : on peut chercher à affaiblir
la portée de la formule « tout naît de tout », en supposant qu’elle
n’est vraie que sous certaines conditions, que l’on cherchera à
spécifier ; on peut aussi admettre que le principe « tout est dans
tout » n’est pas fondé sur un simple constat empirique. La première
solution est celle de Simplicius, qui, tentant de justifier Aristote plus
encore qu’Anaxagore, suggère que tout ne naît pas de toute chose
dans le sens où tout pourrait à tout moment surgir de n’importe
quoi, mais dans le sens où, moyennant un nombre déterminé
d’étapes, on peut parvenir, à partir de n’importe quelle entité, à
n’importe quelle autre (selon un fragment d’Anaxagore, les pierres
dérivent des nuages par l’intermédiaire de l’eau et de la terre, au
terme d’un processus de solidification progressif). Mais on risque,
par souci de réalisme, de réduire considérablement la portée d’une
thèse qui semble bien être avant tout « métaphysique ». Pris au pied
de la lettre, le second principe inverse le sens de la thèse de
Parménide dont il dérive pourtant. Alors que, chez Parménide, les
prédicats de l’être sont autant de formes de l’identité à soi, que le
poème déploie progressivement jusqu’à la constitution de la sphère
homogène de l’être, les êtres d’Anaxagore se caractérisent par leur
radicale hétérogénéité. L’inhérence universelle implique en effet un
regressus infini dans la recherche d’une identité ultime : la terre
contient de l’or, qui contient à son tour de la terre, qui contient de
l’or, etc. Cette structure en abyme, qui défie d’emblée toute
représentation, devient intuitivement d’autant moins saisissable
qu’on se donne une population primitive plus étendue. On
comprend que les interprètes aient consacré une grande partie de
leurs efforts à, si l’on peut dire, sauver Anaxagore de sa doctrine,
dont les conséquences paraissaient logiquement inadmissibles. On a
ainsi cherché à démontrer tantôt que les choses d’Anaxagore
devaient après tout être pures (ce qui, comme nous le verrons, est
vrai en un certain sens), tantôt que les constituants ultimes se
réduisaient aux seuls opposés. En règle générale, le principe de ces
solutions, souvent techniquement compliquées, remonte à
l’Antiquité. Ainsi Simplicius esquisse une distinction entre une
divisibilité quantitative, qui permet d’isoler un élément ultime ;
ailleurs, il remarque que les fragments d’Anaxagore ne mentionnent
que la séparation des opposés.
Pourtant, le principe de l’inhérence universelle (autrement dit, la
thèse qu’il n’existe pas d’élément à proprement parler), réitéré dans
les fragments sous différentes formes, semble être une donnée
essentielle du système. Même s’il n’a d’autre valeur qu’indicative, le
rapprochement avec Leibniz (Monadologie, § 67 sq.) peut aider à
surmonter le malaise qu’engendrent ses conséquences paradoxales.
Anaxagore était parfaitement capable de mesurer les ressources
inhérentes à la notion d’infini, même s’il ne disposait évidemment
pas de l’appareil conceptuel indispensable à la solution des
difficultés logiques que le système produit (il exige par exemple que
certains infinis soient plus grands que d’autres). Il est important de
souligner, dans ce contexte, que l’infini qualitatif d’Anaxagore
appartient à un autre ordre de réflexion que l’infini purement
quantitatif de Zénon, dont il est sans doute parfaitement
indépendant. Une conséquence essentielle du principe de l’inhérence
universelle est que, d’une certaine façon, le monde devenu ne se
différencie en rien du monde dans son état originel : « Comme au
début, tout est maintenant encore ensemble. » C’est dans cette
mesure qu’on pourrait soutenir qu’il existe bien chez Anaxagore un
principe général d’« homoiomérie », « chacune des parties » des
ingrédients primitifs, dans les termes d’Aristote (Physique, 187a23)
étant « un mélange semblable au tout ». Ce qui différencie l’état
actuel de l’état initial n’est pas l’existence du mélange, mais plutôt
l’équilibre interne de sa répartition, réglé par le principe de
domination.
En vertu du premier principe, la « séparation » hors du mélange
produit non les choses, mais leur visibilité. Pourtant, cette visibilité
est trompeuse, car la chose qui s’est séparée n’est en rien moins
mélangée, ou encore « impure », que le mélange dont elle s’est
détachée. Au lieu que les choses soient toutes invisibles, c’est
maintenant le mélange qui, pour ainsi dire, l’est devenu. L’illusion
d’identité vient de ce qu’en chaque chose détachée, une chose, ou
plutôt une série de choses, « prédomine » sur les autres (« les choses
dont il y a la plus grande quantité, chacune des choses est ces choses
le plus manifestement, et l’était », dit Anaxagore). Ainsi dira-t-on
d’une entité qu’elle est chaude, lourde, ou blanche, parce qu’elle
contient une plus grande quantité de chaud, de lourd, ou de blanc.
Il suit du principe de domination que les caractéristiques que
nous prédiquons des choses, tout utiles qu’elles puissent être
pragmatiquement, sont la source d’une illusion catégoriale : elles
font en effet, d’une simple supériorité quantitative, un critère
d’identité ontologique. Nombre d’explications particulières, dans le
traité d’Anaxagore, peuvent être interprétées comme un effort de
restituer au mélange, et singulièrement à la contrariété, tout ce qui,
des entités constitutives de notre monde, et que nous nommons,
semble y avoir échappé : ainsi Anaxagore soutient que la neige n’est
pas moins noire que blanche et que toute sensation est douloureuse,
traquant dans chaque phénomène, par le biais de l’analyse, ce qu’il
n’est pas manifestement, ou plutôt, pour rendre la saveur paradoxale
des thèses d’Anaxagore, ce qu’il n’est manifestement pas. C’est dans
cette mesure que « ce qui apparaît est vue des choses cachées », une
formule que Démocrite louait, bien qu’il l’entendît autrement. Quant
aux sens, dont la prédication linguistique est complice, ils en restent
par eux-mêmes aux identités de surface. Il n’est donc pas étonnant
qu’Anaxagore ait critiqué nos facultés sensorielles, incapables de
distinguer deux phénomènes trop proches (comme deux nuances
dans un dégradé de couleurs).
Le principe de domination exacerbe les difficultés logiques déjà
évoquées à propos de l’inhérence universelle, au point d’avoir donné
aux partisans de l’élémentarité des ingrédients un de leurs meilleurs
arguments. Le problème ressort clairement de l’exemple par lequel
Simplicius illustre le principe : « Paraît or ce en quoi il y a beaucoup
de doré, bien qu’il y ait de nombreuses choses en lui. » S’il est
vraiment impossible d’isoler un état pur de l’or, où l’or ne serait
qu’or (le « doré »), la caractérisation d’un morceau d’or comme « ce
qui renferme en lui le plus d’or » semble être circulaire : en vertu du
principe du mélange, le definiens n’est ni plus ni moins or que le
definiendum. La difficulté est réelle. Elle ne peut recevoir une solution
compatible avec le principe de l’inhérence universelle que si l’on
accepte de distinguer une inhérence de fait et une indépendance de
droit, dont le statut ne peut être éclairci qu’en relation avec le rôle de
l’Intelligence dans la dissociation du mélange originel.
Nous sommes renseignés sur la phase initiale du processus
cosmogonique par un long fragment d’une trentaine de lignes (B12),
le plus ancien exemple de prose philosophique continue qui nous ait
été conservé. On est frappé par un certain hiératisme de l’expression,
dû à l’abondance de relations paratactiques, à l’anaphore des termes
et, dans les premières lignes, au caractère « hymnique »
(Deichgräber) de l’énumération des attributs de l’Intelligence
(qu’Anaxagore ne semble pas avoir lui-même identifiée au dieu). On
comprend que les Anciens aient été sensibles à la beauté et à la
grandeur de ce style. Même si l’effort pour produire une syntaxe de
la justification est net, on a pu insister sur les obscurités de la forme,
plus adaptée à l’expression d’une « sagesse archaïque » dogmatique
qu’aux exigences de l’argumentation. Il n’en reste pas moins que le
développement, pris en conjonction avec le principe de l’inhérence
universelle auquel il se réfère explicitement, contient tous les
éléments nécessaires à une compréhension adéquate de la fonction
de l’Intelligence.
Le mélange initial semble avoir été d’abord maintenu en l’état
par la domination de l’air et de l’éther (ce qui suppose peut-être une
tendance naturelle, mais contrecarrée, de la matière au mouvement).
L’Intelligence l’a ébranlé en lui imprimant un mouvement rotatoire
d’une amplitude d’abord restreinte, qui s’est progressivement
étendue et qui continuera de le faire, peut-être jusqu’à la destruction
du monde où nous vivons. Bien que le terme désignant la
« rotation » (perichôresis) ne signifie pas plus que « mouvement
circulaire » – il s’applique au circuit actuel des astres aussi bien qu’à
la perturbation initiale –, il est vraisemblable que les grandes étapes
de la formation du monde, où l’on retrouve tous les moments
caractéristiques d’une cosmogonie présocratique, étaient expliquées
par une physique du mouvement tourbillonnaire. La première
séparation, hors du mélange primitif, est celle de l’air et de l’éther,
qui s’opposent comme le froid et l’humide au chaud et au sec ; elle
devait s’accompagner de la concentration, au centre, de la masse
lourde de la Terre, qui prenait sans doute, sous l’effet même de la
rotation, la forme d’un disque plat. L’action suppose une force
capable d’arracher à leur « pesanteur » la masse énorme des
« éléments » opposés. L’existence d’astres incandescents, qu’entraîne
la rotation céleste, témoigne aussi de la violence d’un processus qui,
en un second temps, projeta jusque dans l’éther, où ils
s’enflammèrent, d’énormes blocs arrachés à la Terre (les astres sont
donc des pierres, non des dieux). Anaxagore dérivait cette force
(explicitement appelée violence, bia) de la rapidité extrême du
mouvement rotatoire. On entrevoit ainsi comment, par
l’intermédiaire de la rotation, l’Intelligence faisait de sa faiblesse
constitutive (elle est « la plus fine » de toutes les choses en un sens
d’abord matériel) l’instrument même de sa domination (kratos).
D’autres aspects du processus cosmogonique sont plus difficiles à
saisir. On sait que l’univers s’inclina, sans doute sous l’effet d’un
déséquilibre créé par le jeu des concentrations, une fois les vivants
sortis de terre, sans nul doute sous l’effet de la chaleur agissant sur
une masse encore humide au centre. Comme les autres
Présocratiques, Anaxagore était entré dans le détail de la cosmologie
et de la zoologie. L’explication des éclipses et des météores, en
relation avec la thèse de la nature pierreuse des astres, devait frapper
les imaginations. Nous sommes aussi renseignés sur l’arc-en-ciel, les
crues du Nil, ou le mécanisme sensoriel des êtres vivants. Dans tous
les cas, il serait intéressant de se demander dans quelle mesure les
explications particulières illustrent les grands principes
systématiques de l’inhérence universelle ou de la visibilité
phénoménale des choses cachées. Ce travail, qui reste à faire,
développerait, avec des présupposés bien différents, une approche
dont la doxographie nous a laissé quelques traces, quand elle se
demande par exemple, à propos de l’inclinaison de l’univers, si elle
n’était pas due, plutôt qu’à des facteurs mécaniques, à la
« providence » (pronoia), « afin que certaines parties de l’univers
soient inhabitables, et d’autres habitables ».
Cette dernière interprétation, typiquement stoïcienne, d’un
épisode de la cosmogonie renvoie à la question centrale du statut de
l’Intelligence dans le système. On doit à Platon d’avoir donné dans le
Phédon, à l’occasion du célèbre récit retraçant le développement
intellectuel de Socrate (96a6-100a7), une formulation forte du
problème. À l’audition d’un passage du traité (qu’on peut avec
certitude identifier avec le début du fragment B12), Socrate aurait
conçu l’« espoir » d’avoir découvert en Anaxagore un philosophe de
la cause finale qui, rompant radicalement avec le mécanisme
caractéristique des cosmogonies traditionnelles, expliquerait toute
chose par le principe du meilleur. L’Intelligence n’est-elle pas en effet
déterminée, d’un point de vue platonicien, par une fin qui ne peut
être que le bien ? La déception n’en avait été que plus grande de
constater, à la lecture de la suite du traité, qu’Anaxagore ne faisait en
fait appel qu’à des pseudo-causes matérielles, celles-là mêmes que
l’élévation de l’Intelligence au rang de « cause de toute chose »
aurait dû, sinon éliminer, du moins subordonner à l’action de la
cause finale – un programme que le Timée, dont on a à juste titre vu
ici l’esquisse, se chargera de réaliser.
Le schéma détermine toute l’histoire de l’interprétation
d’Anaxagore qui, selon que l’on insiste sur l’un ou l’autre moment
de la lecture platonicienne, passe pour avoir provoqué une rupture
décisive dans l’histoire de la philosophie, ou reste inscrit dans le
cadre d’une physique traditionnelle – quelque originale par ailleurs
que soit sa conception des principes matériels. Si le premier point de
vue domine dans l’Antiquité (cf. Aristote, Métaphysique, 984b11-20),
la tendance des interprètes modernes les situe plutôt du côté du
second (qu’Aristote mentionne aussi en 985a18-21). Cependant,
l’opposition se situe désormais moins entre l’Intelligence et le
mécanisme des masses élémentaires, suivant la présentation du
Phédon, qu’à l’intérieur de l’Intelligence elle-même, entre une
fonction cognitive/intentionnelle d’une part, et une fonction
cinétique de l’autre. Cette dualité, qu’Aristote relève dans la section
doxographique du traité De l’âme (405a17), crée en effet une tension à
l’intérieur même du fragment B12. Tout en possédant la
connaissance et la volonté (deux aspects intimement mêlés dans
l’usage archaïque du terme Nous), l’Intelligence n’est pas conçue
chez Anaxagore de manière anthropomorphique, sur le modèle de
l’artisan, mais comme un simple principe de mouvement. Von Fritz a
cherché à expliquer historiquement cette étrange conflation de deux
points antithétiques, en y voyant un compromis ultime, et, si l’on
peut dire, sans concession, entre deux évolutions majeures de la
philosophie présocratique, dont l’une tend à faire de l’intelligence
l’organe suprême de la connaissance et de l’organisation planifiée, et
l’autre à expliquer les processus cosmogoniques et cosmologiques en
des termes qui laissent de moins en moins de place à la téléologie.
Il semble pourtant que la structure même du traité d’Anaxagore,
entièrement déterminée par le thème du « mélange » et de la
« séparation », autorise une approche différente. Il faut pour cela
reconnaître que le processus cosmogonique n’est pas seulement cela,
mais aussi, et peut-être avant tout, la projection matérielle de ce
qu’est l’activité d’une intelligence – une activité essentiellement
« critique », comme le processus de « dissociation » qu’elle initie.
Il est essentiel, à cet égard, de comprendre le lien privilégié qui
unit (selon un schème promis à un grand avenir) l’Intelligence au
mouvement circulaire. La relation s’analyse à deux niveaux.
D’abord, la mise en rotation d’un point du mélange initial peut être
considérée comme résultant d’un vaste syllogisme hypothétique : si
un tourbillon est créé dans la masse des choses mélangées, alors les
choses se dissocieront de façon à engendrer le monde que nous
connaissons. Entre la conception et la réalisation, il y a la place pour
quelque chose que nous appellerions une loi scientifique, en vertu de
laquelle un ensemble prévisible d’effets (dont notre monde) suivra
d’un processus enclenché dans des conditions définies (celles du
mélange initial). De ce point de vue, l’Intelligence d’Anaxagore est
bien une puissance téléologique, non dans le sens qu’elle organise le
monde et ses parties en vue du bien (selon l’attente platonicienne),
mais dans ce sens qu’elle est capable de tirer le maximum d’effets
d’un minimum de moyens (la rotation). On a déjà vu plus haut
comment l’intelligence de l’Intelligence consistait à se donner toute
la force dont elle a besoin.
Ensuite, et c’est là le plus important, la rotation cosmique tend,
par la dissociation du mélange initial, à la formation d’entités
identiques. Bien entendu, l’Intelligence ne crée rien (sinon les
« composés », si on admet qu’il faut les exclure de la population
ontologique primitive), puisque toute chose lui préexiste. Et les
identités qu’elle « rassemble » ne sont jamais complètes, en vertu
même du principe selon lequel « en toute chose il existe une portion
de toute chose ». (Si la fin de notre univers se confondait avec la
dissociation intégrale des identités primitives, désormais identifiées
dans leur pureté, nous en serions probablement informés.) Un des
aspects fascinants du système est sans doute que, contrairement à
tout ce que la critique du Phédon pourrait faire attendre, cette double
limitation le rapproche finalement de la cosmogonie platonicienne
du Timée.
L’existence d’affinités entre les systèmes d’Anaxagore et de
Platon, par-delà le faux-semblant de la téléologie, a parfois été notée.
On a pu par exemple souligner, dans une perspective
épistémologique, que la notion de l’« inhérence » intégrale de toutes
choses en toutes choses était une première expression du problème
de la prédication (cette lecture remonte sans doute à l’Académie
platonicienne : cf. Aristote, Métaphysique, 991a6 sq.). Mais plus
frappant encore est le fait que les entités anaxagoréennes, qui
préexistent à l’Intelligence, combinent les fonctions qui dans le Timée
sont celles des Formes paradigmatiques d’un côté et du principe de
désordre de l’autre (la chôra). Les ingrédients anaxagoréens, qui sont
là de toute éternité, sont identifiables en droit par l’Intelligence, qui
les « connaît ». À ce titre (en tant qu’intelligibles, si l’on veut), ils
doivent pouvoir être conçus dans leur « pureté ». En ce sens
noétique, ils sont donc effectivement séparables. Il n’en reste pas
moins qu’à la différence des Formes platoniciennes, ils n’existent
jamais que mélangés, comme si une force de résistance analogue à
celle que la chôra oppose à la mise en ordre démiurgique empêchait
que l’œuvre « critique » de l’Intelligence non seulement s’achève
jamais, mais même progresse réellement. Il est remarquable que, tout
en donnant à voir, dans le cosmos réalisé, les œuvres de la
séparation, le traité d’Anaxagore ait mis l’accent sur cette incapacité.
Même la connaissance la plus acérée, celle de l’Intelligence
cosmique, est impuissante à projeter sur le monde l’identité idéelle
des choses.
André LAKS
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Textes et traductions
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Vorsokratiker, Berlin, 6e édition 1952 (constante réimpression), vol. II
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TANNERY, Paul, Pour l’histoire de la science hellène. De Thalès à
Empédocle, 2e édition, Paris, Gauthier-Villars, 1930.
Archimède

En aspirant au titre de « nouvel Archimède », les géomètres des


e e
XVI et XVII siècles reconnaissaient une source d’inspiration majeure
de leur effort technique. Les choses n’étaient pas très différentes
dans l’Antiquité : les géomètres de la génération qui suivit
immédiatement Archimède s’engagèrent dans des recherches
directement inspirées par les siennes et l’effet de ses réussites était
encore évident des siècles plus tard, dans les travaux de Héron,
Pappus, Eutocius et Anthémius.
En même temps, Archimède apparaît comme une figure bien au-
delà du commun des mortels dans l’imaginaire collectif, une
véritable légende tant il semble avoir accompli des miracles à travers
ses inventions mécaniques. En se référant à la tradition (apocryphe)
de l’utilisation par Archimède de gigantesques miroirs ardents pour
détruire la flotte romaine, le mécanicien byzantin Anthémius de
Tralles (début du VIe siècle), tout en indiquant son scepticisme devant
la possibilité d’une telle action, est néanmoins contraint d’admettre
qu’« on ne peut nier la réputation d’Archimède » et recherche par
quel moyen « le plus que divin [theiotatos] Archimède » pouvait
l’avoir réalisée.
Nous sommes mieux informés sur la vie d’Archimède que sur
celle de toute autre figure des sciences exactes anciennes. En effet, les
appareils militaires de son invention – catapultes, dispositifs pour
soulever les bateaux aussi bien que plans de fortifications – jouèrent
un rôle important dans la défense de sa ville natale, Syracuse, quand
celle-ci fut assiégée par les Romains pendant la deuxième guerre
punique (215-212 avant J.-C.). Grâce aux historiens Polybe, Tite-Live,
et Plutarque, nous avons connaissance des relations d’Archimède
avec son commanditaire, le roi Hiéron de Syracuse, de l’impression
de terreur produite par ses machines de siège sur les attaquants
romains et de l’estime dans laquelle le tenait le général romain
Marcellus ; nous apprenons aussi comment, à l’encontre des ordres
de celui-ci, Archimède fut assassiné par un soldat romain durant le
sac final de la cité.
Un corpus substantiel d’écrits d’Archimède existe grâce aux
collections rassemblées aux IXe et Xe siècles, pendant la renaissance
byzantine. Le principal manuscrit (perdu au XVIe siècle, mais
représenté par une demi-douzaine de copies qui en dérivent) inclut
les cinq traités adressés à Dosithée (Quadrature de la parabole, les deux
livres Sur la sphère et le cylindre, Sur les lignes spirales, et Sur les
conoïdes et les sphéroïdes) à Alexandrie, ainsi que la Mesure du cercle,
l’Arénaire, et les deux livres Sur les équilibres-plans. Au XIIIe siècle,
Guillaume de Mœrbecke prépara une traduction latine littérale à
partir de ce codex, confronté avec un deuxième manuscrit qui
incluait aussi le texte des deux livres Sur les corps flottants.
J.L. Heiberg, dans sa seconde édition critique (1910-1915), fit aussi
bon usage d’un troisième manuscrit (alors à Constantinople),
palimpseste dont le texte originaire fut identifié comme archimédien
par Heiberg lui-même, au début de notre siècle. À la plupart des
travaux déjà connus en grec, ce nouveau manuscrit ajoutait la plus
grande part du texte grec des Corps flottants, ainsi que les textes de la
Méthode et du Stomachion. Passé subrepticement dans des mains
privées durant les années 1920, il est depuis inaccessible aux
chercheurs. Depuis Heiberg, l’étude de la tradition arabe du corpus a
révélé un autre écrit, La construction de l’heptagone régulier et des
versions alternatives de travaux existant en grec (Mesure du cercle,
Sphère et Cylindre et des fragments des Corps flottants).
Les écrits d’Archimède nous fournissent également quelques
détails personnels. Dans l’Arénaire, il mentionne que son père
Phidias était astronome. Ce traité, adressé au « Roi Gélon »
(apparemment corégent de Syracuse avec son père Hiéron) semble
être une conférence publique devant la cour. Archimède prend
comme thème une certaine conception – fausse – de l’infini : par
exemple, que le nombre de grains de sable est infini, et il s’applique
à montrer comment on peut exprimer un nombre qui dépasse de
beaucoup celui des grains de sable qui rempliraient le cosmos tout
entier. En passant, Archimède fait allusion à sa propre nomenclature
pour désigner les grands nombres (exposée dans un écrit désormais
perdu), à l’invention et à l’utilisation par lui d’un appareil spécifique
de visée pour mesurer la largeur angulaire du Soleil. Archimède
nous donne également ici le seul témoignage substantiel sur le
cosmos héliocentrique d’Aristarque (mentionné parce que beaucoup
plus grand que les systèmes géocentriques traditionnels).
Des préfaces à ses travaux, nous apprenons qu’Archimède a
entretenu des contacts avec plusieurs savants à Alexandrie, en
particulier Conon de Samos, éminent astronome de la cour de
Ptolémée III Évergète, le géomètre Dosithée, et Ératosthène de
Cyrène, connu pour ses contributions à la géométrie ainsi qu’aux
autres sciences, pour son érudition littéraire et le fait d’avoir dirigé la
Bibliothèque d’Alexandrie. Pour la plupart des écrits d’Archimède,
« publication » signifie leur envoi à Alexandrie avec une préface
explicative adressée à l’un ou l’autre de ces savants. Quelques
indications concernant leurs relations personnelles en ressortent :
Archimède tenait Conon en haute estime pour ses talents
mathématiques ; il s’impatientait de l’insistance de Dosithée pour
obtenir des preuves complètement élaborées. En Ératosthène, il
voyait (à tort ou à raison, nous ne le savons pas) celui qui pouvait
développer ses propres découvertes géométriques. Il est clair que
pour Archimède lui-même, l’entreprise heuristique d’extension des
résultats connus en géométrie prenait le pas sur la critique des
preuves, mais dans ce domaine il semble qu’il ait déjà été confronté à
une sorte d’attitude scholastique de la part de ses collègues
alexandrins.
En quelques rares endroits, Archimède fournit certaines
indications sur ses vues concernant la nature des mathématiques.
Par exemple dans la préface de Sur la sphère et le cylindre, il distingue
entre les propriétés des figures en soi et la connaissance que nous en
avons : des résultats remarquables comme les théorèmes d’Eudoxe
sur la pyramide et le cône, ou ses propres résultats sur la sphère,
quoique simples quant à la forme, n’ont pas été redécouverts avant
longtemps, même par les esprits les plus pénétrants. Dans la
Méthode, il distingue les stratégies heuristiques, comme sa propre
« méthode mécanique », des démonstrations rigoureuses. Celles-ci
sont obligatoires si l’on revendique effectivement le fait de connaître
ou d’avoir démontré un résultat. Mais les méthodes informelles ont
un rôle indispensable à jouer car elles font apparaître des résultats
qui, sinon, ne seraient pas évidents et elles servent de guide dans
l’élaboration des preuves. De telles affirmations nous paraissent
évidentes dans la mesure où elles indiquent à quel point la tradition
occidentale de la science mathématique prend ses racines dans la
conception archimédienne de la recherche.
L’essentiel du travail d’Archimède est directement construit sur
la technique d’« exhaustion » développée d’abord par Eudoxe. Les
citations d’Archimède constituent un témoignage fiable sur le travail
d’Eudoxe. Sans doute pouvait-il se référer à l’écrit d’Eudoxe lui-
même plutôt qu’à une version intermédiaire, et, d’une manière
générale, les méthodes d’Eudoxe sont bien rendues par les
formulations que l’on trouve dans le livre XII des Éléments d’Euclide.
L’essai d’Archimède le plus élémentaire en géométrie est son
étude du cercle, exposée dans le court traité Mesure du cercle. La
version qui a survécu en grec ne peut représenter l’originale car les
commentateurs – Héron, Pappus et Théon – citent ce travail à partir
d’un texte significativement différent. De fait, la traduction arabe
médiévale (IXe siècle) s’appuie sur un prototype grec antérieur à la
version grecque existante, quoique ce texte lui-même ne soit au
mieux qu’une adaptation. Nous pouvons néanmoins reconstituer le
contenu et les techniques du traitement d’Archimède avec une
assurance raisonnable.
Ses deux résultats essentiels exploitent la méthode eudoxienne
d’approximation polygonale pour établir les mesures de l’aire et de
la circonférence du cercle. Pour ce qui est de la première, dans la
proposition 1 (telle qu’elle est énoncée dans les versions grecques et
médiévales), Archimède démontre que tout cercle est égal à un
triangle rectangle dont les deux côtés de l’angle droit sont égaux
respectivement au rayon et à la circonférence du cercle. Par ailleurs,
telle qu’elle est citée par Héron et Pappus, une formulation
alternative est utilisée : l’aire du cercle est égale à la moitié du
produit de son rayon et de la circonférence. La technique de la
preuve suit le modèle du théorème d’Eudoxe sur le cercle, tel qu’il
est donné dans les Éléments, XII, 2 : que les cercles sont comme les
carrés sur leurs diamètres.
La démonstration d’Archimède se divise en deux cas, selon un
mode indirect de raisonnement : si ce produit (Z) n’est pas égal au
cercle (C), alors il est soit plus petit que lui, soit plus grand. S’il est
plus petit, nous pouvons construire, par la dichotomie répétée des
arcs en commençant avec le carré inscrit dans le cercle, un polygone
régulier inscrit P tel que la différence C – P soit plus petite que la
différence E = C – Z. Que cela soit possible est connu à partir du
principe eudoxéen de dichotomie : puisque la formation de
l’octogone à partir du carré, par exemple, diminue ce qui reste du
cercle par plus que la moitié, et que cela s’applique à chaque étape
subséquente de la construction, le reste peut être rendu
arbitrairement petit (cf. Éléments, X, 1, auquel il est fait référence dans
XII, 2), et donc, en particulier, plus petit que l’hypothétique
différence E. Donc P doit être plus grand que Z. Mais le périmètre du
polygone est plus petit que la circonférence du cercle, tandis que son
apothème (la ligne tracée à partir du centre, perpendiculaire à un
côté quelconque) est plus petit que le rayon. Donc l’aire du
polygone, étant égale à la moitié du produit de son périmètre et de
son apothème, doit être moindre que Z. Cette contradiction exclut
donc que Z soit plus petit que C. Semblablement, si Z est supposé
plus grand que C, une contradiction en est déduite, en considérant
une suite de polygones circonscrits autour du cercle. Donc, puisque
Z ne peut être ni plus grand ni plus petit que C, il doit être égal à C.
Par le même procédé d’approximation polygonale, dans la
proposition 3, Archimède calcule que le rapport de la circonférence
au diamètre du cercle (autrement dit la constante que nous
représentons par π) est plus petite que 31/7 mais plus grande que
310/71. Ce calcul est l’un des plus beaux spécimens de procédure
arithmétique qu’ont produit les mathématiques anciennes, en dehors
de la littérature astronomique. Pour trouver la borne supérieure,
Archimède utilise la séquence des polygones circonscrits, à partir de
l’hexagone, puis le dodécagone, et ainsi de suite, s’arrêtant au
polygone à quatre-vingt-seize côtés ; pour la borne inférieure, il
prend les figures inscrites correspondantes. Les valeurs choisies pour
les hexagones initiaux impliquent des estimations de √3, pour
lesquelles Archimède mentionne, sans explication, 1351/780 comme
borne supérieure et 265/153 comme borne inférieure. Une littérature
considérable fournissant des reconstructions possibles a été produite
par les commentateurs modernes, tourmentés par ces
approximations bizarres mais extraordinairement bonnes (par
exemple elles constituent des valeurs optimales dans la suite des
approximations par fraction continue de la racine). Chaque polygone
de la séquence requiert l’équivalent de la règle trigonométrique de
l’angle moitié, c’est-à-dire tan(Ø/2) = tanØ/(1+sec(Ø)), laquelle est
ici démontrée sous une forme géométrique. Appliquer les règles
requiert d’extraire des racines carrées ; bien que le texte n’explique
pas comment les valeurs mentionnées sont établies, il semble
qu’elles dépendent de l’application de la règle dite de Héron (c’est-à-
dire √A<(a+A/a)/2, pour toute estimation initiale a, facile à trouver).
Ainsi le calcul d’Archimède témoigne non seulement de subtilité
géométrique quant à son organisation fondamentale, mais aussi
d’une considérable habileté arithmétique dans son exécution.
Avec cette tentative, l’estimation 31/7 qu’Archimède établit ici
comme une borne supérieure entre pour la première fois dans
l’histoire des mathématiques. Grâce au manuel de géométrie de
Héron d’Alexandrie (Ier siècle après J.-C.), peut-être même avant, elle
devient une donnée indispensable de la géométrie pratique. Mais on
rapporte qu’Archimède avait amélioré ces estimations dans un autre
écrit, perdu, mentionné aussi par Héron. Une reconstruction possible
de son résultat (car les nombres indiqués sont corrompus) conduit à
une borne inférieure de 3 15/106 et une borne supérieure de 3 17/20,
lesquelles peuvent être obtenues par des polygones inscrits et
circonscrits à six cent quarante côtés. Par une technique simple de
moyenne, ces bornes suggèrent une estimation intermédiaire de
3 16/113. Cette valeur, établie indépendamment par le géomètre
chinois Tsu Ch’ung-Chih au Ve siècle, et, à la Renaissance, par le
calculateur flamand Adrien Anthoniszoon cité par son fils Adrien
Métius (1625), dépasse la vraie valeur de π par moins de 3/107 et
réclamerait, pour être établie rigoureusement, des polygones d’au
moins dix mille côtés.
La procédure eudoxienne sous-tend aussi la mesure par
Archimède du segment de parabole comme étant égal au 4/3 du
triangle ayant les mêmes hauteur et base que le segment (Quadrature
de la Parabole, prop. 24). Archimède forme une suite de polygones
inscrits dans le segment (S) par dichotomies successives de la base et
montre que ceux-ci s’approchent arbitrairement près du segment. De
plus, puisque les triangles inscrits représentant les accroissements
successifs entre chaque polygone et le suivant diminuent dans le
rapport de 1 à 1/4, chaque polygone inscrit est la somme du triangle
initial (T) plus sa 4e, 16e, 64e… partie. Archimède montre que la
somme d’une multitude quelconque mais finie de parties dans ce
rapport est toujours inférieure à 4/3 T par une aire égale au tiers du
dernier terme de la série. Puisque ce terme peut être pris aussi petit
que l’on veut, la suite des polygones (qui converge vers le segment)
doit aussi converger vers 4/3 T. Par une preuve indirecte classique
en deux parties, Archimède montre alors que chacune des
hypothèses – S est plus grand que 4/3 T ou S est plus petit que
4/3 T – conduit à une contradiction. On observera que le schéma de
base de cet argument correspond complètement à la manière
eudoxienne, employant seulement des figures polygonales inscrites
convergeant inférieurement vers leur limite.
Comme Archimède le remarque lui-même, sa mesure du
segment de parabole constitue le premier exemple d’une figure
courbe de la classe du cercle ou des coniques qui ait été trouvée
égale à une figure rectiligne. Le problème de la quadrature du cercle,
dont l’histoire chez les Grecs remonte au moins jusqu’à Hippocrate
de Chio deux siècles avant Archimède, semble avoir retenu
l’attention de ce dernier. Nous savons maintenant, par les travaux de
Lindemann, au XIXe siècle, qu’aucune quadrature au moyen de
fonctions algébriques (et a fortiori par des constructions à la règle et
au compas) n’est possible. Mais une quadrature est possible au
moyen de courbes transcendantes. Telle est la spirale d’Archimède
dont la première définition semble être due à son mentor, Conon.
Dans le traité Sur les lignes spirales, Archimède établit la condition
pour tracer la tangente à une spirale, laquelle, de manière converse,
fournit une solution de la quadrature du cercle : le segment de la
tangente interceptée par la ligne tracée à angles droits avec le rayon-
vecteur passant par le point de tangence est égal à l’arc du cercle
sous-tendu par l’angle qu’il y a entre la position initiale et le rayon-
vecteur, le cercle ayant comme rayon le même rayon-vecteur.
Une extension naturelle des mesures des figures planes est la
prise en considération des solides curvilignes. Dans ce contexte, l’un
des résultats d’Archimède est si remarquable que ce dernier avait
demandé, dit-on, que le diagramme en soit gravé sur sa tombe : une
sphère inscrite dans un cylindre, représentant sa découverte selon
laquelle les deux solides, aussi bien en volume qu’en surface, ont,
l’un relativement à l’autre, le rapport de 2 à 3.
Le traité Sur la sphère et le cylindre expose les démonstrations
formelles des théorèmes correspondants : la surface de la sphère est
égale à quatre fois l’aire d’un grand cercle quelconque (prop. 33) ;
son volume est égal à celui d’un cône dont la hauteur est égale au
rayon de la sphère et dont la base est égale à sa surface (prop. 34).
Des résultats analogues sont donnés pour la surface des segments de
sphère et le volume des secteurs et segments de sphère.
Caractéristique des démonstrations de ces résultats est l’utilisation
d’une variante de la méthode de convergence, l’approximation
unilatérale eudoxienne étant remplacée par une démarche bilatérale.
On peut, à titre d’exemple, considérer le traitement du cercle dans
Sphère et cylindre (prop. 1-6), qui constitue une alternative à
l’approche eudoxienne de la Mesure du cercle. Archimède montre
qu’il est possible de construire deux polygones réguliers, l’un
circonscrit autour du cercle donné, l’autre inscrit en lui tels que leur
rapport soit moindre que n’importe quel rapport proposé plus grand
que 1/1. En effet, en utilisant deux lignes dans le rapport donné
comme hypoténuse et côté d’un triangle rectangle, on prend l’angle
qu’elles contiennent et on construit, par dichotomies répétées d’un
angle droit, un angle plus petit que celui-là ; en prenant cet angle
comme angle au centre de polygones réguliers inscrit et circonscrit
tracés par rapport au même cercle, on montre que le rapport de leurs
périmètres est moindre que le rapport donné. Semblablement, on
peut construire deux tels polygones dont les aires ont un rapport
moindre que tout rapport proposé plus grand que 1/1. À partir de
cela, il devient possible de construire des polygones inscrits plus
grands que toute aire qui est plus petite que le cercle et de
circonscrire des polygones plus petits que toute aire qui dépasse le
cercle. De tels polygones sont utilisés comme figures auxiliaires dans
les preuves indirectes des théorèmes de mesure.
Ce type de convergence bilatérale caractérise tous les théorèmes
de mesure archimédiens sauf celle du cercle dans la Mesure du cercle
(prop. 1) et le second des deux théorèmes de mesure de la parabole
donné dans la Quadrature de la parabole (prop. 24).
Pour ces preuves, Archimède énonce un principe particulier de
continuité (parfois appelé aujourd’hui « axiome d’Archimède ») qui,
dit-il, comble une lacune dans les preuves eudoxiennes : que toute
grandeur finie, par dichotomies successives, peut être rendue plus
petite que toute grandeur proposée de la même espèce. Ce
qu’Archimède reformule d’une manière plus souple, par exemple
dans Quadrature de la parabole, prop. 16 : de deux grandeurs
homogènes, la plus petite, ajoutée à elle-même un certain nombre
(fini) de fois, peut dépasser la plus grande. Cela est souvent
considéré comme la condition appropriée pour l’exclusion des
grandeurs infinitésimales parce qu’une grandeur non nulle,
multipliée un nombre quelconque de fois, peut toujours dépasser
toute grandeur finie de son espèce. Mais le lemme de dichotomie
fournit une condition adaptée à la même fin. On voit bien que
l’intention d’Archimède est de remplacer le lemme de dichotomie
par une condition plus évidente. On peut en inférer qu’il n’avait pas
devant lui le traitement euclidien de cette question car la définition
d’Euclide d’« avoir le même rapport » (Éléments, V, df. 4), sa
proposition sur la dichotomie (X, prop. 1) et leurs applications dans
les propositions eudoxiennes du livre XII auraient rendu superflu le
lemme d’Archimède.
Plusieurs anecdotes célèbrent les exploits d’Archimède dans les
domaines pratiques de la mécanique. Ainsi, reconnaissant le
principe du levier et le réalisant dans des systèmes de poulies
composées pour haler les navires, on dit qu’Archimède aurait
extrapolé sa réussite en déclarant : « Donnez-moi une place où me
tenir et je mettrai la Terre en mouvement » (dos moi pou stô kai kinasô
tan gan). Dans certains témoignages, l’appareil associé à l’ambition
de mouvoir la Terre est appelé charistiôn. Ce qui rehausse encore
l’audace de la déclaration car l’imagination d’Archimède, inspirée
par la théorie, outrepasse l’évidence physique à disposition,
l’appareil n’étant rien d’autre que l’humble peson (souvent appelé
« balance romaine ») utilisé par les marchands pour peser les
marchandises.
Pappus signale un écrit archimédien Sur les balances (Peri zygôn) à
propos d’une conception dynamique du principe du levier : le grand
cercle l’emporte sur le cercle plus petit lorsqu’ils tournent autour du
même centre. Cette dernière conception sous-tend la preuve du
principe de la balance (les poids s’équilibrent l’un l’autre quand ils
sont inversement proportionnels à leurs distances respectives au
point d’appui). Cette preuve, dans certains traités médiévaux sur la
balance, constitue la base d’une explication géométrique du
fonctionnement de la balance à bras inégaux (balance romaine). Bien
que, dans les versions arabes et latines du traité, l’auteur soit désigné
comme Thābit ibn Qurra, le nom employé pour la balance
(respectivement qarastûn et karaston) ainsi que les nuances de la
technique de démonstration indiquent une dépendance ultime à
l’égard d’un traitement grec du charistiôn fondé sur une tradition
archimédienne. Le résultat fondamental est de montrer, par le biais
d’une preuve indirecte tout à fait semblable à celle utilisée pour la
quadrature de la parabole, que si une partie d’un levier homogène
en équilibre est remplacée par un poids égal suspendu en son milieu,
il n’y a pas de changement dans l’équilibre. À partir de là, on peut
déterminer le poids nécessaire pour rétablir l’équilibre d’un levier
suspendu en dehors de son centre, l’équivalent théorique de la
balance romaine.
Les textes médiévaux fournissent donc des indications sur une
partie perdue des travaux mécaniques d’Archimède, qui semble
représenter un état antérieur de ses recherches. Car la notion
fondamentale de tous les écrits mécaniques conservés d’Archimède,
celle de « centre de gravité », en est absente. Aucune définition
explicite du barycentre n’est donnée dans ces travaux, mais les
commentateurs Héron et Eutocius, en se reportant à d’autres textes
perdus, fournissent deux formulations. Dans le sens topologique, le
barycentre est le point tel que si une figure donnée (ou un corps) est
suspendue en ce point, elle (il) maintiendra sa position par rapport à
l’horizon. À l’inverse, dans un sens quantitatif, le barycentre de deux
figures est ce point qui divise la ligne joignant leurs barycentres
respectifs de telle manière que les poids soient inversement
proportionnels aux distances qui les séparent de lui. Une preuve
géométrique de cette dernière affirmation est donnée dans Équilibres-
plans, I, prop. 6-7. Archimède démontre ensuite que le barycentre de
tout parallélogramme se trouve sur la ligne qui bissecte ses côtés
parallèles (prop. 9-10), que le barycentre de tout triangle se trouve à
l’intersection de ses médianes (prop. 13-14), et que le barycentre du
trapèze divise la ligne qui bissecte ses côtés parallèles dans un
rapport donné (prop. 15). Dans le livre II des Équilibres-plans,
Archimède détermine le barycentre du segment de parabole comme
le point qui divise son axe en deux segments dans le rapport 2/3
(prop. 8).
Archimède étend ces résultats à la détermination des barycentres
des solides (ainsi le barycentre du cône divise son axe dans le
rapport 1/3, celui du paraboloïde divise son axe dans le rapport 1/2)
et semblablement pour les segments de sphère, ellipsoïde et
hyperboloïde. Les démonstrations formelles sont désormais
perdues ; mais certaines d’entre elles sont présentées d’une manière
heuristique dans le traité conservé de La Méthode. Cet écrit est
consacré à des exemples de ce qu’Archimède appelle sa « méthode
mécanique », une procédure pour déterminer le volume et le centre
de gravité de figures au moyen d’une pesée conceptuelle.
Pour la parabole par exemple, Archimède considère une section
arbitraire du segment, pris parallèlement à l’axe et montre que,
puisque sa longueur est relativement à celle de la section du triangle
englobant comme l’abscisse relativement à la base, si la base du
segment est prolongée et conçue comme une balance à bras égaux
avec le segment suspendu le long d’un des bras, alors la ligne dans
le segment, étant transportée à l’autre extrémité, équilibrera
exactement la ligne dans le triangle dans sa position donnée. Donc,
si toutes les lignes du segment sont ainsi déplacées, le segment
entier, désormais positionné à l’autre extrémité de la balance,
équilibrera le triangle entier dans sa position initiale. Puisque, en
outre, le barycentre du triangle est au tiers de sa distance au point
d’appui sur son bras, et puisque les aires du segment et du triangle
sont inversement proportionnelles aux distances de leurs
barycentres jusqu’au point d’appui, on trouve que le segment est le
tiers du triangle.
En employant la même procédure de sectionnement et de pesée,
Archimède montre comment trouver les volumes et les barycentres
des segments sphériques et conoïdes. Enfin, il l’utilise pour
rechercher la mesure de deux types de solides formés par des
sections du cylindre. À chaque fois, Archimède insiste sur le fait que
la méthode n’a qu’une valeur heuristique, le théorème exigeant une
démonstration géométrique formelle pour pouvoir être considéré
comme rigoureusement établi. Dans la Méthode, il adjoint de telles
preuves pour les solides cylindriques mais pour les autres il renvoie
à des démonstrations antérieures. Les critiques modernes ont été
particulièrement impressionnés par l’application des sections
indivisibles telle que l’utilise Archimède, une méthode largement
exploitée par Cavalieri, Kepler et leurs successeurs au XVIIe siècle, et
ils en font l’unique caractéristique qui devait, dans l’esprit
d’Archimède, la disqualifier comme démonstration valide. Mais,
dans le premier exposé concernant la parabole dans la Quadrature de
la parabole, Archimède remplace les sections indivisibles par des
trapèzes étroits dans une preuve indirecte qui utilise encore les
présupposés mécaniques, et il la fait suivre d’un traitement alternatif
strictement géométrique utilisant seulement des sommations (voir
résumé supra). Ce redoublement de la preuve n’aurait certainement
pas été nécessaire si la première quadrature avait été considérée
comme adéquate. De plus, en appelant sa procédure « méthode
mécanique », Archimède met l’accent sur le fait que les éléments
barycentriques en constituent l’essence alors que les indivisibles sont
seulement une caractéristique auxiliaire destinée à faciliter sa mise
en œuvre.
L’histoire de la découverte, par Archimède, du principe
fondamental de l’hydrostatique a eu un retentissement qui va bien
au-delà du domaine étroit de l’histoire des mathématiques. Selon le
témoignage de Vitruve, le roi Hiéron avait demandé à Archimède
d’examiner si une certaine couronne votive était faite d’or pur plutôt
que d’or mélangé d’argent. Méditant la question, Archimède, comme
il entrait dans son bain, observa que le niveau de l’eau s’élevait
d’autant plus qu’il s’immergeait lui-même plus profondément et,
soudainement, conçut le principe général en question. Transporté
par cette découverte, il se précipita, nu, en criant : « Heurèka » (« J’ai
trouvé ! »).
Un exposé beaucoup plus sobre de ces principes se trouve dans
l’écrit Sur les corps flottants. Postulant un milieu liquide
incompressible, Archimède prouve deux propriétés fondamentales
des corps immergés : si un solide est plus léger que le liquide (c’est-
à-dire de densité spécifique inférieure), alors il flottera et le corps
flottant déplacera un volume de liquide égal à son propre poids
(prop. 4-6) ; si le corps est plus lourd que le liquide, il coulera de telle
sorte que son poids, dans le liquide, sera diminué de celui d’un
volume de liquide égal au sien (prop. 7). À partir de ce dernier
principe, on peut reconstruire une solution du problème de la
couronne. La construction d’un instrument réel, une balance
hydrostatique, pour déterminer la densité spécifique des corps,
attribuée à Archimède, nous est transmise par des auteurs arabes
s’appuyant sur l’autorité de Ménélaüs (IIe siècle).
Une collection variée de résultats archimédiens existe à
l’extérieur du corpus. La construction de l’heptagone régulier au
moyen d’une variante sophistiquée d’un type de construction appelé
neusis (inclinaison) figure dans une version arabe. Une solution au
problème de la trisection de l’angle, également au moyen d’une
neusis, est rapportée dans des sources arabes et semble avoir inspiré
la méthode utilisant la courbe conchoïde proposée par Nicomède.
Une méthode pour la duplication du cube, celle-ci encore au moyen
d’une neusis, présentée par Héron et liée à une construction de
Nicomède par le biais de la conchoïde, peut être rapportée à un
précédent archimédien. La règle pour trouver l’aire d’un triangle à
partir de ses trois côtés, présentée par Héron, est rapportée à
Archimède par des commentateurs arabes. Pappus résume la
description par Archimède de treize polyèdres semi-réguliers. Dans
un document remarquable, l’épigramme sur le « problème des
bœufs » adressée à Ératosthène, Archimède propose un problème
arithmétique à la simplicité trompeuse dont la détermination des
solutions exige de résoudre une équation quadratique à coefficients
entiers, ces solutions elles-mêmes étant des nombres comportant des
centaines de milliers de chiffres. Il est toutefois douteux
qu’Archimède lui-même possédait les moyens de déterminer
complètement ces solutions.
Selon l’un des récits de la mort d’Archimède rapportés par
Plutarque, comme les assiégeants romains enfonçaient finalement les
défenses de Syracuse, Archimède, seul, « l’esprit et les yeux
absorbés » dans la contemplation d’une construction géométrique,
ne remarqua pas l’arrivée des Romains, et fut tué par un soldat,
refusant de le suivre avant d’avoir achevé le problème et sa preuve.
Le cliché, qui a les faveurs de l’intellectuel Plutarque, trace un
portrait d’Archimède possédant « une telle intelligence et
profondeur d’esprit, une telle richesse de théorèmes » qu’en dépit
d’une réputation d’ingéniosité surhumaine acquise par le biais de
ses inventions mécaniques, il tenait ces dernières recherches pour
méprisables et indignes, et se consacrait seulement à la beauté et à la
précision de la recherche pure. Pour les Modernes, par contraste, non
seulement les inventions pratiques d’Archimède mais aussi ses
magistrales incursions dans l’application de la géométrie à la
mécanique et à l’hydrostatique sont considérées comme des
paradigmes de la liaison féconde entre théorie et pratique qui sous-
tend toute grande réalisation dans les sciences physiques.
Wilbur KNORR
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Textes et traductions
Archimedis Opera Omnia, Heiberg, Johan Ludvig (éd.), 3 vol., Leipzig,
réédition Stuttgart, 1972.
Œuvres, Charles Mugler (éd.), 4 vol., bilingue français-grec, Paris,
Les Belles Lettres, 1971-1972.

Études
KNORR, Wilbur Richard, « Archimedes and the Elements : Proposal
for a Revised Chronological Ordering of the Archimedian Corpus »,
Archive for the History of Exact Sciences, no 19, 1978, p. 211-290.
—, « Ancient Sources of the Medieval Tradition of Mechanics », in
Supplément des Annali dell’Instituo e Museo di Storia delle Scienza,
Florence, 1982.
—, The Ancient Tradition of Geometric Problems,
Boston/Basel/Stuttgart, 1986 (réimpression New York, 1993).
SCHNEIDER, I., Archimedes : Ingenieur, Naturwissenschaftler und
Mathematiker, Darmstadt, 1979.
Aristote

La vie d’Aristote nous est rapportée dans plusieurs documents.


Le témoignage d’Hermippe de Smyrne, un Alexandrin qui vivait
aux IIIe-IIe siècles avant J.-C., auteur de Vies et d’un ouvrage sur
Aristote, et qui semble être l’une des sources principales du recueil
des Vies des philosophes de Diogène Laërce (IIe ou IIIe siècle après J.-C.),
a, du fait même de sa proximité temporelle avec Aristote, plus de
poids que d’autres. À côté de cela, on trouve l’habituel cortège
d’anecdotes, souvent infondées et parfois malveillantes, qui ont, au
cours des siècles, parasité la vie de tous les grands hommes. Quelle
signification philosophique pouvons-nous accorder aux quelques
données de la biographie d’Aristote que l’on peut raisonnablement
considérer comme établies ? Trois de ces données seront ici
abordées : l’influence sur Aristote de la profession de son père ; le
préceptorat d’Alexandre le Grand ; les relations d’Aristote avec
Platon à l’intérieur de l’Académie.
Aristote est né en 384 avant J.-C. à Stagire, colonie grecque située
en Chalcidique de Thrace. Son père Nicomaque était médecin du roi
de Macédoine Amyntas III, dont le petit-fils Amyntas IV, trop jeune
pour régner, sera évincé par son oncle Philippe II, le père
d’Alexandre le Grand. Pourquoi est-il né à Stagire, et non à Pella,
résidence de la cour macédonienne ? Est-ce parce que Stagire était
une colonie de Chalcis, ville dont la mère d’Aristote était originaire ?
La chose n’est pas sûre : Polybe dit que Stagire était une colonie
d’Andros. Son père était-il, comme on l’a suggéré, en mission
d’espionnage en Chalcidique, région convoitée par la Macédoine qui
cherchait un accès à la mer ? Ses deux parents étaient des
Asclépiades, c’est-à-dire des membres de l’un des lignages
prétendant descendre du dieu de la médecine Asclépios, à l’intérieur
desquels se transmettait une tradition médicale. On attribue
d’ordinaire à cette origine familiale le goût d’Aristote pour les
sciences naturelles. Bien qu’il fût possible, au IVe siècle avant J.-C., de
suivre un enseignement médical contre rémunération, la médecine
se transmettait principalement dans le cadre familial. Ainsi
Hippocrate, qui était né trois quarts de siècle avant Aristote, était fils
et petit-fils de médecin, et eut deux fils qui furent aussi médecins et
enseignèrent la médecine à leurs fils, tous prétendant descendre
d’Asclépios par son fils Podalire. Or une tradition bien établie révèle
des liens privilégiés entre la famille d’Hippocrate et la cour de
Macédoine, depuis qu’Hippocrate avait soigné le roi Perdiccas II.
Ces liens durèrent jusqu’en 310, date à laquelle le petit-fils
d’Hippocrate fut assassiné par un fils d’Antipater, c’est-à-dire douze
ans après la mort d’Aristote. Or Denys d’Halicarnasse, historien du
er
I siècle avant J.-C., et plusieurs autres biographes font descendre le
père de celui-ci de Machaon, l’autre fils d’Asclépios. Deux questions
donc : pourquoi cette présence d’un Asclépiade machaonide auprès
du roi alors que la dynastie avait ordinairement pour médecins des
membres de la lignée de Cos issue de Podalire ? Pourquoi Aristote
n’est-il pas devenu médecin ? À la seconde question, on répond
d’ordinaire qu’il fut orphelin trop jeune pour subir l’influence de son
père. C’est sans doute méconnaître l’importance du lignage, famille
élargie porteuse, dans ce cas, de la tradition médicale. Quant à la
première question, peut-être faut-il diminuer l’importance médicale
de Nicomaque, et quand Diogène Laërce écrit qu’il « résidait avec le
roi Amyntas comme médecin et ami », sans doute convient-il
d’insister sur ce dernier mot. Si, de plus, on accorde quelque crédit
au témoignage de la Souda, encyclopédie byzantine du Xe siècle, qui
assigne à Nicomaque deux ouvrages, l’un sur la médecine, l’autre
sur la physique, alors se dessine l’image d’un Nicomaque plus
théoricien que praticien de l’art médical. Autrement dit, la rupture
intellectuelle entre Aristote et son père serait beaucoup moins
profonde qu’on ne le dit d’ordinaire, puisque Aristote fait
explicitement dépendre l’art médical de la connaissance des causes,
les meilleurs des médecins étant aussi des « physiciens » (De la
sensation, 1, 436a17 ; De la respiration, 21, 480b20).
Vers 343, Aristote fut appelé à Miéza par Philippe II de
Macédoine pour s’occuper de l’éducation de son fils Alexandre. Si
cette relation pédagogique entre « le plus grand des philosophes » et
« le plus grand des conquérants » a beaucoup frappé les esprits, c’est
surtout par une illusion rétrospective. Aristote, âgé alors d’une
quarantaine d’années, n’est certainement pas, contrairement à ce que
dit Plutarque dans sa Vie d’Alexandre, « le philosophe le plus fameux
et le plus docte » de son temps. Alexandre, lui, a treize ans. Cet
enseignement semble avoir duré sept ans, jusqu’à la mort de
Philippe et la prise du pouvoir par Alexandre. Il est probable que
pour diverses raisons, notamment politiques, Philippe, tout en
désirant donner au jeune prince une éducation grecque, ne voulait
pas l’envoyer à Athènes, et que des maîtres aussi importants que
Platon ou Isocrate ne se seraient pas déplacés pour plusieurs années
en Macédoine. Les relations d’amitié entre Nicomaque et la dynastie
macédonienne ont dû avoir un poids décisif dans le choix du roi.
Quant aux traditions postérieures qui nous montrent Alexandre
reprochant à Aristote d’avoir divulgué sa Métaphysique au tout-
venant, prenant l’avis de son maître avant d’entreprendre ses
expéditions ou lui envoyant des spécimens d’animaux exotiques,
elles sont sans fondement historique. Tout cela donne finalement un
relief encore plus saisissant à ce fait essentiel : de la rencontre, qui fut
pendant sept ans une véritable vie commune, d’Aristote et
d’Alexandre, nous ne savons presque rien. Quand Aristote parle des
Macédoniens, dans les Politiques, c’est, à côté d’autres peuples
barbares guerriers, pour en mentionner une coutume étrange : celui
qui n’avait tué aucun ennemi portait un licou comme ceinture. Ce
qui semble établi, en revanche, c’est que les relations entre le maître
et l’élève se dégradèrent. En 327, Alexandre fit mettre à mort
Callisthène, un parent d’Aristote, qui était l’historiographe de ses
expéditions. Callisthène avait tourné en ridicule la prétention du roi
d’obliger ses sujets, mais aussi ses compagnons d’armes gréco-
macédoniens, à se prosterner devant lui à la manière orientale. Un
point essentiel se lit dans cette anecdote : Aristote s’est montré pour
le moins fort réservé à l’égard du grand projet qu’avait Alexandre
d’une fusion, sous un système politique unique, des coutumes et des
« génies » grecs et perses. Pour Aristote, une différence de nature
sépare à jamais les Grecs, destinés à vivre libres sous les institutions
politiques, des Barbares promis au despotisme et à la servitude. C’est
ce qu’Aristote aurait expliqué dans une œuvre aujourd’hui perdue,
Alexandre ou des colonies. Le bouleversement qui sépare, dans notre
manière de scander l’histoire, la période hellénique de la période
hellénistique a été accompli contre la conviction d’Aristote, par celui
à qui il avait sans doute enseigné que la cité était le cadre naturel et
définitif de la vie politique parfaite.
Quand il arriva à Athènes, à l’âge de dix-sept ans, Aristote alla
suivre l’enseignement de l’Académie platonicienne. Il n’est pas sûr
que Platon fût alors présent, mais par la suite les rencontres entre les
deux philosophes ont dû être fréquentes, puisque Aristote est resté
vingt ans à l’Académie, et que l’école platonicienne était une
véritable société de philosophes et de savants menant une vie en
grande partie commune. Théodoret, évêque de Cyr au Ve siècle après
J.-C., se faisant l’écho d’une tradition plus ancienne, écrit : « Aristote,
du vivant même de Platon, s’opposa ouvertement à lui et fit la
guerre à l’Académie, sans respect pour l’école dont il avait été le
fervent disciple. » Mais des témoignages sans doute plus sûrs nous
donnent une image à peu près inverse des rapports entre Platon et
Aristote. Les incontestables divergences entre le maître et le disciple
ne paraissent pas avoir ruiné chez celui-ci son attachement pour
Platon, et il semble qu’il ne fonda sa propre école, le Lycée, qu’après
la mort de Speusippe, neveu et successeur de Platon à la tête de
l’Académie. Peut-être se décida-t-il finalement à cette rupture
institutionnelle quand les membres de l’école se donnèrent
Xénocrate et non Aristote lui-même comme chef. Aristote semble
avoir été sinon platonicien, du moins membre de la « secte »
platonicienne aussi longtemps qu’il l’a pu. Mais cette fidélité envers
l’école ne prouve rien sur les rapports entre les doctrines de Platon et
d’Aristote, tant il est vrai qu’à l’intérieur de l’Académie, du moins
du temps de Platon, aucune orthodoxie ne régnait à laquelle ses
membres eussent été obligés de se soumettre.
Les relations doctrinales entre Platon et Aristote ont elles aussi
fait l’objet d’appréciations opposées. Ainsi les grands
commentateurs néoplatoniciens d’Aristote voient davantage une
continuité qu’une rupture entre les deux philosophes : dans l’école
néoplatonicienne des Ve et VIe siècles de notre ère, les doctrines
aristotéliciennes sont enseignées comme une sorte d’introduction au
platonisme. Il n’en reste pas moins que la tradition a eu une
indéniable tendance à creuser les différences entre Platon et Aristote.
Tout le monde connaît le tableau de Raphaël dans lequel l’idéaliste
fasciné par les mathématiques et le biologiste réaliste y montrent des
directions opposées. Il en est ainsi dans tous les domaines. En
politique, par exemple, c’était jusque récemment un lieu commun
que d’opposer un visionnaire totalitaire à un pragmatique centriste
de bon sens. Aussi le problème du « platonisme d’Aristote » est-il
généralement abordé par les interprètes en un sens étroit : sur quels
points et dans quelle mesure Aristote a-t-il repris telle doctrine
platonicienne ? Interrogation féconde, qui a mené, il y a peu, à un
bouleversement des études aristotéliciennes. Mais une question plus
large doit être envisagée à l’orée, et implicitement reposée à chacune
des étapes, de tout exposé de la philosophie aristotélicienne :
Aristote n’a-t-il pas été le meilleur des fils spirituels possible en
continuant par d’autres moyens une entreprise foncièrement
platonicienne ?
Le bouleversement dont il vient d’être question a été le fait de
Werner Jæger et de son livre Aristoteles. Grundlegung einer Geschichte
seiner Entwicklung, publié en 1923. À l’aristotélisme d’ordinaire
présenté comme un système, Jæger oppose une vision génétique de la
pensée du Stagirite. Bien qu’il n’ait pas été le premier à suggérer que
les contradictions du corpus aristotélicien pourraient s’expliquer par
la juxtaposition ultérieure de textes d’époques différentes, Jæger a
poussé cette recherche bien plus avant que n’importe lequel de ses
prédécesseurs, et, surtout, il l’a fondée sur l’hypothèse selon
laquelle, après avoir fortement adhéré au platonisme, Aristote s’en
était progressivement éloigné. Ainsi pourrait-on ordonner les textes
d’Aristote dans le temps en fonction d’un « coefficient de
platonicité » décroissant. Employée « localement », cette méthode
peut donner certains résultats. Mais pour l’utiliser systématiquement
comme il le fait, Jæger s’appuie sur une sorte de certitude
psychologique, en ce qu’il lui semble incontestable qu’Aristote ne
pouvait qu’adhérer à l’enseignement d’une personnalité aussi
fascinante que celle de Platon avant de s’en affranchir. Or la
simulation inverse, plus œdipienne, n’est pas moins vraisemblable :
écrasé par un Platon au faîte de sa gloire, le jeune Aristote a fort bien
pu tout faire pour se démarquer de l’enseignement du maître avant
de revenir, après la mort de celui-ci, sur certains points, à des
positions plus platonisantes. C’est l’hypothèse retenue, par exemple,
par Ingemar Düring.
Le statut même du corpus aristotélicien que nous avons entre les
mains nous interdit, sans doute à tout jamais, de trancher entre des
hypothèses de ce genre. On a souvent dit que Platon et Aristote, avec
Plotin, Épictète et Sextus Empiricus se différenciaient des autres
philosophes grecs en ce que d’eux nous avons des textes, alors que
des Présocratiques, des Stoïciens, des Épicuriens… nous possédons
essentiellement des fragments et des témoignages cités par des
écrivains postérieurs. En fait, les textes d’Aristote qui sont parvenus
jusqu’à nous n’appartiennent à aucune de ces deux catégories. Selon
une histoire rapportée par Strabon, la bibliothèque de Théophraste,
qui contenait notamment les œuvres d’Aristote, fut déposée dans
une cave par des héritiers ignorants. Ce n’est qu’au début du
er
I siècle avant J.-C. que les textes d’Aristote furent publiés par le
philosophe péripatéticien Apellicon de Téos, qui répara comme il le
put les dégâts dus au temps. Sylla fit transporter la bibliothèque
d’Apellicon à Rome, où elle aboutit entre les mains d’un
grammairien, Tyrannion, qui publia au moins une partie des textes
d’Aristote. Plutarque raconte la même histoire et ajoute
qu’Andronicos de Rhodes, scolarque du Lycée, acquit les ouvrages
d’Aristote et les publia non sans les avoir réorganisés en « corpus »
accompagné de « tables ». C’est encore, à peu de chose près, dans
cette édition que nous lisons Aristote.
Sans doute ce récit n’est-il pas exempt d’ajouts romanesques. On
a même soupçonné Andronicos de l’avoir inspiré pour convaincre
ses contemporains que les textes qu’il publiait étaient inédits. Il rend
pourtant compte d’un fait aussi troublant qu’incontestable : après
Théophraste, qui succéda à Aristote à la tête du Lycée, les textes de
« notre » corpus aristotélicien ne semblent pas être connus. Bien
plus, au temps de Cicéron, qui est un contemporain d’Andronicos,
c’est un autre Aristote qui circule dans les milieux cultivés, un
ensemble d’ouvrages, souvent des dialogues à la manière
platonicienne, dont ceux qui les ont eus entre les mains louent les
grandes qualités littéraires. Ces œuvres destinées à la publication, et
qui ne sont parvenues jusqu’à nous que sous la forme de citations ou
d’allusions dans des écrits d’auteurs postérieurs – parfois assez
abondantes pour qu’on en puisse reconstituer le contenu et la
trame –, sont peut-être ce que plusieurs auteurs anciens, et Aristote
lui-même, nomment les « écrits exotériques », par opposition aux
traités réservés aux membres du Lycée.
Les textes qui nous sont parvenus sous le nom d’Aristote ont
ainsi subi une double série d’interventions. D’une part Andronicos,
qui n’est peut-être en l’occurrence que le porte-parole d’une équipe,
a corrigé, déplacé, réécrit parfois, les textes, en supprimant des
passages ou y incorporant des gloses explicatives. Ces pratiques qui
heurtent notre sens de l’authenticité textuelle ont été monnaie
courante jusqu’à l’époque moderne. Sans doute les œuvres
« écrites », comme les poésies ou les textes que Platon ou Aristote
avaient rédigés pour la publication, purent-elles échapper largement
à ces violences éditoriales. Mais quel était le statut initial des traités
scolaires d’Aristote édités par Andronicos ? C’est ici qu’il faut
mentionner la seconde intervention. Les textes du corpus ne sont
vraisemblablement pas des notes de cours, prises par des élèves ou
livrées par Aristote, comme on l’a dit parfois. Mais il faut sans doute
y voir le résultat d’un travail collectif dans lequel le maître
incorporait certaines des critiques et des remarques des assistants,
qui étaient, en fait, des collègues plutôt que des élèves. Ce caractère
collectif de l’élaboration de ces textes a dû lever les derniers
scrupules, pour peu qu’ils en aient eu, des éditeurs postérieurs
quand ils intervenaient sur le corpus qui leur avait été transmis.
Ces données textuelles enferment les hypothèses chronologiques
des commentateurs d’aujourd’hui dans un irrémédiable cercle
vicieux. Les textes de notre corpus aristotélicien n’étant pas à
proprement parler de la main d’Aristote ne peuvent pas être étudiés
objectivement, c’est-à-dire selon des critères stylistiques comme ceux
qui ont permis aux interprètes de se mettre à peu près d’accord sur
la chronologie des dialogues, ou au moins des groupes de dialogues,
de Platon. Même les rares allusions historiques, ainsi que les renvois
internes contenus dans des textes dont nous savons qu’ils ont pu être
plusieurs fois retouchés, n’ont qu’une valeur de datation très faible.
Les hypothèses chronologiques doivent donc s’appuyer sur des
critères doctrinaux : si nous jugeons que des textes où nous pensons
trouver quelques résonances platoniciennes ont été écrits avant
d’autres passages qui en sont dépourvus, c’est parce que nous
sommes convaincus qu’Aristote, d’abord Platonicien fidèle, s’est
ensuite éloigné du platonisme. Mais par ailleurs, les interprètes qui
pensent qu’Aristote s’est éloigné du platonisme prétendent se fonder
sur des divergences textuelles dues à des dates de composition
différentes… Le plus irritant, dans toute cette affaire, est peut-être
que nous ne pouvons guère douter que les positions d’Aristote ont
évolué dans le temps…
Le corpus aristotélicien présent dans nos bibliothèques offre donc
une forme systématique trompeuse, ce qui ne veut pas dire
qu’Aristote n’ait pas eu pour but de construire un système. Cette
systématicité imposée du dehors aux textes d’Aristote se trouve en
partie annulée par l’un des traits fondamentaux du savoir
aristotélicien : l’autonomie relative, théorique et méthodique, des
différentes « branches » de la spéculation aristotélicienne. Mais,
surtout, quand elle est reconnue comme ce qu’elle est, elle nous
donne une remarquable licence, celle de commencer l’exposé de la
philosophie aristotélicienne par n’importe quel bout.

Dialectique et science

Les éditeurs post-androniciens ont pris l’habitude de mettre en


tête de leurs éditions un ensemble de traités logiques et
épistémologiques, de dates différentes, qu’ils groupent sous le titre
d’Organon. Cette appellation porte la trace d’une polémique à
laquelle Aristote lui-même n’a pu prendre part : contre la thèse
stoïcienne selon laquelle la logique, ou la dialectique, était une
science, et plus précisément l’une des trois parties de la philosophie
aux côtés de la physique et de l’éthique, les Péripatéticiens – c’est
ainsi que l’on nommait les partisans d’Aristote d’après l’habitude
que le maître avait de philosopher en déambulant (péripatein) – ont
soutenu qu’elle était un instrument (c’est le sens du mot grec organon)
pour les sciences et la philosophie. Ce caractère instrumental est
l’une des raisons qui ont servi à justifier le regroupement des divers
traités qui constituent l’Organon. Regroupement qui, bien que n’étant
pas le fait d’Aristote lui-même, n’est pas sans pertinence d’un point
de vue aristotélicien. Deux mouvements philosophiques, la
sophistique et l’éléatisme relayé par Platon, se profilent à l’arrière-
plan de l’entreprise épistémologique du Stagirite.
Comme Platon, Aristote a considéré les Sophistes comme les
responsables d’un dévoiement de l’usage du discours persuasif.
Aristote s’est efforcé de démonter et de codifier la discussion
dialectique dans laquelle les Sophistes étaient passés maîtres. C’est
ce qu’il fait dans les deux ouvrages qui sont généralement considérés
comme composés assez tôt dans la carrière d’Aristote, les Topiques et
les Réfutations sophistiques, dont le second répertorie les procédés
employés, notamment par les Sophistes, pour mettre leurs
interlocuteurs dans l’embarras et dont le premier constitue un
véritable traité de la pratique de l’argumentation contradictoire.
L’affrontement dialectique met aux prises un questionneur et un
répondant à propos d’un problème qui présente une forme
disjonctive : « l’âme est-elle un nombre ou non ? » Le répondant
annonce laquelle des deux branches de l’alternative il a décidé de
défendre. Le questionneur devra alors renverser cette assertion. Pour
cela, il doit construire une argumentation prouvant l’assertion
contradictoire de celle du répondant. Cette intervention du
questionneur peut prendre deux formes : il réfute quand la thèse qu’il
renverse est positive, et il établit quand elle est négative. Le
raisonnement utilisé est le syllogisme, ce raisonnement déductif dont
Aristote s’attribue la découverte, dans lequel « certaines choses étant
posées, d’autres s’ensuivent nécessairement du fait de ces données »,
et qui est considéré par lui comme la forme adéquate de toute
démonstration dans les sciences théoriques, y compris les
mathématiques. L’article « Logique » de cet ouvrage donne une idée
juste du développement qu’Aristote a donné à la théorie du
syllogisme, fondant du même coup la logique formelle. Le
questionneur devra donc trouver des prémisses, c’est-à-dire des
propositions dans lesquelles un prédicat est attribué à un sujet soit
comme accident, soit comme genre, soit comme propre, soit comme
définition, une liste de types d’attribution qu’Aristote considère
comme exhaustive.
Le terme « topique » vient du grec topos qui signifie « lieu ». Un
lieu est un point de vue qui permet de produire des prémisses.
Reprenons l’exemple ci-dessus, et supposons que le répondant ait
choisi de soutenir que l’âme est un nombre, ce qui a été l’opinion de
ceux qui pensaient que l’âme était une harmonie, comme certains
Pythagoriciens, ou quelqu’un comme Xénocrate. Un « lieu » utilisé
par le questionneur pour réfuter cette proposition est un « lieu du
genre », et c’est le suivant : « Si aucune des différences attachées au
genre ne s’attribue au terme indiqué comme l’espèce, le genre ne
pourra pas non plus s’attribuer à lui. » Si l’âme a pour genre le
nombre, toutes les différences qui appartiennent à son genre en tant
que tel devront pouvoir lui être attribuées. Ainsi en va-t-il de « pair »
et « impair ». La proposition « l’âme est paire ou impaire » est donc
impliquée par la proposition initiale « l’âme a pour genre le
nombre ». Si donc celle-là est rejetée, celle-ci l’est aussi.
La dialectique, dont relève ce genre d’argumentation, acquiert
avec Aristote un statut nouveau, que l’on saisira si on le compare à
celui de la science (epistèmè). C’est aussi dans l’un des traités de
l’Organon, les Seconds Analytiques, que l’on trouve l’exposé de la
théorie aristotélicienne de la science. Le discours scientifique est un
discours vrai portant sur des objets nécessaires, donc éternels et
immuables. À travers Platon et sa distinction entre science et
opinion, Aristote est, sur ce point fondamental, un héritier direct de
Parménide. Deux critères nous permettent de dire que « nous
possédons la science » : quand nous connaissons la cause de la chose
dont nous prétendons avoir la science ; quand nous connaissons
cette chose par le moyen de la démonstration (apodeixis) ou
« syllogisme scientifique ». Aristote articule ces deux critères en
considérant que dans le syllogisme scientifique le moyen terme est
cause de la conclusion. Pour être scientifique, un syllogisme doit être
valide, mais aussi être vrai, c’est-à-dire reposer sur des prémisses
vraies, qui soient causes de la conclusion. Au fondement de chaque
science, il y a des prémisses absolument premières, c’est-à-dire qui
ne sont déduites d’aucune prémisse antérieure : ce sont les principes
(archai, pluriel de archè). Il y a deux sortes de principes, les principes
communs qui concernent plusieurs sciences ou même toutes, par
exemple « si l’on ajoute, ou retranche, des quantités égales à des
quantités égales, les résultats sont égaux », et des principes propres à
chaque domaine. Aristote écarte deux solutions : la thèse selon
laquelle tout est démontrable, y compris les principes, qui conduit à
une régression à l’infini ; et la thèse du Ménon sur la réminiscence
d’un savoir acquis par l’âme avant son incarnation.
La voie par laquelle Aristote entend établir ces principes est pour
les interprètes un sujet fort ancien de controverse. C’est par un
processus de remontée des cas particuliers vers des notions et des
propositions générales, processus qu’on a appelé « inductif » – mais
improprement, car Aristote ne pense pas qu’une notion générale se
tire nécessairement de la considération de tous les cas particuliers,
ou même de beaucoup d’entre eux – que l’esprit passe de la saisie
d’objets singuliers à des concepts de plus en plus généraux. La
condition fondamentale de notre aptitude à constituer les principes
des sciences s’enracine donc fondamentalement dans cette
« puissance » que nous partageons avec les autres animaux, la
perception sensible, qu’Aristote décrit alors comme « une faculté
innée de discriminer ». Seule une différence de degré entre l’homme
et les autres animaux fait que celui-là, notamment parce qu’il est
pourvu d’une mémoire supérieure lui permettant d’agglomérer
plusieurs impressions sensibles d’époques différentes en une notion
unique, est capable de ce genre d’élaboration théorique. Ainsi la
science aristotélicienne repose-t-elle sur une réalité biologique,
agencée par une nature bienfaisante. Les capacités biologiques, et
notamment sensorielles, de l’homme sont le fondement de son
destin d’animal théorique.
Parmi les différentes sortes de principes, Aristote s’est surtout
intéressé aux définitions. Il leur consacre de longs développements
dans les Seconds Analytiques. Les modalités de la construction des
définitions chez Aristote sont très complexes, ne serait-ce que parce
qu’il y a plusieurs types de définitions, dont l’un surtout a pour lui
une valeur scientifique, celui qui pose la définition comme un
« discours qui montre l’essence » de la chose, en même temps qu’il
révèle la cause de la chose. Ainsi définir le tonnerre comme « un bruit
dans les nuages », est-ce en donner une définition seulement
descriptive et, finalement, verbale ; le définir, au contraire, comme
« le bruit causé par l’extinction du feu dans un nuage », c’est en
révéler la cause et l’essence. Dans le système déductif de la science,
les principes sont antérieurs à ce qui est déduit à partir d’eux, c’est-
à-dire ne découlent pas de la conclusion, ils sont donc mieux connus
qu’elle et en sont la cause de la manière qu’on a vue plus haut.
Une science, écrit Aristote dans les Seconds Analytiques, « tourne
autour de trois choses », un genre qui comprend les objets dont la
science en question est science, les principes indémontrés et les
propriétés que la science démontre. Ainsi la géométrie est-elle la
science des objets ayant à la fois une quantité et une position dans
l’espace qui, à partir de notions données sans démonstrations
comme le point et la ligne, démontre des théorèmes. Il s’agit sans
doute là de la position la plus antiplatonicienne qu’ait prise Aristote.
La République, en effet, nous montre comment le philosophe est en
possession, quand il a atteint la Forme du Bien, d’un principe qui lui
donne la science de toutes choses. Cela a des répercussions
théoriques, mais aussi pratiques, cruciales, puisque le philosophe se
trouve être expert en toutes choses, ce qui, notamment, lui donne la
qualification, et donc le droit, de gouverner la cité. La science
aristotélicienne, au contraire, est irrémédiablement morcelée, et de
plusieurs manières. La géométrie et la politique, par exemple, ne
sont pas des sciences de même sorte, en ce que la première est
« théorétique », c’est-à-dire considère des objets qui existent
indépendamment du sujet qui les connaît, alors que la seconde est
« pratique » en ce qu’elle connaît les « affaires humaines ». Par
ailleurs, les différentes sciences à l’intérieur d’une même sorte ne
communiquent pas entre elles, sauf cas de subordination de l’une à
l’autre, cette règle étant surtout valable pour les sciences
théorétiques. Ainsi, on ne peut démontrer un théorème géométrique
par des moyens arithmétiques et si l’optique dépend de principes
géométriques, c’est parce qu’elle est une science subordonnée à la
géométrie, du fait qu’elle combine des rayons lumineux comme la
géométrie combine des lignes. Géométrie et arithmétique font
pourtant partie de la même division des sciences théorétiques, celle
des mathématiques, les deux autres étant la physique et la théologie,
dont on parlera plus bas. Ce schéma n’est pas tout à fait immuable,
puisque Aristote reconnaît que la théorie générale des proportions
élaborée peu avant lui peut s’appliquer à des domaines divers, mais
il a été l’un des obstacles que l’aristotélisme a dressés sur la voie de
la science moderne, notamment en empêchant toute convergence
théorique entre mathématique et physique, laquelle reste qualitative.
Ce morcellement des sciences est décrit par Aristote comme une
« incommunicabilité des genres ».
Mais la philosophie d’Aristote garde des traces de la conception
platonicienne d’un savoir universel unique. Certains Aristotéliciens
ont voulu donner ce rôle à la métaphysique, mais Aristote lui-même
l’attribue à la dialectique, sur laquelle il faut donc revenir. La
dialectique se différencie de la science sur au moins deux points.
D’abord elle s’applique à toute chose pouvant faire l’objet d’une
argumentation : les problèmes de la dialectique sont aussi bien
logiques, que physiques ou éthiques, dit Aristote, anticipant ainsi ce
qui sera la division ultérieure de la philosophie. Ensuite, le
syllogisme utilisé par la dialectique diffère du syllogisme
scientifique en ce qu’il repose sur ce qu’Aristote appelle des
« opinions valables » (endoxa) et non sur des principes vrais. Par le
terme endoxos, qui vient de doxa (qui signifie à la fois l’opinion et la
bonne réputation) et veut dire « de bonne réputation, illustre »,
Aristote désigne les opinions qui ont un certain poids, une certaine
valeur, parce qu’elles sont partagées par tout le monde, ou par des
gens éminents, « par tous, la plupart ou les plus notables d’entre
eux ».
Quel est alors l’intérêt de la dialectique, si elle n’est fondée que
sur des opinions, et qu’est-ce qui justifie le soin qu’Aristote a mis à
son étude ? Dans un passage fameux du début des Topiques, il
recense trois fonctions pour la dialectique : l’exercice intellectuel, les
contacts avec autrui et le développement de cette capacité cruciale
pour un philosophe de savoir distinguer le vrai du faux, qui
s’acquiert en « développant des apories en argumentant dans l’un et
l’autre sens ». Puis Aristote rajoute un quatrième « service » que peut
rendre la dialectique, et qui a fait couler beaucoup d’encre : celui
d’ « examiner », en s’appuyant sur les « opinions valables », les
principes des sciences. Il ne s’agit en aucun cas, pour la dialectique,
d’établir les principes des sciences, mais de les juger d’un point de
vue qui n’est pas celui de leur science, en regardant, par exemple, s’il
sont bien des principes et non des propositions déduites d’autres
propositions plus fondamentales. La dialectique n’a pas la solidité de
la science, mais, en ayant le droit de tout examiner du point de vue
de l’opinion générale, elle s’arroge aussi le droit d’examiner les
fondements des sciences.
Le considération du rôle de la dialectique chez Aristote nous
dirige ainsi vers ce qui est l’un des fondements de sa philosophie,
lequel se manifeste par une confiance dans les opinions humaines. La
plupart des traités d’Aristote s’ouvrent par l’examen des opinions de
ses devanciers sur les sujets qui sont considérés. Ceci ayant
notamment pour conséquences qu’Aristote est celui qui inaugure
l’histoire de la philosophie, à laquelle un enseignement spécial était
consacré au Lycée, et que ce que nous savons des philosophes
présocratiques est massivement d’origine aristotélicienne. L’idée sur
laquelle repose cette pratique doxographique, c’est que, si l’on
excepte certains cas particuliers comme celui des Sophistes qui
parlent « pour le plaisir », en fin de compte à peu près toutes les
opinions ont une part de vérité. Là aussi nous sommes aux
antipodes du platonisme. Cette conviction a des racines très
profondes : c’est parce que la bonne nature a pourvu des humains de
moyens de connaître le monde de manière exacte que nous avons un
accès naturel à la vérité. L’erreur, au contraire, ne peut être
qu’exceptionnelle et accidentelle. Contrairement à certains Sophistes
pour lesquels l’habileté dialectique servait à subvertir la nature, chez
Aristote c’est finalement la nature qui a le dernier mot.
La philosophie naturelle
L’article « Nature et être » montre comment la philosophie
naturelle d’Aristote marque l’apogée de la réflexion grecque sur la
nature, réflexion qui constituait souvent, suivant les philosophes, la
totalité ou la plus grande partie de la philosophie. Reprenant le
flambeau, que, d’après lui, les Socratiques avaient tenté d’éteindre,
de la spéculation sur la physis, Aristote prétend, notamment par la
« découverte » de la théorie des quatre causes, achever la lignée des
« physiciens ». Que la doctrine aristotélicienne soit une sorte de
récollection des spéculations antérieures, cela se voit très clairement
dans l’article « Nature » de ce dictionnaire des notions
philosophiques qu’est le livre Δ de la Métaphysique. Aristote, comme
pour les autres notions, y distingue plusieurs sens du vocable
« nature » que lui-même accepte comme valides. Le terme physis
décrit d’abord la croissance des choses qui sont susceptibles de
croître : on appelle physis aussi bien le processus de cette croissance
elle-même, que ce à partir de quoi une chose croît (la semence par
exemple) ou ce qui provoque ce processus de croissance (le cep de
vigne est, en ce sens, la nature de la grappe de raisin). Par ailleurs, la
nature d’une statue, c’est aussi le bronze sur lequel l’art du sculpteur
s’exerce ; mais la nature d’une chose, Empédocle l’a bien vu, c’est
aussi la manière, propre à cette chose, dont ses constituants sont
mélangés entre eux et agencés. En un sens plus précis, la nature d’un
étant, c’est son ousia, son essence ou sa substance, qu’Aristote décrit
comme sa forme (eidos). Pour Aristote, le sens premier et
fondamental de « nature » sera donc : « la substance des choses qui
possèdent en elles-mêmes leur principe de mouvement ».
Ce chapitre appelle plusieurs remarques. Avant tout s’y
manifestent au plus haut point les capacités intégratrices de la
philosophie aristotélicienne. La vieille physis présocratique, réservoir
inépuisable d’où tout vient et où tout retourne, aussi bien que la
nature comme ensemble des multiples combinaisons d’éléments ne
sont pas renvoyées dans les ténèbres du mythe. L’ancienne physique
continue de dire sa part de vérité à deux conditions. D’abord, dans le
monde clos, fini et éternel d’Aristote, l’idée même d’un surgissement
de l’être total des choses à partir du non-être ou de l’ordre cosmique
à partir du chaos – dont Parménide avait montré qu’on ne les
pouvait pas penser – disparaît. Ensuite, la nature n’est plus ni le tout
de l’être ni même la partie éminente de l’être. La nature totale,
système clos de réalités automotrices, tient son mouvement d’en
dehors d’elle-même. Le Premier Moteur immobile meut le « premier
ciel » – c’est-à-dire la « sphère des fixes » sur laquelle Aristote
pensait qu’étaient fixées les étoiles – qui est animé d’une rotation
d’est en ouest en vingt-quatre heures, mais n’est lui-même ni mû, ni
matériel. Il est acte pur, c’est-à-dire qu’il ne contient aucune
potentialité, rien qu’il ait à réaliser. Les corps célestes éternels eux-
mêmes sont entachés d’une certaine potentialité, qui se traduit par
un changement, ne fût-il que translation dans l’espace. Doctrine
difficile que celle d’un moteur incorporel qui meut une sphère
corporelle qu’il n’a pas créée, et envers laquelle, du fait de sa propre
complétude, il ne peut éprouver aucun intérêt. La solution d’Aristote
soulève autant de difficultés qu’elle en résout : les cieux se meuvent
parce qu’ils sont animés d’un mouvement de désir envers le premier
moteur. Le sur-naturel est ainsi nécessaire à l’existence et à la
cohérence de la nature.
Les corps célestes sont composés d’un élément spécial – qu’on
appellera la « quintessence » parce qu’il est différent des quatre
éléments présents dans notre région de l’univers – qui est affecté
d’un mouvement éternel de translation circulaire. Dans l’univers fini
d’Aristote – au-delà du premier ciel, dit-il, « il n’y a rien, ni lieu, ni
espace, ni vide » – on put repérer une dégradation ontologique
continue au fur et à mesure que l’on se dirige vers le centre de cet
univers, qui coïncide avec le centre de la Terre. Le premier ciel n’est
animé que d’un mouvement circulaire uniforme, alors que les
planètes – le mot signifie « qui errent » en grec – sont animées de
mouvements en apparence plus erratiques, mais globalement
réguliers, puisqu’elles reviennent périodiquement à des positions
identiques. Pour rendre compte de cette irrégularité, et notamment
du mouvement de rétrogradation, Aristote adopte le système des
sphères concentriques d’axes de rotation différents, imaginé par
Eudoxe et corrigé par Calippe, dont il question dans les articles
« Astronomie » et « Cosmologie » de ce volume. Dans la région
« sublunaire » – c’est-à-dire celle située sous l’orbite de la Lune qui
est le plus proche de nous des corps célestes – le changement est,
certes, éternel, mais à la fois plus complexe et moins régulier. Sous le
nom de changement (métabolè), Aristote comprend le changement
selon la substance (venue à l’être, ou génération, et disparition),
selon la quantité (augmentation et diminution), la qualité (altération)
et le lieu (translation). Tous les corps naturels de cette région sont
composés de quatre éléments – la Terre, l’Eau, le Feu et l’Air – qui se
transforment éternellement les uns dans les autres. Chaque élément,
en effet, se caractérise par un couple de propriétés qui peuvent
s’échanger les unes pour les autres. La Terre est froide et sèche, l’Eau
froide et humide, l’Air chaud et humide, le Feu chaud et sec. Si de
sec il devient humide, le Feu se change en Air. Par ailleurs, chaque
corps a, du fait de sa composition élémentaire, un mouvement
naturel, les graves vers le bas – et donc, si rien ne les en empêchait,
vers le centre de la Terre –, les corps légers vers le haut. Ces
mouvements sont moins réguliers que les mouvements des corps
célestes, et, surtout, les êtres qu’ils concernent ne sont pas éternels.
La science naturelle (physique) sera donc la science des êtres
auto-mobiles, puisque sont dits naturels les êtres qui ont en eux-
mêmes le principe de leurs mouvements : un chien est un étant
naturel, alors qu’un lit ne l’est pas, du moins quant à sa forme qui lui
est donnée par le menuisier, car par sa matière, le bois, il est aussi,
d’une certaine manière, une réalité naturelle. Aristote a délimité le
domaine de cette science dans un passage programmatique au début
de son traité des Météorologiques : « Nous avons déjà traité des causes
premières de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble,
puis du mouvement ordonné des corps célestes de la région
supérieure, des éléments corporels, de leur nombre, de leurs
propriétés et de leurs transformations les uns dans les autres, ainsi
que de la génération et de la corruption en général. Il reste à étudier
cette partie que nos prédécesseurs ont appelée météorologie. […]
Une fois ces champs parcourus, nous considérerons si nous pouvons
étudier de la même manière les animaux et les plantes considérés en
général et en particulier. » Tout lecteur un peu assidu du corpus
aristotélicien reconnaît aisément les traités auxquels il est ici fait
allusion : la Physique, le traité Du ciel, le traité De la génération et de la
corruption, le traité des Météorologiques que ce passage introduit, les
ouvrages zoologiques et le traité sur les plantes qui est perdu, ou qui
n’a peut-être jamais été écrit. On voit que le texte cité décrit la
recherche en physique comme une recherche des causes, ce qui est en
accord avec la manière dont Aristote caractérise la science. Pour ce
qui est de la forme syllogistique, en revanche, elle n’est pas très
fréquente dans ces traités de philosophie naturelle. Dans un article
fameux, Jonathan Barnes en concluait que si l’on avait perdu tous les
écrits d’Aristote sur le syllogisme, notre image de la science
aristotélicienne n’en aurait pas été affectée, et que, donc, la
syllogistique avait un but pédagogique et non heuristique. Certes,
mais il faut préciser : non pas pédagogique au sens où le syllogisme
servirait à faire acquérir de nouvelles connaissances à un élève, mais
au sens où relier syllogistiquement entre eux les différents objets de
la connaissance permet à l’élève de ré-former, au sens étymologique
du terme, son savoir, c’est-à-dire de lui donner la forme de cette
immuable nécessité qui fait que la science a quelque ressemblance
avec le divin.
Ce n’est certes pas Aristote qui a introduit en philosophie le
terme de cause (mot qui traduit le substantif féminin aitia, ou
l’adjectif neutre substantivé aition). Mais il a donné à la recherche des
causes un développement sans précédent par un triple coup de
force. Il a, d’abord, identifié le savoir sûr de la science à la
connaissance de la cause ; il a, ensuite, limité l’interrogation causale
à un nombre fini de quatre questions ; il a, enfin, fait de la théorie
des quatre causes le moteur secret de toute la pensée humaine,
puisque ce sont ces causes que, consciemment ou non, ses
prédécesseurs, philosophes mais aussi « mythologues »,
recherchaient. Si on lit attentivement le fameux chapitre 3 du livre II
de la Physique, dans lequel Aristote examine pour elle-même la
notion de cause, on voit que c’est dans les « manières de parler »
qu’il repère les différentes façons de dire que quelque chose est
aition. En grec, l’adjectif aitios signifie « responsable », souvent au
sens de « coupable », et aitia signifie à la fois la responsabilité qu’a
une chose et surtout une personne dans un résultat ou une action, et
l’accusation, le grief. Aristote remarque qu’il y a quatre manières
dont « on dit » que quelque chose est responsable d’autre chose. En
un sens le responsable de la statue, c’est le bronze dont elle est faite ;
en un autre sens, c’est un certain rapport numérique qui est
responsable de l’octave ; en un autre sens, celui qui a promulgué un
décret en est responsable ; enfin, c’est le désir de bien digérer qui est
responsable du fait que je me promène après déjeuner. Ainsi se
trouve-t-il qu’une analyse complète de nos façons de parler nous
fournit les quatre causes qui sont effectivement à l’œuvre dans la
nature, dans l’ordre des exemples ci-dessus : les causes matérielle,
formelle, efficiente, finale.
Il faut dire « dans la nature », et cela pour deux raisons. D’abord
parce que en dépit du fait que l’étude des causes part, chez Aristote,
d’une considération des manières de dire qu’une chose est
responsable d’une autre, la théorie aristotélicienne des causes n’est
pas pragmatique au sens où elle placerait la liaison causale du point
de vue du sujet connaissant. Les causes aristotéliciennes décrivent
des relations réelles entre des objets réels. Ensuite, c’est à certains des
êtres naturels que la causalité aristotélicienne s’applique
complètement. Mais pas à tous. Si on laisse de côté le dieu, qui n’est
pas vraiment un être naturel et qui ne relève pas réellement de la
causalité, puisqu’il est sans matière, que rien ne l’affecte ni ne le met
en branle et qu’il n’a pas d’autre fin que lui-même, on voit que
beaucoup de faits naturels manquent de certaines dimensions
causales. Ainsi les corps célestes n’ont pour causes que le désir qui
les relie au premier moteur et leur propre nature ; les phénomènes
météorologiques obéissent, certes, à des « lois » naturelles, mais ils
n’ont pas de cause finale ; des propriétés assez nombreuses des
vivants ne sont en vue de rien, ainsi la sécrétion de la bile par le foie.
Quant aux choses fabriquées, on ne peut leur appliquer l’analyse
causale qu’indirectement : c’est parce qu’il y a une nature que le lit a
une cause matérielle dans ces êtres naturels que sont les arbres, et
des causes formelle et efficiente dans l’esprit et les muscles de ces
êtres naturels que sont les menuisiers. Assez paradoxalement, le fait
que la nature soit le cadre le plus adéquat du déploiement de la
causalité apparaît dans les remarques d’Aristote à propos de la
fusion des différentes causes. Dans un passage souvent cité de la
Physique (II, 7, 198a22), il écrit : « Mais puisque toutes les causes sont
quatre, il appartient au physicien de les connaître toutes, et il rendra
compte du pourquoi en le ramenant à toutes : la matière, la forme, le
moteur, le ce en vue de quoi. Or les trois dernières convergent
souvent en une seule, car le ce que c’est et le ce en vue de quoi sont
une seule chose, et le point premier d’où vient le mouvement leur est
spécifiquement identique, car c’est un homme qui engendre un
homme. »
La lecture d’un tel passage nous montre que ce qu’Aristote a
immédiatement à l’esprit quand il parle d’êtres naturels, ce sont les
vivants, et notamment les animaux. La biologie d’Aristote, pièce
maîtresse de sa physique, constitue une entreprise si grandiose qu’il
est difficile d’en trouver de comparables dans l’histoire des sciences.
Les traités zoologiques d’Aristote révèlent un étourdissant désir de
savoir. Le regard que l’on a jeté sur cette partie, largement négligée,
de son œuvre a trop longtemps été faussé par un naïf préjugé
continuiste : on s’extasiait sur quelques observations « exactes » qui,
évidemment, ne pesaient pas lourd face aux « erreurs » d’une
biologie qui n’est comparable à la nôtre ni dans ses objectifs, ni dans
ses méthodes, ni dans ses moyens théoriques et matériels. Malgré un
incontestable intérêt scientifique, la biologie aristotélicienne est
avant tout une partie d’une entreprise philosophique dont elle
partage les concepts et les méthodes. Quand il écrit que « le ce que
c’est et le ce en vue de quoi sont une seule chose », Aristote, qui
pourrait donner un exemple du genre « la définition (l’essence) du
poumon c’est d’être un organe destiné à refroidir l’organisme »,
fournit plusieurs des clefs principales de sa biologie. Loin d’être
descriptive, sa zoologie est explicative. C’est l’une des raisons pour
lesquelles son objet principal n’est pas les animaux entiers, mais
leurs « parties » ; il s’agit de définir des fonctions communes à tous
les animaux – par exemple la respiration – et d’étudier les variations
des organes préposés à ces fonctions. Cette zoologie est aussi
fondamentalement finaliste.
Le finalisme aristotélicien a souvent été caricaturé par ceux qui
n’ont pas pris la peine d’en saisir la subtilité. Il repose sur une
tension radicale. Le monde fini et éternel d’Aristote est parfait, et
perfection et éternité sont quasiment convertibles, puisque seul ce
qui ne peut ni s’améliorer ni se dégrader peut éternellement
continuer d’être ce qu’il est. Cette perfection s’observe aussi dans le
monde sublunaire où, répète souvent Aristote, « la nature réalise
toujours le meilleur ». Mais cette perfection globale s’accommode de
bien des imperfections locales. Plus d’un caractère est nuisible à
l’animal qui le possède, comme ces cornes qui empêtrent les cerfs et
que la nature leur a données parce qu’elle ne savait pas quoi faire de
la matière terreuse surabondante chez ces animaux ; mais la nature
compense ce défaut, dans le cas des cerfs, en leur donnant la vitesse
qui leur permet d’échapper à leurs ennemis. La nature ruse et
calcule, et l’image qui fait le mieux comprendre ce qu’est le finalisme
aristotélicien, c’est sans doute celle qui est proposée dans le traité de
la Génération des animaux : la nature est comme un bon maître de
maison qui aménage les choses, on serait tenté de dire qui bricole, au
mieux. Comme, selon un exemple fameux, il se trouve que les
animaux de grande taille ont une pléthore de matière terreuse, la
nature en profite pour en faire des cornes qui serviront à leur défense.
Mais comme cette quantité de matière terreuse n’est pas illimitée, il
est impossible de pourvoir ces animaux à la fois de cornes et de
beaucoup de dents. Qu’à cela ne tienne : la nature palliera ce dernier
inconvénient en prévoyant plusieurs estomacs – Aristote décrit
exactement le système digestif des ruminants – chargés d’élaborer
une nourriture qui aura été insuffisamment mastiquée. Comme
l’éternelle identité de l’univers interdit à une espèce vivante de
mieux résoudre les problèmes qu’elle rencontre dans son milieu en
s’améliorant, la perfection de chaque espèce se manifeste dans un
équilibre qui empêche l’action des données négatives, tant celles qui
viennent du milieu que celles qui appartiennent à l’animal lui-
même, de franchir un certain seuil, mettant la survie de cette espèce
en péril. La perfection requise par le monde vivant se manifeste donc
par le fait fondamental et massif de l’éternité des espèces vivantes et
cette survie est la cause finale globale de chaque animal. Cela nous
montre aussi que quand Aristote répète que « la nature réalise
toujours le meilleur » ou que « la nature ne fait rien en vain », il
n’entend pas parler de la nature comme d’un sujet qui délibère et
accomplit des actions, puisque, à proprement parler, la nature ne fait
rien ni ne veut rien.
Aristote ne fait pas non plus un usage apologétique de la
diversité des formes vivantes. Bien que l’Histoire des animaux recense
plus de cinq cents espèces, Aristote n’a jamais eu l’intention de
dénombrer tous les animaux, ni de les classer comme entreprendront
de le faire les taxinomistes des XVIIe et XVIIIe siècles. Bien qu’il ait
ébauché une sorte d’échelle des vivants, nulle part il ne prétend que
cette diversité soit en elle-même une image dégradée de l’unité
divine. Certes, pour Aristote, l’homme est l’animal le plus parfait – il
a cette formule remarquable : « L’animal le plus conforme à la
nature » –, et, dit-il, les autres animaux sont par rapport à lui
« comme des nains », c’est-à-dire qu’ils en sont des copies mal
proportionnées. Mais il est important de noter qu’aucun principe
finaliste ne peut rendre compte de la diversité des vivants. Il faut,
certes, des proies pour les prédateurs, mais cela ne suffit pas à
expliquer cette diversité. Tout se passe donc comme si la nature
tentait, sans but déterminé, toutes les combinaisons organiques
possibles. La biologie aristotélicienne est donc loin d’être
entièrement finaliste. Non seulement tous les traits des vivants ne
peuvent être expliqués par des causes finales, mais Aristote ne perd
jamais une occasion de rappeler que le biologiste doit aussi étudier
les mécanismes vitaux, dus à l’interaction nécessaire des propriétés de
la matière.
C’est donc bien dans ce domaine de la nature, et au premier chef
de la nature vivante, que la causalité fonctionne complètement. La
cause, qui est cause de quelque chose, est la trace d’un
dédoublement qui est lui-même signe d’imperfection, mais elle ne
prend sa pleine signification que dans le domaine des régularités
naturelles. C’est cette image que la postérité a retenue de la physique
aristotélicienne : Diogène Laërce, dans le résumé sommaire et
décevant qu’il fait de la philosophie d’Aristote, ne manque pas de
noter que « dans le domaine de la physique il a été avant tout le plus
étiologique de tous les philosophes ». Mais chez Aristote, le
physique est défini par le méta-physique, bien que ce dernier terme
n’ait été introduit qu’au Ier siècle après J.-C. par les éditeurs
d’Aristote pour désigner ce qui doit être étudié « après la physique »,
que cet « après » marque une différence de dignité dans les objets ou
un simple ordre pédagogique d’exposition. Défini, cela veut dire à la
fois délimité et expliqué. Or, chez Aristote, le métaphysique se
déploie dans deux directions : la théologie et l’ontologie.

La métaphysique
Aristote parle du dieu, Premier Moteur immobile, avec des
accents quasi mystiques. Le dieu est acte pur, et comme tel parfait ; il
est vivant, mais impassible puisque c’est le désir que le premier ciel
éprouve pour lui qui fait mouvoir la sphère des fixes, alors que le
dieu, lui, n’aime rien ni personne ; il serait attentatoire à sa
perfection qu’il puisse agir sur autre chose que lui-même ou penser
quelque chose d’autre que lui-même : il est « pensée de la pensée ».
Nous avons vu que la théologie était en contact avec la physique par
l’intermédiaire des corps célestes. Ceux-ci partagent avec le divin
l’éternité individuelle, dont tous les phénomènes cycliques ou
récurrents du monde sublunaire sont une imitation ; ainsi en est-il,
par exemple, de l’éternité spécifique, et non individuelle, des
animaux et des plantes. C’est par le biais de ce concept d’imitation
qu’Aristote rend compte du comportement et de la cohérence du
sublunaire. La distance n’est pas moins grande entre le divin et le
sublunaire aristotéliciens d’une part qu’entre l’intelligible et le
sensible platoniciens de l’autre. Mais il y a, si l’on peut dire, un
monde entre cette imitation aristotélicienne des réalités supérieures
par les êtres d’ici-bas, et la participation platonicienne de réalités
inférieures aux réalités éminentes. Si infirmes soient-elles, les
substances terrestres n’ont pas une réalité déléguée, ne sont pas la
simple ombre portée du monde idéal, et méritent donc qu’on les
considère en elles-mêmes. D’autant plus que ce qui imite peut nous
renseigner sur ce qu’il imite.
C’est précisément parce que l’univers, et notamment notre région
sublunaire, n’est ni une émanation, ni une copie du dieu, que le
métaphysique ne se réduit pas au théologique, et que nous avons
besoin d’un discours sur l’étant, c’est-à-dire d’une ontologie, terme
par ailleurs absent chez Aristote. La simplicité absolue du dieu fait
qu’il n’est pas justiciable d’un tel discours. Mais les êtres non divins
se caractérisent par la scission et la dispersion. C’est ce que révèle le
discours même que nous tenons sur les choses. Ce discours combine,
en effet, des éléments de statut différent. C’est ce qu’ont ignoré les
Sophistes qui soutenaient que, comme le disait aussi l’Euthydème de
Platon, instruire Clinias, c’était faire disparaître Clinias ignorant.
L’ont ignoré aussi ceux, comme Antisthène ou les Éléates, pour qui
toute prédication est nécessairement tautologique, et pour qui dire
de ce qui est autre chose que « c’est », revient à dire de l’être qu’il
n’est pas. Ces difficultés, qui avaient fasciné, c’est-à-dire
partiellement paralysé, les penseurs grecs jusqu’à Platon, sont
résolues par Aristote grâce à sa distinction entre la substance et
l’accident. Dans la phrase « Clinias est savant », « Clinias » signifie la
substance (ousia), qui peut être affectée de différents accidents,
comme « savant », « blanc », « ici ». La forme développée de ces
distinctions donne la fameuse doctrine aristotélicienne des
catégories. « Chacun des termes, écrit Aristote, qui sont dits sans
aucune combinaison indique soit une substance, soit une certaine
quantité, soit une certaine qualité, soit un rapport à quelque chose,
soit quelque part, soit à un certain moment, soit être dans une
position, soit posséder, soit faire, soit subir. Ce qui est une substance,
pour le dire sommairement, c’est par exemple : homme, cheval ; une
grandeur : de deux coudées, de trois coudées ; une qualité : blanc,
lettré ; un rapport à quelque chose : double, moitié, plus grand ;
quelque part : au Lycée, sur la place ; à un certain moment : hier, l’an
dernier ; être dans une position : est couché, est assis ; avoir : est
chaussé, est armé ; faire : couper, brûler ; subir : être coupé, être
brûlé. » (Catégories, chap. IV.) Doctrine qui a deux versants,
qu’Aristote fait cohabiter sans y voir de difficulté particulière. D’un
côté il s’agit de la liste, exhaustive selon Aristote, des différentes
formes que peut prendre l’être : un étant est soit une substance, soit
une quantité, etc. Mais, d’un autre côté, les catégories recensent les
différentes figures de la prédication, c’est-à-dire les différentes
manières dont un prédicat peut être attribué à un sujet, car dire
« Socrate est un homme », c’est attribuer une substance au sujet
« Socrate », mais dire « Socrate est blanc », c’est lui attribuer une
qualité.
Quant à l’impossibilité du mouvement, lequel, selon les Éléates,
reviendrait à faire procéder l’étant du non-être, Aristote la réduit par
sa distinction de l’acte et de la puissance : l’ignorant Clinias est
savant en puissance. Mais cette distinction est assortie d’une
condition, qui fait qu’Aristote prend pleinement en compte
l’objection éléate : radicalement, l’acte est antérieur à la puissance.
L’embryon, par exemple, devient enfant et l’enfant devient adulte
parce qu’il contient en puissance les caractéristiques que lui a
transmises un homme adulte. « L’homme engendre l’homme », parce
qu’il y a toujours eu des hommes, ce qu’Aristote traduit parfois en
disant que l’homme est par nature antérieur à l’enfant, même si cet
enfant est chronologiquement antérieur à l’adulte qu’il sera.
Mais c’est cette science, que la tradition a appelée la
métaphysique, qu’il faut maintenant considérer. En effet, écrit
Aristote, « il y a une science de l’être en tant qu’être et de ce qui lui
appartient par soi » (Métaphysique, Γ, 1, 1003a21). Cela ne va pas,
pour nous, sans de multiples difficultés : signalons-en une. L’être, dit
Aristote, n’est pas un genre qui pourrait être divisé en espèces,
comme par exemple le genre « figure » peut être divisé en « figures
rectilignes » et « figures curvilignes ». Déjà, dans le Sophiste, Platon
avait été contraint de le reconnaître partiellement en faisant de l’être
une sorte de genre « transversal ». Or, l’une des caractéristiques
cardinales de l’épistémologie aristotélicienne, nous l’avons vu, c’est
qu’il y a une science par genre. Ce qui veut dire notamment que si la
figure et le son sont deux genres différents, les propositions de la
science des figures (géométrie) ne sont pas transposables dans celle
des sons (acoustique), sinon par analogie, comme quand on dit que
tel son et tel angle sont « aigus ». Tenter de décrire la « science de
l’être » en termes strictement « scientifiques » ne peut donc qu’être
inadéquat. S’agit-il là du fantôme de cette science universelle
qu’avait jusqu’à lui prétendu être la philosophie, et dont Aristote fut
le premier à refuser la possibilité ?
Aristote a donné deux contenus, complémentaires, à cette science
de l’être en tant qu’être. Dans le livre Γ de la Métaphysique, où il en
pose l’existence, il lui assigne comme objet les grands principes
communs à toutes les sciences, comme le principe de non-
contradiction, lequel est établi de manière « dialectique », c’est-à-dire
en remarquant que le discours même de l’adversaire de ce principe
est impossible. Mais ailleurs dans le même livre et surtout dans les
livres dits « centraux » de la Métaphysique (livres Z, H, θ), Aristote
réduit l’étude de l’étant à celle de la première de ses catégories, la
substance ou essence (ousia). Cette « ousiologie » est proprement le
cœur de la métaphysique aristotélicienne. L’ousia se caractérise par
trois propriétés essentielles : elle est par soi, elle est séparée, elle est
« cause et principe ». Plusieurs réalités peuvent, à des degrés divers,
prétendre au titre d’ousia. L’universel et le genre peuvent être
considérés comme des ousiai, mais en un sens second, puisque
l’universel n’a qu’une existence de raison. La rupture avec Platon
est, sur ce point, fort nette. En un sens, la matière est ousia, mais la
matière ne subsiste pas par soi, et les ousiai que nous saisissons le
plus immédiatement dans notre expérience concrète – les substances
sensibles – sont ce qu’elles sont davantage en vertu de leur forme
que de leur matière. La forme seule n’est pourtant pas pleinement
ousia, parce que décrire par leur seule forme les unités ontologiques
que sont les substances naturelles, c’est en donner une connaissance
schématique – pour désigner la forme, Aristote emploie aussi bien
eidos, qui indique la visibilité d’une chose, que schèma qui renvoie à
son contour –, car il y a une relation complexe et non arbitraire entre
forme et matière. N’importe quoi ne peut pas être fait de n’importe
quoi. Ce qui, finalement, est le plus proprement nommé ousia, c’est
ce qu’Aristote appelle d’une formule qui a gardé une grande part de
son mystère, le ti èn einai. Cette expression, que les Médiévaux ont
traduite par quiddité, semble être une question en quelque sorte
substantivée, comme c’est aussi le cas de l’expression to ti estin (« le
qu’est-ce que c’est ») qui sert à désigner l’essence d’une chose. Mais,
par rapport au ti estin, le ti èn einai indique un degré supérieur de
propriété. Aristote écrit dans les Seconds Analytiques que le ti èn einai
est « constitué des éléments propres du ti estin », ou, selon la
correction proposée par un éditeur moderne, « ce qu’il y a de propre
parmi les choses qui sont dans le ti estin » (II, 6, 92a7).
Pourtant, Aristote prétend que le ti èn einai des substances
naturelles ne contient pas leur matière, parce que la matière est, dans
une certaine mesure, accidentelle. Ainsi la quiddité d’un étant
naturel (sensible), sans être une partie de cet étant, est autre chose
que cet étant. Poussons le paradoxe, au moins celui de l’expression,
jusqu’au bout : le ti èn einai d’une chose est, en un sens, plus
réellement cette chose que cette chose elle-même. Ainsi pour l’âme,
acte vital du corps animé : elle est plus réellement le vivant que le
corps animé lui-même. Le platonisme est alors réellement renversé : il
y a certes quelque chose de plus réellement ceci que le ceci que je
vois et touche ; mais cette réalité n’est pas en dehors et « au-dessus »
de ce ceci. Le cas de l’âme est intéressant. Dans son traité De l’âme,
Aristote a soigneusement laissé de côté les problèmes que toute la
tradition philosophique s’attendait vraisemblablement à le voir
traiter, et notamment le problème de l’immortalité de l’âme. L’âme
est un emboîtement de « facultés » qui fait qu’un animal, par
exemple, qui possède un corps adéquatement constitué à cet effet,
est capable de croître et de se reproduire, de discriminer les
informations données par son milieu, d’agir dans ce milieu. Ainsi
est-elle plus définitoire du corps vivant que ce corps vivant lui-même,
parce qu’elle donne les causes des manifestations vitales, ce que la
connaissance anatomique et physico-chimique des organes, tissus,
etc., ne fait pas.

La philosophie pratique

Mais le monde sublunaire n’est pas seulement le domaine des


êtres naturels. C’est aussi celui de ces animaux capables de
délibération et de choix rationnel que sont les humains. Le début des
Politiques d’Aristote rend un son que nous dirions sociobiologique :
la tendance humaine à s’associer en cités y est donnée comme la
suite de ces autres tendances naturelles qui mènent à l’union
sexuelle en vue de la reproduction et à l’association de l’inférieur et
du supérieur. Cependant, la « région des choses humaines » est régie
par ses règles propres et la « philosophie pratique » ne propose pas
une transposition dans son domaine de lois élaborées dans le champ
de la connaissance théorétique. Ici aussi nous sommes donc loin de
Platon. Pour saisir les caractéristiques propres de la philosophie
pratique aristotélicienne, bornons-nous à en examiner deux notions-
clefs, celle de « vertu », et celle de « constitution excellente ».
La traduction d’aretè par « vertu », si elle a pour elle une longue
tradition, reste toutefois dangereuse en raison des connotations de ce
dernier mot. Pour Aristote, l’aretè c’est l’excellence de quelque chose.
Il note que l’on peut parler de l’aretè d’un outil ou d’un cheval.
Néanmoins, c’est surtout dans les domaines éthique et intellectuel
qu’il utilise ce terme ; or « éthique » vient de ethos – le caractère – qui,
nous dit Aristote, « vient d’une légère modification de èthos », terme
qui signifie la manière habituelle d’être, laquelle résulte de la
pratique et de l’éducation. Si quelqu’un a pris l’habitude, depuis son
enfance, d’être intempérant, l’intempérance lui deviendra une
manière habituelle, quasi naturelle, d’être. La vertu éthique est
définie dans l’Éthique à Nicomaque comme « un état qui nous permet
de décider, consistant en une moyenne, fixée relativement à nous,
ainsi que la définirait le prudent ». Étant un « état », la vertu, une
fois qu’elle est enracinée dans le sujet, est difficile, sinon impossible à
déraciner. Contrairement au pécheur chrétien, pour qui la pratique
de la vertu ne supprime pas la tentation, et qui se trouve, de ce fait,
attelé à une tâche indéfinie de maîtrise de soi, le vertueux
aristotélicien, une fois installé dans la vertu, n’est plus tenté par le
vice, puisque la vertu lui donne le bonheur qui est sa fin naturelle.
« La moyenne » en laquelle consiste la vertu l’oppose à deux excès
contraires, par exemple le courage à la lâcheté et à la témérité. Loin
de se faire l’avocat d’une sorte de morale centriste, Aristote a
conscience de militer en faveur d’une forte exigence éthique, ce qui
lui fait dire que « la moyenne est un extrême ». La dernière partie de
la définition de la vertu éthique a souvent été mal comprise. Comme
Pierre Aubenque l’avait bien montré dans sa Prudence chez Aristote,
bien qu’Aristote refuse le relativisme éthique – il y a, de fait, un bien
et un mal –, il refuse aussi de poser des normes morales objectives
absolues. Les normes éthiques doivent être posées « relativement à
nous », et, thèse cruciale, le vertueux, homme maître de lui qui
épanouit au maximum les capacités de sa nature humaine, ne se
conforme pas à des normes, mais est lui-même la norme. Le sage
stoïcien, qui est toujours dans le bien parce qu’il y a une manière
sage de tout faire, y compris de mentir ou de tuer, n’est pas loin : le
sage est la norme de l’action vertueuse parce que lui seul peut
déterminer ce qu’il faut faire, à qui, à quel moment, par quels
moyens.
Si Aristote reconnaît que le dérèglement et le vice peuvent
procurer des satisfactions, il pose au fondement de son éthique que
la vertu, qui suppose la modération des tendances et la maîtrise de
soi, est l’élément principal du bonheur (eudaimonia) ; principal, parce
qu’il en est d’autres, car nul ne peut être heureux dans la souffrance
ou la misère. Or le bonheur est la fin naturelle de l’être humain. Être
vertueux c’est donc, pour les humains, se donner le maximum de
chances de réaliser pleinement leur nature humaine. Tout cela repose
évidemment sur l’idée que la nature en général, et la nature humaine
en particulier, est bonne. Pourtant, dans la majorité des cas, les
hommes n’adoptent pas spontanément des conduites vertueuses, et
la meilleure manière de les amener à se conformer à ce qui est, au
fond, leur nature, c’est de les contraindre à la vertu en leur imposant
dès l’enfance de « bonnes habitudes ».
Ce bref exposé montre l’importance de l’éducation dans
l’acquisition de la vertu. Or, pour Aristote, comme pour Platon,
l’éducation est affaire essentiellement politique. C’est la vie sous de
bonnes lois qui permettra d’ancrer chez les citoyens, et surtout chez
leurs enfants, de bonnes habitudes les conduisant à la vertu. C’est
donc, en dernière instance, sur le législateur que repose la vertu, et
donc le bonheur, publics. Mais l’exercice même, et non la seule
acquisition, de la vertu est politique : contre les théories
conventionnalistes du lien social, Aristote soutient le caractère
naturellement politique de l’homme. Cela veut dire que la cité, au
sens grec du terme, est pour l’individu le lieu de sa perfection, et
qu’elle n’est pas seulement le moyen de satisfaire des besoins
comme l’enseignait La République de Platon. Sont donc exclus de
cette perfection tous les peuples, et tous les individus, qui ne
peuvent pas vivre en cité. C’est le cas des peuples barbares. Cette
infériorité naturelle des non-Grecs est ce qui justifie leur réduction
en esclavage. Cette naturalité de la vie politique va de pair avec une
analyse du pouvoir qui s’oppose fortement non seulement aux
Platoniciens mais aussi, dit Aristote, à « beaucoup de gens ». Il
soutient, en effet, qu’il y a des espèces différentes de pouvoir et non
une seule sorte s’appliquant à des communautés différentes : le
maître ne commande pas à ses esclaves comme le mari le fait à sa
femme, le père à ses enfants, le roi à ses sujets et l’homme politique à
ses concitoyens. Contrairement à ce que pensent les Platoniciens, la
cité n’est pas une grande famille. On touche là ce qui est peut-être le
fondement de la philosophie politique d’Aristote : il y a une forme
de pouvoir qui s’exerce sur des égaux et ceux, nombreux, qui
pensent que le pouvoir politique est despotique en son essence –
rappelons que le terme despotès désigne le maître d’esclaves – ont
tort. En fait, ces derniers confondent ces hommes pleinement
développés que sont les Grecs, qui sont naturellement destinés à vivre
en cités, et les barbares naturellement voués à la servitude.
On ne peut pas, sous prétexte qu’Aristote se sépare du projet
platonicien de « cité idéale », en conclure qu’il renonce à l’excellence
politique. Toute cité, pour rendre ses citoyens vertueux, et donc
heureux, doit se doter d’une constitution excellente. Reprenant une
distinction platonicienne, Aristote distingue parmi les formes
constitutionnelles celles qui sont « droites » de celles qui sont
« déviées », les premières fonctionnant pour l’« avantage commun »,
poursuivant ainsi le but même de la politique qui est le
développement de la vertu au sein d’un groupe de citoyens libres et
égaux, les secondes pour l’avantage d’un individu ou d’un groupe, y
compris d’un groupe largement majoritaire. Mais, pour Aristote,
l’excellence est multiple. Selon les caractéristiques psychologiques –
lesquelles dépendent de nombreux facteurs, dont le climat – et
historiques du peuple considéré, c’est telle constitution particulière
qui pourra le mener à la vertu. À un peuple à peine sorti d’une
société patriarcale, la royauté convient, pourvu qu’elle consacre la
prééminence d’un homme qui l’emporte sur les autres en vertu. Mais
le bon roi, c’est celui qui répand la vertu et le bonheur dans le corps
social. De ce fait, il creuse la tombe de la royauté, car lorsque les gens
vertueux en arrivent à former un groupe minoritaire mais assez
important, il serait injuste qu’ils continuent d’obéir à un roi qu’ils
égalent en vertu. Il est juste, en revanche, qu’ils prennent en main les
affaires de la cité, et y établissent une aristocratie. Quand le plus
grand nombre des citoyens mérite, du fait de leur vertu, d’exercer le
pouvoir, il faudra établir une politeia, terme qui désigne chez Aristote
tour à tour la constitution quelle qu’elle soit, le fait même de vivre en
cité, et une forme particulière de constitution dans laquelle un corps
important de citoyens vertueux détient le pouvoir, ce que l’on peut
ici traduire par « gouvernement constitutionnel ». Il est donc clair
que les lois correspondent aux constitutions, et non l’inverse : telle
loi de partage de la richesse, par exemple, qui sera juste dans un
gouvernement constitutionnel, serait tout à fait inacceptable en
royauté. À chacune de ces constitutions excellentes correspond une
forme déviée : la tyrannie, l’oligarchie, la démocratie, que nous
appellerions la démagogie.
Pour Aristote, le philosophe ne doit plus gouverner. Il ne doit
même pas légiférer. En revanche, il peut aider à former le législateur
qui aura à établir une constitution excellente, ou à rectifier une
constitution vicieuse pour la tirer vers l’excellence. C’est
principalement pour cela qu’Aristote a écrit ses traités éthiques et
politiques. L’Académie platonicienne entendait produire des rois. Le
Lycée d’Aristote se contente de former des professeurs de vertu
politique.
La postérité et l’influence d’Aristote furent immenses. Malgré la
brève éclipse que connut son œuvre, l’Antiquité n’a cessé de le
considérer comme l’un des « divins génies » de la philosophie
(Cicéron). La réorganisation du savoir et de la recherche scientifique
qui s’est accomplie à Alexandrie au IIIe siècle avant J.-C. porte
incontestablement une marque aristotélicienne. Alors que l’œuvre
d’Aristote, depuis le VIIe siècle, était presque entièrement inconnue
des penseurs de l’Occident latin, elle fut le moteur principal du
développement de la philosophie et de la science arabes, à travers
des traductions arabes et syriaques, qui commencèrent, au XIIe siècle,
à être elles-mêmes traduites en latin. La redécouverte de l’œuvre
grecque d’Aristote au XIIIe siècle, qui donna naissance à la scolastique
d’Albert le Grand et de Thomas d’Aquin, fut une révolution dont,
aujourd’hui encore, on a du mal à mesurer l’ampleur. C’est avec ou
contre Aristote, mais jamais sans lui, que se construisirent la
philosophie et les sciences modernes. Mais plus que la survivance,
reconnue ou inavouée, de telle ou telle doctrine aristotélicienne, c’est
une manière de penser qu’Aristote a léguée aux générations
suivantes. S’il est vrai, comme l’a prétendu le poète Coleridge, que
l’humanité se partage entre Platoniciens et Aristotéliciens, toute
l’histoire de la pensée pourrait se comprendre comme l’affrontement
parfois feutré, parfois violent, du « penser platonicien » et du
« penser aristotélicien ». Celui-ci pourrait se définir par plusieurs
invariants : respect du réel concret dont la saisie est la base de toutes
les élaborations théoriques ultérieures, autonomie de ce réel qui
porte en lui-même les règles de son intelligibilité, articulation
systématique de domaines différents qui conservent leur rationalité
propre. L’ivresse théorique provoquée par la naissance de la
physique au XVIIe siècle a, certes, imposé à l’aristotélisme un
purgatoire théorique de trois siècles. L’époque présente, au contraire,
lui est faste : c’est une inspiration aristotélicienne que beaucoup de
savants d’aujourd’hui retrouvent au fondement de leurs entreprises
théoriques.
Pierre PELLEGRIN
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Textes
La plupart des œuvres d’Aristote sont disponibles en collection GF-
Flammarion dans de nouvelles traductions annotées.

Études
AUBENQUE, Pierre, Le Problème de l’être chez Aristote, Paris, PUF, 1962.
—, La Prudence chez Aristote, Paris, PUF, 1963.
BARNES, Jonathan, « Aristotle’s Theory of Demonstration », Phronesis,
no 14, 1969.
GOTTHELF, Allan, LENNOX, James A. (eds), Philosophical Issues in
Aristotle’s Biology, Cambridge University Press, 1987.
GRANGER, Gilles-Gaston, La Théorie aristotélicienne de la science, Paris,
Aubier, 1976.
JÆGER, Werner, Aristoteles. Grundlegung einer Geschichte seiner
Entwicklung, Berlin, Weidmann, 1932 (trad. fr. 1997).
LE BLOND, Jean-Marie, Logique et méthode chez Aristote, Paris, Vrin,
1939.
LEAR, Jonathan, Aristotle : the Desire to Understand, Cambridge
University Press, 1988.
PELLEGRIN, Pierre, La Classification des animaux chez Aristote, Paris, Les
Belles Lettres, 1982.
ROBIN, Léon, La Théorie platonicienne des Idées et des Nombres d’après
Aristote, Paris, Alcan, 1908.
DÜRING, Ingemar, Aristoteles. Darstellung und Interpretationen seines
Denkens, Heidelberg, Universitätasverlag, 1966.
Démocrite

La théorie atomiste de la matière a été inventée vers la fin du


e
V siècle avant J.-C., à peu près à l’époque où naissait Platon. Les
auteurs anciens attribuaient cette invention à deux hommes :
Leucippe et Démocrite. Le premier n’est plus pour nous qu’une
silhouette mystérieuse. Nous ne connaissons ni son lieu ni sa date de
naissance. La documentation conservée ne permet pas de distinguer
entre les contributions originales de Leucippe et celles de Démocrite
(qui était mieux connu et beaucoup plus souvent cité), et nous ne
chercherons pas à le faire dans le cadre de cet article.
Platon n’évoque jamais Démocrite – omission d’autant plus
remarquable que l’atomisme démocritéen ne lui était pas inconnu,
comme le montre le Timée. Quant à Aristote, il discute fréquemment
ses théories, et s’il lui arrive de l’associer à Leucippe, il se borne
d’ordinaire à mentionner Démocrite. Simplicius s’appuie sur une
monographie aristotélicienne intitulée Sur Démocrite ; Théophraste,
Héraclide du Pont, Épicure et son disciple Métrodore, le Stoïcien
Cléanthe auraient également écrit des livres portant ce titre. Selon
Diogène Laërce, cinquante-deux livres de Démocrite furent disposés
en « tétralogies » par Thrasylle (qui soumit au même traitement
l’œuvre de Platon) : deux étaient consacrées à l’éthique, quatre à la
physique, trois aux mathématiques, deux à la musique, deux à des
questions techniques. Quelques œuvres mêlées n’entraient pas dans
ce classement.
Aucune n’a survécu. La tradition atomiste, illustrée par
Démocrite et Épicure, heurtait de front les intérêts de ceux qui nous
transmirent leur sélection de l’héritage classique, notamment les
lettrés chrétiens. Notre connaissance de Démocrite se fonde sur des
citations, ou sur des résumés écrits par d’autres, dont beaucoup sont
hostiles à sa pensée. Il vaut cependant la peine de noter qu’Aristote
et Théophraste traitèrent ses théories avec grand respect, en dépit de
leurs divergences avec lui.
Né à Abdère vers 460 avant J.-C., Démocrite vécut très vieux.
D’après plusieurs témoignages, il aurait voyagé tout au long de sa
vie, en Égypte, en Perse, à Babylone, chez « les Chaldéens », en
Éthiopie et jusqu’en Inde. On raconte que son séjour à Athènes lui
aurait inspiré ce commentaire : « Mais personne ne m’y a reconnu. »
Son caractère enjoué, sur lequel les sources tardives s’attardèrent
toujours plus complaisamment, finit par lui valoir d’être connu (par
opposition à Héraclite) comme « le Philosophe qui rit », et c’est ainsi
que ses portraits le représentent.
La gloire de Démocrite tient à ce que son nom restera à jamais
associé à la théorie selon laquelle l’univers est composé d’atomes
(étymologiquement, un « atome » est « ce qui ne peut être coupé »)
et de vide. Les arguments dont il l’étayait, d’ordre métaphysique, ne
s’appuyaient quasiment pas sur la perception sensible. À en croire
Aristote, Démocrite prouvait comme suit que les atomes sont
nécessaires en physique. La contradictoire de la proposition : « Il y a
des atomes » revient à soutenir celle-ci : « Tous les corps peuvent être
divisés à l’infini en parties toujours plus petites. » Supposons donc
qu’un corps fini ait effectivement subi cette division. Que restera-t-
il ? Ni des corpuscules d’une taille finie (cela contreviendrait à
l’hypothèse que la division a été opérée à l’infini), ni des points sans
dimension (puisque de tels points ne sauraient composer un corps).
Enfin, la division ne saurait aboutir à un néant pur et simple. Il nous
faut donc admettre qu’il existe des atomes, c’est-à-dire des corps de
dimension finie qui par principe ne peuvent être divisés (cet
argument est nommément attribué à Démocrite par Aristote dans
son traité De la génération et de la corruption, 1.2.).
La nature de l’atomisme démocritéen a donné lieu, chez les
Modernes, à de nombreuses controverses. En gros, les positions
soutenues peuvent se ramener aux deux suivantes, qui sont
irréconciliables. Pour les uns, l’argument qui vient d’être exposé ne
s’appliquait qu’au « corps », et non à la division théorique ou
mathématique : l’on peut parler sans absurdité de moitiés ou de
quarts d’atome. Pour les tenants de la seconde interprétation,
l’atome est bel et bien une quantité théorique minimale, c’est-à-dire
un point, mais un point doté de grandeur.
L’une et l’autre lecture présente des avantages et des
inconvénients. La première permet de comprendre sans peine
comment, conformément aux exigences de la théorie, tel atome peut
avoir la forme d’un A et tel autre celle d’un H. Quant à la seconde
interprétation, elle a sur la première l’avantage d’apporter une
réponse à l’argument éléatique dont elle dérive manifestement ; de
plus, le raisonnement tel qu’Aristote l’expose s’applique aussi bien à
la quantité mathématique qu’aux atomes de la physique, et, de fait,
Aristote écrit ailleurs (Traité du ciel, 3.4) que les thèses des partisans
des corpuscules atomiques ne peuvent être conciliées avec les
sciences mathématiques. Ce dernier point pourrait sembler
concluant, puisqu’un atome qui ne serait indivisible que
physiquement ne s’oppose en rien aux mathématiques ;
malheureusement, Aristote a lui-même sa propre opinion sur la
question (selon lui, en effet, une « grandeur » ne peut être que
corporelle).
D’après quelques indices, aussi maigres qu’ambigus, Démocrite
aurait élaboré une géométrie qui n’était pas fondée sur la divisibilité
à l’infini. Plutarque (Des notions communes contre les Stoïciens, 1079 E
sq.) discute longuement un problème soulevé par Démocrite : si l’on
sectionne un cône selon un plan parallèle à sa base, que pouvons-
nous dire des deux plans de coupe ainsi obtenus ? S’ils sont égaux, le
cône ne se distingue plus du cylindre. S’ils sont inégaux, la surface
du cône forme un escalier dont chaque degré a un atome
d’épaisseur. Cependant, comme chacun de ces atomes reste en deçà
de notre seuil perceptif, la surface du cône paraît lisse. Démocrite
entendait-il soutenir ce deuxième terme de l’alternative, et suggérer
que les grandeurs géométriques, en deçà de notre seuil de
perception, se composent d’indivisibles ? La question reste ouverte,
mais une majorité de spécialistes semble actuellement considérer
que les atomes de Démocrite sont des corps physiques, et qu’il
admettait la division à l’infini de l’étendue mathématique.
L’atome démocritéen est doué d’un ensemble de propriétés
strictement délimité, comprenant la figure, la taille, et probablement
le poids. En revanche, il n’a ni couleur, ni chaleur, ni goût, ni aucune
autre qualité de ce type. Il n’existe pas d’atome de fer qui se
distinguerait comme tel d’un atome d’eau. En ce qui concerne la
taille, certaines sources affirment qu’elle peut être énorme, et qu’un
atome peut être « aussi grand que le cosmos » (Aétius, Diels-Kranz
68 A 47) ; cela dit, il est évident que tous les atomes de notre univers
sont en deçà de notre seuil de perception. Quant à la figure, il est
clair qu’elle peut varier d’un atome à l’autre, puisque les composés
atomiques revêtent différentes qualités sensibles en fonction des
variétés d’atomes qui les composent. Aristote nous précise d’ailleurs
(De la génération et de la corruption, 1.2) que les variétés sensibles des
composés sont infinies, et qu’en conséquence les différentes figures
atomiques sont en nombre infini.
Le poids est une propriété qui pose plus de problèmes. D’après
Aristote et Théophraste, il varie en fonction de la taille des atomes ;
d’après le doxographe Aétius, les atomes démocritéens n’auraient
aucun poids. Cette dernière indication est acceptée par quelques
interprètes : à leurs yeux, le poids est une propriété qui ne se
manifeste que lorsque les atomes effectuent certains types de
mouvements. Le témoignage d’Aétius est isolé, mais il ne suffit pas
de l’écarter pour déterminer sans difficulté ce que Démocrite
entendait par « poids ». Aristote définissait le poids comme une
tendance à se mouvoir vers le centre de l’univers ; mais l’univers
démocritéen, qui est infini, n’a pas de centre. Épicure identifiait le
poids à la tendance de tous les atomes à suivre des trajectoires
parallèles dans une certaine direction à travers le vide infini. Cette
théorie repose sur la croyance que la Terre est plus ou moins plate :
la direction « vers le bas » est tout simplement celle d’un corps en
chute libre, perpendiculairement à la surface de la Terre. Démocrite
croyait également que la Terre était plate, et il est envisageable que
sa théorie du poids ait été la même que celle d’Épicure. Enfin,
certains érudits considèrent que le poids d’un atome démocritéen est
équivalent à la résistance qu’il oppose aux chocs, au cours de ses
collisions avec d’autres atomes. Aucune solution ne fait encore
l’unanimité.
Il est en revanche certain que pour Démocrite les atomes se
meuvent dans toutes les directions, s’entrechoquant, rebondissant, et
entrant progressivement en composition pour peu que le hasard les
réunisse et qu’ils présentent les tailles et les figures appropriées.
Voici comment se forment les mondes : au sein du vide infini, une
infinité d’atomes se meut dans toutes les directions. Parfois, un
certain nombre d’entre eux se rassemble dans un « grand vide », où
ils forment un tourbillon. Celui-ci produit à sa surface une sorte de
pellicule ou de membrane externe (par analogie avec le
développement d’un embryon ?). Un ensemble d’atomes se trouve
ainsi confiné dans un volume fini. Le mouvement tourbillonnant
provoque un regroupement des atomes selon leurs figures et leurs
tailles (de même que les galets d’une grève sont peu à peu triés par
le va-et-vient des déferlantes). Les atomes les plus lourds tendent
vers le centre pour former une Terre semblable à un disque plat
(selon certains textes, elle serait non pas ronde, mais oblongue),
tandis que les plus légers et les plus mobiles, repoussés vers
l’extérieur, forment l’atmosphère et les cieux. Ce dernier point
soulève un problème qui a beaucoup préoccupé les philosophes
anciens jusqu’à l’époque d’Épicure : puisque la Terre est pesante et
qu’une motte de terre lâchée d’une certaine hauteur retombe sur le
sol dont on l’a arrachée, pourquoi donc la Terre dans son ensemble
ne tombe-t-elle pas à travers l’air qui s’étend sous elle ? Démocrite,
ainsi que la plupart des autres penseurs, répondait qu’elle le devait à
sa largeur : la Terre flotte sur l’air, tout comme une assiette posée à
plat sur une étendue d’eau peut flotter, mais coulera si on l’incline.
Bien que les textes conservés n’entrent pas dans les détails de la
cosmogonie démocritéenne, certains points peuvent être tenus pour
assurés. L’univers étant infini, un nombre quelconque de mondes
peuvent être formés par le processus qui vient d’être décrit : nous
devons en conclure que les mondes sont en nombre infini (Leucippe
et Démocrite ont probablement été les premiers à soutenir cette
thèse, que certains attribuent toutefois à Anaximandre ainsi qu’à
d’autres Présocratiques). Tous les composés atomiques, y compris les
mondes, adviennent à l’existence par suite de collisions dues au
hasard, et finissent par périr quand se dispersent les atomes qui les
composent. Création et destruction sont imputables à la
« nécessité » : elles doivent se produire lorsque les atomes présentent
les dispositions appropriées ; il n’y a pas trace (et cela est essentiel)
de destin ou de plan providentiel.
Il est regrettable qu’aucun des textes consacré à la formation du
cosmos ne nous soit parvenu. Désireux de décrire en détail les
théories de Démocrite en la matière, les spécialistes en sont venus,
faute de sources, à lui attribuer un grand nombre de textes : certaines
sections du livre III des Lois de Platon, les premiers chapitres de
Diodore de Sicile, le livre V de Lucrèce, entre autres. Mais les
arguments décisifs font défaut.
Dans le système démocritéen, aucun des composants
fondamentaux du monde n’est perceptible : le lecteur est censé
admettre que la riche variété qualitative que nos sens perçoivent
dans le monde n’existe pas dans la « réalité », laquelle ne consiste
qu’en atomes et en vide. Les termes dont use Démocrite accentuent
encore le paradoxe : il nomme en effet les composants de base de
l’univers tantôt « le plein » et « le vide », tantôt « les étants » et « le
non-étant ». Un tel vocabulaire renvoie aux Éléates, Parménide et
Mélissos, mais avec une différence remarquable. Pour ceux-ci, en
effet, « ce qui n’est pas » doit être compris au sens le plus strict
comme n’étant rien, et en parler revient à ne rien dire de rationnel.
Leucippe et Démocrite, en revanche, reconnaissent un certain mode
d’être à « ce qui n’est pas » : hormis l’extension, il est dénué de toute
propriété – il n’est que ce qui sépare les uns des autres différents
morceaux d’être. Opposé aux « étants » que sont les corpuscules
atomiques, il n’en jouit pas moins d’un certain mode d’être.
Ce dualisme marque un recul par rapport à l’ontologie moins
économe des prédécesseurs de Démocrite. Anaxagore rangeait un
grand nombre d’entités physiques au nombre des ingrédients de
base de l’univers, et réservait une place à part à un agent du
mouvement qu’il appelait « Esprit » ; Empédocle réduisit à quatre le
nombre des substances physiques (Terre, Eau, Air, Feu) et compléta
son système avec son propre couple d’agents du changement,
l’Amour et la Haine ; Démocrite, lui, excluant tout agent moteur, se
contente de deux constituants fondamentaux imperceptibles. La
conséquence paradoxale – le « non-étant », en quelque façon, est – ne
reçoit pas la moindre explication.
Est-il correct d’identifier à l’espace le vide (ou le « non-étant »)
démocritéen ? On a pu suggérer (Sedley, 1982) qu’il occupe l’espace,
sans se confondre avec lui : l’espace (qui resterait alors anonyme
dans la terminologie démocritéenne) pourrait dans cette hypothèse
être occupé soit par du « plein », soit par du « vide », susceptibles
l’un comme l’autre de se déplacer et d’échanger leurs positions. Mais
Aristote, pour ne citer que lui (De la génération et de la corruption, 1.8,
325a30), considérait le vide comme le lieu où se meuvent les
« étants », c’est-à-dire les atomes : en d’autres termes, le vide n’est
pas un occupant, mais un synonyme de l’espace. Il ne fait aucun
doute que telle était bien la conception que les Épicuriens, un siècle
plus tard, se faisaient du vide, et il est probable qu’elle remonte à
Démocrite.
Depuis quelques années, les philosophes se sont penchés sur
l’épistémologie démocritéenne. Un penseur selon lequel les
constituants fondamentaux de l’univers sont imperceptibles est tenu
d’établir un rapport quelconque entre l’expérience courante et sa
propre ontologie. Les documents antiques nous ont conservé sur
cette question de nombreuses remarques relatives à Démocrite ainsi
que quelques citations littérales, mais elles ne sont dépourvues ni
d’obscurité, ni d’ambiguïté. Voici la plus fameuse, qui nous a été
transmise par Galien et Sextus : « Par convention (nomôi), le doux ;
par convention, l’amer ; par convention, le chaud ; par convention, le
froid ; par convention, la couleur ; mais en vérité, les atomes et le
vide » (fragment 9 ; cf. fragment 125). Le problème consiste à
comprendre ce que Démocrite entendait par « convention ». Le
couple nomos/physis (convention/nature), popularisé par
l’enseignement des Sophistes, oppose aux règles de conduite que les
hommes fixent par accord entre eux celles qu’imposent
inévitablement les conditions naturelles. Mais dans le cas qui nous
occupe, cette opposition est hors de propos – car les sensations de
chaleur ou de froid ne font pas l’objet d’un accord, pas plus que la
perception du vert ou du rouge : tout au plus les hommes peuvent-
ils décider si tel ou tel objet possède ou non ces qualités. En d’autres
termes, le problème relève de l’ontologie.
Sextus Empiricus, qui se réclamait de la pensée sceptique, a pu
puiser chez Démocrite d’autres remarques qui confortent sa propre
position. L’homme est « séparé de la réalité » (fragment 6) ;
« réellement nous ne savons rien sur rien : pour chacun d’entre nous,
la croyance est un remodelage » (fragment 7) ; « il y a deux formes
de connaissance, la légitime et la bâtarde ; toutes celles qui suivent
sont de la race bâtarde : vue, ouïe, odorat, goût, toucher ; quant à
l’autre, elle est légitime, mais séparée des précédentes »
(fragment 11). Cependant, de nombreuses indications attestent que
Démocrite n’avait rien d’un Sceptique au sens strict du terme. Nous
avons la chance d’avoir conservé un fragment assez long du De
sensibus de Théophraste, qui nous expose avec quel soin Démocrite a
élaboré son étiologie de la perception sensible. Le texte fournit des
détails sur la figure et la taille des atomes qui ne manquent pas de
produire, à en croire Démocrite, tel ou tel effet (pathos) sur le sujet
percevant. Sans doute est-il impossible, selon la théorie de notre
auteur, de percevoir directement les éléments constitutifs de la
réalité ; du moins pouvons-nous tenter de déterminer les relations
causales entre les figures ou les tailles des atomes, ainsi que les
impressions provoquées par leurs chocs sur les organes des sens.
Cette théorie est on ne peut plus simple, et se fonde sur les
expériences sensibles que nous pouvons faire à notre échelle. Les
descriptions démocritéennes s’appuient sur certaines généralisations
(les surfaces rugueuses sont désagréables ; les surfaces lisses,
plaisantes, etc.). Mais, comme chacun sait, un même objet provoque
différentes impressions chez différents sujets. Selon Théophraste,
Démocrite se tirait d’affaire en supposant que ces objets sont
composés d’atomes de tailles et de figures très variées, et que
différents observateurs sont réceptifs et réagissent à différents
atomes composant l’objet. Démocrite évite ainsi de dire qu’une
même figure atomique pourrait provoquer différents effets selon les
sujets : le lien causal entre la figure et le pathos subjectif paraît du
même coup préservé.
Cela posé, quelles causes Démocrite assignait-il à la perception à
distance ? Démocrite a élaboré une théorie selon laquelle des
« images » (eidôla ou deikèla) s’échappent des surfaces de tous les
objets composés, produisant leur effet sur le sujet percevant par
contact direct avec les organes des sens – ce qui revient à réduire la
vue et l’ouïe à une forme de toucher. À ce que rapporte Aristote (De
l’Âme, 419a12), Démocrite aurait dit que nous pourrions distinguer
nettement une fourmi dans le ciel, si l’espace intermédiaire était
vide. Les sources recèlent également quelques traces d’une théorie
de la vision plus complexe, qui décrit comment un certain flux jaillit
des yeux du sujet, rejoint le flux d’images provenant de l’objet, et
interagit avec lui de façon à produire une seconde image que les
yeux peuvent alors accueillir. Quant à la première théorie, elle est
développée avec un grand luxe de détails dans les textes épicuriens,
notamment par Lucrèce dans le livre IV du De rerum natura.
En somme, Démocrite a clairement indiqué que les seules
propriétés à exister au niveau fondamental de la réalité sont la
figure, la taille, et le poids (auxquels nous devrions ajouter le
mouvement) ; et que nous n’avons aucun rapport direct, que ce soit
par l’entremise des sens ou par quelque autre biais, avec les atomes
et le vide, qui seuls sont « réels ». Cependant, en nous appuyant sur
des analogies entre les expériences sensibles que nous faisons des
qualités des composés et la perception que nous avons de leur
aspect, nous pouvons inférer quelles sortes d’atomes causent en
nous telle ou telle sensation particulière.
Il est frappant qu’Aristote cite fréquemment des observations
démocritéennes dans le domaine de la biologie, et plus
particulièrement en embryologie ; et il est non moins évident que le
Stagirite ne s’attarde guère sur la théorie démocritéenne de l’âme,
caractère essentiel du vivant, qui serait composée, comme le feu,
d’atomes sphériques. Le choix de Démocrite se justifie par le fait que
de tels atomes peuvent être considérés comme remarquablement
mobiles, et aptes en conséquence à communiquer presque
instantanément du mouvement à différents points du corps. Aristote
objecte qu’une telle solution paraît simpliste : comme de telles
particules psychiques ne permettent de rendre compte que du seul
mouvement du corps, sans expliquer son repos, il faut selon lui faire
appel à des concepts d’un tout autre ordre (le désir et l’intention, par
exemple). En revanche, Aristote traite plus d’une fois Démocrite en
interlocuteur valable dès qu’il aborde des questions d’embryologie
comme les contributions respectives des parents mâle et femelle aux
caractères de l’embryon, la cause des naissances monstrueuses, la
stérilité des mulets, etc. Élien se réfère également à Démocrite, à
plusieurs reprises et assez longuement, dans son Histoire naturelle. Le
caractère hétéroclite des fragments ne permet pas de reconstruire
une doctrine d’ensemble.
Il est extrêmement surprenant qu’Aristote ne mentionne jamais
Démocrite dans ses écrits éthiques, alors même que la grande
majorité des citations littérales de Démocrite que nous possédons
traite de questions pouvant être qualifiées de morales. Dans son
anthologie, Stobée a recueilli cent trente maximes ou aphorismes
attribués à Démocrite. Une collection intitulée Les Sentences d’or de
Démocratès a été découverte dans un manuscrit datant du XVIIe siècle ;
comme certaines de ces maximes se retrouvent dans Stobée,
l’ensemble en a parfois été restitué à Démocrite, mais une telle
attribution est sujette à caution.
La plupart des fragments se présentent comme des gnômai, c’est-
à-dire comme des sentences brèves et mémorables qui se suffisent à
elles-mêmes et dont l’enseignement moral est souvent rythmé par
un balancement antithétique ou tiré d’une comparaison éclairante.
Les quelques exemples suivants suffiront à illustrer le genre : « Un
bon discours ne dissimule pas une mauvaise action ; une bonne
action n’est pas lésée par un discours calomnieux » (fragment 177) ;
« La jeunesse peut avoir du sens, la vieillesse en manquer. Car ce
n’est pas le temps qui enseigne la sagesse, mais une éducation
opportune, ainsi que la nature » (fragment 183) ; « Aux dieux, dans
leurs prières, les hommes demandent la santé, sans voir qu’ils l’ont
eux-mêmes en leur pouvoir. Ils l’attaquent par leur intempérance, et
trahissent leur propre santé du fait de leurs désirs déréglés »
(fragment 236).
Les dieux ne jouent pas de rôle important dans la philosophie de
Démocrite, que ce soit dans sa cosmogonie ou en matière de morale.
Mais il n’a pas voulu renverser complètement les conceptions
religieuses populaires. Notre source la plus détaillée est Sextus
(Math., 9.19), selon qui Démocrite parlait de grandes « images »
(eidôla), durables sans être indestructibles, les unes favorables et les
autres non, qui visiteraient les hommes et prédiraient l’avenir. Mais
faute de documents, il est impossible d’attribuer à Démocrite une
théorie élaborée. Quelques lignes après le passage que nous venons
de citer, Sextus rapporte que Démocrite raillait les hommes des
temps passés qui attribuaient le tonnerre, les éclairs, les éclipses, à
l’action des dieux. Ainsi, à défaut d’en savoir plus sur sa théologie,
nous pouvons du moins la caractériser négativement : les dieux
n’ont pas présidé à la formation du monde, et n’interviennent pas
dans son cours.
Par leur contenu, un grand nombre des fragments moraux de
Démocrite font songer à l’éthique épicurienne (ce qui, bien entendu,
les rend relativement suspects). Le but à atteindre est l’euthumiè, la
« tranquillité de l’âme » ou la « bonne humeur ». Les hommes
peuvent l’obtenir, d’après Stobée, « grâce à la modération dans la
jouissance et à l’équilibre dans la vie ; les défauts et les excès tendent
à l’inconstance, et à provoquer dans l’âme de grands
bouleversements. Or les âmes qui subissent de tels transports ne
jouissent ni d’un bon équilibre, ni de la bonne humeur »
(fragment 191). D’autres témoignages confirment l’exigence de
modération « tant en privé qu’en public » (fragment 3). Faut-il
déceler dans ce dernier fragment une trace de la répugnance
épicurienne à l’égard de la vie publique ? Quoi qu’il en soit,
contrairement à Épicure, Démocrite a défendu en termes très vifs les
institutions démocratiques : « Autant la pauvreté dans une
démocratie est préférable à ce que les puissants appellent bonheur,
autant la liberté l’emporte sur l’esclavage » (fragment 251) ; « C’est à
la concorde (homonoïè) que les cités doivent de pouvoir entreprendre
leurs hauts faits et leurs guerres : sans elle, cela est impossible »
(fragment 250). Quant au fragment suivant, Eric Havelock a estimé
qu’il s’agissait de « la plus remarquable sentence qu’ait jamais
énoncée un penseur politique sur le sol grec » : « Quand ceux qui
détiennent le pouvoir prennent sur eux d’être généreux envers ceux
qui n’ont rien, de les secourir, de se les concilier, alors naît la
compassion, s’achève l’isolement, grandissent l’amitié, la solidarité,
l’accord parmi les citoyens, ainsi que bien d’autres avantages que
nul ne saurait dénombrer » (fragment 255).
Y a-t-il un lien entre l’éthique de Démocrite et sa physique (cf.
Vlastos 1945-1946) ? Il ne fait pas de doute que sa théorie de l’âme
s’accorde harmonieusement à ses vues morales. Nous ne possédons
pas de description détaillée du fonctionnement de l’âme
démocritéenne qui soit comparable à celle que les livres III et IV de
Lucrèce nous ont transmise pour l’épicurisme. Quelques fragments
soulignent cependant le pouvoir de l’âme sur le corps (l’âme est
constituée d’atomes sphériques et mobiles précisément pour lui
garantir un tel pouvoir), mettant ainsi en évidence la prééminence de
la pensée et de l’intention sur les besoins et les nécessités purement
organiques. Le but de la vie est parfois décrit, dans un registre quasi
physique, comme une sorte d’équilibre ou comme l’absence de tout
mouvement violent. Quant à l’instruction morale, elle est
caractérisée en termes remarquables : « La nature et l’éducation sont
apparentées. Car l’éducation remodèle l’individu, et par un tel
remodelage crée sa nature » (fragment 33). Il semble indubitable
qu’une certaine psychologie morale à fondement matérialiste doit
sous-tendre ce genre de maximes, mais il est difficile d’être plus
précis.
Dans toute l’histoire de la philosophie classique, personne n’a été
aussi maltraité que Démocrite (sauf peut-être Leucippe). Ses
recherches ont porté sur une vaste gamme de domaines –
embryologie, mathématiques, musique – et nous ignorons à peu
près totalement ce qu’il a écrit. Des deux grands philosophes de la
génération suivante, l’un le passe sous silence, et le second lui est
hostile. Sa grande théorie physique a été transmise par
l’intermédiaire de la tradition épicurienne, qui avait elle-même à
lutter contre un préjugé défavorable, dû à l’interprétation (erronée,
mais prévisible) de sa morale en termes d’hédonisme vulgaire. À
l’époque romaine, Démocrite heurtait les Stoïciens – et quant aux
chrétiens, ils ne pouvaient que le condamner.
Pourtant, la théorie atomiste est un accomplissement majeur. Ce
système était destiné à constituer le plus puissant défi jeté à
l’aristotélisme. Démocrite a montré qu’un monde pouvait se former
par hasard dans le vide infini, que la matière pouvait être
corpusculaire plutôt que continue, que des qualités pouvaient
dériver d’atomes n’ayant pour seules qualités que leur figure, leur
taille, leur poids ; et s’il ne pouvait qu’échouer en défendant sa
conception de la forme de la Terre, du moins esquissa-t-il à cette
occasion une remarquable théorie unifiée du mouvement.
David FURLEY
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Textes et traductions
On trouvera les textes originaux dans DIELS, Hermann, et KRANZ,
Walther (= DK), Fragmente der Vorsokratiker, vol. II, 6e éd., 1952 (avec
traduction allemande), ainsi que dans LURIA, S., Demokrit, Leningrad,
1970.
DUMONT, Jean-Paul, Les Écoles présocratiques, Paris, Gallimard, coll.
« Folio-Essais », 1991.

Études
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BARNES, Jonathan, The Presocratic Philosophers, vol. II, Londres,
Routledge & Kegan Paul, 1979.
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Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1935 (réimpr. New York, 1964).
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FURLEY, David J., Two Studies in the Greek Atomists, Princeton
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SEDLEY, David, « Two Conceptions of Vacuum », Phronesis, no 27,
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VLASTOS, Gregory, « Ethics and Physics in Democritus », in R.E. Allen
et David J. Furley (dir.), Studies in Presocratic Philosophy, vol. II,
Londres, Routledge & Kegan Paul, 1975.
Diogène

À l’image de Socrate, Diogène de Sinope, exerça sur la pensée


antique une double influence : au niveau empirique, l’ascendant de
son exemple et de son enseignement sur ses disciples immédiats
donna naissance à un nouveau courant philosophique, mais, au-delà
de son existence historique, son souvenir se cristallisa en un
personnage typique qui devint une référence culturelle commune et
sujette à une grande diversité de réinterprétations, à la fois dans le
champ philosophique et le champ littéraire. De l’œuvre de Diogène
lui-même, il ne nous reste que quelques témoignages très
fragmentaires. Tout le reste, c’est-à-dire la quasi-totalité de ce que
nous savons de lui – sentences et anecdotes plus ou moins
développées, évoquées par d’autres penseurs ou rhéteurs ; lettres
apocryphes ; recueils biographiques ou doxographiques –
témoignent de la constitution d’une légende diogénienne, dont la
portée fut au moins aussi grande que celle de son enseignement
historique. Ainsi, l’examen critique de cet héritage, afin de
reconstituer la réalité du Diogène historique est certes en soi
indispensable, mais il se révèle insuffisant, s’il n’est pas complété par
une étude de la légende diogénienne elle-même, afin d’en extraire le
noyau narratif et les principales versions.
Vie
Diogène est né à Sinope, colonie de Milet située sur la mer Noire,
à la fin du Ve siècle. avant J.-C. (on situe sa naissance entre 412 et
403). Il était fils d’Hikésios, citoyen proche des cercles du pouvoir.
De son enfance et de sa formation à Sinope nous ne savons rien. On
peut cependant penser qu’il y reçut la formation (paideia) propre à sa
couche sociale. En tout cas sa culture littéraire était suffisamment
solide pour qu’il se révélât ensuite capable de citer Homère, Euripide
ou de composer des tragédies.
Son destin bascule lorsqu’il se voit contraint de quitter Sinope.
Les circonstances de cet exil ne sont pas connues avec certitude.
Diogène Laërceen expose plusieurs versions (Vies et doctrines des
philosophes illustres, VI 20) : selon l’une d’elles, son père, Hikésios, qui
dirigeait la banque publique aurait été exilé après avoir falsifié, ou
altéré, la monnaie. Selon d’autres, Diogène serait lui-même l’auteur
de ce méfait, à la suite duquel il aurait été condamné à l’exil, ou
aurait fui de son propre chef. On a effectivement retrouvé des
monnaies de Sinope portant la marque d’un magistrat Hikésios et
datant de 362 à 310 avant J.-C., ainsi que d’autres, dont certaines sont
d’origine cappadocienne, datant de cette époque, imitant la monnaie
de Sinope, mais entaillées au ciseau pour les retirer de la circulation.
Le père de Diogène n’aurait donc pas été un faux monnayeur, mais
aurait, comme l’exigeaient ses fonctions de magistrat, altéré une
fausse monnaie pour la signaler comme telle. Cependant, l’exil de
Diogène n’aurait rien à voir avec cet épisode de « falsification », mais
serait dû aux conflits politiques à Sinope, au moment de la prise du
pouvoir par le Satrape Datamès en 370. En effet, cette dernière date
est la seule compatible avec la rencontre – rapportée par la
tradition – entre Diogène et Antisthène (mort en 366) à Athènes.
Quoi qu’il en soit, Diogène lui-même dans son Pordalos assumait
le fait de « falsifier la monnaie », la falsification prenant ici un sens
figuré : dans la mesure où nomisma, « la monnaie », peut également
signifier « la coutume », elle devient un renversement des règles et
valeurs admises par l’opinion commune. Nous pouvons ainsi voir
comment Diogène lui-même, prenant appui sur un épisode de sa
propre vie ou de celle de son père (à l’image de Socrate évoquant
dans le Théétète [148e-151d] le métier d’accoucheuse de sa mère), fut
le premier à faire de sa vie un récit philosophique.
On le retrouve ensuite à Athènes, où la légende, riche en
anecdotes évocatrices, veut qu’il ait été disciple d’un élève de
Gorgias, puis de Socrate : Antisthène. Que cette rencontre ait ou non
eu lieu, il est important de questionner la tradition, relayée
notamment par Diogène Laërce, qui fait d’Antisthène le véritable
fondateur du cynisme. Si la question de savoir si Antisthène est le
premier penseur à avoir été appelé du nom de « chien » (par Aristote
dans la Rhétorique III, 10, 1411a24-25) est encore débattue, il est
cependant sûr qu’Antisthène ne fut pas le premier Cynique. En effet,
ses recherches assez poussées autour du statut du langage et des
conditions de l’argumentation, son interprétation d’Homère et sa
critique de l’idéalisme platonicien, ainsi que l’étendue de son œuvre,
entièrement disparue, dont le catalogue impressionnant concerne un
grand nombre de domaines, font de lui un savant accompli. Cet
héritier de la sophistique et de la pensée socratique est ainsi fort
éloigné du rejet cynique des disciplines théoriques et des subtilités
dialectiques, considérées par Diogène comme inutiles. De fait, la
tradition qui fait d’Antisthène le fondateur du cynisme est le produit
d’une construction historiographique ultérieure. À partir du IIe siècle
avant J.-C. on commença à se représenter l’histoire de la philosophie
en fonction du schéma développé par les auteurs de Successions : il
s’agit là d’un genre littéraire qui établissait la généalogie des maîtres
au sein de chaque école de pensée. Être philosophe impliquait alors
de pouvoir se rattacher à un courant conçu comme une filiation
ininterrompue à partir d’un grand fondateur. Or, si le platonisme, à
cause de la continuité institutionnelle de l’Académie, n’avait aucun
mal à se rattacher à Socrate, il n’en fut pas de même pour les écoles
apparues à l’époque hellénistique. On chercha ainsi à présenter le
cynisme comme le maillon permettant d’affilier le stoïcisme, fondé à
la fin du IVe siècle avant J.-C. par Zénon de Kition, à Socrate. Comme
Zénon avait été l’élève du Cynique Cratès, lui-même élève de
Diogène, il suffisait de rattacher Diogène à Socrate par le biais d’un
de ses élèves, à savoir Antisthène, dont le rigorisme et l’ascétisme
moral semblaient préfigurer celui de Diogène. D’autre part
Antisthène semblait avoir enseigné au gymnase athénien du
Kynosarges, dont l’étymologie rappelait kynos, le « chien », ainsi que
l’appellation du cynisme (kynismos).
Diogène fréquenta-t-il les cercles philosophiques à Athènes ? Un
certain nombre d’anecdotes le mettent en scène comme adversaire
de Platon, qui aurait jugé que Diogène était un Socrate devenu fou
(Diogène Laërce, VI 54). La réalité historique de tels récits est
invérifiable et la rencontre entre Diogène et Platon peut même être
mise en doute, en tout cas dans l’hypothèse qui situe l’exil de
Diogène vers 350, puisque Platon est mort en 348. Cependant,
comme nous le verrons, la pensée politique de Diogène est hantée
par la référence platonicienne. Quoi qu’il en soit, parmi les multiples
fréquentations intellectuelles que la tradition lui prête, nous pouvons
de façon vraisemblable évoquer celle de Théophraste, l’élève
d’Aristote qui parla de lui dans son Mégarique, ou celle du
Mégarique Ichthyas qui apparaît comme titre de l’un des dialogues
de Diogène. D’autre part, des témoignages montrent qu’à l’occasion
Diogène pouvait utiliser des doctrines inspirées de penseurs
présocratiques, comme celle de Thalès d’après laquelle « tout est
plein de dieux », que Diogène oppose à une fidèle prosternée dans
une position inconvenante (ibid., VI 37), ou la thèse anaxagoréenne
d’après laquelle « tout est mélangé à tout », de telle sorte que tout
contient une part de toutes les substances naturelles, que Diogène
évoquait pour justifier l’anthropophagie (ibid., VI 73). Ainsi, même si
Diogène va se caractériser par son rejet explicite des différents
aspects de la culture traditionnelle et de la recherche intellectuelle
poursuivie pour elle-même, il n’en est pas moins un produit de
celles-ci et c’est en partie cet ancrage culturel et théorique qui lui
permettra de revendiquer le statut de philosophe.
Diogène, selon les versions, serait mort à l’âge de 81 ou de 90 ans.
Plusieurs sources font état de la tradition, dont il y a lieu de se
méfier, qui le fait mourir le même jour qu’Alexandre, en 323 avant J.-
C. Néanmoins, sans doute s’appuyait-elle sur une certaine
vraisemblance chronologique, de sorte qu’il est possible de situer sa
mort entre 324 et 321 avant J.-C. Les circonstances du décès ont
donné lieu à une multiplicité de variantes (Diogène Laërce, VI 76) :
selon certains, Diogène serait mort en contractant le choléra après
avoir mangé un poulpe cru ; pour d’autres, alors qu’il partageait un
poulpe à des chiens, il aurait été mordu par l’un d’entre eux ; dans
une autre version, somme toute la plus vraisemblable, ses disciples,
après l’avoir trouvé mort, supposèrent qu’il avait retenu sa
respiration. Mourir en retenant sa respiration est, en effet, un exploit
que l’on attribuait traditionnellement aux sages.
N’ayant pas fondé d’école philosophique, au sens institutionnel
du terme, c’est-à-dire avec des cours réguliers et un programme
complet, Diogène eut néanmoins des disciples qui le fréquentèrent et
imitèrent son genre de vie, au moins pendant un certain temps.
Parmi tous ceux qu’on lui prête, citons tout d’abord le Cynique
Cratès de Thèbes, lui-même maître du stoïcien Zénon. Il est célèbre,
dans la tradition, par son renoncement spectaculaire aux richesses
(soit qu’il les ait jetées à la mer, soit que, plus vraisemblablement, il
les ait mises en dépôt, jusqu’à ce que son fils puisse en disposer) et
par son union avec sa compagne Hipparchia, premier exemple de
« mariage » cynique, conforme aux préceptes de Diogène. Onésicrite
d’Astypalée devint également élève de Diogène et accompagna
ensuite l’expédition d’Alexandre en Orient, où il rencontra les
« gymnosophistes », c’est-à-dire les ascètes indiens, brahmanes ou
simples renonçants, nus (gymnoi).

Enseignement et œuvres

À Athènes, Diogène ne fonda pas d’école philosophique au sens


institutionnel du terme et mena une vie dont les conditions étaient
précaires et le logement bien souvent de fortune. La tradition nous le
présente habitant dans un tonneau, que les Athéniens furent même
amenés à remplacer (ibid., VI 43) : il s’agit en fait d’une jarre assez
grande pour qu’un homme puisse y tenir. Cela ne l’empêchait pas
d’élire également domicile dans les bâtiments publics, voire les
temples. Il semble avoir subsisté grâce à la générosité publique –
mendiant et réclamant l’aumône avec verve – et sans doute grâce à
celle de ses disciples (du moins avant que ceux-ci ne deviennent à
leur tour d’authentiques Cyniques impécunieux). À ce déclassement
social, Diogène sut réagir en assumant publiquement sa pauvreté
comme un choix de vie et en la mettant en scène par des
renoncements spectaculaires, comme l’adoption du tribôn pour seul
vêtement, rude pièce d’étoffe, ordinairement réservée aux esclaves,
que l’on portait pliée en deux lorsqu’il faisait froid et qui servait
également de couverture. Ce manteau, qui avait peut-être été déjà
adopté par Antisthène, ou le Pythagoricien Diodore d’Aspendos
(ibid., VI 13), s’imposa par la suite comme l’uniforme des
philosophes ascétiques, porté notamment par les Stoïciens. À ce
costume il faut ajouter comme accessoires la besace, c’est-à-dire le
sac dans lequel le Cynique renferme tout ce qu’il possède, et le
bâton, qui sert à l’occasion à repousser passants ou disciples jugés
importuns. Ainsi pourvu, le Cynique peut facilement changer de
résidence, et les anecdotes nous montrent Diogène séjournant à
Corinthe, Éleusis ou Olympie.
À ce mode de vie spectaculaire Diogène associait un
enseignement oral, composé de harangues, de discussions, où son
sens de la repartie faisait mouche. Il comportait aussi des mises en
scène où la performance ascétique était destinée à transmettre un
message éthique, même si nous ne pouvons évidemment pas savoir
si toutes celles qu’on lui prête (comme se rouler l’été dans le sable
brûlant et embrasser l’hiver les statues couvertes de neige [ibid., VI
23]) reposent sur une réalité historique.
Diogène eut également une activité littéraire et les deux
catalogues de ses œuvres les plus anciens (le premier anonyme et le
second attribué à Sotion) se retrouvent chez Diogène Laërce (ibid., VI
80). Tous deux commencent par une liste de treize ouvrages
(qualifiés par la liste anonyme de dialogues), dont seuls quatre titres
sont communs, mais qui suggèrent néanmoins une référence
originaire commune à un corpus d’une douzaine d’ouvrages, tous
disparus. Ensuite, les deux catalogues lui attribuent des Lettres. Nous
disposons effectivement d’un corpus de lettres « de Diogène » et des
premiers Cyniques, mais son caractère tardif (les plus anciennes
datant du Ier siècle avant J.-C.), et donc apocryphe, fait l’unanimité
des critiques. Enfin, le catalogue anonyme ajoute sept tragédies qui
ne se retrouvent pas dans celui de Sotion. Néanmoins, nous trouvons
par ailleurs (par exemple au chapitre VI du Sur les Stoïciens de
Philodème de Gadara) des références à certaines tragédies de
Diogène, qui nous laissent penser qu’elles étaient authentiques.
Diogène avait donc écrit une œuvre, qui, certes, était peu étendue, en
comparaison, par exemple, de celle de Platon, mais qui n’en existait
pas moins et ceci dans plusieurs genres littéraires, contrairement à ce
qu’affirmaient les alexandrins Sosicrate et Satyros, pour qui Diogène
n’avait rien écrit. Bien plus, c’est en explorant les rares témoignages
concernant ses ouvrages que nous pouvons espérer accéder à la
pensée de Diogène indépendamment de sa légende.
Par Philodème, nous savons également que Diogène, dans
« l’Atrée et l’Œdipe […] présente comme agréables la plupart des
horreurs et des impiétés de la République ». L’Atrée, qui apparaît sous
le titre de Thyeste chez Diogène Laërce (dont l’argument d’allure
anaxagoréenne déjà cité est tiré), était consacré à une apologie de
l’anthropophagie et de l’inceste, lui-même également défendu dans
l’Œdipe.
Cependant, l’œuvre la plus documentée est la République
(Politeia), dialogue cité uniquement dans la liste anonyme, mais qui a
inspiré l’œuvre homonyme de Zénon de Kition, les deux ouvrages
étant résumés conjointement par Philodème de Gadara, dans les
chapitres 7 à 9 de son Sur les Stoïciens. Cette République décrivait une
communauté politique composée uniquement de sages « ayant
adopté la vie des chiens », c’est-à-dire menant la vie frugale des
Cyniques, rejetant le confort de la civilisation, mais aussi, et ceci de
manière systématique, la plupart de ses institutions. Sont, en effet,
abolis la propriété privée, la différenciation des rôles sociaux entre
l’homme et la femme, la pudeur, l’usage des armes considérées
comme inutiles (et donc l’existence d’une fonction militaire) et
surtout les principaux interdits sexuels comme ceux frappant
l’inceste ou l’homosexualité, l’institution matrimoniale étant
remplacée par l’union libre. À cela, on peut ajouter certaines
allusions – pour lesquelles il est difficile de démêler la vérité de
l’exagération polémique – à une parodie de sacrifice où les victimes
animales seraient remplacées par les propres parents, que l’on tuerait
et mangerait de cette manière. Quoi qu’il en soit, Diogène contestait
la pertinence des interdits et rites religieux liés à la mort, le corps
pouvant être laissé sans sépulture ou être ingurgité comme
nourriture.
D’un point de vue purement descriptif, l’arrière-plan de cet
ouvrage est la République platonicienne, et plus particulièrement le
mode de vie paradoxal de la classe des gardiens, décrit au livre V.
Mais Diogène étend et radicalise cette vie austère et communautaire
à l’ensemble des citoyens de sa cité, tout en la détachant de toute
fonction militaire. Les membres de la cité cynique n’étant ni
producteurs, ni consommateurs des richesses susceptibles de
susciter la convoitise, ils n’ont besoin ni d’armes, ni de militaires
pour se défendre. Bien plus, s’étant tous restreints à la satisfaction
des seuls besoins naturels faciles à satisfaire, ils n’ont plus besoin de
se constituer en une société complexe et hiérarchisée, régie par le
principe de la division du travail qui, pour Platon, découle du fait
que « personne parmi nous n’est autarcique mais chacun manque de
beaucoup de choses » (La République, 369b).
Nous arrivons ainsi à l’intuition fondatrice de Diogène pour qui
l’homme peut trouver directement dans la nature de quoi satisfaire
ses besoins fondamentaux, de telle sorte que tout effort technique,
social ou culturel pour la suppléer ou la corriger est compris par lui
comme illusoire : « Il criait souvent que la vie donnée aux hommes
par les dieux est une vie facile, mais que cette facilité leur a été
cachée, car ils recherchent gâteaux de miel, parfums et choses du
même genre » (Diogène Laërce, VI 44). Dans une telle perspective
antiprométhéenne, l’être vivant dont le rapport à la nature ne passe
pas par la médiation de l’artéfact et de l’institution, c’est-à-dire
l’animal, devient le paradigme moral. Non pas que l’homme doive
imiter tous les comportements des animaux, mais là où l’homme
s’est éloigné de la nature en se créant des désirs, des lois et des
interdits inutiles, l’animal, exempt de telles erreurs, montre la voie. Il
devient même le critère qui permet de faire le partage entre ce qui est
naturel et ce qui ne l’est pas : par exemple, dans un passage
certainement tiré de son Œdipe, Diogène expliquait qu’Œdipe avait
tort de se lamenter d’avoir couché avec sa mère, puisque ni les
chiens, ni les ânes ne se lamentent de le faire (Dion de Pruse,
Discours X, 29-30). À cette exemplarité de l’animal, on peut associer
la revendication du surnom de « chien », que celui-ci ait été repris
d’Antisthène ou qu’il soit le résultat de la transformation d’une
insulte subie en slogan assumé.
La possibilité d’une vie « facile » naturellement autarcique, ou
quasi autarcique, implique également une révision de la relation de
dépendance qui, traditionnellement, lie les hommes aux dieux : « Le
propre des dieux est de n’avoir besoin de rien ; celui de ceux qui sont
semblables aux dieux d’avoir besoin de peu de choses. » (Diogène
Laërce, VI 10.) À l’autarcie parfaite des dieux, répond la quasi
autarcie pratique du sage, de sorte qu’il n’a, pour ainsi dire, plus
besoin d’eux et plus besoin des rites traditionnellement destinés à
attirer leurs faveurs. Devenu semblable aux dieux, le sage peut
rejeter les pratiques religieuses de son temps, à tel point qu’on peut
se demander s’il a encore besoin de l’hypothèse de leur existence, si
ce n’est à titre de paradigme moral.
La promotion diogénienne de l’animalité ne conduit cependant
pas au rejet de la rationalité, constitutive du champ philosophique.
Dans l’Antiquité déjà, on se posait la question de savoir si le cynisme
était une philosophie ou un simple genre de vie ; or à cette
alternative on peut répondre que ce genre de vie qu’est le cynisme
est une réponse, se voulant rationnelle, à une question
philosophique, posée par Socrate et reprise par ses successeurs :
quelle vie faut-il mener ? Comment faut-il rechercher le souverain
bien, c’est-à-dire le bonheur ? La pensée de Diogène s’inscrit donc
dans cette définition morale de l’objet même de la philosophie, mais,
contrairement à Socrate, la recherche du bonheur ne passe pas, pour
lui, par l’enquête dialectique, la réfutation (elenchos) patiente et
argumentée des opinions du partenaire, dans l’espoir de découvrir la
véritable réponse à la question posée. Chez lui, la réfutation de
l’opinion commune s’effectue par le biais du ponos, terme signifiant à
la fois douleur, épreuve et travail, dont on peut considérer qu’il a un
rôle central, comme l’a montré M.-O. Goulet-Cazé. Le Cynique
rejette, certes, les peines et travaux (ponoi) inutiles que s’imposent
ceux qui se soumettent aux illusions de l’opinion et condamne ainsi
les efforts des athlètes, des musiciens et des artisans, mais le ponos,
dans certaines circonstances, peut, au contraire, nous indiquer la
voie de la nature. Il se révèle alors comme une expérience, au départ
douloureuse, car elle nous frustre d’un bien illusoire, mais par
laquelle le Cynique découvre en quoi consiste le bonheur de la vie
naturelle. Celui-ci peut, au départ, avoir été provoqué par les
circonstances, ainsi l’exil et la perte consécutive des richesses et du
statut social fut, pour Diogène, le ponos fondateur de son mode de
vie. Cependant, à ces épreuves subies, le Cynique en ajoute d’autres
qu’il s’inflige lui-même, afin de rejoindre la nature (renoncements au
confort, à la propriété, aux plaisirs raffinés, exercices d’endurance).
Le ponos peut également, comme l’illustrent bon nombre
d’anecdotes, être infligé à autrui dans le but de l’éveiller. Mais, plus
fondamentalement, le Cynique menant dès à présent la vie
entièrement publique décrite dans sa République, tout renoncement
qu’il s’inflige à lui-même est déjà une épreuve pour autrui, puisqu’il
signifie à la conscience commune que les valeurs véhiculées par
l’opinion ne s’imposent pas comme les valeurs souveraines et qu’il
est possible, à condition de changer radicalement de vie, d’atteindre
directement le bonheur. L’autarcie du Cynique ne saurait ainsi être
interprétée comme l’individualisme d’un sujet ne recherchant le
bonheur que pour lui-même : la vie cynique, par nature exposée aux
regards est, d’emblée, politique.
À la question traditionnelle du Ménon de Platon (70b) :
« l’excellence vient-elle de l’enseignement ou de l’exercice (askèsis),
ou bien est-elle donnée aux hommes par nature ? », Diogène a donc
répondu en privilégiant la seconde option. Cependant, l’expérience
ascétique du ponos n’est ni purement subjective, ni simplement
relative à l’individu qui l’éprouve, elle prétend au contraire avoir
une dimension universelle, c’est-à-dire constituer la réponse, ou la
meilleure réponse possible, à la question du bien humain. Or une
telle exemplarité ne peut être produite que par une justification
rationnelle. La dénonciation des erreurs et contradictions de
l’opinion et de l’ensemble des institutions qui en dérivent ; l’appel à
la nature, conçue comme le véritable remède aux illusions de la
doxa ; la radicalisation de la distinction platonicienne entre désirs
nécessaires et non nécessaires, et surtout la promotion de l’animal
comme révélateur de la nature, associée au refus de définir
l’humanité par sa capacité à développer la technique, constituent les
axes principaux de la matrice argumentative, par laquelle le Cynique
justifiait son mode de vie et le constituait en choix éthique raisonné.
Même si la tradition – pour des raisons qu’il faudra élucider – ne
nous a transmis que peu d’exemples de ces justifications
rationnelles, ce sont elles qui permettent d’inscrire et de situer la
pensée de Diogène dans l’histoire de la philosophie. Dans la mesure
où la philosophie en était venue, à partir de l’époque hellénistique, à
se définir elle-même, entre autres, comme une réponse rationnelle et
pratique à la question de savoir quelle vie il faut mener, il était
difficile d’en exclure le cynisme et les différentes écoles de pensée
devaient répondre au défi qu’il posait : celui d’un bonheur affiché,
justifiant rationnellement son refus de toute spéculation, celui d’une
raison pratique se limitant drastiquement elle-même et limitant la
raison théorique avec elle.
Cependant, Diogène pensait-il que son choix éthique pouvait être
étendu à l’ensemble de l’humanité, auquel cas la société décrite dans
sa République représenterait pour lui l’avenir souhaitable du genre
humain, ou bien pensait-il que ce bonheur n’était réservé qu’à une
minorité de sages ? Faute de témoignages directs, il est difficile de
répondre à cette question. Constatons simplement que Diogène ne
convertissait pas les foules qu’il provoquait et maltraitait, mais
seulement un nombre réduit de disciples. Il est ainsi probable que,
comme la plupart des écoles de pensée de son temps, il estimait
qu’en ce monde la sagesse serait toujours minoritaire. Ainsi, sa
description d’une cité des sages n’était ni un projet politique, ni la
reconstruction d’un état originaire de l’humanité, mais une
expérience salutaire de pensée, permettant d’explorer tous les
aspects de la vie naturelle en la concevant à une échelle collective,
alors que le Cynique ne la réalisait empiriquement que de façon
solitaire, ou dans le cadre d’une communauté très réduite. C’est ainsi
que, lorsque Diogène, selon Lucien (Les Sectes à vendre, 8), dit qu’il
est « de partout » et se déclare « citoyen de l’univers » (kosmopolitès),
il n’est pas en train de concevoir la nature comme une république
universelle, dont les citoyens seraient les hommes et les dieux, à
l’image de ce qu’elle deviendra dans le stoïcisme. Un tel concept
suppose, en effet, une réflexion physique globale sur le kosmos
naturel, régi par la loi rationnelle (que seuls les hommes et les dieux
peuvent connaître), tout à fait étrangère à Diogène, pour qui la
nature n’est jamais que ce qui se manifeste ici et maintenant, à l’issue
de l’expérience morale du ponos. Être citoyen de l’univers, c’est avant
tout ne se reconnaître citoyen d’aucune cité positive, dans la mesure
où celles-ci sont régies par des valeurs illusoires, mais aussi savoir
que n’importe où cette vie autarcique que permet la nature pourra
être réalisée.

La légende

Ainsi, comme en témoigne, par exemple, la multiplicité des


versions de l’exil ou de la mort de Diogène, il est difficile de tenter
de reconstituer un Diogène « historique », sans avoir affaire à un
ensemble de récits, généralement assez courts, le mettant en scène,
dont la forme littéraire est l’apophtegme (courte sentence ou
repartie, souvent accompagnée des circonstances de son énonciation)
ou la chrie (récit d’anecdote). Ces petits récits, mettant en scène
Diogène ou d’autres Cyniques, firent très tôt l’objet de multiples
recueils, le premier d’entre eux étant celui du Cynique Métroclès,
élève de Cratès. Ils furent alors inlassablement repris, glosés et
remaniés tout au long de l’Antiquité par des auteurs très divers et, la
plupart du temps, entièrement détachés du contexte doctrinal du
cynisme. Cet ensemble d’anecdotes, aux multiples versions,
constitue la légende de Diogène, ce personnage qui,
indépendamment des doctrines paradoxales que son correspondant
historique a pu soutenir, continue d’exercer, jusqu’à nos jours, une
fascination, à des niveaux et dans des contextes très divers. Nous
nous proposons ici d’en retracer les traits les plus caractéristiques,
sachant que parfois l’évocation d’un seul ou deux d’entre eux suffit à
identifier le personnage « Diogène » dans la mémoire collective et
que Diogène, en se mettant en scène et en se racontant lui-même
(Diogène Laërce, V 18), fut sans doute le premier à fixer les cadres
narratifs de sa propre légende.
Diogène est tout d’abord signifié par l’image transmise par
l’iconographie, elle-même dérivée de la tradition littéraire, d’un
homme barbu et presque nu, vivant dans une grande jarre, ou plus
tard un tonneau, et pourvu d’une besace et d’un bâton. Dans la
galerie des philosophes grecs, Diogène a donc le rôle,
immédiatement compréhensible, de celui qui vit dans la plus
extrême pauvreté et la prône comme idéal de vie.
À ce dénuement nous pouvons associer les anecdotes qui en
montrent les étapes. L’une des plus célèbres est celle où Diogène
apprend à trouver le bonheur dans l’indigence, en observant une
souris courant de tous côtés « sans rien regretter des sources
apparentes de jouissances » (Diogène Laërce, VI 22), qui semble faire
le récit de la conversion de Diogène, par un animal, à ce qui, plus
tard, deviendra le cynisme. Une autre, très souvent glosée et
représentée, est celle où, voyant un enfant qui buvait dans ses mains,
Diogène renonce à son écuelle. Enfin, il existe plusieurs variantes du
récit qui montre comment Diogène, alors que son unique esclave
Manès s’était enfui, s’y résigna en estimant qu’« il serait drôle que
Manès vive sans Diogène et que Diogène ne puisse vivre sans
Manès » (ibid., VI 55).
À cette pauvreté, il faut immédiatement associer l’insolence et la
liberté de ton, dont le récit le plus célèbre est celui de sa rencontre
avec Alexandre : alors que Diogène se reposait, il demanda à
Alexandre qui lui proposait ses services : « Cesse de me faire de
l’ombre » (ibid., VI 38) ou bien : « Pour le moment, écarte-toi un peu
du soleil » (Cicéron, Tusculanes, V, 32, 92). S’il n’est pas impossible
que Diogène ait rencontré Alexandre avant sa conquête de l’Orient,
il est néanmoins permis de douter de la vérité historique de tels
récits, et encore plus de tous ceux qui supposent un Alexandre au
faîte de sa puissance, qui rappellent la discussion entre Solon et
Crésus, chez Hérodote (Histoires, I 29-33). Mais, plus que tout autre,
Diogène, à travers cette confrontation élevée au rang de mythe,
personnifiera la parrhèsia, la franchise, que le philosophe pratique en
toutes circonstances et surtout à l’égard des puissants, rois ou tyrans,
de ce monde.
Quant à l’épisode de la vente de Diogène, il permet de mettre en
scène une redéfinition de la liberté : à la liberté conçue comme le
statut social de l’homme libre dans son opposition à l’esclave, on
substitue une liberté conçue comme libération morale à l’égard des
désirs et des passions, la première d’entre elles étant la peur.
Diogène Laërce (VI 29-31 et 74-75) nous en présente plusieurs
versions : celle de Ménippe, la plus ancienne, et celle d’Euboulos.
Dans sa Vente de Diogène, Ménippe, qui avait lui-même été esclave,
raconte que Diogène, capturé par des pirates, fut mis en vente et
qu’au crieur qui lui demandait ce qu’il savait faire, il répondit :
« Commander aux hommes » (id., 29). Ayant aperçu le corinthien
Xéniade, il aurait dit au crieur : « Vends-moi à celui-ci : il a besoin
d’un maître ! » (ibid., 74). Xéniade lui aurait alors confié ses enfants,
que Diogène, comme le détaille Euboulos, aurait éduqué d’une façon
toute spartiate. À cette matrice, beaucoup d’autres épisodes se
rattachent, comme celui, rapporté par Cléomène, où Diogène disait à
ses amis qui voulaient le racheter que ce ne sont pas les lions qui
sont esclaves de ceux qui les nourrissent, mais au contraire les
hommes qui sont esclaves des lions, à cause de la crainte que ceux-ci
leur inspirent (ibid., 75). Bien qu’il soit impossible d’exclure que
Diogène ait été esclave, l’origine littéraire de ces récits, à rattacher à
ceux qui relatent la vente d’Ésope, ainsi que le fait qu’on n’en trouve
pas de trace dans les discours diogéniens de Dion de Pruse, ou dans
les lettres pseudo-diogéniennes, autorisent à mettre en doute leur
vérité historique.
Une autre caractéristique essentielle de l’image de marque de
Diogène est l’usage d’un humour alerte et acerbe, destiné à
stigmatiser les défauts moraux de ses interlocuteurs, qui passe, soit
par le geste provocateur, soit par la repartie qui fait mouche.
L’anecdote paradigmatique est, bien entendu, celle de Diogène se
promenant une lampe allumée en plein jour et disant : « Je cherche
un homme » (ibid., VI 41), ou bien celle où Diogène, à ceux qui
répondaient à son appel : « Ohé des hommes ! », rétorquait, en
s’aidant de son bâton : « J’ai demandé des hommes, pas des
ordures ! » Cet esprit, à la fois sérieux et comique (spoudaiogeloiôn),
c’est-à-dire qui adopte un ton cocasse (geloiôn) pour transmettre un
enseignement moral sérieux (spoudaion), explique beaucoup le succès
littéraire de la figure diogénienne, que l’on pouvait enrichir à
volonté, en l’évoquant pour son potentiel comique, sans avoir
nécessairement à assumer la contestation naturaliste des valeurs
établies, associée au cynisme.
Enfin, il faut ajouter deux autres traits distinctifs du personnage,
plus problématiques, parce qu’ils ne se retrouvent pas chez les
auteurs qui cherchent à en élaborer une version respectable et
idéalisée : la contestation des pratiques de la religion traditionnelle,
dont il a déjà été question, et l’absence de respect des normes de la
pudeur. On a pu parfois voir dans cette impudeur cynique l’une des
causes de l’attribution du surnom de chien : ainsi, dans l’anecdote
qui montre Diogène se faisant appeler « Chien ! » parce qu’il déjeune
sur la place publique et qui répond aux badauds : « C’est plutôt vous
qui êtes des chiens, puisque vous vous tenez autour de moi pendant
que je mange ! » (ibid., VI 61). Mais c’est beaucoup plus par sa
pratique publique des activités sexuelles que Diogène est célèbre,
par exemple la masturbation (ibid., VI 46, 69), simple exemplification
de ce qui se trouvait énoncé dans sa République.

Héritages

L’héritage laissé par Diogène de Sinope est multiple : il est


d’abord le fondateur d’un certain mode de vie marginal, d’une
certaine interprétation du rôle social du philosophe, qui fut admis,
non sans réticences, par les sociétés antiques, jusqu’à ce qu’il fût
définitivement remplacé aux VIes siècle après J.-C. par un nouveau
paradigme ascétique, celui du monachisme chrétien, qui se
développait depuis deux siècles.
Ce mode de vie cynique, qui pouvait être adopté aussi bien de
façon radicale que temporaire ou partielle par des Stoïciens, ou des
rhéteurs comme Dion de Pruse, est associé chez Diogène aux
arguments philosophiques le justifiant. Ils impliquent que l’on
rejette, au nom de la nature, la plupart des institutions et
conventions en vigueur et que l’on suive une démarche ascétique en
ce sens.
Ce que nous pourrions appeler le versant doctrinal de la
contestation diogénienne s’est transmis jusqu’à la fin de l’Antiquité,
par des voies qu’il est difficile de retracer, puisque le cynisme ne
bénéficiait ni d’un corpus à commenter, ni de la continuité
institutionnelle des grandes écoles de pensée. Œnomaos de Gadara
(IIe siècle après J.-C.) dénonçant systématiquement, dans Les
Magiciens démasqués, les oracles comme des supercheries
sophistiques est un exemple significatif de cette transmission. Par
ailleurs, les doctrines cyniques ont exercé une profonde influence sur
le premier stoïcisme. Zénon a écrit une République, très influencée
par celle de Diogène, et dont beaucoup de thèmes scandaleux furent
repris par ses successeurs qui, jusqu’à Chrysippe, continuèrent à
argumenter en faveur de l’inceste ou de l’anthropophagie,
considérés comme conformes à la nature. Mais, à partir de Panaitios
et Posidonios (IIe siècle après J.-C.), le stoïcisme tendit à minimiser
cet héritage malsonnant du cynisme, de sorte que Diogène subsista
surtout au travers de son personnage, dont Épictète produisit une
image idéalisée dans ses Entretiens (III, 22), exemple d’un mode de
vie réservé à quelques êtres exceptionnels. Cette image idéalisée
d’un ascète rigoureux mais non scandaleux et respectueux des dieux
se retrouve chez l’empereur Julien (Discours VII et IX), qui s’en sert
pour condamner les Cyniques de son temps. Il est ainsi possible
qu’une version expurgée du cynisme ait fait l’objet d’un
enseignement dans les écoles néoplatoniciennes.
Le succès de la légende de Diogène doit également beaucoup à
l’enseignement de la rhétorique. Celui-ci, dans ses premières étapes,
prenait les chries pour support d’exercice, en particulier celles dont
Diogène était le héros : l’élève devait, hors de tout souci d’exactitude
historique, les énoncer, les amplifier, les justifier et les réfuter. De ces
exercices nous trouvons un écho non seulement dans les discours
diogéniens de Dion de Pruse (Discours IV, VI, VIII, IX, X), mais
également chez les multiples auteurs qui évoquèrent longuement ou
incidemment la figure de Diogène, soit pour la condamner, comme
certains pères de l’Église (Tatien, Jean Chrysostome), soit, comme
Lucien, pour la donner ironiquement en exemple. Diogène devint
ainsi un personnage littéraire, dont l’évolution, obéissant plus aux
règles de l’écriture qu’à celles de la rigueur historique, se poursuit
jusqu’à nos jours.
Suzanne HUSSON
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Textes et traductions
DIOGÈNE LAËRCE, Vies et doctrines des philosophes illustres, Paris, LGF,
coll. « La Pochotèque », 1999, livre VI, introduction, traduction et
notes par M.-O. Goulet-Cazé, p. 655-772.
GIANNANTONI, Gabriele, Socratis et Socraticorum Reliquiae, 4 vol.,
édition, notes, bibliographie et index de G. G. ; 2e éd. revue et
augmentée, Naples, Bibliopolis, 1990. Vol. II, p. 229-509, vol. IV,
p. 413-583.
PAQUET, Léonce, Les Cyniques grecs. Fragments et témoignages, choix,
traduction, introduction, notes et index par L. Paquet, Ottawa, Les
ère
Presses de l’université d’Ottawa, coll. « Philosophica », 1 éd. 1978 ;
2e éd. 1988 ; 3e éd. avec avant-propos de M.-O. Goulet-Cazé, Paris,
LGF, coll. « Le Livre de poche », 1992.

Études
BILLERBECK, Margarethe (ed.), Die Kyniker in der modernen Forschung,
introduction et bibliographie de B. M., Amsterdam, B.R. Grüner, coll.
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BRACHT BRANHAM, Robert, GOULET-CAZÉ, Marie-Odile (eds), The
Cynics. The Cynic Movement in Antiquity and its Legacy, Berkeley/Los
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BRANCACCI, Aldo, « Le orazione diogeniane di Dione Crisostomo »,
in Gabriele Giannantoni (ed.), Scuole socratiche minore e filosofia
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—, Oikeios logos. La filosofia del linguaggio di Antistene, Naples,
Bibliopolis, coll. « Elenchos », 1990, trad. fr. par Sophie Aubert, Le
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GOULET-CAZÉ, Marie-Odile, L’Ascèse cynique. Un commentaire de
Diogène Laërce VI 70-71, Paris, Vrin, coll. « Histoire des doctrines de
l’Antiquité classique », 1986.
—, Les Kynika du stoïcisme, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2003.
GOULET-CAZÉ, Marie-Odile, GOULET, Richard (ed.), Le Cynisme ancien
et ses prolongements. Actes du colloque international du CNRS (Paris 22-
25 juillet 1991), Paris, PUF, 1993.
GUGLIERMINA, Isabelle, Diogène Laërce et le cynisme, Villeneuve-
d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2006.
HUSSON, Suzanne, La République de Diogène. Une cité en quête de la
nature, Paris, Vrin, coll. « Histoire des doctrines de l’Antiquité
classique », 2011.
Empédocle

Religion et philosophie

Empédocle occupe une place à part dans l’histoire de la


philosophie présocratique. Si l’on fait abstraction de cette figure mal
connue et quelque peu mythique qu’est Pythagore, il se montre en
effet le premier auteur de l’Antiquité à vouloir réunir dans un seul et
même système à la fois des conceptions philosophiques et des
croyances religieuses. Non, certes, que les dieux et des « démons »
(daimones) soient absents des spéculations de ses contemporains et
de ses prédécesseurs. Mais aucun penseur, avant lui, n’avait
présenté, dans un cadre philosophique, ce courant d’idées
« mystiques » dont on trouvera plus tard l’écho dans des inscriptions
funéraires du sud de l’Italie et dans les dialogues de Platon : pour
Empédocle, en effet, comme pour les auteurs anonymes des
inscriptions funéraires, l’homme, étant d’origine divine, n’atteindra
son vrai bonheur qu’après le trépas, quand il rejoindra la compagnie
des dieux.
De telles idées étaient destinées à un long avenir. Elles
deviendront monnaie courante chez Plotin et chez les
Néoplatoniciens, qui se réclameront de Pythagore, d’Empédocle et
de Platon dans la lutte qu’ils mèneront, dès le IIIe siècle de notre ère,
contre le matérialisme des Épicuriens, d’une part, contre les
fantaisies et les superstitions des gnostiques et des chrétiens, d’autre
part.
Cette alliance posthume avec les Néoplatoniciens sera grosse de
conséquences pour la connaissance que nous avons aujourd’hui de
la philosophie d’Empédocle. Même de nos jours, les quelques
fragments qui subsistent de son œuvre sont interprétés, le plus
souvent, à la lumière de doctrines platoniciennes et
néoplatoniciennes qui leur sont en réalité parfaitement étrangères.
Pour ne pas tomber dans ce travers, le lecteur d’un Proclos, d’un
Philopon ou d’un Simplicius devra se rappeler constamment cette
évidence qu’Empédocle, à la différence de ses admirateurs et de ses
commentateurs de la fin de l’Antiquité, à la différence aussi des
historiens de l’époque moderne, ignorait tout des Idées de Platon et
de l’Un de Plotin.

Chronologie

Pour retrouver Empédocle, l’Empédocle de l’histoire,


commençons par la chronologie. Les dates « absolues » rapportées
par certains auteurs tardifs (Diogène Laërce, Eusèbe ou l’auteur
inconnu de la Souda) sont fort sujettes à caution. Mais, grâce aux
témoignages de Platon, d’Aristote, de Théophraste et d’autres
encore, nous pouvons établir une chronologie relative des rapports
d’Empédocle avec les philosophes les plus importants de son
époque.
Prenons, comme point de départ, la naissance de Parménide.
Socrate « très jeune » aurait rencontré Parménide quand ce dernier
« avait dans les soixante-cinq ans », si l’on en croit Platon dans les
premières pages de son dialogue le Parménide. Puisque Socrate est
mort en 399 âgé de soixante-dix ans ou plus (les manuscrits font état
de ces deux possibilités), cette rencontre a dû se situer avant les
années 450 (Socrate, pour être encore « très jeune », ne doit pas avoir
dépassé ses vingt ans). La naissance de Parménide remonterait, par
conséquent, aux années 515.
La philosophie de Parménide a fortement imprégné la pensée des
philosophes qui lui ont succédé : Démocrite, Anaxagore et
Empédocle. Thrasylle, astrologue et ami de l’empereur Tibère, et
éditeur des écrits de Démocrite, situe la naissance de ce dernier une
cinquantaine d’années après la naissance de Parménide, en 470/469
(c’est-à-dire dans la troisième année de la soixante-dix-septième
olympiade). Démocrite lui-même (propos rapportés par Diogène
Laërce) se donne pour « jeune au temps de la vieillesse
d’Anaxagore ». Si la différence d’âge est d’une trentaine d’années,
nous pouvons situer la naissance d’Anaxagore au commencement
du siècle, conformément au témoignage d’Apollodore d’Athènes, un
érudit du IIe siècle avant notre ère et l’un des chronographes les plus
célèbres de l’Antiquité. Quant à Empédocle, Théophraste (propos
rapportés par Simplicius) affirme qu’il était né « peu de temps »
après Anaxagore. On peut donc supposer qu’il était plus âgé que
Démocrite d’une vingtaine d’années.
Aristote, il est vrai, évoquant la théorie des éléments, emploie
une formule qui laisse planer une certaine ambiguïté sur les rapports
philosophiques d’Anaxagore et d’Empédocle. Anaxagore, plus âgé
qu’Empédocle, lui serait pourtant « postérieur » ou « inférieur » dans
ses œuvres. (Le mot grec hysteros peut revêtir les deux sens.) La
grande majorité des exégètes, voyant dans les propos d’Aristote une
opposition purement temporelle, prêtent à Anaxagore une activité
philosophique « postérieure » à celle d’Empédocle. Cette
interprétation contredit pourtant le témoignage du même Aristote
qui, attribuant à Anaxagore tout aussi bien qu’à Empédocle la
conception d’une cause motrice, reconnaît clairement à Anaxagore la
découverte de ce principe. Pour éviter cette contradiction, et pour
rendre cohérents les propos d’Aristote, il suffit de renoncer à
l’interprétation communément admise de la « priorité »
d’Anaxagore. Hysteros signifie ici, non pas « postérieur », mais
« inférieur » : Anaxagore, l’aîné, diffusa, le premier, ses idées
philosophiques, bien que, de l’avis d’Aristote, il fût « inférieur » à
Empédocle dans sa théorie des éléments.
Nous aboutissons ainsi à une chronologie dont les traits
essentiels sont bien attestés dans les documents de l’Antiquité.
Parménide est d’une quinzaine d’années plus âgé qu’Anaxagore qui,
lui, est né au tournant du VIe et du Ve siècle. Empédocle, de quelques
années seulement plus jeune qu’Anaxagore, est donc plus âgé que
Démocrite, né une trentaine d’années après Anaxagore en 470/469.

