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Platon

La République

GF Flammarion
Traduction inédite, introduction, bibliographie et notes par Georges Leroux

Bibliographie mise à jour en 2016


© Flammarion, Paris, 2002.
Édition corrigée et mise à jour en 2016.

www.centrenationaldulivre.fr

ISBN Epub : 9782081484948


ISBN PDF Web : 9782081484962
Le livre a été imprimé sous les références :
ISBN : 9782081386693

Ouvrage numérisé et converti par Pixellence (59100 Roubaix)


Présentation de l'éditeur

La scène est au Pirée. Attablés dans la maison du vieux Céphale, Socrate et


quelques amis entreprennent de discuter des récompenses promises au
juste dans l’au-delà. Qui peut le mieux cerner l’essence de la justice ? La
sagesse traditionnelle, les mythes anciens semblent impuissants et Socrate
a vite raison des prétentions du sophiste Thrasymaque.
Alors s’amorce avec Glaucon et Adimante, les frères de Platon placés en
position d’interlocuteurs philosophes, un long entretien qui, de la justice
dans la cité, remonte vers la justice de l’âme. L’histoire d’Athènes traverse
sans cesse ce dialogue puissant, où la proposition d’une cité parfaite et de
la royauté des philosophes est à la fois la réponse à la tourmente politique
de la démocratie grecque et la recherche métaphysique des vertus de l’âme
et des objets de la raison.
Dans la traduction et le commentaire que je présente ici, j’ai cherché à
construire l’équilibre le plus rigoureux possible entre une lecture centrée
sur l’histoire et une autre qui prend la métaphysique comme foyer
principal. Un des effets de cette perspective est d’éviter une position trop
courante aujourd’hui, la dépolitisation de l’œuvre. L’inquiétude de celui
qui aspire à la justice, Platon ne cesse de le rappeler, n’est-elle pas
indissociablement éthique et politique ?
Georges Leroux
Œuvres de Platon dans la même collection

– Alcibiade (nouvelle traduction de Chantal Marbœuf et Jean-François


Pradeau).
– Apologie de Socrate. Criton (nouvelle traduction de Luc Brisson).
– Le Banquet (nouvelle traduction de Luc Brisson).
– Le Banquet. Phèdre.
– Charmide. Lysis (nouvelles traductions de L.-A. Dorion).
– Cratyle (nouvelle traduction de Catherine Dalimier).
– Euthydème (nouvelle traduction de Monique Canto).
– Gorgias (nouvelle traduction de Monique Canto).
– Hippias majeur. Hippias mineur (nouvelles traductions de Jean-François
Pradeau et Francesco Fronterotta).
– Ion (nouvelle traduction de Monique Canto).
– Lachès. Euthyphron (nouvelles traductions de Louis-André Dorion).
– Lettres (nouvelle traduction de Luc Brisson).
– Les Lois (nouvelle traduction de Luc Brisson et Jean-François Pradeau).
– Ménon (nouvelle traduction de Monique Canto).
– Ménexène (nouvelle traduction de Daniel Loayza).
– Les Mythes de Platon (textes choisis et présentés par Jean-François
Pradeau).
– Parménide (nouvelle traduction de Luc Brisson).
– Phédon (nouvelle traduction de Monique Dixsaut).
– Phèdre (nouvelle traduction de Luc Brisson).
– Philèbe (nouvelle traduction de Jean-François Pradeau).
– Platon par lui-même (textes choisis et traduits par Louis Guillermit).
– Politique (nouvelle traduction de Luc Brisson et Jean-François Pradeau).
– Protagoras (nouvelle traduction de Frédérique Ildefonse).
– Protagoras. Euthydème. Gorgias. Ménexène. Ménon. Cratyle.
– La République (nouvelle traduction de Georges Leroux).
– Second Alcibiade. Hippias mineur. Premier Alcibiade. Euthyphron.
Lachès. Charmide. Lysis. Hippias majeur. Ion.
– Sophiste (nouvelle traduction de Nestor L. Cordero).
– Sophiste. Politique. Philèbe. Timée. Critias.
– Théétète (nouvelle traduction de Michel Narcy).
– Théétète. Parménide.
– Timée. Critias (nouvelles traductions de Luc Brisson).
La République
REMERCIEMENTS

Comme tout traducteur, j'ai envers mes nombreux devanciers la dette


qu'on peut avoir envers ceux qui ont frayé le chemin. Leur nombre indique
déjà l'ampleur de la tâche. Chaque génération veut retraduire ce texte
fondamental et, en y procédant, y découvre toujours du neuf. Pour mener à
bien mon travail, j'ai pu compter sur l'amitié de plusieurs collègues. À
Vianney Décarie, Luc Brisson, Alain-Philippe Segonds, Philippe Hoffmann,
Jean-Marc Narbonne et Louis-André Dorion, traducteurs chevronnés,
j'exprime des remerciements particuliers. J'ai eu l'occasion de discuter de
nombreuses fois avec eux et de bénéficier de leur riche connaissance du
texte platonicien. L'histoire grecque se trouve à chaque tournant de ce
dialogue, et je veux exprimer une reconnaissance toute spéciale à ma
collègue historienne Janick Auberger qui m'a généreusement guidé dans
l'interprétation de l'arrière-plan historique de la République.
A mes maîtres français, Mathieu G. De Durand (†), Pierre Hadot et Jean
Pépin, je désire exprimer toute ma gratitude. Leur enseignement a constitué
pour moi un modèle de rigueur et une inspiration constante.
Mes étudiants qui ont accompagné ce travail au cours des dernières
années ont été, par leurs questions et par leurs lectures, des collaborateurs
fidèles. Je tiens à remercier particulièrement Francis Careau, Steve
Maskaleut, Alexis Thibault et Guillaume Pinson.
Sans le soutien de l'Université du Québec à Montréal, ce travail n'aurait
pu être mené à terme. Je remercie en particulier son programme d'aide à
l'édition qui a apporté une contribution à la révision du manuscrit. Je
remercie également Raymonde Abenaïm, qui m'a aidé à revoir le texte final
de la traduction.
Je voudrais dédier ce travail à la mémoire de Raymond Bourgault, un
père jésuite qui fut mon professeur de grec au collège Sainte-Marie de
Montréal. Élève à Paris de Pierre Chantraine, il avait écrit sous sa direction
une thèse sur l'Odyssée. Il consacra une partie importante de sa vie à
l'enseignement du grec et de la philosophie et ses exposés sur la République
sont restés gravés dans ma mémoire.
ABRÉVIATIONS

DK : DIELS, Hermann, hrsg. von Walther KRANZ, Die Fragmente der


Vorsokratiker, Berlin, Weidmann, 3 vols, 1968 (6e édition, 1951-1952).
DL : DIOGÈNE LAËRCE, Vies et doctrines des philosophes illustres,
traduction française sous la direction de Marie-Odile Goulet-Cazé,
introductions, traductions et notes de J.-F. Balaudé, L. Brisson,
J. Brunschwig, T. Dorandi, M.-O. Goulet-Cazé, R. Goulet et M. Narcy, avec
la collaboration de Michel Patillon, Paris, Le Livre de Poche, « La
Pochothèque », 1999.
DPA : GOULET, Richard (éd.), Dictionnaire des philosophes antiques.
Vol. I : Abammon à Axiothea ; Vol. II : Babelyca d'Argos à Dyscolius ;
Vol. III : D'Eccelos à Juvénal, Paris, Éditions du CNRS, 1989, 1994 et
2000.
LGPN : FRASER, P.M. & MATTHEWS, E., A Lexicon of Greek Personal
Names. Vol. II. Attica, edited by M.J. Osborne and S.G. Byrne, Oxford,
Clarendon Press, 1994.
PLG : BERGK, Theodorus, Poetae Lyrici Graeci, Leipzig, G. Teubner,
1882.

Apol. Apologie de Socrate


Banq. Banquet
Charm. Charmide
Crat. Cratyle
Euth. Euthydème
Euthyph. Euthyphron
Gorg. Gorgias
Hipp. maj. Hippias majeur
I Alc. Premier Alcibiade
Mén. Ménexène
Parm. Parménide
Phil. Philèbe
Pol. Politique (Platon) ou
Politiques (Aristote)
Protag. Protagoras
Soph. Sophiste
Théét. Théétète
Const. Ath. Aristote, Constitution d'Athènes
Disc. Lysias, Discours
Enn. Plotin, Ennéades
Eth. Nic. Aristote, Éthique à Nicomaque
Hellén. Xénophon, Helléniques
Il. Homère, Iliade
In Remp. Proclus, In Platonis Rempublicam
In Tim. Proclus, In Platonis Timaeum
Mém. Xénophon, Mémorables
Mét. Aristote, Métaphysique
Météor. Aristote, Météorologiques
Ném. Pindare, Néméennes
Od. Homère, Odyssée
Olymp. Pindare, Olympiques
Op. rhét. Lysias, Opuscules rhétoriques
Poét. Aristote, Poétique
Pyth. Pindare, Pythiques
Réf. soph. Aristote, Réfutations sophistiques
Répub. Lacéd. Xénophon, République des Lacédémoniens
Rhét. Aristote, Rhétorique
Sept Eschyle, Les Sept contre Thèbes
Théog. Hésiode, Théogonie
Travaux Hésiode, Les Travaux et les jours
INTRODUCTION

Toute lecture de la République se trouve confrontée à deux partis


extrêmes souvent présentés comme mutuellement exclusifs : extraire le
dialogue de l'histoire d'Athènes pour en abstraire une proposition politique
fondée sur une métaphysique, ou le rabattre entièrement sur cette histoire et
présenter la cité idéale, et la métaphysique qui la fonde, comme illusion ou
comme ressentiment devant les échecs de l'histoire. Prises isolément, ces
deux positions sont également impossibles et pourtant on les trouve
constamment réitérées dans la tradition de l'interprétation. L'une et l'autre
sont nécessaires à l'intelligence du projet platonicien, dont la richesse et la
profondeur sont d'avoir cherché sur un même horizon une compréhension
de l'histoire grecque et l'expression d'un fondement. On peut juger que la
cité idéale représente une fantaisie dépourvue d'intérêt et une réponse
inadéquate aux aléas de la démocratie. On peut aussi juger que la
métaphysique des formes intelligibles et le privilège accordé à la
philosophie constituent des thèses exorbitantes, qu'il ne vaut plus la peine
de discuter. Si on ne cesse de revenir à la République, si tout le canon
occidental la considère comme un chef-d'œuvre, c'est que sa valeur réside
dans la force et la complexité de la recherche qui met en branle le dialogue :
l'essence de la justice. Aux yeux de Platon – il faut le répéter, car une
lecture équilibrée de l'œuvre est à ce prix –, cette recherche est
indissolublement historique et métaphysique.
L'ensemble du cadre dramatique du dialogue ne permet pas toujours
d'apprécier le contexte historique et le rapport précis des arguments avec les
événements politiques qui avaient marqué Platon. Inversement, plusieurs
exemples comme plusieurs éléments repris du mythe et de l'histoire font
souvent obstacle à l'expression d'une doctrine philosophique claire, comme
si Platon avait fait exprès de brouiller les pistes. On ne saurait le lui
reprocher, dès lors qu'on a saisi que le principe même du dialogue est le
croisement, poursuivi jusque dans le plus fin détail, d'un argument sur la
justice et d'une interprétation du destin des cités. Le contexte historique
constitue l'arrière-plan essentiel de la République, dans la mesure où le
dialogue est non seulement une réflexion sur la justice de l'âme individuelle
et le bonheur qui lui est associé, mais aussi sur la justice de la cité et la
possibilité d'une réponse philosophique aux tourments de la stásis, de la
discorde politique.
Né à Athènes en 427, Platon grandit sous le régime de démocratie directe
qui a accompagné l'expansion athénienne et il est le témoin de toutes les
turbulences associées aux défaites successives de la cité de Périclès. Sa
jeunesse se déroule alors que fait rage la guerre du Péloponnèse (431-404)
et le milieu aristocratique de sa naissance ne peut que l'avoir rendu très tôt
sensible aux enjeux politiques et aux causes d'un conflit aussi tragique. La
reddition aux mains de Sparte en 404 et l'imposition du régime oligarchique
des Trente, dont font partie son cousin Critias et son oncle Charmide, furent
l'occasion d'une forme de terreur qui n'a pas manqué de bouleverser sa
période de formation. La démocratie fut réinstaurée, Critias et Charmide
trouvèrent la mort dans les troubles de la guerre civile et nul ne sait ce
qu'aurait été le destin politique de ce jeune aristocrate s'il n'avait fait au
cours de ces années tumultueuses la connaissance d'un homme d'exception.
Ce qu'était la conversation de Socrate, ce qu'était son exemple, Platon le sut
mieux qu'aucun autre. Plus qu'aucun autre aussi, il a souffert de sa mort. Il
n'a pas trente ans et fréquente son maître depuis plusieurs années quand, en
effet, la démocratie réinstallée au pouvoir condamne Socrate à boire la
ciguë. Pour Platon, le procès de Socrate, accusé d'impiété, fut l'événement
décisif : il voulut non seulement en témoigner, ce qu'il fit dans le Criton,
l'Apologie de Socrate et le Phédon, mais il voulut s'engager à sa suite dans
une existence vouée à la philosophie.
Comment pouvait-il en effet ne pas se révolter quand la démocratie eut
mis à mort Socrate en 399 ? Comment pouvait-il accepter que Socrate soit
associé aux ennemis de la démocratie, au point d'en devenir le bouc
émissaire ? Cette révolte est exprimée dans la Lettre VII, que Platon envoie
à ses amis de Syracuse où il a été invité en 388 à la cour de Denys l'Ancien
et dont il est rentré désabusé. Il y raconte ses déboires et il parle de Socrate
comme de son ami, « l'homme le plus juste de cette époque » (324e). Le
récit de son exécution est relié directement par Platon à la formation de ses
convictions philosophiques et au projet de la République : « À la fin, je
compris que, en ce qui concerne toutes les cités qui existent à l'heure
actuelle, absolument toutes ont un mauvais régime politique ; car ce qui en
elles se rapporte aux lois se trouve dans un état pratiquement incurable,
faute d'avoir été l'objet de soins extraordinaires aidés par la chance. Et je fus
nécessairement amené à dire, en un éloge à la droite philosophie, que c'est
grâce à elle qu'on peut reconnaître tout ce qui est juste aussi bien dans les
affaires de la cité que dans celles des particuliers ; que donc le genre
humain ne mettra pas fin à ses maux avant que la race de ceux qui, dans la
rectitude et la vérité, s'adonnent à la philosophie n'ait accédé à l'autorité
politique ou que ceux qui sont au pouvoir dans les cités ne s'adonnent
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véritablement à la philosophie, en vertu de quelque dispensation divine . »
Cette conviction de fond constitue l'horizon à la fois politique et
métaphysique de toute lecture de la République. Quelle évolution conduisit
ce jeune socratique, que tout destinait à de hautes responsabilités politiques,
à se consacrer à la réforme des cités, ce dont témoignent ses voyages en
Sicile, et ultimement à la vie philosophique au sein de l'Académie fondée en
387 ? Nous ne le savons pas, mais nous savons que la République résulte de
l'ensemble de cette évolution, dont elle reflète aussi bien la complexité
historique que le projet spéculatif.
S'il est certain que la représentation, au livre VII de la République, de la
mort du philosophe livré à la violence de ses contemporains qui ne veulent
pas reconnaître son savoir, se veut une évocation directe de la mort de
Socrate, il faut prendre toute la mesure de la volonté de Platon de ne pas
reproduire dans la République une scène comme celles que l'on trouve
relatées dans le Phédon ou dans le Banquet. Le lien à l'histoire d'Athènes et
à Socrate est ici à la fois plus universel et plus indirect. Universel, dans la
mesure où la République propose une recherche générale sur la nature de la
justice dans l'âme et dans la cité et une représentation cyclique des régimes
politiques, dans laquelle Platon prend soin de s'éloigner de l'histoire de cités
particulières ; indirect, dans la mesure où tous les éléments de la République
constituent une évocation de l'histoire récente d'Athènes, même si celle-ci
est parfois très voilée.
Dans la traduction et le commentaire annoté que je présente ici, j'ai
d'abord cherché à construire l'équilibre le plus rigoureux possible entre une
lecture centrée sur l'histoire et une autre qui prend la métaphysique comme
foyer principal. Le texte du dialogue, son cadre dramatique, ses
personnages, la prodigieuse richesse de l'intertexte emprunté à la culture
d'Athènes invitent à travailler en visant ce but. Un des effets de cette
perspective est d'éviter une position trop courante aujourd'hui, la
dépolitisation de l'œuvre. Contrairement à nombre d'interprètes, qu'on
croisera dans le commentaire, je ne crois pas qu'on puisse faire de la
République une recherche limitée à la nature de la moralité individuelle, ni
qu'on puisse diluer son concept de justice dans un ensemble où il perd sa
détermination comme principe et synthèse des vertus de l'âme et de la cité.
C'est parce que la justice concerne le pouvoir de la raison dans l'une comme
dans l'autre qu'elle est à la fois déterminée individuellement et pleinement
politique. La République est une réponse à la tourmente de l'histoire, et pas
seulement aux troubles de l'âme.

I. Cadre dramatique et personnages du dialogue

La République, comme plusieurs autres dialogues, est située par Platon


dans le dernier tiers du Ve siècle, bien avant la date réelle de sa composition,
mais son projet est inspiré par les événements de sa jeunesse et par la mort
de Socrate. Platon semble avoir voulu exploiter la tension entre
l'acceptation des valeurs traditionnelles et le nouvel intellectualisme, le
rationalisme représenté par la sophistique dont Thrasymaque est le porteur
véhément, un mouvement alimenté par le nouveau rôle cosmopolite
d'Athènes. Cette tension est centrale dans la République ; elle explique non
seulement le choix du cadre dramatique, mais la structure littéraire de
l'œuvre dont l'effort philosophique se déploie entre une ouverture centrée
sur les valeurs traditionnelles et emblématisée par un culte importé de
l'extérieur et une conclusion où Platon revient à un exposé mythique élaboré
et à une eschatologie reposant sur un récit traditionnel. De la procession aux
flambeaux de l'ouverture à la procession du jugement des morts qui vient la
clore, la République est profondément dramatique. Les personnages mis en
scène illustrent tous les registres de cette dramatisation : du vieillard
Céphale et de ses fils, qui représentent la culture traditionnelle, en passant
par le sophiste Thrasymaque et les interlocuteurs philosophes, au rang
desquels Platon a privilégié ses frères Adimante et Glaucon, c'est toute la
société grecque qui est convoquée pour mener à son terme la recherche sur
la nature de la justice, le destin du juste et la révolution cyclique de
l'histoire.
Comme plusieurs dialogues de Platon, le récit de la République est
rapporté à la première personne par Socrate lui-même, qui le conduit du
début à la fin. Le dialogue et l'ensemble des échanges qui le constituent sont
supposés avoir eu lieu la veille. À quelle date Platon a-t-il voulu situer ce
long entretien ? Bien qu'il ne s'agisse que d'une date approximative,
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plusieurs historiens tendent à l'établir en 411 ou 410 . Socrate aurait alors
été âgé de cinquante-sept ou cinquante-huit ans et Lysias, qui fait partie du
petit cercle regroupé autour de lui au Pirée, serait rentré de Thourioi à
Athènes l'année précédente. Les malheurs provoqués par la Tyrannie des
Trente ne se sont pas encore abattus sur lui et Platon qui écrit beaucoup plus
tard les connaîtrait, mais n'en ferait pas mention. Au livre X, 600c, Platon
laisse entendre que Protagoras et Prodicos sont encore vivants et, au
premier livre, Céphale est présenté comme un vieillard qui a pu rencontrer
Sophocle. Ces éléments reflètent certes le désir de Platon de placer
l'entretien à une date assez reculée, mais si l'on s'en tient à ces seules
indications, rien ne permet de situer avec certitude le cadre dramatique en
411/410.
La datation de l'entretien pourrait reposer, si on la connaissait, sur la date
précise de la mort de Céphale, mais celle-ci demeure historiquement très
incertaine et il est peu probable que Platon ait cherché à faire coïncider la
date dramatique avec la chronologie de la vie de Céphale 3. Pour préciser
cette chronologie, on peut tenter de l'éclairer par ce que nous savons de
Lysias, un des trois fils de Céphale avec Polémarque et Euthydème, tous
présents à l'entretien. Selon son biographe, le pseudo-Plutarque, à qui nous
devons l'essentiel de nos renseignements 4, l'orateur serait né à Athènes en
459/458, sans doute juste après l'arrivée de Céphale dans la cité, où il
s'installe à l'invitation de Périclès. Comme nous savons que Céphale a vécu
les trente dernières années de sa vie à Athènes, il ne pourrait être mort avant
la date de 429/428, ce qui placerait l'entretien de la République dans les
années immédiatement antérieures 5. Sachant que 429 est l'année de la peste
à Athènes, on peut suggérer que Céphale en fut victime.
Il est néanmoins difficile de parvenir à une datation rigoureuse, en raison
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d'éléments contradictoires , et il faut s'en tenir au cadre dramatique général
établi par Platon : l'entretien met en présence le vieillard Céphale, héritier
d'une fortune de famille importante qu'il a réussi à entretenir malgré la
mauvaise gestion de son père Lysanias (I, 330b). Un inventaire des biens de
Polémarque et Lysias est fourni par Lysias lui-même et on y trouve une
grande abondance de bijoux et d'armes en métal ouvragé 7. Lorsqu'il fait état
des spoliations dont fut victime sa famille, Lysias ne mentionne pas son
père, ce qui confirme que, en 404, il était déjà mort. Si nous adoptons une
chronologie reposant principalement sur la biographie de Lysias, la date
supposée de l'entretien de la République se situerait donc avant la mort de
Céphale, vers 430, ce qui s'accorde bien avec l'arrivée de Céphale à Athènes
vers 460/459. Lysias serait né juste après, aux alentours de 459. À la mort
de son père, il est âgé de quinze ans et il part avec ses frères pour Thourioi,
une colonie d'Athènes dont il devient citoyen. Mais il se voit contraint de
rentrer à Athènes, par suite des sentiments hostiles de la colonie envers
Athènes, vers 411.
Les efforts pour préciser cette chronologie par d'autres éléments du
dialogue se révèlent peu fructueux. C'est le cas par exemple du fait que
Glaucon et Adimante se sont distingués à la bataille de Mégare (II, 368a).
Mais de quelle bataille s'agit-il exactement ? Peut-être la bataille décrite par
Diodore de Sicile (XIII, 65) et qu'on peut dater de 409. Il s'agirait alors de
la période précédant l'instauration des Trente ou le tout début de leur
régime, puisque Polémarque en sera la victime. Mais on peut aussi citer la
bataille qu'évoque Thucydide (IV, 72) et qui eut lieu en 424. On le voit, cet
indice ne permet pas de confirmer les hypothèses tirées de la biographie de
Lysias.
Même en l'absence d'une chronologie certaine pour le cadre temporel de
l'entretien de la République, on ne peut qu'être surpris de la discrétion de
Platon sur les événements qui avaient marqué la vie d'Athènes à la fin de la
guerre du Péloponnèse. L'avènement de la Tyrannie des Trente, à laquelle il
fait allusion en parlant des sycophantes 8, et la suite des renversements
politiques qui se succédèrent jusqu'à la mort de Socrate sont passés sous
silence, alors même que l'entretien met en scène Polémarque, Nicératos et
Lysias qui furent historiquement des victimes de ce régime politique. Platon
ne pouvait pas ne pas avoir à l'esprit la communauté de destin tragique, sous
des régimes différents, qui avait uni ses protagonistes et il savait que ce
destin constituait pour ses contemporains l'horizon de lecture de son œuvre.
On peut suggérer qu'il attendait du contraste entre le destin politique violent
de l'Athènes des années de la Tyrannie et la discussion sereine sur la
récompense du juste une dramatisation du dialogue philosophique et une
illustration de la distance qui sépare l'effort philosophique de l'engagement
dans l'histoire.
La scène se déroule au Pirée, alors que Socrate, en compagnie de
Glaucon, est descendu de la ville haute d'Athènes pour célébrer le culte
nouvellement introduit d'une déesse septentrionale, Bendis. Ils croisent en
chemin, alors qu'ils remontent de la procession, Polémarque, le fils du
marchand Céphale, qui est accompagné d'Adimante, le frère de Glaucon, de
Nicératos, fils de Nicias et de quelques autres amis. Polémarque invite
Socrate et Glaucon à demeurer au Pirée et Adimante fait valoir que la fête
nocturne mérite de rester au port. On promet de grandes nouveautés et en
particulier une cavalcade aux flambeaux. Se laissant convaincre, tout le
groupe se dirige vers la maison de Polémarque, où il s'attable en attendant
la fête de nuit. Dans la maison, se trouvent Lysias, l'orateur, et Euthydème
qui sont les frères de Polémarque. On note aussi la présence de trois autres
personnages, le sophiste Thrasymaque de Chalcédoine, qui jouera un rôle
important dans le premier moment de l'entretien, Charmantide de Pæanée et
Clitophon, fils d'Aristonyme, qui eux demeureront absents de la discussion,
si l'on fait exception d'une brève remarque de Clitophon (340a-b). Céphale
enfin, le père de la famille, est déjà attablé ; ceint d'une couronne, il vient de
sacrifier dans la cour de sa demeure et c'est avec lui que Socrate entame la
conversation. La scène de la République est donc une scène nocturne,
habitée des présages de la mort et des récompenses de l'au-delà.
Les personnages du dialogue d'ouverture, Céphale et son fils Polémarque,
représentent la culture traditionnelle d'Athènes. Platon leur confie l'amorce
de la recherche. Même si leur famille est d'origine sicilienne, ils sont
présentés comme représentant les convictions ordinaires des Athéniens : à
la fois honnêtes et candides, ils expriment des positions qui font écho aux
opinions les plus répandues sur la justice, opinions dont le dialogue dès son
ouverture va chercher à manifester l'insuffisance. Céphale est syracusain,
ses fils Polémarque et Lysias sont des marchands enrichis, qui ont renoncé à
la vie politique de leur cité, une attitude peu susceptible de plaire à Platon.
La famille sera ruinée, mais, à l'ouverture du dialogue, ils jouissent encore
de leur prospérité ; ils seront expropriés par les Trente après la date du
dialogue et Polémarque sera exécuté. Lysias deviendra un orateur et, dans
son Contre Ératosthène, il évoque la ruine de ses parents. Sa famille a vécu
comme un sujet juste de la démocratie, sans commettre d'injustice, sans en
subir (XII, 4-6). Ni la richesse donc, ni la justice n'ont profité aux fils de
Céphale, mais la République n'en dit rien et Platon présente leurs
convictions de manière sereine à des lecteurs qui savaient à quoi cette
sérénité avait conduit. Aucun d'eux n'est par ailleurs animé par une
conviction philosophique susceptible de lui conserver une place dans le
dialogue.
Les interlocuteurs sont par la suite peu nombreux et plus le dialogue
progresse, plus Socrate prend en charge l'ensemble de l'échange, laissant
seulement aux protagonistes le soin de répondre brièvement à ses questions.
Dans le premier livre, on doit cependant noter l'importance donnée au
personnage de Thrasymaque, le seul auquel Platon accorde dans le dialogue
un rôle de réel contradicteur. Sans doute parce qu'il représente tout le
mouvement de la sophistique, autant par le style emporté et vindicatif de ses
interventions que par les positions qu'il défend, Thrasymaque incarne dans
la République, comme Calliclès dans le Gorgias, l'autre de la raison, c'est-à-
dire la position principale que l'entreprise philosophique du dialogue
cherche à réfuter. Ce portrait ne correspond pas tout à fait à ce que nous
savons du Thrasymaque historique, un sophiste éclairé et qui ne se signale
par aucune originalité particulière. Les fragments de son œuvre qui nous ont
été transmis par Denys d'Halicarnasse 9 sont typiques d'un art oratoire
qu'admirait déjà Théophraste et ils ne peuvent guère servir de fondement au
personnage mis en scène par Platon et qu'il décrit ailleurs (Sophiste, 231d)
comme un « négociant en matière de savoir ». Platon peint à travers lui
l'ensemble d'un mouvement de pensée, dont il prend plaisir à grossir les
traits d'habileté et de cynisme qui étaient sans doute monnaie courante dans
la classe intellectuelle de son temps.
Les autres personnages entretiennent avec Socrate une conversation
amicale et Platon a précisément choisi comme interlocuteurs principaux de
l'argument central sur la justice ses propres frères, Adimante et Glaucon. Ils
présentent ici l'image d'hommes dociles et authentiquement désireux de
parvenir au terme de la recherche. Tous deux sont l'objet de l'attention et de
l'estime de Socrate, mais Platon ne leur a pas confié un rôle dialectique
déterminant. Comme plusieurs autres interlocuteurs des dialogues, ils sont
sincères, intéressés par le progrès de la discussion et ils acceptent de laisser
à Socrate toute la liberté nécessaire pour développer ses positions. Leur
attitude est donc une attitude de collaboration conviviale et Socrate ne
manque pas une occasion de leur témoigner sa reconnaissance et de louer
leur docilité. À travers la sympathie de Socrate, pourrait-on dire, c'est
l'affection fraternelle de Platon qui s'exprime et son admiration pour la
vaillance (II, 368a) et les dispositions philosophiques de citoyens athéniens
exemplaires. Glaucon est doué pour les arts et pour les exercices physiques
(III, 398c) et il montre de l'ardeur en tout. Adimante semble plus porté vers
les choses de l'esprit et c'est à lui que Socrate choisit de s'adresser quand il
est question de peindre les traits du philosophe (VI, 487a).
La richesse du portrait de Socrate dans la République exigerait une étude
séparée. Maître du jeu, il se montre au sommet de son art, jouant du
dialogue avec finesse et parfois avec ironie. Mais le trait majeur du portrait
que Platon en donne ici est le contraste entre les dialogues brefs, nerveux,
où l'échange se montre pressé d'atteindre le but, et les morceaux plus
élaborés – dans certains cas majestueux ou tragiques – où Socrate apparaît
comme un esprit lyrique, porté par un projet philosophique sublime et
conscient de sa place dans la culture grecque. Son rapport à Homère en est
l'exemple le plus vif : critique vis-à-vis de la poésie, Socrate ne manque
pourtant pas une occasion de le vénérer. Ce Socrate doit certes encore
beaucoup au maître des dialogues socratiques, mais il en transgresse le
genre et les limites pour atteindre le modèle même du philosophe dont
Platon cherche à stimuler l'éclosion dans la cité juste. Formé par la poésie et
les sciences, sa sagesse fait de lui l'objet de l'amour des dieux.

II. Place de la République dans l'œuvre de Platon

Si l'on en croit le début du Timée, la trilogie inachevée formée du Timée,


du Critias et de l'Hermocrate aurait été dans l'esprit de Platon la suite de la
République. Même si l'on ne trouve dans la République aucun élément
annonciateur de ce projet synthétique, il faut reconnaître une certaine
parenté thématique entre le Timée et la République ; déjà Aristophane de
Byzance, le successeur d'Ératosthène à la Bibliothèque d'Alexandrie au
début du IIe siècle (c. 194 av. J.-C.), les avait rangés ensemble dans sa
première trilogie. Ce classement fut repris par Thrasylle, un savant
alexandrin du premier siècle de notre ère, qui est l'auteur, avec Dercyllide,
de la présentation en tétralogie des dialogues. On peut situer cette parenté
sur deux plans : d'abord sur le plan de l'histoire d'Athènes, dont les deux
dialogues répercutent, de manière plus ou moins directe, à la fois la
grandeur et les misères historiques, mais surtout sur le plan de la
métaphysique. Le Timée et la République ont en effet en commun d'être les
deux dialogues qui comportent des exposés complets de la doctrine des
formes intelligibles, présentés dans un ensemble qui lie la cosmologie et
l'ontologie de manière systématique. Toute perspective critique en est
absente et la synthèse de la métaphysique et du projet politique y est
également élaborée.
Les hypothèses, aussi nombreuses que sophistiquées, de la philologie du
XIXe siècle, sur le caractère soi-disant composite de la République sont
aujourd'hui considérées comme insoutenables. Ni l'idée de rédactions
successives, ni le jugement porté sur le caractère prétendument artificiel de
l'inclusion du livre I, l'entretien avec Thrasymaque en particulier, ne
suscitent encore de discussion. La composition rigoureuse du dialogue le
place d'emblée au cœur de l'œuvre platonicienne et les quelques
témoignages anciens citant des éditions en deux ou cinq livres doivent être
rapportés à des éditions ultérieures, et non à la rédaction de Platon lui-
10
même . Cette rédaction s'est sans doute étendue sur plusieurs années, mais
cela n'autorise pas à parler de plusieurs éditions différentes 11.
Quels sont les indices à notre disposition pour préciser la date de
composition du dialogue ? Selon W.K.C. Guthrie, qui reprend la datation
proposée en son temps par E. Zeller, l'ouvrage aurait été terminé avant 374,
donc plusieurs années après le premier voyage de Platon en Sicile, mais
avant le deuxième 12. Dans la Lettre VII (326a-b), on trouve un passage qui
reprend certaines formulations de la thèse des philosophes-rois (V, 473c-e et
VI, 499b). Cette lettre relate les voyages de Platon en Sicile, dont le premier
peut être daté vers 388/387 ; mais outre le fait que son authenticité soit
encore très discutée, la date de sa composition demeure difficile 13 à situer
et, si Platon en est l'auteur, elle doit être le fait des dernières années de sa
vie, probablement vers 354. On ne peut donc rien tirer de cette citation pour
préciser la date de composition de la République, sinon que la composition
ne saurait remonter à une période antérieure à ce premier séjour. Comme
A. Diès le suggère, la meilleure hypothèse est celle d'une période étendue,
allant de la fondation de l'Académie en 387, au retour de Syracuse, jusque
vers 370, c'est-à-dire avant les voyages de 367 et de 361. Cette période
correspond à la rédaction des trois autres grands dialogues métaphysiques,
où la doctrine de l'âme immortelle et des formes intelligibles est présentée
avec une argumentation enthousiaste et avec le soutien de récits
mythologiques élaborés : le Banquet, le Phédon et le Phèdre. Parce qu'il
s'agit des riches années de la première communauté philosophique,
regroupée sur un domaine consacré à Academos et nommé par la suite pour
cette raison « Académie », on peut penser que cette doctrine fut l'objet de
discussions nombreuses, mais la République, à la différence du Phédon,
n'en suppose pas le cadre déjà constitué : la scène du Pirée est une scène
publique, à la fois civile et religieuse, elle n'a rien d'une réunion de
disciples, ni d'une communauté savante. On pourrait même dire que la
scène de la République est représentée comme une anticipation qui prépare
l'Académie, puisque Platon y expose un programme d'éducation
philosophique qui en deviendra la structure et l'inspiration.
Si tout ce qui précède la République la prépare, plusieurs dialogues
rédigés dans la dernière période de la vie de Platon en prolongent la
réflexion. De la République au Politique, le statut de l'ordre politique se
modifie quelque peu en se concrétisant ; tout en demeurant le modèle de la
justice, il s'assortit de précisions sur l'art royal requis de ceux qui veulent
s'investir dans le gouvernement de la société. La métaphore du tisserand
précise celle du médecin et le grand mythe des âges nous donne quelque
lumière sur la distance qui toujours pour Platon sépare l'histoire de la forme
intelligible. Les Lois représentent un second état de la philosophie politique.
Il est sans doute inexact d'y voir un projet entièrement différent de celui de
la République ; elles seules ont à vrai dire la consistance d'un projet concret
et il s'agit là du complément nécessaire de la République qui lui fournit ce
qui lui manquait : la législation.
À dire vrai, la discussion poursuivie dans les Lois gravite autour du
double pôle de la cité et de ses lois et, si la majeure partie est consacrée au
projet de législation, la cité n'en a pas moins été conçue dans la foulée de la
République. La présence des interlocuteurs de Sparte et de Crète, sans cesse
mise en contraste avec le discours de l'Athénien, veut précisément définir
les modèles qui doivent guider le projet législatif. L'aristocratie militaire de
Sparte, la tradition crétoise d'autorité, figures implicites de la République,
sont rapportées de manière explicite dans les Lois à l'idéal athénien de la
rationalité. L'unité de la philosophie politique de Platon est en général mal
appréciée. Le lecteur de la République comprend souvent mieux le sens
d'une proposition s'il en voit la portée dans les Lois : ces deux œuvres
s'interprètent l'une par l'autre. Toutes deux sont motivées par le projet de
contrer l'arbitraire des lois, de vaincre la sophistique et d'assurer à l'ordre
politique des fondements autres que la violence et la coercition.
III. Structure et plan de la République

La structure de l'œuvre est complexe et manifeste un souci de


composition d'une exemplaire rigueur. L'insertion au premier livre d'un
morceau composé à une date sans doute assez antérieure 14, l'entretien de
Socrate avec Thrasymaque, ne constitue en aucune manière une objection à
l'unité de l'ouvrage ; cet entretien particulier constitue en effet la
présentation de la discussion de la thèse habituelle des sophistes et permet à
Platon de procéder ensuite au développement de ses propres positions. Bien
que la République nous soit transmise en une suite de dix livres, cette
disposition segmentée est entièrement artificielle ; les ruptures introduites
par les éditeurs alexandrins entre les livres II, III et IV, et plus loin entre les
livres V, VI et VII, et VIII et IX, correspondaient sans doute à des exigences
codicologiques. Certains éditeurs et traducteurs modernes ont proposé des
découpages en chapitres 15, mais on peut, suivant l'analyse de A. Diès 16,
montrer que la structure d'ensemble se partage en cinq blocs qui
correspondent aux grandes articulations de l'œuvre et qui permettent de
conserver la division en livres. Cette structure générale est la suivante :
I. Ouverture. Les conceptions traditionnelles et sophistiques de la justice Livre I
II. La définition de la justice Livres II-IV
III. Les conditions de réalisation de la cité juste Livres V-VII
IV. L'injustice dans la cité et dans l'individu Livres VIII-IX
V. Les récompenses de la justice. Mythe final Livre X

1. La structure générale de la République


On dégagera cependant mieux la structure générale de la République si,
laissant de côté provisoirement une lecture linéaire, on se représente
l'ouvrage comme une série de huit enchâssements mutuellement inclusifs,
dont le centre est formé par le grand texte de la dialectique sur la justice (IV,
427e-445e), où vient culminer toute la recherche. Cette suite de morceaux
qui se répondent par couples fait apparaître une structure où se reflète
clairement la dépendance rigoureuse du politique et du métaphysique. La
justice s'est perdue dans le trouble de l'histoire et la déchéance des régimes
politiques, tout autant que dans la corruption des âmes individuelles, et la
philosophie va se recentrer sur elle pour en ressaisir l'essence. Le schéma
suivant résume la structure qui expose la progression de l'argument central
du dialogue vers l'essence de la justice et ses conséquences sur l'analyse de
l'histoire et sur le bonheur du juste. Cette structure montre la symétrie entre
l'ouverture et la fin de l'œuvre, de même que la rigueur du cheminement
dialectique vers le cœur de l'œuvre, la justice de l'âme.

I MYTHE ET ESCHATOLOGIE
1. I, 327a-331d Les conceptions traditionnelles de la justice
2. X, 608c-621d Eschatologie et mythe de rétribution

II POÉSIE ET PHILOSOPHIE
1. I, 331e-336a La poésie et la justice
2. X, 595a-608d Bannissement de la poésie

III AVANTAGE ET BONHEUR


La thèse de Thrasymaque : critique de la
1. I, 336b-354c
conception sophistique de la justice
Le bonheur du juste : réfutation de
2. IX, 576c-592b
Thrasymaque

IV GENÈSE ET DÉCLIN DES CITÉS


1. II, 367e-376c Méthode psychopolitique et poléogonie
2. VIII, 543a-IX, 576b Déclin cyclique des régimes politiques

V MUSIQUE ET SCIENCES
Mythologie, musique et gymnastique : la
1. II, 376c-III, 412c
première éducation des gardiens
Sciences et dialectique : l'éducation parfaite
2. VI-VII, 502a-541b
des rois-philosophes

VI LE CHOIX DES GARDIENS


1. III, 412c-414c Les qualités des gardiens
2. V-VI, 471d-502c Le naturel philosophe

VII GUERRE ET PAIX


1. III, 414b-IV, 423d Mandats des gardiens
2. V, 461e-471c La communauté des gardiens

VIII FEMMES ET ENFANTS


1. IV, 425e-427c Règles diverses de la communauté
2. V, 449a-461d La communauté des femmes

LA JUSTICE
IV, 427e-445e Dialectique de la justice

Cette structure en forme de « grande voûte », pour reprendre une


expression de Jacques Brunschwig, peut être résumée en exposant les
correspondances de chacune des parties. Elle permet de développer un plan
linéaire, qui sera présenté juste après.
I. L'ouverture et la fin du dialogue suspendent au Ciel l'ensemble de
l'œuvre, par le moyen de références mythologiques traditionnelles qui
donnent tout leur sens aux morceaux du prélude et de la conclusion. On y
rencontre le vieillard Céphale, homme du mythe et non de la philosophie,
préoccupé de la mort et rempli du souci religieux de la justice par les rites.
Inquiet du rapport de la justice et de la vie future, il croise Socrate qui
descend d'Athènes au Pirée pour la fête de Bendis [I, 327a-331d]. À cette
ouverture résolument religieuse correspond une fin qui lui fait écho et où
revient le thème de la rétribution. Il s'agit du récit d'Er le Pamphylien sur la
descente aux Enfers et le Jugement des morts, mythe qui sauve ceux qui
croient à la rétribution et à l'image duquel Socrate demande qu'on conçoive
sa République. Le récit incorpore la doctrine de l'immortalité de l'âme et le
dualisme qui en est le corollaire et s'achève sur la vision de l'harmonie
universelle, suspendue au Fuseau de la Nécessité. La présence imposante de
l'hiérophante y rappelle l'angoisse de Céphale au moment même où elle y
répond par l'espoir de la récompense céleste promise au juste [X, 614b-
621d].
II. L'entretien avec Polémarque établit l'inaptitude de la poésie et de la
culture traditionnelle à définir la justice ; le poète Simonide est critiqué et
presque ostracisé. L'interlocuteur suivant, Thrasymaque, n'est que la
répétition d'une figure constante dans la pensée politique de Platon : le
violent. Il réintroduit dans la discussion de la République les questions du
Gorgias, en reprenant les thèses de Calliclès sur la domination de la force et
de la nature sur la culture et la justice politique. Il soutient en effet que la
justice est l'avantage du plus fort. Sa position permet à Socrate de faire
ressortir par contraste la tâche philosophique d'une justice transcendante qui
dépasse la sophistique [I, 331e-336a]. À cette charge contre la poésie et la
sophistique répond au livre X [595a-608b] le bannissement de la poésie de
la cité juste idéale ; elle n'est que le relais périmé de la pensée mythique. Ce
discours ne génère pas la vertu mais s'adresse à l'irrationnel ; comme la
sophistique, soucieuse de l'opinion et non moins répréhensible, cet art
imitatif est coupé de la vérité qui réside au niveau des formes intelligibles.
Cette seconde inclusion dit en quel sens la République doit être interprétée
comme une réaction contre l'amoralisme de la tradition ou le relativisme de
la sophistique ; Platon lie la sophistique et l'interprétation des poètes à
l'opinion et aux passions, dénonçant la démocratie où elles ont librement
cours et qu'elles contribuent à corrompre. C'est sur ce fond qu'il fait
ressortir de manière contrastée la philosophie, œuvre de la raison et chemin
de la connaissance vraie, dont le régime politique ne saurait être que celui
de l'idéal révélé par le paradigme de la République.
III. Le thème suivant est celui du bonheur, dont il s'agit de savoir s'il est
le corollaire de la justice ou de l'injustice. Cette question permet
d'enclencher la recherche sur l'essence de la justice, en allant au-delà de la
considération des avantages qu'elle procure. Socrate soutient que seul le
juste est heureux, et que la justice constitue en elle-même le plus grand bien
de l'âme (367e). Telle est la fonction propre de l'âme et cet axiome engendre
toute la suite de la recherche [I, 336b-367e]. Cette thèse sera reprise et
mieux étayée dans le développement correspondant [IX, 576c-592b], où
l'injustice est associée au malheur et où la supériorité des plaisirs de la
connaissance est démontrée à l'aide de la théorie des parties de l'âme. Le
problème du développement du livre I est alors résolu, et Thrasymaque
réfuté, puisque le juste réalise en lui la cité idéale, paradigme de la justice.
C'est à ce niveau que le bonheur dépasse en réalité le plaisir banal et la
volonté du gain.
IV. Mythe et eschatologie, poésie et philosophie, avantage et bonheur, ces
thèmes sont religieux et moraux. Ce sont eux néanmoins qui ouvrent et
ferment la République, ce sont eux qui déterminent la portée de la question
politique de la justice. Le motif politique n'intervient en effet qu'au moment
où la philosophie découvre sa myopie devant le problème de l'essence de la
justice idéale et décide d'avoir recours à un paradigme ; le philosophe va
tenter de lire la configuration de la justice dans le texte écrit en plus gros
caractères que constitue la société politique. C'est l'introduction du motif
psychopolitique, dont l'interprétation commande toute la lecture de l'œuvre.
La méthode passe donc de l'âme à la cité pour des motifs de clarté. Platon
commence par en décrire la formation, sous la pression du besoin
économique naturel qui entraîne la division du travail [II, 367e-376a]. Puis
il montre que la société est rapidement attaquée par le cancer du gain
économique qui la mène à la guerre. Il s'avère donc nécessaire de trouver à
la société malade tout autant des réformateurs que des gardiens. On finit par
convenir que les plus adéquats seront les philosophes. Si ce motif est
politique, c'est que sa matière est politique, bien que le sens de toute la
recherche soit métaphysique ; l'essence de la justice est l'unique fil
conducteur du développement. Le passage correspondant [VIII, 543a-IX,
576b] est plus explicitement politique : c'est la fameuse « poléogonie » ou
généalogie des régimes politiques. Platon y montre une succession
systématique de quatre régimes, avec leurs qualités et leur propre type
d'homme : la timocratie ou gouvernement d'une aristocratie militaire,
l'oligarchie, la démocratie et la tyrannie. Chacun se dégrade infailliblement
dans celui qui suit, de manière déterminée. Sans en faire la théorie et sans
se soucier de la véracité historique, ce développement suppose une doctrine
de l'évolution politique fondée sur la dégénérescence des rapports sociaux.
V. La nécessité de donner le pouvoir à des gardiens est établie et leur
éducation ne peut se concevoir que planifiée, puisqu'ils seront responsables
de l'ensemble du corps social. On évitera d'y introduire la mythologie qui
est erratique. Cette nouvelle critique de la poésie d'imitation, assortie de
règles pour la production de discours mythologiques et d'œuvres musicales
austères, est suivie de développements sur le rôle propédeutique de la
musique et de la gymnastique, éléments traditionnels de la paideía grecque
[II, 376a-412c]. Des précisions ultérieures sont apportées dans le bloc
correspondant [VI, 502d-VII, 541b] qui constitue le texte le plus célèbre de
la République et qu'on serait tenté de substituer, pour en faire le centre de
l'œuvre, à la dialectique de la justice. Il s'agit du texte sur la forme du bien,
soleil de l'être, que contemple le philosophe-gardien après un apprentissage
méthodique des sciences et des mathématiques. Pour faire saisir ici la
profondeur du savoir qu'il veut communiquer, Platon emploie trois
analogies : le soleil, la ligne, la caverne. Ces trois morceaux ont une même
structure pédagogique, même s'il est difficile de faire correspondre
rigoureusement leur doctrine métaphysique particulière. À vrai dire,
l'importance capitale de ce développement sur la dialectique et la forme du
bien lui vient de sa situation dans l'ensemble de la République tout autant
que de sa profondeur métaphysique. Ce n'est pas l'histoire politique, si
réglée soit-elle, qui instruit les gardiens ; elle est par trop répétitive, elle
appartient trop au devenir. Pour faire de la politique une science, il faut la
soustraire au devenir et à l'opinion pour la soumettre à l'existence tutélaire
de la forme de la justice. C'est par la médiation de la contemplation
philosophique que la politique s'ordonne selon la métaphysique, qu'elle se
calque sur la forme qu'elle découvre au terme de la paideía philosophique.
La correspondance de ce morceau avec la critique de la poésie montre en
quel sens Socrate conçoit la philosophie comme ce qui doit succéder à la
culture d'Homère.
VI. Il faut maintenant choisir ces gouvernants idéaux ; le passage qui suit
[III, 412c-414c] s'applique à préciser les critères de leur sélection, les traits
de leur naturel, les épreuves qu'on leur fera subir, les vertus qu'on exigera
d'eux. Cette série d'épreuves permet de distinguer les gardiens parfaits des
auxiliaires. Le vrai critère n'est cependant présenté que dans le
développement correspondant [V, 471d-VI, 502c] sur les philosophes et les
qualités requises pour accéder aux fonctions qui leur sont réservées.
Comme la réalisation d'une telle cité dépend de la possibilité de trouver de
tels hommes et d'achever leur formation, c'est ici que Platon pose la
question du degré possible de concrétisation du modèle qu'il vient
d'élaborer. Nulle conclusion n'est claire sur ce sujet ; seule sa possibilité
théorique est affirmée, mais cela ne surprend pas puisque la forme existe
toujours et déjà éminemment au moment même où elle rend possible la
pensée. Ce n'est pas elle qui est l'envers de l'histoire, c'est l'histoire qui est
l'envers de la forme de la justice.
VII. De manière à assurer l'harmonie sociale, les gardiens feront tout
pour que les hommes croient qu'ils sont frères. C'est la fonction du mythe
des races. La vérité de cette croyance sera pour ainsi dire une vérité
restreinte, puisqu'elle veut surtout masquer le statut spécial des gardiens. La
communauté des biens et des femmes et le privilège de la contemplation
caractérisent l'existence des gardiens ; ces traits particuliers les soustraient
du régime que par ailleurs ils établissent pour les autres. Platon affirme que
le bonheur n'est pas réservé à une seule classe, mais il semble considérer
comme inévitable le conflit des possédants et des dépossédés [IV, 422e].
Cette préoccupation de l'unité du corps social reçoit un écho appuyé dans le
texte parallèle [V, 461e-471c] sur la propriété et les sources de la discorde
civile. Platon y demande en effet qu'on remplace la dénomination du
rapport maître/esclave qui caractérise la démocratie par celle de sauveur
auxiliaire/peuple nourricier. Il se tait sur la possibilité d'un conflit entre la
multitude et ses gardiens, car pour lui la lutte des classes ne saurait exister à
ce niveau puisque les gardiens sont dépourvus de propriété. Le désir du gain
exclut qu'on puisse posséder le pouvoir politique et l'unité des gardiens
garantit l'unité du corps social entier [465b]. Cette conviction est suivie
d'une protestation contre la guerre.
VIII. Le dernier doublet, qui précède et suit immédiatement le grand
développement sur la justice, se rapproche du droit positif ; on y trouve des
règles diverses concernant surtout les femmes et les enfants, énoncées dans
le souci de renforcer l'unité de la communauté des gardiens parfaits. À ces
prescriptions s'ajoutent une note sur la religion de la cité idéale, de même
que le grand projet d'abolir la structure familiale et de confier l'éducation à
la cité [IV, 425e-427c et V, 449a-461d]. C'est au centre de cette structure
enchâssée que se trouve le morceau cardinal de la République, la
dialectique de la justice [IV, 427e-445e]. Une fois le paradigme développé
et la cité fondée, Platon propose de la « visiter de l'intérieur », de manière à
y saisir la figure de la justice. L'entreprise est toute déductive et
particulièrement complexe. Platon part de la division des vertus cardinales,
familière à son époque : sagesse, courage, modération et justice, et lui
confère d'emblée la fonction d'un axiome. Cherchant ensuite à rapporter à
chacune des classes de la cité modèle l'une des vertus, il fait voir que la
justice est en reste. En effet, la sagesse est la vertu des gardiens, le courage
celle des guerriers auxiliaires et la modération celle de la multitude. Cette
classification se fait à partir du désir dominant de chaque groupe et de
l'excellence qui le règle. À la justice échoit le rôle de sauver l'ensemble, en
assignant à chacun sa fonction. La possibilité même de la tripartition
sociale, tout autant que sa sauvegarde, c'est cela la justice.
Il faut maintenant appliquer à l'âme individuelle ce qui a été découvert à
l'échelle de la société politique. L'effort de Platon va consister à retrouver
dans la tripartition de l'âme la structure même de la cité et la suite vient
établir un parallèle rigoureux entre la classe gouvernante et la raison, entre
les guerriers et l'ardeur irascible, entre le groupe des travailleurs et le désir
(lógos, thumós, epithumētikón). La belle adéquation de la structure de l'âme
à celle du paradigme politique donne donc à penser que la justice doit s'y
concevoir de la même manière, comme l'harmonie fonctionnelle de trois
parties. Le résultat obtenu est proclamé et Platon y reconnaît la réalisation
d'un rêve, celui de parvenir, suivant une inspiration divine, au modèle de la
justice.

2. Plan de la République

I. OUVERTURE DE LA RÉPUBLIQUE

1. Les conceptions traditionnelles de la justice I, 327a-331d


Entretien avec Céphale sur la vieillesse
– le rôle de la richesse dans l'accès au bonheur
– inquiétudes devant la mort et les récits de l'Hadès
– la justice est motif d'espérance et de sérénité
– quelle est la nature de la justice ?

2. La poésie et la justice I, 331e-336a


Entretien avec Polémarque sur la maxime « faire du
bien à ses amis »
– interprétation de la pensée de Simonide
– caractère énigmatique de la poésie, critique d'Homère
(334a)
– apories sur l'utilité et la justice

3. La thèse sophistique : Thrasymaque I, 336b-354c


Entretien avec Thrasymaque sur la définition « la
justice est l'intérêt du plus fort » (338c)
1. La notion de l'avantage du plus fort (339e-
340e)
2. Art, utilité et intérêt de celui qui gouverne, du
plus fort (341a-343c)
3. La justice est un bien étranger (avantage et
préjudice)
4. Argument de Socrate : la justice est plus
profitable
5. Les sorts du juste et de l'injuste : la question
du bonheur (348a)
– Thrasymaque : l'injustice est habileté et vertu
– Socrate : la justice est sagesse et bonté (350c)
6. Fonctions et vertus de l'âme (353a-354c)

II. VERS UNE DÉFINITION DE LA JUSTICE

4. Méthode psychopolitique et poléogonie II, 357a-376c


1. Intervention de Glaucon : la justice comme
bien
– élimination des conceptions fautives de la justice
(357a-362d)
– l'anneau de Gygès (359c-360d) et le bonheur de
l'injuste
2. Intervention d'Adimante : critique de
conceptions populaires (362d-368a)
– critique de la mythologie de la récompense (363b) et
de la religion populaire (365d)
– recherche d'une nouvelle méthode et de nouveaux
arguments
3. Intervention de Socrate : une nouvelle
recherche par analogie
– le thème psychopolitique : petits et grands caractères
(368b-369b)
– la méthode : justice de la cité et justice de l'individu
4. Recherche sur la formation de la cité de
nature (369b-371d)
– origine de la cité et spécialisation des tâches
5. La naissance de l'injustice et la formation des
classes (372a-376c)
– nécessité de créer une armée
– nécessité de bien choisir les gardiens
– aptitudes requises des gardiens : bon naturel, courage,
tempérament, instinct philosophique (375e)
– l'éducation des gardiens : dons corporels par la
gymnastique, dons intellectuels par la poésie et la
musique

5. Mythologie, musique et gymnastique : l'éducation


II, 376c-III, 412c
des gardiens dans la cité juste
1. Théologie et poésie : la critique des mythes
(376c-398b)
– proposition de modèles pour les récits exemplaires
– règles pour la diction : l'imitation dans le récit, le
dialogue dramatique
2. Le rôle de la musique et de la poésie dans
l'éducation (398c-403c)
– critique des harmonies et des instruments
– critique du rythme
– rôle de la musique : pouvoirs de l'harmonie dans
l'éducation
3. Le rôle de la gymnastique dans l'éducation
(403c-412b)
– diététique et médecine : idéal de la simplicité
– force morale et force physique, courage et sagesse
– équilibre et complémentarité de la gymnastique et de
la musique

6. Les qualités des gardiens III, 412c-414a


1. Priorité de l'intérêt de la cité
2. Épreuves nécessaires dans le choix des
gardiens

7. Mandats des gardiens III, 414b-IV, 423d


1. Le noble mensonge : le mythe des races
2. Le mode de vie des gardiens : éducation,
habitat, régime
3. Limites de la cité et exigences pour son unité
8. Règles diverses de la cité juste IV, 423e-427d
1. Priorité de l'éducation
2. Importance de la tradition dans la musique et
la gym-astique
3. Prescriptions et législation : limites
respectives, austérité des lois
4. Primauté de l'institution religieuse : loi
d'Apollon (427b)

9. Dialectique de la justice IV, 427e-445e


1. Les quatre vertus de la cité : sagesse, courage,
modération et justice
1.1. La sagesse appartient au corps des
gouvernants (429a)
1.2. Le courage appartient au corps des
guerriers auxiliaires
1.3. La modération présente dans la
multitude et dans le corps des gouvernants
1.4. La justice : le devoir universel
d'exercer sa fonction propre (433a)
2. Justice dans l'individu et justice dans la cité
2.1. Résumé de l'argument de la
République (434d-e) : argument psychopolitique (435a-
d)
2.2. Analyse de l'âme : la distinction du
désir et de la raison
2.2.1. Analyse de l'expérience des
contraires
2.2.2. Position du principe intermédiaire :
l'ardeur colérique et morale
2.3. Conclusions : justice et injustice dans
l'âme individuelle (santé et maladie, harmonie et
dysharmonie, discorde et concorde)
III. LES CONDITIONS DE RÉALISATION DE LA CITÉ JUSTE
Introduction : nécessité de préciser les conditions
particulières de la cité juste et hésitations de Socrate
devant leur caractère radical (449a-451c)

10. La communauté des femmes V, 451c-461d


1. Égalité des femmes et des hommes (451e) : la
première vague
2. Le partage des fonctions est avantageux pour
la cité, le cas de la guerre
3. La communauté des femmes et des enfants
entre les gardiens : la deuxième vague d'objections
(457d)
4. Prescriptions relatives aux unions et aux
enfants

11. La communauté des gardiens V, 461e-471c


1. La communauté est fondée sur l'accord et
l'unité
2. La nature des citoyens : idéal de la fraternité
(463c), loi paternelle
3. Le bonheur des gardiens
4. L'éducation guerrière des enfants : courage et
bravoure
5. Mesures panhelléniques

12. Le naturel philosophe V, 471d-VI, 502c


1. La réalisation de la cité et ses conditions de
possibilité
1.1. Avantages de la réalisation de cette cité
1.2. Possibilités de réalisation (472b)
– le modèle de l'homme juste et de la cité parfaite
– nécessité des philosophes-rois (473c-d) : la troisième
vague d'objections
2. Démonstration du privilège des philosophes :
leur connaissance
2.1. Définition du philosophe : amant de la
sagesse et du beau en soi (476b)
2.2. Nature de la philosophie : science et
opinion
2.3. La connaissance du philosophe est le
fondement de son privilège (VI, 484a)
3. Objection d'Adimante : les philosophes sont
incapables de servir la cité
4. Le philosophe dans la cité
4.1. Les philosophes sont rares,
exceptionnel
4.2. Devoirs de la cité envers le philosophe
4.3. La vie philosophique et le modèle
divin (500c)

13. L'éducation des rois philosophes : sciences et VI, 502a-VII,


dialectique 541b
1. Les gardiens parfaits seront philosophes
(503b)
1.1. Programme de hautes études (504a) et
long circuit
1.2. Savoir suprême : la forme du bien
(505a-509b)
– le rejeton du bien, son image (506e)
– analogie du soleil (507b-509b)
1.3. Le visible et l'intelligible (509c-521b)
– le schéma de la ligne (509d-511e)
– allégorie de la caverne (514a-518b)
2. La formation philosophique des gardiens
2.1. Nature de l'éducation (518b-519c)
2.2. Obligations des gardiens : devoir de
gouverner
2.3. Propédeutique de la science
philosophique (521c-531d)
– les sciences : arithmétique, géométrie, astronomie,
stéréométrie et harmonie musicale
2.4. La dialectique et la connaissance du
bien (532c-535a)
3. Retour sur le choix des gardiens (535a-541b)

IV. LES FORMES DE L'INJUSTICE DANS LA CITÉ ET DANS L'ÂME


INDIVIDUELLE

VIII, 543a-IX,
14. Généalogie des systèmes politiques
576b
1. Les quatre espèces de régimes défectueux et
les individus correspondants
2. La timocratie (545c-550c)
1. Origine du régime : la discorde (545d)
2. Caractéristiques de la timocratie
3. L'homme timocratique
3. L'oligarchie (550c-555b)
1. Nature du régime : pouvoir de l'argent
2. Origine du régime : la poursuite de la
richesse
3. La loi oligarchique : loi du cens
4. Caractéristiques du régime
5. L'homme oligarchique : (553a)
4. La démocratie (555b-562a)
1. Origine du régime
2. Caractéristiques : la liberté
3. L'homme démocratique (558c)
5. La tyrannie (562a-IX, 576b)
1. Généalogie de la tyrannie
2. Formation de l'homme tyrannique
3. L'homme tyrannique vu en lui-même
15. La thèse socratique : seul le juste est heureux IX, 576c-592b
1. Argument politique (577c-580c)
– servitude du tyran
2. Argument psychologique (580d-583c)
– la meilleure classe d'hommes
3. Argument métaphysique (583c-592b)
– comparaison des plaisirs : psychologie morale et
spiritualité
Conclusion : le juste est le plus sage et le plus heureux

16. Bannissement de la poésie X, 595a-608d


1. Le règlement sur la poésie : rejet de l'art de
l'imitation
2. Critique d'Homère et des poètes
3. Généralisation : usage, fabrication, imitation
(poésie et peinture)

V. CONCLUSION DE LA RÉPUBLIQUE

17. Eschatologie et mythe de rétribution X, 608c-621d


1. Perspectives eschatologiques : rétribution et
immortalité de l'âme (608c-613e)
2. Le récit d'Er le Pamphylien (614a-621d)
– le jugement des âmes : châtiments et récompenses
– modèle cosmologique et Nécessité
– mythe de la métempsycose et du choix de l'existence
(617d)

Conclusions du mythe et exhortation finale à la justice


et à la sagesse

Conclusions du mythe et exhortation finale à la justice et à la sagesse

IV. Le projet politique et philosophique de la politeia


En quel sens la République est-elle une politeía, une constitution
politique ? S'agit-il d'une utopie ? S'agit-il encore d'un projet totalitaire ?
Ces trois questions ont beaucoup occupé le commentaire ancien et moderne,
et il faut y revenir ici brièvement. On a pu noter que le terme politeía était
récent dans la langue grecque : on le trouve employé pour la première fois
par Hérodote (IX, 34), où il désigne le droit individuel de résider dans une
cité. Le sens collectif est celui du titre de l'Athēnaîōn Politeía du pseudo-
Xénophon, un usage que l'on retrouve dans le célèbre discours de Périclès
chez Thucydide, discours prononcé à l'hiver 431-430. Cet éloge de la
constitution politique athénienne exprime clairement combien le terme de
politeía recouvrait ce que les Athéniens révéraient dans leur culture
politique 17. Aristote, au deuxième livre de ses Politiques (II, 7-8,1267b19-
29), fait écho aux Politeiai de Phaléas de Chalcédoine et d'Hippodamos de
Milet. D'autres exemples d'intellectuels engagés dans les affaires publiques
viennent à l'esprit, notamment Protagoras, familier de Périclès, qui passe
pour avoir écrit une Politeía et qui participa avec lui à la fondation et à
l'urbanisation de la colonie de Thourioi en 443. Dans sa classification des
constitutions, Hérodote (III, 82) pourrait avoir été influencé par la
18
discussion de Protagoras .
Cet effort était motivé par une situation de guerre quasi permanente. De
490 à 338, Athènes fut en guerre deux années sur trois. Dans ses Lois (I,
626a), Platon fait dire au spartiate Megillos que la guerre est la condition
humaine. La République est l'exemple le plus clair d'une œuvre remplie à la
fois de l'horreur de la guerre et du désir de la mener de manière victorieuse.
Les Grecs et notamment les Athéniens n'ont jamais pensé pouvoir se défaire
de la guerre 19 et cela explique, selon plusieurs historiens, que préoccupés de
leurs conflits incessants, ils aient placé au cœur de leur réflexion politique
le travail sur les constitutions et qu'ils aient si peu discuté les causes de la
guerre en général. La guerre correspond par ailleurs à l'idéal du courage, de
la virilité (andreía) et elle constitue l'occasion de mettre en valeur la beauté
et la noblesse (aristeía) des guerriers, toujours désireux de trouver sur le
champ de bataille la belle mort. Toute la structure de l'expérience morale
grecque est agonique, notamment cette tension inscrite dans la
psychopolitique entre les exigences de la raison et les forces inférieures.
Cette morale est encouragée par l'éducation, dont Platon reprend
entièrement le modèle dans sa cité idéale, où les qualités guerrières sont
présupposées au choix des gardiens parfaits.
L'œuvre de Platon s'inscrit donc dans un mouvement de réflexion sur la
nature de la politeía, autant que sur son organisation : quelle est en effet
l'essence du lien politique qui associe les citoyens (polītai) dans une cité
(pólis) ? S'agit-il d'abord du fondement offert par les lois ? S'agit-il du choix
du régime qui détermine le choix et le nombre de ceux qui exercent le
pouvoir et font respecter les lois ? S'agit-il encore du rapport de la
législation à l'essence de la justice ? Il y a ici plusieurs registres de la
réflexion, qui tous émargent au vaste concept de la politeía grecque. Celle-
ci est à la fois, en effet, la constitution, le régime et le fondement du
gouvernement. Isocrate ne disait-il pas que la politeía est l'âme de chaque
cité (Aréopagitique, 14) ? Elle résume en ce sens l'histoire de chaque cité, la
force de ses institutions et même si, en un sens restreint, politeía désigne
concrètement le régime particulier d'une cité, ce sens restreint s'adosse
toujours au sens ouvert et général de la culture. À l'organisation de la cité
(katástasis) correspond en effet une histoire et une identité qui s'expriment
fondamentalement dans la politeía.
C'est sur cet horizon de l'effort « constitutionnel » qu'on doit comprendre
le projet politique et philosophique de Platon. L'autobiographie de la Lettre
VII montre en effet que l'évolution d'un projet de constitution concret et
engagé dans une situation politique comme celle de Syracuse vers une
réflexion de nature fondationnelle a été fortement favorisée par le contexte
historique des cités grecques et de la colonisation. La rédaction de
constitutions représentait une haute responsabilité et elle sollicitait les
meilleurs esprits. L'effort de la République ne saurait donc être détaché de
ce contexte historique de la cité. S'il semble s'en éloigner par le caractère
radical, ou franchement irréaliste, de plusieurs de ses propositions,
notamment celles qui concernent le choix des gardiens, leurs règles de vie
et leur communauté, ce projet demeure un projet profondément réformateur,
qui cherche à manifester les lacunes de tous les systèmes représentés dans
l'histoire. Le long développement des livres VIII et IX sur le déclin des
régimes politiques dans les cités, qu'on peut à juste titre présenter comme la
première philosophie de l'histoire, manifeste à cet égard le contrepoint
historique de la constitution de la cité idéale : la distance qui les sépare est
l'enjeu même de la philosophie politique. Les requêtes adressées au
philosophe pour déterminer une politeía idéale ne sont jamais si détachées
de l'exemple historique qu'on soit contraint de lire la République comme
une pure utopie, encore moins comme une simple métaphore de la justice
de l'âme individuelle.
Penser la politeía, c'est donc mesurer par les instruments de la
philosophie l'écart qui sépare toute constitution historique d'un modèle de
justice idéale. L'argument philosophique de la République consiste à mettre
en tension la recherche de cette justice purement normative d'abord avec la
genèse de la cité politique (II, 369b-IV, 427c), et ensuite avec la succession
de ses formes dégénérées (VIII, 543a-IX, 592b) : la proposition des
philosophes-rois qui résulte de cette approche trouve en effet son sens dans
le projet de donner une responsabilité ultime au travail de la raison, dans
l'espoir de vaincre les troubles de l'histoire politique.
Cette proposition est-elle un programme politique que Platon considérait
de manière réaliste ? Utopie ou réalisme ? Le choix de Platon consiste à
opposer une vision naturaliste de la constitution politique, saisie comme
politeía transcendante, aux conceptions des sophistes, toutes plus ou moins
imprégnées par le conventionnalisme et le relativisme ambiant. Ce choix
s'exprime aux livres I et II par le refus de considérer l'autorité de la tradition
(poétique et gnomique) et la recherche d'une rationalisation de la justice ;
celle-ci ne sera découverte que dans l'approche psychopolitique (II, 367e),
c'est-à-dire par le moyen d'une recherche qui progressera de la structure des
vertus de la cité à une métaphysique de l'âme. La critique de la tradition a
pour corollaire le refus de l'histoire : quand Platon écrit qu'on ne peut s'en
remettre aux croyances de nos pères (VII, 538d), ce n'est pas pour attendre
du seul progrès le remède aux maux qui affligent les cités. Son projet
réformateur se fonde en effet sur la saisie d'une essence réelle de la justice
dans la cité, et c'est en ce sens qu'on présente souvent la République comme
20
l'origine du droit naturel . S'agissant de la recherche du meilleur régime
politique, cette présentation peut se justifier, mais Platon n'a pensé ni la
question du fondement naturel du pouvoir de l'État, ni celle de la positivité
des lois. Son naturalisme est donc assez restreint. Contre Thrasymaque, qui
représente la thèse contraire posant la convention humaine et sociale
comme origine unique de la loi, Platon fait valoir la vérité d'un modèle réel
et naturel de la cité : le vieux débat qui opposait phúsis et nómos trouve
donc dans la République une réponse claire et nette. La cité idéale
correspond à la cité naturelle, seule réfutation véritable du
conventionnalisme et du relativisme.
Comme plusieurs intellectuels avant lui, Platon fut certainement intéressé
par des projets de réforme concrets. Trois essais de mise en pratique de ses
idées politiques à Syracuse, des années 388 à 361 (Lettre VII, 342a),
demeureront sans résultat et le détourneront définitivement de l'action
politique vers une philosophie qu'il est cependant difficile de ne pas
qualifier de politique. Il y a péril à prendre à la lettre la systématisation trop
claire de son autobiographie, au terme de laquelle la philosophie véritable
ne peut que suivre l'expérience politique. À ce compte, il serait risqué de
parler de la philosophie politique de Platon, si vraiment l'une doit se
substituer à l'autre. Ce que nous apprend le platonisme, c'est que la
philosophie n'est pas le substitut de l'action politique, mais son paradigme ;
et, à l'intérieur de la philosophie, le discours métaphysique n'est pas le
substitut du discours politique ou législatif, mais son fondement. Il n'y a pas
une société politique corrompue et une activité philosophique réservée aux
purs (VI, 496b), mais une société historique, faible copie de la société
idéale, dont la philosophie cherche le modèle pour l'établir ou le rétablir. Si
le platonisme constituait seulement une philosophie du dépit politique, ou
l'expression d'un ressentiment, on devrait alors expliquer que Platon ait
continué jusqu'à sa soixante-cinquième année à se préoccuper pratiquement
de réformes politiques et qu'il nous ait donné les Lois après la République et
non la République après les Lois.
Le double échec de la démocratie et de la tyrannie, de la liberté et de la
domination, l'impuissance à contrer la dégénérescence politique d'Athènes
et en général l'émiettement politique de la cité grecque ont produit une
modification capitale dans le discours philosophique, dans sa double
dimension politique et philosophique. Avant Platon, la cité identifie la
Grèce autant qu'elle la détermine ; c'est l'unité politique qui la distingue de
la multitude barbare, mais aussi la règle de toutes les manifestations
sociales, de toutes les formes de la culture. La loi, sous la forme des
concepts régulateurs de justice, d'harmonie sociale (eunomía, eukosmía),
contient le chaos social causé par l'avènement des bourgeoisies au temps de
Solon. La substitution même de la loi comme Justice (Nómos) à la loi
comme arrêt et légalité occasionnelle, décret à peine contrôlé par Thémis,
est le fruit de ce passage à l'organisation de la cité. La loi et la cité, Nómos
et Pólis, c'est tout un, comme le montre l'exemple du dialogue de Socrate
avec les Lois personnifiées dans le Criton (50c). La philosophie pré-
platonicienne fut marquée par une aussi forte détermination. Pas un penseur
qui ne fît correspondre à sa recherche des causes de l'Univers le concept
ordonnateur de Loi. La cosmologie trouva à s'expliciter dans la métaphore
de la Justice (Díkē) de l'univers. La philosophie empruntait, pourrait-on
dire, la matrice de son discours à une forme politique particulièrement
structurée.
Avec l'ébranlement de la société du Ve siècle, cette forme ne pouvait se
maintenir. Elle avait cependant marqué la philosophie, lui fournissant les
concepts d'ordre et de justice, d'unité et de multiplicité, tous transmis par le
moyen de métaphores empruntées à la vie politique. On peut concevoir la
philosophie politique de Platon comme un renversement de cette conception
de l'ordre politique. Ce n'est plus l'ordre politique stable de la cité qui
transmet sa structure à une recherche philosophique incertaine, mais un
discours politique fissuré par l'expérience qui cherche à se rassurer
métaphysiquement. De modèle qu'il était pour la pensée présocratique,
l'ordre politique devient la copie brouillée d'un ordre transcendant ; il
constitue la matière d'une forme qui réside ailleurs, l'histoire d'une idée dont
la découverte toute intellectuelle et extatique a pour effet de suspendre
désormais le discours politique au discours philosophique et de n'accepter
pour légitime qu'une politique dictée par cette subordination.
Dans ce contexte, évoquer chez Platon la construction d'une utopie
laisserait entendre deux choses bien différentes, qu'il faut clairement
distinguer si l'on veut comprendre de quoi son œuvre est faite. D'abord et
avant tout, le fait que cette cité, mise en œuvre avec amour et dans tous les
détails, constituerait la cité idéale. Cela, nettement, Platon l'aura voulu et
pensé. S'il n'emploie pas le mot d'« utopie », il sait néanmoins ce qu'est un
páradeigma. Modèle de toutes les cités, destinée à faire envie à toutes les
autres et capable au plus haut point de leur résister comme de les dominer,
la cité platonicienne serait en effet le paradigme de toute cité. La politeía de
Platon, mot qui donne son titre au dialogue, renvoie en effet à la meilleure
constitution politique pour une cité, pour une pólis. Ces mots ont une
importance, dans la mesure où ils désignent des unités clairement délimitées
(Athènes, Corinthe, Syracuse) et des régimes constitutionnels (démocratie,
timocratie, etc.), dont la description et la comparaison constituent le point
de départ de la pensée politique occidentale.
La République, une utopie pour Athènes, pour Syracuse ? Platon ne
voyait sans doute plus les choses de cette façon. Des historiens comme A.
Toynbee ont suggéré qu'il décrivait avec nostalgie Sparte pour expliquer
l'humiliation d'Athènes sous la démocratie. C'est possible, mais le modèle
idéal qu'il dégage est en fait pour lui un modèle philosophique parfait,
entièrement produit par le travail de la raison, quand elle s'exerce à saisir
l'essence de la justice et du bien. Très prudent sur les conditions de
réalisation de cette cité, il se contente de la mettre en suspens. On a
beaucoup commenté à cet égard les quelques passages où il semble vouloir
indiquer que cette constitution est marquée au coin de l'irréel, qu'il ne s'agit
que d'un effort de pensée. En fait, les démêlés avec le réel ont transformé ce
réformateur issu de l'aristocratie en théoricien philosophe et nous avons là
un premier sens de l'utopie, sens en vertu duquel la proposition d'une cité
idéale se trouve contrainte d'emblée de mettre en suspens les conditions de
sa réalisation. Son idéalité n'est que l'aspect le plus élevé, le plus abstrait de
sa profonde normativité : reconnaître qu'il s'agit de la cité idéale équivaut à
reconnaître que toutes les cités réelles ne s'en approchent que très
médiocrement, mais que toutes doivent y tendre.
Mais, à ce premier sens de l'utopie comme idéalité, Platon n'a jamais
cessé de joindre la notion d'une utopie historique qui forme le volet le plus
mystérieux de sa pensée. Trois textes ici méritent qu'on les considère d'un
même regard : le livre VIII de la République, le Timée et le Politique. Il
s'agit en effet de textes dans lesquels, sous des formes qui vont du mythe à
l'exposé historique argumenté, la cité idéale montre qu'elle appartient d'ores
et déjà à l'histoire et que cette appartenance est une nécessité. Tout se passe
en effet comme si Platon, désillusionné par les aléas de toute réforme
politique contemporaine, choisissait de penser le présent comme un
moment dans la chaîne de l'utopie : si ce présent est la déception qu'il
semble constituer, si l'injustice règne aussi violemment que la corruption,
c'est parce que l'idéal est derrière nous ou devant nous, dans un cycle aussi
impétueux que nécessaire, qui est le cycle d'engendrement et de
dépérissement des régimes politiques. En ce sens, le livre VIII de la
République, qui est bien sa portion la moins spéculative, dans la mesure où
il amorce l'effort d'une description historique et psychopolitique des
régimes, constitue peut-être, adossé au mythe du Politique, la clé de sa
lecture.
L'utopie rationnelle d'une cité idéale, dans laquelle la justice de l'âme
individuelle correspond point pour point, dans l'équilibre des vertus, à
l'équilibre du corps politique tout entier, n'est pas une impossibilité ; elle
représente au contraire un moment, à la fois précaire et tragique, du cycle
du réel. Ce moment, ce stade, est nécessaire au déroulement de l'ensemble
de la chaîne qui voit la corruption s'installer, de la manière la plus
mystérieuse, au cœur de l'existence pure et stable de la république parfaite,
et qui va l'entraîner jusque dans les abîmes de la démocratie et de la
tyrannie, régime abhorré entre tous, mais d'où paradoxalement pourra
resurgir la lumière de la raison et la nécessité du gouvernement des
philosophes. Ce cycle est-il lui aussi une construction purement rationnelle,
ou Platon y reconnaissait-il autre chose qu'une logique, un véritable
déploiement de la justice dans l'histoire, qu'on y intègre ou non un âge d'or,
forme mythique entre toutes de l'utopie politique ? Il faut reconnaître que
cette dimension de l'utopie, en tant que stade sur le chemin historique de la
justice, ne peut être entièrement détachée de l'idéalité rationnelle de la
justice. Si Platon avait pensé en effet que l'idéal est nécessairement
impossible, que la cité idéale est irréalisable en dépit du fait qu'elle soit
pensable par la raison, il n'aurait pas adjoint à sa République cette analyse
du cycle dans laquelle l'idéal et son contraire appartiennent en quelque sorte
à une logique identique.
Il y a donc deux aspects très distincts de l'utopie platonicienne. Platon a
vécu à une époque où il était encore pensable de réformer des cités entières
en leur imposant des constitutions, mais il a lui-même rapidement pris
conscience de l'impossibilité de croire en ces projets sans les fonder sur une
entreprise philosophique solide. Sa République correspond à ces deux
finalités de la pensée utopique. Dans un premier sens, elle développe le
modèle d'une cité gouvernée selon les impératifs d'une théorie de la justice
qui accorde les privilèges du pouvoir à la souveraineté de la raison, c'est-à-
dire à la classe des philosophes. Ce modèle est lui-même fondé sur une
psychopolitique complexe, dans laquelle les trois classes de la cité
(gouvernants, guerriers, producteurs) sont animées des mêmes vertus
(sagesse, courage, modération) que les trois parties de l'âme, conférant à
l'ensemble une harmonie rationnelle a priori indéfectible. Cette harmonie
est la justice idéale, saisie par le travail de la raison philosophique. À cette
idéalité d'emblée spéculative, toujours déjà mise en suspens par le
philosophe, Platon a joint un autre sens utopique : il n'a pas fait de cette cité
idéale un non-lieu, ou encore un lieu purement transcendant, mais au
contraire, de manière mystérieuse, il a eu l'audace d'associer cette idéalité
au déroulement de l'histoire. Qu'on le prenne comme on pourra, l'idéalité ne
contredit pas l'existence, elle est un moment de sa réalisation, elle est
essentielle à la saisie du cycle éternel du déploiement de la justice.
Cette dimension spéculative, ou rationnelle, ne peut être ramenée aux
dimensions de la seule observation, dans la mesure où la raison est d'emblée
emportée par le désir du meilleur, par l'attrait de ce qui n'existe pas encore,
cela pour quoi on allait inventer plus tard le mot d'« utopie ». Platon, qui
n'en disposait pas, savait pleinement cependant de quoi il retournait : toute
sa vie, il avait éprouvé la déception des lieux politiques existants et toute sa
vie il avait désiré exprimer ce qui n'existait pas dans le présent comme
forme idéale saisie par la raison aussi bien que comme stade mystérieux
d'une histoire de cette raison.
Ce renversement a entraîné dans sa suite toute la philosophie politique
classique. Malgré d'indéniables efforts vers l'empirisme et, chez Platon lui-
même comme chez Aristote dans ses Politiques, le recueil d'une somme
d'observations de type objectif, le platonisme a définitivement lié la théorie
politique à la recherche des fondements de l'ordre politique, créant par là un
langage et une problématique politique de type métaphysique. L'État
moderne n'est pas la cité, le droit moderne a peu en commun avec la loi
grecque et cependant les formulations modernes de ces questions de
fondement sont coulées dans le moule même qu'avait forgé Platon.
Par ailleurs, le versant spéculatif de la République ne doit pas faire
oublier non seulement l'origine, mais le rôle politique de l'œuvre. Pour
abstraite qu'elle soit et même si elle est coupée de la configuration des cités
de la Grèce alexandrine que ni Platon ni Aristote n'avaient prévue, elle est
néanmoins concrète, et ce à un double titre. D'abord, en ce qu'elle a
précipité l'institutionnalisation de la philosophie. L'Académie 21, qui fut
principalement une école de science politique, est aussi la première
institution philosophique. Son rôle dans la formation des monarchies
hellénistiques ultérieures est réel et mesurable et le modèle de la République
y représenta longtemps l'expression ultime de la pensée politique. Ensuite,
la pensée politique de Platon a incorporé à son dernier stade, celui des Lois,
une grande partie de la législation athénienne et a fait sienne la tâche
pratique du législateur, avec les instruments auxiliaires de l'histoire
politique et de la rhétorique. Elle amorce ainsi ce qui deviendra explicite
avec Aristote : la sociologie politique et le droit comparé.
La République est-elle un projet totalitaire ? Cette question, toujours déjà
piégée, a hanté tous les commentateurs du pouvoir des philosophes-rois, et
elle s'est cristallisée après la Deuxième Guerre mondiale dans un livre qui
résume à lui seul toutes les inquiétudes libérales à l'endroit de Platon. C'est
celui de Karl Popper, où se trouve élaborée de manière détaillée une critique
22
qui vire à l'accusation et dont le thème est le totalitarisme . Pour lui, les
éléments qui sont légitimés par l'autorité de la raison sont les suivants :
l'autoperpétuation du système par l'éducation et l'eugénisme ; le contrôle
des mariages et des naissances ; la censure de l'art et de la littérature et la
propagande du noble mensonge. Mais sa critique la plus profonde se porte
contre le pouvoir d'une élite vouée à empêcher tout changement et à
maintenir le système inégalitaire en place. Selon Karl Popper, Platon
s'oppose clairement aux trois fondements de la pensée humaniste et
libérale : l'égalitarisme (élimination des privilèges de nature),
l'individualisme (priorité des droits individuels) et le libéralisme qui réduit
la fonction de l'État à la protection les droits des individus et de leur liberté.
Cette critique a suscité un débat très nourri 23 qui a permis de préciser
plusieurs questions abordées de manière imprécise dans la République : le
statut des individus et de la communauté, la place du bonheur individuel,
les conséquences du principe de la spécialisation fonctionnelle, l'inégalité
dans l'accès à la vertu et au savoir, les fondements de la division des classes
et de la coercition du groupe des gardiens.
Totalitaire est un prédicat qui qualifie un système d'intention
concentrationnaire, alliant dictature et contrôle militaire, et qui suppose une
définition de l'État que Platon ne possède ni ne défend. Si la République en
fournit une approximation, l'esquisse est néanmoins suspendue et mise entre
parenthèses à cause de son caractère paradigmatique : la cité idéale est un
modèle de vertus, la réalisation concrète, mis à part le choix et la formation
des gardiens, est laissée dans la marge. De plus, les prescriptions
autoritaires de la République, le célèbre communisme de Platon ou
l'importance du corps des guerriers auxiliaires, ne s'appliquent qu'aux
gardiens, laissant pour ainsi dire dans le vide la question de la vie des
producteurs. La formation d'une classe de guerriers professionnels constitue
à cet égard un des aspects les plus étonnants du projet platonicien, dans la
mesure où, en Grèce, l'exercice de la force armée n'a jamais été l'attribut
d'une classe fonctionnelle spécialisée. Le soldat-citoyen se forme certes en
vue de cette activité, qui est le cœur de sa responsabilité, et le groupe
auquel il appartient est dévoué de manière très différenciée aux intérêts de
la cité 24.
Platon n'a donc pas développé les conséquences de la subordination du
politique au métaphysique dont il s'est fait l'ouvrier ; le totalitarisme en est
une, mais on ne la trouve nulle part clairement explicitée. F.M. Cornford a
noté dans son essai sur les Lois 25 que la mesure dans laquelle le projet
platonicien se distingue du projet socratique est celle même de la perte de la
foi en la liberté. Socrate voulait la réforme morale des individus et pensait
une cité formée d'individus libres et parfaits ; Platon croit que seule une cité
politique contraignante peut parfaire la nature humaine. De la République
aux Lois, il y a un net renforcement des mesures par lesquelles le savoir
métaphysique imprime sa force dans l'ordre politique ; si dans la
République la seule contemplation des gardiens entraîne la confiance de la
multitude et explique l'absence du droit, déjà le Politique insiste sur l'art de
l'homme politique, sur sa tâche de gouvernant et finalement les Lois y
ajoutent tout l'appareil de la législation et de la coercition. C'est, dit Platon,
le mortier de l'édifice social. Ces trois types de médiation entre l'intelligible
et l'histoire sont tous raccrochés à la Divinité, qu'il s'agisse du Fuseau de la
Nécessité, du Dieu du Politique ou de la Divinité qui manipule la
marionnette humaine par la raison.
Dans ses Principes de la philosophie du droit [§ 185 et § 206], Hegel a
critiqué la pensée politique de Platon à partir de l'exclusion de la
subjectivité qu'elle postule. Il voyait en particulier dans l'abolition de la
famille la disparition du milieu où peut se développer la libre disposition de
soi et dans la tripartition en classes par les gouvernants la suppression de
l'exercice de la volonté libre. Ce double échec à penser la liberté équivaut à
la suppression de l'essentiel de l'ordre politique moderne : le conflit,
l'opposition, l'accès égalitaire au pouvoir, la mise en présence d'individus.
Dans sa formulation extrême, la science politique platonicienne constitue
une abolition pure et simple de l'ordre politique au profit de la domination
philosophique. Sans doute cette formulation est-elle exagérée, dans la
mesure où elle développe une conclusion absente du platonisme : si
dépendant qu'il soit, le politique est toujours et déjà chez Platon mêlé au
métaphysique. Le jugement de Hegel va néanmoins au but. Il manque à
cette philosophie politique ce qui bien sûr ne viendra qu'ensuite avec le
christianisme, puis avec Hobbes et Rousseau : le concept de la volonté libre
et des droits, garants de l'égalité.
V. Justice de la cité, justice de l'âme

L'interprétation politique et historique de la République repose sur son


projet métaphysique fondamental : la justice de l'âme. À plusieurs
interprètes contemporains, ce concept paraît manquer de détermination : en
quel sens s'agit-il de la justice ? Dikaiosúnē est un concept ouvert et il
désigne tout autant la justice comme droiture dans les choix de la vie que
l'équité et l'égalité dans le système des droits et la répartition sociale de la
richesse. On doit noter en effet que la justice s'oppose d'abord à la
pleonexía, au désir individuel du gain, qui constitue pour Platon la source
principale de l'immoralité, de l'injustice. On note également que cette
conception n'a pas de répondant au registre des droits, de l'égalité : Aristote
déjà l'avait remarqué 26. Constatant que Platon semble privilégier la
discussion de la vertu la plus générale, qu'il demeure plus intéressé par la
27
justice d'un caractère que par la justice d'une action , plusieurs lecteurs
contemporains ont suggéré que la République ne s'intéresse que très
28
indirectement à la justice sociale et politique . Cette question est de grande
portée, car elle engage toute l'interprétation de la République. Pour la
discuter, il faut revenir sur la structure méthodique qui apporte au dialogue
son argument le plus net : le motif psychopolitique, introduit au livre II et
poursuivi jusqu'à la dialectique de la justice qui se conclut au livre IV.
Cette analogie de la cité et de l'âme est présentée sans ambiguïté : la
recherche de la structure de l'âme et de ses vertus, en raison de sa difficulté,
sera facilitée si l'on fait l'examen d'une structure plus vaste et plus claire, la
structure de la cité (II, 368d). C'est ainsi que la tripartition sociale
(dirigeants/auxiliaires/producteurs) permet d'entrevoir la tripartition de
l'âme (raison/ardeur morale/désir), et d'y saisir l'unité des vertus : la justice
en effet est le principe harmonieux de la sagesse, du courage et de la
modération qui sont les vertus communes de la cité et de l'âme. Cette
analogie a été beaucoup discutée dans la littérature récente, et les interprètes
se rangent, depuis le grand article de F.M. Cornford en 1912, dans deux
positions qu'on pourrait qualifier de complémentaires. Pour certains, la
tripartition de l'âme est une structure métaphysique artificielle, conçue pour
s'ajuster sur la tripartition de la cité que plusieurs interprètent comme une
structure possédant un fondement historique, héritage de la culture indo-
européenne. D'autres au contraire pensent que la structure métaphysique est
primitive et que sa symétrie fonctionnelle avec la tripartition de la cité ne
correspond à aucune position heuristique démontrable.
Une lecture exclusivement individualiste de la République est en effet
d'emblée contrainte d'exposer la justice comme pure moralité, et d'en
séparer tous les éléments qui associent la justice à son contexte politique, et
en particulier à l'éradication de la stásis. Dans ce nouveau contexte en effet,
tout conflit est d'abord et exclusivement moral, et le conflit politique, le
désordre civil ne sont que des illustrations métaphoriques des turbulences
de la raison. Cela ne semble guère possible. La priorité du politique par
rapport à la psychologie morale a toujours constitué une position
argumentée sur la base de l'ensemble de l'œuvre, et non seulement sur la
seule analyse du livre IV. La justice de l'individu dépend en effet de la
justice de la cité, tout comme la justice de l'ensemble dépend de la justice
des individus. Si la République et son portrait de la cité juste n'ont aucun
autre but que de dessiner l'image d'un modèle de vie morale que chacun doit
réaliser intérieurement (V, 472b-d, IX, 592a-b), si cet idéal devient le but du
motif psychopolitique, lequel doit devenir sa cité à lui-même (592a7), que
faire de ces passages où l'accès à la justice individuelle est soumis à
l'avènement politique et historique de la cité juste (V, 473c, VI, 499b) ?
Nous avons donc déjà deux arguments de fond pour refuser ce type de
lecture : premièrement, l'importance politique du conflit, au cœur même de
l'argument, et deuxièmement, la nécessité d'un ordre politique pour réaliser
la vertu, et donc la subordination de la moralité à la justice de la cité.
Selon cette lecture qui privilégie une moralité individuelle, la perspective
de Platon ne serait donc tributaire d'aucun souci politique, ni même d'une
critique de l'égalitarisme revendiqué par les mouvements démocratiques. Ce
serait au contraire une psychologie morale métaphorisée, et la tripartition du
livre IV, un élément marginal de l'argument de la République. Ne faut-il pas,
en prenant cette lecture à rebours, montrer que l'éthique grecque est
nettement liée à la considération de la pólis ? Ne faut-il pas compter au
nombre des témoins les plus déterminants de cette lecture qui intègre le
politique et le métaphysique l'Éthique à Nicomaque et les Politiques
d'Aristote, qui sont les premières lectures critiques de la République,
lectures qui non seulement acceptent entièrement le cadre politique de sa
proposition de la cité juste, mais qui s'attachent résolument à en critiquer les
aspects politiques les plus concrets, comme les constitutions ou le
communisme ? Platon lui-même, ouvrant le Timée (17c), présentait ainsi le
projet de la République : « Hier donc, si je ne m'abuse, les propos que je
tenais sur l'organisation de la cité portaient pour le principal sur cette
question : quelle était, selon moi, la constitution la meilleure et quelle sorte
29
d'hommes elle exigeait . »
Tous les aspects isomorphes de la tripartition sont tributaires de cette
dynamique politique : ordre et désordre, harmonie et disharmonie, équilibre
et excès caractérisent également le rapport des parties de l'âme et de la cité.
De même sur le plan moral, tous les prédicats de l'ordre, de l'harmonie et de
l'équilibre sont empruntés aux vertus politiques de l'amitié, de la concorde,
du respect de la hiérarchie des fonctions (IV, 442c-d), alors que les prédicats
du désordre sont tributaires de la guerre civile (stásis), de la maladie
politique et de la laideur. L'analyse de Platon est soutenue par l'allégorie du
chariot du Phèdre : le thumoeidés est un principe intermédiaire, analogue au
rôle de la fonction militaire dans la structure politique (440d). Ce principe
est-il réellement un intermédiaire ? N'est-il pas toujours aux ordres de la
raison, et peut-il vraiment se mutiner en se rangeant du côté du désir (440a-
b) ? N'est-il pas désigné comme allié naturel de la raison (441a2, e6) ? Ce
serait oublier qu'il peut être corrompu par le désir et une éducation
médiocre (441a3, et VIII, 553c ; voir aussi IX, 572a et 585c-d où le
thumoeidés est montré impulsif et nécessitant une discipline). L'analyse de
tous ces passages montre que Platon reconnaît une alliance possible du
thumoeidés et du désir, ce qui est dans la ligne de l'analogie politique. Une
dernière question : si l'âme est tripartite, possède-t-elle un principe d'unité
qui transcende ses trois parties ? Cette question trouve, elle aussi, une
réponse qui est d'abord politique : de la même manière que la cité ne
possède pas de principe externe, sauf à invoquer le modèle intelligible de la
justice que contemple le philosophe, de la même manière l'âme est unifiée
par elle-même, dans le principe interne de sa justice.
Justice de l'âme, justice de la cité ? Cette question ne reçoit aucune
réponse mesurée, si on la détache de la question de la nature de la vertu : les
vertus en effet sont définies comme perfections ou excellences des classes
ou parties de la cité, et ensuite comme excellences des fonctions ou
principes de l'âme. La liste des quatre vertus constitutives (IV, 435b1) est un
thème classique de la morale grecque, mais elle n'est ni constante ni
canonique dans l'œuvre de Platon. La position synthétique de la justice nous
aide ici à comprendre comment le registre moral des vertus détermine à son
tour une interprétation politique : si la structure politique n'était aussi
fondamentale, la justice serait-elle placée en position de vertu de l'harmonie
et de la concorde ? C'est le modèle général de la tripartition politique qui
maintient, peut-on dire, la psychologie des vertus dans un cadre
d'interprétation politique. À aucun moment, et c'est le mérite de G. Vlastos
30
de l'avoir montré , la justice n'est conçue comme vertu de la distribution ou
de l'égalité : la justice est pure harmonie politique, et c'est ce qui explique
qu'elle soit exemplairement la vertu des gouvernants, alors que la
modération est la vertu de tous les groupes.
La fin de la République articule cette conception sur la doctrine de
l'immortalité. L'accès à une description pure, libérée de toute attache au
motif psychopolitique, est rendu possible par la purification philosophique
qui résulte de la discipline, de l'exercice ascétique et de toute forme de
contrôle hégémonique de l'âme par et pour elle-même. Comme Platon
l'affirme, seule l'épreuve de la mort montrera la vérité de la tripartition (X,
612a3 ; voir IV, 443d3-7, 435d1-3). Mais portons attention au fait que c'est
par la topique tripartite que la question de la simplicité est conquise : dit
autrement, alors que le rapport au corps engendre une éthique de la
différence, la tripartition vise le plus bel assemblage, la simplicité d'une
harmonie dans l'âme, et non pas la simplicité d'une âme entièrement libérée
du corps. Ce passage est sans doute hésitant, mais il prolonge la tripartition
hors de sa matrice politique d'origine et il rend possible une interprétation
des parties et des éléments qui n'est plus uniquement politique : on pourrait
parler d'un conflit spirituel ou purement ascétique.
Ni les choses de l'histoire, ni même les âmes ne sont assez « réelles »
pour parvenir à ce paradigme d'elles-mêmes ; il faut d'une certaine manière
qu'il se révèle, et cette tâche est celle de l'éducation philosophique des
gardiens. Le modèle auquel parvient la République ne serait qu'une
proportion toute formelle s'il devait se réduire à une pure harmonie. Cette
harmonie des fonctions n'est en fait que la représentation d'une domination
de la raison, à laquelle correspond dans la cité le gouvernement de
philosophes-rois. C'est bien plutôt la parenté d'essence entre la raison et les
formes intelligibles qu'elle découvre qui constitue le fondement véritable de
cette conception de la justice. Par l'effort du philosophe, une brèche est
ouverte dans la réalité qui permet d'y découvrir le véritable ordre politique.
La domination de la raison lui vient de son accès privilégié aux formes,
puisque c'est cela même qui la définit. Telle est la signification
fondamentale de l'allégorie de la caverne. La justice de l'âme individuelle,
tout comme la justice de la cité, consiste donc, à travers la figure de la
tripartition fonctionnelle, à réaliser le reflet d'une tripartition ontologique
plus haute : le bien, les formes, l'histoire. C'est sur ce registre que
s'accomplit la jonction de la doctrine de la justice et de la métaphysique des
formes. Platon conduit les gardiens à une connaissance ultime, acquise au
terme d'un parcours méthodique à travers les sciences. Mais l'objet de leur
contemplation s'identifie-t-il à une justice transcendante ? Quelle est la
nature de ce bien, dont la sublimité fait reculer Socrate (VI, 509b) ?
L'autorité des philosophes-rois leur vient en effet de cette connaissance
suprême : s'ils peuvent reconnaître dans le réel la vérité d'un ordre fondateur
de la justice, vérité constituée par la tripartition de l'âme, de la cité et de
leurs vertus, c'est d'abord parce que leur formation les rend capables de la
connaissance des formes et du bien. Ainsi s'articule la dépendance explicite
de la justice par rapport à un ordre plus profond, métaphysique et religieux,
où se donne à contempler la suprématie de l'éternel sur ce qui passe, du
modèle sur le reflet historique et où se donne à suivre une trace qui toujours
remonte et jamais ne descend.
Le privilège de l'ordonnance réfléchie appartient à une classe, à cause de
la communication qu'elle établit avec les formes intelligibles. Ce lien de
connaissance est peut-être mystérieux, mais il est réel. Dans la pensée de
Platon, ce rôle est une tâche et un travail ; on doit y contraindre le
philosophe qui aurait tendance à s'en abstenir. Comme tout travail, celui-ci
est conçu sur le mode de la « technique » qu'il commande, c'est-à-dire un
travail de production contrôlé par une forme. Ainsi, par exemple, le
cordonnier qui doit posséder la connaissance antérieure de la forme pour
fabriquer le soulier est dans la même situation que le philosophe-roi qui doit
connaître la forme de la tripartition et la forme de la justice pour diriger la
cité. La métaphore artisanale est partout dans le platonisme ; son usage dans
le domaine politique a favorisé la subordination du politique au
métaphysique, en excluant de la société celui qui la construit, en lui
conférant des habiletés qui ne se communiquent pas à son produit. La
métaphore médicale produit les mêmes effets ; la maladie qui est l'absence
d'harmonie du corps social peut être guérie par un médecin, mais suivant
l'analogie, le médecin sera toujours à l'extérieur de son patient. Ainsi en va-
t-il de l'aurige et du pilote de navire qui a fourni jusqu'à son nom au
gouvernant (kubernḗ tēs). Platon a voulu que ses gouvernants possèdent une
science politique analogue à celle qui est requise par les diverses techniques
dont il a tiré les métaphores de sa théorie. Il leur a cependant adjoint des
prédicats qui en modifient profondément le sens. Si le pilote d'un navire
connaît l'art de la navigation, il n'est pas nécessairement celui qui détermine
la direction. Dans la transposition de la métaphore platonicienne, c'est
cependant toujours lui qui le fait en fixant les normes et les valeurs de la vie
politique. De ce rôle découle pour le gouvernant la tâche de persuader le
peuple de la nécessité de ce qu'il lui impose. Le noble récit de la fraternité
qui impose la société de classes n'est qu'une des figures de cette rhétorique.
Contrairement à Périclès, dans l'oraison funèbre qu'on trouve chez
Thucydide, Platon ne donne au peuple ni le pouvoir de faire les lois – ce qui
est conforme à la métaphore –, ni le pouvoir de les juger, ce qui la contredit.
Par ailleurs, la métaphore médicale qui identifie un corps sain à un corps
où règne l'harmonie a évacué de cette théorie politique ce que peuvent avoir
de positif le conflit, la dissension et en général le débat politique. L'ordre
politique s'y trouve marqué d'une ambiguïté qui porte, mal refermées, les
cicatrices de l'expérience athénienne ; cet ordre est proclamé, il est affirmé
comme existant toujours et déjà, au niveau des formes, mais il exclut, au
registre de l'histoire, les précaires équilibres de l'expérience politique. La
démocratie de la parole est remplacée par une pédagogie du discours à sens
unique ; un édit des gouvernants aux gouvernés, matière turbulente, excitée
par les rhéteurs, mais capable de s'ordonner selon la forme philosophique.
Ce bref survol ne rend pas justice aux questions nombreuses qui se
posent à la lecture de la République et qui ont suscité une riche tradition
d'interprétation : la spécialisation des tâches produit-elle une cité qui n'est
plus qu'un seul organisme, ruinant la liberté individuelle ? Peut-elle venir à
bout de la résistance des classes inférieures ? Une éducation réservée à une
élite ne condamne-t-elle pas à l'usage de la coercition pour régler le corps
social ? La domination des rois-philosophes, fondée sur un savoir réservé,
n'en fait-elle pas des experts qui se privent de l'expérience des autres ? À
ces questions qui concernent le modèle politique de la cité idéale, la
souveraineté de la raison, il faut aussi ajouter toutes celles qui émargent à la
position métaphysique des formes intelligibles, à l'ontologie et à
l'épistémologie qui en découlent. Des passages comme les trois discours du
soleil, de la ligne et de la caverne ou comme le grand mythe final de
rétribution constituent en eux-mêmes des loci classici de l'histoire de la
pensée. L'architecture d'ensemble permet de les resituer dans le projet de
Platon, elle n'en épuise jamais la signification philosophique.
La conséquence de la sujétion du politique au métaphysique, c'est la
difficulté de toute question concernant la possibilité de réaliser la cité dont
le modèle est esquissé. Il ne s'agit pas dans la République d'un projet de
fondation, mais de l'établissement d'un paradigme. C'est pourquoi les
expressions qui qualifient l'élaboration de la cité idéale sont si imprécises.
Platon parle tantôt d'un rêve [IV, 443b], d'une blague [VII, 536c], d'un
paradigme, d'une possibilité [VI, 499c-d], d'une cité originelle, l'Atlantide ;
cette question n'est pas tranchée et il n'est pas nécessaire qu'elle le soit. On
pourrait s'attendre à ce que Platon tire une règle de sa théorie de la
dégradation systématique des régimes politiques pour y voir le retour
éternel du même, sous la figure de la forme et de sa corruption historique. Il
n'en est rien. Il faudra attendre les Lois pour obtenir une proposition
concrète qui égale son vœu d'un régime parfait : ce sera une constitution
mixte, récupérant certains aspects de l'égalité démocratique et de la
domination monarchique [III, 693d-701e]. La République se satisfait de
rapporter l'histoire politique à sa norme et de désigner ceux qui connaissent
cette norme : les philosophes. Ce qu'ajouterait l'existence dans l'histoire à la
forme de la justice n'est jamais vraiment indiqué, bien que l'inverse soit
toujours fortement accentué. C'est que le rapport de ce modèle à
l'expérience est univoque : aucune expérience ne le corrige, aucune ne le
modifie, mais toutes ne peuvent que contribuer à en préciser les contours, à
le mieux révéler, de la même manière qu'aucune maladie ne modifie le
concept de la santé, bien que toutes le rendent plus précis. En même temps
que plus reculé, plus distant, plus inaccessible.

VI. Le texte de la République et le commentaire ancien

Les textes des dialogues de Platon sont établis à partir de manuscrits qui
reposent sur des prototypes du IXe siècle ; ceux-ci auraient été recopiés à
partir d'archétypes copiés entre le Ier siècle avant Jésus-Christ et le Ve siècle
de notre ère. Ces archétypes proviendraient d'exemplaires conservés dans
les grandes bibliothèques hellénistiques (Alexandrie, Pergame, Athènes et
Antioche). La première transmission, décrite dans la notice de Diogène
Laërce (III, 37), fait état d'une transcription sur tablette de cire, ce qui ne
doit sans doute pas s'entendre littéralement. Au Ve siècle avant Jésus-Christ
en effet, l'écriture s'était répandue et son adoption dans un alphabet ionien
avait été confirmée par décret à Athènes en 403. Platon écrivait sans doute
sur des papyrus et à l'encre. Des copies circulaient assez librement et on
peut faire état d'un certain nombre de bibliothèques privées à Athènes,
31
notamment au Lycée . Nous ne pouvons cependant faire mention d'aucun
indice attestant de l'existence d'une bibliothèque de l'Académie (Strabon,
XIII, 1, 54). On se réunissait pour entendre lire certains ouvrages, comme
par exemple ces textes de Zénon d'Élée dont fait mention Platon dans le
Parménide (126c). L'exemple de l'arcadienne Axiothea, venue à l'Académie
déguisée en homme, après avoir entendu lire la République, est un bon
32
indice de la diffusion de l'ouvrage . La division en livres ne peut être
attribuée à Platon lui-même, plusieurs témoignages contradictoires rendant
impossible l'identification d'une édition en livres séparés à l'époque de la
première Académie.
Les copies réalisées à l'Académie différaient-elles des copies qui
circulaient dans le milieu athénien et à l'extérieur d'Athènes ? Plusieurs
historiens du XIXe siècle soutenaient que les autographes mêmes de Platon
auraient été confiés à l'Académie et les responsabilités de la copie placées
sous l'autorité de Philippe d'Oponte et des scolarques ayant succédé à son
héritier Speusippe. Ce sont ces autographes qui auraient été acheminés à la
Bibliothèque d'Alexandrie par les soins de Démétrius de Phalère, qui les
avait transmis à Ptolémée Soter au début du IIIe siècle avant Jésus-Christ 33.
Mais Henri Alline a soulevé plusieurs objections à ces hypothèses, en
insistant sur le fait que l'Académie cherchait plutôt à s'assurer de la qualité
des copies qu'elle conservait, mais pas nécessairement de la constitution
d'une collection d'autographes.
Le plus grand commentaire ancien de la République qui nous ait été
34
transmis est incontestablement celui du néoplatonicien Proclus (412-485) .
Dans sa lecture, Proclus associe le Timée et la République, comme deux
œuvres qui sont liées par le fond et qui se complètent, ce qui explique qu'il
reprenne dans son commentaire du Timée une récapitulation de l'argument
de la République (28, 14 ; 55, 26 Festugière) de manière élaborée. Par cette
récapitulation de Proclus, nous apprenons que les philosophes de l'École
avaient coutume de commenter la République de manière détaillée.
Origène, Longin, Jamblique, Porphyre et plusieurs autres sont en effet cités
comme ayant tenu des interprétations divergentes sur plusieurs points, et en
particulier sur le rapport entre la doctrine de la constitution politique,
35
comme universel, et la philosophie de la nature . Aucun commentaire ne
nous a été transmis avant celui de Proclus, mais il faut faire la part de
l'importance des Politiques d'Aristote ou du De Republica de Cicéron, qui
sans être des commentaires, font néanmoins état d'une discussion élaborée
des doctrines de la République à leur époque. Nous savons aussi que
Harpocration, un lexicographe alexandrin, avait écrit un commentaire en
vingt-deux volumes, de même que les platoniciens Albinus (c. 140-160) et
Théon de Smyrne (c. 115-140). La tradition du néoplatonisme arabe nous a
transmis un commentaire d'Averroès sur certains passages 36.
L'établissement du texte de la République a été l'objet d'un travail assidu
au tournant du XXe siècle. L'histoire de la tradition montre en effet que le
texte a été lu et relu avec rigueur et précision, de telle sorte que la
transmission a livré un texte parmi les plus clairs et les plus indubitables de
toute l'Antiquité. C'est la conclusion à laquelle arrive l'étude d'Henri Alline,
étude qu'on peut corriger et compléter par les travaux récents de Gerard
Boter.
L'histoire de l'édition moderne a permis, en se fondant sur une tradition
saine et fiable, de produire un texte de grande qualité. Des éditions d'Aldus
Manutius (1534) et d'Henri Estienne (Stephanus, 1578) à celles de J. Adam
(1902), John Burnet (1902), Émile Chambry (1932-1934) et Paul Shorey
(1930-1935), le texte s'est consolidé. Récemment, une nouvelle génération
de philologues croient venu le temps d'une nouvelle édition critique de la
République (G. Boter, 1989 ; R.S. Slings, 1988). G. Boter a entrepris
l'examen de la tradition directe et il a revu toute l'histoire de l'édition
moderne, depuis l'édition aldine, pour identifier les manuscrits qui avaient
été utilisés. Il analyse également les traductions et la tradition indirecte,
grecque, latine et arabe.
REMARQUES PRÉLIMINAIRES
SUR LE TEXTE ET LA TRADUCTION

1. Le texte

J'ai suivi le texte de l'édition d'Oxford, édité par John Burnet (Platonis
Opera, t. IV, Oxford, Clarendon Press, 1962 [1902]). Le travail sur le texte
de la République a pu bénéficier de nombreuses études, et le texte de Burnet
a été discuté et critiqué par plusieurs éditeurs postérieurs. Le plus important
d'entre eux est James Adam (The Republic of Plato, Cambridge, Cambridge
UP, vol. 1-2, 1965 [1902]), qui commente les parties du texte de Burnet qui
étaient disponibles au moment où il préparait son édition et propose
plusieurs modifications. L'édition de J. Adam repose également sur les
travaux, toujours valables, de Bernard Jowett et Lewis Campbell (Plato's
Republic, Oxford, Clarendon Press, vol. 1, 2 & 3, 1894). Elle constitue la
source la plus complète pour l'étude de la République, dont elle récapitule la
tradition critique et synthétise le commentaire. J'y ai puisé abondamment,
notamment dans les riches appendices philologiques placés à la fin de
chaque livre. Tout lecteur désireux de suivre le grec pas à pas doit retourner
à cette édition. Depuis, de nombreux travaux sont parus, apportant plusieurs
compléments et suggestions. Pour l'essentiel, je m'en suis tenu au texte de
Burnet, et chaque fois que je m'en suis écarté pour des raisons que je jugeais
nécessaires, je l'ai signalé dans les notes. Ces passages ne sont pas
nombreux.
Comme la plupart des traducteurs de la présente collection, je ne me suis
considéré tenu par aucune ponctuation. Mais à ce chapitre, j'ai adopté
également une pratique très conservatrice.
La division en pages suit l'édition d'Henri Estienne, dite édition
Stephanus, publiée à Genève en 1578. J'ai conservé, malgré l'intérêt du
modèle de division en chapitres récemment introduit par R. Waterfield
(1993), la division traditionnelle en dix livres.

2. La traduction

Comme plusieurs dialogues de la maturité de Platon, la République


comprend des morceaux de styles très différents. J'ai cherché à produire une
traduction précise et simple, tout en tentant d'être fidèle à ces différences de
composition qui font la richesse du texte. La structure de la phrase grecque
et l'ordre des mots ne peuvent certes pas toujours être rendus avec
exactitude, mais j'ai préféré la plupart du temps une traduction plus proche
du grec à une paraphrase élégante, mais qui prendrait le risque d'un
éloignement trop grand. Chaque terme investi par Platon d'une signification
technique a été traduit avec le plus d'homogénéité possible, particulièrement
en ce qui concerne le vocabulaire de la métaphysique. Dans tous les cas
difficiles, les notes permettront de mesurer les nuances. Les insertions que
j'ai jugées nécessaires dans la traduction sont signalées par des crochets
obliques < >. Il s'agit la plupart du temps d'élisions impossibles en français.
J'ai retraduit tous les passages des auteurs que cite Platon.
Cette nouvelle traduction de la République doit beaucoup aux efforts de
mes nombreux devanciers. Les qualités et le scrupule philologique de la
traduction de Léon Robin sont reconnus de tous. La fluidité de la traduction
d'Émile Chambry emporte l'admiration. Parmi les auteurs de traductions
dans d'autres langues, il faut signaler en langue anglaise, la traduction de
G.M.A. Grube, dont le travail fut récemment revu par C.D.C. Reeve, celle
de Allan Bloom et, pour les livres V et X, celle de Stephen Halliwell,
richement annotée. La traduction déjà classique en langue allemande de
Otto Apelt est également d'un grand secours. En langue italienne,
l'entreprise de Mario Vegetti apporte une contribution critique d'une grande
importance.

3. Les notes
Je propose un appareil de notes qui, en raison de la longueur du texte de
la République, ne peut atteindre le degré de précision et de détail de
l'annotation d'autres dialogues dans cette collection. Un nombre important
de passages auraient mérité une annotation beaucoup plus étendue. Je m'en
suis tenu à l'essentiel, en particulier sur les questions de métaphysique et
d'épistémologie des livres VI et VII, pour lesquels il semble indispensable
de recourir à un commentaire séparé. Mon objectif principal a été de donner
au lecteur les moyens de suivre l'argument philosophique du dialogue, en
insistant sur toutes les marques susceptibles de clarifier la progression de
l'exposé. Le double plan, structural et linéaire, que je propose dans
l'introduction sert de soutien à ce travail de lecture. J'ai également cherché,
à titre d'objectif complémentaire, à éclairer tous les aspects historiques et
mythologiques qui constituent l'arrière-plan du projet de la République : les
nombreux mythes, les évocations de l'histoire, l'intertexte littéraire et
philosophique demandent, en effet, chaque fois une explication. Quand il
était impossible de le faire brièvement, j'ai renvoyé à un instrument de
travail qui permettra au lecteur de poursuivre. Finalement, parce que la
République est le texte central de l'œuvre platonicienne, je n'ai ménagé
aucun effort pour signaler les passages parallèles susceptibles de l'éclairer
dans le corpus platonicien. J'ai aussi noté plusieurs références
aristotéliciennes. Le premier commentaire de la République est fourni par
les Politiques d'Aristote, une œuvre qui nous donne souvent le moyen de
comprendre, en les critiquant, les positions de Platon. Le grand
commentaire de Proclus, rédigé plusieurs siècles plus tard, est également
une source inépuisable de remarques, aussi bien philologiques que
philosophiques, et j'y ai puisé aussi souvent que possible. Le lecteur
contemporain trouvera dans ces deux monuments bien plus que ce que je
signale ici.
L'érudition moderne sur la République est si considérable qu'elle semble
devenue immaîtrisable. Dans l'appareil de notes, je me suis contenté de
renvoyer à des travaux qui me semblent utiles, et je les ai cités en abrégé
par la seule mention de l'auteur et de l'année. La bibliographie placée en fin
d'ouvrage en donne les références complètes. Les travaux bibliographiques
de Luc Brisson, qui sont la base de toute la recherche sur Platon
aujourd'hui, permettront de compléter ce qui paraîtra au lecteur sommaire
ou incomplet.
Enfin, pour la translittération du grec, suivant la pratique habituelle de la
présente collection, j'ai eu recours au système de transcription utilisé par
Émile Benveniste (Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris,
Éditions de Minuit, 1969, tome 2).
La République 1 1
Livre I

[327a]
J'étais descendu 1 1 hier au Pirée 2 2, en compagnie de Glaucon 3 3, fils
d'Ariston, pour faire mes prières à la déesse 4 4, et j'étais en même temps
désireux d'assister à la fête 5 5. De quelle manière allaient-ils la célébrer,
puisqu'ils le faisaient pour la première fois ? Bien sûr, j'ai trouvé la
procession des gens du lieu 6 6 fort belle, mais la manière dont défilèrent les
Thraces ne me parut pas moins convenir à la célébration. Une fois nos
prières terminées et après avoir pris le temps de regarder la fête, [327b]
nous nous étions mis en chemin pour retourner vers la ville. Or, nous ayant
aperçus de loin, alors que nous étions pressés de rentrer chez nous,
Polémarque 7 7, fils de Céphale, nous dépêcha son jeune serviteur pour nous
prier de l'attendre. Celui-ci, m'attrapant par-derrière par mon manteau, nous
dit : « Polémarque vous demande de l'attendre. » M'étant retourné vers lui,
je m'informai pour savoir où se trouvait son maître. « Le voici, dit-il, il
arrive derrière moi, attendez-le. – Eh bien, dit Glaucon, nous allons
l'attendre. »
Et quelques instants plus tard, Polémarque [327c] arriva en compagnie
d'Adimante, le frère de Glaucon, de Nicératos 8 8, fils de Nicias, et de
quelques autres, qui rentraient de la procession.
Polémarque dit alors :
« Socrate, vous me semblez pressés de rentrer en ville.
– Tu n'as pas tort de le penser, dis-je.
– Et vois-tu, dit-il, combien nous sommes ?
– Comment ne pas le voir ?
-Alors, dit-il, ou bien vous l'emporterez sur nous, ou bien vous resterez
ici.
– N'existe-t-il pas, dis-je, une autre possibilité : ne pourrions-nous vous
convaincre qu'il faut nous laisser partir ?
– Mais alors il s'agirait pour vous, dit-il, de pouvoir convaincre des gens
qui ne vous écoutent pas ?
– Non, certainement pas, dit Glaucon.
– On ne vous écoutera pas, mettez-vous cela dans la tête. »
[328a] Adimante, prenant la parole, dit :
« Peut-être justement n'êtes-vous pas au courant qu'il y aura en soirée une
course aux flambeaux, à cheval, en l'honneur de la déesse ?
– À cheval ? m'écriai-je, en voilà une nouveauté ! C'est à cheval qu'ils
porteront les flambeaux et se les passeront dans le relais de la course 9 9 ?
Est-ce bien cela que tu veux dire ?
– C'est bien cela, dit Polémarque, et en plus, ils prépareront une fête de
nuit 10 10 qui vaut la peine d'être vue. Après le dîner, nous comptons bien
nous lever pour sortir et assister à la fête nocturne ; nous serons en
compagnie de plusieurs jeunes gens d'ici et nous pourrons discuter. Mais
restez donc, [328b] et n'allez pas refuser ! »
Alors Glaucon répondit :
« Il semble bien qu'il faille rester.
– Eh bien, si c'est ton avis, dis-je, c'est ce qui s'impose. »
Nous prîmes donc la direction de la maison de Polémarque et, arrivés là,
nous tombâmes sur Lysias 11 11, et aussi Euthydème 12 12, les frères de
Polémarque. Il y avait là également Thrasymaque de Chalcédoine 13 13, et
Charmantide de Pæanée 14 14, et aussi Clitophon 15 15, le fils d'Aristonyme. À
l'intérieur se trouvait Céphale 16 16, le père de Polémarque, qui me sembla
beaucoup vieilli. Il faut dire qu'il y avait longtemps [328c] que je ne l'avais
vu. Il avait pris place sur un siège à coussin et il portait une couronne sur la
tête, car il venait tout juste d'offrir un sacrifice dans la cour. Nous nous
assîmes donc autour de lui : quelques sièges étaient disposés là, en cercle.
Aussitôt qu'il m'aperçut, Céphale s'empressa de me saluer et dit :
« Socrate, tu ne descends pas souvent nous voir au Pirée, il le faudrait
pourtant. Si j'avais encore la force de monter facilement en ville, tu n'aurais
pas besoin de te déplacer ici, [328d] c'est nous qui irions vers toi. Mais dans
les circonstances, il est nécessaire que tu viennes ici plus fréquemment. Tu
dois bien savoir qu'en ce qui me concerne, autant les plaisirs du corps
s'affadissent, autant les désirs et les plaisirs qui ont trait aux entretiens
prennent de l'importance. Ne résiste pas, joins-toi à la compagnie de ces
17 17
jeunes gens , et quand tu viens nous rendre visite ici, que ce soit comme
à des amis, à des gens qui sont très proches de toi.
– Bien sûr, Céphale, répondis-je, je suis heureux de dialoguer avec des
gens qui sont avancés en âge. Car il me semble [328e] qu'il nous faut
apprendre auprès d'eux, comme nous apprenons auprès de gens qui se sont
engagés sur un chemin que nous devrons sans doute nous aussi parcourir,
de quelle nature est ce chemin, s'il est pénible et difficile, ou aisé et
agréable. Et j'aurais justement plaisir à apprendre de toi comment, puisque
te voilà parvenu à cette étape de la vie, tu comprends ce que les poètes
18 18
appellent “le seuil de la vieillesse ” : est-ce un moment difficile de la
vie ? Toi, qu'en dirais-tu ?
– [329a] Par Zeus, Socrate, dit-il, je veux bien de mon côté te dire
comment je vois les choses. Souvent, en effet, nous nous réunissons entre
gens âgés à peu près du même âge, conservant sa valeur au vieux
dicton 19 19. Dans ces réunions, la plupart d'entre nous se lamentent, ils
regrettent les plaisirs de leur jeunesse et ils se remémorent les délices de
l'amour, la bonne chère et les autres plaisirs du même ordre, et ils
récriminent comme s'ils étaient privés de biens d'une grande importance :
comme ils vivaient bien alors, et maintenant ils ne vivent même plus !
Certains d'entre eux [329b] se plaignent de la manière dont leurs proches
traitent la vieillesse, comme du rebut, et sur cette lancée, ils se lamentent en
rendant la vieillesse responsable de tous les maux. Mais, à mon avis,
Socrate, ils ne blâment pas le vrai responsable, car si la vieillesse était la
vraie cause, j'aurais moi aussi subi l'épreuve de tous ces maux du fait de
mon grand âge, et ce serait aussi le cas de tous ceux qui sont parvenus à cet
âge de la vie. Or, je peux affirmer que j'ai rencontré pour ma part d'autres
vieillards qui ne partagent pas du tout cette attitude, et notamment le poète
Sophocle 20 20. Un jour j'étais à ses côtés et on lui posa la question :
“Comment te sens-tu, [329c] Sophocle, par rapport aux plaisirs de l'amour ?
Es-tu encore capable d'avoir une relation avec une femme ?” Et celui-ci de
répondre : “Tais-toi, bonhomme, je suis enchanté de m'en être sorti, comme
si je m'étais échappé d'un maître enragé et sauvage !” Il m'impressionna
alors par cette belle réponse, et encore aujourd'hui elle ne me fait pas moins
impression. À tous égards en effet, pour ce genre de choses, il se produit
dans la vieillesse une grande paix et une libération. Quand les désirs perdent
leur intensité et s'apaisent, alors se réalise absolument la parole de
Sophocle 21 21 : [329d] on se trouve libéré de tyrans nombreux et
maniaques. Quant aux plaintes de ces vieillards, et notamment en ce qui
concerne leurs proches, il n'en existe qu'une seule cause, Socrate, et ce n'est
pas la vieillesse des personnes, mais leur caractère. S'ils sont équilibrés et
d'un tempérament serein, la vieillesse ne sera pas pour eux un tel fardeau ;
sinon, Socrate, ce n'est pas seulement la vieillesse, mais aussi la jeunesse
qui se révélera pénible pour eux. »
Et moi, subjugué par son propos et désireux de le voir poursuivre, je le
poussai à le faire et lui dis :
« Je pense bien, Céphale, que quand tu tiens ce langage, [329e] la plupart
de ceux qui t'écoutent ne te suivent pas. Ils croient plutôt que si tu supportes
aisément la vieillesse, ce n'est pas grâce à ton caractère, mais parce que tu
possèdes une grande fortune 22 22. Pour les riches, en effet, on dit que les
consolations ne manquent pas.
– Tu dis vrai, dit-il, ils ne sont pas d'accord avec moi. Certes, ils tiennent
un point, mais pas autant qu'ils le pensent. C'est la parole de
23 23
Thémistocle qui convient, lorsqu'il répondit à l'homme de Sériphos.
Celui-ci l'injuriait en lui disant qu'il ne devait pas sa réputation [330a] à son
mérite, mais à sa cité. Et Thémistocle de répondre que s'il avait été lui-
même de Sériphos, il n'aurait pas une telle renommée, mais que l'autre, s'il
avait été athénien, n'en aurait eu guère plus. Ce propos s'applique bien à
ceux qui ne sont pas riches et qui trouvent la vieillesse pénible : il est vrai
que l'homme de bien 24 24, s'il est dans le besoin, ne supportera pas la
vieillesse sans difficulté, mais celui qui n'est pas un homme de bien aura
beau être riche, il ne trouvera pas pour autant la sérénité pour lui-même.
– Dis-moi, Céphale, repris-je, le gros de ta fortune te vient-il d'un
25 25
héritage de famille , ou l'as-tu acquis par toi-même ?
– Tu me demandes ce que j'ai acquis, [330b] Socrate ? En ce qui
concerne l'accroissement de ma fortune, je tiens une position intermédiaire
entre mon père et mon grand-père. Mon grand-père, dont je porte le nom, a
hérité d'une fortune à peu près égale à celle que je possède actuellement, et
il la multiplia plusieurs fois. Mon père, Lysanias, la ramena à un niveau
inférieur à ce qu'elle est maintenant. Quant à moi, je me réjouis de léguer à
mes enfants ici présents une fortune non pas moindre, mais un peu plus
importante que celle que j'ai reçue en héritage.
– Si je t'ai interrogé là-dessus, repris-je, c'est que tu ne m'as pas semblé
trouver un plaisir particulier [330c] dans la possession de la richesse ; c'est
ainsi que se comportent en général ceux qui ne l'ont pas acquise par eux-
mêmes. Ceux qui, au contraire, l'ont acquise par eux-mêmes y sont deux
fois plus attachés que les autres. En effet, de même que les poètes se
réjouissent de leurs poèmes, et les pères de leurs enfants, ainsi ceux qui se
sont enrichis accordent beaucoup d'importance à leur fortune parce qu'elle
est leur œuvre, et aussi bien sûr du fait de son utilité, comme tout le monde.
26 26
C'est la raison pour laquelle ils sont pénibles à fréquenter : ils ne
veulent parler de rien d'autre que de leur richesse.
– Tu dis vrai, dit-il.
– Tout à fait, [330d] dis-je, mais dis-moi encore autre chose : à ton avis,
quel est le plus grand bien 27 27 que tu as retiré de la possession d'une grande
fortune ?
– Si je devais le dire, je ne serais sans doute pas capable, dit-il, de
convaincre grand monde de sa valeur. En effet, sache bien ceci Socrate,
reprit-il, que lorsque quelqu'un se rapproche 28 28 de ce qu'il entrevoit comme
sa fin, alors lui viennent des craintes et des angoisses relatives à des choses
29 29
qui auparavant ne l'inquiétaient pas. Les récits qu'on raconte sur
30 30
l'Hadès, et le fait qu'on doive là-bas rendre compte des injustices
commises ici-bas, il s'en moquait jusque-là, mais désormais [330e] son âme
est troublée 31 31 à l'idée que ces récits soient véridiques. Et lui-même, soit
parce qu'il est affaibli par la vieillesse, soit parce qu'il se rapproche
désormais du monde de là-bas, il leur accorde une plus grande importance.
L'anxiété 32 32 donc et une réelle frayeur surgissent en lui, et il se met à
réfléchir et à examiner s'il a commis quelque injustice envers quiconque.
Celui qui découvre alors dans son existence plusieurs injustices et qui,
33 33
comme les enfants , s'éveille au beau milieu de ses rêves, celui-là est
rempli d'effroi, et il vit dans une horrible appréhension. [331a] Si au
contraire sa conscience ne lui fait reproche d'aucune faute, une douce
espérance l'accompagne sans cesse, cette “bonne nourrice du vieillard”,
selon l'expression de Pindare. Car, Socrate, ce grand poète a parlé avec
grâce de celui qui conduit sa vie selon la justice et la piété, quand il dit :
Douce, lui caressant le cœur
nourrice de la vieillesse, l'espérance l'accompagne
elle qui gouverne souverainement
l'opinion ballottée en tous sens des mortels 34 34.

« Oui, ce sont là des paroles admirables. Ayant ce poème en tête, je


soutiens que la possession des richesses représente la valeur la plus élevée,
mais pas pour [331b] n'importe quel homme, seulement pour l'homme de
bien. Ne pas tromper ni mentir, même involontairement, n'avoir aucune
dette, qu'il s'agisse de l'offrande d'un sacrifice à un dieu, ou d'une créance à
quelqu'un, quand le moment est venu de partir là-bas sereinement, à tout
cela la possession des richesse peut contribuer pour une large part. Elle
présente également bien d'autres avantages, mais si on évalue les uns et les
autres, je dirais pour ma part, Socrate, que la richesse n'est pas le moindre
pour un homme réfléchi.
– Tu parles très bien, Céphale, dis-je. [331c] Mais en ce qui concerne
cette chose-là elle-même, la justice 35 35, dirons-nous dès lors qu'il s'agit
simplement 36 36 de dire la vérité et de rendre à chacun ce qu'on en a reçu ?
Ces deux actes mêmes, ne les faisons-nous pas tantôt de manière juste,
tantôt de manière injuste ? Je propose le cas suivant : si quelqu'un recevait
des armes de la part d'un ami tout à fait raisonnable, mais que celui-ci étant
devenu fou les lui redemande, tout le monde serait d'accord pour dire qu'il
ne faut pas les lui rendre et que celui qui les rendrait ne ferait pas un acte
juste, pas plus que celui qui se proposerait de dire la vérité à un homme
dans un tel état.
– [331d] Tu as raison, dit-il.
– Ce n'est donc pas une définition de la justice 37 37 que de la définir
comme étant le fait de dire la vérité et de rendre ce qu'on a reçu.
– Bien au contraire, Socrate, dit alors Polémarque intervenant dans la
discussion, si toutefois nous en croyons Simonide 38 38.
– Sans doute, reprit Céphale, mais je vous laisse en discuter, car je dois
maintenant m'occuper des offrandes sacrées.
– Par conséquent, reprit-il, moi, Polémarque, je serai l'héritier de tes
39 39
positions ?
-Absolument, répliqua-t-il en riant, et il s'en alla aussitôt pour sacrifier les
offrandes.
– Dis-nous donc [331e], repris-je, toi l'héritier de la discussion, ce que dit
Simonide de la justice et pourquoi tu affirmes qu'il a raison.
– Il affirme, dit-il, qu'il est juste de rendre à chacun ce qu'on lui doit 40 40.
Ce propos me semble à moi une bonne manière de présenter les choses.
– Pour sûr, répondis-je, il n'est pas facile de ne pas le croire, c'est un
homme sage et divin 41 41. Ce qu'il veut dire cependant, Polémarque, peut-
être le comprends-tu quant à toi, mais moi je ne le comprends pas. Il est
42 42
assez clair qu'il n'entend pas, comme nous le disions tantôt , que si
quelqu'un s'est vu confier quelque chose en dépôt, il doive le rendre à celui
qui le lui réclame alors que celui-ci a perdu la raison. Et pourtant [332a], ce
qu'on a confié en dépôt constitue à n'en pas douter quelque chose qu'on doit
rendre, n'est-ce pas ?
-Oui.
– Mais il faut éviter en toute circonstance de le rendre à celui qui le
réclame et qui n'a plus sa raison ?
-C'est vrai, dit-il.
– Alors Simonide veut donc dire autre chose, semble-t-il, quand il dit
qu'il est juste de rendre ce qu'on doit ?
43 43
– Par Zeus, dit-il, autre chose certainement ! Car il pense que les amis
ont le devoir de faire du bien à leurs amis, en aucun cas de leur faire du mal.
– Je comprends, dis-je. Il ne rend pas ce qu'il doit, celui qui rend de
l'argent à celui qui le lui a confié en dépôt [332b], si la restitution et la
récupération comportent des dommages et si celui qui reprend et celui qui
restitue sont des amis. N'est-ce pas de cette manière que s'exprime
Simonide ?
– Tout à fait.
– Mais alors, à des ennemis, faut-il rendre ce que par hasard on leur
devrait ?
– Oui, absolument, dit-il, en tout cas ce qui leur est dû ; or, ce qu'on doit
à un ennemi, je pense, en tout cas ce qu'un ennemi doit à son ennemi, c'est
ce qui lui convient : du mal.
44 44
– Apparemment donc, dis-je, Simonide s'est exprimé par énigmes ,
c'est en poète qu'il a tenté de dire ce qu'est le juste. Il se représentait, [332c]
semble-t-il, ce qui est juste comme le fait de rendre à chacun ce qui
convient ; c'est ce qu'il a appelé “ce qu'on doit”.
– Mais qu'en penses-tu ? dit-il.
– Par Zeus, repris-je, si on lui avait demandé : “Simonide, l'art qu'on
appelle la médecine, à qui justement rend-il ce qui est dû et ce qui convient,
et que donne-t-il alors ?”, quelle aurait été selon toi sa réponse ?
– De toute évidence, dit-il, il donne aux corps les remèdes, les aliments et
les boissons.
– Et ce qu'on appelle l'art culinaire, à qui donne-t-il ce qui est dû et ce qui
convient, et que donne-t-il alors ?
– [332d] Il donne les assaisonnements aux plats cuisinés.
45 45
– Bien ! Et maintenant, l'art qui porterait le nom de justice , à qui
rend-il ce qui est dû, et que donne-t-il ?
– S'il faut, Socrate, répondit-il, être conséquent avec ce que nous venons
de dire, la justice rend aux amis et aux ennemis respectivement des biens et
des maux.
– Donc, faire du bien à ses amis et du mal aux ennemis, c'est cela qu'il
appelle la justice ?
– Il me semble.
– Or, qui est le plus en mesure de faire du bien à ses amis malades ou du
mal à ses ennemis, du point de vue de la maladie et de la santé ?
– Le médecin.
– [332e] Et qui peut le faire pour les navigateurs, par rapport aux dangers
de la mer ?
– Le pilote.
46 46
– Et qu'en est-il du juste ? Dans quelle action et en fonction de quelle
tâche est-il le plus en mesure d'aider ses amis et de nuire à ses ennemis ?
– À la guerre 47 47, en combattant contre les uns et en s'alliant avec les
autres, me semble-t-il.
– Très bien, mais mon cher Polémarque, le médecin n'a guère d'utilité
pour ceux qui ne sont pas souffrants ?
– C'est vrai.
– Et le pilote n'est guère utile à ceux qui ne sont pas en mer.
– Sans doute.
– Mais alors, le juste ne sera guère utile à ceux qui ne sont pas en
guerre ?
– Cela ne me semble pas du tout le cas.
– [333a] La justice serait donc utile aussi en temps de paix ?
– Elle est utile.
– Et l'agriculture également, n'est-ce pas ?
– Oui.
– Pour recueillir les fruits de la terre ?
– Oui.
– Et l'art de la cordonnerie serait aussi utile ?
– Oui.
– Tu pourrais, je pense, dire qu'il l'est pour se procurer des chaussures ?
– Tout à fait.
– Mais alors, la justice, en vue de quel usage ou de quelle possession
dirais-tu qu'elle est utile en temps de paix ?
– Par rapport aux contrats 48 48, Socrate.
– Qu'entends-tu par contrats : des associations ou quelque chose d'autre ?
– Oui, des associations.
– Est-ce cependant l'homme juste [333b] qui, pour placer les dés au
49 49
jeu , sera un associé bon et utile, ou n'est-ce pas plutôt le joueur de dés
expérimenté ?
– Le joueur expérimenté.
– Et s'il s'agit de poser des briques ou des pierres, le juste est-il un associé
plus utile et meilleur que le maçon ?
– Aucunement.
– Mais en vue de quelle association le juste est-il un meilleur associé que
le maçon et le joueur de cithare, de la même manière que le joueur de
cithare est meilleur que le juste pour ce qui est de faire vibrer les cordes ?
– Pour les affaires d'argent, il me semble.
– Sauf peut-être, Polémarque, le cas où il faut faire usage de l'argent, par
exemple lorsqu'il faut mettre de l'argent en commun pour acheter ou vendre
[333c] un cheval. Dans ce cas, je pense, ce sera l'expert en chevaux, n'est-ce
pas ?
– Il semble bien.
– Et, s'il s'agit d'un navire, ce sera sans doute le constructeur naval ou le
pilote ?
– Apparemment.
– Alors, dans quelle situation le juste sera-t-il plus utile que les autres
dans l'utilisation commune de l'argent ou de l'or ?
– Lorsqu'il s'agit de faire un dépôt et de le garder intact, Socrate.
– Veux-tu dire lorsqu'on n'a pas besoin d'utiliser son argent, mais qu'on le
met de côté ?
– Exactement.
– C'est donc quand l'argent demeure inutilisé que la justice devient alors
utile pour lui ?
– [333d] Il y a des chances.
– Alors, lorsqu'il faut garder une serpe en dépôt, c'est la justice qui sera
utile, autant dans les choses faites collectivement 50 50 que dans les actions
privées ; mais s'il faut l'utiliser, alors ce sera l'art de la vigne ?
– Il semble bien.
– Et s'il s'agit de garder un bouclier ou une lyre, sans les utiliser, la justice
alors sera utile ; mais s'il faut les utiliser, alors ce sera l'art de l'hoplite ou
l'art du musicien ?
– Nécessairement.
– Et en général, quant à tout le reste, la justice sera pour chaque chose
inutile aux fins de l'usage 51 51, mais utile dans le cas où il n'y a pas d'usage ?
– C'est probable.
– [333e] Mais alors, mon ami, la justice n'est rien de vraiment valable si
elle ne présente d'utilité que pour les choses inutiles. Mais examinons la
52 52
situation suivante. N'est-ce pas l'homme le plus habile à porter des
coups au combat, que ce soit au cours d'un pugilat ou dans les autres formes
de lutte, qui l'est également le plus à se protéger des coups ?
– Tout à fait.
– Et n'est-ce pas celui qui est apte à se protéger d'une maladie qui sera
aussi le plus habile à la transmettre en secret ?
– Il me semble.
– Mais le bon gardien [334a] d'une armée, n'est-ce pas celui-là même qui
est capable de dérober les biens des ennemis, autant leurs plans 53 53 que
leurs autres projets d'actions ?
– Tout à fait.
– Par conséquent, cela dont on peut être le gardien habile, on en sera
aussi l'habile voleur.
– Il semble.
– Alors, si le juste est habile à garder de l'argent, il l'est aussi à le dérober.
– C'est en tout cas, dit-il, le sens de ton raisonnement.
– Ainsi donc, le juste vient apparemment de se révéler comme une sorte
de voleur, et cela, il y a des chances que ce soit chez Homère que tu l'aies
appris. Le grand poète en effet a de l'affection pour le grand-père maternel
d'Ulysse, [334b] Autolycos 54 54, et il dit de lui qu'il “surpassait tous les
hommes dans l'art de dérober et dans l'art de se parjurer”. Il semblerait donc
55 55
que la justice, aussi bien selon toi que selon Homère et Simonide , soit
en quelque sorte l'art de dérober, mais un art mis au service de ses amis et
utilisé pour nuire à ses ennemis. N'est-ce pas ainsi que tu présentais les
choses ?
– Par Zeus, pas du tout ! s'écria-t-il, mais je ne sais plus, moi, ce que je
disais 56 56. Pourtant, la justice m'apparaît toujours, à moi, comme le fait de
rendre service à ses amis et de nuire à ses ennemis.
– [334c] Mais qu'entends-tu par amis ? Parles-tu de ceux qui donnent
l'impression à quelqu'un d'être honnêtes, ou de ceux qui le sont réellement,
même s'ils ne donnent pas l'impression de l'être ? Et de même pour les
ennemis ?
– Il est naturel, dit-il, d'aimer ceux qu'on estime utiles et d'éprouver de la
haine à l'égard de ceux qu'on juge malhonnêtes.
– Mais les hommes ne font-ils pas erreur dans ce domaine, avec la
conséquence que plusieurs personnes leur semblent honnêtes, alors qu'en
réalité elles ne le sont pas, et inversement ?
– Ils se trompent alors.
– Et ainsi donc, pour eux, les gens de bien sont leurs ennemis, et les
malhonnêtes, leurs amis ?
– Oui, certainement.
– Et néanmoins, il serait juste dans leur cas de rendre service aux
personnes malhonnêtes [334d] et de nuire aux gens de bien ?
– Il semble.
– Mais pourtant, les gens de bien sont justes et bien incapables de
commettre l'injustice ?
– C'est vrai.
– En suivant ton raisonnement, il serait juste de faire du mal à ceux qui
ne commettent pas d'injustice.
– Jamais de la vie ! Socrate, dit-il, c'est le raisonnement qui semble
malhonnête.
– Alors, repris-je, c'est aux gens injustes qu'il est juste de nuire, et ce sont
les justes qu'il faut aider ?
– Ce raisonnement semble meilleur que celui de tout à l'heure.
– Donc, Polémarque, pour beaucoup de gens, advenant qu'ils se trompent
dans leur jugement sur les hommes, il sera juste [334e] de nuire à leurs
amis, puisqu'il s'agit pour eux de gens malhonnêtes, et de rendre service à
leurs ennemis, qu'ils estiment honnêtes. De la sorte, nous parvenons à une
conclusion contraire à ce que nous présentions comme la pensée de
Simonide.
– Voilà bien, dit-il, comment les choses se passent. Mais modifions
l'argument, car nous risquons d'avoir mal présenté l'ami et l'ennemi.
– En les présentant de quelle manière, Polémarque ?
– En présentant celui qui semble honnête comme étant l'ami.
– Et maintenant, dis-je, comment allons-nous modifier l'argument ?
– Présentons, dit-il, celui qui semble honnête et l'est réellement comme
l'ami. Quant à celui qui semble l'être, [335a] mais ne l'est pas réellement, il
semblera être ami, mais ne le sera pas. Posons la même thèse en ce qui
concerne l'ennemi.
57 57
– L'ami donc, apparemment , selon ce raisonnement, sera l'homme de
bien, et l'ennemi sera l'homme malhonnête.
– Oui.
– Tu nous suggères donc d'ajouter à ce qui est juste quelque chose de plus
que ce que nous disions d'abord, quand nous disions que le juste consiste à
faire du bien à l'ami et du mal à l'ennemi. Maintenant, outre cela, tu
suggères de s'exprimer comme suit : qu'il est juste de faire du bien à l'ami
qui est réellement bon, et de faire du mal à l'ennemi qui est réellement
malhonnête ?
– Tout à fait, dit-il, [335b] il me semble que ce serait une bonne façon de
le dire.
58 58
– Est-ce donc, repris-je, le fait d'un homme juste de faire du mal à un
homme, quel qu'il soit ?
– Mais certainement, dit-il, il faut faire du mal aux gens malhonnêtes et
qui sont des ennemis.
-Mais si l'on maltraite les chevaux, deviennent-ils meilleurs ou pires ?
– Ils deviennent pires.
– Est-ce par rapport à l'excellence propre aux chiens, ou par rapport à
celle des chevaux ?
– Par rapport à celle des chevaux.
– Et si on maltraite les chiens, deviennent-ils pires par rapport à
l'excellence propre aux chiens, et non à celle des chevaux ?
– Nécessairement.
– Et pour les êtres humains, camarade, [335c] ne faut-il pas affirmer que
lorsqu'on leur fait du mal, ils deviennent pires par rapport à leur excellence
humaine propre ?
– Oui, certes.
– Mais la justice n'est-elle pas l'excellence humaine ?
– Cela aussi, il faut l'affirmer.
– Et donc ces êtres humains que l'on maltraite, mon ami, ils deviendront
nécessairement plus injustes ?
– Il semble bien.
– Mais les musiciens ont-ils le pouvoir, par leur art de la musique, de
rendre quelqu'un non-musicien ?
– C'est impossible.
– Et par l'art de l'équitation, les cavaliers peuvent-ils rendre quelqu'un
non-cavalier ?
– Cela ne se peut pas.
– Mais les justes sont-ils capables, par la justice, de rendre injustes ? Et
pour généraliser, [335d] les gens de bien peuvent-ils, par l'excellence de la
vertu, rendre les autres méchants ?
– Mais c'est impossible.
– Ce n'est pas, en effet, je pense, le résultat de la chaleur que de refroidir,
mais le résultat de son contraire.
– Oui.
– Ni de la sécheresse de rendre humide, mais du contraire.
– Exactement.
– Ni donc l'effet de l'homme de bien de nuire, mais celui de son contraire.
– Il semble.
– Mais l'homme juste est-il homme de bien ?
– Certainement.
– Ce n'est donc pas l'œuvre de l'homme juste que de nuire, Polémarque,
ni à son ami ni à quiconque, mais c'est au contraire l'œuvre de l'homme
injuste.
– Tu me sembles dire tout à fait vrai, [335e] Socrate, dit-il.
– Si donc quelqu'un soutient que le juste consiste à rendre à chacun ce
qui lui est dû, et s'il veut dire par là, en pensant à l'homme juste, qu'il doit
rendre du mal à ses ennemis, mais qu'il doit aider ses amis, il ne sera pas
sage en s'exprimant de la sorte. Car alors, il n'a pas dit vrai : en aucun cas il
ne nous a semblé juste de faire du mal à qui que ce soit.
– Je suis bien d'accord, dit-il.
– Nous combattrons donc ensemble toi et moi, repris-je, si quelqu'un
vient soutenir que tel a été le propos de Simonide, ou de Bias, ou de
Pittacos, ou de quelque autre bienheureux sage.
– De mon côté, dit-il, je suis certes prêt à participer à ce combat.
– Mais sais-tu, dis-je, [336a] de qui me semble être cette maxime, qui dit
qu'il est juste de faire du bien à ses amis et de faire du mal à ses ennemis ?
– De qui ? demanda-t-il.
– Je pense qu'elle est de Périandre, ou de Perdiccas, ou de Xerxès, ou
d'Isménias de Thèbes 59 59, ou de quelque autre riche personnage qui se croit
de ce fait nanti d'un grand pouvoir.
– Tu dis tout à fait vrai, répondit-il.
– Bien, dis-je, mais puisque ni la justice ni le juste ne semblent pouvoir
s'identifier à cela, comment pourrait-on les exprimer autrement ? »
[336b] Or Thrasymaque s'était élancé à plusieurs reprises, au milieu
même de notre discussion, pour capter la parole, mais il en avait été
empêché par ceux qui avaient pris place près de lui et qui étaient désireux
de suivre l'argument jusqu'au bout. Comme nous faisions une pause, à
l'instant où je disais ces paroles, il ne fut plus capable de rester tranquille,
mais se ramassant sur lui-même comme un animal sauvage, il bondit sur
nous comme pour nous mettre en pièces.
Aussi bien Polémarque que moi, effrayés, nous fûmes stupéfaits. Mais
lui, s'avançant au milieu du groupe, s'écria :
« Qu'est-ce donc, dit-il, que ce bavardage qui s'empare de vous depuis
déjà un moment, [336c] Socrate ? Et pourquoi faire l'idiot, en vous faisant
les uns aux autres des courbettes ? Si vraiment tu es désireux de savoir ce
qu'est le juste, ne fais pas seulement qu'interroger et ne mets pas tout ton
60 60
honneur à engager une réfutation chaque fois qu'on te répond quelque
chose. Reconnais le point suivant : il est plus facile d'interroger que de
répondre, et toi aussi réponds, et dis ce qu'est selon toi le juste. Mais garde-
toi [336d] de me répondre que le juste est ce qu'il faut, ni ce qui est
avantageux, ni ce qui rapporte, ni le profitable, ni l'intérêt. Dis-moi plutôt
clairement et précisément ce que tu veux dire, car moi je n'admettrai pas
que tu énonces de telles balivernes. »
Et moi, en l'écoutant, je fus décontenancé, et de le regarder me
remplissait d'effroi ; et il me semble que si je ne l'avais regardé avant qu'il
ne jette son regard sur moi, je serais devenu muet. De fait, dès le moment
où il avait commencé à se fâcher du cours qu'avait pris notre discussion,
j'avais le premier jeté un regard dans sa direction [336e], de sorte que je me
trouvai capable de lui répondre, et je finis par lui dire en tremblant un peu :
« Thrasymaque, ne sois pas dur à notre endroit. Si nous faisons fausse
route dans l'examen de nos arguments, moi autant que Polémarque, sache
que c'est bien involontairement. Ne va pas croire que si nous cherchions de
l'or, nous serions disposés à faire des courbettes les uns devant les autres au
cours de notre recherche et à mettre en péril la possibilité d'en trouver, et
que maintenant que nous cherchons la justice 61 61, une question qui a une
bien plus grande valeur que beaucoup d'or, tu nous croirais assez fous pour
nous incliner les uns devant les autres, au lieu de consacrer sérieusement
nos efforts à la faire apparaître. Non, ne va pas le croire, mon ami. Je pense
plutôt que nous n'en sommes pas capables. De votre part, vous autres, les
62 62
habiles , [337a] sans doute méritons-nous plutôt de la compassion, bien
plus en tout cas que de la dureté. »
À ces mots, il se mit à ricaner amèrement et il dit :
« Ô Héraklès, voilà bien la fameuse ironie 63 63 dont Socrate a l'habitude !
Je le savais et j'avais prédit à ceux qui sont présents ici que tu refuserais de
répondre, que tu feindrais ironiquement mille ruses plutôt que de répondre
si on te posait quelque question.
– Tu es un expert 64 64, Thrasymaque, dis-je. Tu savais bien que si tu
demandais à quelqu'un comment on produit le nombre douze, et que tu le
prévenais [337b] en ajoutant : “Prends garde, bonhomme, de ne pas dire
que c'est deux fois six, ni trois fois quatre, ni six fois deux, ni quatre fois
trois, parce que je ne tolérerai pas de telles balivernes”, personne, c'est clair
pour toi je pense, ne répondrait à une question posée de la sorte. Mais s'il te
disait : “Thrasymaque, qu'as-tu en tête ? que je ne donne aucune des
réponses que tu as prévues ? Penses-tu, homme admirable, que même si la
réponse se trouve être l'une de celles-là, je donnerais autre chose que la
vraie réponse ? Est-ce cela que tu as en tête ?” [337c] Que lui dirais-tu à
celui-là en manière de réponse ?
– Vraiment ! s'écria-t-il, comme si cela avait quelque rapport avec ce que
j'ai dit !
– Rien en tout cas ne l'empêche, dis-je, et même s'il s'agit de choses sans
rapport, mais qu'elles présentent quelque ressemblance pour celui qui
interroge, crois-tu qu'il donnera moins la réponse qui lui semble la bonne,
que nous le lui interdisions ou non ?
– Et toi, dit-il, as-tu donc l'idée d'agir autrement ? Vas-tu choisir ta
réponse parmi celles que j'ai exclues d'avance ?
– Je ne serais pas surpris, dis-je, toute réflexion faite, de me trouver de
cet avis.
– Mais alors, dit-il, si je vous montre qu'à côté de toutes ces réponses,
[337d] il en existe une autre concernant la justice, et bien meilleure, quelle
65 65
épreuve croirais-tu mériter ?
– Quelle épreuve, répondis-je, sinon celle qui convient à un ignorant ? Il
lui incombe en quelque sorte d'apprendre auprès de celui qui sait, et voilà
bien une épreuve que j'estime mériter.
– Tu es accommodant, dit-il ; mais en plus de l'épreuve d'apprendre, tu
verseras aussi de l'argent 66 66.
– Soit ! quand j'en aurai, dis-je.
– Mais tu en as, dit Glaucon. S'il ne s'agit que d'argent, Thrasymaque,
parle, nous nous cotiserons tous pour Socrate.
-Je pense bien ! [337e] s'écria-t-il, pour que Socrate fasse ce qu'il a
l'habitude de faire, qu'il ne réponde pas, mais qu'il s'approprie la réponse
d'un autre pour la réfuter.
– Comment quelqu'un pourrait-il répondre, repris-je, excellent homme,
quand d'abord on ne sait pas et qu'on le reconnaît, quand ensuite, même si
on a une idée, on s'est fait dire de ne donner à ces questions aucune des
réponses qu'on juge appropriées par quelqu'un qui n'est pas de moindre
calibre ? C'est à toi plutôt qu'il revient de parler, [338a] toi qui déclares
savoir et avoir quelque chose à dire. Ne te dérobe pas, fais-moi le plaisir de
répondre et ne regimbe pas à l'idée d'enseigner à ce bon Glaucon et à tous
les autres. »
Quand je lui eus dit cela, Glaucon et les autres le prièrent de ne pas
refuser. Et Thrasymaque, manifestement, était désireux de parler, il
escomptait un certain prestige à la pensée de la réponse magnifique qu'il
détenait. Mais il faisait semblant de s'obstiner pour que ce soit moi qui
propose la réponse. Il finit cependant par donner son accord, puis il dit :
« [338b] Voilà bien l'habileté de Socrate 67 67. Lui, il ne consent pas à
enseigner quoi que ce soit, mais il fait le tour auprès des autres pour
apprendre, et cela sans même leur en être reconnaissant.
– Quand tu dis, répondis-je, que je m'instruis auprès des autres, tu dis
vrai, Thrasymaque, mais quand tu affirmes que je ne suis pas reconnaissant,
tu ne dis pas la vérité. Je paie dans la mesure de mes moyens, et cela je ne
peux le faire qu'en formulant des éloges. Car des biens matériels, je n'en ai
pas. Mais avec quel empressement je m'applique à le faire, quand quelqu'un
me semble bien parler, tu vas le constater à l'instant, dès que tu auras
répondu. Je pense, en effet, [338c] que tu vas bien parler.
– Prête donc l'oreille, dit-il. Je soutiens, moi, que le juste n'est rien d'autre
que l'intérêt du plus fort 68 68. Mais quoi ! Tu ne me couvres pas d'éloges ?
Non, tu n'y consentiras pas.
– Je dois d'abord comprendre, dis-je, ce que tu veux dire. Pour le
moment, je ne le sais pas encore. Tu affirmes que ce qui est juste est l'intérêt
du plus fort, mais que peux-tu vouloir dire par là, Thrasymaque ? Tu ne
veux tout de même pas dire que si Poulydamas 69 69, le lutteur au pancrace,
est plus fort que nous et qu'il soit dans son intérêt de manger de la viande de
bœuf pour sa forme physique, le même régime alimentaire soit [338d] pour
nous, même si nous lui sommes inférieurs, à la fois avantageux et juste ?
– Tu es franchement méprisable, Socrate, dit-il, tu t'empares de mon
argument de manière à le dénaturer complètement.
– Pas du tout, excellent homme, dis-je, mais expose-moi plus clairement
ce que tu veux dire.
– Eh bien, ne sais-tu pas, dit-il, que parmi les cités 70 70, certaines sont de
régime tyrannique, d'autres de régime démocratique, d'autres de régime
aristocratique ?
– Comment ne le saurais-je pas ?
– Or, dans toute cité, ce qui détient le pouvoir 71 71, c'est ce qui gouverne ?
– C'est certain.
– Or tout gouvernement 72 72 institue les lois [338e] selon son intérêt
propre, la démocratie institue des lois démocratiques, la tyrannie, des lois
tyranniques, et ainsi pour les autres régimes politiques. Une fois les lois
instituées, ils proclament juste pour les gouvernés ce qui de fait correspond
à leur propre intérêt, et si quelqu'un les transgresse, ils le punissent comme
violateur de la loi et auteur d'une injustice. Voilà donc, excellent homme, ce
que je soutiens : dans toutes les cités, [339a] le juste est la même chose,
c'est l'intérêt du gouvernement en place. Or, c'est ce gouvernement qui
exerce en quelque sorte le pouvoir, de sorte qu'à quiconque raisonne avec
bon sens s'impose la conclusion suivante : partout, c'est la même chose qui
est juste, c'est-à-dire l'intérêt du plus fort.
– Maintenant, dis-je, j'ai compris ce que tu veux dire. Est-ce vrai ou non ?
Je vais essayer de le savoir. C'est donc l'intérêt, Thrasymaque, qui est le
juste, voilà ce que toi aussi tu as répondu, même si tu m'empêchais de faire
cette réponse, à quoi s'ajoute cependant [339b] la mention “du plus fort”.
– Un ajout certes négligeable, dit-il.
– Il n'est pas encore clair qu'il s'agisse d'une mention importante, mais il
est bien clair par contre qu'il faut examiner si tu as raison. Car, puisque moi
aussi je suis d'accord pour reconnaître que le juste consiste en un certain
intérêt, mais que toi tu ajoutes à cet intérêt en déclarant qu'il s'agit de
l'intérêt du plus fort, et puisque cela moi je l'ignore, alors il faut l'examiner.
– Vas-y, entreprends l'examen, dit-il.
– Qu'il en soit ainsi, dis-je. Dis-moi, tu affirmes bien que l'obéissance aux
gouvernants est quelque chose de juste, n'est-ce pas ?
– Je le soutiens.
– Or, les dirigeants sont-ils infaillibles [339c] dans leurs cités respectives,
ou peuvent-ils d'une manière ou d'une autre se tromper ?
– De toute évidence, dit-il, ils peuvent se tromper.
– Ainsi donc, quand ils entreprennent d'instituer des lois, ils en
établissent qui sont bonnes, et d'autres qui ne le sont pas ?
– C'est ce que je pense.
– Établir de bonnes lois, c'est dès lors instituer les choses qui sont dans
leur intérêt à eux, alors que les mauvaises instituent des choses qui leur sont
préjudiciables ? Est-ce ainsi que tu l'entends ?
– Oui, c'est ainsi.
– Mais ce qu'ils ont institué, il y a obligation pour les gouvernés de le
faire, et voilà en quoi consiste le juste ?
– Comment faire autrement ?
– Il est donc juste, [339d] en suivant ton argument, de faire non
seulement ce qui est dans l'intérêt du plus fort, mais aussi de faire le
contraire, ce qui n'est pas dans son intérêt.
– Que dis-tu là ? dit-il.
– Ce que tu dis toi-même, il me semble. Mais examinons mieux. Ne nous
sommes-nous pas mis d'accord sur le fait que les gouvernants, dans ce qu'ils
imposent à leurs gouvernés, se trompent à l'occasion sur ce qui serait le
mieux pour eux-mêmes, mais qu'il est juste que les gouvernés exécutent ce
que les gouvernants imposent ? N'avons-nous pas un accord sur ce point ?
– Si, je le pense, dit-il.
– Songe aussi, [339e] repris-je, que tu as reconnu qu'il est juste de faire
des choses qui ne sont pas dans l'intérêt des gouvernants et des plus forts,
dans tous les cas où les gouvernants, sans le vouloir, imposent des choses
qui leur sont préjudiciables ; car tu soutiens qu'il est juste que les gouvernés
exécutent ce que ceux qui gouvernent leur ont imposé. Dès lors, très sage
Thrasymaque, n'en découle-t-il pas nécessairement qu'il est juste de faire le
contraire de ce que tu soutiens ? Car c'est bien ce qui est préjudiciable aux
plus forts qui se trouve en quelque sorte imposé aux plus faibles.
– Oui, [340a] par Zeus, Socrate ! s'écria Polémarque, c'est très clair.
– Bien sûr, intervint Clitophon, si tu te proposes d'agir comme témoin de
73 73
Socrate .
– Et en quoi, dit-il, a-t-il besoin d'un témoin ? Thrasymaque lui-même
convient que les gouvernants imposent parfois des choses qui leur sont
nuisibles, et qu'il est juste que les gouvernés les exécutent.
– En effet, exécuter ce qui a été ordonné par les dirigeants, c'est cela,
Polémarque, que Thrasymaque a établi comme le juste.
– Il a également établi, Clitophon, que le juste est ce qui est dans l'intérêt
du plus fort, [340b] et après avoir établi ces deux propositions, il a reconnu
que parfois les plus forts ordonnent aux plus faibles, qui sont leurs
gouvernés, d'exécuter des choses qui leur sont préjudiciables à eux-mêmes.
De ces propositions sur lesquelles il y a accord, il résulte que le juste n'est
pas davantage ce qui est l'intérêt du plus fort que ce qui n'est pas dans son
intérêt.
– Mais, reprit Clitophon, il voulait dire par l'intérêt du plus fort ce que le
plus fort estime être son intérêt 74 74 ; c'est là ce que le plus faible doit
exécuter, et c'est cela que Thrasymaque a établi comme juste.
– Mais ce n'est pas de cette manière qu'il s'est exprimé, dit Polémarque.
– [340c] Cela ne fait aucune différence, Polémarque, dis-je, et si c'est ce
que Thrasymaque veut dire à présent, eh bien, nous l'admettrons. Mais dis-
moi, Thrasymaque, est-ce cela que tu voulais exposer comme le juste ? Le
juste est-il ce que le plus fort croit être l'intérêt du plus fort, que cela soit
avantageux ou non ? Dirons-nous que telle est ta position ?
– Absolument pas, dit-il. Crois-tu par hasard que j'appelle le plus fort
celui qui se trompe, alors même qu'il se trompe 75 75 ?
– Pour moi en tout cas, dis-je, je croyais que c'était ta position, quand tu
étais d'accord pour dire que les gouvernants ne sont pas infaillibles [340d],
mais qu'à l'occasion ils se trompent.
76 76
– Un fourbe, un sycophante , voilà Socrate, dit-il, ce que tu es dans les
discussions. Appelles-tu par exemple médecin celui qui se trompe au sujet
des malades, du fait même qu'il se trompe ? Ou encore expert en calcul,
celui qui se trompe dans un calcul, au moment même où il fait erreur, et du
fait même de son erreur ? À mon avis, nous recourons alors à une manière
de parler 77 77, quand nous disons que le médecin s'est trompé, que l'expert
en calcul, que le grammairien se sont trompés. Je pense que chacun d'eux,
dans la mesure où il correspond au nom que nous lui attribuons [340e], ne
se trompe jamais. Si bien qu'à parler rigoureusement, puisque toi aussi tu
veux parler rigoureusement, aucun expert dans un art ne se trompe, car il ne
se trompe que dans la mesure où son savoir l'abandonne, et dans ce cas, il
n'est plus expert dans un art. Qu'on soit expert dans un art, qu'on soit un
savant ou un dirigeant, il en résulte que personne ne se trompe [341a] en
tant qu'il est un dirigeant. Tout le monde peut néanmoins dire que le
médecin s'est trompé, et que le dirigeant s'est trompé. Considère dès lors
que je viens à mon tour de te répondre de cette manière. Pour que mon
propos soit absolument rigoureux, je pose donc que le dirigeant, en tant que
dirigeant, ne se trompe pas, et que s'il ne se trompe pas, il établit ce qu'il y a
de mieux pour lui-même et que c'est cela que le gouverné doit exécuter.
Pour conclure, comme je le disais au point de départ, le juste consiste à
faire ce qui est dans l'intérêt du plus fort.
– Soit, Thrasymaque, repris-je, tu crois donc que je fais le sycophante ?
– Certainement, répondit-il.
– Crois-tu que c'est dans l'intention délibérée de te faire du tort dans la
discussion que je t'ai interrogé comme je l'ai fait ?
– Je ne le sais que trop bien, dit-il. Mais cela ne te sera d'aucun profit, car
tes vilaines manœuvres ne m'échappent pas, [341b] et tu ne pourras pas me
faire violence dans la discussion sans que je m'en aperçoive.
– Je ne m'y risquerais pas non plus, bienheureux Thrasymaque, dis-je.
Mais pour éviter que pareille chose se reproduise, définis comment tu
entends le dirigeant et le plus fort : l'entends-tu selon l'acception ordinaire,
ou au sens strict que tu viens de dire, c'est-à-dire celui dont l'intérêt est
précisément ce qu'il est juste que le plus faible exécute ?
– J'entends, répondit-il, au sens le plus strict, celui qui gouverne. Accuse-
moi de manœuvres, traite-moi de sycophante à cause de cette définition, si
tu peux, je ne ferai rien pour te retenir, mais je ne t'en crois pas [341c]
capable.
– Me crois-tu assez fou, repris-je, pour entreprendre de tondre un lion et
ruser comme un sycophante avec Thrasymaque ?
– Tu viens pourtant d'essayer, dit-il, et comme pour le reste, tu en es
incapable.
– Finissons-en avec ce genre de choses, dis-je. Dis-moi plutôt : le
médecin, celui que tu viens de définir au sens strict, est-il quelqu'un qui
cherche à s'enrichir ou est-il le thérapeute de ceux qui sont malades ? Ne
parle que de celui qui est réellement médecin.
– C'est celui, dit-il, qui est le thérapeute des malades.
– Et qu'en est-il du pilote ? Le vrai pilote est-il le chef des matelots, ou un
matelot ?
– Il est le chef [341d] des matelots.
– Je pense, en effet, qu'il ne faut pas tenir compte du fait qu'il navigue sur
le bateau et il ne faut pas l'appeler matelot, car ce n'est pas en raison du fait
qu'il navigue qu'on l'appelle pilote, mais à cause de son art et du
commandement qu'il exerce sur les matelots.
– C'est vrai, dit-il.
– Donc, pour chacun de ces deux-là, il existe un intérêt particulier ?
– Tout à fait.
– N'est-ce pas justement l'art, dis-je, qui par nature s'occupe de cela,
rechercher pour chacun ce qui est son intérêt et le lui procurer ?
– C'est son objet, dit-il.
– Et pour chacun des arts, existe-t-il un intérêt particulier 78 78 autre que
celui d'atteindre sa perfection le plus possible ?
– [341e] En quel sens poses-tu cette question ?
– C'est comme si, dis-je, tu me demandais s'il suffit au corps d'être un
corps, ou s'il nécessite autre chose. Je te répondrais : pour sûr, il a besoin
d'autre chose, et c'est pour cette raison qu'on a maintenant inventé l'art de la
médecine, parce que le corps est déficient et qu'il ne se suffit pas à lui-
même. C'est dans le but de lui procurer ce qui est dans son intérêt que l'art
s'est constitué. Si je m'exprime de cette manière, cela te semble-t-il correct
ou non ?
– Correct, [342a] dit-il.
– Mais quoi ! L'art médical lui-même est-il déficient ? Les autres arts
manquent-ils à ce point de quelque excellence 79 79 ? Par exemple, les yeux
ont-ils besoin de la vue, et les oreilles de l'ouïe, et leur manquerait-il pour
cette raison un art particulier pour faire l'examen de ce qui constitue leur
intérêt propre et le leur procurer ? Existe-t-il dans l'art lui-même quelque
déficience, et faut-il pour chaque art un autre art dont la fonction est de faire
l'examen de l'intérêt du premier, et pour l'art qui fait cette recherche, encore
un autre après lui, et ainsi de suite à l'infini ? Ou bien s'occupera-t-il lui-
même de [342b] rechercher son propre intérêt ? Ou bien n'a-t-il besoin ni de
lui-même ni d'un autre pour examiner son intérêt en fonction de sa propre
déficience, compte tenu du fait qu'aucun art ne présente quelque déficience
ou erreur que ce soit, et qu'il ne convient pas qu'un art recherche autre chose
que l'intérêt de l'objet dont il constitue l'art, tandis que lui-même, en tant
qu'art véritable, est sans défaut et parfait, aussi longtemps qu'un art, au sens
strict du terme, demeure intégralement ce qu'il est ? Examine ce point selon
l'usage strict du langage, est-ce ainsi que la chose se présente, ou
autrement ?
– Il semble qu'il en aille de cette manière, dit-il.
– Ainsi, dis-je, l'art médical n'examine pas [342c] ce qui est l'intérêt de la
médecine, mais l'intérêt du corps ?
– Oui, dit-il.
– Ni l'art hippique l'intérêt de l'art hippique, mais l'intérêt du soin des
chevaux ? Et en général, aucun art n'examine son intérêt à lui, puisqu'il ne
manque de rien, mais celui de l'objet dont il s'occupe.
– Il semble bien que ce soit le cas, dit-il.
– Or, Thrasymaque, les arts dirigent et gouvernent l'objet dont ils
constituent l'art. »
Il m'accorda ce point, mais non sans quelque réticence.
« Ainsi donc, aucune science 80 80 n'examine, pas plus qu'elle ne le
prescrit, ce qui est l'intérêt du plus fort, mais bien ce qui est l'intérêt de ce
qui est plus faible [342d] et qui est dirigé par elle. »
Il finit par m'accorder également ce point, non sans avoir tenté de s'y
opposer. Lorsqu'il l'eut concédé, je lui dis :
« N'y a-t-il pas alors un autre point ? N'est-il pas vrai qu'aucun médecin,
en tant que médecin, n'examine ce qui est dans l'intérêt du médecin, ni ne le
prescrit, mais bien ce qui est l'intérêt du malade ? Il a été reconnu que le
médecin, au sens rigoureux, est le dirigeant des corps, et non pas un expert
en enrichissement, nous sommes bien tombés d'accord sur ce point, n'est-ce
pas ? »
Il en convint.
« Et aussi que le pilote, au sens strict, est le dirigeant des matelots, [342e]
et non pas un matelot ?
– Cela a été accordé.
– Un tel pilote et un tel dirigeant ne fera donc pas l'examen de ce qui est
l'intérêt du pilote, pas plus qu'il ne le prescrira, mais bien de ce qui est
l'intérêt du matelot et du subordonné. »
Il en convint avec peine.
« Par conséquent, Thrasymaque, repris-je, aucun homme, quel qu'il soit,
en aucune fonction de direction, dans la mesure où il exerce cette direction,
ne considère ce qui est son intérêt propre, ni ne le prescrit, mais bien ce qui
est utile à celui qu'il dirige et par rapport auquel il est l'expert en son art, et
c'est en tenant compte de lui et en considérant ce qui est son intérêt et son
bien 81 81 qu'il dit ce qu'il propose et fait tout ce qu'il fait. »
[343a] Parvenus à ce moment de notre discussion, il était devenu évident
pour tous que notre définition du juste s'était muée en position contraire.
Thrasymaque, au lieu de répondre, demanda :
« Dis-moi, Socrate, as-tu une nourrice ?
– Quoi ? m'exclamai-je, ne vaudrait-il pas mieux répondre que de poser
des questions pareilles ?
– C'est que, dit-il, elle te laisse la morve au nez et néglige de te moucher,
alors que tu en as besoin, elle qui ne t'a même pas appris à distinguer un
berger de ses moutons !
– Pourquoi ça, en particulier ? dis-je.
82 82
– Parce que tu penses que les bergers [343b] et les bouviers
considèrent ce qui est le bien de leurs moutons ou de leurs bœufs et qu'ils
les engraissent et les soignent dans une tout autre perspective que le bien de
leurs maîtres et le leur propre. De la même manière, tu penses que ceux qui
dirigent dans les cités, j'entends ceux qui gouvernent réellement, se
représentent d'une certaine façon ceux qu'ils dirigent dans un état d'esprit
différent de ce qu'on conçoit à l'endroit des moutons, et que nuit et jour ils
considèrent autre chose que les moyens de les exploiter dans leur intérêt. Et
tu as fait tellement de progrès [343c] dans la connaissance du juste et de la
justice, de l'injuste et de l'injustice, que tu ignores que la justice et le juste
constituent en réalité le bien d'un autre 83 83, c'est l'intérêt du plus fort et de
celui qui dirige, et que ce qui revient en propre à celui qui obéit et qui sert,
c'est le dommage ; que l'injustice est le contraire, qu'elle commande à ceux
qui sont authentiquement moraux et justes 84 84, que les subordonnés
contribuent à l'intérêt de celui qui est le plus fort, qu'ils font son bonheur en
étant à son service, mais qu'ils ne font [343d] aucunement leur propre
bonheur. Dans ta suprême naïveté, Socrate, il serait requis que tu regardes
les choses comme suit : l'homme juste est en toutes circonstances placé
dans une position inférieure à l'homme injuste. Prenons d'abord le cas des
contrats où ils s'associent mutuellement : tu ne trouveras jamais, lorsque
l'association est dissoute, que le juste a profité plus de l'association que
l'injuste, mais bien qu'il y a perdu. Prenons ensuite le cas des affaires de la
cité, lorsqu'il faut payer des contributions, le juste, dans une situation
d'égalité de fortune, va devoir contribuer davantage, l'autre moins. Dans le
cas des rétributions, [343e], l'un ne reçoit rien, l'autre récolte beaucoup.
Lorsque, par ailleurs, chacun d'eux exerce quelque fonction publique, ce
sera le lot de l'homme juste, quand bien même il ne subit pas d'autres
dommages, que de voir sa situation personnelle se détériorer du fait qu'il la
néglige, et de ne tirer aucunement profit de la chose publique, parce qu'il est
juste. Il se trouve par ailleurs en butte à l'hostilité de ses parents et de ses
proches, parce qu'il ne consent pas à leur rendre service au détriment de la
justice. Pour l'homme injuste, c'est tout le contraire qui lui arrive. Je parle
de celui qui, comme je le disais à l'instant, est capable de retirer [344a] des
profits considérables. C'est cet homme-là que tu dois prendre en
considération si tu veux discerner à quel point, dans le cas des particuliers,
l'injustice est plus profitable que la justice. Le plus facile pour t'en rendre
compte, c'est d'aller jusqu'à considérer l'injustice la plus totale 85 85, celle qui
rend l'homme qui la commet tout à fait heureux et qui, au contraire, fait des
victimes de l'injustice et de ceux qui refusent de la commettre des gens tout
à fait malheureux. Il s'agit du pouvoir tyrannique, qui n'y va pas petit à petit
pour s'emparer du bien d'autrui, mais le fait avec violence d'un seul coup,
qu'il s'agisse de biens sacrés et profanes, de biens privés et publics. [344b]
Prenons le cas de quelqu'un qui a commis pareille injustice, dans l'un ou
l'autre de ces domaines, et qui n'a pu le cacher : on le punira et il encourra
les blâmes les plus sévères – on traitera en effet de profanateurs, de
trafiquants d'esclaves, de perçeurs de murailles, de brigands, de voleurs tous
ceux qui ont commis de la moindre façon de tels méfaits. Prenons, au
contraire, le cas de quelqu'un qui, outre les biens des citoyens, s'est emparé
de leur personne et les a réduits en esclavage, au lieu de ces injures
ignominieuses, les gens de ce genre seront appelés heureux et fortunés, non
seulement de la part de leurs concitoyens, [344c] mais aussi de la part de
tous ceux qui prennent connaissance de ce que celui-là a commis l'injustice
la plus complète. Ce n'est pas en effet par crainte de commettre des actes
injustes, mais au contraire par crainte de la subir, que ceux qui blâment
l'injustice s'emploient à le faire. Ainsi donc, Socrate, l'injustice, quand elle
se développe suffisamment, est plus forte, plus libre, plus souveraine que la
justice, et comme je le disais au point de départ, le juste est en réalité ce qui
est l'intérêt du plus fort, et l'injuste constitue pour soi-même avantage et
profit. »
Après ces paroles [344d], Thrasymaque avait dans l'idée de s'en aller, lui
qui, comme un maître de bains, avait inondé nos oreilles du flot torrentiel
de son discours. Mais ceux qui assistaient à la discussion ne lui en
donnèrent pas la permission et le forcèrent à rester pour justifier les
propositions qu'il venait de présenter. De mon côté, je le pressai également
de rester et je lui dis :
« Thrasymaque, homme démonique 86 86, tu nous lances un tel discours et
tu te mets en tête de partir sans nous avoir expliqué correctement, et sans
même t'être assuré de savoir si la chose est comme tu le dis ou non ! Crois-
tu donc avoir entrepris de définir un sujet de peu d'importance [344e] et non
87 87
la règle de l'existence entière, celle que chacun de nous doit suivre s'il
doit vivre la vie la plus profitable ?
– Et moi, pour mon compte, dit Thrasymaque, je jugerais qu'il en va
autrement ?
– Tu en as bien l'air, dis-je, à moins que tu ne te soucies pas de nous, et
que tu n'aies pas à cœur le fait que nous mènerons une existence plus ou
moins heureuse, dans l'ignorance où nous serons de ce que toi tu affirmes
savoir. Mais, mon bon, efforce-toi donc plutôt de nous le montrer à nous
aussi, tu ne te trouveras pas plus mal [345a] de nous aider, autant que nous
sommes. Quant à moi, je te dis mon sentiment, je ne suis pas persuadé, et je
ne crois pas que l'injustice soit plus profitable que la justice, même dans le
cas où on lui donne libre cours et qu'on ne l'empêche pas de faire les actes
qu'elle souhaite faire. Allons, mon bon, admettons que quelqu'un soit
injuste et qu'il puisse commettre l'injustice, soit parce qu'il le fait de
manière cachée, soit encore qu'il ait la force de l'imposer, tu ne me
convaincras pas pour autant que cela lui est plus profitable que la justice. Je
ne suis pas seul à le penser, sans doute se trouve-t-il quelqu'un d'autre
[345b] parmi nous qui en est également convaincu. Persuade-nous donc
sérieusement, bienheureux, que nous raisonnons incorrectement quand nous
faisons de la justice quelque chose de plus grande valeur que l'injustice.
– Mais comment m'y prendre, dit-il, pour te convaincre ? Si je n'ai pas
réussi à te persuader par ce que je viens de dire, que puis-je ajouter de
plus ? Faut-il que je dépose mon discours à l'intérieur même de ton âme ?
– Par Zeus, dis-je, n'en fais rien ! Tiens-toi plutôt d'abord aux choses que
tu as dites, ou si tu modifies ta position, fais-le ouvertement et sans nous
tromper. Tu vois bien à présent, [345c] Thrasymaque, pour réexaminer ce
que nous avons dit auparavant, qu'après avoir donné d'abord la définition du
médecin véritable, tu ne t'es pas senti pour autant tenu de conserver
rigoureusement la définition du véritable berger. Tu crois au contraire qu'il
mène paître ses moutons en tant qu'il est un berger, non pas en ayant en vue
le bien ultime de son troupeau, mais plutôt comme un festoyeur qui
s'apprête à faire un bon repas à l'occasion de quelque réjouissance, ou
encore en pensant à les vendre, comme un homme d'affaires, [345d] et pas
du tout comme un berger. Or, l'art du berger n'a certainement pas souci de
quoi que ce soit d'autre que de l'objet auquel il est ordonné, dans la mesure
où il lui procure le plus grand bien possible. Quant à cet art lui-même, ce
qui le rend excellent lui est fourni de manière suffisante, en tout cas tant
qu'il ne perd pas son essence d'art pastoral. De la même manière, je croyais
tout à l'heure qu'il nous fallait tomber d'accord sur le fait que tout
gouvernement, dans la mesure où il est réellement un gouvernement,
n'envisage aucun autre bien que le bien ultime du sujet qu'il gouverne et
dont il a le soin, et cela qu'il s'agisse du gouvernement [345e] dans la sphère
politique ou dans la sphère privée. Mais toi, penses-tu que ceux qui
gouvernent dans les cités, j'entends bien ceux qui gouvernent réellement,
gouvernent de leur plein gré ?
– Non, par Zeus, dit-il, ce n'est pas une opinion, j'en ai la certitude !
– Mais quoi, Thrasymaque, repris-je, les autres fonctions de pouvoir,
n'as-tu pas réfléchi au fait que personne ne consent de son plein gré à les
exercer, mais que ceux qui le font exigent un salaire, considérant qu'il ne
découlera de cet exercice du pouvoir aucun avantage pour eux-mêmes, mais
seulement [346a] pour ceux qu'ils gouvernent ? Dis-moi seulement ceci : ne
disons-nous pas toujours que chacun des arts se différencie des autres, du
fait qu'il possède une compétence propre ? Et ne va pas répondre,
bienheureux, en disant le contraire de ce que tu penses, afin que nous
progressions un peu.
– C'est en effet sur ce point, dit-il, qu'ils sont différents.
– Chaque art ne nous procure-t-il pas un avantage particulier, et non un
avantage qui soit commun à tous comme c'est le cas de la médecine et de la
santé, de l'art du pilotage et de la sécurité dans la navigation, et ainsi de
suite pour les autres arts ?
– Tout à fait.
– Et donc l'art de gagner un salaire fournit un salaire ? C'est là, en effet,
[346b] sa compétence particulière. Irais-tu jusqu'à dire que l'art de la
médecine est le même que l'art du pilotage ? Ou bien, si tu veux proposer
une définition rigoureuse, comme tu l'as soutenu, ne convient-il pas de
penser plutôt que si un expert en navigation améliore sa santé en raison des
avantages que lui procure la navigation en mer, ce n'est pas une raison
suffisante pour appeler son art du nom d'art médical ?
– Non certes, dit-il.
– Et je ne crois pas non plus que tu appelles médecine l'art de gagner un
salaire, si d'aventure quelqu'un améliore sa santé en gagnant un salaire.
– Non, certes.
– Mais alors, la médecine serait-elle l'art de gagner un salaire parce qu'en
la pratiquant quelqu'un gagne un salaire ?
– [346c] Non, dit-il.
– Mais n'avons-nous pas reconnu que chaque art procure un avantage
particulier ?
– Admettons, dit-il.
– Or, quel que soit l'avantage que tous les experts dans un art particulier
retirent en commun, il est clair qu'ils le tirent d'un certain élément commun
et identique dont ils font usage dans leur art.
– Il semble bien, dit-il.
– Or, nous disons que les experts dans un art retirent un avantage quand
ils touchent un salaire, du fait de ce que, conjointement à leur pratique, ils
font usage de l'art de gagner un salaire. »
Il en convint avec peine.
« Ce n'est donc point de leur art particulier [346d] que provient cet
avantage qu'est la rétribution d'un salaire, mais, à regarder la question
rigoureusement, la médecine produit la santé, l'art de gagner un salaire
produit le salaire, l'art de l'architecte produit l'habitation et l'art de produire
le salaire qui vient avec lui, produit le salaire, et ainsi en est-il de tous les
autres arts : chacun accomplit ce qui est sa fonction propre et est profitable
à l'objet auquel il est ordonné. Mais si le salaire ne vient pas s'adjoindre à
l'art, l'expert dans un art retire-t-il quelque avantage de son art ?
– Il ne semble pas, dit-il.
– Mais cet art ne procure-t-il pas quelque avantage, même dans le cas
[346e] où il est exercé gratuitement ?
– Je crois bien.
– Dès lors, Thrasymaque, une chose est évidente, c'est qu'aucun art, ni
aucun commandement, ne procure ce qui est avantageux pour lui-même,
mais au contraire, comme nous l'avons dit auparavant, il ne procure et
ordonne que ce qui est avantageux au sujet commandé, parce qu'il considère
ce qui est l'intérêt du plus faible et non pas celui du plus fort. Voilà
justement pourquoi, mon cher Thrasymaque, je soutenais tout à l'heure que
personne ne consent de son plein gré à commander et à prendre en main le
redressement des maux d'autrui, et qu'on exige plutôt un salaire, parce que
celui qui s'efforce de bien [347a] exercer son art, ne réalise ni ne commande
jamais pour lui-même le bien ultime, dans la fonction même de commander
88 88
selon son art , mais toujours pour le sujet auquel il commande. C'est
pour cette raison, semble-t-il, qu'il convient d'accorder un salaire à ceux qui
sont disposés à consentir à la fonction de commandement, soit de l'argent,
soit des honneurs, et de prévoir une punition s'ils le refusent.
– Que veux-tu dire par là, Socrate ? demanda Glaucon. Je comprends
qu'il s'agit de deux salaires distincts, mais cette punition dont tu parles et
comment tu l'associes à la part du salaire, je ne le saisis pas.
– C'est parce que tu ne saisis pas, dis-je, ce qu'est le salaire des meilleurs,
[347b] celui pour lequel les plus compétents exercent le commandement,
quand ils consentent à le faire. Ne sais-tu pas que l'amour des honneurs et
de la richesse passe pour une attitude répréhensible, et qu'elle l'est de fait ?
– Je le sais, dit-il.
– Pour cette raison, dès lors, repris-je, ce n'est pas pour les richesses ni
pour les honneurs que les gens de bien consentent à gouverner : ils ne
souhaitent aucunement être considérés comme des salariés en exerçant
ouvertement leur fonction de commander contre un salaire, pas plus qu'ils
ne souhaitent être traités de voleurs en retirant personnellement de leur
fonction des avantages occultes. Ils ne le font pas davantage en vue des
honneurs, car ils ne recherchent pas les honneurs. Il est donc nécessaire
[347c] que la perspective d'une punition vienne les contraindre à s'engager,
s'ils doivent consentir à prendre le commandement. De là vient, pour celui
qui s'engage spontanément dans l'exercice du gouvernement sans avoir subi
la pression de la contrainte, le risque de s'attacher une réputation
déshonorante. Or, la punition la plus sévère est d'être commandé par
quelqu'un de plus médiocre que soi, si on ne consent pas à gouverner soi-
même. C'est parce qu'ils redoutent cette punition, me semble-t-il, que les
gens valeureux prennent le pouvoir quand ils le font. Ils s'engagent alors
dans l'exercice du gouvernement sans rechercher leur intérêt personnel, ni
comme s'ils en attendaient de l'agrément, mais bien par nécessité, et parce
qu'il ne leur est pas loisible [347d] de confier le pouvoir à des gens
meilleurs qu'eux-mêmes ou tout simplement semblables à eux. Si d'aventure
une cité composée d'hommes de bien 89 89 venait à exister, l'abstention des
fonctions de gouvernement serait l'objet de bien des rivalités, comme on le
fait à présent pour parvenir à gouverner, et il serait tout à fait manifeste que
le gouvernant véritable n'est pas disposé naturellement à rechercher son
intérêt personnel, mais bien celui du sujet qu'il gouverne. Dès lors,
quiconque a pris conscience de cela choisirait de recevoir l'aide d'autrui
plutôt que de prendre la peine d'aider autrui. Sur ce point donc, je ne
m'accorde aucunement avec Thrasymaque, lui qui soutient que le juste est
ce qui est l'intérêt du plus fort, mais nous pourrons en poursuivre l'examen à
une autre occasion. De beaucoup plus important me semble ce que dit à
présent Thrasymaque, quand il affirme que la vie de l'injuste est plus
heureuse que celle de l'homme juste. Mais toi, Glaucon, dis-je, laquelle
choisirais-tu ? De quelle position dirais-tu qu'elle est la plus vraie ?
– L'existence du juste est à mon avis plus profitable.
– [348a] Tu as bien entendu, dis-je, Thrasymaque passer en revue à
90 90
l'instant tous les bienfaits de l'existence de l'homme injuste ?
– Je l'ai entendu, dit-il, mais je ne suis pas convaincu.
– Alors, veux-tu que nous le persuadions, si nous pouvons en trouver le
moyen, qu'il n'a pas raison ?
– Comment ne le voudrais-je pas ? dit-il.
– Si donc, repris-je, nous exposons, en opposant argument contre
argument 91 91, tous les bienfaits qu'à son tour recèle l'existence juste, et que
par la suite il réplique, et que nous proposions un autre argument, il faudra
faire le compte des biens et mesurer ce que, chacun de nous, nous aurons
avancé [348b] dans nos arguments respectifs, et nous aurons besoin
d'arbitres pour nous départager. Si, au contraire, nous examinons la question
comme tout à l'heure, en nous mettant d'accord entre nous au fur et à
mesure, alors nous serons en même temps arbitres et orateurs.
– Exact, dit-il.
– Laquelle de ces deux méthodes, dis-je, te plaît davantage ?
– Celle-ci, la dernière.
– Eh bien, allons-y, Thrasymaque, repris-je, réponds-nous en reprenant
depuis le début. Tu soutiens que la parfaite injustice est plus profitable que
la justice parfaite ?
– C'est exactement ce que je soutiens [348c], dit-il, et j'ai exposé mes
raisons.
– Eh bien, voyons, comment présenterais-tu la question dans la
perspective de ces deux positions ? Donnes-tu à l'une des deux le nom de
vertu, et à l'autre le nom de vice ?
– Comment l'éviter ?
– Alors, tu appelleras vertu la justice, et vice l'injustice ?
– Vraisemblablement, mon cher, dit-il, alors que j'affirme précisément
que c'est l'injustice qui est profitable et que la justice ne l'est pas.
– Mais alors, qu'en est-il ?
– C'est le contraire, répondit-il.
– C'est la justice qui est un vice ?
– [348d] Non, mais il s'agit simplement de l'ingénuité d'une bonne
92 92
nature .
– Alors, l'injustice serait à tes yeux une nature malicieuse ?
– Non, dit-il, elle est plutôt un discernement judicieux 93 93.
– Selon toi, Thrasymaque, les hommes injustes sont à la fois des sages
prudents et des gens de bien 94 94 ?
95 95
– Oui, dit-il, ceux qui peuvent être entièrement injustes , ceux qui sont
capables de soumettre des cités et des nations entières d'hommes. Tu penses
peut-être que je parle des coupeurs de bourses. Bien sûr, dit-il, de telles
activités aussi apportent leur profit tant qu'elles passent inaperçues, mais
elles ne méritent pas qu'on en parle à côté de celles que je viens de
mentionner.
– [348e] Je n'ignore pas, dis-je, ce à quoi tu réfères, mais je suis étonné
de te voir ranger l'injustice aux côtés de la vertu et de la sagesse, et la
justice avec leur contraire.
– Et pourtant, c'est bien ainsi que je les range.
– Voilà, dis-je, qui devient plus rigide, camarade, il n'est guère facile de
voir quoi dire ensuite. Car, si tu posais que l'injustice est profitable, tout en
concédant qu'il s'agit d'un vice ou d'une chose honteuse, comme certains
autres le font, nous aurions de quoi te répondre, en évoquant les opinions
communes. Mais à présent, de toute évidence, tu t'apprêtes à soutenir qu'il
s'agit de quelque chose de bien et de prestigieux, et tu es sur le point de lui
attribuer toutes les autres qualités [349a] que nous attribuions pour notre
part au juste, puisque tu as eu l'audace de ranger l'injuste au rang de la vertu
et de la sagesse.
– Tu prédis la vérité même, dit-il.
– Il n'y a pourtant pas lieu, repris-je, de se rebiffer et il faut poursuivre
notre examen en argumentant tant et aussi longtemps que je pourrai
présupposer que tu dis ce que tu penses. Car tu me sembles, Thrasymaque,
faire à présent cet examen en toute simplicité et dire ce que tu estimes vrai.
– Quelle différence cela fait-il pour toi, dit-il, si c'est ce que je pense ou
non ? Tâche plutôt de réfuter l'argument.
– [349b] Peu m'importe en effet, dis-je. Mais essaie de ton côté de
répondre aux questions suivantes. Crois-tu que l'homme juste voudra
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prendre avantage de quelque manière de l'homme juste ?
– Jamais, dit-il, autrement il ne serait plus l'ingénu civilisé qu'il est à
présent.
– Mais quoi, ne voudra-t-il pas prendre avantage de l'action juste ?
– D'une action injuste non plus, dit-il.
– Et de l'homme injuste, penserait-il prendre avantage et jugerait-il juste
de le faire, ou alors le jugerait-il injuste ?
– Il jugerait que c'est juste, dit-il, et il le penserait, mais sans être capable
de s'y résoudre.
– Mais ce n'est pas cela, dis-je, que je te demande, mais bien si le juste
[349c] ne penserait pas prendre avantage du juste, et ne le souhaiterait pas,
alors qu'il le penserait de l'homme injuste ?
– C'est bien le cas, dit-il.
– Et qu'en est-il pour l'homme injuste ? Croirait-il légitime de prendre
avantage du juste et de l'action juste ?
– Comment ne le ferait-il pas, dit-il, lui qui considère légitime de prendre
avantage de tout le monde ?
– Ainsi donc, l'homme injuste prendra avantage même de l'homme
injuste et de l'action injuste, et il fera tous les efforts nécessaires en vue
d'exploiter au maximum tout le monde ?
– C'est cela.
– Voilà que nous avons établi quelque chose, dis-je. Le juste ne prend pas
avantage de son semblable, mais de celui qui n'est pas juste comme lui,
tandis que l'homme injuste prend avantage [349d] de son semblable comme
de celui qui n'est pas comme lui.
– Tu le formules superbement, dit-il.
– Or l'injuste, dis-je, est sage et bon, alors que le juste n'est ni l'un ni
l'autre.
– Cela aussi est bien dit, dit-il.
– Ainsi donc, repris-je, l'homme injuste ressemble à l'homme sage et bon,
et l'homme juste ne leur ressemble pas ?
– Comment, en effet, dit-il, celui qui possède ces qualités pourrait-il ne
pas ressembler à ceux qui les possèdent également, alors que l'autre qui ne
les possède pas leur ressemblerait ?
– Bien. Ainsi chacun des deux est donc tel que ceux auxquels il
ressemble ?
– Mais que peut-il être d'autre ? dit-il.
– Soit, Thrasymaque. Dis-tu que tel homme est musicien, alors que tel
autre [349e] est étranger à l'art de la musique ?
– Je l'affirme.
– Lequel est sage, lequel est dépourvu de sagesse ?
– C'est le musicien qui est sage, bien sûr, et celui qui est étranger à l'art
musical est dépourvu de sagesse.
– Et celui qui est sage, n'est-il pas bon aussi dans le domaine où il est
sage, alors que celui qui est dépourvu de sagesse est mauvais dans le
domaine où il n'est pas sage ?
– Si.
– Et qu'en est-il de l'expert dans l'art médical ? N'en va-t-il pas de même
pour lui ?
– Oui, il en va de même.
– Et alors, excellent homme, te semble-t-il que l'homme musicien qui
accorde sa lyre consentira à prendre avantage de l'homme musicien dans
l'action de tendre ou de détendre les cordes, et estimera légitime de tirer
profit de lui ?
– Je ne crois pas.
– Et qu'en sera-t-il d'un homme dépourvu d'art musical ?
– Oui, forcément, dit-il.
– Qu'en sera-t-il de l'expert en médecine ? [350a] Dans l'art de prescrire
le régime pour s'alimenter et boire, consentira-t-il à prendre avantage d'un
expert médical, ou même du savoir médical ?
– Non, certes.
– Le fera-t-il d'un homme non expert en médecine ?
– Oui.
– Vois de même, en considérant tout savoir comme toute absence de
savoir, s'il te paraît que quelque expert que ce soit consentirait à prendre
avantage, soit en actions, soit en paroles, d'un autre expert, ou s'il ne serait
pas plutôt désireux de réaliser les mêmes choses que son semblable en
poursuivant la même activité.
– Mais peut-être, dit-il, faut-il reconnaître qu'il en va de cette manière.
– Qu'en sera-t-il de celui qui ne possède pas le savoir ? Ne voudra-t-il pas
prendre avantage sans distinction de celui qui possède le savoir [350b] et de
celui qui en est dépourvu ?
– Peut-être.
– Et celui qui possède le savoir est sage ?
– Je le soutiens.
– Et le sage est bon ?
– Je le soutiens.
– Celui qui est bon et sage ne consentira pas à prendre avantage de son
semblable, mais bien de celui qui n'est pas son semblable et qui est son
contraire ?
– Il me semble, dit-il.
– Tandis que celui qui est méchant et ignorant voudra prendre avantage
de son semblable comme de son contraire ?
– Il semble.
– Or justement, Thrasymaque, dis-je, l'homme injuste ne tire-t-il pas
avantage selon nous aussi bien de celui qui ne lui ressemble pas que de son
semblable ? N'est-ce pas ce que tu as dit ?
– C'est ce que j'ai dit, dit-il.
– Le juste ne [350c] tirera donc pas avantage de son semblable, mais de
celui qui ne lui ressemble pas ?
– Oui.
– L'homme juste ressemble donc, dis-je, à l'homme sage et bon, alors que
l'homme injuste ressemble à l'homme méchant et ignorant.
– Il y a des chances.
– Nous avons pourtant convenu que chacun des deux tient vraiment de
chacun de ceux auxquels il ressemble.
– Nous sommes tombés d'accord là-dessus.
– Il est donc démontré que l'homme juste est à la fois bon et sage, alors
que l'homme injuste est ignorant et méchant. »
Thrasymaque donna son accord sur tous ces points, pas aussi aisément
que je le rapporte maintenant, mais [350d] en se rebiffant et à grand-peine.
Il suait abondamment, d'autant que c'était le cœur de l'été, et je constatai
alors ce que je n'avais jamais observé jusque-là : Thrasymaque rougissait.
Mais après être convenus que la justice est vertu et sagesse, et l'injustice
vice et ignorance, je repris :
« Entendu, ce point est établi pour nous, mais nous avons affirmé
également que l'injustice est aussi une force considérable, ne t'en souviens-
tu pas, Thrasymaque ?
– Je m'en souviens, dit-il. Mais pour ma part, je ne suis pas heureux de ce
que tu viens de dire, et j'ai quelque chose à dire à ce propos. Mais si je
prends la parole, je sais bien [350e] que tu m'accuseras de faire une
harangue. Laisse-moi donc m'exprimer comme je le souhaite, ou, si tu veux
interroger, fais-le. Moi, de mon côté, ainsi qu'envers les vieilles femmes qui
racontent des histoires, je répondrai par un oui ou un non, d'un signe de la
tête.
– Au moins, dis-je, ne réponds pas contre ta pensée.
– Comme il te plaira, dit-il, puisque tu ne me permets pas de parler. Mais
que souhaites-tu de plus ?
– Rien, par Zeus, dis-je, mais si vraiment tu veux faire ainsi, fais-le. Moi,
je vais t'interroger.
– Eh bien, interroge.
– Je te poserai donc la même question que tout à l'heure, [351a] dans le
but de conduire à son terme notre discussion sur la question : qu'est-ce donc
que la justice par comparaison avec l'injustice ? On a affirmé, à un moment
donné, que l'injustice était plus puissante et plus forte que la justice. Mais à
présent, dis-je, s'il est vrai que la justice est sagesse et vertu, il est facile, je
pense, de montrer qu'elle est plus forte que l'injustice, puisque l'injustice est
ignorance. Personne ne va contester ce point. Je ne vais pas pour autant,
Thrasymaque, recourir à quelque chose d'aussi simple, je compte plutôt
examiner la chose d'une autre manière. N'existe-t-il pas, dis-moi, une cité
qui soit injuste [351b] et qui entreprenne d'asservir d'autres cités de manière
injuste, ou qui en réduise plusieurs en esclavage sous sa domination ?
– Sans doute, dit-il. La cité la meilleure, celle qui est parfaitement injuste
sera d'ailleurs la première à le faire.
– Je comprends, dis-je, que telle était bien ta position. Mais je concentre
mon examen sur le point suivant. Est-ce qu'une cité qui devient plus forte
qu'une autre cité peut exercer son pouvoir en se passant de la justice, ou
sera-t-il nécessaire que cette cité ait recours à la justice ?
– S'il en va, dit-il, comme tu le disais tout à l'heure, [351c] c'est-à-dire si
la justice est sagesse, alors elle doit recourir à la justice. Si au contraire il en
est comme moi je le disais, alors elle devra recourir à l'injustice.
– Je me réjouis tout à fait, cher Thrasymaque, dis-je, que tu ne fasses pas
que hocher la tête et que tu me répondes si bien.
– C'est que je veux te faire plaisir, dit-il.
– Tu fais bien, mais fais-moi un plaisir de plus et dis-moi : crois-tu
qu'une cité, une armée, un bande de brigands ou de voleurs, ou tout autre
groupe engagé ensemble dans une activité injuste, pourrait réussir si ses
membres étaient injustes les uns envers les autres ?
– [351d] Non, certes, dit-il.
– Et s'ils évitaient d'être injustes, ne réussiraient-ils pas mieux ?
– Tout à fait.
97 97
– Ce sont en effet des dissensions , Thrasymaque, que l'injustice
engendre parmi eux, et aussi sans doute des haines et des conflits, alors que
la justice engendre la concorde et l'amitié, n'est-ce pas ?
– Admettons, dit-il, je ne veux pas de différend avec toi.
– Mais tu es vraiment accommodant, excellent homme. Mais dis-moi
encore une chose : si c'est l'œuvre propre de l'injustice que de susciter la
haine partout où elle surgit, que ce soit chez les hommes libres ou chez les
esclaves, ne les conduira-t-elle pas à se haïr les uns les autres, à s'engager
dans des conflits, et ne les rendra-t-elle pas incapables de s'engager [351e]
les uns les autres dans une entreprise commune ?
– Si, certainement.
– Et si l'injustice se produit entre deux personnes ? Ne seront-elles pas en
conflit, ne se haïront-elles pas, ne deviendront-elles pas hostiles l'une à
l'égard de l'autre, comme elles le sont à l'égard des justes ?
– Elles le seront, dit-il.
– Et dans le cas, homme merveilleux, où l'injustice se produit dans un
seul individu, est-ce qu'elle ne perdra pas sa propre puissance, ou alors la
conservera-t-elle sans affaiblissement ?
– Elle demeurera sans aucun affaiblissement, dit-il.
– Est-ce donc alors qu'elle apparaît détentrice d'une telle puissance que,
quelle que soit l'entité où elle surgisse – ville, nation, armée, un groupe
quelconque – elle ait pour premier résultat de la rendre incapable [352a]
d'agir en accord avec elle-même, en raison de la dissension et de la discorde
qu'elle entraîne, et ensuite de la rendre ennemie d'elle-même et de tout un
chacun qui est son opposé et qui est juste ? N'est-ce pas le cas ?
– Si, tout à fait.
– Et dans le cas où elle se trouve dans un seul individu, je pense qu'elle
produira les mêmes effets, puisqu'il est dans sa nature de les produire. En
premier lieu, elle le rendra incapable d'agir : il deviendra la proie de la
dissension interne le rendant incapable de trouver un accord intérieur avec
lui-même, et ensuite il deviendra ennemi de lui-même aussi bien que des
personnes justes. N'est-ce pas le cas ?
– Oui.
– Mais, mon ami, les dieux ne sont-ils pas aussi justes 98 98 ?
– Admettons, [352b] dit-il.
– Et donc l'homme injuste sera l'ennemi des dieux, Thrasymaque, et le
juste sera leur ami ?
– Régale-toi de ton discours, dit-il, frondeur. Car ce n'est pas moi qui vais
te contredire, de crainte de me mettre à dos ceux qui sont ici.
– Eh bien, allons, repris-je, gave-moi du reste du festin en continuant à
me répondre comme à présent. Les hommes justes nous paraissent plus
sages, meilleurs et davantage capables d'agir, alors que les hommes injustes
semblent même incapables d'agir les uns avec les autres, [352c] et lorsque
nous affirmons de certains d'entre eux que, tout en étant injustes, ils ont à
l'occasion réalisé avec vigueur, les uns avec les autres, une entreprise en
commun, cela nous déclarons que c'est une complète fausseté. Car s'ils
avaient été vraiment injustes, ils ne se seraient pas épargnés les uns les
autres, et il est évident qu'il se trouvait chez eux une certaine justice qui les
empêchait de commettre des injustices les uns envers les autres dans le
moment même où ils le faisaient contre les autres, et c'est pour cette raison
qu'ils ont pu faire ce qu'ils ont fait. Ils ont mis leur énergie dans leurs actes
injustes, alors qu'ils n'étaient en fait qu'à moitié corrompus par leur
injustice, puisque ceux qui sont totalement dépravés et absolument injustes
sont incapables d'agir. Voilà [352d] comment je comprends le cours des
choses, et ce n'est pas selon la perspective que tu as posée au point de
départ. Il faut maintenant examiner si les justes vivent une existence
meilleure que les injustes, et s'ils sont plus heureux qu'eux, question que
nous nous étions proposé d'examiner dès le début. Il semble bien à présent
qu'ils le soient, c'est en tout cas mon opinion, d'après les propos que nous
avons tenus. Il faut néanmoins approfondir l'examen, car notre discussion
ne porte pas sur quelque question arbitraire, mais sur la règle particulière
selon laquelle il faut vivre.
– Examine donc, dit-il.
– Je poursuis l'examen, dis-je. Alors, dis-moi, existe-t-il selon toi une
99 99
fonction propre du cheval ?
– [352e] Selon moi, oui.
– Alors, est-ce que tu poserais comme la fonction propre du cheval, ou de
quoi que ce soit d'autre, ce qu'il est seul à pouvoir exécuter par lui-même,
ou en tout cas le plus parfaitement ?
– Je ne comprends pas, dit-il.
– Alors, procédons de la manière suivante. Existe-t-il quelque chose
d'autre que les yeux qui te permette de voir ?
– Non, certes.
– Et alors, quelque chose d'autre que les oreilles pour entendre ?
– Rien d'autre.
– Dès lors, nous affirmerions à juste titre qu'il s'agit là de leur fonction
propre ?
– Assurément.
– Mais encore, [353a] ne pourrais-tu tailler le sarment de vigne avec un
coutelas, une hachette et beaucoup d'autres outils ?
– Pourquoi pas ?
– Mais aucun, je pense, ne ferait le travail aussi bien qu'une serpette faite
exprès pour cette tâche.
– C'est vrai.
– N'admettons-nous pas dès lors que c'est là la fonction propre de la
serpette ?
– Nous le poserons, en effet.
– Maintenant donc, je pense, tu saisiras mieux ce que je disais tout à
l'heure, quand je te demandais si la fonction propre de quelque chose n'est
pas ce qu'elle est seule à effectuer, ou en tout cas ce qu'elle réalise plus
parfaitement que toutes les autres.
– Oui, je comprends, et à mon avis, il s'agit bien là de ce qui constitue
[353b] la fonction propre de chaque chose.
– Bien, dis-je. Or, pour toute chose à laquelle une fonction particulière est
associée, n'existe-t-il pas, selon toi également, une excellence ? Et pour en
revenir à ce que je disais tantôt, il existe bien, disons-nous, une fonction
propre des yeux ?
– Elle existe.
– Il existe donc également une excellence des yeux ?
– Une excellence aussi.
– Et alors, il y avait aussi une fonction propre des oreilles ?
– Oui.
– Et donc une excellence aussi ?
– Une excellence aussi.
– Et il en va de même pour toutes les autres choses ? N'est-ce pas le cas ?
– C'est le cas.
– Mais voilà, est-ce que les yeux pourraient accomplir convenablement
leur fonction propre s'ils étaient dépourvus [353c] de leur excellence propre,
et qu'à la place de l'excellence, ils aient le défaut ?
– Comment est-ce possible ? dit-il. Tu fais sans doute allusion au fait
qu'au lieu de posséder la vision, ce serait la cécité.
– Peu importe ce qu'est leur excellence, dis-je. Ce n'est pas l'objet
particulier de mon questionnement, mais je demande plutôt si c'est grâce à
son excellence propre que ce qui est doté d'une fonction propre accomplit
bien ses œuvres, ou si c'est par le défaut qu'il l'accomplit mal ?
– Sur ce point en tout cas tu dis vrai, dit-il.
– Donc les oreilles aussi, si elles sont privées de leur excellence propre,
accompliront mal leur fonction particulière ?
– Certainement.
-Formulerons-nous [353d] le même argument pour toutes les autres
choses ?
– À mon avis, oui.
– Allons, poursuivons en examinant le point suivant. Existe-t-il une
fonction propre de l'âme, une fonction qui ne peut être achevée par le
moyen d'aucun des êtres existants, nul d'entre eux, quelque chose qui soit à
peu près du genre suivant : se soucier, commander, délibérer, et toutes les
fonctions de ce genre ? Est-il pensable d'attribuer ces fonctions à quoi que
ce soit d'autre qu'à l'âme, et ne devrions-nous pas affirmer qu'elles en sont
les fonctions spécifiques ?
– À rien d'autre.
– Et le fait de vivre maintenant ? Ne dirons-nous pas qu'il s'agit d'une
fonction de l'âme ?
– Tout à fait, dit-il.
– Et dès lors, ne dirons-nous pas qu'il existe une excellence propre de
l'âme ?
– Nous l'affirmerons.
– [353e] Est-ce que l'âme accomplira jamais bien ses fonctions propres,
Thrasymaque, si elle est privée de son excellence propre, ou est-ce
impossible ?
– C'est impossible.
– Ainsi donc, une âme mauvaise gouvernera nécessairement mal, elle
prendra mal soin des choses, alors que nécessairement l'âme bonne les
réussira toutes.
– C'est une nécessité.
– Ne sommes-nous pas tombés d'accord que la justice est une vertu, et
que l'injustice est un vice ?
– Nous l'avons reconnu, en effet.
– Par conséquent, l'âme juste et l'homme juste vivront bien, alors que
l'injuste vivra mal.
– C'est ce que semble montrer ton raisonnement, dit-il.
100 100
– [354a] Mais assurément, celui qui vit bien est bienheureux et
rempli de bonheur, celui qui ne vit pas bien, le contraire.
– Sans doute.
– Ainsi donc, l'homme juste est heureux, l'homme injuste malheureux.
– Admettons, dit-il.
– Mais le malheur ne présente aucun avantage, alors que le bonheur est
avantageux.
– Sans doute.
– Dès lors, bienheureux Thrasymaque, l'injustice ne présentera jamais
plus d'avantages que la justice.
– Que cela soit pour toi, Socrate, ton festin des Bendidies.
– C'est grâce à toi, Thrasymaque, répondis-je, car tu es devenu gentil et
tu as cessé de faire le difficile. On ne peut pas dire que je me sois régalé
parfaitement, mais [354b] c'est ma faute, pas la tienne. Comme les gloutons
qui ne cessent de piquer dans tous les plats qu'on leur présente, sans avoir
goûté le plat précédent de manière appropriée, moi aussi je pense avoir fait
de même : avant d'avoir trouvé ce que nous examinions au point de départ,
à savoir ce que peut bien être le juste, laissant cette question de côté, j'ai
concentré mon effort sur l'examen de la question suivante : la justice est-
elle vice et ignorance, ou est-elle sagesse et vertu ? Puis, un nouvel
argument ayant surgi, à savoir que l'injustice procure plus d'avantages que
la justice, je n'ai pas pu m'empêcher de laisser le sujet précédent pour aller
vers cette question, avec le résultat que [354c] maintenant la discussion n'a
produit aucun savoir. Car tant que je ne sais pas ce qu'est le juste, je saurai
encore moins s'il s'agit d'une vertu ou non, et si celui qui la possède est
malheureux ou heureux. »
Livre II

[357a]
En ce qui me concerne, j'avais parlé ainsi et je croyais être déchargé de la
responsabilité de la discussion, mais apparemment il ne s'agissait que d'un
prologue. Car Glaucon, qui se montre toujours l'homme le plus valeureux 1 1
envers et contre tous, ne manqua pas cette fois encore l'occasion de
s'opposer à la retraite de Thrasymaque 2 2, et il dit :
« Socrate, souhaites-tu seulement avoir l'air de nous convaincre, ou veux-
tu [357b] nous persuader réellement que le juste est de toute façon
préférable 3 3 à l'injuste ?
– Vous en persuader réellement, dis-je, voilà ce que je choisirais si cela
dépendait de moi.
– Alors, dit-il, tu ne fais pas ce que tu veux. Dis-moi, en effet, n'existe-t-il
pas, selon toi, un bien d'une telle sorte 4 4 que nous acceptons de le posséder
non pas en fonction du désir de ce qu'il en résultera, mais parce que nous
l'aimons pour lui-même 5 5, comme c'est le cas de la joie et de tous ces
plaisirs innocents, et qui n'engendrent par la suite rien d'autre que de la joie
pour celui qui les possède ?
– Je crois pour ma part, répondis-je, qu'il existe un bien de cette sorte.
– [357c] Mais alors, n'existe-t-il pas également un bien que nous aimons
pour lui-même et aussi pour ce qui en découle, comme par exemple être
réfléchi, voir, être en santé ? De tels biens, en effet, nous les chérissons en
quelque sorte à double titre.
– Si, dis-je.
– Ne vois-tu pas une troisième espèce de biens, au sein de laquelle nous
trouvons le fait de faire de l'exercice, le fait de soigner le malade, la
pratique de la médecine, et toute autre pratique lucrative ? Nous avons
tendance à parler de ces biens comme de choses qui demandent un effort,
mais qui nous rendent service, et ce n'est pas pour eux-mêmes [357d] que
nous acceptons de les posséder, mais pour les salaires et les autres
avantages qui en découlent.
– Il y a bien en effet cette troisième espèce, dis-je, mais alors ?
– Dans laquelle de ces espèces, dit-il, places-tu la justice ?
– Je pense, dis-je, [358a] que c'est dans la plus belle, celle du bien 6 6 que
doit aimer, à la fois pour lui-même et pour ce qui en découle, celui qui a le
désir d'être bienheureux.
– Ce n'est pourtant pas l'opinion courante, dit-il, la plupart des gens la
classent dans l'espèce des biens pénibles, une espèce dont il faut s'occuper
en vue des salaires et de la bonne réputation que l'opinion lui confère, mais
qu'il faut fuir en tant que telle en raison de son caractère difficile.
– Je sais bien, dis-je, que c'est l'opinion habituelle, et il y a longtemps que
Thrasymaque dénigre la justice en la présentant comme une chose de ce
genre, alors qu'il fait l'éloge de l'injustice. Mais moi, semble-t-il, je suis du
genre qui ne comprend pas facilement.
– Eh bien, soit, [358b] dit-il, écoute ce que j'ai à dire moi aussi, pour voir
si tu seras de mon avis. Thrasymaque, me semble-t-il, a cédé plus
rapidement que nécessaire, fasciné par toi comme par un serpent. En ce qui
me concerne, la démonstration de chacune des thèses n'est aucunement ce
que j'avais en tête. Je suis désireux d'entendre ce qu'est chacune, justice et
injustice, et quel pouvoir chacune possède 7 7, existant en elle-même et par
elle-même 8 8 dans l'âme, en mettant de côté les salaires et les conséquences
qui en découlent. Voici comment je compte procéder, si tu le juges à propos.
Je vais passer en revue l'argument de Thrasymaque et je présenterai d'abord
[358c] ce qu'est la justice 9 9 telle qu'on en parle ordinairement, et d'où elle
émane. En second lieu, je montrerai que tous ceux qui en font l'objet de leur
occupation le font contre leur gré et parce qu'ils y sont contraints, et non pas
parce qu'elle est un bien. En troisième lieu, je montrerai qu'ils agissent ainsi
de manière apparemment raisonnable, parce que, à les entendre, l'existence
de l'homme injuste est évidemment bien meilleure que celle du juste. Quant
à moi, Socrate, ce n'est pas mon avis : je suis en fait perplexe, j'ai les
oreilles bourdonnantes à force d'écouter Thrasymaque et des milliers
d'autres, alors que je n'ai encore entendu personne présenter comme je le
souhaiterais l'argument soutenant [358d] la supériorité de la justice sur
l'injustice. Je souhaiterais, en effet, l'entendre louer en elle-même et pour
elle-même, et c'est en m'adressant à toi que je crois pouvoir le réclamer.
Pour cette raison, je vais m'appliquer du mieux que je peux à faire un éloge
de l'existence injuste, et cela fait, je te montrerai de quelle manière je
souhaiterais à mon tour t'entendre blâmer l'injustice et faire l'éloge de la
justice. Mais vois si ce que je propose est aussi ce que tu souhaites.
– C'est ce que je souhaite le plus, dis-je. Est-il un autre sujet [358e] sur
lequel un homme sensé se réjouisse de parler et d'entendre parler aussi
souvent que celui-là ?
– Paroles excellentes ! dit-il. Écoute maintenant ce que j'ai dit que je
présenterais en premier sur le sujet, ce qu'est et d'où provient la justice.
10 10
« On répète, en effet, que commettre l'injustice est par nature un bien,
et que le fait de subir l'injustice est un mal ; on dit aussi que subir l'injustice
représente un mal plus grand que le bien qui consiste à la commettre. Par
conséquent, lorsque les hommes commettent des injustices les uns envers
les autres, et lorsqu'ils en subissent, et qu'ils font l'expérience des deux,
commettre et subir l'injustice, ceux qui sont incapables de fuir le mal et
[359a] de choisir le bien jugent qu'il leur sera profitable de passer un accord
les uns avec les autres pour ne plus commettre ni subir l'injustice. C'est dans
cette situation qu'ils commencèrent à édicter leurs lois 11 11 et leurs
conventions, et ils appelèrent la prescription instituée par la loi “ce qui est
légal” et “ce qui est juste”. Telle est bien l'origine et l'essence de la justice :
elle tient une position intermédiaire entre ce qui est le bien suprême, qui est
d'être injuste sans qu'on puisse nous rendre justice, et ce qui est le pire,
c'est-à-dire de subir l'injustice et d'être impuissant à venger l'honneur ainsi
flétri. Le juste se trouve au milieu de ces deux extrêmes, il n'est pas aimé
[359b] comme un bien, mais il est honoré seulement parce qu'on est
impuissant à commettre l'injustice <en toute impunité>. Car celui qui est en
mesure de commettre l'injustice et qui est réellement un homme ne
s'engagerait jamais dans une convention pour empêcher de commettre
l'injustice et de la subir. Il serait bien fou de le faire. Voilà donc, Socrate, la
nature de la justice, ce qu'elle est et quelle elle est, et quelles sont par nature
ses origines, comme on le dit.
« Que ceux qui pratiquent la justice le fassent contre leur gré et par
impuissance à commettre l'injustice, nous le saisirons très bien si nous nous
représentons en pensée la situation suivante. [359c] Accordons à l'homme
juste et à l'homme injuste un même pouvoir de faire ce qu'ils souhaitent ;
ensuite, accompagnons-les et regardons où le désir de chacun va les guider.
Nous trouverons l'homme juste s'engageant à découvert sur le même
12 12
chemin que l'homme injuste, mû par son appétit du gain cela même que
toute la nature poursuit naturellement comme un bien, mais qui se voit
ramené par la force de la loi au respect de l'équité. Pour que le pouvoir dont
je parle soit porté à sa limite, il faudrait leur donner à tous les deux les
capacités qui autrefois, selon ce qu'on rapporte, étaient échues [359d] à
l'ancêtre de Gygès le Lydien 13 13. Celui-ci était un berger au service de celui
qui régnait alors sur la Lydie. Après un gros orage et un tremblement de
terre, le sol s'était fissuré et une crevasse s'était formée à l'endroit où il
faisait paître son troupeau. Cette vue l'émerveilla et il y descendit pour voir,
entre autres merveilles qu'on rapporte, un cheval d'airain creux, percé de
petites ouvertures à travers lesquelles, ayant glissé la tête, il aperçut un
cadavre, qui était apparemment celui d'un géant. Ce mort n'avait rien sur
lui, [359e] si ce n'est un anneau d'or à la main, qu'il prit avant de remonter.
À l'occasion de la réunion coutumière des bergers, au cours de laquelle ils
communiquaient au roi ce qui concernait le troupeau pour le mois courant,
notre berger se présenta portant au doigt son anneau. Ayant pris place avec
les autres, il tourna par hasard le chaton de l'anneau vers la paume de sa
main. Cela s'était à peine produit qu'il devint [360a] invisible aux yeux de
ceux qui étaient rassemblés autour de lui et qui se mirent à parler de lui,
comme s'il avait quitté l'assemblée. Il en fut stupéfait et, manipulant
l'anneau en sens inverse, il tourna le chaton vers l'extérieur : ce faisant, il
redevint aussitôt visible. Prenant conscience de ce phénomène, il essaya de
nouveau de manier l'anneau pour vérifier qu'il avait bien ce pouvoir, et la
chose se répéta de la même manière : s'il tournait le chaton vers l'intérieur,
il devenait invisible ; s'il le tournait vers l'extérieur, il devenait visible. Fort
de cette observation, il s'arrangea aussitôt pour faire partie des messagers
délégués auprès du roi [360b] et parvenu au palais, il séduisit la reine. Avec
sa complicité, il tua le roi et s'empara ce faisant du pouvoir. Supposons à
présent qu'il existe deux anneaux de ce genre, l'un au doigt du juste, l'autre
au doigt de l'injuste : il n'y aurait personne, semble-t-il, d'assez résistant
pour se maintenir dans la justice et avoir la force de ne pas attenter aux
biens d'autrui et de ne pas y toucher, alors qu'il aurait le pouvoir de prendre
impunément au marché ce dont il aurait envie, de pénétrer dans [360c] les
maisons pour s'unir à qui lui plairait, et de tuer les uns, libérer les autres de
leurs chaînes selon son gré, et d'accomplir ainsi dans la société humaine
tout ce qu'il voudrait, à l'égal d'un dieu 14 14. S'il se comportait de la sorte, il
ne ferait rien de différent de l'autre, et de fait les deux tendraient au même
but. On pourrait alors affirmer qu'on tient là une preuve de poids que
personne n'est juste de son plein gré 15 15, mais en y étant contraint, compte
tenu du fait qu'on ne l'est pas personnellement en vue d'un bien : partout, en
effet, où chacun croit possible pour lui de commettre l'injustice, il le fait.
Car tout homme croit que l'injustice lui est [360d] beaucoup plus
avantageuse individuellement que la justice, et c'est à juste titre que chacun
le pense, comme le soutiendra celui qui expose un argument de ce genre. Si
quelqu'un s'était approprié un tel pouvoir et qu'il ne consentît jamais à
commettre l'injustice ni à toucher aux biens d'autrui, on le considérerait,
parmi ceux qui en seraient avisés, comme le plus malheureux et le plus
insensé des hommes. Ils n'en feraient pas moins son éloge en présence les
uns des autres, se dupant mutuellement dans la crainte de subir eux-mêmes
une injustice. Voilà comment se présentent les choses.
« Pour ce qui est du jugement à porter sur l'existence de ceux dont [360e]
nous parlons, nous ne serons en mesure d'exprimer ce jugement
correctement que si nous considérons séparément l'homme le plus juste et
l'homme le plus injuste. Sinon, ce ne sera pas possible. Comment faire cette
séparation ? Voici. N'enlevons rien à l'injustice de l'homme injuste, et
n'enlevons rien non plus à la justice de l'homme juste, mais supposons que
chacun réalise parfaitement l'activité qui est la sienne. D'abord, que
l'homme injuste fasse comme les artisans de haut calibre, par exemple
comme le pilote expert, comme un grand médecin qui a conscience de ce
qui est possible et de ce qui n'est pas possible dans l'exercice de son art : ce
qui est possible, [361a] il l'entreprend, ce qui ne l'est pas, il le laisse de côté.
S'il lui arrive de faire erreur, il est capable de corriger la situation. De
même, il faudrait aussi que l'homme injuste mène adroitement ses
entreprises injustes et qu'il le fasse en passant inaperçu, s'il doit devenir
16 16
vraiment injuste. Celui qui se laisse découvrir , on jugera qu'il est
17 17
médiocre. L'injustice ultime , c'est, en effet, de paraître juste tout en ne
l'étant pas. Accordons donc à l'homme parfaitement injuste l'injustice
absolue, et qu'on n'y retranche rien : permettons plutôt que la réputation de
justice la plus élevée lui soit reconnue, alors qu'il commet les injustices les
plus graves ; [361b] s'il fait quelque erreur, qu'il soit en mesure de se
corriger ; qu'il soit réellement capable de parler de manière à persuader, si
l'on dénonce l'une de ses entreprises injustes, et qu'enfin il soit en mesure
d'user de violence dans toutes les situations où la violence est requise, en se
fondant sur son courage, sur sa force, et avec l'aide de ses amis et de ses
richesses. En face de pareil homme, évoquons à côté de lui l'homme juste,
un homme simple et noble, qui, selon la parole d'Eschyle, ne consent pas à
seulement paraître homme de bien, mais qui veut être tel. Enlevons-lui ce
paraître, car s'il paraît juste, [361c] il recevra les honneurs et les
gratifications qui sont accordés à celui qui paraît juste, et dès lors il ne sera
pas clair s'il est juste en raison des honneurs et des gratifications, ou en
raison de ce qui est juste. Il faut donc qu'il soit dépouillé de tout, sauf de la
justice, et qu'on le mette dans la situation contraire à celle du précédent :
que sans avoir commis aucune injustice, il ait la réputation de l'injustice la
plus considérable, afin qu'il soit mis à l'épreuve dans son engagement
envers la justice par son indifférence 18 18 à l'égard de la mauvaise réputation
et de toutes les conséquences qui en découlent ; qu'il aille, inébranlable,
jusqu'à la mort [361d] – paraissant être injuste au cours de sa vie, mais étant
au contraire juste – afin que, parvenus tous les deux au terme ultime, l'un de
la justice, l'autre de l'injustice, on puisse juger lequel des deux est le plus
heureux.
– Oh, oh ! mon cher Glaucon, m'écriai-je, avec quelle énergie tu polis,
pour parvenir à porter un jugement, le portrait de ces deux hommes, on
dirait que tu polis une statue !
– Je fais du mieux que je peux, dit-il. Maintenant que nous savons ce
qu'ils sont, il ne sera pas vraiment difficile, à mon avis, de passer en revue
dans notre discussion quel genre de vie les attend l'un et l'autre. Il faut faire
cet examen [361e], et même si l'exposé est mené avec une certaine rudesse,
pense, Socrate, que ce n'est pas moi l'auteur, mais ceux qui font l'éloge de
l'injustice en la plaçant au-dessus de la justice. Ils vont nous dire en effet
que le juste, dans la situation où je l'ai représenté, sera fouetté, soumis à la
torture, emprisonné, qu'on lui brûlera les yeux 19 19, et qu'enfin [362a], après
avoir enduré tant de sévices, il sera empalé et qu'il reconnaîtra qu'il faut
vouloir, non pas être juste, mais le paraître. Ainsi, la phrase d'Eschyle 20 20
aurait beaucoup mieux convenu à la description de l'injuste, car ils diront
que c'est lui, l'injuste, qui en réalité se voue à une activité porteuse de
vérité 21 21, au lieu de mener son existence selon l'apparence : en effet, son
désir n'est pas de paraître injuste, mais de l'être.
…Moissonnant dans sa pensée le sillon profond
[362b] d'où germent les nobles desseins.
« Tout d'abord, il commande dans sa cité, parce qu'il présente l'apparence
d'être un juste ; ensuite, il prend femme là où il le souhaite, il donne ses
enfants en mariage à qui il veut, il s'engage dans des liaisons et des
associations selon son bon plaisir, et il tire avantage de l'ensemble de ses
activités en exploitant son manque de scrupule à être injuste. Dans les
conflits où il prend parti, qu'ils soient de nature privée ou publique, il prend
le dessus et en retire plus que ses adversaires. Avantagé par rapport à eux, il
s'enrichit, il favorise ses amis, [362c] il nuit à ses ennemis ; les sacrifices
qu'il offre aux dieux, les rituels qu'il pratique, il ne les consacre pas
seulement selon les règles, mais avec magnificence, et dès lors il rend aux
dieux un culte supérieur à celui du juste et des hommes qu'il souhaite
dominer. Par conséquent, selon les apparences, il lui reviendra d'être plus
22 22
aimé des dieux que le juste . Voilà comment, Socrate, dit-on, les dieux et
les hommes offrent à l'homme injuste une existence meilleure qu'à l'homme
juste. »
Après ces paroles de Glaucon, [362d] j'avais à l'esprit quelque chose à
répliquer à ces propos, mais son frère Adimante intervint :
« Tu ne crois quand même pas, Socrate, que nous avons traité
adéquatement de l'argument ?
– Mais que faut-il y comprendre ? dis-je.
– Le point qui devait le plus être soumis à la discussion, dit-il, n'a pas été
soulevé.
23 23
– Eh bien, repris-je, suivant le dicton , que le frère vienne en aide au
frère ! Qu'il en aille de même pour toi : s'il a laissé échapper quelque chose,
viens le secourir. Il a pourtant tenu des propos suffisants pour me jeter par
terre et m'enlever toute possibilité de venir au secours de la justice.
– [362e] Tu ne dis rien qui vaille, dit-il, écoute plutôt ce que j'ai à dire.
Nous devons en effet exposer les arguments qui sont contraires 24 24 à ceux
qu'il a soutenus, les arguments de ceux qui font l'éloge de la justice et
blâment l'injustice, si nous voulons clarifier ce que me semble vouloir dire
Glaucon. Les pères, n'est-ce pas, dans leurs discours à leurs fils, insistent
sur la nécessité [363a] d'être juste, et ainsi font tous ceux qui partagent cette
responsabilité ; ils ne font cependant pas l'éloge de la justice pour elle-
25 25
même , mais en tenant compte de la considération qui en découle : en
effet, le but recherché est qu'en paraissant juste, cette réputation ait pour
conséquence l'accès aux charges, les alliances par mariage et tout ce que
Glaucon a exposé tout à l'heure et qui échoit au juste de par sa renommée.
Ceux qui s'expriment de la sorte font encore plus grand cas de ce qui
s'attache aux réputations : ils accordent du crédit aux faveurs acquises
auprès des dieux, et ils n'en ont que pour les biens abondants que les dieux,
disent-ils, dispensent aux hommes pieux. Ainsi parlaient le noble
26 26
Hésiode et aussi Homère, le premier en disant qu'en faveur des justes,
les dieux font que [363b]
les chênes portent à leur sommet des glands
et des abeilles dans leurs troncs.

