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Platon, La République, Ed, Flammarion
Platon, La République, Ed, Flammarion
La République
GF Flammarion
Traduction inédite, introduction, bibliographie et notes par Georges Leroux
www.centrenationaldulivre.fr
I MYTHE ET ESCHATOLOGIE
1. I, 327a-331d Les conceptions traditionnelles de la justice
2. X, 608c-621d Eschatologie et mythe de rétribution
II POÉSIE ET PHILOSOPHIE
1. I, 331e-336a La poésie et la justice
2. X, 595a-608d Bannissement de la poésie
V MUSIQUE ET SCIENCES
Mythologie, musique et gymnastique : la
1. II, 376c-III, 412c
première éducation des gardiens
Sciences et dialectique : l'éducation parfaite
2. VI-VII, 502a-541b
des rois-philosophes
LA JUSTICE
IV, 427e-445e Dialectique de la justice
2. Plan de la République
I. OUVERTURE DE LA RÉPUBLIQUE
VIII, 543a-IX,
14. Généalogie des systèmes politiques
576b
1. Les quatre espèces de régimes défectueux et
les individus correspondants
2. La timocratie (545c-550c)
1. Origine du régime : la discorde (545d)
2. Caractéristiques de la timocratie
3. L'homme timocratique
3. L'oligarchie (550c-555b)
1. Nature du régime : pouvoir de l'argent
2. Origine du régime : la poursuite de la
richesse
3. La loi oligarchique : loi du cens
4. Caractéristiques du régime
5. L'homme oligarchique : (553a)
4. La démocratie (555b-562a)
1. Origine du régime
2. Caractéristiques : la liberté
3. L'homme démocratique (558c)
5. La tyrannie (562a-IX, 576b)
1. Généalogie de la tyrannie
2. Formation de l'homme tyrannique
3. L'homme tyrannique vu en lui-même
15. La thèse socratique : seul le juste est heureux IX, 576c-592b
1. Argument politique (577c-580c)
– servitude du tyran
2. Argument psychologique (580d-583c)
– la meilleure classe d'hommes
3. Argument métaphysique (583c-592b)
– comparaison des plaisirs : psychologie morale et
spiritualité
Conclusion : le juste est le plus sage et le plus heureux
V. CONCLUSION DE LA RÉPUBLIQUE
Les textes des dialogues de Platon sont établis à partir de manuscrits qui
reposent sur des prototypes du IXe siècle ; ceux-ci auraient été recopiés à
partir d'archétypes copiés entre le Ier siècle avant Jésus-Christ et le Ve siècle
de notre ère. Ces archétypes proviendraient d'exemplaires conservés dans
les grandes bibliothèques hellénistiques (Alexandrie, Pergame, Athènes et
Antioche). La première transmission, décrite dans la notice de Diogène
Laërce (III, 37), fait état d'une transcription sur tablette de cire, ce qui ne
doit sans doute pas s'entendre littéralement. Au Ve siècle avant Jésus-Christ
en effet, l'écriture s'était répandue et son adoption dans un alphabet ionien
avait été confirmée par décret à Athènes en 403. Platon écrivait sans doute
sur des papyrus et à l'encre. Des copies circulaient assez librement et on
peut faire état d'un certain nombre de bibliothèques privées à Athènes,
31
notamment au Lycée . Nous ne pouvons cependant faire mention d'aucun
indice attestant de l'existence d'une bibliothèque de l'Académie (Strabon,
XIII, 1, 54). On se réunissait pour entendre lire certains ouvrages, comme
par exemple ces textes de Zénon d'Élée dont fait mention Platon dans le
Parménide (126c). L'exemple de l'arcadienne Axiothea, venue à l'Académie
déguisée en homme, après avoir entendu lire la République, est un bon
32
indice de la diffusion de l'ouvrage . La division en livres ne peut être
attribuée à Platon lui-même, plusieurs témoignages contradictoires rendant
impossible l'identification d'une édition en livres séparés à l'époque de la
première Académie.
Les copies réalisées à l'Académie différaient-elles des copies qui
circulaient dans le milieu athénien et à l'extérieur d'Athènes ? Plusieurs
historiens du XIXe siècle soutenaient que les autographes mêmes de Platon
auraient été confiés à l'Académie et les responsabilités de la copie placées
sous l'autorité de Philippe d'Oponte et des scolarques ayant succédé à son
héritier Speusippe. Ce sont ces autographes qui auraient été acheminés à la
Bibliothèque d'Alexandrie par les soins de Démétrius de Phalère, qui les
avait transmis à Ptolémée Soter au début du IIIe siècle avant Jésus-Christ 33.
Mais Henri Alline a soulevé plusieurs objections à ces hypothèses, en
insistant sur le fait que l'Académie cherchait plutôt à s'assurer de la qualité
des copies qu'elle conservait, mais pas nécessairement de la constitution
d'une collection d'autographes.
Le plus grand commentaire ancien de la République qui nous ait été
34
transmis est incontestablement celui du néoplatonicien Proclus (412-485) .
Dans sa lecture, Proclus associe le Timée et la République, comme deux
œuvres qui sont liées par le fond et qui se complètent, ce qui explique qu'il
reprenne dans son commentaire du Timée une récapitulation de l'argument
de la République (28, 14 ; 55, 26 Festugière) de manière élaborée. Par cette
récapitulation de Proclus, nous apprenons que les philosophes de l'École
avaient coutume de commenter la République de manière détaillée.
Origène, Longin, Jamblique, Porphyre et plusieurs autres sont en effet cités
comme ayant tenu des interprétations divergentes sur plusieurs points, et en
particulier sur le rapport entre la doctrine de la constitution politique,
35
comme universel, et la philosophie de la nature . Aucun commentaire ne
nous a été transmis avant celui de Proclus, mais il faut faire la part de
l'importance des Politiques d'Aristote ou du De Republica de Cicéron, qui
sans être des commentaires, font néanmoins état d'une discussion élaborée
des doctrines de la République à leur époque. Nous savons aussi que
Harpocration, un lexicographe alexandrin, avait écrit un commentaire en
vingt-deux volumes, de même que les platoniciens Albinus (c. 140-160) et
Théon de Smyrne (c. 115-140). La tradition du néoplatonisme arabe nous a
transmis un commentaire d'Averroès sur certains passages 36.
L'établissement du texte de la République a été l'objet d'un travail assidu
au tournant du XXe siècle. L'histoire de la tradition montre en effet que le
texte a été lu et relu avec rigueur et précision, de telle sorte que la
transmission a livré un texte parmi les plus clairs et les plus indubitables de
toute l'Antiquité. C'est la conclusion à laquelle arrive l'étude d'Henri Alline,
étude qu'on peut corriger et compléter par les travaux récents de Gerard
Boter.
L'histoire de l'édition moderne a permis, en se fondant sur une tradition
saine et fiable, de produire un texte de grande qualité. Des éditions d'Aldus
Manutius (1534) et d'Henri Estienne (Stephanus, 1578) à celles de J. Adam
(1902), John Burnet (1902), Émile Chambry (1932-1934) et Paul Shorey
(1930-1935), le texte s'est consolidé. Récemment, une nouvelle génération
de philologues croient venu le temps d'une nouvelle édition critique de la
République (G. Boter, 1989 ; R.S. Slings, 1988). G. Boter a entrepris
l'examen de la tradition directe et il a revu toute l'histoire de l'édition
moderne, depuis l'édition aldine, pour identifier les manuscrits qui avaient
été utilisés. Il analyse également les traductions et la tradition indirecte,
grecque, latine et arabe.
REMARQUES PRÉLIMINAIRES
SUR LE TEXTE ET LA TRADUCTION
1. Le texte
J'ai suivi le texte de l'édition d'Oxford, édité par John Burnet (Platonis
Opera, t. IV, Oxford, Clarendon Press, 1962 [1902]). Le travail sur le texte
de la République a pu bénéficier de nombreuses études, et le texte de Burnet
a été discuté et critiqué par plusieurs éditeurs postérieurs. Le plus important
d'entre eux est James Adam (The Republic of Plato, Cambridge, Cambridge
UP, vol. 1-2, 1965 [1902]), qui commente les parties du texte de Burnet qui
étaient disponibles au moment où il préparait son édition et propose
plusieurs modifications. L'édition de J. Adam repose également sur les
travaux, toujours valables, de Bernard Jowett et Lewis Campbell (Plato's
Republic, Oxford, Clarendon Press, vol. 1, 2 & 3, 1894). Elle constitue la
source la plus complète pour l'étude de la République, dont elle récapitule la
tradition critique et synthétise le commentaire. J'y ai puisé abondamment,
notamment dans les riches appendices philologiques placés à la fin de
chaque livre. Tout lecteur désireux de suivre le grec pas à pas doit retourner
à cette édition. Depuis, de nombreux travaux sont parus, apportant plusieurs
compléments et suggestions. Pour l'essentiel, je m'en suis tenu au texte de
Burnet, et chaque fois que je m'en suis écarté pour des raisons que je jugeais
nécessaires, je l'ai signalé dans les notes. Ces passages ne sont pas
nombreux.
Comme la plupart des traducteurs de la présente collection, je ne me suis
considéré tenu par aucune ponctuation. Mais à ce chapitre, j'ai adopté
également une pratique très conservatrice.
La division en pages suit l'édition d'Henri Estienne, dite édition
Stephanus, publiée à Genève en 1578. J'ai conservé, malgré l'intérêt du
modèle de division en chapitres récemment introduit par R. Waterfield
(1993), la division traditionnelle en dix livres.
2. La traduction
3. Les notes
Je propose un appareil de notes qui, en raison de la longueur du texte de
la République, ne peut atteindre le degré de précision et de détail de
l'annotation d'autres dialogues dans cette collection. Un nombre important
de passages auraient mérité une annotation beaucoup plus étendue. Je m'en
suis tenu à l'essentiel, en particulier sur les questions de métaphysique et
d'épistémologie des livres VI et VII, pour lesquels il semble indispensable
de recourir à un commentaire séparé. Mon objectif principal a été de donner
au lecteur les moyens de suivre l'argument philosophique du dialogue, en
insistant sur toutes les marques susceptibles de clarifier la progression de
l'exposé. Le double plan, structural et linéaire, que je propose dans
l'introduction sert de soutien à ce travail de lecture. J'ai également cherché,
à titre d'objectif complémentaire, à éclairer tous les aspects historiques et
mythologiques qui constituent l'arrière-plan du projet de la République : les
nombreux mythes, les évocations de l'histoire, l'intertexte littéraire et
philosophique demandent, en effet, chaque fois une explication. Quand il
était impossible de le faire brièvement, j'ai renvoyé à un instrument de
travail qui permettra au lecteur de poursuivre. Finalement, parce que la
République est le texte central de l'œuvre platonicienne, je n'ai ménagé
aucun effort pour signaler les passages parallèles susceptibles de l'éclairer
dans le corpus platonicien. J'ai aussi noté plusieurs références
aristotéliciennes. Le premier commentaire de la République est fourni par
les Politiques d'Aristote, une œuvre qui nous donne souvent le moyen de
comprendre, en les critiquant, les positions de Platon. Le grand
commentaire de Proclus, rédigé plusieurs siècles plus tard, est également
une source inépuisable de remarques, aussi bien philologiques que
philosophiques, et j'y ai puisé aussi souvent que possible. Le lecteur
contemporain trouvera dans ces deux monuments bien plus que ce que je
signale ici.
L'érudition moderne sur la République est si considérable qu'elle semble
devenue immaîtrisable. Dans l'appareil de notes, je me suis contenté de
renvoyer à des travaux qui me semblent utiles, et je les ai cités en abrégé
par la seule mention de l'auteur et de l'année. La bibliographie placée en fin
d'ouvrage en donne les références complètes. Les travaux bibliographiques
de Luc Brisson, qui sont la base de toute la recherche sur Platon
aujourd'hui, permettront de compléter ce qui paraîtra au lecteur sommaire
ou incomplet.
Enfin, pour la translittération du grec, suivant la pratique habituelle de la
présente collection, j'ai eu recours au système de transcription utilisé par
Émile Benveniste (Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris,
Éditions de Minuit, 1969, tome 2).
La République 1 1
Livre I
[327a]
J'étais descendu 1 1 hier au Pirée 2 2, en compagnie de Glaucon 3 3, fils
d'Ariston, pour faire mes prières à la déesse 4 4, et j'étais en même temps
désireux d'assister à la fête 5 5. De quelle manière allaient-ils la célébrer,
puisqu'ils le faisaient pour la première fois ? Bien sûr, j'ai trouvé la
procession des gens du lieu 6 6 fort belle, mais la manière dont défilèrent les
Thraces ne me parut pas moins convenir à la célébration. Une fois nos
prières terminées et après avoir pris le temps de regarder la fête, [327b]
nous nous étions mis en chemin pour retourner vers la ville. Or, nous ayant
aperçus de loin, alors que nous étions pressés de rentrer chez nous,
Polémarque 7 7, fils de Céphale, nous dépêcha son jeune serviteur pour nous
prier de l'attendre. Celui-ci, m'attrapant par-derrière par mon manteau, nous
dit : « Polémarque vous demande de l'attendre. » M'étant retourné vers lui,
je m'informai pour savoir où se trouvait son maître. « Le voici, dit-il, il
arrive derrière moi, attendez-le. – Eh bien, dit Glaucon, nous allons
l'attendre. »
Et quelques instants plus tard, Polémarque [327c] arriva en compagnie
d'Adimante, le frère de Glaucon, de Nicératos 8 8, fils de Nicias, et de
quelques autres, qui rentraient de la procession.
Polémarque dit alors :
« Socrate, vous me semblez pressés de rentrer en ville.
– Tu n'as pas tort de le penser, dis-je.
– Et vois-tu, dit-il, combien nous sommes ?
– Comment ne pas le voir ?
-Alors, dit-il, ou bien vous l'emporterez sur nous, ou bien vous resterez
ici.
– N'existe-t-il pas, dis-je, une autre possibilité : ne pourrions-nous vous
convaincre qu'il faut nous laisser partir ?
– Mais alors il s'agirait pour vous, dit-il, de pouvoir convaincre des gens
qui ne vous écoutent pas ?
– Non, certainement pas, dit Glaucon.
– On ne vous écoutera pas, mettez-vous cela dans la tête. »
[328a] Adimante, prenant la parole, dit :
« Peut-être justement n'êtes-vous pas au courant qu'il y aura en soirée une
course aux flambeaux, à cheval, en l'honneur de la déesse ?
– À cheval ? m'écriai-je, en voilà une nouveauté ! C'est à cheval qu'ils
porteront les flambeaux et se les passeront dans le relais de la course 9 9 ?
Est-ce bien cela que tu veux dire ?
– C'est bien cela, dit Polémarque, et en plus, ils prépareront une fête de
nuit 10 10 qui vaut la peine d'être vue. Après le dîner, nous comptons bien
nous lever pour sortir et assister à la fête nocturne ; nous serons en
compagnie de plusieurs jeunes gens d'ici et nous pourrons discuter. Mais
restez donc, [328b] et n'allez pas refuser ! »
Alors Glaucon répondit :
« Il semble bien qu'il faille rester.
– Eh bien, si c'est ton avis, dis-je, c'est ce qui s'impose. »
Nous prîmes donc la direction de la maison de Polémarque et, arrivés là,
nous tombâmes sur Lysias 11 11, et aussi Euthydème 12 12, les frères de
Polémarque. Il y avait là également Thrasymaque de Chalcédoine 13 13, et
Charmantide de Pæanée 14 14, et aussi Clitophon 15 15, le fils d'Aristonyme. À
l'intérieur se trouvait Céphale 16 16, le père de Polémarque, qui me sembla
beaucoup vieilli. Il faut dire qu'il y avait longtemps [328c] que je ne l'avais
vu. Il avait pris place sur un siège à coussin et il portait une couronne sur la
tête, car il venait tout juste d'offrir un sacrifice dans la cour. Nous nous
assîmes donc autour de lui : quelques sièges étaient disposés là, en cercle.
Aussitôt qu'il m'aperçut, Céphale s'empressa de me saluer et dit :
« Socrate, tu ne descends pas souvent nous voir au Pirée, il le faudrait
pourtant. Si j'avais encore la force de monter facilement en ville, tu n'aurais
pas besoin de te déplacer ici, [328d] c'est nous qui irions vers toi. Mais dans
les circonstances, il est nécessaire que tu viennes ici plus fréquemment. Tu
dois bien savoir qu'en ce qui me concerne, autant les plaisirs du corps
s'affadissent, autant les désirs et les plaisirs qui ont trait aux entretiens
prennent de l'importance. Ne résiste pas, joins-toi à la compagnie de ces
17 17
jeunes gens , et quand tu viens nous rendre visite ici, que ce soit comme
à des amis, à des gens qui sont très proches de toi.
– Bien sûr, Céphale, répondis-je, je suis heureux de dialoguer avec des
gens qui sont avancés en âge. Car il me semble [328e] qu'il nous faut
apprendre auprès d'eux, comme nous apprenons auprès de gens qui se sont
engagés sur un chemin que nous devrons sans doute nous aussi parcourir,
de quelle nature est ce chemin, s'il est pénible et difficile, ou aisé et
agréable. Et j'aurais justement plaisir à apprendre de toi comment, puisque
te voilà parvenu à cette étape de la vie, tu comprends ce que les poètes
18 18
appellent “le seuil de la vieillesse ” : est-ce un moment difficile de la
vie ? Toi, qu'en dirais-tu ?
– [329a] Par Zeus, Socrate, dit-il, je veux bien de mon côté te dire
comment je vois les choses. Souvent, en effet, nous nous réunissons entre
gens âgés à peu près du même âge, conservant sa valeur au vieux
dicton 19 19. Dans ces réunions, la plupart d'entre nous se lamentent, ils
regrettent les plaisirs de leur jeunesse et ils se remémorent les délices de
l'amour, la bonne chère et les autres plaisirs du même ordre, et ils
récriminent comme s'ils étaient privés de biens d'une grande importance :
comme ils vivaient bien alors, et maintenant ils ne vivent même plus !
Certains d'entre eux [329b] se plaignent de la manière dont leurs proches
traitent la vieillesse, comme du rebut, et sur cette lancée, ils se lamentent en
rendant la vieillesse responsable de tous les maux. Mais, à mon avis,
Socrate, ils ne blâment pas le vrai responsable, car si la vieillesse était la
vraie cause, j'aurais moi aussi subi l'épreuve de tous ces maux du fait de
mon grand âge, et ce serait aussi le cas de tous ceux qui sont parvenus à cet
âge de la vie. Or, je peux affirmer que j'ai rencontré pour ma part d'autres
vieillards qui ne partagent pas du tout cette attitude, et notamment le poète
Sophocle 20 20. Un jour j'étais à ses côtés et on lui posa la question :
“Comment te sens-tu, [329c] Sophocle, par rapport aux plaisirs de l'amour ?
Es-tu encore capable d'avoir une relation avec une femme ?” Et celui-ci de
répondre : “Tais-toi, bonhomme, je suis enchanté de m'en être sorti, comme
si je m'étais échappé d'un maître enragé et sauvage !” Il m'impressionna
alors par cette belle réponse, et encore aujourd'hui elle ne me fait pas moins
impression. À tous égards en effet, pour ce genre de choses, il se produit
dans la vieillesse une grande paix et une libération. Quand les désirs perdent
leur intensité et s'apaisent, alors se réalise absolument la parole de
Sophocle 21 21 : [329d] on se trouve libéré de tyrans nombreux et
maniaques. Quant aux plaintes de ces vieillards, et notamment en ce qui
concerne leurs proches, il n'en existe qu'une seule cause, Socrate, et ce n'est
pas la vieillesse des personnes, mais leur caractère. S'ils sont équilibrés et
d'un tempérament serein, la vieillesse ne sera pas pour eux un tel fardeau ;
sinon, Socrate, ce n'est pas seulement la vieillesse, mais aussi la jeunesse
qui se révélera pénible pour eux. »
Et moi, subjugué par son propos et désireux de le voir poursuivre, je le
poussai à le faire et lui dis :
« Je pense bien, Céphale, que quand tu tiens ce langage, [329e] la plupart
de ceux qui t'écoutent ne te suivent pas. Ils croient plutôt que si tu supportes
aisément la vieillesse, ce n'est pas grâce à ton caractère, mais parce que tu
possèdes une grande fortune 22 22. Pour les riches, en effet, on dit que les
consolations ne manquent pas.
– Tu dis vrai, dit-il, ils ne sont pas d'accord avec moi. Certes, ils tiennent
un point, mais pas autant qu'ils le pensent. C'est la parole de
23 23
Thémistocle qui convient, lorsqu'il répondit à l'homme de Sériphos.
Celui-ci l'injuriait en lui disant qu'il ne devait pas sa réputation [330a] à son
mérite, mais à sa cité. Et Thémistocle de répondre que s'il avait été lui-
même de Sériphos, il n'aurait pas une telle renommée, mais que l'autre, s'il
avait été athénien, n'en aurait eu guère plus. Ce propos s'applique bien à
ceux qui ne sont pas riches et qui trouvent la vieillesse pénible : il est vrai
que l'homme de bien 24 24, s'il est dans le besoin, ne supportera pas la
vieillesse sans difficulté, mais celui qui n'est pas un homme de bien aura
beau être riche, il ne trouvera pas pour autant la sérénité pour lui-même.
– Dis-moi, Céphale, repris-je, le gros de ta fortune te vient-il d'un
25 25
héritage de famille , ou l'as-tu acquis par toi-même ?
– Tu me demandes ce que j'ai acquis, [330b] Socrate ? En ce qui
concerne l'accroissement de ma fortune, je tiens une position intermédiaire
entre mon père et mon grand-père. Mon grand-père, dont je porte le nom, a
hérité d'une fortune à peu près égale à celle que je possède actuellement, et
il la multiplia plusieurs fois. Mon père, Lysanias, la ramena à un niveau
inférieur à ce qu'elle est maintenant. Quant à moi, je me réjouis de léguer à
mes enfants ici présents une fortune non pas moindre, mais un peu plus
importante que celle que j'ai reçue en héritage.
– Si je t'ai interrogé là-dessus, repris-je, c'est que tu ne m'as pas semblé
trouver un plaisir particulier [330c] dans la possession de la richesse ; c'est
ainsi que se comportent en général ceux qui ne l'ont pas acquise par eux-
mêmes. Ceux qui, au contraire, l'ont acquise par eux-mêmes y sont deux
fois plus attachés que les autres. En effet, de même que les poètes se
réjouissent de leurs poèmes, et les pères de leurs enfants, ainsi ceux qui se
sont enrichis accordent beaucoup d'importance à leur fortune parce qu'elle
est leur œuvre, et aussi bien sûr du fait de son utilité, comme tout le monde.
26 26
C'est la raison pour laquelle ils sont pénibles à fréquenter : ils ne
veulent parler de rien d'autre que de leur richesse.
– Tu dis vrai, dit-il.
– Tout à fait, [330d] dis-je, mais dis-moi encore autre chose : à ton avis,
quel est le plus grand bien 27 27 que tu as retiré de la possession d'une grande
fortune ?
– Si je devais le dire, je ne serais sans doute pas capable, dit-il, de
convaincre grand monde de sa valeur. En effet, sache bien ceci Socrate,
reprit-il, que lorsque quelqu'un se rapproche 28 28 de ce qu'il entrevoit comme
sa fin, alors lui viennent des craintes et des angoisses relatives à des choses
29 29
qui auparavant ne l'inquiétaient pas. Les récits qu'on raconte sur
30 30
l'Hadès, et le fait qu'on doive là-bas rendre compte des injustices
commises ici-bas, il s'en moquait jusque-là, mais désormais [330e] son âme
est troublée 31 31 à l'idée que ces récits soient véridiques. Et lui-même, soit
parce qu'il est affaibli par la vieillesse, soit parce qu'il se rapproche
désormais du monde de là-bas, il leur accorde une plus grande importance.
L'anxiété 32 32 donc et une réelle frayeur surgissent en lui, et il se met à
réfléchir et à examiner s'il a commis quelque injustice envers quiconque.
Celui qui découvre alors dans son existence plusieurs injustices et qui,
33 33
comme les enfants , s'éveille au beau milieu de ses rêves, celui-là est
rempli d'effroi, et il vit dans une horrible appréhension. [331a] Si au
contraire sa conscience ne lui fait reproche d'aucune faute, une douce
espérance l'accompagne sans cesse, cette “bonne nourrice du vieillard”,
selon l'expression de Pindare. Car, Socrate, ce grand poète a parlé avec
grâce de celui qui conduit sa vie selon la justice et la piété, quand il dit :
Douce, lui caressant le cœur
nourrice de la vieillesse, l'espérance l'accompagne
elle qui gouverne souverainement
l'opinion ballottée en tous sens des mortels 34 34.
[357a]
En ce qui me concerne, j'avais parlé ainsi et je croyais être déchargé de la
responsabilité de la discussion, mais apparemment il ne s'agissait que d'un
prologue. Car Glaucon, qui se montre toujours l'homme le plus valeureux 1 1
envers et contre tous, ne manqua pas cette fois encore l'occasion de
s'opposer à la retraite de Thrasymaque 2 2, et il dit :
« Socrate, souhaites-tu seulement avoir l'air de nous convaincre, ou veux-
tu [357b] nous persuader réellement que le juste est de toute façon
préférable 3 3 à l'injuste ?
– Vous en persuader réellement, dis-je, voilà ce que je choisirais si cela
dépendait de moi.
– Alors, dit-il, tu ne fais pas ce que tu veux. Dis-moi, en effet, n'existe-t-il
pas, selon toi, un bien d'une telle sorte 4 4 que nous acceptons de le posséder
non pas en fonction du désir de ce qu'il en résultera, mais parce que nous
l'aimons pour lui-même 5 5, comme c'est le cas de la joie et de tous ces
plaisirs innocents, et qui n'engendrent par la suite rien d'autre que de la joie
pour celui qui les possède ?
– Je crois pour ma part, répondis-je, qu'il existe un bien de cette sorte.
– [357c] Mais alors, n'existe-t-il pas également un bien que nous aimons
pour lui-même et aussi pour ce qui en découle, comme par exemple être
réfléchi, voir, être en santé ? De tels biens, en effet, nous les chérissons en
quelque sorte à double titre.
– Si, dis-je.
– Ne vois-tu pas une troisième espèce de biens, au sein de laquelle nous
trouvons le fait de faire de l'exercice, le fait de soigner le malade, la
pratique de la médecine, et toute autre pratique lucrative ? Nous avons
tendance à parler de ces biens comme de choses qui demandent un effort,
mais qui nous rendent service, et ce n'est pas pour eux-mêmes [357d] que
nous acceptons de les posséder, mais pour les salaires et les autres
avantages qui en découlent.
– Il y a bien en effet cette troisième espèce, dis-je, mais alors ?
– Dans laquelle de ces espèces, dit-il, places-tu la justice ?
– Je pense, dis-je, [358a] que c'est dans la plus belle, celle du bien 6 6 que
doit aimer, à la fois pour lui-même et pour ce qui en découle, celui qui a le
désir d'être bienheureux.
– Ce n'est pourtant pas l'opinion courante, dit-il, la plupart des gens la
classent dans l'espèce des biens pénibles, une espèce dont il faut s'occuper
en vue des salaires et de la bonne réputation que l'opinion lui confère, mais
qu'il faut fuir en tant que telle en raison de son caractère difficile.
– Je sais bien, dis-je, que c'est l'opinion habituelle, et il y a longtemps que
Thrasymaque dénigre la justice en la présentant comme une chose de ce
genre, alors qu'il fait l'éloge de l'injustice. Mais moi, semble-t-il, je suis du
genre qui ne comprend pas facilement.
– Eh bien, soit, [358b] dit-il, écoute ce que j'ai à dire moi aussi, pour voir
si tu seras de mon avis. Thrasymaque, me semble-t-il, a cédé plus
rapidement que nécessaire, fasciné par toi comme par un serpent. En ce qui
me concerne, la démonstration de chacune des thèses n'est aucunement ce
que j'avais en tête. Je suis désireux d'entendre ce qu'est chacune, justice et
injustice, et quel pouvoir chacune possède 7 7, existant en elle-même et par
elle-même 8 8 dans l'âme, en mettant de côté les salaires et les conséquences
qui en découlent. Voici comment je compte procéder, si tu le juges à propos.
Je vais passer en revue l'argument de Thrasymaque et je présenterai d'abord
[358c] ce qu'est la justice 9 9 telle qu'on en parle ordinairement, et d'où elle
émane. En second lieu, je montrerai que tous ceux qui en font l'objet de leur
occupation le font contre leur gré et parce qu'ils y sont contraints, et non pas
parce qu'elle est un bien. En troisième lieu, je montrerai qu'ils agissent ainsi
de manière apparemment raisonnable, parce que, à les entendre, l'existence
de l'homme injuste est évidemment bien meilleure que celle du juste. Quant
à moi, Socrate, ce n'est pas mon avis : je suis en fait perplexe, j'ai les
oreilles bourdonnantes à force d'écouter Thrasymaque et des milliers
d'autres, alors que je n'ai encore entendu personne présenter comme je le
souhaiterais l'argument soutenant [358d] la supériorité de la justice sur
l'injustice. Je souhaiterais, en effet, l'entendre louer en elle-même et pour
elle-même, et c'est en m'adressant à toi que je crois pouvoir le réclamer.
Pour cette raison, je vais m'appliquer du mieux que je peux à faire un éloge
de l'existence injuste, et cela fait, je te montrerai de quelle manière je
souhaiterais à mon tour t'entendre blâmer l'injustice et faire l'éloge de la
justice. Mais vois si ce que je propose est aussi ce que tu souhaites.
– C'est ce que je souhaite le plus, dis-je. Est-il un autre sujet [358e] sur
lequel un homme sensé se réjouisse de parler et d'entendre parler aussi
souvent que celui-là ?
– Paroles excellentes ! dit-il. Écoute maintenant ce que j'ai dit que je
présenterais en premier sur le sujet, ce qu'est et d'où provient la justice.
10 10
« On répète, en effet, que commettre l'injustice est par nature un bien,
et que le fait de subir l'injustice est un mal ; on dit aussi que subir l'injustice
représente un mal plus grand que le bien qui consiste à la commettre. Par
conséquent, lorsque les hommes commettent des injustices les uns envers
les autres, et lorsqu'ils en subissent, et qu'ils font l'expérience des deux,
commettre et subir l'injustice, ceux qui sont incapables de fuir le mal et
[359a] de choisir le bien jugent qu'il leur sera profitable de passer un accord
les uns avec les autres pour ne plus commettre ni subir l'injustice. C'est dans
cette situation qu'ils commencèrent à édicter leurs lois 11 11 et leurs
conventions, et ils appelèrent la prescription instituée par la loi “ce qui est
légal” et “ce qui est juste”. Telle est bien l'origine et l'essence de la justice :
elle tient une position intermédiaire entre ce qui est le bien suprême, qui est
d'être injuste sans qu'on puisse nous rendre justice, et ce qui est le pire,
c'est-à-dire de subir l'injustice et d'être impuissant à venger l'honneur ainsi
flétri. Le juste se trouve au milieu de ces deux extrêmes, il n'est pas aimé
[359b] comme un bien, mais il est honoré seulement parce qu'on est
impuissant à commettre l'injustice <en toute impunité>. Car celui qui est en
mesure de commettre l'injustice et qui est réellement un homme ne
s'engagerait jamais dans une convention pour empêcher de commettre
l'injustice et de la subir. Il serait bien fou de le faire. Voilà donc, Socrate, la
nature de la justice, ce qu'elle est et quelle elle est, et quelles sont par nature
ses origines, comme on le dit.
« Que ceux qui pratiquent la justice le fassent contre leur gré et par
impuissance à commettre l'injustice, nous le saisirons très bien si nous nous
représentons en pensée la situation suivante. [359c] Accordons à l'homme
juste et à l'homme injuste un même pouvoir de faire ce qu'ils souhaitent ;
ensuite, accompagnons-les et regardons où le désir de chacun va les guider.
Nous trouverons l'homme juste s'engageant à découvert sur le même
12 12
chemin que l'homme injuste, mû par son appétit du gain cela même que
toute la nature poursuit naturellement comme un bien, mais qui se voit
ramené par la force de la loi au respect de l'équité. Pour que le pouvoir dont
je parle soit porté à sa limite, il faudrait leur donner à tous les deux les
capacités qui autrefois, selon ce qu'on rapporte, étaient échues [359d] à
l'ancêtre de Gygès le Lydien 13 13. Celui-ci était un berger au service de celui
qui régnait alors sur la Lydie. Après un gros orage et un tremblement de
terre, le sol s'était fissuré et une crevasse s'était formée à l'endroit où il
faisait paître son troupeau. Cette vue l'émerveilla et il y descendit pour voir,
entre autres merveilles qu'on rapporte, un cheval d'airain creux, percé de
petites ouvertures à travers lesquelles, ayant glissé la tête, il aperçut un
cadavre, qui était apparemment celui d'un géant. Ce mort n'avait rien sur
lui, [359e] si ce n'est un anneau d'or à la main, qu'il prit avant de remonter.
À l'occasion de la réunion coutumière des bergers, au cours de laquelle ils
communiquaient au roi ce qui concernait le troupeau pour le mois courant,
notre berger se présenta portant au doigt son anneau. Ayant pris place avec
les autres, il tourna par hasard le chaton de l'anneau vers la paume de sa
main. Cela s'était à peine produit qu'il devint [360a] invisible aux yeux de
ceux qui étaient rassemblés autour de lui et qui se mirent à parler de lui,
comme s'il avait quitté l'assemblée. Il en fut stupéfait et, manipulant
l'anneau en sens inverse, il tourna le chaton vers l'extérieur : ce faisant, il
redevint aussitôt visible. Prenant conscience de ce phénomène, il essaya de
nouveau de manier l'anneau pour vérifier qu'il avait bien ce pouvoir, et la
chose se répéta de la même manière : s'il tournait le chaton vers l'intérieur,
il devenait invisible ; s'il le tournait vers l'extérieur, il devenait visible. Fort
de cette observation, il s'arrangea aussitôt pour faire partie des messagers
délégués auprès du roi [360b] et parvenu au palais, il séduisit la reine. Avec
sa complicité, il tua le roi et s'empara ce faisant du pouvoir. Supposons à
présent qu'il existe deux anneaux de ce genre, l'un au doigt du juste, l'autre
au doigt de l'injuste : il n'y aurait personne, semble-t-il, d'assez résistant
pour se maintenir dans la justice et avoir la force de ne pas attenter aux
biens d'autrui et de ne pas y toucher, alors qu'il aurait le pouvoir de prendre
impunément au marché ce dont il aurait envie, de pénétrer dans [360c] les
maisons pour s'unir à qui lui plairait, et de tuer les uns, libérer les autres de
leurs chaînes selon son gré, et d'accomplir ainsi dans la société humaine
tout ce qu'il voudrait, à l'égal d'un dieu 14 14. S'il se comportait de la sorte, il
ne ferait rien de différent de l'autre, et de fait les deux tendraient au même
but. On pourrait alors affirmer qu'on tient là une preuve de poids que
personne n'est juste de son plein gré 15 15, mais en y étant contraint, compte
tenu du fait qu'on ne l'est pas personnellement en vue d'un bien : partout, en
effet, où chacun croit possible pour lui de commettre l'injustice, il le fait.
Car tout homme croit que l'injustice lui est [360d] beaucoup plus
avantageuse individuellement que la justice, et c'est à juste titre que chacun
le pense, comme le soutiendra celui qui expose un argument de ce genre. Si
quelqu'un s'était approprié un tel pouvoir et qu'il ne consentît jamais à
commettre l'injustice ni à toucher aux biens d'autrui, on le considérerait,
parmi ceux qui en seraient avisés, comme le plus malheureux et le plus
insensé des hommes. Ils n'en feraient pas moins son éloge en présence les
uns des autres, se dupant mutuellement dans la crainte de subir eux-mêmes
une injustice. Voilà comment se présentent les choses.
« Pour ce qui est du jugement à porter sur l'existence de ceux dont [360e]
nous parlons, nous ne serons en mesure d'exprimer ce jugement
correctement que si nous considérons séparément l'homme le plus juste et
l'homme le plus injuste. Sinon, ce ne sera pas possible. Comment faire cette
séparation ? Voici. N'enlevons rien à l'injustice de l'homme injuste, et
n'enlevons rien non plus à la justice de l'homme juste, mais supposons que
chacun réalise parfaitement l'activité qui est la sienne. D'abord, que
l'homme injuste fasse comme les artisans de haut calibre, par exemple
comme le pilote expert, comme un grand médecin qui a conscience de ce
qui est possible et de ce qui n'est pas possible dans l'exercice de son art : ce
qui est possible, [361a] il l'entreprend, ce qui ne l'est pas, il le laisse de côté.
S'il lui arrive de faire erreur, il est capable de corriger la situation. De
même, il faudrait aussi que l'homme injuste mène adroitement ses
entreprises injustes et qu'il le fasse en passant inaperçu, s'il doit devenir
16 16
vraiment injuste. Celui qui se laisse découvrir , on jugera qu'il est
17 17
médiocre. L'injustice ultime , c'est, en effet, de paraître juste tout en ne
l'étant pas. Accordons donc à l'homme parfaitement injuste l'injustice
absolue, et qu'on n'y retranche rien : permettons plutôt que la réputation de
justice la plus élevée lui soit reconnue, alors qu'il commet les injustices les
plus graves ; [361b] s'il fait quelque erreur, qu'il soit en mesure de se
corriger ; qu'il soit réellement capable de parler de manière à persuader, si
l'on dénonce l'une de ses entreprises injustes, et qu'enfin il soit en mesure
d'user de violence dans toutes les situations où la violence est requise, en se
fondant sur son courage, sur sa force, et avec l'aide de ses amis et de ses
richesses. En face de pareil homme, évoquons à côté de lui l'homme juste,
un homme simple et noble, qui, selon la parole d'Eschyle, ne consent pas à
seulement paraître homme de bien, mais qui veut être tel. Enlevons-lui ce
paraître, car s'il paraît juste, [361c] il recevra les honneurs et les
gratifications qui sont accordés à celui qui paraît juste, et dès lors il ne sera
pas clair s'il est juste en raison des honneurs et des gratifications, ou en
raison de ce qui est juste. Il faut donc qu'il soit dépouillé de tout, sauf de la
justice, et qu'on le mette dans la situation contraire à celle du précédent :
que sans avoir commis aucune injustice, il ait la réputation de l'injustice la
plus considérable, afin qu'il soit mis à l'épreuve dans son engagement
envers la justice par son indifférence 18 18 à l'égard de la mauvaise réputation
et de toutes les conséquences qui en découlent ; qu'il aille, inébranlable,
jusqu'à la mort [361d] – paraissant être injuste au cours de sa vie, mais étant
au contraire juste – afin que, parvenus tous les deux au terme ultime, l'un de
la justice, l'autre de l'injustice, on puisse juger lequel des deux est le plus
heureux.
– Oh, oh ! mon cher Glaucon, m'écriai-je, avec quelle énergie tu polis,
pour parvenir à porter un jugement, le portrait de ces deux hommes, on
dirait que tu polis une statue !
– Je fais du mieux que je peux, dit-il. Maintenant que nous savons ce
qu'ils sont, il ne sera pas vraiment difficile, à mon avis, de passer en revue
dans notre discussion quel genre de vie les attend l'un et l'autre. Il faut faire
cet examen [361e], et même si l'exposé est mené avec une certaine rudesse,
pense, Socrate, que ce n'est pas moi l'auteur, mais ceux qui font l'éloge de
l'injustice en la plaçant au-dessus de la justice. Ils vont nous dire en effet
que le juste, dans la situation où je l'ai représenté, sera fouetté, soumis à la
torture, emprisonné, qu'on lui brûlera les yeux 19 19, et qu'enfin [362a], après
avoir enduré tant de sévices, il sera empalé et qu'il reconnaîtra qu'il faut
vouloir, non pas être juste, mais le paraître. Ainsi, la phrase d'Eschyle 20 20
aurait beaucoup mieux convenu à la description de l'injuste, car ils diront
que c'est lui, l'injuste, qui en réalité se voue à une activité porteuse de
vérité 21 21, au lieu de mener son existence selon l'apparence : en effet, son
désir n'est pas de paraître injuste, mais de l'être.
…Moissonnant dans sa pensée le sillon profond
[362b] d'où germent les nobles desseins.
« Tout d'abord, il commande dans sa cité, parce qu'il présente l'apparence
d'être un juste ; ensuite, il prend femme là où il le souhaite, il donne ses
enfants en mariage à qui il veut, il s'engage dans des liaisons et des
associations selon son bon plaisir, et il tire avantage de l'ensemble de ses
activités en exploitant son manque de scrupule à être injuste. Dans les
conflits où il prend parti, qu'ils soient de nature privée ou publique, il prend
le dessus et en retire plus que ses adversaires. Avantagé par rapport à eux, il
s'enrichit, il favorise ses amis, [362c] il nuit à ses ennemis ; les sacrifices
qu'il offre aux dieux, les rituels qu'il pratique, il ne les consacre pas
seulement selon les règles, mais avec magnificence, et dès lors il rend aux
dieux un culte supérieur à celui du juste et des hommes qu'il souhaite
dominer. Par conséquent, selon les apparences, il lui reviendra d'être plus
22 22
aimé des dieux que le juste . Voilà comment, Socrate, dit-on, les dieux et
les hommes offrent à l'homme injuste une existence meilleure qu'à l'homme
juste. »
Après ces paroles de Glaucon, [362d] j'avais à l'esprit quelque chose à
répliquer à ces propos, mais son frère Adimante intervint :
« Tu ne crois quand même pas, Socrate, que nous avons traité
adéquatement de l'argument ?
– Mais que faut-il y comprendre ? dis-je.
– Le point qui devait le plus être soumis à la discussion, dit-il, n'a pas été
soulevé.
23 23
– Eh bien, repris-je, suivant le dicton , que le frère vienne en aide au
frère ! Qu'il en aille de même pour toi : s'il a laissé échapper quelque chose,
viens le secourir. Il a pourtant tenu des propos suffisants pour me jeter par
terre et m'enlever toute possibilité de venir au secours de la justice.
– [362e] Tu ne dis rien qui vaille, dit-il, écoute plutôt ce que j'ai à dire.
Nous devons en effet exposer les arguments qui sont contraires 24 24 à ceux
qu'il a soutenus, les arguments de ceux qui font l'éloge de la justice et
blâment l'injustice, si nous voulons clarifier ce que me semble vouloir dire
Glaucon. Les pères, n'est-ce pas, dans leurs discours à leurs fils, insistent
sur la nécessité [363a] d'être juste, et ainsi font tous ceux qui partagent cette
responsabilité ; ils ne font cependant pas l'éloge de la justice pour elle-
25 25
même , mais en tenant compte de la considération qui en découle : en
effet, le but recherché est qu'en paraissant juste, cette réputation ait pour
conséquence l'accès aux charges, les alliances par mariage et tout ce que
Glaucon a exposé tout à l'heure et qui échoit au juste de par sa renommée.
Ceux qui s'expriment de la sorte font encore plus grand cas de ce qui
s'attache aux réputations : ils accordent du crédit aux faveurs acquises
auprès des dieux, et ils n'en ont que pour les biens abondants que les dieux,
disent-ils, dispensent aux hommes pieux. Ainsi parlaient le noble
26 26
Hésiode et aussi Homère, le premier en disant qu'en faveur des justes,
les dieux font que [363b]
les chênes portent à leur sommet des glands
et des abeilles dans leurs troncs.
« Et il ajoute que
les brebis laineuses plient sous le poids de leur toison
« Musée et son fils 28 28, quant à eux, accordent aux justes de la part des
dieux des biens encore plus excitants. Ils les conduisent, en paroles, chez
Hadès, ils les font prendre place sur les couchettes et leur préparent le
banquet réservé aux hommes pieux 29 29, où ils se couvrent de couronnes, et
passent [363d] tout leur temps à s'enivrer, comme si la plus belle
récompense de la vertu était une ivresse éternelle. D'autres encore donnent
aux récompenses accordées par les dieux une portée plus considérable. Ses
enfants, les enfants de ses enfants, et toute une postérité pour sa lignée,
voilà, disent-ils, ce que laisse derrière lui l'homme saint et fidèle à ses
serments. Ce sont de tels propos qui constituent leurs éloges de la justice.
Pour les hommes impies et injustes, au contraire, ils les plongent dans une
30 30
sorte de boue , dans l'Hadès, et ils les forcent à porter de l'eau dans un
tamis, et au cours de leur existence [363e] ils leur donnent une réputation
infâme ; tous ces châtiments que Glaucon a attribués aux justes, qui
paraissent injustes aux yeux des autres, ils les appliquent aux méchants ; ils
n'en ont pas d'autres à leur disposition. Tel est donc leur éloge et leur blâme,
dans le cas de chacun des deux, de la justice et de l'injustice.
« Examine donc, Socrate, en plus de ces considérations, une autre espèce
31 31
d'arguments relatifs à la justice et à l'injustice, un discours populaire et
repris par les poètes. D'une voix unanime, [364a] tous célèbrent dans des
32 32
hymnes la beauté de la modération et de la justice, mais ils les
présentent comme des choses ardues et pénibles, alors que l'intempérance et
l'injustice sont agréables et facilement accessibles, puisqu'elles ne sont
honteuses qu'aux yeux de l'opinion et de la loi. Ils présentent les injustices
comme étant plus avantageuses en général que les actes justes et ils
acceptent sans difficulté de féliciter et d'honorer, en public comme en privé,
les hommes malhonnêtes qui sont riches et qui disposent de bien d'autres
pouvoirs ; les autres, ils ne les honorent pas et ils les regardent de haut, pour
peu qu'ils soient [364b] affaiblis et pauvres, tout en reconnaissant qu'ils sont
meilleurs que les autres. Mais de tous ces arguments, ceux qu'ils tiennent
concernant les dieux et la vertu sont les plus étonnants : selon eux, les dieux
affligent 33 33 bien des hommes justes d'un destin malheureux et rendent leur
existence mauvaise, alors qu'ils donnent à ceux qui sont à l'opposé un destin
34 34
contraire. Des charlatans et des devins viennent aux portes des riches,
ils les persuadent que les dieux leur ont conféré un certain pouvoir, en
raison de leurs sacrifices et de leurs incantations : si quelque injustice
[364c] a été commise par eux-mêmes ou par leurs ancêtres, ils pourront en
guérir par le biais de plaisirs et de fêtes. Désire-t-on faire du mal à un
ennemi en particulier, ils feront moyennant une petite rétribution, du tort à
l'homme juste comme à l'homme injuste, en recourant à des formules
incantatoires et à des envoûtements, car les dieux, prétendent-ils, se laissent
convaincre de leur rendre service. Toutes ces prétentions, ils les rattachent
au témoignage des poètes ; certains, pour faire voir combien le vice est
facile, chantent que
la méchanceté, il est facile d'y accéder en nombre [364d]
le chemin qui y mène est sans obstacles,
et elle loge tout près,
mais devant la vertu, les dieux ont placé la sueur 35 35
« Ces paroles me disent que si je suis juste, et que je n'en donne pas
l'apparence, alors je n'en tirerai aucun profit, mais plutôt des peines et des
châtiments évidents, alors que si j'assortis une vie injuste d'une apparence
de justice, on dira que mon existence est digne des dieux. En conséquence,
[365c] puisque le paraître 40 40, comme l'expliquent les sages, vient à bout
même de la vérité et se montre souverain pour le bonheur, c'est dans cette
direction qu'il faut entièrement se tourner. Il convient donc de représenter
en cercle tout autour de moi, comme une façade et un décor – la peinture
41 41
d'un artifice de vertu – et il faudra tirer derrière moi le renard, subtil et
astucieux, du très sage Archiloque 42 42. “Mais, dira-t-on, il n'est pas facile
de toujours se cacher quand on est méchant.” Rien d'autre de ce qui a de la
valeur, dirons-nous en guise de réponse, n'est facile d'accès. Et pourtant,
[365d] si nous voulons être heureux, c'est ce chemin qu'il faut prendre,
comme il nous est tracé par ces discours. Pour ce qui est de nous cacher,
nous nous rassemblerons dans des ligues et des hétairies 43 43, et il existe des
maîtres de persuasion pour nous transmettre l'expertise du discours
populaire et de la plaidoirie devant le tribunal. Puisant dans leur art, tantôt
nous persuaderons, tantôt nous contraindrons par la force, dans le dessein
de nous enrichir tout en évitant d'affronter la justice. “Mais il est impossible
de demeurer caché des dieux, ni de les contraindre par la force”, dira-t-on.
Mais, s'ils n'existent pas, ou si rien de ce qui concerne les affaires humaines
ne leur importe, pourquoi faudrait-il se soucier [365e] de leur échapper ? Et
44 44
s'ils existent et s'ils ont souci des affaires humaines, nous ne savons pas
qui ils sont, ou nous n'avons entendu parler d'eux par aucun intermédiaire si
ce n'est les lois et les poètes qui ont fait leur généalogie. Or, ces mêmes
poètes nous affirment que les dieux peuvent être influencés et persuadés par
les sacrifices, les prières de supplication, les offrandes. Il faut les croire sur
ces deux points, ou ne les croire sur aucun. Et donc, s'il faut le croire, il
conviendra de commettre l'injustice et d'offrir des sacrifices en profitant de
nos injustices. [366a] Car en étant justes, nous serons seulement exempts de
châtiments de la part des dieux, mais nous renoncerions par ailleurs aux
profits provenant de l'injustice. Étant injustes au contraire, nous aurons le
profit et, tout en poursuivant nos transgressions et nos fautes, nous les
persuaderons par nos supplications et ainsi nous échapperons aux
châtiments. “Mais, dira-t-on, chez Hadès, nous devrons expier devant la
justice les injustices que nous avons commises en ce monde, nous-mêmes
ou les enfants de nos enfants.” Mais, mon ami, répondra celui qui raisonne,
les initiations possèdent également une grande efficacité, de même que les
45 45
dieux libérateurs , comme en témoignent les cités [366b] les plus
46 46
célèbres et les enfants des dieux 47 47 qui, devenus poètes et interprètes
des dieux, nous apportent la révélation que les choses sont bien ainsi.
En vertu de quel argument donc accorderions-nous notre préférence à la
justice plutôt qu'à l'injustice extrême ? Si nous prenons possession de
l'injustice en la recouvrant d'une belle parure fallacieuse, nous conduirons
notre action en vivant et en mourant selon notre disposition d'esprit, et cela
sous le regard des dieux comme sous celui des hommes, suivant par là le
discours du plus grand nombre, mais aussi des gens éminents. Sur le fond
de tous les propos que nous avons échangés, Socrate, de quel moyen
dispose donc, pour consentir à [366c] respecter la justice, celui qui possède
quelque force d'âme ou de corps, quelque position de fortune ou de
naissance, et ne pas s'esclaffer quand il entend qu'on en fait l'éloge ? À coup
sûr, si quelqu'un est en mesure de démontrer que ce que nous avons dit est
faux et s'il détient la certitude que la justice est le bien suprême, il aura une
grande compassion pour ceux qui sont injustes et ne manifestera aucune
48 48
colère à leur endroit. Il sait que, mis à part ceux qu'un naturel divin
dégoûte de l'injustice ou encore que l'emprise d'un savoir tient éloignés
d'elle, il ne se trouve [366d] personne parmi les autres qui soit juste de son
plein gré ; et si on blâme l'injustice, c'est que le manque de courage, la
vieillesse, ou quelque autre faiblesse rend impuissant à la commettre. Qu'il
en aille ainsi, c'est clair. Car le premier parmi ceux qui se trouvent dans
cette situation, lui en donne-t-on le moyen, sera le premier à commettre
l'injustice, et cela autant qu'il en sera capable. Et la cause de tout cela n'est
rien d'autre que ce qui a motivé tout notre discours, mon frère et moi, en
nous adressant à toi, Socrate, pour te dire : “Ô mon merveilleux ami, parmi
vous tous qui [366e] vous présentez comme les propagateurs de la justice,
en commençant par les héros des temps anciens dont les paroles nous ont
été conservées jusqu'à ce jour, personne n'a jamais blâmé l'injustice ou loué
la justice pour d'autres raisons que pour les réputations, les honneurs et les
gratifications qui en découlent. Ce qu'elles réalisent chacune d'elles, par leur
efficacité propre dans l'âme où elles sont présentes, cachées aux yeux des
dieux et des hommes, personne jamais, ni dans le langage poétique ni dans
la langue ordinaire, n'a démontré de manière adéquate que l'une est le plus
grand des maux que l'âme renferme en elle-même, et que la justice en
revanche est le plus grand bien. Si, en effet, [367a] dès le point de départ,
vous vous entendiez tous à nous parler de cette manière et si vous nous en
persuadiez dès l'enfance, nous ne chercherions pas à nous garder les uns les
autres de commettre l'injustice, mais chacun serait pour lui-même son
49 49
propre gardien , dans la crainte de cohabiter avec le plus grand des maux
s'il en venait à commettre l'injustice.”
Voilà, Socrate, et sans doute Thrasymaque pourrait-il ajouter encore
quelque chose à ces propos, ou un autre pourrait certes s'exprimer sur la
justice et l'injustice, en renversant grossièrement leur efficacité respective,
en tout cas c'est ce qui me semble. Quant à moi – je me sens tenu de ne rien
[367b] te cacher – c'est avec le désir de t'entendre soutenir la thèse contraire
que je parle, en y mettant toute l'application dont je suis capable. Ne te
contente donc pas de nous montrer dans ton exposé que la justice est
supérieure à l'injustice ; montre-nous aussi ce que chacune produit chez
celui qui la possède en elle-même et par elle-même, l'une produisant le mal,
l'autre le bien. Ne tiens pas compte des réputations, comme Glaucon te l'a
recommandé, car si tu ne fais pas abstraction dans chacun des cas des
réputations réelles, et que tu y ajoutes les réputations fausses, nous dirons
que tu ne fais pas l'éloge du juste, mais bien du paraître juste, et que tu ne
blâmes pas l'injuste, [367c] mais le paraître injuste, et que tu nous
recommandes, étant injuste, de passer inaperçu, et que dès lors tu tombes
d'accord avec Thrasymaque pour dire que le juste est un bien étranger, que
c'est un bien qui est l'intérêt du plus fort, alors que l'injuste est utile et
avantageux en lui-même, tout en étant nuisible au plus faible. Puisque tu as
reconnu que la justice appartient aux biens les plus élevés, ces biens qui
méritent certes d'être possédés pour les conséquences qui en découlent,
mais plus encore pour ce qu'ils sont en eux-mêmes 50 50, comme c'est le cas
pour le fait de voir, d'entendre, de penser, et bien sûr aussi d'être en santé,
[367d] et tous les autres biens authentiques de cette sorte, qui s'imposent
par leur nature propre et non en fonction de l'opinion, fais donc l'éloge de la
justice pour ce qu'elle a de bénéfique en elle-même et par elle-même pour
celui qui la possède, et blâme l'injustice ; que les autres s'occupent de faire
l'éloge des récompenses et des réputations. En ce qui me concerne,
j'accepterais que d'autres que toi fassent de cette manière un éloge de la
justice et qu'ils blâment l'injustice, en portant aux nues et en dénigrant pour
l'une et pour l'autre les réputations et les récompenses, mais de ta part, je ne
l'accepterais pas, à moins que tu ne l'ordonnes, puisque tu as passé toute ta
vie [367e] à ne faire l'examen d'aucune autre question que celle-là. Ne
limite donc pas ton discours à nous montrer que la justice est supérieure à
l'injustice, montre-nous plutôt ce que chacune d'elles produit de par son
pouvoir propre chez celui qui la possède, qu'elle échappe ou non au regard
des dieux et des hommes, à savoir que l'une est un bien, et l'autre un mal. »
Moi, je les avais écoutés et j'étais rempli d'admiration comme toujours
pour le naturel de Glaucon et d'Adimante, mais en vérité j'en éprouvai cette
fois un très grand plaisir [368a] et je leur dis :
51 51
« Il n'avait pas tort, ô fils de cet homme fameux , l'amant de Glaucon,
de commencer ainsi les élégies où il vante votre rôle à la bataille de
Mégare 52 52
Enfants d'Ariston, race divine issue d'un homme illustre !
Il me semble, mes amis, que cet éloge est approprié. L'épreuve que vous
traversez est véritablement divine, puisque vous n'êtes pas convaincus que
l'injustice est meilleure que la justice, même après avoir fait tant d'efforts
pour parler sur le sujet. À mon avis, vous n'êtes réellement pas convaincus,
[368b] j'en vois la preuve dans tout le reste de votre comportement, car si je
me limitais à vos discours, je n'aurais pas confiance en vous. Mais plus j'ai
confiance en vous, plus je deviens perplexe quant à ce que je dois faire.
D'une part, en effet, je suis privé de ressources sur la manière de porter
secours à la justice – il me semble que j'en suis incapable – et la preuve en
est qu'alors que je croyais bien démontrer par mes arguments à
Thrasymaque que la justice est meilleure que l'injustice, vous n'êtes pas
sensibles à ma démonstration. Mais, d'un autre côté, je ne peux pas me
permettre de ne pas lui venir en aide, car je crains qu'il n'y ait là motif
d'impiété, dans le cas où la justice [368c] se trouverait bafouée
publiquement et que je me désiste et ne me porte à sa défense, et cela
jusqu'à mon dernier souffle et tant que j'aurai la force de prendre la parole.
Ce qui s'impose, c'est donc que je lui vienne en aide, comme je peux et
autant que j'en suis capable. »
Alors Glaucon et les autres me supplièrent de m'y appliquer par tous les
moyens et de ne pas abandonner la discussion, mais au contraire de
chercher à découvrir ce que sont chacune d'elles, justice et injustice, et ce
qui est vrai concernant leur utilité respective. Je leur donnai alors mon
opinion :
« La recherche que nous entreprenons n'a rien d'ordinaire, elle demande,
à mon avis, un regard bien aiguisé. [368d] Puisque la question est
obscure 53 53 pour nous, je crois, repris-je, qu'il faut effectuer cette enquête
de la manière suivante. Si, devant des gens dont la vue manque d'acuité, on
disposait des lettres formées en petits caractères pour qu'ils les
reconnaissent de loin, et que l'un d'eux s'avise que les mêmes lettres se
trouvent ailleurs en plus grands caractères et dans un cadre plus grand, je
54 54
crois que cela leur apparaîtrait comme un don d'Hermès de reconnaître
d'abord les grands caractères, pour examiner ensuite les petits et voir s'il
s'agit des mêmes.
– Très bien, répondit Adimante, mais quel rapport, Socrate, [368e] vois-
tu là avec notre recherche sur la justice ?
– Je vais te répondre, dis-je. La justice, disons-nous, existe pour un
homme individuel. Elle existe donc aussi, d'une certaine manière, pour la
cité entière ?
– Tout à fait, dit-il.
– Or, la cité est plus grande que l'homme individuel ?
– Elle est plus grande, dit-il.
– Peut-être alors existe-t-il une justice qui soit plus grande dans un cadre
plus grand, et donc plus facile à saisir. Si donc vous le souhaitez, [369a]
nous effectuerons d'abord notre recherche sur ce qu'est la justice dans les
cités ; ensuite, nous poursuivrons le questionnement de la même manière
dans l'individu pris séparément, en examinant dans la forme visible du plus
petit 55 55 sa ressemblance avec le plus grand.
– Eh bien, dit-il, à mon avis, tu présentes bien la question.
– Et alors, dis-je, si nous considérions dans notre discours une cité en
56 56
train de se former , ne verrions-nous pas aussi la justice s'y développer,
tout autant que l'injustice 57 57 ?
– C'est possible, dit-il.
– Une fois la cité formée, aurions-nous quelque espoir d'y voir plus
facilement ce que nous cherchons ?
– [369b] Beaucoup plus facilement.
– Vous semble-t-il qu'il faille nous efforcer d'entreprendre cette
recherche ? Ce n'est pas une mince affaire, je pense, réfléchissez-y.
– C'est tout réfléchi, dit Adimante, ne fais pas autre chose.
– Or, selon moi, repris-je, la cité se forme 58 58 parce que chacun d'entre
nous se trouve dans la situation de ne pas se suffire à lui-même, mais au
contraire de manquer de beaucoup de choses. Y a-t-il, d'après toi, une autre
cause à la fondation d'une cité ?
– Aucune, dit-il.
– Dès lors, un homme recourt [369c] à un autre pour un besoin
particulier, puis à un autre en fonction de tel autre besoin, et parce qu'ils
manquent d'une multitude de choses, les hommes se rassemblent nombreux
au sein d'une même fondation, s'associant pour s'entraider 59 59. C'est bien à
cette société que nous avons donné le nom de cité, n'est-ce pas ?
– Exactement.
– Mais quand un homme procède à un échange avec un autre, qu'il donne
ou qu'il reçoive, c'est toujours à la pensée que cela est mieux pour lui ?
– Tout à fait.
60 60
– Eh bien, allons, dis-je, construisons en paroles notre cité , en
commençant par ses débuts et ce sont nos besoins, semble-t-il, qui en
constitueront le fondement.
– Assurément.
– Mais le premier et le plus important [369d] des besoins est de se
procurer de la nourriture, pour assurer la subsistance et la vie.
– Oui, absolument.
– Le deuxième est celui du logement ; le troisième, celui du vêtement et
des choses de ce genre.
– C'est bien cela.
– Mais voyons, repris-je, comment la cité suffira-t-elle à pourvoir à de
tels besoins ? Y a-t-il un autre moyen qu'en faisant de l'un un laboureur, de
l'autre un maçon, de l'autre un tisserand ? Ajouterons-nous également un
cordonnier ou quelque autre artisan pour s'occuper des soins du corps ?
– Certainement.
– La cité réduite aux nécessités 61 61 les plus élémentaires serait donc
formée de quatre ou cinq hommes.
– [369e] Il semble bien.
– Mais alors ? Faut-il que chacun d'eux offre le service de son propre
travail, le mettant en commun à la disposition de tous les autres, par
exemple que le laboureur procure à lui seul les vivres pour quatre et
multiplie par quatre le temps et l'effort pour fournir le blé [370a] et le
partager avec les autres, ou encore, sans se soucier d'eux, qu'il produise
pour ses seuls besoins seulement le quart de ce blé, en un quart de temps, et
qu'il consacre les trois quarts restants, l'un à la préparation d'une maison,
l'autre au vêtement, l'autre à des chaussures, et qu'au lieu de chercher à
mettre en commun les choses qu'il possède, il exerce sa propre activité 62 62
par lui-même et pour lui seul ? »
Et Adimante répondit :
« Sans doute, Socrate, serait-il plus facile de faire ce que tu as dit d'abord.
– Par Zeus, dis-je, rien d'étonnant à cela ! De fait, moi aussi, pendant que
tu parles, je réfléchis au fait que chacun de nous, au point de départ, ne s'est
pas développé naturellement de manière tout à fait [370b] semblable, mais
que la nature nous a différenciés, chacun s'adonnant à une activité
différente. N'est-ce pas ton avis ?
– C'est bien mon avis.
– Mais quoi ? Qui exercerait l'activité la mieux réussie, celui qui
travaillerait dans plusieurs métiers, ou celui qui n'en exercerait qu'un seul ?
– Celui qui n'en exercerait qu'un seul.
– Mais il est néanmoins aussi évident, je pense, que si quelqu'un laisse
passer l'occasion propice de réaliser quelque chose, le travail est gâché.
– C'est clair, en effet.
– C'est que, je pense, la chose à faire n'est pas disposée à attendre le loisir
de celui qui doit la faire, mais nécessairement, celui qui fait doit [370c]
s'appliquer à faire ce qui est à faire, en évitant de le considérer comme une
occupation secondaire.
– Nécessairement.
– Le résultat est que des biens seront produits en plus grande quantité,
qu'ils seront de meilleure qualité et produits plus facilement, si chacun ne
s'occupe que d'une chose selon ses dispositions naturelles et au moment
opportun, et qu'il lui soit loisible de ne pas s'occuper des travaux des autres.
– Très certainement.
– Il faut donc, Adimante, des citoyens en plus grand nombre que les
quatre occupés aux tâches dont nous avons parlé. Le laboureur ne
fabriquera sans doute pas sa charrue lui-même, s'il veut qu'elle soit de
qualité, [370d] ni sa houe, ni les autres outils nécessaires au travail de la
terre. Le maçon non plus ne fabriquera pas ses outils, il lui en faut beaucoup
à lui aussi ; et la même chose peut être dite du tisserand et du cordonnier.
N'est-ce pas ?
– C'est vrai.
– Voilà donc des constructeurs, des forgerons, et beaucoup d'artisans de
ce genre, qui vont s'associer à notre petite cité et en augmenter la
population.
– Tout à fait.
– Mais ce ne serait pas encore quelque chose de très important, si on
63 63
omettait d'y joindre des bouviers, des bergers et les autres types de
pasteurs, [370e] afin que les laboureurs puissent disposer de bœufs pour
leurs labours, que les maçons comme les laboureurs puissent utiliser des
attelages pour leurs charriages, et que les tisserands et les cordonniers
puissent disposer de peaux et de laines.
– Ce ne serait plus une petite cité, dit-il, si elle devait contenir tous ceux-
là.
– Mais, repris-je, fonder cette cité dans un endroit tel qu'elle n'ait besoin
de rien importer, c'est quasi impossible.
– Impossible, en effet.
– Elle aura donc besoin d'autres citoyens, qui lui procureront d'une autre
cité les choses dont elle manque.
– Elle en aura besoin.
64 64
– Mais si celui qui est chargé d'importer part les mains vides, sans
rien apporter de ce qui manque à ceux auprès de qui il compte se procurer
les choses qui manquent à ses concitoyens, il reviendra les mains vides,
n'est-ce pas ?
– C'est mon avis.
– Il faut donc produire sur place non seulement les biens qui sont
suffisants à son usage propre, mais aussi des biens, en quantité et en qualité,
[371a] destinés à ceux qui en ont besoin.
– Il le faut, en effet.
– Il nous faut donc dans notre cité des laboureurs en plus grand nombre,
et de même pour les autres artisans.
– Un plus grand nombre, en effet.
– Il nous faut également d'autres personnes chargées de l'importation et
de l'exportation des biens. Ces agents sont des marchands, n'est-ce pas ?
– Oui.
– Nous aurons donc besoin de marchands ?
– Assurément.
– Et si le commerce se fait par voie de mer, il nous faudra encore [371b]
beaucoup d'autres artisans, notamment ceux qui sont experts dans les
activités maritimes 65 65.
– Il en faudra un grand nombre.
– Mais alors ? Au sein de la cité elle-même, comment les citoyens
s'échangeront-ils les biens que chacun aura produits ? Car c'est bien dans ce
but que nous avons fondé une cité, en rendant possible leur association 66 66.
– C'est clair, dit-il, ils vendent et ils achètent.
– De là, l'instauration de la place publique et de la monnaie, symbole de
67 67
l'échange .
– Assurément.
– Mais si le laboureur, ou quelque autre artisan, venu proposer [371c] au
marché le produit de son travail, ne se trouve pas là au même moment que
ceux qui ont besoin de se procurer sa marchandise, abandonnera-t-il son
travail pour venir s'asseoir sur le marché ?
– Pas du tout, dit-il. Il y a des gens qui, voyant cette situation, organisent
à leur profit cette charge de service. Dans les cités correctement
administrées, il s'agit le plus souvent de ceux qui sont faibles physiquement
et inaptes à exécuter un autre travail. La tâche qui leur convient est de rester
au marché, [371d] d'acheter des marchandises contre un paiement en argent
à ceux qui ont besoin de les vendre, et de les revendre contre paiement en
argent à ceux qui ont besoin de se les procurer.
– Tel est donc, repris-je, la nécessité qui fait naître des commerçants dans
notre cité. Nous appelons bien commerçants ceux qui sont installés au
marché, et qui se chargent de la vente et de l'achat, alors que nous appelons
marchands ceux qui se déplacent de cité en cité ?
– C'est exact.
– Il y a encore d'autres gens, je pense, chargés de fonctions de service,
des gens [371e] dont la valeur pour la société ne repose pas vraiment sur
leurs qualités intellectuelles, mais plutôt sur leur force physique, qui les
rend aptes aux travaux pénibles. Ceux-là vendent l'usage de leur force ; on
les appelle salariés 68 68 du fait, je pense, qu'ils appellent salaire le prix de
leur effort, n'est-ce pas ?
– C'est exact.
– Ces salariés sont donc également, selon toute apparence, le
complément de la cité.
– Il me semble.
– Dès lors, Adimante, la cité ne s'est-elle pas assez développée à nos
yeux pour être achevée ?
– Peut-être.
– Alors, où donc se trouvera éventuellement en elle la justice ? Et
l'injustice ? Et parmi tout ce que nous avons scruté, de quoi en particulier
chacune sera-t-elle concomitante ?
– Quant à moi, dit-il, [372a] je n'en ai pas idée, Socrate, à moins que ce
ne soit dans quelque usage de ces biens que font les hommes dans leurs
relations entre eux.
– Il est possible, dis-je, que tu dises juste, il faut le considérer sans se
laisser arrêter.
– Considérons en premier lieu de quelle manière vont vivre les gens qui
se sont organisés ainsi. Que vont-ils produire, si ce n'est du blé, du vin, des
vêtements et des chaussures ? Ils vont aussi construire des habitations et,
durant l'été, la plupart exerceront leurs occupations sans vêtements ni
chaussures, mais l'hiver venu, ils seront vêtus [372b] et chaussés comme il
faut. Ils se nourriront de farines 69 69 qu'ils auront préparées à partir de l'orge,
ou encore du froment de blé, ils les feront griller, ou ils les pétriront, pour
en faire de belles galettes et des pains servis sur du chaume ou sur des
feuilles bien propres. Étendus sur des couches fleuries 70 70 de smilax et de
myrte, ils se régaleront, eux et leurs enfants, à boire du vin, la tête
couronnée et chantant des hymnes de louange aux dieux. C'est ainsi qu'ils
vivront heureux, rassemblés les uns les autres, [372c] évitant une
progéniture 71 71 qui excéderait leurs ressources, pour se prémunir contre la
misère et la guerre. »
Alors Glaucon prit la parole.
« C'est apparemment sans cuisine élaborée que tu fais banqueter ces
gens-là.
– Tu as raison, dis-je, j'avais oublié qu'ils ont aussi des plats cuisinés ;
mais, bien sûr, ils auront du sel, des olives, du fromage, et ils feront cuire
des oignons et des légumes, qui sont le menu des gens qui vivent à la
campagne. Nous leur servirons également des desserts faits de figues, de
pois chiches et de fèves, et ils feront griller des baies de myrte et des glands,
[372d] tout en buvant avec modération. Passant ainsi leur vie en paix et en
bonne santé, et mourant sans doute à un âge avancé, ils transmettront la
même vie à leurs descendants. »
Il poursuivit :
« Si tu mets sur pied une cité de pourceaux, Socrate, dit-il, tu ne leur
offrirais pas d'autre pâture que celle-là ?
– Mais, répondis-je, que faut-il leur offrir, Glaucon ?
– Ce que veut la coutume, dit-il. Je pense qu'il faut leur procurer des
couches pour qu'ils s'étendent, si on veut éviter qu'ils soient inconfortables,
et qu'ils prennent les repas [372e] à table, et qu'ils aient les mêmes mets
cuisinés et desserts qu'aujourd'hui.
– Très bien, dis-je, je comprends. Nous n'examinons pas seulement,
semble-t-il, la cité telle qu'elle se développe, mais une cité qui est parvenue
au luxe 72 72, et sans doute n'est-il pas mauvais de le faire. C'est peut-être en
effet en examinant une cité de ce genre que nous pourrons saisir comment
la justice et l'injustice prennent racine dans les cités à un moment donné.
Or, justement, la cité véritable me semble être celle que j'ai décrite, en tant
qu'elle constitue un état en santé. Mais si vous souhaitez que nous étudiions
une cité gonflée d'humeurs, rien ne l'interdit. Cela ne sera apparemment pas
[373a] du goût de certains, pas plus que ce régime alimentaire ; ils se
procureront des couches, des tables et du mobilier supplémentaire ; et aussi
des mets cuisinés, des parfums, des essences à brûler, des hétaïres 73 73, des
friandises, et tout cela dans une grande variété de formes. Ce dont j'ai parlé
en premier, on ne le mettra plus au rang des choses nécessaires, les maisons,
les manteaux et les chaussures, mais on va devoir inventer la peinture et
l'ornementation, et se procurer l'or, l'ivoire et toutes les matières de ce
genre, n'est-ce pas ?
– Oui, [373b] dit-il.
– Il convient dès lors d'agrandir encore la cité. Car cette cité que nous
avons décrite – la cité saine – ne suffit plus ; il faut la remplir d'une
multitude 74 74 de gens, en la faisant croître du nombre de ceux qui ne
concourent dans les cités à rien de nécessaire, comme par exemple les
chasseurs en tout genre, les imitateurs, c'est-à-dire le grand nombre de ceux
qui s'appliquent aux dessins et aux couleurs, et aussi la foule de ceux qui
s'occupent de musique, les poètes et ceux qui les entourent, les rhapsodes,
les acteurs, les choreutes, les entrepreneurs, les fabricants d'accessoires de
toutes sortes, et notamment [373c] de ce qui concerne la toilette des
femmes. Nous aurons de fait besoin d'un plus grand nombre de gens de
service : ne crois-tu pas qu'il nous faudra des pédagogues, des nourrices,
des gouvernantes, des femmes de chambre, et aussi des coiffeurs et de fins
cuisiniers et des bouchers ? Ajoutons-y des porchers. Rien de cela ne se
trouvait dans notre première cité, car rien de cela ne nous manquait, alors
que dans celle-ci, tout cela nous est nécessaire. Il nous faudra encore des
bestiaux de toute espèce pour ceux qui en mangent, n'est-ce pas ?
– Comment faire autrement ?
– [373d] Et donc nous aurons davantage besoin de médecins en suivant
ce régime que dans le régime précédent ?
– Davantage.
– Et le pays, lui qui suffisait jusqu'alors à nourrir ses habitants, il
deviendra trop petit et il ne suffira plus. Qu'en dis-tu ?
– Je suis d'accord.
– Dès lors ne faudra-t-il pas découper à notre usage une partie du
territoire voisin, si nous voulons avoir assez de terre à pâturage et à labour,
et eux, de leur côté, ne découperont-ils pas notre terre, s'ils ne résistent
75 75
pas non plus à la possession illimitée de richesses, transgressant eux
aussi [373e] la limite des biens nécessaires ?
– De toute nécessité, Socrate, dit-il.
– Nous nous ferons donc la guerre, c'est ce qui s'ensuit, Glaucon ?
Comment pourrait-il en être autrement ?
– Il en sera bien ainsi, dit-il.
– Mais nous ne pouvons pas vraiment aborder, repris-je, la question de
savoir si la guerre est néfaste 76 76 ou bénéfique, mais seulement le point
suivant : nous avons découvert l'origine de la guerre dans ce qui produit
pour les cités les maux les plus grands, qu'ils soient privés ou publics,
chaque fois qu'ils y surviennent.
– Tout à fait.
– Il faut donc, mon ami, agrandir encore la cité, et pas d'un petit nombre,
[374a] mais d'une armée entière, qui puisse se mobiliser pour protéger tous
les biens de la cité, et qui puisse combattre les envahisseurs pour les biens
dont je viens de parler.
– Mais quoi ? dit-il, ils n'en sont pas capables eux-mêmes ?
– Non, repris-je, si toi-même et nous tous sommes justement tombés
d'accord, lorsque nous avons façonné la cité ; nous avons en effet
pratiquement reconnu, si tu t'en souviens, qu'il est impossible qu'un seul
accomplisse correctement tous les métiers.
– Tu as raison, dit-il.
– Eh bien, repris-je, [374b] le combat relié à la guerre ne te semble-t-il
pas relever d'un art particulier 77 77 ?
– Si, bien sûr.
– Faut-il donc accorder en quelque sorte plus d'importance à l'art du
cordonnier qu'à l'art de la guerre ?
– Pas du tout.
– Mais justement, nous avons interdit au cordonnier d'entreprendre en
même temps le métier de laboureur, de tisserand, de maçon ; qu'il s'en
tienne au métier de cordonnier, afin que le produit de la cordonnerie soit de
qualité ; et à chacun des autres artisans, nous avons de la même manière
confié un seul métier, celui pour lequel il est naturellement doué et auquel il
veut se consacrer [374c] durant toute sa vie, à l'exclusion de tous les autres,
en profitant de toutes les occasions favorables pour parfaire son métier.
Pour en revenir aux métiers de la guerre, n'est-il pas de la plus haute
importance qu'ils soient bien exercés ? Ou alors ces métiers sont-ils si
faciles que n'importe qui parmi les agriculteurs, les cordonniers ou tout
autre expert exerçant un métier puisse devenir en même temps un homme
de guerre ? Même un joueur de trictrac ou d'osselets ne peut devenir expert,
à moins de s'y être consacré depuis l'enfance et non pas en s'y adonnant à
temps perdu. Suffit-il de prendre un bouclier [374d] ou tout autre
équipement dans l'arsenal des armes de guerre pour devenir le jour même
un hoplite ou un expert combattant dans quelque autre art militaire en
préparation de la guerre, alors que le seul fait de se munir des autres
instruments ne fera de personne un artisan ou un athlète, et l'instrument ne
sera d'aucune utilité à celui qui ne possède pas le savoir de chaque art, et
qui ne s'est pas formé par un entraînement adéquat ?
– Car autrement, dit-il, les instruments posséderaient une valeur
considérable.
– Ainsi, repris-je, plus la fonction des gardiens [374e] est importante 78 78,
plus le temps qu'on y consacre doit excéder celui qu'on consacre aux autres
fonctions, et plus elle requiert une expertise et un soin de la plus grande
importance.
– C'est ce que je pense, dit-il.
– Ne faut-il pas aussi pour cette occupation des dispositions naturelles ?
– Si, bien sûr.
– C'est donc notre tâche, semble-t-il, si du moins nous en sommes
79 79
capables, de sélectionner quelles dispositions naturelles , et quelle sorte
de dispositions, sont requises pour la garde de la cité ?
– C'est bien notre tâche.
– Par Zeus, dis-je, nous nous chargeons là d'une affaire qui n'est pas
ordinaire. Il ne faut pas s'en démettre pour autant, dans la mesure où nous
en avons la force.
– [375a] Non, il ne le faut pas, dit-il.
– Penses-tu alors, repris-je, que le naturel d'un jeune chien de race diffère
du naturel d'un jeune homme bien né, quand il s'agit de la fonction de
gardien ?
– Comment l'entends-tu ?
– Qu'il leur faut d'une certaine manière, à l'un et à l'autre, une vue
perçante pour percevoir l'ennemi et le pourchasser dès qu'il est découvert, et
de la force pour le combattre aussi quand il est à portée.
– Il leur faut en effet, dit-il, toutes ces qualités.
– Et aussi que chacun soit courageux, s'il doit bien combattre.
– Assurément.
– Mais un cheval, ou un chien ou un animal quelconque sera-t-il porté à
être courageux s'il n'est pas rempli d'une espèce d'ardeur 80 80, proche de la
colère ? [375b] N'as-tu pas remarqué que la colère est indomptable 81 81 et
invincible, et qu'une âme imprégnée tout entière de colère demeure
imperturbable devant tout et qu'elle ne saurait céder ?
– Je l'ai remarqué.
– Dès lors, les qualités requises du corps pour être gardien sont
manifestes.
– Oui.
– Et pour ce qui est de l'âme, elles le sont également : le gardien doit être
rempli de cette ardeur proche de la colère.
– Oui, cela aussi.
– Mais Glaucon, repris-je, comment ne seront-ils pas féroces les uns à
l'égard des autres et envers les autres citoyens, doués qu'ils sont de pareils
naturels ?
– Par Zeus, dit-il, ce n'est pas facile.
– Mais il faut pourtant qu'ils soient doux 82 82 à l'égard [375c] des leurs,
tout en étant hostiles à leurs ennemis. Sinon, ils n'attendront pas que
d'autres les anéantissent, mais ils prendront les devants pour le faire eux-
mêmes.
– C'est vrai, dit-il.
– Mais alors, dis-je, que ferons-nous ? Où trouverons-nous un
tempérament qui soit à la fois doux et rempli d'une grande ardeur ? D'une
certaine façon, l'ardeur impétueuse et le doux naturel constituent des
contraires.
– Il semble bien.
– Et pourtant, si le gardien est dépourvu de l'un ou de l'autre, il ne pourra
être un bon gardien. Or, qu'il soit pourvu des deux semble de l'ordre de
l'impossible, et dès lors [375d] il s'ensuit qu'il est impossible de trouver un
bon gardien.
– Il y a des chances, dit-il. »
Alors j'éprouvai de mon côté un sentiment de perplexité et, ayant passé
en revue ce que nous venions de dire, je poursuivis :
« C'est à juste titre, mon ami, que nous sommes perplexes, car nous
avons laissé de côté l'analogie 83 83 que nous avions proposée.
– Que veux-tu dire ?
– Nous n'avons pas réfléchi au fait qu'il existe des naturels d'un genre que
nous aurions pensé impossible, des naturels qui intègrent ces contraires.
– Où donc ?
– On peut les observer chez d'autres animaux, mais surtout chez celui que
nous comparions au gardien. [375e] Tu sais sans doute que pour les chiens
de bonne race 84 84, c'est là le caractère qu'ils possèdent naturellement : pour
les gens de la maison et pour les connaissances, ils sont aussi doux que
possible, alors que pour les inconnus, c'est tout le contraire.
– Je le sais, bien sûr.
– C'est donc possible, dis-je, et nous ne cherchons pas quelque chose qui
ne soit pas naturel en cherchant un gardien de ce genre.
– Il ne semble pas.
– Dès lors, ne crois-tu pas qu'il manque encore quelque chose à celui qui
doit devenir gardien, à savoir de posséder, outre l'ardeur impétueuse, un
naturel philosophe 85 85 ?
– Comment cela ? dit-il, je [376a] ne comprends pas.
– Cela aussi, dis-je, tu l'observeras chez les chiens, et c'est quelque chose
qui est digne d'admiration chez un animal.
– De quoi s'agit-il ?
– C'est que le chien se met à grogner dès qu'il voit un inconnu, et
pourtant il n'en a reçu aucun mal avant. S'il voit au contraire un homme
qu'il connaît, il se montre affectueux, même s'il n'en a jamais reçu
auparavant aucun bienfait. Est-ce que cela ne t'a jamais étonné ?
– Jusqu'à présent, dit-il, je n'y ai pas vraiment porté attention, mais il est
clair que c'est là ce qu'il fait.
– Mais en cela, il révèle une sensibilité naturelle d'une certaine finesse
[376b] et authentiquement philosophe.
– Comment cela ?
– C'est que, dis-je, il ne distingue une figure amie d'une figure ennemie
par nul autre moyen que celui de reconnaître la première et de ne pas
connaître l'autre. Or, comment ne s'agirait-il pas de quelqu'un de rempli du
désir de connaître 86 86, celui qui par la connaissance et par l'ignorance peut
distinguer le prochain de l'étranger ?
– Il ne saurait en être autrement, dit-il.
– Eh bien, justement, dis-je, être rempli du désir de connaître et être
philosophe, n'est-ce pas la même chose ?
– C'est la même chose, en effet, dit-il.
– Poserons-nous donc aussi sans hésiter que l'homme aussi 87 87, s'il veut
être doux envers ses proches et ses connaissances [376c], doit être
naturellement philosophe et rempli du désir de connaître ?
– Nous le poserons, dit-il.
– Donc philosophe, rempli d'ardeur impétueuse, prompt et fort, voilà ce
que sera pour nous le naturel de celui qui veut devenir l'excellent et
valeureux gardien 88 88 de la cité.
– Oui, absolument, dit-il.
89 89
– Celui-là, voilà ce qui le constitue. Mais de quelle manière seront
élevés chez nous ces gardiens et comment seront-ils formés ? Et pour nous,
examiner ce point est-il une sorte de travail préliminaire [376d] pour saisir
le but ultime de toutes nos recherches : comment la justice et l'injustice
adviennent dans la cité ? Il le faut pour ne pas laisser s'échapper un
argument pertinent, ou alors pour éviter que nous nous dispersions. »
Alors le frère de Glaucon prit la parole :
« Oui, pour ma part, dit-il, je suis tout à fait d'avis que cela sera un travail
préliminaire pour le but de notre recherche.
– Par Zeus, mon ami Adimante, dis-je, il ne faut pas y renoncer, même
s'il doit s'agir de quelque chose de plus long.
– Il ne faut pas.
– Eh bien, faisons comme si nous allions fabuler en racontant une histoire
et en prenant notre temps pour ce faire, et formons donc [376e] ces hommes
en discourant à leur propos.
– C'est ce qu'il faut faire.
– Quelle sera donc leur formation 90 90 ? Il est certes difficile, n'est-ce pas,
d'en trouver une qui soit meilleure que celle qui a été inventée au cours des
âges ? L'art de la gymnastique existe en effet pour les corps, et l'art de la
musique pour l'âme 91 91.
– Oui, c'est cela.
– Ne commencerons-nous pas d'abord à assurer cette formation par la
musique plutôt que par la gymnastique ?
– Assurément.
– Admets-tu que l'art de la musique comporte des discours, ou ne
l'admets-tu pas ?
– Je l'admets.
– Il existe, n'est-ce pas, deux espèces de discours, l'un étant le discours
vrai, l'autre le discours faux ?
– Oui.
– Il convient de former [377a] à l'aide des deux, mais d'abord à l'aide des
discours faux 92 92.
– Je ne comprends pas, dit-il, ce que tu veux dire.
– Tu ne comprends pas, dis-je, que nous commençons par raconter des
93 93
histoires aux enfants ? Ce faisant, il ne s'agit en quelque sorte, pour le
dire d'un trait, que d'un discours faux, même s'il s'y trouve du vrai. Pour
commencer, en effet, on a recours à des histoires à l'intention des enfants,
avant même d'avoir recours aux exercices du gymnase.
– C'est vrai.
– Voilà pourquoi je disais qu'il faut d'abord s'attacher à la musique avant
la gymnastique.
– C'est juste, dit-il.
– Or, tu sais bien qu'en toute tâche, la chose la plus importante est le
94 94
commencement et en particulier pour tout ce qui est jeune et tendre ?
[377b] C'est en effet principalement durant cette période que le jeune se
95 95
façonne et que l'empreinte dont on souhaite le marquer peut être gravée.
– Oui, absolument.
– Dès lors, laisserons-nous aussi facilement les enfants écouter les
premières histoires sur lesquelles ils tombent, échafaudées par les premiers
venus, et accueillir dans leur âme des opinions qui sont pour la plupart
contraires à celles qu'ils devraient avoir selon nous, une fois adultes ?
– Nous ne le permettrons d'aucune manière.
– Il nous faut donc commencer, semble-t-il, par contrôler les fabricateurs
d'histoires 96 96. [377c] Lorsqu'ils en fabriquent de bonnes, il faut les retenir,
et celles qui ne le sont pas, il faut les rejeter. Nous exhorterons ensuite les
nourrices et les mères à raconter aux enfants les histoires que nous aurons
choisies et à façonner leur âme avec ces histoires, bien plus qu'elles ne
modèlent leurs corps 97 97 quand elles les ont entre leurs mains. Quant aux
histoires qu'elles racontent à présent, la plupart devraient être abandonnées.
– Lesquelles ? demanda-t-il.
98 98
– C'est en considérant, dis-je, les récits majeurs que nous verrons
également comment aborder ceux qui sont mineurs, car il faut que tous les
récits, des plus grands aux plus petits, soient marqués de la même empreinte
et produisent le même effet, [377d] n'est-ce pas ton avis ?
– Si, c'est ce que je pense, dit-il, mais je ne vois pas de quels récits
majeurs tu parles.
– Ce sont les histoires, répondis-je, que Hésiode et Homère nous ont
racontées l'un et l'autre, et les autres poètes aussi. Ce sont eux, en effet, qui
ont raconté aux hommes ces histoires fictives qu'ils ont composées et qu'ils
continuent de raconter.
– Quelles sont donc ces histoires, dit-il, et que trouves-tu à leur
reprocher ?
– Ce qu'il faut, dis-je, d'abord et par-dessus tout leur reprocher, c'est-à-
dire le fait que l'on y mente d'une manière qui ne convient pas.
– [377e] De quoi s'agit-il ?
– Lorsqu'on représente mal dans leur discours ce que sont les dieux et les
héros, comme lorsqu'un dessinateur dessine des choses qui ne ressemblent
aucunement à ce à quoi il souhaitait les faire ressembler en les dessinant.
– On a raison, dit-il, de blâmer de telles représentations, mais comment
l'entendons-nous et de quelles représentations parlons-nous ?
– Pour commencer, repris-je, c'est bien le mensonge le plus considérable
que le mensonge de celui qui, parlant des êtres les plus élevés, s'exprime
fallacieusement de manière inappropriée, en rapportant comment Ouranos a
99 99
commis les actes que Hésiode lui attribue, et comment Cronos à son
tour se serait vengé. [378a] Quant aux actes accomplis par Cronos et à ce
qu'il subit de la part de son fils, même si c'était vrai, je ne croirais pas qu'il
convienne de les raconter à la légère à ceux qui sont dépourvus de jugement
100 100
et qui sont jeunes. Je crois qu'il vaut mieux les passer sous silence et,
s'il devient nécessaire d'en parler, de les divulguer au plus petit nombre et
en gardant le secret, après avoir offert en sacrifice, à la place d'un porc,
quelque victime de choix difficile à trouver, de manière que le moins de
gens possible aient l'occasion de les entendre.
– Oui, en effet, dit-il, ces récits-là sont choquants.
– Et il ne convient pas, Adimante, de les raconter [378b] dans notre
cité 101 101, pas plus qu'il ne convient de dire à un jeune auditeur qu'en
commettant les crimes les plus graves, il ne fait rien qui puisse scandaliser,
102 102
et qu'en malmenant de toutes les façons un père lui-même injuste , il ne
fait que se conformer à l'exemple des premiers et des plus grands dieux.
– Non, par Zeus, dit-il, à moi non plus, cela ne me semble pas des choses
appropriées à dire.
– Il ne faut pas raconter non plus, repris-je, absolument pas, que les dieux
font la guerre aux dieux 103 103, qu'ils se tendent des pièges, qu'ils se battent –
rien de cela en effet n'est vrai – [378c] si nous voulons que les futurs
gardiens de la cité considèrent comme le déshonneur le plus grand de se
traiter mutuellement d'ennemis à la légère. Ces histoires de combats de
104 104
géants , et toutes ces querelles de toutes sortes, qui conduisent des
dieux et des héros à affronter leurs proches et ceux de leur entourage, qu'on
évite de les raconter et de les représenter en peinture. Si nous voulons au
contraire les persuader que jamais un citoyen n'a considéré un autre citoyen
comme son ennemi, et que cela serait chose impie, alors que telles soient les
histoires que les vieux et les vieilles [378d] doivent rapidement préférer
pour les enfants. Une fois qu'ils seront devenus adultes, que les poètes
continuent de composer pour eux des récits fidèles à ces paroles. Mais de
105 105
raconter que Héra a été enchaînée par son fils, que Héphaïstos a été
jeté dans un précipice par son père parce qu'il avait voulu protéger sa mère
assaillie de coups, et tous ces combats de dieux que Homère a mis dans ses
poèmes, cela, il ne faut pas l'admettre dans la cité, que ces poèmes aient été
106 106
composés ou non avec une intention allégorique . Car un jeune n'est
pas en mesure de discerner une intention allégorique de ce qui n'en possède
pas, et ce qu'il ressent à son âge, en formant ses opinions, a tendance à
devenir ineffaçable [378e] et immuable. C'est sans doute la raison pour
laquelle il convient par-dessus tout de composer les premières histoires
qu'ils entendent comme des récits superbement racontés en vue de les
disposer à la vertu.
– Cela est raisonnable, dit-il, mais si on nous demandait encore ce que
nous entendons par là et quels sont ces récits 107 107, que dirions-nous ? »
Je lui répondis :
« Adimante, dans la situation présente, nous ne sommes pas poètes, ni toi
108 108
ni moi, [379a] mais fondateurs de cité . Aux fondateurs il revient de
109 109
connaître les modèles suivant lesquels les poètes doivent composer
leurs récits ; s'ils s'écartent de ces modèles en composant, il ne faut pas les
laisser faire, mais il n'appartient pas aux fondateurs de composer eux-
mêmes les récits.
– C'est juste, dit-il. Mais pour ce qui concerne cette question, les modèles
110 110
à suivre pour les discours sur les dieux , quels seraient-ils ?
– Ils seraient à peu près les suivants, dis-je. Il faut toujours représenter le
dieu tel qu'il est 111 111, qu'on le présente dans une composition épique, dans
des vers lyriques ou dans une tragédie.
– Il le faut, en effet.
112 112
– Par conséquent, le dieu est réellement bon [379b], et c'est ainsi
qu'il faut en parler ?
– Sans doute.
– Mais rien de ce qui est bon n'est nuisible, n'est-ce pas ?
– C'est mon avis.
– Or, ce qui n'est pas nuisible nuit-il ?
– En aucune manière.
– Mais ce qui ne nuit pas fait-il du mal ?
– Cela n'en fait pas.
– Ce qui ne produit aucun mal ne saurait être non plus la cause d'aucun
113 113
mal ?
– Comment, en effet ?
– Mais quoi, ce qui est bon est-il bienfaisant ?
– Oui.
– C'est donc la cause de ce qui se fait de bien ?
– Oui.
– Donc, le bien n'est pas la cause de toute chose, mais il est la cause des
choses qui sont bonnes, il n'est pas la cause des maux.
– Absolument, [379c] dit-il.
– Par conséquent, repris-je, le dieu, puisqu'il est bon, ne serait pas non
plus – comme la plupart des gens le disent – la cause de tout, mais il n'est la
cause que d'un petit nombre de choses qui adviennent aux êtres humains, et
de la plus grande part, il n'en est pas la cause. Car pour nous, les biens sont
en nombre 114 114 beaucoup plus restreint que les maux : pour les biens, il ne
faut chercher aucune autre cause que lui, mais pour les maux, il faut en
chercher d'autres causes 115 115 et ne pas en rendre le dieu responsable.
– Tu me sembles dire des choses tout à fait vraies, dit-il.
– Dès lors, repris-je, il ne faut pas accepter de la part d'Homère 116 116, ni
d'un autre poète, qu'il commette au sujet des dieux l'erreur suivante, [379d]
erreur qu'il exprime absurdement :
Deux jarres sont disposées sur le seuil de Zeus
remplies de sorts, l'une de sorts heureux, l'autre de sorts malheureux.
« Et si quelqu'un présente dans ses poèmes, ceux qui contiennent ces vers
iambiques, les épreuves de Niobé, ou encore les épreuves des Pélopides, ou
celles de Troie ou quelque autre sujet semblable, il ne lui sera pas loisible
de les représenter comme l'œuvre du dieu, ou s'il les attribue au dieu, il doit
en proposer une explication qui se rapprocherait du discours [380b] que
nous recherchons dans le moment. Il doit affirmer, d'une part, que le dieu
est l'auteur d'œuvres justes et bonnes et, d'autre part, que ceux qui ont été
châtiés en ont tiré un bienfait. Quant à dire que ceux à qui on a rendu justice
sont misérables et que le dieu a été cause de ce châtiment 120 120, il ne sera
pas loisible au poète de le faire. Si le poète dit au contraire que les
méchants, du fait qu'ils sont misérables, méritaient leur châtiment et qu'ils
ont bénéficié de la punition infligée par le dieu, il faut leur permettre de le
faire. Affirmer que le dieu, dans sa bonté, est responsable des malheurs de
quelqu'un, cela, nous devrons nous y opposer par tous les moyens, comme
nous nous opposerons à ce que quelqu'un tienne de tels propos, ou y prête
l'oreille, dans sa cité, si celle-ci doit être régie par une bonne législation.
Qu'il s'agisse des plus jeunes [380c] comme des plus vieux, qu'il s'agisse de
récits composés en mètres ou de récits sans métrique, il faut s'y opposer, car
celui qui raconterait de telles paroles ne dirait pas des choses saintes, il
s'agirait de paroles qui sont vaines pour nous et sans aucune cohérence
d'ensemble.
– Je serai donc de ton côté pour voter cette loi, dit-il, elle me plaît.
– Cette loi sera donc, repris-je, la première des lois relatives aux dieux et
le premier des modèles auxquels on devra se conformer, tant les conteurs
dans leurs récits que les poètes dans leurs poèmes : que le dieu n'est pas la
cause de toute chose, mais seulement des biens.
– Cela est tout à fait satisfaisant, dit-il.
– Que sera [380d] dès lors la deuxième loi ? Crois-tu que le dieu soit un
magicien capable, en vertu d'une sorte de stratégie délibérée, de nous
121 121
apparaître ici et là sous des figures diverses , tantôt en se produisant
lui-même par la transformation de son être propre en plusieurs formes,
tantôt en nous trompant par la production autour de lui de semblants de ce
genre ? N'est-il pas plutôt simple et, de tous les êtres, le moins capable de se
détacher de sa figure propre ?
– Je ne suis pas capable, dit-il, de te répondre pour l'instant.
– Mais qu'en est-il du point suivant ? N'est-il pas nécessaire, si toutefois
un être peut sortir de sa propre forme, soit qu'il se métamorphose lui-même
de sa propre initiative, soit qu'il soit transformé [380e] par un autre ?
– Il le faut.
– Or, les choses les meilleures ne sont-elles pas celles qui sont le moins
122 122
susceptibles d'être altérées et mises en mouvement par autre chose
qu'elles-mêmes ? Par exemple, le corps le plus sain et le plus vigoureux
n'est-il pas celui qui sera le moins altéré par les nourritures et les boissons,
par les efforts, et de même pour toute plante, celle qui sera la moins altérée
par la chaleur du soleil, les vents et les autres phénomènes qui l'affectent ?
[381a]
– Nécessairement.
– Et dans le cas de l'âme, n'est-ce pas la plus courageuse et la plus
réfléchie 123 123 qui sera la moins troublée et la moins altérée par les épreuves
de l'extérieur ?
– Oui.
– Et il en irait sans doute ainsi de tous les objets fabriqués, mobilier,
constructions, vêtements : selon le même principe, ceux qui sont bien
fabriqués et en bon état sont ceux qui sont le moins sujets à l'altération du
temps et des autres facteurs susceptibles de les détériorer.
– C'est bien le cas.
– Dès lors, tout être bien constitué, que ce soit par nature, en vertu [381b]
de l'art, ou pour ces deux raisons à la fois, sera le moins susceptible de subir
un changement causé par un autre.
– Il semble bien.
– Et pourtant, le dieu, tout comme les choses qui concernent le dieu, est
absolument parfait.
– Nécessairement.
– Et alors, pour cette raison, le dieu est le moins susceptible de recevoir
plusieurs formes.
– Le moins susceptible, assurément.
– Mais ne peut-il se changer et s'altérer lui-même ?
– De toute évidence, dit-il, si toutefois il s'altère.
– Se change-t-il alors en mieux et en plus beau, ou en pire et en plus
laid ?
– Si vraiment il s'altère, dit-il, c'est nécessairement dans le sens du pire.
[381c] Nous avons affirmé, en effet, qu'il ne manque au dieu, pour ainsi
dire, ni beauté ni vertu.
– Tu dis tout à fait juste, dis-je. Et s'il en est ainsi, penses-tu quant à toi,
Adimante, qu'un être quel qu'il soit, dieu ou homme, puisse lui-même se
124 124
rendre pire à dessein ?
– C'est impossible, dit-il.
125 125
– Il est donc impossible, dis-je, même pour un dieu , de vouloir
s'altérer lui-même, mais il semble au contraire que chacun des dieux, parce
qu'il est le plus beau et le meilleur possible, demeure dans sa forme propre
éternellement et absolument.
– Il me semble, dit-il, que cela est tout à fait nécessaire.
– Alors, excellent homme, [381d] repris-je, qu'aucun poète ne vienne
nous dire que
les dieux, prenant l'apparence d'étrangers venus de lieux divers,
déguisés de toutes sortes de manières, parcourent les villes 126 126
« [383c] Quand donc quelqu'un dira pareilles choses au sujet des dieux,
nous sévirons et nous ne lui accorderons pas de chœur 138 138, et nous ne le
tolérerons pas non plus des maîtres responsables de la formation des jeunes,
si nos gardiens doivent devenir respectueux des dieux et divins eux-
139 139
mêmes , pour autant qu'il soit possible à un homme de le devenir.
– Pour ma part, dit-il, je m'accorde entièrement avec ces modèles et j'y
aurai recours comme s'il s'agissait de lois. »
Livre III
[386a]
« Voilà donc, repris-je, pour ce qui concerne les dieux, le genre de choses
que nos gardiens 1 1 devront et ne devront pas entendre, dès leur enfance,
s'ils doivent vénérer les dieux et leurs parents, et s'ils veulent donner une
réelle valeur à leur amitié mutuelle.
– Et je pense, dit-il, que notre position est juste.
– Mais que faut-il faire s'ils doivent aussi être courageux ? Ne faut-il pas
non seulement leur adresser ces récits, mais en composer qui soient
susceptibles de leur faire craindre la mort le moins possible ? [386b] Ou
alors crois-tu qu'on puisse devenir courageux tout en conservant au-dedans
de soi-même cette terreur ?
– Par Zeus, dit-il, moi je ne le crois pas.
– Mais alors ? Quand on croit à l'existence de l'Hadès 2 2 et qu'on pense
qu'il s'agit de quelque chose de terrible, crois-tu qu'on puisse être dépourvu
de crainte devant la mort et, dans les combats, la préférer à la défaite et à
l'esclavage ?
– En aucune manière.
– Il faut donc apparemment que nous exercions un contrôle sur ceux qui
entreprennent de composer sur ces sujets mythiques et que nous les priions
de ne pas dénigrer de la sorte les choses de l'Hadès en les décrivant sans
nuance, mais plutôt d'en faire l'éloge, compte tenu du fait qu'ils n'en parlent
pas [386c] de manière véridique et que leurs histoires ne sont d'aucune
utilité à ceux qui s'apprêtent à devenir des hommes de guerre.
– Il le faut assurément, dit-il.
– Nous effacerons donc, dis-je, en commençant par ce morceau épique,
tous les passages du genre de celui-ci :
Je préférerais être un assistant aux labours, au service d'un autre homme,
fût-il dépourvu de terre et menant une existence de rien,
que de commander à tous les morts qui ont péri 3 3
« et celui-ci : [386d]
<Il craignait> qu'apparaisse aux mortels et aux immortels la demeure
épouvantable, remplie de ténèbres, celle qu'ont en horreur même les dieux 4 4
« et encore :
Hélas ! il existe encore dans les demeures de l'Hadès
une espèce d'âme, un simulacre,
mais lui font défaut absolument
les forces vitales 5 5
« et celui-ci :
à lui seul appartient le sens et la raison, les autres sont des ombres qui s'envolent 6 6
« et :
l'âme prenant son vol en quittant ses membres surgit chez Hadès
lamentant son destin, abandonnant virilité et jeunesse 7 7
« [387a] et celui-ci :
l'âme souterraine, pareille à une fumée,
s'en est allée en poussant des cris perçants 8 8
« et :
… comme lorsque des chauves-souris au fond d'un antre sacré
voltigent avec des cris perçants, quand l'une d'elles est tombée
de la grappe suspendue au rocher, où elles s'attachent les unes aux autres,
ainsi elles s'en allaient ensemble en poussant des cris perçants 9 9.
« [387b] Pour ces passages, et tous ceux du même genre, nous prierons
Homère et les autres poètes de ne pas s'irriter que nous les raturions. Non
pas parce que ces passages ne seraient pas poétiques et agréables aux
oreilles du grand nombre, mais parce que plus ils sont poétiques 10 10, moins
ils conviennent aux oreilles des enfants et des hommes qui doivent être
libres 11 11 et redouter l'esclavage plus que la mort.
– Absolument.