Génération et destruction

Cette chronologie relative est de première importance pour


comprendre l’originalité d’Empédocle à l’égard de ses deux
prédécesseurs : Parménide, Anaxagore.
Commençons par la question de l’être et du devenir. Anaxagore,
de même qu’Empédocle, considère la génération et la destruction
comme de faux-semblants, suivant en cela la doctrine de Parménide,
selon laquelle tout ce qui existe est éternel, exempt de tout devenir et
de tout anéantissement. Pour Anaxagore et pour Empédocle, les
objets de ce monde, tels que nous les percevons tous les jours,
soumis au mouvement et à la génération, ne sont pourtant pas de ce
fait, comme ils l’étaient pour Parménide, simplement irréels, le fruit
d’une perception sensible fallacieuse. Il faut en effet distinguer, dans
la philosophie d’Anaxagore comme dans celle d’Empédocle, le
monde tel que nous le voyons, insaisissable dans la diversité de ses
mouvements et de ses couleurs, des corps simples dont il est issu.
Prenons l’exemple du corps humain. Tel que nous le percevons,
son agencement (deux bras, deux jambes, deux yeux, un tronc, une
tête…) vient à l’existence progressivement, dès la formation de
l’embryon, et disparaîtra avec la mort. Selon Anaxagore, il existe
pourtant dans notre corps des parties incomposées (cheveux, ongles,
veines, nerfs, os…), lesquelles ne sont pas soumises à cette
génération et à cette dissolution. Ces parties, qu’Aristote appellera
plus tard les « homéoméries », se trouvent en effet, toujours selon
Anaxagore, à l’intérieur de tous les objets que nous voyons (« en
toute chose, dit-il, se trouve une partie de toute chose »), mais sous
une forme tellement éparpillée et tellement minuscule qu’elles se
dérobent à notre perception. Seule l’agglomération, dans tel ou tel
objet sensible, des parties d’une seule et même espèce fera en sorte
que cet objet soit perçu comme de l’os, de la chair ou du sang.
Génération et dissolution ne seront donc que l’agrégation ou la
désagrégation de parties imperceptibles qui, prises en elles-mêmes,
sont exemptes de tout devenir et de toute destruction.
La distinction entre la diversité d’objets que nous voyons, soumis
à la génération et à la corruption, et les parties constituantes,
exemptes de tout devenir et de tout anéantissement, est retenue par
Empédocle, mais sous une forme autrement plus simple. Pour
Empédocle, quatre « racines », l’Air, le Feu, l’Eau et la Terre (les
quatre « éléments » d’Aristote et de Ptolémée), permettront
d’expliquer, par leur mélange et par leur séparation, la venue à
l’existence et la destruction de tous les objets que nous voyons dans
l’univers, « les arbres, les hommes et les femmes, les bêtes sauvages
et les oiseaux, les poissons qui se nourrissent de l’eau… »
Il s’ensuivra que les corps simples d’Anaxagore (les
« homéoméries » d’Aristote) ne le sont plus pour Empédocle. Pour
Anaxagore, l’os est irréductible, même si nous ne le percevons que
lorsqu’il existe en une quantité suffisante pour franchir le seuil de
notre perception. Pour Empédocle, au contraire, l’os est formé à
partir d’une proportion déterminée des « racines » (en l’occurrence,
quatre parties de Feu, deux parties de Terre, deux parties d’Eau).

L’histoire de l’univers

Si l’explication de la génération et du devenir proposée par


Empédocle est beaucoup plus simple que celle d’Anaxagore, sa
doctrine touchant l’histoire de l’univers est bien plus complexe.
Anaxagore reconnaît une exception seulement au principe
qu’« en toute chose se trouve une partie de toute chose ». L’Intellect
(nous), « la plus subtile de toutes les choses et la plus pure », n’entre
pas en effet dans la composition des objets dont est formé l’univers.
C’est pourtant lui qui imprime au mélange immobile qui existait
avant la formation du cosmos ce mouvement de séparation et
d’agrégation dont est issu le monde tel que nous le connaissons
aujourd’hui et tel qu’il continuera d’exister pour une période
indéterminée dans l’avenir.
Tout autre est le système cosmique d’Empédocle. Les quatre
« racines » sont soumises à l’influence, non pas d’un seul « moteur »
(l’Intellect), mais de deux pouvoirs opposés : la Discorde, principe
de mouvement et de pluralité, s’oppose à l’Amour, cause de l’unité
et du repos. Ces deux pouvoirs, l’Amour et la Discorde,
conformément aux termes qui leur sont imposés par un puissant
serment, se partagent, à titre égal, la vie de l’univers. Les quatre
« racines » sont en effet tantôt rassemblées par l’Amour en une unité
homogène et immobile, tantôt soumises à la séparation et au
mouvement sous l’influence de la Discorde, la période d’unité et de
repos étant égale en durée à la période de séparation et de mobilité.
La période où les « racines » se trouvent séparées et en
mouvement est elle-même divisée en deux temps successifs,
l’histoire du cosmos présentant de la sorte deux grandes
alternances : l’alternance, disons majeure, du repos et du
mouvement, de l’unité et de la pluralité, et une alternance, disons
subalterne, inscrite à l’intérieur de la période de mouvement et de
pluralité. Dans cette période de mouvement et de pluralité, se
succèdent en effet un monde où les « racines » se séparent de plus en
plus, sous l’influence grandissante de la Discorde, et un monde où
les « racines » se rassemblent progressivement, sous l’influence de
plus en plus puissante de l’Amour.
Tel est le sens que l’on doit prêter à ces vers transcrits par
Simplicius dans son commentaire de la Physique d’Aristote et dont le
sens a été beaucoup discuté par des exégètes modernes : « Je dirai
deux choses. Tantôt l’un s’agrandit pour être seul à partir du
multiple, tantôt, au contraire, l’un se désagrège pour donner
naissance au multiple… » La vie du cosmos est en effet rythmée par
la succession de l’un et du multiple et, à l’intérieur de la période de
multiplicité, par les deux mouvements opposés de l’union (« l’un
s’agrandit pour être seul à partir du multiple ») et de la
désagrégation (« l’un se désagrège pour donner naissance au
multiple »).
La disparition du cosmos
Les deux mondes « opposés » de l’alternance mineure
aboutissent, chacun, à une période où ne se voit plus le cosmos tel
que nous le percevons aujourd’hui.
Les « racines » qui se séparent de plus en plus sous l’influence
grandissante de la Discorde finiront, en effet, par se trouver, pour
une période plutôt brève, totalement séparées les unes des autres.
Cette période – ce moment – de séparation totale est décrite dans des
vers transmis par Plutarque : « Là ne se montrent ni le visage brillant
du soleil, ni le sol boisé de la terre, ni la mer… »
Et il en ira de même quand les « racines » se réunissent
progressivement sous l’influence de plus en plus efficace de l’Amour
pour être résorbées, à la fin de leurs parcours, dans cette unité
immobile qui perdurera aussi longtemps que la période de
séparation et de mouvement. « Là ne se voient pas les membres
agiles du Soleil… » Cette description, rattachée par Simplicius à la
période d’unité, fait écho aux vers conservés par Plutarque dans sa
description de la séparation totale des éléments.
Ces deux citations parallèles, celle de Simplicius, celle de
Plutarque, montrent que le Soleil, aux « membres agiles »
(Simplicius), au « brillant visage » (Plutarque), disparaît quand les
« racines » sont totalement séparées sous l’influence de la Discorde et
aussi, de nouveau, quand elles sont parfaitement réunies pendant la
période de la domination totale de l’Amour. La mer, la terre, le soleil
ne peuvent en effet s’exhiber que lorsque les « racines » subissent
l’influence conjuguée de chacun des deux pouvoirs, l’Amour et la
Discorde, la domination totale de l’un ou de l’autre principe opposé
entraînant la disparition du cosmos tel que nous le voyons
aujourd’hui.
Ainsi doivent se comprendre les vers où Empédocle reprend son
discours sur l’alternance de l’un et du multiple. « Double est la
naissance des êtres mortels, dit-il, double aussi leur disparition. » Il y
aurait en effet deux mondes successifs des êtres mortels. « Le
rassemblement de toutes choses », donc le passage du multiple à
l’un, « fait naître et détruit » l’un de ces deux mondes. Et
inversement, lors du passage de l’un au multiple, un second monde
« s’est accru et puis s’envole quand, de nouveau, toutes choses se
séparent ».

Les deux zoogonies

Chacun de ces deux mondes, celui qui est produit par le


rassemblement progressif des « racines » et celui qui est le fruit de
leur séparation, connaît une zoogonie qui lui est propre.
À l’aube du monde issu d’une période d’unité et de repos,
surgissent de la Terre des êtres possédant un lot égal de Feu et d’Eau,
les deux éléments dont la prédominance est constitutive,
respectivement, de l’animal mâle et de l’animal femelle. Ce sont
donc des êtres bisexués (ou asexués), lesquels, soumis à l’influence
grandissante de la Discorde, ne peuvent plus maintenir leur unité
primitive et se voient contraints de se scinder en hommes et en
femmes.
Dans le monde qui se forme à la suite de la séparation totale des
« racines », le procédé est plutôt l’inverse. Dans un premier temps
sont issus de la terre des membres isolés (des têtes sans cou, des bras
privés d’épaules, des yeux privés de tête…), lesquels, sous
l’influence grandissante de l’Amour, se réunissent, d’abord pour
former des monstres (des êtres « à double visage et à double
poitrine », des corps humains à tête de bœufs, des créatures douées
de « mains innombrables »…), pour devenir ensuite des hommes et
des femmes.
Le genre humain (hommes et femmes) se voit ainsi produit,
tantôt par le passage de la séparation à l’union, tantôt par le passage
de l’union à la séparation. Il est même possible que les deux
zoogonies aient comporté, chacune, des êtres bisexués et des
monstres. Dans une telle hypothèse, les hommes et les femmes
produits par la séparation des êtres bisexués se verraient, un jour,
désagrégés en monstres et en membres isolés, sous l’influence
grandissante de la Discorde. De façon à la fois inverse et parallèle,
les hommes et les femmes formés par l’union des membres isolés se
réuniraient en des êtres bisexués quand, à nouveau, la puissance de
l’Amour s’approchera de son apogée.
S’il en est ainsi, les mêmes animaux se retrouveront dans les deux
zoogonies, mais en ordre inversé. Sous l’influence grandissante de la
Discorde, des êtres bisexués se scindent en hommes et en femmes,
lesquels se sépareront par la suite en monstres et en membres isolés.
Sous l’influence grandissante de l’Amour, des membres isolés, réunis
d’abord sous forme de monstres, deviendront plus tard des hommes
et des femmes, lesquels s’uniront par la suite en des animaux où ne
se voit plus de distinction sexuelle.

L’Un de Parménide, la sphère


d’Empédocle

Quel était, pour Empédocle, le mobile de cette cosmogonie


complexe, de ces deux zoogonies plutôt fantaisistes ?
Revenons à Parménide. Le refus de tout devenir et de toute
disparition entraîne, pour lui, l’existence d’un être unique et
immobile, parfaitement homogène, inengendré et impérissable. Cet
être revêt la forme d’une sphère. « Il est de tous côtés achevé,
semblable à la masse d’une sphère à la belle circularité, étant partout
également étendu à partir du centre. »
Certains exégètes, il est vrai, refusent de prendre au pied de la
lettre cette description, s’appuyant notamment sur l’emploi de
l’adjectif « semblable » (l’être de Parménide est « semblable » à la
masse d’une sphère à la belle circularité). Il s’agirait manifestement,
disent-ils, d’une métaphore ; l’objet du discours de Parménide,
puisqu’il n’est pas étendu dans l’espace, ne saurait évidemment pas
revêtir la forme d’une sphère. Cet argument est pourtant réfuté au
vers suivant du poème (cité ci-dessus) : l’être est « partout également
étendu à partir du centre ». Cette formule est apposée à la phrase qui
la précède. Elle ne fait pas partie de l’expression commandée par
l’adjectif « semblable ». L’être de Parménide, « partout également
étendu à partir du centre », n’est point, par conséquent, un être privé
de toute étendue. La sphéricité de l’être n’est donc pas une simple
métaphore.
Qu’en est-il maintenant d’Empédocle ? À la suite de Parménide,
et se démarquant du même coup d’Anaxagore, Empédocle
reconnaît, lui aussi, l’existence d’une sphère, immobile et homogène.
Tel est en effet l’état de l’univers quand les « racines » sont
rassemblées par l’Amour pendant la période de sa domination (la
période d’unité et de repos). On ne voit plus alors (Simplicius nous
l’apprend) « les membres agiles du soleil… » Pendant toute la
période de la domination de l’Amour, les « racines » sont, au
contraire, réunies en un mélange parfaitement homogène,
constituant ainsi une « sphère circulaire, se réjouissant du repos qui
la remplit de joie ». (La répétition « se réjouissant… qui la remplit de
joie » est un effet de style qu’affectionne assez souvent Empédocle.)
Fruit de l’union des « racines » (l’Eau, le Feu, l’Air, la Terre), la
sphère d’Empédocle, comme celle de Parménide, est étendue dans
l’espace ; il en est de même de l’Amour et de la Discorde. L’Amour
est certes invisible. « Contemple-le avec ton esprit », dit Empédocle à
son disciple. « Et ne reste pas là, les yeux écarquillés. » Bien qu’il ne
soit perceptible que par l’esprit, l’Amour est pourtant « égal en
largeur et en longueur ». Cette formule laisse clairement entendre
que l’Amour s’étend dans l’espace. Et il en va de même de la
Discorde, « équilibrée de tous côtés ».
L’Amour et la Discorde, étendus dans l’espace, occupent, chacun,
un lieu privilégié de l’univers : l’Amour se situe au centre, la
Discorde à la périphérie. Lors du passage de la séparation à l’union,
l’Amour s’élance en effet du centre de l’univers pour faire reculer la
Discorde « aux confins extrêmes du cercle ». Inversement, quand la
période de l’union et de l’immobilité touche à sa fin, la Discorde,
s’avançant de la périphérie vers le centre, fait « ébranler, l’un après
l’autre, les membres du dieu » (à savoir de la sphère), repoussant
l’Amour de plus en plus vers le centre, pour enfin le confiner « au
milieu du tourbillon » ainsi formé.

L’« étendue » de l’être chez Parménide


et chez Empédocle

Tout imagées qu’elles soient, les expressions citées laissent


entrevoir cette vérité essentielle à une bonne intelligence de la
philosophie d’Empédocle : les êtres dont se constitue l’univers
(l’Amour et la Discorde, les quatre « racines », la sphère qui se forme
en l’absence de la Discorde) sont tous étendus dans l’espace, suivant
en cela l’exemple de l’être de Parménide.
Une telle conception de l’être explique à la fois le refus opposé
par Parménide à la réalité du cosmos perçu par les sens et la
nécessité, pour Empédocle, d’une alternance temporelle de l’un et du
multiple.
La sphère de Parménide, inengendrée et impérissable, immobile
et homogène, ne laisse pas de place – au sens le plus littéral de ce
mot – à l’existence d’un monde qui n’est pas immobile et qui n’est
pas homogène, un monde dans lequel nous croyons percevoir des
choses « venir au jour et disparaître, être et ne pas être, et aussi
changer de place et varier d’éclatante couleur ». Tous les
événements, tous les phénomènes que nous percevons par les yeux,
par les oreilles, par le toucher ne peuvent pas se produire dans un
« endroit » déjà totalement occupé par un être exempt de tout
changement et de toute mobilité. L’un et le multiple deviennent
ainsi, pour Parménide, incompatibles ; ils ne peuvent ni exister en
même temps ni occuper le même espace. Si l’un existe, la
multiplicité, telle que nous croyons la percevoir, se révèle
inévitablement irréelle, illusoire.
Pour sortir de cette impasse, et pour restituer au monde perçu
par les sens une réalité qui ne soit pas simplement illusoire,
Empédocle, à la différence d’Anaxagore, n’a pas simplement
abandonné toute référence à l’un de Parménide. Il retient, au
contraire, l’existence d’une sphère immobile et homogène, mais sans
lui accorder une durée sans commencement ni fin dans le temps. Si
l’un existait de toute éternité, comment en effet accorder que puisse
exister en même temps le multiple, étant donné que cet un et que ce
multiple sont constitués des mêmes « racines » et occupent un seul et
même espace ? D’où la nécessité, pour Empédocle, d’une alternance
temporelle. L’un et le multiple existent, pour Empédocle, tous les
deux, mais successivement. L’un et le multiple, la sphère et le monde
de pluralité et de mouvement, se succèdent en effet à tour de rôle et
pour des temps égaux, l’immortalité de l’être de Parménide
devenant de la sorte, dans la philosophie d’Empédocle, l’immortalité
d’un éternel retour.
Ainsi s’expliqueraient ces vers, repris par l’auteur plus d’une fois
dans son poème : « Pour autant que l’un naît du multiple et que le
multiple surgit dès que l’un se désagrège, pour autant l’un et le
multiple viennent à l’existence et sont privés d’une vie qui perdure.
Mais pour autant qu’ils ne cessent jamais de se substituer, sans
relâche, l’un à l’autre, pour autant ils sont toujours, immobiles dans
un cycle. »

Les errances du « démon » déchu

On comprendra mieux, dans ce contexte, les théories religieuses


d’Empédocle.
« Je préférerais labourer la terre, travaillant pour un autre, pour
un homme démuni et qui vit dans la misère, plutôt que de régner en
seigneur dans le domaine de tous les morts. » Tels sont les propos
tenus par Achille, quand Ulysse vient lui rendre visite dans la
demeure d’Hadès (Odyssée, XI). Tout autres sont les sentiments
exprimés sur une lamelle d’or retrouvée au XVIIIe siècle et provenant,
semble-t-il, d’une sépulture située aux environs de la ville de Pétélia
dans le sud de l’Italie. « Dans la demeure d’Hadès, tu trouveras, à
gauche, une source d’eau, et auprès de cette source tu verras un
cyprès, éclatant de lumière. De cette source tu ne dois pas du tout
t’approcher. Tu trouveras pourtant une deuxième source, une source
d’eau fraîche, jaillissant du lac de la Mémoire. Des gardiens se
tiennent devant elle. Dis-leur : “Je suis un enfant de la terre et du ciel
émaillé d’astres, mais ma race est du ciel. Vous le savez vous-mêmes.
La soif me dessèche et je dépéris. Donnez-moi vite de l’eau fraîche,
jaillissant du lac de la Mémoire.” Et ils te donneront à boire de la
source divine, et alors tu régneras en la compagnie des autres
héros. » Cette inscription date de la première moitié du IVe siècle
avant notre ère (elle est donc contemporaine de Platon), mais la
nouvelle vision de la vie d’outre-tombe dont elle témoigne, la
possibilité pour l’homme défunt de se retrouver, après son trépas,
dans la compagnie des héros, remonte au Ve siècle, et fait partie
intégrante de la philosophie religieuse d’Empédocle. Les disciples
d’Empédocle, lorsqu’ils auront quitté cette vie terrestre, seront, eux
aussi, inclus dans la compagnie des Bienheureux, « partageant le
foyer et la table des immortels, ne subissant plus les malheurs qui
pèsent sur la vie des hommes ».
Les malheurs de la vie humaine sont en effet, pour Empédocle, la
conséquence d’un crime (meurtre ? parjure ?) commis par des êtres
divins, des « démons », qui, pour expier leur faute, sont condamnés
à « errer pendant trois fois mille saisons, loin des Bienheureux, en
naissant sous les formes diverses des êtres mortels ». Une quinzaine
de vers, conservés par Hippolyte et par Plutarque, et provenant
selon toute probabilité d’un poème que Diogène Laërce connaissait
sous le titre de Purifications, racontent dans le détail les différentes
étapes de cet exil des « démons » déchus. « L’éther puissant les
chasse dans la mer, la mer les vomit sur le sol de la terre, la terre les
recrache aux rayons du soleil rutilant, et celui-ci les lance aux
tourbillons de l’éther. » Et Empédocle de conclure, en des vers
devenus célèbres pendant toute l’Antiquité : « Moi aussi, je suis
maintenant un de ceux-là, exilé loin des dieux, un errant, qui ai mis
ma confiance dans la Haine furibonde. »

Le « démon » et l’Amour

Quel rapport peut-il y avoir entre cet exil du « démon » déchu et


le système cosmique dont témoignent les sources secondaires et les
fragments mis à contribution dans les pages précédentes de cet
essai ?
Dans les vers où sont racontées les errances du « démon » déchu,
les quatre grandes masses du cosmos (l’Éther, la Mer, la Terre, le
Soleil) correspondent évidemment aux quatre « racines » qui fondent
le système cosmique d’Empédocle (l’Air, l’Eau, la Terre, le Feu).
Dans les mêmes vers, nous retrouvons également l’un des deux
principes qui régissent la vie du cosmos, à savoir la Haine ou la
Discorde. (Nous traduisons indifféremment par l’un ou par l’autre
terme le mot grec Neikos.) Mais qu’en est-il du principe opposé à la
Haine ? L’Amour n’intervient-il pas dans l’histoire des errances du
« démon » déchu ? Si fait. Selon toute probabilité, c’est l’Amour qui
nous parle dans ce fragment. Le « je » des deux derniers vers du
fragment, c’est bien entendu l’auteur du poème. Mais c’est aussi, si
nous allons au fond des choses, l’Amour. Les « démons », exilés
« loin des dieux », seront des fragments arrachés à la masse centrale
de l’Amour, et condamnés à errer parmi les corps cosmiques sous
l’influence séparatrice de son ennemi, la Discorde.
Cette identité de l’Amour et du « je » qui est le « démon » déchu
expliquera sans doute qu’Empédocle soit déjà lui-même devenu
« garçon et fille, arbrisseau, oiseau, poisson privé de voix qui bondit
hors des flots… » On comprend en effet que les « démons » déchus,
revêtus, au cours de leur exil, « des formes diverses des êtres
mortels », soient des parties de l’Amour qui, réunissant autour
d’elles les « racines » séparées par la Discorde, font ainsi naître tous
les animaux dont est peuplé le cosmos.
Mais l’identité du « démon » et de l’Amour recèle un secret plus
important encore. Elle aide en effet à comprendre cette différence
majeure qui sépare les deux « sphères », celle de Parménide et celle
d’Empédocle. L’être de Parménide est-il vivant ? Rien ne permet de
l’affirmer. Rien n’autorise, non plus, à le nier. Mais aucune ambiguïté
ne plane sur la sphère d’Empédocle. Elle « se réjouit » de son
immobilité. Et Empédocle en parle comme d’un « dieu » (quand la
haine détruit la sphère, elle fait « ébranler, l’un après l’autre, les
membres du dieu »). On comprend, en effet, que l’Amour
n’engendre pas seulement les animaux qui peuplent, dans ses états
successifs, le cosmos. Quand les parties de l’Amour que sont les
« démons » se réunissent en l’unité immobile de la sphère, le monde
lui-même devient un être vivant. Sous l’influence de l’Amour, le
monde lui-même se transforme en dieu.

La sphère d’Empédocle et le monde


intelligible des Néoplatoniciens

Une sphère bienheureuse, caractérisée par son unité et par son


immobilité, véritable patrie de ce qui, en l’homme, est d’origine
divine, devenait inévitablement, pour des philosophes
néoplatoniciens de la fin de l’Antiquité, un symbole du monde
intelligible tel que le conçoit Plotin.
Philopon, par exemple, au VIe siècle de notre ère, écrit dans son
commentaire sur la Physique d’Aristote : « Empédocle supposait qu’il
y avait deux mondes, d’un côté le monde perçu par les sens et
composé des quatre éléments, et de l’autre côté la Sphère, c’est-à-dire
le monde intelligible, qu’il appelle “Sphère” parce qu’elle est repliée
sur elle-même et qu’elle est plus rapprochée de l’état d’unité. Ces
deux mondes, selon lui, se transforment l’un en l’autre. Lorsque
l’Amour prédomine, les éléments se transforment en Sphère. En
revanche, lorsque la Haine prédomine, la Sphère se transforme en
éléments. Empédocle ne veut pas dire par là que ces deux mondes se
changent réellement l’un en l’autre ; il fait allusion plutôt au
changement que subit notre âme en passant d’un monde à l’autre. »
L’essentiel de cette interprétation « non cyclique » d’Empédocle
se retrouve chez plusieurs exégètes modernes. Nous lisons, par
exemple, dans un ouvrage fréquemment cité (les trois tomes de
J. Bollack), que les deux états non cosmiques de l’univers
empédocléen, celui de l’unité immobile de la sphère et celui de la
séparation totale des « racines », sont exempts de toute succession
temporelle. La sphère d’Empédocle serait en effet, pour l’auteur de
cet ouvrage, « hors du temps ». Il écrit : « Cet état [à savoir la
sphère], comme hors du temps, figure un Être véritable, immobile,
égal à lui-même, n’ayant de rapport qu’avec lui-même, homogénéité
du tout. » (Je transcris fidèlement cette phrase abstruse.) Et la
séparation totale des éléments s’inscrirait, pour le même auteur, à
l’intérieur d’une cosmogonie : « Aristote nous impose de croire à la
séparation des éléments, mais il n’est pas moins certain qu’elle ne
doit pas se situer en dehors d’une cosmogonie qui ne se dédouble
pas. La séparation totale se situe dans le devenir et ne doit pas être
projetée dans cette antisphère qui devait engendrer, dans sa
fécondité, un deuxième monde de facture diverse. »
Cette interprétation est certainement fallacieuse. Elle contredit,
non seulement le témoignage des fragments, mais aussi les opinions
de Platon et d’Aristote, qui déclarent expressément, tous les deux,
que l’un et le multiple existaient pour Empédocle « tour à tour »,
« en alternance » (en merei). Comble du paradoxe, l’interprétation
« néoplatonicienne » ne peut même pas bénéficier du témoignage
des commentateurs néoplatoniciens ; ceux-ci reconnaissent en effet,
explicitement, qu’Empédocle parlait dans ses vers d’une succession
temporelle de l’un et du multiple, tout en n’y croyant pas, pour que
le sens véritable de ses dires (la coexistence des mondes sensible et
intelligible) ne soit accessible qu’aux esprits illuminés dignes de cette
révélation.
Ne soyons pas dupes d’une telle exégèse. Si Empédocle parlait
d’une succession temporelle de l’un et du multiple, c’est bien parce
qu’il y croyait.

Empédocle matérialiste

Mais si Empédocle n’était pas idéaliste, au sens où le seront


Plotin et ses successeurs néoplatoniciens, doit-on alors le classer
comme matérialiste ?
Cette distinction n’a plus beaucoup de sens dès que l’on
s’aperçoit que la distinction même de l’idéalisme et du matérialisme
ne sera clairement énoncée que par Platon, qui, le premier, affirma
que l’on se trompe en croyant que « tout ce qui est doit être quelque
part, dans un lieu quelconque, et occuper quelque place », si bien
que nous croyons à tort que « ce qui n’est ni sur terre, ni quelque
part dans le ciel, n’est rien ». Cette affirmation du Timée (52 B) est à
l’origine de l’opposition du monde intelligible et du monde sensible,
telle que la concevront Plotin et les Néoplatoniciens. Ignorant tout de
Platon et du Timée, Empédocle ne pouvait manifestement pas
adopter cette opposition. Il ne pouvait pas la refuser non plus.
Comment en effet « refuser » ce dont on n’a jamais entendu parler ?
On comprend pourtant qu’Empédocle, à la différence par
exemple de Démocrite, soit salué comme précurseur de Platon et de
Plotin. Le système atomiste élaboré par Démocrite sera repris par
Épicure et par les Épicuriens, qui s’opposeront formellement aux
êtres « intelligibles » de Platon et d’Aristote. Si Démocrite ne pouvait
partager les sentiments expressément matérialistes de ses
successeurs épicuriens, son système s’y prêtait admirablement, le
mouvement des atomes dans le vide s’expliquant sans l’intervention
d’aucun principe qui soit distinct des éléments, tel l’Intellect
d’Anaxagore. Pour Empédocle, c’est tout le contraire. En s’inspirant,
à la différence d’Anaxagore et de Démocrite, d’un courant d’idées
« mystiques » sur la destinée de l’homme, et en essayant d’intégrer
de telles idées dans un système philosophique hérité de Parménide,
Empédocle a su frayer le chemin qui sera emprunté par Platon et par
Plotin.
Mais, pour saisir l’originalité d’Empédocle, il ne faut pas le
séparer de son époque. Si la sphère d’Empédocle est éternelle en ce
sens qu’elle a existé d’innombrables fois dans le passé et reviendra à
l’existence sans cesse dans l’avenir, c’est précisément parce qu’elle
n’est pas affranchie des catégories du temps et de l’espace. La vie de
l’un est tout aussi « temporelle » que l’existence du multiple ; un seul
et même espace sera occupé successivement par l’un et par le
multiple. La différence de l’un et du multiple s’exprime bien, chez
Empédocle, par des différences d’ordre physique (repos,
mouvement) et d’ordre moral ou religieux (bonheur, malheur). Mais
aucune différence ontologique ne les sépare. Empédocle, au Ve siècle
avant notre ère, est encore innocent de l’ontologie dualiste d’un
Platon ou d’un Plotin.
Denis O’BRIEN
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Les fragments d’Empédocle sont rassemblés dans le recueil de


Hermann Diels et Walther Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker,
griechisch und deutsch, 3 Bände, 5e éd., Berlin, Weidmann, 1934-1937 :
voir Band I, chap. 31, p. 276-375. Ce recueil est traduit en français par
Jean-Paul Dumont, Les Présocratiques, édition établie par Jean-Paul
Dumont avec la collaboration de Daniel Delattre et de Jean-Louis
Poirier, dans la « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1988.
Voir, pour Empédocle, p. 317-439 (traduction) et p. 1294-1331 (notes).
L’édition la plus récente des fragments d’Empédocle est celle de
Brad Inwood, The Poem of Empedocles, A Text and Translation with An
Introduction, dans la collection « The Phoenix Presocratics », vol. III
(Phoenix Supplementary Volumes, no 29), Toronto, Buffalo, Londres,
University of Toronto Press, 1992. L’édition d’Inwood fait l’objet
d’une critique détaillée par Denis O’Brien, « Empedocles revisited »,
Ancient Philosophy, no 15, 1995, p. 403-470.
Pour la traduction française des fragments adoptée dans ce chapitre,
j’ai emprunté quelques éléments à la traduction de Jean-Paul
Dumont, ainsi qu’aux traductions de Paul Tannery, Pour l’histoire de
e
la science hellène, de Thalès à Empédocle, 2 édition par Auguste Diès,
Paris, Gauthier-Villars et Cie, 1930, et de Jean Zafiropulo, Empédocle
d’Agrigente, dans la « Collection d’études anciennes, publiée sous le
patronage de l’Association Guillaume Budé », Paris, Les Belles
Lettres, 1953.
La lamelle d’or de la ville de Pétélia est conservée au British
Museum, Londres (voir Frederick H. Marshall (éd.), Catalogue of the
Jewellery, Greek, Etruscan, and Roman, in the Departments of Antiquities,
British Museum, Londres, 1911, p. 380, no 3155). Voir également Georg
Kaibel (éd.), Inscriptiones Graecae et Italiae (= Corpus inscriptionum
graecarum, vol. XIV), Berlin, 1890, p. 157, no 638 (= Diels-Kranz 1B17).
Le texte (traduit ci-dessus) fait l’objet d’une analyse approfondie
dans G. Zuntz, Persephone, Three Essays on Religion and Thought in
Magna Graecia, Oxford, Clarendon Press, 1971, p. 355-393. Voir aussi
Giovanni Pugliese Carratelli, Le lamine d’oro « orfiche », edizione e
commento a cura di G.P.C., Milan, libri Scheiwiller, 1993, p. 32-35. Il
existe d’autres textes similaires, conservés dans des musées en Italie.
L’un d’entre eux, provenant du Museo Vito Capialbi de Vibo
Valentia (dans la région de Reggio di Calabria), est reproduit dans le
deuxième cahier d’illustrations de cet ouvrage.
Les témoignages d’Aristote et d’autres sur les rapports
chronologiques d’Empédocle et d’Anaxagore sont examinés par
Denis O’Brien, « The relation of Anaxagoras and Empedocles »,
Journal of Hellenic Studies, no 88, 1968, p. 93-113.
Sur les documents relatifs à la chronologie de Démocrite et de
Socrate, voir la notice « Démocrite d’Abdère », in Richard Goulet
(dir.), Dictionnaire des philosophes antiques, t. II, Paris, CNRS Éditions,
1994, p. 649-715 (voir surtout p. 655-677).
L’interprétation générale du système cosmique d’Empédocle
adoptée dans cet essai est celle proposée par Denis O’Brien,
Empedocles’ Cosmic Cycle, a Reconstruction from the Fragments and
Secondary Sources, dans la collection « Cambridge classical studies »,
Cambridge University Press, 1969. Pour une étude plus nuancée du
rapprochement proposé ci-dessus d’Empédocle et de Platon, voir
surtout le dernier chapitre de cet ouvrage, p. 237-251. Les deux
citations apportées pour illustrer une interprétation « non cyclique »
de la cosmogonie d’Empédocle sont tirées de Jean Bollack, Empédocle,
3 tomes, Paris, Les Éditions de Minuit, 1965-1969.
Pour les passages cités, voir t. I, p. 106 et p. 115. (La publication de
cet ouvrage dans la collection « Tel », Paris, Gallimard, 1992, est une
simple réimpression de l’édition mentionnée ci-dessus). Les traits
essentiels de l’interprétation néoplatonicienne d’Empédocle sont
exposés par Denis O’Brien, Pour interpréter Empédocle, dans les deux
collections, « Philosophia antiqua », vol. 38, Leiden, E.J. Brill, et
« Collection d’études anciennes, publiée sous le patronage de
l’Association Guillaume Budé », Paris, Les Belles Lettres, 1981. Voir
p. 84 pour le texte de Philopon cité ci-dessus.
Pour les fragments d’Empédocle comme pour d’autres textes,
j’ajoute des éléments de paraphrase pour rendre plus clair le sens
que je prête à l’original.
Épicure

Épicure est né en ~342/341 sur l’île de Samos, où son père, un


colon athénien, s’était établi en 352. À ce que rapporte Diogène
Laërce dans sa biographie, il affirmait avoir été initié à la philosophie
dès l’âge de quatorze ans (ce qui n’avait rien d’exceptionnel), sans
doute par un Platonicien local du nom de Pamphile. Si l’on en croit
Cicéron, Épicure, qui ne craignait rien tant que « de paraître avoir
jamais appris quoi que ce soit d’autrui », devait par la suite le
couvrir de son mépris. La prétention à l’autonomie, confirmée par
d’autres témoignages, ne vise sans doute pas que les maîtres directs,
mais aussi et surtout Démocrite, qui fut incontestablement sa
principale source d’inspiration philosophique. Plutôt qu’un trait
pathologique, l’autoportrait d’Épicure en autodidacte traduit une
conscience originale (et qu’on peut même juger saine) de la difficulté
que soulève le tracé des filiations philosophiques : comment mesurer
l’emprunt, quand la reprise change entièrement le sens du matériau
utilisé ? Il est remarquable que la fin du livre XIV de son traité Sur la
nature traite de ce problème.
Le fait que la question de la dette philosophique ait été réfléchie
par Épicure ne facilite pas l’interprétation de certaines informations
relevant de sa biographie intellectuelle. Ainsi la question de savoir
s’il suivit ou non l’enseignement de Xénocrate (qui avait succédé à
Speusippe à la tête de l’Académie en 338), comme il en aurait
sûrement eu l’occasion au cours des deux années qu’il passa à
Athènes pour cause de service militaire (323/321), dépend du sens
que l’on donne à la dénégation rapportée par Cicéron : l’a-t-il
fréquenté, sans rien apprendre de lui, ou l’ignora-t-il simplement ?
Forcé par l’issue de la guerre lamiaque de quitter Samos à son
retour d’Athènes, il s’installe avec son père à Colophon, sur la côte
d’Asie Mineure, un peu au nord de l’île. C’est vraisemblablement à
cette époque (plutôt qu’avant son séjour athénien) qu’il étudia, à
Téos (au nord de Colophon), avec un philosophe d’une envergure
certaine, le Démocritéen Nausiphane. Nous ne savons à peu près
rien de la période qui précède la fondation, en 311/310, d’une école
indépendante, d’abord à Mytilène (sur l’île de Lesbos), puis à
Lampsaque, sur l’Hellespont. On l’imagine essentiellement
consacrée à la lecture et à l’approfondissement d’une culture
philosophique dont on a de bonnes raisons, internes et externes, de
penser qu’elle était étendue : entre tous les Présocratiques,
Anaxagore et Archélaos (mais non Démocrite) semblent avoir été ses
auteurs de prédilection ; plusieurs aspects de la physique et de
l’éthique se déchiffrent beaucoup mieux si l’on admet qu’il avait
connaissance, non seulement des écrits exotériques d’Aristote, mais
aussi de ses traités techniques, en particulier de la Physique. Cette
dernière œuvre est mentionnée, avec les Analytiques, dans un
fragment de lettre préservé par Philodème (Aux [amis de l’école],
fr. 111 Angeli).
Les premières années d’enseignement sont aussi celles où se
nouent les amitiés philosophiques qui accompagneront le
développement ultérieur de l’école. Hermarque, le premier
successeur d’Épicure à la tête du Jardin, est originaire de Mytilène ;
Colotès, Idoménée, Léonteus et sa femme Thémista, Métrodore et
son frère Timocrate (un renégat), Polyène et Pythoclès, toutes figures
bien connues du cercle épicurien, sont de Lampsaque.
Autour de 306 (à une année près), Épicure décide de s’installer à
Athènes, où, avec la restauration de la démocratie, la loi de Sophocle
de Sounion réglementant l’ouverture d’écoles philosophiques venait
d’être abolie, et qui restait, en dépit d’Alexandrie, le centre de
l’activité philosophique (Zénon, arrivé à Athènes en 312/311, y
fondera le Portique quelques années plus tard). Pour 80 mines, il
acquit une petite propriété très vraisemblablement située au nord-
ouest d’Athènes, et qui deviendra bientôt célèbre sous le nom de
Jardin. L’école n’est pas une simple institution d’étude et
d’enseignement, ni même de « sumphilosophie » (les membres de
l’école disent volontiers qu’ils « philosophent ensemble »). Elle abrite
une véritable communauté de vie, fondée sur la solidarité matérielle,
l’entraide intellectuelle, et un idéal d’amitié que la doctrine exalte –
une communauté sans doute sans équivalent dans l’histoire de la
philosophie ancienne (la comparaison avec l’école pythagoricienne
et le cercle de Plotin le montrerait). Comme on l’a souvent noté,
l’organisation du Jardin ressemble par plus d’un côté à celle d’une
secte religieuse : significatifs à cet égard sont l’existence de
néophytes et de disciples plus avancés (une hiérarchie que reflète le
début de la Lettre à Hérodote, adressée à plusieurs types de
destinataires), la présence de « guides », le recours à des techniques
pédagogiques et psychagogiques reposant sur la répétition et la
mémorisation des écrits, et plus encore le culte d’Épicure, célébré à
date fixe dans les formes traditionnelles du rite comme on le fait
pour une divinité ou un héros (un aspect surprenant, mais essentiel
de l’épicurisme). Si l’on ajoute que les liens avec les disciples et les
amis d’Asie Mineure furent systématiquement entretenus par voie
épistolaire (Épicure fit aussi le voyage à plusieurs reprises), on
comprend qu’on ait pu, non sans forcer quelque peu le trait, évoquer
à propos du Jardin la vie et le prosélytisme missionnaire des
premières communautés chrétiennes. On ne peut en tout cas qu’être
frappé par la part qui revient, dans le corpus épicurien, à l’adresse
personnelle, la parénèse, et plus généralement la défense et
illustration du comportement des membres de l’école. C’est que la
doctrine d’Épicure, amplifiant les ambitions thérapeutiques qui
animent la plupart des philosophies anciennes, se voulut
incontestablement porteuse du salut.
De sa mort en 271/270, Épicure parvint à faire, comme de sa vie,
un emblème. La célèbre Lettre à Idoménée, semble-t-il écrite à l’agonie,
nous apprend que la fin d’Épicure, marquée par de terribles
souffrances, fut bienheureuse selon les critères de l’hédonisme bien
compris qu’il avait mis au fondement de sa doctrine.
Par un exceptionnel concours de circonstances, nous sommes
mieux renseignés sur la philosophie épicurienne que sur toute autre
école hellénistique. Plusieurs écrits originaux d’Épicure et de
certains disciples nous sont en effet parvenus, à côté des usuels
résumés doxographiques ou polémiques et autres citations d’œuvres
perdues. D’abord, Diogène Laërce, dans son dixième livre des Vies et
opinions des philosophes illustres, entièrement consacré à Épicure, cite
in extenso trois lettres d’Épicure (à Hérodote, à Pythoclès et à
Ménécée) dont chacune représente un aspect majeur de sa
philosophie (respectivement la physique, la théorie des phénomènes
atmosphériques et célestes, et l’éthique), ainsi qu’un recueil de
quarante propositions fondamentales ou Maximes capitales
(« Opinions maîtresses » serait plus juste) qui complètent la Lettre à
Ménécée en matière de théorie morale et sociale. Ensuite, l’éruption
du Vésuve en 79 après J.-C. a partiellement calciné, mais par là même
aussi partiellement préservé, de nombreux papyrus appartenant à la
bibliothèque de l’Épicurien Philodème (ca 100 - après 40 avant J.-C.).
Très endommagés et de lecture souvent difficile, ils nous donnent
néanmoins accès à de nombreux traités inconnus par ailleurs, et de
nature très variée (ouvrages philosophiques, mais aussi
biographiques et apologétiques). Nous possédons ainsi des
fragments non négligeables de l’œuvre majeure d’Épicure Sur la
nature en trente-sept livres, des écrits importants de la deuxième
génération de disciples, comme le traité Sur le mépris irrationnel de
Polystrate (le successeur d’Hermarque à la tête du Jardin, ca 250),
ainsi que de nombreux écrits de Philodème lui-même, qui reflètent
sans doute en grande partie l’enseignement de Zénon de Sidon,
scholarque à la génération précédente (ca 100) et figure
manifestement marquante dans l’histoire de l’école. Enfin, le De
rerum natura ou Sur la nature des choses, épopée didactique en six
livres que Lucrèce, contemporain de Philodème et de Cicéron,
composa pour la gloire d’Épicure à l’intention d’un public latin,
constitue une source d’informations précieuse et parfois
irremplaçable (c’est par exemple le cas pour la fameuse doctrine de
la « déclinaison » atomique), bien que l’ambition littéraire propre
dont elle est animée en rende parfois délicate l’utilisation à des fins
de reconstruction systématique. À cette liste de sources directes, on
ajoutera pour mémoire un recueil de maximes et extraits retrouvés
en 1888 (les Sentences vaticanes), et, plus surprenant, le portique
qu’un certain Diogène, au IIe siècle après J.-C. (ca 125 selon la
datation récente de Smith), érigea à Oenoanda en Lycie du Nord (sur
le territoire de l’actuelle Turquie) pour y graver, à l’intention du
passant – c’est-à-dire de l’humanité tout entière – les remèdes du
salut. Ce monument public est sans doute le meilleur symbole de la
vitalité persistante de l’épicurisme et de son extraordinaire force de
rayonnement, quand l’école avait depuis longtemps disparu (le
dernier scholarque connu est Patron, à la fin du Ier siècle avant J.-C.).
Contrairement à la contemplation platonico-aristotélicienne, qui
est à elle-même sa propre fin, le savoir philosophique est marqué
chez Épicure du sceau de l’instrumentalité. L’individu, immergé
dans le négatif – les douleurs du corps et les peurs de l’esprit – y
trouve les ressources pour définitivement conquérir une sécurité que
les membres de l’espèce ont dès les origines recherchée. C’est que le
danger, d’abord naturel, est surtout entretenu par l’exercice d’une
spéculation spontanée, et erronée, sur la nature du monde et de nos
propres besoins. D’où la célèbre Maxime, dont la formulation
contrefactuelle ne va pas sans quelque provocation (un trait
caractéristique du style philosophique d’Épicure) : « Si les
conjectures que provoquent les phénomènes célestes ne nous
entravaient pas, ainsi que celles que provoque la mort, et en outre le
fait de ne pas comprendre la limite des douleurs et des plaisirs, nous
n’aurions pas besoin du discours de la physique. » La philosophie
est comme une excroissance destinée à en éliminer une autre, pour
rétablir les « limites » entre lesquelles une vie heureuse peut
seulement être vécue.
On a souvent souligné que la subordination du savoir à la
recherche de la sécurité était peu favorable au développement de
sciences théoriques, par exemple les mathématiques. Mais,
paradoxalement, elle a aussi conduit Épicure à examiner pour elle-
même, et plus systématiquement qu’aucun philosophe ne l’avait
jamais fait auparavant, la question de la validité de nos
connaissances. Le Canon (mot qui désigne, en grec, la règle
permettant de s’assurer de la verticalité d’un mur) n’est peut-être
pas le premier traité d’épistémologie à part entière de l’histoire de la
philosophie (Nausiphane, usant d’une autre métaphore, avait écrit
un Trépied). Mais il semble avoir contribué de manière décisive à la
formation d’un vocabulaire technique en la matière. Ainsi le terme
de « critère », promis à un grand avenir, est un concept clef de la
philosophie épicurienne. Face à l’infinité des faux jugements et des
opinions sans fondements qui alimentent nos peurs, les critères sont
les seuls points d’appui qui permettent de nous orienter sûrement.
La doxographie distingue deux critères de la connaissance : les
sensations et les prolepses (les « affections », troisième terme de la
liste, n’a pas de valeur indépendante ; dans cet emploi
épistémologique, il recouvre l’aspect interne de nos perceptions).
L’un et l’autre terme, et le couple même qu’ils forment, sont
d’interprétation délicate, bien que pour des raisons différentes.
S’agissant de la sensation, le problème vient de l’usage très restrictif
qu’Épicure fait du mot. Pour pouvoir faire fonction de critères, les
sensations doivent toutes être « vraies ». L’affirmation, bien attestée
dans nos sources, surprend d’abord. Les sens ne sont-ils pas,
justement, ce qui nous trompe souvent ? En fait, la formule « toutes
les sensations sont vraies » ne signifie pas que les choses du monde
sont, en elles-mêmes, telles que je les perçois. Pour reprendre les
deux célèbres exemples, les Érinyes que voit Oreste (dans la tragédie
d’Euripide, par exemple) ne sont pas présentes en personne, et le fait
que la tour m’apparaisse petite et ronde ne signifie pas qu’elle ne
soit pas en fait grande et carrée (Lucrèce, IV, 353-63 ; Sextus
Empiricus, Contre les physiciens – Adversus Mathematicos –, VII, 203-10
et VIII, 63s. ; Fr. 247 et 253 Usener). Aussi bien ni la présence des
Érinyes ni la circularité de la tour ne constituent selon Épicure le
contenu de la sensation. Il s’agit bien plutôt là d’inférences tirées, de
manière en l’occurrence illégitime, sur la base d’une information
quant à elle indubitable : quelque chose du monde extérieur a
pénétré Oreste qui a la forme de l’Érinye, ou est arrondi. Mais les
Érinyes mêmes peuvent être loin, et l’arrondi ne pas être celui de la
tour. C’est que, entre l’affection que je subis et le monde des objets,
s’interpose le processus imperceptible par lequel ce dernier
m’affecte. Le mystérieux « mouvement conjoint » qui, doublant le
mouvement de la sensation, est à l’origine de l’erreur, trouve ici à
s’exercer : il reflète ce qu’on pourrait appeler une présomption
d’immédiateté. Présomption qui n’est pas seulement responsable de
l’erreur dans nos jugements de premier ordre, mais aussi, au niveau
de la théorie, de l’opinion ruineuse selon laquelle certaines
sensations peuvent être erronées.
Ces deux illusions ne peuvent être redressées que par une
analyse appropriée du processus sensoriel. C’est dire que la
physique entre très tôt dans la canonique – si tôt, à vrai dire, qu’on
comprend que les Épicuriens ne l’aient pas généralement considérée
comme une discipline indépendante. Tout objet, dans le monde, est
un agrégat d’atomes dont se détache continûment un flux dense et
continu de pellicules d’une extrême ténuité, qu’Épicure appelle
« images » (« doubles » ou « idoles », si l’on veut garder à la
traduction un caractère technique), et qui viennent frapper les
organes des sens. Or ces images vivent d’une vie propre, et parfois
risquée. Exposées aux avaries, elles peuvent ne plus correspondre
aux propriétés de l’objet dont elles proviennent (c’est le cas de la
tour carrée qui apparaît ronde) ; devenues autonomes, elles
continuent d’agir indépendamment de la source émettrice (c’est le
cas de la vision d’Oreste, et plus généralement de nos rêves et
fantaisies). Cela n’enlève rien à la vérité de l’affection qu’elles
provoquent, mais implique que nous ne pouvons conclure sans
précaution de nos sensations au monde, si par monde nous
entendons exclusivement l’ensemble des agrégats « solides », par
opposition aux images (fluides) qui le peuplent aussi et ne sont pas
moins objectives (ni, faut-il ajouter, moins nombreuses) que ceux-ci.
La vérité des sensations a beau être infrangible, elle nous mène sans
doute moins loin, et en tout cas ailleurs, qu’on ne serait tenté de
supposer au premier abord.
Les difficultés liées à la doctrine de la « prolepse » sont d’un
autre genre. Ici, la compréhension du terme, qui ne peut être guidée
par aucune représentation familière – il s’agit d’un des nombreux
néologismes d’Épicure, suggérant l’idée d’une « saisie préalable » –
repose sur des sources hétérogènes, et d’une extrême concision. Le
problème vient de ce que la prolepse semble jouer deux rôles tout à
fait distincts. D’un côté, elle donne accès à des types d’objets, ou de
concepts, qui ne sont pas du ressort de la sensation. Ainsi, c’est grâce
à une prolepse que nous savons que la divinité est un être immortel
et bienheureux, et que la justice stipule ce qui est utile en matière de
rapports communautaires. Étant donné la forme propositionnelle de
ces contenus, et leur caractère abstrait, il est tentant de voir dans la
prolepse une connaissance d’ordre analytique et conceptuel.
Cependant, outre qu’une telle interprétation s’accorde mal avec ce
que nous savons par ailleurs de l’empirisme épicurien, elle
n’explique pas qu’il y ait aussi des prolepses d’objets sensibles, qu’il
s’agisse de leur forme (voyant un homme, nous reconnaissons qu’il
s’agit d’un homme sur la base de la prolepse que nous en avons) ou
de prédicats propositionnels (nous savons proleptiquement que le
corps en tant que corps est doté d’une masse et de la propriété de
« résistance » ou encore que l’homme est un animal rationnel,
cf.Philodème, Sur les signes, 34, 7-11). Elle n’explique pas non plus
qu’Épicure écarte l’idée qu’il existe une prolepse du temps, alors
qu’il admet une prolepse de la cause (Sur la nature, 35, l. 26 du texte
édité par Sedley, 1983, p. 19).
La solution tient sans doute au fait qu’entre les sensations et les
prolepses, il existe une dissymétrie que dissimule leur association
dans la série des critères. Bien que la connaissance proleptique
couvre un domaine d’objets qui échappe à la connaissance
sensorielle, elle n’est nullement définie par lui. Ce qui la distingue
est plutôt la nature de la relation qu’elle entretient avec des objets
dont la provenance peut être aussi bien mentale que sensible. Car il
existe chez Épicure, à côté de la perception sensible, une « perception
mentale » (les idoles qui pénètrent l’esprit sont seulement plus
ténues que celles qui composent les flux sensibles). Seule son
absence de la liste primitive des critères, à laquelle certains disciples
voulurent au reste remédier en y rajoutant « la concentration
représentante de la pensée », explique qu’on ait pu être tenté par une
interprétation intellectualiste de la prolepse. Si l’on fait des
perceptions mentales une catégorie indépendante, la spécificité de la
fonction proleptique apparaît mieux. Contrairement aux perceptions,
dont on admettra que les deux formes, sensible et mentale, sont
confinées au présent (même si, dans nos textes, seule la sensation est
réputée « sans mémoire »), les prolepses sont des concepts
empiriques, traces que l’expérience accumulée a déposées en nous,
et qui nous guident aussi bien dans la reconnaissance des objets
perceptibles (les hommes pour les sens, les dieux pour l’esprit) que
dans la compréhension, à un degré de généralité plus élevé, de
concepts d’expérience tels que ceux de justice ou de cause. On
comprend dès lors que la prolepse possède une fonction linguistique
(nous parlons le plus souvent de choses que nous n’avons pas sous
les yeux), et c’est à juste titre que l’on a reconnu une référence au
critère de la prolepse, même si le terme n’est pas utilisé, dans la
première règle énoncée par la Lettre à Hérodote, « comprendre ce qu’il
est mis sous les mots ». Il est au reste significatif que la prolepse
intervienne, dans l’ordre de l’argumentation, avant même les
sensations : en un certain sens, l’usage des mots constitue un
préalable absolu de l’enquête sur la nature des choses.
Au-delà des noyaux de certitude que définissent les critères,
s’étend le monde des choses « obscures », qui ne peut être saisi que
de manière indirecte, et par référence à ce qui possède la clarté
immédiate (enargeia). Ce n’est pas un hasard si l’opération consistant
à référer l’invisible au visible, l’inconnu au connu, joue un rôle
central dans la philosophie épicurienne : l’activité philosophique
consiste pour l’essentiel à « rapporter » ce que nous disons et
pensons, comme au reste tout ce que d’autres disent ou ont pu dire,
et qui forme l’horizon culturel de nos convictions, à ces poches de
certitude ultimes, pour voir si, ou dans quelle mesure, les assertions
en cours peuvent être maintenues, ou ne sont pas plutôt « vides ». Ce
mouvement de confrontation perpétuelle, caractéristique des écrits,
et souvent même de la phrase d’Épicure – on pourrait y reconnaître
une « forme de pensée » – explique qu’on ait pu voir dans la
philosophie épicurienne une entreprise essentiellement « critique »
(J. Bollack) – une critique qui sait prendre un tour agressif, face au
scandale que constitue, étant donné la nature de l’enjeu, la distance
entre ce que l’on soutient, et ce qui autoriserait à le faire.
Le domaine des choses obscures, comprenant tout ce qui, ne
tombant ni sous la perception sensible, ni sous la perception
intellectuelle, n’est pas non plus le corrélat d’une prolepse, comporte
deux grands ensembles : ce qui est trop éloigné dans l’espace pour
que nous en ayons une appréhension directe (les phénomènes
atmosphériques et célestes) et l’ensemble de ce qui, étant trop ténu
pour être saisi par les sens, ne fait pas non plus l’objet d’une
perception mentale (seuls les agrégats émettent des images, non les
atomes ni naturellement le vide). Ce sont ces domaines que couvrent
en gros la Lettre à Hérodote, consacrée à la physique fondamentale, et
la Lettre à Pythoclès, consacrée à la « météorologie » (au sens des
Météorologiques d’Aristote) et à la physique céleste. Mais il est peu de
sujets qui ne soient d’abord « obscurs », et plus encore qui ne soient
rendus tels par le processus même de la clarification, avec les
questions subsidiaires qu’elle suscite nécessairement. Ce qui tombe
en dehors des limites temporelles de notre vie, par exemple
(l’histoire passée et ce qui viendra après notre mort), ne doit pas
moins faire l’objet d’une reconstruction analogique que le lointain et
l’infime. Le fonctionnement des facultés psychiques, et plus encore
l’exercice de notre liberté, doivent ensuite pouvoir être expliqués sur
la base d’une physique atomiste. La Lettre à Hérodote aborde
brièvement certains de ces thèmes (elle comporte, à côté des
propositions de la physique fondamentale, les linéaments d’une
psychologie et une section consacrée à la théorie de la civilisation).
L’analyse détaillée, et le traitement de questions plus complexes
(comme celle du libre choix), figuraient dans le traité Sur la nature
(dont les Lettre à Hérodote et Lettre à Pythoclès sont des « résumés »
partiels) ou avaient été développés dans d’autres traités spécialisés.
Le traité de Philodème Sur les signes nous éclaire sur le
mécanisme et les enjeux de l’inférence épicurienne, même si la
terminologie et la problématique sont influencées par les débats des
e e
III et II siècles. Philodème vise essentiellement à établir, contre les
critiques stoïciennes, que la méthode dite « par suppression »
(anaskeuè), en vertu de laquelle on établit l’existence d’une entité
invisible (le vide par exemple) en montrant que sa suppression
entraînerait celle d’un phénomène visible (le mouvement en
l’occurrence), n’est pas un procédé indépendant d’une « inférence
par similitude », à laquelle elle peut toujours être réduite. Les cas les
plus intéressants d’inférence par similitude sont évidemment ceux
qui ne s’appliquent que mutatis mutandis, et auxquels on peut
réserver le nom d’analogie. Ainsi, ce n’est pas parce que, par
analogie avec le corps sensible, où l’œil distingue un minimum
sensible, l’on pose l’existence sur le corps de l’atome de parties plus
petites que l’atome, appelées minima, que le corps atomique en
devient divisible, comme l’est le corps sensible. L’analogie conduit
ainsi souvent à des résultats paradoxaux : le monde des atomes et du
vide obéit à des lois étrangères à celui des composés, où l’œil et
l’esprit peuvent ne pas immédiatement se retrouver : les atomes, que
rien n’empêche de progresser, se déplacent à une vitesse excédant
toute vitesse imaginable ; dans l’espace infini, il n’y a ni haut ni bas,
etc. La physique épicurienne, physique de la similitude, se construit
d’abord sur le rejet des fausses similitudes.
Ce qui ne signifie pas, bien entendu, que les propositions qu’elle
établit puissent jamais être incompatibles avec les critères, et en
particulier avec les données des sens. Dans tous les cas, et
notamment les plus paradoxaux d’entre eux, les assertions au sujet
de l’invisible, qui par définition ne peuvent faire l’objet d’une
confirmation directe, appelée epimarturèsis, doivent pouvoir passer le
test de la non-infirmation ou ouk antimarturèsis. En dépit de ce que
certaines formules peuvent suggérer, la non-infirmation ne semble
pas avoir été une méthode de découverte, mais un simple moyen de
contrôle, garantissant qu’une proposition établie sur la base de
considérations indépendantes est effectivement possible.
Il est donc essentiel de comprendre la nature de l’instance, ou
plus exactement de la procédure, qui garantit l’usage correct de la
méthode analogique en imposant les restrictions nécessaires au
maniement, somme toute spontané, des similitudes. À cet égard, il
faut écarter l’idée, à la suite de D. Furley, que les propositions
ultimes de la physique épicurienne reposent sur une analyse de
nature conceptuelle (c’est ainsi que Bailey entendait les « projections
imaginatives de la pensée »). L’impossibilité de concevoir une
affirmation, dont Épicure fait souvent un argument, est toujours en
dernier lieu fondée sur une donnée d’expérience. Il n’en reste pas
moins qu’une fois établie, une proposition peut conduire à en écarter
une autre, que la similitude semblerait pourtant suggérer. Si le fait
que les atomes comportent des parties ne saurait en faire des
« composés », c’est que les ultimes éléments indivisibles, pour
pouvoir rendre compte du monde visible, doivent posséder une série
de propriétés qu’on ne peut attribuer qu’à une masse résistante, non
à un « minimum ». Du même coup, l’indivisibilité de l’atome
s’expliquera par une nouvelle propriété, l’« impassibilité », dont
Démocrite, qui ne faisait pas de différence entre l’atome et le
minimum, pouvait faire l’économie. On voit bien ici comment un
principe fondamental prend le pas sur une application possible, et
en l’occurrence erronée, du principe de similitude.
L’ordre dans lequel sont établies les propositions de la physique
n’est donc pas indifférent. C’est pourquoi la présentation
« pédagogique » de la physique fondamentale sous la forme d’un
ensemble ordonné d’« éléments » propositionnels ou stoicheia (DL, X,
30) répond aussi à une nécessité interne. Il est remarquable en tout
cas que le terme de stoicheiôsis (« présentation élémentaire »), promis
à un grand avenir dans les sciences mathématiques aussi bien qu’en
philosophie, soit pour la première fois attesté chez Épicure.
La stoicheiôsis physique comporte dix propositions (neuf selon un
autre décompte) qui constituent l’armature infrangible de la
discipline, et le cadre de référence qui, une fois établi, peut faire
office de critère de second degré : 1. Rien ne naît de ce qui n’est pas ;
2. Rien ne se dissout en ce qui n’est pas ; 3. Le tout a toujours été
comme il est présentement et le demeurera toujours ; 4. Le tout est
fait de corps et de vide ; 5. Les corps sont de deux sortes, atomes et
composés d’atomes (les agrégats) ; 6. Le tout est infini ; 7. Les atomes
sont infinis en nombre et le vide infini en extension ; 8. Les atomes
de forme identique sont infinis en nombre, mais leurs formes sont en
nombre indéfini, et non pas infini ; 9. Le mouvement des atomes est
incessant ; 10. Les atomes n’ont que trois propriétés en commun avec
les choses sensibles : la forme, le volume et le poids.
Ces énoncés s’écartent sur plusieurs points de l’ancien atomisme
de Démocrite : par exemple, Épicure admet que les atomes sont non
seulement dotés de forme et de grandeur, mais aussi de poids. Les
formes atomiques ne sauraient être en nombre infini, sous peine
d’avoir, pour varier infiniment, besoin de franchir le seuil du
sensible (selon un témoignage aussi célèbre que difficile, un atome
démocritéen peut avoir la taille d’un monde). Plusieurs de ces
modifications s’expliquent bien par la volonté de soustraire la
doctrine atomique aux objections qu’Aristote lui avait adressées, en
particulier dans les livres IV et VI de la Physique. Mais toutes doivent
être comprises comme un effet induit par l’application des règles de
la canonique à une théorie à l’égard de laquelle Épicure a pu se
montrer d’autant plus critique qu’il en était plus proche. Cela est en
particulier le cas pour la propriété qu’a l’atome de s’écarter
minimalement de sa trajectoire. Bien que ni la Lettre à Hérodote ni
aucune autre œuvre conservée ne fasse mention de cette
« déclinaison » (clinamen), pour la première fois attestée chez
Lucrèce, il est vraisemblable que la doctrine remonte à Épicure. Dans
sa fonction cosmogonique, à laquelle elle doit son nom, elle explique
qu’un monde puisse venir à se former dans le vide infini : les
atomes, que l’on doit se représenter par analogie avec la chute des
corps, tombant parallèlement à travers l’espace, ne se rencontreraient
jamais, puisque leur vitesse est égale, si l’un au moins ne s’écartait
de sa course (Lucrèce, II, 216-250). Mais sa principale raison d’être
doit avoir été de rendre compte des mouvements volontaires et de la
liberté humaine, encore que la manière dont elle remplissait cette
tâche reste débattue : l’écart, imprévisible et arbitraire, au niveau
microscopique, ne semble que difficilement pouvoir « expliquer » le
phénomène de la volonté, par définition réglé par une fin. L’idée
qu’Épicure pourrait avoir conçu un modèle de « propriétés
émergentes » (D. Sedley) sollicite le texte du livre XXXV Sur la nature
(notre principale source d’information sur le sujet, avec Lucrèce).
Enfin, l’interprétation purement analogique, qui ne voit dans la
« liberté » de l’atome à l’égard des déterminations mécaniques que
l’équivalent d’un mouvement volontaire dont elle attesterait
seulement la possibilité ou la non-impossibilité (M. Bollack), ne rend
pas entièrement justice à la dimension explicative de la théorie,
fortement marquée par Lucrèce (II, 286).
Ailleurs, on voit mieux comment l’univers épicurien est
entièrement réductible aux propriétés fondamentales des atomes et
du vide. Dans l’espace infini se sont détachées des concentrations
relatives de matière, protégées par une enveloppe, au-delà
desquelles s’étendent les « intermondes », résidence des dieux (du
moins selon des témoignages postérieurs à Épicure). À l’intérieur
des mondes périssables, se forment des agrégats qui ne le sont pas
moins. La cohésion qui en fait des « solides » au niveau
macroscopique résulte de la vibration constante d’éléments qui, au
niveau microscopique, « s’entr’empêchent » à l’intérieur d’un lacis
plus ou moins dense ; leur vitesse manifeste n’est également qu’un
effet puisque, à l’intérieur de l’agrégat, les atomes continuent de
traverser le vide « à la vitesse de la pensée ». Une pulsation violente,
que dissimule la stabilité relative des corps, est responsable de
l’émission des flux d’« images ». Enfin, les trois propriétés primaires
que sont, pour tout corps (élémentaire ou composé), la forme, la
taille et le poids (désignés du terme dont Aristote se sert pour
l’accident : sumbebèkota, lat. conjuncta) expliquent l’infinie variété des
propriétés et « événements » secondaires (sumptômata, lat. eventa),
couleurs et saveurs, guerre et paix qui, résultant de leur interaction,
constituent le monde où nous vivons.
Le statut des dieux, dans cette physique de la composition et de
la dissolution, constitue naturellement un problème. Leur existence
et leur indestructibilité, connues proleptiquement, requièrent une
explication spéciale qui dut être développée, et sur laquelle nous
sommes très insuffisamment renseignés par quelques colonnes du
traité Des dieux de Philodème : on peut tout juste entrevoir comment
l’espace des intermondes pouvait garantir, outre l’absence des tracas,
le renouvellement inextinguible du corps divin. Plus obscure est la
question de savoir si et comment les idoles, émises par le corps des
dieux, nous parviennent de là. La décision tient à l’interprétation
d’un témoignage particulièrement difficile de Cicéron, qui suggère,
du moins si l’on accepte la leçon des manuscrits (ad deos), que les
dieux pourraient d’une certaine manière n’être que le produit d’un
afflux d’idoles projeté par la pensée de l’homme (J. Bollack). Si une
telle conception semble à première vue peu compatible avec les
présupposés d’une doctrine résolument réaliste, on soulignera que
chez Épicure, l’esprit, d’abord réceptif, parvient en fin de compte à
exercer un contrôle quasi intégral sur ses propres représentations.
L’idée que le dieu est, en un sens qu’il faudrait préciser, notre propre
produit ne doit donc pas être trop vite écartée. Il est significatif, en
tout cas, que les dieux d’Épicure sont anthropomorphes, et
qu’Épicure ait pu proclamer, et faire révérer, sa propre divinité. La
doctrine, dans son étrangeté, rejoint l’étrangeté de la pratique
cultuelle.
La Lettre à Pythoclès, comme celle adressée à Hérodote, illustre la
manière dont la canonique permet de filtrer et de remodeler une
tradition philosophique antérieure. Mais les données sont ici
différentes. Les phénomènes météorologiques et célestes sont en effet
« cachés » en un autre sens que les constituants ultimes du monde.
D’abord, nous en avons, bien qu’à distance, une perception sensible.
Ensuite, les phénomènes « proches », dont nous avons l’expérience
directe, suggèrent dans leur cas une pluralité de modèles explicatifs.
Or la canonique, ou peut-être l’interprétation qu’Épicure en retient à
ce moment, interdit d’opérer une sélection entre les explications qui
s’offrent. Cela supposerait en effet que l’on choisisse, de manière
nécessairement arbitraire, entre les informations que nous procurent
les sens, et qui sont toutes vraies par définition. La gravité d’une
telle transgression se mesure au fait qu’Épicure n’hésite pas à
assimiler l’adoption d’une explication unique, quand les données
des sens en suggèrent plusieurs, à la forme du « mythe », elle-même
conçue comme une source de terreur. D’où la formule qui scande la
lettre : « Il est possible que tel phénomène se produise pour des
raisons x, il est aussi possible qu’il se produise pour des raisons y. »
Le tonnerre résultera par exemple soit « d’une compression du vent
dans le creux des nuages, comme dans les cavités de notre corps »,
soit « du grondement que produit en eux le feu avivé par le vent »,
soit de la « déchirure » des nuages, soit encore de leur « frottement
[…] quand ils sont gelés comme de la glace ». En dépit du
vocabulaire de la « possibilité », il n’est pas suggéré que nous
devions accueillir toutes les hypothèses possibles, sans donner la
préférence à aucune. La thèse, plus fortement, est que toutes les
explications possibles sont effectivement vraies (même si ce n’est pas
simultanément). On saisit mieux la portée, et aussi le fondement
philosophique, d’une telle affirmation si l’on admet que l’infinité de
la matière et des temps garantit la réalisation de toutes les
possibilités (Lucrèce, V, 526-33).
Les théories relatives aux phénomènes météorologiques et
célestes présentent ainsi un contraste frappant avec les propositions
de la physique élémentaire, qui valent de manière absolue, qu’elles
fassent partie de la stoicheiôsis initiale ou en dérivent. On peut se
demander si Épicure est justifié de soustraire les explications
régissant le domaine des phénomènes distants aux principes de
limitation et d’organisation qui sont à l’œuvre dans le domaine de la
physique fondamentale : pourquoi certaines hypothèses, ici aussi,
n’en excluraient-elles pas d’autres, et certaines similitudes
apparentes ne seraient-elles pas écartées à titre d’opinions erronées ?
Après tout, Épicure pensait disposer d’assez d’éléments pour
affirmer que la grandeur réelle du Soleil et des astres était, sinon telle
qu’elle nous apparaît, du moins pas beaucoup plus grande ou plus
petite. Quoi qu’il en soit, le tableau qu’Épicure nous donne du
monde n’est pas celui d’un mécanisme cosmique unifié (l’équivalent
de la stoicheiôsis physique), mais d’une multiplicité éclatée de
phénomènes indépendants.
On a pu être gêné par tant de bonhomie épistémologique,
d’autant plus troublante qu’elle est au service d’une éthique de la
tranquillité, au moment même où l’astronomie contemporaine
accomplissait des progrès spectaculaires, grâce à l’« enquête »
astronomique tant méprisée par Épicure. Un aspect fascinant de la
doctrine des causes multiples mérite toutefois d’être relevé. On a
depuis longtemps été frappé de ce que les explications offertes dans
la Lettre à Pythoclès pour chacun des phénomènes étudiés recoupent
souvent les opinions soutenues par les physiciens présocratiques.
Cela se comprend, puisque celles-ci reposent de leur côté le plus
souvent sur l’analogie. Il faut ajouter qu’Épicure pouvait trouver
chez son contemporain Théophraste une théorie pleinement
développée des « causes multiples » dans le domaine de la
météorologie. La relation des deux pensées reste à étudier, mais il est
clair que le rapport de la météorologie épicurienne avec la tradition
philosophique n’est pas différent de celui qui caractérise le domaine
de la physique élémentaire. Ici et là, la doctrine se présente comme la
reprise d’opinions déjà soutenues, mais renouvelées dans leur
contenu ou dans leur signification par les exigences d’une canonique
qui n’appartient qu’à lui.
En dépit de ce que peut suggérer la Lettre à Pythoclès, et plus
généralement l’attitude des Épicuriens à l’égard des sciences, la
subordination de la physique à la partie pratique de la philosophie
n’est la marque d’aucun « désintérêt ». Elle situe bien plutôt la
nature de cet intérêt, qui est profond, et nécessaire, en refusant d’y
voir autre chose que l’expression d’un besoin fondamental. C’est
pourquoi la partie de la doctrine qui définit de manière réflexive la
nature de ce besoin n’est pas moins première, bien qu’en un autre
sens, que la canonique. Communément appelée éthique, elle porte
plus précisément sur les « choix » et les « refus » qui déterminent le
cours de notre vie. On comprend ainsi que la Lettre à Ménécée,
exposant les linéaments d’une doctrine de l’action humaine, prenne
la forme d’une invitation à philosopher, et que, contrairement aux
deux autres lettres, la facture en soit délibérément exotérique. Le
début de la Lettre à Ménécée, tout en se situant dans la tradition du
Protreptique d’Aristote, exprime ainsi parfaitement l’aspect universel
de la philosophie d’Épicure, que l’on peut bien qualifier de
« catholique » : « Que personne, quand il est jeune, ne tarde à
philosopher, ni, quand il est vieux, ne se lasse de philosopher ; car il
n’est personne qui n’ait pas l’âge ou qui soit hors d’âge pour ce qui
fait la santé dans l’âme » (Lettre à Ménécée, 122).
Le contenu de la vie bonne est circonscrit par quatre propositions
fondamentales, elles aussi appelées « éléments », célèbres dès
l’Antiquité sous le nom de « quadruple remède » (tetrapharmakon).
Elles ouvrent le recueil des Maximes capitales et des Sentences
vaticanes, et, sous une forme modifiée en ce qui concerne les deux
dernières d’entre elles, fournissent son plan à la Lettre à Ménécée. Une
conception adéquate de la nature des dieux (1), de la mort (2), du
plaisir (3) et de la souffrance (4) est le fondement d’une vie « forte »,
à l’abri des maux. C’est que les trois domaines de la théologie, de
l’eschatologie et des affections embrassent les sources de toutes nos
peurs, et définissent, par contrecoup, l’espace où une vie sereine
peut venir s’inscrire. La certitude que le dieu, minimalement défini
comme « la chose bienheureuse et indestructible », n’est en proie « ni
à la colère ni à la faveur » (Max., 1) est la première condition de la
félicité humaine, car elle supprime les craintes, comme les vaines
espérances, qu’inspire la croyance de leur intervention. En même
temps, la vie du dieu anthropomorphe fournit à l’homme son
paradigme, puisqu’il n’est que la tranquillité portée à son plus haut
point de perfection (la lettre peut ainsi promettre à l’homme de vivre
« comme un dieu parmi les hommes »). L’épouvante suscitée par la
pensée de l’au-delà, et qui alimente les fables de la mythologie,
s’évanouit si la mort, simple dissolution de l’agrégat perceptif,
« n’est rien pour nous » (Max., 2). Mais sa suppression est aussi la
condition d’une concentration sur la vie même (elle permet, selon un
bel oxymore de la Lettre à Ménécée, de « jouir de la mortalité de la
vie »). Enfin, sans une claire conscience de la nature du plaisir et de
la douleur, en l’occurrence de leurs « limites », nous serions
incapables de conduire notre vie comme il convient. Les
« affections » (pathè) en effet, guidant nos choix et nos refus, servent
de « critères » ultimes de l’action.
La théorie épicurienne de l’action repose sur le modèle
aristotélicien, commun à toutes les écoles hellénistiques (à la notable
exception des Cyrénaïques), selon lequel toutes nos actions tendent
vers une « fin » ultime (telos) appelée « bonheur ». Sa spécificité, qui
fait aussi sa difficulté, tient à la manière dont elle en détermine le
contenu. D’une part, la « fin », qui concerne à la fois le corps et
l’âme, repose sur une relation complexe où chacun des deux termes
peut prétendre à une certaine priorité. D’autre part et surtout, cette
fin est définie en termes négatifs : quand le corps ne souffre pas et
quand l’âme n’est pas tourmentée, « toute la tempête de l’âme se
défait, le vivant n’ayant plus à aller vers ce qui lui ferait défaut, ni à
chercher autre chose par quoi il puisse compléter le bien de l’âme et
du corps ». Parce que le plaisir, corporel et psychique, est lui-même
défini négativement comme absence de douleur (dans le corps) ou
d’affliction (dans l’âme), Épicure peut soutenir que « le plaisir est le
principe et la fin de la vie bienheureuse ». Principe, parce que, avant
même de devenir le critère ultime de nos choix et de nos refus, il est
ce que recherche l’être vivant dès sa naissance. Fin, parce que la
sérénité que procure l’« ataraxie » (c’est le nom qu’Épicure donne à
l’absence de toute perturbation psychique) est une forme particulière
de plaisir – le plus grand qui se puisse concevoir.
Cette conception négative du plaisir, si elle met la doctrine à
l’abri des accusations d’hédonisme vulgaire à laquelle elle se heurta
d’emblée (la Lettre à Ménécée y répond déjà), pose en revanche le
problème, parfaitement articulé dans la critique cicéronienne du De
finibus, du rapport entre le sens ordinaire du terme de plaisir et sa
redéfinition épicurienne. Il n’est pas sûr que le fossé puisse être
entièrement comblé, ni surtout qu’il doive l’être : pourquoi Épicure
ne soutiendrait-il pas que les conceptions communes sur la nature
du plaisir sont erronées, comme dans le cas des dieux ? Néanmoins,
on a toutes les raisons de penser que le plaisir épicurien n’est pas un
état négatif. Il ne suffit pas de rappeler, encore que ce soit là un
élément de compréhension important, que la doctrine épicurienne se
distingue des conceptions classiques du plaisir (platonicienne ou
cyrénaïque) en ce qu’elle n’admet pas d’état médian entre le plaisir
et la douleur : si ce schéma permet de comprendre que l’absence de
douleur doive ipso facto être identique au plaisir, il n’exclut pas
qu’Épicure ait simplement rebaptisé « plaisir » ce que d’autres
avaient appelé « état médian ». Or il est certain que la disparition de
la douleur laisse la place à un état de contentement positif, que l’on
peut appeler « satisfaction », et qu’Épicure à l’occasion décrit en
termes de « santé », de « bien-être », ou encore de « sérénité ». Que la
comparaison remonte ou non à Épicure, Sénèque traduit bien ce
qu’implique la dissipation de la tempête : non le calme plat que les
Cyrénaïques reprochaient à Épicure d’ériger en fin, en l’assimilant à
l’état d’un cadavre, mais le pur éclat d’un ciel libéré par la
disparition de tout ce qui l’obscurcit (Lettre, 66, 45).
Sous-jacente à la définition « négative » du plaisir est la
distinction entre un plaisir « en mouvement » (ou « cinétique ») et un
plaisir en repos (ou « catastématique »). Si l’opposition doit sans
doute quelque chose à l’analyse aristotélicienne de la nature du
plaisir dans le livre X de l’Éthique à Nicomaque, il est difficile, étant
donné la nature de nos informations, de parvenir à une image ferme
de la relation systématique des deux termes. Épicure distinguait
entre deux phases du plaisir, qui correspondent à deux aspects liés
dans les faits mais distincts en droit, et, plus techniquement, à une
importante différence catégoriale. Le plaisir est en effet mesuré
quantitativement par le processus conduisant à la suppression du
manque, ou « plaisir catastématique ». Au-delà, il est seulement
« varié » qualitativement, mais non augmenté. Il semble bien que
l’existence d’une variation qualitative ait essentiellement servi à
révéler la dualité inhérente à la phase antérieure de réplétion, quand
le plaisir (quantitatif) de la suppression du besoin se mêle
inextricablement à un autre, lié à la qualité particulière de l’aliment
(plaisir « cinétique »). On peut admettre que cette indistinction est
responsable d’une illusion équivalente à celle qui vicie nos
jugements sensoriels, quand nous pensons qu’un mets raffiné
procure plus de plaisir que du pain : il s’agit, en fait, d’une erreur
catégoriale, si la mesure est la satisfaction d’un « besoin » ou d’un
manque conçu comme objectif. La concentration méthodique sur la
quantité de plaisir et l’état, au détriment de sa « variété » et du
mouvement, explique les aspects ascétiques de la doctrine
épicurienne, bien attestés dans les fragments, et qui avaient séduit le
Stoïcien en Sénèque.
L’hédonisme d’Épicure, pourtant, ne bannit pas en principe la
variation. En effet, il n’opère pas dans un système binaire, où le
nécessaire, auquel il conviendrait de se tenir, s’opposerait
simplement au non-nécessaire, qu’il conviendrait de rejeter. Le
modèle est ternaire, comme l’indique la division des désirs, qui sont
soit « naturels et nécessaires », soit « naturels et non nécessaires »,
soit « non naturels et non nécessaires », ou encore « vides ». Seule la
troisième catégorie, celle des désirs artificiels issus de l’opinion, doit
être éradiquée. Le statut de la deuxième est, en revanche, plus
complexe. Naturels, les désirs ne sauraient être en soi
condamnables : les mets délicats sont délicats, et le sexe source de
plaisir. Seulement, les conséquences liées à l’abandon de la sphère de
la nécessité peuvent se révéler aliénantes et même destructrices, en
engendrant de faux besoins, qui auront d’autant moins de chance de
toujours pouvoir être satisfaits, ou encore de demeurer « en notre
pouvoir », qu’ils seront plus diversifiés et exigeants (cf. Sentences
vaticanes, 51). La « variation » tombe donc sous la juridiction de la
prudence (phronèsis), que la Lettre à Ménécée, si l’on n’en corrige pas
le texte, identifie à la philosophie même. Il n’en reste pas moins que
l’épicurisme délicat, que représente emblématiquement le carpe diem
d’Horace, est une possibilité structurellement inscrite dans la
doctrine. Contrairement à ce qu’Épicure lui-même suggère, ce n’est
pas sur la base d’un simple contresens que les ennemis du plaisir en
condamnèrent la philosophie.
Chez Épicure même, l’avertissement l’emporte toutefois sur
l’autorisation, et l’abstinence tend incontestablement à être dotée
d’une valeur intrinsèque. Ce confinement délibéré à la sphère du
nécessaire, qu’on a pu expliquer par la dureté des temps (le siège
d’Athènes par Démétrius Poliorcète en 294), est aussi l’effet d’un
intellectualisme profondément ancré dans la tradition philosophique
ancienne depuis Socrate, et dont Épicure n’hérite pas moins que les
Stoïciens.
Il faut ici entrer dans la relation complexe, qui, au-delà du
parallélisme marqué par leur commune « négativité », lie les plaisirs
du corps aux plaisirs de l’âme. D’une part, Épicure admet la
« supériorité » des plaisirs de l’âme sur les plaisirs du corps. Cette
supériorité, qui est d’ordre quantitatif, est due au rapport exclusif
que l’âme entretient avec le temps : alors que les affections du corps
sont limitées au présent, l’âme, qui embrasse le passé et l’avenir, en
multiplie l’intensité (les Cyrénaïques, en insistant sur la différence
qualitative entre affection actuelle et affection anticipée ou
remémorée, soutenaient au contraire la supériorité des affections
corporelles sur les affections psychiques). Il s’ensuit un premier
déplacement du corps à l’âme : les fausses opinions sur la mort, et,
dans les limites de la vie, l’incertitude pesant sur l’avenir, sont
infiniment plus lourdes à porter que toute douleur corporelle.
Inversement, la puissance de la sérénité est à la mesure de l’angoisse,
plus que de la douleur. Mais, d’autre part, la satisfaction des plaisirs
psychiques dépend toujours en dernière instance de la satisfaction
des plaisirs du corps. Les plaisirs psychiques se réfèrent toujours en
effet aux plaisirs corporels comme à leur ultime objet : la certitude
face à l’avenir est d’abord une certitude quant à la possibilité de
toujours satisfaire les besoins élémentaires. C’est en ce sens que ne
pas avoir faim, soif et froid, et s’attendre à ce qu’il en soit ainsi à
l’avenir, « permet de rivaliser avec Zeus en matière de félicité ».
Il n’est donc pas question que les principes psychiques puissent
jamais se substituer aux plaisirs corporels. Pourtant, certaines
affirmations d’Épicure vont indubitablement en ce sens, quand il
soutient par exemple que le sage sera heureux sous la torture. Le
dernier des quatre remèdes rend compte du paradoxe : « Ce qui fait
souffrir dans la chair de façon continue ne dure pas, mais le
paroxysme n’est là que le temps le plus court, et ce qui l’emporte
seulement sur le plaisir dans la chair ne se produit pas au-delà de
quelques jours ; quant à celles des maladies qui durent, elles
comportent un plaisir dans la chair qui est plus abondant que la
douleur » (Max., 4). L’idée est que, tant que la vie se maintient, la
quantité de plaisir corporel, conçu en l’occurrence comme facteur de
cohésion organique, l’emporte de facto sur la force destructrice de la
douleur, qui ne prend vraiment le dessus qu’au moment même où
elle s’évanouit, avec la dissolution de l’agrégat dans la mort (d’où le
début de la Lettre à Idoménée mentionné plus haut). Cette analyse du
rapport quantitatif entre douleur et plaisir témoigne aussi du rôle
central joué par la réflexion dans la doctrine épicurienne du plaisir :
seule la pensée des « limites » du plaisir et de la douleur est capable
de transformer la survie dans les conditions les plus misérables en
l’équivalent de la vie, et même d’une vie bienheureuse, jusqu’à
annuler la distinction, qui reste vraie en principe, entre « désirs
nécessaires au bonheur, désirs nécessaires à l’absence d’entraves, et
désirs nécessaires à la vie même ». Tout se passe maintenant comme
si la source ultime du plaisir était moins la satisfaction du corps que
la réflexion sur les conditions minimales d’une telle satisfaction.
Replacée dans cette perspective, l’idée qu’il est « aisé » de satisfaire
les besoins du corps prend un sens second, puisque l’absence de
pain peut toujours être compensée par la certitude que le plaisir
l’emporte encore sur la souffrance de l’estomac. Grâce à la pensée
des limites, tout peut toujours virtuellement reculer d’un cran sur
l’échelle des besoins, et le moindre pot de fromage devenir
l’équivalent du plus grand des luxes. Nombre de paradoxes
épicuriens, qui ont choqué, comme l’idée qu’une mort prématurée
ne diminue pas la quantité de plaisir vécue, s’expliquent aussi par
là : organe du temps, l’âme est aussi, par la force de la pensée qu’elle
abrite, l’instrument de son abolition.
Dans ces conditions, on s’étonnera moins que l’idée d’une
« variation naturelle », dont la possibilité est pourtant garantie par la
division des désirs, joue un rôle plus discret encore dans le cas des
plaisirs de l’âme que dans celui des plaisirs du corps. Tout se passe
comme si l’énergie psychique concentrée dans la pensée des limites
avait éliminé le plaisir même lié aux autres jouissances
intellectuelles. Il y a pourtant de bonnes raisons de penser que
l’épicurisme tardif, quand il réhabilitait la musique et la poésie,
pouvait s’y sentir autorisé par la logique du système, dont la
flexibilité même encourageait un rééquilibrage au profit d’attitudes
moins austères. Au reste, Épicure lui-même semble avoir reconnu la
légitimité de certains plaisirs esthétiques : le sage prend plaisir aux
spectacles, et même « plus que les autres ».
Il demeure que la vie tracée par Épicure est dominée par une idée
d’autonomie qui sait en confiner les gratifications à leur juste place.
L’essentiel, et sur ce point aussi Épicure est proche des Stoïciens, est
que nous soyons maîtres de notre vie et responsables de nos actes. Le
reproche le plus grave qu’Épicure adresse à « la destinée des
physiciens », par où il vise essentiellement, sinon exclusivement,
l’ancien atomisme de Démocrite, est de n’avoir pu donner sens, en
détruisant la liberté humaine, ni à la pratique du blâme et de la
louange – deux phénomènes fondamentaux de la vie sociale dont
l’évidence ne saurait être remise en cause – ni à l’usage de
l’argumentation, qui présuppose que le partenaire puisse changer
d’avis. Quel que soit le défi que représente pour un atomisme
l’obligation de rendre compte de la liberté humaine, il est clair
qu’Épicure se devait de le relever. L’homme d’Épicure n’est que très
provisoirement un être réceptif, et livré à l’afflux des images. Par
l’exercice de la pensée, la mémorisation des principes, le travail sur
soi, il est capable de développer une capacité de sélection, pour
devenir maître de ce qu’il voit comme de ce qu’il décide.
Il n’est pas surprenant, étant donné le rôle qu’elle joue dans la
physique et l’éthique, que l’idée de sécurité domine aussi le dernier
volet de la doctrine épicurienne, consacré à la théorie de la société et
à la relation amicale. On a longtemps vécu sur l’idée, sans aucun
doute entretenue par la célèbre injonction à « vivre caché » (à
laquelle Plutarque a consacré un de ses trois traités anti-épicuriens)
qu’Épicure s’était désintéressé des problèmes de l’organisation
sociale. Pourtant, le rejet de l’ambition politique comme de la
renommée, exemples mêmes de désirs destructeurs, parce que
« vides », est parfaitement compatible avec une analyse du
fondement de la société humaine, et en particulier de la justice, bien
représentée tant dans les dix dernières Maximes capitales que par un
long fragment d’Hermarque (cité dans le traité de Porphyre Sur
l’abstinence, I, 7-12).
Bien que la justice soit définie comme un « contrat », Épicure
n’est pas un conventionnaliste, parce que le contenu, conformément
à la prolepse de la justice, en est défini objectivement par l’« utilité ».
Cette utilité touche essentiellement à la préservation de la vie, contre
les animaux et les autres hommes, et il ne semble pas qu’Épicure ou
ses disciples aient cherché à analyser la façon dont elle se monnayait
dans la multitude des dispositions qui forment l’armature
particulière des sociétés ou des systèmes politiques. Le projet central
de la théorie semble avoir été de montrer – une fois de plus, contre
une conclusion précipitée – que la variabilité des normes de justice
ne constitue pas un argument contre l’objectivité de la justice. Au
contraire, c’est parce que l’utilité est toujours identique à elle-même
« d’un point de vue général » que les institutions résultant de
l’accord peuvent varier en fonction des circonstances et restent
ouvertes à la révision. Il s’ensuit une distinction entre la justice et les
lois qui n’est pas sans originalité dans le contexte de la pensée
grecque, fortement marquée par le conventionnalisme : les lois ne
sont justes que dans la mesure où elles sont utiles. Du fragment
d’Hermarque, on retire une seconde distinction qui, sans être telle
quelle attestée chez Épicure, permet d’éclairer un aspect important
de sa théorie sociale. Il apparaît en effet que les lois sont formulées,
dans une perspective en partie pédagogique, en partie préventive, à
l’intention de ceux qui ne sont pas capables de comprendre par eux-
mêmes en quoi consiste l’utilité de leurs stipulations. Une société de
sages n’aurait donc pas besoin de lois. On comprend mieux ainsi
qu’Épicure ait pu affirmer que « les lois sont instituées pour les
sages, non pour qu’ils ne commettent pas d’injustice, mais pour
qu’ils n’en subissent pas », et qu’il ait posé l’existence d’un lien
organique entre les vertus et le plaisir. En particulier, contrairement à
ce que suggère Cicéron dans le De finibus (II, 51-59), le sage a toutes
les raisons, du moins dans des circonstances normales, de ne pas
commettre l’injustice, indépendamment des menaces que font peser
sur lui les lois. Ainsi se dessine, dans les limites mêmes de la société,
le programme d’une communauté réglée par les seuls impératifs de
la sagesse. Grâce à l’inscription d’Oenoanda, nous savons que
l’épicurisme tardif avait développé sur cette base une véritable
utopie sociale. Chez Épicure même, l’idée prend la forme plus
limitée d’une communauté des amis qui représente, au sein de la
société imparfaite, et régie par la contrainte de la loi, ce qui en serait
l’idéal.
Étant donné l’importance qui revient à la pratique de l’amitié
dans la philosophie d’Épicure, il est paradoxal que la doctrine de
l’amitié soit aussi celle (si l’on excepte la déclinaison) dont la
justification philosophique soulève le plus de difficultés : comment
passe-t-on d’une conception utilitariste situant la fin de mes actions
dans l’obtention d’un plaisir qui ne peut être que propre à une
perspective « altruiste » qui accorde autant de valeur au plaisir des
amis qu’au mien (Cicéron, De finibus, I, 68) ? Le problème,
apparemment, avait déjà occupé certains disciples. Cicéron
mentionne deux solutions ayant cours dans l’école, soit que l’amitié
proprement dite se développe progressivement sur la base d’un
intérêt originaire qu’elle surmonte à un certain moment de son
évolution, soit qu’elle repose sur une forme de contrat. Sans
minimiser la difficulté philosophique de la position, on reconnaîtra
que si la philosophie d’Épicure culmine d’une certaine façon dans
une paradoxale doctrine de l’amitié, c’est que la relation amicale
combine, en les portant à leur point de plus grande intensité, les
traits fondamentaux de l’homme épicurien : elle est, tout à la fois, le
lieu de la plus grande dépendance et celui de la plus grande
certitude.
André LAKS
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Textes et traductions
Éditions et traductions complètes
ARRIGHETTI, Graziano (éd.), Epicuro. Opere, Florence, 2e éd., 1973.
Inclut les fragments papyrologiques, mais les progrès accomplis
depuis sont considérables. De nombreuses éditions partielles ont été
publiées en particulier par les Cronache Ercolanesi, qui paraissent
annuellement à Naples.
BAILEY, Cyril (éd.), Epicurus. The Extant Remains, Oxford, 1926 ; rééd.
Hildesheim-New York 1975.
USENER, Hermann (éd.), Épicurea, Leipzig, 1887 ; rééd. 1966.

Éditions et traductions partielles


BALAUDÉ, Jean-François, Épicure, Lettres, maximes, sentences, Paris,
LGF, coll. « Le Livre de poche », 1994.
BOLLACK, Jean, BOLLACK, Mayotte et WISMANN, Heinz, La Lettre
d’Épicure, Paris, Les Éditions de Minuit, 1971.
BOLLACK, Jean et LAKS, André, Épicure à Pythoclès (« Cahiers de
Philologie », 3), Lille, Presses universitaires de Lille, 1978.
BOLLACK, Jean, La Pensée du plaisir, Paris, Les Éditions de Minuit,
1975.
CONCHE, Marcel, Épicure, Lettres et Maximes, Paris, PUF, 1987 ;
2e édition 1990.
LAKS, André, « Édition critique et commentée de la “Vie d’Épicure”
dans Diogène Laërce (X, 1-34) », in Jean Bollack et André Laks (dir.),
Études sur l’épicurisme antique (« Cahiers de philologie », 1), Lille,
Presses universitaires de Lille, 1976, p. 1-118.

É
Études
ALBERTI, Antonina, « The Epicurean theory of law and justice », in
André Laks et Malcolm Schofield (dir.), Justice and Generosity,
Cambridge University Press, 1995, p. 161-190.
ASMIS, Elisabeth, Epicurus’ Scientific Method, Ithaca/Londres, Cornell
University Press, 1984.
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et les Stoïciens », in Études sur les philosophies hellénistiques, Paris,
PUF, 1995, p. 69-112.
CLAY, Diskin, « The Cults of Epicurus », Cronache Ercolanesi, no 16,
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in Cosmic Problems, Cambridge University Press, 1989, p. 161-171.
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MOREL, Pierre-Marie, Épicure, Paris, Vrin, 2009.
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VAN DER WAERDT, Paul A., « The Justice of the Epicurean Wise Man »,
Classical Quarterly, no 37, 1987, p. 402-422.
Euclide d’Alexandrie

Le nom d’Euclide a traversé les siècles jusqu’à nos jours, chargé


d’une valeur emblématique pour la mathématique tout entière, telle
que la concevaient idéalement les savants et les penseurs. Que fut
donc son œuvre en elle-même, quelle place a-t-elle tenu dans
l’histoire de la science pendant plus de vingt siècles, quels problèmes
soulève-t-elle pour nos contemporains et quelles recherches en
découlent ?

Euclide et son œuvre


De la vie d’Euclide le mathématicien – distinct de son
homonyme, le philosophe de Mégare – nous ne savons presque rien.
Pour sa datation elle-même, nous sommes réduits aux inférences et
aux recoupements. Il n’est guère contestable qu’on doive le situer
entre les mathématiciens de l’Académie qui y travaillèrent après la
mort de Platon et les débuts des travaux scientifiques d’Archimède.
Sa position institutionnelle nous fournit un peu plus de précision.
Euclide en effet professait les mathématiques à Alexandrie, où il
avait sans doute été attiré avec d’autres hommes de science par
Ptolémée Ier Sôter lors de la fondation du Musée. On peut admettre
que son activité scientifique s’est située dans les premières décennies
du IIIe siècle.
D’après les témoignages anciens, le corpus euclidien comportait
une dizaine de titres se rapportant aux « sciences mathématiques »
au sens que cette dénomination avait chez les Grecs (l’Astronomie ou
l’Optique par exemple en font partie). Six de ces ouvrages nous sont
parvenus. Mais parmi les autres se trouvaient des œuvres non
négligeables.
Pappus d’Alexandrie fait ainsi état de quatre livres d’Euclide sur
les Sections coniques, vraisemblablement une mise en forme de tout ce
qui était connu sur la question depuis la découverte de ces courbes
(parabole, ellipse, hyperbole) par Ménechme, puis leur traitement
comme sections du cône, notamment par Aristée. Il semble que ce
soit à cet ouvrage qu’Archimède se réfère à plusieurs reprises. La
raison de sa disparition nous est donnée sans doute par Pappus
lorsqu’il assure qu’Apollonius de Perge (seconde moitié du IIIe siècle)
compléta les quatre livres des Coniques d’Euclide et en ajouta quatre
autres, pour former son célèbre traité en huit livres de même intitulé.
Deuxième œuvre importante perdue, Les Porismes en trois livres,
attestée par Pappus et Proclos. Son objet est controversé. Il semble
qu’il s’agissait d’un ouvrage préparatoire à une théorie des lieux
géométriques. Comme celle-ci prit son essor à l’époque hellénistique,
on peut comprendre que ses succès mêmes aient fait perdre de son
intérêt à l’ouvrage initial. Michel Chasles (1793-1880) publia en 1860
une tentative de reconstitution, à partir des fragments fournis par
Pappus.
Un troisième traité, Les Lieux rapportés à la surface en deux livres,
est également cité par Pappus comme faisant partie du « trésor de
l’analyse », mais son objet reste conjectural. S’agissait-il de surfaces
considérées comme lieux de certaines lignes caractéristiques, par
exemple des surfaces de révolution limitant certains solides ? Or
Archimède a brillamment étudié de tels corps : là encore, ce fait
expliquerait que le travail d’Euclide n’ait pas survécu en lui-même.
Le corpus comprenait aussi, selon Proclos, un traité d’ordre
didactique destiné à apprendre aux étudiants à éviter les
paralogismes, et intitulé : Les Arguments fallacieux.
Des œuvres qui nous sont parvenues, la principale, et la source
de la renommée séculaire de son auteur, consiste dans les treize
livres des Éléments. Mais il ne faut pas oublier, dans le domaine de la
géométrie plane, le recueil des Données, propédeutique au
raisonnement analytique, qui expose ce qui peut être déterminé,
dans une figure, quand telle ou telle chose y est donnée – ainsi que le
traité Sur les divisions (des figures) perdu en grec, mais connu
fragmentairement par la tradition arabo-latine, où l’on partage des
figures en proportion donnée par des lignes assujetties à certaines
contraintes.
À cet ensemble, il faut ajouter, en dehors de la géométrie
proprement dite : Les Phénomènes, description de ce qui est visible de
la sphère céleste en mouvement, c’est-à-dire les levers et couchers
des astres, hormis les mouvements planétaires ; L’Optique, qui
détermine, à partir de l’hypothèse de rayons visuels rectilignes, ce
qui est effectivement vu d’un objet distant, et qui relève en fait de la
perspective ; La Section du Canon, qui contient la théorie arithmétique
des intervalles musicaux, dans l’esprit de la tradition
pythagoricienne, et n’est peut-être qu’un fragment d’Éléments de
musiqueplus amples. Ces trois traités se présentent sous la forme
euclidienne, telle qu’elle règne dans les Éléments.
En dehors de ces dix titres, on a attribué à Euclide divers
fragments de Mécanique, dont l’authenticité est douteuse, une
Catoptrique, qui n’est pas authentique, et une Introduction harmonique,
qui est de Cléonide, disciple d’Aristoxène.

Les Éléments

La tradition de composer des Éléments remonte à Hippocrate de


Chio (ca ~435) ; à plusieurs reprises, ils furent remaniés par des
géomètres vraisemblablement de l’Académie. La rédaction d’Euclide
est sans doute la cinquième et, tandis que les quatre précédentes
étaient abandonnées à l’oubli, elle n’eut pas de successeur, signe de
son succès.
Les Éléments n’étaient pas des ouvrages « élémentaires », au sens
où le contenu mathématique eût été simplifié en vue de l’instruction
des débutants. Selon l’analyse qu’en donne Proclos, ils devaient
contenir les propositions nécessaires et suffisantes pour que la
science puisse progresser au-delà des résultats obtenus et que l’on
puisse explorer les problèmes en suspens. Ils constituent donc le
corps de doctrine central des sciences mathématiques, d’où le reste
peut être dérivé. S’ils sont un bilan de l’acquis, ils se tiennent à
l’essentiel et ne sont pas un exposé de la totalité du savoir
mathématique de leur époque. En tant qu’œuvre théorique, ils
n’exposent pas l’art du calcul ou logistique, et portent sur les deux
sciences mathématiques fondamentales, l’arithmétique et la
géométrie. La composition d’Éléments est donc affaire de choix
complexes, éliminant les questions spéciales, fuyant la prolixité
autant que la concision excessive, offrant une ligne directrice
générale du développement déductif.
D’Hippocrate de Chio à Euclide, période d’intenses progrès des
mathématiques grecques, les Éléments évoluèrent, et l’on peut
s’attendre à en trouver trace dans le texte d’Euclide. Quant à l’ordre
dans lequel les connaissances ont été chronologiquement acquises, il
n’est pas nécessairement l’ordre d’exposition adopté dans le traité. Il
y a donc tout un problème historique de la genèse des Éléments.
L’exposé euclidien est découpé en propositions, chacune
démontrée au moyen de ce qui la précède, qui se répartissent en
théorèmes et problèmes, et qui s’enchaînent selon l’ordre d’une
synthèse déductive. Cela suppose certains énoncés initiaux servant
de points de départ, ou « principes ». Ceux-ci forment trois groupes :
d’une part, des définitions de termes apparaissent chaque fois que
des objets nouveaux sont introduits ; d’autre part, certains énoncés
valables pour toutes les sciences mathématiques, appelés « Notions
[c’est-à-dire : “conceptions”] communes », portent sur les propriétés
de l’égalité et de l’inégalité, et correspondent à ce qu’Aristote
considérait comme des « jugements de raison » (« axiomes »), par
nature indubitables. Enfin, pour la géométrie seulement, des
hypothèses qui sont formulées comme des « Demandes » (ou
« Postulats »), concernent notamment la possibilité d’user d’une
règle ou d’un compas « idéal », et – célèbre entre toutes – la
rencontre des droites dont la somme des angles avec une sécante
commune est inférieure à deux angles droits (5e Postulat).
Entre les treize livres sont réparties plusieurs théories ou sous-
théories dont le tableau est relativement complexe. Le livre I s’ouvre
par celle des figures planes, mais à partir de la proposition 35 et sur
tout le livre II prend place une théorie de l’équivalence en mesure
pour les aires rectilignes, d’une grande importance puisqu’elle
permet de transformer une figure en une autre équivalente. Elle
conduit notamment au théorème dit « de Pythagore » sur le triangle
rectangle, et à la solution du problème de la quadrature d’une figure
rectiligne. Puis, au livre III, la théorie des figures planes reprend avec
l’étude du cercle, en sorte qu’au livre IV la sous-théorie des
polygones réguliers résulte de l’application des acquis du livre II à
ceux du livre III. Cet ensemble de résultats est étendu au cas des
solides au livre XI.
Jusque-là, l’auteur des Éléments s’est interdit tout recours à l’idée
de proportion entre les grandeurs géométriques. Cette notion est très
générale puisqu’elle s’applique à n’importe quel rapport de
grandeurs, même s’il ne peut être exprimé numériquement. La
théorie en est faite au livre V, livre pivot dans l’économie des
Éléments, avec lequel on franchit un palier dans l’abstraction. Sa
première application aux figures planes fournit au livre VI la sous-
théorie des figures semblables qui permet de retrouver, sous une
forme généralisée, les résultats obtenus aux livres I et II par
l’équivalence des aires, avec une extension aux volumes au livre XI.
On doit noter que ce qui, dans cette généralisation, concerne les
rapports entre les aires des polygones conduit en dehors des
Éléments à la théorie des coniques. D’autre part, la théorie des
proportions ouvre la voie à une méthode « sophistiquée » de la
mesure des aires et des volumes, qui préfigure les méthodes
infinitésimales en utilisant des approximations progressives de la
grandeur à évaluer ; connue depuis le XVIIe siècle sous le nom de
« méthode d’exhaustion », elle n’apparaît, dans son principe, qu’au
début du livre X et se déploie au livre XII ; Archimède devait lui
donner d’importants développements et de brillantes applications.
Les livres VII, VIII, IX contiennent l’arithmétique d’Euclide,
théorie des nombres entiers et de leurs rapports ; les proportions
constituent alors en effet un cas spécial, et de plus la notion de
« proportion continue » permet de développer la sous-théorie des
puissances d’entiers.
Lorsque deux grandeurs de même espèce ont entre elles un
rapport de nombre à nombre, elles sont mutuellement
commensurables. Il reste donc à examiner le cas des
incommensurables. C’est en effet ce que fait le livre X qui classe les
lignes droites incommensurables et les rectangles qu’elles peuvent
former.
Les trois derniers livres sont consacrés à la stéréométrie ou
géométrie des solides. Le livre XI en jette les bases en généralisant la
géométrie plane à la troisième dimension. Le livre XII traite de la
mesure du cercle, de la pyramide, du cône, et de la sphère, en
appliquant la « méthode d’exhaustion ». Le livre XIII effectue la
construction des cinq polyèdres convexes réguliers dans une sphère
donnée, ce qui suppose notamment des résultats du livre X.
La forme dans les Éléments est remarquable : chaque Proposition
est en effet développée selon une procédure formelle précise et
immuable : en six étapes, dont les principales sont l’énonciation, la
construction, la démonstration et la conclusion et dont chacune a
une fonction heuristique ou logique bien déterminée.
On peut considérer les Éléments comme un traité de la mesure
des objets géométriques, ne faisant intervenir comme lignes que des
droites et des circonférences de cercle. Cette géométrie métrique est
réalisée sans recours à la notion de « nombre rationnel », ni de
« nombre réel », sans explicitation de la notion d’« opération »,
pourtant utilisée, et sans usage d’un symbolisme littéral et opératoire
de type algébrique. Il faut enfin noter qu’en aucun cas Euclide ne fait
usage de procédures impliquant d’une façon ou d’une autre l’infini
actuel.

L’histoire de l’œuvre
Dès l’Antiquité, à l’exemple des grandes œuvres, les Éléments
furent l’objet d’abondants commentaires. Celui de Héron
d’Alexandrie a été partiellement conservé en arabe et est guidé par le
souci de compléter et de perfectionner le traité. Le logicien
néoplatonicien Porphyre de Tyr s’est surtout intéressé, semble-t-il,
aux formes d’argumentation, à la précision des énoncés, à la rigueur
des preuves. Le mathématicien Pappus d’Alexandrie avait laissé une
contribution importante à la discussion dont il nous reste
notamment, en une version arabe, son Commentaire au livre X.
L’Aristotélicien Simplicius examina essentiellement les « principes »
c’est-à-dire les énoncés liminaires, et son commentaire formait une
introduction à la géométrie, dont des extraits sont conservés en
arabe. Subsiste enfin en grec le très important Commentaire au livre I
de Proclos de Lycie, le Diadoque de l’Académie (Ve siècle de notre
ère) : abordant tous les aspects, historique, logique, épistémologique
et philosophique du texte et du contexte, il demeure un témoignage
irremplaçable sur la place des Éléments dans la science grecque, les
intentions de leur auteur, les progrès qu’ils couronnent, les critiques
qui leur sont faites et les difficultés qu’ils recèlent.
Ainsi les Éléments furent le principal véhicule de la transmission
du savoir mathématique de base aux époques hellénistique et
romaine. Au IVe siècle de notre ère, le mathématicien Théon
d’Alexandrie en fit une édition nouvelle, enrichie à des fins
didactiques, dont dérivèrent tous les manuscrits grecs connus avant
le XIXe siècle. C’est dans l’Empire byzantin que se perpétua la
tradition. Par exemple, en l’an 888, Aréthas, archevêque de Césarée,
fit copier les Éléments et les annota de sa propre main : ce codex est
aujourd’hui à Oxford. Les manuscrits grecs, actuellement encore très
nombreux en Europe, contiennent au total mille quatre cent quarante
scholies de dates diverses.
Mais avant de reprendre vie à la Renaissance, l’œuvre d’Euclide
devait connaître une autre carrière dans les pays conquis à l’islam.
Dès les débuts du IXe siècle, les lettrés de Bagdad eurent en main le
texte grec et les califes en encouragèrent la traduction en arabe. Deux
traditions initiales d’Al-Haggag, l’autre procédant d’un travail de la
seconde moitié du IXe siècle dû à Ishaq ibn Hunayn, révisé par Thābit
ibn Qurra. Ces traductions, bien que témoignant d’un intérêt pour
les sources et la confrontation des manuscrits, ne faisaient pas
mystère de leur intention d’améliorer le texte, à des fins soit
didactiques, soit proprement logiques et mathématiques. À partir
d’elles se développa toute une littérature « euclidienne » formée de
recensions, d’abrégés, de résumés, d’« émendations », enfin de
commentaires, complets ou partiels, des Éléments. Les plus grands
mathématiciens et philosophes du monde arabe, du IXe au XIIIe siècle,
commentèrent Euclide, s’intéressant principalement à la question
des parallèles et du 5e Postulat, au livre V et à la théorie des
proportions, au livre X et à la théorie des lignes incommensurables.
Ces débats furent d’un grand poids pour le développement de la
pensée mathématique dans le monde arabe, tandis que les
traductions jouèrent un rôle dans la transmission des Éléments à
l’Occident latin médiéval.
Le haut Moyen Âge n’avait connu les Éléments que par des
recueils contenant des fragments altérés d’une traduction latine due
probablement à Boèce. Au XIIe siècle vit le jour en Sicile une
traduction latine du texte grec qui n’eut probablement pas
d’influence. En revanche, une traduction faite sur un manuscrit de la
tradition Ishaq-Tabit est attribuée à Gérard de Crémone, célèbre à
Tolède au XIIe siècle, et à la même époque Adélard de Bath est crédité
de trois versions successives des Éléments : une traduction, un abrégé
commenté, enfin une « intégrale », d’après la tradition d’Al-Haggag,
dont il subsiste plus d’une cinquantaine de manuscrits. C’est le point
de départ d’une tradition vivante jusqu’au XVe siècle avec une
quinzaine de révisions, dans laquelle se situe la traduction de
Campanus de Novare, parue en 1259, la meilleure version latine de
l’arabe au point de vue mathématique. Il est donc faux que le Moyen
Âge ait ignoré la mathématique grecque ; ses derniers siècles
disposaient de plusieurs versions des Éléments qui présentaient
certes des différences notables avec le grec puisque provenant de la
tradition arabe, mais qui permettaient comparaisons et discussions.
Le Moyen Âge s’intéresse à la logique et aux principes, aux
problèmes de l’infini, actuel ou potentiel, donc à la question de la
divisibilité des grandeurs et du continu géométrique. Les
préoccupations philosophiques l’emportent sur l’invention
mathématique. Par la suite, le latin restant longtemps la langue
savante, l’usage d’accompagner le texte grec d’une version latine
subsista jusqu’à l’aube du XXe siècle.
Depuis l’invention de l’imprimerie, les Éléments d’Euclide sont,
après la Bible, l’ouvrage qui a connu le plus grand nombre d’éditions
ou de traductions. Le premier Euclide imprimé paraît à Venise en
1482 : c’est le texte latin de Campanus, qui fait ainsi la transition vers
les temps nouveaux, bientôt suivi en 1505, toujours à Venise, par
l’Euclide complet de Zamberti, version latine du texte grec cette fois.
Ces deux ouvrages se partagent les faveurs des éditeurs et des
érudits au cours du XVIe siècle, bien qu’en 1530 paraisse à Bâle
l’édition princeps du grec, fondée malheureusement sur deux
manuscrits parmi les moins bons. La querelle dure jusqu’à la
parution en 1572 à Pesaro de la version latine de Commandino, la
première d’après un original grec acceptable, sur laquelle
s’appuyèrent beaucoup de travaux ultérieurs.
Outre ces faits marquants, le XVIe siècle se signale par un grand
nombre de publications dans toute l’Europe, dont les options sont
variées, mais l’ambition commune de fournir un instrument de
travail adapté aux étudiants. Paraissent également les premières
traductions dans les langues vernaculaires : en français, celle de
Pierre Forcadel (1564/1566). Enfin, le siècle voit fleurir le genre du
commentaire, qui porte souvent sur la structure logique des
Éléments, mais aussi sur les implications mathématiques de la théorie
des proportions du livre V. C’est à ce genre qu’appartient l’œuvre
magistrale de Christophe Clavius, recension latine parue en 1574,
fréquemment rééditée par la suite : réécriture, notes, apports
nouveaux, critiques et éclaircissements s’y combinaient pour fournir
une approche mathématiquement instructive et stimulante du legs
hellénique. Il y a tout lieu de croire qu’au collège de La Flèche, c’est
dans l’Euclide de Clavius que Descartes s’instruisit d’abord des
mathématiques.
L’histoire du texte grec est jalonnée ensuite par l’édition de
Gregory à Oxford en 1703, la découverte par Peyrard du manuscrit
du Vatican, témoin d’une tradition antérieure à l’édition de Théon,
qui lui permet sa publication trilingue de 1814-1818, enfin la grande
édition critique moderne de Heiberg qui fait actuellement autorité
(1883-1916). D’autre part, la tradition des publications d’ordre
didactique, des commentaires et des manuels à l’usage des collèges,
persiste aux XVIIe et XVIIIe siècles, et même jusqu’au XIXe siècle dans
certains pays, comme l’Angleterre. Là est l’origine de la perception
des Éléments comme un ouvrage scolaire et élémentaire, alors même
que les discussions mathématiques auxquelles ils donnent lieu se
révèlent de première importance. En même temps, Euclide est
progressivement traduit dans toutes les langues de l’Europe, et
pénètre jusque dans la Chine et l’Inde.

É
Les Éléments et la pensée mathématique
moderne
L’essor moderne des mathématiques ne s’est pas fait par un rejet
des Éléments mais par un dialogue permettant de mieux élaborer les
conceptions nouvelles, en y intégrant les anciens acquis appelés à
être dépassés. Par exemple, au XVIIe siècle, les mathématiciens tirent
tout le parti possible de la théorie des proportions et de ses notions
clés, y compris dans les analyses géométriques infinitésimales, avant
l’avènement de l’algorithme du calcul différentiel, et l’on en peut
dire autant de la « méthode d’exhaustion » qui fonctionne en
association avec les proportions avant la mise en œuvre des
méthodes d’intégration.
Depuis Henry Savile qui en 1621 étudie les postulations
implicites jusqu’à Girolamo Saccheri qui en 1733 tente de prouver le
5e Postulat, on trouve chez les meilleurs commentateurs, comme
Isaac Barrow (1655), Robert Simson (1756), John Playfair (1795), une
foule d’indications sur les moyens de perfectionner les
démonstrations. En Angleterre en particulier, jusqu’au XIXe siècle, les
Éléments demeurent la base de l’enseignement et continuent de
susciter un fructueux travail de critique. Un logicien comme De
Morgan les étudie de très près. Si ce pays est celui des initiateurs de
la logique mathématique moderne, c’est peut-être bien parce qu’on y
recherche les lois logiques dans le discours normalisé en vue de la
preuve, celui des mathématiques, dont les Éléments restent l’exemple
type.
Ce travail allait d’ailleurs avoir des retombées sur les
mathématiques elles-mêmes. En effet, de l’analyse logique des
raisonnements, on remonte nécessairement aux axiomes. Depuis
Descartes, le statut épistémologique que leur avait donné Aristote
avait évolué au milieu des divergences entre doctrines
philosophiques. Au recours à l’évidence, Leibniz avait opposé
l’ambition de les dériver du principe de non-contradiction. D’autre
part, depuis Pascal, la discussion sur les définitions des termes
premiers, amorcée par Aristote, avait pris un tour nouveau. Le
e
XIX siècle se caractérise par des réflexions plus techniques, où l’on
cherche des reformulations plus adéquates. Corrélativement, les
distinctions entre axiome et postulat, voire entre définition et
postulat, commencent à être mises en doute. Les discussions autour
du 5e Postulat y contribuent fortement. Relancées par Saccheri, les
tentatives de prouver le célèbre énoncé aboutissent à la mise au jour
d’une dizaine d’énoncés équivalents, présupposés implicitement
dans les prétendues nouvelles démonstrations. La suite est trop
connue : l’échec des essais de preuve par l’absurde conduit à
l’apparition des diverses géométries non euclidiennes. La notion de
théorie mathématique et celle de vérité mathématique se
transforment ; le statut des « principes » liminaires également. On
dégage progressivement les propriétés logiques que doit posséder
un ensemble de tels énoncés qui reçoit le nom d’« axiomatique ». À
l’extrême fin du siècle, en 1899, David Hilbert donne une
axiomatisation moderne de la géométrie « euclidienne » qui
parachève l’évolution amorcée depuis un siècle. Comme la
présentation du contenu mathématique des autres théories figurant
dans les Éléments a été profondément transformée par la
généralisation de la notion de nombre et l’essor de l’analyse, on peut
admettre qu’à la fin du XIXe siècle la discussion sur l’œuvre d’Euclide
et sa fécondité pour le développement de la science est achevée et sa
place dans l’histoire définitivement assignée.
Ce que cette œuvre a procuré à l’histoire de la pensée humaine,
ce n’est rien de moins qu’une des formes de la rationalité
scientifique. Celle-ci se caractérise par la mise en œuvre de règles
universellement reconnues d’administration de la preuve. Or, la
preuve de la fausseté d’un énoncé peut être obtenue de deux
manières, soit parce que les faits le réfutent, soit parce qu’on le
montre en contradiction avec des énoncés tenus pour vrais. Dans le
premier cas, l’administration de la preuve est d’ordre expérimental,
dans le second d’ordre exclusivement logique, c’est-à-dire qu’elle est
liée à la structure d’un discours normé écrit dans une langue
technique, que les Grecs ont nommé logos. C’est ce second mode
dont les Éléments ont fourni l’exemple insigne, repris dès l’Antiquité
par les plus grands mathématiciens. Or, un tel type de rationalité,
correspondant à ce qu’Aristote décrit comme « science
démonstrative », exige non seulement que l’on définisse les objets
sur lesquels porte le savoir, mais aussi qu’on spécifie un petit
nombre d’énoncés tenus initialement pour vrais en référence à
l’univers contenant ces objets et qu’on s’autorise sur eux certaines
manipulations (en géométrie, les « constructions ») compatibles avec
la structure de cet univers. C’est la fonction des postulats d’être des
hypothèses assurant l’applicabilité de la mathématique euclidienne à
un monde où les corps physiques sont invariants pour le groupe des
déplacements (translations et/ou rotations). Ce choix lui assurait le
privilège d’apparaître comme « naturelle » pour une durée séculaire
qui ne devait prendre fin qu’au XIXe siècle. Pour le reste, à savoir la
part de « vérité » qui relevait de l’intuition de « vérités premières », il
était loisible aux mathématiciens de réduire de plus en plus le rôle
de l’intuition, et cette marche vers toujours plus d’abstraction fut la
ligne principale du développement historique des mathématiques.
Cela restait parfaitement compatible avec le type de rationalité que
proposaient les Éléments ; aussi ceux-ci demeurèrent-ils l’idéal à
atteindre même dans les périodes où des méthodes nouvelles
concentraient l’attention sur le foisonnement de résultats obtenus
par la puissance du calcul plus que par la rigueur démonstrative.
Lorsque, sous l’effet de l’apparition des « géométries non
euclidiennes », la référence au « monde naturel » cessa d’être
exclusive, on assista à un déplacement du sens des hypothèses
initiales. Les théories mathématiques apparurent comme des
paradigmes de mondes possibles, partagés entre l’exigence de non-
contradiction et l’exigence de constructibilité. Quoique
singulièrement épuré, le modèle de rationalité des Éléments
subsistait. Au XVIIe siècle, Roberval rédigeait des Éléments de
géométrie, au XXe le groupe Bourbaki intitulait son grand œuvre
Éléments de mathématiques.

Les Éléments et les recherches


contemporaines d’histoire des sciences

C’est précisément au moment où les Éléments ont perdu leur


puissance d’inspiration pour les mathématiciens qu’un nouveau
type d’intérêt se manifesta à leur égard. Sous l’influence de
l’érudition philologique, et aussi des études d’histoire de la pensée
universelle à la manière de Hegel ou de Renan, le monde grec
ancien, sa culture et sa pensée, concentrent les regards de tous ceux
qui sont à la recherche des racines de l’Occident. La raison grecque
fascine les esprits. L’histoire des sciences vient relayer la philosophie
pour chercher comment ont pu se constituer ces canons de
rationalité que les siècles ont admirés dans les mathématiques
grecques. Le XXe siècle est ainsi jalonné des œuvres de leurs
historiens : Zeuthen, Tannery, Heath, Becker, Loria, Mugler, Abel
Rey, Van der Waerden, pour s’en tenir aux principaux de la première
moitié du siècle. Grâce à leurs travaux, une vision plus correcte, une
compréhension plus profonde de l’histoire de la science grecque ont
été obtenues. Cet éclairage historique a modifié l’intelligence du
texte lui-même, dont les particularités ne s’expliquent que par les
usages, intellectuels et langagiers, les modes de pensée et les traits
culturels de l’époque. Cet intérêt historique était tout à fait absent de
l’approche classique des Éléments.
Les recherches contemporaines se regroupent autour de quelques
thèmes principaux que nous ne pouvons qu’indiquer brièvement. Il
s’agit d’abord de reconstituer, autant que faire se peut, la genèse des
Éléments, les progrès mathématiques qui ont précédé Euclide. Ce
programme comporte la question extrêmement complexe de
déterminer la part des Pythagoriciens, cités par Aristote, mais
chargés d’un poids de légendes postérieures propres à encourager
une hypercritique. Un point spécial de ces « reconstructions » est la
question des antécédents de la théorie des proportions : celle-ci était-
elle anciennement fondée sur la définition sophistiquée qu’en donne
Euclide, ou sur une procédure calculatoire connue sous le nom
d’« algorithme d’Euclide » ? Lié à la question de la genèse se
présente l’important problème de l’influence qu’ont pu exercer sur
Euclide les doctrines de la science préconisées par Platon ou par
Aristote, qui constituaient à l’époque ce que nous appellerions
l’« épistémologie des mathématiques ». Touchant cette
problématique, figure celle de la structure déductive de l’ensemble
des Éléments : jusqu’à quel point Euclide a-t-il pu réaliser
effectivement et sans faille le programme logique d’une théorie
déductive impeccable et d’une langue technique entièrement
cohérente ?
Si l’on se tourne vers l’histoire des civilisations qui ont précédé
ou suivi celle des Grecs, on doit prendre en compte la mise en cause
récente d’une interprétation « classique » chez les historiens de la
première moitié du XXe siècle, lesquels voyaient dans certaines
méthodes euclidiennes de transformations d’aires une « algèbre
géométrique » ; cette question intéresse aussi l’interprétation des
codes de calcul révélés par les tablettes cunéiformes de
Mésopotamie, ainsi que l’histoire des mathématiques dans les pays
d’Islam. Une autre question historique, peu étudiée, ce qui est
d’ailleurs surprenant, c’est l’utilisation faite par les géomètres de
l’époque hellénistique des techniques et des méthodes euclidiennes.
Enfin, un intérêt nouveau fondé sur la découverte récente de
manuscrits se manifeste pour l’Euclide latin, médiéval, ce qui
ramène au premier plan l’utilité d’éditions critiques des traductions
arabes, inexistantes à l’heure actuelle.
Les Éléments d’Euclide demeurent donc un foyer de recherches
dynamiques et leur carrière, à ce titre, n’est pas terminée.
Maurice CAVEING
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

L’édition moderne faisant autorité de l’œuvre d’Euclide est celle de


HEIBERG : Euclidis Opera omnia, ed. Iohannes Ludovicus Heiberg &
Henricus Menge, 8 tomes, 1883-1916, Leipzig, Teubner.
Les Éléments ont fait l’objet d’une publication plus récente reprenant
le texte de Heiberg : Euclidis Elementa, post Heiberg ed. Evangelos
Stamatis, 5 tomes, 1969-1977, Leipzig, Teubner.
La traduction commentée des Éléments faisant référence est celle de
Thomas Little HEATH, The Thirteen Books of Euclid’s Elements
translated from the text of Heiberg, with introduction and
commentary, Cambridge, Cambridge University Press, 1908 ; 2e éd.
révisée et augmentée, 1926 ; réimpr. New York, Dover Pub., 1956.
Il existe une traduction française, tenant compte des exigences les
plus récentes : Euclide d’Alexandrie, Les Éléments, traduits du texte
de Heiberg avec commentaires par Bernard VITRAC, en 4 vol., Paris,
Presses universitaires de France, coll. « Bibliothèque d’histoire des
sciences », vol. I, Introduction générale, par Maurice Caveing, L. I-IV :
Géométrie plane, 1990 ; vol. II, L. V-IX : Proportions et Similitude,
Arithmétique, 1994 ; vol. III, L. X : Grandeurs commensurables et
incommensurables, 1998 ; vol. IV, L. XI-XIII : Géométrie des solides, 2001.
Le Commentaire de Proclos a été traduit en anglais : MORROW, Glenn
R., Proclus : a Commentary on the First Book of Euclid’s Elements,
Princeton, Princeton University Press, 1970.
Un choix de textes de mathématiques grecques (texte grec et
traduction anglaise) donne un aperçu des divers ouvrages
d’Euclide : THOMAS, Ivor, Selections Illustrating the History of Greek
Mathematics, Cambridge, Massachusetts, Harvard University
Press/Londres, W. Heinemann Ltd., coll. « The Loeb Classical
Library », 1939, réimpr. 1980, vol. I : From Thales to Euclid.
Pour l’histoire des mathématiques grecques et la place qu’y occupe
Euclide, on consultera, bien qu’il ait vieilli sur certains points :
HEATH, Thomas Little, A History of Greek Mathematics, Oxford,
Clarendon Press, 1921 ; New York, Dover, 1960. Vol. I : From Thales to
Euclid ; vol. II : From Aristarchus to Diophantus.
Pour les problèmes de langue, consulter : MUGLER, Charles,
Dictionnaire historique de la terminologie géométrique des Grecs, 2 vol.,
Paris, Klincksieck, 1958-1959.
La logique des Éléments est analysée dans : MUELLER, Ian, Philosophy
of Mathematics and Deductive Structure in Euclid’s Elements,
Cambridge, Massachusetts/Londres, MIT Press, 1981.
Sur l’interprétation de la genèse et de la signification des Éléments :
CAVEING, Maurice, La Constitution du type mathématique de l’idéalité
dans la pensée grecque, Lille, Atelier national de reproduction des
thèses, 1982 ; vol. II : Les Premières Mathématiques des Grecs ; vol. III :
La Question de l’irrationalité ; La Figure et le Nombre, Lille, Presses du
Septentrion, 1997 ; L’Irrationalité dans les mathématiques grecques
jusqu’à Euclide, Lille, Presses du Septentrion, 1998 ; ainsi que KNORR,
Wilbur Richard, The Evolution of the Euclidean Elements,
Dordrecht/Boston, Reidel Publ. Co, coll. « Synthese Historical
Library 15 », 1975 ; MICHEL, Paul-Henri, De Pythagore à Euclide.
Contribution à l’histoire des mathématiques préeuclidiennes, Paris, Les
Belles Lettres, 1950 ; TAISBAK, Christian Marinus, Division and
« Logos », a Theory of Equivalent Couples and Sets of Integers Propounded
by Euclid in the Arithmetical Books of the Elements, Odense, Odense
Universitetsforlag, 1971.
Galien

Galien était prolixe, génial et insupportable aux yeux de ses


contemporains, et philosophe autant que médecin. La figure du
médecin l’a emporté sur celle du philosophe. Il demeure dans
l’histoire un personnage exceptionnel par l’alliance d’une grande
puissance spéculative et d’une recherche passionnée des réalités
médicales. Sa fécondité comme écrivain explique également
l’influence qu’il a exercée pendant des siècles. Transmise dans le
monde oriental puis occidental, son œuvre immense – les vingt
tomes de l’édition Kühn n’en offrent qu’une partie – est restée la
base de l’enseignement médical jusqu’au début du XVIIIe siècle. Ce
succès fut aussi la cause de son déclin. Parce qu’elle était liée à une
science, cette œuvre est progressivement tombée en désuétude, et le
galénisme est devenu synonyme d’un mode de pensée dogmatique
et stérile. C’est seulement lorsqu’elle a pu être complètement
détachée de la science et être rendue à l’histoire que l’œuvre
galénique a commencé à pouvoir être étudiée pour elle-même. Des
mains des médecins, elle est passée à celle des historiens et des
philologues au début du XIXe siècle. Malgré leur labeur, la pensée de
Galien n’est pas encore entièrement connue. Les raisons en sont
l’énormité du Corpus galénique, son accès encore malaisé, la
difficulté d’en maîtriser l’étendue et la complexité. De plus, bien des
écrits ont disparu, comme beaucoup d’œuvres auxquelles Galien se
réfère. D’autres ne survivent qu’en arabe ou en mauvais latin, et en
traduction de traduction. L’homme est, en définitive, mieux connu
que l’œuvre.
Comme une partie de l’œuvre de Galien est autobiographique, le
personnage et sa carrière sont assez bien connus. Né en 129 dans la
riche ville de Pergame, le jeune homme doué fut éduqué par les
soins attentifs de son père Nikon, un architecte cultivé. Le goût des
mathématiques et des démonstrations rigoureuses, une formation
philosophique complète acquise en préservant la liberté d’esprit, un
idéal exigeant sur le plan intellectuel et moral, restent associés chez
Galien à cette figure paternelle, révérée et noble. Sur sa mère, en
revanche, il n’a que des mots brefs et durs. Un songe ayant averti
Nikon de laisser son fils s’engager dans la voie de la médecine, il fit
encore bénéficier le jeune Galien d’une éducation médicale donnée
par les meilleurs maîtres. Après une première formation à Pergame,
celui-ci se rend à Smyrne pour écouter Pélops mais aussi le
philosophe platonicien Albinos, puis à Corinthe, où il arrive trop
tard pour rencontrer le grand anatomiste Numisianus, et enfin à
Alexandrie, grand centre pour l’étude de l’anatomie en particulier :
on pouvait y étudier des squelettes humains, chose impossible
ailleurs. Au terme de ce périple, il retourne à Pergame pour y
devenir médecin des gladiateurs, emploi prestigieux pour un jeune
praticien. Il en sauve beaucoup, à ses dires. Mais des troubles
politiques en 166 lui font quitter sa cité natale pour Rome, capitale
de l’Empire, où il effectue un premier séjour de quatre ans (162-166).
Ce seront quatre années passionnantes, consacrées à se faire une
clientèle de haut niveau, et à se livrer à des recherches anatomiques
intenses. Cependant, pour diverses raisons parmi lesquelles il
invoque la jalousie féroce de ses confrères, il quitte la ville pour sa
patrie, s’arrêtant au passage dans divers lieux pour y faire moisson
de substances médicinales. La pharmacologie tiendra chez lui une
grande place. À peine arrivé, il doit en repartir, appelé en 168 par les
empereurs Marc Aurèle et Lucius Vérus à les rejoindre à leur camp
d’hiver d’Aquilée, base d’expéditions contre les Marcomans.
Cependant, Galien, qui n’a rien à gagner des froides stations
militaires, obtient de rester à Rome auprès du fils de l’empereur,
Commode. Il y demeurera huit ans à étudier et à écrire intensément
avant le retour de l’empereur Marc Aurèle. Galien restera ensuite en
faveur auprès de la cour. Toutefois, cette période fut assombrie par
un immense incendie à Rome en 191, qui entraîna la destruction de
la maison où il avait entreposé de nombreux manuscrits non encore
publiés. Malgré cela, Galien, déjà âgé, eut le courage de
recommencer la rédaction de plusieurs d’entre eux. Il continua
ensuite à écrire d’importants traités, et semble avoir vécu et écrit
jusqu’à un âge très avancé.
L’œuvre de Galien représente incontestablement une somme par
son caractère encyclopédique. Elle est encyclopédique par les
domaines couverts aussi bien en médecine, dont il a développé
presque toutes les branches, qu’en logique, philosophie, philologie,
etc. Elle l’est aussi dans son intérêt pédagogique, indiquant dans
quel ordre les matières doivent être abordées du début jusqu’au
niveau le plus élevé. Mais c’est une somme aussi parce que Galien se
veut continuateur par rapport à la grande tradition médicale,
hippocratique et hellénistique, et non « novateur », une prétention
qu’il exècre. Une telle attitude implique chez lui la prise en compte
de l’histoire des doctrines. À ce titre, Galien est souvent historien ou
doxographe. Même s’il tronque ou déforme la pensée de ses
adversaires, ou les interprète d’une manière tendancieuse, nous lui
devons la transmission de très importants témoignages de l’histoire
médicale et philosophique, en particulier stoïcienne, qui, sans lui,
auraient disparu.

Une physique médicale

Pour analyser l’essentiel de la doctrine de Galien, on peut


commencer par ce qui fait la base de sa « physique », la substance
dont sont faits, selon lui, les vivants, et par ce qui les anime.
La pensée de Galien repose en premier lieu sur une théorie de la
constitution de la matière qui se présente comme un héritage des
« Anciens ». C’est sur eux, en particulier sur Hippocrate, qu’il appuie
sa thèse d’une matière continue et non corpusculaire, constituée de
quatre éléments fondamentaux (stoicheia). Sous ce terme d’élément, il
ne s’agit pas, explique-t-il, de l’élément en soi ou absolu (le « Feu »),
ni de la qualité pure (le « chaud »), mais de celle qui est dominante
dans un corps particulier. C’est à cette dernière forme que s’intéresse
la médecine, qui a en vue les corps vivants. Dans ces corps, les
éléments ou qualités se présentent toujours mélangés (crase), et selon
une proportion relative qui fait la particularité des individus. D’une
manière analogue, la théorie humorale de Galien est fondée,
conformément à la tradition hippocratique, sur quatre humeurs : bile
jaune et noire, phlegme, eau, chaque humeur étant formée d’un
mélange de qualités. Bien qu’elle ne joue vraiment de rôle qu’en
pathologie, cette théorie humorale deviendra une pièce maîtresse du
galénisme tardif.
Tout cela sert à Galien de base à l’explication de la plupart des
phénomènes qui touchent à la santé et à la maladie. C’est, en effet, la
nature du mélange (ou tempérament) qui détermine
l’accomplissement des fonctions du corps et leurs perturbations.
D’une manière générale, l’état de santé, ou l’accomplissement sans
entrave des fonctions du corps, dépend du bon mélange (eucrasie) et
de la bonne proportion des qualités. À l’inverse, la maladie est
principalement due à un « mauvais mélange », une dyscrasie. Dans
les deux traités qui posent les bases de cette physique médico-
philosophique, Sur les éléments selon Hippocrate et Sur les
tempéraments, Galien développe ces notions essentielles pour les
processus vitaux et leurs dérèglements. Il y adjoint la notion
aristotélicienne de qualité active (chaud) ou passive (froid), dans la
lignée des médecins qui attribuent à la chaleur innée et au « souffle »
ou pneuma un rôle capital, notamment dans le processus de la
génération. Du reste, à la fin de sa longue carrière, Galien continue à
mettre ces notions à la base d’une connaissance de la nature qu’il
juge absolument nécessaire pour le bon médecin.
La seconde étape théorique où s’allient encore médecine et
philosophie est celle des propriétés dynamiques issues de ces
mélanges. La notion de « faculté » (dynamis) est complétée par celle
d’« activité » (energeia) ou fonction. L’ensemble de la physiologie
relève de facultés de deux types : celles qui président aux fonctions
involontaires ou « naturelles », et celles qui président aux
mouvements volontaires ou « psychiques ». La question des facultés
naturelles pose le problème essentiel du finalisme dans la Nature.
Pour Galien, en effet, ces fonctions, qui se résument en définitive à
quatre (attraction, assimilation, rétention, expulsion), sont dues
chacune à une faculté innée voulue par la Nature et inscrite dans les
corps. Par exemple l’attraction qui permet au corps d’attirer la
nourriture qui préside à sa croissance est une faculté innée. Par là,
Galien s’oppose à toute vision corpusculaire ou mécaniste, ou
simplement moins finaliste que la sienne, et qui fait par exemple de
la digestion le résultat du broyage des éléments, et du filtrage et de
l’excrétion urinaire un processus purement mécanique. Sur ce point,
il ne cesse de harceler ses « bêtes noires », le médecin alexandrin
Érasistrate et surtout Asclépiade (Ier siècle avant J.-C.).
Les autres facultés, dites « psychiques », sont aussi l’occasion
pour Galien de prendre part à des débats fondamentaux à son
époque : le lieu des sensations et le rôle du cœur et du cerveau. Le
problème touche à la question de l’âme dans sa nature, ses parties et
leurs localisations. Galien adopte une position invariable : ne pas se
prononcer sur ce qu’il juge inconnaissable par les moyens de
l’investigation physiologique et sans utilité pour la médecine. À
l’inverse, la question concrète du siège de l’âme hégémonique,
responsable de la sensation et du mouvement, reste fondamentale
pour lui. Dans ce domaine, Galien localise comme Platon l’âme
hégémonique et ses activités dans le cerveau, ou plutôt dans le
pneuma « psychique » qui permet leur réalisation et qui emplit ses
ventricules : il ne faut pas oublier que les cavités du cerveau ont plus
d’importance que sa substance à cette époque. De son côté, le cœur
joue un rôle secondaire : il sert à fournir au cerveau, par les artères
carotides, le sang pneumatisé qui participe à la formation du pneuma
psychique, celui qui est propre aux fonctions supérieures. D’où
l’idée de les ligaturer pour vérifier le dommage produit.
De quelle façon se produisent alors sensation et mouvement ?
L’exemple du poisson-torpille, qui transmet au pêcheur un choc par
le biais du harpon ferré, donne l’exemple d’une « transmission
qualitative » du cerveau vers les muscles par le biais des nerfs.
L’hypothèse d’une transmission du pneuma par le canal des nerfs,
adoptée par d’autres médecins, ne peut pour Galien concerner que le
nerf optique, le seul qui apparaisse comme creux. Dans son traité Sur
les opinions d’Hippocrate et de Platon, où il s’efforce de montrer
l’accord entre Platon et Hippocrate sur l’âme, il attaque âprement la
conception du Stoïcien Chrysippe pour qui le cœur est le siège de
l’hegemonikon, en particulier dans sa fonction productrice de la voix
et du discours. Contre lui, Galien montre que la voix est étroitement
liée à la respiration et que cette dernière est réalisée au moyen de
muscles mus par des nerfs eux-mêmes commandés par le cerveau.
Au cours des discussions qu’il mène avec ses adversaires, Galien
utilise ses tactiques préférées : montrer l’autocontradiction d’un
auteur (Chrysippe sur l’âme) ou son habitude de « nier les
évidences ». Or, sans cette reconnaissance, on tombe, à ses yeux,
dans l’erreur ou le scepticisme.

L’anatomie et les « phénomènes »

L’importance donnée aux faits visibles ou « phénomènes »


explique le rôle éminent de la connaissance anatomique chez Galien.
Ici encore, il hérite de ses maîtres et se veut continuateur
d’Hippocrate. Il va même jusqu’à considérer, contre toute raison,
l’anatomie hippocratique comme une source infaillible de vérité –
tout en s’accordant, il est vrai, le mérite de quelques découvertes
d’importance, comme le fameux nerf récurrent laryngé.
Dans son ensemble, la connaissance de l’anatomie a, pour Galien,
plusieurs fins : indispensable pour la pratique, qu’il s’agisse de
chirurgie ou de simple saignée, elle est nécessaire pour la
connaissance physiologique, et enfin offre un accès à la connaissance
de la nature en général et à sa philosophie. Ces divers niveaux
d’intérêt correspondent à des ouvrages distincts. Au début de sa
carrière, il a écrit des opuscules à des fins strictement pratiques,
comme un traité sur l’anatomie de l’utérus destiné à une sage-
femme, et plusieurs traités destinés aux débutants. Cette anatomie
utile empêche les médecins de commettre de graves erreurs, non
seulement dans leurs gestes mais aussi dans leur diagnostic. À cet
égard, Galien défend en pathologie la théorie des « lieux affectés »,
qui attribue une cause locale à beaucoup d’affections, et qui exige
par là une bonne connaissance anatomique. Qu’elle reste située dans
un lieu précis, ou qu’elle affecte par « sympathie » d’autres
structures, l’affection sera d’autant plus curable qu’on soignera le
lieu de son origine. Cela vaudra à Galien de jolis succès
thérapeutiques, comme l’homme paralysé des doigts qu’il guérit en
soignant sa colonne vertébrale et non les doigts eux-mêmes, ainsi
que le faisaient ses confrères ignorants.
En dehors de cet usage, l’anatomie lui apparaît comme le
principal moyen d’accès à la compréhension des processus
physiologiques. Le passage des structures aux fonctions reste
néanmoins délicat. Tout n’est pas aussi simple que de démontrer que
la main est parfaitement adaptée à la préhension. Dans tous les cas,
Galien écarte le principe trop simpliste de la « déduction
anatomique », c’est-à-dire le fait de déduire directement la fonction
d’une forme, ou encore l’argument topologique, qui tire argument
de la place de l’organe. C’est du reste pour lui une occasion
d’attaquer encore une fois « l’indolence anatomique » des Stoïciens.
Néanmoins, la forme et les autres caractéristiques des organes
(texture, densité, composition, relations, etc.) sont indissociables de
leurs fonctions, parce qu’ils y ont été parfaitement adaptés par la
Nature prévoyante. Mais à son tour, la connaissance des fonctions,
même celle des plus complexes comme la respiration ou la digestion,
permettra d’avancer dans la compréhension des structures
particulières. On comprend donc qu’à chaque instant Galien se
réfère à l’anatomie. Il y trouve la marque la plus visible de la
providence de la Nature, qui a choisi la meilleure des formes et
dispositions possibles pour l’effectuation de ces fonctions. Le grand
traité en quatorze livres de l’Usage des parties du corps détaille pour
chaque partie du corps cette anatomie fonctionnelle et
providentielle.
Le principal moyen d’accéder à la connaissance anatomique est la
dissection. À la dissection animale – la seule envisagée et pratiquée
chez lui –, Galien a consacré un ouvrage magistral, les
Administrations anatomiques. Ce traité contient aussi le récit
d’expériences pratiquées sur des animaux vivants ou, mieux,
« encore vivants » : porcs, singes, et autres animaux dont les
souffrances ne l’émouvaient pas outre mesure. Les expérimentations
les plus célèbres de Galien, qui en reprend beaucoup du répertoire
de ses maîtres, concernent le système neurologique et vasculaire :
compressions sur les ventricules cérébraux, section étagée des nerfs
rachidiens, expériences sur les nerfs et les muscles du thorax
responsables de la respiration et de la voix, ligatures ou sections de
vaisseaux comme la ligature de l’artère carotide ou l’expérience du
tube dans l’artère fémorale, et beaucoup d’expériences menées en
embryologie. Toutes ont pour but de prouver l’existence de faits qui
ne sont pas directement accessibles aux sens : responsabilité du
cerveau et non du cœur dans le mouvement et la sensation,
production et fonction du pouls, etc. La force de ces
expérimentations chez Galien est précisément leur puissance
démonstrative. Du reste, il en avait pratiqué plusieurs dans des
séances publiques, lors de son premier séjour à Rome, jouant alors
sur la curiosité et la surprise des spectateurs. La compréhension des
phénomènes complexes, comme ceux qui ont trait aux grandes
fonctions, implique, outre l’observation, d’autres moyens qui sont
d’ordre théorique. Galien fait ainsi appel à divers concepts, et tout
particulièrement à la causalité de type aristotélicien (le système
causal stoïcien lui servira en pathologie). Il recourt aussi à bien
d’autres notions comme l’équilibre, la proportion, l’échange ou la
« sympathie ». Plus la fonction est difficile à connaître, comme
l’explication des échanges entre sang et pneuma à travers les
vaisseaux pulmonaires, plus forte est la présence de ces modèles. Ils
le conduisent parfois à aller au-delà de l’observation, comme
lorsqu’il infère, à partir de fossettes visibles sur la paroi séparant les
deux ventricules cardiaques (septum interventriculaire) l’existence
de passages permettant au sang de passer directement du ventricule
droit au ventricule gauche. Admise plus tard pour vérité intangible,
cette « erreur » fut difficile à réfuter parce qu’elle était liée à un
système explicatif cohérent et au principe implacable que la Nature
ne fait rien en vain. Ainsi s’explique aussi le peu d’importance que
Galien a donné à la mesure quantitative. À cet égard, les savants ont
été longtemps intrigués par le fait que Galien ait pu « manquer » la
circulation du sang, alors qu’il avait tous les éléments pour la
comprendre. Le seul véritable exemple de mesure quantitative fut la
production d’urine, mesurée et mise en rapport avec la quantité de
liquide ingérée, un modèle où Oswei Temkin a vu une source
possible d’inspiration pour Harvey. En réalité, Galien n’avait pas
besoin de la quantité objective puisque son système reposait sur un
équilibre d’échanges qu’il jugeait satisfaisant. Et il accordait bien
plus d’importance à la méthode démonstrative.

Théorie de la démonstration

Même si Galien utilise de nombreux arguments ad hoc dès que le


besoin s’en fait sentir, il donne à ses développements un caractère au
moins formellement rigoureux, tant il est persuadé que la
découverte de la vérité passe par une bonne méthode de
raisonnement. Un grand traité intitulé Sur la démonstration, qui a
disparu, témoignait de l’importance accordée par Galien à l’art de la
démonstration logique. Il voulait en donner un exposé accessible
non seulement aux spécialistes mais à un public plus large et en
particulier médical. Pour Galien comme pour Aristote, la base de la
connaissance repose sur des principes (archai) qui sont des faits ou
des axiomes reconnus de tous, et accessibles par l’évidence. À partir
de là, la vérité se trouve en déduisant des énoncés généraux mais
plus spécifiques, les « théorèmes », qui peuvent comprendre des
éléments empiriques ou pratiques. Les opérations logiques
comportent aussi définitions et divisions. La question de la
définition et de la nomination ne retient guère Galien. Il dit se
moquer du choix des désignations, pourvu qu’elles soient claires et
entendues de tous, et qu’on s’intéresse à l’essence de la « chose ». Et
rien ne l’exaspère davantage que les discussions stériles avec les
« sophistes » ou les « logiatres » qu’il rencontre souvent sur son
chemin. De son abondante œuvre logique, il ne nous reste plus que
l’Institution logique, un manuel d’enseignement élémentaire. Dans ce
domaine, Galien est particulièrement exigeant dans le choix des
propositions. Parmi les classes de prémisses discutées dans son traité
Sur les opinions d’Hippocrate et de Platon, il suit Aristote pour
considérer les prémisses scientifiques comme les seules acceptables.
Et là-dessus, il en veut encore une fois aux Stoïciens qui utilisent les
faits les plus communs, gestes, expressions ordinaires, dans leurs
déductions. La compétence de Galien s’étend à d’autres domaines
comme le langage et les diverses formes d’erreur dans l’expression,
dont l’ambiguïté à laquelle il a consacré un ouvrage. La
préoccupation logique, au sens large, couvre toute la médecine
galénique. Et il fait de cette compétence un critère d’excellence et un
« cheval de bataille » contre ses adversaires, ignorants comme les
Stoïciens, ou négligents comme les Empiristes.

Méthode thérapeutique
et pharmacologie

La pathologie et la thérapeutique offrent un terrain plus propice


que celui de la connaissance physiologique pour observer le
comportement de Galien entre spéculation et empirisme. Un premier
choix est fait chez lui, qui est de ne pas refuser de connaître ou même
nommer les maladies, comme les Empiristes, sous le prétexte que
cela ne servirait à rien. Un second est de refuser tout élément
théorique qui aurait une fonction explicative, ou encore de renoncer
à toute procédure d’induction ou de déduction reliées à des notions
théoriques. Un premier signe de cette attitude est que Galien
considère la pathologie comme l’inverse de la physiologie, et estime
qu’il faut connaître cette dernière pour comprendre tout événement
pathologique. Ensuite, il applique les procédures logiques à la
pathologie comme il l’a fait pour la physiologie : les définitions et les
divisions comme celles du genre et des espèces, et une bonne
utilisation des différences sont des instruments indispensables au
médecin dans ce domaine aussi. C’est donc dans la théorie qu’est
ancrée la pathologie, comme le sera la méthode pour guérir.
Seule la spéculation peut, en effet, atteindre les causes. De fait,
pour Galien, toute la pathologie se ramène à deux causes génériques,
les ruptures de continuité et les dyscrasies. Les ruptures sont les
blessures ou les affections comme les ulcères qui détruisent la peau.
Les dyscrasies sont une prédominance excessive de l’une des quatre
qualités dans les tissus ou corps homéomères, dans le pneuma ou la
chaleur innée. Il en résulte un dommage aux fonctions, qui ne
s’effectuent que grâce à une bonne eucrasie du corps et de ses parties.
C’est pourquoi Galien définit la pathologie en général comme un
dommage survenu à une fonction précise (vision, marche, digestion)
ou à l’ensemble du corps. La même explication vaut pour l’âme et
certaines de ses affections. Dans son traité Que les habitudes de l’âme
suivent les tempéraments du corps, c’est à un mauvais tempérament du
corps ou du cerveau que sont attribués certains désordres
psychologiques comme le délire ou la mélancolie.
La thérapeutique découle directement pour Galien de ce
principe : la maladie donne l’« indication » de son propre traitement.
Dans sa généralité, cette indication est d’ordre logique, comme le
raisonnement par lequel on établit que si une personne souffre de
rupture, elle sera guérie par le rétablissement de la continuité.
Cependant, ce « théorème » doit être complété par d’autres, pour
conduire à des actes thérapeutiques particuliers. Par exemple, pour
soigner une plaie creuse, il faut considérer les règles du processus de
remplacement de la chair, c’est-à-dire le mécanisme de sa formation,
sa durée, les effets annexes (formation de résidus, qui rendent la
plaie humide et sale), l’âge et la nature du patient, etc. La même
démarche sera effectuée en cas de « diathèse » défectueuse. Le choix
du traitement, de sa force et de sa durée, est ensuite fonction de
multiples considérations particulières tirées du principe général.
Cela constitue la « méthode thérapeutique », une démarche logique
radicalement distincte de celle des médecins empiriques. Mais en
réalité, dans la pratique, on voit bien que chez lui l’expérience a une
importance capitale.
C’est particulièrement le cas en pharmacologie. La connaissance
des effets réels d’un médicament sur l’homme paraît à Galien plus
importante encore que celle de la nature propre du médicament. À la
limite, le pharmacologue peut se passer d’une théorie, surtout
lorsqu’il s’agit de médicaments composés. En revanche, il ne peut
ignorer les résultats des essais, qu’il les fasse lui-même ou profite de
l’expérience des autres. Galien a lui-même pratiqué plusieurs fois
l’autoexpérience, comme se brûler la peau à quelques endroits pour
chercher le meilleur remède aux brûlures. Quant aux expériences de
produits dangereux, il était plus sûr pour lui, avoue-t-il, de les faire
pratiquer par quelque médecin de campagne, sur des paysans
solides. Il y a des précautions bonnes à prendre pour un médecin
réputé… Chaque fois qu’il le peut, Galien va recueillir les substances
végétales, minérales ou organiques avec leurs usages locaux ou
transmis par la tradition pharmacologique. Il s’est ainsi constitué
d’énormes réserves de substances de première qualité, et il s’en
félicite. Ses œuvres pharmacologiques sont remplies de récits
pittoresques : comment il a trouvé par hasard tel médicament, ou usé
de tels autres comme les excréments animaux ou humains auxquels
il reconnaît une remarquable efficacité. Mais il exprime avec horreur
sa répulsion pour l’usage des substances « ignobles et honteuses », et
surtout dangereuses, dont la tradition pharmacologique lui donnait
maints exemples. Dans ce domaine, on touche inévitablement aux
frontières extrêmes de la science. Croyances locales, récits véridiques
ou fabuleux, matières symboliques, distinctions sociales, font partie
de ce corps de connaissances. Et la ligne de partage entre rationnel et
irrationnel, en dépit de tous ses efforts, n’est pas toujours clairement
perceptible. Malgré cela, la pharmacologie a été la voie principale
par laquelle le nom de Galien s’est répandu en Occident.

Éthique et religion
Être un bon médecin repose sur cette attention aux idées et aux
choses. Mais chez Galien, cet idéal comporte aussi explicitement une
dimension morale. Lorsqu’il affirme que Le bon médecin doit être aussi
philosophe, titre de l’un de ses traités, c’est bien dans le sens moral.
D’abord l’éducation rigoureuse de la pensée et le travail fournissent
une aptitude générale à distinguer le vrai du faux. Les excès des
« sophistes » et leurs mensonges sont ainsi détectés par le vrai savoir.
Et le médecin instruit évite donc de perdre son temps, de « radoter »,
pour s’occuper de son art. Mieux encore, l’étude elle-même fortifie
contre les vices. L’ascétisme qu’elle impose est incompatible pour
Galien avec la recherche des richesses et des protections qui
caractérise ses contemporains. Pour conventionnel que soit ce genre
de diatribe sociale contre la vie luxueuse à Rome, il faut croire au
lien fort qu’établissait Galien entre éducation, exercice et vertu.
L’exercice permanent est la garantie la plus sûre d’une vie droite,
dévouée au savoir et à la vertu.
Mais la médecine n’est pas non plus détachée chez Galien de
toute religiosité. Comme pour les médecins hippocratiques, la
science va de pair avec la piété. Elle n’exclut pas l’intervention des
dieux dans les cas où, par exemple, le médecin est désarmé devant la
gravité de la maladie. Parmi ceux-ci, Galien éprouve une piété
particulière pour Asclépios. Il croit à ses révélations dans des rêves,
même s’ils interfèrent avec son activité scientifique. Ainsi Galien
accepte certaines prescriptions médicales dans ses rêves, comme
celle d’effectuer une saignée dans une artère de la main. C’est qu’en
général, le dieu approuve ou confirme la médecine rationnelle, ou
l’éclaire, lui apportant en plus un élément surnaturel. Galien
admettait en outre que la médecine des temples constituait une
médecine spécifique. Il n’exprime ni scepticisme ni ironie à son
égard, comme certains médecins semblent l’avoir fait de son temps.
Il reste à mi-distance entre les Sceptiques et les dévots comme son
contemporain Aelius Aristide.
Plus intellectuelle est la vénération que Galien porte à la
puissance divine qu’il nomme tantôt Démiurge, tantôt Nature, à la
source d’une représentation très fortement téléologique de la nature.
Le démiurge de Galien, qui par certains traits ressemble beaucoup à
celui de Platon dans le Timée, a voulu que le tout comme les parties
du corps aient la disposition la meilleure possible. Mais cette
téléologie ne va pas sans contraintes ni hiérarchie, et Galien s’oppose
explicitement à la conception, qu’il attribue aux juifs et aux chrétiens,
d’une toute-puissance divine capable de tirer n’importe quelle forme
de rien, alors que son Dieu tient compte des contraintes naturelles
comme la séparation des espèces, ou l’existence de matériaux
organiques. Pourtant, l’action de la Nature garde pour lui un certain
mystère, comme il le reconnaît en particulier dans son traité Sur la
formation des fœtus pour le processus de la génération, un domaine où
il avouera lui-même, dans son testament intellectuel (Sur mes propres
opinions), être parfois sans réponse.

Galien hier et aujourd’hui

Galien s’est beaucoup préoccupé de la transmission du savoir


médical, il a commenté abondamment Hippocrate et travaillé au
devenir de sa propre œuvre. Dans cette transmission, le rôle de la
seconde école d’Alexandrie (IVe-VIe siècle après J.-C.) a été capital, elle
a permis la diffusion de cette œuvre parmi les savants venus y
étudier de toutes les parties de l’Empire. Traduite en syriaque, puis
en arabe, elle n’a cessé d’être enseignée et travaillée au cours des
siècles brillants de la domination arabe à Bagdad et Ispahan, par des
savants comme Rhazès, Haly Abbas (Al Magusi) ou Avicenne et
dans l’Espagne musulmane. À Cordoue, Averroès fut un facteur de
transmission critique, et devait, traduit en latin, exercer une
influence durable. Même après la reconquête chrétienne, la ville de
Tolède continua d’être un grand centre d’enseignement, de
reproduction de manuscrits et de traductions. Dans l’Occident latin,
la diffusion avait été faible à l’époque antique et au travers de
mauvaises traductions. Mais Galien devait y revenir au Moyen Âge,
précisément par ces nouvelles traductions faites à partir de l’arabe
par des savants comme Constantin l’Africain au Mont-Cassin au
e
XI siècle, ou Gérard de Crémone à Tolède au siècle suivant. Avec les
œuvres des médecins arabes, elles entrèrent désormais dans le
cursus des universités médiévales. Puis l’essor de l’hellénisme à la
Renaissance devait marquer un nouveau départ pour l’histoire de
l’œuvre galénique, marqué par l’édition princeps du texte grec de ses
œuvres complètes. L’édition Aldine de 1525, fruit d’un travail
considérable des humanistes, fut saluée par les contemporains avec
un enthousiasme indescriptible comme un retour aux sources pures
du savoir antique, et la libération d’une période barbare pour la
pensée. De nouvelles traductions latines faites, cette fois, sur le texte
grec, devaient assurer une nouvelle diffusion de l’œuvre dans divers
pays d’Europe. C’est ainsi qu’elle a été connue de grands savants
comme Vésale et Harvey, qui se sont nourris de cette redécouverte de
Galien avant d’apporter un renouveau décisif de la médecine.
Ce qui marque au contraire l’intérêt modeme pour Galien est le
recul, sinon la fin de la perspective médicale. Même si, au siècle
dernier, des médecins comme Charles Daremberg se sont intéressés à
Galien dans des buts apparemment pratiques, comme Littré le faisait
pour Hippocrate, l’entreprise a cessé d’avoir le moindre but
utilitaire. Les approches n’ont pas pour cela été uniformes,
dépendant des traditions propres à chaque pays pour l’histoire de la
médecine, de la philologie, ou l’histoire des sciences. Jusqu’au milieu
de ce siècle, c’est sur le terrain de l’anatomie et de la physiologie
qu’ont porté les principales études sur Galien (notamment sur la
question de la « circulation pulmonaire »). Mais depuis une
vingtaine d’années, un renouveau se manifeste dans les études
galéniques, qui aboutit à une redécouverte de cette grande figure.
Préoccupée d’abord d’éclairer des aspects de Galien les moins
connus, comme l’aspect clinique, épistémologique ou religieux, cette
recherche s’est concentrée récemment dans deux domaines
principaux : l’environnement historique et la philosophie. Remettre
Galien dans son temps, mieux connaître sa vie, ses contemporains, la
situation et les mœurs médicales de son époque, contribue, entre
autres résultats, à le tirer de son splendide isolement et à mieux
l’intégrer dans la société, dans le milieu culturel de la seconde
sophistique, et dans les pratiques si diverses de son époque. Les
études sur l’épistémologie et les divers aspects de la philosophie
galénique permettent, de leur côté, non seulement de révéler d’une
manière précise l’importance de ce champ chez Galien, mais de
renverser l’image que l’on avait de son éclectisme ou, pire, de son
syncrétisme philosophique. Qu’il s’agisse de causalité, de logique,
d’empirisme ou de doxographie, on découvre ce que Galien, et par là
aussi la médecine, a apporté à la pensée antique. Cette révision a
pour autre effet de donner une nouvelle signification à certaines
notions, comme celle précisément d’éclectisme, de s’interroger sur la
transmission de Platon ou d’Aristote, de comprendre l’importance
de Galien dans la formation du genre du commentaire, de relire à
travers lui ce qu’a été l’empirisme. De même, dans d’autres
domaines que la philosophie, la révision de Galien ouvre des voies
inattendues. Pour l’historien des sciences, de la médecine, de la
philosophie, comme pour l’historien ou le philologue, le massif
galénique est encore plein de richesses.
Armelle DEBRU
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Textes et traductions
Opera omnia, édition et traduction latine C.G. Kühn, 20 vol., Leipzig,
1821-1833 ; réimpr. Hildesheim, Olms, 1964-1965.
Scripta minora, éd. J. Maquardt, I. Müller et G. Helmreich, 3 vol.,
Leipzig, 1884 ; réimpr. Amsterdam, Hakkert, 1967.
Œuvres anatomiques, physiologiques et médicales de Galien, traduction
Ch. Daremberg, 2 vol., Paris, Baillière, 1854-1856 ; rééd. partielle par
A. Pichot, Paris, Gallimard, 1994, 2 vol..
GALIEN, On Semen, édition et traduction anglaise Phillip De Lacy,
Berlin, Akademie Verlag, 1992 (CMG V, 3, 1).
GALIEN, On the Doctrines of Hippocrates and Plato, édition et traduction
anglaise Phillip De Lacy, Berlin, 1978-1984 (CMG V, 4, 1, 2), 3 vol.
GALIEN, On the Therapeutic Method, Book I and II, traduction et
commentaire R.J. Hankinson, Oxford, Clarendon Press, 1991.
GALIEN, Three Treaties on the Nature of Science. On The Sect to Beginners.
An Outline of Empiricism. On Medical Experience, traduction Richard
Walzer et Michael Frede, introduction Michael Frede, Indianapolis,
1985.
GALIEN, Procedimenti anatomici, édition et traduction italienne par
Ivan Garofalo, 3 vol., Milan, Rizzoli, 1991.
MORAUX, Paul, Galien de Pergame. Souvenirs d’un médecin, Paris, Les
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Études
DEBRU, Armelle, Le Corps respirant. La Pensée de la physiologie chez
Galien, Leiden, Brill, 1996.
HAASE, Wolfgang (éd.), Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II,
37, 1 et 2, Berlin, W. de Gruyter, 1993 et 1994 (nombreux articles sur
Galien).
HARRIS, Charles Reginald Schiller, The Heart and the Vascular System in
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KUDLIEN, Friedhof et DURLING, Richard (éd.), Galen’s Method of
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TEMKIN, Oswei, Galenism, Ithaca/Londres, Cornell University Press,
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Héraclite

Faits et problèmes

Les biographies anciennes d’Héraclite ne sont que des romans.


Nous savons seulement qu’il vécut vers la fin du VIe siècle avant J.-
C., et qu’il était originaire d’Éphèse. Sa ville natale (qu’il n’a peut-
être jamais quittée) était tributaire de l’Empire perse, sur lequel
régnait à l’époque la dynastie achéménide ; aussi a-t-on parfois
suggéré que la pensée héraclitéenne avait subi des influences
iraniennes.
Dès l’Antiquité, Héraclite fut célèbre pour l’obscurité
aphoristique de son livre (dont nous avons conservé une centaine de
phrases ou de formules). Cette obscurité tient au style même, dont
elle est une conséquence soigneusement pesée : l’expression est
généralement ramassée, voire délibérément énigmatique. Comme la
compréhension du langage (cryptique ou non) constitue un thème
directeur de sa pensée, il est probable qu’Héraclite a anticipé et
cherché à provoquer certaines des difficultés auxquelles ses
interprètes se sont heurtés. Il était apparemment persuadé que ce
qu’il avait à dire lui imposait d’outrepasser les limites du langage
ordinaire. Son obscurité est encore aggravée par la pauvreté de nos
autres documents, qui achève de rendre l’interprétation de l’œuvre
d’Héraclite extrêmement délicate ; à vrai dire, les controverses en la
matière remontent au moins au Ve siècle avant notre ère. Platon et
Aristote, s’efforçant tous deux de faire entrer Héraclite dans le moule
de la philosophie naturelle ionienne, se sont rangés à l’opinion de
Cratyle, qui attribuait à Héraclite sa propre doctrine du « flux
universel ». D’autres interprètes anciens, notamment Théophraste et
le Stoïcien Cléanthe, ont marqué de leur empreinte la tradition
postérieure, tout en la gauchissant quelque peu au passage (mais il
faut ajouter à la décharge de Cléanthe qu’il interprète Héraclite avec
un intérêt plus bienveillant et dans une perspective plus large
qu’Aristote ne l’avait fait).
Depuis sa « redécouverte » à la fin du XVIIIe siècle et la réfutation
des contresens les plus grossiers sur son œuvre, Héraclite jouit d’une
grande vogue, en dépit de son obscurité. Hegel a ouvertement
reconnu sa dette envers lui ; Heidegger lui a consacré une longue
exégèse. Le Tractatus de Wittgenstein présente avec les fragments
héraclitéens certaines similitudes de style et peut-être de méthode.

Conditions qui s’imposent à toute


interprétation

Toute tentative sérieuse d’interprétation de la pensée


héraclitéenne doit satisfaire aux quatre exigences suivantes :
a) Tenir compte du contexte intellectuel dans lequel Héraclite a
vécu. La nouvelle « philosophie naturelle » des Milésiens visait à
rendre intelligible l’univers considéré dans sa totalité. Or leur
approche abstraite avait déjà soulevé certains problèmes, d’ordre
épistémologique (comment connaître, voire conjecturer
raisonnablement, quoi que ce soit en des matières échappant aux
prises de l’expérience humaine ?) ou systématique (comment rendre
compte de façon convaincante du monde si varié qui s’offre à
l’expérience à partir d’un ou deux composants fondamentaux ?). Dès
le VIe siècle, quelques années avant Héraclite, Xénophane de
Colophon s’attaque déjà à ces questions, et bien qu’Héraclite ait des
mots très durs pour son prédécesseur, il a vraisemblablement profité
de sa leçon ;
b) Respecter l’unité systématique de la pensée héraclitéenne que
la forme aphoristique recèle, telle qu’elle est impliquée par les
correspondances entre expression et signification qui lient les unes
aux autres chacune des formules. Héraclite a clairement voulu
composer son livre de façon à ce qu’il forme un ensemble exhaustif
et systématique, couvrant tous les aspects de l’expérience humaine,
dont chaque partie est reliée à toutes les autres. La lecture
d’Héraclite s’apparente ainsi à la construction d’un puzzle : chaque
formule en fournit une pièce, qu’il faut rapprocher d’un grand
nombre d’autres pièces pour dégager ses traits différentiels et la
situer correctement sur la carte générale de sa pensée telle qu’elle se
dessine petit à petit. Notons d’emblée que ce travail de
reconstitution peut s’appuyer sur deux types de formules : les
exemples (tirés de la vie quotidienne) et les généralisations (exposées
en termes plus abstraits) ;
c) Savoir relever les indices linguistiques fournis par les
fragments. Ces indices sont de nature très diverse. L’ambiguïté, par
exemple, peut être d’ordre sémantique (provenir du sens d’un mot,
voire de toute une phrase), mais aussi syntaxique (être due à la
construction de la proposition). Tant par leur forme que par les
associations qu’ils permettent, certains termes ouvrent de façon aussi
allusive que calculée à d’autres significations. Quelques formules
renvoient implicitement à des passages d’Homère ou d’Hésiode.
D’autres présentent un caractère autoréférentiel : leur forme
linguistique même fournit un exemple de la structure qu’elles
exposent ;
d) Tenir compte de ce qu’Héraclite a lui-même affirmé ou donné à
entendre sur la nature du travail qui consiste à interpréter des
énoncés difficiles ; tenir compte aussi de l’identification qu’il opère
entre compréhension et interprétation. « Le seigneur auquel
appartient l’oracle de Delphes ne dit ni ne cache : il fait signe » (fr. 93
Diels-Kranz). Une autre remarque (fr. 56) rapporte comment Homère
fut « trompé » par les termes d’une énigme qu’il ne parvenait pas à
résoudre : de même, les hommes sont en général « trompés » en
dépit de leurs efforts pour comprendre les données de leur propre
expérience. Car « pour les hommes, yeux et oreilles sont de piètres
témoins, si leurs âmes ne comprennent pas la langue » (fr. 107) ; ils
n’obtiendront pas même ce qu’il leur faudrait pourtant, puisque la
vue et l’ouïe déformeront leur témoignage en fonction des préjugés
de chacun, tout comme nous entendons ou lisons de travers les mots
d’une langue étrangère en fonction de notre attente erronée. En
conséquence, « ce à quoi l’on ne s’attend pas, on ne le découvrira
pas, puisque cela ne se laisse ni découvrir ni atteindre » (fr. 18). Le
déchiffrement du « compte-rendu » (logos) d’Héraclite est aux yeux
d’Héraclite lui-même une opération qui ne se distingue pas du
déchiffrement du sens de l’expérience, car l’un et l’autre portent sur
des propositions identiques. Il faut prêter l’oreille au logos, bien qu’il
ne soit « pas compris » par la plupart des auditeurs.

Hypothèse d’ensemble : le virage réflexif


Notre présentation d’Héraclite repose sur l’hypothèse selon
laquelle sa pensée résulte du retour sur soi-même, ou de l’auto-
application, de la théorisation abstraite inventée par les Milésiens.
Cette introjection, pour ainsi dire, de l’entreprise théorique visait à
résoudre les problèmes auxquels la recherche milésienne s’était
heurtée au cours de ses efforts pour découvrir la nature de l’univers
dans son ensemble. Par le biais d’un tel « virage », Héraclite espérait
répondre à ces questions tout en transformant leurs termes.
Le virage réflexif ne doit en aucun cas être confondu avec une
mise à l’écart des réalités immédiates de l’expérience ordinaire.
Héraclite insiste au contraire sur leur primauté : « Tout ce qui se
laisse voir, entendre, apprendre : voilà ce que je mets au plus haut
rang » (fr. 55). Cette profession de foi est confirmée de façon
éclatante par ses recours fréquents aux situations familières de
l’expérience ordinaire, ainsi que par le langage direct et vivant dont
il use pour les décrire. Cela dit, il convient de souligner qu’aux yeux
d’Héraclite, l’expérience ordinaire comprend également tout ce que
l’esprit éprouve en inspectant réflexivement ses propres contenus de
pensée et ses opérations : tout cela, loin de constituer un domaine
séparé, est en continuité avec l’expérience ordinaire.
À l’expérience immédiate est inhérente une certaine structure
significative. Héraclite se donne pour but de l’explorer, et de montrer
qu’elle ne se distingue pas de celle de l’univers. D’où l’intérêt spécial
qu’il porte au langage, véhicule de l’une comme de l’autre.

Structure : l’unité dans l’opposition

La notion abstraite de structure est omniprésente dans la pensée


d’Héraclite, parfois explicitement (ainsi qu’en témoigne le terme
d’harmoniê), le plus souvent de façon implicite.
En règle générale, la structure dont il est question se laisse
caractériser de façon commode comme « unité dans l’opposition »,
unité qui se manifeste sous de nombreuses formes dans les
fragments conservés.
En premier lieu, elle est illustrée (sans commentaire ni analyse)
par de nombreux exemples empruntés à la vie quotidienne. « Les
gens descendent dans les mêmes fleuves, et autres sont les flots qui
coulent sur eux » (fr. 12). « Une route qui monte et qui descend – une
et la même » (fr. 60). « La mer est l’eau la plus pure et la plus
souillée : pour les poissons, potable et vitale ; pour les hommes, non
potable et mortelle » (fr. 61).
Les remarques de ce genre ne visent pas à enfreindre le principe
de non-contradiction. Elles doivent leur effet initial à l’apparence
d’une contradiction, qui se dissipe dès que nous recourons à notre
propre expérience pour apporter les précisions qui s’imposent. Mais
le paradoxe n’en demeure pas moins : comment se fait-il que les
opposés soient si étroitement liés qu’ils ne se laissent pas séparer
l’un de l’autre, ni dans la pensée, ni dans l’expérience – comment se
fait-il qu’ils aient besoin l’un de l’autre ? Dans leur représentation
traditionnelle chez Homère ou Hésiode, les opposés (Jour et Nuit,
par exemple) apparaissent comme des individus distincts qui se
haïssent ou s’évitent l’un l’autre. Héraclite rejette explicitement une
telle conception : « Jour et Nuit », Hésiode « ne les connaissait pas :
ils sont un » (fr. 57).
Cependant, en dépit de ce qu’une telle expression pourrait laisser
croire, Héraclite ne proclame pas l’identité des opposés. En fait, Jour
et Nuit ne « sont un » que dans la mesure où ils constituent des états
temporaires distincts d’une seule et même chose. Pour tout couple
d’opposés, Héraclite suppose ainsi une unité sous-jacente au sein de
laquelle ils sont présents.
Dans le cas de Jour et Nuit, les opposés se succèdent dans l’unité,
sans y être simultanément présents. Mais dans de nombreux autres
cas, les opposés sont tous deux présents en même temps : il est clair
que l’unité dans l’opposition ne dépend pas exclusivement du temps
et du changement. Aussi bien la temporalité n’est-elle pour Héraclite
qu’un des nombreux aspects sous lesquels la structure fondamentale
est susceptible de se manifester, et nous aurons l’occasion de voir
plus loin que la dimension temporelle, sans être niée par Héraclite,
ne revêt en fait à ses yeux qu’un intérêt limité, dans la mesure où
l’âme et le cosmos traversent des cycles de changement répétitifs.
« Début et fin sont ensemble sur le cercle » (fr. 103).
Chacune des unités dont ces exemples témoignent manifeste une
certaine ambivalence systématique qui appartient à sa nature
essentielle ; chacune est partagée entre les deux opposés, c’est-à-dire
entre un terme « positif » et un terme « négatif ».
Outre les exemples tirés de la vie quotidienne, nous avons
également conservé quelques généralisations explicites qui exposent
la même structure sous une forme plus abstraite. « Les gens ne
comprennent pas comment ce qui est en désaccord s’accorde :
structure retournée sur elle-même comme celle de l’arc et de la lyre »
(fr. 51). « Ensembles : touts et non-touts, accords désaccords,
consonances dissonances ; et de toutes choses une et d’une toutes
choses » (fr. 10).
Ces propositions généralisatrices s’appliquent à tous les
exemples, et donc à elles-mêmes également, du moins si nous
pouvons considérer des énoncés, et plus particulièrement des
propositions appliquant à une seule et même chose des prédicats
opposés, comme autant d’exemples d’unité dans l’opposition. Nous
avons là un cas de ce que nous avons appelé plus haut le caractère
autoréférentiel de certaines des formules héraclitéennes, d’autant
plus intéressant en l’occurrence qu’il fait songer à la régression à
l’infini engendrée par des généralisations visant à embrasser toutes
choses, ou par des théories s’efforçant de tout expliquer, y compris
elles-mêmes. Héraclite dit ailleurs que « l’âme a un logos qui s’accroît
lui-même » (fr. 115), ce qui suggère qu’il était conscient des
régressions à l’infini provoquées par l’autoréférence.
Le concept d’unité dans l’opposition semble également avoir eu
pour Héraclite une certaine valeur heuristique sur le plan théorique.
Un dernier type de remarques présente en effet des exemples d’unité
dans l’opposition qui ne sont manifestement pas dérivés
immédiatement de l’expérience quotidienne, mais qui sont plutôt à
comprendre comme éléments d’une théorie, soit des transformations
physiques du cosmos, soit des transformations correspondantes de
l’âme.

Raison, connaissance, compréhension

De nombreux commentateurs ont remarqué qu’il existe pour


Héraclite un certain parallélisme, ou une identité de structure, entre
les opérations de l’esprit, manifestées dans la pensée ou le langage,
et celles de la réalité qu’il saisit. Ce parallélisme implique que la
compréhension d’une partie quelconque de la réalité est analogue à
celle du sens d’un énoncé. En l’espèce, un tel « sens », tout comme
celui d’une expression énigmatique, sans être évident, est pourtant
présent dans l’« énoncé » et se laisse dégager à condition que l’on
« connaisse la langue ». Si la raison humaine est capable de connaître
le « langage de la réalité », c’est précisément parce que ses propres
opérations sont analogues à celles du réel.
Héraclite accorde une place de premier plan à ce qu’il appelle
« ce logos » ou « le logos ». Ce faisant, il s’appuie manifestement sur le
sens fondamental et courant du terme : « ce logos » est avant tout son
propre exposé, ce qu’il a à dire, ce que son propre discours transmet.
Mais il est non moins évident qu’Héraclite, de façon caractéristique,
prend le logos dans une acception beaucoup plus riche. « De ce logos
qui existe toujours il s’avère que les gens n’ont aucune
compréhension […] » (fr. 1). « Quand ce n’est pas moi, mais le logos
que l’on écoute, il est sage de convenir [homologein] que tout est un »
(fr. 50). « Alors que le logos est commun [xunou], la plupart vivent
comme s’ils disposaient d’une source de compréhension propre »
(fr. 2). « Ceux qui parlent judicieusement [xun nôi] doivent s’appuyer
sur ce qui est commun [xunôi] à tous, comme la cité sur la loi, et bien
plus fermement encore […] » (fr. 114).
Ces remarques, et le sens étendu qu’elles confèrent au mot logos,
trouvent leur place dans le puzzle, pour peu que l’on observe que
c’est le logos qui fournit ici à Héraclite l’autorité indépendante à
laquelle il fait appel. En critiquant les croyances traditionnelles et
l’enseignement des sages, Héraclite intronisait implicitement, tout
comme les autres penseurs de son siècle, une norme nouvelle,
indépendante aussi bien de la tradition que de l’autorité personnelle.
En quoi pouvait-elle consister ? Il ne peut s’agir du recours
empirique à l’expérience immédiate, tel que le proposait
Xénophane : nous avons vu que si Héraclite tenait compte de
l’expérience, il n’ignorait pas qu’elle demande à être interprétée. Or,
son interprétation exige une certaine « pénétration » (noos), dont le
logos fournit un critère public et commun : son autorité ne peut donc
guère être que celle de la raison. De fait, « raison » est un sens bien
attesté du mot logos tout au long du Ve siècle.
Mais si Héraclite proclame que l’accès à la raison est ouvert à
tous, il lui reste alors à expliquer comment il peut se faire que seule
une infime minorité accède effectivement à ses bienfaits – et en
particulier pourquoi sa propre doctrine, non seulement n’a pas fait
l’objet d’une découverte indépendante de la sienne, mais n’a pas
encore été généralement acceptée.
Tout d’abord, il est clair que l’acceptation du logos ne s’opère pas
automatiquement. Au contraire : « Du logos qui existe toujours il
s’avère que les gens n’ont aucune compréhension – ni avant de
l’entendre [ils ne le découvrent pas par leurs propres moyens] ni
après l’avoir entendu [ils n’acceptent pas la doctrine d’Héraclite].
Car bien que toutes choses viennent à être selon ce logos, ils sont
comme des gens sans expérience, alors même qu’ils éprouvent les
mots [l’enseignement d’Héraclite] et les faits [les données de
l’expérience] tels que je les expose, quand je prends à part chaque
chose conformément à la nature [kata phusin] et que je montre
comment elle est. Mais les autres hommes ne remarquent pas ce
qu’ils font à l’état de veille, pas plus qu’ils ne remarquent tout ce
qu’ils oublient quand ils dorment » (fr. 1).
L’image des dormeurs qui « oublient » le monde commun et
public de l’expérience partagée indique que l’erreur de la plupart
des hommes tient à ce qu’ils vivent « comme s’ils avaient une source
de compréhension propre ». Dans une certaine mesure, ils ont bien
accès à l’expérience, mais en lui imposant une interprétation
personnelle, tout comme un dormeur déforme dans son rêve les
stimulations extérieures qui continuent à lui parvenir.
D’autres images paraissent confirmer cette conclusion : la plupart
des hommes sont comme des enfants (fr. 70, 74, 79), des chiens
(fr. 97), des sots (fr. 87), des sourds (fr. 19, 34).
Par ailleurs, l’« éveil » (qui consisterait pour chacun à prendre
conscience de sa raison et à l’exercer en connaissance de cause) ne se
produit pas spontanément non plus. Non seulement il est nécessaire
de s’imposer une discipline sévère pour prendre le moindre recul,
mais « la nature des choses aime à être cachée » (fr. 123). À supposer
même qu’il suffise, pour s’affranchir de l’erreur, de faire preuve
d’autodiscipline (ce qui, bien entendu, ne laisse pas d’être difficile et
douloureux pour ceux qui n’y sont pas habitués), il reste encore à
parvenir pleinement à la compréhension positive, c’est-à-dire à
résoudre des énigmes pour lesquelles il faut pouvoir compter, à
défaut d’un guide, sur une pénétration dont rien ne garantit que l’on
soit pourvu.
« Le caractère humain ne possède pas la connaissance, mais le
caractère divin la possède » (fr. 78). À en croire cette formule, la
pleine saisie du réel resterait hors de notre portée ; mais à y regarder
de plus près, elle autorise une lecture plus encourageante. Le
« caractère » (ethos) n’appartient pas à l’essence, mais est déterminé
par l’habitude. Il suffirait alors de se dépouiller de ses habitudes
humaines, trop humaines, pour être en voie d’acquérir un « caractère
divin ». Nous ne pouvons nous attarder ici à explorer tout ce que
cela implique : notons simplement que l’intelligence divine qui
habite le cosmos est qualifiée par Héraclite de « sage » ou de « seule
[à être] sage ».

L’interprétation de l’expérience : théorie


du cosmos et théorie de l’âme
L’expérience immédiate doit être passée au crible de la raison, ce
qui suppose l’existence de principes généraux d’interprétation.
Héraclite ne les énonce pas explicitement. Nous pouvons cependant
en tenter une reconstruction, pour peu que nous prenions les
précautions nécessaires et que nous nous laissions guider par (1)
l’analogie générale entre compréhension d’une part, interprétation
du langage d’autre part ; (2) les résultats auxquels l’interprétation
parvient, attestés comme ils le sont par les fragments d’Héraclite
relatifs à ses théories cosmologiques et psychologiques.
Si l’on suit ces deux fils directeurs, l’on en vient à conclure
qu’Héraclite s’appuyait sur deux principes, que l’on pourrait
baptiser « principe de non-suppression » et « principe de non-
addition de sensibles ». Il se peut que l’un et l’autre aient déjà sous-
tendu l’épistémologie de Xénophane.
(1) Le principe de non-suppression interdit la mise à l’écart de
quelque partie de l’expérience immédiate que ce soit : tout objet
d’expérience doit être expliqué dans la théorie, qui doit se conformer
strictement à cette expérience pour en rendre compte. Ce principe est
analogue à l’exigence selon laquelle toutes les parties d’une phrase
doivent être interprétées, et ne doivent l’être qu’en fonction de leur
rôle dans la phrase.
(2) Le principe de non-addition de sensibles impose des limites à
ce que l’interprétation peut ajouter à l’expérience. Il interdit de
postuler l’existence de quoi que ce soit qui échappe à l’expérience
(sauf, bien entendu, si l’item postulé est défini comme n’étant pas un
objet d’expérience possible). Au niveau herméneutique, ce principe
trouve son répondant dans la règle qui proscrit l’adjonction
d’éléments inexprimés aux termes explicites de la phrase à
interpréter.
L’application de ces deux principes à l’expérience sensible
conduit à un empirisme d’une grande parcimonie, analogue à celui
de Xénophane. Hors du cosmos tel qu’on l’observe, il n’y a rien. Ses
constituants physiques sont évidents : terre, mer, vapeur
atmosphérique, feu. Leurs transformations sont réglées selon les
couples d’opposés physiques qui les caractérisent : chaud/froid,
humide/sec. Quant au Soleil, il n’est même pas un objet persistant,
mais le produit d’un processus régulier, au cours duquel un
contenant de taille modeste s’élève dans les cieux sous l’effet de la
puissance ignée, une fois que son contenu a pris feu.
Quelques indications donnent à penser qu’Héraclite avait élaboré
une théorie analogue de l’âme individuelle. En matière physique, les
deux couples d’opposés que nous venons de mentionner définissent
un système de transformations qui produit quatre étapes, ou états,
du « Feu » sous-jacent, lequel doit être considéré comme un
processus plutôt que comme un « matériau » proprement dit. Dans
la théorie de l’âme, exposée sous forme plus cryptique, nous
retrouvons le couple humide/sec, ainsi que d’autres oppositions
(vivant/mort, éveillé/dormant).
La reconstruction de ces deux théories est matière à controverse,
et la nature de l’analogie entre l’une et l’autre l’est encore davantage.
L’un des points les plus fondamentaux concerne la nature des
« mesures » ou des « proportions » qui seraient conservées, nous dit
Héraclite, à travers les transformations du Feu : représentent-elles un
équilibre entre certaines quantités effectives d’opposés physiques au
sein du cosmos observé, ou indiquent-elles la conservation d’une
autre quantité encore, moins étroitement liée à l’observation ? Dans
le second cas, il se peut que le cosmos parcoure un cycle (à période
très longue) de transformations qui le ferait osciller entre différents
états : telle était l’interprétation stoïcienne.
Quoi qu’il en soit, en ce qui concerne Héraclite, l’accent porte
moins sur la théorie elle-même que sur la subordination de ces
aspects de l’expérience à la structure générale de l’unité dans
l’opposition. Contrairement à Xénophane, en effet, Héraclite insiste
sur le fait que, globalement, le cosmos (ainsi que l’âme, en vertu de
l’analogie) présente un sens : comprendre, xunienai, consiste
littéralement à « mettre ensemble », à créer une totalité unifiée. En
conséquence, il reste à voir de quelle façon la cosmologie et la
psychologie d’Héraclite devaient être subordonnées à ses
préoccupations métaphysiques générales. Pour ce faire, il nous faut
examiner, dans l’un et l’autre domaine, l’identification de l’unité
sous-jacente avec le « Feu » considéré comme processus intelligent –
c’est-à-dire à l’intelligence divine.

Le feu divin : sens et combat

Il ressort des principes précédents que l’introspection est la clef


qui ouvre à la compréhension de la nature du monde : « J’étais en
quête de moi-même » (fr. 101). L’identité profonde de l’homme, son
âme (psykhè), est le théâtre d’occupations variées : elle se montre
active et combattante sur les plans physique, émotionnel,
intellectuel ; elle travaille réflexivement à s’étendre et à se découvrir
elle-même ; elle ne cesse de revenir sur soi, dans le mouvement
tourbillonnant des circonstances, de la passion, de la pensée. Mais il
lui faut des bases fermes (des vérités objectives, des règles de
conduite fixées) pour exister, ou pour pouvoir conférer un certain
sens à son existence. Aux yeux d’Héraclite, nous pouvons en dire
autant du monde. Car, nous l’avons vu, par leur comportement
comme par leur structure, l’âme et le cosmos sont étroitement
analogues, sinon identiques ; et sur le plan cosmique, comme sur le
plan psychique, il est impossible de tracer une frontière nette entre
sens et existence.
L’analogie entre les deux plans trahit-elle une identité profonde ?
Il y a de bonnes raisons de le soupçonner. Dans la série physique des
changements entre opposés, le « Feu » (entendu comme processus
cosmique et force se transformant elle-même) constitue selon
Héraclite l’unité sous-jacente. « Toutes choses s’échangent contre le
Feu, et le Feu contre toutes choses, de même que tous les biens
s’échangent contre l’or, et l’or contre tous les biens » (fr. 90). « Ce
cosmos […] : un Feu toujours vivant qui s’allume en mesure et
s’éteint en mesure » (fr. 30).
De même, dans l’âme, le principal couple d’opposés est constitué
par le « sec » et l’« humide », auxquels sont respectivement attachées
des valeurs positive et négative : « Un rayon sec de lumière, telle est
l’âme quand elle est pleinement sage et excellente » (fr. 118) ; en
revanche, « l’âme » de l’ivrogne titubant « est humide » (fr. 117).
L’unité sous-jacente n’est pas nommée, mais l’association avec la
lumière, ainsi que d’autres indications éparses, permettent de
supposer qu’il s’agit ici encore de « Feu ». Un détail important, qui
joue le rôle de chaînon manquant, vient corroborer cette hypothèse :
l’intelligence divine qui régit le cosmos semble bel et bien être
identifiée à une sorte de Feu. « La foudre gouverne toutes choses »
(fr. 64) : l’attribut traditionnel de Zeus apparaît ici comme un
synonyme de l’intelligence divine, également appelée « sagesse »
dans d’autres fragments : « Car une est la sagesse connaissant la
façon dont toutes choses par le biais de toutes sont gouvernées »
(fr. 41). « L’unique sagesse ne veut pas et veut être appelée du nom
de Zeus » (fr. 32). Le rôle traditionnel de Zeus, qui règne en maître
absolu et rusé sur le cosmos, apparaît ainsi dévolu à la « sagesse ».
Si ces identifications sont correctes, il s’ensuit que l’intelligence
divine n’est pas hors de portée des capacités humaines : bien au
contraire, elle ne se distingue pas de l’intelligence humaine, du
moins du point de vue qualitatif. Sans doute Héraclite souligne-t-il
qu’elle est d’une nature absolument unique en son genre : « De tous
ceux dont j’ai entendu les paroles, aucun n’est allé jusqu’à
reconnaître que la sagesse est séparée de toutes choses » (fr. 108). De
fait, comme elle constitue l’unité sous-jacente de « toutes choses »
qui sont données dans l’expérience, elle ne peut qu’en différer en
nature. Mais l’intelligence humaine, comme l’intelligence divine,
peut être qualifiée de « sage », et certains indices laissent croire
qu’Héraclite ne traçait pas une frontière infranchissable entre l’une et
l’autre (ce qui paraît compréhensible s’il les identifiait toutes deux,
dans leur état le plus intense, au « Feu »).
Cependant, l’intelligence humaine est fréquemment entravée par
son « humidité ». Il va sans dire que les hommes sont capables de
recouvrer la part d’intelligence qui leur revient (sinon, pourquoi
donc Héraclite écrirait-il ?) – mais à moins d’opérer un certain choix,
et de soutenir un certain combat, il est impossible d’atteindre
réellement une sagesse comparable à celle dont Héraclite pour sa
part estimait jouir. Cette remarque doit également s’appliquer à
l’intelligence divine, qui doit elle aussi connaître ses luttes morales et
traverser ses périodes de « mort » ou de « sommeil », provoquées
par l’excès de l’humidité, avant de retrouver une vigueur nouvelle.
Le processus cyclique dont il est question dans la formule suivante
peut s’entendre aussi bien de l’âme que du cosmos : « À l’intérieur,
la même chose est présente : vivante et morte, dormante et éveillée,
jeune et vieille : car les premiers changent et deviennent les seconds,
comme les seconds changent et deviennent les premiers » (fr. 88).
L’hypothèse selon laquelle le cosmos subit également des
processus cycliques de décrépitude et de renouvellement, qui ne se
succèdent pas sans combat, est confirmée par plusieurs témoignages.
Nous avons déjà fait allusion à la lecture stoïcienne d’Héraclite, qui
lui attribuait une cosmologie faisant osciller, à long terme, le monde
entre deux points extrêmes : la conflagration universelle et le déluge.
Même si cette interprétation n’est pas admise, les alternances du jour
et de la nuit, ou de l’hiver et de l’été, remplissent la même fonction.
Héraclite affirme explicitement que le cosmos est en proie à la
« guerre » ou au « conflit ». « Conflit est le père de toutes choses et le
roi de toutes choses […] » (fr. 53). « Il faut savoir qu’à la guerre tout
prend part, et que conflit est justice, et que tout vient à être selon le
conflit et la nécessité » (fr. 80).
Il semblerait que le combat, dans l’âme individuelle comme dans
le cosmos, soit précisément ce qui leur donne un sens aux yeux
d’Héraclite. Certaines de ses réflexions font songer à l’idéal des héros
homériques : « Les meilleurs choisissent une seule chose contre
toutes : la gloire des mortels, qui ne tarit pas. Mais le grand nombre
est repu comme le bétail » (fr. 29). « Ceux qui tombent au combat
sont honorés des dieux et des hommes » (fr. 24). Il n’est pas même
exclu qu’Héraclite ait considéré le combat de chaque individu pour
réaliser et pour répandre l’usage de l’intelligence comme une
contribution à la lutte cosmique contre la domination du « froid » et
de l’« humide ». Il ne fait en tout cas aucun doute que « guerre » et
« paix » forment un couple d’opposés cosmiques, et non pas
seulement humains. Quant aux acteurs qui occupent la scène des
hommes, bien qu’ils soient mortels (puisqu’il leur faut
périodiquement mourir), ils sont à tout prendre aussi mortels et
aussi immortels que le protagoniste (ou que le chœur) à l’œuvre sur
la scène cosmique : « Immortels mortels, mortels immortels : vivant
de la mort des autres, morts de la vie des autres » (fr. 62).

Images et généralisations

En dépit de son obscurité délibérée, Héraclite était un penseur


lucide et ambitieux : il était vraisemblablement conscient des
questions cruciales suscitées par un système tel que celui que nous
avons décrit.
Avant tout, comment comprendre l’équivalence entre « conflit »
ou « guerre » d’une part, « justice » (et peut-être « nécessité »)
d’autre part ? Qu’il s’agisse là d’une nouvelle illustration de la
structure fondamentale d’unité dans l’opposition ne nous avance
guère : une explication digne de ce nom doit encore rendre compte
de la façon dont de tels opposés peuvent former une véritable unité
(et la difficulté ne fait que croître si nous admettons l’authenticité du
fragment 102, selon lequel « pour le dieu, toutes choses sont belles et
bonnes et justes ; ce sont les hommes qui supposent que certaines
sont justes et d’autres non ». En fait, il existe d’autres raisons de
soupçonner que ce fragment est apocryphe).
De même, comment expliquer que l’unité sous-jacente, à savoir
l’intelligence cosmique, puisse mener un combat contre elle-même ?
Peut-être Héraclite considérait-il qu’une lutte intestine de ce genre
pouvait être acceptée comme une possibilité immédiate, comme un
fait analogue à celui de « l’esprit divisé contre lui-même ». Mais ici
encore, si tel est le cas, nous n’en sommes pas plus avancés.
Sans répondre directement et explicitement à ces questions
importantes, Héraclite fournit des images qui laissent entrevoir la
voie à suivre. Certains des exemples concrets empruntés à la vie
quotidienne étaient sans doute destinés, dans son esprit, à orienter la
pensée en servant également de métaphores directrices à valeur plus
générale : c’est ainsi que la remarque sur les fleuves (qui perdurent à
travers leur propre flux) peut être (et a été) considérée comme une
métaphore de la permanence du cosmos ou de l’âme individuelle à
travers les vicissitudes du changement.
Quant à la coexistence de la justice et du conflit, la plus haute
image que nous en donne Héraclite est celle d’un enfant qui joue
seul contre lui-même. « Aïôn [la durée de la vie, mais aussi la totalité
du temps] est un enfant qui joue, qui joue au trictrac ; à l’enfant la
royauté » (fr. 52). L’enfant exerce son esprit contre lui-même en
revêtant alternativement le rôle des deux adversaires. Le jeu est donc
bien un combat, bien qu’il n’y ait qu’un joueur. Or il s’opère selon
des règles : ce sont donc bien des coups conformes à des règles qui
constituent le conflit. L’issue d’une partie donnée peut n’être décidée
que par les hasards du combat, mais à long terme, si l’enfant joue
aussi bien d’un côté que de l’autre, les parties gagnées seront
également réparties. Cette image résume les oppositions les plus
importantes que la pensée d’Héraclite met en œuvre, et nous aide à
comprendre leur coexistence fondamentale – celle du conflit et de la
loi, de la liberté et de la régularité, de l’intelligence et de ses failles,
de l’opposition et de l’unité.
Edward HUSSEY
[Note de l’auteur : l’interprétation d’Héraclite avancée dans cet
article s’est inspirée sur plusieurs points de la thèse de doctorat
soutenue à Oxford par M. Roman Dilcher, intitulée Studies in
Heraclitus. Je tiens à souligner à quel point la lecture de ce travail m’a
été profitable.]
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Textes et traductions
CONCHE, Marcel, Héraclite – Fragments, Paris, PUF, 1986.
DIELS, Hermann et KRANZ, Walther, Die Fragmente der Vorsokratiker,
Berlin, Weidmannsche Verlagsbuchhandlung, 1956.
DUMONT, Jean-Paul, Les Présocratiques, Paris, Gallimard, 1988.
KAHN, Charles H., The Art and Thought of Heraclitus : an edition of the
fragments with translation and commentary, Cambridge University
Press, 1979.
KIRK, Geoffrey Stephen, Heraclitus : the Cosmic Fragments, Cambridge
University Press, 1962.

Études
AXELOS, Kostas, Héraclite et la philosophie, Paris, Les Éditions de
Minuit, 1962.
BOLLACK, Jean, et WISMANN, Heinz, Héraclite ou la séparation, Paris,
Les Éditions de Minuit, 1972.
HEIDEGGER, Martin, « Logos », in Essais et Conférences, Paris,
Gallimard, 1958.
HÖLSCHER, Uvo, « Heraklit », in Anfängliches Fragen, Göttingen,
Vandenhoek & Ruprecht, 1960, p. 130-172.
HUSSEY, Edward, « Epistemology and Meaning in Heraclitus », in
Schofield, M. et Nussbaum, M. (dir.), Language and Logos : Studies in
Ancient Greek Philosophy Presented to G.E.L. Owen, Cambridge
University Press, 1982, p. 33-59.
MOURAVIEV, Serge, Heraclitea, 2 vol. parus (II.A.1. Héraclite d’Éphèse –
La tradition antique et médiévale I. D’Épicharme à Platon et Héraclite le
Pontique. IV.A. Héraclite d’Éphèse, « Les Muses » ou « De la nature »),
Paris/Moscou, Myrmekia, 1991-1993.
RAMNOUX, Clémence, Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots,
Paris, Les Belles Lettres, 1959.
VLASTOS, G., « On Heraclitus », in Furley, D.J. et Allen, R.E. (dir.),
Studies in Presocratic Philosophy ; vol. I : The Beginnings of Philosophy,
Londres, Routledge & Kegan Paul, 1970, p. 413-429.
Hérodote

Hérodote a voulu rivaliser avec Homère, et il est finalement


devenu Hérodote. Cette formule entend seulement suggérer que la
force ou l’audace de commencer, Hérodote l’a trouvée dans l’épopée.
Comme elle, l’histoire prend et prendra pour point de départ le
conflit, la guerre. Hérodote n’a-t-il pas entrepris de faire pour les
guerres médiques ce qu’Homère avait fait pour la guerre de Troie ?
« Hérodote d’Halicarnasse, nous dit la très fameuse phrase
d’ouverture des Histoires, présente ici son historiè, pour empêcher
que ce qu’ont fait les hommes, avec le temps ne s’efface de la
mémoire et que de grands et merveilleux ouvrages produits tant par
les Barbares que par les Grecs, ne cessent d’être renommés ; en
particulier ce qui fut cause qu’ils entrèrent en guerre les uns contre
les autres. »
De l’homme Hérodote (480-420 avant J.-C. environ) que savons-
nous ? Bien peu. On retiendra qu’il est originaire d’Ionie, ce creuset
des premiers savoirs grecs (comme Anaximandre, l’auteur de la
première carte du monde, ou Hécatée de Milet, considéré parfois
comme le premier historien). Hérodote voyagea sur les pourtours de
la Méditerranée, connut l’exil qui fit de lui un étranger (au moins
jusqu’à sa venue à Thourioi, colonie nouvelle que Périclès avait
voulu panhellénique), et séjourna à Athènes. Toute une tradition le
présente comme un conférencier, visitant les grands centres de la
Grèce et recevant des prix en argent. Il apparaîtrait comme un
itinérant de l’histoire, un colporteur d’histoires, pas très éloigné des
rhapsodes qui allaient de concours en concours ou de ces autres
voyageurs que furent les grands Sophistes. L’histoire, en tout cas, ne
désignait alors pas un savoir constitué et moins encore une
profession.
La vie d’Hérodote est prise entre deux conflits majeurs : les
guerres médiques, temps de périls et d’affirmation de la cité, qu’il
n’a pas vraiment connues, mais qu’il a choisi de raconter, et la guerre
du Péloponnèse, temps de périls aussi et de profondes remises en
cause, indissolublement liée au récit de Thucydide. La période
décrite par son œuvre (entre 550 et 480, avec des retours en arrière) a
vu de très importants changements. À l’est, montée et affirmation du
royaume perse. En Grèce, ce sont Sparte, puis Athènes qui en
viennent à tenir les premiers rôles. Politiquement, on passe de l’idéal
ancien d’eunomie à celui d’isonomie (égalité des droits politiques de
tous les citoyens), et à cette forme toute nouvelle qu’est la
démocratie.
Les Histoires comprennent neuf livres, mais ce découpage est
postérieur, Hérodote, lui-même, ne parle que de son « récit » ou de
ses « récits ». Les cinq derniers livres sont très largement consacrés à
l’histoire des guerres médiques proprement dites, depuis la révolte
de l’Ionie contre les Perses (500) jusqu’à la prise de Sestos en
Chersonèse. Les Perses sont chassés, les Ioniens libérés et rompus les
ponts que Xerxès, dans sa démesure, avait cru pouvoir jeter sur
l’Hellespont. Les quatre premiers livres donnent, eux, la première
place aux Barbares : Lydiens, Perses, Babyloniens, Massagètes,
Égyptiens, Éthiopiens, Arabes, Indiens, Scythes, Libyens. Mais il ne
s’agit pas d’autant de notices géographiques ou ethnographiques,
ces divers peuples entrent en effet en scène quand ils se trouvent
confrontés à l’avancée de la puissance perse (ou auparavant déjà,
mède), qui, selon Hérodote, est incapable de jamais rester en repos.
Les Histoires sont aussi une méditation sur la pulsion de conquête et
sur le destin des conquérants.