« Et il ajoute que
les brebis laineuses plient sous le poids de leur toison

« et il mentionne de nombreux autres bienfaits de ce genre. Quant à


Homère 27 27, il s'en rapproche, lui qui dit à peu près ce qui suit :
<ta gloire va jusqu'au ciel>,
comme celle d'un roi irréprochable, rempli du respect
de Dieu et qui se porte au secours du bon droit ;
la terre noire porte [363c] les blés et les orges,
les arbres ploient sous le poids des fruits,
les brebis ne cessent d'engendrer, et la mer offre les poissons.

« Musée et son fils 28 28, quant à eux, accordent aux justes de la part des
dieux des biens encore plus excitants. Ils les conduisent, en paroles, chez
Hadès, ils les font prendre place sur les couchettes et leur préparent le
banquet réservé aux hommes pieux 29 29, où ils se couvrent de couronnes, et
passent [363d] tout leur temps à s'enivrer, comme si la plus belle
récompense de la vertu était une ivresse éternelle. D'autres encore donnent
aux récompenses accordées par les dieux une portée plus considérable. Ses
enfants, les enfants de ses enfants, et toute une postérité pour sa lignée,
voilà, disent-ils, ce que laisse derrière lui l'homme saint et fidèle à ses
serments. Ce sont de tels propos qui constituent leurs éloges de la justice.
Pour les hommes impies et injustes, au contraire, ils les plongent dans une
30 30
sorte de boue , dans l'Hadès, et ils les forcent à porter de l'eau dans un
tamis, et au cours de leur existence [363e] ils leur donnent une réputation
infâme ; tous ces châtiments que Glaucon a attribués aux justes, qui
paraissent injustes aux yeux des autres, ils les appliquent aux méchants ; ils
n'en ont pas d'autres à leur disposition. Tel est donc leur éloge et leur blâme,
dans le cas de chacun des deux, de la justice et de l'injustice.
« Examine donc, Socrate, en plus de ces considérations, une autre espèce
31 31
d'arguments relatifs à la justice et à l'injustice, un discours populaire et
repris par les poètes. D'une voix unanime, [364a] tous célèbrent dans des
32 32
hymnes la beauté de la modération et de la justice, mais ils les
présentent comme des choses ardues et pénibles, alors que l'intempérance et
l'injustice sont agréables et facilement accessibles, puisqu'elles ne sont
honteuses qu'aux yeux de l'opinion et de la loi. Ils présentent les injustices
comme étant plus avantageuses en général que les actes justes et ils
acceptent sans difficulté de féliciter et d'honorer, en public comme en privé,
les hommes malhonnêtes qui sont riches et qui disposent de bien d'autres
pouvoirs ; les autres, ils ne les honorent pas et ils les regardent de haut, pour
peu qu'ils soient [364b] affaiblis et pauvres, tout en reconnaissant qu'ils sont
meilleurs que les autres. Mais de tous ces arguments, ceux qu'ils tiennent
concernant les dieux et la vertu sont les plus étonnants : selon eux, les dieux
affligent 33 33 bien des hommes justes d'un destin malheureux et rendent leur
existence mauvaise, alors qu'ils donnent à ceux qui sont à l'opposé un destin
34 34
contraire. Des charlatans et des devins viennent aux portes des riches,
ils les persuadent que les dieux leur ont conféré un certain pouvoir, en
raison de leurs sacrifices et de leurs incantations : si quelque injustice
[364c] a été commise par eux-mêmes ou par leurs ancêtres, ils pourront en
guérir par le biais de plaisirs et de fêtes. Désire-t-on faire du mal à un
ennemi en particulier, ils feront moyennant une petite rétribution, du tort à
l'homme juste comme à l'homme injuste, en recourant à des formules
incantatoires et à des envoûtements, car les dieux, prétendent-ils, se laissent
convaincre de leur rendre service. Toutes ces prétentions, ils les rattachent
au témoignage des poètes ; certains, pour faire voir combien le vice est
facile, chantent que
la méchanceté, il est facile d'y accéder en nombre [364d]
le chemin qui y mène est sans obstacles,
et elle loge tout près,
mais devant la vertu, les dieux ont placé la sueur 35 35

« et, ajoutent-ils, il s'agit d'un chemin long, plein d'embûches et escarpé.


D'autres font témoigner Homère, pour montrer la soumission des dieux aux
36 36
hommes, car Homère lui aussi a dit :
les dieux eux-mêmes peuvent être influencés
avec des sacrifices, avec de douces supplications,
[364e] avec des libations et la fumée des sacrifices, les hommes les apaisent
et les implorent, quand ils ont transgressé la loi et commis une faute

« Ils mettent en avant quantité de livres de Musée et d'Orphée 37 37, fils de


la Lune et des Muses, dit-on, pour fonder sur eux les règles de leurs
sacrifices, et ils font croire, non seulement aux individus mais aussi aux
cités, qu'on peut être délivré et purifié de ses injustices par des sacrifices et
des plaisirs innocents, que ce soit [365a] au cours de sa vie, et même après
38 38
la mort. Ils appellent initiations les rites qui nous délivrent des maux de
là-bas ; et ceux qui n'offrent pas de sacrifices, des choses terrifiantes les
attendent.
« Tous ces discours, mon cher Socrate, et tous ceux du même acabit sur
la vertu et sur le vice, qui nous exposent leur valeur selon les hommes et les
dieux, quel effet ont-ils, pensons-nous, sur les âmes des jeunes gens qui leur
prêtent l'oreille, eux qui sont doués d'un bon naturel et qui sont capables de
butiner, pour ainsi dire, sur tous ces propos pour en tirer un raisonnement
concluant sur le genre [365b] d'homme qu'ils doivent devenir et sur le
moyen de conduire son existence pour qu'elle soit la meilleure ? Selon toute
apparence, ce jeune homme se dira à lui-même, avec Pindare 39 39,
Est-ce par la justice que je gravirai la haute enceinte
ou par des fourberies trompeuses, pour m'y retrancher et y passer ma vie ?

« Ces paroles me disent que si je suis juste, et que je n'en donne pas
l'apparence, alors je n'en tirerai aucun profit, mais plutôt des peines et des
châtiments évidents, alors que si j'assortis une vie injuste d'une apparence
de justice, on dira que mon existence est digne des dieux. En conséquence,
[365c] puisque le paraître 40 40, comme l'expliquent les sages, vient à bout
même de la vérité et se montre souverain pour le bonheur, c'est dans cette
direction qu'il faut entièrement se tourner. Il convient donc de représenter
en cercle tout autour de moi, comme une façade et un décor – la peinture
41 41
d'un artifice de vertu – et il faudra tirer derrière moi le renard, subtil et
astucieux, du très sage Archiloque 42 42. “Mais, dira-t-on, il n'est pas facile
de toujours se cacher quand on est méchant.” Rien d'autre de ce qui a de la
valeur, dirons-nous en guise de réponse, n'est facile d'accès. Et pourtant,
[365d] si nous voulons être heureux, c'est ce chemin qu'il faut prendre,
comme il nous est tracé par ces discours. Pour ce qui est de nous cacher,
nous nous rassemblerons dans des ligues et des hétairies 43 43, et il existe des
maîtres de persuasion pour nous transmettre l'expertise du discours
populaire et de la plaidoirie devant le tribunal. Puisant dans leur art, tantôt
nous persuaderons, tantôt nous contraindrons par la force, dans le dessein
de nous enrichir tout en évitant d'affronter la justice. “Mais il est impossible
de demeurer caché des dieux, ni de les contraindre par la force”, dira-t-on.
Mais, s'ils n'existent pas, ou si rien de ce qui concerne les affaires humaines
ne leur importe, pourquoi faudrait-il se soucier [365e] de leur échapper ? Et
44 44
s'ils existent et s'ils ont souci des affaires humaines, nous ne savons pas
qui ils sont, ou nous n'avons entendu parler d'eux par aucun intermédiaire si
ce n'est les lois et les poètes qui ont fait leur généalogie. Or, ces mêmes
poètes nous affirment que les dieux peuvent être influencés et persuadés par
les sacrifices, les prières de supplication, les offrandes. Il faut les croire sur
ces deux points, ou ne les croire sur aucun. Et donc, s'il faut le croire, il
conviendra de commettre l'injustice et d'offrir des sacrifices en profitant de
nos injustices. [366a] Car en étant justes, nous serons seulement exempts de
châtiments de la part des dieux, mais nous renoncerions par ailleurs aux
profits provenant de l'injustice. Étant injustes au contraire, nous aurons le
profit et, tout en poursuivant nos transgressions et nos fautes, nous les
persuaderons par nos supplications et ainsi nous échapperons aux
châtiments. “Mais, dira-t-on, chez Hadès, nous devrons expier devant la
justice les injustices que nous avons commises en ce monde, nous-mêmes
ou les enfants de nos enfants.” Mais, mon ami, répondra celui qui raisonne,
les initiations possèdent également une grande efficacité, de même que les
45 45
dieux libérateurs , comme en témoignent les cités [366b] les plus
46 46
célèbres et les enfants des dieux 47 47 qui, devenus poètes et interprètes
des dieux, nous apportent la révélation que les choses sont bien ainsi.
En vertu de quel argument donc accorderions-nous notre préférence à la
justice plutôt qu'à l'injustice extrême ? Si nous prenons possession de
l'injustice en la recouvrant d'une belle parure fallacieuse, nous conduirons
notre action en vivant et en mourant selon notre disposition d'esprit, et cela
sous le regard des dieux comme sous celui des hommes, suivant par là le
discours du plus grand nombre, mais aussi des gens éminents. Sur le fond
de tous les propos que nous avons échangés, Socrate, de quel moyen
dispose donc, pour consentir à [366c] respecter la justice, celui qui possède
quelque force d'âme ou de corps, quelque position de fortune ou de
naissance, et ne pas s'esclaffer quand il entend qu'on en fait l'éloge ? À coup
sûr, si quelqu'un est en mesure de démontrer que ce que nous avons dit est
faux et s'il détient la certitude que la justice est le bien suprême, il aura une
grande compassion pour ceux qui sont injustes et ne manifestera aucune
48 48
colère à leur endroit. Il sait que, mis à part ceux qu'un naturel divin
dégoûte de l'injustice ou encore que l'emprise d'un savoir tient éloignés
d'elle, il ne se trouve [366d] personne parmi les autres qui soit juste de son
plein gré ; et si on blâme l'injustice, c'est que le manque de courage, la
vieillesse, ou quelque autre faiblesse rend impuissant à la commettre. Qu'il
en aille ainsi, c'est clair. Car le premier parmi ceux qui se trouvent dans
cette situation, lui en donne-t-on le moyen, sera le premier à commettre
l'injustice, et cela autant qu'il en sera capable. Et la cause de tout cela n'est
rien d'autre que ce qui a motivé tout notre discours, mon frère et moi, en
nous adressant à toi, Socrate, pour te dire : “Ô mon merveilleux ami, parmi
vous tous qui [366e] vous présentez comme les propagateurs de la justice,
en commençant par les héros des temps anciens dont les paroles nous ont
été conservées jusqu'à ce jour, personne n'a jamais blâmé l'injustice ou loué
la justice pour d'autres raisons que pour les réputations, les honneurs et les
gratifications qui en découlent. Ce qu'elles réalisent chacune d'elles, par leur
efficacité propre dans l'âme où elles sont présentes, cachées aux yeux des
dieux et des hommes, personne jamais, ni dans le langage poétique ni dans
la langue ordinaire, n'a démontré de manière adéquate que l'une est le plus
grand des maux que l'âme renferme en elle-même, et que la justice en
revanche est le plus grand bien. Si, en effet, [367a] dès le point de départ,
vous vous entendiez tous à nous parler de cette manière et si vous nous en
persuadiez dès l'enfance, nous ne chercherions pas à nous garder les uns les
autres de commettre l'injustice, mais chacun serait pour lui-même son
49 49
propre gardien , dans la crainte de cohabiter avec le plus grand des maux
s'il en venait à commettre l'injustice.”
Voilà, Socrate, et sans doute Thrasymaque pourrait-il ajouter encore
quelque chose à ces propos, ou un autre pourrait certes s'exprimer sur la
justice et l'injustice, en renversant grossièrement leur efficacité respective,
en tout cas c'est ce qui me semble. Quant à moi – je me sens tenu de ne rien
[367b] te cacher – c'est avec le désir de t'entendre soutenir la thèse contraire
que je parle, en y mettant toute l'application dont je suis capable. Ne te
contente donc pas de nous montrer dans ton exposé que la justice est
supérieure à l'injustice ; montre-nous aussi ce que chacune produit chez
celui qui la possède en elle-même et par elle-même, l'une produisant le mal,
l'autre le bien. Ne tiens pas compte des réputations, comme Glaucon te l'a
recommandé, car si tu ne fais pas abstraction dans chacun des cas des
réputations réelles, et que tu y ajoutes les réputations fausses, nous dirons
que tu ne fais pas l'éloge du juste, mais bien du paraître juste, et que tu ne
blâmes pas l'injuste, [367c] mais le paraître injuste, et que tu nous
recommandes, étant injuste, de passer inaperçu, et que dès lors tu tombes
d'accord avec Thrasymaque pour dire que le juste est un bien étranger, que
c'est un bien qui est l'intérêt du plus fort, alors que l'injuste est utile et
avantageux en lui-même, tout en étant nuisible au plus faible. Puisque tu as
reconnu que la justice appartient aux biens les plus élevés, ces biens qui
méritent certes d'être possédés pour les conséquences qui en découlent,
mais plus encore pour ce qu'ils sont en eux-mêmes 50 50, comme c'est le cas
pour le fait de voir, d'entendre, de penser, et bien sûr aussi d'être en santé,
[367d] et tous les autres biens authentiques de cette sorte, qui s'imposent
par leur nature propre et non en fonction de l'opinion, fais donc l'éloge de la
justice pour ce qu'elle a de bénéfique en elle-même et par elle-même pour
celui qui la possède, et blâme l'injustice ; que les autres s'occupent de faire
l'éloge des récompenses et des réputations. En ce qui me concerne,
j'accepterais que d'autres que toi fassent de cette manière un éloge de la
justice et qu'ils blâment l'injustice, en portant aux nues et en dénigrant pour
l'une et pour l'autre les réputations et les récompenses, mais de ta part, je ne
l'accepterais pas, à moins que tu ne l'ordonnes, puisque tu as passé toute ta
vie [367e] à ne faire l'examen d'aucune autre question que celle-là. Ne
limite donc pas ton discours à nous montrer que la justice est supérieure à
l'injustice, montre-nous plutôt ce que chacune d'elles produit de par son
pouvoir propre chez celui qui la possède, qu'elle échappe ou non au regard
des dieux et des hommes, à savoir que l'une est un bien, et l'autre un mal. »
Moi, je les avais écoutés et j'étais rempli d'admiration comme toujours
pour le naturel de Glaucon et d'Adimante, mais en vérité j'en éprouvai cette
fois un très grand plaisir [368a] et je leur dis :
51 51
« Il n'avait pas tort, ô fils de cet homme fameux , l'amant de Glaucon,
de commencer ainsi les élégies où il vante votre rôle à la bataille de
Mégare 52 52
Enfants d'Ariston, race divine issue d'un homme illustre !

Il me semble, mes amis, que cet éloge est approprié. L'épreuve que vous
traversez est véritablement divine, puisque vous n'êtes pas convaincus que
l'injustice est meilleure que la justice, même après avoir fait tant d'efforts
pour parler sur le sujet. À mon avis, vous n'êtes réellement pas convaincus,
[368b] j'en vois la preuve dans tout le reste de votre comportement, car si je
me limitais à vos discours, je n'aurais pas confiance en vous. Mais plus j'ai
confiance en vous, plus je deviens perplexe quant à ce que je dois faire.
D'une part, en effet, je suis privé de ressources sur la manière de porter
secours à la justice – il me semble que j'en suis incapable – et la preuve en
est qu'alors que je croyais bien démontrer par mes arguments à
Thrasymaque que la justice est meilleure que l'injustice, vous n'êtes pas
sensibles à ma démonstration. Mais, d'un autre côté, je ne peux pas me
permettre de ne pas lui venir en aide, car je crains qu'il n'y ait là motif
d'impiété, dans le cas où la justice [368c] se trouverait bafouée
publiquement et que je me désiste et ne me porte à sa défense, et cela
jusqu'à mon dernier souffle et tant que j'aurai la force de prendre la parole.
Ce qui s'impose, c'est donc que je lui vienne en aide, comme je peux et
autant que j'en suis capable. »
Alors Glaucon et les autres me supplièrent de m'y appliquer par tous les
moyens et de ne pas abandonner la discussion, mais au contraire de
chercher à découvrir ce que sont chacune d'elles, justice et injustice, et ce
qui est vrai concernant leur utilité respective. Je leur donnai alors mon
opinion :
« La recherche que nous entreprenons n'a rien d'ordinaire, elle demande,
à mon avis, un regard bien aiguisé. [368d] Puisque la question est
obscure 53 53 pour nous, je crois, repris-je, qu'il faut effectuer cette enquête
de la manière suivante. Si, devant des gens dont la vue manque d'acuité, on
disposait des lettres formées en petits caractères pour qu'ils les
reconnaissent de loin, et que l'un d'eux s'avise que les mêmes lettres se
trouvent ailleurs en plus grands caractères et dans un cadre plus grand, je
54 54
crois que cela leur apparaîtrait comme un don d'Hermès de reconnaître
d'abord les grands caractères, pour examiner ensuite les petits et voir s'il
s'agit des mêmes.
– Très bien, répondit Adimante, mais quel rapport, Socrate, [368e] vois-
tu là avec notre recherche sur la justice ?
– Je vais te répondre, dis-je. La justice, disons-nous, existe pour un
homme individuel. Elle existe donc aussi, d'une certaine manière, pour la
cité entière ?
– Tout à fait, dit-il.
– Or, la cité est plus grande que l'homme individuel ?
– Elle est plus grande, dit-il.
– Peut-être alors existe-t-il une justice qui soit plus grande dans un cadre
plus grand, et donc plus facile à saisir. Si donc vous le souhaitez, [369a]
nous effectuerons d'abord notre recherche sur ce qu'est la justice dans les
cités ; ensuite, nous poursuivrons le questionnement de la même manière
dans l'individu pris séparément, en examinant dans la forme visible du plus
petit 55 55 sa ressemblance avec le plus grand.
– Eh bien, dit-il, à mon avis, tu présentes bien la question.
– Et alors, dis-je, si nous considérions dans notre discours une cité en
56 56
train de se former , ne verrions-nous pas aussi la justice s'y développer,
tout autant que l'injustice 57 57 ?
– C'est possible, dit-il.
– Une fois la cité formée, aurions-nous quelque espoir d'y voir plus
facilement ce que nous cherchons ?
– [369b] Beaucoup plus facilement.
– Vous semble-t-il qu'il faille nous efforcer d'entreprendre cette
recherche ? Ce n'est pas une mince affaire, je pense, réfléchissez-y.
– C'est tout réfléchi, dit Adimante, ne fais pas autre chose.
– Or, selon moi, repris-je, la cité se forme 58 58 parce que chacun d'entre
nous se trouve dans la situation de ne pas se suffire à lui-même, mais au
contraire de manquer de beaucoup de choses. Y a-t-il, d'après toi, une autre
cause à la fondation d'une cité ?
– Aucune, dit-il.
– Dès lors, un homme recourt [369c] à un autre pour un besoin
particulier, puis à un autre en fonction de tel autre besoin, et parce qu'ils
manquent d'une multitude de choses, les hommes se rassemblent nombreux
au sein d'une même fondation, s'associant pour s'entraider 59 59. C'est bien à
cette société que nous avons donné le nom de cité, n'est-ce pas ?
– Exactement.
– Mais quand un homme procède à un échange avec un autre, qu'il donne
ou qu'il reçoive, c'est toujours à la pensée que cela est mieux pour lui ?
– Tout à fait.
60 60
– Eh bien, allons, dis-je, construisons en paroles notre cité , en
commençant par ses débuts et ce sont nos besoins, semble-t-il, qui en
constitueront le fondement.
– Assurément.
– Mais le premier et le plus important [369d] des besoins est de se
procurer de la nourriture, pour assurer la subsistance et la vie.
– Oui, absolument.
– Le deuxième est celui du logement ; le troisième, celui du vêtement et
des choses de ce genre.
– C'est bien cela.
– Mais voyons, repris-je, comment la cité suffira-t-elle à pourvoir à de
tels besoins ? Y a-t-il un autre moyen qu'en faisant de l'un un laboureur, de
l'autre un maçon, de l'autre un tisserand ? Ajouterons-nous également un
cordonnier ou quelque autre artisan pour s'occuper des soins du corps ?
– Certainement.
– La cité réduite aux nécessités 61 61 les plus élémentaires serait donc
formée de quatre ou cinq hommes.
– [369e] Il semble bien.
– Mais alors ? Faut-il que chacun d'eux offre le service de son propre
travail, le mettant en commun à la disposition de tous les autres, par
exemple que le laboureur procure à lui seul les vivres pour quatre et
multiplie par quatre le temps et l'effort pour fournir le blé [370a] et le
partager avec les autres, ou encore, sans se soucier d'eux, qu'il produise
pour ses seuls besoins seulement le quart de ce blé, en un quart de temps, et
qu'il consacre les trois quarts restants, l'un à la préparation d'une maison,
l'autre au vêtement, l'autre à des chaussures, et qu'au lieu de chercher à
mettre en commun les choses qu'il possède, il exerce sa propre activité 62 62
par lui-même et pour lui seul ? »
Et Adimante répondit :
« Sans doute, Socrate, serait-il plus facile de faire ce que tu as dit d'abord.
– Par Zeus, dis-je, rien d'étonnant à cela ! De fait, moi aussi, pendant que
tu parles, je réfléchis au fait que chacun de nous, au point de départ, ne s'est
pas développé naturellement de manière tout à fait [370b] semblable, mais
que la nature nous a différenciés, chacun s'adonnant à une activité
différente. N'est-ce pas ton avis ?
– C'est bien mon avis.
– Mais quoi ? Qui exercerait l'activité la mieux réussie, celui qui
travaillerait dans plusieurs métiers, ou celui qui n'en exercerait qu'un seul ?
– Celui qui n'en exercerait qu'un seul.
– Mais il est néanmoins aussi évident, je pense, que si quelqu'un laisse
passer l'occasion propice de réaliser quelque chose, le travail est gâché.
– C'est clair, en effet.
– C'est que, je pense, la chose à faire n'est pas disposée à attendre le loisir
de celui qui doit la faire, mais nécessairement, celui qui fait doit [370c]
s'appliquer à faire ce qui est à faire, en évitant de le considérer comme une
occupation secondaire.
– Nécessairement.
– Le résultat est que des biens seront produits en plus grande quantité,
qu'ils seront de meilleure qualité et produits plus facilement, si chacun ne
s'occupe que d'une chose selon ses dispositions naturelles et au moment
opportun, et qu'il lui soit loisible de ne pas s'occuper des travaux des autres.
– Très certainement.
– Il faut donc, Adimante, des citoyens en plus grand nombre que les
quatre occupés aux tâches dont nous avons parlé. Le laboureur ne
fabriquera sans doute pas sa charrue lui-même, s'il veut qu'elle soit de
qualité, [370d] ni sa houe, ni les autres outils nécessaires au travail de la
terre. Le maçon non plus ne fabriquera pas ses outils, il lui en faut beaucoup
à lui aussi ; et la même chose peut être dite du tisserand et du cordonnier.
N'est-ce pas ?
– C'est vrai.
– Voilà donc des constructeurs, des forgerons, et beaucoup d'artisans de
ce genre, qui vont s'associer à notre petite cité et en augmenter la
population.
– Tout à fait.
– Mais ce ne serait pas encore quelque chose de très important, si on
63 63
omettait d'y joindre des bouviers, des bergers et les autres types de
pasteurs, [370e] afin que les laboureurs puissent disposer de bœufs pour
leurs labours, que les maçons comme les laboureurs puissent utiliser des
attelages pour leurs charriages, et que les tisserands et les cordonniers
puissent disposer de peaux et de laines.
– Ce ne serait plus une petite cité, dit-il, si elle devait contenir tous ceux-
là.
– Mais, repris-je, fonder cette cité dans un endroit tel qu'elle n'ait besoin
de rien importer, c'est quasi impossible.
– Impossible, en effet.
– Elle aura donc besoin d'autres citoyens, qui lui procureront d'une autre
cité les choses dont elle manque.
– Elle en aura besoin.
64 64
– Mais si celui qui est chargé d'importer part les mains vides, sans
rien apporter de ce qui manque à ceux auprès de qui il compte se procurer
les choses qui manquent à ses concitoyens, il reviendra les mains vides,
n'est-ce pas ?
– C'est mon avis.
– Il faut donc produire sur place non seulement les biens qui sont
suffisants à son usage propre, mais aussi des biens, en quantité et en qualité,
[371a] destinés à ceux qui en ont besoin.
– Il le faut, en effet.
– Il nous faut donc dans notre cité des laboureurs en plus grand nombre,
et de même pour les autres artisans.
– Un plus grand nombre, en effet.
– Il nous faut également d'autres personnes chargées de l'importation et
de l'exportation des biens. Ces agents sont des marchands, n'est-ce pas ?
– Oui.
– Nous aurons donc besoin de marchands ?
– Assurément.
– Et si le commerce se fait par voie de mer, il nous faudra encore [371b]
beaucoup d'autres artisans, notamment ceux qui sont experts dans les
activités maritimes 65 65.
– Il en faudra un grand nombre.
– Mais alors ? Au sein de la cité elle-même, comment les citoyens
s'échangeront-ils les biens que chacun aura produits ? Car c'est bien dans ce
but que nous avons fondé une cité, en rendant possible leur association 66 66.
– C'est clair, dit-il, ils vendent et ils achètent.
– De là, l'instauration de la place publique et de la monnaie, symbole de
67 67
l'échange .
– Assurément.
– Mais si le laboureur, ou quelque autre artisan, venu proposer [371c] au
marché le produit de son travail, ne se trouve pas là au même moment que
ceux qui ont besoin de se procurer sa marchandise, abandonnera-t-il son
travail pour venir s'asseoir sur le marché ?
– Pas du tout, dit-il. Il y a des gens qui, voyant cette situation, organisent
à leur profit cette charge de service. Dans les cités correctement
administrées, il s'agit le plus souvent de ceux qui sont faibles physiquement
et inaptes à exécuter un autre travail. La tâche qui leur convient est de rester
au marché, [371d] d'acheter des marchandises contre un paiement en argent
à ceux qui ont besoin de les vendre, et de les revendre contre paiement en
argent à ceux qui ont besoin de se les procurer.
– Tel est donc, repris-je, la nécessité qui fait naître des commerçants dans
notre cité. Nous appelons bien commerçants ceux qui sont installés au
marché, et qui se chargent de la vente et de l'achat, alors que nous appelons
marchands ceux qui se déplacent de cité en cité ?
– C'est exact.
– Il y a encore d'autres gens, je pense, chargés de fonctions de service,
des gens [371e] dont la valeur pour la société ne repose pas vraiment sur
leurs qualités intellectuelles, mais plutôt sur leur force physique, qui les
rend aptes aux travaux pénibles. Ceux-là vendent l'usage de leur force ; on
les appelle salariés 68 68 du fait, je pense, qu'ils appellent salaire le prix de
leur effort, n'est-ce pas ?
– C'est exact.
– Ces salariés sont donc également, selon toute apparence, le
complément de la cité.
– Il me semble.
– Dès lors, Adimante, la cité ne s'est-elle pas assez développée à nos
yeux pour être achevée ?
– Peut-être.
– Alors, où donc se trouvera éventuellement en elle la justice ? Et
l'injustice ? Et parmi tout ce que nous avons scruté, de quoi en particulier
chacune sera-t-elle concomitante ?
– Quant à moi, dit-il, [372a] je n'en ai pas idée, Socrate, à moins que ce
ne soit dans quelque usage de ces biens que font les hommes dans leurs
relations entre eux.
– Il est possible, dis-je, que tu dises juste, il faut le considérer sans se
laisser arrêter.
– Considérons en premier lieu de quelle manière vont vivre les gens qui
se sont organisés ainsi. Que vont-ils produire, si ce n'est du blé, du vin, des
vêtements et des chaussures ? Ils vont aussi construire des habitations et,
durant l'été, la plupart exerceront leurs occupations sans vêtements ni
chaussures, mais l'hiver venu, ils seront vêtus [372b] et chaussés comme il
faut. Ils se nourriront de farines 69 69 qu'ils auront préparées à partir de l'orge,
ou encore du froment de blé, ils les feront griller, ou ils les pétriront, pour
en faire de belles galettes et des pains servis sur du chaume ou sur des
feuilles bien propres. Étendus sur des couches fleuries 70 70 de smilax et de
myrte, ils se régaleront, eux et leurs enfants, à boire du vin, la tête
couronnée et chantant des hymnes de louange aux dieux. C'est ainsi qu'ils
vivront heureux, rassemblés les uns les autres, [372c] évitant une
progéniture 71 71 qui excéderait leurs ressources, pour se prémunir contre la
misère et la guerre. »
Alors Glaucon prit la parole.
« C'est apparemment sans cuisine élaborée que tu fais banqueter ces
gens-là.
– Tu as raison, dis-je, j'avais oublié qu'ils ont aussi des plats cuisinés ;
mais, bien sûr, ils auront du sel, des olives, du fromage, et ils feront cuire
des oignons et des légumes, qui sont le menu des gens qui vivent à la
campagne. Nous leur servirons également des desserts faits de figues, de
pois chiches et de fèves, et ils feront griller des baies de myrte et des glands,
[372d] tout en buvant avec modération. Passant ainsi leur vie en paix et en
bonne santé, et mourant sans doute à un âge avancé, ils transmettront la
même vie à leurs descendants. »
Il poursuivit :
« Si tu mets sur pied une cité de pourceaux, Socrate, dit-il, tu ne leur
offrirais pas d'autre pâture que celle-là ?
– Mais, répondis-je, que faut-il leur offrir, Glaucon ?
– Ce que veut la coutume, dit-il. Je pense qu'il faut leur procurer des
couches pour qu'ils s'étendent, si on veut éviter qu'ils soient inconfortables,
et qu'ils prennent les repas [372e] à table, et qu'ils aient les mêmes mets
cuisinés et desserts qu'aujourd'hui.
– Très bien, dis-je, je comprends. Nous n'examinons pas seulement,
semble-t-il, la cité telle qu'elle se développe, mais une cité qui est parvenue
au luxe 72 72, et sans doute n'est-il pas mauvais de le faire. C'est peut-être en
effet en examinant une cité de ce genre que nous pourrons saisir comment
la justice et l'injustice prennent racine dans les cités à un moment donné.
Or, justement, la cité véritable me semble être celle que j'ai décrite, en tant
qu'elle constitue un état en santé. Mais si vous souhaitez que nous étudiions
une cité gonflée d'humeurs, rien ne l'interdit. Cela ne sera apparemment pas
[373a] du goût de certains, pas plus que ce régime alimentaire ; ils se
procureront des couches, des tables et du mobilier supplémentaire ; et aussi
des mets cuisinés, des parfums, des essences à brûler, des hétaïres 73 73, des
friandises, et tout cela dans une grande variété de formes. Ce dont j'ai parlé
en premier, on ne le mettra plus au rang des choses nécessaires, les maisons,
les manteaux et les chaussures, mais on va devoir inventer la peinture et
l'ornementation, et se procurer l'or, l'ivoire et toutes les matières de ce
genre, n'est-ce pas ?
– Oui, [373b] dit-il.
– Il convient dès lors d'agrandir encore la cité. Car cette cité que nous
avons décrite – la cité saine – ne suffit plus ; il faut la remplir d'une
multitude 74 74 de gens, en la faisant croître du nombre de ceux qui ne
concourent dans les cités à rien de nécessaire, comme par exemple les
chasseurs en tout genre, les imitateurs, c'est-à-dire le grand nombre de ceux
qui s'appliquent aux dessins et aux couleurs, et aussi la foule de ceux qui
s'occupent de musique, les poètes et ceux qui les entourent, les rhapsodes,
les acteurs, les choreutes, les entrepreneurs, les fabricants d'accessoires de
toutes sortes, et notamment [373c] de ce qui concerne la toilette des
femmes. Nous aurons de fait besoin d'un plus grand nombre de gens de
service : ne crois-tu pas qu'il nous faudra des pédagogues, des nourrices,
des gouvernantes, des femmes de chambre, et aussi des coiffeurs et de fins
cuisiniers et des bouchers ? Ajoutons-y des porchers. Rien de cela ne se
trouvait dans notre première cité, car rien de cela ne nous manquait, alors
que dans celle-ci, tout cela nous est nécessaire. Il nous faudra encore des
bestiaux de toute espèce pour ceux qui en mangent, n'est-ce pas ?
– Comment faire autrement ?
– [373d] Et donc nous aurons davantage besoin de médecins en suivant
ce régime que dans le régime précédent ?
– Davantage.
– Et le pays, lui qui suffisait jusqu'alors à nourrir ses habitants, il
deviendra trop petit et il ne suffira plus. Qu'en dis-tu ?
– Je suis d'accord.
– Dès lors ne faudra-t-il pas découper à notre usage une partie du
territoire voisin, si nous voulons avoir assez de terre à pâturage et à labour,
et eux, de leur côté, ne découperont-ils pas notre terre, s'ils ne résistent
75 75
pas non plus à la possession illimitée de richesses, transgressant eux
aussi [373e] la limite des biens nécessaires ?
– De toute nécessité, Socrate, dit-il.
– Nous nous ferons donc la guerre, c'est ce qui s'ensuit, Glaucon ?
Comment pourrait-il en être autrement ?
– Il en sera bien ainsi, dit-il.
– Mais nous ne pouvons pas vraiment aborder, repris-je, la question de
savoir si la guerre est néfaste 76 76 ou bénéfique, mais seulement le point
suivant : nous avons découvert l'origine de la guerre dans ce qui produit
pour les cités les maux les plus grands, qu'ils soient privés ou publics,
chaque fois qu'ils y surviennent.
– Tout à fait.
– Il faut donc, mon ami, agrandir encore la cité, et pas d'un petit nombre,
[374a] mais d'une armée entière, qui puisse se mobiliser pour protéger tous
les biens de la cité, et qui puisse combattre les envahisseurs pour les biens
dont je viens de parler.
– Mais quoi ? dit-il, ils n'en sont pas capables eux-mêmes ?
– Non, repris-je, si toi-même et nous tous sommes justement tombés
d'accord, lorsque nous avons façonné la cité ; nous avons en effet
pratiquement reconnu, si tu t'en souviens, qu'il est impossible qu'un seul
accomplisse correctement tous les métiers.
– Tu as raison, dit-il.
– Eh bien, repris-je, [374b] le combat relié à la guerre ne te semble-t-il
pas relever d'un art particulier 77 77 ?
– Si, bien sûr.
– Faut-il donc accorder en quelque sorte plus d'importance à l'art du
cordonnier qu'à l'art de la guerre ?
– Pas du tout.
– Mais justement, nous avons interdit au cordonnier d'entreprendre en
même temps le métier de laboureur, de tisserand, de maçon ; qu'il s'en
tienne au métier de cordonnier, afin que le produit de la cordonnerie soit de
qualité ; et à chacun des autres artisans, nous avons de la même manière
confié un seul métier, celui pour lequel il est naturellement doué et auquel il
veut se consacrer [374c] durant toute sa vie, à l'exclusion de tous les autres,
en profitant de toutes les occasions favorables pour parfaire son métier.
Pour en revenir aux métiers de la guerre, n'est-il pas de la plus haute
importance qu'ils soient bien exercés ? Ou alors ces métiers sont-ils si
faciles que n'importe qui parmi les agriculteurs, les cordonniers ou tout
autre expert exerçant un métier puisse devenir en même temps un homme
de guerre ? Même un joueur de trictrac ou d'osselets ne peut devenir expert,
à moins de s'y être consacré depuis l'enfance et non pas en s'y adonnant à
temps perdu. Suffit-il de prendre un bouclier [374d] ou tout autre
équipement dans l'arsenal des armes de guerre pour devenir le jour même
un hoplite ou un expert combattant dans quelque autre art militaire en
préparation de la guerre, alors que le seul fait de se munir des autres
instruments ne fera de personne un artisan ou un athlète, et l'instrument ne
sera d'aucune utilité à celui qui ne possède pas le savoir de chaque art, et
qui ne s'est pas formé par un entraînement adéquat ?
– Car autrement, dit-il, les instruments posséderaient une valeur
considérable.
– Ainsi, repris-je, plus la fonction des gardiens [374e] est importante 78 78,
plus le temps qu'on y consacre doit excéder celui qu'on consacre aux autres
fonctions, et plus elle requiert une expertise et un soin de la plus grande
importance.
– C'est ce que je pense, dit-il.
– Ne faut-il pas aussi pour cette occupation des dispositions naturelles ?
– Si, bien sûr.
– C'est donc notre tâche, semble-t-il, si du moins nous en sommes
79 79
capables, de sélectionner quelles dispositions naturelles , et quelle sorte
de dispositions, sont requises pour la garde de la cité ?
– C'est bien notre tâche.
– Par Zeus, dis-je, nous nous chargeons là d'une affaire qui n'est pas
ordinaire. Il ne faut pas s'en démettre pour autant, dans la mesure où nous
en avons la force.
– [375a] Non, il ne le faut pas, dit-il.
– Penses-tu alors, repris-je, que le naturel d'un jeune chien de race diffère
du naturel d'un jeune homme bien né, quand il s'agit de la fonction de
gardien ?
– Comment l'entends-tu ?
– Qu'il leur faut d'une certaine manière, à l'un et à l'autre, une vue
perçante pour percevoir l'ennemi et le pourchasser dès qu'il est découvert, et
de la force pour le combattre aussi quand il est à portée.
– Il leur faut en effet, dit-il, toutes ces qualités.
– Et aussi que chacun soit courageux, s'il doit bien combattre.
– Assurément.
– Mais un cheval, ou un chien ou un animal quelconque sera-t-il porté à
être courageux s'il n'est pas rempli d'une espèce d'ardeur 80 80, proche de la
colère ? [375b] N'as-tu pas remarqué que la colère est indomptable 81 81 et
invincible, et qu'une âme imprégnée tout entière de colère demeure
imperturbable devant tout et qu'elle ne saurait céder ?
– Je l'ai remarqué.
– Dès lors, les qualités requises du corps pour être gardien sont
manifestes.
– Oui.
– Et pour ce qui est de l'âme, elles le sont également : le gardien doit être
rempli de cette ardeur proche de la colère.
– Oui, cela aussi.
– Mais Glaucon, repris-je, comment ne seront-ils pas féroces les uns à
l'égard des autres et envers les autres citoyens, doués qu'ils sont de pareils
naturels ?
– Par Zeus, dit-il, ce n'est pas facile.
– Mais il faut pourtant qu'ils soient doux 82 82 à l'égard [375c] des leurs,
tout en étant hostiles à leurs ennemis. Sinon, ils n'attendront pas que
d'autres les anéantissent, mais ils prendront les devants pour le faire eux-
mêmes.
– C'est vrai, dit-il.
– Mais alors, dis-je, que ferons-nous ? Où trouverons-nous un
tempérament qui soit à la fois doux et rempli d'une grande ardeur ? D'une
certaine façon, l'ardeur impétueuse et le doux naturel constituent des
contraires.
– Il semble bien.
– Et pourtant, si le gardien est dépourvu de l'un ou de l'autre, il ne pourra
être un bon gardien. Or, qu'il soit pourvu des deux semble de l'ordre de
l'impossible, et dès lors [375d] il s'ensuit qu'il est impossible de trouver un
bon gardien.
– Il y a des chances, dit-il. »
Alors j'éprouvai de mon côté un sentiment de perplexité et, ayant passé
en revue ce que nous venions de dire, je poursuivis :
« C'est à juste titre, mon ami, que nous sommes perplexes, car nous
avons laissé de côté l'analogie 83 83 que nous avions proposée.
– Que veux-tu dire ?
– Nous n'avons pas réfléchi au fait qu'il existe des naturels d'un genre que
nous aurions pensé impossible, des naturels qui intègrent ces contraires.
– Où donc ?
– On peut les observer chez d'autres animaux, mais surtout chez celui que
nous comparions au gardien. [375e] Tu sais sans doute que pour les chiens
de bonne race 84 84, c'est là le caractère qu'ils possèdent naturellement : pour
les gens de la maison et pour les connaissances, ils sont aussi doux que
possible, alors que pour les inconnus, c'est tout le contraire.
– Je le sais, bien sûr.
– C'est donc possible, dis-je, et nous ne cherchons pas quelque chose qui
ne soit pas naturel en cherchant un gardien de ce genre.
– Il ne semble pas.
– Dès lors, ne crois-tu pas qu'il manque encore quelque chose à celui qui
doit devenir gardien, à savoir de posséder, outre l'ardeur impétueuse, un
naturel philosophe 85 85 ?
– Comment cela ? dit-il, je [376a] ne comprends pas.
– Cela aussi, dis-je, tu l'observeras chez les chiens, et c'est quelque chose
qui est digne d'admiration chez un animal.
– De quoi s'agit-il ?
– C'est que le chien se met à grogner dès qu'il voit un inconnu, et
pourtant il n'en a reçu aucun mal avant. S'il voit au contraire un homme
qu'il connaît, il se montre affectueux, même s'il n'en a jamais reçu
auparavant aucun bienfait. Est-ce que cela ne t'a jamais étonné ?
– Jusqu'à présent, dit-il, je n'y ai pas vraiment porté attention, mais il est
clair que c'est là ce qu'il fait.
– Mais en cela, il révèle une sensibilité naturelle d'une certaine finesse
[376b] et authentiquement philosophe.
– Comment cela ?
– C'est que, dis-je, il ne distingue une figure amie d'une figure ennemie
par nul autre moyen que celui de reconnaître la première et de ne pas
connaître l'autre. Or, comment ne s'agirait-il pas de quelqu'un de rempli du
désir de connaître 86 86, celui qui par la connaissance et par l'ignorance peut
distinguer le prochain de l'étranger ?
– Il ne saurait en être autrement, dit-il.
– Eh bien, justement, dis-je, être rempli du désir de connaître et être
philosophe, n'est-ce pas la même chose ?
– C'est la même chose, en effet, dit-il.
– Poserons-nous donc aussi sans hésiter que l'homme aussi 87 87, s'il veut
être doux envers ses proches et ses connaissances [376c], doit être
naturellement philosophe et rempli du désir de connaître ?
– Nous le poserons, dit-il.
– Donc philosophe, rempli d'ardeur impétueuse, prompt et fort, voilà ce
que sera pour nous le naturel de celui qui veut devenir l'excellent et
valeureux gardien 88 88 de la cité.
– Oui, absolument, dit-il.
89 89
– Celui-là, voilà ce qui le constitue. Mais de quelle manière seront
élevés chez nous ces gardiens et comment seront-ils formés ? Et pour nous,
examiner ce point est-il une sorte de travail préliminaire [376d] pour saisir
le but ultime de toutes nos recherches : comment la justice et l'injustice
adviennent dans la cité ? Il le faut pour ne pas laisser s'échapper un
argument pertinent, ou alors pour éviter que nous nous dispersions. »
Alors le frère de Glaucon prit la parole :
« Oui, pour ma part, dit-il, je suis tout à fait d'avis que cela sera un travail
préliminaire pour le but de notre recherche.
– Par Zeus, mon ami Adimante, dis-je, il ne faut pas y renoncer, même
s'il doit s'agir de quelque chose de plus long.
– Il ne faut pas.
– Eh bien, faisons comme si nous allions fabuler en racontant une histoire
et en prenant notre temps pour ce faire, et formons donc [376e] ces hommes
en discourant à leur propos.
– C'est ce qu'il faut faire.
– Quelle sera donc leur formation 90 90 ? Il est certes difficile, n'est-ce pas,
d'en trouver une qui soit meilleure que celle qui a été inventée au cours des
âges ? L'art de la gymnastique existe en effet pour les corps, et l'art de la
musique pour l'âme 91 91.
– Oui, c'est cela.
– Ne commencerons-nous pas d'abord à assurer cette formation par la
musique plutôt que par la gymnastique ?
– Assurément.
– Admets-tu que l'art de la musique comporte des discours, ou ne
l'admets-tu pas ?
– Je l'admets.
– Il existe, n'est-ce pas, deux espèces de discours, l'un étant le discours
vrai, l'autre le discours faux ?
– Oui.
– Il convient de former [377a] à l'aide des deux, mais d'abord à l'aide des
discours faux 92 92.
– Je ne comprends pas, dit-il, ce que tu veux dire.
– Tu ne comprends pas, dis-je, que nous commençons par raconter des
93 93
histoires aux enfants ? Ce faisant, il ne s'agit en quelque sorte, pour le
dire d'un trait, que d'un discours faux, même s'il s'y trouve du vrai. Pour
commencer, en effet, on a recours à des histoires à l'intention des enfants,
avant même d'avoir recours aux exercices du gymnase.
– C'est vrai.
– Voilà pourquoi je disais qu'il faut d'abord s'attacher à la musique avant
la gymnastique.
– C'est juste, dit-il.
– Or, tu sais bien qu'en toute tâche, la chose la plus importante est le
94 94
commencement et en particulier pour tout ce qui est jeune et tendre ?
[377b] C'est en effet principalement durant cette période que le jeune se
95 95
façonne et que l'empreinte dont on souhaite le marquer peut être gravée.
– Oui, absolument.
– Dès lors, laisserons-nous aussi facilement les enfants écouter les
premières histoires sur lesquelles ils tombent, échafaudées par les premiers
venus, et accueillir dans leur âme des opinions qui sont pour la plupart
contraires à celles qu'ils devraient avoir selon nous, une fois adultes ?
– Nous ne le permettrons d'aucune manière.
– Il nous faut donc commencer, semble-t-il, par contrôler les fabricateurs
d'histoires 96 96. [377c] Lorsqu'ils en fabriquent de bonnes, il faut les retenir,
et celles qui ne le sont pas, il faut les rejeter. Nous exhorterons ensuite les
nourrices et les mères à raconter aux enfants les histoires que nous aurons
choisies et à façonner leur âme avec ces histoires, bien plus qu'elles ne
modèlent leurs corps 97 97 quand elles les ont entre leurs mains. Quant aux
histoires qu'elles racontent à présent, la plupart devraient être abandonnées.
– Lesquelles ? demanda-t-il.
98 98
– C'est en considérant, dis-je, les récits majeurs que nous verrons
également comment aborder ceux qui sont mineurs, car il faut que tous les
récits, des plus grands aux plus petits, soient marqués de la même empreinte
et produisent le même effet, [377d] n'est-ce pas ton avis ?
– Si, c'est ce que je pense, dit-il, mais je ne vois pas de quels récits
majeurs tu parles.
– Ce sont les histoires, répondis-je, que Hésiode et Homère nous ont
racontées l'un et l'autre, et les autres poètes aussi. Ce sont eux, en effet, qui
ont raconté aux hommes ces histoires fictives qu'ils ont composées et qu'ils
continuent de raconter.
– Quelles sont donc ces histoires, dit-il, et que trouves-tu à leur
reprocher ?
– Ce qu'il faut, dis-je, d'abord et par-dessus tout leur reprocher, c'est-à-
dire le fait que l'on y mente d'une manière qui ne convient pas.
– [377e] De quoi s'agit-il ?
– Lorsqu'on représente mal dans leur discours ce que sont les dieux et les
héros, comme lorsqu'un dessinateur dessine des choses qui ne ressemblent
aucunement à ce à quoi il souhaitait les faire ressembler en les dessinant.
– On a raison, dit-il, de blâmer de telles représentations, mais comment
l'entendons-nous et de quelles représentations parlons-nous ?
– Pour commencer, repris-je, c'est bien le mensonge le plus considérable
que le mensonge de celui qui, parlant des êtres les plus élevés, s'exprime
fallacieusement de manière inappropriée, en rapportant comment Ouranos a
99 99
commis les actes que Hésiode lui attribue, et comment Cronos à son
tour se serait vengé. [378a] Quant aux actes accomplis par Cronos et à ce
qu'il subit de la part de son fils, même si c'était vrai, je ne croirais pas qu'il
convienne de les raconter à la légère à ceux qui sont dépourvus de jugement
100 100
et qui sont jeunes. Je crois qu'il vaut mieux les passer sous silence et,
s'il devient nécessaire d'en parler, de les divulguer au plus petit nombre et
en gardant le secret, après avoir offert en sacrifice, à la place d'un porc,
quelque victime de choix difficile à trouver, de manière que le moins de
gens possible aient l'occasion de les entendre.
– Oui, en effet, dit-il, ces récits-là sont choquants.
– Et il ne convient pas, Adimante, de les raconter [378b] dans notre
cité 101 101, pas plus qu'il ne convient de dire à un jeune auditeur qu'en
commettant les crimes les plus graves, il ne fait rien qui puisse scandaliser,
102 102
et qu'en malmenant de toutes les façons un père lui-même injuste , il ne
fait que se conformer à l'exemple des premiers et des plus grands dieux.
– Non, par Zeus, dit-il, à moi non plus, cela ne me semble pas des choses
appropriées à dire.
– Il ne faut pas raconter non plus, repris-je, absolument pas, que les dieux
font la guerre aux dieux 103 103, qu'ils se tendent des pièges, qu'ils se battent –
rien de cela en effet n'est vrai – [378c] si nous voulons que les futurs
gardiens de la cité considèrent comme le déshonneur le plus grand de se
traiter mutuellement d'ennemis à la légère. Ces histoires de combats de
104 104
géants , et toutes ces querelles de toutes sortes, qui conduisent des
dieux et des héros à affronter leurs proches et ceux de leur entourage, qu'on
évite de les raconter et de les représenter en peinture. Si nous voulons au
contraire les persuader que jamais un citoyen n'a considéré un autre citoyen
comme son ennemi, et que cela serait chose impie, alors que telles soient les
histoires que les vieux et les vieilles [378d] doivent rapidement préférer
pour les enfants. Une fois qu'ils seront devenus adultes, que les poètes
continuent de composer pour eux des récits fidèles à ces paroles. Mais de
105 105
raconter que Héra a été enchaînée par son fils, que Héphaïstos a été
jeté dans un précipice par son père parce qu'il avait voulu protéger sa mère
assaillie de coups, et tous ces combats de dieux que Homère a mis dans ses
poèmes, cela, il ne faut pas l'admettre dans la cité, que ces poèmes aient été
106 106
composés ou non avec une intention allégorique . Car un jeune n'est
pas en mesure de discerner une intention allégorique de ce qui n'en possède
pas, et ce qu'il ressent à son âge, en formant ses opinions, a tendance à
devenir ineffaçable [378e] et immuable. C'est sans doute la raison pour
laquelle il convient par-dessus tout de composer les premières histoires
qu'ils entendent comme des récits superbement racontés en vue de les
disposer à la vertu.
– Cela est raisonnable, dit-il, mais si on nous demandait encore ce que
nous entendons par là et quels sont ces récits 107 107, que dirions-nous ? »
Je lui répondis :
« Adimante, dans la situation présente, nous ne sommes pas poètes, ni toi
108 108
ni moi, [379a] mais fondateurs de cité . Aux fondateurs il revient de
109 109
connaître les modèles suivant lesquels les poètes doivent composer
leurs récits ; s'ils s'écartent de ces modèles en composant, il ne faut pas les
laisser faire, mais il n'appartient pas aux fondateurs de composer eux-
mêmes les récits.
– C'est juste, dit-il. Mais pour ce qui concerne cette question, les modèles
110 110
à suivre pour les discours sur les dieux , quels seraient-ils ?
– Ils seraient à peu près les suivants, dis-je. Il faut toujours représenter le
dieu tel qu'il est 111 111, qu'on le présente dans une composition épique, dans
des vers lyriques ou dans une tragédie.
– Il le faut, en effet.
112 112
– Par conséquent, le dieu est réellement bon [379b], et c'est ainsi
qu'il faut en parler ?
– Sans doute.
– Mais rien de ce qui est bon n'est nuisible, n'est-ce pas ?
– C'est mon avis.
– Or, ce qui n'est pas nuisible nuit-il ?
– En aucune manière.
– Mais ce qui ne nuit pas fait-il du mal ?
– Cela n'en fait pas.
– Ce qui ne produit aucun mal ne saurait être non plus la cause d'aucun
113 113
mal ?
– Comment, en effet ?
– Mais quoi, ce qui est bon est-il bienfaisant ?
– Oui.
– C'est donc la cause de ce qui se fait de bien ?
– Oui.
– Donc, le bien n'est pas la cause de toute chose, mais il est la cause des
choses qui sont bonnes, il n'est pas la cause des maux.
– Absolument, [379c] dit-il.
– Par conséquent, repris-je, le dieu, puisqu'il est bon, ne serait pas non
plus – comme la plupart des gens le disent – la cause de tout, mais il n'est la
cause que d'un petit nombre de choses qui adviennent aux êtres humains, et
de la plus grande part, il n'en est pas la cause. Car pour nous, les biens sont
en nombre 114 114 beaucoup plus restreint que les maux : pour les biens, il ne
faut chercher aucune autre cause que lui, mais pour les maux, il faut en
chercher d'autres causes 115 115 et ne pas en rendre le dieu responsable.
– Tu me sembles dire des choses tout à fait vraies, dit-il.
– Dès lors, repris-je, il ne faut pas accepter de la part d'Homère 116 116, ni
d'un autre poète, qu'il commette au sujet des dieux l'erreur suivante, [379d]
erreur qu'il exprime absurdement :
Deux jarres sont disposées sur le seuil de Zeus
remplies de sorts, l'une de sorts heureux, l'autre de sorts malheureux.

« Et celui à qui Zeus donne un mélange de l'une et de l'autre


tantôt, il se trouve en présence du mal, tantôt il se trouve en présence du bien

« mais celui qui ne reçoit que la deuxième jarre, sans mélange


la faim mauvaise le poursuit sur la terre divine.

« [379e] Et en ajoutant que


Zeus est pour nous le dispensateur qui alloue les sorts heureux et malheureux.

« De même pour la violation des serments et des trêves, dont


117 117
Pandaros s'est rendu coupable, si quelqu'un affirme qu'il l'a commise
sous l'emprise d'Athéna ou de Zeus, nous ne l'approuverons pas, pas plus
que si on impute à Thémis et à Zeus la [380a] querelle et le jugement des
118 118
déesses . Il ne sera pas non plus permis que les jeunes écoutent des
choses comme celles qu'Eschyle 119 119 raconte quand il dit que
un dieu implante chez les mortels la responsabilité coupable
quand il veut détruire entièrement leur demeure.

« Et si quelqu'un présente dans ses poèmes, ceux qui contiennent ces vers
iambiques, les épreuves de Niobé, ou encore les épreuves des Pélopides, ou
celles de Troie ou quelque autre sujet semblable, il ne lui sera pas loisible
de les représenter comme l'œuvre du dieu, ou s'il les attribue au dieu, il doit
en proposer une explication qui se rapprocherait du discours [380b] que
nous recherchons dans le moment. Il doit affirmer, d'une part, que le dieu
est l'auteur d'œuvres justes et bonnes et, d'autre part, que ceux qui ont été
châtiés en ont tiré un bienfait. Quant à dire que ceux à qui on a rendu justice
sont misérables et que le dieu a été cause de ce châtiment 120 120, il ne sera
pas loisible au poète de le faire. Si le poète dit au contraire que les
méchants, du fait qu'ils sont misérables, méritaient leur châtiment et qu'ils
ont bénéficié de la punition infligée par le dieu, il faut leur permettre de le
faire. Affirmer que le dieu, dans sa bonté, est responsable des malheurs de
quelqu'un, cela, nous devrons nous y opposer par tous les moyens, comme
nous nous opposerons à ce que quelqu'un tienne de tels propos, ou y prête
l'oreille, dans sa cité, si celle-ci doit être régie par une bonne législation.
Qu'il s'agisse des plus jeunes [380c] comme des plus vieux, qu'il s'agisse de
récits composés en mètres ou de récits sans métrique, il faut s'y opposer, car
celui qui raconterait de telles paroles ne dirait pas des choses saintes, il
s'agirait de paroles qui sont vaines pour nous et sans aucune cohérence
d'ensemble.
– Je serai donc de ton côté pour voter cette loi, dit-il, elle me plaît.
– Cette loi sera donc, repris-je, la première des lois relatives aux dieux et
le premier des modèles auxquels on devra se conformer, tant les conteurs
dans leurs récits que les poètes dans leurs poèmes : que le dieu n'est pas la
cause de toute chose, mais seulement des biens.
– Cela est tout à fait satisfaisant, dit-il.
– Que sera [380d] dès lors la deuxième loi ? Crois-tu que le dieu soit un
magicien capable, en vertu d'une sorte de stratégie délibérée, de nous
121 121
apparaître ici et là sous des figures diverses , tantôt en se produisant
lui-même par la transformation de son être propre en plusieurs formes,
tantôt en nous trompant par la production autour de lui de semblants de ce
genre ? N'est-il pas plutôt simple et, de tous les êtres, le moins capable de se
détacher de sa figure propre ?
– Je ne suis pas capable, dit-il, de te répondre pour l'instant.
– Mais qu'en est-il du point suivant ? N'est-il pas nécessaire, si toutefois
un être peut sortir de sa propre forme, soit qu'il se métamorphose lui-même
de sa propre initiative, soit qu'il soit transformé [380e] par un autre ?
– Il le faut.
– Or, les choses les meilleures ne sont-elles pas celles qui sont le moins
122 122
susceptibles d'être altérées et mises en mouvement par autre chose
qu'elles-mêmes ? Par exemple, le corps le plus sain et le plus vigoureux
n'est-il pas celui qui sera le moins altéré par les nourritures et les boissons,
par les efforts, et de même pour toute plante, celle qui sera la moins altérée
par la chaleur du soleil, les vents et les autres phénomènes qui l'affectent ?
[381a]
– Nécessairement.
– Et dans le cas de l'âme, n'est-ce pas la plus courageuse et la plus
réfléchie 123 123 qui sera la moins troublée et la moins altérée par les épreuves
de l'extérieur ?
– Oui.
– Et il en irait sans doute ainsi de tous les objets fabriqués, mobilier,
constructions, vêtements : selon le même principe, ceux qui sont bien
fabriqués et en bon état sont ceux qui sont le moins sujets à l'altération du
temps et des autres facteurs susceptibles de les détériorer.
– C'est bien le cas.
– Dès lors, tout être bien constitué, que ce soit par nature, en vertu [381b]
de l'art, ou pour ces deux raisons à la fois, sera le moins susceptible de subir
un changement causé par un autre.
– Il semble bien.
– Et pourtant, le dieu, tout comme les choses qui concernent le dieu, est
absolument parfait.
– Nécessairement.
– Et alors, pour cette raison, le dieu est le moins susceptible de recevoir
plusieurs formes.
– Le moins susceptible, assurément.
– Mais ne peut-il se changer et s'altérer lui-même ?
– De toute évidence, dit-il, si toutefois il s'altère.
– Se change-t-il alors en mieux et en plus beau, ou en pire et en plus
laid ?
– Si vraiment il s'altère, dit-il, c'est nécessairement dans le sens du pire.
[381c] Nous avons affirmé, en effet, qu'il ne manque au dieu, pour ainsi
dire, ni beauté ni vertu.
– Tu dis tout à fait juste, dis-je. Et s'il en est ainsi, penses-tu quant à toi,
Adimante, qu'un être quel qu'il soit, dieu ou homme, puisse lui-même se
124 124
rendre pire à dessein ?
– C'est impossible, dit-il.
125 125
– Il est donc impossible, dis-je, même pour un dieu , de vouloir
s'altérer lui-même, mais il semble au contraire que chacun des dieux, parce
qu'il est le plus beau et le meilleur possible, demeure dans sa forme propre
éternellement et absolument.
– Il me semble, dit-il, que cela est tout à fait nécessaire.
– Alors, excellent homme, [381d] repris-je, qu'aucun poète ne vienne
nous dire que
les dieux, prenant l'apparence d'étrangers venus de lieux divers,
déguisés de toutes sortes de manières, parcourent les villes 126 126

« et qu'aucun ne vienne, avec ses racontars sur Protée et Thétis, nous


présenter dans des tragédies ni d'autres formes de poèmes Héra
transformée 127 127 en prêtresse qui mendie
pour les enfants bienfaisants du fleuve argien Inachos

« et [381e] qu'on ne vienne pas nous raconter les nombreux autres


mensonges du même genre. Que de leur côté les mères, influencées par ces
poètes, n'aillent pas terroriser les enfants, en leur racontant des histoires leur
faisant croire que certains dieux errent dans la nuit, camouflés sous les traits
d'étrangers nombreux et de tout acabit. Elles éviteront ainsi, en même
temps, de blasphémer contre les dieux et de rendre leurs enfants plus
peureux.
– Qu'elles s'en gardent, en effet !
128 128
– Mais, repris-je, les dieux eux-mêmes , tout en n'étant pas en
mesure de se transformer, peuvent-ils nous faire croire qu'ils apparaissent
sous ces formes diverses en ayant recours à des stratagèmes trompeurs ou
comme par enchantement ?
– Peut-être, dit-il.
– Mais quoi, répliquai-je, [382a] un dieu consentirait-il à mentir, en
paroles ou en action, pour nous présenter une fantasmagorie ?
– Je ne sais pas, dit-il.
– Tu ne sais pas, dis-je, que le mensonge véritable 129 129, si on peut
s'exprimer de la sorte, tous les dieux et tous les hommes le haïssent ?
– Que veux-tu dire ?
– Je veux dire, répondis-je, que personne ne consent de son plein gré à
être trompé dans ce qui constitue la partie souveraine de soi-même 130 130 et
concernant les choses qui sont souveraines, mais qu'au contraire on craint
pardessus tout d'y introduire le mensonge.
– Je ne saisis pas mieux, dit-il.
– C'est parce que tu crois, dis-je, [382b] que je formule quelque chose de
sublime 131 131. Je dis simplement que, s'agissant des êtres réels, ce que
chacun accepte le moins, c'est d'être trompé et de demeurer trompé en son
âme, d'être privé de connaissance et par là de posséder et de conserver la
fausseté, voilà ce que tous haïssent absolument en pareille situation.
– Et de beaucoup, dit-il.
– Eh bien, justement, ce dont je parlais à l'instant, voilà ce qu'on
désignerait tout à fait correctement du nom de mensonge véritable, c'est-à-
dire l'ignorance en son âme de celui qu'on a trompé. Parce que le mensonge
dans les paroles n'est qu'une certaine imitation d'une affection de l'âme,
132 132
[382c] un simulacre qui se produit par la suite, ce n'est pas un
mensonge sans mélange. N'en est-il pas ainsi ?
– Oui, tout à fait.
– Ainsi donc, le mensonge réel 133 133 est haï non seulement des dieux,
mais des hommes.
– Il me semble.
– Mais qu'en est-il du mensonge en paroles ? Quand et à qui est-il assez
utile pour ne plus mériter qu'on le haïsse ? N'est-ce pas à l'égard des
ennemis et de ceux qui comptent parmi nos amis, dans le cas où la folie ou
quelque manque de jugement leur fait entreprendre quelque chose de
mauvais ? Le mensonge ne devient-il pas alors une sorte de remède utile,
capable de les en détourner ? Et pour la composition de ces histoires dont
[382d] nous parlions tout à l'heure, quand du fait de notre ignorance des
circonstances véridiques entourant les choses du passé, nous assimilons le
plus possible le mensonge au réel, ne rendons-nous pas de cette manière le
mensonge utile ?
– Si, dit-il, c'est bien le cas.
– Mais en vertu de laquelle de ces raisons le mensonge serait-il utile à un
dieu ? Est-ce l'ignorance des choses du passé qui le ferait recourir au
mensonge en l'assimilant au vrai ?
– Ce serait vraiment ridicule, dit-il.
– Il ne saurait donc se trouver dans un dieu rien d'un poète menteur.
– Il ne me semble pas.
– Mais en viendrait-il à mentir [382e] par crainte de ses ennemis ?
– Loin de là.
– Serait-ce alors en raison du manque de jugement ou de la folie de ses
proches ?
134 134
– Mais personne n'est ami d'un dieu chez les imbéciles et les fous.
– Il n'y a donc pas de raison pour qu'un dieu soit menteur.
– Il n'y en a pas.
– Ainsi donc le démonique 135 135 tout comme le divin est absolument
étranger au mensonge.
– Oui, absolument, dit-il.
– Le dieu est donc absolument simple, et véridique en actes et en paroles,
et il ne se change pas lui-même, pas plus qu'il ne trompe les autres, ni par
des illusions, ni par des paroles, ni par l'envoi de signes, que ce soit à l'état
de veille ou en rêve.
– [383a] Oui, c'est bien mon avis, et c'est ce qui me semble en t'entendant
parler.
– Tu m'accordes donc, repris-je, que le second modèle auquel doivent se
conformer le langage et la composition au sujet des dieux, c'est que les
dieux ne sont pas des magiciens qui se transforment, et qu'ils ne nous
égarent pas par des mensonges en paroles ou en action.
– Je suis bien d'accord.
– Ainsi donc, tout en faisant l'éloge de nombreuses choses chez Homère,
il y en a une que nous n'approuverons pas, c'est le message envoyé en
rêve 136 136 par Zeus à Agamemnon. Nous ne ferons pas non plus l'éloge
d'Eschyle, quand Thétis dit qu'Apollon [383b] chantant lors de ses noces
célébrait ses heureuses naissances
et des vies exemptes de maladies et longues
après avoir proclamé tout cela, sur mon destin aimé des dieux
il entonna un péan, me redonnant courage.
Et moi qui espérais que la bouche divine de Phoibos soit sans mensonge,
source vive de l'art divinatoire.
Or ce dieu, qui chantait lui-même des hymnes, qui siégeait lui-même au banquet,
qui lui-même avait clamé ces choses, c'est lui-même le meurtrier
de mon enfant à moi 137 137.

« [383c] Quand donc quelqu'un dira pareilles choses au sujet des dieux,
nous sévirons et nous ne lui accorderons pas de chœur 138 138, et nous ne le
tolérerons pas non plus des maîtres responsables de la formation des jeunes,
si nos gardiens doivent devenir respectueux des dieux et divins eux-
139 139
mêmes , pour autant qu'il soit possible à un homme de le devenir.
– Pour ma part, dit-il, je m'accorde entièrement avec ces modèles et j'y
aurai recours comme s'il s'agissait de lois. »
Livre III

[386a]
« Voilà donc, repris-je, pour ce qui concerne les dieux, le genre de choses
que nos gardiens 1 1 devront et ne devront pas entendre, dès leur enfance,
s'ils doivent vénérer les dieux et leurs parents, et s'ils veulent donner une
réelle valeur à leur amitié mutuelle.
– Et je pense, dit-il, que notre position est juste.
– Mais que faut-il faire s'ils doivent aussi être courageux ? Ne faut-il pas
non seulement leur adresser ces récits, mais en composer qui soient
susceptibles de leur faire craindre la mort le moins possible ? [386b] Ou
alors crois-tu qu'on puisse devenir courageux tout en conservant au-dedans
de soi-même cette terreur ?
– Par Zeus, dit-il, moi je ne le crois pas.
– Mais alors ? Quand on croit à l'existence de l'Hadès 2 2 et qu'on pense
qu'il s'agit de quelque chose de terrible, crois-tu qu'on puisse être dépourvu
de crainte devant la mort et, dans les combats, la préférer à la défaite et à
l'esclavage ?
– En aucune manière.
– Il faut donc apparemment que nous exercions un contrôle sur ceux qui
entreprennent de composer sur ces sujets mythiques et que nous les priions
de ne pas dénigrer de la sorte les choses de l'Hadès en les décrivant sans
nuance, mais plutôt d'en faire l'éloge, compte tenu du fait qu'ils n'en parlent
pas [386c] de manière véridique et que leurs histoires ne sont d'aucune
utilité à ceux qui s'apprêtent à devenir des hommes de guerre.
– Il le faut assurément, dit-il.
– Nous effacerons donc, dis-je, en commençant par ce morceau épique,
tous les passages du genre de celui-ci :
Je préférerais être un assistant aux labours, au service d'un autre homme,
fût-il dépourvu de terre et menant une existence de rien,
que de commander à tous les morts qui ont péri 3 3

« et celui-ci : [386d]
<Il craignait> qu'apparaisse aux mortels et aux immortels la demeure
épouvantable, remplie de ténèbres, celle qu'ont en horreur même les dieux 4 4

« et encore :
Hélas ! il existe encore dans les demeures de l'Hadès
une espèce d'âme, un simulacre,
mais lui font défaut absolument
les forces vitales 5 5

« et celui-ci :
à lui seul appartient le sens et la raison, les autres sont des ombres qui s'envolent 6 6

« et :
l'âme prenant son vol en quittant ses membres surgit chez Hadès
lamentant son destin, abandonnant virilité et jeunesse 7 7

« [387a] et celui-ci :
l'âme souterraine, pareille à une fumée,
s'en est allée en poussant des cris perçants 8 8

« et :
… comme lorsque des chauves-souris au fond d'un antre sacré
voltigent avec des cris perçants, quand l'une d'elles est tombée
de la grappe suspendue au rocher, où elles s'attachent les unes aux autres,
ainsi elles s'en allaient ensemble en poussant des cris perçants 9 9.

« [387b] Pour ces passages, et tous ceux du même genre, nous prierons
Homère et les autres poètes de ne pas s'irriter que nous les raturions. Non
pas parce que ces passages ne seraient pas poétiques et agréables aux
oreilles du grand nombre, mais parce que plus ils sont poétiques 10 10, moins
ils conviennent aux oreilles des enfants et des hommes qui doivent être
libres 11 11 et redouter l'esclavage plus que la mort.
– Absolument.
– Il nous faut donc également mettre de côté tous ces noms, noms
terrifiants et effrayants, qui entourent ces choses – Cocyte, Styx 12 12, [387c]
13 13
mânes, spectres , et tous les noms de ce type – qui, lorsqu'on les
prononce, font frissonner comme on l'imagine tous ceux qui les entendent.
Peut-être ces expressions seraient-elles bienvenues dans un autre contexte,
mais nous craignons pour nos gardiens qu'ils ne deviennent plus nerveux et
14 14
plus fragiles qu'il ne convient.
– Et nous avons raison de le redouter, dit-il.
– Il faut donc retrancher ces expressions ?
– Oui.
– Et faire usage dans le langage 15 15 d'un type d'expressions contraire, et
pareillement dans les compositions ?
– Évidemment.
– Nous enlèverons donc également les plaintes [387d] et les lamentations
des personnages célèbres ?
– Il le faut, dit-il, ne serait-ce que par souci de cohérence avec nos
positions antérieures.
– Examine donc, repris-je, si nous avons raison de les enlever ou non.
Nous affirmons bien que l'homme sage 16 16 ne considérera pas le fait de
mourir comme une chose terrible pour quelqu'un de sage, même si celui-ci
est son compagnon 17 17.
– Nous l'affirmons, en effet.
– Il ne se lamentera donc pas sur lui-même, comme s'il subissait une
terrible épreuve.
– Non, certes.
– Mais nous admettons aussi que s'il existe un homme tel qu'il se suffise
pleinement lui-même 18 18 pour bien vivre, et qu'à la différence [387e] des
autres il ait le moins besoin d'autrui, c'est bien cet homme sage.
– C'est vrai, dit-il.
– Le fait d'être privé d'un fils, d'un frère, ou de richesses, ou de quelque
autre bien de ce genre sera pour lui, moins que pour tout autre, une chose
terrible.
– Moins que pour tout autre, en effet.
– Il se lamentera moins que tout autre et, s'il doit affronter une situation
malheureuse, il le supportera le plus sereinement du monde.
– Tout à fait.
– Ainsi, nous aurons raison de supprimer pour les hommes renommés les
lamentations funèbres ; nous les confierons plutôt aux femmes, mais non à
celles qui sont des femmes de valeur 19 19, et [388a] aussi à ceux des
hommes qui sont médiocres, de manière à dissuader de les imiter ceux que
nous prétendons élever pour la garde du pays.
– Nous aurons raison, dit-il.
– Une fois de plus, nous prierons Homère et les autres poètes de ne pas
représenter Achille, fils d'une déesse,
étendu tantôt sur le côté, tantôt au contraire sur le dos,
tantôt sur le ventre, puis debout et errant,
en proie à l'agitation,
sur le rivage de la mer stérile 20 20

[388b] « ni
prenant de ses deux mains la noire poussière
et la répandant sur sa tête 21 21

« ni pleurant et gémissant, dans toutes les situations où ce poète l'a


représenté, ni Priam proche des dieux par la naissance, se répandant en
prières
et se roulant dans la fange,
et appelant chacun de ses hommes par leur nom 22 22.

« Nous insisterons encore davantage pour que ces poètes ne représentent


pas les dieux en lamentations et clamant :
[388c] Hélas ! Malheureuse que je suis, hélas ! j'ai donné naissance à un héros d'exception 23 23.

« Et s'ils le font pour certains dieux, qu'ils n'aient pas l'impudence de


représenter le plus grand des dieux de manière si peu vraisemblable qu'il
puisse dire :
Hélas ! c'est un homme qui m'est cher que je vois de mes yeux
poursuivi autour de la citadelle, et mon cœur en est affligé 24 24.

« Et :
Aïe ! aïe ! Malheur, que Sarpédon, lui que j'aime le plus parmi les hommes,
[388d] son destin soit de succomber sous les coups de Patrocle, fils de Ménœtios 25 25.

« Si en effet, mon cher Adimante, nos jeunes gens prenaient au sérieux


de telles histoires au lieu de s'en moquer comme de propos indignes des
dieux, on croirait difficilement que l'un d'eux, parce qu'il est un homme,
s'en trouverait indigne, et qu'il s'adresserait des reproches pour le cas où
quelque chose de cette manière de s'exprimer ou de se comporter lui
échapperait. Au contraire, sans honte et sans courage, devant la moindre
épreuve il multiplierait les plaintes funèbres et les lamentations.
– [388e] Tout à fait vrai, dit-il.
– Or cela, il ne le faut pas, comme la discussion à l'instant nous l'a fait
comprendre. Demeurons-en convaincus, jusqu'à ce qu'on nous persuade par
une discussion meilleure.
– Non, en effet, il ne le faut pas.
– Il ne faut pas non plus qu'ils soient portés à rire 26 26. Car, il faut insister
là-dessus, lorsqu'on s'abandonne à un rire violent, la modification que ce
rire provoque sera elle aussi violente.
– C'est ce qui me semble, dit-il.
– Il sera donc inacceptable de représenter des hommes de grande valeur
incapables de résister au rire, [389a] et encore moins s'il s'agit de dieux.
– Encore moins, certainement, dit-il.
– Dès lors, nous n'accepterons pas qu'Homère tienne au sujet des dieux
des propos comme les suivants :
Mais un rire irrépressible se déclencha parmi les dieux bienheureux
quand ils aperçurent Héphaïstos s'agitant dans la salle 27 27.

« Si on suit ton raisonnement, il est impossible d'accepter cela.


– Si tu tiens, dit-il, à en faire ma position ! En tout cas, c'est en effet
[389b] inacceptable.
– Mais il faut aussi accorder beaucoup d'importance à la vérité. Car si
nous avons eu raison de parler comme nous l'avons fait tout à l'heure, et si
réellement le mensonge n'est d'aucune utilité 28 28 pour les dieux et qu'il est
par contre utile aux hommes à la manière d'une espèce de drogue, il est
évident que le recours à cette drogue doit être confié aux médecins, et que
les profanes 29 29 ne doivent pas y toucher.
– C'est évident, dit-il.
– C'est donc à ceux qui gouvernent la cité, si vraiment on doit l'accorder
à certains, que revient la possibilité de mentir, que ce soit à l'égard des
ennemis, ou à l'égard des citoyens quand il s'agit de l'intérêt de la cité. Pour
tous les autres, il est hors de question qu'ils y recourent. Si, [389c] par
ailleurs, il arrive qu'un individu particulier mente à nos gouvernants, nous
dirons qu'il commet une faute grave, plus grave encore que celle qui
consiste à mentir à son médecin quand on est malade, ou à cacher au
pédotribe les choses qui concernent sa condition physique quand on fait de
l'exercice, ou encore à ne pas communiquer au pilote l'état réel du navire et
de l'équipage, en lui mentant sur sa propre situation ou sur l'activité des
membres de l'équipage.
– C'est très juste, dit-il.
– Par conséquent, si on prend quelqu'un à mentir [389d] dans la cité,
… provenant du groupe des artisans,
soit devin, soit guérisseur de maladies, soit équarisseur de poutres 30 30

« on le châtiera, en alléguant qu'il a entrepris de renverser et de mettre en


péril la cité, comme s'il s'agissait d'un navire.
– Surtout, dit-il, dans le cas où des actions viennent compléter les
paroles.
31 31
– Mais alors, la modération n'est-elle pas aussi nécessaire à nos
jeunes gens ?
– Sans aucun doute.
– En ce qui concerne la modération, les points les plus importants ne
sont-ils pas pour l'essentiel d'être soumis aux chefs et, pour les chefs eux-
mêmes, [389e] d'être modérés en ce qui a trait aux plaisirs du vin, de
l'amour et de la table ?
– Il me semble.
– Ces propos, par exemple, que Homère met dans la bouche de Diomède,
nous dirons, je pense, qu'il s'agit d'une manière heureuse de s'exprimer :
Mon ami, assieds-toi en silence, obéis
à mon commandement 32 32

« et le passage qui suit :


Les Achéens, respirant la fureur, s'avançaient
en silence, craignant leurs dirigeants 33 33,

« et les autres passages de ce genre.


– Excellent.
– Mais que dire des propos suivants ?
Sac à vin, homme aux yeux de chien, au cœur de cerf 34 34 ?

« [390a] et ce qui vient ensuite a-t-il quelque valeur ? Et tous ces autres
propos juvéniles, en prose ou en poésie, que des gens ordinaires adressent à
leurs gouvernants ?
– Non, aucune valeur.
– Je ne crois pas, en effet, qu'il s'agisse de propos qu'il convienne de faire
entendre aux jeunes, si on veut les conduire à la modération. Que ces
propos puissent par ailleurs apporter à l'un ou l'autre du plaisir, on ne s'en
étonnera pas. Mais quel est ton avis, toi ?
– Je pense de cette manière.
– Mais quoi, lorsqu'on représente l'homme le plus sage, disant que rien ne
lui paraît plus beau que [390b]
… des tables débordant
de pain et de viandes, et un échanson qui porte
le vin puisé au cratère et le verse dans les coupes 35 35,

« cela te paraît-il bien propre à disposer un jeune à l'égard de la maîtrise


de soi 36 36 ? Ou encore :
Mourir de faim est le destin le plus misérable qu'on puisse subir 37 37 ?

« Ou que Zeus, veillant seul alors que les autres dieux et les hommes se
reposaient, oublia d'un coup tous les projets qu'il avait conçus [390c] parce
qu'il se trouvait sous l'emprise du désir amoureux, et qu'il fut si remué à la
vue d'Héra qu'il ne consentit pas à se rendre dans la chambre, mais voulut
s'unir à elle sur-le-champ et lui dit être en proie à un désir tel qu'il n'en avait
pas connu de semblable depuis la première fois où ils étaient devenus
amants
à l'insu de leur parents 38 38

« ou qu'Arès et Aphrodite 39 39 furent enchaînés par Héphaïstos pour des


gestes de ce genre.
– Non, par Zeus, dit-il, cela ne me semble pas convenable.
– Mais au contraire, [390d] si des encouragements 40 40 sont adressés en
actes et en paroles par des hommes exemplaires pour affronter toutes les
situations, il convient d'attacher nos oreilles et nos regards à ces propos,
comme par exemple dans le passage suivant :
S'étant frappé la poitrine, il exhorta son cœur par ces paroles :
Tiens ferme, mon cœur ! Tu as déjà enduré des épreuves plus rudes 41 41.

– Tu as tout à fait raison, dit-il.


– Il ne faut pas accepter non plus que les hommes reçoivent des cadeaux
et qu'ils soient avides de richesses.
– [390e] En aucune manière.
– Ni chanter devant eux que
les cadeaux font fléchir les dieux, les cadeaux font fléchir les rois vénérables 42 42,

« ni faire l'éloge du pédagogue d'Achille, Phénix, pour l'avoir sagement


43 43
conseillé en lui recommandant de venir en aide aux Achéens pour peu
qu'on lui fasse des cadeaux, mais de ne pas renoncer à son ressentiment si
on ne lui en faisait pas. Et quant à Achille lui-même, nous ne porterons pas
de jugement sur lui et nous ne serons pas d'accord pour dire qu'il a été avide
de richesses au point d'accepter des cadeaux de la part d'Agamemnon, et de
ne rendre une dépouille qu'après en avoir reçu la rançon, [391a] et de ne pas
y consentir autrement.
– Il n'est certes pas juste, dit-il, de faire l'éloge de tels passages.
44 44
– J'ose à peine affirmer, repris-je, parce qu'il s'agit d'Homère , qu'il est
impie d'attribuer de tels propos à Achille et de se laisser persuader par ceux
qui les reprennent. Et pareillement quand il lui fait dire à Apollon :
Tu as abusé de moi, archer au tir puissant, le plus funeste de tous les dieux,
certes, je me vengerais de toi si j'en avais le pouvoir 45 45.
46 46
« [391b] Il est également impie de dire qu'il résista au fleuve , qui
était un dieu, et qu'il était prêt à le combattre, et encore qu'il aurait dit,
parlant de sa chevelure consacrée à l'autre fleuve, le Sperchios :
Je voudrais offrir ma chevelure au héros Patrocle 47 47

« lequel était mort. Qu'il ait fait pareille chose, on ne peut le croire. Quant
à ces passages où Hector est traîné 48 48 autour du monument funèbre de
Patrocle et où des prisonniers sont égorgés sur son bûcher, tout cela, nous le
déclarerons non véridique et nous ne permettrons pas qu'on fasse croire
[391c] à nos hommes qu'Achille, qui est l'enfant d'une déesse et du très
49 49
vertueux Pélée, un homme issu de la troisième génération après Zeus et
élève du très sage Chiron, ait été la proie d'un tel trouble qu'il ait été affecté
de deux maladies contraires, une servilité assortie de cupidité et, à l'opposé,
une attitude de mépris envers les dieux et les hommes.
– Tu as raison, dit-il.
– Eh bien, repris-je, ne nous laissons pas persuader et ne laissons pas dire
non plus que Thésée, fils de Poséidon, et Pirithoüs, fils de Zeus, [391d] se
50 50
soient lancés dans ces enlèvements abominables , comme on le rapporte,
ni qu'aucun autre enfant d'un dieu, qu'aucun héros ait eu l'audace
d'accomplir des actions aussi abominables et sacrilèges, du genre de celles
qu'on leur attribue fallacieusement aujourd'hui. Forçons plutôt les poètes à
reconnaître ou bien qu'ils n'ont pas commis de tels actes, ou alors qu'ils ne
sont pas les enfants des dieux. Qu'ils ne puissent pas dire les deux choses à
la fois, et qu'ils n'entreprennent pas de persuader nos jeunes que les dieux
engendrent des maux, et que les héros ne sont en rien supérieurs aux
hommes. Car [391e] comme nous le disions 51 51 dans ce qui précède, de tels
propos ne sont ni respectueux du sacré ni vrais. N'avons-nous pas démontré,
en effet, qu'il est impossible que les maux proviennent des dieux ?
– Comment cela serait-il possible ?
– De surcroît, ces propos sont dangereux pour ceux qui les entendent.
Tout homme en effet s'excusera lui-même d'être méchant, s'il est persuadé
qu'il s'agit d'actes tels qu'en commettent et en ont commis
les proches parents des dieux eux-mêmes,
ceux qui sont tout près de Zeus, qui ont sur le mont Ida
un autel de Zeus père, placé dans l'éther 52 52

« et en qui
le sang des êtres démoniques n'est pas encore tari.

« Pour ces raisons, il faut mettre fin à ces histoires, de crainte qu'elles
n'engendrent chez nos jeunes [392a] une grande propension à la
méchanceté.
– Oui, absolument, dit-il.
– Eh bien, repris-je, quelle espèce de discours nous reste-t-il encore à
examiner, pour déterminer ceux qu'il faut tenir et ceux qu'il ne faut pas
tenir ? On a discuté, en effet, de la façon dont il faut parler des dieux, des
53 53
démons, des héros et de ceux qui sont dans l'Hadès .
– Oui, exactement.
– Il nous resterait donc l'espèce des discours qui concerne les êtres
humains ?
– Oui, c'est évident.
– Mais il nous est impossible, mon ami, de régler cette question pour
l'instant.
– Pourquoi ?
54 54
– Parce que, je pense, nous dirions que les poètes et les prosateurs
commettent les plus grandes erreurs [392b] en parlant des êtres humains
quand ils avancent, par exemple, que nombreux sont ceux qui sont heureux
tout en étant injustes, qu'il y a des justes malheureux, que l'injustice est
profitable pour peu qu'elle demeure cachée, et qu'au contraire la justice
constitue un bien pour autrui, mais un dommage pour soi-même. Nous
dirions qu'il faut s'abstenir de tenir pareils discours, et nous prescririons de
chanter et de raconter le contraire, ne crois-tu pas ?
– Si, j'en suis bien persuadé.
– Et alors, si tu conviens que j'ai raison, je pourrai en conclure que tu es
d'accord avec le but de notre recherche depuis le tout début ?
– Tu as raison de le supposer, dit-il.
– [392c] Dès lors, s'il faut précisément tenir au sujet des êtres humains
ces discours-là, nous en conviendrons 55 55 lorsque nous aurons découvert ce
qu'est la justice et si, par nature, elle constitue un avantage pour celui qui la
possède, qu'il passe pour être juste ou non ?
– Excellent, dit-il.
– Nous voici donc au terme de ce qui concerne les discours. Il faut
poursuivre, je pense, en examinant la question qui touche à la manière de
56 56
dire , et alors nous aurons examiné l'ensemble de ce qu'il faut dire, et de
la façon dont il faut le dire. »
Alors Adimante intervint :
« Je ne saisis pas ce que tu entends par là.
– Mais c'est pourtant nécessaire, [392d] dis-je. Peut-être saisiras-tu mieux
de la manière suivante. Tout ce que disent les conteurs d'histoires et les
poètes n'est-il pas le récit raconté d'événements ou passés, ou présents, ou
futurs ?
– Comment cela serait-il autre chose ?
– Or, n'ont-ils pas recours soit à un récit simple 57 57, soit à un récit issu
d'une imitation, soit encore à une forme mixte ?
– Ce point également, dit-il, j'aurais besoin de le comprendre avec plus
de clarté.
– Apparemment, dis-je, je suis un maître ridicule, je ne suis pas clair.
Comme ceux qui sont incapables de discourir, je ne tenterai pas de te
montrer ce que je veux dire à partir d'une vision d'ensemble, [392e] mais en
reprenant seulement une partie. Réponds-moi alors, tu connais par cœur les
premiers vers de l'Iliade, où le poète dit que Chrysès pria Agamemnon de
lui rendre sa fille, que celui-ci se mit en colère et que l'autre, puisqu'il
n'obtenait pas satisfaction, [393a] invoqua le dieu contre les Achéens ?
– Je les connais.
– Tu sais donc que jusqu'à ces vers
… et il conjurait tous les Achéens
et surtout les deux Atrides, régisseurs des peuples 58 58,

« le poète parle en son nom propre et n'entreprend pas d'orienter notre


pensée dans un autre sens, comme si c'était un autre que lui-même qui
parlait. Pour les vers qui viennent ensuite, au contraire, [393b] il parle
comme s'il était lui-même Chrysès, et il s'efforce le plus possible de nous
donner l'illusion que ce n'est pas Homère qui s'exprime, mais le prêtre,
c'est-à-dire un vieillard. Et c'est en gros de cette manière qu'il a composé
l'ensemble du récit des événements qui se sont passés à Ilion, à Ithaque et
dans toute l'Odyssée.
– C'est vrai, dit-il.
– Or, n'y a-t-il pas récit chaque fois qu'il rapporte les paroles prononcées
autant que lorsqu'il rapporte ce qu'il y a entre les paroles ?
– Nécessairement.
– Mais, lorsqu'il rapporte un discours particulier [393c] comme s'il était
quelqu'un d'autre, ne dirons-nous pas qu'il calque, autant que possible, sa
façon de s'exprimer sur celle de chacun de ceux à qui, nous prévient-il, il va
donner la parole ?
– C'est ce que nous dirons. Que dire d'autre, en effet ?
59 59
– Or, se conformer soi-même à un autre, soit par la voix, soit par
l'apparence extérieure, c'est imiter celui à qui on se conforme ?
– Sans doute.
– Donc dans cette situation, semble-t-il, lui et les autres poètes
composent leur récit au moyen de l'imitation.
– Assurément.
– Par contre, si le poète ne se camouflait jamais, toute sa composition
poétique et tout le récit seraient chez lui exempts d'imitation. [393d] Mais
pour que tu ne dises pas que tu ne saisis pas comment cela se passerait, je
60 60
vais te l'exposer. Si en effet Homère, après avoir raconté que Chrysès ,
portant sur lui la rançon de sa fille, était venu supplier les Achéens et en
particulier leurs rois, et continuait de s'exprimer non comme s'il était
Chrysès mais comme s'il était toujours Homère, tu sais bien qu'il ne s'agirait
pas d'une imitation mais d'un simple récit. Cela donnerait à peu près ceci –
je le formule sans le mettre en vers bien entendu, car je ne suis pas un
fabricant de vers : “Le prêtre étant venu supplia [393e] les dieux de leur
accorder de prendre Troie, tout en leur laissant la vie sauve, et il demanda
qu'on lui rende sa fille en échange d'une rançon et par respect pour le dieu.
Quand il eut prononcé ces paroles, les autres exprimèrent leur respect et
leur approbation, mais Agamemnon se mit en colère et lui ordonna de
quitter pour ne jamais revenir, de peur que son sceptre et les bandelettes du
dieu ne le protègent plus. Il dit ensuite que sa fille ne serait pas relâchée
avant d'avoir vieilli avec lui à Argos. Il ordonna au prêtre de s'en aller et de
ne pas l'irriter, s'il voulait rentrer chez lui [394a] sain et sauf. À ces mots, le
vieillard fut rempli de frayeur et s'éloigna en silence, mais une fois loin du
camp, il adressa de nombreuses prières à Apollon, l'invoquant par ses titres
divins et, le lui rappelant, il demanda si quelque chose de ce qu'il lui avait
offert, soit dans les sanctuaires des temples, soit dans les sacrifices sacrés,
lui avait jamais été agréable. En reconnaissance de tout cela, il le supplia de
frapper les Achéens pour leur faire payer les larmes qu'il versait.” C'est
ainsi, dis-je, camarade, [394b] que se construit un récit simple, dépourvu
d'imitation.
– Je comprends, dit-il.
– Comprends dès lors, dis-je, qu'il s'agit d'une espèce de récit qui est le
contraire de l'autre, quand on retranche ce que dit le poète entre les paroles
rapportées, pour ne laisser que les interventions alternées.
– Et cela, dit-il, je le comprends bien, parce que c'est la forme même de
la tragédie.
– Rapprochement très juste, dis-je. Je pense qu'il sera désormais clair
pour toi – je n'étais pas en mesure de le montrer tantôt – qu'il existe une
61 61
forme qui recourt entièrement à l'imitation, tant pour l'art de la
composition poétique que pour l'art de raconter les histoires [394c] : comme
tu dis, c'est la tragédie et la comédie. Il y a ensuite la narration racontée ;
quand elle est l'œuvre du poète lui-même : tu la trouveras surtout dans les
dithyrambes. Et enfin, il y a celle qui procède en recourant aux deux
premières : on la trouve dans la poésie épique et aussi dans plusieurs autres
compositions, si tu vois ce que je veux dire.
– Mais oui, dit-il, je comprends bien ce que tu voulais dire tout à l'heure.
– Rappelle-toi aussi qu'antérieurement à ceci, nous disions que nous
avions exposé ce qu'il fallait dire, et qu'il restait à faire l'examen de la
manière de le dire.
– Je m'en souviens.
– Or, voilà précisément ce que je voulais dire, [394d] qu'il était
nécessaire de nous mettre d'accord pour savoir si nous allions permettre aux
poètes de nous composer des récits imitatifs, et donc d'imiter certaines
choses et pas d'autres, et lesquelles dans chacun des cas, ou si nous n'allions
permettre aucune imitation.
– Je devine, dit-il, que tu considères la question de savoir si nous
accepterons ou non l'introduction de la tragédie et de la comédie dans notre
cité.
– Peut-être, dis-je, peut-être s'agit-il de plus encore que ces deux là. Pour
ma part, en effet, je n'en sais trop rien, mais là où l'argument de la
62 62
discussion , tel un souffle, nous portera, c'est là que nous devrons nous
rendre.
– Tu parles bien, dit-il.
– [394e] Considère à présent le point suivant, Adimante : faut-il que nos
63 63
gardiens soient experts dans l'art de l'imitation ou non ? Ne découle-t-il
pas de ce que nous avons dit précédemment que chacun ne pourrait se
consacrer de manière satisfaisante qu'à une occupation unique, et non à
plusieurs, et que s'il entreprenait de toucher à plusieurs, il échouerait dans
toutes, en tout cas s'il s'agit d'y acquérir une certaine réputation ?
– Comment faire autrement ?
– Ne faut-il pas dès lors tenir le même raisonnement en ce qui concerne
l'imitation ? Le même homme, incapable d'imiter plusieurs choses, ne l'est-
il pas tout autant d'une seule ?
– En effet, il en est incapable.
– Il pourra encore moins [395a] se consacrer en même temps à des
occupations de grande importance, imiter plusieurs choses et devenir expert
dans l'art de l'imitation, puisque les deux imitations qui paraissent d'une
certaine manière si proches l'une de l'autre, la comédie et la tragédie 64 64, les
mêmes poètes ne sauraient les pratiquer avec succès en même temps. Tu les
désignais bien tout à l'heure du nom d'imitation, n'est-ce pas ?
– Oui, c'est mon avis, et tu dis vrai quand tu dis que les mêmes poètes ne
peuvent les pratiquer en même temps.
65 65
– On ne peut même pas être rhapsode et acteur en même temps.
– C'est vrai.
– Et ce ne sont pas non plus les mêmes acteurs pour les comédies et pour
les tragédies [395b], et pourtant tout cela est de l'imitation, n'est-ce pas ?
– Ce sont des imitations.
– Et il me semble, Adimante, que la nature de l'homme est réduite en
fragments 66 66 encore plus petits que ceux-là, de sorte qu'il sera incapable
d'imiter avec succès plusieurs choses ou de faire ces choses mêmes dont les
reproductions ressemblantes sont des imitations.
– Tout à fait vrai, dit-il.
67 67
– Si donc nous voulons préserver notre premier principe , à savoir que
nos gardiens, dégagés de tous les autres métiers, doivent être les artisans
[395c] de la liberté 68 68 de la cité, qu'ils en soient les experts et qu'ils ne
doivent s'occuper de rien d'autre que de ce qui y conduit, il faut donc qu'ils
ne fassent rien d'autre et n'imitent rien d'autre. S'ils doivent imiter quelque
chose, qu'ils imitent ce qu'il leur convient d'imiter dès l'enfance, des
hommes courageux, modérés, pieux, libres et tout ce qui s'en rapproche, et
qu'ils évitent de pratiquer des actions qui ne sont pas libres ou d'imiter des
choses qui sont basses, ni quoi que ce soit de honteux, de crainte de prendre
goût à ce qui constitue la réalité dont provient l'imitation 69 69. N'as-tu pas
remarqué [395d] que les imitations, si dès la jeunesse on ne cesse de les
développer, se transforment en habitudes et deviennent une autre nature,
tant pour le corps et la voix que pour l'esprit ?
– Bien sûr, dit-il.
– Nous ne permettrons donc pas, dis-je, à ceux dont nous affirmons
vouloir prendre soin et qui doivent devenir eux-mêmes des hommes de bien
qu'ils imitent, alors qu'ils sont des hommes, une femme, jeune ou vieille,
injuriant son mari ou se mettant en colère contre les dieux pour rivaliser
avec eux, soit qu'elle se croit heureuse, soit encore que dans le malheur elle
s'abandonne aux plaintes [395e] et aux lamentations. Nous leur permettrons
encore moins de l'imiter souffrante, amoureuse ou dans les douleurs de
l'enfantement.
– Absolument pas, dit-il.
– Ils n'imiteront pas non plus les esclaves, femmes ou hommes, dans
leurs activités d'esclaves.
– Non plus.
– Ni apparemment les hommes méchants et lâches, qui font tout le
contraire de ce que nous disions à l'instant, eux qui médisent les uns des
autres et se bafouent, eux qui, ivres ou [396a] sobres, tiennent des propos
déshonorants. Ils n'imiteront pas non plus tout ce que ces gens-là, en paroles
et en actions, s'infligent à eux-mêmes et aux autres. Je pense, par ailleurs,
qu'il ne faut pas les habituer à ressembler à ceux qui sont fous, ni en paroles
ni en actions ; il convient certes de connaître les fous, comme les hommes
et les femmes méchants, mais il ne faut aucunement agir à leur manière ni
les imiter.
– Tout à fait vrai, dit-il.
– Eh bien, repris-je, les forgerons, et les artisans en tout genre, et les
rameurs qui font avancer les trières, et ceux qui leur commandent, et tout ce
qui [396b] s'y rapporte, faut-il les imiter ?
– Et comment le leur permettrait-on, dit-il, puisqu'il ne leur sera même
pas permis d'accorder leur attention à ces métiers ?
– Mais alors, les hennissements des chevaux 70 70, les mugissements des
taureaux, le murmure des rivières, le fracas de la mer, les coups de tonnerre
et tous les bruits de ce genre, tout cela sera-t-il pour eux objet d'imitation ?
– Non, dit-il, car il leur est interdit d'être fous, ou de se rendre semblables
à ceux qui sont fous.
– Si donc, repris-je, je comprends bien ce que tu dis, il y a une espèce
d'expression et de narration à laquelle aurait recours l'homme de bien
71 71
véritable [396c] lorsqu'il fait un récit, chaque fois qu'il est tenu de
s'exprimer ; et il existe une autre espèce, différente de celle-ci, qui en vient
toujours à caractériser l'activité de raconter de celui qui est à l'opposé de
l'homme de bien par le naturel et par la formation.
– Quelles sont ces espèces ? demanda-t-il.
– À mon avis, répondis-je, un homme mesuré 72 72, lorsque dans son récit
il tombe sur quelque expression ou action d'un homme de bien, consentira à
prendre la parole comme s'il était cet homme-là, et il n'aura pas honte de
cette imitation, surtout s'il imite cet homme bon dans une action ferme et
sensée [396d]. Il l'imitera de moins en moins si cet homme est diminué par
les maladies, le désir amoureux, l'ivresse ou quelque autre infortune. S'il
doit imiter quelqu'un qui n'est pas digne de lui, il ne consentira pas à
adopter sérieusement les traits de quelqu'un qui lui est inférieur, sauf très
brièvement, dans les cas où cet homme aura fait quelque chose de valable ;
mais il en aura honte cependant, parce qu'il n'est pas exercé à imiter ces
sortes de gens, et parce qu'il éprouve de la difficulté à se modeler 73 73 sur les
types des êtres médiocres pour s'y conformer. [396e] La réflexion de
l'homme mesuré le porte à ne pas estimer l'imitation, si ce n'est par manière
de jeu.
– C'est naturel, dit-il.
– Il aura donc recours à un récit semblable à celui que nous évoquions
tout à l'heure au sujet des vers d'Homère, et sa manière de s'exprimer
participera des deux espèces à la fois, c'est-à-dire de l'imitation et du simple
récit 74 74, mais la part de l'imitation sera petite pour un discours élaboré. Ou
alors ne dis-je là rien d'important ?
– Bien sûr, dit-il, voilà le modèle à suivre pour un tel orateur.
– Par conséquent, dis-je, celui qui n'est pas de ce calibre [397a], plus il
sera médiocre, plus il imitera n'importe quoi. Il n'estimera pas qu'il existe
quelqu'un qui lui soit inférieur, si bien qu'il entreprendra avec sérieux de
tout imiter, même devant un public nombreux. Cela inclut les choses dont
nous parlions à l'instant, les coups de tonnerre, les rafales de vent, de grêle,
les bruits des essieux et des poulies, les sons des trompettes, des flûtes et
des chalumeaux et de tous les instruments, sans compter les cris des chiens,
des moutons, des oiseaux. Toute sa manière de s'exprimer aura donc recours
[397b] à l'imitation des voix et des gestes, et ce qui appartient au récit sera
donc minime.
– Nécessairement, dit-il, cela aussi.
– Telles sont donc, dis-je, les deux espèces de manières de s'exprimer
dont je voulais parler.
– Oui, en effet, dit-il.
– Or, la première de ces deux espèces ne présente que de petites
variations 75 75, et lorsqu'on aura donné à son expression l'harmonie et le
76 76
rythme qui lui conviennent, n'en résulte-t-il pas pour celui qui s'exprime
correctement qu'il ne s'écarte guère de ce style d'expression et qu'il se
maintient dans une harmonie unifiée – du fait que les variations sont
infimes – et également dans un rythme [397c] qui pareillement est
constant ?
– C'est bien exact, dit-il, il en va ainsi.
– Mais qu'en est-il de l'autre espèce ? N'exige-t-elle pas le contraire, c'est-
à-dire toutes les harmonies, tous les rythmes, si elle doit s'exprimer selon
son mode propre, puisqu'elle comporte une grande diversité de formes dans
ses variations ?
– Si, c'est bien le cas.
– Mais tous les poètes et en général tous ceux qui s'expriment ne doivent-
ils pas avoir recours soit au premier de ces types pour la manière de
s'exprimer, soit au second, soit encore à une mixture des deux ?
– Nécessairement, dit-il.
– [397d] Que ferons-nous donc ? dis-je. Admettrons-nous dans la cité
tous ces types, l'un ou l'autre des types non mélangés, ou encore le type
mixte ?
– Si ma voix l'emporte, dit-il, nous admettrons le type non mélangé qui
imite le vertueux 77 77.
– Pourtant, Adimante, le type mixte est bien agréable ; en fait, c'est le
plus agréable pour les enfants, pour leurs pédagogues 78 78 et pour le plus
grand nombre, c'est le genre opposé à celui que tu préfères.
– C'est le plus agréable, en effet.
– Mais, repris-je, tu me répliqueras peut-être qu'il ne s'accorde pas avec
notre constitution politique 79 79, parce que [397e] chez nous il n'existe pas
d'homme double ou multiple, compte tenu du fait que chacun exerce une
seule activité.
– En effet, il ne s'accorde pas avec elle.
– Voilà pourquoi c'est seulement dans une telle cité que nous trouverons
un cordonnier qui soit cordonnier, et non pilote en plus d'exercer l'activité
de cordonnerie ; et un laboureur qui soit laboureur, et non juge en plus
d'exercer le métier de l'agriculture, et un homme de guerre qui soit homme
de guerre, et non commerçant en plus d'exercer le métier de la guerre, et
ainsi pour toutes les activités.
– C'est vrai, dit-il.
– [398a] Il semble donc que si un homme capable par son talent de se
transformer de mille manières et d'imiter toutes sortes de choses venait en
personne dans notre cité avec le projet d'y représenter ses compositions
poétiques, nous le vénérerions comme un être sacré, merveilleux, délicieux,
mais nous lui dirions qu'il n'y a pas d'homme comme lui dans notre cité, et
qu'il n'est pas conforme à la loi qu'il s'y intègre. Nous l'enverrions dans une
autre cité, non sans avoir oint sa tête de parfums 80 80 et l'avoir couronné de
tresses de laine. En ce qui nous concerne, nous exigerons un poète plus
austère 81 81 et moins plaisant [398b], et un raconteur d'histoires utile, qui
n'imiterait pour nous que la manière de s'exprimer de l'homme vertueux, et
qui proposerait ses discours selon ces modèles que nous avons prescrits
dans nos lois dès l'origine, lorsque nous avons entrepris de former nos
guerriers.
– Oui, certes, dit-il, c'est ce que nous ferions si cela était en notre
pouvoir 82 82.
– À présent, mon ami, dis-je, je crois bien que nous avons parcouru en
83 83
long et en large ce qui dans l'art musical et poétique a trait aux discours
et aux histoires. Nous avons traité en effet de ce qu'il faut dire, et de la
façon dont il convient de le dire.
– C'est ce que je crois aussi, dit-il.
– Dès lors [398c], dis-je, il nous reste ensuite à traiter du mode du chant
et des mélodies.
– Oui, c'est évident.
– Or, tout le monde est en mesure, n'est-ce pas, de trouver ce que nous
devons en dire et ce que sont ces modes, s'ils doivent être en harmonie avec
ce que nous avons posé auparavant ? »
Alors Glaucon se mit à rire et dit :
« En ce qui me concerne, Socrate, je risque de me trouver exclu de ce
“tout le monde” ! Pour l'instant, je n'ai pas les moyens d'expliquer ce que
sont ces modes que nous devons exposer. Mais j'en ai l'intuition.
– En tout cas, repris-je, voici un premier point sur lequel tu es d'emblée
capable de répondre : [398d] c'est que la mélodie est constituée de trois
éléments, la parole, l'harmonie et le rythme.
– Pour cela, oui, dit-il.
– Or, dans la mesure où il s'agit de parole, il ne semble y avoir aucune
différence avec la parole non chantée, en ce qui a trait à la conformité à ces
84 84
modèles que nous avons proposés tout à l'heure et à la manière de
faire ?
– C'est vrai, dit-il.
– Quant à l'harmonie et au rythme, ils doivent accompagner la parole.
– Comment faire autrement ?
– Mais pourtant, nous avons affirmé que les plaintes funèbres et les
lamentations ne convenaient pas à nos compositions.
– Non, en effet.
– Quelles sont donc les harmonies [398e] des plaintes funèbres ? Dis-le
moi, puisque tu es musicien 85 85.
– C'est l'harmonie lydienne mixte 86 86
, dit-il, la lydienne aiguë et quelques autres du même genre.
– Celles-là, dès lors, dis-je, faut-il les éliminer ? Elles sont en effet
inutiles, même pour les femmes qui doivent être décentes, pour ne rien dire
des hommes.
– Tout à fait.
– Par ailleurs, il n'y a rien de plus inconvenant pour les gardiens que
l'ivresse, la mollesse et la paresse.
– En effet.
– Et quelles sont les harmonies qui sont molles et propices aux
beuveries ?
– Il y a une harmonie de type ionien, dit-il, et une de type lydien, que
certains appellent harmonies relâchées.
– [399a] Eh bien, mon ami, y a-t-il une manière d'utiliser ces harmonies
pour des hommes de guerre ?
– Aucune, dit-il. Il ne te reste guère que la dorienne et la phrygienne.
– Je ne connais pas bien les harmonies, repris-je, mais laisse-nous celle
87 87
qui pourrait imiter de manière convenable les tons et les accents d'un
homme courageux, engagé dans une action guerrière ou dans toute autre
entreprise violente et qui, abandonné par le destin, court au-devant des
blessures et de la mort ou tombe en proie à quelque autre malheur [399b],
mais qui dans toutes ces situations résiste au destin en joignant les rangs et
en tenant bon. Laisse-nous-en une autre encore, capable d'imiter un homme
engagé dans une action pacifique, non violente, mais qu'il accomplit de
plein gré : soit qu'il veuille persuader quelqu'un de lui donner ce qu'il
requiert – en adressant une prière au dieu, ou bien en influençant un homme
par ses leçons et ses conseils – soit, au contraire, qu'il accède lui-même à la
demande d'autrui, lorsqu'on lui sert une leçon ou qu'on veut l'influencer et
qui, dans la foulée, agira de manière réfléchie et sans arrogance, mais en
toutes circonstances mènera une activité empreinte de sagesse et de mesure
[399c] en se contentant de ce qui arrive. Ce sont ces deux harmonies, la
violente et la volontaire, qui imiteront le mieux les accents de ceux qui
souffrent et de ceux qui sont heureux, de ceux qui sont sages et de ceux qui
sont courageux. Ces harmonies, laisse-les-nous 88 88.
– Justement, dit-il, ces harmonies que tu demandes de te laisser ne sont
autres que celles que je mentionnais à l'instant.
– Dès lors, dis-je, nous n'aurons besoin ni d'instruments polycordes 89 89,
90 90
ni de composition panharmonique dans nos chants et nos mélodies.
– Il me semble que non, dit-il.
– Nous n'entretiendrons donc pas de fabricants de lyres triangulaires, de
harpes, et de tous ces instruments [399d] polycordes et de type
panharmonique ?
– Apparemment non.
– Et que dire des fabricants de flûtes et des flûtistes, les accueilleras-tu
dans la cité ? La flûte n'est-elle pas ce qui est le plus polycorde, et les
instruments qui sont de type panharmonique ne sont-ils pas justement des
imitations de la flûte ?
– C'est évident, dit-il.
– Il te reste donc, dis-je, la lyre et la cithare, qui sont utiles dans la cité.
Pour la campagne, la syrinx serait utile pour les bergers.
– C'est en tout cas, dit-il, le sens de notre argument.
– D'ailleurs, [399e] repris-je, nous ne faisons rien de nouveau, mon ami,
en accordant notre préférence à Apollon et aux instruments d'Apollon 91 91,
plutôt qu'à Marsyas et aux instruments de Marsyas.
– Par Zeus, dit-il, apparemment non.
– Par le chien ! 92 92 m'écriai-je, nous ne nous sommes pas aperçus que
nous venions encore une fois de purifier la cité dont nous dénoncions le
luxe amollissant 93 93.
– Et nous avons été sages de le faire, dit-il.
– Eh bien, dis-je, purifions aussi le reste. Faisant suite en effet aux
harmonies, il faudrait maintenant que nous abordions les rythmes. Il ne faut
pas rechercher des rythmes multiples, ni des mesures de formes variées,
mais discerner quels sont les rythmes propres à l'existence d'un homme
ordonné et courageux 94 94. Une fois qu'on les a discernés [400a], il faut
95 95
forcer le pied et la mélodie à suivre la parole d'un tel homme, et non la
parole à suivre le pied et la mélodie. Quels seraient ces rythmes, ta tâche est
de nous les indiquer, comme tu l'as fait pour les harmonies.
– Mais, par Zeus, dis-je, je ne sais pas quoi dire. Ce que je pourrais dire,
pour l'avoir observé, c'est qu'il y a trois espèces de rythmes 96 96 à partir
desquels les mesures sont structurées, de la même manière qu'il existe
quatre espèces de tons d'où on tire toutes les harmonies. Mais quel rythme
est susceptible d'imiter quelle existence, cela je ne suis pas en mesure de le
dire.
– Sur ces questions, [400b] dis-je, nous prendrons conseil auprès de
Damon 97 97, pour savoir quelles mesures conviennent à la servilité, à l'excès
violent 98 98, à la folie, et à toute autre forme de vice, et quels rythmes sont
propres aux qualités contraires. Je crois l'avoir entendu parler de manière
99 99
obscure d'un certain “enople” , qu'il caractérisait comme une mesure
composite, et aussi du dactyle et de l'héroïque : je ne sais trop comment il
en assurait la composition, ni comment il posait de manière égale les hautes
et les basses, en les développant en brèves et en longues. Il nommait
également, c'est ce que je crois savoir, iambe un certain mètre, trochée un
autre, et il leur attachait des longues et des brèves. [400c] Dans certains de
ces mètres, je crois, il critiquait ou louait les mouvements de la mesure non
moins que les rythmes eux-mêmes, quand il ne s'agissait pas de quelque
trait qui leur était commun. Je ne suis pas en mesure d'en parler davantage,
mais comme je l'ai dit, remettons-nous en pour ces questions à Damon, car
un exposé définitif exigerait autre chose qu'une brève présentation, ne crois-
tu pas ?
– Par Zeus, c'est aussi mon avis.
– Mais voici, par ailleurs, un point sur lequel tu peux porter un jugement
net, c'est que la grâce dans les gestes 100 100 ou l'absence de grâce dépendent
de la qualité du rythme ou de l'absence de rythme ?
– Sans doute.
– Or, la qualité du rythme [400d] et l'absence de rythme suivent en s'y
conformant ce qui se caractérise par une expression de qualité, ou ce qui est
le contraire, et il en va de même pour une harmonie de qualité et une
absence d'harmonie, s'il est vrai que le rythme tout comme l'harmonie
suivent la parole, comme on le disait tout à l'heure, et non la parole le
rythme et l'harmonie.
– Et de fait, dit-il, il faut qu'ils accompagnent la parole.
– Mais le mode propre à la manière de s'exprimer, repris-je, et le discours
lui-même, ne dépendent-ils pas du caractère de l'âme ?
– Nécessairement.
– Et tout le reste ne dépend-il pas de la manière de s'exprimer ?
– Si.
– Ainsi, l'excellence du discours et de l'harmonie, la grâce du geste et du
rythme découlent de l'excellence du caractère 101 101[400e], non de ce que
nous désignons ainsi par euphémisme et qui n'est qu'absence de réflexion,
mais au contraire de cette réflexion authentique d'un caractère où s'allient le
bien et le beau.
– Oui, tout à fait, dit-il.
– Nos jeunes 102 102 ne doivent-ils pas se mettre en quête de toutes ces
qualités, s'ils doivent exercer leur activité propre ?
– Ils doivent le faire.
– L'art graphique [401a] est aussi d'une certaine façon rempli de ces
qualités 103 103, comme tout l'artisanat qui relève de cet art ; l'art du tissage,
l'art de la broderie, l'art de l'architecture et aussi l'art de la fabrication de
tous les autres objets domestiques en sont remplis. La nature des corps en
est aussi remplie, de même que celle des êtres vivants, car dans tout cela, la
grâce de l'apparence est présente, ou alors c'est l'absence de grâce. Le défaut
de grâce dans l'apparence, le manque de rythme et d'harmonie s'apparentent
à la laideur du langage et du caractère, et les qualités contraires sont à la
fois les parentes et les imitations du caractère opposé, celui de l'homme
sage et excellent.
– Oui, absolument, dit-il.
– Mais les poètes, repris-je, sont-ils les seuls que [401b] nous devrons
soumettre à des règles et contraindre de ne présenter dans leurs
compositions poétiques que les images du caractère vertueux, ou alors de
s'abstenir de présenter des compositions chez nous ; ou devrons-nous
soumettre aussi à des règles les autres artisans, et leur interdire de
représenter dans leur production le caractère vicieux, l'intempérance, la
servilité, l'absence de grâce, que ce soit dans les images des êtres vivants,
dans l'architecture, ou dans tout autre genre de représentation artisanale, ou
alors, s'ils ne peuvent l'éviter, ne pas permettre qu'ils produisent chez nous ?
Cela, afin d'éviter que nos gardiens ne soient élevés au milieu des images
du vice, comme dans un pâturage vicié [401c], qu'ils n'y cueillent et n'y
paissent tous les jours, petit à petit, de grandes quantités de ces diverses
choses et finissent, sans s'en apercevoir, par amasser dans leur âme un mal
immense. Ne faut-il pas se mettre à la recherche de ces artisans qui se
montrent doués d'un talent naturel qui les rend capables de suivre à la trace
la nature du beau 104 104 et du gracieux, afin que, semblables à ceux qui
habitent une contrée saine, les jeunes bénéficient de tout et, quelle que soit
la provenance de ce qui émane des belles œuvres pour frapper leurs yeux et
leurs oreilles, qu'ils l'accueillent comme une brise qui apporte la santé de
contrées salubres, et [401d] dès l'enfance, les dispose insensiblement à la
105 105
ressemblance, à l'amour et à l'harmonie avec la beauté de la raison ?
– Voilà bien, dit-il, la façon la plus belle de les élever.
– Dès lors, Glaucon, repris-je, n'est-ce pas pour les motifs suivants
qu'élever les enfants dans la musique <et dans la poésie 106 106 > constitue
une valeur suprême ? Parce que le rythme et l'harmonie, plus que tout,
pénètrent au fond de l'âme, la touchent avec une force d'une très grande
puissance en lui apportant la grâce, et l'imprègnent dès lors de cette grâce, si
on a été correctement élevé ? Et parce que, en l'absence de cela, c'est le
contraire qui se produit ? [401e] Et aussi parce que celui qui aura été élevé
comme il convient aura la plus vive conscience des lacunes et de la
médiocrité dans les objets de fabrication artisanale, autant que de la
médiocrité dans les êtres naturels ? À juste titre, on s'en irrite et on fait
l'éloge des belles choses, on s'en réjouit et on les recueille au fond de l'âme
pour s'en nourrir et devenir un homme de bien, [402a] tandis que pour les
choses déshonorantes, on a raison de les blâmer et de les détester dès
l'enfance, avant même que de pouvoir entendre raison. Quand la raison
intervient, on la chérit et on la reconnaît du fait même de notre parenté avec
elle, et cela d'autant plus qu'on a été élevé de cette manière.
– Tels me semblent être en effet, dit-il, les motifs d'une éducation dans la
musique <et dans la poésie>.
– Eh bien, repris-je, de la même manière qu'en ce qui concerne la lecture
nous n'en avons une maîtrise satisfaisante que lorsque les lettres 107 107, dont
le nombre est limité, ne nous échappent plus dans tous les mots où elles
sont combinées et que nous ne leur accordons plus d'importance, [402b]
comme s'il ne fallait pas les reconnaître, que ce soit dans un petit ou dans un
grand mot, mais que nous faisons l'effort de les saisir partout parce que
nous ne deviendrions pas des lecteurs avant d'en être là…
– C'est vrai.
– … et aussi que les images des termes écrits, si elles apparaissaient par
hasard à la surface des eaux ou des miroirs, nous ne saurions les reconnaître
avant d'avoir reconnu les lettres elles-mêmes, mais qu'il s'agit du même art
et de la même étude…
– Oui, tout à fait.
– … eh bien ! devant les dieux, je prétends que, de la même manière,
nous ne serons pas formés en musique <et en poésie>, ni nous-mêmes ni
ceux que nous voulons [402c] former pour être gardiens, avant d'avoir
108 108
reconnu les formes
de la modération et du courage, de la libéralité 109 109 et de la magnanimité,
et des autres vertus qui en sont les sœurs, comme également les formes qui
sont leurs contraires, partout où elles sont combinées, et avant d'avoir pris
conscience de leur présence et de la présence de leurs images dans les êtres
où elles subsistent, sans en négliger aucune, ni dans les petites choses ni
dans les grandes, et de considérer qu'elles appartiennent au même art et à la
même étude.
– Oui, de toute nécessité, dit-il.
– Par conséquent, dis-je, [402d] celui chez qui se trouveraient réunies,
pour son âme la beauté morale, et pour son apparence des qualités qui
s'accordent avec cette beauté et entrent en résonance avec elle parce qu'elles
participent du même modèle, ne serait-ce pas le plus beau spectacle 110 110
pour celui qui peut le contempler ?
– Et de beaucoup.
– Or, le plus beau est aussi le plus aimable ?
– Oui, forcément.
– C'est donc par-dessus tout de tels hommes que serait épris 111 111
l'homme formé à la musique <et à la poésie>, et d'un homme dépourvu de
cette consonance des qualités, il ne sera pas amoureux.
– Non, dit-il, en tout cas si c'est dans l'âme que se trouve le défaut. Si le
défaut est un défaut du corps, il le supportera et consentira à les chérir.
– Je comprends, dis-je. [402e] C'est que tu as ou que tu as eu de jeunes
aimés de ce genre, et je t'approuve. Mais dis-moi une chose : existe-t-il
quelque compatibilité entre la modération et le plaisir débordant ?
– Mais comment cela se pourrait-il, dit-il, puisque ce plaisir rend aussi
frénétique que la douleur ?
– Et entre ce plaisir et la vertu en général ?
– [403a] Aucunement.
– Et entre ce plaisir et l'excès violent ? Et l'indiscipline ?
– Oui, plus que tout.
– Or, y a-t-il pour toi un plaisir plus grand et plus vif que le plaisir des
112 112
choses de l'amour ?
– Non, dit-il, et il n'y en a pas de plus fou.
– Au contraire, l'amour correct consiste par nature à aimer avec
modération et selon l'esprit de la musique ce qui est ordonné et beau ?
– Oui, certainement, dit-il.
– Il ne faut donc laisser rien de fou ni d'apparenté à l'indiscipline venir
dans les parages de l'amour correct ?
– Non, il ne faut pas le laisser.
– Il ne faut donc pas laisser s'approcher [403b] ce plaisir fou, ni le laisser
avoir part aux rapports de l'amant et des jeunes aimés qui s'aiment d'un
amour correct.
– Non, par Zeus, Socrate, dit-il, il ne faut pas le laisser s'en approcher.
– Ainsi donc, semble-t-il, dans la cité que nous sommes en train de
fonder, tu établiras comme loi que l'amant, s'il peut l'en persuader, embrasse
le jeune aimé, qu'il se tienne dans sa compagnie et le touche comme s'il
était son fils, en vue de ce qui est beau et bien, et qu'en ce qui concerne le
reste, il se comporte avec celui qu'il entoure de ses soins de telle manière
que jamais on ne puisse présumer que quelque chose de plus important 113 113
soit intervenu entre eux. [403c] Sinon, il se verra reprocher son manque de
raffinement 114 114 et de délicatesse.
– Qu'il en soit ainsi, dit-il.
– Est-ce qu'il te semble à toi aussi, repris-je, que nous avons atteint le
terme de notre discussion sur la musique <et la poésie> ? Elle s'achève en
tout cas là où elle doit aboutir, car les questions relatives à la musique <et la
poésie> doivent aboutir aux questions concernant l'amour du beau 115 115.
– Je suis bien d'accord, dit-il.
– Après la musique <et la poésie>, c'est par la gymnastique qu'il faut
former les jeunes gens.
– Sans doute.
– Il faut donc que dès l'enfance, et tout au cours de leur vie, ils soient
formés rigoureusement dans cet art. [403d] Voici, selon moi, la manière de
faire. Examine-la aussi de ton côté. Pour moi, ce n'est pas le corps, si fiable
soit-il, qui rend par sa vertu propre l'âme bonne, mais c'est au contraire
l'âme bonne qui, par sa vertu, procure au corps ce qui le rendra le meilleur
possible. Que t'en semble-t-il à toi ?
– À moi aussi, dit-il, il me semble qu'il en va ainsi.
– Dès lors, après avoir soigné l'esprit de manière satisfaisante, ne ferions-
nous pas bien de confier à l'art de la gymnastique la tâche de préciser les
soins du corps, [403e] en nous contentant d'indiquer pour notre part
seulement les modèles 116 116, afin d'éviter les exposés trop élaborés ?
– Tout à fait.
– Nous avons dit qu'ils doivent se garder de l'ivresse, car plus que tout
autre, le gardien doit éviter de s'enivrer, de crainte de ne plus savoir où il se
trouve.
– Il serait en effet ridicule, dit-il, qu'un gardien ait besoin d'un gardien.
– Qu'en est-il de leur nourriture ? Nos hommes sont des athlètes 117 117
engagés dans un combat de la plus haute importance, n'est-ce pas ?
– Si.
– Est-ce que le régime de ceux qui s'entraînent aujourd'hui conviendrait
[404a] à de tels gardiens ?
– Peut-être.
– Mais, repris-je, c'est un type de régime endormant et dangereux pour la
santé. Ne vois-tu pas que ces athlètes qui s'entraînent passent leur vie à
dormir et que, pour peu qu'ils s'écartent de la diète qui leur est prescrite, ils
sont atteints de graves et violentes maladies ?
– Je le vois bien.
– Il faut pour ces athlètes de la guerre, repris-je, un régime plus
rigoureux, eux qui comme les chiens 118 118 doivent demeurer en alerte et
développer pour leur œil et leur oreille la plus grande acuité. Lors des
campagnes militaires, ils sont soumis à de nombreux changements [404b]
dans la boisson et l'alimentation, selon le climat des étés et des hivers, et en
dépit de tout cela, ils doivent maintenir une santé robuste.
– C'est mon avis.
– Dès lors, la meilleure gymnastique ne serait-elle pas la sœur de cet art
poétique et musical fait de simplicité que nous avons exposé tout à l'heure ?
– Que veux-tu dire ?
– Je veux dire une sorte de gymnastique simple et modeste, et qui
convienne avant tout à la guerre.
– Quelle serait donc sa nature ?
– C'est chez Homère, dis-je, qu'on pourrait s'instruire de cela. Car tu sais
que lors des repas que ses héros prennent au cours des campagnes
militaires, on ne leur sert pas de poisson, [404c] même s'ils se trouvent en
bord de mer sur l'Hellespont 119 119, ni de viandes bouillies, mais seulement
des viandes grillées, qui sont justement les plus faciles à apprêter pour des
soldats. Presque partout en effet, il sera pour ainsi dire plus commode de se
servir simplement du feu que de se déplacer avec un attirail de cuisine.
– Et comment !
– Quant aux desserts, je crois savoir qu'Homère n'en a jamais fait
mention. Les autres qui s'entraînent ne savent-ils pas que pour avoir une
bonne condition physique il faut s'abstenir de toutes ces choses ?
– Ils ont bien raison d'y prendre garde, dit-il, et de s'en abstenir.
120 120
– [404d] Quant à la table de Syracuse et à la cuisine sophistiquée de
Sicile, il ne semble pas, cher ami, que tu les recommandes, si bien sûr ces
principes te paraissent corrects ?
– Je ne crois pas.
– Tu blâmeras également chez ces hommes qui veulent avoir une bonne
condition physique le fait de prendre auprès d'eux une jeune maîtresse
corinthienne 121 121 ?
– Oui, absolument.
– Et dès lors aussi, les délices renommés de la pâtisserie attique ?
– Naturellement.
– Car je pense qu'on ferait un rapprochement approprié en comparant
l'ensemble de cette alimentation et de cette diète à la composition
mélodique et au chant produits sur la totalité du registre harmonique et
incorporant tous les rythmes, [404e] n'est-ce pas ?
– Si, bien sûr.
– Ici en effet la variété engendre l'indiscipline, là elle engendre la
maladie, tandis que la simplicité dans la musique engendre la modération
dans l'âme, et dans la gymnastique elle produit la santé pour le corps, n'est-
ce pas vrai ?
– Tout à fait vrai, dit-il.
– Mais si l'indiscipline et la maladie [405a] prolifèrent dans la cité, n'y
voit-on pas s'ouvrir quantité de tribunaux et de cliniques ? Le droit et la
médecine n'y sont-ils pas à l'honneur, quand les hommes libres s'y affairent
énergiquement et en grand nombre ?
– Comment l'éviter ?
– Pourrais-tu trouver meilleur indice d'une éducation médiocre et
déshonorante dans une cité que le besoin de médecins et de juges, à qui on
fait honneur non seulement chez les gens ordinaires et les travailleurs
manuels, mais aussi chez ceux qui se vantent d'avoir été formés dans un
esprit libéral ? Ne [405b] trouves-tu pas que c'est une honte et l'indice
sérieux d'un manque d'éducation que de se trouver contraint de recourir à
une justice empruntée à d'autres 122 122, qu'on regarde comme des maîtres et
des arbitres, en raison de l'impossibilité d'en trouver chez soi ?
– C'est la chose la plus honteuse de toutes.
– Ne crois-tu pas, repris-je, qu'il est plus honteux encore, non seulement
de passer la majeure partie de sa vie dans des tribunaux, engagé dans des
procès à la défense ou à la poursuite, mais encore, par manque de
conviction morale, de se laisser persuader de faire bonne figure pour cette
seule raison qu'on se croit habile [405c] à être injuste et capable de tous les
subterfuges, de s'échapper par mille ruses et détours et de se tirer d'affaire
au prix de contorsions ? À quelle fin ? Pour éviter la justice et ce, au sujet
de questions insignifiantes et dépourvues de valeur, parce qu'on ne sait pas
combien il est plus beau et plus noble d'ordonner sa vie de manière à ne pas
avoir besoin d'un juge qui dort sous notre nez.
– Si, dit-il, cela me paraît encore plus honteux.
– Avoir besoin, par ailleurs, de la médecine, repris-je, non pas pour des
blessures ou pour l'une ou l'autre de ces maladies qui jalonnent le cours des
saisons, mais parce qu'en [405d] raison de sa paresse et du régime que nous
avons décrit, on se remplit comme un marécage de fluides et de gaz, pour
ensuite forcer les ingénieux disciples d'Asclépios à désigner ces maladies
du nom de “flatulences” et de “catarrhes”, ne trouves-tu pas cela honteux ?
– Si, dit-il, et il s'agit vraiment de noms de maladies inédits et
123 123
étranges .
– De tels noms, dis-je, n'existaient pas, je pense, du temps d'Asclépios.
La preuve ? Ses fils, [405e] voyant à Troie une femme donner à boire à
124 124
Eurypyle qui était blessé du vin de Pramnos abondamment saupoudré
de farine et de fromage râpé [406a], potion réputée inflammatoire, ne la
blâmèrent pas, et ils ne désapprouvèrent pas non plus cette manière de
soigner recommandée par Patrocle.
– C'était en effet, dit-il, une boisson étrange pour quelqu'un dans cet état.
– Pas vraiment, dis-je, si tu considères le fait que les Asclépiades
n'avaient pas recours autrefois à l'art médical d'aujourd'hui – qui est l'art
d'une école médicale 125 125, comme ils disent – et cela jusqu'au temps
126 126
d'Hérodicos . Ce dernier était un maître de gymnase qui, une fois
devenu malade, combina la gymnastique à l'art médical et fit en sorte de
s'épuiser d'abord [406b] totalement lui-même, et puis beaucoup d'autres
après lui.
– De quelle manière ? demanda-t-il.
– En se préparant une mort lente, dis-je. Il soignait sans cesse sa maladie,
qui était mortelle, et il ne trouva pas, je pense, le moyen de se guérir lui-
même. Sa vie durant, il fut son propre médecin et il se tint à l'écart de toute
espèce d'occupation, au point de s'épuiser si le hasard l'éloignait de sa diète
coutumière. Mais parce que son habileté rendait sa mort difficile, il vécut
jusqu'à un âge avancé.
– Un bel avantage certes, dit-il, qu'il tira de son art !
– Un avantage bien prévisible, dis-je, [406c] pour celui qui ignore que ce
n'est ni par défaut de savoir ni par manque d'expérience qu'Asclépios
n'enseigna pas cette manière de se soigner à ses descendants, mais parce
qu'il savait que partout où existent des lois excellentes, une tâche propre est
assignée à chacun dans la cité, qu'il est obligé d'exercer, et que personne n'a
le loisir de passer sa vie à être malade et à se soigner. C'est un fait que nous
trouvons drôle quand nous l'observons chez les artisans, alors que chez les
riches et les gens qui semblent heureux, nous ne lui portons pas attention !
– Comment cela ? dit-il.
– Un charpentier, repris-je, [406d] quand il est malade, jugera normal de
consulter le médecin pour obtenir un remède qu'il ingurgitera pour vomir
son mal, ou alors pour s'en débarrasser par une purge, par une cautérisation,
ou par une incision. Mais si on lui prescrit une longue diète, qu'on lui
recouvre la tête de bonnets de feutre, et tout ce qui va avec, il aura vite fait
de répliquer qu'il n'a pas le loisir d'être malade et qu'il ne trouve aucun
intérêt à vivre, s'il en résulte qu'il ne pense qu'à sa maladie et en est conduit
à négliger le travail qu'il doit faire. Et là-dessus, il congédiera ce médecin
[406e] et, retournant à sa diète habituelle, il recouvrera la santé et mènera sa
vie en exerçant son métier. Si sa condition physique n'est pas suffisante
pour résister, la mort le tirera d'affaire.
– Pour un tel homme, dit-il, voilà bien la médecine à laquelle il convient
d'avoir recours !
– Est-ce parce qu'il est responsable d'une tâche, dis-je, [407a] et que s'il
ne l'exerçait pas, il ne trouverait aucun intérêt dans l'existence ?
– C'est évident, dit-il.
– Tandis que pour le riche, nous pourrions dire qu'aucune tâche ne le
réclame de manière telle que s'il était contraint de s'en éloigner, son
existence deviendrait invivable.
– On peut le dire, assurément.
127 127
– N'as-tu pas entendu, repris-je, ce mot de Phocylide , qui dit à peu
près ceci :
… quand on dispose de quoi vivre, il faut s'exercer à la vertu ?

– C'est bien ce que je pense, dit-il, d'abord et avant toute chose.


– N'allons pas, dis-je, nous disputer avec lui sur ce point, mais soyons
nous-mêmes nos propres maîtres et tentons de savoir si le riche doit
s'occuper de cet exercice de la vertu et si son existence est invivable [407b]
autrement, ou si cette manière de cultiver la maladie qui empêche le
charpentier et tous les autres artisans de se consacrer à leur travail ne
constitue en rien un obstacle au précepte de Phocylide.
– Mais si, par Zeus, dit-il. Rien, pratiquement, ne constitue un plus grand
obstacle que cette préoccupation excessive du corps, qui va bien au-delà de
la gymnastique. C'est une préoccupation qui devient gênante dans la gestion
d'une maison, dans les expéditions militaires et dans les charges qui exigent
qu'on siège dans la cité.
– Mais là où cette préoccupation constitue l'obstacle le plus sérieux, c'est
128 128
quand elle entrave les études de toute nature, l'activité de réflexion et
la concentration [407c] sur soi-même, car elle fait craindre des tensions
dans la tête et des vertiges, dont elle rend responsable la philosophie. Le
résultat ? Partout où l'on pratique la vertu et où elle est mise à l'épreuve de
cette manière, partout cette préoccupation y fait obstacle. Constamment, en
effet, elle amène à croire qu'on est malade et fait en sorte qu'on ne cesse de
se plaindre de sa condition physique.
– Il semble bien, dit-il.
– Aussi dirons-nous qu'Asclépios lui aussi savait cela, et que c'est pour
cette raison qu'il a révélé l'art de la médecine à ceux dont l'état général est
tel que la nature et une bonne diète leur assurent une condition physique
saine, et qui ne souffrent que [407d] d'affections très localisées. C'est à eux
et à leurs habitudes qu'est destinée sa médecine. Il les débarrassait de leurs
maladies par des drogues ou des interventions, tout en leur prescrivant leur
diète habituelle, pour ne pas nuire à leur activité politique. Par contre, à
l'égard de ceux qui sont affligés d'une condition physique totalement
maladive, il n'entreprenait pas, par des diètes faites de légères ponctions
progressives et d'infusions, de rendre leur existence longue et misérable, ni
de leur faire engendrer des enfants qui, selon toute vraisemblance, seraient
constitués comme eux. Au contraire, il n'a pas pensé qu'il fallait soigner
celui qui n'était pas en mesure de vivre [407e] une vie d'une durée normale,
129 129
parce que cela ne présente aucun intérêt ni pour lui ni pour la cité.
– C'est un Asclépios politique, dit-il, que tu nous présentes là !
– C'est clair, dis-je, et aussi ses enfants ! Ne vois-tu pas que c'est
précisément parce qu'il était un tel homme politique que pendant qu'ils se
montraient vaillants [408a] au combat devant Troie, ils continuaient
d'exercer la médecine comme je viens de le dire ? Ne te souviens-tu pas que
lorsque Ménélas fut blessé 130 130 d'un coup par Pandaros
… en suçant le sang de la blessure, ils versèrent dessus des drogues calmantes,

« ils ne lui prescrivirent pas ce qu'il fallait boire ou manger ensuite, pas
plus qu'ils ne l'avaient fait pour Eurypyle, en se fondant sur le fait que les
drogues suffisaient à guérir des hommes qui, avant d'être blessés, étaient en
santé et avaient un régime ordonné, [408b] même s'ils avaient cru bon de
boire à ce moment-là la potion ? Un homme maladif et indiscipliné, ils ne
croyaient pas qu'il soit profitable, ni à lui-même ni aux autres, qu'il continue
de vivre, ni que l'art de la médecine soit destiné à de tels hommes, ni qu'il
fallait les soigner, fussent-ils plus fortunés que Midas 131 131.
– Les enfants d'Asclépios, tels que tu les décris, étaient vraiment très
astucieux !
– Comme il convient, repris-je, et pourtant les auteurs de tragédies et
Pindare ne sont guère convaincus par notre propos. Ils disent
132 132
qu'Asclépios était fils d'Apollon et que néanmoins il se laissa
persuader [408c] à prix d'or de soigner un homme riche qui était déjà
mourant, et que pour cette raison il fut frappé de la foudre. Pour notre part,
prenant en compte ce que nous avons dit auparavant, nous ne pourrons les
croire sur les deux points à la fois : nous dirons que s'il était le fils d'un
dieu, il n'était pas cupide ; s'il était cupide, alors il n'était pas le fils d'un
dieu.
– Très juste, dit-il, ce que tu apportes là. Mais que penses-tu de ceci,
Socrate ? N'est-il pas nécessaire que nous puissions disposer de bons
médecins dans notre cité ? Or les meilleurs médecins seront sans doute ceux
qui auront eu entre les mains le plus grand nombre de gens en santé et
[408d] de gens malades, et de la même manière les meilleurs juges sont
ceux qui ont eu affaire à des natures de toute espèce ?
– Bien sûr, dis-je, il est question d'avoir de bons médecins et de bons
juges, mais sais-tu ceux que je tiens pour tels ?
– Je le saurai si tu m'en parles, dit-il.
– Eh bien, je vais essayer, dis-je, mais toi, par contre, tu as posé du même
coup une question sur une affaire qui n'est pas apparentée.
– Comment ? dit-il.
– Pour commencer par les médecins, dis-je, ceux qui deviendraient les
plus habiles seraient ceux qui commenceraient dès leur jeunesse à se mettre
au contact du plus grand nombre possible de constitutions physiques
déficientes, en plus de faire l'apprentissage de leur art. [408e] Eux-mêmes
auraient été affligés de plusieurs maladies et ne seraient pas naturellement
dotés d'une condition physique parfaitement saine. Car ce n'est pas, je
pense, grâce à leur corps qu'ils soignent le corps, autrement il ne leur serait
jamais loisible d'être en mauvaise santé ou de tomber malades. C'est par
133 133
l'âme qu'ils soignent le corps, et il ne sera guère possible à l'âme de
soigner quoi que ce soit si elle est de mauvaise constitution ou si elle
devient malsaine.
– C'est juste, dit-il.
– Tandis que le juge, mon ami, c'est par l'âme qu'il commande à l'âme,
[409a] et il n'est pas permis à l'âme de se former dès la jeunesse au contact
d'âmes corrompues, ni de traverser l'expérience de toutes les injustices en
les commettant elle-même, dans la seule visée de pouvoir de manière lucide
à partir d'elle-même témoigner des injustices commises par les autres, à
l'instar de ce que fait le corps pour les maladies. Il faut que dès sa jeunesse,
au contraire, elle soit demeurée innocente et exempte d'habitudes
mauvaises, si elle doit, en vertu de son excellence propre, juger sainement
des choses justes. Voilà la raison pour laquelle ceux qui sont dotés d'un bon
tempérament paraissent dès leur jeunesse des gens simples et faciles à
tromper par ceux qui sont injustes : ils ne disposent pas en effet [409b] en
134 134
eux-mêmes de modèles d'expérience semblables à ceux des gens
corrompus.
– Oui, certes, dit-il, c'est tout à fait leur expérience.
– Pour cette raison, repris-je, le bon juge ne doit pas être un jeune
homme, mais un homme mûr ; il faut qu'il ait développé par son expérience
la connaissance du genre de chose que constitue l'injustice, qu'il n'en ait pas
pris conscience comme d'une caractéristique propre présente dans son âme,
mais qu'il se soit appliqué à l'étudier longuement comme une chose
étrangère présente chez les autres, de manière à saisir comment elle est en
elle-même un mal, en ayant recours pour cela à son savoir et non à son
expérience [409c] personnelle.
– Un tel juge serait certes, dit-il, de mon point de vue, un juge
remarquable.
– Et ce serait, dis-je, le bon juge que tu réclamais. Car celui qui possède
une âme bonne est bon. Par contre, celui qui est habile et soupçonneux,
celui qui a lui-même commis plusieurs injustices et se croit pour cette
raison ingénieux et expert quand il a affaire à des gens qui sont comme lui,
il paraît certes habile dans sa circonspection, parce qu'il réfléchit à partir des
modèles qu'il a en lui-même ; mais lorsqu'il se trouve en présence de gens
135 135
de bien que l'âge a mûris, [409d] alors il paraît rempli de sa propre
fatuité, méfiant quand il ne convient pas de l'être, et incapable de
reconnaître une disposition saine, parce qu'il ne dispose pas du modèle
d'une telle disposition. Mais comme il tombe plus souvent sur des gens
corrompus que sur des gens honnêtes, il passe pour être plus expert
qu'ignorant, à ses yeux comme aux yeux des autres.
– C'est tout à fait vrai, dit-il.
– Donc, le juge qu'il faut rechercher, repris-je, le juge bon et sage, ce ne
sera pas celui-là, mais le premier. Car la corruption morale 136 136 ne saurait
jamais reconnaître l'excellence morale et se reconnaître elle-même en même
temps, alors que l'excellence morale d'une nature qui prend le temps de se
former pourra saisir à la fois la connaissance [409e] de la corruption morale
aussi bien que la connaissance d'elle-même. C'est donc, selon moi, celui-ci
qui devient sage, et non pas le méchant.
– C'est aussi mon avis, dit-il.
– Dès lors, tu établiras, par voie de législation 137 137, une médecine telle
que nous l'avons présentée, accompagnée dans la cité d'une magistrature du
genre que nous avons dit : elles prendront soin de tes citoyens, ceux qui
sont bien dotés naturellement pour ce qui concerne leur constitution
physique et [410a] leur âme. Quant à ceux qui ne sont pas bien dotés, dans
le cas de ceux qui ne disposent pas d'une bonne constitution physique, on
leur permettra de mourir, et dans le cas de ceux qui sont dans leur âme d'un
naturel vicié et qui sont inguérissables, ces magistrats les feront mourir eux-
mêmes 138 138.
– Faire ainsi s'est imposé comme ce qu'il y a de mieux à faire, dit-il,
autant pour ceux qui en souffrent que pour la cité.
– Quant aux jeunes gens, repris-je, il est clair qu'ils prendront la
précaution d'éviter d'avoir à recourir à la magistrature, s'ils cultivent ce
genre simple de musique <et de poésie> qui, nous l'avons dit, engendre la
modération.
– Sans doute, dit-il.
– [410b] Celui qui est formé en musique <et en poésie> ne poursuivra-t-
il pas l'art de la gymnastique sur les mêmes pistes et, s'il le veut, ne prendra-
t-il pas la résolution de ne jamais recourir à l'art de la médecine, sauf en cas
de nécessité ?
– C'est bien mon avis.
– Quant aux exercices et aux efforts requis par la gymnastique, il ne s'y
engagera qu'avec l'objectif d'éveiller l'ardeur morale 139 139 de sa nature,
plutôt que la force physique et, contrairement aux autres athlètes, il ne
s'astreindra pas aux régimes et aux exercices à seule fin d'y gagner une
vigueur physique.
– C'est très juste, dit-il.
– Or dis-moi, Glaucon, ceux qui préconisent une formation fondée sur la
musique <et la poésie> et sur la gymnastique, [410c] ne le font-ils pas dans
un autre but que ce que certains supposent, à savoir prendre soin du corps
par la gymnastique, et de l'âme par la musique <et la poésie> ?
– Mais dans quel autre but ? dit-il.
– Il se pourrait fort bien, repris-je, que l'une et l'autre aient été
préconisées principalement pour l'âme.
– Comment cela ?
– N'as-tu pas remarqué, dis-je, à quelle disposition d'esprit 140 140
parviennent ceux qui passent leur vie à pratiquer la gymnastique, sans
toucher à la musique <et à la poésie> ? Ou alors la disposition d'esprit de
ceux qui font l'inverse ?
– De quelle disposition [410d] parles-tu ? dit-il.
– De la sauvagerie et de la rudesse des uns, dis-je, et de la mollesse et de
la douceur des autres.
– Je l'ai remarqué, dit-il. Ceux qui s'adonnent exclusivement à la
gymnastique parviennent à une disposition d'une excessive brutalité, alors
que ceux qui se consacrent uniquement à la musique <et à la poésie>
deviennent plus mous que ce qui est bon pour eux.
– Et pourtant, dis-je, cette brutalité tient de cet élément d'ardeur morale
de leur nature, et s'il est élevé correctement, cet élément devient courageux,
alors que s'il est tendu à l'excès, il devient rude et insupportable, comme on
peut le prévoir.
– C'est mon avis, dit-il.
– Et la douceur [410e] ne caractérise-t-elle pas le naturel philosophe 141 141
qui, trop relâché, devient exagérément mou, alors que s'il est bien élevé, il
demeure doux et ordonné ?
– C'est bien le cas.
– Or, nous prétendons que les gardiens doivent posséder ces deux
naturels.
– Il le faut, en effet.
– Il faut donc les harmoniser l'un avec l'autre ?
– Oui, certainement.
– Et l'âme de celui qui sera en harmonie sera à la fois sage et
courageuse ? [411a]
– Tout à fait.
– Celle de celui qui ne sera pas en harmonie sera lâche et sauvage ?
– Oui, certainement.
– Donc, lorsque quelqu'un laisse la musique du son de la flûte l'envahir et
verser dans son âme, pour ainsi dire par le couloir de ses oreilles, ces
harmonies suaves, relâchées et plaintives dont nous parlions à l'instant, et
qu'il passe toute sa vie à chantonner et à se laisser porter par le chant, celui-
là, s'il possédait quelque élément d'ardeur morale, il l'assouplit comme
[411b] on le fait pour le fer, et il le rend utile alors qu'il était inutile et raide.
Mais s'il ne cesse de s'y adonner et de se laisser charmer, il s'ensuit que son
ardeur rapidement se dissout et fond jusqu'à diluer entièrement son courage
et à l'exciser de son âme comme on couperait un tendon, produisant de la
142 142
sorte un “guerrier ramolli ”.
– C'est bien ainsi que les choses se passent, dit-il.
– Et si, repris-je, il a été doté dès la naissance d'un naturel dépourvu
d'ardeur, très tôt il aura produit ce résultat. Si, par contre, il est doté d'un
naturel moralement ardent, il rend son cœur prompt à s'emporter, il
l'affaiblit et, pour des choses insignifiantes, [411c] le fait s'embraser et
s'éteindre aussitôt. Ceux-là, au lieu d'être remplis d'ardeur morale,
deviennent irascibles et coléreux, ils sont pleins de ressentiment.
– Tout à fait.
– Que se passe-t-il, au contraire, s'il consacre tous ses efforts à la
gymnastique et se livre aux plaisirs de la table, mais sans toucher à la
musique ni à la philosophie ? Tout d'abord, prenant conscience de sa
condition physique, ne se remplit-il pas de fierté et d'ardeur et ne devient-il
pas lui-même plus courageux ?
– Si, assurément.
– Mais qu'arrive-t-il dans le cas où il n'exerce aucune activité qui le fasse
143 143
communier avec la Muse ? [411d] Même s'il possède à l'intérieur de
lui-même, dans son âme, un désir de savoir 144 144, comme il ne goûte à
aucune science et ne prend part à aucune recherche, à aucune discussion, ni
à quelque autre activité de <poésie et de> musique, ce désir ne s'affaiblit-il
pas, ne devient-il pas sourd et aveugle du fait justement qu'il n'est ni mis en
éveillé ni alimenté, et que ses sensations ne sont pas purifiées ?
– C'est bien le cas, dit-il.
145 145
– Un tel homme, je crois bien, devient hostile au discours et
étranger à l'art des Muses, et il n'aura plus recours à aucune discussion
argumentée pour persuader. Comme un animal sauvage, il s'engage dans
toutes ses activités [411e] avec violence et brutalité, et il vit dans
l'ignorance et la grossièreté, de manière chaotique et disgracieuse.
– Voilà tout à fait sa situation, dit-il.
– Il semble bien donc, je présume, que ce soit pour ces deux éléments, à
savoir le naturel ardent et le naturel philosophe, qu'un dieu a donné aux
hommes ces deux arts de la musique et de la gymnastique. Il ne les a pas
donnés pour l'âme et pour le corps, si ce n'est de manière
complémentaire 146 146, mais bien pour ces deux éléments, afin qu'ils
s'harmonisent l'un avec l'autre [412a], dans une tension et une détente
portées jusqu'au point qui convient.
– Il semble bien, en effet, dit-il.
– Ainsi, celui qui mêle la gymnastique et la musique dans le plus bel
ensemble et qui les applique à son âme avec le plus de mesure, celui-là,
c'est à bon droit que nous le déclarerons parfait musicien 147 147 et
souverainement harmonieux, et il l'est bien davantage que celui qui accorde
entre elles les cordes d'un instrument.
– Selon toute vraisemblance, Socrate, dit-il.
– Il nous faudra donc en tout temps dans notre cité, Glaucon, quelqu'un
de ce genre pour exercer un contrôle 148 148, si la constitution politique doit
être sauvegardée ?
– [412b] Assurément, il nous le faudra, et le meilleur possible.
149 149
– Voilà donc quels seraient les modèles de notre éducation et de
notre manière d'élever les enfants. Pourquoi, en effet, chercherait-on à
s'étendre sur les danses de ces hommes, sur leurs chasses, sur leurs
déplacements avec des chiens, sur leurs concours gymniques et hippiques ?
Il est en gros évident que ces activités doivent suivre ces modèles et il ne
sera pas difficile à présent de trouver comment.
– Ce n'est guère difficile, dit-il.
– Bien, dis-je, mais que nous reste-t-il ensuite à déterminer ? N'est-ce pas
150 150
de choisir quels sont parmi ces hommes eux-mêmes ceux qui
commandent et ceux qui sont commandés ?
– [412c] Si, bien sûr.
– Or, que les plus vieux doivent être les chefs, et les plus jeunes ceux qui
obéissent, cela est évident ?
– C'est évident.
– Et qu'il doit s'agir des meilleurs d'entre eux ?
– Cela aussi.
– Et parmi les cultivateurs, les meilleurs ne sont-ils les mieux doués pour
l'agriculture ?
– Si.
– Eh bien, puisque nos chefs doivent être les meilleurs parmi les
gardiens, ne faut-il pas qu'ils soient les plus doués pour garder la cité ?
– Si.
– Ne faut-il pas dès lors qu'ils soient, dans ce but, réfléchis, compétents et
soucieux du bien de la cité ?
– [412d] Tout à fait.
– Mais on se souciera d'autant plus de la cité qu'on s'en trouvera l'ami.
– Nécessairement.
– Or, justement, ce qu'on aime le plus, croit-on, c'est ce dont l'intérêt
coïncide avec les mêmes objets que soi, à la pensée que le succès de l'autre
se confond avec le sien propre, et inversement alors si ce n'est pas le cas.
– Exactement, dit-il.
– Il faut donc sélectionner parmi nos gardiens ces hommes qui, après
examen, nous sembleront déployer pendant toute leur vie le plus
151 151
d'énergie à faire ce qu'ils estiment être l'intérêt de la cité, [412e] et qui
ne consentiraient d'aucune façon à des activités contraires.
– Oui, ce sont ceux-là qui conviennent, dit-il.
– Il faut donc, me semble-t-il, les observer à toutes les étapes de leur vie,
pour voir s'ils sont bien les gardiens de ce principe et si, sous l'effet d'un
sort ou de la contrainte, ils n'en viennent pas à mettre de côté et à oublier
leur conviction qu'il est nécessaire de faire ce qu'il y a de mieux pour la cité.
– Que veux-tu dire par “mettre de côté” ?
152 152
– Je vais te le dire, répondis-je. Il me semble qu'une opinion nous
sort de l'esprit, soit de notre plein gré, soit involontairement. De notre plein
gré, lorsqu'il s'agit [413a] d'une opinion fausse, quand on s'en avise par la
suite ; involontairement, lorsqu'il s'agit de toute opinion vraie.
– Pour celle qui nous sort de l'esprit de notre plein gré, dit-il, je
comprends ; mais pour ce qui est involontaire, j'ai besoin que tu me
l'expliques.
– Mais quoi ! Ne penses-tu pas comme moi, dis-je, que c'est malgré eux
que les êtres humains sont privés des biens, mais que c'est de leur plein gré
qu'ils renoncent aux maux ? Or, n'est-ce pas un mal que de se faire illusion
sur la vérité, et un bien que d'être dans la vérité ? Ou n'est-ce pas, à ton avis,
être dans la vérité 153 153 que de se former des opinions sur les êtres tels qu'ils
sont ?
– Bien sûr, dit-il, tu as raison, et à mon avis ceux qui sont privés de
l'opinion vraie le sont contre leur volonté.
– Or, [413b] ne souffrent-ils pas de cette privation parce qu'ils sont
victimes d'une forme de rapt, ou parce qu'ils sont ensorcelés 154 154 ou qu'ils y
sont forcés violemment ?
– Je ne comprends pas davantage, dit-il.
– Je risque de m'exprimer comme un poète tragique, repris-je. Quand je
parle d'être victime d'une forme de rapt, je parle de ceux qui ont été
dissuadés de quelque opinion et de ceux qui sombrent dans l'oubli, parce
que la raison pour les uns, le temps pour les autres, leur enlève à leur insu
leur opinion. Comprends-tu à peu près maintenant ?
– Oui.
– Quand je parle de ceux qui ont été forcés, je veux dire ceux que le
chagrin ou la douleur ont conduits à changer d'opinion.
– Je comprends bien cela aussi, dit-il, et tu as raison.
– Ceux qui sont ensorcelés sont ceux [413c] qui, selon moi, et cela toi
aussi tu peux l'affirmer, changent d'opinion soit parce qu'ils sont charmés
par le plaisir, soit parce qu'ils sont troublés par la crainte.
– Apparemment, dit-il, tout ce qui trompe produit un ensorcellement.
– Revenons donc à ce que je disais tout à l'heure : il faut rechercher quels
sont ces gardiens excellents qui s'en tiennent au principe qui leur impose de
toujours faire ce qui se présente à eux comme le bien supérieur de la cité. Il
155 155
faut donc les mettre à l'épreuve dès l'enfance, en leur proposant des
activités au sein desquelles on est le plus susceptible d'oublier ce principe et
de se trouver induits en erreur, et ensuite porter son choix sur celui qui est
demeuré fidèle au principe et ne s'est pas laissé abuser [413d], et exclure au
contraire les autres. N'est-ce pas ce qu'il faut faire ?
– Si.
– Il faut également les confronter à des efforts, et aussi à des souffrances
et à des luttes, où on les soumettra aux mêmes épreuves.
– C'est juste, dit-il.
– Enfin, repris-je, ne faut-il pas préparer pour eux une troisième espèce
d'épreuve, une épreuve d'ensorcellement, et les observer ? De même qu'on
examine les poulains qu'on mène au milieu du bruit et du vacarme pour voir
lesquels sont craintifs, on doit de même confronter nos jeunes guerriers à
des situations horribles, puis les relancer dans les plaisirs, [413e] de
manière à les éprouver beaucoup plus qu'on n'éprouve l'or par le feu. On
observera dès lors lequel semble le moins affecté par l'ensorcellement et
156 156
garde la meilleure attitude en toute circonstance, gardien de lui-même
en raison de son excellence, comme de la musique <et de la poésie> qu'il a
apprises, lequel dans toutes ces épreuves se maintient accordé à la règle du
rythme et de l'harmonie, demeurant enfin tel qu'il doit être pour être le plus
bénéfique à lui-même et à la cité. Celui qui aura traversé entièrement les
157 157
épreuves de l'enfance , de la jeunesse et de l'âge adulte et qui en sera
sorti non entamé, [414a] celui-là il faudra l'établir comme gouvernant et
gardien de la cité ; il conviendra de l'honorer durant sa vie et jusqu'à sa
158 158
mort, et de lui consentir en partage des privilèges insignes pour ce qui
concerne les tombeaux et les autres monuments commémoratifs. Quant à
celui qui n'en sortira pas indemne, nous l'exclurons. Voilà donc, Glaucon,
dis-je, en quoi consiste notre procédure de sélection et d'établissement des
gouvernants et des gardiens, si on doit la présenter selon un modèle général
et sans l'élaborer avec précision.
– Il me semble à moi aussi, dit-il, qu'il faut en gros procéder de cette
manière.
– Mais ce qui serait réellement l'appellation la plus exacte, ne serait-ce
pas d'appeler [414b] gardiens ceux qui gardent entièrement la cité, aussi
bien des ennemis de l'extérieur que des amis de l'intérieur, en empêchant
que les uns ne veuillent lui faire du mal, et pour éviter que les autres n'y
emploient leurs capacités ? Et d'appeler auxiliaires et assistants 159 159 des
décisions des gouvernants ces jeunes que nous appelions à l'instant
gardiens ?
– Il me semble, dit-il.
– Quel moyen serait alors à notre disposition, dis-je, dans le cas où se
présente la nécessité de ces mensonges dont nous parlions tout à l'heure,
160 160
pour persuader de la noblesse d'un certain mensonge d'abord les
gouvernants eux-mêmes, et si ce n'est pas possible, le reste de la cité ?
[414c]
– Quel mensonge ? demanda-t-il.
161 161
– Rien de nouveau, dis-je, seulement une affaire phénicienne , qui
s'est passée autrefois déjà en maints endroits, comme l'ont dit et fait croire
les poètes, mais qui n'est pas arrivée chez nous et qui, à ce que je sache,
n'est pas susceptible de se reproduire et dont on ne se convaincra pas
facilement.
– Tu me sembles, dit-il, avoir quelque difficulté à en parler.
– Tu verras bien, dis-je, quand j'aurai parlé, qu'il y a des raisons d'hésiter.
– Parle, dit-il, n'aie crainte.
– Je parlerai donc, [414d] et pourtant je ne sais trop comment j'en aurai
l'audace, ni à quels arguments je pourrai recourir pour le faire.
J'entreprendrai en premier lieu de persuader les gouvernants eux-mêmes et
les hommes de guerre, ensuite le reste de la cité, que tout ce dont nous les
avons nourris et formés, tout cela était pour ainsi dire comme des rêveries
dont ils font l'expérience lorsqu'elles se présentent à eux. En réalité, ils
162 162
étaient alors modelés dans le sein de la terre et élevés, eux, leurs
armes, et tout leur équipement en cours de fabrication ; [414e] quand ils
furent entièrement confectionnés, la terre qui est leur mère les a mis au
monde, et maintenant ils doivent considérer cette contrée où ils se trouvent
comme leur mère et leur nourrice et la défendre si on l'attaque, et réfléchir
au fait que les autres citoyens sont comme leurs frères, sortis eux aussi du
sein de la terre.
– Pas surprenant, dit-il, que tu aies eu longtemps scrupule à formuler ce
mensonge.
– Il y avait, en effet, dis-je, [415a] de bonnes raisons. Mais écoute
néanmoins la suite de l'histoire : “Vous qui faites partie de la cité, vous êtes
tous frères 163 163, leur dirons-nous en poursuivant l'histoire, mais le dieu, en
modelant ceux d'entre vous qui sont aptes à gouverner, a mêlé de l'or à leur
genèse ; c'est la raison pour laquelle ils sont les plus précieux. Pour ceux qui
sont aptes à devenir auxiliaires, il a mêlé de l'argent, et pour ceux qui seront
le reste des cultivateurs et des artisans, il a mêlé du fer et du bronze. Dès
lors, du fait que vous êtes tous parents, la plupart du temps votre
progéniture sera semblable à vous, mais il pourra se produire des cas où
[415b] de l'or naîtra un rejeton d'argent, et de l'argent un rejeton d'or, et
ainsi pour toutes les filiations entre eux. Aussi le dieu prescrit-il d'abord et
avant tout à ceux qui gouvernent d'être les excellents gardiens des rejetons
comme de personne d'autre, et de ne rien protéger avec autant de soin
qu'eux, en tenant compte de ces métaux qui ont été mélangés à leurs âmes :
si leurs propres rejetons sont formés d'un alliage de bronze et de fer, qu'ils
n'aient [415c] aucune forme de pitié à leur égard et qu'ils les assignent aux
tâches des artisans et des cultivateurs, en respectant ce qui convient à leur
nature ; si par ailleurs surgissent dans leur descendance quelques rejetons
alliant l'or et l'argent, qu'ils respectent leur valeur et qu'ils les élèvent, les
uns à la tâche de gardiens et les autres à la tâche d'auxiliaires, tenant compte
de ce que l'oracle 164 164 dit que la cité périra si son gardien est de fer ou si
elle est gardée par l'homme de bronze.” À présent, disposes-tu de quelque
moyen pour persuader de cette histoire ?
– Aucun, dit-il, [415d] s'il s'agit de ces hommes-là eux-mêmes. Mais
dans le cas de leurs fils et de ceux qui viendront après eux, leurs
descendants et leur postérité, oui.
– Et même cela, repris-je, renforcerait leur souci de la cité et de leurs
relations mutuelles, car je suis près de comprendre ce que tu veux dire.
165 165
Cette histoire suivra de toute façon le chemin où la conduira la
tradition. Quant à nous, fourbissons les armes de ces fils de la terre et
faisons-les avancer sous la conduite des gouvernants. Qu'ils se mettent en
marche pour découvrir sur le territoire de la cité l'endroit le meilleur pour y
établir leur campement 166 166, là où ils pourront le mieux contenir les
habitants de l'intérieur, [415e] s'il s'en trouve qui ne veulent pas obéir aux
lois, et résister aux attaques de l'extérieur, si l'ennemi attaque le troupeau
comme un loup. Quand ils auront établi leur campement et offert les
sacrifices qui sont requis, qu'ils dressent leurs tentes. Qu'en dis-tu ?
– Qu'ils fassent ainsi, dit-il.
– Qu'elles soient suffisantes pour les protéger des rigueurs de l'hiver et
des chaleurs de l'été ?
– Sans doute, car tu veux probablement parler, dit-il, de leurs
habitations ?
– Je parle, bien sûr, dis-je, des quartiers des soldats, et non des
habitations des commerçants.
– [416a] Comment, dit-il, diffèrent-elles, selon toi, l'une de l'autre ?
– Je vais essayer, repris-je, de te l'expliquer. Ce serait en effet une chose
tout à fait épouvantable, et d'une certaine manière absolument honteuse, que
des bergers élèvent des chiens pour en faire leurs auxiliaires pour les
troupeaux, et qu'ils fassent en sorte qu'en raison de leur manque de
discipline, ou de la faim, ou de quelque autre mauvaise habitude, ces chiens
se mettent eux-mêmes à faire du mal aux moutons, et qu'au lieu d'être des
chiens, ils deviennent semblables à des loups.
– Ce serait terrible, dit-il, pour sûr.
– Ne faut-il pas se garder, [416b] par tous les moyens, que nos auxiliaires
se comportent ainsi à l'égard des citoyens et qu'en raison de leur force
supérieure, ils se mettent à ressembler à des tyrans sauvages au lieu d'être
des protecteurs bienveillants ?
– Il faut s'en garder, dit-il.
– Or la précaution la plus grande qu'on puisse prendre n'est-elle pas de
faire en sorte qu'ils reçoivent une éducation de réelle qualité ?
– Mais ne l'ont-ils pas déjà reçue ? » dit-il.
Et moi de répondre :
« Ce n'est pas une position que nous devrions soutenir avec trop
d'insistance, mon cher Glaucon. Ce qui mérite d'être soutenu, en revanche,
c'est ce que nous disions tout à l'heure, qu'il faut leur donner en partage
167 167
[416c] une éducation de qualité , quelle qu'elle soit, s'ils doivent
développer la plus grande douceur possible entre eux et à l'égard de ceux
qui sont placés sous leur garde.
– Tu as bien raison, dit-il.
– Mais en plus de cette éducation, si on y réfléchit, on dira qu'il faut que
leurs habitations comme l'ensemble de leurs biens ne les empêchent pas
d'être des gardiens aussi parfaits que possible, et que rien ne les dispose à la
malveillance à l'égard des autres [416d] citoyens.
– Et on aura raison de le dire.
– Vois donc, repris-je, s'ils doivent devenir tels que nous venons de dire,
s'il ne faut pas qu'ils mènent leur vie et soient logés selon certaines
modalités particulières 168 168. D'abord, nul bien ne sera la possession privée
d'aucun d'entre eux, sauf ce qui est de première nécessité ; ensuite, aucun ne
possédera d'habitation ou de cave telles que quiconque le souhaite ne puisse
y entrer. Quant aux commodités qui sont nécessaires à ces hommes, qui
sont des athlètes de la guerre à la fois tempérants et courageux, que cela soit
l'objet d'une ordonnance [416e] des autres citoyens qui leur alloueront en
compensation de leur garde ce qu'il faut pour traverser l'année, sans surplus
ni manque. Qu'ils soient assidus aux syssities 169 169 et qu'ils vivent en
communauté, comme ceux qui sont en expédition militaire. Pour l'or et
l'argent, on leur dira que les dieux ont donné à leur âme de l'or et de l'argent
divins, et qu'ils n'ont pas besoin de l'or et de l'argent des hommes ; on leur
dira aussi qu'il n'est pas pieux de souiller cette possession divine, en l'alliant
à la possession de l'or mortel, parce que quantité d'actes impies ont été
commis au nom de la monnaie du grand nombre [417a], alors que l'or qui se
trouve en eux est pur. Parmi les habitants de la cité, qu'ils soient les seuls à
n'avoir pas droit de prendre une part, ou de toucher l'or et l'argent, les seuls
à ne pouvoir entrer sous un toit qui en abrite, en porter sur eux comme
ornement, ou boire dans un récipient d'or ou d'argent. C'est ainsi qu'ils
170 170
assureront leur salut et sauveront la cité. Car dès qu'ils posséderont
privément de la terre, une habitation et de l'argent, ils deviendront
administrateurs de leurs biens, cultivateurs au lieu d'être les gardiens de la
cité ; et au lieu d'être les compagnons défenseurs [417b] des autres citoyens,
ils en deviendront les tyrans et les ennemis, remplis de haine et eux-mêmes
haïs, ils passeront leur vie conspirant contre les autres et deviendront objets
de conspiration, et ils redouteront bien davantage et plus souvent les
ennemis de l'intérieur que ceux de l'extérieur, se précipitant vers la ruine
eux-mêmes et l'ensemble de la cité. Voilà donc, pour conclure, les motifs
qui nous conduisent à établir de cette manière l'habitation des gardiens et
les autres modalités de leur existence. Ne faut-il pas en faire des
dispositions de la loi ?
– Si, tout à fait », dit Glaucon.
Livre IV

[419a]
Et alors Adimante, s'interposant, dit :
« Que diras-tu pour ta défense, Socrate, si quelqu'un s'avise de t'objecter
que tu ne rends pas ces hommes vraiment heureux 1 1 et que cette situation
se produit par leur faute, eux à qui en vérité la cité appartient, mais qui ne
jouissent par contre d'aucun des biens de la cité, par comparaison avec
d'autres qui possèdent des domaines agricoles et s'établissent dans des
résidences somptueuses et imposantes, pour lesquelles ils acquièrent tout le
mobilier qui convient ? Ceux-là offrent aux dieux des sacrifices privés, ils
accueillent des étrangers, et pour en venir aux questions que tu abordais à
l'instant, ils possèdent de l'or et de l'argent, ainsi que tous ces biens qu'on a
l'habitude de reconnaître à ceux qui sont en chemin vers la félicité. On
pourrait risquer d'affirmer qu'ils apparaissent tout simplement comme des
auxiliaires salariés [420a] résidant dans la cité, ne faisant rien d'autre que de
monter la garde.
– Oui, dis-je, et cela tout en recevant leur nourriture, mais nul autre
salaire outre les repas, comme en reçoivent les autres, de sorte que s'ils
faisaient le projet de voyager à l'étranger à titre privé, il ne leur serait pas
loisible d'offrir des cadeaux à des compagnes de voyage 2 2, ou même de
dépenser en quelque autre endroit de leur choix, comme le font ceux qui
dans notre opinion sont des gens heureux. Ces aspects-là, et quantité
d'autres du même genre, tu les exclus de ton accusation.
– Eh bien, dit-il, faisons en sorte de les inclure également dans
l'accusation. [420b]
– Tu demandes ce que nous répondrons pour notre défense ?
– Oui.
– C'est en suivant le même chemin, dis-je, que nous trouverons, je crois,
les choses qu'il faut dire. Nous affirmerons en effet qu'il n'y aurait rien
d'étonnant à ce que ces hommes soient, dans ces circonstances, tout à fait
heureux 3 3, et que nous n'établissons pas cette cité en ayant pour seule
perspective qu'un groupe unique 4 4 soit chez nous exceptionnellement
heureux, mais bien la cité tout entière autant que possible. Nous avons
pensé, en effet, que c'est dans une telle cité que nous trouverions vraiment
la justice et, à l'inverse, que nous trouverions l'injustice dans la cité 5 5
établie de la pire façon, de sorte qu'en les examinant de près, [420c] nous
pourrions porter un jugement sur ce que nous recherchons depuis si
longtemps. Notre tâche actuelle, croyons-nous, consiste donc à façonner la
cité heureuse, non pas en y prenant un petit nombre pour en faire des gens
heureux, mais pour la rendre heureuse tout entière. La cité qui se trouve à
l'opposé, nous l'examinerons dans la foulée.
« C'est comme si quelqu'un venait vers nous, alors que nous serions en
train de peindre des statues d'hommes, et nous reprochait de ne pas
appliquer les plus belles couleurs sur les parties les plus belles de l'être
vivant : les yeux, en effet, qui sont bien la partie la plus belle, n'auraient pas
été peints en pourpre 6 6, mais en noir. Il me semble que nous [420d] aurions
raison de nous défendre en répliquant : “Homme étonnant, ne crois pas que
nous devions peindre les yeux de manière si belle qu'ils finissent par ne plus
paraître être des yeux, et ainsi pour les autres parties du corps ; vois plutôt
si en rendant à chacune ce qui lui convient, nous rendons l'ensemble beau.
Et dans le cas qui nous occupe présentement, ne nous force pas à accorder
aux gardiens un bonheur tel qu'il les transforme en tout autre chose que des
gardiens. [420e] Nous savons 7 7 comment habiller les agriculteurs de tenues
luxueuses, les couvrir d'or et leur ordonner de ne travailler la terre que selon
leur bon plaisir ; nous savons comment installer les potiers sur des lits de
88
banquet, allongés sur le côté droit , buvant et faisant bombance auprès du
feu, en plaçant devant eux leur tour de potier pour le cas où l'envie leur
prendrait de tourner une céramique, et nous savons comment rendre de cette
manière tous les autres heureux afin de rendre la cité tout entière heureuse.
Non, vraiment, ne nous mets pas cela dans la tête ! Si nous devions te
suivre, il en résulterait que l'agriculteur ne serait plus un agriculteur, [421a]
et le potier ne serait plus un potier, et personne d'autre n'occuperait plus ces
fonctions qui sont constitutives 9 9 de la cité. L'argument a cependant moins
de poids pour ces autres fonctions. Si ce sont en effet des savetiers qui
deviennent médiocres et se corrompent, et prétendent remplir leur fonction
sans être ce qu'ils prétendent, cela n'a rien de grave pour une cité. Mais
quand il s'agit des gardiens des lois et de la cité, qui paraissent tels sans
l'être, tu vois bien qu'ils peuvent détruire toute la cité de fond en comble,
10 10
tout comme ils sont par ailleurs les seuls capables de saisir l'occasion de
la bien gouverner et de lui procurer du bonheur.”
« Alors, si pendant que nous fabriquons des gardiens authentiques, qui
soient le moins possible susceptibles de faire du mal à la cité [421b], notre
interlocuteur en fait de son côté une sorte d'agriculteurs, heureux pour ainsi
dire de banqueter dans des festivals, mais non heureux dans la cité, peut-
être parle-t-il en ce cas d'autre chose que d'une cité ? Il nous faut donc
examiner si nous voulons instituer des gardiens dans la perspective
suivante, à savoir que le plus grand bonheur possible soit leur lot à eux, ou
alors s'il faut envisager cette perspective pour la cité entière et examiner si
le bonheur sera son lot à elle ; il faudra alors contraindre ces auxiliaires, de
même que les gardiens, [421c] à envisager de réaliser ce bonheur et les en
persuader, de sorte qu'ils deviennent les meilleurs artisans possible dans
leur fonction propre, et de la même manière pour tous les autres. La cité se
développant dans son entièreté de cette manière et se trouvant ainsi bien
administrée, il faudra laisser la nature 11 11 accorder à chacun des groupes la
possibilité d'avoir part au bonheur.
– À mon avis, dit-il, tu parles très justement.
– Mais alors, dis-je, selon toi, le propos qui serait frère de celui-ci serait-
il une parole qui convient ?
– Quel propos au juste ? [421d]
– Considère maintenant les autres artisans, pour savoir si ce sont ces
facteurs qui les corrompent au point d'en devenir mauvais.
– Quels facteurs précisément ?
– La richesse, dis-je, et la pauvreté.
– Comment cela ?
– De la manière suivante. À ton avis, un fabricant de vases qui s'est
enrichi aura-t-il encore le désir de s'occuper de son art ?
– Non, pas du tout, dit-il.
– Il deviendra alors paresseux et indolent, plus qu'il ne l'était
auparavant ?
– Oui, bien plus.
– Il devient dès lors un fabricant de vases médiocre ?
– C'est bien cela, dit-il, bien moins bon.
– Et certes, si en raison de la pauvreté il se trouve privé de ses outils ou
de quelque autre des choses utiles à son art, il façonnera des œuvres moins
valables ; [421e] quant à l'enseignement qu'il dispense à ses fils et aux
autres à qui il enseigne, il en fera de moins bons artisans.
– Comment l'éviter ?
– En raison donc de ces deux facteurs considérés ensemble, la pauvreté et
la richesse 12 12, les œuvres des artisans sont moins réussies et les artisans
eux-mêmes plus médiocres.
– Apparemment.
– Quant aux gardiens, il semble bien que nous ayons découvert d'autres
choses, dont il faut prendre garde par tous les moyens qu'elles s'insinuent
jamais par inadvertance dans la cité.
– Lesquelles ?
– [422a] La richesse, dis-je, et la pauvreté. La première parce qu'elle
13 13
engendre le goût du luxe, la paresse et l'appétit de la nouveauté ; la
deuxième, parce qu'elle entraîne la servilité et la médiocrité dans le travail,
en plus de l'appétit de la nouveauté.
– Oui, tout à fait, dit-il. Mais justement, Socrate, examine comment notre
cité sera en mesure de faire la guerre si elle se trouve privée de richesses,
surtout si elle doit combattre une cité à la fois grande et riche.
– Contre une seule cité, c'est clair, dis-je, ce sera plus difficile, [422b],
alors que contre deux cités de ce genre, ce sera plus facile.
– Que veux-tu dire ? dit-il.
– D'abord, la chose suivante, dis-je : s'il devient nécessaire d'engager le
combat, ne combattront-ils pas des hommes riches, alors qu'ils sont eux-
mêmes des athlètes de la guerre ?
– Oui, c'est ce qui se produira, dit-il.
– Eh bien, Adimante, dis-je, un pugiliste unique, disposant de la
meilleure préparation possible dans ce genre de combat, ne mènera-t-il pas,
à ton avis, un combat facile contre deux adversaires qui ne sont pas
pugilistes et qui sont de surcroît riches et gras ?
– Peut-être pas, dit-il, s'il doit les combattre ensemble.
– Même dans le cas, dis-je, où il aurait la possibilité, en prenant la fuite
[422c] et ensuite en se retournant de continuer à porter des coups au
premier qui s'attaquerait à lui ? Et à supposer qu'il puisse répéter la chose
plusieurs fois dans la chaleur d'un plein soleil ? Celui qui combattrait de la
sorte ne viendrait-il pas à bout de nombreux adversaires de ce genre ?
– Pour sûr, dit-il, il n'y aurait là rien d'étonnant.
– Mais ne crois-tu pas que les riches disposent d'une connaissance et
d'une expérience de l'art du pugilat plus considérables que de celui de la
guerre ?
– C'est bien ce que je pense, dit-il.
14 14
– Alors nos athlètes , selon toutes les apparences, combattront
facilement contre des adversaires deux fois et même trois fois plus
nombreux qu'eux ?
– Je serai d'accord avec toi, dit-il, tu me sembles en effet avoir raison.
– [422d] Que se passerait-il alors s'ils envoyaient une délégation dans
une cité étrangère, pour lui porter en toute sincérité le message suivant :
“Nous, nous ne faisons aucun usage de l'or ni de l'argent ; notre loi nous
l'interdit, alors que cela vous est permis ; si donc vous faites alliance avec
nous pour faire la guerre, vous pourrez vous emparer des biens de nos
adversaires ?” Crois-tu qu'il se trouverait des hommes qui ayant entendu ces
propos choisiraient de combattre des chiens robustes et élancés, au lieu de
faire la guerre aux côtés de ces chiens contre des moutons gras et sans
défense ?
– Selon moi, non. Mais, dit-il, si c'est dans une seule cité que viennent
s'accumuler les richesses des autres, [422e] prends garde que cela ne
présente un danger pour la cité qui ne dispose pas de telles richesses.
– Bienheureux sois-tu, dis-je, si tu crois que toute cité autre que celle-là
même que nous avons établie mérite d'être appelée “cité” !
– Mais que veux-tu dire ? dit-il.
– C'est une dénomination plus étendue, dis-je, qu'il faut donner aux
autres cités. Chacune d'elles constitue en effet une multiplicité de cités, et
15 15
non pas une seule cité, selon l'expression des joueurs . Il y en a d'abord
16 16
deux , quelle que soit la cité, en guerre l'une contre l'autre, [423a] la cité
des pauvres et la cité des riches. Dans chacune de ces deux cités, il s'en
trouve par ailleurs une multiplicité ; si tu les considérais comme une seule,
tu te tromperais complètement, alors que si tu les considères comme une
multiplicité, c'est-à-dire en donnant aux uns les biens des autres, de même
que leurs pouvoirs ou les gens eux-mêmes, tu disposeras toujours de
nombreux alliés et tu auras peu d'ennemis. Tant et aussi longtemps que ta
cité sera administrée avec modération, conformément à ce qui a été établi
tout à l'heure, elle sera la plus puissante – je ne veux pas dire par la qualité
de sa réputation, mais la plus puissante véritablement – et cela, même si elle
ne dispose que de mille hommes. Tu ne trouveras pas facilement, en effet,
ni chez les Grecs ni chez les Barbares, une cité unique d'une telle grandeur,
[423b] encore qu'il soit facile d'en trouver plusieurs qui semblent plus
grandes que celle-ci. À moins que tu ne soies d'un autre avis ?
– Non, par Zeus, dit-il.
– Par conséquent, dis-je, voici ce qui constituerait la limite la
meilleure 17 17 pour nos dirigeants, celle qu'il faut fixer à la dimension de la
cité et qui, en fonction de son extension, déterminera son territoire et fera
abandonner le reste.
– Quelle limite ? dit-il.
– Je pense, dis-je, à la limite suivante : que, dans son essor, la cité
s'accroisse jusqu'à ce point où elle consent encore à demeurer une, et non
au-delà.
– [423c] Excellent, dit-il.
– Nous prescrirons donc aux gardiens une directive supplémentaire 18 18,
en leur demandant de prendre garde par tous les moyens que la cité ne soit
ni petite ni grande au seul regard de sa réputation, mais qu'elle constitue
plutôt quelque chose d'autonome et d'unifié.
– Peut-être leur prescrirons-nous là, dit-il, quelque chose de simple.
– Alors voici, dis-je, quelque chose d'encore plus simple, un point que
nous avons mentionné dans notre propos antérieur en disant qu'il faudrait,
chaque fois que naîtrait chez les gardiens un rejeton de qualité
médiocre 19 19, le renvoyer chez les autres habitants [423d], et chaque fois
que naîtrait chez les autres un rejeton de grande valeur, il faudrait le
renvoyer chez les gardiens. Ceci dans le but de clarifier le fait que les autres
citoyens doivent s'occuper de cette fonction particulière qui leur est propre à
chacun, celle pour laquelle ils sont naturellement doués, de telle façon que
chacun s'occupant de cette fonction qui est la sienne ne devienne pas
multiple, mais un, et de cette manière la cité tout entière croîtra comme une
cité unique, et non plusieurs.
– Cette prescription, dit-il, est en effet de moindre importance que la
précédente.
– Certes, dis-je, mon bon Adimante, nous n'allons pas leur imposer,
comme on pourrait le croire, un grand nombre de directives importantes,
elles sont toutes plutôt banales, [423e] si seulement ils prennent garde à ce
qu'on présente comme l'unique grande prescription, et que moi j'appellerais,
plutôt que grande, la prescription suffisante.
– Laquelle donc ? dit-il.
– L'éducation, dis-je, et la manière d'élever les rejetons 20 20. Car s'ils sont
bien éduqués et qu'ils deviennent des hommes mesurés 21 21, ils discerneront
aisément toutes ces recommandations, de même que tout ce qu'à présent
nous laissons de côté – la possession des épouses, les mariages et la
procréation – et ils sauront qu'il faut en ces choses [424a] agir le plus
possible en conformité avec le proverbe qui veut qu'entre amis 22 22, tout est
commun.
– Ce serait, en effet, dit-il, la manière la plus correcte.
– Et sans doute, dis-je, une constitution politique, à condition d'avoir au
départ une bonne impulsion, développe-t-elle son mouvement de croissance
de façon concentrique 23 23. La manière d'élever et d'éduquer les enfants, si
elle demeure honnête, produit des natures bonnes ; et, à leur tour, des
natures honnêtes, quand elles reçoivent une éducation de cette qualité,
deviennent meilleures encore que celles qui les ont précédées, tant en ce qui
concerne la procréation que pour le reste, [424b] comme cela se produit
aussi chez les autres animaux.
– C'est probable, dit-il.
– Pour le résumer maintenant en peu de mots, il faut que les gardiens qui
24 24
prennent soin de la cité s'attachent à ceci, à savoir qu'ils ne la laissent
pas se corrompre hors de leur connaissance ; ils doivent plutôt veiller à ce
que, envers et contre tout, il n'y ait pas d'innovation en gymnastique et en
musique en dehors de la règle établie, mais qu'on les garde, autant que
possible, telles quelles, de crainte que lorsqu'on proclame que
… les hommes estiment davantage le chant
le plus nouveau qui se répand autour de ceux qui chantent 25 25

« [424c] on ne croie souvent que le poète désigne non des chants


nouveaux, mais un mode nouveau de chant, et que l'on n'en fasse l'éloge. Or
il ne faut ni faire l'éloge de pareille innovation, ni interpréter les vers de
cette manière. Il faut, en effet, se prémunir d'une conversion à une forme
inusitée de musique, comme il faut en général se prémunir contre ce qui
26 26
constitue un danger. Car nulle part les modes de la musique ne sont
ébranlés sans que ne soient ébranlées par le fait même les lois politiques les
plus élevées, comme l'affirme Damon, et c'est aussi ma pensée.
– Et moi aussi certainement, dit Adimante, compte-moi parmi ceux qui
en sont convaincus.
27 27
– [424d] Quant à l'édifice réservé à la garde , dis-je, apparemment
c'est sur cette base, n'est-ce pas, qu'il faut le construire pour les gardiens,
dans la musique <et dans la poésie>.
– Certes, dis-je, cette insoumission aux lois 28 28, en s'insinuant, passe
aisément inaperçue.
– Oui, dis-je, comme si la musique n'était qu'un jeu et comme si elle ne
pouvait produire rien de mauvais.
– En effet, dit-il, elle ne produit rien d'autre, si ce n'est qu'elle s'établit
lentement, alors que tranquillement elle s'infiltre dans les mœurs et dans les
occupations. À partir de là, gagnant en puissance, elle atteint les contrats
que les hommes passent les uns avec les autres, et des contrats elle se dirige
vers les lois [424e] et les constitutions politiques avec une totale
impudence, Socrate, jusqu'à ce qu'elle finisse par renverser tout ce qui tient
du privé comme du public.
– Soit, dis-je, mais est-ce bien ainsi que les choses se passent ?
– C'est ce qui me semble à moi, dit-il.
– Par conséquent, nous l'affirmons depuis le début, il faut sans attendre
faire participer nos jeunes à un jeu 29 29 qui les rapproche davantage de la loi,
en tenant compte du fait que si ce jeu en vient à contourner la loi et que ces
enfants agissent de même, [425a] il sera impossible que ces jeunes se
transforment en hommes respectueux des lois et intègres.
– Comment faire autrement ? dit-il.
– En effet, dès lors que dès leur jeune âge les enfants, en jouant à des
jeux convenables, se verront présenter à travers la musique <et la poésie>
30 30
l'idéal du respect de la loi , alors, contrairement à ceux dont nous venons
de parler, ce respect de la loi les accompagnera en toutes choses et les fera
grandir, allant jusqu'à rectifier ce qui au cœur de la cité avait pu
antérieurement tomber en désuétude.
– Certes, c'est la vérité, dit-il.
– Et alors, même les règlements 31 31 en apparence de moindre
importance, toutes ces dispositions qu'auparavant on avait laissé disparaître,
ces hommes-là les remettent en vigueur.
– Lesquels ?
– [425b] Ceux-ci. Par exemple, le respect silencieux qu'il convient que
les jeunes manifestent devant ceux qui sont plus âgés ; les manières de
s'asseoir et de se lever, et les soins à l'égard des parents ; la manière de se
coiffer, de s'habiller, de se chausser, tout ce qui touche à l'apparence
corporelle et tous les détails de ce genre. Ne crois-tu pas ?
– Si.
– Légiférer sur ces questions serait, je crois, candide. Cela ne se fait en
effet nulle part, et des lois sur ces questions ne pourraient être établies ni
par écrit ni oralement.
– Comment le faire, en effet ?
– Il est en tout cas probable, Adimante, dis-je, que dans la mesure où
quelqu'un est orienté au point de départ dans une certaine direction par son
éducation [425c], ce qui surviendra par la suite pour lui sera conforme à
cette orientation. Ce qui est semblable n'appelle-t-il pas le semblable ?
– Oui, en effet.
– Et je pense que nous pourrions dire qu'au bout du compte cela aboutit à
quelque chose d'achevé et de robuste, qu'il s'agisse de quelque chose de
bien ou non.
– Inévitablement, dit-il.
– Et quant à moi, dis-je, c'est pour ces raisons que je n'entreprendrais pas
de légiférer en ces domaines.
– Cela va de soi, dit-il.
32 32
– Mais au nom des dieux, dis-je, que dire de ces questions qui se
traitent au marché, de ces contrats que tous sur l'Agora négocient les uns
avec les autres et, si tu veux, [425d] des contrats relatifs aux travailleurs
manuels, des libelles et des poursuites pour voies de fait, du dépôt des
plaintes devant la justice et de l'appointement des juges ? Que dire aussi, si
la chose s'impose, de la perception des impôts ou des décrets qui leur sont
relatifs, que ce soit sur les places publiques ou dans les ports ? Que dire en
général de toute la réglementation des marchés, autant celle des villes que
celle des ports, et de toutes les questions de ce genre ? Oserons-nous
légiférer en ces matières ?
– Non, cela ne vaut pas la peine de dicter des règlements à des hommes à
tous égards excellents. [425e] Toutes ces questions qui exigeraient de
légiférer, ils les découvriront facilement chacune en son temps.
– Oui, mon ami, dis-je, à condition cependant qu'un dieu leur accorde de
conserver ces lois que nous avons exposées plus tôt.
– Et sinon, dit-il, ils passeront leur vie à instituer sans cesse des
législations dans ces domaines et à les modifier, dans l'espoir d'atteindre un
bien supérieur.
– Tu veux dire, dis-je, que de tels hommes 33 33 vivront comme ceux qui
sont atteints d'une maladie et qui, par indiscipline, ne consentent pas
néanmoins à renoncer à un régime de vie nocif.
– Oui, exactement. [426a]
– Et certes, ces hommes-là passeront leur vie de manière agréable ; en
consultant les médecins, ils n'obtiennent rien, sauf de multiplier leurs maux
et de les aggraver, et ils continuent néanmoins d'espérer, chaque fois qu'on
leur conseille un médicament, recouvrer la santé grâce à celui-ci.
– Voilà tout à fait, dit-il, le genre d'affections des malades de cette
catégorie.
– Mais dis-moi, repris-je, n'est-il pas divertissant de constater chez eux
qu'ils jugent comme le plus méprisable de tous celui qui leur dit la vérité, à
savoir que tant et aussi longtemps qu'ils ne cesseront pas de s'enivrer, de
s'empiffrer, de se vautrer dans les plaisirs d'Aphrodite et de paresser, [426b]
nul médicament, nulle cautérisation ni chirurgie, nulle incantation ou
amulette, ni aucun des moyens de cette nature ne sera de quelque utilité que
ce soit ?
– Ce n'est pas réjouissant du tout, dit-il. Il n'y a en effet aucun plaisir à
rudoyer celui qui parle avec justesse.
– Tu ne sembles pas, dis-je, porté à faire l'éloge d'hommes pareils.
– Non vraiment pas, par Zeus !
– En conséquence, si, comme nous le disions tout à l'heure, la cité tout
entière agissait de cette manière, tu n'en ferais pas l'éloge non plus. Ne te
semble-t-il pas que parmi les cités celles qui sont mal gouvernées se
comportent exactement comme ces hommes-là, [426c] quand elles
interdisent à leurs citoyens de perturber l'ordre politique établi 34 34, en
menaçant de la peine de mort celui qui le ferait ? En revanche, celui qui
avec un maximum de complaisance 35 35 se met au service de ceux qui sont
assujettis à une telle constitution politique, et qui cherche à les gratifier en
les flattant et en allant au-devant de leurs désirs, lui qui par ailleurs s'entend
à les satisfaire, c'est lui qui sera l'homme de vertu, connaisseur des choses
essentielles, et c'est lui qui sera l'objet de leur vénération ?
– Elles me semblent effectivement, dit-il, faire la même chose, et je n'ai
aucun éloge à en faire, d'aucune sorte que ce soit.
– [426d] Et que dire de ceux qui consentent à se mettre au service de
cités de ce genre et qui montrent de l'ardeur à les servir ? N'admires-tu pas
leur courage et leur bonne volonté ?
– Je l'admire, dit-il, si je mets à part ceux qui sont trompés par ces gens-là
et qui croient qu'il s'agit de politiciens authentiques du seul fait qu'ils sont
l'objet des éloges du grand nombre.
– Que veux-tu dire ? N'as-tu pas, dis-je, de sympathie pour ces hommes-
là ? À moins que tu ne croies qu'il soit possible pour un homme qui ne sait
pas comment mesurer, [426e] alors que d'autres qui sont dans la même
36 36
situation que lui affirment qu'il mesure quatre coudées , de ne pas penser
que cette mesure s'applique à lui ?
– Non, cela je ne le pense pas, dit-il.
– Alors dans ce cas, ne sois pas intolérant. Ces hommes-là sont en effet,
d'une certaine façon, les plus charmants de tous les hommes, eux qui
instituent les lois et qui les modifient comme nous l'exposions tout à l'heure,
toujours avec la pensée qu'ils trouveront une forme de limite aux méfaits
qui se commettent dans les contrats et dans ces matières que j'abordais à
l'instant, mais qui demeurent inconscients du fait qu'en réalité, pourrait-on
dire, ils sont en train de trancher la tête de l'Hydre 37 37.
– [427a] Eh bien, dit-il, ils ne font en fait rien d'autre.
– Quant à moi, repris-je, j'ai pour ma part pensé que le véritable
nomothète n'avait pas à s'occuper de ce genre de lois, ni même à en traiter
au sujet de la constitution politique, qu'il s'agisse d'une cité possédant une
bonne ou une mauvaise constitution. Dans le cas d'une mauvaise
constitution, parce que cela est inutile et n'apporte rien ; dans le cas d'une
bonne constitution, d'abord parce que n'importe qui découvrira ces
dispositions, et ensuite parce que ces dispositions découlent spontanément
des occupations établies antérieurement 38 38.
– [427b] Mais que peut-il bien nous rester, dit-il, qui puisse encore faire
l'objet de notre activité législative 39 39 ?
– Pour nous, répondis-je alors, il ne reste rien, mais pour l'Apollon de
40 40
Delphes, il reste les législations les plus essentielles , les plus belles et
les plus fondamentales de toutes.
– Lesquelles ? dit-il.
– Les législations relatives aux fondations des temples sacrés, aux
sacrifices et à toutes les choses qui concernent le culte des dieux, des
démons et des héros. Aussi ce qui concerne les sépultures des défunts et
tout ce qui est requis pour servir ceux qui sont là-bas et leur assurer la
sérénité. Les choses de ce genre, nous ne les connaissons pas nous-mêmes
quand nous fondons une cité, et si nous sommes intelligents, nous ne nous
laisserons influencer par personne, [427c] pas plus que nous n'aurons
recours à un exégète différent de celui de nos ancêtres. Ce dieu, en effet, est
41 41
de toute évidence l'exégète ancestral de toutes ces questions pour tous
les hommes, lui qui, siégeant au centre de la terre, en son ombilic, y exerce
l'activité de l'interprétation.
– Ce que tu dis est juste, dit-il, et c'est ce qu'il faut faire.
– Mais alors, fils d'Ariston, dis-je, ta cité serait donc maintenant
fondée 42 42. [427d] Dans cette cité, la prochaine étape sera d'examiner,
t'étant muni au préalable d'une lumière adéquate, la question suivante – fais-
le toi-même et invite ton frère <Adimante>, Polémarque et les autres à se
joindre à toi – : est-il possible pour nous de voir de quelque manière où
exactement résident la justice et l'injustice, et comment elles diffèrent l'une
de l'autre, et laquelle doit posséder celui qui désire être heureux, et aussi si
cet homme échappera ou non au jugement de tous les dieux et de tous les
hommes ?
– Tu dis n'importe quoi, lança Glaucon. Tu as promis de te mettre toi-
même à sa recherche, [427e] parce qu'il serait impie de ne pas venir en aide
à la justice par tous les moyens qui sont en ton pouvoir.
– Tu me remets en mémoire quelque chose de vrai, dis-je, et c'est bien de
cette manière qu'il faut procéder, mais encore faut-il que vous aussi vous
vous joigniez à l'entreprise.
– Bien entendu, dit-il, nous le ferons.
– J'espère dès lors, repris-je, que nous parviendrons à découvrir cela de la
manière suivante : je pense que notre cité, si vraiment elle a été
correctement fondée, sera absolument excellente.
– Nécessairement, dit-il.
– Dès lors, manifestement, elle est sage, courageuse, modérée et
juste 43 43.
– Manifestement.
– Par conséquent, chaque fois que nous trouverons en elle une de ces
<vertus>, le reste sera ce qui n'a pas été découvert ?
– [428a] Assurément.
44 44
– Ainsi, comme pour tout autre <ensemble> de quatre <éléments>, si
nous nous mettions à la recherche de l'un de ces éléments en particulier
dans quelque <ensemble> que ce soit, quand nous reconnaîtrions cet
élément en premier, cela devrait nous suffire ; mais si nous devions
reconnaître les trois autres d'abord, par le fait même de cette découverte,
l'élément recherché serait également découvert. Manifestement, il ne
pourrait être en effet rien d'autre que l'élément restant.
– Tu as raison, dit-il.
– Dès lors, dans le cas de ces éléments-ci, puisqu'ils se trouvent
justement au nombre de quatre, ne convient-il pas de faire la recherche de
cette même manière ?
– C'est clair.
– Il me semble qu'en fait c'est la sagesse qui se manifeste clairement en
premier dans cet <ensemble>. [428b] Et quelque chose d'étrange apparaît
en ce qui la concerne.
– Quoi donc ? demanda-t-il.
– La cité que nous avons décrite me semble être réellement sage. Elle est
en effet sage dans ses délibérations, n'est-ce pas ?
– Oui.
– Et justement, cette qualité particulière, la sagesse dans les
délibérations 45 45, il est manifeste qu'elle constitue une forme de savoir. Car
ce n'est certainement pas l'ignorance, mais bien le savoir qui fait que les
hommes délibèrent avec sagesse, n'est-ce pas ?
– Manifestement.
– Il existe certes des savoirs nombreux et variés dans la cité.
– Comment en irait-il autrement ?
– Mais alors, est-ce en raison du savoir du charpentier que la cité doit être
appelée sage et prudente dans ses délibérations ?
– [428c] Non, pas du tout, dit-il, grâce au savoir du charpentier, la cité est
appelée experte dans l'art de la construction.
– Ce n'est donc pas en fonction du savoir relatif aux constructions en
bois, un savoir qui procurerait des conseils pour réaliser les charpentes les
meilleures, que la cité est appelée sage ?
– Certainement pas.
– Mais alors, serait-ce en fonction du savoir relatif aux objets de bronze
ou en fonction de quelque autre savoir de ce genre ?
– Non, ce n'est pas en fonction de savoirs de ce genre.
– Ce n'est pas non plus le savoir relatif à la production de la récolte à
partir de la terre, car à cet égard la cité est appelée experte en agriculture.
– C'est bien mon avis.
– Que dire de ceci ? repris-je. Existe-t-il dans la cité que nous venons de
46 46
fonder un certain savoir , propre à certains citoyens, [428d] en fonction
duquel on ne délibère pas dans la cité au sujet d'une question particulière,
mais au sujet de l'ensemble de la cité, en cherchant de quelle manière
notamment la cité entretient les meilleures relations aussi bien avec elle-
même qu'avec les autres cités ?
– Ce savoir existe assurément.
– Quel est-il ? dis-je, et chez qui le trouve-t-on ?
– Il s'agit, dit-il, de ce savoir qui consiste dans l'expertise de la garde, et il
appartient en propre à ces dirigeants que nous avons justement appelés les
gardiens parfaits.
– En fonction de ce savoir particulier, comment appelles-tu donc la
cité 47 47 ?
– Prudente dans ses délibérations, dit-il, et véritablement sage.
– Se trouvera-t-il dès lors, repris-je, à ton avis, dans notre cité plus de
forgerons [428e] que ces gardiens véritables ?
– Il y aura beaucoup plus de forgerons, dit-il.
– Par conséquent, dis-je, au nombre de tous ceux qui sont l'objet d'une
désignation particulière parce qu'ils sont détenteurs de savoirs particuliers,
ces gardiens ne constitueront-ils pas parmi tous ceux-là le groupe le plus
restreint ?
– Et de beaucoup.
48 48
– C'est donc en fonction du groupe le plus restreint , groupe qui est
une partie d'elle-même, et en fonction du savoir particulier qui réside en lui
et fait de lui la partie qui supervise et qui dirige, que la cité fondée en
accord avec la nature 49 49 serait sage dans sa totalité. Et c'est ce groupe qui
apparemment constitue naturellement le groupe le plus restreint, [429a]
parce que c'est à lui qu'il revient de participer à ce savoir particulier qui est
le seul, parmi tous les autres savoirs, à mériter le nom de sagesse.
– Ce que tu dis est tout à fait vrai, dit-il.
– Nous avons donc découvert, je ne sais trop de quelle manière, cet
<élément> parmi les quatre 50 50, à la fois ce qu'il est lui-même et là où il
réside dans la cité.
– À mon avis en tout cas, dit-il, nous l'avons découvert de manière
satisfaisante.
– Et ensuite le courage, à la fois ce qu'il est lui-même et là où il réside
dans la cité, ce courage en vertu duquel la cité doit être appelée courageuse,
il n'est pas vraiment difficile de l'apercevoir.
– Comment l'entends-tu ?
– [429b] Qui affirmerait, dis-je, qu'une cité est courageuse ou lâche, tout
en tournant ses regards vers quelque autre partie de la cité que celle qui
assure sa défense et qui combat militairement pour elle ?
– Il n'y a personne, dit-il, qui regarderait dans quelque autre direction.
– Je ne pense donc pas, dis-je, que le fait que les autres membres de la
cité soient lâches ou courageux serait décisif pour rendre la cité lâche ou
courageuse.
– Ce ne serait pas décisif.
– Ainsi donc, une cité est courageuse par une certaine partie d'elle-même,
grâce à ce pouvoir qui réside en elle et qui assure la préservation, en toute
circonstance, du jugement [429c] concernant les choses qu'il faut
craindre 51 51, jugement qui affirme que ces choses demeurent les mêmes et
du même type que celles que le législateur a désignées comme telles dans
l'éducation. N'est-ce pas cela que tu appelles courage ?
– Je n'ai pas bien compris, dit-il, ce que tu as dit. Reprends, je t'en prie.
– J'affirme pour ma part, dis-je, que le courage constitue une sorte de
préservation.
– Quelle sorte de préservation, au juste ?
52 52
– La préservation du jugement qui résulte de la loi pendant toute la
durée de l'éducation, concernant les choses à redouter, leur identité, leur
nature. En parlant de préservation en toute circonstance, je voulais dire le
fait de maintenir le jugement, aussi bien dans les épreuves difficiles que
dans les situations agréables [429d], dans les désirs et dans les craintes, et
de ne pas en déroger. Si tu le désires, je suis disposé à le comparer à ce à
quoi, d'après moi, il est semblable.
– Je le veux bien.
– Ne sais-tu pas, dis-je, que les teinturiers, lorsqu'ils veulent teindre la
laine de couleur pourpre 53 53, choisissent en premier lieu, dans l'ensemble
des laines de toutes les couleurs, une espèce naturelle filée à partir des
fibres blanches ; ensuite, ils la préparent et ils s'en occupent en y consacrant
beaucoup de soin, de sorte qu'elle reçoive le mieux possible à l'étape
suivante la pourpre brillante, et c'est ainsi qu'ils font les teintures. [429e] Et
si quelque chose est teint selon ce procédé, il s'agira d'une teinture grand
teint, et le lavage, avec ou sans lessive, ne pourra pas enlever la couleur.
Quant à ce qui n'est pas grand teint, qu'on ait teint avec d'autres couleurs ou
qu'on ait procédé sans préparation soignée, tu sais bien ce qu'il en advient.
– Je sais, dit-il, que cela déteint et que c'est ridicule.
– Dès lors, dis-je, reconnais que nous étions en train de réaliser, autant
que faire se peut, quelque chose de ce genre, quand nous avons choisi les
guerriers 54 54 et [430a] que nous les avons éduqués par la musique, <la
poésie> et la gymnastique. Ne va pas croire que nous ayons arrangé tout
cela dans un autre but : convaincus le mieux possible de la valeur des lois,
ils les reçoivent de nous comme une teinture, en sorte que leur jugement
devient grand teint, qu'il s'agisse du jugement concernant les dangers à
redouter ou des autres choses, en raison de leur nature et du fait qu'ils ont
reçu la formation adéquate. Leur teinture n'aura pas été effacée par ces
lessives si redoutables pour délaver que sont le plaisir – plus à craindre à
55 55
cette fin que toute espèce de soude de Chalestra et que l'alcali – [430b]
et la peine, la crainte et le désir, pires que n'importe quel détergent. Ce
pouvoir particulier, cette préservation en toute circonstance du jugement
droit et conforme à la loi, concernant les dangers à redouter et ceux qui ne
le sont pas, c'est cela que moi j'appelle courage, et je m'en tiens là, à moins
que tu ne veuilles ajouter quelque chose.
– Mais je n'ai rien de plus à dire, dit-il. Tu me sembles en effet considérer
que le jugement droit qui se forme 56 56 sur ces questions sans le soutien de
l'éducation, par exemple celui qu'on trouve chez les bêtes ou chez les
esclaves, n'est en aucune façon conforme à la loi, et tu l'appelles d'un autre
nom que celui de courage. [430c]
– Tu as tout à fait raison, dis-je.
– Très bien, alors je reconnais que c'est bien cela, le courage.
– Oui, accepte de le considérer, dis-je, comme le courage politique 57 57, et
tu aurais raison de le considérer comme tel. Si tu veux, nous lui
consacrerons plus tard une discussion plus fine. Pour l'instant, en effet, ce
n'est pas cela que nous cherchions, mais la justice. Aux fins de notre
recherche actuelle, cela suffit, je pense.
– Tu dis juste, dit-il.
– Eh bien, repris-je, il nous reste encore deux éléments à considérer dans
la cité, [430d] la modération, et cela même en vue de quoi nous élaborons
toute cette recherche, la justice.
– Tout à fait.
– Comment faire dès lors pour découvrir la justice, de telle sorte que
nous n'ayons pas à nous préoccuper plus avant de la modération ?
– Pour l'heure, je n'en ai aucune idée, dit-il, et je ne souhaiterais pas que
la justice soit d'abord mise en lumière si cela doit avoir pour conséquence
que nous renoncions à l'examen de la modération. Mais si tu désires me
faire plaisir, examine ce point avant l'autre.
[430e] – Mais au contraire, dis-je, je le souhaite, ce serait une faute que
de ne pas le faire.
– Alors examine la question, dit-il.
– Il faut faire cet examen, dis-je. Autant qu'on puisse l'entrevoir de notre
position, la modération semble constituer un certain accord, une
58 58
harmonie , plus que les <vertus> précédentes.
– Comment ?
– La modération, dis-je, est une certaine forme d'ordre harmonieux, elle
est la maîtrise de certains plaisirs et désirs 59 59. C'est un peu ce qu'on veut
dire quand on recourt à des expressions telles que “plus fort que soi-même”,
je ne sais trop en quel sens, ou encore à toutes les expressions de ce genre
qui en constituent pour ainsi dire les indices dans le langage. N'est-ce pas le
cas ?
– Très certainement, dit-il.
– Est-ce qu'en fait l'expression “plus fort que soi-même” n'est pas une
expression ridicule ? Car celui qui est plus fort que lui-même serait le même
de quelque manière que celui qui est plus faible que lui-même, et celui qui
serait plus faible serait aussi le même que celui qui est plus fort. [431a]
C'est au même “soi” qu'on réfère dans toutes ces expressions.
– Oui, certes.
– Mais, repris-je, ce discours me semble pourtant vouloir exprimer
quelque chose concernant l'âme, comme si dans le même être humain il y
avait quelque chose de meilleur et quelque chose de pire. Chaque fois que
ce qui est naturellement le meilleur est le maître de ce qui est le pire, c'est
cela qu'on entend par “plus fort que soi-même”. Cela constitue au moins
une forme d'éloge ! Mais à chaque fois que, du fait d'une formation
déficiente ou de quelque mauvaise compagnie, ce qui est le meilleur et
l'élément le plus rare se trouve dominé par la force massive du pire, [431b],
celui qui se trouve dans cet état est appelé “plus faible que lui-même” et
intempérant, et cela lui est adressé comme un blâme.
– Oui, dit-il, et non sans fondement.
– Eh bien maintenant, dis-je, jette un regard sur notre jeune cité, et tu
trouveras en elle l'un de ceux-là 60 60. Tu diras qu'elle est appelée à juste titre
“plus forte qu'elle-même”, si toutefois ce dans quoi la meilleure partie
61 61
dirige la moins bonne doit être appelé modéré et plus fort que lui-même.
– Mais je la regarde, dit-il, et tu dis vrai.
– Et d'ailleurs, on trouverait de nombreuses formes différentes de désirs,
de plaisirs et de peines, notamment chez les enfants, [431c] chez les
femmes et chez les domestiques, et parmi ceux qu'on appelle hommes
libres, chez la multitude des gens ordinaires.
– Très certainement, en effet.
– Mais pour ce qui est des désirs, des plaisirs et des peines qui sont
simples et mesurés, ceux qui bien sûr sont dirigés par un raisonnement
soutenu par l'intellect et l'opinion droite, tu les rencontreras chez le petit
nombre, chez ceux qui sont doués d'un naturel excellent et qui ont pu
recevoir la meilleure éducation.
– C'est vrai, dit-il.
– Alors vois-tu que ceux-ci se trouvent justement dans ta cité, et que là
les désirs de la foule ordinaire [431d] sont dominés par les désirs et la
sagesse qui résident dans la minorité de ceux qui sont plus respectables ?
– Je le vois, dit-il.
– Si donc une cité particulière doit être dite plus forte que les plaisirs et
les désirs, et elle-même plus forte qu'elle-même, c'est bien celle-ci qui doit
l'être.
– Absolument, dit-il.
– Et dès lors, elle sera aussi modérée à tous égards ?
– Tout à fait, dit-il.
– Et, de plus, d'un autre point de vue, s'il existe une cité dans laquelle
[431e] ceux qui dirigent et ceux qui sont dirigés ont la même opinion
concernant ceux qui doivent diriger, alors c'est certainement dans cette cité-
ci que cela se produira. N'est-ce pas ton avis ?
– Si, dit-il, c'est tout à fait mon avis.
– Alors, parmi les citoyens, chez lesquels 62 62 diras-tu que réside l'activité
de modération, lorsqu'ils se trouvent dans ces dispositions ? Chez ceux qui
dirigent ou chez ceux qui sont dirigés ?
– Chez les deux, assurément, dit-il.
– Tu vois donc bien, dis-je, que nous avions correctement deviné tout à
l'heure que la modération ressemble à une forme d'harmonie ?
– Pourquoi donc ?
– Parce qu'elle n'est pas comme le courage et la sagesse, qui résident
chacune dans une partie particulière, [432a] procurant l'une la sagesse à la
cité, l'autre le courage. La modération n'agit pas de cette manière, elle
s'étend en fait totalement à travers la cité tout entière, faisant chanter le
même chant au diapason, à ceux qui sont les plus faibles comme à ceux qui
sont les plus forts, et aussi à ceux qui se tiennent au milieu, que tu veuilles
63 63
les considérer du point de vue de leur sagesse ou du point de vue de leur
force, ou encore de leur nombre, de leurs richesses ou de quoi que ce soit de
ce genre. De sorte que nous affirmerions tout à fait à bon droit que cette
concorde 64 64 est la modération, un accord naturel de l'élément meilleur et
de l'élément moins bon, ayant pour objet de déterminer celui qui doit
commander dans la cité et dans chaque individu en particulier. [432b]
– Je suis tout à fait du même avis, dit-il.
– Excellent, dis-je. Trois <espèces 65 65 > ont donc été repérées dans notre
cité, du moins de manière suffisante pour en juger. Quelle pourrait donc
bien être l'espèce qui reste, celle par laquelle la cité participe encore
davantage à la vertu ? Manifestement, c'est la justice.
– Oui, manifestement.
66 66
– Nous devons dès lors, Glaucon, tels des chasseurs nous placer en
cercle autour du fourré et exercer notre vigilance pour éviter que la justice
ne nous échappe quelque part et qu'en disparaissant elle ne devienne
invisible. [432c] Il est clair qu'elle se trouve par ici, quelque part. Regarde
donc attentivement et concentre-toi pour la repérer, tu pourrais
éventuellement la saisir plus rapidement que moi et me la signaler.
– Si seulement j'en étais capable ! dit-il. Aie plutôt recours à moi comme
à quelqu'un qui peut suivre et qui est capable de reconnaître ce qu'on lui
montre, tu useras alors de moi de façon tout à fait raisonnable.
– Suis-moi donc, repris-je, non sans avoir prié en ma compagnie.
– Je le ferai, dit-il, seulement, toi, prends la tête.
– Vraiment, dis-je, le lieu semble peu praticable et rempli d'obscurité. En
tout cas, il est couvert d'ombre et difficile à explorer. Mais il faut néanmoins
s'y aventurer. [432d]
– Oui, il faut y aller », dit-il.
Et moi, de mon côté, je l'aperçus et je m'écriai :
« Par ici, hé là, Glaucon, nous sommes peut-être tombés sur un indice, et
selon moi l'objet ne pourra pas facilement nous échapper !
– Tu apportes de bonnes nouvelles, dit-il.
– Sans doute, dis-je, notre état d'esprit était-il quelque peu stupide !
– Comment cela ?
– Déjà depuis longtemps, en fait depuis le début, bienheureux homme, il
semble bien que l'objet se roule à nos pieds, et néanmoins nous ne
parvenions pas à l'apercevoir, nous étions tout à fait ridicules. De la même
manière que ceux qui tiennent quelque chose dans leurs mains se mettent
parfois en quête de ce qu'ils ont déjà, [432e] nous aussi nous évitions de le
regarder, et nous détournions notre regard en direction de quelque horizon
lointain, ce qui est explique sans doute qu'il nous échappait.
– Que veux-tu dire ? dit-il.
– La chose suivante, dis-je, à savoir que depuis longtemps apparemment
nous parlions de cet objet et nous en entendions parler, sans toutefois
comprendre nous-mêmes que nous étions en train de l'exprimer d'une
certaine manière.
– Voilà, dit-il, un bien long prélude pour celui qui désire entendre
quelque chose ! [433a]
– Écoute donc plutôt, dis-je, si j'arrive, moi, à en dire quelque chose. Ce
que nous avons établi dès le point de départ, alors que nous fondions la cité
en posant ce qu'il faut y faire de part en part, cela ou à tout le moins une
certaine forme de <cette règle 67 67 >, voilà ce qu'est à mon avis la justice.
Nous avons posé en effet, et nous en avons parlé souvent si tu t'en souviens,
que chacun devait exercer une fonction particulière parmi celles qui
concernent la cité, celle-là même en vue de laquelle la nature l'a fait le
mieux doué.
– C'est bien ce que nous disions.
– Et nous avons dit, de plus, que la justice consiste à s'occuper de ses
tâches propres et à ne pas se disperser dans des tâches diverses, et cela,
nous l'avons souvent entendu dire de plusieurs autres [433b] et nous-mêmes
l'avons affirmé à plusieurs reprises.
– Nous l'avons affirmé, en effet.
– Eh bien, dis-je, mon ami, cela même, ce fait de s'occuper de ses tâches
propres, pour peu que cela en vienne à se produire selon une modalité
particulière, c'est cela la justice. Sais-tu comment j'en arrive à cette
conclusion ?
– Non, dit-il, explique-le-moi.
– Il me semble, repris-je, que <la vertu> qui reste 68 68 à découvrir parmi
celles que nous avons considérées dans la cité – la modération, le courage et
la sagesse – c'est celle-là : c'est elle, en effet, qui procure à toutes les autres
le pouvoir qui les fait advenir 69 69 et, une fois advenues, elle leur procure la
force de se maintenir aussi longtemps qu'elle subsiste au sein de la cité.
[433c] Et nous affirmions, en effet, que la justice constituait l'élément
restant de cet ensemble, si nous pouvions trouver les trois autres.
– Oui, nécessairement, dit-il.
– Mais, dis-je, si on avait par ailleurs à déterminer lequel de ces
éléments, par son avènement, contribue le plus à rendre notre cité
bonne 70 70, on aurait du mal à juger s'il s'agit de l'unité d'opinion entre les
dirigeants et les dirigés, ou alors de cette capacité de maintenir chez les
guerriers l'opinion conforme à la loi, concernant ce qu'il faut redouter et ce
qu'il ne faut pas craindre. Ou alors serait-ce [433d] la sagesse chez les
dirigeants, cet art de la garde qu'on trouve chez eux ? Ou alors est-ce le fait
que la cité se procure à elle-même le plus grand bien quand, dans le cas de
l'enfant, de la femme, de l'esclave, de l'homme libre 71 71, de l'artisan, du
dirigeant aussi bien que du dirigé, chacun s'occupe de ce qui le concerne
particulièrement et ne se disperse pas dans des tâches diverses ?
– Il serait difficile de le déterminer, dit-il, inévitablement.
– Il se trouve donc apparemment, quand il s'agit de contribuer à
l'excellence de la cité, un compétiteur qui entre en rivalité avec sa sagesse,
sa modération et son courage, c'est la capacité pour chacun de ceux qui
résident dans la cité de s'occuper de sa tâche propre.
– Assurément.
– Dès lors, tu soutiendrais que c'est la justice qui constitue le compétiteur
de ces <vertus>, s'il s'agit de contribuer à l'excellence de la cité ? [433e]
– Oui, tout à fait.
– Examine maintenant si, à ton avis, il en sera de même du point de vue
suivant. Attribueras-tu aux dirigeants de la cité le pouvoir de juger les
causes portées devant les tribunaux ?
– Bien sûr.
– Quand ils devront porter jugement, poursuivront-ils davantage quelque
autre but que le but suivant : faire en sorte que personne ne possède ce qui
appartient aux autres, ni ne soit privé de ce qui lui appartient en propre ?
– Aucun autre but que celui-là.
– Parce que cela est juste ?
– Oui.
– Et par conséquent, de ce point de vue également 72 72, on reconnaîtrait
que la justice consiste dans la possession 73 73 de ce qui est notre propriété et
dans la pratique de notre tâche propre. [434a]
– C'est bien cela.
– Vois donc maintenant si tu es du même avis que moi. Un charpentier
qui entreprend de faire le travail d'un cordonnier, ou un cordonnier qui
entreprend de faire le travail d'un charpentier, ou encore le fait qu'ils
échangent leurs outils ou la reconnaissance qu'ils tirent de leur métier, ou
encore le même homme qui entreprend d'exercer ces deux métiers, tenant
compte du fait que l'on renverserait tout l'ordre des choses, à ton avis cela
causerait-il un grand tort à la cité ?
– Pas vraiment, dit-il.
– Mais je suppose que si un artisan ou quelqu'un d'autre naturellement
doué pour les affaires, [434b] après s'être élevé par la richesse, ou par le
nombre de ses gens, ou par sa puissance ou pour d'autres raisons de ce
genre, entreprenait de joindre les rangs de la classe 74 74 militaire, ou alors
que l'un des guerriers qui ne le mériterait pas entreprenait de joindre la
classe responsable du conseil et de la garde, et que ces gens échangeaient
les uns avec les autres leurs outils et la reconnaissance qu'ils tirent de leur
fonction, ou alors si un même homme entreprenait d'accomplir toutes ces
tâches en même temps, alors je pense que tu jugerais que ce renversement
et cette dispersion dans les tâches constitueraient la destruction de la cité.
– Tout à fait.
– Cette dispersion dans une multiplicité de tâches au sein des trois classes
de la cité, [434c] cette inversion des tâches les unes avec les autres,
constituent donc le plus grand tort pour la cité, et c'est tout à fait à bon droit
qu'on les jugerait comme une calamité extrême.
– Oui, parfaitement.
– Mais ne diras-tu pas que la calamité la plus grande à l'endroit de sa
propre cité est l'injustice ?
– Bien sûr.
– Voilà donc ce qu'est l'injustice. Tentons de le réexposer de la manière
75 75
suivante. Le contraire de cette injustice serait donc la justice, qui
consisterait pour chaque classe – celle de l'homme d'affaires, celle du
militaire auxiliaire, celle du gardien – à exercer ses propres activités dans la
cité ; c'est cela qui rendrait la cité juste. [434d]
– Mon opinion n'est pas différente, dit-il, la justice est cela et rien d'autre.
– Cependant, n'en faisons pas tout de suite, repris-je, l'objet d'une
affirmation aussi absolue, mais si on reconnaît que cette forme pénètre 76 76
chacun des hommes pris individuellement et que là aussi on trouve la
justice, alors nous nous accorderons pour l'affirmer. Que pourrions-nous
demander de plus ? Mais si tel n'est pas le cas, alors nous examinerons autre
chose. Pour l'instant donc, nous allons achever l'examen en fonction duquel
nous avons pensé qu'il serait plus facile, ayant entrepris dans un premier
temps de contempler la justice dans quelque ensemble plus vaste qui la
contient, de saisir ensuite ce qu'elle est dans un seul individu. [434e] C'était
de plus notre opinion que cet ensemble plus vaste est la cité, et nous en
avons donc fondé une aussi parfaite que nous pouvions le faire, sachant
pertinemment que la justice existerait dans une cité qui serait bonne. Ce qui
nous est apparu alors dans cet ensemble plus vaste, transférons-le vers
l'individu 77 77, et si les deux s'accordent, tout ira bien. Si, par contre,
quelque chose de différent se manifeste dans l'individu, nous ferons retour
vers la cité pour le mettre à l'épreuve. [435a] Peut-être que si nous les
examinons l'un dans son rapport à l'autre et si nous les frottons
78 78
ensemble , nous ferons alors, comme à partir d'un briquet, jaillir la
justice. Une fois qu'elle sera devenue une lumière évidente, nous la
saisirons pour nous l'approprier.
– Mais, dit-il, tu parles en indiquant bien le chemin, et il faut procéder de
cette manière.
– Alors, repris-je, ce qu'on appelle le même, qu'il s'agisse du plus grand
ou du plus petit, cela est-il dissemblable ou semblable sous le rapport qui le
fait désigner comme le même ?
– Semblable, dit-il. [435b]
– Et l'homme juste ne sera donc en rien différent de la cité juste, sous le
rapport de la forme de la justice 79 79 prise en tant que telle, mais il sera
semblable à elle ?
– Semblable, dit-il.
– Mais une cité semblait précisément être juste quand les trois groupes
naturels 80 80 présents en elle exerçaient chacun sa tâche propre, et elle nous
semblait modérée, ou encore courageuse et sage, en raison d'affections et de
dispositions particulières 81 81 de ces mêmes groupes.
– C'est vrai, dit-il.
– Eh bien, mon ami, nous porterons le même jugement sur l'individu : s'il
82 82
possède dans son âme à lui ces mêmes classes , et qu'il éprouve les
mêmes affections qui y correspondent, [435c] alors nous jugerons à bon
droit qu'il est digne de porter les mêmes noms que la cité.
– De toute nécessité, dit-il.
– Mais voilà que nous butons maintenant, ô homme surprenant, dis-je,
sur une question banale concernant l'âme : possède-t-elle ou non en elle-
même ces trois espèces ?
– À mon avis, il ne s'agit aucunement d'une question banale, dit-il. Peut-
être, Socrate, le dicton “les belles choses sont difficiles 83 83 ” montre-t-il ici
sa vérité ?
– Apparemment, dis-je. Mais sache bien, Glaucon, que selon mon
84 84
opinion, si nous en restons à ces méthodes auxquelles nous recourons à
présent dans nos discussions, [435d] jamais nous ne le comprendrons avec
précision. Il existe en effet un autre chemin plus long et plus complexe qui
mène à ce but. Mais peut-être pouvons-nous néanmoins y parvenir
valablement à partir des propos et des questionnements menés jusqu'à
maintenant ?
– Ne devrions-nous pas en effet nous en contenter ? dit-il. Dans les
circonstances actuelles, ce serait bien suffisant pour moi.
– Eh bien, dis-je, je m'en trouverai aussi entièrement satisfait.
– Alors ne te lasse pas, dit-il, poursuis ton examen. [435e]
– Ne devons-nous pas, dis-je, reconnaître nécessairement que ces trois
mêmes espèces et ces habitus qui se trouvent dans la cité existent aussi en
chacun de nous ? Car ils ne sont certainement pas parvenus là provenant de
je ne sais quelle autre origine. Il serait en effet ridicule de penser que
l'ardeur du tempérament 85 85 dans les cités ne trouve pas son origine dans les
individus particuliers, ceux-là mêmes qui possèdent cette réputation, à
l'exemple de ceux qu'on trouve en Thrace et en Scythie, et presque dans
toute la région du Nord ; ou alors l'amour de la connaissance, [436a] qu'on
pourrait tout à fait imputer à notre région, ou encore l'amour des richesses,
qu'on prétend trouver surtout chez les Phéniciens et chez les habitants de
l'Égypte.
– Oui, certainement, dit-il.
– Voilà ce qu'il en est, dis-je, et il n'y a rien là de difficile à comprendre.
– Certainement pas.
– Mais voici maintenant ce qui est difficile. Est-ce que nous
accomplissons chacune de ces actions en fonction d'un même principe
identique 86 86, ou alors, s'il en existait trois, accomplissons-nous chaque
action en fonction d'un principe différent ? Apprenons-nous en fonction
d'un principe différent ? Nous emportons-nous en fonction d'un autre
principe qui existe en nous-mêmes ? Désirons-nous les plaisirs de la
nourriture et de la génération, et tous ceux qui leur sont apparentés, en
fonction d'un troisième principe ? Ou alors [436b] agissons-nous, chaque
fois que nous sommes portés par un élan, avec notre âme tout entière
engagée dans chacun de nos actes ? Voilà ce qui sera difficile à déterminer
d'une manière qui soit à la hauteur de notre entretien.
– C'est aussi mon avis, dit-il.
– Faisons dès lors l'effort de les distinguer de la manière suivante, pour
voir si ces principes sont identiques les uns aux autres, ou s'ils sont
différents.
– Comment faire ?
– Il est clair que le même principe ne consentira pas à accomplir des
choses contraires ou à les subir en même temps, en fonction de la même
partie de l'âme et en relation avec la même chose. Par conséquent, si nous
devions trouver que cela se produit dans ces choses, nous saurons alors qu'il
ne s'agit pas d'un principe identique, [436c] mais bien d'une pluralité de
principes.
– Très bien.
– Considère à présent ce que j'avance.
– Parle, dit-il.
– Est-il possible, repris-je, que la même chose, en même temps et sous le
même rapport, se tienne au repos et se meuve ?
– Aucunement.
– Mettons-nous donc d'accord de manière encore plus précise, pour éviter
87 87
de nous disputer au fur et à mesure que nous progresserons . Si
quelqu'un devait dire d'un homme qui se tient au repos tout en bougeant ses
mains et sa tête que le même homme se tient au repos et se meut en même
temps, je ne crois pas que nous serions d'avis qu'il convient de s'exprimer de
la sorte, [436d] mais il y aurait lieu de dire plutôt qu'une partie de lui-même
se tient au repos et qu'une autre se meut. Il en va bien ainsi, n'est-ce pas ?
– Oui, c'est le cas.
– Et alors si celui qui s'exprime ainsi continuait de s'amuser en apportant
l'argument subtil que voici : quand le pivot est planté au même endroit et
qu'elles tourbillonnent autour de leur axe, les toupies se tiennent totalement
au repos en même temps qu'elles se meuvent, ou alors si on disait que tout
objet qui se meut circulairement en un point fixe accomplit cela également,
nous ne l'accepterions pas, parce que ce n'est pas en rapport avec la même
partie d'elles-mêmes que les choses qui agissent de la sorte [436e] se
tiennent au repos et se meuvent en même temps. Nous dirions plutôt que
ces choses possèdent en elles-mêmes un axe vertical et une circonférence,
et qu'elles se tiennent au repos en fonction de leur axe vertical – car elles ne
subissent jamais aucune déclivité – et qu'elles se meuvent circulairement en
fonction de leur circonférence. S'il se produit que l'axe vertical incline vers
la droite, vers la gauche, devant ou derrière en même temps qu'il
tourbillonne, alors il ne se tient aucunement au repos.
– Et nous aurions raison, dit-il.
– Cette manière de présenter les choses ne nous troublera donc pas, et
elle ne nous persuadera pas que la même chose puisse simultanément, dans
la même partie d'elle-même [437a] et en rapport avec le même objet, subir,
ou même être ou accomplir des choses contraires.
– Moi, en tout cas, on ne m'en convaincra pas.
– Cependant, repris-je, pour ne pas nous trouver forcés de faire un
examen suivi de toutes ces objections et peiner à démontrer qu'elles ne sont
pas fondées, faisons l'hypothèse qu'il en est ainsi et allons de l'avant !
Mettons-nous d'accord que si d'aventure ces choses nous apparaissent
autrement qu'à présent, toutes les conséquences que nous en aurons tirées se
trouveront invalidées.
– Voilà justement, dit-il, comment il faut procéder. [437b]
– Mais alors, repris-je, faire signe qu'on approuve et faire signe qu'on
désapprouve, désirer s'approprier quelque chose et exprimer un rejet, tirer
vers soi et repousser, toutes les choses de ce genre, qu'il s'agisse de passions
ou d'actions – il n'y aurait à cet égard aucune différence – tu les
considérerais comme des contraires les unes par rapport aux autres ?
– Certes, dit-il, il s'agit de choses contraires.
– Mais encore, dis-je, la faim et la soif, et en général les désirs, et aussi le
vouloir et le souhait, tout cela [437c] n'appartient-il pas d'une certaine
manière à ces espèces 88 88 que nous venons de poser ? Par exemple,
n'affirmeras-tu pas que l'âme de celui qui désire se tend de convoitise vers
cela qu'elle désire, ou qu'elle attire vers elle ce qu'elle souhaite posséder, ou
encore que dans la mesure même où elle veut que quelque chose lui soit
procuré elle s'adresse à elle-même une expression d'approbation, comme si
quelqu'un le lui demandait, elle-même remplie du souhait que cela se
produise ?
– Si.
– Mais encore, ne pas souhaiter et ne pas vouloir, et ne pas désirer, ne
poserons-nous pas que cela appartient au même genre que rejeter et
repousser loin de soi, et toutes les choses contraires à celles que nous
venons d'évoquer ?
– [437d] Comment l'éviter ?
– Puisqu'il en est ainsi, n'admettrons-nous pas qu'il existe une espèce
particulière de désirs, et que les plus manifestes d'entre eux sont ceux que
nous appelons la faim et la soif ?
– Nous l'affirmerons, dit-il.
– L'un est le désir de boire, l'autre de manger, n'est-ce pas ?
– Oui.
– Alors la soif, en tant qu'elle est “soif”, constitue-t-elle dans l'âme le
désir de quelque chose de plus que ce que nous affirmons qu'elle désire ?
Par exemple, la soif est-elle soif d'une boisson chaude ou froide, abondante
ou peu abondante, pour le dire en un mot, est-elle soif d'une boisson
déterminée ? Ou plutôt, s'il se trouve qu'un échauffement s'ajoute à la soif,
[437e] ne suscitera-t-il pas simultanément le désir de la fraîcheur, ou si c'est
un refroidissement, le désir de la chaleur ? Et si en raison de la présence de
la quantité, la soif est considérable, elle provoquera le désir de boire
beaucoup, mais si la soif est petite, elle provoquera le désir de boire peu ?
Mais en ce qui concerne la soif en elle-même, elle ne saurait jamais être le
désir d'autre chose que de son objet naturel, la boisson en elle-même,
comme la faim est le désir de la nourriture, n'est-ce pas ?
– C'est bien vrai, dit-il, chaque désir, considéré en lui-même, est le désir
de cela seul qui constitue son objet naturel, alors que le désir de telle chose
déterminée dépend des éléments qui viennent s'y ajouter.
– [438a] Prenons garde, repris-je, si nous n'y réfléchissons pas, que
quelqu'un nous trouble en soutenant que personne ne désire la boisson, mais
bien une boisson de bonne qualité, ni la nourriture, mais un repas de bonne
qualité. Tous désirent 89 89 en effet ce qui est bon, cela va de soi. Si par
conséquent la soif constitue un désir, alors ce serait le désir de ce qui est de
bonne qualité, qu'il s'agisse de boisson ou de quoi que ce soit qui est l'objet
de son désir, et il en serait ainsi de tous les autres désirs.
– Sans doute, dit-il, celui qui s'exprimerait de la sorte aurait-il
l'impression de dire quelque chose !
– Pourtant, repris-je, toutes les choses qui sont telles [438b] qu'elles sont
relatives à quelque chose, si elles sont d'une qualité déterminée, elles sont
en rapport avec un objet déterminé, c'est ma position, alors que les mêmes
choses considérées en elles-mêmes n'ont rapport chacune qu'à leur objet
considéré en lui-même.
– Je n'ai pas compris, dit-il.
– Tu n'as pas compris qu'une chose plus grande n'est telle que par rapport
à quelque chose ?
– C'est vrai.
– Il s'agit donc de quelque chose de plus petit ?
– Oui.
– Et qu'une chose beaucoup plus grande n'est telle que par rapport à
quelque chose de beaucoup plus petit, n'est-ce pas ?
– Oui.
– Et que ce qui a été autrefois plus grand l'a été par rapport à ce qui a été
plus petit, et que ce qui sera plus grand le sera par rapport à ce qui sera plus
petit ?
– Mais bien sûr, dit-il.
– [438c] Et donc que le plus a rapport au moins, et que le double a
rapport à la moitié, et ainsi de tous les rapports de ce genre ; et d'autre part,
que le plus lourd a rapport au plus léger, le plus rapide au plus lent, et de
même le chaud a rapport au froid, et ainsi de toutes les choses du même
genre, reconnais-tu qu'elles sont dans ce rapport-là ?
– Oui, tout à fait.
– Mais qu'en est-il dans le cas des savoirs 90 90 ? Ne s'agit-il pas du même
modèle ? Le savoir en lui-même est savoir de l'objet de connaissance en lui-
même, c'est-à-dire de ce dont il faut poser qu'il y a savoir. En revanche, un
savoir particulier, un savoir déterminé est savoir d'un objet déterminé et
particulier. Voici comment je l'entends : [438d] lorsque se constitua le
savoir de la construction des édifices, ne se différencia-t-il pas des autres
savoirs au point qu'on lui a donné le nom d'architecture ?
– Oui, bien sûr.
– N'était-ce pas justement en raison du fait que c'était un savoir
déterminé, tel qu'il était différent de tous les autres ?
– Si.
– Or, n'était-ce pas parce que <l'architecture> était le savoir d'un objet
déterminé qu'elle se constitua en savoir déterminé ? Et n'est-ce pas le cas
également des autres arts et des autres savoirs ?
– C'est bien le cas.
– Eh bien maintenant, repris-je, si tu m'as bien compris, voilà comment tu
peux exprimer ce que je voulais dire à l'instant : toutes les choses qui,
considérées selon leur nature, sont relatives à un objet, lorsqu'on les
considère seules et en elles-mêmes n'ont de rapport qu'à elles-mêmes ; mais
si, au contraire, on les considère en rapport à des objets déterminés, alors
elles constituent des choses déterminées. [438e] Je ne veux pas dire
cependant qu'elles deviennent telles que les objets auxquels elles se
rapportent ; par exemple, je ne veux pas dire que le savoir de ce qui est utile
ou nocif à la santé soit lui-même utile ou nocif à la santé, ou que le savoir
du bien et du mal soit lui-même bon ou mauvais. Je soutiens plutôt que
puisque le savoir dans ce cas ne s'est pas constitué comme savoir en lui-
même, mais bien comme savoir d'un objet déterminé, c'est-à-dire de la santé
et de la maladie, alors il est devenu lui-même un savoir particulier. Voilà la
raison pour laquelle on ne l'appelle plus simplement “savoir”, mais savoir
médical, compte tenu de l'objet déterminé qui s'y adjoint.
– Je comprends, dit-il, et à mon avis tu as raison.
– [439a] Pour ce qu'il en est par ailleurs de la soif, repris-je, la rangeras-
tu parmi les choses qui sont telles qu'elles sont en fonction de leur rapport à
un objet particulier ? Il est évident que la soif est…
– … soif de boisson, répondit-il d'emblée.
– Or, si on la rapporte à une boisson particulière, il y aura donc une soif
particulière, alors que la soif considérée en elle-même n'est pas la soif de
boire beaucoup ou peu, ni d'une boisson de qualité ou médiocre, pour le dire
en un mot, d'une boisson déterminée ; au contraire, la soif considérée seule
et en elle-même est par nature soif de la boisson en elle-même.
– C'est tout à fait juste.
– Par conséquent, l'âme de celui qui est assoiffé ne souhaite pas, en tant
qu'il a soif, [439b] autre chose que de boire, c'est cela qu'elle désire, c'est
vers cela que la porte son élan.
– C'est clair.
– Donc, si elle se trouve dans cet état de soif et que quelque chose
91 91
l'entraîne dans une autre direction, c'est qu'il existe en elle autre chose
que cet être assoiffé et se démenant comme une bête pour parvenir à boire :
car il n'est pas possible, nous l'avons reconnu, que la même chose puisse,
par la même partie d'elle-même et eu égard au même objet, produire des
effets contraires.
– Ce n'est pas possible, en effet.
– De la même manière, je pense qu'on a tort de représenter l'archer
comme si ses mains repoussaient et attiraient l'arc en même temps ; en fait,
une main repousse l'arc loin de lui, alors que l'autre l'attire vers lui.
– [439c] C'est évident, dit-il.
– Ne devons-nous pas reconnaître qu'il y a parfois des personnes qui ont
soif et qui ne veulent pas boire ?
– Bien sûr, dit-il, on en trouve plusieurs et souvent.
– Alors, dis-je, comment faudrait-il présenter leur état, si ce n'est en
affirmant qu'il se trouve dans leur âme quelque chose qui leur commande de
boire, et une autre chose qui les en empêche ? Cette dernière n'est-elle pas
différente de la première, ne l'emporte-t-elle pas sur la chose qui
commande ?
– Si, dit-il, c'est bien mon avis.
– N'est-ce donc pas que le principe qui empêche de telles actions,
92 92
lorsqu'il intervient , est le résultat du raisonnement, [439d] alors que ce
qui s'agite et pousse vers l'action se produit par l'entremise des passions et
des troubles maladifs ?
– Il semble bien.
– Nous n'aurions donc pas tort, repris-je, de soutenir qu'il s'agit de deux
principes, et qu'ils diffèrent l'un de l'autre : l'un, celui par lequel l'âme
raisonne, nous le nommerons le principe rationnel de l'âme ; l'autre, celui
par lequel elle aime, a faim, a soif et qui l'excite de tous les désirs, celui-là,
nous le nommerons le principe dépourvu de raison et désirant, lui qui
accompagne un ensemble de satisfactions et de plaisirs.
– [439e] Non, nous n'aurions pas tort de penser de cette manière.
– Par conséquent, repris-je, distinguons ces deux espèces qui se trouvent
dans l'âme. Mais pour ce qui est du cœur, cette espèce par laquelle nous
nous emportons, s'agit-il d'une troisième espèce 93 93, ou alors de quelle
espèce parmi les deux premières est-elle la plus parente par nature ?
– Peut-être de la deuxième, dit-il, de l'espèce désirante.
– Mais justement, dis-je, on m'a rapporté le fait suivant et je l'ai cru :
Léontios 94 94, fils d'Aglaïon, remontait du Pirée en suivant le mur extérieur
du Nord, et il aperçut des cadavres qui gisaient au lieu des exécutions
publiques. Il était à la fois pris du désir de regarder, et en même temps il
était rempli d'aversion et se détournait de cette vue. Pendant un certain
temps, il aurait résisté et se serait voilé le visage [440a], mais finalement
subjugué par son désir, il aurait ouvert grands les yeux et, courant vers les
suppliciés, il aurait dit : “Voilà pour vous, génies du mal, rassasiez-vous de
ce beau spectacle !”
– Moi aussi, dit-il, j'ai entendu cette histoire.
95 95
– Eh bien, dis-je, ce récit signifie que la colère fait parfois la lutte aux
autres désirs, comme un principe à un principe distinct.
– Oui, c'est ce qu'il signifie, dit-il.
– Et dans bien d'autres circonstances, dis-je, ne sommes-nous pas souvent
amenés à observer [440b] que lorsque les désirs contraignent quelqu'un
avec violence, en se dressant contre l'activité de sa raison, il se méprise lui-
même et s'emporte contre ce qui, en lui-même, lui fait violence ? Et que,
comme s'il y avait une dissension entre deux opposants se faisant la guerre,
le cœur d'un tel homme devient l'allié de la raison ? Mais que le cœur fasse
cause commune avec les désirs, alors que la raison prend le parti qu'il ne
faut pas s'y opposer, je ne crois pas que tu puisses affirmer l'avoir jamais
observé en toi-même ni, je ne crois pas non plus, chez quelqu'un d'autre.
– Non, en effet, par Zeus, dit-il.
– Mais que se passe-t-il, repris-je, [440c] lorsque quelqu'un pense qu'il a
agi injustement ? N'est-il pas vrai que plus son tempérament est noble,
moins il sera disposé à s'emporter, s'il doit subir la faim, le froid, ou toute
autre épreuve de ce genre de la part de celui qui, selon son jugement, lui
inflige justement ces épreuves ? N'est-il pas vrai, c'est mon argument, que
son cœur ne consentira pas à s'emporter contre cet homme ?
– C'est vrai, dit-il.
– Mais que se passe-t-il lorsqu'au contraire quelqu'un estime être l'objet
d'une injustice ? Ne le voyons-nous pas bouillir 96 96 intérieurement,
s'indigner et combattre pour ce qui lui semble juste ? N'est-il pas vrai
[440d] qu'endurant la faim, le froid et toutes les épreuves de ce genre, il
finit par en triompher et qu'il ne met pas fin à ses nobles efforts avant
d'avoir atteint son but quitte à en mourir, ou alors, à l'exemple du chien
rappelé par le berger, avant d'avoir été rappelé par la raison qui se trouve en
lui et de s'en trouver apaisé ?
– C'est bien vrai, dit-il, il en va comme tu dis. Dans notre cité en tout cas,
nous avons établi les auxiliaires comme des chiens devant servir les
dirigeants, eux qui sont pour ainsi dire les bergers de la cité.
– Tu saisis bien, dis-je, ce que j'essaie d'exprimer. Mais n'es-tu pas par
ailleurs convaincu de la chose suivante ?
– [440e] Laquelle ?
97 97
– Qu'en ce qui concerne l'espèce de l'ardeur morale , il semble bien
que ce soit le contraire de ce que nous disions tout à l'heure. Nous pensions
en effet alors qu'il s'agissait d'un principe désirant, alors que maintenant
nous affirmons qu'il s'en faut de beaucoup et que, dans le conflit intérieur de
l'âme, ce principe prend les armes beaucoup plus pour soutenir le principe
de la raison.
– Oui, absolument, dit-il.
– Est-il alors si différent de ce principe, ou en constitue-t-il une certaine
espèce particulière, de telle sorte qu'il n'existerait pas trois espèces à
l'intérieur de l'âme, mais deux, l'espèce rationnelle et l'espèce désirante ? Ou
bien que de la même manière que coexistent dans la cité qui les contient
trois groupes [441a], dont les fonctions sont la production de biens, la garde
auxiliaire et la délibération, de même il existerait dans l'âme une troisième
espèce, l'espèce de l'ardeur morale, dont la fonction naturelle est d'être un
98 98
auxiliaire du principe rationnel, à moins qu'il n'ait été corrompu par une
mauvaise formation ?
– Il constitue nécessairement, dit-il, une troisième espèce.
– Oui, repris-je, du moins s'il nous apparaît constituer quelque chose de
différent du principe rationnel, de la même manière qu'il nous est apparu
différent du principe désirant.
– Mais il n'est pas difficile de le montrer, dit-il. On peut même observer
cela chez les enfants : dès la naissance, ils sont remplis de la ferveur du
cœur, mais pour ce qui est du raisonnement, certains ne me semblent [441b]
jamais capables d'y prétendre, et la plupart n'y accèdent que très tard.
– Oui, par Zeus, dis-je, tu as bien parlé. Et chez les bêtes aussi on peut
observer que les choses se passent comme tu les présentes. À ces
observations, le passage d'Homère 99 99 que nous avons cité plus haut en
apporte confirmation :
… et s'étant frappé la poitrine, il réprimanda son cœur en lui tenant ce discours.