– Il nous faut donc également mettre de côté tous ces noms, noms
terrifiants et effrayants, qui entourent ces choses – Cocyte, Styx 12 12, [387c]
13 13
mânes, spectres , et tous les noms de ce type – qui, lorsqu'on les
prononce, font frissonner comme on l'imagine tous ceux qui les entendent.
Peut-être ces expressions seraient-elles bienvenues dans un autre contexte,
mais nous craignons pour nos gardiens qu'ils ne deviennent plus nerveux et
14 14
plus fragiles qu'il ne convient.
– Et nous avons raison de le redouter, dit-il.
– Il faut donc retrancher ces expressions ?
– Oui.
– Et faire usage dans le langage 15 15 d'un type d'expressions contraire, et
pareillement dans les compositions ?
– Évidemment.
– Nous enlèverons donc également les plaintes [387d] et les lamentations
des personnages célèbres ?
– Il le faut, dit-il, ne serait-ce que par souci de cohérence avec nos
positions antérieures.
– Examine donc, repris-je, si nous avons raison de les enlever ou non.
Nous affirmons bien que l'homme sage 16 16 ne considérera pas le fait de
mourir comme une chose terrible pour quelqu'un de sage, même si celui-ci
est son compagnon 17 17.
– Nous l'affirmons, en effet.
– Il ne se lamentera donc pas sur lui-même, comme s'il subissait une
terrible épreuve.
– Non, certes.
– Mais nous admettons aussi que s'il existe un homme tel qu'il se suffise
pleinement lui-même 18 18 pour bien vivre, et qu'à la différence [387e] des
autres il ait le moins besoin d'autrui, c'est bien cet homme sage.
– C'est vrai, dit-il.
– Le fait d'être privé d'un fils, d'un frère, ou de richesses, ou de quelque
autre bien de ce genre sera pour lui, moins que pour tout autre, une chose
terrible.
– Moins que pour tout autre, en effet.
– Il se lamentera moins que tout autre et, s'il doit affronter une situation
malheureuse, il le supportera le plus sereinement du monde.
– Tout à fait.
– Ainsi, nous aurons raison de supprimer pour les hommes renommés les
lamentations funèbres ; nous les confierons plutôt aux femmes, mais non à
celles qui sont des femmes de valeur 19 19, et [388a] aussi à ceux des
hommes qui sont médiocres, de manière à dissuader de les imiter ceux que
nous prétendons élever pour la garde du pays.
– Nous aurons raison, dit-il.
– Une fois de plus, nous prierons Homère et les autres poètes de ne pas
représenter Achille, fils d'une déesse,
étendu tantôt sur le côté, tantôt au contraire sur le dos,
tantôt sur le ventre, puis debout et errant,
en proie à l'agitation,
sur le rivage de la mer stérile 20 20
[388b] « ni
prenant de ses deux mains la noire poussière
et la répandant sur sa tête 21 21
« Et :
Aïe ! aïe ! Malheur, que Sarpédon, lui que j'aime le plus parmi les hommes,
[388d] son destin soit de succomber sous les coups de Patrocle, fils de Ménœtios 25 25.
« [390a] et ce qui vient ensuite a-t-il quelque valeur ? Et tous ces autres
propos juvéniles, en prose ou en poésie, que des gens ordinaires adressent à
leurs gouvernants ?
– Non, aucune valeur.
– Je ne crois pas, en effet, qu'il s'agisse de propos qu'il convienne de faire
entendre aux jeunes, si on veut les conduire à la modération. Que ces
propos puissent par ailleurs apporter à l'un ou l'autre du plaisir, on ne s'en
étonnera pas. Mais quel est ton avis, toi ?
– Je pense de cette manière.
– Mais quoi, lorsqu'on représente l'homme le plus sage, disant que rien ne
lui paraît plus beau que [390b]
… des tables débordant
de pain et de viandes, et un échanson qui porte
le vin puisé au cratère et le verse dans les coupes 35 35,
« Ou que Zeus, veillant seul alors que les autres dieux et les hommes se
reposaient, oublia d'un coup tous les projets qu'il avait conçus [390c] parce
qu'il se trouvait sous l'emprise du désir amoureux, et qu'il fut si remué à la
vue d'Héra qu'il ne consentit pas à se rendre dans la chambre, mais voulut
s'unir à elle sur-le-champ et lui dit être en proie à un désir tel qu'il n'en avait
pas connu de semblable depuis la première fois où ils étaient devenus
amants
à l'insu de leur parents 38 38
« lequel était mort. Qu'il ait fait pareille chose, on ne peut le croire. Quant
à ces passages où Hector est traîné 48 48 autour du monument funèbre de
Patrocle et où des prisonniers sont égorgés sur son bûcher, tout cela, nous le
déclarerons non véridique et nous ne permettrons pas qu'on fasse croire
[391c] à nos hommes qu'Achille, qui est l'enfant d'une déesse et du très
49 49
vertueux Pélée, un homme issu de la troisième génération après Zeus et
élève du très sage Chiron, ait été la proie d'un tel trouble qu'il ait été affecté
de deux maladies contraires, une servilité assortie de cupidité et, à l'opposé,
une attitude de mépris envers les dieux et les hommes.
– Tu as raison, dit-il.
– Eh bien, repris-je, ne nous laissons pas persuader et ne laissons pas dire
non plus que Thésée, fils de Poséidon, et Pirithoüs, fils de Zeus, [391d] se
50 50
soient lancés dans ces enlèvements abominables , comme on le rapporte,
ni qu'aucun autre enfant d'un dieu, qu'aucun héros ait eu l'audace
d'accomplir des actions aussi abominables et sacrilèges, du genre de celles
qu'on leur attribue fallacieusement aujourd'hui. Forçons plutôt les poètes à
reconnaître ou bien qu'ils n'ont pas commis de tels actes, ou alors qu'ils ne
sont pas les enfants des dieux. Qu'ils ne puissent pas dire les deux choses à
la fois, et qu'ils n'entreprennent pas de persuader nos jeunes que les dieux
engendrent des maux, et que les héros ne sont en rien supérieurs aux
hommes. Car [391e] comme nous le disions 51 51 dans ce qui précède, de tels
propos ne sont ni respectueux du sacré ni vrais. N'avons-nous pas démontré,
en effet, qu'il est impossible que les maux proviennent des dieux ?
– Comment cela serait-il possible ?
– De surcroît, ces propos sont dangereux pour ceux qui les entendent.
Tout homme en effet s'excusera lui-même d'être méchant, s'il est persuadé
qu'il s'agit d'actes tels qu'en commettent et en ont commis
les proches parents des dieux eux-mêmes,
ceux qui sont tout près de Zeus, qui ont sur le mont Ida
un autel de Zeus père, placé dans l'éther 52 52
« et en qui
le sang des êtres démoniques n'est pas encore tari.
« Pour ces raisons, il faut mettre fin à ces histoires, de crainte qu'elles
n'engendrent chez nos jeunes [392a] une grande propension à la
méchanceté.
– Oui, absolument, dit-il.
– Eh bien, repris-je, quelle espèce de discours nous reste-t-il encore à
examiner, pour déterminer ceux qu'il faut tenir et ceux qu'il ne faut pas
tenir ? On a discuté, en effet, de la façon dont il faut parler des dieux, des
53 53
démons, des héros et de ceux qui sont dans l'Hadès .
– Oui, exactement.
– Il nous resterait donc l'espèce des discours qui concerne les êtres
humains ?
– Oui, c'est évident.
– Mais il nous est impossible, mon ami, de régler cette question pour
l'instant.
– Pourquoi ?
54 54
– Parce que, je pense, nous dirions que les poètes et les prosateurs
commettent les plus grandes erreurs [392b] en parlant des êtres humains
quand ils avancent, par exemple, que nombreux sont ceux qui sont heureux
tout en étant injustes, qu'il y a des justes malheureux, que l'injustice est
profitable pour peu qu'elle demeure cachée, et qu'au contraire la justice
constitue un bien pour autrui, mais un dommage pour soi-même. Nous
dirions qu'il faut s'abstenir de tenir pareils discours, et nous prescririons de
chanter et de raconter le contraire, ne crois-tu pas ?
– Si, j'en suis bien persuadé.
– Et alors, si tu conviens que j'ai raison, je pourrai en conclure que tu es
d'accord avec le but de notre recherche depuis le tout début ?
– Tu as raison de le supposer, dit-il.
– [392c] Dès lors, s'il faut précisément tenir au sujet des êtres humains
ces discours-là, nous en conviendrons 55 55 lorsque nous aurons découvert ce
qu'est la justice et si, par nature, elle constitue un avantage pour celui qui la
possède, qu'il passe pour être juste ou non ?
– Excellent, dit-il.
– Nous voici donc au terme de ce qui concerne les discours. Il faut
poursuivre, je pense, en examinant la question qui touche à la manière de
56 56
dire , et alors nous aurons examiné l'ensemble de ce qu'il faut dire, et de
la façon dont il faut le dire. »
Alors Adimante intervint :
« Je ne saisis pas ce que tu entends par là.
– Mais c'est pourtant nécessaire, [392d] dis-je. Peut-être saisiras-tu mieux
de la manière suivante. Tout ce que disent les conteurs d'histoires et les
poètes n'est-il pas le récit raconté d'événements ou passés, ou présents, ou
futurs ?
– Comment cela serait-il autre chose ?
– Or, n'ont-ils pas recours soit à un récit simple 57 57, soit à un récit issu
d'une imitation, soit encore à une forme mixte ?
– Ce point également, dit-il, j'aurais besoin de le comprendre avec plus
de clarté.
– Apparemment, dis-je, je suis un maître ridicule, je ne suis pas clair.
Comme ceux qui sont incapables de discourir, je ne tenterai pas de te
montrer ce que je veux dire à partir d'une vision d'ensemble, [392e] mais en
reprenant seulement une partie. Réponds-moi alors, tu connais par cœur les
premiers vers de l'Iliade, où le poète dit que Chrysès pria Agamemnon de
lui rendre sa fille, que celui-ci se mit en colère et que l'autre, puisqu'il
n'obtenait pas satisfaction, [393a] invoqua le dieu contre les Achéens ?
– Je les connais.
– Tu sais donc que jusqu'à ces vers
… et il conjurait tous les Achéens
et surtout les deux Atrides, régisseurs des peuples 58 58,
« ils ne lui prescrivirent pas ce qu'il fallait boire ou manger ensuite, pas
plus qu'ils ne l'avaient fait pour Eurypyle, en se fondant sur le fait que les
drogues suffisaient à guérir des hommes qui, avant d'être blessés, étaient en
santé et avaient un régime ordonné, [408b] même s'ils avaient cru bon de
boire à ce moment-là la potion ? Un homme maladif et indiscipliné, ils ne
croyaient pas qu'il soit profitable, ni à lui-même ni aux autres, qu'il continue
de vivre, ni que l'art de la médecine soit destiné à de tels hommes, ni qu'il
fallait les soigner, fussent-ils plus fortunés que Midas 131 131.
– Les enfants d'Asclépios, tels que tu les décris, étaient vraiment très
astucieux !
– Comme il convient, repris-je, et pourtant les auteurs de tragédies et
Pindare ne sont guère convaincus par notre propos. Ils disent
132 132
qu'Asclépios était fils d'Apollon et que néanmoins il se laissa
persuader [408c] à prix d'or de soigner un homme riche qui était déjà
mourant, et que pour cette raison il fut frappé de la foudre. Pour notre part,
prenant en compte ce que nous avons dit auparavant, nous ne pourrons les
croire sur les deux points à la fois : nous dirons que s'il était le fils d'un
dieu, il n'était pas cupide ; s'il était cupide, alors il n'était pas le fils d'un
dieu.
– Très juste, dit-il, ce que tu apportes là. Mais que penses-tu de ceci,
Socrate ? N'est-il pas nécessaire que nous puissions disposer de bons
médecins dans notre cité ? Or les meilleurs médecins seront sans doute ceux
qui auront eu entre les mains le plus grand nombre de gens en santé et
[408d] de gens malades, et de la même manière les meilleurs juges sont
ceux qui ont eu affaire à des natures de toute espèce ?
– Bien sûr, dis-je, il est question d'avoir de bons médecins et de bons
juges, mais sais-tu ceux que je tiens pour tels ?
– Je le saurai si tu m'en parles, dit-il.
– Eh bien, je vais essayer, dis-je, mais toi, par contre, tu as posé du même
coup une question sur une affaire qui n'est pas apparentée.
– Comment ? dit-il.
– Pour commencer par les médecins, dis-je, ceux qui deviendraient les
plus habiles seraient ceux qui commenceraient dès leur jeunesse à se mettre
au contact du plus grand nombre possible de constitutions physiques
déficientes, en plus de faire l'apprentissage de leur art. [408e] Eux-mêmes
auraient été affligés de plusieurs maladies et ne seraient pas naturellement
dotés d'une condition physique parfaitement saine. Car ce n'est pas, je
pense, grâce à leur corps qu'ils soignent le corps, autrement il ne leur serait
jamais loisible d'être en mauvaise santé ou de tomber malades. C'est par
133 133
l'âme qu'ils soignent le corps, et il ne sera guère possible à l'âme de
soigner quoi que ce soit si elle est de mauvaise constitution ou si elle
devient malsaine.
– C'est juste, dit-il.
– Tandis que le juge, mon ami, c'est par l'âme qu'il commande à l'âme,
[409a] et il n'est pas permis à l'âme de se former dès la jeunesse au contact
d'âmes corrompues, ni de traverser l'expérience de toutes les injustices en
les commettant elle-même, dans la seule visée de pouvoir de manière lucide
à partir d'elle-même témoigner des injustices commises par les autres, à
l'instar de ce que fait le corps pour les maladies. Il faut que dès sa jeunesse,
au contraire, elle soit demeurée innocente et exempte d'habitudes
mauvaises, si elle doit, en vertu de son excellence propre, juger sainement
des choses justes. Voilà la raison pour laquelle ceux qui sont dotés d'un bon
tempérament paraissent dès leur jeunesse des gens simples et faciles à
tromper par ceux qui sont injustes : ils ne disposent pas en effet [409b] en
134 134
eux-mêmes de modèles d'expérience semblables à ceux des gens
corrompus.
– Oui, certes, dit-il, c'est tout à fait leur expérience.
– Pour cette raison, repris-je, le bon juge ne doit pas être un jeune
homme, mais un homme mûr ; il faut qu'il ait développé par son expérience
la connaissance du genre de chose que constitue l'injustice, qu'il n'en ait pas
pris conscience comme d'une caractéristique propre présente dans son âme,
mais qu'il se soit appliqué à l'étudier longuement comme une chose
étrangère présente chez les autres, de manière à saisir comment elle est en
elle-même un mal, en ayant recours pour cela à son savoir et non à son
expérience [409c] personnelle.
– Un tel juge serait certes, dit-il, de mon point de vue, un juge
remarquable.
– Et ce serait, dis-je, le bon juge que tu réclamais. Car celui qui possède
une âme bonne est bon. Par contre, celui qui est habile et soupçonneux,
celui qui a lui-même commis plusieurs injustices et se croit pour cette
raison ingénieux et expert quand il a affaire à des gens qui sont comme lui,
il paraît certes habile dans sa circonspection, parce qu'il réfléchit à partir des
modèles qu'il a en lui-même ; mais lorsqu'il se trouve en présence de gens
135 135
de bien que l'âge a mûris, [409d] alors il paraît rempli de sa propre
fatuité, méfiant quand il ne convient pas de l'être, et incapable de
reconnaître une disposition saine, parce qu'il ne dispose pas du modèle
d'une telle disposition. Mais comme il tombe plus souvent sur des gens
corrompus que sur des gens honnêtes, il passe pour être plus expert
qu'ignorant, à ses yeux comme aux yeux des autres.
– C'est tout à fait vrai, dit-il.
– Donc, le juge qu'il faut rechercher, repris-je, le juge bon et sage, ce ne
sera pas celui-là, mais le premier. Car la corruption morale 136 136 ne saurait
jamais reconnaître l'excellence morale et se reconnaître elle-même en même
temps, alors que l'excellence morale d'une nature qui prend le temps de se
former pourra saisir à la fois la connaissance [409e] de la corruption morale
aussi bien que la connaissance d'elle-même. C'est donc, selon moi, celui-ci
qui devient sage, et non pas le méchant.
– C'est aussi mon avis, dit-il.
– Dès lors, tu établiras, par voie de législation 137 137, une médecine telle
que nous l'avons présentée, accompagnée dans la cité d'une magistrature du
genre que nous avons dit : elles prendront soin de tes citoyens, ceux qui
sont bien dotés naturellement pour ce qui concerne leur constitution
physique et [410a] leur âme. Quant à ceux qui ne sont pas bien dotés, dans
le cas de ceux qui ne disposent pas d'une bonne constitution physique, on
leur permettra de mourir, et dans le cas de ceux qui sont dans leur âme d'un
naturel vicié et qui sont inguérissables, ces magistrats les feront mourir eux-
mêmes 138 138.
– Faire ainsi s'est imposé comme ce qu'il y a de mieux à faire, dit-il,
autant pour ceux qui en souffrent que pour la cité.
– Quant aux jeunes gens, repris-je, il est clair qu'ils prendront la
précaution d'éviter d'avoir à recourir à la magistrature, s'ils cultivent ce
genre simple de musique <et de poésie> qui, nous l'avons dit, engendre la
modération.
– Sans doute, dit-il.
– [410b] Celui qui est formé en musique <et en poésie> ne poursuivra-t-
il pas l'art de la gymnastique sur les mêmes pistes et, s'il le veut, ne prendra-
t-il pas la résolution de ne jamais recourir à l'art de la médecine, sauf en cas
de nécessité ?
– C'est bien mon avis.
– Quant aux exercices et aux efforts requis par la gymnastique, il ne s'y
engagera qu'avec l'objectif d'éveiller l'ardeur morale 139 139 de sa nature,
plutôt que la force physique et, contrairement aux autres athlètes, il ne
s'astreindra pas aux régimes et aux exercices à seule fin d'y gagner une
vigueur physique.
– C'est très juste, dit-il.
– Or dis-moi, Glaucon, ceux qui préconisent une formation fondée sur la
musique <et la poésie> et sur la gymnastique, [410c] ne le font-ils pas dans
un autre but que ce que certains supposent, à savoir prendre soin du corps
par la gymnastique, et de l'âme par la musique <et la poésie> ?
– Mais dans quel autre but ? dit-il.
– Il se pourrait fort bien, repris-je, que l'une et l'autre aient été
préconisées principalement pour l'âme.
– Comment cela ?
– N'as-tu pas remarqué, dis-je, à quelle disposition d'esprit 140 140
parviennent ceux qui passent leur vie à pratiquer la gymnastique, sans
toucher à la musique <et à la poésie> ? Ou alors la disposition d'esprit de
ceux qui font l'inverse ?
– De quelle disposition [410d] parles-tu ? dit-il.
– De la sauvagerie et de la rudesse des uns, dis-je, et de la mollesse et de
la douceur des autres.
– Je l'ai remarqué, dit-il. Ceux qui s'adonnent exclusivement à la
gymnastique parviennent à une disposition d'une excessive brutalité, alors
que ceux qui se consacrent uniquement à la musique <et à la poésie>
deviennent plus mous que ce qui est bon pour eux.
– Et pourtant, dis-je, cette brutalité tient de cet élément d'ardeur morale
de leur nature, et s'il est élevé correctement, cet élément devient courageux,
alors que s'il est tendu à l'excès, il devient rude et insupportable, comme on
peut le prévoir.
– C'est mon avis, dit-il.
– Et la douceur [410e] ne caractérise-t-elle pas le naturel philosophe 141 141
qui, trop relâché, devient exagérément mou, alors que s'il est bien élevé, il
demeure doux et ordonné ?
– C'est bien le cas.
– Or, nous prétendons que les gardiens doivent posséder ces deux
naturels.
– Il le faut, en effet.
– Il faut donc les harmoniser l'un avec l'autre ?
– Oui, certainement.
– Et l'âme de celui qui sera en harmonie sera à la fois sage et
courageuse ? [411a]
– Tout à fait.
– Celle de celui qui ne sera pas en harmonie sera lâche et sauvage ?
– Oui, certainement.
– Donc, lorsque quelqu'un laisse la musique du son de la flûte l'envahir et
verser dans son âme, pour ainsi dire par le couloir de ses oreilles, ces
harmonies suaves, relâchées et plaintives dont nous parlions à l'instant, et
qu'il passe toute sa vie à chantonner et à se laisser porter par le chant, celui-
là, s'il possédait quelque élément d'ardeur morale, il l'assouplit comme
[411b] on le fait pour le fer, et il le rend utile alors qu'il était inutile et raide.
Mais s'il ne cesse de s'y adonner et de se laisser charmer, il s'ensuit que son
ardeur rapidement se dissout et fond jusqu'à diluer entièrement son courage
et à l'exciser de son âme comme on couperait un tendon, produisant de la
142 142
sorte un “guerrier ramolli ”.
– C'est bien ainsi que les choses se passent, dit-il.
– Et si, repris-je, il a été doté dès la naissance d'un naturel dépourvu
d'ardeur, très tôt il aura produit ce résultat. Si, par contre, il est doté d'un
naturel moralement ardent, il rend son cœur prompt à s'emporter, il
l'affaiblit et, pour des choses insignifiantes, [411c] le fait s'embraser et
s'éteindre aussitôt. Ceux-là, au lieu d'être remplis d'ardeur morale,
deviennent irascibles et coléreux, ils sont pleins de ressentiment.
– Tout à fait.
– Que se passe-t-il, au contraire, s'il consacre tous ses efforts à la
gymnastique et se livre aux plaisirs de la table, mais sans toucher à la
musique ni à la philosophie ? Tout d'abord, prenant conscience de sa
condition physique, ne se remplit-il pas de fierté et d'ardeur et ne devient-il
pas lui-même plus courageux ?
– Si, assurément.
– Mais qu'arrive-t-il dans le cas où il n'exerce aucune activité qui le fasse
143 143
communier avec la Muse ? [411d] Même s'il possède à l'intérieur de
lui-même, dans son âme, un désir de savoir 144 144, comme il ne goûte à
aucune science et ne prend part à aucune recherche, à aucune discussion, ni
à quelque autre activité de <poésie et de> musique, ce désir ne s'affaiblit-il
pas, ne devient-il pas sourd et aveugle du fait justement qu'il n'est ni mis en
éveillé ni alimenté, et que ses sensations ne sont pas purifiées ?
– C'est bien le cas, dit-il.
145 145
– Un tel homme, je crois bien, devient hostile au discours et
étranger à l'art des Muses, et il n'aura plus recours à aucune discussion
argumentée pour persuader. Comme un animal sauvage, il s'engage dans
toutes ses activités [411e] avec violence et brutalité, et il vit dans
l'ignorance et la grossièreté, de manière chaotique et disgracieuse.
– Voilà tout à fait sa situation, dit-il.
– Il semble bien donc, je présume, que ce soit pour ces deux éléments, à
savoir le naturel ardent et le naturel philosophe, qu'un dieu a donné aux
hommes ces deux arts de la musique et de la gymnastique. Il ne les a pas
donnés pour l'âme et pour le corps, si ce n'est de manière
complémentaire 146 146, mais bien pour ces deux éléments, afin qu'ils
s'harmonisent l'un avec l'autre [412a], dans une tension et une détente
portées jusqu'au point qui convient.
– Il semble bien, en effet, dit-il.
– Ainsi, celui qui mêle la gymnastique et la musique dans le plus bel
ensemble et qui les applique à son âme avec le plus de mesure, celui-là,
c'est à bon droit que nous le déclarerons parfait musicien 147 147 et
souverainement harmonieux, et il l'est bien davantage que celui qui accorde
entre elles les cordes d'un instrument.
– Selon toute vraisemblance, Socrate, dit-il.
– Il nous faudra donc en tout temps dans notre cité, Glaucon, quelqu'un
de ce genre pour exercer un contrôle 148 148, si la constitution politique doit
être sauvegardée ?
– [412b] Assurément, il nous le faudra, et le meilleur possible.
149 149
– Voilà donc quels seraient les modèles de notre éducation et de
notre manière d'élever les enfants. Pourquoi, en effet, chercherait-on à
s'étendre sur les danses de ces hommes, sur leurs chasses, sur leurs
déplacements avec des chiens, sur leurs concours gymniques et hippiques ?
Il est en gros évident que ces activités doivent suivre ces modèles et il ne
sera pas difficile à présent de trouver comment.
– Ce n'est guère difficile, dit-il.
– Bien, dis-je, mais que nous reste-t-il ensuite à déterminer ? N'est-ce pas
150 150
de choisir quels sont parmi ces hommes eux-mêmes ceux qui
commandent et ceux qui sont commandés ?
– [412c] Si, bien sûr.
– Or, que les plus vieux doivent être les chefs, et les plus jeunes ceux qui
obéissent, cela est évident ?
– C'est évident.
– Et qu'il doit s'agir des meilleurs d'entre eux ?
– Cela aussi.
– Et parmi les cultivateurs, les meilleurs ne sont-ils les mieux doués pour
l'agriculture ?
– Si.
– Eh bien, puisque nos chefs doivent être les meilleurs parmi les
gardiens, ne faut-il pas qu'ils soient les plus doués pour garder la cité ?
– Si.
– Ne faut-il pas dès lors qu'ils soient, dans ce but, réfléchis, compétents et
soucieux du bien de la cité ?
– [412d] Tout à fait.
– Mais on se souciera d'autant plus de la cité qu'on s'en trouvera l'ami.
– Nécessairement.
– Or, justement, ce qu'on aime le plus, croit-on, c'est ce dont l'intérêt
coïncide avec les mêmes objets que soi, à la pensée que le succès de l'autre
se confond avec le sien propre, et inversement alors si ce n'est pas le cas.
– Exactement, dit-il.
– Il faut donc sélectionner parmi nos gardiens ces hommes qui, après
examen, nous sembleront déployer pendant toute leur vie le plus
151 151
d'énergie à faire ce qu'ils estiment être l'intérêt de la cité, [412e] et qui
ne consentiraient d'aucune façon à des activités contraires.
– Oui, ce sont ceux-là qui conviennent, dit-il.
– Il faut donc, me semble-t-il, les observer à toutes les étapes de leur vie,
pour voir s'ils sont bien les gardiens de ce principe et si, sous l'effet d'un
sort ou de la contrainte, ils n'en viennent pas à mettre de côté et à oublier
leur conviction qu'il est nécessaire de faire ce qu'il y a de mieux pour la cité.
– Que veux-tu dire par “mettre de côté” ?
152 152
– Je vais te le dire, répondis-je. Il me semble qu'une opinion nous
sort de l'esprit, soit de notre plein gré, soit involontairement. De notre plein
gré, lorsqu'il s'agit [413a] d'une opinion fausse, quand on s'en avise par la
suite ; involontairement, lorsqu'il s'agit de toute opinion vraie.
– Pour celle qui nous sort de l'esprit de notre plein gré, dit-il, je
comprends ; mais pour ce qui est involontaire, j'ai besoin que tu me
l'expliques.
– Mais quoi ! Ne penses-tu pas comme moi, dis-je, que c'est malgré eux
que les êtres humains sont privés des biens, mais que c'est de leur plein gré
qu'ils renoncent aux maux ? Or, n'est-ce pas un mal que de se faire illusion
sur la vérité, et un bien que d'être dans la vérité ? Ou n'est-ce pas, à ton avis,
être dans la vérité 153 153 que de se former des opinions sur les êtres tels qu'ils
sont ?
– Bien sûr, dit-il, tu as raison, et à mon avis ceux qui sont privés de
l'opinion vraie le sont contre leur volonté.
– Or, [413b] ne souffrent-ils pas de cette privation parce qu'ils sont
victimes d'une forme de rapt, ou parce qu'ils sont ensorcelés 154 154 ou qu'ils y
sont forcés violemment ?
– Je ne comprends pas davantage, dit-il.
– Je risque de m'exprimer comme un poète tragique, repris-je. Quand je
parle d'être victime d'une forme de rapt, je parle de ceux qui ont été
dissuadés de quelque opinion et de ceux qui sombrent dans l'oubli, parce
que la raison pour les uns, le temps pour les autres, leur enlève à leur insu
leur opinion. Comprends-tu à peu près maintenant ?
– Oui.
– Quand je parle de ceux qui ont été forcés, je veux dire ceux que le
chagrin ou la douleur ont conduits à changer d'opinion.
– Je comprends bien cela aussi, dit-il, et tu as raison.
– Ceux qui sont ensorcelés sont ceux [413c] qui, selon moi, et cela toi
aussi tu peux l'affirmer, changent d'opinion soit parce qu'ils sont charmés
par le plaisir, soit parce qu'ils sont troublés par la crainte.
– Apparemment, dit-il, tout ce qui trompe produit un ensorcellement.
– Revenons donc à ce que je disais tout à l'heure : il faut rechercher quels
sont ces gardiens excellents qui s'en tiennent au principe qui leur impose de
toujours faire ce qui se présente à eux comme le bien supérieur de la cité. Il
155 155
faut donc les mettre à l'épreuve dès l'enfance, en leur proposant des
activités au sein desquelles on est le plus susceptible d'oublier ce principe et
de se trouver induits en erreur, et ensuite porter son choix sur celui qui est
demeuré fidèle au principe et ne s'est pas laissé abuser [413d], et exclure au
contraire les autres. N'est-ce pas ce qu'il faut faire ?
– Si.
– Il faut également les confronter à des efforts, et aussi à des souffrances
et à des luttes, où on les soumettra aux mêmes épreuves.
– C'est juste, dit-il.
– Enfin, repris-je, ne faut-il pas préparer pour eux une troisième espèce
d'épreuve, une épreuve d'ensorcellement, et les observer ? De même qu'on
examine les poulains qu'on mène au milieu du bruit et du vacarme pour voir
lesquels sont craintifs, on doit de même confronter nos jeunes guerriers à
des situations horribles, puis les relancer dans les plaisirs, [413e] de
manière à les éprouver beaucoup plus qu'on n'éprouve l'or par le feu. On
observera dès lors lequel semble le moins affecté par l'ensorcellement et
156 156
garde la meilleure attitude en toute circonstance, gardien de lui-même
en raison de son excellence, comme de la musique <et de la poésie> qu'il a
apprises, lequel dans toutes ces épreuves se maintient accordé à la règle du
rythme et de l'harmonie, demeurant enfin tel qu'il doit être pour être le plus
bénéfique à lui-même et à la cité. Celui qui aura traversé entièrement les
157 157
épreuves de l'enfance , de la jeunesse et de l'âge adulte et qui en sera
sorti non entamé, [414a] celui-là il faudra l'établir comme gouvernant et
gardien de la cité ; il conviendra de l'honorer durant sa vie et jusqu'à sa
158 158
mort, et de lui consentir en partage des privilèges insignes pour ce qui
concerne les tombeaux et les autres monuments commémoratifs. Quant à
celui qui n'en sortira pas indemne, nous l'exclurons. Voilà donc, Glaucon,
dis-je, en quoi consiste notre procédure de sélection et d'établissement des
gouvernants et des gardiens, si on doit la présenter selon un modèle général
et sans l'élaborer avec précision.
– Il me semble à moi aussi, dit-il, qu'il faut en gros procéder de cette
manière.
– Mais ce qui serait réellement l'appellation la plus exacte, ne serait-ce
pas d'appeler [414b] gardiens ceux qui gardent entièrement la cité, aussi
bien des ennemis de l'extérieur que des amis de l'intérieur, en empêchant
que les uns ne veuillent lui faire du mal, et pour éviter que les autres n'y
emploient leurs capacités ? Et d'appeler auxiliaires et assistants 159 159 des
décisions des gouvernants ces jeunes que nous appelions à l'instant
gardiens ?
– Il me semble, dit-il.
– Quel moyen serait alors à notre disposition, dis-je, dans le cas où se
présente la nécessité de ces mensonges dont nous parlions tout à l'heure,
160 160
pour persuader de la noblesse d'un certain mensonge d'abord les
gouvernants eux-mêmes, et si ce n'est pas possible, le reste de la cité ?
[414c]
– Quel mensonge ? demanda-t-il.
161 161
– Rien de nouveau, dis-je, seulement une affaire phénicienne , qui
s'est passée autrefois déjà en maints endroits, comme l'ont dit et fait croire
les poètes, mais qui n'est pas arrivée chez nous et qui, à ce que je sache,
n'est pas susceptible de se reproduire et dont on ne se convaincra pas
facilement.
– Tu me sembles, dit-il, avoir quelque difficulté à en parler.
– Tu verras bien, dis-je, quand j'aurai parlé, qu'il y a des raisons d'hésiter.
– Parle, dit-il, n'aie crainte.
– Je parlerai donc, [414d] et pourtant je ne sais trop comment j'en aurai
l'audace, ni à quels arguments je pourrai recourir pour le faire.
J'entreprendrai en premier lieu de persuader les gouvernants eux-mêmes et
les hommes de guerre, ensuite le reste de la cité, que tout ce dont nous les
avons nourris et formés, tout cela était pour ainsi dire comme des rêveries
dont ils font l'expérience lorsqu'elles se présentent à eux. En réalité, ils
162 162
étaient alors modelés dans le sein de la terre et élevés, eux, leurs
armes, et tout leur équipement en cours de fabrication ; [414e] quand ils
furent entièrement confectionnés, la terre qui est leur mère les a mis au
monde, et maintenant ils doivent considérer cette contrée où ils se trouvent
comme leur mère et leur nourrice et la défendre si on l'attaque, et réfléchir
au fait que les autres citoyens sont comme leurs frères, sortis eux aussi du
sein de la terre.
– Pas surprenant, dit-il, que tu aies eu longtemps scrupule à formuler ce
mensonge.
– Il y avait, en effet, dis-je, [415a] de bonnes raisons. Mais écoute
néanmoins la suite de l'histoire : “Vous qui faites partie de la cité, vous êtes
tous frères 163 163, leur dirons-nous en poursuivant l'histoire, mais le dieu, en
modelant ceux d'entre vous qui sont aptes à gouverner, a mêlé de l'or à leur
genèse ; c'est la raison pour laquelle ils sont les plus précieux. Pour ceux qui
sont aptes à devenir auxiliaires, il a mêlé de l'argent, et pour ceux qui seront
le reste des cultivateurs et des artisans, il a mêlé du fer et du bronze. Dès
lors, du fait que vous êtes tous parents, la plupart du temps votre
progéniture sera semblable à vous, mais il pourra se produire des cas où
[415b] de l'or naîtra un rejeton d'argent, et de l'argent un rejeton d'or, et
ainsi pour toutes les filiations entre eux. Aussi le dieu prescrit-il d'abord et
avant tout à ceux qui gouvernent d'être les excellents gardiens des rejetons
comme de personne d'autre, et de ne rien protéger avec autant de soin
qu'eux, en tenant compte de ces métaux qui ont été mélangés à leurs âmes :
si leurs propres rejetons sont formés d'un alliage de bronze et de fer, qu'ils
n'aient [415c] aucune forme de pitié à leur égard et qu'ils les assignent aux
tâches des artisans et des cultivateurs, en respectant ce qui convient à leur
nature ; si par ailleurs surgissent dans leur descendance quelques rejetons
alliant l'or et l'argent, qu'ils respectent leur valeur et qu'ils les élèvent, les
uns à la tâche de gardiens et les autres à la tâche d'auxiliaires, tenant compte
de ce que l'oracle 164 164 dit que la cité périra si son gardien est de fer ou si
elle est gardée par l'homme de bronze.” À présent, disposes-tu de quelque
moyen pour persuader de cette histoire ?
– Aucun, dit-il, [415d] s'il s'agit de ces hommes-là eux-mêmes. Mais
dans le cas de leurs fils et de ceux qui viendront après eux, leurs
descendants et leur postérité, oui.
– Et même cela, repris-je, renforcerait leur souci de la cité et de leurs
relations mutuelles, car je suis près de comprendre ce que tu veux dire.
165 165
Cette histoire suivra de toute façon le chemin où la conduira la
tradition. Quant à nous, fourbissons les armes de ces fils de la terre et
faisons-les avancer sous la conduite des gouvernants. Qu'ils se mettent en
marche pour découvrir sur le territoire de la cité l'endroit le meilleur pour y
établir leur campement 166 166, là où ils pourront le mieux contenir les
habitants de l'intérieur, [415e] s'il s'en trouve qui ne veulent pas obéir aux
lois, et résister aux attaques de l'extérieur, si l'ennemi attaque le troupeau
comme un loup. Quand ils auront établi leur campement et offert les
sacrifices qui sont requis, qu'ils dressent leurs tentes. Qu'en dis-tu ?
– Qu'ils fassent ainsi, dit-il.
– Qu'elles soient suffisantes pour les protéger des rigueurs de l'hiver et
des chaleurs de l'été ?
– Sans doute, car tu veux probablement parler, dit-il, de leurs
habitations ?
– Je parle, bien sûr, dis-je, des quartiers des soldats, et non des
habitations des commerçants.
– [416a] Comment, dit-il, diffèrent-elles, selon toi, l'une de l'autre ?
– Je vais essayer, repris-je, de te l'expliquer. Ce serait en effet une chose
tout à fait épouvantable, et d'une certaine manière absolument honteuse, que
des bergers élèvent des chiens pour en faire leurs auxiliaires pour les
troupeaux, et qu'ils fassent en sorte qu'en raison de leur manque de
discipline, ou de la faim, ou de quelque autre mauvaise habitude, ces chiens
se mettent eux-mêmes à faire du mal aux moutons, et qu'au lieu d'être des
chiens, ils deviennent semblables à des loups.
– Ce serait terrible, dit-il, pour sûr.
– Ne faut-il pas se garder, [416b] par tous les moyens, que nos auxiliaires
se comportent ainsi à l'égard des citoyens et qu'en raison de leur force
supérieure, ils se mettent à ressembler à des tyrans sauvages au lieu d'être
des protecteurs bienveillants ?
– Il faut s'en garder, dit-il.
– Or la précaution la plus grande qu'on puisse prendre n'est-elle pas de
faire en sorte qu'ils reçoivent une éducation de réelle qualité ?
– Mais ne l'ont-ils pas déjà reçue ? » dit-il.
Et moi de répondre :
« Ce n'est pas une position que nous devrions soutenir avec trop
d'insistance, mon cher Glaucon. Ce qui mérite d'être soutenu, en revanche,
c'est ce que nous disions tout à l'heure, qu'il faut leur donner en partage
167 167
[416c] une éducation de qualité , quelle qu'elle soit, s'ils doivent
développer la plus grande douceur possible entre eux et à l'égard de ceux
qui sont placés sous leur garde.
– Tu as bien raison, dit-il.
– Mais en plus de cette éducation, si on y réfléchit, on dira qu'il faut que
leurs habitations comme l'ensemble de leurs biens ne les empêchent pas
d'être des gardiens aussi parfaits que possible, et que rien ne les dispose à la
malveillance à l'égard des autres [416d] citoyens.
– Et on aura raison de le dire.
– Vois donc, repris-je, s'ils doivent devenir tels que nous venons de dire,
s'il ne faut pas qu'ils mènent leur vie et soient logés selon certaines
modalités particulières 168 168. D'abord, nul bien ne sera la possession privée
d'aucun d'entre eux, sauf ce qui est de première nécessité ; ensuite, aucun ne
possédera d'habitation ou de cave telles que quiconque le souhaite ne puisse
y entrer. Quant aux commodités qui sont nécessaires à ces hommes, qui
sont des athlètes de la guerre à la fois tempérants et courageux, que cela soit
l'objet d'une ordonnance [416e] des autres citoyens qui leur alloueront en
compensation de leur garde ce qu'il faut pour traverser l'année, sans surplus
ni manque. Qu'ils soient assidus aux syssities 169 169 et qu'ils vivent en
communauté, comme ceux qui sont en expédition militaire. Pour l'or et
l'argent, on leur dira que les dieux ont donné à leur âme de l'or et de l'argent
divins, et qu'ils n'ont pas besoin de l'or et de l'argent des hommes ; on leur
dira aussi qu'il n'est pas pieux de souiller cette possession divine, en l'alliant
à la possession de l'or mortel, parce que quantité d'actes impies ont été
commis au nom de la monnaie du grand nombre [417a], alors que l'or qui se
trouve en eux est pur. Parmi les habitants de la cité, qu'ils soient les seuls à
n'avoir pas droit de prendre une part, ou de toucher l'or et l'argent, les seuls
à ne pouvoir entrer sous un toit qui en abrite, en porter sur eux comme
ornement, ou boire dans un récipient d'or ou d'argent. C'est ainsi qu'ils
170 170
assureront leur salut et sauveront la cité. Car dès qu'ils posséderont
privément de la terre, une habitation et de l'argent, ils deviendront
administrateurs de leurs biens, cultivateurs au lieu d'être les gardiens de la
cité ; et au lieu d'être les compagnons défenseurs [417b] des autres citoyens,
ils en deviendront les tyrans et les ennemis, remplis de haine et eux-mêmes
haïs, ils passeront leur vie conspirant contre les autres et deviendront objets
de conspiration, et ils redouteront bien davantage et plus souvent les
ennemis de l'intérieur que ceux de l'extérieur, se précipitant vers la ruine
eux-mêmes et l'ensemble de la cité. Voilà donc, pour conclure, les motifs
qui nous conduisent à établir de cette manière l'habitation des gardiens et
les autres modalités de leur existence. Ne faut-il pas en faire des
dispositions de la loi ?
– Si, tout à fait », dit Glaucon.
Livre IV
[419a]
Et alors Adimante, s'interposant, dit :
« Que diras-tu pour ta défense, Socrate, si quelqu'un s'avise de t'objecter
que tu ne rends pas ces hommes vraiment heureux 1 1 et que cette situation
se produit par leur faute, eux à qui en vérité la cité appartient, mais qui ne
jouissent par contre d'aucun des biens de la cité, par comparaison avec
d'autres qui possèdent des domaines agricoles et s'établissent dans des
résidences somptueuses et imposantes, pour lesquelles ils acquièrent tout le
mobilier qui convient ? Ceux-là offrent aux dieux des sacrifices privés, ils
accueillent des étrangers, et pour en venir aux questions que tu abordais à
l'instant, ils possèdent de l'or et de l'argent, ainsi que tous ces biens qu'on a
l'habitude de reconnaître à ceux qui sont en chemin vers la félicité. On
pourrait risquer d'affirmer qu'ils apparaissent tout simplement comme des
auxiliaires salariés [420a] résidant dans la cité, ne faisant rien d'autre que de
monter la garde.
– Oui, dis-je, et cela tout en recevant leur nourriture, mais nul autre
salaire outre les repas, comme en reçoivent les autres, de sorte que s'ils
faisaient le projet de voyager à l'étranger à titre privé, il ne leur serait pas
loisible d'offrir des cadeaux à des compagnes de voyage 2 2, ou même de
dépenser en quelque autre endroit de leur choix, comme le font ceux qui
dans notre opinion sont des gens heureux. Ces aspects-là, et quantité
d'autres du même genre, tu les exclus de ton accusation.
– Eh bien, dit-il, faisons en sorte de les inclure également dans
l'accusation. [420b]
– Tu demandes ce que nous répondrons pour notre défense ?
– Oui.
– C'est en suivant le même chemin, dis-je, que nous trouverons, je crois,
les choses qu'il faut dire. Nous affirmerons en effet qu'il n'y aurait rien
d'étonnant à ce que ces hommes soient, dans ces circonstances, tout à fait
heureux 3 3, et que nous n'établissons pas cette cité en ayant pour seule
perspective qu'un groupe unique 4 4 soit chez nous exceptionnellement
heureux, mais bien la cité tout entière autant que possible. Nous avons
pensé, en effet, que c'est dans une telle cité que nous trouverions vraiment
la justice et, à l'inverse, que nous trouverions l'injustice dans la cité 5 5
établie de la pire façon, de sorte qu'en les examinant de près, [420c] nous
pourrions porter un jugement sur ce que nous recherchons depuis si
longtemps. Notre tâche actuelle, croyons-nous, consiste donc à façonner la
cité heureuse, non pas en y prenant un petit nombre pour en faire des gens
heureux, mais pour la rendre heureuse tout entière. La cité qui se trouve à
l'opposé, nous l'examinerons dans la foulée.
« C'est comme si quelqu'un venait vers nous, alors que nous serions en
train de peindre des statues d'hommes, et nous reprochait de ne pas
appliquer les plus belles couleurs sur les parties les plus belles de l'être
vivant : les yeux, en effet, qui sont bien la partie la plus belle, n'auraient pas
été peints en pourpre 6 6, mais en noir. Il me semble que nous [420d] aurions
raison de nous défendre en répliquant : “Homme étonnant, ne crois pas que
nous devions peindre les yeux de manière si belle qu'ils finissent par ne plus
paraître être des yeux, et ainsi pour les autres parties du corps ; vois plutôt
si en rendant à chacune ce qui lui convient, nous rendons l'ensemble beau.
Et dans le cas qui nous occupe présentement, ne nous force pas à accorder
aux gardiens un bonheur tel qu'il les transforme en tout autre chose que des
gardiens. [420e] Nous savons 7 7 comment habiller les agriculteurs de tenues
luxueuses, les couvrir d'or et leur ordonner de ne travailler la terre que selon
leur bon plaisir ; nous savons comment installer les potiers sur des lits de
88
banquet, allongés sur le côté droit , buvant et faisant bombance auprès du
feu, en plaçant devant eux leur tour de potier pour le cas où l'envie leur
prendrait de tourner une céramique, et nous savons comment rendre de cette
manière tous les autres heureux afin de rendre la cité tout entière heureuse.
Non, vraiment, ne nous mets pas cela dans la tête ! Si nous devions te
suivre, il en résulterait que l'agriculteur ne serait plus un agriculteur, [421a]
et le potier ne serait plus un potier, et personne d'autre n'occuperait plus ces
fonctions qui sont constitutives 9 9 de la cité. L'argument a cependant moins
de poids pour ces autres fonctions. Si ce sont en effet des savetiers qui
deviennent médiocres et se corrompent, et prétendent remplir leur fonction
sans être ce qu'ils prétendent, cela n'a rien de grave pour une cité. Mais
quand il s'agit des gardiens des lois et de la cité, qui paraissent tels sans
l'être, tu vois bien qu'ils peuvent détruire toute la cité de fond en comble,
10 10
tout comme ils sont par ailleurs les seuls capables de saisir l'occasion de
la bien gouverner et de lui procurer du bonheur.”
« Alors, si pendant que nous fabriquons des gardiens authentiques, qui
soient le moins possible susceptibles de faire du mal à la cité [421b], notre
interlocuteur en fait de son côté une sorte d'agriculteurs, heureux pour ainsi
dire de banqueter dans des festivals, mais non heureux dans la cité, peut-
être parle-t-il en ce cas d'autre chose que d'une cité ? Il nous faut donc
examiner si nous voulons instituer des gardiens dans la perspective
suivante, à savoir que le plus grand bonheur possible soit leur lot à eux, ou
alors s'il faut envisager cette perspective pour la cité entière et examiner si
le bonheur sera son lot à elle ; il faudra alors contraindre ces auxiliaires, de
même que les gardiens, [421c] à envisager de réaliser ce bonheur et les en
persuader, de sorte qu'ils deviennent les meilleurs artisans possible dans
leur fonction propre, et de la même manière pour tous les autres. La cité se
développant dans son entièreté de cette manière et se trouvant ainsi bien
administrée, il faudra laisser la nature 11 11 accorder à chacun des groupes la
possibilité d'avoir part au bonheur.
– À mon avis, dit-il, tu parles très justement.
– Mais alors, dis-je, selon toi, le propos qui serait frère de celui-ci serait-
il une parole qui convient ?
– Quel propos au juste ? [421d]
– Considère maintenant les autres artisans, pour savoir si ce sont ces
facteurs qui les corrompent au point d'en devenir mauvais.
– Quels facteurs précisément ?
– La richesse, dis-je, et la pauvreté.
– Comment cela ?
– De la manière suivante. À ton avis, un fabricant de vases qui s'est
enrichi aura-t-il encore le désir de s'occuper de son art ?
– Non, pas du tout, dit-il.
– Il deviendra alors paresseux et indolent, plus qu'il ne l'était
auparavant ?
– Oui, bien plus.
– Il devient dès lors un fabricant de vases médiocre ?
– C'est bien cela, dit-il, bien moins bon.
– Et certes, si en raison de la pauvreté il se trouve privé de ses outils ou
de quelque autre des choses utiles à son art, il façonnera des œuvres moins
valables ; [421e] quant à l'enseignement qu'il dispense à ses fils et aux
autres à qui il enseigne, il en fera de moins bons artisans.
– Comment l'éviter ?
– En raison donc de ces deux facteurs considérés ensemble, la pauvreté et
la richesse 12 12, les œuvres des artisans sont moins réussies et les artisans
eux-mêmes plus médiocres.
– Apparemment.
– Quant aux gardiens, il semble bien que nous ayons découvert d'autres
choses, dont il faut prendre garde par tous les moyens qu'elles s'insinuent
jamais par inadvertance dans la cité.
– Lesquelles ?
– [422a] La richesse, dis-je, et la pauvreté. La première parce qu'elle
13 13
engendre le goût du luxe, la paresse et l'appétit de la nouveauté ; la
deuxième, parce qu'elle entraîne la servilité et la médiocrité dans le travail,
en plus de l'appétit de la nouveauté.
– Oui, tout à fait, dit-il. Mais justement, Socrate, examine comment notre
cité sera en mesure de faire la guerre si elle se trouve privée de richesses,
surtout si elle doit combattre une cité à la fois grande et riche.
– Contre une seule cité, c'est clair, dis-je, ce sera plus difficile, [422b],
alors que contre deux cités de ce genre, ce sera plus facile.
– Que veux-tu dire ? dit-il.
– D'abord, la chose suivante, dis-je : s'il devient nécessaire d'engager le
combat, ne combattront-ils pas des hommes riches, alors qu'ils sont eux-
mêmes des athlètes de la guerre ?
– Oui, c'est ce qui se produira, dit-il.
– Eh bien, Adimante, dis-je, un pugiliste unique, disposant de la
meilleure préparation possible dans ce genre de combat, ne mènera-t-il pas,
à ton avis, un combat facile contre deux adversaires qui ne sont pas
pugilistes et qui sont de surcroît riches et gras ?
– Peut-être pas, dit-il, s'il doit les combattre ensemble.
– Même dans le cas, dis-je, où il aurait la possibilité, en prenant la fuite
[422c] et ensuite en se retournant de continuer à porter des coups au
premier qui s'attaquerait à lui ? Et à supposer qu'il puisse répéter la chose
plusieurs fois dans la chaleur d'un plein soleil ? Celui qui combattrait de la
sorte ne viendrait-il pas à bout de nombreux adversaires de ce genre ?
– Pour sûr, dit-il, il n'y aurait là rien d'étonnant.
– Mais ne crois-tu pas que les riches disposent d'une connaissance et
d'une expérience de l'art du pugilat plus considérables que de celui de la
guerre ?
– C'est bien ce que je pense, dit-il.
14 14
– Alors nos athlètes , selon toutes les apparences, combattront
facilement contre des adversaires deux fois et même trois fois plus
nombreux qu'eux ?
– Je serai d'accord avec toi, dit-il, tu me sembles en effet avoir raison.
– [422d] Que se passerait-il alors s'ils envoyaient une délégation dans
une cité étrangère, pour lui porter en toute sincérité le message suivant :
“Nous, nous ne faisons aucun usage de l'or ni de l'argent ; notre loi nous
l'interdit, alors que cela vous est permis ; si donc vous faites alliance avec
nous pour faire la guerre, vous pourrez vous emparer des biens de nos
adversaires ?” Crois-tu qu'il se trouverait des hommes qui ayant entendu ces
propos choisiraient de combattre des chiens robustes et élancés, au lieu de
faire la guerre aux côtés de ces chiens contre des moutons gras et sans
défense ?
– Selon moi, non. Mais, dit-il, si c'est dans une seule cité que viennent
s'accumuler les richesses des autres, [422e] prends garde que cela ne
présente un danger pour la cité qui ne dispose pas de telles richesses.
– Bienheureux sois-tu, dis-je, si tu crois que toute cité autre que celle-là
même que nous avons établie mérite d'être appelée “cité” !
– Mais que veux-tu dire ? dit-il.
– C'est une dénomination plus étendue, dis-je, qu'il faut donner aux
autres cités. Chacune d'elles constitue en effet une multiplicité de cités, et
15 15
non pas une seule cité, selon l'expression des joueurs . Il y en a d'abord
16 16
deux , quelle que soit la cité, en guerre l'une contre l'autre, [423a] la cité
des pauvres et la cité des riches. Dans chacune de ces deux cités, il s'en
trouve par ailleurs une multiplicité ; si tu les considérais comme une seule,
tu te tromperais complètement, alors que si tu les considères comme une
multiplicité, c'est-à-dire en donnant aux uns les biens des autres, de même
que leurs pouvoirs ou les gens eux-mêmes, tu disposeras toujours de
nombreux alliés et tu auras peu d'ennemis. Tant et aussi longtemps que ta
cité sera administrée avec modération, conformément à ce qui a été établi
tout à l'heure, elle sera la plus puissante – je ne veux pas dire par la qualité
de sa réputation, mais la plus puissante véritablement – et cela, même si elle
ne dispose que de mille hommes. Tu ne trouveras pas facilement, en effet,
ni chez les Grecs ni chez les Barbares, une cité unique d'une telle grandeur,
[423b] encore qu'il soit facile d'en trouver plusieurs qui semblent plus
grandes que celle-ci. À moins que tu ne soies d'un autre avis ?
– Non, par Zeus, dit-il.
– Par conséquent, dis-je, voici ce qui constituerait la limite la
meilleure 17 17 pour nos dirigeants, celle qu'il faut fixer à la dimension de la
cité et qui, en fonction de son extension, déterminera son territoire et fera
abandonner le reste.
– Quelle limite ? dit-il.
– Je pense, dis-je, à la limite suivante : que, dans son essor, la cité
s'accroisse jusqu'à ce point où elle consent encore à demeurer une, et non
au-delà.
– [423c] Excellent, dit-il.
– Nous prescrirons donc aux gardiens une directive supplémentaire 18 18,
en leur demandant de prendre garde par tous les moyens que la cité ne soit
ni petite ni grande au seul regard de sa réputation, mais qu'elle constitue
plutôt quelque chose d'autonome et d'unifié.
– Peut-être leur prescrirons-nous là, dit-il, quelque chose de simple.
– Alors voici, dis-je, quelque chose d'encore plus simple, un point que
nous avons mentionné dans notre propos antérieur en disant qu'il faudrait,
chaque fois que naîtrait chez les gardiens un rejeton de qualité
médiocre 19 19, le renvoyer chez les autres habitants [423d], et chaque fois
que naîtrait chez les autres un rejeton de grande valeur, il faudrait le
renvoyer chez les gardiens. Ceci dans le but de clarifier le fait que les autres
citoyens doivent s'occuper de cette fonction particulière qui leur est propre à
chacun, celle pour laquelle ils sont naturellement doués, de telle façon que
chacun s'occupant de cette fonction qui est la sienne ne devienne pas
multiple, mais un, et de cette manière la cité tout entière croîtra comme une
cité unique, et non plusieurs.
– Cette prescription, dit-il, est en effet de moindre importance que la
précédente.
– Certes, dis-je, mon bon Adimante, nous n'allons pas leur imposer,
comme on pourrait le croire, un grand nombre de directives importantes,
elles sont toutes plutôt banales, [423e] si seulement ils prennent garde à ce
qu'on présente comme l'unique grande prescription, et que moi j'appellerais,
plutôt que grande, la prescription suffisante.
– Laquelle donc ? dit-il.
– L'éducation, dis-je, et la manière d'élever les rejetons 20 20. Car s'ils sont
bien éduqués et qu'ils deviennent des hommes mesurés 21 21, ils discerneront
aisément toutes ces recommandations, de même que tout ce qu'à présent
nous laissons de côté – la possession des épouses, les mariages et la
procréation – et ils sauront qu'il faut en ces choses [424a] agir le plus
possible en conformité avec le proverbe qui veut qu'entre amis 22 22, tout est
commun.
– Ce serait, en effet, dit-il, la manière la plus correcte.
– Et sans doute, dis-je, une constitution politique, à condition d'avoir au
départ une bonne impulsion, développe-t-elle son mouvement de croissance
de façon concentrique 23 23. La manière d'élever et d'éduquer les enfants, si
elle demeure honnête, produit des natures bonnes ; et, à leur tour, des
natures honnêtes, quand elles reçoivent une éducation de cette qualité,
deviennent meilleures encore que celles qui les ont précédées, tant en ce qui
concerne la procréation que pour le reste, [424b] comme cela se produit
aussi chez les autres animaux.
– C'est probable, dit-il.
– Pour le résumer maintenant en peu de mots, il faut que les gardiens qui
24 24
prennent soin de la cité s'attachent à ceci, à savoir qu'ils ne la laissent
pas se corrompre hors de leur connaissance ; ils doivent plutôt veiller à ce
que, envers et contre tout, il n'y ait pas d'innovation en gymnastique et en
musique en dehors de la règle établie, mais qu'on les garde, autant que
possible, telles quelles, de crainte que lorsqu'on proclame que
… les hommes estiment davantage le chant
le plus nouveau qui se répand autour de ceux qui chantent 25 25
[449a]
« Voilà donc le genre de cité – et le genre de constitution politique – que
j'appelle à présent bonne et droite, ainsi que le type d'homme qui lui
correspond. Pour autant que celle-ci soit droite, j'appelle les autres formes
mauvaises et défectueuses, qu'il s'agisse de l'administration des cités aussi
bien que de l'organisation du caractère 1 1 pour l'âme des individus, et ces
formes déficientes sont de quatre espèces.
– Quelles sont ces espèces, dit-il ? »
J'allais en faire la liste moi-même, comme elles m'apparaissent chacune
se produire en se transformant [449b] les unes à partir des autres, mais
Polémarque qui se tenait assis un peu plus loin qu'Adimante, tendant la
main et saisissant ce dernier par son manteau à la hauteur de l'épaule, le tira
vers lui et, le tenant contre lui, lui dit quelques mots à voix basse, dont nous
n'entendîmes pratiquement rien, sauf ceci :
« Laisserons-nous passer, dit-il, ou alors que ferons-nous ?
– Non, pas le moins du monde, dit alors Adimante, élevant alors la
voix. »
Et moi je repris :
« Qu'est-ce donc que vous ne laisserez pas passer ?
– Toi, dit-il. [449c]
– Mais pour quelle raison précisément, dis-je ?
– Tu nous sembles prendre la chose bien légèrement, dit-il, et tu nous
dérobes une part entière, et non la moindre, de la discussion, pour éviter
d'avoir à l'élaborer. Tu as cru nous échapper en affirmant négligemment 2 2
au sujet des femmes et des enfants qu'il était bien clair pour tout le monde
qu'entre amis tout est commun.
– N'est-ce pas exact, Adimante ? repris-je.
– Certes, dit-il, mais cette “exactitude”, comme toute chose, a besoin d'un
exposé argumenté montrant le mode particulier de cette communauté. Car il
pourrait en exister plusieurs. [449d] Ne laisse donc pas de côté le mode
dont tu parles. Il y a longtemps en effet que nous attendons, en supposant
que tu voudrais peut-être revenir sur la question de la procréation des
enfants – comment les enfants doivent être engendrés et, une fois qu'ils sont
nés, comment on les élèvera – et en général sur toute cette question de la
communauté des femmes et des enfants dont tu parles. Nous pensons qu'il
s'agit d'une question d'une grande importance, et même d'une importance
capitale pour la constitution politique, selon que cela se produira
correctement ou incorrectement. Maintenant donc, puisque tu abordes une
autre forme de constitution politique avant même d'avoir exposé ces
questions de manière satisfaisante, nous avons convenu, ainsi que tu viens
de l'entendre, [450a] de ne pas te laisser aller plus loin avant que tu n'aies
exposé toutes ces questions, comme tu l'as fait pour les autres.
– Moi aussi, dit Glaucon, comptez-moi maintenant comme participant à
ce vote unanime 3 3.
– De toute manière, dit Thrasymaque, crois-bien, Socrate, que ces
opinions sont celles de nous tous.
– Qu'est-ce que vous avez manœuvré là, dis-je, en vous en prenant à
moi ? Quelle multitude d'arguments mettez-vous de nouveau en branle,
comme si on reprenait 4 4 dès le début le sujet de la constitution politique ?
En ce qui me concerne, je me réjouissais d'avoir déjà exposé cette question,
heureux qu'on laisse passer, en acceptant cet exposé tel qu'il avait été alors
formulé. En le rappelant maintenant, [450b] vous ne savez pas quel essaim
d'arguments vous venez réveiller ! Moi, c'est parce que je l'ai vu que je l'ai
mis de côté alors, de crainte qu'il ne nous en apporte une multitude !
– Mais quoi ! s'écria Thrasymaque, crois-tu que ceux qui se trouvent ici
sont venus pour fondre de l'or, et non pour entendre des arguments ?
– Pour discuter, certes, dis-je, mais avec mesure !
– La mesure de telles discussions 5 5, Socrate, reprit Glaucon, est la vie
entière pour les esprits sensés. Mais ne t'inquiète pas pour nous, réponds
plutôt toi-même à propos de ces questions que nous avons soulevées, sans
te lasser et comme il te semblera devoir les exposer : [450c] quelle est donc
cette communauté des enfants et des femmes destinée à nos gardiens 6 6,
communauté des soins pour ceux qui sont encore petits, au cours de cette
période intermédiaire 7 7 entre la naissance et l'éducation qui semble de
toutes la plus éprouvante ? Essaie donc de nous dire selon quelle modalité
elle doit advenir.
– Ce n'est guère facile à exposer, heureux homme, dis-je. Le sujet
présente plusieurs motifs de perplexité 8 8, encore plus que ceux que nous
avons traités jusqu'à maintenant. Et en effet on pourrait mettre en doute que
les choses dont on parle soient possibles, et même si elles devaient se
réaliser dans d'excellentes conditions, on pourrait tout aussi bien douter
qu'il s'agisse des choses les meilleures. [450d] C'est la raison pour laquelle
une sorte de doute s'attache à ces questions : notre discours, mon cher
99
camarade, ne serait-il pas qu'un vœu pieux ?
– N'aie aucune crainte de cette sorte, dit-il. Ceux qui seront tes auditeurs
ne sont ni des ignorants, ni des sceptiques, ni des malveillants. »
Je repris alors moi-même :
« Ô toi, le meilleur des hommes, est-ce dans le désir de m'encourager que
tu dis cela ?
– C'est bien mon intention, dit-il.
– Eh bien, repris-je, c'est alors tout le contraire que tu fais. Si j'avais moi-
même confiance de bien savoir ce dont je parle, cette parole rassurante
serait bienvenue. Car en présence des personnes sages et des amis, dire la
vérité, du moins ce qu'on en sait, au sujet des questions les plus importantes
qui nous sont chères, constitue une entreprise sans risque et rassurante,
[450e] mais si on présente des arguments alors qu'on est perplexe et dans un
état de recherche, ce que précisément je fais, c'est quelque chose d'effrayant
et qui peut déraper [451a]. Non que cela prête à rire, ce serait puéril, mais
de peur que, si je faillis à la vérité, ce ne sera pas seulement moi-même qui
déraperai, mais aussi les amis que je me trouverai à entraîner sur toutes ces
questions au sujet desquelles il convient de déraper le moins possible. Je me
prosterne donc devant Adrastée 10 10, Glaucon, pour ce que je m'apprête à
dire. J'ai bon espoir, en effet, que ce soit une faute de moindre importance
de devenir involontairement le meurtrier de quelqu'un que celle de devenir
11 11
trompeur au sujet des institutions qui sont belles, bonnes et justes. Il est
donc d'emblée préférable de courir ce risque-là en présence d'ennemis
plutôt qu'en présence d'amis. [451b] Aussi est-ce très bien que tu viennes
m'encourager 12 12 ! »
Alors Glaucon, se mettant à rire, dit :
« Mais, Socrate, si nous devons faire l'expérience de quelque discordance
du fait de ce discours, nous t'acquitterons pour ainsi dire de l'accusation de
13 13
meurtre, et nous jugerons que tu es innocent et que tu ne nous as pas
trompés. Mais parle-donc en toute confiance.
– Eh bien, dis-je, celui qui a été acquitté dans ce cas est considéré comme
innocent, comme le dit la loi, de sorte qu'il est probable que s'il l'est dans ce
cas, il le soit aussi dans le second.
– Parle donc alors, puisque telle est la situation.
– Il faut par conséquent, repris-je, que je fasse marche arrière, en disant
maintenant les choses qu'il aurait sans doute fallu dire alors dans l'ordre.
[451c] Peut-être serait-il dès lors correct, après avoir exploré entièrement la
fonction masculine, d'explorer également la fonction féminine 14 14, d'autant
plus que tu insistes pour procéder de la sorte. Pour ce qui est de ces
hommes, nés et éduqués comme nous l'avons exposé, il n'y a pas selon
notre opinion d'autre possession ni disposition des femmes et des enfants
qui soit correcte, si ce n'est pour eux de suivre cette tendance que, dès le
point de départ, nous avons cherché à leur donner. Or nous avions entrepris
dans notre discours d'établir ces hommes, en quelque sorte comme les
gardiens d'un troupeau.
– Oui. [451d]
– Soyons donc conséquents en accordant <aux femmes> une naissance et
des soins de même nature, et examinons si cela nous convient ou non.
– Comment cela, dit-il ?
– De la manière suivante. Croyons-nous que les femelles de nos chiens
de garde 15 15 doivent garder en leur compagnie ce que les mâles gardent, et
également chasser avec eux et faire tout le reste en commun avec eux, ou
pensons-nous qu'elles doivent demeurer à l'intérieur du foyer, en présumant
que le fait d'être mères de chiots et responsables de les élever les rend
incapables de ces tâches, alors que les mâles peineraient et prendraient tout
le soin des troupeaux ? [451e]
– Elles doivent tout accomplir en commun avec eux, dit-il. Sauf que nous
les utilisons comme des êtres plus faibles, alors que nous avons recours aux
mâles comme à des êtres plus forts.
– Est-il dès lors possible, repris-je, d'avoir recours à quelque être vivant
pour les mêmes tâches, si on ne lui a pas procuré les mêmes soins et la
même éducation ?
– Non, ce n'est guère possible.
– Si donc nous devons avoir recours aux femmes pour les mêmes
fonctions que les hommes, il faut leur enseigner les mêmes choses. [452a]
– Oui.
– Or eux, on leur a donné la musique et la gymnastique.
– Oui
– Il faut donc également que ces arts soient accordés aux femmes, de
même que ce qui concerne la guerre, et il faut avoir recours à elles dans les
mêmes conditions.
– Cela semble découler de ce que tu dis, dit-il.
– Peut-être alors, repris-je, bien des choses que nous exposons
maintenant paraîtraient-elles ridicules et contraires à l'usage, si on mettait
en pratique ce qu'on avance en paroles.
– Oui, en effet, dit-il.
– Que vois-tu, dis-je, de vraiment ridicule là-dedans ? N'est-ce pas
évidemment de laisser les femmes s'entraîner nues dans les palestres en
compagnie des hommes, [452b] non seulement les jeunes femmes, mais
celles qui sont déjà plus âgées, à l'exemple de ces hommes âgés qui aiment
encore s'exercer nus dans les gymnases 16 16, même s'ils sont ridés et plus
très agréables à regarder ?
– Oui, par Zeus, dit-il, cela paraîtrait ridicule, surtout à notre époque !
– Eh bien, repris-je, puisque nous avons cédé à notre désir de parler, il ne
faut pas avoir peur des moqueries des beaux esprits, quelles que soient les
objections qu'ils formuleraient au regard de la réalisation de ce
changement 17 17, [452c] tant en ce qui concerne les exercices de
gymnastique que la musique, et encore moins le port des armes et l'art de la
cavalerie.
– Tu as raison, dit-il.
– Mais puisque nous avons commencé à parler, il faut que nous
progressions jusqu'à ce point de la loi qui semble rébarbatif. Demandons à
ces beaux esprits de ne pas exercer leurs tâches mais d'être sérieux, et
rappelons-leur qu'il n'y a pas si longtemps qu'aux yeux des Grecs certaines
choses paraissaient honteuses et ridicules qui le sont encore aujourd'hui aux
yeux de la majorité des Barbares, à savoir que des hommes se laissent voir
nus. Rappelons-leur aussi que lorsque les Crétois, les premiers, puis les
Lacédémoniens commencèrent à s'exercer à la gymnastique, [452d] pour
les gens raffinés de ce temps-là, tout cela était objet de raillerie. Ne le crois-
tu pas ?
– C'est mon avis.
– Mais lorsque, je pense, au jugement de ceux qui faisaient tous ces
exercices, il apparut préférable de se dévêtir que de demeurer vêtu, même
ce qui semblait ridicule à leurs yeux disparut devant ce que les arguments
révélaient comme ce qu'il y a de meilleur. Et cela montra combien sot est
celui qui trouve ridicule autre chose que ce qui est mal, et également celui
qui entreprend de faire rire en tournant en ridicule tout autre spectacle
[452e] que ce qui est insensé et mauvais, et de la même manière, pour ce
qui est de la vision du beau, également sot celui qui tend tous ses efforts en
se déterminant vers tout autre but que le bien.
– C'est tout à fait certain, dit-il.
– Ne convient-il pas dès lors, quand on discute ces questions, de
s'accorder d'abord sur le point suivant : s'agit-il de choses réalisables ou
non ? Ensuite, de confier au débat – qu'on désire s'y adonner pour le plaisir
de la joute ou qu'on le fasse sérieusement – [453a] la question de savoir si
la nature humaine 18 18, quand il s'agit de la femelle, est capable de s'associer
avec le genre du mâle dans toutes ses tâches, ou alors pas même dans une
seule, ou bien si elle est capable de s'associer dans certaines tâches, mais
pas dans d'autres. Ne convient-il pas alors de se demander auquel de ces
deux genres appartient l'activité de la guerre ? Celui qui de la sorte aurait
disposé du meilleur point de départ ne serait-il pas en mesure, selon toute
probabilité, de parvenir à la conclusion la meilleure ?
– Tout à fait, dit-il.
– Veux-tu alors, repris-je, que nous en débattions nous-mêmes entre nous,
en nous mettant à la place des autres, pour éviter que les positions et les
arguments de l'adversaire ne demeurent seuls à subir le siège ? [453b]
– Rien ne l'empêche, dit-il.
– Parlons donc ainsi à leur place, en disant : “Socrate et Glaucon, rien
n'exige que d'autres engagent le débat avec vous. Vous-mêmes, au moment
initial de la fondation 19 19, alors même que vous mettiez en place la cité,
vous avez reconnu que chacun devait exercer uniquement les tâches qui lui
convenaient en fonction de sa nature.”
– Nous étions d'accord là-dessus, je crois. Comment faire autrement ?
– “Or est-il possible que la femme ne diffère pas entièrement de l'homme
par sa nature ?”
– Comment pourrait-elle ne pas être différente ?
– “C'est donc une fonction différente qu'il convient d'attribuer à l'un et à
l'autre, fonction qui s'accordera avec la nature de chacun ?” [453c]
– Assurément.
– “Comment ne pas reconnaître dès lors que vous commettez maintenant
une faute et que vous affirmez le contraire les uns des autres quand vous
dites que les hommes et les femmes doivent accomplir les mêmes tâches,
alors qu'ils possèdent une nature éminemment distincte ?” Auras-tu, homme
admirable, de quoi réfuter ces propos ?
– Comme ça, tout de go, dit-il, ce n'est guère facile. Mais je te prierai, et
je t'en prie en fait, de te faire l'interprète de l'argument à notre place, quel
que soit cet argument.
– Voilà bien, dis-je, Glaucon, les propos, et tous ceux de même acabit,
que depuis longtemps je prévoyais et redoutais, [453d] alors que j'hésitais à
aborder la question de la loi relative à la possession et à la formation des
femmes et des enfants.
– Par Zeus, dit-il, cela ne semble pas facile !
– Non, en effet, dis-je. Mais il en va pourtant ainsi : que quelqu'un tombe
dans une petite piscine ou qu'il tombe en pleine mer, il n'en devra pas moins
nager.
– Oui, certainement.
20 20
– Par conséquent, il nous faut nager nous aussi, et tenter de nous tirer
d'affaire de cet argument, que nous mettions notre espoir dans un dauphin
pour nous soutenir, ou dans quelque autre moyen de salut extraordinaire.
[453e]
– Il semble bien, dit-il.
– Tâche donc de voir, repris-je, si nous pourrons trouver quelque issue.
Nous sommes d'accord qu'une nature distincte doit se consacrer à quelque
activité distincte, et nous reconnaissons que la nature de la femme est
différente de la nature de l'homme. Et voilà qu'à présent nous affirmons que
des natures distinctes doivent se consacrer aux mêmes occupations. C'est
bien cela qui nous est reproché ?
– Oui, parfaitement.
[454a] – Il est certes d'une puissance formidable, dis-je, Glaucon, l'art de
21 21
contredire .
– Comment cela ?
– C'est que, dis-je, plusieurs me semblent, même involontairement, y
succomber et ils en arrivent à croire qu'ils ne se disputent pas, mais qu'ils
dialoguent réellement. Ils sont bien incapables d'examiner ce dont on parle
en y introduisant des distinctions selon les espèces, et ils poursuivent, en
s'en tenant à l'expression elle-même, la contradiction dans le discours tenu,
de sorte qu'ils entretiennent entre eux un rapport qui tient davantage de la
querelle que du dialogue.
– En effet, dit-il, cette situation est celle de nombre de gens, mais cela
nous affecte-t-il nous mêmes dans le moment ? [454b]
– Oui, tout à fait, dis-je. Sans le vouloir, nous courons en tout cas le
risque de nous attacher à la contradiction.
– Comment ?
– Le fait qu'une nature qui est différente ne doit pas se trouver en
situation d'exercer les mêmes occupations, c'est courageusement et dans un
esprit éristique que nous en poursuivons l'examen en nous attachant
seulement au mot. Et pourtant, au moment où nous avons attribué des
occupations différentes à une nature différente, et les mêmes occupations à
une nature identique, nous n'avons pas du tout examiné de quelle manière
nous définissons le genre particulier 22 22 de cette différence de nature et
celui de cette identité de nature, ni ce à quoi elles se rapportent.
– Non, en effet, dit-il, nous ne l'avons pas examiné. [454c]
– Par conséquent, dis-je, il ne nous est guère possible, apparemment, de
nous interroger pour savoir si la nature des chauves est la même que celle
des hommes chevelus, et non pas une nature contraire, et puis lorsque nous
aurions été d'accord pour dire qu'elle est contraire, s'il appartenait aux
chauves d'exercer l'occupation de savetier, de l'interdire aux chevelus, et si
ce devait être les chevelus, de l'interdire aux autres.
– Ce serait certes ridicule, dit-il.
– Est-ce que ce ne serait pas ridicule, repris-je, pour une autre raison, à
savoir qu'à ce moment-là nous n'avons pas posé la nature identique et la
nature différente de manière absolue, mais que nous n'avons porté attention
qu'à l'espèce d'altérité et de similitude qui se rapporte à ces occupations ?
[454d] Par exemple, nous avons dit qu'un homme doué pour la médecine et
23 23
un homme qui a l'esprit médical possèdent la même nature. Ne le crois-
tu pas ?
– C'est mon avis.
– Mais un homme doué pour la médecine et un homme doué pour la
construction en ont une différente ?
– Oui, absolument différente.
– Par conséquent, dis-je, pour le genre des hommes 24 24 et pour celui des
femmes, s'il apparaît différent pour l'exercice d'un art particulier ou encore
pour une occupation particulière, nous affirmerons qu'il faut attribuer cet art
ou cette occupation à l'un des deux. Mais si le genre n'apparaît différer que
sur ce seul point, à savoir que le genre féminin enfante, [454e] alors que le
genre masculin féconde, alors nous affirmerons qu'il n'a aucunement été
démontré pour autant que la femme diffère de l'homme quant à l'objet de
notre discussion, mais nous serons encore d'avis que nos gardiens et leurs
femmes doivent exercer les mêmes occupations.
– Et nous l'affirmerons avec raison, dit-il.
– Par conséquent, nous solliciterons celui qui nous tient un propos
contraire, en lui demandant de nous apprendre la chose suivante : [455a]
pour quel art ou pour quelle occupation, parmi ceux qui touchent
l'organisation de la cité, la nature de la femme et la nature de l'homme
constituent-elles non pas une même nature, mais des natures différentes ?
– Ce serait juste en tout cas.
– Peut-être bien que ce que tu disais il y a un instant, un autre le dirait
également, à savoir que s'exprimer sur-le-champ de manière satisfaisante
n'a rien de facile, et pour celui qui examine la question, rien de difficile non
plus.
– Il le dirait sans doute, en effet.
– Veux-tu alors que nous exigions de celui qui nous oppose des
arguments de ce genre de nous accompagner, [455b] pour le cas où nous
pourrions lui montrer qu'il n'existe aucune occupation propre à la femme en
ce qui concerne l'administration de la cité ?
– Oui certainement.
– “Allons”, lui intimerons-nous, “réponds : quand tu disais justement que
celui-ci était doué naturellement pour quelque chose, et que celui-là ne
l'était pas, voulais-tu dire par là que le premier apprenait cette chose avec
facilité, et l'autre avec difficulté ? Et que le premier, à partir d'un court
apprentissage deviendrait très inventif dans le domaine de son expertise,
alors que l'autre, même après avoir bénéficié d'un apprentissage étendu et
d'une grande application ne pourrait retenir ce qu'il aurait appris ? Et que
chez le premier les fonctions du corps se subordonneraient à la pensée, mais
que chez l'autre elles lui feraient obstacle ? [455c] Existe-t-il d'autres
critères que ceux-là pour te permettre de distinguer dans chaque cas celui
25 25
qui est doué naturellement et celui qui ne l'est pas ?”
– Personne, dit-il, ne pourrait en énoncer d'autres.
– As-tu par ailleurs connaissance d'une activité exercée par les êtres
humains, et dans laquelle le genre des hommes ne se distingue pas à tous
égards de celui des femmes ? À moins que nous ne nous étendions en
discours sur l'art du tissage, ou encore sur le soin porté à la confection des
pâtisseries et des mets cuisinés, arts dans lesquels le genre féminin semble
vraiment montrer sa valeur et où il serait tout à fait ridicule de le considérer
comme inférieur ? [455d]
– Tu dis vrai, dit-il, en affirmant que dans toutes les activités l'un des
genres 26 26 est, pour ainsi dire, dominé entièrement par l'autre. Sans doute
plusieurs femmes sont-elles meilleures que bien des hommes dans plusieurs
activités, mais dans l'ensemble, il en va comme toi tu le dis.
– Il n'y a donc pas, mon ami, d'occupation relative à l'administration de la
cité qui appartienne à une femme parce qu'elle est une femme, ni à un
homme parce qu'il est un homme, mais les dons naturels sont répartis de
manière semblable dans les deux genres d'êtres vivants. La femme participe
naturellement à toutes les occupations, l'homme de son côté participe à
toutes également, [455e] mais dans toutes ces activités, la femme est un être
plus faible que l'homme.
– Tout à fait.
– Alors assignerons-nous toutes les occupations aux hommes, et n'en
concéderons-nous aucune à la femme ?
– Comment le ferions-nous ?
– Mais il existe certes, je pense, comme nous l'affirmerons, une femme
douée pour la médecine, et une autre qui ne l'est pas, et telle femme douée
pour la musique, et telle autre non musicienne par nature.
– Bien entendu. [456a]
– Et n'en existe-t-il pas une qui soit douée pour la gymnastique et l'art de
la guerre, alors qu'une autre ne montrera aucune disposition pour l'art
militaire et n'aura aucun goût pour la gymnastique ?
– C'est bien ce que je pense.
– Mais alors, en existera-t-il une qui aime la sagesse et une autre qui la
déteste ? et une qui a de l'ardeur morale, et une autre qui n'en a pas ?
– C'est bien le cas.
– Il existe donc une femme douée pour la fonction de gardien, et une
autre qui ne l'est pas. N'est-ce pas là justement cette aptitude naturelle que
nous recherchions pour les hommes que nous destinons à la fonction de
gardien ?
– Celle-là même, en effet.
– C'est donc bien la même aptitude naturelle à la garde de la cité qui
existe chez la femme autant que chez l'homme, sauf que dans le premier
cas, cette aptitude est plus faible, dans le second, plus forte.
– Apparemment. [456b]
– C'est donc bien de telles femmes qu'il faut choisir pour vivre en
communauté avec des hommes du même genre, et pour exercer l'activité de
garde ensemble, puisqu'elles y sont aptes et montrent une parenté de
27 27
nature avec eux.
– Tout à fait.
– Ne faut-il pas attribuer les mêmes occupations aux naturels identiques ?
– Si, les mêmes.
– Nous sommes donc revenus à notre point de départ, après avoir fait le
tour de la question, et nous sommes d'accord pour reconnaître qu'il n'est pas
contre-nature d'accorder aux femmes des gardiens <une éducation> par l'art
de la gymnastique et de la musique.
– Nous le reconnaissons en effet entièrement.
– Nous n'avons donc pas institué des législations impossibles, ni
semblables à des vœux pieux, puisque nous avons institué la loi 28 28
conformément à la nature. [456c] C'est au contraire ce qui se passe
aujourd'hui dans ce domaine qui semble plutôt contre nature.
– Il semble bien.
– Or précisément notre examen ne consistait-il pas à vérifier si nous
parlions de choses possibles et qui soient les meilleures ?
– C'est cela.
– Et qu'il s'agisse de choses possibles, cela a été l'objet d'un véritable
accord ?
– Oui.
– Et qu'il s'agisse des choses les meilleures, c'est sur ce point qu'il faut
ensuite se mettre d'accord ?
– C'est clair.
– Or donc, pour ce qui est de produire une femme apte à la fonction de
garder, ce n'est pas une éducation différente qui nous fera tantôt des
hommes, et tantôt des femmes, [456d] du fait notamment que cette
éducation prend en charge le même naturel ?
– Elle ne sera pas différente.
– Quelle est donc ton opinion sur le point suivant ?
– Lequel ?
29 29
– Selon ton jugement, supposes-tu que tel homme est meilleur et tel
autre pire, ou alors juges-tu que tous sont semblables ?
– Pas du tout.
– Ainsi donc, dans la cité que nous avons fondée, crois-tu que les
meilleurs hommes que nous aurons produits seront les gardiens, eux qui
auront bénéficié de l'éducation que nous avons proposée, ou alors s'agira-t-
il des savetiers, eux qui auront été instruits dans l'art de la cordonnerie ?
– Tu poses là une question ridicule, dit-il.
– Je comprends, dis-je. Mais alors, parmi tous les citoyens, ne sont-ce pas
les premiers qui sont les meilleurs ? [456e]
– Et de beaucoup.
– Mais alors, les femmes aptes à la fonction de garder ne seront-elles pas
elles-mêmes les meilleures parmi les femmes ?
– Et là aussi, de beaucoup.
– Et quoi de meilleur pour une cité que de produire en son sein les
femmes et les hommes les meilleurs possible ?
– Non, il n'y a rien de meilleur.
– Et c'est cela qu'accompliront la musique et la gymnastique, lorsqu'on
les appliquera comme nous venons de l'exposer ? [457a]
– Comment en serait-il autrement ?
30 30
– Ce n'est donc pas seulement une législation réalisable que nous
avons instituée, mais encore la meilleure qui soit pour une cité.
– Oui, c'est le cas.
– Il faudra dès lors que les femmes des gardiens se dépouillent de leurs
vêtements 31 31, puisqu'elles se couvriront d'excellence au lieu de manteaux,
et il faut aussi qu'elles participent à la guerre comme à tout ce qui concerne
la garde de la cité, et elles ne doivent s'occuper de rien d'autre. De toutes
ces tâches cependant, il faut confier aux femmes une part plus légère qu'aux
hommes, compte tenu de la faiblesse de leur genre. [457b] Quant à l'homme
qui tourne en ridicule les femmes qui s'exercent nues, alors qu'elles
s'adonnent à la gymnastique en vue de la fin la meilleure, “il cueille un fruit
de sagesse qui n'est pas mûr” et il ne semble pas savoir de quoi il se moque,
ni même ce qu'il fait. Car voilà bien en effet la plus belle maxime qu'on
32 32
puisse répéter, à savoir que c'est le bénéfique qui est beau , et le nuisible
qui est laid.
– Oui, absolument.
– Pouvons-nous affirmer qu'en nous exprimant sur cette législation
relative aux femmes, nous échappons à quelque chose qui, dans les
33 33
circonstances, ressemble à un raz de marée , de sorte que nous ne
sommes pas entièrement submergés en proposant que nos gardiens et aussi
les gardiennes s'occupent de toutes leurs tâches en commun [457c] et que
notre discours s'accorde pour ainsi dire avec lui-même quand il énonce des
propositions aussi réalisables que bénéfiques ?
– Et ce n'est certes pas à une petite vague que tu échappes là ! dit-il.
– Tu ne diras pas qu'elle était grosse, repris-je, quand tu auras vu celle qui
vient après.
– Parle, que je la voie, dit-il.
– À cette législation, dis-je, ainsi qu'à toutes celles qui ont précédé, je
pense, fait suite la législation que voici.
– Laquelle ?
– Que ces femmes soient toutes communes à tous ces hommes, [457d] et
qu'aucune ne cohabite avec aucun en privé ; que les enfants également
soient communs, et qu'un parent ne sache pas lequel est sa progéniture, ni
un enfant son parent.
– Cela va susciter une perplexité encore plus considérable que la
législation précédente, dit-il, tant pour ce qui est de la réalisabilité que du
caractère bénéfique.
– Je ne pense pas, dis-je, qu'on puisse contester, en ce qui concerne le
caractère bénéfique, que ce soit un bien excellent que les femmes soient
communes et que les enfants soient communs, si toutefois cela est
34 34
possible . Je pense par ailleurs que sur la question du caractère réalisable
ou non, il se produira une contestation très vive. [457e]
– C'est sur l'une et l'autre, dit-il, qu'on peut prévoir pas mal de
controverse.
– Tu présentes, dis-je, un système d'arguments, alors que de mon côté, je
croyais pouvoir me dégager au moins de l'autre question, à savoir si cela
t'était apparu bénéfique, et dès lors il ne me serait resté que la question de
savoir si c'est réalisable ou non.
– Eh bien, ton mouvement de dégagement n'est pas passé inaperçu, dit-
il ; présente-moi plutôt les arguments pour l'une et pour l'autre.
– Il faut se soumettre, dis-je, à la justice ! Accorde-moi cependant la
faveur suivante. [458a] Autorise-moi un petit congé, comme les paresseux
qui ont l'habitude de nourrir leur pensée par eux-mêmes, lorsqu'ils
déambulent en solitaires. Ce genre d'hommes en effet, avant même de se
mettre en quête du moyen de réaliser ce qu'ils souhaitent, s'en
désintéressent, afin de n'avoir pas à s'épuiser en délibérations sur ce qui est
réalisable et sur ce qui ne l'est pas. Ils présument que ce qu'ils désirent se
trouve réellement à leur portée, et dès lors ils mettent en ordre le reste et se
réjouissent à l'examen détaillé de ce qu'ils feront une fois la chose réalisée,
rendant ainsi leur âme déjà paresseuse plus paresseuse encore. [458b] Alors
maintenant, moi aussi je me ramollis, et j'ai bien envie de repousser à plus
tard la tâche d'examiner cette question de la possibilité. Pour le moment, en
présumant qu'il s'agit de choses réalisables, j'examinerai avec ta permission
comment les dirigeants mettront tout cela en ordre une fois cet état de
choses arrivé, et aussi pourquoi, si ces choses se réalisaient, ce serait tout à
fait utile pour la cité et pour les gardiens. Voilà ce que je vais tenter
d'examiner en premier de concert avec toi, en remettant les questions
précédentes à plus tard, si tu me laisses faire.
– Je te laisse faire, bien entendu, dit-il ; vas-y de ton examen.
– Je pense donc, repris-je, que s'ils sont dignes de ce nom, [458c] les
dirigeants ainsi que ceux qui dans ces domaines sont leurs auxiliaires
consentiront, pour ce qui est de ces derniers, à faire ce qu'on leur aura
ordonné, et pour ce qui est des premiers, à leur donner des ordres ; ils le
feront dans certains cas en obéissant eux-mêmes aux lois, et dans d'autres
cas, pour lesquels nous nous en remettrons à eux, en imitant ces lois 35 35.
– C'est probable, dit-il.
– Quant à toi donc, dis-je, toi qui es pour eux le législateur, de la même
manière que tu as choisi les hommes, tu choisiras pour eux également les
femmes et tu les attribueras autant que possible en fonction d'un naturel
36 36
similaire . Comme ils auront en commun leurs logements et aussi les
repas collectifs 37 37, et qu'aucun d'entre eux ne possédera privément rien de
tel, ils seront dès lors ensemble, [458d] et c'est ensemble qu'ils se mêleront
dans les gymnases aussi bien que dans toute leur formation et que, en vertu
d'une nécessité que je crois quasi naturelle, ils seront poussés à s'unir 38 38 les
uns aux autres. Ne crois-tu pas que nous parlions ici de réelles nécessités ?
– De nécessités qui ne sont pas géométriques, dit-il, mais bien érotiques,
et qui risquent d'être plus stimulantes que les autres pour convaincre et
entraîner la masse du peuple.
– Oui certainement, dis-je. Mais après cela, Glaucon, qu'ils s'unissent les
uns aux autres ou qu'ils fassent quoi que ce soit d'autre de manière
désordonnée, [458e] cela ne sera pas pieux dans une cité de gens heureux,
et les dirigeants ne le permettront pas.
– Ce n'est guère juste, en effet, dit-il.
– Il est donc clair que notre prochaine tâche est de donner aux mariages
le caractère le plus sacré 39 39 possible. Ceux qui seraient sanctifiés seraient
les plus bénéfiques.
– Oui, absolument. [459a]
– Or, comment seront-ils les plus bénéfiques ? Je te le demande, Glaucon.
Je vois bien dans ta maison des chiens de chasse et quantité d'oiseaux de
race. N'as-tu pas, par Zeus, consacré quelque soin à leurs unions et à la
reproduction ?
– Comment l'entends-tu ?
– D'abord, parmi ces oiseaux, bien qu'ils soient de race, n'y en a-t-il pas
certains qui sont les meilleurs et qui se développent comme tels ?
– Il y en a.
– Et est-ce que tu favorises également la reproduction de tous, ou te
préoccupes-tu surtout de la reproduction des meilleurs ?
– Des meilleurs.
[459b] – Eh bien, surtout des plus jeunes ou bien des plus vieux, ou
encore de ceux qui ont atteint la maturité ?
– De ceux qui ont atteint la maturité.
– Et si on ne favorisait pas la reproduction de cette manière, crois-tu que
la race des oiseaux et celle des chiens seraient chez toi nettement
inférieures ?
– C'est mon avis, dit-il.
– Et que crois-tu qu'il arriverait à la race des chevaux, dis-je, et à celle
des autres animaux ? Crois-tu qu'il en irait autrement ?
– Ce serait bien étonnant, dit-il.
– Oh là là, dis-je, mon cher compagnon, mais il faut alors que nos
dirigeants soient au plus haut point éminents, si toutefois il en va de même
pour la race des êtres humains. [459c]
– Il en va certes ainsi, dit-il, mais quel est ton point ?
– C'est qu'il y a nécessité pour eux, repris-je, de recourir à l'usage de
nombreuses drogues. Prenons le cas d'un médecin : pour des corps qui ne
requièrent pas de drogues, mais qui appartiennent à des gens qui veulent se
soumettre à une diète, nous sommes d'avis qu'un médecin même médiocre
suffit ; mais lorsqu'il devient nécessaire de recourir aux drogues, nous
savons qu'il faut un médecin plus audacieux 40 40.
– C'est vrai, mais quel est le rapport ?
– Le rapport est le suivant, dis-je. C'est à une quantité considérable de
41 41
mensonges et de tromperies que nos dirigeants risquent de devoir
recourir dans l'intérêt de ceux qui sont dirigés. [459d] Nous avons déclaré
quelque part 42 42 que toutes les choses de ce genre étaient utiles, en tant
qu'elles relèvent des drogues.
– Et c'était à juste titre, dit-il.
– Eh bien maintenant, dans les mariages 43 43 ainsi que dans la procréation,
il semble bien que la justesse de ce jugement ne soit pas moindre.
– Comment cela ?
– Il faut, dis-je, selon les points sur lesquels nous sommes tombés
d'accord, que les hommes les meilleurs s'unissent aux femmes les
meilleures le plus souvent possible, et le plus rarement possible pour les
plus médiocres s'unissant aux femmes les plus médiocres ; il faut aussi
nourrir la progéniture des premiers 44 44, et non celle des autres, [459e] si on
veut que le troupeau soit de qualité tout à fait supérieure ; et il faut enfin
que tout cela se produise hors de la connaissance de tous, sauf des
dirigeants eux-mêmes, si justement la troupe des gardiens doit être le plus
possible exempte de dissension interne.
– C'est tout à fait correct, dit-il.
– Il faudra donc des législations instituant certaines fêtes au cours
desquelles nous rassemblerons les promises et les promis ; il faudra
également des sacrifices [460a] et des hymnes composés par nos poètes,
convenant expressément aux cérémonies des mariages. Nous laisserons aux
dirigeants la question du nombre des mariages 45 45, afin que le plus possible
ils préservent le même nombre d'hommes, compte tenu des guerres, des
maladies et de tous les facteurs de ce genre et afin d'éviter que la cité ne
devienne plus grande ou plus petite.
– Avec raison, dit-il.
– Je pense aussi qu'il faudra faire des tirages au sort 46 46 sophistiqués, de
manière que l'homme médiocre, après chaque union, en rende le sort
responsable, et non les dirigeants.
– Oui, certainement, dit-il. [460b]
– Quant à ceux des jeunes qui excellent de leur côté, à la guerre ou
ailleurs, il faut bien entendu leur accorder des privilèges, et toutes sortes de
récompenses, en particulier une liberté plus généreuse de partager leur
couche avec les femmes, de façon telle qu'en même temps, en vertu de ce
prétexte, le plus grand nombre possible d'enfants soient conçus par la
semence de tels hommes.
– Oui, c'est bien.
– Et donc les enfants nés de ces unions seront toujours pris en charge par
ceux qui ont la responsabilité de veiller sur eux – qu'il s'agisse d'hommes ou
de femmes, ou des deux ensemble –, car ces responsabilités sont bien sûr
communes aux femmes et aux hommes ?
– Oui.
[460c] – Recevant donc les enfants de ceux qui sont excellents, je pense
qu'ils les conduiront dans l'enclos auprès de certaines nourrices qui habitent
à l'écart, dans un endroit réservé de la cité. Quant à la progéniture de ceux
47 47
qui ont moins de valeur , et dans tous les cas où naîtrait chez les
premiers un enfant malformé, ils les cacheront comme il convient dans un
endroit secret et isolé.
– Si on veut, dit-il, que la race des gardiens soit pure.
– Ces responsables s'occuperont donc des soins des nourrissons, et ils
amèneront les mères dans l'enclos quand elles auront les montées de lait,
[460d] employant toute espèce de stratagème 48 48 pour faire en sorte
qu'aucune ne reconnaisse le sien. Ils en feront venir d'autres qui ont du lait,
si les premières ne devaient plus être capables d'allaiter, et ils auront soin
que chacune d'entre elles n'allaite que pendant une période de temps bien
mesurée, et ils confieront les veilles et les autres soins aux gouvernantes et
aux nourrices.
– D'après ce que tu dis, dit-il, il sera très facile pour les femmes des
gardiens de concevoir des enfants.
– C'est ce qui convient, dis-je. Mais exposons la suite de ce que nous
avions proposé. Nous avons affirmé que la progéniture devait être
engendrée par ceux qui ont atteint la maturité.
– C'est vrai. [460e]
– Eh bien, es-tu d'avis comme moi que la durée moyenne de la maturité
est de vingt années pour une femme et de trente pour un homme ?
– De quelles années s'agit-il pour eux, dit-il ?
– Pour la femme, dis-je, elle peut enfanter pour la cité en commençant à
sa vingtième année et jusqu'à sa quarantième année ; pour l'homme, de son
côté, dès le moment où il atteint le sommet de sa performance à la
49 49
course , qu'il engendre pour la cité à partir de là jusqu'à l'âge de
cinquante-cinq ans. [461a]
– Pour l'un et pour l'autre, en effet, dit-il, cela correspond à la maturité du
corps et de l'esprit.
– Ainsi donc, toutes les fois que parmi eux un plus vieux ou un plus jeune
que cet âge s'engagera dans la procréation pour la communauté, nous
déclarerons qu'il s'agit d'une faute impie et injuste, dans la mesure où elle
fait naître pour la cité un enfant qui, s'il demeure caché, aura été conçu et
grandira sans la protection des sacrifices et des prières que les prêtresses et
les prêtres, de même que la cité toute entière, offriront à l'occasion de
chaque mariage pour que les enfants nés de parents excellents soient
meilleurs, et pour que les enfants nés de parents utiles à la cité soient encore
plus utiles qu'eux, [461b] alors que cet enfant-là aura été conçu dans
l'ombre, par suite d'une terrible incapacité de se dominer.
– Nous aurons raison, dit-il.
– Ce sera la même législation, dis-je, si l'un de ceux qui sont encore en
âge de procréer s'attache à l'une des femmes qui sont dans cette période de
leur vie, sans qu'un dirigeant ne les ait unis. Nous déclarerons en effet que
cet homme impose à la cité un enfant bâtard, dépourvu de toute légitimité et
de toute consécration.
– Nous aurons tout à fait raison, dit-il.
– Mais lorsque, par ailleurs, les femmes et les hommes auront dépassé
l'âge d'engendrer, nous laisserons, je pense, les hommes quasiment libres de
s'unir avec qui ils veulent, [461c] sauf avec leur fille, leur mère, les filles de
leurs filles et les femmes en remontant plus haut que la mère ; il en sera de
même pour les femmes : sauf avec leur fils, leur père, et les parents de
ceux-ci en ligne ascendante ou descendante. Instruits de toutes ces
restrictions, ils auront à cœur par-dessus tout de ne jamais faire voir la
lumière du jour 50 50, ne fût-ce qu'à un seul fruit de la grossesse, si d'aventure
il avait été conçu ; et dans le cas où l'un d'eux vient à voir le jour malgré
tout, qu'on en dispose de telle façon qu'il n'y ait aucune subsistance pour lui.
– Ces propositions, dit-il, sont mesurées. [461d] Mais quel moyen 51 51
auront-ils pour distinguer les uns des autres leurs pères, leurs filles et tous
les parents que tu mentionnais tout à l'heure ?
– Ils n'en auront pas le moyen, dis-je. Mais à compter du jour où l'un
d'eux devient l'époux promis, tous les enfants qui seront nés dans les dix
52 52
mois , et même le septième mois suivant, tous ceux-là qui sont des
enfants de sexe masculin, il les appellera ses fils, et les enfants de sexe
féminin ses filles, et eux l'appelleront père. De la même façon, leurs enfants
à eux, il les appellera petits-enfants, et ceux-ci à leur tour l'appelleront
grand-père (et aussi grand-mère). Quant à ceux qui seront nés durant la
période où leurs mères et leurs pères engendraient, ils s'appelleront frères et
sœurs, [461e] en conséquence de quoi, comme nous le disions tantôt, ils ne
s'attacheront pas les uns aux autres. La législation accordera que des frères
53 53
et des sœurs cohabitent , si le tirage au sort en décide et que la Pythie y
donne son consentement.
– Il s'agira de mesures tout à fait correctes, dit-il.
– Telle est donc, Glaucon, cette communauté des femmes et des enfants
pour les gardiens de ta cité. Qu'elle s'avère cohérente avec le reste de la
constitution politique et tout à fait la meilleure, il faut en donner
confirmation ensuite par le moyen de notre argumentation. Comment
procéderions-nous autrement ? [462a]
– Par Zeus, de cette manière même, dit-il.
– Est-ce qu'alors le point de départ de notre accord ne serait pas de nous
demander à nous-mêmes quel est le plus grand bien que nous puissions
formuler en vue de l'organisation de la cité, ce bien que le législateur doit
viser quand il établit les lois, et de même quel est le plus grand mal ? Et
ensuite d'examiner si ce que nous venons d'exposer à l'instant s'harmonise
heureusement avec ce qui constitue pour nous la trace du bien, et ne
s'harmonise pas avec celle du mal ?
– Par-dessus tout, dit-il.
– Or, existe-t-il pour une cité un mal plus grand 54 54 que celui qui la
déchire et la morcelle au lieu de l'unifier ? [462b] Existe-t-il un plus grand
bien que ce qui en assure le lien et l'unité ?
– Nous n'en connaissons pas.
– Or, la communauté du plaisir et de la peine lie ensemble, lorsque tous
les citoyens se réjouissent ou s'affligent autant que possible de la même
manière de leurs gains ou de leurs pertes ?
– Oui certainement, dit-il.
– Et c'est au contraire l'expression individuelle des sentiments de ce
genre qui divise, lorsque les uns souffrent et que les autres trouvent motif à
se réjouir des mêmes événements qui affectent la cité et ceux qui en sont les
citoyens ? [462c]
– Comment ne serait-ce pas le cas ?
– Est-ce que justement cela ne provient pas du fait que dans la cité on ne
prononce pas en même temps des expressions comme “c'est à moi” et “ce
n'est pas à moi” ? et de la même manière pour “cela appartient à quelqu'un
d'autre” ?
– Parfaitement.
– De quelque cité que ce soit donc, si la majorité pour le même sujet et
dans la même mesure dit d'une chose “c'est la mienne” et “ce ne n'est pas à
moi”, on dira de cette cité qu'elle est la mieux administrée ?
– Oui, et de beaucoup.
– Et c'est bien cette cité qui se rapproche le plus d'une personne
unique 55 55 ? De la même manière, s'il arrive que l'un de nous se blesse au
doigt 56 56, alors tout l'organisme qui attache ensemble le corps et l'âme dans
un système unique, placé sous l'autorité du principe directeur, [462d]
éprouve en lui-même la blessure, et il souffre tout entier en même temps
que la partie qui a mal. C'est en ce sens, n'est-ce pas, que nous disons que la
personne a mal au doigt, et que nous tenons le même langage pour tout
autre élément qui constitue l'être humain, qu'il s'agisse de la souffrance
d'une partie affectée par la douleur ou du plaisir d'une autre qui est guérie ?
– C'est bien le même langage, dit-il. Et quant à ce que tu demandes, c'est
en effet la cité qui se rapproche le plus de cet homme-là qui est la cité la
mieux gouvernée.
– Dès lors, je crois, lorsqu'un des citoyens éprouvera quoi que ce soit de
bien ou de mal, [462e] une telle cité se trouvera tout à fait en position
d'affirmer que l'élément qui est affecté lui appartient et elle se réjouira ou
souffrira tout entière avec lui.
– Nécessairement, dit-il, s'il s'agit d'une cité qui a de bonnes lois.
– Le temps est venu, dis-je, de revenir à notre cité et d'examiner en elle
les traits sur lesquels nous sommes tombés d'accord dans notre discussion,
pour savoir si c'est bien elle qui possède au plus haut degré ces traits, ou
alors si quelque autre cité les possède plus que la nôtre.
– C'est bien ce qu'il faut faire en effet, dit-il. [463a]
– Eh bien, qu'en est-il ? Il existe, n'est-ce pas, dans les autres cités aussi,
des dirigeants et un peuple, comme il en existe dans celle-ci également ?
– Il en existe.
– Tous ceux-là se donnent les uns les autres le nom de citoyens ?
– Comment ne serait-ce pas le cas ?
– Mais en plus de s'appeler du nom de citoyens, comment dans les autres
cités le peuple nomme-t-il les dirigeants ?
– Dans la plupart des cités, il les nomme “despotes”, mais dans les cités
qui ont des régimes démocratiques, ils s'en tiennent au même nom,
“dirigeants”.