L’invention du Barbare et l’inventaire


du monde

Quand s’ouvrent les Histoires, les Barbares sont là, formant un


couple antonyme avec les Grecs. On est dans le registre de
l’évidence : nul besoin d’expliquer ou de justifier un partage qui,
pourtant, n’avait pas cours dans les poèmes homériques. C’est entre
le VIe et le Ve siècle que la division s’est imposée, les guerres
médiques en marquant assurément le temps fort : elles
territorialisent le Barbare (son domaine est l’Asie face à l’Europe) et
lui donnent un visage : d’abord celui du Perse. Les Histoires à la fois
témoignent de ce phénomène et contribuent largement à son
élaboration. Mais elles font plus, en construisant une explication
politique du partage entre Grecs et Barbares, qui est aussi une vision
politique du passé de la Grèce. Il ressort en effet que Barbare ne
signifie pas d’abord ou nécessairement barbarie (cruauté, excès,
mollesse…), mais que le clivage fondamental est « politique » :
passant entre ceux qui ont fait le choix de vivre en cités et ceux qui
n’ont jamais réussi à vivre durablement sans rois. Le Grec est
« politique », c’est-à-dire libre, tandis que le Barbare est « royal »,
c’est-à-dire soumis à un maître (despotès).
Entre le monde barbare et la cité, il y a le tyran. Figure grecque
du pouvoir, caractéristique de la fin de la période archaïque, c’est
contre lui que vont s’instaurer les cités « isonomiques ». Du roi au
tyran, le récit hérodotéen tisse des liens : se dessine, à la croisée de
leurs deux images respectives (qui empruntent l’une à l’autre), la
représentation du pouvoir despotique ou barbare. Le roi est barbare,
le tyran est roi, donc le tyran est barbare, ou du côté du Barbare.
Le despote (roi ou tyran) exerce un pouvoir excessif. En proie à
l’hubris, notion importée par Hérodote du registre tragique, il est
incapable de mesure et se livre à toutes les transgressions.
Transgression spatiale : le roi toujours finit par sortir de son espace.
Transgression à l’égard de l’ordre divin (« la jalousie des dieux et des
héros n’a pas voulu, déclare Thémistocle, qu’un seul homme régnât
sur l’Asie et l’Europe »). Il viole les nomoi (lois, coutumes), ceux des
autres comme ceux de sa propre société. En cette matière, trois
personnages des Histoires se disputent la palme : Cambyse, le Grand
Roi fou, Périandre, le tyran de Corinthe, et Cléomène, le roi de
Sparte, fou lui aussi. Un Perse et deux Grecs : faut-il en conclure que
la division entre Grecs et Barbares n’est plus pertinente ? Le possible
rapprochement de ces grands « transgresseurs » montre, tout au
contraire, que Grands Rois, tyrans et rois (ordinaires) relèvent d’un
commun espace (celui du pouvoir despotique) ou versent du côté du
Barbare. Face à ce monde de l’ailleurs, mais aussi désormais du
passé, s’est dressée la cité. Entre les Grecs et les « autres », la
nouvelle frontière est maintenant avant tout politique, enseignent les
Histoires. Elle sépare certes l’Asie de l’Europe, mais, traversant la
Grèce elle-même, elle découpe et rend intelligibles le moment des
tyrannies et l’instauration de la cité isonomique (voire stigmatise la
cité devenue ensuite démocratique qui, dans les années 430, sera
accusée de se comporter comme la cité « tyrannique » : Athènes ?).
Cette coupure « politique », proposée par Hérodote, s’inscrit elle-
même dans une représentation du monde où les catégories
fondamentales de l’anthropologie grecque sont toujours opératoires
(les partages entre les bêtes, les hommes et les dieux, comme les ont
fixés et mis en récits Homère et Hésiode). Tel un Lévi-Strauss de
l’Antiquité, Hérodote, le voyageur curieux, dessine un vaste tableau
où les différentes cultures s’organisent en systèmes. La notion qui
exprime alors le mieux cette attitude d’ouverture à l’égard du monde
est theôria : voyager pour « voir ». Solon, le législateur athénien,
apparaît dans les Histoires comme un homme de savoir et un
voyageur, pour qui le projet de « voir » le monde et le fait de
« philosopher » (c’est le premier emploi du mot) sont liés. C’est par
ces mots que le roi Crésus l’accueille et c’est au titre de ce savoir qu’il
l’interroge. Plus largement, les sages (dont les plus célèbres sont les
Sept Sages) pratiquent le voyage comme un genre de vie, même si
c’est au total plus pour enseigner que pour apprendre. Les Histoires
représentent en effet le moment d’une culture grecque sûre d’elle-
même et curieuse : Hérodote voyage moins pour construire sa
représentation du monde que pour la confirmer.
Une fois posée l’altérité des lieux et des hommes, s’engagent, au
moyen d’une série de dispositifs discursifs, son appréhension et sa
maîtrise. Le recours à la catégorie du thôma (merveille), le jeu de la
symétrie, des oppositions (chaud/froid, vaillance/mollesse, etc.) et
de l’inversion (figure commode qui transforme la différence de
l’autre en inverse du même), l’omniprésent souci de compter et de
mesurer, le déploiement de l’analogie, la valorisation du
« mélange », et du « centre » sont autant d’expressions, de figures de
ce que j’ai appelé ailleurs une « rhétorique de l’altérité ». Elle permet
de dire l’autre, de l’écrire plutôt et de le circonscrire en dessinant un
tableau des cultures et la carte du « monde habité ». Soucieux des
confins, l’enquêteur entend pousser son récit aussi loin qu’il est
possible, jusqu’au point où l’excès de chaleur ou de froid interdit
d’aller au-delà, de savoir plus avant. Mais, jusque-là, il se fait un
devoir d’enquêter, d’inventorier les coutumes, de nommer les
peuples et de délimiter les espaces, construisant more geometrico une
représentation du monde.
Si Hérodote, citant Pindare, déclare que la coutume est la reine
du monde, son ethnologie montre non moins clairement que toutes
les coutumes ne s’équivalent pas (et qu’en tout cas l’absence de lois
ou de règles est un sûr critère d’inhumanité). Et surtout, les Histoires
ne cessent de rappeler qu’autour de cette notion de nomos s’est joué
quelque chose d’essentiel et de proprement grec. Ainsi qu’en
témoigne le dialogue fameux entre Xerxès, le roi barbare, et
Démarate, le roi spartiate en exil. Les Spartiates, énonce Démarate,
sont à la fois « libres » et soumis à un « maître » : la loi. Le rire avec
lequel Xerxès accueille cette déclaration est le signe de sa totale
incompréhension. Alors que ce « contrat » spartiate montre bien que,
si les non-Grecs ont des nomoi (parfois excellents), les Grecs sont les
seuls à avoir « politisé » leur nomos.

Les débuts de l’histoire

L’écriture de l’histoire a-t-elle commencé en Grèce ? Non, ont


depuis longtemps répondu les spécialistes des civilisations de
l’Orient ancien, avec l’impatience de ceux qui ont du mal à se faire
entendre, tant est forte l’habitude de regarder la Grèce comme le lieu
de tous les commencements. Pour ne prendre qu’un exemple de
poids, l’historiographie mésopotamienne, étroitement liée au
pouvoir royal, est aussi ancienne qu’abondante. Les Grecs ne sont
donc pas les inventeurs de l’histoire, eux qui d’ailleurs ne retrouvent
l’écriture qu’assez tardivement, en adaptant l’alphabet phénicien. En
revanche, c’est avec eux, justement avec Hérodote, que surgit
l’historien comme figure subjective. Sans être au service direct d’un
pouvoir, il vient dès ses premiers mots circonscrire et revendiquer la
narration qui débute par l’inscription d’un nom propre : le sien
(« Hérodote d’Halicarnasse… »). Il est l’auteur de son « récit » et
c’est ce récit (logos) qui établit son autorité. Le paradoxe est que cette
place nouvelle de savoir d’emblée revendiquée est, en même temps,
entièrement à construire. Un tel dispositif de discours,
caractéristique de ce moment de l’histoire intellectuelle grecque,
marque une rupture par rapport aux historiographies orientales. Si
les Grecs sont des inventeurs, c’est moins de l’histoire que de
l’historien.
Ce discours nouveau et cette figure singulière ne surgissent pas à
partir de rien. L’épopée et l’aède sont encore là, tout près et déjà
éloignés, du prologue des Histoires, qui répond, en somme, à la
question : Comment se faire « l’aède » d’un monde qui n’est plus
épique ? En devenant « historien ». Comme l’aède, l’historien a
affaire à la mémoire, l’oubli, la mort. L’aède d’autrefois était un
maître de gloire (kleos), un dispensateur d’une louange immortelle
pour des héros morts glorieusement au combat, et l’ordonnateur de
la mémoire du groupe. Hérodote voudrait seulement que les
marques et les traces de l’activité des hommes, les « monuments »
qu’ils ont produits, ne « passent » pas – comme un tableau dont les
couleurs avec le temps s’estompent –, ou encore ne cessent pas d’être
racontés et célébrés (il dit exactement aklea, « privés de gloire »). Le
glissement de kleos à aklea est l’indice que la référence épique est
toujours là, mais aussi que l’historien en a rabattu sur les prétentions
de l’aède. Comme s’il savait que l’ancienne promesse d’immortalité
ne pouvait plus s’énoncer désormais que sur le mode négatif :
retarder l’oubli.
De même, alors que l’aède avait pour domaine de compétence
« la geste des héros et des dieux », l’historien dans son parcours se
limite à ce qui est advenu « du fait des hommes », dans un temps qui
est lui aussi défini comme « temps des hommes ». Il y ajoute un
principe de sélection : choisir ce qui est « grand » et qui suscite
« l’étonnement » (thôma). Il se donne ainsi un instrument de mesure
du divers des événements et d’ordonnancement de la variété du
monde.
« Dis-moi, Muse, l’homme aux mille tours », tel était le pacte
inaugural de l’épopée. La Muse, fille de Mémoire et inspiratrice, était
garante du chant du poète. Avec la première histoire, c’en est
d’emblée fini de ce régime de paroles. La prose a remplacé le vers,
l’écriture s’impose : la Muse a disparu. En ses lieu et place un mot
nouveau et une nouvelle économie narrative : « D’Hérodote
d’Halicarnasse voici l’exposition de son historiè… » Ce mot-emblème
s’imposera peu à peu (Thucydide ayant, quant à lui, pris grand soin
de ne jamais l’employer !). C’est Cicéron qui nommera pour toujours
Hérodote le « père de l’histoire ». Mot abstrait, formé sur le verbe
historein, « enquêter », d’abord au sens d’enquête judiciaire, historia
est dérivé de histôr (lui-même rattaché à idein, « voir » et à oida,
« savoir »). L’histôr est le « témoin », « celui qui sait pour avoir vu ou
appris ». Or, l’histôr est présent dans l’épopée, où il apparaît à
plusieurs reprises comme « arbitre » (non pas comme témoin direct) :
il n’a pas vu lui-même, mais il est à même, au terme de la procédure,
de « faire voir » ce qui s’est passé.
Hérodote n’est ni un aède ni même un arbitre : il enquête ; il n’a
pas l’autorité naturelle du second (il n’est pas, à l’instar
d’Agamemnon, un « maître de vérité ») et il ne bénéficie pas de la
vision divine du premier (l’aède est un « voyant » inspiré). Il dispose
(seulement) de l’historiè, cette procédure d’enquête, où je propose de
voir le premier moment de son « opération historiographique ».
Produite comme un substitut, l’enquête vient opérer comme un
analogue de la vision omnisciente de la Muse, qui, elle, sait parce
que sa qualité divine fait qu’elle assiste à tout. Ne s’autorisant (plus)
que de lui-même, l’historien entend désormais « avancer dans son
récit en faisant mémoire pareillement des grandes et des petites cités
des hommes [on se souvient qu’Ulysse était celui qui « visita les cités
de tant d’hommes »], puisque jamais la prospérité humaine ne
demeure fixée au même point ».
Si l’enquête (ainsi entendue) tout à la fois évoque le savoir de
l’aède et rompt avec lui, il est fait appel par Hérodote à un second
registre de savoir : celui de la divination. Il « enquête », mais il
sèmainei aussi : il « désigne », « révèle », « signifie ». Sèmainein
s’applique, par exemple, à celui qui ayant vu ce que les autres ne
voient pas ou n’ont pas pu voir fait un rapport. C’est un verbe qui
désigne nettement le savoir oraculaire. Dans l’épopée déjà le devin,
qui sait le présent, le futur, mais aussi le passé, est présenté comme
un homme de savoir. Épiménide de Crète, fameux devin, était réputé
appliquer sa divination non pas à ce qui devait être, mais à ce qui,
déjà arrivé, restait cependant obscur. On pense aussi à la formule
d’Héraclite, selon laquelle l’oracle ne dit ni ne cache, mais « signifie »
(sêmainei).
Or, dès le prologue, exactement au moment où Hérodote prend
pour la première fois la parole en disant « je », il sêmainei : il révèle,
signifie, en fonction de son propre savoir, celui qui le premier a pris
l’initiative d’actes offensants à l’égard des Grecs : Crésus, le roi des
Lydiens, puisqu’il est le premier à avoir asservi des Grecs. Il est donc
« désigné » comme « responsable » ou « coupable » (aitios). Par cette
recherche et cette désignation en responsabilité, Hérodote fait appel
à une forme de savoir de type oraculaire.
Historein, sêmainein sont deux verbes-carrefours, où viennent se
loger et s’entrecroiser des savoirs anciens et des nouveaux savoirs.
Ainsi qu’en témoigne d’éclatante façon l’œuvre d’Hérodote. Ils sont
deux opérateurs pour « voir clair » plus loin, au-delà du visible, dans
l’espace et dans le temps, deux gestes qui donnent son style à la
pratique du premier historien. Ni aède ni devin, mais entre l’aède et
le devin, donc Hérodote.
François HARTOG
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Textes et traductions
HÉRODOTE, Histoires, édité et traduit du grec par Philippe-Ernest
Legrand, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Universités de France »,
première édition 1932-1954.
HÉRODOTE, L’Enquête, édité et traduit du grec ancien par Andrée
Barguet, 2 vol., Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1985.
L’édition la plus récente est celle publiée par la Fondation Lorenzo
Valla, Milan, Mondadori (le livre I comporte une introduction
générale due à David Asheri), Milan, 1988-1998.

Études
ASHERI, David, LLOYD, Alan, CORCELLA Aldo, A Commentary on
Herodotus Books I-IV, Oxford, Oxford University Press, 2007.
BAKKER, Egbert J., DE JONG, Irène J.F., VAN WEES, Hans (éd.), Brill’s
Companion to Herodotus, Leyde/Boston/Cologne, Brill, 2002.
DEWALD, Carolyn, MARINCOLA, John (ed.), The Cambridge Companion
to Herodotus, Cambridge University Press, 2006
DARBO-PESCHANSKI, Catherine, Le Discours du particulier. Essai sur
l’enquête hérodotéenne, Paris, Le Seuil, 1987.
Fondation Hardt, « Hérodote et les peuples non grecs », in Entretiens
sur l’Antiquité classique, t. XXXV, Vandœuvres-Genève, 1990.
HARTOG, François, Le Miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de
l’autre, nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Gallimard, coll.
« Folio », 2001.
LURAGHI, Nina (ed.), The Historian’s Craft in the Age of Herodotus,
Oxford University Press, 2001.
MOMIGLIANO, Arnaldo, Les Fondations du savoir historique, Paris, Les
Belles Lettres, 1992 (voir le chap. II).
MUNSON, Rosaria V., Telling Wonders. Ethnographic and Political
Discourse in the Work of Herodotus, Ann Arbor, The University of
Michigan Press, 2001.
PAYEN, Pascal, Les Îles nomades. Conquérir et résister dans l’Enquête
d’Hérodote, Paris, Éditions de l’EHESS, 1997.
THOMAS, Rosalind, Herodotus in Context. Ethnography, Science and the
Art of Persuasion, Cambridge University Press, 2000.
Hippocrate

Hippocrate est souvent désigné comme le « père de la


médecine » ; et, pour beaucoup, il représente, comme Homère, une
figure semi-légendaire. En fait, il s’agit d’un personnage historique
du siècle de Périclès, dont la notoriété, de son vivant même, est bien
attestée par ses contemporains. S’il ne fut pas à proprement parler le
fondateur de la médecine grecque, il lui donna un rayonnement
qu’elle n’avait pas connu avant lui, grâce sans doute à sa
personnalité propre et à son enseignement. Ce qui contribua tout
particulièrement à assurer la pérennité de sa gloire à travers toute
l’Antiquité jusqu’à nos jours, c’est l’existence d’un important
ensemble de textes médicaux qui lui ont été attribués et qu’on
désigne maintenant sous le titre de Collection hippocratique ou Corpus
hippocratique. Ces textes, même s’ils ne peuvent pas être tous de la
main d’Hippocrate, permettent toutefois de cerner la pensée
hippocratique au sens large du terme et de mesurer l’apport décisif
de cet héritage dans l’histoire de la médecine occidentale et plus
généralement de la réflexion sur la science et sur la conception de
l’homme.

La vie d’Hippocrate est connue grâce à des témoignages divers,


d’une valeur inégale. Le témoignage le plus ancien (et le plus
intéressant) est celui de son jeune contemporain Platon, qui cite le
nom d’Hippocrate à deux reprises ; une première fois dans le
Protagoras, comme exemple type de grand médecin auquel
l’interlocuteur de Socrate pourrait s’adresser s’il désirait apprendre
l’art de la médecine, de même qu’il s’adresserait à Polyclète d’Argos
ou à Phidias d’Athènes pour apprendre l’art de la sculpture ; une
deuxième fois dans le Phèdre, où Socrate rend un hommage
(d’interprétation d’ailleurs discutée) à la pensée d’Hippocrate. Une
quarantaine d’années plus tard, Aristote, lui-même fils de médecin,
cite Hippocrate dans ses Politiques – de façon anodine, il est vrai –
comme exemple d’homme grand par sa science médicale plutôt que
par sa taille.
En dehors de ces témoignages capitaux, mais allusifs, on trouve
des renseignements biographiques plus détaillés dans des textes
d’inégale valeur. Les Lettres d’Hippocrate (ou adressées à
Hippocrate) rassemblées dans la Collection sont certainement
apocryphes, voire romancées ; mais elles peuvent parfois conserver
des renseignements authentiques. De même, le Discours d’ambassade,
ou Presbeutikos, figurant lui aussi dans la Collection (discours que
Thessalos, le fils d’Hippocrate, est censé avoir prononcé devant
l’Assemblée athénienne vers la fin du Ve siècle) contient des
renseignements sur la famille d’Hippocrate confirmés, en partie, par
des découvertes épigraphiques récentes. En dehors de la Collection, il
existe deux Vies d’Hippocrate, l’une de Soranos d’Éphèse (médecin
des Ier/IIe siècles après J.-C.), l’autre dite de Bruxelles (anonyme et
lacunaire), qui utilisent des sources plus anciennes. Enfin l’œuvre
immense de Galien de Pergame (IIe siècle après J.-C.), grand
admirateur et commentateur d’Hippocrate, contient de nombreuses
allusions au médecin de Cos, qui reste, pour le médecin de Pergame,
le modèle à imiter.
Toutes ces sources permettent de dégager, après examen critique,
un certain nombre de données certaines ou probables sur la vie
d’Hippocrate, qui se divisent assez nettement en deux périodes, de
part et d’autre de son départ de Cos.
Dans la cité antique, il n’y avait pas, comme de nos jours, un
enseignement organisé par elle, ni des titres autorisant l’exercice de
la médecine ; aussi l’enseignement localisé dans les cités restait-il
fortement marqué par les structures familiales et aristocratiques.
Hippocrate en est un parfait exemple. Né en ~460 dans l’île dorienne
de Cos, tout près de l’actuelle côte turque, il appartenait par
descendance mâle à la branche de Cos de la famille des Asclépiades ;
une autre branche était installée juste en face, à Cnide, sur un
promontoire de l’Asie Mineure. On a parfois désigné du nom
d’« Asclépiades » les médecins en général ; dans le cas d’Hippocrate,
il s’agit bien, au sens étroit, d’une grande famille aristocratique qui
prétendait descendre en droite ligne d’Asclépios, et plus
spécialement de son fils Podalire, mentionné chez Homère avec son
frère Machaon. Cette famille joua dans l’île de Cos un rôle important
aussi bien politique que médical. Hippocrate, loin d’avoir été le
premier « inventeur » de la médecine, appartenait en fait à une
longue lignée de médecins qui se transmettaient de père en fils le
savoir médical. Un ancêtre d’Hippocrate du nom de Nébros s’illustra
déjà comme médecin lors de la première guerre sacrée (600-590). Le
grand-père d’Hippocrate, son propre père Héracléidès, étaient eux
aussi médecins, et, après eux, Hippocrate transmit à ses fils
Thessalos et Dracon le savoir qu’il avait reçu au sein de sa famille.
Hippocrate a donc été un maillon dans une tradition familiale, et
non le fondateur de l’« école de Cos ».
Il resta certainement à Cos pendant les premières années de sa
carrière, s’y maria et eut trois enfants (deux fils, Thessalos et Dracon,
et une fille, qui épousa Polybe, l’un de ses disciples). Les Lettres
rattachent à cette période deux anecdotes qui témoignent du renom
d’Hippocrate dans le monde grec et barbare. Il aurait d’abord été
appelé par les habitants d’Abdère pour soigner la folie du
philosophe Démocrite, qui riait de tout sans raison apparente ; et
Hippocrate aurait découvert que loin d’être un signe de folie, ce rire
témoignait de la sagesse du philosophe. Cette anecdote, vraie ou
fausse, a joui d’une grande popularité même au-delà de l’Antiquité,
comme l’attestent entre autres une fable de La Fontaine (Démocrite et
les Abdéritains) et une allusion de Stendhal dans la Vie de Henry
Brulard. Par ailleurs, le roi de Perse Artaxerxès Ier lui aurait fait des
offres magnifiques pour s’attacher ses services à l’occasion d’une
pestilence qui s’était abattue sur son pays ; mais Hippocrate refusa
avec hauteur les présents du roi, ne voulant pas aider les ennemis de
la Grèce. Cette seconde anecdote, déjà connue de Plutarque au
e
II siècle après J.-C., est, elle aussi, restée longtemps célèbre, comme
en témoigne un tableau de Girodet, conservé à l’École de médecine
de Paris.
Mais la notoriété d’Hippocrate n’aurait pas été ce qu’elle est, s’il
n’avait pas quitté son île natale pour la Grèce continentale. La
carrière d’un médecin de l’Antiquité présente des différences par
rapport à celle d’un médecin moderne qui, une fois installé dans son
cabinet, n’en bouge généralement plus. Le médecin grec pouvait, au
contraire, au cours de sa carrière exercer dans des cités différentes,
soit comme médecin public, soit comme médecin privé. Comme les
grands Sophistes, les grands médecins voyageaient, pour parfaire
leur expérience médicale et aussi pour tirer des bénéfices de leur
célébrité. Le cas le plus célèbre avant Hippocrate est Démocédès de
Crotone dont la carrière brillante et mouvementée est rapportée par
Hérodote. C’est dans le cadre d’un tel type de carrière médicale que
se comprend le départ d’Hippocrate de Cos pour la Thessalie, où il
exerça la seconde partie de sa vie entouré de ses fils et de ses
disciples, probablement en rayonnant dans l’ensemble du nord de la
Grèce. Les indications topographiques conservées dans certains
traités hippocratiques confirment et précisent la sphère d’activité de
l’école hippocratique après le départ d’Hippocrate pour la Thessalie.
Dans les traités intitulés Épidémies, on trouve pour la première fois
dans l’histoire de la médecine des fiches individuelles de malades,
qui retracent, jour par jour, l’évolution de la maladie. L’origine
géographique de ces malades est parfois mentionnée, ce qui permet
de suivre sur la carte les endroits où soit Hippocrate lui-même, soit
les médecins de son école ont exercé. Certaines de ces fiches
concernent des malades habitant des villes thessaliennes (Larissa,
Mélibée, Crannon, Pharsale, Phères), mais aussi des villes de la
Propontide (comme Cyzique et Périnthe), de la Thrace (Abdère et
Thasos), et de la Macédoine avec la cité de Pella.
Deux événements sont rattachés par les biographes à la période
thessalienne de la vie d’Hippocrate. Le premier est justement en
rapport avec la Macédoine : appelé auprès du prince Perdiccas II de
Macédoine qu’on croyait atteint de phtisie après la mort de son père
Alexandre Ier, Hippocrate aurait diagnostiqué en fait une maladie
d’amour pour une courtisane de son père. Même si l’histoire est
probablement trop romanesque pour être vraie, il est permis d’y voir
une trace des liens d’hospitalité entre la famille des Asclépiades et
les rois de Macédoine dont parle le Discours d’Ambassade.
Le second événement est mentionné par le Discours d’ambassade
seulement : dans les années 419-416, Hippocrate aurait refusé (là
encore !) d’aider des princes barbares au nord de la Grèce (en Illyrie
et en Péonie) à lutter contre une pestilence ; mais il profita des
renseignements qu’il avait reçus d’eux sur la nature et la progression
de la maladie pour mettre en garde les régions grecques menacées
ou soigner celles déjà atteintes. Cette attitude lui valut des
récompenses de diverses cités, dont Delphes ; des inscriptions
retrouvées à Delphes attestent le passage d’Hippocrate à Delphes et
l’existence de privilèges spéciaux réservés à Delphes aux
Asclépiades de Cos et de Cnide.
Hippocrate mourut à Larissa à un âge avancé : ses biographes
hésitent entre quatre-vingt-cinq et cent neuf ans ! Enterré près de
Larissa, il devint après sa mort un héros guérisseur et reçut à Cos un
culte héroïque public. On le trouve représenté sur des monnaies de
Cos comme un vieillard chauve et barbu, parfois associé à Héraclès.

Si le nom d’Hippocrate a été célèbre au point qu’on lui a attribué


la paternité de l’art médical, c’est d’abord parce qu’il a donné à
l’école de Cos, dont il était issu, un rayonnement exceptionnel.
Ce rayonnement a sans doute été dû en partie à l’extension qu’a
connue l’école à l’époque d’Hippocrate. Dans l’enseignement
médical une véritable révolution s’est produite à un moment difficile
à préciser : l’enseignement familial à Cos s’est ouvert à des disciples
extérieurs à la famille, moyennant finances. « C’est alors que l’art est
sorti de la race des Asclépiades », comme le dit Galien. Cette
révolution s’est-elle faite avant l’arrivée d’Hippocrate, ou en est-il
l’auteur ? Il est impossible de le savoir. Mais il est sûr qu’elle était
déjà faite de son temps, puisque Platon, dans le Protagoras, propose à
un jeune Athénien de donner de l’argent à Hippocrate pour
apprendre de lui la médecine ; et l’on sait qu’Hippocrate avait des
disciples de ce genre, puisque Polybe, son gendre, n’était pas un
Asclépiade par descendance mâle, mais un simple disciple. Le
fameux Serment lui-même témoigne de ce bouleversement : s’il est
bien dans sa deuxième partie l’engagement déontologique que tout
le monde connaît, toute sa première partie montre qu’il s’agit en fait
d’un contrat d’association que seuls devaient prononcer les
nouveaux disciples extérieurs à la famille des Asclépiades. Le
disciple s’y engage en effet par serment à considérer son maître en
médecine comme son père, et à transmettre éventuellement aux fils
de son maître l’enseignement médical sans salaire ni contrat. Les écrits
biographiques citent ainsi les noms d’une dizaine de disciples
d’Hippocrate dont certains ont assuré, même après son départ, la
réputation de l’école de Cos face à sa voisine et rivale, l’école de
Cnide.
Mais ce qui a surtout contribué à la notoriété de l’école de Cos et
de son chef Hippocrate, c’est l’existence de traités médicaux écrits où
était consigné l’enseignement médical. Ici cependant s’impose une
restriction importante : la tradition nous a transmis, sous le nom
d’Hippocrate, une soixantaine de traités ; en fait, ils ne sont l’œuvre
ni d’un seul homme, ni d’une seule école, ni même d’une seule
époque. On ne peut entrer ici dans le détail de la « question
hippocratique », aussi épineuse et discutée que la question
homérique ; mais il faut renoncer à attribuer avec certitude tel ou tel
traité à Hippocrate lui-même. Il ne faut pas tomber à l’inverse dans
un scepticisme excessif : un noyau important de ces traités est sans
aucun doute issu d’Hippocrate ou de son entourage immédiat ; à ce
noyau primitif sont venus s’adjoindre d’autres traités, étrangers à
l’école de Cos et souvent postérieurs à elle.
Le noyau central rattaché traditionnellement à l’école de Cos
comprend plusieurs groupes bien définis. Celui des « traités
chirurgicaux » présente des écrits parfaitement rédigés qui décrivent
avec précision soit les différentes plaies de la tête et leur traitement –
avec notamment une description minutieuse de la trépanation (Des
plaies de tête) –, soit les diverses méthodes pour réduire luxations et
fractures, en recherchant l’efficacité fondée sur le respect de la
conformation naturelle du membre plutôt que les effets
spectaculaires (Des Fractures et Des Articulations). Ces traités, quoique
techniques, sont l’œuvre d’une forte personnalité, qui frappe par ses
qualités humaines et scientifiques, et il n’est pas impossible que ce
« grand patron » soit Hippocrate lui-même. Ces œuvres
apparemment destinées à la publication voisinent avec d’autres,
rédigées dans un style plus laconique, probablement des aide-
mémoire, comme le Mochlique (dont le titre dérive du nom grec du
« levier » employé en chirurgie), qui est un résumé remanié de
Fractures et Articulations, ou l’Officine du médecin qui indique les
règles concernant les opérations ou les pansements dans le local du
médecin.
Un autre groupe important est formé par les Épidémies,
rattachées, on l’a vu, à la période thessalienne de l’activité
d’Hippocrate et de ses disciples. En fait, ce groupe de sept traités
réunit des ouvrages écrits à des dates différentes, et en même temps
disloque artificiellement des ensembles incontestables. Il faut rétablir
trois ensembles (Épidémies I et III, Épidémies IV et VI et Épidémies V et
VII), qui s’échelonnent de la dernière décennie du Ve siècle jusqu’au
milieu du IVe siècle ; seul le premier groupe pourrait sans
invraisemblance être attribué à Hippocrate lui-même. Un autre traité
célèbre, Airs, eaux, lieux, est consacré lui aussi à l’activité du médecin
voyageur. Sa première partie, scientifique, expose les divers facteurs
externes que doit observer le médecin quand il s’installe dans une
ville inconnue de lui pour prévoir les maladies et les soigner avec
succès (orientation des lieux par rapport aux vents, nature des eaux,
climat). Une seconde partie tout à fait originale passe de la médecine
à l’ethnologie et explique les différences entre Asiatiques et
Européens par les différences de climat et de sol, et accessoirement
de régime politique (Montesquieu s’en souviendra dans sa fameuse
théorie des climats exposée dans De l’esprit des lois). L’importance
accordée au climat se retrouve dans un traité bref mais remarquable,
la Maladie sacrée, probablement du même auteur, qui pose surtout
avec force le postulat que cette maladie (l’épilepsie) n’est pas plus
sacrée que les autres, mais s’explique comme les autres par des
causes naturelles. On trouve dans ce traité une vigoureuse
polémique contre les médecins qui attribuent à cette maladie une
origine divine et prétendent la soigner par des procédés magiques.
Itinérant ou sédentaire, le médecin doit toujours, pour bien
soigner une maladie, savoir en interpréter les signes et prévoir son
évolution : c’est l’objet du célèbre Pronostic, dont certaines
descriptions sont restées classiques, par exemple celle du visage
altéré par la maladie et annonçant une mort prochaine (le « faciès
hippocratique »). La thérapeutique des maladies aiguës est traitée
dans le Régime dans les maladies aiguës, dont une grande partie est
consacrée à l’usage de la décoction d’orge ; mais on y trouve aussi
des prescriptions concernant l’usage des boissons et des bains, et des
mises en garde contre les changements brusques de régime. On
rattache aussi à l’école de Cos des traités dont la forme aphoristique
a assuré une large diffusion au savoir hippocratique : les Aphorismes,
qui sont le traité hippocratique le plus constamment lu, cité, édité et
commenté (la première maxime, la plus connue, « La vie est courte,
l’art est long », se retrouve encore dans un vers de Baudelaire, « L’art
est long et le temps est court ») ; mais aussi les Prénotions coaques,
sorte d’encyclopédie raisonnée de la prognose hippocratique. Enfin,
il faut ajouter à cette liste non exhaustive le célèbre Serment, témoin
d’un moment où l’école de Cos s’ouvrit aux disciples extérieurs, et
un traité dont Aristote nous dit qu’il est l’œuvre de Polybe, le gendre
d’Hippocrate : il s’agit de la Nature de l’homme, où se trouve exposée
la fameuse théorie des quatre humeurs qui fut par la suite
constamment attribuée à Hippocrate lui-même.
Rivale de Cos, l’école de Cnide a laissé elle aussi quelques écrits
qui sont venus prendre place dans la Collection hippocratique. On peut
les identifier grâce à la polémique que l’auteur du Régime dans les
maladies aiguës développe contre un ouvrage cnidien disparu, intitulé
les Sentences cnidiennes ; il adresse à ses auteurs (c’était, dit-il, un
ouvrage collectif) un certain nombre de critiques : dénombrement
trop précis des maladies, thérapeutique sommaire privilégiant les
évacuants, lait ou petit-lait, et négligeant le régime. Ces critiques
permettent de repérer dans la Collection des ouvrages répondant à
ces critères ; il s’agit de traités nosologiques comme Maladies II,
Maladies III et Affections internes, auxquels il faut ajouter les traités
gynécologiques, Nature de la femme et l’ensemble complexe des
Maladies des femmes (I, II et III). Ces traités sont repérables non
seulement par leur contenu, mais aussi par la constance du schéma
d’exposition. Ils sont généralement composés d’une succession de
notices sur les différentes maladies ou variétés de maladies
examinées selon l’ordre dit a capite ad calcem, de la tête au talon ;
chaque notice se compose de trois parties fondamentales : la
sémiologie, le pronostic et la thérapeutique ; enfin la structure même
des phrases à l’intérieur de la notice semble suivre un modèle
préétabli. Ces traités préservent une tradition médicale qui semble
n’avoir été ni orientée par l’expérience du médecin voyageur, ni
revivifiée par une réflexion générale sur l’art médical, comme ce fut
le cas à Cos. Ce qui ne veut pas dire que cette tradition soit sans
valeur : la description des symptômes y est minutieuse, et l’on y
trouve, pour la première fois dans l’histoire de la médecine, la
description du procédé de l’auscultation immédiate.
Enfin, des traités indépendants de Cos et de Cnide sont venus
grossir la Collection. Les plus importants sont des traités médicaux à
tendance philosophique, comme Vents, Semaines, Chairs ou Régime.
Pour ces traités, l’homme est un microcosme à l’image de l’univers
composé d’un ou de plusieurs éléments fondamentaux : l’Air pour
les Vents, le Feu et l’Eau pour le Régime, l’Éther, l’Air et la Terre pour
les Chairs, et jusqu’à sept éléments pour les Semaines. Contre cette
médecine cosmologique, deux médecins de la Collection réagissent
avec vigueur. L’un est l’auteur de la Nature de l’homme, Polybe,
disciple et gendre d’Hippocrate ; dans un préambule célèbre, il s’en
prend aux philosophes qui pensent que la nature humaine est
constituée d’un élément primordial unique ; l’autre est l’auteur de
L’Ancienne Médecine, qui dénonce les « nouveaux médecins » aux
postulats simplificateurs (le chaud, le sec, le froid ou l’humide ne
peuvent expliquer les maladies), et affirme que toute connaissance
positive sur la nature humaine doit découler de la médecine.
Les écrits dits « hippocratiques » forment donc un corpus
complexe et hétérogène (d’autres, dont nous n’avons pas parlé ici,
sont franchement tardifs). Cependant, malgré les divergences, voire
les polémiques, une certaine unité de pensée se dégage, que ce soit
dans la pratique médicale ou dans l’approche rationnelle de la
maladie et de son traitement. En ce sens, on peut donc parler de
« pensée hippocratique » au sens large. Et ce sont l’originalité et la
force de cette pensée hippocratique qui ont surtout valu à
Hippocrate, dans le cours des siècles, son nom de « père de la
médecine ».

Le premier souci des Hippocratiques porte évidemment sur


l’exercice de leur métier de médecin, dont la finalité est de guérir le
malade. Pour mieux l’exercer, ils ont associé observation,
classification et traitement.
Le médecin hippocratique se caractérise d’abord par son souci de
l’observation. Sans doute celle-ci est-elle limitée par de sérieux
obstacles. On ne pratiquait pas la dissection de l’homme ; aussi la
connaissance de l’anatomie interne restait-elle fort sommaire : la
description des vaisseaux sanguins faite par Polybe, dans la Nature
de l’homme, pourtant célèbre en son temps puisqu’elle est citée par
Aristote, ne mentionne même pas le cœur ; la distinction entre les
veines et les artères n’est pas faite ; ni entre les tendons et les nerfs ;
le diagnostic par le pouls n’est pas connu ; pour tout cela, il faudra
attendre la médecine des siècles suivants, particulièrement celle qui
se pratique à Alexandrie lors de la période hellénistique. La croyance
la plus singulière est relative à la gynécologie : on prête à l’utérus
d’étranges déplacements jusqu’aux limites extrêmes du corps,
jusqu’à la tête ou jusqu’aux pieds. Pour la physiologie, les médecins
sont réduits à imaginer des processus internes (flux d’humeurs)
fonctionnant par analogie avec des processus externes (les organes
en forme de ventouses, comme la tête ou l’utérus, attirent les
humeurs). Néanmoins, en dépit de ces obstacles, l’observation est
souvent remarquable. Les médecins hippocratiques, dont tous les
sens sont en éveil, ont accumulé dans la description des maladies ou
des malades une foule d’observations concrètes et précises sur les
symptômes et sur le développement de la maladie qui font encore
l’admiration des médecins d’aujourd’hui. Certaines descriptions
sont restées célèbres, en particulier ce que l’on appelle le « faciès
hippocratique », c’est-à-dire la description du visage du malade
annonçant la mort dans le traité du Pronostic ; une observation est
encore attachée au nom d’Hippocrate, le « doigt hippocratique »
c’est-à-dire l’incurvation de l’ongle dans certaines pneumopathies.
Quelques médecins hippocratiques ont même pratiqué l’auscultation
immédiate dans des cas de pneumopathie en appliquant l’oreille
contre la poitrine du malade, et ont observé des bruits, par exemple
le « bruit du cuir » qui est une traduction imagée du frottement
pleural dans une pleurésie sèche ; les ouvrages de médecine
modernes parlent encore de frottements dits de « cuir neuf » et
Laennec, dans son célèbre traité De l’auscultation médiate (1826), a eu
le mérite d’attirer l’attention sur cette méthode de l’auscultation
directe connue de certains médecins hippocratiques et totalement
oubliée par leurs successeurs. L’examen de ces signes était
indispensable pour formuler un pronostic (le pronostic était un
moment capital de la consultation médicale, qui mettait en jeu la
réputation du médecin).
Les maladies qu’ils observaient ainsi, les médecins
hippocratiques ont essayé de les classer ; soit par le principe ancien
conservé par les Cnidiens, selon leur localisation, depuis la tête
jusqu’aux talons, soit, comme l’école de Cos, selon des principes plus
élaborés, mais qui peuvent varier d’un traité à l’autre. On trouve
ainsi opposées les maladies internes aux autres, les maladies
générales aux maladies locales, les maladies « aiguës » à ce qu’on
appellera plus tard les maladies chroniques. On s’efforce de prévoir,
en tenant compte des constantes que sont les saisons et la nature du
lieu, et des variables que sont l’âge des patients, leur sexe et leur
genre de vie, qui sera frappé par telle ou telle maladie.
Ces maladies, il fallait enfin les traiter. Le traitement, qui est
essentiellement allopathique, consiste à s’opposer à la maladie par
divers moyens. Le même effort de classification et de synthèse
s’applique à la thérapeutique. Le médecin use de trois types de
traitements, considérés comme de plus en plus actifs : les évacuants
(par le haut ou par le bas), les incisions (tout spécialement la
saignée), et les cautérisations : « Ce que le feu ne guérit pas, dit un
Aphorisme, doit être considéré comme incurable. » Mais à cette
thérapeutique d’intervention traditionnelle, la médecine
hippocratique a ajouté un traitement nouveau : le régime du malade.
Par régime, il faut entendre non seulement les prescriptions
alimentaires, mais aussi le mode de vie en général, la pratique des
exercices physiques et même l’usage des bains : un long traité,
intitulé justement le Régime, est principalement consacré à ces
différents aspects.
Il ne faudrait pas croire cependant que le médecin ne voyait dans
son malade qu’un cas théorique. Au contraire, la Collection
hippocratique apporte un constant témoignage sur l’humanité du
médecin face à son malade. On trouve fréquemment des
recommandations, ici de placer un coussin pour éviter une douleur
inutile, là de choisir le traitement le moins violent, là encore de
complaire au malade en infléchissant légèrement son régime en
fonction de ses goûts. Par ailleurs, le médecin hippocratique a un
sens exigeant des devoirs que lui impose sa tâche. Sur la déontologie
du médecin, la formule la plus célèbre est celle d’Épidémies I : « Être
utile ou ne pas nuire. » Par le « serment », le médecin s’engage à ne
pratiquer ni avortement ni empoisonnement, à ne rien répéter au-
dehors de ce qu’il aura vu dans la maison du malade et à s’y abstenir
de toute entreprise de séduction. Mais plusieurs autres traités
contiennent également des allusions aux devoirs du médecin (et
aussi d’ailleurs à ceux du malade !) : la Loi, les traités chirurgicaux, et
des œuvres plus tardives comme le Médecin, Préceptes et Bienséance.
Mais l’originalité du médecin hippocratique vient surtout de ce
qu’il n’a pas été seulement un praticien, mais aussi un penseur et un
théoricien. La médecine n’est pas restée à l’écart du grand
mouvement de fermentation intellectuelle et scientifique, né en Ionie
au VIe siècle avec les penseurs de Milet (Thalès, Anaximandre et son
disciple Anaximène) ou de Samos (Pythagore, émigré ensuite à
Crotone, dans le sud de l’Italie), et poursuivi à Athènes avec le
brillant « siècle de Périclès », qui vit la naissance du rationalisme, de
l’humanisme et des arts ou sciences (technai). Comme les autres
penseurs de leur temps, les médecins ont réfléchi sur leur art et sur
la science en général.
La médecine hippocratique se caractérise d’abord par son esprit
rationnel face à la maladie. Même si l’on peut déceler çà et là
l’héritage d’une mentalité archaïque pour laquelle la maladie était
une force démoniaque extérieure, la pensée hippocratique refuse
avec vigueur toute intervention d’une divinité dans le processus de
la maladie, et toute thérapeutique magique par les prières, les
incantations ou les purifications. Plusieurs médecins s’en prennent
avec violence aux devins et aux charlatans qui se mêlent de guérir.
Le fait est d’autant plus notable que la croyance populaire en une
maladie envoyée par les dieux était encore vivace au temps
d’Hippocrate, et que la médecine religieuse qui se pratiquait dans les
temples d’Asclépios – et notamment à Cos – connaissait un essor
sans précédent. Cependant, le rationalisme des médecins
hippocratiques n’est pas un athéisme ; le Serment en témoigne, ainsi
que les remarques nuancées de plusieurs traités, qui ne rejettent pas
la notion de « divin », mais en proposent une définition nouvelle :
sont considérés comme divins les éléments permanents de l’univers,
indépendants de l’homme et susceptibles d’influer sur la santé et la
maladie ; le divin est ainsi récupéré dans l’explication des
phénomènes pathologiques, mais vidé de tout contenu
anthropomorphique. Il s’agit en quelque sorte d’un divin rationnel,
qui se confond avec la nature.
En cela, le rationalisme hippocratique se rapproche de celui de
Thucydide : le concept de nature (physis) est central chez Hippocrate
comme chez l’historien ; l’art médical, comme la compréhension des
faits historiques, est fondé sur la connaissance des lois de la nature
humaine. Mais il s’y ajoute chez le médecin l’idée que la « nature
humaine » varie en même temps que le milieu externe dans lequel
elle vit. Par exemple, pour l’auteur de la Nature de l’homme, chaque
humeur dans le corps croît ou décroît en fonction des saisons. De
même, pour l’auteur d’Airs, eaux, lieux, les caractéristiques physiques
des hommes et leur intelligence varient en fonction du climat et des
vents auxquels ils sont exposés. Le médecin se fait même
ethnographe lorsqu’il en vient à comparer les caractéristiques des
Européens et celles des Asiatiques, faisant au passage une
description originale des villages lacustres du Phase (le Rioni actuel)
et de leurs habitants, indolents, mous et épais, à l’image de leur pays
marécageux, chaud, humide et brumeux ; c’est également dans ce
traité que l’on trouve pour la première fois l’opposition entre physis
(nature) et nomos (usage, loi), non pas pour appuyer les théories
subversives que développera plus tard un Calliclès pour déprécier la
loi, mais pour expliquer comment ce qui est acquis par l’usage, par
exemple chez les macrocéphales, dont la tête est allongée
artificiellement à la naissance, peut en venir à modifier la nature.
Mais les médecins grecs n’ont pas seulement défini la place de
l’homme dans son environnement à l’occasion de leur réflexion sur
les causes des maladies. Ils ont aussi réfléchi à leur art et à la place
qu’il tenait dans l’histoire de l’homme. Ainsi, la médecine apparaît
comme un art civilisateur à l’auteur de L’Ancienne Médecine, grâce à
la découverte du régime succédant à celle de la cuisine. La cuisine a
trouvé comment adapter la nourriture brute à la nature humaine, par
une succession d’opérations dont les principales sont la cuisson et le
mélange ; la médecine, elle, a découvert comment adapter la
nourriture cuisinée au régime des gens sains et au régime des
malades. Elle est donc le signe d’un humanisme supérieur, auquel
d’ailleurs tous les hommes n’ont point part, puisque certains
barbares continuent à se nourrir d’une manière sauvage. Mais la
médecine est également un art qu’on pourrait appeler le modèle des
autres arts. Ainsi, pour l’auteur de l’Art, la médecine est un art
achevé que seuls peuvent contester les professionnels du
dénigrement ; et, pour sa défense, il se livre à une réflexion qu’on
peut qualifier de premier essai d’épistémologie générale légué par
l’Antiquité. Non seulement il affirme, à la façon de Parménide, qu’il
est impossible pour la science de ne pas être et pour la non-science
d’être, mais il fonde ses affirmations à la fois sur une philosophie du
langage et sur une théorie de la connaissance (opposant la science et
la chance, le hasard et la nécessité) qui fait songer aux grands
Sophistes et à Platon. D’autres traités cependant s’opposent avec
virulence à cette confusion entre la médecine et la philosophie ; et la
Collection hippocratique est un précieux témoignage sur la crise
d’identité qu’a connue la médecine à la fin du Ve siècle, au moment
où l’art médical commence à affirmer son autonomie par rapport à la
philosophie. Cette autonomie, la médecine l’a conquise si
pleinement qu’elle servira à son tour de modèle de référence à un
Platon pour définir la véritable rhétorique ou la véritable politique.
Et Galien, plus tard, saura allier la réflexion d’Hippocrate à celle de
Platon pour définir le médecin idéal.

Hippocrate a exercé pendant plus de vingt siècles sur la pensée


médicale une influence analogue à celle d’Aristote sur la pensée
philosophique. Parfois contestée, souvent admirée, et plus souvent
encore déformée en fonction de ce qu’on voulait y chercher, l’œuvre
hippocratique a été un modèle constant de référence pour la
médecine occidentale depuis l’Antiquité jusqu’au XIXe siècle.
Jacques JOUANNA
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Textes et traductions
LITTRÉ, Émile. Œuvres complètes d’Hippocrate (texte grec et traduction
française), 10 vol., Paris, 1839-1861.
Éditions partielles plus récentes en France dans la collection des
Universités de France, en Allemagne dans la collection Teubner et le
Corpus Medicorum Graecorum, en Angleterre dans la collection Loeb.

Études
AYACHE, Laurent, Hippocrate, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1992.
BOURGEY, Louis, Observation et expérience chez les médecins de la
Collection hippocratique, Paris, Vrin, 1953.
DI BENEDETTO, Vicenzo. Il medico e la malattia. La scienza di Ippocrate,
Turin, G. Einaudi, 1986.
DUMINIL, Marie-Paule, Le Sang, les vaisseaux, le cœur dans la Collection
hippocratique. Anatomie et physiologie, Paris, Les Belles Lettres, 1983.
GRENSEMANN, Hermann, Knidische Medizin, Teil I, Berlin, 1975 ; Teil II,
Stuttgart, 1987.
GRMEK, Mirko, Les Maladies à l’aube de la civilisation occidentale, Paris,
Payot, 1983.
— (dir.), Histoire de la pensée médicale en Occident, tome I, Antiquité et
Moyen Âge, trad. de l’italien par Maria Laura Bardinet Broso, Paris,
Le Seuil, 1995 ; éd. originale : Storia del pensiero medico occidentale, I.
Antichità e Medioevo, Bari, Laterza, 1993.
JOLY, Robert, Le Niveau de la science hippocratique, Paris, Les Belles
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JOUANNA, Jacques, Hippocrate. Pour une archéologie de l’école de Cnide,
Paris, Les Belles Lettres, 1974.
—, Hippocrate, Paris, Fayard, 1992 ; 2e éd., 1995.
LLOYD, Geoffrey E. R., Magie, raison et expérience. Origines et
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Greece, Cambridge University Press, 1983.
PIGEAUD, Jackie, Folie et cures de la folie chez les médecins de l’Antiquité
gréco-romaine. La manie, Paris, Les Belles Lettres, 1987.
SMITH, Wesley D., The Hippocratic Tradition, Cornell University Press,
Ithaca/London, 1979.
THIVEL, Antoine, Cnide et Cos : Essai sur les doctrines médicales dans la
Collection hippocratique, Publications de la Faculté des lettres et des
sciences humaines de Nice – 21, Paris, Les Belles Lettres, 1981.
Parménide

La vie et l’œuvre

À l’aurore de la pensée grecque, Parménide a donné à la


philosophie un objet qui devait rester pour toujours en son centre :
l’être. Il a inauguré ainsi l’histoire de ce qu’on appelle l’ontologie ou
science de l’être.
Selon le biographe des philosophes antiques, Diogène Laërce,
Parménide a atteint son « acmé » (point culminant, que l’on plaçait
traditionnellement à quarante ans) dans la LXIXe olympiade (504-
501). D’après cette indication, qui se fonde sur les Chroniques du
chronologiste Apollodore, généralement considérées comme fiables,
il serait donc né entre 544 et 541. Cette chronologie paraît
inconciliable avec le récit donné par Platon, dans le dialogue intitulé
Parménide, selon lequel Parménide, accompagné de son disciple
Zénon, serait venu à Athènes, âgé de soixante-cinq ans, et y aurait
rencontré Socrate encore très jeune. Socrate étant né en 469,
l’entrevue imaginée par Platon pourrait avoir eu lieu vers 450, quand
Socrate avait dix-neuf ans ; dans ce cas, la naissance de Parménide
devrait se situer en 515. Mais la majorité des spécialistes tend à ne
pas prendre le récit de Platon à la lettre, et à croire plutôt la
chronologie d’Apollodore.
Toujours selon Diogène Laërce, Parménide, fils d’un certain
Pyrès, serait né à Élée, colonie grecque fondée par les Phocéens en
Italie du Sud, justement vers 540 ; il aurait donné à sa patrie des lois
excellentes (le renseignement vient de Speusippe, et il est confirmé
par Strabon et Plutarque). Ces informations ont pris un relief
nouveau depuis que l’on a retrouvé à Élée (la Velia des Latins), en
1962, un hermès sans tête, portant l’inscription suivante (qui
remonte à la moitié du Ier siècle de notre ère) : « Parménide, fils de
Pyrès, Ouliade, physicien. » Selon les spécialistes, « physicien »
signifie ici « médecin », et « Ouliade » veut dire descendant
d’Apollon « Oulios », c’est-à-dire Apollon « guérisseur », considéré
comme le père d’Asclépios, inventeur mythique de la médecine.
Selon Aristote, Parménide aurait été l’élève de Xénophane de
Colophon (Métaph., A, 5, 986b22), tandis que Diogène Laërce
emprunte à Sotion une autre information : il aurait été l’élève du
Pythagoricien Aminias. Les deux affirmations ne sont pas
incompatibles : Parménide a probablement eu des contacts avec
Xénophane, qui aurait participé à la fondation d’Élée, aussi bien
qu’avec les Pythagoriciens, dont l’école était florissante à cette
époque en Italie du Sud. Quoi qu’il en soit, la philosophie de
Parménide est totalement originale par rapport à celle de ses maîtres
supposés. Platon lui donne Zénon d’Élée comme disciple ; selon
d’autres, Empédocle d’Agrigente aurait aussi été de ses élèves.
Tous les doxographes anciens s’accordent pour dire que
Parménide avait écrit une œuvre unique, un poème en vers
hexamètres intitulé De la nature. Grâce surtout aux citations de
Sextus Empiricus et de Simplicius (ce dernier dépendant de
Théophraste), nous avons la chance d’avoir gardé environ cent
soixante vers de ce poème, distribués en une vingtaine de fragments,
que l’on a de bonnes raisons de considérer comme authentiques,
puisque, outre la garantie constituée par la métrique, ils sont souvent
confirmés par des citations de Platon et d’Aristote. Enfin, nous avons
également une cinquantaine de témoignages d’auteurs anciens sur la
vie de Parménide et sur sa doctrine.

Le préambule

Le poème de Parménide commence par un préambule de trente-


deux vers (fr. 1), où l’auteur, parlant en son nom propre, raconte
qu’il a été transporté sur un char tiré par des cavales dociles et guidé
par des jeunes filles, identifiées comme les filles du Soleil, sur une
« route qui dit bien des choses » (hodos poluphèmos). Cette route,
caractérisée aussi comme la voie de la divinité et comme capable de
conduire partout « l’homme qui sait », se déploierait des « demeures
de la nuit » jusqu’à la lumière, c’est-à-dire jusqu’au « jour », alors
que l’auteur y aurait rencontré « la porte des sentiers de la nuit et du
jour », c’est-à-dire vraisemblablement une porte qui sépare le sentier
de la nuit et celui du jour. Les clefs de cette porte auraient été
gardées par une déesse, appelée Justice ; persuadée par les paroles
des filles du Soleil, celle-ci aurait ouvert la porte, permettant ainsi au
voyageur, à son char et aux cavales, de pénétrer sur la
« grand’route », c’est-à-dire sur le sentier du jour.
La déesse – continue le préambule –, vraisemblablement la
Justice elle-même, aurait alors accueilli le voyageur avec
bienveillance, se réjouissant avec lui qu’il soit parvenu sur une route
peu fréquentée par les hommes, mais conforme à la loi divine et à la
justice ; et elle aurait décrit à l’avance le parcours de cette route en
disant :
« Il faut que tu apprennes tout : le cœur sans tremblement de la vérité bien arrondie, et
les opinions des mortels, où il n’y a pas de croyance vraie. Cependant tu apprendras
aussi comment il est nécessaire que soient réellement les choses qui apparaissent, en les
traversant toutes dans leur totalité »
(fr. 1, v. 28-32).

Ce récit s’inspire manifestement du mythe, en l’occurrence des


mythes de voyages, fréquents dans l’épopée antique ; mais le mythe
ne s’oppose pas ici au logos, à la raison ; Parménide le présente
comme un discours vrai, comme la révélation divine d’une vérité.
Au centre du mythe se trouve l’image de la voie, c’est-à-dire d’un
trajet qui conduit des ténèbres à la lumière, et qui est le symbole de
la trajectoire de la connaissance humaine en direction de la vérité.
Cette image allait subsister dans la philosophie grecque ultérieure :
la « voie » (hodos) devient « méthode » (met-hodos), trajet du savoir.
Le contenu de cette révélation, qui est préfiguré dans le préambule
mais qui constituera le corps du poème tout entier, est constitué
avant tout par l’exposé de la « vérité », par la description de la façon
dont sont véritablement les choses, puis par l’exposé des « opinions
des mortels », c’est-à-dire de ce que les hommes croient, et qui est
faux, mais aussi bien par l’explication de la manière dont « il est
nécessaire que soient réellement les choses qui apparaissent ».
Le sens de ces derniers mots, qui font clairement allusion à la
dernière partie du poème, est discuté ; quelques études récentes
(Couloubaritsis, Reale-Ruggiu) suggèrent qu’ils présentent cette
partie non comme un exposé du faux, mais comme une explication
valide des apparences, c’est-à-dire comme la reconduction des
phénomènes physiques, au-delà de toutes les opinions erronées des
mortels, à leur véritable origine, qui est le mélange de deux principes
opposés, la lumière et les ténèbres. Cette interprétation semble
autorisée par le fait qu’Aristote considère la dernière partie du
poème de Parménide comme une expression authentique de sa
pensée ; il paraît même l’apprécier, puisqu’il y découvre à deux
reprises une allusion à la découverte de la cause motrice.

L’exposé de la vérité

Les fragments 2 à 8 (v. 1-49) du poème de Parménide


contiennent, selon l’interprétation unanime des commentateurs,
l’exposé de la vérité, et comprennent plus de la moitié des vers
conservés, sans doute parce que les doxographes anciens ont jugé
moins important de citer la dernière partie. Le début paraît suivre
immédiatement le préambule ; la déesse y formule la révélation que
voici :
« Je te dirai […] quelles sont les seules voies de recherche qu’il est possible de penser :
l’une [qui conduit à dire] qu’il est [hopôs estin] et qu’il n’est pas possible qu’il ne soit
pas, est la voie de la Persuasion, parce qu’elle suit la Vérité ; quant à l’autre [qui conduit
à dire] qu’il n’est pas [hôs ouk estin] et qu’il est nécessaire qu’il ne soit pas, je te dis que
celle-là est un chemin sur lequel on n’apprend rien, parce que tu ne pourrais connaître
le non-être [to mè eon] (car il est inaccessible), et tu ne pourrais pas non plus le dire »
(fr. 2).

Ici, les voies précédemment désignées comme « le sentier du


jour » et « le sentier de la nuit » semblent réapparaître sous la forme
d’une alternative, celle qui sépare la pensée « qu’il est » et la pensée
« qu’il n’est pas ». De ces deux voies, cependant, seule la première
est conforme à la vérité ; la seconde ne permet de rien apprendre ; au
contraire, elle équivaut à penser le rien, c’est-à-dire à ne pas penser.
Cela ne veut pas dire que la seconde voie soit absolument impossible
à parcourir : elle est privée de vérité, et c’est pourquoi tous ceux qui
s’y trouvent, comme sans doute Parménide lui-même avant d’être
conduit en présence de la déesse, sont dans l’ignorance, ou dans
l’erreur.
Le fragment qui suit immédiatement paraît aussi énoncer la
même doctrine : « C’est en effet la même chose, penser et être »
(fr. 3). Cela ne signifie pas que l’être soit réduit à la pensée, à la façon
de l’idéalisme, conception étrangère à la philosophie grecque la plus
ancienne, et dont l’application serait donc totalement anachronique ;
cela signifie que penser est la même chose que penser l’être, ou bien
que l’être est la même chose que l’être pensé. Certains, en effet,
traduisent le fragment ainsi : « La même chose, en effet, est à penser
et à être », ou bien ainsi : « C’est en effet la même chose qu’il est
possible de penser et dont il est possible qu’elle soit. » Quelle que
soit la traduction, la signification indiquée plus haut est admise de
manière à peu près unanime.
En identifiant la première voie, c’est-à-dire la voie de la vérité,
avec la pensée « qu’il est », Parménide se référait probablement à
toutes les pensées exprimées par des affirmations vraies et contenant
le verbe « être », que celui-ci soit en position de copule ou en
position de prédicat. Il serait anachronique, en effet, de supposer
qu’il a clairement conçu la distinction entre copule et prédicat, ou la
distinction entre prédicat de type simplement attributif, prédicat de
type existentiel et prédicat du type dit « véritatif » (x est = x est vrai).
En outre, à en juger par le motif pour lequel il déclarait la seconde
voie impossible à parcourir, Parménide estimait que de telles
pensées, ou affirmations, équivalaient respectivement à penser et à
dire « l’être » (to eon). De cette manière, la copule ou le prédicat
« est » se trouvaient, pour ainsi dire, métamorphosés en indications
d’un objet existant en soi, ou d’une réalité objective, l’être justement,
lequel devenait à son tour le sujet du verbe « être ».
C’est ce que l’on voit clairement dans un fragment ultérieur, où
Parménide affirme : « Considère comment les choses qui sont
absentes sont cependant solidement présentes à la pensée [noôi],
parce que [celle-ci] ne pourra séparer l’être [to eon] de son adhérence
à l’être, ni comme dispersé partout de toutes les façons à travers le
monde, ni comme réuni ensemble » (fr. 4). En somme, même ce qui
n’est pas présent aux sens est pensé comme être, en tant qu’il est
objet de pensée, et la pensée peut seulement penser qu’il est ;
autrement dit, elle ne peut pas séparer l’être de son être, elle ne peut
pas dire que l’être n’est pas. Ici la pensée, ou l’intellect (noos), est
considérée comme pensée vraie, capable de garantir l’existence de
son objet, même en l’absence d’autres attestations, provenant sans
doute des sens.
C’est encore la même doctrine qui s’affirme plus loin, lorsque la
déesse déclare : « Il est nécessaire de dire ceci et de penser ceci : que
l’être est [eon emmenai] ; parce qu’il est possible [seulement] que
[l’être] soit, alors qu’il n’est pas possible que le néant [soit] » (fr. 6).
Ici, penser et dire « qu’il est » devient penser et dire « que l’être est »,
« l’être », ou « l’étant », étant ici ce qui est, c’est-à-dire ce qui est le
sujet dont est affirmé, comme prédicat, l’être entendu comme verbe.
S’il faut penser et dire que l’être est, la raison en est l’impossibilité de
penser et de dire le rien, ou le non-étant, c’est-à-dire de penser et de
dire que le rien est. L’idée se trouve répétée dans un autre fragment,
célèbre à cause des citations littérales qu’en font Platon comme
Aristote : « En effet, jamais tu ne dompteras ceci, que les non-étants
soient » (fr. 7). Que signifie ici « dompter » ? Ce n’est pas clair : on
peut comprendre « imposer de force », ou bien « rendre acceptable ».
En tous les cas, le sens global de la phrase est qu’il est impossible
que les non-étants soient.
Pour quelle raison Parménide a-t-il considéré le verbe « être »
comme le seul capable d’exprimer la vérité, et donc l’être comme
l’unique objet possible de la pensée ? Probablement parce que ce
verbe est le seul qui, en grec, permet d’exprimer, comme prédicat ou
comme copule, toutes les vérités. Aristote dira plus tard, en effet,
que des expressions comme « l’homme marche » ou « l’homme
coupe » sont parfaitement équivalentes, respectivement, à des
expressions comme « l’homme est marchant » ou « l’homme est
coupant » (Métaph., Δ, 7). Cette fonction en quelque sorte de
vicariance universelle par rapport à tous les verbes, qui est propre au
verbe « être », devait être un fait déjà connu de Parménide.
Ce qui frappe toutefois dans la doctrine de Parménide, ce n’est
pas seulement cette découverte, à savoir que penser vrai et dire vrai,
c’est toujours penser l’être et dire l’être ; c’est aussi l’affirmation, en
connexion immédiate avec la précédente, que la vérité du penser et
du dire est toujours et seulement une vérité nécessaire ; en d’autres
termes, penser et dire l’être, ce n’est pas seulement affirmer
comment sont les choses, c’est aussi affirmer qu’elles sont ainsi
nécessairement, qu’elles ne peuvent être autrement. En effet, pour le
philosophe d’Élée, la première voie, la seule qui soit dotée de vérité,
consiste non seulement à penser « qu’il est », mais aussi à penser
« qu’il n’est pas possible qu’il ne soit pas ». Si une telle pensée
s’exprime dans la formule « l’être est » (fr. 6), cette formule, en vertu
de la déclaration précédente, signifie aussi que « l’être ne peut pas ne
pas être », c’est-à-dire qu’il est nécessairement. En somme, au
moment même où il découvre l’être, Parménide le conçoit comme un
être nécessaire, qu’il s’agisse de l’être copulatif, de l’être existentiel
ou de l’être « véritatif ». En d’autres termes, toute connaissance
vraie, selon Parménide, est ce que Platon et Aristote, plus tard,
appelleront « science » (epistèmè), c’est-à-dire connaissance sous la
modalité du nécessaire.
Quelle est la raison de cette conception ? Qu’est-ce qui a conduit
Parménide à penser que l’être, c’est-à-dire tout ce qui est, ou tout ce
qui est quelque chose, est nécessaire, ne peut pas ne pas être, ou ne
peut pas ne pas être ce qu’il est ? La réponse n’est pas claire. Certains
ont estimé que cela provient du fait que le verbe « être » en grec,
comme les verbes équivalents dans les langues indo-européennes,
possède une signification – née peut-être d’une contamination de ses
diverses racines – qui se laisserait synthétiser autour de l’idée de
« présence qui perdure », de « permanence », ce qui l’opposerait au
devenir (Aubenque). Peut-être l’opposition même que Parménide a
établie entre l’être et le non-être l’a-t-elle conduit à croire que l’être
ne peut en aucune manière ne pas être, c’est-à-dire, pour user d’un
langage postparménidien, que l’être est un être par essence, qui a
pour essence unique l’être même.
Aussitôt après avoir affirmé la nécessité de dire que l’être est, la
déesse ajoute : « De cette première voie de recherche, tiens-toi
éloigné [eirgô], mais aussi de celle sur laquelle vont errant les mortels
qui ne savent rien, hommes à deux têtes » (fr. 6, vers 3-5). Et tout de
suite après, elle caractérise la position de ces derniers comme
consistant à admettre qu’être et non-être sont identiques et non
identiques, et que pour toutes choses (ou pour eux tous), le chemin
est « réversible » (palintropos). À dire vrai, l’expression « tiens-toi
éloigné » ne se trouve dans aucun manuscrit conservé ; elle a été
insérée par Diels sur la base de l’édition dite « aldine », procurée à la
Renaissance par les presses vénitiennes des Aldes, qui utilisaient
probablement des manuscrits inconnus de nous. Elle présuppose
que cette « première voie » n’est pas celle qui vient à peine d’être
mentionnée, et qui dit que « l’être est », mais celle qui dit que « l’être
n’est pas », et qui est restée implicite dans le fragment. En outre, elle
implique que la déesse tient le voyageur éloigné non pas d’une
seule, mais de deux voies, et donc qu’elle parle de trois voies, alors
qu’elle n’avait mentionné antérieurement que deux voies entre
lesquelles il faut choisir.
C’est pourquoi certains interprètes (Cordero) ont préféré
introduire une autre expression, « tu commenceras » (arxei), en
comprenant que le voyageur doit commencer par apprendre la voie
de la vérité, avant d’en venir à la voie de l’erreur. De cette façon, les
voies dont parle le poème resteraient au nombre de deux. Quel que
soit le complément correct à apporter au texte (qui comporte
certainement une lacune, comme le prouve la métrique), les
commentateurs actuels estiment que les voies mentionnées par la
déesse ne sont que deux, celle de l’être et celle du non-être ; une
éventuelle troisième voie, qui affirme en même temps l’être et le
non-être, se réduit à la seconde, en tant qu’elle affirme que l’être
n’est pas, et elle est condamnée par la déesse comme privée de
vérité.
Le même fragment soulève un autre problème : qui sont les
« hommes à deux têtes » ? Certains ont songé à Héraclite,
contemporain de Parménide, en vertu du fait que l’Éphésien parle
d’une harmonie « réversible » (palintropos, fr. 8) ; d’autres à
l’ensemble des philosophes antérieurs (Ioniens, Pythagoriciens) ;
d’autres encore à l’homme du commun, influencé par les sensations.
Quels que soient cependant les personnages en question, il semble
clair que Parménide condamne cette voie, comme une interprétation
erronée des apparences sensibles, en se réservant de fournir, dans la
seconde partie du poème, ce qu’il estime être l’explication la plus
satisfaisante de ces apparences.
Cette condamnation est reprise dans le fragment suivant, où la
déesse déclare, en se référant avec précision à l’affirmation que « les
non-étants sont » : « Mais toi, tiens ta pensée éloignée de cette voie
de recherche : qu’une habitude née d’expériences multiples ne te
contraigne pas sur cette voie à mouvoir un œil qui ne voit pas, une
oreille qui résonne, une langue ; mais juge avec la raison [logôi] la
réfutation qui provoque de nombreuses controverses [poluderin
elenchon], énoncée par moi » (fr. 7). Ici sont clairement opposés les
sens, les yeux et les oreilles, sources d’erreur, et la raison (logos),
source de vérité ; l’exposé de cette dernière est présenté comme une
réfutation (elenchos) de la voie opposée, même s’il semble s’agir
d’une réfutation qui a besoin d’être renouvelée à plusieurs reprises.
Après l’exclusion de la voie de l’erreur, la déesse passe à l’exposé
de la voie de la vérité, celle qui dit « il est » : sur cette voie, affirme-t-
elle, se trouvent de nombreux « signes » (sèmata), c’est-à-dire des
signaux qui indiquent la direction, qui expriment autant de
caractéristiques de l’être, dont la liste est annoncée à l’avance :
inengendré (agenèton), impérissable (anôlethron), tout entier
(oulomeles), immobile (atremes), sans fin (ateleston), un (hen), continu
(suneches) [fr. 8, v. 1-6]. La raison pour laquelle l’être est inengendré
et impérissable est qu’il ne peut avoir une origine : s’il en avait une,
il devrait la tenir soit du non-être soit de l’être ; mais le non-être n’est
pas, il n’est ni pensable ni dicible ; et l’être est déjà, il ne peut donc
être ce dont l’être tire son origine. C’est pourquoi, dit la déesse, il est
comme solidement maintenu dans les chaînes de la Justice (fr. 8, v. 6-
15).
De l’être, ensuite, on ne peut dire ni qu’il était, ni qu’il sera, mais
seulement qu’il « est tout ensemble maintenant ». Si en effet l’on
devait dire qu’il était, l’on ne pourrait plus dire qu’il est, et si l’on
devait dire qu’il sera, on ne pourrait plus non plus dire qu’il est. En
somme, l’être est éternel, il subsiste dans une sorte de présent
intemporel. En outre, il est un et continu, en ce sens qu’il n’est pas
divisible, parce qu’il n’est pas plus ici et moins là : il est partout égal,
et il n’y a rien qui peut l’empêcher d’être unifié, parce qu’il est
entièrement plein. En somme, « restant identique dans l’identique, il
gît en lui-même, et de la sorte il reste là, solide » (fr. 8, v. 29-30).
Enfin, poursuit la déesse, l’être est limité : « La puissante
Nécessité le retient dans les liens de la limite [peiratos], qui l’enferme
de tous côtés », parce qu’il ne manque de rien, il est complet, parfait.
En vertu de la limite qui l’enserre, il est complet de toutes parts ;
c’est pourquoi il est semblable à la masse d’une sphère bien arrondie,
égale en toutes ses parties, du centre jusqu’à sa périphérie (fr. 8,
v. 30-49). Ici émerge avec clarté le concept typiquement grec selon
lequel la limitation n’est pas un défaut, mais une perfection, parce
qu’elle est synonyme de complétude. Celle de la sphère n’est qu’une
image, qui permet de souligner la perfection et l’homogénéité de
l’être, sans aucune connotation de matérialité. C’est probablement à
cause de cette doctrine qu’Aristote, qui sera pourtant l’un des
critiques les plus âpres de Parménide, lui reconnaîtra le mérite
d’avoir conçu l’être comme un « selon la notion » (kata ton logon), et
non « selon la matière » (kata tèn hulèn), comme le fit au contraire
Mélissos (Métaph., A, 5) ; il approuvera Parménide d’avoir conçu
l’être comme limité, et il blâmera Mélissos de l’avoir conçu comme
illimité (Phys., III, 6).
Si l’être est éternel, immobile, un, indifférencié, des expressions
comme « naître et périr », « être et [ensuite] ne pas être », « changer
de place et varier de couleur lumineuse », autrement dit toutes les
expressions qui indiquent des changements, des altérations, des
différences de lieu et de qualité, que « les mortels » ont créées en
pensant qu’elles étaient vraies, ne sont que « nom » (onoma),
dépourvu de vérité (fr. 8, v. 38-41). Ainsi, Parménide nie la réalité du
changement et des différences, ou bien il les relègue sur le plan des
simples apparences, que les « mortels », c’est-à-dire tous ceux qui
suivent la voie de l’erreur, ne savent pas expliquer de façon
satisfaisante.
On peut comprendre, à partir de ces caractéristiques, comment
l’être de Parménide a été considéré, par ses disciples Zénon et
Mélissos comme par ses critiques Platon et Aristote,
fondamentalement comme « un », même si Parménide n’insiste pas
particulièrement sur ce trait, et souligne plutôt l’éternité et
l’homogénéité de l’être. Certains interprètes ont même expressément
nié que le texte de Parménide contienne, à propos des « signes » de
l’être, le terme « un » (hen), en donnant leur préférence à une
variante manuscrite qui parle seulement de son homogénéité (Mario
Untersteiner). Il est indéniable, cependant, que cette homogénéité
exclut l’existence de véritables différences au sein de l’être : celles-ci
impliqueraient des degrés divers ou des modes divers de l’être, et
c’est ce que Parménide exclut en toute clarté.

L’explication des apparences

La seconde partie du poème de Parménide est présentée par la


déesse elle-même comme l’exposé des « opinions des mortels » ;
celles-ci doivent cependant être dûment apprises. Les mortels, dit la
déesse, « ont décidé de donner nom à deux formes, dont l’une n’est
pas nécessaire – et en cela ils se sont trompés –, mais ils les ont jugées
opposées dans leur structure et ils ont établi leurs signes séparément
l’une de l’autre » (fr. 8, v. 50-56). Quelle que soit la traduction exacte
du vers 54, il est clair que c’est une erreur, pour Parménide, de poser
deux réalités opposées, et qu’il faut au contraire n’en poser qu’une
seule.
Les deux formes posées par les mortels sont le Feu (désigné aussi
comme lumière par la suite), qui est ténu et léger, identique à lui-
même et opposé à l’autre, et la Nuit, dense et pesante, elle aussi
identique à elle-même et opposée à l’autre. « Je t’expose cet ordre des
choses, dit la déesse, comme entièrement vraisemblable [eoikota
panta], de sorte qu’aucune conviction des mortels ne puisse jamais te
fourvoyer » (fr. 8, v. 60-61). Il semble que l’on puisse apercevoir dans
ces quelques mots l’affirmation que l’opinion exposée par la déesse,
bien que fausse (en raison de l’opposition qu’elle établit entre deux
réalités), reste la meilleure de toutes les explications que peuvent
donner les mortels des apparences sensibles.
La thèse centrale de la seconde partie est ensuite énoncée par la
déesse dans les termes suivants : « Tout est également plein de
lumière et de nuit obscure, qui sont toutes deux égales, parce que
aucune des deux ne participe de rien [d’autre] » (fr. 9, v. 3-4). Il
apparaît clairement ici que la véritable explication des choses
sensibles, c’est-à-dire des apparences, est qu’elles sont toutes le
résultat d’un mélange entre deux principes opposés, l’un positif et
l’autre négatif, et qu’il n’en est aucune qui puisse se passer des deux.
La déesse annonce alors une explication de l’origine, et donc de
la nature (physis) de l’éther, qui semble être l’élément dont est
constitué « le ciel qui entoure toutes choses », des étoiles, du Soleil,
de la Lune et de tous les autres corps célestes (fr. 10 et 11). Mais cette
explication n’a été conservée que de façon très fragmentaire : le texte
parle en effet de certaines choses que les doxographes désignent
comme des « couronnes », c’est-à-dire des cercles ou des sphères, les
unes plus étroites, pleines d’un feu pur, suivies par d’autres, pleines
de nuit mêlée au feu ; au milieu de ces sphères se tiendrait une
divinité qui gouverne toutes choses et qui préside à toutes les
unions, comme celle du mâle et de la femelle en vue de la
reproduction (fr. 12). Cette divinité aurait conçu, premier-né de tous
les dieux, le dieu même de l’amour et de la génération, Éros (fr. 13).
Selon les doxographes, ces entités sont précisément des
couronnes concentriques, formées alternativement de lumière, c’est-
à-dire de feu, et de nuit, c’est-à-dire de terre, entre lesquelles
s’interposent des couronnes faites d’un mélange des deux éléments ;
à l’extérieur se trouve une couronne solide, et au centre de toutes, un
corps solide entouré de feu. Parmi les couronnes mixtes, la plus
centrale est cause du mouvement et de la génération ; c’est une
divinité, appelée Justice et Nécessité. Nous sommes en tout cas en
face d’une cosmologie grandiose, qui conçoit l’univers comme un
système de sphères concentriques formées de deux réalités
opposées, système gouverné par une divinité qui, par le moyen de
l’union et du mélange entre les opposés, préside à toutes les
générations.
Parménide devait insister longuement sur l’idée de mélange,
ainsi que sur le modèle qu’en offre l’union sexuelle, car d’autres
fragments décrivent en détail le mélange des semences mâles et
femelles, en précisant que si ce mélange produit une unité véritable,
on assiste à la formation de corps bien constitués, tandis que si le
mélange donne lieu à un conflit, les corps qui en résultent sont des
corps tourmentés (fr. 18). Certains doxographes rapportent comme
une doctrine de Parménide que si la semence féminine provient de la
partie droite de l’utérus, les fils qui en naîtront ressembleront à leur
père, alors que si elle provient de la partie gauche, ils ressembleront
à leur mère ; selon d’autres, les deux semences, masculine et
féminine, luttent entre elles, et les fils ressembleront à celui des
parents dont provient la semence victorieuse.
C’est dans ce contexte qu’il convient aussi de parler de l’âme et
de ses facultés, la pensée et la sensation. Un fragment affirme, en
effet, que la pensée (noos) se dispose chez les hommes à la manière
dont a lieu le mélange des membres, « parce que la pensée est le
plein » (fr. 16). Les doxographes, de leur côté, rapportent que pour
Parménide l’âme aussi est constituée d’un mélange de feu et de terre,
que l’âme coïncide avec l’intelligence, que la sensation et la pensée
sont la même chose, et que la connaissance s’effectue par la
ressemblance. Il semble que l’on peut en conclure que l’âme, ou la
pensée, est constituée par un mélange des deux principes opposés, et
que c’est pour cette raison qu’elle est en mesure de connaître les
diverses réalités, constituées par le même mélange.
Dans ce qui devait être le fragment final du poème, on lit enfin :
« De cette façon, selon l’opinion, ces choses sont nées, elles sont
maintenant, et par la suite, en partant de là, elles croîtront et elles
finiront ; à chacune d’elles, les hommes ont donné un nom et créé un
signe » (fr. 19). Cela semble confirmer que l’exposé qui vient d’être
fait concerne les opinions qu’entretiennent les hommes, c’est-à-dire,
non la réalité véritable, mais le monde des apparences sensibles. En
même temps, la déesse répète qu’il s’agit de l’explication la plus
vraisemblable de l’origine et de la nature de ces apparences, donc
aussi de la dénomination que les hommes leur ont donnée. Dans la
seconde partie de son poème, Parménide entendait nous offrir,
semble-t-il, ce qu’on allait appeler par la suite une physique, la
meilleure physique possible, tout en étant convaincu du caractère
purement illusoire des apparences sensibles.

L’héritage de Parménide
La doctrine de Parménide a exercé une influence énorme sur
toute la philosophie ancienne. Ses disciples, Zénon d’Élée et Mélissos
de Samos, ont complètement laissé de côté la seconde partie du
poème ; ils ont renoncé à proposer une théorie de la nature, et ils ont
interprété la première partie comme l’exposé d’une conception de
l’être essentiellement un et immuable. Zénon s’employa à réfuter la
multiplicité et le devenir, avec ses célèbres arguments par l’absurde,
et c’est pourquoi Platon et Aristote le considèrent comme le
fondateur de la dialectique. Mélissos, de son côté, interprète l’être
comme une masse unique de matière ; par suite, il le conçoit comme
infini dans l’espace aussi ; aussi Aristote verra-t-il en lui un penseur
grossier.
Les autres philosophes de la nature, Empédocle, Anaxagore et les
Atomistes Leucippe et Démocrite, subirent dans une mesure égale
l’influence de Parménide. À la base de toutes choses, ils posèrent des
réalités permanentes (respectivement les quatre éléments, les
« semences » de toutes choses, les atomes), bien que multiples. Les
Atomistes, en outre, reproduisirent dans leur opposition du plein et
du vide l’opposition parménidienne de l’être et du non-être. La
doctrine de Parménide, ensuite, fut radicalement contestée par le
Sophiste Gorgias : celui-ci affirme que l’être n’est pas, qu’il n’est pas
pensable et qu’il n’est pas communicable, avec divers arguments à
l’appui, parmi lesquels se détache celui-ci : l’être, étant uniquement
identique à lui-même, n’a rien de plus que le non-être, qui est aussi
identique à lui-même ; pour cette raison, on ne peut dire qu’il soit,
qu’il soit pensable et qu’il soit communicable plus que le non-être.
La référence à Parménide est centrale chez Platon : il le décrit
comme « vénérable et terrible » (Théét., 183e), donne son nom à l’un
de ses dialogues (où d’ailleurs il le considère avant tout comme un
partisan de l’Un), et le réfute dans le Sophiste, où il présente la
critique qu’il fait de Parménide comme une manière de parricide.
Cette critique consiste à poser, à côté de l’être, le non-être, mais un
non-être entendu, non pas comme non-être absolu (à la façon du
vide introduit par les Atomistes), mais comme un « autre » qui, en
même temps que « le même », appartient à tout être. Par là, Platon
ouvrait la voie à la critique d’Aristote, qui accuse Parménide d’avoir
conçu l’être en un sens seulement, comme univoque, et lui oppose sa
propre conception de l’être comme plurivoque, comme quelque
chose qui « se dit en plusieurs sens ».
Dans la philosophie moderne et contemporaine, Parménide, pour
avoir dit que l’être est identique à lui-même, a été considéré comme
ayant découvert ce qu’on appelle le principe d’identité, selon lequel
chaque être est identique à lui-même ; et, pour avoir dit que l’être ne
peut pas ne pas être, il a été considéré comme ayant découvert le
principe de non-contradiction. En réalité, ce dernier principe,
formulé par Platon et par Aristote, dit simplement qu’un être ne
peut avoir simultanément et sous le même rapport des caractères
opposés. L’interprétation moderne la plus juste reste peut-être celle
de Hegel, selon lequel Parménide, pour avoir pris comme objet de la
philosophie l’être, qui est le premier de tous les concepts, est le
véritable initiateur de toute la philosophie occidentale. Hegel,
toutefois, reprit aussi la critique de Gorgias, en observant que l’être,
en étant simplement identique à lui-même, c’est-à-dire dépourvu de
toute détermination, n’a rien de plus que le non-être, et se réduit
donc à ce dernier, donnant ainsi lieu au devenir. Plus récemment,
Parménide a été exalté par Heidegger, qui a interprété l’identité de
l’être et de la pensée, affirmée par le philosophe d’Élée, comme
ouverture de l’être à la pensée, et donc comme vérité (alètheia) dans
le sens original de non-voilement, une vérité qui précède la forme
logique de la proposition et toute la pensée représentative qui se
fonde sur celle-ci (Introduction à la métaphysique, 1953).
Enrico BERTI
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Nuova Italia, 1958.
Platon

Platon l’Athénien (429-347 avant J.-C.) était issu d’une famille


riche et distinguée ; Solon, le grand législateur, était l’un de ses
ancêtres du côté maternel. Comme bien d’autres, sa famille se trouva
divisée par les conséquences politiques désastreuses de la guerre du
Péloponnèse. Le mari de sa mère, Pyrilampe, était un ami de
Périclès, et un partisan de la démocratie au point d’appeler son fils
Dèmos ; mais deux de ses oncles, Critias et Charmide, étaient au
nombre des Trente Tyrans, tristement célèbres pour leur
gouvernement réactionnaire, antidémocratique et insoucieux des
lois. On peut penser que Platon a grandi avec l’espoir de jouer un
rôle éminent dans la vie publique, mais, à notre connaissance, il n’en
fut pas ainsi, ni sous les Trente, ni au temps de la démocratie
restaurée.
Platon entreprit un jour de se consacrer à la philosophie ; deux
décisions le détachèrent alors radicalement de sa famille et de son
contexte politique. Il refusa de se marier : or, produire des fils qui
seraient citoyens était un devoir envers la famille et le clan (les choix
sexuels de chacun étaient sans incidence sur l’accomplissement de ce
devoir ; si Platon s’y est soustrait, nous ne pouvons l’attribuer au
tempérament homosexuel qui transparaît dans une bonne partie de
son œuvre). Et il fonda une école de philosophie, qui, tirant son nom
du gymnase public dans lequel se tenaient les cours et discussions,
fut appelée l’Académie. Cette institution, très neuve dans le monde
grec, fut bientôt célèbre et attira nombre d’étudiants, parmi lesquels
Aristote fut le plus fameux. Nous n’avons à peu près aucun
témoignage sur l’organisation interne de l’école ; mais la création de
cette institution nouvelle, qui, lorsqu’on la compare à l’activité
publique des Sophistes, paraît repliée sur soi et « universitaire »,
marque un tournant important dans l’histoire de la philosophie.
Désormais, les écoles philosophiques se distingueront les unes des
autres par des doctrines, des méthodes et des argumentations
différentes.
Par une ironie de l’histoire, ce qui poussa Platon à prendre une
décision si lourde de conséquences, c’est en grande partie l’influence
qu’exerça sur lui Socrate d’Athènes (469-399 avant J.-C.), un homme
qui n’avait rien écrit, et n’avait fondé aucune école organisée. Socrate
était un personnage charismatique. D’origine modeste, son amour
de l’activité philosophique l’avait, vers la fin de sa vie, réduit à la
pauvreté ; il avait auparavant servi comme hoplite (fantassin
lourdement armé), forme de service qui ne s’imposait qu’aux gens
aisés. Socrate avait attiré quantité de disciples, pour qui il figura le
philosophe idéal. Plusieurs de ses élèves écrivirent des dialogues qui
le mettent en scène ; la prédominance dont jouit Platon par la suite
ne doit pas nous faire perdre de vue les divers écrivains et
philosophes qui revendiquèrent en Socrate l’inspirateur et le
symbole de leur pensée. Platon n’est pas le seul à le considérer
comme le « saint patron » des idées défendues dans ses œuvres : les
Cyniques, de tendance ascétique, les Cyrénaïques hédonistes, les
Stoïciens et les Sceptiques font de même. Que l’influence exercée par
Socrate sur Platon ait été profonde, on le voit à la forme même de la
plupart des œuvres de Platon qui sont des dialogues entre Socrate et
d’autres interlocuteurs, même lorsque cette forme est manifestement
peu appropriée (comme dans certains des derniers dialogues), et que
le rôle réel de Socrate se restreint. Sans aucun doute, un autre facteur
a joué : Platon n’a jamais oublié que la démocratie restaurée avait
mis Socrate à mort, pour avoir « introduit des divinités nouvelles et
corrompu les jeunes gens », accusation vague, mais susceptible de
mettre le feu aux poudres. On a toujours soupçonné les accusateurs
d’avoir des motivations politiques : Socrate avait été très lié avec
certains des dirigeants qui avaient détruit la démocratie dans les
dernières années de la guerre du Péloponnèse. Quoi qu’il en soit, il
est certain que cet événement amena Platon à consacrer une bonne
part de son activité philosophique à défendre la mémoire de Socrate.
Cette vie consacrée à enseigner la philosophie, principalement à
Athènes, et dont j’ai tracé les grandes lignes, la tradition
biographique antique a tendance à en remplir les blancs en y
introduisant des détails romanesques. Ainsi les récits de la vie de
Platon lui attribuent de grands voyages. Cependant, l’étude savante
des Vies et de leurs sources devrait nous amener à suspendre notre
jugement sur la plupart des informations qu’elles contiennent ; car
bien des détails sont taillés sur mesure pour s’ajuster à divers aspects
des dialogues. Ainsi, les Lois comportent une discussion sur l’art
égyptien et son haut degré de stylisation (656-657). Les biographies
antiques nous parlent de leur côté d’un voyage de Platon en Égypte.
On peut admettre que ce voyage a réellement eu lieu, et qu’il
explique le passage des Lois ; mais on peut tout aussi bien supposer
que c’est là un exemple illustrant une tendance générale à expliquer
un élément de l’œuvre par une raison personnelle.
À une date incertaine, une partie de cette biographie reconstruite
prit la forme de Lettres attribuées à Platon ; s’inscrivant à l’origine
dans un genre littéraire reconnu, ces « lettres » ne visaient sans doute
pas à tromper. L’une d’elles, la septième, offre, sur les relations de
Platon avec Denys II de Syracuse et Dion, parent de Denys, un
exposé qui a été considéré comme authentique par beaucoup
d’historiens, et dont on a même fait le récit d’un événement
historique réel, par quoi s’expliqueraient les écrits politiques de
Platon, en particulier La République. C’est presque certainement
prendre les choses à l’envers : sans aucun doute, il faut voir dans la
« Septième Lettre » une fiction historique destinée à éclairer La
République.
La tendance à accepter l’explication par le contexte biographique
a été particulièrement forte au XXe siècle. Cependant, on peut
reconnaître, à l’origine de cette tendance, un autre facteur : le désir
constant de découvrir enfin un élément qui fournisse une expression
ou une explication simple et directe de ce que Platon pensait sur tel
sujet. Car Platon diffère radicalement de la plupart des autres
philosophes : méprisant délibérément la forme ordinaire du traité
philosophique en prose, il choisit d’utiliser le dialogue, forme
littéraire qui introduit une distance entre l’auteur et tout ce qui se dit
dans chacune de ses œuvres. Sans aucun doute, le désir de posséder
une Vie et des Lettres de Platon est né en partie de la frustration
éprouvée par bien des lecteurs devant ce détachement.
Il est probable que Platon proposait, dans le cadre de l’Académie,
un enseignement oral, et il donna, sans grand succès, une conférence
« Sur le Bien », mais ses seules œuvres publiées sont des dialogues.
Depuis le XIXe siècle, on a consacré bien des efforts à en établir la
chronologie, mais, en dépit de nombreux travaux récents utilisant
l’informatique, aucun critère stylistique n’a permis d’en déterminer
l’ordre avec précision. Cependant, on s’accorde à reconnaître, en
gros, trois groupes : 1) les dialogues « socratiques », brefs, où Socrate
joue le premier rôle : il interroge ses interlocuteurs, mais n’avance
lui-même aucune thèse philosophique ; 2) les dialogues
« intermédiaires », notamment le Phédon, La République et Le Banquet,
marqués par de vastes et ambitieux schèmes métaphysiques ; 3) les
dialogues tardifs : la forme dialoguée n’est plus qu’un instrument
d’exposition ; Socrate perd son caractère de protagoniste, et Platon
traite de problèmes philosophiques d’une façon plus détaillée, plus
« professionnelle », s’intéressant sérieusement aux opinions d’autres
philosophes. Certains dialogues sont difficiles à situer : le Théétète et
l’Euthydème, par exemple, à en juger par les renvois internes,
semblent postérieurs à La République, mais tous deux reviennent à la
forme des dialogues « socratiques » et discutent de la méthode de
Socrate. Le Timée et le Critias, inachevé, qui l’accompagne,
appartiennent, pour le thème, au groupe de La République, mais,
pour le style, ils se rapprochent des dialogues tardifs, tels que les
Lois. Platon est un écrivain habile et plein de ressources : on ne
saurait classer chronologiquement ses œuvres à partir de critères
stylistiques simples.
Non seulement les dialogues sont d’une étonnante variété, mais
ils sont plus ouverts à l’interprétation que la plupart des œuvres
philosophiques antiques. Dès l’Antiquité, il s’est institué un débat,
jamais terminé, sur le point de savoir si Platon a exposé une
quelconque doctrine positive et systématique. Arcésilas (315-240
avant J.-C.), qui dirigea l’Académie, inaugure une époque pendant
laquelle on considéra que Platon avait laissé en héritage, non des
doctrines philosophiques, mais une méthode de débat et
d’argumentation. Cette lecture « sceptique » de Platon (d’un mot qui
veut dire « examiner ») donnait une grande importance au Théétète,
dialogue où Socrate se compare à une sage-femme stérile, tirant
d’autrui des idées philosophiques et les soumettant à la critique,
sans en proposer lui-même. Selon cette conception, le philosophe a le
droit de proposer des thèses, et Socrate le fait avec force ; mais celles-
ci ne sont pas la base à partir de laquelle progressera la discussion.
Le mouvement philosophique consiste à « suivre l’argument là où il
conduit », à détruire les opinions fausses d’autrui, comme le fait
Socrate, non à proposer un système personnel.
Cependant, si la lecture « sceptique » de Platon rend fort bien
compte des dialogues « socratiques » et du Théétète, elle ne semble
pas aussi pertinente pour les affirmations pleines d’assurance qu’on
trouve, par exemple, dans La République et les Lois. On peut, certes,
considérer que Platon se contente là de présenter des positions à
discuter ; mais dès l’Antiquité cette lecture « sceptique » est entrée en
compétition avec la lecture « dogmatique », selon laquelle les
dialogues proposent des éléments de doctrine que le lecteur est
invité à grouper en ensembles systématiques. Historiquement, la
lecture dogmatique a été de loin la plus répandue, et le gros des
discussions sur la pensée de Platon a consisté à se demander non pas
s’il était juste de l’organiser en système, mais comment il convenait
de le faire. Dès le Ier siècle avant J.-C., Arius Didyme affirme avec
force que « Platon a plusieurs voix, mais non pas, comme certains le
pensent, plusieurs doctrines » (Stobée, Eclogae II). La lecture
systématique doit venir à bout de plusieurs difficultés : la nature
diverse et non systématique des dialogues, les contradictions entre
certains de ces textes, et le rôle changeant attribué à Socrate. Au
e
XX siècle, la plupart des interprètes ont admis que la pensée de
Platon a évolué, mais pour l’essentiel on a étudié ce changement
comme une évolution doctrinale : dans les premiers dialogues,
Platon aurait reproduit la pensée du Socrate historique, tandis que
dans les dialogues du milieu et de la fin de sa vie, il aurait développé
ses propres idées.
Aucune interprétation de la philosophie de Platon, on le voit, ne
s’impose de façon incontestable. Par certains aspects, Platon invite
son lecteur à ouvrir, sur les sujets philosophiques, une enquête sans a
priori ; par d’autres, il lui propose au contraire des théories tout
achevées ; et, certes, on peut ne voir dans ces théories que des
propositions à débattre ; reste qu’elles sont suffisamment
importantes pour qu’on puisse caractériser un certain nombre
d’idées comme clairement « platoniciennes ». Toute brève
introduction à Platon court le risque de manquer l’un ou l’autre de
ces deux aspects : l’importance accordée à l’enquête et à la
discussion incessantes, ou la nécessité d’adopter certaines positions
et d’en rejeter d’autres. Plutôt que de présenter les idées de Platon
comme un corps de doctrines achevé, ou au contraire d’énumérer les
sujets discutés sans systématiser leurs conclusions, je m’attacherai à
certains thèmes importants, et à leur évolution dans la pensée de
Platon.
L’œuvre de Platon tourne autour de deux thèmes récurrents : la
connaissance et les conditions qui la rendent possible d’une part (et,
en même temps, sur la nature métaphysique de ce qui est connu) ;
d’autre part, l’importance de la moralité pour la vie la meilleure (et
les conditions nécessaires de sa réalisation dans la cité). J’étudierai
successivement ces deux thèmes ; quoique sélective, une telle
analyse devrait rapprocher, en les éclairant les unes par les autres, un
certain nombre de questions qui sont au cœur de la pensée
platonicienne. Cette approche omet bien des sujets intéressants –
ainsi l’opinion de Platon sur erôs, ses diverses positions sur l’art, ses
vues sur l’âme et sur sa vie après la mort. Mais pour Platon, plus
encore que pour d’autres philosophes, énumérer les sujets abordés
serait passer à côté de l’essentiel : l’activité philosophique elle-même,
qu’au contraire une discussion centrée sur un petit nombre de
thèmes pourra mettre en lumière.
Dans les premiers dialogues, Socrate est sans cesse à la recherche
de la connaissance. Il suppose que ses interlocuteurs la possèdent
mais, en les interrogeant, il découvre qu’il n’en est rien. Parfois, cette
supposition est de toute évidence feinte, et il s’ensuit une petite
comédie (souvent cruelle) où l’on sourit aux dépens de
l’interlocuteur. Ce qui frappe immédiatement, c’est que Socrate n’est
pas affecté par le doute épistémologique moderne qui met en cause
les savoirs ordinaires : sans hésitation il prétend s’y connaître dans
toute une série de choses communes, mais ce savoir paraît sans
rapport avec la forme de connaissance qu’il recherche, et qu’il
appelle souvent sophia, « sagesse ». Lorsqu’il se déclare ignorant,
c’est précisément ce type de connaissance qu’il dit lui faire défaut, en
sorte qu’il n’y a pas de contradiction entre sa profession d’ignorance
et sa prétention aux savoirs ordinaires. Néanmoins, il se crée ainsi
une situation compliquée, où coexistent deux ensembles de critères
de connaissance, l’un pour la connaissance commune et l’autre pour
la connaissance supérieure.
La sagesse n’est pas un état de méditation sublime. Les hommes
chez qui Socrate la reconnaît sont de simples artisans ou ouvriers :
cordonniers, tisserands, qu’on lui reproche d’introduire sans cesse
dans la discussion. Ce que Socrate admire comme un paradigme de
connaissance, c’est le savoir spécialisé, la technè, la compétence
technique. Dès le départ, par conséquent, Socrate suppose que le
type de connaissance qu’il recherche peut être découvert : il en existe
des exemples quotidiens. Il ne cherche pas à affronter le point de vue
du sceptique, qui pense que la connaissance n’existe pas. Ce qu’il
déplore, c’est que les spécialistes ne soient pas suffisamment
conscients des limites de leur compétence ; son but à lui est une
compétence globale sur la vie dans sa totalité, une science disant
comment mener la vie la meilleure. Une telle connaissance a des
implications éthiques ; elle est même considérée, on le verra, comme
l’aspect essentiel de la vertu.
Une compétence spécialisée s’étend sur la totalité de son champ
d’application : elle ne résulte pas de l’addition de savoirs factuels.
Lorsque Ion affirme qu’il a une connaissance spécialisée de la poésie,
mais uniquement de la poésie homérique, il est évident pour Socrate
que, s’il ignore les autres poètes, il ne peut pas non plus avoir de
connaissance d’Homère. Ce jugement, contraire à la notion de
connaissance qui nous est familière, montre bien que le savoir
spécialisé est ici une compréhension unifiée, qui, de plus, comporte
l’intelligence des principes, non la simple mémoire des faits. On peut
proposer, comme comparaison valable, la compréhension d’une
langue : si l’on connaît l’indicatif mais non le subjonctif, on ne sait
tout bonnement pas le latin. Les précisions offertes par le Gorgias sur
la compétence spécialisée sont elles aussi très importantes. Socrate y
distingue fortement l’« expérience » (empeiria, tribè), qui est notre
façon ordinaire de nous débrouiller par la mémoire et l’observation,
et la compétence technique (technè), compréhension intellectuelle
unifiée fondée sur le raisonnement, logos, qui permet à l’expert de
dire ce qu’est la chose qu’il connaît, et de justifier ses jugements dans
les cas particuliers. À la différence de celui qui se livre à une
pratique fondée sur l’habitude, l’expert possède quelque chose qu’il
comprend, qu’il peut expliquer et justifier.
Ce modèle de connaissance est plein d’attrait ; il requiert le type
d’explication et de justification que seul peut offrir celui qui
comprend ce qu’il fait ; il diffère du modèle moderne, postcartésien,
avec son exigence de certitude, d’absence de doute, qui domine les
discussions modernes sur la connaissance. Un problème se pose,
cependant : la méthode suivie par Socrate pour atteindre ce but, la
fameuse méthode socratique de « mise à l’épreuve » ou elenchos, ne
paraît guère en mesure d’y réussir. Dans le Lachès, par exemple,
Socrate déclare que ce qu’on recherche, c’est la compétence
spécialisée ; mais il se contente par la suite d’argumenter
négativement contre les suggestions de ses interlocuteurs. Lorsque
Lachès et Nicias proposent des réponses à la question : « Qu’est-ce
que le courage ? » Socrate les amène à soutenir d’autres positions,
qui, leur fait-il remarquer, sont en contradiction avec leurs
propositions du début. Bien entendu, on prouve ainsi seulement que
l’interlocuteur admet des prémisses contradictoires : il pourrait
rejeter n’importe laquelle des thèses qui ont fait naître le problème.
Mais la discussion est constamment centrée sur la proposition de
départ, et le résultat de l’elenchos est que l’interlocuteur, et Socrate
lui-même, en savent désormais davantage sur ce que ne sont pas le
courage, l’amitié, ou la piété, que sur ce qu’ils sont.
L’elenchos n’est pas seulement une procédure irritante, qui amène
plusieurs interlocuteurs à se mettre en colère ; on voit surtout mal
comment il pouvait rapprocher Socrate de son but. En tant que
technique, l’elenchos convient bien au Socrate questionneur,
« sceptique », soucieux de détruire la fausse science de celui qui croit
savoir. Mais il est incapable de produire le type de savoir spécialisé
qu’on recherche. Il y a, entre le but visé par Socrate et sa méthode
pour l’atteindre, une disparité systématique. Dans le Gorgias, Socrate
confie cependant à l’elenchos une fonction nouvelle ; c’est, dit-il, une
manière de découvrir ce que croit réellement un individu : la
discussion vous force à admettre ce que vous croyiez depuis toujours
et que vous refusiez parce que la thèse en question contredisait
l’intuition, et paraissait même absurde aux yeux du plus grand
nombre. En proposant cette conception, plus forte, du rôle de la
discussion, Socrate affirme fermement que la discussion a forcé
l’interlocuteur à accepter une conclusion, et que les arguments sont
aussi infrangibles que « le fer et le diamant » (508e-509d). Mais
aucune justification n’est donnée pour cette conception nouvelle des
pouvoirs de l’elenchos ; elle est très peu plausible, et elle n’est pas
reprise dans d’autres dialogues.
La disparité entre but et méthode apparaît encore plus frappante
dans les dialogues de « définitions socratiques », visant à répondre à
la question : « Qu’est-ce que ? » (le courage, etc.). Socrate ne se
préoccupe pas des questions de définitions en tant que telles, et on
aurait tort de voir là des dialogues ayant pour sujet la signification
des mots ; la question : « Qu’est-ce que x ? » s’applique là où, selon
Socrate, il est possible d’obtenir un savoir spécialisé. Dans le Lachès,
où l’on constate que les réponses proposées sont tantôt trop larges,
tantôt trop limitées, nous voyons les conditions initiales à une
réponse acceptable devenir de plus en plus rigoureuses. Dans
l’Euthyphron et l’Hippias majeur, la réponse à la question : « Qu’est-ce
que la piété ? (etc.) » doit expliquer le fait que nous puissions
déclarer pieux tel type de chose ou d’action. La démarche qui permet
d’arriver à cette réponse est décrite par une métaphore : définir une
notion, c’est « regarder la forme » de cette notion – « forme » (eidos,
idea) est en grec ordinaire le mot qui désigne l’apparence d’une
chose. Enfin, selon l’Hippias majeur, une réponse acceptable à la
question : « Qu’est-ce que F ? » doit satisfaire à deux conditions
supplémentaires : il faut que ce qui fournit la réponse soit F, et en
aucune façon l’opposé de F. L’exigence qui veut que ce qui explique
les cas particuliers – telle chose est F – soit F a pour origine un
concept de l’explication généralement admis : seule une chose qui
est elle-même F peut remplir cette fonction. L’exigence qui veut que
cette chose ne soit en aucune façon l’opposé de F vient d’un désir
d’éviter les contre-exemples. Platon s’inquiète de constater que
certaines choses, qui sont F selon certains critères, se révèlent être le
contraire de F selon d’autres critères ; confronté à un exemple, même
bien établi, de justice, ou de piété, l’adversaire arrive à prouver à
l’aide d’habiles contre-exemples que c’est un cas d’injustice ou
d’impiété. Inutile de chercher bien loin la source de cette
préoccupation : la pratique des sophistes était de produire, sur un
sujet, des argumentations pour et contre, ce qu’illustre
remarquablement l’œuvre d’un auteur anonyme appelée Doubles
dits, Dissoi logoi. Platon est persuadé que, là où une connaissance
spécialisée est possible, son objet ne saurait être soumis à cette sorte
de raisonnement pour et contre. Prises ensemble, ces conditions
signifient que Platon ne peut pas considérer comme connaissance
des affirmations fondées empiriquement, puisque de telles
affirmations ne sont jamais à l’abri de contre-exemples du genre de
ceux qu’il propose. Mais jamais cette conséquence n’est
explicitement exprimée.
Dans le Ménon, changement spectaculaire : l’elenchos est remplacé
par une notion nouvelle – la connaissance est en réalité
« réminiscence ». Lorsqu’un homme acquiert une connaissance, c’est
que son âme se souvient de ce qu’elle savait déjà avant son
incarnation. Cette nouvelle façon de rendre compte de la
connaissance est faite sur mesure pour l’acquisition d’une
connaissance a priori ; elle est introduite par un exemple frappant :
interrogeant un jeune esclave dépourvu d’instruction, Socrate
l’amène à comprendre une démonstration mathématique. Comme
cette démonstration nécessite l’usage d’une notion qui contredit
l’intuition, Platon prouve donc également que la connaissance de
certains sujets exige la révision ou l’abandon de croyances
ordinaires, empiriques. Les conditions que Platon pose à une
connaissance véritable l’ont amené à en élever les critères, au point
que désormais seuls les objets appréhendés par l’intelligence – par
exemple les démonstrations mathématiques – peuvent y satisfaire.
Cependant, il développe une des caractéristiques de sa conception
du savoir comme technè : le savoir, caractérisé comme une
compréhension, est une chose que chaque sujet connaissant doit
obtenir par lui-même ; c’est seulement lorsque l’esclave sera capable
de faire la démonstration par lui-même qu’il en aura la connaissance.
Après avoir ainsi élevé les critères de la connaissance, Platon la
distingue d’autre part clairement dans le Ménon de l’« opinion
vraie », à laquelle est désormais réduite ce qui auparavant relevait
d’un savoir ordinaire, quotidien : la connaissance est une opinion
vraie que le sujet connaissant a « enchaînée » – désormais elle est
stable – par un raisonnement de causalité ; c’est là, pour l’aspect
explicatif du modèle de la connaissance spécialisée, une évolution
plausible. Alors que ce processus est une « réminiscence », Platon en
propose cependant un exemple qui, de façon tout à fait claire, relève
de la connaissance empirique – connaître la route de Larissa. Les
spécialistes se sont donné beaucoup de peine pour tenter d’expliquer
cette apparente bévue (de quoi mon âme peut-elle bien se
ressouvenir quand j’apprends à connaître la route de Larissa ?).
Platon, semble-t-il, utilise une conception large de la connaissance :
le sujet connaissant en vient à comprendre par lui-même le connu, et
à pouvoir justifier et expliquer sa prétention à la connaissance ; mais
en même temps – sans aucun doute sous l’influence des
mathématiques, exemple de connaissance au-dessus de toute
contestation – il est amené à penser que la connaissance proprement
dite n’est possible que dans les domaines où ce type de justification
se tire entièrement du sujet connaissant lui-même – autrement dit,
entièrement a priori.
Dans les grands dialogues du milieu de sa carrière, le Phédon et
La République, on voit converger les différentes voies explorées par
Platon pour cerner la connaissance et ses objets : le philosophe se
forme alors de l’une et des autres une conception large et ambitieuse,
qui a depuis dominé, peut-être abusivement, l’interprétation de
l’œuvre entière. Deux lignes de pensée, qui jusqu’alors avaient
évolué séparément, se rejoignent. Le Ménon soutenait qu’au moins
un certain type de connaissance devait être une connaissance a priori,
acquise « de l’intérieur », par le sujet exerçant son esprit, sans
recours au monde empirique ; mais les seuls exemples de ce type de
connaissance sont des démonstrations mathématiques. Les dialogues
socratiques comme l’Euthyphron et l’Hippias majeur, où les objets
recherchés sont appelés « formes », établissent des conditions qui
semblent bien exclure la voie ordinaire, empirique (puisque aucune
justification empirique de la justice, de la piété, etc., ne semble à
l’abri de contre-exemples eux aussi tirés de l’expérience) ; mais ils
n’éclairent en rien le lecteur sur les voies qui mèneraient à la
connaissance de telles formes, d’autant que le seul instrument
disponible, l’elenchos, semble inadapté par son principe même. Dans
les dialogues « intermédiaires », les objets de connaissance sont des
Formes, et elles sont tenues pour non empiriques.
À la fin du cinquième livre de La République, Platon nous
explique pourquoi les Formes sont l’objet propre de la connaissance.
Puisque celui qui détient la connaissance ne peut se tromper, il faut
nécessairement que les objets de la connaissance soient
« entièrement » ou « purement » ce qu’ils sont ; sans cela, la
connaissance ne serait pas connaissance de « ce qui est, connu
comme il est ». Cette idée est illustrée par des exemples du même
type que ceux de l’Hippias majeur : les jugements ordinaires sur ce
qui est juste, pieux, bien, etc., ont le défaut de pouvoir être renversés
afin de prouver l’injustice, l’impiété, le mal, etc. Les exemples de
Formes proposés nous sont familiers : Platon les a utilisés dans les
premiers dialogues, qui cherchaient à rendre compte de notions
morales ; mais dans La République, et dans le passage analogue du
Phédon, s’y ajoutent des exemples mathématiques et quantitatifs (la
moitié, le double, le droit, l’égal), illustrant la confiance désormais
accordée aux mathématiques comme domaine de connaissance.
En revanche, Platon est bien loin de prouver que seules les
Formes peuvent être objet de connaissance. La condition exigée est
que la chose connue soit « totalement » ce qu’elle est, d’une façon qui
exclue l’erreur, et ne permette pas d’y voir le contraire de ce qu’elle
est. Les exemples auxquels Platon pense sont des notions éthiques
manifestement sujettes à discussion, et des notions mathématiques
telles que l’« égalité ». Il ne prend pas en compte le fait que le
problème se pose pour des concepts qui ont un opposé, et non pour
ceux qui n’en ont pas. La substance n’ayant pas de contraire –
Aristote le notera plus tard – il semble possible que les substances
(hommes, chevaux, etc.) soient objets de connaissance. Et elles
peuvent en effet être connues selon Platon, à en juger par son
argumentation explicite, même si, dans les dialogues intermédiaires,
tout se passe comme s’il avait mis le monde sensible tout entier dans
le domaine de l’opinion, non de la connaissance.
Le seul argument en faveur des Formes y est l’« argument tiré
des opposés », lequel ne peut être étendu à des notions qui n’ont pas
d’opposé : c’est là un gros problème pour la position de Platon sur
les Formes. Au dixième livre de La République, Platon parle de la
« forme du lit », mais la notion est amenée par le contexte de la
discussion, qui représente les objets d’art, les objets manufacturés et
les Formes comme autant d’exemples de choses fabriquées (par
l’habileté ou par l’imitation). Il est difficile de décider jusqu’à quel
point Platon prend au sérieux cet argument, et en quoi il se juge
autorisé à parler – il le fait parfois – comme s’il y avait une Forme
correspondant à chacun des termes que nous employons, et non
seulement aux termes qui ont des opposés. On ne voit pas bien non
plus comment il pouvait adopter cette dernière position sans
généraliser outre mesure les raisons justifiant l’introduction des
Formes. On a parfois considéré qu’un passage de La République
(596a) introduisait une Forme pour chaque terme général, d’une
manière qui n’est pas sans rappeler les théories modernes des
universaux ; mais, correctement lu, le grec n’affirme rien de tel. Il
n’est pas surprenant que, dans le Parménide (postérieur, semble-t-il, à
La République), le Socrate mis en scène par Platon mette en doute
qu’il y ait des Formes pour les termes exprimant des substances, et
se refuse à étendre les Formes jusqu’à l’absurde (forme du poil,
forme de la boue), alors que l’existence de Formes pour les termes
auxquels, dans les dialogues intermédiaires, est appliqué l’argument
des opposés ne fait pour lui aucun doute.
La connaissance que Platon envisage dans La République est, on le
verra, d’ordre pratique. Cependant, elle est aussi théorique, et elle
marque le point culminant de l’intérêt de Platon pour les
mathématiques, intérêt qui n’a cessé de croître du Ménon au Phédon.
Ces deux aspects ne sont pas liés de façon très convaincante. Platon
énonce que les gouvernants de sa cité idéale dirigeront les affaires en
se fondant sur une intuition unifiée des principes, à la manière du
médecin et du pilote. Mais il souligne aussi que cette intuition
s’acquiert par un long entraînement abstrait, intellectuel, fondé sur
le raisonnement mathématique, qui limite leur dépendance vis-à-vis
des sens, et les encourage à se fier à la pensée abstraite.
Les mathématiques nous offrent l’assurance qu’il existe bien une
connaissance indépendante de l’expérience sensible. Leurs méthodes
et leurs structures fournissent de plus un modèle. Platon leur
emprunte la notion d’« hypothèse », idée protéiforme, qui a des sens
assez différents dans le Ménon, le Phédon et La République, et précise
aussi la nature de la compréhension impliquée par la connaissance :
par sa structure, elle est identique à la compréhension de celui qui
maîtrise les relations vérifiées dans un domaine où les résultats sont
atteints par déduction à partir d’axiomes. Compte tenu de l’intérêt
qu’on portait aux mathématiques dans l’Académie platonicienne, on
peut supposer que Platon avait à l’esprit l’embryon de ce qui
deviendra la géométrie « euclidienne ». Dans La République, la
connaissance a la forme d’une mathématique (plus exactement d’une
géométrie) élargie. Connaître, c’est avoir une compréhension
semblable à celle que l’on a d’un domaine abstrait et des relations de
dérivation et de dépendance qui y règnent. Rien de moindre n’a
droit au titre de connaissance ; tout ce qui n’y atteint pas relève de la
simple opinion vraie. On ne trouve guère dans l’histoire de théories
de la connaissance qui soient aussi ambitieuses.
Mais d’autres surprises nous attendent. Platon le répète, la
connaissance qui l’intéresse, tout abstraite qu’elle est, doit aboutir au
gouvernement du monde réel ; c’est pourquoi il affirme avec force
que le fondement ultime du système tout entier, la base de toute la
dérivation abstraite, est la Forme du Bien, source pour toute chose,
non seulement de son intelligibilité, mais de son être même (509a-b).
Cette idée suggestive ne reste pour Platon qu’une métaphore. Il ne
semble pas qu’elle puisse réduire les tensions potentielles entre les
aspects théorique et pratique de cette vaste conception de la
connaissance.
Enfin, reste à traiter d’un élément constamment présent au cœur
de la grandiose synthèse platonicienne. Dans l’État idéal, les
philosophes s’adonnent aux mathématiques, mais ce n’est là qu’une
propédeutique à la philosophie proprement dite, cette discipline
intellectuelle qui aboutit à comprendre toutes choses à la lumière du
Bien. L’exposé est schématique, mais il permet de se faire une idée
de la méthode à employer. Et cette méthode philosophique est celle-
là même qu’on a reconnue depuis les premiers dialogues : la
discussion.
Dans les dialogues qu’on suppose traditionnellement postérieurs
à La République, nous constatons que cette grandiose synthèse
métaphysique et épistémologique s’est désintégrée. Ce n’est pas
qu’elle y soit ouvertement critiquée ; mais nous ne l’y trouvons plus.
L’intérêt que Platon porte à la connaissance et ses objets n’est plus
unifié, mais multiple.
Un changement frappant : les aspects théorique et pratique de la
philosophie de la connaissance platonicienne sont désormais
séparés. Dans Le Politique réapparaît l’idée que la connaissance
pratique, celle du gouvernement, a la structure d’une technè, mais ses
fondations abstraites, mathématiques, ont disparu. Ce n’est pas que
Platon ait cessé de s’intéresser à la nature spécifique de la pensée
mathématique : dans les Lois, c’est la capacité à penser
mathématiquement qui distingue les hommes en mesure de
revendiquer sérieusement une activité intellectuelle ; et dans le
Philèbe la méthode mathématique est nettement opposée à la
méthode empirique. Les mathématiques demeurent importantes, à
la fois parce qu’elles ont le pouvoir de faire progresser les arts et les
techniques, et parce qu’elles représentent un mode de pensée
intrinsèquement supérieur à tout ce qui fait fond sur le monde
empirique. Mais, privée de sa place dans la grande synthèse, la
pensée mathématique voit sa valeur rétrécie : ainsi, dans les Lois, il
existe une tension entre les louanges qui lui sont constamment
décernées, et une tendance nouvelle, plus aristotélicienne, à
souligner l’importance de l’apprentissage par l’expérience.
Il est plus difficile de mesurer l’intérêt que Platon continue à
accorder aux Formes. En raison, notamment, du rôle dominant
accordé à La République dans les études platoniciennes, les Formes
ont bien plus d’importance dans l’interprétation de Platon que chez
Platon lui-même, singulièrement peu loquace à leur propos, et peu
désireux de relier ses arguments en une théorie cohérente. Le seul
texte platonicien qui contienne une discussion suivie à ce sujet est
entièrement négatif : c’est la première partie du Parménide, qui
avance contre les Formes plusieurs objections très fortes sans les
réfuter. Quelle qu’ait été l’opinion de Platon sur ces objections –
certaines ressemblent fort à celles qu’on trouve chez Aristote jeune –
dans les derniers dialogues les Formes retrouvent à peu près le rôle
qu’elles avaient dans les œuvres précédentes. Platon considère que
certaines catégories de choses ont des natures objectives, et que pour
découvrir ces natures il faut appliquer activement son esprit aux
données de l’expérience. Cependant, son attention s’est détournée
des concepts problématiques, relevant de la morale et des
mathématiques, qu’il examinait dans les premiers dialogues, pour
s’appliquer à une question plus générale, la définition des termes
désignant les espèces naturelles. Une bonne partie du Sophiste et du
Politique, dialogues de la troisième période, est consacrée à la
recherche de définitions coïncidant avec les divisions objectives de la
réalité. Platon a un nom pour ce processus : « synthèse et division » ;
les caractères qu’il lui prête sont d’interprétation difficile et
controversée, tout comme le problème de sa relation à la discussion
et à l’argumentation philosophique fondamentale.
Soulignant désormais, et parfois de façon assez tranchée, la
nécessité d’un entraînement pédagogique préalable à toute
discussion de sujets importants, Platon passe beaucoup de temps à
définir, à titre d’exemple, des choses comme le tissage. Il est
cependant un élément central qui n’a pas changé : il continue
d’affirmer qu’il y a, dans le monde, des natures objectives et des
divisions réelles entre les espèces, et que, pour les appréhender, il
faut une réflexion et une enquête actives, non une soumission
passive aux phénomènes. Mais il n’est pas question de faire
coïncider les Formes avec les termes généraux de la langue ; l’idée
est rejetée dans un texte qui déclare que le langage est parfois
trompeur : les Grecs divisent volontiers le monde entre Grecs et
Barbares, mais ce n’est que la projection d’un préjugé grec : il n’y a
pas de forme du Barbare, car ce mot signifie simplement « non-
Grec », ce qui n’est pas un caractère unifiant. Quels sont donc, parmi
les mots, ceux qui recoupent des espèces réelles ? Il n’y a pas de règle
générale, de méthode unique ; il faut enquêter au coup par coup (Le
Politique).
L’intérêt de Platon pour la connaissance ne s’arrête pas là : il
apparaît dans le Théétète, mais d’une façon qui contourne, sans les
explorer, les conceptions rassemblées dans La République. Posant la
question : « Qu’est-ce que la connaissance ? » le Théétète met en cause
les thèses avancées dans les premiers dialogues et examine les
problèmes posés par la notion ordinaire de connaissance, laissant de
côté les mathématiques et les hautes envolées philosophiques. Dans
une bonne partie du dialogue, Platon cherche à prouver l’existence
d’une connaissance objective, en argumentant contre les diverses
formes de relativisme et de subjectivisme représentées par
Protagoras. Il a d’autre part étendu sa conception de la connaissance
jusqu’à y inclure des types de savoirs auxquels il n’avait jusqu’alors
accordé aucun intérêt. Tout à la fin du dialogue, est examinée l’idée
que la connaissance pourrait bien être l’opinion vraie à laquelle
s’ajouterait un facteur supplémentaire, que Platon appelle « raison ».
Les différentes voies ainsi ouvertes sont cependant explorées sans
succès. Une telle notion de la connaissance, qui en fait une opinion
vraie améliorée, n’apparaît que brièvement ailleurs, à la fin du
Ménon, et d’une manière générale elle est supplantée, dans la pensée
de Platon, par la notion de connaissance comme forme de
compétence spécialisée. Qu’à ce point de son parcours Platon ait
ainsi proposé une théorie de la connaissance essentiellement neuve –
et qui met davantage l’accent sur la justification des connaissances
particulières qu’on peut prétendre posséder – voilà qui témoigne de
la fécondité constante de sa pensée. Une telle approche sera
développée à l’époque hellénistique, et aussi dans une bonne part de
l’épistémologie moderne.
L’intérêt de Platon pour la connaissance et ses objets fait donc
voir un schéma d’évolution : dans les dialogues socratiques, un
certain nombre de thèmes sont développés séparément ; puis ils sont
réunis dans la grandiose synthèse de La République ; enfin ils
évoluent de nouveau chacun de leur côté. Dans ce domaine comme
dans d’autres, la prédominance de La République pourrait faire
oublier l’intérêt de ces différents thèmes et la subtilité avec laquelle
ils sont traités.
Si l’on se tourne vers le thème de la morale et de la « vie la
meilleure », on trouvera une grande continuité dans le souci éthique,
accompagnée de changements spectaculaires dans les points de vue.
Platon change d’avis quand il s’agit de la relation entre morale
individuelle et morale sociale, et sur des sujets tels que le rapport
entre bonheur et plaisir ; mais par l’importance accordée à la
moralité dans la vie de l’individu, par son insistance à affirmer
l’objectivité des valeurs, il est cohérent d’un bout à l’autre de son
œuvre.
Dans un passage de l’Euthydème qu’on appelle communément
« le protreptique de Socrate », le maître entreprend de démontrer à
un jeune homme pourquoi il est avantageux d’acquérir la sagesse ; il
lui conseille de se consacrer sérieusement à l’étude et à
l’argumentation, outil intellectuel qu’il oppose aux raisonnements
creux, et en définitive naïfs et ridicules, des Sophistes, ses
adversaires. Choisir d’être l’élève de Socrate ou celui des Sophistes,
ce n’est pas seulement une question de mode intellectuelle. Socrate y
voit le choix entre deux genres de vie : d’un côté, la rivalité banale,
de l’autre, la sagesse de Socrate, une sagesse qui, du point de vue du
monde ordinaire, est un échec pathétique – échec à obtenir la
richesse, le succès, et même la vie sauve – mais en quoi l’homme
réfléchi reconnaîtra la vertu authentique. La quête de la connaissance
entreprise par Socrate est donc aussi une quête de la vertu ; la
connaissance n’est pas considérée comme un état purement cognitif,
sans rapport avec le reste de la vie.
Dans ce passage protreptique, Socrate commence par poser en
principe que tout homme recherche le bonheur. Comme la notion
antique de bonheur était vague et accueillante, on considère que c’est
là une vérité de sens commun : ce n’est pas une thèse socratique,
mais un lieu commun auquel Platon se réfère jusque dans les Lois.
Cette idée de départ (que dans toutes nos actions, nous visons le
bonheur, car c’est le seul but que, intuitivement, nous cherchions à
atteindre pour lui-même, bien que nous ne nous accordions pas sur
sa nature), jamais Platon n’en exposera en détail la structure. On
peut raisonnablement penser qu’il a travaillé intuitivement à partir
de la structure fondamentale de l’éthique eudémonique – l’éthique
du bonheur – qu’Aristote sera le premier à formuler explicitement.
Mais, comme Platon tente plusieurs variations à partir de la
structure de base, il est difficile et hasardeux d’extraire de ce qu’il dit
une « éthique platonicienne » (ou même « socratique ») qui serait un
système de doctrines bien fixées.
Socrate ne se contente pas d’un lieu commun éthique ; il
démontre que l’idée que nous cherchons tous le bonheur a
d’importantes implications. Car le bonheur a pour origine les choses
bonnes ; mais un peu de réflexion nous montre que les choses, si on
les laisse à elles-mêmes, ne peuvent rien pour nous. C’est de leur
usage que nous tirons avantage. D’où il suit que la seule chose
réellement bonne, et qui réellement nous fait du bien, c’est la
connaissance qui nous assure que nous ferons bon usage des autres
bien ordinairement respectés. Ce n’est pas la santé ou la richesse
qu’il nous faut sérieusement rechercher, mais la sagesse qui nous
rend aptes à faire bon usage de la santé et de la richesse (Euthydème,
281d-e). De plus, cette sagesse se confond avec la vertu, tandis que
les autres aspects de la vertu, émotions et dispositions, sont de la
même manière considérés comme autant de matières premières,
dont on peut faire bon ou mauvais usage (Ménon, 87d-89a).
Cette argumentation préfigure de façon frappante une thèse
centrale de la morale stoïcienne ; mais alors que les Stoïciens
développent pleinement cette théorie, Platon n’en donne qu’une
esquisse. Rien n’est dit, par exemple, des problèmes qui se posent si
on attribue à la vertu une valeur dont la nature est différente de celle
des autres choses. Pourquoi faudrait-il, par exemple, donner de la
valeur aux choses qui ne sont pas la vertu, si ce n’est dans la mesure
où elles contribuent à notre activité vertueuse ? Platon n’envisage
pas la question, mais Socrate réaffirme cette position dans l’Apologie,
où il parle pour défendre sa vie : les valeurs des gens ordinaires sont
complètement fausses, car ils aiment par-dessus tout des avantages
tels que l’argent, et ne donnent de prix à la vertu et à la connaissance
que dans la mesure où elles produisent de l’argent ou d’autres
avantages de ce genre. C’est tout le contraire : « La vertu ne naît pas
de la fortune : c’est par la vertu que pour les hommes la fortune et
toutes les autres choses deviennent des biens, dans le privé et dans le
public. »
Dans les dialogues socratiques, Socrate tente constamment de
conduire ses interlocuteurs à mettre en question leur hiérarchie des
valeurs. Il le fait de diverses façons, ce qui peut-être reflète le
caractère protéiforme des idées du Socrate historique (elles
inspirèrent l’hédonisme aussi bien que l’ascétisme) ; mais cela
montre aussi que Platon lui-même n’était pas satisfait de ses diverses
propositions relatives à la morale. Dans l’Apologie, Socrate invite le
jury à voir en lui, non le naufrageur des valeurs établies, mais un
don que les dieux ont fait à Athènes, un homme dont les actions
méritent le soutien de l’État. Dans le Gorgias, il souligne qu’il est
incapable d’accomplir la moindre tâche administrative, mais qu’il est
néanmoins le seul Athénien qui sache comment il faut pratiquer l’art
politique. Dans le Premier Alcibiade, il presse le jeune politicien
d’abandonner toute idée de carrière publique tant qu’il n’aura pas
appris à se connaître soi-même. Les deux Hippias proposent un
portrait impitoyable d’un homme à la mode, incarnation de la
réussite, mais qui n’est qu’un imbécile vide et pompeux, un homme
dont les idées sont méprisables comparées à celles de Socrate, qui est
lui, aux yeux du monde, un raté sans attrait.
À nous donc de repenser notre hiérarchie des valeurs, et le
message des premiers dialogues est que pour y parvenir, il nous faut
nécessairement obtenir la sagesse. Or il y a, nous l’avons vu, un
problème inhérent à cette recherche de la sagesse. La seule méthode
dont Socrate dispose pour y parvenir est, semble-t-il, l’elenchos, qui
ne paraît pas pouvoir mener au but désiré. Car la sagesse qu’il
recherche a la structure d’un savoir spécialisé – une saisie unifiée
fondée sur les principes définissant le domaine, et qui permet à
l’individu d’expliquer et de justifier ses décisions et actions
particulières. Nous ne voyons pas Socrate affirmer qu’il possède un
tel savoir ; comment l’aurait-il pu, compte tenu de l’échec répété de
ses tentatives pour répondre aux questions. Qu’est-ce que le courage,
ou la piété, ou telle autre notion morale sujette à controverse ? Et
nous voyons cependant Platon développer certains aspects de la
théorie de la connaissance morale comme savoir spécialisé.
Dans le Protagoras, Socrate affirme que le savoir technique qui
sauvera et améliorera notre vie relève du calcul – et nous constatons
que ce savoir n’est qu’un pur instrument pour atteindre au plaisir.
De plus, un peu comme chez Jeremy Bentham, le plaisir apparaît
comme mesurable de façon purement quantitative. Nous
recherchons toujours le maximum de plaisir, suppose-t-on, et le
principal problème vient des déformations de la perspective : parce
qu’elles sont situées dans l’avenir, nous nous imaginons les douleurs
futures moindres qu’elles ne sont en réalité (354e-357a). On est pour
le moins surpris de trouver chez Platon une conception aussi
grossière et mécanique du rôle du raisonnement moral, et ceux à qui
elle déplaît sont fortifiés dans leur rejet par le fait que Platon écarte
fermement cette même thèse dans le Phédon.
On pourrait s’en tirer en disant que Platon a évolué : hédoniste
dans le Protagoras, il est antihédoniste dans le Phédon ; mais les
choses ne sont pas si simples. Car la théorie avancée dans le
Protagoras n’y apparaît pas comme acceptée par Socrate : il l’examine
dans un esprit de recherche. Elle n’est cependant pas attribuée non
plus à Protagoras, et elle n’est pas définitivement rejetée. De plus,
dans le dernier des dialogues, les Lois, on trouve des passages d’un
ton surprenant, au point qu’Arius Didyme, au Ier siècle avant J.-C., a
pu voir dans Platon une sorte d’hédoniste et le comparer à
Démocrite. La raison de cette tentation hédoniste apparaît peut-être
dans les Lois : il est vrai, à un premier niveau, que nous recherchons
tous le bonheur, ce qui nécessairement implique que d’une manière
ou d’une autre nous recherchions le plaisir. Dans différents
dialogues (La République, presque tout le Philèbe), Platon propose
plusieurs exposés sur le plaisir et il semble avoir été tourmenté toute
sa vie par le problème du rôle joué par le plaisir dans la vie la
meilleure. Quelles qu’aient été les raisons pour lesquelles, dans le
Protagoras, il a mis à l’épreuve la théorie hédoniste, il s’y montre tout
prêt à donner à la sagesse le rôle de ministre des plaisirs. Si
finalement cette forme d’hédonisme tient peu de place dans l’œuvre
de Platon, c’est peut-être justement parce qu’il se trouvait ainsi forcé
d’attribuer au raisonnement moral un rôle inacceptable.
Il y a donc eu chez Platon une certaine hésitation sur le rôle,
instrumental ou non, du raisonnement moral. On trouve aussi chez
lui une tendance à étendre le champ d’action du raisonnement moral
depuis la vie personnelle de l’individu jusqu’à la vie d’autrui.
L’appel au bonheur concerne la vie de l’agent dans sa structure
même ; mais on trouve aussi l’idée que celui qui possède l’art de
bien diriger sa propre vie saura aussi excellemment diriger celle des
autres (Lysis). Si bien que, parfois, l’art de vivre bien en vient à
prendre le nom d’« art politique » (politikè technè). Il en est ainsi dans
l’Euthydème ; l’art de vivre bien y prend le nom d’art « royal », art de
gouverner et de diriger. De la même façon, dans l’Alcibiade et dans
Les Amants, on identifie, comme en passant, la vertu personnelle et la
justice, comme vertu de celui qui gouverne les autres. Dans le
Gorgias, Socrate traite le problème de la vertu individuelle comme
s’il s’identifiait avec la question : « Quelle est la disposition la
meilleure chez celui qui va exercer le pouvoir politique ? »
Apparemment, Platon n’éprouve pas le besoin de justifier cette
assimilation : elle s’intègre dans tout un ensemble d’attitudes
relatives à l’organisation de la société et aux relations qui
s’établissent entre ses membres. Plus tard, quand il écrit le Philèbe et
les Lois, Platon montre qu’il a su séparer les deux problèmes :
comment, pour l’individu, vivre la vie meilleure ; comment, pour
l’État, être le mieux gouverné. Mais plus jeune, il ne paraît pas se
soucier de séparer les deux questions ; et dans La République, il
avance la plus fameuse de toutes les théories selon lesquelles elles
sont nécessairement liées.
Le traitement accordé par Platon à ce que nous appellerions les
problèmes sociaux ou politiques est constamment marqué par une
tension entre deux aspects de sa pensée. D’une part l’exercice d’un
jugement informé est ce qui importe le plus à ses yeux : de même
que dans la vie de l’individu, c’est une saisie totale fondée sur une
compréhension qui est au fondement de toutes choses, de même
dans une communauté il faut une direction totale fondée sur la
compréhension de ce qui sert le bien commun. Platon est cependant
aussi très conscient du danger qu’il y a à se fier à une intuition
d’expert pour gouverner la société, ce qui diminue le pouvoir de la
loi. La stabilité que procure l’obéissance à la loi comporte des
inconvénients, mais aussi des avantages. La position de Platon a
changé de façon spectaculaire sur bien des aspects de la question,
mais le problème de l’obéissance aux lois n’a cessé de le préoccuper.
Dans le Criton, les Lois d’Athènes apparaissent en personne :
elles expliquent à Socrate pourquoi il ne doit pas suivre le conseil de
son ami Criton, un homme à l’esprit conventionnel, qui lui propose
de s’évader de prison pour échapper à une injuste condamnation à
mort. Les Lois lui donnent deux raisons, qui à première vue ont des
implications très différentes. La première est que le devoir du
citoyen envers les lois et le gouvernement de sa cité est semblable à
celui qu’il a envers ses parents : il est lié par une relation qu’il n’a pas
choisie mais qu’il ne peut rejeter. En outre, c’est une relation
remarquable par son asymétrie : les Lois peuvent le punir, exiger de
lui certaines choses, mais il ne peut leur rendre la pareille ; dans ce
contexte, la relation est même comparée à celle du maître et de
l’esclave (comme à n’importe quel Grec, il est naturel à Platon de
voir un rapport de maître à esclave là où une des parties exerce un
pouvoir sur lequel l’autre n’a pas de contrôle). Cependant, et c’est la
seconde raison, les Lois soulignent aussi que Socrate, en s’évadant,
romprait le « contrat » qu’il a avec elles ; car Socrate se trouve lié à
elles par un engagement implicite d’obéissance, dès lors qu’il a passé
la dokimasia, cet examen où sont vérifiés les droits au statut de
citoyen, et qu’il est demeuré à Athènes, alors qu’il avait toute
possibilité de quitter la ville. Puisqu’il a prouvé, en y restant et en y
élevant une famille, qu’Athènes lui convenait, il a montré aussi,
soutiennent-elles, que les lois d’Athènes le satisfaisaient. Le conflit
entre ces deux sortes de justifications est évident : l’une en appelle à
des obligations qu’on n’a pas choisies, l’autre à des devoirs qu’on a
choisi de s’imposer. On peut difficilement soutenir que l’obligation
où se trouve Socrate d’obéir aux lois d’Athènes relève à la fois de ces
deux espèces – du moins, sans une démonstration supplémentaire,
qui ici fait défaut.
Le Criton crée un autre problème lorsqu’on le confronte au texte
de l’Apologie où Socrate affirme que, si le tribunal le relâchait à la
condition qu’il cesse de pratiquer la philosophie, il obéirait « au dieu
plutôt qu’à vous ». Or, dans le Criton, les Lois exigent apparemment
une obéissance sans restriction : il faut que Socrate « les persuade ou
leur obéisse ». Ce qui peut vouloir dire, a-t-on pensé, qu’il faut obéir
aux lois si on n’a pas réussi à les changer ; ou, plus concrètement,
qu’à moins de persuader le jury il faut lui obéir. Peu importe,
puisque de toute évidence Socrate n’a pas su persuader ; mais
comment la résolution qu’il montre dans l’Apologie ne serait-elle pas
en contradiction avec les exigences des Lois dans le Criton ? Si ces
Lois étaient des lois idéales, le problème disparaîtrait : Socrate ne
pourrait les défier avec justice. Mais comment les Lois d’Athènes,
qui ne sont pas des lois idéales, peuvent-elles réclamer une
obéissance totale ? Cela reste obscur. Dans La République, Platon en
vient à considérer un État idéal dans lequel le pouvoir de la loi est
considérablement réduit. C’est seulement dans les Lois qu’il revient à
la situation du Criton, et attribue finalement aux Lois une meilleure
réponse à Socrate.
La République débute par une question abrupte : pourquoi l’agent
individuel doit-il être juste ? Mais cette fois Platon considère que,
pour donner une réponse suffisante, il faut proposer le plan tout
entier d’une société juste. Le double centre d’intérêt de La République
est le point culminant de la tendance, déjà visible auparavant, à
combiner le raisonnement moral individuel avec l’art de gouverner
les autres. Cependant, à la fin du livre IX, Platon donne clairement à
voir que c’est l’individu qui l’intéresse au premier chef : l’État juste,
dit Socrate, n’est peut-être bien qu’un modèle établi au ciel, mais il
est toujours possible à l’individu décidé à être juste d’y réfléchir, et
de développer son caractère dans ce sens. Réciproquement, affirmer
qu’on entreprendra d’établir un État idéal en partant d’enfants de
moins de dix ans semble être une façon très imagée d’indiquer que
cet État n’est dans la pratique pas possible. Cependant, pour savoir
ce que c’est qu’être juste, il nous faut savoir ce que ce serait pour un
État qu’être juste.
L’État platonicien, il faut le souligner, n’est pas une utopie ; c’est
une cité grecque ordinaire, transformée pour en faire une cité juste,
mais pour le reste sujette aux conditions habituelles dans les cités
grecques : il est entendu qu’il y a des guerres avec d’autres États, des
esclaves, et des processus économiques normaux. C’est dans ce
contexte que Platon développe l’idée que la cité juste est celle où
l’interdépendance entre les membres de la société, qui est inévitable,
est organisée de façon rationnelle, en sorte que les conflits sont
éliminés.
La cité idéale éliminera les conflits en s’assurant que chaque
citoyen n’a d’éducation et de fonction qu’en parfait accord avec sa
nature. On y parviendra, prétend Platon, si l’État comprend trois
classes : les Gardiens, qui gouvernent dans l’intérêt général, les
Auxiliaires, qui exécutent ce que les Gardiens ont décidé, et les
Producteurs, qui n’ont pas de caractéristique unifiante, mais sont
tout simplement les citoyens normaux d’un État grec, menant leurs
affaires privées, mais dépourvus de pouvoir politique. Ces trois
classes fonctionnent ensemble de telle sorte que la classe des
Producteurs obéisse aux directives politiques des Gardiens, dont le
pouvoir, exercé dans l’intérêt général, n’a pas de limite
institutionnelle. Quelle sera l’attitude de la classe des Producteurs ?
Platon n’est pas très clair là-dessus. Parfois, il ne doute pas que ses
membres auront suffisamment de sens du bien commun pour
comprendre que le mieux, pour eux, est de se conformer à ce que les
Gardiens jugent bon, et il les peint pleins de déférence. En d’autres
passages, Platon semble cependant croire que les Producteurs
montreront inévitablement du ressentiment et seront peu empressés
à coopérer, parce qu’ils sont incapables de comprendre ce qu’est le
bien général : il faudra que les Gardiens imposent leur volonté par la
force.
La République se fonde sur l’idée que l’âme individuelle, comme
l’État, est divisée en trois parties, et qu’il y a entre elles la même
relation qu’entre les trois parties de l’État ; ce sont la raison, qui
recherche la vérité et réalise le bien universel ; le courage, qui fournit
l’énergie permettant de mettre en pratique les considérations
rationnelles ; et la partie désirante de l’âme, qui n’est marquée par
aucun facteur unifiant, si ce n’est que tout désir vise seulement à se
satisfaire, sans égard pour le bien universel. Les citoyens seront
répartis dans les trois classes de la cité idéale selon que c’est la
raison, le courage ou la colère qui domine dans leur âme. Tous se
ressemblent cependant en ce que tous ont dans leur âme ces trois
parties ; mais de telle façon que l’état unifié et harmonieux qui
s’établit lorsque chacune de ces parties « fait ses propres affaires »,
comme dit Platon, sera différent chez les Gardiens, les Auxiliaires ou
les Producteurs. Chez les premiers, la raison domine : ils auront
comme caractéristique l’amour de la vérité et le souci du bien
commun ; leur « courage » et leur « désir » ont été réformés et
restructurés par ces priorités. De même pour les Auxiliaires. Les
Producteurs sont dominés par leurs désirs, si bien que la raison et le
courage sont utilisés principalement comme des instruments pour
satisfaire ces désirs ; mais Platon admet que parfois (et l’on retrouve
ici, à un autre niveau, le problème politique posé par cette classe)
leur raison paraît avoir assez de sens implicite du bien général pour
approuver l’action des Gardiens.
Allant au rebours de toutes les intuitions grecques, Platon
identifie cet état d’harmonie de l’âme avec la vertu de justice. C’est
une redéfinition radicale, et la solution qu’il propose pour atteindre à
la justice s’écarte totalement de toutes les stratégies envisagées
jusque-là. On ne peut la comprendre qu’en y reconnaissant une
manifestation de sa volonté d’attribuer à la raison le rôle suprême
dans l’organisation de l’État. On aboutira à un gouvernement juste si
on porte au pouvoir des hommes dont les âmes sont régies par la
raison. Platon tourne en dérision l’idée que l’amélioration dans le
gouvernement d’un État pourrait venir d’un changement de lois ou
d’institutions : inutile dépense d’énergie à ses yeux. La seule voie
pour une amélioration véritable, c’est d’essayer de nous rendre plus
semblables au modèle rationnel « établi dans les cieux » et accessible
uniquement à ceux qui font usage de leur raison. C’est pourquoi,
pour obtenir que ses Gardiens raisonnent correctement, Platon place
tous ses espoirs dans l’éducation – éducation du caractère, puis de
l’intelligence. Les lois n’ont qu’une fonction limitée et pragmatique :
elles n’ont pas le pouvoir de s’opposer aux décisions que la raison
inspire aux Gardiens.
Faculté de discerner le bien général, la raison exige bien des
sacrifices qui apparaissent scandaleux, tant selon les normes
grecques que selon les nôtres. Les Gardiens ne posséderont rien,
n’auront pas de vie privée, pas de relations personnelles durables. Il
y aura parmi eux des hommes comme des femmes, car les exigences
de la raison passent avant les conventions. En ce qu’elle est ce qui
vise à la vérité, la raison exige des révisions tout aussi déchirantes.
Pour avoir le droit de gouverner, il faut que les Gardiens sachent ce
qui est juste ; or, nous l’avons vu, pour Platon le savoir est désormais
d’une certaine façon dépendant de la méthode mathématique. Pour
gouverner, les Gardiens passeront des années à se perfectionner dans
les techniques de la réflexion philosophique. Et Platon affronte le
paradoxe qui en résulte : lorsque enfin ils sont prêts à gouverner, les
Gardiens n’en ont plus envie, parce que eux seuls comprennent la
valeur infiniment supérieure de l’étude philosophique recherchée
pour elle-même. Si bien que les seuls hommes justes ne désirent pas
gouverner l’État juste ; il faudra en quelque façon les y « forcer ».
La République est la mise en pratique la plus complète qu’on ait
jamais tentée de ce principe : c’est le savoir qui donne droit à
gouverner. Platon en accepte les conséquences les plus extrêmes tant
pour les gouvernants que pour les gouvernés ; il aura plus tard des
doutes à propos des uns et des autres. Dans La République, il est
conscient de l’effet corrupteur de l’argent et de l’ambition, mais il
néglige la corruption que produit le pouvoir lui-même. Plus tard, il
admettra qu’il est impossible à l’homme d’exercer le pouvoir absolu
tout en demeurant désintéressé (Lois). Il en vient alors à repenser le
rôle qu’un pouvoir absolu, fondé sur le savoir, assigne à celui qui
l’exerce. Les gouvernants sont sans cesse comparés à des spécialistes
tels que médecins et pilotes. Mais il y a une différence ; les hommes
ne ressemblent pas à la matière première utilisée par l’artisan : dans
une communauté politique, chaque citoyen est une personne
distincte, ayant des désirs et des besoins dont on doit tenir compte si
l’on veut qu’il se sente membre d’une véritable communauté, et non
sujet dont le travail est exploité, comme s’il était esclave. Dans les
Lois, Platon en est venu à penser que « maîtres et esclaves ne seront
jamais amis » ; ils ne peuvent par conséquent former une
communauté, comme il le croyait dans La République. Dans les Lois,
le médecin qui traite les hommes libres – différent en cela du
médecin des esclaves – doit convaincre son patient d’entreprendre le
traitement, et raisonner avec lui par des arguments rationnels, le
persuader, non pas seulement le menacer (719e-720d, 857c-e).
La cité idéale des Lois est donc bien différente de celle de La
République. On aurait tort cependant d’attribuer cette différence
uniquement à un pessimisme caractéristique de la vieillesse (malgré
les références nombreuses, et quelque peu ennuyeuses, à la sagesse
des vieillards). La dernière pensée politique de Platon est plutôt
marquée par un examen plus approfondi de thèmes jusqu’alors
traités d’une manière simplificatrice. Sur un grand nombre de
points, Platon se révèle prêt à reconnaître la nécessité du compromis
et à admettre que les choses ne sont pas si simples.
L’exemple le plus frappant est le statut de la loi. Alors
qu’auparavant Platon avait placé la connaissance spécialisée bien au-
dessus de celle-ci, il en vient à reconnaître les avantages de la
souveraineté de cette dernière. Un long texte du Politique développe
ce thème. La loi est un instrument grossier, bien inférieur à la
précision du savoir spécialisé ; mais, en l’absence de l’expert, ses
prescriptions valent mieux qu’une pure conjecture. Dans le monde
comme il est, où l’homme d’État idéal n’est pas une perspective
réaliste, il nous faut tirer parti de la stabilité et de la rationalité
offertes par la loi. C’est pourquoi, dans les Lois, nous voyons Platon
construire sa cité à partir d’un code juridique.
Dans la seconde de ses grandes œuvres politiques, Platon se
montre d’ailleurs singulièrement empirique. Plutôt que de jeter les
bases d’une forme de vie fondamentalement nouvelle, il part d’une
institution existante et la modifie dans la perspective d’un objectif
nouveau, éthique, qui, selon lui, pourra ainsi être atteint (sans
craindre le ridicule, il affirme qu’on peut transformer les banquets
pour leur assigner un but pédagogique et moral, et il s’efforce de
transférer à des vieillards bureaucrates les honneurs publics et le
prestige dus aux héros guerriers). En particulier, il reprend à son
compte plusieurs lois athéniennes et s’efforce de les rendre
cohérentes et rationnellement acceptables par les citoyens en les
introduisant par un préambule philosophique qui en rend raison.
Plusieurs de ces lois encadrent des institutions démocratiques ; et
Magnésie, la cité idéale des Lois, est, par bien des aspects, et très
délibérément, à la ressemblance d’Athènes. On y retrouve cependant
aussi un thème sur lequel Platon avait insisté antérieurement : tous
les citoyens doivent recevoir une éducation appropriée à leurs
capacités. Le résultat est infiniment plus égalitaire que dans La
République, mais ici encore Platon accorde une extrême importance
au bien commun, et aux objectifs partagés par toute la communauté.
On peut même dire que par certains aspects il va encore plus loin
dans ce sens : les femmes enceintes feront de la gymnastique tous les
jours, tout le monde sera entraîné à être ambidextre et – chose plus
inquiétante – tous les citoyens se lèveront tôt et s’habitueront à
dormir le moins possible.
Les Lois mettent l’accent sur l’éducation commune, qui pénètre
les citoyens du sentiment très profond du bien commun, mais aussi
sur les institutions démocratiques, qui leur fournissent un espace
pour l’activité politique individuelle. On peut lire les Lois sur un
registre autoritaire ; mais on peut aussi y lire le développement
d’une pensée bien plus individualiste et égalitaire qu’elle ne l’était.
La vertu caractéristique du citoyen est la sophrosunê, la maîtrise de
soi, qui reconnaît la supériorité du bien commun sur le bien de
l’individu ; mais Platon propose ici une « constitution mixte » : le
principe « monarchique » – l’obéissance à l’autorité – sera désormais
tempéré par le principe « démocratique » : chaque citoyen vit selon
son propre plan de vie. Platon reprend certaines institutions
démocratiques, mais en les modifiant dans un sens qui les rapproche
de ce que les Anciens appelaient l’oligarchie – et à vrai dire le
résultat final est souvent bien plus proche de la démocratie moderne
que ne l’est la démocratie antique elle-même. Ainsi, Platon ôte
presque complètement à son Assemblée le droit de prendre
directement des décisions politiques ; l’Assemblée des Lois ressemble
fort à un corps électoral moderne : elle élit des détenteurs d’office et
veille à leur faire rendre compte devant elle de leurs actions.
En morale et en politique, on est surpris de voir à quel point
Platon est de plus en plus prêt à admettre l’usage de la méthode
empirique ; vis-à-vis de l’histoire, son changement d’attitude est
particulièrement frappant. La République est absolument
anhistorique, mais Le Politique utilise la mémoire collective pour
manifester la vérité sous la forme de contes et mythes populaires
relatifs au passé. Le Critias, qui est un appendice reprenant le cadre
du Timée, comporte une fiction historique extraordinaire, inachevée,
mettant aux prises deux cités, une Athènes très ancienne et
l’Atlantide, fiction destinée à enseigner une morale politique : la
supériorité des cités terriennes sur les cités maritimes, et
l’importance de l’obéissance aux lois. Enfin, le troisième livre des
Lois est un long exercice dans l’art de tirer de l’histoire des leçons
politiques. L’histoire de Platon est sélective et hautement partiale ;
on peut pourtant y reconnaître un premier pas vers l’étude de
l’histoire politique que nous trouverons dans la Politique d’Aristote
et dans l’analyse des constitutions qui la sous-tend.
La tendance à l’empirisme qui apparaît dans les Lois se reflète
aussi, de différentes manières, dans les autres dialogues de la fin.
Dans le Timée, Platon construit une cosmologie étrange et
compliquée, qui montre un très remarquable intérêt pour des
questions jusqu’alors écartées comme triviales. Dans Le Politique, il
commence à montrer une attention pragmatique pour les institutions
politiques, même s’il conserve un intérêt pour l’idée du gouvernant
comme détenteur de savoir. Alors qu’auparavant Platon avait utilisé
la forme dialoguée pour entreprendre la discussion de sujets
philosophiques d’un point de vue neuf, qui ne devait rien, ou fort
peu, à l’état du débat contemporain, le Sophiste, le Philèbe et le
Théétète s’emploient à résoudre des problèmes qui ne sont pas
inédits, ou à poursuivre des débats commencés par d’autres
philosophes ; le Parménide, lui, s’empare de questions que Platon lui-
même avait trouvées difficiles. Ici encore, il avance dans la direction
que prendra Aristote, qui part de problèmes déjà intégrés au débat
philosophique, et prend position dans une discussion déjà entamée.
Dans ces dialogues de la fin de sa vie, Platon fait un moindre
usage de la figure de Socrate, comme s’il avait compris que
l’anachronisme était trop frappant. Il semble avoir alors mesuré la
distance qui, dans les œuvres tardives, où les discussions sont bien
plus professionnelles et « universitaires », l’éloigne des positions
neuves prises par Socrate dans les premiers écrits. Platon
n’abandonnera jamais la forme du dialogue ; jusqu’à la fin il gardera
le rôle de l’homme qui avance des arguments sans prendre position
sur ces arguments ni sur leurs prémisses. Mais ce rôle a de moins en
moins de sens dans les derniers dialogues ; nous ne ressentons plus
de réelle distance entre l’auteur et les arguments avancés dans le
Sophiste ou le Timée. Cependant, ces deux œuvres sont extrêmement
difficiles à intégrer dans un exposé général de la « pensée de
Platon », car Platon s’avance là dans des voies ouvertes par d’autres :
la cosmologie, la question de l’être et du non-être posée par
Parménide, ou encore le problème de la vérité et de la connaissance
exposé par Protagoras. On s’est donné beaucoup de peine au
e
XX siècle pour tenter de déterminer si Platon a entrepris dans les
dialogues tardifs de critiquer ses œuvres antérieures, et de quelle
façon. Une approche plus féconde consisterait à voir en Platon un
homme qui, dans ses dernières œuvres, essaie une autre façon de
philosopher, à laquelle le dialogue est de moins en moins approprié,
une façon de philosopher qui part de problèmes, tient compte du
travail des autres – et qui, incontestablement, ressemble à celle
d’Aristote.
Ces caractéristiques des derniers dialogues ont toujours eu pour
effet d’intriguer les philosophes. Certains dialogues de la période
médiane, tels que le Phédon et La République, ont une vie littéraire qui
leur est propre, et les dialogues socratiques ont toujours constitué
une introduction attrayante à la philosophie ; mais il n’y a guère que
des philosophes pour venir à bout du Sophiste ou du Parménide. C’est
pourquoi ces deux dialogues ne se prêtent pas à un résumé ou à un
jugement rapides : chacun traite d’un problème philosophique
complexe, et d’une manière elle aussi complexe, mais dense et
complète. Parce qu’ils sont relativement indépendants du groupe de
sujets qui domine les dialogues du début et de la période médiane,
ils se sont de plus toujours mal intégrés dans les exposés généraux
de la pensée de Platon ; de l’Antiquité au XXe siècle, on peut
s’attendre à ce que de tels exposés s’appuient sur La République plus
que sur le Critias ou le Philèbe. On aurait pourtant tort de penser
qu’un admirable système philosophique s’est transformé, sur le tard,
en une recherche académique ; ce serait sous-estimer la pratique de
l’enquête et de la discussion philosophiques dont témoignent les
derniers dialogues. Ceux-ci seront toujours moins plaisants que le
Phédon ou La République pour ceux qui ne sont pas philosophes, et
plus indispensables à ceux qui le sont.
Platon est peut-être le philosophe le plus original qui ait jamais
existé. Il commence par adopter une façon de philosopher
radicalement neuve, et qui rompt délibérément avec les méthodes
antérieures. Tout au long d’une vie fort longue, nous le voyons peu à
peu avancer sur une route qui le ramène lentement à des manières
plus conventionnelles de philosopher. Il y a pourtant certains points
sur lesquels il ne varie pas ; il ne renoncera en particulier jamais à la
forme dialoguée, qui crée une distance entre l’auteur et la discussion.
Même les dernières œuvres conservent ce caractère insaisissable qui
distingue Platon des autres grands philosophes. C’est la
combinaison des deux éléments – des idées audacieuses, mais
présentées sous une forme qui les rend insaisissables, forme claire
localement, mais dans l’ensemble fragmentée et disjointe – qui fait
que Platon défiera toujours ses lecteurs, et les trouvera toujours
frustrés, mais ravis.
Julia ANNAS
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Textes et traductions
PLATON, Œuvres complètes, Paris, Societé de l’Association Guillaume
Budé.
PLATON, Œuvres complètes, traduction sous la direction de Luc
Brisson, Paris, Flammarion, 2008.
Dans la « Clarendon Plato Series » (Oxford, Clarendon Press) ont
paru plusieurs traductions anglaises récentes, accompagnées de
commentaires philosophiques approfondis.

Études
ANNAS, Julia, Introduction à La République de Platon, Paris, PUF, 1994.
BENSON, Hugh (ed.), A Companion to Plato, Blackwells, Oxford, 2006.
BRISSON, Luc, Platon, les mots et les mythes, Paris, La Découverte, 1994.
CANTO-SPERBER, Monique, Les Paradoxes de la connaissance. Essai sur le
Ménon de Platon, Paris, Odile Jacob, 1991.
—, « Platon », in Philosophie grecque, sous la direction de Monique
Canto-Sperber, en collaboration avec Jonathan Barnes, Luc Brisson,
Jacques Brunschwig et Gregory Vlastos, Paris, PUF, 1997, p. 185-299.
DIXSAUT, Monique (éd.), Études sur La République de Platon, 2 vol.,
Paris, Vrin, 2005.
FINE, Gail (éd.), Plato, 2 vol., Oxford University Press, 1999.
—, The Oxford Handbook to Plato, Oxford University Press, 2008.
GOLDSCHMIDT, Victor, Questions platoniciennes, Paris, Vrin, 1970.
—, Platonisme et pensée contemporaine, Paris, Aubier-Montaigne, 1970.
Les Lois de Platon, Revue française d’histoire des idées politiques,
no 16, 2e semestre, 2002.
PRADEAU, Jean-Francois, Platon et la cité, Paris, PUF, 1994.
PRADEAU, Jean-Francois (éd.), Platon, les formes intelligibles, Paris, PUF,
2001.
SCHUHL, Pierre-Maxime, Études platoniciennes, Paris, PUF, 1960.
Plotin

Plotin est né en Égypte autour de 205 après J.-C. ; on le considère


à juste titre comme le fondateur du néoplatonisme. Lui-même aurait
trouvé vulgaire le premier de ces énoncés, bizarre le second. Son
biographe Porphyre, dont la Vie de Plotin est notre principale source
d’information sur sa carrière, commence par nous dire que « Plotin
avait honte d’être dans un corps ». Cela peut avoir conduit Plotin à
ne parler de sa vie qu’avec une certaine réticence – même s’il faut n’y
voir qu’une manifestation de son souci de réduire au strict nécessaire
tout engagement dans le corps et dans le monde sensible dont celui-
ci fait partie ; une telle attitude, en tout cas, n’est pas exceptionnelle à
cette époque. Néanmoins, Porphyre nous fournit une série de
précieuses histoires sur la vie et l’enseignement du philosophe – et
même sur les maladies dont il souffrait. Quant au néoplatonisme, le
mot lui-même n’existe pas en grec ancien : son invention est due à
des écrivains anglais et français et ne date que des années 1840. Cela
est important, car Plotin comme tous les Néoplatoniciens qui vinrent
après lui se considéraient, simplement, comme des Platoniciens ;
Plotin, dans le premier traité de la cinquième Énnéade, jusqu’à
Proclos dans sa monumentale Théologie platonicienne, proclament que
tout ce qu’ils disent est déjà présent, fût-ce de façon non explicite,
dans le texte de Platon. Précisons ici que le texte platonicien sur
lequel s’appuyait leur philosophie était celui qui nous est accessible
aujourd’hui, et non quelque prétendue doctrine ésotérique. Certes,
Platon lui-même n’aurait pas compris une telle lecture de ses textes.
Il est possible que Plotin l’ait apprise, au moins en partie, de la
mystérieuse figure d’Ammonios Saccas : Porphyre nous dit qu’après
une longue quête à Alexandrie, c’est le premier professeur de
philosophie qui répondit à ses désirs, et qu’il passa près de onze ans
à ses côtés. Il rapporte aussi que Plotin a transposé l’esprit, ou la
pensée d’Ammonios dans sa propre philosophie. Sur ce qu’était cette
pensée, nous en sommes malheureusement réduits aux hypothèses :
en dépit de nombreuses recherches historiques et de plusieurs
tentatives pour reconstruire les idées d’Ammonios, nous ne savons
presque rien à son sujet.
Outre sa position de Platonicien, il faut garder à l’esprit deux
autres aspects de Plotin. Davantage qu’un mystique, c’était un
métaphysicien. Certes, il a longtemps et souvent été tenu pour un
mystique, et il a certainement eu des expériences mystiques ; mais
celles-ci n’apparaissent que rarement dans ses écrits, et ne sont pas
prédominantes dans sa philosophie. De fait, on s’est récemment
aperçu que l’un des rares textes où il semble s’y référer, le début de
l’Énnéade IV 8 (De la descente de l’âme dans le corps), renvoie à
l’Intellect plutôt qu’à l’Un. Le second aspect, c’est que, comme tous
les philosophes grecs, Plotin considérait sa philosophie non comme
une spéculation désintéressée, mais comme une recherche de la voie
susceptible de conduire l’individu à la meilleure vie possible ; on a
ainsi pu y voir une sorte de pratique religieuse, même s’il serait
trompeur de l’envisager comme une « philosophie religieuse » :
l’expression suppose une distinction que ni Plotin ni, avant lui,
Platon ou Aristote, n’auraient pu apprécier. Malgré un projet avorté
pour fonder une cité platonicienne, l’éthique de Plotin n’envisageait
que l’individu pris comme tel, et non comme citoyen d’une polis
grecque. Jamais Platon, ni Aristote, n’auraient prononcé
l’exhortation plotinienne à « sculpter sa propre image ».
Cela reste vrai, même si les discussions d’ordre strictement
éthique occupent une part relativement faible dans l’œuvre de
Plotin. Néanmoins, il faut savoir qu’il existe une certaine
correspondance entre la structure métaphysique du monde plotinien
et l’éthique du philosophe. Dans le traité Sur les trois hypostases qui
sont principes (V, 1), Plotin explique que les trois niveaux du monde
intelligible se retrouvent à l’intérieur de chacun de nous. L’objet de la
vie philosophique serait donc de s’unifier soi-même de la façon la
plus complète possible : c’est ainsi que l’on peut réaliser l’ascension
jusqu’aux niveaux intelligibles, et jusqu’à l’Un lui-même. Il faut
garder ceci en mémoire tout au long de l’exposé de la métaphysique
plotinienne qui va suivre – sans oublier pour autant que le principal
objet de Plotin est bien la métaphysique elle-même, et non l’éthique.
L’œuvre du philosophe nous est parvenue dans son intégralité ;
elle est constituée par les Énnéades, ainsi nommées parce qu’elles
consistent en six groupes de neuf traités, organisés de la sorte par
Porphyre, le disciple, collègue, biographe et éditeur de Plotin. Ces
cinquante-quatre traités ne sont pas, cependant, cinquante-quatre
œuvres autonomes. Porphyre leur a imposé cette structure à
signification numérologique en démembrant certains traités plus
longs, comme celui sur l’âme, qui constitue les traités IV 3, IV 4 et
IV 5, ou celui sur les questions soulevées par le conflit entre Plotin et
les Gnostiques, qui a été distribué au long de trois Énnéades, III 8, V 8
et 5, et II 9. À l’occasion, Porphyre a aussi amalgamé des pièces
courtes pour former d’autres traités, comme III 9. Même si Porphyre,
dans la Vie de Plotin, nous a transmis l’ordre chronologique de la
composition des traités, quelquefois très utile, chacune des six
Énnéades les regroupe selon leur principal objet, à savoir l’éthique, la
physique, le monde physique et notre vie en son sein, l’Âme,
l’Intellect et l’Un. Ce classement, cependant, demeure approximatif,
car de nombreux traités ne correspondent pas parfaitement à ces
catégories ; de plus, Plotin est connu pour sa tendance à introduire
de larges parties de sa philosophie, parfois même sa totalité, dans de
nombreuses œuvres dont le programme affiché, mais rarement suivi,
est de traiter un thème unique. C’est là, probablement, une
conséquence de sa méthode, qui, à en croire la Vie de Plotin, consistait
à philosopher en ouvrant une discussion après lecture d’un texte
philosophique, plutôt que le résultat d’une volonté consciente
d’imiter une tendance déjà manifeste dans les écrits de Platon.
Plotin, en Platonicien, a cependant bel et bien adopté la division
du monde en deux types d’existence, sensible et intelligible, ou
matérielle et immatérielle. Il s’est écarté de Platon sur deux points :
son monde intelligible a une structure plus compliquée, et son
monde matériel un statut différent. Leur structure et leur
fonctionnement, de surcroît, sont largement inspirés d’idées que
Plotin, à l’imitation d’un certain platonisme hellénistique et tardif, a
adoptées, et souvent adaptées, d’Aristote. Ces idées jouent un rôle
particulièrement important dans la construction de la seconde
hypostase, l’Intellect, de même que dans l’exposé du fonctionnement
de l’âme humaine.
Outre son mysticisme, on connaît en général de Plotin sa division
du monde intelligible en trois hypostases : l’Un, l’Intellect, et l’Âme.
Bien que la frontière entre ces deux dernières soit parfois indécise et
transgressée, et bien qu’on ait cru trouver une quatrième hypostase
dans laquelle la nature (physis), forme inférieure de l’âme, ferait
pendant à la troisième hypostase, la forme supérieure de l’âme
(psykhè), Plotin maintient fermement qu’il n’y a pas plus et – ce qui
est tout aussi important – pas moins de trois hypostases. Sur ce
point, on peut souligner sa différence avec les Platoniciens qui l’ont
précédé, et qui, à l’exception peut-être de Numénius, ne posaient pas
un Un au-delà de l’Intellect.
L’Un de Plotin est le fondement et l’origine de tout son système.
Ces deux termes doivent être entendus en un sens inhabituel : l’Un
est « au-dessus » plutôt qu’à la base, et s’il est origine c’est seulement
au sens où tout le reste dépend de lui, car dans la philosophie de
Plotin il ne peut être question d’un commencement dans le temps.
Ainsi, toutes les expressions suggérant une succession temporelle
doivent être comprises comme renvoyant seulement à une séquence
causale ou à des moments de l’exposition conceptuelle. Bien que
quelques Platoniciens, tout comme un nombre croissant de
commentateurs modernes, aient interprété dans un sens
chronologique l’explication donnée par Platon, dans le Timée, de la
genèse du monde, Plotin, lui, a suivi l’interprétation dominante
selon laquelle la succession événementielle n’est qu’un artifice
d’exposition.
Munis de ces précautions, nous pouvons maintenant examiner le
statut et les caractéristiques de l’Un, en gardant toujours à l’esprit
qu’à proprement parler rien ne peut être dit de lui : il est, comme on
le traduit en général, ineffable (arrheton). La raison en est qu’il
transcende l’Être et qu’on ne peut le définir que par la négation de
toutes les caractéristiques de l’Être qui, cependant, dérive de lui, ou
encore à l’aide de mots applicables à l’Intellect mais qu’il faut faire
précéder du mot « au-dessus » (hyper-) : « au-dessus de
l’intellection » (hypernoesis), par exemple, ou « au-dessus de
l’existence » (hyperontos). Sa description habituelle comme « au-delà
de l’Être » renvoie à la description que Platon, dans La République,
donne du Bien comme étant « au-delà des choses qui existent »
(epekeina tès ousias) ; mais alors que Platon utilisait cette expression
pour indiquer que le Bien était à la tête de la hiérarchie des Formes,
identifiées par lui à ce qui a vraiment l’être, pour Plotin et pour tous
les autres Néoplatoniciens cela signifiait que le Bien était quelque
chose de transcendant et de distinct par rapport aux Formes. L’Un de
Plotin, cependant, qu’il appelle aussi le Bien, a ceci de commun avec
la Forme platonicienne qu’il est responsable de l’être, et bien que
Plotin soit moins disert à ce sujet, de l’intelligibilité de tout ce
qu’englobe l’intelligible.
L’une des questions les plus difficiles de la philosophie de Plotin
est de savoir comment l’Un est en relation avec le reste du réel, et, en
particulier, si l’on peut lui attribuer quelque intérêt pour ses
produits. L’idée a été défendue principalement par les interprètes
chrétiens, dans le souci, peut-être, d’assimiler la pensée de Plotin à la
leur, mais l’interprétation plus austère selon laquelle l’Un est
responsable de l’existence des autres choses et de leurs différents
niveaux d’unité, mais n’a de relation avec elles qu’en tant qu’il est
pour elles un objet de désir, est probablement la bonne. Ce problème
va de pair avec d’autres difficultés liées à la nature de l’Un et à son
rôle comme source de toutes choses. La question la plus importante
est : « Pourquoi y a-t-il autre chose que l’Un ? » On peut dire que
c’est là une lacune fondamentale de la philosophie de Plotin, même
s’il y a, par ailleurs, une justification philosophique à la position de
l’Un : le désir de disposer d’un premier principe parfaitement simple
et unitaire pour l’âme et l’intellect légués par l’héritage platonico-
aristotélicien. Une autre question importante, à laquelle Plotin
consacre le long et difficile traité VI 8, est de savoir si l’on peut
attribuer une volonté à l’Un, et, dans cette hypothèse, si cette volonté
est impliquée dans la production par l’Un des autres choses. C’est ce
qu’affirment les interprètes qui considèrent que l’Un, comme le Dieu
judéo-chrétien, est d’une certaine façon personnel ; d’autres refusent
cette idée en arguant que douer l’Un de volonté ou de connaissance
de soi enfreindrait son unité. Selon eux, ce qui se trouve « en-
dessous » de l’Un émerge automatiquement de lui comme une
conséquence de son pouvoir suprême et de son infinité intrinsèque.
Un autre problème, qui concerne le reste du réel plus que l’Un
lui-même, est de savoir comment l’on doit décrire le processus
atemporel de son émergence. Le terme « émanation » a souvent été
utilisé à cet effet : il indique que les autres niveaux du réel découlent
de l’Un comme d’une source inépuisable ; les termes de cette famille,
cependant, bien que couramment utilisés par ses commentateurs,
sont bien moins communs dans le texte de Plotin.
Le premier produit de cette genèse des autres choses est la
deuxième hypostase, l’Intellect. Bien que celui-ci soit essentiellement
Forme et Être, il est, dans sa première manifestation, informe et
indéterminé, et, à ce titre, antérieur à l’existence. Il acquiert ses
caractéristiques en se retournant vers l’Un et en le contemplant. C’est
par là qu’il acquiert la Forme et l’Être que l’Un donne sans les avoir
lui-même. L’idée que les caractéristiques de l’Intellect viennent de la
contemplation de l’Un a une origine aristotélicienne plus que
platonicienne : elle s’inspire de la théorie selon laquelle l’intellect,
qu’il soit humain ou divin, s’assimile à ses objets tandis qu’il les
pense. Cette théorie joue aussi un rôle crucial dans la structure de
l’Intellect lui-même et dans la relation, à plus d’un niveau, de ce qui
est en dessous avec ce qui est au-dessus.
On devrait peut-être préciser que « au-dessus » et « au-dessous »
sont des moyens purement métaphoriques, quoique fréquemment
utilisés, de désigner la relation hiérarchique ou causale de choses
qui, en tant qu’immatérielles, doivent être conçues comme n’étant
nullement en un lieu. Une autre façon de décrire cette relation est de
dire que les entités inférieures sont « dans » les supérieures : Plotin
adopte ici une suggestion du Timée de Platon.
L’unité de l’Un fait défaut à l’Intellect du fait de la dualité
soulignée par Plotin entre le sujet et l’objet de la connaissance. Cela
dit, l’Intellect demeure une unité dans la mesure où il ne contient pas
seulement des Formes, douées des propriétés sublimes de la Forme
telles que Platon les décrit dans un fameux passage du Sophiste (248-
9), mais des intellects, qui sont aussi les uns pour les autres objets
d’intellection et qui, toujours en vertu de la théorie aristotélicienne
de la connaissance intellectuelle, sont par là identifiés les uns avec
les autres et identiques entre eux.
Un problème lié à la genèse et à la structure de l’hypostase
Intellect est de savoir si l’aspect par lequel elle est l’Être ou les
Formes est d’aucune façon antérieur à l’aspect par lequel elle est
l’Intellect ou les intellects. On peut soutenir, en s’appuyant sur les
textes, que l’Être doit venir en premier de façon à ce que les intellects
aient un objet à connaître, mais les arguments sont tout aussi forts en
faveur de la priorité de l’aspect intellectuel, dans la mesure où seule
la contemplation de l’Un peut doter l’Intellect encore informe de son
être. La meilleure solution consiste à dire qu’aucun des deux n’est
premier puisque tous deux sont éternels.
Dans la mesure où l’Intellect correspond au modèle imité par le
Démiurge, l’artisan divin du Timée, il devrait contenir les Formes de
tout ce qui existe dans le monde sensible : « Tout ce qui est ici vient
de là-bas, et existe là-bas sous une forme meilleure. » Mais Plotin, en
fait, hésite quant à l’universalité de ce principe ; il le discute
longuement dans un traité tardif et légitimement admiré, Comment la
multiplicité des Formes a été produite, et sur l’Un (VI, 7). Il explique, par
exemple, que, même s’il n’y a pas de lutte dans le monde intelligible,
les Formes des animaux doivent être munies des parties nécessaires
à la lutte, puisque ces parties seront un élément du monde que les
Formes produisent ; pourtant, il n’introduit pas de Formes des
choses indésirables, ni a fortiori, de Forme du mal, alors qu’en toute
rigueur on devrait dire, là encore, que l’Intellect les inclut d’une
façon appropriée. Ce n’est là qu’une des difficultés et des
inconsistances liées au problème du mal ; on y reviendra. Ces
difficultés, tout comme le principe selon lequel l’Intellect devrait
contenir tout ce qui apparaît dans le monde physique, résultent du
strict monisme de Plotin : il ne laisse aucune place à l’idée, repérable
chez Platon, de la matière comme principe indépendant.
Certains représentants du « moyen-platonisme » avaient déjà,
avant Plotin, élaboré un nouveau type d’intellect platonicien en
amalgamant les Formes platoniciennes et l’Intellect aristotélicien ; ils
y voyaient une solution au fameux problème de la nature des objets
éternellement contemplés par cette pensée de soi dont Aristote fait
son principe suprême. À la description que donne Aristote de son
activité, ils ajoutèrent ainsi que l’Intellect pense à la fois lui-même
« et ses propres pensées », identifiées aux Formes. Pour Plotin, cette
solution requérait un soin particulier : il fallait éviter d’importer
dans l’unité de l’Intellect une quelconque dualité ; Porphyre raconte
que l’on passa beaucoup de temps, dans son cercle, à montrer que les
Intelligibles, c’est-à-dire les Formes, sont dans l’Intellect (voir à ce
sujet le traité V, 5, Que les intelligibles ne sont pas en dehors de l’Intellect,
et du Bien). La solution aristotélicienne que Plotin a apportée à cette
question est de celles qui ont été préparées par le travail
d’élaboration de la pensée péripatéticienne entrepris par Alexandre
d’Aphrodise, le plus connu des commentateurs étudiés dans la
communauté philosophique de Plotin.
L’unité de l’Intellect est contenue dans une description
empruntée au Parménide de Platon : il est un un-multiple ou un un-
et-multiple, et se distingue par là de la troisième hypostase qui, elle,
est multiple-et-une. Dans la plupart, sinon dans tous les traités de
Plotin où la question se pose, l’homme peut participer de cette unité
dans la mesure où la partie supérieure de son âme demeure à son
niveau : c’est l’un des points sur lesquels la plupart des
Néoplatoniciens tardifs se refusèrent à suivre Plotin qui, comme il
l’avoue en IV 8, adoptait une voie non orthodoxe. L’affirmation de
notre présence dans l’Intellect soulève un problème, très discuté ces
derniers temps, qui est de savoir si oui ou non celui-ci doit du même
coup inclure une Forme de chaque individu. Les commentateurs qui
conçoivent l’Un comme personnel ont généralement tendance à
accepter l’existence de ces Formes, parce qu’ils y voient un reflet de
la haute valeur accordée par Plotin à l’individu. Les autres
considèrent que les textes divergent et ont plutôt tendance à dire que
Plotin n’a pas atteint de conclusion décisive sur ce point. Il est
certain que quelques-uns des derniers traités suggèrent, même s’ils
ne le prouvent pas, que Plotin considérait alors que la partie la plus
haute de l’individu existe au niveau de l’Âme plutôt que de
l’Intellect. Cette interprétation a l’avantage supplémentaire d’être
fidèle à la nouvelle lecture de Plotin : on ne le tient plus tant, comme
ce fut la coutume, pour un philosophe systématique, que pour un
penseur prêt, à la manière d’Aristote quoique à un moindre degré, à
avancer des idées à titre d’hypothèses, puis à les reconsidérer plus
tard, au cas où une meilleure solution lui viendrait à l’esprit.
L’hypostase Âme est le lien entre le monde intelligible et le
monde sensible. L’Âme, comme le dit Plotin, se tient à la frontière.
Elle est intermédiaire entre, d’une part, l’intelligible comme tel, de
l’autre, le sensible. Tout autant que l’engendrement de l’Intellect,
celui de l’âme est difficile à justifier. Il faut de nouveau avoir recours
à l’explication selon laquelle le pouvoir infini de l’Un requiert
l’existence de tout le reste du réel. De plus, si le monde doit exister, il
faut qu’une partie de l’intelligible soit proche de lui, de manière à lui
donner forme et à le contrôler. La difficulté de ce contrôle augmente
au fur et à mesure que l’on s’éloigne de ce que tous les Platoniciens
et les Aristotéliciens regardaient comme la forme la plus haute
d’existence physique, celle des cieux, pour descendre vers sa forme
inférieure, terrestre. Dans le ciel, ainsi, l’âme exerce sans effort sa
fonction hégémonique, tandis que sur terre elle court le risque d’être
d’une certaine façon affectée par la nature ou par le comportement
imparfait de son objet.
L’Âme « vient à l’existence » en vertu d’un processus similaire à
celui qui est à l’origine de l’Intellect – bien que Plotin lui attribue
parfois un motif personnel sous la forme de l’audace ou de la
témérité (tolma) : il a peut-être emprunté ce concept à ses adversaires
gnostiques, et il l’utilise dans d’autres contextes, comme celui de la
descente de l’âme humaine, mais il ne semble pas l’avoir pris très au
sérieux. Cependant, de même que l’unité de l’Un fait défaut à
l’Intellect, qui doit la contempler pour parfaire sa propre existence,
de même l’âme s’éloigne à la fois de l’unité et du niveau d’être qui
caractérisent l’Intellect. Ainsi, tous les éléments formels existent en
elle à un plus grand degré de dispersion que dans l’Intellect. Une
autre façon d’exprimer cette perte d’unité est de dire que les
contenus de l’âme ne sont pas tous simultanément présents les uns
dans les autres, comme le sont ceux de l’Intellect en vertu de
l’identité réciproque entre les intellects et les intelligibles.
À la difficulté de justifier la venue à l’existence de l’Âme s’en
ajoute une autre, bien connue des spécialistes de Plotin comme de
son disciple Porphyre, qui est de maintenir la séparation et la
distinction entre l’Âme et l’Intellect. Quand Plotin vise à souligner la
nature tripartite du monde Intelligible et le fait qu’il n’y a pas plus ni
moins de trois hypostases, il utilise, pour distinguer l’Intellect de
l’Âme, l’un ou l’autre de ces procédés : l’Intellect, on vient de le voir,
est un un-multiple, alors que l’Âme est un multiple-et-un. Dans
l’Intellect, toute cognition est simultanée et immédiate, alors que
dans l’Âme il y a transition (metabasis) d’un élément au suivant :
ainsi, dans le raisonnement, de la prémisse à la conclusion.
L’Intellect se caractérise par l’éternité, alors que l’Âme englobe le
temps, dont la génération est simultanée à la sienne – position
étrange dans la mesure où l’Âme, en tant qu’hypostase, n’est pas
moins éternelle que l’Intellect lui-même. Le rapport de l’Âme à
l’Intellect est comme un développement ou un déroulement de ce
qui existe en celui-ci sous une forme plus compacte ; Plotin décrit
cette relation, à ce niveau ou à d’autres, en qualifiant de logos de la
forme supérieure la forme inférieure d’être : il entend par là qu’elle
en est une représentation sur un mode inférieur ; une telle utilisation
du mot logos est en soi inhabituelle, mais on la trouve fréquemment
chez Plotin. L’Âme entretient aussi un rapport de dépendance
causale avec l’Intellect – ce qui, en vertu du principe plotinien,
formulé dans l’un des premiers traités (VI 9, Du Bien et de l’Un),
selon lequel la cause est différente de son effet, suffit à l’en
distinguer.
L’Âme a de plus la responsabilité de l’engagement dans le monde
corporel, et de son contrôle ; l’Intellect, lui, en est exempt : il n’est
responsable de l’existence du monde que dans la mesure où il a
assigné à l’Âme le devoir de la maintenir. Ces distinctions en
impliquent d’autres, où l’Âme est définie par le fait qu’elle n’est pas
Intellect ; quand Plotin dit, en une occasion, que tous deux diffèrent
seulement par l’altérité, sans préciser ce que pourrait être cette
altérité, il faut conclure qu’il était conscient de la difficulté qu’il y a à
poser et à concevoir une différence entre deux entités immatérielles.
Il ne la surmonte pas toujours : on découvre alors qu’il a supprimé
toute distinction entre l’Âme et l’Intellect et qu’il a tendance à
transposer dans l’Intellect des caractéristiques de l’Âme, quand il
cherche à souligner sa nature dynamique et même créatrice, et,
inversement, à attribuer à l’Âme des caractéristiques de l’Intellect,
quand il veut marquer sa transcendance par rapport au monde
matériel, ou le contraste entre l’existence matérielle et l’existence
immatérielle (ainsi dans son traité sur L’omniprésence simultanée et
identique de ce qui est [VI, 4-5]) – ou même le caractère impassible du
contrôle de l’Âme sur le monde. Dans ce cas, Plotin refuse aussi
d’attribuer à l’Âme la pensée discursive et transitive qui la distingue
normalement de l’Intellect : quand il fait cette distinction, il dit
ordinairement que l’on passe de l’une à l’autre quand de la pensée
discursive on en vient à l’intuition immédiate et simultanée de ses
conclusions.
Plotin évoque aussi l’Âme dans des termes semblables à ceux
qu’il emploie pour l’Intellect quand il s’efforce de montrer qu’en
dépit de sa liaison avec le corps, elle demeure impassible. Ici, nous
arrivons au niveau d’existence où il n’est plus question des
hypostases intelligibles en elles-mêmes, mais de la fonction
organisatrice et hégémonique de l’âme sur le corps, qu’il s’agisse de
la nature corporelle supérieure du monde céleste, ou des corps
ordinaires du monde terrestre. Avant de voir comment l’Âme
s’acquitte de ce rôle, il faut considérer les distinctions établies par
Plotin entre les différentes sortes d’âmes. L’affirmation selon laquelle
toutes les âmes n’en font qu’une (c’est l’objet de l’un des premiers
traités, IV 9), ne s’applique qu’à deux des trois sortes d’âmes qu’il
distingue : l’Âme hypostase, l’Âme du monde, et les âmes des
individus. On a parfois l’impression que toutes ne sont que des
« parties » coextensives d’une âme unique : mais, à y regarder de
plus près, on découvre que l’Âme hypostase ne fait pas partie de
cette unité mais qu’elle la transcende, et qu’elle en diffère
précisément en ce qu’elle n’a aucun lien direct avec la matière ou
avec le corps. Ce sont les âmes liées au corps, et que l’on peut
considérer comme une image ou un reflet de l’Âme elle-même, de
même que celle-ci peut être vue comme une image ou un reflet de
l’Intellect, qui doivent être conçues comme une seule âme. L’Âme du
monde ne se distingue des âmes individuelles que parce que le corps
qu’elle gouverne est meilleur et parce qu’elle est du même coup
exempte des difficultés qui peuvent troubler toute âme
individuelle – c’est-à-dire toute âme humaine individuelle, puisque
Plotin ne s’intéresse guère aux âmes des autres vivants.
Plotin a évidemment du mal à expliquer comment les âmes
théoriquement identiques des différents individus ne sont pas la
même âme. Avec ce problème, nous pénétrons dans un domaine où
son monisme soulève des difficultés. Puisque tout ce qui est tient son
être de ce qui est au-dessus, dans la mesure où c’est par là qu’il est ce
qu’il est, les différents individus, en tant que les âmes sont leur
cause, devraient être identiques. Pourtant, c’est dans le corps que
Plotin voit la cause de leur différence – plus que dans la matière, qui
n’a aucune propriété jusqu’à ce qu’elle soit informée par l’âme et par
là devienne corps. Parfois, il explique ces différences en disant que
l’âme, du fait de son éloignement de l’origine, perd son pouvoir
formateur et hégémonique et devient incapable de conserver une
maîtrise entière sur le corps ; parfois même en disant que la matière
peut avoir une influence sur l’âme quand elle descend vers les corps.
Il demeure cependant une incohérence fondamentale. Plotin tente à
certains moments de l’alléger en envisageant les corps comme les
parties d’un tout déjà préformé par l’âme elle-même prise en sa
totalité, de sorte que ses parties individuelles peuvent s’incarner
dans les parties de ce tout.
La théorie plotinienne de l’âme humaine est un autre domaine où
la double inspiration, platonicienne et aristotélicienne, se révèle
féconde. En tant que Platonicien, Plotin considère que l’âme est
séparée du corps, supérieure à lui, et qu’elle l’utilise comme un
instrument. Mais c’est sur des principes souvent empruntés à la
théorie aristotélicienne de l’âme dans le traité De l’âme qu’il rend
compte des modalités de cette utilisation, ou, en d’autres termes, du
fonctionnement de l’individu – n’omettant que le concept crucial de
l’âme comme élément formel d’une unique substance dont le corps
est la matière. Ce n’est qu’au niveau de l’intellect – auquel Aristote
était au moins prêt à accorder une existence séparée – que les vues
des deux philosophes sont virtuellement identiques. Compte tenu de
sa conception platonicienne et dualiste de la psychologie, Plotin
avait naturellement du mal à expliquer comment l’âme peut être liée
au corps. Dans le long traité Sur l’Âme (IV, 3-5), il examine différentes
possibilités, à la lumière là encore de l’interprétation par Alexandre
d’Aphrodise des idées aristotéliciennes, pour conclure que l’âme est
présente au corps, plutôt que dans le corps, à la manière dont la
chaleur est présente dans l’air : le sens de cette analogie, c’est que la
chaleur peut affecter l’air en le réchauffant sans être elle-même
affectée. Bien qu’il ait envisagé les nerfs comme étant d’une certaine
façon des intermédiaires, transmettant au corps les instructions de
l’âme et à l’âme les sensations du corps, Plotin n’a jamais donné une
explication claire de l’interaction de l’âme et du corps. Il est
manifeste, à plusieurs reprises, qu’en dépit du principe selon lequel
le corps est inférieur à l’âme et soumis à son contrôle, Plotin admet
qu’il peut agir sur elle : il était suffisamment réaliste pour voir qu’il
lui fallait donner quelque explication de comportements différents
du comportement idéal. De plus, en affirmant que la nature
défectueuse du corps, ou une excessive attention portée à celle-ci,
peut attirer ne serait-ce que la partie « inférieure » de l’âme vers le
bas, Plotin accorde encore à la matière et au corps un degré
d’autonomie que requiert le réalisme mais que ses propres principes
devraient, en toute rigueur, interdire.
C’est en partie pour éviter ces difficultés que Plotin, comme tous
les Platoniciens tardifs, divise l’âme en une partie supérieure et une
partie inférieure, qu’il lui arrive d’appeler, à leur façon, partie
rationnelle et partie irrationnelle. La partie supérieure de l’âme est
généralement exempte de toute affection venue du corps, et
l’individu qui parvient à détourner son attention de celui-ci et de ses
nécessités vit au niveau de son âme supérieure ; une obscurité
demeure cependant : ce niveau est-il celui de la raison discursive, ou
celui de l’intellect qui transcende l’individu et demeure dans
l’intelligible ? Pour préserver l’impassibilité de l’âme, et pour fonder
la possibilité d’une réincarnation de sa seule partie « respectable »,
Plotin dédouble la faculté imaginative (ou représentative :
phantastikon) qui se situe à la frontière entre les deux parties de
l’âme : il accorde ainsi à chacune d’entre elles une forme spécifique
de mémoire, celle-ci étant une fonction de l’imagination. Plotin a
aussi enrichi de façon notable les vues grecques traditionnelles sur la
perception et sur la mémoire, en suggérant que les souvenirs
inconscients pouvaient être plus forts et plus durables que les
souvenirs conscients. Cette idée, combinée à celle selon laquelle nos
personnalités sont formées par nos expériences et par nos souvenirs,
est l’une des plus claires anticipations de la pensée moderne par la
psychologie ancienne.
On a vu, déjà, qu’il est désirable pour l’homme de détourner son
attention du corps. Le résultat immédiat de cette conversion, c’est
que nous pouvons vivre au niveau de l’âme supérieure plutôt qu’à
celui de l’âme inférieure, nous engageant ainsi dans ce processus
d’aspiration vers la réalité supérieure dont participe l’intégralité de
la hiérarchie plotinienne. C’est ainsi que la contemplation, qui se
concentre sur le niveau supérieur et a pour effet une assimilation à
celui-ci, est l’activité la plus importante pour le philosophe : le mot
grec désignant la contemplation est l’un de ceux qu’on utilise pour la
recherche philosophique. Le terme de ce processus est normalement
l’Intellect, mais il arrive aussi, en de rares occasions, que ce soit l’Un
lui-même : celui-ci cependant ne peut être connu que par une sorte
de contact.
De tout cela, la matière est exclue : à son niveau, en effet, les
processus créateurs qui l’ont produite sont si faibles qu’elle-même
est dépourvue de toutes les propriétés, notamment formelles, en
vertu desquelles elle aurait pu participer au mouvement d’aspiration
vers le haut du reste du réel ; Plotin la décrit comme une pure
négativité, aussi dépourvue de caractères que l’Un lui-même. Cette
négativité est d’une certaine façon la cause du mal, de sorte que le
problème du mal est posé en termes métaphysiques plutôt que
moraux, à l’exception de quelques textes, cependant, où il est
expliqué en termes moraux comme étant dû à une faiblesse de l’âme.
Bien que les Platoniciens tardifs diffèrent de Plotin sur de
nombreux points, leurs systèmes sont un développement du sien, de
sorte que tout le néoplatonisme est plus ou moins nourri de son
influence. En Occident, c’est à travers Plotin, ou son disciple
Porphyre, que les éléments platoniciens sont transmis à la tradition
philosophique latine de l’Antiquité tardive, aussi bien païenne que
chrétienne. En Orient, les intermédiaires furent en général des
Platoniciens tardifs, comme Proclos, et les commentateurs d’Aristote.
Plus directement, influente fut l’œuvre connue sous le nom de
Théologie d’Aristote, dans laquelle on a cru trouver le complément
théologique de la métaphysique aristotélicienne, mais qui consistait
en fait en un choix de textes de Plotin, organisés peut-être par
Porphyre le premier, mais dont on n’a de version qu’en arabe. À
travers d’autres traductions syriaques et arabes d’œuvres
néoplatoniciennes, la pensée de Plotin devint un élément crucial des
philosophies juive et musulmane écrites en arabe et qui, via les
traductions latines, furent réintégrées au Moyen Âge dans la
tradition occidentale. On reconnaît maintenant qu’une grande partie
de « l’aristotélisme » du Moyen Âge tardif a été fortement influencée
par le néoplatonisme, et en particulier par les interprétations
platonisantes des commentateurs grecs de l’Antiquité tardive, qui
furent transmises par Averroès et par d’autres commentateurs de la
tradition arabe. De la même façon, le platonisme de la tradition
augustinienne doit beaucoup à Plotin, soit directement, soit à travers
Porphyre.
Par la suite, Plotin eut plus d’influence sur l’art et sur la
littérature que sur la philosophie, exception faite de l’idéalisme
allemand. On doit signaler que c’étaient les images et allégories
plotiniennes, par exemple celle des deux amours du traité III, 5 (De
l’amour), ou de la lumière éclatante de la vision mystique de l’Un,
plutôt que son esthétique, dont s’inspiraient peintres et poètes de la
tradition occidentale ; ce mouvement reçut sa plus grande impulsion
de la traduction latine publiée en 1492 par le Florentin Marsile Ficin.
Le texte grec de Plotin resta inédit pendant encore presque un siècle,
et ce n’est qu’en 1973 qu’on en acheva la première édition
scientifique moderne.
Henry BLUMENTHAL
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Textes et traductions
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1966-1988.
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Cambridge History of Later Greek and Early Medieval Philosophy,
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WALLIS, Richard T., Neoplatonism, Londres, Duckworth, 1972, p. 37-
93.
Plutarque

Évoquer Plutarque lorsqu’on s’intéresse au « savoir grec » semble


une évidence, tant est riche et variée l’œuvre prolifique que nous a
laissée ce « Pic de La Mirandole » de l’Antiquité, tant aussi les
savants modernes y ont puisé de renseignements sur les auteurs
perdus ou les périodes obscures des époques hellénistique et
romaine. Le figer cependant en « gardien du temple » ou même
limiter son hellénisme au savoir donnerait une image trop réductrice
d’un homme qui a cherché dans une tradition vivante, dont la
réflexion philosophique est une composante majeure, des réponses
aux questions de son temps : en quoi il est bien un homme de
l’époque qui vit Trajan s’efforcer de ranimer la vie des cités et
Hadrien restaurer le temple de Delphes.

Un double enracinement hellénique :


Chéronée et la Paideia
Béotien né aux environs de 45 après J.-C. à Chéronée, Plutarque
était par ce lieu de naissance voisin des deux grands pôles
historiques de l’hellénisme, Athènes et Delphes. Athènes, dépositaire
de l’héritage intellectuel, l’accueillit dans sa jeunesse pour des études
de philosophie qu’il mena sous la direction du Platonicien
Ammonios ; il y revint maintes fois voir ses amis et profiter de
« l’abondance des livres et des conférences de toutes sortes » (De E,
384 E) ; il en fut même fait citoyen au titre de la tribu Léontis. Il
devint, vers la fin des années 90, prêtre de Delphes, grand centre de
la tradition religieuse en dépit du déclin de son oracle. Favorisé par
la géographie, son ancrage dans la tradition fut renforcé par son
immense culture : outre la rhétorique et les connaissances littéraires
qu’elle implique, outre la philosophie, il nous confie lui-même la
passion pour les mathématiques qui l’habita dans sa jeunesse et
déploie aussi des connaissances en musique – même si le traité Sur la
musique conservé sous son nom est apocryphe –, en sciences
physiques et biologiques – largement puisées dans l’école
aristotélicienne –, et en médecine, qu’il étudia peut-être lors de son
séjour à Alexandrie. Selon l’usage de son temps, il compléta en effet
sa formation en voyageant dans l’Empire romain avant de donner
avec succès des conférences qui l’amenèrent à Rome vers la fin du
règne de Vespasien (69-79) et probablement encore durant le règne
de Domitien (81-96). C’est cependant de propos délibéré qu’aux
environs de 90, avant l’expulsion des philosophes en 93-94, il revint
se fixer à Chéronée, qu’il choisit de servir comme magistrat et où il
professa la philosophie. De cette seconde partie de sa vie, où il
continua à se déplacer pour voir ses amis, date l’essentiel de son
œuvre qui nous donne, par sa forme même, un bon aperçu de ce que
pouvait être la vie de son cercle.
En effet, les préfaces de ses traités non seulement font apparaître
comme dédicataires les membres de son entourage, grands
personnages romains ou notables grecs, mais elles font aussi écho
aux sollicitations de ceux-ci et aux débats à l’arrière-plan de leur
rédaction. Les banquets érudits des Propos de table, une fois la part
faite de la mise en forme littéraire qui atténue les controverses et
supprime tout ce qui n’est pas d’ordre intellectuel, montrent surtout
l’idéal de sociabilité courtoise de ce milieu cultivé, la variété des
domaines du savoir auxquels il s’intéressait et l’esprit dans lequel il
les abordait. Ainsi, lorsque chaque convive paie son écot en
élaborant une théorie personnelle, il s’attache à respecter les
catégories du vraisemblable (eikos) et du croyable (pithanon), dans
l’esprit de ce vers de Xénocrate dont Ammonios aimait à ponctuer
ses exposés : « Voilà notre opinion à l’allure de vérité » (QC, IX,
14.746 B) : on retrouve là, comme en bien des passages de l’œuvre de
Plutarque (cf. sur l’epochè, De primo frig. 955 C), l’esprit de la
Nouvelle Académie soucieuse d’éviter « une confiance excessive »
(to agan tès pisteôs) et qui est, à ses yeux, partie intégrante de la
tradition platonicienne – il avait écrit un traité Sur l’unité de
l’Académie et s’en réclame in De E 387 F, De sera 569 E-F et De def. 430
F-431 A. Ce n’est sans doute pas un hasard si ces revendications
d’appartenance se situent dans des dialogues philosophiques, dont
la forme polyphonique, sensiblement différente des dialogues
platoniciens, cherche la vérité en confrontant des théories, qui ne
s’annulent pas nécessairement – les meilleurs exemples en sont le
Démon de Socrate, le Déclin des oracles et l’Epsilon de Delphes.
Dernier trait, enfin, sensible dans les Propos de table et
caractéristique de la paideia impériale, le goût de l’érudition et du
commentaire inspire des œuvres comme les Questions romaines ou les
Questions grecques sur les usages de chaque peuple ou, dans le
domaine philosophique, les Questions platoniciennes, mais il se
retrouve aussi, plus curieusement, dans les Vies. Le biographe en
effet n’hésite pas à interrompre son récit pour expliquer la formation
des sources, retracer une histoire de la mécanique ou commenter
l’attitude des héros, chose apparemment plus naturelle, mais très
révélatrice du regard qu’il jette sur le passé et l’histoire.