« On peut voir dans ce passage avec quelle clarté [441c] Homère


représente comme une espèce différente – l'une s'adressant à l'autre pour la
réprimander – l'espèce qui a conclu le raisonnement concernant ce qui est le
meilleur et ce qui est le pire en s'adressant à l'espèce emportée
irrationnellement par le cœur.
– Tu as parfaitement raison, dit-il.
– Voilà donc, repris-je, que nous avons franchi le cap, non sans peine, et
que nous nous sommes mis d'accord de manière satisfaisante pour
reconnaître que les classes qui existent 100 100 dans la cité sont bien les
mêmes que celles qui existent dans l'âme de chacun pris individuellement,
et qu'elles y sont présentes en nombre égal.
– C'est cela.
– N'est-il pas nécessaire, dès lors, de reconnaître que l'individu lui aussi
est sage de la même manière et en fonction du même principe que la cité ?
– Sans doute.
– [441d] Et que ce qui rend un individu courageux, et la manière dont il
l'est, c'est cela aussi qui rend la cité courageuse, et de la même manière ? Et
qu'il en est ainsi pour tout ce qui contribue à l'excellence, et que cela existe
de part et d'autre ?
– Nécessairement.
– Et donc pour ce qui est d'être juste, Glaucon, je crois que nous
affirmerons qu'un homme est juste de la même manière que la cité l'est.
– Cela, nous l'affirmons de toute nécessité.
– Mais il n'est certes guère possible d'oublier que si cette cité-là est juste,
c'est parce qu'en elle chacun des trois groupes qui la composent s'occupe de
ses tâches propres.
– Je ne crois pas, dit-il, que nous l'ayons oublié.
– Il faut alors nous souvenir que pour chacun de nous également, [441e]
c'est dans la mesure où chacun des <principes> qui nous constituent remplit
ses fonctions que chacun de nous sera juste et qu'il se consacrera à ce qui
est sa tâche propre.
– Oui, dit-il, il faut s'en souvenir.
– Donc, c'est au principe rationnel qu'il revient de commander, puisqu'il
101 101
est sage et qu'il possède la capacité de penser avec prévoyance pour la
cité tout entière, alors qu'il revient au principe de l'ardeur du cœur de se
soumettre au principe rationnel et de faire alliance avec lui pour combattre à
ses côtés ?
– Tout à fait.
– Alors justement, pour faire suite à ce que nous disions 102 102, un
mélange de musique, <de poésie> et de gymnastique ne produira-t-il pas
103 103
pour eux un état d'accord, en tendant l'un et en le nourrissant [442a] de
beaux discours et de connaissances, et en détendant l'autre par des récits
encourageants et en l'apaisant par l'harmonie et le rythme ?
– Si, parfaitement, dit-il.
– Et de la sorte, ainsi nourris, forts de ce qu'ils savent être véritablement
leur fonction et éduqués dans ce but, ils prendront la position de commande
du principe désirant, lequel occupe le plus massivement notre âme et par
nature désire insatiablement les biens matériels ; ils le surveilleront pour
empêcher que, se rassasiant des plaisirs qu'on attribue au corps, il ne
grandisse et se fortifie [442b] au point d'abandonner sa tâche propre et
d'entreprendre au contraire d'asservir et de diriger ceux qui ne sont pas
tributaires de son genre, et ainsi bouleverser l'existence entière de tous.
– Oui, dit-il, assurément.
104 104
– Par conséquent, repris-je, comment mieux monter la garde contre
ces ennemis de l'extérieur aussi, dans l'intérêt de l'âme entière et du corps, si
ce n'est en confiant à un principe la fonction de délibération, et à l'autre la
fonction de combat, en se mettant aux ordres de celui qui dirige et en
exécutant par son courage les décisions découlant de la délibération ?
– Voilà.
– Et c'est, je pense, en vertu de cette partie-là que nous qualifions
quelqu'un de courageux [442c], lorsque chez lui le principe de l'ardeur
morale parvient à maintenir, nonobstant les peines et les plaisirs, ce qui est
promulgué par la raison 105 105 concernant ce qui est à craindre ou ne l'est
pas.
– Tu as raison, dit-il.
– Et nous qualifions quelqu'un de sage en vertu de cette petite partie de
lui-même qui dirige en lui et qui a communiqué ces préceptes, puisque c'est
elle justement qui possède en elle-même la connaissance de ce qui est le
bien de chacun, autant de la partie que du tout composé de ces trois
principes joints ensemble.
– Exactement.
– Mais alors, ne qualifions-nous pas quelqu'un de modéré en raison de
l'amitié et de la concorde entre ces trois principes, [442d] lorsque le
principe qui dirige et ceux qui sont dirigés s'accordent pour reconnaître que
le principe rationnel doit commander et que les principes dirigés n'entrent
pas en conflit avec lui ?
– Pour sûr, la modération, dit-il, n'est rien d'autre que cela, qu'il s'agisse
d'une cité ou d'un individu particulier.
– Enfin, selon ce que nous avons souvent exposé 106 106, si quelqu'un doit
être juste, c'est bien en suivant ce modèle qu'il le deviendra.
– De toute nécessité.
– Eh bien, repris-je, est-ce que la justice a perdu pour nous son contour
défini 107 107 au point de sembler différente de ce qu'elle paraissait dans la
cité ?
– Non, dit-il, à moi en tout cas, elle n'apparaît pas autrement.
– Il y a un moyen, dis-je, de consolider [442e] parfaitement notre
position si d'aventure il restait dans notre âme un brin de perplexité, c'est en
108 108
la transposant sur des situations banales .
– Lesquelles donc ?
– Par exemple, s'il fallait nous mettre d'accord précisément sur une
question concernant cette cité et sur l'homme individuel qui a grandi et qui a
été formé conformément à son modèle : est-il pensable qu'un tel homme
détourne un dépôt d'or ou d'argent dont il serait le dépositaire ? Qui, selon
toi, jugerait qu'il peut être l'auteur d'un acte pareil, [443a] lui plutôt que
ceux qui ne sont pas tels que lui ?
– Personne, dit-il.
– Et alors, cet homme ne serait-il pas étranger aux pillages des temples,
aux vols, aux trahisons, aussi bien dans ses relations personnelles à ses
compagnons que dans la vie publique des cités ?
– Il y serait étranger.
– Et certainement, il ne sera d'aucune manière infidèle à la parole donnée
sous serment, et à tous ses autres engagements.
– Comment le pourrait-il ?
– Quant aux adultères, à la négligence dans le soin des parents, aux
manquements dans le culte des dieux, tout cela convient à tout autre que lui.
– Certes, à tout autre, dit-il.
– Et la raison de tout cela, [443b] n'est-ce pas que chacun des principes
qui sont en lui exerce sa fonction propre, qu'il s'agisse de diriger ou d'être
dirigé ?
– Oui, c'est cela et rien d'autre.
– Alors, te demandes-tu encore si la justice est autre chose 109 109 que cette
puissance capable de produire de tels hommes et de telles cités ?
– Par Zeus, dit-il, non, pas moi.
– Ainsi donc, notre rêve 110 110 a été parfaitement accompli, ce rêve qui,
comme nous le disions, nous laissait entrevoir, dès les premières esquisses
de la construction de notre cité, que nous serions peut-être amenés, grâce à
un dieu, à tomber sur un principe [443c] et un certain modèle de la justice.
– Oui, certainement.
– Il s'agissait donc là, Glaucon, d'une image de la justice, une image qui
nous a soutenus, à la pensée que celui qui est par nature cordonnier a raison
d'exercer sa tâche de cordonnier et nulle autre, et le charpentier de
construire des charpentes, et ainsi des autres tâches.
– Il semble bien.
– La vérité est que la justice était apparemment quelque chose de ce
genre, à la différence près qu'elle ne concerne pas [443d] la réalisation
extérieure des tâches propres de l'homme, mais l'action intérieure, celle qui
existe dans un rapport réel à lui-même et à ses tâches : que l'homme juste
n'autorise aucune partie de lui-même à réaliser des tâches qui lui sont
étrangères, qu'il ne laisse pas les classes qui existent dans son âme se
disperser dans les tâches les unes des autres, mais qu'il établisse au contraire
un ordre véritable des tâches propres, qu'il se dirige lui-même et s'ordonne
lui-même, qu'il devienne un ami pour lui-même, qu'il harmonise les trois
<principes> existant en lui exactement comme on le fait des trois termes
111 111
d'une harmonie musicale – le plus élevé, le plus bas et le moyen, et
d'autres s'il en existe dans l'intervalle –, [443e] qu'il lie ensemble tous ces
112 112
<principes> de manière à devenir, lui qui a une constitution plurielle ,
un être entièrement unifié, modéré et en harmonie. Ainsi, s'il lui arrive
d'exercer une activité en vue de la possession de la richesse, ou des soins du
corps, ou de quelque affaire politique, ou de relations avec des particuliers,
que dans toutes ces occasions il agisse de telle façon qu'il trouve juste et
belle, en la nommant ainsi, l'activité qui préserve cette disposition et en
assure la réalisation, et qu'il appelle sagesse 113 113 la connaissance qui
préside à cette activité ; et qu'il appelle au contraire activité injuste [444a]
celle qui va toujours à l'encontre de cette disposition, et ignorance l'opinion
qui préside à cette activité.
– Absolument, Socrate, dit-il, tu dis vrai.
– Admettons, dis-je. Pour l'homme juste comme pour la cité juste, et
aussi pour la justice, c'est-à-dire la justice qui se trouve en chacun d'eux, si
nous affirmions que nous les avons découverts, il semble bien, je pense, que
nous ne mentirions pas.
– Non certes, par Zeus, dit-il.
– L'affirmerons-nous alors ?
– Affirmons-le.
– Alors soit, dis-je. Il nous faut ensuite poursuivre, je crois, en examinant
l'injustice.
– C'est clair.
114 114
– Ne faut-il pas qu'elle soit une sorte de dissension interne entre ces
trois <principes> qui existent [444b], une forme d'activité qui se disperse en
s'ingérant dans les tâches des autres, et la révolte d'une partie de l'âme
contre le tout, dans le but de diriger dans l'âme ce qui ne lui convient pas,
puisque cette partie est par nature telle qu'il lui revient d'être esclave de la
115 115
classe qui est réellement dirigeante ? C'est en cela, je pense, mais
également dans le trouble et la confusion qui s'y attachent, que nous
pourrons affirmer que consistent l'injustice, l'indiscipline, la lâcheté,
l'ignorance, et en un mot, toute espèce de vice.
– Oui, tout cela est du même ordre, [444c] dit-il.
– Dès lors, repris-je, commettre des injustices et être injuste, de même
qu'accomplir des actes justes, tout cela ne se trouve-t-il pas clairement mis
en lumière, si vraiment nous distinguons bien l'injustice et la justice ?
– Comment cela ?
– C'est que, repris-je, tout cela en fait ne diffère en rien des choses saines
et des choses malsaines, étant entendu que ces dernières sont au corps ce
que les autres sont à l'âme.
– De quelle manière ? demanda-t-il.
– Les choses saines 116 116 engendrent la santé, les choses malsaines [444d]
la maladie.
– Oui.
– De la même manière, les actions justes engendrent la justice, et les
actions injustes l'injustice ?
– Nécessairement.
– Il revient en effet à la santé de produire, pour <les éléments> du corps,
une structure qui par nature les fait commander et se soumettre les uns aux
autres, alors qu'au contraire la maladie produit une structure qui les fait
commander et se soumettre les uns aux autres contre l'ordre naturel.
– En effet.
– De même, repris-je, engendrer la justice ne produit-il pas pour les
<principes> de l'âme une structure qui par nature les fait commander et se
soumettre les uns aux autres, alors que l'injustice produit une structure qui
les fait commander et se soumettre contre l'ordre naturel ?
– C'est évident, dit-il.
– La vertu serait donc apparemment une forme de santé, la beauté et le
bon état [444e] de l'âme, alors que le vice en serait la maladie, la laideur et
la faiblesse.
– C'est vrai.
– Or les occupations qui sont belles ne conduisent-elles pas à la
possession de la vertu, alors que celles qui sont honteuses conduisent au
vice ?
– Nécessairement.
117 117
– Il semble donc qu'il nous reste alors à examiner s'il est profitable
de faire des actions justes, [445a] de se consacrer aux belles occupations et
118 118
d'être juste – que le fait d'être tel passe inaperçu ou non – ou alors de
commettre des actes injustes et d'être injuste, en comptant que justice ne
sera pas rendue, et qu'on n'aura pas à s'amender par suite du châtiment.
– Mais, Socrate, dit-il, cette recherche me semble sur le point de devenir
ridicule. Si, quand la nature du corps se corrompt, l'existence ne nous
semble plus vivable – même quand on peut goûter tous les mets et toutes les
boissons, jouir de l'opulence complète autant que du pouvoir absolu – alors
quand c'est la nature même de ce principe qui nous fait vivre qui est
troublée [445b] et corrompue, nous devrions admettre que l'existence serait
encore vivable, même si quelqu'un pouvait faire tout ce qu'il veut, sauf ce
qui le libérerait du vice et de l'injustice et lui ferait acquérir la justice et
l'excellence, en accordant bien entendu que l'une et l'autre sont bien telles
que nous les avons exposées ?
– Ridicule en effet, dis-je. Mais puisque justement nous avons exposé ces
questions au point de pouvoir les considérer avec la plus grande clarté
possible et de juger qu'il en est bien ainsi, il ne faut pas reculer.
– Non, par Zeus, dit-il, pas question de renoncer.
– Concentre-toi maintenant, [445c] dis-je, afin de voir également
combien, selon moi, le vice a d'espèces, en tout cas d'espèces qui méritent
considération.
– Je te suis, dit-il, mais parle.
– Eh bien, repris-je, parvenus pour ainsi dire au point élevé où l'horizon
se dégage, puisque c'est en ce point du dialogue que nous sommes de fait
arrivés, il me semble qu'il y a une espèce unique de l'excellence 119 119, alors
qu'il existe un nombre illimité d'espèces du vice, au nombre desquelles
quatre surtout méritent d'être retenues.
– Que veux-tu dire ? dit-il.
– Autant il existe de types de constitutions politiques constituant des
espèces distinctes, dis-je, autant il risque d'y avoir de types de l'âme.
– Combien en existe-t-il [445d] donc ?
– Cinq pour les constitutions politiques, dis-je, et cinq pour l'âme.
– Dis-moi lesquels, dit-il.
– Je dis, repris-je, que la constitution politique que nous avons exposée
pourrait constituer un type distinct, bien qu'on puisse lui donner deux
120 120
noms ; si un seul homme se démarque du groupe des dirigeants, alors
il s'agit d'une royauté, alors que s'il y en a plusieurs, on l'appelle
aristocratie.
– C'est vrai, dis-je.
– Je déclare donc, repris-je, qu'il s'agit d'une espèce unique. Qu'il y ait un
seul ou plusieurs dirigeants, [445e] il est impensable qu'ils viennent
bouleverser les lois fondamentales de la cité, s'ils se fondent sur la
formation et l'éducation que nous avons décrites.
– Ce n'est guère vraisemblable », dit-il.
Livre V

[449a]
« Voilà donc le genre de cité – et le genre de constitution politique – que
j'appelle à présent bonne et droite, ainsi que le type d'homme qui lui
correspond. Pour autant que celle-ci soit droite, j'appelle les autres formes
mauvaises et défectueuses, qu'il s'agisse de l'administration des cités aussi
bien que de l'organisation du caractère 1 1 pour l'âme des individus, et ces
formes déficientes sont de quatre espèces.
– Quelles sont ces espèces, dit-il ? »
J'allais en faire la liste moi-même, comme elles m'apparaissent chacune
se produire en se transformant [449b] les unes à partir des autres, mais
Polémarque qui se tenait assis un peu plus loin qu'Adimante, tendant la
main et saisissant ce dernier par son manteau à la hauteur de l'épaule, le tira
vers lui et, le tenant contre lui, lui dit quelques mots à voix basse, dont nous
n'entendîmes pratiquement rien, sauf ceci :
« Laisserons-nous passer, dit-il, ou alors que ferons-nous ?
– Non, pas le moins du monde, dit alors Adimante, élevant alors la
voix. »
Et moi je repris :
« Qu'est-ce donc que vous ne laisserez pas passer ?
– Toi, dit-il. [449c]
– Mais pour quelle raison précisément, dis-je ?
– Tu nous sembles prendre la chose bien légèrement, dit-il, et tu nous
dérobes une part entière, et non la moindre, de la discussion, pour éviter
d'avoir à l'élaborer. Tu as cru nous échapper en affirmant négligemment 2 2
au sujet des femmes et des enfants qu'il était bien clair pour tout le monde
qu'entre amis tout est commun.
– N'est-ce pas exact, Adimante ? repris-je.
– Certes, dit-il, mais cette “exactitude”, comme toute chose, a besoin d'un
exposé argumenté montrant le mode particulier de cette communauté. Car il
pourrait en exister plusieurs. [449d] Ne laisse donc pas de côté le mode
dont tu parles. Il y a longtemps en effet que nous attendons, en supposant
que tu voudrais peut-être revenir sur la question de la procréation des
enfants – comment les enfants doivent être engendrés et, une fois qu'ils sont
nés, comment on les élèvera – et en général sur toute cette question de la
communauté des femmes et des enfants dont tu parles. Nous pensons qu'il
s'agit d'une question d'une grande importance, et même d'une importance
capitale pour la constitution politique, selon que cela se produira
correctement ou incorrectement. Maintenant donc, puisque tu abordes une
autre forme de constitution politique avant même d'avoir exposé ces
questions de manière satisfaisante, nous avons convenu, ainsi que tu viens
de l'entendre, [450a] de ne pas te laisser aller plus loin avant que tu n'aies
exposé toutes ces questions, comme tu l'as fait pour les autres.
– Moi aussi, dit Glaucon, comptez-moi maintenant comme participant à
ce vote unanime 3 3.
– De toute manière, dit Thrasymaque, crois-bien, Socrate, que ces
opinions sont celles de nous tous.
– Qu'est-ce que vous avez manœuvré là, dis-je, en vous en prenant à
moi ? Quelle multitude d'arguments mettez-vous de nouveau en branle,
comme si on reprenait 4 4 dès le début le sujet de la constitution politique ?
En ce qui me concerne, je me réjouissais d'avoir déjà exposé cette question,
heureux qu'on laisse passer, en acceptant cet exposé tel qu'il avait été alors
formulé. En le rappelant maintenant, [450b] vous ne savez pas quel essaim
d'arguments vous venez réveiller ! Moi, c'est parce que je l'ai vu que je l'ai
mis de côté alors, de crainte qu'il ne nous en apporte une multitude !
– Mais quoi ! s'écria Thrasymaque, crois-tu que ceux qui se trouvent ici
sont venus pour fondre de l'or, et non pour entendre des arguments ?
– Pour discuter, certes, dis-je, mais avec mesure !
– La mesure de telles discussions 5 5, Socrate, reprit Glaucon, est la vie
entière pour les esprits sensés. Mais ne t'inquiète pas pour nous, réponds
plutôt toi-même à propos de ces questions que nous avons soulevées, sans
te lasser et comme il te semblera devoir les exposer : [450c] quelle est donc
cette communauté des enfants et des femmes destinée à nos gardiens 6 6,
communauté des soins pour ceux qui sont encore petits, au cours de cette
période intermédiaire 7 7 entre la naissance et l'éducation qui semble de
toutes la plus éprouvante ? Essaie donc de nous dire selon quelle modalité
elle doit advenir.
– Ce n'est guère facile à exposer, heureux homme, dis-je. Le sujet
présente plusieurs motifs de perplexité 8 8, encore plus que ceux que nous
avons traités jusqu'à maintenant. Et en effet on pourrait mettre en doute que
les choses dont on parle soient possibles, et même si elles devaient se
réaliser dans d'excellentes conditions, on pourrait tout aussi bien douter
qu'il s'agisse des choses les meilleures. [450d] C'est la raison pour laquelle
une sorte de doute s'attache à ces questions : notre discours, mon cher
99
camarade, ne serait-il pas qu'un vœu pieux ?
– N'aie aucune crainte de cette sorte, dit-il. Ceux qui seront tes auditeurs
ne sont ni des ignorants, ni des sceptiques, ni des malveillants. »
Je repris alors moi-même :
« Ô toi, le meilleur des hommes, est-ce dans le désir de m'encourager que
tu dis cela ?
– C'est bien mon intention, dit-il.
– Eh bien, repris-je, c'est alors tout le contraire que tu fais. Si j'avais moi-
même confiance de bien savoir ce dont je parle, cette parole rassurante
serait bienvenue. Car en présence des personnes sages et des amis, dire la
vérité, du moins ce qu'on en sait, au sujet des questions les plus importantes
qui nous sont chères, constitue une entreprise sans risque et rassurante,
[450e] mais si on présente des arguments alors qu'on est perplexe et dans un
état de recherche, ce que précisément je fais, c'est quelque chose d'effrayant
et qui peut déraper [451a]. Non que cela prête à rire, ce serait puéril, mais
de peur que, si je faillis à la vérité, ce ne sera pas seulement moi-même qui
déraperai, mais aussi les amis que je me trouverai à entraîner sur toutes ces
questions au sujet desquelles il convient de déraper le moins possible. Je me
prosterne donc devant Adrastée 10 10, Glaucon, pour ce que je m'apprête à
dire. J'ai bon espoir, en effet, que ce soit une faute de moindre importance
de devenir involontairement le meurtrier de quelqu'un que celle de devenir
11 11
trompeur au sujet des institutions qui sont belles, bonnes et justes. Il est
donc d'emblée préférable de courir ce risque-là en présence d'ennemis
plutôt qu'en présence d'amis. [451b] Aussi est-ce très bien que tu viennes
m'encourager 12 12 ! »
Alors Glaucon, se mettant à rire, dit :
« Mais, Socrate, si nous devons faire l'expérience de quelque discordance
du fait de ce discours, nous t'acquitterons pour ainsi dire de l'accusation de
13 13
meurtre, et nous jugerons que tu es innocent et que tu ne nous as pas
trompés. Mais parle-donc en toute confiance.
– Eh bien, dis-je, celui qui a été acquitté dans ce cas est considéré comme
innocent, comme le dit la loi, de sorte qu'il est probable que s'il l'est dans ce
cas, il le soit aussi dans le second.
– Parle donc alors, puisque telle est la situation.
– Il faut par conséquent, repris-je, que je fasse marche arrière, en disant
maintenant les choses qu'il aurait sans doute fallu dire alors dans l'ordre.
[451c] Peut-être serait-il dès lors correct, après avoir exploré entièrement la
fonction masculine, d'explorer également la fonction féminine 14 14, d'autant
plus que tu insistes pour procéder de la sorte. Pour ce qui est de ces
hommes, nés et éduqués comme nous l'avons exposé, il n'y a pas selon
notre opinion d'autre possession ni disposition des femmes et des enfants
qui soit correcte, si ce n'est pour eux de suivre cette tendance que, dès le
point de départ, nous avons cherché à leur donner. Or nous avions entrepris
dans notre discours d'établir ces hommes, en quelque sorte comme les
gardiens d'un troupeau.
– Oui. [451d]
– Soyons donc conséquents en accordant <aux femmes> une naissance et
des soins de même nature, et examinons si cela nous convient ou non.
– Comment cela, dit-il ?
– De la manière suivante. Croyons-nous que les femelles de nos chiens
de garde 15 15 doivent garder en leur compagnie ce que les mâles gardent, et
également chasser avec eux et faire tout le reste en commun avec eux, ou
pensons-nous qu'elles doivent demeurer à l'intérieur du foyer, en présumant
que le fait d'être mères de chiots et responsables de les élever les rend
incapables de ces tâches, alors que les mâles peineraient et prendraient tout
le soin des troupeaux ? [451e]
– Elles doivent tout accomplir en commun avec eux, dit-il. Sauf que nous
les utilisons comme des êtres plus faibles, alors que nous avons recours aux
mâles comme à des êtres plus forts.
– Est-il dès lors possible, repris-je, d'avoir recours à quelque être vivant
pour les mêmes tâches, si on ne lui a pas procuré les mêmes soins et la
même éducation ?
– Non, ce n'est guère possible.
– Si donc nous devons avoir recours aux femmes pour les mêmes
fonctions que les hommes, il faut leur enseigner les mêmes choses. [452a]
– Oui.
– Or eux, on leur a donné la musique et la gymnastique.
– Oui
– Il faut donc également que ces arts soient accordés aux femmes, de
même que ce qui concerne la guerre, et il faut avoir recours à elles dans les
mêmes conditions.
– Cela semble découler de ce que tu dis, dit-il.
– Peut-être alors, repris-je, bien des choses que nous exposons
maintenant paraîtraient-elles ridicules et contraires à l'usage, si on mettait
en pratique ce qu'on avance en paroles.
– Oui, en effet, dit-il.
– Que vois-tu, dis-je, de vraiment ridicule là-dedans ? N'est-ce pas
évidemment de laisser les femmes s'entraîner nues dans les palestres en
compagnie des hommes, [452b] non seulement les jeunes femmes, mais
celles qui sont déjà plus âgées, à l'exemple de ces hommes âgés qui aiment
encore s'exercer nus dans les gymnases 16 16, même s'ils sont ridés et plus
très agréables à regarder ?
– Oui, par Zeus, dit-il, cela paraîtrait ridicule, surtout à notre époque !
– Eh bien, repris-je, puisque nous avons cédé à notre désir de parler, il ne
faut pas avoir peur des moqueries des beaux esprits, quelles que soient les
objections qu'ils formuleraient au regard de la réalisation de ce
changement 17 17, [452c] tant en ce qui concerne les exercices de
gymnastique que la musique, et encore moins le port des armes et l'art de la
cavalerie.
– Tu as raison, dit-il.
– Mais puisque nous avons commencé à parler, il faut que nous
progressions jusqu'à ce point de la loi qui semble rébarbatif. Demandons à
ces beaux esprits de ne pas exercer leurs tâches mais d'être sérieux, et
rappelons-leur qu'il n'y a pas si longtemps qu'aux yeux des Grecs certaines
choses paraissaient honteuses et ridicules qui le sont encore aujourd'hui aux
yeux de la majorité des Barbares, à savoir que des hommes se laissent voir
nus. Rappelons-leur aussi que lorsque les Crétois, les premiers, puis les
Lacédémoniens commencèrent à s'exercer à la gymnastique, [452d] pour
les gens raffinés de ce temps-là, tout cela était objet de raillerie. Ne le crois-
tu pas ?
– C'est mon avis.
– Mais lorsque, je pense, au jugement de ceux qui faisaient tous ces
exercices, il apparut préférable de se dévêtir que de demeurer vêtu, même
ce qui semblait ridicule à leurs yeux disparut devant ce que les arguments
révélaient comme ce qu'il y a de meilleur. Et cela montra combien sot est
celui qui trouve ridicule autre chose que ce qui est mal, et également celui
qui entreprend de faire rire en tournant en ridicule tout autre spectacle
[452e] que ce qui est insensé et mauvais, et de la même manière, pour ce
qui est de la vision du beau, également sot celui qui tend tous ses efforts en
se déterminant vers tout autre but que le bien.
– C'est tout à fait certain, dit-il.
– Ne convient-il pas dès lors, quand on discute ces questions, de
s'accorder d'abord sur le point suivant : s'agit-il de choses réalisables ou
non ? Ensuite, de confier au débat – qu'on désire s'y adonner pour le plaisir
de la joute ou qu'on le fasse sérieusement – [453a] la question de savoir si
la nature humaine 18 18, quand il s'agit de la femelle, est capable de s'associer
avec le genre du mâle dans toutes ses tâches, ou alors pas même dans une
seule, ou bien si elle est capable de s'associer dans certaines tâches, mais
pas dans d'autres. Ne convient-il pas alors de se demander auquel de ces
deux genres appartient l'activité de la guerre ? Celui qui de la sorte aurait
disposé du meilleur point de départ ne serait-il pas en mesure, selon toute
probabilité, de parvenir à la conclusion la meilleure ?
– Tout à fait, dit-il.
– Veux-tu alors, repris-je, que nous en débattions nous-mêmes entre nous,
en nous mettant à la place des autres, pour éviter que les positions et les
arguments de l'adversaire ne demeurent seuls à subir le siège ? [453b]
– Rien ne l'empêche, dit-il.
– Parlons donc ainsi à leur place, en disant : “Socrate et Glaucon, rien
n'exige que d'autres engagent le débat avec vous. Vous-mêmes, au moment
initial de la fondation 19 19, alors même que vous mettiez en place la cité,
vous avez reconnu que chacun devait exercer uniquement les tâches qui lui
convenaient en fonction de sa nature.”
– Nous étions d'accord là-dessus, je crois. Comment faire autrement ?
– “Or est-il possible que la femme ne diffère pas entièrement de l'homme
par sa nature ?”
– Comment pourrait-elle ne pas être différente ?
– “C'est donc une fonction différente qu'il convient d'attribuer à l'un et à
l'autre, fonction qui s'accordera avec la nature de chacun ?” [453c]
– Assurément.
– “Comment ne pas reconnaître dès lors que vous commettez maintenant
une faute et que vous affirmez le contraire les uns des autres quand vous
dites que les hommes et les femmes doivent accomplir les mêmes tâches,
alors qu'ils possèdent une nature éminemment distincte ?” Auras-tu, homme
admirable, de quoi réfuter ces propos ?
– Comme ça, tout de go, dit-il, ce n'est guère facile. Mais je te prierai, et
je t'en prie en fait, de te faire l'interprète de l'argument à notre place, quel
que soit cet argument.
– Voilà bien, dis-je, Glaucon, les propos, et tous ceux de même acabit,
que depuis longtemps je prévoyais et redoutais, [453d] alors que j'hésitais à
aborder la question de la loi relative à la possession et à la formation des
femmes et des enfants.
– Par Zeus, dit-il, cela ne semble pas facile !
– Non, en effet, dis-je. Mais il en va pourtant ainsi : que quelqu'un tombe
dans une petite piscine ou qu'il tombe en pleine mer, il n'en devra pas moins
nager.
– Oui, certainement.
20 20
– Par conséquent, il nous faut nager nous aussi, et tenter de nous tirer
d'affaire de cet argument, que nous mettions notre espoir dans un dauphin
pour nous soutenir, ou dans quelque autre moyen de salut extraordinaire.
[453e]
– Il semble bien, dit-il.
– Tâche donc de voir, repris-je, si nous pourrons trouver quelque issue.
Nous sommes d'accord qu'une nature distincte doit se consacrer à quelque
activité distincte, et nous reconnaissons que la nature de la femme est
différente de la nature de l'homme. Et voilà qu'à présent nous affirmons que
des natures distinctes doivent se consacrer aux mêmes occupations. C'est
bien cela qui nous est reproché ?
– Oui, parfaitement.
[454a] – Il est certes d'une puissance formidable, dis-je, Glaucon, l'art de
21 21
contredire .
– Comment cela ?
– C'est que, dis-je, plusieurs me semblent, même involontairement, y
succomber et ils en arrivent à croire qu'ils ne se disputent pas, mais qu'ils
dialoguent réellement. Ils sont bien incapables d'examiner ce dont on parle
en y introduisant des distinctions selon les espèces, et ils poursuivent, en
s'en tenant à l'expression elle-même, la contradiction dans le discours tenu,
de sorte qu'ils entretiennent entre eux un rapport qui tient davantage de la
querelle que du dialogue.
– En effet, dit-il, cette situation est celle de nombre de gens, mais cela
nous affecte-t-il nous mêmes dans le moment ? [454b]
– Oui, tout à fait, dis-je. Sans le vouloir, nous courons en tout cas le
risque de nous attacher à la contradiction.
– Comment ?
– Le fait qu'une nature qui est différente ne doit pas se trouver en
situation d'exercer les mêmes occupations, c'est courageusement et dans un
esprit éristique que nous en poursuivons l'examen en nous attachant
seulement au mot. Et pourtant, au moment où nous avons attribué des
occupations différentes à une nature différente, et les mêmes occupations à
une nature identique, nous n'avons pas du tout examiné de quelle manière
nous définissons le genre particulier 22 22 de cette différence de nature et
celui de cette identité de nature, ni ce à quoi elles se rapportent.
– Non, en effet, dit-il, nous ne l'avons pas examiné. [454c]
– Par conséquent, dis-je, il ne nous est guère possible, apparemment, de
nous interroger pour savoir si la nature des chauves est la même que celle
des hommes chevelus, et non pas une nature contraire, et puis lorsque nous
aurions été d'accord pour dire qu'elle est contraire, s'il appartenait aux
chauves d'exercer l'occupation de savetier, de l'interdire aux chevelus, et si
ce devait être les chevelus, de l'interdire aux autres.
– Ce serait certes ridicule, dit-il.
– Est-ce que ce ne serait pas ridicule, repris-je, pour une autre raison, à
savoir qu'à ce moment-là nous n'avons pas posé la nature identique et la
nature différente de manière absolue, mais que nous n'avons porté attention
qu'à l'espèce d'altérité et de similitude qui se rapporte à ces occupations ?
[454d] Par exemple, nous avons dit qu'un homme doué pour la médecine et
23 23
un homme qui a l'esprit médical possèdent la même nature. Ne le crois-
tu pas ?
– C'est mon avis.
– Mais un homme doué pour la médecine et un homme doué pour la
construction en ont une différente ?
– Oui, absolument différente.
– Par conséquent, dis-je, pour le genre des hommes 24 24 et pour celui des
femmes, s'il apparaît différent pour l'exercice d'un art particulier ou encore
pour une occupation particulière, nous affirmerons qu'il faut attribuer cet art
ou cette occupation à l'un des deux. Mais si le genre n'apparaît différer que
sur ce seul point, à savoir que le genre féminin enfante, [454e] alors que le
genre masculin féconde, alors nous affirmerons qu'il n'a aucunement été
démontré pour autant que la femme diffère de l'homme quant à l'objet de
notre discussion, mais nous serons encore d'avis que nos gardiens et leurs
femmes doivent exercer les mêmes occupations.
– Et nous l'affirmerons avec raison, dit-il.
– Par conséquent, nous solliciterons celui qui nous tient un propos
contraire, en lui demandant de nous apprendre la chose suivante : [455a]
pour quel art ou pour quelle occupation, parmi ceux qui touchent
l'organisation de la cité, la nature de la femme et la nature de l'homme
constituent-elles non pas une même nature, mais des natures différentes ?
– Ce serait juste en tout cas.
– Peut-être bien que ce que tu disais il y a un instant, un autre le dirait
également, à savoir que s'exprimer sur-le-champ de manière satisfaisante
n'a rien de facile, et pour celui qui examine la question, rien de difficile non
plus.
– Il le dirait sans doute, en effet.
– Veux-tu alors que nous exigions de celui qui nous oppose des
arguments de ce genre de nous accompagner, [455b] pour le cas où nous
pourrions lui montrer qu'il n'existe aucune occupation propre à la femme en
ce qui concerne l'administration de la cité ?
– Oui certainement.
– “Allons”, lui intimerons-nous, “réponds : quand tu disais justement que
celui-ci était doué naturellement pour quelque chose, et que celui-là ne
l'était pas, voulais-tu dire par là que le premier apprenait cette chose avec
facilité, et l'autre avec difficulté ? Et que le premier, à partir d'un court
apprentissage deviendrait très inventif dans le domaine de son expertise,
alors que l'autre, même après avoir bénéficié d'un apprentissage étendu et
d'une grande application ne pourrait retenir ce qu'il aurait appris ? Et que
chez le premier les fonctions du corps se subordonneraient à la pensée, mais
que chez l'autre elles lui feraient obstacle ? [455c] Existe-t-il d'autres
critères que ceux-là pour te permettre de distinguer dans chaque cas celui
25 25
qui est doué naturellement et celui qui ne l'est pas ?”
– Personne, dit-il, ne pourrait en énoncer d'autres.
– As-tu par ailleurs connaissance d'une activité exercée par les êtres
humains, et dans laquelle le genre des hommes ne se distingue pas à tous
égards de celui des femmes ? À moins que nous ne nous étendions en
discours sur l'art du tissage, ou encore sur le soin porté à la confection des
pâtisseries et des mets cuisinés, arts dans lesquels le genre féminin semble
vraiment montrer sa valeur et où il serait tout à fait ridicule de le considérer
comme inférieur ? [455d]
– Tu dis vrai, dit-il, en affirmant que dans toutes les activités l'un des
genres 26 26 est, pour ainsi dire, dominé entièrement par l'autre. Sans doute
plusieurs femmes sont-elles meilleures que bien des hommes dans plusieurs
activités, mais dans l'ensemble, il en va comme toi tu le dis.
– Il n'y a donc pas, mon ami, d'occupation relative à l'administration de la
cité qui appartienne à une femme parce qu'elle est une femme, ni à un
homme parce qu'il est un homme, mais les dons naturels sont répartis de
manière semblable dans les deux genres d'êtres vivants. La femme participe
naturellement à toutes les occupations, l'homme de son côté participe à
toutes également, [455e] mais dans toutes ces activités, la femme est un être
plus faible que l'homme.
– Tout à fait.
– Alors assignerons-nous toutes les occupations aux hommes, et n'en
concéderons-nous aucune à la femme ?
– Comment le ferions-nous ?
– Mais il existe certes, je pense, comme nous l'affirmerons, une femme
douée pour la médecine, et une autre qui ne l'est pas, et telle femme douée
pour la musique, et telle autre non musicienne par nature.
– Bien entendu. [456a]
– Et n'en existe-t-il pas une qui soit douée pour la gymnastique et l'art de
la guerre, alors qu'une autre ne montrera aucune disposition pour l'art
militaire et n'aura aucun goût pour la gymnastique ?
– C'est bien ce que je pense.
– Mais alors, en existera-t-il une qui aime la sagesse et une autre qui la
déteste ? et une qui a de l'ardeur morale, et une autre qui n'en a pas ?
– C'est bien le cas.
– Il existe donc une femme douée pour la fonction de gardien, et une
autre qui ne l'est pas. N'est-ce pas là justement cette aptitude naturelle que
nous recherchions pour les hommes que nous destinons à la fonction de
gardien ?
– Celle-là même, en effet.
– C'est donc bien la même aptitude naturelle à la garde de la cité qui
existe chez la femme autant que chez l'homme, sauf que dans le premier
cas, cette aptitude est plus faible, dans le second, plus forte.
– Apparemment. [456b]
– C'est donc bien de telles femmes qu'il faut choisir pour vivre en
communauté avec des hommes du même genre, et pour exercer l'activité de
garde ensemble, puisqu'elles y sont aptes et montrent une parenté de
27 27
nature avec eux.
– Tout à fait.
– Ne faut-il pas attribuer les mêmes occupations aux naturels identiques ?
– Si, les mêmes.
– Nous sommes donc revenus à notre point de départ, après avoir fait le
tour de la question, et nous sommes d'accord pour reconnaître qu'il n'est pas
contre-nature d'accorder aux femmes des gardiens <une éducation> par l'art
de la gymnastique et de la musique.
– Nous le reconnaissons en effet entièrement.
– Nous n'avons donc pas institué des législations impossibles, ni
semblables à des vœux pieux, puisque nous avons institué la loi 28 28
conformément à la nature. [456c] C'est au contraire ce qui se passe
aujourd'hui dans ce domaine qui semble plutôt contre nature.
– Il semble bien.
– Or précisément notre examen ne consistait-il pas à vérifier si nous
parlions de choses possibles et qui soient les meilleures ?
– C'est cela.
– Et qu'il s'agisse de choses possibles, cela a été l'objet d'un véritable
accord ?
– Oui.
– Et qu'il s'agisse des choses les meilleures, c'est sur ce point qu'il faut
ensuite se mettre d'accord ?
– C'est clair.
– Or donc, pour ce qui est de produire une femme apte à la fonction de
garder, ce n'est pas une éducation différente qui nous fera tantôt des
hommes, et tantôt des femmes, [456d] du fait notamment que cette
éducation prend en charge le même naturel ?
– Elle ne sera pas différente.
– Quelle est donc ton opinion sur le point suivant ?
– Lequel ?
29 29
– Selon ton jugement, supposes-tu que tel homme est meilleur et tel
autre pire, ou alors juges-tu que tous sont semblables ?
– Pas du tout.
– Ainsi donc, dans la cité que nous avons fondée, crois-tu que les
meilleurs hommes que nous aurons produits seront les gardiens, eux qui
auront bénéficié de l'éducation que nous avons proposée, ou alors s'agira-t-
il des savetiers, eux qui auront été instruits dans l'art de la cordonnerie ?
– Tu poses là une question ridicule, dit-il.
– Je comprends, dis-je. Mais alors, parmi tous les citoyens, ne sont-ce pas
les premiers qui sont les meilleurs ? [456e]
– Et de beaucoup.
– Mais alors, les femmes aptes à la fonction de garder ne seront-elles pas
elles-mêmes les meilleures parmi les femmes ?
– Et là aussi, de beaucoup.
– Et quoi de meilleur pour une cité que de produire en son sein les
femmes et les hommes les meilleurs possible ?
– Non, il n'y a rien de meilleur.
– Et c'est cela qu'accompliront la musique et la gymnastique, lorsqu'on
les appliquera comme nous venons de l'exposer ? [457a]
– Comment en serait-il autrement ?
30 30
– Ce n'est donc pas seulement une législation réalisable que nous
avons instituée, mais encore la meilleure qui soit pour une cité.
– Oui, c'est le cas.
– Il faudra dès lors que les femmes des gardiens se dépouillent de leurs
vêtements 31 31, puisqu'elles se couvriront d'excellence au lieu de manteaux,
et il faut aussi qu'elles participent à la guerre comme à tout ce qui concerne
la garde de la cité, et elles ne doivent s'occuper de rien d'autre. De toutes
ces tâches cependant, il faut confier aux femmes une part plus légère qu'aux
hommes, compte tenu de la faiblesse de leur genre. [457b] Quant à l'homme
qui tourne en ridicule les femmes qui s'exercent nues, alors qu'elles
s'adonnent à la gymnastique en vue de la fin la meilleure, “il cueille un fruit
de sagesse qui n'est pas mûr” et il ne semble pas savoir de quoi il se moque,
ni même ce qu'il fait. Car voilà bien en effet la plus belle maxime qu'on
32 32
puisse répéter, à savoir que c'est le bénéfique qui est beau , et le nuisible
qui est laid.
– Oui, absolument.
– Pouvons-nous affirmer qu'en nous exprimant sur cette législation
relative aux femmes, nous échappons à quelque chose qui, dans les
33 33
circonstances, ressemble à un raz de marée , de sorte que nous ne
sommes pas entièrement submergés en proposant que nos gardiens et aussi
les gardiennes s'occupent de toutes leurs tâches en commun [457c] et que
notre discours s'accorde pour ainsi dire avec lui-même quand il énonce des
propositions aussi réalisables que bénéfiques ?
– Et ce n'est certes pas à une petite vague que tu échappes là ! dit-il.
– Tu ne diras pas qu'elle était grosse, repris-je, quand tu auras vu celle qui
vient après.
– Parle, que je la voie, dit-il.
– À cette législation, dis-je, ainsi qu'à toutes celles qui ont précédé, je
pense, fait suite la législation que voici.
– Laquelle ?
– Que ces femmes soient toutes communes à tous ces hommes, [457d] et
qu'aucune ne cohabite avec aucun en privé ; que les enfants également
soient communs, et qu'un parent ne sache pas lequel est sa progéniture, ni
un enfant son parent.
– Cela va susciter une perplexité encore plus considérable que la
législation précédente, dit-il, tant pour ce qui est de la réalisabilité que du
caractère bénéfique.
– Je ne pense pas, dis-je, qu'on puisse contester, en ce qui concerne le
caractère bénéfique, que ce soit un bien excellent que les femmes soient
communes et que les enfants soient communs, si toutefois cela est
34 34
possible . Je pense par ailleurs que sur la question du caractère réalisable
ou non, il se produira une contestation très vive. [457e]
– C'est sur l'une et l'autre, dit-il, qu'on peut prévoir pas mal de
controverse.
– Tu présentes, dis-je, un système d'arguments, alors que de mon côté, je
croyais pouvoir me dégager au moins de l'autre question, à savoir si cela
t'était apparu bénéfique, et dès lors il ne me serait resté que la question de
savoir si c'est réalisable ou non.
– Eh bien, ton mouvement de dégagement n'est pas passé inaperçu, dit-
il ; présente-moi plutôt les arguments pour l'une et pour l'autre.
– Il faut se soumettre, dis-je, à la justice ! Accorde-moi cependant la
faveur suivante. [458a] Autorise-moi un petit congé, comme les paresseux
qui ont l'habitude de nourrir leur pensée par eux-mêmes, lorsqu'ils
déambulent en solitaires. Ce genre d'hommes en effet, avant même de se
mettre en quête du moyen de réaliser ce qu'ils souhaitent, s'en
désintéressent, afin de n'avoir pas à s'épuiser en délibérations sur ce qui est
réalisable et sur ce qui ne l'est pas. Ils présument que ce qu'ils désirent se
trouve réellement à leur portée, et dès lors ils mettent en ordre le reste et se
réjouissent à l'examen détaillé de ce qu'ils feront une fois la chose réalisée,
rendant ainsi leur âme déjà paresseuse plus paresseuse encore. [458b] Alors
maintenant, moi aussi je me ramollis, et j'ai bien envie de repousser à plus
tard la tâche d'examiner cette question de la possibilité. Pour le moment, en
présumant qu'il s'agit de choses réalisables, j'examinerai avec ta permission
comment les dirigeants mettront tout cela en ordre une fois cet état de
choses arrivé, et aussi pourquoi, si ces choses se réalisaient, ce serait tout à
fait utile pour la cité et pour les gardiens. Voilà ce que je vais tenter
d'examiner en premier de concert avec toi, en remettant les questions
précédentes à plus tard, si tu me laisses faire.
– Je te laisse faire, bien entendu, dit-il ; vas-y de ton examen.
– Je pense donc, repris-je, que s'ils sont dignes de ce nom, [458c] les
dirigeants ainsi que ceux qui dans ces domaines sont leurs auxiliaires
consentiront, pour ce qui est de ces derniers, à faire ce qu'on leur aura
ordonné, et pour ce qui est des premiers, à leur donner des ordres ; ils le
feront dans certains cas en obéissant eux-mêmes aux lois, et dans d'autres
cas, pour lesquels nous nous en remettrons à eux, en imitant ces lois 35 35.
– C'est probable, dit-il.
– Quant à toi donc, dis-je, toi qui es pour eux le législateur, de la même
manière que tu as choisi les hommes, tu choisiras pour eux également les
femmes et tu les attribueras autant que possible en fonction d'un naturel
36 36
similaire . Comme ils auront en commun leurs logements et aussi les
repas collectifs 37 37, et qu'aucun d'entre eux ne possédera privément rien de
tel, ils seront dès lors ensemble, [458d] et c'est ensemble qu'ils se mêleront
dans les gymnases aussi bien que dans toute leur formation et que, en vertu
d'une nécessité que je crois quasi naturelle, ils seront poussés à s'unir 38 38 les
uns aux autres. Ne crois-tu pas que nous parlions ici de réelles nécessités ?
– De nécessités qui ne sont pas géométriques, dit-il, mais bien érotiques,
et qui risquent d'être plus stimulantes que les autres pour convaincre et
entraîner la masse du peuple.
– Oui certainement, dis-je. Mais après cela, Glaucon, qu'ils s'unissent les
uns aux autres ou qu'ils fassent quoi que ce soit d'autre de manière
désordonnée, [458e] cela ne sera pas pieux dans une cité de gens heureux,
et les dirigeants ne le permettront pas.
– Ce n'est guère juste, en effet, dit-il.
– Il est donc clair que notre prochaine tâche est de donner aux mariages
le caractère le plus sacré 39 39 possible. Ceux qui seraient sanctifiés seraient
les plus bénéfiques.
– Oui, absolument. [459a]
– Or, comment seront-ils les plus bénéfiques ? Je te le demande, Glaucon.
Je vois bien dans ta maison des chiens de chasse et quantité d'oiseaux de
race. N'as-tu pas, par Zeus, consacré quelque soin à leurs unions et à la
reproduction ?
– Comment l'entends-tu ?
– D'abord, parmi ces oiseaux, bien qu'ils soient de race, n'y en a-t-il pas
certains qui sont les meilleurs et qui se développent comme tels ?
– Il y en a.
– Et est-ce que tu favorises également la reproduction de tous, ou te
préoccupes-tu surtout de la reproduction des meilleurs ?
– Des meilleurs.
[459b] – Eh bien, surtout des plus jeunes ou bien des plus vieux, ou
encore de ceux qui ont atteint la maturité ?
– De ceux qui ont atteint la maturité.
– Et si on ne favorisait pas la reproduction de cette manière, crois-tu que
la race des oiseaux et celle des chiens seraient chez toi nettement
inférieures ?
– C'est mon avis, dit-il.
– Et que crois-tu qu'il arriverait à la race des chevaux, dis-je, et à celle
des autres animaux ? Crois-tu qu'il en irait autrement ?
– Ce serait bien étonnant, dit-il.
– Oh là là, dis-je, mon cher compagnon, mais il faut alors que nos
dirigeants soient au plus haut point éminents, si toutefois il en va de même
pour la race des êtres humains. [459c]
– Il en va certes ainsi, dit-il, mais quel est ton point ?
– C'est qu'il y a nécessité pour eux, repris-je, de recourir à l'usage de
nombreuses drogues. Prenons le cas d'un médecin : pour des corps qui ne
requièrent pas de drogues, mais qui appartiennent à des gens qui veulent se
soumettre à une diète, nous sommes d'avis qu'un médecin même médiocre
suffit ; mais lorsqu'il devient nécessaire de recourir aux drogues, nous
savons qu'il faut un médecin plus audacieux 40 40.
– C'est vrai, mais quel est le rapport ?
– Le rapport est le suivant, dis-je. C'est à une quantité considérable de
41 41
mensonges et de tromperies que nos dirigeants risquent de devoir
recourir dans l'intérêt de ceux qui sont dirigés. [459d] Nous avons déclaré
quelque part 42 42 que toutes les choses de ce genre étaient utiles, en tant
qu'elles relèvent des drogues.
– Et c'était à juste titre, dit-il.
– Eh bien maintenant, dans les mariages 43 43 ainsi que dans la procréation,
il semble bien que la justesse de ce jugement ne soit pas moindre.
– Comment cela ?
– Il faut, dis-je, selon les points sur lesquels nous sommes tombés
d'accord, que les hommes les meilleurs s'unissent aux femmes les
meilleures le plus souvent possible, et le plus rarement possible pour les
plus médiocres s'unissant aux femmes les plus médiocres ; il faut aussi
nourrir la progéniture des premiers 44 44, et non celle des autres, [459e] si on
veut que le troupeau soit de qualité tout à fait supérieure ; et il faut enfin
que tout cela se produise hors de la connaissance de tous, sauf des
dirigeants eux-mêmes, si justement la troupe des gardiens doit être le plus
possible exempte de dissension interne.
– C'est tout à fait correct, dit-il.
– Il faudra donc des législations instituant certaines fêtes au cours
desquelles nous rassemblerons les promises et les promis ; il faudra
également des sacrifices [460a] et des hymnes composés par nos poètes,
convenant expressément aux cérémonies des mariages. Nous laisserons aux
dirigeants la question du nombre des mariages 45 45, afin que le plus possible
ils préservent le même nombre d'hommes, compte tenu des guerres, des
maladies et de tous les facteurs de ce genre et afin d'éviter que la cité ne
devienne plus grande ou plus petite.
– Avec raison, dit-il.
– Je pense aussi qu'il faudra faire des tirages au sort 46 46 sophistiqués, de
manière que l'homme médiocre, après chaque union, en rende le sort
responsable, et non les dirigeants.
– Oui, certainement, dit-il. [460b]
– Quant à ceux des jeunes qui excellent de leur côté, à la guerre ou
ailleurs, il faut bien entendu leur accorder des privilèges, et toutes sortes de
récompenses, en particulier une liberté plus généreuse de partager leur
couche avec les femmes, de façon telle qu'en même temps, en vertu de ce
prétexte, le plus grand nombre possible d'enfants soient conçus par la
semence de tels hommes.
– Oui, c'est bien.
– Et donc les enfants nés de ces unions seront toujours pris en charge par
ceux qui ont la responsabilité de veiller sur eux – qu'il s'agisse d'hommes ou
de femmes, ou des deux ensemble –, car ces responsabilités sont bien sûr
communes aux femmes et aux hommes ?
– Oui.
[460c] – Recevant donc les enfants de ceux qui sont excellents, je pense
qu'ils les conduiront dans l'enclos auprès de certaines nourrices qui habitent
à l'écart, dans un endroit réservé de la cité. Quant à la progéniture de ceux
47 47
qui ont moins de valeur , et dans tous les cas où naîtrait chez les
premiers un enfant malformé, ils les cacheront comme il convient dans un
endroit secret et isolé.
– Si on veut, dit-il, que la race des gardiens soit pure.
– Ces responsables s'occuperont donc des soins des nourrissons, et ils
amèneront les mères dans l'enclos quand elles auront les montées de lait,
[460d] employant toute espèce de stratagème 48 48 pour faire en sorte
qu'aucune ne reconnaisse le sien. Ils en feront venir d'autres qui ont du lait,
si les premières ne devaient plus être capables d'allaiter, et ils auront soin
que chacune d'entre elles n'allaite que pendant une période de temps bien
mesurée, et ils confieront les veilles et les autres soins aux gouvernantes et
aux nourrices.
– D'après ce que tu dis, dit-il, il sera très facile pour les femmes des
gardiens de concevoir des enfants.
– C'est ce qui convient, dis-je. Mais exposons la suite de ce que nous
avions proposé. Nous avons affirmé que la progéniture devait être
engendrée par ceux qui ont atteint la maturité.
– C'est vrai. [460e]
– Eh bien, es-tu d'avis comme moi que la durée moyenne de la maturité
est de vingt années pour une femme et de trente pour un homme ?
– De quelles années s'agit-il pour eux, dit-il ?
– Pour la femme, dis-je, elle peut enfanter pour la cité en commençant à
sa vingtième année et jusqu'à sa quarantième année ; pour l'homme, de son
côté, dès le moment où il atteint le sommet de sa performance à la
49 49
course , qu'il engendre pour la cité à partir de là jusqu'à l'âge de
cinquante-cinq ans. [461a]
– Pour l'un et pour l'autre, en effet, dit-il, cela correspond à la maturité du
corps et de l'esprit.
– Ainsi donc, toutes les fois que parmi eux un plus vieux ou un plus jeune
que cet âge s'engagera dans la procréation pour la communauté, nous
déclarerons qu'il s'agit d'une faute impie et injuste, dans la mesure où elle
fait naître pour la cité un enfant qui, s'il demeure caché, aura été conçu et
grandira sans la protection des sacrifices et des prières que les prêtresses et
les prêtres, de même que la cité toute entière, offriront à l'occasion de
chaque mariage pour que les enfants nés de parents excellents soient
meilleurs, et pour que les enfants nés de parents utiles à la cité soient encore
plus utiles qu'eux, [461b] alors que cet enfant-là aura été conçu dans
l'ombre, par suite d'une terrible incapacité de se dominer.
– Nous aurons raison, dit-il.
– Ce sera la même législation, dis-je, si l'un de ceux qui sont encore en
âge de procréer s'attache à l'une des femmes qui sont dans cette période de
leur vie, sans qu'un dirigeant ne les ait unis. Nous déclarerons en effet que
cet homme impose à la cité un enfant bâtard, dépourvu de toute légitimité et
de toute consécration.
– Nous aurons tout à fait raison, dit-il.
– Mais lorsque, par ailleurs, les femmes et les hommes auront dépassé
l'âge d'engendrer, nous laisserons, je pense, les hommes quasiment libres de
s'unir avec qui ils veulent, [461c] sauf avec leur fille, leur mère, les filles de
leurs filles et les femmes en remontant plus haut que la mère ; il en sera de
même pour les femmes : sauf avec leur fils, leur père, et les parents de
ceux-ci en ligne ascendante ou descendante. Instruits de toutes ces
restrictions, ils auront à cœur par-dessus tout de ne jamais faire voir la
lumière du jour 50 50, ne fût-ce qu'à un seul fruit de la grossesse, si d'aventure
il avait été conçu ; et dans le cas où l'un d'eux vient à voir le jour malgré
tout, qu'on en dispose de telle façon qu'il n'y ait aucune subsistance pour lui.
– Ces propositions, dit-il, sont mesurées. [461d] Mais quel moyen 51 51
auront-ils pour distinguer les uns des autres leurs pères, leurs filles et tous
les parents que tu mentionnais tout à l'heure ?
– Ils n'en auront pas le moyen, dis-je. Mais à compter du jour où l'un
d'eux devient l'époux promis, tous les enfants qui seront nés dans les dix
52 52
mois , et même le septième mois suivant, tous ceux-là qui sont des
enfants de sexe masculin, il les appellera ses fils, et les enfants de sexe
féminin ses filles, et eux l'appelleront père. De la même façon, leurs enfants
à eux, il les appellera petits-enfants, et ceux-ci à leur tour l'appelleront
grand-père (et aussi grand-mère). Quant à ceux qui seront nés durant la
période où leurs mères et leurs pères engendraient, ils s'appelleront frères et
sœurs, [461e] en conséquence de quoi, comme nous le disions tantôt, ils ne
s'attacheront pas les uns aux autres. La législation accordera que des frères
53 53
et des sœurs cohabitent , si le tirage au sort en décide et que la Pythie y
donne son consentement.
– Il s'agira de mesures tout à fait correctes, dit-il.
– Telle est donc, Glaucon, cette communauté des femmes et des enfants
pour les gardiens de ta cité. Qu'elle s'avère cohérente avec le reste de la
constitution politique et tout à fait la meilleure, il faut en donner
confirmation ensuite par le moyen de notre argumentation. Comment
procéderions-nous autrement ? [462a]
– Par Zeus, de cette manière même, dit-il.
– Est-ce qu'alors le point de départ de notre accord ne serait pas de nous
demander à nous-mêmes quel est le plus grand bien que nous puissions
formuler en vue de l'organisation de la cité, ce bien que le législateur doit
viser quand il établit les lois, et de même quel est le plus grand mal ? Et
ensuite d'examiner si ce que nous venons d'exposer à l'instant s'harmonise
heureusement avec ce qui constitue pour nous la trace du bien, et ne
s'harmonise pas avec celle du mal ?
– Par-dessus tout, dit-il.
– Or, existe-t-il pour une cité un mal plus grand 54 54 que celui qui la
déchire et la morcelle au lieu de l'unifier ? [462b] Existe-t-il un plus grand
bien que ce qui en assure le lien et l'unité ?
– Nous n'en connaissons pas.
– Or, la communauté du plaisir et de la peine lie ensemble, lorsque tous
les citoyens se réjouissent ou s'affligent autant que possible de la même
manière de leurs gains ou de leurs pertes ?
– Oui certainement, dit-il.
– Et c'est au contraire l'expression individuelle des sentiments de ce
genre qui divise, lorsque les uns souffrent et que les autres trouvent motif à
se réjouir des mêmes événements qui affectent la cité et ceux qui en sont les
citoyens ? [462c]
– Comment ne serait-ce pas le cas ?
– Est-ce que justement cela ne provient pas du fait que dans la cité on ne
prononce pas en même temps des expressions comme “c'est à moi” et “ce
n'est pas à moi” ? et de la même manière pour “cela appartient à quelqu'un
d'autre” ?
– Parfaitement.
– De quelque cité que ce soit donc, si la majorité pour le même sujet et
dans la même mesure dit d'une chose “c'est la mienne” et “ce ne n'est pas à
moi”, on dira de cette cité qu'elle est la mieux administrée ?
– Oui, et de beaucoup.
– Et c'est bien cette cité qui se rapproche le plus d'une personne
unique 55 55 ? De la même manière, s'il arrive que l'un de nous se blesse au
doigt 56 56, alors tout l'organisme qui attache ensemble le corps et l'âme dans
un système unique, placé sous l'autorité du principe directeur, [462d]
éprouve en lui-même la blessure, et il souffre tout entier en même temps
que la partie qui a mal. C'est en ce sens, n'est-ce pas, que nous disons que la
personne a mal au doigt, et que nous tenons le même langage pour tout
autre élément qui constitue l'être humain, qu'il s'agisse de la souffrance
d'une partie affectée par la douleur ou du plaisir d'une autre qui est guérie ?
– C'est bien le même langage, dit-il. Et quant à ce que tu demandes, c'est
en effet la cité qui se rapproche le plus de cet homme-là qui est la cité la
mieux gouvernée.
– Dès lors, je crois, lorsqu'un des citoyens éprouvera quoi que ce soit de
bien ou de mal, [462e] une telle cité se trouvera tout à fait en position
d'affirmer que l'élément qui est affecté lui appartient et elle se réjouira ou
souffrira tout entière avec lui.
– Nécessairement, dit-il, s'il s'agit d'une cité qui a de bonnes lois.
– Le temps est venu, dis-je, de revenir à notre cité et d'examiner en elle
les traits sur lesquels nous sommes tombés d'accord dans notre discussion,
pour savoir si c'est bien elle qui possède au plus haut degré ces traits, ou
alors si quelque autre cité les possède plus que la nôtre.
– C'est bien ce qu'il faut faire en effet, dit-il. [463a]
– Eh bien, qu'en est-il ? Il existe, n'est-ce pas, dans les autres cités aussi,
des dirigeants et un peuple, comme il en existe dans celle-ci également ?
– Il en existe.
– Tous ceux-là se donnent les uns les autres le nom de citoyens ?
– Comment ne serait-ce pas le cas ?
– Mais en plus de s'appeler du nom de citoyens, comment dans les autres
cités le peuple nomme-t-il les dirigeants ?
– Dans la plupart des cités, il les nomme “despotes”, mais dans les cités
qui ont des régimes démocratiques, ils s'en tiennent au même nom,
“dirigeants”.
– Mais qu'en est-il du peuple dans notre cité ? En plus d'être des
“citoyens”, que dit-il que sont les dirigeants ? [463b]
– Ils sont des protecteurs 57 57, et aussi des auxiliaires, dit-il.
– Et eux, comment appellent-ils le peuple ?
– Ils les appellent “donneurs de salaires” et aussi “nourriciers”.
– Et dans les autres cités, comment les dirigeants appellent-ils leurs
peuples ?
– “Esclaves 58 58 ”, dit-il.
– Et comment les dirigeants s'appellent-ils les uns les autres ?
– “Codirigeants”, dit-il.
– Et comment s'appellent les nôtres ?
– “Cogardiens”.
– Peux-tu dire alors si, parmi les dirigeants des autres cités, l'un d'eux
peut appeler l'un de ceux qui codirigent avec lui un parent 59 59, et tel autre
quelqu'un d'étranger à sa parenté ?
– Oui, plusieurs.
– Il considère donc celui qui est proche comme l'un des siens et il le dit,
alors que celui qui est extérieur, [463c] il ne le considère pas comme l'un
des siens ?
– Oui, c'est bien ainsi.
– Mais qu'en est-il de tes gardiens ? Est-il possible que l'un d'entre eux
considère l'un de ses cogardiens comme quelqu'un qui ne fait pas partie de
ses parents, ou encore qu'il s'adresse à lui de cette manière ?
– Aucunement, dit-il, car pour chacun de ceux qu'il rencontrera, c'est un
frère ou une sœur, ou un père et une mère, un fils ou une fille, ou les
descendants ou les aïeuls de ceux-ci qu'il croira rencontrer.
– Tu dis là des choses excellentes, dis-je, mais continue encore un peu.
Leur imposeras-tu par la législation de seulement recourir à ces noms de
parenté, ou bien aussi d'accomplir toutes les actions [463d] qui
correspondent à ces noms ? Par exemple, à l'égard des pères, toutes ces
actions que la loi prescrit en matière de respect, de sollicitude et de
soumission envers ceux qui sont nos géniteurs, faute de quoi il ne se
produira rien de bien, venant des dieux ou des hommes, pour celui qui
accomplirait des actions qui ne seraient ni pieuses ni justes, si on agissait
autrement ? Pour toi, ces préceptes sont-ils bien ceux que tous les citoyens
ne cesseront de murmurer aux oreilles des enfants, dès leur plus jeune âge,
au sujet de leurs pères – en tout cas de ceux qu'on leur présentera comme
tels –, et au sujet de leurs autres parents, ou s'agit-il d'autre chose ? [463e]
– Ce sont bien ceux-là, dit-il. Il serait en effet ridicule qu'ils fassent
seulement proclamer les noms de parenté, sans les tâches qui leur
correspondent.
– Ainsi donc, parmi toutes les cités, c'est surtout dans la nôtre qu'ils
s'exprimeront en harmonie à propos de quelqu'un qui réussit quelque chose
ou qui y échoue, en ayant recours à l'expression que nous mentionnions tout
à l'heure, à savoir “ce qui est mien réussit” ou alors “ce qui est mien
échoue”.
– C'est tout à fait vrai, encore une fois, dit-il. [464a]
– Or, justement, n'avons-nous pas affirmé, suivant la conviction liée à
cette expression, qu'il en découle que les plaisirs tout autant que les peines
sont affaire commune ?
– Et nous avons eu raison de l'affirmer.
– Par conséquent, ce que nos citoyens posséderont le plus en commun,
c'est cela même qu'ils désigneront comme “ce qui est à moi 60 60 ” ? Et c'est
bien en possédant en commun cela qu'ils auront une parfaite communauté
de peine et de plaisir ?
– Oui, une grande communauté.
– Or, précisément, la cause n'en est-elle pas, outre l'organisation
61 61
générale , la communauté des femmes et des enfants chez les gardiens ?
– Oui, c'est certainement la cause principale, dit-il. [464b]
– Mais nous nous sommes mis d'accord pour reconnaître que c'est là le
plus grand bien pour une cité, en comparant une cité bien administrée à un
corps, pour le rapport qu'il entretient avec une partie de lui-même quant à la
peine et au plaisir.
– Et c'est à juste titre, dit-il, que nous nous sommes accordés là-dessus.
– Dès lors, la cause du plus grand bien pour la cité nous est apparue
comme étant la communauté des enfants et des femmes chez les
auxiliaires 62 62.
– Oui, c'est juste.
– Et de la sorte, nous sommes aussi d'accord avec ce qui été dit avant 63 63.
Nous avions en effet affirmé, n'est-ce pas, qu'ils ne devaient posséder ni
maisons privées, ni terre, ni bien, [464c] mais qu'ils devaient recevoir leur
subsistance des autres, comme salaire de leur garde, et la dépenser tous en
commun, s'ils voulaient être réellement des gardiens.
– Avec raison, dit-il.
– Eh bien, est-ce que, comme je le soutiens, les propositions qui ont été
formulées antérieurement, ajoutées à ce que nous venons de dire, ne
contribuent pas à faire d'eux de véritables gardiens, en évitant qu'ils ne
déchirent la cité de part en part en leur disant non pas la même chose, mais
les uns une chose, les autres une autre chose ? L'un tirerait vers sa maison à
lui tout ce qu'il lui serait possible d'acquérir à l'écart des autres, l'autre vers
une autre maison, la sienne propre, [464d] et s'ils avaient une femme et des
enfants différents, ils feraient de leurs plaisirs et de leurs peines des affaires
privées, puisqu'ils seraient des individus privés. À l'opposé, s'ils
partageaient la même conviction concernant leur foyer, ne tendraient-ils pas
tous vers la même chose et n'éprouveraient-ils pas autant que possible de la
même manière la peine et le plaisir ?
– Oui, parfaitement, dit-il.
– Mais alors quoi ? Les procès et les plaintes des uns contre les autres ne
disparaîtront-ils pas pour ainsi dire d'eux-mêmes, du fait qu'on ne possédera
rien de privé, exception faite de son corps, tout le reste étant commun ?
[464e] D'où justement il résultera, n'est-ce pas, qu'ils seront eux exempts de
64 64
discorde , de toutes ces discordes dans lesquelles les hommes trouvent
motif à dissension du fait de la possession de richesses, d'enfants et de
parents ?
– Ils en seront nécessairement délivrés, dit-il.
– Et de plus, on ne trouverait légitimement chez eux aucun procès pour
cause de violence ou de voies de fait. Nous serions enclins à dire en effet
qu'il est beau et juste que des hommes se défendent 65 65 contre ceux de leur
âge, posant ainsi comme une nécessité le soin apporté au corps.
– Avec raison, dit-il. [465a]
– Et cette législation, dis-je, a également raison sur le point suivant : si
jamais quelqu'un se met en colère contre quelqu'un d'autre, s'il réduit son
agressivité par ce moyen de défense, il sera moins porté vers des
dissensions plus graves.
– Oui, exactement.
– C'est à l'homme plus âgé, par ailleurs, qu'il aura été prescrit de diriger
tous les plus jeunes et aussi de les corriger.
– C'est clair.
– Il est aussi clair qu'un plus jeune, sauf dans les cas où les dirigeants le
lui ordonneraient, ne doit jamais entreprendre, comme il est normal, de faire
violence à un homme plus vieux ni de le frapper. Et je pense qu'il ne lui
manquera jamais de respect, sous aucune considération. Un double gardien
l'en empêchera, [465b] la crainte et aussi la pudeur : la pudeur en le retenant
de toucher aux géniteurs, et la crainte d'autre part, puisque les autres se
porteront au secours de celui qui a été attaqué, les uns en tant que fils, les
autres en tant que frères ou père.
– Oui, c'est bien ainsi que cela se passe, dit-il.
– Ainsi donc, grâce aux lois, les hommes vivront à tous égards en paix les
uns avec les autres ?
– Oui, entièrement en paix.
– Comme, par ailleurs, ils n'ont eux-mêmes aucune dissension entre eux,
il n'y a aucun danger que jamais le reste de la cité ne devienne factieuse, ni
envers eux, ni envers ses membres.
– Non, en effet.
– Quant aux [465c] maux de moindre importance dont ils se trouveraient
délivrés, j'hésite à en parler en raison de leur caractère peu convenable : la
flatterie des pauvres à l'égard des riches, l'épreuve de leur indigence et la
misère de tous ces tracas quand on élève des enfants et qu'on est contraint
de ramasser de l'argent pour subvenir aux besoins de ses proches ; les dettes
que l'on contracte, celles que l'on rembourse ; les provisions sur lesquelles
on veut par tous les moyens mettre la main, pour les femmes et les gens de
la maison, en les leur confiant pour qu'ils les administrent. La quantité de
tracas, mon ami, qu'on subit en rapport avec ces affaires, leur diversité, c'est
bien clair, tout cela est sans noblesse et ne vaut pas qu'on en parle. [465d]
– C'est bien clair, en effet, dit-il, même pour un aveugle.
– Ils seront donc délivrés de tous ces maux et ils vivront une vie
absolument bienheureuse, plus encore que celle des vainqueurs
66 66
d'Olympie .
– Comment ?
– Ces derniers ne connaîtront en quelque sorte qu'une fraction du bonheur
qui sera le lot des gardiens. Leur victoire à eux est en effet plus belle et
l'entretien public dont ils sont l'objet est plus complet. Ils vainquent en effet
d'une victoire qui est le salut de la cité tout entière et ils sont eux-mêmes,
ainsi que leurs enfants, soutenus par l'entretien public pour tout le reste de
ce qui est nécessaire à l'existence. Leur cité leur accorde des privilèges au
cours de leur vie, [465e] et quand ils sont morts ils reçoivent en partage un
noble tombeau.
– Excellent, dit-il.
– Te souviens-tu 67 67 alors, dis-je, qu'au cours de notre entretien, nous
avons été assaillis par l'argument de je ne sais plus qui à l'effet que nous ne
rendrions pas les gardiens heureux, [466a] eux qui pourraient posséder tout
ce qui appartient aux citoyens, mais qui en fait n'en posséderaient rien ?
Nous avons dit, n'est-ce pas, que nous examinerions cette question plus
tard, si elle devait surgir, mais que nous étions alors en train de produire des
gardiens qui seraient d'authentiques gardiens, et de façonner la cité qui
serait, dans la mesure de nos moyens, la plus heureuse qui soit, et non pas
de considérer un seul groupe social dans la cité pour le rendre, lui, heureux.
– Je m'en souviens, dit-il.
– Et alors ? La vie de nos auxiliaires 68 68, si vraiment elle paraît bien plus
belle et bien meilleure que celle des vainqueurs à Olympie, [466b] est-ce
qu'elle ne semble pas à certains égards comparable à la vie des cordonniers,
ou à celle de certains autres artisans, ou à celle des agriculteurs ?
– Non, il ne me semble pas, dit-il.
– Mais pourtant, ce que je disais à cette occasion-là, il est juste de le
reprendre à présent. Si le gardien doit entreprendre d'être heureux au point
de ne plus être gardien, et s'il ne se satisfait plus d'une vie ainsi mesurée et
convenable, et qui constitue selon nos dires la vie la meilleure, mais si au
contraire une conception insensée et juvénile du bonheur s'empare de lui
[466c] et le pousse à s'approprier par son pouvoir tous ces biens qui se
trouvent dans la cité, alors il se rendra compte qu'Hésiode 69 69 était
réellement sage, lui qui disait que la moitié vaut d'une certaine façon plus
que le tout.
– S'il a recours à moi comme conseiller, il en restera à cette vie-là.
– Tu es donc d'accord, dis-je, avec la communauté des femmes et des
hommes dont nous avons fait l'exposé, en matière d'éducation, d'enfants et
de garde des autres citoyens ? Tu es d'accord que les hommes et les femmes
doivent garder en commun, soit en demeurant dans la cité, soit en allant à la
guerre, et qu'ils doivent chasser ensemble comme chez les chiens, [466d] et
qu'ils doivent autant que possible de toutes les façons accomplir toute chose
en commun ? Et en faisant les choses de cette manière, ils réaliseront donc
les choses les plus belles et rien qui soit contraire à la nature de la femme
dans son rapport à l'homme, dans la mesure où chacun des sexes existe par
nature en communauté avec l'autre ?
– Je suis bien d'accord, dit-il.
– Voici par conséquent, dis-je, ce qu'il reste à déterminer : est-il vraiment
possible que cette communauté advienne chez les êtres humains, comme
elle existe chez les autres animaux, et comment cela sera-t-il possible ?
– Par ces paroles, tu prends les devants sur ce que je m'apprêtais à
soulever. [466e]
– En ce qui concerne ceux qui sont engagés dans la guerre, dis-je, la
manière dont ils feront la guerre est assez claire, je pense.
– Comment cela ? dit-il.
– Ils feront campagne ensemble, et ils mèneront à la guerre ceux des
enfants qui sont vigoureux, afin qu'ils observent bien, comme les enfants
des autres artisans, les activités dont ils devront être les artisans à leur tour,
une fois devenus adultes. [467a] En plus de cette observation, ils serviront à
leur poste et fourniront assistance pour tout ce qui concerne la guerre, et ils
prendront soin des pères et des mères. N'as-tu pas remarqué, dans le cas des
autres métiers, comment, par exemple, les enfants des potiers pendant
longtemps observent tout en apportant leur aide, avant de s'atteler eux-
mêmes au travail de la poterie ?
– Si, certainement.
– Est-ce qu'il faudra donc aux potiers éduquer leurs enfants avec plus de
soin que les gardiens, autant par l'expérience que par l'observation des
tâches qui leur reviennent ?
– Ce serait tout à fait ridicule, dit-il.
– Et de surcroît tout animal combat de manière différente, [467b] si ceux
qu'il a conçus sont présents.
– C'est bien le cas. Mais il y a un danger, Socrate, et non des moindres :
s'ils doivent être vaincus, chose qui est fréquente à la guerre, c'est qu'ils ne
causent la perte de leurs enfants en plus de la leur et ne rendent le reste de la
cité incapable de s'en relever.
– Tu dis vrai, dis-je, mais toi, penses-tu que le plus important à prévoir
soit d'éviter toute espèce de danger ?
– Pas du tout.
– Eh bien ? Si jamais il faut courir un danger, n'est-ce pas dans la
situation où ils deviendront meilleurs en se comportant de manière
correcte ?
– C'est bien clair. [467c]
– Mais penses-tu que cela n'ait aucune conséquence, et que cela ne vaille
pas le danger encouru, que leurs enfants qui s'apprêtent à devenir des
hommes de guerre observent ou non les réalités de la guerre ?
– Non, je pense plutôt que cela fait une différence quant à ce que tu dis.
– Par conséquent, il sera donc requis de faire en sorte que les enfants
soient observateurs de la guerre, et de chercher par ailleurs à leur procurer
la sécurité, et tout ira bien, n'est-ce pas ?
– Oui.
– Or, justement, dis-je, pour commencer, leurs pères ne seront-ils pas en
mesure, puisqu'il s'agit d'hommes qui ne sont pas ignorants, mais au
contraire d'experts en expéditions, de distinguer celles qui sont dangereuses
[467d] et celles qui ne le sont pas ?
– C'est probable, dit-il.
– Ils les conduiront donc dans certaines expéditions, et pour d'autres, ils
pèseront le pour et le contre.
– Avec raison.
– Et ils placeront bien sûr à leur tête pour être leurs dirigeants, dis-je, non
pas les plus médiocres d'entre eux, mais ceux que l'expérience et l'âge ont
70 70
rendus aptes à devenir des chefs et des pédagogues .
– C'est ce qui convient.
– Mais par contre, dirons-nous, plusieurs choses se produisent pour
nombre de gens autrement que ce qu'ils avaient prévu.
– Oui, en effet.
– C'est donc en prévision de tels événements, mon ami, qu'il est bien de
leur donner des ailes quand ils sont enfants, afin que, si cela devient
nécessaire, ils puissent s'échapper en s'envolant. [467e]
– Que veux-tu dire ? dit-il.
– Quand ils sont encore très jeunes, dis-je, il faut les faire monter à
cheval, et une fois qu'on leur a enseigné à monter, les conduire à ce champ
71 71
d'observation sur des chevaux qui ne seront ni impétueux ni combatifs,
mais qui auront le pas le plus léger possible et qui seront très dociles. De
cette manière, ils pourront très bien observer leur tâche et c'est ainsi qu'en
toute sécurité ils pourront, le cas échéant, s'échapper en suivant leurs chefs
plus âgés.
– Tu me sembles avoir raison, dit-il. [468a]
– Mais qu'en est-il, dis-je, de tout ce qui concerne le combat ? Comment
convient-il que tes soldats se comportent entre eux et à l'égard des
ennemis ? Est-ce que mes opinions sur ces questions te semblent correctes
ou non ?
– Dis-moi comment tu les conçois, dit-il.
– Celui qui parmi eux, dis-je, a abandonné son rang ou jeté ses armes, ou
72 72
qui lâchement a commis une action de ce genre, ne faut-il pas le réduire
73 73
à exercer le métier d'artisan ou d'agriculteur ?
– Si, certainement.
– Et celui qui est capturé vivant chez les ennemis, ne faut-il pas l'offrir en
cadeau à ceux qui l'ont fait prisonnier, pour qu'ils utilisent leur capture
comme ils le souhaitent ? [468b]
– Si, parfaitement.
– Celui qui, par contre, a excellé au combat et s'est acquis une réputation,
ne te semble-t-il pas qu'il doit être d'abord couronné, en cours d'expédition,
par les jeunes gens et aussi par les enfants qui prennent part ensemble à
l'expédition, chacun à tour de rôle ? Ou ne faut-il pas le faire ?
– Je suis de cet avis.
– Eh quoi, qu'on le salue de la main droite ?
– Oui, cela aussi.
– Mais voici quelque chose, je pense, dis-je, qui ne te semblera pas bien
avisé.
– Quel genre de chose ?
– Qu'il embrasse 74 74 chacun et soit embrassé par lui.
– Si, absolument, dit-il. Et je fais un ajout à cette législation : [468c] tant
et aussi longtemps qu'ils seront dans cette expédition, qu'aucun de ceux qu'il
souhaiterait embrasser ne puisse se refuser à lui, afin que si par hasard on
est amoureux de quelqu'un, d'un garçon ou d'une fille, que personne ne
mette plus de cœur à recevoir les trophées de l'excellence.
75 75
– Bien, dis-je. Que par ailleurs des mariages soient accessibles en
plus grand nombre pour les guerriers valeureux que pour les autres, et que
le choix se porte plus souvent vers de tels hommes que vers les autres, de
sorte que le plus grand nombre possible d'enfants soient engendrés par de
tels hommes, cela on l'avait déjà dit.
– Nous l'avions dit, en effet.
– Et de plus, [468d] même selon Homère il est juste d'honorer par de
telles récompenses ceux qui parmi les jeunes sont valeureux. C'est ainsi
qu'Homère dit qu'à Ajax, qui s'était illustré au combat,
on accorda l'honneur des morceaux du dos dans leur longueur 76 76

« parce qu'on pensait que cet honneur revenait à un homme courageux,


dans la force de sa jeunesse, et qu'il aurait pour effet de faire croître aussi
bien sa gloire que sa vigueur.
– Ce sont des paroles très justes, dit-il.
– Nous suivrons donc Homère, dis-je, en tout cas sur ces paroles. Et en
effet, nous honorerons quant à nous, dans les sacrifices comme dans toutes
les occasions de ce genre, les hommes valeureux, en autant qu'ils
manifesteront leur valeur. Nous le ferons à la fois par des hymnes et par les
dispositions que nous formulions à l'instant, et en plus de cela,
par des sièges, et par des viandes, et par des coupes pleines 77 77

« [468e] afin que tout en les honorant, nous fortifiions les hommes et les
femmes de valeur.
– Paroles excellentes, dit-il.
78 78
– Soit ! Et parmi ceux qui seront morts durant l'expédition, pour celui
qui aura trouvé la mort en s'illustrant, ne devrons-nous pas déclarer sans
79 79
délai qu'il appartient à la race d'or ?
– Si, avant toute chose.
– Mais ne suivrons-nous pas Hésiode, quand il dit que lorsque certains
des hommes d'une telle race trouvent la mort, alors [469a]
… ils parviennent à l'état de démons purs habitant sur la terre,
valeureux, protégeant du mal, gardiens des hommes doués de la parole

– Nous le suivrons, en effet.


– Et puis, après avoir consulté le dieu 80 80 pour connaître la manière qui
81 81
est prescrite pour porter en terre ces êtres démoniques et divins , et selon
quel protocole particulier, ne les y porterons-nous pas comme cela nous
aura été prescrit ?
– Comment n'y serions-nous pas disposés ?
– Et pour la suite des temps, nous prendrons soin de leurs sépultures
[469b] et nous nous y prosternerons comme sur les tombeaux d'êtres
démoniques ? Et n'établirons-nous pas ces mêmes législations chaque fois
que mourra, de vieillesse ou autrement, l'un de ceux qui durant leur
existence auront été jugés comme des êtres exceptionnellement valeureux ?
– En effet, ce serait juste, dit-il.
– Eh bien, comment nos soldats se comporteront-ils à l'égard des
ennemis ?
– Sur quel point ?
– D'abord en ce qui concerne l'esclavage, paraît-il juste que des cités
grecques réduisent en esclavage des Grecs ? Ne faudrait-il pas plutôt, autant
que possible, qu'elles l'interdisent à toute autre cité et qu'elles établissent
l'habitude d'épargner la race grecque, [469c] en étant elles-mêmes assez
prudentes pour ne pas subir l'esclavage aux mains des Barbares ?
– Oui, dit-il, il importe de l'épargner de toutes les manières et
entièrement.
82 82
– Et par conséquent, il paraît juste que les Grecs eux-mêmes ne
possèdent pas d'esclaves grecs, et qu'ils conseillent aux autres Grecs de s'en
abstenir tout autant ?
– Oui, exactement, dit-il. De cette façon, ils se tourneraient en effet plutôt
vers les Barbares, et ils éviteraient de s'attaquer entre eux.
– Mais quoi ? repris-je, si on est victorieux, dépouiller ceux qui sont
morts 83 83, sauf pour ce qui est de leurs armes, est-ce bien ? Pour les lâches,
n'est-ce pas là un prétexte pour éviter d'affronter [469d] l'ennemi au
combat, comme s'ils accomplissaient quelque chose d'obligatoire, chaque
fois qu'ils s'accroupissent devant un mort ? De nombreuses armées n'ont-
elles pas été détruites par une telle conduite de pillage ?
– Si, certainement.
– Et cela ne semble-t-il pas un acte indigne de la liberté et motivé par la
seule cupidité que de dépouiller un cadavre ? Et considérer comme un
ennemi le corps de celui qui est mort, alors que l'ennemi s'est envolé,
n'abandonnant derrièrelui que l'instrument de son combat, n'est-ce pas le
fait d'un esprit efféminé et mesquin ? Crois-tu que ceux qui se comportent
de cette manière se distinguent des chiennes, [469e] qui grognent contre les
pierres qui leur sont lancées, mais qui ne s'attaquent pas à celui qui les
lance ?
– Non, pas vraiment.
– Faut-il dès lors mettre fin à ce dépouillement des cadavres et à ces
interdictions de rapatrier les dépouilles ?
– Par Zeus, il faut y mettre fin certainement, dit-il.
– Nous ne porterons certes pas davantage les armes des ennemis dans les
temples sacrés pour en faire des offrandes, et [470a] si nous nous soucions
avec quelque bienveillance des autres Grecs, nous ne le ferons surtout pas
s'il s'agit de leurs armes à eux. Nous craindrons que ce ne soit au contraire
une forme de souillure que de porter dans un lieu sacré de telles armes qui
84 84
viennent de ceux qui nous sont apparentés , à moins que le dieu ne
s'exprime vraiment autrement.
– Nous aurons tout à fait raison, dit-il.
– Mais que dire de la dévastation de la terre grecque par les armes et de
la destruction des maisons par le feu ? Tes soldats commettront-ils de telles
actions contre leurs ennemis ?
– Si tu nous communiques ton opinion, dit-il, je l'écouterai avec plaisir.
– À mon avis, dis-je, il me semble qu'ils ne feront ni l'un ni l'autre, mais
ils saisiront néanmoins la récolte de l'année. [470b] Et pour quelle raison,
veux-tu que je te le dise ?
– Oui, certainement.
– Il me semble que de la même façon que nous disposons de deux noms
85 85
pour nommer cela – guerre et dissension –, il existe également deux
réalités, les noms référant à deux types de différences entre les deux. Quand
je parle de ces deux réalités, je veux dire d'une part ce qui est apparenté au
même peuple et lui appartient, et de l'autre le différent et l'étranger. Or, à
l'hostilité à l'endroit du proche on donne le nom de dissension, à celle qui se
porte contre ce qui est différent on donne le nom de guerre.
– Tu ne dis certes là, dit-il, rien de surprenant.
– Vois alors si ce que je vais dire est aussi habituel. [470c] J'affirme en
effet que la race grecque est elle-même pour elle-même proche et
apparentée, et qu'elle est étrangère et autre pour la race barbare.
– Bien, dit-il.
– Quand les Grecs se battent contre les Barbares, et les Barbares contre
les Grecs, nous dirons qu'ils se font la guerre et qu'ils sont par nature
ennemis. Cette hostilité, il faut l'appeler guerre. Mais quand les Grecs
entreprennent contre des Grecs une action de ce genre, nous dirons qu'ils
sont par nature amis, mais que dans cette situation la Grèce est malade et en
proie à la dissension interne [470d]. Ce type d'hostilité, il faut le nommer
dissension.
– J'approuve quant à moi, dit-il, que l'on envisage les choses de cette
manière.
– Examine alors ceci, dis-je : dans cette dissension, telle que nous nous
accordons à la reconnaître de nos jours, s'il se produit où que ce soit
quelque chose de ce genre et qu'une cité se divise, si les deux parties
ravagent réciproquement leurs champs et incendient leurs maisons, on
jugera que la dissension interne est chose abominable et qu'aucune d'entre
elles n'aime la cité, car autrement, elles n'auraient jamais eu l'audace
d'agresser leur nourrice et leur mère. Ce qui semble par ailleurs une action
86 86
mesurée, c'est pour les vainqueurs de piller la récolte des vaincus,
[470e] et de réfléchir au fait qu'ils finiront par se réconcilier et qu'ils ne
seront pas toujours en guerre.
87 87
– Cette pensée , dit-il, est plus que la précédente vraiment le fait
d'hommes plus civilisés 88 88.
– Eh alors quoi, dis-je, la cité que tu fondes ne sera-t-elle pas grecque ?
– Il faut qu'elle le soit, dit-il.
– Les citoyens en seront-ils, par conséquent, à la fois valeureux et
civilisés ?
– Oui, tout à fait.
– Mais ne seront-ils pas amis des Grecs ? Ne penseront-ils pas que la
Grèce est leur famille et ne partageront-ils pas les mêmes réalités
89 89
sacrées que les autres Grecs ?
– Entièrement. [471a]
90 90
– Par conséquent, ils seront d'avis que le conflit qui les oppose aux
Grecs, du fait qu'il s'agit de parents, constitue une dissension et ils ne le
nommeront plus “guerre” ?
– Non, en effet.
– Et ils se comporteront par conséquent comme des gens qui sont appelés
à se réconcilier ?
– Oui, certainement.
– C'est donc avec bienveillance qu'ils modéreront leurs adversaires et
éviteront de les punir par l'esclavage ou par la destruction : ils seront en
effet leurs modérateurs, et non leurs ennemis.
– C'est bien ainsi qu'ils agiront, dit-il.
– Par conséquent, puisqu'ils sont Grecs, ils ne dévasteront pas la Grèce,
ils n'incendieront pas les demeures et ils ne s'entendront pas non plus pour
voir, dans chaque cité, tous les citoyens comme leurs ennemis, qu'il s'agisse
des hommes, des femmes et des enfants, mais seulement quelques-uns
d'entre eux qui sont responsables du conflit. [471b] Et pour toutes ces
raisons, ils ne consentiront pas à dévaster leur terre, en pensant que la
plupart sont leurs amis, ni à détruire leurs maisons, et ils ne poursuivront le
conflit que jusqu'à ce que les responsables soient contraints, par les
innocents qui souffrent, à en rendre justice.
– Quant à moi, dit-il, je m'accorde à dire que c'est ainsi que nos citoyens
doivent se comporter envers leurs adversaires grecs ; à l'endroit des
Barbares, ils se comporteront comme les Grecs 91 91 le font à présent les uns
à l'égard des autres.
– Établirons-nous donc cette législation à l'intention des gardiens : ne pas
ravager la terre, [471c] ne pas incendier les maisons ?
– Établissons-la, dit-il, et statuons qu'il s'agit, comme les précédentes,
d'une bonne législation. Mais il me semble, Socrate, que si on t'encourage à
parler de questions de cet ordre, tu ne pourras jamais garder en mémoire ce
que tu as laissé de côté pour élaborer sur le point suivant, notamment la
possibilité 92 92 que cette constitution politique voie le jour, et aussi de quelle
manière elle pourrait éventuellement y parvenir. C'est que si elle devait
advenir, je pense, toutes choses seraient excellentes dans la cité où cette
constitution adviendrait. Je mentionnerai quant à moi ce que tu laisses de
côté, à savoir que <les gardiens> combattraient le mieux leurs ennemis,
[471d] puisqu'ils seraient le moins susceptibles de s'abandonner les uns les
autres, du fait qu'ils se reconnaissent comme frères, pères et fils et se
donnent entre eux ces noms. Et de plus, si le sexe féminin doit se joindre à
l'expédition – que ce soit dans la même position tactique, que ce soit
disposé dans une position arrière, de façon à faire peur aux ennemis –, et si
jamais il devenait nécessaire de demander de l'aide, je sais que de cette
manière ils seraient absolument invincibles. Et je vois aussi tous les
avantages dont ils pourraient disposer à la maison et qu'on laisse à présent
de côté. [471e] Eh bien, compte tenu que je reconnais que tout cela serait
possible, et des myriades d'autres choses, si cette constitution politique
venait à exister, alors ne m'en dis pas davantage, mais faisons l'effort de
nous persuader de la question même : qu'il s'agit de quelque chose de
possible, et comment cela est possible, et le reste, laissons-le de côté.
[472a]
– C'est bien abruptement, dis-je, que tu fais irruption dans mon discours
et que tu ne tolères pas que je prenne mon temps. Peut-être ne sais-tu pas
qu'après avoir échappé à grand-peine à deux vagues, tu m'assailles de la
plus grande et de la plus redoutable de cet ensemble de trois vagues 93 93.
Quand tu l'auras vue et entendue, tu me pardonneras certainement d'avoir
évidemment hésité et d'avoir eu peur de proposer un argument aussi étrange
et d'entreprendre d'en faire l'examen.
– Plus tu tiendras pareils propos, dit-il, moins nous te laisserons [472b] te
taire sur la manière dont cette constitution politique peut en venir à exister.
Parle donc plutôt, sans tergiverser.
– Eh bien, donc, repris-je, il faut d'abord se remettre en mémoire ceci :
c'est en recherchant ce qu'est la justice et l'injustice que nous en sommes
arrivés là.
– Oui, il le faut. Mais encore ? dit-il.
– Rien. Mais si nous découvrons ce qu'est la justice, jugerons-nous que
l'homme juste ne doit lui-même aucunement différer de la justice, mais lui
être à tous égards conforme ? [472c] Ou alors nous satisferons-nous qu'il
s'en rapproche le plus possible et qu'il en participe plus que les autres ?
– Comme tu dis, dit-il, nous nous en satisferons.
– C'était donc pour obtenir un modèle 94 94, dis-je, que nous cherchions à
savoir ce qu'est la justice en soi, et ce que serait un homme parfaitement
juste, s'il devait exister 95 95, et quel genre d'homme il serait une fois qu'il
serait advenu ; et de la même manière pour l'injustice et pour l'homme le
plus injuste. Nous avions pour but de les regarder 96 96, pour voir comment
ils nous apparaîtraient eu égard au bonheur et à son contraire. Nous serions
dès lors forcés de reconnaître, pour ce qui nous concerne nous-mêmes, que
celui qui leur serait le plus semblable [472d] aurait le sort le plus semblable
au leur. Ce n'était donc pas dans le but précis de démontrer comment ces
choses-là peuvent en venir à exister.
– En cela, dit-il, tu dis vrai.
– Or, crois-tu qu'il serait un moins bon peintre celui qui aurait peint un
modèle de ce que serait l'homme le plus beau et qui en aurait rendu tous les
traits de manière satisfaisante dans son dessin, mais qui n'aurait pu
démontrer qu'un tel homme est également susceptible d'exister ?
– Par Zeus ! Selon moi non, dit-il.
– Eh bien ? Dirons-nous, n'avons-nous pas nous aussi construit dans
notre recherche un modèle de cité bonne ? [472e]
– Certainement.
– Crois-tu dès lors que nous parlions de manière moins satisfaisante pour
cette seule raison que nous ne serions pas en mesure de démontrer qu'il est
possible de fonder une cité de la façon qui a été proposée ?
– Certes non, dit-il.
– Voilà donc ce qui est vrai, dis-je, c'est ainsi. Mais si vraiment il faut,
pour te faire plaisir, que je m'efforce de démontrer ceci, à savoir de quelle
manière surtout et dans quelle mesure, <cette cité> serait le plus réalisable,
qu'on m'accorde les mêmes points en vue de pareille démonstration.
– Lesquels ? [473a]
– Est-il possible que quelque chose soit mis en pratique tel que formulé
97 97
en paroles, ou alors est-ce par nature que l'action concrète atteint moins
la vérité que l'expression orale, même si ce n'est pas l'avis de tel ou tel ?
Mais toi, reconnais-tu que c'est le cas ou non ?
– Je le reconnais, dit-il.
– Alors ne me force pas à te montrer que toutes ces choses que nous
avons exposées en paroles doivent en tous points se réaliser aussi telles
quelles dans les faits. Mais, si nous nous rendons capables de découvrir
comment une cité pourrait être fondée 98 98 de la manière la plus proche
possible de ce que nous avons dit, nous pourrons affirmer que nous avons
découvert [473b] comment peuvent se réaliser ces choses que tu réclames.
Ne serais-tu pas satisfait d'en arriver là ? Moi en tout cas, je m'en
contenterais.
– Et moi aussi, dit-il.
– Dès lors, l'étape suivante sera apparemment que nous essayions de
chercher, et aussi de mettre en évidence, ce qui en ce moment va mal
concrètement dans les cités et qui les empêche d'être établies de cette façon-
là, et sur la base de quel changement minuscule une cité pourrait en venir à
ce mode de constitution politique – autant que possible un seul et sinon
deux, et sinon, alors, les changements les moins nombreux et les plus petits
quant à leur portée. [473c]
– Tout à fait, dit-il.
– Or, justement, dis-je, nous sommes en mesure de montrer, je pense,
qu'en changeant une seule chose 99 99 une cité pourrait se transformer, une
chose qui n'est certes ni négligeable ni aisée, mais qui est du moins
possible.
– Laquelle ? dit-il.
– J'en suis justement, dis-je, à la chose même que nous avions comparée
à la plus grande vague. Cette chose sera donc formulée, même si elle doit,
comme la vague qui déferle, m'inonder de ridicule 100 100 et de discrédit.
Examine donc ce que je m'apprête à dire.
– Parle, dit-il.
– À moins que, dis-je, les philosophes n'arrivent à régner dans [473d] les
101 101
cités
, ou à moins que ceux qui à présent sont appelés rois et dynastes ne
philosophent de manière authentique et satisfaisante et que viennent à
coïncider l'un avec l'autre pouvoir politique et philosophie ; à moins que les
102 102
naturels nombreux de ceux qui à présent se tournent séparément vers
l'un et vers l'autre n'en soient empêchés de force, il n'y aura pas, mon ami
Glaucon, de terme aux maux des cités 103 103 ni, il me semble, à ceux du
genre humain. [473e] Et d'ici que cela se produise, cette constitution
politique que nous avons exposée dans le dialogue que nous entretenons
maintenant ne pourra jamais se développer pleinement, ni voir la lumière du
soleil. C'est justement cela qui suscite en moi depuis longtemps une
104 104
hésitation à parler , puisque je vois bien à quel point ce discours ira
contre l'opinion. Il est en effet difficile de constater qu'autrement on ne
pourrait être heureux, ni dans la vie privée ni dans la vie publique. »
Et lui :
« Socrate, dit-il, quelle proposition et quel argument viens-tu de lancer
là ! Maintenant que tu l'as formulé, tu peux penser qu'un grand nombre de
gens, et pas particulièrement des gens ordinaires, vont ainsi sur-le-champ se
dépouiller pour ainsi dire de leurs manteaux [474a] et aller nus s'emparer de
la première arme que chacun trouvera et se précipiter vers toi, prêts à
accomplir de grands exploits. Si tu ne les repousses pas par tes arguments et
ne leur échappes pas, c'est réellement accablé par leur mépris que tu
recevras ta peine.
– Mais justement, n'auras-tu pas été, toi, dis-je, responsable de tout cela ?
– Certes, dit-il, et j'aurai bien fait. Mais toi, non, je ne te trahirai pas 105 105
et je te défendrai avec ce que je peux. Je le peux par ma bienveillance et
aussi en t'exhortant, et peut-être pourrais-je répondre mieux qu'un autre à
tes questions d'une manière qui conviendra. [474b] De ton côté, puisque tu
auras pour toi un tel soutien, essaie de montrer à ceux qui sont incrédules
que les choses sont bien comme tu les présentes.
– Oui, il faut essayer, dis-je, d'autant que tu me procures une alliance au
combat aussi précieuse. Il me semble dès lors nécessaire, si nous voulons
échapper par tous les moyens à ceux dont tu parles, de définir à leur
106 106
intention qui sont les philosophes dont nous parlons et dont nous
avons l'audace d'affirmer qu'ils doivent diriger. De cette façon, une fois
qu'ils seront devenus bien visibles, on pourra se défendre [474c] en
montrant qu'il revient à certains, par nature, de s'attacher à la philosophie et
de commander dans la cité, tandis qu'il revient aux autres de ne pas s'y
attacher et de suivre celui qui commande.
– Ce serait, en effet, dit-il, le moment de les définir.
– Allons-y, accompagne-moi dans cette direction pour voir si nous
pourrons, d'une façon ou d'une autre, exposer la question de manière
satisfaisante.
– En avant ! dit-il.
– Faudra-t-il donc te rappeler, dis-je, ou alors t'en souviens-tu, que
lorsque nous disons que quelqu'un aime quelque chose, il faut que celui-ci
apparaisse, si on doit parler correctement, non pas comme aimant tel
élément et non tel autre, mais bien comme chérissant toute la chose ?
[474d]
– Il faut apparemment me le rappeler, dit-il, car je ne l'ai pas tout à fait
présent à l'esprit.
– C'est à un autre, dis-je, Glaucon, qu'il aurait fallu dire ce que tu dis,
107 107
mais cela ne convient guère à un homme érotique d'oublier que tous
les garçons qui sont dans l'éclat de leur jeunesse aiguillonnent d'une
manière ou d'une autre et émeuvent l'homme érotique qui est attiré par eux,
parce qu'ils lui semblent dignes de ses soins et de son affection. N'est-ce pas
ainsi que vous vous comportez envers ceux qui sont vos jeunes beaux ?
Celui qui a le nez écrasé, vous en faites l'éloge en le disant charmant, d'un
autre qui a un nez d'aigle, vous direz qu'il est royal, et de celui qui se trouve
entre les deux, vous direz qu'il est parfaitement proportionné. Vous direz
que ceux qui ont la peau sombre [474e] ont un air viril, alors que ceux qui
ont le teint clair sont des enfants des dieux. Quant à l'expression “couleur de
miel”, de qui donc est-elle la création, sinon d'un amant en quête d'un nom
flatteur pour le teint mat et tout disposé à s'en accommoder pourvu qu'il
accompagne la jeunesse ? Pour le dire en un mot, vous saisissez tous les
prétextes et vous avez recours à toutes les manières de parler [475a] qui
vous permettent de ne rejeter aucun de ceux qui s'épanouissent dans l'éclat
de la jeunesse.
– Si tu souhaites, dit-il, me prendre comme exemple pour parler des
hommes érotiques et de leurs agissements, j'y consens pour le bénéfice de
notre entretien.
– Mais quoi ? dis-je, ceux qui aiment le vin, ne vois-tu pas qu'ils font la
même chose ? qu'ils ont de l'attirance pour tous les vins, sous n'importe quel
prétexte ?
– Si, certainement.
– Quant à ceux qui recherchent les honneurs, à mon avis, tu peux
observer que s'ils ne parviennent pas à devenir stratèges, ils deviennent les
108 108
chefs d'un tiers de tribu , et que lorsqu'ils n'arrivent pas à se faire
honorer par des gens importants et respectables, [475b] ils se contentent
d'être honorés par des gens de moindre importance et plus ordinaires,
puisqu'ils se montrent avides de l'honneur en général.
– Oui, parfaitement.
– Faut-il dès lors affirmer ou nier le point suivant ? Celui que nous disons
109 109
possédé du désir de quelque chose , affirmerons-nous qu'il désire toute
110 110
l'espèce de cette chose, ou qu'il désire tel élément et non tel autre ?
– Toute l'espèce.
– Par conséquent, le philosophe lui aussi, nous dirons qu'il est possédé du
désir de la sagesse, non pas de tel ou tel élément, mais de la sagesse toute
entière ?
– C'est vrai.
– Et donc celui [475c] qui se montre réfractaire aux connaissances,
surtout s'il est jeune et s'il ne peut se rendre compte de ce qui est utile et de
111 111
ce qui ne l'est pas, nous ne dirons pas qu'il est amoureux du savoir ni
amoureux de la sagesse, de la même manière que celui qui se montre
difficile à l'endroit des nourritures, nous dirons qu'il n'est pas affamé et qu'il
n'a aucun désir de nourriture, et qu'il n'est pas un ami de la nourriture, mais
un mauvais mangeur.
– Et nous aurons raison de l'affirmer.
– Mais celui qui consent volontiers à goûter à tout savoir, et qui
joyeusement se porte vers la connaissance et qui se montre insatiable, celui-
là nous affirmerons en toute justice qu'il est philosophe, n'est-ce pas ? »
Glaucon dit alors :
112 112
« Tu trouveras certainement plusieurs cas de ce genre [475d] et de
bien étranges. Tous ceux qui aiment les spectacles, par exemple, me
semblent être tels en raison de leur plaisir d'apprendre ; quant à ceux qui
aiment l'écoute, ce sont sans doute ceux qui sont les plus étonnants à
compter parmi les philosophes, eux qui ne consentiraient pas de leur plein
gré à assister à des échanges d'arguments et à une discussion comme la
nôtre, et qui ont pour ainsi dire loué leurs oreilles et circulent partout pour
113 113
écouter tous les chœurs lors des Dionysies , ne manquant ni les
Dionysies des cités ni celles des campagnes. Alors tous ceux-là, et tous ces
autres qui deviennent experts dans ce genre de connaissances et [475e] dans
114 114
les arts inférieurs , dirons-nous qu'ils sont philosophes ?
– Aucunement, dis-je, mais seulement semblables à des philosophes.
– Et les philosophes véritables 115 115, dit-il, quels sont-ils, selon toi ?
– Ce sont ceux qui aiment, dis-je, le spectacle de la vérité.
– Cela aussi, dit-il, est exact. Mais en quel sens entends-tu cela ?
– À un autre que toi 116 116, dis-je, il serait très difficile de l'expliquer. Mais
toi, je pense, tu tomberas d'accord avec moi sur le point suivant.
– Lequel ?
– Puisque le beau est l'opposé du laid, il s'agit donc de deux choses
117 117
différentes . [476a]
– Forcément.
– Or donc, puisqu'il s'agit de deux choses différentes, chacune d'elles est
une ?
– Oui, c'est le cas.
– Pour le juste et pour l'injuste aussi, et pour le bon et le mauvais, et ainsi
118 118
pour toutes les formes , on peut tenir le même discours : chacune en
elle-même est une, mais parce que chacune se manifeste partout en
communauté 119 119 avec les actions et avec les corps, et les unes en rapport
avec les autres, chacune paraît alors être multiple.
– Tu as raison, dit-il.
– Eh bien, c'est en ce sens, dis-je, que je fais la distinction qui sépare,
d'une part ceux qu'à l'instant tu appelais amateurs de spectacles et amateurs
des arts et doués pour l'action, et d'autre part ceux qui sont l'objet de notre
entretien [476b] et que seuls on nommerait légitimement philosophes.
– En quel sens, dit-il, dis-tu cela ?
– Ceux qui aiment écouter, dis-je, et ceux qui aiment les spectacles
chérissent les belles sonorités, les belles couleurs, les belles figures et toutes
les œuvres qu'on compose à partir de ces éléments, mais quand il s'agit du
beau lui-même 120 120, leur pensée est incapable d'en voir la nature et de le
goûter.
– C'est effectivement le cas, dit-il.
– Mais alors, ceux qui sont capables d'aller vers le beau en soi et de le
voir en lui-même ne seraient-ils donc pas rares ? [476c]
– Oui, certes.
– Celui par conséquent qui reconnaît l'existence de belles choses, mais
qui ne reconnaît pas l'existence de la beauté elle-même et qui ne se montre
121 121
pas capable de suivre, si quelqu'un le guide vers la connaissance de la
beauté, celui-là, à ton avis, vit-il en songe ou éveillé 122 122 ? Examine ce
point. Rêver, n'est-ce pas la chose suivante : que ce soit dans l'état de
sommeil ou éveillé, croire que ce qui est semblable à quelque chose ne lui
est pas semblable, mais constitue la chose même à quoi cela ressemble ?
– Pour ma part, dit-il, je dirais en effet que rêver, c'est bien cela.
– Mais alors, pour prendre le cas contraire, celui qui pense que le beau en
soi 123 123 est quelque chose <de réel> [476d] et qui est capable d'apercevoir
124 124
aussi bien le beau lui-même que les êtres qui en participent , sans croire
que les êtres qui en participent soient le beau lui-même, ni que le beau lui-
même soit les choses qui participent de lui, à ton avis, celui-là vit-il lui
aussi à l'état de veille ou vit-il en songe ?
– À l'état de veille, dit-il, bien sûr.
– Par conséquent, n'aurions-nous pas raison d'affirmer que sa pensée est
125 125
connaissance , parce qu'elle est la pensée de quelqu'un qui connaît, et
que celle de l'autre est opinion, puisqu'il s'agit de la pensée de quelqu'un qui
opine ?
– Si, tout à fait.
– Mais alors que dire si celui-ci se fâche contre nous 126 126, lui dont nous
disons qu'il a une opinion, mais qu'il ne connaît pas, et que dire encore s'il
conteste que nous disions vrai ? [476e] Aurons-nous de quoi le calmer et le
persuader sereinement, tout en lui cachant qu'il n'est pas en bonne santé ?
– C'est en tout cas ce qu'il faut faire, dit-il.
– Alors va, examine ce que nous lui dirons, à moins que tu ne souhaites
que nous nous adressions à lui de la manière suivante, en lui disant que s'il
sait quelque chose, personne n'en sera jaloux, mais qu'au contraire nous
serions très heureux de constater qu'il sait quelque chose. Nous lui dirions :
“Allons, dis-nous, celui qui connaît, connaît-il quelque chose ou ne connaît-
il rien ?” Toi justement, réponds-moi à sa place.
– Je répondrai, dit-il, qu'il connaît quelque chose.
– Quelque chose qui est ou qui n'est pas 127 127 ? [477a]
– Quelque chose qui est. Comment en effet ce qui n'est pas pourrait-il
être connu ?
– Avons-nous alors considéré ce point de façon satisfaisante, même si
nous pourrions l'examiner beaucoup plus en détail, à savoir que ce qui est
128 128
complètement est complètement connaissable, alors que ce qui n'est
aucunement est entièrement inconnaissable ?
– Oui, de manière tout à fait satisfaisante.
– Bien. Mais si une certaine chose est ainsi disposée qu'elle est et n'est
pas à la fois, ne se trouve-t-elle pas au milieu, entre ce qui est purement et
simplement et ce qui, au contraire, n'est aucunement ?
– Si, au milieu.
– Par conséquent, comme nous avons convenu que la connaissance
129 129
s'établit sur ce qui est et que, nécessairement, la non-connaissance
s'établit sur ce qui n'est pas, pour ce qui concerne cela qui se trouve au
milieu, il faut chercher quelque intermédiaire [477b] entre ignorance et
savoir, s'il existe par hasard quelque chose de ce genre ?
– Oui, certainement.
– Or, ne disons-nous pas que l'opinion est quelque chose ?
– Comment faire autrement ?
– Disons-nous que c'est une autre capacité de savoir ou la même ?
– Une autre.
– C'est donc à une chose que l'opinion se rattache, et le savoir à une
autre, et chacun des deux selon la capacité qui lui est propre.
– Oui, c'est cela.
– Or, le savoir se rattache par nature à ce qui est, dans le but de connaître
de quelle manière est ce qui est ? Il me semble cependant nécessaire de
définir d'abord les choses de la manière suivante.
– Comment ? [477c]
– Nous affirmerons que les capacités constituent un certain genre
d'êtres 130 130, grâce auxquelles nous pouvons nous-mêmes ce que nous
pouvons, et en général toute autre chose peut elle aussi ce qu'elle peut. Par
exemple, je dis que la vue et l'ouïe appartiennent au genre des capacités, si
toutefois tu comprends ce que je veux dire par ce genre.
– Mais je le comprends, dit-il.
– Prête l'oreille alors à ce que j'entrevois concernant ces capacités. Dans
une capacité en effet, je ne vois quant à moi aucune couleur, ni aucune
forme, ni rien de ce genre, comme on en trouve dans plusieurs autres
choses. Tout cela, je le considère de manière à distinguer pour moi-même
certaines choses et dire que les unes sont différentes des autres. [477d]
Dans une capacité, par contre, je considère seulement ceci : sur quoi elle
porte et ce qu'elle effectue, et c'est pour cette raison que j'ai appelé chacune
d'entre elles une capacité. Celle qui se rattache au même objet et qui
131 131
effectue le même résultat, je l'appelle la même capacité , et celle qui se
rattache à un objet différent et qui produit un résultat différent, je l'appelle
une capacité différente. Et toi, comment fais-tu ?
– De cette manière, dit-il.
– Alors reviens sur ce point, dis-je, excellent homme. La connaissance,
affirmes-tu qu'elle est une certaine capacité, ou la places-tu dans quelque
autre genre ?
– Dans le premier genre, dit-il, et j'affirme qu'elle est la plus vigoureuse
de toutes les capacités. [477e]
– Mais alors, l'opinion, la mettrons-nous dans le genre de la capacité ou
dans un autre genre ?
– Pas du tout, dit-il. Ce par quoi, en effet, nous sommes capables de
formuler une opinion, cela n'est rien d'autre que l'opinion.
– Mais un peu auparavant, tu as accordé que ce n'était pas la même
chose, la connaissance et l'opinion.
– Comment, en effet, dit-il, un homme sensé pourrait-il soutenir que ce
qui est infaillible est identique à ce qui ne l'est pas ?
– Bien, dis-je, on voit clairement que nous nous sommes mis d'accord
[478a] pour dire que l'opinion est autre chose que la connaissance.
– Elle est différente.
– C'est donc en rapport avec une chose différente que chacune d'elles est
par nature capable de quelque chose ?
– Nécessairement.
– Pour ce qui est de la connaissance, c'est en rapport n'est-ce pas avec ce
qui est qu'elle peut connaître comment se comporte ce qui est ?
– Oui.
– Quant à l'opinion, disons-nous, elle peut opiner.
– Oui.
– Est-ce qu'elle a pour objet la même chose que la connaissance connaît ?
Et ce qui est connu et ce qui est opiné, est-ce la même chose, ou bien est-ce
impossible ?
– C'est impossible, dit-il, en fonction de ce sur quoi nous sommes tombés
d'accord. Si l'on admet que chaque capacité se rattache naturellement à un
objet différent, et que l'une et l'autre constituent des capacités, connaissance
autant qu'opinion, [478b] tout en étant chacune différente, comme nous
l'affirmons, alors en fonction de cela il n'y a pas moyen que ce qui est connu
et ce qui est opiné soient la même chose.
– Par conséquent, si c'est ce qui est qui est connu, alors ce qui est opiné
serait autre que ce qui est ?
– Oui, autre.
– Serait-ce alors sur ce qui n'est pas qu'on opine ? ou bien est-il
impossible aussi d'opiner sur ce qui n'est pas ? Réfléchis-y. Celui qui opine
ne rapporte-t-il pas son opinion à quelque chose ? ou bien est-il au contraire
possible d'opiner, sans opiner sur quoi que ce soit ?
– C'est impossible.
– Mais alors, celui qui opine opine donc sur quelque chose ?
– Oui.
– Mais, par ailleurs, ce qui n'est pas, serait-il plus correct de le désigner
non pas comme une certaine chose, [478c] mais comme rien ?
– Oui, certes.
– Mais nous avons rapporté, par nécessité, l'ignorance à ce qui n'est pas,
et la connaissance à ce qui est ?
– Avec raison, dit-il.
– On n'opine donc ni sur ce qui est, ni sur ce qui n'est pas ?
– Non, en effet.
– Par conséquent, l'opinion ne serait ni ignorance ni connaissance.
– Il semble bien que non.
– Est-elle donc quelque chose d'extérieur à ces deux-là, dépassant la
connaissance en clarté ou l'ignorance en manque de clarté ?
– Non, ni l'un ni l'autre.
– Mais alors, dis-je, l'opinion te semble-t-elle constituer quelque chose de
plus obscur que la connaissance, ou alors quelque chose de plus clair que
l'ignorance ?
– Oui, dit-il, et de beaucoup. [478d]
– Elle se trouverait alors entre les deux ?
– Oui.
– L'opinion serait donc quelque chose d'intermédiaire entre eux deux ?
– Oui, parfaitement.
– Or, nous avions affirmé dans nos propos antérieurs que si quelque
chose paraissait telle qu'en même temps elle fût et ne fût pas, une telle
chose se trouverait à occuper le milieu entre ce qui est purement et
simplement et ce qui n'est aucunement, et qu'il n'y aurait ni connaissance ni
ignorance se rapportant à elle, mais quelque chose qui serait à son tour
apparu comme intermédiaire entre l'ignorance et la connaissance ?
– C'est juste.
– Or, à présent, est apparu entre elles deux ce que nous appelons
opinion ?
– C'est ce qui est apparu. [478e]
– Il nous resterait donc apparemment à trouver ce qui participe de l'un et
de l'autre, de l'être et du non-être, et qu'il ne serait correct de désigner
purement et simplement ni de l'un ni de l'autre nom, afin que, si cela
apparaissait, nous puissions le désigner en toute justice comme cela qui est
opiné, rapportant ainsi les extrêmes aux extrêmes et les intermédiaires au
milieu. N'est-ce pas ainsi qu'il faut procéder ?
– Si, de cette manière.
– Ces fondements étant posés, dirai-je, qu'il me parle et qu'il me réponde,
[479a] ce gentilhomme qui pense que le beau lui-même, et une certaine idée
132 132
du beau lui-même , qui toujours existe identiquement à tous égards,
cela n'existe pas, mais qui apprécie par contre une pluralité de belles choses,
lui, cet amateur de spectacles, qui refuse absolument que l'on affirme que le
beau constitue une certaine unité, et le juste, et ainsi du reste. “Excellent
homme, dirons-nous, parmi toutes ces nombreuses belles choses, y en a-t-il
qui ne puissent paraître laides ? et parmi les choses justes, quelque chose
qui ne puisse paraître injuste ? et parmi les choses pieuses, quelque chose
qui ne puisse paraître non conforme à la piété ?” [479b]
– Non, dit-il, mais les choses belles paraissent nécessairement laides
aussi, sous un certain aspect, comme toutes celles qui sont l'objet de ton
questionnement.
– Mais qu'en est-il des nombreuses choses qui sont deux fois plus
grandes ? Ne paraissent-elles pas à l'occasion deux fois moins grandes
plutôt que deux fois plus grandes ?
– Pas du tout.
– Et les choses que nous affirmons être grandes ou petites, légères ou
lourdes, seront-elles mieux désignées par ces noms-là que par les noms
opposés ?
– Non, mais chacune tiendra toujours, dit-il, de l'un et de l'autre.
– Alors, est-ce que chacune de ces nombreuses choses est, plutôt qu'elle
n'est pas, ce qu'on dit qu'elle est ?
– Elles ressemblent à ces jeux de mots équivoques, dit-il, qu'on échange
133 133
dans les banquets, [479c] et à l'énigme des enfants au sujet de
l'eunuque, sur le coup donné à la chauve-souris, quand on dit de manière
énigmatique avec quoi et sur quoi il l'a frappée. Ces choses elles aussi
parlent par énigmes, et il n'est guère possible de penser de manière stable
qu'aucune d'elles ou bien est ou bien n'est pas, ni que ce soit les deux à la
fois ni aucun des deux.
– Possèdes-tu les moyens, dis-je, d'en tirer quelque chose ? Où pourrais-
tu leur assigner une meilleure position que la place intermédiaire entre l'être
et le non-être ? Car, bien sûr, elles ne paraîtront pas plus obscures que ce
qui n'est pas en raison d'un surcroît de non-être, [479d] pas plus qu'elles ne
seront plus claires que ce qui est en vertu d'un surcroît d'être.
– C'est absolument vrai, dit-il.
– Il semble donc que nous ayons découvert que les nombreux jugements
du grand nombre au sujet du beau et des autres choses oscillent pour ainsi
dire entre ce qui n'est pas et ce qui est purement et simplement.
– C'est ce que nous avons découvert.
– Or, nous nous étions auparavant mis d'accord que si quelque chose de
134 134
ce genre apparaissait, il faudrait le nommer objet d'opinion , et non
objet de connaissance, ce qui erre dans l'intermédiaire et qui est saisi par la
puissance intermédiaire.
– Nous étions tombés d'accord là-dessus. [479e]
– Ceux qui regardent les nombreuses choses belles, mais qui ne voient
pas le beau lui-même et ne sont pas capables de suivre quelqu'un qui les
mène vers lui ; ceux qui regardent les nombreuses choses justes, mais pas le
juste lui-même, et ainsi de tout le reste, nous affirmerons qu'ils ont des
opinions sur toutes choses, mais qu'ils ne connaissent rien de ce sur quoi ils
opinent.
– Oui, nécessairement, dit-il.
– Mais que dire de ceux qui regardent chacune de ces choses en elle-
même, ces choses qui sont toujours identiques sous tous les aspects ?
N'affirmerons-nous pas qu'ils les connaissent et qu'ils n'opinent pas ?
– Si, c'est également nécessaire.
– Par conséquent, nous déclarerons qu'ils ont, eux, de l'affection et de
l'amour [480a] pour ces choses dont il y a connaissance, et les premiers
pour ce dont il y a opinion ? Ne nous souvenons-nous pas avoir déclaré
qu'ils aimaient et contemplaient les belles sonorités et les belles couleurs, et
les choses de ce genre, mais n'acceptaient pas que le beau lui-même soit
quelque chose de réel ?
– Oui, nous nous en souvenons.
– Est-ce qu'alors nous ferons entendre une fausse note en les appelant
amis de l'opinion plutôt qu'amis de la sagesse, philosophes ? Et s'en
prendront-ils à nous de manière hostile si nous parlons de la sorte ?
– Non, en tout cas s'ils m'en croient, dit-il. Car s'en prendre à ce qui est
vrai, ce n'est pas justice.
– Et donc ceux qui ont de l'affection pour cela même qui en chaque chose
est, il faut les appeler amis de la sagesse, philosophes, et non amis de
l'opinon ?
– Oui, absolument. »
Livre VI

[484a]
« Ainsi donc, Glaucon, repris-je, en ce qui concerne ceux qui sont
philosophes et ceux qui ne le sont pas, c'est en suivant le chemin d'une
discussion longue et quelque peu tortueuse que nous avons pu distinguer
qui sont les uns et qui sont les autres.
– Sans doute, dit-il, n'aurait-il guère été facile d'y parvenir par un chemin
rapide.
– Apparemment non, dis-je. Il me semble, en tout cas, que notre
discussion nous paraîtrait meilleure si nous n'avions eu que ce point à
débattre et s'il n'y avait eu nécessité de traverser les nombreuses questions 1 1
qui demeurent en suspens pour celui qui veut examiner en quoi la vie juste
diffère de la vie injuste. [484b]
– Que nous reste-t-il donc à débattre après ce point ?
– Quoi d'autre, repris-je, que ce qui s'ensuit ? Puisque les philosophes
sont ceux qui sont capables d'entrer en contact avec ce qui subsiste toujours
de manière identique et selon les mêmes termes, alors que ceux qui en sont
incapables et se perdent en se dispersant 2 2 entièrement dans les choses
multiples ne sont pas des philosophes, lesquels parmi eux faut-il choisir
comme chefs de la cité ?
– Mais comment pourrions-nous donc, en discutant de la question, les
désigner correctement ?
– Que ceux, quels qu'ils soient, repris-je, qui semblent capables de garder
les lois 3 3 et les coutumes des cités, soient institués gardiens.
– Bien, dit-il. [484c]
– N'est-ce pas là une chose évidente, repris-je ? Entre un aveugle et
quelqu'un à la vue perçante, à qui faut-il confier la garde de quoi que ce
soit ?
– Comment cela ne serait-il pas évident ? dit-il.
– En quoi donc les aveugles te semblent-ils différer de ceux qui sont
privés de la connaissance 4 4 de chacun des êtres en tant qu'il est réellement,
eux qui n'ont dans leur âme aucun modèle clair et qui sont incapables de
contempler, comme le peintre le fait, la vérité la plus élevée, de s'y
rapporter sans cesse et d'en tirer la vue la plus exacte possible, de manière à
établir ensuite, ici-bas 5 5, [484d] les règles des choses belles, des choses
justes et des choses bonnes 6 6, s'il y a encore lieu de le faire 7 7, et de
protéger par leur garde les règles déjà établies ?
– Non, par Zeus, répondit-il, il n'y a pas grande différence !
– Instituerons-nous de préférence comme gardiens ces aveugles, ou bien
plutôt ceux qui connaissent chaque être réel, eux qui d'ailleurs ne le cèdent
en rien 8 8 aux autres pour ce qui est de l'expérience et qui ne leur sont
inférieurs en aucun genre de mérite ?
– Il serait certainement absurde d'en choisir d'autres, dit-il, surtout s'ils ne
le cèdent en rien quant au reste ; ils l'emporteraient, en effet, par cela même
qui constitue la chose la plus importante, ou peu s'en faut, sur les premiers.
[485a]
– Ne devons-nous pas aborder maintenant la question de savoir de quelle
manière ces gardiens pourront posséder tout à la fois ces aptitudes
inhérentes à la connaissance et à l'expérience ?
– Oui, absolument.
– C'est ce que nous disions au début de cet entretien : il faut d'abord
connaître à fond leur naturel 9 9, et je crois que lorsque nous serons tout à
fait d'accord sur cette question, nous conviendrons que les mêmes
personnes peuvent détenir l'ensemble de ces aptitudes et qu'aucune autre,
hormis elles, ne doit être chef de la cité.
– Comment cela ?
– En ce qui concerne les naturels des philosophes, convenons d'abord de
ceci : [485b] ils sont toujours épris de cette science qui peut éclairer pour
eux quelque chose de cet être qui existe éternellement 10 10 et ne se dissipe
pas sous l'effet de la génération et de la corruption.
– Convenons-en.
– Et en outre, repris-je, reconnaissons qu'ils sont amoureux de l'essence
tout entière 11 11, et qu'ils n'en abandonnent de leur plein gré aucune partie,
petite ou grande, précieuse ou sans valeur, comme nous l'avons expliqué au
12 12
cours de nos discussions antérieures sur ceux qui recherchent les
13 13
honneurs et sur les êtres érotiques .
– Tu as raison, dit-il.
– Considère maintenant une qualité supplémentaire et vois s'il n'est pas
nécessaire de la trouver dans le naturel [485c] de ceux qui doivent être tels
que nous les avons décrits.
– Laquelle ?
– La sincérité 14 14, et la volonté de ne jamais admettre de plein gré le
mensonge, mais de le détester au contraire et de chérir la vérité.
– Il semble bien, dit-il.
– Il n'est pas seulement probable, mon cher ami, mais absolument
nécessaire que celui qui, par sa nature, est plein de dispositions amoureuses
chérisse tout ce qui s'apparente aux garçons 15 15 qui sont l'objet de ses
amours, ou s'en approche.
– C'est juste, dit-il.
– Eh bien, pourrais-tu trouver quelque chose de plus proche de la sagesse
que la vérité ?
– Comment le pourrait-on ? dit-il.
– Est-il possible, par ailleurs, qu'un même naturel soit à la fois un naturel
philosophe et ami du mensonge ? [485d]
– Aucunement.
– Par conséquent, celui qui aime réellement le savoir 16 16 ne doit-il pas,
dès son jeune âge, se mettre énergiquement en quête de la vérité tout
entière ?
– Absolument.
– Mais quand les désirs se portent avec intensité vers un objet unique,
nous savons que d'une certaine manière ils s'affaiblissent pour ce qui est des
autres objets, comme si le flot s'en trouvait détourné dans cette seule
direction.
– Sans doute.
– Eh bien, chez celui dont le flot des désirs se porte vers les sciences et
vers tout ce qui s'y apparente, celui-là, je pense, ne recherche que le plaisir
de l'âme, considérée en elle-même et pour elle-même, et il délaisse les
plaisirs que procure le corps, s'il est bien authentiquement un philosophe, et
non seulement une sorte de contrefaçon 17 17. [485e]
– De toute nécessité.
18 18
– Un tel homme sera sûrement modéré , et totalement dépourvu de
cupidité, car les raisons pour lesquelles on se préoccupe des richesses, en
plus de l'abondance des ressources, c'est à tout autre que lui qu'il revient de
s'en préoccuper.
– C'est bien cela. [486a]
– Voici encore quelque chose qu'il faut certainement considérer, si tu
veux distinguer le naturel philosophe de celui qui ne l'est pas.
– De quoi s'agit-il ?
– Garde-toi bien que ce naturel ne comporte quelque servilité 19 19. La
petitesse d'esprit est en effet absolument incompatible avec une âme qui
doit tendre sans cesse à embrasser dans leur totalité et leur plénitude le
divin et l'humain.
– C'est la vérité même, dit-il.
– Mais pour cette pensée douée d'une sublime grandeur et vouée à la
contemplation 20 20 du temps dans sa totalité, de l'essence tout entière, crois-
tu qu'il soit possible de considérer la vie humaine comme une chose de
grande valeur ?
– Impossible, dit-il. [486b]
– Ainsi donc, un tel homme ne considérera pas la mort comme quelque
chose de terrible ?
– Lui moins que quiconque 21 21.
– Il semble bien qu'un naturel lâche et servile ne puisse donc prendre part
à la philosophie véritable ?
– Il ne me semble pas, dit-il.
– Mais quoi ? Celui dont le naturel est ordonné, qui ne recherche pas la
richesse et n'est ni servile, ni vaniteux, ni lâche, est-il possible qu'il puisse
22 22
se montrer peu sociable , ou qu'il devienne même injuste ?
– Ce n'est pas possible.
– Ainsi, dans ton examen de l'âme philosophe 23 23 et de celle qui ne l'est
pas, tu devras chercher à observer si dès sa jeunesse elle est vraiment juste
et douce, ou bien si elle est insociable et sauvage.
– Oui, absolument. [486c]
– Tu ne négligeras pas ceci non plus, je pense ?
– Quoi donc ?
– Si elle a de la facilité ou de la difficulté à apprendre. Peut-on espérer en
effet de quelqu'un qu'il prenne jamais sérieusement goût à une activité qui
l'ennuie et le conduit péniblement à un résultat médiocre ?
– Cela n'est guère possible.
– Et s'il ne peut rien retenir de ce qu'il apprend, s'il oublie tout, comment
serait-il possible qu'il ne soit pas vide de science ?
– Comment, en effet ?
– Si donc il peine sans résultat, ne penses-tu pas qu'il sera amené
finalement à se détester lui-même autant qu'il déteste l'activité en question ?
[486d]
– Comment en serait-il autrement ?
– Ainsi donc, nous n'admettrons pas au rang des âmes vraiment
philosophes une âme dépourvue de mémoire, mais nous exigerons plutôt
une âme douée d'une excellente mémoire.
– Tout à fait.
– Mais nous n'affirmerions pas non plus qu'un naturel dépourvu de
culture 24 24 et de grâce puisse conduire à autre chose qu'à un manque de
mesure ?
– Sans doute.
– Or la vérité, selon toi, est-elle parente du défaut de mesure 25 25 ou de la
mesure ?
– De la mesure.
– Nous chercherons donc une pensée qui joigne naturellement aux autres
qualités la mesure et la grâce, une pensée qui, suivant son propre
développement 26 26, se laissera guider vers ce qui est la forme de chaque
être 27 27 ?
– Comment en serait-il autrement ? [486e]
– Mais quoi ? Peut-être considères-tu que toutes les qualités que nous
avons passées en revue ne sont pas nécessaires, ni étroitement liées les unes
aux autres, dans cette âme qui doit parvenir à la pleine et parfaite saisie de
l'être 28 28 ?
– Elles y sont tout à fait nécessaires, dit-il. [487a]
– Est-il donc possible de trouver quelque chose à redire à une occupation
à laquelle on ne serait jamais vraiment capable de se consacrer, à moins
d'être naturellement doué 29 29 de mémoire, de facilité à apprendre, de
grandeur d'âme, de grâce, et si l'on n'est ami ni parent de la vérité, de la
justice, du courage et de la modération ?
– Mômos 30 30 elle-même n'y trouverait rien à redire !
– Eh bien, repris-je, n'est-ce pas à pareils naturels, parfaits par l'éducation
et par l'expérience, et à eux seuls que tu voudras confier la cité ? » [487b]
Alors Adimante intervint :
« Personne, Socrate, ne saurait opposer quoi que ce soit aux arguments
que tu viens d'apporter, et pourtant ceux qui t'écoutent ont une curieuse
impression chaque fois que tu les formules 31 31 comme tu le fais maintenant.
Ils ont le sentiment que du fait de leur inexpérience dans l'art de questionner
et de répondre, la discussion les entraîne chaque fois un peu à côté de la
question, et qu'à la fin de l'entretien ces petits écarts accumulés font
apparaître une erreur de taille, laquelle contredit les premières positions
acceptées. Tout se passe comme au trictrac 32 32 où les joueurs
inexpérimentés finissent par être bloqués par les joueurs habiles et
n'arrivent plus à se déplacer : [487c] tes auditeurs finissent par être bloqués
et, dans ce nouveau genre de trictrac qui ne se joue pas avec des pions, mais
avec des arguments, ils en arrivent à ne plus savoir quoi dire. Et pourtant, à
ce petit jeu, la vérité ne gagne rien du tout ! Et je te fais cette remarque en
considérant ce qui se passe en ce moment : on pourrait, en effet, te dire
maintenant que si le raisonnement ne nous donne pas le moyen de prendre
le contrepied de chacune de tes interrogations, on peut voir en fait que tous
ceux qui s'efforcent de pratiquer la philosophie 33 33 – non pas dans le but de
s'y former, en y consacrant leur jeunesse et en la mettant de côté par la
suite, [487d] mais en s'y attardant trop longtemps –, ceux-là pour la plupart
deviennent des personnes tout à fait étranges, pour ne pas dire de vrais
pervers. Quant à ceux qui paraissent les plus doués, il en va pareillement :
en raison même de cette occupation dont tu fais l'éloge, ils souffrent de
quelque affection qui les rend inutiles au service des cités. »
À ces mots, je repris :
« Eh bien, crois-tu que ceux qui parlent de la sorte mentent ?
– Je n'en sais rien, répondit-il, mais je serais curieux d'entendre ce que tu
en penses toi-même.
– Sache-le, je pense qu'ils disent la vérité. [487e]
– Mais alors, dit-il, comment peut-on soutenir que les cités ne seront pas
soulagées de leurs maux 34 34 tant que les philosophes n'y exerceront pas le
pouvoir, si nous convenons que les philosophes leur sont inutiles ?
– Tu me poses là une question, repris-je, à laquelle on ne peut répondre
qu'en recourant à une comparaison.
– Et, pourtant, dit-il, je ne pense pas que tu aies coutume de t'exprimer
par comparaisons 35 35 ! [488a]
– Bon, dis-je, tu te moques de moi, après m'avoir jeté sur une proposition
si difficile à démontrer. Écoute pourtant ma comparaison, et tu te rendras
compte encore mieux à quel point je suis avide de comparaisons. Le
traitement que subissent les personnes les plus douées dans leur rapport à
leur cité est si pénible à supporter qu'il n'y a pas d'exemple de traitement
aussi difficile où que ce soit, et que pour en composer une image
susceptible d'en rendre compte, il faut rassembler des éléments tirés de
plusieurs sources, un peu à la manière des peintres, quand ils peignent des
êtres mi-boucs mi-cerfs et d'autres créatures de ce genre. Représente-toi
donc quelque chose comme ceci, se produisant sur plusieurs navires ou sur
un seul : un patron plus grand et plus fort que tous les membres de
l'équipage, mais un peu sourd, affligé d'une vue un peu courte [488b] et
dont les connaissances nautiques sont aussi courtes que la vue ; des
matelots se disputant les uns les autres le gouvernail, chacun prétendant
qu'il lui revient de piloter bien qu'il n'ait jamais appris l'art du pilotage et ne
puisse se réclamer d'aucun maître, ni préciser à quel moment il l'a étudié ;
plus encore, ces matelots professent que cet art ne s'enseigne pas et ils sont
même prêts à mettre en pièces celui qui affirmerait qu'il s'agit de quelque
chose qui s'enseigne. Représente-toi donc ces matelots qui se pressent sans
relâche autour de leur patron, [488c] le priant et le harcelant de cent
manières pour qu'il leur confie la barre du capitaine, allant parfois, s'ils ne
réussissent pas à l'obtenir et que d'autres y parviennent, à les tuer ou à les
balancer par-dessus bord. Le brave patron, ils le réduisent à l'impuissance,
ils l'intoxiquent à la mandragore, ils l'enivrent ou recourent à quelque autre
expédient pour se rendre maîtres du navire et faire main basse sur la
cargaison. Après quoi, ils se mettent à boire et à festoyer, et leur navigation
ressemble à ce qui est prévisible avec de tels marins. [488d] Par surcroît, ils
encensent et appellent navigateur, grand pilote, expert en navigation celui
qui – soit en persuadant le patron, soit en le soumettant de force – aura eu
l'habileté de les aider à devenir des chefs, alors qu'ils blâment en le traitant
d'inutile celui qui ne les aide pas. Ils ne se rendent même pas compte que le
vrai pilote doit nécessairement se soucier du temps, des saisons, du ciel, des
astres, des vents et de tous les éléments qui ont de l'importance dans
l'exercice de son art, s'il veut réellement devenir un véritable commandant
de navire. Quant à la manière de piloter 36 36, [488e] avec ou sans
l'assentiment de certains membres de l'équipage, ils ne croient pas qu'il soit
possible de l'apprendre, ni par la théorie ni par l'expérience pratique, et par
là-même d'apprendre la technique du pilotage. Quand pareilles choses se
produisent sur des navires, ne crois-tu pas que le vrai pilote sera traité de
37 37
rêveur perdu dans les nuages , [489a] de bavard, de propre à rien, par ces
mêmes marins qui ont affrété de la sorte leurs navires ?
– En effet, dit Adimante.
– Je ne pense pas, repris-je, qu'il soit nécessaire d'examiner ce tableau en
détail pour comprendre qu'il représente la situation des cités dans leurs
rapports avec les vrais philosophes et pour saisir ce que je dis.
– Ah, je crois bien ! dit-il.
– Eh bien, maintenant, cet homme qui s'étonne que les philosophes ne
soient pas honorés dans les cités, instruis-le de cette comparaison et tâche
de le persuader qu'il serait beaucoup plus surprenant qu'ils y soient
honorés ! [489b]
– Oui, je l'instruirai, dit-il.
– Montre-lui aussi que tu dis vrai en affirmant que les plus sages parmi
ceux qui sont engagés en philosophie sont inutiles à la foule. Cette inutilité,
convainc le plutôt d'en rendre responsables ceux qui n'emploient pas les
38 38
philosophes, et non les sages eux-mêmes. Car il n'est pas naturel que le
pilote prie les matelots de se soumettre à son commandement, ni que les
sages aillent aux portes des riches ; il s'est trompé, le bel esprit qui a dit
cela. La vérité est que c'est au malade, [489c] riche ou pauvre, d'aller
frapper à la porte des médecins, et en général à celui qui a besoin d'être
dirigé d'aller à la porte de celui qui est capable de diriger. Et non pas au
commandant de prier ses subordonnés de se laisser commander, si vraiment
son commandement est requis. Mais tu ne te tromperas pas en comparant
nos dirigeants politiques à ces matelots dont nous venons de parler, et ceux
que ces matelots traitent d'inutiles et de rêveurs perdus dans les nuages à
ceux qui sont de véritables pilotes.
– C'est très juste, dit-il.
– Et maintenant, à partir de ces considérations et en tenant compte de ce
que nous avons établi, il n'est pas facile que la meilleure occupation 39 39 soit
respectée par ceux qui s'affairent à des choses tout à fait contraires. [489d]
40 40
Mais les attaques les plus intenses et les plus violentes qui se portent
contre la philosophie sont le fait de ceux qui se disent occupés des mêmes
objets, ceux-là mêmes qui, selon ce que tu affirmes, font dire au détracteur
de la philosophie que la majorité de ceux qui s'y consacrent sont des êtres
pervers et que les plus sages sont inutiles ; et, sur ce point, nous nous
sommes mis d'accord, n'est-ce pas ?
– Oui.
– Nous avons donc expliqué la raison de l'inutilité des sages ?
– Assurément.
– Veux-tu ensuite que nous examinions pourquoi la majorité d'entre eux
sont nécessairement pervers et que nous essayions de montrer, dans la
mesure du possible, que la cause n'en est pas la philosophie elle-même ?
[489e]
– Certainement.
– Reprenons notre entretien, en ayant bien en mémoire notre point de
départ, quand nous examinions le naturel qu'il faut développer si l'on doit
devenir un homme de valeur 41 41. [490a] Ce qui doit diriger cet homme-là,
tu t'en souviens, c'est d'abord la vérité, que le philosophe doit prendre pour
guide et poursuivre entièrement et en toute chose ; car un imposteur ne
participera jamais à une philosophie véritable.
– C'est bien ce que nous avons dit.
– Eh bien, sur ce point, ne nous trouvons-nous pas en complète
opposition avec ce qu'on pense généralement du philosophe ?
– Je pense bien ! dit-il.
– Or donc, ne produirions-nous pas une justification raisonnable en disant
que celui qui est animé du véritable amour du savoir est naturellement
42 42
disposé à lutter pour atteindre l'être , [490b] et que sans s'attarder sur
chacun des nombreux objets particuliers qui n'existent qu'en apparence, il
va de l'avant, il ne faiblit pas, et son amour n'a de cesse qu'il n'ait saisi l'être
de chaque nature 43 43 en elle-même, par cette partie de son âme qui est apte
à entrer en contact avec cette réalité – et cette aptitude de l'âme lui vient de
44 44
sa parenté avec cette réalité –; et que, s'étant approché de cette réalité,
45 45
s'étant réellement uni à l'être , ayant engendré intellect et vérité, il
connaît, il vit, et il se nourrit véritablement. Et ainsi cessent pour lui les
douleurs de l'enfantement, et non avant, n'est-ce pas ?
– Ce serait la justification la plus raisonnable, en effet, dit-il.
– Mais quoi ? Cet homme aura-t-il tendance à aimer le mensonge, ou au
contraire à le haïr absolument ? [490c]
– Il le haïra, dit-il.
– Or, quand la vérité dirige, on ne saurait dire, je pense, qu'elle traîne
derrière elle le chœur des maux.
– Comment le dirait-on, en effet ?
– Mais on dirait plutôt qu'elle entraîne à sa suite la pureté et la justice des
mœurs, qu'accompagne la modération.
– C'est juste, dit-il.
– Mais à quoi sert-il de se contraindre à ranger en ordre, en reprenant
depuis le début, ce qui constitue le chœur 46 46 du naturel philosophe ? Tu te
souviens sans doute que le courage, la grandeur d'âme, la facilité à
apprendre, la mémoire semblaient représenter des éléments appropriés de
cet ensemble. Sur quoi tu m'as fait l'objection que chacun se trouvera
contraint de s'accorder avec nos positions, [490d] mais que si on met de
côté nos discussions, pour considérer en eux-mêmes les philosophes dont
nous discourons, chacun pourrait affirmer qu'on voit bien que certains
parmi eux sont inutiles, et la plupart des autres totalement dépravés. En
examinant la cause de cette accusation, nous en sommes venus à la question
suivante : pourquoi sont-ils pour la plupart dépravés ? Et voilà pourquoi
nous avons repris la question de la véritable nature des philosophes 47 47 et
avons dû en proposer une définition. [490e]
– C'est bien cela, dit-il.
– Il faut maintenant, repris-je, examiner les corruptions de ce naturel,
comment il se gâte chez plusieurs, et combien peu échappent à la
corruption ; il se trouve que ceux qui y échappent ne sont pas tant ceux
qu'on traite de pervers que ceux qu'on traite d'inutiles. [491a] Ensuite, nous
examinerons aussi les naturels qui imitent ce naturel philosophe et qui en
usurpent l'occupation, et nous verrons quelle est la nature de ces âmes qui,
parvenues à une occupation supérieure et dont elles sont elles-mêmes
indignes, ont par la multitude de leurs fausses notes attaché à la
philosophie, partout et dans tous les esprits, la réputation dont tu fais état.
– De quelles corruptions parles-tu ?
– Je vais tenter, dis-je, dans la mesure de mes moyens, de les examiner
avec toi. Voici en premier lieu, je pense, un point sur lequel nous aurons
l'accord de chacun : pareil naturel, doué de toutes ces qualités que nous
avons mises en ordre à l'instant en vue de la formation d'un philosophe
accompli, germe rarement chez les êtres humains. [491b] On n'en trouve
pas beaucoup, ne crois-tu pas ?
– Je le crois volontiers.
– Or, considère le nombre de causes 48 48 – et de causes pernicieuses – qui
affectent ce petit nombre.
– Lesquelles ?
– Ce qu'il y a de plus étonnant à entendre là-dessus, c'est que chacune des
49 49
qualités que nous avons louées dans ce naturel arrive à perdre l'âme qui
le détient et l'arrache à la philosophie ; je veux dire le courage, la
modération, et l'ensemble des qualités que nous avons exposées.
– C'est déconcertant, dit-il, d'entendre parler de la sorte. [491c]
– Mais, repris-je, il y a plus : tout ce qu'on considère comme des biens, la
beauté, la richesse, la force physique, la puissance des alliances politiques
et tous les avantages de ce genre, tout cela corrompt l'âme et l'arrache à la
philosophie. Tu as là le type de corruptions dont je veux parler.
– Je vois, dit-il, mais je souhaiterais que tu m'en donnes une explication
plus précise.
– Considère bien, dis-je, la question dans son ensemble, et la chose
s'éclairera pour toi. Ce que nous venons d'en dire ne te paraîtra plus du tout
déconcertant !
– Comment souhaites-tu que je m'y prenne ? dit-il. [491d]
– Nous savons, repris-je, que toute semence 50 50 et tout être en croissance,
végétal ou animal, s'ils ne trouvent pas la nourriture qui leur convient ni la
saison ou l'emplacement favorable, souffrent à proportion de leur vigueur
du manque d'une quantité plus grande des choses qui leur sont nécessaires.
Car le mauvais est en quelque sorte davantage le contraire de ce qui est bon
qu'il n'est le contraire de ce qui n'est pas bon.
– Comment en serait-il autrement ?
– Il y a donc quelque raison de penser que le meilleur naturel, placé dans
un milieu de croissance qui lui est hostile, deviendra pire qu'un naturel
médiocre.
– On peut le penser. [491e]
– Adimante, repris-je, affirmons-nous donc également que les âmes
douées des meilleurs naturels, si elles subissent une mauvaise éducation,
deviendront particulièrement mauvaises ? Ou alors crois-tu que les grandes
injustices et la perversité pure soient le fait d'une âme médiocre, et non pas
d'une nature vigoureuse gâtée par les conditions de son milieu de
croissance ? Crois-tu qu'un naturel faible soit jamais susceptible d'être cause
de grands biens ou de grands maux ?
– Non, je ne crois pas, dit-il, je suis de ton avis. [492a]
– Par conséquent, si le naturel philosophe, tel que nous l'avons défini, a la
chance de recevoir l'instruction qui lui convient, il s'ensuit nécessairement,
à mon avis, que son développement le mènera à la vertu tout entière ; si, au
contraire, ce naturel est semé et pour croître s'enracine dans un milieu qui
ne lui convient pas, son développement le conduira à toutes les formes
opposées de ces vertus, à moins qu'un des dieux n'intervienne
opportunément pour le protéger ! Et toi, penses-tu comme tout le monde
que certains jeunes sont actuellement corrompus par les sophistes, et que
51 51
certains sophistes font ce travail de corruption à titre de simples
particuliers, ce qui est déjà digne de mention ? Ne crois-tu pas plutôt que
ceux qui répandent ces propos sont eux-mêmes les plus grands sophistes,
[492b] eux qui sont passés maîtres dans l'art d'éduquer et de former selon
leur bon plaisir jeunes et vieux, hommes et femmes ?
– Et quand donc le font-ils ? dit-il.
– Lorsqu'ils se pressent nombreux, répondis-je, pour siéger dans les
52 52
assemblées politiques, dans les tribunaux, dans les théâtres, dans les
camps militaires, et à tout autre rassemblement ou regroupement de la
population, et qu'ils blâment ou qu'ils louent ce qui se dit ou ce qui se fait,
tout cela dans un grand vacarme où ils dépassent les bornes, dans un sens
comme dans l'autre, en hurlant et en applaudissant, tandis que les rochers
avoisinant le lieu où ils se trouvent leur renvoient [492c] l'écho redoublé du
tumulte de leurs huées et de leurs éloges. En pareille circonstance, quel
jeune homme crois-tu capable, comme on dit, de contenir son cœur ? Quelle
éducation particulière résisterait sans être emportée dans ce cataclysme de
blâmes et de louanges, dérivant au gré du courant qui l'entraîne ? N'en
viendra-t-il pas à juger à leur manière de ce qui est beau et de ce qui est
vil ? N'épousera-t-il pas les mêmes préoccupations que ces gens-là ? Ne
deviendra-t-il pas comme eux ? [492d]
– Il y sera nécessairement poussé, Socrate, dit-il.
– Et nous n'avons pas encore abordé la nécessité la plus contraignante,
repris-je.
– Laquelle ? dit-il.
– La nécessité que ces éducateurs-là, ces sophistes, mettent en avant dans
leur action, quand ils échouent à persuader par la parole. Ne sais-tu pas
qu'ils châtient par la dégradation civique, par la confiscation des biens et par
la mort celui qu'ils ne parviennent pas à convaincre ?
– Bien sûr que je le sais, dit-il.
– Quel autre sophiste, crois-tu, quelles leçons privées pourraient tenter
d'aller à contre-courant et prévaloir ? [492e]
– Selon moi, aucune, dit-il.
– Aucune en effet, repris-je, et ce serait même une bêtise considérable
que d'essayer ! Car pour ce qui est d'atteindre la vertu, un caractère ne se
53 53
modifie pas – aucun ne s'est modifié ni ne se modifiera jamais – s'il est
éduqué selon l'éducation transmise par ces gens-là ; entendons bien,
camarade, un caractère humain. Pour le caractère divin, il faut, selon la
maxime, faire cas de l'exception qu'il représente pour notre argument, car tu
dois savoir que tout ce qui, dans l'organisation actuelle des régimes
politiques, [493a] est sauvé et devient ce qu'il doit devenir, tu peux
l'affirmer sans te tromper, tout cela doit son salut à la faveur divine.
– Mon opinion là-dessus, dit-il, n'est pas différente de la tienne.
– Et voici, repris-je, un point encore où tu seras de mon avis.
– Lequel ?
54 54
– Tous ces particuliers qui se font payer, ceux que ces gens-là
justement appellent sophistes et qu'ils regardent comme des rivaux dans les
domaines des arts, n'enseignent pas d'autres doctrines que celles-là mêmes
qu'adopte la population lorsqu'elle se réunit en assemblée. Et c'est à cela
qu'ils donnent le nom de sagesse. Ils ressemblent en cela à quelqu'un qui,
dans le but de nourrir un animal grand et fort, s'instruirait d'abord de ses
instincts et de ses appétits, [493b] de la manière de l'approcher et de le
toucher ; des moments où il est de contact difficile et où il est plus doux et
des raisons qui le rendent ainsi ; des sons de voix qui, dans telle
circonstance, le font pousser tel ou tel cri et des sons qui l'adoucissent ou
l'irritent. Après avoir appris tout cela, après avoir partagé l'existence de
l'animal et consacré beaucoup de temps à l'observer, notre homme donne le
nom de sagesse à son expérience, il la systématise pour en faire un art et se
met à l'enseigner sans connaître véritablement, dans ces doctrines comme
dans ces comportements instinctifs, ce qui est beau ou laid, bien ou mal,
juste ou injuste. [493c] Il utilise tous ces termes selon les opinions du gros
animal, il appelle bonnes les choses qui lui font plaisir, mauvaises celles qui
l'irritent, incapable par ailleurs de donner quelque fondement de raison à
tous ces jugements. Il va jusqu'à appeler justes et belles des choses qui sont
nécessaires, n'ayant jamais pris en considération la différence fondamentale
qui sépare la nature de ce qui est bon et celle de ce qui est nécessaire, pas
plus qu'il n'est en mesure de la faire voir à quelqu'un d'autre. Au nom de
Zeus, pareil énergumène ne te semblerait-il pas un éducateur bien étrange ?
– Je pense bien ! dit-il.
– Eh bien, vois-tu quelque différence entre cet homme et celui qui
conçoit la sagesse [493d] comme une connaissance de l'instinct et des
plaisirs d'une multitude hétéroclite réunie en assemblée, qui se met à juger
de peinture, de musique ou même de politique ? Quelqu'un adresse-t-il la
parole 55 55 à cette assemblée pour lui présenter un poème ou quelque autre
œuvre d'art, ou encore un projet de service public, et rend-il la foule
souveraine sur ces questions, allant jusqu'à dépasser les limites du
nécessaire, eh bien la nécessité qu'on appelle nécessité de Diomède 56 56 le
forcera à produire les œuvres que cette foule approuve. Que ces œuvres
soient véritablement bonnes et belles, as-tu jamais entendu quelqu'un en
rendre compte de manière qui ne soit pas ridicule ? [493e]
– Non, dit-il, et je ne pense pas jamais en entendre.
– Maintenant que tu as compris tout cela, je te rappelle le point suivant.
Est-il possible que la multitude reconnaisse et finisse par admettre que c'est
le beau en soi, et non la multiplicité des choses belles, qui existe, [494a] et
que c'est chaque chose en soi qui existe, et non la multiplicité des choses
particulières ?
– Pas le moins du monde, dit-il.
– Il est donc impossible 57 57, dis-je, que la multitude soit philosophe.
– C'est impossible.
– C'est donc une nécessité que ceux qui se consacrent à la philosophie
fassent l'objet de critiques de la part du peuple.
– C'est une nécessité.
– Et aussi de la part de ces particuliers qui s'associent à la foule et n'ont
qu'un désir, celui de lui plaire ?
– C'est clair.
– À partir de là, quelle issue entrevois-tu pour le salut du naturel
philosophe, si on veut qu'il demeure constant dans son occupation et
atteigne son but ? Représente-toi la chose en tenant compte de ce que nous
venons de dire. [494b] Nous avons convenu que la facilité à apprendre, la
mémoire, le courage et la grandeur d'âme appartiennent à ce naturel.
– Oui.
– Eh bien, celui qui se trouve ainsi doué ne sera-t-il pas le premier parmi
tous ses camarades d'enfance, surtout si le développement de son corps
s'harmonise naturellement avec son âme ?
– Cela ne fait aucun doute, dit-il.
– Dès lors, quand il sera devenu adulte, ses parents et ses concitoyens
voudront, je pense, l'employer pour leurs propres affaires.
– Comment ne le feraient-ils pas ? [494c]
– Ils s'inclineront donc devant lui, ils lui présenteront leurs requêtes et
leurs hommages, s'appropriant d'avance en le flattant le pouvoir qui lui est
destiné.
– C'est en tout cas, dit-il, souvent de cette manière que les choses se
passent.
– Que penses-tu donc, dis-je, qu'un homme pareil 58 58 puisse faire au
milieu de gens de cette sorte, surtout si le hasard l'a fait naître dans une
grande cité et si de surcroît il est riche et noble, beau de visage et bien
constitué ? Ne penses-tu pas qu'il se gonflera d'un espoir extraordinaire,
allant jusqu'à s'imaginer qu'il pourra devenir capable de gouverner autant
les Grecs que les Barbares ? [494d] Et dans la foulée, ne s'élèvera-t-il pas
59 59
lui-même jusqu'au sommet, rempli de façon insensée de prétention et de
vaine arrogance ?
– Assurément, dit-il.
– Et si, alors qu'il se trouve dans ces dispositions, quelqu'un s'approche
doucement 60 60 de lui et lui dit la vérité, que l'esprit lui fait défaut alors qu'il
en aurait besoin, que l'esprit ne s'acquiert point, à moins de tendre toutes ses
énergies à l'acquérir, penses-tu qu'au sein de tant de médiocrité il prêtera
l'oreille avec grâce à ces paroles ?
– Il s'en faut de beaucoup, dit-il.
– Si néanmoins, repris-je, son heureux naturel et sa parenté
d'esprit 61 61[494e] avec de tels discours le rendent capable d'y être sensible
de quelque manière et, faisant volte-face, de se laisser convertir à la
philosophie, que pensons-nous que fassent alors ceux qui croient qu'ils
perdront ses services et sa solidarité ? N'est-ce pas toute espèce de
manœuvre et de discours qu'ils déploieront, aussi bien auprès de lui afin de
le dissuader qu'auprès de celui qui cherche à le convaincre, pour lui en ôter
le moyen, et cela autant par des machinations dans sa vie privée que par des
actions intentées publiquement 62 62 contre lui ? [495a]
– C'est inévitable, dit-il.
– Eh bien, est-il encore pensable qu'un tel homme se voue à la
philosophie ?
– Ce n'est guère possible.
– Tu vois donc, repris-je, que nous n'avions pas tort de dire que les
éléments constitutifs 63 63 du naturel philosophe, lorsqu'ils se développent
dans un milieu de formation défavorable, sont cause d'une forme de
détournement de son occupation, autant que ces prétendus biens, les
richesses et tout avantage du même genre.
– Non, dit-il, on a plutôt eu raison de parler de la sorte.
– Voilà donc, merveilleux ami, repris-je, l'étendue et les caractéristiques
[495b] de la destruction et de la corruption qui affectent le meilleur des
naturels dans sa quête de l'occupation la plus élevée, ce naturel rare entre
64 64
tous, comme nous l'avons dit . Et c'est au sein d'un tel groupe d'hommes
que surgissent ceux qui sont les artisans des pires maux pour les cités
comme pour les particuliers, et aussi ceux qui sont les artisans des plus
grands biens, quand ils se trouvent entraînés dans cette direction. Mais une
nature médiocre n'accomplit jamais rien de grand à l'égard de qui que ce
soit, individu ou cité.
– C'est très vrai, dit-il.
– Or, ceux-là qui se détournent ainsi d'une occupation qui leur convient
suprêmement [495c] et qui abandonnent la philosophie à son isolement et à
son célibat 65 65, ils vivent une vie qui ne convient pas à leur nature et n'est
pas authentique. La philosophie de son côté, telle une orpheline sans
parents, d'autres personnes indignes l'envahissent, la profanent et la
couvrent d'insultes, de ces insultes auxquelles ont recours ceux qui, tu nous
l'as rapporté, font profession de l'injurier, en accusant ceux qui participent à
son entreprise ou bien de ne servir à rien, ou encore, comme c'est le cas du
plus grand nombre, d'être dignes de tous les maux.
– Ce sont bien les propos habituels, dit-il.
– Et ils sont assez vraisemblables, repris-je. En effet, d'autres hommes de
moindre stature 66 66, voyant que la place est inoccupée, [495d] mais remplie
de beaux noms et riche de belles apparences, comme des prisonniers
67 67
échappés de leurs prisons et trouvant refuge dans des sanctuaires,
s'empressent à leur tour de quitter leur métier pour embrasser la
philosophie, et ce sont justement ceux que le hasard a rendus experts dans
leur petit métier. Car, en dépit du fait qu'elle soit traitée de la sorte, la
philosophie conserve précisément, par comparaison avec les autres
professions, un prestige plus imposant, auquel aspirent en grand nombre des
personnes dépourvues de dons naturels, elles dont la constitution physique a
été affaiblie par leur art et leur métier [495e] et dont l'âme a été mutilée et
flétrie par des travaux abrutissants 68 68. N'est-ce pas inévitable ?
– En effet, dit-il.
– Te semblent-ils différents, repris-je, d'un forgeron chauve et trapu qui,
après avoir gagné quelque argent, à peine libéré de ses entraves et décrassé
au bain public, se procure un habit neuf et, paré comme un jeune marié,
entreprend d'épouser la fille de son maître pour fuir sa solitude et sa
pauvreté ? [496a]
– Il n'y a aucune différence, dit-il.
– Quels rejetons pourraient vraisemblablement naître de tels parents, si ce
n'est des êtres bâtards et chétifs ?
– Fatalement.
– Eh quoi ? Si ceux qui sont indignes de culture 69 69 s'approchent de la
philosophie et, en dépit de leur indignité, s'associent à ses activités, quelles
pensées et quelles opinions sont-ils à notre avis susceptibles d'engendrer ?
Des sophismes, n'est-ce pas, pour les appeler du nom qui leur convient
véritablement ? Rien qui soit légitime, rien qui relève d'une pensée
véritable 70 70.
– C'est tout à fait juste, dit-il.
– Il reste donc, Adimante, repris-je, [496b] un tout petit nombre de
personnes qui sont en toute dignité susceptibles de s'associer à la
philosophie. Il peut s'agir de quelque noble caractère 71 71, formé par une
éducation de qualité et que l'exil contraint à demeurer loin de son pays ;
protégé d'éventuels corrupteurs, il demeure naturellement fidèle à la
philosophie. Ce peut être encore quelque grande âme élevée dans une petite
cité et qui se détourne des affaires politiques pour lesquelles elle n'a plus de
respect. Ou encore, pour faire court, quelqu'un qui, à bon droit, n'éprouve
plus de respect pour quelque autre métier et qui, doué d'un bon naturel,
passe à la philosophie. Peut-être le frein qui retient encore notre compagnon
72 72
Théagès est-il susceptible d'en retenir quelques autres ; [496c] car tous
les autres facteurs ont été mis en œuvre pour tenir Théagès à l'écart de la
philosophie, alors même que la préoccupation de ses malaises physiques l'y
retient, le gardant éloigné des affaires politiques. Mon cas personnel – le
signe démonique 73 73 – ne mérite pas qu'on en parle ; parmi ceux qui m'ont
précédé, il ne s'est produit que rarement, et peut-être même chez personne.
Or, ceux qui font partie de ce petit nombre, ceux qui ont goûté la douceur et
la félicité d'un tel trésor, ils ont pleinement pris conscience de la folie de la
multitude et ils ont vu que personne, pour ainsi dire, ne mène d'action
politique saine, et [496d] qu'il n'est point de compagnon de bataille avec
qui, en marchant, on puisse porter secours à la justice et assurer son salut.
74 74
Ils ont vu, au contraire, que comme un homme tombé parmi les fauves,
refusant de s'associer à leurs iniquités, mais impuissant à résister seul à la
horde en furie, <le philosophe 75 75 > va périr sans avoir aucunement rendu
service à sa cité et à ses amis, stérile pour lui-même comme pour les autres.
Pénétré de ces réflexions sur tout cela, celui-ci demeure tranquille et il ne
s'occupe que de ses affaires personnelles, comme un voyageur surpris par la
tempête et qui s'abrite derrière un mur pour se protéger des tourbillons de
poussière et des rafales de pluie. Voyant de même les autres entièrement
imprégnés d'iniquité, il s'estime heureux [496e] s'il peut lui-même vivre sa
vie d'ici-bas pur d'injustice et d'actions impies et achever sa séparation de
cette vie avec une belle espérance 76 76, dans la sérénité et la paix de l'âme.
[497a]
– Oui, certes, dit-il, il quitterait cette vie non sans avoir accompli des
choses, et non les moindres !
– Il n'aurait pas non plus, repris-je, accompli les plus grandes, n'ayant pas
eu la chance de bénéficier du régime politique favorable, car dans un
régime convenable, il n'en deviendra lui-même que plus grand, et en même
temps que son salut personnel il assurera celui des affaires de la
communauté. Il me semble maintenant que nous avons suffisamment
discuté des causes de l'attaque à l'endroit de la philosophie et de son
caractère injuste, à moins que tu ne veuilles ajouter quelque chose ?
– Non, je ne vois rien à ajouter sur ce point, dit-il. Mais parmi les
constitutions politiques actuelles, laquelle convient le mieux à la
philosophie selon toi ? [497b]
– Il n'y en a pas une seule, répondis-je, mais je déplore justement
77 77
qu'aucune organisation parmi les constitutions politiques actuelles ne
soit digne du naturel philosophe. Pour cette raison, ce naturel perd sa
direction et s'altère. Comme une graine exotique semée en sol étranger perd
ses propriétés en cherchant à s'adapter au terrain indigène qui la domine,
ainsi en est-il de cette espèce même qui ne parvient pas à conserver dans la
situation actuelle sa force propre, mais qui dégénère en un caractère
différent. Mais si elle rencontre la constitution politique parfaite, [497c]
d'une perfection égale à la sienne, alors elle montrera qu'elle est quelque
chose de véritablement divin, tout le reste – les autres natures et les autres
occupations – n'étant que chose humaine. Évidemment, tu vas me demander
maintenant quelle est cette constitution politique !
– Tu te trompes, dit-il, ce n'est pas cela que j'allais te demander, mais
bien si c'est la constitution politique que nous avons déterminée en fondant
notre cité, ou une autre.
– Celle-là même, repris-je, à tous égards, hormis le point suivant que
nous avons discuté auparavant, à savoir qu'il devrait toujours y avoir au
78 78
cœur de la cité quelque fonction dépositaire de la raison de la
constitution politique, [497d] pareille à cette raison dont tu disposais, toi le
nomothète, quand tu instituais les lois.
– Nous en avons discuté, en effet, dit-il.
– Mais, repris-je, c'est un point qui n'a pas été suffisamment éclairci, par
crainte des objections 79 79 que vous, vous souleviez afin de mettre en relief
l'ampleur et la difficulté de l'exposé. En outre, ce qui reste n'est absolument
pas ce qu'il y a de plus facile à exposer dans le détail.
– De quoi s'agit-il ?
– De quelle manière une cité qui entreprend de réaliser la philosophie ne
se gâtera pas. Car tous les grands projets comportent des risques, et il est
vrai, comme on dit, que les belles choses sont difficiles 80 80. [497e]
– Mais que cela ne t'empêche pas, dit-il, de mener l'exposé à son terme en
clarifiant ce point.
– Si je n'y réussis pas, ce ne sera pas faute de le désirer, repris-je, mais
parce que je ne le pourrai pas. Puisque tu es là, tu pourras au moins
témoigner de ma détermination. Considère encore une fois ma résolution et
l'audace que je mets à proposer que l'engagement d'une cité dans cette
occupation doit être le contraire de ce qui se passe actuellement.
– Comment ?
– À présent, repris-je, ceux qui s'engagent dans cette occupation sont des
jeunes gens, à peine sortis de l'enfance ; dans l'intervalle qui les sépare du
moment où ils fonderont un foyer qu'ils devront gérer et feront des affaires,
81 81
[498a] ils s'approchent de sa partie la plus difficile , et ensuite ils s'en
éloignent, eux qui se formaient en vue de devenir des philosophes
accomplis, précisément au regard de cette partie la plus difficile dont je
parle, celle qui concerne les arguments. Dans le reste de leur vie, s'ils sont
invités à rencontrer ceux qui se consacrent à cette occupation et s'ils sont
désireux de devenir leurs auditeurs, ils considèrent qu'il s'agit certes de
grandes choses, mais qu'il faut les pratiquer comme on pratique une activité
secondaire. Lorsque arrive enfin l'âge de la vieillesse, mis à part quelques-
uns, ils sont plus éteints que le soleil d'Héraclite 82 82, dans la mesure où ils
ne s'y attachent plus avec aucune ardeur. [498b]
– Comment faudrait-il s'y prendre, dit-il ?
– Il faudrait que cela soit tout le contraire. Quand ils sont des enfants et
des jeunes gens, il faudrait qu'ils s'engagent dans une formation et dans une
philosophie qui soient propres à la jeunesse ; il faudrait aussi qu'ils aient
grand soin de leur corps, alors qu'ils grandissent et deviennent des hommes,
s'assurant de la sorte un soutien pour la philosophie 83 83. À mesure qu'ils
avancent en âge vers ce moment où l'âme commence d'atteindre sa maturité,
il faut les astreindre aux exercices qui sont propres à celle-ci. Enfin, lorsque
la force vient à manquer et qu'ils sont exclus des activités politiques et
militaires, [498c] qu'on les laisse vaquer en liberté 84 84 et sans rien faire
d'autre <que de la philosophie>, si ce n'est comme activité secondaire, eux
qui désirent mener une existence heureuse et qui, alors qu'ils s'apprêtent à
mourir, couronnent la vie qu'ils ont vécue par le destin qui est à leur mesure
là-bas.
– Tu me sembles, cher Socrate, dire la vérité avec un enthousiasme
sincère, dit-il. Je présume cependant que la majorité de ceux qui nous
écoutent montreront encore plus d'enthousiasme à émettre des objections et
qu'ils ne seront aucunement convaincus, à commencer par
85 85
Thrasymaque .
– Ne cherche pas à nous brouiller, Thrasymaque et moi, dis-je, [498d]
juste au moment où nous sommes devenus des amis, encore que nous
n'étions pas vraiment des ennemis auparavant. Nous n'épargnerons aucun
effort avant de les avoir persuadés, lui et les autres, ou encore jusqu'à ce que
nous leur procurions du soutien en vue de cette vie-là, alors que, venus à
une nouvelle existence 86 86, ils seront confrontés à des arguments comme
ceux-ci.
– C'est d'un court laps de temps dont tu parles, dit-il.
– Ce moment n'est rien, dis-je, si on le compare à la totalité du temps. Ce
n'est pourtant pas une surprise si le grand nombre n'est pas convaincu par
les arguments que nous formulons, car ils n'ont jamais vu se réaliser ce dont
nous parlons maintenant. Ils ont plutôt vu [498e] des propos de ce genre 87 87
délibérément mis en rapport de similitude les uns avec les autres, mais sans
s'enchaîner spontanément comme à présent. Mais s'agissant d'un homme qui
se trouve, dans les limites du possible, parfaitement conformé et identifié à
la vertu, aussi bien dans l'action que dans le discours, [499a] un homme qui
gouverne dans une autre cité du même type, jamais ils n'en ont vu, ni un ni
plusieurs, n'est-ce pas ton avis ?
– Non, jamais.
– Encore moins n'ont-ils prêté suffisamment l'oreille, mon bienheureux, à
des propos beaux et libres, du genre de ceux qui s'appliquent à la recherche
du vrai de toutes les manières possibles dans le but d'atteindre la
connaissance, et qui saluent de loin les subtilités et les arguties qui n'ont nul
autre but que la réputation et la dispute, devant les tribunaux comme dans
les rencontres privées.
– Ils ne l'ont pas fait, dit-il.
– C'est pour ces motifs, dis-je, et parce que nous l'avions pressenti alors,
[499b] que nous avons affirmé, non sans une certaine frayeur et contraints
par la vérité, qu'aucune cité, aucune constitution politique, et de la même
manière aucun homme, ne deviendra jamais parfait avant qu'une certaine
nécessité ne vienne, par l'effet de la chance, confier à ces quelques
philosophes 88 88, eux qui sont peu nombreux, qui ne sont pas corrompus,
eux qu'on traite aujourd'hui d'inutiles, qu'ils le veuillent ou non, la charge
d'une cité, et contraindre la cité de leur obéir, [499c] ou avant qu'un
authentique amour pour la philosophie véritable, émanant d'une inspiration
divine, ne s'empare des fils de ceux qui sont au pouvoir ou qui règnent dans
les royaumes, ou encore de ces gouvernants eux-mêmes. Que l'une de ces
situations se produise, ou même les deux, j'affirme ne disposer quant à moi
d'aucun argument pour le déclarer impossible. Si tel était le cas, on se
moquerait avec raison de nous, puisque nous ne ferions que répéter des
propos qui ressemblent à des prières 89 89. N'est-ce pas le cas ?
– Il en est bien ainsi.
– Si donc, dans le temps infini qui s'est écoulé, il s'est présenté quelque
nécessité pour ceux qui étaient éminents en philosophie de prendre la
charge d'une cité, ou s'il existe même maintenant pareille nécessité dans
quelque région barbare, en un lieu qui soit vraiment éloigné de notre regard,
[499d] ou encore si cela doit se produire dans l'avenir, en ce cas nous
sommes prêts à combattre pour cet argument en vertu duquel la constitution
politique que nous avons discutée existe et existera quand la Muse 90 90 elle-
même deviendra souveraine de la cité. Il n'est pas impossible, en effet, que
cela se produise, pas plus que nous ne discourons de choses impossibles.
Que ces choses-là soient difficiles, nous le reconnaissons par ailleurs.
– À moi aussi, dit-il, les choses semblent ainsi.
– Dirais-tu, repris-je, qu'aux yeux du grand nombre ce n'est pas le cas ?
– Peut-être, dit-il.
– Mon bienheureux, dis-je, n'accuse pas si sévèrement le grand nombre.
[499e] Ils seront sûrement d'un autre avis si, au lieu de trouver plaisir à leur
chercher querelle, tu les reprends doucement et si tu dissipes leur
agressivité à l'égard du désir de connaissance en leur montrant ceux que tu
nommes philosophes et en distinguant, [500a] comme on vient de le faire,
leur véritable nature et leur occupation, afin qu'ils ne croient pas que tu
parles de ceux qu'eux-mêmes pensent être les philosophes. Et s'ils
parviennent 91 91 à les considérer de cette façon, tu reconnaîtras sûrement
qu'ils se forment une opinion différente et qu'ils répondent différemment. À
moins que tu ne supposes que quelqu'un d'un caractère paisible se fâche
contre celui qui n'est pas irritable, ou encore que quelqu'un d'un caractère
généreux ne devienne hargneux envers celui qui n'est pas envieux ? Je te
dirai, en te devançant, que je crois qu'un naturel si difficile existe sûrement
chez quelques-uns, mais qu'on ne le trouve pas dans la multitude.
– Je partage franchement ton avis, dit-il. [500b]
– Et ne t'accordes-tu pas avec moi sur le point suivant : les responsables
de la disposition mauvaise de la multitude envers la philosophie sont ceux
qui, se trouvant hors d'elle, ne lui appartiennent pas, eux qui ont fait
irruption bruyamment, abusant sans cesse les uns des autres, et trouvant
92 92
plaisir à la querelle en fabriquant sans arrêt des arguments qu'ils dirigent
contre les personnes, ce qui est tout à fait indigne de la philosophie ?
– Tout à fait, dit-il.
– Celui-là, en effet, mon cher Adimante, qui garde l'esprit réellement
tourné vers les êtres qui sont 93 93 n'a pas vraiment le loisir d'abaisser le
regard vers les affaires des hommes, [500c] ni de se remplir d'envie et de
malveillance en combattant contre eux. Bien au contraire, en regardant et en
contemplant ces êtres bien ordonnés et éternellement disposés selon cet
ordre, ces êtres qui ne commettent pas davantage l'injustice qu'ils ne la
subissent les uns des autres et qui subsistent dans cette harmonie ordonnée
selon la raison, <les philosophes> les imitent et cherchent le plus possible à
leur ressembler. À moins que tu ne croies qu'il y ait moyen pour quelqu'un
qui vit en présence de ce qu'il admire, d'éviter de l'imiter ?
– C'est impossible, dit-il.
– C'est ainsi que le philosophe, qui vit en présence de ce qui est divin et
harmonieux, devient lui-même divin et harmonieux, autant qu'il est possible
à un être humain de l'être. [500d] Mais la calomnie ne s'en répand pas
moins chez plusieurs.
– C'est tout à fait le cas.
– Si donc, repris-je, il se trouve contraint de mettre en pratique, en les
ramenant au niveau des mœurs humaines, les choses qu'il a vues là-bas, et
de prendre position à la fois en public et en privé, au lieu de se concentrer
sur sa propre formation, crois-tu qu'il deviendra un médiocre artisan de la
modération, et de la justice, et de toute vertu qui concerne le peuple 94 94 ?
– Pas le moins du monde, dit-il.
– Mais si pour la plupart les gens prennent conscience que nous disons la
vérité au sujet du philosophe, [500e] demeureront-ils hostiles aux
philosophes et se méfieront-ils de nous quand nous affirmons qu'une cité ne
connaîtra jamais autrement le bonheur si l'esquisse n'en a été tracée par ces
artistes peintres qui travaillent selon le modèle divin ?
– Ils ne seront pas hostiles, dit-il, à condition qu'ils en prennent
conscience. Mais de quelle sorte d'esquisse parles-tu ? [501a]
– Ils prendraient la cité et les caractères des êtres humains comme une
95 95
tablette à esquisser , dis-je, et en premier lieu, ils la nettoyeraient, ce qui
déjà n'est pas facile. Mais tu vois dès lors qu'ils seraient, ce faisant, très
différents des autres, du simple fait de refuser de s'engager à rédiger des lois
pour une cité – ou pour un particulier – avant de l'avoir reçue propre, ou
d'avoir opéré ce nettoyage eux-mêmes.
– Et ils auraient raison, dit-il.
– Cela fait, ne crois-tu pas qu'ils esquisseront le plan de la constitution
politique ?
– Sans doute. [501b]
– Ensuite, je pense qu'en complétant leur travail, ils regarderont souvent
des deux côtés, d'abord vers ce qui est juste par nature 96 96 comme vers ce
qui est beau et modéré, et vers tout ce qui est du même genre, et puis
ensuite en direction de ce qu'ils voudraient incorporer chez les êtres
humains. De cette façon, en mélangeant et en broyant les diverses
occupations, ils produiraient la représentation humaine 97 97, en se fondant
sur cela même qu'Homère a appelé forme divine et représentation divine,
lorsqu'elle s'est produite dans l'humanité.
– Bien, dit-il.
– Et je pense que tantôt ils effaceront certains traits, tantôt ils les
dessineront à nouveau, [501c] jusqu'à ce qu'ils aient rendu les caractères
humains le plus possible agréables au dieu 98 98.
– Ainsi, le dessin en deviendrait tout à fait sublime, dit-il.
– Sommes-nous donc, dis-je, en train de persuader de quelque façon ces
gens qui, selon tes dires, se disposaient à nous attaquer, que le peintre des
constitutions, c'est celui que nous venons de leur vanter ? C'est à cause de
lui que ces gens étaient malveillants, parce que nous lui avions confié les
cités. En entendant cela, se trouvent-ils maintenant dans des dispositions
plus conciliantes ?
– Et de beaucoup, dit-il, s'ils savent se maîtriser. [501d]
– Comment, en effet, pourront-ils encore contester ? Serait-ce en
99 99
affirmant que les philosophes ne sont pas amoureux de ce qui est et de
la vérité ?
– Ce serait certes absurde, dit-il.
– Serait-ce en disant que leur naturel, ce naturel 100 100 que nous venons de
décrire, est apparenté à ce qui est le meilleur ?
– Non, cela non plus.
– Quoi alors ? Diront-ils que ce naturel, quand il a la chance de tomber
sur les occupations qui lui conviennent, ne sera pas parfaitement bon et
philosophe, et même meilleur qu'aucun autre ? Ou alors dira-t-on que ce
sont eux qui le sont davantage, eux que nous avions nous-mêmes exclus ?
[501e]
– Sûrement pas.
– Seront-ils donc encore irrités quand nous dirons que tant que la classe
des philosophes 101 101 ne sera pas au pouvoir dans une cité, il n'y aura, ni
pour la cité ni pour les citoyens, aucun répit à leurs maux, et que la
constitution politique dont nous faisons le portrait 102 102 par nos paroles ne
trouvera pas sa réalisation dans les faits ?
– Peut-être le seront-ils moins, dit-il.
– Je t'en prie, dis-je, ne disons pas qu'ils sont simplement moins fâchés
[502a], mais qu'ils sont devenus tout à fait affables et qu'ils se sont laissé
convaincre, de telle sorte que, par honte si ce n'est pour un autre motif, ils
tombent d'accord avec nous ?
– Très bien alors, dit-il.
– Pour ceux-là, repris-je, admettons donc qu'ils sont convaincus sur cette
question. En ce qui concerne le point suivant, quelqu'un contestera-t-il qu'il
pourrait arriver que des enfants de rois ou encore de personnes qui sont au
pouvoir naissent doués de naturels philosophes ?
– Personne ne le contestera, dit-il.
– Et s'il arrivait qu'il en naisse qui soient tels, quelqu'un pourrait-il
soutenir que selon toute nécessité ils deviendraient corrompus ? Qu'il leur
soit difficile de s'en garder, nous sommes les premiers à le reconnaître,
[502b] mais que dans la totalité du temps, il n'y ait pas un seul d'entre eux
qui soit jamais sauvé, se trouvera-t-il quelqu'un pour le contester ?
– Comment le pourrait-on ?
– Mais assurément, repris-je, s'il en naît un seul 103 103 et qu'il gouverne
une cité qu'il a convaincue, alors il sera capable de mener à leur terme les
choses dont nous doutons pour l'instant.
– Oui, il sera capable, dit-il.
– Si un gouvernant en effet, dis-je, établit les lois et les occupations que
104 104
nous avons décrites, il n'est certes pas impossible que les citoyens
consentent à agir en conséquence.
– Non, pas du tout.
– Mais justement, ces opinions qui sont les nôtres, est-il surprenant ou
même impossible qu'elles soient les opinions des autres ?
– Non, moi je ne le pense pas, dit-il. [502c]
– Et justement, qu'il s'agisse des opinions les meilleures, si toutefois elles
sont réalisables, nous l'avons montré de manière satisfaisante, je pense, dans
ce qui a précédé.
– Oui, de manière satisfaisante.
– Nous en sommes donc maintenant au point où il semble que les
positions que nous avons tenues concernant la législation soient les
meilleures, dans la mesure où on peut les réaliser, mais qu'il est difficile de
les réaliser, encore que cela ne soit certes pas impossible.
– C'est bien la situation, dit-il.
– Par conséquent, puisque cet exposé est arrivé non sans difficulté à son
terme, il convient d'exposer ensuite ce qui reste, c'est-à-dire de quelle façon
et sur la base de quelles connaissances et [502d] de quelles occupations
seront introduits les sauveurs de la constitution politique, et à partir de quel
âge chacun d'entre eux s'appliquera à chaque activité et à chaque savoir ?
– Certes, dit-il, c'est ce qu'il convient d'exposer.
– Elle ne m'aura servi à rien, repris-je, cette astuce 105 105 d'avoir laissé de
côté dans notre discussion antérieure la difficile question de la possession
des femmes, et aussi celles de la procréation des enfants et de l'organisation
des gouvernants. Je l'ai fait sachant que ce qui constitue l'institution
absolument véritable est de nature à susciter de la convoitise et combien son
avènement est difficile. Car maintenant, la nécessité d'exposer ces questions
n'en est pas moins indispensable. [502e] Pour ce qui est des questions
relatives aux femmes et aux enfants, on en a terminé, mais en ce qui
concerne la question des gouvernants, il faut s'y pencher, en reprenant pour
106 106
ainsi dire à partir du commencement . Nous avons dit, tu t'en
souviendras, qu'ils doivent se montrer [503a] amis de la cité, mis à
l'épreuve dans les plaisirs et dans les peines, et qu'ils ne doivent pas se
montrer prompts à renier leur engagement dans les situations de grand
effort ou de souffrance, ni dans aucune forme d'adversité. Celui qui en est
incapable doit être rejeté, alors que celui qui en ressort entièrement purifié,
comme l'or passé à l'épreuve du feu, doit être institué gouvernant et on doit
lui offrir des privilèges et des présents, durant sa vie comme après sa mort.
Voilà les propos que nous tenions, alors que l'argument s'insinuait en
dissimulant son visage, [503b] de peur de déclencher ce à quoi nous avons
affaire maintenant.
– Tu dis tout à fait vrai, dit-il, je m'en souviens effectivement.
– J'hésitais en effet, mon ami, repris-je, à dire ce que nous venons
maintenant de risquer. Osons donc à présent affirmer que ceux qui doivent
107 107
être établis comme les gardiens les plus accomplis seront les
philosophes.
– Oui, que cela soit affirmé clairement, dit-il.
– Pense bien, dès lors, qu'ils seront probablement en petit nombre. Car ce
naturel que nous avons décrit comme devant être leur lot, ses éléments sont
rarement portés à croître en harmonie de façon à constituer un tout, mais la
plupart ont tendance au contraire à croître distinctement. [503c]
– Comment cela ? dit-il.
– Tu sais bien que ceux qui ont de la facilité à apprendre, une bonne
mémoire, l'esprit fin et perspicace, et tout ce qui s'associe à ces qualités, eux
qui sont juvéniles et doués d'un esprit de grand calibre, tu sais bien qu'ils
n'ont pas naturellement tendance à consentir tout à la fois de vivre en
harmonie, dans la tranquillité et la stabilité, mais qu'au contraire de tels
hommes se laissent emporter par leur vivacité d'esprit au hasard des
circonstances, et tout ce qu'il y a de stable en eux se désagrège.
– Tu as raison, dit-il.
108 108
– Par contraste, les caractères stables et qu'on ne modifie pas
aisément, [503d] à qui on aurait plus facilement affaire parce qu'ils sont
plus fiables, ceux justement qui à la guerre ne se laissent pas ébranler par
les craintes, se comportent de la même manière à l'égard des
connaissances : ils sont difficiles à ébranler et ont du mal à apprendre,
comme s'ils étaient engourdis, et ils ne sont plus que sommeil et bâillements
dès qu'il faut déployer quelque effort sur ce point.
– C'est bien le cas, dit-il.
109 109
– Mais nous, nous avons affirmé qu'il leur faut participer de l'une et
l'autre aptitude, de manière heureuse et louable, ou alors il ne convient pas
de leur offrir la formation la plus achevée, ni l'accès aux honneurs et au
gouvernement.
– C'est juste, dit-il.
– Ne crois-tu pas que cela sera rare ?
– Comment en serait-il autrement ? [503e]
– Il faut donc les mettre à l'épreuve dans ces situations de peine, de peur
et de plaisir dont nous avons parlé 110 110 tout à l'heure, et ce que justement
nous avions laissé de côté à ce moment, nous le dirons maintenant : il faut
qu'ils s'exercent dans plusieurs connaissances, de manière à observer si leur
naturel est à même de supporter les connaissances les plus élevées ou s'il se
découragera, [504a] comme ceux qui se découragent dans d'autres
111 111
entreprises .
– Il convient sûrement, dit-il, de chercher à l'observer de cette manière.
Mais de quelles connaissances très élevées parles-tu ?
– Tu te rappelles sans doute, repris-je, qu'après avoir distingué trois
espèces de l'âme, nous avons cherché à tirer les conclusions de cette
distinction en ce qui concerne la justice, la modération, le courage et la
sagesse, et cela pour chaque vertu considérée dans sa particularité.
– Si je ne m'en souvenais pas, répondit-il, je ne serais pas digne
d'entendre la suite.
– Tu te rappelles bien aussi ce que nous avons dit juste avant ?
– Quoi donc ? [504b]
– Nous avons affirmé 112 112 en quelque sorte que pour parvenir à
contempler ces vertus dans la perspective la meilleure, il fallait emprunter
113 113
un autre chemin, plus long ; à celui qui l'aurait parcouru, elles
apparaîtraient en pleine lumière, encore qu'il soit possible de compléter nos
raisonnements antérieurs par des démonstrations conséquentes. Et vous,
vous avez affirmé que cela suffirait, et c'est ainsi que je vous fis alors un
exposé qui manquait, il me semble, de la rigueur nécessaire. Mais peut-être
était-il satisfaisant, c'est à vous de le dire.
– Mais quant à moi, dit-il, ton exposé était satisfaisant et il me semble
que c'est aussi le cas pour les autres. [504c]
– Mais, mon ami, repris-je, quand il s'agit de sujets de ce genre, une
mesure qui s'écarte si peu 114 114 que ce soit de ce qui est ne peut s'avérer
satisfaisante ; car aucune mesure imparfaite ne saurait être la mesure de
quoi que ce soit. Cependant, il y a parfois des gens qui estiment que cela
déjà est suffisant et qu'il ne sert à rien de pousser la recherche plus avant.
– Ils sont encore plus nombreux, dit-il, ceux que leur indolence amène à
ce sentiment !
– Mais justement, repris-je, voilà un sentiment dont n'a aucunement
besoin le gardien de la cité et des lois.
– Apparemment, dit-il.
– Ce gardien, camarade, repris-je, il lui faut justement parcourir le
chemin plus long [504d] et, quand il s'instruit, il ne doit pas moins ménager
ses efforts que quand il s'exerce au gymnase. Autrement, comme nous le
115 115
disions tout à l'heure, il ne parviendra jamais au terme de ce savoir qui
est à la fois le plus haut et celui qui lui convient le plus.
– Alors, dit-il, les choses dont nous avons parlé ne sont pas les choses les
plus hautes, et il y a quelque chose de supérieur à la justice et à tout ce que
nous avons passé en revue ?
– Oui, quelque chose de supérieur, repris-je, et à l'égard de ces vertus
mêmes, il ne faut pas seulement en regarder l'esquisse, comme ce que que
nous faisons à présent, mais encore ne pas renoncer à en contempler le
tableau le plus achevé 116 116. Ne serait-il pas ridicule de tout mettre en œuvre
à propos d'autres choses de peu d'importance, [504e] en cherchant à
atteindre le plus de rigueur et le plus de clarté possible, et de ne pas juger
dignes de la plus grande rigueur les sujets les plus élevés ?
– Si, dit-il. Mais crois-tu, poursuivit-il, qu'on te laissera sans te demander
ce qu'est ce savoir suprême dont tu parles et quelle est, selon toi, sa nature ?
– Pas du tout, répondis-je, mais c'est à toi de m'interroger. Du reste, ce
n'est pas peu souvent que tu m'as entendu traiter de ce sujet, et maintenant,
ou bien tu n'as pas la chose à l'esprit, ou bien encore tu ne penses qu'à me
présenter de nouveaux embarras en me contredisant. [505a] Et c'est cela, je
crois, qui est plutôt le cas : tu m'as entendu exposer souvent qu'il n'existe
117 117
pas de savoir plus élévé que la forme du bien , et que c'est par cette
118 118
forme que les choses justes et les autres choses vertueuses deviennent
utiles et bénéfiques. Et tu ne doutes pas à présent que c'est là ce que je
m'apprête à dire, en ajoutant pour te répondre que nous ne connaissons pas
cette forme de manière satisfaisante. Or, si nous ne la connaissons pas,
dussions-nous connaître au suprême degré toutes les choses qui existent en
dehors d'elle, tu sais que cette connaissance ne nous servirait à rien, de
même que nous ne possédons rien sans la possession du bien. [505b] À
moins que tu ne croies qu'il y ait avantage à posséder quelque chose que ce
soit, qu'elle soit bonne ou non ? Ou encore à connaître toute chose 119 119 sans
connaître le bien, en se privant de la connaissance du beau et du bon ?
– Non, par Zeus, ce n'est pas mon avis, dit-il.
– Mais, par ailleurs, tu sais aussi que la plupart des gens croient que le
bien s'identifie au plaisir, et quant à l'élite des gens raffinés, elle croit qu'il
s'identifie à la connaissance.
– Comment en serait-il autrement ?
– Et tu sais aussi, mon ami, que ceux qui croient cela ne parviennent pas
à montrer ce qu'est cette connaissance, et qu'au bout du compte ils sont
amenés à dire que c'est la connaissance du bien.
– Et ma foi, dit-il, on pourrait en rire. [505c]
– Comment ne le ferait-on pas, en effet, repris-je, si nous faisant le
reproche de ne pas connaître le bien, ils nous en parlent ensuite comme si
nous le connaissions ? Ils affirment que la connaissance est la connaissance
du bien, comme si nous devions comprendre ce qu'ils disent dès qu'ils
prononcent le nom de bien.
– C'est tout à fait vrai, dit-il.
– Mais que penser de ceux qui définissent le bien par le plaisir 120 120 ?
Leur discours est-il moins plein d'erreurs que celui des autres ? Ne sont-ils
pas, eux aussi, contraints d'admettre qu'il y a des plaisirs mauvais ?
– Oui, absolument.
– Il leur faut donc, je crois, reconnaître que les mêmes choses peuvent
être à la fois bonnes et mauvaises, n'est-ce pas ? [505d]
– En effet.
– Il est donc clair qu'il y a autour de cette question des controverses
considérables et nombreuses ?
– Comment le nier ?
– Mais quoi ? N'est-il pas également évident que la plupart des gens vont
choisir ce qui semble juste et beau et que, même si cela n'est pas la réalité,
ils n'en désirent pas moins le pratiquer, le posséder et en montrer
l'apparence, alors que personne ne se contente de posséder des biens qui ne
sont qu'apparents, mais qu'on recherche au contraire des biens qui sont
réels, chacun méprisant l'apparence en ce domaine ?
– Cela est certain, dit-il.
121 121
– Or, ce bien que toute âme poursuit et qui constitue la fin de tout ce
[505e] qu'elle entreprend, ce bien dont elle pressent l'existence sans
pouvoir, dans sa perplexité, saisir pleinement ce qu'il peut être, ni s'appuyer
sur une croyance solide comme celle qu'elle entretient à l'égard d'autres
objets – ce qui par ailleurs la prive du bienfait qu'elle pourrait tirer de ces
objets –, ce bien si grand et si précieux, [506a] dirons-nous qu'il doit
demeurer dans l'obscurité pour ceux qui sont les meilleurs dans la cité,
ceux-là à qui nous confierons tout ?
– Certainement pas, dit-il.
– En tout cas, dis-je, je pense que les choses justes et les choses belles,
lorsqu'elles sont maintenues dans la méconnaissance de ce en quoi elles
sont aussi des choses bonnes, ne possèdent pas un gardien de grande valeur
si ce gardien doit ignorer ce bien qui les concerne. Je devine même que
personne ne connaîtra suffisamment le juste et le beau avant de connaître ce
bien.
– Tu devines juste, dit-il.
– Ainsi donc, notre constitution politique sera parfaitement ordonnée,
[506b] si c'est un tel gardien qui veille sur elle, un gardien qui possède cette
connaissance !
– Nécessairement, dit-il. Mais toi, Socrate, que penses-tu que soit le
bien ? Est-ce la science ? Est-ce le plaisir ou quelque chose d'autre ?
– Le voilà donc, le cher homme ! m'écriai-je. Je voyais bien – et cela était
clair depuis longtemps – que tu ne te contenterais pas de l'opinion des autres
sur ces questions !
– C'est, dit-il, qu'il ne me semble pas juste, Socrate, que tu te montres
capable d'exposer les doctrines des autres, et non les tiennes, compte tenu
de tout le temps que tu as passé à t'occuper de ces questions. [506c]
– Qu'est-ce à dire ? repris-je. Te paraît-il plus juste de parler des choses
qu'on ne connaît pas comme si on les connaissait ?
– Non, dit-il, pas comme si on les connaissait, mais en consentant à
exposer ses convictions personnelles.
– Que dis-tu là ? repris-je. N'as-tu pas remarqué à quel point sont viles
122 122
toutes les opinions qui sont dépourvues de science ? Les meilleures
d'entre elles sont aveugles : vois-tu quelque différence entre des aveugles
suivant correctement leur chemin et ceux qui possèdent une opinion vraie,
mais sans posséder l'intelligence ?
– Aucune, dit-il.
– Tiens-tu donc à contempler des choses viles, aveugles et difformes, si
tu peux entendre par ailleurs des choses claires et belles ? [506d]
– Au nom de Zeus, Socrate, s'écria alors Glaucon, ne t'arrête pas comme
si tu étais arrivé au but ! Nous serons satisfaits si tu exposes la nature du
bien de la même manière que tu as exposé la nature de la justice, de la
modération et des autres vertus.
– Et pour moi aussi, camarade, repris-je, ce serait un motif de plein
contentement ; mais je crains de n'en être pas capable et, si je devais en
prendre le risque, d'attirer sur moi la moquerie en raison de ma maladresse.
123 123
Mais, bienheureux amis, laissons de côté pour l'instant la question du
bien tel qu'il est en lui-même, [506e] car il me semble supérieur à ce que
notre effort présent peut espérer atteindre, en tout cas selon l'estimation que
j'en fais pour le moment ; je consens, par contre, à vous parler de ce qui me
paraît le rejeton du bien 124 124 et qui lui ressemble le plus, si cela vous
convient. Sinon, laissons cela de côté.
– Mais parle-nous-en, dit-il. Une autre fois, tu nous revaudras cela en
nous donnant l'histoire du père. [507a]
– Je voudrais bien, dis-je, qu'il soit en mon pouvoir de m'acquitter de
cette dette et que vous puissiez quant à vous la percevoir, au lieu de nous
contenter comme à présent des seuls intérêts. Recevez donc cet enfant, lui
125 125
qui est le produit du bien lui-même. Mais prenez garde que, sans le
vouloir, je ne vous induise en erreur de quelque façon, en vous remettant un
compte erroné du produit !
– Nous y prendrons garde, dit-il, dans la mesure du possible. Mais parle
seulement.
– Mettons-nous d'accord au préalable, dis-je, et rappelons-nous ce que je
126 126
vous ai dit auparavant , tout comme ce dont nous nous sommes déjà
entretenus plusieurs fois en d'autres circonstances. [507b]
– De quoi veux-tu parler ? dit-il.
– Il y a plusieurs choses belles, dis-je, et plusieurs choses bonnes, et nous
affirmons que chacune existe ainsi, et nous les distinguons par le langage.
– Nous l'affirmons, en effet.
– Nous affirmons aussi l'existence du beau en soi et du bien en soi, et de
même pour toutes ces choses que nous avons d'abord posées comme
127 127
multiples, nous les posons maintenant, renversant notre approche ,
selon la forme unique de chacune, comme une essence unique, et nous
appelons chacune “ce qui est”.
– C'est cela.
– Et nous disons ensuite que les choses multiples sont vues, mais qu'elles
128 128
ne sont pas pensées, alors que les formes sont pensées mais ne sont pas
vues.
– Absolument. [507c]
– Et maintenant, par quelle partie de nous-mêmes voyons-nous les choses
visibles ?
– Par la vue, dit-il.
– Et de même, repris-je, nous entendons par l'ouïe les choses audibles, et
par les autres sens nous percevons la totalité des choses sensibles.
– Sans doute.
– N'as-tu pas remarqué, repris-je, à quel point l'artisan de nos sens 129 129
130 130
s'est dépensé pour rendre possible la faculté de voir et d'être vu ?
– Non, pas vraiment, dit-il.
– Eh bien, considère la question de la manière suivante. N'y a-t-il pas
quelque chose d'un genre différent qui soit requis à l'ouïe et à la voix, l'une
pour entendre, l'autre pour être entendue, [507d] de telle sorte que si cette
troisième chose fait défaut, l'ouïe n'entend pas et la voix n'est pas
entendue ?
– Je ne vois rien de ce genre, dit-il.
– Et je crois, repris-je, que pour beaucoup d'autres sens, pour ne pas dire
131 131
tous, il n'est besoin de rien de ce genre . À moins que tu ne puisses
m'en citer un ?
– Non, je ne peux pas, dit-il.
– Mais en ce qui concerne la possibilité de voir et d'être vu, ne conçois-tu
pas qu'il faut quelque chose de ce genre ?
– Comment cela ?
– Admettons que la vue soit présente dans les yeux et que celui qui s'en
trouve doué entreprenne de s'en servir, admettons aussi la présence d'une
132 132
coloration dans les choses : [507e] à moins que n'intervienne un
troisième genre d'élément, propre par nature à cette fin, tu sais que la vue ne
verra rien et que les couleurs demeureront invisibles.
– De quel genre d'élément parles-tu donc ? dit-il.
– De ce que tu appelles la lumière, repris-je.
– Tu dis vrai, dit-il.
– Ainsi donc, ce n'est pas selon un type de rapport de peu
133 133
d'importance que le sens de la vue et la faculté de voir [508a] se
trouvent liés par un lien plus précieux que tous les liens qui unissent les
autres <sens et leurs objets>, à moins que tu ne tiennes la lumière pour
quelque chose de peu de valeur.
– Mais il s'en faut de beaucoup, dit-il, que ce soit une chose sans valeur.
– Quel est, selon toi, celui des dieux du ciel 134 134 qui détient le pouvoir de
causer ce lien, lui dont la lumière donne à la vue de voir magnifiquement, et
aux choses visibles d'être vues ?
– Celui-là même que tu désignerais, dit-il, comme tout le monde ; car
c'est le soleil manifestement que tu me demandes de nommer.
– Eh bien, la vue, par sa nature, n'entretient-elle pas avec ce dieu le
rapport suivant ?
– Comment cela ?
– La vue n'est pas le soleil, ni elle-même, ni l'organe dans lequel elle se
forme [508b] et que nous appelons l'œil.
– Non, en effet.
135 135
– Et pourtant, de tous les organes relatifs aux sens, je pense que l'œil
est celui qui ressemble le plus au soleil.
– De beaucoup.
– Et, en outre, la puissance qu'il possède, ne la tire-t-il pas du soleil,
comme une émanation 136 136 provenant de lui ?
– C'est absolument le cas.
– Et ainsi le soleil, qui n'est pas la vue mais qui en constitue par ailleurs
la cause, n'est-il pas vu par cette vue même ?
– Il en est ainsi, dit-il.
– Eh bien, sache-le, dis-je, c'est lui que j'affirme être le rejeton du bien,
lui que le bien a engendré à sa propre ressemblance, [508c] de telle façon
137 137
que ce qu'il est lui, [le bien], dans le lieu intelligible par rapport à
l'intellect et aux intelligibles, celui-ci, <le soleil>, l'est dans le lieu visible
par rapport à la vue et aux choses visibles.
– Comment cela ? demanda-t-il. Reprends ton exposé pour moi.
– Tu sais, repris-je, que les yeux, lorsqu'on les tourne vers ces objets
colorés que n'éclaire plus la lumière du jour, mais seulement quelque lueur
nocturne, perdent leur acuité et semblent devenir presque aveugles, comme
si la clarté de la vision les avait quittés ?
– Oui, bien sûr, dit-il.
– Et je pense bien que si les yeux se tournent vers des objets que le soleil
[508d] illumine, ils les voient nettement, et il semble bien que la vision soit
claire pour ces mêmes yeux.
– Sans doute.
– Conçois donc, maintenant, qu'il en est de même pour la vision de l'âme.
Lorsqu'elle se tourne vers ce que la vérité et l'être illuminent, alors elle le
138 138
pense, elle le connaît et elle semble posséder l'intellect . Lorsqu'elle se
tourne cependant vers ce qui est mêlé d'obscurité, sur ce qui devient et se
corrompt, alors elle a des opinions dans lesquelles elle s'embrouille en les
revirant en tous sens, et on dirait qu'elle est alors dépourvue d'intellect.
– C'est ce qui semble. [508e]
– Eh bien, ce qui confère la vérité aux objets connaissables et accorde à
celui qui connaît le pouvoir de connaître, tu peux déclarer que c'est la forme
du bien. Comme elle est la cause de la connaissance et de la vérité, tu peux
139 139
la concevoir comme objet de connaissance , et si tu reconnais à l'une et
à l'autre – la connaissance et la vérité – une certaine beauté, tu porteras un
jugement correct si tu estimes qu'il existe encore quelque chose de plus
beau [qu'elles]. La connaissance et la vérité, il est juste de penser qu'elles
sont, comme la lumière [509a] et la vue, semblables au soleil dans le monde
visible, mais il n'est pas correct de les identifier au soleil ; et de même, dans
le monde intelligible, il est juste de penser que la connaissance et la vérité
sont semblables au bien, alors qu'il serait incorrect d'identifier l'une ou
l'autre au bien : la nature du bien, en effet, doit être quelque chose d'encore
plus précieux !
– Tu parles, dit-il, d'une beauté extraordinaire, si le bien produit la
connaissance et la vérité et s'il les surpasse lui-même en beauté. Tu ne le
présentes assurément pas comme le plaisir.
– Prends garde à ce que tu dis, répondis-je, et porte attention plutôt à
cette image de lui. [509b]
– Comment ?
– Je pense que tu admettras que le soleil confère aux choses visibles non
seulement le pouvoir d'être vues, mais encore la genèse, la croissance et la
subsistance, encore que lui-même ne soit aucunement genèse.
– Comment le serait-il, en effet ?
– Eh bien maintenant, pour les objets de connaissance, ce n'est pas
seulement leur cognoscibilité que manifestement ils reçoivent du bien, mais
c'est leur être et aussi leur essence 140 140 qu'ils tiennent de lui, même si le
bien n'est pas l'essence, mais quelque chose qui est au-delà de l'essence,
dans une surabondance de majesté et de puissance. » [509c]
Et alors Glaucon, facétieux, s'exclama :
« Par Apollon, dit-il, quelle prodigieuse transcendance !
– C'est toi le responsable, repris-je, tu m'as forcé à exprimer mes opinions
à son sujet.
– Ne t'arrête pas là, dit-il, et si tu n'acceptes pas de poursuivre, complète
au moins ta comparaison avec le soleil.
– Sans doute, repris-je, me faut-il compléter passablement de choses.
– Dans ce cas, dit-il, n'en laisse pas la moindre de côté.
– Je pense, repris-je, que j'en laisserai de côté un grand nombre. Dans les
circonstances, cependant, et autant que possible, je n'en omettrai pas de
manière délibérée.
– Garde-toi de le faire, dit-il. [509d]
– Alors, repris-je, représente-toi bien, en suivant notre manière de nous
exprimer, qu'il existe deux souverains : l'un règne sur le genre intelligible et
sur le lieu intelligible, l'autre, de son côté, règne sur l'horatón, c'est-à-dire
141 141
sur le visible (je ne dis pas ouranós , le ciel, de peur de paraître vouloir
faire un jeu de mots sophistiqué). Tu vois bien de toute façon qu'il y a là
deux genres différents, le visible et l'intelligible ?
– Je le saisis bien.
– Sur ce, prends, par exemple, une ligne coupée 142 142 en deux segments
d'inégale longueur ; coupe de nouveau, suivant la même proportion que la
ligne, chacun des deux segments – celui du genre visible et celui du genre
intelligible – et tu obtiendras ainsi, eu égard à un rapport réciproque de
clarté et d'obscurité dans le monde visible, le second segment, celui des
images. [509e] J'entends par images d'abord [510a] les ombres, ensuite les
reflets qui se produisent sur l'eau ou encore sur les corps opaques, lisses et
brillants, et tous les phénomènes de ce genre. Tu comprends ce que je veux
dire ?
– Mais je comprends bien.
– Pose alors l'autre segment auquel celui-ci ressemble, les animaux qui
nous entourent, et tout ce qui est soumis à la croissance, aussi bien que
l'ensemble du genre de ce qui est fabriqué.
– Je le pose, dit-il.
– Accepterais-tu aussi de dire, repris-je, que la division a été effectuée
sous le rapport de la vérité et de la non-vérité, de telle sorte que
l'opinable 143 143 est au connaissable ce que l'objet ressemblant est à ce à quoi
il ressemble. [510b]
– Je l'admets absolument, dit-il.
– Examine aussi comment il faut couper la section de l'intelligible.
– De quelle façon ?
– Voici. Dans une partie de cette section, l'âme, traitant comme des
images les objets qui, dans la section précédente, étaient les objets
144 144
imités , se voit contrainte dans sa recherche de procéder à partir
d'hypothèses 145 145 ; elle ne chemine pas vers un principe, mais vers une
conclusion. Dans l'autre section toutefois, celle où elle s'achemine vers un
principe anhypothétique, l'âme procède à partir de l'hypothèse et sans
recourir à ces images, elle accomplit son parcours à l'aide des seules formes
prises en elles-mêmes.
– Je n'ai pas bien compris, dit-il, ce que tu viens d'exposer. [510c]
– Eh bien, reprenons, dis-je. Tu comprendras mieux après ce que je vais
dire maintenant. Tu sais bien, je pense, que ceux qui s'occupent de
146 146
géométrie , de calcul et d'autres choses du même genre font l'hypothèse
du pair et de l'impair, des figures et des trois espèces d'angles, et de toutes
sortes de choses apparentées selon la recherche de chacun, et qu'ils traitent
ces hypothèses comme des choses connues ; quand ils ont confectionné ces
hypothèses, ils estiment n'avoir à en rendre compte d'aucune façon, ni à
eux-mêmes ni aux autres, [510d] tant elles paraissent évidentes à chacun ;
mais ensuite, en procédant à partir de ces hypothèses, ils parcourent les
étapes qui restent et finissent par atteindre, par des démonstrations
progressives, le point vers lequel ils avaient tendu leur effort de recherche.
– Eh oui, dit-il, je sais parfaitement cela.
– Aussi bien dois-tu savoir qu'ils ont recours à des formes visibles et
qu'ils construisent des raisonnements à leur sujet, sans se représenter ces
figures particulières, mais les modèles auxquels elles ressemblent ; leurs
raisonnements portent sur le carré en soi et sur la diagonale en soi, mais non
pas sur cette diagonale dont ils font un tracé, et de même pour les autres
figures. [510e] Toutes ces figures, en effet, ils les modèlent et les tracent,
elles qui possèdent leurs ombres et leurs reflets sur l'eau, mais ils s'en
servent comme autant d'images dans leur recherche [511a] pour contempler
ces êtres en soi qu'il est impossible de contempler autrement que par la
pensée.
– Tu dis vrai.
– Eh bien, voilà présenté ce genre que j'appelais l'intelligible : dans sa
recherche de ce genre, l'âme est contrainte d'avoir recours à des
hypothèses ; elle ne se dirige pas vers le principe, parce qu'elle n'a pas la
force de s'élever au-dessus des hypothèses, mais elle utilise comme des
images ces objets qui sont eux-mêmes autant de modèles pour les copies de
la section inférieure, et ces objets, par rapport à leurs imitations, sont
considérés comme clairs et dignes d'estime. [511b]
– Je comprends, dit-il, tu veux parler de ce qui relève de la géométrie et
des disciplines connexes.
– Et maintenant, comprends-moi bien quand je parle de l'autre section de
l'intelligible, celle qu'atteint le raisonnement lui-même par la force du
dialogue ; il a recours à la construction d'hypothèses sans les considérer
comme des principes, mais pour ce qu'elles sont, des hypothèses, c'est-à-
dire des points d'appui et des tremplins pour s'élancer jusqu'à ce qui est
anhypothétique, jusqu'au principe du tout. Quand il l'atteint, il s'attache à
suivre les conséquences qui découlent de ce principe et il redescend ainsi
jusqu'à la conclusion, [511c] sans avoir recours d'aucune manière à quelque
chose de sensible, mais uniquement à ces formes en soi, qui existent par
elles-mêmes et pour elles-mêmes, et sa recherche s'achève sur ces formes.
– Je ne comprends pas parfaitement, dit-il, tu évoques une grande
entreprise, me semble-t-il ; tu veux montrer que la connaissance de l'être et
de l'intelligible, qu'on acquiert par la science du dialogue, la
147 147
dialectique , est plus claire que celle que nous tirons de ce qu'on
148 148
appelle les disciplines . Dans ces disciplines, les hypothèses servent de
principes, et ceux qui les contemplent sont contraints pour y parvenir de
recourir à la pensée, et non pas aux sens ; [511d] comme leur examen
cependant ne remonte pas vers le principe, mais se développe à partir
d'hypothèses, ceux-là ne te semblent pas posséder l'intelligence de ces
objets, encore que ces objets seraient intelligibles s'ils étaient contemplés
avec le principe. Tu appelles donc pensée, me semble-t-il, et non intellect,
l'exercice habituel des géomètres et des praticiens de disciplines connexes,
puisque la pensée est quelque chose d'intermédiaire entre l'opinion et
l'intellect.
– Mais tu me suis parfaitement, repris-je. Et maintenant, adjoins à nos
149 149
quatre sections les quatre états mentaux de l'âme : l'intellection, pour
la section supérieure, la pensée, [511e] pour la deuxième ; donne le nom de
croyance à la troisième, et à la dernière celui de représentation, et range-les
selon la proportion suivante : plus les objets de ces états mentaux
participent à la vérité, plus ils participent à l'évidence.
– Je comprends, dit-il, je suis d'accord et je dispose le tout comme tu
dis. »
Livre VII