– Mais qu'en est-il du peuple dans notre cité ? En plus d'être des
“citoyens”, que dit-il que sont les dirigeants ? [463b]
– Ils sont des protecteurs 57 57, et aussi des auxiliaires, dit-il.
– Et eux, comment appellent-ils le peuple ?
– Ils les appellent “donneurs de salaires” et aussi “nourriciers”.
– Et dans les autres cités, comment les dirigeants appellent-ils leurs
peuples ?
– “Esclaves 58 58 ”, dit-il.
– Et comment les dirigeants s'appellent-ils les uns les autres ?
– “Codirigeants”, dit-il.
– Et comment s'appellent les nôtres ?
– “Cogardiens”.
– Peux-tu dire alors si, parmi les dirigeants des autres cités, l'un d'eux
peut appeler l'un de ceux qui codirigent avec lui un parent 59 59, et tel autre
quelqu'un d'étranger à sa parenté ?
– Oui, plusieurs.
– Il considère donc celui qui est proche comme l'un des siens et il le dit,
alors que celui qui est extérieur, [463c] il ne le considère pas comme l'un
des siens ?
– Oui, c'est bien ainsi.
– Mais qu'en est-il de tes gardiens ? Est-il possible que l'un d'entre eux
considère l'un de ses cogardiens comme quelqu'un qui ne fait pas partie de
ses parents, ou encore qu'il s'adresse à lui de cette manière ?
– Aucunement, dit-il, car pour chacun de ceux qu'il rencontrera, c'est un
frère ou une sœur, ou un père et une mère, un fils ou une fille, ou les
descendants ou les aïeuls de ceux-ci qu'il croira rencontrer.
– Tu dis là des choses excellentes, dis-je, mais continue encore un peu.
Leur imposeras-tu par la législation de seulement recourir à ces noms de
parenté, ou bien aussi d'accomplir toutes les actions [463d] qui
correspondent à ces noms ? Par exemple, à l'égard des pères, toutes ces
actions que la loi prescrit en matière de respect, de sollicitude et de
soumission envers ceux qui sont nos géniteurs, faute de quoi il ne se
produira rien de bien, venant des dieux ou des hommes, pour celui qui
accomplirait des actions qui ne seraient ni pieuses ni justes, si on agissait
autrement ? Pour toi, ces préceptes sont-ils bien ceux que tous les citoyens
ne cesseront de murmurer aux oreilles des enfants, dès leur plus jeune âge,
au sujet de leurs pères – en tout cas de ceux qu'on leur présentera comme
tels –, et au sujet de leurs autres parents, ou s'agit-il d'autre chose ? [463e]
– Ce sont bien ceux-là, dit-il. Il serait en effet ridicule qu'ils fassent
seulement proclamer les noms de parenté, sans les tâches qui leur
correspondent.
– Ainsi donc, parmi toutes les cités, c'est surtout dans la nôtre qu'ils
s'exprimeront en harmonie à propos de quelqu'un qui réussit quelque chose
ou qui y échoue, en ayant recours à l'expression que nous mentionnions tout
à l'heure, à savoir “ce qui est mien réussit” ou alors “ce qui est mien
échoue”.
– C'est tout à fait vrai, encore une fois, dit-il. [464a]
– Or, justement, n'avons-nous pas affirmé, suivant la conviction liée à
cette expression, qu'il en découle que les plaisirs tout autant que les peines
sont affaire commune ?
– Et nous avons eu raison de l'affirmer.
– Par conséquent, ce que nos citoyens posséderont le plus en commun,
c'est cela même qu'ils désigneront comme “ce qui est à moi 60 60 ” ? Et c'est
bien en possédant en commun cela qu'ils auront une parfaite communauté
de peine et de plaisir ?
– Oui, une grande communauté.
– Or, précisément, la cause n'en est-elle pas, outre l'organisation
61 61
générale , la communauté des femmes et des enfants chez les gardiens ?
– Oui, c'est certainement la cause principale, dit-il. [464b]
– Mais nous nous sommes mis d'accord pour reconnaître que c'est là le
plus grand bien pour une cité, en comparant une cité bien administrée à un
corps, pour le rapport qu'il entretient avec une partie de lui-même quant à la
peine et au plaisir.
– Et c'est à juste titre, dit-il, que nous nous sommes accordés là-dessus.
– Dès lors, la cause du plus grand bien pour la cité nous est apparue
comme étant la communauté des enfants et des femmes chez les
auxiliaires 62 62.
– Oui, c'est juste.
– Et de la sorte, nous sommes aussi d'accord avec ce qui été dit avant 63 63.
Nous avions en effet affirmé, n'est-ce pas, qu'ils ne devaient posséder ni
maisons privées, ni terre, ni bien, [464c] mais qu'ils devaient recevoir leur
subsistance des autres, comme salaire de leur garde, et la dépenser tous en
commun, s'ils voulaient être réellement des gardiens.
– Avec raison, dit-il.
– Eh bien, est-ce que, comme je le soutiens, les propositions qui ont été
formulées antérieurement, ajoutées à ce que nous venons de dire, ne
contribuent pas à faire d'eux de véritables gardiens, en évitant qu'ils ne
déchirent la cité de part en part en leur disant non pas la même chose, mais
les uns une chose, les autres une autre chose ? L'un tirerait vers sa maison à
lui tout ce qu'il lui serait possible d'acquérir à l'écart des autres, l'autre vers
une autre maison, la sienne propre, [464d] et s'ils avaient une femme et des
enfants différents, ils feraient de leurs plaisirs et de leurs peines des affaires
privées, puisqu'ils seraient des individus privés. À l'opposé, s'ils
partageaient la même conviction concernant leur foyer, ne tendraient-ils pas
tous vers la même chose et n'éprouveraient-ils pas autant que possible de la
même manière la peine et le plaisir ?
– Oui, parfaitement, dit-il.
– Mais alors quoi ? Les procès et les plaintes des uns contre les autres ne
disparaîtront-ils pas pour ainsi dire d'eux-mêmes, du fait qu'on ne possédera
rien de privé, exception faite de son corps, tout le reste étant commun ?
[464e] D'où justement il résultera, n'est-ce pas, qu'ils seront eux exempts de
64 64
discorde , de toutes ces discordes dans lesquelles les hommes trouvent
motif à dissension du fait de la possession de richesses, d'enfants et de
parents ?
– Ils en seront nécessairement délivrés, dit-il.
– Et de plus, on ne trouverait légitimement chez eux aucun procès pour
cause de violence ou de voies de fait. Nous serions enclins à dire en effet
qu'il est beau et juste que des hommes se défendent 65 65 contre ceux de leur
âge, posant ainsi comme une nécessité le soin apporté au corps.
– Avec raison, dit-il. [465a]
– Et cette législation, dis-je, a également raison sur le point suivant : si
jamais quelqu'un se met en colère contre quelqu'un d'autre, s'il réduit son
agressivité par ce moyen de défense, il sera moins porté vers des
dissensions plus graves.
– Oui, exactement.
– C'est à l'homme plus âgé, par ailleurs, qu'il aura été prescrit de diriger
tous les plus jeunes et aussi de les corriger.
– C'est clair.
– Il est aussi clair qu'un plus jeune, sauf dans les cas où les dirigeants le
lui ordonneraient, ne doit jamais entreprendre, comme il est normal, de faire
violence à un homme plus vieux ni de le frapper. Et je pense qu'il ne lui
manquera jamais de respect, sous aucune considération. Un double gardien
l'en empêchera, [465b] la crainte et aussi la pudeur : la pudeur en le retenant
de toucher aux géniteurs, et la crainte d'autre part, puisque les autres se
porteront au secours de celui qui a été attaqué, les uns en tant que fils, les
autres en tant que frères ou père.
– Oui, c'est bien ainsi que cela se passe, dit-il.
– Ainsi donc, grâce aux lois, les hommes vivront à tous égards en paix les
uns avec les autres ?
– Oui, entièrement en paix.
– Comme, par ailleurs, ils n'ont eux-mêmes aucune dissension entre eux,
il n'y a aucun danger que jamais le reste de la cité ne devienne factieuse, ni
envers eux, ni envers ses membres.
– Non, en effet.
– Quant aux [465c] maux de moindre importance dont ils se trouveraient
délivrés, j'hésite à en parler en raison de leur caractère peu convenable : la
flatterie des pauvres à l'égard des riches, l'épreuve de leur indigence et la
misère de tous ces tracas quand on élève des enfants et qu'on est contraint
de ramasser de l'argent pour subvenir aux besoins de ses proches ; les dettes
que l'on contracte, celles que l'on rembourse ; les provisions sur lesquelles
on veut par tous les moyens mettre la main, pour les femmes et les gens de
la maison, en les leur confiant pour qu'ils les administrent. La quantité de
tracas, mon ami, qu'on subit en rapport avec ces affaires, leur diversité, c'est
bien clair, tout cela est sans noblesse et ne vaut pas qu'on en parle. [465d]
– C'est bien clair, en effet, dit-il, même pour un aveugle.
– Ils seront donc délivrés de tous ces maux et ils vivront une vie
absolument bienheureuse, plus encore que celle des vainqueurs
66 66
d'Olympie .
– Comment ?
– Ces derniers ne connaîtront en quelque sorte qu'une fraction du bonheur
qui sera le lot des gardiens. Leur victoire à eux est en effet plus belle et
l'entretien public dont ils sont l'objet est plus complet. Ils vainquent en effet
d'une victoire qui est le salut de la cité tout entière et ils sont eux-mêmes,
ainsi que leurs enfants, soutenus par l'entretien public pour tout le reste de
ce qui est nécessaire à l'existence. Leur cité leur accorde des privilèges au
cours de leur vie, [465e] et quand ils sont morts ils reçoivent en partage un
noble tombeau.
– Excellent, dit-il.
– Te souviens-tu 67 67 alors, dis-je, qu'au cours de notre entretien, nous
avons été assaillis par l'argument de je ne sais plus qui à l'effet que nous ne
rendrions pas les gardiens heureux, [466a] eux qui pourraient posséder tout
ce qui appartient aux citoyens, mais qui en fait n'en posséderaient rien ?
Nous avons dit, n'est-ce pas, que nous examinerions cette question plus
tard, si elle devait surgir, mais que nous étions alors en train de produire des
gardiens qui seraient d'authentiques gardiens, et de façonner la cité qui
serait, dans la mesure de nos moyens, la plus heureuse qui soit, et non pas
de considérer un seul groupe social dans la cité pour le rendre, lui, heureux.
– Je m'en souviens, dit-il.
– Et alors ? La vie de nos auxiliaires 68 68, si vraiment elle paraît bien plus
belle et bien meilleure que celle des vainqueurs à Olympie, [466b] est-ce
qu'elle ne semble pas à certains égards comparable à la vie des cordonniers,
ou à celle de certains autres artisans, ou à celle des agriculteurs ?
– Non, il ne me semble pas, dit-il.
– Mais pourtant, ce que je disais à cette occasion-là, il est juste de le
reprendre à présent. Si le gardien doit entreprendre d'être heureux au point
de ne plus être gardien, et s'il ne se satisfait plus d'une vie ainsi mesurée et
convenable, et qui constitue selon nos dires la vie la meilleure, mais si au
contraire une conception insensée et juvénile du bonheur s'empare de lui
[466c] et le pousse à s'approprier par son pouvoir tous ces biens qui se
trouvent dans la cité, alors il se rendra compte qu'Hésiode 69 69 était
réellement sage, lui qui disait que la moitié vaut d'une certaine façon plus
que le tout.
– S'il a recours à moi comme conseiller, il en restera à cette vie-là.
– Tu es donc d'accord, dis-je, avec la communauté des femmes et des
hommes dont nous avons fait l'exposé, en matière d'éducation, d'enfants et
de garde des autres citoyens ? Tu es d'accord que les hommes et les femmes
doivent garder en commun, soit en demeurant dans la cité, soit en allant à la
guerre, et qu'ils doivent chasser ensemble comme chez les chiens, [466d] et
qu'ils doivent autant que possible de toutes les façons accomplir toute chose
en commun ? Et en faisant les choses de cette manière, ils réaliseront donc
les choses les plus belles et rien qui soit contraire à la nature de la femme
dans son rapport à l'homme, dans la mesure où chacun des sexes existe par
nature en communauté avec l'autre ?
– Je suis bien d'accord, dit-il.
– Voici par conséquent, dis-je, ce qu'il reste à déterminer : est-il vraiment
possible que cette communauté advienne chez les êtres humains, comme
elle existe chez les autres animaux, et comment cela sera-t-il possible ?
– Par ces paroles, tu prends les devants sur ce que je m'apprêtais à
soulever. [466e]
– En ce qui concerne ceux qui sont engagés dans la guerre, dis-je, la
manière dont ils feront la guerre est assez claire, je pense.
– Comment cela ? dit-il.
– Ils feront campagne ensemble, et ils mèneront à la guerre ceux des
enfants qui sont vigoureux, afin qu'ils observent bien, comme les enfants
des autres artisans, les activités dont ils devront être les artisans à leur tour,
une fois devenus adultes. [467a] En plus de cette observation, ils serviront à
leur poste et fourniront assistance pour tout ce qui concerne la guerre, et ils
prendront soin des pères et des mères. N'as-tu pas remarqué, dans le cas des
autres métiers, comment, par exemple, les enfants des potiers pendant
longtemps observent tout en apportant leur aide, avant de s'atteler eux-
mêmes au travail de la poterie ?
– Si, certainement.
– Est-ce qu'il faudra donc aux potiers éduquer leurs enfants avec plus de
soin que les gardiens, autant par l'expérience que par l'observation des
tâches qui leur reviennent ?
– Ce serait tout à fait ridicule, dit-il.
– Et de surcroît tout animal combat de manière différente, [467b] si ceux
qu'il a conçus sont présents.
– C'est bien le cas. Mais il y a un danger, Socrate, et non des moindres :
s'ils doivent être vaincus, chose qui est fréquente à la guerre, c'est qu'ils ne
causent la perte de leurs enfants en plus de la leur et ne rendent le reste de la
cité incapable de s'en relever.
– Tu dis vrai, dis-je, mais toi, penses-tu que le plus important à prévoir
soit d'éviter toute espèce de danger ?
– Pas du tout.
– Eh bien ? Si jamais il faut courir un danger, n'est-ce pas dans la
situation où ils deviendront meilleurs en se comportant de manière
correcte ?
– C'est bien clair. [467c]
– Mais penses-tu que cela n'ait aucune conséquence, et que cela ne vaille
pas le danger encouru, que leurs enfants qui s'apprêtent à devenir des
hommes de guerre observent ou non les réalités de la guerre ?
– Non, je pense plutôt que cela fait une différence quant à ce que tu dis.
– Par conséquent, il sera donc requis de faire en sorte que les enfants
soient observateurs de la guerre, et de chercher par ailleurs à leur procurer
la sécurité, et tout ira bien, n'est-ce pas ?
– Oui.
– Or, justement, dis-je, pour commencer, leurs pères ne seront-ils pas en
mesure, puisqu'il s'agit d'hommes qui ne sont pas ignorants, mais au
contraire d'experts en expéditions, de distinguer celles qui sont dangereuses
[467d] et celles qui ne le sont pas ?
– C'est probable, dit-il.
– Ils les conduiront donc dans certaines expéditions, et pour d'autres, ils
pèseront le pour et le contre.
– Avec raison.
– Et ils placeront bien sûr à leur tête pour être leurs dirigeants, dis-je, non
pas les plus médiocres d'entre eux, mais ceux que l'expérience et l'âge ont
70 70
rendus aptes à devenir des chefs et des pédagogues .
– C'est ce qui convient.
– Mais par contre, dirons-nous, plusieurs choses se produisent pour
nombre de gens autrement que ce qu'ils avaient prévu.
– Oui, en effet.
– C'est donc en prévision de tels événements, mon ami, qu'il est bien de
leur donner des ailes quand ils sont enfants, afin que, si cela devient
nécessaire, ils puissent s'échapper en s'envolant. [467e]
– Que veux-tu dire ? dit-il.
– Quand ils sont encore très jeunes, dis-je, il faut les faire monter à
cheval, et une fois qu'on leur a enseigné à monter, les conduire à ce champ
71 71
d'observation sur des chevaux qui ne seront ni impétueux ni combatifs,
mais qui auront le pas le plus léger possible et qui seront très dociles. De
cette manière, ils pourront très bien observer leur tâche et c'est ainsi qu'en
toute sécurité ils pourront, le cas échéant, s'échapper en suivant leurs chefs
plus âgés.
– Tu me sembles avoir raison, dit-il. [468a]
– Mais qu'en est-il, dis-je, de tout ce qui concerne le combat ? Comment
convient-il que tes soldats se comportent entre eux et à l'égard des
ennemis ? Est-ce que mes opinions sur ces questions te semblent correctes
ou non ?
– Dis-moi comment tu les conçois, dit-il.
– Celui qui parmi eux, dis-je, a abandonné son rang ou jeté ses armes, ou
72 72
qui lâchement a commis une action de ce genre, ne faut-il pas le réduire
73 73
à exercer le métier d'artisan ou d'agriculteur ?
– Si, certainement.
– Et celui qui est capturé vivant chez les ennemis, ne faut-il pas l'offrir en
cadeau à ceux qui l'ont fait prisonnier, pour qu'ils utilisent leur capture
comme ils le souhaitent ? [468b]
– Si, parfaitement.
– Celui qui, par contre, a excellé au combat et s'est acquis une réputation,
ne te semble-t-il pas qu'il doit être d'abord couronné, en cours d'expédition,
par les jeunes gens et aussi par les enfants qui prennent part ensemble à
l'expédition, chacun à tour de rôle ? Ou ne faut-il pas le faire ?
– Je suis de cet avis.
– Eh quoi, qu'on le salue de la main droite ?
– Oui, cela aussi.
– Mais voici quelque chose, je pense, dis-je, qui ne te semblera pas bien
avisé.
– Quel genre de chose ?
– Qu'il embrasse 74 74 chacun et soit embrassé par lui.
– Si, absolument, dit-il. Et je fais un ajout à cette législation : [468c] tant
et aussi longtemps qu'ils seront dans cette expédition, qu'aucun de ceux qu'il
souhaiterait embrasser ne puisse se refuser à lui, afin que si par hasard on
est amoureux de quelqu'un, d'un garçon ou d'une fille, que personne ne
mette plus de cœur à recevoir les trophées de l'excellence.
75 75
– Bien, dis-je. Que par ailleurs des mariages soient accessibles en
plus grand nombre pour les guerriers valeureux que pour les autres, et que
le choix se porte plus souvent vers de tels hommes que vers les autres, de
sorte que le plus grand nombre possible d'enfants soient engendrés par de
tels hommes, cela on l'avait déjà dit.
– Nous l'avions dit, en effet.
– Et de plus, [468d] même selon Homère il est juste d'honorer par de
telles récompenses ceux qui parmi les jeunes sont valeureux. C'est ainsi
qu'Homère dit qu'à Ajax, qui s'était illustré au combat,
on accorda l'honneur des morceaux du dos dans leur longueur 76 76
« [468e] afin que tout en les honorant, nous fortifiions les hommes et les
femmes de valeur.
– Paroles excellentes, dit-il.
78 78
– Soit ! Et parmi ceux qui seront morts durant l'expédition, pour celui
qui aura trouvé la mort en s'illustrant, ne devrons-nous pas déclarer sans
79 79
délai qu'il appartient à la race d'or ?
– Si, avant toute chose.
– Mais ne suivrons-nous pas Hésiode, quand il dit que lorsque certains
des hommes d'une telle race trouvent la mort, alors [469a]
… ils parviennent à l'état de démons purs habitant sur la terre,
valeureux, protégeant du mal, gardiens des hommes doués de la parole
[484a]
« Ainsi donc, Glaucon, repris-je, en ce qui concerne ceux qui sont
philosophes et ceux qui ne le sont pas, c'est en suivant le chemin d'une
discussion longue et quelque peu tortueuse que nous avons pu distinguer
qui sont les uns et qui sont les autres.
– Sans doute, dit-il, n'aurait-il guère été facile d'y parvenir par un chemin
rapide.
– Apparemment non, dis-je. Il me semble, en tout cas, que notre
discussion nous paraîtrait meilleure si nous n'avions eu que ce point à
débattre et s'il n'y avait eu nécessité de traverser les nombreuses questions 1 1
qui demeurent en suspens pour celui qui veut examiner en quoi la vie juste
diffère de la vie injuste. [484b]
– Que nous reste-t-il donc à débattre après ce point ?
– Quoi d'autre, repris-je, que ce qui s'ensuit ? Puisque les philosophes
sont ceux qui sont capables d'entrer en contact avec ce qui subsiste toujours
de manière identique et selon les mêmes termes, alors que ceux qui en sont
incapables et se perdent en se dispersant 2 2 entièrement dans les choses
multiples ne sont pas des philosophes, lesquels parmi eux faut-il choisir
comme chefs de la cité ?
– Mais comment pourrions-nous donc, en discutant de la question, les
désigner correctement ?
– Que ceux, quels qu'ils soient, repris-je, qui semblent capables de garder
les lois 3 3 et les coutumes des cités, soient institués gardiens.
– Bien, dit-il. [484c]
– N'est-ce pas là une chose évidente, repris-je ? Entre un aveugle et
quelqu'un à la vue perçante, à qui faut-il confier la garde de quoi que ce
soit ?
– Comment cela ne serait-il pas évident ? dit-il.
– En quoi donc les aveugles te semblent-ils différer de ceux qui sont
privés de la connaissance 4 4 de chacun des êtres en tant qu'il est réellement,
eux qui n'ont dans leur âme aucun modèle clair et qui sont incapables de
contempler, comme le peintre le fait, la vérité la plus élevée, de s'y
rapporter sans cesse et d'en tirer la vue la plus exacte possible, de manière à
établir ensuite, ici-bas 5 5, [484d] les règles des choses belles, des choses
justes et des choses bonnes 6 6, s'il y a encore lieu de le faire 7 7, et de
protéger par leur garde les règles déjà établies ?
– Non, par Zeus, répondit-il, il n'y a pas grande différence !
– Instituerons-nous de préférence comme gardiens ces aveugles, ou bien
plutôt ceux qui connaissent chaque être réel, eux qui d'ailleurs ne le cèdent
en rien 8 8 aux autres pour ce qui est de l'expérience et qui ne leur sont
inférieurs en aucun genre de mérite ?
– Il serait certainement absurde d'en choisir d'autres, dit-il, surtout s'ils ne
le cèdent en rien quant au reste ; ils l'emporteraient, en effet, par cela même
qui constitue la chose la plus importante, ou peu s'en faut, sur les premiers.
[485a]
– Ne devons-nous pas aborder maintenant la question de savoir de quelle
manière ces gardiens pourront posséder tout à la fois ces aptitudes
inhérentes à la connaissance et à l'expérience ?
– Oui, absolument.
– C'est ce que nous disions au début de cet entretien : il faut d'abord
connaître à fond leur naturel 9 9, et je crois que lorsque nous serons tout à
fait d'accord sur cette question, nous conviendrons que les mêmes
personnes peuvent détenir l'ensemble de ces aptitudes et qu'aucune autre,
hormis elles, ne doit être chef de la cité.
– Comment cela ?
– En ce qui concerne les naturels des philosophes, convenons d'abord de
ceci : [485b] ils sont toujours épris de cette science qui peut éclairer pour
eux quelque chose de cet être qui existe éternellement 10 10 et ne se dissipe
pas sous l'effet de la génération et de la corruption.
– Convenons-en.
– Et en outre, repris-je, reconnaissons qu'ils sont amoureux de l'essence
tout entière 11 11, et qu'ils n'en abandonnent de leur plein gré aucune partie,
petite ou grande, précieuse ou sans valeur, comme nous l'avons expliqué au
12 12
cours de nos discussions antérieures sur ceux qui recherchent les
13 13
honneurs et sur les êtres érotiques .
– Tu as raison, dit-il.
– Considère maintenant une qualité supplémentaire et vois s'il n'est pas
nécessaire de la trouver dans le naturel [485c] de ceux qui doivent être tels
que nous les avons décrits.
– Laquelle ?
– La sincérité 14 14, et la volonté de ne jamais admettre de plein gré le
mensonge, mais de le détester au contraire et de chérir la vérité.
– Il semble bien, dit-il.
– Il n'est pas seulement probable, mon cher ami, mais absolument
nécessaire que celui qui, par sa nature, est plein de dispositions amoureuses
chérisse tout ce qui s'apparente aux garçons 15 15 qui sont l'objet de ses
amours, ou s'en approche.
– C'est juste, dit-il.
– Eh bien, pourrais-tu trouver quelque chose de plus proche de la sagesse
que la vérité ?
– Comment le pourrait-on ? dit-il.
– Est-il possible, par ailleurs, qu'un même naturel soit à la fois un naturel
philosophe et ami du mensonge ? [485d]
– Aucunement.
– Par conséquent, celui qui aime réellement le savoir 16 16 ne doit-il pas,
dès son jeune âge, se mettre énergiquement en quête de la vérité tout
entière ?
– Absolument.
– Mais quand les désirs se portent avec intensité vers un objet unique,
nous savons que d'une certaine manière ils s'affaiblissent pour ce qui est des
autres objets, comme si le flot s'en trouvait détourné dans cette seule
direction.
– Sans doute.
– Eh bien, chez celui dont le flot des désirs se porte vers les sciences et
vers tout ce qui s'y apparente, celui-là, je pense, ne recherche que le plaisir
de l'âme, considérée en elle-même et pour elle-même, et il délaisse les
plaisirs que procure le corps, s'il est bien authentiquement un philosophe, et
non seulement une sorte de contrefaçon 17 17. [485e]
– De toute nécessité.
18 18
– Un tel homme sera sûrement modéré , et totalement dépourvu de
cupidité, car les raisons pour lesquelles on se préoccupe des richesses, en
plus de l'abondance des ressources, c'est à tout autre que lui qu'il revient de
s'en préoccuper.
– C'est bien cela. [486a]
– Voici encore quelque chose qu'il faut certainement considérer, si tu
veux distinguer le naturel philosophe de celui qui ne l'est pas.
– De quoi s'agit-il ?
– Garde-toi bien que ce naturel ne comporte quelque servilité 19 19. La
petitesse d'esprit est en effet absolument incompatible avec une âme qui
doit tendre sans cesse à embrasser dans leur totalité et leur plénitude le
divin et l'humain.
– C'est la vérité même, dit-il.
– Mais pour cette pensée douée d'une sublime grandeur et vouée à la
contemplation 20 20 du temps dans sa totalité, de l'essence tout entière, crois-
tu qu'il soit possible de considérer la vie humaine comme une chose de
grande valeur ?
– Impossible, dit-il. [486b]
– Ainsi donc, un tel homme ne considérera pas la mort comme quelque
chose de terrible ?
– Lui moins que quiconque 21 21.
– Il semble bien qu'un naturel lâche et servile ne puisse donc prendre part
à la philosophie véritable ?
– Il ne me semble pas, dit-il.
– Mais quoi ? Celui dont le naturel est ordonné, qui ne recherche pas la
richesse et n'est ni servile, ni vaniteux, ni lâche, est-il possible qu'il puisse
22 22
se montrer peu sociable , ou qu'il devienne même injuste ?
– Ce n'est pas possible.
– Ainsi, dans ton examen de l'âme philosophe 23 23 et de celle qui ne l'est
pas, tu devras chercher à observer si dès sa jeunesse elle est vraiment juste
et douce, ou bien si elle est insociable et sauvage.
– Oui, absolument. [486c]
– Tu ne négligeras pas ceci non plus, je pense ?
– Quoi donc ?
– Si elle a de la facilité ou de la difficulté à apprendre. Peut-on espérer en
effet de quelqu'un qu'il prenne jamais sérieusement goût à une activité qui
l'ennuie et le conduit péniblement à un résultat médiocre ?
– Cela n'est guère possible.
– Et s'il ne peut rien retenir de ce qu'il apprend, s'il oublie tout, comment
serait-il possible qu'il ne soit pas vide de science ?
– Comment, en effet ?
– Si donc il peine sans résultat, ne penses-tu pas qu'il sera amené
finalement à se détester lui-même autant qu'il déteste l'activité en question ?
[486d]
– Comment en serait-il autrement ?
– Ainsi donc, nous n'admettrons pas au rang des âmes vraiment
philosophes une âme dépourvue de mémoire, mais nous exigerons plutôt
une âme douée d'une excellente mémoire.
– Tout à fait.
– Mais nous n'affirmerions pas non plus qu'un naturel dépourvu de
culture 24 24 et de grâce puisse conduire à autre chose qu'à un manque de
mesure ?
– Sans doute.
– Or la vérité, selon toi, est-elle parente du défaut de mesure 25 25 ou de la
mesure ?
– De la mesure.
– Nous chercherons donc une pensée qui joigne naturellement aux autres
qualités la mesure et la grâce, une pensée qui, suivant son propre
développement 26 26, se laissera guider vers ce qui est la forme de chaque
être 27 27 ?
– Comment en serait-il autrement ? [486e]
– Mais quoi ? Peut-être considères-tu que toutes les qualités que nous
avons passées en revue ne sont pas nécessaires, ni étroitement liées les unes
aux autres, dans cette âme qui doit parvenir à la pleine et parfaite saisie de
l'être 28 28 ?
– Elles y sont tout à fait nécessaires, dit-il. [487a]
– Est-il donc possible de trouver quelque chose à redire à une occupation
à laquelle on ne serait jamais vraiment capable de se consacrer, à moins
d'être naturellement doué 29 29 de mémoire, de facilité à apprendre, de
grandeur d'âme, de grâce, et si l'on n'est ami ni parent de la vérité, de la
justice, du courage et de la modération ?
– Mômos 30 30 elle-même n'y trouverait rien à redire !
– Eh bien, repris-je, n'est-ce pas à pareils naturels, parfaits par l'éducation
et par l'expérience, et à eux seuls que tu voudras confier la cité ? » [487b]
Alors Adimante intervint :
« Personne, Socrate, ne saurait opposer quoi que ce soit aux arguments
que tu viens d'apporter, et pourtant ceux qui t'écoutent ont une curieuse
impression chaque fois que tu les formules 31 31 comme tu le fais maintenant.
Ils ont le sentiment que du fait de leur inexpérience dans l'art de questionner
et de répondre, la discussion les entraîne chaque fois un peu à côté de la
question, et qu'à la fin de l'entretien ces petits écarts accumulés font
apparaître une erreur de taille, laquelle contredit les premières positions
acceptées. Tout se passe comme au trictrac 32 32 où les joueurs
inexpérimentés finissent par être bloqués par les joueurs habiles et
n'arrivent plus à se déplacer : [487c] tes auditeurs finissent par être bloqués
et, dans ce nouveau genre de trictrac qui ne se joue pas avec des pions, mais
avec des arguments, ils en arrivent à ne plus savoir quoi dire. Et pourtant, à
ce petit jeu, la vérité ne gagne rien du tout ! Et je te fais cette remarque en
considérant ce qui se passe en ce moment : on pourrait, en effet, te dire
maintenant que si le raisonnement ne nous donne pas le moyen de prendre
le contrepied de chacune de tes interrogations, on peut voir en fait que tous
ceux qui s'efforcent de pratiquer la philosophie 33 33 – non pas dans le but de
s'y former, en y consacrant leur jeunesse et en la mettant de côté par la
suite, [487d] mais en s'y attardant trop longtemps –, ceux-là pour la plupart
deviennent des personnes tout à fait étranges, pour ne pas dire de vrais
pervers. Quant à ceux qui paraissent les plus doués, il en va pareillement :
en raison même de cette occupation dont tu fais l'éloge, ils souffrent de
quelque affection qui les rend inutiles au service des cités. »
À ces mots, je repris :
« Eh bien, crois-tu que ceux qui parlent de la sorte mentent ?
– Je n'en sais rien, répondit-il, mais je serais curieux d'entendre ce que tu
en penses toi-même.
– Sache-le, je pense qu'ils disent la vérité. [487e]
– Mais alors, dit-il, comment peut-on soutenir que les cités ne seront pas
soulagées de leurs maux 34 34 tant que les philosophes n'y exerceront pas le
pouvoir, si nous convenons que les philosophes leur sont inutiles ?
– Tu me poses là une question, repris-je, à laquelle on ne peut répondre
qu'en recourant à une comparaison.
– Et, pourtant, dit-il, je ne pense pas que tu aies coutume de t'exprimer
par comparaisons 35 35 ! [488a]
– Bon, dis-je, tu te moques de moi, après m'avoir jeté sur une proposition
si difficile à démontrer. Écoute pourtant ma comparaison, et tu te rendras
compte encore mieux à quel point je suis avide de comparaisons. Le
traitement que subissent les personnes les plus douées dans leur rapport à
leur cité est si pénible à supporter qu'il n'y a pas d'exemple de traitement
aussi difficile où que ce soit, et que pour en composer une image
susceptible d'en rendre compte, il faut rassembler des éléments tirés de
plusieurs sources, un peu à la manière des peintres, quand ils peignent des
êtres mi-boucs mi-cerfs et d'autres créatures de ce genre. Représente-toi
donc quelque chose comme ceci, se produisant sur plusieurs navires ou sur
un seul : un patron plus grand et plus fort que tous les membres de
l'équipage, mais un peu sourd, affligé d'une vue un peu courte [488b] et
dont les connaissances nautiques sont aussi courtes que la vue ; des
matelots se disputant les uns les autres le gouvernail, chacun prétendant
qu'il lui revient de piloter bien qu'il n'ait jamais appris l'art du pilotage et ne
puisse se réclamer d'aucun maître, ni préciser à quel moment il l'a étudié ;
plus encore, ces matelots professent que cet art ne s'enseigne pas et ils sont
même prêts à mettre en pièces celui qui affirmerait qu'il s'agit de quelque
chose qui s'enseigne. Représente-toi donc ces matelots qui se pressent sans
relâche autour de leur patron, [488c] le priant et le harcelant de cent
manières pour qu'il leur confie la barre du capitaine, allant parfois, s'ils ne
réussissent pas à l'obtenir et que d'autres y parviennent, à les tuer ou à les
balancer par-dessus bord. Le brave patron, ils le réduisent à l'impuissance,
ils l'intoxiquent à la mandragore, ils l'enivrent ou recourent à quelque autre
expédient pour se rendre maîtres du navire et faire main basse sur la
cargaison. Après quoi, ils se mettent à boire et à festoyer, et leur navigation
ressemble à ce qui est prévisible avec de tels marins. [488d] Par surcroît, ils
encensent et appellent navigateur, grand pilote, expert en navigation celui
qui – soit en persuadant le patron, soit en le soumettant de force – aura eu
l'habileté de les aider à devenir des chefs, alors qu'ils blâment en le traitant
d'inutile celui qui ne les aide pas. Ils ne se rendent même pas compte que le
vrai pilote doit nécessairement se soucier du temps, des saisons, du ciel, des
astres, des vents et de tous les éléments qui ont de l'importance dans
l'exercice de son art, s'il veut réellement devenir un véritable commandant
de navire. Quant à la manière de piloter 36 36, [488e] avec ou sans
l'assentiment de certains membres de l'équipage, ils ne croient pas qu'il soit
possible de l'apprendre, ni par la théorie ni par l'expérience pratique, et par
là-même d'apprendre la technique du pilotage. Quand pareilles choses se
produisent sur des navires, ne crois-tu pas que le vrai pilote sera traité de
37 37
rêveur perdu dans les nuages , [489a] de bavard, de propre à rien, par ces
mêmes marins qui ont affrété de la sorte leurs navires ?
– En effet, dit Adimante.
– Je ne pense pas, repris-je, qu'il soit nécessaire d'examiner ce tableau en
détail pour comprendre qu'il représente la situation des cités dans leurs
rapports avec les vrais philosophes et pour saisir ce que je dis.
– Ah, je crois bien ! dit-il.
– Eh bien, maintenant, cet homme qui s'étonne que les philosophes ne
soient pas honorés dans les cités, instruis-le de cette comparaison et tâche
de le persuader qu'il serait beaucoup plus surprenant qu'ils y soient
honorés ! [489b]
– Oui, je l'instruirai, dit-il.
– Montre-lui aussi que tu dis vrai en affirmant que les plus sages parmi
ceux qui sont engagés en philosophie sont inutiles à la foule. Cette inutilité,
convainc le plutôt d'en rendre responsables ceux qui n'emploient pas les
38 38
philosophes, et non les sages eux-mêmes. Car il n'est pas naturel que le
pilote prie les matelots de se soumettre à son commandement, ni que les
sages aillent aux portes des riches ; il s'est trompé, le bel esprit qui a dit
cela. La vérité est que c'est au malade, [489c] riche ou pauvre, d'aller
frapper à la porte des médecins, et en général à celui qui a besoin d'être
dirigé d'aller à la porte de celui qui est capable de diriger. Et non pas au
commandant de prier ses subordonnés de se laisser commander, si vraiment
son commandement est requis. Mais tu ne te tromperas pas en comparant
nos dirigeants politiques à ces matelots dont nous venons de parler, et ceux
que ces matelots traitent d'inutiles et de rêveurs perdus dans les nuages à
ceux qui sont de véritables pilotes.
– C'est très juste, dit-il.
– Et maintenant, à partir de ces considérations et en tenant compte de ce
que nous avons établi, il n'est pas facile que la meilleure occupation 39 39 soit
respectée par ceux qui s'affairent à des choses tout à fait contraires. [489d]
40 40
Mais les attaques les plus intenses et les plus violentes qui se portent
contre la philosophie sont le fait de ceux qui se disent occupés des mêmes
objets, ceux-là mêmes qui, selon ce que tu affirmes, font dire au détracteur
de la philosophie que la majorité de ceux qui s'y consacrent sont des êtres
pervers et que les plus sages sont inutiles ; et, sur ce point, nous nous
sommes mis d'accord, n'est-ce pas ?
– Oui.
– Nous avons donc expliqué la raison de l'inutilité des sages ?
– Assurément.
– Veux-tu ensuite que nous examinions pourquoi la majorité d'entre eux
sont nécessairement pervers et que nous essayions de montrer, dans la
mesure du possible, que la cause n'en est pas la philosophie elle-même ?
[489e]
– Certainement.
– Reprenons notre entretien, en ayant bien en mémoire notre point de
départ, quand nous examinions le naturel qu'il faut développer si l'on doit
devenir un homme de valeur 41 41. [490a] Ce qui doit diriger cet homme-là,
tu t'en souviens, c'est d'abord la vérité, que le philosophe doit prendre pour
guide et poursuivre entièrement et en toute chose ; car un imposteur ne
participera jamais à une philosophie véritable.
– C'est bien ce que nous avons dit.
– Eh bien, sur ce point, ne nous trouvons-nous pas en complète
opposition avec ce qu'on pense généralement du philosophe ?
– Je pense bien ! dit-il.
– Or donc, ne produirions-nous pas une justification raisonnable en disant
que celui qui est animé du véritable amour du savoir est naturellement
42 42
disposé à lutter pour atteindre l'être , [490b] et que sans s'attarder sur
chacun des nombreux objets particuliers qui n'existent qu'en apparence, il
va de l'avant, il ne faiblit pas, et son amour n'a de cesse qu'il n'ait saisi l'être
de chaque nature 43 43 en elle-même, par cette partie de son âme qui est apte
à entrer en contact avec cette réalité – et cette aptitude de l'âme lui vient de
44 44
sa parenté avec cette réalité –; et que, s'étant approché de cette réalité,
45 45
s'étant réellement uni à l'être , ayant engendré intellect et vérité, il
connaît, il vit, et il se nourrit véritablement. Et ainsi cessent pour lui les
douleurs de l'enfantement, et non avant, n'est-ce pas ?
– Ce serait la justification la plus raisonnable, en effet, dit-il.
– Mais quoi ? Cet homme aura-t-il tendance à aimer le mensonge, ou au
contraire à le haïr absolument ? [490c]
– Il le haïra, dit-il.
– Or, quand la vérité dirige, on ne saurait dire, je pense, qu'elle traîne
derrière elle le chœur des maux.
– Comment le dirait-on, en effet ?
– Mais on dirait plutôt qu'elle entraîne à sa suite la pureté et la justice des
mœurs, qu'accompagne la modération.
– C'est juste, dit-il.
– Mais à quoi sert-il de se contraindre à ranger en ordre, en reprenant
depuis le début, ce qui constitue le chœur 46 46 du naturel philosophe ? Tu te
souviens sans doute que le courage, la grandeur d'âme, la facilité à
apprendre, la mémoire semblaient représenter des éléments appropriés de
cet ensemble. Sur quoi tu m'as fait l'objection que chacun se trouvera
contraint de s'accorder avec nos positions, [490d] mais que si on met de
côté nos discussions, pour considérer en eux-mêmes les philosophes dont
nous discourons, chacun pourrait affirmer qu'on voit bien que certains
parmi eux sont inutiles, et la plupart des autres totalement dépravés. En
examinant la cause de cette accusation, nous en sommes venus à la question
suivante : pourquoi sont-ils pour la plupart dépravés ? Et voilà pourquoi
nous avons repris la question de la véritable nature des philosophes 47 47 et
avons dû en proposer une définition. [490e]
– C'est bien cela, dit-il.
– Il faut maintenant, repris-je, examiner les corruptions de ce naturel,
comment il se gâte chez plusieurs, et combien peu échappent à la
corruption ; il se trouve que ceux qui y échappent ne sont pas tant ceux
qu'on traite de pervers que ceux qu'on traite d'inutiles. [491a] Ensuite, nous
examinerons aussi les naturels qui imitent ce naturel philosophe et qui en
usurpent l'occupation, et nous verrons quelle est la nature de ces âmes qui,
parvenues à une occupation supérieure et dont elles sont elles-mêmes
indignes, ont par la multitude de leurs fausses notes attaché à la
philosophie, partout et dans tous les esprits, la réputation dont tu fais état.
– De quelles corruptions parles-tu ?
– Je vais tenter, dis-je, dans la mesure de mes moyens, de les examiner
avec toi. Voici en premier lieu, je pense, un point sur lequel nous aurons
l'accord de chacun : pareil naturel, doué de toutes ces qualités que nous
avons mises en ordre à l'instant en vue de la formation d'un philosophe
accompli, germe rarement chez les êtres humains. [491b] On n'en trouve
pas beaucoup, ne crois-tu pas ?
– Je le crois volontiers.
– Or, considère le nombre de causes 48 48 – et de causes pernicieuses – qui
affectent ce petit nombre.
– Lesquelles ?
– Ce qu'il y a de plus étonnant à entendre là-dessus, c'est que chacune des
49 49
qualités que nous avons louées dans ce naturel arrive à perdre l'âme qui
le détient et l'arrache à la philosophie ; je veux dire le courage, la
modération, et l'ensemble des qualités que nous avons exposées.
– C'est déconcertant, dit-il, d'entendre parler de la sorte. [491c]
– Mais, repris-je, il y a plus : tout ce qu'on considère comme des biens, la
beauté, la richesse, la force physique, la puissance des alliances politiques
et tous les avantages de ce genre, tout cela corrompt l'âme et l'arrache à la
philosophie. Tu as là le type de corruptions dont je veux parler.
– Je vois, dit-il, mais je souhaiterais que tu m'en donnes une explication
plus précise.
– Considère bien, dis-je, la question dans son ensemble, et la chose
s'éclairera pour toi. Ce que nous venons d'en dire ne te paraîtra plus du tout
déconcertant !
– Comment souhaites-tu que je m'y prenne ? dit-il. [491d]
– Nous savons, repris-je, que toute semence 50 50 et tout être en croissance,
végétal ou animal, s'ils ne trouvent pas la nourriture qui leur convient ni la
saison ou l'emplacement favorable, souffrent à proportion de leur vigueur
du manque d'une quantité plus grande des choses qui leur sont nécessaires.
Car le mauvais est en quelque sorte davantage le contraire de ce qui est bon
qu'il n'est le contraire de ce qui n'est pas bon.
– Comment en serait-il autrement ?
– Il y a donc quelque raison de penser que le meilleur naturel, placé dans
un milieu de croissance qui lui est hostile, deviendra pire qu'un naturel
médiocre.
– On peut le penser. [491e]
– Adimante, repris-je, affirmons-nous donc également que les âmes
douées des meilleurs naturels, si elles subissent une mauvaise éducation,
deviendront particulièrement mauvaises ? Ou alors crois-tu que les grandes
injustices et la perversité pure soient le fait d'une âme médiocre, et non pas
d'une nature vigoureuse gâtée par les conditions de son milieu de
croissance ? Crois-tu qu'un naturel faible soit jamais susceptible d'être cause
de grands biens ou de grands maux ?
– Non, je ne crois pas, dit-il, je suis de ton avis. [492a]
– Par conséquent, si le naturel philosophe, tel que nous l'avons défini, a la
chance de recevoir l'instruction qui lui convient, il s'ensuit nécessairement,
à mon avis, que son développement le mènera à la vertu tout entière ; si, au
contraire, ce naturel est semé et pour croître s'enracine dans un milieu qui
ne lui convient pas, son développement le conduira à toutes les formes
opposées de ces vertus, à moins qu'un des dieux n'intervienne
opportunément pour le protéger ! Et toi, penses-tu comme tout le monde
que certains jeunes sont actuellement corrompus par les sophistes, et que
51 51
certains sophistes font ce travail de corruption à titre de simples
particuliers, ce qui est déjà digne de mention ? Ne crois-tu pas plutôt que
ceux qui répandent ces propos sont eux-mêmes les plus grands sophistes,
[492b] eux qui sont passés maîtres dans l'art d'éduquer et de former selon
leur bon plaisir jeunes et vieux, hommes et femmes ?
– Et quand donc le font-ils ? dit-il.
– Lorsqu'ils se pressent nombreux, répondis-je, pour siéger dans les
52 52
assemblées politiques, dans les tribunaux, dans les théâtres, dans les
camps militaires, et à tout autre rassemblement ou regroupement de la
population, et qu'ils blâment ou qu'ils louent ce qui se dit ou ce qui se fait,
tout cela dans un grand vacarme où ils dépassent les bornes, dans un sens
comme dans l'autre, en hurlant et en applaudissant, tandis que les rochers
avoisinant le lieu où ils se trouvent leur renvoient [492c] l'écho redoublé du
tumulte de leurs huées et de leurs éloges. En pareille circonstance, quel
jeune homme crois-tu capable, comme on dit, de contenir son cœur ? Quelle
éducation particulière résisterait sans être emportée dans ce cataclysme de
blâmes et de louanges, dérivant au gré du courant qui l'entraîne ? N'en
viendra-t-il pas à juger à leur manière de ce qui est beau et de ce qui est
vil ? N'épousera-t-il pas les mêmes préoccupations que ces gens-là ? Ne
deviendra-t-il pas comme eux ? [492d]
– Il y sera nécessairement poussé, Socrate, dit-il.
– Et nous n'avons pas encore abordé la nécessité la plus contraignante,
repris-je.
– Laquelle ? dit-il.
– La nécessité que ces éducateurs-là, ces sophistes, mettent en avant dans
leur action, quand ils échouent à persuader par la parole. Ne sais-tu pas
qu'ils châtient par la dégradation civique, par la confiscation des biens et par
la mort celui qu'ils ne parviennent pas à convaincre ?
– Bien sûr que je le sais, dit-il.
– Quel autre sophiste, crois-tu, quelles leçons privées pourraient tenter
d'aller à contre-courant et prévaloir ? [492e]
– Selon moi, aucune, dit-il.
– Aucune en effet, repris-je, et ce serait même une bêtise considérable
que d'essayer ! Car pour ce qui est d'atteindre la vertu, un caractère ne se
53 53
modifie pas – aucun ne s'est modifié ni ne se modifiera jamais – s'il est
éduqué selon l'éducation transmise par ces gens-là ; entendons bien,
camarade, un caractère humain. Pour le caractère divin, il faut, selon la
maxime, faire cas de l'exception qu'il représente pour notre argument, car tu
dois savoir que tout ce qui, dans l'organisation actuelle des régimes
politiques, [493a] est sauvé et devient ce qu'il doit devenir, tu peux
l'affirmer sans te tromper, tout cela doit son salut à la faveur divine.
– Mon opinion là-dessus, dit-il, n'est pas différente de la tienne.
– Et voici, repris-je, un point encore où tu seras de mon avis.
– Lequel ?
54 54
– Tous ces particuliers qui se font payer, ceux que ces gens-là
justement appellent sophistes et qu'ils regardent comme des rivaux dans les
domaines des arts, n'enseignent pas d'autres doctrines que celles-là mêmes
qu'adopte la population lorsqu'elle se réunit en assemblée. Et c'est à cela
qu'ils donnent le nom de sagesse. Ils ressemblent en cela à quelqu'un qui,
dans le but de nourrir un animal grand et fort, s'instruirait d'abord de ses
instincts et de ses appétits, [493b] de la manière de l'approcher et de le
toucher ; des moments où il est de contact difficile et où il est plus doux et
des raisons qui le rendent ainsi ; des sons de voix qui, dans telle
circonstance, le font pousser tel ou tel cri et des sons qui l'adoucissent ou
l'irritent. Après avoir appris tout cela, après avoir partagé l'existence de
l'animal et consacré beaucoup de temps à l'observer, notre homme donne le
nom de sagesse à son expérience, il la systématise pour en faire un art et se
met à l'enseigner sans connaître véritablement, dans ces doctrines comme
dans ces comportements instinctifs, ce qui est beau ou laid, bien ou mal,
juste ou injuste. [493c] Il utilise tous ces termes selon les opinions du gros
animal, il appelle bonnes les choses qui lui font plaisir, mauvaises celles qui
l'irritent, incapable par ailleurs de donner quelque fondement de raison à
tous ces jugements. Il va jusqu'à appeler justes et belles des choses qui sont
nécessaires, n'ayant jamais pris en considération la différence fondamentale
qui sépare la nature de ce qui est bon et celle de ce qui est nécessaire, pas
plus qu'il n'est en mesure de la faire voir à quelqu'un d'autre. Au nom de
Zeus, pareil énergumène ne te semblerait-il pas un éducateur bien étrange ?
– Je pense bien ! dit-il.
– Eh bien, vois-tu quelque différence entre cet homme et celui qui
conçoit la sagesse [493d] comme une connaissance de l'instinct et des
plaisirs d'une multitude hétéroclite réunie en assemblée, qui se met à juger
de peinture, de musique ou même de politique ? Quelqu'un adresse-t-il la
parole 55 55 à cette assemblée pour lui présenter un poème ou quelque autre
œuvre d'art, ou encore un projet de service public, et rend-il la foule
souveraine sur ces questions, allant jusqu'à dépasser les limites du
nécessaire, eh bien la nécessité qu'on appelle nécessité de Diomède 56 56 le
forcera à produire les œuvres que cette foule approuve. Que ces œuvres
soient véritablement bonnes et belles, as-tu jamais entendu quelqu'un en
rendre compte de manière qui ne soit pas ridicule ? [493e]
– Non, dit-il, et je ne pense pas jamais en entendre.
– Maintenant que tu as compris tout cela, je te rappelle le point suivant.
Est-il possible que la multitude reconnaisse et finisse par admettre que c'est
le beau en soi, et non la multiplicité des choses belles, qui existe, [494a] et
que c'est chaque chose en soi qui existe, et non la multiplicité des choses
particulières ?
– Pas le moins du monde, dit-il.
– Il est donc impossible 57 57, dis-je, que la multitude soit philosophe.
– C'est impossible.
– C'est donc une nécessité que ceux qui se consacrent à la philosophie
fassent l'objet de critiques de la part du peuple.
– C'est une nécessité.
– Et aussi de la part de ces particuliers qui s'associent à la foule et n'ont
qu'un désir, celui de lui plaire ?
– C'est clair.
– À partir de là, quelle issue entrevois-tu pour le salut du naturel
philosophe, si on veut qu'il demeure constant dans son occupation et
atteigne son but ? Représente-toi la chose en tenant compte de ce que nous
venons de dire. [494b] Nous avons convenu que la facilité à apprendre, la
mémoire, le courage et la grandeur d'âme appartiennent à ce naturel.
– Oui.
– Eh bien, celui qui se trouve ainsi doué ne sera-t-il pas le premier parmi
tous ses camarades d'enfance, surtout si le développement de son corps
s'harmonise naturellement avec son âme ?
– Cela ne fait aucun doute, dit-il.
– Dès lors, quand il sera devenu adulte, ses parents et ses concitoyens
voudront, je pense, l'employer pour leurs propres affaires.
– Comment ne le feraient-ils pas ? [494c]
– Ils s'inclineront donc devant lui, ils lui présenteront leurs requêtes et
leurs hommages, s'appropriant d'avance en le flattant le pouvoir qui lui est
destiné.
– C'est en tout cas, dit-il, souvent de cette manière que les choses se
passent.
– Que penses-tu donc, dis-je, qu'un homme pareil 58 58 puisse faire au
milieu de gens de cette sorte, surtout si le hasard l'a fait naître dans une
grande cité et si de surcroît il est riche et noble, beau de visage et bien
constitué ? Ne penses-tu pas qu'il se gonflera d'un espoir extraordinaire,
allant jusqu'à s'imaginer qu'il pourra devenir capable de gouverner autant
les Grecs que les Barbares ? [494d] Et dans la foulée, ne s'élèvera-t-il pas
59 59
lui-même jusqu'au sommet, rempli de façon insensée de prétention et de
vaine arrogance ?
– Assurément, dit-il.
– Et si, alors qu'il se trouve dans ces dispositions, quelqu'un s'approche
doucement 60 60 de lui et lui dit la vérité, que l'esprit lui fait défaut alors qu'il
en aurait besoin, que l'esprit ne s'acquiert point, à moins de tendre toutes ses
énergies à l'acquérir, penses-tu qu'au sein de tant de médiocrité il prêtera
l'oreille avec grâce à ces paroles ?
– Il s'en faut de beaucoup, dit-il.
– Si néanmoins, repris-je, son heureux naturel et sa parenté
d'esprit 61 61[494e] avec de tels discours le rendent capable d'y être sensible
de quelque manière et, faisant volte-face, de se laisser convertir à la
philosophie, que pensons-nous que fassent alors ceux qui croient qu'ils
perdront ses services et sa solidarité ? N'est-ce pas toute espèce de
manœuvre et de discours qu'ils déploieront, aussi bien auprès de lui afin de
le dissuader qu'auprès de celui qui cherche à le convaincre, pour lui en ôter
le moyen, et cela autant par des machinations dans sa vie privée que par des
actions intentées publiquement 62 62 contre lui ? [495a]
– C'est inévitable, dit-il.
– Eh bien, est-il encore pensable qu'un tel homme se voue à la
philosophie ?
– Ce n'est guère possible.
– Tu vois donc, repris-je, que nous n'avions pas tort de dire que les
éléments constitutifs 63 63 du naturel philosophe, lorsqu'ils se développent
dans un milieu de formation défavorable, sont cause d'une forme de
détournement de son occupation, autant que ces prétendus biens, les
richesses et tout avantage du même genre.
– Non, dit-il, on a plutôt eu raison de parler de la sorte.
– Voilà donc, merveilleux ami, repris-je, l'étendue et les caractéristiques
[495b] de la destruction et de la corruption qui affectent le meilleur des
naturels dans sa quête de l'occupation la plus élevée, ce naturel rare entre
64 64
tous, comme nous l'avons dit . Et c'est au sein d'un tel groupe d'hommes
que surgissent ceux qui sont les artisans des pires maux pour les cités
comme pour les particuliers, et aussi ceux qui sont les artisans des plus
grands biens, quand ils se trouvent entraînés dans cette direction. Mais une
nature médiocre n'accomplit jamais rien de grand à l'égard de qui que ce
soit, individu ou cité.
– C'est très vrai, dit-il.
– Or, ceux-là qui se détournent ainsi d'une occupation qui leur convient
suprêmement [495c] et qui abandonnent la philosophie à son isolement et à
son célibat 65 65, ils vivent une vie qui ne convient pas à leur nature et n'est
pas authentique. La philosophie de son côté, telle une orpheline sans
parents, d'autres personnes indignes l'envahissent, la profanent et la
couvrent d'insultes, de ces insultes auxquelles ont recours ceux qui, tu nous
l'as rapporté, font profession de l'injurier, en accusant ceux qui participent à
son entreprise ou bien de ne servir à rien, ou encore, comme c'est le cas du
plus grand nombre, d'être dignes de tous les maux.
– Ce sont bien les propos habituels, dit-il.
– Et ils sont assez vraisemblables, repris-je. En effet, d'autres hommes de
moindre stature 66 66, voyant que la place est inoccupée, [495d] mais remplie
de beaux noms et riche de belles apparences, comme des prisonniers
67 67
échappés de leurs prisons et trouvant refuge dans des sanctuaires,
s'empressent à leur tour de quitter leur métier pour embrasser la
philosophie, et ce sont justement ceux que le hasard a rendus experts dans
leur petit métier. Car, en dépit du fait qu'elle soit traitée de la sorte, la
philosophie conserve précisément, par comparaison avec les autres
professions, un prestige plus imposant, auquel aspirent en grand nombre des
personnes dépourvues de dons naturels, elles dont la constitution physique a
été affaiblie par leur art et leur métier [495e] et dont l'âme a été mutilée et
flétrie par des travaux abrutissants 68 68. N'est-ce pas inévitable ?
– En effet, dit-il.
– Te semblent-ils différents, repris-je, d'un forgeron chauve et trapu qui,
après avoir gagné quelque argent, à peine libéré de ses entraves et décrassé
au bain public, se procure un habit neuf et, paré comme un jeune marié,
entreprend d'épouser la fille de son maître pour fuir sa solitude et sa
pauvreté ? [496a]
– Il n'y a aucune différence, dit-il.
– Quels rejetons pourraient vraisemblablement naître de tels parents, si ce
n'est des êtres bâtards et chétifs ?
– Fatalement.
– Eh quoi ? Si ceux qui sont indignes de culture 69 69 s'approchent de la
philosophie et, en dépit de leur indignité, s'associent à ses activités, quelles
pensées et quelles opinions sont-ils à notre avis susceptibles d'engendrer ?
Des sophismes, n'est-ce pas, pour les appeler du nom qui leur convient
véritablement ? Rien qui soit légitime, rien qui relève d'une pensée
véritable 70 70.
– C'est tout à fait juste, dit-il.
– Il reste donc, Adimante, repris-je, [496b] un tout petit nombre de
personnes qui sont en toute dignité susceptibles de s'associer à la
philosophie. Il peut s'agir de quelque noble caractère 71 71, formé par une
éducation de qualité et que l'exil contraint à demeurer loin de son pays ;
protégé d'éventuels corrupteurs, il demeure naturellement fidèle à la
philosophie. Ce peut être encore quelque grande âme élevée dans une petite
cité et qui se détourne des affaires politiques pour lesquelles elle n'a plus de
respect. Ou encore, pour faire court, quelqu'un qui, à bon droit, n'éprouve
plus de respect pour quelque autre métier et qui, doué d'un bon naturel,
passe à la philosophie. Peut-être le frein qui retient encore notre compagnon
72 72
Théagès est-il susceptible d'en retenir quelques autres ; [496c] car tous
les autres facteurs ont été mis en œuvre pour tenir Théagès à l'écart de la
philosophie, alors même que la préoccupation de ses malaises physiques l'y
retient, le gardant éloigné des affaires politiques. Mon cas personnel – le
signe démonique 73 73 – ne mérite pas qu'on en parle ; parmi ceux qui m'ont
précédé, il ne s'est produit que rarement, et peut-être même chez personne.
Or, ceux qui font partie de ce petit nombre, ceux qui ont goûté la douceur et
la félicité d'un tel trésor, ils ont pleinement pris conscience de la folie de la
multitude et ils ont vu que personne, pour ainsi dire, ne mène d'action
politique saine, et [496d] qu'il n'est point de compagnon de bataille avec
qui, en marchant, on puisse porter secours à la justice et assurer son salut.
74 74
Ils ont vu, au contraire, que comme un homme tombé parmi les fauves,
refusant de s'associer à leurs iniquités, mais impuissant à résister seul à la
horde en furie, <le philosophe 75 75 > va périr sans avoir aucunement rendu
service à sa cité et à ses amis, stérile pour lui-même comme pour les autres.
Pénétré de ces réflexions sur tout cela, celui-ci demeure tranquille et il ne
s'occupe que de ses affaires personnelles, comme un voyageur surpris par la
tempête et qui s'abrite derrière un mur pour se protéger des tourbillons de
poussière et des rafales de pluie. Voyant de même les autres entièrement
imprégnés d'iniquité, il s'estime heureux [496e] s'il peut lui-même vivre sa
vie d'ici-bas pur d'injustice et d'actions impies et achever sa séparation de
cette vie avec une belle espérance 76 76, dans la sérénité et la paix de l'âme.
[497a]
– Oui, certes, dit-il, il quitterait cette vie non sans avoir accompli des
choses, et non les moindres !
– Il n'aurait pas non plus, repris-je, accompli les plus grandes, n'ayant pas
eu la chance de bénéficier du régime politique favorable, car dans un
régime convenable, il n'en deviendra lui-même que plus grand, et en même
temps que son salut personnel il assurera celui des affaires de la
communauté. Il me semble maintenant que nous avons suffisamment
discuté des causes de l'attaque à l'endroit de la philosophie et de son
caractère injuste, à moins que tu ne veuilles ajouter quelque chose ?
– Non, je ne vois rien à ajouter sur ce point, dit-il. Mais parmi les
constitutions politiques actuelles, laquelle convient le mieux à la
philosophie selon toi ? [497b]
– Il n'y en a pas une seule, répondis-je, mais je déplore justement
77 77
qu'aucune organisation parmi les constitutions politiques actuelles ne
soit digne du naturel philosophe. Pour cette raison, ce naturel perd sa
direction et s'altère. Comme une graine exotique semée en sol étranger perd
ses propriétés en cherchant à s'adapter au terrain indigène qui la domine,
ainsi en est-il de cette espèce même qui ne parvient pas à conserver dans la
situation actuelle sa force propre, mais qui dégénère en un caractère
différent. Mais si elle rencontre la constitution politique parfaite, [497c]
d'une perfection égale à la sienne, alors elle montrera qu'elle est quelque
chose de véritablement divin, tout le reste – les autres natures et les autres
occupations – n'étant que chose humaine. Évidemment, tu vas me demander
maintenant quelle est cette constitution politique !
– Tu te trompes, dit-il, ce n'est pas cela que j'allais te demander, mais
bien si c'est la constitution politique que nous avons déterminée en fondant
notre cité, ou une autre.
– Celle-là même, repris-je, à tous égards, hormis le point suivant que
nous avons discuté auparavant, à savoir qu'il devrait toujours y avoir au
78 78
cœur de la cité quelque fonction dépositaire de la raison de la
constitution politique, [497d] pareille à cette raison dont tu disposais, toi le
nomothète, quand tu instituais les lois.
– Nous en avons discuté, en effet, dit-il.
– Mais, repris-je, c'est un point qui n'a pas été suffisamment éclairci, par
crainte des objections 79 79 que vous, vous souleviez afin de mettre en relief
l'ampleur et la difficulté de l'exposé. En outre, ce qui reste n'est absolument
pas ce qu'il y a de plus facile à exposer dans le détail.
– De quoi s'agit-il ?
– De quelle manière une cité qui entreprend de réaliser la philosophie ne
se gâtera pas. Car tous les grands projets comportent des risques, et il est
vrai, comme on dit, que les belles choses sont difficiles 80 80. [497e]
– Mais que cela ne t'empêche pas, dit-il, de mener l'exposé à son terme en
clarifiant ce point.
– Si je n'y réussis pas, ce ne sera pas faute de le désirer, repris-je, mais
parce que je ne le pourrai pas. Puisque tu es là, tu pourras au moins
témoigner de ma détermination. Considère encore une fois ma résolution et
l'audace que je mets à proposer que l'engagement d'une cité dans cette
occupation doit être le contraire de ce qui se passe actuellement.
– Comment ?
– À présent, repris-je, ceux qui s'engagent dans cette occupation sont des
jeunes gens, à peine sortis de l'enfance ; dans l'intervalle qui les sépare du
moment où ils fonderont un foyer qu'ils devront gérer et feront des affaires,
81 81
[498a] ils s'approchent de sa partie la plus difficile , et ensuite ils s'en
éloignent, eux qui se formaient en vue de devenir des philosophes
accomplis, précisément au regard de cette partie la plus difficile dont je
parle, celle qui concerne les arguments. Dans le reste de leur vie, s'ils sont
invités à rencontrer ceux qui se consacrent à cette occupation et s'ils sont
désireux de devenir leurs auditeurs, ils considèrent qu'il s'agit certes de
grandes choses, mais qu'il faut les pratiquer comme on pratique une activité
secondaire. Lorsque arrive enfin l'âge de la vieillesse, mis à part quelques-
uns, ils sont plus éteints que le soleil d'Héraclite 82 82, dans la mesure où ils
ne s'y attachent plus avec aucune ardeur. [498b]
– Comment faudrait-il s'y prendre, dit-il ?
– Il faudrait que cela soit tout le contraire. Quand ils sont des enfants et
des jeunes gens, il faudrait qu'ils s'engagent dans une formation et dans une
philosophie qui soient propres à la jeunesse ; il faudrait aussi qu'ils aient
grand soin de leur corps, alors qu'ils grandissent et deviennent des hommes,
s'assurant de la sorte un soutien pour la philosophie 83 83. À mesure qu'ils
avancent en âge vers ce moment où l'âme commence d'atteindre sa maturité,
il faut les astreindre aux exercices qui sont propres à celle-ci. Enfin, lorsque
la force vient à manquer et qu'ils sont exclus des activités politiques et
militaires, [498c] qu'on les laisse vaquer en liberté 84 84 et sans rien faire
d'autre <que de la philosophie>, si ce n'est comme activité secondaire, eux
qui désirent mener une existence heureuse et qui, alors qu'ils s'apprêtent à
mourir, couronnent la vie qu'ils ont vécue par le destin qui est à leur mesure
là-bas.
– Tu me sembles, cher Socrate, dire la vérité avec un enthousiasme
sincère, dit-il. Je présume cependant que la majorité de ceux qui nous
écoutent montreront encore plus d'enthousiasme à émettre des objections et
qu'ils ne seront aucunement convaincus, à commencer par
85 85
Thrasymaque .
– Ne cherche pas à nous brouiller, Thrasymaque et moi, dis-je, [498d]
juste au moment où nous sommes devenus des amis, encore que nous
n'étions pas vraiment des ennemis auparavant. Nous n'épargnerons aucun
effort avant de les avoir persuadés, lui et les autres, ou encore jusqu'à ce que
nous leur procurions du soutien en vue de cette vie-là, alors que, venus à
une nouvelle existence 86 86, ils seront confrontés à des arguments comme
ceux-ci.
– C'est d'un court laps de temps dont tu parles, dit-il.
– Ce moment n'est rien, dis-je, si on le compare à la totalité du temps. Ce
n'est pourtant pas une surprise si le grand nombre n'est pas convaincu par
les arguments que nous formulons, car ils n'ont jamais vu se réaliser ce dont
nous parlons maintenant. Ils ont plutôt vu [498e] des propos de ce genre 87 87
délibérément mis en rapport de similitude les uns avec les autres, mais sans
s'enchaîner spontanément comme à présent. Mais s'agissant d'un homme qui
se trouve, dans les limites du possible, parfaitement conformé et identifié à
la vertu, aussi bien dans l'action que dans le discours, [499a] un homme qui
gouverne dans une autre cité du même type, jamais ils n'en ont vu, ni un ni
plusieurs, n'est-ce pas ton avis ?
– Non, jamais.
– Encore moins n'ont-ils prêté suffisamment l'oreille, mon bienheureux, à
des propos beaux et libres, du genre de ceux qui s'appliquent à la recherche
du vrai de toutes les manières possibles dans le but d'atteindre la
connaissance, et qui saluent de loin les subtilités et les arguties qui n'ont nul
autre but que la réputation et la dispute, devant les tribunaux comme dans
les rencontres privées.
– Ils ne l'ont pas fait, dit-il.
– C'est pour ces motifs, dis-je, et parce que nous l'avions pressenti alors,
[499b] que nous avons affirmé, non sans une certaine frayeur et contraints
par la vérité, qu'aucune cité, aucune constitution politique, et de la même
manière aucun homme, ne deviendra jamais parfait avant qu'une certaine
nécessité ne vienne, par l'effet de la chance, confier à ces quelques
philosophes 88 88, eux qui sont peu nombreux, qui ne sont pas corrompus,
eux qu'on traite aujourd'hui d'inutiles, qu'ils le veuillent ou non, la charge
d'une cité, et contraindre la cité de leur obéir, [499c] ou avant qu'un
authentique amour pour la philosophie véritable, émanant d'une inspiration
divine, ne s'empare des fils de ceux qui sont au pouvoir ou qui règnent dans
les royaumes, ou encore de ces gouvernants eux-mêmes. Que l'une de ces
situations se produise, ou même les deux, j'affirme ne disposer quant à moi
d'aucun argument pour le déclarer impossible. Si tel était le cas, on se
moquerait avec raison de nous, puisque nous ne ferions que répéter des
propos qui ressemblent à des prières 89 89. N'est-ce pas le cas ?
– Il en est bien ainsi.
– Si donc, dans le temps infini qui s'est écoulé, il s'est présenté quelque
nécessité pour ceux qui étaient éminents en philosophie de prendre la
charge d'une cité, ou s'il existe même maintenant pareille nécessité dans
quelque région barbare, en un lieu qui soit vraiment éloigné de notre regard,
[499d] ou encore si cela doit se produire dans l'avenir, en ce cas nous
sommes prêts à combattre pour cet argument en vertu duquel la constitution
politique que nous avons discutée existe et existera quand la Muse 90 90 elle-
même deviendra souveraine de la cité. Il n'est pas impossible, en effet, que
cela se produise, pas plus que nous ne discourons de choses impossibles.
Que ces choses-là soient difficiles, nous le reconnaissons par ailleurs.
– À moi aussi, dit-il, les choses semblent ainsi.
– Dirais-tu, repris-je, qu'aux yeux du grand nombre ce n'est pas le cas ?
– Peut-être, dit-il.
– Mon bienheureux, dis-je, n'accuse pas si sévèrement le grand nombre.
[499e] Ils seront sûrement d'un autre avis si, au lieu de trouver plaisir à leur
chercher querelle, tu les reprends doucement et si tu dissipes leur
agressivité à l'égard du désir de connaissance en leur montrant ceux que tu
nommes philosophes et en distinguant, [500a] comme on vient de le faire,
leur véritable nature et leur occupation, afin qu'ils ne croient pas que tu
parles de ceux qu'eux-mêmes pensent être les philosophes. Et s'ils
parviennent 91 91 à les considérer de cette façon, tu reconnaîtras sûrement
qu'ils se forment une opinion différente et qu'ils répondent différemment. À
moins que tu ne supposes que quelqu'un d'un caractère paisible se fâche
contre celui qui n'est pas irritable, ou encore que quelqu'un d'un caractère
généreux ne devienne hargneux envers celui qui n'est pas envieux ? Je te
dirai, en te devançant, que je crois qu'un naturel si difficile existe sûrement
chez quelques-uns, mais qu'on ne le trouve pas dans la multitude.
– Je partage franchement ton avis, dit-il. [500b]
– Et ne t'accordes-tu pas avec moi sur le point suivant : les responsables
de la disposition mauvaise de la multitude envers la philosophie sont ceux
qui, se trouvant hors d'elle, ne lui appartiennent pas, eux qui ont fait
irruption bruyamment, abusant sans cesse les uns des autres, et trouvant
92 92
plaisir à la querelle en fabriquant sans arrêt des arguments qu'ils dirigent
contre les personnes, ce qui est tout à fait indigne de la philosophie ?
– Tout à fait, dit-il.
– Celui-là, en effet, mon cher Adimante, qui garde l'esprit réellement
tourné vers les êtres qui sont 93 93 n'a pas vraiment le loisir d'abaisser le
regard vers les affaires des hommes, [500c] ni de se remplir d'envie et de
malveillance en combattant contre eux. Bien au contraire, en regardant et en
contemplant ces êtres bien ordonnés et éternellement disposés selon cet
ordre, ces êtres qui ne commettent pas davantage l'injustice qu'ils ne la
subissent les uns des autres et qui subsistent dans cette harmonie ordonnée
selon la raison, <les philosophes> les imitent et cherchent le plus possible à
leur ressembler. À moins que tu ne croies qu'il y ait moyen pour quelqu'un
qui vit en présence de ce qu'il admire, d'éviter de l'imiter ?
– C'est impossible, dit-il.
– C'est ainsi que le philosophe, qui vit en présence de ce qui est divin et
harmonieux, devient lui-même divin et harmonieux, autant qu'il est possible
à un être humain de l'être. [500d] Mais la calomnie ne s'en répand pas
moins chez plusieurs.
– C'est tout à fait le cas.
– Si donc, repris-je, il se trouve contraint de mettre en pratique, en les
ramenant au niveau des mœurs humaines, les choses qu'il a vues là-bas, et
de prendre position à la fois en public et en privé, au lieu de se concentrer
sur sa propre formation, crois-tu qu'il deviendra un médiocre artisan de la
modération, et de la justice, et de toute vertu qui concerne le peuple 94 94 ?
– Pas le moins du monde, dit-il.
– Mais si pour la plupart les gens prennent conscience que nous disons la
vérité au sujet du philosophe, [500e] demeureront-ils hostiles aux
philosophes et se méfieront-ils de nous quand nous affirmons qu'une cité ne
connaîtra jamais autrement le bonheur si l'esquisse n'en a été tracée par ces
artistes peintres qui travaillent selon le modèle divin ?
– Ils ne seront pas hostiles, dit-il, à condition qu'ils en prennent
conscience. Mais de quelle sorte d'esquisse parles-tu ? [501a]
– Ils prendraient la cité et les caractères des êtres humains comme une
95 95
tablette à esquisser , dis-je, et en premier lieu, ils la nettoyeraient, ce qui
déjà n'est pas facile. Mais tu vois dès lors qu'ils seraient, ce faisant, très
différents des autres, du simple fait de refuser de s'engager à rédiger des lois
pour une cité – ou pour un particulier – avant de l'avoir reçue propre, ou
d'avoir opéré ce nettoyage eux-mêmes.
– Et ils auraient raison, dit-il.
– Cela fait, ne crois-tu pas qu'ils esquisseront le plan de la constitution
politique ?
– Sans doute. [501b]
– Ensuite, je pense qu'en complétant leur travail, ils regarderont souvent
des deux côtés, d'abord vers ce qui est juste par nature 96 96 comme vers ce
qui est beau et modéré, et vers tout ce qui est du même genre, et puis
ensuite en direction de ce qu'ils voudraient incorporer chez les êtres
humains. De cette façon, en mélangeant et en broyant les diverses
occupations, ils produiraient la représentation humaine 97 97, en se fondant
sur cela même qu'Homère a appelé forme divine et représentation divine,
lorsqu'elle s'est produite dans l'humanité.
– Bien, dit-il.
– Et je pense que tantôt ils effaceront certains traits, tantôt ils les
dessineront à nouveau, [501c] jusqu'à ce qu'ils aient rendu les caractères
humains le plus possible agréables au dieu 98 98.
– Ainsi, le dessin en deviendrait tout à fait sublime, dit-il.
– Sommes-nous donc, dis-je, en train de persuader de quelque façon ces
gens qui, selon tes dires, se disposaient à nous attaquer, que le peintre des
constitutions, c'est celui que nous venons de leur vanter ? C'est à cause de
lui que ces gens étaient malveillants, parce que nous lui avions confié les
cités. En entendant cela, se trouvent-ils maintenant dans des dispositions
plus conciliantes ?
– Et de beaucoup, dit-il, s'ils savent se maîtriser. [501d]
– Comment, en effet, pourront-ils encore contester ? Serait-ce en
99 99
affirmant que les philosophes ne sont pas amoureux de ce qui est et de
la vérité ?
– Ce serait certes absurde, dit-il.
– Serait-ce en disant que leur naturel, ce naturel 100 100 que nous venons de
décrire, est apparenté à ce qui est le meilleur ?
– Non, cela non plus.
– Quoi alors ? Diront-ils que ce naturel, quand il a la chance de tomber
sur les occupations qui lui conviennent, ne sera pas parfaitement bon et
philosophe, et même meilleur qu'aucun autre ? Ou alors dira-t-on que ce
sont eux qui le sont davantage, eux que nous avions nous-mêmes exclus ?
[501e]
– Sûrement pas.
– Seront-ils donc encore irrités quand nous dirons que tant que la classe
des philosophes 101 101 ne sera pas au pouvoir dans une cité, il n'y aura, ni
pour la cité ni pour les citoyens, aucun répit à leurs maux, et que la
constitution politique dont nous faisons le portrait 102 102 par nos paroles ne
trouvera pas sa réalisation dans les faits ?
– Peut-être le seront-ils moins, dit-il.
– Je t'en prie, dis-je, ne disons pas qu'ils sont simplement moins fâchés
[502a], mais qu'ils sont devenus tout à fait affables et qu'ils se sont laissé
convaincre, de telle sorte que, par honte si ce n'est pour un autre motif, ils
tombent d'accord avec nous ?
– Très bien alors, dit-il.
– Pour ceux-là, repris-je, admettons donc qu'ils sont convaincus sur cette
question. En ce qui concerne le point suivant, quelqu'un contestera-t-il qu'il
pourrait arriver que des enfants de rois ou encore de personnes qui sont au
pouvoir naissent doués de naturels philosophes ?
– Personne ne le contestera, dit-il.
– Et s'il arrivait qu'il en naisse qui soient tels, quelqu'un pourrait-il
soutenir que selon toute nécessité ils deviendraient corrompus ? Qu'il leur
soit difficile de s'en garder, nous sommes les premiers à le reconnaître,
[502b] mais que dans la totalité du temps, il n'y ait pas un seul d'entre eux
qui soit jamais sauvé, se trouvera-t-il quelqu'un pour le contester ?
– Comment le pourrait-on ?
– Mais assurément, repris-je, s'il en naît un seul 103 103 et qu'il gouverne
une cité qu'il a convaincue, alors il sera capable de mener à leur terme les
choses dont nous doutons pour l'instant.
– Oui, il sera capable, dit-il.
– Si un gouvernant en effet, dis-je, établit les lois et les occupations que
104 104
nous avons décrites, il n'est certes pas impossible que les citoyens
consentent à agir en conséquence.
– Non, pas du tout.
– Mais justement, ces opinions qui sont les nôtres, est-il surprenant ou
même impossible qu'elles soient les opinions des autres ?
– Non, moi je ne le pense pas, dit-il. [502c]
– Et justement, qu'il s'agisse des opinions les meilleures, si toutefois elles
sont réalisables, nous l'avons montré de manière satisfaisante, je pense, dans
ce qui a précédé.
– Oui, de manière satisfaisante.
– Nous en sommes donc maintenant au point où il semble que les
positions que nous avons tenues concernant la législation soient les
meilleures, dans la mesure où on peut les réaliser, mais qu'il est difficile de
les réaliser, encore que cela ne soit certes pas impossible.
– C'est bien la situation, dit-il.
– Par conséquent, puisque cet exposé est arrivé non sans difficulté à son
terme, il convient d'exposer ensuite ce qui reste, c'est-à-dire de quelle façon
et sur la base de quelles connaissances et [502d] de quelles occupations
seront introduits les sauveurs de la constitution politique, et à partir de quel
âge chacun d'entre eux s'appliquera à chaque activité et à chaque savoir ?
– Certes, dit-il, c'est ce qu'il convient d'exposer.
– Elle ne m'aura servi à rien, repris-je, cette astuce 105 105 d'avoir laissé de
côté dans notre discussion antérieure la difficile question de la possession
des femmes, et aussi celles de la procréation des enfants et de l'organisation
des gouvernants. Je l'ai fait sachant que ce qui constitue l'institution
absolument véritable est de nature à susciter de la convoitise et combien son
avènement est difficile. Car maintenant, la nécessité d'exposer ces questions
n'en est pas moins indispensable. [502e] Pour ce qui est des questions
relatives aux femmes et aux enfants, on en a terminé, mais en ce qui
concerne la question des gouvernants, il faut s'y pencher, en reprenant pour
106 106
ainsi dire à partir du commencement . Nous avons dit, tu t'en
souviendras, qu'ils doivent se montrer [503a] amis de la cité, mis à
l'épreuve dans les plaisirs et dans les peines, et qu'ils ne doivent pas se
montrer prompts à renier leur engagement dans les situations de grand
effort ou de souffrance, ni dans aucune forme d'adversité. Celui qui en est
incapable doit être rejeté, alors que celui qui en ressort entièrement purifié,
comme l'or passé à l'épreuve du feu, doit être institué gouvernant et on doit
lui offrir des privilèges et des présents, durant sa vie comme après sa mort.
Voilà les propos que nous tenions, alors que l'argument s'insinuait en
dissimulant son visage, [503b] de peur de déclencher ce à quoi nous avons
affaire maintenant.
– Tu dis tout à fait vrai, dit-il, je m'en souviens effectivement.
– J'hésitais en effet, mon ami, repris-je, à dire ce que nous venons
maintenant de risquer. Osons donc à présent affirmer que ceux qui doivent
107 107
être établis comme les gardiens les plus accomplis seront les
philosophes.
– Oui, que cela soit affirmé clairement, dit-il.
– Pense bien, dès lors, qu'ils seront probablement en petit nombre. Car ce
naturel que nous avons décrit comme devant être leur lot, ses éléments sont
rarement portés à croître en harmonie de façon à constituer un tout, mais la
plupart ont tendance au contraire à croître distinctement. [503c]
– Comment cela ? dit-il.
– Tu sais bien que ceux qui ont de la facilité à apprendre, une bonne
mémoire, l'esprit fin et perspicace, et tout ce qui s'associe à ces qualités, eux
qui sont juvéniles et doués d'un esprit de grand calibre, tu sais bien qu'ils
n'ont pas naturellement tendance à consentir tout à la fois de vivre en
harmonie, dans la tranquillité et la stabilité, mais qu'au contraire de tels
hommes se laissent emporter par leur vivacité d'esprit au hasard des
circonstances, et tout ce qu'il y a de stable en eux se désagrège.
– Tu as raison, dit-il.
108 108
– Par contraste, les caractères stables et qu'on ne modifie pas
aisément, [503d] à qui on aurait plus facilement affaire parce qu'ils sont
plus fiables, ceux justement qui à la guerre ne se laissent pas ébranler par
les craintes, se comportent de la même manière à l'égard des
connaissances : ils sont difficiles à ébranler et ont du mal à apprendre,
comme s'ils étaient engourdis, et ils ne sont plus que sommeil et bâillements
dès qu'il faut déployer quelque effort sur ce point.
– C'est bien le cas, dit-il.
109 109
– Mais nous, nous avons affirmé qu'il leur faut participer de l'une et
l'autre aptitude, de manière heureuse et louable, ou alors il ne convient pas
de leur offrir la formation la plus achevée, ni l'accès aux honneurs et au
gouvernement.
– C'est juste, dit-il.
– Ne crois-tu pas que cela sera rare ?
– Comment en serait-il autrement ? [503e]
– Il faut donc les mettre à l'épreuve dans ces situations de peine, de peur
et de plaisir dont nous avons parlé 110 110 tout à l'heure, et ce que justement
nous avions laissé de côté à ce moment, nous le dirons maintenant : il faut
qu'ils s'exercent dans plusieurs connaissances, de manière à observer si leur
naturel est à même de supporter les connaissances les plus élevées ou s'il se
découragera, [504a] comme ceux qui se découragent dans d'autres
111 111
entreprises .
– Il convient sûrement, dit-il, de chercher à l'observer de cette manière.
Mais de quelles connaissances très élevées parles-tu ?
– Tu te rappelles sans doute, repris-je, qu'après avoir distingué trois
espèces de l'âme, nous avons cherché à tirer les conclusions de cette
distinction en ce qui concerne la justice, la modération, le courage et la
sagesse, et cela pour chaque vertu considérée dans sa particularité.
– Si je ne m'en souvenais pas, répondit-il, je ne serais pas digne
d'entendre la suite.
– Tu te rappelles bien aussi ce que nous avons dit juste avant ?
– Quoi donc ? [504b]
– Nous avons affirmé 112 112 en quelque sorte que pour parvenir à
contempler ces vertus dans la perspective la meilleure, il fallait emprunter
113 113
un autre chemin, plus long ; à celui qui l'aurait parcouru, elles
apparaîtraient en pleine lumière, encore qu'il soit possible de compléter nos
raisonnements antérieurs par des démonstrations conséquentes. Et vous,
vous avez affirmé que cela suffirait, et c'est ainsi que je vous fis alors un
exposé qui manquait, il me semble, de la rigueur nécessaire. Mais peut-être
était-il satisfaisant, c'est à vous de le dire.
– Mais quant à moi, dit-il, ton exposé était satisfaisant et il me semble
que c'est aussi le cas pour les autres. [504c]
– Mais, mon ami, repris-je, quand il s'agit de sujets de ce genre, une
mesure qui s'écarte si peu 114 114 que ce soit de ce qui est ne peut s'avérer
satisfaisante ; car aucune mesure imparfaite ne saurait être la mesure de
quoi que ce soit. Cependant, il y a parfois des gens qui estiment que cela
déjà est suffisant et qu'il ne sert à rien de pousser la recherche plus avant.
– Ils sont encore plus nombreux, dit-il, ceux que leur indolence amène à
ce sentiment !
– Mais justement, repris-je, voilà un sentiment dont n'a aucunement
besoin le gardien de la cité et des lois.
– Apparemment, dit-il.
– Ce gardien, camarade, repris-je, il lui faut justement parcourir le
chemin plus long [504d] et, quand il s'instruit, il ne doit pas moins ménager
ses efforts que quand il s'exerce au gymnase. Autrement, comme nous le
115 115
disions tout à l'heure, il ne parviendra jamais au terme de ce savoir qui
est à la fois le plus haut et celui qui lui convient le plus.
– Alors, dit-il, les choses dont nous avons parlé ne sont pas les choses les
plus hautes, et il y a quelque chose de supérieur à la justice et à tout ce que
nous avons passé en revue ?
– Oui, quelque chose de supérieur, repris-je, et à l'égard de ces vertus
mêmes, il ne faut pas seulement en regarder l'esquisse, comme ce que que
nous faisons à présent, mais encore ne pas renoncer à en contempler le
tableau le plus achevé 116 116. Ne serait-il pas ridicule de tout mettre en œuvre
à propos d'autres choses de peu d'importance, [504e] en cherchant à
atteindre le plus de rigueur et le plus de clarté possible, et de ne pas juger
dignes de la plus grande rigueur les sujets les plus élevés ?
– Si, dit-il. Mais crois-tu, poursuivit-il, qu'on te laissera sans te demander
ce qu'est ce savoir suprême dont tu parles et quelle est, selon toi, sa nature ?
– Pas du tout, répondis-je, mais c'est à toi de m'interroger. Du reste, ce
n'est pas peu souvent que tu m'as entendu traiter de ce sujet, et maintenant,
ou bien tu n'as pas la chose à l'esprit, ou bien encore tu ne penses qu'à me
présenter de nouveaux embarras en me contredisant. [505a] Et c'est cela, je
crois, qui est plutôt le cas : tu m'as entendu exposer souvent qu'il n'existe
117 117
pas de savoir plus élévé que la forme du bien , et que c'est par cette
118 118
forme que les choses justes et les autres choses vertueuses deviennent
utiles et bénéfiques. Et tu ne doutes pas à présent que c'est là ce que je
m'apprête à dire, en ajoutant pour te répondre que nous ne connaissons pas
cette forme de manière satisfaisante. Or, si nous ne la connaissons pas,
dussions-nous connaître au suprême degré toutes les choses qui existent en
dehors d'elle, tu sais que cette connaissance ne nous servirait à rien, de
même que nous ne possédons rien sans la possession du bien. [505b] À
moins que tu ne croies qu'il y ait avantage à posséder quelque chose que ce
soit, qu'elle soit bonne ou non ? Ou encore à connaître toute chose 119 119 sans
connaître le bien, en se privant de la connaissance du beau et du bon ?
– Non, par Zeus, ce n'est pas mon avis, dit-il.
– Mais, par ailleurs, tu sais aussi que la plupart des gens croient que le
bien s'identifie au plaisir, et quant à l'élite des gens raffinés, elle croit qu'il
s'identifie à la connaissance.
– Comment en serait-il autrement ?
– Et tu sais aussi, mon ami, que ceux qui croient cela ne parviennent pas
à montrer ce qu'est cette connaissance, et qu'au bout du compte ils sont
amenés à dire que c'est la connaissance du bien.
– Et ma foi, dit-il, on pourrait en rire. [505c]
– Comment ne le ferait-on pas, en effet, repris-je, si nous faisant le
reproche de ne pas connaître le bien, ils nous en parlent ensuite comme si
nous le connaissions ? Ils affirment que la connaissance est la connaissance
du bien, comme si nous devions comprendre ce qu'ils disent dès qu'ils
prononcent le nom de bien.
– C'est tout à fait vrai, dit-il.
– Mais que penser de ceux qui définissent le bien par le plaisir 120 120 ?
Leur discours est-il moins plein d'erreurs que celui des autres ? Ne sont-ils
pas, eux aussi, contraints d'admettre qu'il y a des plaisirs mauvais ?
– Oui, absolument.
– Il leur faut donc, je crois, reconnaître que les mêmes choses peuvent
être à la fois bonnes et mauvaises, n'est-ce pas ? [505d]
– En effet.
– Il est donc clair qu'il y a autour de cette question des controverses
considérables et nombreuses ?
– Comment le nier ?
– Mais quoi ? N'est-il pas également évident que la plupart des gens vont
choisir ce qui semble juste et beau et que, même si cela n'est pas la réalité,
ils n'en désirent pas moins le pratiquer, le posséder et en montrer
l'apparence, alors que personne ne se contente de posséder des biens qui ne
sont qu'apparents, mais qu'on recherche au contraire des biens qui sont
réels, chacun méprisant l'apparence en ce domaine ?
– Cela est certain, dit-il.
121 121
– Or, ce bien que toute âme poursuit et qui constitue la fin de tout ce
[505e] qu'elle entreprend, ce bien dont elle pressent l'existence sans
pouvoir, dans sa perplexité, saisir pleinement ce qu'il peut être, ni s'appuyer
sur une croyance solide comme celle qu'elle entretient à l'égard d'autres
objets – ce qui par ailleurs la prive du bienfait qu'elle pourrait tirer de ces
objets –, ce bien si grand et si précieux, [506a] dirons-nous qu'il doit
demeurer dans l'obscurité pour ceux qui sont les meilleurs dans la cité,
ceux-là à qui nous confierons tout ?
– Certainement pas, dit-il.
– En tout cas, dis-je, je pense que les choses justes et les choses belles,
lorsqu'elles sont maintenues dans la méconnaissance de ce en quoi elles
sont aussi des choses bonnes, ne possèdent pas un gardien de grande valeur
si ce gardien doit ignorer ce bien qui les concerne. Je devine même que
personne ne connaîtra suffisamment le juste et le beau avant de connaître ce
bien.
– Tu devines juste, dit-il.
– Ainsi donc, notre constitution politique sera parfaitement ordonnée,
[506b] si c'est un tel gardien qui veille sur elle, un gardien qui possède cette
connaissance !
– Nécessairement, dit-il. Mais toi, Socrate, que penses-tu que soit le
bien ? Est-ce la science ? Est-ce le plaisir ou quelque chose d'autre ?
– Le voilà donc, le cher homme ! m'écriai-je. Je voyais bien – et cela était
clair depuis longtemps – que tu ne te contenterais pas de l'opinion des autres
sur ces questions !
– C'est, dit-il, qu'il ne me semble pas juste, Socrate, que tu te montres
capable d'exposer les doctrines des autres, et non les tiennes, compte tenu
de tout le temps que tu as passé à t'occuper de ces questions. [506c]
– Qu'est-ce à dire ? repris-je. Te paraît-il plus juste de parler des choses
qu'on ne connaît pas comme si on les connaissait ?
– Non, dit-il, pas comme si on les connaissait, mais en consentant à
exposer ses convictions personnelles.
– Que dis-tu là ? repris-je. N'as-tu pas remarqué à quel point sont viles
122 122
toutes les opinions qui sont dépourvues de science ? Les meilleures
d'entre elles sont aveugles : vois-tu quelque différence entre des aveugles
suivant correctement leur chemin et ceux qui possèdent une opinion vraie,
mais sans posséder l'intelligence ?
– Aucune, dit-il.
– Tiens-tu donc à contempler des choses viles, aveugles et difformes, si
tu peux entendre par ailleurs des choses claires et belles ? [506d]
– Au nom de Zeus, Socrate, s'écria alors Glaucon, ne t'arrête pas comme
si tu étais arrivé au but ! Nous serons satisfaits si tu exposes la nature du
bien de la même manière que tu as exposé la nature de la justice, de la
modération et des autres vertus.
– Et pour moi aussi, camarade, repris-je, ce serait un motif de plein
contentement ; mais je crains de n'en être pas capable et, si je devais en
prendre le risque, d'attirer sur moi la moquerie en raison de ma maladresse.
123 123
Mais, bienheureux amis, laissons de côté pour l'instant la question du
bien tel qu'il est en lui-même, [506e] car il me semble supérieur à ce que
notre effort présent peut espérer atteindre, en tout cas selon l'estimation que
j'en fais pour le moment ; je consens, par contre, à vous parler de ce qui me
paraît le rejeton du bien 124 124 et qui lui ressemble le plus, si cela vous
convient. Sinon, laissons cela de côté.
– Mais parle-nous-en, dit-il. Une autre fois, tu nous revaudras cela en
nous donnant l'histoire du père. [507a]
– Je voudrais bien, dis-je, qu'il soit en mon pouvoir de m'acquitter de
cette dette et que vous puissiez quant à vous la percevoir, au lieu de nous
contenter comme à présent des seuls intérêts. Recevez donc cet enfant, lui
125 125
qui est le produit du bien lui-même. Mais prenez garde que, sans le
vouloir, je ne vous induise en erreur de quelque façon, en vous remettant un
compte erroné du produit !
– Nous y prendrons garde, dit-il, dans la mesure du possible. Mais parle
seulement.
– Mettons-nous d'accord au préalable, dis-je, et rappelons-nous ce que je
126 126
vous ai dit auparavant , tout comme ce dont nous nous sommes déjà
entretenus plusieurs fois en d'autres circonstances. [507b]
– De quoi veux-tu parler ? dit-il.
– Il y a plusieurs choses belles, dis-je, et plusieurs choses bonnes, et nous
affirmons que chacune existe ainsi, et nous les distinguons par le langage.
– Nous l'affirmons, en effet.
– Nous affirmons aussi l'existence du beau en soi et du bien en soi, et de
même pour toutes ces choses que nous avons d'abord posées comme
127 127
multiples, nous les posons maintenant, renversant notre approche ,
selon la forme unique de chacune, comme une essence unique, et nous
appelons chacune “ce qui est”.
– C'est cela.
– Et nous disons ensuite que les choses multiples sont vues, mais qu'elles
128 128
ne sont pas pensées, alors que les formes sont pensées mais ne sont pas
vues.
– Absolument. [507c]
– Et maintenant, par quelle partie de nous-mêmes voyons-nous les choses
visibles ?
– Par la vue, dit-il.
– Et de même, repris-je, nous entendons par l'ouïe les choses audibles, et
par les autres sens nous percevons la totalité des choses sensibles.
– Sans doute.
– N'as-tu pas remarqué, repris-je, à quel point l'artisan de nos sens 129 129
130 130
s'est dépensé pour rendre possible la faculté de voir et d'être vu ?
– Non, pas vraiment, dit-il.
– Eh bien, considère la question de la manière suivante. N'y a-t-il pas
quelque chose d'un genre différent qui soit requis à l'ouïe et à la voix, l'une
pour entendre, l'autre pour être entendue, [507d] de telle sorte que si cette
troisième chose fait défaut, l'ouïe n'entend pas et la voix n'est pas
entendue ?
– Je ne vois rien de ce genre, dit-il.
– Et je crois, repris-je, que pour beaucoup d'autres sens, pour ne pas dire
131 131
tous, il n'est besoin de rien de ce genre . À moins que tu ne puisses
m'en citer un ?
– Non, je ne peux pas, dit-il.
– Mais en ce qui concerne la possibilité de voir et d'être vu, ne conçois-tu
pas qu'il faut quelque chose de ce genre ?
– Comment cela ?
– Admettons que la vue soit présente dans les yeux et que celui qui s'en
trouve doué entreprenne de s'en servir, admettons aussi la présence d'une
132 132
coloration dans les choses : [507e] à moins que n'intervienne un
troisième genre d'élément, propre par nature à cette fin, tu sais que la vue ne
verra rien et que les couleurs demeureront invisibles.
– De quel genre d'élément parles-tu donc ? dit-il.
– De ce que tu appelles la lumière, repris-je.
– Tu dis vrai, dit-il.
– Ainsi donc, ce n'est pas selon un type de rapport de peu
133 133
d'importance que le sens de la vue et la faculté de voir [508a] se
trouvent liés par un lien plus précieux que tous les liens qui unissent les
autres <sens et leurs objets>, à moins que tu ne tiennes la lumière pour
quelque chose de peu de valeur.
– Mais il s'en faut de beaucoup, dit-il, que ce soit une chose sans valeur.
– Quel est, selon toi, celui des dieux du ciel 134 134 qui détient le pouvoir de
causer ce lien, lui dont la lumière donne à la vue de voir magnifiquement, et
aux choses visibles d'être vues ?
– Celui-là même que tu désignerais, dit-il, comme tout le monde ; car
c'est le soleil manifestement que tu me demandes de nommer.
– Eh bien, la vue, par sa nature, n'entretient-elle pas avec ce dieu le
rapport suivant ?
– Comment cela ?
– La vue n'est pas le soleil, ni elle-même, ni l'organe dans lequel elle se
forme [508b] et que nous appelons l'œil.
– Non, en effet.
135 135
– Et pourtant, de tous les organes relatifs aux sens, je pense que l'œil
est celui qui ressemble le plus au soleil.
– De beaucoup.
– Et, en outre, la puissance qu'il possède, ne la tire-t-il pas du soleil,
comme une émanation 136 136 provenant de lui ?
– C'est absolument le cas.
– Et ainsi le soleil, qui n'est pas la vue mais qui en constitue par ailleurs
la cause, n'est-il pas vu par cette vue même ?
– Il en est ainsi, dit-il.
– Eh bien, sache-le, dis-je, c'est lui que j'affirme être le rejeton du bien,
lui que le bien a engendré à sa propre ressemblance, [508c] de telle façon
137 137
que ce qu'il est lui, [le bien], dans le lieu intelligible par rapport à
l'intellect et aux intelligibles, celui-ci, <le soleil>, l'est dans le lieu visible
par rapport à la vue et aux choses visibles.
– Comment cela ? demanda-t-il. Reprends ton exposé pour moi.
– Tu sais, repris-je, que les yeux, lorsqu'on les tourne vers ces objets
colorés que n'éclaire plus la lumière du jour, mais seulement quelque lueur
nocturne, perdent leur acuité et semblent devenir presque aveugles, comme
si la clarté de la vision les avait quittés ?
– Oui, bien sûr, dit-il.
– Et je pense bien que si les yeux se tournent vers des objets que le soleil
[508d] illumine, ils les voient nettement, et il semble bien que la vision soit
claire pour ces mêmes yeux.
– Sans doute.
– Conçois donc, maintenant, qu'il en est de même pour la vision de l'âme.
Lorsqu'elle se tourne vers ce que la vérité et l'être illuminent, alors elle le
138 138
pense, elle le connaît et elle semble posséder l'intellect . Lorsqu'elle se
tourne cependant vers ce qui est mêlé d'obscurité, sur ce qui devient et se
corrompt, alors elle a des opinions dans lesquelles elle s'embrouille en les
revirant en tous sens, et on dirait qu'elle est alors dépourvue d'intellect.
– C'est ce qui semble. [508e]
– Eh bien, ce qui confère la vérité aux objets connaissables et accorde à
celui qui connaît le pouvoir de connaître, tu peux déclarer que c'est la forme
du bien. Comme elle est la cause de la connaissance et de la vérité, tu peux
139 139
la concevoir comme objet de connaissance , et si tu reconnais à l'une et
à l'autre – la connaissance et la vérité – une certaine beauté, tu porteras un
jugement correct si tu estimes qu'il existe encore quelque chose de plus
beau [qu'elles]. La connaissance et la vérité, il est juste de penser qu'elles
sont, comme la lumière [509a] et la vue, semblables au soleil dans le monde
visible, mais il n'est pas correct de les identifier au soleil ; et de même, dans
le monde intelligible, il est juste de penser que la connaissance et la vérité
sont semblables au bien, alors qu'il serait incorrect d'identifier l'une ou
l'autre au bien : la nature du bien, en effet, doit être quelque chose d'encore
plus précieux !
– Tu parles, dit-il, d'une beauté extraordinaire, si le bien produit la
connaissance et la vérité et s'il les surpasse lui-même en beauté. Tu ne le
présentes assurément pas comme le plaisir.
– Prends garde à ce que tu dis, répondis-je, et porte attention plutôt à
cette image de lui. [509b]
– Comment ?
– Je pense que tu admettras que le soleil confère aux choses visibles non
seulement le pouvoir d'être vues, mais encore la genèse, la croissance et la
subsistance, encore que lui-même ne soit aucunement genèse.
– Comment le serait-il, en effet ?
– Eh bien maintenant, pour les objets de connaissance, ce n'est pas
seulement leur cognoscibilité que manifestement ils reçoivent du bien, mais
c'est leur être et aussi leur essence 140 140 qu'ils tiennent de lui, même si le
bien n'est pas l'essence, mais quelque chose qui est au-delà de l'essence,
dans une surabondance de majesté et de puissance. » [509c]
Et alors Glaucon, facétieux, s'exclama :
« Par Apollon, dit-il, quelle prodigieuse transcendance !
– C'est toi le responsable, repris-je, tu m'as forcé à exprimer mes opinions
à son sujet.
– Ne t'arrête pas là, dit-il, et si tu n'acceptes pas de poursuivre, complète
au moins ta comparaison avec le soleil.
– Sans doute, repris-je, me faut-il compléter passablement de choses.
– Dans ce cas, dit-il, n'en laisse pas la moindre de côté.
– Je pense, repris-je, que j'en laisserai de côté un grand nombre. Dans les
circonstances, cependant, et autant que possible, je n'en omettrai pas de
manière délibérée.
– Garde-toi de le faire, dit-il. [509d]
– Alors, repris-je, représente-toi bien, en suivant notre manière de nous
exprimer, qu'il existe deux souverains : l'un règne sur le genre intelligible et
sur le lieu intelligible, l'autre, de son côté, règne sur l'horatón, c'est-à-dire
141 141
sur le visible (je ne dis pas ouranós , le ciel, de peur de paraître vouloir
faire un jeu de mots sophistiqué). Tu vois bien de toute façon qu'il y a là
deux genres différents, le visible et l'intelligible ?
– Je le saisis bien.
– Sur ce, prends, par exemple, une ligne coupée 142 142 en deux segments
d'inégale longueur ; coupe de nouveau, suivant la même proportion que la
ligne, chacun des deux segments – celui du genre visible et celui du genre
intelligible – et tu obtiendras ainsi, eu égard à un rapport réciproque de
clarté et d'obscurité dans le monde visible, le second segment, celui des
images. [509e] J'entends par images d'abord [510a] les ombres, ensuite les
reflets qui se produisent sur l'eau ou encore sur les corps opaques, lisses et
brillants, et tous les phénomènes de ce genre. Tu comprends ce que je veux
dire ?
– Mais je comprends bien.
– Pose alors l'autre segment auquel celui-ci ressemble, les animaux qui
nous entourent, et tout ce qui est soumis à la croissance, aussi bien que
l'ensemble du genre de ce qui est fabriqué.
– Je le pose, dit-il.