Les leçons de l’Histoire : le « politique »


selon Plutarque

Il est remarquable d’abord que Plutarque compose les Vies


parallèles d’un Grec et d’un Romain, signe que, pour lui, Grecs et
Romains partagent un univers moral commun dans le cadre d’une
même civilisation. Ce primat des valeurs morales et le désir qu’il
affiche de cerner les nuances de la vertu ou de regarder dans le
miroir de l’histoire des grands hommes « pour tâcher de régler [sa]
vie et la conformer à l’image de leurs vertus » (Aem., 1.2), effort qui
rappelle le conseil donné dans le traité Comment s’apercevoir qu’on
progresse dans la vertu de se demander ce qu’« aurait fait Platon en
cette circonstance, ce qu’aurait dit Épaminondas, quel caractère
auraient montré Lycurgue ou Agésilas », révèlent la profonde unité
qui lie traités moraux et Vies, distingués seulement pour des
commodités de classement ; au reste, le mot de bios s’applique,
comme on le voit dans le Gorgias ou le mythe d’Er, au « genre de
vie » que chacun est requis de choisir, avant de désigner le genre
littéraire d’origine péripatéticienne attaché à décrire le « genre de
vie » choisi : dans les deux cas, la notion appartient au domaine du
philosophe et non de l’historien.
Animé d’intentions morales, Plutarque affirme dans maintes
préfaces la valeur exemplaire des grands hommes ; mais il ne se
dissimule pas l’imperfection de l’homme en général et de ses héros
en particulier et, s’il prétend ne pas appuyer les défauts (Cim., 2, 2-5),
ses Vies ne tournent pas à l’hagiographie, non plus qu’au
réquisitoire, lorsqu’il choisit des antimodèles comme Démétrios et
Antoine, en soulignant qu’il n’est pas de conduite morale sans la
connaissance du bien et du mal (Dem., 1). Il s’attache plutôt à
détailler « les mille combats de la valeur (aretè) contre les coups du
sort (ta syntynchanonta) » (De genio, 575 C) et élabore, sous les
apparences d’un récit chronologique, une narration fragmentée où le
fait historique, vidé de sa substance proprement historique, reçoit un
traitement un peu comparable à celui que les rhéteurs réservent aux
citations littéraires, coupées de leur contexte et avancées à l’appui de
tel trait ou de telle idée : ainsi se détachent des moments forts,
« exemplaires », que Plutarque laisse parler d’eux-mêmes en usant
d’un style mimétique ou qu’il commente à la manière des textes
littéraires du traité Comment écouter les poètes.
Il propose ainsi à l’admiration et à l’émulation de ses lecteurs
(Per. 2) des caractères et conduites d’hommes d’État, puisque, fidèle
à son propre choix de vie, il ne retient que des vies « pratiques » et
non « théorétiques », même s’il ne manque jamais de souligner la
formation ou les fréquentations philosophiques de ses héros et ne
dissimule pas sa prédilection pour son compatriote Épaminondas,
qui sut allier politique et philosophie. Sans méconnaître la
pénétration psychologique et la sympathie qui, loin de toute
moralisation, pourraient faire de Plutarque l’un des premiers grands
« moralistes classiques », on voit néanmoins se dégager quelques
vertus essentielles. La première réside dans un dévouement absolu à
la cité ; c’est dans cette optique qu’il faut comprendre la large place
faite aux exploits guerriers : de prime abord, elle s’accorde mal avec
la réalité de la cité impériale, et contredit même les Préceptes
politiques, où Plutarque conseille d’éviter dans les discours le rappel
des victoires du passé et d’exalter plutôt les vertus de la paix, mais il
s’agit ainsi de montrer aux notables des hommes qui étaient prêts à
servir la cité partout et en toutes circonstances, à lui sacrifier leur vie,
leurs intérêts et leurs attachements personnels, voire leur honneur et
leurs principes.
Mais, dans cette compétition (agôn) qu’est la vie politique, bien
des écueils menacent, et Plutarque retrouve, à toutes les époques,
dont il néglige souvent la spécificité, les passions qu’il dénonce dans
les Préceptes politiques : l’ambition (philotimia) – aiguillon nécessaire
de l’action, mais qui peut dégénérer en goût (excessif) de la victoire
et de la querelle (philonikia) et en soif du pouvoir (philarchia) – et la
jalousie (phthonos), épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête
des puissants qui ont, au contraire, besoin de crédit et de popularité
pour agir.
C’est pourquoi l’homme politique se doit, à l’instar de Périclès,
d’avoir des qualités de pédagogue, alliant fermeté et persuasion,
sachant résister aux entraînements de la foule et conscient de sa
responsabilité de chef auquel il appartient d’assurer le salut de ceux
qu’il dirige. Il doit aussi, s’il veut être suivi, se faire aimer et
Plutarque attache la plus grande importance aux contacts établis par
le héros avec ses concitoyens ou ses sujets. Souriant, affable, rejetant
les grandeurs orgueilleuses d’un luxe qui l’éloignerait des autres,
accessible à tous, serviable, il reste profondément un homme de la
cité, même si, à l’occasion, le texte fait entendre des échos de la
théorie platonicienne du philosophe-roi ou des réflexions
pythagoriciennes. En témoigne le malaise de l’auteur devant les rois
hellénistiques dont il flétrit la morgue, l’avidité et la déloyauté. Ses
héros méritent ainsi pleinement le qualificatif de « politikoi », dignes
de la cité, parce qu’ils la servent et qu’ils en respectent les valeurs
d’humanité et de douceur.
Les leçons du platonisme : philosophie
et religion
Dévoué à Chéronée, Plutarque est aussi le serviteur de la
philosophie et du dieu de Delphes. Significative de l’union
indissoluble des deux est la remarque qui ouvre son dialogue le plus
métaphysique, l’Epsilon de Delphes, et qu’il met dans la bouche de
son maître Ammonios : il y rappelle que le dieu n’est « pas moins
philosophe que devin » (De E, 385 B) et qu’il suggère des « questions
aux hommes tant soit peu doués de raison et de sens, appâts et
incitations à réfléchir, à s’informer et à discuter à leur sujet » (385 D).
Non moins significative, à l’autre bout du texte, l’explication finale
du même Ammonios, qui interprète l’ « Ei » (le nom grec de la lettre
epsilon) de Delphes comme la deuxième personne du verbe « être »,
« tu es », et sa consécration à Apollon comme la reconnaissance que
Dieu seul possède la plénitude de l’être (392 E). À l’inverse, le
« connais-toi toi-même » nous rappelle la fragilité de notre nature
fluente et notre incapacité à toujours comprendre le Dieu (cf. De Pyth.
or., 409 D, ou De sera, 549 E). Transcendance qui ouvre un gouffre
ontologique entre humain et divin, mais en même temps bonté
consubstantielle au divin qui lui interdit l’indifférence épicurienne :
ces deux éléments commandent la vision du monde de Plutarque
comme la nécessité pour lui d’expliquer le mal et de réfléchir à la
communication entre hommes et dieux.
Le divin est incompatible avec l’illimitation, synonyme de
désordre et d’inintelligibilité (De def. 423 C) : ainsi l’exigence d’un
ordre intelligent qui anime le monde se trouve au cœur du
commentaire (partiel) du Timée, centré sur l’Âme du monde, que
Plutarque a rédigé à la demande de ses fils. Deux traits originaux
sont à souligner : d’abord la position de l’existence, préalable à
l’association avec les principes du Même et de l’Autre (De an. procr.
1024 D), d’un premier mélange de divisible et d’indivisible, le
« divisible » correspondant à ce que Plutarque appelle « l’âme elle-
même », c’est-à-dire l’âme précosmique et désordonnée, substrat
psychique harmonisé seulement dans un second temps par la
participation au nombre ; ensuite, originalité liée à la première,
l’interprétation littérale du Timée – qu’on trouve aussi chez Atticus –
qui situe cette harmonisation dans le temps et suppose un second état
de l’âme, où ne disparaît pas totalement la tendance précédente au
désordre. Cette cosmologie lui permet d’expliquer l’origine du mal
et pose le problème, très débattu, du dualisme développé dans un
passage important du Sur Isis (369 A-371 B). S’opposant d’entrée au
mécanisme matérialiste des Épicuriens et à l’immanentisme stoïcien,
où la Raison, régnant sans partage, est, pour lui, nécessairement
responsable du mal (369 A), Plutarque se réclame de toute une
tradition (370 F), au premier rang de laquelle figurent les « deux
âmes » des Lois (X 896 E) et pose l’existence de deux forces opposées,
mais inégales (371 A), car rien ne saurait l’emporter sur la puissance
bienfaisante divine (cf. aussi De def. 413 E).
Cette nature mélangée, qui oppose radicalement notre monde à
la pureté divine (cf. De E 20, 393 A-C), conditionne notre
connaissance comme notre conduite. S’appuyant là aussi sur Platon
(cf. Phédon, 97b-99d), Plutarque lui fait gloire de ce que « « tout en
rapportant à la divinité l’origine de tout ce qui procède de la raison
(kata logon), il ne prive pourtant pas la matière de son action
nécessaire sur le devenir, en comprenant que l’univers sensible,
organisé comme nous le voyons, n’est pas pur et sans mélange, mais
qu’il procède de l’union de la matière et de la raison (logos) » (De def.
435 F- 436 A). En découle la théorie de la double causalité, qui
distingue la cause finale ou supérieure de la cause matérielle ou
naturelle, le telos de l’aitia, pour reprendre le vocabulaire employé
dans l’anecdote du bélier unicorne de Périclès, dont le savant
Anaxagore expliqua les causes physiques, tandis que le devin
Lampon en dégagea le sens (Per. 6). Il ne faut ni exclure aucun des
deux aspects (cf. QC VIII 3, 720 E), ni les confondre, en tombant dans
l’immanentisme stoïcien. Raillant, comme les Épicuriens, la vision
d’une divinité « claquemurée » tous les mois dans le corps de la
Pythie, voire dans les monuments (De Pyth. or. 398 A), il explique
comment, prophétie de la Pythie (De Pyth. or. 397 C) ou action
humaine (Cor. 32), ce n’est jamais le Dieu qui parle directement ou
qui actionne bras et jambes, mais qu’il agit sur la faculté imaginative
et par des représentations, suscite les paroles de l’une, éveille la
partie active et volitive de notre âme.
Cette nécessaire médiation nous renvoie au monde du mélange, à
notre nature « double et composite », dualité éthique qui, derechef,
s’oppose au monisme stoïcien et s’épanouit dans la distinction de la
vertu théorétique, la sophia, constituée au niveau de l’esprit pur et
impassible, et de la vertu éthique, la phronèsis, qui doit tenir compte
de la contingence et se caractérise par « le fait d’avoir la passion pour
matière et la raison pour forme » (De virt. mor. 440 D ; cf. aussi Per. 16,
7). Il est donc aussi illusoire qu’erroné de vouloir extirper la passion,
mais l’harmonie, dont la contemplation céleste nous donne le
modèle (De sera 550 D, à rapprocher de Tim. 47b-c) doit prévaloir,
entre corps et âme (De tuenda san. 137 E, avec référence à Tim. 88b)
comme à l’intérieur de l’âme. Telle est la vertu à laquelle peut
atteindre l’âme incarnée mais le divin reste toujours son horizon et
Plutarque ne cesse de mettre en garde contre tout ce qui peut en
détourner la pensée (De Pyth. or. 400 D et 409 C-D, De def. 435 A et
Amat. 764 D-E).
La distance entre divin et humain, sensible et intelligible – les
deux couples étant à peu près synonymes dans une pensée où, selon
F. Ferrari, se réalise « une coalescence de l’ontologique et du
théologique » – n’entraîne cependant ni dévalorisation de notre
monde (cf. De tranq. an. 477 C-F) ni invitation à une assimilation à
Dieu synonyme de fuite, selon le conseil du Théétète (176a), mais elle
pose le problème du metaxu et de la démonologie (à laquelle il
réfléchit aussi dans le cadre de la tradition philosophique et
religieuse, De def. 414 E-418 D). Surtout, elle amène au premier plan
la question de la relation entre hommes et dieux : de là la réflexion
sur les oracles, de là cet extraordinaire dialogue, toujours discuté,
qu’est le Démon de Socrate – un thème philosophique traité aussi par
Apulée et Maxime de Tyr –, où est proposé tout un éventail de
réponses « platonisantes » sur la nature de ce démon, de l’option la
plus rationaliste de Galaxidoros à la réponse pythagorisante de
Théanor en passant par le logos de Simmias, le disciple de Socrate,
qui associe pureté de l’âme et réceptivité, avant de recourir à un
mythe, expérience d’un certain Timarque descendu dans l’antre de
Trophonios pour obtenir une réponse sur le démon de Socrate. Et
dans son voyage, comparable par son affabulation au mythe d’Er,
mais où le paysage céleste n’est pas sans évoquer la géographie
mythique du Phédon (590 C-F), il apprend que l’âme, psykhè, ne
désigne que « la partie immergée dans le corps », tandis que la partie
inaccessible à la corruption, appelée nous par la masse, qui le croit à
l’intérieur d’eux, est en réalité le daimôn (591 E). Une fois libéré par la
mort et parvenu dans l’Hadès céleste que constitue l’espace lunaire,
suivant que le vice l’a alourdi ou la vertu allégé, il connaît un
mouvement plus ou moins erratique, réussit à s’élever jusqu’à
l’Intelligence pure (cf. De facie) ou, au contraire, plonge vers une
nouvelle réincarnation.
En attendant cette libération, que lui faisait entrevoir aussi son
initiation aux mystères de Dionysos (Cons. ad uxorem 611 D),
Plutarque essayait d’être, selon sa définition du véritable Isiaque,
« celui qui, ayant reçu selon la tradition ce que l’on montre et
accomplit dans le culte de ces divinités, cherche dans tous les cas, en
faisant appel à la raison et à la philosophie, la vérité dont ce rituel est
porteur » (352 C). Vertu et vérité : dans cette recherche qui mobilise
l’essentiel de la tradition hellénique, service de la cité, exigences de
la raison inaugurées par Socrate, platonisme et respect des usages
religieux, celui dont Montaigne célébrait les « opinions platoniques,
douces et accommodables à la vie civile » se fit comme l’incarnation
de l’idéal philosophique antique qui ne séparait pas le savoir et la
vie.
Françoise FRAZIER
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Textes et traductions
On dispose pour les Vies d’une édition complète dans la collection
des Universités de France (15 volumes + un volume d’index des
noms propres) ; les éditions bilingues grec-italien de Rizzoli (BUR
Classici greci) et de Mondadori (Fondazione Valla) offrent un
commentaire historique nourri. Parmi les nombreuses traductions
françaises, celle de Gallimard (coll. « Quarto », 2001) comporte un
utile « Dictionnaire Plutarque » établi sous la direction de Pascal
Payen, p. 1943-2117.
Pour les Œuvres morales, seules les collections Teubner (grec seul) et
Loeb (grec-anglais) sont actuellement complètes. Sont toujours en
cours l’édition de la CUF et le Corpus Plutarchi Moralium, édité chez
d’Auria (Napoli) : la première s’est enrichie en 2002 et 2004 de
BABUT, Daniel et CASEVITZ, Michel, Traités antistoïciens, t. XV 1-2 ;
mais pour le Sur le visage qui est dans la lune, les Questions
platoniciennes et le Sur la création de l’âme dans le Timée, la référence
reste toujours le travail de CHERNISS, Harold, Loeb, vol. XII et XIII-1,
auquel il faut ajouter FERRARI, Franco & BALDI, Laura, Sulla
o
generazione dell’anima, CPM n 37, 2004. Parmi les traductions seules,
le volume d’ILDEFONSE, Frédérique, Plutarque. Dialogues pythiques,
Paris, GF comporte une importante introduction (sur la traduction,
compléter par le compte-rendu de FRAZIER, Françoise, Ploutarchos
n.s., 5, 2007/2008, p. 114-121).

Études
Elles sont innombrables, avec, quasiment chaque année, un congrès
des sections espagnole et italienne de l’International Plutarch
Society, et une rencontre du Réseau de recherche (RED), et, tous les
trois ans, un congrès international de l’IPS. Depuis 2004-2005
(vol. II), la nouvelle série de la revue de l’IPS, Ploutarchos, publie un
bulletin bibliographique annuel (aussi) complet (que possible) des
articles et communications consacrés à Plutarque.

La personnalité de Plutarque
La présentation universitaire la plus complète reste celle de ZIEGLER,
Konrat, pour la Real Encyclopedie (XXI-1, 1951, col. 639-961),
complétée et tirée à part à Stuttgart en 1964. On dispose depuis 2000
d’une biographie intellectuelle due à SIRINELLI, Jean, Plutarque de
Chéronée. Un philosophe dans le siècle, Paris, Fayard. On peut y ajouter
le livre de JONES, Christopher P., Plutarch and Rome, Oxford,
Clarendon Press, 1971, toujours utile, ainsi que l’étude
prosopographique des amis de Plutarque de PUECH, Bernadette,
dans le volume II.33.6 de l’ANRW, 1992, p. 4831-4893.

La pensée politique
On complétera l’article de synthèse d’AALDERS, Gerhard J. D. et de
BLOIS, Lukas, « Plutarch und die politische Philosophie der
Griechen », ANRW, II.36.5, 1992, p. 3385-3404, par l’introduction
détaillée de CARRIÈRE, Jean-Claude, aux Préceptes politiques (CUF, t.
XI-2, 1984). Les qualités réclamées des notables ont été mises en
rapport avec les données de l’épigraphie par PANAGOPOULOS, Cécile,
Dialogues d’histoire ancienne, no 3, 1977, p. 197-235. On trouvera aussi
des éléments dans le congrès édité par STADTER, Philip A. & VAN DER
STOCKT, Luc, Sage and Emperor. Plutarch, Greek Intellectuals, and Roman
Power in the Time of Trajan (98-117 av. J.-C.), Leuven, Leuven
University Press, 2002, et, sur un point plus précis, dans le récent
commentaire de ROSKAM, Geert, Plutarch’s Maxime cum principibus
philosopho esse disserendum. An Interpretation with Commentary,
Leuven, Leuven University Press, 2009.

Les Vies
Deux synthèses ont été publiées à peu près simultanément, celle de
FRAZIER, Françoise, Histoire et morale dans les Vies parallèles de
Plutarque, Paris, Les Belles Lettres, 1996, et celle de DUFF, Tim,
Plutarch’s Lives. Exploring Virtue and Vice, Oxford University Press,
1999. L’ensemble du volume II.33.6 de l’ANRW (1994) est consacré à
l’analyse de Vies particulières ou de procédés. Les principales études
du plus grand spécialiste actuel des Vies ont été réunies in PELLING,
Christopher, Plutarch and History. Eighteen Studies, Londres,
Duckworth, 2002. L’autre grand spécialiste est STADTER, Philip A.,
éditeur d’un Plutarch and the Historical Tradition, Londres, Routledge,
1992.

La pensée philosophique et religieuse de Plutarque


La thèse de BABUT, Daniel, Plutarque et le stoïcisme, Paris, Les Belles
Lettres, 1969, a marqué une étape décisive dans la recherche
plutarquéenne en insistant sur la cohérence de sa pensée. Ont suivi
de nombreux articles réunis dans Parerga, Collection de la Maison de
l’Orient, Lyon, 1994, auxquels il faut ajouter « Polémique et
Philosophie dans deux écrits antistoïciens de Plutarque », REA 100
(1998) 11-42 et « L’unité de l’Académie selon Plutarque. Notes en
marge d’un débat ancien et toujours actuel », in M. BONAZZI, C. LÉVY
& C. STEEL (eds.), A Platonic Pythagoras. Platonism and Pythagorism in
the Imperial Age, Turnhout, Brepols, 2007, p. 63-98.
BOULOGNE, Jacques, Plutarque dans le miroir d’Épicure, Villeneuve-
d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2003, a tenté la même
approche pour le Jardin, mais c’est le platonisme qui a été le plus
étudié dans les dernières années, avec :
DONINI, Pierluigi, « I Fondamenti della Fisica e la teoria delle cause
in Plutarco », in I. Gallo (ed.), Plutarco e le scienze, Genova, Sagep,
1992, p. 99-120, « Plutarco e la rinascita del platonismo », dans
G. Cambiano & alii (ed.), Lo spazio letterario della Grecia antica, t. I 3,
Roma, Salerno ed., 1994, p. 35-60, et « Tra Academia e Pitagorismo. Il
platonismo nel De Genio Socratis di Plutarco », in M. Bonazzi, C. Lévy
& C. Steel (eds), A Platonic Pythagoras, Turnhout, Brepols, 2007, p. 99-
125 ;
FERRARI, Franco, Dio, idee e materia. La struttura del cosmo in Plutarco di
Cheronea, Napoli, M. D’Auria, 1995 et « Pronoia platonica e noèsis
noèseôs aristotelica : Plutarco e l’impossibilità di una sintesi », in A.
Pérez Jiménez et al. (ed.), Plutarco, Platón y Aristóteles, Madrid, Ed.
clásicas, 1999 ;
OPSOMER, Jan, In Search of the Truth. Academic Tendencies in Middle
Platonism, Leuven, 1998, p. 213-240 – analyse nuancée in « Plutarch’s
Platonism Revisited », in M. Bonazzi et V. Celluprica (ed.), L’eredità
platonica. Studi sul Platonismo da Arcesilao a Proclo, Milano, 2005,
p. 161-200 – et « Plutarch’s De animae procreatione in Timæo :
Manipulation or Search for consistency ? », in P. Adamson et al. (ed.),
Philosophy, Science and Exegesis in Greek, Arabic and Latin
Commentaries, BICS. Suppl. 83, 1, Londres, 2004, p. 137-162.
Sur « foi » et raison, voir JAILLARD, Dominique, « Plutarque et la
divination : la piété d’un prêtre philosophe », Revue de l’histoire des
religions, 224, 2007, p. 149-169 et FRAZIER, Françoise, « Philosophie et
religion dans la pensée de Plutarque. Quelques réflexions autour des
emplois du mot pistis », Études platoniciennes V, 2008, p. 41-61. Les
aspects « littéraires » de la réflexion sont abordés en particulier par :
VAN DER STOCKT, Luc, Twinkling and Twilight. Plutarch’s Reflections on
Literature, Bruxelles, AWLSK, 1992.
HIRSCH-LUIPOLD, Rainer, Plutarchs Denken in Bildern, Tübingen, Mohr
Siebeck, 2002.
Polybe

Polybe incarne l’un des sommets de l’historiographie antique.


Son importance résulte d’une pluralité de facteurs : son moment
historique, où la fin de l’autonomie des cités grecques coïncide avec
l’avènement de la pax romana, son rôle exceptionnel de témoin des
événements qu’il raconte, son objet même – les raisons de
l’expansion de Rome et de sa domination dans le monde
méditerranéen, son destin personnel, qui en fait un être entre Grecs
et Romains, deux mondes sur lesquels il adopte un point de vue
lucide et distancié, une conception particulière, enfin, de l’écriture de
l’histoire et un regard réflexif et critique constant sur le sens de son
entreprise.
Né vers 208 avant notre ère à Mégalopolis en Arcadie, Polybe
passe sa jeunesse dans la fédération achaïenne. Fils d’un homme
politique de premier plan, il exerce notamment la fonction militaire
d’hipparque en 170. Le monde grec est miné par ses divisions
internes, et la fédération ne s’engage pas assez nettement aux côtés
de Rome dans le conflit contre le Macédonien Persée. Après la
victoire de Pydna (168), les Romains déportent en Italie, de 167 à 150,
mille otages achaïens, suspects de déloyauté. Polybe est l’un d’eux.
Séjournant à Rome, il devient l’ami du jeune Scipion Émilien.
Situation ambiguë : otage, il est aussi membre d’un cercle philhellène
important (le « cercle des Scipions ») et dispose d’un point
d’observation privilégié sur la civilisation romaine, ses institutions,
le rôle de la religion dans le maintien de la cohésion de l’État,
l’organisation de l’armée. Devenu un allié sûr des Romains, Polybe
accompagne Scipion en 147-146 lors du siège de Carthage. Il
continue à jouer un rôle actif dans la vie politique du monde grec,
notamment dans le cadre de la réorganisation administrative
consécutive au sac de Corinthe. La rédaction de la majeure partie de
l’Histoire se situe sans doute durant les vingt dernières années de sa
vie. Polybe fut aussi l’auteur d’une Vie de Philopoemen, d’un traité de
Tactique et d’un ouvrage sur la guerre de Numance.
Polybe se propose d’expliquer « comment et grâce à quel
gouvernement l’État romain a pu, chose sans précédent, étendre sa
domination à presque toute la terre habitée et cela en moins de
cinquante ans » (I. 1. 1). Un double objet est ainsi défini : comprendre
l’enchaînement des événements qui ont fait germer le projet de
domination mondiale, puis ont permis sa réalisation (de 223 à 168) ;
rechercher cette explication dans le cadre d’une comparaison entre la
Grèce et Rome, et trouver dans les systèmes politiques et les
institutions l’une des clés d’intelligibilité de ce grand processus
historique et un élément d’explication des succès militaires des
Romains. Dès le livre III, toutefois, Polybe élargit ce cadre
chronologique, jusqu’aux lendemains du sac de Corinthe et de la
destruction de Carthage (146).
Le panorama est vertigineux : en Grèce, conflits chroniques entre
ligue achaïenne, Étoliens et Spartiates et impuissance des cités à
dégager une politique cohérente face à la montée en puissance de
Rome et aux Macédoniens, dont les ambitions panhelléniques
conduisent Philippe V, puis Persée à affronter les Romains (trois
guerres de Macédoine, pour aboutir à l’écrasement de Persée à
Pydna en 168) ; conflit avec Carthage, qui se déploie dans la
Méditerranée occidentale (Sicile, Espagne, Italie) avant de se jouer
sur le sol africain ; conflits des royaumes orientaux, Pergame, le
royaume séleucide, l’Égypte des Lagides ; guerre de Rome contre
Antiochos III.
L’œuvre fut écrite dans le recul et constamment remaniée, même
dans les phases ultimes de sa rédaction, où l’auteur modifie encore
les premiers livres. Polybe est alors revenu en Grèce, où il meurt,
après 118, à la suite, dit-on, d’une mauvaise chute de cheval.
L’histoire est alors déjà accomplie et pleinement lisible.
Un tel projet exigeait une forme historiographique adaptée.
Certes, en choisissant de se restreindre aux événements du passé
proche et en privilégiant le politique, Polybe s’inscrit dans la
continuité de Thucydide, Xénophon et Théopompe. Le récit est
exercice de la mémoire, interprétation des événements vécus,
collecte des témoignages parmi les acteurs de la génération
précédente et dans la sienne propre, consultation des archives,
lecture critique des historiens antérieurs.
Mais à la différence de ses prédécesseurs, le projet polybien
d’histoire universelle outrepasse le cadre formel d’une
historiographie centrée sur le monde et les affaires grecs. Et en
conséquence, il ne peut se conformer au strict principe annalistique
mis en œuvre par Thucydide. Il fallait trouver un fil conducteur
permettant d’organiser l’ensemble du récit, et se prêtant à l’ambition
annoncée dès les premières lignes de l’œuvre : reconstituer un
processus condensé dans le temps, mais qui se déploie sur la totalité
du monde méditerranéen. Il s’agissait moins de retracer la
succession des événements que d’offrir au lecteur la perspective
d’ensemble qui les englobe et en dégage la cohérence profonde.
Polybe devait pour cela concilier l’ordre chronologique de
l’annalistique – un enchaînement d’olympiade en olympiade – et un
cadre géographique œcuménique, en d’autres termes, concilier la
continuité propre d’un événement, la chaîne de ses causes et de ses
conséquences et, d’autre part, le déclenchement simultané des
événements, le déroulement d’une même action dans différentes
régions du monde. L’écriture de l’histoire aspire ici à un
isomorphisme avec la dynamique même des événements qu’elle
retrace.
Cette dimension spatiale se manifeste dans l’objet même de
l’Histoire, mais aussi dans leur forme et leur organisation. Rome
s’emploie à unifier le monde sous sa tutelle. Pour parvenir à cette
fin, il lui faut gérer plusieurs fronts d’opérations, et imposer
progressivement sa loi à des contrées éloignées. Polybe se propose
de retracer un processus où l’histoire trouve son achèvement dans
l’unification organique de l’espace (I. 1. 3). En choisissant comme
point de départ la CXLe olympiade (220-216 avant J.-C.), il voit
s’ouvrir une période où « les affaires d’Italie et d’Afrique se sont
trouvées désormais liées aux affaires de Grèce et d’Asie et il y a eu
convergence de toutes choses vers un aboutissement unique » (I. 1.
3). L’Histoire s’efforce constamment de montrer comment
l’enchaînement des péripéties locales contribue à cette fin ultime, de
mettre en évidence les connexions entre des événements en
apparence distincts et les conséquences de ces enchaînements.
Polybe opte pour une histoire universelle qui échappe au modèle de
la juxtaposition de monographies régionales pour tenter de saisir
l’interaction même des événements. L’universalité ne résulte pas
d’une histoire qui s’étendrait depuis le passé lointain jusqu’aux
temps contemporains (Éphore, Diodore de Sicile), mais plutôt de sa
dimension œcuménique, et à l’intérieur de celle-ci, de la mise en
évidence de liens entre des événements qui étaient auparavant sans
rapports.
Si l’on tient compte de ce projet, réaffirmé à plusieurs moments
clés des Histoires, et de l’intérêt constant de Polybe pour les
questions de géographie – au point qu’il consacre son livre XXXIV à
une « topographie des continents » –, il convient de réfléchir sur
l’organisation quasi cartographique d’une œuvre qui articule en une
totalité organique des parties disjointes, et traite constamment le
régional en référence à la forme d’ensemble. À partir de la
CXLe olympiade, Polybe parcourt la terre habitée selon un ordre
fixe : Italie, Sicile, Espagne, Afrique, Grèce, Macédoine et Égypte. Il
trouve dans une forme de périégèse de la Méditerranée le principe
d’ordre de sa narration. Tel un cartographe, Polybe veut construire
un point de vue synoptique, où s’imposeraient la cohérence et l’unité
profonde d’une action « qui comporte un début reconnu de tous, une
durée délimitée et une fin que nul ne conteste » (III. 1. 1). Tel un
cartographe aussi, il doit dégager des corrélations qui relient des
faits ou des lieux éloignés. Les synchronismes sont ici l’équivalent
des rapports de commensurabilité établis grâce à la grille
euclidienne de lignes parallèles et perpendiculaires, qui organisait la
carte alexandrine d’Ératosthène. La conception polybienne de
l’action historique rejoint enfin l’action tragique telle qu’elle est
théorisée dans le cadre de la Poétique d’Aristote : critères d’unité et
de cohérence, métaphore du corps.
Le défi narratif affronté par Polybe est de concilier un principe
chronologique et une topologie : en d’autres termes, de raconter
chaque événement à sa place et de respecter les exigences
antithétiques de la connexion et de la continuité. Le découpage en
olympiades et le principe d’une narration année par année
(XIV. 3. 12) doivent s’adapter au récit d’événements survenant dans
les différents théâtres d’action – la Grèce, l’Asie, l’Afrique, l’Espagne,
l’Italie, ce qui conduit parfois, selon l’ordre du parcours
géographique, à raconter la fin d’un événement avant son début
(XV. 3. 24). Cette règle générale se prête à de multiples
aménagements, pour éviter de rompre la continuité des processus en
fragmentant l’exposé (par exemple XXXII. C.2.11). Un tel principe de
composition donne un rôle actif au lecteur, à qui il revient de renouer
tous les fils de ce récit rhapsodique, et de tisser les continuités
interrompues : « Après avoir distingué les principales parties du
monde et les diverses suites d’événements qui se produisirent dans
chacune d’elles, je les aborde toujours dans le même ordre et je
rapporte année par année les faits qui s’y sont simultanément
déroulés. Il est clair que, de cette façon, je laisse aux lecteurs attentifs
la possibilité de reconstituer la suite des événements en se reportant
chaque fois au point où l’exposé a été interrompu » (XXXVIII. 1. 6).
La forme de l’œuvre et l’évolution du principe de composition
doivent ainsi refléter la dynamique même de l’histoire, où des
théâtres d’action à l’origine indépendants sont peu à peu liés dans
un processus universel qui les englobe (IV. 1. 28). La discontinuité du
récit, conséquence de la dimension universelle du processus
historique étudié, si elle constitue pour le lecteur une difficulté dont
Polybe se défend par avance, fonde aussi une esthétique de la variété
(XXXVIII. 1. 5-6).
Une autre dimension de l’œuvre de Polybe est de mêler le récit
historique et une réflexion continue sur les devoirs de l’historien.
L’écriture même de l’histoire s’accompagne d’une réflexion
épistémologique et éthique sur les enjeux mêmes de cette pratique,
sur les principes à respecter, sur les travers à éviter.
L’Histoire met en scène Polybe lui-même, acteur et auteur. Il parle
de lui tantôt à la troisième personne, tantôt à la première personne,
pour introduire un peu de variété et ne pas indisposer le lecteur – il
se désigne aussi du nom de Polybe « car personne, jusqu’à ce jour,
n’a, autant que je sache, reçu le même nom que moi » (XXXVI. 2. 12).
Il ne manque pas de rappeler son action politique, et le soutien
raisonné qu’il apporte à la politique des Romains en Grèce. Sur un
plan plus général, l’expérience politique et militaire constitue un
atout essentiel de l’historien. Il est même impossible de retracer ce
genre de péripéties si l’on n’a pas été soi-même mêlé à de tels
événements (XII. 13. 25g et h). L’histoire n’ira bien, ajoute-t-il, que
lorsque les hommes politiques eux-mêmes accepteront de l’écrire
(XII. 14. 28). Homme de terrain, Polybe ne manque pas d’étayer son
récit en rappelant les circonstances de son enquête et ses sources
d’information : très souvent des voyages sur le terrain (en Italie, en
Gaule, en Espagne et en Afrique ; il traverse notamment les Alpes en
suivant l’itinéraire d’Hannibal) et la rencontre des acteurs de
l’histoire. Les voyages de Polybe, qui invoque la figure
polymathique d’Ulysse, apparaissent comme le moyen de substituer
la vérité aux approximations et aux erreurs des historiens en
chambre (III. 2. 48, III. 2. 59, etc.). Il a ainsi pu interroger Massinissa
sur Hannibal, Laelius sur Cornelius Scipion. Mais c’est surtout son
amitié avec Scipion Émilien qui le place au cœur des événements.
Polybe se met également en scène comme l’auteur de l’Histoire et
commente à maintes reprises la progression de son récit, souligne les
enchaînements de causes à effets et les moments cruciaux, justifie ses
choix. Au fil du récit, il définit l’objet de l’histoire, ce qu’il doit
construire dans son récit : non pas le détail fastidieux des opérations,
mais leurs caractères généraux et les effets qu’elles ont produits
(I. 1. 57, II. 1. 1). Il ne manque pas de hiérarchiser les événements et
de rétablir la continuité chronologique, lorsqu’elle est fragmentée
par le passage d’un théâtre d’action à l’autre.
L’une des formes choisies par Polybe pour affirmer sa conception
de l’histoire est la lecture critique, voire la rectification de ses
prédécesseurs. L’enjeu des controverses est de dessiner un portrait
en négatif de l’historien idéal, c’est-à-dire de Polybe lui-même.
L’arbitre est le lecteur, souvent pris à partie et seul à même de
décider de la réputation et de la fortune future de l’œuvre.
La critique des historiens antérieurs définit a contrario une
conception de l’histoire. Polybe se démarque à plusieurs reprises de
la tradition de l’histoire pathétique, qui cherche à susciter l’émotion
du lecteur en offrant à son imagination des scènes spectaculaires
(II. 3. 56), voire en faisant intervenir des événements surnaturels.
Polybe vise dans sa critique une forme d’histoire influencée par les
effets de la tragédie, même si lui-même recourt parfois à de tels
expédients stylistiques. Le livre XII consacre un long développement
à la critique de Timée de Tauroménium : il s’agit autant de rétablir la
vérité des faits que de saper la réputation d’un auteur qui pouvait
passer, peut-être à juste titre, pour le premier grand historien grec de
l’Occident et de Rome. Polybe se livre à une sévère critique de ses
erreurs factuelles, mais aussi de ses mensonges systématiques, de ses
manquements à la déontologie historienne, de son insuffisante
critique des témoignages qui l’amène à accepter l’incroyable, de sa
propension à la polémique. Polybe dénonce également la passion qui
conduit à dresser un portrait partisan de certains personnages, sans
équilibrer l’éloge et le blâme. Mais c’est sur la conception même de
l’histoire que l’opposition est le plus nettement affirmée. Polybe
reproche à Timée d’avoir mené une enquête exclusivement
livresque, d’avoir fréquenté les bibliothèques au détriment du
terrain (XII. 14. 27) : « Autant croire qu’il suffit d’avoir contemplé les
œuvres des peintres d’autrefois pour être soi-même un peintre de
talent et un maître dans cet art » (XII. 12. 25e). Il est impossible de
raconter une bataille sans avoir soi-même une expérience militaire.
De même, faute de s’être rendu sur place, il est impossible de décrire
les sites de l’action ou la configuration des cités. La vérité,
l’expressivité du vivant sont hors de portée de l’historien en
bibliothèque, et il est impossible d’éveiller l’intérêt des lecteurs
quand on n’a pas été soi-même mêlé aux événements.
L’insistance de Polybe sur la figure du lecteur est frappante.
L’ensemble de l’œuvre témoigne de la préoccupation pour un public
qu’il faut intéresser, motiver pour poursuivre la lecture d’une œuvre
composée de quarante livres (quarante rouleaux de papyrus), à qui il
faut faciliter la tâche en multipliant les sommaires, puis en ajoutant
des préfaces pour chaque olympiade, et en intégrant dans le dernier
livre (perdu) une table chronologique. Polybe appartient à un monde
où les livres commencent à circuler, où l’historien doit « éditer » son
œuvre en faisant copier la version autographe et la mettre en
circulation en la confiant à des libraires (voir par exemple XVI. 3. 20).
La présence de ce lecteur détermine aussi la philosophie de
l’histoire de Polybe. À la différence de certains auteurs qui ne
ménageaient pas leurs efforts pour séduire leurs lecteurs en
recourant à des anecdotes merveilleuses et à des effets de pathos,
Polybe vise avant tout l’utilité : il veut instruire. Mais il ne recherche
pas le savoir pour lui-même. Il conçoit l’histoire comme un capital
d’expériences, d’exemples et de leçons qui permettront aux lecteurs
de ne pas répéter les erreurs du passé. Les leçons de l’histoire sont en
effet transposables dans le présent (XII. 11. 25b), lorsque l’on prête
attention à l’analogie des situations. La lecture de l’histoire apparaît
comme le moyen d’acquérir une expérience politique, militaire et
éthique par procuration, sans en courir les risques effectifs, mais en
en retirant tous les enseignements (I. 1. 35). Un écart se creuse ainsi
entre la narration proprement dite et un discours éthique et
politique, qui rappelle systématiquement les enjeux généraux d’une
situation particulière, les principes stratégiques d’une péripétie
militaire, la vigilance nécessaire dans l’interprétation des
comportements humains. L’Histoire est un art de la guerre et un
traité de sciences politiques qui brosse à touches répétées le portrait
de l’homme d’État idéal, mais explore aussi un vaste éventail de
situations – batailles, sièges, embuscades et trahisons, revers de
fortune, etc. – qui, bien mémorisées, doteront le lecteur d’une forme
de sagesse et d’expérience. Particulièrement frappantes sont
l’insistance de Polybe sur les erreurs de commandement, qui
précipitent souvent l’issue catastrophique d’une bataille (X. 5. 32), et
son analyse des causes de succès comme d’échec, qui transcende le
plaisir du récit pour dégager des leçons utiles (XI. 4. 19a). De même,
l’action des hommes politiques est-elle soigneusement analysée
« pour voir quels furent ceux qui prirent le parti le plus raisonnable
et ceux qui faillirent à leur devoir » (XXX. 1. 2. 6).
Ces enseignements peuvent prendre la forme de développements
structurés, tel le livre VI, consacré à l’armée et aux institutions
romaines, que Polybe analyse selon les catégories de la philosophie
politique grecque (Péripatéticiens, Stoïciens). La vie politique des
États est assujettie à un cycle quasi biologique de croissance et de
déclin, qui voit se succéder la royauté, l’aristocratie et la démocratie,
ainsi que leurs formes corrompues, la tyrannie, l’oligarchie ou le
pouvoir de la foule. Pour échapper à cette évolution, qui au terme de
la décadence voit le retour de la royauté, Rome a adopté, au cours de
son développement politique, une forme de « constitution mixte »,
synthèse des trois constitutions du cycle, où le pouvoir est partagé
entre les consuls, le Sénat et le peuple. Mais alors que Carthage,
autre exemple de constitution mixte, laisse la prédominance au
peuple, Rome voit le Sénat dominer les deux autres composantes.
Certains États grecs, comme l’Achaïe, Sparte et la Crète, qui
possèdent une telle organisation politique, n’ont pas tiré le même
profit historique de cet arrêt du temps cyclique. L’exposé de Polybe
sur la constitution romaine et son organisation militaire s’efforce de
rendre intelligible aux Grecs la singularité de Rome dans le cadre de
leur pensée politique, mais aussi d’offrir aux Romains eux-mêmes
un essai d’interprétation globale de leurs institutions.
Une telle insistance sur les utiles leçons de l’histoire suggère que
le projet historien de Polybe est en fait composé de deux volets :
reconstituer les mécanismes de l’ascension de Rome, mais aussi
comprendre les raisons de l’effondrement de la Grèce, ce désastre
parallèle à celui des Carthaginois, et pire encore, puisque les Grecs
n’ont pas de circonstances atténuantes pour excuser leurs erreurs
(XXXVIII. 1). Sa conception politique et pragmatique de l’histoire
suggère en outre un double profil de lecteurs : d’une part, les
hommes d’État ou ceux qui aspirent à le devenir, d’autre part, les
Grecs des cités, auxquels il se propose de rendre intelligibles les
principaux mécanismes qui ont abouti au résultat final. Le
déroulement de l’histoire récente doit éclairer ses contemporains : la
vie sous la tutelle de Rome est-elle acceptable ou intolérable ? Quant
à l’éloge, l’admiration et le blâme, ce sont les générations ultérieures
qui les décerneront aux Romains, en se fondant sur le récit de Polybe
et en observant comment ils ont géré leur victoire (III. 1. 4).
L’Histoire dresse le portrait du bon chef : il adapte ses décisions à
la juste appréciation des circonstances, il montre de la modération
dans la victoire, il est intègre. Philopoemen, Scipion, Hadrusbal,
Hannibal en sont des exemples remarquables. Mais l’une des
qualités majeures du chef est d’être conscient des changements
imprévisibles de la Fortune, et Polybe n’en a que plus d’admiration
pour Scipion, qui, au moment de la victoire finale sur Carthage,
ressent une certaine inquiétude pour sa propre patrie
(XXXVIII. 4. 21).
L’œuvre est en effet traversée par une méditation sur la
responsabilité des hommes et le rôle de la Fortune dans le
déroulement des événements historiques. L’histoire apparaît comme
le champ d’action, voire d’expérimentation, de la Fortune, cette
puissance qui a fait converger tous ces événements vers une fin
unique (I. 1. 4) – et qui serait ainsi le principe d’ordre sous-jacent de
l’histoire récente. Elle incarne l’instabilité des choses, puisqu’elle
renverse in extremis les situations acquises et crée des occasions
inattendues. La Fortune est le seul ennemi que même les meilleurs
généraux ne peuvent vaincre. Elle est aussi le moins sûr des alliés, et
le général avisé mérite davantage l’éloge que le général chanceux. La
Fortune prodigue des avertissements, et la sagesse est de ne pas
provoquer ses manifestations capricieuses, car, selon les propos
d’Hannibal à Scipion, avant la bataille de Zama, « elle s’amuse avec
nous comme avec de petits enfants » (XV. 1. 6). Elle apparaît
néanmoins comme une forme de justice qui punit les excès et les
forfaits – elle précipite l’enchaînement des malheurs qui font la perte
de Philippe et des Macédoniens (XXII. 2. 10). Elle invite ceux qu’elle
favorise à la modération, dans la crainte de ses retournements
fantasques. La Fortune apparaît ainsi comme l’effet d’une lecture
rétrospective des événements, par l’historien qui en connaît les
développements et les effets ultimes : elle pourrait presque
personnifier l’inventivité sans limites des concours de circonstances,
qui introduisent toujours dans les actions humaines un élément
d’imprévisibilité.
Animée par un art du récit exceptionnel (la traversée des Alpes
par Hannibal, la bataille de Cannes, la rencontre d’Hadrusbal et de
Scipion avant la bataille finale aux portes de Carthage sont des
scènes d’anthologie) et par un sens du portrait étonnant, l’œuvre de
Polybe est une source majeure pour l’historien d’aujourd’hui
désireux de comprendre cette période cruciale. Elle fut une lecture
obligée à l’époque moderne, pour ses enseignements sur l’art de
gouverner et pour la théorie politique qui se dégage de son analyse
de la constitution romaine, comme en témoigne par exemple
Machiavel.
Christian JACOB
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

POLYBE, Histoire, texte traduit, présenté et annoté par Denis Roussel,


Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1970 [nous
citons cette traduction].
FERRARY, Jean-Louis, Philhellénisme et impérialisme. Aspects idéologiques
de la conquête romaine du monde hellénistique, École française de Rome,
1988 (BEFAR 271).
PÉDECH, Paul, La Méthode historique de Polybe, Paris, Les Belles Lettres,
1964.
WALBANK, Frank W., Polybius, Berkeley-Los Angeles, University of
California Press, 1972.
Protagoras

Protagoras est né vers 492 avant J.-C., à Abdère, colonie grecque


de Thrace, et mourut à l’âge de soixante-dix ans environ. Il aurait
commencé à exercer un métier manuel, et inventé ensuite
d’enseigner contre salaire (misthos). Il fonda ainsi le statut social du
Sophiste, qui vit de la transmission de son savoir, et qui pour cela se
déplace de ville en ville. Le salaire des Sophistes semble avoir été
fonction des résultats qu’ils obtenaient, comme en témoigne le
procès que Protagoras intenta à son disciple Euathlos. Il avait été
convenu qu’Euathlos paierait des honoraires à son maître seulement
lorsqu’il aurait gagné sa première affaire ; mais Euathlos ne se presse
pas de plaider, et donc ne paie rien, si bien que Protagoras se trouve
contraint de l’attaquer. Mais Euathlos explique alors aux juges : de
deux choses l’une, ou bien il gagne le procès, et alors cela signifie
que Protagoras n’est pas fondé à lui réclamer des honoraires ; ou
bien il le perd, et alors Protagoras, aux termes mêmes de leur
convention, n’a rien à lui demander. Si l’histoire est vraie, nous
voyons qu’il n’est pas tout à fait juste de dire que les Sophistes furent
les premiers professeurs, puisqu’ils étaient tenus par une obligation
de résultats ! Cela explique d’ailleurs le grand embarras des
Socratiques à disculper leur maître d’avoir eu pour élèves deux
hommes d’une conduite aussi contestable que celle d’Alcibiade et de
Critias.
Protagoras vint enseigner à Athènes, où il fut l’ami de Périclès,
mais son traité Sur les dieux (à tort ou à raison, nous essaierons d’en
décider) y fit scandale, et Pythodore lui intenta un procès en impiété.
Protagoras fut condamné à quitter Athènes, et l’on brûla ses œuvres
sur l’Agora. Ce fait marquant de sa vie nous incite à commencer par
l’examen du traité scandaleux, ou du moins par ce qui en reste, le
fragment B 4.
De l’affirmation célèbre selon laquelle « l’homme est mesure de
toutes choses » (fragment B 1) semble découler naturellement la mise
en question de l’existence des dieux, et du relativisme de Protagoras
s’ensuivrait donc son agnosticisme. De l’interprétation du célèbre
fragment B 4 DK, qui porte sur l’impossibilité de connaître les dieux,
dépendrait donc en retour l’interprétation du non moins célèbre
fragment B 1 sur l’anthropos métron.
Mais que dit le fragment B 4 ?
« Au sujet des dieux, je n’ai pas le moyen de savoir ni qu’ils sont, ni qu’ils ne sont pas,
ni quel est leur aspect. Nombreux en effet sont les empêchements à le savoir, leur
invisibilité et le fait que la vie de l’homme est courte »
(Eusèbe, Préparation évangélique, XIV, 3, 7).

Ce fragment n’était autre que l’exorde d’un livre Sur les dieux,
lequel constituait probablement la première partie du grand traité de
Protagoras sur les Antilogies. Le plan de ce traité semble livré par un
passage du Sophiste de Platon, où le Sophiste est défini comme étant
essentiellement l’antilogikos, le manieur de la contradiction.
L’Étranger invite Théétète à examiner les domaines dans lesquels le
Sophiste met au jour les antilogies, c’est-à-dire les domaines où « il y
a deux discours qui se contredisent l’un l’autre » disait Protagoras. À
la fin de l’exposé, Théétète reconnaît l’allusion aux écrits de
Protagoras.
Le premier de ces domaines était celui de l’invisible : problème
des dieux ; Protagoras examinait en outre le destin de l’âme après la
mort ; nous savons qu’il avait écrit un essai Sur ce qui se passe dans
l’Hadès.
Le deuxième domaine concernait le visible. Protagoras y
explorait :

a) la cosmologie,
« ce que les Sophistes nomment cosmos » (Xénophon,
Mémorables). Aucun fragment n’a été conservé ;

b) l’ontologie (être et devenir) :


Protagoras s’opposait à Parménide et à la thèse de l’unité de
l’être ;

c) la politique,
c’est-à-dire l’étude des législations diverses. Ici s’insérait sans
doute la discussion sur la mort d’Épitime tué accidentellement par
un javelot ; cette discussion devait déterminer le responsable de la
mort : était-ce le javelot, le lanceur du javelot ou l’organisateur des
Jeux ?

d) l’art (technè) :
ici intervenait la réflexion sur la mathématique, qui en est un
exemple aux yeux de Protagoras (fragment B 7 sur la tangente).
Il est fondamental, pour comprendre le fragment B 4, de le situer
dans l’ensemble de la pensée de Protagoras et de ne pas le prendre
comme un absolu. C’est un fragment et il n’est qu’un moment – le
premier – de l’analyse protagoréenne. Diogène Laërce prend
d’ailleurs bien soin de nous en avertir : « Compte tenu du
commencement de cet ouvrage, on brûla ses livres » (Vies et opinions
des philosophes illustres, IX, 52).
De plus, si nous élargissons encore le contexte, nous nous
apercevons que le traité sur les dieux fit l’objet d’une certaine
publicité :
« Le premier de ses discours dont il donna lecture publique fut Des dieux. Cette lecture
eut lieu à Athènes, chez Euripide… »
(Diogène Laërce, IX, 53).

Cette dernière circonstance est importante car le


fragment B 25 DK attribué à Critias par certains, à Euripide par
d’autres, est peut-être bien en fait d’Euripide. Ce fragment déclare
que l’existence des dieux est une fable inventée par « un homme
avisé » afin que la crainte incite chaque homme à respecter de lui-
même la loi. Mais il est probable par ailleurs qu’un discours qui
aurait rejeté entièrement la piété traditionnelle n’aurait pu faire
l’objet d’une lecture comportant semblable publicité.
Nous devons en tout cas prendre bien conscience de ce fait : si
nous ne possédions qu’un seul passage de la Première Méditation de
Descartes, nous en conclurions qu’il s’agissait d’un auteur qui jetait
le doute sur l’existence du monde extérieur ; or Descartes entend au
contraire l’établir, mais à sa façon. De même Protagoras établissait
peut-être, dans le reste de l’œuvre et à sa manière, l’existence des
dieux. Le plus beau fragment du monde ne peut donner que ce qu’il
a, et le fragment B 4 est simplement le premier moment de la
démarche de Protagoras. Or, par chance, nous possédons aussi un
témoignage sur le point d’aboutissement de la réflexion de Protagoras
sur les dieux : le mythe d’Épiméthée et de Prométhée dans le
Protagoras de Platon. Le fait qu’il s’agisse d’un mythe ne doit pas
jeter la suspicion sur son contenu ; Protagoras, en effet, donne le
choix à ses auditeurs sur la forme de l’exposé, discours scientifique
ou mythe, et laisse entendre que le fond sera le même.
Donc, parti du doute, Protagoras semble aboutir à la croyance
aux dieux. Peut-on tracer, comme en pointillé, le cheminement
intermédiaire de la pensée du Sophiste ? Si cela est possible, c’est en
utilisant le schéma général de la démarche de Protagoras, démarche
qui lui permettrait, tout en partant de la constatation des « discours
doubles », de finir par affirmer l’énoncé d’une « Vérité ». Ce schéma
comporte trois moments :
– les antilogies ;
– l’homme-mesure ;
– le discours fort.

Les antilogies

On ne peut dire, à propos des dieux, « ni qu’ils sont, ni qu’ils ne


sont pas ». Nous préférons voir ici dans ôs un équivalent de óti, et ne
pas traduire « ni comment ils sont, ni comment ils ne sont pas », car
il est difficile de trouver un sens à l’expression « comment ils ne sont
pas ». On a fait valoir d’autre part qu’il ne fallait pas donner à eisìn
un sens existentiel ; il serait absurde en effet, dit-on, de s’interroger
sur « l’aspect » des dieux alors que leur existence reste incertaine. La
réponse à cette dernière difficulté est aisée, et le raisonnement de
Protagoras semble être le suivant : même si l’on peut prouver que les
dieux existent, on ne peut savoir quel est leur aspect (Gorgias
emploiera un raisonnement semblable dans son Traité du non-être :
l’être n’est pas, et même s’il est, il est inconnaissable).
L’expression « ni qu’ils sont, ni qu’ils ne sont pas » nous met
indubitablement devant une formulation antilogique. Ce thème de la
duplicité du réel et de l’hésitation devant deux voies qui divergent
n’est pas propre au seul Protagoras. C’est d’abord un thème tragique
(on peut penser ici à l’Oreste d’Eschyle dans Les Choéphores) ; c’est
ensuite un thème moral (l’exemple est ici le fameux choix de
l’Héraklès de Prodicos où le héros est invité à opter entre la vie de
plaisir et la vie selon l’excellence). C’est un thème esthétique aussi ;
reportons-nous à un témoignage de Pline l’Ancien (Hist. Nat.) relatif
à un tableau du peintre Parrhasios :
« Parrhasios peignit le Dèmos d’Athènes par une personnification bien ingénieuse. Il le
montrait, en effet, changeant, colère, injuste, inconstant, et en même temps facile à
fléchir, clément, miséricordieux, glorieux, hautain, humble, hardi et lâche, en un mot,
tout à la fois. »

Ce dernier témoignage nous révèle qu’il s’agit en même temps


d’un thème politique.
Mais précisément, ce thème de l’ambiguïté fondamentale du réel
se trouvait, dans la tradition, résorbé au moins partiellement par la
référence aux dieux. Or, ici l’existence des dieux elle-même tombe
sous le coup de l’antilogie au lieu de nous en faire sortir. D’où vient
cette crise dans la croyance aux dieux traditionnels ?
Il semble qu’on ne puisse invoquer la perte de confiance dans les
dieux civiques, puisque cette crise est ouverte par la défaite de 404
(voir sur ce point l’ouvrage d’Edmond Lévy, La Défaite de 404.
Histoire d’une crise idéologique, Paris, De Boccard, 1976) ; Protagoras
est mort en effet vers 422. Reste une autre cause. On commence à
cette époque à examiner les textes des poètes, Homère surtout, et on
leur trouve des contradictions, des inconvenances. L’esprit critique
se développe ; ainsi Protagoras reproche à Homère, en le reprenant
sur son langage, de donner des ordres à la déesse tout en croyant
formuler une prière, lorsqu’il commence l’Iliade en disant « Chante,
déesse, la colère… »
La formule « ni quel est leur aspect » évidemment annonce
l’invisibilité et se trouve liée à elle. Le problème de la forme visible du
dieu surprend le lecteur moderne qui conçoit la divinité plutôt
comme le Deus absconditus chrétien ; l’Église témoigne d’une grande
méfiance devant le problème des « apparitions », alors que les dieux
grecs sont des dieux manifestes. La mise en doute de l’existence des
dieux s’entend donc d’abord pour un Grec comme doute au sujet de
leur manifestation sensible. Un témoignage d’Hérodote nous
enseigne qu’Homère et Hésiode, qui ont fondé le polythéisme, se
sont préoccupés non seulement de nommer les dieux, mais aussi de
déterminer leurs formes :
« Ceux-ci ont fait la théogonie des Grecs, donné aux dieux leurs
noms, leur ont attribué honneurs et compétences, désignant leurs
figures » (Enquête, II, 53). Et lorsque Platon protestera contre les
libertés que prennent les poètes dans leur présentation des dieux, il
rejettera l’idée que ceux-ci aient coutume de se métamorphoser. Le
dieu, écrit Platon, « garde toujours absolument la forme qui lui est
propre » (La République, II, 381c). Ainsi, non seulement le dieu a une
forme, mais il la garde.
C’est que, comme l’a rappelé J.-P. Vernant dans L’Individu, la
Mort, l’Amour (« Le corps divin »), les dieux ont un corps. Bien
entendu, ce corps est un corps, si l’on peut utiliser ici un langage
chrétien, « glorieux ». Par rapport au corps de l’homme, les dieux
ont, dit Vernant, un « sur-corps », un corps qui est toujours. Ce corps
a du sang, mais une blessure ne les fait pas mourir ; une nourriture
spéciale, nectar, ambroisie, leur assure des élixirs d’immortalité. Ils
se nourrissent aussi du fumet des sacrifices ; c’est pourquoi les
Pythagoriciens diront que l’on peut se nourrir d’odeurs. Le corps du
dieu est splendide et rayonnant, d’une force de loin supérieure à
celle d’un mortel. Le dieu peut intervenir sans se montrer, en
enveloppant son corps de brume (comme Aphrodite enlevant Pâris
du combat dans l’Iliade), ou alors se montrer en majesté, mais l’excès
de lumière peut équivaloir à l’obscurité.
De ces analyses de Vernant, nous retiendrons donc que les dieux
ont un corps, qu’ils peuvent laisser totalement invisible sans qu’il
cesse d’être un corps. Cette ambiguïté du sur-corps divin, dont l’une
des puissances est de se rendre invisible à volonté, ne va pas sans
poser des problèmes. Par exemple à la statuaire, quand il s’agit de
représenter le dieu : pensons par exemple au Zeus de Phidias, statue
chryséléphantine de quinze mètres de haut qui se trouvait à
Olympie, unanimement admirée à cause de son port vraiment divin
(Phidias, comme Protagoras, est contemporain de Périclès). Cette
statue, comme celle d’Athéna, a figure humaine. Pensons aussi aux
peintures de Polygnote, à leurs sujets mythologiques. Ces
représentations ont concouru peut-être à réactualiser les critiques de
Xénophane qui, au VIe siècle déjà, mettait durement en cause leur
anthropomorphisme :
« Les hommes pensent que, comme eux, les dieux ont un
vêtement, la parole et un corps […]. Les Éthiopiens disent que leurs
dieux ont le nez camus, la peau noire ; les Thraces qu’ils ont les yeux
bleus et les cheveux roux […]. Si les bœufs, les chevaux, les lions
avaient des mains pour dessiner et créer des œuvres comme le font
les hommes, les chevaux représenteraient les dieux à la semblance
du cheval, les bœufs à celle du bœuf, et ils leur fabriqueraient un
corps tel que chacun d’eux en possède lui-même. » Ce texte est, avec
un siècle d’avance, une bonne illustration des « antilogies » de
Protagoras, et montre l’impossibilité d’avoir un savoir fondé sur le vu
d’une forme en ce qui concerne la nature des dieux.
La succession des problèmes de l’existence et de la forme devait
être la reprise d’une problématique déjà avérée, qui deviendra
canonique par exemple avec le stoïcisme. Dans le De natura deorum
de Cicéron, Cotta (Académicien) dit à Balbus (Stoïcien) : « D’abord
tu as voulu établir l’existence des dieux, puis montrer quels ils
sont. »
La justification de la difficulté à connaître les dieux, à savoir que
« la vie de l’homme est courte », a embarrassé les commentateurs,
avec son tour désinvolte. Et pourtant, elle ne semble pas recéler
d’ironie, et on peut l’expliquer de la façon suivante. Les dieux, ce
sont les « immortels » ; pour connaître vraiment les dieux, pour
reconnaître ce qu’ils sont, il faudrait pouvoir vérifier cette
immortalité. Or, la vie de l’homme, qui est un mortel, est une mesure
toujours trop courte pour cela ; son empan ne peut se mesurer à celui
des dieux, qui restent donc en dehors de notre prise dans le temps
comme ils le restent dans le lieu.
Mais il y a une autre explication possible de la formule sur la
brièveté de la vie de l’homme, peut-être plus plausible. Il s’agirait là,
chez Protagoras, d’une réminiscence littéraire, d’une allusion à un
« dit » du poète Simonide, par ailleurs auteur de prédilection de
Protagoras. Si nous nous référons en effet au De natura deorum de
Cicéron, nous y trouvons de quoi comprendre l’allusion de
Protagoras :
« Si tu me demandais ce qu’est un dieu ou quel il est, je suivrais l’exemple de
Simonide : Hiéron, tyran de Syracuse, lui ayant posé précisément la même question, il
sollicita un jour de réflexion, le lendemain deux jours, et quand il eut ainsi à plusieurs
reprises doublé le temps qu’il déclarait nécessaire à la recherche, Hiéron, surpris, finit
par lui demander l’explication de tous ces retards : “C’est, dit-il, que plus j’y pense,
plus la question me paraît obscure.” »

Donc, la vie de l’homme est trop brève eu égard à l’extraordinaire


difficulté du problème de savoir si les dieux existent et, s’ils existent,
de connaître leur aspect. Chez Simonide comme chez Protagoras,
l’obscurité de la question de la visualisation des dieux est
terriblement longue à dissiper…

L’homme-mesure

Il faut lire jusqu’au bout le fameux fragment B 1, qui énonce :


« L’homme est mesure de toutes choses, de celles qui sont, qu’elles sont, de celles qui
ne sont pas, qu’elles ne sont pas. »

Nous retrouvons ici les termes du fragment sur les dieux, sur leur
être et sur leur non-être, mais nous franchissons un pas par rapport à
l’hésitation balancée du fragment B 4 : « […] ni qu’ils sont, ni qu’ils
ne sont pas […] », puisque de cet être ou de ce non-être, c’est
l’homme qui va décider. L’être ou le non-être des dieux aura pour
mesure l’homme : là est sans doute le vrai blasphème de Protagoras,
qui fait dépendre les dieux de l’homme, et non l’inverse. C’est
pourquoi Platon, dans Les Lois, lui opposera : « Le dieu est la mesure
de toutes choses » (716c).
Que l’homme mesure l’être ou le non-être du dieu, cela veut dire
que l’homme peut être soit croyant, soit athée (comme Diagoras ou
Théodore de Cyrène), et s’il est croyant, qu’il ait telle ou telle « idée »
très différente de ce qu’est ce dieu.
On peut rappeler que Protagoras avait, dans sa jeunesse,
fréquenté les mages de la Perse, pour qui les dieux sont des
personnifications des phénomènes naturels, et c’est une conception
différente du polythéisme traditionnel.
Mais l’on n’en reste pas moins à la dispersion des opinions car
« homme », dans la formule de Protagoras, a à la fois un sens
individuel et un sens générique : ces opinions vont se confronter et se
compter ; dès lors, des deux discours qui les expriment (discours de
l’existence et de la non-existence, du comme ceci et du comme cela),
l’un sera discours faible et marginal, l’autre discours fort et
majoritaire.
Or ce discours fort, c’est-à-dire le plus communément partagé,
existe ; c’est celui qui affirme l’existence des dieux, et qui les voit
comme le veut la tradition de la cité.

Le discours fort

La théorie du discours fort, même si elle a pu être utilisée, après


Protagoras, à des fins éristiques, et même si elle se sert de la
rhétorique afin de persuader, n’est pas la manipulation de l’opinion
à laquelle on la réduira par la suite. Elle exprime un consensus large.
On a cru à tort que Protagoras mettait en question la tradition alors
qu’en fait il est son plus ardent défenseur : l’existence des dieux
repose en entier sur elle ; elle a la consistance de notre adhésion
renouvelée.
À cela, on objectera que Protagoras accepte et exploite la
croyance en l’existence des dieux plus que l’existence elle-même des
dieux. Mais précisément, dans sa philosophie, cela revient au même,
puisqu’il supprime la distinction entre science et opinion. Est vraie
l’adhésion collective, qui constitue le discours fort. Telle est la Vérité
selon Protagoras.
Bien entendu, on fera valoir contre cette conception
protagoréenne que cette vérité n’en est pas une, qu’elle est toute
relative, qu’elle est changeante et non universelle. Certes, la vérité
protagoréenne ne se justifie pas par son absoluité (l’Absolu, et a
fortiori un absolu transcendant, n’existent pas pour Protagoras), mais
elle se justifie par sa valeur d’utilité. C’est une vérité utile, pour
reprendre une notion appliquée à Nietzsche par J. Granier. L’exposé
de la pensée de Protagoras par le Théétète de Platon est net sur ce
point : toutes les apparences ne sont pas équivalentes ; l’apparaître a
une valeur plus ou moins grande selon son degré d’utilité (167a). Les
symptômes de la santé et les symptômes de la maladie sont tous
deux réels et vrais, mais ceux de la santé sont plus utiles que ceux de
la maladie, qui sont nocifs. De même, toutes les opinions ne sont pas
à mettre sur le même plan : le Sophiste, à savoir l’homme qui sait, est
plus habile que les autres hommes dans la mesure où il est capable
de remplacer un apparaître nuisible par un apparaître utile : ainsi
font pareillement les hommes de l’art, médecins et agriculteurs. Le
médecin par ses remèdes remplace les symptômes de la maladie par
ceux de la santé ; l’agriculteur par ses engrais permet aux plantes de
s’épanouir au lieu de rester malingres. De même, ceux qui ont la
maîtrise du grand art, la rhétorique, c’est-à-dire les Sophistes
proprement dits, par leur talent oratoire et leur lucidité, feront
triompher aux yeux de la cité une mesure meilleure (beltion), c’est-à-
dire utile (chrèstos), en faisant de son discours un discours fort,
unanime, et donc en lui donnant un apparaître de Vérité.
Or, le discours qui affirme l’existence des dieux est un discours
plus utile que celui qui la nie, précisément dans le domaine de la
politique, comme le montre le mythe d’Épiméthée et de Prométhée
dans le Protagoras de Platon, mythe qui faisait partie de l’écrit de
Protagoras intitulé La Vérité. Ce mythe célèbre montre que si
Prométhée peut à la rigueur voler le feu (c’est-à-dire la technè) et le
donner aux hommes, en revanche il ne peut voler la sagesse
politique (sophia politikè) : « Elle était en effet auprès de Zeus. » Et il
faut l’intervention de Zeus pour donner aux hommes, par
l’intermédiaire d’Hermès, l’art politique : sans lui, les hommes
restent dispersés et sont détruits par les autres animaux mieux
pourvus qu’eux de défenses naturelles ; s’ils se groupent, ils se
détruisent mutuellement parce qu’ils sont injustes et périssent
encore. Cet art politique ne peut être élaboré que lorsque les hommes
reçoivent de Zeus « la vergogne et la justice ». Elles seules rendent la
cité possible parce qu’elles réalisent l’ordre et les liens de l’amitié.
On doit donc en conclure que pour Protagoras, non seulement
l’existence des dieux est posée, mais que même la Providence divine
est rétablie. La croyance aux dieux est le préalable nécessaire à la
solution du problème politique, c’est-à-dire à la survie de l’homme.
Il ne peut donc exister une société, pour Protagoras, où la majorité
des hommes serait athée ; religion pragmatique donc, et non point
mystique, mais religion nécessaire à l’humanité sous peine de
disparition.
Si l’existence des dieux est un apparaître créé par l’art persuasif
du Sophiste (comme dans le fameux fragment attribué à Critias et
qui est, comme nous l’avons dit, probablement d’Euripide, écho chez
le poète tragique de l’enseignement de Protagoras), par un immédiat
choc en retour, l’organisation des hommes en cités, à savoir la vie
politique et sociale, se trouve réalisée, et l’humanité est sauvée. C’est
seulement quand l’homme a fondé les dieux que les dieux peuvent
fonder l’homme. Voilà peut-être ce que suggère, dans le mythe, la
succession de deux moments. Après l’invention des techniques et
avant les tentatives pour fonder les cités, « l’homme fut le seul des
animaux à honorer les dieux, et il se mit à construire des autels et des
images divines » (322a). Puis, second moment, Zeus accorde à
l’homme les vertus politiques et sauve par là l’humanité. La
croyance en la simple existence des dieux a pour conséquence
l’apparition de dieux providentiels : les deux degrés de la théologie
grecque se trouvent gravis.
Grandiose théorie, remarquable union de la transcendance et de
l’immanence ! Sans cette fondation du divin, l’homme ne peut pas
être homme ; c’est pourquoi, dans le mythe d’Épiméthée et de
Prométhée relaté par Platon, l’homme est présenté comme étant
l’ouvrage des dieux, ce qui signifie que c’est lorsqu’il prend
conscience qu’il est l’œuvre des dieux que l’homme, par le discours
fort, se met à l’œuvre pour faire des dieux.
Par des voies bien sûr très différentes, Protagoras arrive à la
même conclusion que Socrate disant à un disciple :
« Tu reconnaîtrais que je dis vrai si, au lieu d’attendre que tu voies les figures des
dieux, tu considérais leurs ouvrages »
(Xénophon, Mémorables, IV, 3).

C’est donc en ce sens que, dans le Protagoras de Platon, l’impiété,


avec l’injustice qu’elle entraîne, est le contraire de la vertu politique.
Platon, dans un passage des Lois où les Sophistes sont pris à
partie, semble faire allusion à la théologie de Protagoras et
d’Euripide lorsqu’il écrit :
« Ils disent tout d’abord, mon cher, que les dieux existent par artifice, non pas par
nature mais selon certaines lois »
(889e).

Somme toute, pour Protagoras, le dieu est la créature de


l’homme, et si par malheur les dieux n’existent pas, il faut les
inventer au plus vite.
Gilbert ROMEYER DHERBEY
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Textes et traductions
DIELS, Hermann et KRANZ, Walther, Die Fragmente der Vorsoratiker, I,
e
Berlin, Weidmann, 1951, 6 édition.
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UNTERSTEINER, Mario, Sofisti, testimonianze e frammenti, Florence, La
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Études
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1993, tome I.
ZEPPI, Stellio, Protagora e la filosofia del suo tempo, Florence, La Nuova
Italia, 1961.
Ptolémée

Bien que son œuvre constitue le point culminant de l’astronomie


hellénistique, on ne sait pour ainsi dire rien de précis sur la manière
dont cette discipline s’est développée au cours des trois siècles qui
séparent Ptolémée de l’astronome auquel il a le plus emprunté,
Hipparque, qui mourut peu après 126 avant J.-C. Le personnage
même de Ptolémée reste obscur. La synthèse qu’il a opérée des
travaux de ses prédécesseurs, à laquelle se sont ajoutées des
additions considérables de son cru, n’ont cessé d’influencer après sa
mort les civilisations grecque, islamique et occidentale pendant plus
de quatorze siècles ; et pourtant, ce que nous connaissons de son
existence est bien mince et incertain. Son principal ouvrage
d’astronomie, l’Almageste, nous apprend qu’il fit plusieurs séries
d’observations entre 127 et 141, sous les règnes des empereurs
Hadrien et Antonin, et l’existence d’écrits ultérieurs qu’on lui
attribue est compatible avec les dires d’un auteur postérieur, pour
qui il mourut sous le règne de Marc Aurèle (161-180).
Le nom de Ptolémée nous renseigne un peu sur ses ancêtres.
« Claudius » indique qu’il était citoyen romain : peut-être sa famille
devait-elle ce nom à l’empereur Claude, ou à Néron. « Ptolémée »
montre qu’il habitait l’Égypte, et qu’il était de souche grecque, ou du
moins hellénisée. Ses ouvrages regorgent d’indications prouvant
qu’il travailla à Alexandrie, et rien ne suggère de lien avec d’autres
villes. Il avait promis dans l’Almageste de fournir les positions
géographiques des villes en référence au méridien d’Alexandrie ;
mais, quand il entreprit de composer sa Géographie, il choisit le
méridien qui traverse les « îles des Bienheureux » (les Canaries),
parce qu’elles offraient l’avantage d’être situées à l’extrémité
occidentale du monde connu.
Outre ces bribes d’informations tirées de son nom et de ses
ouvrages, nous ne savons presque rien de sa personne. Il est inutile
de rappeler ici les avantages qu’offrait aux savants le séjour
d’Alexandrie, et en particulier l’accès à son musée. Ce dernier était
entré avec la « paix d’Auguste » dans une période de renouveau et
de prospérité ; il avait reçu le patronage efficace d’Hadrien et devait
subsister encore pendant deux générations après la mort de
Ptolémée, avant de pâtir des déprédations de Caracalla. Quoique
Ptolémée ait été certainement redevable à cette institution, nous
ignorons tout des collaborations qu’il put y trouver. L’Almageste nous
apprend qu’il était chargé de faire des observations pour un certain
Théon, et plusieurs de ses ouvrages sont dédiés à un nommé Syrus.
Ces gens ne sont guère que des noms pour nous. En dernière
analyse, c’est à travers ses œuvres que nous devons découvrir
Ptolémée. De nombreuses légendes qui s’attachent à son nom dans
les sources arabes et occidentales tardives sont dénuées de valeur.
L’une d’elles, qui est particulièrement répandue, concerne son
ascendance royale. L’origine en est, bien sûr, le fait que « Ptolémée »
était le nom de tous les rois macédoniens d’Égypte. Au IIe siècle,
c’était devenu un nom masculin très banal, tout comme l’était
Cléopâtre pour les femmes.
L’astronomie grecque avant Ptolémée
C’est surtout à partir de Jean-Baptiste Delambre (1817) qu’on a
pris l’habitude de dénigrer la contribution de Ptolémée à
l’astronomie, et de suggérer qu’il n’avait rien fait de plus que de
rendre compte des résultats de ses prédécesseurs, et d’Hipparque en
particulier. C’est là une véritable injustice, et cela ne manque pas
d’ironie dans la mesure où c’est presque exclusivement à travers le
témoignage propre de Ptolémée dans l’Almageste que nous
connaissons les fondations sur lesquelles il a bâti son œuvre, et qu’il
est supposé s’être appropriées. Si l’Almageste est l’ouvrage qui lui a
valu l’essentiel de sa réputation, ses écrits sur la projection
géométrique, la géographie et l’optique auraient sans nul doute suffi
à lui conférer une grande importance historique. Toutefois, son
Almageste est sa grande œuvre de synthèse. Son titre même vient du
grec (hè megistè), qui signifie « la très grande [compilation] ». Les
Arabes ont rendu cette expression par al-majisti, qui est devenu
almagesti ou almagestum dans le latin médiéval. Ce résumé
d’ensemble de l’astronomie mathématique est présenté d’un point
de vue typiquement grec, et présente une forme géométrique
caractéristique, bien qu’on sache aujourd’hui qu’il renferme une
forte composante babylonienne pour les données astronomiques –
les Babyloniens, d’ailleurs, avaient construit leur astronomie sur des
fondations à l’origine arithmétiques.
Les premières tentatives des Grecs pour représenter les
mouvements du Soleil, de la Lune et des planètes à l’aide de
modèles mathématiques consistaient en des mouvements de simple
rotation qui ne parvenaient pas à rendre compte des variations de
vitesse des corps concernés lors de leurs déplacements sur la toile de
fond des étoiles fixes. Le mouvement planétaire qui posait le plus de
problèmes était le mouvement rétrograde auquel toutes les planètes
alors connues (Mercure, Vénus, Mars, Jupiter, Saturne) sont
soumises. Leur course générale autour du ciel s’effectue dans une
direction opposée à celle de la rotation diurne. Toutefois, et c’est là
une conséquence du fait que nous voyons les planètes à partir de la
Terre qui tourne autour du Soleil tout comme elles, chaque planète
semble par moments suivre la direction inverse de son mouvement à
long terme. Autrement dit, quoique chacune des planètes se meuve
(selon un « mouvement direct ») dans le sens général du Soleil, elle
ralentit parfois jusqu’à adopter une position stationnaire (par
rapport aux étoiles fixes), rebrousse chemin pendant un temps
relativement court, et de nouveau retrouve son mouvement direct.
Pour expliquer cette rétrogradation, le géomètre Eudoxe de
Cnide, au début du IVe siècle avant J.-C., eut l’idée d’un système de
sphères concentriques autour de la Terre (ce sont les « sphères
homocentriques »). Il découvrit qu’il pouvait produire un
mouvement en forme de huit, en faisant pivoter une sphère à
l’intérieur d’une autre, toutes deux étant animées d’un mouvement
de rotation, aussi longtemps que leurs axes restaient inclinés l’un par
rapport à l’autre. Pour obtenir un mouvement rétrograde, il suffisait
simplement de déplacer cette forme de huit autour du ciel sur une
autre sphère concentrique. Les détails de cette brillante construction
géométrique nous intéressent moins que le fait que, comme modèle
visant à prévoir précisément les mouvements observables des
planètes, elle n’a pu avoir que très peu d’efficacité. Aristote l’adopta,
car ce qui l’intéressait c’était l’idée qu’elle reflétait le fonctionnement
physique de l’univers. Sous la forme des sphères aristotéliciennes, le
modèle d’Eudoxe subsista jusqu’au XVIIe siècle, et même encore
ensuite – soit près de deux millénaires après avoir été dépassé du
point de vue astronomique. Même Ptolémée le trouvait séduisant
sur le plan de la physique.
La grande révolution dans l’approche géométrique du problème
de la rétrogradation survint avec le couple de concepts jumeaux
d’excentrique et d’épicycle. L’idée de l’excentrique est d’une grande
simplicité : si un corps – et le Soleil était le corps pour lequel on
inventa ce schéma – se meut à une vitesse constante sur un cercle,
alors sa vitesse aux yeux d’un observateur situé en un point plus ou
moins éloigné du centre du cercle sera variable au cours du cycle. Le
mouvement annuel du Soleil, on le sait, n’est pas constant – en
d’autres termes, on savait que les saisons avaient des longueurs
variables. On avait découvert qu’un simple modèle excentrique peut
fournir une approximation très satisfaisante du mouvement annuel
du Soleil, si l’échelle de la maquette est choisie avec soin.
L’excentrique n’expliquera pas à lui seul la rétrogradation des
planètes, mais on peut, pour ce faire, utiliser un modèle très simple.
Si une planète parcourt un petit cercle, et que le centre de ce cercle
tourne autour de la Terre, alors le mouvement apparent qui en
résulte offrira une représentation qualitativement acceptable des
phénomènes. En choisissant les valeurs des deux vitesses, les points
de départ des mouvements et l’échelle des deux cercles l’un par
rapport à l’autre, il est possible d’obtenir des résultats
expérimentaux fort satisfaisants pour les mouvements d’une planète
quelconque. Le même modèle peut être utilisé pour expliquer dans
une certaine mesure les principales irrégularités qui affectent le
mouvement de la Lune. (Et cela, même si la Lune n’entre jamais
dans une phase rétrograde. Dans ce cas, le sens de rotation de la
Lune sur l’épicycle est à l’inverse de celui des planètes.)
Avec Hipparque (IIIe siècle avant J.-C.), l’astronomie grecque est
devenue une science beaucoup plus rigoureuse sur le plan
quantitatif. Hipparque avait en sa possession des matériaux
babyloniens, par exemple des archives concernant les éclipses, et des
théories touchant à la Lune et aux planètes, et c’est à travers ses
écrits que Ptolémée eut accès à ce matériel d’une valeur inestimable.
Les théories babyloniennes, fondées sur l’arithmétique, offraient un
niveau de raffinement sans égal dans quelque civilisation que ce fût.
Le mérite d’Hipparque fut de combiner les avantages des deux
conceptions mathématiques concurrentes, en utilisant par exemple,
dans ses théories épicycliques du Soleil et de la Lune, les paramètres
fournis par les Babyloniens. Il mesura la parallaxe de la Lune (son
changement apparent dû au fait que nous observons cet objet
relativement proche depuis des lieux distants du centre de la Terre),
et inventa des moyens pour mesurer la distance qui nous sépare du
Soleil et de la Lune. Sa plus importante découverte, toutefois, fut que
ce qu’on appelle les « étoiles fixes » ne conservent pas leurs
positions, mais semblent emportées autour du ciel selon des courses
qui sont parallèles au zodiaque. Et cela, à très faible vitesse : en
comparant ses propres observations de l’étoile de l’Épi de la Vierge
avec celles qu’avait faites Timocharis cent soixante années plus tôt, il
découvrit que cette vitesse était supérieure à un degré par siècle.
(C’est, à peu de chose près, une demi-fois de plus que la réalité.)
À l’époque de Ptolémée, les outils mathématiques de l’astronome
avaient atteint un haut niveau de développement. Tenir la
trigonométrie pour une discipline qui se suffit à soi-même et qui, à
un niveau élémentaire, concerne les figures à deux dimensions, ce
serait perdre de vue ses origines. Elle s’est développée à partir de la
géométrie à trois dimensions, comme instrument indispensable pour
résoudre des problèmes d’astronomie. En tant que telle, bien
qu’Hipparque lui ait fait faire des progrès considérables, il fallut
attendre une génération (ou presque) avant Ptolémée, pour que
Ménélaüs obtienne quelques-uns de ses plus importants résultats.
Ptolémée codifia tout cela de brillante façon, et y ajouta nombre de
résultats personnels : si bien que l’astronomie lui fut redevable pour
un millénaire.

L’Almageste

L’Almageste de Ptolémée comporte treize livres. Le premier


expose les bases mathématiques indispensables, y compris les
théorèmes de Ménélaüs, pour calculer les triangles à la surface d’une
sphère. Bien qu’il recoure à la fonction de l’arc de cercle là où nous
utiliserions les sinus, ce premier livre se traduit très aisément en
termes modernes, et a établi le modèle des traités à venir
d’« astronomie des sphères ». Il a mis pleinement en œuvre la
notation sexagésimale des Babyloniens, divisant le degré en soixante
minutes, chaque minute en soixante secondes, et ainsi de suite.
À partir des points extrêmes de la déclinaison du Soleil, Ptolémée
inventa une figure pour l’un des paramètres fondamentaux de
l’astronomie, l’inclinaison de l’écliptique (le chemin suivi par le
Soleil) par rapport à l’équateur. Ses instruments étaient imparfaits, et
sa figure médiocre – en fait, il est probable que son admiration pour
Hipparque a influencé son jugement. Au livre III de l’Almageste,
Ptolémée accepte la théorie solaire d’Hipparque, et une fois encore il
n’avait guère de raison de changer une théorie qui se révélait
relativement efficace. Une fois parvenu à la théorie de la Lune,
cependant, au livre IV, il put déployer sa maîtrise de la théorie des
planètes. Partant d’une discussion minutieuse de la théorie
d’Hipparque concernant la Lune, il la compara à ses propres
observations, et découvrit qu’elle ne convenait que lorsque le Soleil,
la Terre et la Lune étaient alignés (en conjonction et en opposition). Il
ajouta des éléments extérieurs aux explications antérieures et
produisit un modèle géométrique qui procura pour la longitude
céleste de la Lune des résultats bien supérieurs à ceux qu’on avait
obtenus jusque-là. Le livre V de l’Almageste s’achève sur une
discussion des distances de la Lune et du Soleil, et comporte la
première discussion théorique connue de la parallaxe, autrement dit
de la correction qu’il est nécessaire d’appliquer à la position
apparente de la Lune pour obtenir sa position relative par rapport au
centre de la Terre. Au livre VI, Ptolémée se sert des théories du
Soleil, de la Lune et de la parallaxe rencontrées dans les livres
précédents pour construire des tables pour les éclipses du Soleil et
de la Lune.
Avant de s’intéresser aux planètes, Ptolémée s’occupa des
longitudes, latitudes et magnitudes (distribuées en six classes de
brillance) des étoiles fixes. Son catalogue de mille vingt-deux étoiles,
regroupées en quarante-huit constellations et en une poignée de
nébuleuses, fournit le cadre de presque tous les autres catalogues qui
ont compté dans les mondes islamique et occidental jusqu’au
e
XVII siècle. Il reposait sur des matériaux présents chez Hipparque,
aujourd’hui perdus, et prenait en compte sa théorie de la précession,
mais il dépassait en ampleur tout ce qui existait jusque-là.
Les livres IX, X et XI de l’Almageste s’intéressent aux longitudes
des planètes inférieures (Mercure et Vénus) et supérieures (Mars,
Jupiter et Saturne). Deux arrangements différents de l’épicycle en
relation avec le cercle déférent sont requis, et comme Mercure offre
des difficultés qui lui sont propres, d’autres aménagements se
révélèrent nécessaires dans ce cas particulier. Ptolémée donna une
extension considérable au principe de l’épicycle développé par
Apollonius de Perge et d’autres. Une nouvelle technique eut pour lui
une importance particulière, qui donna lieu à une longue
controverse aux époques postérieures. On avait toujours pensé que
l’épicycle se déplaçait sur le cercle déférent à une vitesse constante
tout au long de la circonférence. Ptolémée introduisit l’idée d’un
mouvement qui était constant aux yeux d’un observateur placé en
un point qui n’était ni le centre de l’univers (la Terre) ni le centre du
cercle déférent. Ce principe de l’« équant » était d’autant plus
louable qu’il rompait avec le dogme traditionnel selon lequel tout
doit s’expliquer en termes de mouvements circulaires uniformes.
L’efficacité de sa méthode ne lui permit pas d’échapper aux critiques,
et même quatorze siècles plus tard, Copernic trouvait l’équant
malvenu. Les deux derniers livres de l’Almageste traitent de la
prévision des phénomènes touchant aux planètes, tels que leurs
premières et dernières apparitions et leurs latitudes.
Ptolémée s’efforça non seulement d’expliquer les mouvements
observables des planètes, mais aussi de faciliter leurs calculs. Son
Almageste comportait à cette fin des tables ; et d’autres tables qu’il
publia séparément (Tables manuelles) eurent une influence
considérable sur les progrès ultérieurs de l’astronomie, car elles
fixèrent le style de la technique astronomique, d’abord dans le
monde islamique, puis, plus tard, en Europe. Ptolémée enseigna à la
postérité l’art de sélectionner et d’analyser les observations
astronomiques à des fins théoriques, mais il convient de dire que
dans ce domaine si important de l’astronomie, il resta véritablement
inégalé jusqu’à ce que Johannes Kepler entreprenne d’analyser les
observations de Tycho Brahé.

Le Tétrabiblos
En matière d’astrologie, Ptolémée écrivit ce qui, là encore, devint
un classique : le Tétrabiblos. Les procédés astrologiques babyloniens
étaient connus dans l’Égypte romaine. L’astrologie hellénistique était
florissante, et on avait besoin de méthodes astronomiques plus
faciles à mettre en œuvre que celles de Ptolémée, quitte à ce qu’elles
fussent inexactes. Le Tétrabiblos est un livre magistral et, à de
nombreux égards, un ouvrage scientifique. Là où la divination
babylonienne et assyrienne s’était surtout occupée du bien-être
public et de la vie du gouvernant, les Grecs appliquaient dans une
large mesure l’art de l’astrologie à la vie de l’individu. Cette activité
s’était trouvée encouragée, bien malgré eux, par l’enseignement de
Platon et d’Aristote touchant à la divinité des étoiles, et dans
l’Antiquité tardive nombreux étaient les astrologues qui se
considéraient comme les interprètes des mouvements des dieux.
Avec la montée du christianisme, cette attitude fut naturellement
refoulée, bien qu’elle ait été florissante comme procédé littéraire à
travers toute l’Antiquité romaine, et ait caractérisé l’Europe
chrétienne presque jusqu’à aujourd’hui. Le Tétrabiblos de Ptolémée
servit donc de manuel pour des publics de diverses et nombreuses
confessions.
Il s’ouvre sur une défense de l’astrologie, et repose à l’évidence
sur l’idée que les influences des corps célestes sont entièrement
physiques. Sur la fin, toutefois, il se contente d’enregistrer des
superstitions sans fondement, héritées en grande partie des
prédécesseurs de Ptolémée. Le livre II traite des influences du
cosmos sur la géographie et sur le temps, ce qui deviendra au cours
des siècles suivants un sujet très populaire, et inoffensif sur le plan
spirituel. Les livres III et IV traitent des influences des astres sur la
vie humaine, telles qu’elles se déduisent de l’état du ciel ; mais
curieusement, on n’y rencontre aucun élément des mathématiques
requises pour la distribution des Maisons du Ciel, et qui hantèrent
tant les astrologues des siècles ultérieurs.

Autres écrits

L’énorme production livresque de Ptolémée suggère qu’il avait


entrepris de composer une encyclopédie des mathématiques
appliquées. Un de ses ouvrages qui présente un intérêt considérable,
ses Hypothèses des planètes, visait à procurer une version beaucoup
plus raffinée de la cosmologie d’Aristote que celle de l’original. Il y
recourait à tout un attirail de cercles – excentriques, épicycles, etc. –
mais ajoutait comme condition expresse qu’il ne devait pas y avoir
d’espaces vides dans l’univers. Cela l’amena à un curieux modèle
dans lequel on pouvait déduire automatiquement les distances
interplanétaires. Elles étaient erronées, mais nous paraissent
aujourd’hui très considérables (de l’ordre de plusieurs millions de
kilomètres). Des ouvrages que Ptolémée consacra à la mécanique,
nous ne connaissons plus que les titres.
Une bonne partie de son Optique et de ses Hypothèses des planètes
peut être reconstituée à partir de versions grecques ou arabes.
L’Optique renferme un important travail, expérimental pour une
part, sur la réfraction, et elle a inspiré à Ibn al-Haytham (mort en
1039) son étude monumentale. Quelques ouvrages mineurs sur la
projection (Analemna et Planisphère) tout comme sa Géographie
monumentale subsistent en grec, ainsi que son grand traité
d’astronomie, l’Almageste. Le traité de théorie musicale composé par
Ptolémée n’eut jamais vraiment d’influence directe, mais Boèce le
tenait en grande estime et, de la sorte, c’est de seconde main qu’il
s’est incorporé dans la tradition européenne.
La Géographie était, pour l’essentiel, un développement annexe de
l’astronomie ; et, outre des listes détaillées de lieux accompagnés de
leurs longitude et latitude, et couvrant la totalité du monde connu,
elle mérite l’attention pour les ingénieuses projections
cartographiques qu’elle introduit. Ptolémée signale Marinus de Tyr
comme une source de ses données. Il corrige bon nombre de ses
erreurs, tout en en laissant subsister beaucoup, inévitablement, en
particulier pour ce qui touche à l’Inde et à l’Afrique. L’influence de
sa Géographie fut considérable dans le monde islamique (où il fut
traduit en arabe vers 800), mais en Europe elle resta curieusement
très limitée jusqu’au XVe siècle. Elle ne fut traduite du grec que vers
1406, et il fallut attendre la Renaissance pour que l’intérêt porté à la
littérature grecque lui valût alors la reconnaissance d’une certaine
originalité. De nouvelles explorations du ciel eurent tôt fait de la
rendre obsolète, mais à travers l’œuvre de Mercator (1554) et
d’autres, les projections cartographiques de Ptolémée ont, par la
suite, joué un rôle décisif dans la pratique des géographes.
Signalons enfin un ouvrage purement philosophique, connu sous
le nom de Ptolémée, et intitulé Sur le critère et l’hégémonique. Par
critère, l’auteur entend non seulement le jugement, mais aussi
l’analyse du processus du jugement ; l’hégémonique, lui, désigne un
principe d’action, ou un pouvoir qui s’exerce. Le but de l’ouvrage est
de découvrir le critère de la réalité, et la procédure suivie recourt à
une analogie avec les procédures et les institutions légales ; si bien
que le désir qu’a l’homme de la vérité, par exemple, devient
analogue à son désir d’harmonie sociale.
Son épistémologie n’offre rien de bien neuf. L’acte du jugement
est analysé en perception sensorielle, impression et transmission de
l’impression à l’intellect (phantasia), pensée (logos intérieur) et
discours (logos exprimé). Le logos intérieur peut alternativement
n’être qu’une pure supposition, ou être connaissance solidement
fondée et intelligence. Comme Platon – qui est mentionné en
passant – et Aristote, l’auteur affirme que la connaissance, si l’on
prend la peine d’établir des distinctions scientifiques claires, est
toujours connaissance de l’universel. L’ouvrage comporte une bonne
dose de physiologie et de psychologie, et trahit chez son auteur le
souci d’affronter sans détour la question des rapports de l’esprit et
du corps. Aussi une distinction est-elle opérée entre l’hégémonique du
corps et celui de l’âme, entre la cause de la vie (essentiellement le
système cœur-poumons) et « la cause principale du bien-vivre » (le
cerveau, « grâce auquel nous dirigeons nos élans vers ce qui est
bien »). Touchant à la deuxième cause, il y est dit que le cœur n’a
même pas le deuxième rôle en importance : l’auteur croit plutôt que
les sens, en particulier la vue et l’ouïe, contribuent au « bien-vivre »
plus que le cœur.
Ce bref ouvrage philosophique offre davantage de clarté et de
concision que de profondeur. Pour ce qui est de son contenu, il ne
présente guère d’élément commun avec les ouvrages qu’on attribue
généralement à Ptolémée, quoique, sur le plan des qualités
pédagogiques – par exemple, sa brièveté efficace –, il rappelle un
peu le Tétrabiblos ; toutefois, on n’a pas fourni jusqu’ici d’arguments
décisifs pour contester son attribution à Ptolémée.
Bien rares sont les auteurs scientifiques, de l’Antiquité ou de
toute autre époque, dont l’œuvre a influencé aussi fortement la
postérité que celle de Ptolémée. Grâce à lui, les méthodes
mathématiques utilisées en astronomie sont passées dans le domaine
des sciences naturelles : cela doit être tenu pour l’un des événements
les plus importants de toute l’histoire de la science occidentale. Plus
important même que la réussite technique dont témoignent les
résultats obtenus par Ptolémée lui-même.
John David NORTH
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Textes et traductions
GOLDSTEIN, Bernard R. (ed.), The Arabic Version of Ptolemy’s Planetary
Hypothese, Philadelphie, American Philosophical Society, 1967.
HEIBERG, Johan Ludwig, Claudii Ptolemaei Opera quae exstant omnia,
Syntaxis mathematica, 2 vol., Leipzig, 1898-1903.
TOOMER, Gerald James, Ptolemy’s Almagest, Londres, Springer, 1984.

Études
BARKER, Andrew, Greek Musical Writings, vol. II : Harmonic and
Acoustic Theory, Ptolemy, Cambridge University Press, 1989, p. 270-
391.
BOUCHE-LECLERCQ, Auguste, L’Astrologie grecque, Paris, E. Leroux,
1899 ; repr. Brussels, 1963.
HUBY, Pamela et NEAL, Gordon (éd.), The Criterion of Truth : Essays
Written in Honour of George Kerferd Together with a Text and Translation
of Ptolemy’s On the Kriterion and Hegemonikon, Liverpool University
Press, 1989.
e
LEJEUNE, Albert, L’Optique de Claude Ptolémée, 2 éd., Leiden, E.J. Brill,
1990.
NEUGEBAUER, Otto, A History of Ancient Mathematical Astronomy,
3 vol., Berlin, Springer Verlag, 1975.
NORTH, John David, The Fontana History of Astronomy and Cosmology,
Londres, Fontana Press, 1994.
PEDERSEN, Olaf, A Survey of the Almagest, Odense University Press,
1974.
ROBBINS, Frank Ernest, Ptolemy’s Tetrabiblos, Cambridge Mass., 1940.
Pyrrhon

Pyrrhon (env. ~365-275), comme Socrate, n’a rien écrit. Il a


pourtant joué un rôle énorme dans l’histoire de la philosophie, par sa
personnalité singulière, sa manière originale de vivre, sa parole
électrisante ; il a exercé sur ses proches une fascination qui s’est
transmise, à travers leur témoignage plus ou moins stylisé, sur les
générations postérieures. Il a donné son nom au pyrrhonisme, terme
qui désignera communément le scepticisme jusqu’aux temps
modernes. Cette fortune lui vient sans doute en grande partie du fait
que la principale mise en forme conservée des arguments sceptiques,
celle de Sextus Empiricus (IIe siècle), le prenait comme patron (l’une
de ses œuvres s’appelle Esquisses pyrrhoniennes) ; Sextus s’inscrivait
d’ailleurs dans une lignée plus ancienne, celle d’Énésidème
(Ier siècle), lui-même auteur de Discours pyrrhoniens.
La position historique de Pyrrhon facilitait cette équation entre
« pyrrhonisme » et scepticisme. Il se situe à un tournant de l’histoire
philosophique, et de l’histoire tout court. Avec son maître et ami
Anaxarque, il avait suivi dans son expédition orientale Alexandre le
Grand, dont Aristote avait été le précepteur. Plus jeune qu’Aristote
d’une vingtaine d’années, Pyrrhon précédait d’une génération
Épicure et Zénon de Kition, fondateurs des nouvelles écoles de
l’époque « hellénistique », que l’on fait justement commencer au
moment où meurent, à quelques mois d’intervalle, Aristote et
Alexandre (vers 323-322 avant J.-C.). Auparavant, les voix n’avaient
certes pas manqué pour décrire les insuffisances du savoir humain ;
mais on peut dire que les succès des sciences, notamment en
mathématiques, avaient permis aux philosophes, lorsqu’ils
s’interrogeaient sur le savoir, de se concentrer sur les questions de sa
nature, de sa genèse, de ses instruments, de ses structures de
recherche et d’exposition, plutôt que sur celles de son existence ou
de sa possibilité. L’époque hellénistique, en revanche, voit les
philosophes, en particulier Épicuriens et Stoïciens, soudainement et
vitalement préoccupés d’établir que le savoir est possible, que notre
accès cognitif au monde repose sur un socle infaillible, qu’ils
appellent « critère de la vérité », et qu’ils s’efforcent d’identifier et de
décrire de telle façon qu’il puisse remplir cette fonction. Cette
préoccupation, qui paraît nouvelle, laisse supposer qu’entretemps,
un défi inédit et radical avait été lancé, visant à nier ou à mettre en
question la possibilité même du savoir. Et si l’on cherche qui peut
avoir lancé ce défi, Pyrrhon, à sa date, et avec la réputation qu’on lui
a faite, apparaît comme le candidat idéal.
L’histoire est peut-être trop belle pour être vraie. Sans pousser la
logique du scepticisme aussi loin que Théodose, un médecin du
e
II siècle, pour qui « le mouvement de la pensée chez autrui étant
insaisissable, nous ne saurons jamais quelle était la disposition
mentale de Pyrrhon ; et ne la connaissant pas, nous ne saurions nous
dire pyrrhoniens », il faut avouer que la figure de Pyrrhon est
environnée de profondes obscurités. Sa pensée a fait l’objet de
nombreuses tentatives de reconstitution, passablement divergentes.
Les témoignages qui le concernent (et qui n’ont été réunis, pour la
première fois dans l’histoire, qu’en 1981) proviennent
principalement du livre IX des Vies des philosophes illustres, de
Diogène Laërce (IIIe siècle). Ce matériel contient des indications
biographiques sur Pyrrhon et ses disciples (le plus célèbre, Timon,
est un philosophe-poète satirique dont il reste d’assez nombreux
fragments), sur son genre de vie, sur l’impression qu’il a faite sur ses
proches ; on y trouve une quantité qui nous paraît excessive
d’anecdotes souvent piquantes, parfois stupéfiantes, toujours
significatives, mais dont la valeur historique est évidemment sujette
à caution.
On y discerne aussi le début d’un clivage entre deux images de
Pyrrhon, qui correspondent à deux versions du scepticisme dont la
concurrence se fera longtemps sentir. Selon l’une, Pyrrhon,
indifférent aux autres comme à lui-même, ne se gardant pas des
dangers, ne tenant nul compte des informations sensorielles et des
croyances quotidiennes qui guident ordinairement la conduite
humaine, se comporte de façon extravagante. Cette image a pu
donner consistance à l’idée qu’il a subi l’influence des
« gymnosophistes » (« sages nus ») de l’Inde, fakirs dont il avait
peut-être admiré sur place les exploits ; c’est aussi l’image par
laquelle il préfigure ce qu’on a nommé un « scepticisme rustique »,
s’interdisant toutes les croyances, même les plus banales. Selon une
seconde image, également présente dans la tradition, Pyrrhon est au
contraire un campagnard, vivant entre sa sœur et sa basse-cour,
modeste, tranquille, relativement conformiste, vaquant aux soins du
ménage, et tenu en estime par ses concitoyens ; ce second visage
annonce la variante « urbaine » du scepticisme, qui ne s’interdit
qu’une espèce précise de croyances (dogmata), celles que soutiennent
les philosophes et les savants « dogmatiques », dont la prétention est
de connaître la vraie nature des choses, la face cachée des
phénomènes. Il n’est pas impossible, du reste, que ces deux images
aient une racine commune chez Pyrrhon lui-même, et qu’elles
traduisent un conflit entre son désir profond et la conscience qu’il a
de ses chances de le réaliser. D’après une belle anecdote, il s’était
enfui devant l’attaque d’un chien ; comme on lui reprochait d’avoir
ainsi violé ses principes d’indifférence, il répondit qu’il « était bien
difficile de dépouiller entièrement l’homme » – ce qui veut dire à la
fois que c’était ce qu’il s’efforçait de faire, et qu’il fallait lui
pardonner de ne pas toujours y parvenir.
Ce qui paraît assuré, c’est que le projet de Pyrrhon est de trouver,
pour lui-même comme pour les autres, une recette infaillible de
bonheur, grâce à une attitude d’indifférence (adiaphoria) à l’égard des
valeurs conventionnelles. Même s’il est vrai que, dès l’Antiquité,
certains tireront cette indifférence du côté de l’« insensibilité » totale
(apatheia : c’est la pente « rustique » de l’éthique pyrrhonienne), et
d’autres du côté de la « douceur » (praotês : c’est sa pente
« urbaine »), la fin à atteindre par ces divers moyens reste la même,
et elle est d’ordre éthique. C’est comme un guide de vie que Timon
voit son maître et l’exalte, en lui demandant le secret de sa
tranquillité surhumaine ; c’est encore uniquement en moraliste, l’un
des plus imperturbables qui soient envers ce que les hommes
considèrent comme bien ou mal, que Cicéron le peint.
Le problème que pose la reconstitution, nécessairement
conjecturale, de la pensée de Pyrrhon est de savoir si, parmi les
moyens que Pyrrhon met au service de cette fin éthique, il faut ou
non compter une argumentation proprement sceptique, au sens
traditionnel du terme, c’est-à-dire une critique de la possibilité du
savoir, et une culture systématique des arguments et des expériences
qui peuvent produire et recommander ce que les sceptiques
postérieurs appelleront l’epochè, la « suspension du jugement »,
impossibilité ou refus de choisir entre le oui et le non, sur tout
énoncé possible.
L’imbrication étroite entre le projet du bonheur et la critique de
nos moyens de connaissance paraît garantie, il est vrai, par un texte
que tous les historiens de Pyrrhon tiennent pour fondamental, à
cause de son caractère synthétique, de sa teneur philosophique, et
du fait qu’il provient, par deux intermédiaires, de Timon. Ce texte,
trop long pour pouvoir être cité ici intégralement, est articulé de
façon assez nette pour qu’un résumé, accompagné de brefs
commentaires, ne le déforme pas trop.
Pour être heureux, disait Timon, il faut considérer trois points :
1) quelle est la nature des choses ; 2) comment nous devons être
disposés à leur égard ; 3) quel bénéfice cette attitude nous vaudra.
L’ordre dans lequel ces trois points sont énumérés est déjà
surprenant : un Sceptique du modèle qui deviendra traditionnel
s’interdirait de s’interroger sur la « nature des choses » avant de
s’être demandé si nous avons les moyens de la connaître ; s’il est
fidèle au principe de l’epochè, il s’abstiendra soigneusement de se
prononcer sur elle, fût-ce pour dire qu’elle est inconnaissable (selon
Sextus, un tel énoncé « méta-dogmatique » est étranger au
scepticisme authentique).
Pyrrhon répond pourtant, de manière originale, à la première
question, et ce, dans la seule phrase du texte qui lui soit
expressément attribuée par Timon. Sa réponse est que les « choses »
sont indifférentes, indéterminées, indécises ; ce qui semble impliquer
que c’est nous qui introduisons entre elles les différences qui nous
paraissent les distinguer (par exemple les bonnes et les mauvaises –
peut-être aussi les blanches et les noires, et généralement toutes
celles que nous décrivons comme étant « ainsi plutôt
qu’autrement »). La suite du texte dit bizarrement que « pour cette
raison, nos sensations et nos croyances ne sont ni vraies ni fausses ».
À moins de modifier le texte pour renverser le lien logique entre les
deux propositions – c’est-à-dire pour faire de la faillibilité de nos
moyens cognitifs la cause, et non la conséquence, de
l’indétermination des choses (correction proposée par certains
commentateurs, et non des moindres) – il semble que l’on puisse
comprendre que nos sensations et nos opinions, étant elles-mêmes
des sortes de « choses », souffrent de la même indétermination que
les choses en général ; ce qui signifie, dans leur cas, qu’elles ne disent
ni toujours vrai ni toujours faux. Or la grammaire du texte suggère
que cette conséquence n’est pas tirée par Pyrrhon lui-même, mais
par Timon. On pourrait en conclure que la pensée de Pyrrhon a été
infléchie dans le sens d’une critique de la connaissance par
l’intervention de Timon, disciple sans doute moins dépourvu de
personnalité philosophique qu’on ne l’a cru parfois, et dont l’intérêt
pour ces questions, fort débattues dans sa propre génération, est bien
attesté par ailleurs.
La seconde question du programme de Pyrrhon, selon Timon,
porte sur l’attitude qu’il convient d’adopter à l’égard de ces
« choses » que leur nature propre ne différencie pas.
L’« indifférence » du sage est la conséquence qu’il faut tirer de
l’« indifférenciation » des choses : la juste réponse est de les traiter
comme elles sont, et donc d’être « sans opinions, sans penchants,
sans ébranlements » en un sens plutôt qu’en un autre. La traduction
verbale de cette attitude est de dire de toute chose qu’« en rien, elle
n’est <ceci ou cela> plutôt qu’elle ne l’est pas », ou (s’il faut à tout
prix en dire quelque chose) à se dédire aussitôt, en disant qu’« elle
est <ceci ou cela> et à la fois qu’elle ne l’est pas », ou que « ni elle
n’est <ceci ou cela> ni non plus elle ne l’est pas ».
Dans ce nivellement (ni choix ni rejet) de son attitude pratique
envers les choses, et dans l’équilibre (ni affirmation ni négation) de
son discours sur elles, l’homme trouvera, selon le troisième point du
programme pyrrhonien, le bénéfice de son ascèse. Pour le décrire,
Timon emploie deux termes : le sectateur de Pyrrhon atteindra
d’abord l’aphasia, mutisme, ou du moins abstention de tout usage
assertorique du langage ; ensuite, l’ataraxia, absence totale du trouble
et de l’inquiétude qui font le malheur des hommes. L’ordre dans
lequel ces deux termes se présentent suggère que la manière
pyrrhonienne de parler n’est qu’une étape sur le chemin de la
manière pyrrhonienne de vivre.
Cette analyse d’un témoignage clef, qui laisse évidemment la
porte ouverte à la discussion, aurait pour effet, si elle était justifiée,
d’agrandir encore la distance que les historiens modernes ont
souvent voulu marquer entre Pyrrhon et les « pyrrhoniens » qui se
sont réclamés de lui. La réserve du sage, taciturne compagnon
d’Alexandre et spectateur énigmatique de sa fabuleuse entreprise,
isolé des autres philosophes par son refus d’écrire, par son
indifférence au tourbillon des écoles athéniennes, par son mépris des
règles du jeu dialectique, fait contraste avec le prurit argumentatif de
Sextus, entassant dans d’énormes ouvrages l’arsenal accumulé
depuis des siècles contre les « professeurs », savants et philosophes
« dogmatiques » de tout poil. N’est-il pas frappant de constater, du
reste, que les principales têtes de Turcs de Sextus, les Stoïciens, sont
des philosophes nettement plus jeunes que Pyrrhon ?
Peut-être donc Pyrrhon n’a-t-il pas été le premier des
Pyrrhoniens ; peut-être son nom n’a-t-il été donné au
« pyrrhonisme » que sur la base d’une légende plus ou moins
artificielle. Mais il devait y avoir en lui, comme en Socrate, la matière
et l’occasion d’une telle légende. N’aurions-nous gardé que le
témoignage de Timon, cet esprit sarcastique et mordant, auprès
duquel seul Pyrrhon sut trouver grâce, nous devrions déjà lui
supposer un charisme exceptionnel ; mais Diogène Laërce nous dit
qu’il eut beaucoup de « disciples » (si l’on peut appliquer ce mot aux
familiers d’un maître qui n’enseignait rien), qui s’efforçaient de
rivaliser avec lui de mépris pour la vaine agitation des hommes, et
qui décrivaient à leurs propres élèves, intrigués par la réputation de
Pyrrhon, ce qu’ils avaient pu saisir de sa personnalité. Ainsi se
forgea sans doute, de proche en proche, et d’abord de bouche à
oreille, le mythe de Pyrrhon, qui finit par faire de lui, pour des
siècles et jusqu’à nos jours, le silencieux héros grec du non-savoir.
Jacques BRUNSCHWIG
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Textes et traductions
DECLEVA-CAIZZI, Fernanda, Pirrone : Testimonianze, Naples,
Bibliopolis, 1981.
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Œuvres de SEXTUS EMPIRICUS et de DIOGÈNE LAËRCE, Londres, Loeb
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Études
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BETT, Richard, « Aristocles on Timon on Pyrrho : The Text, its Logic,
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BROCHARD, Victor, Les Sceptiques grecs, Paris, 1887 ; rééd. Vrin, 1923,
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BRUNSCHWIG, Jacques, « Once again on Eusebius on Aristocles on
Timon on Pyrrho », Papers in Hellenistic Philosophy, Cambridge
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CONCHE, Marcel, Pyrrhon ou l’apparence, Paris, PUF, 1994.
DAL PRA, Mario, Lo scetticismo greco, Milan, 1950 ; rééd. Rome/Bari,
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GIANNANTONI, Gabriele (ed.), Lo scetticismo antico, 2 vol., Naples,
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LONG, Anthony A., « Timon of Phlius : Pyrrhonist and Satirist »,
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ROBIN, Léon, Pyrrhon et le scepticisme grec, Paris, PUF, 1944.
STOPPER, M. R., « Schizzi Pirroniani », Phronesis, 28, 1983, p. 265-297.
Socrate

Le seul nom de Socrate suffit à évoquer la figure du philosophe.


Pourtant, rien de ce qui a fait la réputation de Socrate ne pourrait
servir à décrire l’activité philosophique. Socrate n’a rien écrit, il n’a
pas non plus enseigné. Il passait le plus clair de son temps sur
l’Agora, interrogeant sans relâche ses concitoyens. Les philosophes
venus après lui, qui pour la plupart écrivent ou professent, ne lui
doivent apparemment rien. Or c’est Platon, l’auteur de la première
œuvre philosophique jamais écrite, le fondateur de la première école
de philosophie, dont la vie et l’activité philosophique avaient donc
peu de chose en commun avec celles de Socrate, qui a œuvré à faire
de celui-ci l’incarnation du philosophe.
Ce paradoxe qui révèle en Socrate le modèle, pourtant inimitable,
de la vie et de la pensée philosophiques indique combien il est
difficile de distinguer le personnage historique Socrate, citoyen
d’Athènes, ayant vécu au Ve siècle avant Jésus-Christ, sur lequel nous
disposons d’un petit nombre d’informations relativement sûres, de
Socrate, le premier philosophe, que Platon, mais aussi les
philosophes cyniques, les Sceptiques et les Stoïciens reconnaîtront
comme leur héros philosophique. La question de savoir qui était
vraiment Socrate n’est d’ailleurs pas seulement une question
moderne. Dès le IVe siècle avant Jésus-Christ, on la posait déjà. Vingt-
quatre siècles plus tard, nous ne sommes pas trop défavorisés pour
en traiter car nous pouvons bénéficier de la rigoureuse critique des
sources à laquelle ont été soumis les différents témoignages
concernant le personnage socratique. L’exposé du « problème de
Socrate » suppose d’abord la présentation du personnage tel qu’il
ressort de l’accord des quatre sources principales, plus ou moins
contemporaines de son existence, dont nous disposons.
La source la plus ancienne, mais aussi la plus hostile, qui nous
livre le seul portrait de Socrate composé avec certitude de son
vivant, au moins vingt-sept ans avant sa mort, sont les Nuées
d’Aristophane. Les témoignages de Platon et de Xénophon, deux
autres sources majeures, sont plus tardifs ; ils sont aussi plus
développés et infiniment plus favorables à Socrate. Platon a connu
Socrate dans les dernières années de sa vie, alors qu’il était lui-même
âgé d’une vingtaine d’années. Dans les premiers dialogues qu’il a
écrits, sans doute après la mort de Socrate – dialogues dits
« socratiques » dont font partie l’Apologie de Socrate, le Criton, le Lysis,
le Lachès, le Gorgias –, Platon semble s’attacher à restituer la manière
de philosopher et les idées de son maître. Bien différent est le
témoignage de Xénophon qui, dans les Mémorables, l’Économique,
l’Apologie de Socrate et Le Banquet, nous montre un Socrate discutant
de questions concrètes avec un bon sens parfois un peu convenu. La
platitude du personnage que nous présente Xénophon a du reste
longtemps paru confirmer l’authenticité de son témoignage. Enfin, la
valeur des informations aristotéliciennes (Métaphysique et Éthique à
Eudème), qui ne dérivent pas d’une connaissance directe de Socrate,
tient à la familiarité qu’Aristote eut dans sa jeunesse avec le milieu
de l’Académie. Si ces quatre sources sont parfois difficiles à concilier,
et ne permettent guère de tirer un portrait cohérent de Socrate
philosophe, il ne faut pourtant pas méconnaître les nombreux points
où elles s’accordent surtout pour ce qui a trait à la biographie
intellectuelle de Socrate.

Socrate, le citoyen d’Athènes

Socrate est né vers 469 à Athènes. Il avait pour père un sculpteur,


Sophronisque, originaire du dème d’Alopéké. Sa mère, Phainarète,
aurait été sage-femme. Même si Socrate a pu être dans sa jeunesse
instruit pour devenir sculpteur, aucun témoignage ne lui attribue
jamais quelque métier que ce soit. Ce qui ne veut pas dire qu’il était
oisif. Au contraire, il consacrait ses jours à accomplir la tâche qui lui
avait été prescrite par le dieu « au moyen d’oracles et de songes, et
de toutes les manières dont un arrêt divin a jamais prescrit à un
homme de faire quelque chose » (Apologie). Cette tâche consistait en
l’examen de tout être rencontré, « jeune ou vieux, citoyen ou
étranger » afin de l’inciter à « ne s’occuper ni de son corps ni de sa
fortune, mais de son âme et de sa vertu ». Comme Socrate le précise,
en s’adressant à ses concitoyens, un tel examen porte d’abord sur
« la manière dont vous vivez aujourd’hui et dont vous avez vécu
votre vie passée » (Lachès), mais il permet aussi de sonder la réalité
d’une connaissance que l’interlocuteur prétend avoir, une qualité
qu’il s’attribue ou un comportement dont il se vante : « Je suis le
taon, rappelle Socrate, qui, de tout le jour, ne cesse jamais de vous
réveiller » (Apologie). Le témoignage de Xénophon est encore plus
explicite : Socrate « vécut sans cesse au grand jour », dans les
promenades et les gymnases, prêt à passer sa journée « à l’endroit où
il devait rencontrer le plus de monde » et où tous ceux qui le
voulaient pouvaient l’entendre (Mémorables). Telle est l’activité
philosophique de Socrate, une forme d’interrogation systématique
appliquée à quiconque accepte, par bravade, par certitude ou par
honte d’une dérobade, de s’y prêter. Les premiers dialogues de
Platon restituent parfaitement le caractère public de ces entretiens :
on y voit Socrate face à un interlocuteur, mais entouré d’auditeurs
attentifs. Même si l’entretien est protreptique, c’est-à-dire s’il vise à
la conversion de l’âme du répondant, le but recherché n’est pas tant
d’enseigner que de fournir un modèle à tous les auditeurs capables
d’y trouver profit. Cette condition justifie que Socrate prétende
n’avoir jamais été le maître de personne, « car nul n’a entendu de
moi, dit-il, une chose que d’autres aussi n’auraient point entendue ».
Une telle passion pour l’amélioration des âmes ou leur élévation est
sans doute la forme majeure de l’amour que Socrate dit éprouver à
l’égard des jeunes gens (Mémorables, IV, 1, 2-4).
On tend souvent à confondre l’injonction divine qui prescrit à
Socrate la tâche d’un examen constant et ce signal intérieur, que
Socrate désigne souvent comme son « démon » : « C’est une sorte de
voix, dit-il, qui, lorsqu’elle se fait entendre, me détourne toujours de
ce que je me propose de faire, mais ne m’y pousse jamais » (Apologie
de Socrate). Cette forme d’inspiration divine (qui dans le témoignage
de Xénophon est du reste aussi incitative que dissuasive) est restée
l’un des traits les plus populaires du personnage socratique ; elle a
aussi contribué à façonner l’image d’un Socrate inspiré par le dieu.
Mais il est plus prudent de la concevoir comme une forme de
conscience morale qui s’est trouvée progressivement rattachée,
surtout dans le témoignage de Platon, aux formes divines du délire
et de l’inspiration.
Hormis cette occupation philosophique, nous savons peu de
chose de la vie de Socrate. Au moment de sa mort, il était marié à
Xanthippe dont il eut au moins deux fils. Peut-être épousa-t-il
d’abord la fille ou la petite-fille d’Aristide. Il combattit avec courage
au cours de la guerre du Péloponnèse, à Potidée, à Amphipolis et
Délion, où il servit comme hoplite. Cette précision est importante car
les citoyens hoplites, qui devaient assumer les frais de leur
armement, appartenaient aux trois premières classes du cens. La
pauvreté dont Socrate fait souvent état est donc relative à la classe
qui était la sienne et à la richesse des Athéniens qui le fréquentaient.
On ne doit aucunement la confondre avec le dénuement du sage
cynique. Le mode de vie, frugal et modeste, de Socrate, sa légendaire
endurance au froid et à la faim, sa tempérance, son indifférence à
l’inconfort physique, sa volonté de dépouillement (Diogène Laërce
nous rapporte que pour lui « celui qui a besoin du moins de choses
est aussi le plus proche des dieux ») ont sans doute paru plus
vraisemblables s’ils étaient dus à une extrême pauvreté. Il se peut
aussi que l’ascendance modeste traditionnellement attribuée à
Socrate (de prime abord peu compatible avec le fait qu’il ait servi
comme hoplite) ait été pour la même raison rendue plus humble
qu’elle ne l’était réellement.
Socrate se vantait, semble-t-il, de n’avoir jamais quitté Athènes,
sinon lorsqu’il fit campagne et lorsqu’il assista, une fois seulement,
aux jeux Isthmiques. Il assuma les charges politiques qui lui
incombaient en tant que citoyen, sans goût particulier (il rappelle
dans le Gorgias que « lorsque sa tribu exerça la prytanie et qu’il lui
fallut présider au vote, il prêta à rire et ne sut remplir cette tâche »)
ni ambition de pouvoir. Mais lorsque Socrate désapprouvait les
décisions de l’Assemblée, il s’y opposait, semble-t-il, sans faillir.
Deux incidents en témoignent. En 407, membre du Conseil, et tandis
que sa tribu exerçait la prytanie, il fit obstacle à l’action illégale
entreprise par l’Assemblée visant à juger collectivement dix
généraux qui, après la bataille des Arginuses (où ils étaient parvenus
à grand-peine à dégager la flotte athénienne du blocus spartiate),
avaient négligé de recueillir les cadavres et les naufragés des bateaux
coulés, comme la loi religieuse l’exigeait (Apologie ; Xénophon, Les
Helléniques). Quelques années plus tard, convoqué avec quatre autres
citoyens par les Trente Tyrans et sommé d’aller chercher Léon à
Salamine pour le faire périr, Socrate refusa d’obéir et, laissant ses
acolytes accomplir leur sinistre besogne, rentra chez lui. Tous ces
actes manifestent la résolution de « ne rien faire d’injuste et
d’impie ». Lors de son procès, Socrate rappelle en effet qu’il a préféré
se ranger « du côté de la loi et de la justice » que de soutenir, « par
crainte de la prison ou de la mort » (Apologie), les Athéniens et leurs
injustes desseins. On comprend aisément qu’il attribue aux
interventions répétées de son démon visant à le détourner de l’action
politique le fait qu’il ait pu vivre à Athènes jusqu’à soixante-dix ans,
sans jamais trahir cette résolution d’agir justement.
Il est impossible d’évoquer la personnalité de Socrate sans parler
des amis qui l’entouraient et dont la fidélité se manifesta surtout au
cours des événements qui précédèrent sa mort. Socrate décrit en bien
des lieux le prix de l’amitié, et le modèle d’excellence que peuvent
représenter l’un pour l’autre deux amis soucieux de l’amélioration
de leurs âmes. Socrate n’eut sans doute jamais un ami aussi parfait,
mais le dévouement et l’admiration de Criton, un riche propriétaire
terrien, et de son fils Critobule, la loyauté de Chéréphon, exilé par
les Trente comme « ami du peuple », le dévouement d’Hermogène,
frère de Callias, et d’Eschine, dit le Socratique, témoignent du
caractère hors pair de la personnalité socratique. Tous ces hommes
admiraient Socrate sans réserve et imitaient sa façon d’agir, au point
qu’Eschine de Sphettos, qui devint ensuite philosophe, fut accusé
d’avoir volé des textes que Socrate aurait écrits. Plusieurs étrangers
furent également très attachés à Socrate (Simmias et Cébès de
Thèbes, Euclide et Terpsion de Mégare, Aristippe de Cyrène) ;
certains fondèrent ensuite des écoles (école mégarique ou
cyrénaïque, selon les villes dont ils étaient originaires) marquées par
l’influence socratique. Enfin, un autre élément plus instable du
« cercle socratique » était formé d’un groupe de jeunes gens riches,
étroitement associés aux événements les plus dramatiques de la
politique athénienne de l’époque. Ils ressentirent sans doute la même
fascination pour Socrate et le fréquentèrent pendant plusieurs
années. Parmi eux se trouvaient le richissime Callias, Agathon,
Critias et Charmide qui furent plus tard au nombre des Trente
Tyrans, et surtout Alcibiade qui chercha peut-être, par sa beauté, sa
haute naissance, sa redoutable intelligence et la force de sa
personnalité, à séduire Socrate. L’éloge prononcé à la fin du Banquet
témoigne de l’ascendant sans doute exceptionnel qu’exerçait
Socrate : Alcibiade dit bien ne pouvoir s’empêcher, aux côtés de
Socrate, d’avoir honte de lui-même.
L’événement majeur de la vie de Socrate fut le procès dont il fut
victime en 399, alors qu’il était déjà âgé de soixante-dix ans. Une
accusation d’impiété fut déposée auprès de l’archonte-roi par trois
citoyens athéniens, Mélétos, un poète médiocre, Anytos, un homme
politique, et Lycon, un orateur par ailleurs inconnu. Le véritable
instigateur du procès fut Anytos. Démocrate modéré, de l’entourage
de Théramène, il avait été contraint à l’exil sous les Trente avant de
rejoindre Thrasybule. Il devint ensuite un des hommes les plus
puissants d’Athènes dans les années qui suivirent le rétablissement
de la démocratie. La haine qu’il éprouvait pour Socrate était sans
doute nourrie de motifs aussi bien privés (rivalité pour l’amour
d’Alcibiade, rancœur à l’égard de l’influence que Socrate avait eue
un moment sur son fils) que politiques. Le chef d’accusation contre
Socrate, rappelé par Diogène Laërce citant Favorin d’Arles,
historiographe de l’époque d’Hadrien, fut libellé ainsi : « Socrate est
accusé de ne pas reconnaître les mêmes dieux que la cité,
d’introduire des divinités nouvelles et de corrompre la jeunesse » (on
trouve une autre formulation dans l’Apologie de Socrate [10] de
Xénophon). Le procès fut instruit par l’Héliée, tribunal populaire
composé de cinq cent un juges. Il semble que Platon ait été présent,
ainsi que tous les amis de Socrate, dont Hermogène, qui fut
probablement l’informateur de Xénophon, absent d’Athènes à ce
moment-là.
Après que Mélétos eut développé les principaux points de
l’accusation, Socrate a probablement pris la parole pour assurer lui-
même sa défense. Estimant n’avoir d’autre preuve à fournir de son
innocence que sa vie tout entière dévouée à la justice, Socrate aurait
refusé, d’après Diogène Laërce, les services de l’orateur Lysias. Il est
très peu vraisemblable que Socrate ait eu avec son accusateur
officiel, Mélétos, le dialogue que Platon rapporte dans l’Apologie,
mais il est certain qu’il ne chercha ni à apitoyer les juges ni à se
justifier. Après ce plaidoyer socratique, Mélétos et Anytos, craignant
que les juges n’aient été persuadés, intervinrent, semble-t-il, pour
réitérer leurs accusations. Au premier vote, Socrate fut condamné
par deux cent quatre-vingt-un votes contre deux cent vingt et un.
Étant donné le caractère inhabituel de la plainte, accusé et accusateur
furent enjoints de proposer eux-mêmes une peine. Mélétos requit la
mort, mais Socrate, eu égard aux services qu’il avait rendus à la cité,
demanda à être nourri au prytanée ou, à défaut, de payer une faible
amende. Les juges décidèrent la mort. Avant l’exécution de la
sentence, Socrate fut détenu un mois environ à la prison des Onze. Il
aurait pu aisément s’enfuir, mais s’y serait refusé. Chaque jour, ses
amis lui rendaient visite (Phédon, 59d). C’est parmi eux qu’il but la
ciguë. Alors que le poison faisait déjà son effet, Socrate, levant le
voile qui le couvrait, dit à Criton, et ce fut, selon ce que nous
rapporte Platon, sa dernière parole : « Je dois un coq à Asclépios,
paie-le, n’oublie pas ! »

Le problème de Socrate

L’examen critique des accusations portées contre Socrate nous


conduit à ce qu’il est convenu d’appeler « le problème de Socrate ».
Cette désignation recouvre en fait plusieurs problèmes ayant trait au
rôle de Socrate à Athènes, à la spécificité de sa pensée et de sa
pratique philosophiques et à la question de savoir s’il existe une
véritable philosophie de Socrate. Or la résolution de ce problème est
étroitement liée à la critique des sources qui nous renseignent sur le
personnage socratique.
L’accusation de corrompre la jeunesse portée contre Socrate était
en partie inspirée par le portrait qu’Aristophane traçait de lui dans
les Nuées. On y voyait Socrate, perché sur une nacelle, la tête dans les
nuages, en train, tel un Sophiste, de convaincre le jeune Phidippide
qu’il est juste de battre son père. Mais cette accusation s’explique
aussi par le fait que les jeunes gens, pour la plupart oisifs et riches,
qui fréquentaient Socrate, se divertissaient à l’entendre examiner les
Athéniens et cherchaient à l’imiter en soumettant leurs proches à un
tel examen. On peut comprendre, rappelle Socrate dans l’Apologie,
que « les citoyens que ces jeunes gens examinent s’en prennent
ensuite à moi au lieu de s’en prendre à eux-mêmes ». L’hostilité que
pareils entretiens ont suscitée à l’égard de Socrate exprime aussi
l’inquiétude ressentie par la haute société athénienne devant le fait
que les valeurs traditionnelles de la cité étaient ainsi soumises à
l’examen, à la critique et à une évaluation raisonnée. Socrate se
trouvait du reste sur ce point souvent confondu avec les Sophistes
qui avaient aussi, par d’autres voies et en professant d’enseigner la
vertu, accompli une forme de réflexion critique. Mais un autre
reproche, plus agressif, fait grief à Socrate de mener une vie indigne
d’un citoyen véritable. Écoutons le Calliclès du Gorgias accusant
Socrate : « Tu as fui le cœur de la cité et les assemblées, tu as perdu ta
qualité d’homme, en demeurant dans un coin le reste de ta vie pour
chuchoter en compagnie de trois ou quatre jeunes gens. » Les
exemples dont se servait Socrate (qui parle « d’ânes bâtés, de
forgerons, de cordonniers, et de tanneurs », en ayant toujours l’air de
dire « les mêmes choses avec les mêmes moyens ») ont aussi paru
méprisables ; ce ne sont là, remarque Hippias, que des « épluchures
et rognures de discours ». Cette accusation de ridicule et ce mépris
ont du reste contribué à transformer Socrate en un personnage de
comédie. Enfin, un troisième grief, plus difficile à apprécier, tendait à
faire de Socrate un sorcier qui, par ses questions, à la fois simples et
inattendues, engourdissait ses interlocuteurs, les réduisait à la
confusion ou au silence, bref leur jetait un charme (Ménon). Il est
possible que la charge d’impiété, assez inexplicable étant donné ce
qu’on sait du conformisme de Socrate en matière de religion et de
rites, vienne en partie de là. Plutôt que le reproche d’introduire des
divinités nouvelles (pour lesquelles la cité athénienne se montrait en
fait assez tolérante), ou celui de croire à son démon comme à un
nouveau dieu, l’accusation d’impiété portée contre Socrate exprime
la désapprobation d’une attitude critique à l’égard des valeurs de la
cité. Même si elle ne s’adressait pas à la religion, la critique
socratique a probablement été perçue comme antireligieuse. La
même accusation d’impiété était du reste régulièrement portée
contre les philosophes ; Anaxagore – peut-être aussi Protagoras et
Euripide – en furent les victimes.
Si ces reproches ont au moins en commun de confirmer « qu’aux
yeux de tous les Athéniens, Socrate se distingue en quelque chose de
la plupart des hommes » (Apologie), un autre motif d’hostilité, non
mentionné dans l’acte d’accusation, a été présenté par plusieurs
travaux critiques récents comme la véritable raison de sa mort. Il
s’agit de la faveur que Socrate aurait accordée, par haine de la
démocratie, aux tyrans et à la tyrannie. Que Socrate ait été opposé à
plusieurs des principes et des aspects du fonctionnement réel de la
démocratie athénienne (comme le tirage au sort et la désignation
majoritaire), cela est certain. Le pouvoir acquis par la rhétorique au
lieu du savoir, le mépris des compétences réelles, l’ignorance de ceux
qui gouvernent, la flatterie à l’égard du dèmos sont bien le fait de
tous ceux « qui se mêlent des affaires de la cité » (Alcibiade). Mais la
critique socratique porte plutôt sur les hommes nouveaux de la
démocratie (rhéteurs et artisans parvenus) que sur le régime.
Probablement amplifiées par les témoignages de Platon et de
Xénophon, tous deux assez hostiles à la démocratie, ces critiques
n’expriment pas une condamnation du régime démocratique en tant
que tel, et encore moins une déclaration de foi en faveur de
l’oligarchie. Les éloges que Socrate fait du régime spartiate dans les
Mémorables et le Criton ne portent que sur des questions mineures et
ne permettent guère d’en déduire une réelle admiration pour le
gouvernement de Sparte. Les tenants de la thèse selon laquelle
Socrate aurait été un ami des tyrans doivent alors se rabattre sur
l’argument unique que leur fournissent l’amitié de Socrate pour
Critias et Alcibiade ainsi que l’influence que son enseignement
exerça sur eux. Il est vrai que Xénophon explique lui-même que les
démocrates athéniens ont condamné Socrate à cause de son amitié
pour les tyrans, grief qui, à cause de l’amnistie de 403, ne pouvait
figurer explicitement dans l’acte d’accusation. Mais une telle amitié,
même si elle peut expliquer les circonstances du procès de Socrate,
ne peut aucunement prouver les sympathies oligarchiques de celui-
ci ; on pourrait lui opposer la longue amitié entre Socrate et le
démocrate Chéréphon, et surtout le fait que Socrate ne refusait
aucun auditeur et qu’il n’enseignait rien à quiconque qu’il
n’enseignât également à tous. Si la vie de Critias ou celle d’Alcibiade
ne saurait plaider en faveur du maître qui les a éduqués, Socrate qui
refusait d’être le maître de qui que ce soit ne peut en être tenu
responsable.
Quant aux autres pièces du dossier censées prouver
l’antidémocratisme de Socrate (le pamphlet de Polycrate contre
Socrate publié plusieurs années après sa mort, ou la fin du Gorgias
où Platon justifierait Socrate contre les attaques de Polycrate), elles
sont issues pour l’essentiel de cette entreprise de justification et de
critique du personnage socratique qui contribua à forger la légende
de Socrate ; il serait pour le moins imprudent de se servir de
pareilles indications pour évaluer la réalité qu’elles-mêmes
voudraient tirer dans un sens ou dans l’autre. Certes, Socrate a été
condamné à mort par la démocratie, mais cela ne suffit pas à établir
qu’il l’ait été comme ennemi de la démocratie. La haine que bon
nombre de démocrates éprouvaient à son endroit ne prouve rien non
plus. Cette haine s’adressait sans doute à tous les intellectuels, et elle
témoigne surtout du conformisme dominant dans les années qui
suivirent la défaite athénienne. Comme Socrate reconnaît lui-même
qu’il n’aurait pu vivre aussi longtemps dans aucun autre régime que
la démocratie, il devait bien penser qu’en dépit des défauts de son
fonctionnement réel (et puisque lui-même n’était pas le réformateur
politique que sera Platon), c’était sans doute le moins mauvais
régime.
Nous voici ainsi progressivement conduits à l’examen de la
pensée de Socrate ; et cet aspect du « problème de Socrate » est lui
aussi lié à la critique des sources. Car nos quatre sources majeures ne
s’accordent guère sur la définition des objets ou des thèses de la
pensée socratique. Aristophane nous parle d’un Socrate « qui
spécule sur les phénomènes célestes et recherche ce qui se passe sous
la terre » (Apologie), mais une telle charge a quelque chose d’un peu
attendu et comme d’autres témoignages s’y opposent, on peut
renoncer sans peine à un Socrate principalement « météorologue ».
Les indications d’Aristote, en revanche, ont accrédité la thèse d’un
Socrate ne s’occupant que des « choses humaines » que sont la
morale et la politique ; elles confirment le portrait de Socrate qui se
dégage des premiers dialogues socratiques. Quant aux témoignages
de Platon et de Xénophon, ils ne concordent ni sur les conceptions
philosophiques de Socrate ni sur le style de sa philosophie.
Si le Socrate que nous présentent les premiers dialogues de
Platon ne traite que de notions morales (la justice, la piété, la beauté
des hommes et des actions) et des affaires humaines, le Socrate de
Xénophon, en revanche, parle de théologie ou de théodicée et
cherche à prouver l’existence d’un esprit divin. Par ailleurs, si le
Socrate de Platon s’oppose à la moralité commune de l’époque – où
la vertu est conçue comme capacité à remplir son rôle d’homme et de
citoyen et où la justice consiste en partie à rendre un mal pour un
mal, un bien pour un bien –, le Socrate de Xénophon exprime
essentiellement les valeurs morales de son temps. De plus, le Socrate
de Xénophon convainc implacablement ses adversaires et semble
toujours réaliser cette fonction de protreptique que Socrate réclamait
pour la philosophie ; en revanche, aussi conclusifs que soient les
arguments du Socrate de Platon, ils ne parviennent guère à
convaincre : Polos, Calliclès, Thrasymaque ou Ménon semblent
momentanément troublés, mais n’abandonnent aucunement leurs
convictions. Enfin, le Socrate de Platon, qui manie l’ironie et le
double sens, celui qui, par exemple, au terme du long exposé
totalement creux d’Hippias s’écrie : « Quel beau discours ! » jouant
sans cesse sur une double façon, triviale ou philosophique, de
comprendre les énoncés, est absent du témoignage de Xénophon.
Lequel défend un Socrate si conventionnel et dont les répliques sont
si attendues qu’on se demande comment un tel personnage a jamais
pu inquiéter les Athéniens.
Où donc trouver Socrate le philosophe ? Hegel, un des premiers,
a tenté de montrer que le vrai Socrate ne saurait être celui dont
Platon a fait le principal personnage de la plupart de ses dialogues,
mais il n’est pas parvenu à établir que le véritable Socrate est celui
de Xénophon, car le Socrate des Mémorables n’a rien du philosophe
que nous avons de bonnes raisons de chercher. Il est toutefois peu
vraisemblable que Platon ait créé dans ses dialogues un philosophe
« Socrate » très différent de celui dont tous les contemporains
avaient encore le souvenir vivant. Par ailleurs, un ensemble de
thématiques nouvelles apparaissent à partir du Ménon, du Phédon et
de La République (l’intérêt pour les mathématiques, la conception des
Formes) qui semblent appartenir en propre à Platon (et ne sauraient
être attribuées à Socrate, contrairement à ce que pensaient Burnet et
Taylor). La présence de ces nouveaux thèmes, la mise en œuvre de
ces nouvelles méthodes nous donnent, à l’intérieur même de la
pensée de Platon, un moyen de faire la différence entre socratisme et
platonisme. On décidera donc de s’arrêter à une solution qui
ressemble fort à une définition conventionnelle. Que la critique des
Sophistes ou des rhéteurs soit le fait du Socrate historique, cela est
très vraisemblable. Que l’ironie du personnage socratique soit la
marque de Platon, on l’accorde sans peine. Mais il existe une pensée
socratique qui comporte un ensemble de thèses de philosophie
morale et politique, qui met en œuvre un certain protocole de
recherche du sens et de la vérité (que décrit assez bien le témoignage
d’Aristote et parfois celui de Xénophon), et qui se différencie de
manière assez nette de l’ensemble des thèses « platoniciennes ». Que
cet ensemble de thèses appartienne au Socrate historique – comme
c’est probable – ou qu’il exprime le premier état de la pensée de
Platon – à des degrés divers influencée par celle de Socrate – (ce
qu’on ne peut exclure), voilà un dilemme qui, dans l’état actuel des
choses, reste entier. C’est le cœur de cette pensée, désignée comme
« socratique » par convention, dont les méthodes premières sont la
dialectique et la maïeutique, que nous allons exposer à présent.

La dialectique socratique : elenchos


et maïeutique

Le refus de se voir attribuer le moindre savoir est un des traits les


plus marquants du Socrate des premiers dialogues de Platon. Socrate
rapporte dans l’Apologie son étonnement d’apprendre que l’oracle de
Delphes l’avait désigné comme le plus savant des hommes. C’est
dans le souhait, dit-il, de comprendre l’oracle, sinon de le mettre à
l’épreuve, qu’il entreprit d’interroger ces savants que sont les
hommes politiques, les poètes, les auteurs de tragédies et les
artisans. Au terme de ces entretiens, qu’il désigne lui-même comme
un « cycle de travaux », il lui a fallu admettre que le savoir de ces
hommes recouvre une ignorance qui s’ignore ; il a dû aussi
reconnaître que lui, au moins, « ne croit pas savoir ce qu’il ne sait
pas ». Le lien entre cet examen systématique et la tâche assignée par
le dieu est évident. Mais il reste qu’examiner les vies et les croyances
de ses concitoyens, et montrer la vanité du savoir politique ou
« technique » qu’ils prétendent détenir sont deux entreprises
distinctes. Dans un cas, il s’agit de réfuter des croyances morales
peu, ou mal, fondées et de montrer le lien entre connaissance morale
et comportement moral. Dans l’autre, il s’agit de critiquer les formes
majeures du savoir pour montrer qu’elles ne représentent pas, ou
qu’elles ne suffisent pas à représenter, un savoir réel.
Cette dernière critique socratique est d’autant plus étonnante
qu’elle semble avoir pour condition la mise à l’écart de plusieurs
savoirs (mathématique ou astronomique) en lesquels Socrate,
comme Platon le fera plus tard, aurait pu reconnaître des modèles.
Or il semble que Socrate ne se soit pas intéressé à ce genre de
connaissance. Xénophon indique : « Socrate ne discutait pas de la
nature de l’univers et ne recherchait point comment est né ce que les
philosophes appellent le monde, ni par quelle loi nécessaire se
produit chacun des phénomènes célestes. » Sans doute avait-il de
bonnes raisons d’écarter les recherches qui y conduisent comme
autant d’occupations vaines, même s’il s’était adonné à de telles
études de façon assez approfondie. (« Aussi l’étude de la géométrie
lui paraissait justifiée comme méthode de mensuration, mais il
désapprouvait son étude poussée jusqu’aux problèmes difficiles à
résoudre ; car il disait qu’il n’en voyait pas l’utilité. ») Mais il est
fâcheux que la critique à laquelle Socrate choisit de soumettre les
hommes politiques, les poètes et les artisans ne nous renseigne pas
réellement sur les raisons qu’il opposait au savoir des
mathématiciens ou des astronomes. Socrate indique bien que les
formes de savoir qu’il critique ne satisfont pas à l’examen kata ton
theon, examen mené conformément à l’ordre du dieu et qui vise sans
doute à dégager les conditions qui rendent un savoir véritable. Ces
conditions semblent représenter en effet la seule forme de savoir que
Socrate n’exclut pas de posséder, une forme d’anthropinè sophia,
science humaine ou ayant rapport à l’homme, laquelle ne porte
toutefois sur aucun contenu spécifique, ce qui pourrait justifier que
Socrate la désigne parfois comme un non-savoir. Car il faut souligner
que les interlocuteurs de Socrate ne comprennent jamais sa
profession de non-savoir comme indiquant une réelle ignorance ; au
contraire, ils ne cessent de solliciter son avis (Lachès). Il est vrai que
dans un passage fameux des Mémorables, Xénophon attribue à
Socrate des objets d’investigation spécifiques : « Socrate ne
s’entretenait jamais que des choses humaines. Il examinait ce qui est
pieux et impie, ce qui est beau ou honteux, ce qui est juste ou
injuste » ; mais l’essentiel de ce témoignage est encore l’idée
d’examen. Le fait que les « choses humaines » sont l’objet propre de
l’enquête socratique ne doit donc pas être interprété dans le sens
strictement anthropologique d’« affaires humaines ».
L’autobiographie que Socrate nous donne dans le Phédon, lorsqu’il
rappelle l’intérêt qu’il portait à « l’enquête sur la nature » et sa
déception devant les explications matérielles, semble suggérer qu’il a
pu concevoir une théorie de l’âme liée à une représentation
cosmologique (à laquelle le mythe final du même dialogue ferait
également référence). Il ne reste pour ainsi dire aucune trace de cette
conception, dont l’expression est, dans le Phédon, influencée par la
philosophie platonicienne, mais on peut supposer qu’elle étayait la
conception socratique de l’immortalité de l’âme, des rétributions
après la mort et de la possibilité de la connaissance. Si l’apport
philosophique de Socrate est resté surtout lié à la morale et à la
politique, l’hypothèse de cette esquisse d’une théorie de l’âme
permet d’expliquer comment le « savoir humain » au sens où
l’entendait Socrate est en rapport avec la critique et l’établissement
des certitudes, ce qui est l’objet propre de la dialectique.
« L’art d’interroger et de répondre », telle est la définition donnée
de la dialectique dans les premiers dialogues de Platon. Mais celle-ci
est assortie d’une procédure d’interrogation bien définie, l’elenchos
ou réfutation socratique, qui contribue à la fois à faire de la
dialectique un art et à déterminer sa capacité de vérité. L’elenchos
porte sur une thèse affirmée par un interlocuteur qui la croit vraie et
consiste à montrer que cette thèse se trouve en contradiction avec un
ensemble de croyances qu’entretient ce même interlocuteur.
L’elenchos se révèle ainsi particulièrement apte à apprécier la
cohérence des croyances morales des individus et contribue à rendre
manifestes les liens entre différentes qualités morales qui dépendent
de la vertu. Mais cette forme de réfutation ne peut véritablement
contribuer à la définition conceptuelle de la notion étudiée ni à
définir les différences caractéristiques entre plusieurs vertus. De
plus, la vérité de la conclusion d’un elenchos n’a d’autre garantie que
la validité d’une formule admise par tous (par exemple : « Tous les
hommes désirent le bonheur ») qui représente le point de départ de
la procédure. L’elenchos ne peut donc atteindre que la certitude
morale, ne parvenant pas à réaliser cette fondation en vérité que la
philosophie ultérieure de Platon découvrira dans l’intellection des
Formes. La même exigence de cohérence entre les croyances d’un
même individu permet à la maïeutique, ou art d’accoucher les
esprits – que Socrate, dans le Théétète, dit tenir de sa mère, sage-
femme – de discerner les conceptions vraies de celles qui ne sont
qu’illusoires. Les croyances mises au jour forment une conception
vraie quand elles sont liées entre elles dans un ensemble cohérent,
qui peut être confronté sans contradiction aux certitudes établies ou
aux « axiomes » moraux et n’entraîne aucune conséquence
contradictoire ; mais la maïeutique, procédure de découverte, ne
peut suffire à établir la vérité de cet ensemble de croyances.
Les interrogations socratiques, qui forment la matière de ces
réfutations, s’amorcent le plus souvent avec une demande de
définition : « Qu’est-ce que le courage ? » dans le Lachès, « Qu’est-ce
que la beauté ? » dans l’ Hippias majeur, « Qu’est-ce que la vertu ? »
dans le Ménon. Mais aussi fameuse que soit cette demande de
définition, au point d’avoir été désignée comme la question :
« Qu’est-ce X ? » elle reste toutefois assez obscure. La définition que
demande Socrate n’est pas une définition lexicale (donnant les
équivalents du terme et les conditions de son usage correct), elle
n’est pas non plus une définition causale, mais plutôt une définition
essentielle visant à exhiber une essence réelle dotée du même genre
d’être que les phénomènes particuliers auxquels elle appartient et
qui sont dénommés d’après elle. Cette propriété, désignée comme
eidos ou idea, est probablement l’objet de la définition « universelle »
dont, comme Aristote le rappelle, Socrate aurait été l’inventeur
(Métaphysique). Un autre témoignage d’Aristote nous assure que ces
propriétés réelles qui appartiennent à une collection d’individus
n’ont pas d’existence détachée. C’est là une raison supplémentaire
pour ne pas attribuer à Socrate une théorie des Formes (comme
réalités indépendantes, non sensibles, permanentes et seules
susceptibles de connaissance) semblable à celle que proposera Platon
et dont Aristote, en en affranchissant Socrate, attribuera l’origine à
une systématisation de l’héritage héraclitéen. Mais d’un autre côté, la
définition socratique n’est pas universelle au sens où elle procéderait
d’une enquête conceptuelle (Socrate se satisfait souvent d’une
marque caractéristique), ni au sens où elle donnerait une procédure
permettant la justification des croyances et l’établissement des
connaissances. En effet, on ne construit pas la définition d’une chose
à partir de la connaissance de ses propriétés ; au contraire, comme
l’enseigne le Ménon, il faut d’abord connaître l’essence de la vertu
avant de déterminer si elle possède la propriété de pouvoir être
enseignée. C’est le principal motif qui ferait hésiter à reconnaître une
épistémologie socratique. Un motif annexe étant que l’elenchos
comme procédure de recherche de la certitude semble limité au
domaine spécifique des objets moraux.

La morale

La conception socratique de la morale est restée fameuse pour la


forme radicale d’intellectualisme qu’elle défend. En effet, non
seulement elle réserve à la raison (au lieu des conventions ou des
désirs) la définition des fins de l’action humaine, mais elle définit
également cette fin comme étant une forme de connaissance.
Aristote, dont on connaît l’opposition à cette thèse socratique,
formule nettement une de ses conséquences : « Pour Socrate, la fin
consistait à connaître la vertu […] Comme il pensait que les vertus
sont des sciences, savoir ce qu’est la vertu et être juste arrivait en
même temps » (Éthique à Eudème).
La conception socratique tire sa validité du paradigme de l’action
technique. Le bonheur, auquel tout homme aspire, est
génériquement défini comme la fin des actions humaines. Mais
pareille certitude, qui figure dans les entretiens socratiques au titre
d’un axiome pratique, ne porte pas sur le bonheur conçu comme
satisfaction intérieure ou béatitude, mais comme une forme de
réussite de l’action (eupragia) ou de succès (eutykhia). La portée d’un
des plus fameux « paradoxes socratiques » (il suffit de connaître le
bien pour le faire et nul n’est méchant de son plein gré) se comprend
mieux si on compare l’action morale à l’action technique. Comme
l’artisan qui a souci d’accomplir le mieux possible sa tâche, et
connaît les moyens d’y parvenir, ne peut échouer volontairement, de
même l’agent moral, dont le désir de bonheur est un désir
comparable d’eupragia, d’action droite et réussie et qui sait que la
connaissance, intrinsèquement définie comme vertu, est le seul
moyen d’y parvenir, ne peut choisir volontairement de mal agir.
La souveraineté de la vertu, et son lien d’inclusion au bonheur,
sont maintes fois soulignés par Socrate. La vertu est connaissance,
car le bien de l’âme qu’elle représente ne peut être que savoir, à la
fois principe d’ordre intérieur et moyen du juste usage, du succès et
de la réussite. Socrate n’est guère explicite sur les aspects ou les
objets d’une telle forme de connaissance, mais on peut penser que la
vertu représente d’abord l’exercice d’une certaine activité cognitive
dont l’effet est de maintenir en l’âme l’état optimal qui correspond à
son bien et inspire les actions destinées à le consolider. Une telle
assimilation de la vertu à la connaissance affranchit celle-ci des biens
dépendants du corps ou encore des biens extérieurs (tels la richesse,
l’honneur ou le pouvoir, essentiels à la pratique de la vertu
politique). Socrate semble parfois vouloir assigner un objet à cette
connaissance, qui représenterait le contenu commun à toutes les
qualités morales, mais on voit mal comment les différentes vertus, la
piété, la justice, le courage, qui désignent des formes optimales
d’action dans des circonstances spécifiques, pourraient partager une
même connaissance qui, de plus, ferait de ces qualités de véritables
vertus. Socrate semble bien indiquer qu’une telle connaissance a trait
au bien et au mal (Charmide) mais il ne détermine pas en quoi elle
permet de caractériser chacune des vertus. On voit souvent en cette
souveraineté reconnue à la vertu l’ouverture du champ propre de la
moralité, mais la formule est trompeuse. Que Socrate ait contribué à
introduire une certaine exigence d’universalité dans les
comportements vertueux en les détachant des circonstances ou de la
considération des bénéficiaires, c’est exact, mais cette exigence
résulte davantage de la conception de la vertu comme « réussite de
l’action » que d’une exigence éthique. Par ailleurs, le détachement à
l’égard de la moralité conventionnelle est aussi la conséquence d’une
exigence accrue de réflexivité. Surtout, Socrate ne nous éloigne
aucunement de la moralité grecque conçue comme une forme de
moralité exclusivement centrée sur l’agent.
Une conception assez explicite de la motivation humaine est
défendue par le Socrate des premiers dialogues platoniciens. À
partir de la thèse selon laquelle la raison définit les fins et motive
l’agent, il est commun d’attribuer à Socrate une conception bipartite
de l’âme où s’opposent une partie rationnelle et une partie
irrationnelle (rassemblant l’ensemble des désirs) ainsi qu’une
psychologie morale mécaniste où la motivation résulterait d’un
rapport de force entre la raison nourrie de connaissance et le désir.
Mais cette conception correspond mal à ce qu’implique la thèse
socratique de la vertu-connaissance. Car, si la psychologie morale de
Platon semble reconnaître une part irréductible de désirs, la
psychologie socratique tendrait plutôt à faire de l’âme rationnelle la
véritable nature de l’âme humaine. La méconnaissance des passions
et de l’importance du caractère moral justifie la certitude socratique
selon laquelle l’amélioration de la connaissance morale entraînerait
l’amélioration du caractère moral (Éthique à Eudème). D’une telle
commensurabilité postulée entre tous les éléments de l’âme qui
contribuent à la motivation humaine découle l’impossibilité d’agir
contre son meilleur jugement. Socrate montre en effet que l’akrasia
(« faiblesse de la volonté » ou « incontinence ») n’existe pas, parce
qu’on ne peut être vaincu par les plaisirs (Protagoras). Car si les
plaisirs promettent des satisfactions, ils cèdent, le cas échéant,
devant des considérations qui en montrent le caractère incertain ou
éphémère et les mettent en balance avec d’autres satisfactions plus
stables. La vertu est alors assimilée à une activité de mesure qui
compare les prétentions des différents plaisirs sans réellement les
distinguer selon leur provenance. Plus que la réalité d’un hédonisme
socratique, présenté surtout dans le Protagoras, cette conception
témoigne de la souveraineté de la vertu et de la valeur
spécifiquement morale de la délibération rationnelle. Pareille
tendance à définir le comportement moral par la délibération
rationnelle (Socrate disait bien « ne se laisser persuader que par la
raison (logos) qui est reconnue la meilleure à l’examen », Criton) est
précisément l’objet des critiques d’Aristote dans l’Éthique à
Nicomaque. Le même usage de l’argument rationnel justifie aussi la
croyance en la vie future et en l’immortalité de l’âme, même si
Socrate admet n’avoir aucune raison qui la prouve. Toutefois, même
dans le cas où l’âme ne serait pas immortelle, Socrate insiste sur la
nécessité de l’améliorer, car cette âme permettra de vivre avec un soi
meilleur, et la perspective de plaisirs futurs donne une bonne raison
de préférer la vertu.

La politique socratique

Ces conceptions sont fondatrices de la politique socratique.


Socrate souligne à plusieurs reprises sa faible participation politique
à la cité et évoque le danger qu’il courrait à y être plus actif. Mais il
rappelle aussi qu’il est, en dépit d’un tel retrait, le seul homme qui, à
Athènes, se consacre réellement à la politique et s’occupe des affaires
de la cité. Comment comprendre que Socrate ait vu dans sa mission
– interroger ses concitoyens et confondre leur ignorance – une raison
plausible d’affirmer qu’il est l’homme « le plus politique »
d’Athènes ? L’examen du Criton et de l’Apologie de Socrate, ainsi
qu’une partie du Gorgias, nous permet d’esquisser une réponse.
L’amélioration de l’âme, à laquelle vise l’entretien socratique, a
une portée politique. Car ce qui en résulte, un meilleur état de l’âme
comme forme d’ordre ou d’harmonie, est d’abord le produit de la
délibération et du choix rationnels. C’est aussi l’œuvre véritable de
l’art politique ou « art qui s’occupe de l’âme », car la persuasion
rationnelle, destinée à convaincre les citoyens de prendre soin de
leurs âmes et d’être justes, ne peut exister à grande échelle et de
façon efficace que dans le cadre d’une cité. Ainsi la qualité morale
des individus est l’objet même de la politique. Lorsqu’un
gouvernement juste, soucieux, non d’enrichir la cité, mais de la
rendre meilleure, met une telle persuasion au fondement du
consensus politique, il « réalise » la justice comme aucune
exhortation privée ne saurait le faire. L’intellectualisme moral de
Socrate, ou encore la conviction que si les citoyens ont accès à la
connaissance de la justice que dispense le gouvernement ils agiront
justement, soutient cet espoir.
La compétence politique étant comparable à toute autre
compétence technique, c’est à ceux qui la possèdent que doit être
confiée la direction des affaires humaines. Le Socrate de Xénophon
défend la même idée, même si la connaissance dont il parle consiste
surtout dans la connaissance des revenus et des dépenses de la cité,
des forces militaires dont celle-ci peut disposer, des problèmes
d’approvisionnement et de ressources. Pareille conception
« scientifique » de la politique a dû surprendre dans une Athènes où
l’on justifiait la démocratie en soulignant que l’essence de la
communauté politique réside dans l’institutionnalisation du débat
public. Mais aux yeux de Socrate, un tel débat, s’il n’est pas éclairé
par la connaissance du bien politique, consiste seulement à flatter les
désirs des citoyens au moyen de la rhétorique politique.
On peut aussi mettre au crédit de la « politique » socratique
d’avoir proposé une des premières formulations de l’obligation
politique. Dans le dialogue intitulé Criton, alors qu’un de ses amis
propose à Socrate d’échapper à la mort en s’évadant de prison, celui-
ci exige de procéder à l’examen rationnel de cette proposition. Si la
fuite est juste, il fuira ; si elle ne l’est pas, il restera dans la prison et
acceptera sa punition. Les Lois d’Athènes entrent alors en scène pour
rappeler à Socrate ses engagements civiques. Les devoirs des
citoyens envers l’État sont semblables à ceux des enfants envers
leurs parents ; il n’existe aucun « droit » à la dissension et à la
désobéissance ; la fuite de Socrate serait donc une injustice.
Suffisamment persuadé, Socrate renonce alors à s’enfuir. Cette
déclaration est apparemment peu compatible avec le passage de
l’Apologie de Socrate où l’on voit en effet Socrate informer ses juges
que s’ils veulent le laisser en vie sous la condition de ne plus exercer
sa critique, il sera contraint de désobéir. Mais ce dernier cas marque
bien en fait les limites du devoir d’obéissance civique, dont le
bénéfice sera ici consacré à convaincre l’État de son injustice et de
son erreur. Le devoir de l’individu à l’égard de l’État s’arrête là où
l’accomplissement de ce devoir risque d’altérer la qualité de son
âme. Dans tous les autres cas, l’individu a l’obligation de subir la
punition prescrite par l’État, même si elle est injuste, car il n’est
jamais juste en effet de commettre un acte injuste en réponse à une
injustice et rien n’est plus injuste que de maltraiter les êtres sous la
protection de qui nous avons consenti à vivre. L’obligation politique
résulte d’une forme de « consentement tacite » librement donné et
que confirme le seul fait de vivre dans la cité. Sur ce point, rien n’est
plus opposé à la politique socratique que les thèses présentées dans
La République et les Lois. L’amélioration des citoyens y reste bien la
fin politique ultime, mais Platon ne voit plus en l’autonomie morale,
à laquelle chaque individu pourrait accéder par la persuasion
rationnelle, le moyen d’y parvenir. Ce sont des recours
spécifiquement politiques (la définition d’une Constitution,
l’organisation de la société, la coercition) sur lesquels la politique
socratique ne dit rien qui permettront de réaliser la justice dans la
cité.

Socrate dans l’histoire

Cette brève évocation de la pensée politique de Socrate


contribuera peut-être à nuancer l’image convenue d’un affrontement
sans merci entre le philosophe et sa cité, qui reste attachée au destin
socratique. Car bien qu’on pense communément que le procès de
Socrate et sa mise à mort par les Athéniens expliquent largement sa
renommée, il faut rappeler qu’on ne trouve pour ainsi dire aucune
mention de l’événement ni chez les auteurs dramatiques
contemporains ni chez les orateurs Lysias, Andocide, Isocrate,
pourtant étroitement mêlés aux événements politiques du début du
e
IV siècle. La remarque de Diogène Laërce (« à peine Socrate mort, les
Athéniens se repentirent […] et condamnèrent les accusateurs de
Socrate, les uns à l’exil et Mélétos à la mort ») est d’une exactitude
douteuse et appartient déjà à la constitution de la légende
socratique.
Xénophon et Platon furent les premiers à donner à la fin de
Socrate le sens exemplaire de la mise à mort d’un homme courageux,
victime de l’injustice de sa cité. Après eux, Cicéron qualifiera les
juges athéniens de « scélérats » et Marc Aurèle les traitera de
« vermine ». À la Renaissance, l’image d’un Socrate esprit libre et
victime de l’intolérance est définitivement façonnée. Rabelais,
Montaigne, Érasme y voient « une âme parfaite », une « grande
lumière de la philosophie » dont l’attachement à la vérité et
l’indépendance d’esprit causèrent la mort. Mais c’est à l’époque des
Lumières que se constitue le mythe du martyre de Socrate : « La
mort de Socrate, dit Condorcet, est un événement important dans
l’histoire humaine ; elle fut le premier crime qui ait signalé cette
guerre de la philosophie et de la superstition, guerre qui dure encore
parmi nous, comme celle de la même philosophie contre les
oppresseurs de l’humanité. » Rousseau et Diderot (lequel, enfermé à
Vincennes, se dit prisonnier des Onze) ont également vu en Socrate
la victime de l’intolérance et du fanatisme. Mendelssohn en fait la
figure de proue des Lumières. L’histoire des interprétations
philosophiques de Socrate s’achèvera avec celles de Hegel (qui
souligne le caractère « tragique » de la mort de Socrate, issue
malheureuse du conflit entre la légitimité de la cité et celle de la
philosophie) et de Kierkegaard. À la fin du XIXe siècle, en effet, avec
le développement de l’histoire grecque comme discipline et la
compréhension plus générale du monde intellectuel de l’Athènes
démocratique, les interprétations proposées du personnage
socratique changent de nature, en bref sont moins
« philosophiques » et s’appuient de façon plus étroite sur la critique
des sources.
La postérité philosophique de Socrate se retrouvera d’abord dans
la pensée de ceux qu’on appelle « les Socratiques » (Mégariques,
Cyniques, Cyrénaïques). Notre connaissance en est très fragmentaire
à cause de la disparition partielle des œuvres de la plupart de ceux
qui furent influencés par Socrate (Eschine, Phédon, Antisthène),
auteurs de « discours socratiques » (logoi sôkratikoi), ou dialogues
savamment écrits, qui finiront par former un véritable genre
littéraire.
Reste Platon dont la pensée s’est formée en contact étroit avec
celle de Socrate. Loin d’être lui-même un auteur socratique, il est
peut-être celui dont la puissance créatrice a le plus contribué à
dissimuler ou à rendre difficilement accessible la pensée propre de
Socrate. La tentative de cerner les thèses qui forment la pensée
socratique est une entreprise de la critique moderne, amorcée au
e
XIX siècle, et dont la tâche est toujours, fondamentalement, celle de
retrouver Socrate derrière Platon. Cette entreprise est toutefois sans
doute moins désespérée que lorsqu’il s’agit des Sophistes ou
d’Antisthène, car le philosophe de Platon comme celui de Socrate
sont d’une certaine façon semblables, partageant tous deux cette
liberté et cet isolement que Platon a décrits comme la part du
philosophe dans des pages inoubliables du Théétète.
Monique CANTO-SPERBER
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Textes et traductions
ARISTOPHANE, Nuées, texte établi par Victor Coulon et traduit par
H. van Daele, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Universités de France »,
1923, 1972.
ARISTOTE, Métaphysique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1953, 1970.
DIOGÈNE LAËRCE, Vies, doctrines et sentences de philosophes illustres, I,
trad. Robert Genaille, Paris, GF-Flammarion, 1965.
PLATON, Œuvres complètes, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Universités
de France », tome I (Hippias mineur, Alcibiade, Apologie de Socrate,
Euthyphron, Criton : texte établi et traduit par Maurice Croiset, 1920,
1970), tome II (Lysis, Charmide, Lachès, Hippias majeur, texte établi et
traduit par Alfred Croiset, 1921, 1972), tome III, 2e partie (Gorgias,
texte établi et traduit par Alfred Croiset avec la collaboration de
Louis Bodin, 1923, 1968), tome IV, 1re partie (Phédon, texte établi et
traduit par Léon Robin, 1926, 1970).
PLATON, Lettre VII, trad. Luc Brisson, Paris, GF-Flammarion, 1987.
PLATON, Ménon, trad. M. Canto-Sperber, Paris, GF-Flammarion, 1991.
PLATON, Phédon, trad. M. Dixsaut, Paris, GF-Flammarion, 1991.
XÉNOPHON, Les Helléniques, Apologie de Socrate, Mémorables (trad.
P. Chambry, Œuvres de Xénophon III, Paris, GF-Flammarion, 1967) ;
Le Banquet, Apologie de Socrate (texte établi et traduit par François
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Socratis et Socraticorum Reliquiae, collegit, disposuit, apparatibus
notisque instruxit Gabriele Giannantoni, Naples, Bibliopolis, 4 vol.,
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Études
BENSON, Hugh H. (ed.), Essays on the Philosophy of Socrates, Oxford
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CANTO-SPERBER, Monique (dir.), Les Paradoxes de la connaissance. Essais
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GUTHRIE, W.K.C., Socrates, Cambridge University Press, 1971.
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MAGALHAES VILHENA, Vasco de, Le Problème de Socrate. Le Socrate
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MOSSÉ, Claude, Le Procès de Socrate, Paris, Éditions Complexe, 1987.
VLASTOS, Gregory (ed.), The Philosophy of Socrates. A Collection of
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VLASTOS, Gregory, Socrates. Ironist and Moral Philosopher, Cambrige
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WOLFF, Francis, Socrate, Paris, PUF, 1985.
Les Socratiques

Le terme « socratique » (sôkratikos) désigne une catégorie aux


contours mal définis. L’examen des occurrences de ce mot révèle
qu’il fut d’abord appliqué à des écrits, les logoi sôkratikoi, et qu’il a
également servi, par la suite, à désigner certains disciples de Socrate,
et non pas tous ses disciples sans distinction. Qu’il s’agisse des
dialogues « socratiques » ou des disciples de Socrate, on constate que
certains auraient davantage droit à l’appellation « socratique »,
d’autres non, sans que l’on puisse déterminer avec précision les
critères qui justifient ou non cette appellation.

Les « logoi sôkratikoi »


Les plus anciennes occurrences attestées du terme « socratique »
se trouvent chez Aristote et elles désignent, d’une part, des propos
ou des arguments qui sont caractéristiques de Socrate (cf. Éthique à
Eudème, VIII 1, 1246b34 ; Rhétorique, II 20, 1393b4), et, d’autre part,
des discours qui ont été composés pour défendre la mémoire de
Socrate et illustrer sa façon de philosopher par l’exercice du
dialogue. Les propos ou les arguments qu’Aristote qualifie de
« socratiques » sont très peu nombreux et il serait imprudent de les
attribuer directement au Socrate historique dans la mesure où l’on
peut identifier, dans les dialogues de Platon ou de Xénophon, les
sources dont s’inspire Aristote lorsqu’il rapporte un propos
« socratique ». Par exemple, lorsque Aristote affirme que « le mot de
Socrate est juste, qu’il n’y a rien de plus fort que la sagesse » (Éthique
à Eudème, VIII 1, 1246b34), il se réfère sans aucun doute à un passage
du Protagoras (352b-c). En ce qui a trait aux logoi sôkratikoi, le
témoignage d’Aristote est d’une grande importance car, en
assimilant le logos sôkratikos à une forme de mimêsis, il en fait un
genre qui autorise, en vertu de sa nature, une part de fiction et une
grande liberté d’invention, aussi bien en ce qui a trait à la mise en
scène qu’en ce qui touche le contenu, à savoir les idées exprimées
par les différents personnages. Les premiers dialogues socratiques
ont été composés par des disciples de Socrate, sans doute après la
mort de ce dernier, et il vaut la peine de s’attarder sur l’identité des
auteurs reconnus de logoi sôkratikoi, car la question se pose de savoir
si ces auteurs correspondent purement et simplement aux disciples
qui sont également reconnus pour être des « Socratiques ». D’après
Diogène Laërce, qui est notre principale source, tous les auteurs
présumés de logoi sôkratikoi sont des disciples et/ou des intimes de
Socrate, à savoir Platon (III 58-61), son frère Glaucon (II 124),
Xénophon, Antisthène, Eschine de Sphettos, Euclide de Mégare,
Phédon d’Elis, Criton, Simon le cordonnier, Simmias et Cébès. Un
jugement a toutefois été porté, dès l’Antiquité, sur l’authenticité de
ces dialogues et certains ont été reconnus plus authentiquement
« socratiques » que d’autres. Par exemple, Diogène Laërce (II 64)
rapporte que le Stoïcien Panaitios ne considérait comme « vrais »,
parmi tous les dialogues socratiques, que ceux de Platon, Xénophon,
Antisthène et Eschine ; qu’il doutait de ceux de Phédon et d’Euclide,
et qu’il rejetait tous les autres. Cet important témoignage appelle
plusieurs observations : premièrement, on ne connaît pas les critères
en vertu desquels Panaitios considérait comme plus « vrais » les logoi
sôkratikoi de Platon, Xénophon, Eschine et Antisthène. Il est
évidemment tentant de croire qu’ils sont plus « vrais » en ce qu’ils
sont plus fidèles à l’enseignement de Socrate, qu’ils s’efforceraient de
rapporter et d’exposer fidèlement, mais une telle interprétation se
heurte à une difficulté insurmontable : comme les logoi sôkratikoi de
Platon et de Xénophon sont d’une part réputés « vrais », mais qu’ils
offrent d’autre part des portraits de Socrate qui sont souvent
opposés et irréconciliables, il ne semble pas que la « vérité » des logoi
sôkratikoi soit synonyme de fidélité à l’enseignement du Socrate
historique ni d’unanimité entre eux. Au reste, nous avons conservé
de nombreux témoignages qui donnent clairement à entendre que
les Anciens reconnaissaient pleinement le caractère fictionnel des
logoi sokratikoi (cf. Diogène Laërce, Athénée, Cicéron). La
reconnaissance de la fictionnalité de la littérature socratique est
absolument cruciale car cet aspect des logoi sôkratikoi n’est
certainement pas étranger au fait qu’il n’y a jamais eu, après la mort
de Socrate, un « socratisme » officiel, c’est-à-dire une philosophie
socratique clairement identifiable, commune à tous ses disciples et
revendiquée par tous ses héritiers. Il y a eu de nombreux
Socratiques, mais il n’y a vraisemblablement jamais eu de
socratisme.
Deuxièmement, le jugement de Panaitios révèle que les auteurs
« authentiques » de logoi sôkratikoi ne correspondent pas à tous les
disciples de Socrate auxquels on attribue des dialogues, ni même aux
principaux d’entre eux, puisqu’il doutait des logoi sôkratikoi de
Phédon et d’Euclide de Mégare, qui comptaient pourtant parmi les
principaux Socratiques reconnus par la tradition. Alors que Panaitios
reconnaissait la « vérité » des dialogues d’Eschine, d’autres
trouvaient au contraire que certains de ses dialogues ne rendaient
pas justice à la « vigueur socratique » (cf. Diogène Laërce, II 60). En
sens contraire, Diogène Laërce (II 61) fournit les titres de sept
dialogues d’Eschine qui portent l’empreinte du caractère de Socrate
(to Sôkratikon èthos), et l’on a peut-être tort de rapprocher ce passage
d’un témoignage de Démétrios (Du style, 297), suivant lequel ce sont
surtout Eschine et Platon qui ont imité « ce qu’on appelle
proprement la forme socratique ». La suite du texte de Démétrios
révèle en effet que « la forme socratique » ne désigne pas l’imitation
du caractère (èthos) de Socrate, mais plutôt la forme interrogative du
dialogue. Diogène Laërce emploie exactement la même expression,
alors qu’il affirme de Protagoras qu’il fut le premier à discuter par le
moyen de questions et de réponses brèves. Étant donné que nous ne
savons rien des critères qui motivaient le jugement de Panaitios, et
que les seuls dialogues socratiques complets que nous ayons
conservés sont ceux de Platon et de Xénophon, nous sommes
aujourd’hui impuissants à déterminer les raisons qui incitaient les
Anciens à considérer que certains logoi sôkratikoi étaient plus vrais ou
plus authentiques que d’autres. Dans ces conditions, la tendance
actuelle est de s’en tenir au plus commun dénominateur de la
littérature socratique, qui consiste à considérer comme également
« socratiques » tous les dialogues qui mettent en scène Socrate, y
compris les dialogues apocryphes de Platon et les dialogues où
Socrate ne joue pas nécessairement un rôle de premier plan, comme
dans le Sophiste, le Politique et le Timée, où l’on constate que Socrate
s’efface au profit d’un autre protagoniste.
Les fragments conservés des dialogues socratiques d’Eschine,
d’Antisthène, de Phédon et d’Euclide sont peu nombreux et il est le
plus souvent hasardeux de proposer une reconstitution de la trame
narrative et du contenu philosophique de ces dialogues à partir des
maigres fragments qui nous ont été transmis. Les titres des dialogues
perdus et les fragments conservés permettent néanmoins de
constater que ces dialogues traitaient souvent de thèmes socratiques
qui sont également présents dans les dialogues de Platon et de
Xénophon. Par exemple, outre les deux Alcibiade attribués à Platon,
plusieurs auteurs socratiques, dont Antisthène, Eschine et Euclide,
ont également composé des dialogues intitulés Alcibiade. Il est
vraisemblable que cette abondante littérature socratique consacrée à
Alcibiade ait une finalité apologétique et qu’elle s’explique par la
volonté de répliquer à l’accusation de Polycrate, telle qu’elle est
rapportée par Xénophon dans les Mémorables, qui reproche à Socrate
d’avoir été le maître d’Alcibiade et d’être ainsi responsable du tort
que son disciple a causé à la cité. Les auteurs de logoi sôkratikoi qui
traitaient de thèmes socratiques communs n’avaient pas l’ambition
de rapporter fidèlement l’enseignement du Socrate historique sur
chacun de ces thèmes, mais plutôt d’opposer leurs propres
conceptions des différents sujets traités aux conceptions que les
autres auteurs défendaient en les prêtant chaque fois au personnage
de Socrate.
Le genre du logos sôkratikos a survécu aux disciples de Socrate qui
ont rédigé des dialogues, puisque l’on possède des logoi sôkratikoi –
notamment les dialogues apocryphes du corpus platonicum – qui ont
été composés, selon toute vraisemblance, après la mort des disciples
de Socrate qui ont rédigé des dialogues socratiques. On peut
également considérer que le dialogue de Plutarque intitulé Le Démon
de Socrate est un exemple de la survivance du genre du logos
sôkratikos plusieurs siècles après la mort de Socrate.
Les philosophes « socratiques »
Le jugement qui isole, au sein des logoi sôkratikoi, ceux qui sont
réputés plus vrais ou plus authentiques, se répète, de façon
analogue, à propos des disciples eux-mêmes, c’est-à-dire que, parmi
les disciples ou les proches de Socrate, l’on observe que certains ont
été considérés comme plus authentiquement « socratiques » que
d’autres. On pourrait croire, dans un premier temps, que tous ceux
qui ont fait partie de l’entourage de Socrate se qualifient du titre de
« Socratiques ». Diogène Laërce explique en effet que certains
philosophes, comme les Socratiques et les Épicuriens, sont ainsi
nommés à partir du nom de leur maître. De ce point de vue, tous les
disciples de Socrate pourraient être qualifiés de « socratiques ». La
liste des disciples ou des intimes de Socrate peut être facilement
dressée à partir des dialogues de Platon et de Xénophon, en
particulier à partir des passages où ils prennent soin d’identifier
nommément les principaux disciples de Socrate. Ainsi Platon
(Phédon, 59b-c) fournit-il la liste des proches qui ont assisté aux
derniers moments de Socrate : ce sont, d’une part, les Athéniens
Apollodore, Critobule, Criton, Hermogène, Épigène, Eschine,
Antisthène, Ctésippe, Ménexène et, d’autre part, les étrangers
Simmias, Cébès, Phédondès, Euclide et Terpsion. Platon souligne
également l’absence de certains intimes de Socrate : Aristippe,
Cléombrote et Platon lui-même. À cette liste des intimes de Socrate,
on peut ajouter Chéréphon, qui est déjà mort, et son frère
Chairécrate, qui est mentionné par Xénophon (Mémorables, I 2, 48)
dans une liste qui recoupe en grande partie celle du Phédon. On
songe également à l’absence d’anciens disciples de Socrate dont
l’engagement politique fut controversé et qui ont perdu la vie dans
les dernières années de la guerre du Péloponnèse (Alcibiade) ou lors
du renversement de la tyrannie des Trente (Charmide et Critias). Et
l’on pourrait également ajouter les interlocuteurs de Socrate qui
semblent compter au nombre de ses amis, notamment Phèdre, Lysis,
Euthydème et Xénophon. Comme on le voit, la liste des amis ou des
intimes de Socrate, telle qu’on peut la dresser à partir des indications
contenues dans les dialogues, est assez longue. Or un important
passage de Diogène Laërce (II 47) révèle que le cercle de ceux qui
furent appelés « socratiques » est beaucoup plus restreint, puisqu’il
se limite aux sept disciples suivants : Platon, Xénophon, Antisthène,
Eschine de Sphettos, Phédon d’Élis, Euclide de Mégare et Aristippe
de Cyrène. Quelle que soit la source de Diogène Laërce – il peut
s’agir de l’ouvrage Sur les Socratiques de l’Épicurien Idoménée de
Lampsaque (cf. Diogène Laërce, II 20 et 60) ou de l’ouvrage du même
titre du Péripatéticien Phanias (cf. Diogène Laërce, VI 8) –, force est
de constater que cette liste restreinte a eu une valeur canonique dans
l’Antiquité car l’on peut aisément vérifier que l’adjectif
« socratique », lorsqu’il est associé à un philosophe, est toujours
attribué à l’un ou l’autre des sept noms énumérés par Diogène
Laërce en II 47. Qui plus est, tous ces noms apparaissent déjà dans la
liste du Phédon (59b-c), à l’exception de Xénophon, qui n’est
d’ailleurs jamais mentionné par Platon, alors que Xénophon
mentionne une fois le nom de Platon (Mémorables, III 6, 1). Certains
commentateurs modernes ont tiré prétexte du silence de Platon à
propos de Xénophon pour soutenir que ce dernier n’avait pas été un
disciple de Socrate, ni a fortiori un authentique « socratique », mais
cette condamnation gratuite et injuste est démentie à la fois par les
nombreux témoignages anciens qui reconnaissent Xénophon comme
un Socratique et par le fait même que la vie de Xénophon, chez
Diogène Laërce (II 48-59), suit immédiatement celle de Socrate.
De même que l’on ne connaît pas les raisons pour lesquelles
Panaitios considérait que les dialogues socratiques de Platon,
Xénophon, Eschine et Antisthène étaient plus « vrais » que les autres,
de même l’on ignore pourquoi le cercle des philosophes
« socratiques » se limite aux sept noms mentionnés par Diogène
Laërce. Cela dit, si l’on considère les sept noms de la tradition
rapportée par Diogène Laërce, on s’aperçoit qu’ils ont tous ou bien
rédigé des logoi sôkratikoi (Platon, Xénophon, Eschine, Antisthène,
Phédon, Euclide), ou bien fondé des écoles (Platon, Antisthène,
Euclide, Aristippe), ou les deux (Platon, Antisthène, Euclide). On ne
peut cependant pas conclure que l’une ou l’autre de ces conditions –
la rédaction de logoi sôkratikoi ou la fondation d’une école qui se
réclame de Socrate – justifie l’attribution du label « socratique »,
puisqu’il y a des auteurs de logoi sôkratikoi qui n’ont pas été
considérés comme des « Socratiques » et qu’il y a également un
philosophe, Aristippe, qui n’a ni rédigé de logoi sôkratikoi ni, semble-
t-il, fondé d’école philosophique et qui n’en a pas moins été
considéré comme un Socratique. Le passage II 47 de Diogène Laërce
nous permet également de constater que le terme « socratique » a
parfois été employé de façon douteuse. Alors que Diogène Laërce
présente Platon, Xénophon et Antisthène comme « les chefs de file »
de ceux qui sont appelés « socratiques », et qu’il qualifie de « très
éminents » les autres Socratiques, à savoir Eschine, Euclide, Phédon
et Aristippe, il est courant, chez les historiens contemporains,
d’appeler en bloc « petits Socratiques » les Socratiques autres que
Platon, réservant ainsi à ce dernier le privilège implicite d’être un
« grand » Socratique ou un Socratique tout court. Une telle pratique
« discriminatoire » ne peut s’autoriser d’aucune tradition antique. En
outre, de même que nous avons aujourd’hui une conception élargie
du corpus des logoi sôkratikoi, de même nous avons également
tendance à utiliser de façon moins restrictive le terme « socratique »
lorsqu’il est appliqué à un philosophe. C’est ainsi, par exemple, que
G. Giannantoni, l’auteur du remarquable recueil des témoignages
anciens sur Socrate et les Socratiques, qualifie de « socratiques » non
seulement l’ensemble des disciples ou des membres de l’entourage
de Socrate, mais aussi les membres des écoles fondées par les
Socratiques de la première génération. Au lieu des sept Socratiques
de la tradition, le recueil de Giannantoni rassemble ainsi une
soixantaine de Socratiques.
Que Socrate n’ait pas lui-même fondé d’école n’a rien d’étonnant,
peut-on croire, puisqu’il prétendait ne rien savoir et, partant, n’avoir
été le maître de personne (cf. Platon, Apologie de Socrate, 33a). Cette
explication n’est cependant pas entièrement satisfaisante, puisque le
Socrate de Xénophon ne se proclame jamais ignorant et il se présente
ouvertement comme un maître compétent qui peut former les jeunes
gens à la politique et à la dialectique (cf. Mémorables, I 6, 15 ; IV 2-3 et
5-6), de sorte qu’il aurait pu fonder une école. Quelles que soient les
raisons pour lesquelles Socrate n’a pas lui-même fondé d’école,
aucun de ses disciples n’a donc pu prendre sa relève à la tête d’une
école socratique, mais plusieurs d’entre eux (Platon, Antisthène,
Euclide, Aristippe) ont fondé – ou ont eu la réputation d’avoir
fondé – des écoles qui se réclamaient de Socrate. Or force est de
constater que ces différentes écoles socratiques n’ont pas grand-
chose en commun, hormis le fait de se préoccuper surtout de
questions éthiques et de revendiquer l’héritage de Socrate. Cet
héritage est divers, c’est-à-dire qu’il ne consiste pas en un contenu
doctrinal clairement défini, et tout se passe comme si les différentes
écoles socratiques n’avaient retenu qu’une facette ou un aspect de la
pensée et de l’héritage de Socrate.
Xénophon (ca 425-355) est le seul Socratique, avec Platon, dont
nous ayons conservé tous les dialogues socratiques (Mémorables,
Banquet, Apologie et Économique). Le principal intérêt de ces dialogues
est de nous offrir un portrait « alternatif » de Socrate : c’est le seul
portrait complet, issu des milieux socratiques, que nous puissions
opposer à celui de Platon. Il ne fait aucun doute que le Socrate de
Xénophon est irréductible au Socrate de Platon et que leurs doctrines
respectives sont inconciliables. Il est en effet possible d’identifier une
vingtaine de thèmes philosophiques majeurs où la position du
Socrate de Xénophon est en opposition avec celle du Socrate de
Platon. Par exemple, le Socrate de Xénophon, qui ne se déclare
jamais ignorant d’un sujet qui relève de la morale, est en mesure de
définir les vertus (cf. Mémorables, I 1, 16 ; III 9 ; IV 6), alors que le
Socrate de Platon, qui se prétend ignorant des sujets les plus
importants, cherche en vain à définir les vertus. Le Socrate de Platon
est ainsi engagé dans une quête toujours recommencée, tandis que le
Socrate de Xénophon ne donne jamais l’impression d’être à la
recherche d’une réponse ou d’une solution à un problème qu’il se
pose. Mais la principale différence entre les deux Socrate tient à trois
caractéristiques que Xénophon présente au début des Mémorables I
2 : Socrate « se maîtrisait plus que tout autre homme en ce qui
concerne les plaisirs de l’amour et du ventre ; ensuite, il était le plus
endurant au froid, à la chaleur et aux fatigues de toutes sortes ; de
plus, il s’était habitué à des besoins modestes, si bien que, même s’il
possédait très peu de choses, il disposait aisément de quoi se
suffire ». Les trois qualités mentionnées dans ce passage sont
l’enkrateia (maîtrise de soi à l’endroit des plaisirs corporels), la
karteria (endurance à l’endroit des douleurs physiques) et l’autarkeia
(autosuffisance). Ces trois qualités de Socrate sont souvent
mentionnées dans la suite des Mémorables et cette insistance se
comprend aisément puisque cette triade forme le noyau ou le cœur
de l’éthique socratique dans les écrits de Xénophon. Le rôle qui est
dévolu à l’enkrateia est un trait distinctif de l’éthique du Socrate de
Xénophon, alors que le Socrate de Platon ignore l’enkrateia dans les
dialogues qui précèdent La République. On ne saurait surestimer
l’importance du rôle que joue l’enkrateia dans l’éthique du Socrate de
Xénophon, puisqu’il en fait rien de moins que le fondement de la
vertu et la source de toute utilité (cf. Mémorables, I 5, 4). Quant à
l’autarcie, Platon n’affirme jamais, ni ne suggère, que Socrate est
autarcique, sans doute parce que la seule autarcie qui compte, aux
yeux de Platon, est celle qui a trait au savoir et au bien, de sorte
qu’elle est le privilège exclusif de la divinité, alors que l’autarcie que
Xénophon attribue à Socrate est une autosuffisance matérielle qui
concerne uniquement les conditions d’existence.
Le fait que nous ayons conservé de Xénophon des dialogues
socratiques complets, dont deux portent des titres identiques à ceux
de Platon (Banquet et Apologie de Socrate), nous permet non seulement
de reconstituer le portrait de Socrate que Xénophon brosse dans
l’ensemble de ses dialogues, mais aussi de comprendre en quoi il se
distingue du Socrate de Platon. L’état désespérément fragmentaire
des dialogues attribués aux autres Socratiques nous empêche
malheureusement de reconstituer leurs portraits respectifs de
Socrate, d’en comprendre la cohérence et de les confronter aux
portraits concurrents laissés par Platon et Xénophon. Phédon d’Élis
(né vers 418/416), dont le nom est à l’origine du titre du dialogue de
Platon qui relate la mort de Socrate et la discussion sur l’immortalité
de l’âme, est l’auteur présumé de plusieurs dialogues, mais dont
deux seulement étaient réputés authentiques : Zopyre et Simon (cf.
Diogène Laërce, II 105). Nous ne savons rien du Simon, outre le titre,
mais nous connaissons, grâce à quelques témoignages concordants,
une scène du Zopyre (cf. Cicéron, Tusculanes, IV 37, 80 ; Du destin, V
10). Zopyre était un physionomiste qui se flattait de reconnaître le
caractère de chaque individu à partir de ses traits physiques. Mis en
présence de Socrate, dont la laideur physique était proverbiale, il
l’accabla de tous les vices, ce qui provoqua à la fois l’hilarité et
l’incrédulité de l’assistance. Socrate reconnut que son âme avait jadis
abrité ces vices, mais il ajouta que l’exercice de la raison et de la
philosophie lui avait permis de les surmonter. Cette anecdote
rappelle évidemment le thème, présent dans le Banquet (216d-e) de
Platon, du contraste entre la laideur physique de Socrate et sa beauté
intérieure, à savoir la beauté de son âme, mais Platon et Xénophon
ne laissent jamais entendre, si peu que ce soit, que l’âme de Socrate a
déjà été laide, à l’image de son corps, et qu’il devait à la raison
d’avoir extirpé les vices de son âme.
Eschine de Sphettos (ca 430/20-376/75) est l’auteur de sept
dialogues socratiques (Aspasie, Alcibiade, Callias, Télaugès, Miltiade,
Axiochos, Rhinon ; cf. Diogène Laërce, II 61). Les dialogues à propos
desquels nous avons conservé le plus grand nombre de témoignages
sont l’Alcibiade et l’Aspasie. Pour autant que nous puissions en juger
d’après les fragments conservés, la trame de l’Alcibiade d’Eschine
rappelle beaucoup le Premier Alcibiade attribué à Platon et le premier
entretien entre Socrate et Euthydème dans les Mémorables (IV 2) de
Xénophon. Les nombreux recoupements entre ces textes sont l’indice
d’une incontestable intertextualité, c’est-à-dire que nous sommes en
présence d’un thème dont les échos répétés dans des dialogues
d’auteurs différents démontrent qu’ils se répondaient et se
corrigeaient entre eux. Alcibiade est dépeint sous les traits d’un
jeune homme ambitieux et suffisant qui s’imagine à tort qu’il n’a
besoin de personne, ni d’éducation, pour satisfaire ses ambitions
politiques. Socrate anéantit ses prétentions et lui fait reconnaître son
ignorance en lui rappelant qu’un homme aussi avisé et compétent
que Thémistocle, le glorieux vainqueur des Perses, n’en avait pas
moins été banni et ostracisé par ses concitoyens. Si un tel homme a
subi un tel sort, ceux qui ne prennent pas soin d’eux-mêmes, comme
Alcibiade, ne peuvent rien espérer accomplir de bon. Réfuté par
Socrate, qui lui démontre qu’il ne vaut pas mieux qu’un portefaix,
Alcibiade s’effondre et fond en larmes, en suppliant Socrate de lui
enseigner la vertu et de le tirer de sa médiocrité. Bien qu’il
reconnaisse son ignorance et, partant, son incapacité à enseigner
quoi que ce soit à Alcibiade, Socrate semble convaincu que son
amour pour Alcibiade contribuera à le rendre meilleur. Dans
l’Aspasie, Eschine traite de l’influence qu’Aspasie, la célèbre
compagne de Périclès, aurait exercée sur les compétences érotique et
rhétorique de Socrate, reprenant ainsi un thème qui est également
présent dans le Ménexène (235e-236d) de Platon, ainsi que dans les
Mémorables (II 6, 36) et l’Économique (III 14) de Xénophon. Le fait
qu’Aspasie soit présentée comme le professeur de Socrate en matière
amoureuse n’est pas sans rappeler le rôle analogue que joue Diotime
dans le Banquet platonicien. Il n’est pas impossible que le personnage
de Diotime procède de la volonté, de la part de Platon, de contester
l’influence et l’ascendant érotique qu’Aspasie aurait exercés, au dire
d’Eschine, sur Socrate.
Le catalogue des écrits d’Antisthène (446-366), tel qu’il est
transmis par Diogène Laërce (VI 15-18), témoigne d’une œuvre très
abondante. Les titres de ses ouvrages révèlent qu’il s’est intéressé à
de nombreux sujets, notamment l’éthique, le langage, la définition,
l’épistémologie, la rhétorique et l’exégèse homérique. Ces ouvrages
n’étaient certainement pas tous des logoi sôkratikoi, mais plusieurs
titres correspondent aux noms de personnages qui étaient les
« vedettes » de logoi sôkratikoi (Aspasie, Alcibiade, Ménexène, Archélaos)
ou évoquent des thèmes éthiques qui étaient également abordés
dans la littérature socratique (Sur la justice et le courage, Sur le bien,
Sur le courage, Sur la loi, Sur la liberté et l’esclavage, etc.). Rappelons en
outre que Panaitios rangeait les logoi sôkratikoi d’Antisthène parmi
ceux qu’il considérait comme « véridiques ». Antisthène a également
consacré des ouvrages à Cyrus et à Héraklès – l’un des principaux
modèles de sagesse pour les philosophes cyniques –, ce qui
démontre que Socrate n’était pas son seul héros, c’est-à-dire qu’il
n’était pas le seul à incarner la sagesse ; de ce point de vue,
Antisthène se distingue de Platon, qui ne propose aucun autre
modèle de sagesse que celui de Socrate, mais se rapproche de
Xénophon, qui a également fait la promotion éthique des figures
d’Héraklès (cf. Mémorables, II 1, 21-34) et de Cyrus (cf. Cyropédie).
Notre connaissance des ouvrages d’Antisthène qui ressortissent au
genre des logoi sôkratikoi est trop parcellaire pour réellement
comprendre en quoi sa représentation de Socrate se distinguait des
portraits concurrents laissés par Platon et Xénophon. De nombreux
commentateurs ont certes soutenu que l’on pouvait reconstituer la
figure antisthénienne de Socrate à partir des dialogues socratiques
de Xénophon, mais une telle position est évidemment suspendue à
l’hypothèse que Xénophon s’inspire directement et largement des
écrits d’Antisthène ; or, en raison de la perte de ses écrits, une telle
hypothèse est le plus souvent indémontrable. Platon ne fait mention
d’Antisthène qu’une seule fois (Phédon, 59b), mais de nombreux
passages de Xénophon établissent hors de tout doute qu’Antisthène
était l’un des principaux disciples et amis de Socrate. C’est d’ailleurs
dans le Banquet (IV 34-44) de Xénophon que l’on trouve le
témoignage le plus long et le plus clair sur la nature de la « dette »
d’Antisthène à l’endroit de Socrate. Invité à exprimer ce qui fait
l’objet de sa fierté, Antisthène affirme qu’il est fier de la richesse qu’il
doit à Socrate et que cette richesse ne se mesure pas en biens
matériels, puisqu’elle réside dans l’âme et qu’elle consiste à n’avoir
besoin de rien. Le thème de l’autosuffisance, qui sera l’une des
principales aspirations des philosophes cyniques, est également
présent dans un autre témoignage qui fait directement référence à
Socrate : « La vertu suffit (autarkê) au bonheur, car elle n’a besoin de
rien d’autre que de la force socratique (Sôkratikês iskhuos) » (Diogène
Laërce, VI 11). Que la pratique de la vertu suffise à procurer le
bonheur est conforme à ce que Socrate soutient dans les premiers
dialogues de Platon ; mais en affirmant que la vertu n’a besoin de
rien d’autre que de la force d’un Socrate, Antisthène rompt avec
l’intellectualisme socratique, tel qu’il est exposé dans les premiers
dialogues de Platon, puisqu’il reconnaît l’importance d’un élément
extra-cognitif, la force (iskhus), que l’on peut peut-être assimiler à
l’enkrateia (« maîtrise de soi ») qui est caractéristique du Socrate de
Xénophon. La critique de l’intellectualisme socratico-platonicien
transparaît également dans le témoignage suivant : « La vertu
procède des actes, elle n’a besoin ni de discours étendus ni de
connaissances » (Diogène Laërce, VI 11). L’intérêt d’Antisthène pour
des qualités éthiques de Socrate qui ne se réduisent pas à
l’intellectualisme transparaît également dans le témoignage suivant
lequel il emprunta la fermeté (karteria) de Socrate et imita son
impassibilité (apatheia ; cf. Diogène Laërce, VI 2). La position d’après
laquelle la vertu s’enseigne (cf. Diogène Laërce, VI 2 et 105) et qu’elle
ne peut se perdre (VI 105) semble également s’inspirer de Socrate,
bien que Xénophon conteste, dans un passage des Mémorables (I 2,
19-23) qui semble bien viser Antisthène, que la vertu ne puisse se
perdre. S’il n’est pas toujours facile d’identifier, parmi les positions
soutenues par Antisthène, lesquelles remontent directement à
Socrate – si tant est que l’on puisse identifier, chez Socrate lui-même,
des positions définitives et arrêtées sur quelque sujet que ce soit –,
l’on peut néanmoins identifier des thèmes qui s’inspirent de la
réflexion de Socrate sur les mêmes sujets. C’est le cas, notamment, de
l’intérêt marqué d’Antisthène pour le problème de la définition (cf.
Aristote, Métaphysique, H 3, 1043b4-32). Enfin, selon une tradition
bien établie qui remonte à l’Antiquité, Antisthène aurait été le maître
de Diogène de Sinope et il aurait été, en sa qualité de « vrai chien »
(Diogène Laërce, VI 13), le fondateur du cynisme (cf. Diogène Laërce,
I 19 ; VI 2 ; VI 13-15). La question de savoir qui, d’Antisthène ou de
Diogène, est le véritable fondateur du cynisme est aujourd’hui très
débattue, mais il y a certainement un point où Antisthène se
distingue nettement de Diogène et de la tradition cynique. On ne
trouve en effet chez lui aucune référence au modèle animal que le
Cynique doit imiter pour apprendre à se dépouiller des artifices
superflus de la civilisation en vue de parvenir à l’autarcie matérielle
qui caractérise le sage. Dans la mesure où Socrate n’a jamais fait la
promotion du modèle animal, l’enseignement d’Antisthène est sur ce
point en continuité avec celui de Socrate, alors que Diogène et les
Cyniques ultérieurs, en proposant le modèle animal à l’imitation des
hommes qui aspirent à l’autarcie, s’inscrivent en rupture avec
Socrate.
Euclide de Mégare (450-380) est l’auteur de six dialogues qui, à
en juger par leurs titres (Criton, Alcibiade, Sur l’amour, Eschine, Phénix,
Lamprias), étaient certainement d’inspiration socratique ; toutefois,
nous n’avons conservé aucun fragment de ces dialogues. Les
témoignages sur sa pensée sont relativement peu nombreux et il est
assez difficile de cerner ou de mettre en lumière la nature de
l’influence que Socrate a exercée sur lui. On a longtemps cru, sur la
base d’un témoignage assez fragile (cf. Diogène Laërce, II 106),
qu’Euclide avait été davantage influencé par Parménide que par
Socrate, mais la plupart des commentateurs s’entendent aujourd’hui
à reconnaître que l’on a exagéré l’importance et l’étendue de
l’influence parménidienne. L’influence socratique transparaît dans la
thèse de l’unité des vertus que l’on prête à Euclide (cf. Diogène
Laërce, VII 161), dans son intérêt pour les questions éthiques et,
surtout, dans l’usage de la dialectique, la méthode d’argumentation
caractéristique de Socrate. L’intérêt d’Euclide pour la dialectique
s’est d’ailleurs transmis à ses disciples et aux membres de l’école
qu’il a fondée, l’école « mégarique », ainsi nommée parce que
Euclide était originaire de Mégare. Les Mégariques furent en effet
réputés pour leur pratique d’une dialectique disputeuse et pour leur
goût de la controverse, d’où leur surnom d’« éristiques » (du grec
eris, « lutte », « dispute »). Cette dialectique pratiquée pour elle-
même, c’est-à-dire en vue de la victoire à tout prix sur l’adversaire, et
non pas en vue de l’amélioration éthique de l’interlocuteur dans le
cadre d’un entretien conçu comme une recherche en commun, valut
à Euclide d’être brocardé par Timon (cf. Diogène Laërce, II 107) et
l’on trouve un écho de cette critique dans le reproche que Socrate
adresse à Euclide : « Voyant Euclide qui se passionnait pour les
arguments éristiques, Socrate lui dit : “Euclide, tu pourras frayer
avec des Sophistes, mais en aucune façon avec des hommes.” »
(Diogène Laërce, II 30.) Il n’est pas impossible que Platon, dans
l’Euthydème, dénonce les excès de la dialectique éristique, dépourvue
de toute finalité éthique, telle qu’elle était pratiquée par certains
Mégariques. Euclide se serait également démarqué de Socrate par sa
critique du raisonnement par analogie (cf. Diogène Laërce, II 107),
qui était une forme d’argumentation couramment employée par
Socrate.
Aristippe de Cyrène (ca 430-355) est le seul Socratique qui n’ait
pas écrit de logos sôkratikos et cela n’est peut-être pas étranger au fait
que ses positions philosophiques semblent également les plus
opposées à celles de Socrate. Le thème principal de la pensée
d’Aristippe est sans contredit le plaisir, et les nombreuses anecdotes
sur sa vie confirment ses convictions hédonistes. Socrate a lui-même
traité de la question du plaisir dans de nombreux dialogues de
Platon et de Xénophon et, même si l’on débat encore de la question
de savoir si Socrate est ou non un hédoniste, ni Platon ni Xénophon
ne le présentent sous les traits d’un hédoniste impénitent qui
poursuit, comme Aristippe, tous les plaisirs immédiats, qu’il s’agisse
des plaisirs de la chair ou de la table. De nombreuses anecdotes
rapportent en effet qu’Aristippe avait un train de vie somptuaire,
qu’il prisait la vie chère – alors que Socrate était réputé pour sa
frugalité – et qu’il ne refusait aucun des plaisirs qui se présentaient à
lui, tandis que le Socrate de Xénophon se livre à un calcul hédoniste
au terme duquel il s’abstient d’un plaisir immédiat au profit d’une
satisfaction plus grande en attendant d’éprouver un besoin réel.
Dans les Mémorables de Xénophon, dans un entretien au cours
duquel Socrate cherche à le faire renoncer à son mode de vie (cf. II 1,
1), Aristippe affirme qu’il se « range parmi ceux qui aspirent à vivre
avec le plus de facilité et d’agrément possible » (II 1, 9). Aristippe
n’était pas pour autant l’esclave des plaisirs, car il soutenait que l’on
peut à la fois rechercher les plaisirs et éviter de leur être soumis.
Cette attitude à l’endroit des plaisirs est bien illustrée par des mots
fameux qu’on lui prête. Ainsi, alors qu’il entrait un jour chez une
courtisane, et que l’un de ses compagnons en éprouva une certaine
gêne, Aristippe lui dit : « Ce n’est pas d’entrer qui est mal, mais de
ne pas pouvoir en sortir » (Diogène Laërce, II 69). Dans la même
veine, il répliquait ainsi à ceux qui lui reprochaient de fréquenter une
courtisane : « Je possède Laïs, mais je ne suis pas possédé par elle.
Car c’est de maîtriser les plaisirs et de ne pas être subjugué par eux
qui est le comble de la vertu, non point de s’en abstenir. » (Diogène
Laërce, II 75 ; trad. Goulet-Cazé.) Bien que Socrate ne condamne pas
ceux qui fréquentent les courtisanes, son exceptionnelle maîtrise de
soi (enkrateia) lui permet de les séduire tout en demeurant indifférent
à leurs charmes (cf. Xénophon, Mémorables, I 3, 14 ; III 11). Aristippe
s’éloigne également de Socrate par le fait qu’il fut le premier des
Socratiques, semble-t-il, à se faire payer pour ses leçons (cf. Diogène
Laërce, II 65 ; 72 ; 74 ; 80). Les traits non socratiques de la vie et de la
pensée d’Aristippe, qui le font paraître comme un « dissident »,
expliquent peut-être le grand nombre d’anecdotes qui font état de
l’hostilité des autres Socratiques à son endroit. Cela ne l’empêchait
pas, par ailleurs, de revendiquer l’héritage de Socrate et de lui être
reconnaissant pour son enseignement (cf. Diogène Laërce, II 71).
Aristippe est parfois présenté comme le fondateur de l’école
cyrénaïque, mais l’on tend aujourd’hui à considérer que cette école a
en réalité été fondée par son petit-fils, Aristippe Métrodidacte, et que
ce sont également les Cyrénaïques qui ont développé les arguments
qui justifient, sur le plan théorique, l’hédonisme affiché et pratiqué
par Aristippe.
En raison du caractère hétérogène des positions éthiques
défendues par les différentes écoles socratiques, saint Augustin
s’étonne de ce que les disciples d’un même maître aient pu assimiler
le bien à des objets aussi divers : « Du fait de cette vie et de cette
mort si fameuse, Socrate laissa derrière lui maints adeptes de sa
sagesse, rivalisant dans l’examen des questions morales, là où se
traite le problème du bien suprême qui vaut aux hommes d’être
heureux. Cela même n’apparaissant pas clairement dans les
dialogues, où Socrate touche à tout, soutenant ou ruinant telle
position, chacun d’eux prit là-dedans ce qui lui convenait et définit à
sa guise la nature du bien. Or, la nature du bien, c’est par définition
ce qui, une fois atteint, rend heureux. Et c’est ainsi que les
Socratiques en sont venus à défendre des positions aussi opposées
sur la question, ce qui est à peine croyable de la part d’élèves d’un
même maître. Tel met le bien suprême dans le plaisir, comme
Aristippe, tel autre dans la vertu, comme Antisthène, et d’autres,
puis d’autres encore affirment ceci et cela, toutes choses qu’il serait
trop long de rappeler » (Cité de Dieu, VIII 3 ; trad. Jerphagnon). Les
divergences doctrinales que l’on constate entre les différents
Socratiques sont à ce point profondes qu’elles justifient, en un sens,
les nombreuses anecdotes qui font état des rivalités incessantes qui
les dressaient les uns contre les autres. Ces divergences rendent
également vaines les tentatives de reconstituer la pensée du Socrate
historique à partir des « témoignages » de ses anciens disciples. Cette
diversité tend au contraire à confirmer que le Socrate historique est
hors de notre portée et que nous n’avons plus accès, par le biais des
logoi sôkratikoi et du programme des différentes écoles, qu’aux
multiples facettes de la diffraction du personnage de Socrate. Les
Socratiques sont néanmoins les héritiers de Socrate en ce qu’ils ont
tous négligé l’étude de la physique et qu’ils se sont plutôt appliqués,
à l’instar de leur maître, à déterminer les conditions d’accès à la
vertu et à la vie bonne. Les réponses très différentes qu’ils ont
fournies à ces questions sont d’une certaine façon à l’image de
l’absence d’unité doctrinale qui caractérise la pensée de Socrate,
insaisissable et toujours en mouvement en raison de sa démarche
aporétique qui ne se satisfait d’aucune réponse définitive.
Louis-André DORION
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

BRANCACCI, Aldo, Oikeios logos. La filosofia del linguaggio di Antistene,


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VANDER WAERT, P. (ed.), The Socratic Movement, Ithaca, Cornell
University Press, 1994.
Thucydide

Thucydide procure obligeamment au lecteur toutes les


informations autobiographiques que l’historien estime utiles à son
projet, mais les renseignements qu’il nous livre ainsi sont plutôt
maigres. Ils se limitent au texte liminaire où il déclare être un
Athénien qui a commencé à écrire sur la guerre du Péloponnèse dès
que celle-ci a éclaté, en 431 avant J.-C. ; aux passages où il nous dit
avoir vécu assez longtemps pour voir la fin de la guerre et qu’il avait
suffisamment d’expérience pour comprendre ce qui avait lieu ; en
429 avant J.-C., il se trouvait à Athènes où il souffrit de la peste
(II.48.3) ; en 424/423 avant J.-C., il était général, en poste dans les
environs de Thasos et d’Amphipolis où il possédait des intérêts dans
les mines d’or, ce qui lui donnait une influence considérable sur les
classes supérieures locales, et il passa vingt ans en exil après avoir
servi à Amphipolis. C’est uniquement quand Thucydide nous donne
son nom complet au moment où il parle de son action comme
général que nous apprenons incidemment que son père s’appelait
Oloros. En un mot, Thucydide nous en dit juste assez pour produire
ses lettres de créance d’historien – ou, pour être plus précis : de
chroniqueur exact des événements dont il est le contemporain – en
nous donnant des indications prouvant avant tout qu’il a vécu
personnellement la totalité de la guerre du Péloponnèse. La date de
son activité de général nous permet de nous faire une idée de sa date
de naissance : comme il fallait probablement avoir au moins trente
ans pour être élu général, il est impossible que Thucydide soit né
après 454 avant J.-C. De même, il est mort après la fin de la guerre du
Péloponnèse (404/403 avant J.-C.), puisqu’il déclare avoir vécu
pendant toute la durée du conflit. Pour savoir qu’il venait d’une
famille aristocratique apparentée à celles de Miltiade et de Cimon,
qui avaient des relations en Thrace, et qu’il appartenait au dème
d’Halimous – nous devons recourir aux informations transmises par
les biographes tardifs, en particulier Marcellinus (qui vécut entre le
e e
IV et le V siècle de notre ère). Pour Thucydide, ces détails n’avaient
apparemment pas d’intérêt eu égard au but qu’il s’était fixé.
Même si Thucydide nous donne plus volontiers qu’Hérodote des
données biographiques, nous ne disposons d’aucune réponse
crédible, même chez les auteurs tardifs, à de nombreuses questions :
Quel genre d’éducation a-t-il reçu ? Qui étaient ses amis ? Était-il
marié, à qui ? Avait-il des enfants ? Que faisait-il avant le début de la
guerre du Péloponnèse ? Que fit-il entre le moment où il guérit de la
peste et celui où il devint général ? Selon quelle procédure fut-il
condamné à l’exil ? Quels furent ses déplacements pendant ses vingt
ans d’exil ? Qui étaient ses principaux informateurs ?
Les érudits modernes se sont longtemps interrogés sur la
chronologie de la composition de l’œuvre. Même un lecteur
superficiel remarquera que la déclaration liminaire de Thucydide, où
il affirme avoir commencé son œuvre dès que la guerre a éclaté, ne
signifie pas qu’il l’a rédigée au fur et à mesure des événements, et
dans l’ordre où il nous les livre : des propos comme ceux qu’il tient
sur l’expédition de Sicile et sur la fin de la guerre, annexés à son
éloge de Périclès (II.65.11-12), ou intégrés au début de ce qu’on
appelle la « seconde préface » en V.26, impliquent qu’il décrit
certains événements bien après qu’ils se furent produits. À quelle
époque a-t-il écrit ces passages ? Quand a-t-il composé l’introduction
consacrée aux événements du passé, l’archaiologia, où il souhaite
prouver la grandeur de la guerre du Péloponnèse ? Quand fut écrite
la pentekontaëteia, qui décrit la montée de la puissance athénienne ?
Tout ce que nous pouvons savoir, c’est qu’il a dû revoir au moins
une partie de l’œuvre avant d’avoir atteint le terme qu’il lui avait
fixé mais qu’il n’a jamais atteint : le texte s’interrompt brusquement
au milieu d’une phrase de son récit des événements de 411 avant J.-
C., et c’est à cet endroit précis que Xénophon reprend la narration
dans ses Hellenica. Des recherches approfondies ont permis de
montrer quels passages ont été insérés après coup dans le texte, mais
il semble impossible d’établir de façon définitive la date de
composition des grandes sections de l’œuvre. On n’a pas davantage
réussi à distinguer des variations dans ses opinions sur l’histoire, ce
qui aurait pu nous aider à distinguer les différentes strates du texte :
il est en effet difficile de démontrer que la pensée de Thucydide sur
les principes fondamentaux qui gouvernent l’histoire ait jamais
changé.
Contrairement à Hérodote, son seul grand prédécesseur,
Thucydide ne prend pas pour thème le passé récent, mais l’histoire
de son temps, celle que lui et ses contemporains ont vécue. Quelle
est la raison de ce choix ? Elle est aisée à comprendre si l’on
considère à la fois l’insistance de Thucydide sur l’exactitude et la
précision de son propre exposé de la guerre du Péloponnèse et ses
déclarations sur l’impossibilité d’appliquer de tels critères à l’étude
du passé. Il semble donc que le présent ait été la seule période pour
laquelle on pouvait se procurer des informations précises et fiables.
Il est d’une égale importance que Thucydide ait été un Athénien et
que les Athéniens l’aient exilé : cela suffit à expliquer tous les partis
pris – aussi bien en faveur que contre Athènes – que le lecteur peut
découvrir dans son texte. Contrairement à l’attitude habituelle dans
l’Antiquité, il ne considère d’ailleurs pas son exil comme une
épreuve : il y voit plutôt l’occasion d’avoir des contacts avec les deux
camps de la guerre du Péloponnèse, ce qu’il met au profit de sa
recherche de l’exactitude. C’est apparemment dans le seul dessein de
donner des preuves de sa crédibilité qu’il insiste sur sa maturité
intellectuelle à l’époque où la guerre éclate et sur le fait qu’il vécut
assez longtemps pour en voir le terme vingt-sept ans plus tard. Il ne
donne aucune justification de son échec à Amphipolis malgré son
expérience militaire et sa position par rapport aux tribus thraces, et
ce au risque de donner à ses ennemis politiques ou personnels des
armes pour l’attaquer. Il ne se plaint pas, ne manifeste aucune
compassion envers lui-même. Il donne cette information dans le seul
but d’asseoir sa compétence auprès du lecteur ; de même, il fonde
son autorité à parler de la peste en déclarant qu’il en a été lui-même
atteint. En un mot, Thucydide ne fournit des informations sur sa vie
que dans la mesure où cela lui permet de justifier sa position de
chroniqueur exact ; il donne les éléments qui lui semblent
importants, sans se soucier des conséquences qu’ils pourraient avoir
sur un lecteur qui voudrait porter un jugement sur sa culpabilité
personnelle.
Le texte où Thucydide expose ses buts et sa méthode va de pair
avec son goût pour la froide objectivité. L’exposé de sa méthode se
divise en une partie concernant les discours et une autre consacrée
aux récits. Ses propos sur les récits sont moins difficiles à saisir que
ce qu’il dit sur les discours :
« En ce qui concerne les faits qui se sont produits pendant la guerre, il m’a semblé que
le procédé correct ne consistait pas à fonder mon récit sur des informations transmises
par des témoins quelconques, ou sur mes propres impressions ; il fallait au contraire
m’attacher jusqu’au moindre détail et avec toute la précision requise à la fois aux faits
dont j’avais été moi-même témoin et à ceux que d’autres m’apprenaient. Cette méthode
était pénible, car ceux qui avaient assisté à un événement donné ne disaient pas les
mêmes choses sur les mêmes points, leurs déclarations étant influencées par leur
sympathie ou leur mémoire favorable à tel ou tel camp »
(I.22.2-3).