[514a]
« Eh bien, après cela, dis-je, compare notre nature, considérée sous
l'angle de l'éducation et de l'absence d'éducation, à la situation suivante 1 1.
Représente-toi des hommes dans une sorte d'habitation souterraine en forme
de caverne. Cette habitation possède une entrée disposée en longueur,
remontant de bas en haut 2 2 tout le long de la caverne vers la lumière. Les
hommes sont dans cette grotte depuis l'enfance, les jambes et le cou ligotés
de telle sorte qu'ils restent sur place et ne peuvent regarder que ce qui se
trouve devant eux, [514b] incapables de tourner la tête à cause de leurs
liens. Représente-toi la lumière d'un feu qui brûle sur une hauteur loin
derrière eux et, entre le feu et les hommes enchaînés, un chemin sur la
hauteur, le long duquel tu peux voir l'élévation d'un petit mur, du genre de
ces cloisons qu'on trouve chez les montreurs de marionnettes 3 3 et qu'ils
érigent pour les séparer des gens. Par-dessus ces cloisons, ils montrent leurs
merveilles.
– Je vois, dit-il.
– Imagine aussi, le long de ce muret, des hommes qui portent [514c]
toutes sortes d'objets fabriqués qui dépassent le muret, des statues
d'hommes [515a] et d'autres animaux, façonnées en pierre, en bois et en
toute espèce de matériau. Parmi ces porteurs, c'est bien normal, certains
parlent, d'autres se taisent.
– Tu décris là, dit-il, une image étrange et de bien étranges prisonniers.
– Ils sont semblables à nous, dis-je. Pour commencer, crois-tu en effet
que de tels hommes auraient pu voir quoi que ce soit d'autre, d'eux-mêmes
et les uns des autres, si ce ne sont les ombres qui se projettent, sous l'effet
du feu, sur la paroi de la grotte en face d'eux ?
– Comment auraient-ils pu, dit-il, puisqu'ils ont été forcés leur vie durant
de garder la tête immobile ? [515b]
– Qu'en est-il des objets transportés ? N'est-ce pas la même chose ?
– Bien sûr que si.
– Alors, s'ils avaient la possibilité de discuter les uns avec les autres, n'es-
tu pas d'avis qu'ils considéreraient comme des êtres réels 4 4 les choses qu'ils
voient ?
– Si, nécessairement.
– Et que se passerait-il si la prison recevait aussi un écho provenant de la
paroi d'en face ? Chaque fois que l'un de ceux qui passent se mettrait à
parler, crois-tu qu'ils penseraient que celui qui parle est quelque chose
d'autre que l'ombre qui passe ?
– Par Zeus, non, dit-il, je ne le crois pas.
– Mais alors, dis-je, [515c] de tels hommes considéreraient que le vrai
n'est absolument rien d'autre que les ombres des objets fabriqués.
– De toute nécessité, dit-il.
– Examine dès lors, dis-je, la situation qui résulterait de la libération de
leurs liens et de la guérison de leur égarement, dans l'éventualité où, dans le
cours des choses 5 5, il leur arriverait ce qui suit. Chaque fois que l'un d'entre
eux serait détaché et contraint de se lever subitement 6 6, de retourner la tête,
de marcher et de regarder vers la lumière, à chacun de ces mouvements il
souffrirait, et l'éblouissement le rendrait incapable de distinguer ces choses
[515d] dont il voyait auparavant les ombres. Que crois-tu qu'il répondrait si
quelqu'un lui disait que tout à l'heure il ne voyait que des lubies 7 7, alors que
maintenant, dans une plus grande proximité de ce qui est réellement, et
tourné davantage vers ce qui est réellement, il voit plus correctement ?
Surtout si, en lui montrant chacune des choses qui passent, on le contraint
de répondre à la question : qu'est-ce que c'est ? Ne crois-tu pas qu'il serait
incapable de répondre et qu'il penserait que les choses qu'il voyait
auparavant étaient plus vraies que celles qu'on lui montre à présent ?
– Bien plus vraies, dit-il. [515e]
– Et de plus, si on le forçait à regarder en face la lumière elle-même,
n'aurait-il pas mal aux yeux et ne la fuirait-il pas en se retournant vers ces
choses qu'il est en mesure de distinguer ? Et ne considérerait-il pas que ces
choses-là sont réellement plus claires que celles qu'on lui montre ?
– C'est le cas, dit-il.
– Si par ailleurs, dis-je, on le tirait de là par la force, en le faisant
remonter la pente raide et si on ne le lâchait pas avant de l'avoir sorti dehors
à la lumière du soleil, n'en souffrirait-il pas [516a] et ne s'indignerait-il pas
d'être tiré de la sorte ? Et lorsqu'il arriverait à la lumière, les yeux éblouis
par l'éclat du jour, serait-il capable de voir ne fût-ce qu'une seule des choses
qu'à présent on lui dirait être vraies ?
– Non, il ne le serait pas, dit-il, en tout cas pas sur le coup.
– Je crois bien qu'il aurait besoin de s'habituer, s'il doit en venir à voir les
choses d'en-haut. Il distinguerait d'abord plus aisément les ombres, et après
88
cela, sur les eaux, les images des hommes et des autres êtres qui s'y
reflètent, et plus tard encore ces êtres eux-mêmes. À la suite de quoi, il
pourrait contempler plus facilement, de nuit, ce qui se trouve dans le ciel, et
le ciel lui-même, en dirigeant son regard vers la lumière [516b] des astres et
de la lune, qu'il ne contemplerait de jour le soleil et sa lumière.
– Comment faire autrement ?
– Alors, je pense que c'est seulement au terme de cela qu'il serait enfin
capable de discerner le soleil, non pas dans ses manifestations sur les eaux
ou dans un lieu qui lui est étranger, mais lui-même en lui-même, dans son
espace propre, et de le contempler tel qu'il est.
– Nécessairement, dit-il.
– Et après cela, dès lors, il en inférerait au sujet du soleil que c'est lui qui
produit les saisons et les années, et qui régit tout ce qui se trouve [516c]
dans le lieu visible, et qui est cause d'une certaine manière de tout ce qu'ils
voyaient là-bas.
– Il est clair, dit-il, qu'il en arriverait là ensuite.
– Mais alors quoi ? Ne crois-tu pas que, se remémorant sa première
habitation, et la sagesse de là-bas 9 9, et ceux qui étaient alors ses
compagnons de prison, il se réjouirait du changement, tandis qu'eux il les
plaindrait ?
– Si, certainement.
– Les honneurs et les louanges qu'ils étaient susceptibles de recevoir alors
les uns des autres, et les privilèges conférés à celui qui distinguait avec le
plus d'acuité les choses qui passaient et se rappelait le mieux celles qui
défilaient habituellement avant les autres, lesquelles après et lesquelles
ensemble, [516d] celui qui était le plus capable de deviner, à partir de cela,
ce qui allait venir, celui-là, es-tu d'avis qu'il désirerait posséder ces
privilèges et qu'il envierait ceux qui, chez ces hommes-là, reçoivent les
honneurs et auxquels on confie le pouvoir ? Ou bien crois-tu qu'il
10 10
éprouverait ce dont parle Homère , et qu'il préférerait de beaucoup,
étant aide-laboureur, être aux gages d'un autre homme, un sans terre,
11 11
« et subir tout au monde plutôt que de s'en remettre à l'opinion et de
vivre de cette manière ? [516e]
– C'est vrai, dit-il, je crois pour ma part qu'il accepterait de tout subir
plutôt que de vivre de cette manière-là.
– Alors, refléchis bien à ceci, dis-je. Si, à nouveau, un tel homme
descendait pour prendre place au même endroit, n'aurait-il pas les yeux
remplis d'obscurité, ayant quitté tout d'un coup le soleil ?
– Si, certainement, dit-il.
– Alors, s'il lui fallait de nouveau concourir avec ceux qui se trouvent
toujours prisonniers là-bas, en formulant des jugements pour
discriminer 12 12 les ombres de là-bas, dans cet instant où il se trouve alors
aveuglé, avant que [517a] ses yeux ne se soient remis et le temps requis
pour qu'il s'habitue étant loin d'être négligeable, ne serait-il pas l'objet de
moqueries et ne dirait-on pas de lui : “comme il a gravi le chemin qui mène
là-haut, il revient les yeux ruinés”, et encore : “cela ne vaut même pas la
peine d'essayer d'aller là-haut ?”. Quant à celui qui entreprendrait de les
détacher et de les conduire en haut, s'ils avaient le pouvoir de s'emparer de
13 13
lui de quelque façon et de le tuer, ne le tueraient-ils pas ?
– Si, absolument, dit-il.
– Eh bien, c'est cette image 14 14, dis-je, mon cher Glaucon, [517b] qu'il
faut rattacher tout entière à ce que nous disions auparavant : en assimilant
l'espace qui se révèle grâce à la vue à l'habitation dans la prison, et le feu
qui s'y trouve à la puissance du soleil, et en rapportant la remontée vers le
haut et la contemplation des choses d'en-haut à l'ascension de l'âme vers le
lieu intelligible, tu ne risques pas de te tromper sur l'objet de mon
espérance 15 15, puisque c'est sur ce sujet que tu désires m'entendre. Seul un
dieu sait peut-être si cette espérance coïncide avec le vrai. Voilà donc
comment m'apparaissent les choses qui se manifestent à moi : dans le
connaissable, ce qui se trouve au terme, [517c] c'est la forme du bien, et on
ne la voit qu'avec peine, mais une fois qu'on l'a vue, on doit en conclure que
c'est elle qui constitue en fait pour toutes choses la cause de tout ce qui est
droit et beau, elle qui dans le visible a engendré la lumière et le seigneur de
la lumière 16 16, elle qui dans l'intelligible, étant elle-même souveraine,
procure vérité et intellect ; et que c'est elle que doit voir celui qui désire agir
de manière sensée, soit dans sa vie privée, soit dans la vie publique.
– Je partage moi aussi ta pensée, dit-il, en tout cas autant que j'en suis
capable.
– Alors va, repris-je, partage aussi ma pensée sur ceci et ne t'étonne pas
17 17
que ceux qui sont allés là-bas ne consentent pas à s'adonner aux affaires
des hommes, mais que leurs âmes n'éprouvent toujours d'attirance que pour
ce qui est en-haut. Qu'il en soit ainsi n'est sans doute rien que de naturel,
[517d] si vraiment là aussi les choses se passent conformément à l'image
que nous venons d'esquisser.
– Tout à fait naturel, en effet, dit-il.
– Mais alors, trouves-tu là quelque raison de t'étonner si quelqu'un, qui
est passé des contemplations divines aux malheurs humains, se montre
malhabile et apparaît bien ridicule, lorsque encore ébloui et avant d'avoir pu
s'habituer suffisamment à l'obscurité ambiante, il se trouve forcé, devant les
tribunaux ou dans quelque autre lieu, de polémiquer au sujet des ombres de
ce qui est juste, ou encore des figurines 18 18 dont ce sont les ombres, et
d'entrer en compétition [517e] sur la question de savoir comment ces choses
peuvent être comprises par ceux qui n'ont jamais vu la justice elle-même ?
– Ce n'est d'aucune manière étonnant, dit-il. [518a]
– Mais justement, quelqu'un de réfléchi, dis-je, se souviendrait qu'il y a
deux sortes de troubles des yeux, et qu'ils se produisent suivant deux
causes : lorsque les yeux passent de la lumière à l'obscurité, et de l'obscurité
à la lumière. Prenant en considération que les mêmes transformations se
produisent pour l'âme, chaque fois qu'il verrait une âme troublée et rendue
impuissante à distinguer quelque chose, il ne rirait pas de manière stupide,
mais il examinerait si, venant d'une vie plus lumineuse, c'est par manque
d'habitude qu'elle se trouve dans l'obscurité, ou si, passant d'une ignorance
considérable à un état plus lumineux, elle a été frappée d'éblouissement par
l'éclat supérieur de la lumière. [518b] Pour lui, dès lors, la première serait
remplie de bonheur par cette expérience et par cette vie, tandis que l'autre
serait à plaindre, et dans le cas où il éprouverait le désir de se moquer de
cette dernière, son rire serait moins ridicule que s'il prenait pour cible l'âme
qui vient d'en haut, de la lumière.
– Ce que tu dis là, dit-il, est certainement très juste.
– Il faut donc, dis-je, si cela est vrai, que nous en venions à la position
suivante sur ces questions : l'éducation n'est pas telle que la présentent
certains de ceux qui s'en font les hérauts 19 19. Ils affirment, n'est-ce pas, que
la connaissance n'est pas dans l'âme [518c] et qu'eux l'y introduisent,
comme s'ils introduisaient la vision dans des yeux aveugles.
– Oui, c'est ce qu'ils affirment, dit-il.
– Mais notre discussion de maintenant, dis-je, montre précisément que
cette puissance réside dans l'âme 20 20 de chacun, ainsi que l'instrument grâce
auquel chacun peut apprendre : comme si un œil se trouvait incapable de se
détourner de l'obscurité pour se diriger vers la lumière autrement qu'en
retournant l'ensemble du corps, de la même manière c'est avec l'ensemble
de l'âme qu'il faut retourner cet instrument hors de ce qui est soumis au
devenir, jusqu'à ce qu'elle devienne capable de s'établir dans la
contemplation de ce qui est et de ce qui, dans ce qui est, est le plus
lumineux. Or cela, c'est ce que nous affirmons être le bien, [518d] n'est-ce
pas ?
– Oui.
– Il existerait dès lors, dis-je, un art pour cela, un art de ce
retournement 21 21, un art consacré à la manière dont cet instrument peut être
retourné le plus facilement et le plus efficacement possible, non pas l'art de
produire en lui la puissance de voir, puisqu'il la possède déjà sans être
toutefois correctement orienté, ni regarder là où il faudrait, mais l'art de
mettre en œuvre ce retournement.
– Oui, apparemment, dit-il.
– Dès lors, les autres vertus 22 22 qu'on appelle vertus de l'âme risquent
bien d'être assez proches de celles du corps, car en réalité elles n'y sont pas
d'abord présentes, elles sont produites plus tard [518e] par l'effet des
habitudes et des exercices. La vertu qui s'attache à la pensée appartient
23 23
toutefois apparemment plus que tout à quelque principe divin , quelque
chose qui ne perd jamais sa puissance, mais qui, en fonction du
retournement qu'il subit, devient utile et bénéfique, ou au contraire inutile et
nuisible. [519a] N'as-tu jamais réfléchi à propos de ceux qu'on dit
méchants, mais aussi habiles, à quel point leur âme médiocre possède une
vue perçante et distingue avec acuité ce vers quoi elle s'est orientée ? Cette
âme n'a pas la vue faible, mais elle est néanmoins contrainte de se mettre au
service de la méchanceté, de sorte que plus elle regarde avec acuité, plus
elle commet d'actions mauvaises.
– Oui, exactement, dit-il.
– Toutefois cette âme médiocre, dis-je, elle qui appartient à une telle
nature, si dès l'enfance on la taillait et qu'on coupait les liens qui
l'apparentent au devenir, [519b] comme des poids de plomb 24 24 qui se sont
ajoutés à sa nature sous l'effet de la gourmandise et des plaisirs et
convoitises de ce genre et qui tournent la vue de l'âme vers le bas ; si elle
s'en trouvait libérée et se retournait vers ce qui est vrai, cette même partie
des mêmes êtres humains verrait ce qui est vrai avec la plus grande acuité,
de la même manière qu'elle voit les choses vers lesquelles elle se trouve à
présent orientée.
– Apparemment, dit-il.
– Mais dis-moi, que dire de ceux qui sont dépourvus d'éducation et ne
possèdent aucune expérience de la vérité ? N'est-il pas probable – et je
dirais même fatal, tenant compte de ce qui a été dit auparavant – qu'ils ne
gèrent jamais une cité de manière satisfaisante, [519c] pas plus que ceux
qu'on laisse passer leur temps jusqu'à la fin de leur vie à s'éduquer ? Les
premiers, parce qu'ils n'ont pas dans la vie un but unique qu'ils doivent viser
pour faire tout ce qu'ils accomplissent dans leur vie privée ou publique ; les
autres, parce qu'ils n'accompliront rien de tel de leur plein gré, convaincus
25 25
qu'ils sont de s'être établis de leur vivant dans les îles des Bienheureux .
– C'est vrai, dit-il.
– C'est donc notre tâche, dis-je, à nous les fondateurs 26 26, que de
contraindre les naturels les meilleurs à se diriger vers l'étude que nous
avons déclarée la plus importante dans notre propos antérieur 27 27, c'est-à-
dire à voir le bien et à gravir le chemin de cette ascension, [519d] et, une
fois qu'ils auront accompli cette ascension et qu'ils auront vu de manière
satisfaisante, de ne pas tolérer à leur égard ce qui est toléré à présent.
– De quoi s'agit-il ?
– De demeurer, dis-je, dans ce lieu, et de ne pas consentir à redescendre
auprès de ces prisonniers et à prendre part aux peines et aux honneurs qui
sont les leurs, qu'il s'agisse de choses ordinaires ou de choses plus
importantes.
– Alors, dit-il, nous serons injustes à leur égard, et nous rendrons leur vie
pire, alors qu'elle pourrait être meilleure pour eux ? [519e]
– Une fois de plus, mon ami, dis-je, tu as oublié qu'il n'importe pas à la
loi qu'une classe particulière de la cité atteigne au bonheur de manière
distinctive, mais que la loi veut mettre en œuvre les choses de telle manière
que cela se produise dans la cité tout entière, en mettant les citoyens en
harmonie par la persuasion et la nécessité, [520a] et en faisant en sorte
qu'ils s'offrent les uns aux autres les services dont chacun est capable de
28 28
faire bénéficier la communauté . C'est la loi elle-même qui produit de
tels hommes dans la cité, non pas pour que chacun se tourne vers ce qu'il
souhaite, mais afin qu'elle-même mette ces hommes à son service pour
réaliser le lien politique 29 29 de la cité.
– C'est vrai, dit-il, j'avais oublié, en effet.
– Observe alors, Glaucon, dis-je, que nous ne serons pas injustes à
l'endroit de ceux qui chez nous deviennent philosophes, mais que nous leur
tiendrons un discours juste en les contraignant, en plus du reste, à se soucier
des autres et à les garder. Nous leur dirons en effet qu'il est normal que ceux
qui en viennent à occuper leur position dans les autres cités [520b] ne
participent pas aux tâches qu'on y assume. Ils s'y développent en effet de
par leur propre initiative, sans l'agrément de la constitution politique qui se
trouve dans chacune de ces cités, et il est juste que ce qui se développe par
soi-même, ne devant sa subsistance à personne, n'ait aucunement à cœur de
payer à quiconque le prix de son entretien. “Mais dans votre cas, leur
dirons-nous, c'est nous qui, pour vous-mêmes comme pour le reste de la
cité, comme cela se passe dans les essaims d'abeilles, vous avons engendrés
pour être des chefs et des rois, en vous donnant une éducation meilleure et
plus parfaite qu'aux autres, et en vous rendant plus aptes à participer à l'un
et l'autre modes de vie 30 30. [520c] Il vous faut donc redescendre, chacun à
son tour, vers l'habitation commune des autres et vous habituer à voir les
choses qui sont dans l'obscurité. Quand vous y serez habitués, en effet, vous
verrez dix mille fois mieux que ceux de là-bas, et vous saurez identifier
31 31
chacune des figures : ce qu'elles sont, de quoi elles sont les figures,
parce que vous aurez vu le vrai concernant les choses belles, justes et
bonnes. De cette manière, la cité sera administrée en état de vigilance par
vous et par nous, et non en rêve 32 32, comme à présent, alors que la plupart
sont administrées par des gens qui se combattent les uns les autres pour des
ombres et qui deviennent factieux afin de prendre le pouvoir, comme s'il y
avait là un bien de quelque importance. [520d] Car voici en quoi consiste le
vrai là-dessus : la cité au sein de laquelle s'apprêtent à gouverner ceux qui
sont le moins empressés à diriger, c'est celle-là qui est nécessairement
administrée de la meilleure façon et la plus exempte de dissension, tandis
que celle que dirigent ceux qui sont dans l'état contraire se trouve dans la
situation opposée.”
– Oui, exactement, dit-il.
– Crois-tu dès lors que ceux dont nous avons assuré la subsistance, quand
ils entendront ce discours, ne se laisseront pas persuader et qu'ils ne
consentiront pas à peiner comme les autres dans la cité, chacun à son tour,
tout en résidant la majeure partie de leur temps entre eux dans la région
pure 33 33 ? [520e]
– C'est impossible, dit-il, car nous prescrirons des règles justes à des
hommes justes. Par ailleurs, c'est avant tout comme vers un devoir que
chacun d'eux se portera vers le pouvoir, contrairement à ceux qui dirigent
maintenant dans chaque cité.
– Voilà bien la situation, mon camarade, dis-je. Si tu peux découvrir, pour
ceux qui s'apprêtent à diriger, [521a] une vie meilleure que le pouvoir, tu
peux alors faire advenir une cité bien administrée. C'est en effet dans cette
cité seulement que dirigeront ceux qui sont réellement riches : riches non
pas d'or, mais de cette richesse qui est nécessaire à l'homme heureux, c'est-
34 34
à-dire une vie bonne et remplie de sagesse . Mais si ce sont des
mendiants et des gens que leur vénalité porte vers des biens privés qui
s'emparent des affaires publiques, croyant qu'il se trouve là du bien qu'il
faut accaparer, alors ce ne sera pas possible. Si le pouvoir, en effet, devient
l'objet d'un affrontement, une guerre de ce genre, parce qu'elle est intérieure
et qu'elle fait s'affronter ceux qui sont apparentés, les détruit eux-mêmes
autant que le reste de la cité.
– C'est tout à fait vrai, dit-il. [521b]
– Or, repris-je, conçois-tu une autre vie susceptible de faire mépriser les
charges politiques, si ce n'est la vie de la philosophie véritable ?
– Non, par Zeus, dit-il.
– Mais par ailleurs, il faut que ce ne soient pas des amoureux du pouvoir
qui se portent vers lui, sinon, ceux qui en sont les amoureux rivaux se
combattront certainement.
– Comment faire autrement ?
– Alors qui d'autre contraindras-tu à se diriger vers la garde de la cité,
sinon ceux qui sont les plus sages quant aux meilleurs moyens d'administrer
une cité, eux qui sont titulaires d'autres honneurs que les honneurs
politiques, et qui mènent une vie meilleure que la vie politique ?
– Il n'y a personne d'autre, dit-il. [521c]
– Veux-tu alors que nous examinions maintenant de quelle manière de
tels hommes seront produits dans la cité, et comment on les conduira vers la
lumière, comme on dit que certains sont montés depuis l'Hadès 35 35 jusque
vers les dieux ?
– Comment ne le voudrais-je pas ? dit-il.
– Faire cela, il semble bien que ce ne soit pas comme le retournement
36 36
d'une coquille d'huître au jeu, mais bien la conversion d'une âme qui
laisse derrière elle un jour mêlé de nuit, pour aller vers un jour véritable,
puisqu'il s'agit d'une ascension vers ce qui est, ascension que nous affirmons
être la vraie philosophie.
– Très certainement.
– Par conséquent, il faut examiner quel enseignement 37 37 détient la
capacité de produire cela ?
– Comment faire autrement ? [521d]
– Quel serait alors, Glaucon, l'enseignement capable de tirer l'âme de ce
qui devient vers ce qui est ? Mais en disant cela, je pense au même moment
à la chose suivante : n'avons-nous pas affirmé que lorsqu'ils étaient jeunes,
38 38
ils devaient être des athlètes de la guerre ?
– Nous l'avons affirmé, en effet.
– Il faut donc que l'enseignement que nous cherchons procure quelque
chose qui s'ajoute à cette formation ?
– Quoi donc ?
– Qu'il ne soit pas inutile à des hommes de guerre.
– Il le faut sans doute, dit-il, si toutefois cela est possible.
– Or c'est d'une part par la gymnastique, n'est-ce pas, et d'autre part par
39 39
<la poésie> et la musique que nous les avons formés dans ce que nous
avons proposé auparavant ? [521e]
– Oui, grâce à elles, dit-il.
– Or la gymnastique, bien sûr, est entièrement concernée par ce qui
devient et ce qui se corrompt : c'est en effet à la croissance et au
dépérissement du corps qu'elle préside.
– Il semble bien.
– Ce ne serait donc pas là l'enseignement que nous cherchons. [522a]
– Non, en effet.
– Mais serait-ce alors la musique, telle que nous l'avons exposée
auparavant ?
– Mais celle-ci, dit-il, était justement le corrélat de la gymnastique, si tu
t'en souviens : elle éduquait les gardiens en leur donnant des habitudes,
contribuant à leur procurer un certain état harmonieux sur la base de
l'harmonie musicale, et non pas un savoir, et de même une disposition bien
rythmée sur la base du rythme musical. La musique procure de surcroît dans
ses paroles d'autres habitudes, qui sont parentes des habitudes précédentes,
autant dans les fictions des mythes que dans les discours qui se rapprochent
de la vérité, mais on ne trouve en elle aucun enseignement orienté [522b]
40 40
vers ce bien que, toi, tu recherches dans le moment.
– Avec quelle précision, dis-je, tu me remets cela en mémoire ! En effet,
elle ne comportait en réalité rien de tel. Mais, Glaucon, homme démonique,
qu'est-ce qui pourrait présenter une telle qualité ? Tous les autres arts 41 41, en
effet, nous ont semblé être quasiment des arts de tâcherons…
– Quoi d'autre ? Mais alors quel autre enseignement reste-t-il, si nous
mettons de côté la musique, la gymnastique et les arts ?
– Allons, dis-je, si nous ne pouvons en prendre aucun à l'extérieur de
ceux-ci, prenons-en un parmi ceux qui se rattachent à tous les autres.
– Lequel ? [522c]
– Par exemple, cet enseignement commun, auquel recourent de manière
complémentaire tous les arts, tous les raisonnements et toutes les sciences,
celui que tout le monde doit apprendre en premier.
– Lequel ? dit-il.
– Cet enseignement ordinaire, dis-je, qui consiste à reconnaître le un, le
deux et le trois. Je veux dire par là, pour faire vite, le nombre et le calcul.
Car dans leur cas, l'état des choses n'est-il pas que tout art ainsi que toute
science se voient forcés d'en devenir les partenaires ?
– Oui, certainement.
– Par conséquent, l'art de la guerre aussi ?
– De toute nécessité, dit-il. [522d]
– Certes, dis-je, dans les tragédies 42 42, c'est un stratège totalement
ridicule que Palamède nous montre chaque fois en Agamemnon. N'as-tu pas
remarqué que Palamède affirme qu'ayant découvert le nombre, c'est lui qui
devant Troie assigna à l'armée les positions pour la bataille, lui qui
dénombra les vaisseaux et tout le reste, comme si avant lui rien de cela
n'avait été dénombré et comme si, apparemment, Agamemnon n'avait
même pas su combien de pieds il avait, comme si vraiment il ne savait
même pas compter ? Dès lors, quel genre de stratège crois-tu qu'il ait pu
être ?
– Un stratège bien étrange, à mon avis, dit-il, si cela était vrai. [522e]
– Statuerons-nous alors, dis-je, en disant que c'est un enseignement des
plus nécessaires à l'homme de guerre que de pouvoir calculer et compter ?
– Le plus nécessaire de tous, dit-il, s'il veut comprendre quoi que ce soit
aux positions des troupes pour la bataille, ou même s'il veut seulement être
un être humain.
– Tu as donc, dis-je, de cet enseignement la même conception que moi ?
– Laquelle ? [523a]
– Il risque de constituer un de ces enseignements que nous cherchons, et
43 43
qui conduisent naturellement à l'intellection , mais dont personne ne fait
un usage correct, alors qu'il est tout à fait apte à tirer vers l'être.
– En quel sens, dit-il, dis-tu cela ?
– J'essaierai, dis-je, de clarifier au moins mon point de vue. Ce que je
choisis, selon mon jugement, comme susceptible de conduire ou non au but
que nous formulons, joins-toi à moi pour le considérer – qu'il s'agisse de
l'affirmer avec moi ou de le refuser – et, de cette façon, nous verrons plus
clairement si la chose est telle que je la devine.
– Fais voir, dit-il.
– Eh bien, si tu peux l'observer, dis-je, j'attire ton attention sur le fait que
dans les perceptions, [523b] certaines choses n'invitent pas l'intellection à
un examen supplémentaire, puisqu'elles sont jugées de manière satisfaisante
par la perception, tandis que d'autres l'incitent tout à fait à cet examen,
44 44
puisque la perception n'y fabrique rien de ferme .
– Visiblement, dit-il, tu veux parler des choses qui apparaissent de loin et
de celles qui sont dessinées comme la peinture en trompe l'œil.
– Pas du tout, dis-je, tu n'as pas trouvé ce dont je parle.
– Alors de quoi parles-tu ? dit-il.
– Les choses qui ne sollicitent pas l'intellection, dis-je, sont celles qui ne
suscitent pas simultanément une perception contraire ; celles qui suscitent
une perception contraire, je considère qu'elles sollicitent l'intellection,
[523c] puisque alors leur perception 45 45 ne manifeste pas plus la chose que
ce qui lui est opposé, qu'il s'agisse de choses qui se présentent de près ou de
46 46
loin. Ce que je dis là deviendra plus clair si je prends cet exemple :
disons que nous avons là trois doigts, le plus petit, le second et le moyen.
– Très bien, dit-il.
– Tiens bien compte du fait que j'en parle comme d'objets vus de près.
Examine dès lors avec moi ce qui suit à leur sujet.
– Quoi ?
– Chacun, n'est-ce pas, apparaît être de la même manière un doigt, et de
ce point de vue cela ne fait aucune différence [523d] qu'on le voie au milieu
ou à l'extrémité, qu'il soit blanc ou noir, qu'il soit gros ou mince, et ainsi
pour tout ce genre de qualités. Dans tous ces cas, en effet, l'âme de la
plupart des hommes n'est pas forcée d'interroger l'intellection sur ce que
peut bien être un doigt, car jamais la vue ne lui a signifié simultanément
qu'un doigt était le contraire d'un doigt.
– Non, en effet, dit-il.
– Par conséquent, dis-je, une perception de ce genre ne serait
vraisemblablement pas susceptible de solliciter [523e] ni d'éveiller
l'intellection.
– Non, vraisemblablement.
– Mais dis-moi, leur grandeur et leur petitesse, la vue les voit-elle de
manière satisfaisante ? Et est-ce que cela ne fait aucune différence pour elle
que l'un d'entre eux soit placé au milieu ou aux extrémités ? N'en va-t-il pas
de même pour le toucher, quand il s'agit de grosseur ou de minceur, de
mollesse ou de dureté ? Et les autres sensations ne manifestent-elles pas ces
qualités de manière insatisfaisante ? N'est-ce pas de la manière suivante que
chacune d'entre elles procède : d'abord, [524a] le sens de la perception qui
est assigné à ce qui est dur n'est-il pas nécessairement assigné aussi à ce qui
est mou, et il rapporte à l'âme 47 47 qu'il a la perception de quelque chose qui
est à la fois dur et mou ?
– Oui, c'est ainsi, dit-il.
– Par conséquent, dis-je, il est nécessaire que dans les cas de ce genre
l'âme soit perplexe et qu'elle se demande ce que peut bien signifier cette
sensation qui présente l'objet dur, si elle le présente également comme mou,
et qu'elle se demande aussi, pour la sensation du léger et du lourd, ce qu'est
le léger, et le lourd, et si la sensation signifie le lourd comme léger, et le
léger comme lourd ? [524b]
48 48
– En effet, dit-il, ces communications sont bien étranges pour l'âme et
elles réclament un examen.
– Dans de tels cas, dis-je, il est vraisemblable que l'âme essaiera en
premier lieu, en sollicitant le raisonnement et l'intellection 49 49, d'examiner
si chacune des qualités rapportées est unique, ou si elle est double.
– Par la force des choses.
– Par conséquent, s'il apparaît qu'il s'agit de deux choses, c'est que
chacune paraît à la fois différente et une ?
– Oui.
– Si donc chacune des deux est une, et que prises ensemble elles sont
deux, l'âme concevra ces deux-là 50 50 comme des choses séparées. [524c]
Car si elle ne les séparait pas, elle ne les concevrait pas comme deux, mais
comme une seule.
– C'est juste.
– Or, nous affirmons bien que la vue voit le grand et le petit non pas
comme quelque chose qui est séparé, mais comme quelque chose qui est
confondu, n'est-ce pas ?
– Oui.
– Mais pour produire cette clarification, l'intellection a été contrainte de
voir grand et petit non pas comme confondus, mais comme séparés,
contrairement à ce que faisait la vue.
– C'est vrai.
– Par conséquent, n'est-ce pas de là que nous vient d'abord l'idée de
demander ce que peut bien être le grand, et aussi le petit ?
– Oui, absolument.
– Et c'est ainsi que nous avons désigné d'une part l'intelligible, et d'autre
part le visible. [524d]
– C'est tout à fait exact, dit-il.
– C'est précisément cela que j'essayais de dire à l'instant, à savoir que
certaines choses sont propres à solliciter la pensée, et les autres non. Celles
qui viennent frapper la sensation en même temps que leurs contraires, je les
définis comme susceptibles de solliciter la pensée, alors que celles qui ne le
font pas sont impropres à éveiller l'intellection.
– Je comprends bien, maintenant, dit-il, et je suis du même avis que toi.
– Mais alors, le nombre et l'unité, de quel type te semblent-ils ?
– Je n'arrive pas à le concevoir, dit-il.
– Eh bien alors, représente-toi la chose, dit-il, à partir de ce que nous
avons dit auparavant. Si, en effet, l'unité peut être vue de manière suffisante,
telle qu'elle est en elle-même, ou être saisie par quelque autre sensation,
[524e] elle ne saurait être en mesure de nous tirer vers l'être, comme nous
l'avons dit au sujet du doigt. Si, par contre, on voit toujours simultanément
51 51
en elle une certaine contradiction , de sorte qu'elle ne semble pas plus
être une que le contraire, il faudrait alors certainement recourir à quelque
chose pour en juger, et l'âme serait nécessairement perplexe et forcée dans
ce cas de faire une recherche. Elle mettrait alors en elle-même la réflexion
en mouvement, et elle se demanderait nécessairement ce que peut bien être
l'unité en elle-même : [525a] ainsi l'étude relative à l'unité ferait partie de
ces études qui conduisent à la contemplation de ce qui est 52 52, et qui y
convertissent.
– Oui, certainement, dit-il, la vision relative à l'unité détient tout à fait
cette propriété : nous voyons en effet simultanément la même chose comme
une et comme une quantité infinie de choses.
– Par conséquent, s'il en est ainsi de l'unité, dis-je, la même situation se
produit pour tout autre nombre ?
– Forcément.
53 53
– Or, tout l'art du calcul et aussi toute l'arithmétique ont pour objet le
nombre ?
– Exactement. [525b]
– Ces arts paraissent dès lors capables de conduire à la vérité.
– Oui, en effet, de manière extraordinaire.
– Il semble donc bien qu'ils feraient partie des enseignements que nous
cherchons. Il est en effet nécessaire à un homme de guerre, pour ses
dispositions tactiques, de les apprendre ; quant au philosophe qui doit
s'attacher à l'être en se dégageant du devenir, il doit aussi les apprendre, ou
alors il ne deviendra jamais expert dans l'art du raisonnement 54 54.
– C'est cela, dit-il.
– Or notre gardien se trouve être à la fois homme de guerre et philosophe.
– Certes.
– Il serait dès lors approprié de faire de cet enseignement l'objet d'une
législation, Glaucon, et de convaincre ceux qui désirent prendre part aux
tâches les plus élevées de la cité [525c] de se porter vers l'art du calcul et de
s'y appliquer, non pas comme un exercice utile aux affaires privées, mais
dans le but d'atteindre la contemplation de la nature des nombres par
l'intellection elle-même. Non pas donc comme un exercice en vue de la
vente ou de l'achat, comme le font les marchands et les commerçants, mais
en ayant pour finalité la guerre 55 55 et, au bout du compte, cette conversion
naturelle de l'âme, qui se dégage du devenir et se tourne vers la vérité et
vers l'être.
– Tu l'exprimes magnifiquement, dit-il.
– Et certes, repris-je, je conçois bien, [525d] maintenant qu'on a discouru
sur l'enseignement du calcul, à quel point cet art est subtil et combien il
nous est utile à maints égards pour ce que nous désirons, si bien entendu on
s'en occupe dans un but de connaissance, et non à des fins mercantiles.
– De quelle manière ? dit-il.
– Dans le but que nous venons de dire, dis-je. Cet art conduit l'âme avec
une sorte de fermeté vers le haut, et il la force à dialoguer au sujet des
nombres eux-mêmes, en n'acceptant en aucun cas, si on dialogue avec elle,
de faire intervenir des nombres attachés à des corps visibles ou tangibles.
Tu connais bien ceux qui sont habiles dans ces questions : [525e] si on
entreprend par un argument de scinder l'unité elle-même, ils se mettent à en
rire et ne l'acceptent pas ; mais si toi tu en fais de la petite monnaie, eux la
multiplient en s'appliquant à ce qu'elle n'apparaisse jamais comme une
unité, mais comme des parties multiples.
– Tu dis tout à fait vrai, dit-il. [526a]
– Mais alors, Glaucon, à ton avis, si quelqu'un leur demandait : “Ô
hommes étonnants, de quels nombres discutez-vous ? Selon votre jugement,
l'unité dans ces nombres est telle que chaque unité est chaque fois égale à
toute autre et qu'elle ne présente pas la moindre différence, ne possédant en
elle-même aucune partie”, que crois-tu qu'ils répondraient ?
– D'après moi, ils répondraient qu'ils parlent de nombres qu'il faut se
contenter de concevoir, mais qu'il est impossible de s'approprier de quelque
autre façon.
– Vois-tu alors, mon ami, dis-je, que cet enseignement risque de nous être
réellement nécessaire, [526b] puisqu'il semble bien forcer l'âme à recourir à
56 56
l'intellection elle-même pour atteindre la vérité elle-même ?
– Et en effet, dit-il, c'est tout à fait ce qu'il réussit.
– Mais dis-moi, as-tu déjà porté attention au fait suivant ? Ceux qui sont
naturellement doués pour le calcul se montrent pour ainsi dire naturellement
plus vifs dans tous les autres enseignements, alors que ceux qui sont lents,
si on les forme et si on les exerce dans cet enseignement, à défaut d'autre
bénéfice, n'en progressent pas moins en devenant plus brillants qu'ils
n'étaient auparavant ?
– Oui, c'est le cas, dit-il.
[526c] – Et par ailleurs, à mon avis, tu ne trouverais pas facilement
plusieurs enseignements susceptibles d'exiger plus d'efforts de celui qui en
fait l'apprentissage et s'y exerce que cet enseignement-là.
– Non, en effet.
– Compte tenu de toutes ces raisons, il importe de ne pas négliger cet
enseignement et il faut que ceux qui sont doués des meilleurs naturels y
soient formés.
– J'abonde dans ton sens, dit-il.
– Voilà donc, dis-je, un premier enseignement adopté dans notre
programme. Examinons maintenant le deuxième, lequel se rapporte au
premier, pour voir s'il nous convient de quelque manière.
– Lequel ? demanda-t-il. Veux-tu dire la géométrie ?
– Cela même, dis-je. [526d]
– Tout ce qui en elle touche à la guerre, dit-il, il est clair que cela
convient. En effet, pour l'installation des campements et pour l'assaut des
places fortes, pour les opérations de rassemblement et de déploiement de
l'armée, et aussi pour toutes les manœuvres qui sont effectuées au cours des
expéditions, aussi bien dans les batailles que dans les déplacements, celui
qui serait géomètre se distinguerait nettement de celui qui ne le serait pas.
– Mais à coup sûr, dis-je, pour toutes ces opérations, une petite part de
géométrie et de calcul devrait suffire. Mais ce qu'il faut examiner, c'est
l'ensemble de la géométrie, dont la portée est plus considérable, de manière
à voir si elle peut de quelque manière tendre vers ce but supérieur : [526e]
parvenir à faire distinguer plus facilement la forme du bien. Or nous
affirmons que tout ce qui incline l'âme à se tourner vers ce lieu sublime
57 57
dans lequel réside l'être le plus heureux de ce qui est , ce qu'elle doit
elle-même absolument regarder, tout cela tend vers ce but.
– Tu as raison, dit-il.
– Par conséquent, si elle incline à contempler l'être, elle convient ; si c'est
le devenir, elle ne convient pas.
– C'est bien ce que nous affirmons. [527a]
– Or le point suivant, dis-je, même ceux qui ne possèdent qu'une
expertise réduite de la géométrie ne nous le disputeront pas : cette
connaissance est entièrement à l'opposé de ce qu'en disent ceux dont elle
constitue le domaine.
– Comment cela ? dit-il.
– Ils en traitent d'une manière bien ridicule et bien utilitaire. C'est en effet
comme des praticiens, soucieux d'abord de leur pratique, qu'ils fabriquent
toutes leurs propositions, en parlant de mettre au carré 58 58, ou alors
d'appliquer et d'additionner, et en formulant tous leurs énoncés de cette
manière, [527b] alors que tout cet enseignement, on ne s'y consacre qu'en
59 59
visant la connaissance .
– Oui, absolument, dit-il.
– Il faut, par conséquent, s'entendre sur un point supplémentaire.
– Lequel ?
– Qu'on étudie la géométrie en vue de la connaissance de ce qui est
toujours 60 60, et non de ce qui se produit à un moment donné puis se
corrompt.
– On tombera facilement d'accord là-dessus. La géométrie est en effet
connaissance de ce qui est toujours.
– Elle serait dès lors capable, noble ami, de tirer l'âme vers la vérité, et de
modeler la pensée philosophique en orientant vers ce qui est en haut ce qu'à
présent nous orientons à tort vers le bas.
– Autant que cela est possible, dit-il. [527c]
– Il faut par conséquent, autant que cela est possible, enjoindre à ceux qui
résident dans ta cité de beauté 61 61 de ne négliger d'aucune manière la
géométrie, sans compter que les bienfaits supplémentaires ont aussi leur
importance.
– Lesquels ? dit-il.
– Ceux-là mêmes dont tu as parlé, dis-je, les bienfaits relatifs à la guerre,
et nous savons bien en plus, quand il s'agit de mesurer le progrès dans tous
les savoirs, qu'il y aura un monde de différence entre celui qui s'est attaché à
l'étude de la géométrie et celui qui ne s'y est pas attaché.
– Un monde, certes, par Zeus, dit-il.
– Allons-nous donc l'instituer comme deuxième enseignement pour les
jeunes gens ?
– Oui, instituons-la, dit-il.
[527d] – Mais alors ? Comme troisième enseignement, instituerons-nous
l'astronomie ? N'est-ce pas là ton avis ?
– C'est bien mon avis, dit-il. Être à même, en effet, de bien saisir le
calendrier saisonnier des mois et des années, cela convient non seulement à
l'agriculture ou à la navigation, mais aussi, et non dans une moindre mesure,
à l'art de la stratégie militaire.
– Tu es gentil, dis-je, tu ressembles à quelqu'un qui, en présence de la
foule, craindrait de paraître vouloir encourager des enseignements inutiles.
Il n'y a rien d'ordinaire – c'est au contraire assez difficile – à faire admettre
62 62
que, dans ces enseignements , un certain instrument de l'âme de chacun
se trouve purifié et revivifié [527e], un instrument qui est corrompu et
aveuglé par les autres occupations, un instrument qu'il serait plus important
de sauver que des milliers d'yeux : c'est par lui seul, en effet, que la vérité
est vue. À ceux dès lors qui sont du même avis que toi, tu paraîtras
t'exprimer de manière tout à fait admirable, mais ceux qui n'en ont jamais
pris conscience jugeront sans doute que tu parles pour ne rien dire. Ils ne
voient en effet dans cet enseignement aucun autre avantage qui soit digne
de mention. [528a] Examine donc ici même avec lesquels de ces gens tu
veux discuter, ou alors si tu ne discutes avec aucun des autres, vois si ce
n'est pas d'abord pour toi-même que tu élabores la majeure partie de ces
arguments, sans toutefois en écarter quiconque serait en mesure d'en tirer
quelque profit.
– C'est bien cela que je choisis, dit-il, c'est pour moi-même
principalement que je parle, que je pose des questions et que je réponds.
– Alors, reviens en arrière, dis-je, car maintenant nous n'avons pas
enchaîné correctement avec ce qui suivait la géométrie.
– Comment avons-nous fait ? dit-il.
– Après la surface plane, dis-je, nous avons pris le solide déjà en
mouvement [528b], avant de le considérer tel qu'il est en lui-même. Il serait
correct de reprendre la troisième dimension 63 63 à la suite de la deuxième. Il
s'agit de cette dimension, bien sûr, qui concerne les cubes et qui participe de
la profondeur.
– C'est celle-là, en effet, dit-il. Mais ces questions-là 64 64, Socrate, ne
semblent pas avoir encore trouvé de solutions.
– De cela, dis-je, il y a en effet deux causes. D'une part, parce que aucune
cité ne les tient en honneur, ces questions qui sont difficiles sont l'objet de
recherches menées sans enthousiasme ; d'autre part, ceux qui s'adonnent à
ces recherches ont besoin d'un superviseur, sans l'aide duquel ils ne
pourraient faire de découvertes. Or il est difficile de trouver un superviseur,
et ensuite, s'il en existait un, ceux qui dans la situation actuelle sont engagés
dans ces recherches [528c] ont une si haute opinion d'eux-mêmes qu'ils ne
pourraient lui obéir. Si par contre une cité tout entière, qui tiendrait ces
matières en haute estime, les supervisait, alors ils obéiraient, et ces
recherches, menées de façon continue et avec zèle, rendraient manifeste la
qualité de leur objet. Puisque même actuellement, alors qu'elles sont
méprisées et freinées par le grand nombre, et alors que ceux qui les étudient
ne trouvent guère d'argument pour justifier leur utilité, elles se développent
néanmoins par la force de leur charme en dépit de toutes ces difficultés, il
n'y a rien d'étonnant à ce qu'elles soient apparues. [528d]
– Ces recherches ont certes bien du charme, dit-il, un charme
extraordinaire. Mais explique-moi plus clairement ce que tu disais à
l'instant. Tu as donc posé la géométrie comme la discipline qui s'occupe de
la surface.
– Oui, dis-je.
– Ensuite, dit-il, tu as posé l'astronomie comme venant immédiatement
après elle, et plus tard tu es revenu en arrière.
– Il est vrai, dis-je, que dans ma hâte à exposer rapidement tout en même
temps, j'ai plutôt réussi à ralentir. À la suite vient, en effet, la recherche
méthodique de la dimension de la profondeur, mais parce que dans la
recherche elle est ridiculisée, j'ai passé outre et, après avoir parlé de la
géométrie, j'ai parlé de l'astronomie, [528e] qui concerne la profondeur en
mouvement.
– Tu l'exposes correctement, dit-il.
– Posons donc, repris-je, l'astronomie comme quatrième enseignement,
en supposant que la discipline que nous laissons pour l'instant de côté, <la
stéréométrie>, pourra être maintenue, si éventuellement une cité en poursuit
l'étude.
– C'est probable, dit-il. Et tenant compte, Socrate, du reproche que tu
viens de me faire concernant la vulgarité de mon éloge de l'astronomie, je
vais en faire à présent l'éloge comme toi tu t'y appliques. [529a] Il me
semble qu'il est évident pour chacun que cette discipline pousse l'âme à
regarder vers le haut et qu'elle la conduit des choses d'ici-bas vers celles de
là-bas.
– Peut-être, dis-je, est-ce évident pour tout le monde sauf pour moi ! Car
moi, ce n'est pas mon avis.
– Mais alors, quel est ton avis ? dit-il.
– À en juger par la manière dont se l'approprient aujourd'hui ceux qui
servent de guides en philosophie 65 65, il me semble qu'elle fait regarder
entièrement vers le bas.
– Comment l'entends-tu ? dit-il.
– Ce n'est pas sans prétention, dis-je, que tu me sembles concevoir à ton
usage ce qu'est la connaissance des choses d'en haut. Tu risques, en effet, de
penser [529b] que si quelqu'un entreprend d'observer, en renversant la tête,
un plafond orné de peintures, il croira le contempler par l'intellection et non
par les yeux. Peut-être ta pensée est-elle lucide, et la mienne naïve ! Je ne
peux pas, en effet, considérer qu'il existe d'autre étude capable d'orienter le
regard de l'âme vers les choses d'en haut 66 66 que celle qui se concentre sur
ce qui est réellement et sur l'invisible. Si quelqu'un entreprend, en regardant
bouche bée les choses d'en haut et bouche fermée les choses d'en bas, de
faire l'étude d'un objet parmi les objets sensibles, j'affirme qu'il n'en
comprendra jamais rien – car il n'existe pas de connaissance 67 67 de ces
objets-là – [529c] et que son âme ne regardera pas vers le haut, mais bien
vers le bas, même s'il voulait apprendre en position couchée, sur le dos, que
ce soit sur terre ou sur mer.
– C'est justice pour moi, dit-il. Tu as eu raison de me faire ce reproche.
Mais comment alors disais-tu qu'il fallait aborder l'étude de l'astronomie, si
on voulait, contrairement à l'étude qui en est faite à présent, en faire une
étude utile pour les questions que nous discutons ?
– De cette manière, dis-je. Toutes ces décorations qui ornent le ciel,
puisqu'elles ont été ouvragées dans le ciel visible, on jugera certes qu'il
s'agit des plus belles et des plus exactes au sein du visible. [529d] Mais au
regard des choses véritables, elles sont très inférieures, si on considère ces
mouvements qu'emportent la vitesse réelle et la lenteur réelle, dans leurs
relations réciproques au sein du nombre véritable et selon les configurations
véritables, et qui emportent à leur tour tout ce qui réside en elles. Cela peut
être saisi par la raison et par la pensée, mais non par la vue. À moins que tu
ne sois d'un autre avis ?
– Nullement, dit-il.
– Par conséquent, dis-je, il faut recourir à cette riche décoration du ciel
comme à des modèles en vue de la connaissance de ces choses supérieures.
De la même manière que [529e] si quelqu'un découvrait par hasard des
dessins remarquablement tracés et exécutés avec minutie, qui seraient
l'œuvre de Dédale 68 68 ou de quelque autre artisan ou dessinateur, n'importe
quel expert en géométrie jugerait en effet, en les voyant, qu'il s'agit de
travaux magnifiquement ouvragés, mais il trouverait ridicule d'en
entreprendre sérieusement l'examen s'il s'agissait d'y trouver la vérité des
segments égaux, ou doubles, ou de toute autre forme de proportion
symétrique. [530a]
– Comment ne serait-ce pas absurde ? dit-il.
– Quant à celui qui est versé en astronomie, dis-je, s'il contemple les
mouvements des astres, ne sera-t-il pas pénétré d'une conviction
semblable ? Il jugera qu'il s'agit sans doute d'un système constitué des
œuvres les plus magnifiques, et que ce système a été produit par l'artisan du
ciel 69 69 et de tout ce qui s'y trouve. Mais pour ce qui est de la symétrie de la
nuit par rapport au jour, et de ces deux-là par rapport au mois, et du mois
par rapport à l'année, et des autres astres par rapport à l'ensemble de ces
phénomènes et entre eux, [530b] à ton avis, ne s'étonnera-t-il pas de
l'attitude de celui qui pense que ces phénomènes se produisent toujours de
manière identique, et qu'on n'y trouve aucune déviation, et qui entreprend
de pénétrer par tous les moyens la vérité de ces phénomènes, compte tenu
du fait qu'il s'agit de corps et qu'ils sont visibles ?
– À t'écouter, dit-il, c'est aussi mon avis.
– C'est donc en procédant par problèmes, dis-je, que nous étudierons
ainsi l'astronomie, à la manière de la géométrie. Nous laisserons de côté les
<phénomènes> célestes 70 70, si nous voulons réellement, en entreprenant
l'étude de l'astronomie, rendre utile, d'inutile qu'il était, [530c] cet élément
de l'âme qui par nature est apte à la pensée.
– Tu proposes là, dit-il, une tâche à plusieurs égards beaucoup plus
considérable que celle qui est aujourd'hui effectuée par l'astronomie.
– Je pense pour ma part, dis-je, que nous proposerons une organisation du
même genre pour les autres enseignements, si nous voulons être de quelque
utilité en tant que législateurs. Mais te vient-il à l'esprit quelque autre
enseignement qui puisse convenir ?
– Non, tout de suite, comme ça, je ne vois pas, dit-il.
– Pourtant, ce n'est pas une seule espèce 71 71, mais plusieurs, dis-je, que
présente le mouvement [530d], tel que je le conçois. Celui qui est savant
serait peut-être en mesure de les énumérer toutes, mais pour nous il y en a
deux qui ressortent nettement.
– Lesquelles ?
– En plus de la précédente, dis-je, il y a l'espèce correspondante.
– Laquelle ?
– Il est probable, dis-je, que comme les yeux sont attachés à l'astronomie,
de même les oreilles sont attachées au mouvement harmonique, et que ces
connaissances sont liées l'une à l'autre comme des sœurs, ainsi que les
Pythagoriciens 72 72 l'affirment, et nous également, Glaucon, qui sommes
d'accord avec eux. À moins que nous ne fassions les choses autrement ?
– Convenons de faire ainsi, dit-il. [530e]
– Par conséquent, dis-je, puisqu'il s'agit d'une tâche multiple, nous nous
renseignerons auprès d'eux pour savoir comment ils traitent de ces
questions et s'ils en ajoutent quelque autre. En ce qui nous concerne, eu
égard à tous ces sujets, nous garderons ce qui nous est propre.
– Quoi donc ?
– Que jamais ceux que nous formons n'entreprennent d'apprendre sur ces
sujets quoi que ce soit d'imparfait et qui ne viserait pas toujours le terme
auquel doivent parvenir toutes les connaissances, ce but dont nous parlions
à l'instant au sujet de l'astronomie. Ne sais-tu pas que dans le domaine de
l'harmonie aussi, ils s'adonnent à une étude différente, mais du même
genre ? [531a] Quand ils mesurent, en effet, les sonorités et les accords les
uns par rapport aux autres, ils y peinent infiniment comme les astronomes.
– Par les dieux, dit-il, c'est vrai, ils sont franchement ridicules ! Ils
discutent de choses auxquelles ils donnent le nom de “densités”, et on les
voit qui tendent l'oreille, comme s'ils tentaient de discerner une voix
provenant du voisin, les uns affirmant qu'ils perçoivent dans le registre
intermédiaire un certain son, et qu'il s'agit de l'intervalle le plus petit qu'on
puisse mesurer, les autres contestant cette affirmation en disant qu'il s'agit
d'un son semblable à ceux qui ont déjà été émis. Les uns et les autres
placent les oreilles bien avant l'intellect. [531b]
– Toi, dis-je, tu veux parler de ces braves gens qui triturent les cordes et
les soumettent à la torture en les étirant sur des chevalets. Mais pour éviter
que l'image ne soit indûment élaborée, avec les coups de plectre qu'on
donne et les reproches qu'on fait aux cordes de résister et de pavoiser, je
mets un terme à la comparaison, et j'affirme que je ne parle pas d'eux 73 73
mais bien de ceux que nous faisions à l'instant le projet d'interroger
concernant l'harmonie. Ils font, en effet, la même chose qu'on fait en
astronomie : [531c] ils recherchent les nombres qui se trouvent dans ces
accords qui sont entendus, mais ils ne s'élèvent pas à la considération de
problèmes. Par exemple, ils n'examinent pas quels nombres sont en accord
et lesquels ne le sont pas, et pourquoi ils le sont ou non.
– Tu parles d'une entreprise prodigieuse ! dit-il.
– Utile en tout cas, dis-je, pour ce qui est de la recherche du beau et du
bien, mais inutile quand on la poursuit dans un autre but.
– Probablement, dit-il.
74 74
– Je pense pour ma part, dis-je, que ce parcours méthodique [531d] à
travers tous les enseignements que nous avons exposés, s'il parvient à ce
point où ils trouvent les uns par rapport aux autres leur communauté et leur
association naturelle, et s'il établit par le raisonnement en quoi ils sont
apparentés les uns aux autres, en tirera quelque contribution en vue de cette
recherche que nous souhaitons mener, et ce ne sera pas en vain que nous
aurons peiné. Autrement, ce sera sans aucun profit.
– Moi aussi, dit-il, je vois l'avenir de cette façon. Mais tu parles d'une
tâche énorme, Socrate.
– C'est l'œuvre du prélude 75 75, dis-je, ou alors de quoi parles-tu ? Ne
savons-nous pas que toutes ces choses ne sont que le prélude de ce chant
que nous devons apprendre ? Car ceux qui sont habiles dans ces matières, tu
76 76
ne les crois sans doute pas [531e] habiles en dialectique ?
– Non, par Zeus, dit-il, si on fait exception d'un petit nombre que j'ai eu,
moi, l'occasion de rencontrer.
– Mais alors, dis-je, ceux-là qui ne sont capables ni de rendre raison ni de
suivre un raisonnement, seront-ils un jour en mesure de comprendre quoi
que ce soit de ce qu'il faut, selon nous, comprendre ?
– Rien de cela, non plus, dit-il. [532a]
– Par conséquent, dis-je, Glaucon, n'est-ce pas justement enfin ce chant
que chante l'exercice du dialogue 77 77 ? Ce chant, bien qu'il soit un chant
intelligible, la puissance de la vue pourrait l'imiter. La vue, disions-nous,
entreprend de porter d'abord le regard sur les êtres vivants en eux-mêmes, et
ensuite sur les astres en eux-mêmes, et puis en dernier de regarder le soleil
en lui-même. De cette même manière, chaque fois que quelqu'un entreprend
par l'exercice du dialogue, sans le support d'aucune perception des sens,
mais par le moyen de la raison, de tendre vers cela même que chaque chose
est, et qu'il ne s'arrête pas avant [532b] d'avoir saisi par l'intellection elle-
même ce qu'est le bien lui-même, il parvient au terme de l'intelligible,
comme celui de tout à l'heure était parvenu au terme du visible.
– Oui, tout à fait, dit-il.
– Mais alors, n'appelles-tu pas “dialectique” une démarche de ce genre ?
– Si, bien sûr.
– Cette libération de leurs liens 78 78, dis-je, et cette réorientation du
regard, des ombres vers les simulacres et puis vers la lumière, et cette
remontée depuis la grotte souterraine jusque vers le soleil ; et une fois
79 79
parvenus là, cette direction du regard vers les apparences divines [532c]
à la surface des eaux et vers les ombres des choses qui sont réellement – et
non comme avant vers les ombres des simulacres, ombres projetées par une
autre lumière, telle qu'elle semble une lumière remplie d'ombre si on la
compare au soleil, en raison de l'incapacité de regarder immédiatement les
animaux, les plantes et la lumière du soleil – voilà ce que toute cette
entreprise des arts que nous avons exposés a le pouvoir de réaliser. Elle
possède, en effet, le pouvoir d'effectuer cette remontée de ce qu'il y a de
meilleur dans l'âme vers la contemplation de l'excellence dans les êtres qui
sont réellement, de la même manière que tout à l'heure on faisait s'élever ce
qu'il y a de plus clairvoyant dans le corps vers la contemplation de ce qu'il y
a de plus éclatant dans le lieu corporel et visible. [532d]
– Moi, dit-il, j'admets ce que tu dis là. Et pourtant, il s'agit de
propositions tout à fait difficiles à admettre, encore que d'un autre point de
vue, elles soient également difficiles à refuser. Néanmoins, posons que ces
propositions sont telles que nous les exposons à présent, car ce n'est pas
seulement dans le moment présent qu'on devra en entendre l'exposé, mais il
faudra nous y attaquer de nouveau plusieurs fois encore. Passons
maintenant au chant lui-même et tentons de l'exposer de la même manière
que nous avons exposé le prélude. Présente-nous donc le mode particulier
de cette capacité de dialoguer, [532e] et en quelles espèces elle se divise, et
aussi les chemins qu'elle emprunte. Selon toute apparence, ces chemins
seraient en effet susceptibles de conduire en ce lieu même où résiderait,
pour celui qui s'est mis en chemin, la fin de sa démarche et le terme de son
voyage. [533a]
80 80
– Glaucon, mon ami , dis-je, tu ne seras plus capable de m'y
accompagner, même si de mon côté l'enthousiasme ne ferait pas défaut : car
ce n'est plus l'image de ce dont nous parlons que tu verrais, mais le vrai lui-
même, en tout cas tel qu'il m'apparaît, à moi. Qu'il soit réellement tel ou
non, on ne peut pour l'instant s'acharner à le démontrer ; mais qu'il se trouve
quelque chose de cet ordre à voir, cela on peut l'affirmer avec certitude.
N'est-ce pas ?
– Oui, certainement.
– Par conséquent, on peut aussi affirmer que c'est la capacité de dialoguer
qui serait seule capable de montrer cela à l'expert dans les disciplines que
nous avons exposées, et que par tout autre moyen ce serait impossible ?
– Oui, dit-il, cela aussi mérite d'être affirmé avec certitude. [533b]
– Sur le point suivant en tout cas, dis-je, personne ne s'objectera à ce que
nous disions qu'il existe un autre parcours méthodique qui entreprend, en
suivant un cheminement précis, de saisir au sujet de toute chose, concernant
chacune en elle-même, ce que chacune est réellement. Tous les autres
81 81
arts , au contraire, ou bien s'orientent en fonction des opinions ou des
désirs des hommes, ou alors se placent tous dans la perspective du devenir
et de la composition des êtres, ou alors en fonction du soin à donner aux
êtres qui croissent naturellement ainsi qu'aux choses qui sont produites
artificiellement. Quant aux arts qui restent, ceux qui selon nous saisissent
quelque chose de ce qui est réellement, la géométrie par exemple et les arts
qui en dépendent, nous voyons bien qu'ils ne font encore que rêver de ce qui
est réellement, [533c] et qu'il leur sera impossible de voir comme dans l'état
d'éveil aussi longtemps que, dans leur recours à des hypothèses, ils les
abandonneront à leur inertie sans être capables d'en rendre raison. S'agissant
en effet de cela qui a pour point de départ ce qu'il ne connaît pas, et dont le
point d'arrivée aussi bien que les étapes intermédiaires se trouvent
enchaînés à un terme qui lui demeure inconnu, quelle mise en œuvre
pourrait jamais faire de pareil assemblage une science ?
– Aucune, dit-il.
– Par conséquent, dis-je, le parcours dialectique est le seul à progresser
de cette manière, en supprimant les hypothèses pour atteindre le premier
principe lui-même, afin de s'en trouver renforcé ; [533d] il est réellement le
seul qui soit capable de tirer doucement l'œil de l'âme, enfoui dans quelque
bourbier 82 82 barbare, et de le guider vers le haut en ayant recours, pour le
soutenir dans son mouvement de retournement, à ces arts que nous avons
exposés. En raison de l'usage, nous avons souvent appelé ces arts des
“sciences”, mais il leur faut un autre nom, un nom qui exprime plus de
clarté que ce qui appartient à l'opinion, mais par contre plus d'obscurité que
ce qui relève de la science : dans notre propos antérieur, nous l'avons défini
quelque part comme la “pensée 83 83 ”. Je ne crois pas qu'il y ait lieu de
disputer du nom, [533e] alors qu'il nous revient de faire l'examen de choses
aussi importantes que celles qui s'imposent à nous.
– Non, en effet, dit-il.
84 84
– Il nous plaira donc , dis-je, comme auparavant, de nommer la
première section science, et la deuxième pensée, [534a] la troisième
croyance, et la quatrième représentation. Il suffira aussi de nommer ces
deux dernières prises ensemble opinion, et les deux premières ensemble,
intellection. On dira alors que l'opinion concerne le devenir, alors que
l'intellection vise l'être : ce que l'être est par rapport au devenir, l'intellection
l'est par rapport à l'opinion, et ce que l'intellection est par rapport à
l'opinion, la science l'est par rapport à la croyance, et la pensée par rapport à
la représentation. Quant à l'analogie entre les choses auxquelles ces
fonctions se rapportent, et à la division en deux de chacune des sections –
celle de ce qui est objet d'opinion et celle de l'intelligible – laissons cela de
côté, Glaucon, afin de ne pas nous empêtrer dans des arguments autrement
plus complexes que ceux que nous avons traversés. [534b]
– En ce qui me concerne en tout cas, dit-il, pour autant que je sois
capable de suivre, je suis pour l'essentiel du même avis que toi.
– Est-ce que tu acceptes d'appeler dialecticien celui qui est capable de
saisir la raison de l'essence de chaque chose 85 85 ? et pour celui qui n'en est
pas capable, diras-tu que dans la mesure même de son incapacité d'en
rendre raison à lui-même et à autrui, il possède d'autant moins d'intelligence
de cette chose ?
– Sinon, comment pourrais-je affirmer qu'il la possède ?
– Or, au sujet du bien aussi, il en va de même. Celui qui n'est pas en
mesure de distinguer par le discours la forme du bien, en la séparant de
toutes les autres [534c], et comme dans un combat, de passer à travers
toutes les réfutations, en se déterminant énergiquement à les affronter non
pas sur la base de l'opinion, mais sur la base de l'essence ; celui qui ne fraie
pas son chemin à travers tous ces obstacles grâce à un discours infaillible,
ne diras-tu pas que c'est sans connaître le bien lui-même, pas plus qu'aucun
autre bien, qu'il se comporte de la sorte ? Si d'une certaine manière il entre
en contact avec son reflet, tu diras que c'est par l'opinion qu'il y parvient, et
non par la science, et que parcourant, comme dans un sommeil livré aux
rêves, sa vie présente, avant même d'avoir pu s'éveiller ici-bas, [534d] il
parviendra d'abord chez Hadès pour s'y endormir définitivement.
– Par Zeus, dit-il, c'est exactement ce que j'affirmerai.
86 86
– Mais par ailleurs, ces enfants qui sont les tiens, eux que tu élèves et
éduques en élaborant un discours, si un jour tu devais les élever dans la
réalité, tu ne les laisserais pas, je crois, aussi dépourvus de rationalité que
les grandeurs irrationnelles, devenir dirigeants dans la cité et maîtres des
choses essentielles.
– Non, en effet, dit-il.
– Leur imposeras-tu alors une législation leur prescrivant de s'investir
d'abord et avant tout dans cette éducation qui les rendra aptes à interroger et
à répondre de la manière la plus scientifique qui soit ? [534e]
– Oui, j'instituerai cette législation avec ton soutien.
– Mais alors il te semble donc, dis-je, que la dialectique réside dans cette
partie supérieure, pour ainsi dire au sommet, de nos enseignements, comme
une pierre de faîte, et qu'il ne serait pas correct de placer un autre
enseignement au-dessus d'elle, mais que nous trouvons [535a] ici le terme
de ce qui concerne ces enseignements ?
– Oui, c'est ce qui me semble, dit-il.
– Alors, il te reste à effectuer la répartition, dis-je : à qui nous confierons
ces enseignements et de quelle manière.
– C'est clair, dit-il.
– Or, te rappelles-tu, dans le choix des dirigeants que nous avons fait
antérieurement, qui nous avons choisi ?
– Comment ne m'en souviendrais-je pas ? dit-il.
– Eh bien, tout bien considéré, dis-je, ce sont ces naturels-là qu'il faut
sélectionner. Il convient en effet de préférer ceux qui sont les plus fermes et
les plus courageux, et présentent la plus belle apparence autant que
possible. [535b] Mais en plus de ces critères, il faut rechercher ceux qui
possèdent non seulement un caractère valeureux et viril, mais également et
de toute nécessité des aptitudes naturelles pour cette éducation.
– Quelles aptitudes désires-tu retenir ?
– Il faut, bienheureux homme, dis-je, qu'ils possèdent une grande ardeur
à l'étude des sciences, et qu'ils n'aient pas de difficulté à apprendre. Les
âmes, en effet, sont certainement beaucoup plus facilement découragées par
les études scientifiques difficiles que par les exercices pratiqués dans les
gymnases, car l'effort est quelque chose qui leur est plus familier, il leur est
propre et ne se trouve justement pas partagé avec le corps.
– C'est vrai, dit-il.
[535c] – Il faut aussi rechercher quelqu'un qui ait de la mémoire, qui ne
se fatigue pas facilement, et qui soit porté vers l'effort en toute circonstance.
De quelle manière autrement, crois-tu, quelqu'un consentira-t-il à faire tous
les efforts exigés du corps, et à aller jusqu'au bout d'un tel apprentissage
scientifique et d'un tel exercice ?
– Personne n'y consentira, dit-il, à moins d'être naturellement tout à fait
doué pour cela.
– Or l'erreur actuelle, dis-je – et c'est la raison du mépris qui s'abat
maintenant sur la philosophie, comme nous l'avons dit auparavant –, c'est
qu'on s'attache à la philosophie sans la mériter : ce ne sont pas des bâtards,
en effet, qui doivent s'y attacher, mais seulement des fils légitimes.
– Que veux-tu dire ? dit-il. [535d]
– Je veux dire d'abord que celui qui désire s'y attacher ne doit pas vaciller
dans son ardeur à l'effort, le désirant à moitié et le détestant à moitié. C'est
ce qui se produit chaque fois que quelqu'un aime la gymnastique, la chasse,
et tous les exercices qui sollicitent un effort physique, mais n'aime pas
l'étude, n'aime ni apprendre ni s'engager dans la recherche, mais déteste au
contraire l'effort requis par tous ces exercices. Et celui dont l'ardeur à
l'effort est orientée dans une direction entièrement contraire, il est lui aussi
boiteux.
– Tu dis tout à fait vrai, dit-il.
87 87
– Par conséquent, dis-je, par rapport à la vérité également, nous
considérerons également estropiée une âme qui hait le mensonge délibéré
[535e], le supporte difficilement pour elle-même et se scandalise du
mensonge des autres, mais qui accepte par contre sereinement le mensonge
involontaire et, lorsqu'elle est en quelque sorte convaincue d'ignorance, ne
s'en scandalise pas, mais se vautre sans scrupule dans son ignorance,
comme un porc ? [536a]
– Oui, absolument, dit-il.
– Et en ce qui a trait à la modération, dis-je, et aussi au courage et à la
88 88
grandeur d'âme, et à toutes les parties de l'excellence vertueuse , il ne
faut pas être moins vigilant à distinguer le bâtard et le fils légitime.
Lorsqu'on ne sait pas bien, en effet, faire l'examen des questions de ce
genre, c'est de manière inconsciente – qu'il s'agisse d'un individu ou de la
cité – qu'ils ont recours à des boiteux et à des bâtards pour ce que la
situation requiert, en prenant les uns comme amis, les autres comme
dirigeants.
– Et certes, dit-il, telle est bien la situation.
– C'est donc notre devoir à nous, dis-je, de nous occuper soigneusement
de toutes ces questions. [536b] Car en effet, si nous éduquons des hommes
aux membres et à l'esprit droits, une fois que nous les aurons conduits à un
tel apprentissage et à une telle discipline, la justice elle-même ne nous fera
aucun reproche, nous aurons en effet sauvé la cité et la constitution
politique. Si au contraire, nous y conduisons des personnes d'un autre genre,
nous obtiendrons exactement le contraire et nous inonderons la philosophie
d'un flot de ridicule encore plus considérable.
– Ce serait assurément une honte, dit-il.
– Tout à fait, dis-je, mais dans la situation présente, c'est moi qui semble
couvert de ridicule.
– Comment cela ? dit-il. [536c]
– J'avais oublié, dis-je, que nous étions en train de jouer, et j'ai parlé avec
un peu d'emphase. Alors que je parlais, en effet, j'ai tourné mon regard vers
89 89
la philosophie et la voyant injustement couverte de boue , il me semble
que je me suis laissé emporter et que, rempli pour ainsi dire de colère
envers ceux qui en sont responsables, j'ai dit ce que j'ai dit.
– Non, par Zeus, dit-il, en tout cas pas d'après moi, qui étais l'auditeur.
– Mais c'est pourtant mon avis à moi, dis-je, moi, l'orateur. N'oublions
pas ceci toutefois : dans notre choix antérieur, nous avons choisi des
personnes arrivées à maturité 90 90, mais dans le choix présent, on ne pourra
pas l'accepter. Car il ne faut pas se fier à Solon 91 91[536d] quand il affirme
qu'en vieillissant quelqu'un peut apprendre beaucoup de choses. En fait, on
en est encore moins capable que de courir, et tous les efforts exigeants et
fréquents restent le lot des jeunes.
– Nécessairement, dit-il.
– Par conséquent, en ce qui concerne les calculs, et les démonstrations
géométriques, et l'ensemble de la formation propédeutique qui doit être
inculquée avant la formation dialectique, il faut le leur proposer quand ils
sont enfants, et sans conférer à cet enseignement la structure d'un
programme d'enseignement obligatoire 92 92.
– Pourquoi donc ? [536e]
– Parce que, dis-je, aucun homme libre ne doit s'engager dans
l'apprentissage de quelque connaissance que ce soit comme un esclave. S'il
est vrai en effet que les efforts corporels, imposés par une discipline
contraignante, ne peuvent aucunement faire de mal au corps, par contre
aucun enseignement imposé de force à l'âme ne pourra y demeurer.
– C'est vrai, dit-il.
– Évite donc de recourir à la force, dis-je, homme excellent, [537a]
quand tu formes les enfants dans ces matières, fais-le plutôt en jouant. De
cette façon, tu pourras mieux distinguer ce pour quoi chacun est
naturellement doué.
– Ce que tu dis, dit-il, est plein de sens.
93 93
– Or tu te souviens , dis-je, que nous avons affirmé qu'il fallait
conduire les enfants à la guerre, sur des chevaux, pour qu'ils l'observent, et
que, si cela ne devait présenter aucun danger, il fallait également les
conduire à proximité du combat et leur faire goûter le sang, comme aux
chiots ?
– Je m'en souviens, dit-il.
– Dès lors, dans toutes ces situations, dis-je, dans les efforts, dans les
apprentissages et dans les exercices qui présentent des risques, celui qui se
94 94
montrera dans chaque circonstance le plus alerte , il faudra le classer
dans un groupe à part. [537b]
– À quel âge ? dit-il.
– Au moment, dis-je, où on les libérera des exercices gymnastiques
obligatoires. Durant cette période en effet, qu'elle se soit étendue sur deux
ou sur trois années, il était impossible de s'adonner à autre chose. Fatigue et
sommeil sont les ennemis des études. Et en même temps, ce sera l'une des
épreuves, et non la moindre, que chacun montre qui il est dans les exercices
gymnastiques.
– Oui, comment faire autrement ? dit-il.
– Donc, après cette période, dis-je, ceux qui auront été choisis parmi les
jeunes de vingt ans recevront des honneurs plus grands que les autres,
[537c] et les enseignements qu'on leur avait présentés sans ordre dans leur
éducation enfantine, il faudra les articuler pour produire une vue synoptique
95 95
de leur parenté les uns avec les autres, et aussi avec la nature de ce qui
est réellement.
– Seul, en effet, dit-il, un tel enseignement peut demeurer bien ferme
chez ceux en qui il est implanté.
– Et c'est également, dis-je, la meilleure épreuve pour distinguer le
naturel dialectique de celui qui ne l'est pas. Car celui qui peut accéder à une
vue synoptique est dialecticien, tandis que l'autre ne l'est pas.
– Je pense comme toi, dit-il.
– Sur ces questions, dès lors, dis-je, il sera nécessaire que tu les évalues,
de manière à reconnaître ceux qui sont le plus capables parmi eux de se
qualifier : [537d] ceux qui seront constants dans les études, constants
également à la guerre et dans les autres devoirs prescrits par la loi. C'est à
ceux-là, lorsqu'ils auront dépassé l'âge de trente ans, qu'on donnera la
préférence, dans le groupe de ceux qui auront déjà été recrutés, pour
recevoir des honneurs supérieurs. Puis on examinera, en mettant à l'épreuve
leur capacité de dialoguer, lequel est en mesure 96 96 de se mettre en chemin,
libre de la vue et de toute activité de perception, pour se diriger avec le
soutien de la vérité vers cela qui est réellement en soi. Il s'agit là, mon
camarade, d'une tâche qui réclame un soin considérable.
– Pourquoi en particulier ? dit-il. [537e]
– N'es-tu pas conscient, dis-je, du mal qui résulte de la pratique actuelle
de la dialectique ?
– Lequel ? dit-il.
97 97
– On s'y remplit, dis-je, d'une sorte de mépris des lois .
– Oui, exactement, dit-il.
– Or trouves-tu étonnant, dis-je, que cela leur arrive, et n'éprouves-tu pas
de la compassion envers eux ?
– Mais comment au juste ? dit-il.
– C'est, dis-je, comme si un enfant adopté, élevé dans un grand luxe, au
sein d'une famille à la fois noble et étendue, [538a] et entouré de flatteurs
nombreux, s'apercevait une fois devenu adulte qu'il n'est pas l'enfant de
ceux qu'on disait ses parents, sans toutefois pouvoir découvrir ceux qui l'ont
réellement engendré : peux-tu deviner quelle serait son attitude à l'égard de
ces flatteurs, et à l'égard de ceux qui ont conclu l'adoption, à l'époque
précise où il n'était pas au courant des circonstances de cette adoption et, à
l'opposé, au moment où il en prend connaissance ? Ou alors souhaites-tu
entendre comment je me le représente ?
– C'est ce que je souhaite, dit-il.
– Je peux donc deviner, dis-je, que durant la période où il ne connaîtrait
pas la vérité, il honorerait davantage [538b] son père et sa mère, et tous
ceux qui selon toute apparence sont les autres membres de sa famille, que
les flatteurs, et qu'il serait plus attentif aux besoins particuliers qu'ils
exprimeraient ; il serait encore moins porté à désobéir à la loi pour leur faire
du tort, en paroles ou en actes, et il leur désobéirait moins à eux qu'aux
flatteurs sur les questions d'importance.
– C'est probable, dit-il.
– Quand cependant il aura pris conscience de ce qui en est, je peux
deviner qu'il se montrerait moins attentif à exprimer sa vénération et son
zèle. À l'endroit des flatteurs par contre, il se montrerait plus empressé et il
leur obéirait bien davantage qu'auparavant, en menant sa vie désormais
selon leurs volontés [538c] et en cherchant leur compagnie sans se cacher,
alors que de ce prétendu père et de ceux dont on voulait faire sa famille, à
moins d'être naturellement tout à fait exceptionnel, il n'aurait aucun souci.
– Tu décris, dit-il, exactement la situation qui se produirait. Mais
comment cette image s'applique-t-elle à ceux qui s'attachent à la discussion
des arguments ?
– De la manière suivante. Nous possédons, n'est-ce pas, depuis que nous
sommes enfants, des croyances sur ce qui est juste, et sur ce qui est beau.
Nous avons été élevés dans ces croyances, comme sous la gouverne de
parents, en leur obéissant comme à des dirigeants, et en les vénérant.
– Oui, c'est vrai. [538d]
– Or il existe également d'autres occupations, qui sont contraires à ces
croyances et qui procurent des plaisirs, qui flattent notre âme et l'attirent à
elles, sans convaincre toutefois ceux qui sont un tant soit peu mesurés ; ces
derniers, en effet, honorent les croyances paternelles et leur obéissent
comme à des dirigeants.
– C'est exact.
– Mais dis-moi, repris-je, [qu'arrivera-t-il] si on vient poser la question
suivante à quelqu'un qui se trouve dans cette situation : “Qu'est-ce que le
beau ?” [Qu'arrivera-t-il] si, ayant répondu ce qu'il a entendu de la bouche
du législateur, sa parole se trouve réfutée et si, en ne cessant de le
réfuter 98 98
de mille manières, on le renvoie à l'opinion que ce qu'il a nommé tel n'est
aucunement plus beau qu'il n'est honteux ; [538e] et si ensuite on fait de
même pour ce qui est juste, pour ce qui est bon, et pour ce qu'il tenait le
plus en estime, après cela, crois-tu que son attitude à l'égard de ces valeurs
sera faite de vénération et de soumission respectueuse ?
– Il est fatal, dit-il, qu'il ne les vénérera, ni ne leur obéira plus autant.
– Mais alors, dis-je, lorsqu'il en sera venu à penser que ces choses ne sont
plus vénérables ni constitutives de son patrimoine comme auparavant, sans
qu'il ait découvert les choses qui sont véritables, [539a] est-il vraisemblable
qu'il s'orientera vers quelque autre forme de vie que celle qui le flatte ?
– Non, ce n'est guère vraisemblable, dit-il.
– Il sera donc devenu, je pense, quelqu'un qui méprise la loi, alors qu'il la
respectait auparavant.
– Nécessairement.
– Par conséquent, dis-je, n'est-ce pas la situation probable de ceux qui
s'attachent de la sorte aux dialogues argumentés et, comme je le disais à
l'instant, une situation tout à fait digne de notre sympathie ?
– Et aussi de notre pitié, dit-il.
– Par conséquent, si tu veux éviter que nos hommes de trente ans ne
soient l'objet d'une telle pitié, tu devras les attacher à la pratique des
arguments en ayant recours à toutes sortes de précautions ?
– Oui, exactement, dit-il. [539b]
– Eh bien, n'est-ce pas déjà une précaution importante que d'empêcher
qu'ils n'y goûtent quand ils sont jeunes ? Je pense en effet que tu t'es rendu
compte que les très jeunes gens, lorsqu'ils goûtent pour la première fois aux
dialogues argumentés, en font mauvais usage, comme s'il s'agissait de jeux
d'enfants. Ils y recourent sans cesse dans le seul but de contredire et, en
imitant ceux qui les réfutent, ils en réfutent eux-mêmes d'autres, se
réjouissant comme de jeunes chiens à tirer et à mettre en pièces par la
parole ceux qui se trouvent dans leur entourage.
– Oui, dit-il, ils en raffolent.
– Dès lors, lorsqu'ils ont eux-même réfuté beaucoup de gens, et lorsqu'ils
ont été réfutés par plusieurs, [539c] ils basculent avec une brutale rapidité
dans le scepticisme à l'endroit de ce qu'ils croyaient auparavant. Et compte
tenu de cela, justement, ils deviennent eux-mêmes, comme tout ce qui
touche à l'exercice de la philosophie, objets de mépris 99 99 de la part de tous
les autres.
– C'est tout à fait vrai, dit-il.
– Pour sa part, un homme plus âgé, dis-je, ne consentira pas à participer à
pareil délire. Il cherchera à imiter celui qui désire dialoguer afin d'examiner
le vrai plutôt que celui qui s'amuse à contredire pour le seul plaisir du jeu. Il
sera lui-même plus mesuré, [539d] et il rendra cette occupation davantage
digne d'estime, au lieu d'en faire un objet méprisable.
– C'est juste, dit-il.
100 100
– Or justement, tous les propos que nous avons tenus auparavant sur
cette question constituaient des préliminaires à cette précaution, notamment
quand nous affirmions que les naturels auxquels on donnerait le privilège de
participer aux dialogues argumentés devaient être bien ordonnés et sereins,
et que ce ne serait pas comme maintenant celui qui se trouve là par hasard,
et qui ne convient aucunement, qui pourrait s'engager dans cette voie ?
– Oui, tout à fait, dit-il.
– Suffit-il donc, en ce qui concerne la participation aux dialogues, de s'y
tenir sans faillir et en y mettant toute son ardeur, laissant de côté tout le
reste, et de s'y exercer comme à une gymnastique qui serait l'équivalent de
la gymnastique du corps, mais en y consacrant deux fois plus d'années que
pour ces exercices physiques ? [539e]
– Veux-tu dire, dit-il, six années ou quatre ?
101 101
– Ne t'en fais pas, dis-je, mettons cinq. Après cette période , tu
devras faire en sorte qu'ils redescendent dans la caverne de tout à l'heure et
les forcer à exercer le commandement dans les affaires de la guerre et dans
toutes les fonctions qui sont propres aux jeunes gens, de manière que leur
expérience ne prenne aucun retard sur celle des autres. Et là encore, dans
ces circonstances, il faudra les mettre à l'épreuve, [540a] pour voir s'ils
peuvent demeurer inébranlables quand ils seront tiraillés de tous côtés, ou
s'ils seront ébranlés.
– Combien de temps, dit-il, prévois-tu pour cela ?
– Quinze ans, dis-je. Quand ils auront atteint cinquante ans, ceux d'entre
eux qui auront triomphé de ces épreuves et auront excellé à tous égards
dans toutes ces fonctions, aussi bien dans les tâches concrètes que dans les
sciences, il faudra les mener vers le but final et les forcer, en relevant la
vision de leur âme, à porter leur regard en direction de ce qui procure à
toutes choses la lumière : en contemplant le bien lui-même et en ayant
recours à lui comme à un modèle, [540b] ils ordonneront la cité et les
particuliers comme ils se sont ordonnés eux-mêmes, pendant tout le reste de
leur vie, chacun à son tour. Qu'ils consacrent la plus grande partie de leur
temps à la philosophie, mais lorsque vient leur tour, qu'ils s'impliquent dans
les tâches politiques et prennent chacun le commandement dans l'intérêt de
la cité, en l'exerçant non pas comme s'il s'agissait d'une fonction susceptible
de leur apporter des honneurs, mais comme une tâche nécessaire. Quand ils
auront éduqué d'autres hommes de cette manière, en les rendant tels qu'eux-
mêmes, qu'ils leur abandonnent alors le rôle de gardiens de la cité et qu'ils
partent de leur côté résider dans les îles des Bienheureux. La cité leur
dédiera des monuments et leur offrira des sacrifices publics, comme on le
102 102
fait pour des êtres démoniques , [540c] si toutefois la Pythie y donne
son consentement, et sinon, comme à des êtres humains à la fois
bienheureux et divins.
– Ils sont magnifiques, Socrate, dit-il, les dirigeants que tu viens de
façonner à la manière d'un sculpteur de statues.
– Et les dirigeantes aussi, dis-je, mon cher Glaucon. Ne crois pas que ce
que j'ai dit concerne plus les hommes que les femmes, celles d'entre elles en
tout cas qui naissent avec des naturels adéquats.
– C'est juste, dit-il, si elles doivent en effet partager tout également avec
les hommes, comme nous l'avons exposé 103 103. [540d]
– Mais alors quoi ? dis-je. Êtes-vous d'accord pour dire que ce que nous
avons élaboré au sujet de la cité et de la constitution politique n'est
aucunement un ensemble de vœux pieux ? Êtes-vous d'accord pour dire
aussi que s'il s'agissait de choses difficiles 104 104, elles n'en sont pas moins
réalisables d'une certaine manière, qui n'est pas différente de celle que nous
avons proposée ? Lorsque les vrais philosophes seront parvenus au pouvoir
dans une cité – qu'il s'agisse de plusieurs ou d'un seul – et lorsqu'ils
mépriseront les honneurs qu'on recherche aujourd'hui, jugeant ces honneurs
contraires à la liberté et sans valeur, ils feront alors ce qui est droit [540e] et
ils considéreront les honneurs qui en découlent comme la plus haute valeur,
dans la mesure où ils estimeront que le juste est ce qui est le plus
nécessaire ? Et se mettant dès lors au service du juste, et cherchant à le
favoriser, ils ordonneront la cité qui est la leur ?
– De quelle façon ? dit-il.
– Ceux qui dans la cité, dis-je, auront de fait dépassé l'âge de dix ans,
[541a] ils les enverront tous à la campagne 105 105, et ils protégeront leurs
propres enfants des mœurs de l'époque actuelle, qui sont justement les
mœurs de leurs parents, et ils les élèveront selon leurs propres conceptions
et selon leurs lois, celles-là mêmes que nous avons exposées à l'instant. De
cette manière, la cité s'établira elle-même très rapidement et très aisément
selon la constitution politique que nous avons élaborée, et elle atteindra au
bonheur, et le peuple qui l'accueillera en tirera le plus grand profit ?
– Oui, exactement, dit-il. Et tu me sembles, Socrate, [541b] avoir bien
mis à jour comment cet état de choses pourrait advenir, s'il devait un jour se
produire.
– Eh bien, dis-je, ne disposons-nous pas d'arguments suffisants au sujet
de cette cité et de l'homme qui lui est semblable ? Car le discours que nous
tiendrons sur ce que cet homme doit être lui-même est assez clair, n'est-ce
pas ?
– Il est clair, dit-il. Et pour la question que tu viens de poser, il me semble
que nous sommes arrivés au terme de la discussion. »
Livre VIII

[543a]
« Bien, Glaucon, nous sommes désormais d'accord pour reconnaître les
points suivants : si une cité doit atteindre le sommet pour son
administration, les femmes y seront communes, les enfants et toute leur
formation y seront communs, de même que les occupations, en temps de
guerre et en temps de paix. Ses rois seront ceux de ses citoyens qui seront
parvenus à l'excellence dans la philosophie aussi bien que dans l'art de la
guerre.
– Nous sommes d'accord, dit-il.
– Nous sommes également tombés d'accord sur le point suivant [543b] :
lorsque les gouvernants auront été confirmés dans leur position, ils
conduiront les soldats pour les installer dans les habitations dont nous avons
déjà parlé. Personne n'y possédera quoi que ce soit en propre, ces
habitations étant la propriété de tous. Outre ces mesures relatives aux
habitations, nous sommes également tombés d'accord, tu t'en souviendras,
sur la question des biens qui pourraient demeurer en leur possession.
– Je m'en souviens effectivement, dit-il, nous pensions qu'aucun d'entre
eux ne devait posséder rien de ce que possèdent à présent les autres
gouvernants, mais qu'en tant qu'athlètes de la guerre et gardiens 1 1, ils
devaient recevoir des autres une compensation pour leur garde [543c]
équivalant à l'entretien d'une année aux fins de leur tâche, de manière à
assurer le nécessaire pour eux-mêmes et à veiller sur l'ensemble de la cité.
– Tu as raison, dis-je. Mais allons, maintenant que nous avons atteint le
terme de cette enquête, rappelons-nous à partir de quelle position 2 2 nous
avons dérivé, afin de revenir sur le chemin que nous avons quitté.
– Ce n'est guère compliqué, dit-il. Tu parlais à peu près comme tu viens
de le faire 3 3 l'instant, en montrant que tu avais complété l'exposé de tes
arguments concernant la cité. Tu affirmais qu'une cité comme celle que tu
venais de décrire constituait pour toi une cité excellente, de même que
l'homme [543d] qui lui ressemble, et cela alors que tu étais, semble-t-il, en
mesure de présenter une cité et un homme encore plus beaux. Mais [544a]
tu en concluais toutefois que si cette cité est juste, alors les autres sont
défectueuses. De ces autres formes de constitution politique, si je me
souviens bien, tu disais qu'il existe quatre espèces dignes d'être discutées 4 4
pour en faire voir les défauts, de même que les espèces d'hommes qui leur
ressemblent. De cette manière, après les avoir toutes examinées et après
s'être entendus sur ce que devaient être l'homme le meilleur et l'homme le
pire, nous pouvions discuter pour savoir si le meilleur est le plus heureux et
le pire le plus malheureux, ou s'il en va autrement. Et alors que je te
demandais quelles étaient ces quatre espèces de constitution politique,
[544b] à ce moment Polémarque et Adimante ont pris la parole, et c'est
ainsi que relevant leur argument, tu as abouti là où nous en sommes.
– Tu as récapitulé de la manière la plus exacte, dis-je.
– Fais donc comme un lutteur 5 5, redonne-moi la même prise, et quand je
te pose la même question, essaie de reprendre ce que tu t'apprêtais à dire
alors.
– Si toutefois j'en suis capable, dis-je.
– C'est que pour ma part, reprit-il, je suis désireux d'entendre au moins
comment tu présentes ces quatre espèces de constitution politique.
– [544c] Ce n'est pas difficile, dis-je, tu les reconnaîtras, car les espèces
que j'ai en tête portent des noms bien connus. La première est celle qui
reçoit les éloges de tout le monde, c'est la constitution politique de Crète et
de Lacédémone 6 6. La deuxième, qui vient également en second pour les
éloges, est celle qu'on appelle oligarchie : il s'agit d'une constitution
politique affligée de défauts considérables. Il y a ensuite une espèce qui est
l'opposé de la précédente, la démocratie, et enfin, il y a la noble tyrannie,
qui se distingue de toutes les autres, elle qui représente la quatrième et
ultime maladie de la cité. Distingues-tu [544d] quelque autre forme de
constitution politique qui puisse tomber sous une espèce clairement
77
identifiée ? Les régimes dynastiques et les royautés qu'on peut acheter , de
même que certaines autres formes semblables de constitutions politiques,
participent en quelque manière de ces quatre espèces, et on ne les trouverait
pas en moins grand nombre chez les Barbares que les chez les Grecs.
– On dit qu'il y en a beaucoup, en effet, dit-il, et des formes étranges.
– Or sais-tu, repris-je, qu'il existe nécessairement autant d'espèces de
88
caractères d'hommes qu'il existe d'espèces de constitutions politiques ?
Ou alors crois-tu que les constitutions politiques surgissent “des chênes ou
des rochers 9 9 ”, et non des caractères de ceux qui habitent dans les cités,
[544e] lesquels, comme lorsque les poids de la balance 10 10 se renversent,
finissent par entraîner tout le reste du côté où ils penchent ?
– Selon moi, elles ne peuvent absolument pas provenir d'ailleurs que de
là.
– Si donc il existe cinq espèces de cités, il devrait exister également cinq
11 11
dispositions de l'âme pour les individus particuliers.
– Sans doute.
– Or nous avons déjà présenté le type qui correspond à l'aristocratie, et
c'est à juste titre que nous avons affirmé qu'il était bon et juste.
– [545a] Nous l'avons présenté.
– Ne convient-il pas ensuite de passer en revue les espèces inférieures, le
type d'homme qui recherche la victoire et les honneurs, lui dont l'existence
est conforme à la constitution politique de Lacédémone, et ensuite l'homme
oligarchique, l'homme démocratique et l'homme tyrannique ? Quand nous
aurons observé lequel est le plus injuste, nous pourrons alors l'opposer à
l'homme le plus juste, et notre discussion sera complète si elle nous permet
de voir comment la justice pure, par comparaison avec l'injustice sans
mélange, détermine le bonheur ou le malheur de qui la possède. De cette
manière, si nous sommes convaincus par la position de Thrasymaque, nous
pourrons nous engager [545b] sur la voie de l'injustice ou, au contraire, si la
discussion qui commence maintenant à nous éclairer nous en persuade,
nous mettre en chemin vers la justice.
– Tout à fait, dit-il, voilà comment il faut procéder.
12 12
– Et justement, comme nous avons commencé en examinant d'abord
les caractères qui se voient dans les constitutions politiques, avant ceux qui
se trouvent chez les individus, parce que cela serait plus clair, ne convient-il
pas maintenant de poursuivre de cette manière en examinant d'abord la
constitution politique qui recherche les honneurs. Comme je ne dispose pas
d'un autre nom pour la désigner, je l'appellerai ou bien timocratie, ou bien
timarchie 13 13. Nous poursuivrons en examinant l'homme qui lui correspond,
et ensuite nous examinerons l'oligarchie et [545c] l'homme oligarchique.
Puis, après avoir considéré la démocratie, nous porterons notre regard sur
l'homme démocratique. En quatrième lieu, nous en viendrons à la cité
soumise à un tyran et, après l'avoir examinée, nous porterons cette fois
notre regard sur l'âme tyrannique, et nous nous efforcerons de nous donner
les moyens de porter un jugement sur ces questions que nous avons mises
en avant.
– Cette manière de développer l'examen et d'exercer le jugement, dit-il,
serait en effet rationnelle.
– Eh bien donc, repris-je, essayons d'expliquer de quelle manière la
timocratie pourrait naître de l'aristocratie. N'est-ce pas [545d] en vertu d'un
principe simple 14 14 et net ? Toute constitution politique se transforme à
partir de l'élément qui y détient le pouvoir de gouverner, quand la discorde
se produit au sein de cet élément. Tant que cet élément maintient sa
cohésion 15 15, même s'il s'agit d'un groupe restreint, il est impossible de
l'ébranler.
– Il en va, en effet, de cette manière.
– Dès lors, Glaucon, dis-je, comment notre cité sera-t-elle ébranlée, et de
quelle manière les auxiliaires et les chefs entreront-ils en conflit les uns
avec les autres et même entre eux ? Veux-tu qu'à l'instar d'Homère, nous
priions les Muses de nous dire
… comment la discorde pour la première fois s'abattit 16 16

« et que nous les fassions s'exprimer [545e] à la manière des tragédiens ?


Elles s'adresseraient à nous avec légèreté comme à des enfants, et comme si
elles parlaient avec sérieux, nous leur prêterions un langage empreint de
sublimité ?
– Comment ?
– À peu près de la manière suivante : [546a] “Il est difficile qu'une cité
structurée comme la vôtre soit ébranlée. Mais puisque, pour tout ce qui est
né, il y a corruption, cette structure non plus ne pourra se maintenir à
jamais, mais elle se dissoudra. Et voici comment se produira cette
dissolution. Il existe, non seulement pour les plantes enracinées dans le sol,
mais aussi pour les animaux qui vivent à la surface de la terre, des périodes
de fécondité et de stérilité 17 17 de leur âme et de leur corps 18 18, chaque fois
que les révolutions périodiques achèvent pour chaque espèce animale et
végétale la rotation de leurs cycles, traversée brève pour ceux qui ont une
vie brève, et longue pour ceux qui ont une vie longue. Or, pour ce qui est de
la fécondité et de la stérilité de votre race, ceux que vous avez formés pour
être les chefs de la cité, si [546b] compétents soient-ils 19 19, ne seront pas en
mesure, même en alliant le raisonnement à l'observation, d'en discerner le
cycle ; ce cycle leur échappera et il leur arrivera d'engendrer des enfants
quand il ne le faudrait pas. Pour la génération divine 20 20, il y a une période
que contient un nombre parfait, alors que pour celle des êtres humains, il
21 21
s'agit d'un nombre dans lequel certaines multiplications dominatrices et
dominées, présentant trois termes et quatre facteurs, procèdent par voie de
similitude et de dis similitude, de progression et de régression, pour en
venir à manifester toutes les correspondances et [546c] les expressions
qu'ils entretiennent les uns avec les autres. La base épitrite de ces éléments,
quand elle est accouplée avec le nombre cinq, produit deux harmonies si on
la multiplie trois fois : l'une est faite d'un nombre également égal et de cent
pris cent fois, alors que l'autre est équilatérale pour une part, mais pour
l'autre rectangulaire, avec un côté de cent multiplié par le nombre résultant
des diagonales rationnelles de cinq, chacun diminué de un, ou des
diagonales irrationnelles diminuées de deux, et un côté de cent multiplié par
le cube de trois.
“C'est ce nombre géométrique tout entier qui est le maître 22 22 de tout
ceci, des naissances qui sont les meilleures comme de celles qui sont les
moins bonnes ; s'il advient que par ignorance [546d] vos gardiens unissent à
contretemps 23 23 des jeunes femmes à des jeunes hommes, il en résultera des
enfants qui ne seront favorisés ni par la nature, ni par la chance. La
génération de ceux qui les précèdent établira les meilleurs d'entre eux dans
leur position, mais comme ils ne le méritent pas, à peine auront-ils accédé
aux responsabilités de leurs pères qu'ils se mettront à gouverner sans se
soucier de nous, les Muses, même s'ils sont les gardiens, en n'accordant pas
toute l'importance nécessaire d'abord à la musique <et à la poésie>, ensuite
à la gymnastique. D'où il résultera que vos jeunes seront dépourvus de
culture 24 24. Les gouvernants issus de cette génération ne s'installeront pas
comme de véritables gardiens, [546e] ils seront incapables de discerner les
races d'or, [547a] d'argent, de bronze et de fer, qui sont les races
d'Hésiode 25 25 autant que les races de chez vous. Le fer s'étant mélangé à
l'argent, et le bronze à l'or, il en résultera un défaut d'homogénéité et
d'harmonie qui, lorsqu'il se produit et où que ce soit, engendre toujours la
guerre et la haine. ‘Voici la génération 26 26 ', il faut le dire, dont procède la
discorde civile, partout où elle surgit et toujours.”
– Reconnaissons, dit-il, qu'elles ont répondu avec justesse.
– Nécessairement, dis-je, puisqu'elles sont les Muses.
– Et, ensuite, dit-il, que disent [547b] encore les Muses ?
– Lorsque la discorde surgit, dis-je, alors les deux ensembles de races se
mettent à tirer <la constitution politique> chacun de son côté : les races de
fer et de bronze 27 27 tendent vers la recherche de la richesse, la possession
de la terre, des habitations, de l'or et de l'argent, tandis que les races d'or et
d'argent, qui ne souffrent pas de la pauvreté compte tenu du fait qu'elles
sont riches par nature de la richesse de leurs âmes, tirent en direction de la
vertu et de l'ancien système 28 28. Elles se dressent violemment les unes
contre les autres, elles entrent en conflit, mais elles finissent par convenir de
mettre en commun la terre et les habitations, pour les répartir et les donner
en propriété privée, [547c] ; quant à ceux qui auparavant étaient placés sous
leur garde, eux qu'elles considéraient comme des citoyens libres, des amis
et des pourvoyeurs, elles les asservissent à présent comme des périèques 29 29
et des domestiques, alors qu'elles-mêmes s'occupent de la guerre et de la
garde des autres.
– Il me semble, dit-il, que c'est à partir de là que se produit le
changement.
– Eh bien ! dis-je, cette constitution politique n'occupera-t-elle pas la
position intermédiaire entre l'aristocratie et l'oligarchie ?
– Si, tout à fait.
– Bien, voilà comment se produit le changement, mais une fois modifié,
comment ce régime se gouvernera-t-il 30 30 ? N'est-il pas évident que [547d]
cette constitution imitera sur certains points la constitution politique
antérieure, mais que sur d'autres elle imitera aussi l'oligarchie, du fait
qu'elle occupe la position intermédiaire ? N'est-il pas également évident
qu'elle aura aussi quelque chose en propre ?
– Si, dit-il.
– Or justement, par son respect des gouvernants, par l'abstention du corps
militaire vis-à-vis des tâches de l'agriculture, des métiers manuels et de
toute activité lucrative, par l'organisation des repas en commun, par la
pratique de la gymnastique et des combats guerriers, par toutes ces
caractéristiques, cette constitution n'imitera-t-elle pas la constitution
<aristocratique> antérieure ?
– Si.
– En revanche, la peur de placer les sages 31 31[547e] au rang de
gouvernants – en raison du fait qu'on ne trouvera plus des hommes d'une
telle fermeté et d'une telle simplicité, mais seulement des types mélangés –,
l'inclination à favoriser des hommes remplis d'ardeur virile 32 32 et plus
rustres, doués naturellement pour la guerre plus que pour la paix, [548a]
l'estime portée aux ruses des affaires de guerre et aux stratagèmes, la
conduite perpétuelle de l'activité guerrière : la plupart de ces
caractéristiques ne seront-elles pas détenues en propre par cette
constitution ?
– Si.
33 33
– De tels hommes, repris-je, seront avides de richesses , à l'instar de
ceux des constitutions oligarchiques. Ils développeront une adoration
passionnée pour l'or et l'argent, encore qu'il s'agisse d'une adoration occulte,
puisqu'ils posséderont des voûtes et des trésors cachés personnels, où ils les
garderont secrètement ; ils auront également des maisons, dont l'enceinte
leur servira de retranchement à la manière de niches privées, au sein
desquelles [548b] ils consentiront des dépenses extravagantes pour leurs
femmes et la foule de ceux qu'ils choisiront.
– Très juste, dit-il.
– Ils seront donc avares de leurs richesses, parce qu'ils les vénèrent et les
possèdent en secret, tout en se montrant prodigues des richesses des autres,
qu'ils convoitent. Ils jouissent en cachette de leurs plaisirs et cherchent à
échapper aux lois comme des enfants cherchent à échapper à leur père,
parce qu'ils ont été éduqués sous la contrainte, et non par la persuasion, et
cela en raison d'une part de leur négligence de la Muse véritable, la Muse
qui s'accompagne de discours argumentés et de la philosophie, [548c]et
d'autre part de la priorité qu'ils ont accordée à la gymnastique plutôt qu'à la
musique.
– Tu décris une constitution politique, dit-il, qui est un mélange
complet 34 34 de bien et de mal.
– Elle est en effet mixte, dis-je, mais il s'y trouve une caractéristique tout
à fait manifeste, compte tenu du fait que c'est seulement l'élément d'ardeur
virile qui y domine : c'est l'ambition des victoires et le goût des honneurs.
– Oui, très manifeste, dit-il.
– Voilà donc, repris-je, comment cette constitution politique se
développerait et quelles seraient ses caractéristiques, s'il faut en esquisser
[548d] une description dans notre dialogue, sans chercher à la compléter
dans le détail. Cette esquisse suffit, en effet, à nous faire voir l'homme le
plus juste et l'homme le plus injuste, et ce serait par ailleurs une tâche
impossible que de décrire d'une part toutes les constitutions politiques, et
d'autre part tous les caractères, sans rien laisser de côté.
– Et nous avons raison de procéder ainsi, dit-il.
– Quel est donc l'homme qui correspond à cette constitution politique ?
Comment s'est-il formé et de quel type est-il ?
– Je pense, dit Adimante, qu'il se rapproche passablement de notre
35 35
Glaucon ici présent , en tout cas pour ce qui est de l'ambition de la
victoire.
– [548e] Peut-être sur ce point, dis-je, mais il me semble qu'il possède
des caractéristiques naturelles qui ne lui correspondent pas.
– Lesquelles ?
– Il est nécessairement, repris-je, plus arrogant et aussi plus indifférent à
36 36
l'art des Muses, bien qu'il le goûte ; il aime les discours , mais cela n'en
fait pas un orateur. Un homme de ce type est brutal envers les
esclaves 37 37[549a], au lieu de marquer simplement sa supériorité, comme le
fait celui qui a reçu une éducation adéquate. Par contre, il se montre doux
envers les hommes libres, et entièrement soumis aux gouvernants. Il aime le
pouvoir et les honneurs. Il ne se croit pas digne de gouverner en mettant en
avant sa seule capacité de discourir, ou toute autre qualité de ce genre, mais
parce qu'il est amateur de gymnastique et de chasse, il se fonde plutôt sur
ses responsabilités militaires et sur toutes les activités qui gravitent autour
de la guerre.
– C'est en effet, dit-il, le caractère qui correspond particulièrement à cette
constitution politique.
– Or, pareil homme, dis-je, pourra sans doute dans sa jeunesse [549b]
mépriser les richesses, mais plus il avancera en âge, plus il y trouvera du
plaisir, parce qu'il participe d'un naturel qui convoite les richesses et qu'il
n'est pas absolument pur dans son attitude à l'égard de la vertu, vu que le
meilleur gardien lui aura fait défaut.
– Quel est ce gardien ? demanda Adimante.
– C'est la raison, dis-je, mêlée à la musique et à la poésie. Elle seule en
effet, par sa présence, conserve la vertu tout au cours de l'existence de celui
en qui elle réside.
– Tu dis bien, dit-il.
– Et tel est donc, dis-je, le jeune homme timocratique, qui est semblable à
la cité du même type.
– Voici maintenant, repris-je, [549c] de quelle manière à peu près il se
38 38
forme. Il arrivera à l'occasion qu'il soit le jeune fils d'un homme de bien,
résident d'une cité régie par une mauvaise constitution politique ; cet
homme fuit les honneurs, les responsabilités, les procès et tout cet
affairement public, jusqu'à consentir à s'effacer pour ne pas avoir d'ennuis.
– De quelle manière exactement, dit-il, devient-il timocratique ?
– Lorsque, dis-je, pour commencer il entend sa mère se plaindre que son
mari ne fait pas partie du groupe des dirigeants [549d], ce qui a pour effet
de l'inférioriser aux yeux des autres femmes ; elle le voit ensuite très peu
appliqué à se procurer des richesses, incapable de s'engager dans un conflit
et de hausser le ton, que ce soit dans les causes privées ou dans les affaires
publiques, et plutôt indifférent lui-même aux questions de cette nature ; elle
se rend compte qu'il ne pense jamais qu'à lui-même et n'a pour elle qu'une
attitude d'indifférence, à mi-chemin entre le respect et le mépris. Elle se
plaint de tout cela et lui dit que son père n'est pas un homme, qu'il se laisse
aller indûment, et quantité d'autres reproches de même nature dont [549e]
les femmes ont tendance à réciter la litanie en pareilles situations.
– Et comment ! dit Adimante, voilà bien leur genre, toutes ces plaintes à
n'en plus finir !
– Tu sais aussi, repris-je, que les serviteurs de ces gens-là tiennent à
l'occasion, en secret, des propos du même genre au fils de la famille. En
apparence, ils sont bien intentionnés, mais s'il leur arrive de rencontrer un
débiteur que le père ne poursuit pas, ou quelqu'un d'autre qui se trouve en
faute à son égard, ils recommandent au fils, quand il sera devenu adulte,
d'humilier tous [550a] ces gens-là et de chercher à se montrer plus homme
que son père. Hors de chez lui, le fils entend d'autres propos du même
genre, et il constate que ceux qui se limitent à leur propres affaires dans la
cité sont traités d'imbéciles et que leur réputation est médiocre, tandis que
ceux qui se mêlent des affaires des autres sont honorés et loués. Alors le
jeune homme qui entend et voit tout cela, et qui par ailleurs prête l'oreille
aux paroles de son père et qui observe de près ses occupations en les
comparant à celles des autres, se voit tiraillé des deux côtés : d'abord du
côté de son père [550b], qui nourrit et fait croître le principe rationnel de
son âme 39 39, et du côté des autres, qui alimentent la partie désirante et
l'élément d'ardeur virile. Comme son naturel n'est pas celui d'un homme
méchant, mais qu'il a été influencé par les mauvaises fréquentations des
autres, il se porte vers la position intermédiaire entre les deux, et il remet le
pouvoir de gouverner en lui-même à la partie intermédiaire, celle qui
recherche la victoire et qui est remplie d'ardeur, et il devient un homme
arrogant et entiché d'honneurs.
– Tu me sembles, dit-il, avoir exposé remarquablement la formation de ce
caractère.
– Nous avons donc, [550c] repris-je, le deuxième type de constitution
politique et le deuxième type d'homme.
– Nous l'avons, dit-il.
– Ne devrions-nous pas maintenant reprendre le propos d'Eschyle 40 40,
… un autre homme rangé en face d'une autre cité,

« ou plutôt, parler d'abord de la cité pour suivre notre hypothèse de


41 41
départ ?
– Assurément, dit-il.
– Ce serait donc, je crois, l'oligarchie 42 42 qui prendrait la suite de cette
constitution politique.
43 43
– De quel système politique parles-tu, dit-il, quand tu parles
d'oligarchie ?
– C'est, répondis-je, la constitution politique fondée sur la valeur de la
propriété, où les riches commandent et où les pauvres [550d] n'ont aucune
part au pouvoir.
– Je comprends, dit-il.
– Ne faut-il pas expliquer d'abord comment le changement s'opère de la
timarchie vers l'oligarchie ?
– Si.
– En fait, dis-je, même un aveugle verrait clairement comment ce
changement s'effectue.
– Comment ?
– Cette voûte, dis-je, où chacun entasse l'or, voilà ce qui va ruiner cette
constitution politique. Tout d'abord, en effet, ils découvrent des raisons de
dépenser pour eux-mêmes, et pour cela ils se soustraient aux lois et ne leur
obéissent plus, [550e] ni eux, ni leurs femmes.
– Apparemment, dit-il.
– Par la suite, je pense, chacun observe autrui et cherchant à lui faire
concurrence, ils font en sorte que le grand nombre finit par se transformer
en devenant semblable à eux.
– Apparemment.
– À partir de ce moment, repris-je, ils se mettent en quête d'une richesse
toujours plus considérable, et plus ils y accordent de valeur, moins ils en
accordent à la vertu. N'y a-t-il pas entre la richesse et la vertu une différence
telle que, si on se les représente posées l'une et l'autre sur les plateaux d'une
balance, elles exercent leur pesée toujours dans un sens opposé ?
– Certes, dit-il.
– Si la richesse est honorée [551a] dans une cité, et aussi les riches, la
vertu y sera moins honorée, de même que les gens de bien.
– C'est clair.
– Or ce qui est l'objet constant d'honneurs, on s'y applique, alors que ce
qui n'est pas l'objet d'honneurs, on le néglige.
– C'est ainsi.
– De cette façon, au lieu d'être des hommes amoureux de la victoire et
amoureux de l'honneur, ils finissent par devenir amoureux de
l'enrichissement et amoureux de l'argent. Ils font l'éloge de l'homme riche,
ils l'admirent et le portent au pouvoir. Quant au pauvre, ils le méprisent.
– C'est vrai.
44 44
– Dès lors, ils établissent une loi qui représente désormais la
définition de la constitution oligarchique [551b] : ils déterminent par
ordonnance une certaine quantité de richesses – une quantité d'autant plus
grande que l'oligarchie est riche, d'autant plus petite qu'elle est faible – et ils
proclament que se verra interdire de participer aux responsabilités du
pouvoir celui dont la fortune n'atteint pas la valeur déterminée par
l'ordonnance. Ils mettent en application ces mesures soit par des
dispositions contraignantes, soit encore par les armes, ou alors, avant d'en
venir jusque-là, ils imposent cette constitution politique en recourant à
l'intimidation. N'est-ce pas ainsi que les choses se passent ?
– Si, c'est ainsi, dit-il.
– Voilà donc, pour le dire d'un trait, comment se présente ce système
politique.
– Oui, dit-il, mais quel est le mode d'être de cette constitution politique ?
Quels sont ces défauts [551c] que nous avons affirmé qu'elle comportait ?
– En premier lieu, répondis-je, cela même qui constitue sa définition et
fait qu'elle est ce qu'elle est. Pense seulement en effet à ce qui se passerait si
45 45
on choisissait les pilotes de navires de cette manière, en fonction de la
valeur de leurs avoirs, et si le pauvre, fût-il plus expert dans l'art du
pilotage, ne pouvait jamais être admissible…
– Ce serait, dit-il, une navigation bien médiocre que cette navigation-là !
– Or, n'en serait-il pas de même pour quelque autre forme de
commandement ?
– C'est ce que je pense, pour ma part.
En faisant exception du commandement de la cité, dis-je, ou en l'incluant
également ?
– En l'incluant tout à fait, dit-il, d'autant qu'il constitue le commandement
le plus difficile et le plus important. [551d]
– L'oligarchie comporterait donc un premier défaut d'une certaine
importance.
– Il semble bien.
– Eh bien, le défaut suivant, le trouveras-tu moindre que le précédent ?
– Lequel ?
– Une telle cité, nécessairement, ne sera pas une cité, mais deux : une cité
des pauvres, une cité des riches, habitant en un même lieu et conspirant
constamment les uns contre les autres.
– Par Zeus, dit-il, ce défaut n'est pas moindre que le précédent.
– Et il n'y a certes rien de bien dans le trait suivant, quand ils se trouvent
paralysés au moment de faire la guerre à une autre cité, parce qu'ils seraient
forcés de recourir au peuple 46 46 qu'ils ont armé et qu'ils le craignent plus
que [551e] les ennemis, ou alors de ne pas y recourir, de façon à montrer
dans l'activité même du combat qu'ils sont d'authentiques oligarques, [c'est-
à-dire une élite], alors même qu'ils ne consentiraient pas à utiliser leurs
richesses à cette fin, du fait de leur avarice.
– Rien de bien, en effet.
– Eh bien, ce que nous avons réprouvé tout à l'heure, cette tendance à se
47 47
disperser dans les affaires des autres, et le fait que l'agriculture, les
affaires commerciales, [552a] les affaires de la guerre soient, dans cette
constitution politique, concentrées aux mains des mêmes personnes, penses-
tu que cela soit correct ?
– Pas le moins du monde.
– Vois donc à présent si, de tous ces maux, le mal suivant n'est pas le plus
grand et si cette constitution n'est pas la première à le manifester ?
– Lequel ?
– La liberté de vendre tous ses biens 48 48, et la liberté pour quelqu'un
d'autre de les acquérir ; et une fois qu'on a tout vendu, la possibilité de
demeurer dans la cité, sans appartenir à aucun des groupes constitutifs de la
cité, sans être commerçant, ni artisan, ni cavalier, ni hoplite, mais en portant
le nom de pauvre et d'indigent.
– [552b] Elle est la première à le permettre, dit-il.
– Cette manière de faire n'est certes pas interdite chez ceux qui sont
gouvernés selon la constitution oligarchique, car autrement on n'y trouverait
pas des gens qui sont excessivement riches, et d'autres qui sont totalement
démunis.
– C'est juste.
– Fais aussi attention au point suivant. Lorsqu'un homme de ce type, dès
lors qu'il était riche, dépensait sa fortune, se montrait-il alors plus utile à la
cité, dans ces fonctions dont nous discutions à l'instant ? Alors
qu'apparemment il était au nombre des gouvernants, il n'était en réalité ni
gouvernant ni serviteur de la cité, mais seulement quelqu'un qui dilapide
son bien, n'est-ce pas ?
– Exact, dit-il, il était en apparence un serviteur de la cité, mais il n'était
en fait rien [552c] d'autre qu'un dissipateur.
– Accepterais-tu, repris-je, que nous disions que de la même manière que
le faux bourdon naît dans une alvéole pour devenir le fléau de la ruche 49 49,
un tel homme naît comme le faux bourdon de la maison, pour devenir le
fléau de la cité ?
– Certainement, Socrate, répondit-il.
– Mais n'est-il pas vrai, Adimante, que si le dieu a constitué tous les faux
bourdons ailés comme des êtres dépourvus d'aiguillon, il a par contre
constitué certains faux bourdons pédestres comme des êtres dépourvus
d'aiguillon, mais pour certains autres, il les a faits pourvus d'aiguillons
redoutables ? En vieillissant, les faux bourdons sans aiguillon finissent par
devenir mendiants, [552d] tandis que tous les faux bourdons pourvus
d'aiguillon finissent par porter le nom de malfaiteur ?
– C'est tout à fait vrai, dit-il.
– Il est donc évident, dis-je, que partout où tu vois des mendiants dans
une cité, il existe aussi, cachés quelque part sur ce territoire, des voleurs,
des coupeurs de bourses, des pilleurs de lieux sacrés et des auteurs de toute
espèce de maux de ce genre.
– C'est évident, dit-il.
– Eh bien, dans les cités oligarchiques, ne vois-tu pas qu'il y a des
mendiants ?
– Tous ou presque le sont, dit-il, à l'exception des dirigeants.
– Ne devons-nous pas supposer, dis-je [552e], qu'il se trouve dans ces
cités un grand nombre de ces malfaiteurs pourvus d'aiguillons, que les
dirigeants contiennent soigneusement par la force ?
– Nous devons le penser assurément, dit-il.
– Or, n'est-ce point au manque d'éducation, à une formation médiocre et à
l'organisation de la constitution politique que nous attribuerons la présence
d'hommes pareils dans la cité ?
– C'est ce que nous affirmerons.
– Tel est donc ce qui pourrait se présenter comme la cité gouvernée
oligarchiquement, et tels sont les maux qu'on y trouve, et sans doute y en a-
t-il davantage encore !
– Oui, c'est à peu près cela, dit-il.
– Nous en avons donc terminé [553a], dis-je, pour cette constitution
politique qu'on appelle oligarchie, celle qui établit ses dirigeants à partir de
la valeur de leurs biens. Examinons ensuite l'homme qui correspond à cette
constitution, comment il se forme, et quel type d'homme il devient.
– Oui, dit-il, faisons-le.
– N'est-ce pas précisément de la manière suivante que cet homme, de
timocratique se transforme en homme oligarchique ?
– De quelle manière ?
– Quand un fils naît d'un tel homme, il imite d'abord son père et marche
sur ses traces ; par la suite, il prend soudainement conscience que son père
s'est brisé contre la cité, [553b] comme un navire s'échoue sur un récif,
parce qu'il s'est donné corps et biens – soit qu'il ait pris la tête d'une
expédition militaire, soit qu'il ait accepté quelque autre responsabilité
prestigieuse – pour finir traîné au tribunal 50 50, vilipendé par des
sycophantes, puis condamné à mort ou à l'exil, privé de ses droits et
dépouillé de toute sa fortune.
– Cela peut se produire, dit-il.
– Quand il a vu tout cela, mon ami, quand il l'a enduré et qu'il a été
dépossédé de ses biens, il est, je pense, rempli de crainte et il se dépêche
aussitôt de renverser du trône qui réside en son âme [553c] la recherche de
l'honneur et cet élément d'ardeur virile dont nous parlions ; puis, humilié
par la pauvreté, il se convertit avidement à la quête du profit, et il accumule
des richesses à coups de petites économies et à force de travail. Ne penses-
tu pas qu'un tel homme en vient alors à faire monter sur le trône de son âme
51 51
ce principe de désir, cet appétit de richesse, et à l'établir grand Roi à
l'intérieur de lui-même, en le revêtant de la tiare et de colliers, et en le
ceignant du cimeterre des Perses ?
– C'est bien ce que je pense, dit-il.
– Quant au principe rationnel et à l'élément d'ardeur, [553d], je pense
qu'il les place par terre, de part et d'autre aux pieds du Roi, et il en fait ses
esclaves : il oblige le principe rationnel à ne rien faire d'autre que de
calculer et rechercher des moyens d'accroître sa fortune, et il force l'élément
d'ardeur à n'admirer et à n'honorer que la richesse et les riches, et à
s'enorgueillir de ce que sa réputation ne soit fondée sur rien d'autre que la
possession de richesses et de tout autre bien propre à y contribuer.
– Il n'existe pas, dit-il, de moyen plus rapide et plus efficace pour
transformer un jeune homme imprégné du sens de l'honneur en homme
avide de richesse.
– [553e] Mais justement, repris-je, cet homme n'est-il pas un oligarque ?
– Telle est bien, en tout cas, la transformation de l'homme qui ressemble
à cette constitution politique dont provient l'oligarchie.
– Examinons à présent s'il ressemble à celle-ci.
– [554a] Oui, examinons-le.
– Ne lui ressemble-t-il pas d'abord de par cette volonté de produire
surtout des richesses ?
– Sans contredit.
– Et aussi parce qu'il est économe et industrieux. Il ne satisfait que les
désirs nécessaires qu'il éprouve, il ne se permet aucune autre dépense, et il
maîtrise les autres désirs, qu'il juge frivoles.
– Oui, exactement.
– Il est assez austère, dis-je, il transforme tout en argent, c'est un homme
qui ne pense qu'à thésauriser, un de ceux [554b] dont la foule fait l'éloge.
Cet homme n'est-il pas celui qui ressemble à la constitution politique que
nous avons décrite ?
– Pour ma part, dit-il, je le crois. Pour sûr, ce sont principalement les
richesses qui sont honorées dans cette cité et chez ce type d'homme.
– Je ne crois pas, repris-je, qu'un tel homme ait jamais cherché à se
donner une éducation.
– Je ne le crois pas non plus, dit-il, car autrement il n'aurait pas installé
52 52
un aveugle au poste de chef du chœur, et il ne lui rendrait pas hommage
par-dessus tout.
– Bien, dis-je, mais prête attention à ceci : ne dirons-nous pas que c'est en
raison de son manque d'éducation qu'ont surgi en lui des désirs semblables
aux faux bourdons, les uns mendiants, [554c] les autres malfaisants, des
désirs réprimés de force par son autre souci ?
– Si, tout à fait, dit-il.
– Or sais-tu, dis-je, dans quelle direction il faut regarder pour découvrir
ces désirs malfaisants ?
– Où donc ? dit-il.
– Observe les cas où ils sont chargés de la tutelle des orphelins, ou
lorsque toute autre occasion de ce genre, où ils ont toute latitude de
commettre l'injustice, se présente à eux.
– C'est vrai.
– Cette situation rend manifeste, n'est-ce pas, que dans les autres
engagements où il jouit d'une bonne réputation et donne l'impression d'être
juste, il réprime [554d] ses mauvais désirs par une sorte de contrainte de
décence qu'il exerce sur lui-même ? Non pas parce qu'il les persuade que ce
serait un choix inférieur, ni parce qu'il les adoucit par l'exercice de la
raison : c'est plutôt la nécessité et la crainte qu'il éprouve qui le lui
imposent, parce qu'il tremble pour le reste de sa fortune.
– C'est certain, dit-il.
– Mais par Zeus, mon ami, dis-je, quand l'occasion se présentera de
dépenser les biens d'autrui, c'est chez ces gens-là que tu trouveras
naturellement implantés ces désirs qui tiennent du faux bourdon.
– Oui, dit-il, pour sûr.
53 53
– Bien évidemment, un tel homme ne serait pas exempt de discorde
séditieuse à l'intérieur de lui-même, car il n'est pas un, mais pour ainsi dire
double ; [554e] la plupart du temps cependant, si les désirs affrontent les
désirs, ce sont les meilleurs qui l'emportent sur les pires.
– C'est ainsi.
– Pour cette raison, je pense qu'un tel homme montrera une apparence
extérieure plus respectable que nombre d'autres, mais la vertu véritable,
celle qui est concorde et harmonie intérieure de l'âme, fuira bien loin de lui.
– Je le crois.
– Et par surcroît cet homme parcimonieux fera un bien médiocre [555a]
adversaire, s'il s'agit dans la cité de rechercher entre particuliers ou bien une
victoire, ou bien une part d'honneur pour les choses qui se méritent. Lui ne
consent aucunement à dépenser de l'argent pour acquérir une réputation
honorable, ni pour aucun des concours de ce genre. Il craint de réveiller des
désirs de dépenser et de les appeler à son secours dans le combat pour la
victoire : fidèle à la manière oligarchique, il n'engage qu'une petite partie de
ses forces dans le combat, de sorte qu'il se retrouve le plus souvent en
position de vaincu, mais il demeure riche.
– Et comment ! dit-il.
– Douterons-nous encore longtemps, dis-je, que ce parcimonieux, ce
financier ne soit ordonné selon une ressemblance avec la cité oligarchique ?
[555b]
– Pas du tout, dit-il.
– C'est la démocratie, semble-t-il, qu'il faut examiner à présent. Voyons
de quelle manière elle se produit et, une fois instaurée, quelles sont ses
caractéristiques, de manière à saisir le caractère de l'homme qui lui est
apparenté pour le faire passer en jugement.
– En tout cas, de cette façon, dit-il, nous serions fidèles à notre manière
de procéder.
– Eh bien, repris-je, la transformation de l'oligarchie en démocratie ne
s'effectue-t-elle pas de la manière suivante ? Ne se produit-elle pas sous
l'effet d'une aspiration insatiable à l'égard du bien qu'on se fixe comme but,
à savoir devenir le plus riche possible ?
– Comment cela ?
– [555c] Ceux qui commandent dans cette constitution politique
n'exercent leur commandement, je pense, qu'en se fondant sur la quantité de
leurs possessions ; ils ne consentent pas à contrôler par une législation les
jeunes qui se dissipent dans l'indiscipline, pour les empêcher de dépenser
leurs biens et leur éviter la ruine. Leur but est de leur prêter sur hypothèque,
de manière à devenir ensuite propriétaires des biens de ces gens-là, pour
être encore plus riches et plus considérés.
– C'est ce qu'ils désirent le plus.
– Or n'est-il pas évident d'emblée que dans une cité, on ne peut estimer la
richesse et acquérir en même temps la modération requise, [555d] et qu'au
contraire on en arrive nécessairement à négliger l'une ou l'autre ?
– C'est assez clair, dit-il.
– Ainsi, dans les oligarchies, c'est en négligeant <la modération> et en
tolérant l'indiscipline que les dirigeants réduisent parfois à la pauvreté des
hommes qui n'étaient pas dépourvus de qualités par leur naissance.
– C'est certain.
– Ceux-là demeurent inactifs dans la cité, où ils sont, je pense, bien
pourvus d'aiguillons et armés, les uns criblés de dettes, les autres couverts
d'infamie, les autres des deux à la fois ; remplis de haine, ils complotent
contre ceux qui se sont approprié leurs biens et contre tout le monde,
54 54
désireux d'une seule chose : voir apparaître un régime nouveau .
– [555e] C'est bien cela.
– Quant aux financiers, ils se tiennent cois et font mine de ne pas les
apercevoir, mais ils ne manquent pas de darder leur aiguillon, c'est-à-dire
leur argent, contre tous ceux du groupe des autres qui se laissent faire ;
multipliant par cent les intérêts de leur capital patrimonial, [556a] ils font
proliférer dans la cité les faux bourdons et les mendiants.
– Comment, en effet, n'y seraient-ils pas nombreux ?
– Et par ailleurs, repris-je, un tel mal qui se propage comme un incendie,
ils ne consentent pour l'éteindre aucun des moyens qu'il faudrait : ils ne
veulent ni de ce moyen que j'ai mentionné, qui consiste à contrôler les
dépenses arbitraires du bien de chacun, ni de cet autre moyen consistant à
faire une législation en vue de supprimer de tels abus.
– Quelle législation ?
– Une loi qui viendrait en complément 55 55 du contrôle, et qui
contraindrait les citoyens à se soucier de la vertu. Si, en effet, on prescrivait
de conclure la plupart des contrats de gré à gré aux risques du prêteur
[556b], les citoyens rechercheraient la richesse avec moins d'impudence, et
on verrait moins se développer dans la cité ces maux que nous décrivions à
l'instant.
– Beaucoup moins, dit-il.
– À présent, au contraire, repris-je, pour toutes ces raisons précisément,
les gouvernants réduisent dans la cité les gouvernés à une situation de ce
genre. Pour ce qui est d'eux et de leurs enfants, ne voit-on pas les jeunes
profiter d'une vie de luxe et devenir incapables de tout effort pour les
activités du corps et de l'esprit ? Ne sont-ils pas mous et indolents,
incapables de discipline [556c] dans les plaisirs et dans les peines ?
– Si, en effet.
– Et eux-mêmes, les pères, négligeant tout le reste, hormis l'argent, ne
développent pas davantage le souci de la vertu que les pauvres.
– Non, en effet.
– Or donc, lorsque nantis de pareilles dispositions, les gouvernants et les
gouvernés se trouvent rassemblés, soit à l'occasion d'un trajet qui les fait
cheminer ensemble, soit pour quelque autre motif de rassemblement, par
exemple une ambassade, ou une expédition militaire au cours de laquelle ils
s'embarquent pour combattre ensemble, ou lorsqu'ils s'observent
mutuellement au milieu des dangers [556d], ce ne sont jamais dans ces
circonstances les pauvres qui sont l'objet du mépris des riches. Au contraire,
le plus souvent, quand un homme pauvre, maigre, brûlé par le soleil, posté
dans la bataille près d'un homme riche, nourri à l'ombre, chargé du poids
inutile de sa graisse, le voit essoufflé et sans ressources, ne crois-tu pas qu'il
pense que ces gens-là ne sont riches que du fait de la lâcheté des pauvres ?
Et quand ils se retrouvent entre eux, ne se disent-ils pas les uns autres :
“Ces hommes-là sont à notre merci, [556e] ils ne valent rien” ?
– Je sais bien, en effet, dit-il, que c'est leur manière habituelle.
– Or, comme un corps vulnérable n'a besoin que d'un léger choc de
l'extérieur pour tomber malade, et qu'il arrive parfois que, même sans motif
externe, il devienne la proie de troubles, de la même manière une cité,
placée dans une situation analogue, devient malade au moindre prétexte et
se livre à elle-même une bataille intérieure : on requiert pour le soutien
militaire des ressources de l'extérieur, certains faisant appel à une cité
oligarchique, d'autres à une cité démocratique, et il arrive même que la
dissension se propage dans la cité sans intervention extérieure.
– [557a] Oui, absolument.
– L'avènement de la démocratie 56 56 se produit à mon avis lorsque les
pauvres, forts de leur victoire, exterminent les uns, bannissent les autres, et
partagent également avec ceux qui restent le pouvoir politique et les
responsabilités de gouverner. Le plus souvent même, dans la cité
démocratique, ces responsabilités sont tirées au sort.
– Voilà bien en effet, dit-il, comment advient ce système politique de la
démocratie, soit qu'il se produise par le recours aux armes, soit encore qu'il
résulte de la peur qui fait fuir les autres, ceux qui détenaient le pouvoir
antérieurement.
– Comment donc, repris-je, ces gens-là s'administrent-ils ? Quelle est la
nature d'une constitution politique de ce genre ? [557b] Il est clair que
l'homme qui lui est apparenté nous apparaîtra comme l'homme
démocratique.
– C'est clair, dit-il.
– Eh bien, tout d'abord, ne faut-il pas dire que les citoyens y sont
libres 57 57 et que la cité laisse place à la liberté et à la libre expression ? et
que dans cette cité règne le pouvoir de faire tout ce qu'on veut ?
– C'est en tout cas ce qu'on raconte, dit-il.
– Mais partout où règne un tel pouvoir, il est évident que chacun peut s'y
aménager un genre de vie particulier, selon son bon plaisir.
– C'est évident.
– On trouvera donc, je pense, dans cette [557c] constitution politique plus
que dans toute autre, des hommes de toute provenance.
– Sans doute.
– Il y a des chances, dis-je, que cette constitution soit la plus belle de
toutes. Comme un manteau bigarré 58 58, orné de toutes les couleurs, ce
gouvernement bariolé de tous les caractères semblerait être le plus beau. Et
sans doute, ajoutai-je, cette constitution, à l'image des ornements bigarrés
qui subjuguent les enfants et les femmes, fait-elle l'admiration du grand
nombre.
– Oui, certainement, dit-il.
– Et c'est dans ce gouvernement, bienheureux homme, [557d] dis-je, qu'il
est approprié de chercher une constitution politique.
– Comment donc ?
– Parce que en raison de la liberté qu'on y trouve, il contient toutes les
espèces de constitutions politiques et il est probable que celui qui souhaite
établir une cité, ce que nous avons tenté de faire à présent, n'aura besoin que
de se rendre dans une cité gouvernée démocratiquement pour y choisir le
genre qui lui plairait : c'est comme si on était entré dans un grand marché
aux constitutions 59 59 politiques, et une fois le choix fait, on n'a qu'à fonder
la cité selon le modèle choisi.
– Sans doute, dit-il, les modèles [557e] n'y manquent pas, en effet.
– Et justement, repris-je, dans une cité de ce genre, on ne se voit soumis à
aucune obligation de gouverner, même si on en possède les capacités, pas
plus que l'on n'est soumis au gouvernement des autres si l'on n'y consent
pas. Il n'y a aucune obligation de faire la guerre, même si les autres y sont
engagés, ni de maintenir la paix, quand les autres s'y attachent, si on ne le
désire pas ; et d'un autre côté, si une loi empêche d'exercer une
responsabilité de gouvernant ou de magistrat, on a la possibilité de diriger
ou de siéger néanmoins au tribunal, si on le désire. [558a] Une telle manière
de mener son existence n'est-elle pas une grâce des dieux et un pur délice,
en tout cas pendant qu'elle dure ?
– Sur le moment, dit-il, oui, sans doute.
– Et dis-moi, la clémence des habitants à l'égard de ceux qui ont fait
l'objet de condamnations n'est-elle pas attrayante ? N'as-tu pas remarqué à
l'occasion, dans cette constitution politique, que des hommes condamnés à
mort ou à l'exil n'en demeurent pas moins dans la cité et y circulent en plein
cœur, et de quelle manière, comme si personne ne s'en souciait ni ne les
observait, les condamnés s'y promènent comme les esprits des héros 60 60 ?
– Si, j'en ai vu beaucoup, dit-il.
– Et que dire de la tolérance et de la complète [558b] ouverture d'esprit
de cette constitution ? N'est-elle pas remplie du mépris de ces principes que
nous avons présentés en leur accordant notre vénération, à l'occasion de la
fondation de notre cité ? Ne disions-nous pas, en effet, qu'à moins d'être
doué d'un naturel exceptionnel, personne ne peut jamais devenir un homme
de bien si les jeux de son enfance n'ont pas été placés dans un
environnement de qualité, et s'il ne s'est pas appliqué à toutes les activités
qui y concourent ? Avec quelle superbe on foule aux pieds tous ces
principes, sans aucunement se préoccuper de la nature des activités
susceptibles de former pour les tâches politiques celui qui s'y destine, alors
qu'on est respecté si on consent seulement à déclarer qu'on s'accorde avec
les tendances [558c] de la masse !
– Il s'agit en effet, dit-il, d'une constitution bien noble !
– Voilà donc, dis-je, les traits que présenterait la démocratie, avec d'autres
qui leur sont apparentés. Il s'agit apparemment d'une constitution politique
agréable, privée d'un réel gouvernement, bariolée, et qui distribue une
égalité bien particulière 61 61 tant aux égaux qu'à ceux qui sont inégaux.
– Et de fait, dit-il, tu parles d'une chose bien connue.
– Considère à présent, repris-je, ce qu'est l'individu de ce type dans sa vie
privée. À moins qu'il ne convienne d'examiner d'abord, comme nous l'avons
fait pour la constitution politique, comment il se forme ?
– En effet, dit-il.
– N'est-ce pas de la manière suivante ? Il naîtrait, je crois, fils de cet
homme parcimonieux et oligarchique de tout à l'heure, [558d] et il serait
élevé par son père selon les habitudes qui sont les siennes ?
– Probablement.
– Lui aussi se force à maîtriser les plaisirs qui le tiraillent, dans la mesure
où ils conduisent à dépenser, et non à s'enrichir, raison pour laquelle on les
désigne comme des désirs non nécessaires.
– C'est clair, dit-il.
– Voudrais-tu, dis-je, que pour éviter trop de confusion dans notre
discussion, nous commencions par définir les désirs nécessaires 62 62 et ceux
qui ne le sont pas ?
– Je veux bien, dit-il.
– Eh bien, ceux que nous ne serions pas en mesure de repousser, il
conviendrait de les appeler nécessaires, et de même tous ceux [558e] qu'il
nous est utile de satisfaire ? Car c'est pour nous une nécessité naturelle que
d'éprouver ces deux types de désirs, n'est-ce pas ?
– Oui, certainement.
– C'est donc à juste titre [559a] que nous les désignons de ce nom,
“nécessaires” ?
– À juste titre, oui.
– Eh bien, pour ceux dont on peut se débarrasser, si on s'y applique quand
on est jeune, ceux-là dont l'expérience ne produit aucun bien et entraîne
même le contraire, à tous ceux-là donnons le nom de désirs non nécessaires,
et nous aurons raison de le faire, n'est-ce pas ?
– Nous aurons raison.
– Appliquons-nous maintenant à choisir un exemple des uns et des autres,
afin de les saisir selon leur type général.
– C'est ce qu'il faut faire.
– Le désir de se nourrir par exemple, pour se maintenir en santé et en
forme, qui est un désir pour la nourriture en elle-même et pour la
préparation des repas, n'est-il pas un désir nécessaire ? [559b]
– Je crois bien.
– Ce désir de nourriture est en quelque sorte nécessaire pour deux
raisons : il s'agit d'un désir utile, et d'autre part c'est un désir auquel un être
63 63
vivant ne peut résister.
– Oui.
– Et le désir de la cuisine apprêtée également, s'il peut contribuer à la
bonne forme physique.
– Assurément.
– Mais qu'en est-il du désir qui va au-delà de cette limite, le désir de mets
plus élaborés 64 64 que ceux que nous venons de décrire, un désir dont on
peut se débarrasser pour la plupart d'entre nous si dès l'enfance on a appris à
le réprimer ? Ce désir n'est-il pas nuisible pour le corps comme il l'est pour
l'âme, si on pense à la sagesse et à la modération ? [559c] Ne l'appellerait-
on pas à juste titre non nécessaire ?
– Nous aurions tout à fait raison de le faire.
– Eh bien, ne dirons-nous pas que ces désirs sont des désirs de dépense,
alors que les autres sont des désirs d'acquisition, puisque nos travaux en
profitent ?
– Sans doute.
– Nous en dirons autant des désirs amoureux et des autres ?
– Oui.
– Et cet homme que nous appelions tout à l'heure un faux bourdon, ne le
considérions-nous pas comme un homme qui déborde de ces plaisirs et de
ces désirs et qui est asservi par ceux qui ne sont pas nécessaires, alors que
l'homme qui est dirigé par les plaisirs et les désirs nécessaires est l'homme
parcimonieux [559d] de l'oligarchie ?
– Sans doute.
– Maintenant, dis-je, reprenons, de façon à exposer comment l'homme
démocratique advient à partir de l'homme oligarchique. Il me semble que
dans de nombreux cas, c'est de la manière suivante.
– Comment ?
– Quand un jeune homme, élevé comme nous l'avons dit tout à l'heure,
sans éducation véritable et dans un esprit de parcimonie, a goûté du miel
des faux bourdons et qu'il s'est tenu dans la compagnie de ces insectes
ardents et funestes, prompts à lui procurer des plaisirs variés, chatoyants et
multiformes, c'est alors que la transformation s'amorce en quelque sorte
pour lui : [559e] <il passe intérieurement 65 65 > d'une constitution
oligarchique à une constitution démocratique.
– De toute nécessité, dit-il.
– Et de la même manière que la cité s'est transformée sous l'effet du
secours apporté à l'une de ses parties par une alliance en provenance de
l'extérieur, le semblable s'alliant au semblable, ainsi le jeune homme se
transforme quand l'une des espèces de désirs qui sont en lui reçoit, de
l'extérieur elle aussi, un soutien provenant d'un élément apparenté et
semblable, n'est-ce pas ?
– Si, absolument.
– Et je pense que si quelque allié vient porter secours, pour le renforcer,
au pouvoir oligarchique qui réside en lui, qu'il s'agisse de son père ou des
autres membres de sa famille [560a] qui lui adressent des reproches ou qui
66 66
l'admonestent, alors il en résulte un conflit et un contre-conflit , une
bataille intérieure de lui-même contre lui-même.
– Sans doute.
– Il arrive parfois, je pense, que la partie démocratique le cède à la partie
oligarchique, et alors certains désirs se trouvent ou bien éliminés, ou alors
expulsés par une forme de pudeur qui subsistait dans l'âme du jeune
homme, et l'ordre a été restauré.
– Cela se produit en effet quelquefois, dit-il.
– Mais il arrive aussi, je pense, qu'à ces désirs expulsés succèdent
d'autres désirs qui leur sont apparentés, des désirs nourris sans qu'on y
prenne garde et qui, en raison de l'incurie 67 67[560b] qui caractérise
l'éducation donnée par le père, se sont multipliés et renforcés.
– C'est du moins, dit-il, ce qui a tendance à se produire.
– Dès lors, ils l'ont attiré dans le milieu de leurs fréquentations, et de
manière occulte ces désirs se sont unis pour en produire une multitude
d'autres.
– Sans doute.
– Pour finir, ils ont envahi, je pense, l'acropole de l'âme du jeune homme,
ayant compris qu'elle était vide de connaissances, d'occupations nobles et
de discours vrais, toutes choses qui constituent les sentinelles et les gardes
les meilleurs dans les esprits des hommes [560c] aimés des dieux.
– Les meilleurs, et de beaucoup, dit-il.
– C'est alors, je pense, que des raisonnements et des opinions mensongers
et fanfarons montent à l'assaut pour occuper la même place chez ce jeune
homme.
– Inévitablement, dit-il.
68 68
– Dès lors, de retour chez ces Lotophages , est-ce qu'il n'y habite pas
au vu de tous ? Et s'il reçoit de ses proches une aide quelconque pour
renforcer la tendance parcimonieuse de son âme, alors ces discours
fanfarons viennent barrer les portes du rempart royal qui se trouve en lui :
ils ne laissent pas pénétrer [560d] l'aide alliée, pas plus qu'ils n'accueillent
l'ambassade des paroles de bon conseil de particuliers plus âgés. Ce sont ces
discours qui dominent dans la bataille, et taxant la pudeur de stupidité, ils la
rejettent au-dehors et la bannissent sans vergogne. La modération, qu'ils
invectivent en la taxant de lâcheté, ils la rejettent en la couvrant d'injures et
ils expulsent la mesure et la discipline dans la dépense, en persuadant le
jeune homme, en lui donnant pour cortège une multitude de désirs inutiles,
qu'il s'agit d'attitudes de paysans et indignes d'un homme libre.
– Oui, absolument.
– Quand ils ont fait le vide de ces vertus et purifié l'âme de ce jeune
homme, qui se trouve désormais placée [560e] sous leur tutelle et destinée à
l'initiation de grands mystères 69 69, alors ils ramènent au sein d'un grand
cortège la démesure, l'anarchie, la prodigalité et l'impudence, éblouissantes
et couronnées. Ils se répandent en discours louangeurs et les affublent de
noms charmeurs, appelant la démesure “éducation réussie”, et l'anarchie
“liberté”, et la prodigalité “magnificence”, et l'impudence “courage”. [561a]
N'est-ce pas en gros de cette manière, continuai-je, qu'un jeune homme se
transforme pour passer d'un régime où il a été élevé dans les désirs
nécessaires à un régime où il peut donner libre cours aux plaisirs non
nécessaires et inutiles et s'abandonner à eux ?
– Manifestement, dit-il, c'est de cette manière.
– Par la suite, cet homme mène, je pense, une existence où il dépense
autant d'argent, d'effort et de temps pour les plaisirs nécessaires que pour
ceux qui ne le sont pas. Si par ailleurs il a de la chance, et si sa frénésie
bachique ne lui fait pas dépasser les bornes, mais que, avec la maturité de
l'âge, le gros [561b] de la turbulence s'étant apaisé, il laisse revenir des
groupes d'expulsés et qu'il ne s'abandonne pas entièrement lui-même à ceux
qui reviennent, alors il conduit sa vie en établissant une sorte d'équilibre
entre les plaisirs : il confie toujours le commandement de son âme au plaisir
qui surgit soudainement, comme s'il était soumis au destin, jusqu'à ce qu'il
en soit rassasié, puis il s'abandonne à un autre, et cela sans en mépriser
aucun, mais en les nourrissant de manière égale.
– C'est vrai.
– Quant au discours vrai, repris-je, il ne lui fait pas bon accueil et ne le
laisse pas entrer dans la salle de garde. Si on se risque à lui dire que certains
plaisirs découlent [561c] de désirs nobles et bons, alors que d'autres
naissent de désirs mauvais, et qu'il faut cultiver et valoriser les premiers,
réprimer et dompter les seconds, dans toutes ces circonstances il hoche la
tête en signe de dédain. Pour lui, selon ce qu'il prétend, ils sont tous pareils
et doivent être considérés de valeur égale.
– Certes, dit-il, dans la condition qui est la sienne, il ne peut faire
autrement.
– Dès lors, continuai-je, il passe ses journées à satisfaire sur cette lancée
le désir qui fait irruption : aujourd'hui il s'enivre au son des flûtes, demain il
se contente de boire de l'eau et se laisse maigrir ; un jour il s'entraîne au
gymnase, le lendemain il est lascif et indifférent à tout [561d], et parfois on
le voit même donner son temps à ce qu'il croit être la philosophie. Souvent
il s'engage dans la vie politique et, se levant sur un coup de tête, il dit et fait
ce que le hasard lui dicte. S'il lui arrive d'envier les gens de guerre, le voilà
qui s'y implique ; s'agit-il des commerçants, il se précipite dans les affaires.
Sa vie ne répond à aucun principe d'ordonnancement, à aucune nécessité ;
au contraire, l'existence qu'il mène lui semble mériter le qualificatif
d'agréable, libre, bienheureuse, et il vit de cette manière en toute
circonstance.
– Tu as remarquablement [561e] décrit, dit-il, la vie d'un homme
70 70
égalitaire .
– Je crois aussi, dis-je, qu'il est multiforme et qu'il déborde d'une
multitude de caractères, lui qui est l'homme magnifique et bariolé, à l'image
de cette cité. Nombre d'hommes et de femmes envient cette sorte
d'existence, parce qu'elle contient une pléiade de modèles de constitutions
politiques et de modes de vie.
– Voilà notre homme, en effet, dit-il.
– Eh bien, rangeons cet homme comme la contrepartie [562a] de la
démocratie, c'est lui que nous aurons raison de désigner comme l'homme
démocratique.
– Oui, rangeons-le, dit-il.
– À présent, repris-je, c'est la constitution politique la plus belle et le type
d'homme le plus beau qu'il nous reste à exposer, la tyrannie et le tyran.
– Exactement, dit-il.
– Vois donc, mon cher camarade, de quelle manière se produit le régime
tyrannique. Il est évident, en effet, qu'il résulte en gros d'une transformation
de la démocratie.
– C'est évident.
– Est-ce que le mode de transformation de la démocratie à la tyrannie
n'est pas le même que de l'oligarchie à la démocratie ? [562b]
– Comment ?
– Le bien qu'on mettait de l'avant, dis-je, et qui constituait le but en vue
duquel l'oligarchie a été instaurée, c'est la quête de toujours plus de
richesse, n'est-ce pas ?
– Si.
– Or, c'est l'appétit insatiable de richesse et, découlant de cette quête de la
richesse, la négligence de tout le reste, qui ont conduit à la ruine de cette
constitution.
– C'est vrai, dit-il.
– Eh bien, n'est-ce pas justement l'appétit insatiable de ce que la
démocratie considère comme son bien qui va conduire à sa perte ?
– Qu'est-ce qu'elle considère à ton avis comme son bien ?
– La liberté, répondis-je. Ce bien-là, tu entendras dire dans une cité
gouvernée démocratiquement [562c] que c'est le bien le plus beau et que
pour cette raison, la cité démocratique est la seule où un homme libre par sa
naissance jugera digne de s'établir.
– Cette affirmation, dit-il, on l'entend souvent, en effet.
– Eh bien, repris-je, et c'est là ce que je m'apprêtais à dire, n'est-ce pas le
désir insatiable de ce bien et la négligence de tout le reste qui déstabilisent
cette constitution politique et la mettent en situation de recourir
nécessairement à la tyrannie ?
– Comment ? dit-il.
– Quand une cité gouvernée démocratiquement et assoiffée de liberté
tombe par hasard sous la coupe de mauvais échansons [562d] et s'enivre du
vin pur de la liberté, dépassant les limites de la mesure, alors ceux qui sont
au pouvoir, s'ils ne sont pas entièrement complaisants et ne lui accordent
pas une pleine liberté, elle les met en accusation pour les châtier comme des
criminels et des oligarques.
– Voilà ce que la cité fait, dit-il.
– Quant à ceux, repris-je, qui respectent l'autorité des gouvernants, on les
invective en les traitant d'hommes serviles et de vauriens, mais les
gouvernants qui passent pour des gouvernés, et les gouvernés qui passent
pour des gouvernants, ce sont eux dont on fait l'éloge en privé comme en
public, ce sont eux auxquels on accorde du respect. N'est-il pas inévitable
71 71
que dans une telle [562e] cité l'esprit de liberté s'étende à tout ?
– Si, nécessairement.
– Et qu'il se propage, cher ami, continuai-je, jusqu'à l'intérieur des
maisons privées, de telle sorte qu'au bout du compte l'anarchie s'implante
même chez les animaux sauvages ?
– De quoi parlons-nous ici ? demanda-t-il.
– Vois, par exemple, quand le père prend l'habitude de se comporter
comme s'il était semblable à son enfant et se met à craindre ses fils, et
réciproquement quand le fils se fait l'égal de son père et ne manifeste plus
aucun respect ni soumission à l'endroit de ses parents. Dans quel but ?
Devenir libre. Et pareillement pour le métèque [563a] qui se fait l'égal du
citoyen, et le citoyen l'égal du métèque, et de même pour l'étranger.
– Voilà bien comment les choses se passent, dit-il.
– Oui, voilà les faits, continuai-je, et il y en a d'autres de même nature,
mais de moindre importance. Dans ce régime, le maître craint ceux qui sont
placés sous sa gouverne et il est complaisant à leur endroit. Les élèves, eux,
ont peu de respect pour les maîtres, et pas davantage pour leurs
72 72
pédagogues . On peut dire que généralement les jeunes conforment leurs
gestes au modèle des plus vieux et ils rivalisent avec eux en paroles et en
actions. De leur côté, les vieux sont racoleurs, ils se répandent en
gentillesses et en amabilités auprès des jeunes [563b], allant jusqu'à les
imiter par crainte de paraître antipathiques et autoritaires.
– Oui, exactement, dit-il.
– Et, mon ami, repris-je, le point limite de cette liberté de la masse est
atteint dans une cité de ce genre, quand les hommes et les femmes vendus
en esclavage ne sont pas moins libres que ceux qui les achètent. Et nous
73 73
allions presque oublier de mentionner l'égalité de droits et la liberté qui
ont cours dans les rapports entre les femmes et les hommes, et entre les
hommes et les femmes.
– Eh bien, ne faut-il pas suivre Eschyle 74 74, demanda-t-il, [563c] quand il
propose que “nous disions ce qui à l'instant nous venait sur la langue” ?
– Certes, dis-je, et c'est justement ce que je m'apprêtais à dire. Dans cette
cité, en effet, les animaux qui sont au service des hommes sont plus libres
que dans une autre. On ne le croira pas tant qu'on ne l'aura pas observé.
C'est là que les chiennes, pour suivre le proverbe, deviennent absolument
semblables à leurs maîtresses, et les chevaux comme les ânes, habitués à se
déplacer fièrement en toute liberté, bousculent à tout coup le passant qu'ils
trouvent sur leur chemin, si par mégarde celui-ci ne se range pas. Et tout le
reste est à l'avenant, [563d] une pléthore de liberté !
– Tu exprimes, s'exclama-t-il, ce à quoi je songeais. Quand il m'arrive de
me mettre en route pour la campagne, j'en fais moi-même l'expérience.
– Et la conséquence principale de tous ces facteurs conjugués, repris-je,
tu peux la concevoir : tout cela rend l'esprit des citoyens irritable, avec le
résultat qu'ils se fâchent et se révoltent à la moindre occasion où se présente
pour eux un élément de contrainte. Tu sais bien qu'au bout du compte, d'une
certaine manière, ils ne manifestent plus aucun respect ni pour les lois
écrites, ni pour les lois non écrites, tant ils sont désireux que personne ne
soit, de quelque façon, [563e] leur maître.
– Je le sais trop bien, dit-il.
– Tel est donc, mon ami, repris-je, l'amorce belle et juvénile, à partir de
laquelle se développe selon moi la tyrannie.
– Juvénile, pour sûr, dit-il, mais que se produit-il ensuite ?
– La même maladie, répondis-je, qui s'est manifestée dans l'oligarchie et
qui a conduit à sa perte, se développe ici en raison de la permissivité 75 75 qui
se répand avec une ampleur et une force plus considérables, au point
d'asservir la démocratie. Car de fait une action démesurée dans un sens a
tendance à provoquer une transformation en sens contraire, que ce soit dans
les saisons, [564a], dans la végétation ou dans les organismes, et cela ne
vaut pas moins pour les constitutions politiques.
– Vraisemblablement, dit-il.
– Une liberté excessive ne peut donc apparemment se muer qu'en une
servitude excessive, et cela aussi bien pour l'individu que pour la cité.
– C'est en effet probable.
– Il est dès lors vraisemblable, repris-je, que la tyrannie ne puisse prendre
76 76
forme à partir d'aucune autre constitution politique que la démocratie, la
servitude la plus étendue et la plus brutale se développant, à mon avis, à
partir de la liberté portée à son point le plus extrême.
– Cela est cohérent, en effet, dit-il.
– Mais sans doute, repris-je, n'était-ce pas là l'objet de ta question. Tu
demandais quelle est cette maladie qui, se développant aussi bien au sein de
l'oligarchie [564b] que de la démocratie, finit par asservir celle-ci ?
– C'est vrai, dit-il.
– Eh bien, repris-je, voici : je parlais de la classe des hommes paresseux
et dépensiers, le contingent le plus courageux dirigeant les autres, le
contingent le moins courageux se plaçant derrière eux. Ce sont eux que
nous assimilons à des faux bourdons, les premiers sont dotés d'aiguillons,
les autres non.
– Exact, dit-il.
– Or, continuai-je, ces deux espèces d'hommes introduisent le trouble
dans toute constitution politique où ils apparaissent, un peu à la manière du
phlegme et de la bile 77 77 dans le corps. [564c] Pour les uns et les autres, à
l'exemple de l'apiculteur consciencieux, le bon médecin et le bon législateur
de la cité doivent prendre des mesures bien à l'avance, d'abord et avant tout
pour éviter qu'ils ne surviennent, et s'ils apparaissent, pour les éliminer le
plus rapidement possible de la ruche, eux et aussi leurs alvéoles.
– Oui, par Zeus, s'écria-t-il, c'est tout à fait ce qu'il faut faire.
– Voici à présent, repris-je, comment nous nous y prendrons pour saisir
avec plus de discernement ce que nous cherchons.
– Comment ?
78 78
– Divisons théoriquement en trois parties la cité gouvernée
démocratiquement, comme elle est composée en fait. Le premier groupe est
en quelque sorte cette [564d] classe <de paresseux> qui se développe en
son sein, en raison de la permissivité qui règne, non moins que dans la cité
gouvernée oligarchiquement.
– C'est le cas.
– Elle est cependant beaucoup plus agressive dans la démocratie que dans
l'oligarchie.
– Comment ?
– C'est que dans le régime oligarchique, du fait qu'on ne la valorise pas et
qu'on la tienne à l'écart des responsabilités du pouvoir, cette classe demeure
inutilisée et sans vigueur. Dans la démocratie, par contre, c'est elle qui se
79 79
trouve pour ainsi dire mise en avant, à l'exception de quelques-uns , et
c'est le contingent le plus agressif qui prend la parole et qui passe à l'action,
alors que l'autre groupe demeure assis sur les tribunes, bourdonne, et ne
permet à personne [564e] d'exprimer des propos différents. Il en résulte que
dans cette constitution politique toutes les affaires sont administrées par ce
groupe de gens, si on fait exception d'un petit nombre de choses.
– C'est exact, dit-il.
– Il y a ensuite un autre groupe qui se distingue toujours de la multitude.
– Lequel ?
– Comme tout le monde recherche la richesse, ceux qui sont
naturellement plus ordonnés deviendront la plupart du temps les plus riches.
– Naturellement.
– C'est de là, je pense, que les faux bourdons tirent le plus de miel et
qu'ils le récoltent avec le plus de facilité.
– Comment en effet, dit-il, en récolterait-on auprès de ceux qui ne
possèdent pas grand-chose ?
– Aussi est-ce cette espèce de riches, je pense, qu'on appelle plante à faux
bourdons.
– Sans doute, dit-il.
– Le peuple constitue [565a] le troisième groupe, tous ceux qui sont
travailleurs de leur métier et ne s'occupent pas des affaires publiques ; ils ne
possèdent pas des biens considérables. C'est le groupe le plus nombreux et
le plus puissant dans la démocratie quand il se rassemble.
80 80
– C'est lui, en effet, dit-il, mais il ne consent pas souvent à le faire, à
moins qu'on ne lui donne une part de miel.
– Aussi lui en donne-t-on toujours, répondis-je, et cette part varie selon la
capacité qu'ont ceux qui dominent de dépouiller les riches de leur fortune
pour la redistribuer au peuple, en gardant bien sûr pour eux-mêmes la part
la plus grande.
– Voilà bien comment s'opère le partage, [565b] dit-il.
– Ceux qu'on dépouille de leurs biens sont, je pense, obligés de se
défendre : ils s'adressent au peuple et font tout ce qu'ils peuvent.
– Comment faire autrement ?
– Même s'ils ne sont pas désireux de changer de régime, les autres 81 81 les
tiennent pour responsables, en les accusant de conspirer contre le peuple et
d'être du parti des oligarques.
– Évidemment.
– Dès lors, quand au bout du compte ils voient le peuple, non pas de
manière délibérée, mais par ignorance et subjugué par ceux qui les
accusent, entreprendre [565c] de leur faire du tort, alors, qu'ils le veuillent
ou non, ils deviennent aussitôt d'authentiques oligarques, et cela non pas de
leur propre chef, mais parce que ce mal est encore le fait du faux bourdon
qui les pique de son aiguillon.
– Exactement.
– Alors prolifèrent les mises en accusation, les procès et les luttes qui
font s'opposer les uns aux autres.
– C'est certain.
– Or le peuple n'a-t-il pas l'habitude de toujours choisir quelqu'un pour le
placer 82 82 à sa tête, de l'entretenir et de lui donner toujours plus
d'importance ?
– C'est bien son habitude.
– Une chose est dès lors évidente, repris-je, [565d] c'est que si le tyran
doit germer quelque part, c'est sur le rameau de ce protecteur, et nulle part
ailleurs, qu'il va éclore.
– De toute évidence.
– Et quel sera le point de départ de cette transformation du protecteur en
tyran ? N'est-ce pas évidemment quand ce protecteur va se mettre à faire
83 83
exactement ce qu'on raconte dans la légende du temple de Zeus Lycien
en Arcadie ?
– De quoi s'agit-il ? demanda-t-il.
– On raconte que lorsqu'on a goûté aux entrailles humaines, découpées en
morceaux mélangés aux autres victimes de sacrifice, on se transforme
nécessairement [565e] en loup. N'as-tu pas entendu raconter cette légende ?
– Je l'ai entendue.
– N'est-ce donc pas de la même manière que celui qui est à la tête du
peuple, quand il a sous son emprise une foule entièrement subjuguée, ne
s'abstient plus de s'abreuver du sang de ceux de sa tribu ? N'est-ce pas
justement quand, par des accusations injustes du genre de celles
qu'apprécient ces gens-là, il les traîne devant les tribunaux pour leur enlever
la vie, qu'il se souille lui-même ? N'est-ce pas quand il goûte d'une langue et
d'une bouche impies le sang de ses parents qu'il exile et qu'il tue, [566a]
alors même qu'il laisse entrevoir une remise des dettes et un partage des
terres, que fatalement un tel homme se voit condamné par le destin ou bien
à périr de la main de ses ennemis, ou alors à devenir tyran et à se
transformer d'être humain en loup ?
– Oui, inévitablement, dit-il.
– C'est lui dès lors, repris-je, qui introduira la dissension civile contre
ceux qui détiennent la richesse.
– C'est lui.
– Or, si après avoir été banni, il revient en faisant violence à ses ennemis,
ne rentre-t-il pas comme un tyran accompli ?
– C'est clair.
– Mais si, d'autre part, ses ennemis sont incapables de le chasser ou alors
[566b] de le mettre à mort, en montant les citoyens contre lui, ils
comploteront pour le faire mourir secrètement d'une mort violente.
– C'est en tout cas ce qui a tendance à se produire, dit-il.
– C'est alors la requête tyrannique bien connue que découvrent, dans
cette situation, tous ceux qui sont parvenus à ce stade : le tyran demande au
peuple des gardes du corps, afin que lui, le défenseur du peuple, soit
protégé.
– C'est certain, dit-il.
– Et on lui en accorde, je pense, car ils sont réellement inquiets pour lui,
alors que pour eux-mêmes, ils sont remplis de confiance.
– C'est certain. [566c]
– Aussi quand un homme qui possède des richesses observe cette
situation et qu'il se voit accusé, en raison de sa fortune, d'être un ennemi du
peuple, alors celui-là, mon cher camarade, il se conforme à l'oracle rendu à
Crésus 84 84 :
… le long de l'Hermos caillouteux,
il s'enfuit, il ne s'attarde pas, il ne craint pas de passer pour lâche.

– En effet, reprit-il, il ne devrait pas craindre que cela se produise une


deuxième fois.
– C'est bien ce que je pense, dis-je, s'il devait être repris, il serait mis à
mort.
– Fatalement.
– Quant à ce protecteur du peuple dont nous parlons, il est clair qu'on ne
peut pas dire de lui qu'il gît,
sa forte stature abattue sur le sol. 85 85

« [566d] Bien au contraire, après avoir abattu plusieurs adversaires, il est


monté sur le char de la cité, et de protecteur, le voilà devenu un tyran
accompli.
– Qu'espérer d'autre ? dit-il.
– Examinons maintenant, repris-je, le bonheur de l'homme, et celui de la
cité au sein de laquelle s'est formé un mortel de ce genre.
– Oui, dit-il, faisons cet examen.
– Au début, durant les premiers jours, repris-je, il n'est que sourires et
amabilités envers tous ceux qu'il rencontre, n'est-ce pas ? Il clame qu'il n'est
pas un tyran, [566e] il se répand en promesses, aussi bien en privé qu'en
public, il libère les gens de leurs dettes, et il redistribue la terre au peuple et
à ceux de son entourage, et à tous il se montre agréable et plein de
douceur ?
– Nécessairement, dit-il.
– Mais je pense que lorsque dans ses relations avec ses ennemis
86 86
extérieurs , il finit par s'arranger avec les uns et faire périr les autres, et
que le calme s'installe de leur côté, alors il commence infailliblement par
provoquer des guerres, afin que le peuple éprouve le besoin d'avoir un chef.
– Oui, c'est probable.
– [567a] Et sans doute aussi pour que ceux qui contribuent de leur
richesse aux impôts militaires s'appauvrissent, ainsi ils seront contraints de
se replier sur leurs occupations journalières et conspireront moins contre
lui ?
– C'est clair.
– Et s'il soupçonne, je pense, que certains nourrissent des idées de liberté
et ne veulent pas se plier à son commandement, il trouve dans la guerre le
prétexte pour les perdre en les livrant aux ennemis ? Pour toutes ces raisons,
le tyran se voit placé devant la constante nécessité de provoquer la guerre ?
– Nécessairement.
– Mais ces actions ne feront que le rendre plus odieux [567b] aux yeux
des citoyens ?
– Inévitablement.
– Or, au nombre de ceux qui ont contribué à le mettre en place et qui se
trouvent au pouvoir, ne s'en trouve-t-il pas certains qui ont conservé leur
franc parler et critiquent les événements qui se produisent, du moins ceux
qui sont les plus courageux ?
– On peut le supposer.
– S'il veut régner, le tyran sera donc forcé de supprimer tous ces gens-là,
si bien qu'il ne laissera ni chez ses amis ni chez ses ennemis, personne qui
ait de la valeur.
– C'est clair.
– Il faut donc qu'il discerne avec acuité celui qui est courageux, celui qui
a de la grandeur d'âme, [567c] celui qui est prudent, celui qui est riche. La
nature de son bonheur est telle qu'il est forcé de leur livrer combat à tous,
qu'il le veuille ou non, de comploter contre eux jusqu'à ce qu'il en ait purgé
la cité.
– Quelle belle manière de purger ! dit-il.
– Oui, répondis-je, c'est le contraire de la purgation des médecins pour
les corps. Tandis que les médecins retranchent l'élément pernicieux pour
laisser ce qu'il y a de meilleur, lui s'applique à faire le contraire.
– Il semble qu'il y soit contraint, dit-il, s'il veut régner.
– [567d] Le voici prisonnier d'une bienheureuse nécessité, repris-je : s'il
remplit sa fonction de protecteur, il doit cohabiter avec la masse des gens
médiocres et subir leur mépris, sinon, il doit renoncer à la vie.
– Telle est bien sa situation, dit-il.
– N'est-il pas vrai que plus il se rendra odieux aux citoyens par ses
actions, plus il aura besoin d'une garde nombreuse et fiable ?
– Nécessairement.
– Mais qui seront ces gardes fiables ? Et où les recrutera-t-il ?
– Ils viendront d'eux-mêmes, répondit-il, ils seront même nombreux à
voler vers lui, s'il leur verse un salaire.
– Des faux bourdons, m'écriai-je, par le chien ! Tu penses [567e] à des
faux bourdons étrangers, s'abattant par myriades !
– Tu as raison, dit-il, c'est bien ce que je pense.
– Mais lui dans son pays ? Est-ce qu'il ne sera pas désireux de…
– De quoi ?
– D'enlever les esclaves aux citoyens, et après les avoir libérés, de les
faire membres de sa garde personnelle ?
– Certainement, dit-il, car ceux-là seraient assurément pour lui les gardes
les plus fiables.
– Voilà que tu décris pour le tyran une situation bienheureuse, s'il peut
compter sur de tels amis [568a] et sur des hommes aussi fiables, après qu'il
aura fait périr ceux qui étaient là en premier.
– Mais ce sont bien ceux-là, dit-il, auxquels il a recours.
– Et certes, ces compagnons-là, repris-je, n'ont qu'admiration pour lui, et
ceux qui sont citoyens de fraîche date 87 87 le fréquentent, tandis que les
citoyens honnêtes le haïssent et le fuient.
– Comment ne le fuiraient-ils pas ?
– Ce n'est pas sans raison, repris-je, que la tragédie passe en général pour
88 88
être une forme de sagesse et qu'Euripide y occupe une place
prestigieuse.
– Pourquoi donc ?
– C'est qu'entre autres choses, il a formulé cette maxime, qui témoigne
d'un esprit profond : “Les tyrans deviennent habiles [568b] par la
fréquentation des gens habiles.” Manifestement, il voulait désigner comme
gens habiles ceux avec lesquels le tyran est en relation.
– Il fait également l'éloge de la tyrannie, dit-il, en la considérant comme
quelque chose qui rend égal aux dieux 89 89, pour ne rien dire de plusieurs
autres propos de lui et des autres poètes.
– Voilà pourquoi, dis-je, en raison même de leur sagesse, les poètes de la
tragédie vont nous pardonner, à nous et à ceux qui sont gouvernés d'une
manière proche de la nôtre, si nous ne les accueillons pas dans notre cité
parce qu'ils se sont faits les laudateurs de la tyrannie.
– Oui, c'est aussi mon opinion, dit-il, ils nous pardonneront, du moins
[568c] ceux d'entre eux qui ont un jugement quelque peu raffiné.
– Or ce sont eux, je pense, qui vont circulant à travers les autres cités, où
ils rassemblent les foules. Engageant contre salaire de belles voix,
puissantes et persuasives, ils entraînent les constitutions politiques vers la
tyrannie et la démocratie.
– Oui, exactement.
– Ils reçoivent donc par surcroît des salaires 90 90 pour ces fonctions, et on
leur rend des honneurs, surtout quand il s'agit, comme on peut s'y attendre,
des tyrans, mais aussi en deuxième lieu, quand il s'agit d'une démocratie.
Mais plus ils s'élèvent vers les crêtes pour atteindre le sommet des
constitutions politiques, plus leur gloire [568d] retombe, comme si par
manque de souffle elle ne pouvait plus progresser.
– Oui, tout à fait.
– Mais, repris-je, ce point nous fait sortir de notre chemin. Revenons-en à
cette escorte militaire du tyran dont nous parlions, et voyons comment il
nourrira cette garde splendide et nombreuse, bariolée et toujours
changeante.
– Manifestement, dit-il, s'il se trouve dans la cité des trésors sacrés il y
puisera au point de les vider, et aussi longtemps que suffira le produit des
biens dont il aura disposé, il réduira d'autant les contributions qu'il impose
au peuple.
– [568e] Mais que fera-t-il quand ces biens seront épuisés ?
– Il est évident, dit-il, qu'il se nourrira des biens de son patrimoine, lui,
ses convives, ses compagnons et ses compagnes.
– Je vois ! répondis-je. Le peuple qui a engendré le tyran le nourrira, lui
et sa suite.
– Il y sera bien forcé, dit-il.
– Que dis-tu là ? m'exclamai-je. Et si le peuple se fâche et proclame qu'il
n'est pas juste qu'un fils dans la fleur de l'âge soit nourri par son père, qu'au
contraire il revient au fils de nourrir son père ? Et s'il affirme que le père
[569a] n'a pas mis le fils au monde et qu'il ne l'a pas établi pour se voir,
quand son fils sera devenu grand, devenir lui-même l'esclave de ses
esclaves et pour le nourrir, lui, ses esclaves et le ramassis de loques qui
l'entourent, alors qu'il a simplement voulu en lui confiant l'exercice du
pouvoir le libérer des riches et de ceux qu'on appelle dans la cité les gens de
bien ? Et si le peuple lui donne maintenant l'ordre de quitter la cité, lui et sa
suite, comme un père chasse de sa demeure son fils et ses convives
désagréables ?
– Alors, par Zeus, s'écria-t-il, le peuple [569b] comprendra quel genre de
nourrisson il a engendré pour le chérir et le faire grandir, et qu'il était trop
faible pour pouvoir chasser plus fort que lui.
– Que dis-tu ? répliquai-je. Le tyran aurait l'audace de faire violence à
son père, et s'il n'obéit pas, de le frapper ?
– Oui, dit-il, après l'avoir dépouillé de ses armes.
– Un parricide, repris-je, voilà comment tu décris le tyran, un soutien
nourricier qui brutalise ses vieux parents, et voilà bien, apparemment, ce
qu'on s'entend à reconnaître comme la tyrannie. Ajoutons que le peuple,
désireux comme on dit de fuir la fumée de l'esclavage au service des
hommes libres, s'est précipité vers le feu [569c] du pouvoir despotique des
esclaves. En contrepartie de cette fameuse liberté étendue et indépendante
des circonstances <de la démocratie>, il s'est laissé envelopper dans la
servitude la plus pénible et la plus amère, la soumission à des esclaves.
– En effet, dit-il, voilà tout à fait ce qui se produit.
– Eh bien ! repris-je, nous exprimerons-nous avec inconvenance si nous
affirmons avoir exposé de manière satisfaisante comment la tyrannie résulte
d'une transformation de la démocratie et comment elle se développe à partir
de là ?
– L'exposé est tout à fait satisfaisant », dit-il.
Livre IX

[571a]
« Il reste maintenant, repris-je, à examiner l'homme tyrannique lui-même,
comment il se développe à partir de l'homme démocratique, et une fois
constitué, quelle est sa nature et quel est son mode de vie, s'il est un homme
misérable ou un bienheureux.
– Oui, dit-il, c'est bien lui qui reste à examiner.
– Mais sais-tu, dis-je, ce que je souhaiterais de plus ?
– Quoi donc ?
– Un exposé concernant les désirs, car il me semble que nous n'avons pas
suffisamment distingué ce qu'ils sont et aussi ce que sont leurs espèces. Si
ce point fait défaut, [571b] la recherche relative à notre objet manquera de
clarté.
– Eh bien, dit-il, n'est-il pas encore temps pour cela ?
– Si, certainement. Examine ce que je souhaite y observer. C'est le point
suivant : parmi les plaisirs et les désirs 1 1 qui ne sont pas nécessaires,
certains me semblent déréglés. Ils surgiront probablement en chacun, mais
s'ils sont réprimés par les lois et par les désirs meilleurs, en accord avec la
raison, ils pourront être entièrement éliminés chez certains hommes, ou
demeurer affaiblis et réduits, tandis que chez les autres, ils seront plus forts
et [571c] plus nombreux.
– Mais de quels désirs et de quels plaisirs parles-tu ? demanda-t-il.
– De ceux qui s'éveillent durant le sommeil 2 2, répondis-je, chaque fois
que l'autre partie de l'âme – la partie qui est rationnelle, sereine et faite pour
diriger – est endormie et que la partie bestiale et sauvage, repue d'aliments
et de boissons, s'agite et repoussant le sommeil cherche à se frayer un
chemin et à assouvir ses penchants habituels. Tu sais que dans cet état elle a
l'audace de tout entreprendre, comme si elle était déliée et libérée de toute
pudeur et de toute sagesse rationnelle. Elle n'hésite aucunement à faire le
projet, [571d] selon ce qu'elle se représente, de s'unir à sa mère, ou à
n'importe qui d'autre, homme, dieu, animal ; elle se souille de n'importe
quelle ignominie, elle ne renonce à aucune nourriture, et pour le dire en un
mot, elle ne recule devant aucune folie ni aucune infamie.
– C'est tout à fait vrai, dit-il.
– Mais selon moi, lorsqu'un homme adopte pour lui-même un
comportement sain et modéré et qu'il ne s'abandonne au sommeil qu'après
avoir mis la partie rationnelle de son âme en éveil et l'avoir nourrie de
beaux discours et de belles réflexions, en se livrant pour lui-même à
l'exercice spirituel intérieur 3 3, sans avoir toutefois soumis la partie
désirante [571e] ni à la privation ni à l'excès, de sorte qu'elle trouve le repos
et ne cause à la [572a] partie supérieure aucun trouble par sa jouissance ou
sa souffrance ; lorsqu'il laisse cette partie supérieure seule, pure, et par elle-
même faire son examen et se porter vers la saisie de ce qu'elle ne connaît
pas 4 4, qu'il s'agisse de quelque chose des faits passés, ou alors des êtres
présents, ou encore de ce qui doit advenir ; lorsque de cette manière il a
adouci l'élément d'ardeur [de son âme] et qu'il s'endort sans s'être mis en
colère contre personne et d'un cœur serein ; lorsqu'il a apaisé ces deux
parties de l'âme et qu'il a mis en mouvement la troisième, celle où réside la
pensée, et que dans cet état il s'abandonne au repos, c'est alors, tu le sais,
que cet homme atteint le mieux la vérité 5 5, et c'est alors que les visions
[572b] des songes qui envahissent l'imagination sont le moins déréglées.
– Oui, dit-il, je pense qu'il en va absolument ainsi.
– Sur ces questions, sans doute, nous nous sommes laissés entraîner à
trop en dire, mais nous souhaitons néanmoins faire remarquer le point
suivant, c'est qu'il existe en chacun de nous une espèce de désirs qui est
terrible, sauvage et sans égard pour les lois. On la trouve même chez le petit
nombre de ceux qui sont selon toute apparence mesurés, et c'est cela
justement qui devient manifeste à travers les songes. Vois si ce que je dis te
paraît avoir quelque intérêt et si tu l'approuves.
– Mais je l'approuve.
– À présent, rappelle-toi comment nous avons présenté l'homme du
66
peuple . [572c] Il s'était développé, pourrait-on dire, de cette façon : il a
été élevé depuis son enfance sous la férule d'un père parcimonieux, qui
n'accordait de valeur qu'aux désirs conduisant à la richesse et qui méprisait
les désirs non nécessaires, parce qu'ils relèvent de la frivolité et de la pure
coquetterie, n'est-ce pas ?
– Si.
– Porté à fréquenter des hommes plus raffinés et en proie aux désirs dont
nous venons de parler, il s'est livré à tous les excès et s'est lancé dans le
genre d'existence de ses amis, par aversion pour la parcimonie de son père.
Doué cependant d'un naturel supérieur à celui de ses corrupteurs, écartelé
entre deux tendances, [572d] il avait adopté une position intermédiaire entre
les deux genres de vie : empruntant à l'un et à l'autre d'une manière qui était,
de son point de vue, mesurée, il menait une existence qui n'était ni servile ni
déréglée, et c'est de cette façon que d'oligarchique il était devenu partisan
du peuple.
– Telle était bien, dit-il, et telle est encore l'opinion que nous nous
formons de cet homme.
– Suppose à présent, repris-je, que cet homme, ayant vieilli à son tour, ait
un jeune fils élevé selon les habitudes de son père.
– Je le suppose.
– Suppose maintenant qu'il lui arrive les mêmes choses qu'à son père,
qu'il soit entraîné [572e] à un total dérèglement, que ceux qui l'entraînent
désignent sous le nom de liberté complète ; suppose encore que son père et
aussi le reste de sa parenté viennent soutenir ces désirs qui tiennent la
position intermédiaire, tandis que les autres apportent un soutien opposé.
Quand ces magiciens redoutables et ces fabricants de tyrans n'ont plus
d'autre espoir de dominer le jeune homme, ils déploient toutes leurs
77
habiletés pour faire naître en lui un amour particulier , qui prend la tête de
ces désirs paresseux, ceux qui portent à [573a] dissiper toutes les
ressources : cet amour est une sorte de grand faux bourdon ailé, n'est-ce
pas ? À moins que tu ne croies que l'amour chez ces gens-là soit quelque
chose d'autre ?
– À mon avis, dit-il, il ne s'agit de rien d'autre que cela.
– Dès lors, quand les autres désirs bourdonnant autour de lui – ces désirs
imprégnés des fumées de l'encens et de la myrrhe, des parfums des
guirlandes de fleurs, des effluves du vin et de tous les plaisirs dissolus qui
sont le propre de ce genre de compagnie – le font grandir et le nourrissent
jusqu'à cette extrémité où ils vont planter dans ce faux bourdon l'aiguillon
du désir, alors ce grand chef de l'âme, en proie à la folie, réclame son
escorte [573b] et bondit frénétiquement. Lui arrive-t-il de trouver dans cet
homme certaines opinions ou certains désirs possédant encore quelque
valeur et conservant quelque pudeur, il les extermine et les expulse hors de
chez lui, jusqu'à ce qu'il ait purgé son âme de toute modération et l'ait
emplie d'une folie qui l'aliène.
– Tu décris parfaitement, dit-il, la genèse de l'homme tyrannique.
– N'est-ce pas pour cette raison, dis-je, que le dicton antique présente
l'Amour comme un tyran ?
– Il y a des chances, dit-il.
– Et en conséquence, mon ami, repris-je, l'homme ivre n'a-t-il pas, lui
aussi, une manière de penser tyrannique ? [573c]
– Il en a une, en effet.
– Et sans doute l'homme en proie au délire et pris de démence
entreprend-il de commander non seulement aux hommes, mais aussi aux
dieux, et encore nourrit-il l'espoir d'en être capable ?
– Certainement, dit-il.
– Alors, homme démonique, repris-je, un homme devient parfaitement
tyrannique quand son naturel ou ses occupations, ou encore les deux à la
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fois, l'ont rendu ivre, amoureux et mélancolique .
– Tout à fait.
– C'est donc ainsi, apparemment, que se forme un tel homme, mais qu'en
est-il donc de son genre de vie ?
– À la manière de ceux qui plaisantent, je te répondrai que cela, [573d]
c'est à toi qu'il revient de me le dire !
– Bien, je te le dirai, dis-je. J'imagine, en effet, que ce ne sont ensuite
chez ces gens-là que des fêtes, des célébrations et des réjouissances, en
compagnie des courtisanes et avec tout ce qui s'ensuit, de sorte que le tyran
Éros, installé à l'intérieur, prend le gouvernement de tout ce qui relève de
l'âme.
– Nécessairement, dit-il.
– Dès lors, chaque jour et chaque nuit, des désirs violents ne
bourgeonnent-ils pas en se multipliant autour de lui, chacun réclamant
quantité de choses ?
– Ils sont nombreux, certes.
– Alors rapidement ses revenus sont dépensés, s'il y en a de disponibles ?
– Inévitablement.
– Après cela, [573e] il s'endette et il se met à dilapider son capital.
– Sans doute.
– Et quand il aura tout laissé aller, n'est-il pas inévitable que sa jeune
couvée de désirs drus et véhéments se mette à crier, tandis que les hommes
piqués pour ainsi dire par l'aiguillon des désirs multiples – et en particulier
par le désir d'Éros lui-même, lui qui commande à tous les autres comme aux
gardiens de son escorte – s'agitent frénétiquement en tout sens pour voir si
quelqu'un possède encore quelque chose, de manière à le dépouiller, si
possible, par ruse [574a] ou par force ?
– Si, certainement, dit-il.
– Il se voit donc forcé de prendre de tous les côtés, s'il veut s'épargner des
souffrances et des angoisses insupportables.
– Nécessairement.
– Et dès lors, de même que les plaisirs qui ont proliféré en lui ont
triomphé des plaisirs antérieurs et les ont privés de ce qui leur revenait, de
même il estimera pour son propre compte, si jeune soit-il, pouvoir prendre
le dessus sur son père et sur sa mère, et les priver de ce qui leur revient, en
s'appropriant les biens paternels lorsqu'il aura dépensé sa part.
– Oui, certainement, dit-il.
– Et si ses parents ne les lui accordent pas, [574b] n'essaiera-t-il pas
d'abord de les voler et de les tromper ?
– Absolument.
– Et s'il en est incapable, ne se saisira-t-il pas ensuite de leurs biens en
leur faisant violence ?
– Je le crois, dit-il.
– Et alors, admirable ami, si son vieux père et sa vieille mère résistent et
s'opposent à lui, montrera-t-il à leur égard quelque sympathie et hésitera-t-il
à recourir aux méthodes des tyrans ?
– Pour ma part, dit-il, je ne me sens guère rassuré pour les parents d'un
homme pareil !
– Mais, par Zeus, dis-moi, Adimante, s'il tombe amoureux d'une
courtisane qu'il fréquente depuis peu et qui ne représente pas pour lui une
relation sérieuse, lui sacrifiera-t-il sa mère, qui est pour lui une relation
d'amour ancienne [574c] et indispensable ? S'il tombe amoureux d'un bel
adolescent qu'il fréquente depuis peu et qui ne représente pas pour lui une
relation sérieuse, lui sacrifiera-t-il son vieux père, un homme dont l'heure
est passée, mais qui est pour lui une relation nécessaire et le plus ancien de
tous les amis ? Crois-tu qu'un homme pareil irait jusqu'à couvrir de coups
ses parents et à les forcer de servir ses nouvelles relations, s'il les
introduisait dans sa demeure ?
– Mais oui, par Zeus, dit-il.
– C'est apparemment un bonheur formidable, dis-je, que d'avoir engendré
un fils tyrannique !
– Tout à fait, dit-il.
– Et alors, quand pour un tel homme les biens de ses père et mère [574d]
viennent à faire défaut, et que l'essaim des plaisirs s'est fortement concentré
à l'intérieur de lui, ne cherchera-t-il pas d'abord à pénétrer par effraction
dans une maison ou à voler le manteau d'un promeneur nocturne, pour
ensuite aller piller un temple ? Et dans toutes ces circonstances, les opinions
qu'il s'était formées depuis sa tendre enfance sur les actions qui sont belles
et sur celles qui sont blâmables, ces opinions qui passent pour justes
tomberont néanmoins sous la coupe de ces nouvelles opinions affranchies
de la servitude et qui servent d'escorte à Éros, et elles domineront en sa
compagnie. Ces dernières opinions ne se libéraient auparavant qu'en rêve,
dans le sommeil, au temps où il était [574e] encore soumis aux lois et à son
père, et alors qu'il entretenait intérieurement une forme d'existence
démocratique. Mais une fois soumis à la tyrannie d'Éros, ce qu'il lui arrivait
parfois de devenir en songe, il le sera désormais constamment à l'état de
veille, et il ne reculera devant aucun meurtre terrifiant, il ne s'abstiendra
d'aucune nourriture, d'aucun forfait. Éros, qui vit en lui [575a]
tyranniquement, dans l'anarchie et le désordre, parce qu'il y règne seul,
conduira celui qui l'héberge, comme une cité, à des excès d'audace, pour se
99
nourrir lui-même ainsi que sa cohorte, une cohorte venue de l'extérieur ,
en raison de ses fréquentations médiocres, mais provenant également de
l'intérieur, sous l'influence de ces manières d'être qui subsistent en lui et qui
se sont libérées. N'est-ce pas là le mode de vie d'un tel homme ?
– C'est bien son mode de vie, dit-il.
– Or, repris-je, si les gens de cette espèce sont en nombre restreint dans
une cité [575b], et que le reste de la population est modéré, ils la quittent
pour aller servir d'escorte à quelque autre tyran ou lui prêter main-forte
moyennant une solde de mercenaire, s'il arrive qu'il soit en guerre. Mais si
la paix et la tranquillité règnent partout, ils se livrent dans la cité à quantité
de petits méfaits.
– De quels méfaits 10 10 parles-tu ?
– Par exemple, ils volent, ils franchissent les enceintes des maisons, ils
coupent les bourses, ils dépouillent les gens de leurs habits, ils profanent les
temples, ils trafiquent des esclaves. Il leur arrive, s'ils sont doués pour la
parole, de se faire sycophantes ; ils produisent de faux témoignages et se
laissent corrompre par des pots-de-vin.
– Il s'agira de petits méfaits, dit-il, [575c] si vraiment le nombre de ces
gens-là est restreint !
– Les petits méfaits, repris-je, sont petits en effet quand on les compare
aux grands, et tous ces maux, quand on pense à la misère et au malheur
causés à la cité par un tyran, n'arrivent pas, comme on dit, à hauteur de la
cible ! Mais quand les gens de cette espèce prolifèrent dans la cité, eux et la
compagnie de ceux qui les suivent, et quand ils prennent conscience du
nombre qu'ils représentent, alors ce sont eux qui donnent naissance au
tyran, avec le soutien du peuple stupide. Et lui, plus que tous les autres,
11 11
porte en son âme le tyran le plus achevé [575d] et le plus imposant qui
soit.
– C'est probable, dit-il, puisqu'il serait en effet celui qui possède le plus
de dispositions tyranniques.
– Les choses iront ainsi si les gens capitulent de leur plein gré, mais si la
cité ne cède pas, alors de la même manière qu'il a châtié à leur heure ses
père et mère, le tyran fera de même pour sa patrie, s'il en a le pouvoir : il y
introduira ses nouveaux compagnons et il leur asservira cette “matrie”
12 12
chérie , pour parler comme les Crétois, cette patrie qu'il dominera et qu'il
entretiendra. Tel est bien le terme ultime que poursuit le désir d'un pareil
homme.
– [575e] Oui, dit-il, c'est en tous points cela.
– Or, repris-je, ces gens-là ne développent-ils pas ces traits dans leur vie
privée, avant même de prendre le commandement dans la cité ? Tout
d'abord, dans leurs rapports avec ceux qu'ils fréquentent, ou bien ils
trouvent en leur compagnie des flatteurs prêts à les servir entièrement, ou
bien, s'ils ont besoin d'un service particulier, [576a] ils s'abaissent eux-
mêmes, poussant l'effronterie jusqu'à adopter tous les comportements qui
les feraient passer pour des proches puis, une fois leur but atteint, se
comportent comme des étrangers ?
– Oui, exactement.
– Ainsi donc, ils vivent toute leur vie sans être jamais les amis de
personne, ils sont toujours les maîtres ou les esclaves de quelqu'un d'autre.
Car pour ce qui est de la liberté et de l'amitié véritables, la nature tyrannique
ne les goûtera jamais.
– Assurément non.
– Dès lors, n'aurions-nous pas raison de considérer ces gens-là comme
des gens indignes de confiance ?
– Comment faire autrement ?
– Et injustes au plus haut point, si vraiment nous avons eu raison [576b],
dans notre discussion antérieure, de tomber d'accord sur la nature de la
13 13
justice ?
– Mais, dit-il, nous avons sans doute eu raison de le faire.
– À présent, repris-je, récapitulons en ce qui concerne l'homme le plus
mauvais : il est, pourrait-on dire, celui qui se montre à l'état de veille tel que
celui en état de rêve que nous avons décrit.
– Oui, en effet.
– Or cet homme devient tel quand, en raison de son naturel suprêmement
tyrannique, il parvient à régner seul, et il le devient d'autant plus qu'il passe
du temps dans une existence marquée par la tyrannie.
14 14
– Fatalement , conclut Glaucon, reprenant la suite de la discussion.
– Mais, repris-je, celui qui se révèle le plus misérable n'apparaîtra-t-il pas
également comme le plus malheureux ? [576c] Et celui qui aura exercé la
tyrannie durant la période la plus longue et de la manière la plus absolue, ne
deviendra-t-il pas, pour dire vrai, l'homme le plus absolument et le plus
constamment malheureux ? Pour le grand nombre, les opinions sur ce point
sont multiples.
– Il est fatal, dit-il, qu'il en aille ainsi.
– Un autre point encore, dis-je : l'homme tyrannique serait certes
semblable à la cité gouvernée tyranniquement, et le partisan du peuple
semblable à la cité gouvernée démocratiquement, et ainsi de suite pour les
autres ?
– Oui, sans doute.
– Or, ce qu'est une cité par rapport à une autre cité, quand on la considère
du point de vue de la vertu et du bonheur, un homme l'est également par
rapport à un autre homme ?
– [576d] Oui, assurément.
– Quel est donc, du point de vue de la vertu, le rapport de la cité
gouvernée tyranniquement à la cité gouvernée selon la royauté, que nous
avons décrite au point de départ ?
– Elles sont totalement le contraire l'une de l'autre, dit-il : l'une est la
meilleure, l'autre la pire.
– Je ne te demanderai pas, repris-je, laquelle est laquelle, c'est assez
clair ! Mais s'il est question de leur bonheur ou de leur malheur, ton
jugement est-il le même ou est-il différent ? Ne nous laissons pas aveugler
par la vue du tyran, qui n'est après tout qu'un seul individu, ni par le petit
nombre de ceux qui l'entourent, mais comme il est nécessaire de pénétrer
dans la cité pour la considérer dans son ensemble, enfonçons-nous [576e]
entièrement en elle pour l'observer, et de cette manière nous pourrons
exprimer notre opinion.
– Ta demande est fondée, dit-il, et il est évident pour tout le monde qu'il
n'y a pas de cité plus malheureuse que la cité gouvernée tyranniquement,
alors qu'il n'y en a pas de plus heureuse que la cité gouvernée selon la
royauté.
– Il serait donc correct, repris-je, si je le demandais, [577a] d'exprimer la
même exigence pour l'examen des hommes individuels, c'est-à-dire de ne
juger digne de porter un jugement à leur sujet que celui qui possède le
pouvoir spirituel de saisir de l'intérieur le caractère de l'homme individuel et
qui ne se laisse pas éblouir comme un enfant par l'apparence extérieure, par
la prestance des mœurs tyranniques que ces gens-là mettent en scène pour
leur public extérieur, mais qui au contraire voit ce caractère de part en part.
Si donc j'étais d'avis qu'il nous faut tous écouter celui qui est en mesure de
15 15
porter un jugement , parce qu'il aura été le familier de la vie quotidienne
du tyran et qu'il aura pu observer les événements qui se déroulent dans sa
demeure, tout comme les rapports qu'il entretient avec chacun de ses
proches [577b], des rapports où il se montre dépouillé de tout artifice
théâtral, celui qui l'aura aussi observé dans les situations où le peuple est en
danger, n'aurions-nous pas raison de lui demander, à lui qui a observé tout
cela, de donner un avis public sur le bonheur et le malheur du tyran par
comparaison avec les autres ?
– Sur ce point également, dit-il, ta demande serait entièrement fondée.
– Eh bien, repris-je, veux-tu que nous nous placions nous-mêmes dans la
position de ceux qui sont capables de porter ce jugement et qui ont déjà eu
l'occasion de connaître ces gens-là, afin de pouvoir disposer de quelqu'un
qui puisse répondre à nos questions ?
– Oui, je suis bien d'accord.
– Eh bien, allons-y, dis-je, examinons la chose comme suit. [577c]
Gardant en mémoire la ressemblance de la cité et de l'homme individuel, et
procédant en considérant successivement l'une et l'autre, dis-moi ce qu'est
leur situation respective.
– Quelle situation ? demanda-t-il.
– Pour commencer, répondis-je, considérons la cité : dirais-tu qu'une cité
gouvernée tyranniquement est libre ou qu'elle est asservie ?
– Elle est asservie, dit-il, autant qu'il est possible de l'être.
– Et pourtant, tu y vois des maîtres et des hommes libres ?
– J'en vois, dit-il, mais en petit nombre. La quasi-totalité, pour ainsi dire,
dans cette cité, et notamment le groupe le plus respectable, est réduite à un
esclavage déshonorant et misérable.
– Si donc, repris-je, l'homme individuel [577d] ressemble à la cité, n'est-
il pas fatal de retrouver chez lui aussi la même structure ? Son âme n'est-
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elle pas remplie d'une extrême servitude , n'est-elle pas le lieu d'un très
grand manque de liberté ? Les parties de son âme qui étaient les plus
respectables ne sont-elles pas sous la domination de la partie inférieure, la
plus mauvaise, la plus démente ?
– Fatalement, dit-il.
– Mais alors, d'une âme pareille, diras-tu qu'elle est esclave ou libre ?
– Je dirai certainement qu'elle est esclave.
– Or, précisément, une cité gouvernée tyranniquement est esclave et ne
fait pas du tout ce qu'elle souhaite faire ?
– Pas du tout.
– Par conséquent, l'âme disposée à la tyrannie [577e] ne fait pas le moins
du monde ce qu'elle souhaiterait faire, je parle de l'âme considérée dans son
entièreté. Entraînée de force constamment par la piqûre d'un taon, elle sera
remplie de trouble et de remords.
– Nécessairement.
– Mais la cité gouvernée tyranniquement sera-t-elle riche ou pauvre ?
– Elle sera pauvre.
– Une âme soumise à la tyrannie [578a] est donc nécessairement toujours
pauvre et sans ressources.
– C'est vrai, dit-il.
– Eh alors, n'est-il pas fatal qu'une telle cité tout autant qu'un tel homme
soient envahis par la crainte ?
– De toute nécessité, certes.
– Trouveras-tu dans quelque autre cité plus de lamentations, plus de
plaintes, plus de gémissements et de souffrances que dans celle-ci ?
– Certainement pas.
– Et trouveras-tu des choses de ce genre dans quelque autre individu plus
que dans cet homme tyrannique, rendu dément par les désirs et les passions
érotiques ?
– Non, par la force des choses, dit-il.
– Or c'est, je crois, en te fondant sur l'observation de tous ces
phénomènes et [578b] des autres du même genre que tu as jugé que cette
cité était la plus malheureuse des cités ?
– N'était-ce pas à juste titre ? demanda-t-il.
– Si, assurément, dis-je. Mais pour en revenir à l'individu tyrannique, que
dis-tu quand tu observes l'ensemble de ces traits ?
– Qu'il est, et de beaucoup, le plus malheureux de tous les hommes, dit-il.
– En disant cela, répliquai-je, tu n'as plus raison.
– Comment cela ? dit-il.
– C'est que, répondis-je, cet homme n'est pas encore le plus malheureux
qui puisse exister.
– Mais qui le serait alors ?
– Celui que voici te paraîtra sans doute encore plus malheureux que lui.
– De quel homme s'agit-il ?
– Celui qui [578c] dans sa condition tyrannique, répondis-je, ne passe pas
sa vie dans une existence privée, mais qui est assez malchanceux pour qu'un
concours de circonstances particulier l'amène à devenir tyran.
– Je présume, dit-il, si on se rapporte à ce que nous disions auparavant,
que c'est toi qui dis la vérité.
– Oui, repris-je, mais il ne faut pas seulement exprimer des opinions sur
ces questions, mais examiner sérieusement la question à l'aide d'un
raisonnement du type suivant. Cette recherche concerne en effet l'objet le
plus important, la question de la vie bonne 17 17 ou de la vie mauvaise.
– Très juste, dit-il.
– Vois donc si je procède bien. Il me semble, en effet, que nous devons le
concevoir [578d] en menant notre examen sur cette question à partir de ces
exemples.
– Lesquels ?
– La représentation d'un de ces particuliers, que leur richesse a rendu
18 18
propriétaires dans les cités de nombreux esclaves . Ils ont avec les tyrans
ceci de commun, ils commandent à plusieurs, et le tyran ne diffère que par
le nombre de ceux auxquels il commande.
– C'est une différence, en effet.
– Or, tu sais bien que ces gens-là mènent une vie tranquille et qu'ils ne
craignent pas leurs domestiques ?
– De quoi auraient-ils peur, en effet ?
– De rien, dis-je, mais en vois-tu la raison ?
– Oui, c'est que la cité tout entière prête assistance à chacun des individus
particuliers.
– Bien vu, [578e] dis-je, mais alors, si quelque dieu retirait de la cité l'un
de ces particuliers qui possèdent une cinquantaine d'esclaves ou même plus,
et le transférait, lui, son épouse et ses enfants, avec tous ses biens et tous ses
domestiques dans un désert, où il ne pourrait recevoir l'assistance d'aucun
homme libre, dans quel état de crainte, en proie à quelles frayeurs crois-tu
qu'il se trouverait en pensant à son sort, à celui de son épouse et de ses
enfants, craignant constamment d'être assassiné par ses serviteurs ?
– La crainte s'emparerait entièrement de lui, dit-il.
– N'en serait-il pas dès lors [579a] réduit à rallier à sa cause certains de
ses esclaves, à leur faire quantité de promesses, à les affranchir sans y être
contraint, bref n'apparaîtrait-il pas lui-même comme le flatteur de ceux qui
sont pourtant à son service ?
– Ce serait pour lui une nécessité contraignante, dit-il, s'il veut éviter de
périr.
– Et que se passerait-il, repris-je, si le dieu établissait autour de lui un
cercle de voisins nombreux, qui ne toléreraient pas que quelqu'un prétende
commander aux autres et qui seraient déterminés, dans le cas où ils
surprendraient quelqu'un à le faire, à lui infliger les châtiments les pires ?
– Je pense, répondit-il, [579b] qu'à tous égards sa situation irait de mal en
pis, puisqu'il serait entouré entièrement de gens hostiles qui le
surveilleraient.
– Or, n'est-ce pas dans une prison semblable qu'est enchaîné le tyran, lui
dont le naturel est bien celui que nous avons décrit, un homme envahi de
quantité de craintes de toute sorte et de désirs érotiques ? Lui dont l'âme est
habitée par la curiosité, il est pourtant le seul des citoyens à ne pouvoir
voyager nulle part, le seul à ne pouvoir contempler ce que les autres
hommes libres sont avides de contempler. Il mène une existence enchaînée
au foyer domestique, comme une femme, [579c] et ne peut qu'envier les
autres citoyens, dans la mesure où chacun d'entre eux peut se déplacer à
l'extérieur pour aller voir ce qui l'intéresse.
– Telle est absolument sa situation, dit-il.
– Voilà donc quels sont les maux que récolte massivement l'homme qui
se gouverne mal lui-même, cet homme que tu as jugé tout à l'heure comme
le plus malheureux de tous, l'homme tyrannique, lorsque au lieu de mener la
vie d'un particulier, il se voit contraint par un concours de circonstances à
exercer la tyrannie : le voilà, impuissant à se dominer lui-même, qui
entreprend de commander aux autres, comme un individu malade et
incapable de se contrôler qui serait empêché de mener une vie privée, mais
serait au contraire forcé d'entrer en compétition avec d'autres [579d] et de
soutenir la lutte avec eux toute sa vie durant.
– Ta comparaison, Socrate, est tout à fait juste.
– Dès lors, repris-je, mon cher Glaucon, il fera l'expérience d'un malheur
absolu et, une fois devenu tyran, il mènera une existence encore plus
misérable que celle que tu jugeais toi-même la plus misérable de toutes ?
– Oui, tout à fait, dit-il.
– Ainsi donc, en réalité, et même si on pense le contraire, le véritable
tyran est un véritable esclave 19 19, lui dont l'extrême flagornerie et l'extrême
servilité conduisent à se faire [579e] le flatteur des plus misérables ; il ne
satisfait aucun de ses désirs, et il apparaît au contraire comme le plus
démuni, par rapport au plus grand nombre de choses, un homme réellement
pauvre, si l'on savait observer son âme entière. Il passe toute sa vie dans la
peur, pris de crampes et de convulsions, s'il est vrai que son état ressemble à
celui de la cité qu'il commande. Or il y ressemble, n'est-ce pas ?
– Certainement, dit-il.
– [580a] Or, en plus de ces traits, attribuerons-nous également à cet
20 20
homme ceux dont nous avons parlé au point de départ , à savoir que
nécessairement – et cela sera chez lui encore plus accentué qu'au début, en
raison de l'exercice du pouvoir – il sera plein d'envie, perfide, injuste,
incapable d'amitié, impie, bref, il accueillera tous les vices et les fera
croître. En conséquence de tout cela, il sera lui-même suprêmement
malheureux et, par suite, il rendra malheureux aussi ceux qui sont dans son
entourage.
– Personne de sensé, dit-il, ne te contredira.
– Eh bien, allons-y à présent, repris-je, ainsi que le juge de dernière
instance 21 21[580b] prononce son jugement, toi aussi fais de même, déclare
qui occupe le premier rang à ton avis pour ce qui est du bonheur, et qui
occupe le deuxième rang, et exprime ton jugement les concernant tous les
cinq, l'homme royal, l'homme timocratique, l'homme oligarchique, l'homme
démocratique, l'homme tyrannique.
– Le jugement est facile, dit-il. Pour ce qui est de la vertu et du vice, du
bonheur et de son contraire, je les juge pour ma part dans l'ordre où ils se
sont présentés, comme on juge les chœurs qui entrent en scène.
– Alors, aurons-nous recours aux services d'un héraut, repris-je, ou dois-
je proclamer moi-même que le fils d'Ariston a jugé que le meilleur et le plus
juste [580c] est le plus heureux, et que cet homme est l'homme le plus
royal 22 22, celui qui exerce la royauté sur lui-même, alors que l'homme le
plus mauvais et le plus injuste est le plus malheureux, cet homme que sa
situation a rendu le plus tyrannique, et qui exerce sur lui-même et sur la cité
la tyrannie la plus absolue ?
– Fais-en la proclamation, toi, dis-je.
– Dois-je ajouter, repris-je, que ces hommes sont tels, que tous les
23 23
hommes et tous les dieux en aient connaissance ou non ?
– Ajoute-le, dit-il.
– C'est bien, dis-je. Cela constituera pour nous une première
démonstration [580d], mais en voici une deuxième 24 24, vois si elle a
quelque mérite.
– Quelle est-elle ?
– Si, de même que la cité est divisée en trois classes, l'âme de chaque
individu est aussi divisée en trois, on en tirera à mon avis une
démonstration supplémentaire.
– Laquelle ?
– Celle-ci. Puisqu'il existe trois espèces de l'âme, il me semble qu'il y
aura aussi trois espèces de plaisirs 25 25, propres à chacune d'elles. Il en sera
de même pour les désirs et pour les principes de commandement.
– Que veux-tu dire ? demanda-t-il.
– La première espèce, avons-nous affirmé, est celle par laquelle l'homme
apprend, la deuxième, celle par laquelle il a de l'ardeur. Quant à la
troisième, en raison de son caractère polymorphe, nous n'avons pas pu la
désigner d'un nom unique, qui lui soit propre [580e], mais nous lui avons
donné le nom de ce qu'il y a en elle de plus important et de plus fort : nous
l'avons en effet appelée “espèce désirante”, à cause de la force des désirs
relatifs à la nourriture, à la boisson, aux plaisirs d'Aphrodite et à tout ce qui
leur est associé. Nous l'avons aussi appelée “amie de l'argent 26 26 ”, parce
que c'est principalement avec de l'argent que les désirs de ce genre trouvent
à se satisfaire. [581a]
– Ce sont des appellations correctes, dit-il.
– Si donc nous affirmions que le plaisir de cette espèce et son affection se
portent vers le profit, ne disposerions-nous pas d'un principe de base pour
appuyer notre raisonnement, de manière à clarifier pour nous de quoi il
s'agit chaque fois que nous parlerions de cette partie de l'âme ? En
l'appelant “amie de l'argent et amie du profit”, ne la désignerions-nous pas
correctement ?
– C'est en tout cas l'opinion que je m'en fais, dit-il.
– Mais dis-moi, l'élément d'ardeur, n'affirmons-nous pas qu'il tend
toujours tout entier vers le pouvoir, la victoire et la renommée ?
– [581b] Si, certainement.
– Si donc nous déclarions qu'il est “ami de la victoire” et “ami de
l'honneur”, serait-ce approprié ?
– Ce serait tout à fait approprié.
– Mais l'espèce par laquelle nous apprenons, il est évident pour chacun
qu'elle est toujours tout entière orientée vers la connaissance de la vérité, où
qu'elle soit, et que, parmi les espèces de l'âme, elle est celle qui se soucie le
moins des richesses et de la réputation.
– Oui, et de loin.
– Si nous l'appelions “amie du savoir” et “amie de la sagesse”,
philosophe 27 27, ne la désignerions-nous pas de la manière qui convient ?
– Si, nécessairement.
– Or, repris-je, dans les âmes [581c] de certains, c'est cette espèce qui
commande, alors que chez d'autres, c'est l'une des deux autres, selon la
situation ?
– C'est bien le cas, dit-il.
– C'est pour cette raison que nous affirmons qu'il existe trois genres
d'hommes principaux 28 28, le philosophe, l'ami de la victoire et l'ami du
profit.
– Exactement.
– Et il existe donc également trois espèces de plaisirs, chacune subsistant
dans chaque genre d'homme ?
– Oui, tout à fait.
– Or sais-tu, dis-je, que si tu entreprenais de demander à ces trois
hommes, chacun considéré selon son espèce, lequel de ces genres de vie est
le plus agréable, chacun se mettrait à faire le plus grand éloge de son mode
de vie à lui ? Celui qui poursuit la richesse te dira que par comparaison avec
le plaisir du gain [581d], le plaisir des honneurs ou de la connaissance est
sans valeur, à moins qu'on ne puisse en tirer quelque argent.
– C'est vrai, dit-il.
– Et que dire de celui qui recherche les honneurs ? demandai-je. Ne
considère-t-il pas le plaisir provenant des richesses comme un plaisir
vulgaire, et le plaisir engendré par le savoir comme un plaisir vaporeux et
frivole, puisque le savoir n'apporte pas l'honneur ?
– C'est ce qu'il pense, dit-il.
– Quant au philosophe, continuai-je, quel jugement croyons-nous qu'il
portera sur les autres plaisirs par comparaison avec le plaisir de connaître
[581e] le vrai, tel qu'il est, et de se maintenir continuellement dans l'activité
d'apprendre ? Ne jugera-t-il pas que ces plaisirs sont bien éloignés du plaisir
véritable ? Et ne les appelle-t-il pas des plaisirs réellement nécessaires, dans
la mesure où il n'aurait aucunement besoin de ces plaisirs, si la nécessité ne
l'y contraignait par ailleurs ?
– Oui, c'est bien ainsi qu'il convient de le comprendre, dit-il.
– Maintenant, repris-je, puisque nous discutons des plaisirs considérés
chacun selon son espèce et du mode de vie qui leur est propre, non pas dans
la perspective du genre de vie qui serait le plus honorable ou le plus
honteux, ni même le meilleur ou le pire, mais dans la perspective du genre
de vie le plus agréable et le plus exempt de peine [582a], comment saurons-
nous lequel de ces hommes dit le plus vrai ?
– Pour ma part, répondit-il, je ne suis vraiment pas capable de le dire.
– Examine la chose de la manière suivante. Par qui faut-il faire juger les
choses qui doivent être bien jugées ? N'est-ce pas par l'expérience, par la
sagesse et par la raison ? Trouverait-on un meilleur critère de jugement que
ceux-là ?
– Comment pourrait-on en trouver ? dit-il.
– Poursuivons l'examen. Des trois hommes que nous avons identifiés,
lequel possède la plus grande expérience pour tous ces plaisirs dont nous
avons parlé ? Celui qui recherche le profit, s'il avait les ressources de
connaître la vérité telle qu'elle existe en elle-même, aurait-il, à ton avis, plus
d'expérience du plaisir issu de la connaissance [582b] que le philosophe
n'en a du plaisir provenant de la recherche du gain ?
– L'écart est considérable, dit-il, car il est nécessaire que le philosophe
goûte, dès son enfance, à ces autres plaisirs, alors que celui qui recherche le
profit, s'il lui arrive de connaître les êtres réels 29 29, n'éprouve aucune
nécessité de goûter la douceur de ce plaisir, ni d'en tirer quelque expérience.
Bien au contraire, même s'il s'y appliquait, ce ne serait pas facile pour lui.
– Ainsi, repris-je, le philosophe l'emporte de beaucoup sur celui qui
recherche le gain, par l'expérience qu'il possède de l'un et l'autre de ces
plaisirs.
– Oui, de beaucoup. [582c]
– Et qu'en est-il de lui par rapport à celui qui recherche les honneurs ? Le
philosophe sera-t-il moins expérimenté dans le plaisir issu de l'honneur, que
l'ami de l'honneur dans le plaisir provenant de la réflexion ?
– Mais l'honneur, dit-il, si toutefois chacun d'eux atteint le but vers lequel
il tend, s'attache à eux tous : le riche, en effet, tout comme le courageux et
le sage, sont honorés par la multitude, de sorte que tous acquièrent
l'expérience de ce plaisir qui découle des honneurs qui leur sont témoignés,
de leur nature. Le plaisir qui résulte de la contemplation de ce qui est, sa
nature propre, il est impossible à quiconque de le goûter, sauf au
philosophe.
– Pour ce qui est du critère de l'expérience [582d] donc, dis-je, c'est le
philosophe qui juge le mieux parmi ces hommes.
– Oui, et de beaucoup.
– Et en plus, il sera le seul à avoir acquis cette expérience en y joignant la
sagesse de la réflexion 30 30.
– Oui, pour sûr.
– Mais encore, l'instrument qui est nécessaire pour juger n'est pas
l'instrument de celui qui recherche le profit, ni celui de l'ami des honneurs,
mais celui du philosophe.
– Lequel ?
– Les raisonnements 31 31, car n'avons-nous pas affirmé que c'est par eux
qu'il faut juger ?
– Si.
– Les raisonnements sont l'instrument par excellence du philosophe.
– Forcément.
– Or, si les objets soumis au jugement 32 32 étaient jugés de la meilleure
manière par la richesse et le profit, ceux qui seraient l'objet de l'éloge [582e]
et du blâme de l'ami du profit seraient fatalement considérés comme les
objets du jugement le plus vrai.
– Oui, nécessairement.
– Mais s'ils étaient jugés selon les honneurs, la victoire et le courage, ne
seraient-ce pas alors ceux qui seraient l'objet de l'éloge ou du blâme de l'ami
des honneurs ou l'ami de la victoire ?
– Évidemment.
– Mais puisque c'est par l'expérience, la sagesse de la réflexion et le
raisonnement ?
– Ce seront nécessairement, répondit-il, ceux que louent le philosophe,
33 33
amoureux de la sagesse, et le philologue , amoureux des raisonnements,
qui seront les objets les plus vrais.
– Ainsi, des trois [583a] plaisirs que nous avons reconnus, c'est celui de
cette partie de l'âme par laquelle nous connaissons qui serait le plus
agréable, et celui de nous en qui cette partie commande, c'est lui qui jouit de
la vie la plus agréable ?
– Comment en serait-il autrement ? dit-il. En tout cas, c'est en maître
laudateur que l'homme réfléchi fait l'éloge de son propre mode de vie.
– Quelle vie, repris-je, et quel plaisir notre juge placera-t-il au second
rang ?
– Il est évident que ce sera le plaisir de l'homme de guerre et de celui qui
recherche les honneurs, car leur plaisir à tous deux est beaucoup plus
proche du sien que celui de l'homme qui se voue à la recherche du profit.
– Le plaisir de l'ami du gain viendra donc, semble-t-il, au dernier rang.
– Sans doute, dit-il.
– Voilà donc [583b] les deux démonstrations qui se succéderaient, et dans
les deux cas, le juste aurait la victoire sur l'injuste. Pour la troisième,
remettons-nous-en, à la manière olympique, à Zeus olympien et
sauveur 34 34. Considère que, mis à part le plaisir de l'homme réfléchi, le
plaisir des autres n'est ni entièrement réel, ni entièrement pur ; ce n'est pour
ainsi dire, à la manière de la peinture d'ombres, qu'une esquisse de
plaisir 35 35, comme je crois l'avoir entendu de la bouche d'un de ces
36 36
sages . Et si c'est le cas, ce pourrait bien être la chute la plus importante,
la chute qui décide de tout.
– Oui, certes, mais que veux-tu dire ?
– Je te le ferai découvrir de la manière suivante, dis-je, mais engage-toi
aussi dans la recherche en me donnant des réponses. [583c]
– Interroge donc, dit-il.
– Et toi, dis-moi, demandai-je : ne disions-nous pas que la douleur est le
contraire du plaisir ?
– Si, bien sûr.
– Or, n'existe-t-il pas également un état qui ne soit ni jouissance ni
souffrance ?
– Cela existe assurément.
37 37
– Et que dans cette position intermédiaire , placé au milieu de l'un et
l'autre, il y a une sorte de repos de l'âme par rapport à chacun d'eux ? N'est-
ce pas ainsi que tu vois la chose ?
– Si, de cette manière, dit-il.
– Te souviens-tu, repris-je, des discours de ceux qui sont malades, les
propos qu'ils tiennent quand ils sont souffrants ?
– Lesquels ?
– Que rien n'est plus agréable que d'être en santé, mais [583d] qu'ils ne
s'étaient pas rendu compte que c'était ce qu'il y a de plus agréable, jusqu'à
ce qu'ils tombent malades.
– Je m'en souviens, dit-il.
– Et n'entends-tu pas dire par ceux qui sont en proie à une souffrance
extrême qu'il n'y a rien de plus agréable que de cesser de souffrir ?
– Je l'ai entendu.
– Et dans nombre d'autres situations de ce genre, tu as pu observer, je
pense, que les hommes qui se trouvent dans ces états de souffrance vantent
d'abord le fait de ne pas souffrir, et la tranquillité qui lui est associée,
comme ce qu'il y a de plus agréable, et non la jouissance.
– C'est que cet état de tranquillité, dit-il, devient sans doute alors un état
agréable et plaisant.
– De même, quand on est dans la jouissance et qu'elle cesse [583e], la
tranquillité qui suit le plaisir constituera une souffrance.
– Peut-être, dit-il.
– Dès lors, cette tranquillité, cet état que nous avons dit à l'instant
intermédiaire entre l'un et l'autre – <entre la jouissance et la souffrance> –
deviendra alors l'un et l'autre, peine et plaisir.
– Il semble bien.
– Or, est-il possible que ce qui n'est ni l'un ni l'autre devienne l'un et
l'autre ?
– Il ne me semble pas.
– Or, l'agréable qui se produit dans l'âme, tout comme le pénible, sont
l'un et l'autre une sorte de mouvement, n'est-ce pas ?
– Oui.
– [584a] Et ce qui n'est ni pénible ni agréable, cela n'est-il pas apparu à
l'instant comme un état de tranquillité et une position médiane entre chacun
des deux ?
– Cela nous est bien apparu de cette manière.
– Comment dès lors peut-on estimer correct que le fait de ne pas souffrir
soit chose agréable, et le fait de ne pas jouir chose pénible ?
– C'est impossible.
– Cet état de repos n'est donc pas, mais paraît être un état agréable par
comparaison à l'état de souffrance, et source de souffrance par rapport à
l'état agréable dans une situation particulière, et rien de ces illusions n'est
sain si on le rapporte à la vérité du plaisir, ce n'est qu'une sorte de
mystification 38 38.
– C'est en tout cas, dit-il, la signification de l'argument.
– Considère à présent, repris-je, [584b] ces plaisirs qui ne sont pas
issus 39 39 des douleurs, de manière à ne pas aller croire, dans leur cas
comme dans le cas précédent, que ce soit un fait de nature que le plaisir soit
la cessation d'une souffrance, et la souffrance la cessation d'un plaisir.
– De quelle situation parles-tu, dit-il, et de quels plaisirs ?
– Il y en a un grand nombre, très différents, mais si tu veux bien y porter
attention, il y a surtout les plaisirs de l'odorat 40 40. Ces plaisirs se produisent
soudainement, avec une intensité exceptionnelle, et sans avoir été précédés
de souffrances ; quand par ailleurs ils cessent, ils n'entraînent dans leur suite
aucune souffrance.
– C'est tout à fait vrai, dit-il.
– Ne nous laissons donc pas persuader [584c] que le plaisir pur soit une
cessation de la souffrance, ni que la souffrance soit une cessation du plaisir.
– Non, en effet.
– Et pourtant, repris-je, ce qui s'attache à l'âme par l'intermédiaire du
41 41
corps et qu'on appelle plaisirs – et ce sont sans doute les plus nombreux
et les plus intenses – ces plaisirs sont de cette espèce : ce sont des cessations
de souffrances.
– Oui, c'est ce qu'ils sont.
– N'en est-il pas de même des sensations anticipées 42 42 et des souffrances
anticipées qui se produisent dans l'appréhension des choses à venir, ne sont-
elles pas de même nature ?
– Si, elles le sont.
– Sais-tu justement, repris-je, ce qu'elles sont [584d] et à quoi surtout
elles ressemblent ?
– À quoi ? demanda-t-il.
– Tu reconnais bien, dis-je, qu'il existe dans la nature un haut, un bas et
un milieu ?
– Oui.
– Es-tu d'avis que lorsque quelqu'un se trouve transporté du bas vers le
milieu, il croit être emporté ailleurs que vers le haut ? Et quand il est arrivé
au milieu et qu'il considère son point de départ, que peut-il penser d'autre
sinon qu'il est en haut, puisqu'il n'a pas vu le haut véritable ?
– Par Zeus, dit-il, je ne crois pas quant à moi qu'il puisse penser autre
chose que cela.
– Mais s'il était ramené à son point de départ, dis-je, [584e] il croirait être
ramené en bas, et il aurait raison de le croire.
– Comment faire autrement ?
– Il aurait donc toutes ces impressions parce qu'il n'a pas d'expérience de
ce que sont le haut véritable, et le milieu, et le bas ?
– Manifestement.
– Serais-tu dès lors surpris que les gens qui n'ont aucune expérience de la
vérité possèdent des opinions qui ne sont pas saines sur quantité d'autres
sujets, et notamment sur ce qui concerne le plaisir et la souffrance et sur ce
qui tient le milieu entre l'un et l'autre ? La conséquence en est que lorsqu'ils
passent à la souffrance, ils croient réellement [585a] qu'ils souffrent, et ils
souffrent véritablement. Lorsqu'ils passent de la souffrance à l'état
intermédiaire, ils croient fortement qu'ils sont parvenus à la plénitude du
plaisir, et comme des gens qui placeraient en opposition le gris et le noir,
faute de connaître d'expérience le blanc, ils opposent ainsi l'absence de
souffrance et la souffrance, par manque d'expérience du plaisir, et ce faisant,
ils se font illusion.
– Par Zeus, dit-il, je n'en serais pas étonné, et je le serais bien davantage
du contraire !
– Et maintenant, représente-toi les choses de la manière suivante. La
faim, la soif et les autres états de ce genre ne constituent-ils pas des sortes
de vides 43 43[585b] dans l'état du corps ?
– Sans doute.
– Et l'ignorance et la déraison ne sont-elles pas de même un vide dans
l'état de l'âme ?
– Si, certainement.
– Or, on peut combler ce vide en prenant de la nourriture, ou en
renforçant l'intellect ?
– Nécessairement.
– Mais la plénitude qui sera plus réelle, résultera-t-elle de ce qui existe le
moins ou de ce qui existe le plus ?
– Manifestement, elle provient de ce qui existe le plus.
– Or, lequel de ces deux genres, crois-tu, participe le plus de l'être pur ?
Est-ce le genre de la nourriture, de la boisson, de la cuisine et de toute
espèce de nourriture, ou est-ce l'espèce de l'opinion vraie, de la science, de
l'intellect, [585c] et en général de toute vertu ? Juges-en de la manière
suivante : ce qui tient de ce qui est toujours semblable, de ce qui est
immortel et véritable, ce qui est soi-même de ce genre et qui se produit dans
un être de ce genre, cela te paraît-il être davantage que ce qui n'est jamais
semblable, qui est mortel, et qui est soi-même de ce genre et qui se produit
dans un être de ce genre ?
– Ce qui tient de ce qui est toujours semblable, dit-il, l'emporte de
beaucoup.
– Mais l'être de ce qui est toujours dissemblable 44 44 participe-t-il
davantage de l'être que de la science ?
– Nullement.
– Mais quoi ? Participe-t-il davantage de la vérité ?
– Non plus.
– S'il participe moins de la vérité, ne participe-t-il pas moins de l'être
aussi ?
– Nécessairement.
– Donc, [585d] en général, les genres de choses qui concernent le soin du
corps participent moins de la vérité et de l'être que les genres de choses qui
concernent le soin de l'âme ?
– Beaucoup moins.
– Et le corps lui-même, ne crois-tu pas qu'il en participe moins que
45 45
l'âme ?
– C'est mon opinion.
– Par conséquent, ce qui s'emplit le plus des êtres réels et qui est lui-
même davantage réel, s'emplit plus réellement que ce qui s'emplit d'êtres
moins réels et qui est lui-même moins réel ?
– Nécessairement.
– Si donc il est agréable de se remplir des choses qui nous conviennent
naturellement, ce qui se remplit plus réellement et de choses plus réelles
[585e] jouit plus réellement et plus véritablement d'un plaisir véritable,
tandis que ce qui participe d'êtres moins réels se remplit d'une manière
moins véritable et moins ferme, et participe d'un plaisir moins fiable et
moins vrai.
– De toute nécessité, dit-il.
– Ceux qui ne possèdent donc pas l'expérience de la réflexion et de la
vertu, [586a] qui se rassemblent constamment dans les festins et dans les
activités de ce genre, sont emportés, semble-t-il, vers le bas, et ensuite de
nouveau vers la région médiane, et ils errent de cette façon leur vie durant.
Jamais ils ne franchissent ce niveau pour accéder à la hauteur véritable, et
jamais ils ne parviennent à cette contemplation orientée vers le haut. Ils ne
sont pas dès lors comblés par l'être qui existe réellement, ils ne goûtent
jamais un plaisir qui soit ferme et pur. Bien au contraire, le regard
constamment tourné vers le bas, à la manière du bétail, ils sont penchés vers
le sol et ils vont pâturant de table en table, s'engraissant et copulant. Ils se
querellent [586b] pour obtenir toujours plus de ces choses-là, ils s'encornent
mutuellement, ils se blessent à coups de sabots de fer, ils se tuent avec leurs
armes, emportés par leur insatiabilité. C'est qu'ils n'ont pas rempli d'êtres
réels ni ce qui en eux existe réellement, ni la demeure qui le contient 46 46.
47 47
– C'est un oracle parfait , Socrate, dit Glaucon, que tu formules là
pour la vie de la plupart des hommes.
– N'est-ce donc pas une nécessité qu'ils ne connaissent que des plaisirs
mêlés de peines, des simulacres, des ébauches du plaisir authentique qui ne
se dégagent qu'en fonction de leur disposition les uns par rapport aux
autres ? [586c] Il en résulte que ces plaisirs paraissent intenses, les uns
autant que les autres, et qu'ils font naître chez ces êtres délirants des
passions érotiques violentes qui s'emparent d'eux et les font se quereller,
comme on se battait sous les murs de Troie, au dire de Stésichore 48 48, pour
le fantôme d'Hélène, par ignorance de la vérité.
– Si, il y a grande nécessité, dit-il, qu'il existe quelque chose de ce genre.
– Mais dis-moi, en ce qui concerne l'élément d'ardeur 49 49, n'est-il pas
nécessaire que les choses ne se passent pas autrement, lorsque cette partie
est elle-même mise en activité ? La recherche des honneurs ne le rendra-t-
elle pas envieux, l'amour de la victoire ne le rendra-t-il pas violent, le
caractère impétueux ne le rendra-t-il pas colérique, de sorte qu'il cherchera
sans réflexion ni intelligence à obtenir une pléthore d'honneurs, [586d] de
victoire et d'impétuosité ?
– Oui, les mêmes choses, dit-il, doivent se passer aussi pour cet élément-
là.
– Eh bien, alors, repris-je, nous affirmerons sans hésiter que lorsque ces
désirs relatifs à la recherche de l'honneur et à l'amour de la victoire
obéissent à la science et à la raison, et poursuivent les plaisirs sous leur
égide pour atteindre ceux vers lesquels le principe réfléchi les guide, ils
auront alors accès aux plaisirs les plus vrais, parce qu'ils se laissent guider
par la vérité, et cela dans la mesure où ils sont capables d'en saisir de vrais.
Ils auront ainsi accès aux plaisirs qui leur sont propres [586e], s'il est vrai
que ce qui est le bien suprême de chaque chose est également ce qui lui est
le plus propre.
– Mais il s'agit, en effet, de ce qui lui est le plus propre.
– Quand donc l'âme tout entière obéit au principe philosophique et qu'elle
n'est le siège d'aucune discorde, alors il revient à chaque partie de réaliser
l'ensemble de ses activités propres et de devenir juste. C'est alors que
chacune détient les plaisirs qui lui sont propres, les plaisirs les plus élevés,
et [587a] les plaisirs les plus vrais qu'elle soit en mesure de goûter.
– Oui, parfaitement.
– Mais quand c'est l'une des autres parties qui domine, il se trouve qu'elle
ne découvre pas en elle-même le plaisir qui lui est propre et qu'elle contraint
les autres à poursuivre un plaisir qui leur est étranger et qui n'est pas
véritable.
– Oui, c'est le cas, dit-il.
– Or, ce qui s'écarte le plus de la philosophie et de la raison est aussi ce
qui peut le plus produire de tels effets ?
– Oui, et de beaucoup.
– Mais ce qui s'écarte le plus de la raison, n'est-ce pas aussi ce qui
s'écarte de la loi et de l'ordre ?
– Si, c'est clair.
– Or, manifestement, ce qui s'en écarte le plus, [587b] ce sont les désirs
érotiques et tyranniques ?
– Et de loin.
– Et ce qui s'en écarte le moins, ce sont les désirs royaux et ordonnés ?
– Oui.
– Je crois, par conséquent, que c'est le tyran qui sera le plus éloigné du
plaisir véritable et qui lui est propre, et que le moins éloigné, ce sera l'autre.
– Nécessairement.
– Dès lors, repris-je, le tyran vivra la vie la plus désagréable, tandis que
le roi vivra la vie la plus agréable.
– Absolument.
– Sais-tu, demandai-je, à quel point le tyran mène une vie plus
désagréable que le roi ?
– Je le saurai si tu me le dis, dit-il.
– Il y a, semble-t-il, trois plaisirs : l'un est légitime, les deux autres sont
bâtards. Le tyran ayant franchi les limites des plaisirs bâtards pour aller au-
delà [587c], fuyant la loi et la raison, vit en compagnie d'une escorte de
plaisirs serviles. Il n'est pas facile de mesurer à quel point il est inférieur [au
roi], sinon peut-être de la manière suivante.
– Laquelle ? dit-il.
– Le tyran s'écarte de l'homme oligarchique en occupant pour ainsi dire le
troisième rang, car entre eux, en position intermédiaire, se trouvait le
partisan du peuple.
– Oui.
– Par conséquent, si nos propos antérieurs sont vrais, il vit avec un
simulacre de plaisir de troisième rang, si on le rapporte à la vérité dont il
s'écarte ?
– L'homme oligarchique est pour sa part en troisième position par rapport
à l'homme royal, [587d] si nous posons que l'homme aristocratique et
l'homme royal sont un seul homme.
– Il est le troisième, en effet.
– Le tyran est donc éloigné du plaisir véritable d'un nombre équivalant à
50 50
trois fois trois , dis-je.
– Il semble.
– Par conséquent, repris-je, le simulacre du plaisir tyrannique serait,
considéré sous l'angle de sa grandeur, un nombre exprimant une surface.
– Assurément.
– Il n'y a qu'à le porter au carré, puis au cube, pour faire voir de quelle
distance il est éloigné de l'homme royal.
– Cela est évident, dit-il, en tout cas pour un expert en calculs.
– Et si, en renversant la perspective, [587e] on veut exprimer à quelle
distance le roi se trouve du tyran, dans l'écart qui le sépare de lui pour ce
qui est de la vérité du plaisir, on trouvera, une fois la multiplication
effectuée, qu'il vit de manière sept cent vingt-neuf fois plus agréable, et que
le tyran est plus malheureux selon le même écart.
– Tu as mis en avant, dit-il, un calcul prodigieux pour exprimer la
différence de ces deux hommes, l'homme juste et [588a] l'homme injuste,
sous l'angle du plaisir et de la souffrance.
– Le chiffre n'en est pas moins exact et conforme à leur existence, dis-je,
si toutefois les jours et les nuits, les mois et les années y correspondent.
– Mais justement, dit-il, il y a correspondance.
– Par conséquent, si l'homme bon et juste l'emporte à ce point sur
l'homme méchant et injuste pour ce qui est de son plaisir, de quelle
prodigieuse distance le dépassera-t-il par la grâce de son existence, par sa
beauté et sa vertu ?
– Par Zeus, dit-il, une distance vraiment prodigieuse !
– Excellent, dis-je, et maintenant que nous sommes parvenus à ce point
51 51
de la discussion [588b], reprenons les propos que nous avons échangés
et qui nous ont conduits là où nous sommes. Agir injustement, disions-nous,
est avantageux à l'homme qui est parfaitement injuste, à condition qu'il
passe pour un homme juste. N'est-ce pas ainsi que la thèse fut exposée ?
– C'est bien ainsi.
– Et maintenant, repris-je, ouvrons la discussion avec celui qui parle
ainsi, puisque nous nous sommes mis d'accord sur la conséquence
respective de l'agir injuste et de l'agir juste.
– Comment ? demanda-t-il.
52 52
– Façonnons par la pensée une image de l'âme , pour que celui qui
tient ces propos réalise ce qu'il dit.
– Quelle image ? demanda-t-il. [588c]
– Une image, répondis-je, comme celle de ces natures antiques dont les
mythes rapportent la genèse : la Chimère, Scylla, Cerbère, et un certain
nombre d'autres constituées d'un ensemble de formes naturelles multiples
réunies en un seul être.
– C'est en effet ce qu'on raconte, dit-il.
– Façonne donc la forme unique d'un animal composite et polycéphale,
possédant à la fois les têtes d'animaux paisibles et d'animaux féroces,
disposées en cercle, et accorde-lui le pouvoir de se transformer et de
développer toutes ces formes par lui-même.
– Cet ouvrage sera l'œuvre d'un modeleur habile, dit-il, [588d] mais
comme la pensée est plus malléable que la cire et les matériaux de ce genre,
la voici modelée.
– Modèle à présent une autre forme, celle d'un lion, puis celle d'un
homme, mais fais en sorte que le premier soit beaucoup plus grand, et que
le second vienne en deuxième.
– Voilà qui est plus facile, dit-il, c'est modelé.
– Attache maintenant ensemble ces trois formes, en les réunissant en une
seule, de manière qu'elles s'ajustent pour ainsi dire naturellement les unes
avec les autres.
– Elles sont attachées ensemble.
– Façonne ensuite un recouvrement extérieur, l'image d'un être unique,
celle d'un être humain, de telle sorte que quelqu'un qui ne pourrait voir les
formes contenues à l'intérieur, mais [588e] ne pourrait que saisir l'apparence
extérieure, croie voir un être vivant unique, un être humain.
– Le recouvrement est façonné, dit-il.
– Disons maintenant à celui qui affirme qu'il est utile à cet homme d'être
injuste, et qu'il ne lui sert à rien de pratiquer la justice, que sa position n'est
rien d'autre que l'affirmation suivante : qu'il serait avantageux pour lui de
fortifier, en lui prodiguant des soins attentionnés, la bête aux mille formes et
le lion, tout comme ce qui va avec le lion, et d'affamer au contraire l'être
humain [589a] pour l'affaiblir, de sorte que les deux autres l'entraîneront là
où ils veulent aller et, au lieu de les accoutumer à vivre ensemble et à
développer leur amitié, de les laisser se déchirer et s'entre-dévorer en se
battant.
– Celui qui fait l'éloge de l'injustice, dit-il, affirme exactement cela, en
effet.
– Au contraire, celui qui soutient que pratiquer la justice est utile affirme
qu'il faut faire et dire cela même qui rend l'homme intérieur plus
souverain 53 53 sur l'être humain, [589b] et qui lui fait prendre soin de son
nourrisson aux têtes multiples. Comme le paysan qui entretient et
apprivoise les espèces pacifiques et empêche les espèces sauvages de
proliférer, cet homme intérieur fait alliance avec le naturel du lion et
prodiguant ses soins en les partageant avec tous, c'est ainsi qu'il les élèvera,
en développant leur amitié mutuelle et avec lui-même.
– Oui, c'est exactement ainsi que s'exprime celui qui fait l'éloge du juste.
– Alors, de toute façon, celui qui fait l'éloge des actes justes dirait la
vérité, [589c] alors que celui qui fait l'éloge des actes injustes mentirait.
Qu'on se situe dans la perspective du plaisir, ou de la bonne renommée, ou
de l'utilité, celui qui loue le juste dit la vérité, alors que celui qui le dénigre
ne dit rien de valable, et c'est sans savoir qu'il blâme ce qu'il blâme.
– Selon moi, dit-il, il n'en connaît absolument rien.
– Essayons de le convaincre en douceur – car ce n'est pas de son plein gré
qu'il se trompe – en lui demandant : “Bienheureux homme, ne pourrions-
54 54
nous pas soutenir que les distinctions juridiques entre les choses
honorables et les choses honteuses ont été élaborées sur la base suivante ?
Les choses honorables se fondent sur le fait que la partie bestiale de notre
nature est soumise à [589d] la partie humaine, ou mieux encore, à la partie
55 55
divine , alors que les choses honteuses consistent à rendre la partie
paisible esclave de la partie sauvage ?” Il tombera d'accord, sinon que dira-
t-il ?
– S'il n'en tient qu'à moi, dit-il, il sera convaincu.
– Existe-t-il dès lors, repris-je, sur la base de cet argument, quelqu'un
pour qui il soit avantageux de s'approprier injustement de l'or, s'il est vrai
qu'il ne peut le faire sans que le geste de prendre l'or ne cause du même
coup l'asservissement de la partie la plus noble de lui-même à la partie la
plus mauvaise ? Pensera-t-il, si [589e] pour prendre l'or il doit réduire à
l'esclavage aux mains d'hommes brutaux et méchants son fils et sa fille,
qu'il fait quelque chose qui est à son avantage, même s'il doit en retirer une
somme considérable ? Et s'il asservit la partie la plus divine de lui-même à
la partie la plus dépourvue de divinité et la plus impure et n'en éprouve
aucune pitié, ne sera-t-il pas de ce fait malheureux [590a] ? Et l'or ne
viendrait-il pas contribuer à un désastre plus épouvantable encore que celui
qui affligea Ériphyle 56 56, elle qui avait troqué la vie de son mari contre un
collier ?
– Beaucoup plus, dit Glaucon, car c'est moi qui fournis la réponse à sa
place.
– Ainsi donc, ne crois-tu pas que si de tout temps on a blâmé le manque
de discipline, c'est pour la raison suivante : dans ce comportement, on libère
la terrible, la formidable bête polymorphe, en franchissant la limite de ce
qui est acceptable ?
– C'est clair, dit-il.
– Si l'on blâme également l'arrogance et le mauvais caractère, n'est-ce pas
[590b] parce que la bête à forme de lion et de serpent se développe et prend
de l'assurance au détriment de l'harmonie ?
– Tout à fait.
– De même pour le luxe et la mollesse, ne les blâme-t-on pas en raison du
relâchement et du délabrement qu'ils causent dans cette partie de l'âme, du
fait qu'ils y engendrent la lâcheté ?
– Sans doute.
– Et la flatterie et la servilité, ne les blâme-t-on pas lorsque quelqu'un
soumet ce même élément impétueux à la bête turbulente, et que celle-ci,
attirée par les richesses et avilie par son appétit insatiable, prend l'habitude
dès son jeune âge de se transformer de lion en singe ?
– [590c] Assurément, dit-il.
– Et l'artisanat et le travail manuel, pour quelle raison, crois-tu,
présentent-ils un caractère qui les fait déprécier ? Ne dirons-nous pas qu'il
n'y a aucune autre raison sinon le fait que quelqu'un possède par nature si
faiblement la forme de ce qui est supérieur qu'il est incapable de dominer
ses bêtes intérieures, mais qu'il les entretient au contraire et ne se montre
capable que d'apprendre à les flatter ?
– Apparemment, dit-il.
– Ainsi donc, pour qu'un tel homme soit également dirigé par un principe
semblable à celui qui commande l'homme supérieur, n'affirmerons-nous pas
qu'il doit devenir l'esclave de cet [590d] homme supérieur, lui qui possède à
57 57
l'intérieur de lui-même le principe directeur divin ? Et cela, sans penser
que cette domination qui s'exerce sur lui soit au désavantage de l'esclave,
58 58
comme Thrasymaque le soutenait au sujet de ceux qui sont dirigés, mais
en considérant au contraire qu'il est plus avantageux pour chacun d'être
soumis au principe divin et sage, surtout si ce principe réside à l'intérieur de
chacun, et si ce n'est pas le cas, de se trouver guidé de l'extérieur, afin que
soumis au gouvernement de ce même principe, tous soient autant que
possible semblables et amis ?
– Oui, et nous aurions raison de l'affirmer, dit-il.
– Et n'est-il pas évident, repris-je, que la loi elle aussi [590e] vise le
même but, elle qui fait alliance avec tous ceux de la cité ? Et de même pour
l'autorité que nous exerçons sur les enfants, le fait que nous ne les laissions
pas être libres tant que nous n'avons pas institué chez eux, comme dans la
cité, une constitution politique, et qu'ayant pris soin [591a] de ce qu'il y a de
meilleur en eux à l'aide de ce qu'il y a de meilleur en nous, nous n'y avons
installé un gardien et un chef semblable à nous ? Alors seulement nous les
laissons libres.
– C'est évident, dit-il.
– De quelle manière donc, Glaucon, et sur la base de quel argument
affirmerons-nous qu'il est profitable de commettre l'injustice, ou d'être
indiscipliné, ou de faire quelque chose de déshonorant, tous actes qui nous
rendent plus méchant, même si on doit en retirer plus de richesse ou de
pouvoir ?
– Nous ne l'affirmerons d'aucune manière, dit-il.
– Et de quelle manière affirmer qu'il est profitable à celui qui commet
l'injustice de passer inaperçu et de n'être pas soumis à la justice ? Celui qui
59 59
passe inaperçu [591b] n'en devient-il pas plus méchant encore, alors que
chez celui qui n'est pas caché et qui reçoit la punition, l'élément bestial se
calme et s'adoucit et que ce qui est doux se trouve libéré ? Alors l'âme
entière, réorientée vers la nature supérieure, acquiert, en devenant
dépositaire de la modération et de la justice alliées à la sagesse, une
disposition de plus grande valeur que le corps qui acquerrait force et beauté
alliées à la santé, et cela d'autant plus que l'âme possède plus de valeur que
le corps ?
– Oui, assurément, dit-il.
– Ainsi donc, l'homme sensé [591c] vivra quant à lui en tendant de toutes
ses forces vers ce but. Il commencera en estimant les sciences grâce
auxquelles il peut façonner cette âme qui est la sienne ; les autres, il ne leur
accordera pas d'importance.
– Évidemment, dit-il.
– Ensuite, repris-je, pour ce qui concerne sa constitution physique et son
régime alimentaire, il ne mènera pas, en se concentrant sur cela, une vie
orientée vers le plaisir bestial et irrationnel. Et il n'aura de considération
pour sa santé et n'entreprendra de devenir fort, robuste ou beau que s'il doit
par là-même devenir modéré. [591d] Par ailleurs, il se montrera toujours
soucieux de mettre en accord l'harmonie qui règne dans son corps avec la
60 60
symphonie intérieure qui la commande dans son âme.
– Oui, c'est ce qu'il fera absolument, dit-il, du moins s'il doit devenir un
véritable disciple des Muses 61 61.
– Dès lors, repris-je, pour ce qui concerne la possession de la richesse, ne
cherchera-t-il pas la même structure et la même symphonie ? Et, puisqu'il
n'est pas influencé par ce que la foule considère comme la source du
bonheur, cherchera-t-il à faire croître infiniment le volume de sa richesse,
portant ainsi à l'infini le nombre de ses maux ?
– Je ne pense pas, dit-il.
– Mais, continuai-je, tournant son regard [591e] vers la constitution
politique qui est à l'intérieur de lui, et veillant à ne rien y perturber par
excès ou par manque de fortune, il procédera aux acquisitions et aux
dépenses en suivant cette direction, selon la mesure dont il est capable.
– Parfaitement, dit-il.
– Et pour ce qui est des honneurs, il les considérera selon les mêmes
finalités [592a] : il aura part à ceux dont il attend qu'ils le rendent meilleur
et y goûtera, alors que ceux qui pourraient détruire sa disposition intérieure,
il les fuira, en privé comme en public.
– Il ne consentira donc pas, dit-il, à exercer des fonctions politiques, si
toutefois il s'en soucie ?
– Oui, par le chien, répondis-je, il s'en occupera dans sa propre cité, et
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sérieusement, mais sans doute pas dans sa propre patrie , à moins qu'un
63 63
destin divin ne lui en donne l'occasion.
– Je comprends, dit-il, tu parles de la cité dont nous venons d'élaborer les
fondations, une cité qui existe certes dans nos discours, mais [592b] je ne
crois pas qu'elle existe en quelque endroit sur terre.
– Mais, dis-je, il en existe peut-être un modèle dans le ciel pour celui qui
souhaite le contempler et, suivant cette contemplation, se donner à lui-
même des fondations. Que cette cité existe quelque part, ou qu'elle soit
encore à venir, cela ne fait d'ailleurs aucune différence, car cet homme ne
réaliserait que ce qui appartient à cette cité, et à nulle autre. »
Livre X