– Accepterais-tu aussi de dire, repris-je, que la division a été effectuée
sous le rapport de la vérité et de la non-vérité, de telle sorte que
l'opinable 143 143 est au connaissable ce que l'objet ressemblant est à ce à quoi
il ressemble. [510b]
– Je l'admets absolument, dit-il.
– Examine aussi comment il faut couper la section de l'intelligible.
– De quelle façon ?
– Voici. Dans une partie de cette section, l'âme, traitant comme des
images les objets qui, dans la section précédente, étaient les objets
144 144
imités , se voit contrainte dans sa recherche de procéder à partir
d'hypothèses 145 145 ; elle ne chemine pas vers un principe, mais vers une
conclusion. Dans l'autre section toutefois, celle où elle s'achemine vers un
principe anhypothétique, l'âme procède à partir de l'hypothèse et sans
recourir à ces images, elle accomplit son parcours à l'aide des seules formes
prises en elles-mêmes.
– Je n'ai pas bien compris, dit-il, ce que tu viens d'exposer. [510c]
– Eh bien, reprenons, dis-je. Tu comprendras mieux après ce que je vais
dire maintenant. Tu sais bien, je pense, que ceux qui s'occupent de
146 146
géométrie , de calcul et d'autres choses du même genre font l'hypothèse
du pair et de l'impair, des figures et des trois espèces d'angles, et de toutes
sortes de choses apparentées selon la recherche de chacun, et qu'ils traitent
ces hypothèses comme des choses connues ; quand ils ont confectionné ces
hypothèses, ils estiment n'avoir à en rendre compte d'aucune façon, ni à
eux-mêmes ni aux autres, [510d] tant elles paraissent évidentes à chacun ;
mais ensuite, en procédant à partir de ces hypothèses, ils parcourent les
étapes qui restent et finissent par atteindre, par des démonstrations
progressives, le point vers lequel ils avaient tendu leur effort de recherche.
– Eh oui, dit-il, je sais parfaitement cela.
– Aussi bien dois-tu savoir qu'ils ont recours à des formes visibles et
qu'ils construisent des raisonnements à leur sujet, sans se représenter ces
figures particulières, mais les modèles auxquels elles ressemblent ; leurs
raisonnements portent sur le carré en soi et sur la diagonale en soi, mais non
pas sur cette diagonale dont ils font un tracé, et de même pour les autres
figures. [510e] Toutes ces figures, en effet, ils les modèlent et les tracent,
elles qui possèdent leurs ombres et leurs reflets sur l'eau, mais ils s'en
servent comme autant d'images dans leur recherche [511a] pour contempler
ces êtres en soi qu'il est impossible de contempler autrement que par la
pensée.
– Tu dis vrai.
– Eh bien, voilà présenté ce genre que j'appelais l'intelligible : dans sa
recherche de ce genre, l'âme est contrainte d'avoir recours à des
hypothèses ; elle ne se dirige pas vers le principe, parce qu'elle n'a pas la
force de s'élever au-dessus des hypothèses, mais elle utilise comme des
images ces objets qui sont eux-mêmes autant de modèles pour les copies de
la section inférieure, et ces objets, par rapport à leurs imitations, sont
considérés comme clairs et dignes d'estime. [511b]
– Je comprends, dit-il, tu veux parler de ce qui relève de la géométrie et
des disciplines connexes.
– Et maintenant, comprends-moi bien quand je parle de l'autre section de
l'intelligible, celle qu'atteint le raisonnement lui-même par la force du
dialogue ; il a recours à la construction d'hypothèses sans les considérer
comme des principes, mais pour ce qu'elles sont, des hypothèses, c'est-à-
dire des points d'appui et des tremplins pour s'élancer jusqu'à ce qui est
anhypothétique, jusqu'au principe du tout. Quand il l'atteint, il s'attache à
suivre les conséquences qui découlent de ce principe et il redescend ainsi
jusqu'à la conclusion, [511c] sans avoir recours d'aucune manière à quelque
chose de sensible, mais uniquement à ces formes en soi, qui existent par
elles-mêmes et pour elles-mêmes, et sa recherche s'achève sur ces formes.
– Je ne comprends pas parfaitement, dit-il, tu évoques une grande
entreprise, me semble-t-il ; tu veux montrer que la connaissance de l'être et
de l'intelligible, qu'on acquiert par la science du dialogue, la
147 147
dialectique , est plus claire que celle que nous tirons de ce qu'on
148 148
appelle les disciplines . Dans ces disciplines, les hypothèses servent de
principes, et ceux qui les contemplent sont contraints pour y parvenir de
recourir à la pensée, et non pas aux sens ; [511d] comme leur examen
cependant ne remonte pas vers le principe, mais se développe à partir
d'hypothèses, ceux-là ne te semblent pas posséder l'intelligence de ces
objets, encore que ces objets seraient intelligibles s'ils étaient contemplés
avec le principe. Tu appelles donc pensée, me semble-t-il, et non intellect,
l'exercice habituel des géomètres et des praticiens de disciplines connexes,
puisque la pensée est quelque chose d'intermédiaire entre l'opinion et
l'intellect.
– Mais tu me suis parfaitement, repris-je. Et maintenant, adjoins à nos
149 149
quatre sections les quatre états mentaux de l'âme : l'intellection, pour
la section supérieure, la pensée, [511e] pour la deuxième ; donne le nom de
croyance à la troisième, et à la dernière celui de représentation, et range-les
selon la proportion suivante : plus les objets de ces états mentaux
participent à la vérité, plus ils participent à l'évidence.
– Je comprends, dit-il, je suis d'accord et je dispose le tout comme tu
dis. »
Livre VII
[514a]
« Eh bien, après cela, dis-je, compare notre nature, considérée sous
l'angle de l'éducation et de l'absence d'éducation, à la situation suivante 1 1.
Représente-toi des hommes dans une sorte d'habitation souterraine en forme
de caverne. Cette habitation possède une entrée disposée en longueur,
remontant de bas en haut 2 2 tout le long de la caverne vers la lumière. Les
hommes sont dans cette grotte depuis l'enfance, les jambes et le cou ligotés
de telle sorte qu'ils restent sur place et ne peuvent regarder que ce qui se
trouve devant eux, [514b] incapables de tourner la tête à cause de leurs
liens. Représente-toi la lumière d'un feu qui brûle sur une hauteur loin
derrière eux et, entre le feu et les hommes enchaînés, un chemin sur la
hauteur, le long duquel tu peux voir l'élévation d'un petit mur, du genre de
ces cloisons qu'on trouve chez les montreurs de marionnettes 3 3 et qu'ils
érigent pour les séparer des gens. Par-dessus ces cloisons, ils montrent leurs
merveilles.
– Je vois, dit-il.
– Imagine aussi, le long de ce muret, des hommes qui portent [514c]
toutes sortes d'objets fabriqués qui dépassent le muret, des statues
d'hommes [515a] et d'autres animaux, façonnées en pierre, en bois et en
toute espèce de matériau. Parmi ces porteurs, c'est bien normal, certains
parlent, d'autres se taisent.
– Tu décris là, dit-il, une image étrange et de bien étranges prisonniers.
– Ils sont semblables à nous, dis-je. Pour commencer, crois-tu en effet
que de tels hommes auraient pu voir quoi que ce soit d'autre, d'eux-mêmes
et les uns des autres, si ce ne sont les ombres qui se projettent, sous l'effet
du feu, sur la paroi de la grotte en face d'eux ?
– Comment auraient-ils pu, dit-il, puisqu'ils ont été forcés leur vie durant
de garder la tête immobile ? [515b]
– Qu'en est-il des objets transportés ? N'est-ce pas la même chose ?
– Bien sûr que si.
– Alors, s'ils avaient la possibilité de discuter les uns avec les autres, n'es-
tu pas d'avis qu'ils considéreraient comme des êtres réels 4 4 les choses qu'ils
voient ?
– Si, nécessairement.
– Et que se passerait-il si la prison recevait aussi un écho provenant de la
paroi d'en face ? Chaque fois que l'un de ceux qui passent se mettrait à
parler, crois-tu qu'ils penseraient que celui qui parle est quelque chose
d'autre que l'ombre qui passe ?
– Par Zeus, non, dit-il, je ne le crois pas.
– Mais alors, dis-je, [515c] de tels hommes considéreraient que le vrai
n'est absolument rien d'autre que les ombres des objets fabriqués.
– De toute nécessité, dit-il.
– Examine dès lors, dis-je, la situation qui résulterait de la libération de
leurs liens et de la guérison de leur égarement, dans l'éventualité où, dans le
cours des choses 5 5, il leur arriverait ce qui suit. Chaque fois que l'un d'entre
eux serait détaché et contraint de se lever subitement 6 6, de retourner la tête,
de marcher et de regarder vers la lumière, à chacun de ces mouvements il
souffrirait, et l'éblouissement le rendrait incapable de distinguer ces choses
[515d] dont il voyait auparavant les ombres. Que crois-tu qu'il répondrait si
quelqu'un lui disait que tout à l'heure il ne voyait que des lubies 7 7, alors que
maintenant, dans une plus grande proximité de ce qui est réellement, et
tourné davantage vers ce qui est réellement, il voit plus correctement ?
Surtout si, en lui montrant chacune des choses qui passent, on le contraint
de répondre à la question : qu'est-ce que c'est ? Ne crois-tu pas qu'il serait
incapable de répondre et qu'il penserait que les choses qu'il voyait
auparavant étaient plus vraies que celles qu'on lui montre à présent ?
– Bien plus vraies, dit-il. [515e]
– Et de plus, si on le forçait à regarder en face la lumière elle-même,
n'aurait-il pas mal aux yeux et ne la fuirait-il pas en se retournant vers ces
choses qu'il est en mesure de distinguer ? Et ne considérerait-il pas que ces
choses-là sont réellement plus claires que celles qu'on lui montre ?
– C'est le cas, dit-il.
– Si par ailleurs, dis-je, on le tirait de là par la force, en le faisant
remonter la pente raide et si on ne le lâchait pas avant de l'avoir sorti dehors
à la lumière du soleil, n'en souffrirait-il pas [516a] et ne s'indignerait-il pas
d'être tiré de la sorte ? Et lorsqu'il arriverait à la lumière, les yeux éblouis
par l'éclat du jour, serait-il capable de voir ne fût-ce qu'une seule des choses
qu'à présent on lui dirait être vraies ?
– Non, il ne le serait pas, dit-il, en tout cas pas sur le coup.
– Je crois bien qu'il aurait besoin de s'habituer, s'il doit en venir à voir les
choses d'en-haut. Il distinguerait d'abord plus aisément les ombres, et après
88
cela, sur les eaux, les images des hommes et des autres êtres qui s'y
reflètent, et plus tard encore ces êtres eux-mêmes. À la suite de quoi, il
pourrait contempler plus facilement, de nuit, ce qui se trouve dans le ciel, et
le ciel lui-même, en dirigeant son regard vers la lumière [516b] des astres et
de la lune, qu'il ne contemplerait de jour le soleil et sa lumière.
– Comment faire autrement ?
– Alors, je pense que c'est seulement au terme de cela qu'il serait enfin
capable de discerner le soleil, non pas dans ses manifestations sur les eaux
ou dans un lieu qui lui est étranger, mais lui-même en lui-même, dans son
espace propre, et de le contempler tel qu'il est.
– Nécessairement, dit-il.
– Et après cela, dès lors, il en inférerait au sujet du soleil que c'est lui qui
produit les saisons et les années, et qui régit tout ce qui se trouve [516c]
dans le lieu visible, et qui est cause d'une certaine manière de tout ce qu'ils
voyaient là-bas.
– Il est clair, dit-il, qu'il en arriverait là ensuite.
– Mais alors quoi ? Ne crois-tu pas que, se remémorant sa première
habitation, et la sagesse de là-bas 9 9, et ceux qui étaient alors ses
compagnons de prison, il se réjouirait du changement, tandis qu'eux il les
plaindrait ?
– Si, certainement.
– Les honneurs et les louanges qu'ils étaient susceptibles de recevoir alors
les uns des autres, et les privilèges conférés à celui qui distinguait avec le
plus d'acuité les choses qui passaient et se rappelait le mieux celles qui
défilaient habituellement avant les autres, lesquelles après et lesquelles
ensemble, [516d] celui qui était le plus capable de deviner, à partir de cela,
ce qui allait venir, celui-là, es-tu d'avis qu'il désirerait posséder ces
privilèges et qu'il envierait ceux qui, chez ces hommes-là, reçoivent les
honneurs et auxquels on confie le pouvoir ? Ou bien crois-tu qu'il
10 10
éprouverait ce dont parle Homère , et qu'il préférerait de beaucoup,
étant aide-laboureur, être aux gages d'un autre homme, un sans terre,
11 11
« et subir tout au monde plutôt que de s'en remettre à l'opinion et de
vivre de cette manière ? [516e]
– C'est vrai, dit-il, je crois pour ma part qu'il accepterait de tout subir
plutôt que de vivre de cette manière-là.
– Alors, refléchis bien à ceci, dis-je. Si, à nouveau, un tel homme
descendait pour prendre place au même endroit, n'aurait-il pas les yeux
remplis d'obscurité, ayant quitté tout d'un coup le soleil ?
– Si, certainement, dit-il.
– Alors, s'il lui fallait de nouveau concourir avec ceux qui se trouvent
toujours prisonniers là-bas, en formulant des jugements pour
discriminer 12 12 les ombres de là-bas, dans cet instant où il se trouve alors
aveuglé, avant que [517a] ses yeux ne se soient remis et le temps requis
pour qu'il s'habitue étant loin d'être négligeable, ne serait-il pas l'objet de
moqueries et ne dirait-on pas de lui : “comme il a gravi le chemin qui mène
là-haut, il revient les yeux ruinés”, et encore : “cela ne vaut même pas la
peine d'essayer d'aller là-haut ?”. Quant à celui qui entreprendrait de les
détacher et de les conduire en haut, s'ils avaient le pouvoir de s'emparer de
13 13
lui de quelque façon et de le tuer, ne le tueraient-ils pas ?
– Si, absolument, dit-il.
– Eh bien, c'est cette image 14 14, dis-je, mon cher Glaucon, [517b] qu'il
faut rattacher tout entière à ce que nous disions auparavant : en assimilant
l'espace qui se révèle grâce à la vue à l'habitation dans la prison, et le feu
qui s'y trouve à la puissance du soleil, et en rapportant la remontée vers le
haut et la contemplation des choses d'en-haut à l'ascension de l'âme vers le
lieu intelligible, tu ne risques pas de te tromper sur l'objet de mon
espérance 15 15, puisque c'est sur ce sujet que tu désires m'entendre. Seul un
dieu sait peut-être si cette espérance coïncide avec le vrai. Voilà donc
comment m'apparaissent les choses qui se manifestent à moi : dans le
connaissable, ce qui se trouve au terme, [517c] c'est la forme du bien, et on
ne la voit qu'avec peine, mais une fois qu'on l'a vue, on doit en conclure que
c'est elle qui constitue en fait pour toutes choses la cause de tout ce qui est
droit et beau, elle qui dans le visible a engendré la lumière et le seigneur de
la lumière 16 16, elle qui dans l'intelligible, étant elle-même souveraine,
procure vérité et intellect ; et que c'est elle que doit voir celui qui désire agir
de manière sensée, soit dans sa vie privée, soit dans la vie publique.
– Je partage moi aussi ta pensée, dit-il, en tout cas autant que j'en suis
capable.
– Alors va, repris-je, partage aussi ma pensée sur ceci et ne t'étonne pas
17 17
que ceux qui sont allés là-bas ne consentent pas à s'adonner aux affaires
des hommes, mais que leurs âmes n'éprouvent toujours d'attirance que pour
ce qui est en-haut. Qu'il en soit ainsi n'est sans doute rien que de naturel,
[517d] si vraiment là aussi les choses se passent conformément à l'image
que nous venons d'esquisser.
– Tout à fait naturel, en effet, dit-il.
– Mais alors, trouves-tu là quelque raison de t'étonner si quelqu'un, qui
est passé des contemplations divines aux malheurs humains, se montre
malhabile et apparaît bien ridicule, lorsque encore ébloui et avant d'avoir pu
s'habituer suffisamment à l'obscurité ambiante, il se trouve forcé, devant les
tribunaux ou dans quelque autre lieu, de polémiquer au sujet des ombres de
ce qui est juste, ou encore des figurines 18 18 dont ce sont les ombres, et
d'entrer en compétition [517e] sur la question de savoir comment ces choses
peuvent être comprises par ceux qui n'ont jamais vu la justice elle-même ?
– Ce n'est d'aucune manière étonnant, dit-il. [518a]
– Mais justement, quelqu'un de réfléchi, dis-je, se souviendrait qu'il y a
deux sortes de troubles des yeux, et qu'ils se produisent suivant deux
causes : lorsque les yeux passent de la lumière à l'obscurité, et de l'obscurité
à la lumière. Prenant en considération que les mêmes transformations se
produisent pour l'âme, chaque fois qu'il verrait une âme troublée et rendue
impuissante à distinguer quelque chose, il ne rirait pas de manière stupide,
mais il examinerait si, venant d'une vie plus lumineuse, c'est par manque
d'habitude qu'elle se trouve dans l'obscurité, ou si, passant d'une ignorance
considérable à un état plus lumineux, elle a été frappée d'éblouissement par
l'éclat supérieur de la lumière. [518b] Pour lui, dès lors, la première serait
remplie de bonheur par cette expérience et par cette vie, tandis que l'autre
serait à plaindre, et dans le cas où il éprouverait le désir de se moquer de
cette dernière, son rire serait moins ridicule que s'il prenait pour cible l'âme
qui vient d'en haut, de la lumière.
– Ce que tu dis là, dit-il, est certainement très juste.
– Il faut donc, dis-je, si cela est vrai, que nous en venions à la position
suivante sur ces questions : l'éducation n'est pas telle que la présentent
certains de ceux qui s'en font les hérauts 19 19. Ils affirment, n'est-ce pas, que
la connaissance n'est pas dans l'âme [518c] et qu'eux l'y introduisent,
comme s'ils introduisaient la vision dans des yeux aveugles.
– Oui, c'est ce qu'ils affirment, dit-il.
– Mais notre discussion de maintenant, dis-je, montre précisément que
cette puissance réside dans l'âme 20 20 de chacun, ainsi que l'instrument grâce
auquel chacun peut apprendre : comme si un œil se trouvait incapable de se
détourner de l'obscurité pour se diriger vers la lumière autrement qu'en
retournant l'ensemble du corps, de la même manière c'est avec l'ensemble
de l'âme qu'il faut retourner cet instrument hors de ce qui est soumis au
devenir, jusqu'à ce qu'elle devienne capable de s'établir dans la
contemplation de ce qui est et de ce qui, dans ce qui est, est le plus
lumineux. Or cela, c'est ce que nous affirmons être le bien, [518d] n'est-ce
pas ?
– Oui.
– Il existerait dès lors, dis-je, un art pour cela, un art de ce
retournement 21 21, un art consacré à la manière dont cet instrument peut être
retourné le plus facilement et le plus efficacement possible, non pas l'art de
produire en lui la puissance de voir, puisqu'il la possède déjà sans être
toutefois correctement orienté, ni regarder là où il faudrait, mais l'art de
mettre en œuvre ce retournement.
– Oui, apparemment, dit-il.
– Dès lors, les autres vertus 22 22 qu'on appelle vertus de l'âme risquent
bien d'être assez proches de celles du corps, car en réalité elles n'y sont pas
d'abord présentes, elles sont produites plus tard [518e] par l'effet des
habitudes et des exercices. La vertu qui s'attache à la pensée appartient
23 23
toutefois apparemment plus que tout à quelque principe divin , quelque
chose qui ne perd jamais sa puissance, mais qui, en fonction du
retournement qu'il subit, devient utile et bénéfique, ou au contraire inutile et
nuisible. [519a] N'as-tu jamais réfléchi à propos de ceux qu'on dit
méchants, mais aussi habiles, à quel point leur âme médiocre possède une
vue perçante et distingue avec acuité ce vers quoi elle s'est orientée ? Cette
âme n'a pas la vue faible, mais elle est néanmoins contrainte de se mettre au
service de la méchanceté, de sorte que plus elle regarde avec acuité, plus
elle commet d'actions mauvaises.
– Oui, exactement, dit-il.
– Toutefois cette âme médiocre, dis-je, elle qui appartient à une telle
nature, si dès l'enfance on la taillait et qu'on coupait les liens qui
l'apparentent au devenir, [519b] comme des poids de plomb 24 24 qui se sont
ajoutés à sa nature sous l'effet de la gourmandise et des plaisirs et
convoitises de ce genre et qui tournent la vue de l'âme vers le bas ; si elle
s'en trouvait libérée et se retournait vers ce qui est vrai, cette même partie
des mêmes êtres humains verrait ce qui est vrai avec la plus grande acuité,
de la même manière qu'elle voit les choses vers lesquelles elle se trouve à
présent orientée.
– Apparemment, dit-il.
– Mais dis-moi, que dire de ceux qui sont dépourvus d'éducation et ne
possèdent aucune expérience de la vérité ? N'est-il pas probable – et je
dirais même fatal, tenant compte de ce qui a été dit auparavant – qu'ils ne
gèrent jamais une cité de manière satisfaisante, [519c] pas plus que ceux
qu'on laisse passer leur temps jusqu'à la fin de leur vie à s'éduquer ? Les
premiers, parce qu'ils n'ont pas dans la vie un but unique qu'ils doivent viser
pour faire tout ce qu'ils accomplissent dans leur vie privée ou publique ; les
autres, parce qu'ils n'accompliront rien de tel de leur plein gré, convaincus
25 25
qu'ils sont de s'être établis de leur vivant dans les îles des Bienheureux .
– C'est vrai, dit-il.
– C'est donc notre tâche, dis-je, à nous les fondateurs 26 26, que de
contraindre les naturels les meilleurs à se diriger vers l'étude que nous
avons déclarée la plus importante dans notre propos antérieur 27 27, c'est-à-
dire à voir le bien et à gravir le chemin de cette ascension, [519d] et, une
fois qu'ils auront accompli cette ascension et qu'ils auront vu de manière
satisfaisante, de ne pas tolérer à leur égard ce qui est toléré à présent.
– De quoi s'agit-il ?
– De demeurer, dis-je, dans ce lieu, et de ne pas consentir à redescendre
auprès de ces prisonniers et à prendre part aux peines et aux honneurs qui
sont les leurs, qu'il s'agisse de choses ordinaires ou de choses plus
importantes.
– Alors, dit-il, nous serons injustes à leur égard, et nous rendrons leur vie
pire, alors qu'elle pourrait être meilleure pour eux ? [519e]
– Une fois de plus, mon ami, dis-je, tu as oublié qu'il n'importe pas à la
loi qu'une classe particulière de la cité atteigne au bonheur de manière
distinctive, mais que la loi veut mettre en œuvre les choses de telle manière
que cela se produise dans la cité tout entière, en mettant les citoyens en
harmonie par la persuasion et la nécessité, [520a] et en faisant en sorte
qu'ils s'offrent les uns aux autres les services dont chacun est capable de
28 28
faire bénéficier la communauté . C'est la loi elle-même qui produit de
tels hommes dans la cité, non pas pour que chacun se tourne vers ce qu'il
souhaite, mais afin qu'elle-même mette ces hommes à son service pour
réaliser le lien politique 29 29 de la cité.
– C'est vrai, dit-il, j'avais oublié, en effet.
– Observe alors, Glaucon, dis-je, que nous ne serons pas injustes à
l'endroit de ceux qui chez nous deviennent philosophes, mais que nous leur
tiendrons un discours juste en les contraignant, en plus du reste, à se soucier
des autres et à les garder. Nous leur dirons en effet qu'il est normal que ceux
qui en viennent à occuper leur position dans les autres cités [520b] ne
participent pas aux tâches qu'on y assume. Ils s'y développent en effet de
par leur propre initiative, sans l'agrément de la constitution politique qui se
trouve dans chacune de ces cités, et il est juste que ce qui se développe par
soi-même, ne devant sa subsistance à personne, n'ait aucunement à cœur de
payer à quiconque le prix de son entretien. “Mais dans votre cas, leur
dirons-nous, c'est nous qui, pour vous-mêmes comme pour le reste de la
cité, comme cela se passe dans les essaims d'abeilles, vous avons engendrés
pour être des chefs et des rois, en vous donnant une éducation meilleure et
plus parfaite qu'aux autres, et en vous rendant plus aptes à participer à l'un
et l'autre modes de vie 30 30. [520c] Il vous faut donc redescendre, chacun à
son tour, vers l'habitation commune des autres et vous habituer à voir les
choses qui sont dans l'obscurité. Quand vous y serez habitués, en effet, vous
verrez dix mille fois mieux que ceux de là-bas, et vous saurez identifier
31 31
chacune des figures : ce qu'elles sont, de quoi elles sont les figures,
parce que vous aurez vu le vrai concernant les choses belles, justes et
bonnes. De cette manière, la cité sera administrée en état de vigilance par
vous et par nous, et non en rêve 32 32, comme à présent, alors que la plupart
sont administrées par des gens qui se combattent les uns les autres pour des
ombres et qui deviennent factieux afin de prendre le pouvoir, comme s'il y
avait là un bien de quelque importance. [520d] Car voici en quoi consiste le
vrai là-dessus : la cité au sein de laquelle s'apprêtent à gouverner ceux qui
sont le moins empressés à diriger, c'est celle-là qui est nécessairement
administrée de la meilleure façon et la plus exempte de dissension, tandis
que celle que dirigent ceux qui sont dans l'état contraire se trouve dans la
situation opposée.”
– Oui, exactement, dit-il.
– Crois-tu dès lors que ceux dont nous avons assuré la subsistance, quand
ils entendront ce discours, ne se laisseront pas persuader et qu'ils ne
consentiront pas à peiner comme les autres dans la cité, chacun à son tour,
tout en résidant la majeure partie de leur temps entre eux dans la région
pure 33 33 ? [520e]
– C'est impossible, dit-il, car nous prescrirons des règles justes à des
hommes justes. Par ailleurs, c'est avant tout comme vers un devoir que
chacun d'eux se portera vers le pouvoir, contrairement à ceux qui dirigent
maintenant dans chaque cité.
– Voilà bien la situation, mon camarade, dis-je. Si tu peux découvrir, pour
ceux qui s'apprêtent à diriger, [521a] une vie meilleure que le pouvoir, tu
peux alors faire advenir une cité bien administrée. C'est en effet dans cette
cité seulement que dirigeront ceux qui sont réellement riches : riches non
pas d'or, mais de cette richesse qui est nécessaire à l'homme heureux, c'est-
34 34
à-dire une vie bonne et remplie de sagesse . Mais si ce sont des
mendiants et des gens que leur vénalité porte vers des biens privés qui
s'emparent des affaires publiques, croyant qu'il se trouve là du bien qu'il
faut accaparer, alors ce ne sera pas possible. Si le pouvoir, en effet, devient
l'objet d'un affrontement, une guerre de ce genre, parce qu'elle est intérieure
et qu'elle fait s'affronter ceux qui sont apparentés, les détruit eux-mêmes
autant que le reste de la cité.
– C'est tout à fait vrai, dit-il. [521b]
– Or, repris-je, conçois-tu une autre vie susceptible de faire mépriser les
charges politiques, si ce n'est la vie de la philosophie véritable ?
– Non, par Zeus, dit-il.
– Mais par ailleurs, il faut que ce ne soient pas des amoureux du pouvoir
qui se portent vers lui, sinon, ceux qui en sont les amoureux rivaux se
combattront certainement.
– Comment faire autrement ?
– Alors qui d'autre contraindras-tu à se diriger vers la garde de la cité,
sinon ceux qui sont les plus sages quant aux meilleurs moyens d'administrer
une cité, eux qui sont titulaires d'autres honneurs que les honneurs
politiques, et qui mènent une vie meilleure que la vie politique ?
– Il n'y a personne d'autre, dit-il. [521c]
– Veux-tu alors que nous examinions maintenant de quelle manière de
tels hommes seront produits dans la cité, et comment on les conduira vers la
lumière, comme on dit que certains sont montés depuis l'Hadès 35 35 jusque
vers les dieux ?
– Comment ne le voudrais-je pas ? dit-il.
– Faire cela, il semble bien que ce ne soit pas comme le retournement
36 36
d'une coquille d'huître au jeu, mais bien la conversion d'une âme qui
laisse derrière elle un jour mêlé de nuit, pour aller vers un jour véritable,
puisqu'il s'agit d'une ascension vers ce qui est, ascension que nous affirmons
être la vraie philosophie.
– Très certainement.
– Par conséquent, il faut examiner quel enseignement 37 37 détient la
capacité de produire cela ?
– Comment faire autrement ? [521d]
– Quel serait alors, Glaucon, l'enseignement capable de tirer l'âme de ce
qui devient vers ce qui est ? Mais en disant cela, je pense au même moment
à la chose suivante : n'avons-nous pas affirmé que lorsqu'ils étaient jeunes,
38 38
ils devaient être des athlètes de la guerre ?
– Nous l'avons affirmé, en effet.
– Il faut donc que l'enseignement que nous cherchons procure quelque
chose qui s'ajoute à cette formation ?
– Quoi donc ?
– Qu'il ne soit pas inutile à des hommes de guerre.
– Il le faut sans doute, dit-il, si toutefois cela est possible.
– Or c'est d'une part par la gymnastique, n'est-ce pas, et d'autre part par
39 39
<la poésie> et la musique que nous les avons formés dans ce que nous
avons proposé auparavant ? [521e]
– Oui, grâce à elles, dit-il.
– Or la gymnastique, bien sûr, est entièrement concernée par ce qui
devient et ce qui se corrompt : c'est en effet à la croissance et au
dépérissement du corps qu'elle préside.
– Il semble bien.
– Ce ne serait donc pas là l'enseignement que nous cherchons. [522a]
– Non, en effet.
– Mais serait-ce alors la musique, telle que nous l'avons exposée
auparavant ?
– Mais celle-ci, dit-il, était justement le corrélat de la gymnastique, si tu
t'en souviens : elle éduquait les gardiens en leur donnant des habitudes,
contribuant à leur procurer un certain état harmonieux sur la base de
l'harmonie musicale, et non pas un savoir, et de même une disposition bien
rythmée sur la base du rythme musical. La musique procure de surcroît dans
ses paroles d'autres habitudes, qui sont parentes des habitudes précédentes,
autant dans les fictions des mythes que dans les discours qui se rapprochent
de la vérité, mais on ne trouve en elle aucun enseignement orienté [522b]
40 40
vers ce bien que, toi, tu recherches dans le moment.
– Avec quelle précision, dis-je, tu me remets cela en mémoire ! En effet,
elle ne comportait en réalité rien de tel. Mais, Glaucon, homme démonique,
qu'est-ce qui pourrait présenter une telle qualité ? Tous les autres arts 41 41, en
effet, nous ont semblé être quasiment des arts de tâcherons…
– Quoi d'autre ? Mais alors quel autre enseignement reste-t-il, si nous
mettons de côté la musique, la gymnastique et les arts ?
– Allons, dis-je, si nous ne pouvons en prendre aucun à l'extérieur de
ceux-ci, prenons-en un parmi ceux qui se rattachent à tous les autres.
– Lequel ? [522c]
– Par exemple, cet enseignement commun, auquel recourent de manière
complémentaire tous les arts, tous les raisonnements et toutes les sciences,
celui que tout le monde doit apprendre en premier.
– Lequel ? dit-il.
– Cet enseignement ordinaire, dis-je, qui consiste à reconnaître le un, le
deux et le trois. Je veux dire par là, pour faire vite, le nombre et le calcul.
Car dans leur cas, l'état des choses n'est-il pas que tout art ainsi que toute
science se voient forcés d'en devenir les partenaires ?
– Oui, certainement.
– Par conséquent, l'art de la guerre aussi ?
– De toute nécessité, dit-il. [522d]
– Certes, dis-je, dans les tragédies 42 42, c'est un stratège totalement
ridicule que Palamède nous montre chaque fois en Agamemnon. N'as-tu pas
remarqué que Palamède affirme qu'ayant découvert le nombre, c'est lui qui
devant Troie assigna à l'armée les positions pour la bataille, lui qui
dénombra les vaisseaux et tout le reste, comme si avant lui rien de cela
n'avait été dénombré et comme si, apparemment, Agamemnon n'avait
même pas su combien de pieds il avait, comme si vraiment il ne savait
même pas compter ? Dès lors, quel genre de stratège crois-tu qu'il ait pu
être ?
– Un stratège bien étrange, à mon avis, dit-il, si cela était vrai. [522e]
– Statuerons-nous alors, dis-je, en disant que c'est un enseignement des
plus nécessaires à l'homme de guerre que de pouvoir calculer et compter ?
– Le plus nécessaire de tous, dit-il, s'il veut comprendre quoi que ce soit
aux positions des troupes pour la bataille, ou même s'il veut seulement être
un être humain.
– Tu as donc, dis-je, de cet enseignement la même conception que moi ?
– Laquelle ? [523a]
– Il risque de constituer un de ces enseignements que nous cherchons, et
43 43
qui conduisent naturellement à l'intellection , mais dont personne ne fait
un usage correct, alors qu'il est tout à fait apte à tirer vers l'être.
– En quel sens, dit-il, dis-tu cela ?
– J'essaierai, dis-je, de clarifier au moins mon point de vue. Ce que je
choisis, selon mon jugement, comme susceptible de conduire ou non au but
que nous formulons, joins-toi à moi pour le considérer – qu'il s'agisse de
l'affirmer avec moi ou de le refuser – et, de cette façon, nous verrons plus
clairement si la chose est telle que je la devine.
– Fais voir, dit-il.
– Eh bien, si tu peux l'observer, dis-je, j'attire ton attention sur le fait que
dans les perceptions, [523b] certaines choses n'invitent pas l'intellection à
un examen supplémentaire, puisqu'elles sont jugées de manière satisfaisante
par la perception, tandis que d'autres l'incitent tout à fait à cet examen,
44 44
puisque la perception n'y fabrique rien de ferme .
– Visiblement, dit-il, tu veux parler des choses qui apparaissent de loin et
de celles qui sont dessinées comme la peinture en trompe l'œil.
– Pas du tout, dis-je, tu n'as pas trouvé ce dont je parle.
– Alors de quoi parles-tu ? dit-il.
– Les choses qui ne sollicitent pas l'intellection, dis-je, sont celles qui ne
suscitent pas simultanément une perception contraire ; celles qui suscitent
une perception contraire, je considère qu'elles sollicitent l'intellection,
[523c] puisque alors leur perception 45 45 ne manifeste pas plus la chose que
ce qui lui est opposé, qu'il s'agisse de choses qui se présentent de près ou de
46 46
loin. Ce que je dis là deviendra plus clair si je prends cet exemple :
disons que nous avons là trois doigts, le plus petit, le second et le moyen.
– Très bien, dit-il.
– Tiens bien compte du fait que j'en parle comme d'objets vus de près.
Examine dès lors avec moi ce qui suit à leur sujet.
– Quoi ?
– Chacun, n'est-ce pas, apparaît être de la même manière un doigt, et de
ce point de vue cela ne fait aucune différence [523d] qu'on le voie au milieu
ou à l'extrémité, qu'il soit blanc ou noir, qu'il soit gros ou mince, et ainsi
pour tout ce genre de qualités. Dans tous ces cas, en effet, l'âme de la
plupart des hommes n'est pas forcée d'interroger l'intellection sur ce que
peut bien être un doigt, car jamais la vue ne lui a signifié simultanément
qu'un doigt était le contraire d'un doigt.
– Non, en effet, dit-il.
– Par conséquent, dis-je, une perception de ce genre ne serait
vraisemblablement pas susceptible de solliciter [523e] ni d'éveiller
l'intellection.
– Non, vraisemblablement.
– Mais dis-moi, leur grandeur et leur petitesse, la vue les voit-elle de
manière satisfaisante ? Et est-ce que cela ne fait aucune différence pour elle
que l'un d'entre eux soit placé au milieu ou aux extrémités ? N'en va-t-il pas
de même pour le toucher, quand il s'agit de grosseur ou de minceur, de
mollesse ou de dureté ? Et les autres sensations ne manifestent-elles pas ces
qualités de manière insatisfaisante ? N'est-ce pas de la manière suivante que
chacune d'entre elles procède : d'abord, [524a] le sens de la perception qui
est assigné à ce qui est dur n'est-il pas nécessairement assigné aussi à ce qui
est mou, et il rapporte à l'âme 47 47 qu'il a la perception de quelque chose qui
est à la fois dur et mou ?
– Oui, c'est ainsi, dit-il.
– Par conséquent, dis-je, il est nécessaire que dans les cas de ce genre
l'âme soit perplexe et qu'elle se demande ce que peut bien signifier cette
sensation qui présente l'objet dur, si elle le présente également comme mou,
et qu'elle se demande aussi, pour la sensation du léger et du lourd, ce qu'est
le léger, et le lourd, et si la sensation signifie le lourd comme léger, et le
léger comme lourd ? [524b]
48 48
– En effet, dit-il, ces communications sont bien étranges pour l'âme et
elles réclament un examen.
– Dans de tels cas, dis-je, il est vraisemblable que l'âme essaiera en
premier lieu, en sollicitant le raisonnement et l'intellection 49 49, d'examiner
si chacune des qualités rapportées est unique, ou si elle est double.
– Par la force des choses.
– Par conséquent, s'il apparaît qu'il s'agit de deux choses, c'est que
chacune paraît à la fois différente et une ?
– Oui.
– Si donc chacune des deux est une, et que prises ensemble elles sont
deux, l'âme concevra ces deux-là 50 50 comme des choses séparées. [524c]
Car si elle ne les séparait pas, elle ne les concevrait pas comme deux, mais
comme une seule.
– C'est juste.
– Or, nous affirmons bien que la vue voit le grand et le petit non pas
comme quelque chose qui est séparé, mais comme quelque chose qui est
confondu, n'est-ce pas ?
– Oui.
– Mais pour produire cette clarification, l'intellection a été contrainte de
voir grand et petit non pas comme confondus, mais comme séparés,
contrairement à ce que faisait la vue.
– C'est vrai.
– Par conséquent, n'est-ce pas de là que nous vient d'abord l'idée de
demander ce que peut bien être le grand, et aussi le petit ?
– Oui, absolument.
– Et c'est ainsi que nous avons désigné d'une part l'intelligible, et d'autre
part le visible. [524d]
– C'est tout à fait exact, dit-il.
– C'est précisément cela que j'essayais de dire à l'instant, à savoir que
certaines choses sont propres à solliciter la pensée, et les autres non. Celles
qui viennent frapper la sensation en même temps que leurs contraires, je les
définis comme susceptibles de solliciter la pensée, alors que celles qui ne le
font pas sont impropres à éveiller l'intellection.
– Je comprends bien, maintenant, dit-il, et je suis du même avis que toi.
– Mais alors, le nombre et l'unité, de quel type te semblent-ils ?
– Je n'arrive pas à le concevoir, dit-il.
– Eh bien alors, représente-toi la chose, dit-il, à partir de ce que nous
avons dit auparavant. Si, en effet, l'unité peut être vue de manière suffisante,
telle qu'elle est en elle-même, ou être saisie par quelque autre sensation,
[524e] elle ne saurait être en mesure de nous tirer vers l'être, comme nous
l'avons dit au sujet du doigt. Si, par contre, on voit toujours simultanément
51 51
en elle une certaine contradiction , de sorte qu'elle ne semble pas plus
être une que le contraire, il faudrait alors certainement recourir à quelque
chose pour en juger, et l'âme serait nécessairement perplexe et forcée dans
ce cas de faire une recherche. Elle mettrait alors en elle-même la réflexion
en mouvement, et elle se demanderait nécessairement ce que peut bien être
l'unité en elle-même : [525a] ainsi l'étude relative à l'unité ferait partie de
ces études qui conduisent à la contemplation de ce qui est 52 52, et qui y
convertissent.
– Oui, certainement, dit-il, la vision relative à l'unité détient tout à fait
cette propriété : nous voyons en effet simultanément la même chose comme
une et comme une quantité infinie de choses.
– Par conséquent, s'il en est ainsi de l'unité, dis-je, la même situation se
produit pour tout autre nombre ?
– Forcément.
53 53
– Or, tout l'art du calcul et aussi toute l'arithmétique ont pour objet le
nombre ?
– Exactement. [525b]
– Ces arts paraissent dès lors capables de conduire à la vérité.
– Oui, en effet, de manière extraordinaire.
– Il semble donc bien qu'ils feraient partie des enseignements que nous
cherchons. Il est en effet nécessaire à un homme de guerre, pour ses
dispositions tactiques, de les apprendre ; quant au philosophe qui doit
s'attacher à l'être en se dégageant du devenir, il doit aussi les apprendre, ou
alors il ne deviendra jamais expert dans l'art du raisonnement 54 54.
– C'est cela, dit-il.
– Or notre gardien se trouve être à la fois homme de guerre et philosophe.
– Certes.
– Il serait dès lors approprié de faire de cet enseignement l'objet d'une
législation, Glaucon, et de convaincre ceux qui désirent prendre part aux
tâches les plus élevées de la cité [525c] de se porter vers l'art du calcul et de
s'y appliquer, non pas comme un exercice utile aux affaires privées, mais
dans le but d'atteindre la contemplation de la nature des nombres par
l'intellection elle-même. Non pas donc comme un exercice en vue de la
vente ou de l'achat, comme le font les marchands et les commerçants, mais
en ayant pour finalité la guerre 55 55 et, au bout du compte, cette conversion
naturelle de l'âme, qui se dégage du devenir et se tourne vers la vérité et
vers l'être.
– Tu l'exprimes magnifiquement, dit-il.
– Et certes, repris-je, je conçois bien, [525d] maintenant qu'on a discouru
sur l'enseignement du calcul, à quel point cet art est subtil et combien il
nous est utile à maints égards pour ce que nous désirons, si bien entendu on
s'en occupe dans un but de connaissance, et non à des fins mercantiles.
– De quelle manière ? dit-il.
– Dans le but que nous venons de dire, dis-je. Cet art conduit l'âme avec
une sorte de fermeté vers le haut, et il la force à dialoguer au sujet des
nombres eux-mêmes, en n'acceptant en aucun cas, si on dialogue avec elle,
de faire intervenir des nombres attachés à des corps visibles ou tangibles.
Tu connais bien ceux qui sont habiles dans ces questions : [525e] si on
entreprend par un argument de scinder l'unité elle-même, ils se mettent à en
rire et ne l'acceptent pas ; mais si toi tu en fais de la petite monnaie, eux la
multiplient en s'appliquant à ce qu'elle n'apparaisse jamais comme une
unité, mais comme des parties multiples.
– Tu dis tout à fait vrai, dit-il. [526a]
– Mais alors, Glaucon, à ton avis, si quelqu'un leur demandait : “Ô
hommes étonnants, de quels nombres discutez-vous ? Selon votre jugement,
l'unité dans ces nombres est telle que chaque unité est chaque fois égale à
toute autre et qu'elle ne présente pas la moindre différence, ne possédant en
elle-même aucune partie”, que crois-tu qu'ils répondraient ?
– D'après moi, ils répondraient qu'ils parlent de nombres qu'il faut se
contenter de concevoir, mais qu'il est impossible de s'approprier de quelque
autre façon.
– Vois-tu alors, mon ami, dis-je, que cet enseignement risque de nous être
réellement nécessaire, [526b] puisqu'il semble bien forcer l'âme à recourir à
56 56
l'intellection elle-même pour atteindre la vérité elle-même ?
– Et en effet, dit-il, c'est tout à fait ce qu'il réussit.
– Mais dis-moi, as-tu déjà porté attention au fait suivant ? Ceux qui sont
naturellement doués pour le calcul se montrent pour ainsi dire naturellement
plus vifs dans tous les autres enseignements, alors que ceux qui sont lents,
si on les forme et si on les exerce dans cet enseignement, à défaut d'autre
bénéfice, n'en progressent pas moins en devenant plus brillants qu'ils
n'étaient auparavant ?
– Oui, c'est le cas, dit-il.
[526c] – Et par ailleurs, à mon avis, tu ne trouverais pas facilement
plusieurs enseignements susceptibles d'exiger plus d'efforts de celui qui en
fait l'apprentissage et s'y exerce que cet enseignement-là.
– Non, en effet.
– Compte tenu de toutes ces raisons, il importe de ne pas négliger cet
enseignement et il faut que ceux qui sont doués des meilleurs naturels y
soient formés.
– J'abonde dans ton sens, dit-il.
– Voilà donc, dis-je, un premier enseignement adopté dans notre
programme. Examinons maintenant le deuxième, lequel se rapporte au
premier, pour voir s'il nous convient de quelque manière.
– Lequel ? demanda-t-il. Veux-tu dire la géométrie ?
– Cela même, dis-je. [526d]
– Tout ce qui en elle touche à la guerre, dit-il, il est clair que cela
convient. En effet, pour l'installation des campements et pour l'assaut des
places fortes, pour les opérations de rassemblement et de déploiement de
l'armée, et aussi pour toutes les manœuvres qui sont effectuées au cours des
expéditions, aussi bien dans les batailles que dans les déplacements, celui
qui serait géomètre se distinguerait nettement de celui qui ne le serait pas.
– Mais à coup sûr, dis-je, pour toutes ces opérations, une petite part de
géométrie et de calcul devrait suffire. Mais ce qu'il faut examiner, c'est
l'ensemble de la géométrie, dont la portée est plus considérable, de manière
à voir si elle peut de quelque manière tendre vers ce but supérieur : [526e]
parvenir à faire distinguer plus facilement la forme du bien. Or nous
affirmons que tout ce qui incline l'âme à se tourner vers ce lieu sublime
57 57
dans lequel réside l'être le plus heureux de ce qui est , ce qu'elle doit
elle-même absolument regarder, tout cela tend vers ce but.
– Tu as raison, dit-il.
– Par conséquent, si elle incline à contempler l'être, elle convient ; si c'est
le devenir, elle ne convient pas.
– C'est bien ce que nous affirmons. [527a]
– Or le point suivant, dis-je, même ceux qui ne possèdent qu'une
expertise réduite de la géométrie ne nous le disputeront pas : cette
connaissance est entièrement à l'opposé de ce qu'en disent ceux dont elle
constitue le domaine.
– Comment cela ? dit-il.
– Ils en traitent d'une manière bien ridicule et bien utilitaire. C'est en effet
comme des praticiens, soucieux d'abord de leur pratique, qu'ils fabriquent
toutes leurs propositions, en parlant de mettre au carré 58 58, ou alors
d'appliquer et d'additionner, et en formulant tous leurs énoncés de cette
manière, [527b] alors que tout cet enseignement, on ne s'y consacre qu'en
59 59
visant la connaissance .
– Oui, absolument, dit-il.
– Il faut, par conséquent, s'entendre sur un point supplémentaire.
– Lequel ?
– Qu'on étudie la géométrie en vue de la connaissance de ce qui est
toujours 60 60, et non de ce qui se produit à un moment donné puis se
corrompt.
– On tombera facilement d'accord là-dessus. La géométrie est en effet
connaissance de ce qui est toujours.
– Elle serait dès lors capable, noble ami, de tirer l'âme vers la vérité, et de
modeler la pensée philosophique en orientant vers ce qui est en haut ce qu'à
présent nous orientons à tort vers le bas.
– Autant que cela est possible, dit-il. [527c]
– Il faut par conséquent, autant que cela est possible, enjoindre à ceux qui
résident dans ta cité de beauté 61 61 de ne négliger d'aucune manière la
géométrie, sans compter que les bienfaits supplémentaires ont aussi leur
importance.
– Lesquels ? dit-il.
– Ceux-là mêmes dont tu as parlé, dis-je, les bienfaits relatifs à la guerre,
et nous savons bien en plus, quand il s'agit de mesurer le progrès dans tous
les savoirs, qu'il y aura un monde de différence entre celui qui s'est attaché à
l'étude de la géométrie et celui qui ne s'y est pas attaché.
– Un monde, certes, par Zeus, dit-il.
– Allons-nous donc l'instituer comme deuxième enseignement pour les
jeunes gens ?
– Oui, instituons-la, dit-il.
[527d] – Mais alors ? Comme troisième enseignement, instituerons-nous
l'astronomie ? N'est-ce pas là ton avis ?
– C'est bien mon avis, dit-il. Être à même, en effet, de bien saisir le
calendrier saisonnier des mois et des années, cela convient non seulement à
l'agriculture ou à la navigation, mais aussi, et non dans une moindre mesure,
à l'art de la stratégie militaire.
– Tu es gentil, dis-je, tu ressembles à quelqu'un qui, en présence de la
foule, craindrait de paraître vouloir encourager des enseignements inutiles.
Il n'y a rien d'ordinaire – c'est au contraire assez difficile – à faire admettre
62 62
que, dans ces enseignements , un certain instrument de l'âme de chacun
se trouve purifié et revivifié [527e], un instrument qui est corrompu et
aveuglé par les autres occupations, un instrument qu'il serait plus important
de sauver que des milliers d'yeux : c'est par lui seul, en effet, que la vérité
est vue. À ceux dès lors qui sont du même avis que toi, tu paraîtras
t'exprimer de manière tout à fait admirable, mais ceux qui n'en ont jamais
pris conscience jugeront sans doute que tu parles pour ne rien dire. Ils ne
voient en effet dans cet enseignement aucun autre avantage qui soit digne
de mention. [528a] Examine donc ici même avec lesquels de ces gens tu
veux discuter, ou alors si tu ne discutes avec aucun des autres, vois si ce
n'est pas d'abord pour toi-même que tu élabores la majeure partie de ces
arguments, sans toutefois en écarter quiconque serait en mesure d'en tirer
quelque profit.
– C'est bien cela que je choisis, dit-il, c'est pour moi-même
principalement que je parle, que je pose des questions et que je réponds.
– Alors, reviens en arrière, dis-je, car maintenant nous n'avons pas
enchaîné correctement avec ce qui suivait la géométrie.
– Comment avons-nous fait ? dit-il.
– Après la surface plane, dis-je, nous avons pris le solide déjà en
mouvement [528b], avant de le considérer tel qu'il est en lui-même. Il serait
correct de reprendre la troisième dimension 63 63 à la suite de la deuxième. Il
s'agit de cette dimension, bien sûr, qui concerne les cubes et qui participe de
la profondeur.
– C'est celle-là, en effet, dit-il. Mais ces questions-là 64 64, Socrate, ne
semblent pas avoir encore trouvé de solutions.
– De cela, dis-je, il y a en effet deux causes. D'une part, parce que aucune
cité ne les tient en honneur, ces questions qui sont difficiles sont l'objet de
recherches menées sans enthousiasme ; d'autre part, ceux qui s'adonnent à
ces recherches ont besoin d'un superviseur, sans l'aide duquel ils ne
pourraient faire de découvertes. Or il est difficile de trouver un superviseur,
et ensuite, s'il en existait un, ceux qui dans la situation actuelle sont engagés
dans ces recherches [528c] ont une si haute opinion d'eux-mêmes qu'ils ne
pourraient lui obéir. Si par contre une cité tout entière, qui tiendrait ces
matières en haute estime, les supervisait, alors ils obéiraient, et ces
recherches, menées de façon continue et avec zèle, rendraient manifeste la
qualité de leur objet. Puisque même actuellement, alors qu'elles sont
méprisées et freinées par le grand nombre, et alors que ceux qui les étudient
ne trouvent guère d'argument pour justifier leur utilité, elles se développent
néanmoins par la force de leur charme en dépit de toutes ces difficultés, il
n'y a rien d'étonnant à ce qu'elles soient apparues. [528d]
– Ces recherches ont certes bien du charme, dit-il, un charme
extraordinaire. Mais explique-moi plus clairement ce que tu disais à
l'instant. Tu as donc posé la géométrie comme la discipline qui s'occupe de
la surface.
– Oui, dis-je.
– Ensuite, dit-il, tu as posé l'astronomie comme venant immédiatement
après elle, et plus tard tu es revenu en arrière.
– Il est vrai, dis-je, que dans ma hâte à exposer rapidement tout en même
temps, j'ai plutôt réussi à ralentir. À la suite vient, en effet, la recherche
méthodique de la dimension de la profondeur, mais parce que dans la
recherche elle est ridiculisée, j'ai passé outre et, après avoir parlé de la
géométrie, j'ai parlé de l'astronomie, [528e] qui concerne la profondeur en
mouvement.
– Tu l'exposes correctement, dit-il.
– Posons donc, repris-je, l'astronomie comme quatrième enseignement,
en supposant que la discipline que nous laissons pour l'instant de côté, <la
stéréométrie>, pourra être maintenue, si éventuellement une cité en poursuit
l'étude.
– C'est probable, dit-il. Et tenant compte, Socrate, du reproche que tu
viens de me faire concernant la vulgarité de mon éloge de l'astronomie, je
vais en faire à présent l'éloge comme toi tu t'y appliques. [529a] Il me
semble qu'il est évident pour chacun que cette discipline pousse l'âme à
regarder vers le haut et qu'elle la conduit des choses d'ici-bas vers celles de
là-bas.
– Peut-être, dis-je, est-ce évident pour tout le monde sauf pour moi ! Car
moi, ce n'est pas mon avis.
– Mais alors, quel est ton avis ? dit-il.
– À en juger par la manière dont se l'approprient aujourd'hui ceux qui
servent de guides en philosophie 65 65, il me semble qu'elle fait regarder
entièrement vers le bas.
– Comment l'entends-tu ? dit-il.
– Ce n'est pas sans prétention, dis-je, que tu me sembles concevoir à ton
usage ce qu'est la connaissance des choses d'en haut. Tu risques, en effet, de
penser [529b] que si quelqu'un entreprend d'observer, en renversant la tête,
un plafond orné de peintures, il croira le contempler par l'intellection et non
par les yeux. Peut-être ta pensée est-elle lucide, et la mienne naïve ! Je ne
peux pas, en effet, considérer qu'il existe d'autre étude capable d'orienter le
regard de l'âme vers les choses d'en haut 66 66 que celle qui se concentre sur
ce qui est réellement et sur l'invisible. Si quelqu'un entreprend, en regardant
bouche bée les choses d'en haut et bouche fermée les choses d'en bas, de
faire l'étude d'un objet parmi les objets sensibles, j'affirme qu'il n'en
comprendra jamais rien – car il n'existe pas de connaissance 67 67 de ces
objets-là – [529c] et que son âme ne regardera pas vers le haut, mais bien
vers le bas, même s'il voulait apprendre en position couchée, sur le dos, que
ce soit sur terre ou sur mer.
– C'est justice pour moi, dit-il. Tu as eu raison de me faire ce reproche.
Mais comment alors disais-tu qu'il fallait aborder l'étude de l'astronomie, si
on voulait, contrairement à l'étude qui en est faite à présent, en faire une
étude utile pour les questions que nous discutons ?
– De cette manière, dis-je. Toutes ces décorations qui ornent le ciel,
puisqu'elles ont été ouvragées dans le ciel visible, on jugera certes qu'il
s'agit des plus belles et des plus exactes au sein du visible. [529d] Mais au
regard des choses véritables, elles sont très inférieures, si on considère ces
mouvements qu'emportent la vitesse réelle et la lenteur réelle, dans leurs
relations réciproques au sein du nombre véritable et selon les configurations
véritables, et qui emportent à leur tour tout ce qui réside en elles. Cela peut
être saisi par la raison et par la pensée, mais non par la vue. À moins que tu
ne sois d'un autre avis ?
– Nullement, dit-il.
– Par conséquent, dis-je, il faut recourir à cette riche décoration du ciel
comme à des modèles en vue de la connaissance de ces choses supérieures.
De la même manière que [529e] si quelqu'un découvrait par hasard des
dessins remarquablement tracés et exécutés avec minutie, qui seraient
l'œuvre de Dédale 68 68 ou de quelque autre artisan ou dessinateur, n'importe
quel expert en géométrie jugerait en effet, en les voyant, qu'il s'agit de
travaux magnifiquement ouvragés, mais il trouverait ridicule d'en
entreprendre sérieusement l'examen s'il s'agissait d'y trouver la vérité des
segments égaux, ou doubles, ou de toute autre forme de proportion
symétrique. [530a]
– Comment ne serait-ce pas absurde ? dit-il.
– Quant à celui qui est versé en astronomie, dis-je, s'il contemple les
mouvements des astres, ne sera-t-il pas pénétré d'une conviction
semblable ? Il jugera qu'il s'agit sans doute d'un système constitué des
œuvres les plus magnifiques, et que ce système a été produit par l'artisan du
ciel 69 69 et de tout ce qui s'y trouve. Mais pour ce qui est de la symétrie de la
nuit par rapport au jour, et de ces deux-là par rapport au mois, et du mois
par rapport à l'année, et des autres astres par rapport à l'ensemble de ces
phénomènes et entre eux, [530b] à ton avis, ne s'étonnera-t-il pas de
l'attitude de celui qui pense que ces phénomènes se produisent toujours de
manière identique, et qu'on n'y trouve aucune déviation, et qui entreprend
de pénétrer par tous les moyens la vérité de ces phénomènes, compte tenu
du fait qu'il s'agit de corps et qu'ils sont visibles ?
– À t'écouter, dit-il, c'est aussi mon avis.
– C'est donc en procédant par problèmes, dis-je, que nous étudierons
ainsi l'astronomie, à la manière de la géométrie. Nous laisserons de côté les
<phénomènes> célestes 70 70, si nous voulons réellement, en entreprenant
l'étude de l'astronomie, rendre utile, d'inutile qu'il était, [530c] cet élément
de l'âme qui par nature est apte à la pensée.
– Tu proposes là, dit-il, une tâche à plusieurs égards beaucoup plus
considérable que celle qui est aujourd'hui effectuée par l'astronomie.
– Je pense pour ma part, dis-je, que nous proposerons une organisation du
même genre pour les autres enseignements, si nous voulons être de quelque
utilité en tant que législateurs. Mais te vient-il à l'esprit quelque autre
enseignement qui puisse convenir ?
– Non, tout de suite, comme ça, je ne vois pas, dit-il.
– Pourtant, ce n'est pas une seule espèce 71 71, mais plusieurs, dis-je, que
présente le mouvement [530d], tel que je le conçois. Celui qui est savant
serait peut-être en mesure de les énumérer toutes, mais pour nous il y en a
deux qui ressortent nettement.
– Lesquelles ?
– En plus de la précédente, dis-je, il y a l'espèce correspondante.
– Laquelle ?
– Il est probable, dis-je, que comme les yeux sont attachés à l'astronomie,
de même les oreilles sont attachées au mouvement harmonique, et que ces
connaissances sont liées l'une à l'autre comme des sœurs, ainsi que les
Pythagoriciens 72 72 l'affirment, et nous également, Glaucon, qui sommes
d'accord avec eux. À moins que nous ne fassions les choses autrement ?
– Convenons de faire ainsi, dit-il. [530e]
– Par conséquent, dis-je, puisqu'il s'agit d'une tâche multiple, nous nous
renseignerons auprès d'eux pour savoir comment ils traitent de ces
questions et s'ils en ajoutent quelque autre. En ce qui nous concerne, eu
égard à tous ces sujets, nous garderons ce qui nous est propre.
– Quoi donc ?
– Que jamais ceux que nous formons n'entreprennent d'apprendre sur ces
sujets quoi que ce soit d'imparfait et qui ne viserait pas toujours le terme
auquel doivent parvenir toutes les connaissances, ce but dont nous parlions
à l'instant au sujet de l'astronomie. Ne sais-tu pas que dans le domaine de
l'harmonie aussi, ils s'adonnent à une étude différente, mais du même
genre ? [531a] Quand ils mesurent, en effet, les sonorités et les accords les
uns par rapport aux autres, ils y peinent infiniment comme les astronomes.
– Par les dieux, dit-il, c'est vrai, ils sont franchement ridicules ! Ils
discutent de choses auxquelles ils donnent le nom de “densités”, et on les
voit qui tendent l'oreille, comme s'ils tentaient de discerner une voix
provenant du voisin, les uns affirmant qu'ils perçoivent dans le registre
intermédiaire un certain son, et qu'il s'agit de l'intervalle le plus petit qu'on
puisse mesurer, les autres contestant cette affirmation en disant qu'il s'agit
d'un son semblable à ceux qui ont déjà été émis. Les uns et les autres
placent les oreilles bien avant l'intellect. [531b]
– Toi, dis-je, tu veux parler de ces braves gens qui triturent les cordes et
les soumettent à la torture en les étirant sur des chevalets. Mais pour éviter
que l'image ne soit indûment élaborée, avec les coups de plectre qu'on
donne et les reproches qu'on fait aux cordes de résister et de pavoiser, je
mets un terme à la comparaison, et j'affirme que je ne parle pas d'eux 73 73
mais bien de ceux que nous faisions à l'instant le projet d'interroger
concernant l'harmonie. Ils font, en effet, la même chose qu'on fait en
astronomie : [531c] ils recherchent les nombres qui se trouvent dans ces
accords qui sont entendus, mais ils ne s'élèvent pas à la considération de
problèmes. Par exemple, ils n'examinent pas quels nombres sont en accord
et lesquels ne le sont pas, et pourquoi ils le sont ou non.
– Tu parles d'une entreprise prodigieuse ! dit-il.
– Utile en tout cas, dis-je, pour ce qui est de la recherche du beau et du
bien, mais inutile quand on la poursuit dans un autre but.
– Probablement, dit-il.
74 74
– Je pense pour ma part, dis-je, que ce parcours méthodique [531d] à
travers tous les enseignements que nous avons exposés, s'il parvient à ce
point où ils trouvent les uns par rapport aux autres leur communauté et leur
association naturelle, et s'il établit par le raisonnement en quoi ils sont
apparentés les uns aux autres, en tirera quelque contribution en vue de cette
recherche que nous souhaitons mener, et ce ne sera pas en vain que nous
aurons peiné. Autrement, ce sera sans aucun profit.
– Moi aussi, dit-il, je vois l'avenir de cette façon. Mais tu parles d'une
tâche énorme, Socrate.
– C'est l'œuvre du prélude 75 75, dis-je, ou alors de quoi parles-tu ? Ne
savons-nous pas que toutes ces choses ne sont que le prélude de ce chant
que nous devons apprendre ? Car ceux qui sont habiles dans ces matières, tu
76 76
ne les crois sans doute pas [531e] habiles en dialectique ?
– Non, par Zeus, dit-il, si on fait exception d'un petit nombre que j'ai eu,
moi, l'occasion de rencontrer.
– Mais alors, dis-je, ceux-là qui ne sont capables ni de rendre raison ni de
suivre un raisonnement, seront-ils un jour en mesure de comprendre quoi
que ce soit de ce qu'il faut, selon nous, comprendre ?
– Rien de cela, non plus, dit-il. [532a]
– Par conséquent, dis-je, Glaucon, n'est-ce pas justement enfin ce chant
que chante l'exercice du dialogue 77 77 ? Ce chant, bien qu'il soit un chant
intelligible, la puissance de la vue pourrait l'imiter. La vue, disions-nous,
entreprend de porter d'abord le regard sur les êtres vivants en eux-mêmes, et
ensuite sur les astres en eux-mêmes, et puis en dernier de regarder le soleil
en lui-même. De cette même manière, chaque fois que quelqu'un entreprend
par l'exercice du dialogue, sans le support d'aucune perception des sens,
mais par le moyen de la raison, de tendre vers cela même que chaque chose
est, et qu'il ne s'arrête pas avant [532b] d'avoir saisi par l'intellection elle-
même ce qu'est le bien lui-même, il parvient au terme de l'intelligible,
comme celui de tout à l'heure était parvenu au terme du visible.
– Oui, tout à fait, dit-il.
– Mais alors, n'appelles-tu pas “dialectique” une démarche de ce genre ?
– Si, bien sûr.
– Cette libération de leurs liens 78 78, dis-je, et cette réorientation du
regard, des ombres vers les simulacres et puis vers la lumière, et cette
remontée depuis la grotte souterraine jusque vers le soleil ; et une fois
79 79
parvenus là, cette direction du regard vers les apparences divines [532c]
à la surface des eaux et vers les ombres des choses qui sont réellement – et
non comme avant vers les ombres des simulacres, ombres projetées par une
autre lumière, telle qu'elle semble une lumière remplie d'ombre si on la
compare au soleil, en raison de l'incapacité de regarder immédiatement les
animaux, les plantes et la lumière du soleil – voilà ce que toute cette
entreprise des arts que nous avons exposés a le pouvoir de réaliser. Elle
possède, en effet, le pouvoir d'effectuer cette remontée de ce qu'il y a de
meilleur dans l'âme vers la contemplation de l'excellence dans les êtres qui
sont réellement, de la même manière que tout à l'heure on faisait s'élever ce
qu'il y a de plus clairvoyant dans le corps vers la contemplation de ce qu'il y
a de plus éclatant dans le lieu corporel et visible. [532d]
– Moi, dit-il, j'admets ce que tu dis là. Et pourtant, il s'agit de
propositions tout à fait difficiles à admettre, encore que d'un autre point de
vue, elles soient également difficiles à refuser. Néanmoins, posons que ces
propositions sont telles que nous les exposons à présent, car ce n'est pas
seulement dans le moment présent qu'on devra en entendre l'exposé, mais il
faudra nous y attaquer de nouveau plusieurs fois encore. Passons
maintenant au chant lui-même et tentons de l'exposer de la même manière
que nous avons exposé le prélude. Présente-nous donc le mode particulier
de cette capacité de dialoguer, [532e] et en quelles espèces elle se divise, et
aussi les chemins qu'elle emprunte. Selon toute apparence, ces chemins
seraient en effet susceptibles de conduire en ce lieu même où résiderait,
pour celui qui s'est mis en chemin, la fin de sa démarche et le terme de son
voyage. [533a]
80 80
– Glaucon, mon ami , dis-je, tu ne seras plus capable de m'y
accompagner, même si de mon côté l'enthousiasme ne ferait pas défaut : car
ce n'est plus l'image de ce dont nous parlons que tu verrais, mais le vrai lui-
même, en tout cas tel qu'il m'apparaît, à moi. Qu'il soit réellement tel ou
non, on ne peut pour l'instant s'acharner à le démontrer ; mais qu'il se trouve
quelque chose de cet ordre à voir, cela on peut l'affirmer avec certitude.
N'est-ce pas ?
– Oui, certainement.
– Par conséquent, on peut aussi affirmer que c'est la capacité de dialoguer
qui serait seule capable de montrer cela à l'expert dans les disciplines que
nous avons exposées, et que par tout autre moyen ce serait impossible ?
– Oui, dit-il, cela aussi mérite d'être affirmé avec certitude. [533b]
– Sur le point suivant en tout cas, dis-je, personne ne s'objectera à ce que
nous disions qu'il existe un autre parcours méthodique qui entreprend, en
suivant un cheminement précis, de saisir au sujet de toute chose, concernant
chacune en elle-même, ce que chacune est réellement. Tous les autres
81 81
arts , au contraire, ou bien s'orientent en fonction des opinions ou des
désirs des hommes, ou alors se placent tous dans la perspective du devenir
et de la composition des êtres, ou alors en fonction du soin à donner aux
êtres qui croissent naturellement ainsi qu'aux choses qui sont produites
artificiellement. Quant aux arts qui restent, ceux qui selon nous saisissent
quelque chose de ce qui est réellement, la géométrie par exemple et les arts
qui en dépendent, nous voyons bien qu'ils ne font encore que rêver de ce qui
est réellement, [533c] et qu'il leur sera impossible de voir comme dans l'état
d'éveil aussi longtemps que, dans leur recours à des hypothèses, ils les
abandonneront à leur inertie sans être capables d'en rendre raison. S'agissant
en effet de cela qui a pour point de départ ce qu'il ne connaît pas, et dont le
point d'arrivée aussi bien que les étapes intermédiaires se trouvent
enchaînés à un terme qui lui demeure inconnu, quelle mise en œuvre
pourrait jamais faire de pareil assemblage une science ?
– Aucune, dit-il.
– Par conséquent, dis-je, le parcours dialectique est le seul à progresser
de cette manière, en supprimant les hypothèses pour atteindre le premier
principe lui-même, afin de s'en trouver renforcé ; [533d] il est réellement le
seul qui soit capable de tirer doucement l'œil de l'âme, enfoui dans quelque
bourbier 82 82 barbare, et de le guider vers le haut en ayant recours, pour le
soutenir dans son mouvement de retournement, à ces arts que nous avons
exposés. En raison de l'usage, nous avons souvent appelé ces arts des
“sciences”, mais il leur faut un autre nom, un nom qui exprime plus de
clarté que ce qui appartient à l'opinion, mais par contre plus d'obscurité que
ce qui relève de la science : dans notre propos antérieur, nous l'avons défini
quelque part comme la “pensée 83 83 ”. Je ne crois pas qu'il y ait lieu de
disputer du nom, [533e] alors qu'il nous revient de faire l'examen de choses
aussi importantes que celles qui s'imposent à nous.
– Non, en effet, dit-il.
84 84
– Il nous plaira donc , dis-je, comme auparavant, de nommer la
première section science, et la deuxième pensée, [534a] la troisième
croyance, et la quatrième représentation. Il suffira aussi de nommer ces
deux dernières prises ensemble opinion, et les deux premières ensemble,
intellection. On dira alors que l'opinion concerne le devenir, alors que
l'intellection vise l'être : ce que l'être est par rapport au devenir, l'intellection
l'est par rapport à l'opinion, et ce que l'intellection est par rapport à
l'opinion, la science l'est par rapport à la croyance, et la pensée par rapport à
la représentation. Quant à l'analogie entre les choses auxquelles ces
fonctions se rapportent, et à la division en deux de chacune des sections –
celle de ce qui est objet d'opinion et celle de l'intelligible – laissons cela de
côté, Glaucon, afin de ne pas nous empêtrer dans des arguments autrement
plus complexes que ceux que nous avons traversés. [534b]
– En ce qui me concerne en tout cas, dit-il, pour autant que je sois
capable de suivre, je suis pour l'essentiel du même avis que toi.
– Est-ce que tu acceptes d'appeler dialecticien celui qui est capable de
saisir la raison de l'essence de chaque chose 85 85 ? et pour celui qui n'en est
pas capable, diras-tu que dans la mesure même de son incapacité d'en
rendre raison à lui-même et à autrui, il possède d'autant moins d'intelligence
de cette chose ?
– Sinon, comment pourrais-je affirmer qu'il la possède ?
– Or, au sujet du bien aussi, il en va de même. Celui qui n'est pas en
mesure de distinguer par le discours la forme du bien, en la séparant de
toutes les autres [534c], et comme dans un combat, de passer à travers
toutes les réfutations, en se déterminant énergiquement à les affronter non
pas sur la base de l'opinion, mais sur la base de l'essence ; celui qui ne fraie
pas son chemin à travers tous ces obstacles grâce à un discours infaillible,
ne diras-tu pas que c'est sans connaître le bien lui-même, pas plus qu'aucun
autre bien, qu'il se comporte de la sorte ? Si d'une certaine manière il entre
en contact avec son reflet, tu diras que c'est par l'opinion qu'il y parvient, et
non par la science, et que parcourant, comme dans un sommeil livré aux
rêves, sa vie présente, avant même d'avoir pu s'éveiller ici-bas, [534d] il
parviendra d'abord chez Hadès pour s'y endormir définitivement.
– Par Zeus, dit-il, c'est exactement ce que j'affirmerai.
86 86
– Mais par ailleurs, ces enfants qui sont les tiens, eux que tu élèves et
éduques en élaborant un discours, si un jour tu devais les élever dans la
réalité, tu ne les laisserais pas, je crois, aussi dépourvus de rationalité que
les grandeurs irrationnelles, devenir dirigeants dans la cité et maîtres des
choses essentielles.
– Non, en effet, dit-il.
– Leur imposeras-tu alors une législation leur prescrivant de s'investir
d'abord et avant tout dans cette éducation qui les rendra aptes à interroger et
à répondre de la manière la plus scientifique qui soit ? [534e]
– Oui, j'instituerai cette législation avec ton soutien.
– Mais alors il te semble donc, dis-je, que la dialectique réside dans cette
partie supérieure, pour ainsi dire au sommet, de nos enseignements, comme
une pierre de faîte, et qu'il ne serait pas correct de placer un autre
enseignement au-dessus d'elle, mais que nous trouvons [535a] ici le terme
de ce qui concerne ces enseignements ?
– Oui, c'est ce qui me semble, dit-il.
– Alors, il te reste à effectuer la répartition, dis-je : à qui nous confierons
ces enseignements et de quelle manière.
– C'est clair, dit-il.
– Or, te rappelles-tu, dans le choix des dirigeants que nous avons fait
antérieurement, qui nous avons choisi ?
– Comment ne m'en souviendrais-je pas ? dit-il.
– Eh bien, tout bien considéré, dis-je, ce sont ces naturels-là qu'il faut
sélectionner. Il convient en effet de préférer ceux qui sont les plus fermes et
les plus courageux, et présentent la plus belle apparence autant que
possible. [535b] Mais en plus de ces critères, il faut rechercher ceux qui
possèdent non seulement un caractère valeureux et viril, mais également et
de toute nécessité des aptitudes naturelles pour cette éducation.
– Quelles aptitudes désires-tu retenir ?
– Il faut, bienheureux homme, dis-je, qu'ils possèdent une grande ardeur
à l'étude des sciences, et qu'ils n'aient pas de difficulté à apprendre. Les
âmes, en effet, sont certainement beaucoup plus facilement découragées par
les études scientifiques difficiles que par les exercices pratiqués dans les
gymnases, car l'effort est quelque chose qui leur est plus familier, il leur est
propre et ne se trouve justement pas partagé avec le corps.
– C'est vrai, dit-il.
[535c] – Il faut aussi rechercher quelqu'un qui ait de la mémoire, qui ne
se fatigue pas facilement, et qui soit porté vers l'effort en toute circonstance.
De quelle manière autrement, crois-tu, quelqu'un consentira-t-il à faire tous
les efforts exigés du corps, et à aller jusqu'au bout d'un tel apprentissage
scientifique et d'un tel exercice ?
– Personne n'y consentira, dit-il, à moins d'être naturellement tout à fait
doué pour cela.
– Or l'erreur actuelle, dis-je – et c'est la raison du mépris qui s'abat
maintenant sur la philosophie, comme nous l'avons dit auparavant –, c'est
qu'on s'attache à la philosophie sans la mériter : ce ne sont pas des bâtards,
en effet, qui doivent s'y attacher, mais seulement des fils légitimes.
– Que veux-tu dire ? dit-il. [535d]
– Je veux dire d'abord que celui qui désire s'y attacher ne doit pas vaciller
dans son ardeur à l'effort, le désirant à moitié et le détestant à moitié. C'est
ce qui se produit chaque fois que quelqu'un aime la gymnastique, la chasse,
et tous les exercices qui sollicitent un effort physique, mais n'aime pas
l'étude, n'aime ni apprendre ni s'engager dans la recherche, mais déteste au
contraire l'effort requis par tous ces exercices. Et celui dont l'ardeur à
l'effort est orientée dans une direction entièrement contraire, il est lui aussi
boiteux.
– Tu dis tout à fait vrai, dit-il.
87 87
– Par conséquent, dis-je, par rapport à la vérité également, nous
considérerons également estropiée une âme qui hait le mensonge délibéré
[535e], le supporte difficilement pour elle-même et se scandalise du
mensonge des autres, mais qui accepte par contre sereinement le mensonge
involontaire et, lorsqu'elle est en quelque sorte convaincue d'ignorance, ne
s'en scandalise pas, mais se vautre sans scrupule dans son ignorance,
comme un porc ? [536a]
– Oui, absolument, dit-il.
– Et en ce qui a trait à la modération, dis-je, et aussi au courage et à la
88 88
grandeur d'âme, et à toutes les parties de l'excellence vertueuse , il ne
faut pas être moins vigilant à distinguer le bâtard et le fils légitime.
Lorsqu'on ne sait pas bien, en effet, faire l'examen des questions de ce
genre, c'est de manière inconsciente – qu'il s'agisse d'un individu ou de la
cité – qu'ils ont recours à des boiteux et à des bâtards pour ce que la
situation requiert, en prenant les uns comme amis, les autres comme
dirigeants.
– Et certes, dit-il, telle est bien la situation.
– C'est donc notre devoir à nous, dis-je, de nous occuper soigneusement
de toutes ces questions. [536b] Car en effet, si nous éduquons des hommes
aux membres et à l'esprit droits, une fois que nous les aurons conduits à un
tel apprentissage et à une telle discipline, la justice elle-même ne nous fera
aucun reproche, nous aurons en effet sauvé la cité et la constitution
politique. Si au contraire, nous y conduisons des personnes d'un autre genre,
nous obtiendrons exactement le contraire et nous inonderons la philosophie
d'un flot de ridicule encore plus considérable.
– Ce serait assurément une honte, dit-il.
– Tout à fait, dis-je, mais dans la situation présente, c'est moi qui semble
couvert de ridicule.
– Comment cela ? dit-il. [536c]
– J'avais oublié, dis-je, que nous étions en train de jouer, et j'ai parlé avec
un peu d'emphase. Alors que je parlais, en effet, j'ai tourné mon regard vers
89 89
la philosophie et la voyant injustement couverte de boue , il me semble
que je me suis laissé emporter et que, rempli pour ainsi dire de colère
envers ceux qui en sont responsables, j'ai dit ce que j'ai dit.
– Non, par Zeus, dit-il, en tout cas pas d'après moi, qui étais l'auditeur.
– Mais c'est pourtant mon avis à moi, dis-je, moi, l'orateur. N'oublions
pas ceci toutefois : dans notre choix antérieur, nous avons choisi des
personnes arrivées à maturité 90 90, mais dans le choix présent, on ne pourra
pas l'accepter. Car il ne faut pas se fier à Solon 91 91[536d] quand il affirme
qu'en vieillissant quelqu'un peut apprendre beaucoup de choses. En fait, on
en est encore moins capable que de courir, et tous les efforts exigeants et
fréquents restent le lot des jeunes.
– Nécessairement, dit-il.
– Par conséquent, en ce qui concerne les calculs, et les démonstrations
géométriques, et l'ensemble de la formation propédeutique qui doit être
inculquée avant la formation dialectique, il faut le leur proposer quand ils
sont enfants, et sans conférer à cet enseignement la structure d'un
programme d'enseignement obligatoire 92 92.
– Pourquoi donc ? [536e]
– Parce que, dis-je, aucun homme libre ne doit s'engager dans
l'apprentissage de quelque connaissance que ce soit comme un esclave. S'il
est vrai en effet que les efforts corporels, imposés par une discipline
contraignante, ne peuvent aucunement faire de mal au corps, par contre
aucun enseignement imposé de force à l'âme ne pourra y demeurer.
– C'est vrai, dit-il.
– Évite donc de recourir à la force, dis-je, homme excellent, [537a]
quand tu formes les enfants dans ces matières, fais-le plutôt en jouant. De
cette façon, tu pourras mieux distinguer ce pour quoi chacun est
naturellement doué.
– Ce que tu dis, dit-il, est plein de sens.
93 93
– Or tu te souviens , dis-je, que nous avons affirmé qu'il fallait
conduire les enfants à la guerre, sur des chevaux, pour qu'ils l'observent, et
que, si cela ne devait présenter aucun danger, il fallait également les
conduire à proximité du combat et leur faire goûter le sang, comme aux
chiots ?
– Je m'en souviens, dit-il.
– Dès lors, dans toutes ces situations, dis-je, dans les efforts, dans les
apprentissages et dans les exercices qui présentent des risques, celui qui se
94 94
montrera dans chaque circonstance le plus alerte , il faudra le classer
dans un groupe à part. [537b]
– À quel âge ? dit-il.
– Au moment, dis-je, où on les libérera des exercices gymnastiques
obligatoires. Durant cette période en effet, qu'elle se soit étendue sur deux
ou sur trois années, il était impossible de s'adonner à autre chose. Fatigue et
sommeil sont les ennemis des études. Et en même temps, ce sera l'une des
épreuves, et non la moindre, que chacun montre qui il est dans les exercices
gymnastiques.
– Oui, comment faire autrement ? dit-il.
– Donc, après cette période, dis-je, ceux qui auront été choisis parmi les
jeunes de vingt ans recevront des honneurs plus grands que les autres,
[537c] et les enseignements qu'on leur avait présentés sans ordre dans leur
éducation enfantine, il faudra les articuler pour produire une vue synoptique
95 95
de leur parenté les uns avec les autres, et aussi avec la nature de ce qui
est réellement.
– Seul, en effet, dit-il, un tel enseignement peut demeurer bien ferme
chez ceux en qui il est implanté.
– Et c'est également, dis-je, la meilleure épreuve pour distinguer le
naturel dialectique de celui qui ne l'est pas. Car celui qui peut accéder à une
vue synoptique est dialecticien, tandis que l'autre ne l'est pas.
– Je pense comme toi, dit-il.
– Sur ces questions, dès lors, dis-je, il sera nécessaire que tu les évalues,
de manière à reconnaître ceux qui sont le plus capables parmi eux de se
qualifier : [537d] ceux qui seront constants dans les études, constants
également à la guerre et dans les autres devoirs prescrits par la loi. C'est à
ceux-là, lorsqu'ils auront dépassé l'âge de trente ans, qu'on donnera la
préférence, dans le groupe de ceux qui auront déjà été recrutés, pour
recevoir des honneurs supérieurs. Puis on examinera, en mettant à l'épreuve
leur capacité de dialoguer, lequel est en mesure 96 96 de se mettre en chemin,
libre de la vue et de toute activité de perception, pour se diriger avec le
soutien de la vérité vers cela qui est réellement en soi. Il s'agit là, mon
camarade, d'une tâche qui réclame un soin considérable.
– Pourquoi en particulier ? dit-il. [537e]
– N'es-tu pas conscient, dis-je, du mal qui résulte de la pratique actuelle
de la dialectique ?
– Lequel ? dit-il.
97 97
– On s'y remplit, dis-je, d'une sorte de mépris des lois .
– Oui, exactement, dit-il.
– Or trouves-tu étonnant, dis-je, que cela leur arrive, et n'éprouves-tu pas
de la compassion envers eux ?
– Mais comment au juste ? dit-il.
– C'est, dis-je, comme si un enfant adopté, élevé dans un grand luxe, au
sein d'une famille à la fois noble et étendue, [538a] et entouré de flatteurs
nombreux, s'apercevait une fois devenu adulte qu'il n'est pas l'enfant de
ceux qu'on disait ses parents, sans toutefois pouvoir découvrir ceux qui l'ont
réellement engendré : peux-tu deviner quelle serait son attitude à l'égard de
ces flatteurs, et à l'égard de ceux qui ont conclu l'adoption, à l'époque
précise où il n'était pas au courant des circonstances de cette adoption et, à
l'opposé, au moment où il en prend connaissance ? Ou alors souhaites-tu
entendre comment je me le représente ?
– C'est ce que je souhaite, dit-il.
– Je peux donc deviner, dis-je, que durant la période où il ne connaîtrait
pas la vérité, il honorerait davantage [538b] son père et sa mère, et tous
ceux qui selon toute apparence sont les autres membres de sa famille, que
les flatteurs, et qu'il serait plus attentif aux besoins particuliers qu'ils
exprimeraient ; il serait encore moins porté à désobéir à la loi pour leur faire
du tort, en paroles ou en actes, et il leur désobéirait moins à eux qu'aux
flatteurs sur les questions d'importance.
– C'est probable, dit-il.
– Quand cependant il aura pris conscience de ce qui en est, je peux
deviner qu'il se montrerait moins attentif à exprimer sa vénération et son
zèle. À l'endroit des flatteurs par contre, il se montrerait plus empressé et il
leur obéirait bien davantage qu'auparavant, en menant sa vie désormais
selon leurs volontés [538c] et en cherchant leur compagnie sans se cacher,
alors que de ce prétendu père et de ceux dont on voulait faire sa famille, à
moins d'être naturellement tout à fait exceptionnel, il n'aurait aucun souci.
– Tu décris, dit-il, exactement la situation qui se produirait. Mais
comment cette image s'applique-t-elle à ceux qui s'attachent à la discussion
des arguments ?
– De la manière suivante. Nous possédons, n'est-ce pas, depuis que nous
sommes enfants, des croyances sur ce qui est juste, et sur ce qui est beau.
Nous avons été élevés dans ces croyances, comme sous la gouverne de
parents, en leur obéissant comme à des dirigeants, et en les vénérant.
– Oui, c'est vrai. [538d]
– Or il existe également d'autres occupations, qui sont contraires à ces
croyances et qui procurent des plaisirs, qui flattent notre âme et l'attirent à
elles, sans convaincre toutefois ceux qui sont un tant soit peu mesurés ; ces
derniers, en effet, honorent les croyances paternelles et leur obéissent
comme à des dirigeants.
– C'est exact.
– Mais dis-moi, repris-je, [qu'arrivera-t-il] si on vient poser la question
suivante à quelqu'un qui se trouve dans cette situation : “Qu'est-ce que le
beau ?” [Qu'arrivera-t-il] si, ayant répondu ce qu'il a entendu de la bouche
du législateur, sa parole se trouve réfutée et si, en ne cessant de le
réfuter 98 98
de mille manières, on le renvoie à l'opinion que ce qu'il a nommé tel n'est
aucunement plus beau qu'il n'est honteux ; [538e] et si ensuite on fait de
même pour ce qui est juste, pour ce qui est bon, et pour ce qu'il tenait le
plus en estime, après cela, crois-tu que son attitude à l'égard de ces valeurs
sera faite de vénération et de soumission respectueuse ?
– Il est fatal, dit-il, qu'il ne les vénérera, ni ne leur obéira plus autant.
– Mais alors, dis-je, lorsqu'il en sera venu à penser que ces choses ne sont
plus vénérables ni constitutives de son patrimoine comme auparavant, sans
qu'il ait découvert les choses qui sont véritables, [539a] est-il vraisemblable
qu'il s'orientera vers quelque autre forme de vie que celle qui le flatte ?
– Non, ce n'est guère vraisemblable, dit-il.
– Il sera donc devenu, je pense, quelqu'un qui méprise la loi, alors qu'il la
respectait auparavant.
– Nécessairement.
– Par conséquent, dis-je, n'est-ce pas la situation probable de ceux qui
s'attachent de la sorte aux dialogues argumentés et, comme je le disais à
l'instant, une situation tout à fait digne de notre sympathie ?
– Et aussi de notre pitié, dit-il.
– Par conséquent, si tu veux éviter que nos hommes de trente ans ne
soient l'objet d'une telle pitié, tu devras les attacher à la pratique des
arguments en ayant recours à toutes sortes de précautions ?
– Oui, exactement, dit-il. [539b]
– Eh bien, n'est-ce pas déjà une précaution importante que d'empêcher
qu'ils n'y goûtent quand ils sont jeunes ? Je pense en effet que tu t'es rendu
compte que les très jeunes gens, lorsqu'ils goûtent pour la première fois aux
dialogues argumentés, en font mauvais usage, comme s'il s'agissait de jeux
d'enfants. Ils y recourent sans cesse dans le seul but de contredire et, en
imitant ceux qui les réfutent, ils en réfutent eux-mêmes d'autres, se
réjouissant comme de jeunes chiens à tirer et à mettre en pièces par la
parole ceux qui se trouvent dans leur entourage.
– Oui, dit-il, ils en raffolent.
– Dès lors, lorsqu'ils ont eux-même réfuté beaucoup de gens, et lorsqu'ils
ont été réfutés par plusieurs, [539c] ils basculent avec une brutale rapidité
dans le scepticisme à l'endroit de ce qu'ils croyaient auparavant. Et compte
tenu de cela, justement, ils deviennent eux-mêmes, comme tout ce qui
touche à l'exercice de la philosophie, objets de mépris 99 99 de la part de tous
les autres.
– C'est tout à fait vrai, dit-il.
– Pour sa part, un homme plus âgé, dis-je, ne consentira pas à participer à
pareil délire. Il cherchera à imiter celui qui désire dialoguer afin d'examiner
le vrai plutôt que celui qui s'amuse à contredire pour le seul plaisir du jeu. Il
sera lui-même plus mesuré, [539d] et il rendra cette occupation davantage
digne d'estime, au lieu d'en faire un objet méprisable.
– C'est juste, dit-il.
100 100
– Or justement, tous les propos que nous avons tenus auparavant sur
cette question constituaient des préliminaires à cette précaution, notamment
quand nous affirmions que les naturels auxquels on donnerait le privilège de
participer aux dialogues argumentés devaient être bien ordonnés et sereins,
et que ce ne serait pas comme maintenant celui qui se trouve là par hasard,
et qui ne convient aucunement, qui pourrait s'engager dans cette voie ?
– Oui, tout à fait, dit-il.
– Suffit-il donc, en ce qui concerne la participation aux dialogues, de s'y
tenir sans faillir et en y mettant toute son ardeur, laissant de côté tout le
reste, et de s'y exercer comme à une gymnastique qui serait l'équivalent de
la gymnastique du corps, mais en y consacrant deux fois plus d'années que
pour ces exercices physiques ? [539e]
– Veux-tu dire, dit-il, six années ou quatre ?
101 101
– Ne t'en fais pas, dis-je, mettons cinq. Après cette période , tu
devras faire en sorte qu'ils redescendent dans la caverne de tout à l'heure et
les forcer à exercer le commandement dans les affaires de la guerre et dans
toutes les fonctions qui sont propres aux jeunes gens, de manière que leur
expérience ne prenne aucun retard sur celle des autres. Et là encore, dans
ces circonstances, il faudra les mettre à l'épreuve, [540a] pour voir s'ils
peuvent demeurer inébranlables quand ils seront tiraillés de tous côtés, ou
s'ils seront ébranlés.
– Combien de temps, dit-il, prévois-tu pour cela ?
– Quinze ans, dis-je. Quand ils auront atteint cinquante ans, ceux d'entre
eux qui auront triomphé de ces épreuves et auront excellé à tous égards
dans toutes ces fonctions, aussi bien dans les tâches concrètes que dans les
sciences, il faudra les mener vers le but final et les forcer, en relevant la
vision de leur âme, à porter leur regard en direction de ce qui procure à
toutes choses la lumière : en contemplant le bien lui-même et en ayant
recours à lui comme à un modèle, [540b] ils ordonneront la cité et les
particuliers comme ils se sont ordonnés eux-mêmes, pendant tout le reste de
leur vie, chacun à son tour. Qu'ils consacrent la plus grande partie de leur
temps à la philosophie, mais lorsque vient leur tour, qu'ils s'impliquent dans
les tâches politiques et prennent chacun le commandement dans l'intérêt de
la cité, en l'exerçant non pas comme s'il s'agissait d'une fonction susceptible
de leur apporter des honneurs, mais comme une tâche nécessaire. Quand ils
auront éduqué d'autres hommes de cette manière, en les rendant tels qu'eux-
mêmes, qu'ils leur abandonnent alors le rôle de gardiens de la cité et qu'ils
partent de leur côté résider dans les îles des Bienheureux. La cité leur
dédiera des monuments et leur offrira des sacrifices publics, comme on le
102 102
fait pour des êtres démoniques , [540c] si toutefois la Pythie y donne
son consentement, et sinon, comme à des êtres humains à la fois
bienheureux et divins.
– Ils sont magnifiques, Socrate, dit-il, les dirigeants que tu viens de
façonner à la manière d'un sculpteur de statues.
– Et les dirigeantes aussi, dis-je, mon cher Glaucon. Ne crois pas que ce
que j'ai dit concerne plus les hommes que les femmes, celles d'entre elles en
tout cas qui naissent avec des naturels adéquats.
– C'est juste, dit-il, si elles doivent en effet partager tout également avec
les hommes, comme nous l'avons exposé 103 103. [540d]
– Mais alors quoi ? dis-je. Êtes-vous d'accord pour dire que ce que nous
avons élaboré au sujet de la cité et de la constitution politique n'est
aucunement un ensemble de vœux pieux ? Êtes-vous d'accord pour dire
aussi que s'il s'agissait de choses difficiles 104 104, elles n'en sont pas moins
réalisables d'une certaine manière, qui n'est pas différente de celle que nous
avons proposée ? Lorsque les vrais philosophes seront parvenus au pouvoir
dans une cité – qu'il s'agisse de plusieurs ou d'un seul – et lorsqu'ils
mépriseront les honneurs qu'on recherche aujourd'hui, jugeant ces honneurs
contraires à la liberté et sans valeur, ils feront alors ce qui est droit [540e] et
ils considéreront les honneurs qui en découlent comme la plus haute valeur,
dans la mesure où ils estimeront que le juste est ce qui est le plus
nécessaire ? Et se mettant dès lors au service du juste, et cherchant à le
favoriser, ils ordonneront la cité qui est la leur ?
– De quelle façon ? dit-il.
– Ceux qui dans la cité, dis-je, auront de fait dépassé l'âge de dix ans,
[541a] ils les enverront tous à la campagne 105 105, et ils protégeront leurs
propres enfants des mœurs de l'époque actuelle, qui sont justement les
mœurs de leurs parents, et ils les élèveront selon leurs propres conceptions
et selon leurs lois, celles-là mêmes que nous avons exposées à l'instant. De
cette manière, la cité s'établira elle-même très rapidement et très aisément
selon la constitution politique que nous avons élaborée, et elle atteindra au
bonheur, et le peuple qui l'accueillera en tirera le plus grand profit ?
– Oui, exactement, dit-il. Et tu me sembles, Socrate, [541b] avoir bien
mis à jour comment cet état de choses pourrait advenir, s'il devait un jour se
produire.
– Eh bien, dis-je, ne disposons-nous pas d'arguments suffisants au sujet
de cette cité et de l'homme qui lui est semblable ? Car le discours que nous
tiendrons sur ce que cet homme doit être lui-même est assez clair, n'est-ce
pas ?
– Il est clair, dit-il. Et pour la question que tu viens de poser, il me semble
que nous sommes arrivés au terme de la discussion. »
Livre VIII
[543a]
« Bien, Glaucon, nous sommes désormais d'accord pour reconnaître les
points suivants : si une cité doit atteindre le sommet pour son
administration, les femmes y seront communes, les enfants et toute leur
formation y seront communs, de même que les occupations, en temps de
guerre et en temps de paix. Ses rois seront ceux de ses citoyens qui seront
parvenus à l'excellence dans la philosophie aussi bien que dans l'art de la
guerre.
– Nous sommes d'accord, dit-il.
– Nous sommes également tombés d'accord sur le point suivant [543b] :
lorsque les gouvernants auront été confirmés dans leur position, ils
conduiront les soldats pour les installer dans les habitations dont nous avons
déjà parlé. Personne n'y possédera quoi que ce soit en propre, ces
habitations étant la propriété de tous. Outre ces mesures relatives aux
habitations, nous sommes également tombés d'accord, tu t'en souviendras,
sur la question des biens qui pourraient demeurer en leur possession.
– Je m'en souviens effectivement, dit-il, nous pensions qu'aucun d'entre
eux ne devait posséder rien de ce que possèdent à présent les autres
gouvernants, mais qu'en tant qu'athlètes de la guerre et gardiens 1 1, ils
devaient recevoir des autres une compensation pour leur garde [543c]
équivalant à l'entretien d'une année aux fins de leur tâche, de manière à
assurer le nécessaire pour eux-mêmes et à veiller sur l'ensemble de la cité.
– Tu as raison, dis-je. Mais allons, maintenant que nous avons atteint le
terme de cette enquête, rappelons-nous à partir de quelle position 2 2 nous
avons dérivé, afin de revenir sur le chemin que nous avons quitté.
– Ce n'est guère compliqué, dit-il. Tu parlais à peu près comme tu viens
de le faire 3 3 l'instant, en montrant que tu avais complété l'exposé de tes
arguments concernant la cité. Tu affirmais qu'une cité comme celle que tu
venais de décrire constituait pour toi une cité excellente, de même que
l'homme [543d] qui lui ressemble, et cela alors que tu étais, semble-t-il, en
mesure de présenter une cité et un homme encore plus beaux. Mais [544a]
tu en concluais toutefois que si cette cité est juste, alors les autres sont
défectueuses. De ces autres formes de constitution politique, si je me
souviens bien, tu disais qu'il existe quatre espèces dignes d'être discutées 4 4
pour en faire voir les défauts, de même que les espèces d'hommes qui leur
ressemblent. De cette manière, après les avoir toutes examinées et après
s'être entendus sur ce que devaient être l'homme le meilleur et l'homme le
pire, nous pouvions discuter pour savoir si le meilleur est le plus heureux et
le pire le plus malheureux, ou s'il en va autrement. Et alors que je te
demandais quelles étaient ces quatre espèces de constitution politique,
[544b] à ce moment Polémarque et Adimante ont pris la parole, et c'est
ainsi que relevant leur argument, tu as abouti là où nous en sommes.
– Tu as récapitulé de la manière la plus exacte, dis-je.
– Fais donc comme un lutteur 5 5, redonne-moi la même prise, et quand je
te pose la même question, essaie de reprendre ce que tu t'apprêtais à dire
alors.
– Si toutefois j'en suis capable, dis-je.
– C'est que pour ma part, reprit-il, je suis désireux d'entendre au moins
comment tu présentes ces quatre espèces de constitution politique.
– [544c] Ce n'est pas difficile, dis-je, tu les reconnaîtras, car les espèces
que j'ai en tête portent des noms bien connus. La première est celle qui
reçoit les éloges de tout le monde, c'est la constitution politique de Crète et
de Lacédémone 6 6. La deuxième, qui vient également en second pour les
éloges, est celle qu'on appelle oligarchie : il s'agit d'une constitution
politique affligée de défauts considérables. Il y a ensuite une espèce qui est
l'opposé de la précédente, la démocratie, et enfin, il y a la noble tyrannie,
qui se distingue de toutes les autres, elle qui représente la quatrième et
ultime maladie de la cité. Distingues-tu [544d] quelque autre forme de
constitution politique qui puisse tomber sous une espèce clairement
77
identifiée ? Les régimes dynastiques et les royautés qu'on peut acheter , de
même que certaines autres formes semblables de constitutions politiques,
participent en quelque manière de ces quatre espèces, et on ne les trouverait
pas en moins grand nombre chez les Barbares que les chez les Grecs.
– On dit qu'il y en a beaucoup, en effet, dit-il, et des formes étranges.
– Or sais-tu, repris-je, qu'il existe nécessairement autant d'espèces de
88
caractères d'hommes qu'il existe d'espèces de constitutions politiques ?
Ou alors crois-tu que les constitutions politiques surgissent “des chênes ou
des rochers 9 9 ”, et non des caractères de ceux qui habitent dans les cités,
[544e] lesquels, comme lorsque les poids de la balance 10 10 se renversent,
finissent par entraîner tout le reste du côté où ils penchent ?
– Selon moi, elles ne peuvent absolument pas provenir d'ailleurs que de
là.
– Si donc il existe cinq espèces de cités, il devrait exister également cinq
11 11
dispositions de l'âme pour les individus particuliers.
– Sans doute.
– Or nous avons déjà présenté le type qui correspond à l'aristocratie, et
c'est à juste titre que nous avons affirmé qu'il était bon et juste.
– [545a] Nous l'avons présenté.
– Ne convient-il pas ensuite de passer en revue les espèces inférieures, le
type d'homme qui recherche la victoire et les honneurs, lui dont l'existence
est conforme à la constitution politique de Lacédémone, et ensuite l'homme
oligarchique, l'homme démocratique et l'homme tyrannique ? Quand nous
aurons observé lequel est le plus injuste, nous pourrons alors l'opposer à
l'homme le plus juste, et notre discussion sera complète si elle nous permet
de voir comment la justice pure, par comparaison avec l'injustice sans
mélange, détermine le bonheur ou le malheur de qui la possède. De cette
manière, si nous sommes convaincus par la position de Thrasymaque, nous
pourrons nous engager [545b] sur la voie de l'injustice ou, au contraire, si la
discussion qui commence maintenant à nous éclairer nous en persuade,
nous mettre en chemin vers la justice.
– Tout à fait, dit-il, voilà comment il faut procéder.
12 12
– Et justement, comme nous avons commencé en examinant d'abord
les caractères qui se voient dans les constitutions politiques, avant ceux qui
se trouvent chez les individus, parce que cela serait plus clair, ne convient-il
pas maintenant de poursuivre de cette manière en examinant d'abord la
constitution politique qui recherche les honneurs. Comme je ne dispose pas
d'un autre nom pour la désigner, je l'appellerai ou bien timocratie, ou bien
timarchie 13 13. Nous poursuivrons en examinant l'homme qui lui correspond,
et ensuite nous examinerons l'oligarchie et [545c] l'homme oligarchique.
Puis, après avoir considéré la démocratie, nous porterons notre regard sur
l'homme démocratique. En quatrième lieu, nous en viendrons à la cité
soumise à un tyran et, après l'avoir examinée, nous porterons cette fois
notre regard sur l'âme tyrannique, et nous nous efforcerons de nous donner
les moyens de porter un jugement sur ces questions que nous avons mises
en avant.
– Cette manière de développer l'examen et d'exercer le jugement, dit-il,
serait en effet rationnelle.
– Eh bien donc, repris-je, essayons d'expliquer de quelle manière la
timocratie pourrait naître de l'aristocratie. N'est-ce pas [545d] en vertu d'un
principe simple 14 14 et net ? Toute constitution politique se transforme à
partir de l'élément qui y détient le pouvoir de gouverner, quand la discorde
se produit au sein de cet élément. Tant que cet élément maintient sa
cohésion 15 15, même s'il s'agit d'un groupe restreint, il est impossible de
l'ébranler.
– Il en va, en effet, de cette manière.
– Dès lors, Glaucon, dis-je, comment notre cité sera-t-elle ébranlée, et de
quelle manière les auxiliaires et les chefs entreront-ils en conflit les uns
avec les autres et même entre eux ? Veux-tu qu'à l'instar d'Homère, nous
priions les Muses de nous dire
… comment la discorde pour la première fois s'abattit 16 16
[571a]
« Il reste maintenant, repris-je, à examiner l'homme tyrannique lui-même,
comment il se développe à partir de l'homme démocratique, et une fois
constitué, quelle est sa nature et quel est son mode de vie, s'il est un homme
misérable ou un bienheureux.
– Oui, dit-il, c'est bien lui qui reste à examiner.
– Mais sais-tu, dis-je, ce que je souhaiterais de plus ?
– Quoi donc ?
– Un exposé concernant les désirs, car il me semble que nous n'avons pas
suffisamment distingué ce qu'ils sont et aussi ce que sont leurs espèces. Si
ce point fait défaut, [571b] la recherche relative à notre objet manquera de
clarté.
– Eh bien, dit-il, n'est-il pas encore temps pour cela ?
– Si, certainement. Examine ce que je souhaite y observer. C'est le point
suivant : parmi les plaisirs et les désirs 1 1 qui ne sont pas nécessaires,
certains me semblent déréglés. Ils surgiront probablement en chacun, mais
s'ils sont réprimés par les lois et par les désirs meilleurs, en accord avec la
raison, ils pourront être entièrement éliminés chez certains hommes, ou
demeurer affaiblis et réduits, tandis que chez les autres, ils seront plus forts
et [571c] plus nombreux.
– Mais de quels désirs et de quels plaisirs parles-tu ? demanda-t-il.
– De ceux qui s'éveillent durant le sommeil 2 2, répondis-je, chaque fois
que l'autre partie de l'âme – la partie qui est rationnelle, sereine et faite pour
diriger – est endormie et que la partie bestiale et sauvage, repue d'aliments
et de boissons, s'agite et repoussant le sommeil cherche à se frayer un
chemin et à assouvir ses penchants habituels. Tu sais que dans cet état elle a
l'audace de tout entreprendre, comme si elle était déliée et libérée de toute
pudeur et de toute sagesse rationnelle. Elle n'hésite aucunement à faire le
projet, [571d] selon ce qu'elle se représente, de s'unir à sa mère, ou à
n'importe qui d'autre, homme, dieu, animal ; elle se souille de n'importe
quelle ignominie, elle ne renonce à aucune nourriture, et pour le dire en un
mot, elle ne recule devant aucune folie ni aucune infamie.
– C'est tout à fait vrai, dit-il.