Ce qu’il dit au sujet des discours présente davantage de


problèmes : le lecteur moderne n’a en effet pas l’habitude de voir un
auteur accorder tant d’importance à la transmission directe
d’interventions publiques. Il faut d’ailleurs signaler qu’à une époque
où l’on ne pouvait pas compter sur l’usage de la radio, de la
télévision ou du magnétophone, il était infiniment plus difficile de
rapporter des discours avec précision. Thucydide était conscient de
ce problème : « Il était aussi difficile pour moi de me souvenir avec
précision des paroles utilisées dans les discours que j’ai moi-même
entendu prononcer que ce pouvait l’être pour ceux qui me
rapportèrent des discours tenus ailleurs » (I.22.1). Pourquoi était-il
finalement si important d’inclure des discours dans son œuvre ?
Aucun des huit livres ne fournit une réponse claire à cette question :
on peut en déduire que l’importance des discours allait pour lui de
soi. Essayons donc de donner notre propre réponse, en nous
appuyant sur la méthode qu’il expose concernant les discours et sur
l’usage qu’il en fait tout au long de son œuvre.
« Dans mon œuvre, j’ai inclus la façon dont, selon moi, chaque
orateur s’attaquait aux problèmes dont il avait à traiter : j’ai tenté de
me tenir aussi près que possible de l’élan général du discours. » On a
donc là un désaveu du principe d’exactitude littérale. Thucydide
exige uniquement d’un discours transcrit dans le texte qu’il reflète
l’attitude exacte de l’orateur à l’égard de l’action qu’il préconise,
qu’il porte sur la situation qui forme son contexte dans l’œuvre et
qu’il soit aussi proche que possible de la lettre du discours qui fut
prononcé par l’orateur. Mais comment devons-nous comprendre
cette expression : « la façon dont, selon moi, chaque orateur […] » ?
Thucydide n’avoue-t-il pas par là que les discours qu’il met dans la
bouche des autres sont en fin de compte composés par lui ? Peut-on
leur attribuer une quelconque objectivité historique ?
La valeur que l’on peut accorder à Thucydide en tant
qu’historien dépend de la réponse à ces deux questions
fondamentales. On peut esquisser une réponse en partant d’une
pratique fréquente (mais non constante) de l’auteur, qui consiste à
présenter les discours par paires formant une antithèse. Quand une
situation donnée en est arrivée au point où il est nécessaire de
prendre une décision importante, Thucydide met souvent en scène le
représentant d’une des parties concernées qui présente la situation
selon son intérêt, suivi aussitôt par le discours du parti opposé,
répondant aux arguments du premier.
La première paire de discours (I.31-44) éclaire la situation délicate
des Athéniens aux prises avec la demande d’alliance de Corcyre
contre Corinthe en 433 avant J.-C. Il est intéressant de noter que le
texte ne rapporte aucun discours prononcé par un Athénien. Le
premier discours (I.32-36) est attribué à des Corcyréens anonymes :
ceux-ci ne se contentent pas de formuler leurs griefs contre Corinthe
et de montrer qu’en acceptant l’alliance, Athènes viendrait en aide à
une partie lésée, mais ils font aussi miroiter les avantages
qu’Athènes est en droit d’espérer d’une alliance avec la seconde
puissance navale du monde grec, sans pour autant violer les termes
de la paix de Trente Ans. Le second discours (I.37-43) aurait été
prononcé par des Corinthiens anonymes. Ils commencent par réfuter
les accusations portées par les Corcyréens, puis insistent sur les
conséquences néfastes qu’aurait une alliance entre Athènes et
Corcyre sur les relations entre Athènes et Corinthe. Leur
intervention fait suffisamment d’impression sur les Athéniens pour
les amener à passer un compromis avec Corcyre. Ils ne signent
qu’une alliance défensive, dont la conséquence immédiate fut une
confrontation navale entre Athènes et Corinthe près de l’île Sybota,
qui conduisit finalement au déclenchement de la guerre du
Péloponnèse.
Ces deux discours ont-ils été effectivement prononcés ? Nous
n’avons aucune preuve externe qui nous permettrait de confirmer ou
de rejeter le texte de Thucydide, mais nous n’avons pas non plus de
raison de nier leur réalité historique. Il nous est de même impossible
de vérifier si les orateurs ont réellement utilisé les arguments que
Thucydide leur prête. Il est cependant évident que les Corcyréens
utilisent les arguments les mieux à même de persuader les Athéniens
d’accepter leur offre, et que ce que les Corinthiens leur opposent
avec une égale force de conviction sera confirmé par les événements
qui suivront. En outre, il est clair qu’aucun récit n’aurait pu donner
une image aussi vivante du dilemme des Athéniens.
Il faut encore prendre en compte deux éléments : seul Thucydide
a pu décider quels discours inclure dans son œuvre parmi tous ceux
qui ont été prononcés, et les raisons de son choix ont certainement
été autres que le désir de faire un exposé complet et exact. Voilà
justement un aspect de sa conception de l’« exactitude » : décrire de
façon aussi précise que possible une situation dont on peut faire
saisir la pleine signification en complétant son propre récit par les
arguments des deux parties concernées. Ce procédé lui permet de
révéler l’enjeu de chaque situation : mais, il est important de le
souligner, de chaque situation telle qu’elle est vue à travers le regard
de l’historien.
En second lieu, on peut se poser la question suivante : pourquoi
Thucydide a-t-il choisi les Corinthiens pour réfuter les arguments
des Corcyréens ? Il aurait pu en effet tout aussi bien choisir un
Athénien s’opposant à une implication d’Athènes dans les affaires
d’autrui, dans la crainte que cela ne conduise finalement à une
guerre contre Sparte. Ce n’est sans doute pas seulement par fidélité à
la réalité historique que Thucydide a choisi des Corinthiens. Cela lui
permet aussi de montrer comment une querelle locale entre deux
cités qui sont à la périphérie des relations entre Athènes et Sparte
peut conduire à un embrasement général. Il donne une seule raison
de la présence des Corinthiens à Athènes : ceux-ci sont conscients
des conséquences possibles d’une alliance entre Athènes et Corcyre.
Il peut ainsi insister sur le danger d’une situation dont les Athéniens
eux-mêmes n’ont pas pris toute la mesure. Les deux discours
permettent aussi à Thucydide de formuler une proposition
« philosophique » indirecte sur les vérités historiques générales qui
sont pour lui incarnées dans une situation précise. En l’occurrence :
des événements secondaires et limités dans l’espace peuvent avoir
des conséquences considérables.
Toutes les paires de discours sont mises au service des mêmes
intentions. Ainsi, après la répression de la révolte de Mytilène,
Athènes se trouve confrontée à un problème crucial pour sa
politique impériale, celui du traitement qu’il faut réserver aux alliés :
pour éviter une nouvelle révolte, faut-il traiter les rebelles soumis
avec dureté ou avec pitié ? Un vote de l’Assemblée avait déjà tranché
en faveur d’une attitude inflexible, quand on décida de reconsidérer
la question. Thucydide ne rapporte aucun des discours prononcés à
l’occasion du premier débat ; tout en nous disant que, lors du second
débat, « des opinions différentes furent exposées par différents
orateurs » (III.36.6), il nous rapporte uniquement les discours de
Cléon, le démagogue influent, et de Diodote (que nous ne
connaissons que par ce texte) tenus lors de la seconde session de
l’Assemblée, alors même que les deux orateurs avaient déjà fait part
de leurs opinions antagonistes lors du premier débat. Pourquoi
Thucydide a-t-il procédé à ce choix ? Sans doute parce que
l’opposition entre les deux points de vue s’est exprimée de façon
plus tranchée lors du second débat. Cléon, que Thucydide appelle de
façon diffamante « le plus violent des citoyens », s’oppose à toute
discussion superflue et affirme que seule la crainte d’un traitement
inflexible peut amener les alliés à accepter la domination
athénienne ; Diodote, au contraire, fait l’éloge de la discussion et de
la délibération, qui forment pour lui le prélude nécessaire à toute
action sensée ; il affirme qu’aucune loi, pas même la peine de mort,
n’a jamais empêché la nature humaine d’aller au bout de ses désirs.
Il considère qu’une solution pacifique ne privera pas Athènes du
tribut qu’elle peut attendre de Mytilène dans le futur, et qu’une
politique généreuse à l’égard des classes inférieures, le dèmos, qui,
dans toutes les cités de l’Empire, éprouve de la sympathie à l’égard
de la démocratie athénienne, permettra d’éviter toute nouvelle
tentative de révolte de la classe supérieure.
Le choix de ces deux orateurs permet à Thucydide de produire
de multiples effets. Il peut d’abord centrer le débat sur une question
unique : comment, du point de vue de l’efficacité politique, faut-il
traiter les rebelles ? Deuxièmement, en excluant d’autres discours
prononcés à cette occasion, dont certains avaient sans doute plaidé
pour un traitement modéré des Mytiléniens capturés, au nom de
principes humanistes, Thucydide montre que pour réfuter et battre
Cléon il fallait lui opposer un argument tout aussi froid, ayant
d’abord en vue l’utilité de l’État. Troisièmement, en désignant de
façon injurieuse Cléon comme « le plus violent des citoyens » avant
même qu’il ne parle et en le présentant comme opposé à toute
discussion, il révèle sa propre sympathie pour l’argumentation
rationnelle de Diodote, qui contraste avec la passion aveugle de
Cléon. Mais en même temps, c’est non sans une certaine mélancolie
qu’il mentionne le caractère tragique de la condition humaine qui
doit dissimuler ses penchants moraux les plus nobles derrière le
masque de l’efficacité politique si elle veut les faire prévaloir. On voit
donc comment un débat portant sur une question politique concrète
est utilisé par l’auteur pour produire un jugement « philosophique »
sur la nature humaine – sur laquelle ni les lois ni les châtiments n’ont
de prise – et sur la condition humaine – qui ne tolère une action
morale que si elle offre un avantage politique.
Les enjeux historiques majeurs n’ont pas d’existence objective.
C’est seulement quand un observateur intelligent leur accorde ce
statut qu’ils deviennent réalité. Thucydide est bien sûr cet
observateur qui voit à chaque fois deux acteurs d’un événement
confirmer le jugement de l’historien. Puisqu’il aurait été impossible
autant que peu souhaitable de reproduire la totalité des discours
tenus pendant la guerre du Péloponnèse, Thucydide s’est donc vu
contraint de choisir les événements qui étaient assez importants à ses
yeux pour être présentés comme des enjeux politiques majeurs. Et la
part faite à la subjectivité dans son compte-rendu des discours est
due justement à cette contrainte inévitable.
La règle qui s’applique aux discours s’applique d’ailleurs
également aux récits, bien que Thucydide ne s’explique pas sur ce
point. Quelles que soient la qualité de sa mémoire, la rigueur avec
laquelle il a contrôlé ce qu’elle lui a transmis ainsi que les
informations fournies par d’autres, lui seul a pu décider des faits
qu’il fallait garder ou rejeter selon qu’ils s’intégraient correctement à
l’ensemble du récit. Cela signifie que la connaissance que nous,
lecteurs modernes, pouvons avoir du passé, dépend des jugements
d’un historien contemporain de ces événements passés, sachant que
c’est lui qui détermine ce qui mérite d’être conservé. Le grand mérite
de Thucydide est d’avoir fait un effort important pour respecter les
limites à l’intérieur desquelles l’historiographie peut prétendre à
l’objectivité, tout en reconnaissant qu’une entreprise comme la
sienne implique une part nécessaire de subjectivité. Si l’on prend en
compte la totalité des événements considérés comme des enjeux
réels et le traitement dont ils sont l’objet dans les discours, on est à
même de saisir le point de vue de Thucydide sur l’histoire. Sa
sélection des faits, la façon dont il les relie l’un à l’autre, les occasions
qu’il choisit pour insérer les discours dans le texte, le choix des
orateurs qui présentent des arguments qui, tout en étant en partie les
leurs, portent l’empreinte de l’historien, tous ces facteurs lui
permettent de transmettre au lecteur son interprétation du processus
historique.
Cela nous amène justement à nous interroger sur le sens que
Thucydide voit à l’œuvre dans l’histoire. Alors qu’il dit
explicitement ce qu’il pense de personnages comme Périclès, Cléon,
Brasidas, Hermocrate, Nicias, Antiphon et d’autres, la plupart de ses
opinions sont tellement imbriquées à l’intérieur du récit des
événements ou des discours qu’il prête aux orateurs que les faits
eux-mêmes sont bien plus éloquents que l’interprétation qu’un
étranger vivant bien des siècles plus tard peut en donner. Une
interprétation peut-elle vraiment nous apprendre quelque chose sur
l’importance de la peste ? Comment formuler une interprétation de
la discorde au sein d’une cité (stasis) qui nous en dise plus que ce que
nous lisons au sujet des troubles de Corcyre ? Le sens de ces
événements va de soi, même s’il ne peut être transmis qu’à travers
une description des faits bruts. Il en va autrement avec certaines
questions que Thucydide semble poser, et auxquelles nous ne
pouvons donner qu’une réponse incertaine à partir d’une enquête
minutieuse ou de rapprochements entre différents passages : À quels
facteurs Thucydide attribue-t-il le déclenchement de la guerre du
Péloponnèse ? La guerre aurait-elle pu être évitée ? Aurait-elle pu se
terminer autrement ? Dans quelle mesure l’homme est-il maître de la
fortune ? Thucydide pense-t-il que la moralité humaine s’est
dégradée au cours de la guerre ? Quel rôle jouent la raison d’une
part, la passion et les émotions de l’autre, dans les affaires des
hommes ? La démocratie est-elle compatible avec un empire ?
Les déclarations liminaires de Thucydide ne laissent pas de doute
sur un point : il pensait dès le commencement de la guerre qu’elle
serait le plus grand bouleversement que le monde grec ait connu, et
il consacre les dix-neuf premiers chapitres à le prouver. En outre, il
critique la désinvolture des historiens du passé, qui ont été
incapables de dégager les faits en s’appuyant sur des sources fiables,
et qui songeaient avant tout à raconter des histoires frappantes et
divertissantes. Lui prétend avoir au contraire soigneusement passé
au crible toutes ses sources, afin de présenter une relation des faits
qui soit peut-être moins plaisante mais qui soit en tout cas utile pour
ceux « qui souhaiteront avoir une vision précise des événements du
passé, et de ceux qui, dans le futur, étant donné les affaires des
hommes, seront semblables ou similaires aux événements passés »
(I.22.4).
Thucydide ne veut pas affirmer par là implicitement le caractère
cyclique de l’histoire, mais suggère simplement que l’immuabilité de
la nature humaine nous assure que les générations futures pourront
tirer enseignement des expériences de sa propre génération.
Ainsi l’homme est faillible, la vie prend des cours inattendus, les
difficultés assiégeront toujours les hommes aux époques de guerres
civiles, les hommes ont une propension à exagérer leurs avantages.
Mais on peut aussi trouver certains aperçus intéressants concernant
les limites inhérentes à la nature humaine. Thucydide nous dit ainsi
qu’aucune invention humaine n’était à même de lutter contre la
peste ; que la chute de Torônè ne pouvait s’expliquer par des causes
naturelles ; et enfin, il fait dire à Hermocrate que la réalisation du
désir de certains Siciliens – voir Syracuse à la fois soumise et
préservée – « dépasse le pouvoir humain ». C’est dans ces passages,
en particulier dans la description de la chute de Torônè, que
Thucydide est le plus prêt de reconnaître l’existence d’un pouvoir
transcendant contre lequel les hommes luttent en vain. L’humanité
connaît d’autres limites, dues à sa nature biologique : l’auteur nous
dit que la peste était trop forte pour pouvoir être supportée par la
nature humaine, et que les troupes de Nicias, « ayant accompli ce
que peuvent des hommes, ont souffert ce qu’ils ne peuvent
supporter ».
Mais c’est sans doute quand il entreprend d’expliquer le
développement de l’Empire athénien que Thucydide recourt le plus
au facteur « humain » à l’œuvre dans l’histoire. La façon dont les
Athéniens justifient leur empire devant le Ier congrès lacédémonien
en constitue le locus classicus :
« Nous n’avons rien fait d’extraordinaire ni de contraire aux actions communes des
hommes en acceptant un empire qu’on nous donnait et en ne l’abandonnant pas,
puisque nous sommes poussés par les [trois] plus grands motifs : le prestige, la crainte
et l’intérêt. Nous ne sommes pas les seuls à nous comporter de la sorte, car c’est une
règle constante que le plus faible doit être sous la domination du plus fort. Nous nous
considérions en même temps comme dignes de cet état, et vous nous considériez de
même, jusqu’à ce que vous utilisiez le principe de justice en songeant à votre propre
intérêt : car personne n’a jamais invoqué ce principe pour limiter son désir de posséder
davantage, quand il avait la possibilité de parvenir à ses fins en utilisant la force. On
doit louer les hommes qui, après avoir établi leur pouvoir sur les autres en obéissant à
la nature humaine, suivent la justice au-delà de ce qu’exige la force dont ils disposent »
(I.76.2-3).
Les Athéniens fondent ainsi l’impérialisme dans une force
indéracinable, donnée comme une composante constante de l’animal
humain.
Le prestige, la crainte et l’intérêt étant inhérents à la nature
humaine, nous nous attendons à les voir expliquer toutes les actions
humaines, aussi bien individuelles que sociales, et pas seulement
l’impérialisme athénien ou l’impérialisme en général. Mais il faut
d’abord se demander sur quel mode Thucydide souhaite faire part à
ses lecteurs de cette conception de la nature humaine : comme
l’opinion de dirigeants athéniens que l’auteur aurait formulée à sa
manière, ou comme une de ses convictions propres, qui a pour lui
une valeur objective, et qu’il exprime en la mettant dans la bouche
des Athéniens ? Thucydide ne donne évidemment aucune réponse
explicite à cette question. Mais la récurrence au cours de l’œuvre de
ces trois facteurs – le prestige, la crainte et l’intérêt – considérés
comme la source principale des actions privées et publiques ne laisse
pas beaucoup de doute à ce sujet : l’historien se sert des Athéniens
présents au Ier congrès lacédémonien pour exprimer une vérité dont
il était lui-même convaincu.
Il est pourtant difficile d’étayer ce point sur des preuves
philologiques : non seulement en raison de l’indifférence de
Thucydide à l’égard d’un vocabulaire technique rigoureux, mais
aussi parce qu’il n’est pas et ne prétend pas être un philosophe, dont
le but serait de donner au lecteur une théorie cohérente et logique du
développement historique. Il a peut-être une telle théorie : mais elle
est imbriquée dans les détails de son récit et dans les arguments qu’il
prête aux orateurs ; c’est justement parce que la théorie fondée sur
les trois facteurs est imbriquée de façon si étroite dans l’œuvre
qu’elle constitue sans aucun doute un des aspects essentiels de la
pensée de Thucydide. Le recours au prestige, à la crainte et à
l’intérêt, que ces motifs soient mentionnés ensemble ou séparément,
dans des récits ou des discours, traverse la totalité du texte depuis le
récit introductif portant sur l’histoire ancienne (archaiologia)
jusqu’aux derniers chapitres consacrés aux conséquences de la
révolution oligarchique de 411 avant J.-C. Le motif le plus fréquent
est la crainte (deos, phobos). C’est bien sûr le sentiment ressenti sur le
champ de bataille, mais on la retrouve jusqu’au texte où Thucydide
exprime sa conviction profonde concernant la cause de la guerre du
Péloponnèse : l’expansion athénienne et la crainte qu’elle a suscitée
chez les Lacédémoniens ont rendu le déclenchement de la guerre
inévitable, sans oublier que les Athéniens eux aussi redoutent les
Spartiates (I.91.3). La crainte mutuelle de l’usage que la partie
adverse pourrait faire de l’île de Sphactérie détermine la politique
d’Athènes comme de Sparte. C’est la peur qui explique les
agissements des Platéens à l’égard des Thébains, qui conduit les cités
siciliennes à résister à l’expansion athénienne et qui provoque
l’attaque de Syracuse contre Messine. Mais c’est également la peur
qui empêche Nicias d’attaquer Syracuse aussitôt après avoir
débarqué en Sicile.
L’« intérêt » apparaît dans l’argumentation de Thucydide sous les
termes d’ophelia (l’avantage), de kerdos (le gain), de pleonexia (la
cupidité), et aussi to xymphoron, to chrèsimon, to lysiteloun (l’avantage)
ou d’autres expressions semblables. Les Corcyréens utilisent
l’argument de l’« intérêt » ainsi que de la « crainte » quand ils tentent
de convaincre les Athéniens de devenir leurs alliés, et les Corinthiens
l’invoquent aussi au cours du IIe congrès lacédémonien pour
démontrer pourquoi les cités grecques vont épouser la cause
péloponnésienne ; Hermocrate considère que la peur des Siciliens
face à une agression athénienne peut être « utile » (chrèsimon) en vue
de réaliser l’unité de la Sicile, et l’on trouve un argument similaire
dans la bouche de Gylippe quand il dit à ses hommes que les
Athéniens ne tireront aucun avantage (ophelia) du nombre de leurs
vaisseaux si les Siciliens ne les redoutent pas.
Le « prestige » (en grec : timè) est une notion plus difficile à saisir.
Elle désigne un sentiment de « dignité » personnelle ou nationale,
l’estime qu’une personne ou un État donne à une autre personne ou
à un autre État (doxa, axiosis, axiôma). Dans le cadre des relations
entre États, le « prestige » implique qu’un État ne peut se permettre
de céder aux revendications, aux demandes ou aux intérêts d’un État
de moindre puissance dans des affaires où ses propres intérêts vitaux
sont en jeu. Dans le « Dialogue mélien », le motif du prestige
intervient à plusieurs reprises avec celui de la crainte (phobos) dans
l’argumentation des Athéniens : ils affirment devoir défendre leur
droit face à leurs alliés et ne pas pouvoir se permettre de donner
l’impression d’être faibles ou timorés quand ils traitent avec eux.
Quatre passages sont particulièrement importants de ce point de
vue, parce qu’on y voit combinés la crainte, l’intérêt et le prestige
pour tenter d’exprimer la dynamique complexe de certaines
situations. La première d’entre elles est la révolte de Mytilène. Cette
révolte provoque d’autant plus la colère des Athéniens que les
Mytiléniens avaient acquis une position privilégiée parmi les alliés et
que Mytilène avait jusque-là respecté Athènes. Mais en même temps
les Athéniens redoutaient la puissance de la flotte de Mytilène,
crainte d’ailleurs réciproque. L’addition de ces deux facteurs permet
d’expliquer en partie la brutalité avec laquelle Cléon propose de
traiter le problème. Contre lui, Diodote défend la thèse du caractère
bénéfique (opheleitai) de la discussion pour la cité, alors que la crainte
(phobos) ne peut que lui nuire ; en outre, un bon citoyen ne devrait
pas être sujet au déshonneur (atimazein) pour avoir fait bénéficier la
cité de ses conseils.
Le deuxième passage nous montre Hermocrate intervenir en
faveur de l’unité sicilienne au congrès de Géla :
« Ce n’est pas l’ignorance qui contraint à entreprendre une guerre, ou la crainte qui
force à l’éviter, si l’on pense tirer quelque profit du conflit ; dans certains cas, le profit
semble supérieur au danger, dans d’autres, les gens sont prêts à prendre des risques
plutôt que de s’exposer à une humiliation immédiate. Mais si les deux camps ont laissé
passer l’occasion opportune pour agir, il est alors préférable de passer un accord »
(IV.59.2-3, cf. 61.6, 62.2).

On trouve une semblable utilisation des trois facteurs combinés


dans la défense de la politique athénienne à Kamarina présentée par
Euphémos : il commence par rappeler au public le prestige (axioi
ontes) dévolu aux Athéniens puisque leur cité a été autrefois la
première d’entre les grecques ; il affirme que la présence des
Athéniens sera avantageuse (xympheronta) pour la Sicile ; et que les
Siciliens n’ont rien à craindre (phoberoteron, perideos, deos).
Le quatrième passage nous montre que Thucydide pense
(Diodote le suggère d’ailleurs en III.54.3) que ces trois motifs sont à
l’œuvre aussi bien dans les actions des individus que dans celles des
États. Il les intègre en effet à sa description du caractère d’Alcibiade :
« Il voulait être nommé général et espérait contribuer à la conquête de la Sicile et de
Carthage, pensant que, s’il réussissait, il en tirerait personnellement profit en
augmentant sa richesse et sa réputation [chremasi te kai doxei ophelesein]. Car le prestige
[axiôma] dont l’honoraient ses concitoyens le conduisait à satisfaire ses désirs au-delà
de ses moyens, que ce soit en élevant des chevaux ou par ses autres prodigalités. Cela
fut une des causes principales qui contribuèrent à la ruine d’Athènes : effrayés
[phobethentes] par l’extravagance de son mode de vie personnel, et par l’étendue des
ambitions manifestées par toutes ses actions, la plupart des gens devinrent ses
ennemis, car ils étaient convaincus qu’Alcibiade aspirait à la tyrannie »
(VI.15.2-4, cf. 17.1).

À l’opposé, Thucydide avait auparavant attribué le pouvoir de


Périclès au prestige (axiôma, axiosis) qui lui permettait de ramener à
la réalité une populace trop sûre d’elle-même, en la frappant de
crainte (kateplessen epi to phobeisthai) [II.65.8-9].
Les exemples précédents ne sont qu’une faible partie de
l’ensemble des témoignages montrant que les trois facteurs invoqués
par les Athéniens pour justifier leur empire se retrouvent dans toute
l’Histoire de la guerre du Péloponnèse. Bien qu’on le fasse encore, il
n’est pas entièrement juste d’interpréter ces témoignages comme une
preuve de la fascination de Thucydide pour l’impérialisme. Il ne fait
cependant aucun doute qu’il voit dans la crainte, le prestige et
l’intérêt, les sources principales des actions humaines, inscrites par
une nécessité absolue (anankè) au sein de la nature de l’homme.
Sa fascination pour l’ampleur sans précédent de la guerre du
Péloponnèse poussa Thucydide à en écrire l’histoire, et les dix-neuf
premiers chapitres du livre premier sont consacrés à démontrer que
cette guerre fut effectivement « le plus grand ébranlement qui ait
frappé la Grèce et une partie du monde non hellénique » (I.1.2). Ce
n’est pas tant la dimension impérialiste du conflit qui fait la
grandeur de l’événement, c’est d’abord les possibilités
extraordinaires qu’il offre à l’historien : Thucydide dispose d’un
tableau de grande dimension, grâce auquel il peut étudier les actions
et réactions de l’animal humain placé dans des situations extrêmes.
Quels bénéfices les générations futures vont-elles pouvoir tirer de ce
compte rendu exact ? À cette question, une seule réponse possible :
la connaissance. Non pas une connaissance qui permettrait d’éviter
de répéter les erreurs du passé : Thucydide étant convaincu que la
crainte, le prestige et l’intérêt sont inhérents à la nature humaine,
rien ne pourra jamais délivrer les êtres humains de la nécessité
impliquée par cette trinité peu sainte. De quel secours peut donc être
la connaissance ? Elle peut avertir les générations futures des effets
de la crainte, du prestige et de l’intérêt, si bien qu’en constatant
l’apparition de ses symptômes ou de symptômes similaires, elles
sauront ce qui les attend, et prendront si possible des mesures pour
atténuer la violence d’un choc inévitable.
Soit l’exemple de la description de la peste, et la manière dont
Thucydide introduit son récit détaillé jusqu’à la minutie :
« Je laisse à d’autres écrivains, qu’ils soient ou non médecins, les spéculations sur
l’origine du mal et ses causes, si tant est qu’on puisse trouver des causes capables de
produire une telle perturbation ; je me contenterai quant à moi d’en décrire les
caractères et d’en expliquer les symptômes, ce qui permettra à un observateur attentif,
au cas où le mal se déclarerait à nouveau, de savoir ce qui se prépare et de ne pas rester
dans l’ignorance. Voilà le mieux que je puisse faire, en homme qui a été lui-même
atteint par la maladie et qui en a vu les effets sur d’autres »
(II.48.3.).

Thucydide croit donc peu probable que les générations futures


réussiront davantage que la sienne à percer la cause de la maladie (et
donc, peut-être, à découvrir un remède). Il se déclare satisfait s’il se
montre capable de décrire les symptômes – ceux des autres y
compris – avec suffisamment d’exactitude pour permettre aux
membres des générations futures « de savoir ce qui se prépare et de
ne pas rester dans l’ignorance ».
Un autre passage, justement célèbre, montre que telle est bien son
intention. Il s’agit des commentaires au sujet des troubles civils à
Corcyre : « Les cités qui furent en proie à la guerre civile connurent
de nombreuses souffrances, toutes choses qui se sont produites et
qui se produiront toujours tant que la nature de l’homme sera la
même, mais qui prennent des formes différentes, pires ou meilleures,
suivant le cours changeant de la fortune. Quand règnent la paix et la
prospérité, les États et les hommes sont capables de meilleurs
jugements, n’étant pas confrontés à des circonstances qu’ils ne
peuvent maîtriser et dont ils ne sont pas les auteurs. Mais la guerre,
en faisant disparaître les facilités de la vie quotidienne, est un maître
violent et met les passions de la plupart des hommes au niveau de la
nouvelle situation » (III.82.2). Et là encore, la description précise des
événements horribles de Corcyre ne vise pas à éviter leur répétition
(ce que la nécessité inhérente à la nature humaine rend impossible),
mais à « savoir ce qui se prépare et [à] ne pas rester dans
l’ignorance ». Ce n’est évidemment pas un hasard si une telle
intelligence de la situation fait justement partie des caractéristiques
des grands hommes d’État comme Thémistocle et Périclès tels que
Thucydide nous les décrit.
Thucydide est donc convaincu que les actions humaines sont
avant tout motivées par la crainte, le prestige et l’intérêt : cela le
conduit à avoir un point de vue très « réaliste » à l’égard des
événements qu’il décrit de façon si imagée. Rien ne vient tempérer
les attitudes et les actions partisanes dont est pleine la révolte de
Corcyre. Ni Cléon ni Diodote ne s’embarrassent de considérations
humaines, de pitié, lors du débat portant sur le sort à réserver aux
prisonniers de Mytilène. La raison d’État, et rien d’autre, régit les
relations entre États.
Celle-ci est invoquée de façon particulièrement nette dans le
« Dialogue mélien ». D’après Thucydide, les Méliens, bien que
proches ethniquement des Lacédémoniens, avaient d’abord adopté
une attitude neutre pendant la guerre, jusqu’au moment où les
Athéniens décidèrent de les intégrer à leur empire : Mélos était en
effet la seule île à ne pas en faire encore partie. En d’autres termes,
les Athéniens pensaient que leur prestige de superpuissance exigeait
l’incorporation de cette petite île qui pourrait être utilisée comme
base par leurs ennemis, et qui refusait de se soumettre de son plein
gré. Un débat s’ensuit. Les Athéniens rejettent comme hors de
propos toute considération sur le juste ou l’injuste, et ne tiennent pas
compte des arguments des Méliens : rappel de leurs exploits passés
ou menace du soutien que leur apporterait leur allié spartiate. Ils
invitent au contraire les Méliens à ne considérer rien d’autre que la
brutale réalité : s’ils veulent survivre, ils n’ont d’autre choix que de
se soumettre sans résistance à un ennemi plus puissant qu’eux :
« Vous savez comme nous que la justice est un critère qui
n’intervient dans les raisonnements humains que si les deux forces
sont égales, ce qui les conduit au compromis ; mais la force
supérieure exerce sa puissance et le faible est contraint de céder »
(V.89) ; « La divinité, selon notre opinion, et les hommes, selon notre
conviction, poussés par une nécessité inhérente à la nature,
dominent là où leurs forces prévalent » (105.2). Tel est sans doute
pour Thucydide le principe sous-jacent au processus historique : il
n’est pas seulement à l’œuvre dans les passages que nous venons
d’examiner, on le retrouve à travers toute l’Histoire de la guerre du
Péloponnèse. La découverte de ce principe fondamental marque sans
aucun doute une date dans l’histoire de la culture : c’est ce qui a
conduit certains érudits modernes à considérer Thucydide comme
un historien « scientifique », qui, avec Machiavel et Marx, aurait
contribué à dévoiler les aspects dynamiques de l’histoire humaine.
Mais on ne peut en rester là : Thucydide lui-même ne considérait
pas son travail à la seule lumière de l’objectivité historique. Ce que
nous appelons ses principes fondamentaux sont pour lui d’abord les
sources des actions particulières des hommes, sources si
profondément enracinées dans la nature humaine qu’elles façonnent
nécessairement tout ce que l’homme entreprend. Mais elles ont sur la
condition humaine un effet tout à fait tragique. Gouverné par elles,
soumis à une nécessité interne à sa propre nature, l’homme se voit
donc privé de la possibilité d’exercer un choix libre : la voix de
l’intérêt (to xympheron) réduit la morale (to dikaion) au silence.
Thucydide montre sans cesse que les exigences supérieures de la
crainte, du prestige et de l’intérêt réduisent à néant les tendances
morales qui animent les pensées et les aspirations humaines. Les
arguments utilisés par les Corcyréens à Corinthe nous permettent de
penser que le recours à l’arbitrage plutôt qu’à la guerre en cas de
désaccord constitue une première forme de conduite morale ; être
fidèle aux termes d’un traité en constituerait une autre, tel que cela
ressort du discours des Corinthiens tenu à Athènes. Ce que nous
apprennent les Méliens ainsi que la liste des alliés d’Athènes qui ont
participé à l’expédition de Sicile, c’est que le lien de parenté doit être
un motif suffisant pour que les États se viennent en aide en cas de
danger, et que les États autonomes ne doivent entrer en guerre que si
c’est moralement juste. Les Athéniens affirment certes devant les
Spartiates et les Méliens qu’invoquer la justice ne sert plus de rien
quand un camp est plus fort que l’autre : ils suggèrent justement par
là que les considérations morales devraient avoir plus de poids que
la simple comparaison des forces en présence. Le discours des
Athéniens fait à Sparte ainsi que celui d’Alcibiade par lequel il
justifie la campagne de Sicile conduisent à penser que les procédures
judiciaires, même si elles débouchent sur une injustice, sont
préférables aux traitements violents, et qu’il vaut mieux agir avec
douceur plutôt qu’avec dureté à l’égard des alliés.
Les considérations morales définissent avant tout le
comportement normal de l’individu (par opposition au groupe). On
le voit de façon particulièrement nette dans la description des
troubles de Corcyre : la morale disparaît dès que la crainte, le
prestige et l’intérêt entrent en scène. Thucydide regrette que les
luttes de partis aient conduit à faire appel à des étrangers qui se sont
mêlés des affaires internes à la cité, et déplore le triomphe de la
vengeance, des atrocités, de l’envie et de l’ambition personnelle. Ce
que les hommes doivent au contraire souhaiter, c’est une situation
où les besoins de tous les jours sont satisfaits, où les mots conservent
leur sens courant sans être transformés en slogans, et où, pour finir,
les liens de parenté sont plus forts que la fidélité à un parti.
Thucydide loue aussi l’obéissance aux lois et le respect de la sainteté
des serments ; l’intérêt général doit primer sur l’intérêt privé ; les
verdicts doivent être justes ; la violence évitée ; dieux et parents
respectés ; et enfin, la franchise sans apprêts ne doit pas être l’objet
de moquerie.
L’impression qui se dégage d’une telle liste est que les valeurs de
Thucydide ne se distinguent pas de celles du Grec le plus
conformiste. Cette impression est d’ailleurs confirmée par l’examen
de ce que pense l’historien au sujet de la religion. Après avoir
rapporté que des réfugiés venant d’Attique s’étaient installés au
Pélargikon, il mentionne qu’un oracle interdisait l’occupation de
cette partie de la ville. Or, voici comment Thucydide conteste
l’interprétation courante de l’oracle (interprétation qui attribuait à
l’occupation illégale du Pélargikon tous les désastres qui s’abattaient
sur Athènes) : « C’est la guerre qui a rendu nécessaire que des gens
s’installent dans ce lieu ; bien que l’oracle n’ait pas mentionné la
guerre, il savait d’avance que cela ne présageait rien de bon si l’on
devait habiter cet endroit » (II.17.1-2). Il pensait donc qu’il est
souhaitable de se plier au caractère inviolable des injonctions
religieuses ; il met certes en doute l’interprétation de l’oracle, mais
sans contester la véracité de son contenu. On retrouve une position
analogue dans un autre contexte : la dispute entre les Athéniens et
les Béotiens au sujet de l’eau sacrée dont les Athéniens firent un
usage profane lors de leur occupation du temple d’Apollon à Délion.
Les Athéniens se défendent en affirmant qu’ils n’ont pas utilisé l’eau
par mépris indécent de son caractère sacré, mais parce que la
nécessité les y a contraints, et qu’en conséquence leur acte ne
constitue pas une profanation (IV.98.5) : ce qui montre que les lois
religieuses doivent être respectées, quelle que soit l’opinion qu’on
peut avoir à leur égard.
On a récemment eu tendance à considérer Thucydide comme un
moraliste qui voit avec regret le déclin des valeurs humaines,
conséquence de la recherche de l’intérêt personnel. Cette
interprétation est tout aussi partiale que celle qui, à l’opposé, fait de
lui avant toutes choses un théoricien de la Realpolitik la plus
radicale. Il me semble qu’on s’approche davantage de la vérité si l’on
considère ces deux points de vue comme deux aspects de la même
personne. On obtient alors un Thucydide qui connaissait et
ressentait fortement ce que la condition humaine a de tragique :
l’homme a certes la possibilité de connaître les forces qui façonnent
son comportement, mais cette connaissance ne lui donne en rien le
pouvoir d’en changer le cours ; l’homme est contraint de fouler aux
pieds les valeurs sociales communes, sans lesquelles aucune vie
civilisée n’existe.
On peut interpréter la pensée de Thucydide en s’appuyant
uniquement sur ce qu’il nous apprend au sujet des valeurs morales
de la société de son temps : on ne verrait alors en lui qu’un
polémiste, dont les dons artistiques exceptionnels seraient mis au
service d’un discours sur l’effet des horreurs de la guerre sur
l’animal humain (elles en font un barbare), mais dont les propres
valeurs sont proches de celles de ses concitoyens. On passerait ainsi
à côté de la grandeur et de la profondeur de Thucydide l’intellectuel.
Que Thucydide éprouve du respect pour les valeurs communes ne
l’empêche pas d’accepter intellectuellement les principes
antithétiques de la Realpolitik, dont il voit les effets sur la totalité de
la guerre du Péloponnèse : depuis la défense par les Athéniens de
leur empire au livre I au « Dialogue mélien » du livre V, les discours
d’Hermocrate et d’Euphémos aux livres IV et VI, jusqu’aux
manœuvres des oligarques au livre VIII. Cette attitude influence sa
méthode, sa passion pour l’exactitude et la précision, sa division
chronologique en étés et hivers, son usage des discours
(généralement) antithétiques, et sa recherche constante des réalités
profondes dissimulées derrière la surface des phénomènes. Ces
préoccupations, ainsi que son refus d’invoquer des causes
transcendantes pour expliquer les événements humains (au contraire
d’Hérodote) permettent de penser que Thucydide est pénétré de
l’enseignement des Sophistes : enseignement qui a fasciné les esprits
des jeunes Athéniens de la seconde moitié du Ve siècle, et qui a
ouvert la voie à une vision du monde rationnelle et éclairée contre
l’ancienne attitude, plus religieuse.
Cette supposition a aussi l’avantage d’expliquer certaines
attitudes de Thucydide et certaines contradictions apparentes qui
déroutent les érudits modernes. Comment un auteur dont le but
avoué est de rapporter les faits avec exactitude et précision peut-il
dénigrer Cléon de façon aussi constante ? À sa première apparition
dans le texte, Thucydide le décrit comme « le citoyen le plus violent
et qui avait à l’époque, plus que quiconque, la confiance du peuple »
(III.36.6 ; IV.21.3). Il présente son succès spectaculaire à Sphactérie
comme le résultat de l’intrigue et de faux-fuyants, car les raisons qui
conduisaient Cléon à s’opposer à la paix étaient suspectes.
L’historien va même jusqu’à attribuer sa mort au combat en Thrace
au manque de jugement et à la lâcheté. On peut cependant
s’interroger sur la popularité de Cléon si, selon les dires de
Thucydide, l’offre qu’il fit de régler en vingt jours l’affaire de Pylos
fut reçue « par des rires quand on entendit ce discours irresponsable,
alors que les personnes sérieuses l’accueillirent avec plaisir : elles
songeaient en effet qu’on obtiendrait un avantage dans les deux cas,
soit en étant débarrassé de Cléon (ce qu’elles espéraient le plus), soit
en soumettant les Lacédémoniens de façon inattendue » (IV.28.5).
Mais n’est-ce pas la démocratie qui est elle-même mauvaise pour
Thucydide ? Un certain nombre de passages où il parle en son
propre nom iraient dans ce sens : la « foule » inconstante réélit
Périclès au poste de général juste après lui avoir infligé une amende ;
la « populace » pousse Nicias à céder son poste de général à Cléon
alors que ce dernier tente de biaiser ; le peuple fut pris d’une
excitation frénétique lors du déclenchement de la campagne de
Sicile, qui s’annonçait pourtant mal ; c’est sous l’effet de la panique
qu’il entend la nouvelle de la profanation des Hermès (VI.60) ; la
« populace » de Syracuse cède à l’excès de confiance quand une
attaque des Athéniens ne se produit finalement pas. Mais l’on trouve
au contraire un éloge de la démocratie dans la grande « Oraison
funèbre de Périclès » (II. 36-46, part. 37), et Diodote, en disciple de
Périclès, célèbre les vertus de la discussion « démocratique » comme
prélude à l’action.
Supposer que Thucydide ait pu être influencé par l’enseignement
des Sophistes implique ce qu’implique également le fait qu’il ait été
général. Il faisait sans doute partie de la classe supérieure ; les
bénéfices qu’il tirait de ses concessions dans les mines d’or lui
permettaient probablement de payer les honoraires exigés par les
Sophistes. Son éducation et son appartenance sociale, ainsi que son
tempérament propre, voilà ce qui a pu le rendre sensible au discours
politique rationnel, autant que possible débarrassé de tout
épanchement émotionnel, et sans prendre en compte l’orientation
politique de ceux qui tenaient ces discours. On comprend alors qu’il
ait préféré l’attitude intellectuelle d’un Périclès, d’un Diodote ou
d’un Hermocrate à celle d’un Cléon ne cessant de fomenter des
troubles et à la foule incapable de réagir aux événements sans
passions. Cette position ne permet pas seulement d’expliquer son
attitude à l’égard de la démocratie : il éprouve autant d’aversion
pour les machinations et les méthodes violentes qui ont permis aux
oligarques d’établir leur régime en 411 avant J.-C. Mais même dans
ce dernier cas, il loue Antiphon, « celui qui mit au point la méthode
qui permit à toute l’affaire de réussir », comme étant « le premier des
Athéniens de son temps par ses qualités, et très doué pour concevoir
des idées et communiquer ses conclusions » ; et ce malgré le fait (ou
grâce à ce fait ?) que « son extraordinaire talent le rendait suspect
aux yeux de la masse » (VIII.68.1).
On pourrait déduire de tout cela que Thucydide était en fait
indifférent à la nature du régime qui était en place dans un État
donné, à condition que l’État soit gouverné de façon intelligente,
dans l’intérêt de tous. C’est ce qui explique peut-être pourquoi le
seul régime que Thucydide loue sans retenue est le gouvernement
qui dirigea brièvement Athènes juste après le renversement de
l’oligarchie des Quatre Cents : « C’était un mélange judicieux adapté
aux intérêts des élites et de la masse, et c’est ce qui permit à la cité de
se relever de la situation désastreuse où elle était tombée »
(VIII.97.2).
Il est donc impossible de traduire en termes de position politique
partisane les opinions de Thucydide parsemant son récit de la guerre
du Péloponnèse. Ce qui recueille son suffrage, c’est une politique
intelligente, qui serait le produit de la raison humaine. Une politique
qui n’en appelle pas aux puissances transcendantes, mais qui reste
consciente des limites de la rationalité et des obstacles qui rendent
son accès si difficile.
Martin OSTWALD
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Texte
THUCYDIDE, La Guerre du Péloponnèse, texte présenté, traduit et annoté
par Denis Roussel, in Hérodote-Thucydide, Œuvres complètes,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1964.
—, La Guerre du Péloponnèse, édition et traduction de Jacqueline de
Romilly, en collaboration avec Louis Bodin et Raymond Weil, 5 vol.,
Paris, Les Belles Lettres, 1953-1972.
THUCYDIDE, Histoire de la guerre du Péloponnèse, éd. et trad. du grec par
Jean Voilquin, Paris, GF-Flammarion, 1991 (réimp.).

Études
ADCOCK, Franck. E., Thucydides and his History, Cambridge University
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COCHRANE, Charles Norris, Thucydides and the Science of History,
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COGAN, Marc, The Human Thing : The Speeches and Principles of
Thucydides’ History, University of Chicago Press, 1981.
CONNOR, W. Robert, Thucydides, Princeton University Press, 1984.
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geschichtlichen Prozess (= Zetemata 40), Munich, C.H. Beck, 1966.
STRASBURGER, Hermann, « Die Entdeckung der politischen
Geschichte durch Thukydides », Saeculum, no 4, 1954, p. 395-428.
Zénon d’Élée

La mémoire de Zénon d’Élée nous a été conservée par d’assez


nombreux témoignages, parmi lesquels ceux de Diogène Laërce,
Diodore de Sicile, Plutarque, Clément d’Alexandrie, Philostrate se
bornent à consigner des événements d’ordre biographique
invérifiables. Quelques sentences lui sont aussi attribuées. En
revanche, pour ce qui se rapporte à son intervention philosophique,
notre information provient de Platon, Aristote et Simplicius, lequel
cite lui-même à ce propos Alexandre d’Aphrodise, Eudème de
Rhodes et Porphyre de Tyr, ainsi que de Thémistius et Philopon qui
redoublent Simplicius. La tradition aristotélicienne est donc
dominante sur ce chapitre.
D’après les indications quelque peu divergentes des
doxographes, on peut placer vers 460 environ avant notre ère la
maturité de Zénon, qui n’aurait guère quitté sa ville d’Élée en Italie
du Sud. Bien que quatre titres d’ouvrages lui soient attribués par la
Souda, l’Antiquité, de Platon à Simplicius, n’a connu de lui qu’une
seule œuvre, laquelle, selon Proclos, se présentait sous la forme aride
d’une suite de quarante « arguments ». De cet ensemble, Aristote en
discute six, parfois très allusivement et sans citer le texte, Platon
peut-être un autre. En revanche, Simplicius cite des passages du livre
de Zénon pour deux autres arguments et Diogène Laërce pour un
autre encore. Nous pouvons donc reconstituer, de façon plus ou
moins précise selon le cas, une dizaine d’arguments de Zénon.
Le témoignage de Platon se trouve dans le Parménide : il y est
affirmé que Zénon, en tant que partisan de la philosophie de
Parménide d’Élée, avait conçu tous les arguments de son livre dans
le dessein de réfuter l’existence de la « pluralité » et pensait y être
parvenu ; Parménide dans ses arguments pour le monisme et Zénon
en argumentant contre le pluralisme servaient en fait la même thèse,
bien que leurs œuvres ne fussent pas sur le même plan et que Zénon
voulût faire éclater l’absurdité de la position de ceux qui trouvaient
absurde le monisme de Parménide (Parm., 127). Autant le scénario
du dialogue platonicien qui fait se rencontrer à Athènes Parménide,
Zénon et Socrate est sujet à caution, autant l’interprétation du sens
de la doctrine que donne Platon peut être admise à la suite de la
discussion fort érudite que ce point a soulevée entre les spécialistes.
Il est vraisemblable qu’un passage d’un autre dialogue de Platon
(Phèdre, 261) présente un résumé très bref des apories que Zénon
dérivait de l’hypothèse de « la pluralité » : en effet, si l’on veut
réfuter une thèse « par l’absurde », il faut montrer que, prise pour
hypothèse, elle conduit à une contradiction. La tradition vulgarisée a
surtout retenu que Zénon niait le mouvement. C’est là une
interprétation sommaire qui néglige le sens qu’avait cette négation
dans le contexte de l’ensemble de son entreprise. Nous allons
examiner ce qui nous reste des arguments de Zénon, en les
regroupant par thèmes.

Les arguments contre la pluralité


des « étants » d’après Simplicius
Si nous admettons, avec les Grecs, de désigner par le participe
présent substantivé du verbe « être » ce qui, au-delà des apparences
changeantes et trompeuses, est et subsiste véritablement en soi et
identique à soi, nous pouvons dire que « l’étant » est cela même que
Parménide a voulu caractériser dans sa doctrine. Il l’a fait
négativement, par l’exclusion de « ce qui n’est pas », à savoir le
devenir (car comment devenir, sans n’être plus, ou ne pas être
encore ?), la différence (car comment être autre, sans ne pas être le
même ?), la division (car comment être séparé, sans qu’existe le rien
ou le vide ?). Ainsi l’étant, ou l’absolument existant, est-il immuable
et permanent, un et identique à soi, indivisible et d’un seul tenant,
plénitude d’être immobile et unique.
Si les adversaires de la doctrine nient comme absurde
l’affirmation d’un unique « étant » au-delà des apparences, il leur
faut nier qu’il soit d’un seul tenant et indivisible, et s’il est divisible,
il est effectivement divisé, puisque tout écart entre le possible et
l’effectif impliquerait un « devenir » qui est exclu de l’« être ». Il y a
donc dans cette hypothèse une pluralité d’« étants », existant chacun
absolument, immuables et permanents, chacun un et identique à soi,
chacun indivisible, car s’il était divisible, il serait à son tour
effectivement divisé, etc. C’est cette thèse d’une pluralité d’étants
indivisibles dont Zénon se propose de tester la consistance.
Zénon et ses contemporains savent sans doute que tout segment
de droite est divisible également en deux par son point milieu (que
l’on sait probablement construire à la règle et au compas), chaque
moitié de même et ainsi de suite indéfiniment ; d’autre part, si une
grandeur géométrique est divisible de cette façon, le même terme de
« grandeur » s’emploie aussi bien en grec dans le cas d’un corps
physique, pour désigner non seulement sa grandeur, mais le corps
lui-même.
Cela posé, Zénon, d’après les textes cités par Simplicius,
soulevait deux questions à propos de la « pluralité des étants », la
première concernant leur nombre, la seconde leur grandeur, ce qui
peut laisser supposer que les adversaires visés par Zénon se
prévalaient de mathématiques.
Du point de vue du nombre, si l’existant est réduit en une
multitude d’« étants » indivisibles, combien y en aura-t-il, par
exemple, dans une longueur donnée ? D’un côté, il est logique qu’il y
en ait le double dans la longueur tout entière de ce qu’il y a dans sa
moitié : et alors les étants seront juste autant qu’ils doivent être, dans
chaque partie de la longueur, et donc au total en nombre fini. Mais,
d’un autre côté, puisque ce qui existe n’est pas indivisible, alors il est
divisible partout, et donc la dichotomie de la longueur en son milieu
peut être réitérée sur ses moitiés, et ainsi de suite indéfiniment, de
telle sorte qu’entre deux « étants » il y en aura toujours d’autres, et
par conséquent les « étants » seront en nombre infini. Ainsi, si les
« étants » sont une pluralité, ils seront en même temps, et dans un
même objet, en nombre fini et infini, ce qui est contradictoire.
Du point de vue de la grandeur ensuite, chaque indivisible doit
n’avoir aucune partie, sinon il serait divisible, donc aucune
grandeur, car toute grandeur a des parties. Mais même une infinité
d’indivisibles sans grandeur, qui alors ne sont rien, ne sauraient
composer une grandeur finie. Il faut donc que les produits ultimes
de la division à l’infini aient chacun une grandeur : cela veut dire
que chacun contient au moins deux parties qui sont extérieures l’une
à l’autre, contiguës et sans point commun ; ces parties sont donc en
contact au moins par deux points, lesquels ne sont pas sans
grandeur, sinon ils ne seraient rien. Or, ce qui vient d’être dit d’un
indivisible ayant une grandeur, sera vrai aussi de chacune desdites
parties, et ainsi de suite indéfiniment. Ainsi, pour le dire en termes
plus modernes, chaque « étant » contient au moins une double
infinité de points en contact qui ne sont pas de mesure nulle : il a
donc une grandeur infinie. Toute grandeur finie, étant composée
d’une infinité de tels « indivisibles », est formée d’une infinité de
grandeurs infinies, ce qui est absurde ! Ainsi les mêmes choses
seraient à la fois sans grandeur et infinies en grandeur, ce qui est
contradictoire.
Ce que dévoile donc Zénon, c’est que la thèse de la « pluralité des
étants » contient une incompatibilité intrinsèque. Elle implique à la
fois l’infinité actuelle de la division d’une grandeur finie (car sitôt
qu’on rejette l’indivisibilité du tout, on ne peut arrêter la division) et
la composition additive de cette grandeur au moyen d’éléments
ultimes indivisibles (car la composition physique de l’existant est
pensée au moyen de l’additivité mathématique des grandeurs).
Un autre argument de Zénon semble se rapporter aussi à la
question de la pluralité : si un boisseau de grains de millet fait du
bruit en tombant, alors un seul grain, et même un dix millième de
grain doit aussi en faire, s’il est vrai que le rapport des bruits les uns
aux autres est le même que celui qui existe entre ces choses. Un tel
argument est dirigé contre un adversaire qui soutient que les faits
qui tombent sous les sens sont en eux-mêmes des faits
mathématiques, arithmétiques dans ce cas, que les choses forment
une réalité physique divisible, en sorte que les éléments en quoi
consiste cette pluralité réelle sont toujours additionnables et
constituent par leur addition les grandeurs physiques. Cet
adversaire supposé refuse donc la distinction éléatique de l’être et
des apparences et confère à l’arithmétique une signification
ontologique, en admettant une pluralité d’« étants » dont la
grandeur ou les effets physiques doivent dans tous les cas
s’additionner.
Enfin, l’argument rapporté succinctement par Platon dans le
Parménide concerne aussi la pluralité : si les étants sont pluralité, ils
ne peuvent manquer d’être à la fois semblables et dissemblables, ce
qui est impossible et contradictoire. En effet, si les « étants » sont les
constituants ultimes et communs des choses sensibles, ils doivent
tous être semblables, identiques, car sinon ils ne seraient pas ultimes,
mais pourraient se résoudre en éléments plus fondamentaux ; mais
si les choses sensibles sont diverses – et s’il n’y a pas de distinction
entre l’apparence et l’être – alors les « étants » doivent être eux-
mêmes dissemblables, car sinon ils ne pourraient rendre raison de
cette diversité. À vouloir rapporter la diversité des apparences à une
pluralité ontologique, on transforme en contradiction stricte, absolue
et sans remède une opposition qui, dans le monde de l’apparence
distincte de l’être, se résorbe dans la relativité des points de vue.

Les arguments « cinématiques » d’après


les textes d’Aristote

Dans la Physique, Aristote se fait l’écho de quatre apories de


Zénon concernant le mouvement, tendant à prouver que, contre le
témoignage des sens, celui-ci est impossible.
La première d’entre elles affirmait l’impossibilité du mouvement
par la raison qu’il faut que le mobile parvienne d’abord à la moitié
du trajet avant d’atteindre le terme. Nous retrouvons ici le point
médian qui partage en deux parties égales la distance à parcourir,
raison pour laquelle cet argument est connu sous le nom de « la
dichotomie ». Bien entendu, sous la forme elliptique que lui donne
Aristote, il faut comprendre qu’il y a réitération du raisonnement sur
la première moitié du parcours et ainsi de suite. L’argument donc
enveloppe l’infini. Le ressort en est le suivant : si l’on divise, de
façon réelle, un parcours continu en deux moitiés, on utilise le point
de division comme point double : fin de la première moitié et
commencement de la seconde ; il faudra donc que le mobile
parvienne en ce point et en reparte. Comme la dichotomie se
reproduit à l’infini, le mobile devra franchir une infinité de points
réels, effectuer une infinité de contacts réels, ou encore une infinité
de tâches, du type « arriver/repartir », ce qui est impossible en un
temps fini, puisque chaque tâche, actuellement réalisée, exige un
temps, aussi minime soit-il, constant, et une infinité de tâches un
temps infini.
On voit donc que, si le mouvement est impossible, c’est sous
certaines hypothèses, qui rejoignent celles des arguments précédents.
Le parcours à effectuer est supposé, en tant que physique, constitué
d’« étants » indivisibles, tous donnés actuellement, distincts et par
conséquent contigus : la longueur du parcours résulte donc d’une
composition additive à partir d’« éléments » réels indivisibles ; en
même temps, on admet l’infinie divisibilité d’une grandeur finie.
D’où la contradiction : un parcours fini exige un temps infini.
Le second argument cinématique rapporté par Aristote est
célèbre sous le nom de l’« Achille » : le plus rapide de deux mobiles
(Achille) ne rattrapera jamais le plus lent (la tortue), car il lui faut
d’abord atteindre le point d’où le plus lent est parti, et ainsi de suite,
en sorte que ce dernier aura toujours une avance. Il faut remarquer
que l’aporie ne concerne pas les longueurs des intervalles dont la
somme infinie admet une limite d’ailleurs aisément calculable pour
les anciens Grecs dès lors que sont donnés le handicap d’Achille et le
rapport n des distances parcourues en des temps égaux : le trajet
total d’Achille est au handicap dans le rapport n/ (n – 1) lequel est un
rapport « épimore » de forme bien connue. Les commentateurs qui
affirment que Zénon ne savait pas sommer une série géométrique
sont à côté de la question. Celle-ci, une fois de plus, concerne les
points que doit franchir Achille, et il est bien vrai que le point auquel
le mobile le plus rapide rattrape en fait le plus lent n’est aucun de
ceux de la suite infinie de points construits par l’argument, que le
mobile le plus rapide doit successivement franchir : si ces points sont
des entités physiques réelles, « Achille » doit donc en effet effectuer
une tâche infinie avant même de parvenir au point qui « ferme » le
parcours et auquel il rattraperait la tortue. L’argument est donc en
substance le même que « la dichotomie » et sous les mêmes
hypothèses implicites : il faudrait à Achille un temps infini pour
effectuer toutes les tâches dont est formée cette suite infinie.
En dehors du fait que « la dichotomie » utilise, pour diviser le
parcours, le rapport 1/2, et « l’Achille » le rapport 1/n où n peut être
un entier quelconque, on peut envisager que « l’Achille » répondrait
à une objection faite à « la dichotomie », qui serait la suivante : en
réitérant autant de fois que nécessaire la dichotomie, on doit pouvoir
parvenir à un segment si petit du trajet à effectuer qu’un mobile,
même très lent, le parcourra en un instant, et donc la distance totale
sera parcourue en un nombre fini d’instants. Cette objection, qui
méconnaît le sens de l’argument, n’est possible que parce que les
intervalles envisagés successivement dans le processus de la
dichotomie, si on les prend dans le sens du parcours du mobile, sont
des intervalles se recouvrant : si le mobile réussit à parcourir « en un
instant » un intervalle de longueur donnée, si minime soit-elle, il
aura réussi à commencer sa course, et il n’aura plus devant lui qu’un
nombre fini de tâches, quelles qu’elles soient, à accomplir. Il faut
donc à Zénon, ne serait-ce que dans un but didactique, exhiber une
suite d’intervalles ne se recouvrant pas, mais se juxtaposant
successivement, et c’est ce que fait « l’Achille ». De surcroît,
« l’Achille » divise le temps comme l’espace, et rejette l’« instant » au
terme de la division réitérée indéfiniment. La construction de
l’argument interdit que le problème soit résolu par un « coup de
force » : un « dernier » intervalle franchi « en un instant ».
L’adversaire supposé est réduit à convenir qu’il faut faire
correspondre à un et un seul « instant » du temps un et un seul
« point » de la trajectoire, et à reconnaître qu’en un instant on ne
pourrait franchir qu’un point.
C’est alors que Zénon lui oppose son troisième argument : « la
flèche ». Aristote le rapporte succinctement en disant que la flèche
emportée dans son vol – mobile, notons-le, encore plus rapide
qu’Achille – est stationnaire, et que cette conséquence survient si l’on
suppose le temps composé d’instants, c’est-à-dire si l’on étend au
temps l’une des hypothèses implicites que nous avons identifiées
pour l’espace. Cet argument peut être rapproché d’une proposition
attribuée à Zénon par plusieurs témoignages : « Ce qui se meut ne se
meut ni dans un lieu dans lequel il est, ni dans un lieu dans lequel il
n’est pas. » L’ensemble de l’argument revêtait probablement la forme
suivante : toute chose est en repos toutes les fois qu’elle est dans un
espace qui lui est égal, et toute chose est, dans l’instant, dans un tel
espace, or, à tout instant, le corps en mouvement est dans l’instant,
par conséquent la flèche emportée dans son vol est immobile.
Associer à tout point de la trajectoire un et un seul instant du
temps et réciproquement ne sert donc de rien si le temps est
« composé » d’instants, c’est-à-dire si ceux-ci sont consécutifs, et si
les points sont contigus : en chaque instant, le « mobile » sera
repérable en un point de la trajectoire, en lequel il sera en repos, et
l’on ne fera pas réellement du mouvement avec une juxtaposition
d’immobilités : l’argument vaut aussi bien si les indivisibles de
temps et d’espace sont en nombre fini qu’infini.
Il ne reste plus à l’adversaire, partisan du mouvement, qu’à
tenter un dernier recours en soutenant que, dans l’instant, le mobile
passe d’un point au point immédiatement voisin. C’est à quoi
répond le quatrième argument de Zénon, celui « du stade » : ce
terme est commode pour évoquer des trajectoires rectilignes et
parallèles ; on en suppose trois, A, B, C, et sur chacune d’entre elles
sont rangés en file des « blocs », traités comme indivis, tous égaux
entre eux, de forme identique, et en nombre égal (et pair) dans
chaque file, soit 2n. La file A reste immobile au milieu du stade, les
files B et C se déplacent en sens opposé, défilant devant les A, le
premier bloc de chaque file étant, au départ, à l’aplomb du milieu de
la file A. Cela posé, on suppose qu’au terme du mouvement le
premier « B » se trouve à une extrémité des A en même temps que le
premier « C » à l’autre, et le premier « B » alors est passé devant n
« A », le premier « C » devant 2n « B », en sorte que le temps de l’un
est moitié du temps de l’autre ; mais d’autre part, le premier « B » est
passé devant 2n « C », en sorte que le temps du premier « B » est égal
à celui du premier « C », tout en étant sa moitié. Donc un temps est
égal à son double, ce qui est absurde.
On a dit que Zénon ignorait la notion de vitesse relative, alors
que la question est bien plutôt : quelle structure de l’espace et du
temps est-elle requise pour l’intelligibilité de la notion de vitesse
relative ? Car, comme le souligne Aristote, toute la validité de
l’argument repose sur l’« axiome » : le temps mis par un « B » à
passer devant chaque « A » et par un « C » à passer devant chaque
« B » est le même. Mais cet « axiome » même suppose que l’on traite
les blocs comme indivis, c’est-à-dire que l’on compose additivement
l’espace de points contigus et le temps d’instants successifs. « Le
Stade » met en scène ce qu’il en coûte d’envisager pour chaque point
un point immédiatement voisin, pour chaque instant un successeur
immédiat, et le mouvement comme passage d’un élément au
suivant : l’instant du passage d’un « B » devant un « A » se dédouble
en deux « instants », de passage devant 2 « C » (aussi bien que de
l’un à l’autre). Or, qu’il y ait contiguïté et additivité d’éléments
composants, c’est ce qui se passe si l’on suppose grandeurs et corps
physiques réductibles en entités indivisibles réellement existantes :
les « étants » des arguments exposés dans Simplicius.
Un autre argument de Zénon, évoqué par Aristote, le montre
bien : il concerne le « lieu », et on peut le comprendre comme suit : si
le « lieu », par exemple la trajectoire du mobile, est constitué de
« points » réellement existants, bref d’« étants », comme tout
« étant » est dans un lieu, il y aura un lieu du lieu, et ainsi de suite
indéfiniment, ce qui est absurde ; par conséquent, un « espace »
constitué de cette façon n’existe pas.
Tout cela corrobore le dire de Platon que tous les arguments de
Zénon étaient dirigés contre la pluralité des « étants » : dans les
« arguments cinématiques », il montrait que si les partisans de
l’existence du mouvement (autrement que comme simple apparence)
pensaient l’asseoir sur la thèse de la pluralité contre l’immobilisme
parménidien, ils n’y parvenaient nullement, et qu’en tout état de
cause, ontologiquement, mouvement, changement ou devenir sont
impossibles.

Les solutions des apories

Zénon raisonne dans le cadre d’un monde physique où existe en


acte une infinité de « points » réels distincts deux à deux, monde
actuellement plural ontologiquement, caractéristique de la thèse
qu’il entend réfuter par l’absurde, étant hors de question a contrario
que l’Être parménidien contienne une infinité en acte d’éléments
distincts puisqu’il n’est pas divisible.
D’un point de vue moderne, les apories se résolvent ainsi : ou
bien on considère les points (idéaux) qui divisent un continuum, par
exemple un segment de droite, selon une loi donnée itérative : ils
sont alors distincts les uns des autres et forment une suite infinie
dénombrable, on peut les numéroter et leur ensemble peut être
ordonné comme celui des nombres entiers, mais il est de mesure
nulle ; il ne reste plus qu’à sommer la série des longueurs
d’intervalles, somme qui admet une limite : la longueur du segment ;
ou bien on considère la totalité des points du segment qui forment
une infinité non dénombrable, mais alors leur ensemble n’est pas
ordonné comme celui des nombres entiers, il n’existe pas deux
points contigus (les points ne sont pas numérotables, ou encore
aucun point n’a de successeur immédiat), et il ne saurait être
question de considérer la longueur de la ligne comme résultant
d’une quelconque sommation sur ces éléments. Ce qui est vrai des
points dans la ligne l’est des instants dans le temps. Les apories
élaborées par Zénon résultent de l’admission de la double hypothèse
d’un ensemble infini d’éléments, termes ultimes de la division
réitérée, et de la possibilité d’additionner les grandeurs de ces
indivisibles pour obtenir celle du segment de continuum considéré.
Aristote a bien vu qu’il faut admettre la divisibilité à l’infini d’un
continuum, même physique, et celle du temps sur le même modèle
que l’espace, comme le montre « l’Achille ». Mais il rejette la seconde
prémisse des apories, répétant que la ligne n’est pas « composée » de
points, ni le temps d’instants. Comment donc éviter qu’on ne
« compose » une ligne finie en additionnant une infinité de points ?
La réponse d’Aristote consiste à éliminer l’infini actuel. Jamais la
totalité des points d’un segment de continuum n’est donnée
actuellement et simultanément. Seuls certains points singuliers, les
extrémités, le milieu, etc., sont donnés en acte. Les autres ne le sont
qu’en puissance, car la division n’est jamais achevée, elle ne
rencontre jamais l’élément ultime, elle est certes infinie, mais en
puissance. Et il suffit que le continuum soit indéfiniment divisible,
c’est-à-dire que la division puisse toujours être menée au-delà du
point qu’elle a atteint. La continuité ne se résout pas en contiguïté
d’éléments : dans le continu, ceux-ci n’existent que potentiellement,
fondus en quelque sorte les uns dans les autres. Cette doctrine de
l’infini potentiel a été trouvée effectivement suffisante par les
mathématiciens. Il aura fallu attendre la fin du XIXe siècle pour que
cette infinité devienne pensable comme infinité actuelle au moyen
des concepts élaborés par la mathématique de notre époque.
Mais la distinction aristotélicienne de l’acte et de la puissance,
partant de l’infini actuel et de l’infini potentiel, est historiquement
postérieure à Zénon, lequel, à partir des prémisses que l’on
supposait à son époque pour tenter de comprendre la mesure de la
longueur et du temps dans le mouvement, et plus généralement la
texture du continu physique, ne pouvait, en fidèle Éléate, qu’en
exhiber la contradiction intrinsèque.

Zénon et l’histoire de la philosophie

Diogène Laërce, confirmé par Sextus Empiricus, rapporte


qu’Aristote tenait Zénon pour l’inventeur de la dialectique. Or, celle-
ci, précise-t-il, prend pour prémisses des idées admises pour en
déduire des conséquences, et les soumettre à discussion en
examinant si ces conséquences sont cohérentes. Chez Platon déjà, la
mise à l’épreuve d’une hypothèse par l’examen de la non-
contradiction de ses conséquences fait partie de l’entraînement
dialectique, tel qu’on le voit se déployer dans le Parménide à
l’exemple de Zénon lui-même. La réfutation par l’absurde de la thèse
adverse serait donc bien la technique logique dont on devrait
l’invention à Zénon d’Élée.
La question alors se pose de savoir quelles étaient ces « idées
admises » que Zénon prenait pour cible, afin de défendre la doctrine
éléatique contre ses détracteurs. De nombreuses réponses ont été
proposées, les unes soutenant qu’il ne s’agissait que du « sens
commun », qui admet comme une donnée immédiate des sens la
pluralité de leurs objets et l’existence du mouvement, les autres
mettant en avant comme « pluraliste » telle ou telle doctrine
antérieure à l’Éléatisme ou contemporaine. Mais l’analyse de
l’ensemble des arguments eux-mêmes suggère qu’ils voulaient
réfuter une conception encore étrangère aux distinctions entre le
sensible et l’intelligible, entre le physique et le mathématique, entre
le physique et l’ontologique, entre la puissance et l’acte, entre l’unité
arithmétique et l’élément dernier de la division des grandeurs.
C’était une conception qui relevait de la pensée syncrétique
archaïque. Or la confusion des plans ontologique, physique,
géométrique et arithmétique est très apparente dans le compte-
rendu, d’ailleurs empreint de perplexité, qu’Aristote donne de la
doctrine du pythagorisme ancien, dominante au demeurant en Italie
du Sud à l’époque où Zénon entreprend de défendre Parménide. De
plus, il n’est pas invraisemblable que les Pythagoriciens aient
critiqué le monisme parménidien. Cette interprétation historique a
perdu beaucoup de la faveur qu’elle connut à la suite des travaux de
Tannery. Sans qu’il soit possible d’entrer ici dans le débat, elle mérite
toutefois d’être rappelée.
Il était difficile, après Zénon, de ne pas tenir compte des apories
sur lesquelles il avait attiré l’attention. Certains traits des doctrines
chronologiquement postérieures semblent conçus pour les éviter. Par
exemple, l’atomisme démocritéen renonce à la divisibilité infinie des
grandeurs physiques, pose les atomes comme insécables et divers de
forme et de taille, conçoit le continuum comme le vide, dans lequel
leur mouvement est sauvegardé. Le platonisme, quant à lui,
distingue radicalement les êtres mathématiques du monde sensible,
en posant les premiers comme idéaux : cela ne constitue certes
qu’une partie de la réponse, mais c’est un pas décisif. Aristote
maintient cette distinction en faisant des êtres mathématiques des
abstraits du monde physique, et sa doctrine de l’infini potentiel,
valable à la fois pour le continuum géométrique et pour le
continuum physique (Aristote n’est pas atomiste !), résout
complètement – nous l’avons vu – les apories zénoniennes.
C’est la position dont se satisfera la tradition aristotélicienne, et
même scolastique, mais elle implique la distinction de l’acte et de la
puissance, que les temps modernes contesteront.
Si l’on excepte les incompréhensions dues à la méconnaissance
du contexte doctrinal historique, les plus grands penseurs ont eu
présents à l’esprit les arguments de Zénon, comme on le voit pour
Spinoza, dans la « Lettre à Louis Meyer » (20 avril 1663) où il
explique que le temps, la mesure et le nombre ne sont que des êtres
de raison, des modes de la pensée, ou encore dans Les Principes de la
philosophie de Descartes (II, VI, scolie) où il conteste l’existence d’un
minimum de temps – pour Pascal qui critique à fond les indivisibles
à la fin de la 1re section du traité De l’esprit géométrique – pour Kant,
qui évoque Zénon à propos du « conflit cosmologique de la raison
avec elle-même », lié à la supposition que le monde est une chose en
soi. À la fin du XIXe siècle et au XXe, la discussion sur Zénon d’Élée a
connu un regain de vigueur en raison de l’influence du néokantisme,
des théorisations mathématiques de l’infini actuel, de l’essor de
l’histoire de la science grecque. Les débats n’y ont pas toujours
gagné, ni en clarté, ni en pertinence. D’aucuns en ont conclu que les
fameux « paradoxes » constituent un éternel défi à la raison
humaine. Nous espérons avoir montré qu’il n’en est rien.
Maurice CAVEING
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Les fragments et témoignages se rapportant à Zénon d’Élée ont été


publiés par :
LEE, H.D.P., Zeno of Elea, A Text, with Translation and Notes,
Cambridge, Luzac & C°, coll. « Cambridge University Classical
Studies », 1936.
UNTERSTEINER, Mario, Zenone, Testimonianze e Frammenti, Firenze, La
Nuova Italia, 1963.
Une étude de l’ensemble de ces textes, traduits en français, se trouve
dans : CAVEING, Maurice, Zénon d’Élée. Prolégomènes aux doctrines du
continu. Étude historique et critique des Fragments et Témoignages, Paris,
Vrin, coll. « Histoire des doctrines de l’Antiquité classique », 1982 ;
reimpr. coll. « Mathesis », 2002.
Sur le traitement moderne des apories de Zénon, voir : GRUNBAUM,
A., Modern Science and Zeno’s Paradoxes, London/Middletown
(Connect.), George Allen & Unwin, 1967.
Sur les rapports avec la doctrine pythagoricienne, voir : RAVEN, John
Earle, Pythagoreans and Eleatics, Cambridge University Press, 1948.
Parmi les très nombreux articles consacrés à tel ou tel aspect des
arguments de Zénon (une centaine pour le XXe siècle), on retiendra :
BROCHARD, Victor, « Les arguments de Zénon d’Élée contre le
mouvement », Comptes-rendus de l’Académie des sciences morales, no 29,
1888, p. 555-568. « Les prétendus sophismes de Zénon d’Élée », Revue
de métaphysique et de morale, 1893, p. 209-215. (Ces deux études sont
reprises dans : Études de philosophie ancienne et de philosophie moderne,
Paris, 1912, 1927, 1966.)
FRAENKEL, Hermann, « Zeno of Eleas’s attacks on plurality »,
American Journal of Philology, no 63, 1942, p. 1-25 et p. 193-206 (repris
et revu dans Wege und Formen frühgriechischen Denkens, Munich,
1955).
FRITZ, Kurt von, « Zenon von Elea », in Pauly-Wissowa, Real-
Enzyklopädie der classischen Altertum-Wissenschaft, 2te Reihe, XIX
Halbband, 1972, p. 53-83.
KOYRE, Alexandre, « Remarques sur les paradoxes de Zénon »,
traduit de Jahrbuch für Philosophie und Phänomenologische Forschung,
vol. V, Halle, 1922, repris dans Études d’histoire de la pensée
philosophique, Paris, A. Colin, coll. « Cahiers des Annales », 1961 ;
Paris, Gallimard, 1971, p. 9-35.
LACHELIER, Jules, « Note sur les deux derniers arguments de Zénon
d’Élée contre l’existence du mouvement », Revue de métaphysique et de
morale, 1910, p. 345-355.
SOLMSEN, Friedrich, « The tradition about Zeno of Elea reexamined »,
Phronesis, 16, 1971, no 2, p. 116-141.
TANNERY, Paul., « Le concept scientifique du continu : Zénon d’Élée
et Georg Cantor », Revue philosophique de la France et de l’étranger, XX,
1885, no 2, 385 sq.
VLASTOS, Gregory, « Plato’s testimony concerning Zeno of Elea »,
Journal of Hellenic Studies, no 95, 1975, p. 136-162.
—, « Zeno of Elea », in The Encyclopedia of Philosophy, P. Edwards
(ed.), New York/Londres, 1967, t. VIII, p. 369-379.
Académie

L’histoire de l’Académie semble, plus que celle de toute autre


école, propre à illustrer cette liberté créatrice par laquelle on
caractérise la pensée grecque. Aussi le lien de la tradition est-il
particulièrement difficile à percevoir lorsque l’on cherche à définir ce
qu’était un Académicien. Du point de vue institutionnel, les choses
sont simples : un philosophe académicien se définit par son
appartenance à l’école, fondée par Platon, qui fonctionna sans
problème majeur dans la succession des scholarques, jusqu’au
er
I siècle de notre ère. Mais si l’on veut faire correspondre à cette
unité historique une cohérence philosophique même partielle, on se
trouve devant de réelles difficultés. Quel type de continuité pouvait-
il y avoir, par exemple, entre Platon, inventeur de la théorie des
Formes, et Speusippe, qui en niait l’existence ? Ou encore, comment
inclure dans la même lignée Xénocrate, philosophe dogmatique,
inventeur selon les Anciens de la tripartition de la philosophie
(physique, éthique, logique) et Arcésilas, qui prônait la suspension
du jugement en toute circonstance ?

Histoire institutionnelle
Dès l’Antiquité même, certains avaient déjà essayé d’apporter
une solution au problème que nous venons d’évoquer et, préférant
souligner les différences plutôt que les points communs, ils avaient
distingué plusieurs Académies. La classification la plus complète se
trouve chez Sextus Empiricus, qui, en se référant à des sources qu’il
ne cite pas, distingue trois Académies : l’Ancienne, celle de Platon et
de ses successeurs immédiats, la Moyenne, celle d’Arcésilas, la
Nouvelle, celle de Carnéade et de Clitomaque. Il précise même que
certains ajoutaient une quatrième, celle de Philon et une cinquième
celle d’Antiochos d’Ascalon. Malgré son apparente rigueur, cette
classification n’a pas de valeur absolue : elle n’est confirmée ni par
Cicéron, qui a connu l’Académie de l’intérieur, comme disciple de
Philon de Larissa, ni par Plutarque, qui s’est réclamé de l’Académie
et qui en connaissait fort bien l’histoire. Le témoignage de Sextus
prouve simplement que des historiens antiques de la philosophie
s’étaient appuyés sur des différences réelles pour privilégier la
discontinuité dans leur présentation de l’Académie. Mais ce que
Sextus ne dit pas, c’est que ces changements philosophiques
n’ébranlèrent jamais l’unité institutionnelle de l’école.
Nous savons qu’à l’âge de vingt-huit ans, après la mort de
Socrate, Platon voyagea dans différentes régions du Bassin
méditerranéen ; puis, revenu à Athènes, il commença à enseigner
dans un gymnase situé dans une zone hors les murs qui tirait son
nom du héros Hécadémos, dont la légende, connue par différentes
versions, est liée au récit de l’arrivée des Dioscures en Grèce.
Quelque temps après, Platon s’installa dans un petit jardin proche
du gymnase. La date de fondation de l’Académie est 387 avant J.-C.
et l’on a longtemps cru que cette institution avait un statut
d’association. Or ce type de statut n’existait pas en droit athénien.
L’école ne se définissait pas non plus par la possession de la
propriété achetée par Platon. Institutionnellement, l’Académie
n’existait donc que par l’élection d’un scholarque, qui faisait d’un
Académicien choisi par ses pairs le successeur de Platon. La
première succession semble avoir été réglée par Platon lui-même, qui
désigna comme scholarque son neveu Speusippe. L’élection, si
élection il y eut, fut la simple ratification du choix du Maître. En
revanche, après la mort de Speusippe, un véritable processus
électoral se mit en place. On eût pu s’attendre à ce que le choix se
portât sur le disciple le plus brillant de Platon, à savoir Aristote. Or,
hasard ou résultat d’une manœuvre, celui-ci se trouvait alors en
voyage en Macédoine. Xénocrate fut élu de justesse contre deux
autres candidats, qui, après leur défaite, préférèrent aller fonder une
autre école plutôt que de demeurer dans l’Académie. Le choix de
Xénocrate ne fut pas celui du philosophe le plus brillant, car Platon
lui-même avait dit qu’Aristote avait besoin d’un frein et Xénocrate
d’un aiguillon. L’élection semble s’être faite sur un critère de
moralité, Xénocrate ayant les qualités qui dans ce domaine avaient
manqué, disait-on, à Speusippe. La désignation des autres
scholarques fit-elle l’objet d’une compétition aussi serrée ? Les
sources sont muettes sur ce point. On peut penser, en tout cas,
qu’aucun scholarque ne tenta d’imposer lui-même son successeur,
même si certains faisaient connaître leur préférence personnelle :
selon Diogène Laërce – mais quel crédit lui accorder ? – Cratès et
Arcésilas accédèrent au scholarquat pour avoir été les mignons de
Polémon et de Crantor.
Selon la chronologie la plus rigoureuse, les dates d’élection des
principaux scholarques de l’Académie sont les suivantes : 348/7,
Speusippe ; 339/8, Xénocrate ; 314/3, Polémon ; 270/69, Cratès ;
268/4 ? Arcésilas ; 244/3, Lacyde ; 167/6, Carnéade ; 127/6,
Clitomaque ; 110/9, Philon de Larissa.
Jusqu’à une époque relativement récente, on considérait
généralement que l’Académie s’était perpétuée sans interruption
depuis Platon jusqu’à la fermeture des écoles athéniennes par
Justinien. En fait, l’histoire de l’école fondée par Platon s’arrête en 88
avant J.-C., date à laquelle le dernier scholarque, Philon de Larissa,
chercha asile à Rome, fuyant Athènes assiégée par Mithridate. Cette
date marque la rupture du lien institutionnel, et les efforts du
disciple dissident de Philon, Antiochos d’Ascalon, pour substituer ce
qu’il croyait être une légitimité philosophique à la légimité
institutionnelle se révélèrent vains. À différentes époques, des
philosophes se réclameront de l’Académie, Plutarque, par exemple,
ou fonderont des écoles platoniciennes. Ce ne seront jamais des
Académiciens au sens historique du terme.

L’Ancienne Académie

Speusippe
Cette appellation d’Ancienne Académie a été donnée
évidemment a posteriori aux scholarques qui se sont succédé de
Speusippe à Cratès, pour bien marquer l’importance des
modifications introduites après eux par Arcésilas. L’étude
approfondie de l’Académie est assez récente et elle se heurte à des
problèmes considérables. Aucune œuvre de ces scholarques ne nous
est parvenue et Aristote, notre source la plus complète pour la
connaissance de leur pensée, n’a rien d’un historien objectif. Engagé
dans la réfutation de Platon et de ces Académiciens, il conduit sa
démonstration sans trop se soucier de références précises. Ainsi,
Speusippe, pourtant très présent dans la Métaphysique, n’est cité que
deux fois. Il est donc souvent difficile de savoir ce que l’on peut
attribuer à chacun des philosophes de l’Ancienne Académie. À cela
s’est ajoutée une difficulté qui tient aux controverses érudites sur
« l’enseignement oral » de Platon. L’école exégétique dite « de
Tübingen » (K. Gaiser, H. J. Krämer) a construit, à partir surtout de
quelques passages d’Aristote, la théorie d’un enseignement oral de
Platon, plus important que les écrits, et dont la compréhension serait
indispensable, selon elle, dans l’analyse de la philosophie de
Speusippe et de Xénocrate.
L’Ancienne Académie se caractérise d’emblée par un point
fondamental : l’abandon de la théorie des Formes telle que l’avait
conçue Platon et la recherche de ce que nous appellerons « une
transcendance de substitution ». En effet, même si Diogène Laërce
écrit que Speusippe demeura fidèle aux dogmes des Platoniciens, il
apparaît à la lecture de la Métaphysique d’Aristote que le premier
successeur de Platon ne conserva pas cette doctrine à laquelle le
Maître, lui, n’avait jamais totalement renoncé, même s’il évolua
considérablement dans la manière de la concevoir.
Pourquoi Speusippe s’est-il séparé de Platon sur un point aussi
essentiel ? Nous n’avons aucun témoignage sur ses motivations,
mais on peut penser que cette décision n’exprima pas seulement la
volonté d’affirmer son originalité philosophique après la disparition
de l’écrasante personnalité de Platon. Elle résulta sans doute avant
tout de la prise en compte de toutes les objections adressées aux
Formes platoniciennes à l’intérieur de l’Académie. Aristote ne dit-il
pas que Speusippe renonça aux Formes « en raison des difficultés
que renferme à ses yeux [cette] théorie ». Ces objections sont
analysées par Platon lui-même dans le Parménide ; nous pouvons en
avoir une présentation différente à travers les critiques qui sont
formulées par Aristote dans la Métaphysique, et qui reprennent des
thèmes déjà exposés dans son livre sur les Idées, antérieur à la
fondation du Lycée. Dans le dialogue platonicien qui porte son nom,
le vieux Parménide montre à Socrate quelles difficultés l’attendent
lorsqu’il considère le monde multiple du sensible comme la copie de
ces « Formes », réalités absolues situées à part des choses qui en
participent. Sans entrer dans le détail d’une démonstration très
complexe, rappelons ici quelques arguments. Si les choses sensibles
participent de « Formes » séparées, participent-elles de la Forme tout
entière ? Cela supposerait que chaque Forme, présente dans chacune
de ses représentations, se trouve séparée d’elle-même. Mais si,
abandonnant cette hypothèse, on affirme que la chose sensible ne
participe que d’une partie de la Forme, celle-ci perd l’unité
essentielle qui était présentée comme une de ses caractéristiques.
Une difficulté tout aussi considérable apparaît avec l’argument
qu’Aristote désignera sous le nom de « troisième homme ». Dans la
bouche de Parménide, cette objection est ainsi formulée : lorsque l’on
regarde un ensemble d’objets qui paraissent grands, il y a en eux un
même caractère par lequel on infère que la grandeur est une. Mais
lorsqu’on embrasse par la pensée à la fois la grandeur et les choses
qui paraissent grandes, il apparaîtra encore une grandeur par
rapport à laquelle toutes celles-là paraissent grandes. Ainsi donc
« chacune de tes Formes », dit Parménide à Socrate, « ne sera plus
une, mais infinie en nombre ». Il est fort probable que furent
également débattues dans l’Académie, à l’époque où s’y trouvait
Aristote, les objections que nous trouvons exprimées dans la
Métaphysique. Le Stagirite y condamne ce qu’il appelle l’ekthesis, la
séparation platonicienne entre le monde des Formes et celui des
réalités sensibles, dans laquelle il voit la source d’inextricables
contradictions. Par exemple, si chaque Idée constitue une réalité
séparée, elle est impossible à définir, car cette définition conviendra
également à d’autres choses. Par ailleurs, comment les Formes
pourraient-elles être, ainsi que le veut Platon, cause du mouvement
et du changement ? De par leur nature immuable, elles seraient
plutôt causes de repos ! Et si l’on cherche à définir le rapport existant
entre un objet sensible et la Forme équivalente, on se trouve encore
devant une aporie : si la Forme est identique à la fois par la nature et
par le nom à la chose, elle en constitue une doublure inutile ; et si la
Forme n’a avec la chose qu’un rapport d’homonymie, quel peut être
le sens de la participation, alors qu’il existe entre les deux réalités
une différence essentielle ? Il est également possible que Speusippe
ait perçu comme incompatibles la théorie des Formes et la méthode
de division (diairesis) par laquelle Platon avait cru pouvoir
surmonter les objections qui lui étaient faites.
Speusippe crut échapper à ces difficultés en identifiant aux
mathématiques l’absolu que Platon avait trouvé dans les Formes. Ce
recours aux mathématiques ne se fit pas ex nihilo, car les
mathématiques avaient déjà une place importante dans la
philosophie platonicienne. Mais, alors que Platon considérait les
objets mathématiques comme des êtres intermédiaires entre les
Formes et les choses sensibles, Speusippe accorda aux nombres des
caractéristiques que Platon attribuait aux Idées.
Selon Aristote, Platon admettait trois substances : les Idées, les
objets mathématiques et les choses sensibles. Les objets
mathématiques sont donc chez lui intermédiaires entre, d’une part,
les Nombres et les Figures idéaux, qui ne diffèrent pas par essence
de n’importe quelle autre Forme, et, d’autre part, les nombres et les
figures du sensible. Par exemple, entre les cercles nécessairement
imparfaits du sensible, et l’Idée de cercle, il existe le cercle en tant
qu’objet mathématique, se définissant par la parfaite rotondité. Ce
statut intermédiaire des objets mathématiques explique la différence
que Platon établit dans La République entre le mathématicien et le
dialecticien : le premier raisonne à partir d’hypothèses, dont il
recherche la vérification, alors que le dialecticien veut s’élever
jusqu’à un inconditionnel (anhypotheton) qui lui garantira une science
absolue.
Nous savons avec certitude par Aristote que Speusippe rejetait la
théorie des Formes : il ne croyait ni en des nombres ni en des figures
idéaux. Si les nombres et les figures constituent pour lui les seules
réalités absolues, ce n’est pas en tant que Formes, mais en tant
qu’êtres mathématiques. Il serait trop simple de croire que
Speusippe avait réservé aux nombres et aux figures le statut qui était
chez Platon celui de toutes les Formes. Les choses sont beaucoup
plus complexes, car c’est dans la conception même du nombre qu’il
exprima sa différence par rapport à son prédécesseur. Pour Platon,
chaque nombre idéal, du fait non de sa nature de nombre, mais de
son statut de Forme, constitue une unité séparée à la fois des
nombres du monde sensible et des autres nombres idéaux.
Speusippe, au contraire, définit chaque nombre non plus comme un
être unique, mais comme un ensemble d’unités, puisqu’il le fait
naître de deux principes : l’Un et la multiplicité. Le nombre
speusippéen est, comme les Idées platoniciennes, une réalité
éternelle, séparée du monde sensible, et les figures dérivent de lui
par analogie, le point étant l’analogue du nombre un, la ligne de
deux, le plan de trois. L’un des principaux problèmes qui se posent
est alors celui du statut de l’Un : a-t-il une substance différente de
celle des autres nombres, ou n’est-il que le premier des nombres ?
Aristote écrit : « Speusippe admet encore un plus grand nombre de
substances ; il commence en partant de l’Un ; puis il pose un
principe pour chaque espèce de substance, un pour les nombres, un
autre pour les grandeurs, un autre ensuite pour l’âme. » La lettre du
texte laisserait penser que l’Un est d’une nature différente de celle
des autres nombres, mais, par ailleurs, le même Aristote dit à un
autre endroit que, pour Speusippe, les nombres mathématiques sont
les premiers êtres. L’explication de ce problème se trouve peut-être
dans l’ingénieuse solution proposée par L. Taràn, qui a souligné la
différence existant entre Aristote et Speusippe en ce qui concerne
l’Un. Pour Aristote, qui, comme Platon, fait commencer la suite des
nombres à deux, l’Un n’est pas un nombre, mais le principe des
nombres. Pour Speusippe, au contraire, l’Un est identique au
nombre un et c’est pour cette raison qu’il est principe des nombres.
Les contradictions que l’on peut déceler chez Aristote concernant
l’Un speusippéen s’expliqueraient donc par une interférence sur ce
point entre sa propre pensée et celle de l’Académicien.
En ce qui concerne le second principe du nombre, la multiplicité,
les témoignages sont très rares et il est fort possible que Speusippe
lui-même n’ait pas été très explicite sur ce point, puisque Aristote lui
reproche de ne pas avoir précisé comment le nombre peut être
composé de l’Un et de la Multiplicité. Quoi qu’il en soit, il importe
surtout de savoir comment Speusippe passait de ces êtres premiers
qu’étaient pour lui les nombres à la réalité sensible. Nous avons déjà
dit qu’il établissait une relation de similitude entre les figures et les
nombres mathématiques. Mais selon le témoignage d’Aristote,
Speusippe distinguait plusieurs substances : outre les nombres et les
figures, l’âme – qu’il affirmait être immortelle – et d’autres qu’il ne
cite pas, jusqu’à arriver aux objets sensibles, dont il y a tout lieu de
croire qu’il faisait également une substance. D’où le reproche qui lui
est adressé par Aristote d’avoir fait de l’univers une série d’épisodes
n’ayant entre eux aucune relation. Ce grief doit être mis en relation
avec le fait que Speusippe n’identifiait pas l’Un et le Bien, affirmant
que pour les plantes et les animaux, le beau et le parfait ne se
rencontrent pas dans la semence, mais dans les produits dérivés. En
refusant ainsi de donner au Bien un statut essentiel, il divergeait de
Platon sur un point de doctrine fondamental. Selon Aristote, il
voulait ainsi éviter les difficultés liées à l’identification de l’Un et du
Bien, par exemple la nécessité dans laquelle il se trouverait alors
d’identifier le Mal et la Multiplicité. Mais comment concevoir cet
univers fait de substances différentes et qui ne révèle sa perfection
qu’en fin de parcours ?
Pour Aristote, les nombres ne peuvent être cause de rien et c’est
une des raisons pour lesquelles l’univers speusippéen lui apparaît
comme une série discontinue d’« épisodes ». Mais nous savons que
Speusippe lui-même établissait entre les différents niveaux de la
réalité une relation de similarité, d’homoiotès. Ce concept est
assurément hérité de Platon, pour qui une chose se définit par la
relation de similarité à la Forme correspondante. Mais son utilisation
par Speusippe pose au moins deux problèmes : d’une part, que peut
être cette similarité à partir du moment où les premiers êtres ne sont
plus des Formes, mais des nombres ? D’autre part, si l’on se rappelle
que la similarité va de pair pour Platon avec la causalité, puisqu’il
est dit dans le Phédon que les Idées sont à la fois les modèles et les
causes de l’être et du devenir, qu’en est-il exactement pour
Speusippe ?
En ce qui concerne le premier point, L. Taràn souligne que
chaque objet particulier se trouve être chez Speusippe le centre d’un
faisceau de relations dont l’ensemble constitue son essence. Si la
connaissance des nombres, qui sont les seuls êtres éternels et
immuables, est directe, celle des réalités sensibles exige que l’on
fasse intervenir les concepts de similitude et de différence, qui sont
issus de cette connaissance directe des nombres et qui permettent de
déterminer la relation de cet objet aux autres objets. La classification
des sensibles suppose donc la dichotomie, dont le point de départ est
d’établir si deux choses sont semblables ou différentes, et Speusippe
appliqua cette méthode à la classification des mots, des plantes et
des animaux.
Pour ce qui est du second problème, celui de l’unité de l’univers
speusippéen, la densité des critiques formulées par Aristote montre
qu’il y avait là un ensemble de difficultés très importantes. Comme
l’a fort justement écrit Léon Robin : « Speusippe, conservant l’Un
comme principe, le considérait non comme quelque chose de réel et
d’actuel, mais comme un principe imparfait et indéterminé qui
graduellement se détermine et s’enrichit. » En considérant que l’Un
est tout en puissance et rien en acte, l’Académicien s’exposait à
l’objection formulée dans la Métaphysique : si l’Un n’est pas une
substance, comment le nombre pourrait-il exister comme une réalité
indépendante ? Aristote reprochait également aux Platoniciens en
général et à Speusippe en particulier de ne pas avoir défini avec
suffisamment de précision comment les Nombres naissent des
principes. Enfin, il rejetait la théorie speusippéenne de la similarité, à
laquelle il reprochait de confondre genre et espèce. Comme le
soulignent même les exégètes les plus favorables à Speusippe, on
discerne mal comment son système peut aboutir à des concepts
comme celui d’homme ou de plante.
Un autre aspect de la philosophie de Speusippe mérite d’autant
plus d’être évoqué qu’il est à l’origine de bien des confusions : sa
relation au pythagorisme. On ne peut contester que Speusippe se
soit intéressé à cette doctrine philosophique, puisque selon
Jamblique il avait rédigé « un joli petit livre » sur les nombres,
inspiré des écrits de Philolaos et dont toute une moitié était
consacrée à la décade. Le problème de savoir ce qui dans l’exposé de
Jamblique remonte véritablement à Speusippe est objet de
controverses. Quelle que soit l’importance que l’on accorde à
l’influence du pythagorisme sur Speusippe, il reste une divergence
essentielle entre les deux pensées philosophiques : pour les
Pythagoriciens, les nombres sont inhérents à la matière, alors que
pour Speusippe ils ont un statut transcendant.
La philosophie de Speusippe, qui prétendait échapper aux
difficultés de l’idéalisme platonicien, suscitait elle-même de
nombreuses objections. Il n’est donc pas surprenant que Xénocrate
ne soit pas resté sur les mêmes positions et qu’il ait élaboré un
système par lequel il pensait sans doute éviter les contradictions
reprochées à ses deux prédécesseurs.

Xénocrate
Son effort de renouvellement ne trouva pas grâce aux yeux
d’Aristote, qui semble avoir pensé que Xénocrate, au lieu d’apporter
une solution satisfaisante, avait élaboré la doctrine la plus erronée,
puisque cumulant les incohérences de Platon et de Speusippe.
Speusippe avait été taxé par Aristote d’« épisodisme ». Xénocrate
accorda, lui, une importance toute particulière aux articulations de la
pensée philosophique et à la définition de la nature des relations
entre les différents niveaux de la réalité.
Selon Sextus Empiricus, il fut le premier à organiser la
philosophie selon la tripartition : physique, éthique, logique. Certes,
Sextus, reprenant une tradition dont nous trouvons déjà l’écho dans
un passage des Académiques de Cicéron, dit que cette tripartition était
déjà implicitement présente chez Platon. Il n’en reste pas moins vrai
que c’est Xénocrate qui définit clairement cette méthode, dont
l’importance fut considérable dans la constitution des grandes
doctrines hellénistiques, notamment du stoïcisme.
En ce qui concerne maintenant l’organisation de la réalité,
plusieurs témoignages nous montrent avec quel soin Xénocrate avait
cherché à effacer la doctrine speusippéenne d’un monde fait de
substances indépendantes les unes des autres. Sextus Empiricus –
dont le témoignage, semble, il est vrai, contredit par un texte,
beaucoup plus allusif, de Théophraste – nous dit qu’il distinguait
trois substances : la sensible, l’intelligible et la mixte, et qu’il situait
la première à l’intérieur du ciel, la deuxième à l’extérieur de celui-ci
et la troisième dans le ciel lui-même. D’après Sextus, Xénocrate avait
donc au moins ceci de commun avec Speusippe qu’il affirmait
l’existence de réalités intelligibles extérieures au monde. Mais, alors
que Speusippe identifiait ces intelligibles aux nombres, Xénocrate
revenait à la théorie des Idées, qui devait lui apparaître en fin de
compte moins génératrice de difficultés que la doctrine de son
prédécesseur immédiat. Dans le même sens de la simplification
systématique, on peut relever le fait qu’il critiquait la multiplicité des
catégories aristotéliciennes et affirmait que toutes les réalités
pouvaient être intégrées dans les catégories de l’en-soi et du relatif.
De Xénocrate, L. Robin a pu dire, en s’appuyant sur le
témoignage de Théophraste, qu’il fut le premier des Platoniciens à
effectuer jusqu’au bout la déduction à partir des principes « et à
déterminer, par leur moyen, toutes les choses de l’univers ». Cette
déduction systématique explique que Xénocrate ait pu être considéré
comme celui des Académiciens qui annonçait le plus nettement le
néoplatonisme.
Nous savons, à vrai dire, peu de chose de la manière dont
Xénocrate concevait les principes. Aristote évoque assez longuement
dans la Métaphysique les différentes manières dont les Académiciens
ont nommé le principe opposé à l’Un, mais il le fait sans préciser les
noms de ces philosophes, ce qui permet des interprétations
divergentes sur des points de détail. Nous savons par d’autres
témoignages qu’il opposait à l’Un (en) l’aenaon, concept important
pour le pythagorisme antique et qu’il interprétait comme « non-un »,
alors que le sens était probablement « toujours fluide ». Xénocrate a-
t-il défini ce principe de multiplicité par la dyade platonicienne du
Grand et du Petit ? Cela est fort possible, mais le caractère anonyme
du témoignage d’Aristote nous interdit sur ce point toute certitude.
Nous ne savons pas non plus comment Xénocrate expliquait la
dérivation des Idées, dont Platon dit qu’elles échappent au devenir, à
partir des principes de l’Un et du Multiple. En revanche, nous
sommes mieux informés sur sa conception de ces Idées dont son
scholarquat marqua la restauration après le mathématisme de
Speusippe. Il définissait l’Idée comme étant « cause exemplaire de
toutes les choses qui subsistent toujours dans l’ordre de la nature ».
Cette définition, considérée comme suspecte par certains
commentateurs du fait de son inclusion dans un texte de Proclos
dont plusieurs passages sont effectivement étrangers à l’Ancienne
Académie, nous paraît au contraire caractéristique de l’effort
xénocratéen pour échapper aux objections qui avaient été faites à
Speusippe. En effet, la définition de l’Idée comme étant
indissociablement modèle et cause constituait une parade contre le
reproche aristotélicien d’épisodisme. La référence aux « choses qui
subsistent toujours dans l’ordre de la nature » peut être, elle,
comprise par opposition aux produits de la technique qui, eux, ne
sont pas inclus dans cette relation étroite aux Idées et, par-delà
celles-ci, aux principes. Mais le retour de Xénocrate à l’idéalisme ne
signifie pas qu’il se soit enfermé dans une attitude d’orthodoxie
platonicienne. En effet, son innovation majeure dans le domaine des
Idées fut d’élaborer ce qu’Aristote appelle « le pire des systèmes », à
savoir l’identification du Nombre idéal et du nombre mathématique.
Pour Aristote, raisonner ainsi, c’est attribuer arbitrairement au
nombre mathématique des propriétés qui ne sont pas les siennes et
retrouver toutes les difficultés du nombre idéal platonicien. Le même
Aristote reproche à Xénocrate d’avoir construit les grandeurs à partir
de la matière et du nombre idéal, chaque figure géométrique
dérivant d’une Idée-Nombre. Quel est le statut de ces grandeurs,
demande-t-il, sont-elles des Idées, et en quoi contribueront-elles à
fonder l’existence des choses sensibles ? Comme l’a justement
remarqué M. Isnardi Parente, Aristote critique chez Xénocrate à la
fois sa conception mathématique des Idées et le fait d’avoir doté
celles-ci d’une sorte « de capacité intrinsèque de déploiement
dynamique dans la dimension spatiale ». Aristote et les
Péripatéticiens ont, de ce point de vue, critiqué avec vigueur la
théorie xénocratéenne – présente déjà chez Platon, selon certains
exégètes – de la ligne indivisible. Xénocrate, qui, contrairement à
Speusippe, ne concevait pas chaque nombre comme dérivé de l’Un –
à la fois principe et premier nombre –, défendait la thèse de
l’indivisibilité de toutes les grandeurs, chacune d’entre elles
renvoyant à une Idée-Nombre.
En ce qui concerne la cosmologie, Xénocrate affirmait que Platon
avait évoqué dans le Timée une création du monde pour rendre sa
pensée plus claire et il comparait cette méthode à la construction
d’une figure géométrique, destinée à faire comprendre ce qu’est, par
exemple, l’essence du triangle, même si elle ne correspond pas
parfaitement à cette réalité transcendante. Aristote lui reprochait à
propos de cette interprétation d’avoir cherché à « venir au secours de
Platon », et ce concept de « secours » (boètheia) ne relève pas
nécessairement de la polémique ; il peut être interprété comme
mettant en évidence une solidarité historique réelle entre l’Ancienne
Académie et Platon. Cette solidarité laissait une très grande liberté à
l’interprétation – le peu que nous savons de la cosmologie de
Xénocrate montre des différences importantes avec le Timée – mais
peut se définir comme la volonté de ne pas laisser le dernier mot à la
critique aristotélicienne sur des points fondamentaux. Ce double
aspect, création originale sur fond de fidélité à l’inspiration
platonicienne, apparaît avec une particulière netteté dans la
définition xénocratéenne de l’âme comme étant un « nombre qui se
meut lui-même ». Dans cette définition, on trouve à la fois un
élément platonicien – l’âme est définie dans le Phèdre comme
automotrice – et l’idéalisme mathématique propre à Xénocrate.
Simplicius, dans la continuité d’Aristote qui avait critiqué cette
définition, a prétendu montrer que l’âme était pour Xénocrate
intermédiaire entre l’Idée et le sensible, mais il y a tout lieu de croire,
au contraire, que Xénocrate, qui affirmait comme Platon
l’immortalité de l’âme, n’établissait pas de différence entre l’âme et
le nombre idéal. Par ailleurs, le fait que toute une tradition
doxographique, à l’origine de laquelle se trouvait peut-être
Xénocrate lui-même, ait fait remonter à Pythagore cette conception
de l’âme, ne change rien quant à l’adéquation de cette définition
avec l’orientation générale de la philosophie xénocratéenne. Au
demeurant, un texte de Plutarque montre comment l’Académicien –
qui avait abandonné la tripartition de l’âme, décrite dans La
République, pour la bipartition d’origine pythagoricienne : raison,
passion – pouvait invoquer le Timée à l’appui de cette définition, en
interprétant de manière très personnelle le passage dans lequel
Platon raconte la construction des âmes. Mais Xénocrate fut aussi un
penseur particulièrement soucieux d’explorer toutes les articulations
possibles entre la philosophie et la théologie, et cet aspect de sa
pensée eut une influence durable ; Varron s’en inspira en cherchant à
donner un fondement philosophique à la religion romaine. Nous
savons que Xénocrate, qui attribuait une certaine notion du divin
même aux animaux irrationnels, avait expliqué que l’Un et la Dyade
sont des dieux, le premier correspondant à Zeus, roi du ciel, la
seconde à Héra, mère des dieux, souveraine des choses qui sont sous
le ciel et âme de l’univers. De même, il identifiait le ciel et les astres
de feu aux dieux de l’Olympe, et affirmait que le monde sublunaire
est peuplé de démons invisibles, intermédiaires entre les dieux et les
hommes. Employant une métaphore mathématique, il comparait les
dieux à un triangle équilatéral – symbole de ce qui est invariable –
l’homme à un triangle scalène, et les démons à des triangles isocèles.
Par sa réflexion sur la religion, Xénocrate semble donc avoir précédé
les Stoïciens dans leur identification des dieux de la mythologie à
des concepts philosophiques. Cependant, aucun témoignage ne lui
attribue explicitement, comme le font certains exégètes, l’invention
du thème – si présent dans le moyen-platonisme – des idées comme
pensées de Dieu.

L’éthique de l’Ancienne Académie


Dans le domaine de l’éthique aussi, Xénocrate affirma sa forte
personnalité philosophique, ouvrant la voie au stoïcisme dans sa
réflexion sur le bonheur. Plusieurs des témoignages sur la morale
portent la marque de la relecture de son œuvre par Antiochos
d’Ascalon et doivent donc être interprétés avec une grande
prudence, mais la présence de thèmes préhellénistiques, et plus
particulièrement préstoïciens, chez Xénocrate, est difficilement
contestable : recherche de la sérénité intérieure comme but ultime de
l’éthique, importance accordée à la soumission volontaire à la loi,
invention de la catégorie des indifférents, réflexion sur la vertu dans
sa relation avec la nature et le bonheur. Or, le peu que nous savons
de son successeur à la tête de l’Académie, Polémon, concerne
presque exclusivement le domaine de l’éthique. Polémon privilégiait
l’action morale et critiquait ceux qui se consacraient aux spéculations
logiques, les comparant à des gens qui auraient appris par cœur un
manuel d’harmonie mais seraient incapables de le mettre en
pratique. Polémon définissait le souverain bien comme la vie
conforme à la nature et semble avoir fortement influencé son élève
Zénon, qui devait fonder le stoïcisme. On retrouve cette même
primauté accordée à l’éthique chez un autre Académicien, Crantor,
certes auteur d’un commentaire du Timée, dont il ne nous est
parvenu que quelques fragments, mais surtout connu, dans
l’Antiquité même, par la Consolation adressée à un ami après la mort
de son enfant, dans laquelle il l’incitait non à combattre radicalement
la souffrance – comme feront plus tard les Stoïciens – mais à la
modérer. Dans cette œuvre, Crantor développait le thème de la
survie de l’âme après la mort, preuve que l’accent mis par
l’Ancienne Académie sur les fondements naturels de l’éthique ne
l’avait pas coupée de la transcendance platonicienne.

L’Académie « sceptique »

C’est depuis longtemps un lieu commun de l’histoire de la


philosophie ancienne que d’affirmer que l’Académie passa avec
Arcésilas du dogmatisme au scepticisme. Cette vision dualiste de
l’histoire de l’école platonicienne se justifie : Arcésilas affirmait ne
rien pouvoir connaître et avait fait de la suspension universelle du
jugement (epochè peri pantôn) le maître mot de sa philosophie. En
outre, à la différence des scholarques de l’Ancienne Académie, qui
avaient beaucoup écrit, ceux de la Moyenne et Nouvelle s’en tinrent
le plus souvent à une pratique orale de la philosophie, laquelle avait
au moins partiellement son origine dans le modèle socratique.
Cependant, caractériser de « sceptique » cette période de l’Académie
pose un problème, dans la mesure où cela ne correspond pas à la
généalogie du concept de scepticisme. En effet, le scepticisme, au
sens où nous l’entendons, n’apparaît comme philosophie autonome
qu’au Ier siècle avant J.-C., lorsque Énésidème critiqua la Nouvelle
Académie, trop dogmatique à ses yeux, pour se réclamer d’un
Pyrrhon dont la recherche récente a montré qu’il ne correspondait
que très imparfaitement à l’image que l’on se fait d’un Sceptique. Le
Néopyrrhonisme d’Énésidème est la philosophie qui, par
l’intermédiaire de Sextus Empiricus, est à l’origine des pensées
sceptiques qui se sont multipliées de l’Antiquité à nos jours. En
revanche, Arcésilas n’aurait jamais eu l’idée d’employer à propos de
lui-même le terme de « scepticisme », qui ne lui a été appliqué que
fort tardivement, et il y a tout lieu de croire qu’il se définissait avant
tout comme un Académicien. Il s’agit là de beaucoup plus que d’une
appellation. En effet, même si Arcésilas précéda les Néopyrrhoniens
dans la suspension universelle du jugement, celle-ci se faisait chez
lui sur fond d’identité philosophique platonicienne, principale
difficulté pour ceux qui étudient sa pensée. On peut même se
demander si la décision d’Énésidème de prendre comme figure
emblématique du scepticisme le personnage de Pyrrhon – un
Pyrrhon dont ne subsistait que le souvenir d’un moraliste indifférent
à tout ce qui n’est pas le bien moral – ne résultait pas de la difficulté
qu’il y avait à professer une philosophie du doute universel tout en
s’intégrant, ne fût-ce que par la tradition institutionnelle, à la
postérité de Platon. Ce problème de la coexistence dans une même
pensée de la suspension de l’assentiment et de la référence à Platon
intriguait déjà les Anciens. Certains, évidemment peu favorables au
cours qu’avait pris l’Académie avec le scholarquat d’Arcésilas,
avaient expliqué cette mutation en affirmant l’existence d’un
enseignement ésotérique : les Académiciens auraient dissimulé la
partie positive de la philosophie de Platon, ne la révélant qu’à un
petit nombre de disciples. Leur scepticisme aurait donc été surtout
une manœuvre tactique, destinée à contrer le développement du
dogmatisme propre aux écoles hellénistiques, et notamment aux
Stoïciens. Saint Augustin lui-même s’est fait dans le Contra
Academicos le défenseur de cette thèse, mais elle apparaît surtout
comme la caricature d’une réalité incontestable : dans l’Académie
d’Arcésilas et de Carnéade, on continuait à étudier Platon et l’on
prétendait même trouver chez lui l’inspiration du doute universel.
Mais précisément, quel Platon y lisait-on ? Même si la thèse d’une
lecture sélective, ne retenant que les dialogues dans lesquels Platon
affirme lui-même n’être parvenu à aucun résultat, est
immédiatement séduisante, elle n’est confirmée par aucun
témoignage et plusieurs indices laissent au contraire penser que les
Nouveaux Académiciens se réclamaient de l’œuvre platonicienne
tout entière. S’ils ne pouvaient évidemment pas prétendre que
Platon avait lui-même théorisé la suspension du jugement, ils
affirmaient trouver chez lui un refus des certitudes, un
questionnement universel dans lesquels ils voyaient l’anticipation de
leur propre démarche intellectuelle.

Arcésilas
La personnalité complexe d’Arcésilas est trop souvent brouillée
par le fait que l’on se réfère presque exclusivement au témoignage de
Sextus Empiricus, qui, tout en ne le reconnaissant pas comme un
Sceptique véritable, l’évoque néanmoins dans la perspective du
Néopyrrhonisme. Or, en ne voyant en Arcésilas que le philosophe de
l’epochè, on néglige d’importants aspects de sa pensée. Ainsi, on
ignore trop souvent que ce philosophe, à qui l’on attribue
communément la responsabilité d’une véritable rupture dans
l’histoire de l’Académie, fut dans sa jeunesse séduit par un
platonisme très dogmatique, puisqu’il comparait l’école de son
maître Polémon à un lieu où se seraient réfugiés des survivants de
l’âge d’or. De l’attachement à cet enseignement, il reste quelques
traces : nous savons par Tertullien qu’il élabora – on aimerait savoir
à quelle période de sa vie – une théologie dans laquelle il faisait
dériver du ciel et de la terre trois types de divinités. En tout cas,
l’importance que ce « Sceptique » accordait à l’articulation de la
philosophie et de la religion, dans la tradition de l’Ancienne
Académie, nous est confirmée par le fait qu’interprétant d’une
manière très personnelle un vers d’Hésiode, dans lequel il
remplaçait le mot bion par le mot noon, il aimait à répéter que les
dieux ont dissimulé aux hommes l’intelligence. Tout cela montre que
la philosophie aporétique d’Arcésilas conservait encore quelque
chose de l’orientation transcendantale du platonisme. Il est même un
texte tardif, mais dans l’ensemble bien informé, les Prolegomena in
Platonis philosophia, dans lequel il nous est dit que parmi les
arguments évoqués par la Nouvelle Académie pour justifier sa
philosophie du doute figurait une référence au Phédon, dialogue
dans lequel il est dit que l’âme ne pourra jamais accéder au vrai tant
qu’elle est entrelacée au corps. Mais alors que Platon, dans le plus
célèbre de ses mythes, comparait la vie des hommes à celle de
prisonniers qui n’aperçoivent que des ombres sur les parois de la
caverne, Arcésilas déclarait que le monde était entièrement recouvert
de ténèbres et il prétendait aller plus loin que Socrate, lequel avait au
moins la certitude de ne rien savoir.
L’aporétisme d’Arcésilas, qui lui faisait affirmer que les sens,
mais aussi la raison, sont incapables d’arriver à aucune connaissance
certaine, et que le sage doit suspendre son jugement en toute
occasion, a donné lieu à de très diverses interprétations. On a voulu
y voir des influences pyrrhoniennes ou péripatéticiennes, peu
vraisemblables. Beaucoup plus intéressante est la thèse défendue par
P. Couissin en 1929, pour qui les concepts fondamentaux de la
pensée d’Arcésilas résulteraient de la subversion dialectique de
concepts stoïciens. Les Stoïciens affirmaient que la plupart des
représentations sont « cataleptiques », c’est-à-dire correspondent à
une partie au moins de la réalité et entraînent de manière presque
automatique l’assentiment. Ils admettaient cependant que, dans des
cas très rares, devant certaines représentations peu claires, même le
sage devait suspendre son assentiment. En proclamant que l’homme
vit dans un monde où tout est ténèbres, Arcésilas aurait donc
transformé en règle ce qui pour ses adversaires dogmatiques était
l’exception, faisant ainsi de l’epochè l’essence même de la sagesse. De
même le concept de probable (eulogon), qu’il préconisait pour guider
l’action du sage, résulterait de la généralisation ironique d’un
concept qui pour les Stoïciens caractérisait la moralité « moyenne »,
celle précisément de l’homme qui n’est pas parvenu à la sagesse.
Cette thèse de Couissin explique bien des aspects de la philosophie
d’Arcésilas, mais elle ne rend pas compte de tous les témoignages, et
notamment de ceux qui nous disent qu’il fondait la suspension de
l’assentiment sur le principe de l’isosthénie, c’est-à-dire de la force
égale des discours opposés. Il y avait donc véritablement chez
Arcésilas une philosophie personnelle de l’impossibilité de
connaître, qui ne se réduisait pas à sa dialectique antistoïcienne,
même si la lutte contre le stoïcisme fut sa grande affaire, comme celle
des scholarques qui lui succédèrent. Arcésilas ne prétendait pourtant
pas à l’originalité : nous savons par Cicéron et Plutarque qu’il avait
constitué une généalogie de la philosophie du doute, où il incluait
non seulement Socrate et Platon, mais aussi des Présocratiques
comme Parménide, Héraclite, Démocrite, Anaxagore et Empédocle.
Il serait erroné de ne voir dans cette énumération qu’un amalgame
confus. En associant dans une même tradition des penseurs dont il
ne pouvait pas ignorer les divergences profondes, Arcésilas cherchait
surtout à mettre en valeur une ancienne manière de philosopher qui
était exempte – quels que fussent les aspects dogmatiques des uns et
des autres – de ce qu’il reprochait aux philosophies hellénistiques, et
notamment aux Stoïciens, à savoir la prétention à l’absolue certitude,
l’obsession du système parfait, l’exaltation du sage assimilé à un
dieu. Cela apparaît notamment dans la manière dont il avait élaboré
la critique de la représentation « cataleptique ». Dans le système
stoïcien, celle-ci a trois caractéristiques : elle est actuelle – c’est-à-dire
qu’elle provient d’un objet réel –, elle est conforme à cet objet, et elle
est telle qu’elle ne pourrait pas être la même si elle provenait d’autre
chose que de cet objet. En concentrant toute sa dialectique sur cette
dernière clause, qu’il avait même, si l’on en croit Cicéron, obligé le
Stoïcien Zénon à formuler, Arcésilas ne s’attaquait pas seulement au
sensualisme des Stoïciens. En effet, lorsqu’il s’efforçait de démontrer
qu’à toute représentation peut en correspondre une autre qui lui est
en tout point identique et qui provient d’un autre objet – c’est le cas
de la confusion de deux jumeaux –, ou d’un non-être (rêves,
hallucinations), il mettait en cause tout un système fondé sur la
confiance instinctive dans les données de la nature et qui établissait
une continuité dans la certitude, depuis la confiance première dans
les sens jusqu’à cette raison parfaite et inébranlable qu’est la sagesse.

Carnéade
L’inspiration d’Arcésilas fut perpétuée, et sur certains points
modifiée, par Carnéade. La postérité a surtout retenu de lui qu’il
participa à l’ambassade envoyée par Athènes à Rome en 155, pour
tenter d’obtenir l’allègement d’une amende qui lui avait été imposée
à la suite du saccage de la ville d’Oropos. Cette ambassade avait
pour particularité d’être composée de trois philosophes : outre
Carnéade, scholarque de l’Académie, Critolaos et Diogène de
Babylone, respectivement scholarques du Lycée et du Portique.
Carnéade avait fasciné le public romain par sa virtuosité oratoire, en
défendant, puis en critiquant la vertu de justice, ou plutôt les
diverses définitions philosophiques de celle-ci. L’épisode romain fut
un succès diplomatique : Caton le Censeur, craignant de voir les
philosophes détourner la jeunesse romaine des vertus ancestrales,
demanda au Sénat de régler l’affaire au plus vite, ce qui fut fait au
bénéfice d’Athènes. Toutefois, l’ambassade de 155 a longtemps
accrédité l’image d’un Carnéade proche des Sophistes, puisque
ayant en commun avec eux la pratique, fort peu platonicienne, de
l’antilogie. De nombreuses recherches récentes ont permis d’établir
qu’en dépit de certaines ressemblances superficielles, Carnéade
n’avait vraiment rien d’un Gorgias.
Du point de vue de la philosophie de la connaissance, Carnéade
est présenté comme le fondateur du probabilisme, c’est-à-dire d’un
système de hiérarchisation des représentations en fonction de leur
degré de vraisemblance, puisqu’il estimait qu’on ne peut affirmer
avec certitude d’aucune représentation qu’elle est vraie. Toutefois, ce
terme de « probabilisme » doit être utilisé avec précaution, car il
contient toutes les connotations modernes – et notamment
mathématiques de la probabilité – alors que Carnéade raisonnait
uniquement à partir du sentiment de vérité que les représentations
produisent en nous. Le terme de « probable » nous vient de Cicéron,
qui a été le créateur de la langue philosophique latine et qui a choisi
un terme qu’il avait déjà beaucoup utilisé dans sa réflexion sur la
rhétorique. Mais par « probable », Cicéron traduit à la fois eulogon et
pithanon, alors qu’ils ont correspondu à des moments différents de la
pensée de la Nouvelle Académie. On a depuis fort longtemps
remarqué que dans les témoignages concernant Carnéade, on trouve
à la place du concept d’eulogon, qu’utilisait Arcésilas, celui de
pithanon (littéralement « persuasif ») qui ne faisait plus directement
référence à l’activité de la raison, mais au sentiment de vérité que
l’on éprouve devant la plupart des représentations. Carnéade avait
repris et complété la critique élaborée par Arcésilas de la
représentation « compréhensive », faisant observer notamment qu’il
n’existe aucun critère de la vérité des représentations, puisque la
représentation, qui devrait révéler simultanément l’état du sujet et la
réalité de l’objet extérieur, est souvent une source d’erreurs. Mais il
mettait également en question la capacité de la raison à parvenir à la
vérité et affirmait douter des principes mêmes des mathématiques.
Sa dialectique utilisait comme instrument privilégié le sorite, c’est-à-
dire ce sophisme permettant de passer insensiblement d’une chose à
son contraire. Toutefois, ce refus radical d’admettre l’existence d’un
critère de la connaissance entraînait de la part des adversaires de
l’Académie l’accusation de rendre toute vie impossible. Carnéade
définit donc un critère pratique en se fondant sur le sentiment de
vérité que produisent les représentations, mais aussi sur la capacité
de la raison à effectuer un travail de vérification. Il établissait ainsi
une hiérarchie, au sommet de laquelle il plaçait la représentation qui
donne un sentiment de vérité, qui n’est contredite par aucune autre
et qui a fait l’objet d’une vérification. Carnéade assumait-il son
« probabilisme », ou celui-ci ne doit-il être interprété qu’en termes de
dialectique antistoïcienne, puisque le concept de pithanon
appartenait lui aussi à la gnoséologie de cette école ? À vrai dire, les
deux aspects de sa pensée sont indissociables. Dialectiquement,
Carnéade voulait certainement prouver aux Stoïciens qu’à l’intérieur
même de leur système ils disposaient d’éléments leur permettant de
faire l’économie d’un dogmatisme impossible à assumer, puisque
contredit par de fréquentes expériences. Mais, par-delà cette
dialectique antistoïcienne, l’Académicien voulait sans doute aussi
réhabiliter, à un moment où la philosophie était massivement
dogmatique, une conception de l’acte de penser dans laquelle
l’incertitude n’apparaissait plus comme une tare, mais au contraire
comme la marque d’une exigence et comme la condition d’un
progrès.
Carnéade ne fut pas seulement un philosophe de la connaissance.
Sa réflexion porta aussi sur les deux autres parties de la philosophie,
l’éthique et la physique. Dans le premier domaine, il s’efforça sans
relâche de montrer les conséquences contradictoires auxquelles
aboutissait la prétention stoïcienne de fonder la morale sur la
pulsion naturelle qui fait que tout ce qui est vivant cherche dès sa
naissance à persévérer dans son être. Pour les Stoïciens, l’éthique
n’était rien d’autre que le passage d’un accord instinctif avec la
nature à un accord fondé sur la raison. Carnéade, dans une certaine
tradition platonicienne, répliquait que la tendance naturelle n’est pas
source de sagesse, mais d’égoïsme et de violence. Et, de même, en ce
qui concerne la physique, il démontrait que, si les Stoïciens étaient
aussi rigoureux qu’ils prétendaient l’être, ils devaient, à partir de
leurs propres prémisses – l’observation de la nature, la prise en
compte des croyances concernant celle-ci et les dieux – ne plus croire
à l’existence d’une raison universelle gouvernant le monde au profit
des hommes, mais aboutir à la conclusion que Dieu n’existe pas et
que tout se fait et se défait par la simple dynamique des forces. Pour
Carnéade, l’enracinement stoïcien de la raison dans la sensation et
dans l’instinct aboutissait à la négation de tout ordre véritablement
rationnel. Bien qu’aucun témoignage ne fasse état d’une référence
dogmatique de l’Académicien à Platon, il est certain que la mise en
cause systématique du rationalisme immanentiste des Stoïciens
laissait comme issue possible le recours à une pensée de la
transcendance. En ce sens, on peut dire que le moyen-platonisme,
qui se développera à partir du Ier siècle de notre ère, se situe dans
une certaine continuité par rapport à la Nouvelle Académie.

Les successeurs de Carnéade


La durée fort longue du scholarquat de Carnéade et
l’exceptionnelle puissance dialectique de ce philosophe devaient
nécessairement entraîner des divergences sur l’interprétation d’un
enseignement qui, comme celui d’Arcésilas, fut exclusivement oral.
Or, Clitomaque, qui fut le troisième successeur de Carnéade à la tête
de l’Académie – des deux premiers, nous ne savons rien et leur
scholarquat fut très bref – renonça à cette tradition d’oralité et se
révéla même un auteur fort prolixe : on lui attribue, en effet, plus de
quatre cents ouvrages. Clitomaque, qui comparait Carnéade à
Hercule, pour lui exprimer sa reconnaissance d’avoir libéré l’âme
humaine de ce qu’il considérait comme une monstruosité, à savoir
l’assentiment, source d’opinion et d’irréflexion, avait donné une
présentation très minutieuse de la pensée de son maître, insistant
tout particulièrement sur le caractère absolu de la suspension du
jugement et sur la viabilité du pithanon comme critère pratique.
Clitomaque, dont certains passages nous ont été conservés par
Cicéron, affirmait que, contrairement à ce que prétendaient ses
adversaires, l’Académie ne supprimait nullement les sensations : « Il
y a, disait-il, entre les choses des dissemblances qui permettent de
classer les unes comme probables, les autres comme non probables.
Mais cela n’est pas suffisant pour dire que les unes peuvent être
perçues et les autres non, puisque bien des choses fausses sont
probables et que rien de faux ne peut être ni perçu ni connu. »
On a pu dire de Clitomaque qu’il fut à Carnéade ce que
Xénophon fut à Socrate, autrement dit un disciple attentif, mais sans
grande originalité ni profondeur. Le fait est que, malgré l’importance
de son œuvre écrite, il ne parvint pas à convaincre l’ensemble des
autres Académiciens qu’il avait donné une image incontestable de ce
qu’avait été la pensée de son maître. En particulier, Métrodore de
Stratonice, qui était passé de l’école épicurienne à l’Académie,
prétendit qu’il avait été le seul à comprendre l’enseignement
carnéadien et il exprima ses divergences par rapport à Clitomaque
sur deux points essentiels. Alors que Clitomaque donnait à la
suspension du jugement une valeur absolue, Métrodore affirmait
qu’elle avait été seulement une arme contre le stoïcisme. En outre, il
soutenait que, contrairement à ce qui était affirmé par Clitomaque,
Carnéade avait admis que dans certains cas le sage lui-même donne
son assentiment à l’opinion. Quel jugement porter sur ces
interprétations métrodoriennes ? La relativisation de la suspension
du jugement contenait au moins une part de vérité, en ce sens que le
scepticisme de la Nouvelle Académie fut principalement un
antistoïcisme. De fait, Métrodore posait un problème qui a été
réactualisé par les recherches de P. Couissin et dont les spécialistes
actuels de cette période de l’école platonicienne continuent de
débattre : comment le jeu dialectique, où on ne feint d’accepter les
propositions de l’adversaire que pour en déduire des conséquences
contradictoires ou absurdes, et les croyances personnelles
s’articulaient-ils dans la pensée des Néo-académiciens ? En ce qui
concerne le problème de l’assentiment du sage, la position
exégétique de Métrodore traduit la même volonté de définir une
pensée néoacadémicienne indépendante du fascinant modèle
stoïcien. En effet, dans l’interprétation « orthodoxe » de Clitomaque,
le sage néo-académicien est le négatif du sage stoïcien : l’un doute de
tout alors que l’autre est certitude absolue. Métrodore, en revanche,
attribuait à la pensée de Carnéade une autonomie par rapport à la
dialectique antistoïcienne : en admettant qu’il arrive parfois au sage
de donner par erreur son assentiment, le scholarque se serait détaché
de la conception hellénistique du sophos pour revenir implicitement à
la figure du philosophe, chercheur de sagesse et donc assumant sa
faillibilité.
Métrodore ne fut jamais scholarque et donc sa position originale,
qu’il revendiquait avec une certaine arrogance, pouvait être
considérée comme celle d’un de ces dissidents qu’engendrait
régulièrement le système des écoles philosophiques. Le conflit
d’interprétation entre Clitomaque et Métrodore eût donc revêtu une
importance bien moindre, si Philon de Larissa, qui fut le dernier
scholarque institutionnel de l’Académie, n’avait adopté une position
proche de celle de Métrodore. En dépit de certaines affirmations,
aucun témoignage ne permet de penser que ce fut à Athènes même
que Philon, qui avait été d’abord dans la continuité de Clitomaque,
changea d’opinion. Il connaissait alors les thèses de Métrodore, mais
s’il s’y était rallié alors qu’il était encore scholarque à Athènes, les
livres qu’il écrivit après son arrivée à Rome, où il s’était exilé après le
siège d’Athènes par Mithridate, n’auraient pas provoqué la
stupéfaction chez ses amis comme chez ses adversaires. Sur ce point,
le témoignage de Cicéron dans les Académiques est dénué
d’ambiguïté : les livres romains de Philon scandalisèrent aussi bien
son ancien disciple Antiochos d’Ascalon, qui avait fait sécession de
la Nouvelle Académie pour retrouver ce qu’il affirmait être
l’inspiration authentique de l’Ancienne Académie, qu’Héraclite de
Tyr, qui, lui, était resté fidèle à la philosophie de Carnéade telle que
l’avait comprise Clitomaque. Malheureusement, les Académiques de
Cicéron nous sont parvenus mutilés et le contenu exact des
innovations philoniennes fait l’objet de discussions entre spécialistes.
Ces innovations furent suffisamment importantes pour que, dans
l’Antiquité même, certains aient vu en Philon le fondateur d’une
Quatrième Académie. Récemment encore, H. Tarrant a voulu donner
à la figure de ce philosophe une importance qu’elle n’avait jamais
eue dans la recherche philosophique, en le présentant comme le
véritable promoteur du passage du scepticisme académicien au
moyen-platonisme. C’est sans doute magnifier à l’excès le rôle de
quelqu’un qui ne fit que donner une sanction officielle à une
évolution qui s’était faite sans lui. Quels points développait-il dans
ses livres romains ? Il insistait certainement beaucoup plus que ses
prédécesseurs sur l’unité de l’Académie, de Platon à lui-même. Cet
accent mis sur le thème de l’unité ne signifie pas qu’Arcésilas et
Carnéade se soient considérés comme étrangers à la tradition
platonicienne, et nous avons vu que le premier, en tout cas, avait
inclus Platon et Socrate parmi les inspirateurs de sa philosophie.
Simplement, il était moins nécessaire d’affirmer l’unité historique de
l’Académie à leur époque qu’à un moment où la continuité à la fois
philosophique et institutionnelle de celle-ci pouvait sembler ébranlée
par la scission d’Antiochos d’Ascalon et par le fait que, pour la
première fois, un scholarque de l’école platonicienne se trouvait en
exil, loin d’Athènes.
C’est dans le domaine de la philosophie de la connaissance que
l’on a le plus de difficultés à préciser les innovations philoniennes.
Une chose au moins est sûre : il continua à combattre la doctrine
stoïcienne dans ce domaine en utilisant les outils dialectiques forgés
par ses prédécesseurs. Il n’est pas douteux que, même dans ses livres
romains, il y avait une partie dans laquelle il reprenait les arguments
habituels de l’Académie contre le critère stoïcien de la connaissance,
la représentation « cataleptique ». Mais cette critique, traditionnelle
dans sa forme, ne s’intégrait plus à une vision du monde dans
laquelle toute certitude était considérée comme impossible. Philon
affirmait en effet que si le critère stoïcien ne permet pas la
connaissance de la réalité, celle-ci n’en est pas moins connaissable
par nature. Les arguments sceptiques de la Nouvelle Académie
prenaient donc avec Philon une signification nouvelle. Ils
n’exprimaient plus l’aporétisme, mais la prudence et l’exigence de
vérité dans un processus cognitif présenté comme conforme à la
nature même des choses. Le problème auquel se trouve confronté
l’historien de l’Académie est que les témoignages qui ont Philon
comme source ne nous disent pas comment il concevait cette
connaissance dont il affirmait clairement la possibilité. À lire
Cicéron, notamment, on a l’impression que Philon, après avoir
donné cette orientation nouvelle à l’Académie, s’était surtout
consacré à perpétuer la dialectique antistoïcienne qui prévalait
depuis Arcésilas. Certaines recherches récentes ont cependant mis
l’accent sur le concept d’évidence (enargeia), qui constituerait
l’apport personnel de Philon à la philosophie académicienne de la
connaissance. Il va de soi que Philon ne pouvait pas affirmer que
l’évidence est le critère d’une représentation exacte de la réalité, ce
qui aurait enlevé toute signification à sa critique du stoïcisme. Il est
probable, en revanche, qu’il avait interprété l’enargeia plus
positivement que ne l’avaient fait ses prédécesseurs, voyant en elle le
signe naturel de la possibilité de la connaissance. Toutefois, si l’on
tient compte du fait qu’il poursuivait avec pugnacité la critique de
l’évidence-critère, et si l’on se rappelle, par ailleurs, que Carnéade
avait déjà construit sur le sentiment d’évidence sa hiérarchie de la
probabilité, on doit en conclure qu’il n’innova pas véritablement
dans l’appréciation de la connaissance sensorielle. En réalité, il
semble ne pas avoir été capable de donner un contenu concret à la
révolution théorique qu’exprimaient ses livres romains. Bien
qu’aucun témoignage ne lui attribue explicitement un retour à
l’idéalisme platonicien, il est vraisemblable qu’il donna de Platon
une interprétation plus positive que ne l’avait fait Carnéade. Ayant
limité le scepticisme académicien à un antistoïcisme, il pouvait sans
se contredire montrer qu’il y avait dans l’œuvre platonicienne autre
chose que des apories concernant la connaissance. Peut-être est-ce lui
qui commença à mettre en valeur un thème qui affleure chez Cicéron
et qui connut une fortune considérable dans le moyen-platonisme :
« l’assimilation à Dieu dans la mesure du possible », que Platon
développe dans la digression du Théétète. Ajoutons que dans le
domaine des relations entre la rhétorique et la philosophie, Philon
manifesta également sa capacité à instaurer un esprit nouveau. Alors
que Clitomaque n’avait perpétué que la tradition platonicienne
d’hostilité aux rhéteurs, Philon innova radicalement en assurant lui-
même des cours de rhétorique parallèlement à son enseignement de
philosophie, entreprise pour laquelle on peut supposer qu’il se
réclama d’une interprétation personnelle du Phèdre.

Antiochos d’Ascalon
Avant même l’exil de Philon à Rome, l’école platonicienne avait
connu une scission importante avec le départ d’Antiochos
d’Ascalon, qui prétendait retrouver l’inspiration de l’Ancienne
Académie par-delà cette Nouvelle Académie qu’il avait fini par
considérer comme une parenthèse aberrante dans l’histoire du
platonisme. Les choses eussent été relativement simples si Antiochos
s’était contenté de commenter les œuvres de Speusippe ou de
Xénocrate. Mais son but n’était pas seulement de restaurer une
interprétation dogmatique du platonisme. Il avait, en effet,
l’ambition de rendre à l’Académie sa prééminence sur les écoles
hellénistiques, essentiellement le Lycée et le Portique, en démontrant
que celles-ci n’avaient en règle générale apporté que des innovations
terminologiques. Le consensus de ces écoles, dont Antiochos avait
fait le maître mot de sa philosophie, répondait à des arrière-pensées
rien moins qu’innocentes : il s’agissait de réduire Aristote et Zénon à
des épigones talentueux et quelque peu turbulents de
l’insurpassable Platon. Cette stratégie comportait néanmoins un
risque, celui d’être considéré lui-même beaucoup plus comme un
Péripatéticien ou comme un cryptostoïcien que comme un véritable
Académicien. De fait, Cicéron, qui l’appréciait beaucoup, mais qui,
dans les Académiques, reprend contre Antiochos les arguments de la
Nouvelle Académie, lui a rendu un très mauvais service en le
qualifiant d’« authentique Stoïcien », thème repris par beaucoup de
ceux qui se sont intéressés à ce philosophe. Or, le moins que l’on
puisse dire est qu’une telle formule ne rend pas compte de la
personnalité philosophique d’Antiochos.
Dans le domaine de l’éthique et de la physique, sa méthode
consistait à démontrer que les Péripatéticiens et les Stoïciens s’étaient
contentés de donner une présentation nouvelle de ce qui existait déjà
chez Platon et chez ses successeurs de l’Ancienne Académie. Il
n’hésitait pas à revendiquer comme des inventions de l’Académie
des concepts étrangers à l’école platonicienne, tel celui d’oikeiôsis,
d’adaptation immédiate de l’être vivant à sa propre nature. De
même, sa présentation de la physique de l’Ancienne Académie
contient bon nombre de propositions dont l’origine est à chercher
beaucoup plus chez Zénon que chez Speusippe ou chez Xénocrate.
Mais cet Antiochos, prétendument proche du stoïcisme, mena une
polémique implacable contre les Stoïciens sur tous les points de
doctrine qu’il ne pouvait vraiment pas attribuer à l’Académie. À titre
d’exemple, le livre IV du De finibus de Cicéron montre avec quel
acharnement il combattit l’idée spécifiquement stoïcienne que le
bonheur du sage est totalement indépendant de l’environnement
extérieur.
Dans le domaine de la connaissance, notre perception de la
philosophie d’Antiochos est quelque peu brouillée par le fait que
celui-ci utilisa pour combattre le scepticisme de la Nouvelle
Académie les arguments des Stoïciens eux-mêmes. Cela a conduit
certains historiens de la philosophie à penser que, sur ce point,
Antiochos s’était rallié totalement à la doctrine stoïcienne,
considérant que celle-ci représentait réellement un progrès par
rapport à l’Ancienne Académie. Les témoignages, pris dans leur
ensemble, incitent à plus de prudence. Antiochos exposait avec
sympathie l’idéalisme platonicien, et attribuait à l’Ancienne
Académie l’idée que la certitude ne doit pas être recherchée dans les
sens indépendamment de la raison, ce qui était une condamnation
implicite de la théorie stoïcienne de la « représentation
compréhensive ». Il y a lieu de croire donc que, dans ce domaine
aussi, le stoïcisme n’était pour lui qu’un instrument dans une
stratégie d’ensemble dont il pensait qu’elle démontrerait de manière
incontestable la supériorité du platonisme.
Antiochos, qui prétendait retrouver la véritable doctrine de
l’Académie, ne fut jamais reconnu comme chef de l’école
platonicienne, parce que le lien institutionnel, qui, par-delà les
changements doctrinaux, avait relié entre eux les scholarques de
Platon à Philon de Larissa, s’était rompu avec le départ de celui-ci
vers Rome. L’école fondée par Antiochos à Athènes survécut
quelque temps à sa mort, puis, pendant plus d’un siècle, il n’est plus
question dans aucune source de philosophes académiciens à
Athènes. Pendant toute cette période se développa en différents
points du monde romain le moyen-platonisme, dont l’une des
caractéristiques fut de fonctionner sans ce noyau central que
constituaient les écoles hellénistiques. Y eut-il une restauration de
l’Académie, au IIe siècle de notre ère, grâce à Ammonios, le maître de
Plutarque ? Le problème est controversé et ne change rien au fait
qu’avec le départ de Philon de Larissa, c’est un certain mode
d’organisation de la réflexion philosophique qui avait définitivement
disparu.
Nous pouvons tenter maintenant de répondre à notre question
initiale : qu’est-ce qui, malgré les changements survenus dans
l’Académie, différencie un Académicien d’un autre philosophe grec ?
Un premier élément de réponse nous est apporté par la référence
à Platon. Celle-ci est évidente dans l’Ancienne Académie. Elle est un
peu plus problématique dans la Nouvelle Académie, dans la mesure
où il est quand même un scholarque – et non le moindre puisqu’il
s’agit de Carnéade – pour lequel aucun témoignage ne fait état d’une
adhésion à la figure du Fondateur. Il est même un passage, sur la
source duquel on peut discuter, du De republica de Cicéron, où il
nous est dit que Carnéade avait critiqué la conception platonicienne
de la justice. Nous ne sous-estimons pas ces difficultés. Néanmoins,
le fait qu’Arcésilas et Philon de Larissa se soient explicitement
réclamés de Platon, la mention dans le De oratore de l’étude du
Gorgias sous la direction de Charmadas, disciple de Carnéade,
permettent de penser que l’œuvre platonicienne est restée, d’un bout
à l’autre de l’histoire de l’Académie, une source vivante
d’inspiration.
Si l’admiration pour Platon et le sentiment d’être le légitime
dépositaire de son œuvre ont constitué les éléments fondamentaux
de l’identité académicienne, ils n’ont jamais été compris comme
impliquant un devoir d’adhésion sur quelque point de doctrine que
ce soit. Au demeurant, la pensée platonicienne, si diverse, si difficile
à figer, préservait d’emblée les Académiciens du respect quasi
religieux pour un corps de doctrine, qui fut souvent de mise dans les
écoles hellénistiques. Que cette liberté de la recherche ait été perçue
comme essentielle à la tradition de l’Académie ne fait pas de doute.
Mais, dans l’Ancienne Académie, cette recherche semble avoir été
souvent orientée par le désir de « venir au secours de Platon » –
quitte à le contredire – sur des points critiquables de sa pensée. On
doit également souligner que la pensée de l’Académie a été
constamment dialectique, en ce sens qu’elle s’est toujours
développée dans la confrontation avec un adversaire privilégié :
Aristote pour l’Ancienne Académie, le stoïcisme pour la Nouvelle.
Or, dans un cas comme dans l’autre, l’interlocuteur est un
philosophe non pas radicalement étranger à la tradition
platonicienne, mais issu de celle-ci et ayant pris son autonomie en
utilisant la critique de Platon pour se définir.
Est-il possible de trouver dans l’histoire de l’Académie, non pas
un dogme, mais une orientation philosophique commune à tous les
scholarques ? On doit probablement la chercher dans ce que l’on
peut appeler « le sens de la transcendance », même si cela ne va pas
sans difficulté. La référence à la transcendance est très nette dans
l’Ancienne Académie – si l’on excepte Polémon, pour lequel nous
avons très peu de témoignages – qui a eu le souci d’exprimer le
caractère extra-universel des réalités essentielles. Elle n’apparaît, en
revanche, que de manière marginale dans les témoignages
concernant la Nouvelle Académie. Néanmoins, on peut penser que
la trancendance est présente chez elle « en creux », dans la mesure
où, si elle a combattu sans relâche l’immanentisme stoïcien, elle n’a
jamais, en revanche, critiqué le Platon des Formes. De ce fait,
l’idéalisme demeurait une issue aux apories que les Académiciens
dénonçaient dans la confusion stoïcienne de la nature et de la raison.
La complexité extrême de l’évolution des systèmes
philosophiques rend difficile « un bilan » de l’Académie. Rappelons
simplement que l’Ancienne Académie, que l’on eût pu croire oubliée
après Arcésilas et Carnéade, fut une des sources d’inspiration du
néoplatonisme, lequel influença lui-même fortement la pensée
chrétienne. Et les concepts élaborés par la Nouvelle Académie
serviront au néopyrrhonisme, dont le rôle fut si important dans
l’histoire de la pensée occidentale – notamment à la Renaissance – et
aussi, dans une moindre mesure, au moyen-platonisme, c’est-à-dire
à des auteurs aussi divers que Philon d’Alexandrie, Apulée ou
Plutarque. L’incapacité de l’école platonicienne à se fixer un corps de
doctrine pouvait paraître la désavantager à l’époque des grands
dogmatismes hellénistiques. Elle s’est révélée avec le temps porteuse
de richesse et de variété.
Carlos LÉVY
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

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Aristotélisme

L’histoire de la philosophie aristotélicienne après Aristote


comporte deux phases, que sépare la publication par Andronicos, au
er
I siècle avant J.-C., des œuvres que nous possédons aujourd’hui.
Les associés d’Aristote au Lycée, puis leurs successeurs,
poursuivirent dans un premier temps le travail de l’école. Lorsqu’en
323, apprenant la mort d’Alexandre, Aristote quitta Athènes pour
l’Eubée, la direction de l’école passa à Théophraste d’Érèse,
collaborateur du maître depuis son séjour à Assos en Asie Mineure
(347-345 avant J.-C.). Lorsque Théophraste mourut en 288/287 ou
287/286, Straton de Lampsaque lui succéda et dirigea l’école jusqu’à
sa mort, dix-huit ans plus tard. Comme au temps d’Aristote, l’école
s’employa d’abord à rassembler et interpréter des informations dans
tous les domaines, à poser et à tenter de résoudre des difficultés
théoriques.
Les plus connues des œuvres de Théophraste proposent deux
exemples très différents de cette collecte d’informations. Les
Caractères offrent une série d’esquisses de types humains plus ou
moins imparfaits ; l’œuvre a été diversement interprétée : matière
première pour une étude de la comédie, pour la présentation de
personnages dans des discours rhétoriques, ou encore pour cette
étude de caractère que les Anciens nommaient « éthique » mais que
nous appellerions plutôt psychologie. L’Histoire des plantes et les
Causes des plantes sont, eux, les textes botaniques systématiques les
plus anciens qui nous soient parvenus. Théophraste y met en
question certains aspects du cadre théorique établi par Aristote, sans
marquer explicitement son désaccord ; ce qui est non naturel, dit-il,
peut, avec le temps, devenir naturel ; ou encore, la coopération de
l’art et de la nature dans la culture des plantes amène à se demander
si la véritable fin de la croissance d’un arbre est la production de
semences fertiles, ou celle de fruits comestibles pour l’homme ;
enfin, lorsqu’il discute des espèces sauvages et cultivées,
Théophraste parle volontiers des genres naturels de façon flexible :
lorsqu’une variété cultivée redevient sauvage, il y voit un
changement d’espèce (genos).
Le Lycée s’employait aussi à collecter les opinions des savants
antérieurs ; Eudème compile une histoire des mathématiques,
Ménon une histoire de la médecine, et Théophraste recueille les
opinions des philosophes sur le monde naturel et les perceptions
sensibles. L’intérêt de ce dernier pour les écrivains qui l’ont précédé
n’est cependant pas purement historique ; comme Aristote lui-
même, il discute leurs opinions pour fonder la sienne, d’une façon
toutefois plus précise, et on ne saurait exclure qu’il ait éprouvé de
l’intérêt pour tel fait historique en lui-même.
On affirme souvent que Théophraste, et Straton encore
davantage, ont changé le sens de la philosophie aristotélicienne, en
accordant de plus en plus de place à l’empirisme et au matérialisme.
Ce n’est pas faux, mais c’est exagéré. Notre connaissance d’une
bonne part de l’activité de Théophraste et de toute celle de Straton
dépend de rapports fragmentaires fournis par des auteurs
postérieurs. Or, des gens comme le Platonicien Plutarque ou comme
Cicéron, qui exagère les différences entre les philosophes de la même
école pour servir les intérêts du débat sceptique dans la Nouvelle
Académie, ne sont pas forcément les meilleurs informateurs pour
nous permettre de décider si Straton était oui ou non un bon
Aristotélicien. Selon Plutarque, Straton ne reconnaissait aucune fin
dans la nature ; mais le sens que donne Aristote à sa téléologie a lui
aussi donné matière à contestation.
Pour prouver qu’une proposition avancée par Théophraste, ou
par Straton, ne s’oppose pas à la pensée aristotélicienne, il ne suffit
pas de montrer qu’elle s’enracine dans tel ou tel passage d’Aristote ;
une divergence n’est pas forcément une contradiction ; ce peut être
un choix, une différence d’accent, une omission, mais elle peut aussi
fort bien être involontaire et inconsciente. Mettre l’accent sur tel
aspect de la pensée aristotélicienne n’est pas seulement le fait de
Théophraste et de Straton, ou même de Plutarque et de Cicéron,
mais se rencontre aussi chez les interprètes modernes d’Aristote ; il
nous faut donc prendre en compte le point de vue où se place tel
moderne pour décider de ce qui est aristotélicien et de ce qui ne l’est
pas. Ceux qui pensent que la métaphysique est le problème
philosophique par excellence, et que la théologie, entendue comme
l’étude des principes incorporels, est le centre de toute
métaphysique, considéreront sans doute que Théophraste et Straton,
tout comme les autres Péripatéticiens qui leur succèdent, ont négligé
ce qui, à leurs yeux, constitue le principal apport d’Aristote.
Jonathan Barnes a au contraire récemment consacré deux petites
pages sur quatre-vingt-huit à la théologie d’Aristote et à la théorie
du Moteur Immobile. Saint Thomas d’Aquin en eût été surpris ; mais
Théophraste et Straton auraient peut-être trouvé que l’Aristote de
Barnes leur était plus familier que celui de saint Thomas.
On voit souvent un simple « fragment » dans l’ouvrage connu
aujourd’hui comme la Métaphysique de Théophraste ; en fait, il
semble que l’œuvre soit entière, bien qu’elle n’aboutisse à aucune
conclusion et se contente de poser des questions sans y répondre.
Comme elle s’interroge sur l’explication téléologique des
phénomènes naturels et sur la théorie du Moteur Immobile, il est
tentant d’en déduire que Théophraste rejette certaines doctrines
centrales de l’aristotélisme, ouvrant en cela la voie à Straton. On a
cependant démontré que certains des exemples de téléologie dans la
nature apparemment rejetés par Théophraste (mais non pas tous)
l’ont été également par Aristote, et on peut penser que la réfutation
de Théophraste ne vise pas la téléologie aristotélicienne, mais une
autre forme de téléologie, platonicienne et plus radicale. Enfin, si le
traité de Théophraste n’a pas de conclusion définie, il propose
cependant un message positif : l’univers est un système organisé,
mais il ne faut pas s’attendre à y rencontrer à chaque niveau le même
degré d’excellence et de cohérence avec la fin – c’est là un thème
qu’on retrouvera chez les Péripatéticiens postérieurs.
Théophraste a, semble-t-il, rejeté le Moteur Immobile d’Aristote,
mais Aristote lui-même n’a pas été fidèle à cette théorie d’un bout à
l’autre de sa carrière ; et de toute façon, soulever des objections est
une procédure éminemment aristotélicienne. Les critiques ont été
trop prompts à oublier le caractère problématique, exploratoire,
d’une bonne part de l’œuvre aristotélicienne conservée, et à
considérer que ses successeurs ont abandonné des éléments jugés
fondamentaux de sa doctrine, au lieu de voir en eux des gens qui ont
poursuivi les enquêtes d’Aristote – ou y ont participé, car il n’y a pas
de raison de croire que la Métaphysique de Théophraste n’ait pas été
écrite du vivant de son maître. Même lorsqu’on peut déterminer
aisément la position d’Aristote, il n’est pas toujours facile
d’interpréter la relation qu’ont avec lui ses successeurs. Certes,
Théophraste commence par soulever dans son traité Du feu des
questions générales à propos de la théorie aristotélicienne des
éléments, mais, à son habitude, il abandonne les problèmes généraux
pour enquêter sur des phénomènes particuliers. Certaines de ses
observations semblent révéler des présupposés non aristotéliciens.
Dès lors, nous pouvons supposer qu’il a bien développé une théorie
différente et personnelle, et chercher à collecter d’autres opinions de
Théophraste qui confirmeraient cette thèse ; mais nous pouvons
aussi penser que Théophraste combine une adhésion générale au
cadre de pensée aristotélicien avec une certaine flexibilité et une
tendance à spéculer lorsqu’il en vient aux problèmes particuliers.
Mais il y a aussi une autre raison pour laquelle la question de la
fidélité de Théophraste et Straton à l’aristotélisme a reçu tant
d’attention. Après Straton, le Lycée déclina rapidement, et avec lui la
philosophie péripatétitienne. Lycon, successeur de Straton, qui
dirigea l’école pendant quarante-quatre ans, à partir de 270/269 ou
269/268 avant J.-C., est plus connu pour son talent oratoire, sa place
éminente dans la société, et son goût du luxe, que pour sa
compétence en science ou en philosophie ; son successeur, Ariston
de Céos, est réputé surtout pour ses études biographiques (c’est
vraisemblablement grâce à lui qu’on a conservé les testaments
d’Aristote et de Théophraste, et peut-être aussi la liste des œuvres
d’Aristote, qu’on trouve dans Diogène Laërce). Au IIe siècle,
Critolaos, qui accompagna l’Académicien Carnéade et le Stoïcien
Diogène de Babylone à Rome en 155 avant J.-C., fut l’un des rares
philosophes actifs qui s’occupèrent de défendre certaines thèses
aristotéliciennes (l’éternité du monde ; le cinquième élément,
élément céleste ; l’inclusion des biens extérieurs parmi les
constituants du bonheur) contre les Stoïciens.
Ceux qui pensent que les aspects de l’aristotélisme mis en
question, rejetés ou négligés – selon eux – par les successeurs
immédiats du maître sont justement les plus essentiels ont tendance
à voir dans le déclin du Lycée la conséquence naturelle de ce
changement dans l’ordre d’importance accordée aux problèmes.
D’autres, eux-mêmes partisans d’une approche empirique du monde
naturel, ont estimé que Théophraste et Straton avaient fait progresser
la recherche scientifique, là où certaines positions d’Aristote lui
avaient fait obstacle ; dans l’un et l’autre cas, c’est, semble-t-il,
exagérer les différences entre Aristote et ses successeurs.
Il est sans doute malaisé d’expliquer véritablement le déclin du
Lycée. À l’époque hellénistique, les sciences spécialisées se sont
développées de leur côté, dans des institutions autres – notamment
la médecine dans l’Alexandrie des Ptolémées ; mais cela n’indique
pas pourquoi la zoologie et la botanique, deux sciences qu’Aristote
et Théophraste s’étaient appropriées, ont perdu leur importance au
Lycée sans se développer ailleurs. S’agissant de philosophie au sens
strict, la réponse est peut-être plus facile. Certes, la pensée d’Aristote
est guidée par des structures et des présupposés bien définis, mais, à
l’intérieur de ce cadre, elle se caractérise par sa volonté de laisser les
problèmes ouverts et de proposer des solutions provisoires.
S’opposant sur ce point à Platon, Aristote a souligné expressément
l’indépendance relative des différentes branches de l’enquête
philosophique. Pour ceux qu’attiraient les philosophies dogmatiques
proposant un système universel, le Lycée n’avait rien à offrir qui
puisse se comparer à l’épicurisme ou au stoïcisme ; quant à ceux qui
rejetaient le dogmatisme, l’approche d’Aristote dans ses écrits « non
publiés », telle la Métaphysique, devait paraître bien inférieure au
scepticisme agressif introduit par Arcésilas dans l’Académie au
milieu du IIIe siècle avant J.-C. : en effet, même si elle procédait par
interrogations et mises en question, la démarche d’Aristote
s’inscrivait dans un cadre général supposé admis, et considérait
manifestement qu’il y avait des réponses et qu’il était possible de les
trouver. Les successeurs de Straton donnèrent de l’importance aux
aspects de l’activité de l’école – présents en fait dès l’origine – qui
s’intégraient aisément dans la culture littéraire et rhétorique de
l’époque, et c’est une autre raison qui explique peut-être pourquoi
l’enseignement de l’école paraissait moins original et moins
attrayant. Il n’y a sans doute rien de non aristotélicien dans
l’attention accordée aux opinions et aux préoccupations des gens
ordinaires : un coup d’œil à l’Éthique à Nicomaque suffit à s’en
convaincre ; mais Aristote lui-même n’y voyait qu’une base sur
laquelle il construisait son œuvre.
Évoquer l’opinion des lecteurs hellénistiques sur les écrits « non
publiés » d’Aristote suppose qu’ils étaient accessibles à qui voulait
les lire (j’utilise les mots « publiés » et « non publiés » comme
équivalents des termes habituellement employés – « exotériques » et
« ésotériques » –, dont le second, en particulier, a des connotations
ambiguës). Strabon et Plutarque relatent une série d’événements qui
expliquent selon eux le déclin du Lycée : les œuvres d’Aristote et de
Théophraste, léguées par ce dernier à Néléos de Skepsis (en Troade),
et non à Straton, étaient passées de Néléos à ses descendants ;
lesquels, n’ayant aucun intérêt pour la philosophie, cachèrent les
volumes dans une cave afin de les soustraire à l’attention des rois de
Pergame, qui voulaient créer une bibliothèque digne de rivaliser
avec celle d’Alexandrie et n’étaient pas trop scrupuleux sur les
moyens d’y parvenir. Les œuvres « non publiées » d’Aristote (qui
sont celles que nous possédons, car les œuvres « publiées » ont été
perdues plus tard dans l’Antiquité) seraient donc restées
inaccessibles jusqu’au moment où elles furent redécouvertes au
er
I siècle avant J.-C. ; et privés d’elles, les Péripatéticiens furent
empêchés de « philosopher de façon systématique ». Les manuscrits
furent retrouvés par Apellicon, un bibliophile, qui les emporta à
Athènes et les publia, mais de façon incorrecte ; saisis ensuite par
Sylla, le général romain qui mit Athènes à sac en 86 avant J.-C., ils
furent emportés à Rome et furent copiés par le grammairien
Tyrannion. À partir de ces copies, Andronicos de Rhodes procura
une nouvelle édition qui jeta les bases de l’ordre encore accepté
aujourd’hui pour les œuvres d’Aristote ; cette édition incluait aussi
un certain nombre d’œuvres de Théophraste (Strabon, XIII ;
cf. Plutarque, Vie de Sylla).
Le renouveau de l’aristotélisme date sans aucun doute
d’Andronicos, et il coïncide aussi avec un changement de nature : les
premiers successeurs d’Aristote s’étaient efforcés de continuer son
œuvre ; les nouveaux Aristotéliciens, pour l’essentiel, étudient cette
œuvre et la commentent. Or il est pour Strabon impossible d’être un
philosophe péripatéticien si l’on n’a pas accès aux textes d’Aristote
lui-même. À vrai dire, l’aristotélisme n’est pas le seul courant où l’on
se consacre à l’étude des textes canoniques : c’est une caractéristique
de l’époque impériale. Il est beaucoup moins sûr cependant que les
œuvres d’Aristote aient toujours été aussi inaccessibles que semble le
dire cette histoire. Il est peu vraisemblable que, même « non
publiés », des textes n’existent qu’en un seul exemplaire. Du vivant
de Théophraste, il existait plusieurs exemplaires de la Physique
d’Aristote, qui présentaient des différences ; et Straton avait laissé à
Lycon « tous les livres, sauf ceux que j’ai écrits moi-même ». Les
livres dont Néléos avait hérité n’ont peut-être jamais quitté Athènes,
et Apellicon a pu les voler, puis inventer toute l’histoire pour cacher
son larcin (Hans Gottschalk). Si les œuvres d’Aristote n’ont guère été
lues à l’époque hellénistique, ce n’est peut-être pas parce qu’elles
étaient inaccessibles, mais parce qu’on n’y trouvait pas grand intérêt
– si étrange que cela puisse paraître à des interprètes modernes. Les
doctrines aristotéliciennes étaient discutées, on s’y référait ; mais ce
qui est caractéristique à l’époque hellénistique, ce n’est pas l’étude
des œuvres du Stagirite : c’est la compilation et l’usage de résumés
tels que ceux où Cicéron puisa l’essentiel de sa connaissance
d’Aristote, et où Arius Didyme et Diogène Laërce trouvèrent la
matière de leurs exposés.
L’édition d’Andronicos ne mit d’ailleurs pas fin à la production
de tels résumés des doctrines aristotéliciennes. Nicolas de Damas,
auteur d’écrits historiques et ethnographiques à la cour d’Hérode le
Grand, fit un résumé de la philosophie d’Aristote, incluant les écrits
biologiques, conservé par un résumé en syriaque et en d’autres
fragments. Il rassemblait des matériaux portant sur des sujets
connexes et tirés de différents écrits aristotéliciens édités par
Andronicos. Nicolas utilisa aussi la Métaphysique de Théophraste,
qu’Andronicos ne connaissait pas, et d’autres matériaux tirés de
Théophraste et de Péripatéticiens plus tardifs. Son traité sur les
plantes, qui faisait peut-être partie du même résumé, a été traduit du
syriaque en arabe au IXe siècle de notre ère, puis de l’arabe au latin
dans la seconde moitié du XIIe siècle, puis enfin du latin au grec.
Dans le cours de cette histoire, il fut attribué à Aristote lui-même, et
c’est ce texte redevenu grec qui porte le nom de Sur les plantes dans
les éditions modernes d’Aristote, bien que son inauthenticité ait été
reconnue dès la Renaissance.
Arius Didyme, ami de l’empereur Auguste, stoïcien et
« philosophe de cour », rédigea des résumés des doctrines de
diverses écoles philosophiques. Pour l’aristotélisme, nous avons
conservé la partie qui concerne l’éthique, longuement citée par
Stobée, et des fragments de la partie concernant la physique. Arius
utilise parfois des textes d’Aristote, mais la terminologie et les
centres d’intérêt reflètent les préoccupations de l’époque
hellénistique, en particulier dans l’exposé sur l’éthique où apparaît
son souci de souligner les ressemblances entre la morale
péripatéticienne et celle des Stoïciens.
Cependant, d’autres savants s’employaient à rédiger des
commentaires aux textes d’Aristote redevenus à la mode. Les
premiers sont aujourd’hui perdus, à part quelques citations
dispersées : ils ont été supplantés par d’autres commentaires,
souvent néoplatoniciens. Andronicos et son élève Boethos écrivirent
entre autres sur les Catégories ; de même Alexandre d’Égée, maître de
Néron. Le plus ancien commentaire conservé est celui d’Aspasios
(première moitié du IIe siècle après J.-C.) sur l’Éthique à Nicomaque.
Alexandre d’Aphrodise est le premier auteur dont on ait conservé un
grand nombre de commentaires – ses successeurs l’appellent
simplement « le commentateur » ; mais, même dans ce cas, nous
n’avons pas conservé l’œuvre entière : des commentaires plus tardifs
ont supplanté certains des siens. À mesure qu’augmentait l’intérêt
pour les œuvres d’Aristote « non publiées », contenues dans l’édition
d’Andronicos, on se désintéressait des œuvres « publiées » ;
l’Aristote de Cicéron, qui ne connaissait pas les textes publiés par
Andronicos ou ne s’y intéressait pas, c’était encore l’Aristote des
œuvres « publiées » ; mais Cicéron semble être le dernier auteur
important dans ce cas.
Il se peut que le Lycée ait cessé d’exister en tant qu’institution au
moment où Sylla a saccagé Athènes. Mais la ville continuait d’attirer
les philosophes de toutes les écoles. En 176 après J.-C., Marc Aurèle y
créa des postes de professeurs pour les quatre principales écoles
philosophiques (platonisme, aristotélisme, stoïcisme et épicurisme),
événement qui touche personnellement Alexandre d’Aphrodise et
auquel celui-ci fait peut-être allusion dans la dédicace de son traité
Du destin, écrit entre 198 et 209. Marc Aurèle ne fit en réalité que
confirmer une situation existant déjà à Athènes depuis le début du
e
II siècle après J.-C., où des philosophes de différentes écoles
proposaient leur enseignement et entraient dans de vives
controverses.
Les écrits d’Alexandre d’Aphrodise ne témoignent pas encore de
la nécessité de s’adapter à un contexte d’enseignement systématique,
comme cela apparaît dans les commentaires néoplatoniciens plus
tardifs. Ils sont discursifs et ouverts et proposent un choix
d’interprétations, sans toujours indiquer la préférence de l’auteur.
Nous possédons également certains recueils de brèves discussions
attribuées à Alexandre ; il en existait davantage, que nous n’avons
pas conservées. Certaines prennent la forme de problèmes relatifs à
la doctrine aristotélicienne, ou à l’interprétation de tel ou tel texte,
suivis de solutions ; d’autres sont des exposés sur des passages
particuliers d’Aristote, ou des résumés de textes ou de doctrines, qui
semblent dériver d’un contexte pédagogique. Pour décider si
Alexandre est bien l’auteur de ces petits traités, il faut les examiner
un par un : il est peu vraisemblable qu’ils soient tous authentiques.
Comme beaucoup de ces textes sont en relation avec des thèmes
traités par les commentaires d’Alexandre ou ses monographies, il est
naturel de supposer qu’à tout le moins ils proviennent de son école.
On a cependant récemment avancé l’idée que certains pourraient
être beaucoup plus tardifs, quoique toujours essentiellement occupés
de problèmes aristotéliciens. Ainsi se trouve mis en lumière un
problème : la seconde disparition de l’aristotélisme dans l’Antiquité,
ou plutôt son absorption dans le néoplatonisme.
Les noms des maîtres d’Alexandre d’Aphrodise sont connus,
nous sommes à même d’identifier certaines de leurs doctrines, et la
réaction qu’elles suscitèrent chez lui ; mais nous ne connaissons le
nom d’aucun de ses élèves. Et, à une exception près, tous les
commentateurs antiques d’Aristote après Alexandre dont nous
connaissons les œuvres sont néoplatoniciens. Depuis longtemps, les
platoniciens avaient tendance à incorporer des idées aristotéliciennes
dans l’exposition des doctrines de Platon ; certains, notamment le
Platonicien Atticus, au IIe siècle après J.-C., se rebiffent contre cette
tendance, mais ils sont minoritaires. Plotin lui-même faisait lire dans
son école les œuvres d’Aristote et les commentaires d’Alexandre
d’Aphrodise, entre autres. Par la suite, lorsque le cursus des études
philosophiques prit chez les Néoplatoniciens une forme
systématique, un choix d’œuvres d’Aristote constitua une
propédeutique à la lecture de Platon. On donnait la préférence aux
écrits logiques et physiques, et au traité Sur l’âme ; c’est ce qui
explique que nous ayons conservé le commentaire d’Aspasios sur
l’Éthique et qu’avant le XIIe siècle, il n’existe aucun commentaire sur
les Parva naturalia ou sur les écrits zoologiques, ni sur la Rhétorique.
Thémistius est l’unique exception à la prédominance
néoplatonicienne après Alexandre d’Aphrodise : au IVe siècle de
notre ère, il combine une rhétorique « épidictique » (d’apparat) avec
la production de paraphrases pour expliquer les œuvres d’Aristote.
Mais l’aristotélisme de Thémistius ne s’inscrit pas dans une tradition
claire : nous ne pouvons repérer ni ses antécédents immédiats ni ses
successeurs. On trouve par endroits des références à tel
« Péripatéticien » isolé, mais rien de tout cela ne permet de croire
qu’il existe toujours une tradition aristotélicienne avérée et distincte.
Avant d’examiner les raisons de ce second déclin de
l’aristotélisme, considérons pour les cinq siècles qui séparent
Aristote d’Alexandre d’Aphrodise l’évolution de chaque branche de
la philosophie aristotélicienne dans l’ordre canonique des œuvres
d’Aristote.

Logique

Théophraste et Eudème poursuivirent et développèrent l’étude


de la logique formelle instituée par Aristote dans les Premiers
Analytiques. Leur contribution est remarquable dans le domaine de la
logique modale, logique de la nécessité et de la possibilité. Le
« possible » excluait selon Aristote non seulement l’impossible mais
aussi le nécessaire ; cette conception semble aller de soi (il n’est pas
naturel de dire que 2 + 2 = 4 est « possible »), mais elle supprime le
parallélisme qu’on attend entre affirmations de possibilité et
affirmations de fait. En effet, selon ce type de possibilité, « il est
possible que tous les B soient A » implique « il est possible qu’aucun
B ne soit A » ; mais « il est possible qu’aucun B ne soit A »
n’implique pas « il est possible qu’aucun A ne soit B » (car il se peut
que tous les B aient la possibilité soit d’être A soit de n’être pas A,
mais qu’il existe d’autres A qui ne peuvent en aucune façon être B).
D’autre part, alors qu’il semble assez naturel de supposer qu’une
conclusion ne saurait être plus forte que la plus faible des prémisses
dont on la déduit – c’est le principe du « maillon le plus faible de la
chaîne », ou, comme le disent les logiciens du Moyen Âge : Sequitur
conclusio partem deteriorem –, pour Aristote les choses diffèrent selon
la prémisse concernée ; selon lui, « nécessairement tous les B sont
A » et « tous les C sont B » produit la conclusion valide
« nécessairement tous les C sont A », alors que « tous les B sont A »
et « nécessairement tous les C sont B » produit seulement « tous les
C sont A », et non pas « nécessairement tous les C sont A ».
Sur ces deux problèmes, Théophraste et Eudème, régulièrement
cités ensemble, adoptent le point de vue opposé à celui d’Aristote ;
et, dans les deux cas, ils aboutissent à une simplification et à une
régularisation de la logique modale. Les affirmations de possibilité
se comportent dès lors comme des affirmations de fait, et la modalité
de la conclusion de tous les syllogismes est déterminée par une règle
simple. Si Aristote a été influencé par des considérations extérieures
à la logique (par exemple : être de fait membre d’un groupe implique
qu’on possède nécessairement les propriétés que tous les membres
du groupe possèdent nécessairement), les changements apportés par
Théophraste et Eudème signalent peut-être une évolution, d’une
logique conçue dans la perspective de ses applications au monde
réel vers un système purement formel. Mais on ne peut bien entendu
pas prétendre que Théophraste et Eudème ont vu eux-mêmes le
changement de cette façon.
Théophraste a par ailleurs fait avancer l’étude de formes
d’argumentation qu’Aristote avait signalées sans les discuter
pleinement. Il est probable qu’il a notamment étudié les formes de
raisonnement comportant des prémisses conditionnelles,
conjonctives et disjonctives, qui allaient constituer le fondement de
la logique stoïcienne comme celle de la logique propositionnelle
moderne. Mais probablement aussi Théophraste n’a pas compris
l’importance de ses propres découvertes, et n’a pas vu qu’en fait la
logique propositionnelle était plus fondamentale que la logique
aristotélicienne des termes.
La contribution apportée par les auteurs aristotéliciens
postérieurs à Théophraste et Eudème au développement de la
logique n’est guère considérable. Les innovations viennent d’auteurs
extérieurs à l’école, tels que Galien (même s’il est faux qu’il ait
découvert la quatrième figure du syllogisme « aristotélicien » comme
on l’a cru autrefois). Alexandre d’Aphrodise écrivit un vaste
commentaire sur les Premiers Analytiques, et une monographie
séparée, aujourd’hui perdue, sur les Syllogismes avec prémisses mixtes
(c’est-à-dire dont les prémisses relèvent de modalités différentes) ;
comme on pouvait s’y attendre, il adopte sur ce dernier point – non
sans discernement et sans y ajouter ses propres idées – la position
d’Aristote contre celle de Théophraste et Eudème.

Physique et métaphysique : destin


et providence

Aristote définissait le temps comme l’aspect nombré du


mouvement (Physique, IV), mesuré le plus clairement par le
mouvement de la sphère céleste, quoique ne s’identifiant pas avec
lui. Théophraste et Eudème adoptent la position d’Aristote, mais
Straton la rejette, pour la raison que mouvement et temps sont des
continuums alors que le nombre est fait d’unités discrètes ; il définit
le temps comme quantité ou mesure à la fois en mouvement et au
repos, ce qui lui donne une existence indépendante du mouvement.
Il est suivi sur ce point par Boethos (Simplicius, In Cat.). Alexandre
d’Aphrodise rejette explicitement cette théorie, qu’il attribue à
Galien ; de façon beaucoup plus claire qu’Aristote, il définit le temps
comme le nombre du mouvement de la sphère céleste la plus
extérieure. Aristote avait pensé qu’il ne pouvait y avoir de temps
que là où il y avait une âme, puisque sans âme il ne pouvait y avoir
dénombrement ; Alexandre soutient que le temps est par sa nature
propre une unité, et que c’est seulement dans notre pensée qu’il est
divisé par l’instant présent. Le temps en tant que tel pourrait donc
exister en dehors de tout dénombrement réel ; et Alexandre semble
identifier le temps ainsi conçu avec le mouvement continu numérable
de la sphère céleste la plus extérieure. De façon caractéristique,
Alexandre tout à la fois prétend simplement exposer la position
« aristotélicienne », cherche à la défendre, et introduit un nouveau
développement et un déplacement d’intérêt qui lui sont propres.
Théophraste n’a pas mis en question la théorie d’Aristote sur le
temps, mais il a rassemblé une foule de difficultés posées par la
définition aristotélicienne du lieu comme limite intérieure immobile
de ce qui entoure une chose. Impossible de dire cependant si ces
difficultés ont amené Théophraste à la rejeter purement et
simplement. Après avoir exposé dans ses grandes lignes la
conception du lieu proposée par son prédécesseur néoplatonicien
Damascius, Simplicius mentionne en passant que Théophraste
semble avoir anticipé cette théorie, interprétant le lieu comme la
position propre d’une partie appartenant à un tout complexe. Ce qui
n’est pas clair, c’est si Théophraste a déjà, comme le fait Damascius,
étendu ce concept aux lieux des choses de l’univers pris comme un
tout. Quant à Straton, il a rejeté la théorie aristotélicienne du lieu,
qu’il définissait comme l’intervalle, ou l’extension, délimité par la
surface la plus externe de ce qui est contenu, ou la surface la plus
interne de ce qui le contient, ce qui revient à dire que le lieu d’une
chose est, non pas comme chez Aristote ce qui la contient, mais
l’espace qu’elle occupe.
Pour Aristote, les choses sublunaires sont composées des quatre
éléments, la Terre, l’Air, le Feu et l’Eau (lesquels se transforment les
uns dans les autres), alors que les sphères célestes sont faites du
cinquième élément, l’Éther, qui a le pouvoir de se mouvoir, mais ne
connaît aucun autre type de changement. On a soutenu que
Théophraste avait rejeté le cinquième élément, et qu’il avait affirmé
que le Feu exige un substrat, d’une façon qui n’est pas celle des
autres éléments. Il est exact qu’au début du traité Du feu,
Théophraste fait observer que le feu terrestre exige un constant
apport d’aliment, ce qu’on pourrait estimer en contradiction avec
son statut d’élément premier ; en outre, il se demande si le Soleil, à
supposer qu’il ne soit pas fait de feu, ne serait pas, du moins, chaud.
De telles idées pourraient bien mener à une conception du monde
radicalement différente de celle d’Aristote ; mais il n’est pas sûr qu’il
en fut bien ainsi. Car la discussion qui ouvre ce traité ne se conclut
pas, et Théophraste se tourne vers des questions plus spécifiques,
non sans avoir fait remarquer que la nécessité de s’alimenter n’est
pas propre au feu, mais s’applique à tous les éléments sublunaires.
Quant au cinquième élément, Philopon semble dire que Théophraste
l’a conservé. Straton, lui, a incontestablement rejeté le cinquième
élément, et soutenu que les cieux sont faits de Feu ; les Stoïciens le
rejetèrent eux aussi, et attribuèrent un rôle majeur au Feu, puis, plus
tard, avec Chrysippe, au pneuma, comme supports du principe actif
de l’univers.
On a pensé que Théophraste a donné un plus grand rôle à la
chaleur, surtout celle du Soleil, dans le processus du changement
physique, et qu’il avait modifié la théorie aristotélicienne des
exhalaisons sèches et humides, réduisant les exhalaisons sèches à
une pure réflexion de la chaleur du Soleil. Mais tant dans la
Météorologie que dans le traité Du feu, Théophraste ne semble pas
s’écarter d’Aristote autant que cette hypothèse le suppose. Il faut de
plus poser encore ici la question de la cohérence d’Aristote. Car
Théophraste, en posant que le Feu était actif et les trois autres
éléments passifs, et en distinguant d’autre part entre la chaleur
génératrice du Soleil et le feu terrestre, ne faisait que développer des
thèmes déjà présents dans les écrits physiologiques et biologiques
d’Aristote, mais qui n’apparaissaient pas dans sa théorie physique
générale.
Théophraste niait l’existence du Moteur Immobile, mais il
soutenait néanmoins, avec Aristote, que le ciel a une âme (c’est aussi,
plus tard, l’opinion d’Alexandre d’Aphrodise, et de son maître
Herminos), et que le monde est éternel (il a polémiqué avec le
Stoïcien Zénon sur ce point – si l’on peut en croire une œuvre de
jeunesse de Philon d’Alexandrie).
Aristote soutenait que la matière était infiniment divisible et que
le vide n’existait pas. Les spécialistes ont attiré particulièrement
l’attention sur des contextes où Théophraste, expliquant les
processus physiques, fait usage de la notion de « passages » ou
« pores ». Mais il n’y a pas de contradiction entre cette idée et la
théorie physique d’Aristote, à moins de supposer que les pores
contiennent du vide ; en fait, ils contiennent plus probablement une
matière plus fine que celle qui les entoure. Straton, de son côté, était
prêt à admettre l’existence temporaire de lieux absolument vides à
l’intérieur des corps matériels. Théophraste semble avoir eu recours
au principe selon lequel « la nature a horreur du vide » pour
expliquer les vents. Tout cela est encore bien loin de la conception
des Atomistes, selon laquelle des particules discrètes de matière se
déplacent dans un espace vide. D’autre part, pour rendre compte des
odeurs, qu’Aristote expliquait par la propagation d’un changement
dans le milieu intermédiaire, Théophraste introduit des exhalaisons
matérielles : peut-être faut-il voir là une tendance à proposer des
explications matérialistes.
Sur ces sujets de théorie physique, les Péripatéticiens d’époque
impériale, soucieux d’expliquer les textes d’Aristote, reviennent à
des positions orthodoxes. Mais sur d’autres aspects de l’organisation
du monde naturel, les Péripatéticiens tardifs se voient contraints de
développer des positions « aristotéliciennes » sur des points
auxquels Aristote avait accordé peu ou pas d’attention directe. Les
Stoïciens avaient placé le destin et la providence divine au centre du
débat philosophique. Aristote n’avait pas grand-chose à dire sur le
premier sujet ; quant au second, l’exposé qu’il propose dans la
Métaphysique sur le Moteur Immobile, qui se contemple lui-même et
produit le mouvement parce qu’il est objet de désir, sans en être lui-
même affecté, paraît bien être une négation radicale de la providence
(à en juger cependant par ce qui nous reste de ses œuvres
« publiées », sa position y était peut-être moins tranchée).
La nature de l’intervention divine dans l’univers est au cœur du
traité Du monde, attribué à Aristote, mais qui est selon toute
vraisemblance une œuvre plus tardive, sans doute de l’époque
romaine. On y voit Dieu comparé au roi des Perses, régnant par
autorité déléguée ; l’influence divine est présente dans le monde,
mais Dieu lui-même en est éloigné, comme il convient à sa dignité.
D’autres interprètes avaient cependant une position plus tranchée, si
bien que, dans les sources chrétiennes comme païennes – et entre
autres chez Arius Didyme et Diogène Laërce – l’opinion
régulièrement attribuée à Aristote est que le ciel est l’objet de la
providence divine, mais non le monde sublunaire. Le Platonicien
Atticus attaque vivement Aristote pour avoir soutenu cette théorie
(et pour avoir nié l’immortalité de l’âme) ; la théorie d’Aristote ne
différerait pas de celle d’Épicure qui, lui, aurait le courage de ses
opinions : il refusait absolument toute providence, alors qu’Aristote
la laisse subsister, mais dans un contexte où elle ne nous apporte
aucun avantage.
Sans doute pour répondre à Atticus, Alexandre d’Aphrodise a
développé une théorie « aristotélicienne » de rechange au sujet de la
providence, théorie conservée en partie dans son traité Sur la
providence, qui a survécu en deux traductions arabes, et,
fragmentairement, en divers textes courts qui lui sont attribués. La
providence réside dans le ciel, dit Alexandre, et elle s’exerce depuis
le ciel sur la région sublunaire, sujette à la génération et à la
corruption, ce qui en fait la seule partie de l’univers qui en ait
véritablement besoin. Cependant, elle n’intervient dans le monde
sublunaire que pour préserver l’éternité des espèces naturelles ;
contrairement à ce qu’affirmaient à l’époque certains philosophes,
notamment platoniciens, elle ne s’intéresse pas à la vie des
individus. La solution proposée par Alexandre lui permet de rendre
compte des malheurs individuels, tout en évitant de mêler la divinité
à des affaires indignes d’elle – c’est un reproche qu’il adresse sans
cesse aux Stoïciens. Alexandre reprend en fait ici un matériel
authentiquement aristotélicien pour le présenter sous un jour
nouveau. Aristote lui-même, dans l’avant-dernier chapitre de son
traité De la génération et de la corruption, soutient que les mouvements
du ciel, et en particulier les mouvements saisonniers du Soleil,
préservent la pérennité de la génération dans le monde sublunaire,
et par conséquent celle des espèces naturelles ; et Critolaos a tiré
argument de l’éternité des espèces naturelles pour prouver l’éternité
du monde. Avant que ne soit connu le texte en arabe du traité Sur la
providence, on a pu reprocher à la théorie d’Alexandre son caractère
« mécaniste ». En fait, le texte arabe le démontre clairement,
Alexandre entend bien affirmer que la divinité est consciente des
effets bénéfiques qu’elle produit dans le monde sublunaire ; mais on
ne voit pas comment il concilie cette position avec le livre Λ de la
Métaphysique.
De la même façon, à propos du destin, Alexandre adapte des
thèmes aristotéliciens. Selon Aristote, ce qui est naturel se vérifie le
plus souvent, mais pas dans tous les cas ; et Alexandre, dans son
traité Du destin, soutient que le destin des individus est leur nature,
ou – citant Héraclite – leur « caractère », lequel le plus souvent
détermine ce qui leur arrive, mais pas toujours. Alexandre n’était
peut-être pas le premier à avancer cette opinion ; en tout cas, l’un des
textes qu’on lui attribue s’efforce de retrouver une telle notion du
destin dans les deux passages où Aristote utilise l’adjectif « marqué
par le destin », chez Théophraste, et enfin chez un certain Polyzélos,
inconnu par ailleurs.
Alexandre refuse toutefois absolument le concept stoïcien d’un
destin déterminant toute chose de façon inexorable. L’unité de
l’univers, dit-il, est maintenue non par l’enchaînement des causes et
des effets, mais par le mouvement régulier du ciel ; dans l’univers,
de même que dans une maison, les variations mineures sur des
questions de détail ne dérangent pas l’ordre du tout (Alexandre
d’Aphrodise, Du destin, chap. XXV). La ressemblance avec la théorie
de la providence est évidente, comme l’est aussi la récurrence de
l’idée péripatéticienne, déjà rencontrée et dans la Métaphysique de
Théophraste et dans le De mundo, d’un univers conçu comme une
hiérarchie où il n’est pas possible que règne à chaque niveau le
même degré d’ordre, de bonté et de perfection. Il est tentant de voir,
dans l’éloignement du Dieu du De mundo, et dans les attaques
dirigées par Alexandre contre les Stoïciens et leur dieu impliqué
jusqu’au dernier détail dans le gouvernement du monde, le reflet de
l’évolution politique, en un temps où la cité-État grecque est
remplacée par des souverains terrestres de plus en plus éloignés de
leurs sujets, monarques hellénistiques d’abord, puis empereurs
romains ; mais le fait que cette image hiérarchique soit déjà présente
chez Aristote (Métaphysique, Λ, 10), nous invite sans doute à la
prudence.
Théophraste et Straton ont consacré peu d’attention à ce
problème de métaphysique générale qu’est le statut des universaux.
Avec le renouveau de l’aristotélisme, lorsque les Catégories furent
placées en tête de toute la série des œuvres d’Aristote, il devint un
problème central. Alexandre d’Aphrodise est le philosophe dont
nous connaissons le mieux la pensée, mais ses théories ont été
anticipées par Boethos, et une partie de notre information sur
Alexandre nous vient de textes courts qui ne sont peut-être pas tous
authentiques. Les définitions, nous disent ces textes, portent sur des
formes ou spécifiques ou génériques, qui n’incluent aucune des
particularités des individus, telles que le nez camus de Socrate – ces
particularités étant dues à la matière – mais qui ne sont cependant
pas universelles en elles-mêmes ; la nature de l’être humain resterait
identique même s’il n’existait qu’un seul être humain. Socrate existe
parce que « être humain » existe, et non l’inverse ; mais « être
humain » n’existerait pas s’il n’existait aucunêtre humain individuel.
Il semble raisonnable de supposer que tous les êtres humains ont la
même nature ou forme, qui est la forme de l’espèce humaine, mais
ma forme et la vôtre sont les mêmes seulement en « espèce », ou en
« forme » (le mot est le même en grec), non numériquement ; ou,
pour le dire autrement, parler de « la même forme » ne signifie pas
qu’il existe une forme unique, numériquement individuelle, que
vous et moi nous partageons. La première expression suggère une
doctrine des formes individuelles (non pas, bien entendu, au sens où
la forme de chaque personne inclurait des particularités individuelles,
mais seulement au sens où votre forme et la mienne sont deux
exemplaires du type « forme de l’être humain ») ; la seconde
expression suggère qu’une forme est un genre de choses auquel les
questions d’identité ou de différence numériques ne s’appliquent
pas. La question de savoir si Aristote a lui-même cru à l’existence de
« formes individuelles », et si oui dans quel sens, est l’une des
interrogations majeures qui se posent aujourd’hui.
Dans l’Antiquité comme de nos jours, on a reproché à Alexandre
d’Aphrodise d’avoir une position nominaliste, et donc non
aristotélicienne. Certaines de ces critiques se placent d’un point de
vue platonicien, et sont donc suspectes quand il s’agit de juger ce qui
est aristotélicien et ce qui ne l’est pas. Pour Aristote comme pour
Alexandre, les universaux existent en tant que constructions
mentales post rem ; mais ils jugent important que ces constructions
mentales ne soient pas arbitraires, qu’elles reflètent la réalité
fondamentale des formes spécifiques. Ces formes sont certes le
produit du pouvoir d’abstraction propre à l’intellect, mais cela ne
signifie pas que nous soyons libres de décider quels traits il convient
d’abstraire. Au contraire, pour reprendre l’exemple de l’être humain,
ce qui importe à propos de chaque homme, c’est qu’il est un être
humain, alors que les divers accidents dus à la matière sont
d’importance secondaire. Cela explique qu’on puisse trouver dans
certains textes attribués à Alexandre l’idée que l’universel est
antérieur à tout individu particulier ; on observera que l’insistance
accordée, dans sa théorie sur la providence, à la conservation des
espèces s’accorde bien avec l’affirmation de la réalité de la forme
spécifique – même si on peut se demander s’il est légitime d’utiliser
des idées empruntées à un secteur de la philosophie d’Alexandre
pour régler un problème posé par un autre secteur.
On a encore reproché à Alexandre d’être non aristotélicien en ce
qu’il réduirait le rôle de la forme par rapport à celui de la matière.
Cela concerne principalement la question de l’âme.