[595a]
« J'ai bien à l'esprit, repris-je, les raisons nombreuses et de toutes sortes
qui nous font dire que nous avons fondé notre cité le plus correctement
possible, et je l'affirme surtout quand je réfléchis au sujet de la poésie.
– De quoi s'agit-il ? demanda-t-il.
– Du rejet absolu de cette partie de la poésie qui est imitative. Qu'elle
doive être désormais rejetée absolument 1 1, avec toute la vigueur possible,
cela apparaît [595b] selon moi beaucoup plus clairement depuis que nous
avons distingué et isolé les différentes espèces de l'âme.
– Que veux-tu dire ?
– À vous, je peux le dire, car vous n'irez pas me dénoncer aux poètes
tragiques et à tous ces autres poètes de l'imitation. Il me semble que toutes
les œuvres de ce genre déforment l'esprit de leur auditoire, à moins que
ceux qui les entendent ne possèdent l'antidote, c'est-à-dire la connaissance
de ce qu'elles sont réellement.
– À quoi penses-tu quand tu parles ainsi ?
– Il faut que je le dise, même si l'affection et le respect que j'ai depuis
l'enfance pour Homère me font hésiter à parler. Il semble bien [595c] en
effet avoir été le premier maître et le guide de tous ces grands poètes
tragiques. Mais le respect pour un homme ne doit pas passer avant le
respect pour la vérité et donc, je l'ai dit, il faut parler.
– Oui, certainement, dit-il.
– Alors, écoute, ou plutôt réponds aux questions.
– Vas-y de tes questions.
– Pourrais-tu me dire ce qu'est l'imitation en général ? Car moi-même je
ne comprends pas vraiment ce qu'elle vise.
– Et moi, s'exclama-t-il, je devrai le comprendre !
– Rien d'anormal à cela, repris-je, souvent des gens qui ont une vue faible
[596a] voient les choses avant ceux qui ont une vue perçante.
– C'est un fait, dit-il, mais en ta présence, je ne me sentirais pas capable
de risquer une parole, si même quelque chose me venait à l'esprit, alors vois
de ton côté.
– Eh bien, veux-tu que nous commencions notre examen en partant de ce
point-ci, selon notre méthode habituelle 2 2 ? Nous avons, en effet,
l'habitude de poser en quelque sorte une forme unique, chaque fois, pour
chaque ensemble de choses multiples auxquelles nous attribuons le même
nom. Ou alors ne comprends-tu pas ?
– Je comprends.
– Prenons donc encore une fois, si tu le veux bien, l'un de ces ensembles
multiples. Par exemple, tu es d'accord, il existe de nombreux lits [596b] et
de nombreuses tables.
– Oui, forcément.
– Mais les formes relatives à ces meubles, il n'y en a que deux, une forme
de lit et une forme de table.
– Oui.
– Or, n'avons-nous pas aussi l'habitude de dire que chacun des artisans
qui fabrique ces meubles réalise l'un les lits, l'autre les tables dont nous
nous servons, le regard tourné en direction de la forme, et ainsi pour tous
les autres objets ? Car pour ce qu'il en est de la forme elle-même, sûrement
aucun des artisans ne la fabrique, [596c] comment le pourrait-il, en effet ?
– Il ne le pourrait aucunement.
– Mais vois maintenant comment tu appelles cet artisan que voici ?
– Lequel ?
– Celui qui produit tous les objets que tous les artisans manuels font
chacun pour son compte.
– Tu parles là d'un homme habile et admirable !
– Un instant, tu vas bientôt le déclarer encore plus admirable. Car ce
même artisan manuel est non seulement en mesure de produire tous ces
meubles, mais encore produit-il tous les végétaux qui proviennent de la
terre, et il façonne tous les êtres vivants – les autres êtres aussi bien que lui-
même – et en plus de cela, il fabrique la terre et le ciel, les dieux, et tout ce
qui existe dans le ciel, et tout ce qui existe sous terre dans l'Hadès.
– Tu parles, dit-il, [596d] d'un expert tout à fait admirable 3 3 !
– Tu es incrédule ? demandai-je. Mais dis-moi, considères-tu absolument
impossible qu'un tel artisan puisse exister ? Ou seulement que le créateur de
toutes ces choses puisse exister d'une certaine manière, mais non d'une
autre ? N'as-tu pas le sentiment que toi-même, tu serais en mesure de
produire toutes ces choses d'une certaine manière ?
– Et quelle serait cette manière ? dit-il.
– Il n'y a là rien de difficile, répondis-je, et on la met en œuvre souvent et
rapidement, et je dirais même très rapidement, si seulement tu consens à
prendre un miroir et à le retourner de tous côtés. Très vite, tu produiras le
soleil [596e] et les astres du ciel, et aussi rapidement la terre, rapidement
toujours toi-même et les autres animaux, et les meubles et les plantes, et
tout ce dont on parlait à l'instant.
44
– Oui, dit-il, des apparences , mais certainement pas des êtres qui
existent véritablement.
– Excellent, dis-je, et tu rejoins l'argument comme il convient. Car au
nombre de ces artisans, il faut compter aussi le peintre, n'est-ce pas ?
– Oui, nécessairement.
– Mais tu vas me dire, je pense, que ce qu'il produit n'est pas véritable, et
pourtant le peintre d'une certaine manière produit lui aussi un lit, n'est-ce
pas ?
– Oui, il produit lui aussi un lit apparent.
– Et le fabricant de lits, ne disais-tu pas tout à l'heure [597a] qu'il ne
produit pas la forme – qui est, affirmons-nous, ce qu'est un lit – mais un lit
particulier ?
– Je l'ai dit, en effet.
– Dès lors, s'il ne produit pas ce qui est, il ne produit pas l'être, mais
quelque chose qui en tant que tel ressemble à l'être, mais qui n'est pas l'être.
Si quelqu'un affirmait que l'ouvrage du fabricant de lits ou de quelque autre
artisan manuel constitue un être qui est complètement ce qu'il est, il
risquerait de ne pas dire la vérité.
– Oui, c'est un fait, dit-il, et ce serait l'opinion de ceux qui discutent de ce
genre d'arguments.
– Ne soyons donc pas spécialement étonnés si cet objet fabriqué se
présente comme quelque chose d'obscur par comparaison avec la vérité.
– [597b] Non, en effet.
– Veux-tu maintenant, repris-je, qu'en nous référant à l'exemple de ces
objets fabriqués nous poursuivions la recherche pour saisir ce que cet
imitateur peut bien être ?
– Comme il te plaira, dit-il.
– Eh bien, ces lits constitueront trois lits distincts. Le premier est celui
qui existe par nature 5 5, celui que, selon ma pensée, nous dirions l'œuvre
d'un dieu. De qui pourrait-il s'agir d'autre ?
– Personne, je pense.
– Le deuxième lit est celui que le menuisier a fabriqué.
– Oui, dit-il.
– Le troisième lit est celui que le peintre a fabriqué, n'est-ce pas ?
– Oui.
– Ainsi donc, peintre, fabricant de lits, dieu, voilà les trois qui veillent
aux trois espèces de lits.
– Oui, ce sont ces trois-là.
– Pour ce qui est du dieu 6 6, soit [597c] qu'il ne l'ait pas souhaité, soit
qu'une certaine nécessité l'ait contraint à ne pas produire plus qu'un lit
unique qui existe par nature, en tout cas il a produit ce lit unique qui est lui-
même ce qu'est le lit. Deux lits de cette nature, ou des lits plus nombreux
encore, le dieu n'en a pas produit et n'en produira pas non plus.
– Pour quelle raison donc ? demanda-t-il.
– Parce que, répondis-je, s'il en produisait ne fût-ce que deux, aussitôt il
en apparaîtrait un autre unique 7 7, dont ces deux-là posséderaient la forme,
et celui-ci serait ce qu'est le lit véritable, et non les deux autres.
– C'est exact, dit-il.
– Le dieu savait cela, je pense, et parce qu'il voulait [597d] être l'auteur
véritable du lit qui existe réellement, et non le fabricateur particulier de tel
ou tel lit, il a produit ce lit qui est par nature unique.
– C'est ce qu'il semble.
88
– Veux-tu dès lors que nous lui donnions le nom de créateur naturel de
cet être, ou quelque autre nom du même genre ?
– Ce serait juste, en effet, dit-il, puisqu'il a produit par nature cet être et
tous les autres.
– Et qu'en est-il du menuisier ? Ne l'appellerons-nous pas artisan du lit ?
– Si.
– Et le peintre, artisan et producteur de cet objet ?
– En aucune manière.
– Mais alors, que diras-tu de son rapport particulier au lit ?
– Ceci, dit-il, [597e] me semble, à mon sens en tout cas, l'appellation qui
lui convient le mieux : il est l'imitateur de cet objet, dont eux sont les
artisans.
– Bien, dis-je. Tu appelles donc imitateur l'auteur d'un produit qui se tient
au troisième rang par rapport à ce qui existe par nature ?
– Oui, exactement, dit-il.
– C'est donc ce que sera aussi l'auteur de tragédies, si vraiment il est
99
imitateur : il sera naturellement troisième après le roi et la vérité , et tous
les autres imitateurs pareillement ?
– Cela risque d'être le cas.
– Nous voici tombés d'accord sur l'imitateur. Mais réponds à la question
suivante [598a] concernant le peintre : à ton avis, ce qu'il entreprend
d'imiter, est-ce cet être unique qui existe pour chaque chose par nature, ou
s'agit-il des ouvrages des artisans ?
– Ce sont les ouvrages des artisans, dit-il.
– Tels qu'ils existent ou tels qu'ils apparaissent ? Cette distinction doit
aussi être faite.
– Que veux-tu dire ? demanda-t-il.
– Ceci : un lit, si tu le regardes sous un certain angle, ou si tu le regardes
de face, ou de quelque autre façon, est-il différent en quoi que ce soit de ce
qu'il est lui-même, ou bien paraît-il différent tout en ne l'étant aucunement ?
N'est-ce pas le cas pour tout autre objet ?
– C'est ce que tu viens de dire, dit-il, il semble différent, mais il ne l'est
en rien.
– À présent, considère le point suivant. [598b] Dans quel but l'art de la
peinture a-t-il été créé pour chaque objet ? Est-ce en vue de représenter
imitativement, pour chaque être, ce qu'il est, ou pour chaque apparence, de
représenter comment elle apparaît ? La peinture est-elle une imitation de
l'apparence ou de la vérité ?
– De l'apparence, dit-il.
– L'art de l'imitation est donc bien éloigné du vrai, et c'est apparemment
pour cette raison qu'il peut façonner toutes choses : pour chacune, en effet,
il n'atteint qu'une petite partie, et cette partie n'est elle-même qu'un
simulacre. C'est ainsi, par exemple, que nous dirons que le peintre peut nous
peindre un cordonnier, un menuisier, et tous les autres artisans [598c], sans
rien maîtriser de leur art. Et s'il est bon peintre, il trompera les enfants et les
gens qui n'ont pas toutes leurs facultés en leur montrant de loin le dessin
qu'il a réalisé d'un menuisier, parce que ce dessin leur semblera le menuisier
réel.
– Oui, assurément.
– Mais voici, mon ami, je présume, ce qu'il faut penser dans ces cas-là.
Quand quelqu'un vient nous annoncer qu'il est tombé sur une personne qui
possède la connaissance de toutes les techniques artisanales et qui est au
courant de tous les détails concernant chacune, un homme qui possède une
connaissance telle [598d] qu'il ne connaît rien avec moins de précision que
n'importe quel expert, il faut lui rétorquer qu'il est naïf et qu'apparemment il
est tombé sur un enchanteur ou sur quelque imitateur qui l'a dupé, au point
de se faire passer pour un expert universel, en raison de son inaptitude
propre à distinguer ce en quoi consistent la science, l'ignorance et
l'imitation.
– C'est tout à fait vrai, dit-il.
– Eh bien, repris-je, il convient d'examiner dans la foulée la tragédie et
celui qui en est le chef de file, Homère. Nous entendons certaines gens
prétendre que ces poètes tragiques 10 10 connaissent tous les arts [598e],
toutes les choses humaines qui se rapportent à la vertu et au vice, et même
les choses divines. Car il est nécessaire qu'un bon poète, s'il doit exceller
sur les sujets de sa création poétique, possède le savoir requis pour créer,
faute de quoi il serait incapable de produire des œuvres poétiques. Il faut
donc examiner si les gens qui tiennent ces propos ont connu de tels
imitateurs et ont été trompés par eux au point que, voyant leurs œuvres
[599a], ils n'ont pas pris conscience qu'elles étaient éloignées du réel, étant
en troisième position par rapport à ce qui est, et pensé que même sans
connaître la vérité, il est néanmoins facile de les produire. Ces imitateurs ne
créent en effet que des fantasmagories, et non des êtres réels. Ou alors, il
faut examiner si ce qu'ils disent a quelque valeur, et si les bons poètes
connaissent quelque chose des sujets qui les font passer aux yeux du grand
nombre pour des gens qui parlent bien.
– Certes, dit-il, il faut procéder à cet examen.
– Crois-tu que si quelqu'un était capable de produire les deux choses, à la
fois l'objet à imiter et le simulacre, il consacrerait ses efforts à la production
artistique des simulacres 11 11 et en ferait une priorité dans sa propre vie,
comme [599b] s'il s'agissait de l'objet supérieur de son existence ?
– Non, ce n'est certainement pas mon avis.
– Mais s'il était, je pense, un véritable connaisseur des choses qui
constituent l'objet de son imitation, il déploierait beaucoup plus d'efforts
pour ces œuvres que pour les imitations, et il s'emploierait à laisser derrière
lui, comme autant de souvenirs mémorables, des œuvres nombreuses et
belles, et il aurait à cœur de faire plutôt l'objet d'un éloge que d'être celui
qui le prononce.
– C'est ce que je pense, dit-il, car l'honneur et l'utilité seraient sans
comparaison.
– Par conséquent, nous ne demanderons pas de compte à Homère, ni à
aucun autre poète, de toutes ces professions dont ils ont fait leurs sujets.
[599c] Nous ne demanderons pas si tel d'entre eux a été un expert en
médecine, et pas seulement un simple imitateur du langage médical, ni à
quelles gens un poète parmi ceux que connurent les anciens ou les plus
récents est réputé avoir rendu la santé, comme le fait Asclépios, ou quels
savants dans l'art médical ce poète a laissés derrière lui, comme celui-ci a
laissé ses descendants. Ne les interrogeons pas non plus sur les autres arts,
laissons-les plutôt tranquilles. Mais sur les sujets les plus importants et les
plus sublimes dont Homère a entrepris de parler, tels que les guerres, le
commandement des armées, l'administration des cités et, au sujet de l'être
humain, l'éducation [599d], il est sans doute juste de l'interroger en
12 12
l'interpellant : “Cher Homère , s'il est vrai qu'en ce qui a trait à la vertu,
tu ne sois pas en troisième position par rapport à la vérité, et que tu ne sois
pas non plus un artisan qui se consacre à la fabrication de simulacres – une
définition que nous avons proposée pour l'imitateur – ; s'il est vrai que tu te
trouves en deuxième position, et que tu aies été capable de définir quelles
occupations sont en mesure de rendre les hommes meilleurs ou pires, dans
la vie privée et dans la vie publique, dis-nous laquelle parmi les cités a vu
son administration améliorée grâce à toi, comme Lacédémone l'a été grâce à
Lycurgue, et quantité de cités, grandes et petites, [599e] grâce à plusieurs
autres dirigeants. Quelle cité reconnaît que tu as été un bon législateur et
13 13
que tu lui as été utile ? L'Italie et la Sicile ont eu Charondas , et nous,
nous avons eu Solon. Mais pour toi, de quelle cité s'agit-il ?” Pourra-t-il en
citer une seule ?
– Je ne crois pas, dit Glaucon. Les Homérides 14 14 eux-mêmes n'en font
pas mention.
– Mais peut-on rappeler une guerre qui ait eu lieu de son temps, [600a]
une guerre menée avec succès, et qu'Homère aurait conduite en position de
commandement ou pour laquelle il aurait été tout au moins un conseiller ?
– Aucune.
– Mais a-t-il la réputation d'être un homme expert dans les travaux
publics, lui attribue-t-on de nombreuses idées ingénieuses dans les
techniques ou dans d'autres domaines d'activité, comme on le fait pour
15 15 16 16
Thalès de Milet ou Anacharsis le Scythe ?
– On ne rapporte rien de tel.
– Mais ce qu'il n'a pas réalisé pour la vie publique, l'a-t-il fait pour des
gens en privé ? Homère passe-t-il pour avoir été lui-même, durant sa vie, le
responsable de l'éducation de ceux qui l'ont aimé pour l'avoir fréquenté, et
qui ont transmis à la postérité [600b] une conduite particulière de
17 17
l'existence qu'on pourrait appeler homérique, à l'instar de Pythagore qui
fut lui-même aimé de manière exceptionnelle pour cette raison ? Ceux qui
se réclament de lui, en effet, suivent un mode de vie qu'ils appellent
pythagoricien, et ce fait les rend manifestement différents aux yeux des
autres.
– On ne rapporte rien de tel, dit-il. Car sans doute, Socrate,
Créophyle 18 18, le disciple d'Homère, semble moins ridicule de par son nom
que de par son éducation, si ce qu'on rapporte sur Homère est vrai. On dit
en effet que Créophyle fut, au cours de sa vie, l'objet d'une indifférence
notoire [600c] de la part de ce grand homme.
– C'est en effet ce qu'on rapporte, dis-je. Mais crois-tu, Glaucon, que si
Homère avait été réellement en mesure de former des hommes et de les
rendre meilleurs, comme un homme capable sur ces questions non pas de
produire des imitations, mais de s'y connaître dans ces matières, crois-tu
qu'il ne se serait pas fait de nombreux compagnons qui l'auraient honoré et
19 19 20 20
aimé ? Pense à Protagoras d'Abdère et à Prodicos de Céos et à tant
d'autres, qui sont en mesure de convaincre ceux qui se tiennent dans
l'intimité [600d] de leur vie privée qu'ils ne sauraient administrer une
maison ou leur cité s'ils ne s'en remettent pas à eux pour leur formation. Ce
savoir particulier fait d'eux l'objet d'une telle affection que c'est tout juste si
leurs compagnons ne les transportent pas en procession sur leurs épaules !
Allons donc, les compagnons d'Homère, s'il est vrai qu'il était capable de
conduire les hommes à la vertu, l'auraient laissé, et aussi Hésiode avec lui,
se contenter de circuler pour déclamer ses rhapsodies ! Voyons, ils ne se
seraient pas attachés à eux plus encore qu'à leur or pour les retenir, ils ne les
auraient pas contraints à résider auprès d'eux [600e], et s'ils n'avaient pas
réussi à les convaincre, ils ne seraient pas devenus eux-mêmes leurs
pédagogues partout où ils allaient, jusqu'à ce qu'ils aient reçu une formation
satisfaisante !
– Tu me sembles, Socrate, dit-il, énoncer la vérité même.
– Par conséquent, posons que tous les experts en poésie, à commencer
par Homère, sont des imitateurs des simulacres de la vertu et de tous les
autres simulacres qui inspirent leurs compositions poétiques, et qu'ils
n'atteignent pas la vérité. Au contraire, comme nous le disions à l'instant, le
peintre produira un cordonnier qui paraîtra réel [601a], alors que lui-même
ne connaît rien à la cordonnerie, et qu'il le produit pour des gens qui ne s'y
connaissent pas davantage, mais qui observent les choses en se basant sur
les couleurs et les figures.
– Oui, certainement.
– De la même façon, je pense, nous dirons que l'expert en poésie, à l'aide
de mots et de phrases, émaillera chaque art des couleurs qui lui
conviennent, sans connaître rien d'autre que l'art d'imiter. Avec le résultat
qu'il paraîtra s'exprimer magnifiquement aux yeux de tous ceux qui ne
jugent que sur les mots, toutes les fois qu'il s'exprimera sur la cordonnerie,
ou encore sur la conduite des armées, ou sur quelque autre sujet, en ayant
recours à la versification, au rythme et à l'harmonie. [601b] C'est grâce à
cela en fait que ces œuvres possèdent naturellement en elles-mêmes un
21 21
charme considérable, car si on dépouille les compositions des poètes des
couleurs de la musique et qu'on les récite en se limitant à ce qu'elles sont
par elles-mêmes, tu sais bien, je pense, comment elles nous apparaissent, tu
l'as sans doute remarqué.
– Oui, je l'ai remarqué, dit-il.
– Eh bien, dis-je, elles ressemblent aux visages de ceux qui ont l'éclat de
la jeunesse, mais qui perdent leur beauté, lorsqu'il nous arrive de les voir
quand la fleur de leur beauté les a quittés.
– Oui, tout à fait, dit-il.
– Eh bien, vas-y, considère le point suivant. Le poète qui fabrique le
simulacre, l'imitateur, n'entend rien, disons-nous, à ce qui existe réellement,
il ne connaît que ce qui relève de l'apparence [601c], n'est-ce pas ?
– Oui.
– À présent, ne laissons-pas la question traitée seulement à moitié, mais
considérons-la dans son entièreté.
– Parle, dit-il.
– Le peintre, disons-nous, peindra une bride et un mors ?
– Oui.
– Mais c'est le cordonnier et le forgeron qui les fabriqueront.
– Oui, certainement.
– Mais alors, le dessinateur entend-il quelque chose aux exigences
requises pour les brides et les mors ? Et même celui qui les a fabriqués, le
forgeron et l'artisan du cuir, s'y entend-il ? N'est-ce pas plutôt celui qui sait
les utiliser, le cavalier, et lui seul ?
– C'est très vrai.
– Ne dirons-nous pas qu'il en va de même pour tout ?
– Comment cela ?
22 22
– [601d] Pour chaque objet, il existe ces trois arts-là : l'art de s'en
servir, l'art de le fabriquer, l'art de l'imiter.
– Oui.
– Or l'excellence, la beauté, la justesse de chaque objet fabriqué, de
chaque être vivant, de chaque action sont-elles ordonnées à autre chose qu'à
l'usage de chacun, c'est-à-dire à ce pourquoi chacun existe, qu'il soit
fabriqué ou bien qu'il existe naturellement ?
– C'est bien le cas.
– C'est donc une nécessité déterminante que pour chacun ce soit
l'utilisateur qui soit le plus expérimenté, et que ce soit lui qui communique
au fabricant les qualités et les défauts de ce qu'il produit, tels qu'ils se
révèlent à l'usage pour celui qui les utilise. Par exemple, le flûtiste informe
le fabricant de flûtes sur les flûtes qui lui servent [601e] à jouer, et c'est lui
qui commandera celles qu'il convient de fabriquer, et le fabricant le servira.
– Forcément.
– Ainsi donc, celui qui sait informe sur les aspects utiles ou médiocres
des instruments, alors que l'autre les fabrique en se fiant à lui ?
– Oui.
– De la sorte, en ce qui concerne le même objet fabriqué, le fabricant
maintiendra, quant à ses qualités et à ses défauts, une croyance qui sera
23 23
correcte , parce qu'il est en communication avec celui qui sait et qu'il est
contraint de l'écouter [602a], mais c'est celui qui l'utilise qui possède la
science.
– Oui, certainement.
– L'imitateur, de son côté, acquerra-t-il par l'usage la science des choses
qui constituent le sujet de son dessin, autrement dit, saura-t-il si elles sont
belles et correctes ou non, ou alors en aura-t-il une opinion correcte par la
communication qu'il entretient nécessairement avec celui qui sait et par les
directives qu'il en reçoit sur ce qu'il convient de dessiner ?
– Ni l'un ni l'autre.
– Par conséquent, l'imitateur ne possédera pas de savoir et il n'aura pas
d'opinion correcte relativement aux objets qu'il imite, pour ce qui est de leur
beauté ou de leur médiocrité ?
– Apparemment non.
– Charmant personnage que cet expert en imitation dans le domaine de la
poésie, quand on pense à sa connaissance de ce qu'il produit !
– Pas vraiment.
– Et pourtant, [602b] il ne se privera pas pour autant d'imiter, sans savoir
ce qui fait que chaque chose est médiocre ou utile. Mais, apparemment, ce
qui semble beau au grand nombre et à ceux qui ne savent pas, c'est cela qu'il
imitera.
– Que peut-il faire d'autre ?
– Alors sur ces questions, il me semble en tout cas, notre accord est
satisfaisant : en premier lieu, que l'imitateur ne sait, sur ce qu'il imite, rien
qui soit digne qu'on en parle, et que l'imitation n'est qu'une activité puérile,
dépourvue de sérieux ; en second lieu, que ceux qui touchent à la poésie
tragique en vers iambiques ou en vers épiques, sont tous des imitateurs,
autant qu'il est possible de l'être.
– Assurément.
– [602c] Par Zeus, repris-je, cette activité d'imiter n'a-t-elle pas un
rapport avec ce qui occupe la troisième position à partir de la vérité ? N'est-
ce pas le cas ?
– Oui.
– Par ailleurs, sur quelle partie de ce qui constitue l'être humain exerce-t-
elle le pouvoir qu'elle possède ?
– De quelle partie veux-tu parler ?
– De ceci. La même grandeur, selon qu'on la regarde de près ou de loin,
ne paraîtra pas égale.
– Non, en effet.
– Et les mêmes objets, selon qu'on les observe dans l'eau ou hors de l'eau,
paraissent fracturés ou droits, et aussi concaves ou convexes, suivant une
autre illusion optique qui est l'effet des couleurs, et évidemment tout [602d]
trouble de cette nature réside lui-même dans notre âme. C'est à cette
vulnérabilité de notre nature que l'art de la peinture d'ombres, comme la
prestidigitation et les nombreux tours du même genre, doit de ne le céder en
rien aux enchantements de la magie.
– C'est vrai.
24 24
– Mais la mesure, le calcul et la pesée ne se sont-ils pas révélés de
magnifiques secours pour cela, de sorte que ce qui prend le commandement
en nous, ce n'est pas l'apparence du plus grand et du plus petit, du plus
nombreux et du plus lourd, mais ce qui a effectué le calcul et la mesure, ou
encore la pesée ?
– Oui, forcément.
– [602e] Mais cela n'est-il pas la fonction de ce principe de la raison qui
réside dans l'âme ?
– Oui, en effet, c'est sa fonction.
– Souvent, par ailleurs, les mêmes choses apparaissent simultanément
contraires l'une à l'autre pour ce principe qui a mesuré et qui a indiqué que
certaines choses sont plus grandes ou plus petites les unes que les autres, ou
égales entres elles.
– Oui.
– Or, n'avons-nous pas dit qu'il était impossible que le même principe
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porte simultanément deux jugements contraires sur les mêmes choses ?
– Et nous avons eu raison de le dire.
– [603a] Par conséquent, ce qui porte jugement dans l'âme sans tenir
compte de la mesure ne saurait être identique à ce qui exerce le jugement en
accord avec la mesure.
– Non, en effet.
– Mais sans doute le principe qui se fonde sur la mesure et sur le calcul
serait la partie la meilleure de l'âme ?
– Certes.
– Et donc ce qui occupe la position contraire appartiendrait aux éléments
inférieurs de nous-mêmes ?
– Forcément.
– Eh bien, c'est en recherchant un accord sur ce point que je disais que
l'art du dessin, et en général tout art d'imitation, réalise une œuvre qui est
loin de la vérité et qu'il entretient une relation avec ce qui, en nous-mêmes,
est réellement à distance de la pensée réfléchie [603b], et qu'il s'en fait le
compagnon et l'ami, ne visant rien de sain ni de vrai.
– Oui, absolument, dit-il.
– Ainsi, le médiocre s'accouplant au médiocre, l'art imitatif n'engendre
que du médiocre.
– Apparemment.
– Cela s'applique-t-il seulement, demandai-je, à l'art imitatif qui concerne
la vue, ou aussi à ce qui concerne l'écoute et que nous appelons poésie ?
– Cela s'applique probablement, dit-il, à la poésie aussi.
– Toutefois, repris-je, ne nous fions pas seulement à la vraisemblance que
nous tirons de l'art du dessin, mais allons tout de suite vers cette part de la
pensée [603c] avec laquelle l'art imitatif de la poésie entretient une relation,
et voyons s'il s'agit de quelque chose de médiocre ou de méritoire.
– C'est ce qu'il faut faire.
– Posons la question de la manière suivante. L'art imitatif représente,
disons-nous, les êtres humains engagés dans des actions 26 26 qui sont ou
bien forcées, ou bien accomplies de leur plein gré. De la réalisation de ces
actions, ils tirent un sentiment d'avoir réussi ou d'avoir échoué, et dans
chaque cas, ils éprouvent soit de la peine, soit de la joie. L'imitation
représente-t-elle autre chose que cela ?
– Rien d'autre.
– Or, dans toutes ces actions, l'être humain se trouve-t-il dans une
27 27
situation où son esprit s'accorde avec lui-même ? [603d] Ou alors, de la
même manière qu'il était en conflit avec lui-même pour les objets de sa vue
et qu'il avait simultanément des opinions contraires à leur sujet, se trouve-t-
il ainsi dans ses actions en conflit avec lui-même et engagé dans une lutte
qu'il se livre à lui-même ? Mais je crois me rappeler que sur ce point du
moins il n'est pas nécessaire à présent de nous mettre d'accord, nous l'avons
fait de manière suffisante à l'occasion de toutes ces questions que nous
avons discutées dans nos échanges antérieurs, notamment sur le fait que
notre âme est remplie de mille contradictions de ce genre qui s'y
développent simultanément.
– Nous avons eu raison, dit-il.
– Oui, nous avons eu raison, dis-je. Mais il me semble à présent requis
[603e] d'exposer ce que nous avons laissé de côté alors.
– De quoi s'agit-il ? demanda-t-il.
– Un homme de valeur 28 28, repris-je, s'il lui arrive de subir un coup du
sort, comme de perdre son fils ou quelque chose à quoi il tient par-dessus
tout, nous avons prétendu à ce moment-là qu'il le supporterait plus
facilement que les autres.
– Assurément.
– Eh bien, examinons à présent le point suivant en ce qui le concerne :
n'éprouvera-t-il aucune souffrance ? Ou, si cela est impossible, pourra-t-il
modérer son chagrin ?
– C'est plutôt cette hypothèse, dit-il, qui est la vraie.
– [604a] Et maintenant, sur ce point, dis-moi : luttera-t-il à ton avis
contre son chagrin, et y résistera-t-il plutôt quand il sera exposé au regard
des gens de son rang, ou lorsqu'il sera seul et livré à lui-même dans son
intimité ?
– Il le supportera bien plus, dit-il, lorsqu'il sera sous le regard des autres.
– Mais dans sa solitude, il osera, je pense, multiplier les plaintes dont il
rougirait si on devait les entendre, et il fera bien des choses qu'il serait
confus qu'on le voie faire.
– Oui, c'est ainsi, dit-il.
– Or, ce qui l'enjoint de résister à sa peine, n'est-ce pas la raison et la loi,
et ce qui le porte [604b] au chagrin, n'est-ce pas l'épreuve de la souffrance
elle-même ?
– C'est vrai.
– Mais lorsque deux poussées inclinant en sens contraire se produisent
simultanément dans l'être humain à l'égard du même objet, nous disons qu'il
y a nécessairement deux parties en lui.
– Forcément.
– Or l'une des deux est disposée à obéir à la loi, où que la loi la
conduise ?
– Comment cela ?
– La loi dit qu'il n'y a rien de plus beau que de garder le plus possible son
calme dans l'adversité et de ne pas se révolter, d'abord parce que le bien et
le mal inhérents à ces situations ne se montrent pas avec évidence, ensuite
parce que rien de bon pour l'avenir n'en résulte pour celui qui les supporte
mal, et enfin parce que aucune affaire humaine 29 29[604c] ne mérite qu'on
s'y intéresse sérieusement. De plus, dans ces situations, ce qui devrait se
précipiter à notre secours s'en trouve précisément empêché par notre
souffrance.
– De quoi veux-tu parler ? demanda-t-il.
– De la réflexion qui délibère sur ce qui est arrivé, répondis-je. Il faut
faire comme lorsque nous jetons les dés : l'accepter et placer nos acquis en
fonction de ce qui a été jeté, en suivant le moyen que la raison a jugé le
meilleur, au lieu de faire comme les enfants qui, quand ils ont reçu un coup,
portent la main sur leur blessure et s'épuisent à crier. Il faut au contraire
constamment habituer son âme à se hâter [604d] de venir guérir et rétablir
ce qui est tombé, et qui souffre, et à substituer aux lamentations l'art de la
guérison.
– On se comporterait certes de la manière la plus correcte, dit-il, en
réagissant ainsi aux coups du sort.
– Or, affirmons-nous, c'est l'élément le meilleur qui consent à suivre ce
raisonnement.
– Manifestement.
– Mais ce qui nous ramène au ressassement de la souffrance et aux
gémissements, et qui se montre inconsolable, ne dirons-nous pas qu'il s'agit
de l'élément irrationnel, indolent et enclin à la lâcheté ?
– Si, c'est ce que nous dirons.
– Donc, il y a d'une part l'élément qui est disposé à une imitation multiple
et bariolée [604e], c'est l'élément excitable 30 30, et d'autre part le caractère
réfléchi et serein, toujours égal à lui-même. Celui-ci ne peut être imité
facilement, et si on le représente, il n'est pas aisé de le reconnaître, surtout
s'il s'agit d'une foule assemblée pour la fête ou de toutes sortes de gens
réunis au théâtre, car cette imitation leur présente un état d'esprit qui leur est
étranger.
– [605a] Oui, assurément.
– Le poète imitateur de son côté, manifestement, n'est pas naturellement
porté vers ce principe rationnel de l'âme et, s'il veut maintenir sa réputation
auprès du grand nombre, son savoir-faire ne tend pas à le conforter. Il vise
plutôt le caractère excitable et bariolé, du fait qu'il est facile à imiter.
– Évidemment.
– Dès lors, nous ferons bien de nous en prendre à lui dès maintenant et de
le placer dans une position symétrique à celle du peintre. Sa production
d'œuvres médiocres au regard de la vérité le fait ressembler au peintre, et il
s'apparente à lui aussi par les rapports qu'il entretient avec cette autre partie
[605b] de l'âme qui relève du même genre inférieur, tandis qu'il n'en a pas
avec la partie la meilleure. Et c'est ainsi que nous aurions déjà un motif
juste de ne pas l'accueillir dans une cité qui doit être gouvernée par de
bonnes lois : il éveille cette partie excitable de l'âme, il la nourrit et, en la
fortifiant, il détruit le principe rationnel, exactement comme cela se produit
dans une cité lorsqu'on donne le pouvoir aux méchants : on leur abandonne
la cité et on fait périr les plus sages. De la même façon, nous dirons que le
poète imitateur instaure dans l'âme individuelle de chacun une constitution
politique mauvaise : il flatte la partie de l'âme qui est privée de réflexion,
celle qui ne sait pas distinguer le plus grand [605c] du plus petit et qui juge
que les mêmes choses sont tantôt grandes, tantôt petites, il fabrique
artificiellement des simulacres, et il se tient absolument à l'écart du vrai.
– Assurément.
– Ce n'est pourtant pas encore l'accusation la plus grave que nous
formulerons contre la poésie. C'est en effet le mal qu'elle est en mesure de
causer aux gens de valeur – et seul un petit nombre fait exception – qui est
pour ainsi dire le plus terrifiant.
– Ce l'est certainement, si vraiment elle produit cet effet.
– Prête l'oreille et tu pourras en juger. Quand les meilleurs d'entre nous
entendent Homère ou quelque autre poète tragique [605d] imitant un de ces
31 31
héros accablés par le malheur qui déclame une longue complainte mêlée
de gémissements, ou quand on voit ces héros qui chantent en se frappant la
poitrine, tu sais bien que nous éprouvons du plaisir et que nous nous
laissons prendre à les suivre et à partager leur souffrance, et que nous
mettons tout notre sérieux à faire l'éloge du bon poète, c'est-à-dire de celui
qui a le mieux réussi à nous mettre dans un tel état.
– Je le sais, comment ne pas le savoir ?
– Mais quand un chagrin personnel survient à l'un d'entre nous, as-tu
remarqué que nous nous targuons du contraire, c'est-à-dire de nous montrer
capables de demeurer calmes et de l'endurer, [605e] parce que cette attitude
est celle d'un homme, alors que l'autre, celle que nous louions à l'instant,
convient à une femme.
– Je l'ai remarqué, dit-il.
– Alors, dis-je, cet éloge est-il acceptable ? Avons-nous raison de
regarder un homme auquel on refuserait d'être identifié, et dont on aurait
plutôt honte, et de lui trouver du charme et d'en faire l'éloge, au lieu
d'éprouver du dégoût à son endroit ?
– [606a] Non, par Zeus, dit-il, cela ne semble pas raisonnable.
– En effet, repris-je, surtout si tu examines la chose comme suit.
– Comment ?
– Si tu réfléchis au fait que la partie de l'âme que nous cherchions tantôt à
contenir par la force, dans les circonstances de nos malheurs personnels –
cette partie qui est assoiffée de larmes et portée à se lamenter sans retenue,
jusqu'à épuisement, parce qu'il est dans sa nature d'éprouver de tels désirs –
est justement la partie que viennent assouvir et combler les poètes, tandis
que la partie de nous-mêmes qui est par nature la meilleure, parce qu'elle n'a
pas été suffisamment formée par la raison et l'habitude, relâche sa
surveillance sur cette partie encline à la lamentation, à la pensée que ce sont
des sentiments qui lui sont étrangers [606b] qu'elle regarde en spectatrice,
et qu'il n'y a rien de honteux pour elle à se répandre en éloges et à montrer
de la compassion pour un autre homme qui pose comme un homme de bien
et s'afflige de manière inopportune ; si tu réfléchis au fait qu'au contraire
elle croit en tirer un profit, le plaisir, et qu'elle ne consentirait pas à s'en
32 32
priver en rejetant l'ensemble de l'œuvre poétique , tu verras, je pense,
que bien peu de gens sont en mesure de se rendre compte que la jouissance
passe nécessairement des affections des autres à celles qui nous sont
propres. Après avoir nourri et fortifié notre sentiment de pitié dans les
affections des autres, il n'est guère facile de le contenir dans les sentiments
que nous éprouvons personnellement.
– C'est tout à fait vrai, [606c] dit-il.
– Ne faut-il pas tenir le même argument au sujet du comique ? Si tu
écoutes dans une représentation de théâtre ou dans une conversation privée
une pitrerie que tu aurais honte de faire pour provoquer le rire, et que tu y
prends par ailleurs un réel plaisir au lieu d'en mépriser la médiocrité, ne
produis-tu pas le même effet que dans les sentiments de pitié ? Ce désir de
provoquer le rire que tu contenais en toi-même par ta raison, de crainte de
passer pour un pitre, tu lui donnes alors libre cours, et lui ayant donné en
cette occasion la fougue de la jeunesse, souvent tu perds conscience du fait
que tu t'es excité dans la compagnie de tes proches au point de devenir un
fabricateur de farces.
– C'est certain, dit-il.
– [606d] Et à l'égard des choses de l'amour, de la passion et de tout ce qui
dans l'âme touche au désir, à la peine et au plaisir qui accompagnent,
disons-nous, l'ensemble de notre activité, n'est-ce pas ici encore le même
argument ? C'est l'imitation poétique qui produit en nous les effets de cette
nature. Elle nourrit toutes ces choses en les irriguant, alors qu'il faudrait les
assécher ; elle les installe de façon à nous diriger, alors qu'il faudrait les
soumettre, pour que nous devenions meilleurs et plus heureux, et non pires
et misérables.
– Je ne pourrais l'exprimer autrement, dit-il.
– Dès lors, Glaucon, repris-je, quand [606e] il t'arrivera de tomber sur des
admirateurs d'Homère, eux qui affirment que ce grand poète a éduqué la
Grèce et qu'il mérite qu'on entreprenne de connaître son œuvre pour
apprendre à administrer et à éduquer dans le domaine des affaires humaines,
et qui recommandent qu'on mène sa vie en conformant la totalité de notre
existence à l'enseignement de ce grand poète [607a], il faudra les considérer
comme des amis et leur donner notre affection, en reconnaissant qu'ils sont
les meilleurs qu'on puisse trouver, et nous accorder avec eux pour dire
qu'Homère est suprêmement poétique et qu'il est le premier des poètes
33 33
tragiques. Il faudra cependant demeurer vigilants : les hymnes aux dieux
et les éloges des gens vertueux seront la seule poésie que nous admettrons
dans notre cité. Si au contraire tu y accueilles la Muse séduisante, que ce
soit dans la poésie lyrique ou épique, le plaisir et la peine régneront alors
dans ta cité à la place de la loi et de ce que la communauté reconnaît
toujours comme ce qu'il y a de mieux : la raison.
– C'est tout à fait vrai, dit-il.
– [607b] Voilà donc, dis-je, le raisonnement par lequel je voulais
conclure, à l'occasion de notre récapitulation sur la poésie : compte tenu de
ce qu'elle est, nous avons eu des raisons valables de l'avoir précédemment
bannie de la cité. C'est, en effet, notre raisonnement qui nous le
commandait. Disons-lui encore, pour qu'elle ne nous accuse pas de rigidité
et de grossièreté, qu'il est ancien le conflit 34 34 entre la philosophie et l'art de
la poésie. Et en effet, “la chienne qui aboie contre son maître”, cette
“glapissante”, et “celui qui est grand dans les bavardages des insensés”, et
“la foule [607c] des maîtres experts 35 35 ”, et ceux qui “ergotent
subtilement”, simplement parce qu'“ils sont dans le besoin”, et mille autres
expressions qui sont les signes de leur vieille opposition le montrent
clairement. Affirmons néanmoins que, pour notre part en tout cas, si la
poésie imitative qui a pour objet le plaisir est en mesure de fournir un
argument justifiant qu'elle trouve sa place dans une cité soumise à de
bonnes lois, nous l'y ramènerions avec enthousiasme, car nous avons bien
conscience d'être nous-mêmes sensibles à son charme. Mais il serait par
ailleurs impie de trahir ce qui nous apparaît comme vrai. Toi-même, cher
ami, n'éprouves-tu pas l'attrait de la poésie, surtout [607d] quand tu
l'admires dans l'œuvre d'Homère ?
– Oui, beaucoup.
– Il serait donc juste qu'elle revienne à cette condition, quand elle aura
réussi à produire sa justification, soit dans une forme lyrique, soit dans un
autre mètre ?
– Oui, certainement.
– Nous accorderions sans doute aussi à ceux qui sont ses propagateurs,
eux qui sans être des experts en poésie sont néanmoins des gens qui goûtent
la poésie, de tenir en son nom un discours non versifié, visant à démontrer
qu'elle n'est pas seulement agréable, mais également utile pour les
constitutions politiques et pour la vie humaine. Et nous les écouterons de
manière bienveillante, car nous en tirerons certainement quelque chose s'ils
nous font voir qu'elle n'est pas seulement agréable [607e], mais aussi utile.
– Comment n'en tirerions-nous pas quelque chose ? dit-il.
– Mais s'ils ne peuvent le montrer, mon cher compagnon, nous ferons
comme ceux qui ont déjà connu l'expérience de la passion amoureuse :
quand ils jugent que leur amour a cessé de leur être bénéfique, ils s'en
détachent, en se faisant violence certes, mais ils le font. Et nous sommes
nous-mêmes dans la même situation, en raison de l'amour pour cette poésie
qui a germé en nous sous l'effet de l'éducation de nos belles constitutions
politiques, [608a] et nous serons bienveillants si on nous montre qu'elle est
excellente et tout à fait véridique. Mais tant qu'elle ne pourra produire cette
justification, nous l'écouterons en scandant pour nous-mêmes ce
raisonnement que nous venons de formuler, qui est pour nous une
incantation, en faisant l'effort de ne pas tomber de nouveau dans la passion
qui est celle de la jeunesse et de la plupart des gens. Nous chanterons donc
qu'il ne convient pas de s'appliquer sérieusement à la poésie de ce genre,
comme si elle atteignait la vérité et constituait une activité sérieuse, mais
qu'il faut en l'écoutant demeurer vigilant, si on [608b] demeure soucieux de
la constitution politique de soi-même, et considérer comme une loi les
dispositions que nous avons énoncées au sujet de la poésie.
– Je suis entièrement d'accord, dit-il.
– C'est en effet, repris-je, un combat d'importance, mon cher Glaucon,
plus important qu'il n'y paraît : deviendra-t-on bienfaisant ou méchant ?
Aussi ne faut-il pas dévier de notre chemin, en subissant l'influence des
honneurs, des richesses, d'aucune fonction de pouvoir, ou même de l'activité
poétique ; rien de cela ne mérite qu'on en vienne à négliger la justice et
toute autre forme de vertu.
– Je suis d'accord avec toi, dit-il, pour en faire la conclusion de ce que
nous avons exposé, et je pense que tout le monde sera du même avis.
– [608c] Cependant, repris-je, nous n'avons pas exposé les récompenses
les plus importantes 36 36 de la vertu, ni les prix qui y sont rattachés.
– Tu évoques certes, dit-il, quelque chose d'une importance
extraordinaire, s'il s'agit de récompenses supérieures à celles dont nous
avons parlé.
– Mais, demandai-je, que pourrait-il se produire qui soit d'importance
dans une durée si brève ? Car tout ce temps – pensons au temps qui va de
l'enfance à la vieillesse – pourrait n'être pas grand-chose par comparaison
avec la totalité du temps ?
– Ce n'est même rien, dit-il.
– Mais quoi ! Penses-tu qu'un être immortel doive s'appliquer
sérieusement pour une durée pareille, et ne pas faire d'efforts [608d] quand
il s'agit de la totalité du temps ?
– Non, je ne pense pas, mais dans quel but poses-tu cette question ?
– N'as-tu pas pris conscience, repris-je, que notre âme est immortelle 37 37
et qu'elle ne périt jamais ? »
Et lui me regardant dans les yeux me dit avec étonnement :
« Non, par Zeus, mais toi, es-tu en mesure de soutenir cette affirmation ?
– Oui, répondis-je, j'aurais tort de ne pas le faire, et je pense que tu aurais
tort aussi ; il n'y a là rien de difficile.
– Pas pour moi, dit-il, mais j'aurais plaisir à entendre cette démonstration
qui ne présente pas de difficulté.
– Alors tu devrais m'écouter, dis-je.
– Parle seulement, dit-il.
– Il y a quelque chose que tu appelles le bien, et quelque chose que tu
appelles le mal ?
– Oui.
– [608e] Eh bien, est-ce que tu les conçois comme moi ?
– Comment ?
– Que ce qui détruit et corrompt toute chose, c'est le mal, et que ce qui
sauve et est avantageux, c'est le bien.
– C'est ce que je pense, dit-il.
– Eh bien, ne dis-tu pas qu'il y a un mal pour chaque chose, et un bien
pour chaque chose ? Par exemple, pour les yeux [609a] l'ophtalmie, et pour
tout le corps la maladie ; pour le blé la nielle, pour le bois la pourriture,
pour le cuivre et le fer la corrosion, et, c'est ce que j'affirme, pour presque
tous les êtres un mal naturel et une maladie pour chacun ?
– Si, dit-il.
– Or, lorsqu'un de ces maux survient, ne rend-il pas défectueux l'être
auquel il s'attache, au point de finir par le dissoudre et le détruire
entièrement ?
– Oui, nécessairement.
– C'est donc le mal naturel de chaque être et sa méchanceté propre qui le
détruisent, ou alors si ce mal ne le détruit pas, rien d'autre certainement ne
serait en mesure de le [609b] corrompre. Car le bien, lui, ne saurait jamais
faire périr quoi que ce soit, et pas davantage ce qui n'est ni mauvais ni bon.
– Comment cela serait-il possible, en effet ? demanda-t-il.
– Si donc nous découvrons, parmi les êtres qui existent, un être avec un
mal qui le rend mauvais, mais qui est toutefois incapable de le dissoudre
pour le détruire, ne serons-nous pas dès lors convaincus que ce qui possède
cette disposition naturelle ne saurait être périssable ?
– Apparemment, dit-il, c'est ainsi.
– Mais quoi ! repris-je, n'y a-t-il pas pour l'âme quelque chose qui la rend
mauvaise ?
– Bien sûr, dit-il, il y a tous les vices que nous avons passés en revue,
l'injustice, et aussi [609c] l'indiscipline, la lâcheté, l'ignorance.
– Est-ce que l'un de ces vices peut causer sa dissolution et la faire périr ?
Et applique-toi bien à éviter que nous soyons victimes de l'illusion qui
consiste à penser que l'homme injuste et insensé 38 38, qu'on a surpris à
commettre l'injustice, meure dans le moment même en raison de son
injustice, qui constitue un défaut de l'âme. Procède plutôt de la manière
suivante. De même que la maladie du corps, qui constitue pour ainsi dire
son mal propre, le ronge et le détruit au point qu'il cesse d'être un corps, de
même toutes ces choses dont nous parlions à l'instant, du fait du mal qui est
leur mal propre, qui s'attache à elles et [609d] les envahit pour les
corrompre, en viennent au point où elles ne sont plus, n'est-ce pas ?
– Oui.
– Eh bien, va, examine aussi l'âme de cette manière. L'injustice qui l'a
envahie, comme le reste du mal, tout cela, du fait de l'avoir pénétrée et de
s'y être incrusté, va-t-il la corrompre et la flétrir au point de la conduire à la
mort en la séparant du corps ?
– Nullement, dit-il, en tout cas pour ce point particulier.
– Et pourtant, ce serait paradoxal, repris-je, que d'affirmer que la
défectuosité d'un autre être vient détruire quelque chose, alors que sa propre
défectuosité ne le fait pas.
– C'est paradoxal.
– Garde bien à l'esprit en effet, Glaucon, dis-je, [609e] que nous ne
pensons pas que le corps puisse périr sous l'effet de la mauvaise qualité des
aliments, telle qu'elle se développe en eux, que ce soit leur mauvaise
conservation, la pourriture, ou tout autre défaut. Mais si la mauvaise qualité
des aliments eux-mêmes produit pour le corps un mal qui lui est propre,
nous dirons que c'est par l'intermédiaire des aliments, en raison du mal
propre au corps qu'est la maladie, qu'il a été détruit. Mais nous n'estimerons
en aucun cas qu'il aura été corrompu par la mauvaise qualité des aliments,
qui constituent des êtres différents [610a] de l'être qu'est le corps, c'est-à-
dire par un mal étranger qui n'est pas l'auteur de son mal propre.
– Ce que tu dis là, dit-il, est entièrement correct.
– En suivant maintenant un raisonnement identique, repris-je, n'allons pas
croire, si un défaut du corps ne peut entraîner pour l'âme un défaut de l'âme,
que l'âme puisse périr sous l'effet d'un mal qui lui est étranger, sans que son
mal propre ne soit en cause, et donc que quelque chose que ce soit puisse
périr par l'effet du mal d'une autre chose.
– En effet, ce raisonnement a du bon.
– Dès lors, nous devons ou bien réfuter cette proposition, en montrant
qu'elle n'est pas fondée, ou bien, [610b] tant qu'elle ne sera pas réfutée,
éviter d'affirmer que c'est sous l'effet de la fièvre ou de quelque autre
maladie, ou du meurtre, même dans le cas où le corps tout entier aurait été
découpé en minuscules morceaux, que c'est en raison de ces facteurs que
l'âme a été en quelque occasion détruite. On devrait avoir démontré
auparavant que l'âme devient elle-même plus injuste et plus impie en raison
de ces affections du corps. Mais quand dans un être pénètre un mal qui lui
est étranger, mais que par ailleurs le mal qui lui est propre ne s'y développe
pas, [610c] ne tolérons pas qu'on affirme que cet être est détruit, qu'il
s'agisse de l'âme ou de quoi que ce soit d'autre.
– Indubitablement, dit-il, personne ne prouvera jamais que les âmes de
ceux qui meurent deviennent plus injustes du fait de la mort.
– Mais si quelqu'un, repris-je, avait l'audace de prendre le contre-pied de
notre argument et de soutenir, pour se soustraire à la nécessité de
reconnaître que les âmes sont immortelles, que celui qui meurt devient plus
méchant et plus injuste, nous jugerions que si celui qui tient cette position a
raison, l'injustice est certes mortelle pour l'homme injuste, comme la
maladie, et que c'est [610d] en raison de ce mal, un mal qui est meurtrier
par nature, que ceux qui en sont atteints vont à la mort. Nous jugerions que
ceux qui en sont atteints le plus meurent plus tôt, alors que ceux qui en sont
moins atteints meurent plus tard, et non pas que les hommes injustes
meurent sous le coup du châtiment que d'autres leur infligent, comme cela
se passe de nos jours.
– Par Zeus, dit-il, l'injustice n'apparaîtrait plus dès lors comme une chose
si terrible, si elle devait être mortelle pour celui qui en est atteint, car il
serait délivré de ses maux. Je crois plutôt qu'elle se révélera tout au
contraire comme la meurtrière des autres, <ceux qui sont dépourvus
d'injustice>, si elle a l'occasion de les tuer, [610e] alors qu'elle procure une
grande vitalité à celui qui l'accueille, et cet être énergique, elle le maintient
éveillé même la nuit, tant elle semble, n'est-ce pas, se tenir bien éloignée de
ce qui peut causer la mort.
– Tu dis juste, dis-je, car si la défectuosité propre de l'âme, le mal qui
l'afflige spécifiquement, n'est pas en mesure ni de la tuer ni de la détruire, il
sera a fortiori difficile que le mal voué à la destruction d'un autre être
détruise l'âme ou un être autre, si ce n'est celui auquel il est ordonné.
– Oui, a fortiori, dit-il, cela sera difficile.
– Or, quand un être ne périt ni sous l'effet d'un mal qui est le sien propre,
ni d'un mal qui lui est étranger [611a], il est évident que cet être
nécessairement devra exister toujours, et que s'il doit exister toujours, alors
il est immortel.
– Nécessairement, dit-il.
– Eh bien, dis-je, considérons que ce point se trouve ainsi établi et, si tel
est le cas, tu conçois bien que ce seraient toujours les mêmes âmes 39 39 qui
existeraient. Elles ne sauraient, n'est-ce pas, devenir moins nombreuses,
puisque aucune ne périt, ni plus nombreuses non plus. Car si le nombre des
êtres immortels devait s'accroître, tu sais bien qu'il s'accroîtrait de ce qui est
mortel, et tous les êtres, à la fin, deviendraient immortels.
– Tu dis vrai.
– Mais cela, repris-je, il ne faut pas l'admettre, car la raison ne le permet
pas, [611b] et il ne faut pas admettre non plus que l'âme, selon ce qui
constitue sa nature la plus authentique, soit ainsi faite qu'elle soit un être
rempli de bariolage, d'hétérogénéité et de différence de soi par rapport à soi.
– Que veux-tu dire ? demanda-t-il.
– Il n'est pas facile de montrer, repris-je, qu'un être composé de plusieurs
parties soit éternel, à moins qu'il ne s'agisse de la synthèse la plus
parfaite 40 40, comme nous le voyons désormais pour l'âme.
– Ce n'est guère vraisemblable, en effet.
– Et pourtant, que l'âme soit un être immortel, cela, aussi bien notre
41 41
argument présent que d'autres arguments nous contraignent à l'admettre.
Mais pour savoir ce qu'est cet être en vérité, il ne faut pas le considérer dans
l'état de déchéance qui résulte [611c] de son union avec le corps et de ses
autres maux, comme nous le considérons à présent, mais tel qu'il existe
quand il se dégage dans sa pureté ; c'est ainsi qu'il faut le contempler, de
manière rigoureuse et en faisant appel à la pensée réfléchie. On le trouvera
alors beaucoup plus beau, et on distinguera en lui de manière plus claire les
aspects de la justice et de l'injustice 42 42 et l'ensemble des traits que nous
avons exposés. Ce que nous venons de dire au sujet de l'âme est vrai, telle
qu'elle nous apparaît dans le présent. Nous l'avons considérée cependant
dans un état qui se rapproche de la vision de Glaucos 43 43, le dieu marin :
[611d] celui qui le verrait aurait bien du mal à distinguer sa nature
originelle, car certaines des parties primitives de son corps sont fracturées,
d'autres sont usées et complètement érodées par les vagues, tandis que
d'autres parties se sont ajoutées, formées de coquillages, d'algues, de
pétrifications, de sorte qu'il ressemble plutôt à n'importe quel animal qu'à ce
qu'il était naturellement. C'est ainsi que nous contemplons l'âme, dans un
état où elle est sujette à une myriade de maux. Mais voici, Glaucon, dans
quelle direction il faut porter notre regard.
– Vers quoi donc ? demanda-t-il.
– Il faut porter notre regard sur son amour de la sagesse 44 44[611e] et nous
représenter ce à quoi elle s'attache et ce dont elle recherche la compagnie,
en raison de sa parenté avec ce qui est divin, immortel et éternel ; il faut
penser à ce qu'elle deviendrait si elle s'engageait tout entière à la suite d'un
tel être et si, portée par un tel élan, elle s'arrachait aux fonds marins où elle
gît à présent, en se délestant des couches pétrifiées et des coquillages dont
elle est incrustée. Parce qu'elle se nourrit de nourritures terrestres, [612a]
elle s'est en effet couverte de nombreuses couches grossières, terreuses et
pétrifiées en raison de ces festins prétendument bienheureux dont elle se
gorge. C'est alors qu'on pourrait voir sa nature véritable, si elle possède
plusieurs parties ou une seule 45 45, quelle est sa constitution, et quelle est sa
nature. Pour l'instant, je crois que nous avons exposé de manière
satisfaisante les affections de l'âme dans l'existence humaine, de même que
ses parties.
– Oui, de manière entièrement satisfaisante, dit-il.
– N'avons-nous pas dès lors, repris-je, résolu les autres questions 46 46 au
cours de notre dialogue, et ne l'avons-nous pas fait sans introduire la
question des récompenses [612b] et de la réputation qui découlent de la
justice, comme l'ont fait, disiez-vous, Hésiode et Homère ? N'avons-nous
pas trouvé que la justice constitue par elle-même le bien suprême de l'âme
elle-même, que l'âme doit accomplir ce qui est juste, qu'elle ait ou non en sa
possession l'anneau de Gygès, et qu'elle ait ou non en plus de cet anneau le
47 47
casque d'Hadès ?
– Tu dis tout à fait vrai, dit-il.
– Dès lors, Glaucon, dis-je, nous fera-t-on à présent reproche de restituer
à la justice et à l'ensemble de la vertu, outre ces bienfaits, les récompenses,
[612c] aussi nombreuses que variées que l'âme en reçoit de la part des
hommes et des dieux, au cours de l'existence humaine et après la mort ?
– Il n'y aurait là absolument rien de répréhensible, dit-il.
– Alors, rendez-moi ce que vous m'avez emprunté au cours de notre
échange.
– Mais quoi donc ?
– Je vous ai concédé que l'homme juste pouvait passer pour être injuste,
et l'homme injuste pour être juste. Vous étiez en effet d'avis que même s'il
était impossible de tenir cela caché à la fois aux dieux et aux hommes, il
était néanmoins nécessaire de vous l'accorder pour le bénéfice de
l'argument, de manière [612d] à discriminer la justice en elle-même de
l'injustice en elle-même. Ne t'en souviens-tu pas 48 48 ?
– J'aurais certes bien tort, dit-il, de ne pas m'en souvenir.
– Maintenant qu'elles ont été soigneusement discriminées, repris-je, je
vous réclame en retour, au nom de la justice, de reconnaître ensemble que
l'opinion qu'on doit en avoir est comparable à la faveur dont elle jouit
auprès des dieux et des hommes, afin qu'elle remporte les trophées, elle qui
procure à ceux qui la possèdent ce qui résulte de leur réputation. N'avons-
nous pas montré que la justice procure les biens qui découlent de ce qu'elle
est réellement, et qu'elle ne trompe pas ceux qui l'accueillent
véritablement ?
– [612e] Tu réclames ce qui est juste, dit-il.
– Vous allez donc, dis-je, me restituer d'abord ceci, à savoir que les dieux
en tout cas ne se méprennent pas sur ce qu'est chacun de ces deux
personnages.
– Nous allons te le restituer, dit-il.
– Et si cela n'échappe pas aux dieux, l'un sera l'aimé des dieux, et l'autre
celui qui est haï d'eux, comme nous l'avons reconnu dès le point de
49 49
départ .
– C'est le cas.
– Pour celui qui est aimé des dieux, ne reconnaîtrons-nous pas que [613a]
ce qu'il reçoit des dieux, il le reçoit en totalité comme ce qui est le meilleur
possible, à moins qu'un mal particulier ne constitue pour lui la conséquence
50 50
inévitable d'une faute antérieure ?
– Oui, absolument.
– Il faut donc faire la supposition que dans le cas de l'homme juste, s'il
devient la proie de la pauvreté, ou des maladies, ou de quelque autre
condition qui passe pour un mal, cela aboutira en fin de compte pour lui à
un bien, qu'il soit vivant ou mort. Celui qui met son cœur à vouloir devenir
juste et qui cherche par l'exercice de la vertu à se rendre, autant que cela est
possible à un homme, [613b] semblable à un dieu, celui-là ne saurait jamais
devenir l'objet de la négligence des dieux 51 51.
– Selon toute vraisemblance, dit-il, un tel homme ne sera pas négligé par
son semblable.
– Par conséquent, il convient de concevoir le contraire pour l'homme
injuste ?
– Oui, absolument.
– Tels seraient donc, au regard des dieux, les trophées de la victoire 52 52
qui reviennent au juste.
– Oui, c'est en tout cas mon sentiment, dit-il.
– Et qu'en est-il, repris-je, quand on se place du point de vue de la société
humaine ? N'en va-t-il pas de la manière suivante, pour dire les choses telles
qu'elles sont ? Ceux qui sont injustes, mais qui ne manquent pas d'habileté,
ne se comportent-ils pas comme ceux qui courent une belle course quand ils
53 53
prennent le départ, mais pas quand ils reviennent ? Au point de départ,
ils courent rapidement, à grandes enjambées, mais quand ils terminent, on
les trouve [613c] ridicules, les oreilles aux épaules, <comme des chiens
fatigués>, et on les voit se retirer de la course, sans avoir reçu une
couronne. Les vrais coureurs, par contre, courent jusqu'au but, ils gagnent
les prix et se voient couronnés. N'est-ce pas aussi ce qui se produit la
plupart du temps dans le cas des hommes justes ? Parvenus au but de
chacune de leurs actions, dans leurs relations comme dans toute leur
existence, ils jouissent d'une bonne réputation et emportent les prix que leur
décernent leurs congénères ?
– Certainement.
– Tu supporteras donc que je dise de ces hommes justes ce que toi-même
tu as dit de ceux qui sont injustes. J'affirme en effet que les [613d] justes,
quand ils parviennent à l'âge de leur maturité, s'ils souhaitent exercer ce
pouvoir, prennent la direction des affaires de leur cité. Ils contractent des
mariages selon leur volonté et ils donnent leurs enfants en mariage à ceux
qu'ils choisissent. Tout ce que tu as dit en fait de ces hommes injustes, je
l'affirme à présent des hommes justes. Quant aux hommes injustes, j'affirme
que la plupart d'entre eux, à supposer que durant leur jeunesse ils aient pu
demeurer inaperçus, quand ils arrivent en fin de parcours, ils se font prendre
et deviennent un objet de risée. Parvenus à la vieillesse, misérables, ils sont
couverts d'insultes de la part des étrangers et aussi de leurs concitoyens, on
les fustige, et ils sont victimes [613e] des rudesses dont tu parlais 54 54 quand
tu disais justement “ils seront torturés, ils seront marqués au fer”. Tous ces
sévices, si tu y réfléchis, tu m'as entendu dire qu'ils les subissaient. Vois
donc si tu supporteras que j'affirme cela.
– Oui, certes, dit-il, il s'agit de propos qui sont justes.
– Tels sont donc, repris-je, provenant des dieux et des hommes, les prix,
les récompenses et les présents qui échoient au juste au cours de son
existence, [614a] et cela s'ajoute à ces autres biens que lui procure la justice
par elle-même. Voilà ce qu'ils seraient dans l'ensemble.
– Il s'agit pour sûr de récompenses magnifiques et substantielles.
– Eh bien, repris-je, ces récompenses ne sont rien, ni en nombre ni en
importance, en comparaison de ce qui attend chacun, [le juste et l'injuste],
55 55
après la mort. Et il faut entendre ces choses afin que l'un et l'autre,
l'ayant entendu, aient entièrement reçu ce que la discussion pouvait lui
fournir d'utile.
– Consentirais-tu à les dire ? dit-il. Il n'y a pas beaucoup de choses que
j'aurais plus plaisir [614b] à écouter.
– Il ne s'agit certes pas, dis-je, d'un de ces récits pour Alkinoos 56 56 que je
me propose de te raconter, mais du récit d'un homme vaillant, dont le nom
était Er 57 57, fils d'Arménios, originaire de Pamphylie. Il se trouve qu'il
mourut au combat. Dix jours avaient passé 58 58 quand on vint ramasser les
cadavres déjà putréfiés, mais quand on le releva, lui, il était bien conservé.
On le porta chez les siens pour les funérailles, mais le douzième jour, alors
qu'on l'avait placé sur le bûcher funéraire, il revint à la vie, et une fois
revenu à la vie, il raconta ce qu'il avait vu là-bas. Aussitôt qu'elle se fut
détachée de lui, dit-il, son âme s'était mise en chemin en compagnie de
plusieurs autres. [614c] Elles étaient parvenues dans un endroit prodigieux,
59 59
où il y avait dans la terre deux ouvertures contiguës , et dans les hauteurs
du ciel, deux autres ouvertures situées juste en face. Des juges 60 60
siégeaient dans l'espace intermédiaire entre ces ouvertures. Ceux-ci, quand
ils avaient prononcé leur jugement, ordonnaient aux justes de prendre le
chemin qui vers la droite montait pour entrer au ciel 61 61, leur ayant attaché
62 62
sur le devant des indications concernant l'objet de leur jugement . Aux
injustes, ils ordonnaient de prendre le chemin qui vers la gauche va vers la
région inférieure, et ceux-là [614d] avaient dans le dos des indications
concernant tout ce qu'ils avaient fait. Comme il s'approchait à son tour, on
63 63
lui dit qu'il lui fallait devenir le messager auprès des hommes de ce qui
se passait dans ce lieu, et les juges lui prescrivirent d'écouter et d'observer
tout ce qui se passait dans cet endroit. Or il vit là les âmes qui s'en allaient,
en passant par l'une ou l'autre des ouvertures du ciel et de la terre, après que
le jugement eut été rendu pour chacune d'elles ; par les deux autres
ouvertures, il observa pour l'une, remontant de sous la terre, des âmes
couvertes d'immondices et de poussières, et pour l'autre, d'autres âmes qui
descendaient du ciel et qui étaient pures. Et ces âmes [614e] qui ne
cessaient d'arriver semblaient pour ainsi dire parvenir au terme d'un long
voyage, et elles se dirigeaient, joyeuses 64 64, vers la plaine pour y établir leur
campement, comme lors d'une fête civique 65 65. Celles qui se connaissaient
se saluaient les unes les autres affectueusement, et celles qui provenaient de
la terre s'enquéraient auprès des autres des choses de là-haut, tandis que
celles qui provenaient du ciel s'enquéraient auprès de celles-ci des choses
d'ici-bas. Et elles se racontaient leur histoire les unes aux autres, les unes en
pleurant et en gémissant au souvenir [615a] des maux de toutes sortes
qu'elles avaient endurés et dont elles avaient été témoins dans leur
66 66
pérégrination souterraine – un voyage qui avait duré mille ans –, tandis
que les autres, celles qui venaient du ciel, racontaient leurs expériences
67 67
heureuses et les visions d'une prodigieuse splendeur qu'elles avaient
contemplées. Raconter ces nombreuses histoires, Glaucon, exigerait
beaucoup de temps, mais la chose principale, déclara-t-il, était la suivante :
que pour toutes les injustices commises dans le passé par chacune des âmes,
et pour chacun de ceux que ces injustices avaient atteint, justice était rendue
pour toutes ces injustices considérées une par une, et pour chacune la peine
était décuplée 68 68 – il s'agissait chaque fois d'une peine d'une durée de cent
années, [615b] ce qui correspond en gros à la durée d'une vie humaine –
afin qu'elles aient à payer, au regard de l'injustice commise, un châtiment
dix fois plus grand. Par exemple, ceux qui avaient été responsables de la
mort d'un grand nombre de personnes, ou ceux qui avaient trahi leur cité ou
leur armée et les avaient conduites à l'esclavage, ou ceux qui avaient
collaboré à quelque autre entreprise funeste, pour chacun de ces méfaits, ils
étaient rétribués par des souffrances dix fois plus grandes. Ceux qui au
contraire s'étaient répandus en actions bénéfiques, qui avaient été justes et
pieux, ils en recevaient le prix selon la même proportion. [615c] Pour ces
enfants qui mouraient à la naissance ou qui avaient vécu peu de temps, il
racontait encore autre chose qui ne mérite guère d'être rapporté. En ce qui
concerne l'impiété ou la piété envers les dieux et les parents, et le meurtre
commis de ses propres mains, il faisait état de rétributions encore plus
grandes.
« Er rapportait en effet le cas d'un homme qui s'était vu demander par un
69 69
autre où se trouvait le grand Ardiaios . Or cet Ardiaios avait été tyran
dans une cité de Pamphylie, mille ans déjà avant le moment de leur
entretien. Il avait assassiné son vieux père, et [615d] son frère aîné, et il
avait été, disait-on, l'auteur de nombreux autres actes abominables.
L'homme ainsi questionné avait répondu, c'est Er qui le rapporte : “Il n'est
pas venu, il ne saurait venir ici. Nous avons pu voir, en effet, entre autres
spectacles terrifiants, celui-ci. Comme nous étions près de l'embouchure et
sur le point de remonter à la surface, et que nous avions enduré tout le reste,
soudain nous avons aperçu cet Ardiaios avec d'autres. Il s'agissait pour la
plupart de tyrans, mais il y avait également quelques individus particuliers
qui avaient été coupables de grandes fautes. Alors qu'ils s'apprêtaient [615e]
à entreprendre la remontée, l'embouchure les bloqua : elle mugissait chaque
fois que l'un de ces individus, dont la disposition au crime était
incurable 70 70 ou que n'avait pas suffisamment amendé le châtiment qu'on
leur avait infligé, amorçait la remontée. C'est alors, rapportait-il, qu'il vit
des hommes sauvages et couverts de flammes qui se tenaient tout près et
qui, prenant conscience du mugissement, se saisirent de certains d'entre eux
pour les emmener ; mais pour Ardiaios et pour quelques autres, ils leur
lièrent les mains, les pieds [616a] et la tête, ils les jetèrent à terre et les
écorchèrent, ils les traînèrent de côté sur le bord du chemin et les frottèrent
sur des buissons d'épines. À tous ceux qui ne cessaient de défiler, ils
expliquaient pour quels actes on les traitait de la sorte et qu'on irait les
précipiter dans le Tartare.” Dans cette situation, rapportait Er, ils avaient
éprouvé bien des frayeurs, et de toute sorte, mais la peur que ce
mugissement ne se fasse entendre lorsqu'ils remonteraient était la peur qui
dominait, et ce fut pour eux un soulagement que la bouche soit demeurée
silencieuse quand ils remontèrent. Tels étaient donc en gros les jugements
qui avaient été rendus et les peines infligées, et tels étaient à l'opposé les
bienfaits qui leur correspondaient.
« [616b] Mais quand pour chaque groupe qui se trouvait dans la prairie
sept jours s'étaient écoulés, ils étaient forcés de lever le camp et de
reprendre la route le huitième jour, pour parvenir, quatre jours plus tard, à
un endroit d'où on peut embrasser du regard une lumière qui se répand d'en
haut à travers toute la voûte céleste et sur la terre, droite comme une
71 71
colonne , et rappelant tout à fait l'arc-en ciel, mais plus brillante et plus
pure. Ils parvinrent jusqu'à elle au bout d'une journée de marche, et là
précisément, au milieu de [616c] cette lumière, ils virent les extrémités des
liens 72 72 qui provenant du ciel se rattachaient à lui. Cette lumière constituait
en effet le lien qui tient ensemble le ciel ; comme ces cordages qui lient les
trières, de la même manière elle contient toute la révolution céleste. Aux
extrémités de ces liens était rattaché le fuseau de Nécessité 73 73, par
l'intermédiaire duquel tous les mouvements circulaires poursuivent leurs
révolutions. La tige de ce fuseau et le crochet étaient faits d'acier, et le
peson d'un mélange d'acier et d'autres matériaux. Voici quelle était la nature
74 74
du peson [616d] : son apparence extérieure était semblable à celle qu'on
voit dans notre monde, mais il faut se représenter les éléments dont il était
composé, d'après ce que rapportait Er, comme si dans un grand peson creux
et qu'on aurait évidé complètement, on en trouvait un autre semblable, mais
plus petit et enchâssé selon un ajustement parfait, sur le modèle de ces
récipients qu'on encastre les uns dans les autres. Un troisième s'enchâssait
de la même manière, puis un quatrième, et puis quatre autres. On comptait
75 75
en effet huit pesons en tout, insérés les uns dans les autres et montrant,
quand on les regardait d'en haut, leurs rebords circulaires, [616e] mais
autour de la tige, ils formaient l'enveloppe d'un seul peson. Cette tige
traversait de part en part, en son centre, le huitième peson. Or le premier
peson, celui qui était le plus à l'extérieur avait le rebord circulaire le plus
large, le rebord du sixième était le deuxième en largeur, celui du quatrième
était le troisième, celui du huitième était le quatrième, celui du septième
était le cinquième, celui du cinquième était le sixième, celui du troisième
était le septième, et enfin celui du deuxième le huitième. Et le rebord
circulaire du plus grand était constellé d'étoiles, celui du septième était le
plus brillant, celui du huitième recevait sa couleur du septième [617a] qui
l'illuminait, celui du deuxième et celui du cinquième présentaient une
apparence similaire, ils étaient plus pâles que les précédents, le troisième
avait l'éclat le plus blanc, le quatrième était rougeoyant, le deuxième arrivait
en second pour la blancheur. Le fuseau tout entier était entraîné dans un
76 76
mouvement circulaire qui le faisait tourner sur lui-même, mais au sein
de la rotation de l'ensemble, les sept cercles qui se trouvaient à l'intérieur
tournaient lentement et en sens contraire au mouvement de l'ensemble.
Parmi les sept, le plus rapide était le huitième, puis venaient le sixième et le
cinquième, [617b] dont la révolution était simultanée. Le quatrième, engagé
dans cette rotation en sens inverse, leur semblait occuper le troisième rang
pour ce qui est de la vitesse, alors que le troisième occupait le troisième
rang, et le deuxième, le cinquième rang.
77 77
« Le fuseau lui-même tournait sur les genoux de Nécessité . Sur la
78 78
partie supérieure de chaque cercle se tenait une Sirène , qui était engagée
dans le mouvement circulaire avec chacun et qui émettait une sonorité
unique, une tonalité unique, et de l'ensemble de ces huit voix résonnait une
harmonie unique. Il y avait aussi d'autres femmes qui siégeaient, au nombre
de trois, placées en cercle à égale distance, chacune [617c] sur un trône :
79 79
elles étaient les filles de Nécessité, les Moires , vêtues de blanc, la tête
couronnée de bandelettes, Lachésis, Clotho et Atropos. Elles chantaient des
hymnes qui ajoutaient à l'harmonie du chant des sirènes, Lachésis célébrant
le passé, Clotho le présent, Atropos l'avenir. De plus, Clotho, la main droite
posée sur le fuseau, aidait, en s'interrompant de temps à autre, à la
révolution du cercle extérieur, alors qu'Atropos faisait tourner de la même
manière de la main gauche les cercles intérieurs. Lachésis, elle, [617d]
posait tout à tour l'une de ses mains sur chacun des cercles.
« Quant à eux, lorsqu'ils furent arrivés, il leur fallut se rendre aussitôt
auprès de Lachésis. En premier lieu, un proclamateur les plaça dans un
certain ordre, puis, prenant sur les genoux de Lachésis des sorts et des
80 80
modèles de vie , il gravit les gradins d'une tribune élevée et déclara :
81 81
“Parole de la vierge Lachésis, fille de Nécessité. Âmes éphémères , voici
le commencement d'un nouveau cycle qui pour une race mortelle sera
porteur de mort. Ce n'est pas un démon 82 82 qui vous [617e] tirera au sort,
mais c'est vous qui choisirez un démon. Que le premier à être tiré au sort
choisisse le premier la vie à laquelle il sera lié par la nécessité. De la vertu,
personne n'est le maître 83 83, chacun, selon qu'il l'honorera ou la méprisera,
en recevra une part plus ou moins grande. La responsabilité appartient à
84 84
celui qui choisit. Le dieu, quant à lui, n'est pas responsable .”
« Sur ces mots, il jeta les sorts sur eux tous, et chacun ramassa celui qui
était tombé près de lui, sauf Er lui-même, à qui on ne le permit pas. Et
quand chacun eut ramassé son sort, il sut clairement le rang qui lui était
échu pour choisir. [618a] Après cela, il poursuivit en plaçant devant eux,
étalés sur le sol, les modèles de vie 85 85, le nombre en était de beaucoup
supérieur à celui des âmes présentes. Il y en avait de toutes sortes. On y
trouvait en effet les vies de tous les animaux et la totalité des existences
humaines. On trouvait parmi les vies humaines des vies de tyran, certaines
dans leur entièreté, d'autres interrompues au milieu et s'achevant dans la
pauvreté, l'exil, la mendicité. Il y avait aussi des vies d'hommes renommés,
soit pour leur aspect physique, leur beauté ou leur force et [618b] leur
combativité, soit pour leurs origines et les vertus de leurs ancêtres. Il y avait
également des vies d'hommes obscurs à tous égards, et il en allait de même
pour les vies de femmes 86 86. L'arrangement particulier de l'âme 87 87 n'y
figurait cependant pas, du fait que celle-ci allait nécessairement devenir
différente selon le choix qu'elle ferait. Mais les autres caractéristiques de la
vie étaient mélangées les unes aux autres, avec la richesse et la pauvreté, la
maladie et la santé, et il y avait aussi des conditions qui occupaient une
position médiane entre ces extrêmes.
« C'est là, semble-t-il, mon cher Glaucon, que réside tout l'enjeu pour
88 88
l'être humain , et c'est au premier chef pour cette raison qu'il faut
s'appliquer, chacun [618c] de nous, à cette étude, en laissant de côté les
autres, c'est elle qu'il faut rechercher et qu'il faut cultiver ; il s'agit en effet
de savoir si on est en mesure de connaître et de découvrir celui qui nous
donnera la capacité et le savoir requis pour discerner l'existence bénéfique
et l'existence misérable, et de toujours et en tout lieu choisir l'existence la
meilleure au sein de celles qui sont disponibles. Celui qui fait le compte de
toutes les caractéristiques de l'existence qu'on vient à l'instant de rappeler,
en considérant comment elles se combinent les unes aux autres et comment
elles se distinguent dans leur rapport à l'excellence de la vie, celui-là sait ce
qu'il en est du mélange de la beauté avec la misère et la richesse, [618d] et
quel mal ou quel bien est accompli par telle disposition particulière de
l'âme, et quelles conséquences résulteront du mélange de l'origine illustre
ou roturière, de la vie privée et des responsabilités publiques, de la vigueur
ou de la faiblesse, des aptitudes intellectuelles ou des handicaps, et de
toutes les qualités de ce genre qui affectent l'âme, qu'il s'agisse de qualités
naturelles ou de qualités acquises. Il s'ensuivra, sur la base de la conclusion
qu'il en tirera, qu'il sera capable, le regard orienté vers la nature de l'âme, de
choisir entre une vie mauvaise et une vie excellente : [618e] il considérera
comme mauvaise celle qui conduirait l'âme à une condition dans laquelle
elle deviendrait plus injuste, et excellente celle qui la rendrait plus juste.
Tout le reste, il aura la liberté de s'en éloigner. Nous avons vu en effet que
pendant la vie et après la mort, c'est ce choix qui s'impose. [619a] Il faut
donc, en maintenant cette conviction avec la rigidité de l'acier, s'acheminer
vers Hadès, de manière à ne pas se laisser éblouir là-bas aussi 89 89 par les
richesses et les maux de cette nature, de ne pas se jeter sur des vies
tyranniques ou d'autres activités de ce genre qui causeraient des maux
innombrables et irréparables, chacun de nous en endurerait de plus grands
encore, mais plutôt de manière à savoir choisir la vie qui tient le milieu
entre ces extrêmes, et fuir les débordements dans les deux sens, à la fois
dans l'existence présente, autant que possible, et dans chacune des vies qui
viendra ensuite. Car c'est de cette manière que l'être humain atteint le
bonheur suprême. [619b]
« Et alors notre messager du monde de là-bas nous rapporta que le
proclamateur parla de la manière suivante : “Même pour celui qui arrive en
dernier, il existe une vie satisfaisante plutôt qu'une vie médiocre, pour peu
qu'il en fasse le choix de manière réfléchie et qu'il la vive en y mettant tous
ses efforts. Dès lors, que le premier à choisir ne se montre pas désinvolte
dans son choix, et que le dernier à choisir ne se décourage pas.”
« Il rapporta ensuite que lorsque le proclamateur eut terminé, le premier à
s'avancer pour faire son choix choisit la plus extrême tyrannie. Dans sa
folie, son avidité le conduisit à choisir la tyrannie sans prendre le soin d'en
faire l'examen sous tous ses aspects. [619c] Il ne réalisa pas qu'au nombre
des maux qui l'accompagnaient, il aurait pour destin de manger ses propres
enfants 90 90. Quand il put prendre le temps de l'examiner cependant, il se
frappa la poitrine et gémit sur le choix qu'il venait de faire. Oublieux des
paroles du proclamateur, qui l'en avaient averti, il ne voulut pas reconnaître
qu'il était lui-même responsable de ces maux, et il en blâma le hasard, les
démons et tout sauf lui-même. Il faisait partie du groupe de ceux qui étaient
91 91
descendus du ciel , ayant vécu sa vie antérieure dans une constitution
politique bien ordonnée, où il avait pu participer à une vie vertueuse par la
force de l'habitude, mais sans philosophie. [619d] Pour le dire en un mot, la
plupart de ceux qui se laissaient prendre par le choix de ces situations
étaient de ceux qui descendaient du ciel, du fait qu'ils n'avaient pas été
habitués à une vie de souffrances. Au contraire, ceux qui émergeaient de la
terre, parce qu'ils avaient souffert eux-mêmes et qu'ils avaient vu les autres
souffrir, pour la plupart ils ne se précipitaient pas pour faire leur choix. Pour
cette raison et aussi à cause du hasard de la distribution des sorts, il y avait
pour la majorité des âmes une permutation des vies bonnes et des vies
mauvaises. Mais en dépit de tout cela, si quelqu'un poursuit la vie
philosophique d'une manière disciplinée quand il vit sa vie ici sur terre,
[619e] et si le choix des sorts ne lui attribue pas la dernière place dans le
choix des vies, alors, si on se fie à ce qu'Er a rapporté du monde de l'au-
delà, on peut affirmer que non seulement il mènera ici-bas une vie heureuse,
mais que le voyage qui le conduira là-bas et ensuite le ramènera ici-bas ne
se fera pas à travers le souterrain rempli d'aspérités, mais au contraire sur la
voie douce du chemin céleste.
« Er dit aussi que ce choix des vies par chaque âme individuelle
constituait un spectacle qui méritait d'être vu. [620a] C'était en effet à la
fois pitoyable, drôle et surprenant. Dans la plupart des cas, le choix
découlait des habitudes de vie de leur existence antérieure. Il avait vu par
exemple l'âme qui avait autrefois appartenu à Orphée 92 92 choisir la vie d'un
cygne, parce qu'il haïssait le sexe féminin qui avait été l'instrument de sa
propre mort et qu'il voulait éviter d'avoir à s'unir à une femme pour
93 93
engendrer. Il avait vu aussi l'âme de Thamyras choisir la vie d'un
rossignol. Il avait vu encore un cygne choisir de se transformer pour vivre
une existence humaine, de même que plusieurs animaux doués pour la
musique faire le même choix. [620b] L'âme qui vint au vingtième rang
94 94
choisit la vie d'un lion. C'était l'âme d'Ajax , fils de Télamon. Il prit soin
d'éviter la vie humaine, se souvenant du jugement concernant l'armure.
L'âme qui venait ensuite était celle d'Agamemnon, ses souffrances lui
avaient aussi fait haïr l'espèce humaine et il choisit la vie d'un aigle. L'âme
d'Atalante 95 95 avait eu en partage une place située vers le milieu, et quand
elle vit que de grands honneurs étaient conférés à un athlète masculin, elle
fit le choix de cette vie-là, incapable de résister à ces honneurs. Après elle,
96 96
[620c] il vit l'âme d'Épéios , le fils de Panopeus, revêtir la condition
d'une femme artisane. Arrivé presqu'au terme du choix, il vit l'âme de cet
imbécile de Thersite 97 97, prenant la forme d'un singe. Le hasard avait voulu
que l'âme d'Ulysse soit la dernière du lot à faire son choix. Le souvenir de
ses souffrances passées l'avait guérie du désir des honneurs et elle circula
ici et là pendant un long moment, à la recherche de la vie d'un homme
simple, voué à son travail. Non sans mal, elle finit par en trouver une qui
gisait par terre, négligée de toutes les autres. [620d] Elle la choisit
joyeusement et déclara qu'elle aurait fait le même choix si elle avait été
placée en premier pour choisir. C'est d'une manière semblable que les âmes
des autres animaux 98 98 transitaient vers des existences humaines ou qu'elles
changeaient entre elles de vies animales. Les âmes des animaux injustes
changeaient pour des vies de bêtes sauvages, les âmes justes choisissaient
des vies d'animaux dociles, et on était témoin de toutes sortes de
croisements.
« Après que toutes les âmes eurent choisi leur vie, elles s'avancèrent vers
Lachésis en suivant le rang qu'elles occupaient pour choisir. La déesse leur
assigna à chacune un démon, celui-là même que l'âme avait choisi comme
gardien [620e] de sa vie et qui allait veiller à l'accomplissement de leurs
99 99
choix. Ce démon conduisit l'âme d'abord auprès de Clotho , en la plaçant
sous sa main alors qu'elle faisait tourner le fuseau engagé dans sa rotation,
100 100
afin de sceller le destin que chacune avait choisi tout en l'ayant tiré au
sort. Après que chacune l'eut touchée, le démon la conduisit au filage
d'Atropos, pour rendre irréversible ce qui venait d'être filé. À ce moment,
sans pouvoir revenir sur ses pas, [621a] elle progressait de cet endroit pour
passer sous le trône de Nécessité et traverser de l'autre côté. Lorsque toutes
les autres eurent traversé, elles se mirent en route vers la plaine du
Léthé 101 101, par une chaleur terrible et étouffante. Il n'y avait en effet aucun
arbre, rien de ce que fait pousser la terre. Et là, au bord de ce fleuve
Amélès, dont aucun récipient ne peut contenir l'eau, elles établirent leur
campement, car la nuit approchait. Toutes devaient boire une certaine
quantité de cette eau, mais celles qui n'étaient pas protégées par l'exercice
de la raison réfléchie, en buvaient plus que la mesure prescrite. Celle qui
buvait, à chaque fois oubliait [621b] tout le passé. Lorsqu'elles se furent
couchées, sur le coup de minuit, il y eut un coup de tonnerre et un
tremblement de terre et elles furent en un éclair transportées hors de cet
102 102
endroit, chacune s'élevant vers le lieu de sa naissance, comme des
étoiles fusant de toutes parts. Il avait été interdit à Er de boire de cette eau et
lui-même rapporta qu'il ne savait pas comment ni par quel chemin il avait
été ramené dans son corps, si ce n'est qu'en se réveillant brusquement, il eut
conscience de se trouver là, à l'aube, étendu sur le bûcher funéraire.
« Et voilà comment, Glaucon, cette histoire ne s'est pas perdue, mais a
été préservée. Elle pourrait aussi nous sauver [621c] nous-mêmes, si nous
nous en persuadons, car nous accomplirions alors une traversée heureuse du
fleuve du Léthé, et nos âmes ne subiraient aucune souillure. Car si nous
103 103
sommes convaincus par mon discours, nous croirons que l'âme est
immortelle et qu'elle est capable d'affronter tous les maux, capable aussi
d'accueillir tous les biens, et nous nous attacherons toujours au chemin qui
monte là-haut 104 104, et nous nous appliquerons à mettre en œuvre la justice
de toutes les manières avec le secours de la raison. Ainsi, nous serons des
amis pour nous-mêmes et aussi pour les dieux, durant notre séjour terrestre
autant qu'après, lorsque le temps sera venu de récolter [621d] les trophées
de la justice, à l'instar de ces athlètes victorieux qui défilent au stade. C'est
ainsi que durant cette vie et au cours de ce voyage de mille ans que nous
avons décrit, nous trouverons bonheur 105 105 et succès dans notre vie. »
NOTES

1. Le titre le plus habituel, Politeía, désigne le projet, courant dans l'histoire


des cités grecques, de donner une constitution politique pour fonder les
institutions et formuler les lois destinées aux citoyens. Diogène Laërce
rapporte que Protagoras aurait écrit une Politeía (IX, 55 ; DK, 80 ; A1). Ce
texte serait le premier exemple d'une tradition littéraire qui culmine dans la
Politeía de Platon, mais l'information est douteuse, le même Diogène ayant
écrit que toute la Politeía de Platon se trouve dans les Antilogies de
Protagoras (III, 37 ; DK, 80 ; B5). Ce titre est aussi celui de l'Athēnaîōn
Politeía, du pseudo-Xénophon, un texte qui date des environs de 430. Par la
suite, nous avons le témoignage de plusieurs écrits portant ce titre,
notamment plusieurs œuvres attribuées à Critias et à Thrasymaque. Sur ces
questions, voir J. Bordes (1982 : 24 sq.). En privilégiant ce titre, la tradition
a surtout retenu le propos réformateur de Platon. Ce titre ne recouvre pas
cependant l'ensemble des arguments du dialogue, et on ne s'étonnera pas de
voir circuler dans plusieurs manuscrits le titre Perì toû dikaíou, Sur le juste,
un titre plus conforme aux arguments du premier livre sur le bonheur du
juste et à la doctrine de la justice du livre IV. Notons que plusieurs
manuscrits (par ex. A, Parisinus 1807, et T, Marcianus 4, 1) offrent les
deux titres, tout comme la notice de Diogène Laërce, qui reprend à cet
égard la désignation des tétralogies de Thrasylle. Dans son commentaire,
Proclus note ces variations et insiste sur le fait que les titres des dialogues
sont l'œuvre de Platon lui-même et qu'ils indiquent son sujet principal ; pour
lui, il n'y a aucune hésitation : le titre est Politeía, et il désigne la recherche
sur le meilleur régime politique (In Platonis Rempublicam commentarii, I,
9, 1-10 Kroll ; I, 25 Festugière), mais le but du dialogue englobe à la fois la
recherche sur le régime politique et sur la justice de l'âme individuelle (In
Remp., I, 11, 5-10 ; I, 27) : « Ne disons donc pas qu'il y a deux buts, mais
que le but concernant la justice politique et le but concernant la meilleure
constitution dans l'âme n'en forment qu'un seul… » (In Remp., I, 13, 9-11 ;
I, 29).

Livre I

1. Selon Diogène Laërce (III, 37), qui cite Euphorion de Chalcis (frag. 152
Scheidweiler) et Panétius de Rhodes (frag. 130 Van Straaten), le début de la
République fut retravaillé plusieurs fois. Ce fait est également rapporté plus
tard par Denys d'Halicarnasse (Opuscules rhétoriques, III, livre VI, 25, 32-
33, Aujac et Lebel) au sujet d'une tablette découverte après la mort de
Platon et comportant plusieurs variantes de la première phrase de la
République. Cette anecdote témoigne de la vénération de la tradition pour le
travail littéraire de la République et n'est sans doute pas authentique.
2. Situé à quelque six kilomètres de la ville d'Athènes, décrite comme ville
haute (tò ástu, b1), le port du Pirée comportait plusieurs zones fortifiées. La
cité avait été établie selon un plan rectangulaire par Hippodamos de Milet,
au milieu du Ve siècle et elle était reliée à Athènes par les Longs Murs. Les
fortifications avaient été détruites par Lysandre en 404 (Xénophon,
Helléniques, II, 3, 11 Hatzfeld) lors de la capitulation devant Sparte, mais
elles furent reconstruites. Que la famille de Céphale ait choisi d'y habiter
peut d'abord s'expliquer par le fait que, étant d'origine sicilienne, elle ne se
serait pas sentie entièrement à l'aise dans la cité ; mais cela peut aussi
s'expliquer par son engagement dans des activités commerciales, et par le
fait que la société y était prospère et sans doute plus cosmopolite. Proclus
insiste sur le caractère maritime du lieu choisi par Platon, dont il fait le site
des genèses vitales, alors que le site d'Athènes, où remonte Socrate, est
celui des âmes délivrées (In Remp., 17, 1-18, 7 ; I, 32 sq.).
3. Glaucon et son frère Adimante (327c) sont les fils d'Ariston et de
Perictionè et ils sont donc les frères de Platon. Principaux interlocuteurs de
Socrate dans le dialogue, si on met à part l'entretien avec Thrasymaque, ils
sont tous deux vivement intéressés par le sujet (Glaucon le montre en 357a-
362c et Adimante en 362d-367e). Le découpage du dialogue fait voir une
alternance dans l'échange avec Socrate et on a pu montrer le souci de Platon
de conserver un équilibre tout au long de la République (A. Diès 1959 :
XXII-XXVI). Leur caractère est plus net au début, Adimante se montrant plus
critique, alors que Glaucon, présenté comme homme de culture (398e), est
plus emporté, mais il s'efface progressivement. Adimante était déjà présent
dans l'Apologie (34a) – il assiste au procès de Socrate –, et nous retrouvons
à la fois Adimante et Glaucon dans le Parménide (126a-127a), à l'occasion
d'une réunion chez leur demi-frère Antiphon. Voir l'article sur Adimante
d'Athènes dans le Dictionnaire des philosophes antiques (I, § A23), avec
l'arbre généalogique de la famille de Platon proposé par L. Brisson.
4. Il s'agit ici, comme la suite le montre (354a), de la déesse Bendis, dont le
culte fut introduit à Athènes vers 430, ainsi que l'indique une inscription du
Pirée (P. Foucart 1873 : 209). Cette date est soutenue par plusieurs
historiens de la religion grecque (M.P. Nilsson 1947 : 92) et le culte fut
encouragé par la cité (M.P. Nilsson 1951 : 45 sq.). Cette date est cependant
sujette à caution, car même Strabon (X, 3, 18) mentionne la scène
d'ouverture de la République pour dater l'introduction du culte. Bendis est
une déesse d'origine thrace, identifiée dans plusieurs sources, et notamment
Proclus (In Remp., I, 18, 11 ; I, 33), à Artemis. Cette identification est
soutenue par un passage d'Hérodote relatif au culte rendu par les femmes
thraces (IV, 33). Son culte aurait été introduit au Pirée par des marchands
thraces (Foucart 1873 : 84). Xénophon mentionne le sanctuaire de Bendis
au Pirée, il le situe dans le prolongement de la route menant de la ville au
temple d'Artémis de Munychie, un des ports du Pirée (Hellén., II, 4, 11). La
fête avait lieu le 19 et le 20 du mois de thargélion. Proclus fait écho à ce
culte orgiastique (In Platonis Timaeum commentaria, 21a Diehl ; 84, 25-85,
26 Festugière) et il remarque, de manière intéressante, que les Bendidies
constituent un culte de la périphérie, opposé symétriquement au culte
civique d'Athéna (voir aussi In Remp., I, 18, 16-19, 23 ; I, 33). On ne peut
qu'être surpris du désir de Socrate de célébrer une divinité si peu
athénienne, mais ce fait s'explique peut-être par la symétrie recherchée par
Platon, dans la construction littéraire de la République, entre une ouverture
placée sous l'égide d'une déesse nordique, chasseresse et associée comme
Artémis aux chevaux, et une fermeture, placée sous le signe du mythe d'Er,
un Pamphylien, lui aussi associé à des représentations terriennes et à une
eschatologie chtonienne. Il convient par ailleurs de noter qu'il s'agit d'une
innovation et que l'attitude de Socrate peut être reçue comme le signe d'une
curiosité à l'égard d'un nouveau rite. Sur le festival des Bendídeia, voir
l'étude de L. Deubner (1932 : 219 sq.) et pour le rapport à la République,
A. Montepaone (1990). Également, pour l'organisation des cérémonies et la
fonction des orgeons, W.S. Ferguson (1944 : 96 sq.) et R.R. Simms (1988 :
59-76).
5. Il faut distinguer deux moments dans les célébrations qui sont évoquées
par Platon en toile de fond de l'entretien de la République. Il y a d'abord,
dans un premier moment, les deux processions (pompḕ ), qui eurent lieu en
fin de journée, celle des Thraces et celle des Piraïotes. Puis, comme la suite
le montre, après le repas du soir, une fête nocturne, accompagnée d'une
cavalcade aux flambeaux (lampàs). Les processions et la cavalcade
constituent des nouveautés, mais Socrate et Glaucon semblent avoir voulu
d'abord s'en tenir aux processions ; convaincus par leurs amis, ils resteront
pour la suite, qui leur paraît plus inusitée. On peut se demander ce qu'ils
eurent le temps d'en voir, compte tenu de la longueur de l'entretien de la
République, qui eut lieu dans la demeure de Céphale.
6. Platon désigne ici les habitants du Pirée, qui ne sont pas aux yeux de
Socrate des habitants de la ville d'Athènes à proprement parler et qui sont
eux-mêmes différents des hôtes de la célébration, les Thraces. Cette
distinction des deux villes, pourtant rattachées par le chemin des Longs
Murs, était effective à l'époque de Platon et Xénophon l'atteste également
(Hellén., I, 4, 13). Voir également Lysias (Dis., XIII, 88).
7. Un des trois fils de Céphale, avec Lysias et Euthydème ; il est le seul à
prendre la parole, peut-être parce qu'il est l'aîné, et son rôle est limité au
morceau introductif du premier livre. Assassiné par la Tyrannie des Trente
en 404, il présente dans le dialogue la figure d'un interlocuteur peu averti
des enjeux philosophiques de la discussion et soucieux plutôt de défendre
les positions traditionnelles de la sagesse populaire. Au moment de
l'entretien, il semble habiter encore la maison paternelle.
8. Fils de Nicias, Nicératos sera mis à mort comme Polémarque par la
Tyrannie des Trente en 404. Il est mentionné ailleurs par Platon (Lachès,
200d), alors que son père affirme qu'il le confierait volontiers à la tutelle de
Socrate. Par une note de Xénophon (Banq., III, 5), on sait que son père lui
avait fait apprendre tout Homère par cœur. Nicias était un puissant notable
athénien, farouchement opposé aux expéditions du parti démocrate. Il fut un
des principaux négociateurs de la paix conclue avec Sparte entre 423 et 421,
une paix qui porte son nom. Il se montre dans le Lachès un interlocuteur
mesuré et qui estime Socrate. Voir à son sujet la notice de L.-A. Dorion
dans son édition du Lachès (1997 : 18-20). Xénophon dit de Nicératos
(Hellén., II, 3, 39) qu'il n'avait jamais commis d'acte démagogique et Lysias
en parle comme d'un homme sage (Disc., XVIII, 6).
9. S'agit-il de compétiteurs individuels, regroupés en équipes, tels que les
décrit Pausanias (Description de la Grèce, I, L'Attique, 30, 2) ou d'équipes
de coureurs à relais qui se passent le flambeau, comme on le voit ailleurs
chez Platon (par exemple dans les Lois, VI, 776b) ? Si l'on se reporte à
Hérodote (VIII, 98), qui décrit une course en l'honneur d'Héphaïstos, il
s'agirait d'une course entre équipes de coureurs, le flambeau étant passé
entre les coureurs d'une même équipe. L'équipe victorieuse était celle dont
le flambeau, toujours enflammé, atteignait le premier le but. Notons que la
description de Pausanias est insérée dans sa description de l'Académie,
située à l'extérieur d'Athènes, de ses autels et qu'elle précède
immédiatement celle du tombeau de Platon.
10. Le terme renvoie à ces célébrations nocturnes, qui se caractérisaient par
des danses frénétiques et des chants. Voir chez Sophocle le chœur bachique
(Antigone, 1146-1152 Dain et Mazon) et Euripide qui les mentionne à
l'occasion des Panathénées (Héraklès, 781-783 Parmentier et Grégoire).
11. Fils de Céphale et frère de Polémarque, il est l'auteur de nombreux
discours, dont plusieurs ont été conservés. Voir l'étude de K.J. Dover
(1968 : 28-46), qui analyse l'ensemble du corpus conservé. À ce corpus, il
faut ajouter une Vie de Lysias, qui figure dans les Vies des dix orateurs du
pseudo-Plutarque (Fowler). Ce texte reproduit plusieurs éléments du Lysias
de Denys d'Halycarnasse, dans son traité Sur les orateurs antiques
(Opuscules rhétoriques, I Aujac). À une date qui correspond sans doute à la
mort de leur père, vers 430/429, Lysias et Polémarque quittèrent Athènes
pour séjourner à Thourioi. De retour à Athènes vers 412/411, ils profitèrent
de la fortune de leur héritage et du revenu de la fabrique familiale d'armes
et purent ainsi joindre les rangs de la meilleure société d'Athènes, jusqu'à ce
que, en 404, la Tyrannie des Trente les place dans une situation difficile.
Est-ce en raison de leurs sympathies démocratiques, ou tout simplement à
cause de leur fortune de métèques ? Lysias raconte comment il put faire
cesser les menaces qui pesaient sur lui en soudoyant celui qui était venu
l'arrêter (Disc., XII, Contre Ératosthène, 8-13). Polémarque fut
tragiquement condamné à boire la ciguë (XII, 19). La différence de destin
des deux frères laisse perplexe, mais nous ne disposons d'aucun élément
pour l'interpréter. Le portrait de Lysias que nous donne Platon dans le
Phèdre est celui d'un maître de rhétorique, expert dans l'art de la
composition des discours épidictiques (227a-c, 228a et 272c). Il est
également l'auteur de plaidoyers destinés aux avocats du tribunal (257c) et
Socrate le prie de laisser l'art oratoire pour suivre l'exemple de son frère
Polémarque et s'engager dans la philosophie. Réfugié à Mégare après 404, il
écrit le Contre Ératosthène, un plaidoyer pour venger l'assassinat de son
frère Polémarque. De retour à Athènes, l'assemblée lui conféra la
citoyenneté, mais ce décret fut abrogé et il ne reçut que le privilège de
l'isotélie, un statut qui assimile les métèques aux citoyens sur le plan fiscal.
On peut situer sa mort aux alentours de 380.
12. Fils de Céphale, frère de Lysias, il assiste sans intervenir à l'entretien de
la République. Il ne doit pas être confondu, même s'il séjournera lui aussi à
Thourioi, avec le sophiste du même nom qui figure dans le dialogue de
Platon qui porte son nom.
13. Ce sophiste fameux était originaire de Chalcédoine en Bithynie, une
colonie de Mégare et la plupart des témoignages conservés le concernant
montrent qu'il était bien connu comme professeur de rhétorique à Athènes,
où il prononça un plaidoyer Pour les gens de Larissa (DK, 85 ; B2), aux
alentours de 413 (voir par exemple le passage où Platon le compare à un
titan de la rhétorique, Phèdre, 267c et 269d). Aristophane s'en moque dans
sa première pièce, les Banqueteurs, jouée en 427 (DK, 85 ; A4). Platon
mentionne qu'il exigeait des honoraires pour son enseignement (infra,
337d). Dans le Clitophon, on voit le jeune homme menacer de quitter
Socrate pour aller suivre les leçons de Thrasymaque, parce qu'il a la
réputation d'être bien informé sur les questions d'éthique. Les fragments
conservés de ses discours (notamment le discours devant l'assemblée
d'Athènes, DK, 85 ; B1) montrent un critique politique averti et respectueux
des traditions. Rien dans ce fragment ne semble justifier la sévérité de
Platon à son endroit dans ce passage de la République. Voir en ce sens
l'étude de E. Havelock (1957 : 233-239) et la discussion de W.K.C. Guthrie
(1969 : 294-98). Traduction des fragments dans J.-P. Dumont (1969 : 131-
140). Voir également J.H. Quincey (1981), qui étudie le détail des
fragments et de la doxographie, dans le but de restituer le personnage du
rhéteur.
14. Né en 427/426, il figure au nombre des élèves d'Isocrate (Sur
l'échange/Antidosis, 93 Mathieu). On peut retrouver son nom sur quelques
inscriptions, voir LGPN, II, sub. 6.
15. Personnage politique important, attaché aux idéaux traditionnels tels
que les avait définis Solon. Cité en ce sens à deux reprises par Aristote
(Const. Ath., XXIX, 2 et 3), il est proche de Théramène et d'Anytos, deux
ennemis de Socrate. Dans le premier entretien de la République, Platon
l'associe à la mouvance de Thrasymaque (340a). Dans le dialogue
pseudoplatonicien qui porte son nom, il est rapproché d'Alcibiade et de
Critias et donné comme exemple de renégat. On le voit se moquer des
conversations philosophiques de Socrate et louer au contraire la compagnie
de Thrasymaque (Clitophon, 406a). On peut dresser un parallèle entre les
positions de Clitophon dans ce dialogue et les positions de Thrasymaque
dans le premier livre de la République. Voir sur ce personnage la notice de
L. Brisson (DPA, II, § C 175) et l'étude de S.R. Slings (1981).
16. Originaire de Syracuse, marchand prospère, Céphale serait venu à
Athènes à l'invitation de Périclès lui-même. C'est en tout cas ce que
rapporte son fils, l'orateur Lysias, présent lui aussi à l'entretien de la
République (Contre Ératosthène, Disc., XII, 4). Fils de Lysanias, il a quatre
enfants : Polémarque, Lysias, Euthydème et une fille dont le nom n'a pas été
conservé. La biographie de Lysias (voir supra) nous apprend que Céphale
passa à Athènes les trente dernières années de sa vie et qu'il y vécut
heureux, un bonheur que relève Platon dans cette scène d'ouverture,
notamment en le mettant en rapport avec le bonheur de Sophocle, dont la
vie passait pour avoir été exempte de malheur. Selon Lysias, son séjour à
Athènes lui acquit le respect des citoyens et ses fils développèrent pour leur
cité d'adoption un tel attachement que lorsqu'ils émigrèrent vers Thourioi,
après la mort de leur père, vers 430 / 429, ils en furent bannis en raison de
leurs sympathies athéniennes après l'expédition de Sicile en 413. Voir la
notice de R. Goulet sur Céphale (DPA, II, § C79). Sur son attitude et la
position que Platon lui prête, voir J.H. Sobel (1987) ; sur sa place dans
l'ouverture du dialogue, voir P. Javet (1982).
17. L'expression désigne l'ensemble de la compagnie rassemblée dans la
maison, et non seulement ses fils Lysias, Euthydème et Polémarque, qui
sont déjà des adultes au moment de l'entretien.
18. Le renvoi aux poètes désigne ici Homère (Od., XV, 246, et Il., XXII, 60,
et XXIV, 486, où Priam parle du « seuil maudit de la vieillesse »). Cicéron
(De la vieillesse, 3 sq.) reprend l'ensemble de ce passage. Voir aussi
Hésiode, Les Travaux et les jours, 290 sq.
19. Selon le proverbe, que cite ailleurs Platon (Phèdre, 240c), « on se plaît
dans la compagnie de ceux de son âge ». Voir également Lysis, 214a,
Protagoras, 337d et Banquet, 195b.
20. La référence à Sophocle est placée ici dans une symétrie explicite au
renvoi qui vient juste après à Pindare (331a) ; le tragédien sert d'emblème à
cette partie de l'entretien qui évoque le souvenir et la mémoire, alors que le
poète des odes permet d'exprimer les sentiments en face de l'avenir, et en
particulier de la mort. Que Céphale ait pu rencontrer le poète Sophocle,
alors que celui-ci était lui-même déjà vieux, ne permet pas vraiment de
préciser la chronologie de l'entretien, car la longévité de Sophocle, qui
vécut de 497 à 405, était sans doute déjà renommée. Parlant de ces
vieillards qui récriminent, Platon fait peut-être allusion à Sophocle
(Antigone, vers 1165-1167) ; peu de poètes en effet ont tracé un portrait plus
sombre de la vieillesse que Sophocle (voir Œdipe à Colone, 1235 sq.).
21. Renvoie au souvenir que Platon prête ici à Céphale, plutôt qu'à une
parole conservée de Sophocle.
22. Renvoie au souvenir que Platon prête ici à Céphale, plutôt qu'à une
parole conservée de Sophocle.
23. Cette repartie était sans doute bien connue et on en trouve une variante
dans Hérodote (VIII, 125), où Thémistocle parle de la cité de Belbiné, en
répliquant à un certain Timodème qui en était originaire : « Eh oui ! Si
j'étais de Belbiné, jamais je n'aurais reçu tant d'éloges à Sparte, et tu n'y en
obtiendrais pas non plus, mon ami, tout Athénien que tu sois »
(trad. A. Barguet).
24. Ce terme (epieikḕ s) désigne l'homme qui a de la valeur et qui fait bonne
figure dans la société. Sa valeur ne le protège pas cependant du caractère
pénible de la vieillesse, si la fortune vient à lui manquer. Il ne s'agit donc
pas ici de la vertu qui placerait le vertueux au-dessus des misères de
l'existence, mais de l'homme de bien au sens du juste traditionnel auquel
s'identifie Céphale.
25. Le récit que fait Céphale (330b-c) des aléas de la fortune de sa famille,
où il se montre critique de la gestion de son père Lysanias et admiratif de
son grand-père Céphale, semble fidèle à ce que rapporte Lysias (Contre
Ératosthène, Disc., XII, 8 et 19). Ses fils héritèrent en effet d'une fabrique
d'armes qui employait cent vingt esclaves. Leur fortune personnelle était
très considérable et Lysias mentionne que lors des spoliations dont ils furent
victimes, ils avaient de l'or et de l'argent en quantité, en plus des boucliers
de la fabrique et d'autres métaux. En critiquant les nouveaux riches, au rang
desquels Socrate évite de ranger Céphale, Platon dresse un portrait amer des
intérêts commerciaux des démocrates, dont il ne cessera tout au long du
dialogue de railler le désir insatiable.
26. Comment ne pas entendre ici l'écho de l'ouverture du Banquet (173c),
alors que Socrate oppose le plaisir de l'entretien philosophique à la niaiserie
des conversations de riches ?
27. En posant cette question au vieillard Céphale, Socrate annonce déjà
l'exposé central sur le bien aux livres VI et VII du dialogue.
28. On peut percevoir ici un écho de Simonide (frag. 85, v. 7-10 Bergk).
29. La crainte qu'inspirent les mythes sur l'Hadès n'est pas un sentiment
digne de la philosophie et Socrate les critiquera, notamment pour cette
raison, au livre II. En évoquant ces mythes dans le prologue de la
République, Platon les met en résonance avec le mythe d'Er qui clôt le récit
du dialogue au livre X. Ces mythes peuvent inspirer une attitude de respect
à l'endroit de la justice, en particulier s'ils soutiennent la foi en l'immortalité
de l'âme (voir infra, X, 621b), mais ils ne peuvent en fournir les
fondements. Ils doivent en effet être forgés d'après des modèles exemplaires
(II, 379a) et ils s'adressent d'abord à la sensibilité. Aussi bien au début qu'à
la fin du dialogue, la représentation de l'au-delà joue donc un rôle
important, que Platon présente comme le complément possible de la
recherche philosophique sur les fondements de la justice. Dans le cours de
l'argument central de la République, la perspective eschatologique
n'intervient cependant d'aucune manière. Voir II, 363c ; III, 386b ; VI, 496e
et 498d ; X, 608d et 613e.
30. S'agit-il seulement d'un jeu de mots ? Première mention nette de l'enjeu
de la République, la rétribution eschatologique des actes injustes est la
forme mythique de la justice : il y aura un jugement et l'homme injuste
devra rendre compte des injustices commises. L'expression « rendre justice
des injustices » surprend, on peut la rapprocher de Euthyphron, 8e. En
évoquant (330e1) ceux qui se moquent de ces perspectives, Platon fait écho
au Gorgias (523a et 527a).
31. Il est important de noter que la mention de l'âme, dont le concept
métaphysique jouera un rôle fondamental au livre IV, intervient dès
l'ouverture du dialogue. Dans le propos de Céphale, il ne s'agit certes pas
encore de l'âme comme support de la justice, voir infra, 353d, mais cette
âme, comme la conscience (331a2) qui l'habite, constituent la prémisse de
toute la recherche de la République : comment déterminer l'essence de la
justice de la cité, sinon en la fondant sur la justice de l'âme ? Platon en pose
le concept, sans chercher à le déterminer comme sujet immortel, ou à le
justifier comme séparé métaphysiquement du corps, ce qui constitue l'objet
du Phédon et sera présumé acquis tout au long du dialogue.
32. Cette anxiété est relative à l'existence réelle d'un au-delà et c'est donc la
crainte qui engendre l'examen de conscience et l'examen des injustices
commises.
33. Voir le passage du Phédon, 77d-e, où Socrate, au moment de reprendre
la démonstration de l'immortalité de l'âme, évoque la crainte de la mort et la
nécessité de l'exorciser par la philosophie.
34. Vers de Pindare, d'origine incertaine (voir frag. 214 Maehler). Cette
espérance douce qui caractérise l'attitude de Céphale peut être rapprochée
de celle de Socrate (Phédon, 114c), et de même le désir de s'acquitter de sa
dette à l'endroit des dieux (Phédon, 118a). Mais cette espérance n'est pas
suffisante pour le philosophe, si elle doit signifier un repli sur une existence
sans risques et sans engagement au service des autres. C'est en tout cas ce
thème qui revient dans le discours de Socrate, au livre VI, 496d. Platon
affectionne la poésie de Pindare et il le cite cinq fois dans la République (I,
331a ; II, 365b ; III, 408b-c ; VIII, 565e ; et X, 613b). Voir l'étude de É. Des
Places (1949 : 171-179).
35. L'introduction du concept de la justice (dikaiosúnē), dont c'est ici la
première mention, apparaît à la jonction de l'entretien avec Céphale et de
l'entretien suivant, avec son fils Polémarque. L'histoire du concept de
justice montre la lente évolution d'un concept lié autant à la sagesse
populaire qu'à la cosmologie archaïque. Quand Platon le recueille, il a déjà
été thématisé comme vertu. Voir l'étude de S. Darcus-Sullivan (1995 : 174-
228), qui présente tout l'arrière-plan chez Homère, Hésiode, les poètes et les
penseurs présocratiques. Voir également E.A. Havelock (1978).
36. Platon critique ici une définition de la justice par l'application pure et
simple d'une règle ou d'une norme, dans le but de montrer que la définition
de la justice ne peut s'accommoder d'un légalisme conventionnel.
37. Platon emploie ici le terme hóros pour désigner ce que serait une
définition rigoureuse de la justice. Fréquent dans le corpus platonicien, ce
terme a plusieurs significations (terme, notion, limite, critère, règle), mais la
recherche des définitions (par exemple Gorg., 470b10) caractérise d'emblée
l'objet du dialogue philosophique. Il ne s'agit toutefois pas ici d'un emploi
technique, dans le sens de ce que serait par exemple une définition logique.
Aucune maxime de la tradition gnomique ne pourrait satisfaire aux critères
de la définition recherchée par Socrate.
38. Dès les premiers mots de son intervention, Polémarque associe sa
position à celle du poète Simonide. Tout ce morceau, qui s'étend de 331d à
336a, va en effet permettre à Platon de montrer, en dépit de sa vénération
pour les anciens sages, l'insuffisance de la sagesse traditionnelle, telle qu'on
peut la retrouver dans la poésie de Simonide. Défenseur de la démocratie,
Polémarque est proche de Socrate et a été condamné pour ses idées. Voir
l'exposé de sa position dans C. Page (1990).
39. Quand il se retire, pour laisser la place à son fils, Céphale lui lègue en
effet les apories de la morale traditionnelle, confiant qu'il saura relever le
défi de définir la justice. Cicéron, dans une lettre à Atticus (IV, 16)
commente sa sortie en insistant sur le fait que le vieillard quitte la
discussion pour se consacrer aux choses pieuses, indiquant par là une limite
de l'enquête philosophique. La structure de la République intègre la
tradition représentée par Céphale, puisque cette ouverture religieuse,
marquée à la fois par une fête et par la célébration d'un rite, trouvera sa
correspondance dans la fermeture du mythe d'Er. Voir P. Javet (1982).
40. La maxime attribuée à Simonide appartient en fait à toute la tradition
orale et Simonide fait ici figure d'emblème de cette tradition recueillie par
la poésie. Le poète de Céos (c. 556-486) occupait une position prééminente
dans la culture athénienne et il fut l'auteur d'épitaphes et d'hymnes en
l'honneur des guerriers morts au champ d'honneur lors des guerres
médiques. Proche de Thémistocle, on le retrouve à Syracuse vers 476, dans
la compagnie de Hiéron. La Lettre II de Platon (311a) le mentionne et le
dialogue de Xénophon sur Hiéron rapporte leurs échanges (II, 2, où la
maxime est évoquée). Platon le mentionne dans le Protagoras (316d-317c
et 339a-347a), alors qu'il fait écho à un concours poétique faisant rivaliser
Protagoras et Simonide et propose une interprétation de sa doctrine de la
vertu. La maxime elle-même se retrouve attribuée à Pittacos chez Diogène
Laërce (DL, I, 78 Goulet-Cazé), mais on ne la retrouve pas dans les
fragments conservés de Simonide.
41. En quel sens Simonide est-il pour Socrate un sophós ? Ces vocables
étaient courants pour marquer l'admiration (par ex. Protag., 315e). Pour le
sens du mot theîos chez Platon, souvent ironique dans la bouche de Socrate,
voir Ménon, 99c. L'apparente-t-il aux sages de la tradition, Bias et Pittacos
mentionnés en 335e, Solon et Thalès, dont il donne la liste dans le
Protagoras (343a-c) ? Ou ce jugement est-il ici une marque de plus de
l'ironie de Socrate ? Il n'y a aucune raison de douter de l'admiration de
Platon pour Simonide. Socrate le défend contre les critiques de Protagoras
(340a-b) et il fait de son savoir le fondement de la sagesse de Prodicos,
qualifiée de divine. Les poètes ne sont-ils pas les éducateurs de la jeunesse
(Protag., 316d, 325e, 338e) ? Voir le concernant les remarques de
M. Detienne (1967 : 105-143). Ailleurs, Socrate estime que les poètes
manquent de sagesse (Apol., 22a-b), qu'ils se contredisent (Protag., 347e,
Ménon, 71b), mais il n'en affirme pas moins que les propos de ceux qui sont
« sages » sont plus fiables (Théét.?, 152b, et Phèdre, 260a).
42. La critique faite à la définition de Céphale vaut-elle aussi pour la
formulation de Simonide ? Socrate montre facilement que la maxime de la
sagesse traditionnelle ne saurait convenir à toutes les circonstances et que
Simonide lui-même ne l'aurait pas acceptée. Il est donc nécessaire de
rechercher une autre interprétation (332a).
43. Cet argument introduit une modalité dans l'interprétation de la maxime :
la restitution ne doit pas être dommageable aux amis, mais il convient
qu'elle soit dommageable aux ennemis. Cette maxime était courante et on la
retrouve par exemple chez Hésiode (Travaux, 707 sq.), Pindare (Pyth., II,
83) et Eschyle (Prométhée, 1041 sq.). Socrate l'évoque comme une
conception populaire (Xénophon, Mém., II, 3, 14, et II, 6, 35).
44. Comme dans le Charmide (162a) et dans le Théétète (152c, 194c),
Socrate qualifie d'énigme une formulation qui manque de clarté ou de
rigueur. Il concède cependant que la formulation poétique est susceptible de
plusieurs significations, laissant ouverte la possibilité que l'une d'entre elles
convienne à la recherche philosophique. La recherche de la signification
acceptable va être menée par une analogie avec la médecine et la cuisine,
puis ensuite avec le pilotage (332e), pour tenter de préciser le sens de « ce
qu'on doit ». Cette analogie procède en ayant recours au concept de l'art
(téchnē) : l'art de la justice (332d2) peut-il être éclairé par l'art de la
médecine ? Rend-il ce qu'il doit de la même manière ?
45. Notons ici l'emploi de l'optatif, qui indique déjà la réticence de Socrate
à concevoir la justice comme une téchnē. Quelle est ici la portée de ce
premier concept de justice ? J. Adam (ad loc.) la conçoit comme la vertu
correspondante de l'hosiótēs, c'est-à-dire de l'attitude juste envers les dieux.
C'est l'excellence humaine dans sa généralité, à laquelle fait écho Théognis :
« Dans la justice se concentre toute la vertu humaine” (Poèmes élégiaques,
v. 147). Dans la conception grecque avant Platon, on peut considérer la
justice comme l'équivalent d'un concept de bien ou de moralité. Voir sur ce
point S. Darcus Sullivan (1995 : 174-227) et E. Havelock (1969). Les
définitions de la justice dans l'œuvre de Platon sont nombreuses et la
définition populaire – l'art d'aider ses amis et de nuire à ses ennemis – se
retrouve par exemple dans le Ménon (71e) et dans le Criton (49b), où
Platon montre comment elle doit être dépassée. Xénophon y fait écho
(Mém., II, 3, 14, et II, 6, 35) et Platon peut àjuste titre être considéré comme
le premier à s'opposer à cette morale conventionnelle. L'exemple en serait le
vers de Pindare : « Puissé-je aimer mes amis ! Mais rendant haine pour
haine, je courrai sus à l'ennemi, comme un loup… » (Pyth., II, 82-83
Puech).
46. C'est la discussion de la justice comme téchne qui amène les concepts
d'action et de tâche (prâxis et érgon). Présents dans plusieurs discussions
socratiques sur la vertu, ces concepts reviendront principalement au
livre IV, alors que Platon voudra fonder sur la tâche propre de chacun la
détermination de la justice de l'ensemble. Voir par exemple Gorg., 451a,
Protag., 311b et 318b.
47. Notons que le contexte premier proposé par Socrate pour l'interprétation
de l'art de la justice est la guerre. Les amis et les ennemis ne sont pas
d'abord les particuliers dont on se demanderait ce que signifie le devoir de
les traiter justement, mais les alliés et les citoyens de cités ennemies. Ce
contexte est sans doute le plus déterminant dans toute l'enquête de la
République, dans la mesure où la justice doit d'abord garantir la paix et
l'harmonie dans la cité et dans les rapports entre les cités. Les contextes
juridiques qui règlent les relations des particuliers paraissent toujours
subordonnés à cette signification première de l'amitié et de l'inimitié, la
signification d'abord politique et militaire. Ce contexte guerrier, repris au
livre V, est à la base de l'interprétation straussienne de la République, voir
par ex. L. Craig (1995).
48. Le terme générique (sumbólaia) est rapporté par Socrate à une forme
plus englobante, les associations (koinōnḗ mata) Il s'agit dans le premier cas
des obligations contractuelles entre particuliers, principalement pour les
prêts et les opérations impliquant de l'argent. Le législateur en a la
responsabilité (Pol., 295a), mais les particuliers peuvent également
contracter directement (infra, IV, 425c). Dans le second cas, il s'agit de
toutes les ententes et conventions, qu'elles impliquent ou non de l'argent.
49. Cette référence à la position des dés au jeu revient au livre VI (487b),
pour illustrer la manière de Socrate de bloquer l'argumentation, l'échange
dialogué étant alors comparé au jeu de dés.
50. Platon oppose ici non pas l'individu et la collectivité, mais les affaires
impliquant des tractations ou des associations et les affaires personnelles,
privées.
51. L'argument développé par Socrate institue une comparaison entre les
arts qui correspondent aux métiers utiles (le pilote, le vigneron, le musicien,
etc.) et l'art qui ne correspond à aucun usage utile, à aucune chrḗ sis. La
conclusion paraît inévitable (333e), l'art du juste est un art inutile, il est
dépourvu de toute valeur. Platon n'est certes pas dupe de ces analogies (voir
ses remarques dans Pol., 277c et 297e), mais celles-ci permettent de
montrer la différence de registre entre l'art moral et la technique.
52. Le principe en vertu duquel si on connaît le bien, on connaît aussi le mal
est ici appliqué de manière sophistique. Voir Phédon, 97d, et Charm., 166e.
L'exemple de la capacité de voler est exposé dans l'Hippias mineur, 365c.
53. Il s'agit ici des stratégies militaires, plans de campagne et autres
délibérations secrètes dans les activités de la guerre.
54. Père d'Anticlée, grand-père maternel d'Ulysse, il vient dans l'Odyssée
(XIX, 399-466) voir son petit-fils et c'est lui qui lui donne son nom. Ulysse,
blessé à la cuisse par un sanglier lors d'une chasse, est soigné par Autolycos
et ses fils. À quoi renvoie le propos d'Homère que cite ici Platon ? Peut-être
au fait que, dans l'Iliade (X, 262-68), Autolycos avait dérobé le casque
d'Amyntor qui allait plus tard protéger Ulysse.
55. Cette ironie à l'endroit des poètes est particulièrement bien placée,
puisque Polémarque entend faire reposer sur Simonide sa conception de la
justice. Le paradoxe auquel parvient en effet la discussion (334e) est le
contraire de la pensée de Simonide : la justice consisterait à faire du bien à
ses ennemis et à nuire à ses amis. Présentée comme un dilemme,
l'argumentation qui se conclut ici est la suivante : ou bien il est juste de faire
du tort à ceux qui ne sont pas injustes à notre endroit et de faire du bien à
ceux qui sont injustes, ou bien il est juste de faire du tort aux amis et de
faire du bien aux ennemis. Polémarque considère que la première position
est malhonnête, et la deuxième heurte de front la maxime attribuée à
Simonide.
56. Ce passage et le passage parallèle dans le Premier Alcibiade (127d),
comme bien d'autres passages chez Platon, illustrent l'état de confusion
dans lequel Socrate plonge ses interlocuteurs. La comparaison avec la
torpille dans le Ménon (80a) en est l'image saisissante.
57. Selon cette position, tout homme de bien sera un ami, et tout homme
mauvais sera un ennemi. Cette conception pourrait se rapprocher de
certaines formulations attribuées à Socrate, par exemple par Xénophon
(Mém., II, 6, 14 sq.). Le raisonnement de Socrate implique ici la possibilité
de discerner l'apparence de la réalité dans l'identification des amis et des
ennemis.
58. La forme absolue de la condamnation de l'injustice contredit la morale
traditionnelle de la revanche : la justice, telle que la conçoit le philosophe,
n'est pas compatible avec l'hostilité. Platon contredit explicitement
Xénophon (Mém., II, 6, 35, et II, 3, 14) qui l'attribue à Simonide. Cet
argument est ici développé par une curieuse analogie naturaliste : de la
même manière que le mal causé par un animal à un autre rend celui-ci plus
mauvais, l'injustice rend le sujet de l'injustice plus injuste encore. La justice
ne saurait être la cause de l'injustice. L'argument recourt au concept de
l'excellence propre des animaux : l'exercice du mal détériore leur excellence
propre, qui est selon l'analogie l'équivalent de la vertu humaine. Or la
justice est l'excellence humaine propre (335c), en elle se résume l'ensemble
des vertus. Voir infra, II, 379c et en général la position socratique sur la
condamnation de l'injustice (335e et par exemple, Criton, 49b, et Gorg.,
469b). L'ensemble de ce passage peut être rapproché d'un fragment de
Simonide (frag. 5, 10-14 Bergk) et concourt à la morale traditionnelle qui
associe la prospérité à la conduite du juste. Dans le Charmide (172a), la
réussite découle de la sagesse.
59. Cette liste associe Périandre, le tyran de Corinthe (c. 625-585), réputé
pour la violence de son pouvoir, Perdiccas II (c. 450-413), roi de Macédoine
et allié changeant d'Athènes, Xerxès, le fils de Darius, roi de Perse (486-
465) et Isménias, roi de Thèbes : grands personnages de la vie politique,
leur richesse leur donne l'illusion d'un pouvoir réel. Aucun tyran ne peut
prétendre à un bonheur authentique (voir infra, IX, 587d). Dans le Ménon
(90a), Platon évoque le caractère suspect de la fortune d'Isménias.
Xénophon rappelle comment il fut condamné pour avoir spolié Timocrate
de Rhodes (Hellén., III, 5, 1 ; V, 2, 35).
60. L'attaque de Thrasymaque est directe et elle vise en premier lieu la
méthode de l'argument socratique, l'élenkhos. Manifestant une attitude
d'impatience, le sophiste exige de Socrate qu'il se soumette lui aussi à la
requête de fournir une réponse et propose à son tour une définition. Cette
impétuosité fait ranger Thrasymaque du côté du Polos ou du Calliclès du
Gorgias et Platon le peint sous des traits qui frisent la caricature. Rien chez
lui ne semble mériter considération et sa violence disqualifie, pour ainsi
dire a priori, sa position. Le reproche fait à Socrate de se contenter de
questionner est un leitmotiv récurrent (Xénophon, Mém., I, 2, 36 ; IV, 4, 9)
et on l'entend souvent chez Platon même (Théét., 150c).
61. Platon semble insister ici sur la différence entre une discussion sur le
juste et une recherche, plus élaborée et plus difficile, sur la justice.
Thrasymaque récapitule en effet les définitions possibles du juste (336d) et
les déclare sans intérêt, ce que ne contredira pas Socrate.
62. Cette apostrophe aux sophistes n'est certes pas un compliment et dans la
bouche de Socrate, cette expression courante de l'admiration (deinós) se
tourne ironiquement contre une prétendue sagesse.
63. Souvent reprochée à Socrate, qualifiée de puérile, assimilée à une
attitude purement ludique, l'ironie fait partie au contraire de la méthode de
la recherche socratique. Il s'agit d'une attitude qui consiste à ne pas révéler
ce qu'on sait, de manière à provoquer le questionnement et approfondir la
recherche. Voir par exemple Banq., 216e, et Théét., 150c, avec l'étude de
G. Vlastos (1990 : 37-68). Toute cette introduction sur la méthode de
Socrate et sur son attitude a pour but de dresser un portrait symétrique de la
position sophistique et de la recherche philosophique : le sophiste est un
expert habile et malin, qui connaît d'avance plusieurs réponses et propose
d'en exclure plusieurs (337c), alors que le philosophe cherche la vraie
réponse.
64. En quel sens Socrate dit-il à Thrasymaque qu'il est sophòs, sinon pour
lui signifier qu'il voit bien dans son jeu ?
65. Thrasymaque s'exprime ici comme si l'attitude de Socrate, qui manifeste
peut d'ouverture à sa proposition, méritait une sorte de châtiment : si la
réponse devait venir de Thrasymaque, ne devrait-il pas endurer une
correction qui le fasse souffrir (páschein) ? Le passage fait écho à la
coutume des tribunaux (Apol., 36b, et Lois, XI, 933d) qui faisait demander à
un accusé reconnu coupable de requérir une peine différente de celle
requise par l'accusation. Mais Socrate transforme cette épreuve souffrante
en projet de connaissance. Cet échange associe, comme toute la tradition
grecque l'avait exprimé, la souffrance et la connaissance (matheîn) ; par
exemple, Eschyle, Agamemnon, 176.
66. Alors que les sophistes réclamaient un paiement pour leur enseignement
et parvenaient dans certains cas à amasser de belles fortunes (voir le cas de
Protagoras, réputé plus riche que Phidias lui-même, Ménon, 91d), Socrate
menait une existence modeste et revendiquait pour lui-même une style de
vie exigeant un certain dénuement (Apol., 23b). Il ne possède pas de biens
matériels (338b).
67. Thrasymaque retourne ici contre Socrate le compliment ironique que
celui-ci lui avait adressé en 337a. La méthode de Socrate est aussi une sorte
d'expertise dont on peut se moquer, la profession de non-savoir
s'acccompagnant, au dire de Thrasymaque, d'un manque de gratitude à
l'égard de ceux qui savent, les sophistes.
68. Cette définition, qui fait retour dans les Lois (IV, 714c), peut être
considérée comme une détermination plus précise de la définition de la
justice comme intérêt, refusée par Thrasymaque en 336d et notée par
Socrate en 339b. Au livre suivant, Glaucon en fait une théorie courante sur
l'origine des constitutions et des cités (358c). Cette définition doit-elle être
rapprochée du constat de Thucydide (I, 76, 2), qui affirme que c'est le destin
naturel des faibles d'être dominés par les forts ? On ne saurait résumer la
pensée politique athénienne dans ce principe impérialiste, mais en le
mettant dans la bouche de Thrasymaque, Platon en fait la position des
intellectuels qui ont soutenu la politique de conquête et en un sens conduit
Athènes à la défaite. La comparaison avec la position de Calliclès dans le
Gorgias (par ex. 483a) a été l'objet de plusieurs études, voir R.L. Klee
(1930 : 317 sq.). La question est en effet d'abord politique : quelle est
l'origine des cités, sinon l'exercice de la force, comme l'exemple même
d'Athènes le montre ? Voir aussi le vers de Pindare (frag. 169 Snell), cité
dans le Gorgias (484b), alors que Platon semble identifier la loi du plus fort
et la loi de la nature. Voir supra, II, 359c. La position de Thrasymaque a
donné lieu à de nombreuses études, voir d'abord P.P. Nicholson (1974),
J. Churchill (1984), C.D.C. Reeve (1985) et F.C. White (1988).
Pour analyser la thèse de Thrasymaque, il faut en séparer les propositions
successives. La première fait de la justice l'intérêt du plus fort (338c1). La
seconde thèse fait de la justice le bien d'un autre (343c). La première thèse
résulte d'une lecture qui se présente elle-même comme un regard lucide sur
le lien social et on peut l'identifier à son fondement philosophique qui est un
conventionnalisme. C'est le dirigeant qui édicte les normes et les lois, et la
justice est donc le résultat de cette déclaration. Si l'origine de la justice est
le pouvoir, quel qu'il soit, alors son essence est d'emblée positive, ce qui la
distinguerait de la morale, qui, elle, pourrait être naturelle. Cette position
traditionnelle était déjà représentée dans le Criton, dans le passage de la
Prosopopée des lois, alors que Socrate exprime son respect de l'autorité des
lois, fussent-elles injustes. La position de Thrasymaque va bien au-delà
cependant d'une simple constatation de l'autorité, puisqu'il soutient qu'il n'y
a rien au-delà de cette conformité, seulement du pouvoir. On doit également
noter que Thrasymaque ne s'embarrasse pas de cette distinction et considère
toute la question de la justice sous le regard de la positivité des lois. Comme
les dirigeants, qui sont les plus forts de par leur richesse et leur rang social,
recherchent ce qui les avantage, ils auront tendance à promulguer des lois
qui leur sont avantageuses. Selon cette première formulation, la justice est
ce qui est élaboré politiquement (lois, pouvoir) et non pas ce qui est
moralement souhaitable (vie bonne). Socrate attaque cette formulation de
manière directe : si le dirigeant se trompe, ses lois sont-elles encore justes ?
Thrasymaque répond en proposant une deuxième formulation : la justice est
obéissance aux lois (339b7), ce qui relève d'un légalisme traditionnel. Cette
position semble cependant marginale dans l'ensemble de son argument et
Thrasymaque la refuse quand Clitophon propose de la reprendre. Il propose
plutôt de discuter à partir d'un concept pur de dirigeant, c'est-à-dire d'un
dirigeant infaillible et qui ne saurait de ce point de vue même manquer à
son propre intérêt.
Ce concept de dirigeant au sens strict, ou rigoureux, va permettre à Socrate
de se concentrer sur la nature de l'expertise requise de tout expert au sens
strict, qu'il soit médecin, pilote ou dirigeant : il s'agit de la science qui est le
fondement de son art, de sa téchnē. La justice, avant donc d'être définie
comme vertu et excellence, est présentée comme art de gouverner, comme
art politique. Sur ce point, Thrasymaque et Socrate se trouvent sur un
terrain commun. Mais le point de leur désaccord est la finalité de cet art :
alors que Thrasymaque croit que le tyran et l'injuste, qui sont naturellement
pléonectiques, ne rechercheront que leur intérêt, Socrate soutient au
contraire que les gouvernants gouvernent dans l'intérêt des sujets (343a). Le
traitement technique de la justice n'est donc pas suffisant, seule la
considération morale du télos peut assurer un modèle valable aux yeux du
philosophe. Toute la recherche de la République peut être considérée
comme le projet d'assurer un fondement autre que purement technique à
l'art politique, car si ce fondement est hors d'atteinte, il semble inévitable
que le sophiste triomphe : la force de l'intérêt propre dominera et la raison
qui pourrait servir l'intérêt des autres, emportée par la pléonexie (v.g. le
désir insatiable de prendre avantage, en exploitant les faiblesses des autres
pour en tirer un gain), ne travaillera que pour elle-même. C'est la position
de Thrasymaque lui-même, qui défend dans un long discours les bienfaits
de l'immoralisme. La position socratique, qui est le contraire de la
pléonexie, est que dans la mesure où l'art politique est un art véritable, il
doit servir l'autre (342c-343a). Cette position provoque chez Thrasymaque
l'expression d'un mépris à l'égard d'une attitude philosophique aussi naïve
que candide. Ce moment constitue une charnière importante dans
l'argument, puisqu'il sera l'occasion pour Thrasymaque (343b-344d)
d'exposer sa thèse sur l'infériorité de la justice, thèse qui en son point limite
lui fait qualifier la justice de vice. Le gouvernant est en effet un berger, mais
son but est l'exploitation du troupeau et non le bien de ses sujets. Il cherche
d'abord l'oikeîon agathón, c'est-à-dire son bien propre et il l'obtiendra par la
force et par l'exercice de son intelligence. C'est lui qui, au sein même de
l'exploitation, est le véritable phrónimos, le vrai sage. On doit donc
l'admirer. C'est également lui seul qui atteindra le bonheur, car seul l'injuste,
et en particulier le tyran exploiteur, saura accumuler les avantages : son
désir véritablement pléonectique, lui procurera le vrai bonheur. Cette
seconde thèse exige à son tour une réfutation complète, puisque Socrate
soutient que seul le juste est sage et heureux. À la pléonexie naturelle des
dirigeants exploiteurs et des cités dominatrices, il oppose le désir moral
soutenu par la raison et la connaissance. L'art politique moral sera par
essence désintéressé, et sa motivation sera conforme à une connaissance
désintéressée. Le phrónimos en effet n'est pas un habile calculateur, mais un
sage vertueux qui recherche le modèle de la justice hors de la sphère de
l'intérêt.
Le développement de l'argument général de cet entretien est complexe et on
peut le comprendre mieux en le rapprochant du passage parallèle du
Gorgias : non seulement Calliclès est un personnage très proche de
Thrasymaque, mais les thèses qu'il avance semblent à plusieurs égards les
mêmes. Le conventionnalisme est en effet une thèse centrale de la pensée
des sophistes, qui mettaient en question l'origine naturelle ou divine des lois
et des normes. La position de Protagoras, bien connue, n'est que l'emblème
de tout le mouvement qui agite les intellectuels autour de Périclès. La
conception traditionnelle est reflétée dans un fragment d'Antiphon (DK, 87 ;
A44), où on lit que la justice consiste « à ne pas transgresser les coutumes
de la cité dans laquelle on vit comme citoyen ». Cette conception sera
critiquée par les sophistes, puisque les lois sont d'imposition arbitraire et
qu'elles pourraient se révéler contraires à la nature. Cet argument est au
centre de la position de Calliclès (Gorg., 482c-486d), qui oppose la nature
et la loi. Selon lui, la loi (nómos) est le fait des faibles, qui recherchent leur
avantage, alors que la nature soutient les forts. Leur force les portera à
défier les lois et à renverser les conventions. L'entretien avec Thrasymaque
montre que cette position doit être nuancée et approfondie, car Platon peut
s'accorder avec Calliclès pour critiquer le conventionnalisme, mais pas
jusqu'au point de lui substituter la pure violence de la force naturelle. C'est
pourquoi dans la discussion avec Thrasymaque nous ne trouvons pas de
distinction entre ce qui est conventionnel et ce qui est naturel : dans la
présentation de sa thèse qu'expose Platon, on ne trouve aucune trace de
naturalisme. Là où Calliclès pense un individu violent et plein de désir,
Thrasymaque représente un tyran, dont l'idéal de pouvoir politique n'est pas
fondé sur une pure violence naturelle. Il est seulement pléonectique et
désireux de tourner les lois à son avantage. La position de Thrasymaque
n'en appartient pas moins au monde de la pensée des sophistes, puisque la
prémisse non énoncée de sa position est que l'immoralisme, l'injustice
vulgaire, correspond à ce qui serait juste par nature. Il reviendra à Glaucon,
au livre suivant (Rép., II, 359c), de mettre au jour cette prémisse naturaliste
en l'exposant dans les termes du débat nómos-phúsis.
Quelles sont les prémisses de l'immoralisme de Thrasymaque ? Il pense que
la justice a un fondement, mais qu'il est inutile de le respecter : l'injustice
présente en effet des bienfaits supérieurs, puisqu'elle est profitable, alors
que la justice n'est jamais dans notre intérêt. Cette deuxième portion de
l'argument de Thrasymaque déplace le sujet de l'enquête : la discussion se
concentre moins sur la nature de la justice et place en son centre la question
du bénéfice de la justice. La forme principale de cette question subsidiaire
concerne le bonheur : le juste est-il heureux ? La suite de la République
maintiendra liées ces deux questions : la recherche sur la nature de la
justice, qui se développe dans le thème psychopolitique du livre IV, ne sera
jamais dégagée de la recherche sur le bienfait de la justice qui du livre II
aux livres IX et X, propose une méditation sur le sort des justes et les
récompenses de la vie future.
69. Personnage historique, vainqueur à la 93e Olympiade en 408, il est
mentionné dans Pausanias (VI, 5) et Lysippe avait sculpté sa statue à
Olympie.
70. Cette distinction tripartite (tyrannie, démocratie, aristocratie) annonce la
distinction quadripartite qui fera l'objet de l'enquête politique et
psychomorale du livre VIII. Cette classification était classique (voir
Eschine, Ctesiphon, 6 ; Timarque, 4 ; et Pindare, Pyth., II, 86) et sera reprise
par Aristote, Pol., III, 1279b4, qui considère les trois régimes comme des
déviations de la royauté (tyrannie), du gouvernement constitutionnel
(démocratie) et de l'aristocratie (oligarchie). Au nombre de ceux qui
contribuèrent à en fixer la structure, il faut faire une place à part à Hérodote,
qui distingue le régime et ceux qui exercent le pouvoir (III, 80-82). Voir sur
cette classification, J. Bordes (1982 : 134, 232-249, et sur ce passage de
Rép., I, 338d : 249-252) et J. de Romilly (1959).
71. Il est difficile d'établir une relation de définition logique entre le pouvoir
comme exercice réel de la fonction de gouverner (árchein), et le principe
abstrait de ce pouvoir (krateîn) ; Platon soutient ici que c'est d'abord la
fonction politique du gouvernant qui lui assure le pouvoir qu'il exerce. Les
termes grecs utilisés sont souvent équivalents. Notons cependant que, dans
la conception de Thrasymaque, le pouvoir exerce dans les trois régimes la
même fonction, celle de la force supérieure, qui édicte les lois. Cette
distinction fait retour dans l'argument, 342c8-9. Dans les Lois (IV, 714b
sq.), Platon revient sur ce rapport des lois aux régimes qui les édictent et il
critique le pouvoir des régimes qui, cherchant uniquement à se maintenir,
n'ont aucun égard pour la justice de leurs lois. Au regard de Thrasymaque,
et de tous les réalistes politiques de sa mouvance, il paraissait certainement
idéaliste de rechercher le meilleur régime : chaque régime promulgue des
lois qui le servent, et les théoriciens qui accordent à ce fait un rôle
prépondérant dans la pensée politique se concentrent en conséquence sur la
prééminence de l'archḗ . Voir J. Bordes (1982 : 251).
72. Le terme traduit ici par gouvernement est archḗ , c'est-à-dire le pouvoir ;
les formes peuvent en varier selon les constitutions, certaines cités étant
gouvernées démocratiquement, d'autres tyranniquement, d'autres
aristocratiquement, mais cela, selon la thèse de Thrasymaque, ne modifie
pas la conception de la justice. Le juste est toujours ce qui est institué par le
pouvoir en place, c'est-à-dire par les régimes qui gouvernent. Or, chaque
régime gouverne en suivant d'abord l'intérêt des dirigeants, de sorte que la
justice est toujours identique à ce que promulgue le gouvernement en place.
Cette thèse est proche de celle que propose Calliclès dans le Gorgias (482c-
486d), mais il faut noter les différences. Elle a pour corollaire la proposition
qu'en tire immédiatement Socrate, lorsqu'il en entreprend l'examen :
l'obéissance au régime en place est nécessairement juste (339b). Ce
conventionnalisme n'est cependant pas exposé ici par l'opposition de la loi
et de la nature, contrairement à l'exposé de Calliclès dans le Gorgias. Ce
thème de la pensée sophistique était un topos courant à l'époque de Platon et
Aristote le présente comme tel (Réf. soph., 173a7-18). Dans le Protagoras,
Hippias insiste sur la priorité de la nature (337c-e), mais c'est seulement
dans le Gorgias que Calliclès expose ce que signifie la nature : c'est le règne
de la force et du pouvoir, qui ne saurait être jugulé par les lois visant à
protéger les faibles. Dans le Théétète (177d), l'autorité des lois est le
fondement de la justice. Par contraste, la position de Thrasymaque ne
recourt aucunement à la nature et se limite à une apologie des conventions
établies par les plus forts, alors que le Gorgias (504d) présente au contraire
les conventions comme des mesures protégeant les faibles.
73. Cette expression a ici le sens d'une intervention en faveur de la position
de Socrate, ce qui explique la réaction de Polémarque : Socrate n'a besoin
d'aucun défenseur (márturos), puisque Thrasymaque est d'accord avec lui.
74. Clitophon croit pouvoir corriger la thèse de Thrasymaque en distinguant
l'intérêt réel du plus fort de ce qui lui paraît être son intérêt, c'est-à-dire de
son jugement. Mais même si cette distinction ne correspond pas à la thèse
de Thrasymaque, Socrate accepte de la recevoir : elle ne modifie en rien, en
effet, le paradoxe auquel la thèse conduit, dans tous les cas, si on admet que
les gouvernants peuvent se tromper.
75. Thrasymaque ne peut se résigner à considérer comme le plus fort celui
qui se trompe, dans le moment même où il se trompe : le plus fort, selon
cette nouvelle modalité introduite ici dans l'argument, n'est plus le plus fort,
s'il se trompe. Thrasymaque développe l'argument par le moyen d'analogies
(340d) et il aboutit à la conclusion que le nom d'un expert comme pilote,
musicien ou gouvernant ne convient plus quand l'expert se trompe. Il n'est
plus dès lors qu'une manière de parler (340d5). Cette position repose donc
sur une distinction entre le sens strict ou rigoureux des désignations et leur
sens non-rigoureux : seul le premier peut servir l'argument, puisque l'expert
ne peut se tromper en tant qu'expert (dēmiourgòs, 340e4). L'analogie est
menée pour la triade de l'expert, du savant (sophòs) et du dirigeant
(árchōn), trois fonctions qui supposent un savoir lié à leur désignation
même : ce savoir vient-il à manquer, la désignation perd son sens, et l'expert
n'agit plus en tant qu'expert, le dirigeant en tant que dirigeant, le savant en
tant que savant.
76. Sous cette appellation, on désignait à Athènes des personnes qui
s'adonnaient à la dénonciation et qui cherchaient par tous les moyens à
provoquer des procès, de manière à mettre en valeur leurs habiletés
rhétoriques et à encaisser les récompenses prévues en cas de succès. Ces
délateurs publics devinrent rapidement une plaie du système judiciaire. Plus
loin, Platon les mentionne (VII, 553b) pour critiquer leurs abus.
Thrasymaque considère ici que Socrate le provoque délibérément, pour lui
faire du tort (341a), et c'est en ce sens qu'il le traite de sycophante. Cet
usage perdurera dans la doctrine de l'argumentation, voir Aristote, Réf.
soph., 15, 174b9 et Rhét., II, 24, 1402a14.
77. Le sophiste distingue ici, au moyen d'un vocabulaire technique rhḗ ma et
ónoma, l'expression et le nom, c'est-à-dire un usage qui peut varier quant à
la précision et un concept, qui lui est invariable et qui est fixé dans un nom.
Voir pour cette distinction, Gorg., 450d. Cette distinction recoupe-t-elle
celle qui vient un peu plus loin (341b) entre l'usage habituel, la manière de
parler (hōs épos eipeîn) et le sens strict (akribeî lógōi) ? Pas exactement,
dans la mesure où la distinction entre l'expression et le nom suppose une
référence stricte (le concept du médecin renvoie à la fonction de la
médecine exercée dans sa perfection), alors que le sens strict désigne
seulement la plus ou moins grande rigueur dans l'usage du langage (voir
infra, sur l'art au sens strict, 342b). Voir aussi le passage des Lois (II, 656e)
qui associe la manière de parler à un résumé de l'usage.
78. Si chaque art a un intérêt particulier, c'est dans la perfection de cet
intérêt qu'il réalisera ce qu'il poursuit, et non dans quelque intérêt différent
ou adventice. Chaque téchnē possède sa fonction propre (voir infra, 353b),
qui est la finalité que chaque art particulier poursuit. L'argument est élaboré
à partir de deux fonctions, celle de la médecine et celle du pilotage, des
analogies très prisées dans les discussions socratiques.
79. Si les arts poursuivent une fonction particulière qui correspond à ce qui
est leur intérêt particulier, ils sont par ailleurs entièrement autosuffisants et
ne requièrent pour eux-mêmes aucun art de niveau hiérarchique supérieur.
C'est en ce sens que Socrate soutient que l'art possède une excellence
(aretḗ ) parfaite, autosuffisante : cette excellence s'identifie à la perfection de
sa fonction. L'argument de Socrate est construit en parfaite symétrie avec le
concept du dirigeant parfait de Thrasymaque, le dirigeant infaillible, le but
étant de montrer que l'un comme l'autre n'ont aucun intérêt pour eux-
mêmes, ils ne servent que leur fonction, c'est-à-dire l'autre (le malade, le
gouverné, le navire). Sur ces questions, voir les analyses de T. Irwin (1995 :
176-180).
80. Le développement de l'argument est complexe. Si les arts dirigent et
gouvernent leur objet, ils en sont la science (epistḗ mē, 342c11). Cette
affirmation se fonde sur la préséance de la science : aucune téchnē ne peut
s'exercer en tant que telle, elle suppose une science, qui est le véritable
fondement de son pouvoir sur l'objet. Cette proposition est essentielle à la
conclusion concernant l'intérêt du dirigeant (342d), car seul le dirigeant qui
sait peut exercer son art dans l'intérêt véritable de ses subordonnés. On peut
voir ici l'argument politique de la République entrer en scène, avant même
son développement dans les livres subséquents. C'est en ce sens seulement
que le dirigeant est un expert de son art de gouverner (342e9). Non
seulement tient-il compte de l'intérêt de l'autre, du plus faible, mais encore
le fait-il sur la base de la science qui fonde son art. Cette position contredit
explicitement et complètement l'immoralisme de Thrasymaque, qui voit
dans la justice une ingénuité, une candeur et au bout du compte une
aberration. Seule l'injustice est une vertu, puisqu'elle seule permet
d'atteindre le bonheur par la satisfaction des besoins. Sur la doctrine de
Thrasymaque et son lien à la sophistique, voir G.B. Kerferd (1981 : 117-
123) et sur son attitude à l'égard de la sōphrosúnē, voir H. North (1966 :
115).
81. La conjonction de l'intérêt et du bien (sumpherón et prépon, 342e10)
montre ici l'importance d'une conception morale de l'intérêt du plus faible.
82. La comparaison du dirigeant et du berger est fréquente chez Platon, qui
compare même les dieux de l'âge d'or à des bergers (Pol., 271d). Socrate
avait lui-même eu recours à cette comparaison, mais dans le but opposé
(Xénophon, Mém., III, 2, 1), évoquant l'exemple d'Agamemnon chez
Homère. Dans le Théétète (174d), le tyran exploite son troupeau le plus
possible.
83. L'expression pourrait signifier « un bien d'une autre nature, un bien
étranger » (allótrion agathòn), mais le sens de l'argument est de faire voir
qu'être juste consiste à rechercher le bien d'un autre que soi-même. Aristote
(Eth. Nic., V, 3, 1130a3 ; 1134b5) note que la justice est la seule des vertus
à rechercher le bien d'un autre que soi.

ō̂
84. Ce terme (euēthikō̂n, c6) est rare chez Platon (Rép., VII, 529b, Charm.,
175c et Hipp. maj., 301d). Il désigne ceux qui ont une attitude morale en
toutes choses. Dans la bouche de Thrasymaque, ce terme se transforme en
reproche, puisque la moralité des faibles est le signe de leur soumission.
Tout le discours de Thrasymaque, qui se rapproche de celui de Calliclès
dans le Gorgias (490b, 511a, 521c) est une charge contre l'attitude morale,
puisque l'idéalisme est le fait des faibles, alors que le réalisme impose de
considérer l'exploitation comme un fait.
85. L'injustice la plus totale, celle qui est parfaite (teleōtátēn) est l'injustice
tyrannique. Suivant B. Jowett (ad loc.), on peut en comparer la description
chez Euripide (Phéniciennes, 549), qui fait de l'injustice le bonheur du
tyran. Ce thème du bonheur du tyran était assez commun, Platon y fait
allusion dans le Gorgias (au sujet du bonheur d'Archelaos de Macédoine,
470d).
86. Socrate ironise ici sur les qualités de Thrasymaque. Ce qualificatif de
« démonique » désigne des êtres intermédiaires entre la divinité et
l'humanité ; en II, 382e, Platon dit que comme le divin, le démonique ne
peut être que véridique. Appliqué au discours fallacieux de Thrasymaque,
l'apostrophe devient dérisoire, puisque dans la pensée de Platon, seul
Socrate est véritablement démonique, habité de la voix d'une conscience
véridique. Sur ce qualificatif utilisé comme apostrophe, voir l'étude de
E. Brunius-Nilsson (1955).
87. Ce passage, auquel Platon fait écho plus bas (352d), permet
d'approfondir le parallèle avec la discussion menée sur le genre de vie dans
le Gorgias (492c, 500c) : dans ces deux morceaux, Platon décrit la vie du
juste comme la vie exemplaire de l'être humain, qui n'est réalisée dans sa
perfection que par l'engagement dans la philosophie. Voir ensuite 377b,
578c, 608b. La règle (diagōgḗ ) est le principe de conduite de toute
l'existence, c'est une direction que chacun doit suivre (diagómenos), s'il veut
vivre la vie la plus profitable. La distinction entre ce qui est profitable
(lusitelḗ s) et ce qui est bénéfique (ophélimon) ne semble pas stricte.
88. Socrate rappelle à Thrasymaque que toute la discussion concerne la
fonction considérée dans la perfection de l'art, c'est-à-dire selon son concept
rigoureux : il s'agit de ceux qui commandent réellement (346b), des
dirigeants en tant que dirigeants.
89. L'évocation de l'éventualité de la cité juste est-elle déjà le projet de la
république idéale ? Voir Ménon, 89b et 100a. Le thème de la réticence des
sages à s'engager dans les affaires publiques sera repris infra, VI, 520e-
521a.
90. La discussion prend un nouveau cours et Socrate, plutôt abruptement,
laisse de côté la discussion de la thèse de Thrasymaque sur la justice
comme l'intérêt du plus fort ; il oriente la discussion sur la question du
bonheur de la vie du juste. Les bienfaits (agathà) de l'existence de l'homme
injuste sont les profits qu'il en escompte, et Socrate propose de leur opposer
ceux de l'existence juste (348a). Ce thème ne sera conclu qu'au livre IX,
après que toute l'enquête du dialogue aura montré son fondement dans la
doctrine métaphysique de la justice. Selon plusieurs interprètes, l'argument
principal de la République est celui de la priorité de la justice, plus encore
que la question de son essence : la justice est ce qui bénéficie le plus à celui
qui la pratique et ce bénéfice est le bonheur (et le plaisir qui lui est associé).
L'insistance de Socrate en 352d pour mener cet examen sur le bonheur va
en effet dans ce sens. Mais cette recherche n'est jamais détachée de la
dialectique de la justice, telle qu'on la trouve au livre IV. Voir G. Vlastos
(1977) et R. Kraut (1992).
91. L'expression de la dialectique des arguments suppose une série
symétrique des bienfaits de l'existence injuste et de l'existence juste. Cette
méthode qui fait le compte au terme de la discussion n'a pas la faveur de
Socrate, qui préfère que les points d'accord soient marqués au fur et à
mesure. La mise en parallèle de contradictions (antikatateínantes, 348a7)
renvoie peut-être à une méthode sophistique, mais elle pourrait aussi dériver
de l'usage des tribunaux, faisant alterner l'accusation et la défense.
92. Thrasymaque se refuse à qualifier la justice de vice, il se replie donc sur
une position condescendante : c'est une forme de naïveté, une ingénuité
caractéristique des êtres moraux, qui sont toujours des êtres simples.
L'opposition entre euḗ theia et kakōḗ theia (d1-2) permet d'exprimer le sens
de ce prédicat : l'ingénuité est une forme de bonté morale du caractère
naturellement simple, auquel s'oppose le caractère malicieux, la mauvaise
nature. Le terme est traduit par G.M.A. Grube high-minded simplicity, qu'il
oppose à low-minded. Voir supra, 343c, sur les êtres qui sont naturellement
moraux et plus loin, 349b4-5, le juste qualifié d'« ingénu civilisé » par
Thrasymaque. Le concept est évoqué de nouveau en III, 400e alors qu'il est
rapproché d'un manque de rationalité.
93. Dans la bouche de Thrasymaque, cette vertu du jugement bien calculé
semble bien convenir à son idéal de la justice politique de ceux qui
recherchent leur propre intérêt. Il s'agit cependant d'un usage perverti de la
prudence réfléchie, voir I Alc., 125e et Protag., 318e. Au livre IV, Platon
dira de cette prudence qu'elle est une authentique connaissance, celle des
gardiens (428b).
94. Que désigne ici le terme phrónimos ? S'agit-il de l'habileté de ceux qui
savent s'en tirer, tout en maintenant l'apparence de la moralité, ou de
prudence authentique, c'est-à-dire de sagesse ? Socrate s'exprime ici
ironiquement et les sages de Thrasymaque ne sont en fait que des habiles.
Voir infra, 349d3
95. Thrasymaque identifie donc l'injustice la plus entière à l'injustice
politique, considérant l'injustice criminelle ou simplement morale d'un
degré inférieur. En ayant recours à cette distinction, Platon indique déjà la
portée politique du concept de justice qui sera élaboré dans la République :
pour répondre à Thrasymaque, il ne faut pas seulement réfuter les exemples
ordinaires des injustices criminelles banales (les coupeurs de bourses), mais
l'injustice la plus haute, l'immoralité politique des dirigeants exploiteurs.
C'est pourquoi la direction de la discussion se concentrera sur ce point à
partir de 351b, l'injustice de la cité paraissant plus importante à discuter que
l'injustice de l'individu. Mais Platon conservera le parallèle au cours de tout
le dialogue, et dans l'entretien avec Thrasymaque il le maintient (voir 351e,
sur les effets de l'injustice à l'intérieur de l'individu). Le conflit interne, la
dissension est le problème central de la politique grecque, et Platon le
compare souvent au désaccord intérieur (Lois, I, 626d). C'est sur cette base
qu'il propose, comme schème central de la recherche, le parallèle
psychopolitique (II, 369a) qui aboutit au livre IV à la définition de la justice
comme harmonie interne sous l'égide de la raison.
96. L'expression traduite ici (pléon échein) recoupe le concept de la
pléonexie. La forme verbale (pleonekteîn, 349b8, 349c4) pourrait se
traduire par « exploiter », « tirer profit de ». Sur le sens général de ce
vocabulaire, voir J. Gutglueck (1988), qui insiste sur la notion d'excès, mais
note deux significations concurrentes : avoir plus (Gorg., 490c1) que sa
juste part ou se trouver dans une situation supérieure. Les deux sens sont
souvent confondus. Thrasymaque fonde sa position sur le fait de posséder
plus d'avantages. Platon avait déjà associé au caractère violent de Calliclès
(Gorg., 508a) la pléonexie ; voir également Lois, III, 691a.
97. Le conflit interne (stásis) s'oppose à l'harmonie des esprits, qui est la
véritable concorde (homonóia) et l'amitié (philía). Notons que dans le
fragment conservé du discours de Thrasymaque (DK 85 ; B1), le sophiste
est très attentif au rôle dévastateur de la discorde et il plaide pour l'harmonie
et la réconciliation entre les parties. Ici, Platon introduit le parallèle entre
les effets de l'injustice dans la cité et dans l'individu (352a). Ce rapport est
plus qu'une simple comparaison, puisque tout le livre IV sera consacré à
montrer la structure commune de l'âme et de la cité. Voir infra, 434d, 441c.
98. Dans le plaidoyer de Socrate, cette affirmation pourrait être une réplique
directe à une position de Thrasymaque, rapportée par Herméias (In Phaedr.,
239, 21 Couvreur = DK, 85 ; B8) : « Thrasymaque a écrit dans un discours
quelque chose comme ceci : à savoir que les dieux ne jettent nul regard sur
les choses humaines, car sans cela ils ne se désintéresseraient pas de ce qui
est le plus important parmi les biens propres aux hommes : à savoir la
justice. » Pour la justice des dieux, voir Philèbe, 39e, Lois, IV, 716d, et
infra, 383e, 612e.
99. Première occurrence dans le dialogue du concept de fonction propre
(érgon), destiné à jouer un rôle de premier plan dans la définition des vertus
constitutives de la cité et de l'âme individuelle (II, 369e). La définition de
l'excellence suppose en effet qu'on ait précisé au préalable le sujet de cette
excellence. En procédant par le moyen d'analogies matérielles (par ex. la
fonction propre d'une serpette), Platon isole la fonction propre : ce qu'une
chose ou un sujet réalise plus parfaitement que les autres (352b, mais
également Gorg., 468b, 499e). À chaque fonction propre est associée une
excellence et dans le domaine moral, cette excellence est qualifiée de vertu.
C'est l'excellence propre de l'âme (353d), elle doit régir et diriger. Le thème
est constant dans la pensée de Platon (par ex., Phèdre, 246b, Crat., 400a, et
Phédon, 94b). Il s'agit d'une doctrine métaphysique qui engage toute
l'éthique et Socrate l'introduit ici sur le mode d'un axiome plutôt que comme
une position à démontrer. Le terme grec aretḗ soutient l'une et l'autre. Sur
l'histoire de ces concepts, voir S. Darcus-Sullivan (1995 : 123-173). Cette
histoire montre une évolution de la signification matérielle (qualité d'une
chose, d'un être) vers la signification morale et la doctrine de la vertu.
L'opposé de l'excellence est le défaut (kakía), qui dans le domaine moral
devient le vice.
100. Le thème du bonheur du juste commande l'ouverture et la fermeture du
dialogue, par la double figure de Céphale et d'Er le Pamphylien. La
perspective de l'immortalité en effet n'est pas indifférente à la démonstration
de l'essence de la justice, même si elle fait l'objet principalement du
Phédon. Le bien vivre, le thème existentiel de plusieurs dialogues
socratiques (par ex., Charm., 172a), marque sa supériorité sur l'immoralité
de Calliclès et de Thrasymaque. Platon raccorde donc cette recherche sur la
justice avec la préoccupation morale et métaphysique de l'ensemble des
dialogues, une recherche sur la vie bonne qui ouvre sur l'immortalité.
Livre II

1. Au livre VIII, Platon présente son frère Glaucon comme un tempérament


typique de la timocratie, en raison de son ardeur à combattre (548d). Son
portrait dans la République résulte de notes vivaces, comme son amour des
animaux (V, 459a), son expérience dans les choses de l'amour (V, 474d), qui
font de lui un homme véritable, andreiótatos.
2. Glaucon souhaite que l'argument soit développé jusqu'à son terme, et ce
n'est pas tant la démission de Thrasymaque qu'il déplore que ce qui se
présente comme l'interruption de la recherche. Son propos consiste à la
relancer sur de nouvelles bases, en se faisant le porteur des opinions de
ceux qui valorisent l'injustice. Ce n'est donc pas sa position personnelle qu'il
exposera, comme il le répète à plusieurs reprises, mais l'opinion de ceux qui
font grand cas de l'injustice quand elle peut demeurer impunie. La fable de
l'anneau de Gygès est introduite dans ce contexte et on peut la considérer
comme le condensé d'une anthropologie philosophique pessimiste, où la
moralité de la justice est le seul résultat de la contrainte sociale.
3. Cette locution doit s'interpréter littéralement et signifie que dans tous les
cas, c'est-à-dire absolument, la justice est préférable à l'injustice.
4. La classification des biens proposée ici par Glaucon repose sur la
distinction de base entre ce qui est bien en soi et ce qui est bien en vertu de
ses conséquences. Platon va soutenir que la justice appartient à la catégorie
des biens qui sont excellents à la fois en eux-mêmes et pour leurs
conséquences. La discussion sur cette distinction s'est beaucoup développée
dans le commentaire analytique contemporain, en particulier chez T. Irwin
(1995) et N. White (1984). L'objet de la discussion se concentre sur la
notion de bien en lui-même : Platon présente-t-il un argument clair,
susceptible de dégager un bien en soi de toutes ses conséquences ? Par
exemple, le plaisir ou le bonheur. Plusieurs interprètes ont en effet noté
qu'alors qu'il annonce une défense de la justice en tant que bien souverain,
l'argument de la République expose plutôt la justice comme un bien qui
produit le bonheur. La doctrine de Platon est-elle un eudémonisme ? Ou
encore un utilitarisme ? T. Irwin propose une interprétation suivant laquelle
Platon ne confond pas la justice et le bonheur, mais considère la justice
comme une composante de la définition du bonheur. Cette interprétation est
critiquée à juste titre par N. White, qui se concentre pour sa part sur la
nature du lien de conséquence entre un bien et ce qui en découle : selon lui,
il ne faut pas durcir, en ayant recours à des catégories modernes, un lien de
causalité que Platon cherche précisément à analyser pour dégager la justice
en elle-même, c'est-à-dire la possibilité d'une justice considérée absolument.
À cet égard, la comparaison avec la position aristotélicienne dans l'Éthique
à Nicomaque (I, 4, 1096b13-16) montre l'enjeu d'une distinction du bien en
soi et de l'utile. Autres passages sur la classification des biens : Gorg.467e,
Phil., 66a, Lois, I, 631b (les biens humains et les biens divins), et II, 697b
(priorité des biens de l'âme).
5. La notion d'un amour du bien en lui-même est illustrée ici par l'exemple
de la joie et de plaisirs innocents. Ce bien en soi est-il déjà l'expression du
bien du livre VI (509b), celui qui est au-delà de l'être et dont l'appréhension
dépasse la connaissance de la raison ? Dans l'interprétation de l'éthique de
Platon, la réponse de Socrate est ici d'une importance cruciale : il existe un
tel bien, aimé pour lui-même et sans égard pour ce qui en découle. Ce bien
absolu, reconnu comme objet ultime de la recherche éthique, impose donc
une interprétation de la doctrine de la justice qui, au terme du parcours
allant du livre II au livre IX, identifiera la justice et le bien. On ne peut
facilement admettre une lecture eudémoniste ou utilitariste de l'éthique de la
République. Pour les plaisirs innocents, voir Lois, II, 667e.
6. Cette réponse, au premier abord, étonne. Compte tenu de la position de la
question, on attendrait que l'espèce la plus belle soit la plus souveraine,
celle du bien en lui-même. Platon classe la justice dans la seconde espèce,
celle qui conjugue le bien en lui-même et ce qui en découle ; être juste est
assimilé à être réfléchi, à voir, à être en santé. N'est-ce pas une réduction,
dans la mesure où la vue n'est pas un bien en soi, mais un bien en raison de
ce qu'elle rend possible ? C'est sur la base de cette réponse que plusieurs
interprètes ont cherché à placer la doctrine platonicienne du bien dans une
forme de conséquentialisme. Il faut cependant observer l'incongruité dans
l'exposé des conséquences : Platon présente d'abord des conséquences de
type fonctionnel (comme la vision) et des conséquences qui sont de purs
avantages matériels (comme des gratifications). La distinction de fond
réside donc entre la première et la deuxième espèce, prises ensemble et
proposées comme objet de l'analyse philosophique, et la troisième espèce,
l'espèce de la simple utilité, considérée comme inférieure. La justice
considérée en soi, dans l'âme (358b5-6), est d'abord distinguée de ses
conséquences vulgaires ; son association au bonheur demeure par contre
bénéfique et constitue la question philosophique de la République. Comme
la reprise du livre IX le montre, le bonheur de l'existence du juste, aussi
bien dans sa vie qu'après la mort, n'est pas la justification de la justice, mais
pour ceux qui sont à la recherche d'une motivation, il peut représenter
l'incitatif susceptible de convertir leur vie. Engagés sur ce chemin, ils
découvriront que le bonheur véritable n'est pas la conséquence matérielle de
l'existence juste, il en est un corollaire fondamental : c'est la justice qui
détermine le bonheur authentique.
7. Cette expression permet d'éclairer la question des conséquences : la
puissance de la justice réside dans ce qu'elle produit, l'existence juste qui
seule permet un bonheur authentique. L'aspect dynamique (dúnamis)
introduit ici une effectivité de l'existence juste, dont l'argument de Glaucon
constitue l'exploration.
8. Locution principielle de la métaphysique, cette expression constituera
d'abord le langage de la forme intelligible, séparée du sensible et existant
donc en soi et par soi. Il serait exagéré de penser pouvoir retrouver ici cet
usage métaphysique, alors que Glaucon ne fait que proposer un dégagement
de la justice de ses conséquences. C'est l'objet de sa requête philosophique
(358d2).
9. La distinction entre la nature de la justice et son origine (aussi 358e2,
359b4-5) ne donne pas lieu à un exposé rigoureusement séparé.
10. Ce thème est présent dans plusieurs dialogues de jeunesse, et Platon n'a
cessé de le discuter : d'une part, la thèse forte de l'éthique socratique (subir
l'injustice vaut mieux que la commettre) appartient aux axiomes de la
philosophie de Platon. Cette thèse est par ailleurs dégagée ici de ce qu'on
appelle le paradoxe socratique, à savoir que nul ne fait le mal de son plein
gré. C'est plutôt la thèse symétrique qui est présentée dans sa version
populaire : nul ne fait le bien de son plein gré, mais seulement sous la
contrainte de la loi. Dans l'exposé de Glaucon, qui rapporte une position
proche de la thèse de Calliclès (Gorg., 482 sq.), ce n'est pas tellement la
motivation morale qui semble mériter discussion, mais la mise en situation
de la justice dans la société : les opinions qu'il rapporte ont toutes trait au
fait que la justice est inutile et que seule l'apparence de la justice mérite
d'être poursuivie. Le contexte de discussion est donc très différent de celui
du Protagoras, par exemple, puisque c'est d'abord la dimension sociale qui
est soumise à discussion, et non pas la psychologie morale de l'individu
considéré isolément. Sur le caractère naturel du mal, et l'état originel de
guerre entre les hommes, voirs Lois, I, 626a.
11. Déjà exposée dans le Gorgias (483b), cette position sur l'origine des lois
reçoit ici un traitement plus nuancé : ce ne sont pas seulement les forts qui
exploitent les faibles par les lois, mais tous, en raison de leur expérience de
l'injustice, croient nécessaire de se contraindre mutuellement par
l'institution des lois. L'origine des lois serait donc la volonté commune de
restreindre l'exercice de l'injustice. Non pas cependant en raison du bien que
constituerait la justice en soi, mais en raison du fait que l'injustice a des
conséquences désastreuses qu'il s'agit de contenir. Le bien n'est donc pas
aimé pour lui-même, mais seulement négativement : en raison de
l'impuissance à commettre l'injustice. S'il possède l'impunité, chacun
choisira plutôt l'injustice : cette conception populaire, véhiculée par
Glaucon, qui prend soin de s'en distancer, représente un pessimisme que
vient renforcer la fable de l'anneau. Platon, en faisant exposer cette doctrine
par Glaucon, ne donne pas nécessairement son appui à ce contractualisme
primitif et on notera que Socrate, sans le contredire, n'en fait pas le
fondement de la réflexion politique qu'il s'apprête à élaborer. Voir Théét.,
172b, et Lois, X, 889e, sur l'origine sociale des lois : les lois ne sont pas
dans la nature, elles résultent de la téchnē, soutient l'Athénien. Voir
R. E. Allen (1987).
12. La construction étonne, le terme féminin (pleonexían) étant suivi du
pronom neutre ; mais on en a observé (B. Jowett, ad loc.) d'autres exemples
(Théét., 146e). La nature en son entier est donc animée de cet appétit du
gain, de cette recherche d'une possession supérieure et inégale. Seule la loi
peut contraindre cet appétit à respecter la norme de l'égalité. Cette
contrainte exercée par la loi semble inspirée du passage du Gorgias (484b),
où Platon cite un vers de Pindare (frag. 169 Maehler : « La loi est reine de
tout chez les mortels et les immortels ») ; voir aussi Protag., 337d. L'égalité
résulte de la loi, on ne saurait la rechercher dans la nature.
13. Même si le récit d'Hérodote (I, 8-13) évoque l'histoire de Gygès lui-
même, qui séduisit l'épouse du roi Candaule, mais sans avoir recours au
charme d'un anneau, et même si Platon lui-même au livre X de la
République (612b) parle simplement de l'anneau de Gygès, la leçon des
manuscrits est claire : il s'agit d'un ancêtre de Gygès. Voir la discussion de
J. Adam, ad loc. (app. I, vol. I : 126 sq.)
14. Ce terme, isótheon, est rare chez Platon. Par exemple, Phèdre, 255a1, et
258c2 ; infra, VIII, 568b4. Il exprime ici la prétention à un pouvoir qui
dépasse les capacités humaines et n'est pas dépourvu d'ironie
15. Formulation rigoureusement antithétique de la position socratique, qui
pose que personne ne fait le mal de son plein gré. Voir infra, 366d.
16. Passer inaperçu est certes le sommet de l'art, voir Protag., 317a. Le
médiocre (phaûlon, a4) est donc simplement le malhabile.
17. Reprenant l'expression de Thrasymaque (I, 344a), Glaucon évoque
l'injustice la plus accomplie, la parfaite injustice, celle qui conjugue la
perversité de l'apparence juste à la vilenie complète.
18. Littéralement, par le fait qu'il ne ramollit pas sous l'effet de la mauvaise
réputation. Une image empruntée au vocabulaire des larmes, signifiant le
fait de fondre, de se laisser atteindre.
19. Ce portrait du martyre du juste est déjà présent dans le Gorgias (473c),
où il préfigure l'exposé du présent livre. Voir également, infra, livre X,
613e, sans compter la référence au supplice du philosophe, lors de son
retour dans la cité après la sortie de la caverne (VII, 517a). Dans ces trois
descriptions, les sévices infligés au juste sont évoqués avec vivacité, dans
une description qui fait écho, il n'est pas permis d'en douter, à la mort de
Socrate.
20. Platon fait référence ici aux Sept contre Thèbes, vers 592 : « car il ne
veut pas paraître le meilleur, il veut l'être », dont il cite juste après les deux
vers suivants.
21. Selon l'exposé de la conception populaire, c'est l'injuste qui mène une
existence authentique, proche de la vérité ; la vérité pour lui, c'est la réalité
de l'injustice, et non pas l'apparence, requise socialement, de la justice.
22. Glaucon ne fait que reprendre les positions de ceux qui, dans la foulée
des propos de Thrasymaque, formulent des arguments cyniques en faveur
de l'existence injuste, allant jusqu'à faire de l'injustice une existence choyée
des dieux.
23. Peut-être repris d'Homère (Od., XVI, 97 sq.) ; voir également
Xénophon, Mém., II, 3, 19.
24. Alors que Glaucon s'est attaché à faire l'éloge de l'injustice (358d),
Adimante va s'attacher à faire l'éloge de la justice.
25. C'est-à-dire pour son mérite en tant que vertu, mais au contraire pour ses
conséquences. La présence du pronom (autò, a1) ne renvoie pas à la justice
en soi, qui serait la forme de la justice, mais à son mérite intrinsèque.
Comparer avec Protag., 361a.
26. Citation de Hésiode (Travaux, 230), légèrement modifiée par Platon.
Adimante recourt aux grands textes de la culture classique pour fonder la
doctrine morale de la rétribution du juste, une doctrine courante dans la
sagesse grecque. La justice comme mérite appartient à la culture
traditionnelle et déjà Hésiode affirmait : « Je veux aujourd'hui cesser d'être
juste, et moi, et mon fils : il est mauvais d'être juste, si l'injuste doit avoir
les faveurs de la justice ! Mais j'ai peine à croire que telles choses soient
approuvées par Zeus le prudent » (Travaux, 270-73). Platon reprend donc
ici la morale traditionnelle qui veut que les dieux récompensent le juste par
la prospérité et par une postérité florissante. Voir en ce sens également
Homère, Od., V, 7, avec la discussion de A.W.H. Adkins (1960 : 61-85).
Pour le recours à l'autorité, voir déjà Hérodote, II, 53.
27. Homère, Od., XIX, 109-113.
28. L'évocation des châtiments de l'Hadès rappelle le Phédon (69c) et le
Gorgias (493b). Qu'ils soient attribués injustement aux justes, ou
simplement présentés comme la rétribution de l'injustice, ces châtiments
sont pour Platon le résultat d'une imagination inutile, car les châtiments
véritables résident ailleurs, c'est-à-dire dans le mal lui-même qui est bien
au-delà de toute eschatologie mythique. Toute perspective de justification
par la rétribution est d'emblée inférieure à une justification philosophique
intrinsèque. Le mythe final du livre X présente une position différente,
puisque la représentation des châtiments y est décrite dans un but moral. Le
fils de Musée est sans doute Eumolpe. Voir Protag., 316d, et sur ce sujet
E. Rohde (1952 : 369).
29. Allusion probable aux initiés de l'orphisme, dont les banquets sont
décrits dans l'Axiochus (371c-d), mais aussi sans doute aux délices promis à
Héraklès (Od., XI, 602, et Pindare, Ném., I, 71). Pour l'ensemble des
récompenses et châtiments, voir Hésiode (Travaux, 285) et Hérodote (VI,
86).
30. Voir infra, VII, 533d, avec l'allusion orphique de Phédon, 69c :
« Quiconque arrive dans l'Hadès sans avoir été admis aux Mystères et initié
sera couché dans le bourbier ; mais celui qui aura été purifié et initié
partagera, une fois arrivé là-bas, la demeure des dieux. »
31. Cette opposition entre le discours des poètes et le discours populaire
renvoie au contenu de l'opinion courante, de la sagesse traditionnelle que
Platon contraste ici sur les textes des poètes. Voir plus loin, 366e, pour la
même opposition et Phèdre (258d).
32. Première mention de la vertu de modération, associée à la justice. Les
listes de vertus étaient un lieu commun de la morale traditionnelle. Sur
l'histoire des listes de vertus, et notamment de la modération (sōphrosúnē),
voir la riche étude de H. North (1966). Pour Platon, voir L. Brisson (1993).
Sur la difficulté de la vertu, comparer Protag., 339b, citant Simonide.
33. Cette théologie populaire, véhiculée par les poètes, fait du destin des
hommes l'objet du caprice des dieux, une conception que Platon condamne
plus encore que la doctrine de la justification par la rétribution évoquée plus
haut. Non seulement parce qu'elle donne lieu à l'exercice de la
charlatanerie, mais parce qu'elle est arbitraire et dépourvue de tout
fondement. Voir Sophocle, Philoctète, 447-452, et Euripide, Ion, 1621 :
« Oui, qui voit sur son toit s'acharner le malheur, doit reprendre courage et
garder son respect pour les dieux ; car les bons trouveront récompense à la
fin : les méchants resteront misérables ! » (trad. Parmentier et Grégoire).
34. J. Adam, ad loc., pense qu'il s'agit ici de confréries orphiques, décrites
par Théophraste (Caractères, 16). Voir P. Foucart (1873 : 153-157). Que les
dieux ne se laissent pas persuader de servir le caprice humain, Platon le dit
dans l'Euthyphron (13d).
35. Citation d'Hésiode (Travaux, 286-89), reprise dans les Lois, IV, 718e et
dans le Protagoras, 340d, sous une forme légèrement augmentée. Voir
également Phèdre, 272c, et Xénophon, Mém., II, 1, 20. Platon montre
comment on peut modifier le sens du vers d'Hésiode, puisque le poète, loin
de vanter la facilité du vice, montre plutôt l'effort requis pour la justice.
36. Citation d'Homère, Il., IX, 497, légèrement modifiée. Dans son discours
à Achille, Phénix l'enjoint de ne pas se durcir ; même les dieux, lui dit-il, se
laissent fléchir par des offrandes et des prières. Platon a rejeté cette position
dans les Lois, IV, 716e, et X, 905d.
37. Quelle connaissance Platon avait-il d'un corpus de textes orphiques ?
Déjà, le Phédon, 69c, et le Philèbe, 66c font allusion à une doctrine bien
constituée. B. Jowett, ad loc., évoque le témoignage d'Euripide (Hippolyte,
953, et Alceste, 967) sur l'existence d'un corpus orphique. L'association de
Musée et d'Orphée était courante dans le contexte des cultes d'Éleusis :
Orphée enseignait les mystères, alors que Musée était guérisseur et devin.
Platon en fait les enfants des Muses et de Selènè, la Lune, et il les évoque
ensemble dans l'Apologie (41a) et le Protagoras (316d). Hérodote (II, 53)
soutient qu'il n'y a pas de poètes antérieurs au couple Homère-Hésiode et
qu'en conséquence Orphée et Musée leur sont postérieurs. Voir
M.L. Morgan (1990 : 111-114, et 1992).
38. Les rites associés à la vie de « là-bas », c'est-à-dire de l'Hadès, sont
associés aux mystères éleusiniens et il n'est pas dans l'habitude de Platon
d'en présenter une image négative. Dans le Phédon (69c), les initiations sont
une approximation de la pensée philosophique ; voir également Banq., 203a
et 215c, et Euth., 277d. Métaphore du passage à la connaissance, les
mystères permettent l'accès au sens de l'expérience philosophique comme
conversion de la pensée et conviction de l'immortalité.
39. Fragment de Pindare, cité notamment par Cicéron (Ad Atticum, XIII,
38) et restitué par Bergk (frag. 213 Maehler).
40. Fragment de Simonide (Scholie sur Euripide, Oreste, 782 = PLG frag.
76 Bergk).
41. Le terme skiagraphía désigne les peintures en trompe l'œil et Platon y
recourt comme à une représentation illusoire, le contraire même du réel.
Dans le Phédon (69c), il oppose la vertu authentique, qui réside dans la
pensée, au trompe-l'œil de la vertu, qui est un échange de plaisirs et de
peines. Voir plus loin, dans le contexte de l'ontologie du réel et des
phénomènes, VII, 515d, 523b et 532c ; VI, 510a ; et X, 602d. Sur la
question de la peinture, voir E. Keuls (1978).
42. Évocation d'un vers du poète Archiloque (c. 650), qui avait associé la
ruse et le renard dans ses poèmes (frag. 224 Lasserre-Bonnard). Pour le
présent passage, voir frag. 190.
43. La différence entre les unes et les autres n'est pas toujours claire : ces
associations politiques sont plus ou moins l'équivalent de partis, exigeant
des serments d'allégeance (voir Thucydide, VIII, 54). Le succès de la
Tyrannie des Trente, pour ne mentionner qu'un exemple, fut le résultat des
actions d'associations de ce genre. Platon les présente ici comme le refuge
de ceux qui mènent une vie d'injustice. Voir Apol., 36b, et Théét., 173d. Un
passage des Lois laisse entendre que Platon interdirait toutes ces
associations (IX, 856b). Voir S.S. Monoson [2000 : 195].
44. Dans l'exhortation du livre X des Lois (885b), Platon classe en trois
attitudes l'impiété : croire que les dieux n'existent pas, croire qu'ils existent
et n'ont aucun souci des affaires humaines ; croire qu'ils sont faciles à
fléchir par des prières et des sacrifices. Voir aussi Lois, XI, 948c.
45. Probablement des divinités orphiques, comme Déméter ou Dionysos et
Hécate. Voir la discussion de M.L. Morgan (1990 : 108-123).
46. L'association de ces cités aux cultes à mystères donne à penser que
Platon évoque ici l'exemple d'Athènes, qui avait intégré les cultes d'Éleusis.
Voir W. Burkert (1992).
47. La postérité de Musée et d'Orphée (supra, 364e), point de départ de la
lignée des poètes et des interprètes de la volonté des dieux. Tout ce passage
oppose la théologie orphique de la libération des fautes aux exigences plus
élevées d'une justice absolue, que Platon présente sans possibilité de
rédemption par la prière ou les sacrifices.
48. En quoi consiste cette theía phúsis ? L'origine divine de la vertu, et du
naturel élevé qui permettra d'identifier le philosophe, est une question
récurrente chez Platon. Plus loin (VI, 492e-493a), il affirmera que ce naturel
divin excède la naissance et l'éducation : le vertueux constitue une
exception, il est l'objet d'une dispensation divine. On peut le rapprocher de
cette theía moîra (Ménon, 99e ; Lois, I, 642c) qui distingue le philosophe et
le vertueux.
49. Cette première mention du thème du gardien (phúlax) annonce la
nécessité des gardiens philosophes pour protéger la cité de l'injustice,
puisque individuellement personne n'est préparé, dès son enfance, au choix
de la justice. Voir le passage parallèle, Gorg., 472d-481b.
50. En revenant sur la classification des biens qui a servi de point de départ
à l'exposé, Adimante insiste davantage sur la valeur intrinsèque de la justice
que sur la conjonction des avantages et du bien en soi. Le bienfait de la
justice, ce en quoi elle est secourable (oninēsin, d3) peut donc être distingué
de ses conséquences utiles ou profitables, comme les récompenses ou les
réputations. L'argument est conclu en identifiant la justice au bien et
l'injustice au mal, considérés absolument.
51. Socrate évoque ici la figure d'Ariston, comme le fragment qui suit le
confirme, et non pas Thrasymaque, comme J. Adam le supposait. Le jeu de
mots sur la signification de son nom (áristos, excellent) est explicité en IX,
580c. Il s'agit du père de Platon, d'Adimante et de Glaucon. Quant à l'amant
de Glaucon, désigné comme son erastḗ s, P. Shorey (ad loc.) pense qu'il
pourrait s'agir de Critias. Le segment central est un fragment poétique,
d'origine inconnue (= West, 1971, Adespota, 1).
52. Bataille de 409 av. J.-C., décrite dans Diodore de Sicile (XIII, 65), l'un
des nombreux conflits entre Athènes et Mégare. Cette date crée un léger
anachronisme pour la date dramatique du dialogue : s'il faut la situer en
410, pour des motifs littéraires (voir Introduction), la référence à cette
bataille la ferait placer un an plus tard.
53. Socrate introduit ici, par le moyen d'une analogie avec la lecture de
petits et de grands caractères, ce qu'il est convenu d'appeler le motif
psychopolitique. Le but de la recherche est de saisir la nature de la justice
dans l'âme, mais comme on n'y parvient pas, on peut tenter de l'appréhender
sur un registre où elle sera plus manifeste, celui de la cité. Dans un passage
du Politique (277d-278b), Platon recourt également à une analogie
linguistique, celle des syllabes, pour progresser du simple au complexe. Les
sujets complexes requièrent l'usage de paradigmes (277d1). Cette analogie
intervient ailleurs (Théét., 205d-206a, et infra, IV, 402a). De manière
semblable, la méthode psychopolitique est introduite par l'analogie de la
lisibilité de caractères, la cité constituant une écriture plus lisible que l'âme,
parce que plus étendue. La fécondité de ce parallèle se révélera dans le
développement de l'argument, en particulier dans la doctrine de la vertu.
Voir sur la méthode, Soph., 218c, et Pol. 286a. Pour l'ensemble, voir
T.J. Andersson (1971), une étude complète de la méthode et de l'analogie
structurale de l'âme et de la cité. La progression de l'analogie est souvent
rappelée par Platon en cours de route : 371e (fin de la description de la
cité), 372e (description de la cité malade), 376c (début du programme
éducatif), 392c (fin de l'exposé sur les discours) ; IV, 420b-c (objection
d'Adimante), 427d (fin de l'exposé de la cité juste), 434d (justice dans
l'individu), 472b (possibilité de la cité idéale) ; VIII, 545b (description du
déclin des cités) ; et IX, 577c (conclusion de l'argument du dialogue).
54. Le dieu de la communication et des messages est ici associé à
l'interprétation de l'analogie constitutive de la méthode de la République.
55. L'emploi du terme idéa s'entend ici de manière concrète, c'est l'objet de
la vision, la forme visible analogue aux petits caractères qu'il s'agit d'arriver
à lire. La référence au cadre et à la lisibilité laisse supposer que l'analogie
est stricte et à aucun moment Platon ne met en question l'idée que la nature
de la justice soit identique dans l'âme et dans la cité. Voir sur cette question
F.M. Cornford (1912), qui argumente pour la priorité de la tripartition
politique et le caractère artificiel de la tripartition de l'âme, et à l'opposé,
J. Annas (1999), qui interprète la cité politique comme métaphore de l'âme
individuelle.
56. Au parallélisme âme et cité, Platon ajoute la perspective de la
généalogie : c'est en retraçant le développement de la cité que la formation
de la justice et de l'injustice apparaîtra avec clarté. L'examen demeure
théorique, puisqu'il s'agit d'une reconstruction rationnelle, et non pas d'une
véritable enquête qui aurait exigé un recours à l'histoire. Mais très
rapidement (II, 379a, et ensuite V, 458c), cette enquête devient une
entreprise de fondation : les participants à la discussion endossent le rôle de
fondateurs de cités, de législateurs. Cette transition de la généalogie à la
recherche d'une forme idéale s'opère sans que Platon n'intervienne pour la
marquer clairement. C'est l'irruption de l'injustice qui en est le motif
principal.
57. En cours de route (IV, 420b), Platon modifie ce plan : l'exposé de la
justice sera réservé au livre IV, et l'injustice sera reportée à l'examen de la
corruption, aux livres VIII et IX.
58. Cet exposé de la genèse de la cité primitive a une ambition historique
limitée et doit être mis en parallèle avec celui des Lois (III, 676a-680e), où
le projet est plus précis. On peut noter la présence de plusieurs aspects
idylliques (Pol., 269c), mais l'essentiel est la fondation économique et
sociale qui sera reprise pour la cité idéale, et notamment pour la séparation
des tâches.
59. Socrate évoque d'abord l'absence d'autarcie économique, aucun membre
de la société n'étant autárkēs (b6) par lui-même. C'est le besoin réciproque
qui rassemble les êtres humains et transforme leur ensemble naturel en
véritable cité : la sunoikía (c4), qui est simple habitation en commun,
constitue une forme primitive, qui se dépasse dans la cité quand le lien
économique devient social. L'idéal de l'autárkeia était déjà présent chez
Démocrite (DK 68 ; B 246).
60. La recherche philosophique qui s'amorce ici sera donc la restitution des
étapes par lesquelles s'instaure la cité. Au point de départ, il ne s'agit donc
pas encore d'une cité parfaite ou idéale, mais de la reconstitution de la cité
primitive, fondée d'abord sur les besoins (chreía, c10). La proposition d'une
recherche par le discours, en paroles (tō̂i lógōi, c9) en fait un travail
spéculatif ou théorique, par opposition à ce que serait un projet législatif
concret, pratique.
61. Aristote (Pol., IV, 4, 1291a10-19) a critiqué ce passage, en le prenant à
la lettre, comme si Platon n'avait en vue qu'un ensemble de services
matériels et ne voyait pas que la cité se forme en vue du bien. Ce reproche
étonne, tant la perspective de la République semble précisément au
contraire la formation de la cité en vue du bien.
62. La notion de tâche propre (érgon, 369e2, ta hautoû práttein, 370a4) est
destinée à jouer un rôle fondamental dans la généalogie des groupes
constitutifs de la cité idéale. En l'introduisant ici dans la description de la
cité primitive, Platon présente d'abord les tâches spécialisées des artisans et
hommes de métier. La sagesse consiste-t-elle à s'occuper de sa spécialité ?
Dans le Charmide (161e-163b), Socrate s'interroge sur le sens de
l'expression « s'occuper de sa propre activité », où il ne reconnaît pas une
définition satisfaisante de la sagesse. La diversité des talents et des
aptitudes est l'œuvre de la nature (370b1, 370c4) et elle ne résulte pas
simplement de l'exercice, de l'occasion (kairō̂i, c4) ou de la nécessité des
tâches. Ce principe, qui vaut pour la cité primitive, sera lourd de
conséquences quand il s'agira de tenir compte des talents naturels dans la
différenciation des groupes constitutifs de la cité idéale, et en particulier des
gardiens. Voir infra, III, 395b, et IV, 433a, et en parallèle, Lois, VIII, 846d.
Pour la discussion du principe, voir G. Vlastos (1977).
63. Tous les usages des animaux domestiqués sont mentionnés, sauf le plus
habituel, celui de fournir la viande. Celle-ci appartient à la cité luxueuse
(373c). Dans le développement de la cité primitive, Platon distingue les
fonctions selon trois catégories : les besoins de base, les fournisseurs
d'outils, les pasteurs. Cette distinction correspond à une spécialisation
progressive, mais elle demeure spéculative. Par contre, l'intervention
postérieure du commerce pour des fins d'échange entre les cités semble
constituer une séquence différente.
64. Ce passage se signale par l'omission de l'existence de l'argent ; tout est
effectué par l'échange de biens. Voir infra, 371c.
65. Il s'agit des armateurs, qui travaillent en collaboration avec les
négociants (Gorg., 511d-e ; Pol., 290a).
66. Platon distingue le groupe primitif de la fondation (sunoikía) de la
communauté d'association (koinōnía, b5) qui regroupe les activités
complémentaires. Ce vocabulaire de la fondation des cités, riche
d'implications politiques et économiques (voir Lois, V, 735b ; IV, 713a), a
été analysé dans la belle étude de M. Casevitz (1985 : 195 sq.).
67. Platon passe rapidement sur l'institution de la monnaie, qu'il présente
comme un symbole de la transaction. Elle semble réservée aux échanges
dans la cité. Voir Lois, V, 742a, qui limite la possession d'argent, tout en
admettant la nécessité d'une monnaie commune aux cités grecques.
68. Il s'agit encore de citoyens, et Platon évite de mentionner l'existence des
esclaves, sans doute parce qu'ils n'appartiennent pas au corps civique. Plus
loin, l'esclavage est réservé aux Barbares (V, 469b-470c). Voir sur ce point
G. Vlastos (1968 et 1973).
69. On note en effet que l'alimentation est végétarienne, et que le bétail est
réservé aux travaux des champs. Le végétarisme était-il pour lui un idéal,
peut-être inspiré du pythagorisme ? Voir Lois, VI, 782a-d. Ces farines
étaient cuites de diverses manières, principalement à base d'orge et de blé.
Notons qu'il permet à ses militaires de manger de la viande (III, 404b), et
même de la viande de porc (373c), tout en ne se privant pas d'ironiser au
sujet de « ceux qui en mangent ». Voir la critique plus bas, lors de l'exposé
du régime des gardiens en III, 404d, et à l'occasion de la description de la
démocratie en VIII, 559b. Pour toutes les questions de l'alimentation en
Grèce, voir J. Wilkins et alii (1995).
70. Le smilax est une plante à vignes, semblable au liseron commun. Voir
Euripide, Bacchantes, 107. Ce nom désignait aussi une variété de chêne en
Arcadie, et la scène que Platon décrit ici pourrait aussi bien évoquer des
couches de feuilles de chêne.
71. Le contrôle de la population apparaît ici une condition de la prospérité
et de la paix (373d), et Platon y revient en IV, 421e-423c.
72. Où se situe la frontière entre la cité primitive qui se satisfait de biens
fondamentaux, et cette cité du luxe, que Platon caractérise d'abord par les
banquets ? La première est la cité saine, c'est la cité authentique, véritable
(alēthinḕ , e6), alors que l'autre est remplie de phlegme (e8) et malsaine.
C'est cette cité remplie d'humeurs qui sera purgée (III, 399e). L'exposé de la
cité primitive se clôt ici ; vient ensuite, l'exposé des maux de la cité gonflée
d'humeurs (372e) qui vont exiger qu'elle soit purgée et dirigée par des
gardiens, dont l'exposé conduira à la dialectique des vertus du livre IV ; une
fois la justice découverte, la cité idéale des Gardiens philosophes, décrite
aux livres V-VII, pourra être considérée accomplie et l'exposé reviendra aux
maux des régimes politiques. Pour la cité malsaine, voir Lois, III, 691e. Voir
aussi, pour la critique du luxe (truphḗ ), P. Schmitt-Pantel (1992 : 452).
73. Platon durcit le trait, en rangeant au nombre des biens de luxe, « de
toutes formes » (pantodapá, a4), comme les essences et le mobilier, les
compagnes de table et de couche, qu'il associera plus loin aux prostituées
corinthiennes (III, 404d). Ce passage, comme tant d'autres, est souvent cité
comme une critique du luxe athénien, que Platon identifie comme la cause
de la ruine aux mains de Sparte, austère et disciplinée.
74. Littéralement, la faire croître en volume et en nombre, avec une nuance
nettement péjorative. Cette cité du luxe sera en effet remplie de fonctions
inutiles, et la liste que Platon en donne, dans son désordre qui lie pêle-mêle
les coiffeurs et les poètes, donne une indication de son mépris du luxe et de
l'ornement. Les poètes seront juste après l'objet d'une critique conduisant à
leur expulsion de la cité idéale (III, 399e). La conclusion du morceau par
l'ajout des porchers et des bestiaux (373c) ne manque pas d'ironie, après que
Glaucon eut qualifié la première cité de « cité de pourceaux ».
75. L'expansion territoriale et les conquêtes motivées par le désir de
richesse apparaissent donc comme les premières manifestations de
l'injustice : une cité qui saurait se maintenir dans l'état d'austérité
développerait-elle l'injustice d'une autre manière ? Platon n'envisage pas
cette possibilité : pour lui, le franchissement de la limite des biens
nécessaires (373e) constitue le mal originaire. Au livre VIII (547a sq.), ce
désir de luxe est présenté comme la cause la plus importante de la
dégénérescence du régime juste. De même, la chute de l'Atlantide (Critias,
120d). Voir aussi Phédon 66c, Protag. 354b. Une cité en paix devra
protéger son territoire (Lois, VI, 760e et 778e). Cette théorie de la pleonexía
centre donc l'analyse platonicienne de la guerre essentiellement sur une
détermination économique. Y. Garlan (1989 : 32) remarque que jamais, pas
plus chez Aristote que chez Platon, la réflexion ne cherche à prendre en
charge la coexistence des cités et leurs intérêts rivaux. Leur analyse est
centrée sur la cité autosuffisante et bien gérée. La formation des guerriers,
la stimulation du courage deviennent très importants. Mais n'y a-t-il pas
d'autres motifs pour un état aussi permanent, des motifs qui seraient plus
politiques que strictement économiques ? N'est-il pas question d'étendre une
domination, de créer des alliances, de forger des hégémonies ?
L'impérialisme repose certes d'abord sur la puissance acquise par la
richesse. Platon est proche de Thucydide, dans sa réflexion sur les causes de
la guerre du Péloponnèse : les Spartiates craignaient d'abord la richesse
croissante d'Athènes. Voir C. Mossé (1995).
76. Cette remarque n'est pas banale ; dans la suite du dialogue, Platon
distinguera la guerre entre les cités (pólemos), qui peut être nécessaire et
bénéfique, et la dissension, la discorde (stásis), un conflit interne à la cité et
qui est toujours néfaste. Les guerres sont causées par le besoin économique
(Phédon, 66c). La doctrine de la justice cherche d'abord à enrayer la
dissension interne des cités ; pour ce qui est de la justice entre les cités, dont
le terme serait la fin des guerres, Platon ne semble pas vouloir l'envisager.
Sur la discorde et le thème de la stásis, voir N. Loraux (1997).
77. Dans la cité primitive, on aurait pu attendre que Platon confie à chaque
membre de la cité la responsabilité de la défense et le service militaire, mais
il considère ici un stade plus développé, ou même déjà réformé, où l'armée
correspond à un métier spécialisé. La surprise de Glaucon (a3) est celle d'un
Athénien, la spécialisation militaire étant plutôt une caractéristique de
Sparte. Ce passage est l'occasion d'un développement sur la spécialisation,
où Platon voit un engagement de la totalité de la vie humaine. Chaque tâche
exige qu'on s'y consacre entièrement, de la jeunesse à la vieillesse, excluant
donc ainsi tout changement et ne tenant aucun compte de la polyvalence à
l'égard de tâches différentes. Ce principe de spécialisation extrême renforce,
sur le plan de la structure sociale, le caractère fixe et rigide des assignations
fonctionnelles et restreint la mobilité ascendante de ceux qui pourraient
légitimement prétendre quitter le registre des métiers et de la production
pour atteindre les responsabilités militaires et politiques. Voir sur ces
questions Y. Garlan (1989) et V.D. Hanson (1990).
78. Déjà introduit (II, 367a), ce terme (phúlax) est ici employé pour la
première fois au sens de la fonction dans la cité. Il appartient d'emblée à la
classe des protecteurs de la cité et Platon, en l'introduisant, ne distingue pas
avec précision la fonction militaire et la fonction de gouvernant. Les
militaires seront nommés plus loin auxiliaires (epíkouroi, III, 414b), alors
que les gardiens, eux qui sont les gardiens véritables (428d), seront les
gouvernants (árchontes, III, 389b et 412b). Il s'agit d'une fonction (érgon),
qui requiert un art, une expertise (téchnē), un soin (epimeleía) et des
dispositions naturelles (phúsis, e4) qui justifieront plus loin un programme
éducatif spécialisé.
79. Platon associe à l'occupation (epitḗ deuma), qui est l'office particulier de
chaque fonction, une disposition naturelle (epitēdeía phúseōs), c'est-à-dire
une aptitude développée par la pratique et l'exercice d'une tâche
particulière. Dans la doctrine de l'éducation qu'il s'apprête à proposer, la
notion du « naturel » requis pour les tâches les plus élevées de la cité
comprendra aussi bien les aptitudes physiques et techniques
qu'intellectuelles et morales. Ce naturel (375a2) du jeune homme bien né
constitue une aptitude spécifique pour la tâche la plus importante, la garde
de la cité. La comparaison avec le jeune chien de race rend problématique
la qualification « bien né » pour le jeune homme qu'on s'apprête à choisir :
le rapprochement de gennaíon et de eugenoûs signifie que Platon ne pense
pas d'abord à la naissance aristocratique, mais surtout aux qualités
naturelles, en particulier les aptitudes physiques (vivacité, force) qui sont la
base du courage, vertu fondamentale du gardien-guerrier.
80. La difficulté de traduire ce terme (thumoeidḕ s) varie selon les langues.
Là où l'anglais a tendance à préférer spiritedness, par exemple
G.M.A. Grube, le français se trouve un peu dépourvu et les traducteurs
hésitent entre un vocabulaire moral (la colère) et une expression purement
psychologique (l'ardeur, l'impétuosité, le cœur ou le désir). Quand il
l'introduit ici comme déterminant du courage, Platon associe à la disposition
belliqueuse une forme de rage ou de colère, une impétuosité qui maintient
le combattant dans son attitude et le conduit à la victoire. Il s'agit, pourrait-
on suggérer, d'une énergie qui tient de la force du désir. Ici, le terme est un
adjectif qui est formé sur le thumós (b1) et signifie ce qui est de l'espèce du
thumós, une forme d'ardeur colérique. Mais comme cette énergie n'est pas
purement physique, il s'agit d'une énergie de l'âme (b7). Au livre IV, ce
terme va acquérir un statut conceptuel de grande importance, puisqu'il va
devenir l'instance intermédiaire de la psychologie de Platon. Pour l'histoire
du concept, voir S. Darcus Sullivan (1995 : 54-69) ; pour une étude de sa
formation, voir W. Jaeger (1946), qui fait l'hypothèse d'une origine
médicale. Platon le reprend peut-être du langage de Socrate, ce que suggère
J. Adam citant Xénophon (Mém., IV, 1, 3). Voir infra, IV, 439e et l'étude de
A. Hobbs (2000 : 8 sq.).
81. Fragment d'Héraclite, repris d'Aristote (Éthique à Eudème, II, 7,
1223b23) : « Il est difficile de combattre la colère, car elle l'emporte au prix
de la vie » (frag. 100 Conche).
82. L'association de la douceur et du courage rempli d'ardeur constitue le
portrait moral de l'homme politique (Pol., 306a-311c), dont l'équilibre se
construit entre une audace excessive et une mollesse sans courage. Voir
infra, III, 410b sq., IV, 441e, VI, 503b-c, et Théét., 144a-b. De même ici, le
thumoeidès et le naturel doux sont complémentaires et également
nécessaires à l'excellence du gardien.
83. Le terme général, eikṓ n, a ici le sens d'un moyen de comparaison.
84. Cette comparaison avec les chiens est récurrente dans le portrait des
gardiens (cf. infra, V, 451d pour le recrutement des femmes). Platon évoque
ici un trait traditionnel des chiens gardiens, déjà présent chez Héraclite :
« Les chiens aboient seulement contre celui qu'ils ne connaissent pas »
(frag. 8 Conche) et repris chez Aristote (Pol., VII, 7, 5, 1327b38 sq.). Citant
ce passage de la République, Aristote attribue au thumós, faculté de l'âme,
le sentiment de la philía envers les amis. Ce flair de reconnaissance, Platon
va le qualifier de philosophique (376b1). On peut rappeler le retour
d'Ulysse (Od., XVI, 4-10), alors que les chiens n'aboient pas devant
Télémaque.
85. L'expression est complexe, puisqu'il s'agit de l'ensemble des qualités et
aptitudes naturelles qui caractérisent celui qui pourra accéder aux
responsabilités du philosophe dans la cité. Il ne s'agit pas seulement du
tempérament ou du caractère, mais aussi des vertus morales. Sur ce
passage, et sur toute la doctrine platonicienne du naturel philosophe, voir
d'abord l'étude très complète de M. Dixsaut (1985). Premier emploi (e10)
dans le texte de la République du terme philósophos. On peut noter à la
suite de J. Adam que dans l'exposé des livres II-IV, c'est surtout la portée
morale de la philosophie qui est soulignée, la sagesse étant d'abord de
l'ordre du caractère et de l'agir ; ensuite, à partir du livre V (473b), la portée
est nettement plus intellectuelle. Voir pour le naturel philosophe, V, 455c.
86. Philomathès, qualificatif déterminant du philosophe, amoureux de la
connaissance (voir infra, III, 411d, IV, 435e, V, 475c, VI, 485d et 490a, VII,
535d, et IX, 581b). Ce terme apparaît aussi dans le Phédon (67b, 82c, 82d,
83a) et dans le Phèdre (230d). La comparaison avec le chien pourrait avoir
une connotation ironique à l'endroit des cyniques.
87. De quel homme s'agit-il ? L'homme en général ou celui qui est destiné à
remplir la fonction de gardien ? Platon applique à l'homme ce qu'il vient
d'exposer sur le chien de race.
88. Le thème du kalòs kagathòs est présent dans toute l'éthique grecque : la
conjonction de la beauté et de l'excellence morale se trouve au fondement
de l'idéal de l'homme grec. Voir infra, III, 396b, avec l'étude de
A.W.H. Adkins (1960 : 156 sq.).
89. La suite de l'argument n'est pas dépourvue d'ambiguïté. La généalogie
de la cité primitive proposée par Socrate devait permettre de répondre à la
question concernant l'avènement de la justice et de l'injustice dans la cité.
Socrate le rappelle ici. Cette généalogie était par ailleurs inscrite dans le
projet méthodique de saisir sur le plan de la cité ce qu'on cherche à
connaître d'abord pour l'âme humaine. Sur ces deux points, la recherche a
été amorcée dans une perspective qu'on pourrait qualifier d'historique – à
condition d'en maintenir le caractère spéculatif –, ou purement
généalogique : comment surgit l'injustice ? Comment advient la justice ? Il
n'est donc pas encore question d'une méthode pour rendre possible une cité
idéale ou parfaite. Or, à ce point du dialogue, Platon laisse s'introduire une
perspective normative, en évoquant ce qui devrait être. De quel travail
préliminaire ou préalable (proúrgou, c8) s'agit-il ? Les passages où Platon
revient sur la progression du dialogue ne sont pas nombreux, il est
important de les souligner. C'est à Adimante, qui prend ici le relais de
Glaucon, que Platon accorde le privilège d'appuyer cette recherche (d4-5) et
Socrate lui répond en proposant une nouvelle méthode, qui vient donc
compléter la généalogie et le motif psychopolitique : la formation de ces
gardiens sera exposée par le moyen d'une mise en discours qui empruntera
le modèle du récit fabuleux (en múthōi muthologoûntés). Platon distingue le
premier âge, où les gardiens sont élevés (thrépsontai, c7) et la formation qui
correspond à leur éducation à proprement parler (paideuthḗ sontai, c8 et
d10). À compter de ce moment du dialogue, la perspective devient
normative et le premier exemple le montre clairement : le privilège du
discours poétique véridique.
90. Il semble plus conforme au terme grec paideía (e2) de le traduire par
formation que par éducation, le concept de formation englobant la totalité
de la culture transmise et incluant l'éducation à proprement parler. Mais il y
aurait plusieurs arguments pour s'en tenir au terme ordinaire, éducation. La
transmission de la culture grecque s'effectuait surtout par l'étude des poètes
(Protag., 325e sq. ; Lois, VII, 810). Sur ce terme, son rapport à l'éducation,
voir d'abord H.-I. Marrou (1948 : 107-130) et l'étude classique de W. Jaeger
(1944). Dans son exposé, Platon opère une division claire : le premier
moment est celui de la formation morale, et ensuite dans un deuxième
temps, il fait intervenir les disciplines intellectuelles. La première étape
concerne tous les gardiens, la deuxième est réservée aux futurs gouvernants.
Voir les chapitres correspondants dans l'étude de R. Nettleship (1961).
91. Parce que cet art est beaucoup plus vaste que la notion moderne de
musique, et en particulier parce qu'il englobe la poétique (les discours, e9)
en son entier (épopée, poésie lyrique, tragédie), on peut être tenté de
recourir à une expression qui fait écho à l'étymologie : l'art des Muses. Mais
cette traduction présente plusieurs écueils, puisque Platon se concentre
autant sur la dimension poétique des mythes que sur l'harmonie musicale et
le rythme. Il semble préférable d'inviter le lecteur à adopter un concept plus
étendu de la musique, et à le compléter, là où le contexte l'exige, par celui
de la poésie. Sur la paideía classique, et notamment sur la double formation
de la gymnastique et de la musique, voir H.-I. Marrou (1948 : 74-86). Pour
la musique, voir E. Moutsopoulos (1959).
92. Le discours faux est d'abord ici le discours de fiction. Le mythe
appartient à cette catégorie et il comporte une part de vérité (a6) dans la
mesure où il propose une leçon morale interprétable. Sa fonction dans
l'éducation est d'emblée problématique (voir infra, III, 411e). La fiction est-
elle répréhensible ? Dans la suite de l'échange, Platon montre clairement
que ce n'est pas tant la représentation fictive ou l'imagination qui est
répréhensible que l'attribution fallacieuse aux dieux de prédicats et d'actions
inacceptables et la représentation de l'immoralité. Une fiction acceptable
(377e) serait une fiction qui présenterait une similitude et non une
déformation. C'est donc la déformation qui est mensongère, et non la fiction
en tant que telle. Sur la question du múthos, voir L. Brisson (1982 : 107-
167).
93. Le premier sens du mot múthos est celui que Platon évoque ici, ces
histoires ou ces fables racontées aux enfants. Voir, pour une discussion de
l'ensemble du vocabulaire du mythe, L. Brisson (1982).
94. Voir le passage parallèle dans les Lois, VI, 753e, et infra, III, 401e.
95. Cette image est rare chez Platon et encore plus le verbe utilisé ici pour
marquer l'imprégnation du sceau (túpos, b2 et c8 ; ensēmḗ nasthai, b2-3).
Par un passage du Théétète (191d), on comprend que Platon évoque l'image
du cachet qui s'imprime dans la cire : un don de Mnémosyne, la mère des
Muses, cette cire accueille la culture et la science qui s'y gravent « comme
des marques d'anneaux que nous imprimerions ». Voir également 194c et
209c. Cette pénétration de l'empreinte doit être durable (Lois, I, 642b, et
infra, III, 401d pour l'influence de l'harmonie par le rythme). Tout le
vocabulaire platonicien de l'éducation est influencé par cette image de la
plasticité de l'âme, où former signifie d'abord façonner, modeler (377c :
pláttein tàs psuchàs). Dans la jeunesse, l'empreinte est ineffaçable et
immuable (duséknipta te kai ametastáta, 378e1). L'empreinte est celle du
modèle qui doit disposer à la vertu (379a). Faudrait-il traduire, comme Luc
Brisson le suggère, par « moule », c'est-à-dire une empreinte en creux, le
contraire de l'apotúpōma, l'empreinte en relief ? Voir L. Brisson (1982 :
136). J'ai préféré conserver un terme plus général. Voir aussi G. Roux, sur le
terme túpos (1961). Ces modèles sont le fondement des lois, voir infra,
380c et 383c.
96. Contrôler en quel sens ? Le terme employé (epistatētéon, b11) indique
qu'il pourrait s'agir de règlements, de lois précises, allant jusqu'à une
véritable censure.
97. Allusion probable au massage des nourrices, comparé ailleurs par
Platon (Lois, VII, 789e) au modelage d'une cire. Voir également I Alc.,
121d.
98. Je distingue dans la traduction, pour les mythes, le récit et l'histoire,
suivant l'indication donnée par la notion de « récit majeur ». Il s'agit ici des
mythes qui ont une grande importance par leur place dans la culture
grecque, en tant qu'ensemble de la mythologie, et qu'il faut distinguer des
histoires et légendes particulières qui, dans certains cas, sont constitutives
de ces récits. On pourrait aussi parler de mythes majeurs et de mythes
mineurs, puisque Platon veut d'abord critiquer les mythes qui ont une portée
théologique. Platon n'est pas le premier à critiquer les mythes traditionnels,
Xénophane et Héraclite l'avaient fait avant lui (Diogène Laërce, VIII, 21 et
IX, 18, avec les études de L. Brisson, 1996, et J. Pépin, 1976, 2e édition).
L'influence de Xénophane sur ce passage a été suggérée par D. Babut
(1974).
99. Platon amorce ici une longue série d'exemples, tous tirés de la
mythologie classique et constituant à ses yeux des représentations
inacceptables de la divinité. Ce développement sera conclu par des
principes généraux sur la théologie. Le premier de ces exemples est aussi
bien le plus scandaleux, celui de la généalogie des Cronides. Voir Hésiode,
Théogonie, v. 136-210. Dans le Cratyle, Platon propose une étymologie
allégorique pour Ouranos et ne formule aucune réserve particulière à l'égard
de ce mythe (Crat., 396b-c), alors que l'Euthyphron (5e-6a) donne un
exemple d'un recours pernicieux à la légende pour persévérer dans une
action immorale. Voir en général Lois, X, 886c.
100. Pour certains auditoires, ces mythes immoraux demeurent inoffensifs,
alors que pour les jeunes, ils sont très néfastes. Il est donc question de
restrictions dans l'accès aux récits de la mythologie. On notera la remarque
concernant les victimes du sacrifice : les récits faisaient à l'occasion partie
de cérémonies précédées de sacrifices et pour y participer, il fallait sacrifier
un animal. En exigeant le sacrifice d'un animal de prix (un agneau par
exemple), au lieu du porc jugé médiocre, on limitait l'accès aux cérémonies.
101. S'agit-il déjà de la construction de la cité idéale, ou seulement de la
cité dont Platon retrace la généalogie ? La transition entre l'explication
historique et la proposition d'une cité harmonieuse n'est pas encore faite de
manière nette. Platon évoque cependant les « futurs gardiens de la cité »
(c2), ce qui donne à entendre qu'il a quitté sa première explication et qu'il
est engagé dans la cité à construire.
102. Ce passage évoque l'exemple d'Euthyphron, recourant aux actions de
Zeus pour justifier sa propre impiété ; voir Euthyph., 5e-6b.
103. Platon est proche ici de Pindare : « Blasphémer les dieux est une
mauvaise sagesse… que la guerre ni les combats n'approchent des
Immortels » (Olympiques, IX, 54 sq.).
104. Les gigantomachies (c4) étaient un sujet traditionnel, en particulier à
Athènes. La victoire d'Athéna était représentée sur le péplos sacré qu'on
conduisait à l'Érechthéion lors du défilé des grandes Panathénées (Euthyph.,
6c) et elle était aussi le sujet des frises sculptées du Parthénon.
105. Légende rapportée par Pausanias (Description de la Grèce, I, 20, 3),
faisant écho à Homère (Il., I, 590 sq. ; XVIII, 304).
106. Rare chez Platon, le terme huponoía signifie littéralement l'intention
sous-jacente du texte, ce qu'on comprend sous la lettre du texte. La
remarque de Socrate dans le Banquet de Xénophon (III, 6, 24) montre que
le terme était courant : les rhapsodes ne connaissent pas les significations
sous-jacentes. Plutarque parlera de sens caché et il note que ce terme ancien
est remplacé par celui d'allégorie (Sur la lecture des poètes, Œuvres
morales, I, 19e). Malgré sa rareté, cette mention au début de sa critique des
mythes montre que Platon était familier de la méthode, dont il voyait
l'illustration chez les cyniques, notamment Antisthène. L'histoire du
commentaire allégorique des poètes est complexe, voir d'abord Jean Pépin
(1976 : sur huponoía, 85-87 ; sur Platon, 112 sq.) et Luc Brisson (1996 : 49-
58). Le passage du Phèdre (222b-230a), qui exprime également une
réticence à l'égard de l'allégorie, ne se fonde pas sur un motif pédagogique,
mais plus simplement sur la difficulté de la tâche. Voir l'article de J. Tate
(1924). Le développement le plus important pour la critique des mythes se
trouve au livre X, 595a-608b.
107. La même question est posée dans les Lois, VII, 811, et Socrate répond
que le texte des Lois offre le meilleur modèle.
108. Première mention sans ambiguïté de la transition du dialogue d'une
recherche sur la généalogie de la justice et de l'injustice dans les cités vers
une problématique normative et spéculative, c'est-à-dire la recherche d'un
modèle de cité. Socrate dit clairement à ses interlocuteurs que leur
discussion les engage comme oikistaì, fondateurs de cité. Le terme (oikistaì
póleōs, a1) est rare, voir VII, 519c, avec les remarques de M. Casevitz
(1985 : 104 sq.). L'activité de fondation de cité était principalement
tributaire de la colonisation, une caractéristique centrale de la culture
athénienne dont Platon tire plusieurs expressions pour son entreprise d'une
fondation philosophique de la cité juste. La précision de ce vocabulaire
politique marque l'importance de la justice politique dans la République, et
son articulation méthodique sur la recherche de la justice de l'âme.
109. Quelle est la nature de ces modèles que doivent suivre les poètes ? Il
s'agit de récits exemplaires, découlant de principes philosophiques et
théologiques ; leur exemplarité tient à leur statut de modèles, de véritables
lois (nómōn te kai túpōn, 380c8, 383c7), capables de guider la fabrication
des récits, quel qu'en soit le genre (épopée, lyrisme, tragédie). Car c'est le
modèle qui est à l'origine de l'influence du récit dans l'âme des jeunes, et
non les histoires elles-mêmes, c'est-à-dire le fait qu'elles soient des fictions.
Seul le modèle en effet assure la transmission de la juste conception de la
divinité. Le traducteur en langue anglaise G.M. Grube propose le terme
« patterns », qui exprime cette exemplarité. Sur le terme túpos, voir supra,
377b.
110. Malgré sa richesse, il est difficile de traduire le terme grec theología
(a5), introduit ici pour la première et unique fois par Platon, par le terme
théologie. Platon ne pense à aucune doctrine spéculative ou herméneutique
particulière, puisque c'est bien plutôt la philosophie qu'il pratique qui doit la
fournir, en énonçant les modèles pour guider la fabrication des discours sur
les dieux. Le terme a donc un sens d'abord concret et doit être compris
comme un terme parent de la mythologie. Parmi les discours mythiques, on
doit compter ceux qui concernent les dieux, leur domaine est celui de la
theología. Il ne s'agit donc pas de recherche spéculative sur la divinité, mais
de représentation poétique des dieux ou du dieu. Si un concept devait
correspondre à la théologie philosophique ou même à la métaphysique dont
s'occuperont les penseurs postérieurs à Platon, ce serait justement celui de
ces modèles : Platon se concentre en effet sur deux propositions centrales,
la bonté et l'immutabilité de Dieu. L'histoire de ce terme après Platon est
très riche, notamment chez Aristote. Voir d'abord V. Goldschmidt (1950),
qui soutient contre W. Jaeger (1947) que Platon n'avait pas en vue une
théologie philosophique, mais tout simplement une partie de la mythologie
(1950 : 149) ; également A.J. Festugière (1949 : 598-605) et G. Naddaf
(1996), qui revoit l'ensemble du débat.
111. Littéralement, « étant tel qu'il se trouve être ». Formule complexe, que
Platon introduit pour ouvrir un passage où plusieurs prédicats et attributs de
la divinité vont être évoqués dans le but de guider l'expression de son
concept, de sa forme. Cette forme est réelle, elle existe, il ne s'agit pas
seulement d'une notion de la divinité qui serait le résultat d'une spéculation.
112. La mention de l'article défini ne signifie pas que Platon présente un
dieu qui serait unique ou qui transcenderait les autres ; le sens est plutôt que
si un être doit prétendre au statut de la divinité, alors il doit posséder les
attributs de la bonté et de l'immutabilité. Voir, sur le mot theós chez Platon,
l'étude très utile de J. Van Camp et P. Canart (1956). Sur la bonté divine,
voir Timée, 29e, 44c-45e, 68c, et Lois, X, 889d-900e. La théodicée doit
montrer que le dieu ne saurait être la cause du mal. Sur les attributs du dieu
chez Platon, voir A.J. Festugière (1930), qui rassemble les sources
poétiques et philosophiques de la pensée religieuse de Platon.
113. Platon reprendra cette affirmation au livre X (617e : theós anaítios) ;
voir également Timée, 42d. L'argument est fondé sur une prémisse
analytique : le bien ne saurait être cause du mal, mais seulement de ce qui
est bienfaisant. Le sens de eupragía (b14) demeure concret : c'est ce qui
réussit, la prospérité (Protag., 345a3). Platon limite par ailleurs le domaine
d'exercice de la causalité divine pour l'humanité (c3-4 : oligōn mèn toîs
anthrṓ pois aítios, pollō̂n dè anaítios). Cette proposition restreint cependant
de manière vague l'influence divine, voir infra, V, 473d. Cette confiance
dans la bonté divine était déjà le fait de Socrate, qui en reçoit les signes
(Xénophon, Mém., I, 4 ; IV, 3) et elle trouve sa source chez les poètes. Sur
cette tradition, voir L. Gerson (1994).
114. Ce regard sombre sur le malheur humain imprègne la poésie grecque,
voir Pindare (Pyth., III, 81) et déjà Homère (Il., XXIV, 527 sq.), avec l'écho
chez Platon (Pol., 273d : « rares sont les biens, nombreux sont au contraire
les maux que le monde s'incorpore, au risque d'aboutir à se détruire lui-
même avec ce qu'il enferme. »).
115. Ce passage est souvent cité comme témoin d'un dualisme proche de la
doctrine manichéenne d'une cause du mal, mais sa portée est surtout
providentialiste et négative ; on n'y trouve aucune assignation positive à une
cause maligne.
116. Le passage cité ne se trouve pas tel quel chez Homère, notamment le
dernier vers (e2) qui est de provenance inconnue, peut-être une
modification de Il., IV, 84. (Comparer Il., XXIV, 527-532 : « Car deux
jarres, chez Zeus, reposent dans le sol ; l'une contient les maux, l'autre
enferme les biens qu'il destine aux mortels. L'homme à qui Zeus Tonnant
fait des dons mélangés est tantôt dans la peine, tantôt dans la joie. Celui qui
ne reçoit de lui que la misère est objet de mépris : la douloureuse faim le
chasse de partout sur la terre divine ; il erre abandonné des hommes et des
dieux. » Trad. R. Flacelière.) Notons que Platon double le nombre de jarres
pour les maux, mais cela était peut-être le fait du texte d'Homère qu'il a
sous les yeux. Comparer avec Hésiode (Travaux, 669).
117. Guerrier lycien, allié de Troie, qu'Athéna incite à décocher une flèche
contre Ménélas, bien que la trêve eût été négociée entre les Troyens et les
Grecs. Voir Il., II, 824 sq., et IV, 86-147.
118. Épisode célèbre du jugement de Pâris, appelé par Zeus et soutenu par
Hermès à choisir laquelle d'Athéna, Aphrodite et Héra était la plus belle et
lui remettre la pomme d'or. Il choisit Aphrodite. Voir également Euthyph.,
12a, qui fait écho au même poème qui relate cet épisode, dont l'auteur est
incertain, le Cypria. L'hypothèse de B. Jowett, ad loc, reprise par plusieurs,
selon laquelle Platon évoquerait ici la théomachie (Il., XX, 1-74) est
démentie par le contexte de l'exemple précédent, la guerre de Troie. Voir la
longue note de J. Adam, ad loc.
119. Fragment provenant peut-être de Niobé, une tragédie perdue d'Eschyle
(frag. 154a Radt). Fille de Tantale, sœur de Pélops, elle était mère de
nombreux enfants, tous assassinés par Apollon et Artemis, après qu'elle eut
déclaré qu'elle était supérieure à Létô. Ses malheurs ont été l'objet de
plusieurs œuvres poétiques. Voir Il., XXIV, 599 sq., et les fragments
conservés d'Eschyle (Tragicorum Graecorum fragmenta, Radt).
120. La suite du passage montre que ce que Platon cherche à soustraire de
la causalité divine, c'est d'abord le malheur humain injustifié par une faute.
Un châtiment est bénéfique et peut être le résultat de la volonté divine s'il
constitue une juste rétribution, une thèse qui confirme la position
rétributiviste de Platon, telle qu'on la retrouve dans les Lois, IX, 854d, 862e,
et XI, 934a. La faute mérite en effet le châtiment, qui représente un bienfait
moral pour celui qui le subit. Le dieu ne veut pas le malheur des êtres
humains, et dans les cas où il le cause, suite à une faute, ce malheur est une
forme de bienfait. Cette doctrine de la rétribution, problématique dans la
tragédie que critique ici Platon, fait retour en III, 409e ; voir également
Gorg., 478d et 480b sq. Voir sur cette question M.M. Mackenzie (1981).
121. La thèse de l'immutabilité divine s'oppose à plusieurs artifices
récurrents dans la mythologie grecque. Platon distingue deux types
principaux de l'apparition du dieu sous des figures visibles diverses (en
állais idéais, d2) : d'abord la métamorphose divine elle-même, le dieu
transformant son être propre (tò hautoû eîdos, d3) en plusieurs formes
(pollàs morphás, d4), mais également (381d8) la possibilité que le dieu crée
l'illusion de la métamorphose, en le faisant croire aux êtres humains. Tous
ces processus de la mythologie sont des fictions inacceptables, parce
qu'elles contredisent la simplicité (haploûn te eînai, d5) de l'être divin. Le
texte est difficile, car Platon, tout en critiquant la possibilité pour le dieu de
modifier son être propre, maintient néanmoins qu'il est lié à cette figure
propre, qui résulte de son être propre : le rapport entre idéa et eîdos est donc
substantiel, l'être divin ne peut se soustraire à sa forme propre (d8). Cette
forme est-elle une apparence visible ? Le terme idéa rend possible cette
interprétation : il s'agit de la seconde occurrence dans la République (369a),
mais le terme est fréquent chez Platon (98 emplois) et reçoit aussi une
acception métaphysique abstraite. La discussion sur la métamorphose se
poursuit en deux temps : d'abord une généralisation du principe suivant
lequel moins un être s'altère, plus il est parfait ; ensuite, une conclusion
dans le cas de l'être divin (381b6-c9).
122. La distinction entre l'être automoteur et l'être mis en mouvement par
un autre constitue un axiome de la métaphysique de Platon ; la priorité de
l'automoteur sert de fondement à la définition de l'âme (Phèdre, 245c ;
Timée, 37a). L'inaltérabilité est le deuxième prédicat amené par Platon pour
exposer le concept de la simplicité. Le principe est généralisé pour tout
objet, naturel ou fabriqué, en 381b.
123. L'association des deux vertus n'exclut pas la sōphrosúnē. Le
phrónimos est le sage, considéré du point de vue de l'usage de la raison
(voir supra, I, 348d, 349e, et infra, III, 412c, V, 450d).
124. Personne ne peut devenir pire de son plein gré, suivant le principe
socratique du caractère involontaire du mal. Dans le cas de l'être divin, en
vertu de l'axiome de la souveraineté de sa perfection, toute altération serait
nécessairement une détérioration. On notera au passage cette expression
implicite de la volonté divine, une formulation rare chez Platon, la critique
de l'anthropomorphisme allant jusqu'à rendre impossible l'assignation d'un
désir ou d'une volonté aux dieux.
125. La puissance du dieu a donc des limites, qui sont celles-mêmes de sa
perfection et de son concept.
126. Passage de l'Odyssée, XVII, 485-86. Platon omet le vers suivant :
« faire l'examen des vertus de la démesure et de la juste disposition des
humains », un vers qui par son propos moral réduit la portée de la critique
de Platon. Ce passage est cité de nouveau dans le Sophiste (216c), alors que
Socrate compare le philosophe à ces visiteurs étrangers, venus examiner la
vie d'ici-bas.
127. Platon évoque pêle-mêle les métamorphoses célèbres de Protée (Od.,
IV, 456-458), de Thétis, cherchant à se libérer de son union à Pélée
(Pindare, Ném., IV, 62 sq.) et de Héra. Le vers cité (d8) provient d'Eschyle
(Xantriai, scolies sur les Grenouilles d'Aristophane, 1344 = frag. 168 Radt).
128. Après avoir discuté la possibilité de la métamorphose divine, Platon
aborde celle de la tromperie. Les dieux ne peuvent tromper (Timée, 40d). Si
l'être divin ne peut se transformer lui-même, peut-il faire croire aux être
humains qu'ils sont en présence d'avatars différents, en leur présentant une
« phantasmagorie » (phántasma, 382a2). Terme peu fréquent chez Platon,
cette apparence illusoire est un produit de l'imagination, qu'il s'agisse d'un
simulacre ou d'un spectre (voir infra, VI, 510a ; VII, 516b et 532c ; IX,
584a ; et X, 598b et 599a). Également Phédon, 81d.
129. Cet oxymore est souligné par Platon, c'est le mensonge volontaire, la
tromperie délibérée. L'expression se retrouve en Théét., 189c, Soph. 263d.
130. Il s'agit du principe supérieur de l'âme ; voir Phédon, 94b-e. Platon
associe ce principe supérieur aux choses souveraines, les êtres réels (tà
ónta, tà kuriṓ tata b2). Ces êtres réels et souverains sont-ils les dieux ? Si les
dieux se présentaient aux être humains sous des apparences fantaisistes, ils
leur mentiraient absolument et fausseraient la connaissance de ce qui est
souverain et réel. Sur le mensonge concernant les êtres suprêmes, voir Lois,
V, 731c. Qu'aucune tromperie ou ignorance ne soit volontaire est un
principe cardinal de l'éthique socratique (voir infra, III, 413a, IX, 589c).
131. Une proposition qui dépasserait l'entendement ordinaire, ou une
doctrine religieuse réservée à certains, alors que pour Socrate il s'agit d'une
simple proposition sur l'âme et sur la connaissance de la réalité de l'être
divin. Une représentation fallacieuse de l'être divin contredit la nature
même de l'âme.
132. Terme central de l'ontologie platonicienne, le simulacre (eídōlon b10)
est dépourvu de substance et de réalité. Platon qualifie ici de simulacre
l'imitation dans le langage (mímēma, b9) de l'affection de l'âme, en quoi
réside réellement la méconnaissance (ágnoia, b8) qui résulte de la
tromperie. Un mensonge est donc une imitation de l'ignorance, voir infra,
IV, 443c.
133. La tromperie dans l'apparence illusoire, par opposition au mensonge en
paroles (en toîs lógois, c6), qui n'en est qu'une forme dérivée. Sur l'utilité du
mensonge en paroles, ce développement annonce le noble mensonge des
gardiens de la cité idéale, et le justifie presque par avance. Voir sur ce
mensonge infra, III, 389b, et T. Brickhouse et N. Smith (1983, 80). Le
choix que fait le philosophe de composer une histoire pour s'approcher du
vrai constitue une stratégie acceptable, voir Protag., 320c-322c, et infra, III,
414b.
134. Les dieux chérissent ceux qui cultivent la sagesse et la raison, c'est
l'enseignement constant de Platon (infra, VI, 501c, et X, 612e). Voir aussi la
discussion dans l'Euthyphron, 7a-15c. Mais il existe aussi une folie divine
(Phèdre, 265a), bien distincte de la folie ordinaire mentionnée ici ; et cette
autre folie rapproche les dieux des créateurs et des penseurs.
135. Les mentions d'une distinction entre le démonique et le divin sont rares
chez Platon. Ce passage est la première mention du démonique dans la
République (VI, 496c, et VII, 531c ; voir aussi X, 614c), mais c'est dans le
Banquet que le concept est exposé (202d, 219c) au sujet de l'amour.
136. Allusion à un passage de l'Iliade, II, 1-34.
137. Vers provenant selon certains éditeurs du Jugement des armes, tragédie
perdue d'Eschyle (Scholies d'Aristophane, Acharniens, 883 = frag. 350
Radt). Selon S. Radt, l'origine est incertaine (frag. 350, avec notes :
416 sq.). Voir également la description de la présence d'Apollon dans
l'Iliade, XXIV, 62.
138. Allusion au fait que les tragédies exigeant la constitution d'un chœur
étaient plus imposantes et nécessitaient plus de moyens. Il y avait aussi des
représentations plus simples, faites de récitations sans mise en scène
élaborée.
139. Les gardiens seront pieux et respectueux de la divinité, mais ils
deviendront eux-mêmes divins. Cette doctrine de la divinisation dans
l'exercice de la raison, par la contemplation des formes intelligibles, trouve
son expression parfaite dans la phrase célèbre du Théétète, (176ac) où se
condense l'idéal de la vie philosophique : se rendre semblable au dieu. La
ressemblance au dieu se fonde principalement sur l'atteinte de la vertu, et en
particulier la réalisation de la justice : « Le dieu n'est sous aucun rapport et
d'aucune manière injuste : il est au contraire souverainement juste et rien ne
lui ressemble davantage que celui de nous, qui à son exemple, est devenu le
plus juste possible. » Cet idéal sera repris au terme de la République, X,
613a.
Livre III