– Mais selon moi, lorsqu'un homme adopte pour lui-même un
comportement sain et modéré et qu'il ne s'abandonne au sommeil qu'après
avoir mis la partie rationnelle de son âme en éveil et l'avoir nourrie de
beaux discours et de belles réflexions, en se livrant pour lui-même à
l'exercice spirituel intérieur 3 3, sans avoir toutefois soumis la partie
désirante [571e] ni à la privation ni à l'excès, de sorte qu'elle trouve le repos
et ne cause à la [572a] partie supérieure aucun trouble par sa jouissance ou
sa souffrance ; lorsqu'il laisse cette partie supérieure seule, pure, et par elle-
même faire son examen et se porter vers la saisie de ce qu'elle ne connaît
pas 4 4, qu'il s'agisse de quelque chose des faits passés, ou alors des êtres
présents, ou encore de ce qui doit advenir ; lorsque de cette manière il a
adouci l'élément d'ardeur [de son âme] et qu'il s'endort sans s'être mis en
colère contre personne et d'un cœur serein ; lorsqu'il a apaisé ces deux
parties de l'âme et qu'il a mis en mouvement la troisième, celle où réside la
pensée, et que dans cet état il s'abandonne au repos, c'est alors, tu le sais,
que cet homme atteint le mieux la vérité 5 5, et c'est alors que les visions
[572b] des songes qui envahissent l'imagination sont le moins déréglées.
– Oui, dit-il, je pense qu'il en va absolument ainsi.
– Sur ces questions, sans doute, nous nous sommes laissés entraîner à
trop en dire, mais nous souhaitons néanmoins faire remarquer le point
suivant, c'est qu'il existe en chacun de nous une espèce de désirs qui est
terrible, sauvage et sans égard pour les lois. On la trouve même chez le petit
nombre de ceux qui sont selon toute apparence mesurés, et c'est cela
justement qui devient manifeste à travers les songes. Vois si ce que je dis te
paraît avoir quelque intérêt et si tu l'approuves.
– Mais je l'approuve.
– À présent, rappelle-toi comment nous avons présenté l'homme du
66
peuple . [572c] Il s'était développé, pourrait-on dire, de cette façon : il a
été élevé depuis son enfance sous la férule d'un père parcimonieux, qui
n'accordait de valeur qu'aux désirs conduisant à la richesse et qui méprisait
les désirs non nécessaires, parce qu'ils relèvent de la frivolité et de la pure
coquetterie, n'est-ce pas ?
– Si.
– Porté à fréquenter des hommes plus raffinés et en proie aux désirs dont
nous venons de parler, il s'est livré à tous les excès et s'est lancé dans le
genre d'existence de ses amis, par aversion pour la parcimonie de son père.
Doué cependant d'un naturel supérieur à celui de ses corrupteurs, écartelé
entre deux tendances, [572d] il avait adopté une position intermédiaire entre
les deux genres de vie : empruntant à l'un et à l'autre d'une manière qui était,
de son point de vue, mesurée, il menait une existence qui n'était ni servile ni
déréglée, et c'est de cette façon que d'oligarchique il était devenu partisan
du peuple.
– Telle était bien, dit-il, et telle est encore l'opinion que nous nous
formons de cet homme.
– Suppose à présent, repris-je, que cet homme, ayant vieilli à son tour, ait
un jeune fils élevé selon les habitudes de son père.
– Je le suppose.
– Suppose maintenant qu'il lui arrive les mêmes choses qu'à son père,
qu'il soit entraîné [572e] à un total dérèglement, que ceux qui l'entraînent
désignent sous le nom de liberté complète ; suppose encore que son père et
aussi le reste de sa parenté viennent soutenir ces désirs qui tiennent la
position intermédiaire, tandis que les autres apportent un soutien opposé.
Quand ces magiciens redoutables et ces fabricants de tyrans n'ont plus
d'autre espoir de dominer le jeune homme, ils déploient toutes leurs
77
habiletés pour faire naître en lui un amour particulier , qui prend la tête de
ces désirs paresseux, ceux qui portent à [573a] dissiper toutes les
ressources : cet amour est une sorte de grand faux bourdon ailé, n'est-ce
pas ? À moins que tu ne croies que l'amour chez ces gens-là soit quelque
chose d'autre ?
– À mon avis, dit-il, il ne s'agit de rien d'autre que cela.
– Dès lors, quand les autres désirs bourdonnant autour de lui – ces désirs
imprégnés des fumées de l'encens et de la myrrhe, des parfums des
guirlandes de fleurs, des effluves du vin et de tous les plaisirs dissolus qui
sont le propre de ce genre de compagnie – le font grandir et le nourrissent
jusqu'à cette extrémité où ils vont planter dans ce faux bourdon l'aiguillon
du désir, alors ce grand chef de l'âme, en proie à la folie, réclame son
escorte [573b] et bondit frénétiquement. Lui arrive-t-il de trouver dans cet
homme certaines opinions ou certains désirs possédant encore quelque
valeur et conservant quelque pudeur, il les extermine et les expulse hors de
chez lui, jusqu'à ce qu'il ait purgé son âme de toute modération et l'ait
emplie d'une folie qui l'aliène.
– Tu décris parfaitement, dit-il, la genèse de l'homme tyrannique.
– N'est-ce pas pour cette raison, dis-je, que le dicton antique présente
l'Amour comme un tyran ?
– Il y a des chances, dit-il.
– Et en conséquence, mon ami, repris-je, l'homme ivre n'a-t-il pas, lui
aussi, une manière de penser tyrannique ? [573c]
– Il en a une, en effet.
– Et sans doute l'homme en proie au délire et pris de démence
entreprend-il de commander non seulement aux hommes, mais aussi aux
dieux, et encore nourrit-il l'espoir d'en être capable ?
– Certainement, dit-il.
– Alors, homme démonique, repris-je, un homme devient parfaitement
tyrannique quand son naturel ou ses occupations, ou encore les deux à la
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fois, l'ont rendu ivre, amoureux et mélancolique .
– Tout à fait.
– C'est donc ainsi, apparemment, que se forme un tel homme, mais qu'en
est-il donc de son genre de vie ?
– À la manière de ceux qui plaisantent, je te répondrai que cela, [573d]
c'est à toi qu'il revient de me le dire !
– Bien, je te le dirai, dis-je. J'imagine, en effet, que ce ne sont ensuite
chez ces gens-là que des fêtes, des célébrations et des réjouissances, en
compagnie des courtisanes et avec tout ce qui s'ensuit, de sorte que le tyran
Éros, installé à l'intérieur, prend le gouvernement de tout ce qui relève de
l'âme.
– Nécessairement, dit-il.
– Dès lors, chaque jour et chaque nuit, des désirs violents ne
bourgeonnent-ils pas en se multipliant autour de lui, chacun réclamant
quantité de choses ?
– Ils sont nombreux, certes.
– Alors rapidement ses revenus sont dépensés, s'il y en a de disponibles ?
– Inévitablement.
– Après cela, [573e] il s'endette et il se met à dilapider son capital.
– Sans doute.
– Et quand il aura tout laissé aller, n'est-il pas inévitable que sa jeune
couvée de désirs drus et véhéments se mette à crier, tandis que les hommes
piqués pour ainsi dire par l'aiguillon des désirs multiples – et en particulier
par le désir d'Éros lui-même, lui qui commande à tous les autres comme aux
gardiens de son escorte – s'agitent frénétiquement en tout sens pour voir si
quelqu'un possède encore quelque chose, de manière à le dépouiller, si
possible, par ruse [574a] ou par force ?
– Si, certainement, dit-il.
– Il se voit donc forcé de prendre de tous les côtés, s'il veut s'épargner des
souffrances et des angoisses insupportables.
– Nécessairement.
– Et dès lors, de même que les plaisirs qui ont proliféré en lui ont
triomphé des plaisirs antérieurs et les ont privés de ce qui leur revenait, de
même il estimera pour son propre compte, si jeune soit-il, pouvoir prendre
le dessus sur son père et sur sa mère, et les priver de ce qui leur revient, en
s'appropriant les biens paternels lorsqu'il aura dépensé sa part.
– Oui, certainement, dit-il.
– Et si ses parents ne les lui accordent pas, [574b] n'essaiera-t-il pas
d'abord de les voler et de les tromper ?
– Absolument.
– Et s'il en est incapable, ne se saisira-t-il pas ensuite de leurs biens en
leur faisant violence ?
– Je le crois, dit-il.
– Et alors, admirable ami, si son vieux père et sa vieille mère résistent et
s'opposent à lui, montrera-t-il à leur égard quelque sympathie et hésitera-t-il
à recourir aux méthodes des tyrans ?
– Pour ma part, dit-il, je ne me sens guère rassuré pour les parents d'un
homme pareil !
– Mais, par Zeus, dis-moi, Adimante, s'il tombe amoureux d'une
courtisane qu'il fréquente depuis peu et qui ne représente pas pour lui une
relation sérieuse, lui sacrifiera-t-il sa mère, qui est pour lui une relation
d'amour ancienne [574c] et indispensable ? S'il tombe amoureux d'un bel
adolescent qu'il fréquente depuis peu et qui ne représente pas pour lui une
relation sérieuse, lui sacrifiera-t-il son vieux père, un homme dont l'heure
est passée, mais qui est pour lui une relation nécessaire et le plus ancien de
tous les amis ? Crois-tu qu'un homme pareil irait jusqu'à couvrir de coups
ses parents et à les forcer de servir ses nouvelles relations, s'il les
introduisait dans sa demeure ?
– Mais oui, par Zeus, dit-il.
– C'est apparemment un bonheur formidable, dis-je, que d'avoir engendré
un fils tyrannique !
– Tout à fait, dit-il.
– Et alors, quand pour un tel homme les biens de ses père et mère [574d]
viennent à faire défaut, et que l'essaim des plaisirs s'est fortement concentré
à l'intérieur de lui, ne cherchera-t-il pas d'abord à pénétrer par effraction
dans une maison ou à voler le manteau d'un promeneur nocturne, pour
ensuite aller piller un temple ? Et dans toutes ces circonstances, les opinions
qu'il s'était formées depuis sa tendre enfance sur les actions qui sont belles
et sur celles qui sont blâmables, ces opinions qui passent pour justes
tomberont néanmoins sous la coupe de ces nouvelles opinions affranchies
de la servitude et qui servent d'escorte à Éros, et elles domineront en sa
compagnie. Ces dernières opinions ne se libéraient auparavant qu'en rêve,
dans le sommeil, au temps où il était [574e] encore soumis aux lois et à son
père, et alors qu'il entretenait intérieurement une forme d'existence
démocratique. Mais une fois soumis à la tyrannie d'Éros, ce qu'il lui arrivait
parfois de devenir en songe, il le sera désormais constamment à l'état de
veille, et il ne reculera devant aucun meurtre terrifiant, il ne s'abstiendra
d'aucune nourriture, d'aucun forfait. Éros, qui vit en lui [575a]
tyranniquement, dans l'anarchie et le désordre, parce qu'il y règne seul,
conduira celui qui l'héberge, comme une cité, à des excès d'audace, pour se
99
nourrir lui-même ainsi que sa cohorte, une cohorte venue de l'extérieur ,
en raison de ses fréquentations médiocres, mais provenant également de
l'intérieur, sous l'influence de ces manières d'être qui subsistent en lui et qui
se sont libérées. N'est-ce pas là le mode de vie d'un tel homme ?
– C'est bien son mode de vie, dit-il.
– Or, repris-je, si les gens de cette espèce sont en nombre restreint dans
une cité [575b], et que le reste de la population est modéré, ils la quittent
pour aller servir d'escorte à quelque autre tyran ou lui prêter main-forte
moyennant une solde de mercenaire, s'il arrive qu'il soit en guerre. Mais si
la paix et la tranquillité règnent partout, ils se livrent dans la cité à quantité
de petits méfaits.
– De quels méfaits 10 10 parles-tu ?
– Par exemple, ils volent, ils franchissent les enceintes des maisons, ils
coupent les bourses, ils dépouillent les gens de leurs habits, ils profanent les
temples, ils trafiquent des esclaves. Il leur arrive, s'ils sont doués pour la
parole, de se faire sycophantes ; ils produisent de faux témoignages et se
laissent corrompre par des pots-de-vin.
– Il s'agira de petits méfaits, dit-il, [575c] si vraiment le nombre de ces
gens-là est restreint !
– Les petits méfaits, repris-je, sont petits en effet quand on les compare
aux grands, et tous ces maux, quand on pense à la misère et au malheur
causés à la cité par un tyran, n'arrivent pas, comme on dit, à hauteur de la
cible ! Mais quand les gens de cette espèce prolifèrent dans la cité, eux et la
compagnie de ceux qui les suivent, et quand ils prennent conscience du
nombre qu'ils représentent, alors ce sont eux qui donnent naissance au
tyran, avec le soutien du peuple stupide. Et lui, plus que tous les autres,
11 11
porte en son âme le tyran le plus achevé [575d] et le plus imposant qui
soit.
– C'est probable, dit-il, puisqu'il serait en effet celui qui possède le plus
de dispositions tyranniques.
– Les choses iront ainsi si les gens capitulent de leur plein gré, mais si la
cité ne cède pas, alors de la même manière qu'il a châtié à leur heure ses
père et mère, le tyran fera de même pour sa patrie, s'il en a le pouvoir : il y
introduira ses nouveaux compagnons et il leur asservira cette “matrie”
12 12
chérie , pour parler comme les Crétois, cette patrie qu'il dominera et qu'il
entretiendra. Tel est bien le terme ultime que poursuit le désir d'un pareil
homme.
– [575e] Oui, dit-il, c'est en tous points cela.
– Or, repris-je, ces gens-là ne développent-ils pas ces traits dans leur vie
privée, avant même de prendre le commandement dans la cité ? Tout
d'abord, dans leurs rapports avec ceux qu'ils fréquentent, ou bien ils
trouvent en leur compagnie des flatteurs prêts à les servir entièrement, ou
bien, s'ils ont besoin d'un service particulier, [576a] ils s'abaissent eux-
mêmes, poussant l'effronterie jusqu'à adopter tous les comportements qui
les feraient passer pour des proches puis, une fois leur but atteint, se
comportent comme des étrangers ?
– Oui, exactement.
– Ainsi donc, ils vivent toute leur vie sans être jamais les amis de
personne, ils sont toujours les maîtres ou les esclaves de quelqu'un d'autre.
Car pour ce qui est de la liberté et de l'amitié véritables, la nature tyrannique
ne les goûtera jamais.
– Assurément non.
– Dès lors, n'aurions-nous pas raison de considérer ces gens-là comme
des gens indignes de confiance ?
– Comment faire autrement ?
– Et injustes au plus haut point, si vraiment nous avons eu raison [576b],
dans notre discussion antérieure, de tomber d'accord sur la nature de la
13 13
justice ?
– Mais, dit-il, nous avons sans doute eu raison de le faire.
– À présent, repris-je, récapitulons en ce qui concerne l'homme le plus
mauvais : il est, pourrait-on dire, celui qui se montre à l'état de veille tel que
celui en état de rêve que nous avons décrit.
– Oui, en effet.
– Or cet homme devient tel quand, en raison de son naturel suprêmement
tyrannique, il parvient à régner seul, et il le devient d'autant plus qu'il passe
du temps dans une existence marquée par la tyrannie.
14 14
– Fatalement , conclut Glaucon, reprenant la suite de la discussion.
– Mais, repris-je, celui qui se révèle le plus misérable n'apparaîtra-t-il pas
également comme le plus malheureux ? [576c] Et celui qui aura exercé la
tyrannie durant la période la plus longue et de la manière la plus absolue, ne
deviendra-t-il pas, pour dire vrai, l'homme le plus absolument et le plus
constamment malheureux ? Pour le grand nombre, les opinions sur ce point
sont multiples.
– Il est fatal, dit-il, qu'il en aille ainsi.
– Un autre point encore, dis-je : l'homme tyrannique serait certes
semblable à la cité gouvernée tyranniquement, et le partisan du peuple
semblable à la cité gouvernée démocratiquement, et ainsi de suite pour les
autres ?
– Oui, sans doute.
– Or, ce qu'est une cité par rapport à une autre cité, quand on la considère
du point de vue de la vertu et du bonheur, un homme l'est également par
rapport à un autre homme ?
– [576d] Oui, assurément.
– Quel est donc, du point de vue de la vertu, le rapport de la cité
gouvernée tyranniquement à la cité gouvernée selon la royauté, que nous
avons décrite au point de départ ?
– Elles sont totalement le contraire l'une de l'autre, dit-il : l'une est la
meilleure, l'autre la pire.
– Je ne te demanderai pas, repris-je, laquelle est laquelle, c'est assez
clair ! Mais s'il est question de leur bonheur ou de leur malheur, ton
jugement est-il le même ou est-il différent ? Ne nous laissons pas aveugler
par la vue du tyran, qui n'est après tout qu'un seul individu, ni par le petit
nombre de ceux qui l'entourent, mais comme il est nécessaire de pénétrer
dans la cité pour la considérer dans son ensemble, enfonçons-nous [576e]
entièrement en elle pour l'observer, et de cette manière nous pourrons
exprimer notre opinion.
– Ta demande est fondée, dit-il, et il est évident pour tout le monde qu'il
n'y a pas de cité plus malheureuse que la cité gouvernée tyranniquement,
alors qu'il n'y en a pas de plus heureuse que la cité gouvernée selon la
royauté.
– Il serait donc correct, repris-je, si je le demandais, [577a] d'exprimer la
même exigence pour l'examen des hommes individuels, c'est-à-dire de ne
juger digne de porter un jugement à leur sujet que celui qui possède le
pouvoir spirituel de saisir de l'intérieur le caractère de l'homme individuel et
qui ne se laisse pas éblouir comme un enfant par l'apparence extérieure, par
la prestance des mœurs tyranniques que ces gens-là mettent en scène pour
leur public extérieur, mais qui au contraire voit ce caractère de part en part.
Si donc j'étais d'avis qu'il nous faut tous écouter celui qui est en mesure de
15 15
porter un jugement , parce qu'il aura été le familier de la vie quotidienne
du tyran et qu'il aura pu observer les événements qui se déroulent dans sa
demeure, tout comme les rapports qu'il entretient avec chacun de ses
proches [577b], des rapports où il se montre dépouillé de tout artifice
théâtral, celui qui l'aura aussi observé dans les situations où le peuple est en
danger, n'aurions-nous pas raison de lui demander, à lui qui a observé tout
cela, de donner un avis public sur le bonheur et le malheur du tyran par
comparaison avec les autres ?
– Sur ce point également, dit-il, ta demande serait entièrement fondée.
– Eh bien, repris-je, veux-tu que nous nous placions nous-mêmes dans la
position de ceux qui sont capables de porter ce jugement et qui ont déjà eu
l'occasion de connaître ces gens-là, afin de pouvoir disposer de quelqu'un
qui puisse répondre à nos questions ?
– Oui, je suis bien d'accord.
– Eh bien, allons-y, dis-je, examinons la chose comme suit. [577c]
Gardant en mémoire la ressemblance de la cité et de l'homme individuel, et
procédant en considérant successivement l'une et l'autre, dis-moi ce qu'est
leur situation respective.
– Quelle situation ? demanda-t-il.
– Pour commencer, répondis-je, considérons la cité : dirais-tu qu'une cité
gouvernée tyranniquement est libre ou qu'elle est asservie ?
– Elle est asservie, dit-il, autant qu'il est possible de l'être.
– Et pourtant, tu y vois des maîtres et des hommes libres ?
– J'en vois, dit-il, mais en petit nombre. La quasi-totalité, pour ainsi dire,
dans cette cité, et notamment le groupe le plus respectable, est réduite à un
esclavage déshonorant et misérable.
– Si donc, repris-je, l'homme individuel [577d] ressemble à la cité, n'est-
il pas fatal de retrouver chez lui aussi la même structure ? Son âme n'est-
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elle pas remplie d'une extrême servitude , n'est-elle pas le lieu d'un très
grand manque de liberté ? Les parties de son âme qui étaient les plus
respectables ne sont-elles pas sous la domination de la partie inférieure, la
plus mauvaise, la plus démente ?
– Fatalement, dit-il.
– Mais alors, d'une âme pareille, diras-tu qu'elle est esclave ou libre ?
– Je dirai certainement qu'elle est esclave.
– Or, précisément, une cité gouvernée tyranniquement est esclave et ne
fait pas du tout ce qu'elle souhaite faire ?
– Pas du tout.
– Par conséquent, l'âme disposée à la tyrannie [577e] ne fait pas le moins
du monde ce qu'elle souhaiterait faire, je parle de l'âme considérée dans son
entièreté. Entraînée de force constamment par la piqûre d'un taon, elle sera
remplie de trouble et de remords.
– Nécessairement.
– Mais la cité gouvernée tyranniquement sera-t-elle riche ou pauvre ?
– Elle sera pauvre.
– Une âme soumise à la tyrannie [578a] est donc nécessairement toujours
pauvre et sans ressources.
– C'est vrai, dit-il.
– Eh alors, n'est-il pas fatal qu'une telle cité tout autant qu'un tel homme
soient envahis par la crainte ?
– De toute nécessité, certes.
– Trouveras-tu dans quelque autre cité plus de lamentations, plus de
plaintes, plus de gémissements et de souffrances que dans celle-ci ?
– Certainement pas.
– Et trouveras-tu des choses de ce genre dans quelque autre individu plus
que dans cet homme tyrannique, rendu dément par les désirs et les passions
érotiques ?
– Non, par la force des choses, dit-il.
– Or c'est, je crois, en te fondant sur l'observation de tous ces
phénomènes et [578b] des autres du même genre que tu as jugé que cette
cité était la plus malheureuse des cités ?
– N'était-ce pas à juste titre ? demanda-t-il.
– Si, assurément, dis-je. Mais pour en revenir à l'individu tyrannique, que
dis-tu quand tu observes l'ensemble de ces traits ?
– Qu'il est, et de beaucoup, le plus malheureux de tous les hommes, dit-il.
– En disant cela, répliquai-je, tu n'as plus raison.
– Comment cela ? dit-il.
– C'est que, répondis-je, cet homme n'est pas encore le plus malheureux
qui puisse exister.
– Mais qui le serait alors ?
– Celui que voici te paraîtra sans doute encore plus malheureux que lui.
– De quel homme s'agit-il ?
– Celui qui [578c] dans sa condition tyrannique, répondis-je, ne passe pas
sa vie dans une existence privée, mais qui est assez malchanceux pour qu'un
concours de circonstances particulier l'amène à devenir tyran.
– Je présume, dit-il, si on se rapporte à ce que nous disions auparavant,
que c'est toi qui dis la vérité.
– Oui, repris-je, mais il ne faut pas seulement exprimer des opinions sur
ces questions, mais examiner sérieusement la question à l'aide d'un
raisonnement du type suivant. Cette recherche concerne en effet l'objet le
plus important, la question de la vie bonne 17 17 ou de la vie mauvaise.
– Très juste, dit-il.
– Vois donc si je procède bien. Il me semble, en effet, que nous devons le
concevoir [578d] en menant notre examen sur cette question à partir de ces
exemples.
– Lesquels ?
– La représentation d'un de ces particuliers, que leur richesse a rendu
18 18
propriétaires dans les cités de nombreux esclaves . Ils ont avec les tyrans
ceci de commun, ils commandent à plusieurs, et le tyran ne diffère que par
le nombre de ceux auxquels il commande.
– C'est une différence, en effet.
– Or, tu sais bien que ces gens-là mènent une vie tranquille et qu'ils ne
craignent pas leurs domestiques ?
– De quoi auraient-ils peur, en effet ?
– De rien, dis-je, mais en vois-tu la raison ?
– Oui, c'est que la cité tout entière prête assistance à chacun des individus
particuliers.
– Bien vu, [578e] dis-je, mais alors, si quelque dieu retirait de la cité l'un
de ces particuliers qui possèdent une cinquantaine d'esclaves ou même plus,
et le transférait, lui, son épouse et ses enfants, avec tous ses biens et tous ses
domestiques dans un désert, où il ne pourrait recevoir l'assistance d'aucun
homme libre, dans quel état de crainte, en proie à quelles frayeurs crois-tu
qu'il se trouverait en pensant à son sort, à celui de son épouse et de ses
enfants, craignant constamment d'être assassiné par ses serviteurs ?
– La crainte s'emparerait entièrement de lui, dit-il.
– N'en serait-il pas dès lors [579a] réduit à rallier à sa cause certains de
ses esclaves, à leur faire quantité de promesses, à les affranchir sans y être
contraint, bref n'apparaîtrait-il pas lui-même comme le flatteur de ceux qui
sont pourtant à son service ?
– Ce serait pour lui une nécessité contraignante, dit-il, s'il veut éviter de
périr.
– Et que se passerait-il, repris-je, si le dieu établissait autour de lui un
cercle de voisins nombreux, qui ne toléreraient pas que quelqu'un prétende
commander aux autres et qui seraient déterminés, dans le cas où ils
surprendraient quelqu'un à le faire, à lui infliger les châtiments les pires ?
– Je pense, répondit-il, [579b] qu'à tous égards sa situation irait de mal en
pis, puisqu'il serait entouré entièrement de gens hostiles qui le
surveilleraient.
– Or, n'est-ce pas dans une prison semblable qu'est enchaîné le tyran, lui
dont le naturel est bien celui que nous avons décrit, un homme envahi de
quantité de craintes de toute sorte et de désirs érotiques ? Lui dont l'âme est
habitée par la curiosité, il est pourtant le seul des citoyens à ne pouvoir
voyager nulle part, le seul à ne pouvoir contempler ce que les autres
hommes libres sont avides de contempler. Il mène une existence enchaînée
au foyer domestique, comme une femme, [579c] et ne peut qu'envier les
autres citoyens, dans la mesure où chacun d'entre eux peut se déplacer à
l'extérieur pour aller voir ce qui l'intéresse.
– Telle est absolument sa situation, dit-il.
– Voilà donc quels sont les maux que récolte massivement l'homme qui
se gouverne mal lui-même, cet homme que tu as jugé tout à l'heure comme
le plus malheureux de tous, l'homme tyrannique, lorsque au lieu de mener la
vie d'un particulier, il se voit contraint par un concours de circonstances à
exercer la tyrannie : le voilà, impuissant à se dominer lui-même, qui
entreprend de commander aux autres, comme un individu malade et
incapable de se contrôler qui serait empêché de mener une vie privée, mais
serait au contraire forcé d'entrer en compétition avec d'autres [579d] et de
soutenir la lutte avec eux toute sa vie durant.
– Ta comparaison, Socrate, est tout à fait juste.
– Dès lors, repris-je, mon cher Glaucon, il fera l'expérience d'un malheur
absolu et, une fois devenu tyran, il mènera une existence encore plus
misérable que celle que tu jugeais toi-même la plus misérable de toutes ?
– Oui, tout à fait, dit-il.
– Ainsi donc, en réalité, et même si on pense le contraire, le véritable
tyran est un véritable esclave 19 19, lui dont l'extrême flagornerie et l'extrême
servilité conduisent à se faire [579e] le flatteur des plus misérables ; il ne
satisfait aucun de ses désirs, et il apparaît au contraire comme le plus
démuni, par rapport au plus grand nombre de choses, un homme réellement
pauvre, si l'on savait observer son âme entière. Il passe toute sa vie dans la
peur, pris de crampes et de convulsions, s'il est vrai que son état ressemble à
celui de la cité qu'il commande. Or il y ressemble, n'est-ce pas ?
– Certainement, dit-il.
– [580a] Or, en plus de ces traits, attribuerons-nous également à cet
20 20
homme ceux dont nous avons parlé au point de départ , à savoir que
nécessairement – et cela sera chez lui encore plus accentué qu'au début, en
raison de l'exercice du pouvoir – il sera plein d'envie, perfide, injuste,
incapable d'amitié, impie, bref, il accueillera tous les vices et les fera
croître. En conséquence de tout cela, il sera lui-même suprêmement
malheureux et, par suite, il rendra malheureux aussi ceux qui sont dans son
entourage.
– Personne de sensé, dit-il, ne te contredira.
– Eh bien, allons-y à présent, repris-je, ainsi que le juge de dernière
instance 21 21[580b] prononce son jugement, toi aussi fais de même, déclare
qui occupe le premier rang à ton avis pour ce qui est du bonheur, et qui
occupe le deuxième rang, et exprime ton jugement les concernant tous les
cinq, l'homme royal, l'homme timocratique, l'homme oligarchique, l'homme
démocratique, l'homme tyrannique.
– Le jugement est facile, dit-il. Pour ce qui est de la vertu et du vice, du
bonheur et de son contraire, je les juge pour ma part dans l'ordre où ils se
sont présentés, comme on juge les chœurs qui entrent en scène.
– Alors, aurons-nous recours aux services d'un héraut, repris-je, ou dois-
je proclamer moi-même que le fils d'Ariston a jugé que le meilleur et le plus
juste [580c] est le plus heureux, et que cet homme est l'homme le plus
royal 22 22, celui qui exerce la royauté sur lui-même, alors que l'homme le
plus mauvais et le plus injuste est le plus malheureux, cet homme que sa
situation a rendu le plus tyrannique, et qui exerce sur lui-même et sur la cité
la tyrannie la plus absolue ?
– Fais-en la proclamation, toi, dis-je.
– Dois-je ajouter, repris-je, que ces hommes sont tels, que tous les
23 23
hommes et tous les dieux en aient connaissance ou non ?
– Ajoute-le, dit-il.
– C'est bien, dis-je. Cela constituera pour nous une première
démonstration [580d], mais en voici une deuxième 24 24, vois si elle a
quelque mérite.
– Quelle est-elle ?
– Si, de même que la cité est divisée en trois classes, l'âme de chaque
individu est aussi divisée en trois, on en tirera à mon avis une
démonstration supplémentaire.
– Laquelle ?
– Celle-ci. Puisqu'il existe trois espèces de l'âme, il me semble qu'il y
aura aussi trois espèces de plaisirs 25 25, propres à chacune d'elles. Il en sera
de même pour les désirs et pour les principes de commandement.
– Que veux-tu dire ? demanda-t-il.
– La première espèce, avons-nous affirmé, est celle par laquelle l'homme
apprend, la deuxième, celle par laquelle il a de l'ardeur. Quant à la
troisième, en raison de son caractère polymorphe, nous n'avons pas pu la
désigner d'un nom unique, qui lui soit propre [580e], mais nous lui avons
donné le nom de ce qu'il y a en elle de plus important et de plus fort : nous
l'avons en effet appelée “espèce désirante”, à cause de la force des désirs
relatifs à la nourriture, à la boisson, aux plaisirs d'Aphrodite et à tout ce qui
leur est associé. Nous l'avons aussi appelée “amie de l'argent 26 26 ”, parce
que c'est principalement avec de l'argent que les désirs de ce genre trouvent
à se satisfaire. [581a]
– Ce sont des appellations correctes, dit-il.
– Si donc nous affirmions que le plaisir de cette espèce et son affection se
portent vers le profit, ne disposerions-nous pas d'un principe de base pour
appuyer notre raisonnement, de manière à clarifier pour nous de quoi il
s'agit chaque fois que nous parlerions de cette partie de l'âme ? En
l'appelant “amie de l'argent et amie du profit”, ne la désignerions-nous pas
correctement ?
– C'est en tout cas l'opinion que je m'en fais, dit-il.
– Mais dis-moi, l'élément d'ardeur, n'affirmons-nous pas qu'il tend
toujours tout entier vers le pouvoir, la victoire et la renommée ?
– [581b] Si, certainement.
– Si donc nous déclarions qu'il est “ami de la victoire” et “ami de
l'honneur”, serait-ce approprié ?
– Ce serait tout à fait approprié.
– Mais l'espèce par laquelle nous apprenons, il est évident pour chacun
qu'elle est toujours tout entière orientée vers la connaissance de la vérité, où
qu'elle soit, et que, parmi les espèces de l'âme, elle est celle qui se soucie le
moins des richesses et de la réputation.
– Oui, et de loin.
– Si nous l'appelions “amie du savoir” et “amie de la sagesse”,
philosophe 27 27, ne la désignerions-nous pas de la manière qui convient ?
– Si, nécessairement.
– Or, repris-je, dans les âmes [581c] de certains, c'est cette espèce qui
commande, alors que chez d'autres, c'est l'une des deux autres, selon la
situation ?
– C'est bien le cas, dit-il.
– C'est pour cette raison que nous affirmons qu'il existe trois genres
d'hommes principaux 28 28, le philosophe, l'ami de la victoire et l'ami du
profit.
– Exactement.
– Et il existe donc également trois espèces de plaisirs, chacune subsistant
dans chaque genre d'homme ?
– Oui, tout à fait.
– Or sais-tu, dis-je, que si tu entreprenais de demander à ces trois
hommes, chacun considéré selon son espèce, lequel de ces genres de vie est
le plus agréable, chacun se mettrait à faire le plus grand éloge de son mode
de vie à lui ? Celui qui poursuit la richesse te dira que par comparaison avec
le plaisir du gain [581d], le plaisir des honneurs ou de la connaissance est
sans valeur, à moins qu'on ne puisse en tirer quelque argent.
– C'est vrai, dit-il.
– Et que dire de celui qui recherche les honneurs ? demandai-je. Ne
considère-t-il pas le plaisir provenant des richesses comme un plaisir
vulgaire, et le plaisir engendré par le savoir comme un plaisir vaporeux et
frivole, puisque le savoir n'apporte pas l'honneur ?
– C'est ce qu'il pense, dit-il.
– Quant au philosophe, continuai-je, quel jugement croyons-nous qu'il
portera sur les autres plaisirs par comparaison avec le plaisir de connaître
[581e] le vrai, tel qu'il est, et de se maintenir continuellement dans l'activité
d'apprendre ? Ne jugera-t-il pas que ces plaisirs sont bien éloignés du plaisir
véritable ? Et ne les appelle-t-il pas des plaisirs réellement nécessaires, dans
la mesure où il n'aurait aucunement besoin de ces plaisirs, si la nécessité ne
l'y contraignait par ailleurs ?
– Oui, c'est bien ainsi qu'il convient de le comprendre, dit-il.
– Maintenant, repris-je, puisque nous discutons des plaisirs considérés
chacun selon son espèce et du mode de vie qui leur est propre, non pas dans
la perspective du genre de vie qui serait le plus honorable ou le plus
honteux, ni même le meilleur ou le pire, mais dans la perspective du genre
de vie le plus agréable et le plus exempt de peine [582a], comment saurons-
nous lequel de ces hommes dit le plus vrai ?
– Pour ma part, répondit-il, je ne suis vraiment pas capable de le dire.
– Examine la chose de la manière suivante. Par qui faut-il faire juger les
choses qui doivent être bien jugées ? N'est-ce pas par l'expérience, par la
sagesse et par la raison ? Trouverait-on un meilleur critère de jugement que
ceux-là ?
– Comment pourrait-on en trouver ? dit-il.
– Poursuivons l'examen. Des trois hommes que nous avons identifiés,
lequel possède la plus grande expérience pour tous ces plaisirs dont nous
avons parlé ? Celui qui recherche le profit, s'il avait les ressources de
connaître la vérité telle qu'elle existe en elle-même, aurait-il, à ton avis, plus
d'expérience du plaisir issu de la connaissance [582b] que le philosophe
n'en a du plaisir provenant de la recherche du gain ?
– L'écart est considérable, dit-il, car il est nécessaire que le philosophe
goûte, dès son enfance, à ces autres plaisirs, alors que celui qui recherche le
profit, s'il lui arrive de connaître les êtres réels 29 29, n'éprouve aucune
nécessité de goûter la douceur de ce plaisir, ni d'en tirer quelque expérience.
Bien au contraire, même s'il s'y appliquait, ce ne serait pas facile pour lui.
– Ainsi, repris-je, le philosophe l'emporte de beaucoup sur celui qui
recherche le gain, par l'expérience qu'il possède de l'un et l'autre de ces
plaisirs.
– Oui, de beaucoup. [582c]
– Et qu'en est-il de lui par rapport à celui qui recherche les honneurs ? Le
philosophe sera-t-il moins expérimenté dans le plaisir issu de l'honneur, que
l'ami de l'honneur dans le plaisir provenant de la réflexion ?
– Mais l'honneur, dit-il, si toutefois chacun d'eux atteint le but vers lequel
il tend, s'attache à eux tous : le riche, en effet, tout comme le courageux et
le sage, sont honorés par la multitude, de sorte que tous acquièrent
l'expérience de ce plaisir qui découle des honneurs qui leur sont témoignés,
de leur nature. Le plaisir qui résulte de la contemplation de ce qui est, sa
nature propre, il est impossible à quiconque de le goûter, sauf au
philosophe.
– Pour ce qui est du critère de l'expérience [582d] donc, dis-je, c'est le
philosophe qui juge le mieux parmi ces hommes.
– Oui, et de beaucoup.
– Et en plus, il sera le seul à avoir acquis cette expérience en y joignant la
sagesse de la réflexion 30 30.
– Oui, pour sûr.
– Mais encore, l'instrument qui est nécessaire pour juger n'est pas
l'instrument de celui qui recherche le profit, ni celui de l'ami des honneurs,
mais celui du philosophe.
– Lequel ?
– Les raisonnements 31 31, car n'avons-nous pas affirmé que c'est par eux
qu'il faut juger ?
– Si.
– Les raisonnements sont l'instrument par excellence du philosophe.
– Forcément.
– Or, si les objets soumis au jugement 32 32 étaient jugés de la meilleure
manière par la richesse et le profit, ceux qui seraient l'objet de l'éloge [582e]
et du blâme de l'ami du profit seraient fatalement considérés comme les
objets du jugement le plus vrai.
– Oui, nécessairement.
– Mais s'ils étaient jugés selon les honneurs, la victoire et le courage, ne
seraient-ce pas alors ceux qui seraient l'objet de l'éloge ou du blâme de l'ami
des honneurs ou l'ami de la victoire ?
– Évidemment.
– Mais puisque c'est par l'expérience, la sagesse de la réflexion et le
raisonnement ?
– Ce seront nécessairement, répondit-il, ceux que louent le philosophe,
33 33
amoureux de la sagesse, et le philologue , amoureux des raisonnements,
qui seront les objets les plus vrais.
– Ainsi, des trois [583a] plaisirs que nous avons reconnus, c'est celui de
cette partie de l'âme par laquelle nous connaissons qui serait le plus
agréable, et celui de nous en qui cette partie commande, c'est lui qui jouit de
la vie la plus agréable ?
– Comment en serait-il autrement ? dit-il. En tout cas, c'est en maître
laudateur que l'homme réfléchi fait l'éloge de son propre mode de vie.
– Quelle vie, repris-je, et quel plaisir notre juge placera-t-il au second
rang ?
– Il est évident que ce sera le plaisir de l'homme de guerre et de celui qui
recherche les honneurs, car leur plaisir à tous deux est beaucoup plus
proche du sien que celui de l'homme qui se voue à la recherche du profit.
– Le plaisir de l'ami du gain viendra donc, semble-t-il, au dernier rang.
– Sans doute, dit-il.
– Voilà donc [583b] les deux démonstrations qui se succéderaient, et dans
les deux cas, le juste aurait la victoire sur l'injuste. Pour la troisième,
remettons-nous-en, à la manière olympique, à Zeus olympien et
sauveur 34 34. Considère que, mis à part le plaisir de l'homme réfléchi, le
plaisir des autres n'est ni entièrement réel, ni entièrement pur ; ce n'est pour
ainsi dire, à la manière de la peinture d'ombres, qu'une esquisse de
plaisir 35 35, comme je crois l'avoir entendu de la bouche d'un de ces
36 36
sages . Et si c'est le cas, ce pourrait bien être la chute la plus importante,
la chute qui décide de tout.
– Oui, certes, mais que veux-tu dire ?
– Je te le ferai découvrir de la manière suivante, dis-je, mais engage-toi
aussi dans la recherche en me donnant des réponses. [583c]
– Interroge donc, dit-il.
– Et toi, dis-moi, demandai-je : ne disions-nous pas que la douleur est le
contraire du plaisir ?
– Si, bien sûr.
– Or, n'existe-t-il pas également un état qui ne soit ni jouissance ni
souffrance ?
– Cela existe assurément.
37 37
– Et que dans cette position intermédiaire , placé au milieu de l'un et
l'autre, il y a une sorte de repos de l'âme par rapport à chacun d'eux ? N'est-
ce pas ainsi que tu vois la chose ?
– Si, de cette manière, dit-il.
– Te souviens-tu, repris-je, des discours de ceux qui sont malades, les
propos qu'ils tiennent quand ils sont souffrants ?
– Lesquels ?
– Que rien n'est plus agréable que d'être en santé, mais [583d] qu'ils ne
s'étaient pas rendu compte que c'était ce qu'il y a de plus agréable, jusqu'à
ce qu'ils tombent malades.
– Je m'en souviens, dit-il.
– Et n'entends-tu pas dire par ceux qui sont en proie à une souffrance
extrême qu'il n'y a rien de plus agréable que de cesser de souffrir ?
– Je l'ai entendu.
– Et dans nombre d'autres situations de ce genre, tu as pu observer, je
pense, que les hommes qui se trouvent dans ces états de souffrance vantent
d'abord le fait de ne pas souffrir, et la tranquillité qui lui est associée,
comme ce qu'il y a de plus agréable, et non la jouissance.
– C'est que cet état de tranquillité, dit-il, devient sans doute alors un état
agréable et plaisant.
– De même, quand on est dans la jouissance et qu'elle cesse [583e], la
tranquillité qui suit le plaisir constituera une souffrance.
– Peut-être, dit-il.
– Dès lors, cette tranquillité, cet état que nous avons dit à l'instant
intermédiaire entre l'un et l'autre – <entre la jouissance et la souffrance> –
deviendra alors l'un et l'autre, peine et plaisir.
– Il semble bien.
– Or, est-il possible que ce qui n'est ni l'un ni l'autre devienne l'un et
l'autre ?
– Il ne me semble pas.
– Or, l'agréable qui se produit dans l'âme, tout comme le pénible, sont
l'un et l'autre une sorte de mouvement, n'est-ce pas ?
– Oui.
– [584a] Et ce qui n'est ni pénible ni agréable, cela n'est-il pas apparu à
l'instant comme un état de tranquillité et une position médiane entre chacun
des deux ?
– Cela nous est bien apparu de cette manière.
– Comment dès lors peut-on estimer correct que le fait de ne pas souffrir
soit chose agréable, et le fait de ne pas jouir chose pénible ?
– C'est impossible.
– Cet état de repos n'est donc pas, mais paraît être un état agréable par
comparaison à l'état de souffrance, et source de souffrance par rapport à
l'état agréable dans une situation particulière, et rien de ces illusions n'est
sain si on le rapporte à la vérité du plaisir, ce n'est qu'une sorte de
mystification 38 38.
– C'est en tout cas, dit-il, la signification de l'argument.
– Considère à présent, repris-je, [584b] ces plaisirs qui ne sont pas
issus 39 39 des douleurs, de manière à ne pas aller croire, dans leur cas
comme dans le cas précédent, que ce soit un fait de nature que le plaisir soit
la cessation d'une souffrance, et la souffrance la cessation d'un plaisir.
– De quelle situation parles-tu, dit-il, et de quels plaisirs ?
– Il y en a un grand nombre, très différents, mais si tu veux bien y porter
attention, il y a surtout les plaisirs de l'odorat 40 40. Ces plaisirs se produisent
soudainement, avec une intensité exceptionnelle, et sans avoir été précédés
de souffrances ; quand par ailleurs ils cessent, ils n'entraînent dans leur suite
aucune souffrance.
– C'est tout à fait vrai, dit-il.
– Ne nous laissons donc pas persuader [584c] que le plaisir pur soit une
cessation de la souffrance, ni que la souffrance soit une cessation du plaisir.
– Non, en effet.
– Et pourtant, repris-je, ce qui s'attache à l'âme par l'intermédiaire du
41 41
corps et qu'on appelle plaisirs – et ce sont sans doute les plus nombreux
et les plus intenses – ces plaisirs sont de cette espèce : ce sont des cessations
de souffrances.
– Oui, c'est ce qu'ils sont.
– N'en est-il pas de même des sensations anticipées 42 42 et des souffrances
anticipées qui se produisent dans l'appréhension des choses à venir, ne sont-
elles pas de même nature ?
– Si, elles le sont.
– Sais-tu justement, repris-je, ce qu'elles sont [584d] et à quoi surtout
elles ressemblent ?
– À quoi ? demanda-t-il.
– Tu reconnais bien, dis-je, qu'il existe dans la nature un haut, un bas et
un milieu ?
– Oui.
– Es-tu d'avis que lorsque quelqu'un se trouve transporté du bas vers le
milieu, il croit être emporté ailleurs que vers le haut ? Et quand il est arrivé
au milieu et qu'il considère son point de départ, que peut-il penser d'autre
sinon qu'il est en haut, puisqu'il n'a pas vu le haut véritable ?
– Par Zeus, dit-il, je ne crois pas quant à moi qu'il puisse penser autre
chose que cela.
– Mais s'il était ramené à son point de départ, dis-je, [584e] il croirait être
ramené en bas, et il aurait raison de le croire.
– Comment faire autrement ?
– Il aurait donc toutes ces impressions parce qu'il n'a pas d'expérience de
ce que sont le haut véritable, et le milieu, et le bas ?
– Manifestement.
– Serais-tu dès lors surpris que les gens qui n'ont aucune expérience de la
vérité possèdent des opinions qui ne sont pas saines sur quantité d'autres
sujets, et notamment sur ce qui concerne le plaisir et la souffrance et sur ce
qui tient le milieu entre l'un et l'autre ? La conséquence en est que lorsqu'ils
passent à la souffrance, ils croient réellement [585a] qu'ils souffrent, et ils
souffrent véritablement. Lorsqu'ils passent de la souffrance à l'état
intermédiaire, ils croient fortement qu'ils sont parvenus à la plénitude du
plaisir, et comme des gens qui placeraient en opposition le gris et le noir,
faute de connaître d'expérience le blanc, ils opposent ainsi l'absence de
souffrance et la souffrance, par manque d'expérience du plaisir, et ce faisant,
ils se font illusion.
– Par Zeus, dit-il, je n'en serais pas étonné, et je le serais bien davantage
du contraire !
– Et maintenant, représente-toi les choses de la manière suivante. La
faim, la soif et les autres états de ce genre ne constituent-ils pas des sortes
de vides 43 43[585b] dans l'état du corps ?
– Sans doute.
– Et l'ignorance et la déraison ne sont-elles pas de même un vide dans
l'état de l'âme ?
– Si, certainement.
– Or, on peut combler ce vide en prenant de la nourriture, ou en
renforçant l'intellect ?
– Nécessairement.
– Mais la plénitude qui sera plus réelle, résultera-t-elle de ce qui existe le
moins ou de ce qui existe le plus ?
– Manifestement, elle provient de ce qui existe le plus.
– Or, lequel de ces deux genres, crois-tu, participe le plus de l'être pur ?
Est-ce le genre de la nourriture, de la boisson, de la cuisine et de toute
espèce de nourriture, ou est-ce l'espèce de l'opinion vraie, de la science, de
l'intellect, [585c] et en général de toute vertu ? Juges-en de la manière
suivante : ce qui tient de ce qui est toujours semblable, de ce qui est
immortel et véritable, ce qui est soi-même de ce genre et qui se produit dans
un être de ce genre, cela te paraît-il être davantage que ce qui n'est jamais
semblable, qui est mortel, et qui est soi-même de ce genre et qui se produit
dans un être de ce genre ?
– Ce qui tient de ce qui est toujours semblable, dit-il, l'emporte de
beaucoup.
– Mais l'être de ce qui est toujours dissemblable 44 44 participe-t-il
davantage de l'être que de la science ?
– Nullement.
– Mais quoi ? Participe-t-il davantage de la vérité ?
– Non plus.
– S'il participe moins de la vérité, ne participe-t-il pas moins de l'être
aussi ?
– Nécessairement.
– Donc, [585d] en général, les genres de choses qui concernent le soin du
corps participent moins de la vérité et de l'être que les genres de choses qui
concernent le soin de l'âme ?
– Beaucoup moins.
– Et le corps lui-même, ne crois-tu pas qu'il en participe moins que
45 45
l'âme ?
– C'est mon opinion.
– Par conséquent, ce qui s'emplit le plus des êtres réels et qui est lui-
même davantage réel, s'emplit plus réellement que ce qui s'emplit d'êtres
moins réels et qui est lui-même moins réel ?
– Nécessairement.
– Si donc il est agréable de se remplir des choses qui nous conviennent
naturellement, ce qui se remplit plus réellement et de choses plus réelles
[585e] jouit plus réellement et plus véritablement d'un plaisir véritable,
tandis que ce qui participe d'êtres moins réels se remplit d'une manière
moins véritable et moins ferme, et participe d'un plaisir moins fiable et
moins vrai.
– De toute nécessité, dit-il.
– Ceux qui ne possèdent donc pas l'expérience de la réflexion et de la
vertu, [586a] qui se rassemblent constamment dans les festins et dans les
activités de ce genre, sont emportés, semble-t-il, vers le bas, et ensuite de
nouveau vers la région médiane, et ils errent de cette façon leur vie durant.
Jamais ils ne franchissent ce niveau pour accéder à la hauteur véritable, et
jamais ils ne parviennent à cette contemplation orientée vers le haut. Ils ne
sont pas dès lors comblés par l'être qui existe réellement, ils ne goûtent
jamais un plaisir qui soit ferme et pur. Bien au contraire, le regard
constamment tourné vers le bas, à la manière du bétail, ils sont penchés vers
le sol et ils vont pâturant de table en table, s'engraissant et copulant. Ils se
querellent [586b] pour obtenir toujours plus de ces choses-là, ils s'encornent
mutuellement, ils se blessent à coups de sabots de fer, ils se tuent avec leurs
armes, emportés par leur insatiabilité. C'est qu'ils n'ont pas rempli d'êtres
réels ni ce qui en eux existe réellement, ni la demeure qui le contient 46 46.
47 47
– C'est un oracle parfait , Socrate, dit Glaucon, que tu formules là
pour la vie de la plupart des hommes.
– N'est-ce donc pas une nécessité qu'ils ne connaissent que des plaisirs
mêlés de peines, des simulacres, des ébauches du plaisir authentique qui ne
se dégagent qu'en fonction de leur disposition les uns par rapport aux
autres ? [586c] Il en résulte que ces plaisirs paraissent intenses, les uns
autant que les autres, et qu'ils font naître chez ces êtres délirants des
passions érotiques violentes qui s'emparent d'eux et les font se quereller,
comme on se battait sous les murs de Troie, au dire de Stésichore 48 48, pour
le fantôme d'Hélène, par ignorance de la vérité.
– Si, il y a grande nécessité, dit-il, qu'il existe quelque chose de ce genre.
– Mais dis-moi, en ce qui concerne l'élément d'ardeur 49 49, n'est-il pas
nécessaire que les choses ne se passent pas autrement, lorsque cette partie
est elle-même mise en activité ? La recherche des honneurs ne le rendra-t-
elle pas envieux, l'amour de la victoire ne le rendra-t-il pas violent, le
caractère impétueux ne le rendra-t-il pas colérique, de sorte qu'il cherchera
sans réflexion ni intelligence à obtenir une pléthore d'honneurs, [586d] de
victoire et d'impétuosité ?
– Oui, les mêmes choses, dit-il, doivent se passer aussi pour cet élément-
là.
– Eh bien, alors, repris-je, nous affirmerons sans hésiter que lorsque ces
désirs relatifs à la recherche de l'honneur et à l'amour de la victoire
obéissent à la science et à la raison, et poursuivent les plaisirs sous leur
égide pour atteindre ceux vers lesquels le principe réfléchi les guide, ils
auront alors accès aux plaisirs les plus vrais, parce qu'ils se laissent guider
par la vérité, et cela dans la mesure où ils sont capables d'en saisir de vrais.
Ils auront ainsi accès aux plaisirs qui leur sont propres [586e], s'il est vrai
que ce qui est le bien suprême de chaque chose est également ce qui lui est
le plus propre.
– Mais il s'agit, en effet, de ce qui lui est le plus propre.
– Quand donc l'âme tout entière obéit au principe philosophique et qu'elle
n'est le siège d'aucune discorde, alors il revient à chaque partie de réaliser
l'ensemble de ses activités propres et de devenir juste. C'est alors que
chacune détient les plaisirs qui lui sont propres, les plaisirs les plus élevés,
et [587a] les plaisirs les plus vrais qu'elle soit en mesure de goûter.
– Oui, parfaitement.
– Mais quand c'est l'une des autres parties qui domine, il se trouve qu'elle
ne découvre pas en elle-même le plaisir qui lui est propre et qu'elle contraint
les autres à poursuivre un plaisir qui leur est étranger et qui n'est pas
véritable.
– Oui, c'est le cas, dit-il.
– Or, ce qui s'écarte le plus de la philosophie et de la raison est aussi ce
qui peut le plus produire de tels effets ?
– Oui, et de beaucoup.
– Mais ce qui s'écarte le plus de la raison, n'est-ce pas aussi ce qui
s'écarte de la loi et de l'ordre ?
– Si, c'est clair.
– Or, manifestement, ce qui s'en écarte le plus, [587b] ce sont les désirs
érotiques et tyranniques ?
– Et de loin.
– Et ce qui s'en écarte le moins, ce sont les désirs royaux et ordonnés ?
– Oui.
– Je crois, par conséquent, que c'est le tyran qui sera le plus éloigné du
plaisir véritable et qui lui est propre, et que le moins éloigné, ce sera l'autre.
– Nécessairement.
– Dès lors, repris-je, le tyran vivra la vie la plus désagréable, tandis que
le roi vivra la vie la plus agréable.
– Absolument.
– Sais-tu, demandai-je, à quel point le tyran mène une vie plus
désagréable que le roi ?
– Je le saurai si tu me le dis, dit-il.
– Il y a, semble-t-il, trois plaisirs : l'un est légitime, les deux autres sont
bâtards. Le tyran ayant franchi les limites des plaisirs bâtards pour aller au-
delà [587c], fuyant la loi et la raison, vit en compagnie d'une escorte de
plaisirs serviles. Il n'est pas facile de mesurer à quel point il est inférieur [au
roi], sinon peut-être de la manière suivante.
– Laquelle ? dit-il.
– Le tyran s'écarte de l'homme oligarchique en occupant pour ainsi dire le
troisième rang, car entre eux, en position intermédiaire, se trouvait le
partisan du peuple.
– Oui.
– Par conséquent, si nos propos antérieurs sont vrais, il vit avec un
simulacre de plaisir de troisième rang, si on le rapporte à la vérité dont il
s'écarte ?
– L'homme oligarchique est pour sa part en troisième position par rapport
à l'homme royal, [587d] si nous posons que l'homme aristocratique et
l'homme royal sont un seul homme.
– Il est le troisième, en effet.
– Le tyran est donc éloigné du plaisir véritable d'un nombre équivalant à
50 50
trois fois trois , dis-je.
– Il semble.
– Par conséquent, repris-je, le simulacre du plaisir tyrannique serait,
considéré sous l'angle de sa grandeur, un nombre exprimant une surface.
– Assurément.
– Il n'y a qu'à le porter au carré, puis au cube, pour faire voir de quelle
distance il est éloigné de l'homme royal.
– Cela est évident, dit-il, en tout cas pour un expert en calculs.
– Et si, en renversant la perspective, [587e] on veut exprimer à quelle
distance le roi se trouve du tyran, dans l'écart qui le sépare de lui pour ce
qui est de la vérité du plaisir, on trouvera, une fois la multiplication
effectuée, qu'il vit de manière sept cent vingt-neuf fois plus agréable, et que
le tyran est plus malheureux selon le même écart.
– Tu as mis en avant, dit-il, un calcul prodigieux pour exprimer la
différence de ces deux hommes, l'homme juste et [588a] l'homme injuste,
sous l'angle du plaisir et de la souffrance.
– Le chiffre n'en est pas moins exact et conforme à leur existence, dis-je,
si toutefois les jours et les nuits, les mois et les années y correspondent.
– Mais justement, dit-il, il y a correspondance.
– Par conséquent, si l'homme bon et juste l'emporte à ce point sur
l'homme méchant et injuste pour ce qui est de son plaisir, de quelle
prodigieuse distance le dépassera-t-il par la grâce de son existence, par sa
beauté et sa vertu ?
– Par Zeus, dit-il, une distance vraiment prodigieuse !
– Excellent, dis-je, et maintenant que nous sommes parvenus à ce point
51 51
de la discussion [588b], reprenons les propos que nous avons échangés
et qui nous ont conduits là où nous sommes. Agir injustement, disions-nous,
est avantageux à l'homme qui est parfaitement injuste, à condition qu'il
passe pour un homme juste. N'est-ce pas ainsi que la thèse fut exposée ?
– C'est bien ainsi.
– Et maintenant, repris-je, ouvrons la discussion avec celui qui parle
ainsi, puisque nous nous sommes mis d'accord sur la conséquence
respective de l'agir injuste et de l'agir juste.
– Comment ? demanda-t-il.
52 52
– Façonnons par la pensée une image de l'âme , pour que celui qui
tient ces propos réalise ce qu'il dit.
– Quelle image ? demanda-t-il. [588c]
– Une image, répondis-je, comme celle de ces natures antiques dont les
mythes rapportent la genèse : la Chimère, Scylla, Cerbère, et un certain
nombre d'autres constituées d'un ensemble de formes naturelles multiples
réunies en un seul être.
– C'est en effet ce qu'on raconte, dit-il.
– Façonne donc la forme unique d'un animal composite et polycéphale,
possédant à la fois les têtes d'animaux paisibles et d'animaux féroces,
disposées en cercle, et accorde-lui le pouvoir de se transformer et de
développer toutes ces formes par lui-même.
– Cet ouvrage sera l'œuvre d'un modeleur habile, dit-il, [588d] mais
comme la pensée est plus malléable que la cire et les matériaux de ce genre,
la voici modelée.
– Modèle à présent une autre forme, celle d'un lion, puis celle d'un
homme, mais fais en sorte que le premier soit beaucoup plus grand, et que
le second vienne en deuxième.
– Voilà qui est plus facile, dit-il, c'est modelé.
– Attache maintenant ensemble ces trois formes, en les réunissant en une
seule, de manière qu'elles s'ajustent pour ainsi dire naturellement les unes
avec les autres.
– Elles sont attachées ensemble.
– Façonne ensuite un recouvrement extérieur, l'image d'un être unique,
celle d'un être humain, de telle sorte que quelqu'un qui ne pourrait voir les
formes contenues à l'intérieur, mais [588e] ne pourrait que saisir l'apparence
extérieure, croie voir un être vivant unique, un être humain.
– Le recouvrement est façonné, dit-il.
– Disons maintenant à celui qui affirme qu'il est utile à cet homme d'être
injuste, et qu'il ne lui sert à rien de pratiquer la justice, que sa position n'est
rien d'autre que l'affirmation suivante : qu'il serait avantageux pour lui de
fortifier, en lui prodiguant des soins attentionnés, la bête aux mille formes et
le lion, tout comme ce qui va avec le lion, et d'affamer au contraire l'être
humain [589a] pour l'affaiblir, de sorte que les deux autres l'entraîneront là
où ils veulent aller et, au lieu de les accoutumer à vivre ensemble et à
développer leur amitié, de les laisser se déchirer et s'entre-dévorer en se
battant.
– Celui qui fait l'éloge de l'injustice, dit-il, affirme exactement cela, en
effet.
– Au contraire, celui qui soutient que pratiquer la justice est utile affirme
qu'il faut faire et dire cela même qui rend l'homme intérieur plus
souverain 53 53 sur l'être humain, [589b] et qui lui fait prendre soin de son
nourrisson aux têtes multiples. Comme le paysan qui entretient et
apprivoise les espèces pacifiques et empêche les espèces sauvages de
proliférer, cet homme intérieur fait alliance avec le naturel du lion et
prodiguant ses soins en les partageant avec tous, c'est ainsi qu'il les élèvera,
en développant leur amitié mutuelle et avec lui-même.
– Oui, c'est exactement ainsi que s'exprime celui qui fait l'éloge du juste.
– Alors, de toute façon, celui qui fait l'éloge des actes justes dirait la
vérité, [589c] alors que celui qui fait l'éloge des actes injustes mentirait.
Qu'on se situe dans la perspective du plaisir, ou de la bonne renommée, ou
de l'utilité, celui qui loue le juste dit la vérité, alors que celui qui le dénigre
ne dit rien de valable, et c'est sans savoir qu'il blâme ce qu'il blâme.
– Selon moi, dit-il, il n'en connaît absolument rien.
– Essayons de le convaincre en douceur – car ce n'est pas de son plein gré
qu'il se trompe – en lui demandant : “Bienheureux homme, ne pourrions-
54 54
nous pas soutenir que les distinctions juridiques entre les choses
honorables et les choses honteuses ont été élaborées sur la base suivante ?
Les choses honorables se fondent sur le fait que la partie bestiale de notre
nature est soumise à [589d] la partie humaine, ou mieux encore, à la partie
55 55
divine , alors que les choses honteuses consistent à rendre la partie
paisible esclave de la partie sauvage ?” Il tombera d'accord, sinon que dira-
t-il ?
– S'il n'en tient qu'à moi, dit-il, il sera convaincu.
– Existe-t-il dès lors, repris-je, sur la base de cet argument, quelqu'un
pour qui il soit avantageux de s'approprier injustement de l'or, s'il est vrai
qu'il ne peut le faire sans que le geste de prendre l'or ne cause du même
coup l'asservissement de la partie la plus noble de lui-même à la partie la
plus mauvaise ? Pensera-t-il, si [589e] pour prendre l'or il doit réduire à
l'esclavage aux mains d'hommes brutaux et méchants son fils et sa fille,
qu'il fait quelque chose qui est à son avantage, même s'il doit en retirer une
somme considérable ? Et s'il asservit la partie la plus divine de lui-même à
la partie la plus dépourvue de divinité et la plus impure et n'en éprouve
aucune pitié, ne sera-t-il pas de ce fait malheureux [590a] ? Et l'or ne
viendrait-il pas contribuer à un désastre plus épouvantable encore que celui
qui affligea Ériphyle 56 56, elle qui avait troqué la vie de son mari contre un
collier ?
– Beaucoup plus, dit Glaucon, car c'est moi qui fournis la réponse à sa
place.
– Ainsi donc, ne crois-tu pas que si de tout temps on a blâmé le manque
de discipline, c'est pour la raison suivante : dans ce comportement, on libère
la terrible, la formidable bête polymorphe, en franchissant la limite de ce
qui est acceptable ?
– C'est clair, dit-il.
– Si l'on blâme également l'arrogance et le mauvais caractère, n'est-ce pas
[590b] parce que la bête à forme de lion et de serpent se développe et prend
de l'assurance au détriment de l'harmonie ?
– Tout à fait.
– De même pour le luxe et la mollesse, ne les blâme-t-on pas en raison du
relâchement et du délabrement qu'ils causent dans cette partie de l'âme, du
fait qu'ils y engendrent la lâcheté ?
– Sans doute.
– Et la flatterie et la servilité, ne les blâme-t-on pas lorsque quelqu'un
soumet ce même élément impétueux à la bête turbulente, et que celle-ci,
attirée par les richesses et avilie par son appétit insatiable, prend l'habitude
dès son jeune âge de se transformer de lion en singe ?
– [590c] Assurément, dit-il.
– Et l'artisanat et le travail manuel, pour quelle raison, crois-tu,
présentent-ils un caractère qui les fait déprécier ? Ne dirons-nous pas qu'il
n'y a aucune autre raison sinon le fait que quelqu'un possède par nature si
faiblement la forme de ce qui est supérieur qu'il est incapable de dominer
ses bêtes intérieures, mais qu'il les entretient au contraire et ne se montre
capable que d'apprendre à les flatter ?
– Apparemment, dit-il.
– Ainsi donc, pour qu'un tel homme soit également dirigé par un principe
semblable à celui qui commande l'homme supérieur, n'affirmerons-nous pas
qu'il doit devenir l'esclave de cet [590d] homme supérieur, lui qui possède à
57 57
l'intérieur de lui-même le principe directeur divin ? Et cela, sans penser
que cette domination qui s'exerce sur lui soit au désavantage de l'esclave,
58 58
comme Thrasymaque le soutenait au sujet de ceux qui sont dirigés, mais
en considérant au contraire qu'il est plus avantageux pour chacun d'être
soumis au principe divin et sage, surtout si ce principe réside à l'intérieur de
chacun, et si ce n'est pas le cas, de se trouver guidé de l'extérieur, afin que
soumis au gouvernement de ce même principe, tous soient autant que
possible semblables et amis ?
– Oui, et nous aurions raison de l'affirmer, dit-il.
– Et n'est-il pas évident, repris-je, que la loi elle aussi [590e] vise le
même but, elle qui fait alliance avec tous ceux de la cité ? Et de même pour
l'autorité que nous exerçons sur les enfants, le fait que nous ne les laissions
pas être libres tant que nous n'avons pas institué chez eux, comme dans la
cité, une constitution politique, et qu'ayant pris soin [591a] de ce qu'il y a de
meilleur en eux à l'aide de ce qu'il y a de meilleur en nous, nous n'y avons
installé un gardien et un chef semblable à nous ? Alors seulement nous les
laissons libres.
– C'est évident, dit-il.
– De quelle manière donc, Glaucon, et sur la base de quel argument
affirmerons-nous qu'il est profitable de commettre l'injustice, ou d'être
indiscipliné, ou de faire quelque chose de déshonorant, tous actes qui nous
rendent plus méchant, même si on doit en retirer plus de richesse ou de
pouvoir ?
– Nous ne l'affirmerons d'aucune manière, dit-il.
– Et de quelle manière affirmer qu'il est profitable à celui qui commet
l'injustice de passer inaperçu et de n'être pas soumis à la justice ? Celui qui
59 59
passe inaperçu [591b] n'en devient-il pas plus méchant encore, alors que
chez celui qui n'est pas caché et qui reçoit la punition, l'élément bestial se
calme et s'adoucit et que ce qui est doux se trouve libéré ? Alors l'âme
entière, réorientée vers la nature supérieure, acquiert, en devenant
dépositaire de la modération et de la justice alliées à la sagesse, une
disposition de plus grande valeur que le corps qui acquerrait force et beauté
alliées à la santé, et cela d'autant plus que l'âme possède plus de valeur que
le corps ?
– Oui, assurément, dit-il.
– Ainsi donc, l'homme sensé [591c] vivra quant à lui en tendant de toutes
ses forces vers ce but. Il commencera en estimant les sciences grâce
auxquelles il peut façonner cette âme qui est la sienne ; les autres, il ne leur
accordera pas d'importance.
– Évidemment, dit-il.
– Ensuite, repris-je, pour ce qui concerne sa constitution physique et son
régime alimentaire, il ne mènera pas, en se concentrant sur cela, une vie
orientée vers le plaisir bestial et irrationnel. Et il n'aura de considération
pour sa santé et n'entreprendra de devenir fort, robuste ou beau que s'il doit
par là-même devenir modéré. [591d] Par ailleurs, il se montrera toujours
soucieux de mettre en accord l'harmonie qui règne dans son corps avec la
60 60
symphonie intérieure qui la commande dans son âme.
– Oui, c'est ce qu'il fera absolument, dit-il, du moins s'il doit devenir un
véritable disciple des Muses 61 61.
– Dès lors, repris-je, pour ce qui concerne la possession de la richesse, ne
cherchera-t-il pas la même structure et la même symphonie ? Et, puisqu'il
n'est pas influencé par ce que la foule considère comme la source du
bonheur, cherchera-t-il à faire croître infiniment le volume de sa richesse,
portant ainsi à l'infini le nombre de ses maux ?
– Je ne pense pas, dit-il.
– Mais, continuai-je, tournant son regard [591e] vers la constitution
politique qui est à l'intérieur de lui, et veillant à ne rien y perturber par
excès ou par manque de fortune, il procédera aux acquisitions et aux
dépenses en suivant cette direction, selon la mesure dont il est capable.
– Parfaitement, dit-il.
– Et pour ce qui est des honneurs, il les considérera selon les mêmes
finalités [592a] : il aura part à ceux dont il attend qu'ils le rendent meilleur
et y goûtera, alors que ceux qui pourraient détruire sa disposition intérieure,
il les fuira, en privé comme en public.
– Il ne consentira donc pas, dit-il, à exercer des fonctions politiques, si
toutefois il s'en soucie ?
– Oui, par le chien, répondis-je, il s'en occupera dans sa propre cité, et
62 62
sérieusement, mais sans doute pas dans sa propre patrie , à moins qu'un
63 63
destin divin ne lui en donne l'occasion.
– Je comprends, dit-il, tu parles de la cité dont nous venons d'élaborer les
fondations, une cité qui existe certes dans nos discours, mais [592b] je ne
crois pas qu'elle existe en quelque endroit sur terre.
– Mais, dis-je, il en existe peut-être un modèle dans le ciel pour celui qui
souhaite le contempler et, suivant cette contemplation, se donner à lui-
même des fondations. Que cette cité existe quelque part, ou qu'elle soit
encore à venir, cela ne fait d'ailleurs aucune différence, car cet homme ne
réaliserait que ce qui appartient à cette cité, et à nulle autre. »
Livre X
[595a]
« J'ai bien à l'esprit, repris-je, les raisons nombreuses et de toutes sortes
qui nous font dire que nous avons fondé notre cité le plus correctement
possible, et je l'affirme surtout quand je réfléchis au sujet de la poésie.
– De quoi s'agit-il ? demanda-t-il.
– Du rejet absolu de cette partie de la poésie qui est imitative. Qu'elle
doive être désormais rejetée absolument 1 1, avec toute la vigueur possible,
cela apparaît [595b] selon moi beaucoup plus clairement depuis que nous
avons distingué et isolé les différentes espèces de l'âme.
– Que veux-tu dire ?
– À vous, je peux le dire, car vous n'irez pas me dénoncer aux poètes
tragiques et à tous ces autres poètes de l'imitation. Il me semble que toutes
les œuvres de ce genre déforment l'esprit de leur auditoire, à moins que
ceux qui les entendent ne possèdent l'antidote, c'est-à-dire la connaissance
de ce qu'elles sont réellement.
– À quoi penses-tu quand tu parles ainsi ?
– Il faut que je le dise, même si l'affection et le respect que j'ai depuis
l'enfance pour Homère me font hésiter à parler. Il semble bien [595c] en
effet avoir été le premier maître et le guide de tous ces grands poètes
tragiques. Mais le respect pour un homme ne doit pas passer avant le
respect pour la vérité et donc, je l'ai dit, il faut parler.
– Oui, certainement, dit-il.
– Alors, écoute, ou plutôt réponds aux questions.
– Vas-y de tes questions.
– Pourrais-tu me dire ce qu'est l'imitation en général ? Car moi-même je
ne comprends pas vraiment ce qu'elle vise.
– Et moi, s'exclama-t-il, je devrai le comprendre !
– Rien d'anormal à cela, repris-je, souvent des gens qui ont une vue faible
[596a] voient les choses avant ceux qui ont une vue perçante.
– C'est un fait, dit-il, mais en ta présence, je ne me sentirais pas capable
de risquer une parole, si même quelque chose me venait à l'esprit, alors vois
de ton côté.
– Eh bien, veux-tu que nous commencions notre examen en partant de ce
point-ci, selon notre méthode habituelle 2 2 ? Nous avons, en effet,
l'habitude de poser en quelque sorte une forme unique, chaque fois, pour
chaque ensemble de choses multiples auxquelles nous attribuons le même
nom. Ou alors ne comprends-tu pas ?
– Je comprends.
– Prenons donc encore une fois, si tu le veux bien, l'un de ces ensembles
multiples. Par exemple, tu es d'accord, il existe de nombreux lits [596b] et
de nombreuses tables.
– Oui, forcément.
– Mais les formes relatives à ces meubles, il n'y en a que deux, une forme
de lit et une forme de table.
– Oui.
– Or, n'avons-nous pas aussi l'habitude de dire que chacun des artisans
qui fabrique ces meubles réalise l'un les lits, l'autre les tables dont nous
nous servons, le regard tourné en direction de la forme, et ainsi pour tous
les autres objets ? Car pour ce qu'il en est de la forme elle-même, sûrement
aucun des artisans ne la fabrique, [596c] comment le pourrait-il, en effet ?
– Il ne le pourrait aucunement.
– Mais vois maintenant comment tu appelles cet artisan que voici ?
– Lequel ?
– Celui qui produit tous les objets que tous les artisans manuels font
chacun pour son compte.
– Tu parles là d'un homme habile et admirable !
– Un instant, tu vas bientôt le déclarer encore plus admirable. Car ce
même artisan manuel est non seulement en mesure de produire tous ces
meubles, mais encore produit-il tous les végétaux qui proviennent de la
terre, et il façonne tous les êtres vivants – les autres êtres aussi bien que lui-
même – et en plus de cela, il fabrique la terre et le ciel, les dieux, et tout ce
qui existe dans le ciel, et tout ce qui existe sous terre dans l'Hadès.
– Tu parles, dit-il, [596d] d'un expert tout à fait admirable 3 3 !
– Tu es incrédule ? demandai-je. Mais dis-moi, considères-tu absolument
impossible qu'un tel artisan puisse exister ? Ou seulement que le créateur de
toutes ces choses puisse exister d'une certaine manière, mais non d'une
autre ? N'as-tu pas le sentiment que toi-même, tu serais en mesure de
produire toutes ces choses d'une certaine manière ?
– Et quelle serait cette manière ? dit-il.
– Il n'y a là rien de difficile, répondis-je, et on la met en œuvre souvent et
rapidement, et je dirais même très rapidement, si seulement tu consens à
prendre un miroir et à le retourner de tous côtés. Très vite, tu produiras le
soleil [596e] et les astres du ciel, et aussi rapidement la terre, rapidement
toujours toi-même et les autres animaux, et les meubles et les plantes, et
tout ce dont on parlait à l'instant.
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– Oui, dit-il, des apparences , mais certainement pas des êtres qui
existent véritablement.
– Excellent, dis-je, et tu rejoins l'argument comme il convient. Car au
nombre de ces artisans, il faut compter aussi le peintre, n'est-ce pas ?
– Oui, nécessairement.
– Mais tu vas me dire, je pense, que ce qu'il produit n'est pas véritable, et
pourtant le peintre d'une certaine manière produit lui aussi un lit, n'est-ce
pas ?
– Oui, il produit lui aussi un lit apparent.
– Et le fabricant de lits, ne disais-tu pas tout à l'heure [597a] qu'il ne
produit pas la forme – qui est, affirmons-nous, ce qu'est un lit – mais un lit
particulier ?
– Je l'ai dit, en effet.
– Dès lors, s'il ne produit pas ce qui est, il ne produit pas l'être, mais
quelque chose qui en tant que tel ressemble à l'être, mais qui n'est pas l'être.
Si quelqu'un affirmait que l'ouvrage du fabricant de lits ou de quelque autre
artisan manuel constitue un être qui est complètement ce qu'il est, il
risquerait de ne pas dire la vérité.
– Oui, c'est un fait, dit-il, et ce serait l'opinion de ceux qui discutent de ce
genre d'arguments.
– Ne soyons donc pas spécialement étonnés si cet objet fabriqué se
présente comme quelque chose d'obscur par comparaison avec la vérité.
– [597b] Non, en effet.
– Veux-tu maintenant, repris-je, qu'en nous référant à l'exemple de ces
objets fabriqués nous poursuivions la recherche pour saisir ce que cet
imitateur peut bien être ?
– Comme il te plaira, dit-il.
– Eh bien, ces lits constitueront trois lits distincts. Le premier est celui
qui existe par nature 5 5, celui que, selon ma pensée, nous dirions l'œuvre
d'un dieu. De qui pourrait-il s'agir d'autre ?
– Personne, je pense.
– Le deuxième lit est celui que le menuisier a fabriqué.
– Oui, dit-il.
– Le troisième lit est celui que le peintre a fabriqué, n'est-ce pas ?
– Oui.
– Ainsi donc, peintre, fabricant de lits, dieu, voilà les trois qui veillent
aux trois espèces de lits.
– Oui, ce sont ces trois-là.
– Pour ce qui est du dieu 6 6, soit [597c] qu'il ne l'ait pas souhaité, soit
qu'une certaine nécessité l'ait contraint à ne pas produire plus qu'un lit
unique qui existe par nature, en tout cas il a produit ce lit unique qui est lui-
même ce qu'est le lit. Deux lits de cette nature, ou des lits plus nombreux
encore, le dieu n'en a pas produit et n'en produira pas non plus.
– Pour quelle raison donc ? demanda-t-il.
– Parce que, répondis-je, s'il en produisait ne fût-ce que deux, aussitôt il
en apparaîtrait un autre unique 7 7, dont ces deux-là posséderaient la forme,
et celui-ci serait ce qu'est le lit véritable, et non les deux autres.
– C'est exact, dit-il.
– Le dieu savait cela, je pense, et parce qu'il voulait [597d] être l'auteur
véritable du lit qui existe réellement, et non le fabricateur particulier de tel
ou tel lit, il a produit ce lit qui est par nature unique.
– C'est ce qu'il semble.
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– Veux-tu dès lors que nous lui donnions le nom de créateur naturel de
cet être, ou quelque autre nom du même genre ?
– Ce serait juste, en effet, dit-il, puisqu'il a produit par nature cet être et
tous les autres.
– Et qu'en est-il du menuisier ? Ne l'appellerons-nous pas artisan du lit ?
– Si.
– Et le peintre, artisan et producteur de cet objet ?
– En aucune manière.
– Mais alors, que diras-tu de son rapport particulier au lit ?
– Ceci, dit-il, [597e] me semble, à mon sens en tout cas, l'appellation qui
lui convient le mieux : il est l'imitateur de cet objet, dont eux sont les
artisans.
– Bien, dis-je. Tu appelles donc imitateur l'auteur d'un produit qui se tient
au troisième rang par rapport à ce qui existe par nature ?
– Oui, exactement, dit-il.
– C'est donc ce que sera aussi l'auteur de tragédies, si vraiment il est
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imitateur : il sera naturellement troisième après le roi et la vérité , et tous
les autres imitateurs pareillement ?
– Cela risque d'être le cas.
– Nous voici tombés d'accord sur l'imitateur. Mais réponds à la question
suivante [598a] concernant le peintre : à ton avis, ce qu'il entreprend
d'imiter, est-ce cet être unique qui existe pour chaque chose par nature, ou
s'agit-il des ouvrages des artisans ?
– Ce sont les ouvrages des artisans, dit-il.
– Tels qu'ils existent ou tels qu'ils apparaissent ? Cette distinction doit
aussi être faite.
– Que veux-tu dire ? demanda-t-il.
– Ceci : un lit, si tu le regardes sous un certain angle, ou si tu le regardes
de face, ou de quelque autre façon, est-il différent en quoi que ce soit de ce
qu'il est lui-même, ou bien paraît-il différent tout en ne l'étant aucunement ?
N'est-ce pas le cas pour tout autre objet ?
– C'est ce que tu viens de dire, dit-il, il semble différent, mais il ne l'est
en rien.
– À présent, considère le point suivant. [598b] Dans quel but l'art de la
peinture a-t-il été créé pour chaque objet ? Est-ce en vue de représenter
imitativement, pour chaque être, ce qu'il est, ou pour chaque apparence, de
représenter comment elle apparaît ? La peinture est-elle une imitation de
l'apparence ou de la vérité ?
– De l'apparence, dit-il.
– L'art de l'imitation est donc bien éloigné du vrai, et c'est apparemment
pour cette raison qu'il peut façonner toutes choses : pour chacune, en effet,
il n'atteint qu'une petite partie, et cette partie n'est elle-même qu'un
simulacre. C'est ainsi, par exemple, que nous dirons que le peintre peut nous
peindre un cordonnier, un menuisier, et tous les autres artisans [598c], sans
rien maîtriser de leur art. Et s'il est bon peintre, il trompera les enfants et les
gens qui n'ont pas toutes leurs facultés en leur montrant de loin le dessin
qu'il a réalisé d'un menuisier, parce que ce dessin leur semblera le menuisier
réel.
– Oui, assurément.
– Mais voici, mon ami, je présume, ce qu'il faut penser dans ces cas-là.
Quand quelqu'un vient nous annoncer qu'il est tombé sur une personne qui
possède la connaissance de toutes les techniques artisanales et qui est au
courant de tous les détails concernant chacune, un homme qui possède une
connaissance telle [598d] qu'il ne connaît rien avec moins de précision que
n'importe quel expert, il faut lui rétorquer qu'il est naïf et qu'apparemment il
est tombé sur un enchanteur ou sur quelque imitateur qui l'a dupé, au point
de se faire passer pour un expert universel, en raison de son inaptitude
propre à distinguer ce en quoi consistent la science, l'ignorance et
l'imitation.
– C'est tout à fait vrai, dit-il.
– Eh bien, repris-je, il convient d'examiner dans la foulée la tragédie et
celui qui en est le chef de file, Homère. Nous entendons certaines gens
prétendre que ces poètes tragiques 10 10 connaissent tous les arts [598e],
toutes les choses humaines qui se rapportent à la vertu et au vice, et même
les choses divines. Car il est nécessaire qu'un bon poète, s'il doit exceller
sur les sujets de sa création poétique, possède le savoir requis pour créer,
faute de quoi il serait incapable de produire des œuvres poétiques. Il faut
donc examiner si les gens qui tiennent ces propos ont connu de tels
imitateurs et ont été trompés par eux au point que, voyant leurs œuvres
[599a], ils n'ont pas pris conscience qu'elles étaient éloignées du réel, étant
en troisième position par rapport à ce qui est, et pensé que même sans
connaître la vérité, il est néanmoins facile de les produire. Ces imitateurs ne
créent en effet que des fantasmagories, et non des êtres réels. Ou alors, il
faut examiner si ce qu'ils disent a quelque valeur, et si les bons poètes
connaissent quelque chose des sujets qui les font passer aux yeux du grand
nombre pour des gens qui parlent bien.
– Certes, dit-il, il faut procéder à cet examen.
– Crois-tu que si quelqu'un était capable de produire les deux choses, à la
fois l'objet à imiter et le simulacre, il consacrerait ses efforts à la production
artistique des simulacres 11 11 et en ferait une priorité dans sa propre vie,
comme [599b] s'il s'agissait de l'objet supérieur de son existence ?
– Non, ce n'est certainement pas mon avis.
– Mais s'il était, je pense, un véritable connaisseur des choses qui
constituent l'objet de son imitation, il déploierait beaucoup plus d'efforts
pour ces œuvres que pour les imitations, et il s'emploierait à laisser derrière
lui, comme autant de souvenirs mémorables, des œuvres nombreuses et
belles, et il aurait à cœur de faire plutôt l'objet d'un éloge que d'être celui
qui le prononce.
– C'est ce que je pense, dit-il, car l'honneur et l'utilité seraient sans
comparaison.
– Par conséquent, nous ne demanderons pas de compte à Homère, ni à
aucun autre poète, de toutes ces professions dont ils ont fait leurs sujets.
[599c] Nous ne demanderons pas si tel d'entre eux a été un expert en
médecine, et pas seulement un simple imitateur du langage médical, ni à
quelles gens un poète parmi ceux que connurent les anciens ou les plus
récents est réputé avoir rendu la santé, comme le fait Asclépios, ou quels
savants dans l'art médical ce poète a laissés derrière lui, comme celui-ci a
laissé ses descendants. Ne les interrogeons pas non plus sur les autres arts,
laissons-les plutôt tranquilles. Mais sur les sujets les plus importants et les
plus sublimes dont Homère a entrepris de parler, tels que les guerres, le
commandement des armées, l'administration des cités et, au sujet de l'être
humain, l'éducation [599d], il est sans doute juste de l'interroger en
12 12
l'interpellant : “Cher Homère , s'il est vrai qu'en ce qui a trait à la vertu,
tu ne sois pas en troisième position par rapport à la vérité, et que tu ne sois
pas non plus un artisan qui se consacre à la fabrication de simulacres – une
définition que nous avons proposée pour l'imitateur – ; s'il est vrai que tu te
trouves en deuxième position, et que tu aies été capable de définir quelles
occupations sont en mesure de rendre les hommes meilleurs ou pires, dans
la vie privée et dans la vie publique, dis-nous laquelle parmi les cités a vu
son administration améliorée grâce à toi, comme Lacédémone l'a été grâce à
Lycurgue, et quantité de cités, grandes et petites, [599e] grâce à plusieurs
autres dirigeants. Quelle cité reconnaît que tu as été un bon législateur et
13 13
que tu lui as été utile ? L'Italie et la Sicile ont eu Charondas , et nous,
nous avons eu Solon. Mais pour toi, de quelle cité s'agit-il ?” Pourra-t-il en
citer une seule ?
– Je ne crois pas, dit Glaucon. Les Homérides 14 14 eux-mêmes n'en font
pas mention.
– Mais peut-on rappeler une guerre qui ait eu lieu de son temps, [600a]
une guerre menée avec succès, et qu'Homère aurait conduite en position de
commandement ou pour laquelle il aurait été tout au moins un conseiller ?
– Aucune.
– Mais a-t-il la réputation d'être un homme expert dans les travaux
publics, lui attribue-t-on de nombreuses idées ingénieuses dans les
techniques ou dans d'autres domaines d'activité, comme on le fait pour
15 15 16 16
Thalès de Milet ou Anacharsis le Scythe ?
– On ne rapporte rien de tel.
– Mais ce qu'il n'a pas réalisé pour la vie publique, l'a-t-il fait pour des
gens en privé ? Homère passe-t-il pour avoir été lui-même, durant sa vie, le
responsable de l'éducation de ceux qui l'ont aimé pour l'avoir fréquenté, et
qui ont transmis à la postérité [600b] une conduite particulière de
17 17
l'existence qu'on pourrait appeler homérique, à l'instar de Pythagore qui
fut lui-même aimé de manière exceptionnelle pour cette raison ? Ceux qui
se réclament de lui, en effet, suivent un mode de vie qu'ils appellent
pythagoricien, et ce fait les rend manifestement différents aux yeux des
autres.
– On ne rapporte rien de tel, dit-il. Car sans doute, Socrate,
Créophyle 18 18, le disciple d'Homère, semble moins ridicule de par son nom
que de par son éducation, si ce qu'on rapporte sur Homère est vrai. On dit
en effet que Créophyle fut, au cours de sa vie, l'objet d'une indifférence
notoire [600c] de la part de ce grand homme.
– C'est en effet ce qu'on rapporte, dis-je. Mais crois-tu, Glaucon, que si
Homère avait été réellement en mesure de former des hommes et de les
rendre meilleurs, comme un homme capable sur ces questions non pas de
produire des imitations, mais de s'y connaître dans ces matières, crois-tu
qu'il ne se serait pas fait de nombreux compagnons qui l'auraient honoré et
19 19 20 20
aimé ? Pense à Protagoras d'Abdère et à Prodicos de Céos et à tant
d'autres, qui sont en mesure de convaincre ceux qui se tiennent dans
l'intimité [600d] de leur vie privée qu'ils ne sauraient administrer une
maison ou leur cité s'ils ne s'en remettent pas à eux pour leur formation. Ce
savoir particulier fait d'eux l'objet d'une telle affection que c'est tout juste si
leurs compagnons ne les transportent pas en procession sur leurs épaules !
Allons donc, les compagnons d'Homère, s'il est vrai qu'il était capable de
conduire les hommes à la vertu, l'auraient laissé, et aussi Hésiode avec lui,
se contenter de circuler pour déclamer ses rhapsodies ! Voyons, ils ne se
seraient pas attachés à eux plus encore qu'à leur or pour les retenir, ils ne les
auraient pas contraints à résider auprès d'eux [600e], et s'ils n'avaient pas
réussi à les convaincre, ils ne seraient pas devenus eux-mêmes leurs
pédagogues partout où ils allaient, jusqu'à ce qu'ils aient reçu une formation
satisfaisante !
– Tu me sembles, Socrate, dit-il, énoncer la vérité même.
– Par conséquent, posons que tous les experts en poésie, à commencer
par Homère, sont des imitateurs des simulacres de la vertu et de tous les
autres simulacres qui inspirent leurs compositions poétiques, et qu'ils
n'atteignent pas la vérité. Au contraire, comme nous le disions à l'instant, le
peintre produira un cordonnier qui paraîtra réel [601a], alors que lui-même
ne connaît rien à la cordonnerie, et qu'il le produit pour des gens qui ne s'y
connaissent pas davantage, mais qui observent les choses en se basant sur
les couleurs et les figures.
– Oui, certainement.
– De la même façon, je pense, nous dirons que l'expert en poésie, à l'aide
de mots et de phrases, émaillera chaque art des couleurs qui lui
conviennent, sans connaître rien d'autre que l'art d'imiter. Avec le résultat
qu'il paraîtra s'exprimer magnifiquement aux yeux de tous ceux qui ne
jugent que sur les mots, toutes les fois qu'il s'exprimera sur la cordonnerie,
ou encore sur la conduite des armées, ou sur quelque autre sujet, en ayant
recours à la versification, au rythme et à l'harmonie. [601b] C'est grâce à
cela en fait que ces œuvres possèdent naturellement en elles-mêmes un
21 21
charme considérable, car si on dépouille les compositions des poètes des
couleurs de la musique et qu'on les récite en se limitant à ce qu'elles sont
par elles-mêmes, tu sais bien, je pense, comment elles nous apparaissent, tu
l'as sans doute remarqué.
– Oui, je l'ai remarqué, dit-il.
– Eh bien, dis-je, elles ressemblent aux visages de ceux qui ont l'éclat de
la jeunesse, mais qui perdent leur beauté, lorsqu'il nous arrive de les voir
quand la fleur de leur beauté les a quittés.
– Oui, tout à fait, dit-il.
– Eh bien, vas-y, considère le point suivant. Le poète qui fabrique le
simulacre, l'imitateur, n'entend rien, disons-nous, à ce qui existe réellement,
il ne connaît que ce qui relève de l'apparence [601c], n'est-ce pas ?
– Oui.
– À présent, ne laissons-pas la question traitée seulement à moitié, mais
considérons-la dans son entièreté.
– Parle, dit-il.
– Le peintre, disons-nous, peindra une bride et un mors ?
– Oui.
– Mais c'est le cordonnier et le forgeron qui les fabriqueront.
– Oui, certainement.
– Mais alors, le dessinateur entend-il quelque chose aux exigences
requises pour les brides et les mors ? Et même celui qui les a fabriqués, le
forgeron et l'artisan du cuir, s'y entend-il ? N'est-ce pas plutôt celui qui sait
les utiliser, le cavalier, et lui seul ?
– C'est très vrai.
– Ne dirons-nous pas qu'il en va de même pour tout ?
– Comment cela ?
22 22
– [601d] Pour chaque objet, il existe ces trois arts-là : l'art de s'en
servir, l'art de le fabriquer, l'art de l'imiter.
– Oui.
– Or l'excellence, la beauté, la justesse de chaque objet fabriqué, de
chaque être vivant, de chaque action sont-elles ordonnées à autre chose qu'à
l'usage de chacun, c'est-à-dire à ce pourquoi chacun existe, qu'il soit
fabriqué ou bien qu'il existe naturellement ?
– C'est bien le cas.
– C'est donc une nécessité déterminante que pour chacun ce soit
l'utilisateur qui soit le plus expérimenté, et que ce soit lui qui communique
au fabricant les qualités et les défauts de ce qu'il produit, tels qu'ils se
révèlent à l'usage pour celui qui les utilise. Par exemple, le flûtiste informe
le fabricant de flûtes sur les flûtes qui lui servent [601e] à jouer, et c'est lui
qui commandera celles qu'il convient de fabriquer, et le fabricant le servira.
– Forcément.
– Ainsi donc, celui qui sait informe sur les aspects utiles ou médiocres
des instruments, alors que l'autre les fabrique en se fiant à lui ?
– Oui.
– De la sorte, en ce qui concerne le même objet fabriqué, le fabricant
maintiendra, quant à ses qualités et à ses défauts, une croyance qui sera
23 23
correcte , parce qu'il est en communication avec celui qui sait et qu'il est
contraint de l'écouter [602a], mais c'est celui qui l'utilise qui possède la
science.
– Oui, certainement.
– L'imitateur, de son côté, acquerra-t-il par l'usage la science des choses
qui constituent le sujet de son dessin, autrement dit, saura-t-il si elles sont
belles et correctes ou non, ou alors en aura-t-il une opinion correcte par la
communication qu'il entretient nécessairement avec celui qui sait et par les
directives qu'il en reçoit sur ce qu'il convient de dessiner ?
– Ni l'un ni l'autre.
– Par conséquent, l'imitateur ne possédera pas de savoir et il n'aura pas
d'opinion correcte relativement aux objets qu'il imite, pour ce qui est de leur
beauté ou de leur médiocrité ?
– Apparemment non.
– Charmant personnage que cet expert en imitation dans le domaine de la
poésie, quand on pense à sa connaissance de ce qu'il produit !
– Pas vraiment.
– Et pourtant, [602b] il ne se privera pas pour autant d'imiter, sans savoir
ce qui fait que chaque chose est médiocre ou utile. Mais, apparemment, ce
qui semble beau au grand nombre et à ceux qui ne savent pas, c'est cela qu'il
imitera.
– Que peut-il faire d'autre ?
– Alors sur ces questions, il me semble en tout cas, notre accord est
satisfaisant : en premier lieu, que l'imitateur ne sait, sur ce qu'il imite, rien
qui soit digne qu'on en parle, et que l'imitation n'est qu'une activité puérile,
dépourvue de sérieux ; en second lieu, que ceux qui touchent à la poésie
tragique en vers iambiques ou en vers épiques, sont tous des imitateurs,
autant qu'il est possible de l'être.
– Assurément.
– [602c] Par Zeus, repris-je, cette activité d'imiter n'a-t-elle pas un
rapport avec ce qui occupe la troisième position à partir de la vérité ? N'est-
ce pas le cas ?
– Oui.
– Par ailleurs, sur quelle partie de ce qui constitue l'être humain exerce-t-
elle le pouvoir qu'elle possède ?
– De quelle partie veux-tu parler ?
– De ceci. La même grandeur, selon qu'on la regarde de près ou de loin,
ne paraîtra pas égale.
– Non, en effet.
– Et les mêmes objets, selon qu'on les observe dans l'eau ou hors de l'eau,
paraissent fracturés ou droits, et aussi concaves ou convexes, suivant une
autre illusion optique qui est l'effet des couleurs, et évidemment tout [602d]
trouble de cette nature réside lui-même dans notre âme. C'est à cette
vulnérabilité de notre nature que l'art de la peinture d'ombres, comme la
prestidigitation et les nombreux tours du même genre, doit de ne le céder en
rien aux enchantements de la magie.
– C'est vrai.
24 24
– Mais la mesure, le calcul et la pesée ne se sont-ils pas révélés de
magnifiques secours pour cela, de sorte que ce qui prend le commandement
en nous, ce n'est pas l'apparence du plus grand et du plus petit, du plus
nombreux et du plus lourd, mais ce qui a effectué le calcul et la mesure, ou
encore la pesée ?
– Oui, forcément.
– [602e] Mais cela n'est-il pas la fonction de ce principe de la raison qui
réside dans l'âme ?
– Oui, en effet, c'est sa fonction.
– Souvent, par ailleurs, les mêmes choses apparaissent simultanément
contraires l'une à l'autre pour ce principe qui a mesuré et qui a indiqué que
certaines choses sont plus grandes ou plus petites les unes que les autres, ou
égales entres elles.
– Oui.
– Or, n'avons-nous pas dit qu'il était impossible que le même principe
25 25
porte simultanément deux jugements contraires sur les mêmes choses ?
– Et nous avons eu raison de le dire.
– [603a] Par conséquent, ce qui porte jugement dans l'âme sans tenir
compte de la mesure ne saurait être identique à ce qui exerce le jugement en
accord avec la mesure.
– Non, en effet.
– Mais sans doute le principe qui se fonde sur la mesure et sur le calcul
serait la partie la meilleure de l'âme ?
– Certes.
– Et donc ce qui occupe la position contraire appartiendrait aux éléments
inférieurs de nous-mêmes ?
– Forcément.
– Eh bien, c'est en recherchant un accord sur ce point que je disais que
l'art du dessin, et en général tout art d'imitation, réalise une œuvre qui est
loin de la vérité et qu'il entretient une relation avec ce qui, en nous-mêmes,
est réellement à distance de la pensée réfléchie [603b], et qu'il s'en fait le
compagnon et l'ami, ne visant rien de sain ni de vrai.
– Oui, absolument, dit-il.
– Ainsi, le médiocre s'accouplant au médiocre, l'art imitatif n'engendre
que du médiocre.
– Apparemment.
– Cela s'applique-t-il seulement, demandai-je, à l'art imitatif qui concerne
la vue, ou aussi à ce qui concerne l'écoute et que nous appelons poésie ?
– Cela s'applique probablement, dit-il, à la poésie aussi.
– Toutefois, repris-je, ne nous fions pas seulement à la vraisemblance que
nous tirons de l'art du dessin, mais allons tout de suite vers cette part de la
pensée [603c] avec laquelle l'art imitatif de la poésie entretient une relation,
et voyons s'il s'agit de quelque chose de médiocre ou de méritoire.
– C'est ce qu'il faut faire.
– Posons la question de la manière suivante. L'art imitatif représente,
disons-nous, les êtres humains engagés dans des actions 26 26 qui sont ou
bien forcées, ou bien accomplies de leur plein gré. De la réalisation de ces
actions, ils tirent un sentiment d'avoir réussi ou d'avoir échoué, et dans
chaque cas, ils éprouvent soit de la peine, soit de la joie. L'imitation
représente-t-elle autre chose que cela ?
– Rien d'autre.
– Or, dans toutes ces actions, l'être humain se trouve-t-il dans une
27 27
situation où son esprit s'accorde avec lui-même ? [603d] Ou alors, de la
même manière qu'il était en conflit avec lui-même pour les objets de sa vue
et qu'il avait simultanément des opinions contraires à leur sujet, se trouve-t-
il ainsi dans ses actions en conflit avec lui-même et engagé dans une lutte
qu'il se livre à lui-même ? Mais je crois me rappeler que sur ce point du
moins il n'est pas nécessaire à présent de nous mettre d'accord, nous l'avons
fait de manière suffisante à l'occasion de toutes ces questions que nous
avons discutées dans nos échanges antérieurs, notamment sur le fait que
notre âme est remplie de mille contradictions de ce genre qui s'y
développent simultanément.
– Nous avons eu raison, dit-il.
– Oui, nous avons eu raison, dis-je. Mais il me semble à présent requis
[603e] d'exposer ce que nous avons laissé de côté alors.
– De quoi s'agit-il ? demanda-t-il.
– Un homme de valeur 28 28, repris-je, s'il lui arrive de subir un coup du
sort, comme de perdre son fils ou quelque chose à quoi il tient par-dessus
tout, nous avons prétendu à ce moment-là qu'il le supporterait plus
facilement que les autres.
– Assurément.
– Eh bien, examinons à présent le point suivant en ce qui le concerne :
n'éprouvera-t-il aucune souffrance ? Ou, si cela est impossible, pourra-t-il
modérer son chagrin ?
– C'est plutôt cette hypothèse, dit-il, qui est la vraie.
– [604a] Et maintenant, sur ce point, dis-moi : luttera-t-il à ton avis
contre son chagrin, et y résistera-t-il plutôt quand il sera exposé au regard
des gens de son rang, ou lorsqu'il sera seul et livré à lui-même dans son
intimité ?
– Il le supportera bien plus, dit-il, lorsqu'il sera sous le regard des autres.
– Mais dans sa solitude, il osera, je pense, multiplier les plaintes dont il
rougirait si on devait les entendre, et il fera bien des choses qu'il serait
confus qu'on le voie faire.
– Oui, c'est ainsi, dit-il.
– Or, ce qui l'enjoint de résister à sa peine, n'est-ce pas la raison et la loi,
et ce qui le porte [604b] au chagrin, n'est-ce pas l'épreuve de la souffrance
elle-même ?
– C'est vrai.
– Mais lorsque deux poussées inclinant en sens contraire se produisent
simultanément dans l'être humain à l'égard du même objet, nous disons qu'il
y a nécessairement deux parties en lui.
– Forcément.
– Or l'une des deux est disposée à obéir à la loi, où que la loi la
conduise ?
– Comment cela ?
– La loi dit qu'il n'y a rien de plus beau que de garder le plus possible son
calme dans l'adversité et de ne pas se révolter, d'abord parce que le bien et
le mal inhérents à ces situations ne se montrent pas avec évidence, ensuite
parce que rien de bon pour l'avenir n'en résulte pour celui qui les supporte
mal, et enfin parce que aucune affaire humaine 29 29[604c] ne mérite qu'on
s'y intéresse sérieusement. De plus, dans ces situations, ce qui devrait se
précipiter à notre secours s'en trouve précisément empêché par notre
souffrance.
– De quoi veux-tu parler ? demanda-t-il.
– De la réflexion qui délibère sur ce qui est arrivé, répondis-je. Il faut
faire comme lorsque nous jetons les dés : l'accepter et placer nos acquis en
fonction de ce qui a été jeté, en suivant le moyen que la raison a jugé le
meilleur, au lieu de faire comme les enfants qui, quand ils ont reçu un coup,
portent la main sur leur blessure et s'épuisent à crier. Il faut au contraire
constamment habituer son âme à se hâter [604d] de venir guérir et rétablir
ce qui est tombé, et qui souffre, et à substituer aux lamentations l'art de la
guérison.
– On se comporterait certes de la manière la plus correcte, dit-il, en
réagissant ainsi aux coups du sort.
– Or, affirmons-nous, c'est l'élément le meilleur qui consent à suivre ce
raisonnement.
– Manifestement.
– Mais ce qui nous ramène au ressassement de la souffrance et aux
gémissements, et qui se montre inconsolable, ne dirons-nous pas qu'il s'agit
de l'élément irrationnel, indolent et enclin à la lâcheté ?
– Si, c'est ce que nous dirons.
– Donc, il y a d'une part l'élément qui est disposé à une imitation multiple
et bariolée [604e], c'est l'élément excitable 30 30, et d'autre part le caractère
réfléchi et serein, toujours égal à lui-même. Celui-ci ne peut être imité
facilement, et si on le représente, il n'est pas aisé de le reconnaître, surtout
s'il s'agit d'une foule assemblée pour la fête ou de toutes sortes de gens
réunis au théâtre, car cette imitation leur présente un état d'esprit qui leur est
étranger.
– [605a] Oui, assurément.
– Le poète imitateur de son côté, manifestement, n'est pas naturellement
porté vers ce principe rationnel de l'âme et, s'il veut maintenir sa réputation
auprès du grand nombre, son savoir-faire ne tend pas à le conforter. Il vise
plutôt le caractère excitable et bariolé, du fait qu'il est facile à imiter.
– Évidemment.
– Dès lors, nous ferons bien de nous en prendre à lui dès maintenant et de
le placer dans une position symétrique à celle du peintre. Sa production
d'œuvres médiocres au regard de la vérité le fait ressembler au peintre, et il
s'apparente à lui aussi par les rapports qu'il entretient avec cette autre partie
[605b] de l'âme qui relève du même genre inférieur, tandis qu'il n'en a pas
avec la partie la meilleure. Et c'est ainsi que nous aurions déjà un motif
juste de ne pas l'accueillir dans une cité qui doit être gouvernée par de
bonnes lois : il éveille cette partie excitable de l'âme, il la nourrit et, en la
fortifiant, il détruit le principe rationnel, exactement comme cela se produit
dans une cité lorsqu'on donne le pouvoir aux méchants : on leur abandonne
la cité et on fait périr les plus sages. De la même façon, nous dirons que le
poète imitateur instaure dans l'âme individuelle de chacun une constitution
politique mauvaise : il flatte la partie de l'âme qui est privée de réflexion,
celle qui ne sait pas distinguer le plus grand [605c] du plus petit et qui juge
que les mêmes choses sont tantôt grandes, tantôt petites, il fabrique
artificiellement des simulacres, et il se tient absolument à l'écart du vrai.
– Assurément.