L’Âme
Selon la définition d’Aristote, l’âme est la forme de l’être vivant.
Elle n’est donc ni une entité séparable et immatérielle (comme le
voulait Platon) ni un ingrédient matériel distinct dans la créature
entière (comme le soutiendra par exemple Épicure). Cependant,
l’âme selon Aristote n’est pas simplement un produit de
l’arrangement des parties du corps, réductible à ces parties ; le corps
s’explique par l’âme, et d’une manière générale les composés de
matière et de forme doivent s’expliquer par la forme. Un corps
humain a une certaine structure, qui est telle qu’elle permet à l’être
humain de fonctionner selon son mode propre.
Si le corps s’explique par l’âme et non l’inverse, cela ne signifie
pas qu’un certain arrangement des parties du corps ne soit pas une
condition nécessaire pour l’existence d’un certain type d’âme. Ainsi,
dans le cas de l’âme perceptive, on reconnaît avec évidence l’organe
corporel qui est en relation avec telle faculté : l’œil pour la vision,
l’oreille pour l’audition. On voit avec moins d’évidence comme relier
l’âme au corps en général – comment âme et corps interagissent,
mais aussi, quelle partie du corps joue un rôle particulièrement vital.
Aristote avait cru reconnaître que le moyen physique par lequel
l’âme opère est un « souffle (pneuma) congénital », et que le cœur est
un organe essentiel pour la vie, le premier à se développer dans
l’embryon. Seul parmi toutes les facultés de l’âme, l’intellect n’était
relié à aucun organe particulier ; et, dans le fameux chapitre III, 5, du
traité De l’âme, Aristote établit une distinction dans l’intellect entre
« celui qui produit toutes choses » et « celui qui devient toutes
choses », présentant, semble-t-il, le premier comme impérissable, à la
différence du second. Tout l’enjeu du débat sur l’âme dans l’école
aristotélicienne est de clarifier ces questions, et les différentes
tentatives en ce sens furent influencées, à des degrés divers, par les
attitudes des contemporains et les positions des autres écoles
philosophiques. Il sera plus commode de considérer d’abord la
nature de l’âme entière et ses rapports avec le corps, et ensuite,
séparément, la question de l’intellect.
Parmi les disciples immédiats d’Aristote, Dicéarque pensait que
l’âme est une « harmonie » ou un mélange des quatre éléments dans
le corps, opinion qui, selon certains de ceux qui la rapportent,
équivaut à nier purement et simplement l’existence de l’âme.
Aristoxène, lui aussi, ne voyait dans l’âme qu’une harmonie ou une
mise en accord du corps.
Aristote et Théophraste avaient utilisé le pneuma pour rendre
compte de certains processus corporels ; pour Straton, les activités de
l’âme s’expliquent par un pneuma qui se répand à travers le corps à
partir de la partie « gouvernante », qu’il situe non pas dans la
poitrine (comme le faisaient Épicure et les Stoïciens), mais dans la
tête, ou plus précisément dans l’espace entre les sourcils. Tertullien
illustre la théorie de Straton par une comparaison avec l’air qui passe
par les trous d’une flûte ; les Stoïciens utiliseront l’exemple des
tentacules du poulpe. Straton est ici influencé par des découvertes
contemporaines en médecine et en anatomie. Toute sensation,
affirme-t-il, est ressentie dans la partie « gouvernante » de l’âme, et
non dans les extrémités du corps ; et toute sensation implique
pensée. On a pu opposer Straton et Aristote sur ce sujet, en
soulignant que pour le premier, toute pensée en dernière analyse
dérive de la sensation ; mais il faudrait d’abord être sûr qu’Aristote
lui-même voyait dans l’intuition un mode de cognition indépendant
de la sensation, ce qui est pour le moins contestable.
Ariston de Céos, successeur de Lycon, a peut-être souligné la
distinction entre âme rationnelle et irrationnelle, contre les Stoïciens,
mais dans un contexte relevant de l’éthique plutôt que de la théorie
de l’âme. Selon Critolaos, l’âme est constituée d’éther, cinquième
élément. Cicéron affirme qu’Aristote identifiait âme et éther, mais
c’est peut-être là le résultat d’un malentendu, facilité par le fait que
d’autres écoles avaient répandu l’idée que l’âme est matière.
Selon Andronicos, l’âme est la puissance qui provient du
mélange des éléments corporels ; il est peut-être suivi en cela par
Aristote de Mytilène, maître d’Alexandre d’Aphrodise, et en tout cas
par Alexandre lui-même (De anima). On a reproché à Alexandre
d’interpréter Aristote dans un sens matérialiste, en faisant de l’âme
une forme, certes, mais en considérant la forme comme secondaire
par rapport à la matière. La façon dont il construit sa théorie semble
bien indiquer qu’à ses yeux la forme en général, et l’âme en
particulier, sont le produit d’un ajustement matériel : sa théorie de
l’âme apparaît comme le couronnement d’une analyse qui part des
simples éléments physiques, et se construit par des structures de
plus en plus complexes. Il n’y a cependant rien de non aristotélicien
dans l’affirmation qu’un certain arrangement du corps est une
condition nécessaire pour l’existence de l’âme. Et il se peut
qu’Alexandre ait voulu défendre une position authentiquement
aristotélicienne contre des interprétations plus matérialistes. La
théorie d’Alexandre exclut sans aucun doute toute immortalité
personnelle ; mais c’est aussi le cas de celle d’Aristote, à l’exception
possible des remarques obscures de son De l’âme, III 5 sur l’Intellect
Agent. Alexandre a comparé l’âme, comme principe de mouvement,
à la « nature » des corps simples (par exemple, pour la Terre, la
pesanteur). En recourant à cette notion de « nature » (conception
bien aristotélicienne), il explique l’application aux corps simples de
l’affirmation d’Aristote : tout ce qui se meut est mû par quelque
chose (Physique, VIII, 4), qu’il défend contre Galien dans un traité
conservé uniquement en arabe. On peut y voir l’une des origines de
la théorie de l’impulsion, utilisée par Philopon pour expliquer le
mouvement forcé des projectiles (sur ce dernier point, Alexandre
s’en tient à l’opinion aristotélicienne orthodoxe : ce phénomène a
pour cause la transmission du mouvement par l’air situé derrière le
projectile), théorie qui, de Philopon, est passée dans la science
médiévale.

L’intellect

Le débat sur la théorie aristotélicienne de l’intellect commence


dès Théophraste. Elle pose un problème épineux : comment
l’intellect, qui ne peut avoir de nature propre, puisqu’il doit être
capable de recevoir toutes les formes intelligibles, pourrait-il donc
entreprendre le travail d’abstraction par quoi il va séparer les formes
de la matière ? Plus tard, Alexandre d’Aphrodise (De anima) s’en
expliquera en disant qu’à la naissance, notre intellect n’est pas
vraiment semblable à une tablette de cire non écrite, mais bien plutôt
à la non-écriture de la tablette ; et Xénarque, Péripatéticien du temps
d’Auguste, suggérera, sérieusement ou comme une reductio ad
absurdum, qu’il faut identifier l’intellect potentiel avec la matière
primordiale. Il était naturel de considérer que les remarques
d’Aristote dans le De l’âme, III, 5 sur un intellect actif qui « produit
toutes choses », opposé à un intellect passif « qui devient toutes
choses », orientaient vers une solution du problème.
Dans le traité De la génération des animaux, Aristote indique par
ailleurs, et sans s’expliquer très clairement, que l’intellect, seul de
toutes les facultés de l’âme, entre dans la semence mâle « de
l’extérieur ». Un rapport entre ce texte et l’Intellect Agent du De l’âme
fut plus tard établi. Selon le De intellectu attribué à Alexandre, l’un de
ses prédécesseurs, peut-être son maître Aristote de Mytilène, réfuta
l’objection selon laquelle un tel intellect ne saurait « venir de
l’extérieur » puisque, étant immatériel, il ne pouvait changer de lieu.
Ce penseur commençait par expliquer le rôle de l’Intellect Agent qui
n’est pas, selon lui, un élément de l’âme de chaque individu
séparément, mais l’intelligible suprême, le Moteur Immobile, qui
agit sur nos intellects de façon à développer leur potentialité en nous
faisant penser à lui. L’objection concernant le mouvement était
ensuite ainsi réfutée : l’Intellect Agent est présent partout dans le
monde, mais il ne produit de l’intelligence que dans les parties de la
matière qui lui sont appropriées – c’est-à-dire les êtres humains, ou
toute autre intelligence supérieure. À quoi l’auteur du De intellectu
répond par des objections semblables à celles qu’ailleurs Alexandre
oppose au panthéisme stoïcien : l’intervention du divin dans le
monde sublunaire n’est pas compatible avec son éminente dignité.
L’auteur du De intellectu conserve cependant pour l’essentiel cette
explication de l’action de l’Intellect Agent sur les intellects humains ;
c’est parce que nous prenons conscience de lui qu’il devient pour
nous un paradigme de l’intelligible. Mais il semble alors que Dieu
soit la première chose que nous pensions réellement, alors qu’il
serait plus vraisemblable de placer la conscience de Dieu en nous au
sommet de notre intellection. Le De anima d’Alexandre, qui est
certainement authentique, avance deux autres justifications du rôle
de l’Intellect Agent : puisqu’il est l’intelligible suprême, il faut qu’il
soit ce qui rend les autres choses intelligibles ; et il est aussi ce qui
rend les choses intelligibles car il les fait tout d’abord exister, étant
lui-même le Moteur Immobile. Aucun de ces deux raisonnements
n’explique cependant comment l’Intellect Agent nous fait avoir
l’intelligence. Ici comme ailleurs, et comme il est naturel chez un
commentateur, Alexandre se borne à résoudre le problème
immédiat. On aurait pu avancer comme explication que l’intellect
divin contenait déjà en lui-même les pensées que nous allons
appréhender ; mais c’est là essentiellement la position de Plotin ; et
s’il est possible que Plotin doive quelque chose à la théorie
d’Alexandre sur l’intellect, nous n’avons cependant pas d’indication
qu’Alexandre lui-même ait effectivement défendu cette thèse.
Le De anima d’Alexandre a-t-il été écrit pour apporter des
améliorations au De intellectu ? Identifiant l’Intellect Agent avec
Dieu, et non avec une partie de l’âme individuelle, les deux exposés
sont d’accord pour nier l’immortalité personnelle. Puisque, pour
Alexandre comme pour Aristote, la pensée est identique en sa forme
avec ses objets, et puisque le Moteur Immobile est pure forme sans
matière, d’une certaine façon nos esprits deviennent le Moteur
Immobile lorsqu’ils le pensent : ils obtiennent donc par là une sorte
d’immortalité temporaire ; mais c’est bien tout. On peut se
demander si une telle affirmation doit se lire en termes mystiques,
ou si elle vient simplement de l’ingéniosité incontestable avec
laquelle Alexandre essaie de clarifier la doctrine aristotélicienne. De
plus, l’exégèse d’Aristote ainsi proposée par Alexandre est elle-
même contestable. Contre Alexandre et contre Averroès (qui adopte
l’interprétation de l’Intellect Agent proposée par Alexandre, mais
s’en distingue en affirmant que l’intellect passif, ou potentiel, est lui
aussi unique, le même chez tous les individus), saint Thomas
soutiendra plus tard qu’Aristote avait voulu faire de l’Intellect Agent
un élément personnel propre à l’âme de chaque individu, et qu’il
croyait donc à une immortalité personnelle. À la Renaissance en
Italie, l’interprétation de l’intellect proposée par Alexandre sera au
cœur du débat sur l’immortalité.

Éthique, politique, rhétorique


Durant toute la période étudiée, l’éthique péripatéticienne se
caractérise par une opposition aux paradoxes extrêmes du stoïcisme.
La passion rhétorique pour l’antithèse a peut-être joué un rôle ; à
plusieurs reprises, Cicéron affirme que Théophraste a abaissé la
vertu en soutenant que les biens extérieurs, qui dépendent du
hasard, sont nécessaires au bonheur. Or la position de Théophraste
n’est pas si éloignée de certains aspects de la pensée aristotélicienne ;
après tout, selon Aristote, il est absurde de déclarer heureux un
homme qu’on est en train de torturer (Eth. Nic., VII).
Critolaos disait lui aussi que le bonheur est « achevé » par la
réunion des trois catégories de biens, biens de l’âme, biens du corps,
et biens extérieurs ; mais il soutenait aussi que si l’on plaçait la vertu
dans l’un des plateaux de la balance, et dans le second les biens
corporels et les biens extérieurs, la balance pencherait fortement du
côté du premier plateau. L’exposé de la doctrine d’Aristote chez
Diogène Laërce (V, 30) s’accorde avec Critolaos : on y considère les
biens corporels et extérieurs comme des parties de la vertu. De son
côté, Arius Didyme, cherchant à réconcilier la morale aristotélicienne
avec la morale stoïcienne, rejette explicitement l’opinion de Critolaos
et affirme que les biens corporels et extérieurs sont utilisés par
l’activité vertueuse.
À l’époque impériale, l’opposition aux doctrines éthiques
extrémistes enseignées par les Stoïciens joua un rôle dans le
renouveau d’intérêt pour l’aristotélisme. Cela est particulièrement
remarquable dans le traitement du pathos, « émotion », qu’Aristote
avait considéré comme un élément fondamental de l’éthique. Les
Stoïciens réservaient ce terme à des réactions émotives dépassant la
droite raison, et considéraient par conséquent que tous les pathè
étaient uniformément mauvais (ils reconnaissaient pourtant une
classe d’« émotions bonnes », eupatheiai, telles que la « vigilance »,
opposée à la peur). D’une manière bien caractéristique, les
Péripatéticiens recommandent non l’absence de passions, apatheia,
mais la modération dans les passions, metriopatheia ; comme l’avait
enseigné Aristote lui-même, ne pas montrer de colère lorsque la
colère est naturelle est un défaut (Eth. Nic., II, 7).
Selon Arius Didyme, Aristote pensait que le pathos n’est pas un
mouvement excessif de l’âme, mais bien un mouvement irrationnel
capable de donner lieu à des excès. Andronicos partageait avec les
Stoïciens l’idée que tout pathos implique la supposition qu’une chose
est bonne ou mauvaise, et Boethos soutenait que le pathos est un
mouvement possédant une certaine magnitude. Aspasios rejetait ces
deux opinions, creusant l’écart entre la position péripatéticienne et
celle des Stoïciens. Le rôle d’Aspasios dans le développement de
l’éthique aristotélicienne comme sujet d’étude est au centre d’un
récent débat. Son commentaire sur l’Éthique à Nicomaque inclut les
« livres communs », qui nous ont été transmis comme faisant partie à
la fois de l’Éthique à Nicomaque et de l’Éthique à Eudème. On a montré
que c’est au temps d’Aspasios qu’on a commencé à étudier et citer
régulièrement l’Éthique à Nicomaque plutôt que l’Éthique à Eudème
(ainsi dans les Problèmes éthiques attribués à Alexandre d’Aphrodise).
Considérant l’immense influence exercée par l’étude de l’Éthique à
Nicomaque sur la réflexion morale jusques et y compris au XXe siècle
(pour la philosophie antique, cette œuvre fut longtemps au cœur du
curriculum de philosophie à l’université d’Oxford, avec La
République de Platon), l’importance de ce changement ne saurait être
trop soulignée.
Les Stoïciens fondaient leur éthique sur l’« appropriation »,
oikeiôsis, par laquelle les créatures vivantes prennent connaissance de
leur propre identité. L’« inclination » la plus fondamentale vise à la
conservation de soi-même, qui se développe de deux façons chez les
êtres humains à mesure qu’ils parviennent à maturité : l’individu en
vient à reconnaître d’abord que la vertu et la raison s’identifient avec
son intérêt personnel véritable, et deuxièmement que les autres lui
sont proches. On a tenté de faire remonter cette doctrine stoïcienne
au Lycée postaristotélicien. Elle est d’ailleurs attribuée à Aristote lui-
même par Arius Didyme, par Boethos et par Xénarque, mais il s’agit
peut-être là simplement d’une influence stoïcienne sur les
Péripatéticiens, et, au moins dans le cas d’Arius, d’une volonté
d’assimiler l’une à l’autre les philosophies aristotélicienne et
stoïcienne. Théophraste parlait d’une « affinité » (oikeiotês) entre tous
les êtres humains et les animaux, mais c’est là une chose différente
du processus d’« appropriation » décrit par les Stoïciens. Cependant,
certains Modernes ont soutenu que, si au livre V du De finibus,
Cicéron présente en gros les opinions d’Antiochos d’Ascalon, une
bonne part de ce livre, et notamment l’exposé sur le développement
moral de l’homme comme « appropriation », dérive de Théophraste.
Quant à la politique, Dicéarque expose dans son Tripoliticus la
doctrine de la Constitution mixte, combinaison de monarchie,
aristocratie et démocratie, meilleure que chacun de ces trois
systèmes. Le concept était déjà présent, appliqué à Sparte, chez
Platon (Lois, IV) et chez Aristote (Politiques, II, 6) ; il sera plus tard
appliqué à Rome par Polybe et par Cicéron (République, I et II) ; il
apparaît chez Arius Didyme.
Théophraste a continué, après Aristote, l’étude de la rhétorique ;
il a développé à partir de matériaux aristotéliciens une doctrine des
quatre vertus du style (correction, clarté, convenance, ornement) qui
devint la norme pour les écrivains postérieurs, et il a traité de
l’énonciation, sujet négligé par Aristote. Par la suite, la rhétorique se
constitua en étude autonome, et son développement se fit en dehors
de la philosophie péripatéticienne.
Conclusion
L’histoire de l’aristotélisme dans le monde antique s’arrête à
Alexandre d’Aphrodise et Thémistius. L’on a déjà indiqué ici l’une
des raisons de son premier déclin, à l’époque hellénistique :
l’absence d’un programme clair à opposer aux attraits des
philosophies dogmatiques, stoïcienne et épicurienne, d’une part, et à
ceux du scepticisme des Pyrrhoniens et de l’Académie, d’autre part.
Lorsque l’aristotélisme déclina une seconde fois, ce fut
vraisemblablement pour des raisons inverses : dans la forme qu’il
avait prise à l’époque impériale, l’aristotélisme était trop étroitement
lié à l’explication des textes ; il n’avait ni l’envergure ni les attraits du
platonisme dogmatique revivifié. On aurait en fait sans doute pu
mieux faire ; le travail d’Alexandre d’Aphrodise sur l’intellect aurait
pu ouvrir une voie différente. Mais le développement de ses idées
aurait mené à une position assez semblable à celle des
Néoplatoniciens. Et c’est peut-être une autre raison du déclin de la
tradition péripatéticienne.
Certains voient chez Alexandre une tension entre naturalisme et
mysticisme, ou pensent même que toute l’histoire de la tradition
péripatéticienne dans l’Antiquité peut se lire comme une difficile
oscillation entre un matérialisme qui ne se distingue pas assez du
stoïcisme, et par ailleurs une croyance en des principes immatériels,
pas assez différente du platonisme ; l’école a décliné faute d’une
doctrine qui fût clairement sienne.
Cependant, la fin de la tradition purement péripatéticienne ne fut
pas la fin de l’aristotélisme ; il se perpétua de deux façons. Les
œuvres d’Aristote continuèrent d’être étudiées par les
Néoplatoniciens, qui les appliquaient, il est vrai, au monde sensible,
opposé au monde supérieur, intelligible ; d’ailleurs, même lorsqu’il
s’agissait du monde intelligible, l’influence des doctrines et des
thèmes aristotéliciens, transmis par l’école péripatéticienne, se faisait
encore sentir. La doctrine selon laquelle les Formes platoniciennes se
trouvent à l’intérieur de l’Intellect divin remonte peut-être à
Xénocrate, troisième successeur de Platon à l’Académie ; mais le
développement de la théorie de l’intellect chez les Médioplatoniciens
et chez Plotin doit beaucoup à la doctrine aristotélicienne de
l’Intellect Agent et à l’interprétation de Dieu comme pensée
immatérielle se pensant soi-même. Les commentateurs
néoplatoniciens n’adoptèrent pas tous la même approche des œuvres
d’Aristote – Philopon, en particulier, rejette volontiers certaines
positions aristotéliciennes ; mais même une réaction critique révèle
une forme d’influence.
Peut-être Aristote lui-même aurait-il souhaité cette sorte de
réaction. Car le second aspect de l’héritage que l’aristotélisme
antique a légué à la pensée ultérieure, c’est une approche de la
philosophie qui consiste à poser des questions et à y répondre :
comme on le voit dans les Quaestiones attribuées à Alexandre
d’Aphrodise, et dans le genre médiéval des réponses aux objections ;
mais aussi, plus généralement, par une attitude mentale et une
méthode. C’est là une approche éminemment aristotélicienne, car
Aristote lui-même disait qu’il est avantageux, en toute recherche, de
« bien formuler les difficultés » (diaporèsai kalôs, Métaphysique, B 1).
Nous ne saurons jamais jusqu’à quel point il considérait les solutions
qu’il avait apportées comme définitives, ni quel jugement il aurait
porté sur les voies par lesquelles ses successeurs ont continué le
processus qu’il avait entrepris.
Robert W. SHARPLES
Je voudrais reconnaître ici ma dette considérable envers les écrits
de Paul Moraux et Hans Gottschalk.
Le présent article est une version remaniée de ma contribution au
volume II de la Routledge History of Philosophy, dirigée par David
Furley. Je remercie les éditions Routledge de m’avoir autorisé à la
reprendre dans cet ouvrage.
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Textes et traductions
Théophraste
Histoire des plantes, Suzanne Amigues éd., 4 vol., Paris, Les Belles
Lettres, coll. « Universités de France », 1988.
De causis plantarum, Benedict Einarson & George K.K. Link (eds),
Cambridge, Mass., Harvard University Press, Loeb Classical Library.
vol. I, 1976 ; vol. II et III, 1990.
Metaphysics, W.D. Ross & F.H. Fobes ed., Oxford University Press,
1929.
Métaphysique, André Laks & Glenn Most (ed.), Paris, Les Belles
Lettres, coll. « Universités de France », 1993.
Fragments, William W. Fortenbaugh, Pamela M. Huby, Robert W.
Sharples (grec et latin) et D. Gutas (arabe) [ed.], Theophrastus of
Eresus, 2 vol., Leyde, Brill, 1992.

Autres Péripatéticiens de l’époque hellénistique


WEHRLI, Fritz, Die Schule des Aristoteles, Bâle, Schwabe, 2e éd., 1967-
1978.

Aspasios, Alexandre d’Aphrodise et les commentateurs


néoplatoniciens d’Aristote
Textes grecs dans les Commentaria in Aristotelem Graeca (cités CAG),
Berlin, Reimer, 1883-1909.
Œuvres mineures d’Alexandre dans le Supplementum Aristotelicum II,
1-2, ibid., 1887-1892.
Traductions anglaises annotées dans la collection « Aristotelian
Commentators », sous la dir. de Richard Sorabji, Londres,
Duckworth, 1987.

Études
Générales
LYNCH, John P., Aristotle’s School, Berkeley, University of California
Press, 1972.
WEHRLI, Fritz, « Der Peripatos bis zum Beginn der römischen
Kaiserzeit », in Ueberweg Friedrich & Flashar, Helmut (ed.),
Grundriss der Geschichte der Philosophie. Die Philosophie der Antike, III,
Bâle, Schwabe, 1983, p. 459-599.

Théophraste
REGENBOGEN, Otto, art. « Theophrastos », in Pauly-Wissowa,
Realenzyklopädie der Altertumswissenschaft, Suppl., 7, 1940, col. 1354-
1562.
Nombreux articles sur divers aspects de l’œuvre de Théophraste
dans William W. Fortenbaugh et al., Rutgers University Studies in
Classical Humanities (= RUSCH), New Brunswick, Transaction, 2
(1985), 3 (1988), 5 (1992) et 8.

Straton
REPICI, Luciana, La natura e l’anima : saggi su Stratone di Lampsaco,
Turin, Tirrenia, 1988.

Andronicos et les Péripatéticiens de l’époque impériale


ANNAS, Julia, The Morality of Happiness, New York, Oxford University
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FORTENBAUGH, William W. (ed.), On Stoic and Peripatetic Ethics : the
Work of Arius Didymus, New Brunswick, Transaction, 1983 (RUSCH
1).
GOTTSCHALK, Hans B., « Aristotelian Philosophy in the Roman
World », in Hildegard Temporini & Wolfgang Haase (ed.), Aufstieg
und Niedergang der römischen Welt (= ANRW), 2e partie, vol. XXXVI, 2,
Berlin, De Gruyter, 1987, p. 1079-1174.
HAHM, David E., « The Ethical Doxography of Arius Didymus »,
ANRW, II, vol. XXXVI, 4, 1990, p. 2935-3055.
MORAUX, Paul, Der Aristotelismus bei den Griechen, Berlin, De Gruyter,
I, 1973 ; II, 1984 ; Jürgen Wiesner, III, 2001.
SHARPLES, Robert W., « Alexander of Aphrodisias : Scholasticism and
Innovation », ANRW, II, vol. XXXVI, 2, 1987, p. 1176-1243.
SORABJI, Richard (ed.), Aristotle Transformed : The Ancient
Commentators and their Influence, Londres, Duckworth, 1990.
Commentateurs antiques d’Aristote

Il est indéniable que la pratique du commentaire, qui devient


constitutive de l’activité philosophique à partir du Ier siècle avant J.-
C., fut indissociable de l’organisation des philosophes en écoles.
Quoi de plus scolastique, d’ailleurs, que le commentaire d’un texte
faisant autorité ? Il y a pourtant de nombreuses façons de se
rattacher à une école, ou d’être scolastique, ou de faire autorité. En
dépit d’un certain air de famille, les commentaires antiques
d’Aristote ont procédé d’entreprises fort différentes les unes des
autres, tant dans leurs présupposés idéologiques que par leurs
méthodes. Nous illustrerons cette situation en proposant un
panorama diachronique des lectures antiques d’Aristote, dans leurs
spécificités principales.

L’école naissante : les disciples


immédiats
Tout indique que les écrits d’Aristote que nous lisons aujourd’hui
posaient déjà de sérieux problèmes d’interprétation à ses disciples
immédiats, qui avaient pourtant eu l’occasion de suivre ses leçons et
de l’interroger. Ni Eudème ni Théophraste, pour citer les deux plus
importants (et sur qui nous sommes un peu renseignés) ne
témoignent jamais d’une acceptation univoque d’une « doctrine », a
fortiori d’un dogme, déjà fixés.
Eudème nous est surtout connu pour son activité de
commentateur de la Physique. Nous le découvrons, en des fragments
conservés par des commentateurs postérieurs (fr. 31-123b Wehrli), se
confronter au texte d’Aristote – un texte grosso modo identique, cela
vaut la peine d’être noté, à celui dont nous disposons aujourd’hui –,
en tentant, quelques années tout au plus après la mort de son auteur,
d’en rendre compte dans les moindres détails. Eudème tient déjà
certains passages pour incompréhensibles, mal écrits ou
doctrinalement sibyllins – ce qui explique qu’il en propose une
version abrégée et clarifiée. Cette expérience déroutante sera celle de
tous les commentateurs d’Aristote qui le suivront, par opposition
aux autres écoles antiques. On ne saurait simplement recevoir
d’Aristote une doctrine claire à professer. Commenter Aristote ne se
résume pas à expliquer ce que les phrases des traités veulent dire,
mais exige aussi de montrer, pas à pas, qu’elles disent quelque chose.
D’où le trait propre de l’exégèse aristotélicienne, qu’on décèle déjà
chez Eudème et dont l’aristotélisme ne s’est jamais départi :
l’imbrication unique du travail philologique et philosophique, et
l’équilibre toujours instable dans lequel se trouve le commentateur,
qui ne peut décider du sens sans établir la lettre, mais qui ne peut
non plus, réciproquement, fixer la lettre sans se laisser guider par le
sens.
Une constatation identique peut être faite au sujet de
Théophraste, même si l’engagement proprement philosophique est
plus marqué chez ce dernier que chez Eudème. Théophraste,
successeur d’Aristote à la tête du Lycée, n’a de cesse de s’interroger
sur le sens du système aristotélicien. Nous avons conservé, via les
commentaires plus tardifs, certaines de ses interrogations – souvent
critiques – sur la physique ou la psychologie d’Aristote. Mais nous
pouvons surtout encore lire un opuscule de sa plume, que les
modernes intitulent généralement « Métaphysique », et qui
rassemble une série d’apories suscitées par l’ontologie
aristotélicienne. On est fondé à lire ce texte comme une sorte de
questionnaire, instruisant deux lecture possibles de la doctrine
aristotélicienne de l’Être. Théophraste décèle, chez son maître, une
tension principielle entre un système concentré sur la substance
individuelle, qui représente alors une donnée première, et un autre
qui ne peut constituer la substance qu’en déployant certaines
récurrences formelles, fondées sur une unité de type générique, voire
analogique (Théophraste recourt ici aux discussions d’Aristote
portant sur les différents types d’unité, des plus restreints aux plus
larges, décisives pour comprendre son projet biologique, donc
ontologique). Ce faisant, Théophraste ouvre un espace théorique qui
va justifier, philosophiquement parlant, l’activité des
commentateurs. Commenter Aristote, ce ne sera pas seulement se
demander ce qu’Aristote voulait dire, ni simplement, au plan
pédagogique, enseigner Dieu sait quel dogme d’école, mais prendre
acte d’une indécision constitutive de la lettre de son corpus et
développer, dans un sens ou dans l’autre, une ontologie plus unitaire
et cohérente, exclusive de sa rivale.

L’école ressuscitée : Andronicos


de Rhodes et Boéthos de Sidon
On sait les vicissitudes de l’école péripatéticienne après la mort
de Théophraste. Les écrits scientifiques d’Aristote et de ses disciples
immédiats (Eudème, Théophraste, Straton) ne semblent plus
consultés par leurs successeurs à la tête de l’école. Le Lycée
abandonne la recherche spéculative aux nouvelles écoles
hellénistiques – Nouvelle Académie, Jardin, Portique – et ne
participe à aucune polémique intéressante avec ses rivaux durant,
grosso modo, tout l’âge hellénistique.
Il faut attendre le Ier siècle avant notre ère pour voir les choses
changer. Le premier diadoque aristotélicien à avoir composé une
œuvre philosophique digne de ce nom, à peu près entièrement
perdue, est Andronicos de Rhodes, que l’on crédite généralement du
renouveau des études péripatéticiennes. À en juger d’après les
maigres fragments à notre disposition, Andronicos conserve une
approche « hellénistique » d’Aristote. Sa lecture demeure proche de
l’ontologie des Catégories, qu’il radicalise même en soulignant la
bipartition entre la substance d’une part – sujet et substrat – et les
autres catégories d’autre part – prédicats et attributs. L’âme elle-
même, pour Andronicos, n’est pas encore placée au centre du
système, comme elle le sera chez Alexandre d’Aphrodise. Certes, elle
n’est pas ce presque rien qu’elle était pour l’Aristotélicien Dicéarque
deux siècles plus tôt, mais en adoptant la doctrine, sur ce point, de
Xénocrate, Andronicos choisit clairement de privilégier l’ontologie
des Catégories sur celle du De l’âme II. Les Catégories ne faisant
aucune place explicite à la forme (eidos) et ne reconnaissant comme
substances premières que les individus (composés de matière et de
forme selon le De l’âme et la Métaphysique), Andronicos choisit un
aristotélisme non hylémorphiste.
Les choses sont encore plus claires avec son successeur, Boéthos
de Sidon, sur lequel, malgré là encore un naufrage à peu près
complet des textes, nous sommes un peu mieux renseignés. Dans
son propre commentaire aux Catégories, en effet, Simplicius nous a
conservé, via le grand commentaire de Porphyre à cette œuvre
(comme le démontre un long fragment palimpseste de ce texte
nouvellement découvert et édité), quelques dizaines de fragments de
Boéthos, sur tous les points fondamentaux du traité d’Aristote. Il
s’en dégage une très forte impression d’unité. Boéthos a une lecture
systématisante d’Aristote, qui construit l’ontologie du Stagirite à
partir de, et en accord avec, les Catégories. Il ne s’agit pas seulement
du reflet des conditions matérielles de l’exégèse (disponibilité des
œuvres, critères pédagogiques, etc.). Un fragment important montre
que Boéthos avait pleinement conscience de s’opposer à une
ontologie de la forme en privilégiant celle du sujet-substrat
(Simplicius, In Cat. 78.4-20).
Qu’y dit Boéthos ? En deux mots, que la forme (eidos) n’est pas
substance (ousia), parce que la substance, dans la tripartition de
Métaphysique Ζ 3, ne saurait être que la matière ou le composé de
matière et de forme. La forme, ajoute-t-il sans plus de précision, doit
être rejetée dans une « autre catégorie » que la substance. Ce sera la
thèse qui, entre toutes, donnera le plus de fil à retordre à Alexandre.
Il faut prendre garde au fait que Boéthos n’est pas un réductionniste
d’obédience atomiste. Il considère que les catégories secondaires,
malgré leur subordination à la substance, sont bien réelles. Ce ne
sont pas seulement des apparences pour nous des substances. Il y a
vraiment du chaud, du rouge, du grand, voire du plus grand, etc.
dans le monde. Ce que Boéthos refuse, en revanche, c’est que l’on
accorde le titre de substance à ce qui est dans la substance comme
dans un substrat (à la façon, selon lui, de la forme) et que l’on
considère comme réellement existant ce dans la production de quoi
l’esprit joue quelque rôle.
En vertu du premier principe, la forme, c’est-à-dire la forme
individuelle, n’est pas une substance, mais (probablement) une
qualité. La seconde exclusion est elle aussi importante, surtout
comparée à ce que l’on trouvera chez Alexandre. Pour Boéthos, la
description ontologique du monde doit se garder de tout processus
produisant, à partir de simples idéalités, des entités réelles, voire
autosubsistantes. Il faut en outre saisir que l’universalisation d’une
telle forme est un pur jeu de l’esprit, sans correspondant réel ; de
même, sans doute, les « êtres géométriques », si l’on voulait y voir
autre chose que la configuration (qui, pour Aristote dans les
Catégories, est une qualité) de telle substance déterminée ; de même,
enfin, le temps, s’il est produit par l’âme.
Boéthos développe donc une théorie très matérialiste de
l’accident. Le monde physique, pour lui, se divise en amas et en
accidents matériels, qui sont des différences permettant de caractériser
ces amas. De telles caractéristiques existent, l’esprit ne fait que les
recueillir. La description qui résulte alors est phénoménologique, et
non physique, au sens où Boéthos ne se demande jamais si l’on peut,
sur une base rationnelle, réduire ces caractéristiques qui se donnent à
quelque chose d’ontologiquement plus primitif. La seule chose qui
importe, pour lui, est que l’on n’introduise aucun spectre
ontologique par contrebande. Prenons le cas le plus défavorable de
tous, celui de la relation. Pour Boéthos, la relation ne subsiste
aucunement en elle-même, en soi, mais est une propriété des
substances physiques. La seule différence avec une qualité est que
son « substrat » n’est pas une, mais (au moins) deux substances.
Celles-ci sont caractérisées par la relation qui les unit. Plus encore,
cette relation est reconductible à une chaîne matérielle continue.
Nous avons conservé l’exemple de la droite et de la gauche fourni
par Boéthos, qui explicite cette relation, pourtant bien évanescente,
en termes de parcours spatial entre les côtés de l’animal et ceux de
l’objet qui lui fait face (cf. Simplicius, In Cat. 167.2-18). Contre les
Stoïciens qui distinguaient être « par rapport à quelque chose » (pros
ti) et être « disposé d’une certaine manière en fonction de quelque
chose » (pros ti pôs echos), et qui déniaient que dans le second cas, il
faille postuler une « différence » (diaphora) ou une caractéristique
(charaktèr) dans la substance, Boéthos ne voit, dans les deux types de
cas, qu’une situation unique, où une différence inhérente à la
substance détermine une certaine caractéristique. Même dans le cas
de la droite et la gauche par exemple, cas emblématique du second
type de relation pour les Stoïciens, Boéthos soutient la présence
d’une différence produisant une caractéristique. Cette relation
présuppose en effet plusieurs objets matériels, dont l’un est un
animal latéralisé, et un parcours matériel possible entre eux. On peut
gager qu’il aurait similairement analysé la relation père-fils : comme
le parcours continu et assignable, dans des flux matériels, d’une
certaine configuration.
Boéthos est un penseur méconnu. Il est pourtant sans conteste le
philosophe le plus puissant du Ier siècle avant J.-C. C’est un
métaphysicien authentique, au programme ontologique conséquent,
pourvu d’une grande finesse analytique. Son engagement, on le voit
assez bien à la lumière des quelques indications qui précèdent, vise à
ménager une position aristotélicienne aux antipodes du platonisme –
puisqu’elle dégrade doublement la Forme, comme substance et
comme universel. Boéthos cherche sans doute même à rendre plus
décisive encore la critique au platonisme issue des rangs stoïciens, en
proposant une ontologie, fondée sur les Catégories, moins conciliante
à l’égard des fantômes de la raison que ne l’étaient les « énonçables »
(lekta) des Stoïciens. Sa doctrine de la relation l’atteste explicitement.
Il n’accorde aux Stoïciens aucun « être » de la relation, mais, de
manière presque brutale, il n’y voit qu’une propriété, aussi standard
qu’une banale qualité, des substances matérielles.

L’école impériale : Alexandre


d’Aphrodise

Alexandre d’Aphrodise est le premier Péripatéticien dont


l’œuvre nous soit conservée, et le dernier Péripatéticien non
platonicien de l’Antiquité. Cette première constatation a valeur
d’indice : tout semble indiquer qu’Alexandre a été transmis par les
écoles néoplatoniciennes de la fin de l’Antiquité, qu’il a donc été
perçu comme relativement compatible avec le platonisme.
Quelle est la tâche que se fixe Alexandre ? Expliquer Aristote,
considéré comme un maître insurpassable de vérité. La recherche
philosophique passe par un commentaire des textes – d’en gros tous
les textes – du Philosophe. Ce projet a plusieurs aspects distincts,
mais convergents. Son socle consiste en une exégèse littérale, ligne à
ligne, d’une grande partie du corpus d’Aristote. Aucun
commentateur n’a jamais atteint, en la matière, la perfection
d’Alexandre, qui sait mieux que quiconque conjoindre une juste
appréciation des détails du texte et une conscience aiguë de ses
enjeux les plus généraux. Aucun commentateur grec n’a sa
profondeur philosophique et Averroès, qui le surpasse probablement
dans ce domaine, ignore le grec et ne peut donc approcher les
développements d’Aristote aussi intimement qu’Alexandre.
Ces commentaires s’accompagnent de monographies assez
longues, consacrées à des thèmes philosophiques difficiles. Il s’agit
de sujets sensibles, où la doctrine aristotélicienne se trouve en
opposition frontale avec une autre école, le stoïcisme en l’occurrence.
Ce n’est pas un hasard si les monographies Du destin ou Du mélange,
par exemple, sont consacrées à des thèmes où les Stoïciens se sont
illustrés. Il peut cependant aussi s’agir, parfois, de discussions
internes à l’école péripatéticienne. Ainsi, la monographie De la
conversion des prémisses, conservée seulement en arabe, s’attaque à
une question très débattue par les premiers commentateurs (et en
particulier par Boéthos), mais qui n’implique guère de polémique
antistoïcienne.
On trouve, en troisième lieu, de nombreux textes assez brefs (les
plus courts font quelques lignes, les plus longs quelques pages), qui
traitent de difficultés particulières suscitées par des passages ou des
notions aristotéliciens. On a pris l’habitude d’appeler ces recueils
d’« apories et solutions », comme disent les manuscrits qui nous les
ont conservés, en recourant au nom latin de Quaestiones.
Contrairement à ce qu’une lecture superficielle pourrait laisser
croire, on voit se déployer, dans ces trois types de texte, une attitude
fondamentalement unique à l’égard d’Aristote. Il s’agit toujours
d’exégèse. Il faut comprendre les textes d’Aristote le mieux possible,
de la lettre la plus formelle – y compris grammaticale – aux options
philosophiques les plus générales. Alexandre intériorise à un très
haut degré la structure conflictuelle créée par la concurrence entre
plusieurs écoles. L’aspect le plus connu de cette attitude réside dans
les polémiques avouées avec d’autres écoles sur certains points de
doctrine. Les Stoïciens sont, à n’en point douter, l’adversaire
privilégié d’Alexandre, même si, curieusement, on ne trouve pas,
dans les œuvres conservées, de discussions autonomes de leurs
thèses logiques, voire ontologiques (en revanche, de telles critiques
affleurent à différents endroits du corpus des commentaires, lors
d’exégèses de passages se prêtant à une telle confrontation).
Les spécialistes modernes se sont souvent arrêtés à ces critiques
avouées d’Alexandre. C’était négliger ce qui fut peut-être la
dimension principale de son activité polémique. Alexandre est en
effet très opposé à la lecture d’Aristote typique des premiers
commentateurs. Ceux-ci, on vient de le souligner, développent une
interprétation Catégories-centristes d’Aristote, tant dans leur pratique
exégétique que dans leur credo doctrinal. Nul paradoxe, dès lors, à
voir en Boéthos l’ennemi le plus redoutable d’Alexandre. Non pas,
bien sûr, parce que celui-ci se sentirait plus proche des positions
stoïciennes, par exemple, que de celles de Boéthos, mais parce que ce
dernier pose à Alexandre un problème tactique particulièrement
délicat. Il défend en effet une interprétation radicale et, aux yeux
d’Alexandre, erronée de l’ontologie d’Aristote. Il faut donc à la fois
lui répondre et ne pas donner aux adversaires stoïciens ou
platoniciens l’apparence d’une discordance irrémédiable dans les
rangs péripatéticiens.
Mais de quoi s’agit-il ? On a dit comment Boéthos jugeait
incompatibles les Catégories et l’ontologie de la forme développée
dans les livres centraux de la Métaphysique. Pour le Sidonien,
l’ontologie de la substance première des Catégories nous force à
interpréter de manière radicale la liste des trois candidats au titre de
substance. La forme n’est pas substance, seuls la matière et le
composé de matière et de forme le sont. Alexandre soutient une
interprétation opposée. La forme, selon lui, est éminemment
substance, la matière et le composé ne le sont qu’à titre secondaire.
Deux conséquences. Tout d’abord, étant donné l’importance d’un
tel différend – nul ne déniera sa difficulté et sa « centralité »
aristotélicienne –, Alexandre y a consacré beaucoup de soin et
d’attention. En second lieu, et sur un plan de stratégie externe, il
était tout naturel qu’Alexandre estompe autant que possible le
caractère ad hominem de sa réponse. Il fallait tout à la fois déplacer le
centre névralgique de l’ontologie aristotélicienne des Catégories au
traité De l’âme et à la Métaphysique – et ne pas faire de publicité à ce
déplacement considérable. Alexandre se livre donc à un travail subtil
de rectification théorique. Sans jamais s’en prendre polémiquement à
Boéthos, il le corrige pourtant à de très nombreuses reprises, soit au
cours de ses commentaires, soit dans des Quaestiones. Il s’agit à
chaque fois de souligner que la forme n’est pas « dans » la matière
comme un accident dans une substance. Alexandre s’appuie pour
cela sur une typologie très généreuse des relations d’inhérence, à
laquelle Aristote lui-même semble faire droit en Physique IV 3
(210a14-24).
Une position aussi opposée à l’aristotélisme matérialiste de
Boéthos devait nécessairement avoir des conséquences sur le rapport
à Platon. Alexandre, cela va sans dire, n’est pas un Néoplatonicien et
n’a rien de néoplatonicien, au sens où il ne considère pas comme un
projet philosophique digne de ce nom de tenter de concilier Aristote
et Platon – et surtout pas (a fortiori) dans le sens d’une subordination
d’Aristote à Platon. Pour Alexandre, Aristote s’est tout bonnement
opposé à Platon sur plusieurs points fondamentaux faisant système :
le statut des Formes, mais aussi celui de l’Âme et du monde sensible.
Il n’empêche que l’opposition d’Alexandre à Platon est peut-être
moins viscérale que celle qu’il manifeste à l’égard des Stoïciens. Ce
qu’il reproche à Platon, ce sont des erreurs de doctrine, plutôt
qu’une doctrine de bout en bout erronée. Platon a trébuché en
séparant les Formes du réel sensible, en voyant dans l’Âme un
automoteur, en ne comprenant pas les principes qualitatifs à l’œuvre
dans le monde sensible. Mais il s’agit toujours là, au fond, de la
même erreur : une cécité à l’égard de la constitution hylémorphique
du monde. Alexandre sait sans doute gré à Platon, en revanche,
d’avoir reconnu, à la différence de Boéthos et des Stoïciens, la
validité primordiale de l’équation forme = Être.
Alexandre se rapproche incidemment de Platon, donc, parce que
l’aristotélisme qu’il professe est de toute évidence le plus proche
possible d’une doctrine standard des Idées. Il s’agit en effet d’un
aristotélisme très vertical, selon lequel les strates inférieures du réel
sont déterminées, et même informées, par des entités supérieures
toujours plus formelles. Alexandre affirme ainsi, à de nombreuses
reprises, que le sublunaire tire tout son ordre – donc son être – des
principes supralunaires. Il se rapproche par là des doctrines
privilégiées par l’Aristote du Protreptique, qui avait remplacé la
doctrine des Idées par une sorte de théologie astrale, mais qui était
encore sous l’influence des schèmes verticaux platoniciens.
Insistons cependant encore une fois sur le fait qu’Alexandre ne
« platonise » qu’en tant qu’il « aristotélise » dans une direction bien
déterminée. Le symptôme le plus net consiste peut-être dans
l’interprétation de l’action finale du Premier Moteur en termes
d’imitation (mimêsis). Aristote, comme on sait, n’emploie jamais cette
notion pour décrire la façon dont le Premier Moteur agit sur les
corps célestes, mais reste toujours très vague sur la façon dont il faut
comprendre comment l’« amour » des astres pour le Premier Moteur
se traduit par des trajectoires circulaires à vitesse constante. C’est
avec Alexandre que l’explication mimétique sinon voit le jour, du
moins s’impose dans l’exégèse aristotélicienne. Alexandre, ce faisant,
trahit-il la thèse aristotélicienne, pour en faire un succédané de
platonisme ? Ce reproche lui a été récemment fait par E. Berti. Nous
hésitons à le faire nôtre. Dès lors que l’imitation l’est d’une substance
première, fût-elle toute formelle, et non pas de la Forme (séparée) de
quelque chose, il n’y a rien d’irrémédiablement platonicien dans une
telle théorie. Aristote lui-même fait usage du terme d’imitation dans
des contextes verticaux proches (le cycle des générations, nous dit-il,
« imite » celui des astres). Si l’on prend au sérieux l’idée d’une
causalité finale du Premier Moteur – que Berti, précisément, rejette –
on ne peut qu’aboutir à une interprétation de type mimétique.
Le problème est identique avec la théorie alexandrique de la
Providence. Certes, dans son traité De la providence, conservé
seulement en arabe, Alexandre outrepasse la lettre aristotélicienne en
se rangeant à une doctrine superficiellement anachronique. Mais
abstraction faite de l’innovation terminologique, est-il vraiment si
peu aristotélicien de voir à l’œuvre, dans l’organisation du monde
sublunaire, une action providentielle des sphères supérieures ?
Guère. Alexandre, dans un cas comme dans l’autre, se borne à
clarifier ce qui était laissé dans une prudente pénombre par Aristote.
Quelle est finalement la thèse générale de l’aristotélisme
d’Alexandre ? Elle consiste, contre Boéthos, à voir dans la forme, et
non dans la matière, l’entité primordiale du sensible. Seule une
forme peut expliquer une autre forme. La matière n’est que la
condition de possibilité des formes, une « dimension » nécessaire de
leur déploiement. La forme se constitue selon deux plans. D’une
part, elle est ce que la chose est. Pour un individu, se réaliser, c’est
être une forme matérialisée. Mais d’autre part, il y a, pour
Alexandre, une sorte de « forme de la forme », soit l’état ultime
auquel une forme peut parvenir pour trouver son parachèvement.
Un enfant, par exemple, possède forme humaine ; mais seul un
adulte, et même un adulte vertueux, est un être humain achevé.
Alexandre étend ce schème à l’ensemble du réel. Il y a, selon lui,
trois types de substances, qui représentent trois niveaux distincts de
formes : (1) les Moteurs des astres, qui ont la particularité unique
d’être à la fois des formes et des substances individuelles (et qui ne
sont donc pas des Idées platoniciennes) ; (2) ces astres eux-mêmes,
dont les formes demeurent toujours identiques à elles-mêmes ; (3) les
substances sublunaires, dont les formes hylémorphiques sont
sujettes à certaines vicissitudes (In Metaph. 251.23-38). Les formes
que sont les moteurs astraux sont dans un état d’achèvement
permanent, qui ne contient en lui-même aucune tension vers un
meilleur état possible. En revanche, les formes hylémorphiques
« gelées » des astres, ainsi que les formes sublunaires, bien qu’elles
existent dans une certaine disposition déjà très achevée (très formelle,
précisément), tendent à leur propre perfectionnement. Celui-ci, dans
le premier cas, leur est fourni par leur mouvement circulaire ; dans le
second, par un état de réalisation supérieur : la présence dans un lieu
propre pour les quatre corps simples, un état de maturité pour les
substances vivantes, voire un état vertueux pour la substance très
particulière qu’est l’être humain. Ce faisant, Alexandre enrégimente
plus fermement qu’Aristote l’ensemble des processus mondains sous
le gouvernement du Premier Moteur. Cette structure pyramidale ne
pourra qu’agréer, par la suite, aux Néoplatoniciens.

L’école absorbée :
Porphyre et les Néoplatoniciens
d’Athènes jusqu’à Simplicius

Aussi bien Boéthos qu’Alexandre sont des philosophes, qui, tout


en commentant Aristote, défendent des systèmes philosophiques
cohérents, qui chacun peuvent être considérés comme aristotéliciens,
et qui sont pourtant – c’est tout le paradoxe – ontologiquement peu
compatibles. Il ne faudrait cependant pas croire que toute l’activité
exégétique ancienne se résume à ces deux sommets. On trouve, aux
mêmes époques, des professeurs moins brillants, sur un plan
purement exégétique certes, mais aussi philosophique. Le texte
d’Aristote a fait l’objet, dès sa redécouverte hellénistique, d’une
approche plus idéologique. À partir d’Antiochos d’Ascalon, au
er
I siècle avant J.-C., voit le jour une interprétation d’Aristote qui
professe un accord au moins partiel avec Platon. Aristote est compris
alors comme l’un des disciples de celui-ci, dans la mouvance générale
d’un platonisme interprété à nouveau – après la parenthèse
sceptique de la Moyenne et de la Nouvelle Académie – comme un
système dogmatique.
Il est difficile de savoir avec certitude ce qui a poussé Antiochos à
combiner une interprétation dogmatique de Platon, présentée
comme un retour à la doctrine authentique du maître, et une
tentative d’harmonisation du platonisme, de l’aristotélisme et du
stoïcisme. L’idée était peut-être celle d’une philosophia perennis,
premièrement dégagée par Platon, universellement accessible à la
raison, sur laquelle les écoles ultérieures auraient elles aussi quelque
chose à nous apprendre. Mais il s’agissait sans doute surtout, dans le
contexte d’un combat antisceptique – qui est évidemment celui
d’Antiochos, puisque son adversaire principal est l’interprétation
sceptique et/ou probabiliste du platonisme –, d’une tentative pour
contrer un argument majeur des adversaires, celui de la dissension
entre les différentes écoles philosophiques. Quoi de plus satisfaisant,
quoi de plus probant, pour un Sceptique, que le spectacle des sectes
dogmatiques qui s’entredéchirent ? Et quelle tâche plus facile que
d’en dresser le tableau, puisqu’une véritable littérature
doxographique s’était développée depuis Théophraste, qui classait
par rubriques toutes les opinions philosophiques proférées sur tous
les sujets possibles ?
Cette tentation concordiste n’a cessé d’accompagner le
platonisme, à partir d’Antiochos, jusqu’à la fin de l’Antiquité. Certes,
tous les Platoniciens n’y ont pas cédé. Atticus et Plotin, dans deux
styles très différents, sont des anti-aristotéliciens convaincus. En
outre, il y a de nombreuses façons d’être concordiste, plus ou moins
critique à l’égard d’Aristote. Il n’empêche que l’essentiel du
platonisme scolaire intègre Aristote dans ses cursus.
La situation est peu claire durant les deux premiers siècles de
notre ère, sur lesquels on ne sait à peu près rien – et rien du tout qui
soit transmis de manière directe. Les échos que nous avons sur
l’école dite « médioplatonicienne » nous interdisent les affirmations
trop tranchées. Nous savons tout du moins qu’en prônant un
platonisme épuré des adjonctions aristotéliciennes, Atticus s’en
prenait à une attitude exégétique répandue en son temps. Nous
savons également, au plan doctrinal, que l’éternité aristotélicienne
du monde était adoptée par des maîtres importants de l’école. Ceux-
ci ont en effet consacré beaucoup d’efforts à montrer que la lettre
créationniste du Timée devait être dépassée : Platon lui aussi, selon
eux, s’était prononcé en faveur de l’éternité a parte ante du monde. Il
va de soi qu’une telle décision exégétique eut des conséquences
décisives non seulement sur la question somme toute circonscrite du
temps, mais aussi sur celle, bien plus générale, de la causalité. C’est
en effet le Démiurge du Timée qui est ainsi mis entre parenthèses, ou
tout au moins cantonné au statut de métaphore, tandis qu’une
doctrine de l’efficace sempiternelle des Formes éternelles s’y
substitue. On retrouve le refus tangible d’Aristote, en Métaphysique
A, de tenir le Démiurge pour une cause efficiente.
Alexandre, on l’a vu, est un Aristotélicien de combat, dont
l’ontologie de la forme est résolument antiplatonicienne. Plotin, à la
génération suivante, est son symétrique platonicien. Ce n’est
d’ailleurs pas un hasard si Plotin s’appuie très souvent sur
Alexandre pour critiquer l’aristotélisme et justifier par là une
position platonicienne. L’aspect au fond très personnel, très peu
enseignable, de la pratique philosophique plotinienne, en fera,
comme l’a excellement écrit le Père Saffrey, un « îlot » dans la
tradition du concordisme platonicien. Le coup d’arrêt porté au
platonisme développé par Plotin sera donné par son élève – et
l’éditeur des Énnéades – Porphyre. Celui-ci renouvelle le geste
fondateur d’Antiochos, pour des raisons qu’on devine similaires. Ce
recommencement sera le véritable accomplissement du concordisme.
Certes, le scepticisme a perdu de sa superbe et le IIIe siècle est un âge
de grande inquiétude, où les esprits semblent à la recherche de
certitudes, de doctrines, de dogmes. Les sciences exactes entrent
dans une phase de somnolence, les préoccupations épistémologiques
dont se nourrissaient les arguments sceptiques – et la philosophie
hellénistique jusqu’à Galien – cèdent la place. Porphyre, plutôt donc
qu’il ne combat le scepticisme, se borne à en constater le décès. Mais
un nouvel ennemi de la philosophie des Anciens est apparu, et a
atteint, précisément au IIIe siècle, sa pleine puissance : le
christianisme. Nous savons, grâce à de nombreux témoignages et
textes conservés, que les adversaires chrétiens de la philosophie
païenne ont fait jouer à plein le vieil argument sceptique du
désaccord entre les sectes philosophiques. Comme eux, ils ont
réutilisé les doxographies philosophiques à des fins polémiques. La
pluralité des dogmes philosophiques vidaient de l’intérieur les
prétentions des philosophes à la vérité. Ce n’est donc sûrement pas
un hasard si Porphyre fut à la fois le plus grand adversaire païen du
christianisme – puisqu’il écrivit un grand traité en quinze livres
Contre les chrétiens, aujourd’hui perdu, qu’utilisèrent tous les
polémistes antichrétiens postérieurs – et le promoteur le plus
important du concordisme philosophique. Porphyre se représente
l’histoire de la philosophie comme une symphonie, où toutes les
voix concordent et s’accordent. Abstraction faite de quelques rares
Anciens qui ne trouvent pas place dans ce chœur imposant – en gros,
l’école d’Abdère – et des Modernes – les Épicuriens sans aucun
doute, et peut-être aussi les Stoïciens –, tous les philosophes du
temps passé ont été partisans d’une même doctrine. Leurs
divergences sont soit simplement apparentes (et se dissipent à la
lecture serrée des textes) soit dues au fait que les arguments
appartiennent à des contextes différents. Pour citer deux cas
significatifs, Porphyre ajoute des arguments à ceux des
Médioplatoniciens pour neutraliser le créationnisme du Timée –
assumant par là que l’on a tout simplement mal compris Platon
quand on l’oppose à Aristote sur la question de l’éternité du monde ;
il interprète, d’un autre côté, l’écart entre Aristote et Platon sur le
statut des Formes comme une différence de point de vue : Aristote
n’entend décrire que les formes hylémorphiques du sensible, Platon
les Formes paradigmatiques séparées. Dernier trait de la pratique
porphyrienne, le recours intensif à l’histoire. Celui-ci se comprend
sans peine : pour pouvoir présenter les différents systèmes qui se
sont succédé au cours des siècles comme des tenants de l’unique
vérité philosophique, il faut les connaître, savoir quel aspect de
chacun se prête le mieux à l’exercice, etc. On aurait beaucoup aimé,
de ce point de vue, pouvoir consulter l’Histoire philosophique de
Porphyre, dont il ne nous reste que des lambeaux, ainsi que ses
différents commentaires à Aristote. Les quelques pages
nouvellement découvertes et éditées de son grand commentaire Ad
Gedalium aux Catégories prouvent en tout cas que l’érudition
péripatéticienne de l’auteur était sans faille, et qu’il ne répugnait
aucunement, dans un commentaire à une œuvre aristotélicienne, à se
placer au point de vue de l’école – représentée par Alexandre en
particulier.
Le Porphyrien le plus important fut, sans conteste, Simplicius,
actif autour de 530, auquel on doit de somptueux commentaires à
Aristote : aux Catégories, à la Physique et au traité Du ciel. À l’époque
de Simplicius, le christianisme n’est plus simplement un danger
social, comme il l’était encore du temps de Porphyre. L’empereur,
Justinien en l’occurrence, est dorénavant chrétien, opposé au
paganisme – l’école néoplatonicienne d’Athènes a été fermée en 529,
contraignant son cénacle à un exil perse à la cour de Chosroès – et le
christianisme s’est infiltré jusque dans l’enseignement
philosophique. Un signe clair du malheur des temps, pour
Simplicius et pour son maître Damascius, fut sans aucun doute de
voir l’université d’Alexandrie, qui jusqu’à la fin du Ve siècle était
demeurée païenne, progressivement pénétrée par des élèves
chrétiens. L’événement traumatique, dont témoigne éloquemment
l’œuvre de Simplicius, date lui aussi de 529 : ce fut l’année où Jean
Philopon, élève d’Ammonios – qui lui-même avait été le maître de
Simplicius –, publia un traité critiquant la thèse de l’éternité du
monde, défendant ainsi le dogme de Moïse contre celui d’Aristote
(et, pour le Porphyrien Simplicius, de Platon).
C’est face à cette situation troublée que Simplicius entreprit, dans
un dernier effort, de sauver ce qui pouvait encore l’être de la
philosophie des grands Anciens. Cette entreprise se déploya selon
un axe triple. Il fallait commenter Aristote à la lumière
porphyrienne ; récrire Alexandre ; critiquer Philopon.
Commenter Aristote à la lumière porphyrienne, tout d’abord.
Cela voulait dire expliquer qu’Aristote n’avait jamais vraiment été
en désaccord avec Platon, et que Platon lui-même disait la même
chose que les grands Anciens, Parménide, Empédocle et Anaxagore
en particulier. Pour le montrer, il fallait donc à la fois mobiliser le
corpus platonicien – lu à la lumière de l’interprétation qui s’en
dégageait depuis Porphyre, selon laquelle le Parménide fournissait la
clé de lecture théologique de l’œuvre –, et les anciens textes que nous
qualifions aujourd’hui de « présocratiques ». C’est la raison pour
laquelle Simplicius est aujourd’hui notre source la plus précieuse
pour la reconstitution des œuvres des premiers philosophes grecs. Il
cite abondamment dans le texte, entre autres, Parménide, Empédocle
et Anaxagore, disposant encore de leurs écrits.
L’auteur que Simplicius cite le plus souvent dans ses
commentaires à la Physique et au traité Du ciel est cependant sans
conteste Alexandre d’Aphrodise, qu’il utilise à chaque page. Pour
Simplicius, Alexandre représente, au sens propre, la limite du
tolérable. Dans ses meilleurs moments – c’est-à-dire quand le texte
commenté ne donne pas une occasion de polémique contre les
Présocratiques ou contre Platon –, Alexandre est un exégète dont
Simplicius salue, avec respect, la très grande compétence. En
revanche, il s’oppose à lui, même si c’est de façon toujours courtoise,
dès lors qu’Alexandre tombe dans ce que Simplicius juge être son
unique travers : interpréter Aristote, sur certains points, en rupture
avec la tradition qui l’a précédé. Bref, Simplicius propose une édition
mise à jour, dans un sens néoplatonicien, du commentaire
d’Alexandre. Il suit Alexandre à la lettre quand le texte d’Aristote est
sans enjeu idéologique marqué, il le corrige dans les autres cas – où
Alexandre, à juste titre évidemment, décèle une opposition
aristotélicienne à Platon, Parménide ou Empédocle –, et il ajoute aux
développements d’Alexandre de longues citations commentées des
Présocratiques pour étayer ses propres reconstructions.
Le dernier élément caractéristique des commentaires physiques
de Simplicius, ce sont les développements consacrés à la réfutation
des « blasphèmes » antipaïens de Jean Philopon. Ici, Simplicius perd
toute aménité. La critique tourne à l’invective et même à l’insulte.
Philopon, en s’en prenant à l’éternité du monde et à la divinité des
astres, ne mérite pas autre chose. On touche sans doute ici au cœur
du projet simplicien. Parti de la nécessité de relever la philosophie
héritée des premiers maîtres des attaques dégradantes de Philopon,
il a fallu reprendre à la base l’explication des textes du Philosophe.
Soit, selon un principe de cercles concentriques d’extension
croissante : annihiler Philopon, corriger Alexandre quand il pave la
voie à ce dernier en insistant sur les dissensions du camp païen mais
le conserver tel quel quand il commente correctement Aristote et,
enfin, montrer la symphonie de tout le chœur païen, de Parménide à
Aristote.

L’école scolasticisée : l’Alexandrie


du VIe siècle

On a déjà évoqué le trait central de l’école d’Alexandrie : la


pénétration progressive du christianisme en son sein. Pour
comprendre l’enjeu du débat, revenons un instant à l’histoire du
courant néoplatonicien. Après Porphyre et Jamblique, au IIIe siècle,
commence un âge obscur, reflétant une situation politique troublée
en Méditerranée orientale. C’est vers la fin du IVe siècle que l’on
assiste à une refondation, par le mystérieux Plutarque d’Athènes,
d’une école platonicienne au pied du Parthénon. Une chaîne de chefs
d’école, les « diadoques », lui succède, jusqu’à la fermeture de l’école
par l’empereur Justinien, en 529. Cette école se définit par une
combinaison des systèmes de Porphyre et de Jamblique. De
Porphyre, elle retient la solidité doctrinale et exégétique, et le
concordisme ; de Jamblique en propre, un certain intérêt pour la
théurgie, le surnaturel et l’ésotérisme. Des deux auteurs ensemble,
l’idée que la seconde partie du Parménide de Platon décrit la
hiérarchie des dieux. Cette idée sera développée toujours davantage
par la tradition néoplatonicienne, jusqu’à la synthèse dogmatique et
sereine de Proclos et au questionnement sublimement inquiet de
Damascius.
Il ne faudrait pas croire que tous les membres de l’école
d’Athènes soient originaires de cette ville. La grande majorité vient
d’ailleurs, de la Turquie et de la Grande Syrie actuelles, ainsi que
d’Alexandrie. Une particularité des Alexandrins est d’accomplir leur
formation à Athènes et de s’en retourner en Égypte enseigner la
philosophie et les sciences. C’est ce qu’ont fait Hermeias et son frère
Grégoire, ainsi qu’Ammonios et Héliodore, les fils d’Hermeias. Le
débat sur une éventuelle différence, voire un différend, entre le credo
d’Athènes et celui d’Alexandrie a donc dès le début quelque chose
de factice. Il faut reconnaître que la matrice pédagogique d’où
sortent tous ces professeurs est, au sens propre, la même. Mais il est
tout aussi évident qu’un cursus d’apprentissage, s’il donne une
formation aux étudiants, ne suffit pas à déterminer du tout au tout
leur futur enseignement. Il n’y a donc rien d’incongru à ce qu’en
dépit d’une formation (athénienne) commune, les professeurs
d’Athènes et ceux d’Alexandrie n’aient pas dispensé des cours
identiques, mais se soient adaptés à la demande de leurs publics
respectifs. Or la différence, ici, saute aux yeux. Alors qu’à partir
d’Ammonios, au plus tard, les cours de l’université d’Alexandrie
sont fréquentés par des chrétiens – Jean Philopon, qui a sûrement
appris la philosophie auprès d’Ammonios, en est l’exemple le plus
éminent –, ceux d’Athènes se revendiquent eux-mêmes comme des
exégèses de la théologie païenne, puisque toute la philosophie, en
dernière instance, mène aux divines Hénades (c’est d’ailleurs très
probablement ce paganisme « militant » qui conduisit Justinien à
promulguer un édit interdisant la pratique de la philosophie).
Les choses étant telles, on ne peut que souligner la différence
forte entre l’activité philosophique d’Alexandrie et celle d’Athènes.
Alexandrie se concentre sur Aristote, Athènes sur Platon. Cela ne
veut pas dire, bien sûr, que l’on s’interdise de commenter Platon à
Alexandrie et Aristote à Athènes. Nous disposons même de maintes
preuves du contraire. Mais ce n’est certainement pas un hasard si
nous ne possédons aucune trace d’exégèse alexandrine des textes
platoniciens les plus difficiles, et en particulier de commentaires des
deux points d’orgue de l’enseignement néoplatonicien d’Athènes, le
Timée et le Parménide. Pour nous en tenir aux œuvres attestées
(conservées ou non) : le seul commentaire platonicien attribué à
Hermeias est celui du Phèdre, et il s’agit, qui plus est, de notes prises
au cours de Syrianus ; le seul commentaire platonicien attribué à
Ammonios est du Gorgias, et Damascius nous précise perfidement
qu’il préférait Aristote à Platon (Vie d’Isidore, § 79) ; les seuls
commentaires platoniciens d’Olympiodore sont consacrés à
l’Alcibiade, au Gorgias, au Phédon et au Philèbe. Dans ce dernier cas
encore, nous nous tenons à distance respectable des œuvres les plus
théologiques, au sens néoplatonicien, de Platon. Bref, croira-t-on
vraiment que cette absence de toute trace d’un commentaire
alexandrin au Timée ou au Parménide soit purement accidentelle ?
C’est fort peu vraisemblable.
Cette analyse pourrait être aisément confirmée par une lecture
des œuvres elles-mêmes. Alors que le paganisme est partout chez
Proclos, Damascius ou Simplicius, il est mis entre parenthèses, à
Alexandrie, à partir d’Ammonios. Certes, nous décelons à certaines
allusions qu’Olympiodore, par exemple, était resté païen. Mais ce ne
sont, précisément, que des allusions. Son auditoire est partiellement
chrétien et demande qu’on s’adapte à lui. La rectification fut
radicale : l’enseignement de la philosophie à Alexandrie prit une
direction « positive » marquée, théologiquement neutre, avec une
insistance particulière sur la logique, les mathématiques et les
sciences naturelles.
Il ne faut pas sous-estimer, d’ailleurs, à partir de 529, la portée
des attaques de Jean Philopon. Celui-ci publia coup sur coup deux
traités De l’éternité du monde, l’un contre Proclos et l’autre contre
Aristote. Le premier s’en prend à l’éternalisme du modèle
émanationiste de Proclos – selon lequel, en gros, un monde
sempiternel est la conséquence nécessaire de principes éternels –, le
second à la physique de la cinquième substance, qui veut que la
nature des cieux soit inengendrable et incorruptible. À ces deux
œuvres s’ajoutèrent quelques monographies dirigées elles aussi
contre la cosmologie du Stagirite. Ne nous laissons pas abuser par le
mépris qu’affecte Simplicius pour les capacités philosophiques de
son adversaire. Même si la prolixité de Philopon tourne souvent un
peu à vide, des idées importantes se font jour dans ses attaques anti-
éternalistes. Philopon critique en particulier, avec une acuité
certaine, la position aristotélicienne sur l’infinité temporelle du
passé. La position bien connue d’Aristote est qu’il s’agit là d’une
infinité potentielle, que donc admettre l’infinité temporelle a parte
ante ne contrevient pas à l’impossibilité de l’infini actuel. Philopon
s’attache donc à mettre en place une série de « transformateurs » du
temps passé dans certaines séries infinies, celles des cycles
cosmiques en particulier. Puisque l’univers, pour Aristote, est stable,
une infinité temporelle a parte ante implique nécessairement un
nombre infini d’années avant l’année présente ; elle implique aussi la
présence d’infinis plus grands que d’autres infinis, ce qui contredit
un principe essentiel des finitistes.
Les critiques philoponiennes ont également visé la cosmologie du
Premier Moteur aristotélicien, donc la dynamique qui la sous-tend.
C’est probablement en effet pour miner la preuve du Premier
Moteur, qui passe par le fait que tout ce qui se meut est mû par
quelque chose, que Philopon a montré, avec force arguments, contre
Aristote, que les projectiles ne sont pas mus par le milieu ambiant.
Pour Aristote, le mouvement de la flèche s’explique par celui de l’air
propulsé en même temps qu’elle. Philopon n’a pas de peine à
montrer le caractère fort invraisemblable d’une telle assomption. Il
introduit ainsi, dans l’histoire de la physique préclassique, la notion
d’impulsion, ou d’impetus, qui deviendra centrale au Moyen Âge
arabe et latin.
Il n’y a bien sûr aucun lien de cause à effet direct entre la
tournure « universitaire » marquée de l’enseignement alexandrin –
par opposition au cénacle athénien – et les critiques philoponiennes.
Mais les deux faces de la philosophie alexandrine ne nous paraissent
pas non plus sans rapport. L’attitude « objective », relativement
déthéologisée, à l’égard des textes philosophiques, qui est la marque
de la pratique alexandrine, n’a pu que favoriser l’adoption de
positions critiques et, de notre point de vue, plus historiques.
Philopon sait, et ne se prive pas de remarquer, qu’Aristote et le Timée
sont en désaccord sur l’éternité a parte ante du monde et cette lucidité
explique au moins autant que son christianisme le brio de certaines
de ses critiques. Quoi qu’il en soit, l’Alexandrie du VIe siècle est un
moment décisif de l’histoire de la philosophie, qui voit la conjonction
d’une activité exégétique aristotélicienne de très haut niveau,
couplée avec le sentiment nouveau, au sein même de cette tradition,
de la faillibilité du Philosophe. Cette nouvelle configuration sera
caractéristique de la philosophie des Médiévaux, que ce soit en arabe
ou en latin.
Conclusion
Il est à la mode de dire, en réaction spiritualiste à un siècle de
conquêtes structuralistes, que la philosophie antique n’est pas un âge
à « systèmes ». Tout au plus concède-t-on alors à Proclos des vélléités
de bâtisseur, pour en faire l’exception qui confirme la règle. Nous
espérons avoir illustré qu’il en est allé, durant des siècles, tout à
l’inverse. L’intérêt sinon unique, du moins principal des
commentateurs péripatéticiens d’Aristote – Boéthos et Alexandre au
premier chef – consiste à avoir repéré l’hésitation systémique interne
à l’aristotélisme et à avoir tenté de la trancher dans un sens bien
particulier, centré sur les Catégories pour Boéthos, sur les grands
textes hylémorphiques pour Alexandre. L’idée de système change du
tout au tout avec Porphyre et le néoplatonisme, auquel se rattache
Proclos. Le système ne tente plus de ressaisir une doctrine (et une
seule) de la vérité, mais vise à unifier, en une gerbe de médiations
concordistes, des doctrines évidemment discordantes. Lorsque
Philopon remet au centre du jeu l’opposition d’Aristote à Platon, sur
la question de l’éternité du monde et du principe de nécessité
conditionnelle, il est désormais trop tard. Comme l’écrivait Jules
Vuillemin, au détour d’une phrase plus juste que bien des livres
consacrés au néoplatonisme : « L’historien sait d’instinct que
l’ennemi de la philosophie, ce n’est pas tant la sophistique, qui défie
la raison, que l’éclectisme, qui l’endort » (Nécessité ou contingence,
p. 289).
Marwan RASHED
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

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Hellénisme et judaïsme

La rencontre de l’hellénisme et du judaïsme, phénomène


complexe, parfois difficile à cerner, sera ici abordée selon deux axes
principaux. Les Grecs – ou des Grecs – ont pu découvrir un peuple,
une culture : on se demandera ce qu’ils en ont réellement connu et
pensé. Mais ces Grecs étaient aussi porteurs d’un savoir, qui se
diffusa (sans que le monde juif soit forcément désireux de le
recevoir) : nous chercherons à en mesurer les effets.
C’est à l’époque hellénistique que les contacts sont les plus
significatifs, en Judée et en Égypte ; aussi notre propos cheminera-t-il
jusqu’à Paul de Tarse, Philon d’Alexandrie et leur cadet Flavius
Josèphe : c’est le christianisme qui a recueilli l’œuvre et l’héritage
intellectuel de ces trois Juifs.
Les Grecs avaient-ils connaissance du peuple juif, celui-ci était-il
digne d’attention et d’intérêt à leurs yeux ? On chercherait en vain, à
l’époque archaïque, une mention claire d’un quelconque échange
avec des Juifs dans un texte grec. Le poète Alcée évoque les exploits
de son frère, parti offrir ses services aux armées chaldéennes. On a
pu supposer que cet Antiménidas de Lesbos avait été mercenaire de
Nabuchodonosor : à ce titre, il avait pu assiéger Ashqelon (604 avant
J.-C.) et – pourquoi pas – Jérusalem (598-597). Mais nous sommes
déjà dans le domaine du roman historique : Alcée ne parle pas des
Juifs, pas plus que ses contemporains. Que pouvait d’ailleurs
représenter pour eux un petit royaume vassal et brisé, sans même, à
cette époque, une ouverture sur la mer ? Le voyage pittoresque est
alors un genre inconnu.
Pourtant, au tournant des années 1960, on fouilla aux environs de
Yavné (entre Jaffa et Ashdod) les restes d’une forteresse militaire. La
garnison qui y vécut utilisait une grande quantité de poterie
grecque, d’Orient exclusivement, entièrement datée du troisième
tiers du VIIe siècle. Ce fut assez pour supposer la présence directe de
Grecs d’Asie. L’architecture et la maçonnerie du lieu ne présentaient
pas trace de réfection : il semble logique de supposer la poterie
contemporaine des murs. On hésite à reconnaître dans ces Grecs des
mercenaires au service du pharaon, faute de la plus petite trace de
mobilier égyptien. N’étaient-ils pas plutôt au service de Josias (roi de
Juda de 640 à 609) ? Un tesson retrouvé sur le site portait un
caractère hébraïque, apparemment. En ce cas, la garnison grecque fut
probablement impuissante à empêcher l’irruption des troupes du
pharaon Nékao en 609. Dans la première hypothèse, elle fut balayée
en 605 ou en 604 par l’armée de Nabuchodonosor. Ces Grecs, quel
qu’ait été leur camp, connurent sans nul doute l’existence (et la
culture ?) des Juifs. Mais de ceux qui survécurent, il est probable
qu’un certain nombre s’établirent en Égypte ou en Phénicie. Rares
furent ceux qui revinrent au pays : ils n’ont pas suffi à répandre en
Grèce la connaissance du peuple juif et de sa culture.
Dans le deuxième tiers du Ve siècle avant J.-C., Hérodote (II, 104)
vient à disserter sur la dissémination du peuple et des mœurs
égyptiens en Orient. Il argue en particulier de la circoncision, que
seuls « les Colchidiens, les Égyptiens et les Éthiopiens
pratique[raient] depuis l’origine ». Ainsi, Phéniciens et Syriens de
Palestine leur devraient cette pratique par imitation. Peu nous
importe ici la validité historique d’un tel raisonnement : que signifie,
pour un voyageur grec, l’appellation de Syriens de Palestine ? Nous
savons bien que la circoncision est une pratique juive, mais non une
spécificité juive. Le terme grec de Palestiniens correspond aux
Philistins de la Bible, laquelle, pourtant, les dit incirconcis, comme
les Phéniciens. Hérodote a-t-il confondu Juifs et Philistins ? C’est
possible ; mais, d’après nos sources, le terme « Philistins » est
politiquement caduc au Ve siècle. S’agit-il d’immigrés nabatéens
circoncis ? Le terme de Palestine, qui s’emploie d’ordinaire pour
désigner la côte syrienne, revient plus tard chez Hérodote (VII, 89)
pour signaler que « les Syriens de Palestine » (les mêmes ?),
conjointement avec les Phéniciens, fournissent des navires à l’armée
perse. On imagine mal les Judéens fournir une flotte de guerre,
même à titre d’obligation tributaire. Ici, le terme ne peut désigner
que les cités de la côte, ci-devant philistines. Tout cela n’est pas bien
clair. Mais comment demander à Hérodote, qui n’a
vraisemblablement jamais pénétré en Syrie, d’analyser en termes de
mosaïque culturelle une région et des peuples que l’administration
perse, autant que le mépris atavique des Égyptiens (ses
informateurs) pour les Asiatiques, le conduisaient à se représenter
comme « la Syrie » ? Il est extrêmement probable qu’Hérodote
n’avait aucune conscience de l’existence spécifique d’un peuple juif.
Ésaïe (LXVI, 19) semble d’ailleurs indiquer que l’ignorance en
général était réciproque. Nombreuses sont les traces d’un commerce
actif – direct ou indirect – entre Grecs et Juifs, depuis le VIIIe siècle et
assez continûment par la suite ; mais cela ne signifie nullement que
Juifs et Grecs se soient connus autrement que de la façon la plus
vague.
Écrivant dans la seconde moitié du IVe siècle, Aristote évoque
dans son traité des Météorologiques les propriétés que la mer Morte
doit à sa salinité élevée. Mais il met son lecteur en garde : l’anecdote
est à prendre, si l’on ose dire, cum grano salis : « Si toutefois il en va
comme le racontent certains à propos du lac de Palestine »… Une
telle réserve nous indique non seulement qu’Aristote ne connaît pas
personnellement la région et ignore le terme de « Judée », mais que
personne de réellement fiable n’y est allé voir. Dans le cadre des
conceptions grecques, cela signifie qu’il a recueilli (directement ou
non) les racontars de quelque marchand, dont l’engeance est
notoirement portée à l’exagération et au mensonge aux yeux des
géographes et des savants anciens. De plus, cet informateur, s’il a
lui-même vu la mer Morte, peut aussi bien l’avoir fait de la rive
orientale, en suivant la route du commerce nabatéen, et non celle des
oasis juives. Un Grec de cette époque n’a aucune raison d’associer la
mer Morte aux Juifs plutôt qu’aux Nabatéens (c’est ce
rapprochement-ci que fait l’historien Jérôme de Cardie, à la fin du
e
IV siècle). Quoi qu’il en soit, nous n’avons toujours pas trace de Juifs
dans la littérature grecque.
Il est donc surprenant et intéressant de trouver sous la plume de
Cléarque de Soles l’anecdote suivante : son maître Aristote lui aurait
un jour conté sa rencontre en Asie Mineure avec un Juif de Coélé-
Syrie. Son peuple singulier, dont la capitale porte le « nom tortueux
[sic] de Jérusalem », est assez comparable aux sages brahmanes de
l’Inde [ !]. Celui-ci, en tout cas, « était un Grec, non seulement par la
langue, mais encore par son âme ». Disons-le tout net : ce
témoignage, qui date du début du IIIe siècle, est irrecevable. Pour des
raisons historiques : d’après ce qu’on sait de sa vie, Aristote a résidé
à Atarnée, en Asie, entre 347 et 342. Or, à cette date, il est très
improbable qu’il y ait eu une communauté juive installée en Asie
Mineure, à Pergame (cité voisine d’Atarnée) ou ailleurs. Les
premiers Juifs en diaspora n’apparaissent guère avant le début du
e
III siècle, plus au sud, vers Sardes et Éphèse ; les premières
communautés attestées en Asie Mineure remontent à Antiochos II
(261-247), qui assura une migration collective de sujets juifs,
puisqu’il leur octroya également la citoyenneté dans les cités d’Ionie
où ils s’établissaient. De plus (car on pourrait objecter que tel ou tel
Juif a pu voyager individuellement, venant de Judée), un tel
personnage de Juif parfaitement hellénisé est totalement
anachronique à l’époque où l’anecdote est censée avoir eu lieu. Le
témoignage de Cléarque est également irrecevable pour des raisons
littéraires : le passage multiplie les procédés visant à avertir le
lecteur du caractère onirique et prodigieux d’une telle rencontre
(narrée dans un Traité du sommeil…), ou à le faire rire de ce peuple de
balourds à prétention philosophique. Il montre seulement que
Cléarque connaissait l’existence spécifique du peuple juif et qu’il
avait assez (ou assez peu) de lumières sur leurs coutumes pour y
voir un peuple aussi exotique que les Indiens.
Ainsi, jusqu’à la fin du IVe siècle, les Juifs ne sont ni dans le
champ de la connaissance grecque, ni dans celui de leurs
préoccupations. Selon la formule d’Arnaldo Momigliano, « les Grecs
vécurent très bien tout au long de leur âge classique sans connaître
l’existence des Juifs ». La réciproque est d’ailleurs vraie, et même au-
delà : il faut tenir compte de l’isolationnisme juif. Il est indubitable
qu’individuellement, tel aventurier a rencontré des Juifs dès le
e
VII siècle au moins. Cléarque lui-même, qui était probablement un
grand voyageur, peut en avoir connu en Orient, en Ionie ou dans sa
Chypre natale. Mais jusqu’alors, la rencontre n’avait jamais constitué
l’amorce d’une préoccupation collective ou même limitée au cercle
des lettrés : en cela, Cléarque marque un tournant.
Car c’est peu auparavant, en 332, que se situe un événement
fondateur à bien des égards, et en tout cas pour la question qui nous
occupe : la conquête de l’Orient par Alexandre le Grand. C’est alors
que les deux peuples se découvrent vraiment. Si le voyage
d’Alexandre à Jérusalem relève de la légende, il n’en est pas moins
vrai que la Judée passe sous administration macédonienne et que ses
habitants vont devoir apprendre sinon la pratique, du moins
l’existence d’une langue grecque et d’une nouvelle réalité
institutionnelle. Les Grecs, de leur côté, vont découvrir (parmi tant
d’autres…) ce petit peuple vassal et vont apprendre son irréductible
attachement à d’étranges coutumes. Mais c’est aussi une culture
prodigieusement riche, un champ de connaissances insoupçonné qui
vont se déverser sur l’Orient.
A ce moment de notre étude, marquons une pause. Car, dès lors
que les contacts entre hellénisme et judaïsme se nouent dans des
circonstances géographiques (en Palestine et en Égypte
principalement ; en Mésopotamie probablement, mais ces contacts
sont plus difficiles à apprécier) et chronologiques bien précises
(après la victoire macédonienne sur l’ensemble de la Grèce), on ne
peut plus concevoir l’hellénisme comme on l’aurait conçu ne serait-
ce qu’un demi-siècle plus tôt.
L’hellénisme dans ses forces vives n’est plus un phénomène lié à
la Grèce propre. Les vainqueurs ne viennent pas de la Grèce tout
entière : ils sont pour l’essentiel des Macédoniens. Les hommes qui
se sont donné la maîtrise du monde connu sont les petits-fils de ceux
que le reste des Grecs regardait comme des demi-barbares. Or, en
l’espace de quelques années, ils vont faire prodigieusement éclater
les limites géographiques et mentales de l’hellénisme. Ils vont en
déplacer le cœur actif, vers l’Égypte lagide et sa cité nouvelle
d’Alexandrie principalement (le grand centre intellectuel de
l’époque), et vers l’Orient séleucide dans une moindre mesure. La
Palestine est au cœur de ce « nouveau monde ». Mais ils ne vont pas
apporter à l’Orient un hellénisme de musée, inaltérable, figé dans sa
grandeur classique. C’est un hellénisme rénové, profondément
modifié, souvent par l’action consciente et volontariste du roi. Au
modèle de la cité-État, qui ne fut jamais la seule forme politique
vivante en Grèce, mais qui constituait, pour la plupart des Grecs, la
norme de l’hellénisme, avec son système d’assemblées où le
gouvernement – soit démocratique, soit oligarchique – se réalisait
dans la pratique constamment entretenue d’échanges verbaux,
succède le modèle hégémonique, incontestable, mais familier en
Orient, de la monarchie royale, absolue, incarnation du pouvoir, et
étendant bientôt sa puissance sur de vastes territoires, mêlant
d’innombrables peuples dans la même sujétion. Unis dans une
même appartenance au même souverain, ces peuples et ces terres
seraient bientôt régis par des lois écrites, tendant à l’unité juridique
des grands royaumes issus du partage entre les successeurs
d’Alexandre. L’administration et la guerre (qui étaient restées pour
l’essentiel le devoir du citoyen amateur) se professionnalisaient déjà.
Les cultes et les requêtes des suppliants devraient bientôt s’adresser
à la personne d’un monarque de plus en plus proche de la divinité
(au grand scandale de la majorité des Juifs, dont le monothéisme
intransigeant passe pour une bizarrerie) et prenant le pas sur les
vieux cultes civiques ou régionaux.
Dans le domaine intellectuel également, les choses changent :
accentuant une évolution amorcée par les Sophistes, le lettré, le
savant, se professionnalisent eux aussi, et par le même mouvement
se spécialisent. La science, pure ou appliquée, est le plus souvent
dissociée de la philosophie. Au contraire d’un Platon, Euclide et
Archimède ne mêleront pas la philosophie, et encore moins la
philosophie politique, à leur œuvre de mathématiciens.
L’astronomie, la géographie, l’agronomie aussi bien que la philologie
donnent lieu à des traités techniques, écrits par des spécialistes. Pour
saisir l’originalité des relations – souvent conflictuelles – entre
hellénisme et judaïsme, il importe de comprendre que cette nouvelle
culture, que l’on qualifie d’hellénistique, n’est pas « du grec plaqué
sur du non-grec » (même si, par ailleurs, existent des mécanismes de
ségrégation entre Grecs et indigènes). Elle est le fruit original d’une
époque, des circonstances, de l’action de quelques grands hommes,
mais surtout de la rencontre – diversement réussie, diversement
approfondie, toujours complexe – entre un modèle grec en pleine
mutation et des milieux orientaux capables d’accompagner cette
mutation : à Jérusalem même, au IIe siècle avant J.-C., une minorité
(?) aristocratique, issue des milieux sacerdotaux pourtant, cherchera
à transformer en cité grecque (en polis) l’État théocratique juif
traditionnel.
Le véhicule primordial des savoirs est la langue. Or ce sont les
populations locales qui ont dû apprendre le grec, et non l’inverse.
Cette relation va déterminer le sens de la transmission. Jusqu’à
l’essor de la mission chrétienne, au cours du Ier siècle, c’est pour
l’essentiel la culture grecque qui se répand dans le monde oriental,
juif en l’occurrence. Le flux inverse est très faible, et répond plutôt à
un engouement exotique. Les Grecs ne s’intéressent aux Juifs que
tardivement, et pour un public romain (Posidonios, Strabon…).
Pas plus qu’en Égypte, le grec n’est jamais devenu la langue
véhiculaire commune à toutes les couches de la population juive. Les
Grecs n’ont de toute façon pas une tradition de « missionnaires
culturels ». Le peuple utilise l’araméen. Mais les milieux religieux,
souvent hostiles à la culture des nouveaux maîtres, ne se tiennent
cependant pas forcément à l’écart des Grecs. D’une manière
générale, la langue nouvelle se répand par les milieux aristocratiques
urbains : s’ils veulent conserver une part de leur statut privilégié, les
maîtres d’hier doivent être en mesure d’approcher les maîtres du
jour et de s’en faire – si peu que ce soit – considérer.
Progressivement, toute une classe d’administrateurs et de lettrés, y
compris dans les milieux sacerdotaux, s’imprègnent de la langue
grecque : ils deviennent foncièrement bilingues, voire trilingues, dès
le IIe siècle avant J.-C. au moins, parfois dès la fin du IIIe.
En effet, si l’auteur de l’Écclésiaste (ou Qohelet) écrit encore en
hébreu, au cours du IIIe siècle, il est nourri de culture grecque. Jésus
ben Sira (le Siracide), scribe lettré de Jérusalem, écrit – en hébreu lui
aussi – au début du IIe siècle ; mais (à en croire la préface ajoutée) son
petit-fils le traduit en grec à la fin des années 130. Peu de temps
après (vers 124), un abréviateur récrit directement en grec le
Deuxième Livre des Maccabées, de Jason de Cyrène (un Juif au nom
hellénisé). Cette floraison suppose qu’un noyau de lettrés, au moins,
avait fait dispenser à ses enfants une éducation grecque de qualité,
parfois soucieuse du cachet de noblesse et de pureté conféré par la
couleur atticisante. D’abord « éducation supplémentaire », elle était
parfois devenue la seule éducation, au point que Philon
d’Alexandrie, au tournant de l’ère chrétienne, passe pour avoir
ignoré l’hébreu ! Sans l’existence d’une telle classe hellénisée, on ne
saurait comprendre une entreprise comme la Bible des Septante,
c’est-à-dire la traduction en grec du texte hébraïque du Pentateuque,
peut-être dès le deuxième quart du IIIe siècle, puis ultérieurement des
autres livres, en Égypte et plus précisément à Alexandrie. Si – contre
toute tradition au Proche-Orient – on a traduit le texte sacré, c’est
bien qu’une part non négligeable de la société juive, en diaspora
principalement, éprouvait le besoin d’un texte grec, faute de pouvoir
lire couramment le texte hébraïque (la curiosité des érudits grecs et
la méfiance du pouvoir lagide à l’égard d’un texte capable de régir
une communauté ont pu jouer un rôle adjuvant). Or la traduction
même, en obligeant ses auteurs à une démarche à la fois
philologique et religieuse, fixa le texte, accrut son importance aux
dépens de la pratique vivante et le fit connaître sous cette forme
nouvelle ; d’où la formule d’Elias Bickermann : « Le judaïsme devint
la religion du Livre lorsque la Bible fut traduite en grec. »
Car l’existence d’une forte diaspora juive, et principalement à
Alexandrie, cité créée par les Grecs, est un facteur primordial dans la
diffusion de la pensée et des connaissances grecques en milieu juif et
en Judée. On sait qu’Alexandrie devint à l’époque hellénistique le
foyer principal d’où rayonnait l’hellénisme, et on connaît le renom
de sa bibliothèque, précisément supposée rassembler la totalité de la
littérature grecque ou traduite en grec. L’époque hellénistique
représente l’apogée des sciences empiriques et techniques : il n’est
guère possible d’imaginer que cette bibliothèque et les centres
d’activité intellectuelle qui faisaient la gloire de la cité d’Égypte
n’aient pas rencontré un écho, en Judée et ailleurs. En outre, la Judée
ne semble pas avoir échappé au mouvement d’expansion
économique qui découle de l’enrichissement logique et technique
caractérisant cette période. Le problème réside dans la difficulté
qu’on éprouve à mesurer cet écho. Varron énumère quelque
cinquante auteurs de traités techniques, genre spécifiquement grec :
on connaît, par exemple, le traité d’agronomie d’un Bolos de Mendès
qui jouit d’un grand renom dans toute l’Antiquité et même plus
tard ; des traités de jardinage, d’élevage… Or, pour la Judée, il paraît
bien impossible d’en trouver trace. On peut seulement noter que le
diœcète (surintendant des finances) de Ptolémée II, Apollonios,
passionné d’expérimentation agricole et arboricole, possédait un
domaine viticole en Galilée. Il serait bien étonnant qu’il n’y ait pas
eu quelques retombées techniques parmi la paysannerie du cru,
surtout dans cette région méprisée des Judéens pieux pour son peu
d’attachement au formalisme et aux traditions juives. Mais qu’en
savons-nous ? On pourrait répéter la même remarque à propos des
traités de botanique, de zoologie, de médecine, d’architecture et a
fortiori des traités consacrés aux techniques manufacturières. Tout
juste peut-on citer la probable introduction des techniques
d’irrigation artificielle par les Grecs, au IIIe ou au IIe siècle avant J.-C.,
dont témoignent l’Écclésiaste (II, 6), le Siracide (XXIV, 30-32) et
l’utilisation dans la langue talmudique du mot « ntly » < grec antlia
(la roue d’irrigation) ; ou, dans le texte de la Bible grecque des
Septante, la distinction opérée entre différents stades de formation
du fœtus, inconnus du vocabulaire hébraïque.
En revanche, on suit mieux l’introduction par les Grecs de
techniques liées à la prise ou à l’exercice du pouvoir : la guerre,
l’administration, la fiscalité en particulier.
La victoire fulgurante, écrasante, universelle des armées grecques
constitue la meilleure preuve de l’excellence de leurs techniques.
L’aristocratie hellénisée de Jérusalem ne fait pas seulement édifier un
gymnase pour se conformer à un modèle culturel : elle reconnaît
aussi la supériorité conférée par l’entraînement pré- ou paramilitaire
qu’on y acquiert. La Syrie se hérisse de forteresses conformes aux
techniques hellénistiques, édifiées, il est vrai, par les soins ou sur
l’ordre des pouvoirs hellénistiques, lagide d’abord, séleucide ensuite.
Mais (encore que ni Polybe, ni les Livres des Maccabées ne nous
aient décrit les tactiques employées par les armées juives à l’époque
hellénistique) la masse importante des mercenaires juifs qui
s’enrôlent dans les armées hellénistiques, et qui constitueront un
véhicule non négligeable des valeurs et des savoirs grecs, offrira
également aux Maccabées, le moment venu (et même si leur révolte
permet aussi de développer des techniques de guérilla
spécifiquement adaptées à la situation juive), un capital de
compétences déterminant pour leur capacité à tenir les armées
grecques en échec.
En attendant ces périodes de crise, l’essor de la famille des
Tobiades grâce à la ferme des impôts (système typiquement grec)
prouve que dès la période lagide (IIIe siècle), l’aristocratie juive avait
intégré à sa pratique fiscale et administrative des techniques
hellénistiques. Faute d’un manuel de fiscalité antique, il est difficile
d’évaluer précisément les innovations. Mais il est certain que ce sont
bien les monarchies hellénistiques qui ont construit un système de
type bureaucratique, certes lourd, mais aussi, à force d’élaboration,
capable d’une réelle efficacité. On peut mesurer la valeur des
innovations en observant le remplacement progressif du tribut en
nature par le revenu fiscal en numéraire, mais aussi,
vraisemblablement, par la relative satisfaction des Juifs – au moins
des Juifs urbains – devant un système suffisamment rationnel pour
fonctionner sans trouble majeur jusqu’à l’arrivée des Romains. Ainsi
Joseph et Moïse sont-ils, chez un auteur judéo-égyptien du IIe siècle
(Artapanos), qualifiés de « premiers diœcètes » de Judée, ce qui est
une façon de légitimer les nouvelles techniques fiscales à la fois par
le précédent biblique et par l’ancienneté que leur confère un tel
précédent.
La discrétion de nos sources concernant l’apport des savoirs
techniques grecs peut, au moins pour les sources juives, tenir à une
tradition intellectuelle. Car, à l’évidence, il ne saurait être question
d’évoquer la rencontre de l’hellénisme et du judaïsme sans évoquer
ce qui fait par excellence leur survie conjointe : les productions
historiques, morales et religieuses.
Le problème posé par la conjonction de ces deux cultures est tout
d’abord épistémologique. Le « savoir grec » se partage entre
quelques domaines qui, à l’époque qui nous occupe, sont – non pas
étanches – mais relativement bien discriminés. Des mythes
traditionnels fournissent la clé de quelques savoirs fondamentaux
révélés, des mythes agricoles, tel celui d’Éleusis, ou le mythe de
Prométhée ; d’autres compétences ont un statut intermédiaire, qu’on
pourrait appeler « patronage » : les Muses inspirent le poète – sans
elles, pas de poésie – mais elles ne révèlent pas, elles ne soufflent pas
un texte comme la colombe de l’Esprit saint au pape Grégoire ; enfin,
même si elles sont en théorie sous le patronage des Muses, l’histoire,
la géographie, l’astronomie, la politique, les diverses technai
intellectuelles, et même la spéculation philosophique, sont des
savoirs produits ou conquis par l’esprit humain : ils se prêtent de
plus en plus à un double mouvement de théorisation et de
vérification empirique (ainsi Hipparque va-t-il s’efforcer de mesurer
les dimensions et les distances de la Lune et du Soleil pour vérifier le
système héliocentrique théorisé par Aristarque de Samos).
Ératosthène est précepteur d’un pharaon qui subventionne la vie
savante et littéraire ; Archimède fréquente le palais du roi de
Syracuse : le savant hellénistique a bien plus affaire aux cercles du
pouvoir temporel qu’à la sphère du sacré. Au contraire, le « savoir
juif » relève de Dieu et de la révélation. Il en relève d’autant plus que
les scribes et la hiérarchie sacerdotale en sont historiquement les
seuls véhicules en Judée, et que nous ne voyons en diaspora aucun
écrivain qu’on puisse qualifier de profane (pas même, surtout pas
Flavius Josèphe).
Si ces deux cultures avaient intellectuellement un point commun,
c’est bien d’avoir construit une longue tradition historiographique,
particulièrement vivace chez les Grecs à l’époque hellénistique –
encore qu’en cette matière Alexandrie n’ait probablement pas joué
un grand rôle –, fort ancienne chez les Juifs, puisque les premiers
éléments pourraient remonter au XIe siècle avant J.-C. Si limitée qu’ait
été la diffusion littéraire dans l’Antiquité, l’une et l’autre se
distinguaient pareillement de la tradition annalistique égyptienne ou
mésopotamienne en ce qu’elles ne réservaient pas l’usage des textes
au pouvoir royal et à son clergé (qui pouvait d’aventure s’ériger en
contre-pouvoir).
De l’une à l’autre, il y avait peu à changer pour que les Livres des
Maccabées, puis, à la fin du Ier siècle après J.-C., Flavius Josèphe,
apparaissent comme des exemples d’une historiographie qu’on
pourrait qualifier de judéo-hellénistique : tout en conservant une
phraséologie de type prophétique (et par ailleurs l’épiphanie d’un
dieu n’est pas étrangère à la littérature historique grecque), la
chronique juive, à l’instar des historiens grecs, produit désormais des
pièces justificatives, diplomatiques en particulier (I Macc., X 25 sqq).
La pratique traditionnelle du dialogue ou du discours (souvent bref,
sauf cependant Ésaïe, XXXVI, 4-10) débouche tout naturellement sur
sa réécriture selon les canons de la rhétorique grecque.
Or, de bonne ou de mauvaise grâce, les auteurs juifs doivent
composer avec l’idée que même le divin se manifeste dans l’histoire,
à travers des institutions qui se sont développées plus ou moins
progressivement et ne revêtiront pas de toute éternité la même forme
séculière : ainsi la loi de Moïse est-elle un acte de codification de
principes, certes anciens ; mais il a bien fallu qu’Abraham et les
générations suivantes agissent sans le soutien d’un tel code. Une
telle question, celle du devenir historique, est une « importation ».
Le traité talmudique Pirké Abot montre la victoire du refus, du
fixisme : « Moïse a reçu la Torah au Sinaï et l’a transmise à Josué […]
et Hillel et Shammaï la tiennent [des détenteurs successifs]. » Mais
une telle citation montre a contrario le malaise religieux et
épistémologique né à l’époque hellénistique du contrat avec la
pensée historique grecque.
Il conduisait alors à intégrer la Bible au genre historique rénové :
ce fut fait dès la fin du IIIe siècle par un (samaritain ?) nommé
Démétrios, puis par Flavius Josèphe. Paradoxalement, cette
convergence littéraire s’accommodait d’une divergence
fondamentale dans la philosophie de l’histoire que professait
chacune des deux cultures. À des degrés divers selon les auteurs, les
Grecs attribuent à l’histoire un double moteur : l’action humaine, le
choix du destin ou de la fortune (la tychè : c’est une caractéristique de
Polybe, mais c’est une banalité de la pensée grecque). Si une telle
conception est discernable dans la haute aristocratie sacerdotale
hellénisée (elle table sur la seule dimension politique, puis militaire,
purement humaine, lorsque, au IIe siècle, elle tente d’intégrer le
monde juif au monde grec), la tradition juive concourt à ne
reconnaître pour moteur de l’histoire que Dieu et la piété de l’acteur
humain. Le Siracide, au IIe siècle, ne fait pas exception. Alors que
dans l’historiographie hellénistique le signe divin, interrogé par les
devins, n’est qu’indicatif, et d’ailleurs peu rapporté par les auteurs,
dans le monde juif l’histoire est mue par la conformité de l’action
humaine à l’enseignement des prophètes et à l’Alliance passée par
Dieu avec l’homme : telle est encore l’opinion de Josèphe dans son
préambule aux Antiquités juives. On peut alors parler d’une
compétition délibérément acceptée entre deux visions du monde.
On voit apparaître – et sur ce point, Jésus est leur héritier – des
« sages » itinérants, à la mode grecque, qui s’attachent à diffuser
leurs idées morales et religieuses. Peut-être est-ce ainsi qu’il faut
traduire le titre mystérieux de Qohelet (c’est le titre hébraïque de
l’Écclésiaste) : celui qui provoque un attroupement (d’auditeurs). À
l’instar de ses confrères grecs, il dispense sa sagesse en public, dans
un discours fortement logique, étranger à ce qui caractérisait
jusqu’alors le discours biblique. Savoir si sa morale est marquée
d’influences grecques ou nourrie de principes plus ou moins
universels reste une question controversée : on a cependant
rapproché le célèbre « tout est vanité » d’un apophtegme identique
de Monime de Syracuse (IVe siècle) ; sa morale du Carpe diem, son
scepticisme devant la morale de la rétribution ont fait évoquer
Euripide, Archiloque, Théognis… Même son grand contradicteur, le
Siracide, professe une morale conforme à l’éthique d’Aristote et
évoque la fable des deux routes qui, par Prodicos de Céos et
Xénophon, viendrait des milieux pythagoriciens. L’analyse
historique de cette évolution est compliquée : la tradition de
l’exclusivisme juif a dû la freiner, mais, à l’inverse, elle fut
considérablement facilitée d’abord par l’option quasi monothéiste de
la philosophie platonicienne (qui, dans le Timée, par exemple,
évoque la création du cosmos par un dieu démiurge et singulier),
puis par l’évolution convergente des pensées orientales et des
philosophies grecques ; celles-ci n’étaient pas sans analogies avec les
« sectes » (entendez les différents courants du judaïsme) ; le
stoïcisme fut la plus influente (ne serait-ce qu’à travers l’idée d’un
cosmos organisé par une puissance rationnelle qui se confond avec
la divinité). L’idée d’un Dieu caché, incompréhensible, proche d’une
force impersonnelle comme le Destin, peut alors circuler en même
temps que les idées dualistes, les allégories du temps et de la fortune
utilisées par le Qohelet, ou les personnifications divines de la
Sagesse et de la Science, hypostases auxiliaires de Dieu. La
convergence des réflexions est exprimée vigoureusement par un
gnostique du IIe siècle après J.-C., Numénius d’Apamée : « Qu’est-ce
que Platon, sinon Moïse parlant attique ? » Le dieu du philosophe
grec se confond pour certains avec le Dieu des Juifs.
Et de fait, Philon connaît très bien l’œuvre de Platon (le Timée en
particulier) et des Présocratiques (Héraclite, par exemple) ; son
Moïse n’a rien à envier aux physiciens grecs, ces savants qui étudient
la nature et ses lois. D’autres professent clairement un éclectisme
philosophique, où la Stoa reste souvent la composante dominante :
ainsi (v. ~160) Aristobule définit la sagesse par « la connaissance des
choses divines et humaines ». C’est lui qui inaugure la lecture du
texte biblique selon la méthode allégorique (reprise par Philon). On
pratique l’interpretatio Graeca : Yahweh est une forme locale d’une
grande divinité universelle adorée ailleurs sous les noms de Pan (le
Tout), de Dionysos… Énoch n’est qu’un avatar d’Atlas, inventeur
par surcroît de l’astrologie ; Kronos cristallise les personnages de
Noé et Nemrod, du fondateur de Babylone et du bâtisseur de sa
tour… influence de l’évhémérisme, pour qui la figure des dieux
perpétuait le souvenir transfiguré d’hommes particulièrement
éminents et bienfaisants ? Présenter les patriarches comme des
instituteurs de l’humanité, à la façon d’un Triptolème, est un
phénomène évident d’hellénisation.
Mais il ne faut pas se méprendre : cette attitude intellectuelle, de
toute façon limitée, pour l’essentiel, à quelques cercles de pensée,
importe des modes de réflexion nouveaux ; mais ils servent toujours
à la glorification du judaïsme comme vraie philosophie. La
philosophie grecque n’est qu’un mode de relecture de la révélation
testamentaire : les Juifs restent les seuls à « connaître Dieu »
vraiment : Pythagore, Socrate et Platon sont parfois donnés pour
disciples en monothéisme de Moïse : la primauté doit rester à la
religion juive.
L’influence grecque était cependant suffisamment prégnante
pour que dès cette époque la figure du roi hellénistique informe
puissamment celle du Messie à venir. Mais les Grecs, de leur côté,
resteront pleins de dédain pour ce qu’ils voient comme une
superstition orientale de plus, dont ils ignorent tout (seuls les
Romains violeront le soreg, l’enceinte sacrée qui limitait le parvis des
gentils à l’approche du Temple).
En quelque domaine que ce soit, on le voit, évaluer la
connaissance qu’eurent les Grecs du judaïsme, comme la diffusion et
la réception des savoirs qu’ils véhiculaient, reste une tâche délicate.
À titre de modèle, l’hellénisme est ignoré du plus grand nombre, et
adopté par une minorité, faible numériquement, socialement
puissante ; encore, sur le nombre de ceux qui l’approchent, certains
le font-ils pour pénétrer l’ennemi. Les savoirs pratiques ont dû
mieux se diffuser.
Quoi qu’il en soit, après la destruction du Temple, en 70, les
principales autorités du courant pharisien reconstruisent le judaïsme
catastrophé en abandonnant l’héritage néoplatonicien, et sur la base
d’une pensée an-historique. Le divorce sera plus ou moins progressif
et permettra la fixation dans la langue talmudique de toute une série
de termes étymologiquement grecs. Mais ce n’est plus par le
judaïsme que vivra hors de Grèce la culture grecque : c’est par le
christianisme, par Rome et dans le dédale des sectes gnostiques, en
attendant que les Arabes la portent en Espagne… où des
truchements juifs la traduiront à leur tour pour l’Europe romane.
Serge BARDET
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Un seul ouvrage important correspond exactement à ce sujet :


HENGEL, Martin, Judentum und Hellenismus. Studien zu ihren
Begegnung unter besonderer Berücksichtigung Palästinas bis zur Mitte des
2. Jhdts v. Chr., Tübingen, 1973. Trad. en anglais : Judaism and
Hellenism. Studies in their Encouter in Palestine during the Early
Hellenistic Period, 2 vol., Philadelphie, Fortress Press, 1974.

On lira également avec profit :


BICKERMANN, Elias, The Jews in the Greek Age, Cambridge,
Massachusetts et Londres, 1988.
GENOT-BISMUTH, Jacqueline, Le Scénario de Damas, Paris, F.-X. de
Guibert, 1992.
ISAAC, Jules, Genèse de l’antisémitisme, Paris, Calmann-Lévy, 1956.
MICHAUD, Robert, Qohélet et l’hellénisme, Paris, Éditions du Cerf, 1987.
MOMIGLIANO, Arnaldo, Sagesses barbares. Les limites de l’hellénisation,
Paris, Gallimard, 1979 ; éd. originale : Alien Wisdom, Cambridge
University Press, 1976.
RAJAK, Tessa, The Jewish Dialogue with Greece and Rome : Studies in
Cultural and Social interaction, Leyde, Brill, 2001.
ROSTOVTSEFF, Michel, Histoire économique et sociale du monde
hellénistique, Paris, Laffont, 1989 ; éd. originale : The Social and
Economic History of the Hellenistic World, Oxford University Press,
1941.
VAN DER HOLST, Pieter W., Hellenism, Judaism, Christianity. Essays on
Their Interaction, Louvain, Peeters, 1998.
VAN DER HOLST, Pieter W., Japheth in the Tents of Shem, Louvain,
Peeters, 2002.
VIDAL-NAQUET, Pierre, Du bon usage de la trahison, Paris, Les Éditions
de Minuit, 1977.
—, Les Juifs, la mémoire et le présent. I, Paris, Maspero/La Découverte,
1981.
WILL, Édouard et ORRIEUX, Claude, Ioudaismos-Hellenismos. Essai sur
le judaïsme judéen à l’époque hellénistique, Presses universitaires de
Nancy, 1986.
Hellénisme et christianisme

Étudier la relation entre le christianisme et l’hellénisme signifie


penser à la fois l’accord et le contraste. Cette ambivalence est
parfaitement illustrée par le discours de Paul à l’Aréopage : sermon
missionnaire adressé aux Athéniens et réflexion de tonalité
hellénistique sur la vraie connaissance de Dieu, il associe à une
conception stoïcisante de la relation de l’homme à Dieu, la doctrine
du salut par le Christ ressuscité des morts. La scène met aussi en
place les rôles des partenaires et des antagonistes : les « Grecs » sont
partagés entre le rejet moqueur et la curiosité envers une forme de
doctrine nouvelle ; le disciple du Christ s’ingénie à couler sa
prédication dans le moule de leur culture, pour réduire les
divergences, tout en projetant d’entraîner les auditeurs dans un
mouvement de conversion radicale. Du côté chrétien, on ne cessera
de faire alterner, aux siècles suivants, conciliation et rupture. Paul
lui-même ne persévère pas dans l’irénisme. Il sait proclamer
brutalement l’incompatibilité entre la sagesse des « Grecs » et son
message, « un Messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les
païens » (Première Épître aux Corinthiens).
Un fait cependant doit être souligné. Le christianisme a partie liée
avec l’hellénisme dès le début, en ce qu’il s’est diffusé par le moyen
du grec. Les écrits chrétiens les plus anciens, les lettres authentiques
de Paul, sont rédigés en grec. Quelles qu’aient pu être les formes
linguistiques des traditions orales et les sources écrites sous-jacentes
aux Évangiles canoniques, ceux-ci sont composés aussi en grec. Le
choix de cette langue n’est pas limité à la mission de l’« apôtre des
gentils ». Il est inhérent à l’usage des communautés qui ont produit
les textes canonisés plus tard comme un ensemble clos, le « Nouveau
Testament ». Les Juifs de la Diaspora sont hellénophones. Ils ont
adopté la koinè, la langue de communication de tout l’Orient depuis
les conquêtes d’Alexandre. La Galilée est fortement marquée par la
civilisation hellénistique. Et même en Judée, le grec est très répandu.
La koinè a mis son empreinte sur l’expression religieuse des
auteurs du Nouveau Testament, qui ont pour Livre saint la Septante,
c’est-à-dire la traduction grecque de la Bible, commencée à
Alexandrie au IIIe siècle avant notre ère et poursuivie, pour une
bonne part, en Palestine. C’est aussi la langue dans laquelle ont été
faites des relectures des livres bibliques, divers écrits dits
« intertestamentaires », faisant partie des multiples traditions juives
bien connues des premiers auteurs chrétiens.
Précisément, les origines juives du christianisme ramènent
l’attention vers l’hellénisme au sens plus large, dans ses dimensions
culturelles et intellectuelles. Les mentalités, les façons de penser, les
productions littéraires des premiers siècles chrétiens sont tributaires
de la rencontre qui s’est faite auparavant entre cet hellénisme et le
judaïsme. Un processus d’hellénisation a commencé dès la
traduction de la Torah en grec, le Pentateuque, et s’est développé
dans des ouvrages écrits directement en grec, comme le Livre de la
Sagesse. Il s’est accentué dans le judaïsme alexandrin, par
l’intervention d’auteurs comme Aristobule et surtout Philon ; celui-ci
a délibérément adapté à sa compréhension de la Bible, au moyen de
l’allégorie, des concepts philosophiques grecs, pour produire une
théologie, une cosmologie et une anthropologie qui ont
profondément influencé les premiers Pères.
Ce judaïsme hellénisé joue un rôle important dès les premières
missions chrétiennes, comme l’atteste la figure d’Apollos, issu
d’Alexandrie, qui s’est rallié définitivement à la foi nouvelle à
Éphèse, avant de prêcher « la Voie du Seigneur » aux Juifs de
Corinthe (Actes des Apôtres, 18). L’exégèse de l’Épître aux Hébreux
a des ressemblances avec la manière de Philon. L’horizon de pensée
de l’Évangile de Jean s’apparente aux représentations religieuses et
philosophiques de ce même Philon. Il n’est pas sans affinité non plus
avec l’univers mental d’un courant proprement hellénistique, celui
qui a produit les écrits hermétiques. Cette littérature date des IIe-
e
III siècles, mais elle illustre une religiosité plus ancienne, et, à sa
manière, la fécondation réciproque de la pensée grecque et de la
pensée orientale.
Parmi les œuvres des Pères dits « apostoliques », les Lettres
d’Ignace d’Antioche se situent dans la postérité de la théologie
johannique. L’Épître de Barnabé exploite, dans son exégèse des
prescriptions alimentaires de Moïse, les allégories morales suggérées
déjà par le judaïsme hellénisé. L’Épître aux Corinthiens de Clément de
Rome, témoin de la variété des courants qui se mêlent dans la
communauté chrétienne de Rome à la fin du Ier siècle, abonde en
traits de la culture hellénistique. Clément connaît bien les procédés
de la rhétorique contemporaine. Il a recours d’autre part à des
images et des thèmes de ce qu’il est convenu d’appeler la diatribe
cynico-stoïcienne, pour évoquer le combat de la vertu, conseiller
l’exil volontaire par dévouement pour le groupe, donner des
exemples d’abnégation parmi les « gentils ». Certaines de ses idées
rappellent des notions stoïciennes sur la divinité, exempte de colère,
ou sur l’harmonie du monde, modèle de la concorde entre les
hommes. On peut retrouver chez lui des échos du thème
pythagoricien de l’amitié et de la communion des hommes entre eux
et avec la divinité. Cependant, tous ces tours et motifs ne dérivent
qu’indirectement de l’hellénisme. Ils s’enracinent au premier chef
dans l’homilétique juive, qui les avait déjà acclimatés, et sont
modifiés par des concepts proprement bibliques.
C’est à partir du milieu du IIe siècle que la confrontation entre
christianisme et hellénisme, provoquée par l’expansion de la religion
nouvelle en milieu païen, et par la résistance des penseurs de la
culture gréco-romaine et des gouvernants soucieux de contrôle
politique, aboutit chez les apologistes chrétiens à des problématiques
consciemment élaborées, qui renouent avec le discours de Paul à
l’Aréopage.
Le premier à affronter la difficulté avec la double exigence du
philosophe et du chrétien est Justin Martyr. Dans ses Apologies, vers
153-155, sous couvert de défendre sa religion contre les calomnies, il
prétend transformer le monde gréco-romain sur le modèle de son
propre itinéraire intellectuel et spirituel, qui l’a conduit de la
philosophie au christianisme, d’après le récit qu’il compose au début
d’un autre ouvrage, le Dialogue avec Tryphon. Il ose déclarer, à propos
de Platon, des Stoïciens, des poètes et des prosateurs : « Ce qu’ils ont
tous enseigné de bon nous appartient à nous chrétiens » (II Apol., 13,
4). Ce geste conquérant implique un jugement favorable sur la
pensée grecque. Justin reconnaît à celle-ci la capacité de voir, au
moins confusément, les entités véritables. C’est qu’il existe selon lui
une parenté entre l’ensemencement partiel du Logos dans
l’intelligence des philosophes et le Logos issu du Dieu inengendré et
ineffable. Platonicien de formation, Justin l’est resté, en dépit des
apparences, après sa conversion. Sa connaissance de Platon ne
dépend pas seulement de recueils doxographiques ou d’anthologies.
Il y a dans ses œuvres des références précises à des textes de Platon
lui-même. Dans l’entretien avec le maître chrétien qui est censé
l’avoir conduit à la foi, il transpose la méthode critique déployée par
Platon dans ses dialogues. Devenu chrétien, il ne consent à admettre
que des propositions rationnellement déduites. Son système paraît
même très proche de celui du Platonicien le plus original de son
temps, Numénius.
Cela n’empêche pas Justin d’emprunter à l’apologétique juive de
la tradition alexandrine la théorie selon laquelle les enseignements
de la philosophie procèdent des prophètes de la Bible et d’affirmer,
en particulier, que Platon a trouvé son bien chez Moïse. Théorie qui
n’est pas sans parallèle du côté grec, en cette époque d’engouement
pour les « sagesses barbares », comme le montre le mot fameux de
Numénius : « Qu’est-ce que Platon, sinon Moïse parlant attique ? »
La coexistence d’une explication rationnelle et du mythe du plagiat,
pour affirmer que la révélation chrétienne accomplit la philosophie
grecque, est reprise à la fin du IIe siècle par Clément d’Alexandrie,
qui loue les progrès obtenus par les Grecs dans la connaissance, tout
en faisant foisonner le « larcin ».
Clément est assurément le plus « grec » des Pères. Dans le
Protreptique, pour exhorter les Grecs à la conversion, il
métamorphose le langage d’Homère, de Pindare, ou de l’Euripide
des Bacchantes. Dans le Pédagogue, il présente la vertu chrétienne
comme la perfection de l’homme de bien, tel que le modèlent les
règles du savoir-vivre de la société policée et l’idéal éthique des
philosophes. Les Stromates conduisent vers la « gnose », qui fait
culminer la contemplation platonicienne dans l’illumination
dispensée par le Logos divin, le Fils, médiateur entre le Dieu Père
transcendant et l’homme. Dans la première étape de cette
progression, Clément met en jeu une idée de l’unité des savoirs,
subordonnée à la philosophie véritable, qui est typiquement
platonicienne, et qui a déjà été adoptée par Philon. L’« éducation
encyclique » est ainsi constituée de quatre sciences mathématiques et
de la dialectique. Elles sont des auxiliaires, qui contribuent à éveiller
l’âme et à l’exercer en vue des intelligibles. Quant à la mutation qui
doit faire passer l’hellénisme au christianisme, elle part d’un
« éclectisme » philosophique. Pas plus que celui du « moyen-
platonisme », mouvement vigoureux dont Clément est un bon
représentant, l’« éclectisme » de l’auteur des Stromates n’est à
prendre dans un sens péjoratif. Il ne s’agit pas de combiner des
éléments hétérogènes dans la confusion d’une pensée molle.
Clément assume fermement le tour éclectique de sa méthode :
« Quand je parle de philosophie, je ne veux pas dire la philosophie stoïcienne, ou la
philosophie platonicienne, ou épicurienne, ou aristotélicienne, mais tout ce qui a été dit
de beau dans chacune de ces écoles, par l’enseignement de la justice accompagnée de
science pieuse, c’est tout cet ensemble résultant d’un choix que j’appelle philosophie »
(Strom., I).

Certes, la philosophie grecque est conçue comme une


propédeutique. Cependant, si elle paraît inférieure à la « vraie
philosophie », la sagesse chrétienne, c’est encore elle qui détermine
le programme doctrinal de Clément (dominé par la tripartition de la
philosophie), qui fournit une grande part des instruments de sa
recherche (par exemple, les règles de l’argumentation, la théorie des
causes, la voie de l’abstraction menant au principe incorporel), et qui
caractérise le contenu même de sa « gnose » chrétienne ; il découvre
en effet dans la Bible le message des « meilleurs des Grecs » à ses
yeux, Pythagore et Platon.
Même quand il prétend opposer les vertus de la sagesse
« barbare », des Prophètes et des Apôtres, aux défauts de
l’hellénisme, celui-ci conserve une importance prépondérante.
Clément veut réduire le « parler grec » au style de l’artifice, qui
détourne, par les « tropes », de la propriété du sens. Le « dialecte des
Hébreux », au contraire, dont la forme emblématique est la
« parabole », est imposé comme modèle de l’expression véridique
parce qu’il est de prime abord obscur : partant de la ressemblance, à
identifier, il conduit au propre même. Or, ce « dialecte des Hébreux »
est en fait « la prophétie en grec », la Septante. Le déplacement opéré
ainsi a pour effet de justifier un double mouvement de traduction,
qui a pour moteur l’allégorie : le langage crypté de la Bible contient
des énoncés exprimables en termes philosophiques, et les « meilleurs
des Grecs » usent de la même diction voilée que la « prophétie ».
Cet effort d’assimilation ne va pas aussi loin chez d’autres
apologistes. Chez Athénagore, qui adresse en 177 sa Supplique à Marc
Aurèle et à Commode, le recours aux témoignages des Grecs et la
formulation philosophique des dogmes chrétiens a pour fin
principale de défendre la rationalité du christianisme contre les
attaques venues de l’extérieur, sans réduire les différences entre
christianisme et hellénisme. Cette attitude tempérée se retrouve plus
tard dans le Contre Celse d’Origène, dont la réponse, très ample et
fort érudite, au pamphlétaire païen, fait preuve d’un sens aigu des
singularités des civilisations et des systèmes de pensée.
Tous les chrétiens, même cultivés, ne montrent pas de sympathie
pour l’hellénisme. Clément doit se battre contre ceux qui font de la
philosophie une invention du diable. S’il reprend souvent le mythe,
greffé sur l’interprétation de Genèse 6 dans le Livre d’Hénoch, et
associant la philosophie à l’union des anges avec les filles des
hommes, il parle plus volontiers de reflet et d’imitation. Un Tatien,
au contraire, se livre à une polémique violente contre l’hellénisme,
dans son Discours aux Grecs, vers 165. Non content de condamner,
avec les autres apologistes, la religion païenne comme idolâtre, de
dénoncer l’immoralité des mythes grecs et d’affirmer l’antériorité et
la supériorité de Moïse, il accuse d’inanité les systèmes de la
philosophie grecque, rendue absurde par leurs contradictions.
La diversité des jugements portés par les Pères sur l’hellénisme,
mais aussi l’ambiguïté des relations entre pensée chrétienne et
tradition grecque, se manifestent encore dans les controverses
internes du christianisme. Justin a inventé la notion d’« hérésie »,
pour combattre les courants considérés comme déviants. C’est une
pièce maîtresse de la machine conçue pour contrôler les dissensions :
elle est empruntée à l’hérésiographie du temps, qui définit une
« école » par l’allégeance à des doctrines placées sous le patronage
d’un grand penseur du passé, et non plus comme une institution
organisée et pourvue de règles de succession. La malléabilité du
concept permet de créer commodément une secte et de tracer une
filiation doctrinale à partir d’indices ténus. L’efficacité de
l’instrument est confortée par une autre pièce, la tradition chrétienne
de l’origine démoniaque des querelles, édifiée autour de la figure du
faux prophète. Cependant, chez Justin, la comparaison avec les
courants de la pensée grecque ne va pas au-delà de l’analogie. Toute
sa portée offensive est sa capacité à mettre en échec la tactique prêtée
à l’adversaire, en lui déniant la qualité de « chrétien ». D’autres
hérésiologues manient tout autrement l’arme léguée par Justin : la
philosophie grecque devient la pourvoyeuse des « hérésies ». C’est
déjà le cas chez Irénée de Lyon. Cette polémique atteint son comble,
et frise l’absurdité, dans la Réfutation de toutes les hérésies (attribuée à
Hippolyte de Rome), qui assimile la doctrine de tel ou tel
hérésiarque au système d’un philosophe grec. Ainsi Marcion
dépendrait-il d’Empédocle, Basilide d’Aristote, Noët d’Héraclite.
Cependant, l’auteur n’a pas le seul mérite, pour l’historien de
l’hellénisme, d’avoir conservé des fragments des Présocratiques ; sa
science en fait un témoin de la doxographie grecque ancienne, qu’il
exploite avec une grande habileté.
Les chrétiens ont emprunté aux Grecs les instruments de
l’allégorie et les ont mis au service de leur compréhension de
« Moïse » et de l’ensemble de la Bible. Ici encore, ils ont été précédés
par le judaïsme alexandrin. Les écrits du Nouveau Testament,
cependant, fournissent aussi des règles et des modèles décisifs. Les
Pères exploitent à l’infini les procédés d’une exégèse à l’œuvre dans
ces textes : l’histoire de Jésus et des siens accomplit les figures
esquissées par les institutions, les événements, les personnages dont
parlent la Loi et les Prophètes. Paul donne les exemples de la
méthode et en désigne l’intention. Le voile qui cachait le visage de
Moïse est ôté par la conversion au Christ (Deuxième Épître aux
Corinthiens). Les chrétiens s’approprient la Bible, qui devient une
immense allégorie, dont le sens leur est réservé. Les deux épouses
d’Abraham, Agar et Sara, représentent les deux Alliances et sont
censées, ainsi, mettre l’une du côté de la servitude, l’autre du côté de
la liberté. « Il y a là une allégorie », écrit même Paul (Épître aux
Galates, 4). Les paraboles des Évangiles synoptiques, au-delà de leur
contenu narratif, ont une portée symbolique, à dévoiler. Dans
l’Évangile de Jean aussi, le langage de Jésus est présenté comme
énigmatique. Paul, d’autre part, emploie le terme de « type », appelé
à un grand développement dans la « typologie » des Pères, qui
s’écartent de la signification littérale, pour découvrir dans tout
élément de l’Ancien Testament la « figure » d’un donné du Nouveau
et, par extension, de l’Église. La question de l’héritage grec ici
rebondit. Mais elle porte plus directement sur l’herméneutique juive
qui domine les écrits du Nouveau Testament et qui continue, malgré
la rupture, de nourrir l’exégèse des Pères. Or, la part de l’hellénisme
est difficile à apprécier dans les traditions rabbiniques et dans les
méthodes en usage chez les sectaires de Qumrân, dont les
similitudes avec la « typologie » et l’« allégorie » chrétiennes sont
frappantes.
En outre, une différence majeure sépare l’allégorie grecque de
celle des chrétiens. Appliquée à Homère, et à d’autres poètes, la
première est dénuée de la visée historique qui caractérise la seconde,
quand celle-ci voit se réaliser dans le passé tout proche ou le temps
présent les signes des prophéties. Ce sens d’un progrès, rapporté à
un plan divin, est souvent redoublé par la perspective
eschatologique, qui fait espérer, pour la fin des âges, l’achèvement
parfait des promesses.
Il reste que certains traits de l’allégorèse chrétienne dépendent
directement de l’hellénisme. Le recours au sens étymologique, à la
manière des inventions du Cratyle de Platon, le goût pour
l’arithmologie néopythagoricienne, la quête du sens moral et de la
signification cosmologique et théologique des récits, tout cela
ressortit à l’esprit de l’allégorisme grec de l’époque. Pour Clément
d’Alexandrie, l’exégèse symbolique des Grecs est le moyen de
pénétrer le sens secret des messages légués par les grandes
civilisations. Il en transpose consciemment les procédés dans l’étude
de la Bible, apanage divin de la plus noble des cultures « barbares ».
Plusieurs apologistes considèrent au contraire l’allégorisme grec
comme une ruse pour masquer la nocivité des fables païennes.
Quant aux écrits du Pseudo-Clément, qui conservent en plein
e
IV siècle l’expression d’un christianisme proche du judaïsme, ils
vont jusqu’à rejeter la « typologie » de tradition paulinienne, parce
que, en voulant prouver la divinité de Jésus, elle compromet le
monothéisme, et qu’elle multiplie les interprétations concurrentes.
Pour d’autres raisons, les Pères de la tradition antiochienne, à partir
du IVe siècle, distinguent la « typologie » et l’« allégorie » ;
réprouvant la seconde, ils reconnaissent la validité de la première. La
séparation s’exprime alors dans le vocabulaire, assez flou
auparavant : « image », « type », « symbole », « énigme » étaient
employés indifféremment, et la technique de l’« allégorie » avait une
extension très vaste.
Une autre attitude se fait jour, qui semble contradictoire. Origène
use abondamment des procédés de l’allégorie grecque dans son
exégèse de la Bible, mais il la récuse quand elle s’applique à son objet
propre, les textes et les mythes de l’hellénisme. On constate un
comportement analogue, inversé, chez des adversaires du
christianisme, Celse, Porphyre, l’empereur Julien. Il faut dire que le
mépris d’Origène pour l’allégorie pratiquée par les Grecs est la
conséquence de sa condamnation de la lettre des mythes païens,
alors qu’il estime toujours utile le sens littéral de la Bible. Quant à
son herméneutique personnelle, elle rassemble avec une telle
vigueur les traditions issues du judaïsme, de l’hellénisme et des
Pères antérieurs, qu’elle a tracé pour des siècles les voies de l’exégèse
chrétienne. La part grecque de sa théorie et de sa pratique est
importante, même si elle n’a pas le rôle prépondérant qu’on lui a
trop souvent accordé. Les raisons que donne Origène de l’obscurité
des Écritures (stimuler la recherche, éviter aux gens non préparés les
illusions dangereuses) ont des équivalents dans la pédagogie
grecque de la lecture des grands textes. Les images dont il se sert
pour décrire l’articulation des trois sens, historique, « psychique »,
« spirituel », n’ont pas seulement des références scripturaires. Elles
renvoient aussi explicitement à la tripartition de la philosophie et à
la structure du composé humain. La comparaison entre l’harmonie
des Écritures, difficile à percevoir de prime abord, et la cohérence du
monde, souvent invisible, se greffe sur des représentations grecques
du cosmos. Le principe fondamental, expliquer la Bible par la Bible,
correspond à la règle d’or, formulée tardivement par Porphyre, mais
suivie par les premiers maîtres de la philologie alexandrine,
« éclairer Homère par Homère ». Quand Origène repère, dans
l’enchaînement du registre historico-législatif des textes bibliques,
des ruptures qui incitent à chercher le sens spirituel, il se range à un
précepte illustré par l’exégèse grecque des poètes, des oracles, des
mythes : les absurdités, les contradictions, sont des signes invitant à
l’allégorèse. Le fait qu’il appelle ces solutions de continuité des
« impossibilités » peut même attester que la rencontre a dû se faire,
dans la tradition grecque, entre les justifications allégoriques des
passages d’Homère jugés inconvenants et l’examen des
« impossibilités » dans les textes du poète, tel que le menait Aristote,
selon une autre visée, dans la Poétique et dans ses Problèmes
homériques.
Origène adapte aussi à ses commentaires les règles en usage dans
les écoles pour expliquer Aristote et Platon. Le prologue de son traité
sur le Cantique des cantiques contient certains éléments des
schémas, connus pour une époque ultérieure, introduisant aux
œuvres des deux philosophes. Ce témoignage montre que la mise en
place de tels schémas a commencé dès le IIIe siècle dans les
commentaires platoniciens. D’autre part, cet allégoriste ingénieux est
un « grammairien » éprouvé. Il est l’un des meilleurs représentants
de la science d’explication des textes de son temps, répartie en
quatre matières : déchiffrement lexical et syntaxique, explication du
contenu (histoire, topographie, données naturelles, etc.), critique
textuelle, et examen de la valeur esthétique et morale. Il maîtrise
parfaitement les règles et les concepts relevant de ces domaines. Le
même savoir est mis en œuvre, au IVe siècle, par les exégètes
chrétiens de la mouvance antiochienne qui sont, eux, rebelles à
l’allégorisation. Les Pères cappadociens, Basile de Césarée, Grégoire
de Nazianze et surtout Grégoire de Nysse, reflètent au contraire
toutes les dimensions de l’herméneutique origénienne.
Pour Origène, le travail acharné de l’herméneute finit par
assimiler sa compréhension à l’inspiration même des Écritures ; c’est
pour lui la plus haute, et sans doute la seule, expérience mystique.
Une alliance analogue de l’exigence rationnelle et de la tension
affective se manifeste chez les chrétiens par une autre forme
d’exercices spirituels, qui portent eux aussi la marque de
l’hellénisme. Ils apparaissent encore dans les courants qui
définissent le christianisme comme « philosophie ». Il s’agit de la
réception par les Pères de l’« ascèse » au sens philosophique, activité
intérieure de la pensée et de la volonté qui entraîne à un mode de vie
conforme à la raison. De Justin à Jean Chrysostome, en passant par
Clément, Origène, les Cappadociens, on voit le christianisme conçu
comme « vraie philosophie » et comme sagesse vécue. Il s’approprie
les pratiques spirituelles de la philosophie antique, en substituant le
Verbe divin à la Raison universelle. Les techniques d’introspection,
d’attention à soi, de concentration sur le moment présent, d’examen
de conscience, l’exercice continuel de la présence de Dieu, le recours
constant aux principes de vie, toujours disponibles, visent la
tranquillité de l’âme et la maîtrise de soi. L’héritage grec s’imprime
ainsi dans le comportement chrétien et s’étend jusqu’au
monachisme, où la référence aux « dogmes » fondamentaux des
écoles philosophiques est remplacée par le rappel incessant des
« commandements » et des paroles des Anciens, lesquelles sont
conservées dans les Apophtegmes et les Kephalaia. Sans doute ces
exercices ont-ils des traits proprement chrétiens : ils supposent
toujours le secours de la grâce de Dieu, l’humilité du pécheur, la
pénitence et l’obéissance ; le renoncement est vécu comme
participation à la souffrance du Christ et à l’amour divin. Mais ils
contribuent aussi à l’hellénisation partielle du christianisme, surtout
quand la « philosophie » chrétienne devient exercice de la mort, pour
séparer l’âme du corps, la libérer des « passions », à la manière
platonicienne.
Si l’on restreint l’examen au rôle de l’hellénisme dans
l’élaboration des doctrines chrétiennes, deux domaines surtout
doivent retenir l’attention, l’anthropologie et la théologie. Méditant
sur la nature et sur la fin de l’homme, les Pères développent à l’infini
l’analogie entre le motif biblique de la création « à l’image et à la
ressemblance » de Dieu (Genèse 1, 26) et le thème platonicien de
l’assimilation à Dieu (Théétète, 176b). Ils retrouvent d’autre part dans
la parole de Gen. 2, 7 aussi bien les théories grecques sur l’animation
de l’embryon que les descriptions diverses du composé humain.
Cette parole, cependant, associée à d’autres formules scripturaires
(Sagesse 15, 11 ; Joël 3, 1 ; Jean 20, 22), est rapportée par certains au
don de l’Esprit, et au baptême comme seconde création. De même, la
visée sotériologique transforme les représentations grecques, quand
elle fait jouer la typologie Adam-Christ. La foi en la résurrection du
corps, en outre, ne cesse d’affirmer sa singularité. Les apologistes
s’efforcent, au mieux, de prouver qu’elle n’est pas déraisonnable.
Mais la tentative d’Origène, usant de concepts grecs pour imaginer
la permanence d’une « forme » corporelle, a été très mal reçue par
l’Église, parce qu’elle était soupçonnée de réduire la réalité du corps
ressuscité. C’est sans doute la réflexion sur le libre arbitre et la
responsabilité humaine qui a poussé le plus loin l’influence de
l’hellénisme. Pour réfuter le déterminisme attribué aux gnostiques,
d’abord, et, plus généralement, le fatalisme astral, les Pères ont
emprunté à Aristote son analyse de la volonté libre, ou aux Stoïciens
la doctrine de l’« assentiment ». Un leitmotiv de cette réflexion est
aussi la parole fameuse du mythe d’Er de Platon (La République, X) :
« La vertu est sans maître […]. Chacun est responsable de son choix,
Dieu est hors de cause. » C’est une référence capitale encore pour un
Grégoire de Nysse. Certes, les Pères se donnent pour tâche
d’harmoniser l’importance de la décision humaine avec la toute-
puissance et la prescience divines, mais leur insistance sur la
capacité de la raison les éloigne de la lettre de l’enseignement de
Paul et confère à leur doctrine du salut une orientation toute
différente de celle de l’augustinisme en Occident.
En théologie, la question des rapports entre christianisme et
hellénisme est particulièrement controversée. Le débat, au moins
depuis le temps des réformes, tourne autour du « platonisme des
Pères », considéré comme le comble de l’« hellénisation » du
christianisme. Les options confessionnelles et les idées diverses sur
l’essence du christianisme interfèrent avec l’examen scientifique des
faits. Les historiens des dogmes oscillent entre les enquêtes
partielles, qui mettent en évidence le recours des Anciens à des
concepts de la philosophie grecque, et les interprétations, qui
relancent la controverse sur la compatibilité des deux systèmes.
H. Dörrie a voulu réduire le « platonisme chrétien » à un moyen de
propagande des apologistes, au pire à une métaphorique, au mieux à
une correction renouvelant de fond en comble le modèle utilisé. Tout
en contribuant à repérer les emprunts, il a jugé contraire à la
hiérarchie platonicienne de l’être la doctrine chrétienne de la grâce et
de la révélation. E. von Ivánka, plus sensible aux connivences entre
platonisme et théologie chrétienne, aboutit cependant à des
conclusions analogues, en soulignant la singularité inassimilable des
concepts de création et de grâce. Il a même redonné vie,
paradoxalement, au vieux slogan : « Platon, pourvoyeur des
hérésies », en prétendant indiquer jusqu’où le théologien peut suivre
le platonisme sans tomber dans l’erreur. À l’opposé, les recherches
érudites d’un J. Whittaker tendent à fondre les doctrines chrétiennes
de l’Antiquité dans l’ambiance morale et intellectuelle de la culture
hellénique du temps.
Il est indéniable que les Pères, pour penser leur foi et construire
conceptuellement leur doctrine, se sont tournés vers la « théologie »
platonicienne, la plus prestigieuse à leur époque. Ce faisant, ils n’ont
pas cessé d’affronter une difficulté capitale : comment concilier la
notion biblique d’un Dieu doué de volonté et agissant de façon
contingente, jusqu’à s’incarner, avec une ontologie supposant
l’immuabilité de Dieu ? L’une des tâches de l’historien est d’étudier
les solutions successives trouvées par les docteurs anciens, ou de
constater les apories. Les travaux contemporains, fondés sur une
connaissance critique des sources dont disposaient les Pères, ont mis
en lumière la parenté de leurs hypothèses sur les relations entre le
Père et le Fils, jusqu’au début du Ve siècle, avec les propositions des
Platoniciens sur les rapports entre l’intellect démiurgique, le monde
intelligible, et l’Un transcendant. Les théologiens chrétiens qui sont
allés le plus loin sur le chemin du platonisme, jusqu’à esquisser,
comme Origène, la disjonction entre le principe suprême et
l’Intellect, imposée par Plotin, continuent d’attribuer au Père activité
intellective et volontaire. Et, selon R. Williams, si Arius radicalise la
différence entre le Père et le Fils, en des termes que la décision
plotinienne éclaire le mieux, c’est pour affirmer l’indépendance
parfaite de la volonté de Dieu. La crise arienne a mis un terme à la
théologie du Logos, qui impliquait le Fils dans le processus cosmique,
en le subordonnant au Père. Mais la problématique nouvelle, fondée
sur la consubstantialité du Père et du Fils, fait rebondir la question
du vouloir divin. Si le Père est la cause du Fils, et si sa volonté
intervient dans la génération éternelle du Fils, comment cette
causalité peut-elle inclure l’égalité dans l’être du Fils et du Père ?
Telle est la difficulté envisagée par Grégoire de Nazianze.
Le développement de la théologie trinitaire a entraîné les Pères,
d’Eusèbe de Césarée à Cyrille d’Alexandrie, à chercher du côté des
Platoniciens des équivalents de la doctrine des « trois hypostases ».
Leurs efforts ont si bien réussi que nombre de commentateurs de
Plotin, même parmi les Modernes, ont transporté dans l’œuvre du
philosophe le sens chrétien des « hypostases » (personnes
subsistantes, et non pas « produits substantiels » d’une réalité
transcendante), et ont appliqué à tort ces termes au Bien, à l’Intellect
et à l’Âme, abusés à leur tour par le titre donné au traité V 1 (10) :
« Sur les trois hypostases qui ont rang de Principes. »
On ne saurait, bien entendu, réduire à des méprises les
rencontres entre la théologie chrétienne et l’hellénisme, ni considérer,
comme Adolf Harnack, que le printemps de l’alliance entre
l’orthodoxie et la philosophie ne fut pas suivi par un été, mais par
des ouragans dévastateurs. Loin de tout jugement de valeur, il
convient de reconnaître que l’élaboration dogmatique du
christianisme s’est faite dans un contexte hellénique, et que la forme
des questions posées par la philosophie et par les idées grecques sur
Dieu, l’homme et le monde, a orienté de façon décisive le système de
pensée chrétien.
Alain LE BOULLUEC
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Textes et traductions
De nombreux ouvrages des Pères sont traduits en français (avec
texte grec ou latin, introductions et notes) dans la collection des
« Sources chrétiennes » (Paris, Éditions du Cerf). Les Apologies de
Justin sont traduites par A. Wartelle (Paris, Études augustiniennes,
1987), et le Dialogue avec Tryphon par G. Archambault (Textes et
documents 8 et 11, Paris, Picard, 1909, et Justin martyr, Œuvres
complètes, Paris, Migne, 1994). Une traduction nouvelle, annotée, des
Homélies clémentines, par Calvet M.-A., Côté D., Geoltrain P., Le
Boulluec A., Pouderon B., Schneider A., a paru dans la
« Bibliothèque de la Pléiade » : Geoltrain P., Kaestli J.-D. (dir.), Écrits
apocryphes chrétiens, t. II, Paris, Gallimard, 2005, p. 1193-1589.

Études
ARMSTRONG, Arthur Hilary, Hellenic and Christian Studies, Londres,
Variorum, 1990.
AUBIN, Paul, Plotin et le christianisme, Paris, Beauchesne, 1992.
BROWN, Peter, The Making of Late Antiquity, Cambridge, Harvard
University Press, 1978 (trad. par A. Rousselle, Genèse de l’Antiquité
tardive, Paris, Gallimard, 1983).
CHADWICK, Henry, Early Christian Thought and the Classical Tradition,
Oxford, 1966.
DODD, Charles Harold, The Interpretation of the Fourth Gospel, Londres,
1953, 2e éd. 1970 (trad. par M. Montabrut, Interprétation du quatrième
Évangile, Paris, Éditions du Cerf, 1975).
DOERRIE, Heinrich, Platonica minora, Munich, W. Fink, 1976.
DORIVAL, Gilles, « L’originalité de la patristique grecque », in As
humanidas greco-latinas e a civiliação do universal, Congresso
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DORIVAL Gilles, « Origène d’Alexandrie », in Goulet Richard (dir.),
Dictionnaire des philosophes antiques, t. IV, Paris, CNRS Éditions, 2005,
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FESTUGIÈRE, André-Jean, L’Idéal religieux des Grecs et l’Évangile, Paris,
Gabalda, 1932.
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1968.
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augustiniennes, 3e éd. 1992.
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1964 (trad. de l’allemand par Elisabeth Kessler, Plato Christianus. La
réception critique du platonisme chez les Pères de l’Église, Paris, PUF,
1990).
LE BOULLUEC, Alain, Alexandrie antique et chrétienne. Clément et
Origène, Paris, Études augustiniennes, 2006.
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WILLIAMS, Rowan, Arius. Heresy and Tradition, Londres, Darton,
Longman and Todd, 1987.
L’hellénisme romanisé : Cicéron

Cicéron ne fut pas le premier à tenter le passage du savoir grec


dans la langue et la culture latines. Ennius, Lucilius et Lucrèce
l’avaient précédé dans cette voie, sans pourtant qu’aucun d’entre
eux n’ait eu l’ambition de traiter tous les aspects du problème. Le fait
qu’il ait éprouvé cette vocation holistique ne s’explique pas
uniquement par son intérêt passionné pour la culture grecque.
Paradoxalement, c’est parce qu’il a réfléchi en termes de pouvoir
qu’il a pu concevoir une ambition aussi gigantesque. Ayant une
conscience aiguë de ce qu’était l’impérialisme culturel, il a entrepris
la construction d’un savoir romain avec l’état d’esprit d’un imperator
se faisant un devoir de réduire le dernier bastion entre les mains de
l’adversaire. Cela, il l’exprime sans fard dans la préface de la
Première Tusculane (I, 3) : « C’est par le savoir et les écrits de tout
genre que la Grèce était supérieure à nous. Il lui était facile de
vaincre sur ce terrain, puisque nous ne résistions pas. » Beaucoup de
ses compatriotes, et non des moindres, jugeaient le combat inutile.
Ils pensaient, comme Varron, que les amateurs romains de
philosophie ne liraient que les textes grecs, tandis que les gens
incultes se désintéresseraient du latin tout autant que du grec. Quant
à la tradition familiale, il n’était pas difficile à Cicéron d’y trouver les
marques du mépris romain pour les Graeculi, les « petits Grecs ». Son
grand-père n’avait-il pas pour habitude de dire (De or. II, 265) que les
Romains étaient comme les esclaves syriens que l’on exposait sur les
marchés : plus ils savaient de grec, moins ils avaient de valeur ?
Cependant, quelle que soit la valeur de ceux qui l’ont précédé dans
l’acculturation à Rome du savoir grec, Cicéron apparaît comme
l’acteur majeur de la transformation qui donna naissance à la pensée
occidentale.

Écouter et lire les Grecs

Nous n’insisterons pas ici sur les années de formation qui, grâce
au soin apporté par le père à l’éducation de ses enfants, furent d’une
exceptionnelle richesse. Parallèlement à l’apprentissage des
pratiques du forum, auquel l’initièrent, entre autres, les deux grands
orateurs Crassus et Antoine, Cicéron suivit d’abord l’enseignement
de l’Épicurien Phèdre, ce qui contribue à expliquer la relation
finalement assez complexe qu’il entretint avec le Jardin. Ce furent
ensuite les leçons du Stoïcien Diodote et celles de l’Académicien
Philon de Larissa, scholarque de l’école platonicienne venu
s’installer à Rome en 88 avant J.-C., dont l’enseignement constitua
pour lui une expérience très forte, qu’il décrit ainsi dans le Brutus :
« À la même époque, le chef de l’Académie, Philon, ayant fui
Athènes à cause de la guerre de Mithridate… et étant venu à Rome,
je me livrai à lui tout entier : je m’étais pris d’un amour incroyable
pour la philosophie. » Son éducation s’acheva par le voyage de
formation en Grèce et en Asie Mineure, lequel était devenu
traditionnel pour les Romains de bonne famille, qui pouvaient ainsi
se plonger dans le système universitaire mis au point depuis
longtemps par les détenteurs du savoir grec. Il y rencontra
Antiochos d’Ascalon, tenant d’un platonisme dogmatique renforcé
par des éléments péripatéticiens, à l’opposé de celui de Philon, mais
aussi Posidonios de Rhodes, le plus célèbre Stoïcien de son époque,
et également des rhéteurs, dont Apollonios de Rhodes qui lui donna
le goût de l’équilibre entre la sécheresse de certains orateurs attiques
et la profusion des orateurs asianistes. Le voyage en Asie, le retour
aux multiples activités du forum, ne mirent pas fin aux contacts de
Cicéron avec le monde de la culture grecque. Il hébergea longtemps
chez lui Diodote, avec lequel il s’entretenait notamment de
dialectique. La défense du poète Archias fut pour lui l’occasion de
plaider non seulement pour un individu mais pour une intégration
de l’hellénisme au mos maiorum, les activités culturelles devenant le
contenu privilégié des moments d’otium. Un épisode symbolique
survint en 51 avant J.-C. et nous est raconté dans la correspondance
(Fam. V, 11, 6). C’est à Cicéron que l’Épicurien Patron demanda
d’intervenir auprès de Memmius pour éviter qu’une villa ne fût
construite à la place de la maison d’Épicure. Situation hautement
paradoxale, puisque visiblement ce Memmius, pourtant, le
destinataire du De rerum natura de Lucrèce, que le poète avait voulu
convertir à la vérité épicurienne, ne se souciait pas outre mesure du
patrimoine de l’école, dont la protection devait être prise en charge
par l’Académicien Cicéron. Alors que la Quellenforschung, l’érudition
germanique du XIXe siècle et du début du XXe, aujourd’hui
discréditée, s’était fondée sur l’idée de sources écrites précises pour
toutes les œuvres philosophiques cicéroniennes, il apparaît donc
aujourd’hui qu’une place doit être accordée aux échanges que
Cicéron a pu avoir tout au long de sa vie avec des savants grecs qu’il
rencontrait et pour lesquels sa maison était un lieu permanent
d’accueil. Reste que cet apport demeure difficile à évaluer, tout
comme les connaissances que Cicéron a pu acquérir par d’éventuels
manuels doxographiques, tel celui que Michelangelo Giusta a tenté
de reconstituer pour les doctrines morales. Si la question des sources
conserve donc, probablement à tout jamais, son opacité, il n’en reste
pas moins vrai que beaucoup d’œuvres grecques sont mentionnées
dans le corpus cicéronien, et notamment dans la correspondance.
Cela permet d’entrevoir le lecteur que fut Cicéron, un lecteur
boulimique, mais qui, parce qu’il vit le plus souvent dans une
activité débordante, ne prend pas le temps de rendre compte
amplement de ce qu’il lit. En fait, on trouve dans ses lettres des
mentions d’ouvrages techniques, comme la cosmographie
d’Alexandre d’Éphèse, qu’il reçut en juillet ~59 et sur laquelle il
porta un jugement extrêmement négatif, tout en reconnaissant que
cette lecture pouvait avoir quelque utilité, ou encore des ouvrages
médicaux, comme le traité que le médecin grec Nikon avait consacré
à la bonne chère. Évidemment, sa lecture pouvait également porter
sur des ouvrages de philosophie politique. Dans une lettre de ~60 (?)
[Att. II, 2, 2] il se met en scène entouré de volumes écrits par
Dicéarque sur différentes constitutions grecques et dans un courrier
de la même période, il demande à Atticus d’aller chercher chez
Quintus Cicéron un traité de Théophraste sur l’ambition. Plus tard,
après la guerre civile, il entreprend d’écrire en ~45 (Att. XII, 40, 2)
une lettre admonitoire à César, pour laquelle il utilise comme
modèles les lettres écrites par Aristote et par Théopompe à
Alexandre. En ce qui concerne les œuvres de philosophie théoriques
écrites après cette date, nous pouvons avoir une idée de sa manière
de travailler sur les textes grecs à partir de la scène qui est racontée
au début du livre III du De finibus. Cicéron réside dans sa villa de
Tusculum, il a besoin de livres qui se trouvent dans la bibliothèque
du jeune Lucullus, il s’y rend et il y trouve Caton assis entouré
d’ouvrages stoïciens. Lui-même a besoin de traités aristotéliciens,
dont il ne précise pas le titre, ce qui est bien regrettable car nous
avons du mal à déterminer avec précision la connaissance qu’il
pouvait avoir de l’œuvre du Stagirite, en dehors de rares indications
précises comme celle de l’Éthique à Nicomaque en Fin. V, 12. Quoi
qu’il en soit, nous avons là le portrait de deux personnages qui sont
plus que des amateurs éclairés, de véritables chercheurs dont la
pratique n’est pas fondamentalement différente de celle des
chercheurs d’aujourd’hui. Pour le reste, dans la plupart des œuvres
qu’il écrit alors, Cicéron ne révélera pas la documentation sur
laquelle il a travaillé, même s’il donne habilement quelques pistes.
Ainsi, dans les Academica, on trouve la mention à la fois des livres
romains écrits à Rome par Philon de Larissa, dans lesquels il
renonçait au doute radical de ses prédécesseurs pour se concentrer
sur la critique du stoïcisme, insérée dans une perspective
platonicienne, et celle du livre, le Sosus, qu’Antiochos d’Ascalon
écrivit pour répondre à ces innovations. Une seule exception, le De
officiis, pour la rédaction duquel Cicéron lui-même nous dit qu’il a
adapté l’ouvrage sur le devoir du Stoïcien Panaitios, en le
restructurant, c’est-à-dire en passant de deux livres à trois. Mais,
comme Panaitios n’avait pas traité de la question du conflit, au
moins apparent, entre l’utilité et la beauté morale, Cicéron ne se
contenta pas de se procurer l’ouvrage que le disciple de Panaitios,
Posidonios, avait écrit sur cette question, il demanda à un autre
Stoïcien, Athénodore Caluus, de lui en faire le résumé. Le travail se
fit donc à deux niveaux, la fiche de lecture élaborée par une sorte
d’assistant et le livre lui-même. L’ensemble se révéla insuffisant, si
bien que Cicéron décida de s’atteler au traitement de cette question
et que c’est avec ses propres moyens qu’il écrivit le dernier livre du
De officiis. Le Romain ne se contente pas de traduire et de commenter
l’œuvre de Panaitios, il y ajoute, comme il l’a revendiqué ailleurs,
son iudicium, son esprit critique. En cette fin de vie, il se place par
rapport au savoir grec dans une position de réflexivité décomplexée.

Traduire et créer une langue de savoir

Cicéron fut un grand traducteur. L’un des interlocuteurs du De


natura deorum (II, 104) rappelle que, tout jeune homme, il avait
traduit le grand poème d’Arate, les Phénomènes, dans lequel étaient
décrits les constellations et certains phénomènes météorologiques.
Cette indication, qui pose certains problèmes chronologiques, a
néanmoins le mérite de montrer que Cicéron ne se limita pas à
traduire des œuvres philosophiques et qu’il sut également s’attaquer
à des œuvres scientifiques techniques, comme l’Économique de
Xénophon, ou encore littéraires, comme l’Uxorius, pièce de la
Comédie Moyenne. Toutefois, la philosophie fut au centre de son
travail de traducteur. Il traduisit plusieurs dialogues platoniciens
dont le Protagoras, et à l’intérieur même de ses œuvres
philosophiques, il reproduit des passages de dialogues platoniciens,
comme celui du Phèdre concernant l’automotion, qui figure à la fois
dans le De re publica et dans les Tusculanes. Sa traduction partielle du
Timée, probablement prélude à un dialogue centré sur cette œuvre, a
donné lieu à un débat entre ceux qui y ont vu une marque de
l’incapacité de la langue latine à rendre les concepts grecs et ceux qui
ont vu là l’élaboration d’un art de la traduction permettant enfin à la
pensée grecque de sortir de sa langue originelle. Il est certain que
l’entreprise cicéronienne apparaît comme un défi permanent à ceux
qui, comme il n’y a pas si longtemps Heidegger, ont continué à
penser que la philosophie avait sa langue et que l’entreprise de
traduction faisait perdre l’essentiel. En ~55, dans le De oratore, III, 95,
Cicéron définissait pour la première fois sa position face au
problème de la traduction : « Ni le génie de notre langue ni la nature
du sujet ne s’opposent à ce que cette antique et excellente sagesse
des Grecs soit appropriée à notre langue et à notre génie. Mais il faut
pour cela des hommes instruits et, jusqu’à ce jour, nous n’en avons
pas eu dans ce genre. Si jamais ils apparaissent, ils devront
l’emporter même sur les Grecs. » La traduction ne connaît donc pas
d’obstacle naturel, elle exige simplement que le traducteur se mette à
la hauteur du texte qu’il doit traduire. Que la tâche soit difficile, il en
a parfaitement conscience, mais, dit-il, dans le De re publica (I, 65) :
« Je tenterai cependant d’y parvenir. » Au fur et à mesure qu’il prend
confiance dans le bien-fondé de cette entreprise de traduction, il
conçoit de plus en plus la langue latine comme un immense champ
de virtualités conceptuelles, ce qui le conduit même à s’exclamer en
Tusc. II, 35 : « Ô Grèce, parfois à court de ces mots que tu penses
avoir en abondance. » Une telle affirmation est sans doute la réponse
cicéronienne à la déploration de Lucrèce qui, tout en forgeant un
grand nombre de néologismes, se lamentait sur la pauvreté de la
langue qu’il avait reçue de ses ancêtres. Cicéron, lui, tout en faisant
parfois état de ses difficultés, arrive à la conclusion que le texte
traduit peut avoir toutes les qualités du texte originel. C’est ainsi
qu’à la fin du De finibus (V, 96), Atticus, pourtant passionné de
langue et de culture grecques, reconnaît que l’éthique académico-
péripatéticienne, conceptuellement si complexe, a pu être rendue de
manière parfaitement satisfaisante en latin : « Des idées que je ne
croyais pas qu’on pût exprimer en latin, ont été exprimées par toi en
termes appropriés, et avec non moins de clarté qu’elles le sont par
les Grecs. » L’une des formulations les plus complètes de la doctrine
de la traduction cicéronienne se trouve dans ce passage du De
finibus, IV, 15 : « Il ne sera cependant pas nécessaire de rendre le
terme grec par un mot latin calqué sur lui, comme ont coutume de le
faire les traducteurs à court d’expression, alors qu’il existe un mot
plus usuel disant la même chose. On peut même faire ce que j’ai
coutume de faire : là où les Grecs ont un mot, j’emploie, si je ne peux
pas faire autrement, plusieurs mots : cela n’empêche pas qu’on doive
nous accorder le droit d’user d’un terme grec toutes les fois que le
latin ne nous offrira pas d’équivalent. » C’est ainsi que Cicéron, tout
en montrant une grande prudence à l’égard de la création de
néologismes, créa de toutes pièces le vocabulaire philosophique du
monde occidental, en forgeant des mots comme « qualité »,
« compréhension », « assentiment », pour ne donner que quelques
exemples. La formation de néologismes n’est qu’un des aspects de la
traduction cicéronienne, qui s’accompagne également de l’utilisation
comme termes philosophiques de mots qui existaient déjà en latin,
mais qui se sont trouvés investis de sens nouveaux. C’est ainsi que
voluntas, déjà souvent utilisé dans le théâtre latin et dans le langage
des tribunaux, va servir à exprimer l’idée d’autonomie du sujet,
diffractée en grec à travers une multitude de termes. La voluntas
cicéronienne n’est pas un concept, susceptible de définition, c’est une
notion transmise à la postérité des philosophies latines et qui ne
deviendra concept que bien plus tard. De même, le probabile, terme
que Cicéron utilise pour rendre les concepts grecs exprimant le
sentiment subjectif d’une vérité, ne correspond que très
partiellement à ceux-ci, puisqu’il implique une ontologie de la vérité
et une prise en compte de la notion de fréquence.

L’invention d’un nouveau type


de philosophe
Contrairement à ce qui est encore parfois affirmé, Cicéron n’a
jamais adhéré au stoïcisme. De sa rencontre avec Philon de Larissa
en ~88 aux œuvres philosophiques qu’il écrivit à la fin de sa vie, il
resta fidèle au probabilisme de la Nouvelle Académie, qu’il
concevait, beaucoup plus radical en cela que son maître, comme un
doute universel. Certains ont pensé que, pendant la période de
rédaction des trois grands dialogues à vocation politique, le De
oratore, le De legibus et le De re publica, il avait donné son adhésion au
platonisme dogmatique d’Antiochos d’Ascalon, mais les arguments
invoqués, essentiellement quelques lignes du De legibus et du
Lucullus, ne sont pas décisifs. Les raisons de ce choix sont multiples
et complexes. L’orateur trouvait dans la capacité de soutenir le pour
et le contre à propos de toute chose le moyen de donner un socle
conceptuel à son éloquence. L’érudit passionné de philosophie
grecque voyait le refus d’adhérer à un dogme comme un moyen
d’accès à une évaluation critique de toutes les doctrines. Plus tard,
au moment de la dictature de César, la philosophie du doute lui
apparut comme l’exact opposé de l’ambition de l’homme dieu
qu’incarnait le dictateur. Toutefois, pendant longtemps, ce fut en tant
qu’homme politique que Cicéron donna une adhésion intellectuelle à
la Nouvelle Académie. Il dit lui-même au début du De natura deorum
I, 6 : « C’est justement lorsqu’il y paraissait le moins que je
m’adonnais plus que jamais à la philosophie : mes discours, tout
pénétrés des doctrines des philosophes, en témoignent. » On
remarquera que la philosophie, dans une telle perspective, apparaît
comme un objet utilisé pour aller vers une éloquence plus profonde
ou pour guider la vie, aussi bien privée que publique : « J’ai mis en
pratique les prescriptions de la raison et de l’enseignement que j’ai
reçu », écrit Cicéron dans le paragraphe suivant. Or, il y avait une
différence entre user de la philosophie et revendiquer le qualificatif
de philosophe, ce que Cicéron ne fera qu’une seule fois dans la lettre
Fam. IX, 17, 2, où il dit qu’il est « à la fois courageux et philosophe ».
La raison de cette réserve est simple. Un homme politique romain,
qui plus est un ancien consul, ne pouvait pas, sans perdre sa dignitas,
faire sienne une identité qui appartenait exclusivement à des Grecs.
Le temps n’était pas si lointain où l’on expulsait de Rome les
philosophes comme les rhéteurs, sans beaucoup d’efficacité il est
vrai. Ainsi, jusqu’en ~45, Cicéron use de la philosophie comme d’un
étai susceptible de renforcer une tradition nationale (le mos maiorum)
défaillante. La dictature de César, l’inaction qu’elle impliqua pour
lui, allait le faire évoluer. Les premiers dialogues de la dernière
période (l’Hortensius, le Lucullus, le De finibus) mettent en scène des
aristocrates romains discutant de philosophie, alors même que,
comme Cicéron le reconnaît, certains d’entre eux étaient bien
incapables de le faire. Il y avait là le désir de pratiquer l’écriture
philosophique tout en rendant hommage à des personnages dont la
pensée politique était à l’opposé de celle qui triomphait avec César.
C’est au niveau des Tusculanes que se produisit le passage de cette
philosophie mondaine à une identité de philosophe que Cicéron
n’assumera jamais pourtant entièrement. En effet, il n’y a plus dans
ces cinq dialogues d’interlocuteur nominalement identifié. Cicéron
est seul à parler, avec un interlocuteur aussi pâle qu’anonyme qui lui
pose de temps en temps de brèves questions. Le cadre n’est plus
celui d’une conversation entre gens d’un même milieu, il est identifié
explicitement comme une scholè, autrement dit un exercice d’école au
cours duquel un maître répond aux questions de ses disciples. Au
début de la deuxième Tusculane, Cicéron procède à un acte
hautement symbolique. Il critique le vers du Néoptolème d’Ennius
qu’il avait fait sien dans le De oratore : « Il faut philosopher, mais à
petites doses », pour affirmer que la philosophie ne peut pas être une
activité à temps partiel, qu’elle exige un investissement de l’individu
tout entier. C’est dans les Tusculanes que Cicéron se rapproche le plus
de l’identité philosophique telle qu’elle avait été élaborée dans le
monde grec : être un maître qui, dans des conditions diverses,
formait des disciples à la philosophie. On notera toutefois que dans
ces dialogues le caractère anonyme, évanescent du disciple suggère
le cadre quelque peu étrange d’une école sans élèves. À ce moment
de sa vie, Cicéron pouvait assumer pour lui le rôle, la persona du
philosophe, mais il n’osait pas encore transformer publiquement en
disciple l’un de ses amis. Dans sa correspondance (Fam. IX, 16, 7),
c’est-à-dire dans un espace privé, Cicéron révèle qu’il donnait des
cours de rhétorique à l’un de ses amis, Hirtius. Ce même Hirtius
deviendra dans le De fato, avec beaucoup de précautions, le premier
Romain qui nous est présenté en situation de disciple par rapport à
un autre citoyen romain. Au terme des hésitations et des
approximations cicéroniennes surgit quelque chose qui semble de
peu d’importance et que l’on pourrait pourtant qualifier de
révolution identitaire : le philosophe, le maître de philosophie, n’est
plus nécessairement un Grec.

Cicéron n’a donc pas été seulement un passeur de textes et de


concepts, il a modifié en profondeur la relation entre celui qui savait
et celui qui ne savait pas, montrant par son propre exemple que le
savoir n’était pas lié à une identité nationale. Le moins qu’on puisse
dire est que le message eut du mal à passer. Quelques années après
la disparition de l’orateur philosophe, apparaissait la première école
de philosophie spécifiquement romaine, celle des Sextii, mais ceux-ci
philosophèrent en grec. De fait, l’expérience cicéronienne resta un
unicum dans le cadre de la latinité classique, jusqu’à ce que Sénèque
prenne le relais. Au vu de ce que fut la postérité sur le long terme,
cela fait encore mieux ressortir le caractère visionnaire de celui qui
sut prendre des décisions philosophiques d’une telle importance.
Carlos LÉVY
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

ASSAYAS-AUVRAY, Clara, et DELATTRE, Daniel (éd.), Cicéron et


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MICHEL, Alain, Les Rapports de la rhétorique et de la philosophie dans
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Milésiens

Le terme de « Milésiens » désigne commodément trois citoyens


de Milet (Thalès, Anaximandre, Anaximène), à peu près
contemporains les uns des autres, qui vécurent au VIe siècle avant J.-
C. et s’illustrèrent, non sans rivalités, dans une entreprise
intellectuelle inédite : la « science de la nature ».
La brève description ci-dessus repose essentiellement sur
l’interprétation aristotélicienne de leur pensée : il ne nous reste de
l’œuvre écrite des Milésiens qu’une ou deux citations peut-être
authentiques, et les maigres informations que fournissent les auteurs
postérieurs remontent quasiment toutes à Aristote ou à la tradition
doxographique inaugurée par son disciple Théophraste.
Pour saisir la pensée des Milésiens, il importe en conséquence de
comprendre d’abord le cadre dans lequel s’inscrit l’interprétation
qu’Aristote en propose – c’est-à-dire sa conception de la science
physique – et en second lieu la méthode dialectique dont il use
lorsqu’il soumet à son examen les opinions de ses prédécesseurs,
afin de contribuer à l’établissement et à la clarification des principes
de sa propre physique.
Une fois comprise, l’interprétation aristotélicienne des Milésiens
devra être à son tour soumise à un examen critique. Pour ce faire,
nous disposons d’autres indices, qui pour être indirects ne sont pas à
négliger pour autant. La tradition inaugurée par les Milésiens en
matière de « science naturelle » fut en effet poursuivie aux Ve et
e
IV siècles par d’autres penseurs, auteurs de cosmologies aussi bien
que théoriciens de la médecine, et critiquée par des philosophes
(notamment par Héraclite, Parménide, Platon et Aristote) qui
s’interrogèrent sur ses présupposés. En outre, les écrits des historiens
Hérodote et Thucydide présentent des traces de leur influence, et un
certain écho de l’entreprise scientifique milésienne résonne jusque
dans les tragédies d’Euripide ou les comédies d’Aristophane. Nous
en savons assez pour saisir, au moins dans leurs grandes lignes, les
objectifs et les méthodes de la « science naturelle » telle qu’elle était
comprise et pratiquée dans les deux siècles qui suivirent les
Milésiens. À partir de ces éléments tardifs, pour peu que l’on prenne
les réserves qui s’imposent, il paraît alors légitime de remonter
jusqu’aux Milésiens eux-mêmes.
Le chemin à frayer avant de parvenir à une certaine
compréhension des Milésiens est donc nécessairement tortueux – et
à le suivre, le risque est grand de verser à son insu dans
l’anachronisme.
Ici comme ailleurs, il n’est que trop facile d’appliquer à l’étude de
la pensée grecque antique des postulats malencontreux datant de
notre siècle. Il est notamment indispensable de prêter attention non
seulement aux ressemblances entre la science milésienne et la science
moderne, mais encore à leurs différences. En désignant par
l’expression de « science physique » l’entreprise des Milésiens, nous
ne voulons pas dire que ceux-ci partageaient l’ensemble des buts,
des méthodes, et des hypothèses de la physique moderne ; mais
compte tenu des différences de leurs connaissances et de leurs
traditions conceptuelles, la nature de leurs activités se laisse le mieux
comprendre comme quelque chose d’étroitement apparenté, sur
quelques points essentiels, aux sciences modernes de la nature.
Les Milésiens sont, au jugement d’Aristote, ses premiers
véritables prédécesseurs en matière de « science de la nature » :
Thalès, « le pionnier dans ce type de recherches », marque pour lui la
frontière en deçà de laquelle on ne trouve que des « théologiens » ou
des « auteurs de fables ». Aristote reconnaît ici aux Milésiens un
respect pour un idéal nouveau : celui de système. Il n’ignorait sans
doute pas que certaines idées générales présidaient aux
constructions d’Hésiode ou d’autres poètes cosmogoniques plus
anciens – mais ils en usaient « à la façon d’auteurs de fables »
(mythikôs) : en d’autres termes, leurs buts, leurs concepts directeurs,
leurs thèses fondamentales, n’étaient ni énoncés de façon claire et
explicite, ni exploités systématiquement. En revanche, sous-entend
Aristote, les Milésiens ont fait de la physis (de la « nature » des
choses prises individuellement ou dans leur ensemble) l’objet d’une
enquête qui s’avouait pour telle, et ils se sont fixé pour but un
système de connaissances, susceptible de couvrir un tel domaine de
façon complète et systématique.
Jusqu’ici, il n’y a aucune raison de suspecter le témoignage
d’Aristote : de nombreux indices le corroborent, et il n’en existe
aucun qui permettrait de le mettre en doute. Il est en revanche
beaucoup plus difficile d’évaluer sa description du contenu des
doctrines milésiennes. La difficulté tient à l’objet d’une vieille
controverse : le concept aristotélicien de « cause » (aition ou aitia). Du
moins est-il clair que les quatre sortes de « cause » servent à
identifier à la fois des types de relations inhérentes à la structure des
processus physiques et des types de compréhension de tels
processus par l’intellect humain. Ce lien étroit entre structure et
compréhension est déjà, comme nous le suggérerons plus loin,
impliqué dans le concept milésien de physis.
Que la physique ait toujours consisté en une recherche de telles
« causes », Aristote cherche à en donner une démonstration
historique au livre A de sa Métaphysique. Il se trouve cependant
contraint d’admettre que les faits ne parlent pas immédiatement en
faveur de sa thèse. Aussi considère-t-il les Milésiens et leurs
successeurs comme des débutants, semblables à des enfants
incapables d’articuler distinctement, ou à des boxeurs amateurs qui
doivent parfois à la chance de frapper juste : sans recourir clairement
ou consciemment à l’une ou l’autre des quatre causes, « d’une
certaine façon » ils les emploieraient pourtant toutes les quatre.
Compte tenu de ces nuances, Aristote soutient que les Milésiens
n’utilisent pour leur part que la « cause matérielle », et elle seule :
par exemple, ajoute-t-il, Thalès disait que tout était fait d’Eau, et
Anaximène, que tout était fait d’Air.
Il y a lieu de se montrer sceptique. Comme tous les philosophes,
Aristote a constamment tendance à succomber à l’anachronisme
lorsqu’il interprète la pensée de ses prédécesseurs. Nous ne pourrons
décider de l’exactitude de son interprétation qu’après un examen
complet de tout le dossier de la science présocratique. Mais il faut
d’emblée souligner que le témoignage d’Aristote, quand bien même
il serait accepté sans réserves, n’impose pas les conclusions qu’on a
souvent cru pouvoir en tirer – en particulier, que les Milésiens
auraient été des matérialistes, ou qu’ils auraient employé un concept
de matière analogue de quelque façon que ce soit au concept
moderne. Il n’implique pas davantage qu’ils aient exclu de prendre
en considération d’autres types d’explication correspondant aux
autres « causes » aristotéliciennes. Tout au plus indique-t-il
qu’Aristote ne trouvait pas trace dans leurs écrits de reconnaissance
explicite de telles « causes ». Dans le livre A de la Métaphysique, les
prédécesseurs d’Aristote ne sont pas soumis à son jugement comme
des physiciens anciens à celui d’un physicien moderne, mais comme
des étudiants de philosophie à celui de leur propre professeur. Pour
les besoins de la dialectique aristotélicienne, tous les interlocuteurs
sont traités en contemporains, et ce qui n’est pas énoncé clairement
ou explicitement n’est pas considéré comme ayant été énoncé du
tout.
En conséquence, le témoignage d’Aristote en Métaphysique A
s’avère être en fait beaucoup moins sûr et positif qu’il ne le paraissait
d’abord. Heureusement, nous disposons d’autres indications
fournies par d’autres passages de son œuvre qui, combinées avec les
informations indirectes mentionnées plus haut, permettent
d’élaborer une image raisonnablement cohérente de la science
présocratique en général, et des Milésiens en particulier (si l’on
admet du moins que certaines inférences permettent de remonter
jusqu’à eux).
Les Milésiens se sont fixé, pour objet de leur réflexion, « toutes
choses » (ta panta) ou l’« univers » (to pan, to holon). Il semble qu’un
tel choix ait constitué en lui-même une nouveauté. Certaines
cosmogonies plus anciennes (celles du Proche-Orient, ou la Théogonie
d’Hésiode) visaient bien à une certaine sorte d’exhaustivité, en
rendant compte des origines et du fonctionnement de l’ordre du
monde dans son ensemble tel qu’il s’offre actuellement à
l’observation ; mais il ne semble pas qu’elles aient soulevé
explicitement la question de savoir si cet ordre est « tout ce qu’il y
a ». Aussi laissent-elles floues, ou passent-elles complètement sous
silence, les limites temporelles ou spatiales de l’ordre du monde
(ainsi que tout ce qui se trouve éventuellement au-delà).
Voulant rendre compte de « tout », c’est-à-dire de tout ce qu’il
peut y avoir, les Milésiens furent conduits à repousser les limites
assignées à la pensée. À tenter consciemment de considérer toutes
choses, l’on est immédiatement conduit à se demander si les limites
spatiales et temporelles de l’observation humaine sont également
celles de l’univers. Quant aux Milésiens, l’un des faits les plus
significatifs (attesté par Aristote) est qu’ils aient posé cette question,
et que leur réponse ait consisté à postuler l’infinité spatiale et
temporelle de l’univers. Soit en effet, comme le note Aristote, une
quantité limitée quelconque d’espace ou de temps : l’on peut
toujours en concevoir une plus grande capable de contenir la
précédente ; or pourquoi devrait-on interrompre l’opération à telle
étape plutôt qu’à telle autre ?
Cependant, le projet de connaître quoi que ce soit de l’univers en
général (surtout s’il est infini spatialement et temporellement) peut
sembler voué à l’échec. Comment garantir que cette immense totalité
puisse être connue ou comprise par des esprits humains ? Dès la fin
du VIe siècle avant J.-C., Xénophane élève explicitement de tels
doutes épistémologiques. La réponse des Milésiens reste incertaine,
mais il faut tout au moins qu’ils aient tenu leurs théories pour
probables, et comme des contributions à l’établissement de la vérité :
il ne pouvait s’agir pour eux d’un jeu gratuit.
Il paraît alors nécessaire qu’ils ne considéraient pas seulement
l’univers comme un objet d’étude possible, mais aussi (ne fût-ce
qu’en principe et à titre programmatique) comme un objet
connaissable et intelligible en tant que tout. Ce postulat est impliqué
dans le concept de « science naturelle » qu’Aristote leur attribue. Par
les conséquences qu’il entraîne, comme par sa nouveauté
révolutionnaire, il inaugure une époque nouvelle : les cosmologistes
précédents, comme Hésiode, assignaient généralement à l’ordre du
monde une certaine origine unifiée, mais aucune autre unité en
dehors de celle-là.
L’entreprise milésienne, comme un jeu, répond à des règles :
celles qui gouvernent la construction des théories, mais aussi celles
qui président à leur discussion critique ou à leur justification. Ici
encore, les quelques rares informations de date ancienne doivent être
comprises à la lumière de la pratique des Ve et IVe siècles, de sorte que
le risque est toujours grand de prêter aux Milésiens plus qu’on ne
devrait.
Les théories des Milésiens reposent toutes sur une « entité
fondamentale » unique (qu’Aristote interprétait comme « cause
matérielle ») dont l’univers est censé consister en dernière analyse, et
en termes de laquelle il doit être compris. Il était aussi entendu que
cette entité devait être essentiellement uniforme, aussi bien à grande
échelle qu’à long terme.
À cette unité fonctionnelle de la théorie sont étroitement liés son
économie et son pouvoir explicatif : tout doit pouvoir être expliqué,
et l’être facilement, par le seul recours à l’entité fondamentale ainsi
qu’à ses propriétés essentielles.
Mais comment atteindre un tel pouvoir explicatif ? Il s’agit de
montrer qu’un grand nombre de phénomènes divers sont des
variations sur un thème sous-jacent, et que beaucoup d’entités
complexes résultent en fait de mécanismes compréhensibles affectant
une entité unique et simple, de manière à la compliquer. Le mérite
d’une théorie devait se juger à son pouvoir explicatif global. Les
Milésiens, comme leurs successeurs, se sont visiblement appliqués à
améliorer par de tels moyens l’économie et la puissance de leurs
théories explicatives.
L’exigence contenue dans le principe de raison suffisante (à
savoir que les ruptures de symétrie injustifiées ou les arguments ad
hoc sont à proscrire) ne constitue qu’un aspect particulier d’une telle
exigence d’efficacité explicative. Celle-ci trouve largement à
s’appliquer dans un univers doté d’une uniformité maximale ; elle
paraissait étroitement liée à l’exigence de retrouver dans la nature
une « justice » et une « égalité » censées, peut-être, fournir des
analogies avec les systèmes politiques humains, mais pouvant
également être regardées comme des preuves de l’importance que
les Milésiens attachaient à l’efficacité explicative ainsi qu’à la
symétrie (ce dernier terme étant à prendre en son sens
mathématique le plus large, et couvrant non seulement la symétrie
axiale, mais encore la symétrie radiale et l’uniformité spatio-
temporelle en général).
Sous sa forme argumentative, le principe de raison suffisante
s’énonce ainsi : « Pourquoi cet objet (ou ce lieu, ou ce temps)
particulier plutôt qu’un autre ? » L’application la plus frappante
qu’en ait faite un penseur ancien est due à Anaximandre : il
expliquait en effet l’immobilité de la Terre au milieu du cosmos par
la symétrie de la position qu’elle y occupe, qui ne lui donne aucune
raison de se déplacer d’un côté plutôt que d’un autre (Aristote, Du
ciel, 2.13). Mais l’uniformité fondamentale qui régit la totalité de
l’univers des Milésiens dans ses dimensions spatiales aussi bien que
temporelles est plus importante encore d’un point de vue structurel.
Selon l’interprétation que nous adoptons, les Milésiens ne se
bornaient pas à postuler un univers infini, ils supposaient aussi
qu’un nombre infini de « mondes » (kosmoi) l’occupaient à tout
moment. Le mot kosmos (dont l’emploi n’est à vrai dire pas
directement attesté chez les Milésiens) désigne un certain ordre
cosmique organisé (composé d’une Terre, d’une atmosphère, de
corps célestes et d’un ciel extérieur), semblable à celui que les
hommes peuvent observer. Si l’univers est infini, il est
manifestement contraire au principe de raison suffisante d’accorder
une position privilégiée au kosmos particulier qui se trouve être celui
qui nous contient : aussi doit-il exister des kosmoi en nombre infini,
dispersés plus ou moins uniformément à travers l’étendue infinie.
Les exigences formelles que nous venons de passer en revue
constituent un premier volet des contraintes qui s’exercent sur
l’activité théorique des Milésiens. De l’appel à l’expérience, qui en
constitue le second volet, témoignent le recours aux analogies ainsi
que le concept de « nature » (physis). Car pour être compris et
approuvés, c’est bien en dernière analyse à l’« expérience ordinaire »
que les Milésiens devaient faire appel, quel que fût le degré
d’abstraction ou de raffinement intellectuel de leurs constructions
théoriques.
La notion d’« expérience ordinaire » ne va pas sans une certaine
confusion, qui lui est inhérente. Il est douteux qu’à la conception
occidentale contemporaine de l’« expérience ordinaire » corresponde
sans risque d’équivoque celle que s’en faisaient les Ioniens au
e
VI siècle avant J.-C., et il ne serait d’aucun secours de faire
naïvement appel au « bon sens » pour comprendre l’origine des
théories milésiennes ou en éprouver la valeur. Sans doute les
théoriciens milésiens ont-ils dû se sentir tenus de rendre compte de
ce qu’ils considéraient comme « les faits » ; mais ils auront constaté,
comme tous les hommes de science, que la nature des faits, et la
manière d’y faire appel, prêtent déjà à la controverse. Même les
réalités les plus fondamentales de la vie courante et les résultats des
expériences conduites avec le plus grand soin sont toujours
susceptibles d’être réinterprétés.
Les Milésiens empruntaient certaines analogies à leur expérience
courante. Dans quel but ? Nos sources sont peu claires ou peu dignes
de foi. Nous pouvons supposer que le recours aux analogies peut
jouer un rôle dans la justification ou l’exposition du cadre théorique,
ainsi que dans le développement du système dans son ensemble, ou
dans l’explication de phénomènes particuliers. Dans un cas comme
dans l’autre, l’analogie peut constituer une pièce essentielle de la
justification de la théorie, ou bien remplir une fonction heuristique et
servir à l’invention d’un fil directeur sur lequel régler la construction
d’une théorie ou la recherche d’une explication, ou bien enfin se
réduire à n’être qu’un procédé d’exposition, un moyen de suppléer au
manque de termes techniques. Bien entendu, ces différentes
possibilités ne sont pas incompatibles.
Au vu du dossier, il paraît raisonnable de supposer que les
Milésiens recouraient, dans leurs recherches théoriques sur l’univers
pris comme un tout, à des analogies générales auxquelles ils
attribuaient une valeur à la fois heuristique et argumentative. Quoi
qu’il en soit, ils ne cherchaient certainement pas à proposer une
explication satisfaisante selon des critères scientifiques modernes
(voire aristotéliciens), mais un schéma intelligible et plausible qui fût
compatible avec le cadre général qu’ils s’étaient choisi. Les trois
types grecs de modèle du cosmos qui paraissent avoir été employés
par les Milésiens – l’organisme vivant, le produit fabriqué, l’entité
politique – ont tous manifestement de quoi séduire un cosmologiste :
il s’agit dans les trois cas d’objets complexes, mais dont le
comportement est en gros susceptible d’être prédit, et dotés d’une
individualité et d’une unité d’ensemble tout à fait nettes.
Pour comprendre l’activité théorique des Milésiens, il nous reste
à analyser le concept de « nature » (physis). Aux Ve et IVe siècles,
l’entreprise ionienne a souvent été caractérisée comme « discours »
(ou « écriture », ou « enquête ») sur la physis (« de toutes choses », ou
« de l’univers »). Le rôle central du concept de physis n’a donc rien
d’une hypothèse gratuite.
L’usage ancien, non technique, du mot physis l’associe
systématiquement aux emplois du verbe être (éinai). La physis d’une
chose est ce qui fournit la réponse à la question : « Qu’est-ce que
c’est ? » (en tous les sens du verbe). Chez les Milésiens, le concept de
physis fait intervenir à la fois un contenu empirique donné et une
certaine interprétation théorique. La physis de n’importe quel type de
chose est l’ensemble des propriétés dont on peut observer dans la
nature qu’elles lui appartiennent invariablement, et qui sont alors
« baptisées » par la théorie, c’est-à-dire énumérées explicitement, au
sein de la théorie, comme constituant (toutes) les propriétés
essentielles de la chose.
Tout en constituant une contrainte, cette notion de physis ne
déterminait pas par elle-même la forme précise revêtue par les
théories : elle ne déterminait ni le nombre ni l’identité des entités
fondamentales, ni la nature générale de leurs interactions au sein de
l’univers (le plus souvent infini). Cependant, s’il était exigé d’une
explication qu’elle fût donnée en termes de physis, cette exigence
suffisait déjà à éliminer les candidatures d’un grand nombre
d’entités fondamentales envisageables. Il fallait en effet qu’elles
soient ou bien (1) des choses directement observables ; ou bien (2)
des entités obtenues pour ainsi dire par « enrichissement », en
combinant des traits observables ; ou enfin (3) des entités composées
par « appauvrissement » de tels traits. Les entités fondamentales des
Milésiens (l’« Eau », l’« Infini », et l’« Air ») relèvent du type (2) :
elles sont des combinaisons de traits observables. Ainsi, l’« Eau » de
Thalès ou l’« Air » d’Anaximandre ne se confondent pas avec les
substances ordinairement désignées par ces termes, mais sont dotés
de propriétés supplémentaires : la vie et l’intelligence. De même,
l’« infini » d’Anaximandre n’est pas simplement quelque chose
d’infini, mais est également vivant et intelligent.
Voilà comment la notion de physis fournit à la théorisation
milésienne son ancrage empirique. Les propriétés essentielles des
entités fondamentales étaient identifiées à celles dont l’appartenance
à la physis de l’entité en question est connue. D’un autre côté, une
certaine idée de ce qu’est la nécessité naturelle découlait du concept
de physis, dans la mesure où la « nature » d’une chose était toujours
comprise comme une contrainte s’exerçant sur elle.
Bien entendu, ce concept de physis n’a cessé d’être
problématique, et ses applications devaient inévitablement rester
sujettes à discussion : car s’il était censé, à l’origine, rendre compte
des aspects du monde extérieur dans lesquels nous croyons pouvoir
saisir immédiatement et objectivement une certaine régularité, il
n’en reste pas moins à s’entendre sur ce qui doit être considéré
comme « extérieur » ou comme « régulier ». Les couleurs, par
exemple, ou les arcs-en-ciel, font-ils partie du monde extérieur ? La
stabilité de la Terre est-elle quelque chose de « régulier » ?
Inévitablement, le concept de physis devait fatalement conduire à
soulever les questions (philosophiques et scientifiques) de la nature
et de la validité de la perception sensible, et ces problèmes devinrent
de fait toujours plus importants après les Milésiens. Tout comme la
science moderne, l’entreprise présocratique a tendu à transformer la
compréhension et la délimitation de sa propre base empirique, et à
susciter au cours de ce processus des questions d’ordre
philosophique.
Le concept de physis fournissait également un lien structurel qui
permettait de maintenir ensemble, tout en les équilibrant les unes
par les autres, les exigences de la théorisation formelle et celles de
l’empirisme. Alors comme toujours, une certaine tension interne
opposait naturellement deux démarches : l’une « de haut en bas »,
l’autre « de bas en haut », couvrant l’intervalle entre les généralités
enthousiasmantes et l’ingratitude des faits particuliers. Par exemple,
en dépit du caractère effroyablement lacunaire de notre
documentation, nous pouvons retrouver la trace des efforts faits par
les Milésiens pour concilier leur grandiose vision théorique de
l’unité de l’univers avec la multiplicité apparemment irréductible de
l’expérience courante. Ce faisant, ils invoquaient la physis des choses
de la vie quotidienne – l’eau et l’air, les animaux, les sociétés
humaines – qu’ils affectaient d’une charge théorique considérable.
Aucune raison de principe ne pouvait interdire à la cosmologie
milésienne d’opérer à l’aide d’un certain concept de « dieu » ou du
« divin » – à condition, bien entendu, que ce concept satisfasse les
règles du jeu définies plus haut. En particulier, pour que le « divin »
puisse jouer un rôle fondamental dans le cadre explicatif général,
non seulement il doit être réellement unifié et bien défini, mais sa
physis doit comprendre des propriétés essentielles présentant un lien
évident avec l’expérience ordinaire ; et pour être efficace, il doit en
principe être intégralement compréhensible pour un esprit humain.
Ainsi entendu, le « divin » ne pouvait que s’écarter quelque peu de
la conception grecque traditionnelle de ce que sont un dieu ou des
dieux pris collectivement.
De fait, une « théologie scientifique », dans laquelle le « divin »
était une partie intégrante du monde naturel, a été considérée – et
cela à compter du Ve siècle au moins – comme caractéristique des
Milésiens et des philosophes de la nature qui leur ont succédé. Par la
suite, des commentateurs tels que Platon ou Aristote ont éprouvé
des difficultés à comprendre la « théologie scientifique » des
Milésiens ; et à l’époque moderne, elle a souvent été traitée avec
scepticisme, quand elle n’a pas été discutée en termes
anachroniques.
Tels quels, le concept de physis et les règles du jeu milésien
permettent de mieux cerner cette théologie sans tomber dans
l’anachronisme. Cependant, force est d’admettre que le matériel dont
nous disposons pour la reconstruire est presque entièrement
emprunté aux témoignages aristotéliciens, que viennent compléter
quelques indications tirées de Platon et quelques remarques éparses
chez divers auteurs. Les informations des doxographes
postaristotéliciens sur la théologie des Milésiens sont à peu près
certainement dépourvues de toute valeur.
L’essence de la « théologie physique » des Milésiens se laisse
résumer comme suit : l’entité de base dans le cadre explicatif (ou
l’une de ces entités) est censée jouir entre autres des propriétés
essentielles suivantes : a) la vie ; b) l’intelligence ; c) l’intentionnalité ;
d) la capacité à agir avec un pouvoir sans limites sur tout ce que
l’univers contient, y compris elle-même. Il semble en outre que cette
entité ait été considérée comme douée de deux propriétés
supplémentaires : e) l’omniscience ; f) l’omnipotence (dans les limites
qu’autorisait la théorie). Cette entité, le « divin » et ses fins, constitue
ainsi l’explication ultime de la structure à grande échelle de l’univers
dans toutes ses dimensions, dans la mesure où cette structure n’est
pas dictée par le cadre explicatif lui-même. En somme, une certaine
forme de téléologie est inhérente à ce type de théorie, dont
l’économie explicative paraît assez évidente : elle permettait aux
Milésiens de rendre plus ou moins compte de certains phénomènes
d’une importance cruciale. En premier lieu, l’existence dans notre
cosmos d’êtres vivants, doués d’intelligence et d’intentionnalité, ce
qui s’explique aisément si l’on dérive ces êtres d’un principe lui-
même vivant et intelligent. En second lieu, l’existence du
changement et plus généralement du mouvement, dont le « divin »,
en tant que vivant, était une source toute trouvée. Enfin, l’existence
au sein du cosmos d’un certain ordre apparemment intentionnel,
aisé à dériver de la planification intentionnelle attribuable au
« divin » (soulignons ici que l’affirmation d’une téléologie générale de
ce type doit être soigneusement distinguée de celle d’une providence
divine directement impliquée dans la mise en œuvre d’aspects
particuliers du contenu du monde).
Un tel concept du « divin » réunit donc tous les éléments
nécessaires pour mener à bien la tâche explicative. Peut-être les
Milésiens ont-ils estimé qu’il était seul à même de garantir le type
d’unité qu’il était raisonnable d’escompter dans l’univers. L’unité
d’un organisme ou d’un esprit sont des types d’unité
particulièrement frappants : en l’animal s’unissent des composants
dissemblables et se réalisent à la fois des changements et une
certaine stabilité au sein du changement ; il en va de même pour
l’esprit conscient, qui réunit aussi des dissemblables et enveloppe à
la fois la stabilité et le changement. En tant que modèle explicatif de
l’univers, l’unité de l’esprit peut paraître plus prometteuse que la
simple unité matérielle ; et cela est d’autant plus le cas si le
comportement régulier du contenu de l’univers n’est pas seulement
pris comme une partie des explications, mais également comme
l’une des choses à expliquer. Le « divin », son intelligence et sa
justice, sont ainsi censés remplir une fonction essentielle dans
l’ensemble de la construction théorique – ce qui ne veut pas dire que
l’école milésienne serait l’héritière directe d’une réflexion
théologique antérieure, ni que la théorisation des Milésiens ait été
conduite a priori ou dictée par des considérations théologiques ou
téléologiques.
Une telle théologie soulève d’évidentes difficultés. Comment
concevoir, notamment, ce que seraient une eau intelligente ou un air
doué de volonté ? À vrai dire, du point de vue d’une théorie fondée
sur la physis, poser la question en ces termes revient à prendre les
choses à l’envers. Tout ce qui est affirmé, en effet, c’est que la physis
de l’eau (par exemple) comprend la vie et l’intelligence ; or une telle
thèse n’est en elle-même ni plus ni moins difficile à comprendre
qu’un fait d’observation tel que l’existence de la vie ou de
l’intelligence au sein d’organismes animaux. La véritable difficulté
qu’aurait à affronter le partisan de la thèse serait plutôt la suivante :
pourquoi donc l’eau ou l’air de notre vie quotidienne ne présentent-
ils pas le moindre signe de vie ou d’intelligence ? Encore cette
question prête-t-elle à discussion – peut-être en fait y a-t-il de tels
signes, mais sans que nous ne sachions les discerner ou les
déchiffrer.
La théorisation milésienne présente avec la science moderne
d’importants points communs, mais elle en diffère sur d’autres non
moins importants : leurs rapports ne se laissent pas résumer en
quelques formules simples.
L’on a parfois avancé que la principale nouveauté distinguant les
Milésiens de leurs prédécesseurs serait leur « rationalité » (par
opposition à la prétendue « irrationalité » du mythe ou de la
« pensée mythique »). Mais le concept de « rationalité » est aussi
difficile à cerner qu’il est controversé, et il est d’ailleurs loin d’être
clair que la pensée préscientifique soit « irrationnelle », en quelque
sens qu’il faille entendre le terme.
Il se produisit assurément à Milet, au VIe siècle avant notre ère,
quelque chose de profondément original. Quelles qu’aient pu être les
influences proche-orientales (dont aucune n’a été fermement établie),
il n’est pas possible de soutenir que les Milésiens se seraient bornés à
continuer, avec d’autres moyens, les vieilles traditions
cosmologiques du Proche-Orient ou d’ailleurs.
On a pu soutenir que les Milésiens se caractérisaient par les traits
suivants : 1) une certaine notion de ce qu’est la « réalité objective » ;
2) une exigence programmatique : l’intelligibilité de cette réalité,
prise dans son ensemble ; 3) l’esquisse d’une méthode permettant de
dégager et de représenter une telle intelligibilité. Cependant, on ne
saurait affirmer dogmatiquement que cette combinaison de buts et
de méthodes était absolument sans précédent : non seulement les
lacunes de notre documentation concernant les prédécesseurs des
Milésiens sont criantes, mais on pourrait à la rigueur soutenir avec
quelque apparence de raison que certaines théologies et cosmologies
spéculatives élaborées dans le Proche-Orient ancien répondent à un
programme similaire. Il n’en reste pas moins que le Proche-Orient
ancien ne connut jamais une explosion d’activité théorique aussi
soudaine que celle dont la Grèce fut le théâtre entre le VIe et le
e
IV siècle, et que jamais il ne produisit de philosophie ni quoi que ce
soit qui puisse être qualifié de science (à moins qu’on ne veuille
désigner de ce nom l’accumulation spécialisée de données dans
certains domaines limités).
Si Milet se distingue au VIe siècle, ce n’est pas tant par l’activité de
l’intellect théorique en tant que telle, mais par l’adoption d’un
programme d’investigation appelé à se développer de lui-même.
Sommes-nous à même d’identifier le trait décisif qui fit la force de ce
programme ?
L’indépendance d’esprit des Grecs à l’égard des idées
traditionnelles ou généralement reçues doit avoir joué un rôle. Les
Présocratiques sont clairement associés à une critique franche et
radicale des autorités les plus respectées des Grecs en matière
religieuse : Homère et Hésiode. Pareille liberté n’est cependant qu’un
trait négatif, et une telle attitude à l’égard de la tradition ne saurait
se développer en l’absence d’un « point archimédien » sur lequel la
critique puisse appuyer ses leviers : tout au plus pouvons-nous dire
que l’affranchissement à l’égard de la tradition, ainsi que
l’avènement de l’écriture, ont contribué à supprimer des obstacles
extérieurs.
Quant au trait positif et original que nous recherchons, s’il ne se
confond pas avec l’adoption d’exigences formelles auxquelles une
théorie doit désormais satisfaire, telles que nous les avons
énumérées plus haut, du moins lui est-il très étroitement lié. Avec
l’assignation d’un rôle central aux propriétés complètement
formelles, abstraites, logiquement absolues, qui caractérisent une
théorie ou une entité théorique (l’unité essentielle, par exemple, ou
l’uniformité universelle d’un comportement donné), s’instaure une
liberté extrême par rapport au monde phénoménal (ce qui
n’empêche pas, bien entendu, de respecter les phénomènes comme
tels).
Les exigences formelles sont le produit d’une manière abstraite de
concevoir la réalité dans son ensemble (qui n’implique pas que le
réel lui-même soit conçu comme entièrement abstrait : les
« philosophes de la nature » n’ont évidemment jamais élaboré une
telle conception). Cette attitude théorique consiste à dépasser les
phénomènes pour atteindre une structure cachée, dont on postule le
caractère abstrait, analogue par exemple à la structure d’une figure
géométrique. Ce n’est pas par hasard que le VIe siècle voit également
naître les mathématiques en tant que discipline abstraite et
systématique.
Il paraît donc inutile de supposer une opposition polaire entre
« mythe » ou « pensée mythique » d’une part et « rationalité » ou
« pensée logico-rationnelle » d’autre part. La transition s’effectue
plutôt entre modes plus ou moins abstraits de théorisation. Une telle
réforme de la pensée, une telle libération de l’esprit à l’égard de la
tradition, impliquaient aussi une nouvelle prise de conscience de
l’autonomie dont jouit l’entendement abstractif et théorique, qui ne
relève plus d’aucune autre juridiction que de la sienne propre, et
dont le pouvoir universel l’autorise en principe à tout soumettre à
ses investigations.
L’application des « règles du jeu » conduisit à rendre compte en
termes abstraits des réalités concrètes de la nature. Peut-être la
structure abstraite sous-jacente faisait-elle l’objet d’intuitions plutôt
que d’une pleine compréhension : elle avait pour modèles le
comportement d’un esprit ou d’une cité, celui d’un galet ou d’une
roue. Le recours à la téléologie n’excluait pas des explications
d’ordre mécanique, qui rendaient compte de la plupart des détails.
En dépit du petit nombre ou de l’absence d’expériences conduites
systématiquement, un certain ensemble d’idées sur le
fonctionnement mécanique du monde matériel se constitua peu à
peu.
Inévitablement, les « règles du jeu » provoquèrent aussi des
débats critiques tout à fait fondamentaux. Nous avons eu l’occasion
de noter qu’elles recélaient d’emblée, comme toute entreprise
philosophique ou scientifique, des tensions, des ambiguïtés, des
pétitions de principe conduisant à des désaccords et à des conflits
suscités par les objectifs et les méthodes, par l’appel au « sens
commun » ou à l’« expérience » dont on invoquait le témoignage,
par la nécessité de concilier les exigences de la simplicité d’ensemble
avec le respect envers le détail des phénomènes. De par la nature
même de leur entreprise, les philosophes de la nature présocratiques
en vinrent, dès l’époque des Milésiens, à débattre entre eux, toujours
plus profondément, sur les premiers principes, et leur style de
théorisation, dépouillé et abstrait, contribua à mieux mettre en
évidence l’existence et la nature de leurs désaccords, qui paraissaient
en même temps toujours moins tolérables d’un point de vue
théorique à mesure que l’appel à l’efficacité explicative ou à la
« rationalité » intrinsèque devenait une procédure de discussion
commune à tous les interlocuteurs. C’est dans ces tensions entre
théories se relançant l’une l’autre que nous pouvons reconnaître le
signe annonciateur de la philosophie et de la science modernes.
Edward HUSSEY
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Textes et traductions
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Presocratic Philosophy ; vol. I : The Beginnings of Philosophy, Londres,
Routledge & Kegan Paul, 1970, p. 56-91.
Pensée grecque, pensée arabe

Les historiens de la philosophie ont souvent été confrontés à une


question que les historiens de la Méditerranée connaissent bien
depuis un livre fameux d’Henri Pirenne (Mahomet et Charlemagne,
1937) : l’âge arabe de la philosophie représente-t-il une continuité ou
une rupture avec l’Antiquité tardive ? La philosophie de langue
arabe est-elle une philosophie grecque enturbannée, ou un âge
nouveau de la discipline ? Nous commencerons par expliciter les
termes de la question, en indiquant très succinctement pourquoi la
philosophie en langue arabe peut être, et a été, lue dans la continuité
directe de la philosophie des commentateurs grecs d’Aristote, tout
particulièrement Alexandre d’Aphrodise et les Néoplatoniciens de
l’Antiquité finissante, puis en soulignant quelques traits semblant
plutôt pointer vers une rupture avec le passé grec. Ces considérations
faites, nous montrerons pourquoi une telle question est finalement
mal posée, en nous appuyant sur trois exemples, empruntés à autant
de domaines fondamentaux de la philosophie de langue arabe : la
cosmologie, la physique et la métaphysique.
La philosophie arabe entre continuité
et rupture avec l’Antiquité tardive

Continuité
Les conquêtes arabes du Proche-Orient et de l’Égypte ont lieu
moins d’un siècle après les derniers enseignements connus à
Alexandrie. Le général ‘Amr ibn al-‘Āṣ achève la conquête de
l’Égypte en 643 et l’on peut situer l’activité des derniers professeurs
alexandrins, Élias, David et Stephanus, au milieu du VIe siècle.
L’intervalle est donc relativement bref. Les Arabes s’installent dans
des zones qu’on peut encore considérer comme « tardo-antiques ».
Les Omayyades, dont la capitale est Damas, adoptent l’organisation
administrative byzantine qu’ils trouvent sur place, en Syrie, et une
partie de leurs fonctionnaires demeurent hellénophones. Le Proche-
Orient syriaque traduit des textes grecs depuis déjà plusieurs siècles.
Les populations lettrées des milieux urbains sont donc parfaitement
habituées, au moment où les Omayyades s’établissent en Syrie, à
traduire le grec en une langue sémitique. Un bilinguisme diffus
estompe les fractures entraînées par l’ordre nouveau.
Les polémiques théologiques chrétiennes, encore très vives,
véhiculent en outre un bagage philosophique élémentaire, puisé à
l’enseignement alexandrin, qui favorise la conservation et la pratique
de certains textes de base. Les milieux lettrés syriaques connaissent
donc les parties les plus élémentaires de la logique d’Aristote (la
syllogistique la plus simple des Premiers Analytiques) et les
distinctions ontologiques élémentaires – mais fondamentales –
contenues dans l’Isagogè de Porphyre et les Catégories d’Aristote.
Cette continuité a des effets évidents sur l’hellénisme arabe.
Lorsqu’on tente de dresser la liste des œuvres grecques traduites ou
paraphrasées en arabe, on s’aperçoit qu’il s’agit, à quelques
exceptions près – quelques dialogues de Platon et certains textes
néoplatoniciens – de tout ce qui était disponible à la fin de
l’Antiquité en matière de philosophie, de sciences exactes et de
médecine. Une telle systématicité dans l’acquisition reflète certes
avant tout une politique volontaire d’assimilation. Mais elle serait
tout simplement impossible si les Arabes ne s’étaient pas installés là
même où la philosophie et les sciences se pratiquaient depuis des
siècles – en Égypte et en Grande Syrie. Les sources arabes anciennes
conservent d’ailleurs la mémoire de découvertes importantes de
textes grecs à Damas : la moitié du traité De la démonstration de
Galien (son œuvre maîtresse aujourd’hui perdue en grec comme en
arabe) ou la version corrigée par l’Alexandrin Eutocius des quatre
premiers livres des Coniques d’Apollonius. On se rend compte, en
lisant par exemple le Fihrist – un catalogue de livres composé au Xe
siècle par un libraire de Bagdad, al-Nadīm – que les Arabes
disposaient encore à cette date de très nombreux textes inconnus des
Byzantins contemporains. La géographie, en cela, a certainement
aidé l’histoire.
Une continuité aussi évidente a produit son schème
historiographique, qui a été structurant dans les études de
philosophie arabe au cours du XXe siècle. C’est celui que l’on peut
dénommer « d’Alexandrie à Bagdad », d’après le titre d’une
contribution célèbre de l’historien de la médecine M. Meyerhof,
« Von Alexandrien nach Bagdad » (1930). Le titre parle de lui-même :
les élites de l’Islam auraient pratiqué la philosophie et les sciences en
vertu d’un dynamisme irrésistible d’un triple donné, historique,
géographique et culturel. La philosophie et la science bagdadiennes
seraient ainsi la simple résultante d’un processus de transmission
d’une entité circonscrite et identifiable : les corps de doctrine
alexandrins. De manière tacite ou avouée, ce schème est celui avec
lequel ont travaillé, et travaillent encore, maints chercheurs de la
discipline.
Il est dès lors piquant de remarquer que ce schème n’est que la
version affadie d’une construction historiographique éminemment
philosophique, surgie vers 900 du cerveau du philosophe Abū Naṣr
al-Fārābī (ca 870-950). Celui-ci tente en effet de ressaisir, dans ce qui
en lui fait époque, le mouvement de transfert du savoir grec au
monde qui est le sien. Contrairement à ce qu’une lecture rapide – ou
orientée – peut laisser croire, le philosophe arabe ne soutient
pourtant pas du tout la même thèse que M. Meyerhof. Il ne conçoit
pas la transmission comme un long fleuve tranquille, une trajectoire
continue d’un émetteur à un récepteur, mais comme une tentative de
recollement par continuité, rendue nécessaire par des ruptures
historiques majeures, qui s’accompagnent toujours d’une
déperdition du sens. Pour al-Fārābī, le présent est séparé des anciens
Grecs par une coupure, qui fait, précisément, que nous ne sommes
plus des Grecs. Mais cette coupure n’est pas telle qu’elle nous
interdise tout accès aux textes fondateurs. En mobilisant des efforts
considérables, nous pouvons la surmonter. C’est l’une des tâches
principales de la discipline philosophique.