1. La coupure introduite par la division en livres est ici artificielle et Platon


continue ici l'exposé critique des normes qui doivent régir la fabrication des
histoires de la mythologie. Le texte doit donc être raccordé à la fin du
livre II et la conclusion s'applique aux futurs gardiens.
2. Ce passage ne doit pas être interprété comme une remise en question de
l'existence même d'un au-delà infernal, mais plutôt comme une critique des
histoires terrifiantes. Les mythes eschatologiques du Phédon et du Gorgias
montrent la place importante que Platon réservait à la pensée du royaume
des morts et le rôle qu'il confiait à la représentation de l'eschatologie dans la
présentation de la doctrine de la rétribution. Voir à ce sujet J. Annas (1982).
Le livre X de la République reprend cet enseignement pour en faire
l'horizon de la doctrine de la justice. Le mythe d'Er (614b sq.) fait écho, en
effet, à l'eschatologie évoquée aux livres II (châtiment de Musée et de son
fils, 363c-e) et III. La vie philosophique doit permettre d'atteindre une
forme de divinisation, mais le mythe eschatologique final laisse entrevoir
un séjour au ciel ou dans l'Hadès. La réalité de la destination infernale pour
ceux qui ont fait le mauvaix choix de vie ne saurait donc être mise en doute.
Dans la pensée classique, Hadès renvoie toujours au nom propre du fils de
Cronos, et l'Hadès signifie par conséquent le royaume d'Hadès. Voir
E. Rohde (1951 : 249 sq.).
3. Od., XI, 489-491. Achille s'adresse ainsi à Ulysse qui le rencontre au
royaume des morts, alors qu'il y vient pour consulter Tirésias. Pour ce
passage, et tous ceux qui suivent au cours de cette critique de la poésie
homérique, il est important de noter que même si les citations du texte
d'Homère ne sont pas toujours exactes, Platon semble présupposer une
connaissance complète de l'épopée, et en particulier des contextes dans
lesquels les expressions qui font l'objet de sa critique se trouvent.
4. Il., XX, 64-65. Paroles mises dans la bouche du seigneur des morts,
Aïdoneus, qui craint que Poséidon ne fasse éclater la terre et expose
l'horreur du monde infernal.
5. Il., XXIII, 103-104. Paroles d'Achille, alors que l'âme de Patrocle
s'apprête à quitter la terre pour le royaume d'Hadès.
6. Od., X, 495. Paroles de Circé, qui conseille à Ulysse d'aller consulter
Tirésias dans l'Hadès.
7. Il., XVI, 856-857. Vers où Homère conclut le récit de la mort de Patrocle,
victime des coups d'Hector.
8. Il., XXIII, 100-101. Achille évoque le fantôme de Patrocle, mais celui-ci,
évanescent, lui échappe.
9. Od., XXIV, 6-9. Il s'agit des âmes des prétendants, qui viennent de
succomber aux coups d'Ulysse.
10. Poétique signifie donc ici « fictif », ou même mythologique : plus la
représentation dépend de l'imagination du poète, qui ne saurait prétendre à
la vérité (386c1), moins elle peut servir à l'éducation des futurs gardiens.
Sur la question de l'éducation au courage et l'attitude devant la mort dans
les combats, qui constituent ici la fin poursuivie par le contrôle de la
mythologie, voir plus loin le livre V.
11. Au livre I, 351d, Platon distingue les hommes libres et les esclaves,
mais ici l'expression du devoir de liberté des gardiens doit être rapportée à
leur mandat fondamental : ils sont les ouvriers de la liberté (395c,
dēmiourgoùs eleutherías) et en tant que tels, ils doivent posséder les
qualités des hommes libres (395c6), c'est-à-dire de ceux qu'une éducation et
une formation complète ont libérés des servitudes de l'existence de l'homme
ignorant. Il est donc question ici d'une liberté qui dépasse le seul statut
politique, pour atteindre l'idéal libéral de la paideía. Voir infra, 405a et sur
la liberté IX, 577d-e, et X, 617e. Sur la liberté, voir l'étude de R. Müller
(1997 : 45 sq.).
12. Noms de rivières infernales. Le Cocyte est la rivière des lamentations,
un affluent de l'Achéron aux Enfers. Il coule parallèlement au Styx
(Hésiode, Théog., 361 sq. ; 383 sq. ; 775 sq.), un fleuve associé à une
mythologie complexe en raison des propriétés magiques de ses eaux.
13. L'existence des morts dans l'Hadès demeure effacée et imprécise. Voir
Il., XV, 188, et XX, 61, avec les remarques de E. Rohde (1952 : 30 sq.).
14. Littéralement, « plus échauffés » (thermóteroi, c4), un terme que Platon
associe au travail de la chaleur sur le fer (infra, 411b, et Lois, II, 666c et
671b).
15. Platon distingue ici deux formes communes de la poésie : la récitation
orale (lektéon) et le texte poétique versifié et écrit (poiētéon).
16. Le terme epieikḗ s présente une signification qui est à la fois plus
ouverte et plus proche de la morale populaire que les termes associés au
lexique de la sagesse. Il désigne des qualités de bonté et de gentillesse,
associées à un tempérament réservé et modéré (Apol., 22a5 ; Banq., 202a et
210b ; et infra, 404b7, VIII, 554c12). On pourrait parler d'un homme
mesuré. Que la mort ne soit pas un objet de crainte est un thème socratique
important (Apol., 41c sq.) et la doctrine rappelle l'ensemble de l'attitude de
Socrate dans le Phédon.
17. Quel est le sens du lien qui lie le compagnon (hetaîrós, d6) à l'homme
sage ? Le terme est général, il exprime le lien d'amitié et n'a pas de
connotations spécifiquement homosexuelles.
18. L'idéal de l'autárkeia imprègne entièrement la morale grecque, mais il
ne se développera pleinement que chez les philosophes de la période
hellénistique. Platon évoque à quelques reprises le modèle de l'autárkēs
(infra, II, 369b, et Théét., 169d ; Pol., 271d ; Timée, 33d et 68e). Le concept
connote celui de la liberté et de l'autonomie : l'homme autosuffisant n'a pas
besoin des autres pour les finalités de la vie bonne (tò eû zē̂n, d12).
19. Spoudaíos est un terme fréquent chez Platon, il désigne les hommes et
les femmes qui se distinguent par leurs qualités physiques et morales. Voir
Lois, IV, 707b, et infra, IV, 424e.
20. Il., XXIV, 3-12, décrivant la tristesse d'Achille au souvenir de son ami
Patrocle. Le vocabulaire métaphorique d'Homère associe l'agitation
d'Achille au mouvement d'un navire sur la mer.
21. Il., XVIII, 23-24.
22. Il., XXII, 414-415, décrivant la douleur de Priam à la mort de son fils
Hector.
23. Il., XVIII, 54. À la mort de Patrocle, la déesse Thétis s'associe à la
douleur de son fils Achille et entraîne dans sa lamentation les Néréides.
24. Il., XII, 168-169. Paroles mises dans la bouche de Zeus, alors qu'il voit
Hector poursuivi par Achille.
25. Il., XVI, 433-434. Paroles mises dans la bouche de Zeus à la mort de
Sarpédon.
26. La critique de Platon se déplace de l'expression de la tristesse à
l'expression de la joie, développant de la sorte une anthropologie austère, où
tout excès dans l'expression du sentiment apparaît comme un obstacle à la
vertu, et en particulier au courage. L'homme de valeur doit savoir se
contrôler, il ne doit donc pas se laisser dominer (kratouménous, e9) par la
tristesse ou la joie. La critique de la représentation des sentiments des dieux
n'est donc pas fondée principalement sur le caractère inacceptable de
l'anthropomorphisme, mais sur un motif pédagogique : les modèles divins
doivent inspirer la formation morale des futurs gardiens.
27. Il., I, 599-600.
28. Platon endosse un usage thérapeutique du mensonge, en particulier dans
le domaine politique. L'intérêt de la cité (ophelía tē̂s póleōs, b7) peut le
justifier. Il ne le condamne donc pas absolument sur le plan moral, voir
supra, II, 382c, et infra, V, 459d. Le passage central de ce double discours –
interdit aux dieux, possible pour l'humanité – est celui du noble mensonge,
par le moyen duquel la différence sociale est présentée aux classes qui
composent la société (414c). L'importance de la vérité (alētheián, b2)
s'oppose ici au pouvoir de la fiction. Selon N. Smith et T. Brickhouse
(1983), il n'y a donc pas de paradoxe dans le fait que les philosophes soient
les amants de la vérité et le fait qu'ils utilisent le mensonge dans la conduite
de la Cité. Ainsi, le problème n'est pas de savoir si oui ou non les
philosophes ont le droit d'utiliser le mensonge. Le débat doit plutôt porter
sur la justification morale que Platon présente pour défendre cette pratique.
29. Les gens ordinaires, les citoyens sans responsabilité particulière
(idiṓ tais, b5), par opposition à ceux que la cité mandate pour exercer des
responsabilités stratégiques, et en particulier les gouvernants.
30. Od., XVII, 383-384. Citation curieuse, cette liste de métiers n'est pas
extraite d'un contexte pertinent pour la condamnation du mensonge. Platon
veut sans doute pointer du doigt les mensonges des devins et des
guérisseurs.
31. Ce passage est le deuxième dans la République, faisant suite à II, 364a,
où est introduit le concept de modération (sōphrosúnē), un terme souvent
traduit par tempérance. Essentiel pour la compréhension de la structure des
vertus de l'âme, il renvoie à une modération de la partie inférieure de l'âme.
Traduit également parfois par « maîtrise de soi », il s'agit d'un idéal de
contrôle et de mesure, dont l'importance dans l'éthique grecque remonte à
Homère. La modération fait l'objet d'une discussion importante dans le
Charmide, et Platon en discute également dans plusieurs dialogues. Les
occurrences du terme dans la République sont nombreuses dans les
livres III, IV et VI. Voir sur l'histoire de cet idéal de modération et sa place
dans la doctrine des vertus, les travaux de H. North (1966).
32. Il., IV, 412. Paroles de Diomède, cherchant à calmer le bouillant
Sthénélos dans sa discussion avec Agamemnon.
33. Il., III, 8, décrivant la marche des Achéens vers la bataille.
34. Il., I, 225. Insultes proférées par Achille à l'endroit d'Agamemnon.
35. Od., IX, 8-10. Paroles d'Ulysse remerciant Alkinoos pour son
hospitalité.
36. L'idéal de la modération implique le contrôle des passions et des désirs
(infra, IV, 430e) : celui qui est maître de lui-même (egkrátēs) possède la
vertu de modération, ces deux vertus étant associées (Gorg., 491d).
37. Od., XII, 342. Euryloque enjoint ses compagnons d'abattre les
troupeaux du soleil en l'absence d'Ulysse.
38. Il., XIV, 294, décrivant le désir de Zeus apercevant Héra sur le mont
Ida.
39. Od., VIII, 266 sq.
40. Concept important (kartería) dans la psychologie grecque, repris par
Platon dans le Lachès, 192b sq., où il indique la force courageuse,
l'endurance, l'encouragement à tenir bon devant l'ennemi et les dangers de
l'affrontement guerrier. Voir également I Alc., 122c. Cet idéal de courage
guerrier, particulièrement mis en relief au livre V, est constant dans la
République. Voir J. de Romilly (1991).
41. Od., XX, 17-18. Paroles d'Ulysse, à la vue des exactions des
prétendants.
42. Passage qu'on ne peut retracer chez Homère, peut-être une allusion à la
Médée d'Euripide (v. 964).
43. Il., IX, 602-605. Avec Jowett, ad loc., on doit noter cependant que ce
portrait d'Achille est peu fidèle (voir Il., XIX, 147 sq. et 278 sq.), le héros
est un homme libre et indifférent aux cadeaux. Il semble injuste de
l'accuser, comme la tradition que rapporte Platon, de philochrēmatía (391c).
44. Platon ne cache pas son affection pour Homère : tout ce passage montre
qu'il le connaît par cœur et qu'il l'admire, depuis son enfance (voir, par
ailleurs, sa critique en X, 595b sq.).
45. Il., XXII, 15 et 20. Propos enflammés d'Achille à l'égard d'Apollon qui a
favorisé les Troyens.
46. Évocation de l'Iliade, XXI, 130-132 et 212-235, passage où Achille
combat le fleuve Scamandre.
47. Il., XXIII, 141-152, où Achille coupe sa chevelure qu'il vouait au fleuve
Sperchios. Il sait en effet que son vœu est par avance condamné et il offre
donc sa chevelure à Patrocle.
48. Évocation de l'Iliade, XXIV, 14-18, et XXIII, 175, alors que durant
douze jours consécutifs, douze victimes furent offertes sur le bûcher
funéraire.
49. Le père d'Achille est Pélée, et son grand-père est Éaque, fils de Zeus.
50. Pirithoüs aida Thésée lors du rapt d'Hélène, et de son côté Thésée
apporta son soutien à Pirithoüs qui désirait enlever Perséphone : chacun
avait juré de se donner mutuellement comme épouse une fille de Zeus. Voir
Isocrate, Éloge d'Hélène, 20-22. Homère évoque l'amitié de ces deux héros,
mais c'est chez Pausanias qu'on trouve le récit de leurs aventures
communes.
51. Voir II, 378b et 380c.
52. Fragment d'Eschyle (Niobé, frag. 162 Radt). Il s'agirait de Tantale, père
de Niobé, et de sa famille. Passage cité par Strabon, XII, 870.
53. Cette classification semble traditionnelle ; on la trouve chez Platon en
Crat., 397c-398e ; Rép. IV, 427b ; Lois, IV, 717b, V, 738d, VII, 799a, 801e,
818c, et X, 910a. Peut-être d'origine pythagoricienne (Jamblique y fait écho
sans sa Vie de Pythagore, 37 et 100), on peut la relier à Hésiode et au mythe
des âges (Travaux, 109 sq.).
54. Le terme générique qui englobe les discours autres que ceux des poètes,
qu'il s'agisse des récits de la mythologie, qu'ils soient présentés oralement
ou composés par écrit, comme la sagesse traditionnelle des maximes. Les
fabricateurs de discours (logopoioì, a13) regroupent donc tous ceux qui
exercent une activité de composition et d'écriture dans le cadre de la culture
grecque, mais que leur métier distingue des poètes. Voir II, 365e, et Lois, II,
660e.
55. Socrate reporte au terme de l'enquête sur la justice l'expression d'un
accord sur les principes de la représentation. La question fait retour en effet
au livre IX, 588b-592d.
56. L'ensemble formé par le discours et l'expression, ou manière de dire
(léxis), constitue le tout de la poétique. Il y a plusieurs sortes de léxis, et
toutes comportent une part d'imitation, de mímēsis. Sur la production des
images chez Platon, voir J.-P. Vernant (1979). On peut penser que
l'éducation des jeunes exigeait non seulement qu'ils écoutent les récits, mais
aussi qu'ils les miment, en s'identifiant à certains personnages. C'est le sens
précis de la musique, comme art musical des récits poétiques, comportant le
rythme et le chant. Dans le Gorgias (502c), la léxis ne figure pas dans la
liste des formes poétiques. Voir Lois, II, 668a6-b10.
57. Cette classification des formes de la narration (récit raconté, diḗ gēsis,
d3) en récit simple, récit issu d'une imitation et forme mixte appartient-elle
à la poétique classique ? Platon propose de l'illustrer par des exemples, et
renonce au point de départ à une synthèse (katà hólon, d9). Dans le Phèdre,
266e, il mentionne l'existence de manuels de rhétorique et Aristote propose
dans son traité du style (Perí léxeōs, Rhét., III, 16) un exposé complet des
techniques de narration, mais il faut rappeler que le contexte est celui de
l'art oratoire et non de la poétique ou de la mythologie. Aristote y fait
cependant allusion dans la Poétique, 3, 1448a19-27. Comme la suite le
montre (393d), le récit simple est la narration reportée, que nous appelons le
style indirect, alors que le récit issu d'une imitation est le style direct. La
forme mixte combine, dans une même composition, les deux styles, ou
modes d'expression.
58. Il., I,15-16.
59. Le travail de l'imitation (mimeîsthaí, c6) vise la ressemblance, soit par la
voix, soit par l'apparence extérieure (schē̂ma, c7).
60. Récit repris de l'Iliade, I, 22-42.
61. Platon distingue ici les formes littéraires qui étaient classiques au
Ve siècle : 1) le théâtre (tragédie et comédie), fondé entièrement sur
l'imitation ; 2) le récit poétique (dithyrambe), fondé entièrement sur la
narration ; et 3) le genre mixte (poésie épique), où alternent les répliques
imitées et le récit du poète. Le dithyrambe appartenait à l'origine au culte de
Dionysos, mais quand il fut introduit à Athènes, sa forme s'était déjà
sécularisée et faisait l'objet de concours comme les tragédies. D'essence
narrative, il alternait strophe et antistrophe et on peut citer les noms de
Simonide et de Bacchylide qui remportèrent plusieurs prix dans ces
concours. Sur les origines et l'histoire littéraire de la tragédie, voir A. Lesky
(1967).
62. Comme pour plusieurs passages où la signification de lógos demeure
ouverte, Platon désigne ici à la fois le mouvement de l'échange dialogué,
qui porte les interlocuteurs vers des conclusions produites par la discussion,
et le travail de la raison qui est à l'œuvre dans la dialectique et produit les
arguments. L'image du lógos qui porte les interlocuteurs comme un pneûma
est pour Platon l'objet d'un mouvement d'autodérision. En II, 373b, les
acteurs sont reçus dans la cité, mais ici Platon esquisse le portrait d'une cité
purifiée.
63. Seront-ils experts dans l'art de l'imitation ? Le vocabulaire de l'imitation
est concentré au livre III et au livre X, alors que Platon revient, pour la
nuancer, sur la théorie de la mímēsis. Le sens de la question est le suivant :
l'expertise des gardiens dans l'imitation ne doit pas les porter à se substituer
aux poètes, mais comme la fonction de contrôle des représentations
poétiques est acceptée comme une prémisse, les gardiens devront avoir une
connaissance des arts qu'ils seront appelés à superviser. Par ailleurs, comme
l'imitation est essentielle à la formation morale, les gardiens imiteront des
modèles de vertu (395c).
64. Ailleurs (Banq., 223d), Socrate confie au même acteur la tragédie et la
comédie, en vertu du principe que la science est le pouvoir des contraires.
Voir également Gorg., 502b, où la tragédie est identifiée à un exercice de
flatterie.
65. Les deux métiers étaient distincts, l'un était celui des spécialistes de la
récitation de l'épopée, l'autre celui des acteurs du théâtre. En rapprochant
les rhapsodes des acteurs, Platon confirme que la récitation de l'épopée
comportait une part d'imitation dans les passages de style direct. Les
rhapsodes se spécialisaient souvent dans l'art d'un seul poète (Ion, 531c,
536b). Épopée, tragédie, comédie comportent toutes des imitations
(mimḗ mata, a5, b1) fabriquées par les poètes et reprises par les artisans de
la récitation et du théâtre.
66. Image rare, parfois employée dans le sens de la conversion en petite
monnaie (Timée, 62a ; Ménon, 79a ; infra, VII, 525e). La spécialisation des
occupations humaines et des excellences qui leur sont associées exige une
concentration sur des tâches très fragmentées.
67. Renvoie à la première position développée par Socrate (supra, II, 374d-
e), concernant la spécialisation de la fonction de gouvernant. Le qualificatif
akribeîs (c1) désigne des artisans spécialisés, des experts compétents qui
travaillent avec précision sur leur domaine propre d'expertise. Cette notion
d'« acribie », d'« expertise spécialisée », joue un rôle important dans la
détermination de la fonction propre des classes de la cité, au livre IV, alors
que Platon reviendra sur les tâches, les fonctions et les occupations du point
de vue de ce qui est propre à chaque groupe dans la cité.
68. Voir supra, ad 387b.
69. Le principe de la formation morale mis en avant ici est que l'imitation
d'un comportement peut induire une habitude et avoir une influence morale.
Imiter en reproduisant et prendre goût à l'imitation d'une chose vile peut
conduire à prendre goût à la chose même (toû eînai, c7). Que l'habitude
(éthē d2) devienne une nature, et que la formation du caractère doive
s'appuyer sur ce principe, Platon y reviendra dans son exposé sur
l'éducation, infra. Voir 401b-c, et sur le but d'une formation à l'austérité, II,
383c. Sur la formation du caractère, voir C. Gill (1985).
70. Description critique des effets de mise en scène, considérés comme le
signe d'un déclin de la pure forme dramatique. Voir Lois, II, 659a, avec le
commentaire de R. Nettleship (1961 : 105).
71. L'homme excellent et valeureux, kalòs kagathós, voir supra, II, 376c, et
infra, 401e ; Théét., 185e ; Timée, 88c.
72. Un homme équilibré (métrios, c5), dont le jugement est capable de
discriminer une imitation bénéfique d'une imitation néfaste. L'ensemble de
ce passage laisse présupposer que les occasions étaient fréquentes de
s'adonner aux imitations de personnages de la mythologie ou même de
personnages publics. S'agit-il principalement d'exercices dramatiques
proposés aux jeunes, ou encore d'activités de groupe ? Il faut que les
occasions aient été nombreuses pour que Platon mette tant de soin à en
détourner les futurs gardiens. La culture du théâtre et des concours qui y
étaient associés multipliait sans doute les représentations et stimulait les
essais d'imitation.
73. Cette image empruntée à l'art du moulage renforce la métaphore des
modèles que favorise Platon (Théét., 191c, et Lois, VII, 800b) ; voir Timée,
50d (ekmageîon) pour une expression semblable, mais en sens inverse, de
l'impression d'une forme dans la matière (ekmáttein). Imiter, c'est prendre la
forme de quelqu'un d'autre et l'homme de bien n'imitera pas facilement des
formes inférieures.
74. Je suis Adam, qui lit en e6 haplē̂s, et non Burnet qui lit állēs.
75. Le premier style est celui du récit, et Platon évoque ici les variations
rythmiques et harmoniques de la récitation en discours indirect. Le récitant
n'est pas amené à déployer des artifices de toutes sortes, son style sera sobre
et c'est le mérite de la narration avec un minimum d'imitation. L'autre style
exige au contraire une grande diversité de formes.
76. Platon évoque-t-il déjà l'accompagnement musical, dont il traitera plus
loin ? On suivra B. Jowett, ad loc., qui voit ici plutôt l'harmonie du débit
(accent, ton) dans la récitation. Aristote (Rhét., III, 1, 1403b26 sq.) dit bien
que les interprètes se concentrent sur trois points : le volume de la voix
(mégethos), l'intonation (harmonía) et le rythme (ruthmòs). On peut donc
distinguer deux emplois pour l'harmonie et le rythme : un emploi dans la
récitation poétique, et un emploi plus strictement musical. Voir infra, 400a.
77. Jusqu'ici, les types d'expression ont été déterminés par des critères
formels : imitation directe du personnage ou récit indirect. En proposant de
n'admettre dans la cité que le type non mélangé « qui imite le vertueux »
(epieikoûs, d4 et 398b2) – c'est-à-dire l'homme de bien, l'homme mesuré,
voir supra, 387b –, Adimante introduit un critère moral référant à l'objet de
l'imitation. Cette position est conforme au principe de psychologie morale
avancé par Socrate et restreint donc considérablement le recours à
l'imitation. Même si le type mixte a la faveur populaire, Socrate ne le juge
pas conforme à la constitution politique. Pour quelle raison ? Parce que
chaque membre de la cité concentre son activité dans une seule tâche et que
personne ne trouverait son intérêt à une imitation multiple. Ni dans le réel,
ni dans l'imaginaire, les citoyens de la république ne sont invités à être autre
chose que leur unique fonction propre. Ce principe, élaboré en 397d-398b,
règle ici l'esthétique et il aura des conséquences politiques et morales au
livre IV, quand il s'agira de déterminer la nature de la justice et la structure
de la cité idéale.
78. Ces derniers accompagnaient les enfants au théâtre, à l'école, au
gymnase, et Platon rappelle ailleurs comment ils devaient, dans la société
traditionnelle, être rappelés à l'ordre au théâtre, pour écouter en silence et
jusqu'à la fin les compositions jugées dignes par l'autorité (Lois, III, 700c).
Il montre ici à quel point il a conscience du caractère impopulaire des
mesures qu'il voudrait imposer.
79. Premier emploi dans le texte de la République du terme politeía. Nous
le traduisons par « constitution politique », préférant cette traduction à celle
de régime, qui renvoie à un régime particulier. Platon entreprend en effet de
préparer un ensemble de principes et de règles pour que la cité soit juste : il
ne s'agit donc pas d'un régime plutôt que d'un autre, mais d'une constitution
générale de la cité. La traduction par « république », consacrée par la
tradition, a ses mérites, si on demeure capable d'entendre dans ce titre
classique ce qui concerne la pólis. Voir les études de J. Bordes (1982) et J.-
F. Pradeau (1997).
80. Même chassé de la cité, le poète est vénéré à l'égal d'un dieu et oint de
parfums. Proclus (In Remp., 42, 1-10 ; I, 60) note ce paradoxe et il en fait la
première question de son commentaire sur la poétique de Platon. Sur
l'onction des statues, voir J. Adam, ad loc.
81. Platon oppose le type du poète austère et du raconteur d'histoires
(muthológōi, b1) utile à un type fascinant par sa polyvalence et ses talents.
La description de la vénération dont ce dernier serait l'objet, dût-il chercher
à se fixer dans la cité, est ironique ; en fait, ce poète divertissant et plaisant
sera poliment invité à aller ailleurs. Le poète et le mythologue de la cité
idéale sont recrutés d'abord pour la sévérité et l'aspect moral de leurs
imitations. Ce recrutement sera l'objet de dispositions légales (b3), et
recruter un poète d'un autre type contredirait la loi (thémis, a6). La
prescription est donc rigide et précise. On la retrouve dans les Lois (VII,
817a-d).
82. Tout au long de la République, Platon multiplie les mentions de
conditions qui restreignent la portée pratique ou concrète du projet de la cité
idéale. Le pouvoir d'instituer cette cité n'appartient à personne, et la
discussion philosophique est d'abord soucieuse de développer des modèles
pouvant donner lieu à des législations. Mais à aucun moment Platon ne
laisse croire qu'il s'agit d'autre chose que de propositions assorties d'une
condition de possibilité, « si cela était en notre pouvoir ». Voir supra, 389d.
83. Au sens large donné par Platon au terme mousikḗ , art des compositions
poétiques, épiques et tragiques, représentées parfois avec un
accompagnement de musique et art de la musique et des compositions
instrumentales. Littéralement, l'art des Muses. Voir supra, II, 376e. Comme
la suite du développement le montre, cet art se divise en deux grands
domaines : d'une part la matière poétique (ce qu'il faut dire et comment le
dire), et d'autre part le chant, les mélodies et les compositions
instrumentales, que Platon aborde maintenant. Tout ce passage (397a-402a)
est commenté du point de vue de la musique dans A. Barker (1984 : 124-
140). Pour le commentaire aristotélicien, voir Pol., VIII, 1342a28-1342b34.
84. Les principes élaborés pour l'imitation dans les récits et les poèmes
seront les mêmes pour les paroles mise en musique : ils devront présenter
les mêmes modèles (túpois, d5) de conformité à la vertu et la même
austérité formelle. Tout le domaine de l'esthétique – nous dirions
aujourd'hui poétique et musicale – est donc assujetti à des modèles prescrits
pour leur portée morale. Sur la musique dans l'œuvre de Platon, voir
E. Moutsopoulos (1959).
85. Socrate l'affirme et Adimante ne proteste pas. En quel sens est-il
mousikós ? Au sens strict de praticien de la musique d'instruments ou du
chant choral, ou au sens général de connaisseur de l'art poétique et plus
généralement encore, d'homme cultivé ? Le lien entre poésie et musique
était étroit et Pindare et Sophocle, par exemple, étaient aussi renommés
comme musiciens que comme poètes. Socrate s'adresse donc sans doute à
Adimante dans le sens le plus général. Selon Plutarque (De la musique, 15,
1136f), Platon lui-même aurait reçu une formation musicale auprès de
Dracon d'Athènes et de Metellus d'Agrigente, mais c'est la pensée musicale
de Damon qui l'influença le plus. Pour la conception de la musique chez
Platon, voir Protag., 326a ; Lachès, 188d ; Phédon, 60e ; Criton, 50d ; et I
Alc., 106e.
86. La théorie grecque classique de l'harmonie distinguait plusieurs
« harmonies » ou modes harmoniques. Socrate va les soumettre ici à un
examen qui devra en mesurer la convenance au modèle moral souhaité pour
la cité. Le terme grec harmonía désigne aussi bien une échelle musicale
qu'un mode privilégiant certaines règles de composition, et notamment le
choix des intervalles ou des registres. Le terme « mode » n'appartient pas
cependant à la théorie classique, et il faut sans doute parler de tropes. (Pour
ce qui suit, voir R.P. Winnington-Ingram 1936 ; A. Bélis 1996 : 363 et
A.G. Wersinger 2001 : 171-191.) Le rapport entre les harmonies et les
sentiments ou les émotions apparaît déterminant dans toute la culture
musicale grecque et sans doute faut-il en attribuer l'importance au lien de la
musique et de la poésie. Platon ne propose pas un examen détaillé, qui
suivrait par exemple tout le système des tónoi d'Aristoxène, il se contente
d'un choix représentatif. Son approche semble influencée par la doctrine
pythagoricienne, mais comme Platon n'a laissé aucun écrit théorique sur la
musique, il est difficile de reconstituer une théorie platonicienne complète
de l'harmonie. Son intérêt est surtout pédagogique et moral, mais il ne
pouvait éviter de connaître les théories qui avaient cours à Athènes. Parmi
celles-ci, on peut distinguer deux sciences : l'harmonique et la rythmique,
différentes de la science des instruments (organikḗ ). L'harmonique est la
science du mélos, c'est-à-dire de l'organisation naturelle des sons musicaux.
Elle comprend sept parties traditionnelles, auxquelles Platon fait allusion
ici : l) les sons (phthóggoi) ; 2) les intervalles (diástēmata) ; 3) les systèmes
(sústemata), dont le plus important est le système de référence du tétracorde
ou de la quarte ; 4) les genres (génos) : diatonique, chromatique et
enharmonique ; 5) les tons (tónoi, trópoi), appelés modes par plusieurs
théoriciens latins tardifs, mais qui encore chez Platon et Aristote portent le
nom d'harmonies. Sur ce terme, voir l'appendice de A. Barker (1984 : 163-
168). Il s'agit des « différentes manières d'échelonner le grand système
parfait, dans quelque genre que ce soit, à partir d'une note de base thétique
qui varie d'un trope à l'autre » (A. Bélis 1996 : 363) ; 6) les métaboles
(metabolaí), ou modulations et variations ; et 7) la mélopée (melopoiía).
Pour la structure générale de la théorie, voir infra, 400a.
Le premier groupe (lydien mixte, lydien aiguë et autres modes apparentés)
est rejeté d'emblée ; liés aux lamentations, ces modes harmoniques plaintifs
sont inutiles pour la formation du caractère. Voir le témoignage de
Plutarque, citant Aristoxène (De la musique, 16, 1136-17, 1137). Le mode
harmonique du deuxième groupe (mode ionien) est qualifié de relâché
(chalaraì, e10) et il est associé aux beuveries. Ce relâchement s'oppose à
l'énergie tonique, voir infra, IX, 590b. Le troisième groupe (dorien et
phrygien) est le seul acceptable, puisque seul il imite le courage et l'ardeur
virile. Sur ce point, voir aussi Lachès, 188d, où le mode dorien est qualifié
de « seul vraiment grec ». Le critère régissant ces jugements semble en effet
celui de l'utilité dans la formation des hommes de guerre (polemikō̂n, 399a).
Quand il revient sur ces questions dans les Lois (II, 653d-673a ; 795a-
812e), Platon maintient le principe d'un choix rigoureux de la musique pour
la formation du caractère. C'est une opinion que retiendra Aristote (Pol.,
VIII, 1339a-1342b), qui lui aussi privilégiera l'imitation de dispositions
éthiques. Il sera même plus sévère que Platon, allant jusqu'à rejeter
l'harmonie phrygienne, parce qu'appartenant au genre passionné et ne
retenant donc que la dorienne. Platon justifie la conservation du mode
phrygien, parce qu'il s'accommode de la sobriété des hommes en paix, un
argument difficilement conciliable avec la critique d'Aristote qui le relie,
quant à lui, à la frénésie et à l'enthousiasme (loc. cit., 1341a23).
87. Platon donne ici deux portraits, le violent et le volontaire, qui
constituent selon lui les modèles moraux susceptibles de guider les
compositions musicales et de guider le choix des harmonies. Le premier est
celui des situations violentes (biaíōi ergasíai, a7) : le portrait de ce guerrier
courageux, mis en situation d'affronter un grand péril et ultimement la mort
elle-même, doit être conservé en mémoire pour la suite du développement
sur la formation des gardiens. La musique qui reçoit la sanction du
philosophe est la musique qui peut imiter les tons et les accents d'un tel
guerrier : son attitude héroïque montre une grande force de caractère. Le
second est celui des situations pacifiques (en eirēnikē̂i, b3) : le sage agit de
manière réfléchie et modérée, en conservant toujours le contrôle de son
action. Ce deuxième portrait, qui présente une tonalité quasi stoïcienne,
complète le premier. Leur ensemble compose en effet l'action de résistance
dans la situation de violence et l'action de juste initiative dans la situation de
volonté et de délibération (infra, 399e, pour l'homme courageux et ordonné,
andreíou kaì kosmíou). Si nous cherchons à déterminer si Platon voyait une
convenance particulière entre les harmonies et ces deux portraits, nous
pourrions dire que le mode dorien convenait aux dispositions guerrières et
le mode phrygien aux dispositions de réflexion. Dans les Lois (III, 700d-e),
Platon insiste sur le fait que le plaisir n'est pas le bon critère pour juger les
musiques et il blâme les musiciens dégénérés qui amenèrent la confusion
des styles.
88. Il s'agit donc de la phrygienne, qui encourage la modération, et de la
dorienne qui stimule le courage. Voir infra, 410e. La conclusion en est qu'il
faut exclure le registre panharmonique. Le terme est rare chez Platon (ici et
404d) et il ne désigne pas un type d'instruments, comme on l'a suggéré en le
rapprochant du polycorde qui suit juste après, mais un type de composition
mêlant plusieurs harmonies.
89. Terme rare, qui pourrait renvoyer à des instruments possédant plusieurs
cordes (comme la lyre), ou rendant possibles des sons exigeant plusieurs
notes (comme la flûte, poluchordótaton, d4). Mais le contexte montre,
puisque Platon conserve la lyre (d7), qu'il veut exclure les instruments
comme l'aulós, susceptibles de produire des accords complexes, recourant à
plusieurs modes (panharmoniques) et ne conserver que les instruments plus
simples de la tradition, parfois identifiés comme oligochordía. Voir le
témoignage de Plutarque sur le conflit des traditions (De la musique, 11,
1135-14, 1136). Pour la polyvalence de l'instrument, voir les remarques de
A. Barker (1984 : 57 et 64). Pour trigō̂nōn, il ne saurait s'agir bien entendu
de triangles, mais bien de lyres à trois angles ou de petites harpes,
produisant des sons voluptueux. Le pēktís est une forme de harpe, d'origine
lydienne (Hérodote, I, 17).
90. La prédilection de Platon pour les instruments simples ne permet pas
cependant de bien identifier les instruments qu'il jugerait parfaitement
adéquats. Pourquoi exclure l'aulós ? Selon certains, parce qu'il ne s'agit pas
d'une simple flûte, mais plutôt d'une sorte de hautbois ou de clarinette et
comme eux construit avec une ou plusieurs anches. Voir K. Schlesinger
(1939) et A. Barker (1984 : 14 sq., avec illustrations) qui montrent que cet
instrument est fait de plusieurs tuyaux, parfois de longueur différente. On
en tirait une musique émotive, et l'instrument était propice aux lamentations
et aux mélopées lascives. Selon W. Anderson (1966 : 68), la musique tirée
de l'aulós était trop individuelle, elle n'avait rien de civique et devait être
bannie pour cette raison. La possibilité d'en tirer des modulations exagérées,
comme ce qu'on pouvait entendre dans les rites corybantiques, concourait à
ce jugement. Platon exclurait donc les instruments de ce genre et
conserverait la flûte simple, comme la syrinx, proche du flageolet moderne.
Proclus (In Alc., 197, 1-198, 13) commente le choix de Platon : « Platon a
dit que l'art de la flûte est à éviter ; et de fait, les instruments qui rendent
toutes les harmonies et qui possèdent une multiplicité de cordes sont des
imitations des flûtes : car chacun des trous de la flûte produit, dit-on, au
moins trois sons, et si l'on ouvre des trous auxiliaires, plus encore. Or, il ne
faut pas admettre la totalité de la musique dans l'éducation, mais seulement
ce qui, en elle, est simple » (trad. Segonds). Voir aussi, In Remp., 63, 6-9 ; I,
79. Sur l'imitation des flûtes, Phil., 56a – passage qu'on peut rapprocher
d'Aristoxène, qui condamnait également l'aulós –, voir A. Bélis (1986 : 98)
et Lois, III, 700d et 790e-791b.
91. La place de la lyre dans les nombreuses versions des mythes d'Apollon
a toujours été importante, et elle est également nette dans l'iconographie.
Dès sa naissance, le jeune dieu reçoit de Zeus une lyre et une légende fait
de lui le père d'Orphée (Hymne Homérique, v. 131 sq.). Platon ne
mentionne pas cependant une autre légende, voulant que ce soit Hermès qui
ait inventé la lyre et qu'Apollon berger lui ait échangé l'instrument contre
ses troupeaux. Selon le même corpus de légendes, Apollon aurait aussi reçu
d'Hermès la flûte, qu'il lui avait échangée contre le caducée. Il est vrai que
dans l'épisode du défi de Marsyas, qui prétendait qu'il était meilleur
musicien avec sa flûte qu'Apollon avec sa lyre, Apollon fut vainqueur et
l'écorcha vif. Marsyas aurait en effet inventé la flûte à deux ou plusieurs
tuyaux (Pausanias, X, 30, 9), qui est justement l'instrument rejeté ici par
Platon, au profit de la syrinx, ou flûte de Pan. Dans le Banquet (215a-d),
Alcibiade compare Socrate aux silènes sculptés avec un aulós à la main et
au satyre Marsyas : les airs de Marsyas mettent les auditeurs dans un état de
possession, alors que Socrate, par le seul effet de ses paroles, produit le
même trouble. Le privilège accordé à Apollon pour l'harmonie tient sans
doute compte du fait qu'il préside à l'harmonie politique et à la fondation
juste des cités. Voir Pausanias, V, 14, 8. À cela, il faut ajouter le caractère
hiératique recherché par Platon. Voir J. Carlier (1981) et M. Detienne
(1998 : 172-174) ; également W. Anderson (1966 : 66).
92. Ce serment cher à Socrate (Apol., 21e, avec la note de L. Brisson,
ad loc.) est rare dans la République (voir infra, IX, 592a). Il pourrait
renvoyer au dieu égyptien Anubis, à tête de chien.
93. Fortement et souvent dénoncée dans les Lois, (III, 695b, VII, 791d-
794a), cette mollesse associée au luxe est la faiblesse qui ne convient pas à
une société guerrière. C'est la raison pour laquelle elle ne doit pas être
encouragée par les modes musicaux qui en l'imitant la stimulent. Infra, IV,
422a, VIII, 556b, et IX, 590b.
94. Ces deux vertus sont au fondement des harmonies retenues par Platon
dans le développement qui précède ; elles engagent cette fois la recherche
des rythmes qui leur correspondent.
95. Au sens de la mesure battue par le pied, brève ou longue, et qui a donné
son nom à l'unité de base de la métrique. Voir infra, 400c2.
96. Les tons (phtóggois, a6) sont à la base du système des harmonies : il en
existe quatre espèces. S'agit-il des notes de base du tétracorde ? Platon
semble le supposer (Théét., 206b : « Et dans l'apprentissage d'un cithariste,
avoir poussé jusqu'au bout cet apprentissage, ce n'est pas autre chose qu'être
capable de suivre la mélodie note par note, sachant à quelle corde appartient
chacune : qu'on appelle cela les éléments de la musique, tout le monde en
serait d'accord ? » Trad. M. Narcy). Ici plus qu'en aucun autre endroit de la
République on peut voir comment le concept de mousikḗ regroupe la
musique instrumentale et la scansion rythmée des textes. À l'époque de
Platon, la pratique de la lecture rythmée des textes des poètes était répandue
et faisait partie de l'éducation. Les rythmes et les harmonies doivent donc
toujours être conçus dans une application à plusieurs formes de l'art
musical, et notamment à la poésie. Voir sur ce point W. Anderson, (1994 :
145-165). Les trois espèces de rythmes (rhuthmoí, a2) sont à la base des
mesures (báseis, a5) : 1) il y a l'égal, dans les mesures où les quantités se
divisent en deux valeurs égales (dactyle, spondée, anapeste) ; 2) il y a
ensuite les valeurs 3/2 comme le crétique, le bachique et le péan ; et 3) les
valeurs 1/2 comme l'iambe, l'ionique et le trochée. Sur la métrique grecque,
voir d'abord P. Maas (1962).
97. Personnage qui a la faveur de Socrate pour les questions de musique ;
voir Lachès, 180c-d et 200a-b ; I Alc., 118c ; et infra, IV, 424c. Expert
réputé, professeur de musique de Périclès (Plutarque, Périclès, 4,1) et peut-
être même de Socrate (Diogène Laërce, II, 19), Damon d'Athènes aurait
reçu une formation musicale auprès de Pythoclidès de Céos (Protag., 316e).
Chez Platon, voir également Lois, VII, 814d-816b. Platon le considère
comme un philosophe et un sophiste (Lachès, 180d et 197d), sans aller
jusqu'à l'estimer comme penseur politique, comme le fera plus tard
Plutarque. On pense généralement que Platon a repris les conceptions de
Damon, sans chercher à les modifier, mais sur plusieurs points il se montre
original. Il bannit notamment le mode lydien relâché, qui aurait été une
invention de Damon et il se montre critique à l'endroit de son esprit
d'innovation. Voir D. Delattre (DPA, II § D 13 : 600-607), A. Barker (1984 :
168-169) et F. Lasserre (1954 : 53-73). Sur la question de l'éducation
musicale, C. Lord (1978), W. Anderson (1966 : 74 sq.).
98. Terme peu fréquent chez Platon (aneleuthería, b2), même dans la
République, où il désigne la bassesse d'une action indigne d'un homme
libre ; voir infra, 391c et 400b ; IV, 422a ; VI, 486a ; VIII, 560d ; IX, 577d
et 590b. Le terme húbris désigne une attitude d'orgueil démesuré,
traditionnellement associée dans la tragédie au mythe de Prométhée. Dans
la psychologie morale, il s'agit d'un excès qui peut impliquer une forme de
violence. Voir infra, 400b et 403a, et VIII, 560e.
99. Platon évoque ici une forme de trimètre dactylique, comportant des
variations dans la position des brèves. Sur la nature exacte de l'enóplíon, il
confesse lui-même que l'enseignement de Damon n'était pas clair. Voir
P. Maas (1962 : 42). On peut le décrire comme une forme composée d'un
trochée et d'une syllabe longue (selon B. Jowett, ad loc, il s'agirait du
crétique, mais J. Adam favorise plutôt l'identification à un rythme de
marche d'inspiration ionique, comme on en trouve des exemples chez
Tyrtée). Quant à la forme héroïque, elle caractérise l'hexamètre dactylique ;
Platon semble l'identifier ici au spondée, mais on peut être sensible à une
expression de Socrate affectant l'ignorance en ces matières et s'en remettant
à l'autorité de Damon. Voir 400c3, où Socrate affirme ne pas maîtriser ces
questions de prosodie.
100. Le geste gracieux suit un beau rythme (eurúthmōi, 8), alors que le
manque de grâce résulte d'un rythme défectueux. Le principe mis en œuvre
ici par Platon est que la qualité du rythme découle de son rapport au texte, à
la parole qu'il accompagne. Cette relation d'accompagnement est aussi le
résultat d'une réelle influence, puisque l'expression (léxis, d2) et le contenu
ē̂
de la parole (lógos) dépendent eux-mêmes du caractère de l'âme (psuchē̂s
ḗ thei, d7). Accompagner (akoloutheî, c8) signifie donc suivre et dépendre
du registre supérieur : le poétique, autant l'expression que la matière, suit
l'âme, et le musical (principalement le rythme et l'harmonie) suit le
poétique.
101. Platon s'empresse de préciser qu'il entend par là (euētheía, e1) le
caractère comme support de la vertu, c'est-à-dire la réflexion dirigée vers le
beau et le bien, et non la simple habitude, l'absence de réflexion.
102. Les futurs gardiens, mais dans le Protagoras (326b) l'éducation
musicale est proposée pour tous les jeunes : « dès qu'ils savent jouer de la
cithare, ils leur apprennent les poèmes d'autres grands poètes lyriques, qu'ils
leur font jouer sur leur cithare, et, sous leur contrainte, rythmes et
harmonies deviennent familiers aux âmes des enfants, afin qu'ils se
civilisent, et que les progrès qu'ils font dans les rythmes et dans les
harmonies favorisent la qualité de leurs paroles comme de leurs actes ; car
la vie des hommes tout entière a besoin de rythme et d'harmonie » (trad.
Ildefonse). Platon insiste ici sur la contribution de la musique et de la poésie
à la formation morale des gardiens, en vue de leur tâche propre, la garde de
la cité.
103. La liste des qualités (400d11-e1) que doivent poursuivre les futurs
gardiens associe la grâce du geste et l'excellence du caractère. L'art autant
que la nature en sont remplis, comme de leur contraire : d'une part les objets
produits par les arts en sont imprégnés dans leur fabrication et ils
manifestent dans leur apparence la beauté et l'harmonie ; d'autre part, les
corps et les êtres vivants en général, les plantes, sont eux aussi imprégnés
de la grâce et de l'harmonie de l'art. La nature et l'art participent donc des
mêmes modèles d'harmonie et de grâce, et l'éducation doit avoir pour
fonction de les communiquer à l'âme des jeunes.
104. Passage qui rappelle l'idéal du Banquet (210a-212a) et du Phèdre
(251c), et la gradation menant de la beauté des corps à la beauté
immatérielle. Sur la beauté comme nourriture de l'âme, voir Phèdre, 248b.
Cet éloge de l'art évoque peut-être la sculpture et la peinture, nommément
absentes de la critique des arts poétiques.
105. Les traductions de ce passage varient beaucoup : on peut en effet
replier le terme de la formation des jeunes sur l'amour du « beau discours »
(tōî kalōî lógōi, d2), en se fondant sur le contexte de ce passage consacré
aux règles de la poétique et de la musique ; on peut également ouvrir la
signification de l'expression vers l'idéal de la raison, en tenant compte du
fait que Platon lui-même insiste sur la conformité de la poésie et de la
musique aux termes ultimes de l'excellence de l'âme, le beau et le bien et
qu'il place la finalité de l'éducation poétique et musicale dans l'amour de la
raison (402a3). Par la musique et la poésie, l'enfant apprend à reconnaître sa
parenté avec la raison. C'est ce parti qui a été suivi ici et qui marque, à sa
manière, la transition vers le livre IV, où Platon expose la doctrine de la
raison.
106. Suivant une indication fournie par la traduction de Grube, j'insère dans
ce passage la mention de la poésie, compte tenu du fait que Platon subsume
ici, comme dans tout ce passage depuis le début, la musique et la poésie
sous l'appellation ancienne de mousikḗ , l'art des Muses, la Musique comme
art majeur. Voir la note, supra, 398b, et II, 376a.
107. Cette analogie avec le processus de la lecture n'est pas sans rappeler le
recours à cette image pour présenter la méthode psychopolitique de la
République (supra, II, 368d). Si la cité est écrite en gros caractères, et que
nous arrivons à la lire, nous serons ensuite en mesure de lire la structure de
l'âme, écrite en plus petits caractères. Ici Platon développe la comparaison :
savoir lire, c'est avoir dépassé le stade où l'on identifie les lettres une à une
pour saisir le mot qu'elles forment. De même, être cultivé et formé en
poésie et en musique, c'est savoir reconnaître dans ces expressions de la
culture la combinaison de toutes les formes morales des vertus qui y sont
présentes. Ces formes sont donc pour ainsi dire l'unité constitutive de l'art.
Sur cette image et la notion d'élément (stoicheîa, a8), voir Théét., 201e-204.
Les formes, et en particulier les formes de la vertu, sont les conditions
d'intelligibilité de toute représentation morale, et en particulier de l'art.
108. La thèse est complexe, non seulement parce que Platon introduit pour
la première fois dans le dialogue le concept métaphysique des formes des
vertus (tà eídē, c2), mais surtout parce que la connaissance de ces formes
est posée comme une condition de la formation musicale et poétique.
Jusqu'ici, le développement présentait un argument pédagogique justifiant
la nécessité de cette formation pour les gardiens et cet argument se
concluait par l'évocation d'une finalité sublime, la ressemblance et l'amour
de la raison. Une formation en musique et en poésie rend donc possible la
reconnaissance de la raison, et notamment de la parenté de l'âme et de la
raison, en se fondant sur une imprégnation lente, tout au cours de l'enfance
(402a), de la grâce et de l'harmonie. Mais ensuite, en introduisant une
analogie avec la lecture, Platon renverse la perspective : une réelle
formation en musique et en poésie n'est achevée que si elle parvient à cette
connaissance des formes des vertus qui se trouvent au fondement de la
poésie et de la musique et qui en règlent les normes : la modération, le
courage, la libéralité, la magnanimité. Ces vertus, il faut les reconnaître : ce
sont les vertus du citoyen libre et engagé dans la vie publique et militaire.
Platon en a fait le portrait rapidement juste un peu plus haut : il est
énergique et réfléchi. Il invite maintenant à comprendre qu'une formation,
et a fortiori une pédagogie, n'ont de sens que si elles sont imprégnées de
leur finalité : le même art et la même étude constituent l'apprentissage de la
vertu et l'apprentissage de la musique et de la poésie, de la même manière
que le même art et la même étude constituent l'apprentissage des lettres, des
textes ou même de leurs reflets. Le fond de l'argument est donc le suivant :
la grâce et l'harmonie, communiquées par la poésie et la musique,
participent du même modèle que les vertus (402d3, toû autoû túpou). Cet
argument peut être développé dans deux directions distinctes : la
communauté de modèle justifie en profondeur l'éducation par la poésie et la
musique, mais elle justifie également de manière forte l'intervention relative
à la place et au choix des artistes dans la société. L'art a un effet moral et la
cité doit en tenir compte.
Selon J. Adam, ad loc., ces formes ne doivent pas être interprétées à la
lumière de la métaphysique du livre VII, puisqu'il s'agit de la seule mention
dans l'ensemble des livres I-IV. Il ne s'agirait pas de formes séparées
transcendantes, ni de leurs images dans les êtres, mais seulement de
modèles et d'images dans les arts. Cette interprétation semble inutilement
rigide et étroite. La perspective commune de l'esthétique et de la
métaphysique commande au contraire une interprétation ouverte, où les
formes de la beauté et celles des vertus apparaissent sur le même registre et
imposent une formation identique (c7-8).
109. Ce terme rare (eleutheriótēs, c3) désigne la qualité de l'homme libre,
l'idéal de libéralité. Platon ne l'emploie que deux fois dans toute son œuvre :
ici et en Théét., 144d. Voir également supra, 387b et 395c pour l'adjectif. La
liste ne peut être comparée à la liste traditionnelle des vertus cardinales et
on notera l'absence de la justice ; voir infra, VI, 486a.
110. L'évocation de cette contemplation (théama, d4) rappelle le Timée
(87d), décrivant l'équilibre de la beauté dans l'être vivant.
111. Passage qui évoque le Banquet (206c, 209b et 210b) : la qualité morale
est à l'origine du désir amoureux, le même recherchant le même,
l'harmonieux s'attachant à l'harmonieux, la beauté à la beauté.
112. Il s'agit du plaisir sexuel (tà aphrodísia, a5) que Platon associe aux
plaisirs érotiques (Lois, VIII, 841e, Banq., 192c, Phèdre, 254a). En le
qualifiant de fou (manikōtéran, a6), Platon l'oppose à l'amour droit et
correct (orthòs érōs, a7), qu'il associe à la modération et à la musique. Cet
amour correct est le seul auquel on puisse donner une valeur, parce qu'il est
modéré et rigoureux.
113. Platon accorde donc au rapport homosexuel de l'amant (erastḗ s, b6) et
du jeune aimé une fonction d'abord pédagogique et il condamne le lien
sexuel en tant que tel, jugé grossier et signe d'inculture, pour la raison qu'il
conduit à l'excès et au manque de modération. Ce passage, inséré dans le
milieu d'une discussion sur les finalités morales de l'éducation poétique et
musicale, fait écho au Banquet (206b) par rapport auquel il présente une
approche plus austère de la pédérastie. Voir sur toute cette question
l'introduction de L. Brisson au Banquet (1998 : 55-65) et l'étude classique
de K.J. Dover (1982). Aristote (Pol., II, 4, 1262a) se montre critique de
cette interdiction du rapport sexuel, mais le contexte indique qu'il confond
la prescription de Platon avec des interdits de rapports entre membres d'une
même famille.
114. Littéralement, Platon indique qu'un rapport sexuel serait le signe d'un
manque de culture poétique et musicale (amousías, c1), expression qui
marque le lien entre l'objet de la discussion et l'excursus sur la pédérastie.
Voir infra, 411d, où l'inculte est celui qui n'aime pas les discours, et V, 455e.
Ailleurs, Platon associe le manque de culture et le manque de philosophie
(Soph., 259e).
115. Le poétique conduit à la philosophie, puisque la philosophie est amour
de la beauté (Banq., 204b) et musique suprême (Phédon, 61a).
L'intermédiaire de la dialectique est certes requis pour y accéder, mais
Platon montre ici que la poésie conduit au seuil de la philosophie. Sur le
parallèle avec la doctrine de l'amour dans le Banquet, voir d'abord L. Robin
(1964).
116. De la même manière que pour l'éducation poétique et musicale, la
discussion philosophique se concentrera sur la formulation de modèles pour
l'éducation physique : il s'agit de normes et de finalités pour guider les soins
et les exercices du corps. La priorité de l'âme est une thèse centrale dans
l'anthropologie de Platon et elle trouve dans ce passage une application
importante : la gymnastique ne poursuit aucun but autonome, à travers
l'exercice du corps, c'est toujours l'âme qui cherche sa perfection. Voir
Charm., 156e ; Lois, X, 891e sq. ; et infra, 410b-411e. À ce domaine
appartient d'abord l'examen de la diète et de la médecine, qui était central
dans la tradition des Asclépiades. L'exposé concerne les futurs gardiens
(e5). Sur tout ce passage, voir R. Nettleship (1961 : 123 sq.).
117. La comparaison des défis des gardiens avec ceux des athlètes sera
reprise dans le cours de l'exposé sur leur formation. Ils doivent s'exercer
sans relâche, sur tous les plans : musique et poésie, gymnastique, sciences
et dialectique. Voir Lachès, 182a, Lois, VIII, 829e, et Banq., 211c.
118. Comparaison que Platon affectionne particulièrement dans le domaine
de la guerre ; voir supra, II, 375a, et infra, V, 466c.
119. Le terme désigne toute la côte qui s'étend du détroit du Bosphore à
l'Égée (voir Hérodote, IV, 38), et non seulement le détroit lui-même
(aujourd'hui les Dardanelles).
120. Platon la connaissait de première main, il s'en moque dans la Lettre VII
(326b).
121. La ville de Corinthe était réputée pour son luxe et son goût des plaisirs
et la prostitution y était florissante. Voir supra, II, 373a, et Lois, VIII, 840a,
où Platon de nouveau met en garde les athlètes contre l'attrait des
maîtresses, en particulier durant les jeux olympiques.
122. Platon critique-t-il ici le fait même de devoir recourir aux tribunaux
pour obtenir la justice ? L'opposition entre « les autres » et « chez soi »
(par'állōn, b2 ; oikeíōn, b4) marque la nécessité, pour obtenir la justice, de
sortir du cercle des proches, de la famille ou de la parenté, dans le cas où la
violence et l'indiscipline envahissent la cité. Une cité bien ordonnée,
harmonieuse et modérée, serait donc une cité où les différends et les conflits
seraient si peu importants qu'on pourrait les traiter dans le cadre de la
parenté ou du clan sans recourir à des tribunaux. Ce serait aussi une cité où


le droit (l'art des tribunaux, dikanikḗ , a2) ne serait pas très développé. Il faut
ici entendre bien sûr non pas les lois, mais l'expertise juridique et le travail
des avocats. La critique de Platon porte donc sur l'excès du recours aux
procès, dont l'inflation connote à son époque le développement de la
rhétorique et de la sophistique. Voir la note de J. Adam, ad loc., sur le fait
que Platon n'emploie pas le terme dikastikḗ , qui désigne au contraire ce qu'il
recommande (409e-410a).
123. Du temps de Platon, ces termes étaient peu courants et encore proches
de leur origine dans le vocabulaire de la nature (explosions, torrents). Voir
Crat., 440c. C'est la médecine hippocratique qui leur a donné une
signification technique et Platon se moque de ses premiers représentants,
ces « ingénieux disciples d'Asclépios ». Les écoles de Cos, de Cnide et bien
d'autres réclamaient un héritage direct d'Asclépios. Voir Banq. (186e) et
pour une introduction générale, M. Grmek (1995).
124. Cet épisode est raconté dans l'Iliade (XI, 580 sq., 828-836 et 624-650),
mais Platon mélange deux scènes différentes : la potion qu'il décrit fut
donnée à Machaon l'Asclépiade par Hécamède, alors qu'Eurypyle est soigné
par Patrocle au moyen d'une poudre produite à partir d'une racine. L'épisode
de la potion est rapporté correctement dans l'Ion (538b) et il est possible que
le texte d'Homère dont disposait Platon ait relaté l'épisode autrement.
125. Et non pas « une pédagogie des maladies » (contra, B. Jowett, ad loc.,
qui cite Timée, 89d). On peut sans doute dire que la médecine « régit » les
maladies, mais le contexte montre que Platon critique l'inflation scolaire de
la médecine et les abus d'autorité auxquels elle conduit.
126. Personnage natif de Mégare, mentionné aussi dans le Protagoras
(316e), où il est présenté ironiquement comme un sophiste de grand calibre
et dans le Phèdre (227d), où il recommande la marche à pied. Voir Aristote,
Rhét., I, 5, 1361b4.
127. Poète élégiaque, du milieu du Ve siècle, renommé pour ses épi-
grammes. Platon cite ici une maxime (frag. 8 Bergk) dont le sens pourrait se
rapprocher de la maxime latine : Primum vivere, deinde philosophari, qui
représente un idéal rigoureusement contraire au précepte socratique de la
connaissance de soi et de la valeur suprême de la vie philosophique.


128. Platon distingue ici les études (mathḗ seis), les activités de réflexion
(ennoḗ seis) et la concentration sur soi-même (melétas pròs heautòn). Dans
la mesure où il s'agit de critiquer un soin excessif du corps qui va jusqu'à
faire obstacle à l'exercice de la philosophie, cette liste nous met en présence
des trois registres de l'exercice philosophique : l'étude des sciences, dont le
programme sera exposé plus loin, la réflexion qui est le cœur de la pensée et
enfin la méditation, pratiquée par le moyen d'exercices de concentration.
129. Cet enseignement d'Asclépios peut avoir des corollaires proches de
l'euthanasie, et il semble contradictoire avec le serment hippocratique lui-
même. Selon quels critères et à partir de quelles observations la vie d'un
être humain cesse-t-elle d'avoir de l'intérêt ? Dans le Lachès (195c-e),
Socrate critique en le limitant le savoir médical et il pose la question :
« soutiens-tu que pour tous les hommes il est préférable de vivre ? N'y en a-
t-il pas plusieurs pour qui il vaudrait mieux être morts ? » (trad. Dorion).
Les médecins peuvent-ils répondre ? Non, répond-il en substance, c'est une
décision morale qui relève du courage de chacun. Il n'appartient donc pas au
savoir médical de se prononcer sur le choix de vivre ou de mourir. Cette
position est moins nette dans notre passage, où on note la possibilité d'une
euthanasie passive (410a).
130. Passage de l'Iliade, IV, 218-219. Les deux fils d'Asclépios sont
Machaon et Podalirios, tous deux prétendant d'Hélène. Vaillants guerriers,
leur réputation de médecins prodigieux leur donnait un grand prestige. (Il.,
II, 729 sq., et XI, 833).
131. Vers de Tyrtée, poète qui vécut à Sparte et qui composa des
exhortations au combat (frag. 12 Bergk = 12, 6 West), cité également dans
les Lois (II, 660e et 629e).
132. Eschyle (Agamemnon, v. 1022 sq.) évoque le fait qu'Asclépios fut à
juste titre foudroyé par Zeus pour avoir ressuscité Hippolyte ; ailleurs,
Apollon demande que quelqu'un puisse se substituer à Admète mourante,
pour prolonger sa vie (Euripide, Alceste, 3) ; Pindare (Pyth., III, 55-58),
rapporte également l'épisode d'Asclépios foudroyé pour avoir tenté, excité
par la promesse de l'or, de redonner vie à Hippolyte.
133. Le commandement de l'âme est sa caractéristique primordiale, voir
Gorg., 523c-e.
134. Il s'agit d'exemples typiques de comportements contraires à la vertu :
les juges les connaîtront en les observant chez les autres, mais leur
formation devra faire en sorte qu'ils évitent d'en faire eux-mêmes
l'expérience. Au moment de juger, ce n'est donc pas leur expérience
personnelle qui leur servira (409c7), mais les modèles qu'ils ont appris à
reconnaître par leur savoir chez les autres. La connaissance de l'injustice
implique celle de la justice, voir I, 334a, dans la mesure où toute véritable
connaissance est une connaissance des contraires.
135. Allusion fine au procès de Socrate, dont on trouve l'écho infra, VII,
517a, et VIII, 560d.
136. Le vocabulaire de la psychologie morale de Platon varie beaucoup
selon les passages. La différence entre la médiocrité d'une personne vile
(phaûlos) et la méchanceté d'une personne corrompue (ponērós, a2 et b2)
est une différence de degré ; être méchant (kakòs, e2) désigne un caractère
qui s'oppose absolument au caractère vertueux, c'est-à-dire à l'homme bon.
Les âmes viles et corrompues sont le produit d'une histoire personnelle dans
laquelle l'accumulation des expériences du vice a fini par produire un
caractère méchant. Platon évoque rarement la question de la faiblesse
naturelle du caractère et il accorde beaucoup d'importance, comme ce
passage le montre, aux effets d'une expérience où le mal se répète au point
de s'imprégner. La corruption morale n'est donc pas une déficience ou une
tare, mais le produit d'une histoire personnelle. Cela ne l'empêche pas
d'insister sur l'importance d'avoir une bonne constitution au départ (410a),
tant sur le plan physique que moral.
137. Omniprésent dans le texte des Lois, en raison du propos législatif
concret de ce dialogue, le vocabulaire de l'activité législative semble plus
rare et dispersé dans la République. Les participants du dialogue se
reconnaissent néanmoins une activité nomothétique. Quel est le sens de
cette activité de rédaction des lois ? L'exemple de l'établissement des juges
et des médecins montre qu'il s'agit de l'imposition d'un modèle moral ; voir
398b, 403b et 425b-c, pour des exemples.
138. Les médecins et les juges sont donc appelés à exercer une fonction qui
peut aller jusqu'à la peine de mort pour ceux qui sont moralement
corrompus. Le motif de l'intérêt public de la cité est inséparable d'une
perspective de rétribution personnelle, constante dans la philosophie pénale
de Platon : les peines, et la peine de mort en particulier, servent le bien des
individus. La mention de l'euthanasie des individus handicapés doit
s'interpréter en rapport avec l'euthanasie des enfants présentant des
handicaps à la naissance, voir infra, IV, 459d, 460c et 461c : il s'agit des
mêmes dispositions implacables, inspirées peut-être de pratiques spartiates.
139. Il semble difficile de maintenir toujours la même traduction pour
thumoeidḕ s : l'ardeur morale du futur gardien est autant sa colère que cette
forme d'impétuosité que l'éducation doit orienter vers le bien. On évitera
d'évoquer la virilité, puisque les femmes ont accès aux responsabilités de
gardien autant que les hommes et manifestent les mêmes qualités.
L'ambiguïté du vocabulaire du principe intermédiaire de l'âme, déjà
présente depuis le début du dialogue, sera soumise à la discussion dans
l'examen de la psychologie morale au livre IV. Platon montrera alors que la
polarité de la raison et du désir n'est pas suffisante pour saisir le dynamisme
de l'être humain, il faut un principe intermédiaire susceptible de s'allier à la
raison, ou au contraire de se laisser dévoyer par le désir. Qualifier cette
ardeur de morale n'atténue en rien son aspect d'énergie psychique
(spiritedness dans la majorité des traductions en langue anglaise), il s'agit
d'insister sur la nature morale de cette énergie intermédiaire. Voir supra, II,
375a, et infra, 411a10. Ce principe est le support du courage, mais s'il est
mal formé, il engendre mollesse et lâcheté.
140. Le vocabulaire annonce la distinction de l'état et de la disposition
(héxis et diáthesis) qui sera caractéristique de la psychologie morale
postérieure à Platon. Il parle ici d'une disposition qui influence la pensée
(diánoian, c8) et qui n'est donc pas purement psychologique. Par contre, la
description de cette disposition se déploie sur un spectre qui va de la
brutalité à la douceur. Mais Platon, dont la théorie des vertus n'a pas adopté
le schéma des médiétés qui aura la faveur d'Aristote, n'est jamais
systématique sur la question des extrêmes : dans le cas présent, la douceur
est présentée néanmoins comme un idéal médian, puisqu'il y a une
extrémité contraire, la mollesse.
141. Ce concept est appelé à jouer un rôle déterminant dans le choix des
gardiens. Platon l'introduit ici, presque en passant, au moment de conclure
son exposé sur l'éducation fondamentale. Les « deux naturels » (amphotéra,
e5) sont le naturel philosophe et l'ardeur du thumoeidès. Ils se combinent
dans un idéal qui définit le futur gardien comme un naturel d'exception,
alliant la sage modération et le courage. Voir Pol., 306c-311c, qui propose
une réflexion proche de ce passage. Sur ce terme et les concepts apparentés,
voir supra, II, 375e, et infra, V, 455c.
142. Allusion possible à l'Iliade, XVII, 588, où Ménélas est traité par
Apollon de porte-lance ramolli. Pour la comparaison avec le travail sur le
fer, voir supra, 387c. Platon recommande l'assouplissement par la musique
du naturel ardent, tout en reconnaissant ailleurs (398e) que le risque de
mollesse est inhérent à certains modes de la musique.
143. Cette désignation au singulier n'en recouvre pas moins tous les arts que
Platon vient de passer en revue, poésie et musique. Voir supra, II, 376e, et
III, 402a.
144. Ce vocabulaire (philomathès, d1) qui caractérise l'homme de culture,
dans son opposition à l'homme purement physique et guerrier, a été
introduit au livre II, 376b-c ; Platon le reprend ici en accentuant
l'importance du désir de connaissance pour caractériser le naturel de
l'homme harmonieux et équilibré. La liste des activités qui suit donne un
bon aperçu de ce que Platon considérait comme la culture : la connaissance,
la recherche, la discussion rationnelle, la poésie et la musique.
145. La misologie désigne une attitude d'indifférence ou d'hostilité à
l'endroit du travail de la raison, tel qu'il s'exerce en particulier dans le
dialogue philosophique. Le terme est rare chez Platon, voir le passage
déterminant de Phédon, 89d-91c, et Lachès, 188c-e, où Platon oppose le
misólogos au philólogos, celui qui est « épris de discours » (trad. L.-
A. Dorion). C'est le manque de culture qui est ici tenu pour la cause de la
misologie, alors que dans le Phédon et dans le Lachès, c'est plutôt
l'expérience malheureuse, et répétée, de la fausseté des discours ou de
l'inadéquation du discours et de l'action. Sur ce concept, voir L.-A. Dorion
(1993).
146. Le naturel ardent et le naturel philosophe viennent agir comme
párergon du corps et de l'âme, qu'ils complètent. Ce supplément ne
constitue pas une psychologie adventice, Platon le considère comme une
part intégrale du tout de l'être humain. Le rapport du naturel ardent au corps
est cependant une position qu'il nuancera dans le livre IV, puisqu'il sera
clairement constitutif de l'âme dans son rapport au corps. Pour le terme,
voir infra, VI, 498c2. La tension qu'il faut rechercher entre les deux est
celle qui produit un équilibre de l'ardeur morale et de la raison, équilibre
que Platon prend le risque de présenter ici comme une tension entre le corps
et l'âme, mais qu'il limitera, au livre IV, aux rapports des parties de l'âme
entre elles. Tension et détente appartiennent au vocabulaire médical, mais
Platon met surtout en avant un idéal d'harmonie.
147. Parfaitement formé dans les arts de la poésie et de la musique, le
mousikós anḗ r est l'homme parfaitement cultivé. Voir en ce sens Lachès,
188d, pour la description de l'idéal de l'homme épris de culture et vrai
musicien.
148. Cette fonction politique de l'homme cultivé annonce la fonction
souveraine du philosophe. Seule une paideía achevée peut prendre la
responsabilité de protéger la constitution politique, c'est-à-dire de la
maintenir en relation avec les idéaux rationnels de la culture et de lui éviter
les dérives de la violence. Cette fonction de superviseur (epistátēs, a10) se
retrouve dans les Lois, VI, 765d, où Platon décrit le responsable de la
paideía, et qualifie sa tâche de « la plus importante parmi les tâches
suprêmes de la cité ».
149. Platon laisse de côté d'autres aspects de la formation des futurs
gardiens, qui correspondent en fait plutôt à des activités de leur classe :
chasses, concours hippiques, danses constituent en effet les occupations
d'une classe aisée et qui a accès au loisir. Que Platon avoue ne pas vouloir
s'engager dans un examen détaillé de ces occupations montre autant peut-
être ses réserves que sa conviction qu'il ne s'agit pas à proprement parler de
formation. Il affirme néanmoins que ces activités seront assujetties aux
mêmes modèles.
150. Ce choix des gouvernants s'effectue dans le corps général des gardiens
et ce passage est le premier que Platon consacre à leur fonction, qui est à la
fois celle de législateur et de gouvernant (nomothète et archonte). Cette
fonction sera décrite aux livres VI et VII, en rapport avec la métaphysique
du bien. À qui revient la procédure du choix des gardiens et comment
s'effectue-t-elle ? Platon ne le précise pas. Peut-être faut-il imaginer une
sorte de collège de sages ou de vieillards ? Dans la mesure où la première
sélection a permis d'identifier un nombre important de citoyens possédant
les qualités requises, le choix représente une décision difficile. Les critères
mentionnés ici sont la sagesse, la compétence et l'amour pour la cité (c12-
13), qu'il faut sans doute comprendre comme une forme de patriotisme.
Comme on peut le noter, il n'est pas encore question de choisir des
philosophes ; voir infra, VI, 502d, et VII, 536c. Pour le choix, comparer,
Lois, III, 690a.
151. Toutes leurs vertus seront orientées vers le bien de la cité et l'activité
entière de ces gardiens sera animée de l'intérieur par une grande ardeur, une
énergie vouée à la communauté (prothumía, e2). Apparenté au vocabulaire
du thumoeidès et du thumós, ce terme désigne autant leur zèle, leur
empressement que leur dévouement exclusif à la cité, c'est-à-dire leur
loyauté. Il s'agit ici d'un principe (dógmatos, e6) qu'ils doivent protéger
autant que la cité elle-même. Voir Phèdre, 253c2.
152. Passage difficile, parce qu'il implique la thèse socratique sur le
caractère involontaire du mal, reprise ici à l'occasion d'une réflexion sur une
conviction morale. Platon désigne cette conviction comme une opinion
(dóxa, e8 et e10). Cette opinion n'est pas une simple croyance sur un état de
fait, mais un engagement envers le bien de la cité. Socrate demande
comment les gardiens pourraient se départir de cet engagement, celui-là
même en vertu duquel ils auront été choisis. Il répond que ce serait bien
involontairement qu'ils le feraient, car tout éloignement du bien est
involontaire. J'ai donc traduit dóxa par conviction, quand il s'agit nettement
de la détermination des gardiens envers le bien de la cité, et opinion quand
il s'agit du principe général de la thèse socratique. L'opinion vraie ne saurait
être abandonnée volontairement (413a1). Les facteurs qui menacent la
conviction civique des gardiens sont au nombre de trois : contrainte,
ensorcellement, dissimulation. Dans tous les cas, il s'agit d'affections de la
mémoire, les poussant à oublier (e7).
153. L'opposition entre les deux états fondamentaux de la pensée est
marquée par deux expressions actives : être dans la vérité (alētheúein, a6 et
7), c'est-à-dire la posséder activement, et former des opinions (doxázein,
a7), qui peuvent être vraies ou fausses. Sur ce vocabulaire de la dóxa, et sa
portée philosophique dans la théorie de la connaissance, voir infra, V, 477b
sq., avec l'étude très complète de Y. Lafrance (1981).
154. Puisqu'ils ne sauraient abandonner leur conviction profonde envers le
bien de la cité volontairement, les gardiens ne le feront que s'ils sont
ensorcelés ou alors parce qu'ils y sont forcés par quelque violence. Sur le
fait qu'ils soient victimes d'une forme de rapt, il s'agit d'un jeu de mots
(klapéntes, b1 et b4) sur le fait que le temps ou la raison ravit à certains
leurs convictions et leur mémoire. Le principe général est formulé en c4 :
tout éloignement de la vérité est le produit d'un ensorcellement, parce qu'il
s'agit d'une illusion, d'une forme de tromperie. Cet ensorcellement s'effectue
par la force du plaisir (c2) ou encore par le trouble qui résulte de la crainte.
Platon se moque légèrement de l'ensemble de sa présentation, en disant qu'il
s'exprime comme un poète de la tragédie (tragikō̂s, b4). Pour la solennité
obscure des tragédiens, infra, VIII, 545e.
155. La détermination à poursuivre le bien de la cité sera donc soumise à
diverses épreuves. Platon distingue trois catégories (d7). Pour l'épreuve du
temps et de la mémoire, qui peut déstabiliser la raison, Platon demeure
vague sur le moyen de mesurer leur capacité à être induit en erreur et sur
l'oubli. Les épreuves intellectuelles seront précisées plus tard (voir VI,
503e). Pour le deuxième type, celui qui doit mesurer leur résistance à la
contrainte violente et à la souffrance, c'est plutôt l'endurance morale, c'est-
à-dire la force de leur prothumía qui sera éprouvée par les souffrances et les
luttes (d4). Enfin, pour l'ensorcellement, il faut prévoir des situations de
plaisir et de crainte, ce qui permettra de distinguer ceux qui résistent. Platon
est plus précis sur la question du courage et de l'épreuve particulière qu'il
propose pour le mesurer. L'épreuve d'ensorcellement est placée dans un
contexte guerrier, qui n'est pas sans rappeler l'épreuve des enfants sur les
champs de bataille (V, 466e sq.). Voir Lois, II, 633b-635c, où l'influence
spartiate semble assez nette. Voir également en ce sens N.M. Kennell
(1995) et A. Hobbs (2000).
156. Le gardien de la cité sera d'abord celui qui sait maintenir sa
détermination. Pour cela, il dispose de sa formation en musique et en poésie
et de la vertu qui fait de lui un homme de bien (agathòs, e3). Cet idéal,
Platon le désigne du nom même du gardien de la cité, cet homme excellent
sera « gardien de lui-même » : il aura sur lui-même un contrôle absolu, mis
à l'épreuve sur tous les registres, et qui l'assure de résister contre la
défaillance intellectuelle, contre la contrainte et contre l'ensorcellement du
plaisir et de la crainte.
157. La distinction des quatre âges de la vie (enfance, jeunesse, maturité,
vieillesse) est récurrente chez Platon (voir par exemple VI, 497e-498a, et
Lois, II, 664c-d). Selon Diogène Laërce, elle correspondait chez Pythagore
aux quatre saisons de l'année (VIII, 10).
158. Les honneurs dus aux gardiens de la cité après leur mort rappellent
cette mémoire des citoyens illustres, comme on la trouve dans l'oraison de
Périclès (Thucydide, II, 43). Sur les tombeaux et monuments, voir
C. Clairmont (1993).
159. Jusqu'ici, la classe des gardiens demeurait l'ensemble indistinct de
ceux que leur formation et leurs qualités morales, soumises à diverses
épreuves, qualifiaient pour les tâches du gouvernement de la cité. À cet
ensemble, Platon accordait sans autre précision le nom de « gardiens ». Il
propose maintenant de scinder ce groupe en deux : d'une part, le petit
nombre des gardiens chargés de la tâche la plus haute, la garde complète de
la cité, et d'autre part, un groupe moins important, mais plus nombreux, qui
sera constitué d'auxiliaires (epíkouroi, b5). Ainsi s'esquisse pour la première
fois la tripartition des classes ou des groupes sociaux de la République, qui
servira de matrice à la reconstruction psychopolitique des vertus au livre IV.
Comme la suite le montre (d3-4), il s'agit de la distinction entre, d'une part,
gouvernants et hommes de guerre, et d'autre part, reste de la cité (árchontas,
stratiéṓ tas, kaì teḕ n állēn pólin). Voir supra, II, 374d.
160. Ce récit mythique est moins un mensonge qu'une représentation fictive
de la fondation de la différence sociale. Privé à ce stade de la discussion de
fondements philosophiques et historiques rigoureux, il est présenté comme
une initiative risquée et audacieuse (tólmē, d1). Platon l'expose en deux
parties : d'abord le mythe de l'autochtonie, ensuite le mythe des races. Au
livre II, 376e-377e, Platon a nettement affirmé que les mythes sont des
discours faux, une affirmation avancée dans le contexte de la critique des
discours sur les dieux ; au livre III, 386b-c, il reprend cette affirmation
concernant les choses de l'Hadès. Mais les mythes ont aussi une utilité, dans
la mesure où ils peuvent assurer la cohésion de la cité. Comme le souligne
Luc Brisson (1982, 146), cette utilité est indifférente à la fausseté. C'est la
raison pour laquelle Platon revient ici sur les mensonges qu'il acceptait pour
les gouvernants en cas de nécessité (III, 389b7-9) : les gouvernants pourront
mentir pour être utiles à la cité (ep'ōphelía). L'exemple le plus clair est celui
des unions par mariage (459d-460d), dont le choix demeure le secret des
gouvernants. Le mythe est donc « converti en instrument idéologique »
(Broze 1986 : 46). Sur la question du mensonge dans la culture grecque,
voir J.S. Zembaty (1988 : 532 sq., sur la République) qui distingue plusieurs
légitimations du discours faux chez Platon : le mensonge aux ennemis, le
mensonge aux amis pour les protéger du mal et les récits concernant le
passé qu'il faut transmettre, en dépit de notre ignorance et en raison de leur
utilité. Le mensonge des gouvernants peut se fonder sur le deuxième type, il
est de nature médicinale, puisqu'il repose sur un savoir thérapeutique des
gardiens en vue de l'unité de la cité (428a-d). Pour une mise au point et un
examen des principaux critiques de l'usage du mensonge (K. Popper,
R. Crossman), qui accusent Platon de propagande ou de totalitarisme, voir
d'abord T.C. Brickhouse et N.D. Smith (1983), K. Moors (1988) et C. Page
(1991).
161. La légende de la fondation de Thèbes par le phénicien Cadmos, malgré
son caractère mythique, paraissait facile à présenter au peuple (Lois, II,
663d-e) et la responsabilité du législateur est de trouver des stratégies pour
faire admettre la vérité. De la même manière, au moment de persuader les
gardiens de la nécessité d'introduire une différence de degré et de valeur
dans leur groupe, une opération difficile, Platon juge le recours au
mensonge de la mythologie incontournable. Pourquoi Platon recourt-il à la
généalogie de Cadmos, qui est thébaine, au lieu de puiser dans le mythe
athénien ? Précisément, selon N. Loraux (1996 : 100 sq. et 176 sq.), pour
montrer les impasses du recours à la seule identité et proposer une
ouverture. Une attitude déjà pleinement reconnaissable dans la place
donnée aux étrangers. On peut aussi évoquer l'origine des Spartiates dans la
légende de Cadmos. Sur ce point, voir H. Joly (1992). Sur cette légende,
voir d'abord F. Vian (1963).
162. Le mythe de l'autochtonie pose que toute la culture de la cité vient au
jour de la terre, en son plein état de développement. Sa fonction est de
valoriser le lien de la culture à un territoire et de fonder l'appartenance
commune de tous les citoyens à la cité. Platon favorise ce thème (Pol.,
271a ; Protag., 320b ; Banq., 190b ; Soph., 247c ; Timée, 23e et 42d ; et
Critias, 109c), qui était déjà présent dans la tragédie (Eschyle, Les Sept, 16-
20 ; Euripide, Ion, 589-592). Ce mythe expose une vérité (l'allégeance à la
cité est fondée) et ne peut être traité simplement comme un mensonge : si
c'était le cas, Socrate affirmerait qu'il n'est pas vrai que nous devons
allégeance à la cité, mais que néanmoins nous devons en persuader
mensongèrement les citoyens. Pour l'unité du génos grec, voir Ménexène,
237b-c, 245c-d, avec le commentaire de N. Loraux (1996 : 27-48, et pour le
présent passage, 49-63). Voir aussi K. Moors, avec le commentaire en sens
opposé de D. Hyland (1988 : 254). Le mythe du Politique (269a sq.)
s'accorde avec une tradition qui liait le mythe de l'autochtonie à celui de
l'âge d'or et cette tradition est sous-jacente à ce passage de la République.
163. Le mythe des races provient d'Hésiode (Travaux, 109-201). Platon
transforme sa structure généalogique, par le moyen de laquelle l'histoire
était racontée dans un modèle d'éloignement de l'âge d'or, en un mythe
concernant la différenciation des catégories de membres de la société et leur
spécialisation dans les trois grandes fonctions de la cité : le gouvernement,
le soutien militaire et la production (agriculture et artisanat). La généalogie
hésiodique, qui comportait cinq races (or, argent, bronze, héros, fer) devient
une structure fondamentale de types, réduits aux trois fonctions de la cité.
Contrairement au mythe de l'autochtonie, dont la vérité est dépourvue
d'ambiguïté et de duplicité, le mythe des races expose le fondement naturel
de la différence sociale sous le couvert d'une affirmation de la fraternité
universelle. Celle-ci est mise de l'avant pour tempérer les aspects
potentiellement intolérables de l'inégalité des aptitudes que le mythe
présente comme naturelle. Chaque groupe est fermé sur lui-même et la
mobilité entre eux est très restreinte : le rejeton inapte doit être refoulé sans
pitié vers les tâches inférieures (c1), alors que les naturels plus doués sont
promus aux tâches de direction. Si le mythe des races n'est pas à
proprement parler un mensonge, l'affirmation de la fraternité dont Platon le
préface n'est pas entièrement transparente. Voir Hésiode, Travaux, 109-201,
avec l'analyse classique de J.-P. Vernant (1971). Aristote a critiqué ce
recours au mythe des métaux (Pol., II, 5, 1264b), parce qu'il condamne le
législateur à choisir les gardiens dans le même groupe de personnes, une
stabilité que la pratique athénienne ne favorisait pas. Voir infra, IV, 423d-e,
et VIII, 546e. Il semble important de noter que ce mythe a un rôle
provisoire dans la construction de la République, puisque la dialectique des
fonctions qui conduit au livre IV à la métaphysique de l'âme procure un
fondement métaphysique à la structure des tâches : le mythe servira aux
classes inférieures, alors que les gardiens auront une connaissance de son
fondement dans la métaphysique.
164. Cette partie du mythe constitue une interprétation d'Hésiode, dans la
mesure où la période qui correspond à la race de fer est aussi celle où les
maux sont les plus nombreux.
165. Cette insertion annonce en un sens la description du cycle de l'histoire
politique au livre VIII : la division naturelle des classes n'est pas stable,
l'histoire y introduit des ruptures et Platon entrevoit un destin
catastrophique dans le cycle qui conduit au déclin des formes pures et du
gouvernement de la race d'or. Même si Platon affirme que ce mythe peut
engendrer une forme de stabilité, s'il est objet de croyance de la part des
classes inférieures, le destin en ruinera fatalement le cours, comme
l'enseigne la tradition hésiodique.
166. Ce moment marque la rupture avec le mythe et le retour à la fondation
concrète de la cité, présentée ici comme un camp de guerre. Les fils de la
terre devront choisir un territoire et ils s'y établiront, en commençant par les
auxiliaires, chargés de protéger le groupe. Le soin à porter aux auxiliaires
est primordial, pour défendre la jeune cité et pour éviter que leur force ne se
retourne contre les membres de la cité. Sur le danger de la dissension, voir
infra, V, 470c. Aristote a pensé que ces privilèges des auxiliaires allaient
dresser contre eux le reste des citoyens (Pol., II, 5, 1264a24), mais Platon
pense que leur éducation les prémunira contre toute tentation d'abus.
167. Glaucon s'étonne, à juste titre, du fait que Socrate semble vouloir
revenir sur l'éducation : n'en a-t-il pas traité en présentant la poésie, la
musique et la gymnastique ? Socrate répond qu'il ne faut pas s'en tenir à une
position trop tranchée, annonçant par là le programme beaucoup plus
exigeant qui va suivre. Le passage parle à la fois des habitations et de
l'éducation des auxiliaires (b1), et des conditions de vie imposées en général
aux gardiens (c7). Mais puisque la fin du développement se concentre sur
les athlètes de la guerre – athlètes du combat le plus important, 402e – et
compte tenu de la division introduite nettement entre gardiens et auxiliaires,
les mesures concernant la propriété privée et les biens s'adressent de
manière directe au groupe particulier des epíkouroi, dans le but de contenir
leur éventuelle arrogance.
168. Les prescriptions sur la propriété et le mode de vie font suite au
programme éducatif et sont seulement esquissées ; la description détaillée
viendra au livre V.
169. Ces repas pris en commun étaient le lot des prytanes au prytanée de
l'agora et Platon suppose ici que dans la cité idéale, l'institution d'un repas
communautaire des auxiliaires sera maintenue. On les trouve aussi à Sparte
et on a souvent cherché dans les institutions des éphores le modèle qui
aurait eu la faveur de Platon. Pour les banquets, voir Lois, VI, 762b-c, avec
l'étude de P. Schmitt-Pantel (1992 : 147 sq. et 233 sq.). Pour l'influence de
Sparte, voir F. Ollier (1933).
170. Cette mention du salut doit être interprétée sur le plan moral et
spirituel, comme les passages ultérieurs (VI, 498e, 502b, et X, 621b) nous y
invitent avec clarté.
Livre IV

1. La question du bonheur du juste, qui avait été laissée de côté pour


entreprendre la généalogie de la cité heureuse, refait surface à l'occasion du
mode de vie des gardiens. Leur vie ne leur procurera pas le bonheur des
citoyens prospères, puisqu'ils y auront renoncé. S'ils n'ont pas accès à ce
bonheur, leur existence n'est-elle pas l'équivalent d'une servitude ? C'est le
sens de ce que Socrate appelle « l'accusation » (katēgorías, 420a7)
d'Adimante, qui lui reproche de traiter ses gardiens comme de simples
mercenaires salariés. Comment cet état, si contraire à l'idéal grec de la
liberté civique (prérogatives religieuses, propriété, liberté de déplacement)
pourrait-il être une situation enviable et valorisée dans la cité ? La question
du bonheur du juste est donc ici associée à celle du bonheur des gardiens, et
elle fera retour en V, 465e et à la fin du dialogue, en X, 612a sq.
2. De qui s'agit-il ? De maîtresses (hetaírais, a4) escortant les citoyens
opulents qui effectuent des voyages vers d'autres cités ou même vers les
colonies.
3. La réponse de Socrate montre comment le bonheur des gardiens est
assujetti au bonheur de la cité toute entière. Critiquant cette conception,
Aristote (Pol., II, 5, 1264b15) pense que si la classe des gardiens est privée
du bonheur, la cité entière ne sera pas heureuse. Cette critique étonne, tant
elle semble indifférente au concept du bonheur supérieur que Platon
développe pour les gardiens, un bonheur qui ne s'accomplit que dans le
dévouement et le service à la cité.
4. Le vocabulaire de la distinction des fonctions dans la cité est très varié
dans la République. Ici, Platon parle de groupe (éthnos, b7), au sens de
corporation ou de caste possédant des traits communs, et non de groupe
national ou ethnique. Les trois groupes fondamentaux constituent la cité
entière et sont appelés par la nature à participer au bonheur en exerçant leur
fonction propre (421c5). Voir Gorg., 455b (le groupe des artisans). Sur le
bien général de la cité, comme fondement de la perfection des lois, voir
Lois, IV, 715b.
5. Notons qu'au point de départ de la recherche, la question de l'injustice
n'était pas envisagée (II, 368e, 372e), mais que Platon la fait intervenir en
prévision de son examen des formes dégénérées de la constitution politique
(livres VIII et IX). Voir infra, 445c. Ce passage montre comment la
méthode de la République est à la fois une généalogie reconstructrice
(eureîn dikaiosúnēn, b9) et une proposition de fondation (oikízomen, b6).
L'examen du passé n'est certes pas la fondation de l'avenir, mais la
recherche sur l'avènement de l'injustice importe à la fondation spéculative
de la cité juste.
6. Il était habituel de peindre les statues de plusieurs couleurs, et en
particulier de faire ressortir les yeux. Platon compare ici l'ensemble de la
cité à une statue, et les gardiens aux parties les plus belles ; il se défend de
vouloir leur donner un statut tel qu'ils en viennent à ne plus correspondre à
leur fonction, qui est de servir. Ils ne doivent être en conséquence ni choyés,
ni ornés. Ce parti pour l'austérité donne une indication sur le caractère
rutilant de la statuaire classique, dont l'ornementation luxueuse paraissait à
Platon déplacée pour la fonction des gouvernants. Sur l'or et l'ivoire de la
fameuse statue d'Athéna par Phidias, voir Hipp. maj., 290b.
7. Une cité bien ordonnée posséderait les moyens de donner à chacun une
opulence considérable, mais si elle le faisait, elle détruirait la fonction de
chaque classe. Le parti d'austérité pour les gardiens doit en fait être étendu à
tous les groupes de la cité, puisque aucun d'entre eux ne saurait, sans
dénaturer sa responsabilité particulière, s'adonner aux activités du loisir et
du luxe, et s'enfoncer ainsi dans la pure oisiveté. « Nous savons… » a donc
ici le sens de : « Nous pourrions, si nous le voulions, mais nous ne le
voulons pas… ». Ces descriptions de vêtements luxueux et de banquets sur
des lits sont ici des caricatures ironiques du bonheur.
8. Je conserve le texte de Burnet, qui sépare les mots (epì dexià, e4), mais
sans adopter l'interprétation de J. Adam qui y voit la disposition des
convives de gauche à droite. Pour ces questions de la place dans les
banquets, voir la notice de L. Brisson sur le Banquet (1998 : 36).
9. Platon introduit ici le thème central de la méthode psychopolitique : les
trois grandes fonctions qui constituent la cité dans son ensemble. Présentées
ici comme des structures du travail (schē̂ma, a2) – et selon la traduction de
G.M.A. Grube, patterns of work –, ces fonctions distinguent les groupes de
la cité et sont hiérarchisées. L'importance déterminante de la fonction des
gardiens est associée ici principalement aux lois et à l'administration de la
vie de la cité. Plus loin, Platon introduit la fonction propre, ou la tâche
propre (toû heautō̂n érgou, c2).
10. Les gardiens ont le pouvoir de détruire la cité, comme ils ont
l'opportunité, la chance de l'administrer bien et de la rendre heureuse. La
notion du kairós, moment opportun et occasion d'exercer une liberté,
montre ici la part des circonstances dans l'exercice de la fonction des
gouvernants : s'ils sont les seuls à pouvoir exercer une fonction si
déterminante, ils peuvent également manquer l'occasion de le faire.
11. Au sens le plus général, l'ordre des choses qui justifie le recours au
principe des fonctions propres, comme formes naturelles de la
différenciation sociale. Voir supra, II, 377a12, et Lois, VI, 765e : « En tout
être de la nature, la première croissance, si elle part bien, peut plus que tout
porter la nature à sa perfection et lui donner sa fin (télos), son achèvement
approprié, qu'il s'agisse de plantes, d'animaux domestiques ou sauvages ou
d'êtres humains. » (Trad. É. Des Places modifiée.)
12. Dans son analyse des motifs du déclin des cités, Platon accorde
beaucoup d'importance aux questions économiques. La recherche de la
richesse pour elle-même apparaît de manière récurrente comme le motif
principal de la corruption, et la présentation constamment favorable de
l'austérité a fait penser que Platon soutenait un modèle inspiré de Sparte.
Voir par exemple sa description de l'oligarchie, VIII, 551a-556.
13. Terme rare chez Platon (neōterismō̂i, voir infra, VIII, 555d), il pourrait
signifier un penchant révolutionnaire, la recherche de nouvelles manières de
gouverner. Ici, dans le contexte plus général des conditions de vie des
membres de la cité et des gardiens, Platon met en garde contre l'apparition
subreptice (lḗ sei, 421e8) de facteurs qui peuvent menacer la stabilité et les
habitudes acquises. Dans le cas présent par exemple, le goût de modifier le
programme éducatif (infra, b5) en musique et en gymnastique. Pour la
servilité (aneleutherían, a2), voir supra, III, 391c et 400b : cette condition
représente le contraire de l'idéal de l'homme libre.
14. Platon parle ici des athlètes de la guerre (b4), un groupe qui comprend
principalement les gardiens, mais aussi les auxiliaires formés pour les
soutenir. Ce sont eux qui par leurs connaissances pourront facilement
triompher des riches qui ne connaissent pas l'art de la guerre. La
comparaison avec des chiens robustes (d5), qui revient au livre V (infra,
451d) est renforcée par une allusion probable au jeu des cités.
15. La formule est ambiguë. Platon pourrait vouloir dire « comme on dit en
plaisantant », (voir infra, IX, 573d, ou Lois, VI, 780c), un jeu de mots
intraduisible (ou pólis, allá poleîs : non pas une ville, mais plusieurs). La
plupart des traducteurs choisissent plutôt de suivre une indication du
scholiaste et de voir ici une allusion à un jeu de cités, joué sur une table
divisée en plusieurs cases, et opposant deux joueurs désignés comme des
chiens. Voir la description dans Pollux (Onomasticon, Lexicographi Graeci,
IX, 98) et la discussion dans J. Adam, ad loc.
16. Cette analyse politique de la division sociale repose-t-elle sur des
observations particulières ? Si les groupes constitués par la cité des riches et
la cité des pauvres sont eux-mêmes multiples, une administration soucieuse
de modération ne travaillera pas à les opposer, mais au contraire à
redistribuer la richesse de manière à produire un équilibre. Ce passage est la
première mention dans la République d'un idéal de justice distributive, qui
suppose une définition de la justice différente de la définition en termes de
simple excellence morale.
17. La cité idéale est la cité la mieux administrée et soumise aux impératifs
de la modération (sōphrónōs, a6). Il n'existe pas d'ordre de grandeur, tant
pour le nombre de citoyens que pour l'extension du territoire, qui puisse être
déterminé selon des critères autres que celui du respect de la justice. La
mention du nombre de mille hommes (chilíōn, a8) indique une limite
inférieure ; ce chiffre a impressionné Aristote (Pol., II, 6, 1265a9), qui y
voit le nombre préconisé par Platon pour les auxiliaires ; ailleurs (Pol., II, 9,
1270a29), il le rapproche d'un idéal implanté à Sparte. Platon ne se fait donc
pas l'avocat d'une cité de taille réduite, mais bien d'une cité qui rende
possible la modération et la justice dans la redistribution. Aristote (Pol.,
VII, 4, 1326a5, 1327a), se fait l'écho de cette réflexion : une grande cité
n'est pas nécessairement une cité populeuse, mais elle doit néanmoins être
autarcique. Pour Platon, l'idéal de la cité est d'abord sa cohésion politique
interne, c'est-à-dire la mesure dans laquelle elle résiste à la discorde (stásis)
et maintient son unité (b10). Cet idéal suppose la spécialisation
fonctionnelle, voir infra, 423d. Sur la question de la stásis et l'idéal de la
cité unifiée, N. Loraux (1997). Sur la nature du lien social de la cohésion,
voir infra, V, 462b.
18. S'agit-il de quelque chose qui fait partie de la constitution ? Ou d'une
recommandation aux gardiens ? Le terme (próstagma, c3) est rare chez
Platon, c'est le seul emploi dans la République, et on compte cinq emplois
au total dans tout le corpus. Cette prescription est en fait une proposition
dans la discussion, mais elle ne constitue pas à proprement parler une
disposition de la politeía. La directive concerne l'unité de la cité et son
autonomie : l'unité est la cohésion politique interne, l'autonomie (hikanḕ ,
c4) est le caractère suffisant du territoire et des ressources, un idéal qui se
rapproche de l'autarcie aristotélicienne (Pol., I, 2, 1252b29).
19. Allusion aux recommandations qui découlent du mythe des races et des
métaux, voir supra. Platon oppose ici le naturel médiocre (phaûlos, c8) et
l'excellent et de grande valeur (spoudaîos, d1) : ces attributs sont tous deux
relatifs à des qualités surtout morales, quand il s'agit d'adultes ; appliqués à
de jeunes enfants, il ne peut s'agir que de dispositions ou de caractères sur
lesquels on porte un diagnostic pour les tâches à venir. Toute la procédure
du choix des gardiens repose sur une sélection opérée à partir de traits qui
associent de grandes capacités physiques avec des dispositions morales
élevées. La détermination des responsables de ce choix et les garanties
exigées concernant leurs aptitudes à les effectuer sans erreur ne semblent
pas avoir préoccupé Platon, et notamment la question de la reconnaissance
de l'excellence morale chez l'enfant.
20. L'accent porté sur la priorité de l'éducation (paideía, e4) et la manière
d'élever les jeunes (trophḗ n, e4) marque un tournant essentiel dans
l'orientation du dialogue. Les directives, qualifiées de simples ou faciles à
mettre en application, qui concernaient l'unité de la cité, l'extension du
territoire ne sont en effet que des mesures complémentaires, par rapport à la
grande directive qui est le programme éducatif. Cette grande directive est la
seule nécessaire (suffisante, hikanón, e2), parce qu'à elle seule elle entraîne
le respect de toutes les autres. Un jugement bien formé fera en sorte que les
gardiens seront compétents dans tous les domaines où une expertise
économique ou politique est requise. Dans son vocabulaire, Platon distingue
soigneusement ce qui a trait à la petite enfance, qu'il s'agit d'élever, et ce qui
concerne les jeunes, qu'il s'agit de former en les éduquant (trophḗ ,
paídeusis, 424a5). Sur le concept de paideía, qui comprend aussi bien le
curriculum de l'éducation que la transmission de la culture grecque, voir
d'abord H.-I. Marrou (1964), un livre irremplaçable sur tous les sujets
abordés dans les livres IV-VII de la République. Platon récapitule en effet
dans son projet de formation des gardiens les finalités essentielles de la
culture grecque, en même temps qu'il leur donne une formulation
philosophique inédite. Voir ensuite W. Jaeger (1944) et M. Dixsaut (1985).
21. Sur cet idéal de mesure (métrioi, e5), voir supra, III, 396c. La formation
morale est-elle le résultat de la seule éducation par la musique, la poésie et
la gymnastique, ou nécessite-t-elle la formation des sciences et de la
dialectique, dont le programme n'a pas encore été exposé ? Comme Platon
associe cette formation à l'adoption des règles de la communauté, on peut
penser qu'il envisage l'ensemble de l'éducation prévue pour les gardiens.
Voir infra, VI, 497c et 502d.
22. Ce proverbe figure déjà dans le Lysis (207c) et est cité de nouveau en V,
449c. Son insertion ici doit être interprétée en fonction de toutes les
mesures de communauté que Platon va proposer par la suite : communauté
des biens, des femmes, des enfants, mesures qui feront de la communauté
des gardiens une communauté d'amis parfaits. Pour cet idéal de l'égalité
entre amis, voir Aristote, Eth. Nic., VIII, 9.
23. Il ne s'agit pas du mouvement d'une roue, mais du développement en
extension d'un cercle. L'image illustre l'influence des générations qui se
suivent par l'éducation. L'impulsion va donc du centre en se développant
vers la périphérie, et non d'un point du cercle vers le suivant sur la
circonférence.
24. Platon les désigne parfois du nom de « soigneurs » (epimelētaîs, b4),
une expression qui dans son langage résonne de tout le soin de l'epiméleia,
le soin de l'âme, la vigilance philosophique. Voir Gorg., 516b1, 523b9.
25. Passage de l'Odyssée, I, 351-352. Parole placée dans la bouche de
Télémaque, prenant la défense de l'aède et qui s'adresse à Pénelope, laquelle
souhaiterait entendre des chants moins douloureux pour elle. Télémaque lui
demande d'avoir le courage de l'entendre. Comparer Pindare, Olymp., IX,
48.
26. L'insistance sur le conservatisme dans l'éducation musicale repose sur la
tradition et l'ordre établi (táxin, b6). Comme ailleurs dans son œuvre, Platon
juge l'innovation risquée (Lois, VII, 800b). L'influence des modes musicaux
sur la constitution politique s'explique sans doute par leur rapport chez
Platon à la vie morale et à la formation du caractère. Il les décrit dans les
Lois (III, 700a-c) et insiste sur l'influence directe de la musique sur l'âme
(Lois, II, 673a). La musique n'est pas seulement un jeu (paidiâs, d5), mais
une forme essentielle de l'éducation (paideía). Une musique décadente n'est
donc ni l'effet, ni le symptôme de la décadence politique, elle en est surtout
la cause. Sur l'autorité de Damon, une fois de plus invoqué ici comme une
référence prestigieuse, voir supra, 400b, et C. Lord (1978). Sur l'importance
des modes musicaux, voir III, 401d-404a, avec le commentaire de
W.D. Anderson (1966).
27. De quel édifice s'agit-il ? Platon, pour illustrer la communauté de
formation des gardiens et leur commun respect des traditions, évoque
l'image d'un phulaktḗ rion (d1), qui serait sans doute l'équivalent de l'édifice
placé sur l'Agora pour accueillir les prytanes, le Prytanée. On y prendrait en
commun les repas et on y discuterait des questions d'intérêt public. Le
fondement de la garde des gardiens est leur commun enracinement dans la
paideía qui fait d'eux des musiciens, c'est-à-dire des hommes de culture.
Voir Lois, XI, 917b, et XII, 962c.
28. Au sens qu'impose ici le contexte d'un manque de respect envers les
traditions dans le domaine de la musique, et notamment envers les lois de la
composition. Cette paranomía (d3) progresse lentement dans tout l'édifice
social, pour en corrompre les mœurs et les activités. Platon décrit la
progression qui va des mœurs aux contrats, et puis aux lois et aux
constitutions elles-mêmes. Pour la paranomía de ceux qui manquent de
culture, voir Lois, III, 700d3 ; Rép., X, 572e.
29. Il s'agit toujours de l'éducation par la musique. Comme tout jeu qui
concourt à l'éducation, la musique doit rapprocher de la formation morale et
civique ; voir Lois, VII, 798b-c, qui éclaire ce passage, en insistant sur le
caractère nocif de l'innovation dans les jeux.
30. L'eunomía (a3) est le contraire de la paranomía, elle doit inspirer le
législateur qui cherche un ordre parfait des lois et doit se transmettre dans
l'éducation (Lois, XII, 960d3). Seul emploi dans la République d'un terme
rare chez Platon. Voir Lois, IV, 713e, et XII, 960d.
31. S'agit-il de lois ? Adimante, à l'écoute de l'objet de ces règlements
(nómima, a8) de politesse et de bonnes manières, serait tout prêt à
réglementer, mais Socrate lui fait remarquer qu'il s'agit de vœux pieux ;
réglementer ou légiférer (nomotheteîn, b7) serait franchement candide, naïf.
Une bonne intention, mais condamnée à demeurer sans suite. Voir Pol.,
294b ; Lois, VII, 793 ; et Soph., 230a. L'ensemble est une critique de la
décadence athénienne, qui a laissé tomber en désuétude les règles du
respect et de la bienséance, autant qu'une évocation de la discipline de
Sparte.
32. Platon passe en revue un certain nombre de points qui relèvent du droit
civil et commercial athénien, sur lequel il sera plus explicite dans les Lois
(par ex. XI, 913a et 920d). Le marché de l'agora était à la fois une place de
commerce et le site des grandes institutions athéniennes, comme le
Bouleutérion et le tribunal de l'Héliée. La décision de ne pas légiférer dans
les matières mêmes du droit s'explique de deux manières : Platon se
concentre sur les questions relatives à la constitution, et les matières du
droit évoquées ici lui paraissent relever d'une autre entreprise ; d'autre part,
il en renvoie la responsabilité au jugement des gardiens (425e), ce qui
signifie qu'une fois formés et une fois la constitution établie, ces gardiens
auront la tâche de légiférer, et non pas – contresens qu'on rencontre trop
souvent chez les critiques de Platon – de prendre eux-mêmes les décisions
dans ces matières spécialisées. Cette législation découlera de la distribution
des fonctions, qui est la base d'une cité bien ordonnée. Voir infra, 427a et
l'étude de A. Laks (1991).
33. Platon désigne ici le groupe des « innovateurs », ceux qui ont toujours
le souci de modifier la législation, au lieu de s'en remettre à la sagesse d'une
constitution fermement établie. Cette critique sociale vise sans doute la
discussion politique des sophistes et leur effort de réforme des lois. On ne
peut éviter de noter le paradoxe (e6-7) qui consiste, de la part de Platon, à
critiquer ceux qui passent leur vie à rechercher le bien supérieur (toû
beltístou). Notons cependant que Platon n'est pas moins sévère à l'endroit
d'un conservatisme intéressé, entretenu par la complaisance et l'habileté
hypocrite des mêmes sophistes (426c). Ce passage montre le double enjeu
d'une réforme radicale et philosophique de l'ordre politique : d'une part,
rompre avec le mouvement des réformes superficielles et purement
juridiques, en recherchant une fondation politique stable ; d'autre part,
accepter de briser l'ordre établi (katástasis, 426c1), entretenu par la
rhétorique et la sophistique. Une version ancienne de l'adage « le mieux est
l'ennemi du bien », tout ce passage veut d'abord montrer que la réforme
politique doit d'abord commencer par la réforme de soi-même, et en
particulier des mœurs (le régime de vie, le luxe) d'une classe prospère et
moralement dépravée. Voir par comparaison, Pol., 293c-295b, où Platon
insiste sur le caractère primordial des « gouvernants doués d'une science
véritable, qu'ils s'appuient sur des lois ou s'en passent ». Le privilège de
l'homme royal se situe au-delà de la force des lois, lesquelles sont toujours
inadéquates par rapport à l'instabilité des personnes et des circonstances.
C'est la raison pour laquelle les lois doivent s'appuyer sur des principes
fondamentaux, qui sont le domaine des gouvernants.
34. S'agit-il du renversement de régime ou plus généralement de la menace
de sédition qui risque de corrompre l'ordre social ? Le concept de katástasis
(c1) peut inclure la constitution politique elle-même (voir supra, III, 414a,
et infra, V, 464a, VI, 492e, 502d, et VIII, 547b, 550c). Platon dresse ici le
portrait de deux situations politiques antithétiques : d'une part, une société
qui interdit le changement fondamental par le moyen de la force, et d'autre
part une autre qui entretient l'ordre établi par la complaisance. Dans les
deux cas, la réforme radicale de la constitution est rendue impossible.
35. S'agit-il d'Isocrate, comme on l'a souvent suggéré ? Ce portrait de
démagogue, qu'on retrouve en VI, 493a, constitue plutôt un type athénien et
s'il s'applique bien à Isocrate, c'est qu'il englobe aussi bien les rhéteurs et les
sophistes que les politiciens complaisants.
36. Unité de mesure traditionnelle, de la pointe du coude à la pointe du
medius. Il s'agirait ici d'un homme exceptionnellement grand. Voir I Alc.,
126c-d, sur l'objet de la science de la mesure (metrētikḗ ) ; la coudée se
divise en spithames.
37. Allusion au mythe des travaux d'Héraklès, alors qu'il dut affronter le
monstre de Lerne, un serpent à plusieurs têtes qui repoussaient une fois
coupées. Voir Hésiode, Théog., 313 sq. Interprété littéralement, ce passage
signifierait que tout le travail législatif des réformateurs qui se fient aux lois
est aussi peu efficace que de trancher la tête de l'hydre : les maux qu'on veut
vaincre réapparaissent aussitôt et de manière plus terrifiante.
38. Il s'agit ici du cas des cités qui possèdent une bonne constitution
politique. Platon maintient qu'il sera inutile de traiter de législations
particulières dans ces cités, puisqu'elles découleront automatiquement
(autómata, a6) des activités (epitēdeumátōn, a7) établies antérieurement
(émprosthen). Deux significations sont possibles ici : l'une, le sens fort,
renvoie à l'ordre social établi par la tradition, par exemple l'ordre ancestral
(Pol., 296a, pour ce sens de l'adverbe). Platon voudrait alors dire que
l'importance de la législation dans une cité bien administrée est relativisée
par le poids de la tradition. L'autre, un sens plus faible, renvoie au fait que
Platon a déjà proposé, dans la construction de la cité, une hiérarchie
fonctionnelle et que c'est elle qui sera la base de toute disposition législative
subséquente.
39. Le législateur, ou nomothète, remplit une fonction essentielle dans la
cité (Pol., 309a ; Lois, II, 660a) et son activité (nomothesía, b1) est l'objet
de la réflexion politique de plusieurs penseurs et philosophes. Voir
R. Bodéüs (1982), qui a montré le caractère concret de cette activité dans
les institutions grecques, et en particulier le rôle de la philosophie dans la
formation des futurs nomothètes.
40. Comme plus tard dans les Lois (V, 738b, et livre X), Platon accorde à la
législation dans les matières religieuses un rôle cardinal dans l'organisation
de la cité. Voir infra, V, 461e et 469a. Le recours à l'autorité d'Apollon est
ici fondé sur la tradition ancestrale qui fait de Delphes le centre de la terre
et le siège de l'oracle. Platon évoque en effet le mythe de fondation du
sanctuaire d'Apollon, et notamment l'ombilic (omphaloû, c4). Le dieu est
alors qualifié d'exégète ancestral (pátrios exēgētḕ s, c4), une fonction
essentielle associée à son attribut de fondateur de cités. M. Detienne (1998 :
171 sq.) a montré les significations de cet attribut d'exégète : montrer le
chemin, signifier et donc fonder (oikízontés, b9) une cité. L'interprétation
des oracles touchait l'ensemble du domaine politique, qu'il s'agisse de
décisions stratégiques, ou comme ici de fondation et de législation. Sur la
tradition de l'oracle et son rapport au mythe d'Apollon, voir G. Roux (1976)
et J. Fontenrose (1978). Pour le caractère intangible des prescriptions
delphiques, voir Lois, V, 738b-d, et VIII, 828a. Voir également M. Piérart
(1974). Le sens du recours à Delphes peut également être celui d'une
ouverture de la cité idéale à l'idéal panhellénique de Delphes, Platon
insistant (infra, 470e) sur l'ouverture aux religions de la Grèce. Voir en ce
sens M.L. Morgan (1990 : 107). Pour les dispositions concernant les
sépultures, voir infra, 469a-470a.
41. Le texte de Burnet que nous suivons choisit de lire en c2 patríōi, et non
pas patrṓ ōi, attesté par quelques manuscrits. Voir B. Jowett, ad loc., et
M. Piérart (1974, 348 n. 200). Dans l'Euthydème (302d), Platon évoque
Apollon patróos, patron des Athéniens, parce qu'il est le père d'Ion. Dans le
présent passage, où il institue l'autorité d'Apollon comme fondateur de cités,
c'est plutôt le dieu ancestral de toute la Grèce (pâsin anthrṓ pois, c3) dont il
place le mythe au fondement de la cité nouvelle. La mention de l'ombilic et
du centre de la terre est en effet au cœur du mythe apollinien. À Athènes,
Apollon exégète présidait au choix des trois exégètes, responsables des lois
religieuses. Ceci n'exclut aucunement une référence implicite à la piété
socratique, telle que l'évoque par exemple Xénophon (Mém., I, 3, 1).
42. Moment de transition capital dans la progression du dialogue, ce
passage marque la césure entre la fondation de la cité et
l'approfondissement de la méthode psychopolitique mise en place en II,
368a. La deuxième cité (II, 372e) est achevée et elle a atteint une certaine
perfection (e6). De la généalogie des groupes et des fonctions, et des
premiers propos sur l'éducation, Platon propose de passer maintenant à
l'examen des vertus de la cité, puisque la méthode consiste à rechercher
dans la cité écrite en gros caractères les traits essentiels de l'âme, les petits
caractères de sa structure constitutive. La question de la nature de la justice
et de l'injustice fait donc retour de manière explicite (427d). La
récapitulation de la problématique philosophique est complète, puisque
Platon distingue nettement les questions soulevées antérieurement : la place
de la justice et de l'injustice dans la cité, leur différence, le rapport de la
justice au bonheur et la question eschatologique du jugement sur le juste et
sur l'injuste. L'application de la méthode psychopolitique se concentre en
premier lieu sur la structure constitutive de la cité et de l'âme, de manière à
identifier les parties de l'une et de l'autre et les vertus correspondantes.
43. Première mention de la liste des quatre vertus cardinales – voir
également Phédon, 69c et Lois, I, 630d-631c, un thème dont la tradition
littéraire est complexe avant Platon (voir Xénophon, Mém., III, 9, 1-5).
J. Adam note que la piété occupe souvent la place d'une cinquième vertu
fondamentale (Protag., 329c, Lachès, 199d, Ménon, 78d, Gorg., 507b).
Cette liste découle-t-elle de la méthode de recherche de la République ? Elle
semble plutôt lui préexister, si on en juge par le fait que Platon semble tirer
beaucoup du fait qu'on la retrouve naturellement dans l'organisation de la
cité. Pour la liste des vertus, et notamment pour l'absence de la vertu de
piété (hosiótēs), mentionnée dans le Gorgias, 507a-b, et le Protagoras,
333a, voir L. Brisson (1993). Que cette liste de quatre vertus ait été
traditionnelle nous est confirmé par plusieurs textes de la période classique ;
voir sur ce sujet H. North (1966), et également K.J. Dover (1974). Pour des
listes semblables chez Platon, voir I Alc. 121d ; Banq., 195b-197b.
44. Le passage de trois à quatre dans la liste des objets de la recherche
présuppose que Platon ajoute à la triade des vertus traditionnelles (courage,
modération, justice) une quatrième vertu, la sagesse, également
traditionnelle ; elle vient en effet compléter la liste de base et Platon la
présente comme primitive (prōtón, a11) dans la recherche. La méthode de
recherche proposée se présente comme une forme de déduction logique,
mais sous son apparente simplicité, elle apportera des difficultés
considérables. La séparation trifonctionnelle des classes de la cité ne permet
pas en effet de reconnaître la place de la justice pour une classe en
particulier, de sorte que la procédure d'identification par « résidu » montrera
rapidement ses limites et exigera de passer à une méthode métaphysique
plus complexe. Pour le vocabulaire, notons que Platon ne recourt pas à un
concept technique d'« ensemble » : il parle seulement « pour tout… de
quatre », une expression elliptique courante en grec ancien. Dans la
traduction, et compte tenu du contexte associant la recherche à un ensemble
fini, j'ai introduit le terme « ensemble » pour désigner la somme des
éléments soumis à la recherche. Par contre, il lui arrive de mentionner les
« parties » ou « éléments » constitutifs de l'ensemble (par ex. merei, 429b8,
au sujet du groupe des militaires).
45. Parce que Platon associe cette prudence particulière de la cité à la
sagesse, il convient de maintenir dans la traduction du terme grec (euboulía,
b6) le lien de la délibération et de la sagesse. Il s'agit d'un savoir (epistḗ mē,
b6). L'homme sage est ici l'eúboulos (428bc et supra, I, 348d). Ailleurs,
Platon fait de cette sagesse le savoir particulier de ceux qui s'occupent de la
constitution politique (I Alc., 125e4). Voir aussi Protag., 318e. Plus loin,
cette sagesse sera nommée phrónēsis (433b-c), mais sans qu'on doive y
impliquer la saisie intellectuelle du bien qui sera la proposition
métaphysique du livre VI. L'importance et le sens des aspects prudentiels et
concrets de la sagesse dans le présent passage sont éclairés par les textes
parallèles de Xénophon (Mém., I, 2, 64, et IV, 1,2), qui permettent d'en
saisir la portée d'abord socratique.
46. Parmi la multitude des expertises et compétences qui constituent la cité,
lesquelles reposent toutes sur des savoirs particuliers (pollaì kaì pantodapaì
epistē̂mai, b10), le savoir politique possède sa spécificité : celle-ci est
précisément de n'être pas relatif à quelque domaine particulier (d1), mais de
s'occuper de la cité dans son ensemble (hupèr hautē̂s hṓ lēs, d1). Pour la
présentation de cet art royal, distinct des arts particuliers, voir Euth., 291a,
et Pol., 259b sq. Platon le désigne ici comme savoir de la garde, une
expertise particulière et réservée (phulakikḗ , d6) aux gardiens parfaits qui
exercent la fonction de gouverner. L'objet de ce savoir est présenté dans un
premier moment comme les relations de la cité avec elle-même et avec les
autres cités, ce qui fait de l'objet du savoir politique un art de gouverner.
47. La vertu de sagesse caractérise d'abord l'homme sage et rationnel, et elle
constitue la vertu de la partie rationnelle de l'âme. Une cité ne sera donc
sage que si ses gouvernants le sont, et il en va de même pour les autres
vertus qui correspondent à des classes de la cité. Ce point est discuté avec
précision dans F.M. Cornford (1912). Voir infra, 443c.
48. Plus nombreux certes que des groupes d'artisans ou de commerçants,
mais en quel nombre ? L'idéal d'un très petit groupe de gouvernants ne
permet pas de préciser si Platon avait en vue une institution se rapprochant
par exemple du Prytanée athénien, ou un nombre encore plus restreint. Voir
Pol., 292e où Platon risque quelques chiffres (« quelques uns tout au plus »,
293a4) et 297c, où l'hypothèse d'un seul gouvernant est évoquée.
49. Thèse constante dans la République, et qui en fonde le réalisme sur le
plan métaphysique, cette proposition confère donc à l'objet de la science
politique le statut d'un objet de connaissance, et non pas d'un enjeu
contingent ou pratique. Voir supra, II, 370a et 421c.
50. Comme ailleurs dans ce développement, Platon a recours a des
expressions elliptiques, où il ne précise pas s'il s'agit des vertus, des savoirs,
des parties ou éléments constitutifs de la cité. Le premier moment de la
réflexion a permis d'identifier le savoir politique, compétence particulière
des gardiens et fondement de la sagesse de la cité. Plusieurs registres de la
recherche sont donc explorés simultanément, au moins lors de cette
première étape et la base de la recherche est la spécialisation des tâches qui
permet d'identifier la vertu correspondante. Pour le vocabulaire des parties,
on notera méros (b2) désignant le groupe militaire.
51. Il ne s'agit pas d'une simple opinion (tḕ n perì tō̂n deinō̂n dóxan, c1),
mais d'un jugement engendrant une conviction et une fermeté morale qui
seront inébranlables en toute circonstance (dià pantòs, c8). Ce jugement,
fondé sur la loi, est nourri par l'éducation. Platon sous-entend ici
principalement le fait que les guerriers ne doivent pas craindre la mort ou le
combat, tout comme le courage peut être défini par une constance dans
l'attitude à l'égard des ennemis de la cité. Cela avait déjà été dit clairement
en III, 386a et 387b. Voir également Lachès, 190 sq.
52. Le texte de ces lignes (c7-9) présente une certaine obscurité quant à
l'identité de l'antécédent (autē̂s sōtērían) ; voir J. Adam, ad loc., qui montre
le lien avec 430b. La présente traduction l'associe au jugement, qui doit être
maintenu et renforcé dans l'éducation.
53. Une couleur (halourgá, d5) décrite par Platon comme un mélange de
rouge, de noir et de blanc (Timée, 50d-e et 68c). Voir Aristote,
Météorologiques, III, 2, 372a1 sq. La métaphore de la teinture accompagne
tout le développement : le choix des fibres blanches, les plus pures, renvoie
au choix des gardiens ; leur préparation soignée est l'équivalent de
l'éducation ; enfin, la teinture elle-même est la soumission aux lois, par la
formation du jugement et l'établissement de convictions stables eu égard à
l'excellence.
54. Platon comprend-il dans ce groupe tous les soldats, tous les membres de
la force militaire ? Si c'est le cas, il faudrait étendre à tous les soldats,
comme il le mentionne ici, l'éducation et la culture par la musique, la poésie
et la gymnastique qu'il a décrite pour le groupe des gardiens et des
auxiliaires (epíkouroi). Dans la cité platonicienne, le métier des armes est
un métier très spécialisé et Platon n'envisage à aucun moment que les
simples citoyens, engagés dans les diverses activités qui les rassemblent
dans le troisième groupe, puissent jamais être appelés à servir
militairement. Les guerriers (ici, toùs stratiṓ tas, e8) reçoivent une
formation exemplaire, qui les isole et fait d'eux le bassin au sein duquel
seront recrutés les meilleurs d'entre eux pour devenir gardiens.
55. Nom d'un lac de Macédoine, et de la ville établie sur ses bords où on
produisait cette soude.
56. Platon distingue donc deux instances du jugement droit (tḕ n orthḕ n
dóxan, b6) : d'une part, un jugement droit qui repose sur une éducation
solide, ancrée dans la tradition poétique de la culture grecque et donc
imprégné de ses modèles moraux ; et d'autre part un jugement droit qui
relève de l'instinct, susceptible de former la bonne réaction à l'endroit de ce
qui est redoutable, mais qui n'est pas l'équivalent du courage moral. Ce
dernier est une vertu délibérée et consciente de ses modèles. Cette
distinction permet d'éclairer une variante du texte qui nous a été transmise
par Stobée (b3 et b8). En donnant monímou et mónimon, dont le sens est de
demeurer stable, au lieu de nomímou et nómimon, qui signifie une
conformité à la loi, comme Burnet le retient, le sens du passage se banalise
pour signifier simplement que le jugement droit demeure stable. Mais
l'opposition construite ici par Platon est plus précise : Platon établit un
contraste entre un jugement sur le danger redoutable qui est un jugement
spontané, et un jugement formé par l'éducation qui est conforme aux lois.
Le courage politique consiste précisément à maintenir en toute circonstance
un jugement sur le danger qui soit, en raison de son éducation, conforme à
la loi, avec toutes les conséquences que cela implique pour les guerriers,
notamment la nécessité d'affronter l'ennemi et de risquer la mort (voir infra,
VI, 486a-b). Pour une analyse entièrement différente, voir J. Adam, ad loc.,
qui pense qu'on ne saurait évoquer la conformité à la loi dans un passage où
Platon mentionne les bêtes. Que les animaux ne puissent être courageux
parce qu'ils sont privés de connaissance, Platon l'avait déjà affirmé (Lachès,
197a sq.) et il n'évoque ici un courage des animaux qu'en mentionnant
aussitôt qu'on doit l'appeler autrement.
57. Socrate désigne le courage formé par l'éducation comme courage
politique (c3), une expression reprise par Aristote (Eth. Nic., III, 11,
1116a15-20), qui l'interprète comme respect des lois. Il s'agit en fait du
courage de la cité elle-même, quand ses guerriers sont courageux. Ce
courage est-il inférieur à la vertu philosophique, qui suppose une
connaissance ? Voir Lachès, 195a, et Protag., 349d. On peut certainement
esquisser une épistémologie des vertus, celles qui sont fondées seulement
sur l'opinion droite étant inférieures à celles qui se fondent sur la science.
Voir infra, V, 467a, et VI, 486b. La discussion annoncée (aûthis, c4) par
Socrate ne reviendra pas dans le reste du dialogue et il ne saurait s'agir du
Lachès, dont la doctrine demeure socratique. Ailleurs, Platon compare le
courage des philosophes à celui des citoyens (Phédon, 68d). Notons avec
J. Adam l'importance de l'opinion droite comme fondement de cette partie
de la paideía, par comparaison avec l'importance de la science dans le
programme des sciences.
58. Par comparaison avec la sagesse et le courage, la modération ne se
présente pas seulement comme une excellence exercée simplement par
l'âme sur une situation externe ; elle s'exerce au contraire comme une
harmonie entre plusieurs termes à l'intérieur même du sujet. Cette
complexité exige donc une analyse de la psychologie morale qui sera
différente de la seule considération de la nature de la vertu. De plus, elle
n'est pas la vertu d'un groupe particulier, mais de toute la cité. Platon a
recours à plusieurs expressions pour le dire, accord (sumphonía, e3 et
432a8), harmonie (harmoníai, e4) et ordre harmonieux (kósmos, e6) et il
insistera sur l'aspect musical de cette hamonie politique et morale (dià
pasō̂n sunáidontas, 432a3), au moment d'exposer la spécificité de la
modération. Sur l'harmonie, voir III, 398e. Sur l'harmonie de l'âme et la
théorie de la justice, voir d'abord G. Vlastos (1977).
59. Platon utilise ici un exemple repris du langage ordinaire qui vient
illustrer la complexité mise au jour par l'analyse de la modération : si le
langage ordinaire (hṓ s phasi, e7) recueille les indices (íchnē, e9) ou les
traces de cette complexité, c'est qu'il exprime la dualité propre de la
modération qui est une maîtrise de soi-même. Une complexité qui s'exprime
également quand on dit que quelqu'un a été « plus fort que lui-même »
(kreíttō hautoû, e7, self-control dans la traduction Grube). La tension entre
soi et soi s'exprime aussi bien dans la maîtrise morale (egkráteia, e7), que
dans la force des désirs et des plaisirs qui peuvent prendre le dessus. Dans
le langage courant moderne, « plus fort que soi » désignerait plutôt le fait
que quelqu'un a été dominé par des forces qu'il ne contrôle pas ; mais Platon
est très clair : être plus fort que soi veut dire « se dominer, se contrôler »
(431a). Le lecteur contemporain est donc invité à adopter cette perspective
où le soi est d'emblée identifié aux forces du désir que domine la raison. Sur
l'idéal de la maîtrise de soi, voir supra, III, 390b3, Gorg., 491d10, et
Phèdre, 256b2. Ailleurs Platon écrit : « La victoire sur soi-même est de
toutes les victoires la première et la plus glorieuse, alors que la défaite où
l'on succombe à ses propres armes est ce qu'il y a tout à la fois de plus
honteux et de plus lâche. Et cela montre bien qu'une guerre se livre en
chacun de nous contre nous-mêmes. » Dans ce passage des Lois (I, 626e,
trad. Des Places), décrivant la cité, la perspective est inversée, puisque le
« soi » est identifié à la partie qu'il s'agit de vaincre. Sur le concept de
modération, voir H. North (1966). Sur la cohérence de la doctrine tripartite,
et l'intégration de la modération dans les trois classes, voir F.M. Cornford
(1912).
60. L'expression elliptique sous-entend la désignation des parties de l'âme
qui trouvent leur correspondant dans la cité. Si l'âme montre une tension et
un combat entre la partie rare et la meilleure et la partie la pire, qui est aussi
la plus massive (plḗ thous, a8), alors la cité manifestera également cette
dualité de parties différentes et contraires. Doit-on parler de parties,
d'éléments, de principes s'affrontant dans le combat qui est l'occasion de la
modération ? À ce stade de l'analyse, Platon n'a mentionné qu'une seule fois
le vocabulaire des parties au sujet de la cité. Il y revient dans l'analyse de la
modération (infra, en mérei tinì, 431e10). Pour l'âme, il demeure peu enclin
à donner un nom aux éléments correspondant qu'il cherche à identifier.
Notons toutefois son insistance sur le « soi » unique, en 431a et sur le fait
que la distinction des parties pourrait n'être qu'une entreprise logique. Sur la
méthode de tout ce passage pour l'analyse de la psychologie qui conduit à la
distinction de la raison et du désir, voir d'abord T. Penner (1971) et
J. Cooper (1991).
61. La définition de la modération par la maîtrise de soi n'est qu'une des
définitions possibles et elle ne figure pas au nombre de celles que Socrate
examine dans le dialogue de jeunesse qui lui est consacré, le Charmide. Il
est important de noter que de ce dialogue à la République, le concept de la
sōphrosúnē s'est considérablement précisé. Les définitions examinées par
Socrate dans le Charmide montrent une extension à plusieurs formes
différentes de la sagesse, et en particulier à l'idéal de la connaissance de soi.
Dans la République, parce que cette vertu va devenir la seule vertu de la
troisième classe, celle des producteurs et artisans – et non pas contrairement
à ce que croyait Aristote, leur vertu propre, à l'exclusion des deux autres
classes, voir Topiques, V, 6, 136b10, et 8, 138b1 –, sa portée pratique et
politique va prendre le dessus sur l'idéal philosophique examiné dans le
Charmide. De la connaissance de soi à la maîtrise de soi, c'est tout l'espace
politique de la vertu du peuple qui montre son importance pour la cité. Sur
toutes ces questions, voir d'abord H. North (1966) et plus récemment
M.F. Hazebroucq (1997), sans oublier la note de R. Demos (1956).
62. L'attribution de la vertu de modération à un groupe social particulier
pose une difficulté, dans la mesure où tous les groupes sont appelés à la
modération pour produire l'harmonie générale de la cité. Cela se manifeste
en particulier dans le fait que la partie qui accepte la domination des
gouvernants doit y consentir, notamment en acceptant de choisir pour le
gouvernement le petit groupe des gardiens. Sur le vocabulaire exprimant
l'attribution de la vertu, notons que Platon insiste sur la présence (eneînai,
e4), laissant de côté un rapport plus simple de prédication. Cette
formulation plus difficile laisse présager le rapport de participation de la
vertu idéale dans l'expérience sensible et particulière et présuppose, même
de manière très indirecte, la doctrine des formes intelligibles. J. Adam,
ad loc., montre que l'argument concernant la modération progresse en trois
temps : 1) la cité idéale est modérée parce que plus forte qu'elle-même ;
2) elle est modérée, parce qu'elle domine ses désirs et ses plaisirs ; et 3) elle
est modérée parce que tous ses membres partagent la même opinion
concernant ceux qui doivent exercer le pouvoir.
63. La distinction de trois points de vue correspond aux trois groupes qui
composent la cité et qui entrent en harmonie par la modération : la sagesse
de la raison (phronḗ sei, a5) caractérise le groupe des dirigeants ; la force
(ischúi, a5) est le propre du groupe militaire ; et le nombre et les richesses
(plḗ thei, chrḗ masin, a5-6) caractérisent le troisième groupe. Les trois
groupes sont désignés clairement : les plus forts, les intermédiaires, les plus
faibles.
64. Les traductions possibles de cet idéal politique de l'unité de la cité sont
nombreuses et il a semblé utile de retenir celle que la tradition a privilégiée,
encore aujourd'hui. Cette unité spirituelle (homónoia, a7) des citoyens n'est
pas nécessairement une unanimité, mais elle doit se fonder sur la
reconnaissance de certains grands principes, et en particulier de la structure
de la cité et de l'assignation du pouvoir à la classe des meilleurs. Le mot
n'est pas fréquent chez Platon, sauf dans le Premier Alcibiade. Voir supra, I,
351d5, et Pol., 311b9 (passage final où la concorde et l'amitié sont
présentées comme le fruit du tissage de l'art royal, l'art politique).
65. Sur la question de la désignation des parties de la cité et de l'âme et des
vertus correspondantes, voir supra, 429a. Ici, Platon introduit le vocabulaire
de l'espèce (eîdos, b3) ; par chacune des espèces de vertu, considérée dans
sa particularité, la cité participe à la vertu en général (b4). Pour eîdos
comme désignation des parties d'un tout, voir infra la classe des guerriers
(434b2).
66. Comparaison fréquente chez Platon, quand il s'agit de saisir le travail de
la pensée et la patience attentive requise des philosophes. Voir Lachès,
194b, Parm., 128c, Lysis, 218c, et la recherche du sophiste dans un lieu
obscur (Soph., 254a). Tout le développement introductif qui suit est
présenté comme un prologue imagé à la découverte de la justice, écrit en
filant la métaphore de la chasse : le meneur et ceux qui suivent, la prière au
départ, la traque et les pistes (íchnos, d3), Platon a plaisir à l'écrire et le
montre (makrón tō prooímion, e8). Pour la pratique de la chasse, voir
Xénophon, La chasse, VIII, 4-8. La prière s'adresse sans doute à Apollon et
Artémis (Xénophon, op. cit., VI, 13).
67. Platon montre ici le rapport philosophique qui structure toute la
démonstration : la règle, ou le principe, de la spécialisation fonctionnelle,
sur laquelle la généalogie de la cité a fondé la tripartition des groupes
sociaux et la distribution des responsabilités, devient le fondement de la
définition de la justice. Cette règle constitue en effet l'axiome central de la
République, puisqu'elle détermine non seulement la méthode de la
recherche, mais son objet : la justice sera en effet définie comme l'harmonie
des fonctions et comme la vertu synthétique des vertus de chacune. Parce
qu'elle dépasse la spécificité des vertus de chaque fonction, elle peut
sembler échapper à la recherche philosophique ; mais en fait, son évidence
lui vient de cette généralité même qui fait d'elle la vertu des vertus. Elle est
en effet la condition de possibilité (tḕ n dúnamin, b9) des trois vertus
fonctionnelles. Dans le Charmide (162a), cette définition « s'occuper de ses
tâches propres » est celle de la sagesse, un terme alors général (sōphrosúnē)
qui prend dans la République le sens de la modération. Que la justice ne soit
pas épuisée comme concept dans la règle de la spécialisation, Platon le dit
clairement : il s'agit d'une certaine forme, et il faut attendre l'exposé de la
justice de l'âme pour que la justice soit entièrement mise en lumière selon sa
forme (eîdos, a3).
68. Littéralement, ce qui reste (tò hupóloipon, b7) ou l'élément qui reste,
mais le contexte montre clairement que Platon effectue ici une déduction de
la vertu de justice dans la structure complète des vertus, dont il exprime
l'ensemble fini au nombre de quatre. Platon laisse entendre ici que cette
définition de la justice est courante, et qu'il l'a exposée lui-même souvent.
On n'en retrouve cependant aucun indice dans les dialogues, sauf peut-être I
Alc., 127c. Cette définition coïncide cependant avec celle de la sagesse ou
de la modération (sōphrosúnē) dans le Charmide (161b sq.), ce qui donne à
penser que justice et modération étaient liées par plusieurs traits dans la
conception populaire de la morale. Voir l'excellente note de J. Adam, qui
cite le témoignage de Strabon (VII, 3, 4).
69. Platon attribue à la justice deux effets substantiels sur les autres vertus :
d'abord, la justice a le pouvoir de les faire advenir, elle est donc en quelque
sorte la cause de l'ensemble des vertus dont elle est la puissance ; la justice
est ensuite la condition de leur préservation dans la cité, puisque sans la
justice, les autres vertus disparaîtront. Dúnamis et sōtēría sont donc les
deux attributs métaphysiques de la vertu de justice : causalité originaire de
vertus et cause de leur subsistance. Sur la vertu comme dúnamis, voir infra,
V, 477c. À aucun moment dans cette analyse du livre IV, ni ailleurs dans la
République, nous ne trouvons l'écho de la question de l'unité de la vertu, ou
même de la question de son unicité, questions qui avaient occupé le
Protagoras (329-333e). La séparation des vertus particulières, qui les
attache aux parties de l'âme et aux groupes constitutifs de la cité, est une
proposition qui semble à Platon parfaitement compatible avec la position
synthétique de la vertu de justice. Pour la distinction des vertus populaires
et des vertus philosophiques, voir Phédon (68b-69c, 82a-d et 83e). Sur
l'ensemble des vertus, voir Lois, XII, 963c-964a.
70. S'il fallait déterminer un genre pour l'ensemble des vertus, ce serait bien
entendu le bien. Être bon est-il cependant l'équivalent d'être vertueux ?
Platon affirme ici que c'est à la justice qu'il appartient principalement de
rendre la cité bonne, mais il ne l'affirmerait sans doute pas de chaque vertu
particulière. La priorité de la justice, analysée du point de vue de l'ensemble
de la moralité, peut donc se fonder sur le rapport au bien. Platon en fait ici
la synthèse de trois dispositions spécifiques : l'accord des citoyens entre eux
(homodoxía, c6), qu'il a proposée plus haut comme définition de la
modération, la constance des guerriers dans la préservation de la loi
(sōtēría, c8), proposée comme définition du courage, et la sagesse des
gouvernants (phrónēsis, d1). La doctrine de la vertu est donc constante et
homogène.
71. Le caractère exhaustif de cette liste tend à inclure dans la cité la
présence des esclaves. Ils ne jouent cependant aucun rôle dans le modèle
tripartite, et leur rôle politique est pratiquement inexistant. Voir B. Calvert
(1987).
72. En rapprochant une définition ordinaire de la justice, semblable à celle
qu'il avait discutée au livre I, 331e (rendre à chacun ce qui lui est dû), de la
formulation du principe de la tâche propre, Platon veut apporter une
confirmation à la définition de la justice à laquelle il parvient. Ce
rapprochement demeure verbal et contribue peu à l'approfondissement de
l'argument, mais son insertion produit un effet ironique qui fait écho aux
premiers entretiens du dialogue. Sur l'argument qui s'amorce ici, voir
N.D. Smith (1979).
73. Ce terme (heautoû héxis, e12), promis à une grande fortune dans la
philosophie morale d'Aristote et des penseurs de la période hellénistique,
n'a sans doute pas toujours chez Platon la rigueur technique du concept de
« disposition ». Son sens varie beaucoup selon les contextes (voir infra, IV,
435b7, 443e7, et X, 618d1, où il désigne les états de l'âme) et son évolution
vers la doctrine de la disposition a été favorisée par la réflexion de Platon
sur la vertu, sans toutefois qu'il y ait été l'objet d'une discussion élaborée.
Introduit ici à la faveur d'une analogie avec la propriété de biens, il en
conserve le sens littéral : posséder ce qui est à soi faisant comprendre ce
que peut signifier posséder ce qui relève de soi. Platon insiste ici sur
l'exclusivité de la tâche propre.
74. Faut-il éviter d'avoir recours à ce vocabulaire des classes pour la seule
raison qu'il est devenu surdéterminé dans la théorie sociale et politique
moderne ? Platon parle ici de l'eîdos du groupe militaire, de l'armée et
ensuite de l'eîdos du conseil et de la garde. Il modifie ensuite le vocabulaire
et parle de trois groupes (triō̂n genō̂n, b9). Il ne s'agit pas de groupes
vaguement différenciés, mais de classes hiérarchisées au sens strict,
possédant chacune des qualités et des prérogatives particulières. Cela, le
terme « classe » l'exprime mieux que tout autre. Voir en sens contraire
B. Jowett, ad loc, qui suggère function, un terme abstrait qui ne semble
guère compatible avec l'insistance sur le rang et le changement de groupe.
75. Si l'injustice est la dispersion dans des tâches qui excèdent la
spécialisation naturelle, la justice n'en apparaît que plus fortement liée à
cette spécialisation. Comme c'est la justice qui rend possible les vertus
spécifiques de chaque classe, elle constitue donc la vertu qui unifie les
vertus particulières. Cette conclusion est en consonance directe avec le
principe formulé en II, 370a : la définition est pleinement politique et ne
suppose, à ce stade, aucun fondement métaphysique.
76. Cette formulation n'a pas nécessairement ici une portée métaphysique.
Platon veut seulement dire que si on peut observer la même structure ou la
même forme (eîdos, d3) dans chaque individu, alors on pourrait en induire
qu'elle constitue l'essence de la justice. Pour ce sens du mot forme, voir
supra, III, 402c. Cette forme n'est rien d'autre que la tripartition des
fonctions dont la justice sera l'harmonie. La progression qui va de
l'observation de la présence de la juste structure, caractérisée par le principe
de la spécialisation des tâches, à l'affirmation pleine et entière (pagíōs, d2)
de la justice suppose que l'analyse fasse un pas de plus. En toute rigueur, on
pourrait soutenir que l'universalité de la justice dans les cités constitue une
base suffisante pour faire l'hypothèse d'une forme intelligible de la justice,
forme qui pourrait être différente de la justice observée, ou qu'on cherche à
saisir dans l'âme individuelle. Mais la doctrine de Platon consiste
précisément à affirmer que si la forme de la justice a un sens et une rigueur
propres, c'est qu'elle est identique dans les cités et dans les individus. Cette
position force à adopter une définition qui se concentre sur un rapport
harmonieux, et donc sur des relations formelles, plus que sur un contenu
substantiel. Ordre et hiérarchie des fonctions prennent donc le pas sur des
finalités comme l'égalité et les droits, matières qui ne deviendront le cœur
de la théorie de la justice que bien après Platon.
77. De quelle nature exactement est la comparaison entre la cité, comme
ensemble plus vaste, et l'individu ? Il serait certes abusif d'instruire à partir
de cette analogie le procès de ce qui serait chez Platon une négation de
l'individu. On ne s'en est pas privé et l'histoire du commentaire en est
remplie. Il importe cependant de bien séparer la méthode psychopolitique,
dont l'objectif est d'abord de parvenir à une conception philosophique de la
justice fondée sur la structure de l'âme, de toute espèce d'organicisme
résultant en une fusion des individus dans la cité, chacun n'étant que la
réalisation d'une fonction du tout. Ces questions ont occupé une part
importante de la discussion sur la République, on en trouvera un bon exposé
dans G. Vlastos (1969 et 1977). La méthode même de l'analogie, qui
consiste à reporter sur l'âme individuelle la structure qui aura été saisie dans
le tout de la cité, est assujettie à plusieurs restrictions. Voir sur ces questions
au premier rang T. Andersson (1971), qui analyse l'ensemble des
correspondances et montre la richesse et les limites de la correspondance de
structure. Sur la méthode analogique, voir Pol., 278a-c.
78. Une image qu'on retrouve dans la Lettre VII, 344b, à propos du travail
de la dialectique.
79. L'analogie de structure qui permet de comparer l'âme individuelle et la
cité, sous la rapport de la justice, est une analogie fondée sur un rapport de
similitude (hómoion, a8), qui permet d'en prédiquer l'identité. Cette identité
se fonde à son tour sur une communauté de structure, à quoi Platon a
identifié, à ce stade de la dialectique, la forme de la justice (tò tē̂s
diakoiosúnēs eîdos, b1-2).
80. Platon reprend ici pour désigner les trois fonctions de la cité le
vocabulaire du groupe, mais il le précise en affirmant qu'il s'agit de groupes
naturels (trittà génē phúseōn, b5 et 7). Voir supra, 434b. Ces groupes sont
les classes constitutives de la cité, répondant chacune à une fonction
spécialisée.
81. La terminologie de la psychologie morale semble ici mieux déterminée
que supra : il ne s'agit pas seulement de possessions ou de propriétés
particulières, mais de dispositions spécifiques, liées à des attitudes, des
affections (páthē te kaì héxeis, b7). Ces dispositions sont des qualités
stables, dont le lien à la doctrine de la vertu n'est pas examiné avec rigueur
par Platon, mais qui demeure néanmoins une forme d'habitude entraînant la
constance dans l'agir vertueux. Voir infra, 435e2, pour l'association des trois
espèces avec des habitus spécifiques (ḗ thē).
82. Le jeu sur les termes est ici d'une grande complexité : Platon soutient
que si on reconnaît dans l'âme humaine les mêmes classes (tā autā taúta
eídē, b9-c1 et c5) et les mêmes affections et dispositions, alors on pourra en
prédiquer la justice. Il semble donc y avoir un équivalence entre les groupes
naturels (génē, 441c et 443d) et les classes ou espèces qui correspondent
aux fonctions. Le vocabulaire logique qui sert à décrire l'homologie
fonctionnelle supporte donc une certaine variation. Cette tripartition n'est
jamais placée cependant en position de menacer l'unité intrinsèque de l'âme,
une question qui n'est pas posée dans cette analyse. Au livre X (611b sq.),
l'âme véritable est identifiée au principe rationnel, mais cette position
métaphysique est introduite dans le contexte de l'après-vie et ne permet pas
de saisir comment Platon, dans l'état d'union au corps, analysait l'unité des
parties. Pour la psychologie de Platon, voir en premier T.M. Robinson
(1995), qui passe en revue toutes ces questions.
83. Maxime qui sera reprise par Socrate, infra, VI, 497d.
84. Comment Platon distingue-t-il cette méthode de l'analogie de structure
et une méthode plus approfondie (« le chemin plus long », d3),
correspondant sans doute à la dialectique des formes intelligibles ?
S'agissant de l'unité de l'âme et de sa division en parties ou fonctions, cette
dialectique serait, tenant compte de cette affirmation, différente de la
dialectique du désir et de la raison qui va occuper la suite de ce
développement. Celle-ci serait-elle insatisfaisante ? Platon se dit prêt à s'en
contenter et il l'évoque en VI, 504b, mais sans porter un jugement. L'exposé
sur la nature de la justice (VI, 504d-506a), tout comme l'analyse de l'âme
(VI, 509d-511e) ne constituent pas à cet égard des développements qui
apportent un traitement différent de celui présenté au livre IV, on peut les
considérer comme complémentaires. La notion même d'une forme de l'âme
semble diffuse dans la métaphysique de Platon et ce sont toujours plutôt les
prédicats (immortalité, divinité, etc..) qui sont l'objet de la dialectique.
Comparer le Théétète, 184d, et la doctrine des espèces de l'âme dans le
Timée, 69a-73b. Sur le concept de la méthode (toioútōn methódōn, d1),
notons que Platon l'associe toujours à une recherche, une enquête (infra,
VII, 531c et 533c). Quant au but envisagé par ce chemin plus long, il
pourrait s'agir non seulement d'un approfondissement de la doctrine de
l'âme, mais aussi des questions éthiques associées à cette doctrine.
85. Pour illustrer le fait que les espèces de la cité et les habitus (ḗ thē, e2)
qui leur sont associés proviennent des individus qui les composent, (voir
infra, VIII, 544d) Platon dresse ici une topographie morale de l'Antiquité
qui recoupe la tripartition fonctionnelle : la classe productive, animée par le
désir de richesse (tò philochrḗ maton, 436a1) trouve son modèle exemplaire
chez Phéniciens et les Égyptiens ; la classe militaire, animée par l'ardeur du
tempérament (moral et colérique, tò thumoeidès, e4) est illustrée par
l'exemple des Thraces et des Scythes ; enfin, la classe qu'inspire l'amour de
la connaissance (tò philomathès, e7), Platon suggère d'en trouver le modèle
à Athènes (chez nous, par'hēmîn, e7). Les réputations morales des peuples
de l'Antiquité étaient certainement fondées sur des stéréotypes, et en général
les gens du Nord sont plus ardents au combat militaire que ceux du Sud. Par
exemple, dans les Lois, V, 747c, Platon porte le même jugement sur le
caractère industrieux des Phéniciens et des Égyptiens. Sur ces questions,
l'exemple d'Hérodote n'est jamais très loin ; voir d'abord F. Hartog (1991).
Mais aussi Aristote, Pol. VII, 1327b23-33, qui propose une tripartition
selon les climats : l'Europe septentrionale est pleine de cœur et dépourvue
d'intelligence, l'Asie est intelligente, mais dépourvue de courage, et les
Grecs, en position intermédiaire, ont toutes les qualités qui leur permettent
de mener une vie libre. Notons enfin le contexte général de la médecine
hippocratique, qui favorisait ce rapprochement, par exemple le traité Des
airs, des eaux, des lieux (Littré).
86. Le texte grec ne désigne nommément aucun « principe », mais selon
une habitude de Platon déjà bien illustrée dans ce livre IV, il se contente de
parler au moyen de pronoms indéfinis abstraits (un certain, un différent,
etc.). Cette manière de s'exprimer sous-entend les termes qu'à l'occasion
Platon emploie pour désigner les composantes de la cité : groupes, classes
et espèces et de manière moins précise, parties. Quand il demande si l'âme
individuelle possède les mêmes espèces et habitus (eídē te kaì ḗ thē, 435e2)
que la cité, il réfère aux trois fonctions que réalisent concrètement les
classes de la cité. Reportée sur l'âme, cette question est exprimée par un
datif de moyen : par le moyen de quoi accomplissons-nous chacune de ces
fonctions ? Cette formulation exige que nous quittions le vocabulaire des
classes et des parties pour introduire celui des principes. La langue
française ne peut pas s'ajuster à cette structure elliptique et il a paru
nécessaire d'introduire la mention d'un terme pour désigner cette entité de la
psychologie, dont Platon cherche ici à mesurer la différenciation. Ce texte
appartient à la préhistoire de la doctrine des facultés, qui se développera
surtout chez Aristote, avec le vocabulaire des « puissances » de l'âme.
Platon s'applique à déterminer si l'âme est un principe unique, ou si chaque
fonction correspond à une principe distinct. Les trois fonctions sont
clairement désignées : connaître, désirer, s'emporter, de même que l'identité
du « nous-mêmes », c'est-à-dire du soi avec l'âme tout entière (b1). Platon
ne fait-il que résister à un lexique précis de la psychologie, ou ne dispose-t-
il tout simplement pas d'un vocabulaire métapsychologique satisfaisant ?
87. L'analyse de ce passage suppose une familarité avec la méthode de
l'épreuve des contraires, et pourrait indiquer un rapport avec la procédure
du Phédon. On ne peut en tout cas séparer ces deux analyses de prédicats de
l'âme que tout rapproche. La forme du raisonnement implique en effet
plusieurs distinctions fondamentales de la logique platonicienne : d'abord,
la distinction entre agir et subir ; ensuite, la distinction entre la relation à
une chose et le rapport sous lequel est considérée cette relation ; enfin, les
notions de contrariété, identité et différence. La formulation du principe de
non-contradiction (b8) est d'ailleurs introduite comme une prémisse
méthodique explicite (comparer Théét., 154c-155c et 188a, Phédon, 102e-
103b, Soph., 230b). Sur la base de ces distinctions, une prémisse de nature
métaphysique est d'abord posée (b8-10) : un principe sera identique s'il
subit ou produit des choses identiques, dans le même temps, sous le même
rapport et en relation avec la même chose. Pour cette formulation, voir
Aristote, Mét., III, 3, 1005b18-32. Si tel n'est pas le cas, alors il faudra
envisager plus d'un principe. L'analyse de cette psychologie dynamique,
fondée sur la priorité ontologique de l'opposition des principes et
aboutissant à la mise en tension de la raison et du désir, constitue un
morceau central de la République : elle permet en effet la construction d'une
doctrine synthétique de l'âme et de la cité, synthèse de polarités dont
l'argument principal sera extrait pour définir la justice. Pour l'analyse de ce
passage, voir d'abord T. Penner (1971), R. W. Hall (1963) et J. Moline
(1978).
88. Il s'agit des trois espèces (eídē, c1) de la cité, que l'analyse fait
l'hypothèse de poser au sein de l'âme individuelle. Après avoir écarté la
possibilité que le même principe puisse être la cause d'actions ou de
passions contraires, Platon énumère un certain nombre d'actions et de
passions (eíte poiēmátōn, eíte pathēmátōn, b4), pour tenter d'en tirer une
première détermination d'actions et de passions fondamentales. Choisis sur
le registre des désirs et des expressions des désirs, ces exemples doivent
permettre un premier regroupement des actions et des passions de l'âme.
89. Une doctrine fréquemment reprise par Platon (Gorg., 468a, Ménon, 77c
sq., Banq., 304e, supra, III, 413a, et infra, VI, 505d). Mais le désir peut-il
reconnaître le bien, si on tient compte du fait qu'il n'en possède pas la
connaissance ? Seule la raison peut déterminer le désir vers le bien.
90. Il s'agit ici de tous les savoirs particuliers (epistḗ mas, c6), à distinguer
des sciences constituées qui feront l'objet du curriculum philosophique. Je
traduis parfois le même vocable (epistḗ mē) par savoir, dans le cas de savoirs
multiples, et souvent associés à un art ou à une compétence particulière
(téchnē), et par science, quand il s'agit des sciences canoniques, comme la
géométrie ou l'harmonique. Cette distinction correspond à la distinction
pratiquée dans la philosophie de langue anglaise entre knowledge et science,
une distinction très utile notamment pour ce qui est de la précision du
domaine de l'objet de connaissance (mathḗ matos, c2). La mention du savoir
en lui-même (c7) désigne le savoir séparé de son objet ; comparer Parm.,
137a sq., où le savoir en lui-même correspond à un savoir pur, dont l'objet
est la vérité intelligible et transcendante.
91. L'analyse de la distinction des principes constitutifs de l'âme a permis
d'isoler, par l'exemple de la soif, le registre fondamental du désir. Platon
s'est prémuni contre une objection qui associerait ce registre fondamental
aux autres, en y voyant le rapport d'une qualité particulière à un principe de
base. Il le démontre en isolant de toute particularisation le désir
fondamental, sur l'exemple des savoirs particuliers distincts du savoir en
général. Considéré en lui-même, le désir est simple et non particularisé.
C'est sur la base de ce premier résultat que Platon peut maintenant lui
opposer le second principe, lequel sera isolé à partir de sa résistance au
premier et du contrôle qu'il peut exercer sur lui : la raison, le principe
rationnel. À ce stade de l'analyse, la différence ontologique entre le désir et
la raison paraît moins importante que leur commune appartenance à la
structure fondamentale de l'âme : dans leur opposition, Platon reconnaît
l'argument de leur différence réelle et donc de la structure de l'âme. Ici
comme auparavant, Platon se contente de parler d'un certain « autre chose »
pour désigner le second principe isolé par son analyse. Ce principe est
d'abord reconnu comme responsable de l'empêchement (tò kōlûon, c9), un
principe qui exerce donc une fonction de contrôle, qui freine le désir et les
passions. On parvient ainsi à une dualité de principes (d4-5), que Platon
finit par désigner du nom de leur fonction spécifique : le principe qui
raisonne (tò logistikòn, d5) et le principe qui désire (tò epithumētikón, d8),
le principe rationnel et le principe désirant. Pour le principe rationnel, voir
infra, 441c, 571c, 587d et 605b. Dans la présente traduction, j'ai laissé de
côté le vocabulaire latin de l'appétit (comparer, the irrational appetitive
part, Grube).
92. B. Jowett, ad loc., fait remarquer l'importance de cette clause : le
principe rationnel n'intervient pas toujours et on peut supposer que chez
certains il n'intervient pratiquement jamais, ce qui les condamne à une
existence entièrement dépourvue de raison. Voir infra, 441a9, et Théét.,
186c. Cette éventualité ne modifie pas l'analyse générale de la structure de
l'âme. Pour la force des plaisirs et des désirs, un thème récurrent chez
Platon, voir Timée, 86b, où Platon associe la maladie de l'âme à la déraison :
« les plaisirs et les douleurs qui présentent de l'excès doivent être considérés
comme les maladies les plus graves pour l'âme ».
93. L'analogie avec la cité pose sur ce point quelques difficultés. On ne
saurait comparer sans nuances le corps militaire de la cité et le thumoeidés.
Comme le remarque J. Adam, dans la cité le corps des gardiens et des
gouvernants est beaucoup plus uni, les dirigeants provenant du groupe des
auxiliaires ; ensuite, certes, ils en sont clairement distingués, mais leur
commune provenance renforce leur communauté plutôt que leur différence.
En ce sens, la différence du principe rationnel et du principe de l'ardeur
morale est philosophiquement plus substantielle que la différence des
gardiens et des auxiliaires. Le thumoeidés est en effet le principe opposé du
principe rationnel (II, 375a, IIII, 410d), mais à compter de ce passage,
l'analyse du thumoeidés montre un lien plus accentué au principe rationnel,
tout en affirmant qu'il serait plus proche du principe désirant. Dans le Timée
(69c sq.), l'espèce mortelle de l'âme contient à la fois le thumoeidés et
l'epithumētikón. Dans le Phèdre (253d), ils sont liés dans l'attelage, et le
principe rationnel est identifié à l'aurige. Voir aussi Lois, V, 731b-c, sur
l'importance morale du principe intermédiaire.
94. Le site des exécutions était donc situé entre le mur du Nord qui allait
d'Athènes au Pirée et le mur moyen, qui lui était parallèle en direction du
port de Phalère. Voir Gorg., 455e, et Lysis, 203a. L'anecdote ne peut être
rapportée à une source connue. Selon plusieurs historiens, les cadavres
étaient jetés dans un ravin, où les passants pouvaient les voir.
95. Tous les interprètes qui pensent qu'il faut associer le principe
intermédiaire d'abord et avant tout à la colère (tḕ n orgḕ n, a5) font grand cas
de ce passage, mais il convient d'en nuancer l'importance : Platon, dans
l'analyse qui suit, veut isoler un troisième principe, qui correspond à une
force impétueuse. Quand il l'a introduite plus haut, c'est sous la double
figure de l'ardeur morale et de l'impétuosité physique. Dans les deux cas, il
s'agit d'une énergie qui peut redoubler la force du désir, mais aussi se ranger
au parti de la raison. L'analyse de la colère apporte beaucoup de limites au
concept général du thumoeidés, même si elle en constitue une expression
déterminée. Le principe de l'ardeur n'est pas la colère en tant que telle, mais
une énergie plus libre et plus ouverte, qui peut se déterminer selon la
dynamique des désirs et de la raison. Dans l'anecdote présente, en quel sens
Léontios serait-il en colère ? Parce qu'il serait en colère à la vue des
supplicés ? Il n'est qu'emporté par son tempérament ou son instinct
impétueux (voir infra, VI, 493a10). Le principe apparenté au thumós, que
Platon appelle d'un néologisme le thumoeidès, est donc plus que la colère ;
mais il est aussi différent du thumós, c'est-à-dire différent du simple
emportement du cœur. Notons cependant que le contraire de thumoeidès est
áthumos (V, 456a4). Le cœur peut s'allier à la raison pour freiner le désir,
mais Platon dans un premier moment n'accepte pas que le cœur puisse
s'allier avec les désirs si la raison s'y oppose (440b). Notons au passage la
comparaison avec le conflit politique des factions, la discorde (stásis),
auxquelles Platon associe les principes en opposition (hṓ sper duoîn
stasiazóntōin súmmachōn, b2-3, et infra, e5). L'exemple suivant, celui des
conséquences résultant d'une situation d'injustice, montre que Platon entend
par l'orgḗ (orgízesthai, c2) un sentiment de scandale moral, déjà imprégné
de raison.
96. S'agit-il de l'homme en son entier, ou du principe du cœur (thumós,
c5) ? La construction autorise les deux, mais il paraît plus logique de mettre
en apposition deux descriptions, celle de l'homme qui se sait injuste et celle
de l'homme qui est convaincu de son bon droit. La comparaison avec le
chien rappelé par le berger (d2) peut s'entendre également des deux sujets,
mais voir contra B. Jowett, ad loc. Le texte grec est complexe et J. Adam
lui consacre un appendice (app. V, 272 sq.).
97. Platon parvient ainsi à la déduction du troisième principe, le principe de
l'ardeur morale (toû thumoeidoûs, e3), qu'il s'empresse de rapprocher de la
classe des auxiliaires et qui, comme ces derniers, sera plus proche de la
raison que du principe désirant. La traduction anglaise de Grube délaisse
anger pour spiritedness, un choix de traducteur tout à fait significatif et
intéressant. Voir sur ce terme, introduit en II, 375a, nos remarques, ad loc.
Dans le présent passage, Platon parle d'abord du thumós, le cœur, et ensuite
de l'espèce de l'ardeur, qui tient donc du cœur son énergie de colère,
d'emportement et qui en fait la force de la vie morale. Voir A. Hobbs
(2000 : chap. 1 et 2.)
98. Tout l'argument est assujetti par cette clause à une restriction d'une
grande portée : pour que l'ardeur morale et le cœur lui-même s'allient au
principe rationnel, ils doivent avoir été formés par une éducation excellente.
Comme on ne peut faire l'hypothèse que c'est le cas le plus général, alors
cette situation risque d'être l'exception : le thumoeidès ne sera pas
généralement l'allié de la raison, en dépit de ce que Platon a affirmé en
440b. Voir infra, IX, 590b, où la force du thumoeidès est comparée à une
bête sauvage.
99. Ce vers d'Homère (Od., XX, 17) a déjà été cité au livre III, 390d ; il
décrit le comportement d'Ulysse se déterminant lui-même à supporter les
offenses de ses servantes.
100. En toute rigueur, comme Platon a recours au vocabulaire des groupes
de la cité (génē, c6, et infra, pour les trois groupes, d9), il faudrait
reconnaître l'existence des mêmes groupes dans l'âme individuelle. Mais
l'analogie présente une homologie de structure entre des groupes ou classes
d'une part, et des principes ou espèces de l'autre et le même vocabulaire
métapsychologique ne peut donc être transféré littéralement. Parler de
classes dans l'âme ne saurait être qu'une image résultant de l'analogie
fonctionnelle. En toute rigueur, il faudrait ici réintroduire ici le vocabulaire
des principes constitutifs de l'âme individuelle. Voir infra, 441e1.
101. Platon intègre dans les fonctions du principe rationnel la délibération
(bouleutikón, a1) et la prévoyance (promḗ theian, e5), qu'il lie à l'exercice du
raisonnement et à la sagesse.
102. Raccord de l'argument avec le passage de III, 411e.
103. Recourant en conclusion aux contenus de l'éducation, Platon distingue
les éléments de la formation intellectuelle (les discours, c'est-à-dire
principalement les raisonnements, lógois, et les connaissances, mathḗ masin,
442a1) et ceux de la formation morale (récits encourageants, harmonie et
rythme), tous associés à la formation de base en gymnastique, poésie et
musique. Il ne convient pas de chercher ici un parallèle trop strict avec la
formation des classes de la cité, puisque la spécialisation de la formation
pour les parties de l'âme est sans contrepartie exacte dans la cité : en effet,
tous les gardiens recevront une formation gymnastique, poétique et
musicale, alors que seulement certains d'entre eux auront accès aux
connaissances et aux raisonnements. Pour les discours encourageants
(paramuthouménē, 442a2), le terme fait écho à l'encouragement de Socrate
dans le Phédon (70b2). Est-ce une tâche de la philosophie ou du mythe ?
Ici, la paramythie semble d'abord le fait du récit poétique ; voir infra, V,
450d10. Le contraste entre la tension du principe rationnel et la détente du
principe de l'ardeur est accentué par leur commune destination : commander
au principe désirant (prostḗ sesthon, 442a5). Ce qui apparaît comme un
oubli de la gymnastique n'est sans doute que le résultat de l'importance
croissante des disciplines intellectuelles dans la progression de l'argument.
104. Parvenu à ce stade, l'analogie fonctionnelle, la description de la
structure des principes paraît à Platon exactement isomorphe à celle des
groupes de la cité, au point qu'il puisse parler des ennemis de l'extérieur au
sujet des plaisirs extérieurs (voir III, 415d-e). Il parlera également des
commandements du principe rationnel, qu'il communique comme des
préceptes aux autres principes, une image qui évoque la communication de
la loi aux auxiliaires, en IV, 429c. Cet isomorphisme a des conséquences sur
le vocabulaire métapsychologique : Platon parlera du genre du principe
désirant (b2), et juste après il acceptera de désigner les principes de l'âme
comme des parties (b10), une désignation qu'il ne faut pas forcer sur le plan
métaphysique. Voir sur cette question, T.M. Robinson (1995).
105. Je ne retiens pas le texte de Burnet, qui conserve le pluriel (tō̂n lógōn,
c2) transmis par les manuscrits, restreignant l'affirmation de Platon
concernant les préceptes de la raison. Je traduis le singulier, comme le
suggère J. Adam. Sur la question de la priorité de la raison dans tout ce
passage, voir G. Klosko (1988).
106. C'est-à-dire le principe du respect et de la consécration à la tâche
propre.
107. Selon la méthode psychopolitique, le contour de la cité doit permettre
de saisir la structure moins lisible de l'âme. Voir la structure de l'âme exige
une grande acuité et le résultat de l'analyse des principes et des classes de la
cité permet une vision plus claire (II, 368c). Ce qui était manifeste dans la
cité devient en effet plus défini dans la saisie des principes constitutifs de
l'âme. Ce rappel de la situation d'obscurité fait référence à la question de la
justice dans l'individu en IV, 434d.
108. La mise à l'épreuve de la structure révélée par la méthode
psychopolitique sera justement effectuée en retournant aux premiers
moments de la conversation avec Céphale et Polémarque et aux exemples
de comportements justes ou injustes proposés comme illustrations de la
justice ou de l'injustice (un détournement de fonds, etc.). Il s'agit des enjeux
quotidiens de l'honnêteté, de l'intégrité, mais aussi de la piété. Un modèle
élaboré philosophiquement doit aussi rendre compte de la justice au sens
traditionnel, et en particulier de l'association du juste et du pieux (voir
Euthyph., 12e, sur la notion de piété religieuse et son rapport à la justice).
Voir infra, IX, 573b.
109. Toutes les vertus sont des puissances (dúnamin, b4), et dans le cas de
la justice, ce n'est pas une œuvre ou un habitus particulier qui en est le
produit, mais des cités et des personnes harmonieuses, dont la structure
interne exhibe la parfaite maîtrise de la raison et l'accord des principes et
des classes.
110. Quel est ce rêve ? Platon qualifie ici de rêve le souhait ou le projet de
saisir l'essence de la justice, exprimée dans son principe fondateur et dans
son modèle (eis archḗ n te kaì túpon, 443c1) par le moyen de la construction
d'une cité. On peut restituer le déroulement de cette construction en
récapitulant ses principales étapes : en 432d-433a, Platon se met à la
poursuite de la justice dans un territoire obscur et peu praticable, mais cette
recherche n'est elle-même que l'accomplissement du projet énoncé en II,
370b, avec l'expression du vœu d'y parvenir en 371e et 372a. Platon a donc
une riche idée de la progression de la recherche, des premières
approximations aux résultats de la méthode psychopolitique. Au point de
départ, seule une image de la justice était disponible (eidōlón, c4) ; cette
image était une approximation, une esquisse, résultant de quelques
exemples de spécialisation des métiers sur la tâche propre. Mais son intérêt
réside dans le fait qu'elle peut conduire au modèle. Ainsi s'accomplit le rêve
qui de la cité peut ensuite reconduire au fondement de l'âme et à son
harmonie. Du modèle extérieur, on peut ainsi passer à la structure intérieure
de la justice (d1). Ce développement permet donc de distinguer cette forme
de la justice, encore indécise et imparfaite (433a), de sa forme achevée dans
l'âme.
111. S'agit-il de trois notes placées sur un registre ? Si cette échelle est
l'octave de l'octacorde, alors la note de la corde la plus haute (neátē)
correspondrait au registre le plus bas dans l'harmonie moderne et
représenterait le principe désirant, et inversement la plus basse (hupátē)
correspondrait à la plus haute et représenterait le principe rationnel. La
quarte, l'intermédiaire (mésē) serait le thumoeidès. Platon étend-il à la
structure de l'âme la possibilité d'intégrer d'autres notes du registre, comme
il semble le suggérer ici ? Cette suggestion fait partie de l'image musicale et
ne semble pas avoir de portée sur la psychologie. Voir supra, 432a.
112. Dans ce passage de conclusion, qui prend les allures d'une exhortation,
Platon insiste sur l'idéal d'harmonie et de liaison (sundésanta, e1) qui doit
régler les principes constitutifs de l'âme. Le vocabulaire de cet idéal
harmonieux emprunte aussi bien à la musique, par sa référence à l'harmonie
et à la structure des intervalles, qu'à l'idéal de l'ordre cosmique. La pluralité
constitutive de l'âme humaine est faite de ces classes (génē, d3), reprises
analogiquement de la structure de la cité et correspondant aux trois grands
principes. L'âme humaine est donc de constitution plurielle (genómenōn ek
pollō̂n, e1), elle est faite de plusieurs. Comparer Epinomis, 992d.
113. Notons ici le parallèle strict qui, pour la première fois dans la
République, associe d'une part la justice, la sagesse et la connaissance, et
d'autre part l'injustice, l'ignorance et l'opinion.
114. Empruntée au vocabulaire politique (stásin tinà, b1), la description de
l'injustice est le contraire de la concorde et l'harmonie : il s'agit d'une
dissension, d'un conflit engendrant la discorde entre les principes
constitutifs de l'âme humaine. La prétention du principe désirant de diriger
le principe rationnel est la cause principale du trouble (tarachḕ n, b6) qui
produit l'injustice. L'extension du concept est présentée dans un certain
désordre, puisque Platon y regroupe indiscipline, lâcheté, ignorance et toute
forme de vice. Il y englobe également (c6) tout ce qui est malsain, qu'on
peut considérer analogiquement comme l'injustice de ce qui est corporel.
Cette analogie va se généraliser, puisque Platon présente la justice comme
la santé de l'âme. Le rapport de chacun de ces maux à l'injustice demeure
imprécis, notamment le rapport de l'ignorance et de l'injustice, qui
présuppose la thèse du caractère involontaire du mal. L'examen élaboré des
formes de l'injustice sera repris aux livres VIII et IX.
115. Le texte de Burnet (b5) semble ici inférieur au texte proposé par
J. Adam, et repris par É. Chambry ; il est en effet nécessaire de corriger ce
qui est sans doute une répétition du même au même. Je traduis en suivant
Adam et Chambry.
116. Principe de médecine hippocratique, qu'on retrouve dans l'exposé du
Timée (82a sq.) sur l'origine des maladies.
117. La transition dans le dialogue est clairement marquée et Platon revient
à la question du caractère profitable de la justice. Cette question du bienfait
ou des conséquences de la justice était en effet au point de départ de la
recherche (I, 354b), et elle sera reprise en conclusion du dialogue, au
livre IX. Pour l'instant, Glaucon la juge ridicule, compte tenu du fait que la
nature de la justice a été découverte et qu'il serait inutile de poursuivre un
examen de son caractère bénéfique. Socrate pense cependant que même si
l'exposé a atteint ce stade où la justice peut être envisagée dans toute son
amplitude, l'enquête ne doit pas reculer devant la nécessité d'examiner les
formes de l'injustice, et notamment ses formes politiques. Les questions de
rétribution et la justification eschatologique ne sont pas oubliées pour
autant. Sur la conception de l'existence, comparer Gorg., 477b-e.
118. Référence à la problématique de départ, II, 367e ; sur le châtiment, II,
380b.
119. Le contraste entre le nombre illimité d'espèces du vice, même en tenant
compte de la restriction concernant ceux qui méritent considération, et
l'espèce unique de l'excellence (c5) place la question philosophique sur un
registre différent de celui des vertus et des vices. Mais Platon choisit assez
abruptement de déterminer une liste de vices fondamentaux, liste dont il
reprend le principe à une classification des régimes politiques. Le passage
d'une considération purement morale de l'excellence et du mal, considérés
en tant que tels, à un examen de formes particulières de corruption politique
est certes motivé par l'introduction de la recherche sur les régimes
politiques, mais celui-ci n'interviendra qu'au livre VIII. La fin du livre IV
montre donc une certaine précipitation et la mention des types de
constitution politique, dont la liste de cinq devrait livrer la liste des cinq
vices de l'âme, n'est même pas suivie de leur énumération. Platon se
contente de mentionner la royauté et l'aristocratie, qui correspondent au
modèle de la constitution politique idéale, celle qui correspond au type de
l'excellence et de la justice.
120. L'exposé de la cité idéale n'a pas introduit, à ce stade, la possibilité
d'un pouvoir monarchique réservé à un seul homme. Platon parle toujours
des gardiens comme d'un groupe, même si plus tard il évoquera de nouveau
la possibilité d'un seul (VII, 540d). Comparer avec l'exposé du Politique
(302c), où la royauté apparaît dans une position supérieure à l'aristocratie,
alors que la République tend à les identifier (IX, 587d).
Livre V

1. Les cités et les constitutions politiques sont défectueuses si elles


conduisent à des administrations mauvaises et si elles déforment le
caractère des individus. La symétrie esquissée entre l'administration d'une
cité et l'organisation de l'âme (trópou kataskeuḗ n, a4) annonce les
développements consacrés à l'analyse comparée des régimes et des
individus au livre VIII. Pour le même vocabulaire appliqué à la cité, voir
infra, 455a2.
2. Adimante renvoie ici à la maxime évoquée en IV, 424a, en vertu de
laquelle entre amis, tout est l'objet d'un partage égal. Voir également Lysis,
207c, et Lois, V, 739c. La notion d'un partage des femmes et des enfants
n'est certes pas précise et Adimante demande des explications sur le sens de
cette communauté. Sa repartie sur l'exactitude prend Socrate au mot : si
cette communauté (koinōnías, c8) est fondée, il doit être possible de
l'exposer avec rigueur. Le texte grec montre ici un jeu de mots intraduisible
sur le mot orthō̂s (c6, repris en c7) : avancé par Socrate pour obtenir un
assentiment, il est repris par Adimante pour réclamer un exposé précis.
3. Expression plaisante de Glaucon, qui ironise sur la « communauté ».
4. Faut-il en effet retourner en arrière, et reprendre la discussion quand elle
se met en branle au livre I, 348b ? L'intervention de Thrasymaque (a5 et b3)
laisse prévoir le pire.
5. Les esprits sensés, littéralement ceux qui possèdent de l'esprit (noûn
échousin, b7), ceux qui sont intelligents, c'est-à-dire ceux qui ont développé
une conception juste de l'existence, conception qui fait sa juste part à la
recherche de la vérité par l'exercice de la recherche en commun dans le
dialogue. Pour ceux qui ont compris l'importance de l'exercice dialectique,
la vie entière leur paraît devoir lui être consacrée et il n'y a aucune
démesure à lui donner tout son temps. Cette position avait déjà été soutenue
par Socrate, en réponse aux railleries de Calliclès, dans le Gorgias (511c-
513a). Voir également infra, VI, 498d, où Socrate évoque la possibilité de
poursuivre l'entretien philosophique dans l'au-delà, Théét., 173c, et Pol.,
283c.
6. À ce stade de l'exposé de la cité idéale, les gardiens ont été nettement
distingués des auxiliaires. Socrate s'exprime ici comme si la communauté
des femmes et des enfants leur était spécifiquement destinée et réservée. Or,
le nombre des gardiens n'a pas encore été déterminé, et on peut faire
l'hypothèse que ce nombre est très réduit. On est donc conduit à déduire que
cette communauté s'étend également aux auxiliaires, c'est-à-dire à
l'ensemble des gardiens, avant que Platon ne les divise en gardiens et
auxiliaires.
7. La période de l'enfance compte six années (Lois, VII, 794c). Pour les
prescriptions qui la concernent, voir infra, 460b sq.
8. Socrate se prémunit contre la réaction prévisible de ses interlocuteurs,
quand ils entendront ses propositions sur la communauté. Ils seront
incrédules et n'accorderont pas beaucoup de crédit à ce qui risque de leur
apparaître comme une fantaisie. Ils pourront se trouver d'accord avec
Socrate, mais ils demeureront perplexes (apistías, c7) devant le manque de
réalisme de ces mesures.
9. Notons que cette inquiétude ne s'applique qu'au projet de la communauté
des femmes et des enfants. Souvent citée comme un indice du fait que
Platon concevait sa cité idéale comme une utopie irréalisable, cette clause a
une portée très limitée. Voir infra, 456c, et VII, 540d.
10. Socrate invoque la figure mythique d'Adrastée, comme dans le Phèdre
(248c). Il s'agit d'une figure de la Nécessité, dont Adrastéia est la fille dans
la théogonie orphique ; comme Anankè, elle est à la fois implacable dans la
représentation du destin et vengeresse sous les traits de la Némésis. Le nom
provient sans doute du héros Adraste, roi d'Argos, qui mena le combat des
Sept contre Thèbes, récit repris par Eschyle. C'est en effet Eschyle qui le
premier mentionne la déesse Adrastéia dans son Prométhée (v. 936). Par
cette invocation, ironiquement pompeuse, Socrate veut donc se protéger des
effets des paroles téméraires qu'il s'apprête à prononcer.
11. Comme le projet de communauté s'attaquera directement aux
institutions traditionnelles, et notamment au mariage, le philosophe
législateur sera une sorte de calomniateur : pour promouvoir son modèle, il
devra critiquer, pour le groupe des gardiens, la tradition et des coutumes
jugées belles, bonnes et justes.
12. Après s'être moqué des paroles encourageantes de Glaucon (450d5-6),
protestant de la bonne volonté des interlocuteurs présents, Socrate se
montre un peu plus réceptif à la paramuthía (d9) de ses amis. Pour ces
encouragements, souvent prodigués aux moments charnières d'un dialogue,
alors que Socrate s'apprête à exposer des positions peu conventionnelles ou
des arguments difficiles, voir supra, IV, 441e. Ce passage clôt l'échange
d'ouverture qui s'était amorcé par l'interruption de Polémarque et
d'Adimante, désireux d'obtenir un exposé plus élaboré sur la communauté
des femmes et des enfants. En disant à Socrate qu'ils l'acquittent de toute
discordance qui pourrait survenir, Glaucon fait écho au propos de
Polémarque en 449a. Dans cet échange, les interlocuteurs de Socrate sont
venus à bout des doutes ou des hésitations qui avaient conduit celui-ci à
vouloir esquiver ce développement dans la crainte de susciter une hostilité
inutile. Ce passage, en apparence anodin, trouve son importance dans la
discussion sur le caractère révolutionnaire de certaines doctrines
platoniciennes ; il montre en effet que Platon était pleinement conscient des
risques pris dans l'énoncé de certaines propositions politiques, ce qui,
contrairement à l'interprétation générale proposée par Leo Strauss, ne
l'amenait pas à les tenir secrètes, mais plutôt à entourer de précautions
l'exposé qu'il s'apprête à en faire. C'est le sens de l'image des trois vagues
successives d'objections : 1) contre la communauté des hommes et des
femmes dans la tâche des gardiens (451c-457b) ; 2) contre la communauté
des femmes et des enfants (457b-466d) ; et 3) contre le communisme de la
cité idéale et sa réalisabilité (471c sq.).
13. Le vocabulaire de l'innocence utilisé ici renvoie aux lois punissant
l'homicide involontaire. Le coupable d'un tel homicide pouvait en effet être
purifié par sa famille, comme Platon le rappelle dans les Lois (IX, 865 et
869e). Être déclaré katharós veut donc dire à la fois être considéré purifié et
innocent. Platon applique cette comparaison à l'exposé qu'il s'apprête à
mettre dans la bouche de Socrate : si cet exposé doit avoir des conséquences
déstabilisantes, et entraîner la discorde chez ses interlocuteurs, c'est bien
involontairement et Socrate demande par avance d'être considéré comme
innocent.
14. Platon emploie ici le mot drâma (c2), dont la consonance avec l'action
et les personnages du théâtre était pleinement audible dans le vocabulaire de
son époque. On ne saurait parler précisément de condition féminine, mais
de l'ensemble des activités, obligations et prérogatives qui sont réservées
soit aux hommes, soit aux femmes. Il ne s'agit pas principalement des
conditions concrètes de leur existence, mais de leurs attributions respectives
dans la société, et en particulier des responsabilités que la loi pourrait leur
confier. J. Adam, ad loc., suggère une allusion aux mimes de Sophron, où
l'alternance des rôles féminins et masculins était mise en évidence.
15. Ici débute une analogie, qui mêle savamment la description des gardiens
et celle d'une meute de chiens et qui va conduire à une conclusion précise
dans le cas de la guerre. Cette analogie accentue la prémisse qui fonde sur
la nature l'identité des capacités de l'homme et de la femme eu égard aux
tâches de gardien. Voir infra, 452e2, 453b, 454b, 455d. La critique
d'Aristote est sévère, voir Pol., II, 5, 1264b4.
16. Voir le Charmide, 153a, et Lois, VII, 813e, et VIII, 833c-d. Les
gymnases sont des endroits où il était coutume de s'exercer nu, et ils
n'étaient pas accessibles aux femmes. Les Grecs avaient pleinement
conscience du caractère en quelque sorte culturel et traditionnel de cette
pratique et ils se moquaient volontiers (Hérodote, I, 10, et Thucydide, I,
6) des Barbares qui se montraient incapables de l'accepter.
17. Platon ne commente pas fréquemment les transformations qu'il a en vue,
pour en évaluer la portée ; dans ce passage, il ne cesse au contraire de
montrer qu'il s'agit d'un changement radical, une transformation (metabolḗ n,
b8), qui ne peut manquer de susciter les objections de ceux qui sont attachés
à la tradition. Tout l'exposé est structuré selon la métaphore des trois vagues
successives, qui feront objection aux trois réformes principales relatives à la
vie des gardiens. L'allusion aux moqueries des beaux esprits laisse
soupçonner un contexte polémique et vise peut-être la comédie
contemporaine, et notamment Aristophane dans son Assemblée des
femmes ; voir J. Adam, app. I au livre V, 344-355, qui propose une analyse
comparative détaillée de la pièce et de ce passage et A. Diès (1959 : XLIX-
LII).