– Ce n'est pourtant pas encore l'accusation la plus grave que nous
formulerons contre la poésie. C'est en effet le mal qu'elle est en mesure de
causer aux gens de valeur – et seul un petit nombre fait exception – qui est
pour ainsi dire le plus terrifiant.
– Ce l'est certainement, si vraiment elle produit cet effet.
– Prête l'oreille et tu pourras en juger. Quand les meilleurs d'entre nous
entendent Homère ou quelque autre poète tragique [605d] imitant un de ces
31 31
héros accablés par le malheur qui déclame une longue complainte mêlée
de gémissements, ou quand on voit ces héros qui chantent en se frappant la
poitrine, tu sais bien que nous éprouvons du plaisir et que nous nous
laissons prendre à les suivre et à partager leur souffrance, et que nous
mettons tout notre sérieux à faire l'éloge du bon poète, c'est-à-dire de celui
qui a le mieux réussi à nous mettre dans un tel état.
– Je le sais, comment ne pas le savoir ?
– Mais quand un chagrin personnel survient à l'un d'entre nous, as-tu
remarqué que nous nous targuons du contraire, c'est-à-dire de nous montrer
capables de demeurer calmes et de l'endurer, [605e] parce que cette attitude
est celle d'un homme, alors que l'autre, celle que nous louions à l'instant,
convient à une femme.
– Je l'ai remarqué, dit-il.
– Alors, dis-je, cet éloge est-il acceptable ? Avons-nous raison de
regarder un homme auquel on refuserait d'être identifié, et dont on aurait
plutôt honte, et de lui trouver du charme et d'en faire l'éloge, au lieu
d'éprouver du dégoût à son endroit ?
– [606a] Non, par Zeus, dit-il, cela ne semble pas raisonnable.
– En effet, repris-je, surtout si tu examines la chose comme suit.
– Comment ?
– Si tu réfléchis au fait que la partie de l'âme que nous cherchions tantôt à
contenir par la force, dans les circonstances de nos malheurs personnels –
cette partie qui est assoiffée de larmes et portée à se lamenter sans retenue,
jusqu'à épuisement, parce qu'il est dans sa nature d'éprouver de tels désirs –
est justement la partie que viennent assouvir et combler les poètes, tandis
que la partie de nous-mêmes qui est par nature la meilleure, parce qu'elle n'a
pas été suffisamment formée par la raison et l'habitude, relâche sa
surveillance sur cette partie encline à la lamentation, à la pensée que ce sont
des sentiments qui lui sont étrangers [606b] qu'elle regarde en spectatrice,
et qu'il n'y a rien de honteux pour elle à se répandre en éloges et à montrer
de la compassion pour un autre homme qui pose comme un homme de bien
et s'afflige de manière inopportune ; si tu réfléchis au fait qu'au contraire
elle croit en tirer un profit, le plaisir, et qu'elle ne consentirait pas à s'en
32 32
priver en rejetant l'ensemble de l'œuvre poétique , tu verras, je pense,
que bien peu de gens sont en mesure de se rendre compte que la jouissance
passe nécessairement des affections des autres à celles qui nous sont
propres. Après avoir nourri et fortifié notre sentiment de pitié dans les
affections des autres, il n'est guère facile de le contenir dans les sentiments
que nous éprouvons personnellement.
– C'est tout à fait vrai, [606c] dit-il.
– Ne faut-il pas tenir le même argument au sujet du comique ? Si tu
écoutes dans une représentation de théâtre ou dans une conversation privée
une pitrerie que tu aurais honte de faire pour provoquer le rire, et que tu y
prends par ailleurs un réel plaisir au lieu d'en mépriser la médiocrité, ne
produis-tu pas le même effet que dans les sentiments de pitié ? Ce désir de
provoquer le rire que tu contenais en toi-même par ta raison, de crainte de
passer pour un pitre, tu lui donnes alors libre cours, et lui ayant donné en
cette occasion la fougue de la jeunesse, souvent tu perds conscience du fait
que tu t'es excité dans la compagnie de tes proches au point de devenir un
fabricateur de farces.
– C'est certain, dit-il.
– [606d] Et à l'égard des choses de l'amour, de la passion et de tout ce qui
dans l'âme touche au désir, à la peine et au plaisir qui accompagnent,
disons-nous, l'ensemble de notre activité, n'est-ce pas ici encore le même
argument ? C'est l'imitation poétique qui produit en nous les effets de cette
nature. Elle nourrit toutes ces choses en les irriguant, alors qu'il faudrait les
assécher ; elle les installe de façon à nous diriger, alors qu'il faudrait les
soumettre, pour que nous devenions meilleurs et plus heureux, et non pires
et misérables.
– Je ne pourrais l'exprimer autrement, dit-il.
– Dès lors, Glaucon, repris-je, quand [606e] il t'arrivera de tomber sur des
admirateurs d'Homère, eux qui affirment que ce grand poète a éduqué la
Grèce et qu'il mérite qu'on entreprenne de connaître son œuvre pour
apprendre à administrer et à éduquer dans le domaine des affaires humaines,
et qui recommandent qu'on mène sa vie en conformant la totalité de notre
existence à l'enseignement de ce grand poète [607a], il faudra les considérer
comme des amis et leur donner notre affection, en reconnaissant qu'ils sont
les meilleurs qu'on puisse trouver, et nous accorder avec eux pour dire
qu'Homère est suprêmement poétique et qu'il est le premier des poètes
33 33
tragiques. Il faudra cependant demeurer vigilants : les hymnes aux dieux
et les éloges des gens vertueux seront la seule poésie que nous admettrons
dans notre cité. Si au contraire tu y accueilles la Muse séduisante, que ce
soit dans la poésie lyrique ou épique, le plaisir et la peine régneront alors
dans ta cité à la place de la loi et de ce que la communauté reconnaît
toujours comme ce qu'il y a de mieux : la raison.
– C'est tout à fait vrai, dit-il.
– [607b] Voilà donc, dis-je, le raisonnement par lequel je voulais
conclure, à l'occasion de notre récapitulation sur la poésie : compte tenu de
ce qu'elle est, nous avons eu des raisons valables de l'avoir précédemment
bannie de la cité. C'est, en effet, notre raisonnement qui nous le
commandait. Disons-lui encore, pour qu'elle ne nous accuse pas de rigidité
et de grossièreté, qu'il est ancien le conflit 34 34 entre la philosophie et l'art de
la poésie. Et en effet, “la chienne qui aboie contre son maître”, cette
“glapissante”, et “celui qui est grand dans les bavardages des insensés”, et
“la foule [607c] des maîtres experts 35 35 ”, et ceux qui “ergotent
subtilement”, simplement parce qu'“ils sont dans le besoin”, et mille autres
expressions qui sont les signes de leur vieille opposition le montrent
clairement. Affirmons néanmoins que, pour notre part en tout cas, si la
poésie imitative qui a pour objet le plaisir est en mesure de fournir un
argument justifiant qu'elle trouve sa place dans une cité soumise à de
bonnes lois, nous l'y ramènerions avec enthousiasme, car nous avons bien
conscience d'être nous-mêmes sensibles à son charme. Mais il serait par
ailleurs impie de trahir ce qui nous apparaît comme vrai. Toi-même, cher
ami, n'éprouves-tu pas l'attrait de la poésie, surtout [607d] quand tu
l'admires dans l'œuvre d'Homère ?
– Oui, beaucoup.
– Il serait donc juste qu'elle revienne à cette condition, quand elle aura
réussi à produire sa justification, soit dans une forme lyrique, soit dans un
autre mètre ?
– Oui, certainement.
– Nous accorderions sans doute aussi à ceux qui sont ses propagateurs,
eux qui sans être des experts en poésie sont néanmoins des gens qui goûtent
la poésie, de tenir en son nom un discours non versifié, visant à démontrer
qu'elle n'est pas seulement agréable, mais également utile pour les
constitutions politiques et pour la vie humaine. Et nous les écouterons de
manière bienveillante, car nous en tirerons certainement quelque chose s'ils
nous font voir qu'elle n'est pas seulement agréable [607e], mais aussi utile.
– Comment n'en tirerions-nous pas quelque chose ? dit-il.
– Mais s'ils ne peuvent le montrer, mon cher compagnon, nous ferons
comme ceux qui ont déjà connu l'expérience de la passion amoureuse :
quand ils jugent que leur amour a cessé de leur être bénéfique, ils s'en
détachent, en se faisant violence certes, mais ils le font. Et nous sommes
nous-mêmes dans la même situation, en raison de l'amour pour cette poésie
qui a germé en nous sous l'effet de l'éducation de nos belles constitutions
politiques, [608a] et nous serons bienveillants si on nous montre qu'elle est
excellente et tout à fait véridique. Mais tant qu'elle ne pourra produire cette
justification, nous l'écouterons en scandant pour nous-mêmes ce
raisonnement que nous venons de formuler, qui est pour nous une
incantation, en faisant l'effort de ne pas tomber de nouveau dans la passion
qui est celle de la jeunesse et de la plupart des gens. Nous chanterons donc
qu'il ne convient pas de s'appliquer sérieusement à la poésie de ce genre,
comme si elle atteignait la vérité et constituait une activité sérieuse, mais
qu'il faut en l'écoutant demeurer vigilant, si on [608b] demeure soucieux de
la constitution politique de soi-même, et considérer comme une loi les
dispositions que nous avons énoncées au sujet de la poésie.
– Je suis entièrement d'accord, dit-il.
– C'est en effet, repris-je, un combat d'importance, mon cher Glaucon,
plus important qu'il n'y paraît : deviendra-t-on bienfaisant ou méchant ?
Aussi ne faut-il pas dévier de notre chemin, en subissant l'influence des
honneurs, des richesses, d'aucune fonction de pouvoir, ou même de l'activité
poétique ; rien de cela ne mérite qu'on en vienne à négliger la justice et
toute autre forme de vertu.
– Je suis d'accord avec toi, dit-il, pour en faire la conclusion de ce que
nous avons exposé, et je pense que tout le monde sera du même avis.
– [608c] Cependant, repris-je, nous n'avons pas exposé les récompenses
les plus importantes 36 36 de la vertu, ni les prix qui y sont rattachés.
– Tu évoques certes, dit-il, quelque chose d'une importance
extraordinaire, s'il s'agit de récompenses supérieures à celles dont nous
avons parlé.
– Mais, demandai-je, que pourrait-il se produire qui soit d'importance
dans une durée si brève ? Car tout ce temps – pensons au temps qui va de
l'enfance à la vieillesse – pourrait n'être pas grand-chose par comparaison
avec la totalité du temps ?
– Ce n'est même rien, dit-il.
– Mais quoi ! Penses-tu qu'un être immortel doive s'appliquer
sérieusement pour une durée pareille, et ne pas faire d'efforts [608d] quand
il s'agit de la totalité du temps ?
– Non, je ne pense pas, mais dans quel but poses-tu cette question ?
– N'as-tu pas pris conscience, repris-je, que notre âme est immortelle 37 37
et qu'elle ne périt jamais ? »
Et lui me regardant dans les yeux me dit avec étonnement :
« Non, par Zeus, mais toi, es-tu en mesure de soutenir cette affirmation ?
– Oui, répondis-je, j'aurais tort de ne pas le faire, et je pense que tu aurais
tort aussi ; il n'y a là rien de difficile.
– Pas pour moi, dit-il, mais j'aurais plaisir à entendre cette démonstration
qui ne présente pas de difficulté.
– Alors tu devrais m'écouter, dis-je.
– Parle seulement, dit-il.
– Il y a quelque chose que tu appelles le bien, et quelque chose que tu
appelles le mal ?
– Oui.
– [608e] Eh bien, est-ce que tu les conçois comme moi ?
– Comment ?
– Que ce qui détruit et corrompt toute chose, c'est le mal, et que ce qui
sauve et est avantageux, c'est le bien.
– C'est ce que je pense, dit-il.
– Eh bien, ne dis-tu pas qu'il y a un mal pour chaque chose, et un bien
pour chaque chose ? Par exemple, pour les yeux [609a] l'ophtalmie, et pour
tout le corps la maladie ; pour le blé la nielle, pour le bois la pourriture,
pour le cuivre et le fer la corrosion, et, c'est ce que j'affirme, pour presque
tous les êtres un mal naturel et une maladie pour chacun ?
– Si, dit-il.
– Or, lorsqu'un de ces maux survient, ne rend-il pas défectueux l'être
auquel il s'attache, au point de finir par le dissoudre et le détruire
entièrement ?
– Oui, nécessairement.
– C'est donc le mal naturel de chaque être et sa méchanceté propre qui le
détruisent, ou alors si ce mal ne le détruit pas, rien d'autre certainement ne
serait en mesure de le [609b] corrompre. Car le bien, lui, ne saurait jamais
faire périr quoi que ce soit, et pas davantage ce qui n'est ni mauvais ni bon.
– Comment cela serait-il possible, en effet ? demanda-t-il.
– Si donc nous découvrons, parmi les êtres qui existent, un être avec un
mal qui le rend mauvais, mais qui est toutefois incapable de le dissoudre
pour le détruire, ne serons-nous pas dès lors convaincus que ce qui possède
cette disposition naturelle ne saurait être périssable ?
– Apparemment, dit-il, c'est ainsi.
– Mais quoi ! repris-je, n'y a-t-il pas pour l'âme quelque chose qui la rend
mauvaise ?
– Bien sûr, dit-il, il y a tous les vices que nous avons passés en revue,
l'injustice, et aussi [609c] l'indiscipline, la lâcheté, l'ignorance.
– Est-ce que l'un de ces vices peut causer sa dissolution et la faire périr ?
Et applique-toi bien à éviter que nous soyons victimes de l'illusion qui
consiste à penser que l'homme injuste et insensé 38 38, qu'on a surpris à
commettre l'injustice, meure dans le moment même en raison de son
injustice, qui constitue un défaut de l'âme. Procède plutôt de la manière
suivante. De même que la maladie du corps, qui constitue pour ainsi dire
son mal propre, le ronge et le détruit au point qu'il cesse d'être un corps, de
même toutes ces choses dont nous parlions à l'instant, du fait du mal qui est
leur mal propre, qui s'attache à elles et [609d] les envahit pour les
corrompre, en viennent au point où elles ne sont plus, n'est-ce pas ?
– Oui.
– Eh bien, va, examine aussi l'âme de cette manière. L'injustice qui l'a
envahie, comme le reste du mal, tout cela, du fait de l'avoir pénétrée et de
s'y être incrusté, va-t-il la corrompre et la flétrir au point de la conduire à la
mort en la séparant du corps ?
– Nullement, dit-il, en tout cas pour ce point particulier.
– Et pourtant, ce serait paradoxal, repris-je, que d'affirmer que la
défectuosité d'un autre être vient détruire quelque chose, alors que sa propre
défectuosité ne le fait pas.
– C'est paradoxal.
– Garde bien à l'esprit en effet, Glaucon, dis-je, [609e] que nous ne
pensons pas que le corps puisse périr sous l'effet de la mauvaise qualité des
aliments, telle qu'elle se développe en eux, que ce soit leur mauvaise
conservation, la pourriture, ou tout autre défaut. Mais si la mauvaise qualité
des aliments eux-mêmes produit pour le corps un mal qui lui est propre,
nous dirons que c'est par l'intermédiaire des aliments, en raison du mal
propre au corps qu'est la maladie, qu'il a été détruit. Mais nous n'estimerons
en aucun cas qu'il aura été corrompu par la mauvaise qualité des aliments,
qui constituent des êtres différents [610a] de l'être qu'est le corps, c'est-à-
dire par un mal étranger qui n'est pas l'auteur de son mal propre.
– Ce que tu dis là, dit-il, est entièrement correct.
– En suivant maintenant un raisonnement identique, repris-je, n'allons pas
croire, si un défaut du corps ne peut entraîner pour l'âme un défaut de l'âme,
que l'âme puisse périr sous l'effet d'un mal qui lui est étranger, sans que son
mal propre ne soit en cause, et donc que quelque chose que ce soit puisse
périr par l'effet du mal d'une autre chose.
– En effet, ce raisonnement a du bon.
– Dès lors, nous devons ou bien réfuter cette proposition, en montrant
qu'elle n'est pas fondée, ou bien, [610b] tant qu'elle ne sera pas réfutée,
éviter d'affirmer que c'est sous l'effet de la fièvre ou de quelque autre
maladie, ou du meurtre, même dans le cas où le corps tout entier aurait été
découpé en minuscules morceaux, que c'est en raison de ces facteurs que
l'âme a été en quelque occasion détruite. On devrait avoir démontré
auparavant que l'âme devient elle-même plus injuste et plus impie en raison
de ces affections du corps. Mais quand dans un être pénètre un mal qui lui
est étranger, mais que par ailleurs le mal qui lui est propre ne s'y développe
pas, [610c] ne tolérons pas qu'on affirme que cet être est détruit, qu'il
s'agisse de l'âme ou de quoi que ce soit d'autre.
– Indubitablement, dit-il, personne ne prouvera jamais que les âmes de
ceux qui meurent deviennent plus injustes du fait de la mort.
– Mais si quelqu'un, repris-je, avait l'audace de prendre le contre-pied de
notre argument et de soutenir, pour se soustraire à la nécessité de
reconnaître que les âmes sont immortelles, que celui qui meurt devient plus
méchant et plus injuste, nous jugerions que si celui qui tient cette position a
raison, l'injustice est certes mortelle pour l'homme injuste, comme la
maladie, et que c'est [610d] en raison de ce mal, un mal qui est meurtrier
par nature, que ceux qui en sont atteints vont à la mort. Nous jugerions que
ceux qui en sont atteints le plus meurent plus tôt, alors que ceux qui en sont
moins atteints meurent plus tard, et non pas que les hommes injustes
meurent sous le coup du châtiment que d'autres leur infligent, comme cela
se passe de nos jours.
– Par Zeus, dit-il, l'injustice n'apparaîtrait plus dès lors comme une chose
si terrible, si elle devait être mortelle pour celui qui en est atteint, car il
serait délivré de ses maux. Je crois plutôt qu'elle se révélera tout au
contraire comme la meurtrière des autres, <ceux qui sont dépourvus
d'injustice>, si elle a l'occasion de les tuer, [610e] alors qu'elle procure une
grande vitalité à celui qui l'accueille, et cet être énergique, elle le maintient
éveillé même la nuit, tant elle semble, n'est-ce pas, se tenir bien éloignée de
ce qui peut causer la mort.
– Tu dis juste, dis-je, car si la défectuosité propre de l'âme, le mal qui
l'afflige spécifiquement, n'est pas en mesure ni de la tuer ni de la détruire, il
sera a fortiori difficile que le mal voué à la destruction d'un autre être
détruise l'âme ou un être autre, si ce n'est celui auquel il est ordonné.
– Oui, a fortiori, dit-il, cela sera difficile.
– Or, quand un être ne périt ni sous l'effet d'un mal qui est le sien propre,
ni d'un mal qui lui est étranger [611a], il est évident que cet être
nécessairement devra exister toujours, et que s'il doit exister toujours, alors
il est immortel.
– Nécessairement, dit-il.
– Eh bien, dis-je, considérons que ce point se trouve ainsi établi et, si tel
est le cas, tu conçois bien que ce seraient toujours les mêmes âmes 39 39 qui
existeraient. Elles ne sauraient, n'est-ce pas, devenir moins nombreuses,
puisque aucune ne périt, ni plus nombreuses non plus. Car si le nombre des
êtres immortels devait s'accroître, tu sais bien qu'il s'accroîtrait de ce qui est
mortel, et tous les êtres, à la fin, deviendraient immortels.
– Tu dis vrai.
– Mais cela, repris-je, il ne faut pas l'admettre, car la raison ne le permet
pas, [611b] et il ne faut pas admettre non plus que l'âme, selon ce qui
constitue sa nature la plus authentique, soit ainsi faite qu'elle soit un être
rempli de bariolage, d'hétérogénéité et de différence de soi par rapport à soi.
– Que veux-tu dire ? demanda-t-il.
– Il n'est pas facile de montrer, repris-je, qu'un être composé de plusieurs
parties soit éternel, à moins qu'il ne s'agisse de la synthèse la plus
parfaite 40 40, comme nous le voyons désormais pour l'âme.
– Ce n'est guère vraisemblable, en effet.
– Et pourtant, que l'âme soit un être immortel, cela, aussi bien notre
41 41
argument présent que d'autres arguments nous contraignent à l'admettre.
Mais pour savoir ce qu'est cet être en vérité, il ne faut pas le considérer dans
l'état de déchéance qui résulte [611c] de son union avec le corps et de ses
autres maux, comme nous le considérons à présent, mais tel qu'il existe
quand il se dégage dans sa pureté ; c'est ainsi qu'il faut le contempler, de
manière rigoureuse et en faisant appel à la pensée réfléchie. On le trouvera
alors beaucoup plus beau, et on distinguera en lui de manière plus claire les
aspects de la justice et de l'injustice 42 42 et l'ensemble des traits que nous
avons exposés. Ce que nous venons de dire au sujet de l'âme est vrai, telle
qu'elle nous apparaît dans le présent. Nous l'avons considérée cependant
dans un état qui se rapproche de la vision de Glaucos 43 43, le dieu marin :
[611d] celui qui le verrait aurait bien du mal à distinguer sa nature
originelle, car certaines des parties primitives de son corps sont fracturées,
d'autres sont usées et complètement érodées par les vagues, tandis que
d'autres parties se sont ajoutées, formées de coquillages, d'algues, de
pétrifications, de sorte qu'il ressemble plutôt à n'importe quel animal qu'à ce
qu'il était naturellement. C'est ainsi que nous contemplons l'âme, dans un
état où elle est sujette à une myriade de maux. Mais voici, Glaucon, dans
quelle direction il faut porter notre regard.
– Vers quoi donc ? demanda-t-il.
– Il faut porter notre regard sur son amour de la sagesse 44 44[611e] et nous
représenter ce à quoi elle s'attache et ce dont elle recherche la compagnie,
en raison de sa parenté avec ce qui est divin, immortel et éternel ; il faut
penser à ce qu'elle deviendrait si elle s'engageait tout entière à la suite d'un
tel être et si, portée par un tel élan, elle s'arrachait aux fonds marins où elle
gît à présent, en se délestant des couches pétrifiées et des coquillages dont
elle est incrustée. Parce qu'elle se nourrit de nourritures terrestres, [612a]
elle s'est en effet couverte de nombreuses couches grossières, terreuses et
pétrifiées en raison de ces festins prétendument bienheureux dont elle se
gorge. C'est alors qu'on pourrait voir sa nature véritable, si elle possède
plusieurs parties ou une seule 45 45, quelle est sa constitution, et quelle est sa
nature. Pour l'instant, je crois que nous avons exposé de manière
satisfaisante les affections de l'âme dans l'existence humaine, de même que
ses parties.
– Oui, de manière entièrement satisfaisante, dit-il.
– N'avons-nous pas dès lors, repris-je, résolu les autres questions 46 46 au
cours de notre dialogue, et ne l'avons-nous pas fait sans introduire la
question des récompenses [612b] et de la réputation qui découlent de la
justice, comme l'ont fait, disiez-vous, Hésiode et Homère ? N'avons-nous
pas trouvé que la justice constitue par elle-même le bien suprême de l'âme
elle-même, que l'âme doit accomplir ce qui est juste, qu'elle ait ou non en sa
possession l'anneau de Gygès, et qu'elle ait ou non en plus de cet anneau le
47 47
casque d'Hadès ?
– Tu dis tout à fait vrai, dit-il.
– Dès lors, Glaucon, dis-je, nous fera-t-on à présent reproche de restituer
à la justice et à l'ensemble de la vertu, outre ces bienfaits, les récompenses,
[612c] aussi nombreuses que variées que l'âme en reçoit de la part des
hommes et des dieux, au cours de l'existence humaine et après la mort ?
– Il n'y aurait là absolument rien de répréhensible, dit-il.
– Alors, rendez-moi ce que vous m'avez emprunté au cours de notre
échange.
– Mais quoi donc ?
– Je vous ai concédé que l'homme juste pouvait passer pour être injuste,
et l'homme injuste pour être juste. Vous étiez en effet d'avis que même s'il
était impossible de tenir cela caché à la fois aux dieux et aux hommes, il
était néanmoins nécessaire de vous l'accorder pour le bénéfice de
l'argument, de manière [612d] à discriminer la justice en elle-même de
l'injustice en elle-même. Ne t'en souviens-tu pas 48 48 ?
– J'aurais certes bien tort, dit-il, de ne pas m'en souvenir.
– Maintenant qu'elles ont été soigneusement discriminées, repris-je, je
vous réclame en retour, au nom de la justice, de reconnaître ensemble que
l'opinion qu'on doit en avoir est comparable à la faveur dont elle jouit
auprès des dieux et des hommes, afin qu'elle remporte les trophées, elle qui
procure à ceux qui la possèdent ce qui résulte de leur réputation. N'avons-
nous pas montré que la justice procure les biens qui découlent de ce qu'elle
est réellement, et qu'elle ne trompe pas ceux qui l'accueillent
véritablement ?
– [612e] Tu réclames ce qui est juste, dit-il.
– Vous allez donc, dis-je, me restituer d'abord ceci, à savoir que les dieux
en tout cas ne se méprennent pas sur ce qu'est chacun de ces deux
personnages.
– Nous allons te le restituer, dit-il.
– Et si cela n'échappe pas aux dieux, l'un sera l'aimé des dieux, et l'autre
celui qui est haï d'eux, comme nous l'avons reconnu dès le point de
49 49
départ .
– C'est le cas.
– Pour celui qui est aimé des dieux, ne reconnaîtrons-nous pas que [613a]
ce qu'il reçoit des dieux, il le reçoit en totalité comme ce qui est le meilleur
possible, à moins qu'un mal particulier ne constitue pour lui la conséquence
50 50
inévitable d'une faute antérieure ?
– Oui, absolument.
– Il faut donc faire la supposition que dans le cas de l'homme juste, s'il
devient la proie de la pauvreté, ou des maladies, ou de quelque autre
condition qui passe pour un mal, cela aboutira en fin de compte pour lui à
un bien, qu'il soit vivant ou mort. Celui qui met son cœur à vouloir devenir
juste et qui cherche par l'exercice de la vertu à se rendre, autant que cela est
possible à un homme, [613b] semblable à un dieu, celui-là ne saurait jamais
devenir l'objet de la négligence des dieux 51 51.
– Selon toute vraisemblance, dit-il, un tel homme ne sera pas négligé par
son semblable.
– Par conséquent, il convient de concevoir le contraire pour l'homme
injuste ?
– Oui, absolument.
– Tels seraient donc, au regard des dieux, les trophées de la victoire 52 52
qui reviennent au juste.
– Oui, c'est en tout cas mon sentiment, dit-il.
– Et qu'en est-il, repris-je, quand on se place du point de vue de la société
humaine ? N'en va-t-il pas de la manière suivante, pour dire les choses telles
qu'elles sont ? Ceux qui sont injustes, mais qui ne manquent pas d'habileté,
ne se comportent-ils pas comme ceux qui courent une belle course quand ils
53 53
prennent le départ, mais pas quand ils reviennent ? Au point de départ,
ils courent rapidement, à grandes enjambées, mais quand ils terminent, on
les trouve [613c] ridicules, les oreilles aux épaules, <comme des chiens
fatigués>, et on les voit se retirer de la course, sans avoir reçu une
couronne. Les vrais coureurs, par contre, courent jusqu'au but, ils gagnent
les prix et se voient couronnés. N'est-ce pas aussi ce qui se produit la
plupart du temps dans le cas des hommes justes ? Parvenus au but de
chacune de leurs actions, dans leurs relations comme dans toute leur
existence, ils jouissent d'une bonne réputation et emportent les prix que leur
décernent leurs congénères ?
– Certainement.
– Tu supporteras donc que je dise de ces hommes justes ce que toi-même
tu as dit de ceux qui sont injustes. J'affirme en effet que les [613d] justes,
quand ils parviennent à l'âge de leur maturité, s'ils souhaitent exercer ce
pouvoir, prennent la direction des affaires de leur cité. Ils contractent des
mariages selon leur volonté et ils donnent leurs enfants en mariage à ceux
qu'ils choisissent. Tout ce que tu as dit en fait de ces hommes injustes, je
l'affirme à présent des hommes justes. Quant aux hommes injustes, j'affirme
que la plupart d'entre eux, à supposer que durant leur jeunesse ils aient pu
demeurer inaperçus, quand ils arrivent en fin de parcours, ils se font prendre
et deviennent un objet de risée. Parvenus à la vieillesse, misérables, ils sont
couverts d'insultes de la part des étrangers et aussi de leurs concitoyens, on
les fustige, et ils sont victimes [613e] des rudesses dont tu parlais 54 54 quand
tu disais justement “ils seront torturés, ils seront marqués au fer”. Tous ces
sévices, si tu y réfléchis, tu m'as entendu dire qu'ils les subissaient. Vois
donc si tu supporteras que j'affirme cela.
– Oui, certes, dit-il, il s'agit de propos qui sont justes.
– Tels sont donc, repris-je, provenant des dieux et des hommes, les prix,
les récompenses et les présents qui échoient au juste au cours de son
existence, [614a] et cela s'ajoute à ces autres biens que lui procure la justice
par elle-même. Voilà ce qu'ils seraient dans l'ensemble.
– Il s'agit pour sûr de récompenses magnifiques et substantielles.
– Eh bien, repris-je, ces récompenses ne sont rien, ni en nombre ni en
importance, en comparaison de ce qui attend chacun, [le juste et l'injuste],
55 55
après la mort. Et il faut entendre ces choses afin que l'un et l'autre,
l'ayant entendu, aient entièrement reçu ce que la discussion pouvait lui
fournir d'utile.
– Consentirais-tu à les dire ? dit-il. Il n'y a pas beaucoup de choses que
j'aurais plus plaisir [614b] à écouter.
– Il ne s'agit certes pas, dis-je, d'un de ces récits pour Alkinoos 56 56 que je
me propose de te raconter, mais du récit d'un homme vaillant, dont le nom
était Er 57 57, fils d'Arménios, originaire de Pamphylie. Il se trouve qu'il
mourut au combat. Dix jours avaient passé 58 58 quand on vint ramasser les
cadavres déjà putréfiés, mais quand on le releva, lui, il était bien conservé.
On le porta chez les siens pour les funérailles, mais le douzième jour, alors
qu'on l'avait placé sur le bûcher funéraire, il revint à la vie, et une fois
revenu à la vie, il raconta ce qu'il avait vu là-bas. Aussitôt qu'elle se fut
détachée de lui, dit-il, son âme s'était mise en chemin en compagnie de
plusieurs autres. [614c] Elles étaient parvenues dans un endroit prodigieux,
59 59
où il y avait dans la terre deux ouvertures contiguës , et dans les hauteurs
du ciel, deux autres ouvertures situées juste en face. Des juges 60 60
siégeaient dans l'espace intermédiaire entre ces ouvertures. Ceux-ci, quand
ils avaient prononcé leur jugement, ordonnaient aux justes de prendre le
chemin qui vers la droite montait pour entrer au ciel 61 61, leur ayant attaché
62 62
sur le devant des indications concernant l'objet de leur jugement . Aux
injustes, ils ordonnaient de prendre le chemin qui vers la gauche va vers la
région inférieure, et ceux-là [614d] avaient dans le dos des indications
concernant tout ce qu'ils avaient fait. Comme il s'approchait à son tour, on
63 63
lui dit qu'il lui fallait devenir le messager auprès des hommes de ce qui
se passait dans ce lieu, et les juges lui prescrivirent d'écouter et d'observer
tout ce qui se passait dans cet endroit. Or il vit là les âmes qui s'en allaient,
en passant par l'une ou l'autre des ouvertures du ciel et de la terre, après que
le jugement eut été rendu pour chacune d'elles ; par les deux autres
ouvertures, il observa pour l'une, remontant de sous la terre, des âmes
couvertes d'immondices et de poussières, et pour l'autre, d'autres âmes qui
descendaient du ciel et qui étaient pures. Et ces âmes [614e] qui ne
cessaient d'arriver semblaient pour ainsi dire parvenir au terme d'un long
voyage, et elles se dirigeaient, joyeuses 64 64, vers la plaine pour y établir leur
campement, comme lors d'une fête civique 65 65. Celles qui se connaissaient
se saluaient les unes les autres affectueusement, et celles qui provenaient de
la terre s'enquéraient auprès des autres des choses de là-haut, tandis que
celles qui provenaient du ciel s'enquéraient auprès de celles-ci des choses
d'ici-bas. Et elles se racontaient leur histoire les unes aux autres, les unes en
pleurant et en gémissant au souvenir [615a] des maux de toutes sortes
qu'elles avaient endurés et dont elles avaient été témoins dans leur
66 66
pérégrination souterraine – un voyage qui avait duré mille ans –, tandis
que les autres, celles qui venaient du ciel, racontaient leurs expériences
67 67
heureuses et les visions d'une prodigieuse splendeur qu'elles avaient
contemplées. Raconter ces nombreuses histoires, Glaucon, exigerait
beaucoup de temps, mais la chose principale, déclara-t-il, était la suivante :
que pour toutes les injustices commises dans le passé par chacune des âmes,
et pour chacun de ceux que ces injustices avaient atteint, justice était rendue
pour toutes ces injustices considérées une par une, et pour chacune la peine
était décuplée 68 68 – il s'agissait chaque fois d'une peine d'une durée de cent
années, [615b] ce qui correspond en gros à la durée d'une vie humaine –
afin qu'elles aient à payer, au regard de l'injustice commise, un châtiment
dix fois plus grand. Par exemple, ceux qui avaient été responsables de la
mort d'un grand nombre de personnes, ou ceux qui avaient trahi leur cité ou
leur armée et les avaient conduites à l'esclavage, ou ceux qui avaient
collaboré à quelque autre entreprise funeste, pour chacun de ces méfaits, ils
étaient rétribués par des souffrances dix fois plus grandes. Ceux qui au
contraire s'étaient répandus en actions bénéfiques, qui avaient été justes et
pieux, ils en recevaient le prix selon la même proportion. [615c] Pour ces
enfants qui mouraient à la naissance ou qui avaient vécu peu de temps, il
racontait encore autre chose qui ne mérite guère d'être rapporté. En ce qui
concerne l'impiété ou la piété envers les dieux et les parents, et le meurtre
commis de ses propres mains, il faisait état de rétributions encore plus
grandes.
« Er rapportait en effet le cas d'un homme qui s'était vu demander par un
69 69
autre où se trouvait le grand Ardiaios . Or cet Ardiaios avait été tyran
dans une cité de Pamphylie, mille ans déjà avant le moment de leur
entretien. Il avait assassiné son vieux père, et [615d] son frère aîné, et il
avait été, disait-on, l'auteur de nombreux autres actes abominables.
L'homme ainsi questionné avait répondu, c'est Er qui le rapporte : “Il n'est
pas venu, il ne saurait venir ici. Nous avons pu voir, en effet, entre autres
spectacles terrifiants, celui-ci. Comme nous étions près de l'embouchure et
sur le point de remonter à la surface, et que nous avions enduré tout le reste,
soudain nous avons aperçu cet Ardiaios avec d'autres. Il s'agissait pour la
plupart de tyrans, mais il y avait également quelques individus particuliers
qui avaient été coupables de grandes fautes. Alors qu'ils s'apprêtaient [615e]
à entreprendre la remontée, l'embouchure les bloqua : elle mugissait chaque
fois que l'un de ces individus, dont la disposition au crime était
incurable 70 70 ou que n'avait pas suffisamment amendé le châtiment qu'on
leur avait infligé, amorçait la remontée. C'est alors, rapportait-il, qu'il vit
des hommes sauvages et couverts de flammes qui se tenaient tout près et
qui, prenant conscience du mugissement, se saisirent de certains d'entre eux
pour les emmener ; mais pour Ardiaios et pour quelques autres, ils leur
lièrent les mains, les pieds [616a] et la tête, ils les jetèrent à terre et les
écorchèrent, ils les traînèrent de côté sur le bord du chemin et les frottèrent
sur des buissons d'épines. À tous ceux qui ne cessaient de défiler, ils
expliquaient pour quels actes on les traitait de la sorte et qu'on irait les
précipiter dans le Tartare.” Dans cette situation, rapportait Er, ils avaient
éprouvé bien des frayeurs, et de toute sorte, mais la peur que ce
mugissement ne se fasse entendre lorsqu'ils remonteraient était la peur qui
dominait, et ce fut pour eux un soulagement que la bouche soit demeurée
silencieuse quand ils remontèrent. Tels étaient donc en gros les jugements
qui avaient été rendus et les peines infligées, et tels étaient à l'opposé les
bienfaits qui leur correspondaient.
« [616b] Mais quand pour chaque groupe qui se trouvait dans la prairie
sept jours s'étaient écoulés, ils étaient forcés de lever le camp et de
reprendre la route le huitième jour, pour parvenir, quatre jours plus tard, à
un endroit d'où on peut embrasser du regard une lumière qui se répand d'en
haut à travers toute la voûte céleste et sur la terre, droite comme une
71 71
colonne , et rappelant tout à fait l'arc-en ciel, mais plus brillante et plus
pure. Ils parvinrent jusqu'à elle au bout d'une journée de marche, et là
précisément, au milieu de [616c] cette lumière, ils virent les extrémités des
liens 72 72 qui provenant du ciel se rattachaient à lui. Cette lumière constituait
en effet le lien qui tient ensemble le ciel ; comme ces cordages qui lient les
trières, de la même manière elle contient toute la révolution céleste. Aux
extrémités de ces liens était rattaché le fuseau de Nécessité 73 73, par
l'intermédiaire duquel tous les mouvements circulaires poursuivent leurs
révolutions. La tige de ce fuseau et le crochet étaient faits d'acier, et le
peson d'un mélange d'acier et d'autres matériaux. Voici quelle était la nature
74 74
du peson [616d] : son apparence extérieure était semblable à celle qu'on
voit dans notre monde, mais il faut se représenter les éléments dont il était
composé, d'après ce que rapportait Er, comme si dans un grand peson creux
et qu'on aurait évidé complètement, on en trouvait un autre semblable, mais
plus petit et enchâssé selon un ajustement parfait, sur le modèle de ces
récipients qu'on encastre les uns dans les autres. Un troisième s'enchâssait
de la même manière, puis un quatrième, et puis quatre autres. On comptait
75 75
en effet huit pesons en tout, insérés les uns dans les autres et montrant,
quand on les regardait d'en haut, leurs rebords circulaires, [616e] mais
autour de la tige, ils formaient l'enveloppe d'un seul peson. Cette tige
traversait de part en part, en son centre, le huitième peson. Or le premier
peson, celui qui était le plus à l'extérieur avait le rebord circulaire le plus
large, le rebord du sixième était le deuxième en largeur, celui du quatrième
était le troisième, celui du huitième était le quatrième, celui du septième
était le cinquième, celui du cinquième était le sixième, celui du troisième
était le septième, et enfin celui du deuxième le huitième. Et le rebord
circulaire du plus grand était constellé d'étoiles, celui du septième était le
plus brillant, celui du huitième recevait sa couleur du septième [617a] qui
l'illuminait, celui du deuxième et celui du cinquième présentaient une
apparence similaire, ils étaient plus pâles que les précédents, le troisième
avait l'éclat le plus blanc, le quatrième était rougeoyant, le deuxième arrivait
en second pour la blancheur. Le fuseau tout entier était entraîné dans un
76 76
mouvement circulaire qui le faisait tourner sur lui-même, mais au sein
de la rotation de l'ensemble, les sept cercles qui se trouvaient à l'intérieur
tournaient lentement et en sens contraire au mouvement de l'ensemble.
Parmi les sept, le plus rapide était le huitième, puis venaient le sixième et le
cinquième, [617b] dont la révolution était simultanée. Le quatrième, engagé
dans cette rotation en sens inverse, leur semblait occuper le troisième rang
pour ce qui est de la vitesse, alors que le troisième occupait le troisième
rang, et le deuxième, le cinquième rang.
77 77
« Le fuseau lui-même tournait sur les genoux de Nécessité . Sur la
78 78
partie supérieure de chaque cercle se tenait une Sirène , qui était engagée
dans le mouvement circulaire avec chacun et qui émettait une sonorité
unique, une tonalité unique, et de l'ensemble de ces huit voix résonnait une
harmonie unique. Il y avait aussi d'autres femmes qui siégeaient, au nombre
de trois, placées en cercle à égale distance, chacune [617c] sur un trône :
79 79
elles étaient les filles de Nécessité, les Moires , vêtues de blanc, la tête
couronnée de bandelettes, Lachésis, Clotho et Atropos. Elles chantaient des
hymnes qui ajoutaient à l'harmonie du chant des sirènes, Lachésis célébrant
le passé, Clotho le présent, Atropos l'avenir. De plus, Clotho, la main droite
posée sur le fuseau, aidait, en s'interrompant de temps à autre, à la
révolution du cercle extérieur, alors qu'Atropos faisait tourner de la même
manière de la main gauche les cercles intérieurs. Lachésis, elle, [617d]
posait tout à tour l'une de ses mains sur chacun des cercles.
« Quant à eux, lorsqu'ils furent arrivés, il leur fallut se rendre aussitôt
auprès de Lachésis. En premier lieu, un proclamateur les plaça dans un
certain ordre, puis, prenant sur les genoux de Lachésis des sorts et des
80 80
modèles de vie , il gravit les gradins d'une tribune élevée et déclara :
81 81
“Parole de la vierge Lachésis, fille de Nécessité. Âmes éphémères , voici
le commencement d'un nouveau cycle qui pour une race mortelle sera
porteur de mort. Ce n'est pas un démon 82 82 qui vous [617e] tirera au sort,
mais c'est vous qui choisirez un démon. Que le premier à être tiré au sort
choisisse le premier la vie à laquelle il sera lié par la nécessité. De la vertu,
personne n'est le maître 83 83, chacun, selon qu'il l'honorera ou la méprisera,
en recevra une part plus ou moins grande. La responsabilité appartient à
84 84
celui qui choisit. Le dieu, quant à lui, n'est pas responsable .”
« Sur ces mots, il jeta les sorts sur eux tous, et chacun ramassa celui qui
était tombé près de lui, sauf Er lui-même, à qui on ne le permit pas. Et
quand chacun eut ramassé son sort, il sut clairement le rang qui lui était
échu pour choisir. [618a] Après cela, il poursuivit en plaçant devant eux,
étalés sur le sol, les modèles de vie 85 85, le nombre en était de beaucoup
supérieur à celui des âmes présentes. Il y en avait de toutes sortes. On y
trouvait en effet les vies de tous les animaux et la totalité des existences
humaines. On trouvait parmi les vies humaines des vies de tyran, certaines
dans leur entièreté, d'autres interrompues au milieu et s'achevant dans la
pauvreté, l'exil, la mendicité. Il y avait aussi des vies d'hommes renommés,
soit pour leur aspect physique, leur beauté ou leur force et [618b] leur
combativité, soit pour leurs origines et les vertus de leurs ancêtres. Il y avait
également des vies d'hommes obscurs à tous égards, et il en allait de même
pour les vies de femmes 86 86. L'arrangement particulier de l'âme 87 87 n'y
figurait cependant pas, du fait que celle-ci allait nécessairement devenir
différente selon le choix qu'elle ferait. Mais les autres caractéristiques de la
vie étaient mélangées les unes aux autres, avec la richesse et la pauvreté, la
maladie et la santé, et il y avait aussi des conditions qui occupaient une
position médiane entre ces extrêmes.
« C'est là, semble-t-il, mon cher Glaucon, que réside tout l'enjeu pour
88 88
l'être humain , et c'est au premier chef pour cette raison qu'il faut
s'appliquer, chacun [618c] de nous, à cette étude, en laissant de côté les
autres, c'est elle qu'il faut rechercher et qu'il faut cultiver ; il s'agit en effet
de savoir si on est en mesure de connaître et de découvrir celui qui nous
donnera la capacité et le savoir requis pour discerner l'existence bénéfique
et l'existence misérable, et de toujours et en tout lieu choisir l'existence la
meilleure au sein de celles qui sont disponibles. Celui qui fait le compte de
toutes les caractéristiques de l'existence qu'on vient à l'instant de rappeler,
en considérant comment elles se combinent les unes aux autres et comment
elles se distinguent dans leur rapport à l'excellence de la vie, celui-là sait ce
qu'il en est du mélange de la beauté avec la misère et la richesse, [618d] et
quel mal ou quel bien est accompli par telle disposition particulière de
l'âme, et quelles conséquences résulteront du mélange de l'origine illustre
ou roturière, de la vie privée et des responsabilités publiques, de la vigueur
ou de la faiblesse, des aptitudes intellectuelles ou des handicaps, et de
toutes les qualités de ce genre qui affectent l'âme, qu'il s'agisse de qualités
naturelles ou de qualités acquises. Il s'ensuivra, sur la base de la conclusion
qu'il en tirera, qu'il sera capable, le regard orienté vers la nature de l'âme, de
choisir entre une vie mauvaise et une vie excellente : [618e] il considérera
comme mauvaise celle qui conduirait l'âme à une condition dans laquelle
elle deviendrait plus injuste, et excellente celle qui la rendrait plus juste.
Tout le reste, il aura la liberté de s'en éloigner. Nous avons vu en effet que
pendant la vie et après la mort, c'est ce choix qui s'impose. [619a] Il faut
donc, en maintenant cette conviction avec la rigidité de l'acier, s'acheminer
vers Hadès, de manière à ne pas se laisser éblouir là-bas aussi 89 89 par les
richesses et les maux de cette nature, de ne pas se jeter sur des vies
tyranniques ou d'autres activités de ce genre qui causeraient des maux
innombrables et irréparables, chacun de nous en endurerait de plus grands
encore, mais plutôt de manière à savoir choisir la vie qui tient le milieu
entre ces extrêmes, et fuir les débordements dans les deux sens, à la fois
dans l'existence présente, autant que possible, et dans chacune des vies qui
viendra ensuite. Car c'est de cette manière que l'être humain atteint le
bonheur suprême. [619b]
« Et alors notre messager du monde de là-bas nous rapporta que le
proclamateur parla de la manière suivante : “Même pour celui qui arrive en
dernier, il existe une vie satisfaisante plutôt qu'une vie médiocre, pour peu
qu'il en fasse le choix de manière réfléchie et qu'il la vive en y mettant tous
ses efforts. Dès lors, que le premier à choisir ne se montre pas désinvolte
dans son choix, et que le dernier à choisir ne se décourage pas.”
« Il rapporta ensuite que lorsque le proclamateur eut terminé, le premier à
s'avancer pour faire son choix choisit la plus extrême tyrannie. Dans sa
folie, son avidité le conduisit à choisir la tyrannie sans prendre le soin d'en
faire l'examen sous tous ses aspects. [619c] Il ne réalisa pas qu'au nombre
des maux qui l'accompagnaient, il aurait pour destin de manger ses propres
enfants 90 90. Quand il put prendre le temps de l'examiner cependant, il se
frappa la poitrine et gémit sur le choix qu'il venait de faire. Oublieux des
paroles du proclamateur, qui l'en avaient averti, il ne voulut pas reconnaître
qu'il était lui-même responsable de ces maux, et il en blâma le hasard, les
démons et tout sauf lui-même. Il faisait partie du groupe de ceux qui étaient
91 91
descendus du ciel , ayant vécu sa vie antérieure dans une constitution
politique bien ordonnée, où il avait pu participer à une vie vertueuse par la
force de l'habitude, mais sans philosophie. [619d] Pour le dire en un mot, la
plupart de ceux qui se laissaient prendre par le choix de ces situations
étaient de ceux qui descendaient du ciel, du fait qu'ils n'avaient pas été
habitués à une vie de souffrances. Au contraire, ceux qui émergeaient de la
terre, parce qu'ils avaient souffert eux-mêmes et qu'ils avaient vu les autres
souffrir, pour la plupart ils ne se précipitaient pas pour faire leur choix. Pour
cette raison et aussi à cause du hasard de la distribution des sorts, il y avait
pour la majorité des âmes une permutation des vies bonnes et des vies
mauvaises. Mais en dépit de tout cela, si quelqu'un poursuit la vie
philosophique d'une manière disciplinée quand il vit sa vie ici sur terre,
[619e] et si le choix des sorts ne lui attribue pas la dernière place dans le
choix des vies, alors, si on se fie à ce qu'Er a rapporté du monde de l'au-
delà, on peut affirmer que non seulement il mènera ici-bas une vie heureuse,
mais que le voyage qui le conduira là-bas et ensuite le ramènera ici-bas ne
se fera pas à travers le souterrain rempli d'aspérités, mais au contraire sur la
voie douce du chemin céleste.
« Er dit aussi que ce choix des vies par chaque âme individuelle
constituait un spectacle qui méritait d'être vu. [620a] C'était en effet à la
fois pitoyable, drôle et surprenant. Dans la plupart des cas, le choix
découlait des habitudes de vie de leur existence antérieure. Il avait vu par
exemple l'âme qui avait autrefois appartenu à Orphée 92 92 choisir la vie d'un
cygne, parce qu'il haïssait le sexe féminin qui avait été l'instrument de sa
propre mort et qu'il voulait éviter d'avoir à s'unir à une femme pour
93 93
engendrer. Il avait vu aussi l'âme de Thamyras choisir la vie d'un
rossignol. Il avait vu encore un cygne choisir de se transformer pour vivre
une existence humaine, de même que plusieurs animaux doués pour la
musique faire le même choix. [620b] L'âme qui vint au vingtième rang
94 94
choisit la vie d'un lion. C'était l'âme d'Ajax , fils de Télamon. Il prit soin
d'éviter la vie humaine, se souvenant du jugement concernant l'armure.
L'âme qui venait ensuite était celle d'Agamemnon, ses souffrances lui
avaient aussi fait haïr l'espèce humaine et il choisit la vie d'un aigle. L'âme
d'Atalante 95 95 avait eu en partage une place située vers le milieu, et quand
elle vit que de grands honneurs étaient conférés à un athlète masculin, elle
fit le choix de cette vie-là, incapable de résister à ces honneurs. Après elle,
96 96
[620c] il vit l'âme d'Épéios , le fils de Panopeus, revêtir la condition
d'une femme artisane. Arrivé presqu'au terme du choix, il vit l'âme de cet
imbécile de Thersite 97 97, prenant la forme d'un singe. Le hasard avait voulu
que l'âme d'Ulysse soit la dernière du lot à faire son choix. Le souvenir de
ses souffrances passées l'avait guérie du désir des honneurs et elle circula
ici et là pendant un long moment, à la recherche de la vie d'un homme
simple, voué à son travail. Non sans mal, elle finit par en trouver une qui
gisait par terre, négligée de toutes les autres. [620d] Elle la choisit
joyeusement et déclara qu'elle aurait fait le même choix si elle avait été
placée en premier pour choisir. C'est d'une manière semblable que les âmes
des autres animaux 98 98 transitaient vers des existences humaines ou qu'elles
changeaient entre elles de vies animales. Les âmes des animaux injustes
changeaient pour des vies de bêtes sauvages, les âmes justes choisissaient
des vies d'animaux dociles, et on était témoin de toutes sortes de
croisements.
« Après que toutes les âmes eurent choisi leur vie, elles s'avancèrent vers
Lachésis en suivant le rang qu'elles occupaient pour choisir. La déesse leur
assigna à chacune un démon, celui-là même que l'âme avait choisi comme
gardien [620e] de sa vie et qui allait veiller à l'accomplissement de leurs
99 99
choix. Ce démon conduisit l'âme d'abord auprès de Clotho , en la plaçant
sous sa main alors qu'elle faisait tourner le fuseau engagé dans sa rotation,
100 100
afin de sceller le destin que chacune avait choisi tout en l'ayant tiré au
sort. Après que chacune l'eut touchée, le démon la conduisit au filage
d'Atropos, pour rendre irréversible ce qui venait d'être filé. À ce moment,
sans pouvoir revenir sur ses pas, [621a] elle progressait de cet endroit pour
passer sous le trône de Nécessité et traverser de l'autre côté. Lorsque toutes
les autres eurent traversé, elles se mirent en route vers la plaine du
Léthé 101 101, par une chaleur terrible et étouffante. Il n'y avait en effet aucun
arbre, rien de ce que fait pousser la terre. Et là, au bord de ce fleuve
Amélès, dont aucun récipient ne peut contenir l'eau, elles établirent leur
campement, car la nuit approchait. Toutes devaient boire une certaine
quantité de cette eau, mais celles qui n'étaient pas protégées par l'exercice
de la raison réfléchie, en buvaient plus que la mesure prescrite. Celle qui
buvait, à chaque fois oubliait [621b] tout le passé. Lorsqu'elles se furent
couchées, sur le coup de minuit, il y eut un coup de tonnerre et un
tremblement de terre et elles furent en un éclair transportées hors de cet
102 102
endroit, chacune s'élevant vers le lieu de sa naissance, comme des
étoiles fusant de toutes parts. Il avait été interdit à Er de boire de cette eau et
lui-même rapporta qu'il ne savait pas comment ni par quel chemin il avait
été ramené dans son corps, si ce n'est qu'en se réveillant brusquement, il eut
conscience de se trouver là, à l'aube, étendu sur le bûcher funéraire.
« Et voilà comment, Glaucon, cette histoire ne s'est pas perdue, mais a
été préservée. Elle pourrait aussi nous sauver [621c] nous-mêmes, si nous
nous en persuadons, car nous accomplirions alors une traversée heureuse du
fleuve du Léthé, et nos âmes ne subiraient aucune souillure. Car si nous
103 103
sommes convaincus par mon discours, nous croirons que l'âme est
immortelle et qu'elle est capable d'affronter tous les maux, capable aussi
d'accueillir tous les biens, et nous nous attacherons toujours au chemin qui
monte là-haut 104 104, et nous nous appliquerons à mettre en œuvre la justice
de toutes les manières avec le secours de la raison. Ainsi, nous serons des
amis pour nous-mêmes et aussi pour les dieux, durant notre séjour terrestre
autant qu'après, lorsque le temps sera venu de récolter [621d] les trophées
de la justice, à l'instar de ces athlètes victorieux qui défilent au stade. C'est
ainsi que durant cette vie et au cours de ce voyage de mille ans que nous
avons décrit, nous trouverons bonheur 105 105 et succès dans notre vie. »
NOTES
Livre I
1. Selon Diogène Laërce (III, 37), qui cite Euphorion de Chalcis (frag. 152
Scheidweiler) et Panétius de Rhodes (frag. 130 Van Straaten), le début de la
République fut retravaillé plusieurs fois. Ce fait est également rapporté plus
tard par Denys d'Halicarnasse (Opuscules rhétoriques, III, livre VI, 25, 32-
33, Aujac et Lebel) au sujet d'une tablette découverte après la mort de
Platon et comportant plusieurs variantes de la première phrase de la
République. Cette anecdote témoigne de la vénération de la tradition pour le
travail littéraire de la République et n'est sans doute pas authentique.
2. Situé à quelque six kilomètres de la ville d'Athènes, décrite comme ville
haute (tò ástu, b1), le port du Pirée comportait plusieurs zones fortifiées. La
cité avait été établie selon un plan rectangulaire par Hippodamos de Milet,
au milieu du Ve siècle et elle était reliée à Athènes par les Longs Murs. Les
fortifications avaient été détruites par Lysandre en 404 (Xénophon,
Helléniques, II, 3, 11 Hatzfeld) lors de la capitulation devant Sparte, mais
elles furent reconstruites. Que la famille de Céphale ait choisi d'y habiter
peut d'abord s'expliquer par le fait que, étant d'origine sicilienne, elle ne se
serait pas sentie entièrement à l'aise dans la cité ; mais cela peut aussi
s'expliquer par son engagement dans des activités commerciales, et par le
fait que la société y était prospère et sans doute plus cosmopolite. Proclus
insiste sur le caractère maritime du lieu choisi par Platon, dont il fait le site
des genèses vitales, alors que le site d'Athènes, où remonte Socrate, est
celui des âmes délivrées (In Remp., 17, 1-18, 7 ; I, 32 sq.).
3. Glaucon et son frère Adimante (327c) sont les fils d'Ariston et de
Perictionè et ils sont donc les frères de Platon. Principaux interlocuteurs de
Socrate dans le dialogue, si on met à part l'entretien avec Thrasymaque, ils
sont tous deux vivement intéressés par le sujet (Glaucon le montre en 357a-
362c et Adimante en 362d-367e). Le découpage du dialogue fait voir une
alternance dans l'échange avec Socrate et on a pu montrer le souci de Platon
de conserver un équilibre tout au long de la République (A. Diès 1959 :
XXII-XXVI). Leur caractère est plus net au début, Adimante se montrant plus
critique, alors que Glaucon, présenté comme homme de culture (398e), est
plus emporté, mais il s'efface progressivement. Adimante était déjà présent
dans l'Apologie (34a) – il assiste au procès de Socrate –, et nous retrouvons
à la fois Adimante et Glaucon dans le Parménide (126a-127a), à l'occasion
d'une réunion chez leur demi-frère Antiphon. Voir l'article sur Adimante
d'Athènes dans le Dictionnaire des philosophes antiques (I, § A23), avec
l'arbre généalogique de la famille de Platon proposé par L. Brisson.
4. Il s'agit ici, comme la suite le montre (354a), de la déesse Bendis, dont le
culte fut introduit à Athènes vers 430, ainsi que l'indique une inscription du
Pirée (P. Foucart 1873 : 209). Cette date est soutenue par plusieurs
historiens de la religion grecque (M.P. Nilsson 1947 : 92) et le culte fut
encouragé par la cité (M.P. Nilsson 1951 : 45 sq.). Cette date est cependant
sujette à caution, car même Strabon (X, 3, 18) mentionne la scène
d'ouverture de la République pour dater l'introduction du culte. Bendis est
une déesse d'origine thrace, identifiée dans plusieurs sources, et notamment
Proclus (In Remp., I, 18, 11 ; I, 33), à Artemis. Cette identification est
soutenue par un passage d'Hérodote relatif au culte rendu par les femmes
thraces (IV, 33). Son culte aurait été introduit au Pirée par des marchands
thraces (Foucart 1873 : 84). Xénophon mentionne le sanctuaire de Bendis
au Pirée, il le situe dans le prolongement de la route menant de la ville au
temple d'Artémis de Munychie, un des ports du Pirée (Hellén., II, 4, 11). La
fête avait lieu le 19 et le 20 du mois de thargélion. Proclus fait écho à ce
culte orgiastique (In Platonis Timaeum commentaria, 21a Diehl ; 84, 25-85,
26 Festugière) et il remarque, de manière intéressante, que les Bendidies
constituent un culte de la périphérie, opposé symétriquement au culte
civique d'Athéna (voir aussi In Remp., I, 18, 16-19, 23 ; I, 33). On ne peut
qu'être surpris du désir de Socrate de célébrer une divinité si peu
athénienne, mais ce fait s'explique peut-être par la symétrie recherchée par
Platon, dans la construction littéraire de la République, entre une ouverture
placée sous l'égide d'une déesse nordique, chasseresse et associée comme
Artémis aux chevaux, et une fermeture, placée sous le signe du mythe d'Er,
un Pamphylien, lui aussi associé à des représentations terriennes et à une
eschatologie chtonienne. Il convient par ailleurs de noter qu'il s'agit d'une
innovation et que l'attitude de Socrate peut être reçue comme le signe d'une
curiosité à l'égard d'un nouveau rite. Sur le festival des Bendídeia, voir
l'étude de L. Deubner (1932 : 219 sq.) et pour le rapport à la République,
A. Montepaone (1990). Également, pour l'organisation des cérémonies et la
fonction des orgeons, W.S. Ferguson (1944 : 96 sq.) et R.R. Simms (1988 :
59-76).
5. Il faut distinguer deux moments dans les célébrations qui sont évoquées
par Platon en toile de fond de l'entretien de la République. Il y a d'abord,
dans un premier moment, les deux processions (pompḕ ), qui eurent lieu en
fin de journée, celle des Thraces et celle des Piraïotes. Puis, comme la suite
le montre, après le repas du soir, une fête nocturne, accompagnée d'une
cavalcade aux flambeaux (lampàs). Les processions et la cavalcade
constituent des nouveautés, mais Socrate et Glaucon semblent avoir voulu
d'abord s'en tenir aux processions ; convaincus par leurs amis, ils resteront
pour la suite, qui leur paraît plus inusitée. On peut se demander ce qu'ils
eurent le temps d'en voir, compte tenu de la longueur de l'entretien de la
République, qui eut lieu dans la demeure de Céphale.
6. Platon désigne ici les habitants du Pirée, qui ne sont pas aux yeux de
Socrate des habitants de la ville d'Athènes à proprement parler et qui sont
eux-mêmes différents des hôtes de la célébration, les Thraces. Cette
distinction des deux villes, pourtant rattachées par le chemin des Longs
Murs, était effective à l'époque de Platon et Xénophon l'atteste également
(Hellén., I, 4, 13). Voir également Lysias (Dis., XIII, 88).
7. Un des trois fils de Céphale, avec Lysias et Euthydème ; il est le seul à
prendre la parole, peut-être parce qu'il est l'aîné, et son rôle est limité au
morceau introductif du premier livre. Assassiné par la Tyrannie des Trente
en 404, il présente dans le dialogue la figure d'un interlocuteur peu averti
des enjeux philosophiques de la discussion et soucieux plutôt de défendre
les positions traditionnelles de la sagesse populaire. Au moment de
l'entretien, il semble habiter encore la maison paternelle.
8. Fils de Nicias, Nicératos sera mis à mort comme Polémarque par la
Tyrannie des Trente en 404. Il est mentionné ailleurs par Platon (Lachès,
200d), alors que son père affirme qu'il le confierait volontiers à la tutelle de
Socrate. Par une note de Xénophon (Banq., III, 5), on sait que son père lui
avait fait apprendre tout Homère par cœur. Nicias était un puissant notable
athénien, farouchement opposé aux expéditions du parti démocrate. Il fut un
des principaux négociateurs de la paix conclue avec Sparte entre 423 et 421,
une paix qui porte son nom. Il se montre dans le Lachès un interlocuteur
mesuré et qui estime Socrate. Voir à son sujet la notice de L.-A. Dorion
dans son édition du Lachès (1997 : 18-20). Xénophon dit de Nicératos
(Hellén., II, 3, 39) qu'il n'avait jamais commis d'acte démagogique et Lysias
en parle comme d'un homme sage (Disc., XVIII, 6).
9. S'agit-il de compétiteurs individuels, regroupés en équipes, tels que les
décrit Pausanias (Description de la Grèce, I, L'Attique, 30, 2) ou d'équipes
de coureurs à relais qui se passent le flambeau, comme on le voit ailleurs
chez Platon (par exemple dans les Lois, VI, 776b) ? Si l'on se reporte à
Hérodote (VIII, 98), qui décrit une course en l'honneur d'Héphaïstos, il
s'agirait d'une course entre équipes de coureurs, le flambeau étant passé
entre les coureurs d'une même équipe. L'équipe victorieuse était celle dont
le flambeau, toujours enflammé, atteignait le premier le but. Notons que la
description de Pausanias est insérée dans sa description de l'Académie,
située à l'extérieur d'Athènes, de ses autels et qu'elle précède
immédiatement celle du tombeau de Platon.
10. Le terme renvoie à ces célébrations nocturnes, qui se caractérisaient par
des danses frénétiques et des chants. Voir chez Sophocle le chœur bachique
(Antigone, 1146-1152 Dain et Mazon) et Euripide qui les mentionne à
l'occasion des Panathénées (Héraklès, 781-783 Parmentier et Grégoire).
11. Fils de Céphale et frère de Polémarque, il est l'auteur de nombreux
discours, dont plusieurs ont été conservés. Voir l'étude de K.J. Dover
(1968 : 28-46), qui analyse l'ensemble du corpus conservé. À ce corpus, il
faut ajouter une Vie de Lysias, qui figure dans les Vies des dix orateurs du
pseudo-Plutarque (Fowler). Ce texte reproduit plusieurs éléments du Lysias
de Denys d'Halycarnasse, dans son traité Sur les orateurs antiques
(Opuscules rhétoriques, I Aujac). À une date qui correspond sans doute à la
mort de leur père, vers 430/429, Lysias et Polémarque quittèrent Athènes
pour séjourner à Thourioi. De retour à Athènes vers 412/411, ils profitèrent
de la fortune de leur héritage et du revenu de la fabrique familiale d'armes
et purent ainsi joindre les rangs de la meilleure société d'Athènes, jusqu'à ce
que, en 404, la Tyrannie des Trente les place dans une situation difficile.
Est-ce en raison de leurs sympathies démocratiques, ou tout simplement à
cause de leur fortune de métèques ? Lysias raconte comment il put faire
cesser les menaces qui pesaient sur lui en soudoyant celui qui était venu
l'arrêter (Disc., XII, Contre Ératosthène, 8-13). Polémarque fut
tragiquement condamné à boire la ciguë (XII, 19). La différence de destin
des deux frères laisse perplexe, mais nous ne disposons d'aucun élément
pour l'interpréter. Le portrait de Lysias que nous donne Platon dans le
Phèdre est celui d'un maître de rhétorique, expert dans l'art de la
composition des discours épidictiques (227a-c, 228a et 272c). Il est
également l'auteur de plaidoyers destinés aux avocats du tribunal (257c) et
Socrate le prie de laisser l'art oratoire pour suivre l'exemple de son frère
Polémarque et s'engager dans la philosophie. Réfugié à Mégare après 404, il
écrit le Contre Ératosthène, un plaidoyer pour venger l'assassinat de son
frère Polémarque. De retour à Athènes, l'assemblée lui conféra la
citoyenneté, mais ce décret fut abrogé et il ne reçut que le privilège de
l'isotélie, un statut qui assimile les métèques aux citoyens sur le plan fiscal.
On peut situer sa mort aux alentours de 380.
12. Fils de Céphale, frère de Lysias, il assiste sans intervenir à l'entretien de
la République. Il ne doit pas être confondu, même s'il séjournera lui aussi à
Thourioi, avec le sophiste du même nom qui figure dans le dialogue de
Platon qui porte son nom.
13. Ce sophiste fameux était originaire de Chalcédoine en Bithynie, une
colonie de Mégare et la plupart des témoignages conservés le concernant
montrent qu'il était bien connu comme professeur de rhétorique à Athènes,
où il prononça un plaidoyer Pour les gens de Larissa (DK, 85 ; B2), aux
alentours de 413 (voir par exemple le passage où Platon le compare à un
titan de la rhétorique, Phèdre, 267c et 269d). Aristophane s'en moque dans
sa première pièce, les Banqueteurs, jouée en 427 (DK, 85 ; A4). Platon
mentionne qu'il exigeait des honoraires pour son enseignement (infra,
337d). Dans le Clitophon, on voit le jeune homme menacer de quitter
Socrate pour aller suivre les leçons de Thrasymaque, parce qu'il a la
réputation d'être bien informé sur les questions d'éthique. Les fragments
conservés de ses discours (notamment le discours devant l'assemblée
d'Athènes, DK, 85 ; B1) montrent un critique politique averti et respectueux
des traditions. Rien dans ce fragment ne semble justifier la sévérité de
Platon à son endroit dans ce passage de la République. Voir en ce sens
l'étude de E. Havelock (1957 : 233-239) et la discussion de W.K.C. Guthrie
(1969 : 294-98). Traduction des fragments dans J.-P. Dumont (1969 : 131-
140). Voir également J.H. Quincey (1981), qui étudie le détail des
fragments et de la doxographie, dans le but de restituer le personnage du
rhéteur.
14. Né en 427/426, il figure au nombre des élèves d'Isocrate (Sur
l'échange/Antidosis, 93 Mathieu). On peut retrouver son nom sur quelques
inscriptions, voir LGPN, II, sub. 6.
15. Personnage politique important, attaché aux idéaux traditionnels tels
que les avait définis Solon. Cité en ce sens à deux reprises par Aristote
(Const. Ath., XXIX, 2 et 3), il est proche de Théramène et d'Anytos, deux
ennemis de Socrate. Dans le premier entretien de la République, Platon
l'associe à la mouvance de Thrasymaque (340a). Dans le dialogue
pseudoplatonicien qui porte son nom, il est rapproché d'Alcibiade et de
Critias et donné comme exemple de renégat. On le voit se moquer des
conversations philosophiques de Socrate et louer au contraire la compagnie
de Thrasymaque (Clitophon, 406a). On peut dresser un parallèle entre les
positions de Clitophon dans ce dialogue et les positions de Thrasymaque
dans le premier livre de la République. Voir sur ce personnage la notice de
L. Brisson (DPA, II, § C 175) et l'étude de S.R. Slings (1981).
16. Originaire de Syracuse, marchand prospère, Céphale serait venu à
Athènes à l'invitation de Périclès lui-même. C'est en tout cas ce que
rapporte son fils, l'orateur Lysias, présent lui aussi à l'entretien de la
République (Contre Ératosthène, Disc., XII, 4). Fils de Lysanias, il a quatre
enfants : Polémarque, Lysias, Euthydème et une fille dont le nom n'a pas été
conservé. La biographie de Lysias (voir supra) nous apprend que Céphale
passa à Athènes les trente dernières années de sa vie et qu'il y vécut
heureux, un bonheur que relève Platon dans cette scène d'ouverture,
notamment en le mettant en rapport avec le bonheur de Sophocle, dont la
vie passait pour avoir été exempte de malheur. Selon Lysias, son séjour à
Athènes lui acquit le respect des citoyens et ses fils développèrent pour leur
cité d'adoption un tel attachement que lorsqu'ils émigrèrent vers Thourioi,
après la mort de leur père, vers 430 / 429, ils en furent bannis en raison de
leurs sympathies athéniennes après l'expédition de Sicile en 413. Voir la
notice de R. Goulet sur Céphale (DPA, II, § C79). Sur son attitude et la
position que Platon lui prête, voir J.H. Sobel (1987) ; sur sa place dans
l'ouverture du dialogue, voir P. Javet (1982).
17. L'expression désigne l'ensemble de la compagnie rassemblée dans la
maison, et non seulement ses fils Lysias, Euthydème et Polémarque, qui
sont déjà des adultes au moment de l'entretien.
18. Le renvoi aux poètes désigne ici Homère (Od., XV, 246, et Il., XXII, 60,
et XXIV, 486, où Priam parle du « seuil maudit de la vieillesse »). Cicéron
(De la vieillesse, 3 sq.) reprend l'ensemble de ce passage. Voir aussi
Hésiode, Les Travaux et les jours, 290 sq.
19. Selon le proverbe, que cite ailleurs Platon (Phèdre, 240c), « on se plaît
dans la compagnie de ceux de son âge ». Voir également Lysis, 214a,
Protagoras, 337d et Banquet, 195b.
20. La référence à Sophocle est placée ici dans une symétrie explicite au
renvoi qui vient juste après à Pindare (331a) ; le tragédien sert d'emblème à
cette partie de l'entretien qui évoque le souvenir et la mémoire, alors que le
poète des odes permet d'exprimer les sentiments en face de l'avenir, et en
particulier de la mort. Que Céphale ait pu rencontrer le poète Sophocle,
alors que celui-ci était lui-même déjà vieux, ne permet pas vraiment de
préciser la chronologie de l'entretien, car la longévité de Sophocle, qui
vécut de 497 à 405, était sans doute déjà renommée. Parlant de ces
vieillards qui récriminent, Platon fait peut-être allusion à Sophocle
(Antigone, vers 1165-1167) ; peu de poètes en effet ont tracé un portrait plus
sombre de la vieillesse que Sophocle (voir Œdipe à Colone, 1235 sq.).
21. Renvoie au souvenir que Platon prête ici à Céphale, plutôt qu'à une
parole conservée de Sophocle.
22. Renvoie au souvenir que Platon prête ici à Céphale, plutôt qu'à une
parole conservée de Sophocle.
23. Cette repartie était sans doute bien connue et on en trouve une variante
dans Hérodote (VIII, 125), où Thémistocle parle de la cité de Belbiné, en
répliquant à un certain Timodème qui en était originaire : « Eh oui ! Si
j'étais de Belbiné, jamais je n'aurais reçu tant d'éloges à Sparte, et tu n'y en
obtiendrais pas non plus, mon ami, tout Athénien que tu sois »
(trad. A. Barguet).
24. Ce terme (epieikḕ s) désigne l'homme qui a de la valeur et qui fait bonne
figure dans la société. Sa valeur ne le protège pas cependant du caractère
pénible de la vieillesse, si la fortune vient à lui manquer. Il ne s'agit donc
pas ici de la vertu qui placerait le vertueux au-dessus des misères de
l'existence, mais de l'homme de bien au sens du juste traditionnel auquel
s'identifie Céphale.
25. Le récit que fait Céphale (330b-c) des aléas de la fortune de sa famille,
où il se montre critique de la gestion de son père Lysanias et admiratif de
son grand-père Céphale, semble fidèle à ce que rapporte Lysias (Contre
Ératosthène, Disc., XII, 8 et 19). Ses fils héritèrent en effet d'une fabrique
d'armes qui employait cent vingt esclaves. Leur fortune personnelle était
très considérable et Lysias mentionne que lors des spoliations dont ils furent
victimes, ils avaient de l'or et de l'argent en quantité, en plus des boucliers
de la fabrique et d'autres métaux. En critiquant les nouveaux riches, au rang
desquels Socrate évite de ranger Céphale, Platon dresse un portrait amer des
intérêts commerciaux des démocrates, dont il ne cessera tout au long du
dialogue de railler le désir insatiable.
26. Comment ne pas entendre ici l'écho de l'ouverture du Banquet (173c),
alors que Socrate oppose le plaisir de l'entretien philosophique à la niaiserie
des conversations de riches ?
27. En posant cette question au vieillard Céphale, Socrate annonce déjà
l'exposé central sur le bien aux livres VI et VII du dialogue.
28. On peut percevoir ici un écho de Simonide (frag. 85, v. 7-10 Bergk).
29. La crainte qu'inspirent les mythes sur l'Hadès n'est pas un sentiment
digne de la philosophie et Socrate les critiquera, notamment pour cette
raison, au livre II. En évoquant ces mythes dans le prologue de la
République, Platon les met en résonance avec le mythe d'Er qui clôt le récit
du dialogue au livre X. Ces mythes peuvent inspirer une attitude de respect
à l'endroit de la justice, en particulier s'ils soutiennent la foi en l'immortalité
de l'âme (voir infra, X, 621b), mais ils ne peuvent en fournir les
fondements. Ils doivent en effet être forgés d'après des modèles exemplaires
(II, 379a) et ils s'adressent d'abord à la sensibilité. Aussi bien au début qu'à
la fin du dialogue, la représentation de l'au-delà joue donc un rôle
important, que Platon présente comme le complément possible de la
recherche philosophique sur les fondements de la justice. Dans le cours de
l'argument central de la République, la perspective eschatologique
n'intervient cependant d'aucune manière. Voir II, 363c ; III, 386b ; VI, 496e
et 498d ; X, 608d et 613e.
30. S'agit-il seulement d'un jeu de mots ? Première mention nette de l'enjeu
de la République, la rétribution eschatologique des actes injustes est la
forme mythique de la justice : il y aura un jugement et l'homme injuste
devra rendre compte des injustices commises. L'expression « rendre justice
des injustices » surprend, on peut la rapprocher de Euthyphron, 8e. En
évoquant (330e1) ceux qui se moquent de ces perspectives, Platon fait écho
au Gorgias (523a et 527a).
31. Il est important de noter que la mention de l'âme, dont le concept
métaphysique jouera un rôle fondamental au livre IV, intervient dès
l'ouverture du dialogue. Dans le propos de Céphale, il ne s'agit certes pas
encore de l'âme comme support de la justice, voir infra, 353d, mais cette
âme, comme la conscience (331a2) qui l'habite, constituent la prémisse de
toute la recherche de la République : comment déterminer l'essence de la
justice de la cité, sinon en la fondant sur la justice de l'âme ? Platon en pose
le concept, sans chercher à le déterminer comme sujet immortel, ou à le
justifier comme séparé métaphysiquement du corps, ce qui constitue l'objet
du Phédon et sera présumé acquis tout au long du dialogue.
32. Cette anxiété est relative à l'existence réelle d'un au-delà et c'est donc la
crainte qui engendre l'examen de conscience et l'examen des injustices
commises.
33. Voir le passage du Phédon, 77d-e, où Socrate, au moment de reprendre
la démonstration de l'immortalité de l'âme, évoque la crainte de la mort et la
nécessité de l'exorciser par la philosophie.
34. Vers de Pindare, d'origine incertaine (voir frag. 214 Maehler). Cette
espérance douce qui caractérise l'attitude de Céphale peut être rapprochée
de celle de Socrate (Phédon, 114c), et de même le désir de s'acquitter de sa
dette à l'endroit des dieux (Phédon, 118a). Mais cette espérance n'est pas
suffisante pour le philosophe, si elle doit signifier un repli sur une existence
sans risques et sans engagement au service des autres. C'est en tout cas ce
thème qui revient dans le discours de Socrate, au livre VI, 496d. Platon
affectionne la poésie de Pindare et il le cite cinq fois dans la République (I,
331a ; II, 365b ; III, 408b-c ; VIII, 565e ; et X, 613b). Voir l'étude de É. Des
Places (1949 : 171-179).
35. L'introduction du concept de la justice (dikaiosúnē), dont c'est ici la
première mention, apparaît à la jonction de l'entretien avec Céphale et de
l'entretien suivant, avec son fils Polémarque. L'histoire du concept de
justice montre la lente évolution d'un concept lié autant à la sagesse
populaire qu'à la cosmologie archaïque. Quand Platon le recueille, il a déjà
été thématisé comme vertu. Voir l'étude de S. Darcus-Sullivan (1995 : 174-
228), qui présente tout l'arrière-plan chez Homère, Hésiode, les poètes et les
penseurs présocratiques. Voir également E.A. Havelock (1978).
36. Platon critique ici une définition de la justice par l'application pure et
simple d'une règle ou d'une norme, dans le but de montrer que la définition
de la justice ne peut s'accommoder d'un légalisme conventionnel.
37. Platon emploie ici le terme hóros pour désigner ce que serait une
définition rigoureuse de la justice. Fréquent dans le corpus platonicien, ce
terme a plusieurs significations (terme, notion, limite, critère, règle), mais la
recherche des définitions (par exemple Gorg., 470b10) caractérise d'emblée
l'objet du dialogue philosophique. Il ne s'agit toutefois pas ici d'un emploi
technique, dans le sens de ce que serait par exemple une définition logique.
Aucune maxime de la tradition gnomique ne pourrait satisfaire aux critères
de la définition recherchée par Socrate.
38. Dès les premiers mots de son intervention, Polémarque associe sa
position à celle du poète Simonide. Tout ce morceau, qui s'étend de 331d à
336a, va en effet permettre à Platon de montrer, en dépit de sa vénération
pour les anciens sages, l'insuffisance de la sagesse traditionnelle, telle qu'on
peut la retrouver dans la poésie de Simonide. Défenseur de la démocratie,
Polémarque est proche de Socrate et a été condamné pour ses idées. Voir
l'exposé de sa position dans C. Page (1990).
39. Quand il se retire, pour laisser la place à son fils, Céphale lui lègue en
effet les apories de la morale traditionnelle, confiant qu'il saura relever le
défi de définir la justice. Cicéron, dans une lettre à Atticus (IV, 16)
commente sa sortie en insistant sur le fait que le vieillard quitte la
discussion pour se consacrer aux choses pieuses, indiquant par là une limite
de l'enquête philosophique. La structure de la République intègre la
tradition représentée par Céphale, puisque cette ouverture religieuse,
marquée à la fois par une fête et par la célébration d'un rite, trouvera sa
correspondance dans la fermeture du mythe d'Er. Voir P. Javet (1982).
40. La maxime attribuée à Simonide appartient en fait à toute la tradition
orale et Simonide fait ici figure d'emblème de cette tradition recueillie par
la poésie. Le poète de Céos (c. 556-486) occupait une position prééminente
dans la culture athénienne et il fut l'auteur d'épitaphes et d'hymnes en
l'honneur des guerriers morts au champ d'honneur lors des guerres
médiques. Proche de Thémistocle, on le retrouve à Syracuse vers 476, dans
la compagnie de Hiéron. La Lettre II de Platon (311a) le mentionne et le
dialogue de Xénophon sur Hiéron rapporte leurs échanges (II, 2, où la
maxime est évoquée). Platon le mentionne dans le Protagoras (316d-317c
et 339a-347a), alors qu'il fait écho à un concours poétique faisant rivaliser
Protagoras et Simonide et propose une interprétation de sa doctrine de la
vertu. La maxime elle-même se retrouve attribuée à Pittacos chez Diogène
Laërce (DL, I, 78 Goulet-Cazé), mais on ne la retrouve pas dans les
fragments conservés de Simonide.
41. En quel sens Simonide est-il pour Socrate un sophós ? Ces vocables
étaient courants pour marquer l'admiration (par ex. Protag., 315e). Pour le
sens du mot theîos chez Platon, souvent ironique dans la bouche de Socrate,
voir Ménon, 99c. L'apparente-t-il aux sages de la tradition, Bias et Pittacos
mentionnés en 335e, Solon et Thalès, dont il donne la liste dans le
Protagoras (343a-c) ? Ou ce jugement est-il ici une marque de plus de
l'ironie de Socrate ? Il n'y a aucune raison de douter de l'admiration de
Platon pour Simonide. Socrate le défend contre les critiques de Protagoras
(340a-b) et il fait de son savoir le fondement de la sagesse de Prodicos,
qualifiée de divine. Les poètes ne sont-ils pas les éducateurs de la jeunesse
(Protag., 316d, 325e, 338e) ? Voir le concernant les remarques de
M. Detienne (1967 : 105-143). Ailleurs, Socrate estime que les poètes
manquent de sagesse (Apol., 22a-b), qu'ils se contredisent (Protag., 347e,
Ménon, 71b), mais il n'en affirme pas moins que les propos de ceux qui sont
« sages » sont plus fiables (Théét.?, 152b, et Phèdre, 260a).
42. La critique faite à la définition de Céphale vaut-elle aussi pour la
formulation de Simonide ? Socrate montre facilement que la maxime de la
sagesse traditionnelle ne saurait convenir à toutes les circonstances et que
Simonide lui-même ne l'aurait pas acceptée. Il est donc nécessaire de
rechercher une autre interprétation (332a).
43. Cet argument introduit une modalité dans l'interprétation de la maxime :
la restitution ne doit pas être dommageable aux amis, mais il convient
qu'elle soit dommageable aux ennemis. Cette maxime était courante et on la
retrouve par exemple chez Hésiode (Travaux, 707 sq.), Pindare (Pyth., II,
83) et Eschyle (Prométhée, 1041 sq.). Socrate l'évoque comme une
conception populaire (Xénophon, Mém., II, 3, 14, et II, 6, 35).
44. Comme dans le Charmide (162a) et dans le Théétète (152c, 194c),
Socrate qualifie d'énigme une formulation qui manque de clarté ou de
rigueur. Il concède cependant que la formulation poétique est susceptible de
plusieurs significations, laissant ouverte la possibilité que l'une d'entre elles
convienne à la recherche philosophique. La recherche de la signification
acceptable va être menée par une analogie avec la médecine et la cuisine,
puis ensuite avec le pilotage (332e), pour tenter de préciser le sens de « ce
qu'on doit ». Cette analogie procède en ayant recours au concept de l'art
(téchnē) : l'art de la justice (332d2) peut-il être éclairé par l'art de la
médecine ? Rend-il ce qu'il doit de la même manière ?
45. Notons ici l'emploi de l'optatif, qui indique déjà la réticence de Socrate
à concevoir la justice comme une téchnē. Quelle est ici la portée de ce
premier concept de justice ? J. Adam (ad loc.) la conçoit comme la vertu
correspondante de l'hosiótēs, c'est-à-dire de l'attitude juste envers les dieux.
C'est l'excellence humaine dans sa généralité, à laquelle fait écho Théognis :
« Dans la justice se concentre toute la vertu humaine” (Poèmes élégiaques,
v. 147). Dans la conception grecque avant Platon, on peut considérer la
justice comme l'équivalent d'un concept de bien ou de moralité. Voir sur ce
point S. Darcus Sullivan (1995 : 174-227) et E. Havelock (1969). Les
définitions de la justice dans l'œuvre de Platon sont nombreuses et la
définition populaire – l'art d'aider ses amis et de nuire à ses ennemis – se
retrouve par exemple dans le Ménon (71e) et dans le Criton (49b), où
Platon montre comment elle doit être dépassée. Xénophon y fait écho
(Mém., II, 3, 14, et II, 6, 35) et Platon peut àjuste titre être considéré comme
le premier à s'opposer à cette morale conventionnelle. L'exemple en serait le
vers de Pindare : « Puissé-je aimer mes amis ! Mais rendant haine pour
haine, je courrai sus à l'ennemi, comme un loup… » (Pyth., II, 82-83
Puech).
46. C'est la discussion de la justice comme téchne qui amène les concepts
d'action et de tâche (prâxis et érgon). Présents dans plusieurs discussions
socratiques sur la vertu, ces concepts reviendront principalement au
livre IV, alors que Platon voudra fonder sur la tâche propre de chacun la
détermination de la justice de l'ensemble. Voir par exemple Gorg., 451a,
Protag., 311b et 318b.
47. Notons que le contexte premier proposé par Socrate pour l'interprétation
de l'art de la justice est la guerre. Les amis et les ennemis ne sont pas
d'abord les particuliers dont on se demanderait ce que signifie le devoir de
les traiter justement, mais les alliés et les citoyens de cités ennemies. Ce
contexte est sans doute le plus déterminant dans toute l'enquête de la
République, dans la mesure où la justice doit d'abord garantir la paix et
l'harmonie dans la cité et dans les rapports entre les cités. Les contextes
juridiques qui règlent les relations des particuliers paraissent toujours
subordonnés à cette signification première de l'amitié et de l'inimitié, la
signification d'abord politique et militaire. Ce contexte guerrier, repris au
livre V, est à la base de l'interprétation straussienne de la République, voir
par ex. L. Craig (1995).
48. Le terme générique (sumbólaia) est rapporté par Socrate à une forme
plus englobante, les associations (koinōnḗ mata) Il s'agit dans le premier cas
des obligations contractuelles entre particuliers, principalement pour les
prêts et les opérations impliquant de l'argent. Le législateur en a la
responsabilité (Pol., 295a), mais les particuliers peuvent également
contracter directement (infra, IV, 425c). Dans le second cas, il s'agit de
toutes les ententes et conventions, qu'elles impliquent ou non de l'argent.
49. Cette référence à la position des dés au jeu revient au livre VI (487b),
pour illustrer la manière de Socrate de bloquer l'argumentation, l'échange
dialogué étant alors comparé au jeu de dés.
50. Platon oppose ici non pas l'individu et la collectivité, mais les affaires
impliquant des tractations ou des associations et les affaires personnelles,
privées.
51. L'argument développé par Socrate institue une comparaison entre les
arts qui correspondent aux métiers utiles (le pilote, le vigneron, le musicien,
etc.) et l'art qui ne correspond à aucun usage utile, à aucune chrḗ sis. La
conclusion paraît inévitable (333e), l'art du juste est un art inutile, il est
dépourvu de toute valeur. Platon n'est certes pas dupe de ces analogies (voir
ses remarques dans Pol., 277c et 297e), mais celles-ci permettent de
montrer la différence de registre entre l'art moral et la technique.
52. Le principe en vertu duquel si on connaît le bien, on connaît aussi le mal
est ici appliqué de manière sophistique. Voir Phédon, 97d, et Charm., 166e.
L'exemple de la capacité de voler est exposé dans l'Hippias mineur, 365c.
53. Il s'agit ici des stratégies militaires, plans de campagne et autres
délibérations secrètes dans les activités de la guerre.
54. Père d'Anticlée, grand-père maternel d'Ulysse, il vient dans l'Odyssée
(XIX, 399-466) voir son petit-fils et c'est lui qui lui donne son nom. Ulysse,
blessé à la cuisse par un sanglier lors d'une chasse, est soigné par Autolycos
et ses fils. À quoi renvoie le propos d'Homère que cite ici Platon ? Peut-être
au fait que, dans l'Iliade (X, 262-68), Autolycos avait dérobé le casque
d'Amyntor qui allait plus tard protéger Ulysse.
55. Cette ironie à l'endroit des poètes est particulièrement bien placée,
puisque Polémarque entend faire reposer sur Simonide sa conception de la
justice. Le paradoxe auquel parvient en effet la discussion (334e) est le
contraire de la pensée de Simonide : la justice consisterait à faire du bien à
ses ennemis et à nuire à ses amis. Présentée comme un dilemme,
l'argumentation qui se conclut ici est la suivante : ou bien il est juste de faire
du tort à ceux qui ne sont pas injustes à notre endroit et de faire du bien à
ceux qui sont injustes, ou bien il est juste de faire du tort aux amis et de
faire du bien aux ennemis. Polémarque considère que la première position
est malhonnête, et la deuxième heurte de front la maxime attribuée à
Simonide.
56. Ce passage et le passage parallèle dans le Premier Alcibiade (127d),
comme bien d'autres passages chez Platon, illustrent l'état de confusion
dans lequel Socrate plonge ses interlocuteurs. La comparaison avec la
torpille dans le Ménon (80a) en est l'image saisissante.
57. Selon cette position, tout homme de bien sera un ami, et tout homme
mauvais sera un ennemi. Cette conception pourrait se rapprocher de
certaines formulations attribuées à Socrate, par exemple par Xénophon
(Mém., II, 6, 14 sq.). Le raisonnement de Socrate implique ici la possibilité
de discerner l'apparence de la réalité dans l'identification des amis et des
ennemis.
58. La forme absolue de la condamnation de l'injustice contredit la morale
traditionnelle de la revanche : la justice, telle que la conçoit le philosophe,
n'est pas compatible avec l'hostilité. Platon contredit explicitement
Xénophon (Mém., II, 6, 35, et II, 3, 14) qui l'attribue à Simonide. Cet
argument est ici développé par une curieuse analogie naturaliste : de la
même manière que le mal causé par un animal à un autre rend celui-ci plus
mauvais, l'injustice rend le sujet de l'injustice plus injuste encore. La justice
ne saurait être la cause de l'injustice. L'argument recourt au concept de
l'excellence propre des animaux : l'exercice du mal détériore leur excellence
propre, qui est selon l'analogie l'équivalent de la vertu humaine. Or la
justice est l'excellence humaine propre (335c), en elle se résume l'ensemble
des vertus. Voir infra, II, 379c et en général la position socratique sur la
condamnation de l'injustice (335e et par exemple, Criton, 49b, et Gorg.,
469b). L'ensemble de ce passage peut être rapproché d'un fragment de
Simonide (frag. 5, 10-14 Bergk) et concourt à la morale traditionnelle qui
associe la prospérité à la conduite du juste. Dans le Charmide (172a), la
réussite découle de la sagesse.
59. Cette liste associe Périandre, le tyran de Corinthe (c. 625-585), réputé
pour la violence de son pouvoir, Perdiccas II (c. 450-413), roi de Macédoine
et allié changeant d'Athènes, Xerxès, le fils de Darius, roi de Perse (486-
465) et Isménias, roi de Thèbes : grands personnages de la vie politique,
leur richesse leur donne l'illusion d'un pouvoir réel. Aucun tyran ne peut
prétendre à un bonheur authentique (voir infra, IX, 587d). Dans le Ménon
(90a), Platon évoque le caractère suspect de la fortune d'Isménias.
Xénophon rappelle comment il fut condamné pour avoir spolié Timocrate
de Rhodes (Hellén., III, 5, 1 ; V, 2, 35).
60. L'attaque de Thrasymaque est directe et elle vise en premier lieu la
méthode de l'argument socratique, l'élenkhos. Manifestant une attitude
d'impatience, le sophiste exige de Socrate qu'il se soumette lui aussi à la
requête de fournir une réponse et propose à son tour une définition. Cette
impétuosité fait ranger Thrasymaque du côté du Polos ou du Calliclès du
Gorgias et Platon le peint sous des traits qui frisent la caricature. Rien chez
lui ne semble mériter considération et sa violence disqualifie, pour ainsi
dire a priori, sa position. Le reproche fait à Socrate de se contenter de
questionner est un leitmotiv récurrent (Xénophon, Mém., I, 2, 36 ; IV, 4, 9)
et on l'entend souvent chez Platon même (Théét., 150c).
61. Platon semble insister ici sur la différence entre une discussion sur le
juste et une recherche, plus élaborée et plus difficile, sur la justice.
Thrasymaque récapitule en effet les définitions possibles du juste (336d) et
les déclare sans intérêt, ce que ne contredira pas Socrate.
62. Cette apostrophe aux sophistes n'est certes pas un compliment et dans la
bouche de Socrate, cette expression courante de l'admiration (deinós) se
tourne ironiquement contre une prétendue sagesse.
63. Souvent reprochée à Socrate, qualifiée de puérile, assimilée à une
attitude purement ludique, l'ironie fait partie au contraire de la méthode de
la recherche socratique. Il s'agit d'une attitude qui consiste à ne pas révéler
ce qu'on sait, de manière à provoquer le questionnement et approfondir la
recherche. Voir par exemple Banq., 216e, et Théét., 150c, avec l'étude de
G. Vlastos (1990 : 37-68). Toute cette introduction sur la méthode de
Socrate et sur son attitude a pour but de dresser un portrait symétrique de la
position sophistique et de la recherche philosophique : le sophiste est un
expert habile et malin, qui connaît d'avance plusieurs réponses et propose
d'en exclure plusieurs (337c), alors que le philosophe cherche la vraie
réponse.
64. En quel sens Socrate dit-il à Thrasymaque qu'il est sophòs, sinon pour
lui signifier qu'il voit bien dans son jeu ?
65. Thrasymaque s'exprime ici comme si l'attitude de Socrate, qui manifeste
peut d'ouverture à sa proposition, méritait une sorte de châtiment : si la
réponse devait venir de Thrasymaque, ne devrait-il pas endurer une
correction qui le fasse souffrir (páschein) ? Le passage fait écho à la
coutume des tribunaux (Apol., 36b, et Lois, XI, 933d) qui faisait demander à
un accusé reconnu coupable de requérir une peine différente de celle
requise par l'accusation. Mais Socrate transforme cette épreuve souffrante
en projet de connaissance. Cet échange associe, comme toute la tradition
grecque l'avait exprimé, la souffrance et la connaissance (matheîn) ; par
exemple, Eschyle, Agamemnon, 176.
66. Alors que les sophistes réclamaient un paiement pour leur enseignement
et parvenaient dans certains cas à amasser de belles fortunes (voir le cas de
Protagoras, réputé plus riche que Phidias lui-même, Ménon, 91d), Socrate
menait une existence modeste et revendiquait pour lui-même une style de
vie exigeant un certain dénuement (Apol., 23b). Il ne possède pas de biens
matériels (338b).
67. Thrasymaque retourne ici contre Socrate le compliment ironique que
celui-ci lui avait adressé en 337a. La méthode de Socrate est aussi une sorte
d'expertise dont on peut se moquer, la profession de non-savoir
s'acccompagnant, au dire de Thrasymaque, d'un manque de gratitude à
l'égard de ceux qui savent, les sophistes.
68. Cette définition, qui fait retour dans les Lois (IV, 714c), peut être
considérée comme une détermination plus précise de la définition de la
justice comme intérêt, refusée par Thrasymaque en 336d et notée par
Socrate en 339b. Au livre suivant, Glaucon en fait une théorie courante sur
l'origine des constitutions et des cités (358c). Cette définition doit-elle être
rapprochée du constat de Thucydide (I, 76, 2), qui affirme que c'est le destin
naturel des faibles d'être dominés par les forts ? On ne saurait résumer la
pensée politique athénienne dans ce principe impérialiste, mais en le
mettant dans la bouche de Thrasymaque, Platon en fait la position des
intellectuels qui ont soutenu la politique de conquête et en un sens conduit
Athènes à la défaite. La comparaison avec la position de Calliclès dans le
Gorgias (par ex. 483a) a été l'objet de plusieurs études, voir R.L. Klee
(1930 : 317 sq.). La question est en effet d'abord politique : quelle est
l'origine des cités, sinon l'exercice de la force, comme l'exemple même
d'Athènes le montre ? Voir aussi le vers de Pindare (frag. 169 Snell), cité
dans le Gorgias (484b), alors que Platon semble identifier la loi du plus fort
et la loi de la nature. Voir supra, II, 359c. La position de Thrasymaque a
donné lieu à de nombreuses études, voir d'abord P.P. Nicholson (1974),
J. Churchill (1984), C.D.C. Reeve (1985) et F.C. White (1988).
Pour analyser la thèse de Thrasymaque, il faut en séparer les propositions
successives. La première fait de la justice l'intérêt du plus fort (338c1). La
seconde thèse fait de la justice le bien d'un autre (343c). La première thèse
résulte d'une lecture qui se présente elle-même comme un regard lucide sur
le lien social et on peut l'identifier à son fondement philosophique qui est un
conventionnalisme. C'est le dirigeant qui édicte les normes et les lois, et la
justice est donc le résultat de cette déclaration. Si l'origine de la justice est
le pouvoir, quel qu'il soit, alors son essence est d'emblée positive, ce qui la
distinguerait de la morale, qui, elle, pourrait être naturelle. Cette position
traditionnelle était déjà représentée dans le Criton, dans le passage de la
Prosopopée des lois, alors que Socrate exprime son respect de l'autorité des
lois, fussent-elles injustes. La position de Thrasymaque va bien au-delà
cependant d'une simple constatation de l'autorité, puisqu'il soutient qu'il n'y
a rien au-delà de cette conformité, seulement du pouvoir. On doit également
noter que Thrasymaque ne s'embarrasse pas de cette distinction et considère
toute la question de la justice sous le regard de la positivité des lois. Comme
les dirigeants, qui sont les plus forts de par leur richesse et leur rang social,
recherchent ce qui les avantage, ils auront tendance à promulguer des lois
qui leur sont avantageuses. Selon cette première formulation, la justice est
ce qui est élaboré politiquement (lois, pouvoir) et non pas ce qui est
moralement souhaitable (vie bonne). Socrate attaque cette formulation de
manière directe : si le dirigeant se trompe, ses lois sont-elles encore justes ?
Thrasymaque répond en proposant une deuxième formulation : la justice est
obéissance aux lois (339b7), ce qui relève d'un légalisme traditionnel. Cette
position semble cependant marginale dans l'ensemble de son argument et
Thrasymaque la refuse quand Clitophon propose de la reprendre. Il propose
plutôt de discuter à partir d'un concept pur de dirigeant, c'est-à-dire d'un
dirigeant infaillible et qui ne saurait de ce point de vue même manquer à
son propre intérêt.
Ce concept de dirigeant au sens strict, ou rigoureux, va permettre à Socrate
de se concentrer sur la nature de l'expertise requise de tout expert au sens
strict, qu'il soit médecin, pilote ou dirigeant : il s'agit de la science qui est le
fondement de son art, de sa téchnē. La justice, avant donc d'être définie
comme vertu et excellence, est présentée comme art de gouverner, comme
art politique. Sur ce point, Thrasymaque et Socrate se trouvent sur un
terrain commun. Mais le point de leur désaccord est la finalité de cet art :
alors que Thrasymaque croit que le tyran et l'injuste, qui sont naturellement
pléonectiques, ne rechercheront que leur intérêt, Socrate soutient au
contraire que les gouvernants gouvernent dans l'intérêt des sujets (343a). Le
traitement technique de la justice n'est donc pas suffisant, seule la
considération morale du télos peut assurer un modèle valable aux yeux du
philosophe. Toute la recherche de la République peut être considérée
comme le projet d'assurer un fondement autre que purement technique à
l'art politique, car si ce fondement est hors d'atteinte, il semble inévitable
que le sophiste triomphe : la force de l'intérêt propre dominera et la raison
qui pourrait servir l'intérêt des autres, emportée par la pléonexie (v.g. le
désir insatiable de prendre avantage, en exploitant les faiblesses des autres
pour en tirer un gain), ne travaillera que pour elle-même. C'est la position
de Thrasymaque lui-même, qui défend dans un long discours les bienfaits
de l'immoralisme. La position socratique, qui est le contraire de la
pléonexie, est que dans la mesure où l'art politique est un art véritable, il
doit servir l'autre (342c-343a). Cette position provoque chez Thrasymaque
l'expression d'un mépris à l'égard d'une attitude philosophique aussi naïve
que candide. Ce moment constitue une charnière importante dans
l'argument, puisqu'il sera l'occasion pour Thrasymaque (343b-344d)
d'exposer sa thèse sur l'infériorité de la justice, thèse qui en son point limite
lui fait qualifier la justice de vice. Le gouvernant est en effet un berger, mais
son but est l'exploitation du troupeau et non le bien de ses sujets. Il cherche
d'abord l'oikeîon agathón, c'est-à-dire son bien propre et il l'obtiendra par la
force et par l'exercice de son intelligence. C'est lui qui, au sein même de
l'exploitation, est le véritable phrónimos, le vrai sage. On doit donc
l'admirer. C'est également lui seul qui atteindra le bonheur, car seul l'injuste,
et en particulier le tyran exploiteur, saura accumuler les avantages : son
désir véritablement pléonectique, lui procurera le vrai bonheur. Cette
seconde thèse exige à son tour une réfutation complète, puisque Socrate
soutient que seul le juste est sage et heureux. À la pléonexie naturelle des
dirigeants exploiteurs et des cités dominatrices, il oppose le désir moral
soutenu par la raison et la connaissance. L'art politique moral sera par
essence désintéressé, et sa motivation sera conforme à une connaissance
désintéressée. Le phrónimos en effet n'est pas un habile calculateur, mais un
sage vertueux qui recherche le modèle de la justice hors de la sphère de
l'intérêt.
Le développement de l'argument général de cet entretien est complexe et on
peut le comprendre mieux en le rapprochant du passage parallèle du
Gorgias : non seulement Calliclès est un personnage très proche de
Thrasymaque, mais les thèses qu'il avance semblent à plusieurs égards les
mêmes. Le conventionnalisme est en effet une thèse centrale de la pensée
des sophistes, qui mettaient en question l'origine naturelle ou divine des lois
et des normes. La position de Protagoras, bien connue, n'est que l'emblème
de tout le mouvement qui agite les intellectuels autour de Périclès. La
conception traditionnelle est reflétée dans un fragment d'Antiphon (DK, 87 ;
A44), où on lit que la justice consiste « à ne pas transgresser les coutumes
de la cité dans laquelle on vit comme citoyen ». Cette conception sera
critiquée par les sophistes, puisque les lois sont d'imposition arbitraire et
qu'elles pourraient se révéler contraires à la nature. Cet argument est au
centre de la position de Calliclès (Gorg., 482c-486d), qui oppose la nature
et la loi. Selon lui, la loi (nómos) est le fait des faibles, qui recherchent leur
avantage, alors que la nature soutient les forts. Leur force les portera à
défier les lois et à renverser les conventions. L'entretien avec Thrasymaque
montre que cette position doit être nuancée et approfondie, car Platon peut
s'accorder avec Calliclès pour critiquer le conventionnalisme, mais pas
jusqu'au point de lui substituter la pure violence de la force naturelle. C'est
pourquoi dans la discussion avec Thrasymaque nous ne trouvons pas de
distinction entre ce qui est conventionnel et ce qui est naturel : dans la
présentation de sa thèse qu'expose Platon, on ne trouve aucune trace de
naturalisme. Là où Calliclès pense un individu violent et plein de désir,
Thrasymaque représente un tyran, dont l'idéal de pouvoir politique n'est pas
fondé sur une pure violence naturelle. Il est seulement pléonectique et
désireux de tourner les lois à son avantage. La position de Thrasymaque
n'en appartient pas moins au monde de la pensée des sophistes, puisque la
prémisse non énoncée de sa position est que l'immoralisme, l'injustice
vulgaire, correspond à ce qui serait juste par nature. Il reviendra à Glaucon,
au livre suivant (Rép., II, 359c), de mettre au jour cette prémisse naturaliste
en l'exposant dans les termes du débat nómos-phúsis.