Rupture
Et pourtant, la philosophie arabe n’est pas la simple poursuite
historique de la philosophie grecque. On ne saurait trop insister, tout
d’abord, sur la rupture linguistique induite par les bouleversements
politiques. Les élites musulmanes, y compris les théologiens et les
philosophes, n’ont jamais eu la moindre vélléité d’apprendre le grec
pour pouvoir lire les textes fondateurs de leur discipline dans leur
langue originale. Lire le grec, semblent-ils toujours penser, voilà
l’affaire des traducteurs ! L’appartenance socioculturelle très unitaire
de ces derniers – il ne s’agit jamais de musulmans, mais toujours de
chrétiens ou de sabéens – n’est d’ailleurs sûrement pas le fruit du
hasard. Les philosophes et les savants arabophones se déclarent
satisfaits quand la traduction est bonne. Certes, al-Fārābī, dans le
Livre des lettres, a des réflexions du plus haut intérêt sur la langue
grecque, et se montre parfaitement conscient des contraintes
sémantiques et syntaxiques qui ont conduit les traducteurs de son
temps à produire une langue à certains égards artificielle, calquant le
mieux possible, par exemple, les différents emplois possibles du grec
estin, « est », mot sans équivalent satisfaisant en arabe. Sans
s’attarder ici sur l’intérêt de telles réflexions – qui vont produire un
véritable débat dans la Bagdad du Xe siècle : la « philosophie » est-
elle un reflet des particularités morphologiques du grec ou le grec
est-il la langue la plus adaptée à la grammaire de la raison
humaine ? –, on se contentera de souligner qu’en dépit de cette
parfaite reconnaissance du problème, les philosophes arabes n’ont
jamais pensé qu’il exigeât de leur part un « retour au grec ».
En second lieu, les Arabes ne sont pas prisonniers d’un face-à-
face avec les anciens Grecs. Certes, ils s’en estiment – à juste titre
d’ailleurs si l’on compare, comme ils le font, le foisonnement de
disciplines savantes en arabe avec ce qui se passe au même moment
à Byzance – les héritiers intellectuels. Mais les trois premiers siècles
de l’Islam se signalent surtout par une curiosité pour l’ensemble des
cultures savantes disponibles : grecque bien sûr, mais aussi pahlavi
et sanskrite (astronomie et médecine en particulier).
Enfin, et c’est le troisième et plus redoutable obstacle aux
scénarios « continuistes », le gros des traductions du grec en arabe
(impliquant ou non le syriaque comme langue intermédiaire) n’a eu
lieu qu’environ deux siècles après la conquête arabe de la Grande
Syrie et de l’Égypte. Qui plus est, ces traductions, qui se comptent
par dizaines, n’ont lieu qu’une fois le centre de l’Empire transféré de
Damas à Bagdad, c’est-à-dire d’un monde sémitique très largement
hellénisé – qu’on pense à des personnalités comme Jean Damascène
(676-749), grand théologien grec et fonctionnaire du fisc omayyade,
ou à Théodore Abū Qurra (ca 750-825), théologien et traducteur
d’Aristote en arabe – à un monde davantage soumis à l’influence
culturelle perse. L’explication par simple capillarité s’avère donc
difficile. C’est au contraire une fois les amarres rompues avec un
hellénisme « de proximité » que le mouvement des traductions en
tant que tel – c’est-à-dire abstraction faite de quelques rares
traductions antérieures datant de la période omayyade – va naître et
croître.

Deux modèles explicatifs : Dimitri Gutas


et Roshdi Rashed

Dès lors qu’on en vient à souligner ces ruptures de diverses


sortes séparant la Bagdad abbasside de l’Antiquité finissante, on ne
peut qu’éprouver les limites du modèle explicatif « d’Alexandrie à
Bagdad ». Celui-ci part d’une constatation indéniable – la présence
de presque tous les textes non littéraires alexandrins à Bagdad –
mais, en assimilant un peu brutalement l’histoire de la philosophie à
celle des textes philosophiques, en tire la conclusion erronée selon
laquelle philosophie et sciences arabes seraient la simple séquelle de
la philosophie et des sciences grecques. Tout ne serait plus alors
qu’affaire d’influence des Grecs sur les Arabes, de déperdition du
grec en arabe et, dans le meilleur des cas, d’ingéniosité, tel penseur
arabe parvenant moins mal que d’autres à contourner son ignorance
du grec. Ce tableau peu engageant est encore assombri par la doxa
péremptoire, mais jamais véritablement établie, selon laquelle la
philosophie arabe serait une « philosophie de commentateurs ». En
commentant des textes difficiles dont ils n’entendaient pas la langue
originale, les philosophes arabes auraient signé leur propre perte.
Chacun de nous sait en effet qu’on ne lit sérieusement la philosophie
que dans le texte.
De nouvelles approches, plus fructueuses, en opposition
revendiquée aux anciens modèles, se sont pourtant fait jour ces
dernières décennies. L’une est celle qu’a développée Dimitri Gutas
dans son livre Greek Thought, Arabic Culture. Le but de l’auteur est de
montrer comment c’est l’accession de la dynastie abbasside au
pouvoir et la fondation de Bagdad en 762 qui produisirent le
mouvement de traduction à partir du grec. Gutas pense pouvoir
montrer qu’une prise en compte attentive des facteurs sociaux,
politiques et idéologiques ayant présidé à l’établissement de
l’Empire abbasside permet d’expliquer la naissance et le
développement de l’hellénisme arabe. Pour Gutas, donc, plus aucun
« automatisme » de la transmission. Sans les Abbassides et leur
idéologie d’État, il n’y aurait tout simplement eu aucune
transmission scientifique et philosophique du grec en arabe. Il faut
remettre l’histoire sur ses pieds, et bien voir que la coïncidence
parfaite entre le changement de dynastie (des Omayyades aux
Abbassides) et le mouvement massif de traduction ne saurait être un
hasard. Celui-là est la cause de celui-ci.
Quelle est cette cause, selon Gutas ? Pour le dire très
succinctement, c’est une motivation idéologique qui a présidé au
mécénat philhellène. Il s’agissait, pour la nouvelle dynastie très liée à
l’Iran, de renouer avec le modèle étatique de l’ancienne dynastie
perse des Sassanides. Ces derniers avaient en effet favorisé, en leur
temps, une culture d’empire organisée autour d’un centre de savoir
et incluant la traduction d’œuvres étrangères, grecques en
particulier. Le mouvement de traduction du IXe siècle serait donc
partie intégrante d’un projet d’autolégitimation de la dynastie
abbasside passant par le rattachement à une antique tradition
persane. Les Abbassides auraient ainsi mis à profit la culture diffuse
de la société islamique de leur temps – l’intérêt de ses élites pour
différentes sciences et la présence de populations syriaques pouvant
rendre en arabe des textes grecs – pour faire revivre le vieux rêve
sassanide d’un empire-monde éclairé.
Roshdi Rashed propose une lecture à la fois inverse et décalée :
inverse, parce que sans méconnaître l’importance de l’influence du
mécénat abbasside sur l’éclosion des sciences et de la philosophie
arabes, R. Rashed y voit plutôt une cause adjuvante, une condition
historique de possibilité. Ce que D. Gutas a tendance en revanche à
considérer comme un simple donné historique – le contexte culturel
–, il l’interprète comme le champ qui non pas explique, mais demande
et produit les traditions scientifiques permettant pour le coup de
vraiment expliquer le mouvement de traduction. Décalée, parce que
R. Rashed est plus vague au plan de la grande histoire et plus précis
à celui des diverses traditions disciplinaires. Il considère qu’un projet
politique de mécénat, comme l’histoire en a connu d’autres – les
Lagides, Pergame, les Fatimides, les Médicis, etc. – suffit à rendre
compte de l’inflexion abbasside, sans qu’il soit besoin de le rattacher
au sentiment national persan. Il pense en revanche pouvoir montrer
que des œuvres mathématiques aussi diverses que l’Algèbre d’al-
Khwārizmī (vers 830) ou la géométrie des coniques des Banū Mūsā
(id.) doivent s’expliquer par un contexte technico-scientifique et une
logique interne du développement scientifique. Un bref exemple,
puisé à un monde plus familier, suffira à expliciter la divergence
entre Gutas et Rashed. Supposons qu’il s’agisse d’expliquer
l’explosion scientifique française de la première moitié du XVIIe siècle
dans laquelle s’inscrit l’œuvre de Descartes. L’un y verra le produit
de la stabilisation politique française, de la Réforme et du
gallicanisme, l’autre le renouvellement de traditions scientifiques
(arabes, scolastiques et renaissantes) disponibles à partir du
e
XVI siècle.
On pourrait croire, à ce stade, qu’il ne s’agirait au fond que d’une
affaire de goût en matière historique. Après tout, les deux historiens
s’accordent à reconnaître la conjonction, à l’âge abbasside, d’un
milieu favorable et d’une politique culturelle active des élites
politiques. Tout le problème est que la thèse de Gutas rend certes
compte, à un certain niveau, du souhait social de renouer avec le legs
grec, mais qu’elle n’explique ni la possibilité, ni surtout le
renouvellement des disciplines en des directions scientifiques
nouvelles.
On reviendra sur le second point, plus immédiatement évident –
mais plus complexe dans le détail – dans la suite du présent article.
Un mot, tout d’abord, sur le premier (la possibilité). Même si un
pouvoir politique veut faire traduire dans l’idiome national une
culture philosophique et scientifique disponible dans une autre
langue, il ne le pourra tout simplement pas tant qu’il ne disposera
pas de traducteurs assez formés pour accomplir ce projet. Or ces
traducteurs ne seront assez compétents pour le faire que s’ils
pratiquent eux-mêmes, ou sont plongés dans un milieu qui pratique
les disciplines desquelles relèvent les textes à traduire. Il faut
autrement dit faire de la philosophie pour pouvoir traduire un texte
philosophique, des mathématiques pour pouvoir traduire un texte
mathématique, etc. On comprend dès ce stade pourquoi, comme l’a
souvent souligné R. Rashed, traduction et recherche s’impliquent
l’une l’autre. Contrairement à la vulgate des manuels consacrés à la
culture arabo-islamique, la « phase » de traduction ne précède pas
une « phase » d’assimilation qui à son tour précèderait la « phase »
de création, mais ces trois activités se pratiquent en même temps
durant près de deux siècles – c’est-à-dire jusqu’au moment où une
bonne partie des œuvres grecques furent non seulement traduites
une première fois, mais même retraduites, corrigées et, pour
certaines, dépassées. Dès ce stade, donc, l’explication de D. Gutas
apparaît insatisfaisante : il ne suffit pas que des modèles sassanides
soient réactivés pour que l’on soit en mesure de traduire des textes
grecs aussi difficiles que La République et le Timée de Platon, la
Métaphysique et la Physique d’Aristote ou les Coniques d’Apollonius.
Et l’impulsion politique ne suffira certainement pas à l’éclosion d’un
intérêt vraiment sérieux pour des disciplines aussi absconses et
difficiles. De fait, s’il ne s’agissait que d’idéologie, rien n’expliquerait
que l’on ait autre chose que ce qui se faisait, au même moment, à la
cour carolingienne.

L’hellénisme arabe à la croisée


de la pensée islamique
et de la philosophie grecque :
trois directions fondamentales

La thèse a fait l’objet d’une démonstration précise pour ce qui


touche aux sciences mathématiques. Elle paraît tout aussi valable
pour la philosophie. On montrera brièvement ici comment
s’articulent problématiques proto-arabes et lectures abbassides des
textes grecs dans trois domaines fondamentaux et constitutifs de la
philosophie islamique classique : la théorie de l’acte humain, les
discussions sur le statut des infinitésimaux et la doctrine de l’essence
et de l’existence.

Théorie de l’acte humain


Le thème de la connaissance et de la puissance divines se fait jour
à la période hellénistique. Celui-ci, comme on sait, n’a guère de
légitimité classique, que ce soit dans le corpus d’Aristote ou dans
celui de Platon. Il s’impose lentement dans la philosophie
hellénistique puis romaine, au cours d’une histoire qu’il faudrait un
gros livre pour bien décrire. La question du déterminisme se pose
alors dans un cadre éthique et physique. La discussion se noue entre
deux pôles principaux, le nécessitarisme compatibiliste stoïcien et les
efforts d’Alexandre d’Aphrodise pour fonder, en approfondissant et
complexifiant la théorie de la délibération aristotélicienne, une issue
intellectualiste au problème, qui garantisse la liberté. Alexandre vise
à la fois à préserver la thèse stoïcienne selon laquelle il n’y a pas
d’effet sans cause et à préserver pourtant l’indétermination de nos
actes volontaires. L’opposition entre Alexandre et les Stoïciens se
rejoue, d’une certaine manière, entre Proclos et Plotin. Alors que
Proclos s’efforce de préserver libre le domaine de nos choix et de nos
volitions, Plotin penche en faveur d’un nécessitarisme
compatibiliste. On pourrait discuter des types de déterminismes
reconnus par les Grecs, en particulier de la part respective de
l’éthique, du physique et du cosmologique. Aucune doctrine,
cependant, même parmi les plus enclines au fatalisme, n’a jamais
interprété chaque acte humain comme produit par un principe
transcendant. On peut à la rigueur considérer que chaque acte
humain est déterminé par la situation, au moment où il se produit,
de l’ensemble du Monde. Mais cette détermination laisse encore la
porte ouverte à l’idée d’une réaction, d’une prise de position.
On pourrait croire, face à cette situation, que l’intense débat
musulman sur la responsabilité de nos actes n’est que la suite
historique « logique » de cette situation grecque. Les musulmans, en
gros, auraient radicalisé le problème, et décalé le nécessitarisme d’un
cadre physique à un cadre théologique.
Il n’en est rien. La question du déterminisme en terre d’Islam se
pose tout d’abord dans un cadre politique, inconnu des penseurs
grecs, celui de la légitimation du pouvoir en place. Les musulmans,
comme on sait, se sont très tôt divisés en diverses sectes, dont l’une
seulement a recueilli le pouvoir impérial. Dans un cadre théologique
marqué par le dogme de l’omnipotence divine, cela posait
immédiatement le problème du rapport de Dieu à l’histoire et, plus
précisément, aux actes humains. Il va de soi que le camp au pouvoir
aura davantage tendance, dans cette situation, à se déclarer en
faveur du déterminisme intégral, tandis que ses opposants
accorderont plus d’autonomie aux affaires politiques et humaines.
Cette situation a donc provoqué un débat très riche et très intense,
dès le premier siècle de l’Islam, à cette époque où rien du patrimoine
grec universitaire de haut niveau n’était connu. Il est loin d’être
indifférent que deux califes omayyades aient personnellement pris
part au débat, le grand ‘Abd al-Malik (r. 685-705) dans un dialogue
conservé avec le premier théologien du libre arbitre humain, al-
Ḥasan al-Baṣrī (m. 728), puis, quelque vingt ans plus tard ‘Umar II (r.
720). Il serait aberrant d’imaginer qu’un monde qui ne connaissait
même pas encore les Catégories d’Aristote était au fait des subtilités
du débat entre Alexandre et les Stoïciens ou entre Proclos et Plotin.
À rebours, alors que la question de l’omniscience divine et celle du
destin sont clairement posées et travaillées, que celle de l’acte
humain identifie le problème de la responsabilité, les Grecs ne se
demandent jamais sérieusement dans quelle mesure le monde
entendu comme l’ensemble des événements sublunaires pourrait
être un simple puzzle dont Dieu assemble et désassemble les pièces ;
dans quelle mesure, en l’occurrence, c’est Dieu qui agit quand « je »
crois agir.
Est-ce à dire que les débats grecs sur la détermination de nos
actes n’ont jamais pénétré le domaine islamique ? Non plus : ce sont
les besoins internes d’un débat islamique qui avait déjà près de deux
siècles qui a poussé les savants, à partir d’une certaine période, à se
tourner vers des discussions grecques différentes et souvent plus
poussées. Mais les traditions proprement islamiques sont alors
suffisamment installées pour qu’on assiste à une fécondation des
différents champs les uns par les autres. On retrouvera donc, du côté
des philosophes « hellénistes » (les falāsifa), des prises de position
déterministes en termes théologiques, c’est-à-dire qui accepteront de
rapprocher les doctrines « pyramidales » de l’émanation,
développées par les Néoplatoniciens d’Athènes, d’un schème de
détermination du monde. Il faut cependant noter ici combien le
problème est complexe, car il se double d’une alternative subtile
entre une cosmologie plus proche, selon les cas, de celle de
l’aristotélisme (modèle naturaliste pur et, dans une certaine mesure,
mécaniste) ou de celle du Timée (modèle d’un Démiurge choisissant).
Les combinaisons peuvent alors s’effectuer dans plusieurs sens : on
peut considérer que l’émanation aristotélico-néoplatonicienne laisse
relativement indéterminé le sublunaire, en sorte que nos choix sont
relativement libres (al-Fārābī) mais que, en revanche, le Démiurge a
un accès direct à ce qui nous arrive de plus particulier, qu’Il le
produise ou, à tout le moins, qu’Il le connaisse (al-Kindī [801-après
869] sans doute, Thābit ibn Qurra [836-901]). Mais on peut aussi
interpréter l’émanation comme la seule détermination radicale
envisageable, sur un mode qu’il restera à expliquer (Avicenne [ca
980-1037]). Cette reformulation, à la lumière des questionnements
induits par l’Islam naissant, de discussions grecques, permet
d’expliquer, en termes d’histoire, l’organisation du champ
philosophique pré-moderne et moderne. L’opposition entre un Dieu
choisissant et un Dieu « naturel » sera en effet constitutive du champ
philosophique jusqu’au XVIIe siècle.

Théorie du mouvement et de la création


continuée
On ne résumera pas ici brièvement, donc mal, l’ensemble de la
discussion grecque. Il semble clair qu’en dépit de nombreuses
ramifications ultérieures, on peut distinguer deux grandes tendances
dans l’Antiquité, l’une continuiste et infinitésimaliste, qui rend bien
compte de l’homogénéité de l’espace, du temps et du mouvement
(entre eux mais aussi chacun en soi) mais qui est confrontée aux
difficultés posées par l’infini, l’autre discontinuiste et atomiste, qui
évite ces apories mais qui introduit, dans des phénomènes naturels
que l’on aurait pu croire totalement indifférenciés, l’arbitraire des
seuils. Un observateur concentrant son regard sur le monde grec est
donc nécessairement frappé par l’opposition des deux approches du
monde naturel. La chose est bien connue pour la philosophie
classique, c’est-à-dire l’opposition d’Aristote à Démocrite sur fond
de paradoxes zénoniens et, bien sûr, pour la poursuite du débat, à
l’époque hellénistique, entre continuisme stoïcien et corpuscularisme
épicurien. On aurait pu croire que les commentateurs auraient été
purement et simplement continuistes, comme la Physique d’Aristote
dont ils admettaient globalement la validité dans leur étude du
sublunaire. Les choses sont en réalité plus subtiles. Assez tôt en effet
à l’époque islamique – même si c’est moins tôt qu’avec le débat sur
le déterminisme –, les théologiens rationnels ont développé un
atomisme dont le sens, fort paradoxalement, était opposé à
l’atomisme antique. On sait que pour les Pères de l’Église,
l’atomisme épicurien n’est qu’une face de l’athéisme. Tout s’inverse
quelques siècles plus tard, puisque l’atomisme est conçu par les
théologiens musulmans comme la doctrine la mieux en accord avec
le dogme de l’omniscience et de l’omnipotence divines. Si en effet,
comme le Coran l’affirme, « Dieu a recensé toutes choses en
nombre » (72.28) et que l’infini, précisément, échappe au nombre, il y
a péril à développer une ontologie du sensible infinitésimaliste. Les
théologiens rationnels concevront donc le monde comme un
assemblage d’atomes, qui sont autant de lieux d’inhérence des
accidents divers dont Dieu les affecte. Dieu détermine ainsi les
« natures » des choses aussi bien que leurs interactions.
L’atomisme des théologiens est donc un atomisme de
théologiens. Cette différence de départ avec les débats grecs va
induire, ici encore, des discussions jusque-là inconnues, et que l’on
retrouvera dans la philosophie européenne plus tardive. Il faut en
premier lieu attirer l’attention sur le débat entre deux théologiens de
la première moitié du IXe siècle, Abū al-Hudhayl (m. après 841) et al-
Naẓẓām (m. 836 ou 845), et sur la question de la création continuée
qu’il instaure. Abū al-Hudhayl est un discontinuiste pur, sur un
mode qui, en apparence, rappelle les positions « séquentialistes »
critiquées par Aristote dans la Physique : des corpuscules indivisibles
parcourent, en des segments indivisibles de mouvement, des
segments indivisibles d’espace dans des segments indivisibles de
temps. Nous sommes donc ici à la croisée de deux interprétations
possibles : l’une, qu’on peut qualifier de « faible », qui ne s’interroge
pas sur le soubassement dynamique d’un tel mouvement (c’est-à-
dire sur la force qui permet l’accomplissement de la trajectoire selon
cette modalité cinétique) et l’autre, « forte », qui voit en Dieu la cause
efficiente réelle de ce mouvement. Ici encore, on peut distinguer une
interprétation « faible » et une interprétation « forte ». La première
ne voit en Dieu que la cause d’une action sur un corps ; la seconde
postule que Dieu recrée ce corps à chaque moment de son parcours
en un lieu différent. Dans les deux cas, l’unité du mouvement est
moindre que chez Aristote ; mais dans le second, elle ne devient
qu’une pure illusion cinématographique, résultant de la
juxtaposition à des intervalles et en des positions très rapprochés de
créations d’un corps aux caractéristiques intrinsèques identiques. Al-
Naẓẓām reproche à ce modèle l’arbitraire de ses seuils. Il accorde au
continuisme, en d’autres termes, sa conception du lieu, du temps et
du mouvement ; il va même presque plus loin que lui dans cette
direction, puisqu’il admet – contre Aristote – le mouvement d’un
mobile infinitésimal, ou sans parties. Il ne reste donc plus qu’une
solution à al-Naẓẓām, sa théorie fameuse du « saut » : affirmer que
Dieu recrée le mobile en différentes positions de son parcours, en
« sautant » les intervalles continus qui les séparent. Le fini est
partiellement sauvé, en tant qu’il se réalise dans toutes les actions
ponctuelles de Dieu. Celles-ci, cependant, sont baignées dans des
flux infinis qui, d’une certaine manière, Lui échappent.
La doctrine d’al-Naẓẓām s’explique dans le contexte des
polémiques théologiques où elle est née, et en particulier dans le
cadre d’une confrontation avec Abū al-Hudhayl. Une théologie de la
toute-puissance est présupposée pour accepter de considérer
sérieusement l’idée d’une création renouvelée du mobile en
différents lieux de son parcours. L’introduction des discussions
grecques sur le continu et l’infini, à peu près contemporaine d’Abū
al-Hudhayl et d’al-Naẓẓām, doit être comprise sous ce nouveau jour.
L’introduction des textes physiques d’Aristote et de ses
commentateurs – Alexandre et Philopon en particulier – va
permettre de clarifier la description cinématique des choses. C’est une
véritable grammaire du continu que contient la physique
aristotélicienne. Les philosophes arabes n’auront de cesse de
s’interroger, dans ce cadre, sur la possibilité, y compris pour Dieu,
d’une action instantanée. Si ce modèle, repris par al-Kindī, est dans
la droite ligne des conceptions de la physique des premiers
théologiens, il paraît exclu par la physique d’obédience
aristotélicienne dès lors que l’on réduit la création à un type (un peu
particulier, certes) de mouvement : tout mouvement étant démontré,
au livre VI de la Physique, continu, on pensa tenir la preuve de
l’impossibilité d’une création instantanée du monde. On assiste
donc, là encore, à une lecture du corpus physique grec orientée par
les discussions théologiques islamiques. Et ici encore, le débat entre
la philosophie (falsafa) et la théologie (kalām) s’enrichit des
harmoniques produites par la vieille confrontation d’Aristote et du
Timée. À al-Kindī défendant la création instantanée du Monde, al-
Fārābī répond en appuyant son éternalisme sur le livre VI de la
Physique, où Aristote démontre la continuité de tout mouvement ;
Averroès le suivra dans les grandes lignes, tandis qu’Avicenne,
comme souvent, opte pour une position intermédiaire, qui tente de
concilier le continuisme aristotélicien avec une autonomie accrue de
la position infinitésimale. Les commentateurs grecs sont donc relus,
réinvestis, insérés dans de nouvelles problématiques, plutôt qu’ils ne
déterminent ab ovo le développement de la philosophie islamique.

Différents types d’universaux et indifférence


de l’essence
Sans entrer ici non plus dans les détails, on doit souligner que la
question des universaux, dans la philosophie de l’Antiquité tardive,
se déploie dans un champ délimité par le néo-aristotélisme
d’Alexandre d’Aphrodise et par la dotrine néoplatonicienne des trois
états de l’universel. La position d’Alexandre est évidemment
fortement teintée d’antiplatonisme. Pour lui, le seul lieu d’existence
de la forme (eidos) est l’individu biologique. Non pas cependant
l’individu en tant que tel, mais en tant qu’appartenant à une espèce
éternelle. C’est en ce sens qu’Alexandre affirme sa thèse célèbre,
l’indifférence de la forme à son universalité (Quaestio I 11, où
l’Exégète explique que le fait d’être universelle est un simple
concomitant – en grec : un sumptôma – de la forme hylémorphique) :
il s’agit d’une indifférence purement notionnelle – rien dans le
contenu définitionnel de la forme ne tient au fait qu’elle est
universelle – et non existentielle : la forme individuelle, en effet,
n’existerait pas si elle n’était pas un maillon d’une chaîne lignagère
infinie. La théorie de la forme d’Alexandre présuppose donc une
logique (théorie de la définition), une physique (théorie de
l’inhérence) et une cosmologie (théorie de l’éternité du monde)
aristotéliciennes, ou plutôt néo-aristotéliciennes, car infléchies dans
une direction essentialiste marquée.
La théorie néoplatonicienne des trois états de l’universel n’est
guère sensible à toutes ces finesses. La forme d’Alexandre étant
dorénavant cantonnée à l’un des trois étages de l’édifice, comme
forme hylémorphique incarnée (forme in re) entre la forme
conceptuellement saisie (forme post rem) et le paradigme divin
désincarné (forme ante rem), c’en est fini de tout projet d’ontologie
aristotélicienne cohérente, suffisant à rendre compte de tout ce qui
est. On perd justement l’idée que la forme immanente n’a rien
d’universel, mais qu’elle est une réalisation toujours particulière
d’une chaîne lignagère infinie a parte ante. Il ne fait aucun doute que
la théorie des trois états de l’universel vise à subordonner la forme
immanente péripatéticienne à la Forme platonicienne. La forme
aristotélicienne deviendra l’instantiation qualitative, quantitative,
temporelle et locale d’une forme essentielle non soumise aux
catégories d’Aristote.
Avant l’introduction massive du commentarisme dans la sphère
arabe, les théologiens islamiques ont développé une intense
réflexion « métaphysique » tournant autour de la question du statut
ontologique des possibles dans l’esprit de Dieu non réalisés dans le
monde. Faut-il leur dénier toute existence, les considérer comme des
riens, à l’instar de choses purement, c’est-à-dire logiquement ou au
moins notionnellement, impossibles ? Cette distinction devait vite
mener à une ontologie de la « chose » à bien des égards plus
extensive que la théorie de la substance à laquelle se ramenait la
métaphysique aristotélicienne. Alors que pour Alexandre, le seul
monde possible est le monde réel – parce que c’est le seul monde
viable en termes hylémorphiques –, les théologiens de l’Islam se sont
vite représentés le monde actuel comme fondamentalement
identique à tous les mondes possibles, et s’en distinguant
exclusivement par une perfection supérieure et/ou la propriété
d’avoir son essence plongée par Dieu dans l’existence. (On peut
indifféremment considérer la distinction essence/existence au
niveau des individus ou à celui du monde : ces deux niveaux sont
indissociables dès que l’on se met à raisonner en termes de mondes
possibles.)
C’est dans ce contexte très fécond de discussions ontologiques
que les textes des Néoplatoniciens portant sur les trois états de
l’universel ont été diffusés dans le monde arabe. Il est peu
surprenant, de ce fait, que la Forme platonicienne ait vite été
interprétée comme l’analogue de l’essence des théologiens, tandis
que la forme in re et la forme post rem devenaient des réalisations
existentielles, de deux types différents, de cette essence pure. La
chose était d’autant plus facilitée que l’on faisait converger, comme
certains auteurs de l’Antiquité, avec l’universel ante rem, les Formes
comme des logoi dans l’esprit divin. C’est peut-être déjà la théorie
sous-jacente d’al-Kindī, et c’est sûrement celle du philosophe et
théologien chrétien Yaḥyā ibn ‘Adī (893-974), dont les théories sont
souvent à mi-chemin entre commentarisme alexandrin et théologie
rationnelle islamique – dans la version raffinée d’Abū Hāshim al-
Jubbā’ī (m. 933), le maître de l’école mu’tazilite du début du Xe siècle.
Pour Ibn ‘Adī, les trois états de l’universel deviennent trois types
d’existants, appartenant à trois sous-domaines de l’existence qui
pavent, sans recouvrement, l’ensemble du domaine général de
l’existence. Le premier domaine, « divin », renferme ce que désignent
les définitions pures, le domaine physique renferme ce que désignent
ces définitions quand on leur accole une circonstance indicative de
matérialité et le domaine psychologique renferme ce que désignent
ces définitions quand on leur accole une circonstance indicative de
leur statut d’être mental. En rapport avec l’aristotélisme
d’Alexandre, cette évolution marque une double trahison : tout
d’abord une platonisation forte de la doctrine de l’indifférence de la
forme, puis une théologisation du platonisme, qui fait des Idées
quelque chose comme des contenus de la pensée divine. La
platonisation de la doctrine de l’indifférence de la forme tient au fait
que l’on emprunte à Alexandre la thèse que la forme, prise en elle-
même, n’est ni universelle ni particulière, mais que l’on oublie, dans
ce travail de variation aspectuelle, que l’on ne manipule jamais que
la forme immanente.
De façon remarquable, Avicenne effectue le cheminement inverse
de celui des Alexandrins. Eux tous, d’une manière ou d’une autre,
cherchaient à platoniser l’aristotélisme. Avicenne recueille la
doctrine platonisante des trois états de l’universel comme un
héritage historique, une distinction parfaitement usuelle, et va
s’efforcer de la rendre compatible avec un certain aristotélisme.
Avicenne conserve, d’Ibn ‘Adī, l’idée que l’existence « physique » et
l’existence « psychologique » sont deux sous-domaines distincts du
domaine général de l’existence. Il refuse en revanche le domaine
« divin » de ce dernier, celui des objets présumés auxquels
renverraient les définitions pures. La définition pure ne spécifie pas,
selon Avicenne, que l’on n’ajoute aucune détermination existentielle
(physique ou psychologique), mais tout simplement que l’on ne
spécifie pas quelle détermination existentielle l’on ajoute. Le rapport
de la définition pure à la définition spécifiée est similaire à celui de
l’entité algébrique à ses domaines de réalisation possible. De même
que la « chose » des algébristes de cette époque peut être,
indifféremment, une grandeur ou un nombre, de même l’existant
non spécifié pourra être un existant physique ou un existant
psychologique. Ce n’est toutefois qu’en un sens très spécial, et
parfaitement modal, qu’on peut le dire exister indépendamment de
ses deux réalisations possibles. En d’autres termes, Avicenne
endigue le danger du platonisme et des Formes séparées, mais ne
revient pas tout bonnement à une position aristotélicienne standard.
L’écart qui le sépare de l’aristotélisme est identique à celui qui sépare
les algébristes contemporains des théoriciens euclidiens de la
séparation rigoureuse des genres-sujets scientifiques.
Il semble donc que l’on peut reconstituer, dans la métaphysique
des philosophes hellénistes arabes, un double mouvement. Le milieu
des théologiens musulmans les a accoutumés à manipuler, de
manière constante et massive, la distinction entre essence et
existence. Une discussion interne au commentarisme – entre
l’orthodoxie aristotélicienne d’Alexandre et la platonisation
alexandrine – les confrontait nécessairement à la signification
ontologique de l’opération de « filtrage » de l’essence à l’égard de ses
propres prédicats, telle l’universalité. L’interaction des deux champs
a produit une doctrine où l’existence a été interprétée elle-même
comme un prédicat, et où la discussion s’est focalisée sur la question
du rapport exact entre l’existence et l’essence.
Il reste que même chez Avicenne, qui éprouve les plus grandes
réserves à trop détacher l’essence de l’existence, les choses sont
nécessairement telles que l’on en vient à concevoir le monde comme
une réalisation, produite par le Premier Principe, d’une certaine
essence, donc à faire déboucher la question des prédicats de second
ordre sur celle de la pluralité et du meilleur des mondes, et de la
théodicée. Dieu ne pourra désormais plus être interprété que comme
l’instance faisant passer une certaine essence mondaine à l’existence.

Conclusion

Nous avons indiqué comment, sur des points aussi essentiels que
l’acte humain, l’infini et le continu, ou la distinction de la forme et de
ses prédicats, les discussions grecques sont utilisées dans un cadre
nouveau, produit par la nouvelle epistèmè de la théologie rationnelle
et, sans doute aussi, de l’algèbre. La philosophie arabe se caractérise
dès lors par un double mouvement qui ne va pas sans tension, une
extension de l’ontologie biologisante d’Aristote à quelque chose de
plus abstrait et formel, et une transformation d’un monde si continu
qu’il en devient parfois indéterminé en la détermination
séquentielle, fondamentalement discrète, des actes humains, des
phénomènes physiques et même des natures instanciées. On assiste
là, bien sûr, aux débuts de l’occasionnalisme dans l’histoire de la
philosophie ; mais il s’agit aussi, plus généralement, et si l’on se
méfie des étiquettes, de l’intrusion d’un Dieu omnipotent et
omniscient dans le champ purement philosophique, qui ne pouvait
qu’affecter profondément la philosophie de l’Antiquité tardive.
Nous avons aussi pu constater que ces thématiques ne sont pas
dans la simple continuité des débats grecs de l’Antiquité tardive.
Elles renouent avec eux une fois qu’elles sont elles-mêmes assez
développées pour tirer profit d’une telle confrontation – et plus
simplement, que les traducteurs arabes, formés dans un univers de
débats intellectuels intenses et autochtones, sont devenus capables
d’aborder les sommets de la philosophie grecque encore disponibles
à leur époque : Platon, Aristote et leurs commentateurs, sans oublier
la logique et l’épistémologie de Galien.
Marwan RASHED
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

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Platonismes

De l’Académie au médioplatonisme

À partir de 387 avant J.-C. et pendant trois cents ans, l’Académie,


fondée par Platon hors des murs d’Athènes, fut le centre vivant de
l’enseignement et de la perpétuation de la pensée platonicienne.
Certes, pendant toute cette période, l’enseignement de la doctrine
platonicienne ne fut pas uniforme, à tel point que plusieurs
« Académies » purent être distinguées : l’« ancienne », celle de
Speusippe et Xénocrate ; la « moyenne », celle d’Arcésilas, fondateur
du scepticisme, qui refuse d’écrire quoi que ce soit et s’en tient à un
enseignement oral ; et la « nouvelle », celle de Carnéade, qui
inaugure un scepticisme plus modéré, affirmant non pas que l’on ne
peut absolument rien connaître, mais que l’on peut atteindre
seulement le probable. Par-delà les différentes interprétations de la
doctrine du fondateur, il subsista toujours une continuité
institutionnelle de l’école platonicienne. En 88 avant J.-C., Philon de
Larissa, le dernier scholarque élu pour diriger l’Académie, quitte
Athènes pour Rome et, en 87-86, il est très probable que ce fut le
siège de Sylla qui mit fin à l’ensemble des institutions
philosophiques athéniennes. Il n’y eut donc plus de représentant
officiel à Athènes de la doctrine platonicienne qui, petit à petit,
perdit du terrain.
Avec la disparition de l’Académie et les bouleversements
politiques de Rome, le courant philosophique qui prit le plus
d’importance fut le stoïcisme, pratiqué dans toutes les classes de la
société, et jusque dans l’élite de l’Empire – représenté par des figures
aussi célèbres que Sénèque ou Marc Aurèle. Cette philosophie invite
l’homme à supporter avec constance et courage les épreuves et les
souffrances auxquelles il est confronté : le retour vers l’intériorité de
l’âme et la consolidation de cette « acropole », de cette « citadelle »
intérieure est au cœur de l’éthique stoïcienne. Néanmoins, au cours
du Ier siècle de notre ère, commencent également à se faire jour au
sein des milieux aristocratiques des aspirations religieuses, un désir
de transcendance auquel le seul stoïcisme a du mal à répondre. En
effet, selon la doctrine du Portique, l’âme, pour être beaucoup plus
subtile et légère, n’en reste pas moins un corps parmi d’autres,
également pris dans la grande chaîne des causes et des effets.
Or, dans certains textes de Platon, et plus particulièrement dans
le Timée, la manière d’accéder à un autre ordre de réalité que celui
des seules réalités corporelles est indiquée. L’interprétation de ce
dialogue a été au centre de la renaissance progressive du platonisme
qui commence à se faire jour à cette époque et qui inaugure ce qu’il
est à présent convenu d’appeler le « médioplatonisme ». Le Timée
contient en effet une théorie de la connaissance, fondée sur la
démonstration de l’existence de réalités intelligibles, une physique
qui présente la fabrication du monde et de ses constituants par le
démiurge et ses auxiliaires, et enfin les principes de l’éthique :
l’homme, en contemplant la rationalité de l’univers, trouve le
modèle pour ordonner son âme – qui est incorporelle – et, autant
qu’il lui est possible, s’assimiler au dieu. Parmi les constantes
doctrinales du médioplatonisme, la plus importante réside dans le
souci d’établir une différence radicale entre le sensible et
l’intelligible, entre l’âme et le corps, en soulignant, contre les
Stoïciens, le caractère incorporel de l’âme.
Pour connaître la pensée de Platon, il n’y a plus d’autre choix que
d’apprendre à lire les textes qu’il a laissés. À la tradition orale se
substitue une tradition de la transmission écrite, de l’exercice du
commentaire de texte. Cette époque est en effet celle des premiers
« commentaires » proprement dits, où l’on cherche à interpréter le
sens des Dialogues, comme on peut le voir par exemple à travers ce
qui reste du Commentaire anonyme au Théétète : ce texte, qui s’intéresse
à la première partie du dialogue (jusqu’à 168a) est composé de
lemmes du texte platonicien assortis de leur interprétation.
Fleurissent également les hypomnemata, des textes commentés,
destinés à rappeler et à expliciter tel ou tel point de doctrine, comme
ceux de Galien concernant la cosmologie et la biologie du Timée, ou
encore les manuels de lecture comportant la présentation résumée et
systématisée de la pensée platonicienne, comme l’Enseignement des
doctrines de Platon d’Alcinoos, ou le De la doctrine de Platon d’Apulée
ou encore, de manière plus périphérique, les compilations
doxographiques, comme les célèbres Nuits attiques d’Aulu-Gelle.
La valorisation de l’écrit peut s’expliquer par un facteur
institutionnel, celui de la disparition de l’Académie, mais également
par des raisons idéologiques. L’enjeu des Médioplatoniciens est
d’offrir une alternative satisfaisante au système stoïcien qui pouvait
se vanter de posséder, au Ier siècle avant J.-C., un « admirable
arrangement » dans toute sa structure et un « ordre incroyable »
dans ses enchaînements logiques, comme l’indique Cicéron dans son
traité De finibus. Il importe de faire du platonisme un concurrent
solide en lui donnant une cohérence et une forme de systématicité.
La philosophie comme système
Le « médioplatonisme » désigne le renouveau du platonisme qui
s’opère à partir du Ier siècle de notre ère. Cette dénomination est
relativement récente et conventionnelle. Il était d’usage au XIXe siècle,
pour des raisons de classification historique, de nommer
« Néoplatoniciens » les Platoniciens des deux premiers siècles après
J.-C. Depuis les travaux de K. Praechter, au début du XXe siècle, les
commentateurs ont pris l’habitude de distinguer le
« médioplatonisme » du « Néoplatonisme » qui débute avec Plotin.
Le terme s’est progressivement imposé pour désigner l’ensemble des
penseurs platoniciens qui ont existé entre la fin de l’Académie et la
fin du IIIe siècle après J.-C.
Disséminés aux quatre coins de l’empire d’Orient et d’Occident,
les lecteurs de Platon ne font plus partie d’une communauté sous la
houlette d’un scholarque. Si l’enseignement des doctrines
platoniciennes subsiste de manière privée, les professeurs ou les
commentateurs n’ont plus de lien direct avec une institution
officielle à Athènes. Il faut attendre 176 après J.-C. pour que les
différentes écoles philosophiques retrouvent une assise à Athènes,
grâce à la fondation par Marc Aurèle de quatre chaires de
philosophie, platonicienne, aristotélicienne, stoïcienne et
épicurienne. Mais la rupture institutionnelle de deux siècles a brisé
l’unité de l’école, comprise comme le lieu central de transmission de
la doctrine platonicienne et a permis l’émergence d’une pluralité de
courants – ainsi, par exemple, Eudore d’Alexandrie au Ier siècle avant
notre ère pose les bases d’un renouveau du platonisme qui s’appuie
sur d’importantes influences pythagoriciennes. Pour les Stoïciens, le
dieu est identique au souffle du monde, le lien qui tient toutes
choses. Eudore, en réaction, est le premier à vouloir rompre ce
corporalisme en distinguant l’Un, le dieu, qui organise la matière,
identifiée à la Dyade. Ce platonisme imprégné de pythagorisme
trouvera à la fin du IIe siècle sa plus belle expression dans le
platonisme de Numénius. Le platonisme alexandrin du Ier siècle
avant notre ère est aussi représenté par Philon d’Alexandrie, qui
tente la première synthèse entre l’hellénisme et le judaïsme et
propose un commentaire allégorique des textes bibliques à la
lumière de Platon. À la fin du IIe siècle, Atticus, très probablement le
premier Platonicien à enseigner dans l’école fondée par Marc Aurèle,
défend vigoureusement un platonisme exempt de toute
contamination aristotélicienne – mais dans lequel transparaissent
des influences stoïciennes, notamment dans la conception du
bonheur exposée dans le fragment 2 : d’après lui, la vie heureuse
repose sur le seul exercice de la vertu. La possession de tout ce qui
est ordinairement reconnu comme « biens » (honneurs, richesse,
santé, etc.) est totalement indifférente et inutile pour assurer le
bonheur. En revanche, presque au même moment, Alcinoos expose
dans l’Enseignement des doctrines de Platon une vision de la
cosmologie platonicienne qui s’accommode très bien d’emprunts
faits à la physique du Stagirite. Les Médioplatoniciens, tout en
affirmant la supériorité du platonisme sur toute autre doctrine, n’ont
pas hésité à emprunter aux rivaux stoïciens ou aristotéliciens des
concepts, voire des points de doctrine, pour les intégrer au sein de
leur propre présentation du système platonicien.
Quand, à la fin du IIe siècle, Athènes redevient officiellement un
lieu d’enseignement de la pensée platonicienne, les divergences
doctrinales ne cessent pas pour autant et les Platoniciens restent
dispersés dans les différentes villes de l’Empire, à Alexandrie et à
Rome notamment. Néanmoins, par-delà les divergences qui existent
entre les Médioplatoniciens, plusieurs traits marquants caractérisent
le médioplatonisme. Les exégètes de la pensée platonicienne, qui
veulent promouvoir une lecture assurée de la pensée du maître, avec
un contenu doctrinal précis, s’accommodent mal du scepticisme qui
fut un temps enseigné au sein de l’Académie. Aux « akademikoi »,
tenants du scepticisme, succèdent les « platonikoi ».
C’est à cette époque que naît le « platonisme », la constitution par
des exégètes de la pensée platonicienne en corpus doctrinal. Il y a là
un tournant décisif dans l’histoire de la philosophie platonicienne,
qui est résumée dans des manuels, systématisée, les Dialogues étant
pour la première fois classés selon un ordre didactique. À cet égard,
le Prologue d’Albinos, datant du IIe siècle, est un texte tout à fait
significatif : il s’agit d’une introduction aux Dialogues qui propose un
ordre de lecture, en les classant par genre et en assignant à chacun
une fonction pédagogique précise. Au lieu de voir une contradiction
entre les œuvres aporétiques et les dialogues plus dogmatiques,
Albinos y voit une complémentarité : les textes aporétiques doivent
exercer l’âme, tandis que les textes didactiques doivent lui enseigner
exactement comment imiter le dieu. Selon Albinos, on peut tirer de
l’ensemble des œuvres de Platon un programme cohérent, à
condition de procéder avec méthode. Pour parvenir à l’imitation du
divin, il suffit de savoir lire correctement les textes et de pratiquer le
programme qu’ils contiennent – on voit donc bien ici comment,
contrairement à la leçon de Theuth dans le Phèdre, la méthode
socratique du dialogue entre interlocuteurs et de l’échange d’une
parole vivante a cédé la place à une valorisation de l’écrit dans le
chemin visant à rendre l’âme bonne.
La pratique de la philosophie platonicienne s’identifie alors avec
la pratique du commentaire de texte : l’activité des
Médioplatoniciens est essentiellement exégétique. Leur objectif est
de comprendre la pensée du maître, ce qui passe par tout un travail
d’analyse et de clarification des concepts. À cette époque se
développe de manière approfondie la « philologie » à vocation
philosophique. Longin, enseignant la philosophie platonicienne à
Athènes et contemporain de Plotin, aurait même été, aux dires de ce
dernier, davantage « philologue » que « philosophe ». Il importe
toutefois de prendre ce terme, qui n’a rien de péjoratif, avec
précaution. Un « philologue » est un commentateur qui s’intéresse
d’abord à la lettre (lexis) d’un passage, et se rend attentif aux formes
de l’expression. Longin et Atticus sont tout à fait représentatifs de ce
courant de professeurs athéniens qui ont surtout cherché à rendre
compte de la pensée platonicienne dans sa littéralité. La philologie
sert de base à l’explication des textes et à l’unification systématique
qui l’accompagne.
La cohérence du système platonicien est également renforcée par
un nouveau procédé de lecture consistant à « expliquer Platon par
Platon ». L’un des exemples les plus frappants de cette méthode
exégétique est celui de l’interprétation de la nature de l’Âme du
monde. Celle-ci est dite éternelle dans le Phèdre, tandis que le Timée
en décrit la genèse par le démiurge. Pour surmonter cette apparente
incohérence, des interprètes comme Alcinoos et Plutarque voient
dans cette double description de l’âme non une contradiction, mais
une complémentarité. L’âme en elle-même est éternelle. Le démiurge
ordonne et règle ses mouvements initialement désordonnés. En effet,
l’âme, si on la pense sans l’action du démiurge, est un principe qui,
comme l’indique Platon au livre X des Lois en parlant de l’âme
mauvaise, se meut de manière aléatoire en agitant les éléments
primordiaux du monde. L’action ordonnatrice du démiurge est
productrice de rationalité et de mesure au sein de l’Âme du monde :
les différents dialogues ne se contredisent pas, ils présentent
simplement différents états de l’âme.
Le platonisme prend alors lui aussi, comme le stoïcisme avec
lequel il rivalise, la forme d’un système. L’armature systématique qui
se met en place à ce moment servira de base aux grandes
architectures théoriques des Néoplatoniciens, à partir de Porphyre et
surtout de Proclos. C’est elle également qui servira de fil directeur
dans le retour à Platon mené par les philosophes allemands du
début du XIXe siècle, sous l’impulsion de Brucker. Tennemann ira
puiser dans de nombreuses sources médioplatoniciennes pour
rédiger son Système de la philosophie platonicienne qui propose une
lecture kantienne de Platon. Dans une perspective différente,
Schleiermacher, opposé au kantisme de Tennemann, s’inspirera
d’Alcinoos et d’Albinos dans son exposition de la fonction
pédagogique respective des dialogues zététiques et didactiques.

Aspects doctrinaux du médioplatonisme

L’une des principales dimensions du médioplatonisme réside


dans la quête éthique de l’assimilation au dieu. La théologie est un
thème central de l’exégèse médioplatonicienne et le Timée est, à cet
égard, un dialogue hautement privilégié dans la mesure où il
indique comment la connaissance de la physique est un moyen de
comprendre le divin. L’ordre contemplé dans l’univers permet à
l’âme humaine de s’unifier et de prendre le chemin de la vertu, en
comprenant la rationalité divine. Or, se rendre semblable au dieu, ce
n’est pas, comme c’était le cas pour les Stoïciens, s’identifier au
souffle divin immanent au monde mais rejoindre un ordre
intelligible, nettement dégagé du monde sensible.
Les Médioplatoniciens opèrent un travail de résumé et de
systématisation de la cosmologie du Timée. La plupart d’entre eux
admettent une triade principielle – le dieu, les Idées, la matière.
Cette triade reste un modèle dominant pendant plusieurs siècles
pour penser les différentes instances causales à l’œuvre dans la
cosmologie platonicienne. Le dieu, qui est un intellect, occupe la
première place dans la hiérarchie ontologique. L’étude des rapports
entre le dieu et le monde intelligible devient un thème central de
tous les commentaires médioplatoniciens. Dès la fin du Ier siècle
avant notre ère, cette étude était devenue un passage obligé des
commentaires platoniciens, reposant sur l’exégèse du passage de
Timée 39e7-9.
L’intelligible contient les modèles des êtres naturels, c’est un
principe d’ordre et de rationalité. Le démiurge introduit dans la
matière mouvante et désordonnée l’image de l’harmonie intelligible
qu’il contemple dans le modèle du monde. L’Âme du monde joue un
rôle déterminant : c’est elle qui transmet la rationalité divine dans le
désordre de la matière. Ce rôle est également confié, chez certains
auteurs médioplatoniciens, aux « démons », intermédiaires entre le
divin et le monde sensible, comme le fait Plutarque, et comme le fera
magistralement Apulée dans le Démon de Socrate. Tous les
Médioplatoniciens n’ont pas la même interprétation des rapports
entre le dieu, les Idées et l’Âme du monde. Atticus identifie le Bien et
le démiurge, qu’il distingue des Idées, principes indépendants
pensés par le démiurge pour réaliser le monde sensible. Alcinoos
considère les Idées comme le résultat de l’acte d’auto-contemplation
de l’intellect divin. Cet intellect, hypercosmique, confère à l’Âme du
monde sa rationalité. Pour Numénius, le premier dieu, le Bien est en
même temps un intellect premier et le « Vivant intelligible » de Timée
39e7-9. Ce premier dieu, totalement dégagé de tout rapport au
sensible, a une activité uniquement tournée vers sa propre
perfection. L’unité parfaite qui caractérise ce premier dieu contient
sur un mode éminent la multiplicité des espèces qui sera déployée
dans un second intellect. Celui-ci, pour une part, pense le modèle
intelligible du monde, mais pour une autre, entre en contact avec la
matière qu’il ordonne et organise. Cette activité inférieure entraîne
une scission au sein du second principe, séparant l’intellect
purement contemplatif et le démiurge, attiré vers le sensible.
Néanmoins, tous les Médioplatoniciens s’accordent pour
concevoir l’activité du démiurge comme étant celle d’un artisan
suprême : le dieu est un principe organisateur, qui impose un ordre
aux éléments du monde. Cette interprétation de la causalité
démiurgique, qui servira de point d’appui aux théologiens chrétiens,
sera en revanche abandonnée dans le néoplatonisme et fera l’objet de
vives critiques dans l’enseignement de Plotin. Pour ce dernier, la
surabondance principielle, en vertu de laquelle le sensible est
spontanément engendré, prévaut sur le calcul et la prévision qui
caractérisent l’activité artisanale.
Au sein de la cosmologie artificialiste exposée par les
Médioplatoniciens, les Formes, modèles des êtres sensibles, sont
considérées chez la plupart des auteurs comme des « pensées du
dieu ». L’unité du dieu précède toujours la multiplicité des
intelligibles et ceux-ci sont considérés principalement sous l’angle
cosmologique : ce sont les modèles de tous les êtres vivants naturels
existant dans le monde sensible. La totalité des Idées constitue un
« monde intelligible », expression adoptée par l’ensemble des
commentateurs platoniciens à partir de Philon. Comme nous le
verrons, la définition des Idées comme « pensées du dieu » a été
interprétée en des sens très différents – Alcinoos, par exemple,
définit les Idées comme étant des pensées du dieu, produites par
l’activité de l’Intellect hypercosmique qui se pense éternellement lui-
même. Mais elle se trouve aussi chez des auteurs qui, tel Atticus,
considèrent que les Idées sont des principes extérieurs à l’intellect
divin. Une fois pensées par le dieu qui les contemple, celles-ci
deviennent les paradigmes du monde sensible. Toutefois, même si
elle est très largement répandue, cette définition n’est pas présente
chez tous les Médioplatoniciens. Par exemple chez Apulée et
Plutarque (mais l’ouvrage qu’il a consacré aux Idées fait partie des
ouvrages perdus de celui-ci), on ne trouve aucune mention d’une
définition des Idées comme « pensées du dieu ». Néanmoins,
quelque différentes qu’elles soient, ces lectures s’accordent pour
reconnaître que la causalité paradigmatique des Idées est toujours
subordonnée à celle du dieu qui occupe la première place dans la
hiérarchie ontologique.
Les différentes manières dont les Médioplatoniciens interprètent
les rapports entre le dieu, les Idées et la matière sont révélatrices des
divergences de sensibilité entre les courants du platonisme de cette
période. À cet égard, la comparaison entre les interprétations du
Timée de deux auteurs platoniciens contemporains, Alcinoos et
Atticus, est éclairante.

Présentation de l’enseignement
des doctrines de Platon

Alcinoos est une figure marquante du médioplatonisme.


L’Enseignement des doctrines de Platon est un ouvrage tout à fait
emblématique du médioplatonisme. Il s’inspire parfois de concepts
aristotéliciens – notamment au chapitre VIII dans la présentation du
matériau précosmique, appelé hylè et défini comme « un corps en
puissance, comme on dit que l’airain est la statue en puissance, parce
qu’il est un corps dès qu’il a reçu la forme » – mais également des
critiques que le Stagirite adresse à la cosmologie platonicienne.
L’identité de l’auteur de ce traité est incertaine. En 1879, J.
Freudenthal avait affirmé qu’il s’agissait d’Albinus. Mais en 1974,
J. Whittaker a montré, en s’appuyant sur des analyses
paléographiques, que la thèse de Freudenthal était erronée et que la
paternité du texte revenait à Alcinoos, dont il situe l’existence vers
150 ou 160 après J.-C. L’Enseignement des doctrines de Platon est un
ouvrage d’introduction à Platon qui se présente tout à la fois comme
un résumé et une réécriture scolaire.
L’ouvrage expose les doctrines platoniciennes selon une
organisation thématique en trois parties, largement inspirée du
stoïcisme :
– la partie théorétique qui consiste en la connaissance des êtres.
Elle comporte à son tour, trois parties : la théologie, qui « s’occupe
des causes immobiles et premières et de tout ce qui est divin » ; la
physique, qui étudie « le mouvement des astres, leurs révolutions,
leur retour périodique, l’organisation de notre monde », ainsi que «
la nature du tout » et de « l’homme » ; la mathématique ;
– la partie pratique qui concerne les actes à accomplir ;
– la partie dialectique est la connaissance des raisonnements.
Alcinoos défend les théories platoniciennes en prenant en compte
la pertinence des objections aristotéliciennes concernant l’activité du
dieu. Alcinoos distingue ainsi un premier dieu, hypercosmique, qui
agit sur l’intellect de l’Âme du monde qu’il éveille. Ce dernier à son
tour organise le monde et en règle les mouvements. Le premier dieu
est libéré de toutes les tâches fabricatrices qui lui incombaient dans
le Timée. Son activité est purement intellective. Par la perfection de sa
pensée éternelle, il rend l’Âme du monde intelligente et rationnelle.
Mais son activité contemplative a une autre conséquence : en se
contemplant éternellement lui-même, il produit les Idées – qui sont
les modèles de l’activité démiurgique de l’Âme du monde. Pour la
première fois, la définition médioplatonicienne des Idées comme
« pensées du dieu » est intégrée dans la théorie d’un dieu se pensant
lui-même, inspirée du livre Λ de la Métaphysique d’Aristote. Cette
nouveauté est plus qu’une simple combinaison de différents
éléments doctrinaux, car elle implique que la production des Idées
soit liée à un acte de connaissance de soi du dieu : le dieu se pensant
lui-même engendre les intelligibles, qui sont les paradigmes des
êtres naturels.
Néanmoins, admettre la cosmologie artificialiste du Timée et
l’existence d’un démiurge de l’univers pose inévitablement la
question du « moment » à partir duquel il a engendré le monde –
qui, selon Aristote, est l’une des pierres d’achoppement de la
physique platonicienne : d’une part cela suppose une activité
indigne du dieu immuable, et d’autre part cela remet en cause le
caractère éternel du monde. La réponse d’Alcinoos à cette objection
se trouve au chapitre XIV de l’Enseignement des doctrines de Platon :
Lorsque Platon déclare que le monde est né, il ne faut pas entendre par là qu’il y ait eu
un temps où le monde n’existait pas, mais que le monde est en perpétuel devenir et
qu’il révèle une cause plus principielle que sa propre existence.

Il y a là une réponse positive à la question de Timée 28b6-7, qui


demandait si le monde était engendré ou non. La genèse du monde
ne signifie pas nécessairement, selon Alcinoos, un processus
temporel : si Platon parle d’un monde qui est né, cela veut dire qu’il
est en perpétuel devenir et qu’il a besoin d’une cause qui le
maintienne dans son existence et dans son ordre. Mais qu’il ait une
cause ne signifie pas qu’il est engendré dans le temps. Alcinoos, à la
suite de Xénocrate et Crantor, ne donne pas à la présentation de la
genèse du monde un sens littéral. Proclos, reprenant la terminologie
aristotélicienne, peut ainsi affirmer que, selon Alcinoos, « le monde,
tout en étant inengendré, implique un principe de son venir à
l’être ».
Parler de la génération du monde ne signifie pas nécessairement
un changement, le passage effectif d’un état à un autre. C’est une
autre façon de dire sa dépendance permanente à l’égard d’une cause.
Il y a une génération du monde dans la mesure où il dépend d’un
principe supérieur dont il tire sa réalité et sa rationalité. Selon
Alcinoos, dire que « le monde est né » ne renvoie pas à un
événement passé, mais indique la dépendance permanente du
monde à l’égard de sa cause divine. Cette interprétation du Timée est
quasiment contemporaine mais sensiblement différente de celle,
dispensée officiellement dans l’école platonicienne d’Athènes, par
Atticus.

La cosmologie d’Atticus

Le premier à occuper la chaire de philosophie platonicienne à


Athènes, créée par Marc Aurèle, fut très certainement Atticus. Ses
écrits ont été partiellement conservés grâce à l’usage qu’en fit Eusèbe
de Césarée dans la Préparation évangélique, mais également grâce aux
critiques qu’en firent Porphyre et Jamblique, transmises par Proclos
dans son Commentaire au Timée. Il faut utiliser ces sources avec
précaution. Le souci d’Eusèbe est avant tout de chercher à montrer
l’unité doctrinale qui peut exister entre certains éléments de
philosophie païenne et le christianisme. Ce qui est conservé par
Eusèbe est un choix de textes anti-aristotéliciens dans lesquels
Atticus proclame la nécessité de penser l’existence d’un dieu
providentiel qui se soucie du monde. Malgré les réserves que l’on
peut formuler à l’égard des sources, les textes qui nous sont
parvenus permettent d’affirmer qu’Atticus est un exégète fidèle à la
lettre du texte platonicien, hostile aux interprétations qui considèrent
la lecture d’Aristote comme une forme d’introduction à Platon. Pour
lui, les doctrines platoniciennes contiennent à elles seules toute la
vérité.
La cosmologie d’Atticus repose sur trois principes : le dieu, qui
est à la fois le Bien et le démiurge, les Idées, la matière. Les Idées
sont des « réalités premières », des « principes en un sens
superlatif ». Si l’on supprime leur existence, « il ne reste rien du
platonisme ». C’est en regardant vers elles que le démiurge façonne
et organise toutes choses.
Comprenant, en effet, que Dieu, en se tournant vers elles (les Idées), est le père, le
démiurge, le maître et le protecteur de toutes choses, il s’est rendu compte, d’après ses
œuvres, que cet artisan avait préalablement conçu ce qu’il allait produire, puis qu’une
fois le modèle conçu, il s’est appliqué à en introduire ensuite la ressemblance dans les
choses, de la même façon, il comprit que les pensées de Dieu sont plus anciennes que
les choses, qu’elles sont les paradigmes incorporels et intelligibles des êtres engendrés,
demeurant toujours dans l’identité et de la même façon. Existant eux-mêmes au plus
haut point et de manière primordiale, elles sont aussi, pour les choses, en partie causes
de ce qu’elles sont chacune telles qu’elles sont.

Le démiurge est un artisan qui pense par avance ce qu’il va


réaliser. Les intelligibles sont des modèles dans la mesure où ils sont
pensés par le dieu pour guider son activité ouvrière. Un autre
passage, extrait du Commentaire au Timée de Porphyre repris par
Proclos dans son propre Commentaire, expose qu’Atticus aurait
défendu une interprétation de l’extériorité des Idées par rapport au
démiurge, ce qui à première vue pourrait paraître contredire le
passage ci-dessus.
Atticus, lui, avec sa doctrine d’Idées subsistant en elles-mêmes et en dehors de
l’Intellect, nous les représente comme inertes […].
Or, le démiurge peut tout à fait penser un modèle qu’il ne
produit pas. Que le dieu pense son modèle n’implique pas
nécessairement que les intelligibles n’existent que dans sa pensée :
les intelligibles, principes extérieurs au Bien, deviennent, une fois
contemplés par le démiurge, des « modèles », des « pensées du
dieu ». L’intelligible est un modèle si on l’envisage dans la
perspective de la mise en œuvre de la fabrication du monde et de
l’exercice de la providence. La providence selon Atticus est l’autre
nom de l’activité de l’Âme du monde, ou de la « nature ». Cette
identification est un emprunt au système stoïcien, mais intégrée dans
une philosophie qui conçoit le dieu comme un être incorporel,
différent du monde qu’il façonne, transcendant. Le dieu, qui est le
Bien, est également démiurge pour autant qu’il contemple
l’intelligible et celui-ci est un paradigme dans la mesure où il est
pensé par le démiurge en vue de produire le monde. Il est possible
de concevoir que les Idées ont une existence en soi, hors de l’intellect
divin, et qu’elles deviennent des « pensées » dans l’âme du
démiurge lorsqu’elles sont contemplées par le dieu. Il n’est donc pas
nécessaire de voir une opposition entre l’extériorité des Idées par
rapport à l’intellect divin et le fait qu’elles soient définies comme des
« pensées » du démiurge.
Le dieu est un principe et une cause dont tout le reste dépend. Il
est ce à quoi toutes choses se rattachent ; il est la « plus puissante des
causes ». C’est en partant de l’activité des artisans humains que l’on
peut se faire une représentation correcte de la puissance du principe.
Le dieu est le « meilleur des artisans » et l’exercice de sa causalité
fabricatrice manifeste sa providence ; cela implique que la génération
du monde est à comprendre en un sens littéral et non métaphorique.
Le présupposé de l’interprétation d’Atticus est le suivant : ce qui est
inengendré est autarcique et n’a pas besoin d’un secours extérieur.
Un être inengendré se caractérise par son autarcie, et inversement,
un être engendré, par sa dépendance envers le principe : si, comme
le prétend Aristote, le monde est inengendré, il n’y a pas de
providence divine. C’est la raison pour laquelle Atticus, à la suite de
Plutarque, se dresse contre les Platoniciens qui soutenaient que la
génération du monde n’a eu lieu que de manière symbolique et pour
des raisons de clarté. Une telle assertion reviendrait à nier
l’importance du rôle providentiel du dieu. Il ne faut donc pas
édulcorer Platon, pour le concilier avec Aristote, mais tenir le Timée
dans sa littéralité, pour montrer qu’il est plus convaincant que ne le
sont les objections de ses contradicteurs. Plutôt que de chercher à
harmoniser les deux modèles cosmologiques, il importe avant tout
de souligner la suprématie du platonisme.

Conclusion

La ligne interprétative d’Atticus concernant les relations entre le


dieu et les intelligibles, reprise un siècle plus tard par Longin, a été
l’objet d’une vive polémique entre Plotin et Porphyre, à son arrivée à
Rome. Cette polémique est tout à fait emblématique de la rupture
marquée par Plotin à l’égard d’une certaine interprétation scolaire de
la pensée de Platon. Lorsqu’il entra dans l’école de Plotin, Porphyre
défendait l’hypothèse selon laquelle les intelligibles subsistent en
dehors de l’Intellect, comme le professait alors Longin à Athènes.
Exégète aussi fidèle que possible aux textes platoniciens, Longin est
un « philologue » attentif à l’écriture des Dialogues. En revanche,
pour Plotin, l’examen des rapports entre l’Intellect et les Formes
n’est pas seulement un exercice scolaire. Il engage la définition du
monde intelligible comme réalité accomplie. D’après lui, la
perfection du « monde intelligible » suppose de concevoir celui-ci
comme une totalité dans laquelle les Idées et l’Intellect qui les pense
ne font qu’un. En affirmant l’identité des Idées et de l’Intellect, issue
d’une source supra-intelligible, l’Un au-dessus de tout, Plotin
marque un tournant décisif dans l’histoire du platonisme. La
conversion de Porphyre aux théories de Plotin marque
symboliquement la fin du médioplatonisme et la naissance de ce
qu’il est à présent convenu d’appeler le « néoplatonisme ».
Toutefois, la grandeur des constructions spéculatives
néoplatoniciennes ne doit pas faire oublier l’apport très important
du médioplatonisme non seulement dans l’histoire de la
philosophie, mais aussi dans l’histoire du platonisme. C’est au cours
de ces siècles de transition entre la fin de l’Académie et la
renaissance officielle d’un enseignement platonicien à Athènes
en 176 que naissent les premiers véritables commentaires et les
premières mises en système des Dialogues. Se développe chez les
exégètes la volonté de donner une cohérence et un ordre aux
différents aspects de la pensée platonicienne. Cette approche
holistique sera reprise et approfondie par les Néoplatoniciens qui
utiliseront les jalons méthodologiques mis en place pour lire les
Dialogues et leur conférer une fonction pédagogique. Les
Médioplatoniciens ont également élaboré une ontologie théologique
subtile qui cherche à faire la part des différents niveaux du divin et
de leurs rôles cosmologiques respectifs ; ce sont eux également qui
ont mis en lumière de manière approfondie les grands problèmes
exégétiques que pose le Timée, comme celui de la genèse temporelle
du cosmos, que Kant analysera comme l’une des antinomies de la
raison pure, et qui traverseront pendant des siècles l’histoire de la
philosophie occidentale.
Alexandra MICHALEWSKI
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Sources
ALCINOOS, Enseignement des doctrines de Platon, J. Whittaker (éd.), P.
Louis (trad.), Paris, Les Belles Lettres, 1990.
ATTICUS, Fragments de son œuvre, textes traduits avec introduction et
notes, par J. Baudry, Paris, Les Belles Lettres, 1931.
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Belles Lettres, 1977.
Commentaire anonyme au Théétète, G. Bastianini et D.N. Sedley
(éd.), Commentarium in Platonis Theaetetum, in Corpus dei papiri
filosofici greci et latini. Parte III : Commentari, Firenze, L.S. Olschki,
1995, p. 227-562.
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Brisson, M. Patillon Paris, Les Belles Lettres, 2001.
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Articles et ouvrages
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DILLON, John, The Middle Platonists. A Study of Platonism 80 B.C. to A
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ZINTZEN, Clemens, Der Mittelplatonismus, Darmstadt,
Wissenschaftlische Buchgesellschaft, 1981.
Pythagorisme

Pythagore est de tous les philosophes présocratiques celui qui


jouit de la plus grande notoriété. Pourtant, les érudits contemporains
n’abordent pas sans circonspection le personnage ou la tradition qui
s’en réclame : à leurs yeux, l’histoire de la pensée présocratique se
mesurerait plutôt à l’aune du grand Parménide et à son rejet des
conceptions du réel élaborées avant lui, puis aux tentatives de
penseurs tels qu’Anaxagore ou Démocrite pour relever son défi. Or
l’ambivalence de cette attitude à l’égard de Pythagore se laisse déjà
entrevoir dans les témoignages antiques. Cent à cent cinquante ans
après sa mort, Platon et Aristote ne le mentionnent guère. Ce dernier
ne manque pas d’examiner les théories des Pythagoriciens du
e
V siècle, qui étaient actifs cinquante ans après la mort de Pythagore
– mais Pythagore lui-même n’est jamais cité dans l’œuvre conservée
d’Aristote pour l’importance de son apport dans quelque branche de
la philosophie que ce soit. Nous possédons sans doute quelques
fragments d’un ouvrage d’Aristote consacré aux Pythagoriciens,
dans lequel il a effectivement traité de Pythagore – mais il ne le
présente alors que comme une sorte de thaumaturge. Quant à
Platon, en dépit de l’influence que le pythagorisme des Ve et
e
IV siècles a exercée sur lui, il ne parle qu’une seule fois de Pythagore,
mais comme d’un maître fameux qui légua à ses disciples une
certaine façon de conduire leur vie. Franchissons à présent un peu
plus d’un demi-millénaire : selon le Néoplatonicien Jamblique, qui
écrivait au IIe siècle de notre ère, Pythagore est un être semi-divin,
qui reçut des dieux et transmit aux hommes toutes les vérités de la
philosophie. Ainsi, aux alentours de 300 après J.-C., Pythagore est
désormais considéré dans certains cercles comme le philosophe par
excellence, alors qu’au IVe siècle avant notre ère, Platon et Aristote
pouvaient traiter des grands problèmes philosophiques de leur
temps sans se référer à lui.
De récentes recherches (et notamment les travaux de Walter
Burkert) ont beaucoup fait progresser notre compréhension de
l’écheveau où s’embrouillent les témoignages relatifs à Pythagore et
au pythagorisme. Il est cependant inévitable que de nombreux
points restent obscurs ou sujets à controverse. Aussi est-il nécessaire,
avant de traiter en détail de Pythagore ou d’autres figures de son
école, d’esquisser un rapide panorama de la tradition dans son
ensemble, afin de mieux faire ressortir les problèmes très particuliers
que pose toute tentative de caractériser avec exactitude Pythagore ou
sa pensée.
Pythagore a vécu ses quarante premières années sur l’île de
Samos, près des côtes de l’Asie Mineure, avant de s’établir (sans
doute vers 530 avant J.-C.) à Crotone, dans le sud de l’Italie ; il serait
mort à Métaponte, aux alentours de 490 avant J.-C. Il n’a jamais rien
écrit. Sans doute certains livres lui sont-ils attribués dès les IIe et
e
III siècles de notre ère, et les soixante et onze lignes des Vers d’Or
ont-elles été regardées comme authentiques jusqu’à la Renaissance,
mais ces apocryphes ne sont que des symptômes de la phénoménale
expansion de la légende qui s’est formée autour de lui. La première
œuvre pythagoricienne est due à Philolaos de Crotone (v. 470-390
avant J.-C.). Nous en possédons quelques fragments ; Aristote
semble lui avoir emprunté l’essentiel de son information sur les
Pythagoriciens. Quant à la seconde figure qui domine pour nous le
pythagorisme ancien, elle est contemporaine de Platon : Archytas de
Tarente (actif en 400-350 avant J.-C.) s’est distingué par ses
recherches mathématiques, notamment en matière musicale.
Aristote prend soin de faire la distinction entre Pythagore lui-
même et les Pythagoriciens, qu’il désigne comme « ceux qu’on
appelle les Pythagoriciens », probablement pour éviter de se
prononcer sur la nature exacte des liens entre leur pensée et celle de
Pythagore. En revanche, les successeurs immédiats de Platon à
l’Académie, Speusippe et Xénocrate, font preuve à l’égard de
Pythagore d’une attitude aussi nouvelle que lourde de
conséquences. Certaines des conceptions les plus mûrement
réfléchies de Platon, notamment la position du couple de l’Un et de
la Dyade indéfinie comme principes fondamentaux de la réalité, en
viennent à être considérées comme de simples développements d’un
enseignement qui remonte à Pythagore. Quel intérêt les disciples de
Platon ont-ils pu trouver à vouloir placer sa philosophie sous le
patronage de Pythagore ? Nous n’en savons rien. Peut-être une telle
attitude est-elle solidaire d’une certaine idée de la philosophie
comme révélation divine. Du même coup, la philosophie de Platon
jouit à son tour d’une autorité divine, dans la mesure où elle ne fait
que prolonger en la déployant la révélation pythagoricienne.
Une telle conception du rôle de Pythagore finit par dominer
l’ensemble de la tradition postérieure, qui ignore les distinctions
établies par Aristote entre Pythagore et les Pythagoriciens, ou entre
ces derniers et Platon. Au IIe siècle de notre ère, cette conception
prédominante a eu pour effet la fabrication d’un grand nombre de
textes attribués à Pythagore ou aux Pythagoriciens anciens. De tels
écrits pseudépigraphes regorgent de termes et de concepts tant
platoniciens qu’aristotéliciens, et visent manifestement à divulguer
les « sources » auxquelles Platon ou Aristote auraient puisé
l’ensemble de leur philosophie. Quelques brefs traités de ce genre
nous ont été conservés dans leur intégralité. Le plus célèbre d’entre
eux, qui prétend se faire passer pour l’œuvre originale de Timée de
Locres dont le Timée serait inspiré, ne constitue guère qu’un
démarquage abrégé de l’ouvrage platonicien ; comme la plupart des
pseudépigraphes, il suit de très près la doctrine de son modèle sans
en approcher les qualités littéraires. Le texte de Platon (qui décrit de
façon saisissante l’organisation du cosmos par un démiurge divin)
resta ainsi plus fréquemment cité que son imitation, tout en n’étant
considéré que comme un témoin de la doctrine pythagoricienne. En
règle générale, les fragments apocryphes sont beaucoup plus
nombreux que ceux qui ont quelque chance de remonter à des textes
authentiques du pythagorisme ancien.
Il faut attendre le IIIe siècle après J.-C. pour voir apparaître les
premières Vie de Pythagore, ainsi que les premiers exposés relatifs au
mode de vie pythagoricien, qui nous soient parvenus intacts. Les
érudits de la Renaissance, ainsi que nombre de leurs successeurs, ont
emprunté les matériaux de leurs notices sur la vie et l’œuvre de
Pythagore aux biographies dues à Diogène Laërce (actif en 200-250),
Porphyre (232-v. 305), et Jamblique (v. 250-325), qui s’appuyaient
eux-mêmes sur des sources aujourd’hui perdues du IVe siècle avant
J.-C., telles que les deux livres d’Aristote consacrés au pythagorisme,
les travaux de ses disciples Aristoxène et Dicéarque sur Pythagore,
les œuvres du Platonicien Héraclide du Pont ou celles de Timée de
Tauroménion, auteur d’une histoire de l’Italie du Sud. Comme de
telles biographies ne font que compiler leurs sources sans le moindre
examen critique, leur utilisation comme documents exige d’extrêmes
précautions. Quoi qu’il en soit, le portrait qu’elles dressent de
Pythagore – celui d’un philosophe au statut quasi divin – devait
dominer l’Antiquité tardive, et même influencer de nombreuses
interprétations modernes.
De ce survol, nécessairement simplifié et sélectif, retenons que
dès le temps des premiers successeurs de Platon à l’Académie (v. 350
avant J.-C.), la tradition pythagoricienne est marquée par une
tendance à attribuer au divin Pythagore tout ce que la philosophie a
pu produire de vrai après lui. En conséquence, si nous voulons nous
former en dépit de cette tradition une idée exacte de la place qu’a
tenue Pythagore dans le paysage mental du VIe siècle avant J.-C.,
nous devons nous en tenir d’abord aux documents antérieurs à la
genèse de la légende pythagoricienne, et écarter les témoignages
d’auteurs postérieurs à Platon (429-347) et Aristote (384-322).
Compte non tenu des fragments de l’ouvrage d’Aristote sur les
Pythagoriciens, la documentation qui remonte à cette période
ancienne se réduit à une vingtaine de brèves références chez des
philosophes, des poètes, et des historiens. Cette maigre récolte est en
fait beaucoup plus abondante pour Pythagore que pour bon nombre
de penseurs anciens, et reflète dans une certaine mesure sa célébrité.
Le trait qui ressort le plus nettement est la réputation que Pythagore
s’est acquise par sa connaissance de la nature de l’âme, de son destin
dans l’au-delà, et plus particulièrement par sa croyance en la
métempsychose. Bien souvent, les plus anciennes références à
Pythagore ne sont pas exemptes d’une certaine tonalité polémique,
soit qu’elles attaquent un point de son enseignement, soit qu’elles
présentent le sage de Samos comme un être doué d’un savoir
surhumain. Il est clair, par exemple, que son contemporain
Xénophane (v. 570-480) vise à tourner Pythagore en dérision en
rapportant comment, voyant un homme battre un chiot, il fut pris de
pitié et s’exclama : « Arrête, cesse de le battre, car c’est l’âme d’un de
mes amis, je reconnais sa voix ! » (fragment 7). En revanche, Ion de
Chio (né v. 490) paraît tout à fait sérieux lorsqu’il loue Pythagore
pour sa connaissance du sort de l’âme après la mort.
Aux yeux d’Héraclite (v. 540-480), Pythagore n’est qu’un
polymathe dépourvu de toute intelligence réelle, un « prince des
charlatans » (fragment 81) qui aurait plus que tout autre pratiqué la
recherche pour se bricoler à partir des écrits d’autrui une sagesse
propre ou plutôt « un savoir de polymathe, une sinistre
supercherie » (fragment 129). Comme Héraclite reproche également
à Xénophane et à Hécatée d’être des polymathes, certains
commentateurs en ont conclu que Pythagore devait lui sembler
engagé dans un type d’enquête rationnelle sur le monde analogue à
celle de ces auteurs ioniens, qui s’était développée au cours du
e
VI siècle en Asie Mineure dans la région de Milet, non loin de l’île où
naquit Pythagore. Mais le fragment d’Héraclite l’associe plutôt au
poète Hésiode, célèbre pour avoir exposé sous forme mythique
l’origine des dieux dans sa Théogonie. En tout cas, le jugement
d’Héraclite est assez net : Pythagore ne serait qu’une sorte de
charlatan. Quant à Empédocle (v. 493-433), dans son fragment 129, il
adopte une position diamétralement opposée. Après avoir loué
l’homme qui savait « des choses extraordinaires » et qui possédait
« la plus riche sagesse », il poursuit par l’éloge plus précis de ses
« sages accomplissements » et ajoute qu’« en déployant toute la force
de sa pensée, il pouvait sans peine contempler le cours de dix ou
même de vingt générations humaines ». Il est très tentant de voir là
un rappel de la doctrine de la réincarnation, et la mention de « sages
accomplissements » n’est pas sans suggérer la silhouette d’un
thaumaturge, susceptible de s’attirer aussi bien la vénération
d’Empédocle que la condamnation d’Héraclite pour charlatanisme.
D’autres témoignages anciens soulignent une relation étroite
entre pythagorisme et rituel religieux. Les liens de Pythagore avec
l’orphisme, attestés par Ion et par Hérodote, témoignent de
l’association du personnage aux rituels (notamment initiatiques) et
de sa connaissance des destinées de l’âme après la mort. Isocrate,
contemporain de Platon, écrit dans son Busiris que Pythagore aurait
fait le voyage d’Égypte et rapporte en termes plutôt vagues « qu’il
fut le premier à introduire la philosophie chez les Grecs », avant de
préciser qu’il se montrait d’un zèle tout particulier en matière de
sacrifices et de rites.
L’attention que portait Pythagore à l’âme, à sa survie, et au rituel
s’accompagnait, à en croire d’autres documents, d’un intérêt plus
large pour la conduite de la vie. L’Atomiste Démocrite, né en 460,
aurait été profondément influencé par certaines conceptions
pythagoriciennes, et aurait peut-être été l’élève de Philolaos ; dans ce
cas, cette influence a dû s’exercer dans le domaine éthique, puisque
le livre que Démocrite aurait consacré à Pythagore était classé parmi
ses œuvres éthiques. Selon Isocrate, Pythagore jouissait d’une telle
réputation que les jeunes gens brûlaient de se mettre à son école, et
que leurs parents préféraient les voir occupés à fréquenter un tel
homme qu’à gérer les intérêts de leur famille. Il ajoute que jusqu’à
son époque les Pythagoriciens étaient plus admirés pour leur silence
que de grands orateurs pour leurs paroles, ce qui suggère que la
tradition postérieure d’une règle de silence parmi les disciples de
Pythagore ne serait pas sans fondement. Alcidamas, rhétoricien du
début du IVe siècle, nous a transmis une tradition apocryphe, sans
doute, mais significative : Empédocle, qui aurait été le disciple
d’Anaxagore et de Pythagore, devrait au premier sa connaissance de
la nature et au second la dignité de ses manières. On ne peut une fois
encore qu’être frappé de la constante association du nom de
Pythagore à un certain style de vie plutôt qu’à un savoir d’ordre
théorique.
À cet égard, la plus célèbre pièce du dossier qui nous occupe est
un passage de La République (600a9-b5) qui constitue l’unique
référence explicite à Pythagore dans toute l’œuvre de Platon. Il y est
présenté comme un maître influent, fondateur d’un certain style de
vie, et ne figure pas dans la liste de ceux qui ont contribué au bon
gouvernement d’une cité (au même titre que les législateurs
Lycurgue ou Solon), ni dans celle des grands généraux, ni enfin
parmi les hommes qui ont brillé par leur esprit concret ou
l’ingéniosité de leurs inventions (par exemple Thalès). Pour Platon,
l’activité de Pythagore se situe plutôt dans la sphère privée : il est le
type même du maître bien-aimé, dont les disciples restent encore
fameux par leur observance des règles de vie pythagoriciennes. En
somme, les témoignages les plus anciens s’accordent à caractériser
Pythagore comme un homme vénéré par ses fidèles, capable
d’enseigner à chacun comment conduire sa vie ici-bas de façon à
plaire aux dieux et à garantir à son âme une heureuse destinée dans
l’au-delà. Cette médaille a son revers : devant de telles prétentions à
un savoir d’ordre rituel ou mystique, devant un tel culte dévotement
célébré, quelques marginaux (Héraclite et Xénophane, par exemple)
avaient largement de quoi dénoncer un certain charlatanisme, ou
tout au moins une certaine naïveté.
Aux yeux de ces Sceptiques, les « sages accomplissements »
auxquels Empédocle fait allusion devaient sembler particulièrement
difficiles à admettre. Peut-être s’agit-il des actions miraculeuses
qu’Aristote attribue à Pythagore. Ce dernier aurait été vu à la fois à
Métaponte et à Crotone le même jour à la même heure ; il aurait
traversé une rivière qui se serait écriée : « Salut, Pythagore ! » à son
passage ; il aurait mordu et tué un serpent venimeux ; il aurait eu
une cuisse d’or. Ce dernier détail vise sans doute à le marquer
comme favori des dieux, et paraît lié à des rites initiatiques au cours
desquels une certaine partie du corps est consacrée à la divinité.
Toujours selon Aristote, en effet, Pythagore était appelé « Apollon
hyperboréen » par les habitants de Crotone. D’autres témoignages
lui attribuent des pouvoirs extraordinaires sur les animaux ainsi que
sur les phénomènes naturels. Autant de merveilles trop souvent
négligées sous prétexte qu’elles ne permettent pas de cerner la figure
historique de Pythagore : en fait, toutes ces anecdotes nous aident à
saisir comment ses premiers disciples le considéraient, et sont donc
essentielles pour notre compréhension du type de personnage qu’il
fut.
La principale lacune dans notre documentation d’époque
ancienne relative à Pythagore porte sur la nature exacte du genre ou
du style de vie qu’il légua à ses adeptes. Ici encore, Aristote et
d’autres sources de la fin du IVe siècle nous fournissent quelques
détails, mais leurs témoignages se contredisent sur des points
importants. Aussi notre reconstruction de la vie pythagoricienne ne
va-t-elle pas sans difficultés. Soulignons l’importance particulière,
dans ce domaine, des maximes pythagoriciennes transmises par
Aristote. Certaines d’entre elles, qui s’accordent bien avec la figure
de Pythagore telle qu’elle se dégage des plus anciens documents, ont
de bonnes chances de remonter jusqu’à lui. Elles sont désignées dans
la tradition tardive par les termes d’akousmata (choses entendues) ou
de symbola (mots de passe ou choses à interpréter). Jamblique en
fournit une ample moisson dans son livre sur la Vie de Pythagore
(§§ 82-86), dont Aristote constitue sans doute la source principale.
Les maximes de la collection de Jamblique se répartissent en trois
classes, correspondant aux trois questions suivantes : 1) qu’est-ce
que c’est ? 2) qu’est-ce qui est mieux ? 3) qu’est-ce qui doit être fait ?
Relèvent de la première, par exemple, certaines maximes citées par
Aristote : « Le son du bronze que l’on frappe est la voix d’un démon
[daïmôn] qui y est enfermé », ou encore : « Les planètes sont les
limiers de Perséphone. » Jamblique range dans la deuxième classe
des maximes telles que : « Qu’est-ce qui est le plus sage ? le
nombre », « Qu’est-ce qui est le plus juste ? sacrifier », « Qu’est-ce
qui est le plus aimable ? l’harmonie ». Enfin, les maximes de la
troisième classe, qui constituent le type le mieux représenté,
paraissent souvent apparentées à des règles d’ordre rituel. Aristote
est allégué comme source de certaines d’entre elles, qui interdisent
de manger certains poissons (le mulet et le « queue-noire », ou
bogue) ou certains organes animaux (le cœur ou la matrice). Voici
quelques injonctions tirées de la longue liste que nous a transmise
Jamblique : il faut engendrer des enfants ; chausser d’abord le pied
droit ; ne pas sacrifier de coq blanc ; ne pas fréquenter les bains
publics. Dès le début du IVe siècle se répand une tradition selon
laquelle ces maximes doivent être interprétées pour livrer un sens
plus profond : l’interdiction de manger le cœur signifierait ainsi qu’il
ne faut pas se tourmenter dans le malheur. Il paraît probable que de
telles interprétations s’expliquent par les efforts des générations
postérieures pour rendre compte de prescriptions bizarres dont la
valeur rituelle n’était plus sentie. Ces maximes, apparentées à
d’autres pratiques magico-rituelles du domaine grec, devaient sans
doute être appliquées littéralement, et Pythagore s’est probablement
contenté de reprendre à son compte un grand nombre d’entre elles.
L’une des plus fameuses interdit la consommation de fèves. Tous
les témoins anciens en garantissent l’authenticité, à une exception
près : Aristoxène de Tarente, disciple d’Aristote, rapporte en effet
dans son livre sur Pythagore que ce dernier « appréciait la fève plus
que tous les autres végétaux, disant qu’elle était laxative et
émolliente. Aussi en faisait-il grande consommation. » Ce
témoignage d’Aristoxène doit probablement être imputé à sa
tentative de purger la doctrine pythagoricienne primitive de ses
singularités. Aristote, lorsqu’il atteste l’interdiction, est sans doute
plus digne de foi. Ce dernier nous en a également transmis plusieurs
explications obscures : les fèves seraient semblables aux organes
génitaux, ou aux portes de l’Hadès, ou à l’univers, ou encore seraient
liées à l’oligarchie. Il n’est pas impossible que l’interdiction
s’explique par les problèmes digestifs que causent les fèves, ou par
une allergie assez répandue à un certain acide aminé qu’elles
contiennent.
La question du végétarisme pythagoricien est plus délicate. Il
semblerait tout naturel que la croyance à la métempsycose amène au
végétarisme : dans la génération qui suivit Pythagore, le philosophe
Empédocle l’a proclamé en termes clairs et frappants dans sa
condamnation du régime carné, qu’il assimilait au cannibalisme.
Selon Eudoxe de Cnide, grand mathématicien contemporain de
Platon et membre de l’Académie, Pythagore ne se contentait pas de
s’abstenir de viande, mais allait jusqu’à éviter la compagnie des
bouchers et des chasseurs. Cependant, ici comme ailleurs,
Aristoxène joue les iconoclastes. D’après lui, Pythagore ne mangeait
pas de bélier ni de bœuf de labour, mais avait un faible pour le
porcelet, le chevreau, et le coquelet ! D’autres témoignages viennent
corroborer en partie le témoignage d’Aristoxène : Pythagore n’aurait
pas été un végétarien de stricte observance. Comme on l’a vu,
certains akousmata recueillis par Aristote n’interdisent que la
consommation d’organes déterminés. Qui plus est, une maxime
affirme que l’accomplissement des sacrifices est ce qu’il y a de plus
juste, et Jamblique justifie dans sa liste d’akousmata la consommation
de la chair d’animaux sacrificiels par le fait que les âmes ne
n’incarnent pas dans de tels animaux. Certains spécialistes ont
soutenu que le rejet du sacrifice sanglant aurait constitué un
bouleversement quasi impensable de toute la tradition religieuse ;
selon d’autres, les pythagoriciens auraient admis le sacrifice, mais se
seraient bornés à goûter rituellement la chair de la victime. La
singularité du mode de vie pythagoricien semble toutefois indiquer
qu’une prohibition du sacrifice sanglant n’était pas inconcevable ;
par ailleurs, la figure d’Empédocle invite à considérer, sur le même
modèle, Pythagore comme un végétarien strict. Quoi qu’il en soit,
cette question fournit un excellent exemple des difficultés auxquelles
se heurtent les reconstructions du mode de vie effectif des
Pythagoriciens fondées sur des témoignages qui se contredisent déjà
au IVe siècle.
En vue de concilier ces témoignages contradictoires, ainsi que les
différentes positions des érudits modernes sur le végétarisme, l’on a
pu avancer qu’il existait différents grades ou degrés au sein de la
communauté pythagoricienne, ainsi que le suggère la tradition
postérieure, et que le végétarisme était pratiqué plus ou moins
rigoureusement par les adeptes de différents grades. Une telle
solution soulève immédiatement un problème plus large : des
sociétés pythagoriciennes (au sens strict du terme) ont-elles jamais
existé ? Pour certains, il serait anachronique de postuler au VIe siècle
avant J.-C. l’existence d’une communauté de type monastique vivant
en marge de la société et gouvernée selon des règles contraignantes :
une telle idée n’aurait été introduite que tardivement dans la
tradition, peut-être même par Jamblique. Néanmoins, Platon et
Isocrate marquent sans équivoque que Pythagore, après avoir attiré à
lui un cercle de fidèles, leur légua un régime de vie qui les
distinguait clairement de leurs concitoyens ordinaires à une date
aussi précoce que le IVe siècle. Quelle était la sévérité de ce régime ?
Quels étaient les liens de la communauté avec le reste de la société ?
Ces questions restent ouvertes, mais les témoignages justifient
certainement que l’on parle de communautés pythagoriciennes, si
l’on entend par là des groupes de gens dont le genre de vie tranchait
nettement sur celui de leurs voisins.
Quelques textes remontant au IVe siècle avant notre ère indiquent
que Pythagore et ses disciples eurent un impact significatif sur la vie
politique des cités-États de l’Italie du Sud. Étant donné que Platon
semble faire une distinction tranchée entre Pythagore et les
législateurs et les autres hommes publics, il paraît très vraisemblable
que le pythagorisme n’a pas développé de ligne politique
particulière. Bien entendu, les sociétés pythagoriciennes pouvaient
apparaître comme des cercles politiques aux yeux de leurs
adversaires. Nous savons que ces sociétés ont fait l’objet de violentes
attaques à deux reprises. La première se serait produite à Crotone,
du vivant de Pythagore : de nombreux disciples auraient péri dans
l’incendie de leur lieu de réunion, tandis que le maître lui-même
devait chercher refuge à Métaponte. Quant à la seconde, elle daterait
du milieu du Ve siècle, et se serait à nouveau soldée par la mort de
nombreux pythagoriciens, ainsi que par la dispersion d’un grand
nombre de communautés.
Une société fermée se caractérise souvent par un certain goût du
secret, lié à des rites et à des distinctions de grades initiatiques.
Isocrate, comme nous l’avons vu, rapporte que les Pythagoriciens
étaient réputés pour leur silence : fait-il simplement allusion à leur
maîtrise de soi, à leur capacité à tenir leur langue, ou plutôt à une
sorte de noviciat (dont l’historien Timée précise dès le IVe siècle qu’il
durait cinq ans) au cours duquel les néophytes n’étaient pas
autorisés à parler ? Il est également possible qu’Isocrate veuille
parler d’une doctrine secrète. Car d’après Aristote et Aristoxène, une
partie au moins de la doctrine n’était pas destinée à toutes les
oreilles : le premier nous apprend qu’au nombre des secrets les plus
jalousement gardés figurait la division des animaux rationnels en
trois groupes (les hommes, les dieux, et les êtres semblables à
Pythagore) ; d’après le second, les Pythagoriciens se plaisent à dire
que tous les enseignements de Pythagore n’étaient pas à la portée de
tous les hommes, ce qui suggère le caractère secret de la doctrine.
D’un autre côté, ni Aristote ni Platon ne laissent entendre que la
philosophie pythagoricienne des Ve et IVe siècles ait été le moins du
monde secrète. Sans doute faut-il en conclure que les adeptes du
pythagorisme partageaient certains secrets analogues à ceux
qu’Aristoxène et Aristote laissent entrevoir, mais que le secret ne
portait que sur un nombre restreint de maximes, sans s’étendre à la
divulgation d’idées philosophiques ou de démonstrations
mathématiques du type de celles qu’ont publiées Philolaos ou
Archytas. On objectera qu’un Pythagoricien de la génération
immédiatement postérieure à Pythagore, un certain Hippase, aurait
été mis à mort pour sacrilège : il avait publié un mode de
construction du dodécaèdre. Cependant, comme l’histoire des
mathématiques nous enseigne qu’une construction rigoureuse d’un
tel volume est hautement improbable à l’époque d’Hippase, il se
peut que le dodécaèdre de l’anecdote ne doive être considéré que
comme objet de culte, et non comme produit d’une recherche
d’ordre intellectuel.
Nous retrouvons Hippase à propos d’un autre problème : celui
de l’existence de sectes pythagoriciennes distinctes. D’après une
indication de Jamblique qui semble remonter à Aristote, il existait au
e
V siècle deux groupes, les « acousmaticiens » et les
« mathématiciens ». D’après nos sources, les premiers, dont le lien
avec les akousmata saute aux yeux, sont reconnus par les seconds
comme étant d’authentiques Pythagoriciens. En revanche, les
seconds sont accusés par les premiers de ne pas être des
Pythagoriciens de pure souche, et de suivre Hippase plutôt que le
maître fondateur – à quoi les mathématiciens rétorquent que
Pythagore avait exposé ses conceptions sous forme de simples
commandements à certains auditeurs, tout en réservant ses
explications aux jeunes gens qui avaient le loisir d’approfondir leurs
études : à les en croire, Hippase ne faisait ainsi que divulguer un
enseignement qui remontait au maître, pour sa propre gloire. Il
apparaît ainsi que du temps d’Aristote, et sans doute avant lui, les
Pythagoriciens eux-mêmes ne s’accordaient pas entre eux sur les
idées qu’il fallait attribuer ou non au fondateur, et que dans ce débat
les mathématiciens soutenaient apparemment la thèse (que devaient
reprendre les successeurs de Platon) selon laquelle toutes les vérités
trouvent leur source en Pythagore.
Arrivés en ce point, il nous faut affronter le point le plus
controversé : Pythagore n’a-t-il été que le fondateur d’un certain
régime de vie, un expert en matière rituelle et religieuse versé dans
les secrets de l’au-delà, ou a-t-il également fait œuvre de philosophe
de la nature et de mathématicien ? Après tout, son plus grand titre
de gloire aux yeux du public cultivé reste le théorème qui porte son
nom. Cela dit, les témoignages allégués ci-dessus ne laissent aucune
place au doute : jusqu’à Platon et Aristote inclusivement, il n’y a pas
l’ombre d’une preuve directe qui permette de qualifier Pythagore de
philosophe de la nature ou de mathématicien. L’exemple
d’Empédocle montre que la figure religieuse du thaumaturge et celle
du philosophe de la nature n’avaient rien d’incompatible dans la
Grèce du Ve siècle – mais Pythagore a-t-il joué ces deux rôles ? L’île
où il passa ses premières années, Samos, fut le théâtre de prouesses
technologiques impliquant le recours aux mathématiques (la plus
célèbre d’entre elles étant le tunnel d’Eupalinos, percé de part et
d’autre d’une montagne de telle sorte que les deux galeries se
rejoignirent presque exactement en son centre). Or la traversée est
aisée de Samos à Milet, sur la côte de l’Asie Mineure, qui fut le
berceau de la vénérable école ionienne de philosophie de la nature,
illustrée par des penseurs tels qu’Anaximandre ou Anaximène.
Certains érudits en ont conclu que Pythagore ne pouvait pas ne pas
connaître de telles spéculations, ou qu’il n’aurait jamais, dans un tel
milieu, atteint la célébrité en qualité de simple thaumaturge. Mais un
tel raisonnement n’a rien de probant – car même s’il est très
vraisemblable que Pythagore ait été informé de la philosophie de la
nature développée par les Milésiens, nous n’avons pas pour autant
le moindre moyen de savoir si lui-même trouvait ou non quelque
intérêt à ce type de recherches. Il semble d’ailleurs qu’un maître
capable de révéler la destinée de l’âme dans l’au-delà peut prétendre
à une gloire au moins égale à celle d’un individu qui se demande si
l’Eau ou l’Air est à l’origine de toutes choses.
L’argument qui incline le plus à croire que Pythagore s’intéressait
tout particulièrement aux mathématiques ainsi qu’à la structure du
monde naturel s’appuie sur les témoignages d’Aristote et de
Philolaos. Il en ressort sans conteste qu’au Ve siècle certains
personnages, qualifiés de pythagoriciens, rendaient compte du
monde naturel de façon à montrer que sa structure répondait à
certaines relations mathématiques satisfaisantes pour l’esprit. À cela
s’ajoute le fait qu’Archytas, contemporain de Platon, était à la fois
Pythagoricien et mathématicien de haut niveau. Mais il ne faut pas
perdre de vue qu’Archytas et Philolaos n’étaient peut-être
pythagoriciens qu’au sens où ils observaient un certain régime de
vie, et que leurs vues sur le monde naturel ou leurs théories
mathématiques ont pu subir avant tout l’influence d’auteurs qui
n’étaient pas des adeptes du pythagorisme (Anaxagore, par
exemple, ou Hippocrate de Chio). Il paraît de toute façon légitime de
se demander si Pythagore lui-même a stimulé un tel intérêt pour les
mathématiques et pour la structure mathématique du cosmos.
Si Pythagore doit de voir son nom associé au fameux théorème
qui constitue la proposition 47 du livre I des Éléments d’Euclide
(v. 300 avant J.-C.), il le doit au Commentaire que Proclos (v. 410-485
après J.-C.) a consacré à ce livre. Pythagore aurait sacrifié un bœuf à
la suite d’une découverte géométrique. Cette tradition repose,
semble-t-il, sur l’épigramme d’un certain Apollodore : « Quand
Pythagore trouva la fameuse figure, pour laquelle il accomplit le
noble sacrifice d’un bœuf […]. » Si cet obscur Apollodore a vécu au
e
IV siècle avant notre ère, l’anecdote gagne en autorité, mais cette
date est loin d’être sûre. En fait, l’anecdote était aussi célèbre chez les
Anciens pour la contradiction apparente entre végétarisme et
sacrifice sanglant que pour son lien avec un théorème géométrique.
Quoi qu’il en soit, certains problèmes sérieux ne s’en posent pas
moins. En premier lieu, ce que nous savons de l’histoire des
mathématiques grecques rend tout à fait improbable que Pythagore
ait pu démontrer le théorème. Une démonstration stricte exigerait en
effet de mettre en œuvre une certaine structure logico-déductive. Or
la première trace d’une telle structure date de la fin du Ve siècle, et est
associée au nom d’Hippocrate de Chio. En outre, les Babyloniens,
sans avoir démontré rigoureusement le « théorème de Pythagore »,
en faisaient un usage pratique dans leurs techniques de calcul
depuis des siècles. On pourrait donc à la rigueur soutenir que
Pythagore fut le premier Grec à découvrir la vérité du théorème ou à
importer cette information de Babylone, quoiqu’il semble plus
vraisemblable que le théorème soit parvenu en Grèce par plusieurs
voies. En réalité, les témoignages ne mettent pas l’accent sur le fait
que Pythagore aurait été le premier à découvrir le théorème, et il est
tentant de considérer qu’ils visent plutôt à mettre en évidence
l’importance que Pythagore attachait à la connaissance du théorème :
en somme, le jour où il réalisa qu’il existait une relation
mathématique entre les côtés du triangle rectangle, il en fut si
impressionné qu’il sacrifia un bœuf, accomplissant ainsi un geste
qu’un Grec ordinaire aurait réservé à la célébration d’un bonheur
plus terre à terre (un heureux retour de voyage, par exemple).
Un autre ensemble d’anecdotes tardives associe Pythagore à la
découverte du fait que les consonances d’octave, de quarte, et de
quinte peuvent être exprimées par des rapports de nombres entiers
(respectivement 1/2, 3/4, et 2/3) correspondant à la longueur de
cordes vibrantes. On raconte qu’ayant remarqué les sons
harmonieux que produisaient les marteaux d’un forgeron, il aurait
découvert que les marteaux dont les poids étaient proportionnels
selon les valeurs indiquées produisaient ces fameux intervalles
lorsqu’ils heurtaient l’enclume l’un après l’autre. Il aurait aussi
suspendu à des cordes des poids égaux à ceux des marteaux et
vérifié que celles-ci produisaient les mêmes intervalles.
Malheureusement, les expériences ainsi décrites ne donnent pas du
tout de tels résultats. Sous leur forme complète, les plus anciennes
versions connues de ces légendes remontent à Nicomaque (IIe siècle
après J.-C.), mais six siècles plus tôt, Xénocrate rapportait déjà que
« Pythagore [avait] découvert que les intervalles musicaux ne se
produisent pas sans le nombre » (fragment 9). D’un autre côté, nous
avons conservé une anecdote analogue, dont le héros est Hippase, et
qui décrit une expérience qui marche… L’anecdote est-elle
authentique ? Peut-être. Un autre témoignage attribue cette
expérience à Lasos d’Hermioné, qui était contemporain de
Pythagore sans pour autant être pythagoricien. En somme, il paraît
plus sûr d’affirmer que Pythagore n’a pas découvert les fractions
rationnelles correspondant aux consonances musicales, mais que
cette correspondance était peut-être connue de son temps, et
qu’Hippase peut l’avoir vérifiée dans la génération suivante au
moyen d’une expérience valide. Comme pour le « théorème »,
l’essentiel ne serait pas tant la découverte que l’importance
qu’attachait Pythagore à ce type de savoir lorsqu’il l’apprenait
d’autrui.
Que pouvons-nous alors conclure sur l’association de Pythagore
aux mathématiques ? La réponse se trouve peut-être dans les
maximes qui circulaient parmi les premiers Pythagoriciens. Selon
l’une, ce qu’il y a de plus sage est le nombre. Une autre énonce que
l’oracle de Delphes est « la tétractys qui est l’harmonie dans laquelle
chantent les Sirènes ». La tétractys (c’est-à-dire la tétrade des quatre
premiers nombres dont la somme est égale à dix, le nombre
« parfait ») a joué dans la tradition postérieure un rôle de premier
plan, mais il est clair qu’à cette date un certain syncrétisme
platonico-pythagoricien s’est déjà opéré. Dans leurs serments, les
Pythagoriciens étaient censés invoquer Pythagore en tant que « celui
qui a transmis à notre génération la tétractys, qui contient la source
et la racine de la nature au cours éternel ». Il paraît douteux que le
serment, sous cette forme, date du temps de Pythagore, mais la
tétractys, mentionnée dans les akousmata, le pourrait bien. Le
rapprochement entre la tétractys et les Sirènes, réputées pour leur
chant, suggère un certain rapport avec la musique : il n’est pas
inconcevable que la tétractys ait dû en partie d’être vénérée au fait
que ses quatre nombres se retrouvent dans les fractions rationnelles
qui président aux consonances. Si nous acceptons à présent, à
l’exemple de Platon dans La République, de lier les Sirènes à la célèbre
doctrine de l’harmonie des sphères, selon laquelle les corps célestes
produisent par leurs mouvements des sons harmonieux, nous
verrons s’ébaucher la silhouette d’un Pythagore qu’a impressionné le
pouvoir des nombres, et notamment des quatre premiers, qui
semblent fonder les intervalles musicaux dont la structure de
l’univers est à son tour formée. L’harmonie des sphères est discutée
par Aristote dans son traité Du Ciel ; cette doctrine, comme tant
d’autres, n’y est pas nommément imputée à Pythagore, mais aux
Pythagoriciens. Aussi est-il possible qu’elle soit apparue dès le
e
V siècle sans pour autant être attribuable au fondateur. En tout cas,
les premiers Pythagoriciens ne l’ont jamais élaborée sous une forme
mathématique détaillée : l’harmonie des sphères se présentait
comme une conception très générale.
Il devait désormais être clair que nos témoignages ne permettent
de voir en Pythagore ni un véritable mathématicien, ni un
philosophe de la nature ou un homme de science, mais qu’il faut le
considérer comme un maître charismatique qui attira à lui un grand
nombre de disciples, et qu’il leur prescrivit un certain style de vie
qui comprenait un enseignement sur les destinées futures de l’âme,
sur les dieux et le rituel, ainsi qu’une étonnante variété de règles à
suivre dans de nombreux domaines de la vie quotidienne. Par
certains côtés, cet enseignement favorisait le développement de
certaines vertus morales (la pratique du silence, par exemple,
renforçait la maîtrise de soi) ; il est également probable qu’il mettait
l’accent aussi bien sur les exercices mnémoniques que sur
l’importance de l’amitié, qui sont attestés plus tardivement dans la
tradition. Enfin, cet enseignement engageait peut-être à porter sur le
cosmos un certain regard ainsi qu’à révérer les Nombres, notamment
certains d’entre eux tenus pour particulièrement importants. Qu’ils
fussent loués ou moqués, les disciples de Pythagore étaient aisément
identifiables au sein de la communauté civique ; ils eurent une
certaine influence sur la vie politique du sud de l’Italie.
L’importance de Pythagore, comme l’a souligné Walter Burkert,
tient à ce qu’il fut le premier à établir un ensemble de règles
applicables non seulement à des occasions particulières, déterminées
par le rituel religieux, mais à la conduite de l’ensemble de la vie
quotidienne, en indiquant la manière de vivre ici-bas ainsi que son
lien avec la vie dans l’au-delà. À cet égard, il est un grand maître en
matière de morale, un véritable précurseur de Socrate et du Christ,
quelque étranges que puissent paraître, à une sensibilité moderne,
les prescriptions de certains akousmata. Il faut attendre « ceux qu’on
appelle les Pythagoriciens » du Ve siècle, notamment Philolaos de
Crotone, pour voir le pythagorisme apporter des contributions
importantes à la philosophie de la nature.
De la vie de Philolaos (v. 470-390 avant J.-C.), nous ne savons
quasiment rien : il était originaire de Crotone (peut-être de Tarente),
ville de l’Italie du Sud, et visita Thèbes, en Grèce continentale,
quelque temps avant 399 avant J.-C. Philolaos n’en est pas moins
pour nous la figure centrale du pythagorisme ancien : il fut en effet
le premier Pythagoricien à laisser une œuvre écrite. Ménon (élève
d’Aristote) disposait encore de son livre à la fin du IVe siècle. Nous
n’avons malheureusement conservé qu’une vingtaine de citations
fragmentaires attribuées à Philolaos, ainsi que quelques témoignages
de seconde main. L’on s’accorde actuellement à reconnaître qu’un
groupe important de fragments (1-7, 13, et 17) provient de l’œuvre
authentique. Il ressort de ces fragments que le livre de Philolaos a
constitué la principale source des recherches d’Aristote sur le
pythagorisme, mais que ce dernier, pour l’adapter à ses desseins, a
imprimé à sa matière des modifications importantes. Notons en
outre qu’il paraît désormais clair que le livre de Philolaos a exercé
une influence significative sur le Philèbe de Platon.
Ce livre semble avoir été composé selon un schéma typiquement
présocratique : introduisant par une cosmogonie des considérations
sur le monde naturel, il passait ensuite à des théories astronomiques,
psychologiques et médicales. Il est frappant de constater qu’il n’y a
pas trace, dans les fragments, de discussions d’ordre éthique ni de
prescriptions sur la conduite de la vie (notons cependant qu’à en
croire le Phédon de Platon, Philolaos soutenait qu’il n’est pas permis
de se suicider). Pour rendre compte du cosmos, Philolaos recourt à
deux types d’entités fondamentaux : les limitants et les illimités.
Parmi les illimités figurent les éléments (tels que l’Air ou l’Eau) à
partir desquels les Présocratiques précédents expliquaient le monde
naturel. Cependant, plutôt que de privilégier un élément ou un
groupe d’éléments de ce type, Philolaos affirme simplement que
pour expliquer le monde tel que nous le voyons, il faut présupposer
qu’une réserve d’illimités de ce genre (c’est-à-dire des continus sans
limite intrinsèque : l’Eau, l’Air, la Terre, mais aussi le vide et le
temps) se trouve à disposition. Mais son innovation la plus
remarquable est la critique qu’il adresse à ses prédécesseurs : ceux-ci
ont eu le tort de croire qu’ils pouvaient rendre compte du monde de
façon adéquate uniquement en termes d’illimités. Selon Philolaos,
les limitants, qui établissent des limites au sein d’un continuum (les
formes, par exemple, ou tout autre principe structurant), doivent
également être considérés comme des principes fondamentaux. Soit
un objet que nous pouvons observer dans le monde, tel qu’un arbre :
il se présente manifestement comme une combinaison de continus
intrinsèquement illimités (le bois) et de principes structurants (la
forme et la structure de l’arbre). En conséquence, tant les objets
particuliers au sein du monde que le cosmos pris comme un tout
sont des combinaisons de limitants et d’illimités.
Cela dit, les limitants et les illimités ne suffisent pas à expliquer le
monde. Car leur combinaison, loin de se produire au petit bonheur,
obéit à une harmonia, à un ajointement qui s’opère selon certaines
relations mathématiques satisfaisantes pour l’esprit. Aussi Philolaos
ouvre-t-il son livre sur cette phrase, qui résume sa vision du monde :
« La nature, dans le cosmos, a été ajointée à partir de limitants et
d’illimités – le cosmos pris comme un tout ainsi que tout ce qu’il
contient » (fragment 1). Comme modèle de cet ajointement
harmonieux, Philolaos propose l’échelle musicale. Le continuum
sonore illimité se voit limité par certaines notes déterminées en son
sein. Mais ces notes, loin d’être placées au hasard à des intervalles
quelconques, répondent aux fractions rationnelles qui président aux
consonances fondamentales de la gamme diatonique. En
conséquence, si nous voulons vraiment comprendre le monde et ce
qu’il contient, nous devons observer les nombres selon lesquels les
limitants et les illimités s’ajointent : « Et de fait toutes choses
connues ont un nombre. Il est en effet impossible que quoi que ce
soit puisse être compris ou connu sans cela » (fragment 4). Bien
entendu, Philolaos avance ici une thèse générale. Il ne semble
d’ailleurs pas qu’il ait tenté de postuler arbitrairement une série
quelconque de nombres gouvernant toutes choses, et cette retenue
est tout à son honneur.
Dans l’exposé aristotélicien, le rôle essentiel que joue le nombre
dans notre connaissance des choses est singulièrement gauchi : selon
Aristote, en effet, les Pythagoriciens estimaient que les choses étaient
en quelque façon faites de nombres. Philolaos ne dit rien de tel. En
tentant d’établir une distinction entre les thèses pythagoriciennes et
celles de Platon (selon qui les nombres ont une existence séparée des
choses), Aristote a supposé que les Pythagoriciens devaient avoir
identifié nombres et choses, commettant ainsi un anachronisme : les
Pythagoriciens ne se sont sans doute pas posé la question du mode
d’existence des nombres et de leur relation aux choses. Ce problème
n’a dû être abordé directement qu’à partir du IVe siècle, dans
l’Académie platonicienne. Philolaos, quant à lui, se bornait à
soutenir que les nombres nous font connaître les choses du monde,
sans se pencher sur leur statut ontologique. Ce qui importe ici est
l’intuition selon laquelle le cosmos et tout ce qu’il contient sont en
principe connaissables par la détermination de relations numériques
remarquables.
La génération du cosmos a commencé par un feu (illimité) au
centre d’une sphère (limitant). Ce Feu central, par une sorte de
respiration, a pour ainsi dire absorbé un autre groupe d’illimités (le
temps, le vide, le souffle), qui se sont combinés avec des limitants
pour produire le fameux système astronomique de Philolaos. La
Terre y est pour la première fois considérée comme une planète.
Mais son orbite n’est pas héliocentrique : la Terre tourne autour du
Feu central, ainsi que le Soleil, la Lune, les cinq planètes, la sphère
des étoiles fixes et une Anti-Terre visiblement destinée à faire
coïncider avec le nombre parfait (dix) celui des astres en révolution.
Le système combine ainsi le recours respectueux à des principes
d’organisation qu’aucune observation n’appuie avec une certaine
volonté de tenir compte des faits. L’alternance du jour et de la nuit
s’explique par le fait que la Terre prend vingt-quatre heures pour
accomplir son orbite autour du Feu central, alors que le Soleil met un
an à achever la sienne. En outre, la Terre tourne sur elle-même à une
vitesse telle que notre hémisphère ne fait jamais face au Feu central
ni à l’Anti-Terre, ce qui justifie qu’ils n’aient jamais été observés.
Signalons enfin que ce système astronomique est le premier à
identifier un ensemble de cinq planètes et à les disposer
correctement en fonction des valeurs observées de leurs périodes.
Après avoir présenté ses vues cosmogoniques, Philolaos aborde
le phénomène du vivant. La structure du monde animé ne l’intéresse
pas moins que celle du cosmos, et sa façon d’en traiter annonce à
certains égards les systèmes platonicien et aristotélicien. À ses yeux,
la vie est ordonnée hiérarchiquement : des plantes aux animaux,
puis aux hommes, chaque niveau conserve les capacités du niveau
inférieur tout en jouissant d’une capacité qui lui est propre. Toutes
les formes de vie sont capables de se reproduire ; aux racines que les
plantes sont capables de développer répond chez l’homme le cordon
ombilical ; les animaux disposent de la locomotion et de la
sensation ; enfin, l’être humain a le privilège d’être rationnel. Pour
Philolaos, il existe une évidente analogie entre la naissance du
cosmos et celle de chaque être humain. Il estime en effet que
l’homme ne consiste d’abord qu’en un principe de chaleur auquel du
froid vient se mêler par inspiration à la naissance, tout comme le Feu
central a respiré pour engendrer le cosmos. La santé du corps
humain semble avoir dépendu selon lui d’une limitation appropriée
que la respiration rafraîchissante impose à la chaleur vitale. Enfin,
pour expliquer les maladies, Philolaos recourait, dit-on, à la théorie
des trois humeurs (bile, sang, et phlegme) qui joue également un rôle
de premier plan dans les théories médicales de son époque, que nous
connaissons par la Collection hippocratique.
Le caractère présocratique de la théorie du monde qu’expose
Philolaos est aisé à reconnaître. De même, ses théories médicales
mettent en œuvre les mêmes concepts que les premiers textes
hippocratiques. Mais l’attention qu’il porte aux traits structurants du
cosmos et ses considérations sur le rôle que joue le nombre dans
l’intelligibilité du monde constituent une contribution aussi originale
qu’importante, qui ne fut pas sans influencer Platon et Aristote. De
fait, Philolaos est le premier philosophe à proposer une conception
cohérente du monde naturel qui invite à en rendre compte en terme
de relations mathématiques. Cependant, à mesure que grandissait la
légende de Pythagore, c’est-à-dire dès les premiers successeurs de
Platon, il devenait impératif que le cosmos pythagoricien ne soit pas
ravalé au rang de simple précurseur des théories platoniciennes ou
aristotéliciennes, mais passe pour une révélation intégrale de la
réalité. Aussi le système de Philolaos, que le compte rendu
aristotélicien n’avait pas trop maltraité, fut-il ensuite négligé au
profit du Timée, dont la cosmologie plus mûre en vint à être tenue
pour l’enseignement de Pythagore lui-même (au point qu’à la
Renaissance le terme de « pythagorisme » renvoie le plus souvent au
platonisme du Timée).
Archytas (actif en 400-350) est le représentant de son école qui
coïncide le mieux avec le cliché moderne du Pythagoricien féru de
mathématiques. Aucun témoignage n’indique en effet que Philolaos
ait contribué en quelque manière au progrès des mathématiques
grecques ; en revanche, Archytas doit surtout d’être connu à
d’importantes démonstrations mathématiques et à son rôle de
fondateur de la mécanique. Il n’y a guère que trois fragments (les
trois premiers) qui puissent être tenus avec quelque certitude pour
des citations d’œuvres authentiques. Quant à ses exploits
mathématiques, ils nous sont connus par des témoignages de
seconde main.
Archytas était originaire de Tarente, en Italie du Sud. Les détails
de sa biographie nous échappent. S’il nous est un peu moins mal
connu que Philolaos, il le doit à ses liens étroits avec Platon,
qu’attestent plusieurs lettres du recueil platonicien (d’authenticité
d’ailleurs contestée) : c’est lui qui envoya à Syracuse, en 361, une
galère à trente rameurs pour tirer Platon des griffes du tyran
Denys II. Cela dit, la nature exacte des relations entre Archytas et
Platon, ainsi que de l’influence qu’ils purent avoir l’un sur l’autre,
reste obscure. Platon ne le mentionne jamais dans ses dialogues.
Nous n’avons que de maigres informations sur les opinions
d’Archytas en matière de morale ou de conduite de la vie. Deux
anecdotes suggèrent qu’il soulignait l’importance de ne régler son
action que sur des motifs rationnels, sans jamais se laisser influencer
par la colère ou le plaisir. En revenant de guerre, Archytas trouva ses
terres en triste état : à ce qu’on raconte, il aurait alors dit à ses
esclaves qu’ils avaient de la chance qu’il soit furieux – sinon, il
n’aurait pas manqué de les châtier. En une autre occasion, à un
interlocuteur qui affirmait que le plaisir est le souverain bien,
Archytas rétorqua que la raison était le plus grand don que nous
aient fait les dieux, mais que les affres du plaisir nous interdisaient
d’en user : il voyait dans un « calcul correct » la source de l’harmonie
politique.
Il n’est pas impossible qu’Archytas ait dit son mot sur les
principes fondamentaux du cosmos, mais nos indices sont très
insuffisants. Aucun témoignage relatif à Archytas ne parle de
limitants ou d’illimités. Aristote rapporte toutefois qu’il donnait des
définitions s’appuyant à la fois sur la matière et sur la forme. Le
« temps calme », par exemple, est défini comme une « absence de
mouvement dans une masse d’air », cette dernière fournissant la
matière, tandis que l’absence de mouvement constitue la forme. De
telles définitions peuvent avoir été inspirées par la distinction entre
illimités et limitants introduite par Philolaos. Mais l’on ignore si
Archytas acceptait ou non les conceptions de son aîné sur la
structure du cosmos. Il aurait soutenu que l’extérieur du cosmos est
d’extension illimitée en posant la question suivante : « Si je me tenais
à l’extrémité, par exemple sur le ciel des étoiles fixes, pourrais-je
étendre ma main ou mon bâton à l’extérieur, oui ou non ? » L’étude
de sciences telles que l’astronomie, la géométrie, l’arithmétique, et la
musique est pour lui essentielle à une bonne compréhension de la
réalité. Il qualifie d’ailleurs ces disciplines de « sœurs », ce qui a
peut-être influencé Platon (La République, 530d). Mais le fragment se
poursuit par un exposé théorique d’acoustique, et non point par une
étude du cosmos dans son ensemble.
La célébrité d’Archytas tient avant tout à ses recherches dans
différents domaines scientifiques particuliers. Au IIe siècle de notre
ère, Ptolémée note dans ses Harmoniques que de tous les
Pythagoriciens, Archytas fut celui qui s’intéressa le plus à l’étude de
la musique, puis résume ses formulations mathématiques des
gammes diatonique, enharmonique, et chromatique. La
démonstration qu’a donnée Archytas du fait que les nombres d’un
rapport superpartiel, de type (n + 1)/n, n’admettent pas de moyenne
proportionnelle a son importance dans la théorie musicale antique :
elle établit en effet l’impossibilité de diviser en deux moitiés le ton
entier (9/8) ou les intervalles fondamentaux que sont l’octave (2/1),
la quinte (3/2), ou la quarte (4/3). Quant au fragment 2, il nous
montre Archytas élaborant les moyennes arithmétique, géométrique
et harmonique, également d’usage courant en théorie musicale.
Il était regardé comme le fondateur de la mécanique, dont il
aurait fait une discipline méthodique en lui appliquant des principes
mathématiques. De cet intérêt témoignent les charmantes anecdotes
qui nous le montrent en train de fabriquer des jouets pour enfants
(entre autres une colombe volante en bois). On rapporte également
qu’il fut le premier à appliquer le mouvement mécanique à la
construction de figures géométriques. Selon la légende, Apollon
aurait ordonné aux habitants de Délos de doubler son autel, qui était
cubique : à ce problème de la duplication du cube, l’un des plus
fameux de l’Antiquité, Archytas aurait apporté une solution au
moyen d’une étonnante construction tridimensionnelle déterminant
un certain point à l’intersection de trois surfaces de révolution.
Archytas est le dernier grand Pythagoricien ; et selon Aristoxène,
les derniers membres de la secte vécurent dans la première moitié du
e
IV siècle. Mais cette fin probable des sociétés pythagoriciennes est
loin de coïncider avec l’extinction du pythagorisme dans le monde
antique. Nous avons déjà signalé qu’aux IIe et IIIe siècles après J.-C.,
certaines idées considérées comme pythagoriciennes connurent un
regain d’intérêt, d’ailleurs annoncé par quelques figures
importantes. Cette renaissance est si étroitement liée au
néoplatonisme qu’il est parfois délicat de qualifier tel ou tel penseur
de néoplatonicien ou de néopythagoricien.
Certains Néopythagoriciens s’intéressèrent avant tout aux
aspects religieux de Pythagore, à ses pouvoirs miraculeux, à son
style de vie. Le principal d’entre eux, Apollonios de Tyane, vécut au
er
I siècle de notre ère. Ses œuvres sont à peu près complètement
perdues, mais Philostrate nous a décrit sa conduite dans sa Vie
d’Apollonios : celle d’un ascète et d’un thaumaturge errant qui
prétendait tenir de Pythagore une sagesse divine, et dont certains
prodiges sont visiblement inspirés d’anecdotes ayant Pythagore
pour héros (nous pensons par exemple à ses dons d’ubiquité, ou à sa
maîtrise du langage animal). Toutefois, la majorité des
Néopythagoriciens vit avant tout en Pythagore le philosophe par
excellence, gratifié par révélation divine de toute la vérité
philosophique. Nicomaque et Jamblique fournissent d’excellents
exemples de cette seconde tendance néopythagoricienne.
Nicomaque de Gérase (v. 50-150 après J.-C.), auteur d’une
Introduction arithmétique extrêmement influente, illustre bien la
propension à reverser les doctrines platoniciennes au crédit du
pythagorisme. L’œuvre de Nicomaque s’ouvre sur Pythagore – le
premier, selon notre auteur, à avoir défini correctement la
philosophie comme connaissance de la réalité immatérielle et
immuable sous-jacente au flux de l’existence corporelle. Du coup,
Pythagore se voit attribuer la distinction fondamentale qu’opérait
Platon entre le monde des Formes immuables et les phénomènes en
perpétuel changement. Nicomaque produit en guise d’illustration
une citation du Timée, accomplissant ainsi un geste que la tradition
postérieure ne se lassera pas de reproduire. Il arrive que certains
auteurs allèguent les textes pseudépigraphes dans leurs exposés des
thèses pythagoriciennes, mais le recours au Timée comme texte
canonique est plus fréquent. Enfin, le Pythagore de Nicomaque est
un mathématicien et un homme de science hors pair, auquel nous
devons l’institution du quadrivium des disciplines mathématiques
indispensables à la compréhension du réel : arithmétique, géométrie,
astronomie, musique (Nicomaque consacra pour sa part des
ouvrages à trois de ces disciplines au moins).
Le Néoplatonicien Jamblique (v. 250-325 après J.-C.) est l’auteur
d’un ouvrage en dix livres intitulé Sur la doctrine pythagoricienne. Le
premier livre, consacré à la « Vie de Pythagore », est loin de se
réduire à une simple biographie de Pythagore. L’objectif de
Jamblique est de présenter Pythagore comme l’archétype du sage en
contact étroit avec le divin, et d’exposer le régime de vie qu’il a fixé
pour ses disciples. De nombreux spécialistes ont suggéré qu’il serait
assez approprié de voir dans l’œuvre de Jamblique une sorte
d’évangile : il se peut que Pythagore ait été exalté en toute
connaissance de cause pour faire pièce au Christ. Jamblique
compléta son travail en consacrant un livre à chacune des sciences
du quadrivium, puis trois livres aujourd’hui perdus sur le rôle des
mathématiques en physique, en éthique, et en théologie. Mais un
traité plus tardif d’attribution incertaine, les Théologoumènes
arithmétiques, semble avoir largement profité des travaux de
Nicomaque et de Jamblique sur la théologie des nombres et
comprend une discussion des propriétés des dix premiers, y compris
leurs affinités avec différentes divinités. Jamblique lui-même pouvait
s’appuyer sur de nombreux prédécesseurs : non seulement
Nicomaque, mais encore Numénius d’Apamée, un
Néopythagoricien du IIe siècle. Les maîtres de Jamblique – Porphyre,
disciple du grand Néoplatonicien Plotin, et Anatolius, auteur d’un
ouvrage intitulé Sur la Décade – contribuèrent également à exciter son
zèle pythagoricien. Mais l’importance particulière de Jamblique tient
à ce qu’il paraît bien être à l’origine de la pythagorisation et de la
mathématisation du néoplatonisme dont l’influence se fait encore
sentir chez des Néoplatoniciens aussi importants que Proclos et
Syrianus, au Ve siècle de notre ère.
Le néopythagorisme conserve quelques liens avec le
pythagorisme ancien : dans une certaine mesure, la figure
exemplaire du sage semi-divin se fonde sur le Pythagore historique ;
l’image d’un cosmos ordonné selon le nombre remonte (au moins
dans son esprit) à Philolaos ; l’idée d’un ensemble de disciplines
nécessaires à la compréhension de la réalité est attestée dès Archytas.
Mais il fallut un Platon pour donner à ces thèses générales un
fondement métaphysique pleinement élaboré, exposé avec toute la
puissance d’un grand style ; quant au néopythagorisme, il n’est pas
tant une renaissance qu’un avatar du pythagorisme.
Carl HUFFMAN
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

DUMONT, Jean-Paul, Les Écoles présocratiques, Paris, Gallimard, coll.


« Folio/Essais », 1991.
BURKERT, Walter, Weisheit und Wissenschaft : Studien zu Pythagoras,
Philolaus, und Platon, Nuremberg, H. Carl, 1962. Trad. anglaise par
Edwin L. Minar, Lore and Science in Ancient Pythagoreanism,
Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1972.
DELATTE, Armand, Études sur la littérature pythagoricienne, Paris,
Champion, 1915.
—, Essai sur la politique pythagoricienne, Liège/Paris, Vaillant-
Carmanne/Champion, 1922.
HUFFMAN, Carl, Philolaus of Croton, Cambridge University Press,
1993.
KAHN, Charles, « Pythagorean Philosophy Before Plato », in
Mourelatos, A.P.D. (dir.), The Pre-Socratics, 2e éd., Princeton
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LLOYD, Geoffrey E. R., « Plato and Archytas in the Seventh Letter »,
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MATTÉI, Jean-François, Pythagore et les pythagoriciens, Paris, PUF, coll.
« Que sais-je ? », 1993.
O’MEARA, Dominique, Pythagoras Revived. Mathematics and Philosophy
in Late Antiquity, Oxford University Press, 1989.
THESLEFF, Holger, An Introduction to the Pythagorean Writings of the
Hellenistic Period, Abo Akademi, Acta Academiae Aboensis, Humaniora,
vol. XXIV, tome 3, 1961.
Scepticisme

Scepticisme et skepsis

Comme beaucoup de termes philosophiques en « -isme », le mot


« scepticisme », tout en associant une racine et un suffixe grecs,
n’existe pas en grec ancien. Il existe bien un groupe de penseurs qui
se sont appelés eux-mêmes skeptikoi, entre autres appellations ; mais
lorsqu’ils voulaient désigner leur « école » (une école où l’on
n’enseignait rien), ils utilisaient le mot de skepsis, dont la terminaison
évoque une activité, et non une doctrine. Le « Sceptique » ne
professe pas un système, le « scepticisme » ; il pratique une activité,
la skepsis.
Les positions des skeptikoi ne sont pas sans rapport avec ce que
nous appelons le scepticisme ; mais elles ne lui sont pas identiques.
Beaucoup de philosophes que nous qualifierions de « sceptiques »
n’étaient pas tenus pour tels par les skeptikoi ; il suffisait même
d’adopter certaines positions caractéristiques, pour nous, du
scepticisme (par exemple de dire que l’on ne peut rien savoir) pour
se démarquer des skeptikoi. Une présentation du scepticisme ancien
qui obéirait aux critères anciens serait incomplète à nos yeux ; si elle
obéissait aux critères modernes, elle serait historiquement infidèle.
Le point le plus délicat, sous ce rapport, serait celui de la place à
donner à la « Nouvelle Académie », c’est-à-dire à cette phase de
l’école fondée par Platon au cours de laquelle, sous l’impulsion de
maîtres comme Arcésilas et Carnéade, elle adopta des positions que
nous classerions comme « sceptiques » : les skeptikoi, pour des
raisons dont le bien-fondé a été discuté dès l’Antiquité, ne les
considéraient pas comme telles. Malgré tout, on admet généralement
aujourd’hui que les deux tendances ont interféré ; la plupart des
historiens modernes considèrent pour le moins qu’entre elles « les
analogies extérieures sont suffisantes pour qu’il soit impossible de
faire l’histoire du scepticisme sans parler de la Nouvelle Académie »
(Victor Brochard).
Si l’on s’en tient au vocabulaire des anciens, cependant, on
pourrait être tenté de se concentrer ici sur le scepticisme dit
« pyrrhonien » – ce qui veut dire non pas tellement sur Pyrrhon lui-
même (vers 365-275) que sur les penseurs plus tardifs qui se sont
réclamés de lui, et qui sont plutôt des « néopyrrhoniens ». Il s’agit
essentiellement, d’une part, de deux grands philosophes dont les
œuvres sont perdues, dont la vie et la personnalité sont obscures,
mais dont le travail nous est relativement bien connu : Énésidème
(actif vers le milieu du Ier siècle) et Agrippa (probablement actif à la
fin du Ier siècle et au début du IIe) ; et, d’autre part, d’un écrivain
abondant, Sextus Empiricus (probablement actif à la fin du IIe siècle
et au tout début du IIIe), dont les œuvres, en grande partie
conservées, constituent la source d’information la plus influente et la
plus riche sur le scepticisme ancien.
Mais tous les problèmes ne seraient pas pour autant résolus.
L’activité de skepsis n’a par elle-même rien qui l’associe
nécessairement à ce que nous entendons par « scepticisme ». C’est
d’abord l’activité de regarder attentivement, d’observer, d’examiner
avec les yeux : le verbe skeptesthai, fréquentatif du verbe skopein,
renvoie à l’idée de voir et de regarder (que l’on pense à
« microscope », à « télescope ») ; c’est ensuite, par une métaphore
familière au vocabulaire de la connaissance, l’activité d’examiner
avec l’esprit, de réfléchir, d’étudier. Les mots en question ne sont
donc pas la propriété exclusive des « Sceptiques » ; ils caractérisent
tous les philosophes en tant que tels. Qui pourrait en effet se
prétendre philosophe, en Grèce ancienne, et dire qu’il ne réfléchit
pas, qu’il n’examine pas, qu’il accepte une croyance sans éprouver
ses titres ? En un sens, toute la philosophie grecque est sceptique, et
les mots de la famille de skepsis apparaissent constamment chez des
philosophes que les Sceptiques ne considèrent pas comme des leurs,
comme Platon et Aristote. Mais les philosophes de la Nouvelle
Académie prétendaient être fidèles à Platon, et leurs arguments en
faveur d’un Platon sceptique n’étaient nullement négligeables ; les
skeptikoi eux-mêmes, tout en n’admettant pas que la Nouvelle
Académie ait été sceptique, ne jugeaient pas superflu de s’interroger
sur l’éventuel scepticisme de Platon. Quant à Aristote, par sa théorie
et sa pratique de la discussion dialectique « pour » et « contre », il
fournissait aux Académiciens un modèle dont ils se réclamaient.

Les noms du Sceptique

Qu’est-ce qui constitue donc la manière proprement sceptique de


pratiquer la skepsis ? Pour répondre à cette question, examinons le
reste de la nomenclature des Sceptiques. Un autre des noms qu’ils se
donnaient mérite attention : celui de zêtêtikoi (« chercheurs », zêtêsis
désignant l’activité de chercher). Sextus Empiricus n’hésite pas à
reconnaître que tous les philosophes sont des « chercheurs ». Mais
dès le début de ses Esquisses pyrrhoniennes, il spécifie ainsi la manière
proprement sceptique de chercher : « Pour ceux qui recherchent quoi
que ce soit, il est normal soit de parvenir à le découvrir, soit de
renoncer à le découvrir et de reconnaître qu’il est introuvable, soit de
persister à le chercher. C’est sans doute pourquoi, s’agissant des
recherches philosophiques, les uns ont dit avoir trouvé la vérité, les
autres ont déclaré qu’il n’était pas possible de la trouver ; d’autres
encore continuent à chercher. »
Le premier groupe est celui des « dogmatiques » (c’est-à-dire,
non des maîtres autoritaires qui assènent « dogmatiquement » leurs
doctrines, sans fournir d’arguments à l’appui, selon le sens actuel du
mot, mais des philosophes en possession de doctrines qu’ils jugent
parfaitement raisonnées et rationnellement enseignables) ; ce groupe
est illustré, chez Sextus, par Aristote, Épicure, les Stoïciens « et
quelques autres ».
Le second groupe est celui des philosophes qui désespèrent de la
recherche et qui déclarent la vérité proprement insaisissable. Ce
« métadogmatisme négatif » (Jonathan Barnes) consiste à proférer
des assertions dogmatiques de second degré (non pas directement
sur le réel, mais sur la possibilité de le connaître), et des assertions
qui sont négatives (le réel n’est pas connaissable). Logiquement, il
n’y a rien de rédhibitoire dans le métadogmatisme négatif : si l’on
précise le degré de ce qui est inconnaissable, ou le type d’énoncés
qu’on renonce à présenter comme vrais ou comme faux, rien
n’empêche de dire qu’on sait que c’est inconnaissable, invérifiable
ou infalsifiable. Cependant, une bonne partie de l’histoire du
scepticisme ancien vient de ce que l’on a cru contradictoire de dire :
« je sais que rien n’est connaissable » ; on a donc toujours essayé de
faire endosser cette contradiction par ses adversaires, et de montrer
qu’on en était soi-même exempt. Sextus (sur les traces d’Énésidème)
identifie ainsi les philosophes qui renoncent à toute recherche avec la
Nouvelle Académie, pour mieux s’en démarquer.
Quant aux véritables « Sceptiques », ils ne disent pas que la vérité
est insaisissable, et ils ne renoncent pas à la poursuivre ; ils
professent en « poursuivre la recherche ». Ceux que nous
appellerions probablement des « Sceptiques », pour la raison qu’ils
ne croient pas pouvoir atteindre la vérité, sont ainsi ceux que Sextus,
pour cette raison même, se refuse à appeler de ce nom. Quant à ceux
qui, comme lui, ne disent ni que la vérité est inatteignable, ni qu’elle
ne l’est pas, nous les appellerions plutôt des agnostiques de bonne
volonté. Le « zététique » n’est donc pas simplement celui qui cherche
ou qui a cherché : il est celui qui n’a fait jusqu’ici que chercher sans
trouver, et qui a l’intention de continuer à chercher, sans désespérer
de trouver. L’appellation de « Sceptique » s’explique de la même
façon : tous les philosophes se livrent à l’examen, ou s’y sont livrés ;
seul le Sceptique « continue à examiner », parce qu’il n’a jusqu’ici
trouvé aucune bonne raison d’adopter une position plutôt qu’une
autre, ni donc d’interrompre son examen pour se fixer sur cette
position.
Les Sceptiques se donnaient encore deux autres appellations :
« aporétiques » et « éphectiques ». Une « aporie », littéralement, c’est
une « impasse », une situation d’embarras, que l’on peut soit
éprouver soi-même face à une difficulté que l’on constate, soit créer
chez les autres en soulevant des difficultés qu’on leur fait constater.
Un philosophe aporétique est ainsi, pourrait-on dire, à la fois
embarrassé et embarrassant. Le mot n’appartient pas en propre aux
Sceptiques. Par ses questions, Socrate mettait ses interlocuteurs dans
l’aporie ; lorsqu’ils s’en plaignaient, il disait qu’il ne les y réduisait
que pour autant qu’il y était lui-même réduit ; la plupart des
premiers dialogues de Platon, traditionnellement appelés
« aporétiques », se terminent sur un constat d’échec au moins
apparent. Mais l’aporie peut être féconde, soit parce qu’elle fait
réfléchir, débarrasse de l’ignorance inconsciente d’elle-même et
stimule l’élan de la recherche, soit même parce qu’elle rend possible
son propre dépassement. Toute la philosophie de Platon est, en un
sens, le fruit des apories socratiques. Et Aristote prenait soin, avant
de résoudre un problème quelconque, de passer en revue toutes les
difficultés que les traitements antérieurs du problème, et sa propre
réflexion, permettaient de dégager : il comptait sur la « diaporie »,
sur l’examen systématique de toutes les apories pertinentes, pour
déboucher finalement sur l’« euporie », sur la sortie de l’impasse.
La spécificité de l’aporie sceptique est de ne pas connaître cette
issue, ni même l’espoir d’en trouver en elle-même la possibilité. Le
Sceptique est « aporétique », semble-t-il, en ce double sens qu’il
éprouve durablement l’aporie « passive » (il se présente comme plus
sensible que personne au conflit des apparences, aux contradictions
et anomalies de toutes sortes que présente le monde), et qu’il cultive
systématiquement l’aporie « active » (il identifie la skepsis avec le
pouvoir de faire apparaître ces contradictions, en élaborant contre
toute position donnée des arguments capables de contrebalancer,
« avec une force égale », les arguments qui la soutiennent). Est-il
incohérent de sa part de prétendre qu’il « continue à chercher », alors
qu’il fait tout son possible pour perpétuer l’aporie dans laquelle il
s’enferme et veut enfermer les autres ? Non sans doute : il veut bien
admettre que rien n’empêche qu’il puisse tomber quelque jour sur
une vérité ; mais en attendant, chaque fois qu’une candidature se
présente au titre de vérité, il examine si l’on peut la torpiller ; et
l’expérience lui montre que, en tout cas jusqu’à présent, aucune n’a
soutenu le choc. Si jamais une vérité finissait par s’imposer à son
esprit, ce ne serait pas parce qu’elle aurait été « accouchée » par la
pratique maïeutique de l’aporie, mais parce qu’elle aurait été
épargnée, inopinément, par sa pratique infanticide.
Le nom d’« éphectique », lui, se rapporte à la seule issue que le
Sceptique attende de son attitude aporétique, et à la seule qu’il en
espère : non une avancée de son savoir, ni un élan positif pour la
recherche de la vérité, mais plutôt cet état de « suspension du
jugement » (epochè) d’où vient le mot « éphectique ». L’epochè ne se
confond pas avec le doute (malgré l’association communément reçue
aujourd’hui entre doute et scepticisme), si l’on se représente le doute
comme un état auquel, selon l’expression courante, on est « en
proie » – ce qui veut dire que l’on en est la victime passive, indécise
ou même angoissée, oscillant sans fin entre une croyance et la
croyance opposée. Si l’epochè ressemble à un doute, ce serait plutôt
au doute volontaire et méthodique par lequel Descartes, reprenant à
son compte et poussant jusqu’au bout « toutes les plus extravagantes
suppositions des Sceptiques », a tenté de voir si quelque chose
d’indubitable était de nature à lui résister. Historiquement, à vrai
dire, il est probable que le mot d’epochè et l’attitude qui lui
correspond soient nés, indépendamment de la tradition
pyrrhonienne, au cours d’un débat fondamental entre les Stoïciens et
les Académiciens. Le Sage, disent les premiers, doit s’abstenir de
donner son assentiment à une représentation qui ne posséderait pas
une évidence absolue ; mais aucune représentation ne possède une
telle évidence, rétorquent les seconds ; le Sage doit donc toujours, et
sur toute chose, s’abstenir de donner son assentiment. Sur ce point,
les skeptikoi semblent avoir une dette envers les Académiciens, même
s’ils la dissimulent en les accusant d’un métadogmatisme
incompatible avec l’epochè généralisée. Celle-ci est, en somme, un
état d’équilibre immobile : au sujet d’aucune question, le Sceptique
ne penche vers le oui ni vers le non ; et, dans cet équilibre, il trouve
non seulement la tranquillité de son intelligence, mais encore la paix
et le bonheur de son âme.
Cet enjeu éthique de l’orientation sceptique nous conduit à
examiner un dernier nom que se donnaient encore les skeptikoi (le
seul, avec celui de « sceptiques », qui ait surmonté l’épreuve des
siècles) : le nom de « pyrrhoniens ». Ce nom-là n’est plus tiré de leur
manière de philosopher, ni des méthodes qu’ils utilisaient, ni des
résultats qu’ils disaient avoir atteints, mais de l’histoire, et d’un
moment précis et capital de l’histoire, puisque Pyrrhon a vécu au
tournant de deux époques historiques et intellectuelles : l’époque
classique et l’époque hellénistique, que séparent l’expédition
d’Alexandre le Grand et tous les bouleversements qu’elle entraîna.
Même si la coïncidence est accidentelle, il est symbolique
qu’Aristote, le dernier des grands « dogmatiques » classiques, et
Pyrrhon, officiellement le premier des « Sceptiques », aient été tous
deux en rapport personnel avec Alexandre : le premier fut
précepteur du prince avant son accession au trône, le second fut un
membre obscur de l’entourage intellectuel du conquérant. Comme il
se trouve que Pyrrhon n’avait rien écrit, et qu’il sortait
manifestement de l’ordinaire, toutes les conditions étaient réunies
pour rehausser son rôle historique – ou son rôle légendaire.

Pyrrhon et le scepticisme néopyrrhonien

Le scepticisme grec est-il vraiment né avec Pyrrhon ? Cette


question, qui paraît simple, en soulève pourtant plusieurs. La
première est de savoir si nous pouvons considérer Pyrrhon comme le
premier des « pyrrhoniens » ; la seconde est de savoir si, quand et
pourquoi il a été considéré comme tel par les Sceptiques anciens eux-
mêmes.
Sur la première question, on peut dire brièvement que les
témoignages les plus proches (celui de son disciple Timon, brillant
poète-philosophe qui vécut dans son intimité pendant une vingtaine
d’années, mais aussi celui de Cicéron) présentent Pyrrhon, avant
tout, comme un maître de bonheur, comme un moraliste pour lequel
les plus sûrs moyens de parvenir au bonheur sont l’insensibilité
(apatheia) et l’imperturbabilité (ataraxia) ; assez vraisemblablement, il
n’a pas considéré le problème de la connaissance comme
fondamental, et il ne s’est pas soucié primordialement de rabattre les
prétentions des savants et des philosophes ; « l’instabilité, les vains
soucis et la puérilité des hommes », qu’il dénonçait à l’aide de
citations d’Homère, étaient ses cibles principales. Il y a quelques
raisons de penser que Timon est le premier responsable d’un
infléchissement de la pensée de son maître dans le sens d’une mise
en cause des pouvoirs cognitifs ; l’alliance entre la recherche du
bonheur et la critique de la connaissance, qui est au plus en
préparation chez Pyrrhon (et qui paraît absente, en revanche, des
préoccupations néo-académiciennes), est en tout cas nettement
scellée chez lui.
Elle subsistera chez les Sceptiques plus tardifs, y compris chez
ces infatigables collectionneurs d’arguments antidogmatiques que
furent Énésidème et Sextus ; en ce sens, le message éthique de
Pyrrhon reste vivant chez les néopyrrhoniens. Mais on peut relever
quelques déplacements d’accent, qui montrent que la détermination
exacte de la nature du lien entre scepticisme cognitif et conquête du
bonheur restait problématique. Selon Timon (d’après le témoignage
d’Aristoclès), l’attitude recommandée par Pyrrhon, à savoir la « vie
sans croyances », l’absence de tout penchant pour telle opinion
plutôt que pour l’opinion opposée, comme de toute oscillation entre
les deux, a pour « effets » tout d’abord l’abstention à l’égard de toute
assertion (aphasia), et ensuite l’imperturbabilité ou ataraxie. Ces
effets étant attendus et voulus, l’ataraxie paraît coïncider avec la fin
éthique que poursuit le Sceptique, et par rapport à laquelle il dispose
sciemment les moyens reconnus comme les plus appropriés. Dans
d’autres textes, où Timon est associé à Énésidème, l’epochè est
désignée comme étant elle-même la fin (telos) poursuivie par le
Sceptique ; l’ataraxie, est-il dit, la suit « comme son ombre ». Cette
image paraît destinée à desserrer le lien entre scepticisme cognitif et
bonheur ataraxique : en visant une fin d’ordre intellectuel, l’epochè, la
seule en vue de laquelle il dépend de lui de déployer les moyens
appropriés, le Sceptique en atteint une autre d’ordre éthique,
l’ataraxie ; mais il l’atteint en quelque sorte par surcroît, et par un
heureux hasard (Sextus raconte à ce propos l’histoire du peintre
Apelle qui, un jour, furieux de ne pouvoir rendre l’aspect de l’écume
d’un cheval, jeta son éponge sur le tableau, et parvint ainsi au
résultat même qu’il avait renoncé à obtenir). L’évolution s’achève
chez Sextus lui-même, qui distingue franchement deux fins
différentes : l’une qui concerne les matières de jugement, l’ataraxie
(terme à prendre ici dans un sens nettement intellectuel), et l’autre
qui concerne l’affectivité, et qui n’est plus l’insensibilité complète
(apatheia), mais la modération des affects (metriopatheia). Celle-ci est
rendue possible par l’ataraxie : en effet, si le Sceptique ne peut
échapper aux perturbations inévitables que provoquent en lui les
nécessités externes, du moins peut-il, grâce à son ataraxie
intellectuelle, ne pas les aggraver par des jugements inconsidérés.
On souffre plus de la douleur quand, non content de l’éprouver, on
juge qu’elle est en elle-même un mal ; Sextus observe finement que
les témoins d’une intervention chirurgicale la supportent moins bien
que le patient.
En ce qui concerne l’opinion des Sceptiques eux-mêmes sur la
pensée de Pyrrhon et sur son originalité, des distinctions sont à faire.
Timon, disciple immédiat, emploie tout son génie poétique à
présenter son maître comme un homme unique et sans pareil, dont
l’exemple est comparable à celui du Dieu-Soleil, guide éternel des
hommes. Pour mieux rehausser son prestige, il se livre, dans un
poème intitulé les Silles, sorte de parodie bouffonne d’Homère, à des
attaques remplies de verve contre à peu près tous les philosophes du
passé et de son temps, à quelques exceptions ou demi-exceptions
près, dont la plus notable est celle de Xénophane. Notons aussi
qu’un personnage dont nous ignorons tout, Ascanios d’Abdère,
attribuait aux expériences orientales de Pyrrhon son originalité
radicale par rapport à la tradition grecque : le scepticisme serait un
produit d’importation, que Pyrrhon aurait rapporté de l’Inde et de la
Perse. Les érudits modernes ne condamnent pas tous cette
hypothèse ; mais le fait que Timon n’en souffle mot, alors que son
témoignage sur ce point aurait sans doute été conservé s’il avait
existé, invite plutôt à essayer de s’en passer.
Les vestiges que nous avons gardés des Silles laissent cependant
supposer que le message du poème n’était pas intégralement
destructeur. Dans le scénario mis en scène par Timon, Xénophane
jouait peut-être le rôle d’une sorte d’intercesseur, sollicitant
l’indulgence pour quelques-uns de ses confrères ; ce qui permettrait
d’expliquer que certains philosophes, fort maltraités dans tel
fragment, le soient moins dans tel autre. Les amnisties partielles de
Timon préparaient peut-être ainsi la construction d’une galerie des
ancêtres du scepticisme.
Le scepticisme avant Pyrrhon
L’effort des Anciens pour insérer Pyrrhon dans une généalogie
plausible a revêtu plusieurs formes. La plus sérieuse consistait à
l’introduire dans l’une de ces « successions » (diadochai) de maîtres et
de disciples que les érudits de la fin de l’Antiquité construisirent,
plus ou moins artificiellement, pour mettre de l’ordre dans le
foisonnement de la philosophie grecque. Il se peut que les
indications de Timon aient été utilisées, entre autres matériaux, pour
édifier la « succession » que présente la structure du livre IX de
Diogène Laërce. Les notices de ce livre se succèdent comme suit :
Xénophane, Parménide et les Éléates, les Atomistes Leucippe et
Démocrite, puis, après divers intermédiaires plus obscurs,
Anaxarque, le maître de Pyrrhon et l’ami d’Alexandre, Pyrrhon lui-
même et enfin Timon. Cette succession établissait une filiation entre
Pyrrhon et Démocrite, dont la théorie de la connaissance, complexe
et encore discutée aujourd’hui, présentait certains aspects
sceptiques ; ce fut là, sans doute, à la fois un effet et une cause de
l’interprétation de la pensée de Pyrrhon en termes gnoséologiques.
Une autre tendance, de prétentions sans doute moins
« scientifiques », s’efforça de montrer que le scepticisme était moins
le propre d’une filière philosophique déterminée qu’une tradition
diffuse et très ancienne de la pensée grecque presque tout entière.
L’entreprise contestait ainsi les titres de Pyrrhon à être considéré
comme le « fondateur » du scepticisme ; mais elle ne provenait pas
nécessairement d’une mauvaise intention à son égard (la nouveauté
est rarement tenue pour une valeur positive dans l’Antiquité, et l’on
pense rendre plus de services à une philosophie en lui prêtant des
ancêtres prestigieux qu’en soulignant son caractère révolutionnaire).
C’est à nouveau chez Diogène Laërce que nous trouvons une liste de
« Sceptiques honoraires », avec pour chacun d’entre eux une ou deux
citations qui sont censées justifier cet enrôlement : Homère, les Sept
Sages, Archiloque, Euripide, Xénophane, Zénon d’Élée, Démocrite,
Platon, Euripide encore, Empédocle, Héraclite, Hippocrate, et
Homère de nouveau (les répétitions indiquent peut-être que la liste
résulte de l’amalgame de plusieurs sources).
Lorsqu’on pense uniquement à ce désir et à cette ivresse de
savoir, qui sont si manifestes chez les Grecs, cette tentative pour faire
apparaître la pensée grecque, à travers quelques-uns de ses phares,
comme un scepticisme généralisé, peut sembler absurde. Elle ne l’est
cependant pas complètement, car il faut aussi penser à cette sorte de
pessimisme gnoséologique qui forme en quelque sorte le terrain
auquel s’est arraché l’élan grec (plus exactement, l’élan de certains
Grecs), et sur lequel il lui est arrivé plus d’une fois de retomber.
Ainsi, pour certains, le scepticisme aurait commencé avec
Homère. L’affirmation nous paraît biscornue, et les arguments qu’on
nous transmet à son appui sont incontestablement débiles.
Cependant, on décèle aisément, dans les poèmes homériques, un vif
sentiment des limitations du savoir humain, par contraste avec
l’étendue et la qualité du savoir divin ; et ce sentiment est
incontestablement typique de la plus ancienne sagesse grecque (les
dogmatiques sauront qu’il faut compter avec lui, et parvenir à le
vaincre). Dans une invocation célèbre, le poète prie les Muses de
l’informer sur le passé lointain qu’il s’apprête à décrire : « Car vous
êtes des déesses, vous êtes présentes à tout et vous savez tout, alors
que nous n’avons que le ouï-dire, et nous ne savons rien » (Iliade, II,
484-487). Ce qui fragilise le mode humain de connaître, c’est
l’enfermement de l’homme dans un espace étroit et dans un temps
éphémère : considéré individuellement ou même collectivement,
l’homme a une vision nécessairement liée à un point de vue ; elle est
donc bornée à ce qui est visible de ce point de vue.
Innombrables sont les échos, à travers la pensée grecque, de ce
rappel à l’ordre : l’homme n’est pas Dieu, et c’est démesure (la
fameuse hubris) coupable et dangereuse de vouloir l’ignorer. Sans
doute n’y a-t-il pas encore là de scepticisme, même en un sens large
du mot : si le désir de savoir ce dont les dieux se réservent la
connaissance (par exemple « ce qui se passe dans le ciel et sous la
terre ») est imprudent, cela n’exclut pas qu’il soit en principe
réalisable : au contraire, puisqu’il faut avertir de ses dangers. Un
germe de scepticisme pratique, si l’on peut dire, apparaît lorsqu’on
présente la transgression de l’interdit comme inutile : l’anecdote
célèbre de Thalès tombant dans un puits en regardant les étoiles
n’est qu’une des illustrations du thème antithéorique répandu, selon
lequel la connaissance scientifique de la nature n’ajoute rien, bien au
contraire, aux modestes connaissances nécessaires pour vivre au jour
le jour. On parvient enfin à une forme métadogmatique de
scepticisme lorsque le désir de connaissance apparaît non seulement
dangereux ou inutile, mais impossible à satisfaire, et surtout
lorsqu’on donne des arguments pour appuyer cette thèse, au lieu de
se contenter de dire que l’homme n’est pas Dieu.
Ce chemin a été vite parcouru jusqu’à son terme. L’explosion de
la recherche théorique, à l’époque présocratique, suscita des
réactions sceptiques presque aussi rapides. Quelques expériences
limitées et quelques raisonnements audacieux avaient induit les
penseurs de ce temps à construire d’ambitieuses doctrines sur les
sujets les plus vastes et les plus difficiles : la « nature », origine et
fondement de la réalité, les principes de l’être et du devenir, la
genèse et la structure du monde, l’origine des éléments, des astres,
des vivants, rien ne leur parut inaccessible aux entreprises du
savoir ; et ils n’hésitèrent pas à présenter leurs résultats sur le ton de
la plus ferme assurance. L’ennui était que ces doctrines étaient
multiples et incompatibles entre elles ; en très peu de temps et avec
une imagination théorique confondante, les principales options
avaient été essayées et confrontées avec leurs concurrentes (un et
multiple, fini et infini, continu et discontinu, mouvement et repos,
mécanisme et finalité). Aristote voulut discerner les signes d’un
progrès dans ce foisonnement ; mais des oreilles plus superficielles
n’y entendaient que discordance et cacophonie (diaphônia), bien
propres à engendrer le scepticisme.
Une chose est cependant de constater la cacophonie, une autre de
prouver qu’elle est inévitable. Sur ce point, il faut faire un sort à un
fragment célèbre de Xénophane de Colophon, poète-philosophe et
forte personnalité dont la longue vie se situe au tournant du VIe et du
e
V siècle, et ce pour plusieurs raisons : remarquablement précoce par
sa date, il préfigure peut-être un fameux argument contre la
possibilité même de la recherche de la vérité, argument présenté
comme « éristique » par Platon dans le Ménon, et qui joua lui-même
un rôle essentiel dans l’histoire ultérieure des théories de la
connaissance. De plus, le fragment de Xénophane explique
certainement la position particulière que Timon avait donnée au
Colophonien dans ses Silles ; enfin, la question de savoir s’il contient
un argument sceptique, et lequel au juste, a donné lieu à de
nombreux débats, dans l’Antiquité tardive et jusqu’à nos jours.
Traduisons-le tant bien que mal : « L’exacte vérité, aucun homme ne
l’a vue et aucun ne la connaîtra, au sujet des dieux et de tout ce dont
je parle. Car même si au mieux il tombait par chance sur ce qui se
passe au juste, il ne le saurait cependant pas lui-même : c’est une
opinion qui, pour tous, s’élabore. » En l’absence de contexte, il est
difficile de savoir quelle étendue Xénophane assigne au domaine
dans lequel il ne revendique, pour son discours, qu’un statut de
croyance vraie, et non de connaissance exacte ; mais il semble qu’il
lui confère ce statut grâce à un argument selon lequel, dans le
domaine considéré, aucun critère de vérification n’est disponible. On
pourrait tomber par hasard sur une vérité ; mais on n’aurait pas le
moyen de savoir que c’en est une. On serait en possession d’une
croyance qui se trouverait être vraie ; mais il lui manquerait, non par
hasard mais nécessairement, la justification permettant seule d’en
faire une connaissance.
Xénophane se signalait ainsi à l’attention des futurs Sceptiques.
Si l’on était moins exigeant sur les critères de filiation, la quête des
ancêtres du scepticisme devenait une entreprise encore plus facile.
Les dogmatiques les plus extrêmes pouvaient figurer dans l’arbre
généalogique : non seulement leurs thèses violemment contre-
intuitives sur « la nature des choses » étaient contradictoires entre
elles, mais encore, prises isolément, elles exploitaient les conflits des
apparences sensibles (c’était le cas d’Héraclite, des Éléates, de
Démocrite) ; elles permettaient donc d’alimenter l’aspect de la
pensée sceptique qui exploite aussi ces conflits. De leur côté, les
Sophistes, comme Protagoras et Gorgias, avaient miné, chacun à sa
manière et avec des arguments dont les Sceptiques pouvaient aussi
faire leur miel, les idées de vérité objective et de connaissance
absolue. Les candidats précurseurs se pressaient donc en rangs
serrés. Sextus Empiricus lui-même, qui ne s’intéresse pas
énormément à Pyrrhon et qui sait visiblement peu de chose sur lui,
ne lui reconnaît qu’une originalité relative et comparative : d’autres
que lui, admet-il, s’étaient auparavant livrés à la skepsis ; mais lui
« paraît l’avoir fait de façon plus consistante et plus manifeste que
ceux qui l’ont précédé ». Une fois le scepticisme néopyrrhonien
parvenu, bien après Pyrrhon, à une nette définition de lui-même, il
n’était plus urgent de lui trouver des garants historiques ; il fallait au
contraire éviter que le scepticisme authentique ne fût confondu avec
les « philosophies voisines » qui paraissaient lui ressembler.

Le néopyrrhonisme et les « philosophies


voisines »

La confrontation est menée par Sextus Empiricus dans une


longue et importante section des Esquisses pyrrhoniennes, où il étudie
tour à tour Héraclite, Démocrite, les Cyrénaïques, Protagoras,
l’Académie moyenne (Arcésilas) et nouvelle (Carnéade), les
médecins empiristes. Dans chaque cas, il s’attache à dégager, en
même temps que les raisons qui ont pu faire penser que ces
philosophes étaient des Sceptiques, les différences qui montrent à ses
yeux qu’ils n’en étaient pas. Son critère de différenciation est sévère :
il suffit qu’un philosophe « dogmatise sur un seul point, qu’il
accorde à une impression plus de crédit qu’à l’impression opposée,
qu’il prenne une position quelconque sur l’une ou l’autre des choses
non évidentes » que les dogmatiques prétendent connaître, pour
qu’il doive être « caractérisé comme dogmatique ».
Apparemment, le Sceptique se présente ainsi comme plus
« radical » que ceux dont il veut se démarquer. Cette description
n’est cependant pas tout à fait exacte. Sans examiner chacune des
« philosophies voisines » que Sextus passe en revue, nous
retiendrons l’une d’entre elles, la philosophie de l’école cyrénaïque
(issue d’un disciple immédiat de Socrate, Aristippe), car sa théorie
de la connaissance, moins connue que son hédonisme en morale, est
d’un intérêt philosophique puissant.
S’il fallait désigner, parmi les théories antiques de la
connaissance, une théorie « radicalement sceptique », au sens où
nous l’entendons, la théorie cyrénaïque serait sans doute une
meilleure candidate encore que le scepticisme néopyrrhonien. Son
texte unique tient dans une formule simple : « Seuls nos affects
(pathè) sont saisissables. » Ces « affects » sont les impressions de
toutes sortes, teintées selon les cas de plaisir ou de douleur, que nous
subissons de façon entièrement passive. Comme nous ne les
produisons pas nous-mêmes, il doit exister en dehors de nous des
agents qui les produisent en nous. Mais nous ne pouvons rien savoir
de l’identité ni de la nature de ces agents ; rien ne nous assure qu’ils
ont réellement et intrinsèquement les propriétés qui correspondent
aux affections qu’ils nous font subir, ni que les affects qu’ils
produisent sur d’autres que nous sont identiques aux nôtres. Je suis
« affecté blanchement », dit le Cyrénaïque ; mais ce qui m’affecte
ainsi est-il ou non quelque chose de blanc, je ne peux le savoir,
puisqu’il faudrait aller y voir, et que par définition c’est impossible :
je n’ai de relation avec les choses qui m’affectent que par
l’intermédiaire des affects qu’elles produisent en moi. Vouloir les
saisir indépendamment serait vouloir sauter par-dessus son ombre ;
comme dit Plutarque à propos de cette théorie, nous sommes comme
dans une ville assiégée, coupés du reste du monde.
Les Cyrénaïques ne semblent pas avoir dégagé le côté positif de
leur thèse, à savoir le caractère infaillible, incorrigible et indubitable
avec lequel nous « saisissons » nos propres affects (dans l’Antiquité,
semble-t-il, seul saint Augustin aura l’idée déjà cartésienne que l’on
peut tirer de là un argument contre le scepticisme, et non pour lui) ;
c’est probablement parce que l’idée de connaissance, pour les
Anciens, implique la saisie d’un objet qui (au moins avant son
appropriation cognitive) est autre que le sujet connaissant. En
insistant sur le fait que les causes des affects sont insaisissables,
plutôt que sur celui que les affects eux-mêmes sont saisissables, la
théorie cyrénaïque a ainsi élaboré un argument d’une puissance
remarquable, que beaucoup de philosophes se sont appliqués,
jusqu’à nos jours, à réfuter de diverses manières, mais qui renaît
volontiers de ses cendres, en usant au besoin des ressources propres
à chaque époque (y compris celles de la science-fiction : comment
être sûr, par exemple, que je ne suis pas un cerveau dans un bocal,
bardé d’électrodes, grâce auxquelles une armée de savants me
procure exactement les impressions qui sont les miennes ?). Cet
argument tend à établir que, par principe, tout ce qui est autre que
mes propres modifications m’est radicalement inaccessible.
Pour les distinguer des Sceptiques, Sextus reproche aux
Cyrénaïques, d’abord, leur dogmatisme en éthique : pour le
Sceptique, rien n’est bon par nature, le plaisir pas plus qu’autre
chose. Sur le plan gnoséologique, le même argument vaut contre la
plupart des « philosophies voisines » : la théorie cyrénaïque affirme,
et prétend même démontrer, que les choses extérieures sont
inconnaissables ; le Sceptique dit seulement qu’il n’en sait rien, et il
dénonce, dans l’affirmation des Cyrénaïques, une manifestation de
métadogmatisme négatif. La différence peut paraître mince entre le
Cyrénaïque qui constate ses propres modifications et déclare leurs
causes inconnaissables, et le Sceptique qui se défend de supprimer
les apparences (phainomena) en disant qu’il se borne à se demander si
les choses sont telles qu’elles apparaissent. Pourtant – et en ce sens,
le scepticisme est moins « radical » que le cyrénaïsme – on dirait
difficilement du Sceptique, même dans une intention malveillante,
qu’il est enfermé dans une forteresse assiégée. Le phainomenon, le
sujet du verbe « apparaître », est encore une sorte d’objet pour la
conscience à laquelle il apparaît, ce qui le différencie subtilement,
mais nettement, de l’affection (pathos), qui n’est qu’une modification
de ce sujet lui-même ; éloquent est le contraste entre les énoncés
typiquement cyrénaïques, comme « je suis affecté blanchement », et
les énoncés typiquement sceptiques, comme « telle chose m’apparaît
blanche ». Cette différence permet d’en comprendre une autre,
capitale : alors qu’il paraîtrait absurde de parler d’un assentiment
donné par le sujet à ses propres modifications, il n’est pas absurde
(du moins pour le Sceptique) de parler d’une forme faible
d’assentiment que le sujet peut donner à ce qui lui apparaît : un
assentiment sans adhésion profonde, sorte d’entraînement instinctif
que Sextus compare à l’accord distraitement donné par l’élève au
discours du maître. D’après les Sceptiques, l’epochè n’est nullement
incompatible avec cette forme faible de l’assentiment.

Néopyrrhonisme et stoïcisme

Si l’on veut déterminer comment et pourquoi la position


proprement sceptique a pu se définir et se maintenir, on est conduit à
tenir compte des philosophies antagonistes au moins autant que des
« philosophies voisines ». Le métadogmatisme négatif est une
réaction, assez compréhensible, au dogmatisme positif : que l’on se
place au niveau des certitudes de la conscience naïve ou à celui de
l’arrogance des théories scientifiques, le conflit des apparences et la
contradiction des doctrines engendrent aisément l’idée que la réalité
du monde est, dans sa nature propre, inaccessible à la connaissance
humaine. Pour que puisse apparaître, un cran au-dessus dans
l’échelle de la réflexion, quelque chose comme un scepticisme
exempt lui-même de ce métadogmatisme négatif, il fallait que soit
advenu entretemps ce que l’on pourrait appeler un métadogmatisme
positif, c’est-à-dire une doctrine tendant à justifier, sur un plan
théorique et de façon argumentée, la possibilité de connaître le
monde extérieur. En d’autres termes, de même qu’au premier degré
l’opposition des dogmatismes positifs et négatifs (par exemple « tout
est en mouvement », « tout n’est pas en mouvement ») favorise
l’apparition, au second degré, du métadogmatisme négatif (« il est
impossible de savoir si tout est en mouvement ou non »), de même,
l’opposition à ce métadogmatisme négatif d’un métadogmatisme
positif (« il est possible de savoir si tout est en mouvement ou non »)
favorise l’apparition, au troisième degré, d’un scepticisme attentif à
se garder des pièges de chacun des deux métadogmatismes opposés.
Ce scepticisme devait se garder d’affirmer lui-même, soit qu’il est
possible, soit qu’il est impossible de savoir si tout est en mouvement
ou non, et plus généralement si le réel est connaissable ou non.
Dès lors, ce n’est pas l’existence de Pyrrhon qui devrait être tenue
pour l’événement capital de l’histoire du scepticisme
néopyrrhonien ; c’est plutôt l’apparition d’un dogmatisme assez
raffiné et assez réfléchi pour avoir fait la théorie métadogmatique
des fondements de ses propres certitudes. Ce dogmatisme qui
s’estimait apte à se fonder lui-même a un nom : c’est le stoïcisme.
Aucun meilleur candidat ne se présente, en effet. Platon ne pouvait
jouer ce rôle, lui dont se réclamaient, non moins que de Socrate, les
Académies scepticisantes d’Arcésilas et de Carnéade ; et ce n’était
pas sans raison. Aristote est sans doute nommé, par Sextus
Empiricus, au premier rang des philosophes dogmatiques ; mais il
n’est pas pour lui un interlocuteur habituel et, de toute façon, ses
œuvres les plus importantes n’étaient pas bien connues à l’époque
où le néopyrrhonisme a fait surface. L’épicurisme, longtemps
marginalisé par son éthique hédoniste, par ses mots d’ordre
d’abstention politique, par son affectation d’inculture et par
quelques doctrines tenues pour logiquement scandaleuses (la théorie
du clinamen), ne fait pas figure de partenaire respectable ; et Sextus
prend soin de marquer ses distances avec lui quand il aborde des
points sur lesquels épicurisme et scepticisme mènent un combat
commun (par exemple contre le mode d’éducation traditionnel).
Le stoïcisme, en revanche, inaugure un type de pensée nouveau,
dans lequel le dogmatisme ne cherche plus à se faire excuser, mais
s’affiche et se nourrit d’arguments. Pour la première fois sans doute
de façon aussi décidée, les Stoïciens se libèrent de l’antique crainte
d’éveiller la jalousie des dieux ; selon eux, la raison humaine est
homogène à la raison divine qui gouverne le monde, et le sage est
l’égal de Zeus. Le seul vestige qu’ils conservent des anciens clivages
est la distance qu’ils mettent entre le sage, phénix introuvable, et les
fous ignorants que nous sommes tous. Mais, philosophiquement
parlant, cette différence de fait ne compte pas : si rare soit-il, le sage
stoïcien est un homme ; dessiner sa figure, comme les Stoïciens ne se
lassent pas de le faire, c’est décrire ce que l’homme peut être quand il
est pleinement homme.
Or, le socle sur lequel s’appuie ce dogmatisme sans précédent,
c’est la fameuse « impression cognitive » (phantasia katalèptikè), dont
la caractéristique essentielle, au point de vue qui nous intéresse, est
qu’elle contient en elle-même son autocertification. Selon les
Stoïciens, parmi les « impressions » qui nous affectent, certaines ont
le privilège, à la fois, d’être causalement produites par les états de
choses extérieurs, et de représenter ces états de choses, dans leur
contenu intrinsèque, avec une précision et une exactitude absolues,
au point qu’elles ne sauraient provenir d’un état de choses autre que
celui dont elles proviennent. En d’autres termes, une « impression
cognitive » causée par un état de choses donné est en droit
discernable de toute impression causée par un état de choses
différent ; elle ne saurait être fausse. Comme le dit Cicéron exposant
la théorie stoïcienne, les impressions cognitives possèdent « une
sorte de pouvoir propre de porter à la pleine clarté les choses qui s’y
manifestent » ; elles comportent une « note » intrinsèque qui garantit
leur vérité. Tel est bien, en effet, le plus héroïque des éléments de la
solution stoïcienne : certaines de nos impressions certifient par elles-
mêmes qu’elles ne sont pas seulement nos impressions, et qu’elles
nous font aussi connaître ce qui est.
C’est contre des adversaires contemporains, les Néo-
académiciens, que les premiers Stoïciens discutèrent pendant
plusieurs générations sur le sujet des impressions cognitives ; les
premiers pyrrhoniens n’y furent pas mêlés. De ces querelles, les
Stoïciens ne se tirèrent d’ailleurs pas mal, puisque les Académiciens
successifs eurent tendance à mitiger de plus en plus leur scepticisme,
finissant même par penser, comme Antiochos d’Ascalon (Ier siècle),
que les deux écoles ne divergeaient que par la forme. Il en résulte
plusieurs conséquences qui concernent, elles, le scepticisme
néopyrrhonien.
Sur le plan historique, on sait fort mal ce qui s’est passé entre
Timon et Énésidème : les érudits anciens évoquaient soit une
succession ininterrompue de maîtres et de disciples, dont les noms
ne nous disent rien, soit une éclipse à laquelle avait mis fin un
prédécesseur d’Énésidème. D’Énésidème lui-même, on ne sait pas
grand-chose. On a longtemps pensé (mais quelques-uns en doutent
aujourd’hui) qu’il avait commencé par appartenir à l’Académie, et
que, en désaccord avec la dérive dogmatique de l’école, il avait
voulu ressusciter sous le patronage de Pyrrhon, personnage à la fois
obscur et légendaire à son époque, un scepticisme pur et dur. En tout
cas Photius, patriarche de Constantinople au IXe siècle, qui lisait
encore ses Discours pyrrhoniens, témoigne qu’aux yeux d’Énésidème
il fallait reprendre le combat contre le dogmatisme stoïcien : les
Académiciens avaient mis tant d’eau dans leur vin qu’en fin de
compte, c’étaient « des Stoïciens se battant contre des Stoïciens ». La
formule montre éloquemment combien, pour Énésidème, le paysage
philosophique avait été littéralement envahi par le stoïcisme.
Tout l’effort du néopyrrhonisme d’Énésidème a donc été de
forger un appareil capable de détruire le dispositif autocertifiant des
Stoïciens. Il ne suffisait pas de nier l’existence ou la possibilité des
impressions cognitives, comme les Académiciens l’avaient fait avec
une ingéniosité infatigable : c’était encore opposer un
métadogmatisme à un autre. Pour réfuter un dogmatisme qui
prétendait s’autojustifier en s’incluant lui-même dans son champ
d’application, Énésidème présenta la pensée pyrrhonienne, avec une
symétrie peut-être voulue, comme un scepticisme qui parvenait à
s’autoéliminer en se comprenant dans son propre domaine. Bien
qu’Énésidème ne soit sans doute pas l’inventeur du procédé, le
témoignage de Photius montre, de façon assez émouvante, qu’il
avait encore conscience de soumettre le langage et la pensée à une
épreuve acrobatique : « D’une manière générale, le pyrrhonien ne
détermine rien, même pas que rien n’est déterminé ; ne pouvant
trouver de moyen d’exprimer ce que nous pensons, nous l’énonçons
ainsi. » Lorsqu’il dit : « je ne détermine rien » (c’est-à-dire : je ne
tranche aucune question par oui ou par non), le Sceptique professe
ne pas « déterminer » davantage la question de savoir s’il détermine
ou non quoi que ce soit.
Ce repliement sur elles-mêmes des formules typiques du
scepticisme (« en rien davantage », « toutes choses sont
indéterminées », « à tout argument s’oppose un argument de force
égale ») devient systématique chez Sextus Empiricus ; dans la
mesure où ce dernier exprime moins de circonspection
qu’Énésidème à l’égard de son propre langage, les difficultés de la
position sceptique se manifestent plus clairement chez lui. Le
Sceptique, nous dit-on par exemple, ne donne « en rien davantage »
(ouden mallon) son assentiment à p plutôt qu’à non-p ; mais si cette
formule s’applique à elle-même, il faut comprendre aussi qu’il ne
privilégie « en rien davantage » l’attitude exprimée par « en rien
davantage », par rapport à l’attitude exprimée par la formule
opposée, « en quelque chose davantage », qui est la négation même
de l’epochè sceptique. Le scepticisme serait-il condamné, par sa
logique propre, à être indifférent entre lui-même et le dogmatisme ?
Quelques images célèbres tentent, chez Sextus, de faire de
comparaison raison : le scepticisme est comme le feu qui se consume
lui-même en consumant son combustible ; il est comme une échelle
que l’on rejette après avoir escaladé le mur (l’image fraiera son
chemin jusque chez Wittgenstein) ; enfin (moins poétiquement, mais
bien dans l’esprit d’un scepticisme tardif qui a fait alliance avec
l’Empirisme médical), il est comme un purgatif qui s’évacue lui-
même en même temps que les matières qu’il est chargé d’évacuer.
Quelles que soient les difficultés logiques et psychologiques que
dissimulent ces images (et si la purge s’éliminait avant d’avoir
éliminé ce qu’elle devait éliminer ?), le néopyrrhonisme s’estime
délivré, par ce dispositif imité en creux du dispositif stoïcien, des
risques de contradiction qu’enveloppe le métadogmatisme négatif.

Statut du discours sceptique

Ce bénéfice en implique plusieurs autres, et d’abord sur le plan


théorique. En se gardant du dogmatisme à tous les niveaux, le
Sceptique pense avoir trouvé une manière de parler sans rien
asserter, une manière d’être « aphasique » sans se taire. Il exprime
ainsi un assentiment faible, qui lui permet d’éviter l’extravagance. Il
donne ce genre d’assentiment à ses impressions corporelles : il ne fait
pas de difficultés pour dire qu’il a chaud. Il le donne aussi à ses
inférences par association d’idées : s’il voit de la fumée sans voir de
feu, il conclut qu’il y a du feu, parce qu’il a déjà vu l’un et l’autre
associés ; il n’a pas d’objection contre l’usage de tels signes
« commémoratifs », alors qu’il en a contre l’usage des signes
« indicatifs », grâce auxquels les dogmatiques croient pouvoir
inférer, à partir de l’observable, l’existence de réalités par principe
inobservables. Le même type d’assentiment vaut pour ses propres
énoncés philosophiques : Sextus Empiricus prend soin d’avertir, dès
le début de ses Esquisses, que rien de ce qu’il va dire ne doit être pris
comme « affirmé », présenté avec fermeté comme exprimant ce qu’il
en est exactement ; le Sceptique ne fait que « raconter » ce qui lui est
apparu (phainetai) jusqu’à maintenant. Comme cependant il ne
raconte pas n’importe quoi, on peut soutenir, en un sens approprié
du terme, qu’il a des « croyances ». Celles dont il se garde ne sont
pas les croyances que notre nature nous porte à entretenir, mais les
croyances artificielles et précipitées que les dogmatiques pensent
pouvoir professer pour eux-mêmes et inculquer aux autres, et qui
prétendent atteindre, au-delà des apparences, la nature cachée des
choses elles-mêmes.
Plusieurs publications récentes ont distingué deux variétés de
scepticisme : un scepticisme « rustique », qui soumet à l’epochè toutes
les croyances, y compris celles qui gouvernent la vie quotidienne des
gens ordinaires, et un scepticisme « urbain », qui ne condamne que
les croyances dogmatiques des savants et des philosophes. À cet
égard, et même si certains aspects plus ou moins légendaires de la
personnalité de Pyrrhon, d’ailleurs contestés par Énésidème, ont pu
le placer à l’origine d’une tradition de scepticisme « rustique », on
peut dire que le néopyrrhonisme est dans l’ensemble un scepticisme
« urbain ».
La place nous a manqué pour examiner tous les moyens déployés
par les Sceptiques pour susciter et justifier l’epochè : les dix « tropes »
ou procédés d’Énésidème, ses huit tropes spécifiques contre la
possibilité de connaître les causes des phénomènes, et enfin les cinq
tropes d’Agrippa, qui forment un admirable réseau en forme de toile
d’araignée où prendre les dogmatiques. Nous examinerons
brièvement si aucune croyance incompatible avec le scepticisme
« urbain » n’est présupposée par l’un ou l’autre de ces procédés et
arguments.
Les tropes d’Énésidème ne posent pas trop de problèmes à cet
égard, parce qu’ils conduisent précisément à ne pas prendre ce qui
apparaît comme le critère de ce qui est. Ils attirent l’attention sur la
diversité que présentent les phénomènes, principalement sensibles,
selon toute une série de dimensions qui concernent tantôt le sujet,
tantôt l’objet, tantôt la relation de l’un à l’autre. La diversité des
phénomènes est elle-même, dans certains cas, un phénomène que
l’on peut constater directement ; dans d’autres cas, on peut l’inférer à
partir de signes « commémoratifs », c’est-à-dire du type que le
Sceptique s’autorise. Pour ne prendre qu’un exemple (c’est le
premier trope d’Énésidème), les organes sensoriels de beaucoup
d’animaux ne sont pas les mêmes que les nôtres ; or nous constatons
que lorsque nos propres organes sont modifiés d’une manière ou
d’une autre, nos perceptions sont également modifiées ; on peut
donc inférer, sans prétendre savoir ce que perçoivent les animaux
différents de nous, qu’ils ne perçoivent pas comme nous. Et il n’y a
aucune raison de penser que nos perceptions découvrent la nature
des choses « en rien davantage » que les leurs.
Les tropes d’Agrippa soulèvent d’autres questions, tout à fait
fondamentales. Ils présupposent qu’un certain nombre de situations
intellectuelles sont insupportables : d’abord, la contradiction (on a
parfois supposé que Pyrrhon avait rejeté le principe de non-
contradiction, mais il est clair que les néopyrrhoniens ne le font
pas) ; ensuite, tous les vices de forme (régression à l’infini,
raisonnement circulaire, position d’hypothèses arbitraires) auxquels
sont condamnées, selon Agrippa, les procédures de démonstration
qui tentent de sortir de la contradiction. Quel est le statut
épistémologique de ces interdits logiques ? Prenons l’exemple de la
régression à l’infini : on peut supposer que les Sceptiques en
justifieraient l’interdit en invoquant soit l’impossibilité empirique,
pour l’esprit humain, de remonter indéfiniment de chaque énoncé à
celui qui le prouve, soit l’impossibilité logique, pour tout esprit
possible, de considérer comme prouvé un énoncé dont la preuve
exigerait un enchaînement infini d’énoncés antérieurs.