18. Platon pose la question selon une disjonction qui peut paraître
surprenante : la nature humaine peut-elle rendre possible, dans le cas de la
femme, la participation à toutes les tâches qu'elle rend possible dans le cas
des hommes ? L'idée qu'une nature humaine unique subsiste au-delà de la
différence sexuelle constitue, à plusieurs égards, un présupposé pour la
pensée de Platon, mais ce n'est qu'un présupposé, jamais une position
élaborée. Ce passage n'est pas le seul où le concept de cette nature est
évoqué – voir Théét., 149c ; Timée, 90c ; Lois, IX, 854a ; et infra, V,
473d –, mais c'est le seul où elle est présentée comme étant à la fois
féminine et masculine. La suite du passage montre le caractère délicat de
l'échange et Socrate suggère de reprendre, comme s'ils étaient leurs, mais
pour le seul bénéfice de la discussion, les arguments de ceux que
scandaliserait une approche trop favorable à l'identité de nature chez les
hommes et chez les femmes. De 453b2 à 453c5, nous sommes donc en
présence d'un échange fictif, proposé par Socrate. Que dit cet échange ?
Que l'identité de nature est une position insoutenable au regard des tâches à
accomplir, tâches dont la spécialisation constitue une prémisse de la
constitution politique juste. Glaucon reconnaît la force de l'objection, et il
demande à Socrate de s'en porter responsable, en se faisant l'interprète de
cette position. Socrate est donc invité à proposer le sens (hermēneûsai, c9)
de l'objection. En s'adressant à Glaucon, Socrate fait état du caractère
paradoxal de la conclusion à laquelle le raisonnement l'a conduit. Si en effet
des natures différentes doivent conduire à des tâches différentes, comment
maintenir l'égalité de fonctions pour l'homme et la femme ? Mais le lecteur
note que la prémisse (453c) n'est jamais discutée, celle qui consiste à
affirmer une nature différente. En quoi consiste cette nature ? S'agit-il
seulement de la fonction biologique de la reproduction ? C'est ce
développement qui s'amorce ici.
Ce féminisme de Platon a été souvent remarqué et louangé, notamment en
raison de sa portée sociale et politique. J. Adam pense qu'il s'agit d'une
position socratique, critique de la tradition et il cite Xéno-phon, Mém., II, 2,
5 et Banq., II, 9. Le caractère égalitaire de la mesure constitue une
exception notoire aux positions en général non égalitaires de Platon. Voir
S. Saïd (1986) et J. Annas (1976).
19. C'est-à-dire à ce moment de la discussion où la fondation de la cité fut
imaginée comme méthode de recherche sur la justice ; voir supra, II, 369a.
20. L'histoire d'Arion sauvé par un dauphin était bien connue, voir
Hérodote I, 23-24. L'introduction d'une métaphore continue de navigation
ou de natation sur une mer houleuse remonte plus haut, IV, 441c ; elle sera
ravivée en 457c, avec l'image des vagues successives dans la discussion.
21. L'art de contredire évoqué ici doit-il être rapporté à la dialectique ?
Cette « antilogique » est définie dans le Sophiste (225b). Proche de
l'éristique (eristikō̂s, b5 et Ménon, 75c) en tant que telle, elle est une
discussion purement formelle, menée pour le plaisir de l'affrontement et de
la seule contradiction (antilogías, b2) ; seule la dialectique est pratiquée
dans le but de la recherche de la vérité (a5). Cette première occurrence dans
la République du terme exprimant le dialogue en commun, dans son
opposition à l'éristique, mérite d'étre soulignée. Sur les risques de tomber
dans les défauts des « antilogiques », voir Lysis, 216a, et Théét., 164c.
Platon qui l'a souvent mise en scène (Phèdre, 261d ; Euth., 375c) se montre
ici critique des sophistes. Sur l'exigence de discuter des choses, et pas
seulement des mots, voir Soph., 218c. Sur cette question, voir A. Nehamas
(1990).
22. Si l'hypothèse doit être maintenue d'une différence de nature entre les
hommes et les femmes, ce ne peut être seulement en raison d'une différence
de fonctions. Il faut donc poser la question plus fondamentale : quel est le
genre de cette différence, comment la caractériser ? En quel sens être
femme signifie-t-il être différent ? Il y a en effet plusieurs espèces de
différences (eîdos tē̂s alloiṓ seōs, c9) : certaines sont relatives aux qualités
physiques, d'autres à des fonctions, mais que signifie une différence
absolue ? Si la différence doit être posée absolument, il faut la fonder
absolument. Or, jusqu'ici, cette différence de nature demeure relative (ou
pántōs, c7-8) et elle ne peut donc être déterminée que par rapport à une
fonction spécifique.
23. Le texte proposé par J. Burnet pose quelques problèmes, et nous suivons
pour cette ligne le texte adopté par É. Chambry. En opposant iatrikòn et
iatrikḕ n psuchḕ n échonta, comme qualificatifs susceptibles de renvoyer à
une nature identique, Socrate veut mettre en relief le fait qu'on a limité
l'interrogation à une qualité, en évitant de l'étendre à tout l'être. Il n'est pas
nécessaire pour exprimer cette idée d'exiger du texte un redoublement exact
de la qualité, comme le suggère la correction proposée par J. Adam. Voir sa
discussion, et également B. Jowett, ad loc.
24. Platon a recours ici au vocabulaire du génos (d8), qu'il distingue donc
de l'eîdos utilisé auparavant (b6) pour distinguer les espèces de natures,
c'est-à-dire les types de différence. Le terme exprime davantage la
différence qui sépare les sexes, mais en le superposant sur la différence de
nature que l'argument propose de tirer d'une analogie avec les métiers,
Platon veut montrer qu'une différence de fonction ne suffit pas à fonder une
différence absolue.
25. La différence de nature qui séparerait les hommes et les femmes se
fonde-t-elle sur certains dons naturels ? Platon en vient donc à s'interroger
sur le talent naturel, un sujet qui sera crucial dans la question du choix des
gardiens, et notamment l'identification du naturel philosophe. Voir supra, II,
375e. Ici le don naturel (euphufē̂, c1) est d'emblée associé au don
d'apprendre et de retenir. Celui qui est doué devient inventif (eurētikòs, b7)
et chez lui l'exercice de la pensée (dianoía, b9) domine les forces du corps.
Ce rapport du corps à la pensée est un des thèmes dominants de
l'anthropologie platonicienne ; voir infra, VI, 498b, et Protag., 326b.
26. L'expression du verbe au passif est forte (krateîtai, d2) et on ne saurait
la contourner. Si aucun des deux genres ne peut revendiquer des activités
qui lui seraient réservées, sauf l'exception évidente de la reproduction, en
revanche dans la plupart des occupations les femmes excellent moins que
les hommes. Comparer Crat., 392c. Cet argument ne doit pas être interprété
comme un argument antiféministe, puisqu'il a d'abord pour but de protéger
l'identité de nature et de rendre possible l'accès égal aux fonctions du
gouvernement. Cet accès égal est la conclusion de tout ce développement,
et il a pour corollaire (456b9-10) l'accès à l'éducation par la musique, la
poésie et la gymnastique. Parce que cette identité de nature est maintenue, il
faut également maintenir une participation égale, relative aux fonctions, aux
dons naturels (hai phúseis, d8). Cette égalité s'entend seulement de
l'extension des domaines d'activité, car sur le plan de sa qualité ou de son
intensité, elle est limitée : les femmes participent de tous les dons naturels,
mais elles le font presque dans tous les cas plus faiblement que les hommes.
Aristote (Pol., I, 13, 1259b sq.), citant expressément l'opinion de Socrate
pour la contredire, maintient que la femme est inférieure sur tous les plans,
et en particulier en ce qui a trait aux vertus. Notons que le présupposé de
tout le développement du livre V est que le registre de la différence est celui
des occupations et des dons naturels, et à aucun moment Platon n'aborde la
question des vertus. Cet égalitarisme ne s'étend pas par ailleurs à toutes les
femmes, il est réservé aux futures gardiennes.
27. Cet argument qui justifie ici le mariage des semblables n'intervient pas
quand, dans le Politique (310a) et dans les Lois (VI, 773a sq.), Platon
favorise plutôt les différences et la complémentarité.
28. Cette affirmation récapitule le développement : l'accès des femmes au
pouvoir est pleinement naturel et cette égalité rend donc la législation
réaliste.
29. La notion d'un homme meilleur absolument, sur tous les plans,
intervient ici pour désigner les gardiens. En toute rigueur, Platon ne devrait
pas la tolérer en vertu du principe de la spécialisation des tâches. Le
meilleur gardien ne saurait être le meilleur savetier. Il faut donc interpréter
ce concept dans un sens différent de celui de l'excellence dans les tâches et
le référer à une excellence morale et intellectuelle à laquelle ne saurait
prétendre le membre d'une classe inférieure. La spécialisation fonctionnelle
manifeste une inégalité réelle, au regard d'une hiérarchisation des valeurs
qui structurent les fonctions de la cité : on est meilleur absolument si on est
meilleur dans la classe supérieure. La classe inférieure ne recevra pas une
éducation sérieuse (d11), mais Platon semble lui reconnaître ailleurs
certaines prérogatives (voir VIII, 547c).
30. Platon revient de la sorte sur son interrogation antérieure : il ne s'agit
pas d'un vœu pieux, mais de mesures qui sont applicables et réalistes. Plus
qu'une possibilité abstraite ou spéculative, la communauté des gardiens,
hommes et femmes, est une proposition concrète. Voir infra, 466d et 471c.
31. Platon veut-il dire qu'elles doivent se dévêtir pour l'exercice
gymnastique, comme les hommes, ou qu'elles doivent adopter l'austérité de
la condition des gardiens ? Le contexte du questionnement (452b) montre
que Platon croit qu'elles devront se dévêtir lorsqu'elles partageront les
activités de gymnastique des gardiens. L'allusion à ceux qui se moqueraient
de cette pratique, déjà évoquée supra, pourrait avoir une saveur littéraire.
Par exemple, un renvoi à Aristophane, et aux moqueries abondantes dans
Lysistrata (v. 80 sq.). Selon A. Bloom (1968 : 459 n. 15), il s'agirait ici d'un
renvoi à un vers de Pindare (Pindari Carmina, frag. 209 Snell). Alors que
Pindare tournait en dérision la recherche philosophique de la sagesse,
Platon retourne ce fragment contre la comédie. A. Bloom, ad loc., insiste
avec finesse sur l'emploi du mot anḕ r (b1 ), faisant voir comment Socrate
identifie ce geste de dérision à une virilité mal comprise, facilement captive
de la poésie épique et prisonnière d'un préjugé archaïque à l'endroit des
femmes. Ce sont les êtres humains qu'ici l'argument rationnel veut ramener
à leurs fonctions, et la femme comme l'homme sont égaux devant cet
argument. Le masculin est donc incomplet, et son aspect guerrier, hostile à
la philosophie, constitue pour lui une limite. Pour la participation à la
guerre, voir Hérodote, IV, 116, citant le cas des femmes des Sauromates, et
Lois, VII, 804e-806b.
32. Maxime d'inspiration socratique (voir Xénophon, Mém., IV, 6, 8), dont
l'interprétation utilitariste doit être tempérée par le contexte du jugement à
porter sur une législation en apparence suprenante, mais dont l'utilité
révélera la beauté.
33. Les vagues successives (voir supra, 453d) qui auraient pu emporter la
position de la communauté des gardiens. À l'objection concernant la
communauté de fonction et d'éducation succède en effet une objection
concernant la communauté de mariage et des enfants. Cette prescription a
fait l'objet de nombreux commentaires, et notamment la question du
communisme de Platon. On a cherché à montrer l'influence de la culture de
Sparte ou encore de ces peuples idéalisés en raison de leur proximité avec la
nature (les fameux Naturvölker). On oublie souvent que cette mesure ne
concerne que les auxiliaires et les gardiens (III, 417a), et que Platon à aucun
moment ne préconise un tel communisme de manière généralisée. Pour
toute cette question, voir d'abord (R. Nettleship 1961 : 174-180) ; pour la
place de l'individu, voir H.D. Rankin (1964).
34. Ici, comme plus haut, Platon apporte une réserve à la possibilité de cette
communauté des femmes et des enfants. Aristote ne croit cette mesure ni
possible, ni bénéfique (Pol., II, 1, 1261a2).
35. De la même manière que les auxiliaires doivent être imprégnés des lois
régissant les modèles de la poétique, pour les imiter parfaitement dans leur
vertu guerrière, les gardiens doivent imiter les modèles proposés par le
législateur. Platon distingue l'obéissance aux lois et leur imitation, ce qui
signifie la capacité des gardiens à créer de nouvelles lois concrètes qui
imitent les lois idéales. De la même manière, en Pol., 300a-e, Platon insiste
sur la nécessité d'imiter la constitution idéale, en se conformant à son esprit.
36. La position du législateur ici est ambiguë. Puisqu'il s'agit de réglementer
les unions des gardiens et des femmes avec lesquelles ils vivent en totale
communauté, il faut distinguer deux étapes dans la constitution du corps des
gardiens : d'abord la sélection de ceux et celles qui le composent, un
processus qui est constant et récurrent. Comme on l'a déjà indiqué, le
nombre de membres de ce corps de gardiens demeure encore indéterminé et
s'il doit y avoir une sélection, la loi de la cité prévoit sans doute une forme
de mécanisme de cooptation avec des étapes progressives de sélection. La
deuxième étape est l'application de la réglementation, qui est sans doute la
responsabilité des membres du corps eux-mêmes, chargés de veiller aux
unions. Le législateur doit donc prévoir à la fois les critères, comme la
similitude de naturel, permettant d'unir ceux qui ont des naturels qui se
rapprochent en qualité, et des mécanismes d'assignation des femmes aux
hommes. La proposition d'un calendrier nuptial interviendra au livre VIII,
546a sq.
37. Platon mentionne ces repas à trois reprises ; voir supra, III, 416e, et
infra, VIII, 547d.
38. Il faut voir dans cette meîxis (d3) l'expression d'une union sexuelle, ce
que confirme la remarque suivante, qualifiant la nécessité qui pousse les
hommes et les femmes recrutés pour être gardiens les uns vers les autres de
nécessité érotique. Mais Socrate a parlé juste avant d'une existence
commune, hommes et femmes se mêlant aux gymnases, et l'idée implique
une vie menée entièrement en commun, sans séparation d'aucune sorte.
39. Voir Lois, VIII, 841c-e, où ce jugement est réaffirmé. Toutes les règles
sur les unions sont inspirées certes de considérations eugénistes, mais cette
réflexion est placée sous l'égide des cultes de la cité. J. Adam évoque à juste
titre l'union sacrée de Zeus et de Héra et les unions des gardiens doivent
être sanctifiées par la cité. Voir sur toute la question G.M.A. Grube (1927).
40. Littéralement, un médecin plus « courageux » (andreiotérou, c6), car le
risque est plus sérieux. Dans le cas des unions, il ne s'agit pas ici de
courage ; les unions doivent être réglées avec des moyens plus audacieux et
suivre un protocole exigeant.
41. En effet, en III, 382c-d et 389b, Socrate a affirmé la nécessité du noble
mensonge et des fictions fondatrices de l'autochtonie et de la différence des
aptitudes. Dans le cas présent, il s'agit certes encore de recourir à la fiction
mythique qui a permis de sélectionner les meilleurs, pour justifier leurs
unions ; mais il s'agit aussi, c'est un pas de plus, de favoriser certaines
unions pour en défavoriser d'autres. Comment cela conduit-il à un
mensonge ? Parce que seuls les dirigeants (toùs árchontas, e2) auront
connaissance des unions privilégiées. Nous rencontrons de nouveau le
problème de savoir qui constitue le groupe des gardiens : seulement les
dirigeants, ou tous les gardiens y incluant les auxiliaires. S'il s'agit
seulement des dirigeants, alors ils ne mentiront à personne ; il faut donc que
ces unions concernent un groupe plus étendu que les dirigeants, ou alors,
autre hypothèse, qu'il y ait au sein des gardiens, certains d'entre eux qui
dirigent les autres et auxquels ils peuvent mentir. On peut enfin considérer
que les dirigeants règlent les mariages de tous les citoyens, ce qui rendrait
justice à l'institution des fêtes et au caractère public de la célébration, mais
alors Platon est passé sans prévenir des règles de la communauté des
gardiens à des règles concernant les unions dans toute la cité. La
considération générale de la santé, des guerres et de la taille de la cité
(460a) montre que c'est cette dernière hypothèse qu'il faut envisager : un
eugénisme généralisé, et non pas seulement appliqué ou même réservé au
corps des gardiens. Notons cependant, en 460c6, que Platon semble justifier
la mesure de mise à l'écart des nouveau-nés malformés par la nécessité de
purifier la race des gardiens.
42. Voir III, 389d, et II, 382c-d.
43. Ces mariages ne correspondent pas à des unions à long terme, et peut-
être faudrait-il toujours traduire par « unions » (gámois, d4) un terme qui
semble ici restreint à la dimension reproductive, dans une fin stricte
d'eugénisme ? Platon ne recourt-il pas au vocabulaire de l'accouplement
animal (súnerxis, 460a9) pour décrire ces unions ? Voir infra, 461b, et
Timée, 18d. Mais Socrate déclare vouloir donner à ces unions un caractère
sacré, et il déclare aussi qu'une cité où les unions seraient déréglées
manquerait de piété. Voir supra, 458e.
44. Première allusion à l'infanticide, voir supra, III, 410a, et infra, 460c et
461c.
45. On peut rapporter cette mesure, relative à la croissance de la cité, aux
mesures du livre VIII, 546a-d. Dans ses propos antérieurs sur la taille de la
cité idéale, on se souviendra qu'elle doit se fixer un idéal d'unité, qui semble
finalement indifférent à un nombre particulier de citoyens. Cet idéal n'est
pas précisé dans le présent passage, mais la stabilité de la cité doit être
préservée des effets des guerres et des maladies. Voir IV, 423c.
46. Il s'agira donc de loteries mensongères, puisque les unions seront
réglées secrètement par les dirigeants. La sophistication du processus
servira de camouflage.
47. Platon évoque-t-il ici une forme d'infanticide ? En 459d, Platon précise
que les enfants nés de l'union d'inférieurs ne seront pas l'objet des soins des
gardiens ; comme il ne s'agit que de protéger la qualité du groupe des
gardiens, on peut penser que ces enfants seront tout simplement l'objet des
soins ordinaires des classes inférieures, mais le présent passage semble
rendre impossible cette interprétation charitable. Il s'agit ici en effet de
mettre à l'écart, dans un endroit secret et isolé (aporrḗ tōi, c4), les enfants de
moindre valeur et éventuellement handicapés. Pour la majorité des
interprètes, il s'agit d'un euphémisme pour l'infanticide. Voir J. Adam,
app. IV au livre V. Enfin, infra, en 461c, Platon recommande de ne pas
élever les enfants nés d'unions qui n'avaient pas reçu la sanction de la cité,
dans le cas où l'âge prescrit a été dépassé et que l'avortement n'a pu être
pratiqué. Dans le Théétète (160c-161e), on peut retrouver derrière une
métaphore élaborée, la cérémonie de l'amphidrómia où étaient présentés les
nouveau-nés et la mention de la décision d'exposer ou non un enfant
nouveau-né (161a). La position d'Aristote (Pol., VII, 16), plus claire et aussi
sévère, ne laisse aucun doute sur l'opinion répandue. L'exemple des
pratiques de Sparte (apóthesis) était connu (Plutarque, Vie de Lycurgue, 16,
1) et reçoit ici une sorte d'approbation implicite. Voir sur cette question de
l'infanticide dans les cités grecques l'étude de C. Patterson (1985 : 113), qui
contient une riche bibliographie.
48. Ce système du secret concernant l'identité pouvait-il être sérieusement
préconisé par Platon ? Aristote en a douté (Pol., II, 3, 1262a14), pensant
qu'il serait constamment déjoué.
49. La mention de ce sommet de performance (akmḕ n, e6) pourrait faire
référence à une définition pythagoricienne ; voir R. Waterfield, (1993).
J. Adam, ad loc., suggère de son côté une source lyrique, Pindare ou
Bacchylide. Pour l'âge du mariage des hommes, voir Lois, VI, 785b (pas
avant trente ans), et 772d (pas avant vingt-cinq ans), et dans tous les cas
avant trente-cinq ans. Pour les filles, l'âge du mariage varie entre seize et
vingt ans (Lois, VI, 785b, et VII, 833d). Le terme akmḕ est rare chez Platon
(Banq., 219a, Phèdre, 230b, et Lois, VIII, 840a) et ne désigne pas tant la
maturité que le sommet. C'est donc quand le jeune athlète atteint le sommet
de sa performance à la course que la loi lui permettra de commencer à s'unir
en vue de la reproduction. Tel serait le sens de l'expression limitant la
procréation à « ceux qui ont atteint la maturité » et on peut l'illustrer par
l'exemple de Sparte, qui préconisait des mesures limitatives apparentées
(Plutarque, Vie de Lycurgue, 15, 4).
50. L'avortement est donc non seulement autorisé, mais prescrit dans le cas
des unions qui ont transgressé les règles de la cité. Ce point est confirmé
dans les Lois, V, 740d, et le témoignage d'Aristote montre que la pratique en
était acceptée (Pol., VII, 16, 1335b20 sq.) pour des raisons économiques.
51. La reconnaissance des pères par leurs enfants sera rendue impossible.
Voir le parallèle chez Aristophane, l'Assemblée des femmes, v. 535 sq.
52. Platon présente ici un calcul reposant sur les mois du calendrier lunaire.
Comme les parents ne connaissent pas leurs enfants, ni les enfants leurs
parents, la désignation du lien de parenté devient l'objet d'une convention
purement formelle. Cette convention précise qui pourra être considéré
comme fils ou fille, père ou mère. Elle est rendue nécessaire par la
promulgation des prohibitions d'union sexuelle, toutes présentées selon un
schéma linéaire ascendant ou descendant. La convention est relative à la
date précise de l'hymen (d3), qui fait l'objet d'un festival (460a), lorsque
l'époux est autorisé à s'unir. Les enfants résultant de cette union pourront se
considérer comme frères et sœurs s'ils sont nés durant le dixième mois, et
même exceptionnellement durant le septième mois qui suivent cette union.
Platon pense donc l'éventualité de naissances prématurées, puisque le
septième mois de ce calendrier équivaut en gros à la fin du sixième mois du
calendrier actuel. Voir sur ce point S. Halliwell (1993).
53. La prohibition de l'inceste est ici évidemment toute relative, puisque la
désignation du lien de fraternité dépend de la convention réglant la
reconnaissance des enfants. Platon donne donc à l'union des frères et des
sœurs, comprise selon ce système, une certaine légitimité, mais il précise
que cette union doit être permise par l'oracle de Delphes. Voir supra, 461b,
qui semble cependant prohiber l'union entre frères et sœurs, au sens de la
communauté des gardiens. Cette contradiction rend perplexe et on doit se
résoudre à penser que Platon accepte de tolérer ce qu'il ne peut entièrement
espérer contrôler. Le système en effet suppose que le tirage au sort
permettra que des frères et des sœurs au sens de la communauté des
gardiens s'unissent, sauf s'ils sont des frères et sœurs selon le sang. Pour
cela, les gouvernants doivent savoir lesquels sont unis par le sang, et ils le
feront savoir par l'intermédiaire de l'oracle, ce qui fait dire à J. Adam que la
prêtresse de Delphes « platonisera » dans tous les cas.
54. Platon ne manque aucune occasion d'insister sur les maux causés par la
dissension et la discorde (stásis), présentées ici comme une déchirure de la
cité, et de valoriser l'idéal d'unité de la cité (IV, 423d). Voir supra, IV, 422e.
55. Cette comparaison entre l'individu et la cité, tous deux présentés comme
des organismes unifiés et sujets de passions et de souffrances communes, ne
vise pas à faire valoir une théorie organiciste du corps social, comme si la
cité ne constituait qu'un seul super-individu. Dans leur commentaire,
R.C. Cross et A.D. Woozley (1964) avaient soutenu cette interprétation
selon laquelle la conception platonicienne de la cité relève d'une forme
d'organicisme métaphysique. Cette approche a été réfutée par J. Neu (1971),
qui insiste sur l'aspect métaphorique de cette analogie. Il ne s'agit pas non
plus d'un symbolisme purement rhétorique, comme le soutient S. Halliwell
(1993), ce qui le contraint à y trouver un paradoxe. Voir, pour une
interprétation équilibrée, G. Vlastos (1977). Il est en effet question d'une
homologie de structure, qui repose sur le pouvoir de la raison de
commander aux autres parties, c'est-à-dire à l'âme en général et au corps. La
communauté (koinōnía, c11) de l'âme et du corps constitue une unité
substantielle, unissant deux entités distinctes (voir Lois, X, 903d). Voir
supra, II, 368e, et infra, IX, 584c ; Théét., 186c ; Phil., 34c-d ; et Timée, 64.
Pour la traduction par « personne » du terme générique (henòs anthrṓ pou,
c10), même si Platon ne disposait pas du concept de personne, elle semble
préférable à “ homme » ou “ sujet ». Sur la question de la vie individuelle
dans la cité de Platon, voir H.D. Rankin (1964).
56. La comparaison avec la souffrance pourrait avoir une origine
hippocratique ; voir le traité Des lieux dans l'homme (VI, 278c1) qui
suppose cette doctrine de la sympathie dans l'organisme.
57. Platon a déjà dit que les gardiens sont les protecteurs de la constitution
et des lois (voir III, 417a, et infra, VI, 497a et 502d). Cette fonction
politique est une forme de salut, mais seulement si on maintient que le salut
de la cité implique la protection de ses lois (Pol., 297b). La garde de la cité
est donc une forme de sauvegarde (voir III, 414b, et VI, 484d), une
responsabilité de salut et de protection (sōtērás, b1). Pour les auxiliaires, le
terme epíkouroi renvoie d'abord à la distinction qui sépare, par exemple
chez Thucydide, les soldats-citoyens de ceux qui les servent, et qui peuvent
donc être considérés comme des mercenaires. Dans la République, Platon
emploie ce terme pour désigner la deuxième classe, les guerriers qui sont au
service des gardiens (458c1). Dans le présent passage, l'expression semble
devoir s'appliquer à toute la classe des gardiens, dont Platon veut montrer
qu'ils constituent le ciment qui unifie, plus que dans toute cité réelle, la cité
idéale.
58. Le contraste entre une cité composée de dirigeants et d'esclaves, et la
cité idéale, composée de gardiens, d'auxiliaires et de nourriciers semble un
peu forcé, et rend difficile l'interprétation du terme « peuple » (toùs ḗ dmous,
b4) : le peuple doit-il être distingué des citoyens ? On ne peut éviter cette
question, puisque les citoyens ne sauraient, dans aucune cité, être qualifiés
d'esclaves par leurs dirigeants. Voir supra, IV, 433d.
59. Un membre de sa famille élargie (oikeîon, b12), c'est-à-dire de son
oîkos. Platon demande si les dirigeants des autres cités ont entre eux ce
rapport de parenté qui fait d'eux des proches, liés par un lien qui les
distingue des autres (allótrion) et pas seulement des étrangers.
60. Aristote a critiqué cette conception, jugée par lui naïve, de l'institution
d'un rapport de parenté conventionnel dans la classe des gardiens. La
stimulation du sens de la communauté par l'institution de la communauté
des femmes et des enfants peut-elle venir à bout de la parenté réelle et de la
reconnaissance qui en découle ? Le principe de Platon est formulé en 462c,
non sans paradoxe : une société est unifiée quand ses membres en majorité
reconnaissent les mêmes choses comme leurs, en même temps. Dans un
contexte politique d'évaluation des gains et des pertes, des succès et des
échecs, la rivalité suscitée par la propriété individuelle de la progéniture
serait, selon Platon, réduite, si tous reconnaissaient que les échecs comme
les succès sont le fait « des leurs ». Voir Aristote, Pol., I, 13, 1260b4, et II,
4, 1262b1, qui reproche à Platon d'avoir naïvement pensé pouvoir détruire
le lien filial et la structure sociale de la parenté.
61. L'expression renvoie à l'institution de la constitution politique qui règle
les autres aspects de la vie de la cité. Souvent synonyme de constitution,
l'organisation générale (katástasis, a8) est établie par le législateur. Voir
infra, VI, 492e et 497b, et dans le sens d'une institution particulière, VI,
502d (l'établissement des magistrats).
62. On attendrait ici « chez les gardiens » (phúlakes), qui regroupe les
auxiliaires et les gouvernants. On peut penser que les gardiens-gouvernants
ont passé l'âge de l'union sexuelle, et que ces règles ne les concernent pas.
Mais Platon accepte tout de même pour les hommes un mariage tardif
(460e), qui peut correspondre à l'âge de l'accès à la garde (VII, 540a).
J. Adam suggère plutôt que Platon recourt ici au sens plus général du terme
epíkouros, qui fait de tous les gardiens des protecteurs de la cité.
63. Positions présentées en III, 415e sur la communauté des biens chez les
gardiens.
64. L'idéal platonicien de la paix civile (voir 459e) peut-il se réaliser
seulement à partir de la concorde entre les gardiens ? Dans ses analyses de
l'origine de la discorde, qu'il place au centre de la dégénérescence des cités,
Platon insiste d'abord sur l'aspect corrupteur de la recherche du pouvoir (par
ex. infra, VII, 520c-d et 545d). Ce désir de pouvoir affecte non seulement
les gardiens, mais toutes les classes. Pour éradiquer toute forme de stásis, il
faut donc une intervention autoritaire et une soumission aux gardiens. Cette
intervention est fondée sur un principe : que les gouvernants gouvernent,
que les gouvernés obéissent (IV, 430e). Comme le mécanisme de la
communauté des femmes et des enfants ne s'applique qu'aux gardiens,
comment les classes appelées à se soumettre à leur autorité trouveront-elles,
en elles-mêmes, les ressources nécessaires pour éviter les conflits de la
propriété et la recherche du gain et du pouvoir ? L'affirmation sereine
(465b8-1) qui fait découler la paix civile de toute la cité de l'harmonie
régnant entre les gardiens repose donc sur un abîme que même les analyses
sociopolitiques du livre VIII ne parviennent pas à éclairer entièrement. Voir
la remarque d'Aristote, Pol., II, 5, 1264a10.
65. Si Platon accorde beaucoup d'importance à la paix civile, il semble ici
apporter une caution à des pratiques de combat pour régler certains
différends. Il allègue que la force physique y trouve son compte, les jeunes
étant enclins à s'entraîner éventuellement dans ce but. Ce passage est
curieux et il constitue l'indice de l'importance des valeurs de virilité
guerrière à l'intérieur même de la cité. Inspiré encore une fois de Sparte
(Xénophon, Répub. Lacéd., IV, 6), cet idéal est d'abord associé au contexte
de la guerre. Voir N.M. Kennell (1995 : 28-48). Pour la classification des
délits criminels, voir Lois, IX, 879e sq., avec le commentaire de T. Saunders
(1993).
66. La comparaison du bonheur des gardiens avec celui des olympioniques
fait écho à leur présentation comme athlètes de la guerre (par ex. III, 416d ;
IV, 422b ; VII, 521d ; et VIII, 543b). De manière plus générale, Platon aime
associer l'excellence athlétique et l'excellence morale (voir infra, VI, 503a ;
IX, 583b ; et X, 613b et 621c, dernière phrase du dialogue et hommage
ultime au juste). Suivant S. Halliwell, ad loc., on peut noter un écho de
Xénophane (DK, 21 ; B2), comparant la valeur des athlètes d'Olympie et
celle des philosophes dans la cité.
67. Cet argument est celui d'Adimante, en 419a. L'ironie de Socrate est
amicale, puisque Adimante est un interlocuteur du dialogue depuis le début.
Socrate veut tout simplement dire qu'il n'a pas oublié cet argument. Le
bonheur des gardiens ne dépend pas des conditions matérielles que les
citoyens associent le plus souvent au bonheur, notamment la prospérité ; il
est le résultat intrinsèque de leur vertu et celle-ci consiste à servir la cité.
Par comparaison, le bonheur de la cité résulte d'abord de la paix civile, de
l'absence de stasis, mais il demeure associé à la prospérité.
68. On note, une fois de plus, un certain flottement dans la désignation des
gardiens. S'agit-il du groupe entier dont les gardiens ne sont qu'un corps
d'élite recruté pour gouverner, ou s'agit-il d'un corps spécialisé dans les
tâches militaires ? Voir infra, 458b, 463b et 464b-c. Les gardiens
gouvernants sont les seuls à recevoir l'éducation qui fera d'eux des
philosophes, alors que les auxiliaires (epíkouroi) s'occupent de tâches
inférieures (militaires et policières). Voir infra, III, 412b, et IV, 421b, 428d.
La mention des auxiliaires à ce stade de l'exposé est donc un bon indice de
l'extension de la communauté des femmes et des enfants à l'ensemble du
groupe des gardiens.
69. Travaux, v. 40. Passage où le poète affirme qu'une fortune modeste
acquise honnêtement est préférable à une fortune plus considérable, acquise
malhonnêtement. Voir infra, 469a, et Lois, III, 690e, où ce passage est
également cité.
70. Préparées par les pères, c'est-à-dire par ceux que la convention
communautaire reconnaît pour tels, ces expéditions seront confiées à des
chefs de guerre capables de former les jeunes et de les encadrer. Leur âge et
leur expérience en auront fait des guerriers avisés. Platon les désigne
comme des « tuteurs », des pédagogues (paidagōgoùs, d7), responsables de
l'éducation militaire concrète, sur les champs de bataille (voir Lois, VIII,
829b). Cette mesure serait donc très différente du rôle confié aux
pédagogues athéniens, qui étaient en général des esclaves confinés à des
tâches très subalternes. S'agit-il de guerres de conquête, de campagnes au
sein d'alliances ? Platon demeure peu précis sur le type de guerres où les
cohortes de jeunes seront appelées à observer, et éventuellement fournir une
assistance. Quant aux jeunes, cette expérience doit les endurcir et empêcher
qu'ils ne craignent le sang (voir infra, VII, 537a).
71. La possession d'un cheval marquait de manière claire l'appartenance à la
classe des chevaliers, la classe des hippeîs. Voir le témoignage d'Aristote,
Const. Ath., VII, 4 et le commentaire de F. Lissarague sur la représentation
des cavaliers (1990 : 191 sq., et sur la différence d'âge des cavaliers, 203).
La fonction de perípolos, de jeune attaché aux chevaux chargé des
patrouilles aux frontières, est mentionnée par Eschine (Sur l'ambassade, II,
167) ; voir P. Vidal-Naquet (1981 : 153 sq.). Platon fait sans doute mention
ici de ces fonctions de cavalerie qui ne sont pas à proprement parler des
responsabilités hoplitiques. La formation à l'art équestre et à la chasse
faisait partie de la formation de l'élite et Platon les intègre dans la
préparation des gardiens (voir infra, III, 412b).
72. La lâcheté au combat constitue certes l'acte le plus répréhensible dans
une société guerrière. On a souligné à quel point cette critique illustre chez
Platon non seulement la valorisation importante de l'activité militaire dans
la société idéale qu'il décrit, mais encore la nostalgie de l'âge héroïque, à
une époque où Athènes connaît plusieurs revers militaires. Ces guerriers
héroïques, auxquels tous les honneurs sont dus, ont été beaucoup
représentés sur les vases à figures. Voir l'étude de F. Lissarague (1990), qui
se consacre aux hoplites, aux archers et aux peltastes. Dans l'histoire des
vertus de la culture grecque, le courage fait figure de vertu première. Voir
A.W.H. Adkins (1972), G. Nagy (1994) et A. Hobbs (2000). Sur le rang
occupé, il s'agit de la place occupée dans la stratégie du combat (táxin, a5).
La désertion était l'équivalent d'un crime (voir Lois, XII, 943a-d), et Platon
fait de la lâcheté un motif suffisant pour être écarté des tâches de gardien
(infra, VI, 486b). Sur les mœurs associées aux guerres grecques, voir
d'abord les travaux de W.K. Pritchett (1971-1991). Plus récemment, voir
V.D. Hanson (1990), dont l'étude rend le lecteur moderne très sensible aux
aspects concrets du métier des armes en Grèce classique, et notamment aux
risques de l'engagement et aux méthodes d'alignement.
73. Cette rétrogradation était-elle pensable ? Elle constituait certainement
dans l'esprit de Platon la sanction la plus extrême (voir supra, III, 415b).
Faits prisonniers, les soldats devenaient la propriété des vainqueurs et
devaient s'attendre à connaître l'esclavage ou la mort.
74. Platon distingue ici plusieurs hommages rendus par la troupe des
guerriers à ceux qui se sont illustrés au combat : d'abord les couronnes,
marque publique de la vénération dans plusieurs actes de la vie collective ;
ensuite le salut guerrier de la main droite, qu'on peut interpréter comme une
forme d'hommage militaire (comparer Xénophon, Hellén., V, 1, 3) ; enfin,
une forme de gratification érotique et sexuelle, destinée à les rendre plus
énergiques (prothumóteros, c3). Bien que le modèle de la communauté
implique les femmes, et que Platon les mentionne spécifiquement ici (c3),
le rapport évoqué ici est celui de l'homosexualité guerrière masculine.
Valorisée comme stimulation de la compétition, Platon lui donne un rôle de
formation ; voir Banq., 178e. Plus haut (III, 403b), Platon semble exclure le
rapport sexuel en tant que tel, mais ici, dans les circonstances bien
délimitées par l'occasion de la campagne militaire, il l'encourage. On ne
saurait interpréter le verbe philē̂sai (b11) comme signifiant une simple
attitude de camaraderie entre soldats, il s'agit d'un lien érotique qui va des
embrassements entre les guerriers victorieux et les plus jeunes comme les
plus vieux soldats au lien sexuel que chacun de ces hommes victorieux
serait désireux d'entretenir et que personne ne doit lui refuser. Comparer
Lois, VI, 636b-c. Sur l'ensemble de la question de l'homosexualité
guerrière, voir K.J. Dover (1982).
75. La participation aux mariages était réglée par une sélection, et Platon
applique ici une conséquence de l'eugénisme développé plus haut : les
soldats les plus valeureux pourront participer à un nombre plus grand de
festivals (voir supra, 460a).
76. Il., VII, 321-322. Dans cette description du banquet guerrier, Homère
montre comment Ajax reçut l'échine non découpée, alors que les autres ne
recevaient que des morceaux. La citation d'Homère dans ce contexte montre
bien la nécessité pour Platon de donner des modèles idéalisés aux
auxiliaires et de purifier l'image des héros homériques de toute immoralité.
Voir supra, III, 386a sq.
77. Il., VIII, 162, et XII, 311.
78. Les morts au combat étaient enterrés sur place ; dans certains cas, on
brûlait leurs corps et on rapportait leurs ossements et leurs armes. Voir
N. Loraux (1981 : 17-42). La coutume athénienne, rapportée par Thucydide
(II, 34, 1-8), veut que les ossements rapportés à Athènes fassent l'objet de
funérailles civiques une fois par année. Voir F. Lissarague (1990 : 80) et
C.W. Clairmont (1983). Platon parle ici des sépultures des héros guerriers,
revenus couverts de gloire des expéditions et décédés ensuite. Pour les
autres sépultures, établies en terre étrangère, elles étaient sans doute
anonymes.
79. Référence au mythe des métaux, donné par Platon comme mythe
fondateur de la division hiérarchique des classes de la cité. Voir III, 415a-c.
Par sa mort illustre au combat, un auxiliaire se voit donc promu au rang le
plus élevé de sa classe, celui des gardiens-dirigeants, représentés dans
l'idéologie fondatrice par la race d'or (voir IV, 424a).
80. Il s'agit d'Apollon, déjà pleinement désigné par Platon comme autorité
et dieu tutélaire des lois de la cité. Voir IV, 427b-c, et infra, 470a ; et
comparer Lois, VI, 759c, et VIII, 828a.
81. Cette citation d'Hésiode (Travaux, 121-123) est donnée dans une
version différente dans le Cratyle, 397e-398a1, où Platon reprend
l'expression « hommes mortels », et non « hommes doués de parole » qui
figure de manière surprenante ici. L'ajout de « protégeant du mal » est aussi
à noter. Les éditeurs d'Hésiode ont parfois choisi d'intégrer la citation de
Platon dans le texte d'Hésiode, même si les manuscrits donnent un texte
plus sobre. Dans son étude sur la représentation du guerrier, F. Lissarague
(1990) donne plusieurs exemples d'images de retour du guerrier mort,
transporté avec ses armes et il montre également des images représentant
l'eidōlón du guerrier qui s'échappe de lui au moment de la mort. Ici, Platon
donne à ces héros des attributs religieux et il les divinise, dans le sens même
où il les conçoit comme susceptibles de rapprocher la cité de ses dieux. Ce
culte des héros morts se rapproche-t-il de celui que Platon propose pour les
gardiens (VII, 540b, et supra, III, 392a) ? La mémoire des uns et des autres
doit être vénérée et elle a une fonction dans le maintien des idéaux du
courage et de la sagesse. Comparer avec le fragment d'Héraclite (frag. 31
Conche) et les cérémonies évoquées dans le Ménexène, 249b. On pourrait
aussi entendre, en écho au vers d'Hésiode, le fragment d'Héraclite évoquant
« les gardiens vigilants des vivants et des morts » (frag. 34 Conche).
82. Ce vœu de Platon ne correspond pas à l'histoire de l'esclavage, qui
montre plusieurs exemples de réduction en esclavage de citoyens grecs.
Voir sur ces questions, W.K. Pritchett (1971, vol. I). On peut cependant
noter avec S. Halliwell, ad loc., un sentiment généralisé au IVe siècle de
critique de cette pratique, voir Xénophon, Hellén., I, 6,14. La place des
esclaves dans la cité idéale ne semble pas avoir beaucoup préoccupé Platon
(on note une brève mention en IV, 433d), et sans doute ne met-il pas en
question la pratique courante. Une cité juste ne saurait cependant pratiquer
l'esclavage des Grecs qui est courant dans les cités injustes (I, 351b). On
doit donc imaginer que les citoyens producteurs et artisans continuent
d'avoir recours au travail des esclaves étrangers et que leur disponibilité sur
le marché demeure aussi importante que leur acquisition suite à des
expéditions militaires. Cette pratique est intégrée dans les Lois, VI, 776c-d.
83. Le respect des dépouilles des ennemis et l'interdiction de piller les
cadavres s'inscrit certainement dans la tradition qui intime aux guerriers de
revenir dans la patrie « avec leurs armes ou dessus », selon le mot cité par
Plutarque, Apophtegmes laconiens, 241f ; voir N. Loraux (1977). Platon
donne donc ici sa caution au pillage des armes et des armures, mais il blâme
tout acte de spoliation qui n'aurait pour but que la recherche de butin. Il
propose également de permettre que les ennemis puissent rapatrier leurs
dépouilles. Cette austérité convient certes aux gardiens, mais elle semble
naïve si on pense aux finalités économiques de la plupart des expéditions.
Voir par comparaison le récit de Thucydide sur la bataille de Délion (IV, 94-
103) et le respect des enceintes sacrées. Le récit montre que d'âpres
négociations avaient sans doute souvent lieu pour pouvoir récupérer les
morts de chaque camp. (IV, 97-101). Pour la description des armes, voir
V.D. Hanson (1990 : chap. VI et pour le champ de bataille après
l'affrontement, chap. XVII et XVIII).
84. De la même manière que Platon montre des réticences à l'égard de
l'esclavage de populations grecques, il manifeste ici lui-même ce qu'il exige
de ses militaires, une « bienveillance » (eunoías, a1) à l'endroit des autres
Grecs. Ne sont-ils pas des parents (oikeíōn, a3) ? La pratique de déposer des
sortes de trophées militaires dans les temples semble avoir été courante,
voir Xénophon (Hellén., III, 3, 1) et l'étude de W.K. Pritchett (III, 277-295).
Que Platon associe cette pratique à une forme de souillure religieuse
(míasma, a2), que seul Apollon pourrait consentir exceptionnellement,
montre assez sa dévotion à l'idéal panhellénique et en particulier à
l'idéologie delphique (voir IV, 427b). Sur le respect des territoires grecs
conquis, et la demande de ne pas réduire les vaincus en servitude, Platon
innove certainement. Cette idée affleure dans le Ménexène, où la riposte
modérée est également recommandée (242d). Mais l'idée s'était développée
avec l'idéal panhellénique, et on en trouve l'expression par exemple chez
Xénophon (Mém., IV, 2, 15 ; Agésilas, VII, 6 ; Hellén., I, 6, 14). Sur la
question de l'esclavage, voir Y. Garlan (1989 : 74 sq.). Les droits des
vainqueurs sont universels, et reconnus de haute Antiquité dans la pensée
grecque. La réduction en esclavage en était la conséquence la plus
habituelle. Y. Garlan note cependant qu'il est difficile d'évaluer la
proportion de la population servile qui était d'origine grecque, et celle qui
provenait des pays barbares.
85. Ce découpage des identités montre la force de la polarité entre ceux qui
sont de la même cité et les autres. En dépit d'un certain sentiment de l'unité
des Grecs comme peuple, manifesté par les sanctuaires panhelléniques, la
ligne de partage entre l'identique et le différent passait traditionnellement
entre ceux qui sont parents dans le même lien national (oikeîon kaì
suggenés, b6) et ceux qui sont d'un autre lieu et étrangers (allótrion kaì
othneîon, b7). Ce partage a déjà été évoqué par Platon (supra, 463b) au
sujet des liens de parenté des gardiens et il permet de distinguer
traditionnellement la guerre (pólemos, b4) d'une forme de conflit purement
interne, la dissension, la discorde entre groupes dans la cité (stásis). Platon
en propose ici une conception entièrement différente – ne vient-il pas à
l'instant de rappeler que tous les Grecs sont apparentés ? – fondée sur l'unité
de la race (génos, c2) grecque. La conséquence en sera que tout conflit entre
Grecs sera une forme de stásis. Peut-être influencé par la pensée d'Isocrate
(Panégyrique, 158), cet idéal est aussi révolutionnaire qu'élevé, et il sera
promis à un grand développement à l'époque hellénistique. Quand Platon
l'énonce, recourant sans hésiter au concept de l'amitié politique (phúsei mèn
phílous, c8) qu'il considère naturelle, les clivages nationaux importants, et
notamment la rivalité entre Athéniens et Spartiates, subsistaient encore.
Lui-même ne dit-il pas dans le Ménexène que seuls les Athéniens sont
purement grecs (245c-d) ? Faisant état de ce conflit ancestral, Thucydide
affirme de son côté que les Lacédémoniens considéraient les Athéniens
comme des gens d'une autre race (I, 102). Le caractère quasi naturel de
l'hostilité à l'endroit des Barbares (polemíous phúsei, c6), qui semble ici la
position de Platon, est sans doute exagéré par la volonté de renforcer l'idéal
hellénique. Mais cela semble avoir été une attitude grecque constante, voir
par exemple Hérodote, I, 4. Voir S. Halliwell, ad loc., pour un jugement sur
l'ouverture de Platon aux autres cultures.
86. Dans une perspective punitive, ou pour empêcher que la cité ennemie ne
refasse ses forces, la pratique semble avoir été courante et Platon lui apporte
sa caution (également supra, 470a). Selon S. Halliwell, ad loc., ces actions
des vainqueurs ne s'arrêtaient pas là : on déracinait les vignes, on coupait
les arbres fruitiers et on brûlait les maisons. Le jugement de Platon sur le
pillage dans la guerre civile est par ailleurs sans appel : c'est chose
abominable, le résultat d'une maladie, la ruine de l'amour filial à l'endroit de
la patrie.
87. La pensée de la réconciliation est plus civilisée que la maxime attribuée
à Bias de Priène, l'un des Sept Sages (Diogène Laërce, I, 87), voulant qu'il
fallait « aimer comme des gens qui haïront un jour, car la plupart des
hommes sont mauvais ». La maxime est cité dans Sophocle, Ajax, v. 679.
Platon la renverse en laissant entendre qu'il faut haïr comme si on allait
aimer un jour.
88. Par opposition à sauvages et brutes. L'idéal de cette douceur (hḗ meroi,
e7) caractérise la civilisation grecque, et la distingue de la violence barbare.
Platon l'associe à l'idéal de la raison (IX, 571c).
89. Les Grecs ont une même religion et ils vénérent donc les mêmes dieux.
À cette première dimension de leur patrimoine religieux commun, il faut
ajouter la communauté des grands sanctuaires panhelléniques (Olympie,
Épidaure, Delphes) qui constituaient l'institution la plus concrète de
l'identité grecque sur le plan spirituel. Traduire hierá par « temples »
semble un peu restreindre le concept général du patrimoine religieux
commun, alors que Platon insiste ici sur la vie religieuse commune. Voir sur
ces questions, et notamment sur le vocabulaire du sacré, J. Rudhardt (1958 :
chap. I). La cité idéale ne sera pas liée à l'identité grecque, mais elle en
intégrera toutes les valeurs spirituelles et politiques.
90. Platon envisage donc la possibilité que la cité idéale entre en guerre
avec d'autres cités grecques, mais il propose dans la foulée un idéal
irénique, inspiré de la vertu de modération (a6, eumenō̂s sôphronioûsin).
Que les citoyens de la cité idéale soient les modérateurs des autres cités (a7)
et qu'ils doivent toujours aller en guerre dans le but d'une réconciliation
ultime de tous les Grecs ne fait pas pour autant de la cité de Platon une cité
pacifiste. Par comparaison en effet, il ne semble pas empressé de modérer
l'hostilité à l'endroit des peuples barbares. La cité idéale n'est donc pas une
cité en paix avec les autres, elle adopte au contraire les ambitions
traditionnelles de la conquête et de la domination et plusieurs des mesures
proposées pour la pacifier de l'intérieur ont en fait pour but de mieux la
disposer à la guerre avec ses ennemis. Cette dimension foncièrement
guerrière était sans doute inaliénable dans la conception politique d'un
siècle qui venait de traverser tant de guerres, et la formulation d'un idéal
pacifiste généralisé semble avoir été hors de portée. Voir sur la question
l'interprétation générale de L. Craig (1995), avec nos remarques en
introduction. Sur le terme « modérateurs » (sōphronistḕ s), il est difficile de
penser que Platon fait allusion à l'institution plus tardive des contrôleurs des
éphèbes, que mentionne Aristote (Const. Ath., XLII, 2).
91. Cette mention implique l'existence d'une violence répandue entre les
cités grecques, au moment même où Platon écrit cette partie de la
République (et non à la date dramatique de l'entretien). On peut citer
plusieurs exemples, voir Isocrate, Panégyrique, 120 sq.
92. Moment charnière important dans le dialogue, ce passage fait écho à la
succession des trois vagues : la cité idéale est fondée sur la nature, et cette
naturalité apporte la preuve de la possibilité. Mais cette preuve est-elle
acceptable ? La différence entre la question de la désirabilité de la cité
idéale et celle de sa réalisabilité intervient ici avec plus d'insistance
qu'auparavant. Par son recours à l'image des trois vagues successives,
Platon avait certes préparé le terrain à la considération de cette difficile
question, introduite en 450c. La réponse de Platon constitue sa doctrine sans
doute la plus célèbre : la proposition de confier la cité idéale au
gouvernement de philosophes-rois est en effet la thèse qui identifie le projet
de la République aussi bien à un idéal politique de réforme radicale qu'à un
programme de formation philosophique qui culmine dans la métaphysique.
L'intervention de Glaucon priant Socrate de traiter enfin de la question de
l'avènement de la cité juste marque donc une transition d'une extrême
importance dans la progression du dialogue : Socrate est en effet invité à
formuler l'élément le plus radical de son projet et, sans quitter l'examen de
questions concrètes, à énoncer la seule condition nécessaire de la réalisation
de la cité, le gouvernement des philosophes (voir 473c).
93. Les trois assauts contre le projet de la cité idéale sont dans l'ordre :
l'intégration des femmes au corps des gardiens, la communauté des femmes
et des enfants et l'établissement des rois-philosophes. Voir supra, 457b, et
infra, 473c. L'image est déjà dans l'Euthydème, 293a.
94. La nature de ce modèle (paradeígmatos, c4) est celle d'un terme idéal,
posé en soi (autó te, c4) pour éclairer la question de départ de la recherche,
celle du bonheur du juste. Découvrir la justice en soi devait en effet
permettre de saisir l'homme juste comme modèle de toute existence juste
possible, et de mesurer ainsi le rapport de chaque vie particulière, dans la
perspective du bonheur, avec ce modèle. Ce propos récapitulatif de la
recherche poursuit deux buts : premièrement, il permet de limiter la portée
du questionnement sur la possibilité de réaliser la cité idéale. Si on devait
ne pas pouvoir y parvenir, cela n'entamerait en rien la vérité du modèle de
la justice dégagé par l'analyse philosophique de la cité idéale et de l'âme
juste, tel qu'il a été exposé en IV, 432b-434d. Mais ce propos montre
également que la position de tout modèle, comme de tout en-soi, constitue
pour chaque existence historiquement contingente une finalité à réaliser.
Cette réalisation n'est jamais qu'une approximation, comme toute
participation à un modèle en soi. L'écart qui sépare l'homme concret du
modèle de la justice n'a rien de scandaleux, et Socrate invite Glaucon à
l'accepter (c2). La modalité de la réalisation est celle-même de l'imitation,
dont la peinture fournit l'analogie. Chacun est invité à imiter comme le
peintre l'objet-modèle, chaque individu et chaque cité historique. Voir infra,
VI, 501a où cette relation est proposée selon la même analogie. Le modèle
lui-même reçoit dans la métaphysique de Platon plusieurs acceptions : de sa
signification dans le domaine de la poétique, où son idéalité est limitée à la
présentation de types ou de valeurs à imiter, à sa signification métaphysique
(par ex. VI, 484c et 500e), qui l'associe aux réalités ultimes, le terme
parádeigma couvre un large spectre. Voir les analyses de R. Patterson
(1985). La construction de la cité idéale est associée directement à la justice
en-soi, dont elle fournit les conditions de réalisation. Elle n'est donc pas
seulement une structure abstraite destinée à illustrer les relations de ses
parties constituantes – comme un modèle qu'on recopie pour le
reproduire –, elle est à proprement parler un idéal normatif, fondé sur une
essence de nature transcendante. Je traduis dans cette perspective autó par
« en-soi », et non pas par « purement et simplement » : c'est l'essence de la
justice qui est évoquée et qui revient immédiatement en 476b6.
95. L'expression de cette éventualité contient une réserve sur l'avènement
hypothétique d'un homme parfaitement juste. Le texte transmis présente
quelques difficultés, mais la clause s'intègre très bien dans le raisonnement
sur la distance qui sépare l'homme concret de son modèle. Il n'y a pas
d'indication contrefactuelle : Platon ne veut pas dire « mais nous savons
bien qu'il ne peut exister », il affirme seulement qu'il n'existe pas dans le
présent et que s'il existait, il réaliserait pleinement la justice.
96. L'exercice philosophique de la recherche du modèle idéal est analogue
au travail du peintre, qui cherche à saisir le sujet le plus beau. Cette
recherche a pour but de rendre possible un regard, une forme de
contemplation, qui permet de mesurer la différence, l'écart entre l'absolu et
ce qui est en défaut de l'absolu. La pensée réside dans cette activité de la
vision du modèle, voir VI, 484c ; VII, 529d et 540a ; avec tout le dossier de
textes dans l'étude de L. Paquet (1973) sur le vocabulaire du regard et de la
vision, et son importance pour la métaphysique de Platon. Sur le modèle
(parádeigma, d9), comparer Lois, V, 739c-e.
97. La distinction entre l'application concrète (prâxin, a2) et le discours
théorique (léxeōs, a2) est considérée d'abord abstraitement. Ce serait le
propre du propos théorique que de pouvoir atteindre mieux la vérité que la
pratique, une position que Socrate d'emblée avoue contestable (par
certains). Mais cette position n'est pas conforme à l'épistémologie
platonicienne, qui voit autant dans le langage que dans les choses concrètes
un défaut d'être qui les aliène de la vérité des formes intelligibles. En quel
sens Platon préfacerait-il sa présentation du philosophe-roi et de la
métaphysique par cette affirmation de la supériorité du langage ? On peut
penser que c'est d'abord dans le but de se soustraire à l'obligation d'une
démonstration qui serait d'abord concrète ou empirique et d'amener ses
interlocuteurs à faire confiance à la suite du dialogue pour y parvenir.
L'opposition pratique-théorie se retrouve en ce sens dans l'injonction de
Socrate (a5-6) : que Glaucon, d'emblée persuadé de la supériorité de la
théorie, ne le contraigne pas à démontrer dans les faits et les actes (érgoi,
a6) ce qu'il propose en paroles (lógoi, a5). Le statut de la vérité,
indéfectiblement supérieur aux actes comme aux paroles, à la pratique
comme à la théorie, demeure transcendant.
98. Le rapport entre la découverte d'une cité très proche de l'idéal et la
découverte de la réalisabilité de la cité idéale pose le problème d'une
stratégie de recherche par approximation. À ce stade cependant, Platon
devait concéder que la recherche n'a permis de découvrir qu'une réalisation
approximative de l'idéal, et dès lors la remarque doit porter sur le
« comment » de la réalisation : s'approcher le plus possible de la réalisation,
et découvrir comment on y procède, montre comment on pourrait, selon une
projection vers le modèle idéal, réaliser ce modèle. La réalisation parfaite
de la cité idéale, et la démonstration de la possibilité de cette réalisation,
sont donc suspendues à une méthode par approximation.
99. D'abord présenté comme une modification mineure, ce changement
apparaît vite sous sa véritable figure : c'est une transformation majeure et
même s'il ne s'agit que d'un changement unique (henòs, c2), le seul fait de
l'envisager risque de submerger toute la construction de la cité idéale
proposée jusqu'ici. Cette troisième vague est donc un raz de marée qui
menace de tout emporter, aussi bien les réformes concernant les gardiens
que les mesures particulières sur la communauté. Mais c'est en même temps
l'unique condition nécessaire de la révolution politique qui doit mener à la
cité idéale et Platon la considère comme difficile, mais possible (dunatoû,
c4). L'avènement de ce changement dépend-il de l'avènement de l'ensemble
des institutions de la cité idéale ? Si tel était le cas – voir en ce sens VI,
497a-d –, la philosophie politique reposerait sur des prémisses circulaires et
il faut plutôt lier l'avènement de la cité à la formation des rois-philosophes.
Socrate l'affirme clairement en conclusion de son énoncé de fondation : les
rois-philosophes sont l'institution fondamentale de la cité idéale (e1-2), ils
en sont la condition absolument nécessaire. Si les conditions de leur
formation ne sont pas réunies, comme la cité idéale permet de le faire, alors
une grâce divine suppléera (voir infra, VI, 499b).
100. La moquerie dont sont objets les philosophes, depuis Thalès de Milet
jusqu'à Socrate – qu'on pense seulement à son portrait chez Aristophane
(par ex. Oiseaux, 310 sq.) ou encore aux invectives de Calliclès dans le
Gorgias, qualifiant la philosophie de jeu bon pour les enfants – ne
prédisposait certes pas à accueillir la proposition platonicienne avec respect
et confiance. Toute l'œuvre de Platon est au contraire imprégnée d'une
conscience du rejet dont le philosophe est l'objet, rejet dont Socrate fut
l'exemple le plus cruel et qui reviendra dans le portrait affligé du livre VI
(487b). Le caractère puéril de l'exercice philosophique, son inutilité, sont
donc ici contrastées sur l'idéal de réforme que Platon fonde sur lui.
Contraste que Platon choisit d'exprimer dans une déclaration solennelle, qui
emprunte certaines formes oraculaires, bien ajustées à la formulation d'un
idéal politique révolutionnaire.
101. Platon propose d'unir la fonction politique et la fonction philosophique
dans un seul pouvoir qui fond, en les réconciliant, la théorie et la pratique.
L'institution de cette nouvelle royauté est en rupture complète avec les
gouvernements royaux de l'histoire grecque et on peut se demander
pourquoi Platon a eu recours au concept de la royauté pour exposer cet idéal
d'une philosophie politiquement incarnée. Outre le prestige associé à la
fonction royale dans toutes les sociétés de l'Antiquité, il faut ici faire sa
place à l'idée que la fonction royale indo-européenne, comme tout le
symbolisme politique et sacerdotal qui lui était lié, s'était imposée à Platon
comme un modèle exemplaire en raison de la structure tripartite à laquelle
elle présidait. Cette structure préside à l'analyse des classes sociales du
livre IV et établit le privilège de la royauté. Voir L. Brisson et M. Canto
(1997). Hiérarchisant de manière ordonnée la classe productive, la classe
guerrière et la royauté, ce modèle fournissait d'emblée une expression
symbolique parfaite et conforme à la psychologie politique qui avait permis
de découvrir la nature de la justice. Les rois-philosophes ne doivent donc
pas être d'abord pensés comme de meilleurs rois ou des substituts de
royautés déchues, mais comme les rois de la grande structure
trifonctionnelle qui s'énonce comme modèle de la justice de l'âme et de la
cité. Leur royauté sera la royauté de la raison et elle s'exercera aussi bien
dans l'âme que dans la cité. Voir en ce sens C.D.C. Reeve (1988 : 191 sq.).
Cette royauté pourra être plurielle, il convient d'y insister. À aucun moment
dans cet énoncé de fondation, Platon ne parle d'un roi unique : les Gardiens
sont des rois et leur groupe forme une sorte d'aristocratie naturelle (IV,
445d). Une désignation qui sera maintenue plus avant (par ex. VI, 499b,
VII, 520b, VIII, 543a, et IX, 576d) et qui conduit à penser la royauté
comme une forme symbolique du gouvernement de l'excellence et de la
justice, et non comme forme politique particulière liée au pouvoir d'un seul.
Ce concept de la royauté, comme forme sublime de l'exercice de la raison,
est aussi bien le concept central de l'art politique, et le texte du Politique
(301e-302b) éclaire la République dans le sens de la force du symbolisme
de la royauté. L'art royal de gouverner est l'art souverain (Euth., 291b-d). Si
le roi doit être seul, c'est que l'expérience montrera qu'ils sont difficiles à
recruter (voir VI, 502a, et VII, 540d) et non pas en vertu des mérites
intrinsèques du gouvernement d'un seul.
102. Platon évoque ici les naturels de ceux qui se consacrent exclusivement
à l'exercice du pouvoir politique, ou à la philosophie. Dans les deux cas, il
faudra les contraindre à une vie qui allie politique et philosophie. Seule
cette alliance peut sauver la cité. Cette contrainte se retrouve au terme de
l'allégorie de la caverne, alors que le philosophe sera forcé de retourner
dans la cité et elle constitue un portrait de la vie philosophique très différent
de celui, contemplatif et détaché, que nous trouvons dans le Théétète
(173a sq.). Sur la formation du naturel philosophe, voir R. Patterson (1987)
et M. Dixsaut (1985).
103. Le caractère solennel évoque le texte de la Lettre VII (337a-b), mais
l'éventualité de cette fin des maux est contredite par le Théétète (176a), sur
le caractère inéluctable du mal. Platon l'envisage-t-il pour l'ensemble de
l'humanité ? La mention du genre humain le laisse ici supposer ; voir en ce
sens VI, 499c.
104. Sur ce propos, et sur quelques autres, toute une école d'interprétation
de la philosophie politique de Platon s'est construite pour tenter d'évaluer ce
qui serait demeuré le non-dit du programme de Platon. Un non-dit
considérable chez certains auteurs qui, de Leo Strauss à L.H. Craig (1994),
ont proposé une lecture minimale du projet de la République, assortie
d'hypothèses de grande portée sur un enseignement destiné seulement à des
initiés. Cette interprétation recoupe, sur plusieurs points, l'approche
générale de l'école dite de Tübingen, concernant l'enseignement non écrit de
Platon. Il ne faut pas confondre cependant l'ésotérisme politique et un
ésotérisme métaphysique, supposant une doctrine cachée des principes. Par
lecture minimale, on veut dire que la République n'exposerait qu'une petite
partie du projet politique révolutionnaire de Platon, du fait précisément que
Platon craignait une censure qui aurait pu avoir pour lui des conséquences
politiques et personnelles sérieuses. Cette interprétation n'est pas corroborée
par des textes comme ceux du livre V, où on trouve au contraire la
formulation des propositions les plus audacieuses, par exemple la
communauté des femmes. Que Socrate préface sa proposition du
gouvernement des philosophes de l'expression d'une certaine hésitation n'est
que naturel et annonce au contraire qu'il s'apprête à dire ce qu'il pense et
souhaite, et non à le taire. Platon n'a jamais caché le caractère paradoxal,
voire révolutionnaire de sa philosophie politique (voir Gorg., 484c-486c et
514a-519d), pas plus qu'il n'a cherché à occulter sa conviction que les
idéaux pouvaient et devaient chercher à infléchir le cours de l'histoire. Voir
infra, VI, 499b. Sur la lecture ésotériste, voir le dossier rassemblé par
L. Brisson (1998).
105. Platon dépeint en Glaucon, son frère, un disciple attentionné de
Socrate et même si Xénophon (Mém., III, 6, 1) laisse entendre que Platon
était plus proche que lui du maître, on doit constater que dans le récit de
Platon, le portrait ne va pas dans cette direction. Glaucon est certes candide,
mais sa bienveillance est sincère et Socrate l'accueille sans ironie.
106. Platon n'est certes pas le créateur du concept même de la philosophie,
ni même le premier à en forger le lexique. Mais il est certainement celui qui
aura le plus contribué à circonscrire dans une définition aussi bien la
fonction que l'objet de la philosophie. On se perd en conjectures sur les
origines pythagoriciennes du terme et de la notion – sur cette question, voir
d'abord W. Burkert (1960) –, mais il semble certain que dans l'Athènes du
IVe siècle, Platon pouvait se fonder sur une réflexion très riche. L'étude de
A.M. Malingrey (1961) permet de retracer l'évolution du lexique, en
particulier chez Isocrate. Voir également P. Hadot (1995), et pour une étude
fouillée du lexique platonicien, M. Dixsaut (1985) et l'essai de
J.S. Morrison (1958). La question fondamentale est celle de l'équivalence
entre l'objet de la recherche philosophique et le concept traditionnel de la
sagesse (sophía) : si le philosophe possède un savoir, ce savoir doit avoir un
objet et Platon, au cours des deux livres qui suivent l'introduction de la
mesure radicale concernant leur responsabilité au gouvernement des cités,
va s'employer à donner un contenu substantiel à cet objet. Si donc il s'agit
de définir (diorísasthai, b5) les philosophes et de fonder sur la maîtrise de
la philosophie le pouvoir politique dans la cité, la suite de l'argument devra
démontrer que l'objet du savoir est réel et pertinent pour la tâche propre. Au
point de départ (II, 376b), le philosophe est d'abord l'homme de la justice et
de la morale ; mais la possession d'un savoir particulier va faire de lui
l'homme de la connaissance et de la saisie du monde intelligible. Cette
différence n'est pas un changement, mais un enrichissement du concept qui
correspond à son approfondissement métaphysique. Voir infra, VI, 486e, où
Platon insiste sur l'unité de toutes ces dimensions.
107. La définition du philosophe s'ouvre par l'évocation du caractère
érotique du tempérament philosophique, un trait qui rapproche ce portrait
de celui peint par Diotime dans le Banquet (209 sq.), avec le commentaire
de P. Hadot (1995 : 70 sq.). Voir infra, VI, 485c et 490b, et VII, 490b.
Notons la repartie de Glaucon (475a), qui accepte de figurer comme
erōtikós, puisque l'entretien le requiert. Plus haut, Socrate avait déjà
mentionné les jeunes amants de Glaucon (III, 402e). Cela signifie-t-il qu'il
n'accepte pas spontanément l'identification du philosophe à l'homme
érotique ? On peut penser que Platon est aussi audacieux sur ce plan qu'il
l'est sur celui de la proposition politique. Le Phèdre (248d) n'affirme-t-il pas
que le philosophe est l'amant par excellence (erastḗ s) ? Le Charmide ne
présente-t-il pas Socrate comme homme érotique (154b, et aussi Banq.,
177d) ? L'évocation de l'homosexualité se fait ici presque en passant et
Platon fait parler Socrate comme si la doctrine du Banquet était acquise. La
description des qualités physiques prisées des amants, et notamment les
détails sur le teint et les visages, n'est si précise que parce que l'analogie
doit montrer la force du général sur le particulier. Sur cette question et sur la
réinterprétation philosophique du désir homosexuel, voir d'abord la
synthèse de L. Brisson, dans son introduction à sa traduction du Banquet
(1998). Cette ouverture de la définition du philosophe vise en fait à mettre
en relief le désir et l'amour qui président à l'activité philosophique : le
philosophe est philókalos, il est amant de la beauté, et cet amour trouvera
ici son objet véritable, les formes intelligibles. C'est en effet en commençant
par isoler la forme de la beauté que Platon amorce la définition de l'objet du
désir philosophique, et c'est ce choix qui justifie en retour le portrait de
l'homme érotique par lequel s'ouvre la définition du philosophe.
108. Chacune des dix tribus avait un régiment d'hoplites (táxeis),
commandée par un chef de guerre. Ces troupes étaient divisées en trittyes,
c'est-à-dire des tiers de troupes, commandées à leur tour par des
trittyarques. La fonction de stratège était la plus élevée dans l'ordre du
commandement militaire.
109. Tout ce passage est rempli du vocabulaire très diversifié du désir et de
l'amour, propre à la langue grecque. Platon multiplie et fait varier les
termes, qui vont de l'amour en général (phileîn) à l'affection (aspázesthai,
agapân), au désir de l'éros (erân) et au désir en général (epithumeîn). Les
analogies qui doivent conduire au modèle du désir de ce qui est général sont
reprises de plusieurs domaines : les garçons, le vin, les honneurs, et le but
poursuivi par Socrate est de définir ce que signifie être « amant » de
quelque chose. Dans la mesure où la compréhension du désir philosophique
impose de le comprendre comme désir d'un tout, d'une totalité qui dépasse
chacun des individus particuliers susceptibles de l'incarner, toutes les
formes du désir et de l'amour sont pour ainsi dire équivalentes : il s'agit
dans chaque cas d'une recherche pleinement orientée vers un objet général,
identique.
110. La formulation générale recherchée par Socrate requiert une certaine
universalisation de l'objet : au-delà des individus particuliers, le désir
recherche toute l'espèce (eîdos, b5), c'est-à-dire la classe de l'objet
recherché. L'espèce est ici opposée à ses éléments et elle apparaît donc
comme le concept formel d'un groupe ou d'une classe. La sophía peut-elle
constituer une classe de ce genre ? Socrate y range en effet les
connaissances (tà mathḗ mata, b11), le savoir et il faut attendre plus loin
dans le dialogue pour que les formes intelligibles soient présentées comme
l'essence de la sophía (VI, 502a). Quand il récapitule ce raisonnement en
VI, 485b, Platon insiste de nouveau sur le pouvoir intégrateur de l'amour et
du désir, dans la structuration de l'objet de la connaissance.
111. Platon ne semble pas distinguer avec rigueur l'amour du savoir et
l'amour de la sagesse et on serait tenté de traduire ici, pour respecter la
symétrie des adjectifs grecs, « philomathe » (philomathḗ s, c2) et philosophe
(philósophon, c2). Voir par exemple, supra, II, 376b8 ; III, 411d ; IV, 435e ;
et infra, VI, 485d3, 490a9 ; VII, 535d ; et IX, 581b9. Autres emplois dans le
Phédon, 67b, 82c-d, 83a et 83e ; Phèdre, 230d. Le philosophe est amoureux
du savoir et Platon montrera comment la détermination de cette sagesse
passe par une analyse de son contenu comme savoir.
112. L'objection de Glaucon était prévisible, compte tenu de l'extension
jusqu'ici très ouverte du concept de savoir. Si les mathḗ mata doivent
comprendre toute forme de spectacle et de discours poétique, alors la
philosophie devient une sorte de recherche universelle. Platon parle-t-il de
groupes particuliers quand il désigne ces amateurs de spectacles
(philotheámones, d2) et ces amateurs de sons (philḗ kooi, d3) ? Ces
adjectifs, forgés par lui, visent seulement à créer un contraste sur le type
authentique de la recherche et de l'amour, le philosophe. Notons que
contrairement à ce qu'il décrit ici comme un amour des chœurs tragiques – à
rapprocher de l'amour des poètes (philopoiḗ tai, X, 595b) –, Platon parlera
dans le Lysis (206c) de ces amateurs comme de passionnés de discussions ;
voir aussi Euth., 274c, et infra, IX, 582e, pour l'exemple des amoureux du
discours (philología, e8). La forme parfaite de la recherche et de l'amour
pourra s'exprimer à compter de ces formes symétriques, puisque le
spectacle le plus élevé est le spectacle de la vérité (e4).
113. On ne peut s'empêcher de noter la force du contraste entre l'austérité
requise pour l'entretien philosophique (diatribḗ n, d5) et la recherche du
divertissement sonore des grands festivals tragiques de Dionysos. Ces fêtes
avaient lieu à Athènes au printemps, et en hiver dans les villages de la
campagne. Elles étaient l'occasion de rassemblements considérables et
donnaient lieu à des processions spectaculaires, notamment l'intronisation
du dieu par des Éphèbes portant des flambeaux. Voir A. Pickard-Cambridge
(1988).
114. Glaucon s'accorde parfaitement avec la recherche de Socrate et pour
désigner tous ces arts qui font l'objet de multiples passions dans la cité, il
utilise un terme rare (technudríōn, e1) – un hapax à rapprocher de techníon,
en VI, 495d4 –, qui met en relief autant leur dispersion que leur statut
mineur dans l'échelle des valeurs qui place au sommet le savoir
philosophique.
115. Par contraste avec ceux qui ne seraient pas épris de manière
authentique de la sagesse, et pour lesquels la sophía ne serait qu'une
expertise ou une connaissance parmi d'autres, le philosophe véritable
(alēthinoús, e3) est celui qui recherche d'abord la vérité pour la contempler
(e4). Le Phédon donne déjà plusieurs exemples de cette recherche de
l'authenticité, qui n'est pas seulement une question de sincérité dans la
recherche, mais d'adéquation avec l'objet philosophique (voir 64a et 67b).
Le transfert de la métaphore de la vision, qui fait des philosophes des
amants du spectacle de la vérité (e4) met en relief la dimension
contemplative de l'exercice philosophique qui sera exprimée principalement
dans le langage du regard. Voir l'étude de L. Paquet (1973).
116. Socrate semble supposer ici de la part de Glaucon une connaissance
préalable de la doctrine qu'il s'apprête à exposer. Mais il pourrait aussi tout
simplement montrer de l'admiration pour sa disponibilité à l'entretien
philosophique. Voir supra, 450b et 474a-c, et infra, VI, 504e et 505a.
Socrate a déjà exprimé sa sympathie pour Adimante et Glaucon (II, 367e) et
on ne peut que noter le rôle stimulant des interventions de Glaucon dans la
progression de la recherche (II, 357a et 372c).
117. Socrate quitte la présentation inspirée du philosophe et entame une
analyse logique des concepts du beau et du juste par le moyen d'une
méthode bien représentée dans le Phédon : l'analyse des contraires (voir
102b-105b). La relation de contrariété entre deux termes (dans le cas
présent, entre deux prédicats, par exemple le beau et le laid) permet
d'affirmer leur dualité ; dans un deuxième temps, cette dualité se révèle être
la preuve de la différence logique de chacun des deux termes. S'ils peuvent
être attributs de choses particulières, possèdent-ils aussi une subsistance
séparée en tant qu'universels ?
118. L'ensemble des prédicats comprend aussi bien les termes positifs que
les termes négatifs qui sont leurs contraires. Leur analyse logique permet
d'identifier, au-delà de leur apparente multiplicité dans les actions et dans
les corps, une identité réelle qui est l'identité de la forme. Même si la réalité
de la forme (pántôn tō̂n eidō̂n, a5) est d'abord la réalité de classe ou de
l'espèce qui permet de regrouper les prédicats, l'affirmation de l'unicité de
chacune (autò mèn hèn hékaston, a5) permet de voir que Platon introduit ici
le concept métaphysique de la forme, dont ce passage est le premier exposé
dans la République. Il s'agit en effet aussi bien des classes de prédicats que
de la forme unique qui y préside, et qui présente dans les corps et dans les
actions l'apparence de la multiplicité. Cet argument sera repris infra, en
507b, pour conduire à l'affirmation de la subsistance des formes
intelligibles. Que veut dire Platon quand il parle de l'ensemble de toutes les
formes ? Repris du domaine des prédicats exprimant un jugement sur la
valeur (beau, juste, bon), le concept des formes désigne d'abord des
propriétés morales. Ailleurs, Platon leur adjoindra les attributs relationnels,
qui conduiront aux formes des relations (par ex. double, plus grand, etc.,
voir infra, 479b). Ces formes sont uniques (476a), immuables (479a) et
parfaites (484c-d). Platon ne présente aucune démonstration de cette
doctrine, et se contente d'un exposé qui la présuppose connue. Sur
l'ensemble de la doctrine des objets de la connaissance, dans son rapport à
l'activité des gardiens, voir d'abord F.C. White (1984).
119. Le type de rapport que les formes établissent avec les particuliers
sensibles (corps et actions) est communément décrit comme un rapport de
participation (infra, d1), que Platon présente ici comme une forme de
communauté (koinōnía, a7). Il distingue le rapport avec les sensibles, d'une
part, et les rapports que les formes ont entre elles (kaì allḗ lōn, a6) : ces deux
questions constituent des enjeux majeurs de la métaphysique et conduiront
aux apories du Parménide et du Sophiste (par ex. 250a sq.). Ce qui existe
par soi (autò) de manière éternelle se manifeste néanmoins dans la pluralité
des êtres sensibles. La discussion de toutes ces questions a donné lieu à
beaucoup de travaux, dont la synthèse de T. Penner (1987) constitue une
analyse d'une rare finesse.
120. Parallèle au texte du Banquet – dans le discours de Diotime, 208-
212 –, cette apologie du beau en soi est préparée par l'expression de la
philosophie comme amour. De la beauté sensible et notamment de la beauté
des corps à la beauté intelligible en quoi culmine la dialectique de l'amour,
le désir philosophique n'atteint sa pleine réalisation que dans l'objet sublime
et transcendant. Peut-on transposer cette dialectique sur le passage de la
République que Platon charge de présenter la doctrine des formes ?
Remarquons d'abord, avec S. Halliwell, ad loc., que le beau est aussi le nom
du bien en grec (kalòs) et que sa signification éthique est maintenue avec
précision par Platon : non seulement les corps, ce qui serait le point de
départ de la ligne érotique du Banquet, mais aussi les actions, et donc la
portée morale de la République. On ne peut donc séparer kalòs de agathòs
(voir supra, 451a7, 452e1, et infra, VI, 508e-509a). Notons ensuite que
l'appréhension du beau est d'abord exprimée comme amour et affection, et
seulement ensuite comme connaissance, ce qui rapproche de l'érotique du
Banquet. (par ex. 205e). Une similitude que confirme la mention d'une
approche et d'une vision (b10), qui connote une expérience d'illumination
comme celle du Banquet (210a). Notons enfin que la position de l'entité
intelligible et transcendante comme en-soi (b6 et kath'autò, b11) est
l'expression la plus constante du statut de la forme chez Platon : voir Banq.,
211b1, Phédon, 65d1, 100b6, avec les remarques de S. Halliwell, ad loc.
Du passage sur la nature du beau (III, 401c) à l'exposé métaphysique du
présent passage, la transcendance de la forme s'est imposée comme son
aspect le plus déterminant pour le philosophe.
121. De la même manière que Diotime guide Socrate dans l'ascension vers
la forme intelligible (Banq., 210a), le philosophe novice doit se laisser
conduire vers la connaissance (epì tḕ n gnō̂sin, c3). Concédant que les
philosophes seront rares, parce que peu nombreux à pouvoir suivre ce
chemin ardu, Socrate laisse entendre que même guidés, certains esthètes
refuseraient de passer de la contemplation des beautés sensibles à la beauté
intelligible. Platon accentue de nouveau le contraste entre ceux qui
reconnaissent la beauté des arts et ceux qui recherchent la beauté en soi.
Pour l'hypothèse, difficile à soutenir, que Platon s'en prendrait ici à
Antisthène, voir J. Adam, ad loc.
122. Toute existence qui n'accède pas à la connaissance des formes demeure
prisonnière de l'illusion du rêve, et seuls les philosophes connaissent l'éveil.
Cette image sera reprise dans l'allégorie de la caverne, VII, 520c et 534c.
Voir également Phédon, 74a-76d, Ménon, 81a et Banq., 209e-212a. Sur le
rêve chez Platon, voir D. Gallop (1971).
123. Il faut suppléer ici un prédicat, puisque Platon ne saurait vouloir
affirmer que le beau en soi est une certaine chose, ou une chose (té ti, c8),
mais bien, s'agissant de ceux qui refusent de faire le pas vers l'affirmation
philosophique de ce qui existe en soi, par lui-même, de quelque chose de
réel, et qui considèrent que seuls les corps et les actions sont réels.
124. L'analyse du vocabulaire de la participation met en jeu toutes les
relations que Platon veut définir entre les formes et les êtres sensibles
multiples. Le terme grec (méthexis) s'entend d'un partage en extension, par
exemple de parties ou de biens. Platon transforme cet usage pour le faire
servir à l'expression du rapport métaphysique entre ce qui existe en soi et ce
qui en constitue la manifestation dans le registre du sensible et du multiple,
ce qui éloigne de tout sens extensionnel et introduit un sens intensionnel.
Voir Phédon, 100d. Aristote a explicitement critiqué ce langage (Mét., A, 9,
991a20-22), le qualifiant de métaphores poétiques, mais c'était sans
mentionner que Platon lui-même avait cherché à le préciser (Parm., 129-
131).
125. Connaissance et savoir sont-ils synonymes ? Platon utilise
indifféremment ici les termes de la connaissance (gnṓ sis, c3 et gnṓ mèn, d5)
et du savoir (epistḗ mē, 477b1), la pensée (diánoia, d5) étant d'abord une
activité par laquelle l'esprit quitte le domaine du sensible pour accéder à la
forme intelligible. Platon oppose en effet connaître (gignṓ skein, d8 et
eidénai, e5) et avoir une opinion (doxázein, d8) et c'est cette polarité,
amenée sur l'analogie de l'éveil et du sommeil, qui est ici analysée dans le
but d'approfondir le concept de la philosophie. Sur le lexique de l'opinion,
voir les analyses de Y. Lafrance (1981). J'ai maintenu la traduction
habituelle de dóxa par opinion, tout en reconnaissant la richesse de la
réflexion menée chez les interprètes de la tradition analytique, insistant sur
le fait que la dóxa est d'abord une croyance ou une conviction (belief). Voir
N.P. White (1976 et 1984). L'opinion est en effet un jugement, mais privé
de fondement de connaissance, comme Socrate l'exposera principalement
dans l'analogie de la ligne, infra.
126. S'agit-il d'Antisthène ? Le conflit avec Platon était ouvert et connu,
mais Platon ne cite son nom qu'une seule fois (Phédon, 59b) et on ne saurait
identifier avec certitude cet interlocuteur abstrait (qui fait retour en 479a, ce
gentilhomme) avec le disciple de Socrate. Celui-ci avait cependant écrit un
traité sur l'opinion et la connaissance (Diogène Laërce, VI, 17) et Platon
pourrait y faire allusion ici. Voir O. Goulet-Cazé (DPA, I, § A211).
127. Littéralement, « étant ou non étant ». Cette formulation par le moyen
de participes présents doit s'entendre au sens purement existentiel, par
opposition à ce qui ne serait pas réel. Pour l'analyse de significations
différentes, logiques ou véridictionnelles, voir G. Vlastos (1981), avec les
remarques de S. Halliwell, ad loc.
128. Tout le passage qui suit (477a-480a) constitue le premier exposé de la
métaphysique, dans lequel Platon expose les principales propositions de
l'épistémologie fondées sur la distinction de ce qui est et de ce qui n'est pas,
littéralement de l'étant et du non-étant, et plus généralement de l'être et du
non-être. L'expression est reprise dans le Sophiste, qui expose ainsi son sens
technique et rigoureux (248e7). La connaissance en effet est connaissance
de l'être réel et parfait, exposé comme être existant complètement (pantelō̂s
òn, a3), alors que l'ignorance est privée d'objet réel. Platon analyse
cependant un domaine intermédiaire (metaxù, a10) entre la connaissance et
l'ignorance, le domaine de la dóxa, dont l'objet est le monde de tout ce qui
est fluctuant et variable, aussi bien dans le domaine sensible que moral. La
plupart des propositions avancées dans ce passage contiennent de
redoutables difficultés. On en signalera deux qui semblent essentielles.
D'abord, les rapports de la connaissance et de l'opinion : leur différence est-
elle une différence de degré (la même capacité ou une capacité différente,
b5) ou une différence d'objet ? Ensuite, la doctrine de l'être : ce qui est
entièrement, la forme intelligible, parce qu'elle est absolument, constitue-
elle la négation de l'être pour la réalité sensible ? La première question
regroupe tous les problèmes associés à la position du réalisme en
épistémologie ; la deuxième est celle de la différence ontologique, c'est-à-
dire de la distinction de l'être et de l'étant.
Ce passage doit être lu dans la suite du questionnement sur la nature de la
philosophie et sur la définition des véritables philosophes. C'est à eux que
Platon s'apprête à accorder la connaissance fondamentale et ultime, qui
justifie qu'on leur confie le gouvernement de la cité. Pourquoi ? Parce que si
l'ordre de la justice qu'ils devront imposer est fondé, ce doit être dans une
connaissance qui va au-delà des contingences et du caractère relatif du
sensible. La formation qui leur sera dispensée aura principalement pour but
de les amener à cette connaissance ultime, qui les dégage de l'opinion. La
fin du livre V constitue à cet égard un exposé d'ouverture sur la nature de la
connaissance que Platon destine aux rois-philosophes.
Sur la question de la doctrine de l'être, et son rapport avec la position
platonicienne des formes, ce passage de la République entre en résonance
avec le Phédon (78d, 83b) et avec le Timée (27d-28a). Sur l'impossibilité de
connaître ce qui n'est pas (a1), comparer la formulation du Parménide,
132b-c. Comme guides pour cette problématique, on citera les études
classiques de L. Robin (1932) et D. Ross (1951).
129. Platon distingue la non-connaissance (agnōsía, a9) de l'ignorance
(ágnoia, b1) : la première est l'absence de connaissance, qui résulte du
défaut d'objet ; la seconde est le contraire de la connaissance et appartient
au même registre négatif que l'erreur, pour laquelle Platon dispose aussi du
terme amathía. Les termes positifs de la connaissance, epistḗ mē et gnṓ sis
possèdent d'emblée dans le présent passage une signification métaphysique,
ajustée à la nature de l'objet immatériel et transcendant (voir par exemple,
Phèdre, 247c-e).
130. L'affirmation concerne la différence de l'opinion et de la connaissance,
eu égard à la différence de la capacité qui les fonde. Ces capacités
(dunámeis, c1) sont différentes et Platon les range parmi les êtres (tō̂n
óntōn, c1), c'est-à-dire parmi les choses qui rendent possible quelque chose
d'autre. Il s'agit d'une classe (génos, c1) générale, regroupant des puissances
ou des facultés. Pour la définition de la capacité en tant que telle, Platon la
considère comme un pouvoir d'effectuer quelque chose en s'établissant sur
quelque chose d'autre. Il s'agit donc d'une fonction, dont la connaissance et
l'opinion sont des exemples. Le rapport de la fonction à l'objet est exprimé
par une préposition (epì, a9, b7) : la fonction s'applique à son objet, elle
s'établit sur lui. Le résultat est le produit (érgon, d1). Voir N.P. White (1976)
et N. Cooper (1986).
131. Plusieurs interprétations s'affrontent sur la nature de cette similitude de
l'opinion et de la connaissance, en tant que capacités. Cette similitude
implique-t-elle une unique fonction, possédant divers degrés (par exemple,
la plus ou moins grande faillibilité, e6), ou s'agit-il de fonctions différentes
s'appliquant aux mêmes objets ? Et s'il s'agit d'objets différents, et que seul
l'objet de la connaissance est un être réel, quel sera le statut ontologique de
l'objet de l'opinion ? Le statut intermédiaire de l'opinion (478e) la place
entre l'être et le non-être, mais alors qu'il faudrait lui donner un objet
correspondant dans l'ontologie, Socrate hausse le ton et interpelle les
amateurs de musique et d'art poétique. C'est après un échange assez rapide
que Socrate revient à la possibilité de placer quelque chose entre l'être
(ousía, 479c7) et le non-être.
132. Malgré un terme différent (idea, a1), la conception de la beauté en soi
demeure identique à celle que Platon a proposée plus haut dans le
vocabulaire de l'eîdos (476a5). Il s'agit toujours de la forme du beau lui-
même, qui seule « est » au sens métaphysique, puisque seule elle exclut
toute composition avec son contraire. Je traduis néanmoins ici par « idée »,
tout en mettant en garde contre une interprétation en termes purement
psychologiques de ce que sont les formes en-soi. Les formes en effet
constituent des êtres éternels, subsistant de manière identique (a2-3). Cette
doctrine est constante dans la métaphysique de Platon, voir infra, VI, 484b,
486d (pour l'idéa de chaque être) ; Banq., 211a ; et Phédon, 78c-d.
L'immatérialité de la forme est liée à son immutabilité et à sa simplicité. Sur
la terminologie de l'idée, voir G. Else (1936). Sur la question de la pluralité
de belles choses (pollà kalà, a3), voir J. Gosling (1960).
133. Selon les Scholies, il s'agirait d'une devinette, qu'il faudrait entendre
comme suit : un homme, qui n'était pas un homme, vit et ne vit pas un
oiseau, qui n'était pas un oiseau, perché sur du bois qui n'était pas du bois,
et le frappa avec une pierre, qui n'était pas de la pierre. La solution : un
eunuque, doué d'une vision imparfaite, frappa une chauve-souris perchée
sur un roseau, avec une pierre ponce. Voir G.C. Greene (1938 : 235).
134. Il s'agit donc de l'objet intermédiaire entre l'être et le non-être, mais
Platon ne le désigne que par le langage du registre épistémologique auquel
il correspond, l'opinion, et ne lui consent aucune terminologie spécifique :
l'opinable (doxastòn, d7) n'est pas le connaissable (gnōstòn, d8), mais il ne
semble pas possible à ce stade de le qualifier ontologiquement comme
intermédiaire entre l'être et le non-être. Ce n'est qu'un flux errant (planētòn,
d9), plus proche donc de l'instabilité du devenir que de la permanence de
l'être.
Livre VI

1. La progression de l'argument est complexe. Après avoir discuté les trois


grandes réformes susceptibles de garantir l'avènement de la justice dans la
cité, Socrate en est arrivé au point où il doit apporter des arguments pour
justifier le gouvernement des philosophes. Pressé de définir qui ils sont, il
propose une définition dont le critère est l'objet de leur recherche : l'être et
la vérité, qui s'opposent à l'opinion et aux apparences changeantes du
monde sensible. La question de la justice a-t-elle été oubliée en cours de
route ? Au moment de réamorcer la recherche sur la nature de la
philosophie, Socrate rappelle donc que c'est toujours sur l'horizon de la
détermination de la justice que le dialogue se poursuit.
2. Le mouvement erratique de l'opinion, déjà dénoncé supra (V, 479a),
apparaît comme le défaut le plus pernicieux quand il s'agit de choisir les
gouvernants. L'être se distingue absolument du monde de l'errance (485b3).
3. Faut-il durcir la différence entre instituer les lois et les protéger, en les
conservant ? Platon insiste sur la nécessité de la tradition, et un certain
conservatisme semble associé d'emblée pour lui à l'idée de la « garde » de la
cité. Ce point est renforcé par le lien de la loi et de la coutume. On ne peut
cependant éviter de noter le paradoxe constitué par ce conservatisme promu
comme moyen d'une réforme radicale.
4. Reprenant les acquis de l'échange précédent sur l'objet de la connaissance
philosophique, Platon associe la vérité de l'être au modèle idéal
(parádeigma, c8) dont il a fait le terme constitutif de la cité et de la justice.
S'il doit exister un rapport entre la connaissance métaphysique de l'être
immuable et la fonction politique de la garde de la cité, c'est dans la
conjonction de la vérité absolue (tò alēthéstaton, c9) et de la loi. Platon ne
recourt à aucun concept de fondation, ni même de justification de la loi : sa
proposition philosophique consiste plutôt à identifier, sur le même registre
de la connaissance supérieure, l'objet le plus élevé et la loi. Tous deux sont
accessibles à la contemplation du philosophe, qui saisit leur caractère
permanent et intangible. Platon distingue de ce point de vue un exercice
déterminé de l'activité philosophique, qu'il condense ici dans une
formulation exemplaire : contempler le modèle idéal, se rapporter à lui et en
tirer la vue la plus exacte possible. Notons la constance de l'association de
la vision et de la lumière à l'exercice de la connaissance philosophique, dont
l'objet se révèle dans la pureté d'une lumière parfaite (Phédon, 67b, et
supra, V, 477a). Pour la comparaison avec la contemplation du peintre, rivé
sur son modèle, voir supra, V, 472c, à l'occasion de la discussion sur la
nature du modèle idéal, et infra, 500e, où Platon reprend cette image.
5. L'opposition entre le monde de là-haut et celui d'ici-bas (kakeîse,
entháde, c10-d1) imprègne entièrement les grands développements des
livres VI et VII : la vérité n'appartient pas au monde sensible de l'histoire,
elle est là-bas, dans ce monde immuable contemplé par le philosophe. Voir
infra, IX, 592b, et X, 610b.
6. La médiation de la contemplation de l'idéal s'effectue par la formulation
de lois. Platon parle ici des règles (tà nómima, d2), un terme concret, qui
évoque l'aspect pratique de législations diverses. Le sens précis de ces
règles se rapproche de ce que nous pourrions considérer comme des
normes, c'est-à-dire des jugements portant sur les aspects normatifs des
actions humaines. Platon énumère trois domaines d'application, il s'agit de
sa liste la plus habituelle du domaine du jugement : le beau, le juste et le
bien.
7. Dans le cas où la cité idéale est réalisée, les législations auront atteint un
certain degré de perfection et il ne sera pas nécessaire d'y revenir. Les
institutions de la cité idéale auront elles-mêmes fait l'objet d'une législation
fondamentale, voir III, 412b, IV, 425a-427. La stabilité recherchée pour les
lois justifie, au moins partiellement, la fonction de conservation des
gardiens et, pour recourir aux distinctions modernes, on dira que dans la
cité idéale, le pouvoir exécutif est beaucoup plus important que le pouvoir
législatif. La tâche des gardiens est de contempler les lois, de manière à
prendre les bonnes décisions pour la cité.
8. De quels autres peut-il s'agir ? Les gardiens ne sont certes pas inférieurs
aux aveugles, auxquels Platon les oppose ici pour la capacité de voir le réel,
c'est-à-dire la vérité de l'être. Il renvoie sans doute ici à ceux qui en
demeurent au spectacle du monde sensible, et notamment aux amateurs de
l'art et de la poésie dont il a reconnu les mérites dans leur recherche de la
beauté, mais qui n'ont pas su franchir le pas menant à la saisie de l'être au-
delà de l'opinion. Ce sont eux les aveugles, et il faut noter que Socrate
reconnaît ici autant leur expérience (empeiríai, d6) que leur excellence
(aretē̂s, d7). Les philosophes leur sont cependant supérieurs pour une
qualité fondamentale, la plus importante de toutes (tôi megistôi, d9), qui
dépasse l'expérience et la vertu : la vision de l'être. Le philosophe doit donc
posséder trois qualités essentielles : l'expérience, qui le relie à la pratique,
l'excellence de la vertu, qui fait de lui un être moralement bon, et la
connaissance, qui lui ouvre l'accès des réalités du monde immuable.
9. Il s'agit d'abord d'identifier leurs qualités et aptitudes, pour démontrer que
les philosophes peuvent à la fois être des personnes d'expérience et de grand
mérite, et aussi posséder une connaissance philosophique. Le
questionnement fait donc retour sur les points soulevés en V, 474b-475c.
Toute l'analyse doit être rapportée au portrait moral esquissé en II, 375a-
377b, et elle sera complétée en VII, 535a sq., par les qualités intellectuelles.
Dans ses notes sur ces passages, J. Adam insiste beaucoup sur la différence
entre le portrait des livres II-IV, marqué par des exigences éthiques, et le
portrait hautement théorique et contemplatif des livres VI et VII. Cette
différence ne doit cependant pas être interprétée comme une rupture, mais
comme un approfondissement. L'ensemble des qualités requises pour
devenir philosophe, Platon le désigne du nom de naturel (phúsin, a5), un
terme qui permet de mettre l'accent sur leurs dispositions et leur caractère.
Par exemple, infra, a10. Voir sur ce vocabulaire l'étude très complète de
M. Dixsaut (1985 : 241-268).
10. Platon revient sur l'exposé précédent (V, 475e), où il a distingué l'être
éternel (ousías tēs aeì oúsēs, b2) et le non-être, présenté ici comme monde
instable de la génération et de la corruption. Ces concepts sont introduits ici
pour la première fois de manière technique dans l'exposé de la
métaphysique. Notons également la reprise de l'attitude de désir amoureux
(erôsin, b1) que les philosophes entretiennent à l'endroit de la connaissance
de l'être.
11. Platon compare ici la connaissance qui illumine quelque chose de l'être
au désir amoureux qui porte les philosophes vers la totalité de l'être.
Certains traducteurs (v.g. Grube) optent pour une lecture plus simple du
texte, faisant de la connaissance (mathēmatós, b1) l'antécédent de la reprise
par Socrate à la réplique suivante (pásēs autē̂s, b5) : même si ce raccord
paraît plus conforme à la suite, qui identifie des parties petites et grandes,
attributs qui conviendraient bien à la science, l'accord grammatical
l'interdit : c'est cet être, stable et éternel, que le philosophe aime dans sa
totalité, qu'il s'agisse d'un élément de grande ou de moindre importance. J'ai
traduit le terme sous-entendu, dans ce cas ousía, par essence, pour bien
marquer qu'il s'agit de la totalité de l'être intelligible, c'est-à-dire de la
totalité de ce qui est réellement au sens platonicien, et éviter que la
désignation de parties de l'être de moindre importance ne laisse entendre
qu'il s'agisse de choses sensibles. Cette idée de la dignité et de la valeur de
la totalité de l'être est parfaitement explicite ailleurs, par exemple Soph.,
227a, et Parm., 130c-e.
12. V, 474d-475b.
13. Platon fait référence à sa présentation du désir philosophique, distingué
de toute autre espèce de désir, au livre V, 474c sq.
14. Dans son désir de mettre en relief l'amour de la vérité (stérgein, c4),
Platon oublie peut-être la prescription du noble mensonge qu'il a formulée à
l'intention de ses gardiens. Mais il faut éviter de durcir ce point, qui n'est
pas paradoxal : car le noble mensonge n'est que le recours à une fiction
mythique pour présenter une vérité politiquement plus essentielle. Voir
supra, II, 382c, III, 389b et 414b (sur le noble mensonge), et V, 459d-460a,
avec l'étude de C. Page (1991). Pour la notion de sincérité, (apseúdeia, c3)
comme incapacité de mentir, il faut noter qu'elle se rapproche d'un concept
d'infaillibilité : le philosophe ne peut mentir d'une part parce qu'il ne le
désire pas (condition de sincérité), mais aussi parce que sa pensée est rivée
sur la vérité (voir supra, II, 382e). C'est une caractéristique de l'être divin
ou démoniaque. Comparer Théét., 151d, où Socrate affirme, alors qu'il
présente l'art maïeutique de la philosophie, que « consentir au mensonge et
masquer la clarté du vrai m'est interdit par toutes les lois divines ».
15. Le dialogue continue de se mouvoir en parallèle avec le morceau qui a
précédé au livre V, sur le désir philosophique comme désir amoureux. Le
vocabulaire ne laisse aucune ambiguïté, et la nature du philosophe est
emportée par un désir érotique (erōtikō̂s, c7) qui se porte sur les jeunes
garçons (paidikō̂n, c8). La symétrie avec le texte du Banquet porte à poser
la question de la proximité de date de rédaction de ces deux dialogues, l'un
et l'autre paraissant se présupposer mutuellement sur cette question de l'éros
philosophique.
16. Platon reprend ici le terme qu'il a placé plus haut en polarité avec le
désir philosophique : le désir du savoir (philomathē̂, d3), inspiré par le
même amour de la vérité. Voir supra, V, 475c. Cet amoureux du savoir est
porté dès sa jeunesse vers les sciences, tous ses désirs coulent dans cette
direction. Le texte grec ici montre une légère incongruité, Platon acceptant
de recourir au vocabulaire de l'epithumía (d6) pour exprimer le désir
intellectuel, alors que le terme se concentre la plupart du temps dans les
désirs de la partie inférieure de l'âme.
17. L'image est empruntée au vocabulaire du moulage (peplasménōs, d12),
Platon opposant le véritable philosophe à celui qui en aurait tous les traits,
mais qui ne serait qu'une copie conforme.
18. L'idéal de la modération est d'abord la vertu de la troisième partie de
l'âme et il convient particulièrement à la classe des producteurs et des
artisans. Mais les auxiliaires et les gardiens, même s'ils ne participent
aucunement de la vie économique et des désirs qui l'agitent, ne sont pas
pour autant dépourvus de la modération. Cette vertu est pour eux
précisément la mise à distance du désir économique et du souci de
l'enrichissement. Voir supra, IV, 431a-432a.
19. Platon associe un défaut déjà mentionné plus haut (voir supra, II, 391c,
III, 400b, et IV, 422a), la servilité indigne de l'homme libre, à un autre, une
forme de manque d'envergure et de pusillanimité, qui empêche de donner
toute son énergie au travail de la réflexion et du discours. Qu'est-ce en effet
que cette petitesse d'esprit (smikrología, a5), sinon une forme de
mesquinerie, faite de petits calculs, qui éloigne de la recherche de la vérité ?
Elle s'oppose donc à la grandeur de la pensée philosophique
(megaloprépeia, a8 et 503c). Voir Critias, 112c.
20. Une traduction plus réservée lirait ici les tâches de l'étude, mais Platon
évoque les objets les plus grandioses de la philosophie, le temps et l'être,
dans leur totalité et la tâche du philosophe est de garder le regard dans la
direction de la réalité immuable supérieure. La theōría, c'est cette activité
de contemplation de l'être éternel, nourrie par l'exercice incessant des
sciences. Voir Théét., 173e, où l'âme du philosophe examine la totalité des
êtres.
21. Évocation de l'idéal philosophique de l'Apologie et du Phédon, où le
philosophe est présenté, par la figure de Socrate buvant la ciguë, comme un
homme qui ne craint pas la mort et considère l'existence terrestre comme
une image fugace de la vraie vie de là-bas. Voir supra, III, 386a.
22. Le contexte montre que Platon évoque les contrats et les conventions
qui sont le plus souvent l'occasion de l'injustice. Voir supra, II, 362b.
23. L'expression est donnée pour équivalente au « naturel philosophe » qui
a été placée au point de départ de la recherche : il ne s'agit pas seulement de
dégager les traits de caractère ou les aptitudes, mais aussi de cerner ce qui
identifie moralement le philosophe, ses vertus spécifiques. Platon décrit
dans un même ensemble les dispositions naturelles et les vertus qui leur
correspondent. La liste de ces vertus est semblable à celle qu'on trouve dans
le Théétète (144d) et elle progresse des vertus qui règlent le désir à celles
qui concernent l'exercice de la raison. Le caractère juste et doux manifesté
dans l'enfance s'oppose à la violence et à la sauvagerie qui conduiront à
devenir peu fiable (dussúmbolos, b7), et insociable (duskoinṓ nētos, b11),
c'est-à-dire de relations difficiles. Cette forme fondamentale de la justice est
donc ancrée dans la douceur du tempérament et elle conduit à la vertu de
modération. Socrate cherche en effet d'abord à identifier ce qui évitera le
manque de mesure (ametría, d5) et produira au contraire l'harmonie
ordonnée. De la même manière, la disposition à apprendre (eumathḕ s, c3)
conduit à la sagesse intellectuelle. Cette disposition exige d'abord et avant
tout la mémoire (d2). Toutes ces qualités, conclut Platon, sont enchaînées
les unes aux autres (486e2). Voir sur la nécessité des dispositions, Phil.,
21b-e.
24. Platon rappelle ici l'éducation poétique et musicale qu'il a proposée pour
les gardiens, de même que l'éducation physique par la gymnastique, une
formation qui leur assure à la fois la culture et la grâce. Ces deux qualités
sont de nouveau associées, comme lors de l'exposé du programme de la
paideía, à l'atteinte de la vertu de modération. Leur caractère propédeutique
pour la philosophie est également mis en relief. Voir supra, III, 400c-402c.
25. La transition des dispositions et vertus du désir aux dispositions de
l'esprit est un peu brusque. Le raisonnement semble le suivant : si la
mesure, qui est le produit de la modération et de l'ordre, est l'effet de
dispositions à la culture et à la grâce exercées par une éducation adéquate,
ces mêmes qualités viendront renforcer la disposition de la pensée à la
connaissance de l'être, qui est la tâche de la philosophie. La proposition qui
en donne la justification demeure cependant obscure : la vérité est parente
de la mesure (d7). Cette thèse est exposée dans le Philèbe, alors que Platon
montre le rapport de la mesure et de la sagesse (65a-d). « Rien n'est plus
mesuré que l'intellect et la science. » Voir aussi 55d-59d pour le rapport
entre les sciences et la mesure.
26. La contradiction n'est qu'apparente. Platon veut dire que le
développement de ces dispositions naturelles de grâce et de mesure, chez
celui qui est doté du naturel philosophe, conduira naturellement (autophuès,
d11) vers la pensée de l'être, mais qu'il devra néanmoins y être guidé.
L'éducation philosophique que Platon s'apprête à exposer pourra donc
s'appuyer sur ces dispositions fondamentales développées par la culture et
la gymnastique.
27. Au sens métaphysique développé à la fin du livre V, il s'agit ici de la
forme de tout être, en tant que cet être est immuable et éternel. Le terme
idéa possède un vaste spectre de significations, tributaires en partie de son
étymologie qui l'associe au vocabulaire de la vision. Il peut donc désigner
l'aspect extérieur, la figure ou forme visible, et l'usage métaphysique se
dégage lentement dans l'œuvre de Platon. Voir supra, pour la forme du beau
lui-même, V, 479a1, et supra, pour la forme du bien, VI, 505a2, 508e, et
VII, 517b9, 526e3 et 534b10. Ce vocabulaire, où la parenté de l’eîdos et de
l'idéa pose plusieurs problèmes dans l'interprétation de la doctrine des
formes intelligibles, voir G.F. Else (1936). La forme de chaque être est donc
pour cet être ce à quoi il participe pour être ce qu'il est.
28. Le verbe est concret (metalḗ psesthai, e3), il veut dire « participer,
prendre part », mais aussi « embrasser ». Une acception littérale de la
« compréhension » donnerait une idée fondée étymologiquement de cette
expression cruciale pour l'activité philosophique : comment la pensée saisit-
elle en effet les formes ? Voir Phédon, 102b1.
29. Platon dispose ici la liste de toutes les aptitudes naturelles qu'il a
passées en revue, et il leur joint les vertus des parties de l'âme, telles que
l'analyse du livre IV a permis de les dégager. Pour une liste comparable,
voir Théét., 144a-b, et dans les Lois, IV, 709, le portrait du jeune tyran. On
notera cependant que la sagesse (sophía) n'y figure pas nommément, mais
sous les espèces de cet amour de la vérité qui caractérise le philosophe. De
l'édifice complet des vertus (modération, courage, sagesse et justice), c'est
en effet la nature de la sagesse qui est maintenant examinée dans l'analyse
de l'activité philosophique, puisque c'est elle qui viendra couronner
l'exercice de la raison.
30. Déesse de la critique et du sarcasme, voir Hésiode, Théog., 214.
31. Ce passage laisse entendre que la question des philosophes-rois était un
thème récurrent dans les entretiens de Socrate, mais la suite montre plutôt
l'expression du regard habituel sur la méthode socratique.
32. Cette comparaison de la discussion philosophique avec le jeu du trictrac
est apportée par Adimante, qui se décide à intervenir. Comparer avec le jeu
des cités, évoqué en IV, 422e, et dans les Lois, VII, 820c-d. Il a suivi
patiemment l'échange avec Glaucon, mais il lui tarde de proposer une
objection que le cours prévisible du dialogue ne permettra pas d'introduire.
Cette critique de la discussion socratique ne manifeste aucune hostilité, et
elle fait partie de tous les morceaux du même genre, dans lesquels Platon
montre la vulnérabilité de sa propre méthode, si elle est suivie avec trop de
rigidité. On pense à la comparaison de Socrate avec la torpille, dans le
Ménon (80a-b), mais également au Gorgias (461d, 495a) et au Sophiste
(230b). Pour l'étude de l'élenkhos, voir d'abord R. Robinson (1953) et
A. Nehamas (1990).
33. Adimante se fait ici l'écho d'un reproche traditionnel à l'endroit de
l'exercice la pensée et de la philosophie : ceux qui s'y consacrent montrent
beaucoup de lacunes dans la vie pratique. L'hostilité d'Isocrate était bien
connue (Sur l'échange, 258-269). Cette activité convient à la période de la
jeunesse, où elle contribue à la formation, mais y demeurer attaché à l'âge
adulte mérite réprobation. Voir Gorg., 484c-486c, Théét., 173c-174d, et
Phédon, 64b. Le reproche de puérilité n'est sans doute pas le plus virulent,
puisque aussitôt Adimante le renforce : ceux qui s'y attardent trop
longtemps deviennent presque fous et pervers. Comparer Euth., 306e et
Protag., 346a.
34. Renvoi à la déclaration de Socrate sur la nécessité du gouvernement des
philosophes-rois, supra, V, 473d.
35. Plus précisément, une image (eikṓ n, e5). Platon a souvent recours à ces
images, voir par exemple le morceau d'Alcibiade (Banq., 215a). Ici, il s'agit
d'une comparaison développée sur plusieurs registres, qu'on pourrait
considérer comme une allégorie. La cité démocratique est représentée par le
navire, le gouvernant par le pilote, les citoyens par les matelots. Plusieurs
éléments, sinon tous, de la critique platonicienne de la démocratie,
querelleuse et anarchique, se retrouvent dans ce tableau qui a pour but
d'illustrer la domination de l'ignorance et le mépris de la connaissance. Le
jugement de Platon sur le peuple peut être nuancé (voir infra, 499e), mais
en général il le critique impitoyablement (Apol., 30e). Cette image se fonde
sur le double sens du pilotage (en grec, kubernḗ tēs signifie aussi bien le
« pilote » que le « gouvernant », terme qui en provient étymologiquement)
et Platon l'a intégrée dans son lexique de l'art politique, par exemple dans le
Politique, où il reprend la même dénonciation de l'ignorance en matière de
pilotage politique (297e et 302a). Voir sur la comparaison l'étude de
R. Bambrough (1956). Au passage, Platon revient sur le thème de
l'enseignement de la vertu politique, déjà discuté dans le Protag., 319a-
320d, et sur l'absence de maîtres véritables. Il insiste sur la nécessité de
cette science du gouvernement de la cité, que chacun confond avec la seule
prise du pouvoir. Voir supra, V, 473c, et le témoignage de Xénophon
(Mém., IV, 2, 4-7, et III, 9, 11). Ce passage annonce le développement final
de l'allégorie de la caverne, avec l'évocation du traitement réservé au
philosophe. On en retrouve le thème dans le Politique (297a, 298a-299b) et
le morceau est cité par Aristote (Rhét., III, 1406b35-36) comme exemple de
comparaison.
36. Passage controversé, dont le sens est cependant clair. Je suis la lecture
de J. Adam (voir ses notes et l'appendice I, vol. II : 74-76, qu'il consacre à
ces lignes difficiles). Les marins ne croient pas possible que le pilote
apprenne comment (hópōs, d8) diriger le navire, ni en l'étudiant comme art
(téchnēn, e1), ni en s'y exerçant (melétēn, e2), ce qui signifie qu'ils nient la
possibilité d'apprendre l'art même de la navigation (tḕ n kubernētikḗ n, e2).
La difficulté du texte provient de la clause finale, introduite par « et par là-
même » (háma, e2), dont le sens semble venir redoubler la phrase
précédente. Certains (B. Jowett, ad loc., suivi par P. Shorey) ont pensé que
Platon voulait distinguer la prise de contrôle du navire et l'art de naviguer,
mais l'affirmation de Platon est simple : si les marins nient la possibilité
d'apprendre le comment de la navigation, alors c'est l'art lui-même qu'ils
refusent. Sur l'importance de cette métaphore pour la philosophie politique,
voir R. Bambrough (1956).
37. Expression courante pour dénigrer le penseur, reprise de l'épisode de
Thalès faisant une chute parce qu'il regardait le ciel (voir DK, 11 ; A9, et
Théét., 174a) et qu'on peut comparer avec le portrait de Socrate dans les
Nuées d'Aristophane (v. 288). Perdus dans la contemplation du cours des
astres (meteōroléschas, 489c6), les philosophes se voient reprocher d'être
aveugles au monde concret dans lequel ils vivent. Voir Apol., 18b, Pol.,
299b, et Phèdre, 270a.
38. Citation de Simonide, selon Aristote (Rhét., II, 1391a8). Voir infra,
VIII, 568a.
39. La hiérarchie des occupations et des activités dans la cité est soumise à
un principe fondé sur deux critères : la proximité du monde de l'être et la
capacité de diriger. Certaines activités sont d'emblée supérieures à d'autres,
et c'est un des points centraux de la critique politique contemporaine à
l'égard de la République : parce que Platon pose d'abord la spécialisation
fonctionnelle, et parce qu'il hiérarchise les fonctions, il rend impossible une
liberté des individus dans la cité de développer leurs capacités et de se
déplacer vers d'autres activités. Chacun paraît prisonnier de la fonction à
laquelle ses capacités de base vont l'identifier et ceci ruine la liberté d'accès
aux fonctions politiques. L'expression est reprise infra, 495b : la meilleure
nature est destinée à l'activité la plus élevée. Voir sur ces questions,
K. Popper (1979), avec le recueil d'études publié par R. Bambrough (1967),
et G. Vlastos (1969 et 1971).
40. Platon prend ici à partie les sophistes, qui, tout en prétendant s'occuper
de la vertu politique et du bien de la cité, tournent en ridicule les
philosophes véritables, et alors le détracteur de la philosophie reprend leur
hargne. Mais il semble accepter que ce reproche soit partiellement fondé,
puisqu'il propose d'examiner pourquoi une majorité de philosophes sont
pervers. Il distingue donc un usage excellent de la philosophie et un usage
dégénéré. Comparer le portrait du philosophe sans génie, Théét., 173c.
41. L'idéal de l'homme de valeur, qui allie l'excellence morale à la
formation de grande culture, est celui de l'homme libre et Platon l'associe au
régime de l'oligarchie, voir VIII, 569a. Le recours fréquent de Socrate à
cette expression (kalòs kagathòs, e4) qui valorise l'homme d'élite pouvait
être perçu comme une mise à distance de l'homme démocratique. Voir
supra, II, 376c et III, 396b.
42. Le passage qui décrit l'engagement de l'activité du philosophe vers l'être
(pròs tò òn, a8) est de nouveau inspiré par le vocabulaire érotique qui
marque depuis le début le portrait proposé par Socrate. Son amour l'emporte
dans une quête qui rappelle en tous points l'ascension du Banquet (206e), de
même que la vision du Phèdre (248b), et qui aboutit à la fois à l'union (kaì
migeìs, b5) et à la fécondité dans l'enfantement. L'union est décrite comme
une union sexuelle et l'enfantement de l'intellect et de la vérité est précédé
des douleurs de l'accouchement (comparer Théét., 148e, 150b et 186a).
43. L'être réel est l'être immuable et éternel qui est au-delà de chaque chose
particulière. Platon a recours ici à une distinction entre l'être et l'objet
naturel, c'est-à-dire entre ce qui est véritablement (b3) et la nature comme
ensemble d'objets chaque fois particuliers.
44. Cette affirmation très nette de la parenté de l'intellect et du monde de
l'être intelligible n'est accompagnée d'aucune démonstration dans la
République ; celle-ci se trouve dans le Phédon, 79d, et dans le Timée (90a-
c). Platon réaffirme cette parenté en X, 611e.
45. La description de l'union emprunte un vocabulaire teinté à la fois de
mysticisme et d'érotisme, qui rappelle le Phèdre (246e-247d) et le Banquet
(210a-212a).
46. La comparaison des vertus du naturel philosophe aux membres d'un
chœur fait appel à une métaphore fréquente chez Platon ; voir par ex. infra,
VIII, 560e, 580b, Euth., 279c, Théét., 173b. Platon reprend ici la liste de
487a.
47. On ne doit pas forcer la distinction, évoquée par la traduction entre le
naturel philosophe, comprenant l'ensemble des qualités et vertus qui font le
philosophe véritable et ce qui serait sa nature, exprimée éventuellement
dans une définition. Platon est également intéressé par une description
morale du caractère et des vertus du philosophe et par une définition qui
exprime sa fonction propre dans la recherche de la vérité et de l'être. Dans
la mesure du possible, suivant en cela les indications très riches de
M. Dixsaut (1985), j'ai traduit par naturel les expressions relatives à la
description morale et par nature, celles qui tendent vers la saisie de la
fonction métaphysique.
48. La cause n'est pas la philosophie elle-même, mais l'ensemble des
facteurs pernicieux qui affectent le petit nombre de naturels philosophes. Ce
naturel ne se corrompt pas de lui-même, mais les vertus qui le constituent
peuvent subir l'influence du milieu environnant et se dégrader. Voir infra,
494b. Parce qu'il est non seulement fort et bien doué, mais aussi très
sensible, le naturel philosophe demeure toujours fragile. Comparer
Xénophon, Mém., IV, 1, 3-4.
49. Platon n'utilise aucun terme technique ici pour désigner les vertus, et il
faudrait traduire littéralement « chacune des choses ». Comme il s'agit de
comprendre comment sont affectées les dispositions morales du philosophe,
et notamment ses vertus de courage et de modération, j'ai traduit par un
terme neutre.
50. La métaphore de l'organisme était déjà mise en place supra, 491b,
quand Socrate affirme que peu de naturels doués de toutes les qualités
germent dans l'humanité. Les naturels les plus vigoureux doivent être
protégés par une éducation attentive, voir infra, VII, 519a-b, alors que les
naturels plus faibles ne présentent aucun intérêt : ils ne seront la cause ni de
grands maux, ni de grands bienfaits. Peut-être faut-il voir ici la raison pour
laquelle Platon ne propose aucun programme éducatif pour la troisième
classe.
51. Platon semble vouloir distinguer entre ces sophistes qui enseignent à
titre privé, ce qui constitue déjà l'occasion d'une influence considérable sur
la jeunesse, et l'influence publique plus étendue qui accroît leur renommée
et leur pouvoir corrupteur. Qui sont ces megístous (a8) dont l'influence
paraît si pernicieuse ? La suite montre que Platon veut, sans disculper les
sophistes considérés individuellement, prendre à partie le monstre de
l'opinion publique elle-même, le marché démocratique de l'opinion. C'est
donc Athènes elle-même, en proie à l'influence sophiste, qui est la cible de
ce morceau véhément.
52. La description des lieux de parole de la cité démocratique mêle ici tous
les registres de la vie publique : politique, juridique, militaire, religieux et
culturel. Partout, Socrate ne voit que vacarme et influence indue de la
rumeur qui véhicule la position des sophistes et corrompt la jeunesse. Pour
les rochers, on peut évoquer la Pnyx, où se rassemblait l'ecclésia,
l'Aréopage, l'Acropole et pour le théâtre, sans doute le théâtre de Dionysos.
La critique de la démocratie sera effectuée au livre VIII, 555b sq. Pour le
vacarme démocratique, 563c.
53. L'influence de l'éducation sur le caractère (ē̂thos, e4) peut s'apprécier
selon les contextes : si l'éducation des sophistes, et en général la tyrannie de
l'opinion, ne peuvent influencer le caractère vers le bien, Platon soutient
néanmoins qu'ils peuvent le détériorer et le corrompre. Le propos n'est
paradoxal qu'en apparence, car l'affirmation porte d'abord sur l'influence de
l'éducation, et non sur la plasticité du caractère en général. Aucun caractère
en effet ne deviendra différent (alloîon, e3) de celui que favorise la
tendance générale, s'il demeure sous l'influence de l'éducation des sophistes.
Comment expliquer dès lors le surgissement des caractères excellents ?
Platon affirme d'abord l'existence de caractères divins (e5) exceptionnels. Il
faut les attribuer à une faveur divine (theoû moîran, 493a1). Ce passage très
pessimiste sur la possibilité de réformer les cités existantes, en conservant
leurs régimes politiques, conduit à la nécessité d'une révolution radicale,
mais celle-ci semble ne devoir trouver sa condition de possibilité que dans
une grâce. Cette notion de faveur divine a des antécédents chez Platon, on
pense au texte du Ménon, 94b et 99c-d, faisant l'éloge des hommes divins :
« Il nous apparaît que c'est par une faveur divine que la vertu est présente
chez ceux où elle se trouve. » Cette faveur divine est-elle une intervention
divine ou s'agit-il de l'exercice de la faculté divine, la raison présente chez
ceux qui la cultivent ? Le texte du Ménon (voir M. Canto-Sperber, ad loc.)
laisse entendre qu'il s'agit d'une vertu qui n'est pas le produit de
l'intelligence et l'exception constituée par l'avènement de l'homme politique
sage serait donc à considérer comme une sorte de miracle. Voir également,
infra, IX, 592a, et Lois, XI, 951b. Pour le concept de theía moîra, voir
J. Souilhé (1930).
54. La critique platonicienne des sophistes et des orateurs imprègne presque
tous les dialogues, et ce passage se montre conforme aux reproches
habituels de Socrate : les sophistes sont d'abord des techniciens habiles,
désireux de contrôler le peuple, et prêts pour cela à toutes les ruses et à
toutes les subversions, y compris celles de leur propre jugement. La
distinction de la rhétorique et de la sophistique semble ici un peu effacée.
Voir le portrait des orateurs dans le Phèdre, 260c, et pour le peuple qu'il
s'agit de flatter et séduire, le Gorgias, 501b-502a. Comme ailleurs, Platon se
montre également critique des sophistes comme éducateurs, un rôle qu'ils
avaient entièrement conquis dans l'Athènes de Périclès. Voir sur leur
influence l'étude de G. B. Kerferd (1981 : chap. 3), qui insiste sur le fait que
l'évaluation de leur influence doit être tempérée par la censure et les procès
dont ils furent l'objet.
55. La critique des œuvres d'art, ou la discussion de projets publics, par des
orateurs et des sophistes ne reposait pas, selon Platon, sur des fondements
valables. Leur reprochant de rendre compte (lógon didónai, d8) de manière
ridicule de leurs jugements sur la beauté des œuvres ou sur le bien de tel
projet, Socrate assimile leurs attitudes à une pure flatterie. Se soumettant à
l'arbitrage de l'opinion populaire, ils renoncent en fait à l'exercice même de
la raison. Dans les Lois (II, 659b-c, et III, 700e), Platon évoque les concours
de poésie et de musique et il demande que les juges soient vertueux : ils ne
doivent pas être les disciples des spectateurs, mais leurs maîtres. Mais la
culture démocratique d'Athènes a favorisé l'avènement d'une « théâtro-
thérapie » : c'est l'image même de cette foule souveraine qu'il peint ici. Il
faut certes lui concéder quelques prérogatives, c'est le « nécessaire » requis
par l'assemblée ; mais aller au-delà conduit à la tyrannie de l'assemblée et
au rejet du sage. Voir infra, X, 605a.
56. La provenance de cette expression est douteuse, voir J. Adam, ad loc. Il
s'agit probablement, si on se reporte aux Scholies sur ce passage, d'une
évocation de l'épisode de l'Odyssée, où Ulysse attente à la vie de Diomède,
mais ne réussit pas ; pour se venger, Diomède lui attache les bras et le mène
du bout de son épée.
57. Cette thèse est d'abord politique. Dans le contexte de la République,
comme dans le Politique (292e), l'accès à la philosophie comme
responsabilité dans la cité est limité par la rareté des dons naturels et par le
rejet dont le philosophe véritable est l'objet de la part des intellectuels qui
dominent le peuple démocratique. La progression de l'argument repose
d'abord sur des faits : alors que les sophistes consentent à une attitude
démagogique, le philosophe véritable lui n'y consent pas. Ce n'est donc pas
a priori, ou en vertu d'un argument concernant la faiblesse rationnelle du
peuple, que l'assemblée ne peut reconnaître la valeur de la vérité, mais bien
parce qu'elle est, dans les faits, c'est-à-dire dans la culture de l'Athènes
démocratique, dominée par des idéologues. Il faut donc, sur ce point,
réprimer une tendance (voir J. Adam, citant Gorg., 474a, et combien
d'autres à sa suite) qui rend la pensée politique de Platon naturellement
hostile au peuple, ou massivement méprisante à son endroit. Ce passage
montre tout le contraire, le désir de Socrate étant de rendre possible une
éducation différente, de manière à libérer l'assemblée de la domination de la
rhétorique et de la sophistique. Si donc Platon affirme qu'il est impossible
que la multitude accepte la vérité de l'existence de l'en-soi et des formes, et
par conséquent devienne philosophe, c'est non seulement parce que les dons
naturels sont rares, mais parce qu'ils sont corrompus par la culture et brimés
par l'éducation sophiste.
58. Platon pense-t-il à Alcibiade ? Il arrive que Socrate reproche à
Alcibiade ses ambitions de conquête chez les Barbares (I Alc., 105b).
Plutarque (Alcibiade, 17, 2, 3) reprend cette idée, et affirme que l'expédition
de Sicile n'était qu'une étape sur le chemin d'une conquête universelle.
Comparer Thucydide, VI, 90, 2. Milite en faveur de cette identification la
mention de l'arrogance célèbre d'Alcibiade (phronḗ matos kenoû, d2 ; voir
I Alc., 104a ; Thucydide, V, 43, 2 ; et Plutarque, Alc., 34, 6, et 23, 8).
Notons, sur la base de ce rapprochement, que le philosophe peint par Platon
est d'abord un homme politique, que sa sagesse destine aux responsabilités
de la cité. Un sage qui se mettrait à l'écart ne courrait, de toute manière,
aucun des risques de corruption de la vie publique.
59. Cette expression pourrait être une interpolation (áneu noû, d2), et
certains éditeurs modernes ont choisi de la supprimer, mais elle figure dans
le texte lu par Damascius et le sens est parfaitement cohérent : l'arrogance
du jeune noble éduqué par les sophistes le conduit à une ambition
irrationnelle. Il n'est pas, lui, dépourvu d'intelligence, ce qui serait un
contresens, compte tenu de toutes les qualités qui le promettent à la vie de
philosophe.
60. À l'exemple de Socrate lui-même, auprès d'Alcibiade, comme Platon le
rappelle dans le Banquet (215d) et infra, VII, 560d. Alcibiade se souvient
d'avoir été bouleversé par les arguments de Socrate, mais reconnaît avoir
été incapable d'opérer une réforme profonde de son attitude. On pourrait
entendre ici une pointe de mélancolie chez Platon, à la pensée d'un
philosophe-roi perdu pour l'histoire.
61. En vertu de quel facteur l'esprit se montre-t-il réceptif aux arguments
qui le requièrent de venir vers la philosophie ? Cette parenté d'esprit
(suggenès, d9) fait partie du naturel philosophe, elle est donc présente
depuis le début et ce n'est donc qu'au hasard des circonstances, ou à la
faveur divine mentionnée plus haut, que le naturel philosophe menacé par la
corruption devra de pouvoir entendre la voix de la raison.
62. Les procès intentés aux philosophes s'étaient multipliés, et l'exemple de
Socrate, accusé de corruption de la jeunesse et d'impiété est certainement
présent à l'esprit de Platon quand il écrit ces lignes. Voir Xénophon, Mém.,
I, 2, 12, et Apol., 24b. Sur l'accusation d'impiété et les procès avant Socrate,
voir la notice de L. Brisson dans son édition de l'Apologie de Socrate et du
Criton (1997 : 44-62).
63. Il s'agit de la liste des qualités et vertus requises du naturel philosophe.
Platon, exceptionnellement, a recours à un terme neutre (mérē, a5) pour
désigner cet ensemble ; il ne s'agit pas de parties, puisque cet ensemble
constitue l'ē̂thos du philosophe, mais bien d'éléments constitutifs.
64. Rappel de l'argument avancé en V, 476b, et VI, 491a-b.
65. Si le vrai philosophe s'unit à la philosophie, celui qui l'abandonne la
laisse à sa solitude de fiancée non épousée. Elle est alors courtisée par des
prétendants qui ne la méritent pas (voir supra, 489d, et infra, 495e).
Référence aux rites du mariage athénien, voir Lois, XI, 924.
66. La formule vise la dérision, il s'agit d'hommes minuscules
(anthrōpískoi, c9), qui s'occupent d'arts minuscules. On a suggéré que
Platon vise ici Antisthène et peut-être Diogène, c'est possible. Platon
déplore l'envahissement de la philosophie par tous les technniciens de la
parole et de la pensée, sophistes et orateurs confondus, dont il a fait le
portrait plus haut. Voir Protag., 318e. Il les décrit comme des gens qui
occupaient des métiers subalternes, et qui se sont promus eux-mêmes aux
responsabilités les plus élevées. On peut certes faire la liste de nombreux
sophistes qui occupaient de petits métiers, avant de venir faire profession
des arts de la parole et de l'argument : Protagoras, Euthydème, pour ne rien
dire d'Hippias qui se vantait de maîtriser tous les arts. Mais un adversaire
plus vraisemblable peut être identifié dans la personne d'Isocrate (voir Sur
l'échange, 271 sq.), qui proclamait être philosophe. Le forgeron chauve et
trapu (e5) le dépeint assez correctement et déjà dans l'Euthydème, Socrate
l'attaquait férocement (305a-c, avec les notes de M. Canto-Sperber, ad loc.).
Voir également Phèdre, 279b, où Isocrate est « revêtu » de philosophie.
67. Métaphore fondamentale de la condition humaine, dont la philosophie
est la libération, ces prisons annoncent les prisonniers de la caverne.
L'exemple du forgeron, libéré de ses chaînes (e6), concourt à l'image. Le
caractère privilégié de la vie philosophique, son association à la vie divine,
est ici marqué par sa désignation comme sanctuaire sacré (eis tà hierà, d2).
68. Le terme (banausías, e2) renvoie à toutes les occupations qui sont le
contraire de l'activité de l'homme libre. Pas seulement les travaux manuels
(voir infra, IX, 590c), mais comme l'expliquera Aristote, tout ce qui peut
constituer une entrave au développement de l'intelligence et de la vertu
(voir Pol., VIII, 2, 1337b5-22). Voir Xénophon, Économique, IV, 2.
69. S'agit-il de l'éducation philosophique, ou plus généralement de l'accès
aux sciences et à la culture de leur société ? Dans la mesure où la sagesse de
la philosophie vient couronner l'ensemble des arts et des sciences (Banq.,
184e, Mén., 234a), on peut penser que l'indignité des faux philosophes
repose d'abord sur leur incapacité à devenir vertueux (Phèdre, 241c).
Plusieurs maîtrisent en fait une partie importante de la culture athénienne,
notamment la poésie et la musique, mais c'est l'exercice vertueux de la
raison qui leur manque absolument.
70. Platon oppose les sophismes (sophísmata, a8) à la pensée véritable
(phronḗ seōs alēthinē̂s, a8), qui résulte de l'engendrement des pensées justes
(dianoēmatá, a6). La pensée qui s'élève engendre en effet des opinions et
des pensées qui conviennent à la philosophie (Banq., 206b, Euth., 306d).
71. La mention de la contrainte imposée par l'exil laisse supposer que
Platon pense peut-être ici à Dion, banni de Syracuse en 367. Ami de Platon,
il représentait un bon candidat à l'exercice philosophique du gouvernement
d'une cité. Cette suggestion de J. Adam a son mérite. Pour le rapport de
Platon avec Dion, voir l'édition des Lettres de L. Brisson (1987 : 48 sq.).
72. Mentionné dans l'Apologie (33e), où il est présenté comme le fils de
Démodocos de Anagyros, un stratège dont on trouve le nom chez
Thucydide (IV, 75), ce philosophe a donné son nom à un dialogue
apocryphe de Platon qui nous a été conservé. Dans la liste des compagnons
avec qui il s'entretient de philosophie, en vertu d'une dispensation divine –
mentionnée dans l'Apologie comme dans le présent passage, et également
dans le Théagès, 128d – Socrate en parle à l'imparfait. Il était sans doute
déjà mort à ce moment. Platon évoque à travers lui la figure du jeune noble
de bonne famille, que tout destinait à la vie politique, mais qu'une santé
chancelante en éloigne et maintient en philosophie. Dans le dialogue
apocryphe, il est présenté comme désireux d'apprendre la science politique
(126c) et décidé à suivre l'enseignement de Socrate.
73. Socrate ne s'y attarde pas, prétextant qu'il s'agit d'un phénomène trop
rare pour qu'on en tire un exemple. Cette voix divine a enjoint Socrate de ne
pas s'engager dans une carrière politique. « C'est une voix qui, lorsqu'elle se
fait entendre, me détourne toujours de ce que je vais faire, mais qui jamais
ne me pousse à l'action. Voilà ce qui s'oppose à ce que je me mêle des
affaires de la cité… » (Apol., 31d, trad. L. Brisson). Un interlocuteur, dans
le contexte de la discussion de la République qui diffère de celui de
l'Apologie, pourrait à juste titre demander à Socrate pourquoi lui-même s'est
détourné de la politique. La réponse de Socrate insiste sur le caractère
exceptionnel de son expérience et elle implique donc que la vocation
philosophique débouche naturellement sur l'engagement politique, si les
circonstances sont favorables. Mais la rareté de l'expérience démonique va
presque de pair avec la rareté des conditions parfaites, et le morceau trouve
sa conclusion naturelle dans l'isolement et la retraite du philosophe
condamné par la cité qui le contraint à ne rechercher que son salut
personnel. Quelle est la nature de ce signe démonique ? Est-ce une voix
divine ? Xénophon (Mém., I, 1, 2 ; I, 4, 15 ; IV, 3, 12 ; IV, 8, 1 et 5) nous
enjoint de le croire, en se raccordant au contexte apologétique du procès. Il
ne faut pas le confondre avec la mission de Socrate, intimée par l'Oracle de
Delphes (Phédon, 60e). Voir également, Euth., 272e ; Théét., 151a ; et
Phèdre, 242b, avec l'appendice de J. Riddell (1877 : 109-117) et les notes
de L.-A. Dorion (2000). La tradition platonicienne – à commencer par le
dialogue apocryphe Théagès – s'est beaucoup intéressée à ce thème, où elle
a puisé les fondements du caractère divin de la vocation philosophique, et
on peut citer plusieurs traités importants, notamment ceux de Plutarque et
d'Apulée. Pour l'importance de l'oracle dans la cité, voir infra, VII, 540b.
74. Le sort cruel réservé par la cité au philosophe hante la philosophie de
Platon et rappelle à chaque instant le destin de Socrate. Déjà présent dans le
Gorgias (521b-522e), cet affrontement du philosophe et de la cité qui le
condamne viendra conclure l'allégorie de la caverne dans un tableau
saisissant du martyr de la vérité. Dans la description désabusée que nous
trouvons ici de la corruption des cités, il faut entendre l'écho des
expériences politiques funestes de Platon en Sicile (Lettre VII, 326a), autant
que la condamnation de la cité démocratique qui mit à mort Socrate. Voir
aussi Apol., 31e-32a.
75. Le passage du pluriel (hoi genómenoi, c5) au singulier (hikanòs ṑ n, d3)
dans la description du petit nombre invite à concentrer l'attention sur le
personnage du philosophe, considéré comme le type de ce petit groupe qui
se voit forcé de se replier sur lui-même. Contraint de s'occuper de ses
affaires (tà hautoû práttōn, d6), il ne s'occupera plus que de philosophie et
se retirera de la vie publique en attendant la mort. La retraite du philosophe
n'est pas exempte de déception, voire même de ressentiment, et Platon
déplore le fait que les cités ne puissent accueillir ceux qui seraient la
condition de leur salut. Voir Gorg., 515a-522e, et Lettre VII, 324b-326b.
76. Cette espérance est celle de la vie immortelle dans l'au-delà, qui
constitue la récompense du juste. Voir X, 621c-d, et supra, I, 331a, où
Platon cite Pindare dans l'entretien d'ouverture avec Céphale, faisant ainsi
se correspondre l'espérance de la tradition et celle de la philosophie. Voir
aussi Phédon, 67c, où Socrate évoque la noble espérance qui inspire le
philosophe devant la mort et infra, VII, 517b.
77. Platon désigne de ce terme les régimes à proprement parler. Je traduis
katástasis (b2) par organisation pour marquer la différence avec la
constitution politique elle-même, que Platon nomme politeía. Ce passage
compte parmi les rares mentions nettes d'une distinction entre le régime, qui
désigne le type abstrait, et les constitutions politiques réelles, qui sont
toujours, si on fait exception de la cité idéale décrite par le dialogue (c4), le
fait de cités particulières.
78. Ce passage est difficile, en raison du pronom neutre (ti, c8), qu'on ne
peut aisément contourner. Platon ne parle pas de personnes, mais de
fonctions, responsables de conserver le concept ou la théorie de la
constitution, qui est le fondement des lois imposées par le nomothète.
J. Adam, ad loc., parle de « théorie rationnelle de la constitution », une
expression qui cerne bien la préoccupation de Platon ici. Cette
responsabilité de la rationalité de la constitution est la prérogative des rois-
philosophes, et Platon veut maintenant élucider davantage une conception
qu'il a laissée, de son propre aveu, imprécise dans le développement
antérieur (voir supra, III, 412a-414). Les gouvernants doivent en effet
recevoir les lois et les appliquer, mais ils doivent aussi les protéger. La
position de Platon sur l'évolution de la législation souffre d'imprécision,
dans la mesure où la distinction entre la responsabilité législative du
nomothète et celle des dirigeants n'est pas élaborée. Voir IV, 429c.
79. Concernant le rôle des femmes et la communauté des femmes et des
enfants, et ensuite sur la réalisabilité de la cité idéale. Voir V, 449b et 471c.
80. Nouvelle citation de la maxime, voir IV, 435c, et VIII, 563e.
81. Dans la formation des philosophes, on peut distinguer trois étapes : la
formation de l'enfance, faite de la gymnastique et des arts de la poésie et de
la musique ; ensuite, le curriculum des sciences, que Platon s'apprête à
exposer ; et finalement, les arguments (tò perì toùs lógous, a3), qui sont
l'objet de la science ultime, la dialectique. Contrairement à J. Adam, je ne
pense pas que Platon parle ici de manière sarcastique de ceux qui sont
considérés comme des philosophes accomplis, mais bien de ceux qui se
destinent à une formation complète, et qui s'interrompent en route. Ce sens
de l'expression (hoi philosophṓ tatoi poioúmenoi, a2) est pleinement
conforme aux occurrences subséquentes, VIII, 538c, IX, 573b et 574b.
82. Fragment d'Héraclite (DK, 22 ; B6 = frag. 88 Conche), cité par Aristote,
Météor., II, 2, 355a14 : « Le soleil est nouveau chaque jour. » La lecture de
Platon est curieuse, le sens du fragment étant que le soleil se maintient dans
une nouveauté perpétuelle, et non que chaque jour est l'occasion d'un soleil
différent du précédent. C'est bien ainsi que Plotin, lisant Platon, propose de
le comprendre (Enn., II, 1, 2, 11).
83. La qualité de la condition physique constitue une condition essentielle
pour l'exercice de la vie intellectuelle ; voir Protag., 326b, et supra, III,
410a. Cet usage du terme philosophie est ici très général, c'est la vie d'étude
(Théét., 143d, 172c). Pour l'harmonie du corps et de l'âme, favorisée par
l'exercice, voir IX, 591c-d.
84. L'image est celle de la prairie où on va brouter, voir Protag., 320a, une
image qui pourrait évoquer les prairies célestes.
85. La présence de Thrasymaque, qui se tient en retrait, se laisse un peu
oublier, mais on peut douter qu'il ait été insensible aux attaques de Socrate
contre les sophistes. Voir supra, 493a et 495c.
86. C'est-à-dire parvenus à ce monde de l'au-delà (ekeî, c4), où l'âme
recommencera une nouvelle vie. Faut-il parler au sens strict d'une
réincarnation dans un autre corps ? La doctrine du livre X (608d) le
confirme, et Platon soulève donc bien ici la possibilité de poursuivre hors
de la vie présente des discussions philosophiques. Voir Apol., 41 et Phédon,
68a-b.
87. Passage intraduisible, jouant sur un effet de style, décrit par Aristote
comme la paromoiôse (Rhét., III, 9, 1410a24 sq.) : Platon enchaîne en effet
legómenon et genómenon, dont le sens peut être traduit littéralement comme
je l'ai fait, mais il joue de plus sur cet effet pour tourner en dérision les
propos de la rhétorique. Le sens est donc que la majorité a été saturée
d'exemples deparomoiôse et deparisôse (formule rhétorique de l'égalité des
membres de phrases), mais elle n'a jamais vu quelqu'un qui soit réellement
semblable et égal (parisōménon kaì homoiōménon, e3) au modèle de la
vertu.
88. Je ne suis pas le texte de J. Burnet, et je préfère la lectio difficilior
(parabálēi) à la leçon majoritaire des manuscrits (peribálēi), dont la
construction avec le datif ne donne aucun sens acceptable. La conjecture de
J. Adam ne me semble pas utile et lui-même reconnaît que le texte présente
une difficulté presque insurmontable. La nécessité et la chance dont il est ici
question peuvent être rapprochées du hasard divin de IX, 592a-e, autant que
de la faveur divine mentionnée supra (492e). L'avènement de la cité idéale
est possible, grâce à cette faveur divine, qui est pour le gouvernant une
inspiration (epípnoia, c1). Pour la mention des fils des gouvernants, qu'on
peut rapprocher des princes et dynastes de V, 473d, on peut sans doute
percevoir ici de nouveau une allusion au jeune Denys (Lettre VII, 327c).
Enfin, pour l'ouverture sur le monde barbare, assez rare chez Platon, voir
Phédon, 78a, et infra, 501b.
89. Plus exactement des vœux pieux. Platon reprend donc ici la thèse selon
laquelle l'éventualité d'une situation qui rende possible l'avènement des
rois-philosophes constitue une éventualité réelle. Il ne l'assortit, dans le
présent passage, d'aucune restriction.
90. Il s'agit de la Muse de la Philosophie (voir G.M.A. Grube, ad loc.).
91. Passage difficile, où on a soupçonné une corruption. Voir l'appendice IV
au livre VI, dans J. Adam (II : 78). Cette phrase est supprimée en entier par
J. Burnet, que je ne suis pas ici, car il y a de bonnes raisons de la conserver.
92. Au lieu de s'intéresser aux questions fondamentales, ces sophistes qui
sont étrangers à la philosophie se disputent entre eux (voir Charm., 154a
qui reprend la même expression). Isocrate, qui se serait reconnu dans ce
portrait, y a répondu (Sur l'échange, 260 sq.).
93. Les êtres réels, c'est-à-dire les formes intelligibles. La description du
monde des formes qui suit les présente comme des êtres bien ordonnés,
selon un tout harmonieux et éternel et évoque le monde des astres. Le
monde des formes est par lui-même un kósmos (c4) intelligible (katà lógon
échonta), que le Phèdre présente comme un lieu au-delà du ciel (247c). Voir
Théét., 174d, et Phédon, 79c-d, pour cette définition de la pensée comme
élévation vers des objets sublimes. Comparer Timée, 47b-c, où la vie de la
pensée est imitation du mouvement éternel du ciel.
94. Il s'agit de la vertu que le philosophe peut communiquer au peuple, mais
qui demeure à un degré inférieur de la vertu inspirée par la raison
philosophique chez le philosophe lui-même. Voir Phédon, 82b, où Platon
donne cette distinction.
95. Une tablette de cire ou d'argile, dont on se servait pour écrire. Cette
tablette doit être effacée, pour y inscrire de nouvelles écritures. Toute cité
existante doit donc être purifiée (katharàn, a3), avant de recevoir une
nouvelle constitution ; cette idée se trouve aussi dans les Lois, V, 735b-
736c. La méthode mentionnée infra (VII, 540e), qui consiste à expurger de
la cité tous ses membres âgés de plus de dix ans, a quelque chose de si
drastique qu'on hésite à la prendre au sérieux. De l'esquisse à la finalisation
complète de la constitution, il faut sans doute compter plusieurs étapes. Voir
infra, 504d, et Protag., 326d, pour la notion de l'esquisse (diagraphē̂s, a1 ;
hupographeḗ , a9). Le plan est une sorte d'abrégé schématique des principes
et des lois essentielles.
96. L'expression « par nature » (phúsei, b2) désigne la réalité intelligible de
la vertu en soi.
97. Ce terme (andreíkelon, b5) appartient à la technique de la peinture (voir
Crat., 424e) et désigne un pigment produisant la ressemblance de l'être
humain. Platon évoque les fondements d'une anthropologie, où les formes
éternelles du juste, du beau et du modéré en soi, sont contemplées par le
législateur qui leur associe les vertus qu'il implante dans l'humanité et qui
en sont, pour ainsi dire, les images. C'est ce mélange qui produit la
représentation humaine, c'est-à-dire la ressemblance du modèle exemplaire
de la vertu et de l'humanité. Platon rapproche cet homme exemplaire
d'Achille « pareil aux dieux » (Il., I, 131), reprenant le concept de cette
représentation divine (theoeíkelon, b7) induite dans l'être humain par la
contemplation des formes. Si l'être humain en effet porte en lui-même cette
image de Dieu, constitutive de sa propre représentation, c'est que les formes
sont divines. Plus l'homme se rapproche du monde intelligible, plus il
accomplit son humanité qui se fonde sur cette empreinte divine. Voir infra,
IX, 589d-e. Je ne suis pas Burnet, qui lit pròs ekeîn'aû, et j'adopte plutôt le
texte de Adam, qui rend plus explicite le contraste entre les deux directions
du regard : d'une part le monde des formes, d'autre part la similitude qui
sera implantée dans l'humanité. Voir J. Adam, app. V, ad loc.
98. Comment est-ce l'œuvre des législateurs que de façonner les caractères
de l'humanité ? Il s'agit ici de législateurs idéaux, appartenant au monde
d'une fiction transcendante qui créerait non seulement la cité, mais les êtres
humains destinés à l'habiter. Cette fiction d'un être législateur intermédiaire
partage certains traits avec le Démiurge du Timée, ne serait-ce que sa
contemplation créatrice des formes intelligibles. Dans ce moment de la
production des êtres humains, le législateur cherche à les rendre les plus
agréables au dieu possible. Voir infra, X, 612e. L'attribut (theophilḗ s, c1)
est riche de sens chez Platon, voir Euthyph., 7a, qui associe ce terme à la
piété, et infra, VIII, 560c, avec la définition du Philèbe, 39e : « Un homme
juste, bon et pieux n'est-il pas aimé des dieux ? » Voir aussi Lois, IV, 716c.
99. Une traduction littérale du participe présent rend-elle justice au
vocabulaire de l'être ? La question se pose et mériterait tout un
développement. Platon privilégie nettement un participe avec l'article (toû
óntos, d1) aux infinitifs. Mais si nous traduisons par « l'étant », alors nous
produisons un contresens, dans la mesure où ce terme désigne précisément
le contraire de l'être qui est chez Platon, c'est-à-dire le monde des formes.
Sur l'interprétation de l'ontologie, et sa reprise dans la critique moderne,
voir A. Boutot (1987).
100. La description réfère au passage de 485a sq. Pour les objecteurs, voir
V, 474a, et ici, VI, 487c.
101. Platon reprend ici le vocabulaire des groupes de la cité, qu'il a proposé
aux livres précédents, et auxquels il a fait correspondre les vertus
spécifiques. Je traduis, ici comme là, le terme génos par classe, ce qui
désigne leur groupe en tant que tel. Voir supra, IV, 434b.
102. Le tableau de la cité idéale s'apparente aux fictions des histoires
racontées, ce qui explique que Socrate affirme en faire le récit
(muthologoûmen, e4). Les aspects généalogiques de la cité, tout comme ses
aspects programmatiques, relèvent en effet d'une forme de mythologie, qui
ne sera mise à l'épreuve des faits qu'à l'avènement du gouvernement des
philosophes. Nous retrouvons ici l'opposition théorie et pratique (lógōi et
érgōi, e4) que Platon utilise souvent pour situer l'entreprise de la
République. Voir supra, III, 389d.
103. La confiance que met Platon dans le pouvoir d'un seul philosophe de
causer une modification radicale n'a rien de surprenant, si on pense aux
espoirs qu'il mit dans les projets de ses amis siciliens, pour ne rien dire de la
confiance qu'il avait dans ses propres capacités de réussir.
104. Dans cette éventualité, la plus optimiste qui soit, une cité verrait naître
en son sein un philosophe-roi qui, nonobstant les conditions concrètes de
son existence, convaincrait ses membres de le laisser gouverner pour établir
la cité idéale. Selon cette hypothèse, il n'est donc plus nécessaire que la cité
ait été purgée : Platon envisage le consentement des citoyens (ethélein, b8)
et la possibilité d'implanter le système des occupations en trois fonctions, et
les lois qui lui correspondent. L'affirmation de conclusion ne conserve
guère l'enthousiasme des moments de fondation des premiers livres : non
impossible (b8, c7), difficile (c6, d7), voilà les jugements qui clôturent
l'échange sur la réalisabilité du gouvernement des philosophes. Mais voir V,
473b, légèrement plus optimiste. Toute perspective concrète sera effacée,
quand il affirmera plus avant que la cité est un modèle céleste (IX, 592b).
105. Malgré un exposé substantiel des mesures concernant la communauté
et la procréation, Platon semble regretter de ne l'avoir pas lié à la question
de l'institution des gouvernants. Voir supra, V, 471c. Cette institution est la
plus importante et la plus difficile (pantelō̂s alēthḗ s, d7-8).
106. L'exposé retourne au moment où Platon avait commencé à exposer la
formation des gardiens, supra, III, 413e, et annoncé le présent exposé. Mais
alors que l'argument demeurait voilé, il devra maintenant s'avancer de
manière nette et précise.
107. Platon revient à la formule de III, 341b, ceux qui sont gardiens au sens
strict, ce sont les gardiens les plus accomplis (IV, 428d).
108. La liste des qualités, qu'on retrouve dans le Théétète (144a-b) est ici
examinée du point de vue de la stabilité, de la constance dans l'exercice d'un
effort. Associées à la juvénilité et à l'envergure d'un esprit de grand calibre,
ces qualités ne seront pas fréquemment développées en direction d'une
harmonie stable.
109. Supra, 484d-487a.
110. Dans l'exposé sur les épreuves des gardiens, III, 413c sq.
111. Dans des efforts de nature autre qu'intellectuelle, par exemple à la
guerre ou dans les jeux olympiques. Je n'ai pas cru nécessaire de m'écarter
du texte de Burnet, pour adopter la conjecture áthlois, qui reçoit la faveur
de Adam (ad loc.). Le texte est clair.
112. Platon récapitule la démonstration du livre IV, qui fait correspondre
aux trois classes de la cité les trois vertus symétriques, et donne à la justice
la fonction synthétique de constituer la vertu de l'harmonie de l'ensemble. Il
rappelle ensuite les conclusions, voir IV, 435d-436a, 441c.
113. Ce long chemin est celui de l'examen de la paideía complète des
gardiens, qui les conduira au fondement de l'édifice des vertus. Voir IV,
435d, pour la mention antérieure du chemin à parcourir. Ce chemin
implique-t-il un changement dans la méthode philosophique du dialogue ?
Selon J. Adam, ad loc., Platon quitterait ici le terrain de la psychologie pour
celui de la métaphysique. Pour B. Jowett, il s'agirait d'un passage d'une
conception populaire à un examen dialectique. Les analyses du livre IV
étaient pleinement spéculatives et métaphysiques, dans la mesure où elles
reposent sur le fondement de la structure de l'âme immortelle et de la
raison. On peut donc parler d'une psychologie qui est d'emblée
métaphysique, que les livres VI et VII vont compléter par la dialectique du
bien au-delà de l'être (509b).
114. Faisant écho au fait que la juste mesure de l'entretien philosophique est
la vie entière (voir supra, V, 450b), Socrate revient sur le lien de la
perfection et de la mesure (Pol., 284a, Phil., 64d et 66a). Adimante et ses
compagnons se satisferaient sans doute d'un examen moins approfondi (II,
372e, et V, 465e), mais il y a lieu de poursuivre.
115. La désignation de ce savoir au singulier (mathḗ matos, d3) le place au-
dessus de tous les autres, il constitue le terme de la formation des
philosophes. Qualifié de savoir suprême (mégiston, e4), ce savoir a pour
objet la forme du bien et Platon l'appelle dialectique (voir 505a).
116. Cette distinction entre l'esquisse et le tableau achevé
(hupographḕ /apergasía, d6-7) reproduit au sujet du savoir moral les
registres de réalité de la cité. De la même manière que les cités réelles ne
sont jamais que les esquisses de la cité idéale, les vertus saisies dans l'action
humaine ne sont que l'esquisse de ces vertus parfaites et transcendantes, qui
existent par soi et dont le fondement est la nature du bien. De l'exposé du
livre IV sur les vertus de l'âme à l'exposé sur les vertus en soi et sur le bien
en soi, la progression de la métaphysique est marquée comme un passage à
la réalité. Plus loin, le rapport des vertus au bien est exprimé comme le
rapport de l'apparence à la réalité, voir infra, 505d-e.
117. Je ne conserve pas l'appellation traditionnelle (l'idée du bien), car on ne
peut établir une différence quelconque entre idéa et eîdos dans le
vocabulaire métaphysique de Platon. J'ai également traduit « forme » pour
eîdos. Je n'ai pas noté le bien avec une majuscule de majesté – comme cela
pourrait s'imposer dans tous les cas où il s'agit de la forme absolue, et non
du concept du langage ordinaire – en raison de l'interprétation théologique,
héritée du néoplatonisme, que cette expression introduit alors explicitement.
Cette interprétation qui veut respecter précisément la sublimité et l'élévation
que Platon associe à la nature de la forme du bien a beaucoup de mérites
intrinsèques, mais je ne crois pas qu'elle soit exclue par une notation neutre.
Deux questions majeures se posent concernant le bien chez Platon : d'abord,
quel était le statut de cette doctrine, dont Socrate dit à Adimante qu'il l'a
entendue exposée à plusieurs reprises (504e8 et 505a3) ? Cette question se
trouve au centre de l'approche dite ésotérique de la pensée de Platon : la
doctrine du bien aurait été le cœur d'un enseignement réservé aux initiés et
non communiqué par écrit dans les dialogues. Voir M.D. Richard (1986),
qui résume le dossier des textes et présente une histoire de l'interprétation,
surtout allemande, de cette question difficile. Plus récemment, L. Brisson
(1998). On trouve ensuite la question, plus fondamentale, de la nature du
bien platonicien : doit-on l'identifier au Dieu de Platon, qui viendrait
couronner sa métaphysique, ou, tout en préservant sa prééminence, le
maintenir au rang du monde des formes ? Sur cette question aussi,
l'interprétation est divisée. Voir au premier rang, A.J. Festugière (1957), et
on accordera une place à l'interprétation de H.G. Gadamer (1996). Plusieurs
exposés éclairent le sujet, en particulier G. Santas (1985), D. Hitchcock
(1985) et M. Baltes (1997).
118. Puisque c'est par la forme du bien que les choses justes sont justes, on
peut exposer le rapport métaphysique de cette forme suprême aux autres
formes et aux êtres qui en dépendent comme un rapport de participation.
Mais Platon va préciser ce rapport en élaborant le type de causalité qui peut
éclairer le rapport du bien et de l'être. Il affirme lui-même que notre
connaissance est insatisfaisante, bien qu'elle soit essentielle.
119. Quelle est la nature de ce connaître (phroneîn, b2) ? Par le choix d'un
terme associé à l'idée de la sagesse philosophique (phrónēsis, b6), Platon
allie le savoir d'une science suprême à une activité de contemplation qui
rend celui qui l'exerce meilleur et plus sage. Platon critique donc ici la
prétention à connaître le bien, sur le modèle d'une connaissance ordinaire, et
il pense que le statut de cette connaissance est plus élevé. S'il ne parle pas
d'une epistḗ mē du bien, mais d'une phrónēsis, nous devons en tirer la
conséquence suivante : ce que la majorité croit être la connaissance du bien
n'est pas la véritable connaissance requise du philosophe. Voir sur ce
concept, l'étude de M. Dixsaut (2000 : 93-119).
120. Peut-on les identifier ? Peut-être les penseurs cyrénaïques, mais plus
sûrement l'opinion populaire en général. Pour la discussion, voir Phil., 13a-
c, 67b, mais on peut suivre J. Adam qui pointe aussi Calliclès (Gorg., 495a-
49c).
121. Derrière tout bien particulier, poursuivi dans la recherche de ce qui est
beau et juste, se profile le bien suprême, la forme du bien, présentée ici
comme terme ultime, et donc cause finale au sens où Aristote y reviendra
(Mét., Λ, 9, 1074b15 sq). Voir Phèdre, 98b, Phil., 20d et 54c, et Lois, IV,
715e sq., passages où le lien de la finalité et du bien suprême est mis en
relief.
122. Platon introduit ici le concept de l'opinion droite, une opinion qui tout
en étant vraie, est dépourvue du savoir qui la fonde. En ce sens, elle est
aveugle. Voir Ménon, 97a-98a, Théét., 201c, et Timée, 51d-e. Platon
l'affuble ici de trois adjectifs péjoratifs : vil, aveugle, difforme. Sur ce
concept et sa place dans l'épistémologie platonicienne, voir Y. Lafrance
(1982).
123. Malgré les efforts de plusieurs interprètes pour retrouver, soit dans le
Philèbe, soit dans un dialogue perdu, soit encore dans les doctrines non
écrites, un exposé complet concernant la nature du bien, il faut se rendre à
l'évidence que le présent passage est tout ce que contient le corpus
platonicien sur le sujet. On peut aussi noter que la recherche sur la justice
(V, 472b) risquerait de se perdre si Socrate s'engageait dans un exposé sur la
métaphysique du bien.
124. L'image est empruntée au vocabulaire de la parenté, et laisse percer un
écho de ces princes et fils de rois mentionnés plus haut. Si le rejeton du bien
est le soleil, le bien sera le père (toû patròs, e6). Voir Lois, X, 897d.
125. Jeu de mots intraduisible, sur le double sens du mot tókos, qui signifie
à la fois le rejeton qui a été enfanté, et les intérêts résultant d'une dette. Voir
infra, VIII, 555e, et pour une expression comparable, Pol., 267a.
126. Voir V, 475e.
127. Périphrase nécessaire pour traduire pálin aû (b6) : pour chaque forme
intelligible, posée comme forme dont participent plusieurs choses multiples,
il faut maintenant affirmer qu'elle existe de manière unique, selon ce qu'elle
est elle-même par elle-même, comme forme. L'affirmation du multiple, qui
s'exprime dans les distinctions du langage ordinaire, est donc renversée par
l'affirmation de la forme unique du beau, du juste et de tous les prédicats du
même genre. Sur la forme unique, voir Phil., 16c-d.
128. La structure de l'opposition entre le visible et l'intelligible repose sur la
distinction de deux opérations : percevoir – le sens de la vue agissant de
manière métonymique pour l'ensemble de la perception – et penser. Le
vocabulaire de la pensée est construit pour l'essentiel sur l'ensemble des
termes formés à partir de l'intellect (noûs, noeîsthai, nóēsis, tópos noētós,
diánoia) : ce lexique noétique n'est pas en filiation directe avec celui de
l'intellect, qui s'imposera plus tardivement, et je crois plus fidèle, autant que
possible, de le maintenir dans sa parenté avec la pensée, et d'éviter les
vocables qui rapprochent du concept ou de l'intelligence.
129. Expression qu'on peut rapprocher de la démiurgie du Timée, et
notamment de la fabrication de l'âme humain (pour la perception, Timée,
61c-69a).
130. Ce n'est certes pas le sens ordinaire de la fonction ou de la faculté qui
est exprimé ici (dúnamin, c8), mais la possibilité, d'autant plus que
l'expression regroupe les deux versants du phénomène, la vue et la
visibilité. Le terme sert d'antécédent dans le développement qui suit, et
revient en 508a1 et 508b6, pour exprimer le pouvoir spécifique de la vue et
de l'œil.
131. L'argument repose sur le simple fait de la nécessité de la lumière pour
l'exercice de la vue, les autres sens (ouïe, toucher, odorat, goût) ne requérant
pas la lumière. Platon connaissait le rôle de l'air dans la transmission du son
(Timée, 67b) et s'il semble l'oublier ici, c'est parce que l'argument se
concentre sur la lumière, et non sur le médium nécessaire pour chaque sens.
132. L'antécédent (en autoîs, d12) a été mis question, mais il ne fait aucun
doute que Platon assigne la présence de la couleur aux objets ; voir infra,
508c. Pour les arguments de ceux qui soutiennent que Platon affirme ici que
la couleur est dans les yeux, voir J. Adam (note ad loc., et app. VIII, vol. II :
82-83).
133. Le sens de ce rapport est le lien de condition nécessaire qui soumet
l'exercice d'un sens à son milieu d'effectuation. Platon parle d'un type ou
d'un genre de rapport (idéa, e6), ce qui donne une bonne indication de son
degré de formalité abstraite : il s'agit de la catégorie de rapport liant les
facultés à leurs objets. Comparer par exemple, Théét., 156a, et pour un sens
comparable du terme idéa, voir Phil., 64e.
134. Il est difficile, à compter de ce seul passage, d'affirmer que Platon
considérait les astres comme des êtres divins, mais d'autres passages le
montrent clairement (Timée, 40a). La question de la religion astrale de
Platon a été beaucoup discutée dans la foulée de la lecture de l'Épinomis,
mais on peut en retrouver l'expression dans les dialogues. Voir P. Boyancé
(1952). Une interprétation purement métaphorique de la divinité du ciel ne
rendrait pas justice à l'ensemble de ce passage, qui associe la divinité
céleste et la forme du bien. Comparer Apol., 26c, où Socrate fait profession
de foi en la divinité du soleil, et sa prière à la fin du Banquet (220d).
135. Littéralement, ce qui possède au plus haut point la forme du soleil
(hēlioeidéstatón, b3) ; voir infra, 509a1.
136. La métaphore de l'écoulement, de l'émanation (hṓ per epírruton) aura
une grande portée dans l'histoire de l'interprétation néoplatonicienne de l'Un
et du Bien et ce thème trouve, pour ainsi dire, sa source ici. Le terme est
rare, voir Timée, 43a et 80d.
137. Ce lieu intelligible est le monde des formes séparées, qui sera désigné
ailleurs comme monde intelligible (kósmos noētós). L'analogie du soleil
produit ainsi une symétrie à quatre termes : bien/soleil, lieu intelligible/lieu
visible, êtres intelligibles (formes)/choses visibles, intellect/vue. Sur la
désignation de ce rapport comme une « analogie » (análogon, b13), et sur
tous les problèmes d'interprétation de cette analogie, voir d'abord
Y. Lafrance (1987) qui présente un bilan détaillé des interprétations. Voir
aussi V. Goldschmidt (1971). Ce rapport est complété ensuite par l'analogie
de la vérité et de la lumière.
138. L'âme est donc le principe qui intègre l'intellect comme sa fonction la
plus haute, parce qu'elle est la fonction de la pensée. Y a-t-il un état de
l'âme qui est dépourvu d'intellect ? Quant l'âme ne se tourne pas vers les
intelligibles, mais seulement vers les opinions, elle ne pense pas au sens
strict, et en conséquence elle n'actualise pas l'intellect. Quant à la distinction
des opérations de l'âme (d6), qui semblent montrer une progression de la
pensée à la connaissance, et de la connaissance à la possession de l'intellect
(une forme de saisie intellectuelle, que Platon nomme ensuite nóēsis), elle
est exposée dans l'analogie qui suit immédiatement, celle de la ligne.
139. Le texte est ici très difficile. J. Adam lui a consacré un appendice très
utile (II : 83-84), où il résume les arguments qui le conduisent à introduire
une correction. Celle-ci semble en effet s'imposer, car si nous conservons le
génitif du participe des meilleurs manuscrits (hōs gignōskoménēs, e4), la
formulation devient redondante : Platon affirmerait que la forme du bien
serait la cause de la connaissance et de la vérité, en tant qu'elle est connue.
En adoptant l'accusatif, on obtient un sens satisfaisant : cause de la science
et de la vérité, la forme du bien est également susceptible d'être connue.
Cela semble confirmé par la suite de l'analogie, au sujet des objets
connaissables (b6). Cette interprétation a été retenue par Grube et je
l'adopte également. Mais en sens contraire, voir B. Jowett, ad loc.
140. En redoublant l'énoncé concernant la subsistance de l'intelligible,
Platon fait intervenir une distinction, pour la première fois dans la
République, entre l'être et l'essence. S'agissant des intelligibles, c'est-à-dire
des formes, le bien est leur cause. Mais quel est le sens de cette causalité ?
De la même manière que le soleil est la cause des êtres sensibles, tout en
n'étant pas lui-même leur genèse, le bien est la cause des êtres intelligibles,
tout en n'étant pas lui-même être. L'analogie ne permet pas d'aller au-delà,
et il n'y a pas de distinction correspondant à celle de l'être et de l'essence
pour le monde sensible, dans la mesure où il n'y a pas, dans la conception
métaphysique de Platon, d'être du sensible, seulement un devenir (génesis,
b3). Il faut donc interpréter cette distinction. Selon J. Adam, ad loc., elle est
superficielle et les deux termes auraient le même sens ; on peut cependant
distinguer l'être comme subsistance de la forme (son éternité immuable), et
son essence en tant qu'elle est une forme, unique et accordée à un domaine
de référence qui la spécifie comme forme unique (par exemple, la forme du
beau, le beau en soi). En plaçant la forme du bien au-delà de l'essence, mais
sans mentionner qu'elle est également au-delà de l'être, on pourrait saisir
une précision concernant la doctrine du bien : comme forme, la forme du
bien subsiste éternellement, au même titre que toutes les formes, mais
comme bien, elle transcende toute particularité et ne saurait donc être
assimilée à ce qui fait de chaque forme l'eîdos particulier qu'elle est, c'est-à-
dire chaque fois une ousía particulière. Au contraire, la forme du bien est
au-delà des formes eu égard à cette transcendance (epékeina tēs ousías, b9)
qui la détermine comme absolue souveraineté. L'interprétation de ce
passage a été beaucoup influencée par l'importance de la forme du bien
dans le néoplatonisme, surtout chez Plotin (voir Enn., VI, 9). Selon cette
interprétation, la forme du bien est même au-delà de l'être, ce qui porte à sa
limite l'affirmation encore obscure de la République. Sur ce point, voir
d'abord H.J. Krämer (1969, 1990 et 1997).
141. La légèreté apparente du ton est sans doute favorisée par la remarque
de Glaucon, qui contient elle-même un jeu de mots : son hyperbolḗ (c2) est-
elle la transcendance du bien ou tout simplement l'idée d'une exagération
dans le propos de Socrate ? On pourrait dire, suivant une indication de
G.M.A. Grube (voir DL, II, 118), qu'ici Socrate lui rend sa monnaie, car ce
n'est pas seulement un jeu de mots fondé sur la consonance de
ouranós/horatós, mais aussi un écho de ouranoû/ nóētoû, où s'entend le
nom de l'intellect au génitif (noû) associé au monde intelligible (nóētoû).
J. Adam, ad loc., suppose de son côté que Platon veut éviter une étymologie
courante (Crat., 396b), qui fait dériver le ciel (ouranós) du visible
(horatós), alors même qu'il s'agit ici de renforcer la proximité du ciel et des
formes intelligibles.
142. Proclus avait déjà pris position sur le texte (In Remp., I, 288, 20-24 ;
III, 96) : s'agit-il de segments égaux (ísa) ou inégaux (ánisa) ? Si le texte est
clair et exprime nettement une inégalité, la question se pose de savoir
pourquoi une symétrie de deux mondes – et à l'intérieur de chacun, entre
deux registres distincts – doit s'exprimer dans cette inégalité. Le privilège
du monde intelligible impose de lui donner une représentation plus
importante, et ainsi en décroissant vers les domaines inférieurs de
l'ontologie. Voir le schéma, en annexe. L'érudition sur la ligne est plus
abondante que sur tout autre passage du corpus platonicien, et nous devons
aux travaux de Y. Lafrance de pouvoir y voir un peu clair. Ses travaux
bibliographiques et critiques permettent en effet de retracer tous les
problèmes soulevés depuis l'Antiquité, et de revoir l'histoire de leur
interprétation. Voir Y. Lafrance (1987). Toute la classification repose sur les
critères de la clarté (monde sensible) et de la vérité (monde intelligible).
Pour le rapport de la ligne et de la caverne, voir V. Karasmanis (1988).
143. Deux formulations semblent se superposer pour désigner le domaine
inférieur de la ligne : dans un premier moment, Platon oppose le visible et
l'intelligible, mais ici il désigne le visible comme domaine de l'opinable
(doxastòn, a9), qui s'oppose au connaissable (gnōstón, a9) : cette
terminologie, plus épistémologique qu'ontologique, revient infra, 511d, et
elle permet un rapprochement avec l'allégorie de la caverne, qui suit
immédiatement, le monde des ombres et des simulacres étant celui de
l'opinion. La cohérence des trois grands discours (soleil, ligne, caverne) a
fait l'objet de plusieurs études, qui la plupart convergent pour montrer la
rigueur de l'ontologie.
144. Les objets imités par les images, et qui sont eux-mêmes les imitations
des formes intelligibles. Voir infra, la reprise de la question ontologique de
l'imitation, X, 599a, et Lois, III, 688b.
145. Il s'agit de propositions non démontrées, introduites ou bien comme les
axiomes des théoriciens, ou bien comme les hypothèses des géomètres. Voir
Ménon, 86e (avec la note de M. Canto-Sperber, ad loc.). L'hypothèse en
métaphysique comprend certains traits de l'hypothèse mathématique : le
rapport à la démonstration est absolu (une hypothèse demeure une
hypothèse tant qu'elle n'est pas démontrée) et la productivité est une raison
suffisante de la formuler (même invérifiable, elle peut entraîner d'autres
hypothèses). Dans le présent passage, le premier moment est marqué par
une dialectique ascendante : l'examen des images et des objets conduit à
faire l'hypothèse de leurs modèles réels, les formes. Le sens de l'hypothèse
est donc : considérant telle image, il existe tel être qui est son modèle. Dans
le monde intelligible cependant, les formes ne sont pas dans une relation
d'image ou d'imitation au principe non hypothétique, et la progression des
formes vers le principe suprême utilise cette fois les formes comme
hypothèses. La formulation est alors : si les formes existent, alors le bien
existe. Voir infra, VII, 532a-533c. Admettons, dit autrement, l'existence du
beau en soi, ou du juste en soi, alors il faut démontrer que le juste en soi
n'est possible que par la forme du bien, et cela doit être fait dialectiquement,
sans recourir à aucun moment à des objets sensibles. Les aspects progressifs
de la dialectique sont dans le corpus platonicien plus manifestes que les
exemples de déduction pure : on peut noter, par exemple, la dialectique de
l'égal dans le Phédon, ou de la beauté dans le Banquet. Pour la déduction
pure, on peut en trouver l'esquisse dans le Timée, alors que la production de
l'univers est déduite de la forme du Parfait incréé.
146. Ce passage doit être lu dans un rapport étroit au programme des
sciences, qui intervient en VII, 522c-531d. Platon se contente pour l'instant
de distinguer les hypothèses des sciences propédeutiques des hypothèses de
la dialectique supérieure qui achemine vers la position de la forme du bien.
Pour les « formes visibles » que sont les dessins et schémas des savants,
voir Euth., 290b, et Lettre VII (342a sq.), qui ne sont jamais que des
approximations des schèmes mathématiques (VII, 526a). Ceux-ci sont des
êtres en soi (autà ekeîna, 511a), distincts des formes intelligibles. Ce
passage pose la redoutable question du statut des êtres intermédiaires entre
les formes et les êtres sensibles particuliers, un problème rendu plus aigu
par la question du statut de la diánoia : si en effet la pensée discursive
(dianoia) constitue un registre intermédiaire entre l'opinion et la
connaissance de l'intellect, quels sont les objets qui lui correspondent ?
Cette question est bien exposée dans Y. Lafrance (1989). Voir également
N.D. Smith (1981).
147. Les deux significations, à ce stade du dialogue, ne sont pas vraiment
distinctes : Platon tire le concept de la science dialectique de l'exercice
même du dialogue, dont la force (dúnamis, b4) rend possible le passage des
formes au principe qu'est le bien.
148. Au sens strict, les arts ou types de savoirs particuliers qui constituent
l'ensemble des sciences (la géométrie, l'harmonique, mais aussi la musique
et la poésie). Voir Protag., 318e, et Théét., 145a-b. Comme le curriculum
platonicien le montre, ces arts sont principalement mathématiques, et cela
explique que l'exposé se termine sur une distinction claire de la pensée et de
l'intellect : la pensée (diánoia) demeure liée à l'exercice des mathématiques
et elle ne se libère jamais des hypothèses, alors que l'intellect (noûs)
procède vers le principe anhypothétique et est à proprement parler le nom
de la pensée philosophique et dialectique.
149. Malgré sa provenance résolument contemporaine, cette traduction me
semble la seule qui soit adéquate pour páthēmata (d7). Il ne s'agit ni
d'opérations particulières, qui seraient finies et limitées, ni de facultés, qui
désigneraient par exemple des fonctions ou même des parties de l'âme.
Comme l'ensemble de l'exposé de la ligne est organisé sur le critère de la
clarté et de la vérité, on peut sans risque proposer que Platon distingue ici
les états de l'âme, aux divers degrés de la perception et de la connaissance,
c'est-à-dire selon les objets vers lesquels elle se tourne pour percevoir et
penser. Déjà en ce sens, J. Adam parlait de state of mind. La représentation
(eikasía) est l'état mental qui résulte de la pure perception, c'est l'image
mentale ; la croyance (pístis) est croyance dans la réalité du visible et du
sensible, supérieure en clarté à la pure représentation. On peut discuter sur
la nécessité de confiner la représentation aux seules images (eikónes), mais
dans la mesure où il s'agit de l'ensemble du monde de la doxa, il s'agit plutôt
d'une différence de degré dans la clarté de l'opinion ou de la perception, et
non une stricte différence d'objets. Sur l'épistémologie platonicienne et la
question des formes et des états mentaux, voir d'abord N.P. White (1992).
Livre VII

1. L'allégorie de la caverne propose une comparaison élaborée, dans


laquelle chaque élément est destiné à éclairer un aspect de la condition
humaine. Son propos est à la fois plus vaste et moins technique que l'exposé
de la ligne, et la correspondance de l'ontologie et de l'épistémologie de
chacun de ces passages ne doit pas être recherchée avec trop de précision.
Les quatre divisions de la ligne ne sont pas en effet exactement équivalentes
aux quatre registres du monde de la caverne : les ombres sur la paroi, les
objets dans la caverne, les reflets à l'extérieur, et les objets extérieurs.
L'interprétation de la lumière réelle (515e), le soleil, renvoie cependant à
l'analogie du soleil et favorise un rapprochement avec la forme du bien. La
situation d'origine (páthei, a1) n'est cependant pas expliquée, ni rapportée à
une cause particulière qui serait responsable de l'enchaînement des
prisonniers. L'abandon des prisonniers peut être rapporté au thème orphico-
pythagoricien de la prison du corps pour l'âme : le Phédon nous apprend
que le monde est pour ainsi dire le tombeau de l'âme. Cette situation
d'enfermement est une forme d'expérience qui représente la condition
générale de l'existence humaine, considérée dans son manque d'éducation
(apaideusías, a2). Pour ce sens du terme pathos, voir supra, VI, 488a.
L'allégorie est un locus solus dans le corpus platonicien, même si on peut
esquisser un parallèle avec le Théétète (172c-177c), pour la question de la
culture. On ne peut non plus lui trouver de sources littéraires précises,
même si le thème de l'antre et des grottes est bien présent depuis Homère
jusqu'à Empédocle (DK, 32 ; B120). Lié en général à l'Hadès et à la
divination, la caverne est le lieu exemplaire de la rencontre avec les morts.
Voir Proclus (In Remp., 292, 22-296, 15 ; II, 101-104) et la reprise de
l'allégorie chez Cicéron (De la nature des dieux, II, 95). La complexité de
l'interprétation de ce passage, souvent considéré comme le cœur de la
République, lui vient de ce qu'il compose un abrégé de l'ontologie, de la
doctrine de la connaissance et de la philosophie politique : ce texte est en
effet autant un exposé de métaphysique qu'une leçon sur le devoir du
philosophe de s'engager dans les affaires de la cité, quel que doive être son
destin. L'allégorie se termine en effet par une leçon de courage, où le lecteur
est invité à reconnaître Socrate. Il faut enfin y voir, un moment rare chez
Platon, une invitation à la liberté et une éthique qui la rend pensable. Voir
en ce sens la lecture de Th.A. Szlezak (1997), qui présente une synthèse de
l'interprétation contemporaine.
2. Le regard des prisonniers est tourné vers la paroi qui se trouve au fond de
la caverne, c'est-à-dire dans la portion basse du souterrain. La caverne
possède une ouverture, qui permettra à ceux qui se libèrent de sortir, mais
cette ouverture est lointaine et la lumière du jour ne pénètre pas jusqu'au
fond. L'orifice est aussi large que le couloir caverneux et l'inclinaison du
souterrain est assez raide, voir infra, 515e7. Voir l'illustration en annexe.
3. Ils sont séparés des spectateurs par un petit muret, et comme il s'agit d'un
théâtre d'ombres, ce muret les cache. Le long de ce muret, des porteurs
d'objets divers se déplacent, et la lumière du feu projette l'ombre de ces
objets sur la paroi du fond de la caverne. Il faut donc supposer qu'ils portent
ces objets sur leurs têtes, ou assez en hauteur pour que ces objets soient
projetés sans qu'eux-mêmes apparaissent. Pour l'image des marionnettes,
voir Lois, I, 645b ; VII, 804b.
4. Je suis le texte de J. Burnet qui, contrairement à J. Adam et É. Chambry,
opte pour une lecture très simple, fidèle à la lecture de Proclus. Je ne retiens
pas en effet onomázein, qui oblige à des contorsions inutiles et qui résulte
probablement dans la tradition majoritaire (A, D, M) d'une corruption
causée par la similitude avec nomízein. Le sens est très clair : les
prisonniers confondent les ombres avec les êtres réels (tà ónta, b5). Voir en
ce sens Parm., 130c, et Timée, 51b-52a.
5. La question se pose en effet de comprendre par quelle intervention une
telle libération pourrait intervenir, une question d'autant plus pressante que
l'origine même de cette situation d'enchaînement n'est pas expliquée par
Socrate. S'agit-il d'une punition pour quelque faute, s'agit-il d'une allégorie
de l'existence humaine interprétable uniquement à la lumière du mythe
orphique de la chute de l'âme, ou simplement d'une représentation destinée
à faire comprendre les aspects épistémologiques du rapport entre le réel et
l'apparence livrée à l'opinion ? Dans cette allégorie, le niveau du dispositif
instituant la scène de l'existence enchaînée et livrée à l'égarement
(aphrosúnē, c5) est certainement aussi important que la distinction des
niveaux d'être et de connaissance qui en a constitué, pour toute la tradition
platonicienne, l'interprétation la plus manifeste. Le terme phúsei (c5) a été
interprété très diversement. R. Nettle-ship (II : 260) le rend équivalent à un
aveu d'ignorance (no one knows how) ; J. Adam pense que la libération des
prisonniers est un retour à la condition « naturelle » (ad loc.).l convient de
l'interpréter en rapport avec le verbe qui suit (sumbaínoi, c6), le sens étant
que cette libération serait accidentelle et suivrait le cours hasardeux des
choses. Déjà en ce sens, voir B. Jowett, ad loc. Si la libération intervient
dans le cours des choses, la remontée en revanche sera l'objet d'une
contrainte : les prisonniers résisteront et devront donc être forcés (bíai, e6) à
remonter le souterrain vers la lumière. Le rôle de l'éducation dans cette
remontée correspond aux étapes de la formation des gardiens, mais cette
éducation est réservée à une élite et la libération universelle ne peut être
déduite de l'allégorie. Voir C. Strang (1988).
6. Le caractère soudain de la libération rappelle l'éblouissement et la
soudaineté de la révélation de l'être et du beau en soi, dans le Banquet
(210e, 212c, 213c, 223b) ; voir également infra, 516a-e, et Lettre VII, 341c.
7. À rapprocher de Phédon, 66c qui enchaîne les simulacres en tout genre et
les futilités (trad. M. Dixsaut). Voir aussi Gorg., 492c8. Le sens ordinaire de
ce mot l'associe à des sornettes, des paroles en l'air, mais ici il est question
de choses vues : les reflets sur la paroi des effigies portées dans la caverne.
8. Ces reflets sont visibles sur la surface de l'eau et ils font partie de
l'ensemble de ce que Platon désigne comme des simulacres (eídōla, a7).
Voir infra, 520c, 532b-c, 534c ; en 532e, Platon associe ces simulacres aux
premiers objets de la pensée dialectique, point de départ de la remontée vers
les objets réels et le vrai. Pour le terme et la crainte de l'éblouissement, voir
Phédon, 100a.
9. Non pas que cette sagesse ait été grande ou supérieure, mais simplement
qu'elle était limitée, puisque le prisonnier libéré voit maintenant combien
les connaissances dont il disposait dans la caverne étaient réduites.
10. Ce passage de l'Odyssée (XI, 489-490) était déjà cité par Platon, au
début du livre III (386c). Il rapporte le témoignage d'Ulysse, descendu chez
Hadès, au sujet du regret éprouvé par Achille de sa vie sur terre :
« J'aimerais mieux, valet de bœufs, vivre en service chez un pauvre fermier,
qui n'aurait pas grand chère que régner sur ces morts, sur tout ce peuple
éteint ! » (trad. Victor Bérard). L'analogie avec la caverne se fonde ici sur le
fait qu'Achille exprime son malheur dans le monde des ombres et son désir
de retrouver la vie réelle.
11. L'expression (doxázein, d7) ne signifie pas avoir ou exprimer une
opinion, mais est ici l'équivalent de se fonder sur l'opinion ; ceux qui ont
quitté le monde de la grotte et ont pris conscience de l'existence réelle d'un
monde supérieur ne sauraient désirer retourner à leur existence antérieure,
marquée par l'apparence et l'opinion.
12. Le terme (gnōmateuónta, e8) est difficile à traduire, compte tenu qu'il
s'agit d'un hapax en grec classique. Les prisonniers s'exercent à reconnaître
les ombres et à faire des hypothèses sur ce qui défile devant eux. Une
proximité étymologique avec le gnômon pourrait indiquer qu'il s'agit d'une
mesure des ombres, mais le contexte de l'ontologie favorise plutôt l'idée
d'une reconnaissance des formes.
13. L'évocation du destin de Socrate est ici on ne peut plus claire et toute
l'entreprise de « libération » des Athéniens, prisonniers de la démagogie de
leurs dirigeants, a conduit le philosophe à une mort qui est ici expliquée par
l'aveuglement, voire le ressentiment, d'une population privée de culture et
prompte à se retourner contre le messager de la raison.
14. L'allégorie est maintenant exposée pour sa signification, et la
correspondance des termes avec leur explication philosophique est
explicitement proposée par Socrate (517a-518b). La concordance de
l'allégorie avec les discours du soleil et de la ligne pose plusieurs problèmes
de détail, auxquels une érudition abondante s'est attachée. Mais pour
l'essentiel, la structure qui sépare le monde visible et le monde intelligible
est enrichie par l'introduction d'une composante dynamique, qui est la vie
du philosophe, de sa libération à son engagement dans la vie politique
active.
15. J'ai traduit au sens fort, en rapportant ce passage à la mention de la belle
espérance (VI, 496e) et en tenant compte de la mention du dieu. Socrate
n'exprime pas seulement un souhait dans la progression du dialogue, mais il
évoque l'horizon spirituel et métaphysique de la dialectique. La libération
par la connaissance conduit en effet ultimement à la libération du corps, et
cette perspective intervient nettement au livre IX, avec l'évocation du
bonheur du juste dans l'éternité. En ce sens, toute espérance est espérance
de l'immortalité de l'âme. La mention du dieu confirme cette interprétation
et elle annonce la fin de la République, où cette espérance est de nouveau
proposée.
16. Rappel de la doctrine du bien, qui est le père du soleil. La mention, à
peine esquissée, de la possibilité de voir le bien – avec peine (mógis, c1) –
est d'une grande importance pour la discussion des limites de la
connaissance chez Platon. Ce passage affirme en effet que la forme du bien
fait partie du monde connaissable (b8), mais cette proposition doit être
rapprochée de 509b, qui place le bien au-delà de l'être. Dans ces trois
discours, sa connaissance semble suspendue à une approche indirecte, ou
alors comme la tradition néoplatonicienne le proposera, par le moyen d'une
appréhension, d'une saisie directe et mystique. La comparaison avec
l'intuition du beau en soi dans le Banquet (210e) favorise cette
interprétation. Sur cette question qui divise toute la tradition exégétique,
voir d'abord A.J. Festugière (1967) et M. Dixsaut (2000 : 121-151).
17. Ceux qui sont remontés hors du souterrain et analogiquement, ceux qui
ont atteint la connaissance du monde intelligible. La polarité du monde de
là-bas (entaûtha, c8) et du monde d'ici structure toute l'expérience
intellectuelle et spirituelle du platonisme, dont la dynamique d'ascension
montre dans plusieurs passages son lien fondamental à la métaphysique des
formes. Voir, par exemple, Banq., 211d.
18. Seul emploi dans la République de ce terme, en général utilisé pour
désigner des statuettes religieuses (agalmátōn, d9). Voir Banq., 216d. La
correspondance proposée ici, dans le domaine de la vie des opinions et des
jugements, concerne le rapport entre les propos des cours de justice (les
ombres) et la réalité des lois.
19. Qui sont ces propagateurs d'une théorie nouvelle de la formation et de
l'éducation, sinon les sophistes ? Le grand exposé sur l'éducation
platonicienne qui s'amorce ici commence par une déclaration de modestie,
proche de la profession d'ignorance de Socrate : Platon déclare en effet qu'il
n'est pas comme ceux qui prétendent remplir l'âme de ceux qu'ils forment.
Ce passage doit être lu en résonance avec le Théétète (149 sq.), où Socrate
prétend seulement libérer les âmes de ceux qui s'adressent à lui. Pour la
profession des sophistes, voir Protag., 318e-319a, et Gorg., 447c.
20. Il s'agit de l'intellect, que Platon compare à l'œil de l'âme. En tant que
puissance d'apprendre et de contempler, l'intellect est la condition de
possibilité de l'accès à la connaissance ; il n'est pas, en lui-même, cette
connaissance pour autant, laquelle ne s'actualise que dans la contemplation
des formes intelligibles. Il ne faut donc pas forcer l'interprétation de ce
passage vers une opposition entre ce que serait l'enseignement des
sophistes, et une doctrine innéiste, fondée sur la réminiscence, telle qu'on la
trouve par exemple dans le Ménon (81a sq.). Platon s'oppose simplement à
un pur endoctrinement, et il pense que la paideía réside plutôt dans une
conversion de l'âme vers l'intelligible. D'autres passages dans le corpus sont
plus explicites sur la question de la réminiscence et sur la parenté
transcendante des formes et de l'intellect, par exemple, Phédon, 72e-73a.
21. Au sens classique du terme (téchnē, d3), cet art est donc un savoir qui
est appelé à se fonder sur une connaissance. La finalité explicite de la
formation philosophique est énoncée ici comme une conversion, qui est à la
fois un détournement du monde du sensible et de l'opinion et un
retournement (periagōgē̂s, d4) vers le monde intelligible. Voir infra, 521c.
Cet art ne conduit pas à une production, comme celui des sophistes, mais à
une mise en œuvre : il induit la puissance de la pensée, et ne prétend pas
produire les connaissances, encore moins les déverser purement et
simplement dans l'esprit de ceux qui entreprennent le parcours dialectique.
Sur la « mise en œuvre », un terme rare (diamēchanḗ sasthai, d7), voir Lois,
V, 746c, Lettre VII, 348a, et Banq., 216c. La comparaison avec le Ménon ne
s'impose pas : le fait que Platon mentionne ici l'existence de la « puissance
de voir » n'implique aucune connaissance antérieure, seulement la réalité du
pouvoir de l'âme de connaître l'intelligible.
22. Les vertus de l'âme, qui sont les vertus accompagnant l'exercice de la
connaissance et de la pensée (toû phronē̂sai, e2), sont mises en parallèle
avec les vertus du corps, qu'on appellerait plutôt qualités. Ce passage n'est
qu'un exemple de la difficulté de traduire le vocabulaire de l'excellence
(aretḕ ), qui recoupe aussi bien les excellences de la condition physique que
les vertus de l'âme. Comme le corps se développe par l'exercice, l'âme
atteint la vertu par la paideía. J. Adam, ad loc., note que le sens de la
phrónēsis a changé, du livre IV (428b et 433b) au présent passage, en raison
du contexte plus intellectuel. En fait, le sens s'est précisé, en
approfondissant le lien de la vertu de la pensée à son exercice : la sagesse
qui trouve son premier domaine dans la modération s'accomplit chez Platon
dans une contemplation qui est l'essence du phroneîn, de la pensée.
Comparer pour le sens moral plus général, Protag, 333d, et pour le sens
plus intellectuel, Phil., 11b-d.
23. La divinité de l'intellect participe de la divinité de l'âme et de son
immortalité. Pour le principe, je traduis ainsi tinòs (e2), qui exprime non
pas un vague quelque chose, mais un principe de l'âme. La vertu de la
pensée est la sagesse intellectuelle, cette phrónēsis qui atteint ici son
registre le plus élevé. Sur ce concept, voir M. Dixsaut (2000 : 93-119).
24. Le poids des désirs et des convoitises appesantit l'âme et la garde rivée
dans le devenir. Voir infra, X, 611c, et Phédon, 81c. L'âme peut-elle, par le
poids du désir, s'alourdir au point de n'être que corps ? Notons l'idée qu'elle
peut devenir de l'espèce du corps (Phédon, 83d), puisque chaque plaisir la
lie davantage, comme un clou, au corps.
25. Ces îles sont situées aux extrémités de la terre habitée. Elles sont
décrites par Hésiode (Travaux, v. 167-173), qui y place les héros de la
quatrième race, mais aussi par Pindare (Olymp., II, 75-86) qui y voit la
récompense des âmes les plus pures. Voir infra, 540b, Gorg., 526c et 520d
(le lieu le plus pur), et Phédon, 114c et 109b. Platon associe donc
l'eschatologie de l'au-delà à ce monde des formes intelligibles, contemplé
par le philosophe. Celui-ci ne descendra pas de son plein gré. Voir I, 336e,
qui annonce la nécessité de le contraindre à retourner dans la caverne pour
sauver ses frères.
26. Reprise du projet de fondation d'une cité parfaite, gouvernée par les
rois-philosophes. Platon passe maintenant au programme d'éducation des
gardiens.
27. Voir supra, VI, 504e sq.
28. La spécialisation des fonctions dans la cité est le plus sûr moyen de
rendre la totalité de la cité heureuse. Les tâches de chacun contribuent au
bien commun de la communauté (tò koinòn, a1), une expression qui désigne
tout à la fois les institutions communes et tout le domaine de la vie
publique, dēmosía. Voir Criton, 50a. Platon rappelle ici le principe de la
nécessité du bonheur pour l'ensemble de la cité dans son échange avec
Adimante (IV, 419a), et il rappelle à Glaucon qu'il y avait déjà insisté (V,
466a).
29. Ce súndesmos est l'unité organique de la cité, réalisée par la mise en
œuvre réglée par la loi de la vie politique.
30. La vie contemplative du philosophe qui a atteint le terme de l'exercice
dialectique et a pu contempler le bien, et la vie active de l'homme politique
engagé au service de la cité. Ce passage est le plus explicite, dans tout le
dialogue, concernant la polyvalence et la complémentarité des aptitudes du
philosophe. Cela ne signifie pas que la vie contemplative soit de valeur
égale à la vie active, sa supériorité est une thèse constante chez Platon et
elle constituera pour le philosophe-roi son occupation principale (d8). Voir
Gorg., 484e, et supra, VI, 496d-497a. Voir sur ce point L. Couloubaritsis
(1982). Pourquoi les philosophes résisteraient-ils à l'impératif de
redescendre libérer leurs frères, puisque ce bien coïncide avec le leur propre
(412c) ? Dans la cité idéale, ils y pourvoiront à tour de rôle, de manière à
préserver leur bonheur contemplatif (540b). Sur la nécessité de l'action
politique et sur l'obligation d'y consentir, voir N. White(1986).
31. Allusion aux efforts de discrimination des figurines dont les ombres
défilent devant les prisonniers et qui représentent les opinions de la
multitude. Les philosophes sauront reconnaître ces figures (eídōla, c4),
autant les objets que les ombres qu'ils projettent (voir 532b, et supra, 511a
et 516a).
32. Allusion au vers d'Homère, Od., XIX, 547, voir supra, V, 476c.
33. Allusion au lieu (tópos, Théét., 177a) intelligible, qui est le monde des
formes. Même si l'expression est elliptique (en tō̂i katharō̂i, d8), la
référence est nettement à ce que Platon a désigné plus haut comme un
monde séparé. Voir Phédon, 109b, pour la partie pure du ciel, et 79d pour la
désignation des formes comme tò katharón, pur, immortel et semblable à
soi.
34. Cette sagesse est la sagesse de la pensée (phrónēsis) et elle repose sur la
vertu de la pensée (émphronos, a4) : remplie d'intelligence, sensée,
rationnelle. Platon a très souvent recours à ce terme dans son œuvre. Voir
infra, b8, alors que Platon désigne les gardiens comme « les plus sages »
(phronimṓ tatoi). Cette sagesse allie la formation intellectuelle, qui les rend
aptes à la saisie des formes du juste et du beau, et des capacités de sagesse
pratique, qui les habilitent aux décisions de la cité. Le rapport entre ces
deux aspects de la sagesse est une des questions les plus problématiques de
la philosophie politique platonicienne : comment la contemplation des
formes rend-t-elle apte à la décision sage dans le monde concret ? Voir sur
ce point l'étude de M.P. Edmond (1991).
35. Quels exemples peut-on citer dans la mythologie grecque de telles
ascensions ? Peut-être le mythe d'Asclépios (voir supra, III, 408c), délivré
de l'Hadès après avoir été blessé par Zeus. Voir Pausanias, II, 31, 2. Ce
mythe est repris dans l'apologétique chrétienne (voir Justin, Dialogue avec
Tryphon, 69, et Apologie, 121), qui y a vu un signe précurseur de la doctrine
chrétienne de la résurrection. Le mythe final de la République donne à cette
allusion toute sa signification, puisque la vie philosophique y est glorifiée
dans le choix des vies.
36. Il s'agit du jeu des coquilles (ostráka, c5), dont les Anciens ont fait
ensuite un proverbe qu'on pourrait formuler comme suit : « Ce n'est pas
aussi facile que de retourner un jeton. » Voir J. Adam, ad loc., qui y
consacre un appendice (II : 181-182), avec la mention dans le Phèdre
(241b). La comparaison entre le retournement et la conversion
(peristrophḗ et periagōgḕ ) veut insister sur l'importance d'une conversion
complète de l'âme par le moyen de l'éducation. Voir supra, 518d. Le
retournement précède la remontée, qui est anábasis et epánodos (532b).
37. Il faut en effet examiner quels objets d'étude et quelles disciplines
peuvent opérer ce retournement. La suite du programme de l'éducation
montre que Platon envisage un curriculum complet de disciplines,
aboutissant à une science suprême, la dialectique. Il désigne ici l'ensemble
de ces disciplines (mathèmatōn, c10).
38. Rappel de III, 403e, voir infra, VIII, 543b.
39. Rappelons que le concept de cette formation par la musique comprend
tout à la fois l'harmonie musicale et la poétique, c'est-à-dire la connaissance
d'une mythologie purifiée selon les modèles d'une théologie philosophique.
Voir supra, II, 376e. Que la philosophie soit aussi une musique, Platon le dit
ailleurs (Phédon, 61a) : il s'agit au sens le plus large de l'art des Muses, et
en ce sens la philosophie est une œuvre d'art, avec la riche note de
M. Dixsaut, ad loc. Mais dans le présent passage, la musique n'est pas
considérée comme une science (ouk epistḗ mēn, a5), et on ne peut donc en
faire l'objet d'un enseignement susceptible de contribuer directement à la
formation philosophique. Son essence est d'abord propédeutique. La
complémentarité de la gymnastique et de la musique est fondée sur la
discipline des habitudes (III, 410c-412a), formée également par l'harmonie
et le rythme. Notons comment l'exposé général de la formation des gardiens
se répartit dans l'ensemble du dialogue : la gymnastique et la musique sont
présentées avant les grands exposés sur la métaphysique, alors que les
disciplines propédeutiques et la dialectique sont présentées ensuite. Platon
donne le critère qui les distingue pour la formation : le premier groupe
concerne le sensible, alors que le second est orienté vers l'intelligible, et
ultimement vers le bien. Cette séparation pose le problème de l'esthétique :
pourquoi en effet les disciplines de la beauté du corps et des harmonies
sensibles ne seraient-elles pas placées dans un continuum qui les lie à la
connaissance de l'intelligible, comme dans le Banquet ? Cette question
croise celle de la condamnation de la poésie et des arts visuels au livre X.
La formation poétique n'est pas une formation esthétique, mais d'abord
morale ; c'est ce qui distingue la critique du livre II et la condamnation du
livre X.
40. Je ne retiens pas le texte de Burnet, et je préfère la leçon majoritaire des
manuscrits qui lit ici agathòn (b1), et non ágon. La redondance de pròs et
de ágon est un argument suffisant pour rejeter cette leçon.
41. Il s'agit de tous ces savoirs passés en revue (supra, VI, 495d). Il faut
entendre ici les arts au sens de téchnē, de savoirs particuliers comme la
médecine ou la rhétorique. Pour la liste qui enchaîne les arts, les
raisonnements et les sciences (c1-2), elle n'a rien de systématique. Platon
veut seulement dire que le savoir recherché doit posséder une application
universelle. Nous en trouvons l'énoncé explicitement formulé dans les Lois,
V, 747a-b. Voir également Phil., 56-57, et Théét., 185e. Pour le concept de
raisonnement (diánoiai, c2), il pourrait s'agir, comme B. Jowett le suggère,
du sens mathématique mentionné dans l'exposé sur la ligne, supra, VI,
511c. Mais le contexte est général et laisse plutôt entendre les opérations de
la pensée en général.
42. Cette remarque surprenante se fonde sur le fait que les trois grands
auteurs de tragédies, Eschyle, Sophocle et Euripide, avaient écrit des pièces
autour de la légende de Palamède, dont seulement quelques fragments ont
été conservés.
43. Le développement se raccorde à l'exposé de la ligne, et montre la
progression de la connaissance mathématique vers l'intellection (nóēsis) du
monde intelligible et du bien. Notons que l'extension de l'intellection varie
selon les contextes : alors qu'ici, elle s'applique à l'ensemble du monde
intelligible et recoupe donc la science (epistḗ mē), dans l'exposé de la ligne,
elle apparaît réservée à l'objet suprême, le bien (voir supra, VI, 511d). On
ne compte que vingt-huit emplois de ce terme dans le corpus platonicien, et
dans la République, les emplois au nombre de quinze sont concentrés dans
l'exposé du livre VII, à l'exception de 511d. Comme Platon dispose du
terme correspondant d'intellect (noûs), pour désigner le principe de l'âme,
j'ai maintenu dans la traduction le sens induit par le suffixe d'opération (-
sis), et toujours traduit par intellection. Sur ce problème important de la
hiérarchie des opérations de connaissance, voir l'étude classique de
L. Robin (1932). La valeur des mathématiques dans la formation était pour
Platon considérable, voir Lois, VII, 819d : ceux qui ne les connaissent pas
ne sont pas des êtres humains ; voir également Timée, 39b. Pour l'ensemble
du passage sur le rôle des mathématiques (522c-531e), voir I. Robins
(1995).
44. Littéralement, « rien de sain » (oudèn hugiès, b4) c'est-à-dire rien de
fiable (Soph., 232a), rien de solide (Phédon, 90c).
45. L'opposition est nette entre la perception et l'intellection
(aísthēsis/nóēsis), non pas seulement parce que les perceptions sont
imprécises ou troubles, mais aussi et surtout parce qu'elles peuvent être
contradictoires au sujet d'un même objet. Pour l'exemple de la peinture en
trompe l'œil, voir II, 365c, et X, 602d.
46. Cette analyse de la perception de sensations contradictoires trouve un
parallèle précis dans le Phédon, 101-102c, et dans le Théétète, 152d-154c.
Notons que dans le Philèbe (14d), ces exemples sont déclarés sans intérêt.
47. Littéralement, « il communique à l'âme ». Quel est le sens de cette
indication de la sensation à l'âme ? S'agit-il déjà, dans la théorie
platonicienne de la connaissance, d'une opinion ou d'un jugement porté sur
la qualité d'un objet sensible ? Platon distingue l'expérience de la perception
et le sens qui y préside, mais il ne semble pas porté à distinguer ici
l'expérience sensible et la production de l'opinion. Il recourt néanmoins à un
jugement qui s'exprime par des termes concernant les qualités, et la
sensation « signifie » (sēmaínei, a7) des choses différentes, ce qui produit la
perplexité de l'âme (ici, au sens littéral de l'aporie, aporeîn). Seule la
contradiction l'intéresse et l'expérience de la relativité des perceptions.
48. Malgré le terme (hermēneîai, b1), il ne s'agit pas d'interprétations,
puisque les sens ne produisent pas des interprétations des objets, mais bien
de ces rapports qui dans la perception sont communiqués et conduisent à
formuler des jugements du type « cet objet est mou ».
49. Il s'agit de deux registres dans les niveaux de la connaissance,
correspondant aux principes de l'âme qui y préside, la pensée (diánoia) et
l'intellect (noûs).
50. Le passage du vocabulaire de la sensation au vocabulaire noétique est
subit. En effet, la perplexité engendrée par la contradiction dans
l'expérience sensible exige de recourir à un registre supérieur de
connaissance, qui est précisément le niveau que cherche à faire reconnaître
Platon pour son programme d'éducation : c'est le registre où la distinction
des formes requiert la saisie intellective de formes séparées, v.g. le grand et
le petit, le mou et le ferme. Là en effet où la perception tolère l'indistinction
et la confusion, l'intellection introduit la clarté de la séparation. La
distinction de l'intelligible et du sensible (du visible en l'espèce) se fonde
donc sur la nécessité de cette séparation (524c13).
51. Plus précisément, un énoncé contradictoire (enantíōma, e3). Voir infra,
X, 603d et I Alc., 103a.
52. Toujours au sens fort et métaphysique, « de ce qui est réellement », « de
l'être », en tant qu'il est au-delà du devenir. Ce passage pose la question du
rapport entre l'étude des mathématiques et la dialectique : s'agit-il d'un
continuum, ou d'études séparées ? L'aspect propédeutique est posé
clairement comme point de départ des études de philosophie. Voir infra,
525c.
53. La distinction entre le calcul (logístikē) et l'arithmétique (arithmētikḕ ,
a9) ne correspond pas aux notions contemporaines de ces sciences. Voir sur
le sujet A. Wedberg (1955) et I. Robins (1995), avec les passages du
Gorgias (451b-c, 453e), du Théétète (198a), du Charmide, 166a, et du
Politique, 259e.
54. L'art du calcul constitue en effet une propédeutique à l'art du
raisonnement, et Platon ne saurait vouloir dire ici, ce qui serait redondant,
qu'à moins d'apprendre le calcul, on ne deviendra jamais expert en calcul.
Le terme (logistikō̂i, b6) doit donc être entendu dans le sens philosophique
(voir en ce sens la traduction de G.M.A. Grube qui va plus loin, if they are
ever to become rational).
55. La mention de l'utilité du calcul pour la guerre n'est pas que rhétorique
(contra, B. Jowett, ad loc.). Il faut rappeler que la classe des gardiens,
considérée dans son sens le plus large, contient les auxiliaires, c'est-à-dire
les chefs de guerre, et que toute l'entreprise de la République vise à mettre
sur pied une cité juste, heureuse, mais surtout débarrassée de la stásis et
victorieuse dans ses conquêtes. La guerre fait donc partie intégrante de la
vie de la cité juste et des responsabilités des gardiens. L'argument sera
repris pour la géométrie, voir 526d. En revanche, on notera le mépris des
activités du commerce, voir supra, I, 345c.
56. C'est-à-dire sans aucune intervention de la perception sensible, rendant
ainsi possible la progression de la connaissance des nombres vers la
connaissance du bien en soi. En ce sens, la recherche doit donc se
concentrer sur les nombres en eux-mêmes, sans exemple sensible (d6).
Alors que l'unité sensible est toujours divisible, l'unité intelligible ne l'est
pas. Voir Phil., 56c-e, qui distingue l'approche philosophique des nombres
d'une approche concrète ordinaire. La doctrine platonicienne du nombre a
trouvé écho chez Aristote (Mét., A, 6, 987b14 sq.), qui confirme que pour
Platon les nombres étaient des réalités intermédiaires entre les objets
sensibles et les formes. Sur cette question très débattue, voir L. Robin
(1963 : 203 sq. et 405 sq.).
57. Cet être heureux est la forme du bien et elle est présentée ici dans un
langage qui l'apparente au bonheur des dieux de la théologie grecque. Ce
prédicat du bonheur suffit-il à la considérer comme un dieu, ou ne s'agit-il
que d'une prédication analogique ? Cette question engage toute
l'ontothéologie. Voir H.J. Krämer (1969). En quel sens la géométrie
conduit-elle de manière directe à la saisie (katideîn, e2) la forme du bien ?
En raison du caractère abstrait de ses opérations, qui détachent l'esprit du
sensible et l'orientent vers l'intelligible. Voir Y. Lafrance (1980).
58. Les trois opérations géométriques auxquelles Platon fait ici allusion
sont : la formation d'un carré, suivant le théorème, à partir d'une ligne
donnée ; le développement d'une figure, suivant le théorème, à partir d'une
ligne donnée sur un plan (v.g. un triangle isocèle), et enfin ajouter une
figure à une autre, en additionnant leurs surfaces. Voir par exemple, Ménon,
87a, pour l'application, avec la note de M. Canto-Sperber, ad loc., sur le
sens de parateínein.
59. Platon adresse à la pratique courante de la géométrie les mêmes
critiques qu'au calcul et à l'arithmétique : il faut dépasser un usage utilitaire
et en pousser l'étude sur le plan de l'accès à l'intelligible. Toute la tradition
de l'Académie, de Speusippe et Eudoxe à Proclus, a maintenu cette position
privilégiée de la géométrie qui était celle de Platon. Voir J. Adam, ad loc.,
qui cite Jean Philopon et Proclus dans son Commentaire sur les Éléments
d'Euclide (29 Friedlein) sur les vertus cathartiques de la géométrie. La
géométrie est la deuxième discipline (526c8), occupant la place
intermédiaire entre l'arithmétique, dont l'objet est le nombre et la
constitution de la ligne, et la stéréométrie, dont l'objet est le volume dans
l'espace. Son domaine propre est la surface plane et les figures. Notons ici
que l'usage du mot « mathématiques » pour désigner l'ensemble de ces trois
sciences n'est pas platonicien, ce n'est qu'avec Aristote qu'il se généralisera.
Quand il parle de ces « enseignements », Platon ne désigne que les savoirs
en général (mathḗ mata) qu'il veut faire contribuer à son programme
éducatif.
60. Le but de la géométrie est la connaissance de l'intelligible. L'existence
substantielle et éternelle des formes a-t-elle pour corrélat l'existence
substantielle et éternelle des nombres et des figures ? Le rapport
ontologique des formes et des objets mathématiques est formulé dans le
Timée (50c) comme un rapport d'imitation, mais dans la République la
doctrine des objets mathématiques demeure imprécise.
61. Hérodote (VII, 154) mentionne une cité de ce nom. Emploi unique de ce
terme dans le corpus platonicien (kallípolei, c2), l'expression s'adresse
explicitement à Glaucon et marque une certaine complicité dans le rêve de
la cité idéale. Il ne s'agit pas d'un nom propre, mais dans la tradition
néoplatonicienne, ce terme deviendra le nom de la république de Platon.
62. C'est-à-dire l'ensemble des disciplines fondamentales des
mathématiques. Chacune concourt en effet à purifier l'œil de l'âme, qui est
l'instrument (órganón, d8) de la connaissance. Même si les considérations
d'utilité pour la guerre sont pertinentes, le passage suivant montre qu'elles
ne doivent pas supplanter la connaissance essentielle, celle du bien. Socrate
invite donc Glaucon à choisir ses interlocuteurs : ceux qui discutent de
l'utilité des savoirs, ou les philosophes, c'est-à-dire ceux pour quoi la
discussion est intérieure et orientée vers la purification de l'âme. Cet
intermède est suivi d'un rétablissement de l'ordre des sciences dans le
curriculum : l'astronomie, qui est l'étude des corps en mouvement dans le
ciel, ne saurait suivre immédiatement la géométrie, il faut d'abord étudier
les corps eux-mêmes en tant qu'ils sont des volumes.
63. Je maintiens cette traduction, qui est courante, même si J. Adam, à la
suite de Schneider (ad loc.), a sans doute raison d'insister sur le fait que le
terme technique (aúxē) a le sens d'« augmentation ». Ce terme, repris des
pythagoriciens, présente la ligne comme une augmentation du point, le plan
comme une augmentation de la ligne, et le solide comme une augmentation
du plan. Voir son appendice II (II : 163-168).
64. Il est peu probable que Platon ait méprisé la stéréométrie de son époque,
et le sens est plutôt que ces questions demeurent encore des problèmes.
C'est le cas par exemple du fameux problème délien de la duplication du
cube formulé au Ve siècle par Hippocrate de Chios et qu'évoque Platon dans
le Timée (32a). Voir T.L. Heath (1921 : chap. 6). De qui parle Platon quand
il pointe du doigt ces chercheurs (zētētikoì, c1), qui refusent l'autorité d'un
superviseur ? Se fondant sur une allusion de Plutarque (Démon de Socrate,
VII, 579c) au fait que Platon avait référé le problème délien à Eudoxe,
J. Adam suggère que Platon pense qu'Eudoxe pourrait être un tel
superviseur. Présent à Athènes entre 368 et 361, il avait la faveur de Platon
et la mention du « charme » de la science est sans doute un écho du charme
d'Eudoxe. Il indiquerait alors que les membres de l'Académie possèdent une
compétence qui devrait leur faire jouer un rôle auprès des groupes de
mathématiciens de son époque. Voir sur ce point, D.H. Fowler (1987).
65. Platon pense peut-être à Isocrate (Sur l'échange, 261), qui reconnaissait
le caractère propédeutique de l'astronomie, mais aussi sans doute à des
sophistes omniscients, comme Hippias (voir Protag., 318e avec la mention
des disciplines d'enseignement).
66. Allusion possible au Socrate peint par Aristophane dans les Nuées, qui
se rapproche assez de l'attitude de Glaucon. Cette suggestion de Nettleship
(II : 274) ferait voir ici une forme de réfutation ironique des critiques
d'Aristophane. Voir Nuées, v. 171-74, 218-226, et Apol., 19c.
67. Cette affirmation surprend, dans la mesure où tout le développement qui
précède postule que les sciences propédeutiques conduisent à une
connaissance supérieure, qu'il s'agisse de la connaissance des formes
intelligibles ou de la forme du bien. Il s'agit donc ici d'un concept rigoureux
et restreint de la science, qui n'est science que dans la mesure où elle prend
pour objet l'intelligible. L'astronomie est un bon exemple de cette brèche
entre la perception des phénomènes visibles et la connaissance, seule
véritable, des mouvements idéaux, exprimés dans une mathématique céleste
transcendante. Au-delà du ciel visible qui n'en serait, en dépit de sa
perfection, que l'image, il faut placer un ciel intelligible, constitué de pures
relations mathématiques, et qui emporte dans son pur mouvement
intelligible les êtres qui sont en lui, c'est-à-dire les formes pures des
relations constitutives du ciel. Dans le Timée (39d), les rapports entre cette
astronomie pure et le mouvement des astres seront présentés comme des
rapports d'imitation. Voir l'exposé de G.E.R. Lloyd (1968). Notons par
ailleurs que cet exposé de l'objet de l'astronomie annonce en quelque sorte
le modèle cosmologique qui sera exposé dans le mythe final du livre X. Sur
l'astronomie de Platon, voir A. Mourelatos (1984) et I. Bulmer-Thomas
(1981).
68. Allusion aux talents prodigieux du sculpteur Dédale, créateur du
Labyrinthe du roi Minos, dont les statues étaient si parfaites qu'on les
croyait animées. Voir Euthyph., 11b, et Ménon, 97d.
69. Ce démiurge (a6) est-il déjà celui du Timée ? Il faut voir un parallèle
étroit entre la fabrication du système céleste esquissée ici et l'exposé détaillé
du Timée (31b-40d). Voir sur ce point L. Brisson (1974).
70. En affirmant que l'astronomie mathématique doit procéder par
problèmes, Platon veut dire qu'elle doit se concentrer sur les mesures
idéales, et non sur l'apparence sensible des mouvements observés.
L'exemple de la régularité (b3) montre assez bien la prééminence des
questions de l'identité (Timée, 28a-b, 37d, et Pol., 269d) dans la constitution
d'une physique pure des corps célestes. Croyait-il vraiment possible de la
dégager entièrement de l'observation ? J'ai introduit le mot « phénomènes »
pour qualifier ce qui dans le ciel sera négligé, c'est-à-dire l'apparence
visible, puisque c'est le pur ciel intelligible qui sera privilégié. Voir
également Phédon, 97d-98b, où Platon dit sa déception devant une
astronomie purement physique et son désir d'une théorie illuminée par la
forme du bien. Voir enfin Lois VII, 821-822, où Platon expose une critique
d'une astronomie qui accepte des mouvements erratiques des astres.
71. Les deux mouvements les plus importants sont l'objet de l'Astronomie et
de l'Harmonie, mais Platon dresse ailleurs une liste plus complète (Lois, X,
893-894) des mouvements. L'exposé du Timée (47b-e) reprend la même
séquence de la vue et de l'ouïe, en opposant l'étude des relations
intelligibles découvertes par les sciences à la seule mesure du sensible :
« L'harmonie qui est faite de mouvements apparentés aux révolutions de
notre âme, n'apparaît pas à l'homme qui entretient avec les Muses un
commerce guidé par l'intelligence comme tout juste bonne à procurer un
plaisir étranger à la raison, ce qui est son utilité, comme le veut
actuellement l'opinion » (47d, trad. L. Brisson). La parenté de l'astronomie
et de l'harmonie s'exprime dans le thème de l'harmonie des sphères, voir
infra, X, 617b. L'origine pythagoricienne est attestée par Aristote, De caelo,
B, 9, 290b12. Voir P. Boyancé (1941 : 148).
72. Déjà en IV, 424c, la mention de Damon pour l'enseignement de la
musique orientait vers le pythagorisme. La référence aux doctrines
pythagoriciennes n'est pas un hommage purement verbal, Platon
reconnaissant leur importance. Mais sa critique semble viser leur
fascination pour la mesure des intervalles, présentée ici de manière
caricaturale (531a3). On a suggéré que cette critique ne visait pas d'abord
les pythagoriciens, mais les « musiciens » (mousikoí), une autre école
d'harmonie qui mesurait les intervalles non pas comme proportions, mais
comme fractions d'un ton fondamental. C'est à cette école qu'appartiendrait
le terme technique « densité » (puknéṓ mata, 531a4), un terme fréquent chez
Aristoxène. Il s'agit du quart de ton (puknón), défini par Aristoxène
(Éléments de l'harmonique, I, 24) et que Platon désapprouvait (voir Proclus,
In Tim., II, 191 ; III, 238). Sa critique des Harmoniciens, dont il qualifie le
travail d'inutile, vise une pure technique (voir aussi le reproche du Phèdre,
268e). Voir à ce sujet A. Bélis, qui étudie les polémiques contre les
Harmoniciens (1996 : 95). À sa suite, on peut montrer plusieurs points de
concordance entre Aristoxène et Platon, mais sur le point essentiel, la
pédagogie morale de la musique et le rôle de science harmonique,
Aristoxène s'éloigne du pythagorisme qui inspire encore Platon. Voir
A. Bélis (1996 : 98-100). La suite montre cependant que Platon est
également insatisfait des recherches pythagoriciennes (531c), parce que
l'harmonique souffre des mêmes défauts que l'astronomie d'observation :
peu intéressée par les pures relations intelligibles, elle se perd en mesures
de phénomènes sensibles. Exposé parallèle en Timée, 80b. Sur la place de
l'astronomie dans le curriculum, voir I. Mueller (1991).
73. Platon ne veut pas aller plus loin dans la critique des mousikoí et il s'en
prend à ceux dont l'enseignement pourrait passer pour équivalent à sa
conception de l'harmonique. Or les pythagoriciens ne s'intéressent pas aux
relations pures (c3), mais seulement aux proportions qui existent dans le
sensible et sont imparfaites. Dans son exposé sur l'âme du monde (Timée,
35b-37d), Platon associe les harmonies parfaites à des structures
d'intervalles et insiste sur le rapport de l'âme à l'harmonie. C'est cette
harmonie céleste qui est sans doute à l'horizon du présent passage. Voir
L. Brisson (1992 : 284-287, annexe 2).
74. La structure du curriculum platonicien est une structure propédeutique
méthodique (c10), qui prépare les futurs gardiens à la dialectique. La nature
des enseignements successifs et leur progression montrent une grande
cohérence, en particulier dans leur foyer commun, les mathématiques et le
lien à la formation du raisonnement. Platon parle ici d'une parenté des
disciplines, établie par une approche déductive. Tous les aspects de
formation morale sont présupposés, et sont le fait de l'éducation par la
poésie, la musique et la gymnastique. Notons cependant un croisement de
ces deux étapes de la paideía sur le domaine de l'harmonie, d'abord
communiquée par le rythme, et ensuite étudiée dans les relations
mathématiques pures. C'est cette discipline qui assure la continuité de
l'ensemble de la formation. Voir sur ce point, W. Jaeger (1964) et
H.I. Marrou (1964), deux maîtres livres sur la paideía de la Grèce classique.
75. Cette image présente les disciplines propédeutiques comme le prélude
musical, dont la dialectique sera la pièce principale, le chant (nómos, d8 et
532a1). Sur ce sens du terme nómos, voir Timée, 29d (où L. Brisson le
traduit par « thème »), et pour les préludes, Lois, V, 723e.
76. Qui sont ici ces dialektikoì ? Comme Platon n'a pas encore défini ce
qu'il entend par l'art de la dialectique, on peut penser qu'il veut dire ceux qui
sont experts dans l'art du dialogue, de la conversation rationnelle procédant
par arguments. La dialectique véritable sera définie par son objet et les
dialecticiens authentiques seront donc les philosophes, alors que les experts
en dialogue ne sont que ceux qui s'y entendent dans l'art des questions et
des réponses.
77. La conception fondamentale de la dialectique repose sur l'art de
dialoguer, en procédant par questions et réponses. Je traduis ainsi
l'expression tò dialégesthai (a2), dans le but de maintenir le lien entre la
procédure philosophique que Platon va exposer et le dialogue lui-même, qui
est un exercice actif et concret. Cet exercice permet à la raison de
progresser de manière purement intellectuelle vers la saisie des êtres en soi
que sont les formes intelligibles, et de là à l'intellection (nóēsis) de la forme
du bien. Ce n'est que plus loin (b4) que Platon donne le nom de cette
science, la dialectique. Sur la méthode dialectique chez Platon, voir d'abord
R. Robinson (1953) ; pour le rapport aux mathématiques, voir
F.M. Cornford (1932) et I. Mueller (1992).
78. Platon poursuit l'interprétation de l'allégorie de la caverne, en la
reportant sur le programme propédeutique des sciences qu'il vient d'exposer.
La remontée progressive le long du couloir de la caverne, alors que les
prisonniers s'habitueront lentement à reconnaître, se voit donc interprétée
comme le parcours méthodique qui conduit à la dialectique ; celle-ci est la
dernière étape, la science qui s'adresse directement à l'objet intelligible, à
cette lumière réelle qui est à l'extérieur du monde de la caverne.
79. Dans le monde naturel, les reflets du soleil et de la lumière sur l'eau sont
la manifestation de la divinité (supra, VI, 508a). Voir en ce sens Soph.,
266c. Rien du monde du simulacre ne peut atteindre la divinité du monde
naturel, lequel n'est divin que par participation au monde divin des formes
et des dieux. Sur le rapport entre les formes et les dieux, voir J.M. Rist
(1964).
80. Alors que Glaucon vient d'exprimer le souhait, sinon la nécessité, de
revenir sur l'ensemble de la méthode dialectique, pour articuler les sciences
propédeutiques et le terme de la dialectique, Socrate lui répond qu'il n'en
aurait pas les moyens. Il affirme également que son enthousiasme est réel
(voir par exemple, Banq., 209e, pour cette détermination d'aller jusqu'à la
vision ultime). Ce n'est pas la première fois que Socrate s'adresse ainsi à son
compagnon (voir 527d, 529a), mais il dit clairement ici que la vision dont il
dispose demeure incommunicable pour la majorité. L'objet de la recherche,
la forme du bien, échappe aux moyens actuels de la procédure mise en
œuvre dans l'entretien, mais Socrate en réserve la possibilité pour d'autres
circonstances. Glaucon se souviendra plus loin que Socrate n'a pas
confiance en lui, 534b. Cette vision produirait une forme d'éblouissement
insupportable. On retrouve donc l'attitude de retrait, qu'il semble impossible
de considérer comme une théologie négative, qui avait caractérisé l'exposé
sur le bien : Socrate, lui, a accès à cette vision du vrai en soi, comme il
pouvait contempler le bien (VI, 506d-e), mais il ne croit pas possible de la
communiquer. Notons cependant, à la suite de J. Adam, ad loc., la mention
d'une clause restrictive, « en tout cas tel qu'il m'apparaît à moi » (a3-4). Sur
l'interprétation ésotériste de ce passage, qui voit ici une mention de la
fameuse leçon sur le bien, dont fait mention Aristoxène de Tarente, et sur
l'ensemble de la question des réserves de Platon eu égard à la
communication d'une doctrine purement orale, voir l'excellente synthèse de
M.-D. Richard (1986 : 58 sq.).
81. On peut distinguer ici une classification des arts en trois groupes : les
arts de complaisance (dont l'objet est l'opinion), les arts de production
(poétique, production et assemblages) et les arts de service (soins). Voir
Gorg., 463b, 501a, Pol., 261-275e, et Soph., 222e. Notons au passage que
Platon semble vouloir accentuer l'écart entre la géométrie, qui ne fait que
rêver, et le monde de l'éveil, qui est celui de la dialectique, alors que
l'exposé précédent fait des sciences mathématiques une propédeutique
d'éveil et de sortie de la caverne. La posture est rhétorique, et cherche à
mettre en relief le seul éveil véritable.
82. Allusion possible aux doctrines orphiques de la chute dans le bourbier,
voir infra, II, 363d, avec le mythe du Phédon (110b sq.).
83. Dans l'exposé sur la ligne, supra, VI, 511d-e, Platon a défini la pensée
(diánoia) comme le type de savoir correspondant aux mathématiques. Ce
rappel ne dispose aucunement cependant du nom qu'il faudrait substituer au
terme d'arts ou de sciences pour les disciplines mathématiques, puisque la
diánoia est une opération de l'esprit, inférieure d'un registre à l'intellection
(nóēsis). Ces termes ne désignent pas formellement des disciplines ou des
savoirs. La distinction semble donc parfois indécise dans l'épistémologie
platonicienne entre le lexique des opérations et celui du contenu des
savoirs. Platon reprend simplement ici, au moment de présenter la
dialectique, les grandes articulations, épistémologiques et ontologiques de
la ligne.
84. Je ne suis pas le texte de J. Burnet, qui conserve dans ce passage une
ligne qui se trouve dans toute la tradition manuscrite, mais où on peut
déceler une interpolation d'origine stoïcienne ; on y trouve en effet la
mention d'une héxis dans l'âme (e4), correspondant au nom et à la
définition. Suivant l'opinion de J. Adam, à laquelle je me range, je supprime
donc cette interpolation et je conserve, à la reprise, areskei qui est présent
dans les manuscrits.
85. Cette définition de la dialectique repose sur la composition de deux
expressions provenant d'univers conceptuels différents : d'une part, le
concept socratique de « rendre raison », ou de « saisir la raison », qui
appartient en propre à la dialectique socratique et à ses procédures ; d'autre
part, l'objet de la dialectique, l'être et l'essence (ousía, b4), qui sont les
concepts centraux de la métaphysique des formes, et dont on ne peut
affirmer la présence dans la méthode socratique. Plus l'intellect saisit la
raison (lógon, b3-4) de chaque chose, plus il s'approche de la saisie de la
forme, qui est identique à l'être et à l'essence.
86. Rappel de la perspective de la paideía, c'est-à-dire du programme
éducatif destiné aux jeunes qui doivent se former à devenir gardiens. Platon
évoque de nouveau l'opposition entre la formulation théorique d'un
programme, et la perspective concrète et pratique de l'éducation. Dépourvus
de rationalité (alógous, d5), ces jeunes seraient comme les grandeurs
irrationnelles incommensurables : cette comparaison surprenante a été
expliquée de plusieurs manières, par exemple en rapport avec les fantaisies
mathématiques de Platon (Pol., 266b). Les jeunes seraient indéterminés et
inaptes à saisir les formes, qui constituent les fondements rationnels des
choses. Le contexte fourni par l'exposé sur la géométrie suggère sans doute
un jeu de mots, et rien de plus.
87. Les exigences en rapport avec la vérité montrent une rigueur plus
imposante : ce n'est pas seulement le mensonge volontaire qui doit être
condamné, mais aussi le mensonge involontaire, que Platon associe à
l'ignorance. Comme le mensonge a été présenté comme une composante
cruciale de la division des classes, cette exigence plus stricte doit être
interprétée ici dans sa relation au risque constant d'ignorance (amathía, e5)
qui menace l'étudiant non vigilant, et qui le conduira nécessairement au
mensonge involontaire, du fait même de son ignorance.
88. Quand l'ensemble des vertus des gardiens est considéré comme le tout
que chacun doit constituer, selon l'harmonisation de la justice qui unifie
l'âme, la formation morale des gardiens est achevée. On peut parler d'une
excellence propre des gardiens, qui est pour ainsi dire le sommet du progrès
moral.
89. Platon évoque de nouveau les railleries des sophistes, mais peut-être
surtout l'imposture d'Isocrate (VI, 495e).
90. Il ne s'agit certes pas de vieillards, mais de citoyens qui ont dépassé
l'âge de la formation. Dans le présent passage, Platon se ravise : compte
tenu des exigences de la paideía philosophique, il semble nécessaire de
recruter d'abord des jeunes. Pour le premier choix, voir supra, III, 412c, et
infra, VIII, 543d.
91. Fragment célèbre de Solon (640-560), cité également dans le Lachès
(188b et 189a) et qui nous a été transmis par Plutarque (Vie de Solon,
II = frag. 18 West) : « Je vieillis en apprenant chaque jour plusieurs
choses. » Solon avait été archonte d'Athènes en 594-593, et il était un aïeul
de Platon du côté maternel. Poète élégiaque, il est aussi l'auteur de réformes
politiques d'une grande importance. Platon le critique ici sur un point
mineur, mais n'a cessé de le reconnaître comme un modèle de réformateur.
92. Alors que tout l'exposé préparatoire est présenté comme un curriculum
obligatoire, imposant une séquence dans les disciplines, Platon introduit ici
une perspective générale pour mettre en relief ce que nous pourrions
appeler le caractère libéral de sa philosophie de l'éducation. Il ne s'agit pas
en effet d'y astreindre quiconque, car l'étude se caractérise par la liberté ;
voir Phèdre, 240c et Lois, VII, 819b.
93. Voir supra, V, 467e.
94. Le terme est rare (entrechéstatos, a10) et inconnu chez les écrivains de
la période classique. Platon valorise dans toutes ces situations ce que nous
appellerions aujourd'hui l'énergie et l'agilité.
95. Tous les enseignements concourent en effet à une structure générale, qui
produit une connaissance unifiée (máthēsis, c4). Platon voit à ce système
deux dimensions : d'abord les liens entre les disciplines, qui sont organiques
(voir sur la parenté, oikeiótēs, 526c), ensuite la correspondance parfaite
avec la structure de l'être réel, c'est-à-dire l'objet intelligible. Cette vue
synoptique est une caractéristique fondamentale du dialecticien (c7) : il est
lui le seul à posséder cette connaissance d'ensemble. Platon utilise la même
expression de la vue synoptique dans le Phèdre (265d et 273e), la vue
d'ensemble conduisant à la forme unique. Voir également Timée, 83c, et
Soph., 253d.
96. Les étapes successives du choix des gardiens sont désormais plus
précises et elles se distribuent sur les âges de la vie. La formation musicale,
poétique et gymnique s'adresse à l'enfance, puis vient la formation militaire,
d'une durée de deux ou trois années. Ensuite, ceux qui se sont distingués
s'engagent dans les études propédeutiques, principalement constituées par
les disciplines du curriculum libéral, qui les mène jusqu'aux environs de
trente ans. Là, ceux qui se sont distingués sont recrutés pour l'apprentissage
de la dialectique. Peut-on inférer quelque chose du fait que Platon recourt à
ce moment au singulier pour désigner « celui » qui se destine à l'étude de
l'être ? Il est certain que le nombre de ceux qui montrent des aptitudes, plus
les exigences se resserrent, va décroissant, mais rien ne prescrit de ne
choisir dans chaque cohorte qu'un seul candidat pour la philosophie.
L'expression de Platon ici est purement littéraire et n'exclut aucunement que
les candidats soient plus qu'un seul.
97. Voir infra, IX, 572e. Si Platon pense ici surtout à l'école d'Isocrate, ou
même en général aux sophistes, ce mépris des lois serait l'attitude
engendrée par le relativisme. Privées de fondement, objets d'arguties
continuelles sur leur portée et sur leur signification, les lois deviendraient le
symptôme de la maladie de la dialectique. La suite expose comment Platon
conçoit l'invasion du relativisme. Le jeune qui est devenu paránomos
(539a3) a cessé d'être respectueux des lois (nómimos), un qualificatif qui
désigne surtout celui qui respecte les traditions et les coutumes sacrées. Voir
Lois, VII, 793a.
98. Le texte grec montre ici une volonté, aussi nette qu'énergique, de s'en
prendre à la confusion de l'éristique et de la dialectique ; en montrant les
dommages moraux qui résultent d'une pratique abusive de la réfutation
(élenkhos, d7-8), Platon illustre une fois de plus les risques courus par tous
ceux qui, recourant à l'art des sophistes, mettent en péril la stabilité des
enseignements de la tradition. J'ai traduit dógmata (c6) par croyances, dans
le but de conserver la référence possible à la croyance religieuse, tout en
maintenant le fait que Socrate insiste sur le fait qu'il s'agit de convictions
profondes, ancrées depuis l'enfance. On peut penser que Platon vise ici
directement Alcibiade, voir supra, VI, 494c, et le passage de Thucydide,
VI, 15, 4. Mais le contexte invite plutôt à entendre un propos général, voir
Phil., 15d-16a.
99. Tout ce développement est habité par un désir de redresser l'image de la
philosophie, couverte de boue et de ridicule dans la société athénienne. Voir
le portrait semblable qu'en fait Socrate, donnant la parole à Protagoras
(Théét., 166a-168c).
100. Platon récapitule ici la discussion qui a précédé, en renvoyant à VI,
485a sq., 490a, 503c et 535a.
101. La formation dialectique s'étalera donc sur une période de cinq années.
Platon ne précise rien concernant les écoles ou les maîtres, mais on peut
supposer que l'existence de l'Académie et son fonctionnement étaient assez
connus pour qu'on comprenne qu'une institution de ce genre serait requise.
Sur ce point, voir M. Baltes (1993). Une fois terminé cet apprentissage, les
jeunes gardiens sont appelés au service de la cité pour une période de
quinze ans environ, et ils sont assignés à diverses fonctions publiques, au
premier chef les responsabilités militaires. Platon ne précise pas s'il
conserverait les institutions athéniennes, par exemple le prytanée ou
l'archontat. Mais on peut supposer qu'un certain nombre de ces institutions
seraient requises.
102. La formation philosophique des gardiens et leur accès à la forme du
bien en fait des êtres exceptionnels, auxquels la cité rend un culte. Notons
toutefois la mention de l'approbation de l'oracle de Delphes, nécessaire pour
toute institution à caractère religieux et sacré. Rappel de 519c et de 469a.
103. Ce rappel de la place des femmes est bienvenu, compte tenu du fait
que la tendance naturelle de l'exposé est de privilégier les hommes, autant
dans les exemples que dans les modèles proposés. Platon n'oublie pas sa
position réformatrice sur l'égalité des femmes, voir supra, V, 451c.
104. Reprise du jugement de réalisabilité, formulé d'abord en VI, 502c. Les
précautions et hésitations de Platon sur l'aspect utopique de la cité idéale
présentent des tonalités très variées ; s'il semble douter sérieusement parfois
de la faisabilité de l'ensemble de son projet (472a-e, 592b), il lui arrive de
l'envisager (502c, 540d-541b). L'ensemble cependant donne à penser que
l'exercice demeure théorique et spéculatif, et que Platon a rompu, au
moment d'écrire la République, avec tout projet concret de réforme concrète
d'une cité. Cette conclusion s'impose quand on lit les dernières lignes de ce
livre VII, qui contiennent la mesure la plus improbable de toutes : la
purgation de la cité corrompue aux fins d'y installer la cité juste. Que Platon
la mentionne juste après avoir affirmé que la cité juste est réalisable montre
une forme d'ironie qui ne pouvait échapper à ses lecteurs. La répétition de la
formule sur le pouvoir des philosophes (« Lorsque les vrais philosophes
seront parvenus au pouvoir dans une cité… ») intervient ici de manière
quasi incantatoire, et Platon l'énonce une dernière fois, juste avant
d'entreprendre sa description du déclin irrémédiable des cités historiques.
105. Cette mesure de purgation radicale s'appliquerait à une cité existante,
qui envisagerait la réforme platonicienne. Tous les adolescents et les adultes
seraient expulsés, de manière à laisser les enfants en contact seulement avec
des éducateurs philosophes.
Livre VIII