Quelles sont les prémisses de l'immoralisme de Thrasymaque ? Il pense que
la justice a un fondement, mais qu'il est inutile de le respecter : l'injustice
présente en effet des bienfaits supérieurs, puisqu'elle est profitable, alors
que la justice n'est jamais dans notre intérêt. Cette deuxième portion de
l'argument de Thrasymaque déplace le sujet de l'enquête : la discussion se
concentre moins sur la nature de la justice et place en son centre la question
du bénéfice de la justice. La forme principale de cette question subsidiaire
concerne le bonheur : le juste est-il heureux ? La suite de la République
maintiendra liées ces deux questions : la recherche sur la nature de la
justice, qui se développe dans le thème psychopolitique du livre IV, ne sera
jamais dégagée de la recherche sur le bienfait de la justice qui du livre II
aux livres IX et X, propose une méditation sur le sort des justes et les
récompenses de la vie future.
69. Personnage historique, vainqueur à la 93e Olympiade en 408, il est
mentionné dans Pausanias (VI, 5) et Lysippe avait sculpté sa statue à
Olympie.
70. Cette distinction tripartite (tyrannie, démocratie, aristocratie) annonce la
distinction quadripartite qui fera l'objet de l'enquête politique et
psychomorale du livre VIII. Cette classification était classique (voir
Eschine, Ctesiphon, 6 ; Timarque, 4 ; et Pindare, Pyth., II, 86) et sera reprise
par Aristote, Pol., III, 1279b4, qui considère les trois régimes comme des
déviations de la royauté (tyrannie), du gouvernement constitutionnel
(démocratie) et de l'aristocratie (oligarchie). Au nombre de ceux qui
contribuèrent à en fixer la structure, il faut faire une place à part à Hérodote,
qui distingue le régime et ceux qui exercent le pouvoir (III, 80-82). Voir sur
cette classification, J. Bordes (1982 : 134, 232-249, et sur ce passage de
Rép., I, 338d : 249-252) et J. de Romilly (1959).
71. Il est difficile d'établir une relation de définition logique entre le pouvoir
comme exercice réel de la fonction de gouverner (árchein), et le principe
abstrait de ce pouvoir (krateîn) ; Platon soutient ici que c'est d'abord la
fonction politique du gouvernant qui lui assure le pouvoir qu'il exerce. Les
termes grecs utilisés sont souvent équivalents. Notons cependant que, dans
la conception de Thrasymaque, le pouvoir exerce dans les trois régimes la
même fonction, celle de la force supérieure, qui édicte les lois. Cette
distinction fait retour dans l'argument, 342c8-9. Dans les Lois (IV, 714b
sq.), Platon revient sur ce rapport des lois aux régimes qui les édictent et il
critique le pouvoir des régimes qui, cherchant uniquement à se maintenir,
n'ont aucun égard pour la justice de leurs lois. Au regard de Thrasymaque,
et de tous les réalistes politiques de sa mouvance, il paraissait certainement
idéaliste de rechercher le meilleur régime : chaque régime promulgue des
lois qui le servent, et les théoriciens qui accordent à ce fait un rôle
prépondérant dans la pensée politique se concentrent en conséquence sur la
prééminence de l'archḗ . Voir J. Bordes (1982 : 251).
72. Le terme traduit ici par gouvernement est archḗ , c'est-à-dire le pouvoir ;
les formes peuvent en varier selon les constitutions, certaines cités étant
gouvernées démocratiquement, d'autres tyranniquement, d'autres
aristocratiquement, mais cela, selon la thèse de Thrasymaque, ne modifie
pas la conception de la justice. Le juste est toujours ce qui est institué par le
pouvoir en place, c'est-à-dire par les régimes qui gouvernent. Or, chaque
régime gouverne en suivant d'abord l'intérêt des dirigeants, de sorte que la
justice est toujours identique à ce que promulgue le gouvernement en place.
Cette thèse est proche de celle que propose Calliclès dans le Gorgias (482c-
486d), mais il faut noter les différences. Elle a pour corollaire la proposition
qu'en tire immédiatement Socrate, lorsqu'il en entreprend l'examen :
l'obéissance au régime en place est nécessairement juste (339b). Ce
conventionnalisme n'est cependant pas exposé ici par l'opposition de la loi
et de la nature, contrairement à l'exposé de Calliclès dans le Gorgias. Ce
thème de la pensée sophistique était un topos courant à l'époque de Platon et
Aristote le présente comme tel (Réf. soph., 173a7-18). Dans le Protagoras,
Hippias insiste sur la priorité de la nature (337c-e), mais c'est seulement
dans le Gorgias que Calliclès expose ce que signifie la nature : c'est le règne
de la force et du pouvoir, qui ne saurait être jugulé par les lois visant à
protéger les faibles. Dans le Théétète (177d), l'autorité des lois est le
fondement de la justice. Par contraste, la position de Thrasymaque ne
recourt aucunement à la nature et se limite à une apologie des conventions
établies par les plus forts, alors que le Gorgias (504d) présente au contraire
les conventions comme des mesures protégeant les faibles.
73. Cette expression a ici le sens d'une intervention en faveur de la position
de Socrate, ce qui explique la réaction de Polémarque : Socrate n'a besoin
d'aucun défenseur (márturos), puisque Thrasymaque est d'accord avec lui.
74. Clitophon croit pouvoir corriger la thèse de Thrasymaque en distinguant
l'intérêt réel du plus fort de ce qui lui paraît être son intérêt, c'est-à-dire de
son jugement. Mais même si cette distinction ne correspond pas à la thèse
de Thrasymaque, Socrate accepte de la recevoir : elle ne modifie en rien, en
effet, le paradoxe auquel la thèse conduit, dans tous les cas, si on admet que
les gouvernants peuvent se tromper.
75. Thrasymaque ne peut se résigner à considérer comme le plus fort celui
qui se trompe, dans le moment même où il se trompe : le plus fort, selon
cette nouvelle modalité introduite ici dans l'argument, n'est plus le plus fort,
s'il se trompe. Thrasymaque développe l'argument par le moyen d'analogies
(340d) et il aboutit à la conclusion que le nom d'un expert comme pilote,
musicien ou gouvernant ne convient plus quand l'expert se trompe. Il n'est
plus dès lors qu'une manière de parler (340d5). Cette position repose donc
sur une distinction entre le sens strict ou rigoureux des désignations et leur
sens non-rigoureux : seul le premier peut servir l'argument, puisque l'expert
ne peut se tromper en tant qu'expert (dēmiourgòs, 340e4). L'analogie est
menée pour la triade de l'expert, du savant (sophòs) et du dirigeant
(árchōn), trois fonctions qui supposent un savoir lié à leur désignation
même : ce savoir vient-il à manquer, la désignation perd son sens, et l'expert
n'agit plus en tant qu'expert, le dirigeant en tant que dirigeant, le savant en
tant que savant.
76. Sous cette appellation, on désignait à Athènes des personnes qui
s'adonnaient à la dénonciation et qui cherchaient par tous les moyens à
provoquer des procès, de manière à mettre en valeur leurs habiletés
rhétoriques et à encaisser les récompenses prévues en cas de succès. Ces
délateurs publics devinrent rapidement une plaie du système judiciaire. Plus
loin, Platon les mentionne (VII, 553b) pour critiquer leurs abus.
Thrasymaque considère ici que Socrate le provoque délibérément, pour lui
faire du tort (341a), et c'est en ce sens qu'il le traite de sycophante. Cet
usage perdurera dans la doctrine de l'argumentation, voir Aristote, Réf.
soph., 15, 174b9 et Rhét., II, 24, 1402a14.
77. Le sophiste distingue ici, au moyen d'un vocabulaire technique rhḗ ma et
ónoma, l'expression et le nom, c'est-à-dire un usage qui peut varier quant à
la précision et un concept, qui lui est invariable et qui est fixé dans un nom.
Voir pour cette distinction, Gorg., 450d. Cette distinction recoupe-t-elle
celle qui vient un peu plus loin (341b) entre l'usage habituel, la manière de
parler (hōs épos eipeîn) et le sens strict (akribeî lógōi) ? Pas exactement,
dans la mesure où la distinction entre l'expression et le nom suppose une
référence stricte (le concept du médecin renvoie à la fonction de la
médecine exercée dans sa perfection), alors que le sens strict désigne
seulement la plus ou moins grande rigueur dans l'usage du langage (voir
infra, sur l'art au sens strict, 342b). Voir aussi le passage des Lois (II, 656e)
qui associe la manière de parler à un résumé de l'usage.
78. Si chaque art a un intérêt particulier, c'est dans la perfection de cet
intérêt qu'il réalisera ce qu'il poursuit, et non dans quelque intérêt différent
ou adventice. Chaque téchnē possède sa fonction propre (voir infra, 353b),
qui est la finalité que chaque art particulier poursuit. L'argument est élaboré
à partir de deux fonctions, celle de la médecine et celle du pilotage, des
analogies très prisées dans les discussions socratiques.
79. Si les arts poursuivent une fonction particulière qui correspond à ce qui
est leur intérêt particulier, ils sont par ailleurs entièrement autosuffisants et
ne requièrent pour eux-mêmes aucun art de niveau hiérarchique supérieur.
C'est en ce sens que Socrate soutient que l'art possède une excellence
(aretḗ ) parfaite, autosuffisante : cette excellence s'identifie à la perfection de
sa fonction. L'argument de Socrate est construit en parfaite symétrie avec le
concept du dirigeant parfait de Thrasymaque, le dirigeant infaillible, le but
étant de montrer que l'un comme l'autre n'ont aucun intérêt pour eux-
mêmes, ils ne servent que leur fonction, c'est-à-dire l'autre (le malade, le
gouverné, le navire). Sur ces questions, voir les analyses de T. Irwin (1995 :
176-180).
80. Le développement de l'argument est complexe. Si les arts dirigent et
gouvernent leur objet, ils en sont la science (epistḗ mē, 342c11). Cette
affirmation se fonde sur la préséance de la science : aucune téchnē ne peut
s'exercer en tant que telle, elle suppose une science, qui est le véritable
fondement de son pouvoir sur l'objet. Cette proposition est essentielle à la
conclusion concernant l'intérêt du dirigeant (342d), car seul le dirigeant qui
sait peut exercer son art dans l'intérêt véritable de ses subordonnés. On peut
voir ici l'argument politique de la République entrer en scène, avant même
son développement dans les livres subséquents. C'est en ce sens seulement
que le dirigeant est un expert de son art de gouverner (342e9). Non
seulement tient-il compte de l'intérêt de l'autre, du plus faible, mais encore
le fait-il sur la base de la science qui fonde son art. Cette position contredit
explicitement et complètement l'immoralisme de Thrasymaque, qui voit
dans la justice une ingénuité, une candeur et au bout du compte une
aberration. Seule l'injustice est une vertu, puisqu'elle seule permet
d'atteindre le bonheur par la satisfaction des besoins. Sur la doctrine de
Thrasymaque et son lien à la sophistique, voir G.B. Kerferd (1981 : 117-
123) et sur son attitude à l'égard de la sōphrosúnē, voir H. North (1966 :
115).
81. La conjonction de l'intérêt et du bien (sumpherón et prépon, 342e10)
montre ici l'importance d'une conception morale de l'intérêt du plus faible.
82. La comparaison du dirigeant et du berger est fréquente chez Platon, qui
compare même les dieux de l'âge d'or à des bergers (Pol., 271d). Socrate
avait lui-même eu recours à cette comparaison, mais dans le but opposé
(Xénophon, Mém., III, 2, 1), évoquant l'exemple d'Agamemnon chez
Homère. Dans le Théétète (174d), le tyran exploite son troupeau le plus
possible.
83. L'expression pourrait signifier « un bien d'une autre nature, un bien
étranger » (allótrion agathòn), mais le sens de l'argument est de faire voir
qu'être juste consiste à rechercher le bien d'un autre que soi-même. Aristote
(Eth. Nic., V, 3, 1130a3 ; 1134b5) note que la justice est la seule des vertus
à rechercher le bien d'un autre que soi.
ō̂
84. Ce terme (euēthikō̂n, c6) est rare chez Platon (Rép., VII, 529b, Charm.,
175c et Hipp. maj., 301d). Il désigne ceux qui ont une attitude morale en
toutes choses. Dans la bouche de Thrasymaque, ce terme se transforme en
reproche, puisque la moralité des faibles est le signe de leur soumission.
Tout le discours de Thrasymaque, qui se rapproche de celui de Calliclès
dans le Gorgias (490b, 511a, 521c) est une charge contre l'attitude morale,
puisque l'idéalisme est le fait des faibles, alors que le réalisme impose de
considérer l'exploitation comme un fait.
85. L'injustice la plus totale, celle qui est parfaite (teleōtátēn) est l'injustice
tyrannique. Suivant B. Jowett (ad loc.), on peut en comparer la description
chez Euripide (Phéniciennes, 549), qui fait de l'injustice le bonheur du
tyran. Ce thème du bonheur du tyran était assez commun, Platon y fait
allusion dans le Gorgias (au sujet du bonheur d'Archelaos de Macédoine,
470d).
86. Socrate ironise ici sur les qualités de Thrasymaque. Ce qualificatif de
« démonique » désigne des êtres intermédiaires entre la divinité et
l'humanité ; en II, 382e, Platon dit que comme le divin, le démonique ne
peut être que véridique. Appliqué au discours fallacieux de Thrasymaque,
l'apostrophe devient dérisoire, puisque dans la pensée de Platon, seul
Socrate est véritablement démonique, habité de la voix d'une conscience
véridique. Sur ce qualificatif utilisé comme apostrophe, voir l'étude de
E. Brunius-Nilsson (1955).
87. Ce passage, auquel Platon fait écho plus bas (352d), permet
d'approfondir le parallèle avec la discussion menée sur le genre de vie dans
le Gorgias (492c, 500c) : dans ces deux morceaux, Platon décrit la vie du
juste comme la vie exemplaire de l'être humain, qui n'est réalisée dans sa
perfection que par l'engagement dans la philosophie. Voir ensuite 377b,
578c, 608b. La règle (diagōgḗ ) est le principe de conduite de toute
l'existence, c'est une direction que chacun doit suivre (diagómenos), s'il veut
vivre la vie la plus profitable. La distinction entre ce qui est profitable
(lusitelḗ s) et ce qui est bénéfique (ophélimon) ne semble pas stricte.
88. Socrate rappelle à Thrasymaque que toute la discussion concerne la
fonction considérée dans la perfection de l'art, c'est-à-dire selon son concept
rigoureux : il s'agit de ceux qui commandent réellement (346b), des
dirigeants en tant que dirigeants.
89. L'évocation de l'éventualité de la cité juste est-elle déjà le projet de la
république idéale ? Voir Ménon, 89b et 100a. Le thème de la réticence des
sages à s'engager dans les affaires publiques sera repris infra, VI, 520e-
521a.
90. La discussion prend un nouveau cours et Socrate, plutôt abruptement,
laisse de côté la discussion de la thèse de Thrasymaque sur la justice
comme l'intérêt du plus fort ; il oriente la discussion sur la question du
bonheur de la vie du juste. Les bienfaits (agathà) de l'existence de l'homme
injuste sont les profits qu'il en escompte, et Socrate propose de leur opposer
ceux de l'existence juste (348a). Ce thème ne sera conclu qu'au livre IX,
après que toute l'enquête du dialogue aura montré son fondement dans la
doctrine métaphysique de la justice. Selon plusieurs interprètes, l'argument
principal de la République est celui de la priorité de la justice, plus encore
que la question de son essence : la justice est ce qui bénéficie le plus à celui
qui la pratique et ce bénéfice est le bonheur (et le plaisir qui lui est associé).
L'insistance de Socrate en 352d pour mener cet examen sur le bonheur va
en effet dans ce sens. Mais cette recherche n'est jamais détachée de la
dialectique de la justice, telle qu'on la trouve au livre IV. Voir G. Vlastos
(1977) et R. Kraut (1992).
91. L'expression de la dialectique des arguments suppose une série
symétrique des bienfaits de l'existence injuste et de l'existence juste. Cette
méthode qui fait le compte au terme de la discussion n'a pas la faveur de
Socrate, qui préfère que les points d'accord soient marqués au fur et à
mesure. La mise en parallèle de contradictions (antikatateínantes, 348a7)
renvoie peut-être à une méthode sophistique, mais elle pourrait aussi dériver
de l'usage des tribunaux, faisant alterner l'accusation et la défense.
92. Thrasymaque se refuse à qualifier la justice de vice, il se replie donc sur
une position condescendante : c'est une forme de naïveté, une ingénuité
caractéristique des êtres moraux, qui sont toujours des êtres simples.
L'opposition entre euḗ theia et kakōḗ theia (d1-2) permet d'exprimer le sens
de ce prédicat : l'ingénuité est une forme de bonté morale du caractère
naturellement simple, auquel s'oppose le caractère malicieux, la mauvaise
nature. Le terme est traduit par G.M.A. Grube high-minded simplicity, qu'il
oppose à low-minded. Voir supra, 343c, sur les êtres qui sont naturellement
moraux et plus loin, 349b4-5, le juste qualifié d'« ingénu civilisé » par
Thrasymaque. Le concept est évoqué de nouveau en III, 400e alors qu'il est
rapproché d'un manque de rationalité.
93. Dans la bouche de Thrasymaque, cette vertu du jugement bien calculé
semble bien convenir à son idéal de la justice politique de ceux qui
recherchent leur propre intérêt. Il s'agit cependant d'un usage perverti de la
prudence réfléchie, voir I Alc., 125e et Protag., 318e. Au livre IV, Platon
dira de cette prudence qu'elle est une authentique connaissance, celle des
gardiens (428b).
94. Que désigne ici le terme phrónimos ? S'agit-il de l'habileté de ceux qui
savent s'en tirer, tout en maintenant l'apparence de la moralité, ou de
prudence authentique, c'est-à-dire de sagesse ? Socrate s'exprime ici
ironiquement et les sages de Thrasymaque ne sont en fait que des habiles.
Voir infra, 349d3
95. Thrasymaque identifie donc l'injustice la plus entière à l'injustice
politique, considérant l'injustice criminelle ou simplement morale d'un
degré inférieur. En ayant recours à cette distinction, Platon indique déjà la
portée politique du concept de justice qui sera élaboré dans la République :
pour répondre à Thrasymaque, il ne faut pas seulement réfuter les exemples
ordinaires des injustices criminelles banales (les coupeurs de bourses), mais
l'injustice la plus haute, l'immoralité politique des dirigeants exploiteurs.
C'est pourquoi la direction de la discussion se concentrera sur ce point à
partir de 351b, l'injustice de la cité paraissant plus importante à discuter que
l'injustice de l'individu. Mais Platon conservera le parallèle au cours de tout
le dialogue, et dans l'entretien avec Thrasymaque il le maintient (voir 351e,
sur les effets de l'injustice à l'intérieur de l'individu). Le conflit interne, la
dissension est le problème central de la politique grecque, et Platon le
compare souvent au désaccord intérieur (Lois, I, 626d). C'est sur cette base
qu'il propose, comme schème central de la recherche, le parallèle
psychopolitique (II, 369a) qui aboutit au livre IV à la définition de la justice
comme harmonie interne sous l'égide de la raison.
96. L'expression traduite ici (pléon échein) recoupe le concept de la
pléonexie. La forme verbale (pleonekteîn, 349b8, 349c4) pourrait se
traduire par « exploiter », « tirer profit de ». Sur le sens général de ce
vocabulaire, voir J. Gutglueck (1988), qui insiste sur la notion d'excès, mais
note deux significations concurrentes : avoir plus (Gorg., 490c1) que sa
juste part ou se trouver dans une situation supérieure. Les deux sens sont
souvent confondus. Thrasymaque fonde sa position sur le fait de posséder
plus d'avantages. Platon avait déjà associé au caractère violent de Calliclès
(Gorg., 508a) la pléonexie ; voir également Lois, III, 691a.
97. Le conflit interne (stásis) s'oppose à l'harmonie des esprits, qui est la
véritable concorde (homonóia) et l'amitié (philía). Notons que dans le
fragment conservé du discours de Thrasymaque (DK 85 ; B1), le sophiste
est très attentif au rôle dévastateur de la discorde et il plaide pour l'harmonie
et la réconciliation entre les parties. Ici, Platon introduit le parallèle entre
les effets de l'injustice dans la cité et dans l'individu (352a). Ce rapport est
plus qu'une simple comparaison, puisque tout le livre IV sera consacré à
montrer la structure commune de l'âme et de la cité. Voir infra, 434d, 441c.
98. Dans le plaidoyer de Socrate, cette affirmation pourrait être une réplique
directe à une position de Thrasymaque, rapportée par Herméias (In Phaedr.,
239, 21 Couvreur = DK, 85 ; B8) : « Thrasymaque a écrit dans un discours
quelque chose comme ceci : à savoir que les dieux ne jettent nul regard sur
les choses humaines, car sans cela ils ne se désintéresseraient pas de ce qui
est le plus important parmi les biens propres aux hommes : à savoir la
justice. » Pour la justice des dieux, voir Philèbe, 39e, Lois, IV, 716d, et
infra, 383e, 612e.
99. Première occurrence dans le dialogue du concept de fonction propre
(érgon), destiné à jouer un rôle de premier plan dans la définition des vertus
constitutives de la cité et de l'âme individuelle (II, 369e). La définition de
l'excellence suppose en effet qu'on ait précisé au préalable le sujet de cette
excellence. En procédant par le moyen d'analogies matérielles (par ex. la
fonction propre d'une serpette), Platon isole la fonction propre : ce qu'une
chose ou un sujet réalise plus parfaitement que les autres (352b, mais
également Gorg., 468b, 499e). À chaque fonction propre est associée une
excellence et dans le domaine moral, cette excellence est qualifiée de vertu.
C'est l'excellence propre de l'âme (353d), elle doit régir et diriger. Le thème
est constant dans la pensée de Platon (par ex., Phèdre, 246b, Crat., 400a, et
Phédon, 94b). Il s'agit d'une doctrine métaphysique qui engage toute
l'éthique et Socrate l'introduit ici sur le mode d'un axiome plutôt que comme
une position à démontrer. Le terme grec aretḗ soutient l'une et l'autre. Sur
l'histoire de ces concepts, voir S. Darcus-Sullivan (1995 : 123-173). Cette
histoire montre une évolution de la signification matérielle (qualité d'une
chose, d'un être) vers la signification morale et la doctrine de la vertu.
L'opposé de l'excellence est le défaut (kakía), qui dans le domaine moral
devient le vice.
100. Le thème du bonheur du juste commande l'ouverture et la fermeture du
dialogue, par la double figure de Céphale et d'Er le Pamphylien. La
perspective de l'immortalité en effet n'est pas indifférente à la démonstration
de l'essence de la justice, même si elle fait l'objet principalement du
Phédon. Le bien vivre, le thème existentiel de plusieurs dialogues
socratiques (par ex., Charm., 172a), marque sa supériorité sur l'immoralité
de Calliclès et de Thrasymaque. Platon raccorde donc cette recherche sur la
justice avec la préoccupation morale et métaphysique de l'ensemble des
dialogues, une recherche sur la vie bonne qui ouvre sur l'immortalité.
Livre II
ḗ
le droit (l'art des tribunaux, dikanikḗ , a2) ne serait pas très développé. Il faut
ici entendre bien sûr non pas les lois, mais l'expertise juridique et le travail
des avocats. La critique de Platon porte donc sur l'excès du recours aux
procès, dont l'inflation connote à son époque le développement de la
rhétorique et de la sophistique. Voir la note de J. Adam, ad loc., sur le fait
que Platon n'emploie pas le terme dikastikḗ , qui désigne au contraire ce qu'il
recommande (409e-410a).
123. Du temps de Platon, ces termes étaient peu courants et encore proches
de leur origine dans le vocabulaire de la nature (explosions, torrents). Voir
Crat., 440c. C'est la médecine hippocratique qui leur a donné une
signification technique et Platon se moque de ses premiers représentants,
ces « ingénieux disciples d'Asclépios ». Les écoles de Cos, de Cnide et bien
d'autres réclamaient un héritage direct d'Asclépios. Voir Banq. (186e) et
pour une introduction générale, M. Grmek (1995).
124. Cet épisode est raconté dans l'Iliade (XI, 580 sq., 828-836 et 624-650),
mais Platon mélange deux scènes différentes : la potion qu'il décrit fut
donnée à Machaon l'Asclépiade par Hécamède, alors qu'Eurypyle est soigné
par Patrocle au moyen d'une poudre produite à partir d'une racine. L'épisode
de la potion est rapporté correctement dans l'Ion (538b) et il est possible que
le texte d'Homère dont disposait Platon ait relaté l'épisode autrement.
125. Et non pas « une pédagogie des maladies » (contra, B. Jowett, ad loc.,
qui cite Timée, 89d). On peut sans doute dire que la médecine « régit » les
maladies, mais le contexte montre que Platon critique l'inflation scolaire de
la médecine et les abus d'autorité auxquels elle conduit.
126. Personnage natif de Mégare, mentionné aussi dans le Protagoras
(316e), où il est présenté ironiquement comme un sophiste de grand calibre
et dans le Phèdre (227d), où il recommande la marche à pied. Voir Aristote,
Rhét., I, 5, 1361b4.
127. Poète élégiaque, du milieu du Ve siècle, renommé pour ses épi-
grammes. Platon cite ici une maxime (frag. 8 Bergk) dont le sens pourrait se
rapprocher de la maxime latine : Primum vivere, deinde philosophari, qui
représente un idéal rigoureusement contraire au précepte socratique de la
connaissance de soi et de la valeur suprême de la vie philosophique.
ḗ
128. Platon distingue ici les études (mathḗ seis), les activités de réflexion
(ennoḗ seis) et la concentration sur soi-même (melétas pròs heautòn). Dans
la mesure où il s'agit de critiquer un soin excessif du corps qui va jusqu'à
faire obstacle à l'exercice de la philosophie, cette liste nous met en présence
des trois registres de l'exercice philosophique : l'étude des sciences, dont le
programme sera exposé plus loin, la réflexion qui est le cœur de la pensée et
enfin la méditation, pratiquée par le moyen d'exercices de concentration.
129. Cet enseignement d'Asclépios peut avoir des corollaires proches de
l'euthanasie, et il semble contradictoire avec le serment hippocratique lui-
même. Selon quels critères et à partir de quelles observations la vie d'un
être humain cesse-t-elle d'avoir de l'intérêt ? Dans le Lachès (195c-e),
Socrate critique en le limitant le savoir médical et il pose la question :
« soutiens-tu que pour tous les hommes il est préférable de vivre ? N'y en a-
t-il pas plusieurs pour qui il vaudrait mieux être morts ? » (trad. Dorion).
Les médecins peuvent-ils répondre ? Non, répond-il en substance, c'est une
décision morale qui relève du courage de chacun. Il n'appartient donc pas au
savoir médical de se prononcer sur le choix de vivre ou de mourir. Cette
position est moins nette dans notre passage, où on note la possibilité d'une
euthanasie passive (410a).
130. Passage de l'Iliade, IV, 218-219. Les deux fils d'Asclépios sont
Machaon et Podalirios, tous deux prétendant d'Hélène. Vaillants guerriers,
leur réputation de médecins prodigieux leur donnait un grand prestige. (Il.,
II, 729 sq., et XI, 833).
131. Vers de Tyrtée, poète qui vécut à Sparte et qui composa des
exhortations au combat (frag. 12 Bergk = 12, 6 West), cité également dans
les Lois (II, 660e et 629e).
132. Eschyle (Agamemnon, v. 1022 sq.) évoque le fait qu'Asclépios fut à
juste titre foudroyé par Zeus pour avoir ressuscité Hippolyte ; ailleurs,
Apollon demande que quelqu'un puisse se substituer à Admète mourante,
pour prolonger sa vie (Euripide, Alceste, 3) ; Pindare (Pyth., III, 55-58),
rapporte également l'épisode d'Asclépios foudroyé pour avoir tenté, excité
par la promesse de l'or, de redonner vie à Hippolyte.
133. Le commandement de l'âme est sa caractéristique primordiale, voir
Gorg., 523c-e.
134. Il s'agit d'exemples typiques de comportements contraires à la vertu :
les juges les connaîtront en les observant chez les autres, mais leur
formation devra faire en sorte qu'ils évitent d'en faire eux-mêmes
l'expérience. Au moment de juger, ce n'est donc pas leur expérience
personnelle qui leur servira (409c7), mais les modèles qu'ils ont appris à
reconnaître par leur savoir chez les autres. La connaissance de l'injustice
implique celle de la justice, voir I, 334a, dans la mesure où toute véritable
connaissance est une connaissance des contraires.
135. Allusion fine au procès de Socrate, dont on trouve l'écho infra, VII,
517a, et VIII, 560d.
136. Le vocabulaire de la psychologie morale de Platon varie beaucoup
selon les passages. La différence entre la médiocrité d'une personne vile
(phaûlos) et la méchanceté d'une personne corrompue (ponērós, a2 et b2)
est une différence de degré ; être méchant (kakòs, e2) désigne un caractère
qui s'oppose absolument au caractère vertueux, c'est-à-dire à l'homme bon.
Les âmes viles et corrompues sont le produit d'une histoire personnelle dans
laquelle l'accumulation des expériences du vice a fini par produire un
caractère méchant. Platon évoque rarement la question de la faiblesse
naturelle du caractère et il accorde beaucoup d'importance, comme ce
passage le montre, aux effets d'une expérience où le mal se répète au point
de s'imprégner. La corruption morale n'est donc pas une déficience ou une
tare, mais le produit d'une histoire personnelle. Cela ne l'empêche pas
d'insister sur l'importance d'avoir une bonne constitution au départ (410a),
tant sur le plan physique que moral.
137. Omniprésent dans le texte des Lois, en raison du propos législatif
concret de ce dialogue, le vocabulaire de l'activité législative semble plus
rare et dispersé dans la République. Les participants du dialogue se
reconnaissent néanmoins une activité nomothétique. Quel est le sens de
cette activité de rédaction des lois ? L'exemple de l'établissement des juges
et des médecins montre qu'il s'agit de l'imposition d'un modèle moral ; voir
398b, 403b et 425b-c, pour des exemples.
138. Les médecins et les juges sont donc appelés à exercer une fonction qui
peut aller jusqu'à la peine de mort pour ceux qui sont moralement
corrompus. Le motif de l'intérêt public de la cité est inséparable d'une
perspective de rétribution personnelle, constante dans la philosophie pénale
de Platon : les peines, et la peine de mort en particulier, servent le bien des
individus. La mention de l'euthanasie des individus handicapés doit
s'interpréter en rapport avec l'euthanasie des enfants présentant des
handicaps à la naissance, voir infra, IV, 459d, 460c et 461c : il s'agit des
mêmes dispositions implacables, inspirées peut-être de pratiques spartiates.
139. Il semble difficile de maintenir toujours la même traduction pour
thumoeidḕ s : l'ardeur morale du futur gardien est autant sa colère que cette
forme d'impétuosité que l'éducation doit orienter vers le bien. On évitera
d'évoquer la virilité, puisque les femmes ont accès aux responsabilités de
gardien autant que les hommes et manifestent les mêmes qualités.
L'ambiguïté du vocabulaire du principe intermédiaire de l'âme, déjà
présente depuis le début du dialogue, sera soumise à la discussion dans
l'examen de la psychologie morale au livre IV. Platon montrera alors que la
polarité de la raison et du désir n'est pas suffisante pour saisir le dynamisme
de l'être humain, il faut un principe intermédiaire susceptible de s'allier à la
raison, ou au contraire de se laisser dévoyer par le désir. Qualifier cette
ardeur de morale n'atténue en rien son aspect d'énergie psychique
(spiritedness dans la majorité des traductions en langue anglaise), il s'agit
d'insister sur la nature morale de cette énergie intermédiaire. Voir supra, II,
375a, et infra, 411a10. Ce principe est le support du courage, mais s'il est
mal formé, il engendre mollesse et lâcheté.
140. Le vocabulaire annonce la distinction de l'état et de la disposition
(héxis et diáthesis) qui sera caractéristique de la psychologie morale
postérieure à Platon. Il parle ici d'une disposition qui influence la pensée
(diánoian, c8) et qui n'est donc pas purement psychologique. Par contre, la
description de cette disposition se déploie sur un spectre qui va de la
brutalité à la douceur. Mais Platon, dont la théorie des vertus n'a pas adopté
le schéma des médiétés qui aura la faveur d'Aristote, n'est jamais
systématique sur la question des extrêmes : dans le cas présent, la douceur
est présentée néanmoins comme un idéal médian, puisqu'il y a une
extrémité contraire, la mollesse.
141. Ce concept est appelé à jouer un rôle déterminant dans le choix des
gardiens. Platon l'introduit ici, presque en passant, au moment de conclure
son exposé sur l'éducation fondamentale. Les « deux naturels » (amphotéra,
e5) sont le naturel philosophe et l'ardeur du thumoeidès. Ils se combinent
dans un idéal qui définit le futur gardien comme un naturel d'exception,
alliant la sage modération et le courage. Voir Pol., 306c-311c, qui propose
une réflexion proche de ce passage. Sur ce terme et les concepts apparentés,
voir supra, II, 375e, et infra, V, 455c.
142. Allusion possible à l'Iliade, XVII, 588, où Ménélas est traité par
Apollon de porte-lance ramolli. Pour la comparaison avec le travail sur le
fer, voir supra, 387c. Platon recommande l'assouplissement par la musique
du naturel ardent, tout en reconnaissant ailleurs (398e) que le risque de
mollesse est inhérent à certains modes de la musique.
143. Cette désignation au singulier n'en recouvre pas moins tous les arts que
Platon vient de passer en revue, poésie et musique. Voir supra, II, 376e, et
III, 402a.
144. Ce vocabulaire (philomathès, d1) qui caractérise l'homme de culture,
dans son opposition à l'homme purement physique et guerrier, a été
introduit au livre II, 376b-c ; Platon le reprend ici en accentuant
l'importance du désir de connaissance pour caractériser le naturel de
l'homme harmonieux et équilibré. La liste des activités qui suit donne un
bon aperçu de ce que Platon considérait comme la culture : la connaissance,
la recherche, la discussion rationnelle, la poésie et la musique.
145. La misologie désigne une attitude d'indifférence ou d'hostilité à
l'endroit du travail de la raison, tel qu'il s'exerce en particulier dans le
dialogue philosophique. Le terme est rare chez Platon, voir le passage
déterminant de Phédon, 89d-91c, et Lachès, 188c-e, où Platon oppose le
misólogos au philólogos, celui qui est « épris de discours » (trad. L.-
A. Dorion). C'est le manque de culture qui est ici tenu pour la cause de la
misologie, alors que dans le Phédon et dans le Lachès, c'est plutôt
l'expérience malheureuse, et répétée, de la fausseté des discours ou de
l'inadéquation du discours et de l'action. Sur ce concept, voir L.-A. Dorion
(1993).
146. Le naturel ardent et le naturel philosophe viennent agir comme
párergon du corps et de l'âme, qu'ils complètent. Ce supplément ne
constitue pas une psychologie adventice, Platon le considère comme une
part intégrale du tout de l'être humain. Le rapport du naturel ardent au corps
est cependant une position qu'il nuancera dans le livre IV, puisqu'il sera
clairement constitutif de l'âme dans son rapport au corps. Pour le terme,
voir infra, VI, 498c2. La tension qu'il faut rechercher entre les deux est
celle qui produit un équilibre de l'ardeur morale et de la raison, équilibre
que Platon prend le risque de présenter ici comme une tension entre le corps
et l'âme, mais qu'il limitera, au livre IV, aux rapports des parties de l'âme
entre elles. Tension et détente appartiennent au vocabulaire médical, mais
Platon met surtout en avant un idéal d'harmonie.
147. Parfaitement formé dans les arts de la poésie et de la musique, le
mousikós anḗ r est l'homme parfaitement cultivé. Voir en ce sens Lachès,
188d, pour la description de l'idéal de l'homme épris de culture et vrai
musicien.
148. Cette fonction politique de l'homme cultivé annonce la fonction
souveraine du philosophe. Seule une paideía achevée peut prendre la
responsabilité de protéger la constitution politique, c'est-à-dire de la
maintenir en relation avec les idéaux rationnels de la culture et de lui éviter
les dérives de la violence. Cette fonction de superviseur (epistátēs, a10) se
retrouve dans les Lois, VI, 765d, où Platon décrit le responsable de la
paideía, et qualifie sa tâche de « la plus importante parmi les tâches
suprêmes de la cité ».
149. Platon laisse de côté d'autres aspects de la formation des futurs
gardiens, qui correspondent en fait plutôt à des activités de leur classe :
chasses, concours hippiques, danses constituent en effet les occupations
d'une classe aisée et qui a accès au loisir. Que Platon avoue ne pas vouloir
s'engager dans un examen détaillé de ces occupations montre autant peut-
être ses réserves que sa conviction qu'il ne s'agit pas à proprement parler de
formation. Il affirme néanmoins que ces activités seront assujetties aux
mêmes modèles.
150. Ce choix des gouvernants s'effectue dans le corps général des gardiens
et ce passage est le premier que Platon consacre à leur fonction, qui est à la
fois celle de législateur et de gouvernant (nomothète et archonte). Cette
fonction sera décrite aux livres VI et VII, en rapport avec la métaphysique
du bien. À qui revient la procédure du choix des gardiens et comment
s'effectue-t-elle ? Platon ne le précise pas. Peut-être faut-il imaginer une
sorte de collège de sages ou de vieillards ? Dans la mesure où la première
sélection a permis d'identifier un nombre important de citoyens possédant
les qualités requises, le choix représente une décision difficile. Les critères
mentionnés ici sont la sagesse, la compétence et l'amour pour la cité (c12-
13), qu'il faut sans doute comprendre comme une forme de patriotisme.
Comme on peut le noter, il n'est pas encore question de choisir des
philosophes ; voir infra, VI, 502d, et VII, 536c. Pour le choix, comparer,
Lois, III, 690a.
151. Toutes leurs vertus seront orientées vers le bien de la cité et l'activité
entière de ces gardiens sera animée de l'intérieur par une grande ardeur, une
énergie vouée à la communauté (prothumía, e2). Apparenté au vocabulaire
du thumoeidès et du thumós, ce terme désigne autant leur zèle, leur
empressement que leur dévouement exclusif à la cité, c'est-à-dire leur
loyauté. Il s'agit ici d'un principe (dógmatos, e6) qu'ils doivent protéger
autant que la cité elle-même. Voir Phèdre, 253c2.
152. Passage difficile, parce qu'il implique la thèse socratique sur le
caractère involontaire du mal, reprise ici à l'occasion d'une réflexion sur une
conviction morale. Platon désigne cette conviction comme une opinion
(dóxa, e8 et e10). Cette opinion n'est pas une simple croyance sur un état de
fait, mais un engagement envers le bien de la cité. Socrate demande
comment les gardiens pourraient se départir de cet engagement, celui-là
même en vertu duquel ils auront été choisis. Il répond que ce serait bien
involontairement qu'ils le feraient, car tout éloignement du bien est
involontaire. J'ai donc traduit dóxa par conviction, quand il s'agit nettement
de la détermination des gardiens envers le bien de la cité, et opinion quand
il s'agit du principe général de la thèse socratique. L'opinion vraie ne saurait
être abandonnée volontairement (413a1). Les facteurs qui menacent la
conviction civique des gardiens sont au nombre de trois : contrainte,
ensorcellement, dissimulation. Dans tous les cas, il s'agit d'affections de la
mémoire, les poussant à oublier (e7).
153. L'opposition entre les deux états fondamentaux de la pensée est
marquée par deux expressions actives : être dans la vérité (alētheúein, a6 et
7), c'est-à-dire la posséder activement, et former des opinions (doxázein,
a7), qui peuvent être vraies ou fausses. Sur ce vocabulaire de la dóxa, et sa
portée philosophique dans la théorie de la connaissance, voir infra, V, 477b
sq., avec l'étude très complète de Y. Lafrance (1981).
154. Puisqu'ils ne sauraient abandonner leur conviction profonde envers le
bien de la cité volontairement, les gardiens ne le feront que s'ils sont
ensorcelés ou alors parce qu'ils y sont forcés par quelque violence. Sur le
fait qu'ils soient victimes d'une forme de rapt, il s'agit d'un jeu de mots
(klapéntes, b1 et b4) sur le fait que le temps ou la raison ravit à certains
leurs convictions et leur mémoire. Le principe général est formulé en c4 :
tout éloignement de la vérité est le produit d'un ensorcellement, parce qu'il
s'agit d'une illusion, d'une forme de tromperie. Cet ensorcellement s'effectue
par la force du plaisir (c2) ou encore par le trouble qui résulte de la crainte.
Platon se moque légèrement de l'ensemble de sa présentation, en disant qu'il
s'exprime comme un poète de la tragédie (tragikō̂s, b4). Pour la solennité
obscure des tragédiens, infra, VIII, 545e.
155. La détermination à poursuivre le bien de la cité sera donc soumise à
diverses épreuves. Platon distingue trois catégories (d7). Pour l'épreuve du
temps et de la mémoire, qui peut déstabiliser la raison, Platon demeure
vague sur le moyen de mesurer leur capacité à être induit en erreur et sur
l'oubli. Les épreuves intellectuelles seront précisées plus tard (voir VI,
503e). Pour le deuxième type, celui qui doit mesurer leur résistance à la
contrainte violente et à la souffrance, c'est plutôt l'endurance morale, c'est-
à-dire la force de leur prothumía qui sera éprouvée par les souffrances et les
luttes (d4). Enfin, pour l'ensorcellement, il faut prévoir des situations de
plaisir et de crainte, ce qui permettra de distinguer ceux qui résistent. Platon
est plus précis sur la question du courage et de l'épreuve particulière qu'il
propose pour le mesurer. L'épreuve d'ensorcellement est placée dans un
contexte guerrier, qui n'est pas sans rappeler l'épreuve des enfants sur les
champs de bataille (V, 466e sq.). Voir Lois, II, 633b-635c, où l'influence
spartiate semble assez nette. Voir également en ce sens N.M. Kennell
(1995) et A. Hobbs (2000).
156. Le gardien de la cité sera d'abord celui qui sait maintenir sa
détermination. Pour cela, il dispose de sa formation en musique et en poésie
et de la vertu qui fait de lui un homme de bien (agathòs, e3). Cet idéal,
Platon le désigne du nom même du gardien de la cité, cet homme excellent
sera « gardien de lui-même » : il aura sur lui-même un contrôle absolu, mis
à l'épreuve sur tous les registres, et qui l'assure de résister contre la
défaillance intellectuelle, contre la contrainte et contre l'ensorcellement du
plaisir et de la crainte.
157. La distinction des quatre âges de la vie (enfance, jeunesse, maturité,
vieillesse) est récurrente chez Platon (voir par exemple VI, 497e-498a, et
Lois, II, 664c-d). Selon Diogène Laërce, elle correspondait chez Pythagore
aux quatre saisons de l'année (VIII, 10).
158. Les honneurs dus aux gardiens de la cité après leur mort rappellent
cette mémoire des citoyens illustres, comme on la trouve dans l'oraison de
Périclès (Thucydide, II, 43). Sur les tombeaux et monuments, voir
C. Clairmont (1993).
159. Jusqu'ici, la classe des gardiens demeurait l'ensemble indistinct de
ceux que leur formation et leurs qualités morales, soumises à diverses
épreuves, qualifiaient pour les tâches du gouvernement de la cité. À cet
ensemble, Platon accordait sans autre précision le nom de « gardiens ». Il
propose maintenant de scinder ce groupe en deux : d'une part, le petit
nombre des gardiens chargés de la tâche la plus haute, la garde complète de
la cité, et d'autre part, un groupe moins important, mais plus nombreux, qui
sera constitué d'auxiliaires (epíkouroi, b5). Ainsi s'esquisse pour la première
fois la tripartition des classes ou des groupes sociaux de la République, qui
servira de matrice à la reconstruction psychopolitique des vertus au livre IV.
Comme la suite le montre (d3-4), il s'agit de la distinction entre, d'une part,
gouvernants et hommes de guerre, et d'autre part, reste de la cité (árchontas,
stratiéṓ tas, kaì teḕ n állēn pólin). Voir supra, II, 374d.
160. Ce récit mythique est moins un mensonge qu'une représentation fictive
de la fondation de la différence sociale. Privé à ce stade de la discussion de
fondements philosophiques et historiques rigoureux, il est présenté comme
une initiative risquée et audacieuse (tólmē, d1). Platon l'expose en deux
parties : d'abord le mythe de l'autochtonie, ensuite le mythe des races. Au
livre II, 376e-377e, Platon a nettement affirmé que les mythes sont des
discours faux, une affirmation avancée dans le contexte de la critique des
discours sur les dieux ; au livre III, 386b-c, il reprend cette affirmation
concernant les choses de l'Hadès. Mais les mythes ont aussi une utilité, dans
la mesure où ils peuvent assurer la cohésion de la cité. Comme le souligne
Luc Brisson (1982, 146), cette utilité est indifférente à la fausseté. C'est la
raison pour laquelle Platon revient ici sur les mensonges qu'il acceptait pour
les gouvernants en cas de nécessité (III, 389b7-9) : les gouvernants pourront
mentir pour être utiles à la cité (ep'ōphelía). L'exemple le plus clair est celui
des unions par mariage (459d-460d), dont le choix demeure le secret des
gouvernants. Le mythe est donc « converti en instrument idéologique »
(Broze 1986 : 46). Sur la question du mensonge dans la culture grecque,
voir J.S. Zembaty (1988 : 532 sq., sur la République) qui distingue plusieurs
légitimations du discours faux chez Platon : le mensonge aux ennemis, le
mensonge aux amis pour les protéger du mal et les récits concernant le
passé qu'il faut transmettre, en dépit de notre ignorance et en raison de leur
utilité. Le mensonge des gouvernants peut se fonder sur le deuxième type, il
est de nature médicinale, puisqu'il repose sur un savoir thérapeutique des
gardiens en vue de l'unité de la cité (428a-d). Pour une mise au point et un
examen des principaux critiques de l'usage du mensonge (K. Popper,
R. Crossman), qui accusent Platon de propagande ou de totalitarisme, voir
d'abord T.C. Brickhouse et N.D. Smith (1983), K. Moors (1988) et C. Page
(1991).
161. La légende de la fondation de Thèbes par le phénicien Cadmos, malgré
son caractère mythique, paraissait facile à présenter au peuple (Lois, II,
663d-e) et la responsabilité du législateur est de trouver des stratégies pour
faire admettre la vérité. De la même manière, au moment de persuader les
gardiens de la nécessité d'introduire une différence de degré et de valeur
dans leur groupe, une opération difficile, Platon juge le recours au
mensonge de la mythologie incontournable. Pourquoi Platon recourt-il à la
généalogie de Cadmos, qui est thébaine, au lieu de puiser dans le mythe
athénien ? Précisément, selon N. Loraux (1996 : 100 sq. et 176 sq.), pour
montrer les impasses du recours à la seule identité et proposer une
ouverture. Une attitude déjà pleinement reconnaissable dans la place
donnée aux étrangers. On peut aussi évoquer l'origine des Spartiates dans la
légende de Cadmos. Sur ce point, voir H. Joly (1992). Sur cette légende,
voir d'abord F. Vian (1963).
162. Le mythe de l'autochtonie pose que toute la culture de la cité vient au
jour de la terre, en son plein état de développement. Sa fonction est de
valoriser le lien de la culture à un territoire et de fonder l'appartenance
commune de tous les citoyens à la cité. Platon favorise ce thème (Pol.,
271a ; Protag., 320b ; Banq., 190b ; Soph., 247c ; Timée, 23e et 42d ; et
Critias, 109c), qui était déjà présent dans la tragédie (Eschyle, Les Sept, 16-
20 ; Euripide, Ion, 589-592). Ce mythe expose une vérité (l'allégeance à la
cité est fondée) et ne peut être traité simplement comme un mensonge : si
c'était le cas, Socrate affirmerait qu'il n'est pas vrai que nous devons
allégeance à la cité, mais que néanmoins nous devons en persuader
mensongèrement les citoyens. Pour l'unité du génos grec, voir Ménexène,
237b-c, 245c-d, avec le commentaire de N. Loraux (1996 : 27-48, et pour le
présent passage, 49-63). Voir aussi K. Moors, avec le commentaire en sens
opposé de D. Hyland (1988 : 254). Le mythe du Politique (269a sq.)
s'accorde avec une tradition qui liait le mythe de l'autochtonie à celui de
l'âge d'or et cette tradition est sous-jacente à ce passage de la République.
163. Le mythe des races provient d'Hésiode (Travaux, 109-201). Platon
transforme sa structure généalogique, par le moyen de laquelle l'histoire
était racontée dans un modèle d'éloignement de l'âge d'or, en un mythe
concernant la différenciation des catégories de membres de la société et leur
spécialisation dans les trois grandes fonctions de la cité : le gouvernement,
le soutien militaire et la production (agriculture et artisanat). La généalogie
hésiodique, qui comportait cinq races (or, argent, bronze, héros, fer) devient
une structure fondamentale de types, réduits aux trois fonctions de la cité.
Contrairement au mythe de l'autochtonie, dont la vérité est dépourvue
d'ambiguïté et de duplicité, le mythe des races expose le fondement naturel
de la différence sociale sous le couvert d'une affirmation de la fraternité
universelle. Celle-ci est mise de l'avant pour tempérer les aspects
potentiellement intolérables de l'inégalité des aptitudes que le mythe
présente comme naturelle. Chaque groupe est fermé sur lui-même et la
mobilité entre eux est très restreinte : le rejeton inapte doit être refoulé sans
pitié vers les tâches inférieures (c1), alors que les naturels plus doués sont
promus aux tâches de direction. Si le mythe des races n'est pas à
proprement parler un mensonge, l'affirmation de la fraternité dont Platon le
préface n'est pas entièrement transparente. Voir Hésiode, Travaux, 109-201,
avec l'analyse classique de J.-P. Vernant (1971). Aristote a critiqué ce
recours au mythe des métaux (Pol., II, 5, 1264b), parce qu'il condamne le
législateur à choisir les gardiens dans le même groupe de personnes, une
stabilité que la pratique athénienne ne favorisait pas. Voir infra, IV, 423d-e,
et VIII, 546e. Il semble important de noter que ce mythe a un rôle
provisoire dans la construction de la République, puisque la dialectique des
fonctions qui conduit au livre IV à la métaphysique de l'âme procure un
fondement métaphysique à la structure des tâches : le mythe servira aux
classes inférieures, alors que les gardiens auront une connaissance de son
fondement dans la métaphysique.
164. Cette partie du mythe constitue une interprétation d'Hésiode, dans la
mesure où la période qui correspond à la race de fer est aussi celle où les
maux sont les plus nombreux.
165. Cette insertion annonce en un sens la description du cycle de l'histoire
politique au livre VIII : la division naturelle des classes n'est pas stable,
l'histoire y introduit des ruptures et Platon entrevoit un destin
catastrophique dans le cycle qui conduit au déclin des formes pures et du
gouvernement de la race d'or. Même si Platon affirme que ce mythe peut
engendrer une forme de stabilité, s'il est objet de croyance de la part des
classes inférieures, le destin en ruinera fatalement le cours, comme
l'enseigne la tradition hésiodique.
166. Ce moment marque la rupture avec le mythe et le retour à la fondation
concrète de la cité, présentée ici comme un camp de guerre. Les fils de la
terre devront choisir un territoire et ils s'y établiront, en commençant par les
auxiliaires, chargés de protéger le groupe. Le soin à porter aux auxiliaires
est primordial, pour défendre la jeune cité et pour éviter que leur force ne se
retourne contre les membres de la cité. Sur le danger de la dissension, voir
infra, V, 470c. Aristote a pensé que ces privilèges des auxiliaires allaient
dresser contre eux le reste des citoyens (Pol., II, 5, 1264a24), mais Platon
pense que leur éducation les prémunira contre toute tentation d'abus.
167. Glaucon s'étonne, à juste titre, du fait que Socrate semble vouloir
revenir sur l'éducation : n'en a-t-il pas traité en présentant la poésie, la
musique et la gymnastique ? Socrate répond qu'il ne faut pas s'en tenir à une
position trop tranchée, annonçant par là le programme beaucoup plus
exigeant qui va suivre. Le passage parle à la fois des habitations et de
l'éducation des auxiliaires (b1), et des conditions de vie imposées en général
aux gardiens (c7). Mais puisque la fin du développement se concentre sur
les athlètes de la guerre – athlètes du combat le plus important, 402e – et
compte tenu de la division introduite nettement entre gardiens et auxiliaires,
les mesures concernant la propriété privée et les biens s'adressent de
manière directe au groupe particulier des epíkouroi, dans le but de contenir
leur éventuelle arrogance.
168. Les prescriptions sur la propriété et le mode de vie font suite au
programme éducatif et sont seulement esquissées ; la description détaillée
viendra au livre V.
169. Ces repas pris en commun étaient le lot des prytanes au prytanée de
l'agora et Platon suppose ici que dans la cité idéale, l'institution d'un repas
communautaire des auxiliaires sera maintenue. On les trouve aussi à Sparte
et on a souvent cherché dans les institutions des éphores le modèle qui
aurait eu la faveur de Platon. Pour les banquets, voir Lois, VI, 762b-c, avec
l'étude de P. Schmitt-Pantel (1992 : 147 sq. et 233 sq.). Pour l'influence de
Sparte, voir F. Ollier (1933).
170. Cette mention du salut doit être interprétée sur le plan moral et
spirituel, comme les passages ultérieurs (VI, 498e, 502b, et X, 621b) nous y
invitent avec clarté.
Livre IV
18. Platon pose la question selon une disjonction qui peut paraître
surprenante : la nature humaine peut-elle rendre possible, dans le cas de la
femme, la participation à toutes les tâches qu'elle rend possible dans le cas
des hommes ? L'idée qu'une nature humaine unique subsiste au-delà de la
différence sexuelle constitue, à plusieurs égards, un présupposé pour la
pensée de Platon, mais ce n'est qu'un présupposé, jamais une position
élaborée. Ce passage n'est pas le seul où le concept de cette nature est
évoqué – voir Théét., 149c ; Timée, 90c ; Lois, IX, 854a ; et infra, V,
473d –, mais c'est le seul où elle est présentée comme étant à la fois
féminine et masculine. La suite du passage montre le caractère délicat de
l'échange et Socrate suggère de reprendre, comme s'ils étaient leurs, mais
pour le seul bénéfice de la discussion, les arguments de ceux que
scandaliserait une approche trop favorable à l'identité de nature chez les
hommes et chez les femmes. De 453b2 à 453c5, nous sommes donc en
présence d'un échange fictif, proposé par Socrate. Que dit cet échange ?
Que l'identité de nature est une position insoutenable au regard des tâches à
accomplir, tâches dont la spécialisation constitue une prémisse de la
constitution politique juste. Glaucon reconnaît la force de l'objection, et il
demande à Socrate de s'en porter responsable, en se faisant l'interprète de
cette position. Socrate est donc invité à proposer le sens (hermēneûsai, c9)
de l'objection. En s'adressant à Glaucon, Socrate fait état du caractère
paradoxal de la conclusion à laquelle le raisonnement l'a conduit. Si en effet
des natures différentes doivent conduire à des tâches différentes, comment
maintenir l'égalité de fonctions pour l'homme et la femme ? Mais le lecteur
note que la prémisse (453c) n'est jamais discutée, celle qui consiste à
affirmer une nature différente. En quoi consiste cette nature ? S'agit-il
seulement de la fonction biologique de la reproduction ? C'est ce
développement qui s'amorce ici.
Ce féminisme de Platon a été souvent remarqué et louangé, notamment en
raison de sa portée sociale et politique. J. Adam pense qu'il s'agit d'une
position socratique, critique de la tradition et il cite Xéno-phon, Mém., II, 2,
5 et Banq., II, 9. Le caractère égalitaire de la mesure constitue une
exception notoire aux positions en général non égalitaires de Platon. Voir
S. Saïd (1986) et J. Annas (1976).
19. C'est-à-dire à ce moment de la discussion où la fondation de la cité fut
imaginée comme méthode de recherche sur la justice ; voir supra, II, 369a.
20. L'histoire d'Arion sauvé par un dauphin était bien connue, voir
Hérodote I, 23-24. L'introduction d'une métaphore continue de navigation
ou de natation sur une mer houleuse remonte plus haut, IV, 441c ; elle sera
ravivée en 457c, avec l'image des vagues successives dans la discussion.
21. L'art de contredire évoqué ici doit-il être rapporté à la dialectique ?
Cette « antilogique » est définie dans le Sophiste (225b). Proche de
l'éristique (eristikō̂s, b5 et Ménon, 75c) en tant que telle, elle est une
discussion purement formelle, menée pour le plaisir de l'affrontement et de
la seule contradiction (antilogías, b2) ; seule la dialectique est pratiquée
dans le but de la recherche de la vérité (a5). Cette première occurrence dans
la République du terme exprimant le dialogue en commun, dans son
opposition à l'éristique, mérite d'étre soulignée. Sur les risques de tomber
dans les défauts des « antilogiques », voir Lysis, 216a, et Théét., 164c.
Platon qui l'a souvent mise en scène (Phèdre, 261d ; Euth., 375c) se montre
ici critique des sophistes. Sur l'exigence de discuter des choses, et pas
seulement des mots, voir Soph., 218c. Sur cette question, voir A. Nehamas
(1990).
22. Si l'hypothèse doit être maintenue d'une différence de nature entre les
hommes et les femmes, ce ne peut être seulement en raison d'une différence
de fonctions. Il faut donc poser la question plus fondamentale : quel est le
genre de cette différence, comment la caractériser ? En quel sens être
femme signifie-t-il être différent ? Il y a en effet plusieurs espèces de
différences (eîdos tē̂s alloiṓ seōs, c9) : certaines sont relatives aux qualités
physiques, d'autres à des fonctions, mais que signifie une différence
absolue ? Si la différence doit être posée absolument, il faut la fonder
absolument. Or, jusqu'ici, cette différence de nature demeure relative (ou
pántōs, c7-8) et elle ne peut donc être déterminée que par rapport à une
fonction spécifique.
23. Le texte proposé par J. Burnet pose quelques problèmes, et nous suivons
pour cette ligne le texte adopté par É. Chambry. En opposant iatrikòn et
iatrikḕ n psuchḕ n échonta, comme qualificatifs susceptibles de renvoyer à
une nature identique, Socrate veut mettre en relief le fait qu'on a limité
l'interrogation à une qualité, en évitant de l'étendre à tout l'être. Il n'est pas
nécessaire pour exprimer cette idée d'exiger du texte un redoublement exact
de la qualité, comme le suggère la correction proposée par J. Adam. Voir sa
discussion, et également B. Jowett, ad loc.
24. Platon a recours ici au vocabulaire du génos (d8), qu'il distingue donc
de l'eîdos utilisé auparavant (b6) pour distinguer les espèces de natures,
c'est-à-dire les types de différence. Le terme exprime davantage la
différence qui sépare les sexes, mais en le superposant sur la différence de
nature que l'argument propose de tirer d'une analogie avec les métiers,
Platon veut montrer qu'une différence de fonction ne suffit pas à fonder une
différence absolue.
25. La différence de nature qui séparerait les hommes et les femmes se
fonde-t-elle sur certains dons naturels ? Platon en vient donc à s'interroger
sur le talent naturel, un sujet qui sera crucial dans la question du choix des
gardiens, et notamment l'identification du naturel philosophe. Voir supra, II,
375e. Ici le don naturel (euphufē̂, c1) est d'emblée associé au don
d'apprendre et de retenir. Celui qui est doué devient inventif (eurētikòs, b7)
et chez lui l'exercice de la pensée (dianoía, b9) domine les forces du corps.
Ce rapport du corps à la pensée est un des thèmes dominants de
l'anthropologie platonicienne ; voir infra, VI, 498b, et Protag., 326b.
26. L'expression du verbe au passif est forte (krateîtai, d2) et on ne saurait
la contourner. Si aucun des deux genres ne peut revendiquer des activités
qui lui seraient réservées, sauf l'exception évidente de la reproduction, en
revanche dans la plupart des occupations les femmes excellent moins que
les hommes. Comparer Crat., 392c. Cet argument ne doit pas être interprété
comme un argument antiféministe, puisqu'il a d'abord pour but de protéger
l'identité de nature et de rendre possible l'accès égal aux fonctions du
gouvernement. Cet accès égal est la conclusion de tout ce développement,
et il a pour corollaire (456b9-10) l'accès à l'éducation par la musique, la
poésie et la gymnastique. Parce que cette identité de nature est maintenue, il
faut également maintenir une participation égale, relative aux fonctions, aux
dons naturels (hai phúseis, d8). Cette égalité s'entend seulement de
l'extension des domaines d'activité, car sur le plan de sa qualité ou de son
intensité, elle est limitée : les femmes participent de tous les dons naturels,
mais elles le font presque dans tous les cas plus faiblement que les hommes.
Aristote (Pol., I, 13, 1259b sq.), citant expressément l'opinion de Socrate
pour la contredire, maintient que la femme est inférieure sur tous les plans,
et en particulier en ce qui a trait aux vertus. Notons que le présupposé de
tout le développement du livre V est que le registre de la différence est celui
des occupations et des dons naturels, et à aucun moment Platon n'aborde la
question des vertus. Cet égalitarisme ne s'étend pas par ailleurs à toutes les
femmes, il est réservé aux futures gardiennes.
27. Cet argument qui justifie ici le mariage des semblables n'intervient pas
quand, dans le Politique (310a) et dans les Lois (VI, 773a sq.), Platon
favorise plutôt les différences et la complémentarité.
28. Cette affirmation récapitule le développement : l'accès des femmes au
pouvoir est pleinement naturel et cette égalité rend donc la législation
réaliste.
29. La notion d'un homme meilleur absolument, sur tous les plans,
intervient ici pour désigner les gardiens. En toute rigueur, Platon ne devrait
pas la tolérer en vertu du principe de la spécialisation des tâches. Le
meilleur gardien ne saurait être le meilleur savetier. Il faut donc interpréter
ce concept dans un sens différent de celui de l'excellence dans les tâches et
le référer à une excellence morale et intellectuelle à laquelle ne saurait
prétendre le membre d'une classe inférieure. La spécialisation fonctionnelle
manifeste une inégalité réelle, au regard d'une hiérarchisation des valeurs
qui structurent les fonctions de la cité : on est meilleur absolument si on est
meilleur dans la classe supérieure. La classe inférieure ne recevra pas une
éducation sérieuse (d11), mais Platon semble lui reconnaître ailleurs
certaines prérogatives (voir VIII, 547c).
30. Platon revient de la sorte sur son interrogation antérieure : il ne s'agit
pas d'un vœu pieux, mais de mesures qui sont applicables et réalistes. Plus
qu'une possibilité abstraite ou spéculative, la communauté des gardiens,
hommes et femmes, est une proposition concrète. Voir infra, 466d et 471c.
31. Platon veut-il dire qu'elles doivent se dévêtir pour l'exercice
gymnastique, comme les hommes, ou qu'elles doivent adopter l'austérité de
la condition des gardiens ? Le contexte du questionnement (452b) montre
que Platon croit qu'elles devront se dévêtir lorsqu'elles partageront les
activités de gymnastique des gardiens. L'allusion à ceux qui se moqueraient
de cette pratique, déjà évoquée supra, pourrait avoir une saveur littéraire.
Par exemple, un renvoi à Aristophane, et aux moqueries abondantes dans
Lysistrata (v. 80 sq.). Selon A. Bloom (1968 : 459 n. 15), il s'agirait ici d'un
renvoi à un vers de Pindare (Pindari Carmina, frag. 209 Snell). Alors que
Pindare tournait en dérision la recherche philosophique de la sagesse,
Platon retourne ce fragment contre la comédie. A. Bloom, ad loc., insiste
avec finesse sur l'emploi du mot anḕ r (b1 ), faisant voir comment Socrate
identifie ce geste de dérision à une virilité mal comprise, facilement captive
de la poésie épique et prisonnière d'un préjugé archaïque à l'endroit des
femmes. Ce sont les êtres humains qu'ici l'argument rationnel veut ramener
à leurs fonctions, et la femme comme l'homme sont égaux devant cet
argument. Le masculin est donc incomplet, et son aspect guerrier, hostile à
la philosophie, constitue pour lui une limite. Pour la participation à la
guerre, voir Hérodote, IV, 116, citant le cas des femmes des Sauromates, et
Lois, VII, 804e-806b.
32. Maxime d'inspiration socratique (voir Xénophon, Mém., IV, 6, 8), dont
l'interprétation utilitariste doit être tempérée par le contexte du jugement à
porter sur une législation en apparence suprenante, mais dont l'utilité
révélera la beauté.
33. Les vagues successives (voir supra, 453d) qui auraient pu emporter la
position de la communauté des gardiens. À l'objection concernant la
communauté de fonction et d'éducation succède en effet une objection
concernant la communauté de mariage et des enfants. Cette prescription a
fait l'objet de nombreux commentaires, et notamment la question du
communisme de Platon. On a cherché à montrer l'influence de la culture de
Sparte ou encore de ces peuples idéalisés en raison de leur proximité avec la
nature (les fameux Naturvölker). On oublie souvent que cette mesure ne
concerne que les auxiliaires et les gardiens (III, 417a), et que Platon à aucun
moment ne préconise un tel communisme de manière généralisée. Pour
toute cette question, voir d'abord (R. Nettleship 1961 : 174-180) ; pour la
place de l'individu, voir H.D. Rankin (1964).
34. Ici, comme plus haut, Platon apporte une réserve à la possibilité de cette
communauté des femmes et des enfants. Aristote ne croit cette mesure ni
possible, ni bénéfique (Pol., II, 1, 1261a2).
35. De la même manière que les auxiliaires doivent être imprégnés des lois
régissant les modèles de la poétique, pour les imiter parfaitement dans leur
vertu guerrière, les gardiens doivent imiter les modèles proposés par le
législateur. Platon distingue l'obéissance aux lois et leur imitation, ce qui
signifie la capacité des gardiens à créer de nouvelles lois concrètes qui
imitent les lois idéales. De la même manière, en Pol., 300a-e, Platon insiste
sur la nécessité d'imiter la constitution idéale, en se conformant à son esprit.
36. La position du législateur ici est ambiguë. Puisqu'il s'agit de réglementer
les unions des gardiens et des femmes avec lesquelles ils vivent en totale
communauté, il faut distinguer deux étapes dans la constitution du corps des
gardiens : d'abord la sélection de ceux et celles qui le composent, un
processus qui est constant et récurrent. Comme on l'a déjà indiqué, le
nombre de membres de ce corps de gardiens demeure encore indéterminé et
s'il doit y avoir une sélection, la loi de la cité prévoit sans doute une forme
de mécanisme de cooptation avec des étapes progressives de sélection. La
deuxième étape est l'application de la réglementation, qui est sans doute la
responsabilité des membres du corps eux-mêmes, chargés de veiller aux
unions. Le législateur doit donc prévoir à la fois les critères, comme la
similitude de naturel, permettant d'unir ceux qui ont des naturels qui se
rapprochent en qualité, et des mécanismes d'assignation des femmes aux
hommes. La proposition d'un calendrier nuptial interviendra au livre VIII,
546a sq.
37. Platon mentionne ces repas à trois reprises ; voir supra, III, 416e, et
infra, VIII, 547d.
38. Il faut voir dans cette meîxis (d3) l'expression d'une union sexuelle, ce
que confirme la remarque suivante, qualifiant la nécessité qui pousse les
hommes et les femmes recrutés pour être gardiens les uns vers les autres de
nécessité érotique. Mais Socrate a parlé juste avant d'une existence
commune, hommes et femmes se mêlant aux gymnases, et l'idée implique
une vie menée entièrement en commun, sans séparation d'aucune sorte.
39. Voir Lois, VIII, 841c-e, où ce jugement est réaffirmé. Toutes les règles
sur les unions sont inspirées certes de considérations eugénistes, mais cette
réflexion est placée sous l'égide des cultes de la cité. J. Adam évoque à juste
titre l'union sacrée de Zeus et de Héra et les unions des gardiens doivent
être sanctifiées par la cité. Voir sur toute la question G.M.A. Grube (1927).
40. Littéralement, un médecin plus « courageux » (andreiotérou, c6), car le
risque est plus sérieux. Dans le cas des unions, il ne s'agit pas ici de
courage ; les unions doivent être réglées avec des moyens plus audacieux et
suivre un protocole exigeant.
41. En effet, en III, 382c-d et 389b, Socrate a affirmé la nécessité du noble
mensonge et des fictions fondatrices de l'autochtonie et de la différence des
aptitudes. Dans le cas présent, il s'agit certes encore de recourir à la fiction
mythique qui a permis de sélectionner les meilleurs, pour justifier leurs
unions ; mais il s'agit aussi, c'est un pas de plus, de favoriser certaines
unions pour en défavoriser d'autres. Comment cela conduit-il à un
mensonge ? Parce que seuls les dirigeants (toùs árchontas, e2) auront
connaissance des unions privilégiées. Nous rencontrons de nouveau le
problème de savoir qui constitue le groupe des gardiens : seulement les
dirigeants, ou tous les gardiens y incluant les auxiliaires. S'il s'agit
seulement des dirigeants, alors ils ne mentiront à personne ; il faut donc que
ces unions concernent un groupe plus étendu que les dirigeants, ou alors,
autre hypothèse, qu'il y ait au sein des gardiens, certains d'entre eux qui
dirigent les autres et auxquels ils peuvent mentir. On peut enfin considérer
que les dirigeants règlent les mariages de tous les citoyens, ce qui rendrait
justice à l'institution des fêtes et au caractère public de la célébration, mais
alors Platon est passé sans prévenir des règles de la communauté des
gardiens à des règles concernant les unions dans toute la cité. La
considération générale de la santé, des guerres et de la taille de la cité
(460a) montre que c'est cette dernière hypothèse qu'il faut envisager : un
eugénisme généralisé, et non pas seulement appliqué ou même réservé au
corps des gardiens. Notons cependant, en 460c6, que Platon semble justifier
la mesure de mise à l'écart des nouveau-nés malformés par la nécessité de
purifier la race des gardiens.
42. Voir III, 389d, et II, 382c-d.
43. Ces mariages ne correspondent pas à des unions à long terme, et peut-
être faudrait-il toujours traduire par « unions » (gámois, d4) un terme qui
semble ici restreint à la dimension reproductive, dans une fin stricte
d'eugénisme ? Platon ne recourt-il pas au vocabulaire de l'accouplement
animal (súnerxis, 460a9) pour décrire ces unions ? Voir infra, 461b, et
Timée, 18d. Mais Socrate déclare vouloir donner à ces unions un caractère
sacré, et il déclare aussi qu'une cité où les unions seraient déréglées
manquerait de piété. Voir supra, 458e.
44. Première allusion à l'infanticide, voir supra, III, 410a, et infra, 460c et
461c.
45. On peut rapporter cette mesure, relative à la croissance de la cité, aux
mesures du livre VIII, 546a-d. Dans ses propos antérieurs sur la taille de la
cité idéale, on se souviendra qu'elle doit se fixer un idéal d'unité, qui semble
finalement indifférent à un nombre particulier de citoyens. Cet idéal n'est
pas précisé dans le présent passage, mais la stabilité de la cité doit être
préservée des effets des guerres et des maladies. Voir IV, 423c.
46. Il s'agira donc de loteries mensongères, puisque les unions seront
réglées secrètement par les dirigeants. La sophistication du processus
servira de camouflage.
47. Platon évoque-t-il ici une forme d'infanticide ? En 459d, Platon précise
que les enfants nés de l'union d'inférieurs ne seront pas l'objet des soins des
gardiens ; comme il ne s'agit que de protéger la qualité du groupe des
gardiens, on peut penser que ces enfants seront tout simplement l'objet des
soins ordinaires des classes inférieures, mais le présent passage semble
rendre impossible cette interprétation charitable. Il s'agit ici en effet de
mettre à l'écart, dans un endroit secret et isolé (aporrḗ tōi, c4), les enfants de
moindre valeur et éventuellement handicapés. Pour la majorité des
interprètes, il s'agit d'un euphémisme pour l'infanticide. Voir J. Adam,
app. IV au livre V. Enfin, infra, en 461c, Platon recommande de ne pas
élever les enfants nés d'unions qui n'avaient pas reçu la sanction de la cité,
dans le cas où l'âge prescrit a été dépassé et que l'avortement n'a pu être
pratiqué. Dans le Théétète (160c-161e), on peut retrouver derrière une
métaphore élaborée, la cérémonie de l'amphidrómia où étaient présentés les
nouveau-nés et la mention de la décision d'exposer ou non un enfant
nouveau-né (161a). La position d'Aristote (Pol., VII, 16), plus claire et aussi
sévère, ne laisse aucun doute sur l'opinion répandue. L'exemple des
pratiques de Sparte (apóthesis) était connu (Plutarque, Vie de Lycurgue, 16,
1) et reçoit ici une sorte d'approbation implicite. Voir sur cette question de
l'infanticide dans les cités grecques l'étude de C. Patterson (1985 : 113), qui
contient une riche bibliographie.
48. Ce système du secret concernant l'identité pouvait-il être sérieusement
préconisé par Platon ? Aristote en a douté (Pol., II, 3, 1262a14), pensant
qu'il serait constamment déjoué.
49. La mention de ce sommet de performance (akmḕ n, e6) pourrait faire
référence à une définition pythagoricienne ; voir R. Waterfield, (1993).
J. Adam, ad loc., suggère de son côté une source lyrique, Pindare ou
Bacchylide. Pour l'âge du mariage des hommes, voir Lois, VI, 785b (pas
avant trente ans), et 772d (pas avant vingt-cinq ans), et dans tous les cas
avant trente-cinq ans. Pour les filles, l'âge du mariage varie entre seize et
vingt ans (Lois, VI, 785b, et VII, 833d). Le terme akmḕ est rare chez Platon
(Banq., 219a, Phèdre, 230b, et Lois, VIII, 840a) et ne désigne pas tant la
maturité que le sommet. C'est donc quand le jeune athlète atteint le sommet
de sa performance à la course que la loi lui permettra de commencer à s'unir
en vue de la reproduction. Tel serait le sens de l'expression limitant la
procréation à « ceux qui ont atteint la maturité » et on peut l'illustrer par
l'exemple de Sparte, qui préconisait des mesures limitatives apparentées
(Plutarque, Vie de Lycurgue, 15, 4).
50. L'avortement est donc non seulement autorisé, mais prescrit dans le cas
des unions qui ont transgressé les règles de la cité. Ce point est confirmé
dans les Lois, V, 740d, et le témoignage d'Aristote montre que la pratique en
était acceptée (Pol., VII, 16, 1335b20 sq.) pour des raisons économiques.
51. La reconnaissance des pères par leurs enfants sera rendue impossible.
Voir le parallèle chez Aristophane, l'Assemblée des femmes, v. 535 sq.
52. Platon présente ici un calcul reposant sur les mois du calendrier lunaire.
Comme les parents ne connaissent pas leurs enfants, ni les enfants leurs
parents, la désignation du lien de parenté devient l'objet d'une convention
purement formelle. Cette convention précise qui pourra être considéré
comme fils ou fille, père ou mère. Elle est rendue nécessaire par la
promulgation des prohibitions d'union sexuelle, toutes présentées selon un
schéma linéaire ascendant ou descendant. La convention est relative à la
date précise de l'hymen (d3), qui fait l'objet d'un festival (460a), lorsque
l'époux est autorisé à s'unir. Les enfants résultant de cette union pourront se
considérer comme frères et sœurs s'ils sont nés durant le dixième mois, et
même exceptionnellement durant le septième mois qui suivent cette union.
Platon pense donc l'éventualité de naissances prématurées, puisque le
septième mois de ce calendrier équivaut en gros à la fin du sixième mois du
calendrier actuel. Voir sur ce point S. Halliwell (1993).
53. La prohibition de l'inceste est ici évidemment toute relative, puisque la
désignation du lien de fraternité dépend de la convention réglant la
reconnaissance des enfants. Platon donne donc à l'union des frères et des
sœurs, comprise selon ce système, une certaine légitimité, mais il précise
que cette union doit être permise par l'oracle de Delphes. Voir supra, 461b,
qui semble cependant prohiber l'union entre frères et sœurs, au sens de la
communauté des gardiens. Cette contradiction rend perplexe et on doit se
résoudre à penser que Platon accepte de tolérer ce qu'il ne peut entièrement
espérer contrôler. Le système en effet suppose que le tirage au sort
permettra que des frères et des sœurs au sens de la communauté des
gardiens s'unissent, sauf s'ils sont des frères et sœurs selon le sang. Pour
cela, les gouvernants doivent savoir lesquels sont unis par le sang, et ils le
feront savoir par l'intermédiaire de l'oracle, ce qui fait dire à J. Adam que la
prêtresse de Delphes « platonisera » dans tous les cas.
54. Platon ne manque aucune occasion d'insister sur les maux causés par la
dissension et la discorde (stásis), présentées ici comme une déchirure de la
cité, et de valoriser l'idéal d'unité de la cité (IV, 423d). Voir supra, IV, 422e.
55. Cette comparaison entre l'individu et la cité, tous deux présentés comme
des organismes unifiés et sujets de passions et de souffrances communes, ne
vise pas à faire valoir une théorie organiciste du corps social, comme si la
cité ne constituait qu'un seul super-individu. Dans leur commentaire,
R.C. Cross et A.D. Woozley (1964) avaient soutenu cette interprétation
selon laquelle la conception platonicienne de la cité relève d'une forme
d'organicisme métaphysique. Cette approche a été réfutée par J. Neu (1971),
qui insiste sur l'aspect métaphorique de cette analogie. Il ne s'agit pas non
plus d'un symbolisme purement rhétorique, comme le soutient S. Halliwell
(1993), ce qui le contraint à y trouver un paradoxe. Voir, pour une
interprétation équilibrée, G. Vlastos (1977). Il est en effet question d'une
homologie de structure, qui repose sur le pouvoir de la raison de
commander aux autres parties, c'est-à-dire à l'âme en général et au corps. La
communauté (koinōnía, c11) de l'âme et du corps constitue une unité
substantielle, unissant deux entités distinctes (voir Lois, X, 903d). Voir
supra, II, 368e, et infra, IX, 584c ; Théét., 186c ; Phil., 34c-d ; et Timée, 64.
Pour la traduction par « personne » du terme générique (henòs anthrṓ pou,
c10), même si Platon ne disposait pas du concept de personne, elle semble
préférable à “ homme » ou “ sujet ». Sur la question de la vie individuelle
dans la cité de Platon, voir H.D. Rankin (1964).
56. La comparaison avec la souffrance pourrait avoir une origine
hippocratique ; voir le traité Des lieux dans l'homme (VI, 278c1) qui
suppose cette doctrine de la sympathie dans l'organisme.
57. Platon a déjà dit que les gardiens sont les protecteurs de la constitution
et des lois (voir III, 417a, et infra, VI, 497a et 502d). Cette fonction
politique est une forme de salut, mais seulement si on maintient que le salut
de la cité implique la protection de ses lois (Pol., 297b). La garde de la cité
est donc une forme de sauvegarde (voir III, 414b, et VI, 484d), une
responsabilité de salut et de protection (sōtērás, b1). Pour les auxiliaires, le
terme epíkouroi renvoie d'abord à la distinction qui sépare, par exemple
chez Thucydide, les soldats-citoyens de ceux qui les servent, et qui peuvent
donc être considérés comme des mercenaires. Dans la République, Platon
emploie ce terme pour désigner la deuxième classe, les guerriers qui sont au
service des gardiens (458c1). Dans le présent passage, l'expression semble
devoir s'appliquer à toute la classe des gardiens, dont Platon veut montrer
qu'ils constituent le ciment qui unifie, plus que dans toute cité réelle, la cité
idéale.
58. Le contraste entre une cité composée de dirigeants et d'esclaves, et la
cité idéale, composée de gardiens, d'auxiliaires et de nourriciers semble un
peu forcé, et rend difficile l'interprétation du terme « peuple » (toùs ḗ dmous,
b4) : le peuple doit-il être distingué des citoyens ? On ne peut éviter cette
question, puisque les citoyens ne sauraient, dans aucune cité, être qualifiés
d'esclaves par leurs dirigeants. Voir supra, IV, 433d.
59. Un membre de sa famille élargie (oikeîon, b12), c'est-à-dire de son
oîkos. Platon demande si les dirigeants des autres cités ont entre eux ce
rapport de parenté qui fait d'eux des proches, liés par un lien qui les
distingue des autres (allótrion) et pas seulement des étrangers.
60. Aristote a critiqué cette conception, jugée par lui naïve, de l'institution
d'un rapport de parenté conventionnel dans la classe des gardiens. La
stimulation du sens de la communauté par l'institution de la communauté
des femmes et des enfants peut-elle venir à bout de la parenté réelle et de la
reconnaissance qui en découle ? Le principe de Platon est formulé en 462c,
non sans paradoxe : une société est unifiée quand ses membres en majorité
reconnaissent les mêmes choses comme leurs, en même temps. Dans un
contexte politique d'évaluation des gains et des pertes, des succès et des
échecs, la rivalité suscitée par la propriété individuelle de la progéniture
serait, selon Platon, réduite, si tous reconnaissaient que les échecs comme
les succès sont le fait « des leurs ». Voir Aristote, Pol., I, 13, 1260b4, et II,
4, 1262b1, qui reproche à Platon d'avoir naïvement pensé pouvoir détruire
le lien filial et la structure sociale de la parenté.
61. L'expression renvoie à l'institution de la constitution politique qui règle
les autres aspects de la vie de la cité. Souvent synonyme de constitution,
l'organisation générale (katástasis, a8) est établie par le législateur. Voir
infra, VI, 492e et 497b, et dans le sens d'une institution particulière, VI,
502d (l'établissement des magistrats).
62. On attendrait ici « chez les gardiens » (phúlakes), qui regroupe les
auxiliaires et les gouvernants. On peut penser que les gardiens-gouvernants
ont passé l'âge de l'union sexuelle, et que ces règles ne les concernent pas.
Mais Platon accepte tout de même pour les hommes un mariage tardif
(460e), qui peut correspondre à l'âge de l'accès à la garde (VII, 540a).
J. Adam suggère plutôt que Platon recourt ici au sens plus général du terme
epíkouros, qui fait de tous les gardiens des protecteurs de la cité.
63. Positions présentées en III, 415e sur la communauté des biens chez les
gardiens.
64. L'idéal platonicien de la paix civile (voir 459e) peut-il se réaliser
seulement à partir de la concorde entre les gardiens ? Dans ses analyses de
l'origine de la discorde, qu'il place au centre de la dégénérescence des cités,
Platon insiste d'abord sur l'aspect corrupteur de la recherche du pouvoir (par
ex. infra, VII, 520c-d et 545d). Ce désir de pouvoir affecte non seulement
les gardiens, mais toutes les classes. Pour éradiquer toute forme de stásis, il
faut donc une intervention autoritaire et une soumission aux gardiens. Cette
intervention est fondée sur un principe : que les gouvernants gouvernent,
que les gouvernés obéissent (IV, 430e). Comme le mécanisme de la
communauté des femmes et des enfants ne s'applique qu'aux gardiens,
comment les classes appelées à se soumettre à leur autorité trouveront-elles,
en elles-mêmes, les ressources nécessaires pour éviter les conflits de la
propriété et la recherche du gain et du pouvoir ? L'affirmation sereine
(465b8-1) qui fait découler la paix civile de toute la cité de l'harmonie
régnant entre les gardiens repose donc sur un abîme que même les analyses
sociopolitiques du livre VIII ne parviennent pas à éclairer entièrement. Voir
la remarque d'Aristote, Pol., II, 5, 1264a10.
65. Si Platon accorde beaucoup d'importance à la paix civile, il semble ici
apporter une caution à des pratiques de combat pour régler certains
différends. Il allègue que la force physique y trouve son compte, les jeunes
étant enclins à s'entraîner éventuellement dans ce but. Ce passage est
curieux et il constitue l'indice de l'importance des valeurs de virilité
guerrière à l'intérieur même de la cité. Inspiré encore une fois de Sparte
(Xénophon, Répub. Lacéd., IV, 6), cet idéal est d'abord associé au contexte
de la guerre. Voir N.M. Kennell (1995 : 28-48). Pour la classification des
délits criminels, voir Lois, IX, 879e sq., avec le commentaire de T. Saunders
(1993).
66. La comparaison du bonheur des gardiens avec celui des olympioniques
fait écho à leur présentation comme athlètes de la guerre (par ex. III, 416d ;
IV, 422b ; VII, 521d ; et VIII, 543b). De manière plus générale, Platon aime
associer l'excellence athlétique et l'excellence morale (voir infra, VI, 503a ;
IX, 583b ; et X, 613b et 621c, dernière phrase du dialogue et hommage
ultime au juste). Suivant S. Halliwell, ad loc., on peut noter un écho de
Xénophane (DK, 21 ; B2), comparant la valeur des athlètes d'Olympie et
celle des philosophes dans la cité.
67. Cet argument est celui d'Adimante, en 419a. L'ironie de Socrate est
amicale, puisque Adimante est un interlocuteur du dialogue depuis le début.
Socrate veut tout simplement dire qu'il n'a pas oublié cet argument. Le
bonheur des gardiens ne dépend pas des conditions matérielles que les
citoyens associent le plus souvent au bonheur, notamment la prospérité ; il
est le résultat intrinsèque de leur vertu et celle-ci consiste à servir la cité.
Par comparaison, le bonheur de la cité résulte d'abord de la paix civile, de
l'absence de stasis, mais il demeure associé à la prospérité.
68. On note, une fois de plus, un certain flottement dans la désignation des
gardiens. S'agit-il du groupe entier dont les gardiens ne sont qu'un corps
d'élite recruté pour gouverner, ou s'agit-il d'un corps spécialisé dans les
tâches militaires ? Voir infra, 458b, 463b et 464b-c. Les gardiens
gouvernants sont les seuls à recevoir l'éducation qui fera d'eux des
philosophes, alors que les auxiliaires (epíkouroi) s'occupent de tâches
inférieures (militaires et policières). Voir infra, III, 412b, et IV, 421b, 428d.
La mention des auxiliaires à ce stade de l'exposé est donc un bon indice de
l'extension de la communauté des femmes et des enfants à l'ensemble du
groupe des gardiens.
69. Travaux, v. 40. Passage où le poète affirme qu'une fortune modeste
acquise honnêtement est préférable à une fortune plus considérable, acquise
malhonnêtement. Voir infra, 469a, et Lois, III, 690e, où ce passage est
également cité.
70. Préparées par les pères, c'est-à-dire par ceux que la convention
communautaire reconnaît pour tels, ces expéditions seront confiées à des
chefs de guerre capables de former les jeunes et de les encadrer. Leur âge et
leur expérience en auront fait des guerriers avisés. Platon les désigne
comme des « tuteurs », des pédagogues (paidagōgoùs, d7), responsables de
l'éducation militaire concrète, sur les champs de bataille (voir Lois, VIII,
829b). Cette mesure serait donc très différente du rôle confié aux
pédagogues athéniens, qui étaient en général des esclaves confinés à des
tâches très subalternes. S'agit-il de guerres de conquête, de campagnes au
sein d'alliances ? Platon demeure peu précis sur le type de guerres où les
cohortes de jeunes seront appelées à observer, et éventuellement fournir une
assistance. Quant aux jeunes, cette expérience doit les endurcir et empêcher
qu'ils ne craignent le sang (voir infra, VII, 537a).
71. La possession d'un cheval marquait de manière claire l'appartenance à la
classe des chevaliers, la classe des hippeîs. Voir le témoignage d'Aristote,
Const. Ath., VII, 4 et le commentaire de F. Lissarague sur la représentation
des cavaliers (1990 : 191 sq., et sur la différence d'âge des cavaliers, 203).
La fonction de perípolos, de jeune attaché aux chevaux chargé des
patrouilles aux frontières, est mentionnée par Eschine (Sur l'ambassade, II,
167) ; voir P. Vidal-Naquet (1981 : 153 sq.). Platon fait sans doute mention
ici de ces fonctions de cavalerie qui ne sont pas à proprement parler des
responsabilités hoplitiques. La formation à l'art équestre et à la chasse
faisait partie de la formation de l'élite et Platon les intègre dans la
préparation des gardiens (voir infra, III, 412b).
72. La lâcheté au combat constitue certes l'acte le plus répréhensible dans
une société guerrière. On a souligné à quel point cette critique illustre chez
Platon non seulement la valorisation importante de l'activité militaire dans
la société idéale qu'il décrit, mais encore la nostalgie de l'âge héroïque, à
une époque où Athènes connaît plusieurs revers militaires. Ces guerriers
héroïques, auxquels tous les honneurs sont dus, ont été beaucoup
représentés sur les vases à figures. Voir l'étude de F. Lissarague (1990), qui
se consacre aux hoplites, aux archers et aux peltastes. Dans l'histoire des
vertus de la culture grecque, le courage fait figure de vertu première. Voir
A.W.H. Adkins (1972), G. Nagy (1994) et A. Hobbs (2000). Sur le rang
occupé, il s'agit de la place occupée dans la stratégie du combat (táxin, a5).
La désertion était l'équivalent d'un crime (voir Lois, XII, 943a-d), et Platon
fait de la lâcheté un motif suffisant pour être écarté des tâches de gardien
(infra, VI, 486b). Sur les mœurs associées aux guerres grecques, voir
d'abord les travaux de W.K. Pritchett (1971-1991). Plus récemment, voir
V.D. Hanson (1990), dont l'étude rend le lecteur moderne très sensible aux
aspects concrets du métier des armes en Grèce classique, et notamment aux
risques de l'engagement et aux méthodes d'alignement.
73. Cette rétrogradation était-elle pensable ? Elle constituait certainement
dans l'esprit de Platon la sanction la plus extrême (voir supra, III, 415b).
Faits prisonniers, les soldats devenaient la propriété des vainqueurs et
devaient s'attendre à connaître l'esclavage ou la mort.
74. Platon distingue ici plusieurs hommages rendus par la troupe des
guerriers à ceux qui se sont illustrés au combat : d'abord les couronnes,
marque publique de la vénération dans plusieurs actes de la vie collective ;
ensuite le salut guerrier de la main droite, qu'on peut interpréter comme une
forme d'hommage militaire (comparer Xénophon, Hellén., V, 1, 3) ; enfin,
une forme de gratification érotique et sexuelle, destinée à les rendre plus
énergiques (prothumóteros, c3). Bien que le modèle de la communauté
implique les femmes, et que Platon les mentionne spécifiquement ici (c3),
le rapport évoqué ici est celui de l'homosexualité guerrière masculine.
Valorisée comme stimulation de la compétition, Platon lui donne un rôle de
formation ; voir Banq., 178e. Plus haut (III, 403b), Platon semble exclure le
rapport sexuel en tant que tel, mais ici, dans les circonstances bien
délimitées par l'occasion de la campagne militaire, il l'encourage. On ne
saurait interpréter le verbe philē̂sai (b11) comme signifiant une simple
attitude de camaraderie entre soldats, il s'agit d'un lien érotique qui va des
embrassements entre les guerriers victorieux et les plus jeunes comme les
plus vieux soldats au lien sexuel que chacun de ces hommes victorieux
serait désireux d'entretenir et que personne ne doit lui refuser. Comparer
Lois, VI, 636b-c. Sur l'ensemble de la question de l'homosexualité
guerrière, voir K.J. Dover (1982).
75. La participation aux mariages était réglée par une sélection, et Platon
applique ici une conséquence de l'eugénisme développé plus haut : les
soldats les plus valeureux pourront participer à un nombre plus grand de
festivals (voir supra, 460a).
76. Il., VII, 321-322. Dans cette description du banquet guerrier, Homère
montre comment Ajax reçut l'échine non découpée, alors que les autres ne
recevaient que des morceaux. La citation d'Homère dans ce contexte montre
bien la nécessité pour Platon de donner des modèles idéalisés aux
auxiliaires et de purifier l'image des héros homériques de toute immoralité.
Voir supra, III, 386a sq.
77. Il., VIII, 162, et XII, 311.
78. Les morts au combat étaient enterrés sur place ; dans certains cas, on
brûlait leurs corps et on rapportait leurs ossements et leurs armes. Voir
N. Loraux (1981 : 17-42). La coutume athénienne, rapportée par Thucydide
(II, 34, 1-8), veut que les ossements rapportés à Athènes fassent l'objet de
funérailles civiques une fois par année. Voir F. Lissarague (1990 : 80) et
C.W. Clairmont (1983). Platon parle ici des sépultures des héros guerriers,
revenus couverts de gloire des expéditions et décédés ensuite. Pour les
autres sépultures, établies en terre étrangère, elles étaient sans doute
anonymes.
79. Référence au mythe des métaux, donné par Platon comme mythe
fondateur de la division hiérarchique des classes de la cité. Voir III, 415a-c.
Par sa mort illustre au combat, un auxiliaire se voit donc promu au rang le
plus élevé de sa classe, celui des gardiens-dirigeants, représentés dans
l'idéologie fondatrice par la race d'or (voir IV, 424a).
80. Il s'agit d'Apollon, déjà pleinement désigné par Platon comme autorité
et dieu tutélaire des lois de la cité. Voir IV, 427b-c, et infra, 470a ; et
comparer Lois, VI, 759c, et VIII, 828a.
81. Cette citation d'Hésiode (Travaux, 121-123) est donnée dans une
version différente dans le Cratyle, 397e-398a1, où Platon reprend
l'expression « hommes mortels », et non « hommes doués de parole » qui
figure de manière surprenante ici. L'ajout de « protégeant du mal » est aussi
à noter. Les éditeurs d'Hésiode ont parfois choisi d'intégrer la citation de
Platon dans le texte d'Hésiode, même si les manuscrits donnent un texte
plus sobre. Dans son étude sur la représentation du guerrier, F. Lissarague
(1990) donne plusieurs exemples d'images de retour du guerrier mort,
transporté avec ses armes et il montre également des images représentant
l'eidōlón du guerrier qui s'échappe de lui au moment de la mort. Ici, Platon
donne à ces héros des attributs religieux et il les divinise, dans le sens même
où il les conçoit comme susceptibles de rapprocher la cité de ses dieux. Ce
culte des héros morts se rapproche-t-il de celui que Platon propose pour les
gardiens (VII, 540b, et supra, III, 392a) ? La mémoire des uns et des autres
doit être vénérée et elle a une fonction dans le maintien des idéaux du
courage et de la sagesse. Comparer avec le fragment d'Héraclite (frag. 31
Conche) et les cérémonies évoquées dans le Ménexène, 249b. On pourrait
aussi entendre, en écho au vers d'Hésiode, le fragment d'Héraclite évoquant
« les gardiens vigilants des vivants et des morts » (frag. 34 Conche).
82. Ce vœu de Platon ne correspond pas à l'histoire de l'esclavage, qui
montre plusieurs exemples de réduction en esclavage de citoyens grecs.
Voir sur ces questions, W.K. Pritchett (1971, vol. I). On peut cependant
noter avec S. Halliwell, ad loc., un sentiment généralisé au IVe siècle de
critique de cette pratique, voir Xénophon, Hellén., I, 6,14. La place des
esclaves dans la cité idéale ne semble pas avoir beaucoup préoccupé Platon
(on note une brève mention en IV, 433d), et sans doute ne met-il pas en
question la pratique courante. Une cité juste ne saurait cependant pratiquer
l'esclavage des Grecs qui est courant dans les cités injustes (I, 351b). On
doit donc imaginer que les citoyens producteurs et artisans continuent
d'avoir recours au travail des esclaves étrangers et que leur disponibilité sur
le marché demeure aussi importante que leur acquisition suite à des
expéditions militaires. Cette pratique est intégrée dans les Lois, VI, 776c-d.
83. Le respect des dépouilles des ennemis et l'interdiction de piller les
cadavres s'inscrit certainement dans la tradition qui intime aux guerriers de
revenir dans la patrie « avec leurs armes ou dessus », selon le mot cité par
Plutarque, Apophtegmes laconiens, 241f ; voir N. Loraux (1977). Platon
donne donc ici sa caution au pillage des armes et des armures, mais il blâme
tout acte de spoliation qui n'aurait pour but que la recherche de butin. Il
propose également de permettre que les ennemis puissent rapatrier leurs
dépouilles. Cette austérité convient certes aux gardiens, mais elle semble
naïve si on pense aux finalités économiques de la plupart des expéditions.
Voir par comparaison le récit de Thucydide sur la bataille de Délion (IV, 94-
103) et le respect des enceintes sacrées. Le récit montre que d'âpres
négociations avaient sans doute souvent lieu pour pouvoir récupérer les
morts de chaque camp. (IV, 97-101). Pour la description des armes, voir
V.D. Hanson (1990 : chap. VI et pour le champ de bataille après
l'affrontement, chap. XVII et XVIII).
84. De la même manière que Platon montre des réticences à l'égard de
l'esclavage de populations grecques, il manifeste ici lui-même ce qu'il exige
de ses militaires, une « bienveillance » (eunoías, a1) à l'endroit des autres
Grecs. Ne sont-ils pas des parents (oikeíōn, a3) ? La pratique de déposer des
sortes de trophées militaires dans les temples semble avoir été courante,
voir Xénophon (Hellén., III, 3, 1) et l'étude de W.K. Pritchett (III, 277-295).
Que Platon associe cette pratique à une forme de souillure religieuse
(míasma, a2), que seul Apollon pourrait consentir exceptionnellement,
montre assez sa dévotion à l'idéal panhellénique et en particulier à
l'idéologie delphique (voir IV, 427b). Sur le respect des territoires grecs
conquis, et la demande de ne pas réduire les vaincus en servitude, Platon
innove certainement. Cette idée affleure dans le Ménexène, où la riposte
modérée est également recommandée (242d). Mais l'idée s'était développée
avec l'idéal panhellénique, et on en trouve l'expression par exemple chez
Xénophon (Mém., IV, 2, 15 ; Agésilas, VII, 6 ; Hellén., I, 6, 14). Sur la
question de l'esclavage, voir Y. Garlan (1989 : 74 sq.). Les droits des
vainqueurs sont universels, et reconnus de haute Antiquité dans la pensée
grecque. La réduction en esclavage en était la conséquence la plus
habituelle. Y. Garlan note cependant qu'il est difficile d'évaluer la
proportion de la population servile qui était d'origine grecque, et celle qui
provenait des pays barbares.
85. Ce découpage des identités montre la force de la polarité entre ceux qui
sont de la même cité et les autres. En dépit d'un certain sentiment de l'unité
des Grecs comme peuple, manifesté par les sanctuaires panhelléniques, la
ligne de partage entre l'identique et le différent passait traditionnellement
entre ceux qui sont parents dans le même lien national (oikeîon kaì
suggenés, b6) et ceux qui sont d'un autre lieu et étrangers (allótrion kaì
othneîon, b7). Ce partage a déjà été évoqué par Platon (supra, 463b) au
sujet des liens de parenté des gardiens et il permet de distinguer
traditionnellement la guerre (pólemos, b4) d'une forme de conflit purement
interne, la dissension, la discorde entre groupes dans la cité (stásis). Platon
en propose ici une conception entièrement différente – ne vient-il pas à
l'instant de rappeler que tous les Grecs sont apparentés ? – fondée sur l'unité
de la race (génos, c2) grecque. La conséquence en sera que tout conflit entre
Grecs sera une forme de stásis. Peut-être influencé par la pensée d'Isocrate
(Panégyrique, 158), cet idéal est aussi révolutionnaire qu'élevé, et il sera
promis à un grand développement à l'époque hellénistique. Quand Platon
l'énonce, recourant sans hésiter au concept de l'amitié politique (phúsei mèn
phílous, c8) qu'il considère naturelle, les clivages nationaux importants, et
notamment la rivalité entre Athéniens et Spartiates, subsistaient encore.
Lui-même ne dit-il pas dans le Ménexène que seuls les Athéniens sont
purement grecs (245c-d) ? Faisant état de ce conflit ancestral, Thucydide
affirme de son côté que les Lacédémoniens considéraient les Athéniens
comme des gens d'une autre race (I, 102). Le caractère quasi naturel de
l'hostilité à l'endroit des Barbares (polemíous phúsei, c6), qui semble ici la
position de Platon, est sans doute exagéré par la volonté de renforcer l'idéal
hellénique. Mais cela semble avoir été une attitude grecque constante, voir
par exemple Hérodote, I, 4. Voir S. Halliwell, ad loc., pour un jugement sur
l'ouverture de Platon aux autres cultures.
86. Dans une perspective punitive, ou pour empêcher que la cité ennemie ne
refasse ses forces, la pratique semble avoir été courante et Platon lui apporte
sa caution (également supra, 470a). Selon S. Halliwell, ad loc., ces actions
des vainqueurs ne s'arrêtaient pas là : on déracinait les vignes, on coupait
les arbres fruitiers et on brûlait les maisons. Le jugement de Platon sur le
pillage dans la guerre civile est par ailleurs sans appel : c'est chose
abominable, le résultat d'une maladie, la ruine de l'amour filial à l'endroit de
la patrie.
87. La pensée de la réconciliation est plus civilisée que la maxime attribuée
à Bias de Priène, l'un des Sept Sages (Diogène Laërce, I, 87), voulant qu'il
fallait « aimer comme des gens qui haïront un jour, car la plupart des
hommes sont mauvais ». La maxime est cité dans Sophocle, Ajax, v. 679.
Platon la renverse en laissant entendre qu'il faut haïr comme si on allait
aimer un jour.
88. Par opposition à sauvages et brutes. L'idéal de cette douceur (hḗ meroi,
e7) caractérise la civilisation grecque, et la distingue de la violence barbare.
Platon l'associe à l'idéal de la raison (IX, 571c).
89. Les Grecs ont une même religion et ils vénérent donc les mêmes dieux.
À cette première dimension de leur patrimoine religieux commun, il faut
ajouter la communauté des grands sanctuaires panhelléniques (Olympie,
Épidaure, Delphes) qui constituaient l'institution la plus concrète de
l'identité grecque sur le plan spirituel. Traduire hierá par « temples »
semble un peu restreindre le concept général du patrimoine religieux
commun, alors que Platon insiste ici sur la vie religieuse commune. Voir sur
ces questions, et notamment sur le vocabulaire du sacré, J. Rudhardt (1958 :
chap. I). La cité idéale ne sera pas liée à l'identité grecque, mais elle en
intégrera toutes les valeurs spirituelles et politiques.
90. Platon envisage donc la possibilité que la cité idéale entre en guerre
avec d'autres cités grecques, mais il propose dans la foulée un idéal
irénique, inspiré de la vertu de modération (a6, eumenō̂s sôphronioûsin).
Que les citoyens de la cité idéale soient les modérateurs des autres cités (a7)
et qu'ils doivent toujours aller en guerre dans le but d'une réconciliation
ultime de tous les Grecs ne fait pas pour autant de la cité de Platon une cité
pacifiste. Par comparaison en effet, il ne semble pas empressé de modérer
l'hostilité à l'endroit des peuples barbares. La cité idéale n'est donc pas une
cité en paix avec les autres, elle adopte au contraire les ambitions
traditionnelles de la conquête et de la domination et plusieurs des mesures
proposées pour la pacifier de l'intérieur ont en fait pour but de mieux la
disposer à la guerre avec ses ennemis. Cette dimension foncièrement
guerrière était sans doute inaliénable dans la conception politique d'un
siècle qui venait de traverser tant de guerres, et la formulation d'un idéal
pacifiste généralisé semble avoir été hors de portée. Voir sur la question
l'interprétation générale de L. Craig (1995), avec nos remarques en
introduction. Sur le terme « modérateurs » (sōphronistḕ s), il est difficile de
penser que Platon fait allusion à l'institution plus tardive des contrôleurs des
éphèbes, que mentionne Aristote (Const. Ath., XLII, 2).
91. Cette mention implique l'existence d'une violence répandue entre les
cités grecques, au moment même où Platon écrit cette partie de la
République (et non à la date dramatique de l'entretien). On peut citer
plusieurs exemples, voir Isocrate, Panégyrique, 120 sq.