La question pratique

Il faut revenir à la composante empirique du scepticisme pour


décrire l’essentiel de sa réponse à une objection constamment
soulevée, chez les Anciens comme chez les Modernes, contre toutes
les formes du scepticisme : le reproche de « rendre la vie
impossible ». Le Sceptique serait condamné, sous peine
d’incohérence, à l’inaction (apraxia) : n’est-il pas impossible de vivre
« sans croyances » (adoxastôs), comme le Sceptique prétend pouvoir
le faire ? Peut-on se passer, pour vivre dans le monde des choses et
des hommes, d’un certain nombre de croyances relatives soit à l’état
des choses ici et maintenant, soit aux valeurs qui permettent de
choisir entre diverses conduites possibles ? Le néopyrrhonisme ne
s’estime nullement atteint par ces critiques, bien au contraire. Le
phénomène, auquel il donne l’assentiment faible qu’il s’autorise, lui
paraît être un critère suffisant pour l’action, et un guide efficace pour
une vie « non philosophique ». Faut-il dire que le Sceptique, comme
le « salaud » selon Sartre, agit comme tout le monde et ne pense
comme personne ? Mais l’homme du commun lui-même adhère-t-il
dogmatiquement aux croyances qui gouvernent sa conduite ? Le
Sceptique ne le croit pas, et il préférerait dire qu’il agit et qu’il pense
comme tout le monde, à l’exception du petit noyau obstiné des
dogmatiques. En cédant à ses automatismes naturels, il subvient à
ses besoins et se préserve des dangers ; renonçant à la quête illusoire
de valeurs universelles et objectives, il obéit aux lois et suit les
coutumes de son pays. Il est en mesure de ne pas rester
professionnellement inactif, pourvu qu’on ne s’imagine pas que
l’action technique requiert la connaissance objective de son domaine
d’exercice.
Sa manière de concevoir l’action technique doit beaucoup au
modèle de la médecine dite « empirique ». Dès le IIIe siècle était
apparue une école de médecins « empiriques », qui, par opposition
aux médecins « rationalistes », pensaient pouvoir fonder une
pratique efficace sur la seule expérience, sans aucun recours à une
connaissance prétendument scientifique du corps humain, de ses
mécanismes cachés, des causes objectives de la maladie et de la
santé, des raisons intrinsèques pour lesquelles remèdes et
traitements sont efficaces pour telle maladie et non pour telle autre.
Le domaine médical est probablement celui où s’est manifestée de la
façon la plus nette, et la plus réfléchie, une concurrence équilibrée
entre pratiques empiriques et pratiques rationnelles (ailleurs, la lutte
était plus inégale : les succès de la raison étaient manifestes en
mathématiques, et l’expérience du marin ou du paysan était peu
contestable pour prévoir le temps qu’il fera). Le débat entre les
écoles médicales prit ainsi une signification épistémologique et
philosophique dont les philosophes ne tardèrent pas à mesurer
l’importance ; les Sceptiques purent voir dans l’empirisme médical
un modèle de renoncement au dogmatisme qui n’impliquait pas de
renoncement à l’action, et qui pouvait même justifier l’idée d’une
forme non dogmatique de connaissance pratique.
Mais entre le scepticisme et les diverses variantes de l’empirisme
médical, il n’existait pas qu’une sorte d’harmonie préétablie ; à partir
d’une date d’ailleurs difficile à préciser, l’un et l’autre finirent par
s’incarner dans les mêmes personnes, comme Ménodote
(probablement actif au IIe siècle) et plusieurs de ses successeurs.
Sextus Empiricus lui-même, son surnom l’indique, est un médecin
en même temps qu’un philosophe ; il se présente comme un
thérapeute des maladies de l’esprit et de l’âme ; il avait écrit sur la
médecine des ouvrages qui sont perdus. D’autres textes, notamment
ceux de Galien, permettent d’éclairer les interférences et les débats
dont les problèmes épistémologiques firent l’objet entre médecins et
philosophes des diverses écoles.
Que les eaux du scepticisme aient fini par se mêler à celles de
l’empirisme médical, faut-il en être déçu ? Quoi, tout cela pour en
arriver là ? Un effort multiséculaire de réflexion critique, de vigilance
contre les illusions, de maîtrise de l’esprit sur lui-même, pour prôner
à la fin le renoncement à toute ambition intellectuelle, une vie de plat
conformisme et l’exercice las d’un métier routinier ? Avant de céder
à la déception, il faudrait peut-être se demander si l’empirisme
médical était aussi tristement stérile qu’on pourrait le croire. La
méthode des médecins empiriques, à ce que dit Galien, ne repose
pas seulement sur l’observation directe et personnelle (« l’autopsie »,
au sens propre du terme) ; elle fait également appel au témoignage
des devanciers (« l’histoire »), source d’enrichissement de
l’expérience mais aussi instrument de réflexion critique, et à une
opération de « passage du semblable au semblable », qui ne prétend
sans doute pas expliquer la similitude des cas particuliers par une
cause commune, mais qui, sous l’impulsion et le contrôle de
l’expérience, peut parvenir à établir entre eux des lois d’association
régulière. Si l’on peut difficilement attendre des progrès
thérapeutiques d’une médecine purement empirique, au sens où
nous l’entendons, on peut aisément en obtenir d’une médecine
expérimentale ; et la médecine empirique des Anciens a de plus en
plus ressemblé à une médecine expérimentale.
Ce qui est certain, c’est que le scepticisme lui-même, au moins à
titre d’expérience de pensée, n’a pas été stérile dans l’histoire de la
philosophie occidentale. Rarement repris tel quel (il serait bien peu
sceptique d’adopter le scepticisme par raison d’autorité), mais
fréquemment revisité et repensé, parfois atténué, parfois radicalisé,
parfois relevé comme un défi, il s’est montré capable, à travers
Montaigne, Descartes, Pascal, Bayle, Hume, Kant, Nietzsche et tant
d’autres, de réveiller la pensée de son « sommeil dogmatique » ;
peut-être réussirait-il, en cas de besoin, à la réveiller de son sommeil
antidogmatique. Disons qu’il mène à tout, à condition, si l’on en sort,
de ne pas en sortir trop vite.
Jacques BRUNSCHWIG
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Textes et traductions
SEXTUS EMPIRICUS, Œuvres, trad. angl. par R.G. Bury, Loeb Classical
Library, 1933-1949.
DIOGÈNE LAËRCE, Vies et opinions des philosophes illustres, livre IX,
traduction anglaise par R. D. Hicks, Loeb Classical Library, 1925.
DUMONT, Jean-Paul (éd.), Les Sceptiques grecs, textes choisis, Paris, PUF,
1966.
LONG, Anthony A., Sedley, David N. (eds.), The Hellenistic
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Études
ANNAS, Julia, BARNES, Jonathan, The Modes of Scepticism – Ancient
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BARNES, Jonathan, « Diogenes Laertius IX 61-116 : the philosophy of
Pyrrhonism », in W. Haase (ed.), Aufstieg und Niedergang der
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SCHOFIELD, Malcolm, BURNYEAT, Myles, BARNES, Jonathan (ed.), Doubt
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STOPPER, M.R., « Schizzi Pirroniani », Phronesis, 28, 1983, p. 265-297.
Sophistique

Sophistes et sophistique : fait d’histoire,


effet de structure

La sophistique est un mouvement de pensée qui, à l’aube


présocratique de la philosophie, séduisit et scandalisa la Grèce
entière. De fait, les Sophistes furent, selon la belle expression de
Hegel, « les maîtres de la Grèce » : au lieu de méditer sur l’être
comme les Éléates, ou sur la nature comme les physiciens d’Ionie, ils
choisirent d’être des éducateurs professionnels, ceux par qui « la
culture proprement dite vint à l’existence », étrangers itinérants qui
firent commerce de leur sagesse et de leurs compétences comme les
hétaïres de leurs charmes. Mais ce furent aussi des hommes de
pouvoir, qui savaient comment persuader des juges, retourner une
assemblée, mener à bien une ambassade, donner ses lois à une cité
nouvelle, former à la démocratie, bref, faire œuvre politique. Cette
double maîtrise a sa source unique dans la maîtrise du langage, de la
linguistique (morphologie, grammaire, synonymique qui rendit
Prodicos célèbre) à la rhétorique (étude des tropes, des sonorités, de
l’à-propos du discours et de ses parties où Gorgias excella) : les
Sophistes furent d’abord, comme le diagnostique Hegel, des
« maîtres d’éloquence ».
Ce type de lien avec le langage constitue, pour le meilleur et pour
le pire, la ligne de partage entre le « Sophiste », sophistès, expert en
sagesse, et le « philo-sophe », amoureux qui n’ose prétendre à
posséder tout son objet. En témoigne de manière symptomatique la
double définition du mot « sophistique », qu’on trouve dans le plus
courant des dictionnaires de philosophie (André Lalande, Vocabulaire
technique et critique de la philosophie, « Sophistique ») : « A. Ensemble
des doctrines, ou plus exactement attitude intellectuelle commune
des principaux Sophistes grecs (Protagoras, Gorgias, Prodicos,
Hippias, etc.). B. Se dit d’une philosophie de raisonnement verbal,
sans solidité et sans sérieux. » La première définition fait des
Sophistes grecs du Ve siècle avant notre ère un fait d’histoire
intellectuelle : de fortes personnalités, constituant quelque chose
comme un « mouvement », caractérisé par une attitude de pensée
qu’on va dire aujourd’hui, en la valorisant de plus en plus,
relativiste, progressiste, en prise sur les phénomènes et le monde
humain, voire humaniste. En revanche, avec la seconde, le nom
commun sert, comme intemporellement et d’ailleurs non sans
mystère, à désigner en philosophie l’une des modalités possibles du
non-philosopher, celle du « raisonnement verbal ». Force est donc de
comprendre que la sophistique s’est constituée, et a été constituée, en
alter ego de la philosophie : elle est en somme non seulement un fait
d’histoire, mais aussi un effet de structure.
La chose se vérifie déjà avec les textes. Les avatars de la
transmission n’ont laissé subsister jusqu’à nous que fort peu de
fragments originaux, presque toujours enchâssés dans des
témoignages ou des interprétations visant à les disqualifier.
Diels et Kranz, puis Untersteiner, ont rassemblé les fragments des
Sophistes. De ces grands ensembles ressort la minceur du corpus
authentique, c’est-à-dire attribuable expressis verbis à l’un d’entre eux.
Il comporte toutefois deux lignes de force bien visibles : d’une part,
l’œuvre de Gorgias, avec l’ontologie, ou la « méontologie », du Traité
du non-être, et la rhétorique de l’Éloge d’ Hélène et de l’Apologie de
Palamède ; d’autre part, celle d’Antiphon, objet de découvertes et de
travaux plus récents, avec les préoccupations éthiques et politiques
du papyrus Sur la vérité et les plaidoyers modèles constitués en
particulier par les Tétralogies. Mais les fragments conservés ne sont
rien face à l’ampleur des témoignages et des mises en scène qu’ils
ont suscités. Reconstituer les thèses et les doctrines relève alors
d’une paléontologie de la perversion, puisque les mêmes textes sont
source de notre connaissance et de notre méconnaissance de la
sophistique.
Tel est le point de départ, et, très exactement, le point de soudure
platonicien : la sophistique, réalité historique, est en même temps un
artefact produit par la philosophie, qui la présente toujours comme
le pire de ses autres. Prenons l’exemple de Protagoras qui fut, dit-on,
le premier des Sophistes. On ne possède somme toute de lui que
deux phrases, l’une sur les dieux, dont : « Je ne peux savoir ni qu’ils
sont ni qu’ils ne sont pas » ; et l’autre, la plus célèbre, sur les khrèmata
(les « choses », comme on a coutume de traduire) : « L’homme est la
mesure de toutes choses : de celles qui sont, qu’elles sont, de celles
qui ne sont pas, qu’elles ne sont pas. » Or cette dernière a, et c’est
très significatif, pour contexte de transmission ou d’interprétation
rien de moins que le Théétète de Platon et le livre « Gamma » de la
Métaphysique d’Aristote, sans compter le livre VII de l’Adversus
Mathematicos de Sextus Empiricus. Mais le seul dialogue entre
Socrate et Théétète suffit sans doute pour accréditer à jamais le sens
relativiste et subjectiviste de « la proposition de Protagoras » et la
démettre de toutes ses prétentions : si la vérité se réduit pour chacun
à l’opinion qui traduit sa sensation, Protagoras aurait à ce compte
aussi bien fait de dire que « la mesure de toutes choses, c’est le
cochon, ou le cynocéphale ».
C’est ainsi de l’ensemble des dialogues de Platon que se dégage
d’abord la figure désormais traditionnelle de la sophistique. Elle est
déconsidérée sur tous les plans ; ontologique : le Sophiste ne
s’occupe pas de l’être, mais se réfugie dans le non-être et l’accident
(c’est le Sophiste) ; logique : il ne recherche pas la vérité ni la rigueur
dialectique, mais seulement l’opinion, la cohérence apparente, la
persuasion, et la victoire dans la joute oratoire (ainsi dans
l’Euthydème) ; éthique, pédagogique et politique : il n’a pas en vue la
sagesse et la vertu, ni pour l’individu ni pour la cité, mais il vise le
pouvoir personnel et l’argent (le Gorgias) ; littéraire même, puisque
les figures de son style ne sont que les boursouflures d’un vide
encyclopédique (à travers le Protagoras par exemple). À mesurer la
sophistique à l’aune de l’être et de la vérité, il faut la condamner
comme pseudo-philosophie : philosophie des apparences et
apparence de la philosophie. L’essence de l’artefact platonicien est de
faire du Sophiste l’alter ego du philosophe, ne cessant de l’imiter et
de se faire passer pour lui. Ils se ressemblent, depuis la remarque de
l’Étranger dans le Sophiste, « comme le loup ressemble au chien, le
plus sauvage au plus apprivoisé ». Mais rien qu’avec le jeu des cas,
nous comprenons que la ressemblance est « le plus glissant des
genres », car dans l’échange des répliques entre Théétète et Socrate,
quoiqu’on ne s’en avise guère d’habitude, le datif met bel et bien le
Sophiste en position de chien, et le philosophe donc en position de
loup. Ils se ressemblent à tel point que, même en y mettant les deux
mains, à chaque fois qu’on croit attraper l’un, c’est l’autre qu’on
tient : la maïeutique cathartique de Socrate, sa pratique de la
réfutation, constituent ainsi la genei gennaia sophistikê (« l’authentique
et vraiment noble sophistique »), qui enracine la possibilité d’un
Socrate sophiste ou quasi sophiste. Inversement, lorsque à la fin du
dialogue il s’agit de récapituler toutes les dichotomies qui ont servi à
traquer le Sophiste et à construire sa définition, la dernière
arborescence nous livre du même côté, face au démagogue, le
doublet « sage ou Sophiste ? » (268b10) ; et la décision n’est emportée
que par une thèse : « Mais nous avons posé – dit Théétète – qu’il ne
sait point. » Le Sophiste, imitateur du « sage », en est un paronyme,
un mot de même famille, ni plus ni moins que le philosophe lui-
même. Moyennant quoi, et c’est cela bien sûr qui affleure dans le
Sophiste pour en affoler la stricte organisation, l’artefact est à
l’inverse producteur de philosophie, il contraint au parricide et
provoque une réflexion sur l’être, le non-être, les grands genres et la
syntaxe.
À son tour, Aristote réfute ceux qui prétendent avec « l’homme-
mesure » de Protagoras que « tous les phénomènes sont vrais », et
croient pouvoir ainsi échapper au principe de non-contradiction : ils
confondent, tout simplement, comme Héraclite et d’ailleurs tous les
Présocratiques, la pensée avec la sensation, et la sensation avec
l’altération (Métaphysique, Γ). Or, se fier exclusivement au sensible et
à la sensation et chercher à traduire en mots fidèles ce devenir
incessant, c’est vouloir attraper des oiseaux en plein vol et se
condamner au silence, comme Cratyle qui se contente de bouger
simplement le doigt pour désigner ce fleuve toujours différent de
lui-même où personne ne pourra même seulement entrer. Le
Sophiste, s’il persévère avec conséquence dans sa prétendue
phénoménologie du fugace et du relatif, se condamne au mutisme et
se disqualifie tout seul. Mais que faire s’il préfère continuer à parler,
et assume de se contredire ? Aristote ne peut alors se contenter de
réduire comme Platon la sophistique à l’ombre, nuisible car trompée
et trompeuse, portée par la philosophie : il doit élaborer une
véritable stratégie d’exclusion. C’est, cette fois, dans la
démonstration du principe de non-contradiction lui-même que
réside l’impossibilité d’y contrevenir ; car cette démonstration est
une réfutation : elle part de ce que dit l’adversaire du principe, ne
serait-ce que pour exprimer son refus, et rend manifeste cette
conséquence renversante qu’il obéit au principe au moment même
où il le conteste ; la sophistique prise au mot est aristotélicienne, si
Protagoras parle (ce que font d’ordinaire les Sophistes), il ne peut
parler que comme Aristote. Le ressort proprement dit de la
réfutation tient à une série d’équivalences qui, dès qu’elles sont
énoncées, vont de soi comme l’ontologie même : parler, c’est dire
quelque chose, quelque chose qui a un sens et un seul, le même pour
soi-même et pour autrui. Dès lors, en effet, il suffit que je parle pour
que le principe de non-contradiction se prouve et s’instancie par là
même : il est impossible que le même (mot) simultanément ait et
n’ait pas le même (sens). Il suffit que je parle, ou « pourvu que
l’adversaire dise quelque chose » : Aristote verrouille la procédure
en assurant cette condition nécessaire et suffisante dans la définition
même de l’homme, « animal doué de logos », qui exclut par avance
de l’humanité tous ceux qui ne se prêtent pas à la démonstration,
puisque alors « un tel homme, en tant qu’il est tel, est d’emblée
pareil à une plante ». Ceux qui refusent de s’y soumettre sont ainsi
réduits à un en deçà du langage, silence ou bruit. Libre à eux de
s’intéresser à « ce qu’il y a dans les sons de la voix et dans les mots »,
tel un bla-bla-bla de barbare : au signifiant, en tant qu’il ne signifie
pas. L’exigence de sens, ainsi confondue avec la visée d’univocité,
peut alors devenir, tout au long notamment des Réfutations
sophistiques, une formidable machine de guerre contre l’homonymie
(un seul mot pour plusieurs définitions) et l’amphibolie (ou
homonymie dans la syntaxe, quand une seule phrase est susceptible
de plusieurs constructions). Mais c’est que, beaucoup plus
radicalement, Aristote, en faisant équivaloir exigence de non-
contradiction, exigence de signification et visée d’univocité, a
marginalisé les réfractaires, et les a relégués, plantes qui parlent, aux
confins non seulement de la philosophie, mais de l’humanité.
Si le Sophiste est l’autre du philosophe, si la philosophie ne cesse
ainsi de l’expulser hors de son champ, le philosophe évidemment
(ne) se définit à son tour (que) d’être l’autre du Sophiste, un autre
que la sophistique ne cesse de pousser dans ses retranchements. La
philosophie est fille de l’étonnement, et, d’après la première phrase
de la Métaphysique, « tous les hommes désirent naturellement
savoir ». Pourtant, « ceux qui se posent la question de savoir s’il faut
ou non honorer les dieux et aimer ses parents n’ont besoin que d’une
bonne correction, et ceux qui se demandent si la neige est blanche ou
non n’ont qu’à regarder » (Aristote, Topiques). Le Sophiste
(Protagoras à propos des dieux, Antiphon à propos de la famille,
Gorgias à propos de ce qui est) exagère : il pose toujours une
question de trop, il tire toujours une conséquence de trop. Cette
insolence (hubris, l’excès sans vergogne, et apaideusia, l’inculture des
mal élevés, sont les deux termes grecs qui caractérisent la perception
philosophique du Sophiste) réussit à mettre la philosophie
littéralement hors d’elle, contraint l’amour de la sagesse à
transgresser les limites qu’il s’assigne, et à accomplir un certain
nombre de gestes – sortir le bâton – qui ne sont certes pas du même
ordre que le reste de sa démarche : la sophistique produit une
délimitation de la philosophie.
Dans cette perspective, on comprend l’intérêt d’étudier les
retours de la chose sophistique, la manière dont elle ne cesse de
déjouer la censure philosophique, particulièrement avec le
mouvement qui se désigne lui-même, en pleine période impériale,
soit cinq siècles après Protagoras et Gorgias, comme « seconde
sophistique ». Autre chose que la philosophie, que la métaphysique
de Platon et d’Aristote jusqu’à Hegel et Heidegger, et pourtant rien
de purement et simplement irrationnel : voilà pourquoi la
sophistique constitue un enjeu toujours actuel.

Sophistique et critique de l’ontologie :


la scène originaire, ou Gorgias contre
Parménide

Si la philosophie veut réduire la sophistique au silence, c’est sans


doute parce que, à l’inverse, la sophistique produit la philosophie
comme un fait de langage. En témoigne au premier chef un
remarquable petit traité de Gorgias, Sicilien né à Leontium vers 485
avant J.-C., et dont nous possédons deux versions (l’une est
transmise par Sextus Empiricus, M., VII, 65-87, l’autre constitue la
troisième partie d’un écrit doxographique anonyme, Sur Mélissus,
Xénophane et Gorgias, M.X.G., traditionnellement publié à l’intérieur
du corpus aristotélicien).
Sur le non-étant ou sur la nature : le titre conservé par Sextus au
traité de Gorgias est provocant. C’est le titre même donné aux écrits
de presque tous les philosophes présocratiques qui composèrent un
traité Sur la nature. Mais c’en est aussi l’exact renversement puisque
tous ces physiciens, ou physiologues, et entre tous Parménide,
désignent par physis, « nature », comme Heidegger ne cessera de le
souligner, ce qui croît et vient ainsi à la présence : l’étant. Le traité de
Gorgias, en cela emblématique de la sophistique, doit être entendu
comme un discours second, critique d’un discours déjà tenu, en
l’occurrence le Poème de Parménide, qui contient en puissance toute
l’ontologie.
« Rien n’est. » « Si c’est, c’est inconnaissable » (ou, dans la version
de Sextus, « ce ne peut être appréhendé par l’homme »). « Si c’est et
si c’est connaissable, ce ne peut être montré aux autres » (ou :
« formulé et expliqué à son prochain »). Après le titre, c’est le geste
discursif de Gorgias, quant à sa forme même, qui s’inscrit en faux
contre l’épanouissement du poème. Au lieu de l’autodéploiement du
« est » dans la plénitude sphérique de son identité présente et
représentée, au lieu de la « nature » comme progrès, cumul
identitaire, le traité présente une structure de recul qui dépense
d’emblée la thèse maximale, puis s’amenuise selon les
caractéristiques de l’antilogie, de la défense, du discours encore et
toujours second. Le Freud du Mot d’esprit, évoquant les Sophistes et
souvent invoqué pour les interpréter, met magistralement en scène
cette structure : A a emprunté à B un chaudron de cuivre ; lorsqu’il le
rend, B se plaint de ce que le chaudron a un grand trou qui le met
hors d’usage. Voici la défense de A : 1) Je n’ai jamais emprunté de
chaudron à B ; 2) Il avait un trou lorsque je l’ai emprunté ; 3) J’ai
rendu le chaudron intact.
Chacune des trois thèses de Gorgias se présente à son tour
comme un renversement ironique ou grossier du Parménide scolaire
dont tout un chacun, de Platon jusqu’à nos jours, a dû retenir :
d’abord qu’il y a de l’être puisque l’être est et le non-être n’est pas ;
ensuite que cet être est par essence connaissable, puisque être et
penser sont une seule et même chose ; moyennant quoi la
philosophie, et plus particulièrement cette philosophie première
qu’on nomma métaphysique, a pu s’engager tout naturellement sur
son chemin : connaître l’être en tant qu’être, et se monnayer en
doctrines, disciples et écoles. Être, connaître, transmettre : n’être pas,
n’être pas connaissable, n’être pas transmissible.
Avec sa première thèse, toute la stratégie de Gorgias consiste à
nous faire entendre que l’Être, héros parménidéen comme Ulysse est
celui d’Homère, n’est jamais que l’effet du Poème. En suivant
comment « le mot du chemin » – Est – au point de départ du Poème
suffit à sécréter, à travers une série d’infinitifs et de participes, le
sujet plein désormais identifié par la grâce de l’article – l’étant –, le
Sophiste dissèque la manière dont la syntaxe crée la sémantique.
Une telle lecture suffit à renverser l’évidence du poème, car le non-
être se met alors en phrase aussi bien que l’être. L’Étranger de Platon
reprendra l’argument tout wittgensteinien : Parménide aurait mieux
fait de ne pas parler du non-être, de ne pas prononcer le mot, de ne
pas même y penser, car à moins de parvenir à l’inhumain tour de
force d’émettre les sons comme une cloche qui résonne, le langage
nous entraîne, et qui dit ouk esti (« n’est pas ») en arrive avant même
de s’en rendre compte, conduit par la force syntaxique propre de la
langue qu’il parle, à dire ta mê eonta (« les non-étants » [Sophiste,
237a-239b]). Gorgias l’explicite parfaitement : « Si le ne pas être est
ne pas être, le non-étant serait tout autant que l’étant ; en effet le
non-étant est non-étant tout comme l’étant est étant, de sorte que les
choses effectives sont tout autant qu’elles ne sont pas » (M.X.G.,
979a). Comme le notera Hegel, « ceux qui insistent sur la différence
entre l’être et le néant feraient bien de nous dire en quoi elle
consiste » (Science de la Logique). Mais Gorgias montre encore quelque
chose de plus, en un mode cette fois qui mènera plutôt d’Aristote à
Kant et Benveniste : le non-être se met en phrase non seulement
comme l’être, mais mieux que l’être ; mieux, c’est-à-dire de manière
moins « sophistique » parce que laissant de fait une moindre prise à
l’équivoque entre copule et existence. En effet, quand on dit « l’être
est être », les deux sens du verbe être se confirment et risquent de se
confondre ; au contraire, la proposition d’identité appliquée au non-
être (« le non-être est non-être ») n’incite pas à conclure, à moins
d’erreur ou de mauvaise foi, que le non-être existe, mais à distinguer
entre les sens de « est » : l’ontologue est comme naturellement plus
sophiste que le Sophiste.
Avec le second postulat du poème – « être, penser : le même »,
pour reprendre la traduction paratactique que Heidegger propose
parfois du très controversé fragment 3 –, où la vérité comme
dévoilement, puis comme adéquation, trouve son point d’ancrage, la
catastrophe est parfaite. Il suffit en effet que je pense quelque chose,
et a fortiori que je le dise pour que cette chose, par là même, soit : si je
dis « des chars luttent en pleine mer », alors des chars luttent en
pleine mer. Cette série de renversements n’est pas de l’ordre de la
virtuosité rhétorique, externe donc, mais de la catastrophe, au sens
étymologique du terme : c’est une radicale critique interne de
l’ontologie. S’il est impossible de dire ce qui n’est pas, alors tout ce
qu’on dit est vrai. Pas de place pour le non-être, pas de place non
plus pour l’erreur ou le mensonge : c’est l’ontologie de Parménide et
elle seule, prise au mot et poussée à bout, qui garantit l’infaillibilité
et l’efficace du discours, par là même sophistique. La procédure de
Gorgias, traité contre poème, consiste ainsi simplement à attirer
l’attention, non sans insolence, sur toutes les manœuvres, fussent-
elles celles de la langue et de la discursivité elles-mêmes, permettant
la mise en place du rapport de dévoilement entre être et dire. L’effet
de limite ou de catastrophe ainsi produit consiste à montrer que, si le
texte de l’ontologie est rigoureux, c’est-à-dire s’il ne constitue pas un
objet d’exception par rapport à la législation qu’il instaure, alors c’est
un chef-d’œuvre sophistique.
Au lieu de l’ontologie, qui n’est plus qu’une possibilité discursive
parmi d’autres, purement et simplement autolégitimée, le Sophiste
propose avec ses « performances » (epideixeis désigne, déjà dans les
dialogues de Platon, ces conférences, ces prestations, caractéristiques
de la manière sophistique) quelque chose comme une « logologie »,
pour reprendre un terme risqué par Novalis, où l’être, pour autant
qu’il est, est d’abord produit, performé par le discours. On le vérifie
aisément sur l’Éloge d’ Hélène, qui sert à jamais de modèle pour ce
genre rhétorique par excellence qu’est le genre épidictique – à
nouveau l’epideixis, mais cette fois, dans la terminologie rhétorique
d’Isocrate et surtout d’Aristote, au sens plus codifié d’« éloge ». Loin
de nous présenter adéquatement Hélène de Troie, la « face de
chienne » qui, deux fois traîtresse, à sa première et à sa seconde
patrie, mit la Grèce à feu et à sang dans la réalité de la guerre et des
Poèmes homériques, Gorgias fabrique pour longtemps (Euripide,
Isocrate, Dion Chrysostome, jusqu’à Offenbach, Claudel ou
Giraudoux) une Hélène innocente qui le rendra célèbre. Il envisage
successivement quatre cas : Hélène est innocente, bien sûr, si « elle a
fait ce qu’elle a fait » par les vouloirs de la fortune, les volontés des
dieux et les décrets de la Nécessité – « la Fatalité » dira-t-elle chez
Offenbach ; innocente encore si, faible femme devant la force virile,
« elle a été ravie par la violence » (Éloge d’Hélène, 6-7). Mais Gorgias
ajoute qu’elle est innocente si, troisième hypothèse, elle a été
persuadée par des paroles, ou si, quatrième cas, tout simplement,
elle a aimé. Comment sa faute même – se laisser séduire – peut-elle
l’innocenter ? Tout simplement parce que Hélène n’y peut rien si elle
a des oreilles et des yeux. Et tout comme ses yeux ont vu le beau
corps de Pâris, ses oreilles en ont entendu les discours, or « le
discours est un grand souverain [logos dunastês megas estin] qui, au
moyen du plus petit et du plus inapparent des corps, parachève les
actes les plus divins, car il a le pouvoir de mettre fin à la peur, écarter
la peine, produire la joie, accroître la pitié » (ibid., 8). Gorgias analyse
alors les effets, dans les différentes régions de discours, et les causes
profondes, ancrées dans la temporalité humaine, de la tyrannie
discursive. C’est de la puissance même du logos que dépend au bout
du compte l’innocence d’Hélène : Hélène séduite par les mots de
Pâris est non coupable car les mots sont, au sens propre, irrésistibles,
et l’éloge se fait ainsi en même temps un éloge du logos, un éloge de
l’éloge. Gorgias déploie l’éloge comme un jeu (emon de paignion,
« mon jouet », ainsi que le disent crûment les derniers mots de
l’Éloge) : il s’agit en somme d’une performance, à la fois codifiée et
inventive, au moyen de laquelle l’orateur peut conforter le
consensus, mais aussi le fabriquer. « Faisant appel à l’opinion »,
partant de banalités, d’objets accordés (tous disent « d’une seule voix
et d’un seul cœur » qu’Hélène est la plus coupable des femmes), il
joue du logos pour les faire exister autrement, pour les produire
comme autres, pour en produire d’autres (« dans tous les cas, elle
échappe à l’accusation » : Hélène est bonne à louer). Ou encore : il y
a un moment dans tout éloge où le langage prend le pas sur l’objet,
où le langage se fait fauteur d’objet, où la description, le lieu
commun, s’ouvrent. C’est le moment de la création et, entre autres,
de la création des valeurs : moment de convergence rhétorique entre
critique de l’ontologie et institution du politique.
Si l’être est un effet de dire, l’immédiateté de la Nature et
l’évidence d’une parole qui a en charge de la dire adéquatement
s’évanouissent ensemble : le physique que la parole découvre fait
place au politique que le discours crée. Où l’on atteint en effet grâce
aux Sophistes la dimension du politique : la cité apparaît comme la
création continue du langage. La sophistique, si c’est un jeu, est un
jeu producteur de monde comme celui de l’enfant héraclitéen.

Éthique et politique : Protagoras,


Antiphon

Dès qu’on ne se fie plus à l’artefact platonicien, il est difficile de


parler de « sophistique », surtout en ce qui concerne la politique : les
Sophistes, pris cas par cas, ont eu, à en croire tous les témoignages,
des attitudes bien contradictoires. On suppose parfois que la
première génération, celle d’un Protagoras d’Abdère (ca 490-421
avant J.-C.), ami de Périclès, législateur de Thourioi et finalement
exilé pour impiété, fut composée de démocrates et de libres-
penseurs, tandis que la seconde, celle d’un Critias qui fit partie des
Trente et s’entendit avec Sparte pour faire de l’Attique un « désert
abandonné aux brebis » (Philostrate, Vies des Sophistes, I, 16), n’aimait
déjà plus cette sorte d’égalité. Ce n’est pas seulement en logique ou
en ontologie que la sophistique semble priser la contradiction, mais
tout autant dans le domaine politique et social : les Sophistes
réussissent ce tour de force d’apparaître à la fois comme les
« nouveaux sages » qui veulent mettre en pièces les croyances
dominantes et les valeurs traditionnelles, et comme les promoteurs
d’une orthodoxie de la cité, partisans des conduites les plus
conventionnelles et les plus stéréotypées.
La difficulté est à son comble dans le cas d’Antiphon : projetant
des oppositions modernes, on a cru, à la lecture des doxographes et
des biographes, qu’il existait nécessairement plusieurs Antiphon. On
a longtemps distingué en effet, et l’on distingue parfois encore, entre
Antiphon de Rhamnunte, né vers 470, historiquement bien identifié
comme l’aristocrate oligarque condamné à mort en 411 pour haute
trahison à la suite de son engagement dans l’affaire des Quatre
Cents, logographe et orateur bien-pensant dont Thucydide trace
l’élogieux portrait, et celui qu’Hermogène, se fondant sur Didyme
d’Alexandrie, présente pour des motifs stylistiques comme « l’autre
Antiphon » (De ideis, II), auteur d’un Peri alêtheias et d’un Peri
homonoias, en qui la tradition ultérieure reconnut un « Antiphon le
Sophiste » seul capable de soutenir en anarcho-démocrate l’identité
de nature entre Grecs et Barbares.
Le paradoxe commence à s’expliquer quand on consent à revenir,
en deçà de nos propres antithèses (démocratie/conservatisme,
révolution/réaction), à la constitution même de la polis qui marque
le « miracle grec » du Ve siècle. Polis, logos, sophistique : le caractère
éminemment politique de la sophistique est d’abord une affaire de
logos, terme où le grec noue, dans la manière de rapporter les choses
les unes aux autres, le fait de penser et celui de parler. Les Sophistes
n’auraient certes pas existé sans cette cité par excellence qu’est
l’Athènes de Périclès, où se forge leur réputation, et la foule
assemblée où se recrutent leurs riches étudiants. Mais la cité grecque
non plus, qu’Aristote continuera de définir comme composée
d’animaux plus politiques que les autres simplement parce qu’ils
parlent (Pol., I) n’aurait pas existé, pour le meilleur et pour le pire,
sans ces étrangers fracassants.
On peut vérifier la force du lien entre logos et politique sur la
phrase de Protagoras, elle qui contraint Socrate, comme pris de
honte après son interprétation relativiste, à faire l’« apologie » de son
auteur. Protagoras ne veut pas seulement dire que le phénomène est
seulement comme il apparaît à qui il apparaît, homme ou cochon,
mais aussi qu’il ne peut plus y avoir dès lors aucune distinction
entre être et apparence, opinion et vérité. Le sage ne sera donc pas
dans le vrai, ni ne fera jamais passer personne d’une opinion fausse à
une opinion vraie : mais il saura, comme le médecin par ses drogues
et le Sophiste, précisément, par ses discours, procéder à des
« inversions » ou des « renversements », et faire passer l’autre d’un
état moins bon à un état meilleur. C’est ainsi que « les orateurs sages
et bons font qu’au lieu des choses nuisibles, ce soient les choses
utiles aux cités qui paraissent et soient justes » (Théétète). En parfaite
consonance avec l’Éloge d’ Hélène, le logos des Sophistes n’est pas un
organon, un instrument nécessaire pour montrer ou démontrer ce qui
est, mais un pharmakon, un remède pour l’amélioration des âmes et
des cités – même si nul ne peut après Platon oublier que pharmakon
signifie, indissolublement, « poison ». Comme le prétendu
« nihilisme » de Gorgias, ce qu’on appelle le « relativisme » de
Protagoras ne prend son sens qu’interprété à la lumière de la vie
politique rapportée à l’éloquence, comme son fondement même.
Au lieu donc de l’opposition du vrai et du faux, s’installe ainsi
une problématique de la valeur ; et non pas sous la forme d’une
nouvelle alternative entre bien et mal, mais, selon la pluralité
inhérente au comparatif, comme un calcul du « meilleur », au sens
de l’« utile », et plus exactement de l’« utile à ». C’est sur ce fond
qu’il faut comprendre, dans la phrase sur l’homme-mesure, le terme
de khrèmata dont Protagoras se sert pour désigner cela justement
dont l’homme est mesure. Khrèma, de la même famille que khrè, « il
est besoin, il faut » et que khraomai, « désirer, manquer, se servir de »,
s’entend comme lié à kheir, « la main » : il désigne, à la différence des
pragmata (« les choses » comme résultat d’une action, l’état de
choses) et des onta (« les choses » en tant qu’elles sont là présentes,
les étants), ce dont on a besoin ou ce dont on se sert – une affaire, un
événement et, au pluriel, les richesses et l’argent. Ce maître mot de la
sophistique ouvre, face à la thésaurisation de l’être comme présence,
le déploiement temporalisé de l’usage, de l’usure, de la dépense :
« Ce dont quelqu’un ne s’est pas servi ni ne se servira [mè ekhrèsato
mède khrèsetai], que ce soit ou que ce ne soit pas à lui, cela ne fera ni
plus ni moins d’effet », dit par exemple Antiphon pour consoler
l’avare de la fable qui, au lieu de « verser le plus possible » comme
Calliclès dans ses tonneaux percés, avait enterré son trésor (khrèmata
donc) dans le jardin – et se l’était fait voler. On pourra, avec Aristote,
relier cela au mauvais infini de la chrématistique, où l’argent par sa
seule circulation produit l’argent indépendamment de tout besoin,
ou bien y lire le modèle d’une économie générale, où l’accumulation
et l’échange le cèdent au flux et à ce que Bataille nomme la
« consumation ». Qu’il s’agisse de logos ou de khrèmata, on comprend
en tout cas que la sophistique choisit le temps et son cours contre
l’espace et la présence.
Devant le calcul du meilleur, « la frontière entre bien et mal
s’efface : c’est là le sophiste » (Nietzsche, Fragments posthumes, 87-88).
Pourtant, Protagoras assure enseigner la « vertu » (du moins est-ce
ainsi d’ordinaire qu’on rend aretè), malgré les protestations de
Socrate dans le Protagoras ou le Gorgias, qui ne cesse de s’insurger
contre cette prétention, avec exemples à l’appui de pères et
d’hommes d’État célèbres pour leur vertu mais affligés de fils et de
concitoyens peu recommandables. Le célèbre mythe du Protagoras
paraît accréditer cette volonté bonne du Sophiste, et faire entendre
que le politique digne de ce nom, stabilisé en cité, dépend de
l’éthique, puisqu’il ne se conçoit pas sans la participation de tous à
aidôs et dikè, ces deux vertus fondamentales que sont « pudeur » et
« justice » – comme on traduit souvent. Cette interprétation d’un
texte majeur de philosophie politique, qui livre aux bien-pensants un
brave Protagoras pour racheter d’insupportables Calliclès ou
Thrasymaque, mérite pourtant un sérieux réexamen, à partir de la
lettre du mythe et du discours suivi qui l’explicite (Protagoras, 320c-
328d).
On sait que Prométhée dérobe à Héphaistos et Athéna, pour
réparer l’étourderie d’Épiméthée, « la sagesse de l’art jointe au feu »,
et que ces dons suffisent à procurer aux hommes « toutes facilités
pour vivre » : ils peuvent non seulement construire des maisons,
s’habiller ou cultiver la terre, mais aussi honorer les dieux et
prononcer des mots, ils cherchent même, face aux agressions des
bêtes, à « se regrouper » et à « fonder des cités ». Mais l’art politique
leur manque doublement : pour gagner la guerre contre les animaux,
et pour rester ensemble sans que les injustices commises les uns à
l’égard des autres ne les séparent aussitôt. D’où l’intervention de
Zeus, inquiet pour notre espèce en voie de disparition, qui dépêche
Hermès porteur d’aidôs et dikè, « afin qu’appartiennent aux cités les
structures et les liens d’amitié propres à rassembler », avec la
mission de les répartir entre tous les hommes, et de mettre à mort
comme « maladie de la cité » ceux qui se trouveraient dans
l’incapacité d’en avoir leur part.
Or, à prendre les termes plus littéralement, aidôs, la « honte », dit
le sentiment du regard et de l’attente d’autrui, le respect de l’opinion
publique, et par là le respect de soi ; de même, dikè, avant d’être la
« justice », donc le « procès » et le « châtiment », désigne la « règle »,
l’« usage », tout ce dont on peut « faire montre » (deiknumi) : la
norme publique de la conduite. L’aidôs n’est ainsi que la motivation à
respecter la dikè, et la dikè n’a de force que pour autant que chacun
éprouve l’aidôs : il n’y a dans cette combinaison, respect et norme,
nulle matière à intention éthique, encore moins à autonomie d’un
sujet moral, mais il s’agit exclusivement des règles du jeu public,
toujours médiatisé par le regard d’autrui. Encore ce jeu exige-t-il
nécessairement l’hypocrisie : quand Protagoras commente son
mythe, il prend soin, réinterprétant ainsi la « maladie » condamnée
par Zeus, de souligner avec force que « tous les hommes doivent se
dire justes, qu’ils le soient ou non, et que celui qui ne contrefait pas
la justice est un fou ». Le mythe ne saurait donc être purement et
simplement celui d’une fondation éthique du politique.
À bien lire, le modèle de l’« excellence » (c’est la traduction plus
littérale d’aretê) politique, n’est autre, encore une fois, que le logos
lui-même. Leurs enseignements se confondent, dès l’instant où
l’enfant commence à effectuer la convention que sont les mots, puis à
travers l’apprentissage de la lecture, de l’écriture ou de la musique,
jusqu’à ces autres pages d’écriture que sont les lois, dont la reddition
de compte en fin de magistrature témoigne qu’on les a bien
recopiées. « Chercher le professeur de vertu, c’est comme chercher
qui enseigne à hellenizein », conclut Protagoras (327e-328a) : politique
et langage, ou plus exactement enseignement de la langue grecque,
ont ainsi partie liée. C’est ce qu’un Ælius Aristide, Sophiste de la
seconde sophistique, mettra vigoureusement en relief, réécrivant le
mythe sept siècles plus tard pour substituer à aidôs et dikè la seule
« vertu rhétorique » (II Behr, 394-399). Si les hommes de Prométhée
avaient les moyens « d’articuler le son et les mots » (Protagoras,
322a), ils ne connaissaient bien entendu pas pour autant, selon
Aristide, ni le grec ni l’art de bien parler : le mythe de Protagoras,
relu dans la perspective de son explicitation par Protagoras dans le
Protagoras de Platon, fait de l’institution du politique au moins un
analogon de l’excellence discursive.
Le paradoxe inhérent à l’enseignement de Protagoras comme à
son mythe apparaît alors très clairement : tout le monde dans la cité
enseigne la vertu, comme tout le monde enseigne à parler grec, et
tout le monde s’y connaît ; pourtant, il y a des élèves plus doués que
d’autres, et des professeurs qui, comme Protagoras, se font payer.
Tous sans exception participent au politique, comme ils parlent : le
mythe de Protagoras est bel et bien le mythe fondateur de la
démocratie. Mais certains sont différentiellement « meilleurs », qu’on
reconnaît comme tels et qu’on doit écouter : c’est après tout un
mythe fondateur de l’aristocratie. Où l’on constate que démocratie et
aristocratie sont reliées par la pédagogie, par la paideia. Mais choisir
d’être un maître qu’on rétribue plutôt qu’un philosophe-roi qui
subjugue, telle est peut-être la manière proprement sophistique,
somme toute étonnamment moderne, de délier éthique et politique
tout en assurant la démocratie.
Le logos produit la création continue de la cité, parce qu’il est
l’artisan de cette homonoia (littéralement : « identité d’esprit, de
sentiment »), à quoi Gorgias et Antiphon, au moins, consacrèrent un
traité. Dans La République de Platon, où politique et éthique ne feront
qu’un, soumises à la même idée du Bien, l’homonoia déterminera
l’une des quatre vertus caractéristiques de l’âme de l’individu
comme de cette âme agrandie qu’est la cité : elle se définira comme
sens de la hiérarchie, et, avec la justice, vertu de la structure, elle
fixera la fonction propre de chaque classe à l’intérieur d’une unité
organique. Au contraire, un consensus de type sophistique est le
résultat toujours précaire d’une opération rhétorique de persuasion,
qui produit, occasion après occasion (c’est le kairos, qu’on représente
sous les traits d’un jeune homme chauve par derrière et qu’il faut
saisir par le toupet), une unité instantanée faite tout entière de
dissensus, de différences. Le modèle de la cité, unifiée seulement
comme pluralité en devenir (homonoia : « consensus »), s’étend à la
manière dont chaque individu, pour n’être pas « en guerre contre
lui-même », se rapporte à soi (homonoia : « accord de soi avec soi »,
Stobée, II, 33, 15= 87 B 44a D.K.) : l’unité de l’« avec » devient la
matrice de l’unicité.
Les lambeaux du Peri homonoias, Sur les consensus (sur la
concorde, sur l’accord, comme on voudra donc dire) attribués à
Antiphon sont trop fragmentaires pour nous permettre d’avancer
beaucoup : ils nous engagent, souvent sous forme de proverbe ou de
fable (celle de l’avare par exemple, voir supra), à tenir compte du
temps et de l’usage dans la réalité des conduites, mais le terme
d’homonoia n’apparaît plus pour nous que dans le titre.
En revanche, son Sur la vérité que certains fragments, récemment
découverts, obligent à repenser, constitue le plus long texte
authentique qui nous soit parvenu sur la politique d’un Sophiste.
Objet d’interprétations foisonnantes (on a parlé à son propos de
Hobbes, Rousseau, Kant, Sade), il met en place, sans doute pour la
première fois, l’opposition entre nature et loi, réutilisée ensuite, avec
des valorisations contradictoires, par le Socrate et le Calliclès du
Gorgias de Platon ou le Thrasymaque de La République. Elles y sont
distinguées non par leur idée, mais par leur usage, leur utilisation,
leur utilité, et en particulier par les conséquences qu’entraîne leur
transgression. La transgression de la nécessité naturelle produit un
dommage « selon la vérité » (di’alêtheian, fr. B, col. II et III =
87 B 44a DK) : comme en témoigne l’étymologisation, on ne saurait
« échapper » (lathêi, sur lanthanô, « être caché ») à la nature, si bien
que le châtiment suit toujours. Au contraire, la transgression d’une
règle conventionnelle ne produit un effet que « selon l’opinion »,
donc radicalement différent quand on opère sous le regard du public
ou dans le secret du privé. Avec ce secret s’opère évidemment un
retour au naturel, mais la nature n’a plus alors rien de premier : c’est
une simple échappée – qu’Antiphon décrit avec des accents parfois
sadiens – à l’impérialisme de cette légalité qui prétend contraindre
jusqu’à nos sens et prescrire par exemple aux yeux « ce qu’ils
doivent voir et ce qu’ils ne doivent pas voir ». Or ces lois qui
définissent la cité dans laquelle on vit sont elles-mêmes « le résultat
d’un accord » ou « d’un consensus » (homologethenta) : tel est le rôle
de l’homonoia, dans toute sa force de nouveauté et de rupture par
rapport à l’ordre naturel. Antiphon invente même un néologisme
pour dire que d’emblée l’homme n’est plus être de nature mais être
de culture : « on citoyenne » (politeuetai tis), autrement dit, on est
immergé dans un « il y a » du politique. C’est donc aux lois que
l’homme-citoyen est d’emblée confronté, bien qu’il puisse avoir
intérêt, encore une fois, à s’y frotter le moins possible, surtout si elles
sont impuissantes à le défendre contre l’enchaînement des violences.
On retrouve ainsi, d’une manière qui autorise la critique de la loi
après le constat massif de son effectivité, cette substitution du
politique au physique caractéristique de la sophistique, et la
définition de la légalité politique comme partage, accord, et même –
c’est le sens propre de homologia – accord discursif.
Antiphon, dans le très controversé et conjectural fragment A
(= B 44b D.K.), est sans doute l’inventeur d’un autre néologisme :
« barbariser ». « Les lois [?] de ceux qui demeurent loin, nous ne les
connaissons pas et nous ne les vénérons pas. En quoi, de fait, nous
nous rendons barbares [bebarbarometha] les uns à l’égard des autres,
alors que, par nature en tout cas, tous, en tout, de la même manière,
nous nous trouvons naturellement faits pour être et barbares et
grecs » : cette simple phrase a contribué à faire d’Antiphon le
partisan subversif et moderne de l’égalité absolue entre tous les
hommes. Il s’agit en tout cas de substituer au fondement naturel de
la différence Grec/Barbare, invalidé par l’universalité des caractères
d’espèce (« nous respirons dans l’air tous à travers la bouche et les
narines »), un fondement culturel, et même politique : la différence
dans la manière de se rapporter à la loi. On sait que « barbariser »
(c’est le trait imparable de l’ethnocentrisme) signifiera le plus
souvent par la suite « parler de manière inintelligible », « faire des
barbarismes » : sans doute faut-il comprendre que, pour Antiphon,
nous « barbarisons », et perdons notre identité de Grec, lorsque nous
nous rapportons à la loi de manière purement idiosyncrasique, en
renonçant à l’intelligibilité et à l’universalité, celles du logos comme
celles de l’homologia. Ce que confirme entre autres le rapprochement
avec des textes de la mouvance sophistique, tel l’Oreste d’Euripide
(« barbariser », c’est refuser avec Oreste la « loi commune » qui se
trouve précisément être celle des Grecs, ainsi champions de
l’universel, et retomber par là dans la bestialité), ou le dialogue entre
Socrate et Hippias rapporté par Xénophon (Mémorables, IV), où
Socrate distingue la Grèce du reste du monde parce qu’une loi,
valable pour tout homme, y prescrit aux citoyens de « faire le
serment d’homonoia ». Si, comme les plus grands interprètes ont tenté
de le faire, on voulait lire du Kant dans Antiphon, ce serait donc, non
pas celui de l’autonomie de la conscience morale, mais plutôt celui
de la typique de la raison pure pratique, qui recommande d’agir
comme si la loi était universelle, aussi universelle qu’une loi
naturelle.
À condition d’avoir toujours sous les yeux ce « comme si » qui
tient à la fabrication de l’universel et du légal. Outre les motifs
historiques et philologiques, voilà sans doute la meilleure raison de
croire que les deux Antiphon ne font qu’un. Car dans les Tétralogies,
on assiste au moyen de cas d’école à la fabrication de la loi. Ainsi,
dans la deuxième Tétralogie par exemple, un jeune homme a tué son
camarade en s’exerçant au javelot : un spécialiste du droit athénien
comme Glotz ne comprend décidément pas pourquoi Antiphon
n’invoque pas la loi athénienne qui prévoit l’acquittement dans ce
cas précis de meurtre involontaire. C’est que tout se passe bien
plutôt comme si la loi, et pas seulement la jurisprudence, était à
inventer, en même temps que le sens et la dénotation des concepts
qui permettent de définir et de qualifier un état de cause. Ainsi, le
père de celui qui a lancé le javelot stipule que son fils a agi
volontairement, en lançant, mais pâti involontairement, en étant
empêché d’atteindre son but : le responsable actif du meurtre
involontaire se retrouve être la victime elle-même, dont la faute
(hamartia) à son propre égard a déjà été punie de mort (Tétralogies,
III). Nomimon et dikaion, ce qui est conforme à la loi, au droit et à la
justice, sont, et ne sont que, l’effet d’une convention dont le
jugement livrera la teneur ultime, jusqu’au prochain procès. À la
surprise des juristes, mais non des lecteurs de la Rhétorique
d’Aristote, l’orateur ne présente jamais que l’élaboration qui
convient au kairos : il peut faire appel au jus sacrum (droit
« religieux »), miasme et vengeance pour rétablir la pureté, ou au jus
civile (droit « civil »), qu’il peut à nouveau faire agir dans un sens ou
dans l’autre (« La loi qui sert à me poursuivre m’absout »). Ce
qu’Aristote thématisera sans aucun état d’âme, sous le titre de
« preuve non technique » (atekhnos pistis), au chapitre XV du premier
livre de sa Rhétorique : les lois, comme les témoignages, les
conventions, les déclarations sous la torture et les serments, il faut
savoir les utiliser, déterminer « leur esprit » ; on peut et on doit jouer
la loi écrite contre la loi commune, le légal contre l’équitable, un texte
contre un autre, une interprétation contre une autre : bref, il s’agit de
discours.
On comprend du coup toute la force sophistique du modèle de
rhétorique judiciaire que sont les Tétralogies, ces séries de quatre
discours : une accusation, une défense, une nouvelle accusation qui
tient compte de la première défense, puis une ultime défense,
chacune proposant son récit et sa version d’une même action, selon
les exigences instantanées de la tactique. L’identité des individus et
des conduites se trouve ainsi diffractée, parfaite mise en scène du fait
que la « vérité » est toujours seconde. De même que, dans le
papyrus, l’immédiat n’est autre que le légal, face à quoi la nature
n’est plus que secondairement première, de même les Tétralogies
nous immergent dans l’eikos, le « probable », le « vraisemblable », de
telle sorte que le vrai devient un simple tour de l’eikos. D’une part
donc l’eikos, comme le nomos, sont purement et simplement, c’est-à-
dire magistralement, le produit d’un discours qui réussit à obtenir le
consentement à ce qu’il présente, construisant ainsi l’espace public.
D’autre part, la vérité (alètheia) n’existe pas plus que la nature
(physis) : logique ou physique, elles ne peuvent apparaître que
comme un creux, une échappée ou une échappatoire, un secret, dont
par définition aucune preuve publique ne sera jamais définitivement
donnée.
C’est donc pour de solides raisons théoriques, liées à la
Sophistique comme coup d’envoi du politique et à la spécification
du conventionnel et du légal comme logique ou langagier, qu’un
même Antiphon est au moins susceptible d’être à la fois orateur et
Sophiste, sans qu’on ait à chercher dans l’histoire l’alibi d’un
dédoublement.
La thématique sophistique est le meilleur fil conducteur pour
comprendre le clivage, qui éclaire bien des antagonismes
contemporains, entre les deux philosophies politiques majeures de
l’Antiquité classique, celle de Platon et celle d’Aristote. Hannah
Arendt y est particulièrement sensible lorsque, soucieuse de se
différencier du platonisme tragique de Heidegger et de sa
philosophie politique, elle tente de caractériser à sa manière le bios
politikos (le « genre de vie » politique) et la « solution des Grecs » à la
fragilité des affaires humaines : il est aisé de constater que la theôria
platonicienne, et la soumission absolue du politique au
philosophique qu’elle implique, est entièrement élaborée contre une
politique de type sophistique et sa pratique athénienne ; au
contraire, un certain nombre de principes fondamentaux des
Politiques d’Aristote constituent de facto une réhabilitation
antiplatonicienne des thèmes traditionnels de la sophistique. On
récapitulera facilement les traits par lesquels un certain Aristote,
pour n’être pas platonicien, se fait sophiste : la cité, qui implique de
distinguer entre économique et politique, privé et public, se définit
comme une « pluralité de citoyens » dont il importe de maintenir la
diversité, la « symphonie », loin d’une unité « homophone » de type
organique ou hiérarchique qui fait disparaître la dimension
spécifiquement politique. C’est pourquoi les défauts ou les
anomalies des individus deviennent, comme dans le cas du public
qui juge d’un spectacle ou lors de ces repas où chacun apporte son
écot, des qualités supplémentaires pour le mélange, et la démocratie
est le seul régime à recevoir finalement le nom, tout court, de
« Constitution » (cf. Pol., II, 5 ; III, 1, 4, 11 ; IV, 2). Les citoyens, armés
de cette vertu critique et doxastique qu’est la « prudence », sont ainsi
formés sur l’Agora, avec Euripide, Isocrate ou Thucydide, à l’école
des Sophistes (parmi lesquels on rangerait à juste titre un certain
Socrate), où ils apprennent l’espace des apparences, la pluralité
pugnace des discours, l’échange et la critique des points de vue – ce
qu’Arendt nomme le jugement.
La valeur qu’on reconnaît à la politique des Sophistes dépend
bien évidemment de la position qu’on occupe soi-même. Et si
aujourd’hui tout le monde se dit démocrate, on peut encore faire
d’eux, de Grote à Finley, les précurseurs de l’Aufklärung, ou au
contraire, avec le Croiset des Démocraties antiques et plus d’un
connaisseur de Platon, les démagogues à éliminer pour préserver
une démocratie saine, c’est-à-dire non rhétorique. Mais on ne saurait
se passer des Sophistes pour penser le politique et la démocratie.

Première et seconde sophistiques

La première sophistique a perdu la guerre philosophique : Platon


et Aristote l’ont réduite au pseudos (non-être, faux, falsification), et
reléguée au statut de mauvaise rhétorique, qu’elle usurpe le statut de
la vraie rhétorique qu’est la philosophie (c’est la thèse du Phèdre de
Platon), ou qu’elle soit un ensemble de recettes incapable d’accéder à
la théorie (c’est le diagnostic d’Aristote à la fin des Réfutations
sophistiques). Expulsion réussie : la « seconde sophistique », ainsi
baptisée par Philostrate au IIIe siècle après J.-C., appartiendra donc
non au corpus des philosophes, mais à celui des orateurs ; si on ne
lui marchande plus guère une existence réelle, isolable, force est de
constater que l’importance qu’on lui accorde, en particulier dans le
monde anglo-saxon, n’est jamais que littéraire, voire même
simplement historique.
Pourtant, la seconde sophistique réclame comme la première
d’être évaluée, ou réévaluée, à l’aune de la philosophie. Son premier
geste, avec Philostrate qui en signe l’acte de naissance, est en effet de
retourner l’accusation de pseudos contre la philosophie elle-même.
Pour Philostrate, répondant au Phèdre de Platon, l’ancienne
sophistique est une « rhétorique philosophante » (Vies des Sophistes, I,
480), et seuls les meilleurs philosophes peuvent accéder au nom et
au statut de Sophistes : alors que la sophistique se définissait au livre
Γ de la Métaphysique de « paraître philosophie, sans l’être » (2,
1004b26), ce sont maintenant les philosophes « qui ne sont pas
Sophistes, mais le paraissent seulement » (V.S., I, 484). La sophistique
devient ainsi, dans les réponses palimpsestiques de la seconde
sophistique à Platon et Aristote, modèle et genre éponyme de la
philosophie. La première, que Philostrate nous présente avec
Gorgias en fondateur, parcourt tout du long les thèmes dont la
philosophie, avec cautèle ou précaution, tente seulement l’approche.
Mais la seconde, aussi ancienne que la première puisqu’elle se
reconnaît déjà en Eschine, fait plutôt des « hypotyposes », c’est-à-
dire décrit des types (le pauvre, le noble, le tyran) et compose des
études de cas. Plutôt qu’à la philosophie, c’est à l’historia, comme
enquête et comme récit, qu’elle a donc affaire.
Sous l’Empire romain, la sophistique triomphe : si Hippocrate
rougissait de honte au début du Protagoras à la simple idée de passer
pour un Sophiste, l’empereur Trajan sur son char de triomphe se
penche au contraire vers Dion de Pruse pour lui murmurer : « Je ne
sais pas ce que tu dis, mais je t’aime comme moi-même », tandis que
dans la chapelle d’Alexandre Sévère se trouvent, paraît-il, quatre
portraits : le Christ, Orphée, Abraham, et Apollonios de Tyane, le
héros de la « biographie » de Philostrate. Ce triomphe s’appuie sur
l’hégémonie de la paideia, de l’éducation, sophistique, et sur le
développement d’une culture littéraire : dans des écoles où le
directeur était sophiste, l’« imitation rhétorique » propose
l’appropriation, tout au long du cursus scolaire, de toutes les œuvres
de l’Antiquité classique. Mais ce qui caractérise cette rhétorique
généralisée, c’est qu’elle est créatrice : le palimpseste déplace,
détourne, change le sens et jusqu’au genre littéraire des textes qu’il
s’approprie. À côté d’une efflorescence des genres anciens, on
commence à pouvoir isoler des genres nouveaux, en particulier celui
qui deviendra pour nous littérature par excellence : le roman.
Or, à le bien considérer, le roman constitue une réponse tout à fait
originale à l’interdit philosophique. Car le roman est un pseudos qui
se sait et se revendique pseudos, un discours qui renonce à toute
adéquation ontologique pour suivre sa démiurgie propre : il s’agit de
parler, non pour signifier quelque chose, mais pour le plaisir de
parler, et de produire ainsi un effet-monde, une « fiction »
romanesque. La popularité des romans, renouant avec la tradition
fondatrice des Poèmes homériques, finit par constituer l’avatar
culturel d’un consensus politique, étendu grâce à la pax romana
jusqu’aux confins du monde habité : tout le monde ne voit pas le
même ciel, disait Dion, mais même les Indiens connaissent Homère.
Le paradigme de la vérité s’en trouve transformé. La sophistique
ne se mesure plus avec l’authenticité philosophique, mais plutôt
désormais avec l’exactitude du fait historique. C’est maintenant au
tour du regard historien de porter sur la sophistique, et sur sa
parentèle philosophique et littéraire, l’accusation de pseudos. De ce
nouveau conflit témoigne par exemple le texte de Lucien, Comment
écrire l’histoire : l’historien, dont le jugement doit être un « miroir
brillant, sans tache et bien centré », s’oppose point par point au poète
qui, lui, à la différence de Thucydide, a le droit de « renverser d’un
trait de plume la forteresse des Épipoles ». Autrement dit, l’historien
se définit de n’avoir aucun rapport à la fiction. Cependant, Lucien
fait de la sophistique sur la sophistique elle-même ; son ironie, dans
L’Histoire véritable, parvient à mettre en abyme sa propre pratique :
« Je décidais de mentir, mais avec plus d’honnêteté que les autres,
car il est un point sur lequel je dirai la vérité, c’est que je raconte des
mensonges. » Renouant ainsi avec le paradoxe du menteur, l’histoire
« véritable » oppose à l’histoire des chroniqueurs et au récit fidèle
des événements la force inégalable de la fiction (plasma) et de
l’invention. La première sophistique, face à la philosophie, préfère au
discours conforme à l’étant, ou à l’être de l’étant, un discours
créateur de consensus. Ce déplacement même, de l’adéquation au
consensus politique et culturel, correspond à un déplacement de
l’opposition pertinente : la seconde sophistique se comprend par
différence avec l’histoire et non plus, comme la première, par
différence avec la philosophie. On passe ainsi de l’ontologie aux
sciences humaines, et de la sophistique à la littérature.
On peut comprendre – comme l’affirme Gorgias à propos de la
tragédie – pourquoi « celui qui séduit » (voire : « celui qui trompe »,
ho apatèsas) « est plus juste que celui qui ne séduit pas, et celui qui est
séduit (voire « celui qui accepte d’être dans l’illusion », ho apatètheis)
est plus sage que celui qui n’est pas séduit » : l’apatè est en somme le
sentiment de la force du discours, sous toutes ses formes,
ontologique, politique, culturelle. La perte et le profit constitutifs
d’une telle autonomie discursive, c’est-à-dire d’un logos alternatif par
rapport à la logique platonico-aristotélicienne qui n’a cessé d’être la
nôtre, voilà ce que la sophistique, en philosophie, en politique, en
littérature, peut, à sa manière, contribuer à faire percevoir.
Barbara CASSIN
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

On trouvera une bibliographie très complète concernant la première


sophistique dans C.J. CLASSEN (dir.), Sophistik, Wissenschaftliche
Buchgesellschaft, Darmstadt, 1976, p. 641-710 ; reprise et complétée
dans C.J. CLASSEN, « Bibliographie zur Sophistik », Elenchos, VI, 1,
p. 75-140, 1985.
Pour la seconde sophistique, on consultera G. ROCCA-SERRA,
« Bibliographie de la seconde sophistique », in Barbara CASSIN (éd.),
Positions de la sophistique, Paris, Vrin, 1986, p. 301-314.

Textes et traductions
Première sophistique
ANTIPHON, Corpus dei Papiri Filosofici Greci e Latini, par G. Bastianini
et Fernanda Decleva-Caizzi, Florence, Olschki, 1989, I, 1, p. 176-236.
ANTIPHON, Discours, texte établi et traduit par Louis Gernet, Paris,
Les Belles Lettres, 1923.
CASSIN, Barbara, Si Parménide. Le traité anonyme De Melisso Xenophane
Gorgia, Lille, PUL/MSH, 1980.
DIELS, Hermann, Die Fragmente der Vorsokratiker (texte grec, trad.
allemande des fragments), t. II, Berlin, Weidmann, 1903 ; 6e éd. rév.
par Walther KRANZ, 1952, II, p. 252-416 et 425-428.
PLATON, en particulier : Euthydème, Hippias majeur, Hippias mineur,
Gorgias, Protagoras, Théétète, Sophiste/Aristote, en particulier :
Métaphysique, IV, et Réfutations sophistiques.
UNTERSTEINER, Mario, Sofisti, testimonianze e frammenti, I-IV, Florence,
Nuova Italia, 1949-1962.

Seconde sophistique
AELIUS, Aristide, Orations, I, Orations I-II, éd. tr. C.A. Behr, Loeb
Classical Library, Londres, Cambridge/Mass., 1973.
—, The Complete Works, II, tr. C.A. Behr, Leiden, 1981.
DION DE PRUSE, dit Chrysostome, éd. trad. J.W. Cohoon, H. Lamar
Crosby, Loeb Classical Library, Londres, Cambridge/Mass., I-V,
1932-1951.
LUCIEN, éd.-trad. Harmon, Kilburn, Macleod, Loeb Classical Library,
Londres, Cambridge/Mass., I-VIII, 1913-1967.
PHILOSTRATE, The Lives of the Sophists, éd. tr. W.C. Wright, Loeb
Classical Library, Londres, Cambridge/Mass., p. 2-315, 1921.
Romans grecs et latins, textes présentés, annotés et traduits par Pierre
Grimal, Paris, Gallimard, 1958.

Études
CLASSEN, C.J. (dir.), Sophistik, Darmstadt, Wissenschaftliche
Buchgesellschafts, 1976.
DETIENNE, Marcel, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, éd.
augmentée, Paris, Agora, 1994 (1re éd. 1967).
DUPREEL, Eugène, Les Sophistes, Neuchâtel, Éd. du Griffon, 1948.
GOMPERZ, Heinrich, Sophistik und Rhetorik. Das Bildungsideal des eu
legein in seinem Verhältnis zur Philosophie des V Jahrhunderts, Leipzig-
Berlin, Teubner, 1912 (repr. Darmstadt, 1965).
GROTE, George, History of Greece, VIII, Londres, J. Murray, p. 479-544,
1850 (= p. 151-204, 1869).
HEGEL, G.W.F., Leçons sur la philosophie de l’histoire, II, La philosophie
grecque. Des Sophistes aux Socratiques, trad. Pierre Garniron, Paris,
Vrin, 1971, p. 239-272.
KERFERD, George B., The Sophistic Movement, Cambridge University
Press, 1981.
UNTERSTEINER, Mario, I Sofisti, Einaudi, Turin, 1949, 2e éd. rév., I-II,
Lampugnani Nigri, Milan, 1967 (Les Sophistes, trad. fr. de Alonso
Tordesillas, 2 vol., Paris, Vrin, 1993).

Sur la seconde sophistique


ANDERSON, Graham, The Second Sophistic, A Cultural Phenomenon in
the Roman Empire, Londres/New York, Routledge, 1993.
BOWERSOCK, Glen Warren, Greek Sophists in the Roman Empire, Oxford,
Clarendon Press, 1969.
PERRY, Ben Edwyn, The Ancient Romances. A Literary-Historical
Account of their Origins, Berkeley/Los Angeles, University of
California Press, 1967.
REARDON, B.P., Courants littéraires grecs des IIe et IIIe siècles après J.-C.,
Paris, Les Belles Lettres, 1969.

Sur la première et la seconde sophistique


CASSIN, Barbara (éd.), Positions de la sophistique (cit), et Le Plaisir de
parler, Paris, Éditions de Minuit, 1986.
—, L’Effet sophistique, Paris, Gallimard, 1995.
Stoïcisme

Si Zénon de Kition (vers 334-262), Cléanthe d’Assos (vers 331-


230) et Chrysippe de Soles (vers 280-208) revenaient aujourd’hui sur
terre, ils éprouveraient sans doute des sentiments mêlés en voyant ce
qu’il est advenu de leur pensée et de leur œuvre. Ils ne seraient pas
mécontents de voir que le nom du « Portique des Peintures » (Stoa
poikilè), ce préau d’Athènes où ils avaient enseigné, et qui avait
donné son nom à leur école, a glorieusement survécu, non seulement
dans la langue savante pour désigner la philosophie « stoïcienne »,
mais encore dans le langage commun pour désigner l’attitude
« stoïque », qui pour beaucoup se confond avec la philosophie
même. Ils se réjouiraient de voir que l’étude de leur pensée n’est pas
seulement l’affaire des spécialistes, et que leur philosophie a
constitué dans la tradition occidentale une sorte de type idéal, qui
n’a guère cessé de jouer un rôle puissant dans l’autodéfinition des
doctrines, et tout particulièrement dans celle des philosophies
éthiques. Ils seraient flattés et intrigués par le titre et le sous-titre
d’un livre de Michel Spanneut : Permanence du stoïcisme – De Zénon à
Malraux (1973).
Mais à côté de ces raisons d’être heureux, les premiers Stoïciens
en trouveraient aussi d’être mélancoliques. Eux qui avaient
beaucoup écrit, Cléanthe plus que Zénon, et Chrysippe plus encore
que Cléanthe, ils verraient avec dépit que la quasi-totalité de leurs
œuvres ont disparu dans la tourmente des siècles. Sauf le célèbre
Hymne à Zeus de Cléanthe (dont la survie pourrait donner argument
à ceux d’entre eux qui appréciaient positivement le rôle éducatif de
la poésie), nous n’avons pratiquement gardé que des listes de titres
et quelques courtes citations textuelles, accompagnées ou non de
leur référence plus ou moins précise. Ils s’apercevraient que pour
nous informer sur eux, nous devons faire appel à des écrivains
sensiblement postérieurs, qui sont souvent leurs adversaires (comme
Cicéron et Plutarque), souvent aussi des compilateurs plus ou moins
intelligents et bien informés, auteurs de manuels, de résumés, de
recueils d’opinions (ce que l’on désigne par le terme de
« doxographie », dont le témoin conservé le plus célèbre est
l’ouvrage de Diogène Laërce). Adversaires et doxographes ont
tendance à parler des Stoïciens en général, sans entrer dans le détail
des pensées individuelles, ce qui risque de donner une idée exagérée
de l’homogénéité de l’école : son succès étendu et durable dans
l’Antiquité tient sûrement en partie à ce qu’il y régnait un esprit de
liberté dans la fidélité (aux yeux de ses partisans), de dissension et
de surenchère (à ceux de ses adversaires). Ceux que l’on décrit
souvent comme des Stoïciens dissidents n’avaient pas été mis sur
une voie de garage parce qu’ils n’étaient pas orthodoxes, mais tenus
pour non orthodoxes parce que leurs concurrents l’avaient emporté.
En outre, la littérature doxographique tend à retenir les thèses, sans
reproduire les arguments qui les soutiennent. La philosophie
stoïcienne, incontestablement dogmatique au sens antique du terme
(en ce sens qu’elle avait des « dogmes », des doctrines positives
qu’elle se jugeait en mesure de prouver et d’enseigner), risque donc
d’apparaître, en dépit de son rationalisme passionné, comme
dogmatique au sens moderne du mot, c’est-à-dire autoritaire, rigide,
peu préoccupée d’argumenter.
Une autre surprise attendrait nos ressuscités. Ils apprendraient
que les œuvres de leurs successeurs ont connu des destinées très
contrastées. Celles des Stoïciens des IIe et Ier siècles, comme Panaitios
de Rhodes (né vers ~185) et Posidonios d’Apamée (né vers ~135), ont
été englouties dans le même naufrage que les leurs (ce qui est
particulièrement dommage pour celle de Posidonios : si ses
nombreux travaux scientifiques avaient été conservés, l’image que
nous aurions de la contribution stoïcienne au savoir grec serait
différente). Mais l’on trouve encore aujourd’hui en librairie quelques
Stoïciens célèbres, passablement différents des pères fondateurs, et
aussi entre eux : non plus des intellectuels chefs d’école, enseignant à
Athènes, se transmettant de l’un à l’autre la direction officielle du
Portique, mais un membre de la cour impériale romaine, Sénèque
(vers ~8-65), précepteur et ministre de Néron ; un esclave affranchi,
Épictète (vers 50-130), exilé en Épire, où il enseignait oralement
devant un auditoire qui comportait par bonheur un sténographe
compétent ; et, pour finir en beauté, le maître du monde en
personne, l’empereur Marc Aurèle (121-180). À contempler ces
descendants si divers, les premiers Stoïciens auraient pu éprouver
quelque fierté : leur diversité attestait l’universalité du stoïcisme, son
aptitude à donner un cadre intellectuel et moral aux vocations les
plus éloignées. Mais à lire leurs œuvres, telles qu’elles nous sont
parvenues, ils auraient pu aussi se sentir quelque peu étonnés, sinon
scandalisés.
Pourquoi ? Parce que s’il y a quelque chose dans leur philosophie
dont les Stoïciens ont été fiers, c’est bien de son unité systématique,
qui reproduit dans le registre du discours l’unité même de ce grand
système qu’est le monde. Certes, on ne peut pas tout dire à la fois ;
aussi est-il inévitable que l’exposé de leur philosophie se divise en
plusieurs chapitres ou « lieux », dont les plus étendus sont la
logique, la physique et l’éthique – classification qui avait sans doute
déjà servi aux successeurs de Platon pour ordonner l’enseignement
de leur maître, et qui dominera toute la philosophie hellénistique.
Mais cette division n’affecte pas la philosophie elle-même, dont
l’unité organique est telle que rien ne pourrait en être changé ou
soustrait, disaient les Stoïciens, sans bouleverser tout l’ensemble. Or,
en première analyse au moins, le stoïcisme impérial met tout l’accent
sur l’éthique, ses principes théoriques et ses applications pratiques.
Les premiers Stoïciens pourraient donc se plaindre que ces
descendants, plus favorisés qu’eux-mêmes par les hasards de
l’histoire, n’aient transmis à la postérité qu’une image tronquée ou
déformée du stoïcisme. Ils n’avaient certes pas manqué d’enseigner
eux-mêmes une morale, à laquelle ils attribuaient une grande
importance, ni de la pratiquer de leur mieux ; cependant, ils avaient
voulu la rendre indissociable du reste de leurs doctrines ; ils
pensaient l’avoir solidement arrimée à un ensemble dogmatique
d’un haut niveau de cohérence et de technicité. Et voilà que ces
lointains successeurs, si respectables fussent-ils le plus souvent dans
leur personne, versaient dans la direction de conscience, dans la
philosophie populaire, dans la méditation solitaire.
Zénon et Chrysippe auraient pu se rappeler, à ce propos, qu’ils
avaient déjà rencontré sur leur chemin des philosophes qui, croyant
retenir la leçon de Socrate, avaient méprisé la recherche théorique, et
qui avaient eu pour slogan « l’éthique seule ». Les représentants
radicaux de cette tendance étaient les Cyniques ; or Zénon avait eu
parmi ses maîtres le Cynique Cratès, et l’influence de la République
de Diogène le Cynique avait été assez forte sur sa propre République
pour avoir embarrassé certains de ses successeurs, au point que
ceux-ci l’avaient parfois caviardée, déclarée inauthentique, ou
présentée comme une erreur de jeunesse. Le mot d’ordre de
« l’éthique seule » avait été repris par un de ses disciples, Ariston ;
un Stoïcien du IIe siècle, Apollodore de Séleucie, avait décrit le
cynisme comme « un raccourci vers la vertu ». Mais si Zénon et
Chrysippe avaient été les fondateurs du stoïcisme, et non pas
simplement des Cyniques succédant à d’autres Cyniques, c’était
dans la mesure où ils avaient refusé ce raccourci, et adopté une
« voie longue » vers la vertu, impliquant, non seulement l’ascèse
physique et morale, mais aussi l’effort intellectuel, l’acceptation
critique de l’héritage des philosophies antérieures, le développement
des techniques du langage et de la raison, la connaissance du monde
physique, l’élaboration d’une théologie. Cet immense travail,
consigné dans la véritable bibliothèque sortie de la plume féconde de
Chrysippe, était-il oublié à l’époque impériale ? On pourrait le croire
en voyant que l’on y faisait circuler un petit choix de maximes
d’Épictète, pratique et portatif, sous le titre de Manuel – titre que
Simplicius, en commentant l’ouvrage, justifie en disant « qu’il doit
être toujours sous la main de ceux qui veulent bien vivre, comme on
appelle “poignards” ou “manuels” les courtes épées des soldats,
parce qu’elles doivent être toujours sous la main de ceux qui veulent
combattre ».
En y regardant de plus près, cependant, les fondateurs du
stoïcisme auraient pu s’apercevoir qu’ils n’étaient pas trahis par
leurs successeurs. Même si ces derniers admiraient Diogène le
Cynique, ils ne concevaient pas le primat de l’éthique sur le modèle
institué par celui-ci. Malgré son dédain affiché pour les subtilités
d’école, Sénèque avait composé un recueil austère d’études
physiques et météorologiques, les Questions naturelles. Les Entretiens
d’Épictète, transcrits par Arrien et transmis sous cette forme à la
postérité, ne reproduisent que la partie de ses leçons où, après un
cours de caractère plus scolaire (Chrysippe aurait été heureux
d’apprendre que l’on y faisait des exercices de logique, et que l’on y
expliquait ses propres textes), le maître exhortait familièrement ses
auditeurs à mettre leur philosophie en pratique ; même ces
« diatribes », d’allure libre et volontiers vagabonde, reposent sur une
armature doctrinale plus rigide qu’il n’y paraît. Quant à Marc
Aurèle, qui note à son propre usage ses fameuses Pensées, il a
intériorisé l’esprit le plus profond de la physique et de la théologie
stoïciennes, même s’il n’en fait pas étalage, et même s’il ose
envisager qu’elles soient fausses. En lisant sa sublime réaction
devant cette hypothèse (« S’il y a une Providence, tout est bien ; et si
le monde s’en va au hasard, ne te conduis pas, toi, au hasard »),
Zénon et Chrysippe, tout sourcilleux maîtres d’école qu’ils ont été,
n’auraient-ils pas été désarmés ?
Si l’éthique stoïcienne avait évolué vers une relative autonomie,
ils ne devaient d’ailleurs s’en prendre qu’à eux-mêmes. En la
personne de Zénon, malgré ses allures exotiques et son flirt avec le
cynisme, les Athéniens, bons connaisseurs en la matière depuis le
procès de Socrate, avaient reconnu un maître de morale parfaitement
respectable : ils lui avaient décerné des honneurs officiels, « pour
avoir vécu tant d’années en homme de bien dans la cité, exhortant à
la vertu et à la tempérance les jeunes gens qui venaient se former
auprès de lui, et leur proposant en exemple son propre genre de vie,
parfaitement conforme aux discours qu’il tenait ». Les Stoïciens se
servaient de multiples images pour symboliser les diverses parties
de leur doctrine et leur intime unité (la coquille, le blanc et le jaune
d’un œuf ; la barrière, les arbres et les fruits d’un verger) ; dans la
plupart de ces images, sinon dans toutes, l’éthique occupait la place
d’honneur. Chrysippe lui-même, sans doute la tête la plus théorique
de toute l’école, faisait certes culminer son enseignement avec les
parties les plus spéculatives de la doctrine, la physique et son
accomplissement théologique ; il n’en professait pas moins, en des
termes que n’aurait pas reniés Épicure, que « la spéculation physique
ne devait être menée à aucune autre fin que la discrimination du
bien et du mal ». Cette relation instrumentale entre physique et
éthique était grosse d’un possible divorce : car si quelque autre
instrument se découvrait pour fonder l’éthique stoïcienne, plus
économique que le grand détour par la connaissance du monde,
moins étroitement lié, au moins pour la suite des siècles, à un état
déterminé de la science, il pouvait entrer en concurrence, ou du
moins en coexistence, avec l’instrument physique.
Cette rapide esquisse de l’histoire du stoïcisme antique, depuis
ses fondateurs jusqu’à ses derniers représentants, voudrait mettre en
lumière une caractéristique structurale de la philosophie stoïcienne :
les facteurs d’unification systématique de la doctrine et les facteurs
d’autonomisation relative de ses éléments y sont en équilibre
relativement instable. Cette tension entre forces centripètes et forces
centrifuges (semblable au type d’unité que les Stoïciens découvraient
dans les organismes vivants, dans le monde qui en est un lui-même,
et dans le discours qu’ils tenaient sur lui) n’est pas nécessairement
une faiblesse : sur le plan de la longévité historique et de la
séduction philosophique, elle a permis au stoïcisme de « ratisser
large », comme on le dit aujourd’hui des idéologies assez flexibles ou
assez compréhensives pour s’adapter aux besoins de clientèles très
variées. C’est elle qui nous servira ici de fil conducteur.
Ayant décidé, en secouant leur ascendance cynique, qu’ils
auraient quelque chose à enseigner, autrement que par l’exemple
provocateur ou l’exhortation édifiante, les Stoïciens avaient besoin
d’un socle infailliblement solide sur lequel asseoir leur dogmatisme.
D’après un résumé autorisé et justement célèbre, « ils aiment
commencer par la théorie de l’impression [phantasia] et de la
sensation, dans la mesure où le critère par lequel est reconnue la
vérité des choses est une espèce du genre de l’impression, et dans la
mesure où les théories de l’assentiment [sunkatathesis], de la
cognition [katalèpsis, littéralement “saisie”, “appréhension” ou
“compréhension”] et de la pensée, qui précèdent tout le reste, ne
peuvent être élaborées indépendamment de l’impression. C’est elle,
en effet, qui ouvre la voie ; puis la pensée, qui a le pouvoir de
discourir, exprime en paroles ce qu’elle subit sous l’effet de
l’impression. » En première lecture, ce texte plaide pour le primat de
la théorie de la connaissance sur toute connaissance d’un domaine
quelconque d’objets : avant d’offrir comme vrai quelque « dogme »
que ce soit, il faut savoir si nous possédons un « critère », un moyen
d’accès à la « vérité des choses ». En faisant monter en première ligne
leur réponse fermement affirmative à cette question cruciale, les
Stoïciens l’exposeront au feu roulant des polémiques ; mais ils la
défendront avec la dernière énergie.
Le critère principal des Stoïciens n’est pas nommé dans le texte
qui vient d’être cité ; on nous dit seulement que c’est une espèce du
genre phantasia. Cette première détermination conduit à identifier le
« critère » avec un événement psychophysique, décrit en termes
matériels d’action des corps extérieurs sur ce corps qu’est l’âme,
celle-ci jouant un rôle purement passif. L’ordre de l’exposé reproduit
ainsi la genèse même de l’esprit humain, « table rase » à la naissance,
bombardé ensuite d’impressions sensibles, dont la sédimentation
finit par constituer la parole et la raison, toutes deux désignables par
le mot clef de logos. La passivité du moment initial fournit cependant
le moyen de faire place, dès l’analyse du mécanisme perceptif, à un
moment actif, celui de l’acceptation ou « assentiment », par lequel le
sujet percevant prend à son propre compte le contenu de
l’impression – ce qu’il peut faire plus ou moins fermement, parfois
moins qu’il ne pourrait, parfois plus qu’il ne devrait. L’assentiment,
dès Zénon, est conçu comme « dépendant de nous et volontaire », ce
qui veut dire, non qu’il résulte d’un choix délibéré et conscient
(certaines impressions sont « à ce point évidentes et frappantes
qu’elles nous saisissent presque aux cheveux et qu’elles nous tirent
vers l’assentiment »), mais qu’il nous est imputable, et que si, par
précipitation ou par prévention, nous donnons ou refusons notre
assentiment à mauvais escient, la responsabilité nous en revient,
ainsi que celle des conséquences de notre faute. Il dépend de nous
d’organiser de façon plus ou moins cohérente l’ensemble de nos
croyances, de faire plus ou moins bien « usage de nos impressions »,
selon une expression favorite d’Épictète ; et nous en sommes
moralement comptables.
Là n’est d’ailleurs pas la seule dimension morale de la théorie de
la connaissance. En effet, la notion même d’impression ne se limite
pas à la réception des qualités sensibles : les choses nous donnent
l’impression, non seulement d’être blanches ou sucrées, mais aussi
d’être à prendre ou à rejeter. L’assentiment que nous donnons à de
telles impressions se traduit par une croyance, et aussi par une
action, où s’expriment à la fois le genre de personne que nous
sommes et la responsabilité qui est la nôtre d’y avoir consenti.
Puisqu’on peut ainsi, sur le double plan de la connaissance et de
l’action, constater que l’assentiment peut être donné ou refusé, et
aussi juger s’il l’a été à bon ou à mauvais escient, il doit répondre,
bien ou mal, à des caractéristiques intrinsèques de l’impression. Sous
ce rapport se distingue, parmi toutes les sortes d’impressions, celle
que les Stoïciens appellent « impression cognitive » ou
« compréhensionnelle » (phantasia katalèptikè). Elle se caractérise par
trois traits : elle provient (causalement) d’un objet réel, elle reproduit
adéquatement ses particularités pertinentes, elle est telle enfin
qu’elle ne pourrait pas provenir d’un objet qui ne serait pas
exactement celui dont elle provient. Cette dernière clause, ajoutée
par Zénon pour désarmer une objection (tirée de l’indiscernabilité
prétendue des impressions causées, par exemple, par deux
jumeaux), est capitale : s’il n’existait pas d’impression remplissant
cette condition, c’en serait fait de la possibilité, théorique et pratique,
d’une connaissance infaillible du réel. D’où l’acharnement des
Stoïciens à défendre ce point contre toutes les objections. Avec
l’impression cognitive, ils avaient mis la main sur une poule aux
œufs d’or philosophique : une évidence qui porte en elle-même le
certificat infalsifiable de sa vérité. Avec elle tenait ou s’écroulait le
fondement même de leur édifice dogmatique.
Une fois l’assentiment donné, comme il doit l’être et comme
normalement il l’est, à une impression cognitive, le résultat est une
cognition, une « saisie » ou « compréhension » (katalèpsis). Bien
qu’une telle saisie ne puisse être erronée, l’important est qu’à ce
stade le stoïcisme se refuse à parler de « savoir » ou de « science »
(epistèmè) : si l’on doit situer la saisie « entre science et ignorance », et
ne la compter, par suite, « ni parmi les biens ni parmi les maux »,
c’est parce qu’elle n’est la saisie que d’un état de choses isolé ; elle
court donc le risque d’être « ébranlée », par quelque argument
séduisant ou par quelque expérience inattendue, alors que la science
ne saurait être qu’inébranlable. Il n’y a pas de savoir avant que les
morceaux précaires de « vrai », ramassés ici et là, ne soient intégrés
en une « vérité », en un système cohérent de convictions rationnelles
où ils s’épaulent comme les pierres d’une voûte.
Dire et penser le « vrai » sont donc accessibles à tout homme,
mais la « vérité », dont les normes de satisfaction sont beaucoup plus
élevées, ne se trouve que chez un homme idéal, qu’aucun Stoïcien ne
s’est vanté d’incarner : le sophos (à la fois « savant » et « sage »),
figure parfaite de l’homme tel qu’il peut être ; par contraste, les
hommes tels qu’ils sont en fait sont tous également « nuls » (phauloi,
« sans aucune valeur », à la fois « ignorants » et « fous »). Toute
l’analyse du processus cognitif et de ses étapes, impression,
assentiment, compréhension, science, telle que Zénon la présentait
en l’accompagnant d’une célèbre série de gestes de la main qui se
referme progressivement, avait pour fonction explicite de montrer
que « nul ne sait rien, sinon le sage ».
Stratégie décisive, nous semble-t-il, qui permet au stoïcisme de
« ratisser large » : au lieu de fixer la barre de la connaissance
humaine à une seule hauteur, les Stoïciens mettent en place une
échelle de niveaux, tout en ménageant des passages entre ces
niveaux. C’est sans doute pourquoi leur philosophie a paru parfois
contradictoire. Grâce à son idée de la katalèpsis, moment cognitif
accessible au « fou » comme au « sage », elle professe que notre
appareillage sensoriel et rationnel nous donne un accès immédiat à
la connaissance du réel. Nous ne sommes pas des âmes déchues,
exilées dans un monde qui n’est pas notre patrie ; nous sommes les
habitants d’un monde fait pour nous, les parties d’un monde vivant,
sensible et rationnel comme nous, fait des mêmes substances que
nous. Aussi le stoïcisme peut-il être une philosophie populaire, en
droit universelle, attachée à se présenter comme la simple
« articulation » des « notions communes » que la nature implante en
tous les hommes. Refusant les paradoxes symétriques de
l’épicurisme et du scepticisme, les Stoïciens pensent qu’il y a des
foules de choses qui sont claires comme le jour, et sur lesquelles on
peut prendre appui pour éclairer le domaine de celles qui ne le sont
pas. Est-ce un hasard si « il fait clair » (littéralement, « il y a de la
lumière », phôs esti) est leur exemple favori d’énoncé élémentaire ?
Non, puisqu’ils retrouvent cette lumière, phôs, par figure
étymologique, dans le nom même de la phantasia, laquelle « se
montre elle-même, en même temps que l’objet qui la produit »,
exactement comme la lumière « se montre elle-même en même
temps que les objets qu’elle baigne ».
Quel bénéfice la doctrine retire-t-elle donc d’avoir réservé au
sage, cet oiseau « plus rare que le phénix », le privilège de la
science ? Plus généralement, dans une philosophie que son
matérialisme et son nominalisme opposent à toutes les facettes de
l’« idéalisme » platonicien, à quoi sert-il d’invoquer à tout bout de
champ la figure chimérique du sage, et d’accumuler à son propos les
célèbres « paradoxes stoïciens » ? Non seulement le sage « sait tout »,
mais encore il a toutes les vertus, toutes les compétences, et il jouit,
en toutes circonstances, du bonheur parfait ; il est l’« égal de Zeus ».
Mais l’important est qu’il n’est jamais présenté comme le favori de
Zeus, comme un homme à qui un don spécial permettrait de franchir
les limites de la condition humaine. Il reste un homme, le seul même
qui soit pleinement homme, en qui la nature rationnelle de l’homme
s’épanouit totalement. À ce titre, nous autres phauloi pouvons
bénéficier de sa leçon, même si nous ne le rencontrons pas au coin de
la rue : par l’intermédiaire de maîtres qui ne sont pas moins phauloi
que nous, même s’ils sont peut-être moins éloignés de la sagesse, il
nous enseigne que ce n’est pas par quelque vice de naissance que
nous ne sommes pas tels que nous devrions être, ni tels que nous
pourrions être si nous n’avions laissé entraver ou pervertir notre
développement naturel. Platon et Aristote nous invitaient à imiter
Dieu « dans la mesure du possible » : ils sous-entendaient qu’à
l’impossible nul n’est tenu. En nous montrant à quoi ressemblerait
un homme accompli, s’il en existait, les Stoïciens sous-entendent
qu’au possible nul n’est autorisé à renoncer. Ce n’est donc pas sans
raison, de son point de vue, que Pascal trouvera chez Épictète, non
seulement les marques de la « grandeur » de l’homme, mais aussi,
par défaut de contrepartie du côté de sa « misère », les marques
d’une « superbe diabolique ». C’est peut-être pourquoi la
philosophie stoïcienne a pu exalter les consciences les plus
exigeantes de l’Antiquité, sans pour autant décourager les hommes
de bonne volonté.
Voyons maintenant, dans le domaine de la logique pour
commencer, comment s’effectue l’articulation entre facteurs
d’unification et facteurs d’autonomisation. Les Stoïciens
distinguaient deux disciplines dans ce domaine : la dialectique, art
de l’argumentation par questions et réponses, et la rhétorique, art du
discours continu. C’est à la dialectique qu’ils consacrèrent, et de loin,
le plus d’énergie. À l’époque des premiers d’entre eux, elle avait
connu des développements remarquables, entre les mains de
« dialecticiens » subtils et volontiers paradoxaux. Loin de penser,
comme les Cyniques, dont Ariston reprendra sur ce point
l’inspiration, que la logique n’est « rien qui nous concerne », Zénon
s’était mis à l’école de la dialectique. Mais il ne la cultivait pas pour
elle-même. Toujours fidèle à sa pédagogie gestuelle, il résumait la
conception qu’il s’en faisait en la comparant à un poing fermé (par
opposition avec la rhétorique, symbolisée par une paume ouverte) ;
c’est dire qu’elle devait servir à protéger son esprit, et celui de ses
disciples, du risque d’être ébranlés dans leurs convictions théoriques
ou pratiques par quelque argument fallacieux. Cette fonction
défensive de la logique, celle d’un remède dont il n’y aurait pas à
user si n’existait pas la maladie dont il est l’antidote, se retrouve
dans plusieurs des images qui symbolisaient l’unité de la pensée
stoïcienne : la logique est comme la coquille de l’œuf, comme la
palissade qui entoure le verger, comme le rempart qui protège la
ville.
Une fois mis le doigt dans cet engrenage, cependant, le bras allait
y passer. Zénon, féru de formules « laconiques », laissait à ses
successeurs l’essentiel des dogmes caractéristiques de l’école ; mais
beaucoup d’entre eux restaient indéterminés dans leur signification,
et incertains dans leurs assises argumentatives. Ses principaux
adversaires, les Académiciens sceptiques de l’époque, allaient en
exploiter toutes les failles. Les successeurs de Zénon eurent donc à
expliciter le sens des formules de leur maître (sans être toujours
d’accord entre eux sur l’interprétation qu’il fallait en donner), et à en
fortifier les fondements rationnels. Cléanthe, disciple dévot mais
disputeur médiocre, avait mis l’héritage en péril. La vocation de
Chrysippe fut de redonner à l’école ses assises, d’en être comme un
second fondateur (« s’il n’avait pas existé, le Portique n’aurait pas
existé », disait-on). On raconte qu’il demandait à son maître
Cléanthe, avec quelque condescendance, « de lui enseigner
simplement les dogmes, et qu’il trouverait les démonstrations tout
seul ». Bel exemple de ben trovato : le mot fait comprendre que les
« dogmes », vérités ponctuelles dont l’accumulation résume la
doctrine, peuvent sans doute être transmis sans démonstration (ils
ont un sens que chacun peut « saisir »), mais qu’il est possible et
avantageux de les démontrer (ils ont un contenu de rationalité
objective qui permet de les rattacher logiquement à un réseau
d’autres énoncés).
Chrysippe mit tout son génie à fortifier l’armature logique de la
doctrine, avec tant d’ampleur qu’il ressemble à un architecte qui
s’absorberait dans la construction de l’échafaudage autant que dans
le ravalement de l’édifice. À travers les misérables vestiges de son
œuvre, on peut encore apercevoir en lui l’un des trois ou quatre
grands noms de toute l’histoire de la logique, et comprendre
pourquoi l’on disait que « s’il y avait une dialectique chez les dieux,
ce ne serait pas une autre que celle de Chrysippe ». Il ne s’agit pas
seulement d’une « logique » au sens étroit de théorie du logos.
Signalons brièvement qu’elle comporte une théorie influente et
subtile de la signification, une analyse stratifiée des signifiants du
langage (dont le développement allait exercer une influence non
négligeable sur les théories des grammairiens anciens), une théorie
des signifiés, incomplets ou complets (le plus fondamental de ces
derniers étant la proposition, support de vérité ou de fausseté), une
théorie des propositions, simples ou composées (on y relève
notamment une analyse remarquable des connecteurs
interpropositionnels, « et », « ou », « si… alors… », analyse
essentielle à la construction d’une logique propositionnelle, elle-
même logiquement antérieure à la logique aristotélicienne des
termes), assertoriques ou modalisées selon le possible ou le
nécessaire (notions dont le maniement comporte de lourdes
conséquences quant à la contingence de l’avenir et à la responsabilité
morale de l’agent), une analyse des raisonnements et des diverses
propriétés qu’ils peuvent avoir ou ne pas avoir (validité, vérité,
démonstrativité), une réflexion approfondie sur les sophismes et sur
les paradoxes, moteurs puissants de la créativité logique et
philosophique. Entre les mains des Stoïciens, la logique devient une
discipline à part entière : elle n’est plus, comme dans la tradition
aristotélicienne, un organon, un instrument pour la science, quelque
chose de tel qu’on ne connaît encore rien tant qu’on ne connaît que
lui ; elle est une partie propre de la science, on sait quelque chose
quand on la sait.
La rigueur et le « formalisme » avec lesquels est construite cette
grande théorie ont été longtemps tenus pour des vices, justifiant le
mépris dans lequel on tenait la logique stoïcienne. Ces vices sont
devenus autant de vertus aux yeux de ceux qui ont réussi à la
réhabiliter sous l’éclairage de la logique moderne – au point que
beaucoup ont ressenti le besoin de réagir, plus récemment, contre un
enthousiasme trop anachroniquement assimilateur. Dans ces débats,
nous retrouvons l’effet de notre problématique axiale. Chrysippe
(qui a mené, même si c’est avec un peu de mauvaise conscience, une
vie studieuse d’« universitaire ») ne se serait-il pas pris au jeu ? En
construisant une logique intemporellement vraie, n’aurait-il pas un
peu oublié qu’il était philosophe, et philosophe stoïcien ? La
définition de la dialectique comme « science de ce qui est vrai, de ce
qui est faux, et de ce qui n’est ni l’un ni l’autre », qui était
probablement la sienne, est curieusement ambiguë : en première
apparence, elle semble identifier le dialecticien avec le sage, qui
« sait toutes choses, divines et humaines » ; mais on doit
vraisemblablement la prendre en un sens différent, à savoir comme
la science de ce qui est susceptible d’être vrai ou faux (la proposition)
et de ce qui ne l’est pas (les signifiés non propositionnels et les
signifiés incomplets). En ce second sens, la dialectique correspond
bien à l’entreprise logique, telle que Chrysippe l’a effectivement
menée.
Il ne faut cependant pas surestimer l’indépendance de la logique
stoïcienne, même chez Chrysippe, à l’égard de la doctrine dans son
ensemble. Il est significatif, en tout cas, qu’après une courte lignée de
dialecticiens successeurs de Chrysippe, un Stoïcien pourtant porté
sur les recherches empiriques plutôt que sur la logique pure,
Posidonios, ait critiqué les images qui attribuaient à la logique un
rôle de protection externe à l’égard de l’ensemble de la doctrine : il
préférait comparer la philosophie à un animal, dans lequel la logique
était symbolisée par les os et par les tendons, organes internes de la
consistance et du mouvement du corps. C’est que la dialectique,
quelles que soient l’ampleur et la rigueur de son architecture
formelle, ne constitue pas un système clos. En explorant les
structures du langage et de la raison, elle n’explore pas seulement les
structures de l’esprit humain pensant et agissant, mais aussi bien, et
de plein droit, celles de l’esprit divin, et celles du monde qui n’est
pas réellement distinct de Dieu. Ses liens avec l’éthique ne sont
jamais perdus de vue : les vertus que requiert l’exercice dialectique
de la raison, l’absence de précipitation, le contrôle rigoureux des
termes et des enchaînements, la maîtrise de l’ordre intérieur, sont les
mêmes que celles que suppose la vertu morale (« travaillons à bien
penser, c’est le principe de la morale », ce mot de Pascal est très
stoïcien) ; et Diogène Laërce termine son résumé de la logique
stoïcienne en disant que l’objectif fondamental de l’école, dans ce
domaine, était de montrer que « le Sage est toujours dialecticien », y
compris lorsqu’il s’applique à la physique ou à l’éthique, parce qu’il
considère toutes choses « par le moyen d’une étude rationnellement
conduite ».
Épictète encore mettra ses élèves en garde contre les dangers
d’une insularisation de la logique, dont le débutant peut être victime
de deux façons opposées, soit qu’il se vante de « savoir analyser les
syllogismes comme Chrysippe », soit qu’il minimise l’importance de
ses fautes de logique en disant que « ce n’est tout de même pas
comme s’il avait tué son père ». Au premier, qui oublie dans les
délices de la virtuosité logique le primat de l’éthique, Épictète
demande : « Y a-t-il là pour toi quelque chose qui t’empêche d’être
malheureux, triste, envieux, de vivre dans le trouble et la misère ? »
Au second, qui oublie la signification éthique de l’exercice même de
la raison, il fait comprendre d’un mot le fameux paradoxe de
« l’égalité des fautes » : « La seule faute qu’il était possible de faire
dans la circonstance, tu l’as faite. » Ainsi, loin d’être abandonnée (et
même si elle ne reçoit plus de perfectionnements techniques), la
logique reste fermement ancrée dans la totalité éthique du stoïcisme.
La physique stoïcienne manifeste, elle aussi, une alliance
paradoxale entre l’accessibilité de la katalèpsis, qui est de fait, et celle
de l’epistèmè, qui est de droit. Ce que les Stoïciens entendent par
« physique » n’a que peu de rapports avec la physique moderne. Ce
qui s’en éloignerait le moins serait ce qu’ils appelaient « étiologie »,
la recherche et la connaissance des causes explicatives des
phénomènes naturels. Les Stoïciens ne se sont pas privés d’en faire,
mais ce n’était pas leur activité caractéristique : le plus versé d’entre
eux dans ce genre d’étude, Posidonios, était qualifié
d’« aristotélisant » pour cette raison. À leur époque, on ne pouvait se
soustraire à l’agenda « philosophique » tel qu’il avait été dressé, il y
avait longtemps déjà, par les Présocratiques : une école qui se
respectait devait avoir non seulement une théorie des principes et
des éléments de la nature, de la structure de la matière, mais encore
une cosmologie, une astronomie, une météorologie, une zoologie,
une anthropologie, une psychologie, et même une théologie puisque
les dieux n’ont rien de « surnaturel ». Cependant, l’un des traits
marquants de la culture hellénistique est que beaucoup de rameaux
commencent à se détacher de l’arbre philosophique : on voit
apparaître de plus en plus de savants spécialisés, mathématiciens,
astronomes, physiciens, médecins, philologues, érudits, qui ne sont
pas philosophes, et ne veulent pas être considérés comme tels.
Les Stoïciens prennent acte de cette tendance, tout en cherchant à
la contrôler ; dans le domaine de l’explication des phénomènes
particuliers, qui nécessite l’observation et l’expérience, la collecte des
faits et le repérage des signes, ils acceptent de laisser le travail de
détail aux « experts » ; mais selon eux, le philosophe peut se qualifier
comme tel, et doit se tenir au courant de leurs travaux. Surtout, il lui
appartient de déterminer les principes dans le cadre desquels le
travail de l’expert doit se développer, et de réfléchir sur les
conditions méthodologiques de ce travail. Les Stoïciens ont apporté
des contributions importantes (en liaison ou en polémique avec
l’épicurisme, la médecine empirique, le scepticisme) aux discussions
sur les conditions d’acceptabilité des actes intellectuels qui, partant
des effets observables, remontent aux causes dont ces effets peuvent
signaler l’existence et la nature – discussions qui posent en dernière
analyse le problème de la scientificité de la connaissance de la
nature. Pour éviter de moderniser à l’excès ces réflexions, il faut
toutefois se souvenir que l’une des disciplines auxquelles les
Stoïciens se réfèrent le plus volontiers pour les illustrer est la
divination, la prédiction de l’avenir par l’interprétation des signes
fournis par les dieux – sujet sur lequel nous partagerions sans doute
le scepticisme de leurs adversaires.
Cette répartition des rôles entre le philosophe et l’expert autorise
à dire qu’il y a, tout compte fait, une sorte de justice immanente dans
le tri fait par les siècles parmi les œuvres des auteurs du Portique.
Nous pouvons regretter d’avoir perdu les Recherches logiques de
Chrysippe, alors que subsiste la doxographie dialectique élémentaire
de Diogène Laërce ; de même, nous pouvons regretter d’avoir perdu
les traités de Posidonios sur les vents, les marées ou les crues du Nil,
alors que subsiste le De natura deorum de Cicéron, où s’explicitent les
résonances théologiques de sa conception d’un univers lié par la
« sympathie » cosmique. Mais ce qui a survécu est, en un sens, ce qui
était fait pour survivre : le foyer central, fondamental en même
temps qu’élémentaire.
L’essentiel de la physique stoïcienne réside donc dans des
principes dont la détermination relève de décisions conceptuelles,
plutôt que de considérations empiriques. Au centre de leur
ontologie, les Stoïciens, prenant au mot les analyses de Platon dans
Le Sophiste pour les retourner comme un gant, mettent en
équivalence être, corps, puissance d’agir et de pâtir. Seul est, à
proprement parler, ce qui est capable d’agir et de pâtir ; seul a ces
capacités ce qui est tangible et corporel. Les principes nécessaires et
suffisants pour rendre compte de la totalité de l’être sont donc, une
fois isolés dans leur polarité pure, un principe entièrement actif,
identifiable à Dieu, et un principe entièrement passif, identifiable à
une matière privée de toute qualité. L’objet de la science de l’être est
alors l’objet de la physique, à savoir l’ensemble des corps, pour
lesquels c’est une seule et même chose que de former une totalité et
que d’agir et réagir les uns sur les autres. Cependant, conjuguant
une fois de plus l’endossement robuste des notions communes et la
subtilité paradoxale de l’appareillage technique, les Stoïciens
découpent une niche ontologique spéciale pour une collection
d’« incorporels » (le vide, le temps, le lieu, et aussi, pour des raisons
qui ne sont nullement étrangères à la physique, les lekta,
significations immatérielles des signes vocaux du langage) qui ne
remplissent pas les conditions nécessaires pour être vraiment des
êtres, sans que l’on puisse dire qu’ils ne sont rien : ils sont « quelque
chose ». Cette ontologie à deux étages trouve une traduction
cosmologique dans la représentation d’un monde qui est
pleinement, totalité finie et unifiée des corps, et qui est entouré à
l’infini par un « quelque chose » qui n’est pas, le vide. Ce vide n’est
pas philosophiquement superflu : trop parfaitement vide pour faire
place aux mondes innombrables des Atomistes, ou pour abriter la
résidence extramondaine des dieux épicuriens, il métaphorise
l’exclusion de tout « lieu intelligible » de type platonicien, comme de
tout Dieu transcendant. Dans le stoïcisme, aucun objet ne s’offre à
une « philosophie première » par rapport à laquelle la physique
serait, comme elle l’est pour Aristote, une « philosophie seconde ».
L’image stoïcienne du monde, jusque dans ses détails, résulte de
cette intuition forte du cosmos, qui précède toutes les preuves, et qui
les trouve autant qu’elle veut dans l’élan moral et religieux qui ne
cesse de la porter. Les litanies du monde, dans la rhétorique du
Portique, ressemblent aux litanies du sage : en somme, ce sont les
mêmes, car il n’y a pas, pour l’homme et pour l’univers, deux
manières différentes d’être parfaits. À partir de cette intuition, le
stoïcisme pousse à sa cohérence extrême l’une des deux grandes
visions du monde qui se sont partagé la pensée antique, l’autre étant
parfaitement représentée par l’épicurisme atomiste et mécaniste.
L’écheveau des attributs du monde stoïcien est si serré qu’il vient
tout entier, quel que soit le fil que l’on tire : ce monde est une totalité,
non une simple somme ; il est un, fini, sphérique, géocentré, plein,
continu, ordonné, organisé. Les événements qui s’y produisent ne
sont pas indépendants les uns des autres : son unité temporelle et
causale se résume dans la notion de destin, agencement ordonné et
inviolable des causes, notion à laquelle les Stoïciens ne tenaient pas
moins qu’à celle de la responsabilité morale, qu’elle paraissait mettre
en péril : pour articuler leur physique et leur éthique, ils élaborèrent
une théorie complexe et différenciée des causes, qui fit beaucoup
« transpirer » Chrysippe, au témoignage de Cicéron qui rapporte ce
débat dans son traité Du destin.
Les parties du monde ne sont pas plus étrangères les unes aux
autres que ne le sont entre eux les événements qui s’y déroulent ;
bien au contraire, les Stoïciens admettent entre les corps la possibilité
d’un « mélange total », qui transgresse explicitement le principe
selon lequel deux corps ne peuvent occuper le même lieu. Ils
peuvent dès lors concevoir les parties du monde comme liées entre
elles par tout un réseau, vertical et horizontal, de connivences et de
« conspiration » (de co-respiration, sumpnoia), dont l’agent est conçu
comme une sorte de substance énergétique, ou si l’on veut d’énergie
substantielle, pénétrant les corps et traversant l’univers entier, pour
laquelle divers modèles physiques ont été essayés : le Feu,
principalement représenté par la chaleur vitale, ou le souffle vital
(pneuma), mélange de Feu et d’Air. La composition du pneuma, en
particulier, permet de lui attribuer un dispositif de forces
d’expansion et de contraction, dont la résultante, appelée tonos
(tension), rend compte, par ses divers degrés, des qualités qui
différencient les êtres naturels (substances inanimées, végétaux,
animaux). Par ce biais, le tableau cosmique se revêt de couleurs
biologiques et vitalistes : les différences entre les êtres naturels sont
de degré plutôt que de nature, et le monde lui-même est conçu, selon
l’antique analogie du microcosme et du macrocosme, comme
possédant les propriétés que possèdent ses parties les plus
accomplies : la vie, pour commencer, mais aussi la sensibilité
caractéristique de l’animal, et la rationalité caractéristique de
l’homme. Il ne serait pas contraire à l’esprit du Portique de dire que
l’homme est « au chaud » dans ce vaste cocon tiède qui lui
ressemble, où tout ce qui n’est pas lui est fait pour lui, où le mal n’est
qu’une illusion, un détail, ou une rançon inévitable du bien. Encore
faudrait-il ajouter que l’homme lui-même, animal rationnel mais
mortel, ne s’accomplit qu’en reconnaissant le tout dont il est une
partie, grand vivant rationnel parfait, c’est-à-dire Dieu. Le destin est
une providence, et la physique se dévoile, à la dernière étape de
l’initiation aux mystères (l’image est de Chrysippe), comme une
théologie.
L’éthique stoïcienne, partie totale de la doctrine, exhibe de
manière exemplaire la structure duale qui nous sert ici de fil
conducteur, au point que cette éthique a été souvent taxée
d’incohérence ou de contradiction. En identifiant avec la raison non
seulement la nature humaine, mais aussi la nature universelle, les
Stoïciens se donnaient pourtant les moyens de donner à l’éthique un
fondement à la fois naturel et rationnel. Dans son exposé de l’éthique
stoïcienne (De finibus, III), Cicéron nous transmet une image
admirablement parlante : la nature nous donne une lettre de
recommandation à l’adresse de la sagesse, et, comme il arrive
souvent, nous nous attachons davantage au destinataire de cette
lettre qu’à celui qui nous l’a donnée.
Pour faire sortir du chapeau de la nature le lapin d’un rigorisme
moral parmi les plus forts que l’on ait vus, les Stoïciens ont trouvé, à
la fois dans l’expérience et dans la théorie, un instrument d’une
remarquable ingéniosité. Contrairement à ce qu’une observation
superficielle suggérait à leurs adversaires épicuriens, l’instinct
naturel ne porte pas le petit être vivant, qu’il soit animal ou humain,
vers la recherche du plaisir et l’évitement de la douleur : il le porte
vers la conservation de soi et vers le développement de ses
possibilités natives, fût-ce au prix de l’effort et de la peine. En cela se
manifeste la providence en quelque sorte maternelle (la pré-voyance
ou pré-intelligence, pronoia) d’une nature qui ne saurait mettre un
être au monde sans le doter de cette « appropriation » à soi, de cette
« familiarité » avec soi, de cet « attachement » à soi, qui se dit en grec
oikeiôsis, et qui fait dépendre toutes les valeurs qui se distribuent sur
les objets extérieurs, sur les autres individus, sur les actes ponctuels
de choix ou de rejet, de la contribution qu’ils apportent au maintien
et à l’épanouissement de l’agent. Cette lecture du comportement
naturel permet d’y voir, en quelque sorte, le modèle primitif d’une
organisation unifiée de la vie active.
Il faut ajouter cependant – et l’on voit ici comment s’institue
l’alliance paradoxale, dans le stoïcisme, de l’héritage cynique et du
conformisme – que la notion d’oikeiôsis n’est pas, malgré les
apparences, strictement égocentrique. Le vivant, originairement
« approprié » à lui-même, l’est aussi aux parties qui le composent ; il
a le « sentiment » de sa propre constitution. Or, lorsqu’il se
reproduit, ce sont des parties de lui-même qui prennent une vie
autonome, mais auxquelles il reste attaché, comme le montre déjà le
comportement parental chez l’animal. Par ce biais, les Stoïciens
pensent pouvoir fonder en nature, par un mouvement
d’élargissement progressif dont le schéma survivra à bien des
objections et à bien des démentis, l’altruisme familial et civique, et
pour finir la philanthropie cosmopolitique, que soutient l’idée d’une
justice naturelle au genre humain. À cet égard, il faut au moins
signaler d’un mot la greffe du stoïcisme sur le droit romain,
notamment sur l’idée d’un « droit des gens » international ; c’est un
juriste romain, Marcien, qui nous a conservé la définition
chrysippienne de la loi, « reine de toutes choses divines et
humaines », « règle du juste et de l’injuste, qui prescrit aux animaux
naturellement politiques ce qu’ils doivent faire, et leur interdit ce
qu’ils doivent ne pas faire ».
Revenons au modèle primitif d’organisation unifiée de la vie
pratique que fournit l’oikeiôsis. Ce modèle est accessible à
l’observateur, non à l’agent lui-même ; celui-ci n’a conscience que de
rechercher sa propre conservation et son propre maintien dans son
état naturel, ainsi que les choses et les actions qui favorisent ces fins.
Cependant, au fur et à mesure que l’homme se développe et que son
activité de choix et de rejet progresse en assurance et en
systématicité, il en vient à voir (je paraphrase ici Cicéron, qui
explicite l’image de la lettre de recommandation) que l’ordre et
l’harmonie des actions ont plus de valeur que ces actions elles-
mêmes, qu’elles sont la fin dont celles-ci sont seulement les moyens ;
agir en suivant la nature, mais d’une certaine manière (finalisée,
sélective, régulière), c’est agir en suivant la raison, nature spécifique
de l’homme. L’homologia, unification de la vie pratique sous la règle
d’un logos unique et dominateur, consistance formelle et cohérence
rationnelle de l’activité, se qualifie par là comme le bien souverain
ou fin dernière (telos), comme ce en vue de quoi est recherché tout ce
qui est recherché. Le lapin rationaliste n’était pas caché dans le
chapeau naturaliste ; il est le chapeau lui-même, habilement
retourné, vu sous un autre angle que celui sous lequel on l’avait vu
d’abord ; les rapports s’inversent entre la matière et la forme du
comportement, entre ce que l’on fait et la manière dont on le fait,
entre le verbe et l’adverbe, comme s’inversent, dans certains jeux
d’optique, les rapports entre figure et fond.
Les bénéfices historiques et théoriques de cette opération
supérieurement menée devaient se révéler considérables. Elle
permettait d’abord de concevoir la notion de bien de façon
strictement morale : si le stoïcisme conserve l’idée, commune dans la
morale grecque, que ce qui est bon est ce qui est bon pour l’agent (ce
qui lui est « bénéfique » ou utile), il défend aussi l’idée, beaucoup
plus paradoxale (quand on la compare par exemple avec l’éthique
aristotélicienne, qui s’attache expressément à expliciter les intuitions
morales communes), que seul est bon pour l’agent lui-même ce qui
est moralement bon (le « beau », l’« honorable », to kalon en grec,
honestum dans le latin de Cicéron), à savoir la perfection (ou
« vertu », aretè) de sa raison pratique, immuable et inébranlable à
travers tous les choix qu’elle effectue et tous les actes qu’elle
contrôle, sa non-conflictualité absolue, sa constance infaillible. La
« vertu » ainsi entendue suffit au bonheur, parce que être heureux est
moins un sentiment subjectif de satisfaction qu’un état objectif de
« réussite », d’efflorescence plénière de la nature de l’agent dans ce
qu’elle a de spécifique – paradoxe qui en nourrit bien d’autres, que
les Stoïciens ne se lassent pas de développer. Cette thèse ne s’appuie
pas seulement sur le modèle du dieu, en lequel s’affiche, pour qui a
suivi jusqu’à son terme l’enseignement de la physique et de la
théologie stoïciennes, la coïncidence complète entre raison,
bienfaisance et bonheur ; elle prétend aussi être en accord avec les
intuitions innées du bien et du mal, telles qu’elles se développeraient
naturellement dans l’humanité commune, si elles n’étaient pas
perverties ou offusquées par la société et ses fausses valeurs. Elles
gardent malgré tout assez de force pour subsister sous forme de
concepts moraux, que chacun possède même s’il ne les applique pas,
et que le philosophe n’a plus qu’à recueillir dans la conscience
commune et à « désarticuler » pour y retrouver sa théorie. De façon
caractéristique, les Stoïciens justifient paradoxalement une thèse très
paradoxale (la vertu suffit au bonheur) en disant qu’au fond, c’est ce
que tout le monde a toujours pensé.
Ainsi définie par ses caractéristiques formelles de cohérence
rationnelle, la perfection morale ne laisse cependant pas derrière elle
la matière dont elle a besoin pour s’exercer et se manifester. En toute
rigueur, tout ce qui n’est ni la vertu qui est le seul bien, ni le vice qui
est le seul mal, est exactement « indifférent » : c’est le cas de tout ce
que valorisent les conduites ordinaires et qui les oriente
communément, la vie et la mort, la santé et la maladie, le plaisir et la
douleur, la richesse et la pauvreté, la liberté et l’esclavage, le pouvoir
et la soumission. Rien de tout cela, intensifié autant qu’on voudra, ne
contribue à la perfection morale, ni ne peut l’entamer. Toutefois – et
c’est là que le stoïcisme fausse compagnie au cynisme, vainement
relayé par Ariston – ces « indifférents » ne sont tels qu’au point de
vue moral, qui n’est pas le seul sous lequel ils peuvent et doivent
être considérés ; au point de vue des tendances naturelles, que la
moralité transcende sans les abolir, ils gardent une valeur de
sélection, c’est-à-dire relative : ceux d’entre eux qui sont « conformes
à la nature », comme la vie ou la santé, sont raisonnablement
préférables, toutes choses égales d’ailleurs, à leurs opposés ; ces
derniers, comme la mort ou la maladie, sont préférablement à éviter,
parce qu’ils sont « contraires à la nature ». Seule une petite catégorie
de choses qui ne sont ni conformes ni contraires à la nature, comme
d’avoir un nombre pair ou impair de cheveux, sont indifférentes au
double point de vue de la vertu et de la nature. Un mot de
Chrysippe, cité par Épictète, résume très bien l’attitude stoïcienne
envers les choses « conformes à la nature », recherchées « sous
réserve » (hupexairesis) qu’elles ne se révèlent pas, en l’occurrence,
contraires au plan providentiel de Zeus : « Tant que l’avenir m’est
inconnu, je m’attache toujours à ce qui est le plus naturellement apte
à me faire obtenir ce qui est conforme à la nature : c’est Dieu lui-
même qui m’a fait capable d’opérer ces choix. Mais si je savais que
mon destin était maintenant d’être malade, ma tendance serait de
m’y porter ; de même le pied, s’il était intelligent [s’il pouvait
comprendre que c’est, pour l’homme dont il fait partie, le moyen
d’arriver à ses fins], aurait une tendance qui le porterait à se faire
crotter. » La notion stoïcienne du destin ne donne pas de prise à
l’« Argument Paresseux » (inutile de voir le médecin ou de prendre
un remède, si de toute façon il est écrit que je mourrai de cette
maladie ou que j’en guérirai) : ce qui est écrit dans le livre du destin,
ce ne sont pas seulement des phrases isolées, mais aussi des phrases
connectées (je guérirai si je vois le médecin), des conjugaisons
d’événements conjointement soumis au destin (confatalia), dans
lesquelles mes propres initiatives sont impliquées.
À titre de matériau du comportement moral, les « choses
conformes à la nature » s’introduisent ainsi explicitement dans les
formulations stoïciennes du telos, à partir de Chrysippe et chez ses
successeurs Diogène de Babylone et Antipater – formulations
toujours remises sur le chantier pour parer aux coups des critiques
incessantes, et toujours acharnées à préserver l’essentiel : ce qui
compte n’est pas d’obtenir ces choses, mais de choisir celles qu’il est
raisonnable de choisir, et de faire tout ce qui est en son pouvoir pour
les obtenir. Sans entrer dans le détail de polémiques complexes, il
suffira ici de rappeler l’image célèbre par laquelle le porte-parole du
stoïcisme, dans le De finibus de Cicéron, résume l’articulation de la
valeur absolue du bien et de la valeur relative des « choses
conformes à la nature » : c’est l’image de l’archer dont le but est sans
doute d’atteindre la cible, mais dont la fin est de faire pour
l’atteindre tout ce qui est en son pouvoir (plus exactement : en son
pouvoir d’expert du tir à l’arc). Développons l’image, un peu
librement. Il est préférable d’atteindre la cible, plutôt que de la
manquer ; mais comme ce résultat ne dépend pas entièrement de
l’archer, si habile soit-il, on peut dire très précisément que la seule fin
qu’il dépend de lui d’atteindre à coup sûr est de tout faire pour
atteindre la cible qu’il ne dépend pas de lui d’atteindre à coup sûr.
L’archer qui ne pense qu’à taper dans le mille risque d’être
malheureux ; celui qui ne pense qu’à s’exercer au mieux et à viser au
plus juste tient son bonheur entre ses mains.
Notre archer est un hypocrite : il a l’air de vouloir autre chose
que ce qu’il veut vraiment. Le Stoïcien aussi est un hypocrite, au
moins au sens du mot grec hypokritès, qui signifie « acteur de
théâtre ». Il ne saurait renier l’image, qu’il utilise lui-même
volontiers : Ariston (nullement hétérodoxe en cela) comparait le sage
au bon acteur, qui joue son rôle à la perfection, que ce soit celui de
Thersite ou celui d’Agamemnon. La traduction théorique de cette
alliance entre la conscience professionnelle du comédien et son refus
de s’identifier entièrement avec son personnage peut être trouvée
dans le jeu articulé de deux notions capitales et difficiles de l’éthique
stoïcienne, le katorthôma (action droite, rigoureusement correcte) et le
kathèkon (action qu’il convient [à la nature de l’agent] d’accomplir, et
qui peut donc être raisonnablement justifiée si cette nature est celle
d’un être rationnel – le mot a été traduit passablement en latin par
officium, moins bien en français, parfois, par « devoir »). Il ne s’agit
pas de deux classes d’actions matériellement différentes. Le rapport
entre les deux notions ressemble plutôt à celui que nous relevions
tout à l’heure entre l’« appréhension » du vrai, qui appartient au
sage comme au non-sage, et à son intégration dans une « science »
de la vérité, qui n’appartient qu’au sage. Une action d’un type
donné, comme d’honorer ses parents, n’est par elle-même ni bonne
ni mauvaise. Conforme à la nature animale et sociale de l’homme,
elle est un kathêkon, et seulement un kathêkon, quand c’est le non-sage
qui l’accomplit. Mais une action du même type devient un
katorthôma quand c’est le sage qui l’accomplit, parce qu’il l’accomplit
d’une autre manière, par pure disposition vertueuse, sur la seule
base de sa seule sagesse. Le sage est comme un génie moral, en qui
la raison totalement maîtresse retrouve à son niveau l’infaillibilité de
l’instinct animal. Si ce génie moral peut s’exercer dans
l’accomplissement « parfait » des fonctions ordinaires de l’homme
naturel et social, il n’est cependant pas lié par une liste
conventionnelle de ces fonctions : pour certains hommes et dans
certaines circonstances, il est rationnel d’agir autrement qu’il n’est
raisonnable de le faire pour d’autres hommes et dans les
circonstances ordinaires – ce qui jette une nouvelle passerelle entre
les séductions du non-conformisme et les concessions au
conformisme. L’exemple extrême est celui du suicide, justifié par la
théorie selon l’opportunité, et pratiqué de façon spectaculaire par
plusieurs maîtres ou adeptes de l’école.
Par sa force souple, et jusque par ses ambiguïtés, le stoïcisme
était taillé non seulement pour s’épanouir dans de vastes couches du
monde hellénistique et romain, mais encore pour affronter les
siècles. Il l’a fait. On lui a reproché de peindre la résignation aux
couleurs de la ferveur, de sublimer l’impuissance humaine en la
métamorphosant magiquement en une liberté purement intérieure.
Une image attribuée à Zénon et à Chrysippe semblait autoriser cette
interprétation : celle du chien attaché à une charrette, qui n’a le choix
qu’entre la suivre de son plein gré et la suivre par contrainte ;
comme dit plus noblement Sénèque, « les destins conduisent celui
qui accepte, et traînent celui qui refuse ». Le stoïcisme y a gagné sa
réputation de philosophie pour gros temps : dans les détresses
privées et les calamités publiques, il offre le recours imprenable de la
« citadelle intérieure » dont parlait Marc Aurèle. La description n’est
pas complètement juste : le chien suit la charrette du destin, mais il
peut être de son destin d’avoir lui aussi sa petite charrette à tirer. Le
stoïcisme n’est pas une école d’inaction ; il enseigne plutôt à vivre et
à agir avec des adverbes, si l’on peut dire : à savoir, d’une certaine
manière, avec sérieux et détachement tout ensemble, avec la
conviction que ses intentions sont pures, et avec une relative
indifférence aux résultats qui pourraient éventuellement démentir
ces intentions. On a le droit de rêver d’une humanité qui n’aurait
plus du tout besoin de la moindre parcelle de stoïcisme. Mais cette
humanité n’est sans doute pas pour demain.
Jacques BRUNSCHWIG
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Textes et traductions
VON ARNIM, Hans (ed.), Stoicorum Veterum Fragmenta, 4 vol.,
Stuttgart, Teubner, 1903-1924.
BRÉHIER, Émile, SCHUHL, Pierre-Maxime, Les Stoïciens, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1962.
Œuvres de CICÉRON, SÉNÈQUE, ÉPICTÈTE, MARC AURÈLE, Paris, Les
Belles Lettres, coll. « Universités de France ».
Œuvres de SEXTUS EMPIRICUS et de DIOGÈNE LAËRCE, Loeb Classical
Library.
LONG, Anthony A., SEDLEY, David N. (eds.), The Hellenistic
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Études
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Epistemology (Companions to Ancient Thought, I), Cambridge
University Press, 1990, p. 184-203.
BARNES, Jonathan, BRUNSCHWIG, Jacques, BURNYEAT, Myles,
SCHOFIELD, Malcolm (ed.), Science and Speculation, Cambridge
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BRUNSCHWIG, Jacques (ed.), Les Stoïciens et leur Logique, Paris, Vrin,
1978.
FREDE, Michael, Die stoische Logik, Göttingen,
Vandenhoeck & Ruprecht, 1974.
GOLDSCHMIDT, Victor, Le Système stoïcien et l’Idée de temps, Paris, Vrin,
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Aurèle, Paris, Fayard, 1992.
INWOOD, Brad, Ethics and Human Action in Early Stoicism, Oxford,
Clarendon Press, 1985.
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MATES, Benson, Stoic Logic, University of California Press, 1953.
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SCHOFIELD, Malcolm, BURNYEAT, Myles, BARNES, Jonathan (eds), Doubt
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SCHOFIELD, Malcolm, STRIKER, Gisela (eds), The Norms of Nature,
Cambridge University Press, 1986.
SPANNEUT, Michel, Permanence du stoïcisme, Gembloux, Duculot, 1973.
STRIKER, Gisela, « Kritèrion tès aletheias », Nachrichten der Akademie
der Wissenschaften in Göttingen, Phil.-Hist. Klasse II, 1974, p. 51-110.
CHRONOLOGIE
Repères historiques Repères culturels Repères scientifiques
1270 ( ?) : Guerre légendaire
de Troie.
ca 1200 : Première Composition des poèmes
colonisation grecque (Asie homériques (ca 850-750).
Mineure).
753 : Fondation de Rome.
750 : Deuxième colonisation Hésiode (ca 700 ?).
grecque (Occident et Orient).
593 : Réformes de Solon à Les « MILÉSIENS » : Thalès, 585 : Éclipse prédite par
Athènes. Anaximandre et Anaximène Thalès.
(ca 600-550). Anaximandre
écrit le premier traité grec en
prose vers 546.
540 : Fondation d’Élée.
Activité de PYTHAGORE (ca
532 ?).
509 : Fondation de la HÉRACLITE (ca 545-480). 510-490 : Voyages d’Hécatée
République romaine. de Milet.
508-507 : Réforme de
Clisthène à Athènes.
490 : Bataille de Marathon,
défaite des Perses.
481 : Alliance d’Athènes et de Activité de PARMÉNIDE à
Sparte (deuxième guerre Élée (ca 478).
médique).
Eschyle : Les Perses (472),
L’Orestie (458).
480 : Bataille de Salamine, ca 454 : Procès d’impiété à
victoire navale des Grecs. Athènes contre
ANAXAGORE (ca 500-428).
EMPÉDOCLE (ca 492-432).
PROTAGORAS (ca 492-421).
ZÉNON D’ÉLÉE (ca 490-454). ca 440 : Leucippe, première
formulation de l’atomisme.
443 : Périclès stratège ca 450 : HÉRODOTE (ca 484-
d’Athènes. 425) écrit les Histoires.
Alcibiade (ca 450-404), Sophocle : Antigone (443).
homme politique athénien,
disciple de SOCRATE.
ca 435 : Enseignement de Hippocrate de Chios (ca 470-
SOCRATE (469-399) à 400) : Éléments de géométrie.
Athènes.
DÉMOCRITE (ca 460- ?)
Guerre du Péloponnèse (431- THUCYDIDE (ca 455-400).
404).
427 : Gorgias (ca 480-376)
exerce son éloquence à
Athènes.
ca 423 : Dans les Nuées,
Aristophane ridiculise
l’enseignement de SOCRATE.
ANTISTHÈNE (ca 445-360). HIPPOCRATE (ca 460-380).
404 : Régime oligarchique ca 405 : Euclide de Mégare
des Trente à Athènes. fonde l’école mégarique.
403 : Restauration de la
démocratie.
399 : Procès d’impiété contre
SOCRATE, condamné à mort.
399 : Aristippe fonde une
école à Cyrène.
ca 390 : Isocrate ouvre une
école à Athènes et enseigne la
« philosophie » à un large
public.
XÉNOPHON (ca 428-354).
387 : PLATON (429-347) fonde Travaux mathématiques de
l’ACADÉMIE. l’ACADÉMIE (Théétète,
Eudoxe, Archytas,
Léodamas).
384-322 : Démosthène. Diogène de Sinope (ca 400- 381 : Observations d’Eudoxe
325). de Cnide (400-347) en
Égypte ; mouvement
épicycloïdal des planètes
(370).
347 : Mort de PLATON ;
Speusippe lui succède à la tête
de l’ACADÉMIE.
343 : ARISTOTE précepteur
d’Alexandre de Macédoine.
340 : Guerre entre Philippe ca 388-315 : Travaux
de Macédoine et Athènes. d’Héraclide Pontique
(rotation de la Terre).
338 : Défaite des Athéniens à Aristoxène (théorie
Chéronée. harmonique).
336 : Avènement d’Alexandre 335 : ARISTOTE (385-322)
le Grand, roi de Macédoine. fonde le Lycée à Athènes.
PYRRHON (~ 365-275)
accompagne Alexandre en
Asie.
332 : Fondation d’Alexandrie.
323 : Mort d’Alexandre à 322 : Mort d’ARISTOTE ;
Babylone ; formation des Théophraste lui succède.
différentes monarchies
hellénistiques.
306 : Épicure (ca 342-271) ca 300 : Éléments d’EUCLIDE.
fonde l’école du Jardin à
Athènes.
ca 301 : Zénon de Kition (~
334-262) fonde le Portique à
Athènes.
er
ca 295 : Ptolémée I fonde à
Alexandrie le Musée.
283-239 : Antigone Gonatas, ca 281 : Aristarque de Samos
roi de Macédoine, protège les et l’héliocentrisme.
philosophes, particulièrement
les STOÏCIENS.
268-264 : Arcésilas succède à ca 270 : Activité d’Hérophile
Cratès à la tête de (médecin) à Alexandrie.
l’ACADÉMIE et donne à
l’ACADÉMIE une orientation
« sceptique ».
262 : Cléanthe succède à ca 260 : Activité d’Érasistrate
Zénon à la tête de l’ÉCOLE (médecin).
STOÏCIENNE.
Bible des Septante.
250 : Activité de Diophante
(mathématicien).
ca 232 : Chrysippe (ca 280-207) ca 245 : Ératosthène (ca 275-
succède à Cléanthe à la tête de 194) est bibliothécaire à
l’ÉCOLE STOÏCIENNE. Alexandrie.
218 : Deuxième guerre ARCHIMÈDE (ca 287-212)
punique. est tué par un soldat romain
lors du siège de Syracuse.
217 : Première guerre de ca 200 : Œuvre d’Apollonius
Macédoine. (théorie des coniques).
POLYBE (208-118).
167-166 : Carnéade,
scholarque de l’ACADÉMIE.
169 : Guerre entre les 161-126 : Activité
Séleucides et les Juifs de d’Hipparque (origines de la
Palestine. trigonométrie, théorie des
excentriques et des
épicycles).
155 : Carnéade est envoyé
comme ambassadeur à Rome.
Diogène de Babylone
(stoïcien) et Critolaos
(péripatéticien)
l’accompagnent.
148 : La Macédoine devient ca 150 : Carte géographique
province romaine. d’Hipparque.
146 : La Grèce province
romaine.
146 : Destruction de Carthage
par les Romains.
110-109 : Philon de Larissa
scholarque de l’ACADÉMIE ;
en 88, il fuit Athènes et se
réfugie à Rome.
ca 88-86 : Guerre de
Mithridate.
ca 79 : Antiochos d’Ascalon, Posidonios (ca 135-51)
scholarque de l’ACADÉMIE, (travaux de géographie et
ouvre sa propre école à d’astronomie).
Athènes et s’oppose à
l’orientation « sceptique »
adoptée depuis Arcésilas
jusqu’à Philon de Larissa.
Lucrèce : De natura rerum (ca
54-53).
Cicéron : De republica (54-52).
Philodème de Gadara fonde à
Naples un centre d’études
épicuriennes.
48 : Premier incendie de la
bibliothèque d’Alexandrie.
ca 40 : Andronicos de Rhodes
édite les œuvres d’ARISTOTE.
30 : Bataille d’Actium ; 30 (?) : Inscription épicurienne
l’Égypte devient province de Diogène d’Œnanda (datée
romaine. Fin de l’époque aussi, par certains savants, de
hellénistique. ca 125 après J.-C.).
27 : Fin de la République, et
début de l’Empire romain.
10-25 : Strabon : Géographie.
29 (?) : Mort de Jésus de
Nazareth.
37-41 : Ambassade de Philon
d’Alexandrie auprès de
Caligula.
54-68 : Règne de Néron ; 48-65 : Sénèque, stoïcien, ca 60 : Héron d’Alexandrie :
incendie de Rome (64) ; précepteur, puis conseiller de les Mécaniques.
persécution des chrétiens. Néron, avant d’être contraint
au suicide par celui-ci. Il écrit
les Lettres à Lucilius en 63-64.
60 : Enseignement
d’Ammonios, platonicien, à
Athènes.
64 (?) : Mort de saint Paul.
70 : Prise de Jérusalem par
Titus.
93-94 : Expulsion des
philosophes de Rome par
Domitien. Épictète (55-135)
fonde une école à Nicopolis,
sur la côte grecque de
l’Adriatique.
ca 110 : Plutarque (ca 46-ap. ca 100 : Nicomaque de
120) conseiller de Trajan, puis Gérasa (théorie des nombres)
d’Hadrien, pour les affaires et Ménélaüs (théorie de la
grecques. sphère).
ca 120 : Les apologistes
chrétiens se mettent à
présenter le christianisme
comme une philosophie.
135 : Diaspora des Juifs. ca 133 : Premières traces de la ca 125 : Théon de Smyrne
gnose (Basilide). (théorie des nombres).
161-180 : Règne à Rome de ca 150 : Didaskalikos (résumé Activité de Ptolémée à
Marc Aurèle. du platonisme) d’Alcinoos. Alexandrie ; Almageste (150) ;
Géographie (155).
176 : Marc Aurèle fonde à
Athènes des chaires de
philosophie pour les quatre
principales écoles :
PLATONICIENNE,
ARISTOTÉLICIENNE,
STOÏCIENNE,
ÉPICURIENNE.
ca 177 : Celse, platonicien, 129-200 : GALIEN.
polémiste antichrétien.
ca 180 : Stromates de Clément
d’Alexandrie.
ca 190 : Hypotyposes
pyrrhoniennes de Sextus
Empiricus, qui nous
renseignent sur les arguments
des Sceptiques antérieurs
(Agrippa et Énésidème).
ca 198 : Enseignement
d’Alexandre d’Aphrodise
(péripatéticien) à Athènes.
200 : Vies et opinions des
philosophes de Diogène Laërce.
244 : PLOTIN (205-269) ouvre Diophante : les Arithmétiques.
une école à Rome.
ca 260 : Fondation de l’école
d’Antioche.
263 : Porphyre devient le
disciple de PLOTIN ; il publie
les Énnéades vers 301.
312 : Conversion au
christianisme de l’empereur
Constantin.
313 : Édit de Milan : le culte ca 313 : Jamblique (250-325) ca 320 : Pappus d’Alexandrie
chrétien est toléré dans fonde à Apamée une école commente Ptolémée et
l’Empire. néoplatonicienne. Euclide.
314 : Premier partage de
l’Empire romain.
Écrits de Basile de Césarée, Théon d’Alexandrie lui
Grégoire de Nazianze, succède comme professeur
Grégoire de Nysse. de mathématiques.
361-363 : Règne de Julien
l’Apostat, philosophe
néoplatonicien. Réaction
antichrétienne.
380 : Le christianisme, 386 : Conversion d’Augustin ;
religion officielle de l’Empire il écrit les Confessions en 400,
romain. et La Cité de Dieu en 413-426.
410 : Sac de Rome par Alaric.
ca 438 : Proclos succède à 415 : Mort d’Hypatie, fille de
Syrianus à la tête de l’école Théon, savante et figure de
néoplatonicienne. proue de l’école
néoplatonicienne.
476 : Fin de l’Empire
d’Occident.
520 : Damascius succède à
Zénodote à la tête de l’école
néoplatonicienne.
529 : Justinien ferme l’école
d’Athènes. Sept philosophes
néoplatoniciens se réfugient
en Perse (parmi eux :
Simplicius et Damascius).
CARTES

Carte du monde grec classique


Carte du monde grec hellénistique
INDEX DES NOMS

Les noms des personnages faisant l’objet d’un article apparaissent en


capitales. Le folio entre crochets est celui de la première page de l’article qui
leur est consacré.

‘Abd al-Malik : 1
Abū al-Hūdhayl : 1-2
Abū Kāmil : 1
Abu Qūrra : 1
Ælius Aristide : 1, 2, 3
Agésilas : 1, 2
Aghānis : 1
Agis : 1
Agrippa : 1, 2, 3-4
Aidésius : 1
Al-Baṣrī : 1
Albert le Grand : 1
Albinos : 1, 2, 3, 4
Al-Bīrūnī : 1
Al-Būzjānī : 1
Alcibiade : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10
Alcidamas : 1
Alcinoos : 1, 2, 3-4, 5-6
Alcméon de Crotone : 1, 2, 3, 4, 5
Alexandre d’Aphrodise : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10-11, 12-13, 14, 15, 16,
17, 18, 19
Alexandre d’Égée : 1
Alexandre d’Éphèse : 1
Alexandre le Grand : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14-15, 16, 17,
18, 19, 20, 21-22, 23, 24, 25, 26
Al-Fārābī : 1, 2, 3
Al Hazen : voir Ibn al-Haytham
Al-Jubbā’ī : 1
Al-Karajī : 1
Al-Khayyām : 1, 2
Al-Khāzin : 1
Al-Khujandī : 1
Al-Khwārizmī : 1
Al-Kindī : 1, 2, 3
Al Magusi : 1
Al-Nadīm : 1
Al-Naẓẓām : 1-2
Al-Qūhi : 1
Ammonios d’Alexandrie : 1, 2, 3-4
Ammonios d’Athènes : 1, 2-3, 4
Ammonios Saccas : 1, 2-3
ANAXAGORE [1] : 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13, 14, 15-16, 17-18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27
Anaxarque : 1, 2
Anaximandre : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13, 14-15, 16-17, 18-19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26
Anaximène : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11
Andronicos de Rhodes : 1, 2, 3-4, 5, 6-7, 8, 9, 10
Antalcidas : 1
Anthémius de Thralles : 1
Antigone : 1-2, 3
Antigonos Gonatas de Macédoine : 1, 2
Antiochos d’Ascalon : 1, 2-3, 4-5, 6, 7, 8, 9-10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17
Antipater : 1, 2, 3, 4, 5
Antiphon : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9
Antisthène : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8-9, 10-11, 12
Antoine : 1, 2
Anytos : 1, 2-3
Apelle : 1
Apellicon de Téos : 1, 2, 3-4
Aphrodite : 1, 2
Apollodore d’Athènes : 1, 2, 3, 4
Apollonius de Perge : 1, 2, 3, 4-5, 6-7, 8, 9, 10, 11, 12
Apollonios de Rhodes : 1, 2
Apollonios de Tyane : 1, 2, 3, 4, 5, 6
Apollonios Dyscole : 1, 2
Apulée : 1, 2, 3
Aratos de Sicyone : 1, 2, 3
Aratos de Soles : 1, 2
Arcésilas de Pitane : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9-10, 11, 12-13, 14, 15, 16, 17,
18
Archélaos : 1, 2
Archias : 1, 2
Archiloque : 1, 2, 3, 4
ARCHIMEDE [1] : 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11, 12-13, 14, 15-16, 17, 18, 19
Archytas de Tarente : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10
Arendt, Hannah : 1-2
Aristarque de Samos : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9
Aristarque de Samothrace : 1, 2, 3, 4
Aristée l’Ancien : 1
Aristide : 1-2, 3, 4
Aristide Quintilien : 1, 2-3, 4, 5
Aristippe de Cyrène : 1, 2-3, 4-5, 6
Aristobule : 1, 2
Aristoclès de Messine : 1, 2
Ariston de Céos : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10, 11-12
Aristophane : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Aristophane de Byzance : 1
ARISTOTE [1] : 2, 3-4, 5, 6, 7-8, 9-10, 11, 12-13, 14, 15, 16, 17-18, 19, 20,
21, 22-23, 24-25, 26, 27-28, 29-30, 31-32, 33, 34, 35-36, 37, 38-39, 40-41,
42, 43-44, 45-46, 47, 48-49, 50-51, 52, 53, 54, 55-56, 57, 58, 59, 60, 61, 62-
63, 64, 65, 66, 67-68, 69, 70-71, 72-73, 74-75, 76, 77, 78-79, 80-81, 82-83,
84-85, 86-87, 88-89, 90, 91-92, 93-94, 95-96, 97-98, 99, 100, 101, 102-103,
104-105, 106-107, 108-109, 110-111, 112, 113, 114-115, 116, 117-118, 119,
120, 121, 122-123, 124, 125-126, 127-128, 129, 130-131, 132, 133-134,
135, 136, 137-138, 139, 140, 141, 142, 143-144, 145, 146, 147-148, 149-
150, 151, 152-153, 154, 155, 156, 157, 158-159, 160, 161-162, 163-164,
165, 166-167, 168, 169, 170, 171, 172-173, 174-175, 176-177, 178, 179,
180, 181, 182-183, 184, 185, 186, 187, 188, 189, 190-191, 192-193, 194,
195, 196-197, 198-199, 200, 201, 202-203, 204, 205-206, 207, 208, 209,
210-211, 212-213, 214, 215, 216, 217-218, 219, 220, 221, 222-223, 224-
225, 226-227, 228-229, 230-231, 232-233, 234, 235, 236, 237-238, 239-
240, 241-242, 243-244, 245, 246
Aristote de Mytilène : 1-2
Aristoxène de Tarente : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Arius Didyme : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7-8
Asclépios : 1-2, 3, 4, 5
Aspasios : 1, 2, 3
Athénodore Caluus : 1
Atticus : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9
Auguste : 1, 2, 3
Augustin (saint) : 1, 2, 3, 4, 5
Aulu-Gelle : 1, 2, 3
Averroès : 1, 2, 3, 4
Avicenne : 1, 2, 3, 4

Bachelard, Gaston : 1
Banū Mūsā : 1
Basile de Césarée : 1, 2
Bataille, Georges : 1
Bayle, Pierre : 1
Bentham, Jeremy : 1
Benveniste, Émile : 1
Boèce : 1, 2-3, 4, 5
Boéthos : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9
Boileau, Nicolas : 1
Bourbaki, Nicolas : 1
Brahé, Tycho : 1, 2

Calliclès : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Callimaque : 1, 2, 3
Callippe : 1, 2-3
Callisthène : 1, 2, 3
Carnéade : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11-12, 13-14, 15, 16, 17, 18, 19
Cassandre : 1
Celse : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9
César : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7
Charondas de Catane : 1
Chasles, Michel : 1
Chrysippe : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17-18, 19, 20,
21-22, 23, 24, 25, 26, 27-28, 29-30, 31-32, 33-34
CICÉRON [1] : 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13-14, 15, 16, 17-18, 19-20,
21, 22-23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33-34, 35, 36, 37, 38, 39-40,
41-42, 43, 44-45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54-55, 56
Cimon : 1, 2
Cléanthe : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Cléarque de Soles : 1-2
Clément d’Alexandrie : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7
Cléomène : 1, 2, 3, 4
Cléon : 1, 2-3, 4, 5, 6-7
Clisthène : 1, 2-3
Clitomaque : 1, 2, 3, 4-5, 6
Condorcet : 1
Conon d’Athènes : 1
Conon de Samos : 1, 2, 3, 4, 5
Copernic, Nicolas : 1, 2
Crantor : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Crassus : 1
Cratès de Thèbes : 1-2, 3, 4
Critias : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Critolaos de Phasélis : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Cyrille d’Alexandrie : 1, 2

Damascius : 1, 2, 3, 4-5
Dante : 1
Delambre, Jean-Baptiste : 1
Démétrios de Phalère : 1, 2, 3, 4, 5
DÉMOCRITE [1] : 2-3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23-24, 25, 26, 27-28, 29, 30-31, 32-33, 34, 35, 36, 37, 38,
39, 40, 41, 42, 43-44
Démosthène : 1, 2, 3-4, 5
Denys d’Alexandrie : 1, 2
Denys d’Halicarnasse : 1-2, 3, 4
Denys de Syracuse : 1, 2, 3, 4, 5
Denys de Thrace : 1, 2
Descartes, René : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10
Diagoras de Melos : 1, 2, 3
Dicéarque de Messine : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Diderot, Denis : 1
Dioclès : 1, 2
Diodore Cronos : 1-2, 3-4, 5, 6
Diodore de Sicile : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Diodote (l’orateur) : 1-2, 3, 4, 5
Diodote (le Stoïcien) : 1
Diogène d’Apollonie : 1, 2, 3-4, 5
Diogène d’Œnoanda : 1, 2
Diogène de Babylone : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
DIOGÈNE DE SINOPE [1] : 2, 3, 4, 5, 6-7
Diogène Laërce : 1-2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9-10, 11-12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21-22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33-34, 35-36, 37, 38,
39-40, 41, 42-43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58,
59
Dion Chrysostome : 1, 2, 3
Dion de Pruse : 1-2
Dion de Syracuse : 1-2, 3
Diopeithès : 1, 2
Diophante d’Alexandrie : 1, 2, 3-4
Dioscoride : 1
Domitien : 1
Dosithée : 1, 2, 3-4

EMPÉDOCLE [1] : 2-3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12-13, 14-15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25-26, 27-28, 29, 30
Enée le Tacticien : 1-2
Enésidème : 1, 2, 3-4, 5-6, 7, 8-9
Ennius : 1, 2, 3
Épaminondas : 1, 2-3
Éphialte : 1
Épictète : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
ÉPICURE [1] : 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9-10, 11-12, 13, 14, 15-16, 17, 18, 19, 20,
21-22, 23, 24, 25-26, 27-28, 29, 30-31, 32, 33, 34, 35, 36, 37-38, 39, 40, 41
Épiméthée : 1, 2-3, 4
Érasistrate : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Érasme : 1
Ératosthène : 1, 2-3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Eschine (l’orateur) : 1
Eschine de Sphettos : 1, 2, 3-4, 5, 6
Eschyle : 1, 2, 3
Étienne d’Alexandrie : 1
EUCLIDE [1] : 2, 3-4, 5, 6-7, 8, 9-10, 11, 12-13, 14-15, 16-17, 18, 19, 20,
21, 22
Euclide de Mégare : 1, 2-3, 4-5, 6
Eudème de Rhodes : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8-9
Eudore : 1, 2, 3
Eudoxe de Cnide : 1, 2, 3-4, 5, 6-7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14-15, 16, 17
Euripide : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11-12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20
Eusèbe de Césarée : 1, 2, 3, 4
Eutocius : 1, 2, 3, 4, 5
Évhémère : 1, 2-3
Favorin d’Arles : 1
Fénelon : 1
Flavius Josèphe : 1, 2-3
Foucault, Michel : 1, 2, 3, 4
Freud, Sigmund : 1, 2, 3, 4

GALIEN [1] : 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9-10, 11, 12, 13, 14, 15, 16-17, 18, 19, 20,
21, 22, 23-24, 25, 26, 27, 28, 29, 30-31
Galilée : 1, 2, 3, 4
Gérard de Crémone : 1, 2
Giraudoux, Jean : 1
Gorgias de Léontinoi : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10-11, 12, 13-14, 15, 16, 17,
18, 19-20, 21-22, 23, 24, 25-26
Grégoire de Nazianze : 1, 2
Grégoire de Nysse : 1-2

Hadrien : 1, 2, 3, 4-5, 6
Harvey : 1, 2
Hécatée de Milet : 1, 2, 3, 4-5, 6-7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Hegel, G. W. F. : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Heidegger, Martin : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8
Hélène de Troie : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8-9, 10
Héliodore : 1
Héraclide Pontique : 1, 2, 3, 4
HÉRACLITE [1] : 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11, 12, 13, 14, 15-16, 17, 18-19,
20, 21-22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34-35, 36, 37-38, 39
Hermarque : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7-8
Hermogène : 1, 2-3
Hérode le Grand : 1
HÉRODOTE [1] : 2, 3-4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16-17, 18, 19-
20, 21, 22-23, 24, 25-26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39,
40, 41
Héron d’Alexandrie : 1, 2-3, 4, 5-6, 7, 8-9, 10, 11, 12
Hérophile de Chalcédoine : 1, 2, 3-4, 5, 6-7, 8, 9-10, 11-12
Hésiode : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8-9, 10-11, 12, 13, 14-15, 16, 17, 18, 19, 20-21,
22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31-32, 33, 34
Hiéron de Syracuse : 1, 2-3, 4, 5
Hilbert, David : 1
Hipparchia de Maronée : 1
Hipparque : 1, 2, 3, 4-5, 6-7, 8-9, 10-11, 12, 13-14, 15, 16, 17-18, 19-20,
21
Hippase de Métaponte : 1-2, 3
Hippias : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
HIPPOCRATE [1] : 2, 3-4, 5-6, 7-8, 9, 10, 11-12, 13-14, 15-16, 17, 18, 19,
20, 21
Hippocrate de Chios : 1-2, 3, 4, 5
Hippodamos de Milet : 1
Hirtius : 1
Hobbes, Thomas : 1, 2
Homère : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7-8, 9, 10-11, 12, 13-14, 15, 16, 17, 18-19, 20, 21-
22, 23-24, 25-26, 27, 28-29, 30, 31-32, 33, 34, 35, 36-37, 38, 39-40, 41-42,
43, 44, 45, 46, 47-48, 49, 50, 51, 52-53, 54, 55, 56-57, 58, 59
Horace : 1, 2
Hume, David : 1, 2, 3
Hypatie : 1

Ibn ‘Adī : 1-2


Ibn al-Haytham : 1, 2, 3, 4
Ibn ‘Irāq : 1
Ibn Qurra : 1, 2, 3, 4, 5, 6
Ibn Sinān : 1
Ignace d’Antioche : 1
Ion de Chio : 1-2
Irénée de Lyon : 1
Isocrate : 1, 2-3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10, 11-12, 13, 14, 15, 16-17, 18-19, 20

Jamblique : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11-12


Jason de Cyrène : 1
Jean Chrysostome (saint) : 1, 2
Jean Damascène : 1
Jérôme de Cardie : 1
Jésus ben Sira : 1, 2, 3-4
Julien (empereur) : 1, 2
Justin Martyr : 1, 2, 3, 4
Justinien : 1, 2, 3

Kant, Immanuel : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9


Kepler, Johannes : 1, 2, 3, 4
Kierkegaard, Søren : 1
Ktésias : 1, 2, 3
Kuhn, Thomas S. : 1

Lamarck : 1
Lasos d’Hermione : 1-2, 3, 4
Leibniz, Gottfried Wilhem : 1, 2
Leucippe : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Lévi-Strauss, Claude : 1
Longin : 1, 2, 3
Lucien : 1, 2, 3, 4, 5
Lucilius : 1, 2
Lucrèce : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8-9, 10-11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18-19, 20
Lycon : 1, 2, 3, 4, 5
Lycurgue : 1, 2, 3-4, 5, 6
Lygdamis de Naxos : 1
Lysias : 1, 2, 3

Machiavel, Nicolas : 1, 2
Marc Aurèle : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12-13, 14, 15, 16
Marinus de Tyr : 1, 2, 3
Marsile Ficin : 1
Martianus Capella : 1
Marx, Karl : 1
Mélissos de Samos : 1-2, 3, 4, 5, 6
Memmius : 1
Ménechme : 1, 2
Ménélaüs d’Alexandrie : 1, 2, 3-4, 5
Ménippe de Gadara : 1
Méton : 1
Métroclès de Maronée : 1
Métrodore de Lampsaque : 1, 2, 3
Métrodore de Stratonice : 1-2
Miltiade : 1, 2
Montaigne, Michel de : 1, 2, 3

Nausiphane : 1, 2
Néléos de Skepsis : 1-2
Néron : 1, 2, 3, 4
Newton, Isaac : 1
Nicias : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7
Nicolas de Damas : 1
Nicomaque de Gérasa : 1, 2, 3, 4, 5-6
Nietzsche, Friedrich : 1, 2, 3
Novalis : 1
Numénius d’Apamée : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9

Œdipe : 1, 2-3, 4
Œnomaos de Gadara : 1
Olympiodore : 1, 2-3, 4, 5
Onésicrite d’Astypalée : 1
Onomacrites de Locres : 1
Origène : 1-2, 3, 4, 5-6
Orphée : 1, 2, 3
Orthagoras de Sicyone : 1
Ovide : 1

Panaitios de Rhodes : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Pappus d’Alexandrie : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12
PARMÉNIDE [1] : 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13-14, 15, 16, 17, 18-19,
20, 21, 22-23, 24-25, 26, 27, 28, 29-30, 31-32, 33, 34, 35, 36, 37-38, 39-40,
41, 42, 43, 44, 45, 46-47, 48, 49, 50-51, 52, 53, 54, 55, 56, 57-58
Pascal, Blaise : 1, 2, 3, 4, 5
Patron : 1
Paul (saint) : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7
Pélopidas : 1
Périandre de Corinthe : 1
Périclès : 1, 2-3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20-21,
22, 23-24
Pétrone : 1
Phaléas de Chalcédoine : 1
Phédon de Corinthe : 1
Phèdre (l’Épicurien) : 1
Phidias : 1, 2, 3
Philinos de Cos : 1, 2, 3-4
Philippe de Macédoine : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7-8, 9, 10
Philodème : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12
Philolaos de Crotone : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12
Philon d’Alexandrie : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Philon d’Athènes : 1
Philon de Byzance : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7-8
Philon de Larissa : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Philopoemen : 1, 2, 3
Philopon, Jean : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11
Philostrate : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9
Phocion : 1
Photius : 1-2, 3
Pindare : 1, 2, 3, 4, 5, 6
Pisitrate : 1, 2, 3, 4
Pittacos de Mytilène : 1
PLATON [1] : 2, 3-4, 5-6, 7, 8-9, 10, 11-12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19-20,
21, 22, 23, 24-25, 26, 27, 28, 29-30, 31, 32-33, 34, 35-36, 37, 38, 39-40, 41-
42, 43-44, 45-46, 47, 48, 49, 50, 51, 52-53, 54, 55, 56, 57, 58-59, 60-61, 62-
63, 64-65, 66, 67, 68-69, 70, 71-72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79-80, 81, 82-83,
84-85, 86, 87, 88, 89, 90-91, 92, 93-94, 95, 96-97, 98, 99-100, 101-102,
103-104, 105, 106-107, 108-109, 110, 111-112, 113, 114, 115-116, 117, 118-
119, 120, 121, 122, 123, 124, 125-126, 127-128, 129-130, 131-132, 133,
134-135, 136, 137, 138-139, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 146-147, 148-
149, 150, 151-152, 153-154, 155-156, 157, 158-159, 160, 161-162, 163,
164, 165, 166-167, 168, 169-170, 171, 172-173, 174-175, 176-177, 178,
179, 180-181, 182, 183, 184, 185-186, 187-188, 189-190, 191, 192-193,
194, 195-196, 197, 198, 199, 200, 201, 202-203, 204, 205-206, 207, 208,
209, 210-211, 212-213, 214-215, 216, 217-218, 219-220, 221-222, 223-224,
225, 226, 227, 228, 229-230, 231-232, 233, 234-235, 236-237, 238, 239,
240
PLOTIN [1] : 2, 3-4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14-15, 16-17, 18-19, 20,
21, 22, 23
PLUTARQUE [1] : 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15-16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29-30, 31, 32, 33, 34, 35, 36-37, 38,
39, 40, 41
Plutarque d’Athènes : 1, 2, 3, 4
Polémon : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7
POLYBE [1] : 2-3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16
Polyclète : 1
Polycrate de Samos : 1, 2
Porphyre : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11-12, 13, 14, 15, 16-17, 18, 19, 20,
21-22, 23, 24
Posidonios d’Apamée : 1, 2-3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10, 11-12
Potamon : 1
Praxagoras de Cos : 1, 2, 3, 4, 5
Proclos : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11-12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19-20, 21-
22, 23, 24-25, 26, 27
Prodicos de Céos : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9-10, 11, 12, 13
Prométhée : 1, 2, 3-4, 5, 6-7
PROTAGORAS [1] : 2, 3, 4, 5-6, 7, 8-9, 10, 11-12, 13, 14, 15, 16-17, 18,
19-20, 21-22, 23-24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31-32, 33-34
Pseudo-Clément : 1
Pseudo-Euclide : 1
PTOLÉMÉE [1] : 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10-11, 12, 13-14, 15, 16-17, 18-19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26-27, 28, 29, 30
PYRRHON [1] : 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9-10, 11, 12, 13, 14-15
Pythagore : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12-13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24-25, 26, 27-28

Quine, W. V. : 1
Quintus Cicéron : 1

Rabelais, François : 1
Renan, Ernest : 1, 2
Rhazès : 1
Rousseau, Jean-Jacques : 1, 2

Sade, Donatien Alphonse François, marquis de : 1


Saccheri : 1, 2
Sartre, Jean-Paul : 1
Sénèque : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11, 12, 13, 14, 15
Septante (Bible des) : 1-2
Sésotris (Ramsès II) : 1
Sextus Empiricus : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7-8, 9-10, 11-12, 13, 14-15, 16, 17, 18,
19-20, 21, 22-23, 24, 25-26, 27-28, 29-30, 31, 32-33, 34-35, 36, 37, 38
Simonide : 1, 2, 3-4
Simplicius : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11-12, 13, 14, 15, 16-17, 18, 19, 20,
21, 22-23, 24, 25
SOCRATE [1] : 2, 3-4, 5-6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13, 14, 15, 16-17, 18, 19, 20-
21, 22-23, 24-25, 26-27, 28-29, 30, 31, 32, 33, 34-35, 36, 37, 38, 39, 40, 41-
42, 43-44, 45-46, 47, 48-49, 50, 51, 52-53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60-61, 62,
63-64, 65, 66, 67, 68-69, 70-71, 72, 73-74, 75, 76, 77-78, 79-80, 81, 82, 83,
84, 85, 86, 87, 88-89, 90-91, 92
Solon : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7-8, 9, 10, 11, 12
Sophocle : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10
Sophocle de Sounion : 1-2, 3
Soranos d’Éphèse : 1, 2, 3
Speusippe : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10-11, 12, 13
Sphaerus : 1, 2
Spinoza, Baruch : 1, 2
Stobée : 1, 2-3, 4, 5
Strabon : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12-13, 14
Straton de Lampsaque : 1, 2, 3, 4, 5, 6
Sylla : 1, 2, 3, 4, 5, 6
Syrianus : 1, 2

Tatien : 1, 2
Thalès de Milet : 1-2, 3, 4, 5-6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13-14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22-23, 24, 25, 26
Théétète d’Athènes : 1, 2
Thémison de Laodicée : 1, 2, 3
Thémista : 1
Thémistius : 1, 2, 3
Thémistocle : 1-2, 3, 4, 5, 6
Théodore de Cyrène : 1, 2, 3-4, 5
Théodose : 1-2
Théognis de Mégare : 1-2, 3
Théon d’Alexandrie : 1, 2, 3, 4
Théon de Smyrne : 1-2, 3
Théophraste d’Érèse : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14-15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25-26, 27-28, 29, 30, 31, 32-33, 34-35, 36, 37, 38
Théopompe : 1, 2
Théramène : 1, 2
Thessalos de Thralles : 1, 2
Thrasimaque : 1
Thrasybule : 1, 2
Thomas d’Aquin (saint) : 1, 2, 3-4, 5
THUCYDIDE [1] : 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13-14, 15, 16-17, 18-19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31
Timée de Locres : 1
Timée de Tauroménion : 1, 2
Timoléon de Syracuse : 1
Timon de Phlionte : 1-2, 3-4, 5, 6
Tirésias : 1
Tite-Live : 1

Ulysse : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11


‘Umar II : 1

Varron : 1, 2, 3, 4
Virgile : 1
Vitruve : 1, 2-3, 4, 5

Wallis : 1
Wittgenstein : 1, 2

Xénocrate : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11-12, 13-14, 15, 16, 17, 18, 19, 20
Xénophane de Colophon : 1, 2-3, 4, 5, 6-7, 8-9, 10-11, 12, 13, 14-15, 16,
17, 18-19, 20-21, 22, 23, 24, 25, 26-27, 28, 29, 30, 31, 32, 33-34, 35
Xénophon : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14-15, 16, 17-18, 19, 20,
21-22, 23, 24, 25, 26, 27
Xerxès : 1

Zénodote : 1, 2, 3
ZÉNON D’ÉLÉE [1] : 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13, 14
Zénon de Kition : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7-8, 9, 10, 11, 12-13, 14-15, 16-17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28-29, 30-31, 32
Zoroastre : 1
Zosime : 1-2
INDEX DES NOTIONS

Les entrées de cet index se réfèrent à tous les termes apparentés au


terme indiqué : Aristocrate, Aristocratique aussi bien qu’Aristocratie.

Académie :
— platonicienne : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27-28, 29, 30, 31-32, 33, 34, 35-36, 37-38,
39, 40
Nouvelle — : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15-16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24-25, 26, 27, 28, 29-30, 31

Allégorie : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15-16, 17

Âme : 1-2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16-17, 18-19, 20, 21, 22-
23, 24-25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35-36, 37, 38, 39, 40, 41-42,
43, 44, 45, 46-47, 48-49, 50, 51, 52, 53-54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62,
63, 64, 65, 66-67, 68-69, 70, 71, 72, 73, 74, 75-76, 77, 78, 79, 80, 81-82,
83, 84, 85-86, 87-88, 89-90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97-98, 99, 100-101, 102,
103, 104, 105, 106, 107-108, 109-110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117,
118, 119, 120
parties, facultés de l’— : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11, 12, 13-14, 15, 16, 17
immortalité de l’— : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12-13, 14, 15
— du ciel, du monde : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9

Amitié : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17

Analogie : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11-12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30-31, 32, 33, 34-35, 36, 37, 38, 39, 40,
41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49-50, 51, 52, 53, 54, 55, 56

Animal : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12-13, 14, 15-16, 17-18, 19, 20-21,


22, 23, 24-25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37-38, 39, 40-41,
42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50-51, 52, 53, 54, 55-56, 57, 58, 59, 60, 61,
62-63, 64, 65, 66, 67-68, 69, 70, 71, 72, 73
— humain, rationnel : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
— politique : 1, 2, 3, 4

Anthropomorphisme : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14

Aphorisme : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7

Aporie : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18-19
—s de Zénon : 1-2

Argent : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
métal : 1, 2, 3, 4

Aristocratie : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14

Arithmétique : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15-16, 17, 18, 19-
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26-27
Art : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11-12, 13, 14, 15, 16, 17
artiste : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9

Ascétisme : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19

Assemblée : 1, 2, 3-4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23

Assentiment : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15-16

Astrologie : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9

Astronomie : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10-11, 12, 13, 14, 15-16, 17-18, 19,


20-21, 22-23, 24-25, 26, 27, 28-29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36-37, 38-39, 40,
41, 42, 43-44, 45-46, 47, 48-49, 50, 51, 52, 53, 54, 55-56, 57

Athéisme : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13

Atome : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14-15, 16-17, 18, 19, 20-21,
22, 23, 24, 25, 26-27, 28, 29-30, 31, 32, 33-34
les Atomistes : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11

Autarcie : 1, 2-3, 4, 5-6, 7

Barbare : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11, 12-13, 14-15, 16, 17, 18, 19, 20, 21,
22, 23-24, 25, 26-27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37

Bien : 1-2, 3-4, 5, 6, 7-8, 9-10, 11-12, 13-14, 15, 16, 17, 18-19, 20-21, 22,
23-24, 25-26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33-34, 35, 36, 37, 38, 39-40, 41, 42,
43, 44, 45, 46-47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59-60, 61, 62,
63-64
souverain — : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9
homme de — : 1, 2, 3, 4
vivre — : 1-2, 3-4, 5
Forme platonicienne du — : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11

Biologie : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13-14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32

Bonheur : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13-14, 15, 16-17, 18, 19, 20,
21-22, 23, 24-25, 26, 27, 28, 29, 30-31, 32-33, 34-35, 36, 37-38, 39-40, 41,
42-43, 44, 45, 46, 47, 48, 49-50, 51, 52, 53, 54

Cartographie : 1-2, 3, 4, 5-6, 7, 8-9, 10, 11, 12-13, 14-15

Catégorie : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15-16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34-35, 36, 37, 38, 39, 40,
41, 42, 43
—s aristotéliciennes : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11-12, 13, 14, 15, 16, 17-
18, 19, 20, 21, 22, 23
Syllogisme catégorique : 1-2

Cause : 1, 2-3, 4-5, 6, 7, 8-9, 10, 11-12, 13, 14, 15, 16, 17-18, 19, 20, 21,
22, 23-24, 25-26, 27, 28-29, 30, 31-32, 33, 34, 35-36, 37, 38-39, 40, 41-42,
43, 44, 45-46, 47, 48, 49, 50, 51-52, 53-54, 55, 56-57, 58, 59, 60, 61-62, 63,
64, 65, 66, 67-68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83,
84-85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95-96, 97, 98, 99, 100, 101, 102,
103, 104, 105, 106, 107, 108-109, 110, 111-112, 113, 114, 115, 116-117,
118-119, 120, 121, 122-123, 124, 125, 126, 127

Changement (physique) : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7-8, 9-10, 11-12, 13, 14, 15, 16-
17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30-31, 32-33, 34, 35
Cité : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11-12, 13, 14-15, 16, 17-18, 19-20, 21-22,
23-24, 25, 26-27, 28-29, 30, 31-32, 33, 34, 35-36, 37-38, 39, 40-41, 42, 43,
44, 45, 46, 47-48, 49-50, 51, 52-53, 54, 55, 56, 57-58, 59, 60, 61, 62, 63,
64, 65-66, 67, 68, 69, 70, 71, 72-73, 74-75, 76, 77, 78-79, 80, 81, 82-83, 84,
85-86, 87, 88, 89-90, 91-92, 93-94, 95-96, 97-98, 99, 100, 101, 102, 103-
104, 105-106, 107, 108, 109, 110, 111, 112-113, 114, 115
citoyen : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13-14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21-
22, 23, 24-25, 26, 27, 28, 29-30, 31, 32-33, 34, 35, 36, 37-38, 39, 40, 41-42,
43-44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51-52, 53
citoyen du monde : 1, 2, 3, 4

Climat : 1-2, 3-4, 5, 6, 7

Comédie : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13, 14

Commerce : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9

Contemplation : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12-13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20-21, 22-23, 24, 25

Contradiction : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11-12, 13, 14-15, 16, 17-18, 19,


20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27-28, 29, 30-31, 32, 33-34, 35, 36, 37, 38, 39,
40-41, 42, 43
non-contradition : 1-2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9-10

Corps : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10-11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21,
22-23, 24, 25, 26-27, 28, 29-30, 31, 32-33, 34-35, 36-37, 38-39, 40, 41, 42,
43, 44, 45, 46-47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55-56, 57, 58, 59-60, 61, 62,
63, 64-65, 66-67, 68, 69, 70-71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79-80, 81, 82,
83, 84-85, 86, 87-88, 89, 90, 91, 92-93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101,
102-103
— et âme : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13-14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21
— célestes : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7-8, 9-10, 11, 12, 13-14, 15, 16-17, 18-19, 20,
21, 22, 23-24, 25, 26-27, 28, 29, 30-31, 32, 33, 34, 35
corps civique : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
corpuscules : 1, 2-3, 4, 5, 6-7, 8, 9
incorporel : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10

Cosmos : 1, 2, 3-4, 5-6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16-17, 18, 19-20, 21,
22, 23, 24, 25, 26-27, 28, 29-30, 31-32, 33-34, 35, 36, 37, 38-39, 40, 41-42,
43, 44, 45, 46, 47, 48-49, 50, 51
cosmologie : 1-2, 3-4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14-15, 16-17, 18, 19, 20-
21, 22-23, 24, 25, 26, 27-28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40,
41, 42-43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52-53, 54, 55, 56, 57-58, 59-60, 61
cosmogonie : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19
cosmographie : 1

Critère : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21,
22-23, 24-25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35-36, 37, 38, 39, 40, 41-
42, 43-44, 45, 46, 47, 48, 49-50, 51, 52-53, 54, 55, 56-57, 58, 59, 60, 61,
62, 63-64, 65, 66, 67, 68-69, 70-71, 72-73
— de la vérité : 1, 2, 3

Cyrénaïques : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13, 14, 15, 16, 17-18


Déduction : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11-12, 13-14, 15, 16, 17, 18-19, 20,
21, 22-23, 24, 25, 26, 27-28, 29, 30, 31, 32-33, 34, 35, 36, 37, 38, 39-40,
41, 42, 43, 44, 45-46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58
Définition : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13-14, 15-16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26-27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36-37, 38, 39-40,
41, 42, 43-44, 45, 46-47, 48-49, 50, 51, 52, 53, 54-55, 56, 57, 58, 59, 60-61,
62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69-70, 71, 72-73, 74, 75-76, 77-78, 79, 80, 81-82,
83, 84, 85, 86, 87, 88, 89-90, 91, 92-93, 94-95, 96-97, 98, 99-100, 101, 102,
103-104, 105-106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115-116, 117-
118, 119-120, 121, 122, 123, 124-125, 126, 127, 128-129, 130, 131, 132

Démagogie : 1-2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10

Démesure : 1, 2, 3, 4, 5, 6

Démiurge : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13-14, 15, 16, 17, 18, 19-20,
21, 22

Démocratie : 1, 2, 3-4, 5-6, 7, 8-9, 10, 11-12, 13, 14, 15, 16-17, 18, 19, 20,
21-22, 23-24, 25-26, 27, 28, 29-30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39-40, 41,
42-43

Démon : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11-12, 13, 14, 15, 16, 17, 18

Démonstration : 1, 2-3, 4-5, 6-7, 8-9, 10, 11, 12-13, 14, 15-16, 17, 18-19,
20, 21-22, 23, 24, 25, 26, 27-28, 29, 30, 31-32, 33, 34, 35, 36-37, 38, 39-40,
41, 42, 43, 44-45, 46, 47, 48-49, 50, 51-52, 53-54, 55, 56, 57-58, 59, 60-61,
62-63, 64, 65, 66-67, 68, 69, 70, 71-72, 73, 74, 75-76, 77, 78, 79, 80, 81,
82, 83, 84, 85, 86, 87, 88-89, 90, 91, 92, 93, 94-95
indémontrable : 1-2

Despotisme : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8-9, 10-11, 12, 13, 14, 15


Destinée : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24-25, 26-27, 28, 29, 30, 31, 32, 33-34, 35, 36

Déterminisme : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-11

Dialectique : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20-21, 22-23, 24-25, 26, 27, 28, 29-30, 31-32, 33, 34, 35, 36, 37-38, 39, 40,
41, 42, 43-44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53-54, 55

Dialogue : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20-
21, 22-23, 24-25, 26, 27, 28, 29, 30, 31-32, 33, 34, 35
— platonicien : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12-13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26-27, 28, 29-30, 31, 32, 33, 34, 35, 36-37, 38-39,
40, 41, 42-43, 44, 45, 46, 47-48, 49-50, 51-52, 53, 54-55, 56, 57, 58-59, 60,
61, 62, 63, 64, 65, 66-67, 68, 69-70, 71, 72-73, 74, 75, 76-77, 78, 79, 80, 81

Dieu(x), divin : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8-9, 10, 11, 12-13, 14-15, 16-17, 18-19,
20-21, 22, 23, 24, 25, 26-27, 28, 29, 30-31, 32-33, 34, 35-36, 37-38, 39, 40,
41, 42, 43, 44, 45, 46-47, 48-49, 50, 51, 52, 53, 54-55, 56-57, 58, 59, 60,
61-62, 63-64, 65-66, 67, 68-69, 70, 71, 72, 73, 74-75, 76, 77, 78-79, 80, 81-
82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90-91, 92-93, 94, 95-96, 97, 98-99, 100, 101,
102-103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112-113, 114-115, 116-
117, 118, 119, 120-121, 122, 123-124, 125-126, 127, 128, 129, 130, 131,
132, 133, 134-135, 136, 137, 138, 139, 140, 141-142, 143-144

Dissection : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7-8, 9, 10, 11-12, 13, 14, 15, 16

Divination, devin, mantique : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11, 12-13, 14, 15-


16, 17, 18, 19-20, 21, 22
Dogmatisme : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17-18, 19-
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31-32, 33-34, 35-36, 37-38, 39, 40
médecine dogmatique : 1-2, 3, 4-5, 6

Douleur : 1, 2-3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13


Plaisir et — : 1, 2, 3, 4
— épicurienne : 1, 2, 3-4, 5

Doxographie : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9-10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20-21, 22, 23, 24-25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34-35, 36

Dualisme : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
— de l’âme : 1, 2

Éclectisme : 1, 2, 3, 4, 5, 6

Écoles philosophiques : 1, 2, 3, 4-5, 6-7, 8, 9, 10, 11, 12-13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20-21, 22, 23, 24-25, 26-27, 28-29, 30-31, 32, 33, 34, 35-36, 37,
38, 39-40, 41, 42, 43-44, 45-46, 47, 48, 49-50, 51, 52, 53, 54-55, 56, 57, 58,
59, 60, 61-62, 63, 64, 65-66, 67-68, 69, 70-71, 72-73, 74-75, 76-77, 78, 79-
80, 81, 82-83, 84-85, 86-87, 88, 89-90, 91, 92, 93-94, 95, 96-97, 98, 99,
100-101, 102, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111-112, 113-114,
115-116, 117-118, 119-120, 121
écoles médicales : 1, 2-3, 4, 5-6, 7, 8-9, 10, 11, 12

Éducation, paideia : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7-8, 9-10, 11, 12, 13, 14-15, 16, 17-18,
19-20, 21, 22, 23, 24, 25-26, 27-28, 29-30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37-38, 39,
40

Égalité, inégalité : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17
— politique : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11, 12-13, 14
— des fautes : 1, 2
— mathématique : 1-2, 3-4, 5, 6-7, 8, 9-10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17

Éléments :
— de l’univers : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7-8, 9-10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19-
20, 21-22, 23-24, 25-26, 27, 28, 29-30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38
— du corps : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12-13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20-
21, 22, 23, 24, 25, 26-27, 28-29, 30-31, 32, 33, 34-35
—s mathématiques, logiques : 1, 2-3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12-13, 14-15,
16, 17, 18-19, 20-21, 22, 23, 24-25, 26, 27
—s linguistiques : 1, 2-3, 4, 5

Éloquence : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15

Émotions : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9-10, 11, 12, 13, 14, 15

Empirisme : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13-14, 15-16, 17-18, 19-20,


21, 22-23, 24, 25-26, 27, 28-29, 30, 31-32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40,
41-42, 43, 44-45, 46, 47, 48, 49, 50-51, 52-53, 54, 55
école médicale empirique : 1, 2, 3-4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14-15, 16

Enfant : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11-12, 13, 14-15, 16, 17, 18, 19, 20, 21,
22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29
femme et — : 1, 2
père et — : 1, 2

Enquête : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11-12, 13, 14, 15, 16-17, 18-19, 20-21,
22, 23-24, 25, 26, 27-28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39-40, 41,
42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49
— sur la nature : 1, 2-3, 4, 5-6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13
Épicuriens : voir Jardin

Épicycle : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7-8, 9, 10

Esclave : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20-21,
22, 23-24, 25, 26, 27, 28, 29, 30
esclavage naturel : 1, 2

Ésotérisme : 1, 2, 3, 4, 5, 6

Éternité : 1-2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12-13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21,
22, 23, 24, 25, 26-27, 28, 29, 30, 31, 32-33, 34-35, 36, 37-38, 39, 40, 41,
42, 43, 44, 45, 46-47, 48, 49
— du monde : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12-13, 14-15, 16, 17
éternel retour : 1, 2, 3

Éther : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11

Éthique : 1, 2-3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11-12, 13-14, 15, 16-17, 18-19, 20, 21,
22, 23, 24, 25, 26, 27-28, 29-30, 31, 32, 33-34, 35-36, 37, 38, 39, 40, 41,
42, 43, 44, 45, 46, 47-48, 49-50, 51-52, 53, 54-55
— socratique, platonicienne : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8-9, 10-11, 12, 13, 14-15, 16,
17, 18, 19
— aristotélicienne : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9-10, 11, 12
— stoïcienne : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7-8, 9-10, 11
— épicurienne : 1, 2, 3, 4

Ethnocentrisme : 1, 2-3, 4, 5

Étranger : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13-14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23
Étymologie : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13-14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27

Excellence (vertu) : 1, 2-3, 4-5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24
— politique, constitutionnelle : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
vertu éthique : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14-15, 16-17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26-27, 28, 29, 30, 31, 32, 33-34, 35, 36, 37, 38-39,
40, 41, 42, 43-44, 45-46, 47, 48, 49, 50-51, 52, 53-54, 55, 56, 57-58, 59, 60,
61-62, 63, 64, 65, 66, 67, 68-69, 70, 71-72, 73, 74-75, 76-77

Expérience : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15-16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24-25, 26, 27, 28, 29, 30-31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40-
41, 42-43, 44, 45, 46, 47, 48-49, 50, 51, 52-53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60,
61, 62-63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71-72, 73, 74, 75
— sensible : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7
— religieuse : 1, 2, 3, 4, 5
expérimentation : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19-20, 21, 22-23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30

Femme : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14


— et homme : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14

Feu : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13-14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22,
23, 24, 25-26, 27, 28, 29-30, 31, 32, 33-34, 35, 36, 37
élément : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12-13, 14, 15, 16

Finalisme, téléologie : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8


— platonicien : 1, 2, 3-4, 5
— aristotélicien : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8-9, 10-11, 12
Folie : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10

Forme : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16-17, 18, 19, 20, 21,
22, 23, 24, 25-26, 27, 28, 29-30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41,
42, 43-44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53-54, 55, 56, 57
— linguistique, littéraire : 1, 2-3, 4, 5-6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17
— des atomes : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7
— de la prédication : 1-2, 3
— mathématique : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8-9, 10
cause formelle : 1, 2, 3-4, 5-6
Formes platoniciennes : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11-12, 13, 14, 15, 16, 17-
18, 19, 20, 21, 22, 23-24, 25-26, 27, 28-29, 30, 31-32, 33, 34, 35, 36, 37-38,
39-40, 41, 42
— aristotélicienne : 1, 2-3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10, 11-12, 13, 14-15, 16-17, 18
— de pensée, de raisonnement, formel : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13,
14, 15, 16, 17, 18-19, 20-21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29-30, 31, 32, 33,
34, 35, 36-37, 38-39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52

Géographie : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14-15, 16-17, 18, 19-20,
21, 22-23
carte géographique : 1-2
origine géographique : 1, 2, 3

Géocentrisme : 1, 2, 3, 4

Géométrie : 1-2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9-10, 11-12, 13, 14-15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22-23, 24, 25, 26, 27-28, 29, 30-31, 32-33, 34-35, 36-37, 38, 39, 40-41,
42, 43-44, 45-46, 47, 48, 49, 50-51, 52, 53, 54, 55, 56, 57-58
Gnose : 1, 2, 3, 4-5, 6-7, 8

Grammaire : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11-12, 13-14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21

Guerre : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14-15, 16, 17, 18, 19, 20, 21,
22, 23-24, 25, 26, 27, 28, 29-30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39-40
— cosmique, divine : 1, 2, 3, 4-5
— de Troie : 1, 2, 3-4
—s médiques : 1-2, 3, 4-5, 6, 7-8, 9
— du Péloponnèse : 1, 2, 3-4, 5-6, 7, 8-9, 10, 11, 12-13
sens figuré : 1, 2, 3

Harmonie : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23
— musicale : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
— mathématique : 1, 2

Hasard : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12-13


— cosmique : 1-2, 3, 4, 5-6, 7

Hédonisme : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10-11, 12, 13-14, 15, 16

Héliocentrisme : 1, 2, 3, 4

Histoire : (discipline) 1, 2, 3, 4-5, 6-7, 8, 9, 10, 11-12, 13-14, 15, 16-17,


18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30-31, 32, 33, 34, 35, 36-37,
38-39, 40, 41, 42, 43, 44, 45-46, 47-48, 49, 50-51, 52, 53, 54, 55, 56, 57,
58, 59, 60
événements : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8-9, 10-11, 12-13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27-28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40,
41, 42-43, 44, 45, 46, 47
— de la pensée, des sciences, des notions : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12,
13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20-21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28-29, 30, 31, 32,
33, 34, 35-36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49-50, 51, 52,
53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60-61, 62, 63, 64, 65-66, 67-68, 69, 70, 71, 72,
73, 74, 75, 76, 77-78, 79, 80, 81-82, 83-84, 85, 86, 87, 88-89, 90-91, 92, 93,
94, 95, 96, 97, 98-99, 100, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110,
111, 112, 113, 114, 115

Homosexualité : 1, 2

Humeurs : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16

Hypothèse : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19-20,
21, 22-23, 24-25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40
— philosophique : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11-12, 13-14, 15, 16, 17, 18,
19-20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36-37, 38,
39-40, 41, 42, 43
épistémologie : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
nécessité hypothétique : 1

Illimité : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16-17

Imitation : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9-10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26-27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36

Incorporel : 1, 2, 3, 4, 5, 6
— stoïcien : 1, 2, 3

Indifférence : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13, 14-15, 16


— morale : 1, 2, 3-4, 5-6, 7, 8, 9
Inférence : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12-13, 14, 15, 16-17, 18-19, 20-
21, 22, 23, 24-25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35-36

Infini : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17-18, 19, 20, 21,
22-23, 24, 25, 26
univers — : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13
nombre — : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13
vide — : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9
régression à l’— : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
divisibilité —e : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7-8, 9
infinitésimal : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7

Intellect : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10-11, 12-13, 14, 15, 16, 17-18


— divin : 1-2, 3, 4-5, 6-7, 8, 9, 10-11, 12
intellection : 1-2, 3-4, 5, 6, 7, 8

Islam : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11-12

Jardin (école épicurienne), Épicuriens : 1, 2-3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10-11, 12,


13, 14-15, 16, 17-18, 19-20, 21, 22, 23-24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32-33,
34, 35, 36, 37, 38, 39

Justice : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9-10, 11, 12, 13, 14, 15-16, 17, 18, 19, 20-21,
22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34-35, 36, 37-38, 39, 40, 41,
42, 43, 44-45, 46-47, 48, 49-50, 51, 52, 53, 54-55, 56-57, 58, 59, 60
— cosmique : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12-13, 14, 15, 16
dans la cité : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11
— et nature : 1, 2, 3, 4, 5, 6
Langage : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14-15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31-32, 33, 34, 35-36, 37
— mathématique, scientifique : 1, 2
— ordinaire : 1, 2, 3, 4

Liberté : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16


— politique : 1, 2-3, 4, 5-6, 7, 8-9, 10, 11, 12-13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23-24, 25

Loi : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10-11, 12-13, 14-15, 16, 17, 18-19, 20-21, 22,
23, 24-25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35-36, 37, 38, 39, 40, 41, 42,
43-44, 45, 46, 47-48, 49-50, 51, 52, 53, 54-55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62-63,
64
— naturelle : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10, 11-12, 13-14, 15-16, 17
— divine : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
— scientifique, logique, cosmique : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14-
15, 16, 17, 18, 19, 20

Lycée (école aristotélicienne) : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14-
15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23-24, 25-26, 27, 28, 29-30
aristotéliciens, péripatéticiens : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7-8, 9-10, 11, 12, 13, 14, 15,
16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23-24, 25, 26, 27, 28, 29-30, 31, 32

Magie : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9-10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19

Magistrat : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12

Maïeutique : 1, 2, 3, 4

Maladie : 1, 2-3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10, 11-12, 13, 14-15, 16-17, 18-19, 20, 21,
22, 23, 24, 25-26, 27, 28-29, 30, 31-32, 33, 34, 35, 36, 37, 38
Matière : 1, 2, 3-4, 5, 6-7, 8, 9-10, 11, 12, 13-14, 15, 16-17, 18-19, 20-21,
22, 23, 24, 25, 26, 27-28, 29, 30, 31-32, 33, 34, 35
primordiale, principielle : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13-14, 15
— et forme : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11
hylémorphisme : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7
cause matérielle : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8

Mégariques : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9

Mélange : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10-11, 12-13, 14-15, 16, 17, 18, 19, 20, 21-
22, 23, 24, 25-26, 27-28, 29-30, 31
— éthico-politique : 1, 2, 3, 4, 5

Mesure : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14-15, 16, 17, 18, 19, 20, 21-
22, 23, 24-25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32-33, 34, 35, 36, 37-38, 39, 40, 41-
42, 43

Météorologie : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13-14, 15, 16, 17, 18

Monde : 1, 2-3, 4-5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19-20, 21,
22, 23, 24, 25-26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38-39, 40, 41,
42, 43, 44-45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57-58, 59, 60, 61,
62, 63, 64, 65, 66, 67-68
— grec, hellénisé : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17-18,
19, 20, 21-22, 23-24, 25, 26, 27, 28-29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36
— habité : 1, 2, 3, 4, 5, 6
Terre : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13, 14-15, 16, 17
origine du — : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10-11, 12-13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25-26
— sensible, physique : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14-15, 16, 17,
18, 19, 20, 21-22, 23, 24, 25-26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35-36, 37,
38, 39, 40-41, 42, 43, 44, 45
— humain, social, intellectuel : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10, 11-12, 13, 14, 15,
16, 17, 18, 19, 20-21, 22, 23, 24, 25, 26, 27-28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35,
36, 37, 38, 39, 40
— d’Aristote : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14-15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24-25, 26
— politique : 1, 2, 3, 4
— intelligible : 1, 2, 3-4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
— vivant : 1
âme du — : voir Âme.

Monothéisme : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7

Mort : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8-9, 10-11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21,
22, 23-24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37
après la —, au-delà : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19
les mortels : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20-
21, 22, 23, 24-25, 26-27, 28
immortel : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14-15, 16, 17-18, 19, 20-
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29-30

Mouvement (physique) : 1, 2, 3-4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14-15, 16,
17, 18, 19, 20-21, 22-23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36,
37-38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48-49, 50-51, 52-53, 54, 55, 56,
57, 58-59, 60, 61, 62-63, 64-65, 66, 67, 68, 69, 70-71, 72, 73-74, 75, 76, 77
— céleste, cosmique : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8-9, 10-11, 12-13, 14-15, 16, 17-18,
19-20, 21, 22, 23-24, 25-26, 27, 28, 29, 30-31, 32-33, 34, 35, 36
(doctrinal) : 1-2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12-13, 14
Mystique : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13, 14, 15, 16, 17

Mystères : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11

Mythe : 1-2, 3, 4, 5-6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16-17, 18, 19, 20, 21,
22, 23-24, 25-26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33-34, 35-36, 37, 38, 39, 40, 41,
42, 43, 44, 45-46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56-57
mythologie : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11-12, 13, 14, 15, 16

Nature : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7-8, 9, 10-11, 12, 13, 14-15, 16, 17-18, 19, 20, 21,
22, 23, 24, 25-26, 27, 28-29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41,
42, 43, 44, 45, 46, 47-48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56-57, 58, 59, 60-61,
62, 63, 64, 65-66, 67, 68, 69-70, 71
— des choses, de l’univers : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
— des dieux : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
philosophie, sciences de la — : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8-9, 10-11, 12, 13-14, 15,
16, 17-18, 19-20, 21-22, 23, 24-25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34-35, 36,
37, 38-39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47-48, 49, 50, 51-52, 53, 54-55, 56, 57
selon la —, naturel : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11-12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22-23, 24, 25, 26, 27, 28, 29-30, 31, 32-33, 34, 35, 36, 37, 38,
39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54-55
contre — : 1, 2, 3, 4-5, 6
— humaine : 1, 2-3, 4-5, 6-7, 8, 9-10, 11-12, 13-14, 15-16, 17, 18-19, 20,
21, 22, 23-24
— et convention (culture) : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
— et morale : 1, 2, 3
— et cité : 1-2, 3, 4-5, 6, 7
lois de la — : voir Loi
Néoplatonisme : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18-
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27-28, 29, 30-31, 32, 33, 34, 35-36, 37, 38,
39-40, 41, 42-43, 44, 45-46, 47, 48, 49-50

Néopyrrhonisme : 1, 2-3, 4, 5, 6-7, 8-9

Non-être, non-étant : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12-13, 14-15, 16-17,


18, 19, 20-21, 22-23, 24

Oligarchie : 1-2, 3-4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18

Optique : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10-11, 12, 13


nerf — : 1, 2

Oracle : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11


— de Delphes : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7

Orphisme : 1, 2, 3

Passion : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14, 15-16, 17, 18, 19, 20
action et — : 1, 2
sans — : 1, 2, 3

Pauvreté : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13

Perception : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17-18, 19-20,
21-22, 23, 24, 25-26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35
— et savoir : 1, 2-3, 4-5, 6, 7, 8
imperceptible : 1, 2, 3
sensation : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11-12, 13, 14, 15, 16, 17-18, 19, 20,
21-22, 23
sensation et pensée : 1, 2, 3

Persuasion : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13-14, 15, 16-17, 18-19, 20,
21, 22-23, 24, 25, 26, 27, 28, 29-30, 31-32, 33, 34, 35, 36

Piété : 1-2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11, 12-13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21
impiété : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13-14, 15, 16, 17

Plaisir : voir Douleur

Poétique : 1-2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10, 11-12, 13-14, 15-16, 17, 18, 19, 20, 21,
22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31-32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40-41,
42, 43, 44, 45, 46-47, 48, 49, 50, 51-52, 53, 54, 55, 56-57, 58, 59, 60, 61,
62, 63-64, 65

Polythéisme : 1, 2, 3, 4, 5

Portique ou Stoa (école stoïcienne) : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13,


14, 15, 16-17, 18, 19-20
les Stoïciens : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9-10, 11, 12, 13, 14-15, 16-17, 18-19, 20-
21, 22-23, 24, 25, 26-27, 28, 29, 30-31, 32, 33, 34-35, 36, 37-38, 39, 40, 41-
42, 43, 44-45, 46-47, 48-49, 50-51, 52, 53-54, 55-56, 57, 58, 59, 60, 61, 62,
63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73-74, 75, 76, 77, 78-79, 80, 81-82,
83-84, 85, 86, 87, 88-89, 90-91, 92, 93, 94, 95-96, 97-98, 99-100, 101, 102-
103

Pouvoir : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15-16


— politique : 1, 2, 3-4, 5, 6-7, 8-9, 10, 11-12, 13, 14-15, 16, 17, 18, 19-20,
21-22, 23, 24, 25, 26, 27, 28-29, 30, 31-32, 33-34, 35, 36, 37, 38, 39, 40,
41-42
— divin, miraculeux : 1, 2-3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13, 14
— de la rhétorique : 1, 2-3, 4

Présocratique : 1-2, 3, 4, 5, 6-7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17-18, 19-
20, 21, 22, 23, 24, 25-26, 27, 28, 29, 30-31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39,
40-41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48-49, 50, 51, 52-53, 54, 55, 56, 57, 58-59,
60, 61, 62, 63, 64, 65

Principe : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33
— de mouvement, vital : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
— philosophique, scientifique : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14, 15,
16-17, 18-19, 20, 21, 22, 23, 24-25, 26-27, 28, 29-30, 31-32, 33, 34, 35, 36,
37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45-46, 47, 48-49, 50-51, 52, 53-54, 55-56, 57,
58, 59, 60-61, 62, 63, 64, 65-66, 67, 68, 69, 70, 71-72, 73-74, 75, 76, 77,
78, 79-80, 81, 82, 83, 84-85, 86, 87, 88-89
— du cosmos, du réel : 1, 2, 3, 4-5, 6-7, 8, 9-10, 11-12, 13, 14, 15, 16, 17-
18, 19, 20, 21, 22-23, 24, 25, 26, 27-28, 29, 30, 31, 32-33, 34
—s mathématiques : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7-8, 9-10, 11, 12, 13, 14, 15
— de non-contradiction : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
— de raison suffisante : 1, 2, 3-4
— de bivalence : 1, 2, 3-4
— d’indifférence : 1, 2
— d’identité : 1
— de plénitude : 1

Probabilisme : 1, 2-3, 4, 5

Providence : 1, 2, 3-4, 5, 6-7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14, 15-16, 17, 18-19, 20,
21, 22-23, 24, 25, 26
Réfutation : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11-12, 13-14, 15, 16, 17, 18, 19, 20-
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32-33, 34, 35-36, 37, 38, 39-40,
41, 42, 43-44, 45, 46, 47, 48, 49-50

Réminiscence (platonicienne) : 1, 2, 3, 4, 5, 6

Rêve : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7-8, 9-10, 11, 12, 13, 14

Rhétorique : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13-14, 15, 16, 17-18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25-26, 27, 28, 29-30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40

Royauté : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11, 12, 13, 14

Sagesse : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21,
22-23, 24-25, 26, 27, 28, 29, 30-31, 32, 33, 34-35, 36, 37-38, 39-40, 41, 42,
43, 44-45, 46, 47, 48-49, 50, 51, 52, 53-54, 55-56, 57, 58-59, 60-61, 62-63,
64-65
— et philosophie : 1-2, 3-4, 5, 6, 7-8, 9, 10
— pratique : 1-2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9-10, 11, 12, 13
— et divinité : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10-11, 12
— populaire : 1
les Sept Sages, législateurs : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10

Sensation : voir Perception

Sophiste : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
sage : 1-2, 3, 4, 5, 6
les Sophistes : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14-15, 16-17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26-27, 28-29, 30-31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40,
41, 42, 43, 44, 45, 46, 47-48, 49, 50, 51-52, 53, 54, 55, 56, 57-58
sophisme : 1, 2, 3, 4, 5
Seconde sophistique : 1, 2

Stoïciens : voir Portique

Substance : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7-8


— primordiale, cosmique : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
— aristotélicienne : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13-14, 15-16, 17, 18,
19-20, 21-22, 23, 24
en médecine : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7

Suspension du jugement : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11, 12

Téléologie : voir Finalisme

Temps : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17-18, 19, 20, 21,
22, 23, 24, 25, 26, 27-28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35-36, 37, 38, 39, 40, 41,
42, 43
— cyclique : 1, 2
espace et — : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15-16, 17-18, 19
— anciens : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8
hors du — : 1, 2

Théâtre : 1, 2, 3, 4, 5
bâtiment : 1, 2, 3
amphithéâtre : 1-2, 3

Théorème : 1, 2-3, 4, 5-6, 7-8, 9-10, 11, 12, 13, 14, 15-16, 17-18, 19-20,
21, 22, 23-24, 25-26, 27, 28-29
en médecine : 1-2

Tragédie : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16


Tyran : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9-10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21,
22, 23, 24
les Trente Tyrans : 1, 2, 3-4
tyrannicide : 1, 2
sens figuré : 1, 2

Vérité : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9-10, 11-12, 13, 14, 15, 16, 17, 18-19, 20-21,
22, 23, 24-25, 26-27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39-40, 41,
42-43, 44-45, 46, 47-48, 49, 50-51, 52-53, 54, 55, 56, 57, 58-59, 60, 61-62,
63, 64-65, 66-67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78-79, 80, 81, 82-
83, 84, 85, 86-87, 88-89, 90, 91, 92-93, 94, 95-96, 97, 98, 99, 100, 101,
102, 103, 104, 105, 106, 107-108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116,
117, 118-119, 120-121, 122, 123, 124, 125-126, 127-128, 129-130, 131-
132, 133
— et erreur : 1, 2, 3, 4
— et opinion : 1-2, 3, 4, 5
opinion vraie : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7
— mathématique : 1-2, 3-4, 5-6, 7
— historique : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7
— révélée : 1, 2, 3, 4, 5, 6
critère de la — : voir Critère

Vertu : voir Excellence

Vide : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12-13, 14, 15, 16-17, 18, 19, 20, 21,
22-23, 24, 25, 26, 27-28, 29-30, 31, 32, 33, 34, 35-36, 37-38
terme, assertion — : 1-2, 3
sens figuré : 1, 2, 3, 4, 5
TABLE DES AUTEURS

Julia ANNAS — Platon, ▶.


Serge BARDET — Hellénisme et judaïsme, ▶.
Annie BÉLIS — Harmonique, ▶.
Enrico BERTI — Parménide, ▶.
Henri BLUMENTHAL — Plotin, ▶.
Richard BODÉÜS — Figures du politique, ▶.
Luc BRISSON — Mythe et savoir, ▶.
Jacques BRUNSCHWIG — La connaissance, ▶ ; Pyrrhon, ▶ ;
Scepticisme, ▶ ; Stoïcisme, ▶
Monique CANTO-SPERBER — Éthique, ▶ ; Socrate, ▶.
Barbara CASSIN — Sophistique, ▶.
Maurice CAVEING — Euclide d’Alexandrie, ▶ ; Zénon d’Élée, ▶.
François DE GANDT — Technologie, ▶.
Armelle DEBRU — Galien, ▶.
Louis-André DORION — Les socratiques, ▶.
Françoise FRAZIER — Plutarque, ▶.
Michael FREDE — Figures du philosophe, ▶.
David FURLEY — Cosmologie, ▶ ; Démocrite, ▶.
François HARTOG — Hérodote, ▶.
Carl HUFFMAN — Pythagorisme, ▶.
Edward HUSSEY — Héraclite, ▶ ; Milésiens, ▶.
Suzanne HUSSON — Diogène, ▶.
Christian JACOB — Géographie, ▶ ; Polybe, ▶.
Jacques JOUANNA — Hippocrate, ▶.
José KANY-TURPIN — Théories de la religion, ▶.
Wilbur KNORR — Archimède, ▶.
André LAKS — Anaxagore, ▶ ; Épicure, ▶.
Alain LE BOULLUEC — Hellénisme et christianisme, ▶.
Carlos LÉVY — Académie, ▶ ; L’hellénisme romanisé : Cicéron, ▶.
Geoffrey E.R. LLOYD — Images et modèles du monde, ▶ ;
Observation et recherche, ▶ ; La démonstration et l’idée de science,
▶.
Anthony A. LONG — Théories du langage, ▶.
Alexandra MICHALEWSKI — Platonismes, ▶.
Mario MIGNUCCI — Logique, ▶.
Oswyn MURRAY — Histoire, ▶.
Carlo NATALI — Lieux et écoles du savoir, ▶.
John David NORTH — Ptolémée, ▶.
Denis O’BRIEN — Empédocle, ▶.
Martin OSTWALD — Thucydide, ▶.
Pierre PELLEGRIN — La nature et l’être, ▶ ; L’homme est un animal
politique, ▶ ; Médecine, ▶ ; Aristote, ▶.
Marwan RASHED — Commentateurs antiques d’Aristote, ▶ ; Pensée
grecque, pensée arabe, ▶.
Roshdi RASHED — Mathématiques, ▶.
Gilbert ROMEYER-DHERBEY — Protagoras, ▶.
Malcolm SCHOFIELD — Le sage et le politique à l’époque
hellénistique, ▶ ; Théologie et divination, ▶.
Robert W. SHARPLES — Aristotélisme, ▶.
Pierre SOMVILLE — Poétique, ▶.
G.J. TOOMER — Astronomie, ▶.
Robert WARDY — Rhétorique, ▶.

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