92. Moment charnière important dans le dialogue, ce passage fait écho à la
succession des trois vagues : la cité idéale est fondée sur la nature, et cette
naturalité apporte la preuve de la possibilité. Mais cette preuve est-elle
acceptable ? La différence entre la question de la désirabilité de la cité
idéale et celle de sa réalisabilité intervient ici avec plus d'insistance
qu'auparavant. Par son recours à l'image des trois vagues successives,
Platon avait certes préparé le terrain à la considération de cette difficile
question, introduite en 450c. La réponse de Platon constitue sa doctrine sans
doute la plus célèbre : la proposition de confier la cité idéale au
gouvernement de philosophes-rois est en effet la thèse qui identifie le projet
de la République aussi bien à un idéal politique de réforme radicale qu'à un
programme de formation philosophique qui culmine dans la métaphysique.
L'intervention de Glaucon priant Socrate de traiter enfin de la question de
l'avènement de la cité juste marque donc une transition d'une extrême
importance dans la progression du dialogue : Socrate est en effet invité à
formuler l'élément le plus radical de son projet et, sans quitter l'examen de
questions concrètes, à énoncer la seule condition nécessaire de la réalisation
de la cité, le gouvernement des philosophes (voir 473c).
93. Les trois assauts contre le projet de la cité idéale sont dans l'ordre :
l'intégration des femmes au corps des gardiens, la communauté des femmes
et des enfants et l'établissement des rois-philosophes. Voir supra, 457b, et
infra, 473c. L'image est déjà dans l'Euthydème, 293a.
94. La nature de ce modèle (paradeígmatos, c4) est celle d'un terme idéal,
posé en soi (autó te, c4) pour éclairer la question de départ de la recherche,
celle du bonheur du juste. Découvrir la justice en soi devait en effet
permettre de saisir l'homme juste comme modèle de toute existence juste
possible, et de mesurer ainsi le rapport de chaque vie particulière, dans la
perspective du bonheur, avec ce modèle. Ce propos récapitulatif de la
recherche poursuit deux buts : premièrement, il permet de limiter la portée
du questionnement sur la possibilité de réaliser la cité idéale. Si on devait
ne pas pouvoir y parvenir, cela n'entamerait en rien la vérité du modèle de
la justice dégagé par l'analyse philosophique de la cité idéale et de l'âme
juste, tel qu'il a été exposé en IV, 432b-434d. Mais ce propos montre
également que la position de tout modèle, comme de tout en-soi, constitue
pour chaque existence historiquement contingente une finalité à réaliser.
Cette réalisation n'est jamais qu'une approximation, comme toute
participation à un modèle en soi. L'écart qui sépare l'homme concret du
modèle de la justice n'a rien de scandaleux, et Socrate invite Glaucon à
l'accepter (c2). La modalité de la réalisation est celle-même de l'imitation,
dont la peinture fournit l'analogie. Chacun est invité à imiter comme le
peintre l'objet-modèle, chaque individu et chaque cité historique. Voir infra,
VI, 501a où cette relation est proposée selon la même analogie. Le modèle
lui-même reçoit dans la métaphysique de Platon plusieurs acceptions : de sa
signification dans le domaine de la poétique, où son idéalité est limitée à la
présentation de types ou de valeurs à imiter, à sa signification métaphysique
(par ex. VI, 484c et 500e), qui l'associe aux réalités ultimes, le terme
parádeigma couvre un large spectre. Voir les analyses de R. Patterson
(1985). La construction de la cité idéale est associée directement à la justice
en-soi, dont elle fournit les conditions de réalisation. Elle n'est donc pas
seulement une structure abstraite destinée à illustrer les relations de ses
parties constituantes – comme un modèle qu'on recopie pour le
reproduire –, elle est à proprement parler un idéal normatif, fondé sur une
essence de nature transcendante. Je traduis dans cette perspective autó par
« en-soi », et non pas par « purement et simplement » : c'est l'essence de la
justice qui est évoquée et qui revient immédiatement en 476b6.
95. L'expression de cette éventualité contient une réserve sur l'avènement
hypothétique d'un homme parfaitement juste. Le texte transmis présente
quelques difficultés, mais la clause s'intègre très bien dans le raisonnement
sur la distance qui sépare l'homme concret de son modèle. Il n'y a pas
d'indication contrefactuelle : Platon ne veut pas dire « mais nous savons
bien qu'il ne peut exister », il affirme seulement qu'il n'existe pas dans le
présent et que s'il existait, il réaliserait pleinement la justice.
96. L'exercice philosophique de la recherche du modèle idéal est analogue
au travail du peintre, qui cherche à saisir le sujet le plus beau. Cette
recherche a pour but de rendre possible un regard, une forme de
contemplation, qui permet de mesurer la différence, l'écart entre l'absolu et
ce qui est en défaut de l'absolu. La pensée réside dans cette activité de la
vision du modèle, voir VI, 484c ; VII, 529d et 540a ; avec tout le dossier de
textes dans l'étude de L. Paquet (1973) sur le vocabulaire du regard et de la
vision, et son importance pour la métaphysique de Platon. Sur le modèle
(parádeigma, d9), comparer Lois, V, 739c-e.
97. La distinction entre l'application concrète (prâxin, a2) et le discours
théorique (léxeōs, a2) est considérée d'abord abstraitement. Ce serait le
propre du propos théorique que de pouvoir atteindre mieux la vérité que la
pratique, une position que Socrate d'emblée avoue contestable (par
certains). Mais cette position n'est pas conforme à l'épistémologie
platonicienne, qui voit autant dans le langage que dans les choses concrètes
un défaut d'être qui les aliène de la vérité des formes intelligibles. En quel
sens Platon préfacerait-il sa présentation du philosophe-roi et de la
métaphysique par cette affirmation de la supériorité du langage ? On peut
penser que c'est d'abord dans le but de se soustraire à l'obligation d'une
démonstration qui serait d'abord concrète ou empirique et d'amener ses
interlocuteurs à faire confiance à la suite du dialogue pour y parvenir.
L'opposition pratique-théorie se retrouve en ce sens dans l'injonction de
Socrate (a5-6) : que Glaucon, d'emblée persuadé de la supériorité de la
théorie, ne le contraigne pas à démontrer dans les faits et les actes (érgoi,
a6) ce qu'il propose en paroles (lógoi, a5). Le statut de la vérité,
indéfectiblement supérieur aux actes comme aux paroles, à la pratique
comme à la théorie, demeure transcendant.
98. Le rapport entre la découverte d'une cité très proche de l'idéal et la
découverte de la réalisabilité de la cité idéale pose le problème d'une
stratégie de recherche par approximation. À ce stade cependant, Platon
devait concéder que la recherche n'a permis de découvrir qu'une réalisation
approximative de l'idéal, et dès lors la remarque doit porter sur le
« comment » de la réalisation : s'approcher le plus possible de la réalisation,
et découvrir comment on y procède, montre comment on pourrait, selon une
projection vers le modèle idéal, réaliser ce modèle. La réalisation parfaite
de la cité idéale, et la démonstration de la possibilité de cette réalisation,
sont donc suspendues à une méthode par approximation.
99. D'abord présenté comme une modification mineure, ce changement
apparaît vite sous sa véritable figure : c'est une transformation majeure et
même s'il ne s'agit que d'un changement unique (henòs, c2), le seul fait de
l'envisager risque de submerger toute la construction de la cité idéale
proposée jusqu'ici. Cette troisième vague est donc un raz de marée qui
menace de tout emporter, aussi bien les réformes concernant les gardiens
que les mesures particulières sur la communauté. Mais c'est en même temps
l'unique condition nécessaire de la révolution politique qui doit mener à la
cité idéale et Platon la considère comme difficile, mais possible (dunatoû,
c4). L'avènement de ce changement dépend-il de l'avènement de l'ensemble
des institutions de la cité idéale ? Si tel était le cas – voir en ce sens VI,
497a-d –, la philosophie politique reposerait sur des prémisses circulaires et
il faut plutôt lier l'avènement de la cité à la formation des rois-philosophes.
Socrate l'affirme clairement en conclusion de son énoncé de fondation : les
rois-philosophes sont l'institution fondamentale de la cité idéale (e1-2), ils
en sont la condition absolument nécessaire. Si les conditions de leur
formation ne sont pas réunies, comme la cité idéale permet de le faire, alors
une grâce divine suppléera (voir infra, VI, 499b).
100. La moquerie dont sont objets les philosophes, depuis Thalès de Milet
jusqu'à Socrate – qu'on pense seulement à son portrait chez Aristophane
(par ex. Oiseaux, 310 sq.) ou encore aux invectives de Calliclès dans le
Gorgias, qualifiant la philosophie de jeu bon pour les enfants – ne
prédisposait certes pas à accueillir la proposition platonicienne avec respect
et confiance. Toute l'œuvre de Platon est au contraire imprégnée d'une
conscience du rejet dont le philosophe est l'objet, rejet dont Socrate fut
l'exemple le plus cruel et qui reviendra dans le portrait affligé du livre VI
(487b). Le caractère puéril de l'exercice philosophique, son inutilité, sont
donc ici contrastées sur l'idéal de réforme que Platon fonde sur lui.
Contraste que Platon choisit d'exprimer dans une déclaration solennelle, qui
emprunte certaines formes oraculaires, bien ajustées à la formulation d'un
idéal politique révolutionnaire.
101. Platon propose d'unir la fonction politique et la fonction philosophique
dans un seul pouvoir qui fond, en les réconciliant, la théorie et la pratique.
L'institution de cette nouvelle royauté est en rupture complète avec les
gouvernements royaux de l'histoire grecque et on peut se demander
pourquoi Platon a eu recours au concept de la royauté pour exposer cet idéal
d'une philosophie politiquement incarnée. Outre le prestige associé à la
fonction royale dans toutes les sociétés de l'Antiquité, il faut ici faire sa
place à l'idée que la fonction royale indo-européenne, comme tout le
symbolisme politique et sacerdotal qui lui était lié, s'était imposée à Platon
comme un modèle exemplaire en raison de la structure tripartite à laquelle
elle présidait. Cette structure préside à l'analyse des classes sociales du
livre IV et établit le privilège de la royauté. Voir L. Brisson et M. Canto
(1997). Hiérarchisant de manière ordonnée la classe productive, la classe
guerrière et la royauté, ce modèle fournissait d'emblée une expression
symbolique parfaite et conforme à la psychologie politique qui avait permis
de découvrir la nature de la justice. Les rois-philosophes ne doivent donc
pas être d'abord pensés comme de meilleurs rois ou des substituts de
royautés déchues, mais comme les rois de la grande structure
trifonctionnelle qui s'énonce comme modèle de la justice de l'âme et de la
cité. Leur royauté sera la royauté de la raison et elle s'exercera aussi bien
dans l'âme que dans la cité. Voir en ce sens C.D.C. Reeve (1988 : 191 sq.).
Cette royauté pourra être plurielle, il convient d'y insister. À aucun moment
dans cet énoncé de fondation, Platon ne parle d'un roi unique : les Gardiens
sont des rois et leur groupe forme une sorte d'aristocratie naturelle (IV,
445d). Une désignation qui sera maintenue plus avant (par ex. VI, 499b,
VII, 520b, VIII, 543a, et IX, 576d) et qui conduit à penser la royauté
comme une forme symbolique du gouvernement de l'excellence et de la
justice, et non comme forme politique particulière liée au pouvoir d'un seul.
Ce concept de la royauté, comme forme sublime de l'exercice de la raison,
est aussi bien le concept central de l'art politique, et le texte du Politique
(301e-302b) éclaire la République dans le sens de la force du symbolisme
de la royauté. L'art royal de gouverner est l'art souverain (Euth., 291b-d). Si
le roi doit être seul, c'est que l'expérience montrera qu'ils sont difficiles à
recruter (voir VI, 502a, et VII, 540d) et non pas en vertu des mérites
intrinsèques du gouvernement d'un seul.
102. Platon évoque ici les naturels de ceux qui se consacrent exclusivement
à l'exercice du pouvoir politique, ou à la philosophie. Dans les deux cas, il
faudra les contraindre à une vie qui allie politique et philosophie. Seule
cette alliance peut sauver la cité. Cette contrainte se retrouve au terme de
l'allégorie de la caverne, alors que le philosophe sera forcé de retourner
dans la cité et elle constitue un portrait de la vie philosophique très différent
de celui, contemplatif et détaché, que nous trouvons dans le Théétète
(173a sq.). Sur la formation du naturel philosophe, voir R. Patterson (1987)
et M. Dixsaut (1985).
103. Le caractère solennel évoque le texte de la Lettre VII (337a-b), mais
l'éventualité de cette fin des maux est contredite par le Théétète (176a), sur
le caractère inéluctable du mal. Platon l'envisage-t-il pour l'ensemble de
l'humanité ? La mention du genre humain le laisse ici supposer ; voir en ce
sens VI, 499c.
104. Sur ce propos, et sur quelques autres, toute une école d'interprétation
de la philosophie politique de Platon s'est construite pour tenter d'évaluer ce
qui serait demeuré le non-dit du programme de Platon. Un non-dit
considérable chez certains auteurs qui, de Leo Strauss à L.H. Craig (1994),
ont proposé une lecture minimale du projet de la République, assortie
d'hypothèses de grande portée sur un enseignement destiné seulement à des
initiés. Cette interprétation recoupe, sur plusieurs points, l'approche
générale de l'école dite de Tübingen, concernant l'enseignement non écrit de
Platon. Il ne faut pas confondre cependant l'ésotérisme politique et un
ésotérisme métaphysique, supposant une doctrine cachée des principes. Par
lecture minimale, on veut dire que la République n'exposerait qu'une petite
partie du projet politique révolutionnaire de Platon, du fait précisément que
Platon craignait une censure qui aurait pu avoir pour lui des conséquences
politiques et personnelles sérieuses. Cette interprétation n'est pas corroborée
par des textes comme ceux du livre V, où on trouve au contraire la
formulation des propositions les plus audacieuses, par exemple la
communauté des femmes. Que Socrate préface sa proposition du
gouvernement des philosophes de l'expression d'une certaine hésitation n'est
que naturel et annonce au contraire qu'il s'apprête à dire ce qu'il pense et
souhaite, et non à le taire. Platon n'a jamais caché le caractère paradoxal,
voire révolutionnaire de sa philosophie politique (voir Gorg., 484c-486c et
514a-519d), pas plus qu'il n'a cherché à occulter sa conviction que les
idéaux pouvaient et devaient chercher à infléchir le cours de l'histoire. Voir
infra, VI, 499b. Sur la lecture ésotériste, voir le dossier rassemblé par
L. Brisson (1998).
105. Platon dépeint en Glaucon, son frère, un disciple attentionné de
Socrate et même si Xénophon (Mém., III, 6, 1) laisse entendre que Platon
était plus proche que lui du maître, on doit constater que dans le récit de
Platon, le portrait ne va pas dans cette direction. Glaucon est certes candide,
mais sa bienveillance est sincère et Socrate l'accueille sans ironie.
106. Platon n'est certes pas le créateur du concept même de la philosophie,
ni même le premier à en forger le lexique. Mais il est certainement celui qui
aura le plus contribué à circonscrire dans une définition aussi bien la
fonction que l'objet de la philosophie. On se perd en conjectures sur les
origines pythagoriciennes du terme et de la notion – sur cette question, voir
d'abord W. Burkert (1960) –, mais il semble certain que dans l'Athènes du
IVe siècle, Platon pouvait se fonder sur une réflexion très riche. L'étude de
A.M. Malingrey (1961) permet de retracer l'évolution du lexique, en
particulier chez Isocrate. Voir également P. Hadot (1995), et pour une étude
fouillée du lexique platonicien, M. Dixsaut (1985) et l'essai de
J.S. Morrison (1958). La question fondamentale est celle de l'équivalence
entre l'objet de la recherche philosophique et le concept traditionnel de la
sagesse (sophía) : si le philosophe possède un savoir, ce savoir doit avoir un
objet et Platon, au cours des deux livres qui suivent l'introduction de la
mesure radicale concernant leur responsabilité au gouvernement des cités,
va s'employer à donner un contenu substantiel à cet objet. Si donc il s'agit
de définir (diorísasthai, b5) les philosophes et de fonder sur la maîtrise de
la philosophie le pouvoir politique dans la cité, la suite de l'argument devra
démontrer que l'objet du savoir est réel et pertinent pour la tâche propre. Au
point de départ (II, 376b), le philosophe est d'abord l'homme de la justice et
de la morale ; mais la possession d'un savoir particulier va faire de lui
l'homme de la connaissance et de la saisie du monde intelligible. Cette
différence n'est pas un changement, mais un enrichissement du concept qui
correspond à son approfondissement métaphysique. Voir infra, VI, 486e, où
Platon insiste sur l'unité de toutes ces dimensions.
107. La définition du philosophe s'ouvre par l'évocation du caractère
érotique du tempérament philosophique, un trait qui rapproche ce portrait
de celui peint par Diotime dans le Banquet (209 sq.), avec le commentaire
de P. Hadot (1995 : 70 sq.). Voir infra, VI, 485c et 490b, et VII, 490b.
Notons la repartie de Glaucon (475a), qui accepte de figurer comme
erōtikós, puisque l'entretien le requiert. Plus haut, Socrate avait déjà
mentionné les jeunes amants de Glaucon (III, 402e). Cela signifie-t-il qu'il
n'accepte pas spontanément l'identification du philosophe à l'homme
érotique ? On peut penser que Platon est aussi audacieux sur ce plan qu'il
l'est sur celui de la proposition politique. Le Phèdre (248d) n'affirme-t-il pas
que le philosophe est l'amant par excellence (erastḗ s) ? Le Charmide ne
présente-t-il pas Socrate comme homme érotique (154b, et aussi Banq.,
177d) ? L'évocation de l'homosexualité se fait ici presque en passant et
Platon fait parler Socrate comme si la doctrine du Banquet était acquise. La
description des qualités physiques prisées des amants, et notamment les
détails sur le teint et les visages, n'est si précise que parce que l'analogie
doit montrer la force du général sur le particulier. Sur cette question et sur la
réinterprétation philosophique du désir homosexuel, voir d'abord la
synthèse de L. Brisson, dans son introduction à sa traduction du Banquet
(1998). Cette ouverture de la définition du philosophe vise en fait à mettre
en relief le désir et l'amour qui président à l'activité philosophique : le
philosophe est philókalos, il est amant de la beauté, et cet amour trouvera
ici son objet véritable, les formes intelligibles. C'est en effet en commençant
par isoler la forme de la beauté que Platon amorce la définition de l'objet du
désir philosophique, et c'est ce choix qui justifie en retour le portrait de
l'homme érotique par lequel s'ouvre la définition du philosophe.
108. Chacune des dix tribus avait un régiment d'hoplites (táxeis),
commandée par un chef de guerre. Ces troupes étaient divisées en trittyes,
c'est-à-dire des tiers de troupes, commandées à leur tour par des
trittyarques. La fonction de stratège était la plus élevée dans l'ordre du
commandement militaire.
109. Tout ce passage est rempli du vocabulaire très diversifié du désir et de
l'amour, propre à la langue grecque. Platon multiplie et fait varier les
termes, qui vont de l'amour en général (phileîn) à l'affection (aspázesthai,
agapân), au désir de l'éros (erân) et au désir en général (epithumeîn). Les
analogies qui doivent conduire au modèle du désir de ce qui est général sont
reprises de plusieurs domaines : les garçons, le vin, les honneurs, et le but
poursuivi par Socrate est de définir ce que signifie être « amant » de
quelque chose. Dans la mesure où la compréhension du désir philosophique
impose de le comprendre comme désir d'un tout, d'une totalité qui dépasse
chacun des individus particuliers susceptibles de l'incarner, toutes les
formes du désir et de l'amour sont pour ainsi dire équivalentes : il s'agit
dans chaque cas d'une recherche pleinement orientée vers un objet général,
identique.
110. La formulation générale recherchée par Socrate requiert une certaine
universalisation de l'objet : au-delà des individus particuliers, le désir
recherche toute l'espèce (eîdos, b5), c'est-à-dire la classe de l'objet
recherché. L'espèce est ici opposée à ses éléments et elle apparaît donc
comme le concept formel d'un groupe ou d'une classe. La sophía peut-elle
constituer une classe de ce genre ? Socrate y range en effet les
connaissances (tà mathḗ mata, b11), le savoir et il faut attendre plus loin
dans le dialogue pour que les formes intelligibles soient présentées comme
l'essence de la sophía (VI, 502a). Quand il récapitule ce raisonnement en
VI, 485b, Platon insiste de nouveau sur le pouvoir intégrateur de l'amour et
du désir, dans la structuration de l'objet de la connaissance.
111. Platon ne semble pas distinguer avec rigueur l'amour du savoir et
l'amour de la sagesse et on serait tenté de traduire ici, pour respecter la
symétrie des adjectifs grecs, « philomathe » (philomathḗ s, c2) et philosophe
(philósophon, c2). Voir par exemple, supra, II, 376b8 ; III, 411d ; IV, 435e ;
et infra, VI, 485d3, 490a9 ; VII, 535d ; et IX, 581b9. Autres emplois dans le
Phédon, 67b, 82c-d, 83a et 83e ; Phèdre, 230d. Le philosophe est amoureux
du savoir et Platon montrera comment la détermination de cette sagesse
passe par une analyse de son contenu comme savoir.
112. L'objection de Glaucon était prévisible, compte tenu de l'extension
jusqu'ici très ouverte du concept de savoir. Si les mathḗ mata doivent
comprendre toute forme de spectacle et de discours poétique, alors la
philosophie devient une sorte de recherche universelle. Platon parle-t-il de
groupes particuliers quand il désigne ces amateurs de spectacles
(philotheámones, d2) et ces amateurs de sons (philḗ kooi, d3) ? Ces
adjectifs, forgés par lui, visent seulement à créer un contraste sur le type
authentique de la recherche et de l'amour, le philosophe. Notons que
contrairement à ce qu'il décrit ici comme un amour des chœurs tragiques – à
rapprocher de l'amour des poètes (philopoiḗ tai, X, 595b) –, Platon parlera
dans le Lysis (206c) de ces amateurs comme de passionnés de discussions ;
voir aussi Euth., 274c, et infra, IX, 582e, pour l'exemple des amoureux du
discours (philología, e8). La forme parfaite de la recherche et de l'amour
pourra s'exprimer à compter de ces formes symétriques, puisque le
spectacle le plus élevé est le spectacle de la vérité (e4).
113. On ne peut s'empêcher de noter la force du contraste entre l'austérité
requise pour l'entretien philosophique (diatribḗ n, d5) et la recherche du
divertissement sonore des grands festivals tragiques de Dionysos. Ces fêtes
avaient lieu à Athènes au printemps, et en hiver dans les villages de la
campagne. Elles étaient l'occasion de rassemblements considérables et
donnaient lieu à des processions spectaculaires, notamment l'intronisation
du dieu par des Éphèbes portant des flambeaux. Voir A. Pickard-Cambridge
(1988).
114. Glaucon s'accorde parfaitement avec la recherche de Socrate et pour
désigner tous ces arts qui font l'objet de multiples passions dans la cité, il
utilise un terme rare (technudríōn, e1) – un hapax à rapprocher de techníon,
en VI, 495d4 –, qui met en relief autant leur dispersion que leur statut
mineur dans l'échelle des valeurs qui place au sommet le savoir
philosophique.
115. Par contraste avec ceux qui ne seraient pas épris de manière
authentique de la sagesse, et pour lesquels la sophía ne serait qu'une
expertise ou une connaissance parmi d'autres, le philosophe véritable
(alēthinoús, e3) est celui qui recherche d'abord la vérité pour la contempler
(e4). Le Phédon donne déjà plusieurs exemples de cette recherche de
l'authenticité, qui n'est pas seulement une question de sincérité dans la
recherche, mais d'adéquation avec l'objet philosophique (voir 64a et 67b).
Le transfert de la métaphore de la vision, qui fait des philosophes des
amants du spectacle de la vérité (e4) met en relief la dimension
contemplative de l'exercice philosophique qui sera exprimée principalement
dans le langage du regard. Voir l'étude de L. Paquet (1973).
116. Socrate semble supposer ici de la part de Glaucon une connaissance
préalable de la doctrine qu'il s'apprête à exposer. Mais il pourrait aussi tout
simplement montrer de l'admiration pour sa disponibilité à l'entretien
philosophique. Voir supra, 450b et 474a-c, et infra, VI, 504e et 505a.
Socrate a déjà exprimé sa sympathie pour Adimante et Glaucon (II, 367e) et
on ne peut que noter le rôle stimulant des interventions de Glaucon dans la
progression de la recherche (II, 357a et 372c).
117. Socrate quitte la présentation inspirée du philosophe et entame une
analyse logique des concepts du beau et du juste par le moyen d'une
méthode bien représentée dans le Phédon : l'analyse des contraires (voir
102b-105b). La relation de contrariété entre deux termes (dans le cas
présent, entre deux prédicats, par exemple le beau et le laid) permet
d'affirmer leur dualité ; dans un deuxième temps, cette dualité se révèle être
la preuve de la différence logique de chacun des deux termes. S'ils peuvent
être attributs de choses particulières, possèdent-ils aussi une subsistance
séparée en tant qu'universels ?
118. L'ensemble des prédicats comprend aussi bien les termes positifs que
les termes négatifs qui sont leurs contraires. Leur analyse logique permet
d'identifier, au-delà de leur apparente multiplicité dans les actions et dans
les corps, une identité réelle qui est l'identité de la forme. Même si la réalité
de la forme (pántôn tō̂n eidō̂n, a5) est d'abord la réalité de classe ou de
l'espèce qui permet de regrouper les prédicats, l'affirmation de l'unicité de
chacune (autò mèn hèn hékaston, a5) permet de voir que Platon introduit ici
le concept métaphysique de la forme, dont ce passage est le premier exposé
dans la République. Il s'agit en effet aussi bien des classes de prédicats que
de la forme unique qui y préside, et qui présente dans les corps et dans les
actions l'apparence de la multiplicité. Cet argument sera repris infra, en
507b, pour conduire à l'affirmation de la subsistance des formes
intelligibles. Que veut dire Platon quand il parle de l'ensemble de toutes les
formes ? Repris du domaine des prédicats exprimant un jugement sur la
valeur (beau, juste, bon), le concept des formes désigne d'abord des
propriétés morales. Ailleurs, Platon leur adjoindra les attributs relationnels,
qui conduiront aux formes des relations (par ex. double, plus grand, etc.,
voir infra, 479b). Ces formes sont uniques (476a), immuables (479a) et
parfaites (484c-d). Platon ne présente aucune démonstration de cette
doctrine, et se contente d'un exposé qui la présuppose connue. Sur
l'ensemble de la doctrine des objets de la connaissance, dans son rapport à
l'activité des gardiens, voir d'abord F.C. White (1984).
119. Le type de rapport que les formes établissent avec les particuliers
sensibles (corps et actions) est communément décrit comme un rapport de
participation (infra, d1), que Platon présente ici comme une forme de
communauté (koinōnía, a7). Il distingue le rapport avec les sensibles, d'une
part, et les rapports que les formes ont entre elles (kaì allḗ lōn, a6) : ces deux
questions constituent des enjeux majeurs de la métaphysique et conduiront
aux apories du Parménide et du Sophiste (par ex. 250a sq.). Ce qui existe
par soi (autò) de manière éternelle se manifeste néanmoins dans la pluralité
des êtres sensibles. La discussion de toutes ces questions a donné lieu à
beaucoup de travaux, dont la synthèse de T. Penner (1987) constitue une
analyse d'une rare finesse.
120. Parallèle au texte du Banquet – dans le discours de Diotime, 208-
212 –, cette apologie du beau en soi est préparée par l'expression de la
philosophie comme amour. De la beauté sensible et notamment de la beauté
des corps à la beauté intelligible en quoi culmine la dialectique de l'amour,
le désir philosophique n'atteint sa pleine réalisation que dans l'objet sublime
et transcendant. Peut-on transposer cette dialectique sur le passage de la
République que Platon charge de présenter la doctrine des formes ?
Remarquons d'abord, avec S. Halliwell, ad loc., que le beau est aussi le nom
du bien en grec (kalòs) et que sa signification éthique est maintenue avec
précision par Platon : non seulement les corps, ce qui serait le point de
départ de la ligne érotique du Banquet, mais aussi les actions, et donc la
portée morale de la République. On ne peut donc séparer kalòs de agathòs
(voir supra, 451a7, 452e1, et infra, VI, 508e-509a). Notons ensuite que
l'appréhension du beau est d'abord exprimée comme amour et affection, et
seulement ensuite comme connaissance, ce qui rapproche de l'érotique du
Banquet. (par ex. 205e). Une similitude que confirme la mention d'une
approche et d'une vision (b10), qui connote une expérience d'illumination
comme celle du Banquet (210a). Notons enfin que la position de l'entité
intelligible et transcendante comme en-soi (b6 et kath'autò, b11) est
l'expression la plus constante du statut de la forme chez Platon : voir Banq.,
211b1, Phédon, 65d1, 100b6, avec les remarques de S. Halliwell, ad loc.
Du passage sur la nature du beau (III, 401c) à l'exposé métaphysique du
présent passage, la transcendance de la forme s'est imposée comme son
aspect le plus déterminant pour le philosophe.
121. De la même manière que Diotime guide Socrate dans l'ascension vers
la forme intelligible (Banq., 210a), le philosophe novice doit se laisser
conduire vers la connaissance (epì tḕ n gnō̂sin, c3). Concédant que les
philosophes seront rares, parce que peu nombreux à pouvoir suivre ce
chemin ardu, Socrate laisse entendre que même guidés, certains esthètes
refuseraient de passer de la contemplation des beautés sensibles à la beauté
intelligible. Platon accentue de nouveau le contraste entre ceux qui
reconnaissent la beauté des arts et ceux qui recherchent la beauté en soi.
Pour l'hypothèse, difficile à soutenir, que Platon s'en prendrait ici à
Antisthène, voir J. Adam, ad loc.
122. Toute existence qui n'accède pas à la connaissance des formes demeure
prisonnière de l'illusion du rêve, et seuls les philosophes connaissent l'éveil.
Cette image sera reprise dans l'allégorie de la caverne, VII, 520c et 534c.
Voir également Phédon, 74a-76d, Ménon, 81a et Banq., 209e-212a. Sur le
rêve chez Platon, voir D. Gallop (1971).
123. Il faut suppléer ici un prédicat, puisque Platon ne saurait vouloir
affirmer que le beau en soi est une certaine chose, ou une chose (té ti, c8),
mais bien, s'agissant de ceux qui refusent de faire le pas vers l'affirmation
philosophique de ce qui existe en soi, par lui-même, de quelque chose de
réel, et qui considèrent que seuls les corps et les actions sont réels.
124. L'analyse du vocabulaire de la participation met en jeu toutes les
relations que Platon veut définir entre les formes et les êtres sensibles
multiples. Le terme grec (méthexis) s'entend d'un partage en extension, par
exemple de parties ou de biens. Platon transforme cet usage pour le faire
servir à l'expression du rapport métaphysique entre ce qui existe en soi et ce
qui en constitue la manifestation dans le registre du sensible et du multiple,
ce qui éloigne de tout sens extensionnel et introduit un sens intensionnel.
Voir Phédon, 100d. Aristote a explicitement critiqué ce langage (Mét., A, 9,
991a20-22), le qualifiant de métaphores poétiques, mais c'était sans
mentionner que Platon lui-même avait cherché à le préciser (Parm., 129-
131).
125. Connaissance et savoir sont-ils synonymes ? Platon utilise
indifféremment ici les termes de la connaissance (gnṓ sis, c3 et gnṓ mèn, d5)
et du savoir (epistḗ mē, 477b1), la pensée (diánoia, d5) étant d'abord une
activité par laquelle l'esprit quitte le domaine du sensible pour accéder à la
forme intelligible. Platon oppose en effet connaître (gignṓ skein, d8 et
eidénai, e5) et avoir une opinion (doxázein, d8) et c'est cette polarité,
amenée sur l'analogie de l'éveil et du sommeil, qui est ici analysée dans le
but d'approfondir le concept de la philosophie. Sur le lexique de l'opinion,
voir les analyses de Y. Lafrance (1981). J'ai maintenu la traduction
habituelle de dóxa par opinion, tout en reconnaissant la richesse de la
réflexion menée chez les interprètes de la tradition analytique, insistant sur
le fait que la dóxa est d'abord une croyance ou une conviction (belief). Voir
N.P. White (1976 et 1984). L'opinion est en effet un jugement, mais privé
de fondement de connaissance, comme Socrate l'exposera principalement
dans l'analogie de la ligne, infra.
126. S'agit-il d'Antisthène ? Le conflit avec Platon était ouvert et connu,
mais Platon ne cite son nom qu'une seule fois (Phédon, 59b) et on ne saurait
identifier avec certitude cet interlocuteur abstrait (qui fait retour en 479a, ce
gentilhomme) avec le disciple de Socrate. Celui-ci avait cependant écrit un
traité sur l'opinion et la connaissance (Diogène Laërce, VI, 17) et Platon
pourrait y faire allusion ici. Voir O. Goulet-Cazé (DPA, I, § A211).
127. Littéralement, « étant ou non étant ». Cette formulation par le moyen
de participes présents doit s'entendre au sens purement existentiel, par
opposition à ce qui ne serait pas réel. Pour l'analyse de significations
différentes, logiques ou véridictionnelles, voir G. Vlastos (1981), avec les
remarques de S. Halliwell, ad loc.
128. Tout le passage qui suit (477a-480a) constitue le premier exposé de la
métaphysique, dans lequel Platon expose les principales propositions de
l'épistémologie fondées sur la distinction de ce qui est et de ce qui n'est pas,
littéralement de l'étant et du non-étant, et plus généralement de l'être et du
non-être. L'expression est reprise dans le Sophiste, qui expose ainsi son sens
technique et rigoureux (248e7). La connaissance en effet est connaissance
de l'être réel et parfait, exposé comme être existant complètement (pantelō̂s
òn, a3), alors que l'ignorance est privée d'objet réel. Platon analyse
cependant un domaine intermédiaire (metaxù, a10) entre la connaissance et
l'ignorance, le domaine de la dóxa, dont l'objet est le monde de tout ce qui
est fluctuant et variable, aussi bien dans le domaine sensible que moral. La
plupart des propositions avancées dans ce passage contiennent de
redoutables difficultés. On en signalera deux qui semblent essentielles.
D'abord, les rapports de la connaissance et de l'opinion : leur différence est-
elle une différence de degré (la même capacité ou une capacité différente,
b5) ou une différence d'objet ? Ensuite, la doctrine de l'être : ce qui est
entièrement, la forme intelligible, parce qu'elle est absolument, constitue-
elle la négation de l'être pour la réalité sensible ? La première question
regroupe tous les problèmes associés à la position du réalisme en
épistémologie ; la deuxième est celle de la différence ontologique, c'est-à-
dire de la distinction de l'être et de l'étant.
Ce passage doit être lu dans la suite du questionnement sur la nature de la
philosophie et sur la définition des véritables philosophes. C'est à eux que
Platon s'apprête à accorder la connaissance fondamentale et ultime, qui
justifie qu'on leur confie le gouvernement de la cité. Pourquoi ? Parce que si
l'ordre de la justice qu'ils devront imposer est fondé, ce doit être dans une
connaissance qui va au-delà des contingences et du caractère relatif du
sensible. La formation qui leur sera dispensée aura principalement pour but
de les amener à cette connaissance ultime, qui les dégage de l'opinion. La
fin du livre V constitue à cet égard un exposé d'ouverture sur la nature de la
connaissance que Platon destine aux rois-philosophes.
Sur la question de la doctrine de l'être, et son rapport avec la position
platonicienne des formes, ce passage de la République entre en résonance
avec le Phédon (78d, 83b) et avec le Timée (27d-28a). Sur l'impossibilité de
connaître ce qui n'est pas (a1), comparer la formulation du Parménide,
132b-c. Comme guides pour cette problématique, on citera les études
classiques de L. Robin (1932) et D. Ross (1951).
129. Platon distingue la non-connaissance (agnōsía, a9) de l'ignorance
(ágnoia, b1) : la première est l'absence de connaissance, qui résulte du
défaut d'objet ; la seconde est le contraire de la connaissance et appartient
au même registre négatif que l'erreur, pour laquelle Platon dispose aussi du
terme amathía. Les termes positifs de la connaissance, epistḗ mē et gnṓ sis
possèdent d'emblée dans le présent passage une signification métaphysique,
ajustée à la nature de l'objet immatériel et transcendant (voir par exemple,
Phèdre, 247c-e).
130. L'affirmation concerne la différence de l'opinion et de la connaissance,
eu égard à la différence de la capacité qui les fonde. Ces capacités
(dunámeis, c1) sont différentes et Platon les range parmi les êtres (tō̂n
óntōn, c1), c'est-à-dire parmi les choses qui rendent possible quelque chose
d'autre. Il s'agit d'une classe (génos, c1) générale, regroupant des puissances
ou des facultés. Pour la définition de la capacité en tant que telle, Platon la
considère comme un pouvoir d'effectuer quelque chose en s'établissant sur
quelque chose d'autre. Il s'agit donc d'une fonction, dont la connaissance et
l'opinion sont des exemples. Le rapport de la fonction à l'objet est exprimé
par une préposition (epì, a9, b7) : la fonction s'applique à son objet, elle
s'établit sur lui. Le résultat est le produit (érgon, d1). Voir N.P. White (1976)
et N. Cooper (1986).
131. Plusieurs interprétations s'affrontent sur la nature de cette similitude de
l'opinion et de la connaissance, en tant que capacités. Cette similitude
implique-t-elle une unique fonction, possédant divers degrés (par exemple,
la plus ou moins grande faillibilité, e6), ou s'agit-il de fonctions différentes
s'appliquant aux mêmes objets ? Et s'il s'agit d'objets différents, et que seul
l'objet de la connaissance est un être réel, quel sera le statut ontologique de
l'objet de l'opinion ? Le statut intermédiaire de l'opinion (478e) la place
entre l'être et le non-être, mais alors qu'il faudrait lui donner un objet
correspondant dans l'ontologie, Socrate hausse le ton et interpelle les
amateurs de musique et d'art poétique. C'est après un échange assez rapide
que Socrate revient à la possibilité de placer quelque chose entre l'être
(ousía, 479c7) et le non-être.
132. Malgré un terme différent (idea, a1), la conception de la beauté en soi
demeure identique à celle que Platon a proposée plus haut dans le
vocabulaire de l'eîdos (476a5). Il s'agit toujours de la forme du beau lui-
même, qui seule « est » au sens métaphysique, puisque seule elle exclut
toute composition avec son contraire. Je traduis néanmoins ici par « idée »,
tout en mettant en garde contre une interprétation en termes purement
psychologiques de ce que sont les formes en-soi. Les formes en effet
constituent des êtres éternels, subsistant de manière identique (a2-3). Cette
doctrine est constante dans la métaphysique de Platon, voir infra, VI, 484b,
486d (pour l'idéa de chaque être) ; Banq., 211a ; et Phédon, 78c-d.
L'immatérialité de la forme est liée à son immutabilité et à sa simplicité. Sur
la terminologie de l'idée, voir G. Else (1936). Sur la question de la pluralité
de belles choses (pollà kalà, a3), voir J. Gosling (1960).
133. Selon les Scholies, il s'agirait d'une devinette, qu'il faudrait entendre
comme suit : un homme, qui n'était pas un homme, vit et ne vit pas un
oiseau, qui n'était pas un oiseau, perché sur du bois qui n'était pas du bois,
et le frappa avec une pierre, qui n'était pas de la pierre. La solution : un
eunuque, doué d'une vision imparfaite, frappa une chauve-souris perchée
sur un roseau, avec une pierre ponce. Voir G.C. Greene (1938 : 235).
134. Il s'agit donc de l'objet intermédiaire entre l'être et le non-être, mais
Platon ne le désigne que par le langage du registre épistémologique auquel
il correspond, l'opinion, et ne lui consent aucune terminologie spécifique :
l'opinable (doxastòn, d7) n'est pas le connaissable (gnōstòn, d8), mais il ne
semble pas possible à ce stade de le qualifier ontologiquement comme
intermédiaire entre l'être et le non-être. Ce n'est qu'un flux errant (planētòn,
d9), plus proche donc de l'instabilité du devenir que de la permanence de
l'être.
Livre VI
ō̂
42. Lorsque le philosophe, par le moyen de la pensée rationnelle (logismō̂i,
c3) contemple l'âme dans sa pureté, à l'état d'être séparé du corps, il peut y
saisir la justice et l'injustice. Platon les désigne au pluriel – une occurrence
unique dans le corpus pour ce qui est de la justice –, ce qui signifie qu'elles
apparaissent sous divers aspects ou selon diverses instanciations qui
n'apparaîtraient pas si l'âme demeurait considérée dans son union au corps.
L'âme pure révèle sa vertu ou sa corruption.
43. Pausanias (IX, 22, 7) raconte comment un pêcheur de Béotie, parfois
présenté comme le fils de Poséidon, devint immortel après avoir goûté
d'une herbe magique. Il devint un dieu marin, protecteur des pêcheurs.
Virgile en fait le père de la Sibylle de Cumes (Géorg., I, 427). Le
rapprochement de Glaucos et Glaucon dans ce morceau ne peut pas ne pas
être délibéré.
44. L'âme vertueuse immortelle est amoureuse de la sagesse, elle est
philosophe et Platon parle ici de la philosophie de l'âme (d10). Voir Phédon,
79d. La parenté de l'âme avec le divin peut être exposée selon deux
arguments : d'une part, la contemplation éternelle des formes intelligibles,
qui sont divines, fait de l'âme un être par nature associé à la divinité ; mais
il faut aussi compter d'autre part la parenté avec les dieux eux-mêmes, une
thèse moins explicite dans le Phédon, mais néanmoins présente (voir Timée,
90c-d, Phédon, 79a-80b, et Lois, X, 899a-d).
45. L'enjeu métaphysique de la simplicité de l'âme est crucial pour l'exposé
sur la rétribution, mais Platon ne poursuit pas l'élaboration plus avant. Les
difficultés d'une conception tripartite sont passées sous silence, en
particulier pour ce qui concerne l'immortalité des parties inférieures. En
évoquant un composé, le plus bel assemblage, rendu parfait par la vertu,
Platon fait contrepoids aux objections à la tripartition. Sur cette question,
voir T.M. Robinson (1995). Il faut passer de la considération dans
l'existence humaine à une considération à l'état séparé, dans l'au-delà. C'est
ce que permet de faire un exposé sur la rétribution.
46. Cette distinction entre les questions sur la nature (les autres questions)
et la doctrine de la rétribution était déjà présente au début du dialogue, et
Platon a insisté sur la nécessité de proposer une doctrine de la justice qui
soit indépendante de la rétribution. Voir supra, II, 358e-362e. Il rappelle à
cet égard la légende de l'anneau de Gygès (II, 359c) et le mérite intrinsèque
de la justice (II, 363a).
47. Évocation de l'Iliade, V, 844 sq., où Athéna se rend invisible, pour
éviter qu'Arès ne la voie. Ce thème repose sur une étymologie de Hadès (a-
ideîn), qui en fait le royaume de l'invisible. Socrate rappelle à Glaucon et
Adimante qu'ils avaient reconnu l'impossibilité de cacher l'injustice au
regard des dieux (II, 361a-d et 367e).
48. Rappel de la discussion antérieure, II, 360e-361d.
49. En I, 352b.
50. Même si le cycle de la réincarnation sera présenté par le mythe final, la
notion d'une faute dans une existence antérieure est intégrée dans l'exposé
sur la rétribution comme une composante essentielle. Cette convergence du
mythe et de l'argument philosophique mérite d'être notée : la conclusion de
la République doit apporter une réponse claire à la question de la
rétribution.
51. La thèse de la providence divine, et notamment de la providence qui
protège le juste, sera élaborée dans les Lois, X, 899d, mais elle est une
partie intégrante de la doctrine de la rétribution. Notons l'insistance sur
l'intention (prothumeîsthai, a8) de faire le bien, comme élément susceptible
d'attirer la bienveillance divine, et non seulement l'existence méritoire dans
les faits. La certitude de la providence est associée à la parenté réelle, qui
fait de l'âme humaine un être semblable à Dieu. Cette parenté est le
fondement de la finalité spirituelle de toute existence humaine : se rendre
semblable à Dieu. Voir Théét., 176b-177a, avec le rappel de II, 383c, VI,
500c-501c, et Lois, V, 716b-d. Ce thème sera repris par toute la tradition
spirituelle du platonisme hellénistique et connaîtra une grande fortune dans
la théologie chrétienne, notamment chez les Pères cappadociens.
52. Quels sont-ils ? D'abord la faveur des dieux, qu'il ne faut pas chercher à
mesurer dans l'existence présente ; un malheur actuel peut n'être que la
conséquence d'une faute antérieure, mais sur la durée étendue de l'éternité
de la vie de l'âme, la justice de l'âme juste lui attirera les récompenses
voulues par la divinité.
53. Platon pense aux courses sur le stade : la course double se courait d'une
borne de départ à l'autre extrémité, puis en sens inverse pour revenir à la
borne de départ. Voir supra, V, 465d.
54. Ces mauvais traitements étaient déjà évoqués en II, 361e, et il n'y a
aucune raison de supprimer cette parenthèse, comme J. Adam, ad loc.,
propose de le faire.
55. L'exposé des rétributions après la mort est l'occasion d'un mythe
eschatologique qui constitue la fresque finale de la République. Platon le
présente expressément comme un complément de la dialectique menée au
cours du dialogue, le but étant que le juste et l'injuste entendent dans son
intégralité le message de la philosophie. Parallèle aux mythes
eschatologiques du Phèdre, du Phédon et du Gorgias (voir l'analyse
comparée de J. Annas, 1982), cette description grandiose du jugement
dernier est sans équivalent dans la littérature grecque avant Platon. Depuis
E. Rohde (1952 : 479-505), il est habituel de rapporter ce mythe à des
sources orphiques. Mais déjà Proclus, qui commente abondamment ce
passage, avait montré la pluralité des sources possibles de la description de
l'au-delà et des rétributions des âmes (In Remp., II, 110 ; III, 55).
56. On appelait ainsi les récits d'Ulysse chez le roi Alkinoos (Od., ch. IX-
XII). Au chant XI, nous trouvons un récit d'un voyage chez les morts
(nékuia), dont plusieurs exemples se retrouvent dans les mythes grecs. Voir
E. Rohde (1952 : 40 sq. pour l'Odyssée et 250 sq. pour d'autres exemples).
57. L'ensemble du récit est mis dans la bouche d'un personnage mythique,
au sujet duquel plusieurs débats firent rage dans l'Antiquité. Déjà, le
philosophe épicurien Colotès (c. 310-260) l'aurait identifié à Zoroastre, dans
le but avoué de discréditer Platon en faisant de lui un plagiaire des doctrines
de la Perse. Proclus expose longuement la question, en citant nombre
d'auteurs anciens fascinés par cette question. Il explique clairement que
l'origine pamphylienne d'Er est motivée par le fait qu'il doit connaître le
destin d'Ardiaios (615c), qui fut un tyran connu de Pamphylie. L'origine
d'Er n'est donc pas l'Arménie, comme on l'a suggéré en se fondant sur une
mauvaise transcription du nom du père, mais le littoral oriental de l'Egée et
la plaine de Pergame. Ce territoire demeura sous la domination perse
jusqu'à la conquête d'Alexandre. Le commentaire de Proclus sur ce récit
constitue la partie la plus substantielle de toute son interprétation de la
République ; il s'agit d'une exégèse détaillée et d'une grande richesse, en
particulier pour les rapports aux sources littéraires. Son approche
symbolique et spirituelle propose de voir dans le mythe la position d'une
république cosmique, qui est le modèle de la cité à établir ici-bas. Le
cosmos est le modèle de la république socratique (In Remp., 96, 2-359, 10 ;
III, 39-323 Festugière). Il faut aussi noter que Cicéron, au moment
d'achever son De Republica (VI, 8-26), lui a adjoint un récit de rêve, le
célèbre songe de Scipion, dont toute la structure et la doctrine sont inspirées
du récit d'Er.
58. Plusieurs indications relatives aux durées sont des multiples du nombre
d'or pythagoricien, en particulier les durées des châtiments.
59. Ces ouvertures (chásmata, c2) adjacentes du monde terrestre font face à
deux ouvertures dans la voûte céleste. La topographie de ce lieu démonique
(tópon tinà daimónion, c1), décrit comme une plaine (leimō̂n, 614e), est
constituée par trois niveaux : le ciel, le lieu intermédiaire des juges, la terre.
Ce lieu est aussi décrit dans le Phédon (107d, 111c-112a) et dans le Gorgias
(524a). C'est une étendue qui ne saurait correspondre à l'éther (contra,
Proclus, ad loc.), mais qui est un lieu terrestre (voir Phédon, 109e). Les
âmes y arrivent en groupes pour y être jugées après leur mort, et elles sont
en présence de celles qui reviennent de périodes de récompenses ou de
punitions, alors qu'elles s'apprêtent à connaître une nouvelle incarnation.
Elles-mêmes ne transitent donc pas par ces ouvertures pour arriver à la
plaine du jugement. On peut en trouver une préfiguration chez Hésiode
(Théog., 740).
60. Comparer Gorg., 523e-524e, et Phédon, 107d et 113d, avec le
commentaire de J. Annas (1982). Platon a déjà mentionné la croyance au
jugement des morts en II, 363c et 365a, en référant à des sources orphiques.
61. Les âmes bienheureuses sont donc invitées à traverser la voûte céleste à
travers l'ouverture, de manière à accéder au lieu bienheureux de la sphère
extérieure. Voir la description similaire du Phèdre, 247b sq., avec le
commentaire de Proclus (II, 160, 19 sq. ; III, 105), qui identifie ce lieu avec
celui des révolutions célestes divines. Dans le Gorgias (524a), les âmes se
dirigent ou bien vers les îles des Bienheureux, ou bien vers le Tartare.
62. À qui ces indications sont-elles destinées ? Dans le Gorgias (526b),
Platon parle d'un signe spécial, pour identifier chaque âme auprès de ceux
qu'elle rencontrera dans la suite de son périple.
63. Cette mission exceptionnelle n'est pas sans rappeler la vision du
philosophe de l'au-delà de la caverne, et les aspects chamaniques
(S. Halliwell, ad loc.) constituent un symbolisme approprié pour la
transmission de la vision de l'au-delà.
64. Proclus (loc. cit.) dit que dans les deux cas, la joie provient de la
lassitude des âmes dans leurs séjours de récompense ou de châtiment.
Certes, celles qui terminent une période de punition ont un motif de se
réjouir, mais comment expliquer la joie de celles qui reviennent à la plaine
du jugement pour connaître la suite de leur destin ? C'est, dit Proclus,
qu'elles sont lasses de leur bonheur et désireuses d'agir dans le monde. Ce
désir de revenir contraste avec la nécessité de contraindre le philosophe à
retourner dans la caverne, tant les délices du monde intelligible le ravissent
et l'éloignent des tâches de la cité.
65. Platon évoque ici des rassemblements comme ceux d'Olympie ou
d'autres festivals panhelléniques.
66. Cette durée s'ajoute donc à la durée moyenne d'une vie humaine, alors
que dans le Phèdre, l'intervalle complet de la naissance à la réincarnation
est de dix mille ans (249a, 248d-e).
67. Rappel des visions du Phèdre (250b-c) et le climat des cultes des
Mystères éleusiniens.
68. Chaque peine est donc un multiple de la durée de la vie humaine, de
sorte que chacune est de mille années. Comme chaque faute et chaque
offense individuelle est l'objet d'une peine particulière, les châtiments
s'allongent d'autant. La nature de la peine n'est pas précisée, Platon se
contentant de mentionner des maux de toutes sortes (a1). Mais ensuite, il
mentionne des souffrances dix fois plus grandes que celles qu'ils avaient
infligées aux autres : cela doit-il s'entendre selon l'intensité physique ou
morale, ou selon la durée ? Le contexte favoriserait une interprétation dans
le sens de la durée : ces souffrances seraient donc d'une durée dix fois plus
longue que la vie humaine, et cela dans le cas de chaque injustice commise.
Mais l'expression est indéterminée et laisse la possibilité d'un châtiment
plus cruel que l'offense.
69. Un personnage de tyran, inventé par Platon. La critique de la tyrannie,
présentée aux livres VIII et IX, se conclut ici par la description de
châtiments d'une extrême cruauté.
70. La punition dans ce cas peut donc être éternelle et son aspect
réformateur peut demeurer sans effet sur certaines âmes, puisqu'elles ne
parviennent pas à s'amender. Voir II, 380b, où Platon soutient que la volonté
divine d'une rétribution par le châtiment vise une fin réformatrice. Le
passage parallèle du Phédon (113e) évoque pour les incurables les mêmes
supplices et la même fin dans les tourbillons du Tartare. Ardiaios est torturé,
produit en exemple (voir Gorg., 525b-d, pour un traitement semblable) et
finalement jeté au Tartare. Les tyrans forment le groupe le plus important
des incurables ; pourquoi les punir, sinon pour dissuader les autres ? Voir
Gorg., 525d.
71. Pour parvenir à une représentation claire de cette scène, il est utile de
distinguer la description de la lumière sidérale qui atteint la terre et ensuite
la description de la révolution céleste. Il faut d'abord imaginer un axe
traversant l'entièreté de la voûte céleste et la terre. Si cette lumière rappelle
l'arc-en-ciel, ce n'est pas d'abord par sa forme (l'arc), mais par sa luminosité
et sa couleur. Proclus (In Remp., II, 193, 21-199, 21 ; III, 141-144) écarte
l'interprétation, peut-être courante dans l'Antiquité, selon laquelle Platon
décrit ici la Voie lactée ou le cercle du zodiaque et il interprète cette lumière
comme une lumière incorporelle. Il mentionne cependant l'axe du monde
(II, 199, 31), une interprétation qui était peut-être celle de Théon de Smyrne
et qui est reprise par J. Adam (II : 442 et 446). Cet axe est décrit dans le
Timée (40c), comme un fuseau autour duquel la terre est enroulée. La
lumière l'enveloppe de part en part, liant le sol de la terre à la voûte céleste.
Voir sur ce point H. Richardson (1926 : 129-131). L'ensemble du modèle
cosmologique présenté ici par Platon présente des difficultés
d'interprétation considérables, si on cherche à en préciser tous les détails. Le
but de Platon est d'exposer le contexte cosmique d'une doctrine de la
Nécessité, en insistant sur l'harmonie des révolutions célestes. Cet
enseignement sera repris dans le Timée (90c-d). Il faut noter par ailleurs que
l'harmonie invisible, saisie par la pensée et objet de l'astronomie, est
d'emblée supérieure à l'harmonie visible : cet enseignement du livre VII
(529d) introduit une certaine relativité dans l'approche de ce système
cosmologique, dont l'interprétation ne doit jamais laisser de côté le fait qu'il
s'agit d'un mythe des fins dernières. L'ensemble de ce passage est d'abord
poétique, sans exclure que certains éléments soient empruntés à des théories
cosmologiques de l'époque de Platon.
72. La comparaison fournie par Platon avec les cordages des navires
permet-elle d'éclairer ces liens qui pendent de la voûte céleste ? Il s'agit de
deux câbles qui contiennent la révolution astrale, sur le modèle des
cordages qui enserrent les coques des navires, de la poupe à la proue, pour
les solidifier. J. Adam (ad loc.), tout en reconnaissant la difficulté, propose
de réconcilier d'une part la lumière droite, irradiant sur un axe, et une
lumière circulaire, contenant toute la voûte, à l'image des cordages du
vaisseau. Il est impossible en effet que la lumière soit restreinte au seul
faisceau de l'axe, décrit comme une colonne, puisque les liens qui enserrent
sont aussi décrits comme appartenant à cette lumière. Le faisceau lumineux
traverse donc l'univers, mais il l'enserre également de l'extérieur. C'est la
seule façon de comprendre ce passage qui puisse harmoniser les deux
éléments.
73. Ce fuseau, qu'on doit se représenter comme un fuseau artisanal (voir
figure en annexe), est constitué d'une tige, munie d'un crochet, et d'un
peson. Platon attache ce fuseau aux extrémités des liens de la lumière, qui
actionnent la révolution céleste. Mais s'agit-il des extrémités supérieures
des liens ou de celles qui sont accrochées sur la voûte ? Il convient de se
représenter le fuseau comme le mécanisme symbolique de l'axe lumineux
de l'univers, et le fuseau actionne donc les extrémités supérieures, laissant
non précisée la position des extrémités inférieures. Le poids du peson,
entraîné par le mouvement des liens, donne donc son mouvement à la
rotation de l'ensemble du mécanisme céleste. Cette cosmologie compose
plusieurs éléments : d'une part, la représentation d'un mouvement circulaire,
articulée sur un axe symbolique, le fuseau ; d'autre part, un lien avec le
mythe traditionnel de la filature, exprimant le temps de la destinée humaine
et sa dépendance de la Nécessité.
74. Ce poids (sphóndulon, c6) est évidé et à l'intérieur se trouve un appareil
de huit hémisphères concentriques, en forme de coupes, encastrées les unes
dans les autres et laissant voir à la surface les cercles constituant leurs
bordures (voir figure en annexe). L'axe du fuseau les traverse de part en
part, au centre. Sur les bordures concentriques sont disposées les étoiles et
les planètes (voir figure en annexe). Cet ordre des planètes, inspiré d'un
modèle pythagoricien, semble identique à celui qu'on trouve dans le Timée,
38c sq. Ce modèle des hémisphères concentriques est propre à Platon et il
paraît difficile de chercher à le réconcilier avec l'image précédente d'une
sphère unique, contenant le ciel.
75. Les pesons encastrés varient en épaisseur, ce qui modifie leur poids. Le
poids relatif de chacun est exprimé par un ordre qui place les étoiles fixes
en premier et la lune en dernier (voir figure en annexe). Comme ces
hémisphères sont ajustés de manière serrée les uns aux autres (il n'y a pas
d'espace intermédiaire, seulement une légère marge de jeu), la surface
constituée par les bordures est une surface quasi-pleine. L'épaisseur relative
des bordures représente la distance des orbites de chacun des astres : sur le
plan transversal constitué par les bordures des hémisphères, la position de
chaque planète sera à la jointure extérieure de la bordure de sa coupe. La
description de chacun des hémisphères constitutifs permet de les identifier à
une planète particulière : le premier est constellé d'étoiles ; le septième, le
plus brillant est le Soleil ; le huitième, la Lune, reçoit sa lumière du
septième ; le deuxième et le cinquième, qui sont plus pâles, correspondent à
Saturne et à Mercure ; le troisième est Jupiter et le quatrième, Mars ; Vénus
est le sixième.
Compte tenu des réserves émises par Platon lui-même sur l'astronomie du
monde visible et son imprécision (VII, 529c-530b), le modèle qu'il présente
ici ne saurait être pris trop littéralement. On sera d'accord avec S. Halliwell
(ad loc.) pour parler de l'image d'un ordre métaphysique, et non d'une
hypothèse astronomique. Sur les éléments pythagoriciens, voir W. Burkert
(1972 : 299-337).
76. Platon ne précise pas dans quel sens le fuseau, tiré par les câbles de la
lumière sidérale, développe sa rotation. On doit supposer que c'est d'est en
ouest pour l'appareil entier, mais Platon précise que les sept pesons
intérieurs ont des vitesses et des directions différentes : les sept pesons
intérieurs révolutionnent d'ouest en est, mais selon des vitesses distinctes.
Ces mouvements ne peuvent être expliqués par le modèle du Timée, en
dépit de quelques similitudes (Timée, 38c-d, 39c, 40b, et Épinomis, 986e),
et on ne peut démontrer que Platon voulait illustrer la rotation quotidienne
de la terre. Cette rotation (periphorá, 616c4 ; kukleîsthai strephómenon, a4-
5) pose un problème pour le sixième et le cinquième (Vénus et Mercure),
dont le mouvement est dit simultané à celui du soleil : si l'orbite est
différente et la vitesse la même, ils ne peuvent accomplir leur cycle au cours
de manière régulière. Proclus qui a noté ce problème (In Remp., 226, 21 ;
III, 180) pense qu'il s'agit des périodes.
77. Le modèle cosmologique se complète à compter de ce moment des
divinités qui sont la cause de son mouvement. Au sommet, siégeant au
centre de l'univers, se trouve Nécessité. Cette déesse est un concept
personnifié (Anánkē), qui fut d'abord identifié à la force du destin. On la
trouve dans la théogonie orphique, où elle nourrit le jeune Zeus. Fille de
Cronos, elle est la sœur de Díkē (Justice). Platon en fait la mère des Moires
(Parques). Déjà Parménide avait fait de Nécessité la cause de tout
mouvement, mais Platon la dépeint ici dans un symbolisme majestueux, où
il faut chercher plutôt une figure mythique qu'un principe de physique.
78. Figures poétiques, perchées sur les rebords des sphères, elles produisent
la musique des sphères, laquelle correspond dans le système pythagoricien
aux notes de l'Heptacorde. Ce thème est devenu classique dans la tradition
cosmologique, et en particulier dans le platonisme. Voir Jamblique (Vie de
Pythagore, 82 Brisson et Segonds) qui les associe à la tetraktys et Proclus
(loc. cit., II, 236, 20-239, 14 ; III, 192 sq.), qui explique ainsi l'origine de
l'octave, fait d'un accord unique des huit cercles et sept intervalles. Pour lui,
ces sirènes sont des âmes incorporelles. Platon ne semble pas embarrassé du
fait que si trois astres révolutionnent à la même vitesse, ils produiront la
même note. L'origine du thème peut être retracé dans l'Odyssée (XII, 39 et
159).
79. Lachésis est la Moire du passé, Clotho du présent et Atropos, de
l'avenir. Voir Lois, XII, 960c, où Platon donne son appui au fait qu'on les
vénère sous le nom de salvatrices et les associe à la sauvegarde des lois.
Présentes déjà chez Hésiode (Théog., 904 sq.) et chez Eschyle (Prométhée
enchaîné, 515 sq.), elles jouent ce rôle de filer les destinées. J. Adam,
ad loc., suggère que le mouvement de la main droite de Clotho soit réservé
à l'hémisphère externe, le plus estimable et concourant au mouvement du
même (Timée, 36c), alors que Atropos meut de la main gauche le cercle de
l'autre, les hémisphères intérieurs.
80. La forme concrète de ces sorts n'est pas précisée. S'agit-il de billets sur
lesquels un sort ou un modèle de vie est inscrit ? Cette allocation de vies
nouvelles est la forme symbolique de la migration des âmes d'une existence
vers une autre ; la doctrine pythagoricienne est ici pleinement présupposée
(voir en ce sens W. Burkert 1972 : 120-165) et Platon n'éprouve pas le
besoin de l'interpréter. En réservait-il l'expression à ce mythe grandiose ?
Tous les passages parallèles où cette doctrine intervient sont marqués d'un
sceau religieux qui rend difficile une interprétation rigoureuse dans le cadre
de sa métaphysique de l'immortalité. Voir par exemple, Ménon, 81a-b, et
Phédon, 70c. Dans les Lois (IX, 872e), il qualifie la doctrine
indifféremment de mythe ou d'argument.
81. Les âmes sont immortelles, mais leur union à un corps particulier, dans
une existence particulière, leur confère, pour ainsi dire métaphoriquement,
un destin éphémère. Voir Lois, XI, 923a.
82. Le choix que fait chaque âme d'une existence particulière l'associe pour
une période donnée, soit mille cent années, à un démon particulier qui
devient son double. Le démon propre à chacun accompagne son âme
(Phédon, 107d-e, 108b, 113d) pour la durée d'une période, et l'âme en
change donc quand elle vient en choisir un autre, au moment de la
réincarnation. Ce choix est un choix personnel, dont l'âme est seule
responsable ; la divinité n'est pas en cause. Les facteurs qui déterminent ce
choix de l'existence sont d'abord, comme Platon veut le montrer, l'état moral
de l'âme de celui qui choisit. Cette conception assujettit donc la liberté du
choix au déterminisme qui découle de l'existence antérieure : plus une âme
s'est enfoncée dans le vice, plus il lui sera difficile de choisir autre chose
qu'une existence dans le mal. Inversement, plus quelqu'un sera vertueux,
plus l'existence qu'il choisira sera vertueuse. Ce principe est fidèle à
l'éthique socratique, qui fait du choix du bien le seul choix véritablement
libre, alors que le choix du mal est le fruit d'une ignorance, et donc un acte
involontaire. Voir supra, IX, 577d-e.
83. Cette maxime, commentée par Proclus (In Remp., II, 276, 5 ; III, 234
sq.) se lit littéralement : la vertu est chose sans maître. Seul le vertueux
échappe à l'esclavage des passions et des désirs, et c'est en ce sens que cette
maxime connaîtra sa fortune dans l'éthique stoïcienne. Voir par exemple
Épictète, Entretiens, IV, 133. Platon avait déjà évoqué cet idéal de maîtrise
(supra, I, 329c).
84. Ce dieu ne doit pas être confondu avec le démon qui s'associe à l'âme
dans sa nouvelle existence, même si ces termes sont souvent synonymes
(voir infra, 619c5) ; il s'agit d'une divinité transcendante, et qui demeure
indéterminée. Dans le Timée (41e-42e), le démiurge révèle aux âmes les lois
de la destinée : la première naissance est égale pour tous. Puis, en raison des
facteurs liés à l'existence sensible, certaines âmes connaissent la justice,
d'autres l'injustice. Les réincarnations successives apportent un destin qui
est la conséquence de la vertu ou du vice, et la possibilité de retourner à la
béatitude originelle exige l'exercice de la vertu et la domination du désir
irrationnel. « Après leur avoir fait connaître tous ces décrets pour ne pas
être responsable du mal que par la suite pourrait commettre l'une ou l'autre,
il sema ces âmes les unes sur la terre, les autres sur la lune, et celles qui
restaient sur tous les autres instruments du temps » (42d). Ce texte invite à
identifier le dieu au démiurge du Timée. Voir également le mythe du
Phèdre, 246a-250c. Platon ne fait que reprendre ici le modèle théologique
d'un dieu bon, qu'il a exposé au livre II, 379b. Voir également Lois, X,
904b-d : « Ainsi changent tous les êtres qui ont une âme, par des
changements dont ils possèdent en eux-mêmes la cause et, alors même
qu'ils changent, ils se déplacent conformément à l'ordre et à la loi du
destin. » Cette phrase du livre X fut inscrite à l'Académie, avec une phrase
du Phèdre (245c) affirmant l'immortalité de l'âme, sur une borne en pierre,
sur laquelle se trouvait un buste sculpté de Platon. Voir G.M.A. Richter
(1965, vol. II : 166, n° 8, et fig. 906). Sur l'ensemble de la doctrine de la
liberté dans ce mythe et dans la pensée de Platon, voir R. Müller (1997).
85. Il ne s'agit pas seulement de modèles moraux, où l'âme choisirait une
existence plus ou moins vertueuse, mais de formes de vie, incluant
l'existence animale. La mention des vies des animaux implique-telle la
croyance dans la transmigration ? Il n'y a aucune raison de refuser un texte
aussi explicite. Cette croyance était fortement implantée, voir E. Rohde
(1952), et nous la trouvons mentionnée dans le Ménon, 81a, dans le
Phédon, 81e et 113a, dans le Phèdre, 249b, dans le Timée, 42b et 91d.
Aristote l'atteste pour les pythagoriciens (De anima, 407b21).
86. Dans le Timée, 42b, l'existence féminine apparaît comme un destin
moins souhaitable que l'existence masculine.
87. Il s'agit ici du mélange particulier résultant de la combinaison avec des
formes de vie et des conditions d'existence toujours particulières. Les sorts
distribués par le proclamateur proviennent des genoux de Lachésis, et leur
origine est ultimement divine (comme dans ce passage interpolé de
l'Odyssée, XVIII, 136 sq.), mais l'âme elle-même y ajoute sa constitution
propre, ce qui produit son ordonnancement (táxin, b3).
88. L'intervention de Socrate introduit dans le récit une première
interprétation morale de l'enjeu éthique du choix de vie : cet enjeu
(kîndunos, b7) dépend d'abord et avant tout de la connaissance et de la
capacité de discriminer le véritable bonheur. Le choix exige donc
l'engagement dans l'existence philosophique, qui seule peut garantir un
choix excellent. La connaissance morale concerne toutes les formes,
morales et intellectuelles, de la vie humaine. Cet éloge de la connaissance
morale se termine sur une exhortation à la fermeté (619a). Voir sur ce choix
des formes de vie, K. Moors (1988).
89. C'est-à-dire dans la plaine du jugement, alors que le choix des sorts
pourrait présenter la tentation d'un choix d'une vie sans vertu. La vertu dans
l'existence incarnée détermine la vertu dans l'exercice du choix d'existence,
mais réciproquement ce choix devient irrévocable et engage la suite des
réincarnations. Platon insiste pour montrer les risques du mauvais choix,
mettant en relief autant la possibilité de la liberté pour le vertueux que les
limites de cette liberté dans le cas de choix antérieurs médiocres.
90. Ce destin funeste hante toute la mythologie, depuis les enfants de
Cronos jusqu'à Thyeste, tyran d'Argos, à qui son frère Atrée avait servi ses
propres enfants comme nourriture.
91. Comment expliquer que ceux qui ont vécu une vie vertueuse choisissent
la vie d'un tyran ? Platon dit bien que leur vertu était le résultat de l'habitude
et qu'elle était privée de philosophie. Il faut en conclure que seule la vie
philosophique authentique peut prédisposer au choix existentiel heureux.
Voir 614c-d, qui semble aller dans une autre direction, et comparer avec
Phédon, 82a-b, où les âmes vertueuses, mais non philosophes, sont
réincarnées dans des animaux sociables (guêpes, fourmis), avant de
redevenir des êtres humains. La vertu d'habitude prédispose donc à la
sociabilité, mais elle ne peut éviter le désir violent de la tyrannie, si le choix
se présente. L'ensemble de la doctrine de la préexistence est par ailleurs
déterminé par les contraintes qui découlent de la priorité des choix : ceux
qui choisissent en premier ont un plus grand choix, et cela est indifférent à
leur vertu ou à leur vice. Cet élément de hasard fait partie de l'eschatologie
platonicienne. Pour le passage parallèle du Phèdre (248d-e), on notera à la
suite de Proclus la même diversité des formes de vie (In Remp., II, 319 ; III,
279).
92. S'agit-il de l'existence immédiatement antérieure, ou dans une autre
existence parmi toutes celles que cette âme a traversées ? Il est difficile
d'interpréter le sens de cet « autrefois » (pote, a4), sans mettre en question
la nature exacte de l'âme qui subsiste d'une incarnation à une autre. Le nom
de cette âme change selon l'incarnation, et la somme des expériences
individuelles qui créent des habitudes de vie (sunḗ theian, a2) ne se dépose
dans aucune mémoire (621a), rendant ainsi impossible l'assignation d'une
identité. C'est donc seulement durant une incarnation particulière qu'une
âme est ce qu'elle est, c'est-à-dire l'âme d'un être. L'exemple d'Orphée,
mentionné au début de la République (supra, II, 364e), comme celui de
Thamyris, n'est pas introduit ici de manière indifférente : ces deux poètes
musiciens ont eux-mêmes, dans leur mythe, connu le monde de la mort
(Banq., 179d). Ce mythe du musicien parti chercher sa femme Eurydice aux
Enfers connut une fortune considérable à la période romaine (Virgile,
Géorgiques, IV, 453 sq.), mais ici Platon se concentre sur la mort d'Orphée.
La tradition principale en rend responsables les femmes de Thrace, sa
région d'origine. Mais les raisons de ce meurtre demeurent obscures, les
principales gravitent autour de cultes masculins dont les femmes étaient
exclues. Pausanias (X, 30, 2) les évoque au sujet d'une peinture célèbre de
Polygnotos, un peintre du Ve siècle. Cette Nekyia peinte dans le trésor de
Cnide à Delphes date d'environ 450 et elle représente ces deux musiciens
aux Enfers. Dans l'Apologie (41a), Socrate dit espérer rencontrer Orphée et
d'autres poètes dans l'Hadès. Notons qu'il y mentionne également, comme
ici, la rencontre d'Ajax et d'Ulysse.
93. Musicien poète, évoqué dans l'Iliade (II, 596-600) et dans l'Ion (533b),
il passait pour avoir été le maître d'Homère. Il fut aveuglé pour avoir
rivalisé avec les Muses. Voir également Lois, VIII, 829d. Comme Orphée
qui choisit le cygne, dont le chant est annonciateur de la mort (Phédon, 84e-
85b), Thamyras choisit un oiseau chanteur de chants prémonitoires.
94. Ce héros de l'épopée homérique est aussi le sujet d'une pièce de
Sophocle. À la mort d'Achille, il aurait revendiqué les armes du héros, mais
celles-ci furent données à Ulysse (Od., XI, 543-565). Ajax choisit le lion,
auquel déjà il avait été comparé (Il., XVII, 133 sq., et XI, 548 sq.),
probablement en raison de sa vigueur guerrière. Voir supra, IX, 588d-590b,
pour le lien entre l'élément d'ardeur guerrière de l'âme et le symbole du lion.
95. Héroïne des mythes du Péloponnèse, elle est associée à la chasse.
Nourrie par une ourse, alors qu'elle avait été abandonnée par son père, elle
demeura vierge comme sa patronne Artémis. Un oracle lui aurait prédit que
si elle se mariait, elle serait transformée en animal. Elle fut changée en
lionne, après avoir cédé la victoire à la course à son prétendant Mélanion.
Platon lui fait ici choisir la vie même de celui auquel elle avait cédé.
96. Mentionné dans l'Odyssée (XIII, 493), ce héros fit partie de l'expédition
de Troie. Il se distingua à la boxe aux jeux funèbres de Patrocle (Il., XXIII,
653-699). Son souvenir est associé à la construction du cheval de Troie. S'il
choisit l'existence d'une femme artisane, c'est sans doute parce qu'il avait
été l'adjoint d'Athéna dans la fabrication du cheval.
97. Guerrier qui se ridiculise en critiquant Agamemnon (Il., II, 211-277), il
fut couvert de coups par Ulysse, à l'approbation générale de l'assemblée.
Platon le présente comme un imbécile dans le Gorgias (525e).
98. Après avoir présenté le choix de vie des âmes d'êtres humains, Platon
montre que les âmes qui quittent des existences animales font le choix de
vies humaines ou de vies d'autres animaux, suivant les habitudes de vie
justes ou injustes de leurs vies antérieures. Ce morceau de conclusion
illustre de manière on ne peut plus directe la doctrine de la métempsycose,
puisque les âmes des animaux et les âmes des êtres humains sont, à l'état
séparé, assez semblables pour choisir des incarnations semblables. Si on
interprète ce passage avec rigueur, cela signifie que l'âme, à l'état séparé,
contient des principes de vie qui ne seront pas tous mis en exercice dans
l'incarnation suivante ; autrement on devrait expliquer pourquoi les animaux
ne sont pas rationnels, ou alors penser que l'âme à l'état séparé ne possède
pas le principe rationnel, lequel lui viendrait de l'incarnation humaine. Cette
difficulté montre l'incongruité de ce mythe final, si on cherche à interpréter
chaque élément hors de la visée eschatologique de l'ensemble.
99. Les trois Moires participent au scellement du destin des âmes. D'abord
Lachésis, la Moire du passé, qui préside au choix, comme son nom l'indique
(Lachésis/lachṑ n, e4) ; ensuite Clotho, la Moire du présent dont le filage ne
pourra être défait (Clotho/epiklōsthénta, e5) ; enfin Atropos, qui marque
l'irréversibilité (Atropos/ametástropha, e5). Voir Lois, XII, 960c, pour les
mêmes associations.
100. Lorsque le choix des vies est terminé, les individus sont pour ainsi dire
reconstitués, ce qui explique que Platon passe des âmes, comme sujets de la
procession vers Lachésis (d6), à chacun des individus particuliers (e4).
Cette différence qui est perceptible dans le texte grec apporte une précision
importante à la doctrine, puisque, une fois qu'ils ont traversé le trône de la
Nécessité et bu l'eau du Léthé, les individus entament une existence
nouvelle et individualisée. La question de leur réintroduction dans le corps
demeure cependant non précisée : à quel moment, en effet, les âmes qui ont
choisi se retrouvent-elles dans le corps de l'existence matérielle qui
s'amorce pour chacune ? Le lieu du jugement et du choix des vies est un
lieu des âmes, et non des corps de l'existence terrestre ; leur identité est
perceptible, sans être matérielle.
101. Léthé, l'Oubli, est la fille d'Eris, la Discorde. La source du Léthé
(mentionnée chez Aristophane, Grenouilles, 186) serait située dans l'Hadès
et Platon est le principal témoin de la tradition philosophique qui associe à
l'eau de cette source l'oubli de l'existence antérieure. Cette croyance était
sans doute très ancienne, peut-être d'origine orphique. Le contraste avec la
plaine de la Vérité (Pedion Alètheias, Phèdre, 248b) est assez marqué pour
que Proclus le remarque (In Remp., II, 346, 19 ; III, 304). Dans cette plaine
du Léthé, coule le fleuve Amélès, dont le nom signifie « insouciant ». Voir
sur ce thème de l'oubli, J.-P. Vernant (1965 : 108-123).
102. On ne peut déduire de cette expression (contra, J. Adam, ad loc.) que
les individus sont alors dans un lieu souterrain. La représentation poétique
de cette scène de métempsycose s'achève en effet sur une sorte d'explosion
sidérale, chacun étant propulsé vers son nouveau destin à partir de la plaine
du Léthé.
103. La question de la foi dans la doctrine avancée par le mythe doit être
entièrement rapportée à la démonstration philosophique : Platon pense
certes que la foi au message eschatologique du mythe peut contribuer au
salut de l'âme, mais il exige surtout que chacun fasse l'effort de se persuader
philosophiquement de la vérité de la doctrine de l'immortalité et de
l'eschatologie qui lui est liée. Foi et persuasion possèdent des connotations
différentes, en particulier si la foi est associée à une attitude de l'esprit qui
exclurait la philosophie.
104. Ce chemin qui s'élève est celui du ravissement de Parménide, emporté
vers la vérité par les cavales, tout autant que le sentier d'Hésiode conduisant
à la vertu (Travaux, 289-292, déjà cité par Platon, infra, II, 364c-d). Cette
ascension rappelle le chariot du Phèdre (246c).
105. On a noté que ce dernier mot de la République est aussi une formule de
salutation dans les lettres de Platon, comme si Platon souhaitait ici à chacun
de réussir ce passage à la justice et à la vie selon la raison. Voir F. Chatelain
(1987). L'expression (eû práttōmen, d2) est l'équivalent d'un vœu de
bonheur (par exemple, 603c et 619a) et dans un contexte où le destin est si
intimement lié au bonheur de chacun, on pourrait comprendre cette dernière
phrase comme un souhait de bonne chance. Le Phédon (58e, 95c) ne le dit
pas autrement.
BIBLIOGRAPHIE
Dans la bibliographie qui suit, on trouvera les références de tous les travaux
cités en abrégé dans l'appareil de notes. À ces références, j'ai ajouté un
certain nombre de travaux qui seront utiles pour l'étude de points
particuliers, ainsi que quelques références de travaux publiés après la
présente publication en 2002. J'ai cependant été très parcimonieux
concernant les études sur la métaphysique, les formes, la connaissance, la
dialectique, car le volume des publications rend toute sélection injuste, et je
me suis limité dans ces domaines à quelques études fondamentales. Ces
références sont classées en trois grands ensembles : 1) les éditions, les
traductions et les commentaires du texte de la République ; 2) les travaux
sur la pensée de Platon et sur la République ; 3) l'érudition historique
complémentaire.
Les indications relatives aux éditions des auteurs de l'Antiquité cités dans
les notes se trouvent dans l'index des textes anciens.
La bibliographie des travaux platoniciens bénéficie, depuis le début des
grands travaux de Harold Cherniss, d'un instrument de travail incomparable.
Poursuivis par Luc Brisson, ces travaux ont été publiés sans interruption
depuis 1959 dans la revue Lustrum et, plus récemment, sous forme de
monographie, chez l'éditeur Vrin. Pour pallier les lacunes de la présente
bibliographie, on se reportera donc aux instruments suivants : Harold
Cherniss, « Plato 1950-1957 », Lustrum 4 et 5 (1959 et 1960) ; Luc Brisson,
« Platon 1958-1975 », Lustrum 20 (1977) ; Luc Brisson, en collaboration
avec Hélène Ioannidi, « Platon 1975-1980 », Lustrum 26 (1984), p. 205-
206 ; « Platon 1980-1985 », Lustrum 30 (1988), p. 11-294, avec des
corrigenda à « Platon 1980-1985 », Lustrum 31 (1989), p. 270-271 ;
« Platon 1985-1990 », Lustrum 35 (1993). Il faut ensuite consulter les
travaux bibliographiques de Luc Brisson, menés avec la collaboration de
Frédéric Plin, Platon : 1990-1995. Bibliographie, Paris, Vrin, 1999, avec
des addenda aux tranches antérieures, p. 407-415, et avec la collaboration
de Benoît Castelnérac et Frédéric Plin, Platon : 1995-2000. Bibliographie,
Paris, Vrin, 2004. Pour les années subséquentes, Luc Brisson a publié sur le
site de l'International Plato Society une bibliographie annuelle accessible en
fichiers distincts, de 2000-2001 à 2013-2014. Notons enfin que l'ensemble
de la bibliographie platonicienne a été recueilli dans une banque analytique,
publiée sous la direction de Benoît Castelnérac (voir Pythia, Paris, Vrin) et
disponible par souscription. L'érudition de langue allemande peut bénéficier
du bilan de U. Zimbrich, Bibliographie zu Platons Staat. Die Rezeption der
Politeia im deutschsprachigen Raum von 1800 bis 1970, Francfort-sur-le-
Main, 1994.
ADAM, James (1965 [1902]), The Republic of Plato, 2e édition révisée avec
une introduction de D.A. Rees, 2 vol., Cambridge, Cambridge University
Press, 1965. [Texte grec, commentaire et notes critiques.]
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« Methuen's Classical Texts ». [Texte grec et notes.]
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K. Bormann, introduction de P. Wilpert, Hambourg, Felix Meiner Verlag.
[Traduction et notes, important index thématique.]
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J.M. Ophuijsen, Leiden, Brill, « Mnemosyne, Supplements », vol. 267.
Œuvres de Platon
J'ai utilisé les traductions des dialogues de Platon parues dans la présente
collection, et notamment les suivantes : Apologie de Socrate (Brisson,
1997), Le Banquet (Brisson, 1998), Gorgias (Canto, 1987), Lachès et
Euthyphron (Dorion, 1997), Lettres (Brisson, 1987), Parménide (Brisson,
1994), Phédon (Dixsaut, 1991), Phèdre (Brisson, 1989), Protagoras
(Ildefonse, 1997), Théétète (Narcy, 1995), Timée (Brisson, 1992).
3. Études complémentaires
Événements
Socrate Platon politiques et
militaires
750-580 : Colonisation
grecque notamment en
Sicile.
508 : Réformes
démocratiques à
Athènes.
499-494 : Révolte de
l'Ionie contre les
Perses. Athènes envoie
des secours.
490-479 : Guerres
médiques.
490 : Bataille de
Marathon.
480 : Bataille des
Thermophyles.
480 : Victoire de
Salamine.
Victoire des Grecs de
Sicile sur les
Carthaginois à
Himère.
478-477 : Formation
de la Confédération de
Délos. Elle durera
jusqu'en 404.
470 : Naissance de Socrate, dix ans après la
bataille de Salamine.
459 : Guerre de
Corinthe contre
Athènes.
449/448 : Paix dite
« de Callias » entre
Athènes et les Perses.
447 : Bataille de
Coronée.
446 : Paix dite « de
Trente Ans », qui
durera quinze ans
(446-431).
441-429 : Socrate semble avoir des liens avec
l'entourage de Périclès (avec Aspasie, Alcibiade,
Axiochos, Callias).
435 : Guerre de
Corinthe contre
Corcyre et alliance de
Corcyre et d'Athènes.
432 : Révolte de
Potidée (432-429).
431-404 : Guerres du
Péloponnèse.
430-426 : Peste à
430 : Hoplite à Samos
Athènes.
429 : Mort de Périclès
et rivalité entre Cléon
429 : Socrate sauve la vie d'Alcibiade à la (belliciste) et Nicias
bataille de Potidée. (pacifiste).
Capitulation de
Potidée.
428-427 : Naissance de 428-427 : Révolte de
Platon. Mytilène.
423 : Les Nuées d'Aristophane. À un âge mûr,
421 : Nicias négocie la
Socrate se marie avec Xanthippe dont il aura
paix dite « de Nicias ».
trois fils.
415-413 : Expédition
de Sicile sous le
commandement de
Nicias, de Lamachos
et d'Alcibiade. La
mutilation des
Hermès.
414 : Trahison
d'Alcibiade, qui gagne
Sparte.
412 : Révolte de
l'Ionie et alliance entre
Sparte et la Perse.
411 : Révolution des
« Quatre Cents » puis
des « Cinq Mille ».
410 : La démocratie
est rétablie à Athènes.
407 : Retour
d'Alcibiade à Athènes.
406 : Défaite
406/405 : Socrate, président du Conseil. Le
d'Alcibiade à la
procès des Arginuses.
bataille de Notion.
405 : Denys Ier, tyran
de Syracuse.
404 : Lysandre impose
404 : Socrate refuse d'obéir aux Trente et la paix à Athènes et
d'arrêter Léon de Salamine. institue les « Trente
Tyrans ».
403 : La démocratie
est rétablie à Athènes.
399 : Socrate est accusé d'impiété, de corruption
399-390 : Platon rédige
de la jeunesse et de pratique de religions
l'Hippias mineur, l'Ion, le
nouvelles, par Anytos, chef de la démocratie
Lachès, le Charmide, le
restaurée par la révolution de 403. Il est
Protagoras et
condamné à mort. Il attend le retour du bateau
l'Euthyphron.
sacré de Délos avant de boire la ciguë.
395-394 : Sparte
assiège Corinthe.
394 : Peut-être Platon
prit-il part à la bataille de
Corinthe.
390-385 : Platon rédige le
Gorgias, le Ménon,
l'Apologie de Socrate, le
Criton, l'Euthydème, le
Lysis, le Ménexène et le
Cratyle.
388-387 : Voyage de
Platon en Italie du Sud où
il rencontre Archytas, et à
Syracuse, où règne
Denys I .er
La République
pagination de l'édition d'Henri Estienne
(Genève, 1578)
Livre I, 327a-354c
Livre II, 357a-383c
Livre III, 386a-417b
Livre IV, 419a-445d
Livre V, 449a-480a
Livre VI, 484a-511e
Livre VII, 514a-541b
Livre VIII, 543a-569c
Livre IX, 571a-592b
Livre X, 595a-621d
I. INDEX DES NOMS PROPRES
Éaque, 391c
Égée, 404c, 614b
Égypte, 436a, 586c, 600a
Éleusis, mystères d'Éleusis, 364d, 366a, 560e
Épéios, 620c
Épidaure, sanctuaire, 470e
Er, fils d'Armenios, 327a, 330d, 331d, 354a, 386b, 614b
Érechthéion, 378c
Ériphyle, 590a
Éris, la Discorde, 621a
Eschyle, 361b, 362a, 380a, 383b, 522c, 550c, 563c
Eudoxe, 527b, 528b
Eumolpe, fils de Musée, 363b
Euphorion de Chalcis, 327a
Euripide, 522c, 568a-b, 586c, 607c ; voir l'index des auteurs anciens.
Eurydice, 620a
Euryloque, 390b
Eurypyle, 405e, 408a
Euthydème, fils de Céphale, 327b, 328b, 495c
Euthyphron, 378b
Glaucon, 327a, 338c, 357a-b, 358b-e, 359a, 361a, 362c-e, 368a, 374b,
376c, 416c, 444e, 450a, 451a, 453a, 471c, 472c, 473c, 474a-d, 475d-e,
487b, 509d, 520a, 527c-d, 529b, 533a, 544a, 548d, 576b, 585c, 608c-d,
611c, 612b ; interventions de Glaucon, 327a-328a, 347a-348b, 357a-362d,
362e, 363a, 367b, 367e-368a, 368c, 372c-376d, 398c-417b, 427d-449a,
450b-487a, 506d-548e, 576b-621d
Glaucos, 611c
Grèce, 606e
Grecs, 423b, 452c, 469b-471b, 494c, 544d
Gygès, roi de Lydie, anneau de Gygès, 357a, 359d, 580c, 612a
Hadès, dieu des Enfers, 330d, 363b-d, 365a, 366a, 386b-387a, 392a, 414b,
427b, 514a, 516d, 521c, 534d, 588b, 596c, 612b, 619a, 620a, 621a
Hécamède, 405e
Hécate, 366a
Hector, 386d, 387a, 388b-c, 391b
Hélène, 391d, 408a, 586c
Héliée, 425c
Hellespont, 404c
Héphaïstos, 328a, 378d, 389a, 390c
Héra, 378d, 379e, 381d, 390c, 458e
Héraclite, 377c, 498b, 584b
Héraklès, 337a, 363b, 426e
Hermès, 368e, 379e, 399e
Hermos, 566c
Hérodicos, 406a
Hérodote, 435e
Hésiode, 331c, 363b, 364c, 377d-e, 392a, 415c, 466c, 468e, 546e, 547a,
599d, 600d, 612b ; voir l'index des auteurs anciens.
Hiéron, 331e
Hippias, 338e, 495c, 529a
Hippocrate de Chios, 528b
Hippodamos de Milet, 327a
Hippolyte, 408b
Homère, 327c, 331c, 334a-b, 343a, 363b, 364d, 377d, 378d, 379c-d, 383a,
387b, 388a, 388b, 389a-d-e, 390e, 391a-d, 393b, 393d, 396e, 404b, 404c,
405e, 441b, 468c, 468d, 501b, 514a, 516d, 545d, 595b-c, 598d, 599a-c-d,
600e, 605c, 606e-607a, 607d, 612b, 620a ; voir l'index des auteurs anciens.
Homérides, 599e
Hydre, 426e
Palamède, 522c
Pamphylie, 614b, 615c
Pandaros, 379e, 408a
Panétius de Rhodes, 327a
Panopeus, 620c
Pâris, 379e, 586c
Parménide, 617b, 621c
Parthénon, 378c
Patrocle, 386d, 388a-d, 391b, 405e, 620c
Pausanias, 391d ; voir l'index des auteurs anciens.
Pélée, 381d, 391c
Pélopides, 380a
Péloponnèse, 620b
Pénélope, 424b, 544d
Périandre, 336a
Perdiccas, 336a
Pergame, 614b
Périclès, 328b, 400b, 414a, 493a, 564d
Périctionè, 327a,
Perse, 533c
Perséphone, 391d
Phalère, port d'Athènes, 439e
Phénicien, 414c, 436a
Phénix, 364d, 390e
Phidias, 337d, 420c
Phocylide, 407a-b
Phoibos, Apollon, 383b
Pindare, 329a, 331a, 365b, 398e, 408b, 460e, 496e
Pirée, port d'Athènes, 327a, 328c, 439e
Pirithoüs, 391c-d
Pittacos, 331e, 335e
Platée, 564d-e
Plotin, 498b, 509c
Ploutos, 554b
Plutarque, 400b, 496c ; voir l'index des auteurs anciens.
Pnyx, 492b
Podalirios, 408a
Polémarque, 327b, 327c, 331c, 334b, 340a, 442e, 451a ; interventions de
Polémarque, 327b-328b, 331d-336a, 339a-340c, 449b
Polos, 336c
Polygnotos, 620a
Polynice, 590a
Poulydamas, 338c
Poséidon, 386d, 391c, 611c
Pramnos, 405e
Priam, 328e, 388b
Proclus, 527b, 546d ; voir l'index des auteurs anciens.
Prodicos, 331e, 600c
Prométhée, 400b
Protagoras, 331e, 337d, 495c, 539c, 600c
Protée, divinité de la mer, 381d
Prytanée, 424d, 428e, 539e
Pythagore, 413e, 600b
Pythagoriciens, 530d, 531b, 546b, 583b, 587d, 614b, 616c, 617b, 618a
Pythie, oracle de Delphes, 461e, 540c, 566c
Pythoclidès de Céos, 400b
Sarpédon, 388c
Scamandre, 391b
Scylla, 588c
Scythie, 435e, 600a
Sélénè, 364e
Sériphos, 329e-330a
Sibylle de Cumes, 611c,
Sicile, 328b, 404d, 494c, 496d, 586c, 592a, 599e
Simmias, 600b
Simonide, 331d-332c, 334b, 334e, 335b, 335e, 394b
Sirène, 617b-c
Solon, 328b, 331e, 536d, 545b, 551a, 599d, 600a
Sophocle, 328b, 329a, 329b, 329c, 329d, 398e, 522c, 620b ; voir l'index des
auteurs anciens.
Sophron, 451c
Sparte, 327a, 327c, 373a, 374b, 408a, 416e, 421e, 423b, 425a, 458d, 460c-
e, 464e, 544c, 547c-e, 548a, 550c, 552a, 599d, 600a
Sperchios, 391b
Speusippe, 527b
Stésichore, 586c
Sthénélos, 389d
Styx, 387b
Syracuse, 331e, 404d, 496b
Tantale, 380a, 391e
Tartare, 615e, 616a
Télamon, 620b
Télémaque, 375e, 424b
Thalès, 331e, 473c, 488e, 600a
Thamyras, 620a
Théagès, 496b-c
Thèbes de Béotie, 336a, 414c, 451a, 544d
Thémis, 380a
Thémistocle, 329e, 331e
Théon de Smyrne, 616b
Théramène, 328b
Thersite, 620c
Thésée, 391c-d
Thessalie, 544d, 547c
Thétis, 381d, 383a, 388c
Thourioi, 328b, 600c
Thrace, 327a, 435e, 620a
Thrasymaque de Chalcédoine, 327a, 328b, 336c-e, 337a-d, 328b-e, 340a-d,
342a-c, 343c, 344d, 347a, 348a-d, 349b, 352a, 354a, 357a, 361a, 362c,
368a, 450a, 498c, 588b, 590d ; interventions de Thrasymaque, 328b, 336b-
354c, 357a, 358a-d, 367c, 450a-b, 498c-d, 590d
Thucydide, 463b, 551a ; voir l'index des auteurs anciens.
Thyeste, tyran d'Argos, 619c
Timocrate de Rhodes, 336a
Timodème, 329e
Tirésias, 386c-d
Troie, 380a, 393e, 405e, 408a, 586c, 620c
Troyens, 391a
Tyrtée, 400b
Ulysse, 334b, 375e, 386c-d, 387a, 390b-d, 441b, 493d, 516d, 544d, 560c,
614b, 620a, 620b, 620c
Xénophane, 377c
Xénophon, voir l'index des auteurs anciens.
Xerxès, 336a
Zeus, 329a, 332a, 332c, 334b, 339e, 345b, 345e, 350e, 363b, 368b, 370a,
374e, 375b, 376d, 378b, 379d-380a, 383a, 386b, 388c, 390b-c, 391c-e,
399e, 400a, 400c, 403b, 408b, 497b, 423b, 426b, 440b, 441b, 443b, 444a,
445b, 452b, 453d, 458e, 459a, 462a, 469e, 472e, 484d, 493c, 505b, 506d,
515b, 521b-c, 527c, 531e, 534d, 536c, 551d, 554d, 564c, 565d, 569a, 574b,
574c, 583b, 584d, 585a, 588a, 597d, 602c, 605e, 608d, 610d, 617b
II. INDEX DES NOTIONS ET DES THÈMES
Caractère, modèle, registre, type, túpos, 377b, 377c, 380c, 383a, 383c,
387c, 395c (et habitude), 396e, 397c, 398b, 398d, 400d, 402d, 403c, 409d,
412b, 414a, 443c, 491c, 492e, 503c, 544d, 559a
Cause, 379b-c
Caverne, 514a-517b, 539e, 514a, 532b
Chasse, 373b, 412b, 432b, 451d, 459a, 466d, 531a, 535d, 549a
Cheval, 328a, 333c, 335b-c, 342c, 352d-e, 359d, 375a, 396b, 412b, 413d,
452c, 459b, 467e, 537a, 563c, 601c
Chien, 335b, 375a, 375e-376b, 389e, 397b, 404a, 416a, 422d, 440d, 451d-e,
459a-b, 466d, 469e, 537a, 539b, 563c, 607b
Cité, pólis, 347d, 351b, 368e (analogie âme et cité), 369a (généalogie),
372e (deuxièmecité), 376c, 378b, 427c (vertus), 471c (cité idéale), 527c
(kallipolis)
Classes, groupes, génos, 420b, 434b, 436a, 501e, 564c
Cœur, courage, thumós, espèce du cœur, thumoeidés, 375a-b, 411a-c, 439e-
441b, 456a, 467e, 553c-d, 548c, 572a, 586c-d
Colère, orgḗ ,375a-b, 411c, 440a
Comédie, 394c-d, 395a, 395e, 452d, 606c
Commander, 346a
Commerce, 371a, 425c-d
Communauté, femmes et enfants, 449d-461e
Compétition, lutte, agṓ n, 362b, 374b, 374d, 403e, 412b, 413d, 494e, 517d,
547d, 555a, 565c, 608b, 618b
Concorde, homónoia, 432a
Connaissance, 475b, 476c-d, 477a ; philomathēs, ami de la connaissance,
376b, 411a, 411d, 435e, 475c, 485d, 490a, 505b, 535d, 581b (voir Savoir)
Constitution, politeía, 327a, 397d, 427a, 464a, 497c, 499d, 544a (formes)
Contemplation, theōría, 486a, 520b
Contraires, 436b-437a, 475e
Contrats, 333a, 343d, 425c, 486b
Corps, 403c, 586b, 609c
Courage, andreía, 375a, 390d, 429a-430c, 468a
Cuisine, 332c, 372b-c, 373a, 373c, 404c, 404d, 559b
Éducation, formation, paideía, 412b, 416b, 423e, 492c-, 504b, 521d, 534d
Égalité, 558c, 561e, 563b (isonomie)
Eîdos, espèce, forme, 380d, 402c, 432b, 434b, 434d, 435b, 437c, 475b,
479a, 486d, 505a
Eschatologie, voir Rétribution Esclaves, 371e, 463b, 469c, 470a, 578d
Espérance, 331a, 496e, 517b
Esquisse, hupographḗ , 501a, 504d, 548c-d
Être, étant, 477a, 485b, 490a-b, 501d, 504a, 525a,
Euthanasie, 407e, 460c
Excellence, aretḗ , 342a
Exécutions, 439e,
Exercice, 407c (philosophie), 484c, 487c, 571d
Existence juste, 348a, 361e,
Magie, goēteía, 380d, 381e, 383a, 412e, 413b, 413d, 584a, 598d, 602d
Mariages, 459c-460e, 546b
Mal, 379a
Médecin, iatrós, médecine, 332c-e, 333e, 340d-e, 341c-342d, 346a-d, 349e-
350a, 360e, 373d, 389b-d, 405a-408e, 409e, 410b, 426a-b, 438e, 454d,
455e, 459c, 489c, 515c, 564c, 567c, 599c, 604d
Mensonge, 382a, 382c, 389b-c, 414b-415d (noble mensonge), 459c, 485c,
490b, 535d
Métamorphose, 380d, 381d
Misologie, 411d
Modes musicaux, 398e
Modèle, parádeigma, túpos, 379a-380c, 402d, 409b, 472c-d, 484c, 500e,
529d, 540a, 557e, 559a, 561e, 592b, 617d, 618a
Modération, sōphrosúnē, 364a, 389d-390d, 423a, 430d-432a, 485e
Moîra, theía moîra, faveur divine, 493a, 590d
Monde, kósmos, 500b (monde intelligible), 508c
Mort, 386a-388d (crainte de la)
Musique, 376e, 398b-c (chant et mélodies), 399c (instruments), 400a (tons),
424c, 521d, 530d
Mystères, orphisme, 363b, 364d, 365a, 366a, 560e
Mythes, 330c (Hadès), 363b, 377a-c ; voir Récits
Oligarchie, 550c-553a
Ombre, skiá, peinture en trompe l'œil, skiagraphía, 365c, 432c, 509e, 510e,
515a-d, 516a, 516e, 517d, 520c, 523b, 532b-c, 583b, 586b, 602d
Opinion, conjecture, jugement, 327c, 413a, 430b, 476d, 477b-478b, 479e,
490a, 493a, 506c (opinion droite), 508d, 510a, 511a, 516d, 524a, 588b,
602e (voir Dóxa)
Oracle, chrēsmós, 415c, 566c, 586b
Ordonné, qui a le sens de l'ordre, dont l'âme est ordonnée, kósmios, 329d,
331b, 399e, 403a, 408b, 410e, 486b, 500c, 503c, 539d, 560d, 564e, 587b
Ousía, essence, 485b, 509b
Sacrifice, 328c, 331b, 331d, 362c, 364b-365a, 365e, 378a, 394a, 415e,
419a, 427b, 459e, 461a, 468d, 540c, 565d
Sage, sophós, 331e ; phrónimos, 338c, 381a
Sagesse, sophía, 351c, 428b-429a, 474b, 521a, 582d
Salaire, misthós,345e-347b, 357d-358b, 363d, 367d, 371e, 416e, 420a,
463b, 464c, 475d, 493a, 543c, 567d, 568c, 575b, 580b, 612b, 614a, 615c
Savoir, science, epistḗ mē, 350a, 438c-e, 504d, 522b, 529b, voir
Connaissance
Sceau, empreinte, túpos, 377b, 396d
Sculpture de figures humaines, andrías, 361d, 420c-d, 514c, 515a, 540c
Sentiments, 388e, 398e
Sépultures, 468e
Servilité, aneleuthería, 391c, 422a
Signification, hupónoia, 378d (allégorie)
Simulacre, eídōlon,381e, 382c, 443b, 516a, 599a
Soleil, 507b-509d, 515e-516b, 532c
Sommeil, húpnos, 330e, 404a, 415e, 476c, 503d, 534c-d, 537b, 571c-572b,
574e, 591b, 610e, 621b
Sophiste, sophistḗ s, 489d, 492a-493d, 496a, 509d, 596d
Statues, 420c, 518d
Sycophante, 340d, 341a-c, 533b, 553b, 575b
Tâche propre, 370a, 374b, 395b, 400e, 423d, 434b-435b, 453b (femmes)
Talents naturels, 370a, 375e, 401c, 455c
Teinture, 429d
Territoire, 423b
Théologie, 379a
Timocratie, 545c-548d ; timocrate, philótimos, qui recherche les honneurs,
347b, 475a, 485b, 545a-b, 548c, 549a, 550b, 551a, 553c, 553d, 581b, 582c,
583a, 586c
Tirage au sort, klē̂ros, 460a, 461e, 557a, 617d-e, 619d ; 561b, 617e, 619b,
620b-e
Tissage, 369d, 370d, 370e, 374b, 401a, 455c
Tragédie, tragique, 379a, 381d, 394b, 394c-d, 395a-b, 408b, 413b, 522d,
545e, 568a-d, 577b, 595b-c, 597e, 598d, 602b, 605c, 607a
Trente, Tyrannie des, 327c, 365d
Tyran, Tyrannie, 338d-e, 344a, 544c, 545a, 545c, 562a-c, 563e-564a, 565d-
569c, 571a, 572e, 573b-580c, 587b-e, 615c-d, 618a, 619a-b
Vérité, 389b, 413a, 414a, 602c
Vertu, areteé, 348c, 402c, 407a, 412d (des gardiens), 427e, 487a, 518d
Vice, 445c
Vieillesse, 328e-330a
III. INDEX DES AUTEURS ANCIENS
Remerciements
Abréviations
Introduction
Remarques préliminaires sur le texte et la traduction
La République
Livre I
Livre II
Livre III
Livre IV
Livre V
Livre VI
Livre VII
Livre VIII
Livre IX
Livre X
Notes
Bibliographie
Chronologie
I. Index des noms propres
II. Index des notions et des thèmes
III. Index des auteurs anciens
Flammarion
Notes