1. Le résumé des mesures convenues pour l'administration de la cité idéale


concerne les classes des gardiens et des auxiliaires. Rien de précis n'est
retenu pour la troisième classe, à laquelle ces mesures ne s'appliquent pas.
Pour les athlètes de la guerre, voir supra, III, 404a, IV, 422c, VII, 521d ;
pour les mesures sur leur mode de vie, voir supra, III, 414d-420b.
2. Platon présente comme une digression l'exposé des mesures sur la
communauté et sur l'éducation. Voir supra, V, 449a, où on retrouve une
récapitulation identique (445c-e, 449a-b). La fondation de la cité idéale doit
exposer comment l'homme juste est le plus heureux de tous et au moment
de raccorder le propos sur la justice avec la question ultime du bonheur,
Platon propose de nouveau une exploration parallèle de l'âme et de la cité.
Cette fois, l'examen portera sur l'avènement des régimes et des types
d'hommes qui leur correspondent.
3. Renvoie à VII, 541b.
4. Platon reconnaît donc implicitement, comme il le faisait auparavant (voir
IV, 445c), qu'il existe une grand nombre de constitutions politiques
différentes, mais il n'en retient que quatre. Sans doute ces quatre sont-elles
pour lui les grands types représentés dans l'histoire politique de la Grèce,
mais elles sont surtout les modèles d'un déclin systématique dont les causes
peuvent être élucidées. Il est possible de comprendre les défauts et
d'expliquer la dégénérescence des cités. Aristote (Pol., V, 12, 1316a1-b27)
interprète le choix de Platon comme une lecture historique, et non comme
un modèle conceptuel, et il le critique sévèrement. Mais Socrate demande à
Glaucon s'il distingue d'autres formes que les quatre principales qu'il
énumère (idéan, c8), ce qui montre plutôt un intérêt pour une classification
générique que pour des exemples historiques significatifs. Plus loin, Socrate
affirme qu'il serait impossible de décrire tous les régimes existants (548d).
Notons que ces quatre formes n'incluent pas le type juste idéal, l'aristocratie
qui correspond à une forme d'âge d'or historique que doit reproduire la cité
juste idéale. Cet exposé combine une analyse des formes politiques et une
psychopathologie des individus qui sont les types caractéristiques de
chacune. Le fait qu'il s'agisse d'une typologie restreint considérablement la
portée historique de l'analyse et limite l'interprétation déterministe qu'on
trouve souvent de ce passage. Plusieurs questions demeurent sans réponse,
et en particulier celle qui concerne l'origine de la corruption amenant le
déclin de la forme parfaite. Pour une analyse générale de cet exposé, voir
W.K.C. Guthrie (1975). Sur l'histoire de la classification des régimes
politiques, et notamment sur Hérodote (III, 80-82), voir J. Bordes (1982).
5. Comparaison intéressante pour l'exercice de la dialectique, voir Phèdre,
236b, Phil., 13d, et Lois, III, 682e. La relève de l'argument est comparée à
une prise particulière.
6. Ce rapprochement était courant, voir Aristote, Pol., II, 10, 1271b. Pour le
nom de Lacédémone, Platon emploie ici le terme habituel, la constitution
Laconique, une désignation abrégée de Lacédémone, qui était alors le
territoire du Péloponnèse, bordé au nord par l'Argolide et l'Arcadie et à
l'ouest par la Messénie. Sparte est le nom de la cité qui parvint à la
domination de ce vaste territoire vers la fin du VIIIe siècle. Les historiens
placent entre 800 et 600 la formation des institutions spartiates,
traditionnellement attribuées à Lycurgue. La réputation de ces institutions,
fondées sur l'eunomía, était considérable, et depuis la défaite d'Athènes aux
mains des spartiates en 404, on pouvait, comme Platon, y trouver les raisons
de leur suprématie. Voir Hipp. maj., 283e, 285b, et Lois, III, 692c. Voir
F. Ollier (1933).
7. Ce régime politique, brièvement mentionné par Aristote (Pol., II, 11,
1273a36), ne peut pas être rapproché des régimes dynastiques, où les fils
succèdent aux pères : alors que ceux-ci étaient bien connus (voir
Thucydide, IV, 78, 3, et III, 62, 3, qui donne comme exemples la Thessalie
et Thèbes), cette royauté vénale ne peut pas être associée à un exemple
historique particulier.
8. Le parallèle qui sera élaboré rapproche les régimes politiques, autant
dans leurs mœurs concrètes que dans leurs constitutions, et les types
d'hommes qui les représentent, notamment dans les institutions de pouvoir.
Le terme de « caractère » est très certainement inadéquat, s'il s'agit de
cerner l'ensemble des traits qui intéressent Platon dans sa description
morale des individus. C'est l'homme entier qu'il veut décrire, autant ses
dispositions naturelles que sa formation morale, son évolution et la
corruption de son caractère. Dans le présent passage, il n'est fait mention
que de types (trópōn, d7), il sera ensuite question de dispositions et de
caractères (545b4). Le rapport de la cité à l'âme individuelle était déjà mis
en place au livre IV (voir supra, 435e).
9. Allusion à un vers de l'Odyssée, XIX, 163. Pénelope demande à Ulysse,
qui ne s'est pas encore fait reconnaître, de lui dire ses origines et sa famille.
Ce vers est cité également dans l'Apologie, 34d.
10. Image que Platon applique aux citoyens de chaque régime : le nombre
de ceux qui acquièrent des dispositions morales semblables finit par faire
contrepoids à l'équilibre antérieur et entraîne la déstabilisation du régime.
11. Il s'agit de la configuration particulière de l'âme individuelle. Platon
applique à l'occasion ce terme au corps (kataskeuḗ , e5), par exemple Gorg.,
477b, mais c'est le plus souvent l'âme qu'il décrit comme disposée ou
organisée de telle ou telle manière (supra, 449a). Le terme peut aussi
décrire la constitution d'une cité (Thucydide, II, 16, et Lois, V, 736b). Dans
tous ces emplois, c'est la structure interne qui est désignée dans ses aspects
de construction et d'organisation. Compte tenu du modèle psychopolitique
du livre IV, c'est donc la structure de l'âme qui sera examinée ici, et
notamment la question de l'hégémonie de la raison. Ce terme semble
équivalent à celui de « caractère », nettement introduit infra en 545b4.
Notons qu'à compter de ce moment l'aristocratie de la cité juste est
réintroduite dans le compte des formes de constitution politique, dont elle
constitue la matrice d'origine. Platon insère donc son exposé de fondation
de la cité juste au principe de son analyse de l'histoire politique, lui
conférant par là même une place dans l'enchaînement des formes
historiques. Mais l'articulation de cette forme parfaite aux formes
dégénérées n'est pas soumise à examen.
12. Voir II, 368e. Ce rappel du point de départ de la recherche met en relief
la portée de la question sur le bonheur du juste ; l'exposé d'histoire politique
n'a donc pas principalement pour but l'explication de la corruption
historique des régimes, puisqu'il vise ultimement la démonstration
concernant le bonheur du régime le plus juste. L'évocation de la position de
Thrasymaque montre la persistance de la question sur le bonheur du juste
tout au long du dialogue.
13. Le vocabulaire politique servant à désigner les régimes serait-il encore
flottant ? Aristote y a recours de manière technique (Eth. Nic., VIII, 12,
1160a36, et Pol., IV, 14), tout comme Isocrate (Sur l'échange, 259e). C'est
le régime que connut Athènes avant les réformes de Solon et qui demeure
en partie mythique dans l'image qu'en présente Platon. Quant à l'aristocratie,
c'est le régime idéal, la constitution politique royale du pouvoir des
meilleurs, les rois-philosophes. Platon ne l'identifie à aucun régime
historique précis, mais il fait l'hypothèse qu'un tel État idéal a existé. Ici
encore, on peut parler d'une représentation portée sur le registre du mythe,
comme dans le Timée (23c) ou le Critias (109b).
14. Voir Lois, III, 683e sq. Platon revient ici, comme au livre IV, sur le
caractère pernicieux de la discorde (stásis), qu'il identifie comme facteur
central de la dégénérescence. Mais cette fois, de manière plus précise qu'au
livre IV, il identifie une stásis qui affecte les classes des gardiens et des
auxiliaires, et non le corps social entier, où elle aura tôt fait de se répandre.
15. Il s'agit de son unité de pensée, quant aux valeurs et à la constitution
politique. Le terme (homonooûntos, d3) exprime le contraire de la stásis,
c'est la concorde. Cet idéal d'harmonie, déjà actif dans la pensée politique
avant Platon, est ici repris autant pour l'harmonie des parties de l'âme que
pour la cohésion des parties de la cité. Tout l'exposé du livre VIII suppose
acquis le principe de la tripartition exposé au livre IV.
16. Il., XVI, 112 sq. Cette invocation d'Homère au moment d'exposer la
cause originaire du déclin des cités se calque sur la recherche mythique
d'une cause divine des malheurs humains. Voir l'invocation de Timée, 27c.
Cette invocation est un facteur de plus qui vient limiter l'interprétation
purement historique de l'exposé, puisque Platon le place sous l'égide de la
poésie. Ce cadre poétique se verra renforcé par le développement ludique
sur le nombre nuptial. Voir en ce sens D. Frede (1997 :256 sq).
17. La prosopopée des Muses est un des passages les plus complexes de la
République, en raison des calculs sophistiqués qu'il propose pour mesurer
les cycles de fertilité des êtres vivants. La prémisse est simple : ces cycles
de fertilité sont en rapport avec les durées de vie et ils possèdent une
période parfaite, au cours de laquelle la fécondation produira des êtres
supérieurs. Cette loi de la nature affecte tous les êtres vivants, et elle
explique le cycle de la vie des cités. On en retrouve l'expression dans le
Timée, 41a, et dans le Phèdre, 245d. Exprimable dans un nombre parfait,
elle demeure malheureusement inaccessible à la connaissance humaine et
cette ignorance, malgré tous les efforts des meilleurs, sera la cause de
naissances imparfaites, lesquelles conduiront inévitablement au déclin de la
cité parfaite. Comme toujours dans la pensée de Platon, c'est l'ignorance
humaine qui est la cause du mal.
18. Tous les êtres vivants possèdent une âme et un corps. Les cycles de la
fécondation et de la gestation varient cependant selon les règnes et les
espèces au sein de chaque règne. La stérilité ou l'interruption dans la
gestation sont attribuables à une fécondation intervenue dans une période
défavorable de la rotation cyclique, c'est-à-dire d'une durée prédéterminée,
inscrite dans le temps. Le rapport entre ces cycles et les rotations des astres
appartient à une mathématique astrologique supérieure, que Platon n'évoque
pas ici.
19. Les gardiens sont mandatés pour prévoir le nombre et la période des
mariages ; voir supra, V, 460a. Mais leur compétence est limitée et certains
désobéiront, entraînant fatalement des unions médiocres ou improductives.
20. Platon distingue la génération de l'être éternel, qu'est le monde, et de
l'être mortel, qu'est le vivant. Par génération de l'être éternel, il faut
comprendre ici ce que Platon exposera dans le Timée (30a), c'est-à-dire
l'arrangement harmonieux du cosmos par l'intervention du démiurge
lorsqu'il fabrique l'âme du monde. Que le monde ait été de nature divine
pour Platon ne laisse aucun doute, voir Timée, 28b et 34b. Voir sur ce point
L. Brisson (1974 : 267 sq.). Le nombre parfait de la génération divine
demeure non exprimé, mais on peut penser qu'il s'agit d'un nombre dont la
perfection arithmologique (téleios, 546b4) est semblable à celui de la
grande année (Timée, 39d), une période où tous les cycles des planètes
retournent simultanément à leur point de départ.
21. Le calcul conduisant au nombre de la génération pour les êtres humains
ne possède pas la perfection du nombre de la génération divine. On peut le
présenter en deux formules : 1) 33 + 43 + 53 = 216 ; et 2)
(3 x 4 x 5)4 = 12 960 000 = 3 6002 = 4 800 x 2 700. Le premier nombre,
216, correspond à la plus courte période de gestation pour l'espèce humaine.
Il est obtenu en prenant les nombres du triangle pythagoricien (3, 4, 5) – un
triangle qui engendre le vivant, voir Proclus, In Remp., II, 43, 10 –, et en les
mettant au cube. Aristote (Pol., V, 12, 1316a5-8) cite ce nombre et confirme
sa formule d'engendrement : « Le principe est que la base épitrite conjuguée
avec le nombre cinq produit deux harmonies, voulant dire par là quand le
nombre de la figure obtenue devient solide. » Si nous notons qu'est épitrite
le rapport 4/3, la conjugaison avec le nombre cinq conduit donc au triangle
de base 5 et de côtés 3 et 4. Cela nous conduit à la seconde équation : si
nous élevons à la puissance 4, nombre du volume des solides chez les
pythagoriciens, on obtient le nombre nuptial exprimant les jours des 36 000
années solaires. Dans la seconde équation en effet, le chiffre 12 960 000
exprime la durée de la grande année dans la vie de l'univers. Ce point est
illustré dans le mythe du Politique (269c-274e). On peut le représenter
géométriquement comme un carré, dont les côtés sont de 3 600, ou comme
un rectangle dont les côtés sont de 4 800 et 2 700. Le premier est de x fois
cent, c'est-à-dire 36 fois, Le rectangle est obtenu comme suit : le diamètre
calculable (rationnel) de 5 est le chiffre rationnel le plus proche de la
diagonale réelle d'un carré qui possède un côté de 5, c'est-à-dire de racine
carrée de 50. Ce nombre est 7. Puisque le carré de 7 est 49, nous obtenons
le côté long du rectangle en diminuant 49 de 1, et en multipliant le résultat
par cent. Cela nous donne 4 800. Le diamètre irrationnel de 5 est la racine
carrée de 50. Si on le met au carré, diminué de 2, et multiplié par 100, cela
produit également 4 800. Le côté plus petit, cent au cube de trois, est donc
2 700. Exprimé en années, ce nombre est de 36 000, c'est-à-dire dix fois une
année de 360 jours. Les deux harmonies sont celles qui sont mentionnées
dans le Politique (3 600 au carré et 4 800 x 2 700). Dans la première
harmonie, la ressemblance prévaut et le Monde glisse en croissant ; dans la
seconde, c'est la dissemblance qui prévaut, et le monde décline. Le chiffre
platonicien de 36 000 ans correspond donc au nombre de la Loi du devenir.
Sa présentation par la voix des Muses en fait un exposé mythique, qui
recourt à l'incantation des Nombres pour entourer d'une aura céleste la loi
du devenir et la soustraire à la raison humaine. La solennité du ton, associée
au caractère fantastique des spéculations arithmologiques, invite à ne pas
chercher une formule d'une précision absolue, mais concourt tout de même
à une approche faite de vénération et d'humilité devant les lois de la
génération du vivant. Proche des spéculations pythagoriciennes, et en
particulier dans le domaine de l'embryologie, ce nombre nuptial a engendré
dans la tradition néoplatonicienne les interprétations les plus extravagantes.
Voir l'appendice de J. Adam, ad loc. Pour l'interprétation du passage, voir
E. Ehrhardt (1986).
22. La vénération de Platon pour les lois mathématiques qui régissent la
nature confère à ce nombre un statut particulier : c'est un maître (kúrios, c7)
qui règle les grandes harmonies cosmiques et humaines et ce statut a
quelque chose de divin, autant dans son pouvoir que dans sa majesté. Même
si l'exposé est grandiloquent et caricatural, le principe de la règle
géométrique du flux universel demeure pour Platon la loi du devenir.
23. Le facteur relatif à l'ignorance des gardiens ne doit pas être sous-estimé,
puisque la raison humaine a des limites. La complexité du chiffre, les
éléments contingents dans la reconnaissance des individus et de leurs
qualités, tous ces facteurs peuvent affecter les décisions nuptiales. J. Adam,
ad loc., soutient que le nombre ne s'applique pas à la détermination d'un
calendrier propice aux unions, mais seulement à l'exclusion d'unions
médiocres ou trop nombreuses. Cette interprétation restrictive va contre le
sens obvie du texte, qui calcule des cycles et qui les propose aux gardiens.
Que doivent-ils y observer, sinon les périodes propices ? Toute la tradition a
lu ce texte de cette manière, de Jamblique à Proclus. La notion même du
temps opportun et du contretemps (parà kairón, d2) le montre
explicitement.
24. Privés de formation à la musique et à la poésie, ils seront privés des arts
des Muses, condition d'accès à la formation philosophique qui seule peut
garantir la stabilité de la cité juste. Platon met dans la bouche des Muses
l'explication pour lui fondamentale du déclin des cités, l'absence de paideía
et de culture. Voir supra, IV, 424c. Le terme est fréquent chez Platon, voir
supra, I, 335c, 349e, et VI, 486d.
25. L'importance du mythe des races réside dans son caractère fondateur par
rapport aux trois classes de la cité. Y introduire la confusion, ne plus
pouvoir discerner les classes équivaut à ruiner l'équilibre constitutif de la
structure de la cité. L'avènement de la stásis est toujours lié en effet à un
déséquilibre des classes, mais surtout au conflit entre les gardiens eux-
mêmes. On pourrait chaque fois traduire ce terme par « guerre civile », mais
Platon lui donne une extension plus grande, incluant tous les conflits
sociaux et politiques. Tous ne dégénèrent pas en guerres. Voir supra, III,
414e, Pol., 271a, et Hésiode, Travaux, 109-202.
26. Citation d'Homère, Il., VI, 211.
27. À ne pas confondre avec les classes qui leur correspondent dans un
système parfait. Platon veut dire ici que ces éléments mêlés aux races
supérieures dans l'âme des gardiens entrent en conflit avec leur tendance
naturelle à l'ordre : alors que les gardiens ne possédaient rien, ils se mettent
à désirer posséder. Il va de soi que les classes de producteurs et d'artisans
possèdent déjà diverses propriétés et la discorde civile ne proviendrait pas
de leurs réclamations. Voir l'oracle de III, 415c, prédisant la ruine de la cité
si elle est confiée à un homme de fer ou de bronze.
28. L'ordre ancien, traditionnel, de la société juste. Pour le terme exprimant
cette organisation (sústasis), voir les Lois, III, 702d, VI, 782a, VII, 812c,
VIII, 833a, IX, 858b. Ce vocabulaire de grande importance dans le Timée
est peu fréquent dans la République ; il signifie la structure de la
constitution de la cité, son organisation interne, sujette à la détérioration.
Voir néanmoins supra, V, 457e, et infra, VIII, 546a.
29. Institution de citoyens de seconde zone de Sparte, qu'on retrouve
également en Crète, en Thessalie et ailleurs. Comme le nom le dit, ces
personnes étaient attachées à des domaines ou à des familles, mais n'étaient
pas des citoyens. On comptait des villes entières de périèques, plus ou
moins dominées par des cités plus importantes. Les domestiques (oikétai)
correspondent sans doute aux hilotes de Sparte, un groupe confiné aux
tâches inférieures. Voir V. Ehrenberg (1960).
30. Platon pense ici clairement à la Sparte du Ve siècle. Un exemple est
l'insistance sur les banquets, les syssities (voir supra, III, 416e). Comparer
l'exposé de Platon avec celui d'Aristote, Pol., II, 9, 1269a-1271b.
31. La réputation anti-intellectuelle des Spartiates était bien connue, et
Platon ne grossit pas le trait en les présentant d'abord comme des militaires.
Voir Hipp. maj., 285b.
32. Comme type intermédiaire entre l'aristocratie et l'oligarchie, la
timocratie est déjà la cité de la partie intermédiaire de l'âme, le thumoeidès
(e3), principe fondamental de toute cité et de toute activité guerrière. Les
aspects moraux d'énergie au service du bien, d'enthousiasme font partie de
cette ardeur, mais Platon se concentre ici d'abord sur la nature militaire du
régime. L'identification à Sparte favorise ce portrait. Notons ici deux sens
différents du même terme exprimant un trait de caractère : les aristocrates
sont simples (haploûs, e2), alors que les timocrates sont rustres
(haploustérous, e3). Dans le premier cas, il s'agit de l'austérité, dans le
second, d'une certaine rusticité. La tendance à penser que Platon, tout en
plaçant ici Sparte en position inférieure à l'aristocratie, l'aurait idéalisée au
point de vouloir reproduire les institutions de Lycurgue, ou même le passé
dorien mythique, doit tout de même être tempérée par sa description de la
passion de la richesse, un trait qui ne saurait caractériser la cité idéale. Pas
plus d'ailleurs que leur mépris de la culture. Plusieurs historiens, au rang
desquels on peut citer A. Toynbee, ont pris à la lettre l'affirmation des Lois
(III, 691b-693e), qui identifie Sparte à un modèle de vertu. Platon certes
voit en Lycurgue un dirigeant qui reçoit son inspiration de l'Apollon de
Delphes, mais les vertus de Sparte doivent être rapportées à ses défauts, et
la cité idéale de Platon recherche sans doute les uns, mais pas les autres. Sur
toute cette question de l'idéalisation de Sparte, voir F. Ollier (1933).
33. Voir I Alc., 122e, qi reprend cette affirmation concernant la richesse des
Spartiates, une richesse camouflée sous une grande austérité d'apparence.
Aristote (loc. cit.) dit qu'aucune cité n'était plus corrompue par l'argent que
Sparte.
34. Aristote considérait la constitution spartiate comme une constitution
mixte, au sens technique que ce terme reçoit chez lui (Pol., IV, 9, 1294b18
sq.), alliant démocratie et oligarchie. Mais ici, le sens ne semble guère
technique, voir Lois, IV, 712d sq.
35. Cette remarque affectueuse rappelle l'amour de Glaucon pour la culture
et les arts ; le frère de Platon est à la fois mousikós (supra, III, 398e),
ambitieux et combatif. Voir le portrait qu'en fait Xénophon, Mém., III, 6, 1.
36. Voir Hipp. maj., 285d, où il est fait mention du désir des spartiates
d'entendre les généalogies des dieux et des héros, mais aussi de leur refus
d'étudier les sciences. Mais cet amour des discours n'en fait pas le centre de
la culture, et les gouvernants ne s'en remettent aucunement au pouvoir de la
parole pour accéder au pouvoir. On peut entendre ici une dénonciation
supplémentaire du rôle des sophistes, voir Protag., 342e sq. La mention du
rôle de l'orateur montre que Platon estime une certaine rhétorique, mais à la
condition qu'elle ait une fonction limitée.
37. Par contraste avec les Athéniens, présentés comme nobles et indulgents
(voir Lois, VI, 777a).
38. L'explication de la formation de l'homme timocratique est proposée à
partir d'une constitution mal gouvernée. Il ne s'agit donc pas de la cité
idéale, mais d'une cité qui a conservé un reste d'aristocratie. Sa
transformation morale n'est pas entièrement parallèle à celle de la cité :
alors que celle-ci subit la loi universelle du devenir et entre dans un cycle
de déclin, qui aboutit au mélange des races et de là à la discorde civile,
l'homme timocratique se forme par la pression de son environnement
immédiat (mère, proches, serviteurs), qui l'éloigne du modèle aristocratique
de son père.
39. Image qu'on peut rapprocher de l'Euthyphron, 2d. L'homme
aristocratique maintient les traditions de l'ordre ancien, et il cultive la
raison. La suite montre que Platon veut dire que l'homme aristocratique
confie à la raison le pouvoir de se gouverner, alors que le jeune timocrate,
tiraillé, finira par l'abandonner au principe intermédiaire.
40. Adaptation libre de vers d'Eschyle (Sept, 451 et 570).
41. Il s'agit du projet comparatif de l'homme et du régime politique, voir
supra, 545b.
42. Étymologiquement, l'oligarchie est le système du gouvernement de
quelques personnes, une élite de citoyens, propriétaires fortunés. Platon
revient sur cette étymologie, infra, 551e. Déjà Xénophon la désigne comme
« ploutocratie », pouvoir des riches (Mém., IV, 6, 12). Pour l'avènement du
parti oligarchique à Athènes, en 411, voir Thucydide, VIII, 65, et pour les
événements de 404, voir Xénophon, Hellén., II, 3, 48. Chez Aristote, Pol.,
III, 8, 1280a1, le critère de la richesse est également prédominant. Il croit
cependant, contre Platon, que la transformation qui produit l'oligarchie ne
résulte pas d'un désir de richesses chez les gouvernants (Pol., V, 12,
1316a39). Platon déforme-t-il l'expérience de Sparte, qui lui sert ici de
modèle historique ? La question est discutée et l'histoire grecque donne
plusieurs exemples de régimes timocratiques combinés avec des éléments
oligarchiques, le pouvoir de la fortune s'alliant à celui de la noblesse
traditionnelle.
43. Platon parle indifféremment de régime et de système, l'essentiel étant la
structure interne (katástasis) des classes et la place du pouvoir de la raison.
Voir supra, III, 414a, IV, 425d et 426c, V, 464a, VI, 493a, 497b et 502d,
VIII, 547b, et infra, 551b, 552e et 557a.
44. Avons-nous des exemples de telles lois, formulant des critères de
fortune pour accéder aux charges ? L'oligarchie de Solon était modérée et
Platon en fait l'éloge dans les Lois (III, 698b), mais on n'y trouve pas de
telles lois. Thucydide, présentant le gouvernement des Cinq Mille (VIII, 97)
mentionne un critère de fortune, pour un régime qu'il voit comme un mixte
d'oligarchie et de démocratie. Voir aussi pour le régime des Quatre Cents,
VIII, 66. Platon mentionne l'usage de la force et des armes, ce qui était
certainement le lot habituel des conflits entre les démocrates et les
oligarques qu'il put observer presque toute sa vie. Sans doute pense-t-il que
la force était aussi nécessaire pour renverser la timocratie.
45. Reprise de la comparaison du commandement des navires, voir supra, I,
341c, et VI, 488a sq.
46. L'exemple des Spartiates qui armaient les hilotes peut illustrer ce point ;
voir Thucydide, VII, 19, III, 27, et IV, 80. Que les Spartiates aient aimé à ce
point la richesse qu'ils aient été réticents à la dépenser à des fins militaires,
et notamment pour armer ces mercenaires (ce qui est ici le sens de
eisphérein, e3) semble confirmé par Aristote, Pol., II, 9, 1271b.
47. C'est le défaut absolument contraire à la spécialisation des tâches, qui
seule permet la concentration du pouvoir aux mains d'une classe d'experts.
Cette dispersion acquiert chez Platon le statut d'un vice politique
(polupragmoneîn, e6).
48. Un reproche repris par Aristote, Pol., II, 9, 1270a19. L'enjeu est celui du
« lot initial » d'une cité, sa richesse constitutive, qui doit subsister, en
traversant les générations. Voir Lois, V, 744d. Plusieurs cités, et notamment
Sparte, interdisaient la vente de la propriété foncière.
49. Comparaison qu'on retrouve chez Hésiode, Travaux, 302-305 : « Les
dieux et les mortels s'indignent également contre quiconque vit sans rien
faire et montre les instincts du frelon sans dard, qui se refusant au travail,
gaspille et dévore le labeur des abeilles » (trad. Mazon).
50. Le destin des généraux aristocrates était souvent tragique, quand
l'expédition tournait à l'échec. On peut citer par exemple la bataille des
Arginuses (Xénophon, Hellén., I, 6, 33, et 7, 4) et le mécontentement
populaire qui s'ensuivit. La procédure de l'ostracisme est peut-être ici sous-
entendue, mais Platon pointe du doigt, une fois de plus, le recours aux faux
témoins (sukophántes, b4), un procédé ignominieux. Je n'ai pas adopté la
correction de Burnet, qui suit une émendation de Cobet et retranche
blaptómenon (b4).
51. Allusion au Grand Roi des Perses, couronné de tiares. Voir la
description de Xénophon, Cyropédie, II, 4, 6.
52. Ploutos, dieu de la richesse, était représenté aveugle, parce que la
richesse est indifférente au bien et au mal. Voir Aristophane, qui lui
consacra une pièce (Ploutos) en 388 et le présente guéri de sa cécité, de
manière à ce que le dieu puisse récompenser les bons.
53. Tout comme la cité au sein de laquelle l'emprise de la raison n'est pas
entière, l'homme individuel qui se trouve en proie au conflit des désirs
devient le lieu d'une discorde interne, une forme de stásis équivalente sur le
plan de la psychologie du conflit des groupes sociaux de la cité.
54. Ce désir d'innover est-il un désir de révolution ? Il est fréquent de
trouver ce mot (neōterismós, e10) chez les traducteurs (v.g. Grube), mais
Platon ne fait allusion ici à aucune révolution particulière. Il faut noter
cependant que l'avènement de la démocratie implique une certaine violence
révolutionnaire.
55. Ce type de lois restrictives a la faveur de Platon, qui les propose dans
les Lois, V, 742c, VIII, 849e, et XI, 915e. Les prêteurs s'engageraient à leurs
propres risques, sans la protection de la loi, ce qui freinerait le prêt usuraire
et l'extorsion.
56. Le processus implique plusieurs phases : d'abord, un renversement
violent, impliquant meurtre et bannissement ; ensuite le partage égal du
pouvoir (ex ísou, a4), qui est effectué par le moyen du tirage au sort de la
plupart des magistratures. Cette institution caractérisait en effet la
démocratie (voir Aristote, Rhét., I, 8, 1365b31 sq.).
57. La description de la cité démocratique est centrée sur la liberté. D'abord
la liberté des désirs, puisque c'est le principe du désir qui y règne, mais
aussi la liberté de chacun d'accéder aux charges, le pouvoir étant indifférent
au mérite. Ce constat était partagé par Aristote (Pol., VI, 2, 1317a40). Dans
cette description, l'égalité de chacun est donc fonction de la liberté des
désirs de tous. La liberté d'expression (parresía, b5) s'ajoute à cette liberté
fondamentale ; voir par exemple Gorg., 461e. Sur le concept de liberté dans
la démocratie grecque, voir d'abord A. Laks (1999), et chez Platon,
R. Muller (1997). La critique platonicienne de la démocratie se trouve au
cœur du débat sur le totalitarisme, par exemple dans l'interprétation de
K. Popper (1979). Mais elle ne doit pas être séparée de l'expérience de la
démocratie athénienne ; voir à ce sujet S.S. Monoson (2000 : 113-152).
L'étude déjà classique de M.H. Hansen (1993) fournit le contexte historique
nécessaire.
58. Cette comparaison ironique illustre la diversité qui caractérise les styles
de vie dans la cité démocratique, chacun pouvant aménager sa vie comme il
le désire. Il ne reste rien de l'austérité traditionnelle, soumise à la loi
aristocratique. La comparaison tire sa force du fait qu'elle est reprise de la
description d'un vêtement de luxe.
59. Le régime démocratique contient plusieurs éléments disparates et on
peut y trouver de quoi reconfigurer une constitution à partir de modèles
différents. Platon ne veut pas dire ici que la démocratie récapitule en les
intégrant tous les régimes connus, mais qu'elle mélange sans discernement
plusieurs types d'institutions et de lois, d'une manière incohérente. Elle est
donc privée d'unité. Ce n'est pas un modèle, mais une foire aux modèles.
Voir aussi Lois, III, 681d. L'expérience athénienne qui sert ici de toile de
fond nous est restituée avec toutes ses contradictions et ses transformations
successives, symptômes d'instabilité. Platon retient surtout la variété que
rend possible la liberté, et ne trouve à la démocratie aucun aspect positif.
L'anarchie, l'incohérence, l'ambition individuelle sont pour lui des maux qui
condamnent le régime, et son exposé (557a-565c) est en complète
opposition avec celui de Thucydide (II, 35).
60. C'est-à-dire en toute impunité, du fait qu'ils y sont invisibles, et non pas
comme des héros qui seraient reconnus et louangés par la foule, ce qui
serait de la part de Platon une caricature. Contra, B. Jowett, ad loc.
61. Cette ironie sur le concept d'égalité doit être rapportée à la critique de la
liberté : est-ce en raison d'un excès de liberté que les égaux sur le plan du
mérite et de la vertu cessent d'être égaux et deviennent comparables à ceux
qui sont sans éducation et sans vertu ? L'analyse n'est pas élaborée ici, mais
le principe de l'égalité géométrique, qui serait conforme à la justice en soi,
est formulé dans les Lois (VI, 757c) : « aux mérites plus grands, de plus
grands honneurs, tant qu'à ceux qui sont à l'opposé pour la vertu et pour
l'éducation, l'égalité dispense leur dû suivant la même règle ». Voir
également Aristote, Pol., III, 9, 1280a.
62. L'exposé de la nature des désirs distingue les désirs nécessaires et les
désirs non nécessaires, et il faut le compléter par le passage du livre IX
(571a), qui ajoute les désirs contraires aux lois et illégitimes, qui
caractérisent le tyran. Cette classification se rapproche de celle d'Épicure
dans la Lettre à Ménécée. À la différence d'Épicure cependant, Platon
n'introduit pas une catégorie supérieure de désirs naturels et non naturels et
la catégorie de l'illégitime (paránomos) ne peut pas être assimilée à
« contraire à la nature ». Les désirs nécessaires s'identifient aux désirs
naturels (558e2). Cet exposé doit être lu en rapport avec celui du livre IV
(436a-438), qui porte sur la nature du désir et la spécificité de ses objets.
63. Je suis le texte de J. Burnet, malgré les objections intéressantes de
J. Adam. Le désir nécessaire répond à deux critères, mentionnés en 558d et
559a : l'utilité, la nécessité. Si on enlève la négation, on est contraint à une
lecture très contournée : il s'agit d'un désir nécessaire parce qu'il peut
conduire à la mort, si on ne le satisfait pas. La différence de sens est légère,
mais le texte devient inutilement tortueux.
64. Le luxe de la cuisine athénienne a déjà fait l'objet de la critique de
Platon, voir supra, II, 372c.
65. Passage que J. Adam juge corrompu, mais qui conserve une parfaite
lisibilité dans le texte de Burnet si on fait l'hypothèse qu'il manque quelques
mots. Je n'adopte pas les corrections compliquées de J. Adam et je suis
J. Burnet, en introduisant simplement un verbe pour commander
l'expression de la transformation décrite par Platon.
66. À l'intérieur de l'âme du jeune homme élevé dans l'oligarchie, les désirs
nécessaires entrent en conflit avec les désirs inutiles et transforment son
âme en champ de bataille. La discorde (stásis kaì antístasis, a1) est
renversée par une forme de contre-conflit, de révolution inversée, pour
rétablir l'ordre : cette image audacieuse emprunte à la description des
factions dans la guerre civile, tout en donnant au père un rôle fondamental
(b1).
67. Le père n'avait aucun intérêt pour l'éducation (554b, 559d) et la
formation qu'il donne à son fils manque de culture et de connaissances.
68. Comme les compagnons d'Ulysse (Od., IX, 81 sq.) ramollis par la
sensualité du mode de vie des Lotophages et oublieux de leur patrie, le
jeune homme sera tiraillé et subjugué par les désirs qui se disputent son
âme. Le fait de se nourrir de lotus fait oublier le passé et enferme dans les
plaisirs du présent.
69. Le recours aux cérémonies des mystères d'Éleusis surprend quelque
peu, dans un contexte où il ne peut être associé à l'élévation et à l'initiation.
Platon n'a pas l'habitude d'en faire la satire, et ici le cortège des mystes est
identifié à la glorification des pseudo-vertus démocratiques. La procession
qui est évoquée ici rappelle l'ouverture du dialogue (lampás, I, 328a). La
frénésie bachique (561a9) du jeune démocrate mérite sans doute cette
ironie, mais elle met en relief également les ambivalences de Platon dans
son attitude à l'endroit du symbolisme des mystères, une attitude faite de
vénération, quand le contexte initatique entraîne vers l'intelligible, et de
mépris, quand il s'agit de la musique de l'aulós (c8) ou de la licence
démocratique.
70. Le démocrate croit à l'égalité, il la recherche en toutes choses et c'est en
ce sens qu'il est égalitaire : les plaisirs et les désirs sont tous égaux. Le
terme, formé sur l'idéal de l'égalité (isonomía, Mén., 239a, et infra, 563b, où
il est associé à la liberté), est rare (isonomikós, e1). Seul emploi dans tout le
corpus platonicien, il qualifie le genre de vie de celui qui place l'égalité
comme valeur suprême de l'existence. Platon montre la similitude de
structure entre l'existence, où tous les plaisirs et les désirs sont traités
comme égaux, et la structure politique, qui met en avant l'égalité des
citoyens et leur substituabilité pour toutes les responsabilités de la cité. De
la même manière que la démocratie subit l'illusion de l'égalité, en ne voyant
pas la priorité des gardiens philosophes, l'individu démocratique subit
l'illusion des désirs équivalents et perd de vue la priorité de la raison.
71. Y a-t-il un usage de la liberté qui puisse trouver grâce aux yeux de
Platon ? Le présent passage illustre une signification particulière de ce
concept, puisqu'il apparaît comme le prédicat contraire au respect des
hiérarchies et de l'ordre établi. Ce sens entièrement négatif ne peut être
attribué dans tous les contextes, mais il est clair ici que Platon désigne
l'anarchie, confirmant par là ce qu'il affirmait plus haut : les démocrates
appellent liberté l'anarchie. Voir la moquerie sur la liberté des animaux
(infra, 563d1).
72. Cette fonction était inférieure à celle de maître, et elle se résumait à des
tâches d'accompagnement. Voir H.I. Marrou (1948 : 220).
73. Ce vocabulaire de l'isonomie exprime le concept central de la pensée
démocratique : l'égalité de tous les citoyens du point de vue du droit. Il est
surprenant de constater sa rareté chez Platon (voir Lettre VII, 336d, et Mén.,
239a) et en particulier le fait que cette égalité ne soit mentionnée ou
discutée qu'une seule fois dans la République. Sur le concept et son
importance pour les Grecs, voir Hérodote (III, 80) et les remarques de J.-
F. Balaudé (1996). Sur la question de l'esclavage, Platon est le témoin d'une
position traditionnelle, bien qu'Aristote signale que le fait de consentir des
droits aux esclaves soit la limite de la démocratie (Pol., VI, 11, 1313b). Voir
G. Vlastos (1941). Pour les droits des femmes, l'affirmation présente n'entre
pas en contradiction avec l'égalité reconnue pour les gardiens : il s'agit ici
de la cité démocratique entière, et l'ouverture manifestée au livre V ne
s'étend pas au-delà du corps des dirigeants.
74. Frag. 351 Radt.
75. Je traduis littéralement exousía (e8 et 564d2), un terme qui désigne
l'esprit libertaire général qui règne dans la société démocratique. Platon ne
sous-entend aucun aspect licencieux, cette permissivité étant simplement le
contraire d'un ordre institué et traditionnel. Voir par exemple, Thucydide,
VII, 69.
76. Aristote était de cet avis (Pol., V, 5, 1305a) et Platon a certainement à
l'esprit plusieurs exemples, en particulier celui de Denys de Syracuse. On
peut aussi penser, avec J. Adam, ad loc., que Platon avait la certitude que la
situation d'Athènes conduisait à la tyrannie de manière inéluctable.
77. Cette remarque médicale est éclairée par l'explication fournie dans le
Timée, 85d, où le phlegme et la bile sont présentés comme l'origine de
toutes les maladies qui produisent un écoulement ou une inflammation. La
cité démocratique est donc sujette à des troubles inflammatoires.
78. Cette classification traditionnelle se trouve chez Euripide : « Il existe en
effet trois classes dans l'État. Les riches, tout d'abord, citoyens inutiles et
sans cesse occupés d'accroître leur fortune. Puis les pauvres, privés même
du nécessaire. Ceux-là sont dangereux ; car enclins à l'envie, séduits par les
discours de pervers démagogues, ils assaillent de traits cruels les
possédants. Des trois classes, c'est la classe moyenne qui sauve les cités :
c'est elle qui maintient les institutions que l'État s'est données »
(Suppliantes, v. 238-245. Trad. Grégoire). Probablement une interpolation
dans la tragédie, ce texte témoigne cependant du sentiment politique
favorisant la classe moyenne (voir également Aristote, Pol., IV, 11, 1295a)
et qui avait conduit à la révolution antidémocratique de 411.
79. En démocratie, les dirigeants sont tous des faux bourdons exploiteurs et
l'exception est rare. On peut citer l'exemple d'Aristide (Gorg., 526b, et
Ménon, 94a), général athénien qui s'est illustré à Platées. Mais aussi
Périclès, dont la réputation demeure sans tache (Thucydide, II, 65, 8).
80. Les réunions de l'assemblée démocratique étaient devenues, avec le
temps, désaffectées et on dut recourir à l'institution d'une sorte de salaire de
participation : c'est le miel auquel fait allusion ici Platon (chez Aristote,
Pol., IV, 6, 1293a, c'est le misthós de l'assemblée). Voir également
Aristophane, Guêpes, v. 655-79.
81. C'est-à-dire les dirigeants, que Platon assimile aux faux bourdons ;
devant les résistances des riches à se laisser dépouiller, les dirigeants les
accusent pour les diffamer aux yeux du peuple. Le groupe des riches se voit
donc attaqué par les faux bourdons, et ils se transforment contre leur gré en
oligarques au sein même de la démocratie, pour protéger leur richesse.
82. De quel personnage s'agit-il, sinon de ce protecteur du peuple, qui sans
être titulaire d'une magistrature, possédait néanmoins un statut ? Pour la
fonction de prostátēs, voir d'abord Hérodote, I, 127, II, 178, et Lois, VI,
766b. Voir aussi Aristote, Pol., V, 10, 1310b14, sur le rôle des démagogues
dans l'évolution de la tyrannie. Sur la possibilité d'identifier historiquement
le tyran décrit dans le passage (VIII, 565c ; IX, 580a), voir M. Meulder
(1989), qui critique toutes les hypothèses et aboutit à une conclusion
sceptique.
83. La source est Pausanias, VIII, 2, 6, et le thème du loup dans le mythe de
Zeus ou d'Apollon court dans toute la mythologie grecque. Héros arcadien,
Lycaon était un roi d'une grande piété dans certaines versions, d'une grande
impiété dans d'autres. Il aurait fait servir à Zeus, qui lui aurait rendu visite
sous un camouflage, la chair d'un de ses enfants. Pour le punir, Zeus l'aurait
changé en loup. C'est cette version du mythe qui doit être rapportée aux
sacrifices humains célébrés en l'honneur de Zeus lycien. Selon cette
légende, ceux qui participaient à ces sacrifices étaient ensuite changés en
loups pour une période de huit ans.
84. Voir Hérodote, I, 55. Le roi avait consulté la Pythie de Delphes pour
savoir si la monarchie durerait longtemps. Pour l'interprétation de l'oracle,
voir I, 91.
85. Il., XVI, 776.
86. Ceux qu'il a bannis et exilés.
87. Si le tyran recrute sa garde parmi les esclaves et les affranchit, il en fait
de nouveaux citoyens. On note par exemple que Denys de Syracuse donnait
ce nom (néoi polîtai, a5) à sa garde d'affranchis. Voir Diodore de Sicile,
XIV, 7.
88. La sagesse d'Euripide est ici tournée en dérision et Platon inverse le
sens d'une maxime, qui par ailleurs est attribuable à Sophocle plutôt qu'à
lui. Il s'agit d'un fragment de l'Ajax de Locres (frag. 13 Nauck).
89. Voir Euripide, Troyennes, 1169. J. Adam, ad loc., note cependant
qu'Euripide critique la tyrannie au moins aussi souvent qu'il en fait l'éloge.
Voir, par exemple, Suppliantes, 429 sq.
90. Les tragédiens payaient les acteurs qui jouaient leur pièces, et Platon les
apostrophes dans les Lois (VII, 817b-c), en exprimant un désir de freiner
leur influence politique sur la jeunesse. Voir aussi Gorg., 501e.
Livre IX

1. La classification des plaisirs et des désirs avait été amorcée au livre


précédent (VIII, 558d) avec la distinction des plaisirs nécessaires et des
plaisirs non nécessaires. L'analyse du dérèglement est poursuivie ici, à
l'occasion du portrait du tyran. Sur le dérèglement (paránomoi, b5), voir
supra, 561a. Pour Platon, ce dérèglement est la force principale qui
s'oppose à la raison et il révèle la nature animale de la partie inférieure de
l'âme. Voir l'analyse parallèle dans le Phèdre, 254a.
2. Durant le sommeil, la raison est endormie, mais la partie inférieure de
l'âme demeure active et elle repousse le sommeil. L'âme est donc à ce stade
à moitié endormie, et à moitié éveillée : l'imagination est au travail, elle se
représente plusieurs fantasmes d'union sexuelle (d1), alors qu'elle est libérée
du contrôle de la raison et de la honte. Pour l'analyse de l'état du sommeil,
voir Timée, 45e-46a. Platon semble décrire ici autant le rêve éveillé que le
rêve proprement dit, voir supra, V, 476c, et Timée, 70e-71e, avec la reprise
chez Cicéron, De divinatione, I, 29.
3. Cette méditation intérieure est un accord de l'esprit avec lui-même.
Équivalant à une sorte de concentration, l'âme sera en mesure de contenir la
force des désirs inférieurs et déréglés. Terme rare chez Platon (sunnoian,
d8), cet exercice est apparenté au travail de la pensée discursive. Voir Lois,
VII, 790b, et Épinomis, 987c. La description de la perfection philosophique
qui occupe une part importante du livre IX s'inspire du modèle socratique
lui-même, et on en trouve le parallèle dans le Banquet et dans le Phédon.
L'ascèse philosophique est en effet le contraire de la tyrannie, qui est
aliénation aux plaisirs et impossibilité de se contrôler soi-même. Travail de
la pensée, concentration, méditation accompagnent la vie réfléchie, et sans
doute Platon en a-t-il accentué la place en complément de l'exercice de la
discussion et de la vie dans la cité. Voir sur cette question l'étude de
P. Hadot (1981 : 13-58).
4. Dans l'état du rêve, la partie rationnelle d'une âme mesurée pourra se
porter vers un contenu de connaissance insoupçonné : elle pourra saisir le
passé et le futur. Ce passage nous instruit-il sur la conception platonicienne
de la divination ? Cicéron (De divinatione, I, 60-61) le pensait et a repris ce
passage. On en trouve confirmation dans le Timée (71d-72b), alors que
Platon assigne à la partie désirante de l'âme la fonction de la divination dans
le sommeil : c'est elle en effet qui recueille les images et les simulacres
produits durant le sommeil, et c'est la raison qui les interprète ensuite. On
note donc une différence importante dans la fonction même de la
connaissance des signes du futur, puisque dans le présent passage, le
principe rationnel est aussi bien le récepteur des images que l'interprète. Sur
cette question, voir L. Brisson (1974 : 201-208).
5. Non pas que la saisie de la vérité soit favorisée par le sommeil, ce qui
serait un contresens explicite de la philosophie de Platon, mais bien facilitée
dans cet état de sommeil ainsi préparé par comparaison avec un sommeil
mal préparé et déréglé.
6. C'est l'homme de la démocratie, celui qui la soutient, mais Platon le
désigne ici d'un autre nom (dēmotikòn, b10 et d3). Pourquoi ce
changement ? On pourrait traduire « populaire », pour indiquer
l'appartenance à une couche sociale qui ne saurait être entièrement
méprisable. La présentation de Platon porte un jugement plus accueillant
sur l'homme démocratique et elle met en relief son caractère mesuré. Par
comparaison avec le tyran en effet, le démocrate conserve un reste de vertu.
Voir supra, VIII, 559d-562a. Sa position, en effet, est intermédiaire entre
l'oligarchie et l'anarchie.
7. Cet amour dominateur (érōtá, e5) est l'équivalent du désir tyrannique, qui
s'établit comme désir impératif (voir supra, VIII, 564d). Il en devient le
chef (prostátēs, 573b1). Dans l'âme du jeune homme démocratique, un désir
prend le dessus et il est alimenté par tous les autres, qui le font croître au
point de lui implanter l'aiguillon dont il était jusque là dépourvu. Ce faux
bourdon devient donc dangereux, il est désormais doté de l'aiguillon d'un
amour violent et irrationnel, qui lui instille folie et déraison. Cet aiguillon
est celui du désir comme soif (póthos, a7) ; comparer avec Phèdre, 253e.
8. Ces trois états de l'âme tyrannique sont identiques, il s'agit de trois états
de folie (manía, a8), qui échappent entièrement au contrôle de la raison.
L'association de l'amour à la tyrannie n'est pas moins importante que sa
désignation comme folie : dans tous ces états, l'âme est assujettie, elle est
mue de l'extérieur et subordonnée à un autre (c3). Le portrait du tyran
auquel parvient Platon est donc, paradoxalement, celui d'un homme qui ne
peut plus rien contrôler en lui-même : il est entièrement tyrannisé de
l'intérieur par un désir qui emporte tout. Notons la métaphore politique
(diakubernâi, d4) d'un désir qui gouverne tout dans l'âme tyrannique.
9. On peut faire ici le parallèle avec les cohortes de mercenaires, recrutées
par la cité tyrannique à l'extérieur. Voir supra, VIII, 567d. Quant aux désirs
internes, il s'agit des démocrates émancipés qui réclament anarchiquement
le pouvoir de faire tout ce qu'ils veulent. Leur émancipation, tenue sous un
certain contrôle dans le régime démocratique, atteint ici son point limite.
10. La liste de ces méfaits de la tyrannie figurait déjà au premier livre, voir
supra, I, 334b. Citant Xénophon (Mém., I, 2, 62, et Banquet, 4, 36),
J. Adam, ad loc., suggère que cette liste constituait un topos de l'injustice
dans les milieux socratiques. Dans la description qui suit, les parallèles sont
nombreux avec le Hiéron de Xénophon. Pour la mention des sycophantes,
voir supra, I, 340d. Pour les temples, I, 344b.
11. C'est-à-dire la passion maîtresse, l'Éros tyrannique, déjà évoqué en
573d.
12. Si cette expression était proverbiale, il est difficile de la retracer. Quand
on la trouve citée plus tard, Platon est souvent donné comme sa source.
13. Renvoie à l'exposé central du livre IV, 441d-444e. Chaque type moral
des régimes dégénérés se voit jugé par rapport au modèle du juste dont
l'âme est en harmonie, sous la gouverne de la raison.
14. Notons ici le changement d'interlocuteur : l'examen de la
dégénérescence des cités et des caractères individuels est parvenu à son
terme, et le dialogue reprend la question du bonheur du juste, dont l'examen
s'était interrompu une première fois au livre II, 368d, pour laisser la place à
la recherche engagée par le motif psychopolitique et ensuite au livre IV,
445a. Aristote (Pol., V, 12, 1316a25) a insisté sur le fait que le cycle
platonicien de la succession des régimes n'est pas rigoureux, puisque les
tyrannies succèdent aux tyrannies et ne donnent jamais lieu à la reprise du
régime idéal aristocratique. Platon entretenait cependant l'espoir d'une telle
reprise, en plaçant ses attentes dans les fils des tyrans auxquels une
éducation philosophique pourrait apporter la vertu nécessaire à la réforme.
15. Compte tenu de l'expérience de Platon lui-même à la cour de Denys Ier
de Syracuse, il est difficile de ne pas entendre dans cette longue
intervention de Socrate un plaidoyer personnel de Platon pour établir la
crédibilité de son jugement sur le malheur de la vie tyrannique. Socrate
l'affirme clairement, en évoquant le fait qu'il a eu l'occasion « de connaître
ces gens-là » (b7). Cela concorde avec le premier séjour de Platon à la cour
de Denys, qu'on peut dater de 388. Voir Lettre VII, 324a-327d, avec
l'introduction de L. Brisson (1987 : 132-166).
16. Le parallèle entre la servitude politique qui résulte de la soumission au
tyran et la servitude de l'âme, qui est soumission aux désirs et plaisirs de la
partie inférieure de l'âme aboutit à une conclusion identique : dans un cas
comme dans l'autre, il y a une absence complète de liberté. Sur ce concept
de servitude (aneleuthería, d3), voir supra, III, 391c et 400b. Notons ici
l'esquisse d'un concept de liberté qui serait autre que la liberté politique : la
volonté du tyran n'est pas libre, parce qu'elle est soumise au désir.
Conformément à la doctine socratique du mal involontaire, qui limite la
volonté à la volonté du bien, on voit ici en négatif l'amorce d'une liberté du
bien qui serait libération des désirs inférieurs. Voir infra, X, 617e. La
structure (táxin, d2) ordonne les parties de l'âme et de la cité. Cette
similitude entre l'âme et la cité permet à Socrate d'affirmer que si la cité est
malheureuse, l'individu tyrannique (et suprêmement, le tyran au pouvoir lui-
même, 578c1) sera le plus malheureux. Ce premier argument (577b-580c)
constitue l'ouverture de la démonstration du bonheur du juste.
17. Dans l'examen du bonheur du juste, la question du bien demeure la plus
fondamentale. Le tournant de la discussion est souligné par la mention d'un
argument de type particulier. C'est cette insistance qui me porte à conserver
le texte de J. Burnet (tṑ i toioútōi lógōi), qui lit ici un datif pour l'expression
complète, et à ne pas adopter, malgré son intérêt, la suggestion de J. Adam
de lire un duel, dont le sens serait « d'examiner ces deux hommes ». Contra,
voir la traduction de G.M.A. Grube. Ce passage doit être mis en relation
non seulement avec la question de la priorité du juste, mais plus
généralement avec le modèle socratique du bien-vivre. Il introduit en effet
un idéal de perfection, que seule la philosophie peut réaliser. Sur l'ensemble
de ce passage, voir M.C. Nussbaum (1986 : 136-164) et R. Kraut (1997).
18. Ce passage donne à penser que les relations entre les esclaves et leurs
propriétaires étaient souvent difficiles, et sans doute Platon veut-il insister
ici sur le fait que ces difficultés étaient redoublées dans les régimes
tyranniques. Le rapport entre la situation réelle des esclaves dans les cités
grecques et leur place dans la cité idéale de Platon demeure un point obscur
de sa pensée. Notons le nombre d'esclaves mentionné ici pour une maison,
soit environ une cinquantaine. Notons aussi que l'ordre maintenu dans les
cités est le résultat du contrôle des citoyens libres, et qu'il n'est aucunement
fait mention d'une forme quelconque de corps policier. Voir G. Vlastos
(1968) et supra, IV, 433d.
19. L'ensemble de ce portrait du tyran peut être rapproché du Hiéron de
Xénophon, notamment la limitation de ses déplacements (voir Hiéron, I,
11).
20. Renvoie à VIII, 567a et 576a.
21. Ce passage nous met en présence des concours dramatiques au cours
desquels les auteurs présentaient leurs pièces. On comptait dix juges, qui
chacun de leur côté consignaient leur classement des pièces. De ce groupe,
cinq étaient choisis au hasard, et leur jugement, fondé sur le premier
verdict, constituait le jugement final. Voir le témoignage de Lysias (IV, 3).
Concernant le jugement final d'un juge de dernière instance, J. Adam, ad
loc., pense qu'il pourrait s'agir d'un juge qui a pu examiner l'ensemble d'un
concours et cela pourrait donc s'appliquer à ceux du groupe des cinq qui ont
évalué l'ensemble. Voir Lois, II, 659a, qui donne à penser que l'usage du
singulier ici est générique et ne réfère pas à un individu particulier.
Également, Lois, XII, 949a. Le philosophe sera le juge ultime, voir infra,
583a. Pour une comparaison semblable des modes de vie, voir Phil., 65a.
22. Ce thème de la souveraineté est à la fois politique et moral : seul celui
qui sait exercer sur lui-même une maîtrise parfaite peut prétendre au
gouvernement de la cité. La politique est définie en ce sens comme art
royal, reposant sur une science (Pol., 259c et 308c-e) que Platon identifie à
la sagesse. Mais l'exercice de cette science suppose à son tour une éducation
morale parfaite, conduisant à la souveraineté de l'âme. Voir en ce sens
Phédon, 30d, et Euth., 291b-292c.
23. Ce thème de l'action injuste cachée au regard des dieux et des hommes
se raccorde à la question de l'intégrité (II, 366e) et de l'anneau de Gygès.
24. Faisant suite au premier argument, repris de la comparaison de la cité et
de l'individu tyrannique, Socrate introduit un deuxième argument pour
démontrer le bonheur du juste. Cet argument, de nature psychologique, est
fondé sur la structure de l'âme ; il court de 580c à 583a.
25. Cette classification regroupe pour chaque partie de l'âme les désirs,
plaisirs et principes de commandement qui lui sont propres. Cette thèse est-
elle compatible avec ce que nous connaissons de la psychologie de Platon, à
tout le moins dans la République ? Y a-t-il des plaisirs du principe de la
raison ? Inversement, y a-t-il un principe de commandement des désirs ? Il
ne s'agit pas seulement de donner une valeur au désir, pour en faire par
exemple un désir rationnel, mais d'introduire dans chaque registre de la
psychologie, de nouvelles distinctions, qui y reproduisent en quelque sorte
la tripartition générale qui affecte l'ensemble.
26. L'espèce désirante regroupe les désirs et appétits de toute nature, mais
Platon est soucieux de bien marquer son lien avec le désir du profit ; ce
passage fait écho à l'analyse de IV, 439d, alors que l'espèce désirante était
désireuse de richesse (philochrḗ maton). Voir également supra, VIII, 559d,
pour les trois espèces du désir : oligarchique, démocratique et tyrannique.
J. Adam, ad loc., fait remarquer que cette caractéristique se retrouve dans
les trois espèces de désir, et qu'elle permet à Platon de construire un modèle
parfaitement homogène, conforme à la tripartition de l'âme : le sage sera
philósophos, le guerrier sera philónikos et philótimos et la troisième classe
sera philochrḗ maton.
27. Pour rendre le texte grec plus sensible dans la traduction, j'ai placé côte
à côte la traduction littérale et l'adjectif que la tradition va imposer, mais qui
est encore imbriqué dans la formation littérale de l'expression de l'amour de
la sagesse. Ce passage fait écho au livre V, 474b. Voir sur l'évolution de ce
vocabulaire, A.M. Malingrey (1961).
28. Il s'agit à proprement parler de trois types fondamentaux, par rapport
auxquels une grande diversité d'individus représentant des combinaisons
particulières de caractéristiques peut être dérivée. Cette typologie sera
reprise chez Aristote (Eth. Nic., I, 3, 1095b) qui distingue la vie de plaisir,
la vie politique et la vie théorétique.
29. C'est-à-dire les objets de la connaissance philosophique, les formes
intelligibles. La contemplation de l'être intelligible contient donc son plaisir
propre, que ne peuvent goûter que les philosophes. La présence de ce
vocabulaire ontologique renvoie ici directement aux développements des
livres VI et VII, et en particulier à la métaphysique de l'être véritable
comme objet de contemplation pour la philosophie.
30. Les trois critères du jugement (582a) sont l'expérience (empeiría), la
sagesse (phrónēsis) et la raison (lógos). Le critère de la sagesse est
intellectuel, et non seulement moral ; il ajoute à la compréhension de ce qui
est sophós le trait d'une réflexion élaborée. La différence entre la phrónēsis
et la sophía exige donc de faire intervenir un critère intellectuel plus
marqué. Sur les nuances de ce concept, voir M. Dixsaut (2000 : 109 sq.). Le
parallèle avec l'exposé du Politique est précis, car l'art royal est exercice de
la phrónēsis (294a-b).
31. Le pluriel permet de préciser les instruments de la raison : les arguments
particuliers et les raisonnements qui les enchaînent dans des
démonstrations. Le même terme (lógos) sert à désigner le principe,
l'argument et le raisonnement.
32. Il s'agit des plaisirs et des désirs liés au mode de vie particulier de
chaque classe et de chaque fonction de la société. Comme chaque groupe
prétend que son mode de vie et ses valeurs produisent la vie la plus
heureuse, à qui appartiendra-t-il d'en juger ? La démonstration montre que
l'expérience du philosophe, parce qu'elle porte sur les trois domaines, est la
plus riche, et donc la plus compétente pour le jugement. Si ce jugement est
fondé, c'est alors la vie philosophique qui sera la plus heureuse. On peut
trouver ici un argument concluant pour fonder le bonheur de la vie des
gardiens, et relier cette démonstration à la question d'Adimante (IV,
419a sq.). Notons que cette position constitue la réfutation du mépris de la
philosophie, dont Socrate était l'objet dans le Gorgias (484e sq.) de la part
de Calliclès.
33. L'expression doit être prise littéralement, car elle est formée sur
l'expression symétrique du philosophe : il s'agit de l'amoureux de la raison,
des arguments, des raisonnements.
34. En plaçant la troisième démonstration sous l'égide de Zeus et en
affirmant qu'elle pourrait entraîner la pire des chutes, Platon veut montrer
que la démonstration fondée sur l'analyse des plaisirs et des peines est la
plus rigoureuse et la mieux fondée. On avait en effet l'habitude de faire les
libations dans l'ordre suivant : Zeus olympien, héros, Zeus sauveur. Voir
Charm., 167a-b, Phil., 66d, et Lois, III, 692a. Pour la question de la chute,
Platon réfère ici aux pratiques de la lutte : une chute suivant la troisième
prise était considérée définitive. Voir Euth., 277c. L'ensemble de cette
imagerie olympienne met en relief l'importance du propos, voir Phèdre,
256b. Cette analyse sera reprise dans le Philèbe (44c) et on la retrouve chez
Aristote (Eth. Nic., VII, 12, 1152b-1154a, et X, 2, 1173a).
35. Cette métaphore reprise du lexique de la peinture (voir II, 365c)
souligne l'aspect illusoire et inachevé du plaisir du corps : comme dans la
peinture d'ombres, il se soutient du contraste entre le plaisir et la peine. Voir
Phédon, 69b pour cette image appliquée à la vertu de modération et de
courage, vertus illusoires quand elles sont coupées de la connaissance. Voir
aussi Phil., 44c, et Théét., 208e.
36. De qui s'agit-il ? Le contexte porte à penser qu'il s'agit d'ascètes,
orphiques ou pythagoriciens, qui méprisaient les plaisirs du corps. On peut
en effet comparer avec le passage du Phédon (62b). Mais Platon n'utiliserait
pas une expression aussi vague pour parler d'une doctrine qui est après tout
la sienne, et on doit donc penser que ces sages sont ceux qui soutenaient
une doctrine du plaisir différente, par exemple le fait que tout plaisir est
relatif. Voir sur ce passage J. Adam (II, app. IV, 378-380).
37. L'analyse du Philèbe éclaire ce passage (32e, 42e, 43d-44b, et Timée,
64c). Le plaisir et la douleur sont des mouvements de l'âme, émotions ou
affects (kínēseîs, 583e), alors que cet état entre deux (metaxù, c7) est une
forme de repos, un état de tranquillité (hēsuchía, e2). L'état intermédiaire
est-il pure neutralité, entre deux mouvements contraires ? Non, car il est
relatif au plaisir ou à la douleur qui a précédé et dont il représente la
cessation : ce qui suit la douleur paraît un plaisir, ce qui suit le plaisir paraît
une souffrance. Socrate affirme que c'est en apparence que la cessation de la
souffrance est un plaisir (584a7). Cette position est discutée par Aristote
(Eth. Nic., X, 3-5).
38. Ceux qui confondent l'absence de souffrance avec le plaisir, ou la fin du
plaisir avec la souffrance, sont en proie à une forme d'enchantement,
semblable à l'illusion qui résulte de la peinture en trompe l'œil évoquée
juste avant. Sur ce vocabulaire, voir Phil., 44c, supra, III, 413d, et infra, X,
602d.
39. Il s'agit des plaisirs purs, qui correspondent donc au concept du plaisir
en tant que tel et dont la privation n'est pas sensible. Le Banquet évoque les
plaisirs de la pensée (207e). Voir Phil., 51b, et Timée, 65a. Pour l'ensemble
de l'exposé sur la nature du plaisir, voir J.C.B. Gosling et C.C.W. Taylor
(1982).
40. Platon a-t-il conservé ici le souvenir d'une croyance, dont on a l'écho
chez Héraclite : que les âmes, purifiées après la mort, peuvent encore
sentir ? Le fragment d'Héraclite (frag. 99 Conche) semble une critique
d'Homère (Od., XI, 36). Voir Phil., 51e. La notion de l'odorat comme plaisir
pur se trouve aussi chez Aristote (Eth. Nic., X, 2, 1173b18).
41. Il n'existe pas, à proprement parler, de plaisir corporel : tout plaisir est
plaisir de l'âme, mise en mouvement par une cause. Les plaisirs qui
proviennent du corps sont des illusions (Phil., 45a-47b), alors que les
plaisirs purs de l'âme sont indépendants du corps, par exemple les plaisirs
de la connaissance (Théét., 184e-185e). Le corps demeure cependant
l'intermédiaire de toute sensation (186c).
42. Il s'agit de sensations et de souffrances qui sont mélangées, car elles
contiennent une part de l'appréhension qui introduit la relativité ; or tout ce
qui est relatif n'est pas pur. C'est ce que vient illustrer le recours à une
topographie idéale, où l'espace est divisé en haut, milieu et bas. Par cette
image, Platon peut mettre en relief l'aspect illusoire de tout ce qui est relatif,
et du même coup la nécessité de penser philosophiquement la pureté de ce
qui existe en soi, le haut véritable (alēthō̂s, d9). Je ne crois pas que cette
topographie ait une interprétation cosmique (contra, J. Adam, ad loc., qui
cite Phédon, 109, et Timée, 62c). Voir infra, l'image des couleurs et plus
loin, la reprise métaphysique, 586a, où le haut est le monde intelligible. Une
élaboration allégorique de cette représentation se trouve à la base du mythe
du Phèdre (247c). La mesure des plaisirs, et leur description selon une
échelle de registres, conduit Platon à la notion d'illusion et de faux plaisir.
Mais la fausseté d'un plaisir ne saurait contredire qu'il soit réellement
éprouvé, et il faut donc entendre ici la fausseté comme désignant une valeur
moindre ; Platon cherche à exposer les mérites du plaisir philosophique, et
donc à fonder une échelle où il est le seul véritable.
43. Le vocabulaire de la psychologie du plaisir et de la douleur recourt ici à
l'opposition vide-remplissement (kénōsis-plērō̂sis), qu'on retrouve
également dans l'analyse du Philèbe (31e sq.). Il s'agit de qualifications de
l'état (héxis, b1) du corps et de l'âme.
44. La discussion sur le texte transmis pour les lignes qui suivent est
complexe, et je me range à l'avis de J. Adam qui lit anomoíou (c7) : c'est la
solution la moins insatisfaisante, compte tenu de la suite des réponses
négatives de Glaucon. Si on conserve le texte majoritaire des manuscrits,
comme le fait J. Burnet, ces réponses deviennent un complet contresens. Ce
qui ne ressemble pas à l'être ne saurait en participer plus que ce qui lui
ressemble, la position est claire. Voir supra, V, 479a, et VI, 500c.
45. Le dualisme strict de l'anthropologie platonicienne ne tolère en fait
aucune participation du corps à l'être réel, et si Platon l'évoque ici, c'est en
référence au rôle d'intermédiaire du corps dans l'accès au plaisir. L'âme
seule est par nature semblable à l'éternellement identique (VI, 490b), alors
que le corps, plongé dans le devenir, ne peut participer à l'identique. Ce
dualisme strict sera confirmé infra, en X, 608d, et sa justification
philosophique est effectuée dans le Phédon, ce qui dispense Platon de la
reprendre entièrement ici.
46. Le corps est ici désigné, comme dans le Phédon, par l'image de la
maison funéraire, du tombeau. Ceux qui passent leur vie à rechercher les
plaisirs corporels n'ont pas nourri leur âme, qui est leur principe intérieur et
leur être véritable, mais ils n'ont pas non plus nourri la demeure corporelle
de cet être, qui est comme son tombeau. Cette demeure est comme un
tonneau percé (Gorg., 493b2, tò steganón). Sur l'errance des corps, voir
supra, VI, 485b, Crat., 400c, et Gorg., 493a pour la doctrine du corps-
tombeau, avec les remarques de P. Courcelle (1966).
47. Au sens d'une maxime à recevoir et à respecter dans la conduite de la
vie.
48. Poète lyrique de Sicile, qui a vécu de la fin du VIIe siècle au début du
VIe siècle. Rendu aveugle pour avoir parlé en mal d'Hélène dans un de ses
poèmes, il recouvra la vue après avoir composé une palinodie. Dans ce
nouveau poème, il aurait cherché à innocenter Hélène : elle n'aurait pas
accompagné Pâris, mais aurait été victime d'une illusion provoquée par les
dieux et aurait été transportée à son insu en Égypte. Platon évoque à son
tour cette absence d'Hélène à Troie, les guerriers se battant pour son
fantôme. Voir sur cette légende Hérodote, II, 112-120, et la tragédie
d'Euripide qui lui est consacrée. Platon amorce la palinodie du Phèdre en le
citant (Phèdre, 243a). Pour le texte, voir D.L. Page (1962 : 93-141).
49. Dans la classification des désirs et des plaisirs, ceux qui sont relatifs au
principe intermédiaire de l'âme ne sont pas plus vrais ou authentiques que
les plaisirs de la partie appétitive inférieure. Platon distingue trois facteurs
principaux dans la stimulation du désir de cette partie : l'honneur, la victoire
et l'impétuosité, mais chacun produit un défaut : l'envie, la violence et la
colère. Mais comme dans l'analyse du livre IV, ces désirs médians peuvent
aussi se soumettre à la règle de la raison et produire des plaisirs vrais. Cette
doctrine est conforme à la nature de la justice, puisque la soumission à la
raison est l'origine de toute justice, et la justice est le bonheur de chaque
partie de l'âme. Tout désir, s'il recherche le pouvoir et l'hégémonie, se
condamne à des plaisirs irréels, mais s'il accepte l'hégémonie de la raison, il
pourra connaître un plaisir vrai, réel et qui lui appartient en propre.
L'élimination de la discorde est la condition fondamentale du bonheur,
parce qu'elle est l'essence de la justice (voir IV, 441d-444a).
50. Ce calcul arithmétique est-il sérieux ? Le seul intérêt de Platon ici
pourrait être d'aboutir au chiffre pythagoricien, 729. Si le tyran est en
troisième position derrière l'oligarque, son plaisir est aussi au troisième
rang. Ce calcul peut être reconstitué de la manière suivante : le roi, le
timocrate et l'oligarque occupent les trois premières positions. Le timocrate
a huit fois moins de plaisir que le roi, et l'oligarque a vingt-sept fois moins
de plaisir. Les positions 4 et 5 sont des états de déclin indéterminés ; le
démocrate occupe le rang 6 ; les positions 7 et 8 sont indéterminées et le
tyran occupe le neuvième rang. Le plaisir du tyran est un simulacre de
plaisir. Ce chiffre exprime une surface (3 x 3), il est donc epípedon (d6) et
parfaitement superficiel. Si on le porte au carré, on obtient 81, et au cube,
729. Pourquoi ce calcul ? Fantaisie, volonté d'exprimer l'abîme du plaisir
tyrannique ? Platon s'en moque lui-même (e5), en parlant d'un calcul
« prodigieux ». Pour le rapport aux mois et aux jours de l'année, on note que
729 est double de 364,5 qui correspond au compte pythagoricien des jours
et des nuits de l'année ; c'est également le nombre de mois de la grande
année des pythagoriciens, évoqué dans le calcul, non moins
fantasmagorique, du nombre nuptial au livre VIII. Voir également Lois, VI,
771c.
51. Renvoie au livre II, 361a. Notons que l'exposé de la thèse demeure
anonyme, conformément à la position des interlocuteurs au livre II, tous
soucieux de ne pas s'en faire les défenseurs. Voir II, 360d et 366a.
L'interlocuteur auquel Socrate pense ici n'est donc pas nécessairement
Thrasymaque.
52. Cette représentation polycéphale assemblera plusieurs natures. Elle
rappelle le modelage de l'être humain par le démiurge (Timée, 69d),
réunissant l'âme immortelle et le corps mortel. La Chimère tenait de la
chèvre et du lion, et parfois on la représentait avec une queue de serpent.
Elle crachait des flammes de ses multiples têtes. Voir Hésiode (Théog.,
319 sq.). Scylla est un monstre marin, dont le corps de femme est joint à des
chiens féroces dans sa partie inférieure. Voir Od., XII, 73 sq. Quant à
Cerbère, il s'agit du chien gardien de l'Hadès : ce monstre avait trois têtes et
une queue de serpent. Voir Il., VIII, 166 sq. On peut évoquer d'autres
créatures monstrueuses de ce genre, par exemple les centaures. La
représentation de l'élément désirant de l'âme en bête sauvage se retrouve
dans le Timée, 70e. Son polymorphisme est un thème constant de la
psychologie de Platon, voir IV, 442a. Cette image, qui constitue une
véritable allégorie, représente l'âme humaine comme l'assemblage sous
forme humaine de trois êtres : le monstre des désirs, le lion de l'ardeur
impétueuse et l'homme intérieur de la raison.
53. La souveraineté de l'homme intérieur est celle de la raison, et l'élément
d'ardeur impétueuse est son allié naturel (súmmachon, b3). L'idéal moral de
la domination de soi-même (egkráteia, b1) appartient à la doctrine de la
justice, puisque celle-ci est d'abord l'hégémonie de la raison pour produire
l'harmonie du tout. Voir IV, 431a, et Gorg., 491d. Cette souveraineté est la
leçon fondamentale du mythe de l'attelage ailé (Phèdre, 246).
54. L'opposition de l'honorable et du honteux semble toujours plus
primitive dans la morale et dans le droit que celle du juste et de l'injuste ;
elle suppose une approbation ou une désapprobation directe de la
communauté. Voir sur ce point A.W.H. Adkins (1960).
55. La parenté de l'homme avec Dieu est un thème constant dans la pensée
grecque et Platon en présente l'expression philosophique achevée
(theiótaton, e3). L'être humain est une plante qui a des racines célestes
(Timée, 90a) et son âme est divine. Voir VI, 501b. Sur ce point, voir É. Des
Places (1964).
56. Od., XI, 326. Épouse d'Amphiaraos, qui s'était engagé à la consulter
avant de partir à la guerre, elle le perdit en acceptant de Polynice le collier
d'Harmonie et en lui conseillant d'accompagner Adraste. Parce qu'il s'était
engagé, le roi ne put reculer et trouva la mort.
57. L'homme excellent, le vertueux est dirigé de l'intérieur par un principe
divin (voir supra, 589d), ce qui fait écho à la doctrine du Ménon (99e6) : la
vertu est l'effet d'une dispensation divine, theía moîra. Le philosophe en
effet est pénétré d'une grâce toute religieuse (Phédon, 67e6-69e5), qui le
fait comparer à un initié des mystères. La philosophie est en effet un art
bachique, les philosophes sont les vrais bacchants (Phédon, 82b, avec les
notes de M. Dixsaut, 1991 : 144-158). C'est cette doctrine qui éclaire ce
passage sur l'intellect divin. La partie rationnelle est toujours la partie
philosophique (589b1, d1), parce que le philosophe s'est soumis à la règle
divine, règle tout intérieure (oikeîon, d4). Voir le texte parallèle,
pseudépigraphe, Sur la vertu (379c-d), qui est une reprise du Ménon. Mais
cette vertu d'origine divine n'exclut pas la connaissance, contrairement à
l'inspiration poétique qui est elle aussi theía moîra, mais privée de
connaissance (Apol., 22c ; Ion, 534c-536d). Le Ménon diffère ici de
l'enseignement de la République qui insiste sur le rôle de la connaissance et
notamment des philosophes. Mais cette connaissance est elle-même le
résultat d'une dispensation providentielle, selon la Lettre VII (326ab). Voir
aussi supra, VI, 492e2-493a2, sur la theía moîra qui produit le philosophe,
en dépit des forces adverses dans la cité. Également, Lois, IV, 715e, et
Théét., 176a.
58. Renvoie à I, 341a. Contrairement à ce que Thrasymaque soutenait, la
Loi est avantageuse pour ceux qui sont démunis et plus faibles : elle n'est
pas l'avantage du plus fort (I, 343c), mais elle produit le bien de l'ensemble
de la cité.
59. Cet argument en faveur de la punition fait retour sur l'exposé de II,
380b. La valeur de la punition est de nature morale, puisqu'elle contribue au
progrès moral de l'âme fautive. Cette position, déjà exprimée dans le
Gorgias (509), fait placer Platon au rang des penseurs rétributivistes et
réformateurs et dans les Lois, elle donne lieu à plusieurs développements
précis. Voir sur la question M. Mackenzie (1981).
60. Ce passage reprend le thème spirituel de l'harmonie intérieure évoqué
plus haut (III, 410a, et VI, 498b).
61. Cet homme musicien (mousikòs, d5) est celui qui a été formé en suivant
le programme de la paideía idéale, voir IV, 432a, 443d, et l'exposé du
livre III.
62. Cette restriction étonne et fait peut-être allusion aux projets politiques
de Platon en Sicile. On peut suggérer un rapprochement avec la
doxographie d'Anaxagore : ce philosophe aurait désigné le ciel comme sa
véritable patrie. Voir Diogène Laërce (II, 7). Sur la vocation politique et
l'intervention divine, voir supra, VI, 499b. Cette suggestion est favorisée
par l'évocation de la cité céleste (b2) qui vient juste après. La vraie patrie du
philosophe est en effet cette cité idéale construite par la philosophie, dont le
modèle (parádeigma, b2) se reflète dans la cité intérieure commandée par la
raison (VII, 590e, 591e, et X, 605b et 608b). Le ciel est donc la métaphore
du monde intelligible, ainsi que l'avait compris Proclus (In Tim., II, 269 ;
III, 312 sq.). Comparer ce passage avec le modèle divin de Théét., 176e,
Lois, V, 713b, 739d-e, et Pol., 297c.
63. Platon a évoqué plus haut la nécessité de circonstances parfaites pour
que le projet spéculatif de la cité idéale puisse se réaliser avec l'intervention
du philosophe. Voir V, 470e, VI, 492e, 499c et 502c sur la question de
l'éventualité de la réalisation de la cité idéale, qui représentent des passages
un peu plus optimistes. Ici, Platon semble se replier sur la réalisation de la
cité spirituelle à l'intérieur de l'âme du philosophe. La conclusion est très
contournée, Platon semblant soucieux de restreindre la possibilité d'une
action politique concrète et plutôt désireux de favoriser l'ascèse personnelle
et la vie philosophique. Ce passage soutient une interprétation morale et
individuelle de la toute la recherche psychopolitique de la République : la
cité ne serait qu'une métaphore de la vie intérieure, et la souveraineté, le
terme ultime de l'ascèse philosophique. Voir en ce sens J. Annas (1997).
Mais il faut noter que cette conclusion vient au terme de l'exposé des
régimes dégénérés et qu'elle constitue le terme de l'argument sur le bonheur
du juste, opposé au prétendu bonheur du tyran. Il s'agit donc plutôt d'une
conclusion sur la priorité de la vie philosophique, dans sa parfaite symétrie
avec la justice dans les cités, et non d'une interprétation qui dépolitise
l'ensemble du dialogue. La mention de l'occasion favorable évoque les
projets syracusains de Platon et donne à ce passage son arrière-plan
autobiographique.
Livre X

1. Platon reprend la discussion de la nature de la poésie, en raccordant le


propos à l'exposé du livre III (392c). L'introduction de cette reprise, qui
occupe la moitié du dernier livre de l'œuvre (595a-608b) a été diversement
jugée dans l'histoire de l'interprétation : on y a vu un morceau mal intégré,
placé là pour répondre à des critiques. Mais outre le fait qu'il était déjà
revenu brièvement sur le sujet de la poésie (VIII, 568a-d), on doit noter que
Platon s'apprête, dans la deuxième partie du livre, à présenter un exposé
mythologique, qu'il propose comme la clôture de l'œuvre. On peut penser
que la nécessité de justifier la substitution du mythe philosophique aux
mythes d'Homère et de la tragédie exigeait un développement plus élaboré.
L'hommage à Homère (b9-c2) est sincère et ce n'est pas toute la poésie qui
est rejetée, comme déjà l'exposé antérieur l'avait montré (III, 394b-398b),
mais seulement cette poésie qui ne se conforme pas aux modèles d'une
théologie exemplaire. Proclus a donné son appui à cette critique d'Homère,
en montrant la portée des arguments de Platon sur l'éducation des jeunes
gardiens (In Remp., I, 159, 10-163, 9 ; I, 180-183). Sur la doctrine de
l'imitation au livre X, voir A. Nehamas (1982), E. Belfiore (1984) et
S. Halliwell (1997). Sur l'unité de composition du livre X, voir D. Babut
(1983 et 1985).
2. Même si la doctrine de l'imitation est reprise ici en rapport avec
l'ontologie des livres VI et VII, et non dans la perspective de la poétique et
du style narratif et dramatique de l'exposé des livres II et III (392c sq.),
Platon ne fait aucune référence à l'exposé de la métaphysique. La méthode
habituelle est celle de l'interrogation par questions et réponses, d'une part, et
le recours à la dialectique des formes, d'autre part. La position de la forme
unique, correspondant à chaque ensemble d'êtres particuliers était, dans les
livres précédents, accordée aux prédicats moraux (bien, beau, juste). Ici,
Platon l'applique aux objets du monde sensible, dans leur particularité
concrète, et parmi ceux-ci, aux objets fabriqués artisanalement (skeúous,
b7). Voir Crat., 389a-390a. Cette forme possède les mêmes caractéristiques
ontologiques de séparation, d'immatérialité et de transcendance que les
formes des prédicats moraux. Voir supra, V, 476a-e, pour la précision du
rapport entre la pensée et la forme.
3. Ce portrait ironique du peintre omnipuissant en poète et en sophiste
(sophístēs, d1) le place plus haut que les dieux, et le présente comme
capable de se produire lui-même. Il est démiurge universel, rien n'échappe à
sa compétence.
4. L'opposition entre les apparences et la réalité recoupe entièrement
l'ontologie de la ligne et de la caverne, que Platon résume ici dans
l'opposition entre phénomènes (phainómena, e4) et êtres selon la vérité
(ónta).
5. Et non pas « dans la nature », puisque le premier lit est la forme du lit,
œuvre divine. Comparer avec le juste « par nature », VI, 501b. Toute la
nature, dans sa richesse, est déjà une imitation du monde des formes, monde
auquel Platon réserve la réalité de l'unique nature véritable. Voir Phédon,
103b, et Parm., 132d : « Alors que ces formes sont comme des modèles qui
subsistent dans leur nature, les autres choses entretiennent avec elles un
rapport de ressemblance et en sont les copies ; en outre, la participation que
les autres choses entretiennent avec les formes n'a pas d'autre explication
que celle-ci : elles en sont les images » (trad. L. Brisson).
6. Le dieu de Platon est l'auteur de l'ensemble des formes qui composent le
monde intelligible. Est-il lui-même une forme éminente ou supérieure,
comme la forme du bien évoquée en VI, 509b, qui transcende l'être du
monde des formes ? Dans la tradition platonicienne, les formes seront
comprises comme les pensées de Dieu, mais rien dans le présent passage ne
permet de soutenir cette interprétation. Platon maintient seulement que dans
l'ordre de la hiérarchie des causes, les formes sont au-delà de la nature
matérielle, et qu'elles sont elles-mêmes causées par le dieu. Rien ne permet
non plus de marginaliser l'affirmation théologique, en la considérant comme
une expression poétique ou mythique. La comparaison de ce dieu avec le
démiurge du Timée montre plusieurs différences : alors que le démiurge
contemple des formes préexistantes pour produire le monde (28a-c), ici le
dieu est dit créateur des formes.
7. Cet argument fait retour dans le Timée (31a), au sujet de la multiplicité du
monde intelligible, et dans le Parménide (131c-132e), au sujet des formes et
de la forme de l'homme. Il appartient au concept de forme d'être unique
pour tout ce qu'elle subsume, et s'il devait en surgir plus d'une, alors
nécessairement, une troisième surgirait aussi pour les unifier.
Abondamment discutée sous l'intitulé de l'argument du troisième homme,
cette thèse appartient à la fois à la logique et à la métaphysique. La
discussion de ce passage a insisté sur le fait que Platon quitte le domaine
moral des qualités et des valeurs, comme domaine d'application des formes
(le beau, le juste), et engage la doctrine dans une ontologie des objets, ce
qui l'entraîne vers des difficultés considérables qui feront l'objet des
critiques du Parménide. On a suggéré que ce déplacement était causé par le
contexte de la discussion de la poésie, et que les conséquences en étaient
immaîtrisables. Voir L. Brisson (1994 : 29-43, et bibliographie afférente :
315 sq.). Sur la métaphysique des degrés de réalité, voir R. Patterson (1985)
et R.D. Parry (1985).
8. Cette désignation de Dieu comme auteur de la nature intelligible, c'est-à-
dire de tout ce qui existe en soi, est unique dans l'œuvre de Platon. Le terme
était déjà chez Eschyle (phutourgós, Suppliantes, v. 592) pour désigner
Zeus, auteur de la race humaine. Voir aussi Sophocle, Œdipe roi, v. 1482.
Le créateur naturel s'oppose au fabricant (dēmiourgòn, d11). Je prends le
risque d'introduire la notion de création, car une traduction qui s'en tient au
registre de la fabrication ou de la production (fabricant naturel, auteur
naturel) court un risque plus sérieux, celui de maintenir le Dieu de Platon
sur le plan de la nature, au sens où nous l'entendons aujourd'hui.
9. Le tragédien imite son modèle : tout comme le peintre est troisième après
l'objet concret fabriqué et l'objet idéal par nature, produit par Dieu, le poète
imite le roi et la vérité. J. Adam, ad loc., pense, en se référant au Roi du
monde intelligible de VI, 509d, que le roi et la vérité sont le phutourgós,
mais il y a de bonnes raisons de soutenir, compte tenu du sujet de l'épopée
et de la tragédie, que Platon parle ici du roi, héros historique, et de la vérité
idéale qui est transcendante. Voir J. Adam (II, livre X, app. I : 464-465).
10. La critique platonicienne de la poésie est présentée dans la suite de
l'exposé sur les arts visuels de l'imitation, principalement la peinture.
Faisant retour sur les arguments des livres II et III, Platon généralise cette
critique en l'étendant à l'ensemble du prétendu savoir poétique : parce qu'ils
ne reconnaissent pas la distance qui les sépare de leur objet, et en particulier
des choses divines (tá theîa, e2), les poètes ne sauraient prétendre à la
connaissance. Ce passage a été lu dans la tradition comme l'expression la
plus nette de l'opposition de la philosophie et de la poésie, dans un
affrontement pour gagner la position principale dans la culture grecque. Ce
conflit était certainement l'objet de débats importants sur la place de
l'épopée et de la tragédie dans l'éducation de la jeunesse. Platon défend la
priorité de la philosophie comme science véritable, contre un art qui, dans
le meilleur des cas, n'est qu'inspiration et enthousiasme. Voir Phèdre, 245a,
Ion, 533d, et Ménon, 99c.
11. Cette dépréciation de la valeur de l'art, autant de la poésie que des arts
visuels, est fondée sur deux arguments distincts, qui sont ici présentés de
manière structurée : d'une part, un argument ontologique, qui place le statut
de la représentation dans un rapport de pur simulacre, sans prégnance
ontologique propre ; d'autre part, un argument politique, qui intervient dans
l'interpellation d'Homère : l'art est privé d'utilité politique dans
l'administration et la législation des cités. Cet argument possède un
corollaire pédagogique, sur lequel Platon ne revient pas, puisqu'il était au
cœur de la critique de la poésie dans la paideía des gardiens : la poésie
transmet des modèles corrupteurs. Si ces modèles sont rectifiés, la poésie
peut-elle encore avoir un rôle ? Dans les premiers livres, Platon le
reconnaissait, alors qu'ici, dans un cadre plus strictement politique, il ne le
reconnaît plus. Voir infra, 602b, et Phèdre, 276c.
12. L'interpellation d'Homère contraste par sa dureté avec la vénération et la
sincère admiration des passages précédents. Le paradoxe d'une critique
désireuse de contenir l'influence des poètes et d'une autre qui blâme leur
stérilité politique n'a pas échappé à la tradition, et Platon lui-même (Banq.,
209c sq.) a présenté un jugement très différent : Homère et Hésiode n'ont-ils
pas laissé des œuvres immortelles, qui permettent de les placer sur le même
pied que Lycurgue et Solon ? Le contexte du Banquet, où Socrate est amené
à valoriser la création spirituelle et politique, en instituant une hiérarchie
qui place à un registre inférieur la procréation d'enfants, favorisait ce
jugement. Ici, Lycurgue et Solon, auteurs des lois de Sparte et d'Athènes,
sont placés dans une position nettement supérieure, pour ne pas dire de
valeur absolue, en raison même du contexte de la République. La recherche
du roi-philosophe conduit précisément à produire un nouveau Solon, le
philosophe de la cité idéale. Notons également que Platon était, selon la
tradition, apparenté à Solon par sa mère (Diogène Laërce, III, 1).
13. Natif de Catane en Sicile, une colonie chalcidique, il a vécu
probablement au Ve siècle. Loué par Aristote pour la rigueur et la précision
de son travail de législateur, il fait figure de héros chez Diodore de Sicile
(XII, 11-19). Voir Aristote, Pol., I, 2, 5, 1252b14 ; II, 12, 1274b.
14. Les textes de l'épopée homérique étaient chantés et récités par des
rhapsodes ambulants, mais certains d'entre eux en étaient les dépositaires et
constituaient une sorte d'autorité. Cette guilde, qui prétendait appartenir à la
descendance de l'aède, se vouait à la perpétuation des poèmes ; voir
Pindare, Ném., II, 1. Voir aussi Ion, 530e, et Phèdre, 252b.
15. Philosophe présocratique d'Asie Mineure, qui vécut au VIe siècle.
Considéré comme un des Sept Sages, il aurait prédit une éclipse solaire
(28 mai 585). Platon fait sans doute allusion ici au fait qu'on lui attribuait
l'invention de la géométrie, suite à ses études de méthodes de mesure des
terres en Égypte. Voir Diogène Laërce (I, 22-43).
16. Prince scythe, grand voyageur dans toute la Grèce. Il serait venu à
Athènes en 592, où il aurait été reçu par Solon. Hérodote rapporte
cependant qu'il préférait Sparte (IV, 76). Platon pense peut-être ici au fait
qu'il aurait inventé le tour à poterie, ou même l'ancre marine (Diogène
Laërce, I, 101-105).
17. Le mode de vie pythagoricien, tel que le présentera plus tard Jamblique,
était connu à haute époque et Platon, sans préciser les aspects qui fondent
son jugement, porte sur cette vie philosophique un regard admiratif, où il ne
faut chercher aucune ironie. Par plusieurs aspects, Platon était proche des
doctrines pythagoriciennes, et notamment par l'importance des
mathématiques. La présence des pythagoriciens Simmias et Cébès de
Thèbes dans le cercle de Socrate, le lien amical de Platon avec Archytas de
Tarente (Lettre VII, 338c, 339b), sont des indices historiques d'une
influence directe. Sur ce point, voir d'abord W. Burkert (1972 : 83-96).
18. Disciple fidèle d'Homère, son nom est ici l'objet d'une moquerie en
raison de son étymologie curieuse : celui qui se nourrit de viande, un trait
que déjà plus haut (III, 411c) Platon avait jugé incompatible avec une
éducation à la poésie. Le poète Callimaque en fait l'auteur de poèmes
(Strabon, XIV, 638), mais Platon met plutôt en relief le mépris où le tenait
son maître.
19. Sophiste fameux, que Platon met en scène dans un dialoque qui porte
son nom. Présent durant de nombreuses années à Athènes, il y était l'objet
d'une grande estime, à laquelle Platon fait écho ici. Son rôle dans la
fondation de la colonie de Thourioi en 444, alors qu'il participa à
l'élaboration de la législation, est peut-être ici rappelé par Platon. Sur son
rôle dans l'éducation et l'administration, voir Protagoras, 318e, et Ménon,
91a. Voir G.B. Kerferd (1981 : 42-44). Si la date de composition de la
République est 410, le fait de le présenter ici comme vivant serait un
anachronisme, car Protagoras serait mort en 411.
20. Sophiste qui avait fait partie de plusieurs ambassades à Athènes et qui
était sans doute vivant au moment de la mort de Socrate. Celui-ci, à
plusieurs reprises dans l'œuvre de Platon, s'en déclare le disciple (par ex.
Charm., 161d, Lachès, 197d, Ménon, 96d, Phèdre, 267b). Platon le
ridiculise dans le Protagoras, (337a, 339b, 341b-c) pour ses recherches
sophistiquées sur le langage. Voir G.B. Kerferd (1981 : 45-46).
21. Le rapport entre les paroles et l'ornement musical (rythme, harmonie)
était certes essentiel, mais pour Platon, le texte était central (Phédon, 61b) ;
voir Gorg., 502c qui reprend le même thème. Une composition doit
s'imposer d'abord par son contenu, et pas seulement pour le plaisir qu'elle
offre aux spectateurs. Cette critique est constante chez Platon, voir Lois, II,
658e.
22. L'argument pragmatique succède à l'argument tiré de l'ontologie, mais
Platon ne semble pas avoir été désireux de les coordonner. Les trois niveaux
– le réel, l'objet existant et le simulacre de la représentation – ne peuvent
être simplement rapportés à la hiérarchie pragmatique de l'expertise : celui
qui sait utiliser, celui qui sait fabriquer, celui qui sait imiter. Il faut
introduire le terme de la connaissance, qui est commun à l'utilisateur et à
celui qui connaît le réel en soi : connaître la fonction, c'est nécessairement
pouvoir saisir la forme. Cette connaissance se fonde sur un critère
d'expérience (d8). L'autonomie de la sphère esthétique, la compétence
propre qui est exigée des artistes est moins importante que leur dépendance
d'un savoir supérieur qui appartient à d'autres. Sur le critère d'utilité, voir
Euth., 288e.
23. Notons la réintroduction à ce stade de l'analyse du vocabulaire de
l'épistémologie des livres VI et VII (ligne et caverne). Car c'est bien une
croyance (pisteúōn, e5) dépourvue de science que le fabricateur met au
service de son art, mais seul l'utilisateur connaît. Notons qu'en VII, 596b,
l'artisan contemple la forme et ne s'en remet à personne d'autre. Quant à
l'imitateur, son rapport à l'objet se limite à l'opinion correcte (602a4-5),
rappelant IV, 430b.
24. Cette série des opérations apparaît comme l'antidote de l'illusion. Voir
Protag., 356b, et Phil., 55e, où ces opérations sont des métaphores de la
pensée. Le rapport entre le calcul et la raison (toû logistikoû, e1) est évoqué
par l'étymologie commune du lógos, voir VII, 525b.
25. L'analyse psychologique du livre IV (430d, 436a-c) est présupposée ici,
mais alors que Platon au livre IV avait construit un modèle tripartite de
l'âme, symétrique au modèle des classes de la cité, il se satisfait ici d'une
opposition simple entre la pensée, fondée sur la mesure et le calcul, et la
sensation, source d'erreurs et d'opinions. Le principe intermédiaire
(thumoeidès) ne concourt pas en effet aux questions de connaissance et
d'épistémologie qui sont discutées ici, puisque son rôle est d'abord moral et
lié à l'orientation de l'action. Sur l'opération de porter un jugement, il s'agit
d'abord de la formation d'opinion (doxázein, e8), mais Platon ne nomme pas
d'un terme spécifiquement lié à l'exercice de la rationalité l'opération
supérieure qui consiste à privilégier une opinion par rapport à une autre. Par
les analyses du livre VI, nous savons qu'il s'agit de la diánoia.
26. Préfigurant la définition de la tragédie chez Aristote (Poét., 6, 1149b),
Platon montre ici la poésie tragique comme imitation de l'action humaine.
Cet exemple expose le modèle de l'imitation à plusieurs difficultés,
notamment la question de la nature du modèle idéal de l'action, laquelle
n'est ni valeur (par exemple la forme de la justice), ni objet (par exemple la
forme du lit).
27. Reprise de l'opposition entre la concorde (homónoia, homonoētikō̂s,
c10) et le conflit de la stasis (d1) : ce n'est pas seulement sur le plan moral
de la direction de l'action que ce conflit se structure, comme l'analyse du
livre IV (449c) le montrait, mais aussi sur le plan de la perception, qui est
l'occasion d'un conflit de jugements sur l'objet perçu. Platon rappelle ici ses
analyses du conflit dans l'âme, mais il entreprend de les compléter.
28. Reprise de l'exemple discuté en III, 387d-e.
29. Ce jugement sur l'action est relatif à l'importance des choses divines et
du monde intelligible ; voir par comparaison Lois, VII, 803b, alors que
Platon reconnaît le caractère nécessaire d'un engagement dans les affaires
humaines. On pourrait mettre ce propos en contradiction avec l'injonction
politique qui est la leçon de la caverne, mais ce serait mal mesurer la portée
purement morale du présent passage, qui préfigure par plusieurs aspects
l'éthique stoïcienne : maîtrise de soi, consentement au nécessaire, priorité de
la raison.
30. S'agit-il du principe désirant ou de l'élément d'ardeur, le thumoeidès ?
Jusqu'ici, Platon s'est contenté d'un modèle de l'âme bipartite, où les désirs
s'opposent au principe rationnel comme les perceptions s'opposent à la
pensée réfléchie. Faisant intervenir la délibération sur l'action au théâtre, et
notamment l'appel aux émotions du public, on peut penser que Platon
réintroduit le principe intermédiaire de la psychologie du livre IV (411a-c),
avec son ambivalence et son irritabilité. Le terme est inhabituel, tó
aganaktētikón (e2). La mention de la cité intérieure dans l'âme (voir supra,
IX, 590e) montre que le modèle tripartite est encore présent dans l'analyse
de l'émotion esthétique. La critique de la poésie dramatique se fonde, en
effet, sur les mêmes arguments que la critique de la peinture : la distance de
la vérité et l'excitation des parties inférieures de l'âme, par la production de
simulacres.
31. Reprise des exemples dénoncés dans la critique de la poésie dramatique
au livre III, 387d. Notons l'esquisse de l'analyse des émotions causées par le
spectacle tragique : le plaisir est associé à l'identification à la souffrance du
héros, ce qui préfigure la pitié dans l'analyse d'Aristote (Poét., 6, 1449b, et
Pol., VIII, 5, 1339b15-1340b10). Voir aussi Phil. 48a. Sur cette critique,
qualifiée de très sérieuse, voir E. Belfiore (1983).
32. Si ce plaisir de l'émotion dramatique est condamnable, il faut se résigner
à rejeter toute l'œuvre, et non seulement les passages plus dramatiques
susceptibles de solliciter l'émotion. Platon propose donc ici une ascèse qui
implique la privation de la représentation émouvante, non seulement parce
que l'émotion est un sentiment inférieur, mais parce qu'elle produit un
transfert sur le contrôle de soi : cultiver l'émotion au théâtre, c'est affaiblir
notre capacité personnelle de contrôler nos émotions personnelles (oikeîa,
b7). La position de Platon n'accorde donc aucun rôle à ce qui deviendra le
cœur de l'esthétique de la tragédie chez Aristote : la purification des
émotions, la kátharsis.
33. Cette prescription est plus sévère que la conclusion sur la place de la
poésie dans l'éducation : alors qu'au livre II, Platon paraissait ouvert à une
poésie réglée sur des modèles théologiques, sans exclure d'emblée la
narration épique ou le drame tragique en tant que tels, il n'admet ici que
deux catégories : les hymnes et les éloges. Cette prescription se retrouve
dans les Lois, VII, 801e. Elle découle d'une conformité à la raison, telle que
le reconnaît la communauté, c'est-à-dire la cité.
34. Les exemples cités par Platon sont des moqueries ou des invectives
poétiques à l'endroit de la philosophie, mais il ne cite pas d'attaques de
philosophes contre les poètes. Des exemples peuvent être retrouvés chez
Héraclite (frag. DK, 22 ; B 40, 42, 56, 57 = 21, 29, 28, 25 Conche). Les
expressions citées ici sont de provenance incertaine, peut-être étaient-elles
proverbiales. Voir S. Halliwell (1988).
35. Je conserve le texte de Burnet, qui présente les avantages de la
simplicité dans le contexte. Les efforts de J. Adam (ad loc., et app. IV,
vol. II : 468-469) me paraissent inutiles ; il n'y a aucune trace particulière
d'Euripide dans cette expression. L'adjectif (diasóphôn, c1) est certes
unique, mais Aristophane (Oiseaux, 1219) nous donne un emploi du verbe
et cela suffit à le justifier entièrement.
36. L'argument sur l'imitation étant conclu, Platon entreprend la conclusion
de l'ensemble de la République. La question du bonheur du juste, posée au
livre II (367e) est réintroduite dans le contexte d'une rétribution dans la vie
présente, ce qui constitue une perspective tout à fait nouvelle. L'évocation
des récompenses supérieures est évidemment celle du bonheur éternel, dans
l'au-delà. D'où l'étonnement de Glaucon : quelles récompenses peuvent être
supérieures aux récompenses de l'au-delà ?
37. La démonstration de l'immortalité est présentée comme une chose aisée,
et sans doute à ce stade du dialogue s'agit-il d'une conviction forte (voir
supra, VI, 498d). Mais cette conviction repose sur une démonstration
complexe qui est l'œuvre du Phédon, que Platon suppose sans doute connu
ici. Il semble y faire allusion en 611b. Dans ce dialogue, la difficulté de la
démonstration est au contraire souvent mise en relief (69e, 80d) et Glaucon
le rappelle expressément. Voir aussi supra, I, 330d-e. L'argument proposé
ici se fonde sur les mêmes prémisses d'incorruptibilité de l'âme que le
Phédon. Sur cet argument, voir T.M. Robinson (1967).
38. Si l'âme n'était pas immortelle, l'homme injuste mourrait entièrement
quand son corps meurt. Toute la portée de la démonstration de l'immortalité
est ici mise en relief par le contexte de la rétribution de la vie du juste et de
l'injuste. Les maux de l'âme peuvent-ils la corrompre au point de la détruire
et de la rendre mortelle ? Avec J. Adam, ad loc., on peut noter que Platon se
contente de refuser cette éventualité, qui serait pourtant naturelle en vertu
de la logique même de l'argument : chaque être ou substance périt du fait du
mal qui lui est propre, le corps de la maladie, et donc l'âme du vice. Voir
Phédon, 93a-94b, qui expose la pérennité de l'âme en toute circonstance, en
raison de l'argument métaphysique principal : l'âme est le principe de la vie
(Phédon, 100b et 105c-d). Voir supra, I, 353d.
39. Le nombre des âmes immortelles serait donc constant. Cette doctrine
doit être replacée dans le cadre général de la doctrine de la réincarnation et
de la rétribution, qui est commune au Phèdre et à ce livre final de la
République. Les cycles de l'incarnation de l'âme sont variables, mais la
durée éternelle est invariable : c'est sur cette durée que Platon place la
succession des récompenses et des châtiments qui font de l'alternance des
vies la conséquence de la vie vertueuse ou de la vie injuste. Éternellement
engagées dans le cycle des réincarnations, les âmes ne sont ni créées, ni
détruites.
40. L'axiome métaphysique qui associe la simplicité à l'immortalité et à
l'incorruptibilité est mis en péril par la division de l'âme en parties ou
principes opposés, telle qu'elle a été établie au livre IV, 435a. Est-il possible
de réconcilier cette division avec les exigences métaphysiques de la
simplicité ? Platon affirme que la synthèse de l'âme est parfaite. Sur la
doctrine de la simplicité, voir Phédon, 78b-81a. La conséquence sera que la
partie inférieure de l'âme ne participe pas à l'immortalité (612a), une thèse
que le Timée exposera de nouveau en parlant de l'espèce mortelle de l'âme
(Timée, 69c sq.). En son point ultime donc, seul le principe rationnel de
l'âme est immortel, et donc seul il correspond au concept de l'âme en tant
que telle.
41. Platon rappelle les arguments du Phédon, et la suite montre que le
Phèdre également est présupposé dans le développement sur l'immortalité
et la rétribution.

ō̂
42. Lorsque le philosophe, par le moyen de la pensée rationnelle (logismō̂i,
c3) contemple l'âme dans sa pureté, à l'état d'être séparé du corps, il peut y
saisir la justice et l'injustice. Platon les désigne au pluriel – une occurrence
unique dans le corpus pour ce qui est de la justice –, ce qui signifie qu'elles
apparaissent sous divers aspects ou selon diverses instanciations qui
n'apparaîtraient pas si l'âme demeurait considérée dans son union au corps.
L'âme pure révèle sa vertu ou sa corruption.
43. Pausanias (IX, 22, 7) raconte comment un pêcheur de Béotie, parfois
présenté comme le fils de Poséidon, devint immortel après avoir goûté
d'une herbe magique. Il devint un dieu marin, protecteur des pêcheurs.
Virgile en fait le père de la Sibylle de Cumes (Géorg., I, 427). Le
rapprochement de Glaucos et Glaucon dans ce morceau ne peut pas ne pas
être délibéré.
44. L'âme vertueuse immortelle est amoureuse de la sagesse, elle est
philosophe et Platon parle ici de la philosophie de l'âme (d10). Voir Phédon,
79d. La parenté de l'âme avec le divin peut être exposée selon deux
arguments : d'une part, la contemplation éternelle des formes intelligibles,
qui sont divines, fait de l'âme un être par nature associé à la divinité ; mais
il faut aussi compter d'autre part la parenté avec les dieux eux-mêmes, une
thèse moins explicite dans le Phédon, mais néanmoins présente (voir Timée,
90c-d, Phédon, 79a-80b, et Lois, X, 899a-d).
45. L'enjeu métaphysique de la simplicité de l'âme est crucial pour l'exposé
sur la rétribution, mais Platon ne poursuit pas l'élaboration plus avant. Les
difficultés d'une conception tripartite sont passées sous silence, en
particulier pour ce qui concerne l'immortalité des parties inférieures. En
évoquant un composé, le plus bel assemblage, rendu parfait par la vertu,
Platon fait contrepoids aux objections à la tripartition. Sur cette question,
voir T.M. Robinson (1995). Il faut passer de la considération dans
l'existence humaine à une considération à l'état séparé, dans l'au-delà. C'est
ce que permet de faire un exposé sur la rétribution.
46. Cette distinction entre les questions sur la nature (les autres questions)
et la doctrine de la rétribution était déjà présente au début du dialogue, et
Platon a insisté sur la nécessité de proposer une doctrine de la justice qui
soit indépendante de la rétribution. Voir supra, II, 358e-362e. Il rappelle à
cet égard la légende de l'anneau de Gygès (II, 359c) et le mérite intrinsèque
de la justice (II, 363a).
47. Évocation de l'Iliade, V, 844 sq., où Athéna se rend invisible, pour
éviter qu'Arès ne la voie. Ce thème repose sur une étymologie de Hadès (a-
ideîn), qui en fait le royaume de l'invisible. Socrate rappelle à Glaucon et
Adimante qu'ils avaient reconnu l'impossibilité de cacher l'injustice au
regard des dieux (II, 361a-d et 367e).
48. Rappel de la discussion antérieure, II, 360e-361d.
49. En I, 352b.
50. Même si le cycle de la réincarnation sera présenté par le mythe final, la
notion d'une faute dans une existence antérieure est intégrée dans l'exposé
sur la rétribution comme une composante essentielle. Cette convergence du
mythe et de l'argument philosophique mérite d'être notée : la conclusion de
la République doit apporter une réponse claire à la question de la
rétribution.
51. La thèse de la providence divine, et notamment de la providence qui
protège le juste, sera élaborée dans les Lois, X, 899d, mais elle est une
partie intégrante de la doctrine de la rétribution. Notons l'insistance sur
l'intention (prothumeîsthai, a8) de faire le bien, comme élément susceptible
d'attirer la bienveillance divine, et non seulement l'existence méritoire dans
les faits. La certitude de la providence est associée à la parenté réelle, qui
fait de l'âme humaine un être semblable à Dieu. Cette parenté est le
fondement de la finalité spirituelle de toute existence humaine : se rendre
semblable à Dieu. Voir Théét., 176b-177a, avec le rappel de II, 383c, VI,
500c-501c, et Lois, V, 716b-d. Ce thème sera repris par toute la tradition
spirituelle du platonisme hellénistique et connaîtra une grande fortune dans
la théologie chrétienne, notamment chez les Pères cappadociens.
52. Quels sont-ils ? D'abord la faveur des dieux, qu'il ne faut pas chercher à
mesurer dans l'existence présente ; un malheur actuel peut n'être que la
conséquence d'une faute antérieure, mais sur la durée étendue de l'éternité
de la vie de l'âme, la justice de l'âme juste lui attirera les récompenses
voulues par la divinité.
53. Platon pense aux courses sur le stade : la course double se courait d'une
borne de départ à l'autre extrémité, puis en sens inverse pour revenir à la
borne de départ. Voir supra, V, 465d.
54. Ces mauvais traitements étaient déjà évoqués en II, 361e, et il n'y a
aucune raison de supprimer cette parenthèse, comme J. Adam, ad loc.,
propose de le faire.
55. L'exposé des rétributions après la mort est l'occasion d'un mythe
eschatologique qui constitue la fresque finale de la République. Platon le
présente expressément comme un complément de la dialectique menée au
cours du dialogue, le but étant que le juste et l'injuste entendent dans son
intégralité le message de la philosophie. Parallèle aux mythes
eschatologiques du Phèdre, du Phédon et du Gorgias (voir l'analyse
comparée de J. Annas, 1982), cette description grandiose du jugement
dernier est sans équivalent dans la littérature grecque avant Platon. Depuis
E. Rohde (1952 : 479-505), il est habituel de rapporter ce mythe à des
sources orphiques. Mais déjà Proclus, qui commente abondamment ce
passage, avait montré la pluralité des sources possibles de la description de
l'au-delà et des rétributions des âmes (In Remp., II, 110 ; III, 55).
56. On appelait ainsi les récits d'Ulysse chez le roi Alkinoos (Od., ch. IX-
XII). Au chant XI, nous trouvons un récit d'un voyage chez les morts
(nékuia), dont plusieurs exemples se retrouvent dans les mythes grecs. Voir
E. Rohde (1952 : 40 sq. pour l'Odyssée et 250 sq. pour d'autres exemples).
57. L'ensemble du récit est mis dans la bouche d'un personnage mythique,
au sujet duquel plusieurs débats firent rage dans l'Antiquité. Déjà, le
philosophe épicurien Colotès (c. 310-260) l'aurait identifié à Zoroastre, dans
le but avoué de discréditer Platon en faisant de lui un plagiaire des doctrines
de la Perse. Proclus expose longuement la question, en citant nombre
d'auteurs anciens fascinés par cette question. Il explique clairement que
l'origine pamphylienne d'Er est motivée par le fait qu'il doit connaître le
destin d'Ardiaios (615c), qui fut un tyran connu de Pamphylie. L'origine
d'Er n'est donc pas l'Arménie, comme on l'a suggéré en se fondant sur une
mauvaise transcription du nom du père, mais le littoral oriental de l'Egée et
la plaine de Pergame. Ce territoire demeura sous la domination perse
jusqu'à la conquête d'Alexandre. Le commentaire de Proclus sur ce récit
constitue la partie la plus substantielle de toute son interprétation de la
République ; il s'agit d'une exégèse détaillée et d'une grande richesse, en
particulier pour les rapports aux sources littéraires. Son approche
symbolique et spirituelle propose de voir dans le mythe la position d'une
république cosmique, qui est le modèle de la cité à établir ici-bas. Le
cosmos est le modèle de la république socratique (In Remp., 96, 2-359, 10 ;
III, 39-323 Festugière). Il faut aussi noter que Cicéron, au moment
d'achever son De Republica (VI, 8-26), lui a adjoint un récit de rêve, le
célèbre songe de Scipion, dont toute la structure et la doctrine sont inspirées
du récit d'Er.
58. Plusieurs indications relatives aux durées sont des multiples du nombre
d'or pythagoricien, en particulier les durées des châtiments.
59. Ces ouvertures (chásmata, c2) adjacentes du monde terrestre font face à
deux ouvertures dans la voûte céleste. La topographie de ce lieu démonique
(tópon tinà daimónion, c1), décrit comme une plaine (leimō̂n, 614e), est
constituée par trois niveaux : le ciel, le lieu intermédiaire des juges, la terre.
Ce lieu est aussi décrit dans le Phédon (107d, 111c-112a) et dans le Gorgias
(524a). C'est une étendue qui ne saurait correspondre à l'éther (contra,
Proclus, ad loc.), mais qui est un lieu terrestre (voir Phédon, 109e). Les
âmes y arrivent en groupes pour y être jugées après leur mort, et elles sont
en présence de celles qui reviennent de périodes de récompenses ou de
punitions, alors qu'elles s'apprêtent à connaître une nouvelle incarnation.
Elles-mêmes ne transitent donc pas par ces ouvertures pour arriver à la
plaine du jugement. On peut en trouver une préfiguration chez Hésiode
(Théog., 740).
60. Comparer Gorg., 523e-524e, et Phédon, 107d et 113d, avec le
commentaire de J. Annas (1982). Platon a déjà mentionné la croyance au
jugement des morts en II, 363c et 365a, en référant à des sources orphiques.
61. Les âmes bienheureuses sont donc invitées à traverser la voûte céleste à
travers l'ouverture, de manière à accéder au lieu bienheureux de la sphère
extérieure. Voir la description similaire du Phèdre, 247b sq., avec le
commentaire de Proclus (II, 160, 19 sq. ; III, 105), qui identifie ce lieu avec
celui des révolutions célestes divines. Dans le Gorgias (524a), les âmes se
dirigent ou bien vers les îles des Bienheureux, ou bien vers le Tartare.
62. À qui ces indications sont-elles destinées ? Dans le Gorgias (526b),
Platon parle d'un signe spécial, pour identifier chaque âme auprès de ceux
qu'elle rencontrera dans la suite de son périple.
63. Cette mission exceptionnelle n'est pas sans rappeler la vision du
philosophe de l'au-delà de la caverne, et les aspects chamaniques
(S. Halliwell, ad loc.) constituent un symbolisme approprié pour la
transmission de la vision de l'au-delà.
64. Proclus (loc. cit.) dit que dans les deux cas, la joie provient de la
lassitude des âmes dans leurs séjours de récompense ou de châtiment.
Certes, celles qui terminent une période de punition ont un motif de se
réjouir, mais comment expliquer la joie de celles qui reviennent à la plaine
du jugement pour connaître la suite de leur destin ? C'est, dit Proclus,
qu'elles sont lasses de leur bonheur et désireuses d'agir dans le monde. Ce
désir de revenir contraste avec la nécessité de contraindre le philosophe à
retourner dans la caverne, tant les délices du monde intelligible le ravissent
et l'éloignent des tâches de la cité.
65. Platon évoque ici des rassemblements comme ceux d'Olympie ou
d'autres festivals panhelléniques.
66. Cette durée s'ajoute donc à la durée moyenne d'une vie humaine, alors
que dans le Phèdre, l'intervalle complet de la naissance à la réincarnation
est de dix mille ans (249a, 248d-e).
67. Rappel des visions du Phèdre (250b-c) et le climat des cultes des
Mystères éleusiniens.
68. Chaque peine est donc un multiple de la durée de la vie humaine, de
sorte que chacune est de mille années. Comme chaque faute et chaque
offense individuelle est l'objet d'une peine particulière, les châtiments
s'allongent d'autant. La nature de la peine n'est pas précisée, Platon se
contentant de mentionner des maux de toutes sortes (a1). Mais ensuite, il
mentionne des souffrances dix fois plus grandes que celles qu'ils avaient
infligées aux autres : cela doit-il s'entendre selon l'intensité physique ou
morale, ou selon la durée ? Le contexte favoriserait une interprétation dans
le sens de la durée : ces souffrances seraient donc d'une durée dix fois plus
longue que la vie humaine, et cela dans le cas de chaque injustice commise.
Mais l'expression est indéterminée et laisse la possibilité d'un châtiment
plus cruel que l'offense.
69. Un personnage de tyran, inventé par Platon. La critique de la tyrannie,
présentée aux livres VIII et IX, se conclut ici par la description de
châtiments d'une extrême cruauté.
70. La punition dans ce cas peut donc être éternelle et son aspect
réformateur peut demeurer sans effet sur certaines âmes, puisqu'elles ne
parviennent pas à s'amender. Voir II, 380b, où Platon soutient que la volonté
divine d'une rétribution par le châtiment vise une fin réformatrice. Le
passage parallèle du Phédon (113e) évoque pour les incurables les mêmes
supplices et la même fin dans les tourbillons du Tartare. Ardiaios est torturé,
produit en exemple (voir Gorg., 525b-d, pour un traitement semblable) et
finalement jeté au Tartare. Les tyrans forment le groupe le plus important
des incurables ; pourquoi les punir, sinon pour dissuader les autres ? Voir
Gorg., 525d.
71. Pour parvenir à une représentation claire de cette scène, il est utile de
distinguer la description de la lumière sidérale qui atteint la terre et ensuite
la description de la révolution céleste. Il faut d'abord imaginer un axe
traversant l'entièreté de la voûte céleste et la terre. Si cette lumière rappelle
l'arc-en-ciel, ce n'est pas d'abord par sa forme (l'arc), mais par sa luminosité
et sa couleur. Proclus (In Remp., II, 193, 21-199, 21 ; III, 141-144) écarte
l'interprétation, peut-être courante dans l'Antiquité, selon laquelle Platon
décrit ici la Voie lactée ou le cercle du zodiaque et il interprète cette lumière
comme une lumière incorporelle. Il mentionne cependant l'axe du monde
(II, 199, 31), une interprétation qui était peut-être celle de Théon de Smyrne
et qui est reprise par J. Adam (II : 442 et 446). Cet axe est décrit dans le
Timée (40c), comme un fuseau autour duquel la terre est enroulée. La
lumière l'enveloppe de part en part, liant le sol de la terre à la voûte céleste.
Voir sur ce point H. Richardson (1926 : 129-131). L'ensemble du modèle
cosmologique présenté ici par Platon présente des difficultés
d'interprétation considérables, si on cherche à en préciser tous les détails. Le
but de Platon est d'exposer le contexte cosmique d'une doctrine de la
Nécessité, en insistant sur l'harmonie des révolutions célestes. Cet
enseignement sera repris dans le Timée (90c-d). Il faut noter par ailleurs que
l'harmonie invisible, saisie par la pensée et objet de l'astronomie, est
d'emblée supérieure à l'harmonie visible : cet enseignement du livre VII
(529d) introduit une certaine relativité dans l'approche de ce système
cosmologique, dont l'interprétation ne doit jamais laisser de côté le fait qu'il
s'agit d'un mythe des fins dernières. L'ensemble de ce passage est d'abord
poétique, sans exclure que certains éléments soient empruntés à des théories
cosmologiques de l'époque de Platon.
72. La comparaison fournie par Platon avec les cordages des navires
permet-elle d'éclairer ces liens qui pendent de la voûte céleste ? Il s'agit de
deux câbles qui contiennent la révolution astrale, sur le modèle des
cordages qui enserrent les coques des navires, de la poupe à la proue, pour
les solidifier. J. Adam (ad loc.), tout en reconnaissant la difficulté, propose
de réconcilier d'une part la lumière droite, irradiant sur un axe, et une
lumière circulaire, contenant toute la voûte, à l'image des cordages du
vaisseau. Il est impossible en effet que la lumière soit restreinte au seul
faisceau de l'axe, décrit comme une colonne, puisque les liens qui enserrent
sont aussi décrits comme appartenant à cette lumière. Le faisceau lumineux
traverse donc l'univers, mais il l'enserre également de l'extérieur. C'est la
seule façon de comprendre ce passage qui puisse harmoniser les deux
éléments.
73. Ce fuseau, qu'on doit se représenter comme un fuseau artisanal (voir
figure en annexe), est constitué d'une tige, munie d'un crochet, et d'un
peson. Platon attache ce fuseau aux extrémités des liens de la lumière, qui
actionnent la révolution céleste. Mais s'agit-il des extrémités supérieures
des liens ou de celles qui sont accrochées sur la voûte ? Il convient de se
représenter le fuseau comme le mécanisme symbolique de l'axe lumineux
de l'univers, et le fuseau actionne donc les extrémités supérieures, laissant
non précisée la position des extrémités inférieures. Le poids du peson,
entraîné par le mouvement des liens, donne donc son mouvement à la
rotation de l'ensemble du mécanisme céleste. Cette cosmologie compose
plusieurs éléments : d'une part, la représentation d'un mouvement circulaire,
articulée sur un axe symbolique, le fuseau ; d'autre part, un lien avec le
mythe traditionnel de la filature, exprimant le temps de la destinée humaine
et sa dépendance de la Nécessité.
74. Ce poids (sphóndulon, c6) est évidé et à l'intérieur se trouve un appareil
de huit hémisphères concentriques, en forme de coupes, encastrées les unes
dans les autres et laissant voir à la surface les cercles constituant leurs
bordures (voir figure en annexe). L'axe du fuseau les traverse de part en
part, au centre. Sur les bordures concentriques sont disposées les étoiles et
les planètes (voir figure en annexe). Cet ordre des planètes, inspiré d'un
modèle pythagoricien, semble identique à celui qu'on trouve dans le Timée,
38c sq. Ce modèle des hémisphères concentriques est propre à Platon et il
paraît difficile de chercher à le réconcilier avec l'image précédente d'une
sphère unique, contenant le ciel.
75. Les pesons encastrés varient en épaisseur, ce qui modifie leur poids. Le
poids relatif de chacun est exprimé par un ordre qui place les étoiles fixes
en premier et la lune en dernier (voir figure en annexe). Comme ces
hémisphères sont ajustés de manière serrée les uns aux autres (il n'y a pas
d'espace intermédiaire, seulement une légère marge de jeu), la surface
constituée par les bordures est une surface quasi-pleine. L'épaisseur relative
des bordures représente la distance des orbites de chacun des astres : sur le
plan transversal constitué par les bordures des hémisphères, la position de
chaque planète sera à la jointure extérieure de la bordure de sa coupe. La
description de chacun des hémisphères constitutifs permet de les identifier à
une planète particulière : le premier est constellé d'étoiles ; le septième, le
plus brillant est le Soleil ; le huitième, la Lune, reçoit sa lumière du
septième ; le deuxième et le cinquième, qui sont plus pâles, correspondent à
Saturne et à Mercure ; le troisième est Jupiter et le quatrième, Mars ; Vénus
est le sixième.
Compte tenu des réserves émises par Platon lui-même sur l'astronomie du
monde visible et son imprécision (VII, 529c-530b), le modèle qu'il présente
ici ne saurait être pris trop littéralement. On sera d'accord avec S. Halliwell
(ad loc.) pour parler de l'image d'un ordre métaphysique, et non d'une
hypothèse astronomique. Sur les éléments pythagoriciens, voir W. Burkert
(1972 : 299-337).
76. Platon ne précise pas dans quel sens le fuseau, tiré par les câbles de la
lumière sidérale, développe sa rotation. On doit supposer que c'est d'est en
ouest pour l'appareil entier, mais Platon précise que les sept pesons
intérieurs ont des vitesses et des directions différentes : les sept pesons
intérieurs révolutionnent d'ouest en est, mais selon des vitesses distinctes.
Ces mouvements ne peuvent être expliqués par le modèle du Timée, en
dépit de quelques similitudes (Timée, 38c-d, 39c, 40b, et Épinomis, 986e),
et on ne peut démontrer que Platon voulait illustrer la rotation quotidienne
de la terre. Cette rotation (periphorá, 616c4 ; kukleîsthai strephómenon, a4-
5) pose un problème pour le sixième et le cinquième (Vénus et Mercure),
dont le mouvement est dit simultané à celui du soleil : si l'orbite est
différente et la vitesse la même, ils ne peuvent accomplir leur cycle au cours
de manière régulière. Proclus qui a noté ce problème (In Remp., 226, 21 ;
III, 180) pense qu'il s'agit des périodes.
77. Le modèle cosmologique se complète à compter de ce moment des
divinités qui sont la cause de son mouvement. Au sommet, siégeant au
centre de l'univers, se trouve Nécessité. Cette déesse est un concept
personnifié (Anánkē), qui fut d'abord identifié à la force du destin. On la
trouve dans la théogonie orphique, où elle nourrit le jeune Zeus. Fille de
Cronos, elle est la sœur de Díkē (Justice). Platon en fait la mère des Moires
(Parques). Déjà Parménide avait fait de Nécessité la cause de tout
mouvement, mais Platon la dépeint ici dans un symbolisme majestueux, où
il faut chercher plutôt une figure mythique qu'un principe de physique.
78. Figures poétiques, perchées sur les rebords des sphères, elles produisent
la musique des sphères, laquelle correspond dans le système pythagoricien
aux notes de l'Heptacorde. Ce thème est devenu classique dans la tradition
cosmologique, et en particulier dans le platonisme. Voir Jamblique (Vie de
Pythagore, 82 Brisson et Segonds) qui les associe à la tetraktys et Proclus
(loc. cit., II, 236, 20-239, 14 ; III, 192 sq.), qui explique ainsi l'origine de
l'octave, fait d'un accord unique des huit cercles et sept intervalles. Pour lui,
ces sirènes sont des âmes incorporelles. Platon ne semble pas embarrassé du
fait que si trois astres révolutionnent à la même vitesse, ils produiront la
même note. L'origine du thème peut être retracé dans l'Odyssée (XII, 39 et
159).
79. Lachésis est la Moire du passé, Clotho du présent et Atropos, de
l'avenir. Voir Lois, XII, 960c, où Platon donne son appui au fait qu'on les
vénère sous le nom de salvatrices et les associe à la sauvegarde des lois.
Présentes déjà chez Hésiode (Théog., 904 sq.) et chez Eschyle (Prométhée
enchaîné, 515 sq.), elles jouent ce rôle de filer les destinées. J. Adam,
ad loc., suggère que le mouvement de la main droite de Clotho soit réservé
à l'hémisphère externe, le plus estimable et concourant au mouvement du
même (Timée, 36c), alors que Atropos meut de la main gauche le cercle de
l'autre, les hémisphères intérieurs.
80. La forme concrète de ces sorts n'est pas précisée. S'agit-il de billets sur
lesquels un sort ou un modèle de vie est inscrit ? Cette allocation de vies
nouvelles est la forme symbolique de la migration des âmes d'une existence
vers une autre ; la doctrine pythagoricienne est ici pleinement présupposée
(voir en ce sens W. Burkert 1972 : 120-165) et Platon n'éprouve pas le
besoin de l'interpréter. En réservait-il l'expression à ce mythe grandiose ?
Tous les passages parallèles où cette doctrine intervient sont marqués d'un
sceau religieux qui rend difficile une interprétation rigoureuse dans le cadre
de sa métaphysique de l'immortalité. Voir par exemple, Ménon, 81a-b, et
Phédon, 70c. Dans les Lois (IX, 872e), il qualifie la doctrine
indifféremment de mythe ou d'argument.
81. Les âmes sont immortelles, mais leur union à un corps particulier, dans
une existence particulière, leur confère, pour ainsi dire métaphoriquement,
un destin éphémère. Voir Lois, XI, 923a.
82. Le choix que fait chaque âme d'une existence particulière l'associe pour
une période donnée, soit mille cent années, à un démon particulier qui
devient son double. Le démon propre à chacun accompagne son âme
(Phédon, 107d-e, 108b, 113d) pour la durée d'une période, et l'âme en
change donc quand elle vient en choisir un autre, au moment de la
réincarnation. Ce choix est un choix personnel, dont l'âme est seule
responsable ; la divinité n'est pas en cause. Les facteurs qui déterminent ce
choix de l'existence sont d'abord, comme Platon veut le montrer, l'état moral
de l'âme de celui qui choisit. Cette conception assujettit donc la liberté du
choix au déterminisme qui découle de l'existence antérieure : plus une âme
s'est enfoncée dans le vice, plus il lui sera difficile de choisir autre chose
qu'une existence dans le mal. Inversement, plus quelqu'un sera vertueux,
plus l'existence qu'il choisira sera vertueuse. Ce principe est fidèle à
l'éthique socratique, qui fait du choix du bien le seul choix véritablement
libre, alors que le choix du mal est le fruit d'une ignorance, et donc un acte
involontaire. Voir supra, IX, 577d-e.
83. Cette maxime, commentée par Proclus (In Remp., II, 276, 5 ; III, 234
sq.) se lit littéralement : la vertu est chose sans maître. Seul le vertueux
échappe à l'esclavage des passions et des désirs, et c'est en ce sens que cette
maxime connaîtra sa fortune dans l'éthique stoïcienne. Voir par exemple
Épictète, Entretiens, IV, 133. Platon avait déjà évoqué cet idéal de maîtrise
(supra, I, 329c).
84. Ce dieu ne doit pas être confondu avec le démon qui s'associe à l'âme
dans sa nouvelle existence, même si ces termes sont souvent synonymes
(voir infra, 619c5) ; il s'agit d'une divinité transcendante, et qui demeure
indéterminée. Dans le Timée (41e-42e), le démiurge révèle aux âmes les lois
de la destinée : la première naissance est égale pour tous. Puis, en raison des
facteurs liés à l'existence sensible, certaines âmes connaissent la justice,
d'autres l'injustice. Les réincarnations successives apportent un destin qui
est la conséquence de la vertu ou du vice, et la possibilité de retourner à la
béatitude originelle exige l'exercice de la vertu et la domination du désir
irrationnel. « Après leur avoir fait connaître tous ces décrets pour ne pas
être responsable du mal que par la suite pourrait commettre l'une ou l'autre,
il sema ces âmes les unes sur la terre, les autres sur la lune, et celles qui
restaient sur tous les autres instruments du temps » (42d). Ce texte invite à
identifier le dieu au démiurge du Timée. Voir également le mythe du
Phèdre, 246a-250c. Platon ne fait que reprendre ici le modèle théologique
d'un dieu bon, qu'il a exposé au livre II, 379b. Voir également Lois, X,
904b-d : « Ainsi changent tous les êtres qui ont une âme, par des
changements dont ils possèdent en eux-mêmes la cause et, alors même
qu'ils changent, ils se déplacent conformément à l'ordre et à la loi du
destin. » Cette phrase du livre X fut inscrite à l'Académie, avec une phrase
du Phèdre (245c) affirmant l'immortalité de l'âme, sur une borne en pierre,
sur laquelle se trouvait un buste sculpté de Platon. Voir G.M.A. Richter
(1965, vol. II : 166, n° 8, et fig. 906). Sur l'ensemble de la doctrine de la
liberté dans ce mythe et dans la pensée de Platon, voir R. Müller (1997).
85. Il ne s'agit pas seulement de modèles moraux, où l'âme choisirait une
existence plus ou moins vertueuse, mais de formes de vie, incluant
l'existence animale. La mention des vies des animaux implique-telle la
croyance dans la transmigration ? Il n'y a aucune raison de refuser un texte
aussi explicite. Cette croyance était fortement implantée, voir E. Rohde
(1952), et nous la trouvons mentionnée dans le Ménon, 81a, dans le
Phédon, 81e et 113a, dans le Phèdre, 249b, dans le Timée, 42b et 91d.
Aristote l'atteste pour les pythagoriciens (De anima, 407b21).
86. Dans le Timée, 42b, l'existence féminine apparaît comme un destin
moins souhaitable que l'existence masculine.
87. Il s'agit ici du mélange particulier résultant de la combinaison avec des
formes de vie et des conditions d'existence toujours particulières. Les sorts
distribués par le proclamateur proviennent des genoux de Lachésis, et leur
origine est ultimement divine (comme dans ce passage interpolé de
l'Odyssée, XVIII, 136 sq.), mais l'âme elle-même y ajoute sa constitution
propre, ce qui produit son ordonnancement (táxin, b3).
88. L'intervention de Socrate introduit dans le récit une première
interprétation morale de l'enjeu éthique du choix de vie : cet enjeu
(kîndunos, b7) dépend d'abord et avant tout de la connaissance et de la
capacité de discriminer le véritable bonheur. Le choix exige donc
l'engagement dans l'existence philosophique, qui seule peut garantir un
choix excellent. La connaissance morale concerne toutes les formes,
morales et intellectuelles, de la vie humaine. Cet éloge de la connaissance
morale se termine sur une exhortation à la fermeté (619a). Voir sur ce choix
des formes de vie, K. Moors (1988).
89. C'est-à-dire dans la plaine du jugement, alors que le choix des sorts
pourrait présenter la tentation d'un choix d'une vie sans vertu. La vertu dans
l'existence incarnée détermine la vertu dans l'exercice du choix d'existence,
mais réciproquement ce choix devient irrévocable et engage la suite des
réincarnations. Platon insiste pour montrer les risques du mauvais choix,
mettant en relief autant la possibilité de la liberté pour le vertueux que les
limites de cette liberté dans le cas de choix antérieurs médiocres.
90. Ce destin funeste hante toute la mythologie, depuis les enfants de
Cronos jusqu'à Thyeste, tyran d'Argos, à qui son frère Atrée avait servi ses
propres enfants comme nourriture.
91. Comment expliquer que ceux qui ont vécu une vie vertueuse choisissent
la vie d'un tyran ? Platon dit bien que leur vertu était le résultat de l'habitude
et qu'elle était privée de philosophie. Il faut en conclure que seule la vie
philosophique authentique peut prédisposer au choix existentiel heureux.
Voir 614c-d, qui semble aller dans une autre direction, et comparer avec
Phédon, 82a-b, où les âmes vertueuses, mais non philosophes, sont
réincarnées dans des animaux sociables (guêpes, fourmis), avant de
redevenir des êtres humains. La vertu d'habitude prédispose donc à la
sociabilité, mais elle ne peut éviter le désir violent de la tyrannie, si le choix
se présente. L'ensemble de la doctrine de la préexistence est par ailleurs
déterminé par les contraintes qui découlent de la priorité des choix : ceux
qui choisissent en premier ont un plus grand choix, et cela est indifférent à
leur vertu ou à leur vice. Cet élément de hasard fait partie de l'eschatologie
platonicienne. Pour le passage parallèle du Phèdre (248d-e), on notera à la
suite de Proclus la même diversité des formes de vie (In Remp., II, 319 ; III,
279).
92. S'agit-il de l'existence immédiatement antérieure, ou dans une autre
existence parmi toutes celles que cette âme a traversées ? Il est difficile
d'interpréter le sens de cet « autrefois » (pote, a4), sans mettre en question
la nature exacte de l'âme qui subsiste d'une incarnation à une autre. Le nom
de cette âme change selon l'incarnation, et la somme des expériences
individuelles qui créent des habitudes de vie (sunḗ theian, a2) ne se dépose
dans aucune mémoire (621a), rendant ainsi impossible l'assignation d'une
identité. C'est donc seulement durant une incarnation particulière qu'une
âme est ce qu'elle est, c'est-à-dire l'âme d'un être. L'exemple d'Orphée,
mentionné au début de la République (supra, II, 364e), comme celui de
Thamyris, n'est pas introduit ici de manière indifférente : ces deux poètes
musiciens ont eux-mêmes, dans leur mythe, connu le monde de la mort
(Banq., 179d). Ce mythe du musicien parti chercher sa femme Eurydice aux
Enfers connut une fortune considérable à la période romaine (Virgile,
Géorgiques, IV, 453 sq.), mais ici Platon se concentre sur la mort d'Orphée.
La tradition principale en rend responsables les femmes de Thrace, sa
région d'origine. Mais les raisons de ce meurtre demeurent obscures, les
principales gravitent autour de cultes masculins dont les femmes étaient
exclues. Pausanias (X, 30, 2) les évoque au sujet d'une peinture célèbre de
Polygnotos, un peintre du Ve siècle. Cette Nekyia peinte dans le trésor de
Cnide à Delphes date d'environ 450 et elle représente ces deux musiciens
aux Enfers. Dans l'Apologie (41a), Socrate dit espérer rencontrer Orphée et
d'autres poètes dans l'Hadès. Notons qu'il y mentionne également, comme
ici, la rencontre d'Ajax et d'Ulysse.
93. Musicien poète, évoqué dans l'Iliade (II, 596-600) et dans l'Ion (533b),
il passait pour avoir été le maître d'Homère. Il fut aveuglé pour avoir
rivalisé avec les Muses. Voir également Lois, VIII, 829d. Comme Orphée
qui choisit le cygne, dont le chant est annonciateur de la mort (Phédon, 84e-
85b), Thamyras choisit un oiseau chanteur de chants prémonitoires.
94. Ce héros de l'épopée homérique est aussi le sujet d'une pièce de
Sophocle. À la mort d'Achille, il aurait revendiqué les armes du héros, mais
celles-ci furent données à Ulysse (Od., XI, 543-565). Ajax choisit le lion,
auquel déjà il avait été comparé (Il., XVII, 133 sq., et XI, 548 sq.),
probablement en raison de sa vigueur guerrière. Voir supra, IX, 588d-590b,
pour le lien entre l'élément d'ardeur guerrière de l'âme et le symbole du lion.
95. Héroïne des mythes du Péloponnèse, elle est associée à la chasse.
Nourrie par une ourse, alors qu'elle avait été abandonnée par son père, elle
demeura vierge comme sa patronne Artémis. Un oracle lui aurait prédit que
si elle se mariait, elle serait transformée en animal. Elle fut changée en
lionne, après avoir cédé la victoire à la course à son prétendant Mélanion.
Platon lui fait ici choisir la vie même de celui auquel elle avait cédé.
96. Mentionné dans l'Odyssée (XIII, 493), ce héros fit partie de l'expédition
de Troie. Il se distingua à la boxe aux jeux funèbres de Patrocle (Il., XXIII,
653-699). Son souvenir est associé à la construction du cheval de Troie. S'il
choisit l'existence d'une femme artisane, c'est sans doute parce qu'il avait
été l'adjoint d'Athéna dans la fabrication du cheval.
97. Guerrier qui se ridiculise en critiquant Agamemnon (Il., II, 211-277), il
fut couvert de coups par Ulysse, à l'approbation générale de l'assemblée.
Platon le présente comme un imbécile dans le Gorgias (525e).
98. Après avoir présenté le choix de vie des âmes d'êtres humains, Platon
montre que les âmes qui quittent des existences animales font le choix de
vies humaines ou de vies d'autres animaux, suivant les habitudes de vie
justes ou injustes de leurs vies antérieures. Ce morceau de conclusion
illustre de manière on ne peut plus directe la doctrine de la métempsycose,
puisque les âmes des animaux et les âmes des êtres humains sont, à l'état
séparé, assez semblables pour choisir des incarnations semblables. Si on
interprète ce passage avec rigueur, cela signifie que l'âme, à l'état séparé,
contient des principes de vie qui ne seront pas tous mis en exercice dans
l'incarnation suivante ; autrement on devrait expliquer pourquoi les animaux
ne sont pas rationnels, ou alors penser que l'âme à l'état séparé ne possède
pas le principe rationnel, lequel lui viendrait de l'incarnation humaine. Cette
difficulté montre l'incongruité de ce mythe final, si on cherche à interpréter
chaque élément hors de la visée eschatologique de l'ensemble.
99. Les trois Moires participent au scellement du destin des âmes. D'abord
Lachésis, la Moire du passé, qui préside au choix, comme son nom l'indique
(Lachésis/lachṑ n, e4) ; ensuite Clotho, la Moire du présent dont le filage ne
pourra être défait (Clotho/epiklōsthénta, e5) ; enfin Atropos, qui marque
l'irréversibilité (Atropos/ametástropha, e5). Voir Lois, XII, 960c, pour les
mêmes associations.
100. Lorsque le choix des vies est terminé, les individus sont pour ainsi dire
reconstitués, ce qui explique que Platon passe des âmes, comme sujets de la
procession vers Lachésis (d6), à chacun des individus particuliers (e4).
Cette différence qui est perceptible dans le texte grec apporte une précision
importante à la doctrine, puisque, une fois qu'ils ont traversé le trône de la
Nécessité et bu l'eau du Léthé, les individus entament une existence
nouvelle et individualisée. La question de leur réintroduction dans le corps
demeure cependant non précisée : à quel moment, en effet, les âmes qui ont
choisi se retrouvent-elles dans le corps de l'existence matérielle qui
s'amorce pour chacune ? Le lieu du jugement et du choix des vies est un
lieu des âmes, et non des corps de l'existence terrestre ; leur identité est
perceptible, sans être matérielle.
101. Léthé, l'Oubli, est la fille d'Eris, la Discorde. La source du Léthé
(mentionnée chez Aristophane, Grenouilles, 186) serait située dans l'Hadès
et Platon est le principal témoin de la tradition philosophique qui associe à
l'eau de cette source l'oubli de l'existence antérieure. Cette croyance était
sans doute très ancienne, peut-être d'origine orphique. Le contraste avec la
plaine de la Vérité (Pedion Alètheias, Phèdre, 248b) est assez marqué pour
que Proclus le remarque (In Remp., II, 346, 19 ; III, 304). Dans cette plaine
du Léthé, coule le fleuve Amélès, dont le nom signifie « insouciant ». Voir
sur ce thème de l'oubli, J.-P. Vernant (1965 : 108-123).
102. On ne peut déduire de cette expression (contra, J. Adam, ad loc.) que
les individus sont alors dans un lieu souterrain. La représentation poétique
de cette scène de métempsycose s'achève en effet sur une sorte d'explosion
sidérale, chacun étant propulsé vers son nouveau destin à partir de la plaine
du Léthé.
103. La question de la foi dans la doctrine avancée par le mythe doit être
entièrement rapportée à la démonstration philosophique : Platon pense
certes que la foi au message eschatologique du mythe peut contribuer au
salut de l'âme, mais il exige surtout que chacun fasse l'effort de se persuader
philosophiquement de la vérité de la doctrine de l'immortalité et de
l'eschatologie qui lui est liée. Foi et persuasion possèdent des connotations
différentes, en particulier si la foi est associée à une attitude de l'esprit qui
exclurait la philosophie.
104. Ce chemin qui s'élève est celui du ravissement de Parménide, emporté
vers la vérité par les cavales, tout autant que le sentier d'Hésiode conduisant
à la vertu (Travaux, 289-292, déjà cité par Platon, infra, II, 364c-d). Cette
ascension rappelle le chariot du Phèdre (246c).
105. On a noté que ce dernier mot de la République est aussi une formule de
salutation dans les lettres de Platon, comme si Platon souhaitait ici à chacun
de réussir ce passage à la justice et à la vie selon la raison. Voir F. Chatelain
(1987). L'expression (eû práttōmen, d2) est l'équivalent d'un vœu de
bonheur (par exemple, 603c et 619a) et dans un contexte où le destin est si
intimement lié au bonheur de chacun, on pourrait comprendre cette dernière
phrase comme un souhait de bonne chance. Le Phédon (58e, 95c) ne le dit
pas autrement.
BIBLIOGRAPHIE

Dans la bibliographie qui suit, on trouvera les références de tous les travaux
cités en abrégé dans l'appareil de notes. À ces références, j'ai ajouté un
certain nombre de travaux qui seront utiles pour l'étude de points
particuliers, ainsi que quelques références de travaux publiés après la
présente publication en 2002. J'ai cependant été très parcimonieux
concernant les études sur la métaphysique, les formes, la connaissance, la
dialectique, car le volume des publications rend toute sélection injuste, et je
me suis limité dans ces domaines à quelques études fondamentales. Ces
références sont classées en trois grands ensembles : 1) les éditions, les
traductions et les commentaires du texte de la République ; 2) les travaux
sur la pensée de Platon et sur la République ; 3) l'érudition historique
complémentaire.
Les indications relatives aux éditions des auteurs de l'Antiquité cités dans
les notes se trouvent dans l'index des textes anciens.
La bibliographie des travaux platoniciens bénéficie, depuis le début des
grands travaux de Harold Cherniss, d'un instrument de travail incomparable.
Poursuivis par Luc Brisson, ces travaux ont été publiés sans interruption
depuis 1959 dans la revue Lustrum et, plus récemment, sous forme de
monographie, chez l'éditeur Vrin. Pour pallier les lacunes de la présente
bibliographie, on se reportera donc aux instruments suivants : Harold
Cherniss, « Plato 1950-1957 », Lustrum 4 et 5 (1959 et 1960) ; Luc Brisson,
« Platon 1958-1975 », Lustrum 20 (1977) ; Luc Brisson, en collaboration
avec Hélène Ioannidi, « Platon 1975-1980 », Lustrum 26 (1984), p. 205-
206 ; « Platon 1980-1985 », Lustrum 30 (1988), p. 11-294, avec des
corrigenda à « Platon 1980-1985 », Lustrum 31 (1989), p. 270-271 ;
« Platon 1985-1990 », Lustrum 35 (1993). Il faut ensuite consulter les
travaux bibliographiques de Luc Brisson, menés avec la collaboration de
Frédéric Plin, Platon : 1990-1995. Bibliographie, Paris, Vrin, 1999, avec
des addenda aux tranches antérieures, p. 407-415, et avec la collaboration
de Benoît Castelnérac et Frédéric Plin, Platon : 1995-2000. Bibliographie,
Paris, Vrin, 2004. Pour les années subséquentes, Luc Brisson a publié sur le
site de l'International Plato Society une bibliographie annuelle accessible en
fichiers distincts, de 2000-2001 à 2013-2014. Notons enfin que l'ensemble
de la bibliographie platonicienne a été recueilli dans une banque analytique,
publiée sous la direction de Benoît Castelnérac (voir Pythia, Paris, Vrin) et
disponible par souscription. L'érudition de langue allemande peut bénéficier
du bilan de U. Zimbrich, Bibliographie zu Platons Staat. Die Rezeption der
Politeia im deutschsprachigen Raum von 1800 bis 1970, Francfort-sur-le-
Main, 1994.

1. Éditions, traductions et commentaires anciens de la République

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Œuvres de Platon
J'ai utilisé les traductions des dialogues de Platon parues dans la présente
collection, et notamment les suivantes : Apologie de Socrate (Brisson,
1997), Le Banquet (Brisson, 1998), Gorgias (Canto, 1987), Lachès et
Euthyphron (Dorion, 1997), Lettres (Brisson, 1987), Parménide (Brisson,
1994), Phédon (Dixsaut, 1991), Phèdre (Brisson, 1989), Protagoras
(Ildefonse, 1997), Théétète (Narcy, 1995), Timée (Brisson, 1992).

2. Études sur Platon et la République

2.1. Études générales et recueils consacrés à la République


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CHRONOLOGIE

Événements
Socrate Platon politiques et
militaires
750-580 : Colonisation
grecque notamment en
Sicile.
508 : Réformes
démocratiques à
Athènes.
499-494 : Révolte de
l'Ionie contre les
Perses. Athènes envoie
des secours.
490-479 : Guerres
médiques.
490 : Bataille de
Marathon.
480 : Bataille des
Thermophyles.
480 : Victoire de
Salamine.
Victoire des Grecs de
Sicile sur les
Carthaginois à
Himère.
478-477 : Formation
de la Confédération de
Délos. Elle durera
jusqu'en 404.
470 : Naissance de Socrate, dix ans après la
bataille de Salamine.
459 : Guerre de
Corinthe contre
Athènes.
449/448 : Paix dite
« de Callias » entre
Athènes et les Perses.
447 : Bataille de
Coronée.
446 : Paix dite « de
Trente Ans », qui
durera quinze ans
(446-431).
441-429 : Socrate semble avoir des liens avec
l'entourage de Périclès (avec Aspasie, Alcibiade,
Axiochos, Callias).
435 : Guerre de
Corinthe contre
Corcyre et alliance de
Corcyre et d'Athènes.
432 : Révolte de
Potidée (432-429).
431-404 : Guerres du
Péloponnèse.
430-426 : Peste à
430 : Hoplite à Samos
Athènes.
429 : Mort de Périclès
et rivalité entre Cléon
429 : Socrate sauve la vie d'Alcibiade à la (belliciste) et Nicias
bataille de Potidée. (pacifiste).
Capitulation de
Potidée.
428-427 : Naissance de 428-427 : Révolte de
Platon. Mytilène.
423 : Les Nuées d'Aristophane. À un âge mûr,
421 : Nicias négocie la
Socrate se marie avec Xanthippe dont il aura
paix dite « de Nicias ».
trois fils.
415-413 : Expédition
de Sicile sous le
commandement de
Nicias, de Lamachos
et d'Alcibiade. La
mutilation des
Hermès.
414 : Trahison
d'Alcibiade, qui gagne
Sparte.
412 : Révolte de
l'Ionie et alliance entre
Sparte et la Perse.
411 : Révolution des
« Quatre Cents » puis
des « Cinq Mille ».
410 : La démocratie
est rétablie à Athènes.
407 : Retour
d'Alcibiade à Athènes.
406 : Défaite
406/405 : Socrate, président du Conseil. Le
d'Alcibiade à la
procès des Arginuses.
bataille de Notion.
405 : Denys Ier, tyran
de Syracuse.
404 : Lysandre impose
404 : Socrate refuse d'obéir aux Trente et la paix à Athènes et
d'arrêter Léon de Salamine. institue les « Trente
Tyrans ».
403 : La démocratie
est rétablie à Athènes.
399 : Socrate est accusé d'impiété, de corruption
399-390 : Platon rédige
de la jeunesse et de pratique de religions
l'Hippias mineur, l'Ion, le
nouvelles, par Anytos, chef de la démocratie
Lachès, le Charmide, le
restaurée par la révolution de 403. Il est
Protagoras et
condamné à mort. Il attend le retour du bateau
l'Euthyphron.
sacré de Délos avant de boire la ciguë.
395-394 : Sparte
assiège Corinthe.
394 : Peut-être Platon
prit-il part à la bataille de
Corinthe.
390-385 : Platon rédige le
Gorgias, le Ménon,
l'Apologie de Socrate, le
Criton, l'Euthydème, le
Lysis, le Ménexène et le
Cratyle.
388-387 : Voyage de
Platon en Italie du Sud où
il rencontre Archytas, et à
Syracuse, où règne
Denys I .er

387 : Retour de Platon à


Athènes, où il fonde
l'Académie.
386 : Paix dite « du
Roi » ou
« d'Antalcidas ».
385-370 : Platon rédige le
Phédon, le Banquet, la
République
382 : Guerre de Sparte
contre Athènes.
378 : Guerre
d'Athènes-Thèbes
contre Sparte.
376 : Athènes est
maîtresse de la mer
Égée. La ligue
béotienne est
reconstituée.
375 : Flotte d'Athènes
dans la mer Ionienne.
371 : Thèbes bat
Sparte à Leuctres : fin
de la suprématie
militaire de Sparte.
370-347/346 : Platon
rédige le Théétète, le
Parménide, le Sophiste, le
Politique, le Timée, le
Critias et le Philèbe.
367-366 : Platon vient à
Syracuse pour exercer, à
367 : Mort de
la demande de Dion, une er
Denys I , Denys II,
influence sur Denys II qui
tyran de Syracuse.
a succédé à son père. Dion
est exilé.
361-360 : Dernier séjour à
Syracuse.
360 : Platon rencontre
Dion qui assiste aux jeux
Olympiques. L'exilé lui
fait part de son intention
d'organiser une expédition
contre Denys II.
359 : Philippe II, roi
de Macédoine, père
d'Alexandre le Grand
(359-336).
357 : Guerre des alliés
(357-346). Départ de
l'expédition de Dion
contre Denys II.
354 : Assassinat de
Dion.
347/346 : Platon meurt. Il
est en train d'écrire les
Lois.
344-337/336 :
Timoléon en Sicile.
338 : Bataille de
Chéronée.
336 : Philippe
assassiné. Alexandre
le Grand, roi de
Macédoine (336-323).
N.B. : En Grèce ancienne, on comptait les années comme années
d'Olympiades. Or les jeux Olympiques avaient lieu au mois d'août. D'où le
chevauchement de l'année grecque sur deux de nos années civiles, qui
commencent début janvier.
Par ailleurs, la périodisation des œuvres de Platon que nous proposons n'est
qu'approximative : rien n'assure que l'ordre de la composition des dialogues
corresponde à l'ordre dans lequel nous les citons à l'intérieur d'une même
période.
I.INDEX DES NOMS PROPRES
II.INDEX DES NOTIONS ET DES THÈMES
III.INDEX DES AUTEURS ANCIENS

Les trois index qui suivent sont compilés en faisant référence à la


pagination de l'édition d'Henri Estienne, dite édition Stephanus, publiée à
Genève en 1578 et dont les indications sont insérées dans le texte de la
traduction. Cette pagination indique les colonnes de cette édition en chiffres
et les divisions de chacune en lettres.
Sont répertoriées dans les index aussi bien les références relatives au texte
de la République que celles qui renvoient au contenu des notes afférentes à
chaque page du texte. Le texte de l'introduction de la présente traduction n'a
cependant pas été indexé.

La République
pagination de l'édition d'Henri Estienne
(Genève, 1578)

Livre I, 327a-354c
Livre II, 357a-383c
Livre III, 386a-417b
Livre IV, 419a-445d
Livre V, 449a-480a
Livre VI, 484a-511e
Livre VII, 514a-541b
Livre VIII, 543a-569c
Livre IX, 571a-592b
Livre X, 595a-621d
I. INDEX DES NOMS PROPRES

Académie, 527b, 528b, 539e, 617e


Achéens, 339e, 389e, 390e, 393a, 393d, 394a
Achéron, 387b
Achille, 364d, 386c-d, 387a, 388a-c, 389e, 390e, 391a-c, 501b, 516d, 620b
Acropole, 492b
Adimante, 327a, 327c, 362e, 363b, 367c, 368a, 376c, 398e, 419a, 425a,
449c, 451a, 465e, 475e, 487b-c, 504c, 505a, 520a, 582d, 612b ;
interventions d'Adimante, 327c-328a, 362d-367e, 368e-372a, 376d-398c,
419a-427d, 449a-450a, 487a-506d, 548d-576b
Admète, 408b
Adraste, 451a, 590a
Adrastée, 451a
Agamemnon, 343a, 383a, 389e, 390e, 392e, 393e, 522d, 620b-c
Aïdoneus, 386d
Ajax, 468d, 620a-b-d
Alcibiade, 328b, 399e, 487e, 494c-d, 538d
Alcinoos, 390b, 614b
Alexandre, 614b
Amélès, 621a
Amphiaros, 590a
Anacharsis, 600a
Anaxagore, 592a
Antiphon, 327a,
Antisthène, 378d, 476c-d, 495c
Anubis, 399e
Anytos, 328b
Aphrodite, 379e, 390c
Apollon, 380a, 383b, 391a, 394a, 399e, 408b, 411b, 427b-c, 432b, 469a,
470a, 509c, 547e, 565d
Apulée, 496c
Arcadie, 372b, 544c, 565d
Archelaos de Macédoine, 344a
Archiloque, 365c
Archytas de Tarente, 600b
Ardiaios, 614b, 615c-e
Aréopage, 492b
Arès, 390c, 612b
Arginuses, bataille des, 553b
Argolide, 544c
Argos, 381d, 393c
Aristide, 564d
Ariston, 327a, 368a, 427c, 580b
Aristoxène, 398e, 399c, 530d
Artémis, 327a, 380a, 432b, 620b
Asclépios, 521c
Asclépiades, disciples d'Asclépios, 405d, 406c, 407c-e, 408a-b, 599c
Atalante, 620b
Athéna, 327a, 378c, 379e, 420c, 612b, 620c
Atlantide, 373d
Atrée, 393a, 619c
Atropos, 617c, 620e
Attique, 404d
Autolycos, 334b

Bacchylide, 394b, 460e


Belbiné, cité de, 329e
Bendis, 327a, 354a
Bias, 331e, 335e, 470e
Bosphore, 404c
Bouleutérion, 425c.
Cadmos, 414c
Calliclès, 336c, 338c-e, 343c, 349b, 354a, 358e, 450b, 473c, 505c, 582d
Candaule, 359d
Cebès de Thèbes, 600b
Céphale, 327a, 328b, 329a, 329d, 330a-e, 331a, 331c-e, 354a, 442e, 496e
Cerbère, 588c
Chalcédoine, 328b
Chalestra, 430b
Charmantide, de Pæanée, 328b
Charondas, 599e
Chimère, 588c
Chiron, centaure, 391c
Chrysès, 392e, 393a, 393d
Cicéron, 331d
Circé, 386d
Clitophon, fils d'Aristonyme, 328b, 340a-b
Clotho, 617c, 620e
Cnide, école de, 405d ; trésor de, 620a
Cocyte, 387b
Corinthe, 336a, 404d
Cos, école de, 405d
Créophyle, 600b
Crésus, 566c
Crète, crétois, 452c, 544c, 547c, 575d
Critias, 328b, 368a,
Cronides, 377e
Cronos, 378a, 386b, 617b, 619c
Cyniques, 376b, 378d
Cyrénaïques, 505c

Damon, 398e, 400b, 400c, 424c, 530d


Darius, 336a
Dédale, 529e
Délion, 469c
Delphes, 427b, 461e, 470e, 496c, 540b, 547e, 566c, 620a
Déméter, 366a
Démiurge, 501c, 546b,
Démodocos de Anagyros, 496b
Denys de Syracuse, 499b, 564a, 568a, 577a
Dikè, Justice, 617b
Diogène, 495c
Diomède, 389e, 493d
Dion, 496b
Dionysos, 366a, 394b ; (théâtre) 492b
Dionysies, fêtes, 475d
Diotime, prêtresse de Mantinée, 476c
Dorien, 399a
Dracon d'Athènes, 398e

Éaque, 391c
Égée, 404c, 614b
Égypte, 436a, 586c, 600a
Éleusis, mystères d'Éleusis, 364d, 366a, 560e
Épéios, 620c
Épidaure, sanctuaire, 470e
Er, fils d'Armenios, 327a, 330d, 331d, 354a, 386b, 614b
Érechthéion, 378c
Ériphyle, 590a
Éris, la Discorde, 621a
Eschyle, 361b, 362a, 380a, 383b, 522c, 550c, 563c
Eudoxe, 527b, 528b
Eumolpe, fils de Musée, 363b
Euphorion de Chalcis, 327a
Euripide, 522c, 568a-b, 586c, 607c ; voir l'index des auteurs anciens.
Eurydice, 620a
Euryloque, 390b
Eurypyle, 405e, 408a
Euthydème, fils de Céphale, 327b, 328b, 495c
Euthyphron, 378b

Glaucon, 327a, 338c, 357a-b, 358b-e, 359a, 361a, 362c-e, 368a, 374b,
376c, 416c, 444e, 450a, 451a, 453a, 471c, 472c, 473c, 474a-d, 475d-e,
487b, 509d, 520a, 527c-d, 529b, 533a, 544a, 548d, 576b, 585c, 608c-d,
611c, 612b ; interventions de Glaucon, 327a-328a, 347a-348b, 357a-362d,
362e, 363a, 367b, 367e-368a, 368c, 372c-376d, 398c-417b, 427d-449a,
450b-487a, 506d-548e, 576b-621d
Glaucos, 611c
Grèce, 606e
Grecs, 423b, 452c, 469b-471b, 494c, 544d
Gygès, roi de Lydie, anneau de Gygès, 357a, 359d, 580c, 612a

Hadès, dieu des Enfers, 330d, 363b-d, 365a, 366a, 386b-387a, 392a, 414b,
427b, 514a, 516d, 521c, 534d, 588b, 596c, 612b, 619a, 620a, 621a
Hécamède, 405e
Hécate, 366a
Hector, 386d, 387a, 388b-c, 391b
Hélène, 391d, 408a, 586c
Héliée, 425c
Hellespont, 404c
Héphaïstos, 328a, 378d, 389a, 390c
Héra, 378d, 379e, 381d, 390c, 458e
Héraclite, 377c, 498b, 584b
Héraklès, 337a, 363b, 426e
Hermès, 368e, 379e, 399e
Hermos, 566c
Hérodicos, 406a
Hérodote, 435e
Hésiode, 331c, 363b, 364c, 377d-e, 392a, 415c, 466c, 468e, 546e, 547a,
599d, 600d, 612b ; voir l'index des auteurs anciens.
Hiéron, 331e
Hippias, 338e, 495c, 529a
Hippocrate de Chios, 528b
Hippodamos de Milet, 327a
Hippolyte, 408b
Homère, 327c, 331c, 334a-b, 343a, 363b, 364d, 377d, 378d, 379c-d, 383a,
387b, 388a, 388b, 389a-d-e, 390e, 391a-d, 393b, 393d, 396e, 404b, 404c,
405e, 441b, 468c, 468d, 501b, 514a, 516d, 545d, 595b-c, 598d, 599a-c-d,
600e, 605c, 606e-607a, 607d, 612b, 620a ; voir l'index des auteurs anciens.
Homérides, 599e
Hydre, 426e

Ida, 390c, 391e


Îles des Bienheureux, 519c, 540b
Ilion, Troie, 393b, 522d
Inachos, 381d
Ion, 427c
Isménias, de Thèbes, 336a
Isocrate, 426c, 474b, 495d, 500b, 529a, 536c, 537e
Italie, 599e
Ithaque, 393b

Jamblique, 546d, 600b

Lacédémone, 452c, 544c, 599d


Lachésis, 617c-d, 618b, 620d-e
Laconien, 544c, 545a
Léontios, Athénien, 439e,440a
Léthé, fleuve de l'Oubli, 620e, 621a-c
Létô, 380a
Lotophages, 560c
Lycien (Zeus Lycaios), 565d
Lycurgue, 544c, 547e, 599d
Lydie, 359d, 398e
Lysandre, 327a Lysanias, 328b, 330b
Lysias, 327b, 328b
Lysippe, 338c

Machaon, 405e, 408a


Marsyas, satyre, 399e
Mégare, 328b, 368a, 406e
Melanion, 620b
Ménélas, 379e, 408a, 411b
Ménœtios, 388d
Messénie, 544c
Métellus d'Agrigente, 398e
Midas, 408b
Minos, 529e
Mnémosyne, 377b
Moires, 617b-c, 620e
Mômos, 487a
Musée, 363b-c, 364d-e, 366a, 386b
Muses, 364e, 376e, 377b, 398b, 411d, 499d, 521d, 530c, 545d, 546a-b-d,
547a-b, 548b, 591d, 607a, 620a
Nécessité, 451a, 617c-617d, 620e, 621a
Nekyia, 620a
Némésis, 451a
Néréides, 388c
Nicératos, 327c-328b
Nicias, 327c
Niobé, 380a, 391e

Olympie, 338c, 465d, 466a, 470e


Olympien (Zeus), 583b
Orphée, 364d-e, 366a, 399e, 620a
Ouranos, 377e

Palamède, 522c
Pamphylie, 614b, 615c
Pandaros, 379e, 408a
Panétius de Rhodes, 327a
Panopeus, 620c
Pâris, 379e, 586c
Parménide, 617b, 621c
Parthénon, 378c
Patrocle, 386d, 388a-d, 391b, 405e, 620c
Pausanias, 391d ; voir l'index des auteurs anciens.
Pélée, 381d, 391c
Pélopides, 380a
Péloponnèse, 620b
Pénélope, 424b, 544d
Périandre, 336a
Perdiccas, 336a
Pergame, 614b
Périclès, 328b, 400b, 414a, 493a, 564d
Périctionè, 327a,
Perse, 533c
Perséphone, 391d
Phalère, port d'Athènes, 439e
Phénicien, 414c, 436a
Phénix, 364d, 390e
Phidias, 337d, 420c
Phocylide, 407a-b
Phoibos, Apollon, 383b
Pindare, 329a, 331a, 365b, 398e, 408b, 460e, 496e
Pirée, port d'Athènes, 327a, 328c, 439e
Pirithoüs, 391c-d
Pittacos, 331e, 335e
Platée, 564d-e
Plotin, 498b, 509c
Ploutos, 554b
Plutarque, 400b, 496c ; voir l'index des auteurs anciens.
Pnyx, 492b
Podalirios, 408a
Polémarque, 327b, 327c, 331c, 334b, 340a, 442e, 451a ; interventions de
Polémarque, 327b-328b, 331d-336a, 339a-340c, 449b
Polos, 336c
Polygnotos, 620a
Polynice, 590a
Poulydamas, 338c
Poséidon, 386d, 391c, 611c
Pramnos, 405e
Priam, 328e, 388b
Proclus, 527b, 546d ; voir l'index des auteurs anciens.
Prodicos, 331e, 600c
Prométhée, 400b
Protagoras, 331e, 337d, 495c, 539c, 600c
Protée, divinité de la mer, 381d
Prytanée, 424d, 428e, 539e
Pythagore, 413e, 600b
Pythagoriciens, 530d, 531b, 546b, 583b, 587d, 614b, 616c, 617b, 618a
Pythie, oracle de Delphes, 461e, 540c, 566c
Pythoclidès de Céos, 400b
Sarpédon, 388c
Scamandre, 391b
Scylla, 588c
Scythie, 435e, 600a
Sélénè, 364e
Sériphos, 329e-330a
Sibylle de Cumes, 611c,
Sicile, 328b, 404d, 494c, 496d, 586c, 592a, 599e
Simmias, 600b
Simonide, 331d-332c, 334b, 334e, 335b, 335e, 394b
Sirène, 617b-c
Solon, 328b, 331e, 536d, 545b, 551a, 599d, 600a
Sophocle, 328b, 329a, 329b, 329c, 329d, 398e, 522c, 620b ; voir l'index des
auteurs anciens.
Sophron, 451c
Sparte, 327a, 327c, 373a, 374b, 408a, 416e, 421e, 423b, 425a, 458d, 460c-
e, 464e, 544c, 547c-e, 548a, 550c, 552a, 599d, 600a
Sperchios, 391b
Speusippe, 527b
Stésichore, 586c
Sthénélos, 389d
Styx, 387b
Syracuse, 331e, 404d, 496b
Tantale, 380a, 391e
Tartare, 615e, 616a
Télamon, 620b
Télémaque, 375e, 424b
Thalès, 331e, 473c, 488e, 600a
Thamyras, 620a
Théagès, 496b-c
Thèbes de Béotie, 336a, 414c, 451a, 544d
Thémis, 380a
Thémistocle, 329e, 331e
Théon de Smyrne, 616b
Théramène, 328b
Thersite, 620c
Thésée, 391c-d
Thessalie, 544d, 547c
Thétis, 381d, 383a, 388c
Thourioi, 328b, 600c
Thrace, 327a, 435e, 620a
Thrasymaque de Chalcédoine, 327a, 328b, 336c-e, 337a-d, 328b-e, 340a-d,
342a-c, 343c, 344d, 347a, 348a-d, 349b, 352a, 354a, 357a, 361a, 362c,
368a, 450a, 498c, 588b, 590d ; interventions de Thrasymaque, 328b, 336b-
354c, 357a, 358a-d, 367c, 450a-b, 498c-d, 590d
Thucydide, 463b, 551a ; voir l'index des auteurs anciens.
Thyeste, tyran d'Argos, 619c
Timocrate de Rhodes, 336a
Timodème, 329e
Tirésias, 386c-d
Troie, 380a, 393e, 405e, 408a, 586c, 620c
Troyens, 391a
Tyrtée, 400b

Ulysse, 334b, 375e, 386c-d, 387a, 390b-d, 441b, 493d, 516d, 544d, 560c,
614b, 620a, 620b, 620c
Xénophane, 377c
Xénophon, voir l'index des auteurs anciens.
Xerxès, 336a

Zeus, 329a, 332a, 332c, 334b, 339e, 345b, 345e, 350e, 363b, 368b, 370a,
374e, 375b, 376d, 378b, 379d-380a, 383a, 386b, 388c, 390b-c, 391c-e,
399e, 400a, 400c, 403b, 408b, 497b, 423b, 426b, 440b, 441b, 443b, 444a,
445b, 452b, 453d, 458e, 459a, 462a, 469e, 472e, 484d, 493c, 505b, 506d,
515b, 521b-c, 527c, 531e, 534d, 536c, 551d, 554d, 564c, 565d, 569a, 574b,
574c, 583b, 584d, 585a, 588a, 597d, 602c, 605e, 608d, 610d, 617b
II. INDEX DES NOTIONS ET DES THÈMES

Allégorie, 378d, 514a (caverne), 517a,


Âme, psuchḕ , 330e, 353d, 382a, 402d, 403e, 409a, 435b-436a (espèces et
principes), 518c, 609c, 611a-d
Amis, 332e, 424a
Amour, erōs, érotique, erōtikós, 402d, 402e, 403a, 403c, 458d, 474c, 474d,
475a-b, 485b-c, 490b, 531b, 555d, 572e-573a, 585c, 586a, 587a, 607e-608a
Analogies, 368d, 434e, 439e, 442b (motif psychopolitique), 375d,
Ardeur, thumoeidés, 375a, 410b, 440e, 441a, 604e (voir Cœur)
Argent, qui recherche l'argent, 371b, 390d-e, 485e, 486b, 549b, 551a, 551e,
553d
Arithmétique, 522c-526c
Armée, 374a-d
Art, téchnē, 342b, 346a, 522b, 533b
Artisans, 389d, 395b, 596c
Astres, 508a, 529b-530a, 614d
Astronomie, 527d-532d
Aulós, 399c
Autarcie, 369c, 387d, 423c
Autochtonie, mythe, 414b
Auxiliaire, epíkouros, 374d, 414b, 415a, 415c, 416a-b, 420a, 421b, 429e,
434c, 439e, 440d, 441a, 458c, 463b, 464b, 466a, 545d, 575b
Avortement, 461c

Banquets, 372e, 416e, 468d


Barbares, 470c-471b
Bergers, 338c, 343a-b, 345b, 345d, 359d-e, 370e, 397b, 415e-416a, 422d,
440d, 451d, 459e
Beauté, le beau, tò kalón, 476c, 474d, 475e, 476b, 479e, 493e, 507b
Bien, tò agathòn, 336a, 338c, 343c (bien d'un autre), 357b-d (sortes de
biens), 379b, 476b, 505a-509d, 517c, 526e, (forme du bien)
Bonheur, 348a, 354a, 357b, 419a-421b (des gardiens), 465d, 576d, 578c

Caractère, modèle, registre, type, túpos, 377b, 377c, 380c, 383a, 383c,
387c, 395c (et habitude), 396e, 397c, 398b, 398d, 400d, 402d, 403c, 409d,
412b, 414a, 443c, 491c, 492e, 503c, 544d, 559a
Cause, 379b-c
Caverne, 514a-517b, 539e, 514a, 532b
Chasse, 373b, 412b, 432b, 451d, 459a, 466d, 531a, 535d, 549a
Cheval, 328a, 333c, 335b-c, 342c, 352d-e, 359d, 375a, 396b, 412b, 413d,
452c, 459b, 467e, 537a, 563c, 601c
Chien, 335b, 375a, 375e-376b, 389e, 397b, 404a, 416a, 422d, 440d, 451d-e,
459a-b, 466d, 469e, 537a, 539b, 563c, 607b
Cité, pólis, 347d, 351b, 368e (analogie âme et cité), 369a (généalogie),
372e (deuxièmecité), 376c, 378b, 427c (vertus), 471c (cité idéale), 527c
(kallipolis)
Classes, groupes, génos, 420b, 434b, 436a, 501e, 564c
Cœur, courage, thumós, espèce du cœur, thumoeidés, 375a-b, 411a-c, 439e-
441b, 456a, 467e, 553c-d, 548c, 572a, 586c-d
Colère, orgḗ ,375a-b, 411c, 440a
Comédie, 394c-d, 395a, 395e, 452d, 606c
Commander, 346a
Commerce, 371a, 425c-d
Communauté, femmes et enfants, 449d-461e
Compétition, lutte, agṓ n, 362b, 374b, 374d, 403e, 412b, 413d, 494e, 517d,
547d, 555a, 565c, 608b, 618b
Concorde, homónoia, 432a
Connaissance, 475b, 476c-d, 477a ; philomathēs, ami de la connaissance,
376b, 411a, 411d, 435e, 475c, 485d, 490a, 505b, 535d, 581b (voir Savoir)
Constitution, politeía, 327a, 397d, 427a, 464a, 497c, 499d, 544a (formes)
Contemplation, theōría, 486a, 520b
Contraires, 436b-437a, 475e
Contrats, 333a, 343d, 425c, 486b
Corps, 403c, 586b, 609c
Courage, andreía, 375a, 390d, 429a-430c, 468a
Cuisine, 332c, 372b-c, 373a, 373c, 404c, 404d, 559b

Démocratie, démocratique, 338d-e, 394d, 431c, 506a, 523a, 531d, 538a,


538b544c, 545c, 555b-565b, 568c, 569c, 571a
Démonique, démons, 344d, 382e, 392a, 469a, 496c (signe démonique)
Désir, epithumía, 431c, 437b-438b, 439b, 475b, 558d, 571a-572a
Dialectique, 454a, 532a-534e
Dieux, 377e-378e, 379a (le dieu), 380b-383c, 392a, 597b (le dieu),
Dissension interne, prise de parti, guerre civile, stásis, 351d-352a, 373e,
423b, 440b, 440e, 442d, 444a-d, 445a, 459e, 462a, 464e, 465a, 465b, 470b-
d, 471a, 488b, 520c-d, 545d, 547a-b, 554d, 556e, 560a, 566a, 586e, 603d
Disposition, héxis, 433e, 435b, 486d, 544e
Dithyrambe, 394bDóxa, 412e, 430b (voir Opinion)

Éducation, formation, paideía, 412b, 416b, 423e, 492c-, 504b, 521d, 534d
Égalité, 558c, 561e, 563b (isonomie)
Eîdos, espèce, forme, 380d, 402c, 432b, 434b, 434d, 435b, 437c, 475b,
479a, 486d, 505a
Eschatologie, voir Rétribution Esclaves, 371e, 463b, 469c, 470a, 578d
Espérance, 331a, 496e, 517b
Esquisse, hupographḗ , 501a, 504d, 548c-d
Être, étant, 477a, 485b, 490a-b, 501d, 504a, 525a,
Euthanasie, 407e, 460c
Excellence, aretḗ , 342a
Exécutions, 439e,
Exercice, 407c (philosophie), 484c, 487c, 571d
Existence juste, 348a, 361e,

Faux bourdon, 552c, 552e, 554b, 554d, 555d-556a, 559c-d, 564b-565c,


567d, 572e-573a, 573e, 577e
Femme, 451b
Flûte, 399d, 561c, 601d-e
Fonction propre, érgon, 352e, 374e, 421a ; 433a-d, voir Tâche propre
Fondation, 371b, 378d, 420b, 427b
Formation, éducation, paideía, 376e, 412a
Forme, 434d, 435c, 475e (formes intelligibles), 486d, 500b, 505a, 534b
(forme du bien), 507b, 582b, 596a
Fortune, 330d, 466c

Gardien, phúlax, 367a, 374d, 395b-397a (et l'art de l'imitation), 412b-414b


(choix, épreuves), 428e (nombre), 450c, 463b, 473d (rois)
Géométrie, 458d, 510c, 526c-527c, 546c
Gouvernement, archḗ , 338e, 374d
Grâce, 401a, 486d
Guerre, 373d-e, 466e-468b, 469a, 525c
Gymnastique, 376e, 403c, 451b (gymnases), 457a, 522b

Harmonie, harmonía, 397b, 398e, 430e (modération), 443d, 530e-531c,


voir Rythmes
Hetairies, 365d, 420a
Homme de bien, epieikḗ s, 329e, 387d ; kalós kagathós,376b, 396b-c, 397d,
489e
Homosexualité, 403b, 468b
Hypothèses, 510b, 533c

Idéa, forme visible, 369a, 380d, 479a, 486d, 505a


Image, figurine, reflet fantôme, eídōlon, 382b, 386d, 443c, 532a, 534c,
586b-c, 587c-d, 598b-599d, 600e, 601b ; 487e, eikṓ n
Imitation, 394b (récits), 394e (art), 472c, 595b-607b
Instruments musicaux, 399c
Intellect, intellection, noûs, nóēsis, 523a, 524b, 533d
Intérêt, du plus fort, 338c
Ironie, eirōneía, 337a

Juges, 405b, 409b-410a


Justice, dikaiosúnē, définition de Polémarque, 331c, 335b ; définition de
Thrasymaque, 338c, 343c, 359a ; 427d-444b (dialectique)

Lamentation, thrène, 387d-388d, 395e, 398d-e, 411a, 578a, 604a-b, 606a


Lettres, grámmata, 340d, 368d, 402a-b, 425b
Léxis, manière de dire, 392c-394d, 397b (espèces)
Libéralité, 402c
Liberté, eleuthería, 387b, 557b-d, 577d
Ligne, 509d-511e
Lois, nómos, législation, 359a, 377b, 409e, 424e, 427a, 425a (eunomía),
427a, 456b, 458c, 484d, 519e-520d
Luxe, 372e-373d, 404d, 420e

Magie, goēteía, 380d, 381e, 383a, 412e, 413b, 413d, 584a, 598d, 602d
Mariages, 459c-460e, 546b
Mal, 379a
Médecin, iatrós, médecine, 332c-e, 333e, 340d-e, 341c-342d, 346a-d, 349e-
350a, 360e, 373d, 389b-d, 405a-408e, 409e, 410b, 426a-b, 438e, 454d,
455e, 459c, 489c, 515c, 564c, 567c, 599c, 604d
Mensonge, 382a, 382c, 389b-c, 414b-415d (noble mensonge), 459c, 485c,
490b, 535d
Métamorphose, 380d, 381d
Misologie, 411d
Modes musicaux, 398e
Modèle, parádeigma, túpos, 379a-380c, 402d, 409b, 472c-d, 484c, 500e,
529d, 540a, 557e, 559a, 561e, 592b, 617d, 618a
Modération, sōphrosúnē, 364a, 389d-390d, 423a, 430d-432a, 485e
Moîra, theía moîra, faveur divine, 493a, 590d
Monde, kósmos, 500b (monde intelligible), 508c
Mort, 386a-388d (crainte de la)
Musique, 376e, 398b-c (chant et mélodies), 399c (instruments), 400a (tons),
424c, 521d, 530d
Mystères, orphisme, 363b, 364d, 365a, 366a, 560e
Mythes, 330c (Hadès), 363b, 377a-c ; voir Récits

Naissances, 458d, 546a-547a (nombre nuptial),


Narration, 392d (voir Récits)
Nature, 453a (humaine), 454b
Naturel, 366c (divin), 374e, 375e, 410e (philosophe), 423c, 455b, 485a-
497d
Navigation, 488a-489a
Nourriture, 403e-408b

Oligarchie, 550c-553a
Ombre, skiá, peinture en trompe l'œil, skiagraphía, 365c, 432c, 509e, 510e,
515a-d, 516a, 516e, 517d, 520c, 523b, 532b-c, 583b, 586b, 602d
Opinion, conjecture, jugement, 327c, 413a, 430b, 476d, 477b-478b, 479e,
490a, 493a, 506c (opinion droite), 508d, 510a, 511a, 516d, 524a, 588b,
602e (voir Dóxa)
Oracle, chrēsmós, 415c, 566c, 586b
Ordonné, qui a le sens de l'ordre, dont l'âme est ordonnée, kósmios, 329d,
331b, 399e, 403a, 408b, 410e, 486b, 500c, 503c, 539d, 560d, 564e, 587b
Ousía, essence, 485b, 509b

Paix, 464e, 471a


Paradoxes socratiques, 358e, 381c, 382a, 412e
Paramythie, 441e, 451b
Parenté, 463b, 470a
Participation, méthexis, 476d
Peinture, 488a, 501a-d, 596e-598c
Philosophie, 536c ; philósophos, qui aime la sagesse, philosophe, 375e,
376c, 410c, 456a, 473c, 474b, 475b-d, 476b, 480a, 484a, 485c, 486a, 487e,
488a, 489a, 490d, 491b, 492a, 499b, 499c, 500c, 501d, 502a, 503b, 520a,
525b, 527b, 540d, 581d, 582b-d, 586e
Phrónēsis, 496a, 505b, 518d, 521a, 582d
Piété, hosiótes, 427e, 442e
Pilote, 341d,
Plaisir, 328d, 403a, 462b, 505b-c, 583b-587b (voir Désir)
Pléonexie, 338c, 349b, 359c, 373d
Poésie, 392d, 394b (formes littéraires), 401d (voir Mythes, Récits,
Musique), 595c sq.
Poètes, 331e (Simonide), 334b, 373b
Pouvoir, 338d, 473d
Procession, 328a
Punition, 347c

Raison, le principe rationnel, tò logistikòn, 439c-441e


Recherche, 368c, 376c-d, 392b, 428a, 443b, 472c
Récit, histoire, mûthos, 330d, 350e, 359d-360b (l'anneau de Gygès), 376d,
377a-391e, 392a, 392d (expression), 394b, 398a, 414d-415c et 547a-b (les
métaux et les races), 439e (Léontios et les cadavres), 442a, 501e, 522a,
565d (l'homme-loup), 588c, 621b, 614b-621b (Er) ; manière d'exposer, de
dire (voir Léxis, Mythes)
Régimes politiques, 338d, 545b
Religion, 427b, 470e
Rétribution, 330d, 364b-366a, 380b, 386b, 608c-614a
Rêve, 443b, 476c
Rhapsodes, 395a
Richesse, 421d-423a ; philochrēmatistḗ s, qui a le goût de la richesse, 551a ;
acquéreur de richesses, chrēmatistḗ s, 330b-c, 341c, 342d, 345d, 357c, 397e,
415e, 434b-c, 441a, 498a, 547b, 547d, 550e-551a, 552a, 553c, 555a, 555e,
556b-c, 558d, 559c, 561d, 562b, 564e, 572c, 578a, 581d, 583a
Rire, 388e
Royauté, roi, 473d, 502b
Rythme, rhuthmós, 397b-401e, 404e, 411e, 413e, 442a, 522a, 601a

Sacrifice, 328c, 331b, 331d, 362c, 364b-365a, 365e, 378a, 394a, 415e,
419a, 427b, 459e, 461a, 468d, 540c, 565d
Sage, sophós, 331e ; phrónimos, 338c, 381a
Sagesse, sophía, 351c, 428b-429a, 474b, 521a, 582d
Salaire, misthós,345e-347b, 357d-358b, 363d, 367d, 371e, 416e, 420a,
463b, 464c, 475d, 493a, 543c, 567d, 568c, 575b, 580b, 612b, 614a, 615c
Savoir, science, epistḗ mē, 350a, 438c-e, 504d, 522b, 529b, voir
Connaissance
Sceau, empreinte, túpos, 377b, 396d
Sculpture de figures humaines, andrías, 361d, 420c-d, 514c, 515a, 540c
Sentiments, 388e, 398e
Sépultures, 468e
Servilité, aneleuthería, 391c, 422a
Signification, hupónoia, 378d (allégorie)
Simulacre, eídōlon,381e, 382c, 443b, 516a, 599a
Soleil, 507b-509d, 515e-516b, 532c
Sommeil, húpnos, 330e, 404a, 415e, 476c, 503d, 534c-d, 537b, 571c-572b,
574e, 591b, 610e, 621b
Sophiste, sophistḗ s, 489d, 492a-493d, 496a, 509d, 596d
Statues, 420c, 518d
Sycophante, 340d, 341a-c, 533b, 553b, 575b

Tâche propre, 370a, 374b, 395b, 400e, 423d, 434b-435b, 453b (femmes)
Talents naturels, 370a, 375e, 401c, 455c
Teinture, 429d
Territoire, 423b
Théologie, 379a
Timocratie, 545c-548d ; timocrate, philótimos, qui recherche les honneurs,
347b, 475a, 485b, 545a-b, 548c, 549a, 550b, 551a, 553c, 553d, 581b, 582c,
583a, 586c
Tirage au sort, klē̂ros, 460a, 461e, 557a, 617d-e, 619d ; 561b, 617e, 619b,
620b-e
Tissage, 369d, 370d, 370e, 374b, 401a, 455c
Tragédie, tragique, 379a, 381d, 394b, 394c-d, 395a-b, 408b, 413b, 522d,
545e, 568a-d, 577b, 595b-c, 597e, 598d, 602b, 605c, 607a
Trente, Tyrannie des, 327c, 365d
Tyran, Tyrannie, 338d-e, 344a, 544c, 545a, 545c, 562a-c, 563e-564a, 565d-
569c, 571a, 572e, 573b-580c, 587b-e, 615c-d, 618a, 619a-b
Vérité, 389b, 413a, 414a, 602c
Vertu, areteé, 348c, 402c, 407a, 412d (des gardiens), 427e, 487a, 518d
Vice, 445c
Vieillesse, 328e-330a
III. INDEX DES AUTEURS ANCIENS

Archiloque (Fragments. Lasserre et Bonnard, Paris, Les Belles Lettres)


190 : 365c
224 : 365c
Aristophane (Coulon et Van Daele, Paris, Les Belles Lettres)
Banqueteurs, (DK, 85 ; A 4) : 328b
Grenouilles, 186 : 621a
Guêpes, 655-79 : 565a
L'Assemblée des femmes, 535 sq. : 461d
Lysistrata, 80 sq. : 457a
Nuées
171-74 : 529b
218-226 : 529b
274 : 529b
288 : 488e
Oiseaux
310 sq. : 473c
1219 : 607c
Aristote
Constitution d'Athènes (Mathieu et Haussoulier, Paris, Les Belles Lettres)
VII, 4 : 467e
XXIX, 2 et 3 : 328b
XLII, 2 : 471a
De l'âme (Jannone et Barbotin, Paris, Les Belles Lettres)
407b21 : 618a
Du ciel (Moraux, Paris, Les Belles Lettres)
B, 9, 290b12 : 530c
Éthique à Eudème (Décarie, Paris, Vrin)
II, 7, 1223b23 : 375b
Éthique à Nicomaque (Tricot, Paris, Vrin)
I, 3, 1095b : 581c
I, 4, 1096b13-16 : 357b
III, 11, 1116a15-20 : 430c
V, 3, 1130a3 : 343c
V, 3, 1134b5 : 343c
VII, 12, 1152b-1154a : 583b
VIII, 9 : 424a
VIII, 12, 1160a36 : 545b
X, 2, 1173a : 583b
X, 2, 1173b18 : 584b
X, 3-5 : 583c
Métaphysique (Tricot, Paris, Vrin)
A, 6, 987b14 sq. : 525c
A, 9, 991a20-22 : 476d
Γ, 3, 1005b18-32 : 436c
Λ, 9, 1074b15 sq. : 505d
Météorologiques (Louis, Paris, Les Belles Lettres)
II, 2, 355a14 : 498b
III, 2, 372a1s : 429d
Poétique (Hardy, Paris, Les Belles Lettres)
3, 1448a19-27 : 392d
6, 1149b : 603c, 605d
Politique (Aubonnet, Paris, Les Belles Lettres)
I, 2, 1252b14 : 599e
I, 2, 1252b29 : 423c
I, 13, 1259b sq. : 455d, 464b
II, 1, 1261a2 : 457d
II, 3, 1262a14 : 460c
II, 4, 1262a sq. : 403b, 464a
II, 5, 1264b : 415a, 415d, 420b, 451d, 464e
II, 6, 1265a9 : 423b
II, 9, 1269a-1271b : 547c
II, 9, 1270a19 : 552a
II, 9, 1270a29 : 423b
II, 10, 1271b : 544c, 551c
II, 11, 1273a36 : 544d
II, 12, 1274b : 599e
III, 1279b4 : 338d
III, 8, 1280a1 : 550c, 558c
IV, 4, 1291a10-19 : 369d
IV, 6, 1293a : 565a
IV, 9, 1294b18 sq. : 548c
IV, 11, 1295a : 564c
IV, 14 : 545b
V, 5, 1305a : 564a
V, 12, 1316a1-b27 : 544a, 546b, 550c, 576b
V, 10, 1310b14 : 565c
VI, 2, 1317a40 : 557b
VI, 11, 1313b : 563b
VII, 4, 1326a5 – 1327a : 423b
VII, 7, 5, 1327b23-33 : 435e
VII, 7, 5, 1327b38 sq. : 375e
VII, 16 : 460c : 461c
VIII, 2, 1337b, 5-22 : 495e
VIII, 1339a-1342b : 398e, 605d
VIII, 1341a23 : 398e
VIII, 1342a28-1342b34 : 398b
Réfutations sophistiques (Dorion, Paris, Vrin)
173a7-18 : 338e
174b9 : 340d
Rhétorique (Dufour et Wartelle, Paris, Les Belles Lettres)
I, 5, 1361b4 : 406a
I, 8, 1365b31 sq. : 557a
II, 1391a8 : 489b
II, 24, 1402a14 : 340d
III, 1, 1403b26 sq. : 397b
III, 9, 1410a24 sq. : 498d
III, 1406b35-36 : 487e
III, 16 : 392d
Topiques (Tricot, Paris, Vrin)
V, 6, 136b10 : 431b
V, 8, 138b1 : 431b
Aristoxène (Traité d'harmonique. Bélis, Paris, Klincksieck)
I, 24 : 530d
Cicéron
De la divination (Ax, Stuttgart, Teubner ; trad. fr. Appuhn, Paris GF-
Flammarion)
I, 29 : 571c
I, 60-61 : 572a
De la nature des dieux (Plasberg & Ax, Stuttgart, Teubner ; trad. fr.
Appuhn, Paris, GF-Flammarion)
II, 95 : 514a
De la vieillesse. Caton l'Ancien (Wuilleumier, Paris, Les Belles Lettres)
3 sq. : 328e
Lettres à Atticus (Constans, Paris, Les Belles Lettres)
IV, 16 : 331d
Démocrite (Diels & Kranz, Fragmente der Vorsokratiker, Zürich,
Weidmann ; trad. fr. Dumont, Paris, Gallimard)
DK, 68 ; B 246 : 369c
Denys d'Halicarnasse (Lysias. Sur les orateurs antiques. Opuscules
rhétoriques. Aujac et Lebel, Paris, Les Belles Lettres)
I : 328b
III, Livre VI, 25, 32-33 : 327a
Diodore de Sicile (Bibliothèque Historique. Chamoux, Paris, Les Belles
Lettres)
XII, 11-19 : 599e
XIII, 65 : 368a
XIV, 7 : 568a
Diogène Laërce (Vies et doctrines des philosophes illustres. Sous la dir. de
Goulet-Cazé, Paris, Le Livre de Poche)
I, 22-43 : 600a
I, 78 : 331e
I, 87 : 470e
I, 101-105 : 600a
II, 7 : 592a
II, 19 : 400b
II, 118 : 509d
III, 1 : 599d
III, 37 (DK, 80 ; B5) : titre
III, 37 : 327a
VI, 17 : 476d
VIII, 10 : 413e
VIII, 21 : 377c
IX, 18 : 377c
IX, 55 (DK, 80 ; A1) : titre
Épictète (Entretiens. Souilhé et Jagu, Paris, Les Belles Lettres)
IV, 133 : 617e
Épicure (Lettres, Maximes, Sentences. Conche, Paris, Presses Universitaires
de France)
Lettre à Ménécée : 558d
Eschine (de Budé et Martin, Paris, Les Belles Lettres)
Contre Ctesiphon, 6 : 338d
Contre Timarque, 4 : 338d
Sur l'ambassade, II, 167 : 467e
Eschyle
Agamemnon (Mazon, Paris, Les Belles Lettres)
116 : 337d
1022s : 408b
Prométhée (Mazon, Paris, Les Belles Lettres)
936 : 451a
1041s : 332a
Sept contre Thèbes (Mazon, Paris, Les Belles Lettres)
592 : 362a
16-20 : 414d
451 et 570 : 550c
Suppliantes (Mazon, Paris, Les Belles Lettres)
592 : 597d
Fragments (Radt, Tragicorum Graecorum Fragmenta. vol. 3. Göttingen,
Vandenhoeck & Ruprecht)
Niobé, fr. 154a : 380a
Niobé, fr. 162 : 391e
Scolies sur les Grenouilles, 1344.
fr. 168 : 381d
Scolies sur les Acharniens, 883,
fr. 350 : 383b
fr. 351 : 563b
Euripide
Alceste (Méridier, Paris, Les Belles Lettres)
3 : 408b
967 : 364d
Bacchantes (Grégoire et Meunier, Paris, Les Belles Lettres)
107 : 372b
Héraklès (Grégoire et Parmentier, Paris, Les Belles Lettres)
781-783 : 328a
Hippolyte (Méridier, Paris, Les Belles Lettres)
953 : 364d
Ion (Grégoire et Parmentier, Paris, Les Belles Lettres)
589-92 : 414d
1621 : 364b
Médée (Méridier, Paris, Les Belles Lettres)
964 : 390e
Phéniciennes (Grégoire, Méridier et Chapouthier, Paris, Les Belles Lettres)
549 : 344a
Suppliantes (Grégoire et Parmentier, Paris, Les Belles Lettres)
238-245 : 564c
429 sq. : 568b
Troyennes (Grégoire et Parmentier, Paris, Les Belles Lettres)
1169 : 568b
Héraclite (Fragments. Conche, Paris, Presses Universitaires de France)
Fragment 8 : 375e
Fragment 21 : 607b
Fragment 25 : 607b
Fragment 28 : 607b
Fragment 29 : 607b
Fragment 31 : 469a
Fragment 34 : 469a
Fragment 88 : 498b
Fragment 99 : 584b
Fragment 100 : 375a, 375b
Hermeias (In Platonis Phaedrum Scholia. Couvreur, Hildesheim, Olms)
239, 21 : 352a
Hérodote (Histoires. Legrand, Paris, Les Belles Lettres)
I, 4 : 470b
I, 8-13 : 359d
I, 10 : 452b
I, 17 : 399c
I, 23-24 : 453d
I, 55 : 566c
I, 91 : 566c
I, 127 : 565c
II, 53 : 363b, 364d
II, 112-120 : 586c
II, 178 : 565c
III, 80-82 : 338d, 563b
IV, 33 : 327a
IV, 38 : 404c
IV, 76 : 600a
IV, 116 : 457a
VI, 86 : 363b
VII, 154 : 527c
VIII, 98 : 328a
VIII, 125 : 329e
Hésiode (Mazon, Paris, Les Belles Lettres)
Théogonie
136-210 : 377e
214 : 487a
313 sq. : 426e
319 sq. : 588b
361, 383, 775 : 387b
Travaux
40 : 466c
109, 392a : 415a
109-202 : 547a
121-123 : 469a
167-173 : 519c
230 : 363b
270-273 : 363b
285 : 363b
286-289 : 364c
289-292 : 621c
290 sq. : 328e
302-305 : 552c
669 : 379d
707 sq. : 332a
Hippocrate (Des lieux dans l'homme. Joly, Paris, Les Belles Lettres)
VI, 278c1 : 462c
Homère
L'Iliade (Mazon, Chantraine et alii, Paris, Les Belles Lettres)
I, 15-16 : 393a
I, 22-42 : 393d
I, 131 : 501b
I, 225 : 389e
I, 590 sq. : 378d
I, 599-600 : 389a
II, 1-34 : 383a
II, 211-277 : 620c
II, 596-600 : 620a
II, 729 sq. : 408a
II, 824 sq. : 379e
III, 8 : 389e
IV, 84 : 379d
IV, 86-147 : 379e
IV, 218-219 : 408a
IV, 412 : 389e
V, 844 sq. : 612b
VI, 211 : 547a
VII, 321-222 : 468d
VIII, 162 : 468d
IX, 497 : 364d
IX, 602-605 : 390e
X, 262-68 : 334b
XI, 548 sq. : 620b
XI, 580 sq. : 405e
XI, 624-650 : 405e
XI, 826-836 : 405e
XI, 833 : 408a
XII, 168-169 : 388c
XII, 311 : 468d
XIV, 294 : 390c
XV, 188 : 387c
XVI, 112 sq. : 545d
XVI, 433-434 : 388c
XVI, 776 : 566c
XVI, 856-857 : 386d
XVII, 133 : 620b
XVII, 588 : 411b
XVIII, 54 : 388c
XVIII, 166 sq. : 588b
XVIII, 304 : 378d
XIX, 147 sq. : 390e
XIX, 278 sq. : 390e
XX, 1-74 : 379e
XX, 61 : 387c
XX, 64-65 : 386d
XXI, 130-132 : 391b
XXI, 212-235 : 391b
XXII, 15 et 20 : 391a
XXII, 60 : 328e
XXII, 414-415 : 388b
XXIII, 23-24 : 388a
XXIII, 100-101 : 387a
XXIII, 103-104 : 386d
XXIII, 141-152 : 391b
XXIII, 175 : 391b
XXIII, 653-699 : 620c
XXIV, 3-12 : 388a
XXIV, 14-18 : 391b
XXIV, 62 : 383b
XXIV, 486 : 328e
XXIV, 527 sq. : 379c, 379d
XXIV, 599 sq. : 380a
L'Odyssée (Bérard, Paris, Les Belles Lettres)
I, 351-352 : 424b
IV, 456-458 : 381d
V, 7 : 363b
VIII, 266 sq. : 390c
IX-XII : 614b
IX, 8-10 : 390b
IX, 81 sq. : 560c
X, 495 : 386d
XI, 36 : 584b
XI, 326 : 590a
XI, 489-491 : 386c, 516d
XI, 543-565 : 620b
XI, 602 : 363b
XII, 73 sq. : 588b
XII, 342 : 390b
XIII, 493 : 620c
XV, 246 : 328e
XVI, 4-10 : 375e
XVI, 97 sq. : 362a
XVII, 383-384 : 389d
XVII, 485-486 : 381d
XVIII, 136 sq. : 618b
XIX, 109-113 : 363b
XIX, 163 : 544d
XIX, 399-466 : 334b
XIX, 547 : 520c
XX, 17-18 : 390d, 441b
XXIV, 6-9 : 387a
Hymnes homériques (Humbert, Paris, Les Belles Lettres)
131 sq. : 399e
Isocrate (Discours. Mathieu et Brémond, Paris, Les Belles Lettres)
Éloge d'Hélène
20-22 : 391d
Panégyrique
120 sq. : 471b
158 : 470b
Sur l'échange/Antidosis
93 : 328b
258-259 : 487c, 545b
260 sq. : 500b, 529a
271 sq. : 495c
Jamblique (Vie de Pythagore. Segonds et Brisson, Paris, Les Belles Lettres)
37 : 392a
100 : 392a
Justin (Hamman, Paris, Grasset)
Apologie, 121 : 521c
Dialogue avec Tryphon, 69 : 521c
Lysias (Discours. Gernet et Bizos, Paris, Les Belles Lettres)
Discours, IV, 3 : 580a
Discours, XII, 4 : 328b
Discours, XII, 8 : 330a
Discours, XII, 8-13 : 328b
Discours, XII, 19 : 328b
Discours, XII, 19 : 330a
Discours, XIII, 88 : 327a
Discours, XVIII, 6 : 327c
Pausanias (Description de la Grèce. Jones, Cambridge, Harvard University
Press)
I, 30, 2 : 328a
I, 20, 3 : 378d
II, 31, 2 : 521c
V, 14, 8 : 399e
VI, 5 : 338c
VIII, 2, 6 : 565d
IX, 22, 7 : 611c
X, 30, 9 : 399e
X, 30, 2 : 620a
Phocylide (Poetae Lyrici Graeci. Bergk, Leipzig, Teubner)
Fragment 8 : 407a
Pindare (Puech, Paris, Les Belles Lettres)
Néméennes
I, 71 : 363b
II, 1 : 599e
IV, 62 sq. : 381d
Olympiques
II, 75-86 : 519c
IX, 48 : 424b
IX, 54 sq. : 378b
Pythiques
II, 82-83 : 332d
II, 83 : 332a
II, 86 : 338d
III, 55-58 : 408b
III, 81 : 379c
XII : 399c
Fragments (Maehler, post Snell, Leipzig, Teubner)
Fragment 169 : 338c, 359c
Fragment 214 : 331a
Fragment 209 : 457a
Fragment 213 : 365b
Plotin (Ennéades. Bréhier, Paris, Les Belles Lettres)
II, 1, 2, 11 : 498b
VI, 9 : 509c
Plutarque
Sur la lecture des poètes (Œuvres morales, tome I. Flacelière et Irigoin,
Paris, Les Belles Lettres)
I, 19e : 378d
Apophtegmes laconiens (Œuvres morales, tome III. Fuhrmann, Paris, Les
Belles Lettres)
241s : 469c
Démon de Socrate (Œuvres morales, tome VIII. Hani, Paris, Les Belles
Lettres)
VII, 579c : 528b
Vies Parallèles (Flacelière et Chambry, Paris, Les Belles Lettres)
Alcibiade (tome III)
17, 2, 3 : 494c
23, 8 : 494c
34, 6 : 494c
Lycurgue (tome I)
15, 4 : 460e
16, 1 : 460c
Périclès (tome III)
4, 1 : 400b
Solon (tome II)
2,2 = Fragment 18 West : 536c
De la musique (Lasserre, Lausanne, Urs Graf-Verlag)
11, 1135-14, 1136 : 399c
15, 1136 : 398e
16, 11366-17, 1137 : 398e
Pollux (Onomasticon. Lexicographi Graeci, vol. 9, Bethe, Stuttgart,
Teubner)
IX, 98 : 422e
Proclus
Sur le premier Alcibiade (Segonds, Paris, Les Belles Lettres)
197, 1 – 198, 13 : 399c
In primum Euclidis elementorum commentarii (Friedlein, Leipzig, Teubner)
29 : 527b
Sur la République (Texte grec : In Platonis Rempublicam commentarii,
Kroll, Leipzig, Teubner ; trad. fr. Festugière, Paris, Vrin)
I, 9, 1-10 : I, 25 : titre
I, 11, 5-10 : I, 27 : titre
I, 13, 9-11 : I, 29 : titre
I, 17, 1-18, 7 : I, 32 sq. : 327a
I, 18, 11 : I, 33 : 327a
I, 18, 16-19, 23 : I, 33 : 327a
I, 42, 1-10 : I, 60 : 398a
I, 63, 6-9 : 399c
I, 159, 10-163, 9 : I, 180-183 : 595c
I, 292, 22-296, 15 : II, 101-104 : 514a
II, 43, 10 : 546b
II, 110 : III, 55 : 614a-c
II, 160, 19 sq. : III, 105 : 614c-e
II, 193, 21-199, 21 : III, 141-44 : 616b
II, 226, 21 : III, 180 : 617a
II, 236, 20-239, 14 : III, 192 sq. : 617b
II, 276, 5 : II, 234 sq. : 617e
II, 288, 20-24 : III, 96 : 509d
II, 319 : III, 279 : 619c
II, 346, 19 : III, 304 : 621a
Sur le Timée (Texte grec : In Platonis Timaeum commentaria. Diehl,
Leipzig, Teubner ; trad. fr. Festugière, Paris, Vrin)
I, 84, 25-85, 26 ; I, 121 sq. : 327a
II, 191 ; III, 238 : 530d
II, 269 ; III, 312 sq. : 592a
Protagoras (voir Diogène Laërce)
Antilogies (DL, III, 37 : DK, 80 ; B5) : titre
Pseudo-Platon (Dialogues apocryphes. Souilhé, Paris, Les Belles Lettres)
Axiochus, 371c-d : 363b
Thèagès, 128d : 496b
Pseudo-Plutarque (Vies des dix orateurs. Fowler, Cambridge, Harvard
University Press)
Vie de Lysias : 328b
Simonide (Poetae lyrici graeci. Bergk, Leipzig, Teubner)
Fragment 5, vv. 10-14 : 335b
Fragment 76 : 365c
Fragment 85, vv. 7-10 : 330d
Sophocle (Tragédies. Dain et Mazon, Paris, Les Belles Lettres)
Ajax
679 : 470e
Antigone
v. 1146-1152 : 328a
v. 1165-1167 : 329a
Œdipe à Colone
1235 sq. : 329a
Œdipe roi
1482 : 597d
Philoctète
447-452 : 364b
Fragments (Radt. Tragicorum Graecorum Fragmenta, vol. 4, Göttingen,
Vandenhoeck & Ruprecht) Ajax, frag. 14 : 568a
Strabon (Géographie. Aujac, Lasserre, et al. Paris, Les Belles Lettres)
VII, 3, 4 : 433b
X, 3, 18 : 327a
XII, 870 : 391e
XIV, 638 : 600b
Thalès (Diels & Kranz, Fragmente der Vorsokratiker, Zürich, Weidmann ;
trad. fr. Dumont, Paris, Gallimard)
DK, 11 ; A 9 : 488e
Théognis (Poèmes élégiaques. Carrière, Paris, Les Belles Lettres)
v. 147 : 332d
Théophraste (Caractères. Navarre, Paris, Les Belles Lettres)
16 : 364b
Thrasymaque de Chalcédoine (Diels & Kranz, Fragmente der
Vorsokratiker, Zürich, Weidmann)
Discours devant l'assemblée d'Athènes
DK, 85 ; B 1 : 328b
DK, 85 ; B 1 : 351d
Pour les gens de Larissa
DK, 85 ; B 2 : 328b
Fragment incertain
DK, 85 ; B 8 : 351d
Thucydide (Histoire de la guerre du Péloponnèse. De Romilly, Paris, Les
Belles Lettres)
I, 6 : 452b
I, 76, 2 : 338c
I, 102 : 470b
II, 16 : 544e
II, 34, 1-8 : 468e
II, 35 : 557d
II, 43 : 414a
II, 65, 8 : 564d
III, 27 : 551d
III, 62, 3 : 544d
IV, 75 : 496b
IV, 78, 3 : 544d
IV, 80 : 551d
IV, 94-103 : 469c
IV, 97-101 : 469c
V, 43, 2 : 494c
VI, 15, 4 : 538d
VI, 90, 2 : 494c
VII, 19 : 551d
VII, 69 : 563e
VIII, 54 : 365d
VIII, 65 : 550c
VIII, 66 : 551a
VIII, 97 : 551a
Tyrtée (Fragmenta. Iambi et elegi graeci. West, Oxford, Clarendon Press)
Fragment 12, 6 West : 408b
Virgile (Géorgiques. De Saint-Denis, Paris, Les Belles Lettres)
I, 427 : 611c
IV, 453 sq. : 620a
Xénophane (Diels & Kranz, Fragmente der Vorsokratiker, Zürich,
Weidmann ; trad. fr. Dumont, Paris, Gallimard)
Fragment DK, 21 ; B 2 : 465d
Xénophon
Agésilas (Marchant, Oxford, Clarendon Press)
VII, 6 : 470a
Banquet (Ollier, Paris, Les Belles Lettres)
II, 5 : 327c
II, 9 : 453a
III, 6, 24 : 378d
IV, 36 : 575b
Cyropédie (Bizos, Paris, Les Belles Lettres)
II, 4, 6 : 553c
Économique (Chantraine, Paris, Les Belles Lettres)
IV, 2 : 495e
Helléniques (Hatzfeld, Paris, Les Belles Lettres)
I, 4, 13 : 327a
I, 6, 14 : 469c, 470a
I, 6, 33 : 553b
I, 7, 4 : 553b
II, 2, 5 : 453a
II, 3, 11 : 327a
II, 3, 39 : 327c
II, 3, 48 : 550c
II, 4, 11 : 327a
III, 3, 1 : 470a
III, 5, 1 : 336a
V, 1, 3 : 468b
V, 2, 35 : 336a
Hiéron (Pierleoni, apud Strauss, Paris, Gallimard)
I : 575b
I, 11 : 579d
II, 2 : 331e
La Chasse (Delebecque, Paris, Les Belles Lettres)
VIII, 4-8 : 432b
VI, 13 : 432b
Mémorables (Livre I. Bandini et Dorion, Paris, Les Belles Lettres ;
Livres II-IV. Marchant, Cambridge, Harvard University Press)
I, 1, 2 : 496c
I, 2, 12 : 494e
I, 2, 36 : 336c
I, 2, 62 : 575b
I, 2, 64 : 428b
I, 3, 1 : 427c
I, 4 : 379b
I, 4, 15 : 496c
II, 1, 20 : 364c
II, 3, 14 : 332a, 332d, 335b
II, 3, 19 : 362d
II, 6, 14 sq. : 335a
II, 6, 35 : 332a, 332d, 335b
III, 2, 1 : 343 a
III, 6, 1 : 474a, 548d
III, 9, 1-5 : 427e
III, 9, 11 : 487e
IV, 1, 2 : 428b
IV, 1, 3 : 375a, 491b
IV, 2, 4-7 : 487e
IV, 2, 15 : 470a
IV, 3 : 379b
IV, 3, 12 : 496c
IV, 4, 9 : 336c
IV, 6, 8 : 457b
IV, 6, 12 : 550c
IV, 8, 1 et 5 : 496c
République des Lacédémoniens (Marchant, Oxford, Clarendon Press)
IV, 6 : 464e
TABLE

Remerciements
Abréviations
Introduction
Remarques préliminaires sur le texte et la traduction

La République
Livre I
Livre II
Livre III
Livre IV
Livre V
Livre VI
Livre VII
Livre VIII
Livre IX
Livre X

Notes
Bibliographie
Chronologie
I. Index des noms propres
II. Index des notions et des thèmes
III. Index des auteurs anciens
Flammarion
Notes

1. Lettre VII, 326a-b. Traduction de Luc Brisson.


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2. Cette date est proposée par B. Jowett et L. Campbell (1894, III : 2), qui
reprennent les arguments de plusieurs historiens, et elle est suggérée de
nouveau par J. Adam (1965), mais sans argument décisif. W.K.C. Guthrie
(1975) cite avec approbation la date de 421, proposée en son temps par
A.E. Taylor (1926).
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3. Voir la discussion dans la notice consacrée à Céphalos de Syracuse, par
Richard Goulet (DPA, II, § C 79 : 263 sq.).
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4. Vie de Lysias, § C 79 : 835 ; voir notre note sur I, 328b.
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5. Selon une autre information du pseudo-Plutarque, Lysias, après avoir
passé trentre-trois années à Thourioi, serait rentré à Athènes en 412/411, ce
qui forcerait à situer la mort de Céphale en 444/443 et son arrivée à Athènes
en 474/473. Mais cette mention d'un séjour de trente-trois ans résulte sans
doute d'une confusion avec la durée du séjour de Céphale à Athènes.
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6. Se reporter au résumé présenté par R. Goulet (DPA, II, § C 79 : 264).
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7. Discours, XII, 8 et 19. Sur l'ensemble de cette question, voir A. Diès
(1959 : CXXII-CXXXVIII), K.J. Dover (1968 : 28-46) et W.K.C. Guthrie
(1975 :437-438).
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8. Xénophon, par exemple, décrit ces événements avec précision, voir ses
Helléniques, II, 3, 13-14.
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9. Denys d'Halicarnasse, Démosthène, 3 ; Isée, 20.
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10. Par exemple, le témoignage d'Aulu-Gelle (Nuits attiques, XIV, 3), citant
Xénophon qui affirmait avoir lu les deux livres « environ » qui avaient paru
de la République. Voir la discussion toujours valable de A. Diès (1959 :
XXXIX-XLIII).
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11. H. Thesleff, dans une étude où il propose de nouveaux critères en vue de
la constitution d'une chronologie des dialogues, fait de la République une
sorte de work in progress tout au long de la vie de Platon sur la base d'une
proto-République rédigée durant sa jeunesse, en même temps que certains
discours comme le discours du Phèdre. Comme plusieurs dialogues, la
République aurait subi l'intervention de membres de l'Académie ; elle serait,
selon Thesleff qui s'avoue ici en sympathie avec l'École de Tübingen, une
sorte de canevas écrit servant à l'exercice dialectique oral, qui conserve en
quelque sorte la primauté dans la vie philosophique de l'école. Il est vrai
que Diogène Laërce (III, 37) mentionne qu'Euphorion et Panétius (IIIe siècle
av. J.-C.) ont prétendu avoir trouvé plusieurs versions du début de la
République, mais ces versions différentes, faisant état de corrections, ne
seraient pas nécessairement le résultat d'interventions de membres de
l'Académie. Voir H. Thesleff (1982 : 100-116).
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12. W.K.C. Guthrie (1975 : 437).
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13. Voir la discussion très complète de Luc Brisson, dans son édition des
Lettres (1987 : 132-163).
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14. On peut par ailleurs mettre en doute le fait que cet entretien ait été
rédigé avant les autres livres, l'art littéraire de Platon étant assez fin et
complexe pour qu'il ait pu vouloir reproduire dans la République un
morceau imitant le style de l’élenkhos socratique dont il avait fait la matière
de ses premiers dialogues, par exemple le Lachès ou même le Gorgias. Pour
un survol de l'érudition sur la question de la composition du livre I, voir
A. Diès (1959 : XVIII-XXII).
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15. Le plus récent est le traducteur anglais R. Waterfield (1993) qui renonce
entièrement à la division en livres et propose quatorze chapitres. Ce modèle
rappelle le découpage en quarante chapitres de la traduction de
F.M. Cornford (1941), qui de son côté avait supprimé tout l'échange
dialogué et proposé un discours continu.
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16. A. Diès (1959 : XI), suivi en cela par plusieurs éditeurs et traducteurs.
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17. L'étude de ce vocabulaire a été effectuée dans J. Bordes (1982), qui
montre un emploi fréquent chez les prosateurs attiques. L'usage en est
d'abord politique, et on ne le retrouve pas dans la tragédie, ni chez les
poètes. De tous, Platon est celui qui emploie le terme le plus souvent (264
emplois).
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18. Voir J. Bordes (1982 : 249) qui critique cette thèse de F. Lasserre
(1976), mais sans apporter d'arguments déterminants.
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19. Voir en ce sens A. Momigliano (1966 : 112) et Y. Garlan (1989).
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20. Voir en ce sens L. Strauss (1954 : 101 sq., 154 sq.), avec les remarques
de A. Neschke-Hentschke (1995).
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21. Voir sur cette question M. Baltes (1993), H. Cherniss (1995) et
I. Trampedach (1994).
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22. K. Popper (1979 [1945]).
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23. Voir les contributions recueillies dans R. Bambrough (1967) et les
analyses de G. Vlastos (1977).
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24. Voir Y. Garlan (1989 : 143 sq.).
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25. F.M. Cornford (1967 : 47-67).
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26. Éthique à Nicomaque, V, 2, 1129a31-b11.
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27. Voir les analyses de T. Irwin (1995 : 169-202).
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28. Pour J. Annas, qui représente cette position, c'est la tradition qui a
fabriqué, en l'historicisant, l'interprétation politique de Platon. Selon elle, il
n'est question que de moralité individuelle. Voir J. Annas (1997 : 141-160,
et 1999 : 72-95) et dans le même sens R. Waterfield (1993 : XVIII).
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29. Trad. Luc Brisson.
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30. G. Vlastos (1977).
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31. Sur toute cette question, on trouvera un excellent état de la recherche
dans Y. Lafrance (1994, II : 19-245).
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32. Diogène Laërce, III, 46.
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33. Voir sur ce point la discussion de L. Taran (1975 : 128-133).
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34. Le texte grec a été édité par W. Kroll (1899-1901), et traduit en français
par A.-J. Festugière (1970).
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35. Dans leur recueil de témoignages de l'histoire du platonisme antique,
H. Dörrie et M. Baltes ont donné tout le dossier concernant les traces du
commentaire des dialogues (H. Dörrie et M. Baltes, 1993, Bd.3 : 44-47,
avec le commentaire, 201-209).
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36. Édition de E.I.J. Rosenthal (1964).
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1. Le titre le plus habituel, Politeía, désigne le projet, courant dans l'histoire
des cités grecques, de donner une constitution politique pour fonder les
institutions et formuler les lois destinées aux citoyens. Diogène Laërce
rapporte que Protagoras aurait écrit une Politeía (IX, 55 ; DK, 80 ; A1). Ce
texte serait le premier exemple d'une tradition littéraire qui culmine dans la
Politeía de Platon, mais l'information est douteuse, le même Diogène ayant
écrit que toute la Politeía de Platon se trouve dans les Antilogies de
Protagoras (III, 37 ; DK, 80 ; B5). Ce titre est aussi celui de l'Athēnaîōn
Politeía, du pseudo-Xénophon, un texte qui date des environs de 430. Par la
suite, nous avons le témoignage de plusieurs écrits portant ce titre,
notamment plusieurs œuvres attribuées à Critias et à Thrasymaque. Sur ces
questions, voir J. Bordes (1982 : 24 sq.). En privilégiant ce titre, la tradition
a surtout retenu le propos réformateur de Platon. Ce titre ne recouvre pas
cependant l'ensemble des arguments du dialogue, et on ne s'étonnera pas de
voir circuler dans plusieurs manuscrits le titre Perì toû dikaíou, Sur le juste,
un titre plus conforme aux arguments du premier livre sur le bonheur du
juste et à la doctrine de la justice du livre IV. Notons que plusieurs
manuscrits (par ex. A, Parisinus 1807, et T, Marcianus 4, 1) offrent les
deux titres, tout comme la notice de Diogène Laërce, qui reprend à cet
égard la désignation des tétralogies de Thrasylle. Dans son commentaire,
Proclus note ces variations et insiste sur le fait que les titres des dialogues
sont l'œuvre de Platon lui-même et qu'ils indiquent son sujet principal ; pour
lui, il n'y a aucune hésitation : le titre est Politeía, et il désigne la recherche
sur le meilleur régime politique (In Platonis Rempublicam commentarii, I,
9, 1-10 Kroll ; I, 25 Festugière), mais le but du dialogue englobe à la fois la
recherche sur le régime politique et sur la justice de l'âme individuelle (In
Remp., I, 11, 5-10 ; I, 27) : « Ne disons donc pas qu'il y a deux buts, mais
que le but concernant la justice politique et le but concernant la meilleure
constitution dans l'âme n'en forment qu'un seul… » (In Remp., I, 13, 9-11 ;
I, 29).
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1. Selon Diogène Laërce (III, 37), qui cite Euphorion de Chalcis (frag. 152
Scheidweiler) et Panétius de Rhodes (frag. 130 Van Straaten), le début de la
République fut retravaillé plusieurs fois. Ce fait est également rapporté plus
tard par Denys d'Halicarnasse (Opuscules rhétoriques, III, livre VI, 25, 32-
33, Aujac et Lebel) au sujet d'une tablette découverte après la mort de
Platon et comportant plusieurs variantes de la première phrase de la
République. Cette anecdote témoigne de la vénération de la tradition pour le
travail littéraire de la République et n'est sans doute pas authentique.
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2. Situé à quelque six kilomètres de la ville d'Athènes, décrite comme ville
haute (tò ástu, b1), le port du Pirée comportait plusieurs zones fortifiées. La
cité avait été établie selon un plan rectangulaire par Hippodamos de Milet,
au milieu du Ve siècle et elle était reliée à Athènes par les Longs Murs. Les
fortifications avaient été détruites par Lysandre en 404 (Xénophon,
Helléniques, II, 3, 11 Hatzfeld) lors de la capitulation devant Sparte, mais
elles furent reconstruites. Que la famille de Céphale ait choisi d'y habiter
peut d'abord s'expliquer par le fait que, étant d'origine sicilienne, elle ne se
serait pas sentie entièrement à l'aise dans la cité ; mais cela peut aussi
s'expliquer par son engagement dans des activités commerciales, et par le
fait que la société y était prospère et sans doute plus cosmopolite. Proclus
insiste sur le caractère maritime du lieu choisi par Platon, dont il fait le site
des genèses vitales, alors que le site d'Athènes, où remonte Socrate, est
celui des âmes délivrées (In Remp., 17, 1-18, 7 ; I, 32 sq.).
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3. Glaucon et son frère Adimante (327c) sont les fils d'Ariston et de
Perictionè et ils sont donc les frères de Platon. Principaux interlocuteurs de
Socrate dans le dialogue, si on met à part l'entretien avec Thrasymaque, ils
sont tous deux vivement intéressés par le sujet (Glaucon le montre en 357a-
362c et Adimante en 362d-367e). Le découpage du dialogue fait voir une
alternance dans l'échange avec Socrate et on a pu montrer le souci de Platon
de conserver un équilibre tout au long de la République (A. Diès 1959 :
XXII-XXVI). Leur caractère est plus net au début, Adimante se montrant plus
critique, alors que Glaucon, présenté comme homme de culture (398e), est
plus emporté, mais il s'efface progressivement. Adimante était déjà présent
dans l'Apologie (34a) – il assiste au procès de Socrate –, et nous retrouvons
à la fois Adimante et Glaucon dans le Parménide (126a-127a), à l'occasion
d'une réunion chez leur demi-frère Antiphon. Voir l'article sur Adimante
d'Athènes dans le Dictionnaire des philosophes antiques (I, § A23), avec
l'arbre généalogique de la famille de Platon proposé par L. Brisson.
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4. Il s'agit ici, comme la suite le montre (354a), de la déesse Bendis, dont le
culte fut introduit à Athènes vers 430, ainsi que l'indique une inscription du
Pirée (P. Foucart 1873 : 209). Cette date est soutenue par plusieurs
historiens de la religion grecque (M.P. Nilsson 1947 : 92) et le culte fut
encouragé par la cité (M.P. Nilsson 1951 : 45 sq.). Cette date est cependant
sujette à caution, car même Strabon (X, 3, 18) mentionne la scène
d'ouverture de la République pour dater l'introduction du culte. Bendis est
une déesse d'origine thrace, identifiée dans plusieurs sources, et notamment
Proclus (In Remp., I, 18, 11 ; I, 33), à Artemis. Cette identification est
soutenue par un passage d'Hérodote relatif au culte rendu par les femmes
thraces (IV, 33). Son culte aurait été introduit au Pirée par des marchands
thraces (Foucart 1873 : 84). Xénophon mentionne le sanctuaire de Bendis
au Pirée, il le situe dans le prolongement de la route menant de la ville au
temple d'Artémis de Munychie, un des ports du Pirée (Hellén., II, 4, 11). La
fête avait lieu le 19 et le 20 du mois de thargélion. Proclus fait écho à ce
culte orgiastique (In Platonis Timaeum commentaria, 21a Diehl ; 84, 25-85,
26 Festugière) et il remarque, de manière intéressante, que les Bendidies
constituent un culte de la périphérie, opposé symétriquement au culte
civique d'Athéna (voir aussi In Remp., I, 18, 16-19, 23 ; I, 33). On ne peut
qu'être surpris du désir de Socrate de célébrer une divinité si peu
athénienne, mais ce fait s'explique peut-être par la symétrie recherchée par
Platon, dans la construction littéraire de la République, entre une ouverture
placée sous l'égide d'une déesse nordique, chasseresse et associée comme
Artémis aux chevaux, et une fermeture, placée sous le signe du mythe d'Er,
un Pamphylien, lui aussi associé à des représentations terriennes et à une
eschatologie chtonienne. Il convient par ailleurs de noter qu'il s'agit d'une
innovation et que l'attitude de Socrate peut être reçue comme le signe d'une
curiosité à l'égard d'un nouveau rite. Sur le festival des Bendídeia, voir
l'étude de L. Deubner (1932 : 219 sq.) et pour le rapport à la République,
A. Montepaone (1990). Également, pour l'organisation des cérémonies et la
fonction des orgeons, W.S. Ferguson (1944 : 96 sq.) et R.R. Simms (1988 :
59-76).
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5. Il faut distinguer deux moments dans les célébrations qui sont évoquées
par Platon en toile de fond de l'entretien de la République. Il y a d'abord,
dans un premier moment, les deux processions (pompḕ ), qui eurent lieu en
fin de journée, celle des Thraces et celle des Piraïotes. Puis, comme la suite
le montre, après le repas du soir, une fête nocturne, accompagnée d'une
cavalcade aux flambeaux (lampàs). Les processions et la cavalcade
constituent des nouveautés, mais Socrate et Glaucon semblent avoir voulu
d'abord s'en tenir aux processions ; convaincus par leurs amis, ils resteront
pour la suite, qui leur paraît plus inusitée. On peut se demander ce qu'ils
eurent le temps d'en voir, compte tenu de la longueur de l'entretien de la
République, qui eut lieu dans la demeure de Céphale.
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6. Platon désigne ici les habitants du Pirée, qui ne sont pas aux yeux de
Socrate des habitants de la ville d'Athènes à proprement parler et qui sont
eux-mêmes différents des hôtes de la célébration, les Thraces. Cette
distinction des deux villes, pourtant rattachées par le chemin des Longs
Murs, était effective à l'époque de Platon et Xénophon l'atteste également
(Hellén., I, 4, 13). Voir également Lysias (Dis., XIII, 88).
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7. Un des trois fils de Céphale, avec Lysias et Euthydème ; il est le seul à
prendre la parole, peut-être parce qu'il est l'aîné, et son rôle est limité au
morceau introductif du premier livre. Assassiné par la Tyrannie des Trente
en 404, il présente dans le dialogue la figure d'un interlocuteur peu averti
des enjeux philosophiques de la discussion et soucieux plutôt de défendre
les positions traditionnelles de la sagesse populaire. Au moment de
l'entretien, il semble habiter encore la maison paternelle.
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8. Fils de Nicias, Nicératos sera mis à mort comme Polémarque par la
Tyrannie des Trente en 404. Il est mentionné ailleurs par Platon (Lachès,
200d), alors que son père affirme qu'il le confierait volontiers à la tutelle de
Socrate. Par une note de Xénophon (Banq., III, 5), on sait que son père lui
avait fait apprendre tout Homère par cœur. Nicias était un puissant notable
athénien, farouchement opposé aux expéditions du parti démocrate. Il fut un
des principaux négociateurs de la paix conclue avec Sparte entre 423 et 421,
une paix qui porte son nom. Il se montre dans le Lachès un interlocuteur
mesuré et qui estime Socrate. Voir à son sujet la notice de L.-A. Dorion
dans son édition du Lachès (1997 : 18-20). Xénophon dit de Nicératos
(Hellén., II, 3, 39) qu'il n'avait jamais commis d'acte démagogique et Lysias
en parle comme d'un homme sage (Disc., XVIII, 6).
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9. S'agit-il de compétiteurs individuels, regroupés en équipes, tels que les
décrit Pausanias (Description de la Grèce, I, L'Attique, 30, 2) ou d'équipes
de coureurs à relais qui se passent le flambeau, comme on le voit ailleurs
chez Platon (par exemple dans les Lois, VI, 776b) ? Si l'on se reporte à
Hérodote (VIII, 98), qui décrit une course en l'honneur d'Héphaïstos, il
s'agirait d'une course entre équipes de coureurs, le flambeau étant passé
entre les coureurs d'une même équipe. L'équipe victorieuse était celle dont
le flambeau, toujours enflammé, atteignait le premier le but. Notons que la
description de Pausanias est insérée dans sa description de l'Académie,
située à l'extérieur d'Athènes, de ses autels et qu'elle précède
immédiatement celle du tombeau de Platon.
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10. Le terme renvoie à ces célébrations nocturnes, qui se caractérisaient par
des danses frénétiques et des chants. Voir chez Sophocle le chœur bachique
(Antigone, 1146-1152 Dain et Mazon) et Euripide qui les mentionne à
l'occasion des Panathénées (Héraklès, 781-783 Parmentier et Grégoire).
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11. Fils de Céphale et frère de Polémarque, il est l'auteur de nombreux
discours, dont plusieurs ont été conservés. Voir l'étude de K.J. Dover
(1968 : 28-46), qui analyse l'ensemble du corpus conservé. À ce corpus, il
faut ajouter une Vie de Lysias, qui figure dans les Vies des dix orateurs du
pseudo-Plutarque (Fowler). Ce texte reproduit plusieurs éléments du Lysias
de Denys d'Halycarnasse, dans son traité Sur les orateurs antiques
(Opuscules rhétoriques, I Aujac). À une date qui correspond sans doute à la
mort de leur père, vers 430/429, Lysias et Polémarque quittèrent Athènes
pour séjourner à Thourioi. De retour à Athènes vers 412/411, ils profitèrent
de la fortune de leur héritage et du revenu de la fabrique familiale d'armes
et purent ainsi joindre les rangs de la meilleure société d'Athènes, jusqu'à ce
que, en 404, la Tyrannie des Trente les place dans une situation difficile.
Est-ce en raison de leurs sympathies démocratiques, ou tout simplement à
cause de leur fortune de métèques ? Lysias raconte comment il put faire
cesser les menaces qui pesaient sur lui en soudoyant celui qui était venu
l'arrêter (Disc., XII, Contre Ératosthène, 8-13). Polémarque fut
tragiquement condamné à boire la ciguë (XII, 19). La différence de destin
des deux frères laisse perplexe, mais nous ne disposons d'aucun élément
pour l'interpréter. Le portrait de Lysias que nous donne Platon dans le
Phèdre est celui d'un maître de rhétorique, expert dans l'art de la
composition des discours épidictiques (227a-c, 228a et 272c). Il est
également l'auteur de plaidoyers destinés aux avocats du tribunal (257c) et
Socrate le prie de laisser l'art oratoire pour suivre l'exemple de son frère
Polémarque et s'engager dans la philosophie. Réfugié à Mégare après 404, il
écrit le Contre Ératosthène, un plaidoyer pour venger l'assassinat de son
frère Polémarque. De retour à Athènes, l'assemblée lui conféra la
citoyenneté, mais ce décret fut abrogé et il ne reçut que le privilège de
l'isotélie, un statut qui assimile les métèques aux citoyens sur le plan fiscal.
On peut situer sa mort aux alentours de 380.
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12. Fils de Céphale, frère de Lysias, il assiste sans intervenir à l'entretien de
la République. Il ne doit pas être confondu, même s'il séjournera lui aussi à
Thourioi, avec le sophiste du même nom qui figure dans le dialogue de
Platon qui porte son nom.
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13. Ce sophiste fameux était originaire de Chalcédoine en Bithynie, une
colonie de Mégare et la plupart des témoignages conservés le concernant
montrent qu'il était bien connu comme professeur de rhétorique à Athènes,
où il prononça un plaidoyer Pour les gens de Larissa (DK, 85 ; B2), aux
alentours de 413 (voir par exemple le passage où Platon le compare à un
titan de la rhétorique, Phèdre, 267c et 269d). Aristophane s'en moque dans
sa première pièce, les Banqueteurs, jouée en 427 (DK, 85 ; A4). Platon
mentionne qu'il exigeait des honoraires pour son enseignement (infra,
337d). Dans le Clitophon, on voit le jeune homme menacer de quitter
Socrate pour aller suivre les leçons de Thrasymaque, parce qu'il a la
réputation d'être bien informé sur les questions d'éthique. Les fragments
conservés de ses discours (notamment le discours devant l'assemblée
d'Athènes, DK, 85 ; B1) montrent un critique politique averti et respectueux
des traditions. Rien dans ce fragment ne semble justifier la sévérité de
Platon à son endroit dans ce passage de la République. Voir en ce sens
l'étude de E. Havelock (1957 : 233-239) et la discussion de W.K.C. Guthrie
(1969 : 294-98). Traduction des fragments dans J.-P. Dumont (1969 : 131-
140). Voir également J.H. Quincey (1981), qui étudie le détail des
fragments et de la doxographie, dans le but de restituer le personnage du
rhéteur.
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14. Né en 427/426, il figure au nombre des élèves d'Isocrate (Sur
l'échange/Antidosis, 93 Mathieu). On peut retrouver son nom sur quelques
inscriptions, voir LGPN, II, sub. 6.
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15. Personnage politique important, attaché aux idéaux traditionnels tels
que les avait définis Solon. Cité en ce sens à deux reprises par Aristote
(Const. Ath., XXIX, 2 et 3), il est proche de Théramène et d'Anytos, deux
ennemis de Socrate. Dans le premier entretien de la République, Platon
l'associe à la mouvance de Thrasymaque (340a). Dans le dialogue
pseudoplatonicien qui porte son nom, il est rapproché d'Alcibiade et de
Critias et donné comme exemple de renégat. On le voit se moquer des
conversations philosophiques de Socrate et louer au contraire la compagnie
de Thrasymaque (Clitophon, 406a). On peut dresser un parallèle entre les
positions de Clitophon dans ce dialogue et les positions de Thrasymaque
dans le premier livre de la République. Voir sur ce personnage la notice de
L. Brisson (DPA, II, § C 175) et l'étude de S.R. Slings (1981).
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16. Originaire de Syracuse, marchand prospère, Céphale serait venu à
Athènes à l'invitation de Périclès lui-même. C'est en tout cas ce que
rapporte son fils, l'orateur Lysias, présent lui aussi à l'entretien de la
République (Contre Ératosthène, Disc., XII, 4). Fils de Lysanias, il a quatre
enfants : Polémarque, Lysias, Euthydème et une fille dont le nom n'a pas été
conservé. La biographie de Lysias (voir supra) nous apprend que Céphale
passa à Athènes les trente dernières années de sa vie et qu'il y vécut
heureux, un bonheur que relève Platon dans cette scène d'ouverture,
notamment en le mettant en rapport avec le bonheur de Sophocle, dont la
vie passait pour avoir été exempte de malheur. Selon Lysias, son séjour à
Athènes lui acquit le respect des citoyens et ses fils développèrent pour leur
cité d'adoption un tel attachement que lorsqu'ils émigrèrent vers Thourioi,
après la mort de leur père, vers 430 / 429, ils en furent bannis en raison de
leurs sympathies athéniennes après l'expédition de Sicile en 413. Voir la
notice de R. Goulet sur Céphale (DPA, II, § C79). Sur son attitude et la
position que Platon lui prête, voir J.H. Sobel (1987) ; sur sa place dans
l'ouverture du dialogue, voir P. Javet (1982).
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17. L'expression désigne l'ensemble de la compagnie rassemblée dans la
maison, et non seulement ses fils Lysias, Euthydème et Polémarque, qui
sont déjà des adultes au moment de l'entretien.
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18. Le renvoi aux poètes désigne ici Homère (Od., XV, 246, et Il., XXII, 60,
et XXIV, 486, où Priam parle du « seuil maudit de la vieillesse »). Cicéron
(De la vieillesse, 3 sq.) reprend l'ensemble de ce passage. Voir aussi
Hésiode, Les Travaux et les jours, 290 sq.
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19. Selon le proverbe, que cite ailleurs Platon (Phèdre, 240c), « on se plaît
dans la compagnie de ceux de son âge ». Voir également Lysis, 214a,
Protagoras, 337d et Banquet, 195b.
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20. La référence à Sophocle est placée ici dans une symétrie explicite au
renvoi qui vient juste après à Pindare (331a) ; le tragédien sert d'emblème à
cette partie de l'entretien qui évoque le souvenir et la mémoire, alors que le
poète des odes permet d'exprimer les sentiments en face de l'avenir, et en
particulier de la mort. Que Céphale ait pu rencontrer le poète Sophocle,
alors que celui-ci était lui-même déjà vieux, ne permet pas vraiment de
préciser la chronologie de l'entretien, car la longévité de Sophocle, qui
vécut de 497 à 405, était sans doute déjà renommée. Parlant de ces
vieillards qui récriminent, Platon fait peut-être allusion à Sophocle
(Antigone, vers 1165-1167) ; peu de poètes en effet ont tracé un portrait plus
sombre de la vieillesse que Sophocle (voir Œdipe à Colone, 1235 sq.).
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21. Renvoie au souvenir que Platon prête ici à Céphale, plutôt qu'à une
parole conservée de Sophocle.
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22. Renvoie au souvenir que Platon prête ici à Céphale, plutôt qu'à une
parole conservée de Sophocle.
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23. Cette repartie était sans doute bien connue et on en trouve une variante
dans Hérodote (VIII, 125), où Thémistocle parle de la cité de Belbiné, en
répliquant à un certain Timodème qui en était originaire : « Eh oui ! Si
j'étais de Belbiné, jamais je n'aurais reçu tant d'éloges à Sparte, et tu n'y en
obtiendrais pas non plus, mon ami, tout Athénien que tu sois »
(trad. A. Barguet).
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24. Ce terme (epieikḕ s) désigne l'homme qui a de la valeur et qui fait bonne
figure dans la société. Sa valeur ne le protège pas cependant du caractère
pénible de la vieillesse, si la fortune vient à lui manquer. Il ne s'agit donc
pas ici de la vertu qui placerait le vertueux au-dessus des misères de
l'existence, mais de l'homme de bien au sens du juste traditionnel auquel
s'identifie Céphale.
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25. Le récit que fait Céphale (330b-c) des aléas de la fortune de sa famille,
où il se montre critique de la gestion de son père Lysanias et admiratif de
son grand-père Céphale, semble fidèle à ce que rapporte Lysias (Contre
Ératosthène, Disc., XII, 8 et 19). Ses fils héritèrent en effet d'une fabrique
d'armes qui employait cent vingt esclaves. Leur fortune personnelle était
très considérable et Lysias mentionne que lors des spoliations dont ils furent
victimes, ils avaient de l'or et de l'argent en quantité, en plus des boucliers
de la fabrique et d'autres métaux. En critiquant les nouveaux riches, au rang
desquels Socrate évite de ranger Céphale, Platon dresse un portrait amer des
intérêts commerciaux des démocrates, dont il ne cessera tout au long du
dialogue de railler le désir insatiable.
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26. Comment ne pas entendre ici l'écho de l'ouverture du Banquet (173c),
alors que Socrate oppose le plaisir de l'entretien philosophique à la niaiserie
des conversations de riches ?
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27. En posant cette question au vieillard Céphale, Socrate annonce déjà
l'exposé central sur le bien aux livres VI et VII du dialogue.
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28. On peut percevoir ici un écho de Simonide (frag. 85, v. 7-10 Bergk).
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29. La crainte qu'inspirent les mythes sur l'Hadès n'est pas un sentiment
digne de la philosophie et Socrate les critiquera, notamment pour cette
raison, au livre II. En évoquant ces mythes dans le prologue de la
République, Platon les met en résonance avec le mythe d'Er qui clôt le récit
du dialogue au livre X. Ces mythes peuvent inspirer une attitude de respect
à l'endroit de la justice, en particulier s'ils soutiennent la foi en l'immortalité
de l'âme (voir infra, X, 621b), mais ils ne peuvent en fournir les
fondements. Ils doivent en effet être forgés d'après des modèles exemplaires
(II, 379a) et ils s'adressent d'abord à la sensibilité. Aussi bien au début qu'à
la fin du dialogue, la représentation de l'au-delà joue donc un rôle
important, que Platon présente comme le complément possible de la
recherche philosophique sur les fondements de la justice. Dans le cours de
l'argument central de la République, la perspective eschatologique
n'intervient cependant d'aucune manière. Voir II, 363c ; III, 386b ; VI, 496e
et 498d ; X, 608d et 613e.
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30. S'agit-il seulement d'un jeu de mots ? Première mention nette de l'enjeu
de la République, la rétribution eschatologique des actes injustes est la
forme mythique de la justice : il y aura un jugement et l'homme injuste
devra rendre compte des injustices commises. L'expression « rendre justice
des injustices » surprend, on peut la rapprocher de Euthyphron, 8e. En
évoquant (330e1) ceux qui se moquent de ces perspectives, Platon fait écho
au Gorgias (523a et 527a).
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31. Il est important de noter que la mention de l'âme, dont le concept
métaphysique jouera un rôle fondamental au livre IV, intervient dès
l'ouverture du dialogue. Dans le propos de Céphale, il ne s'agit certes pas
encore de l'âme comme support de la justice, voir infra, 353d, mais cette
âme, comme la conscience (331a2) qui l'habite, constituent la prémisse de
toute la recherche de la République : comment déterminer l'essence de la
justice de la cité, sinon en la fondant sur la justice de l'âme ? Platon en pose
le concept, sans chercher à le déterminer comme sujet immortel, ou à le
justifier comme séparé métaphysiquement du corps, ce qui constitue l'objet
du Phédon et sera présumé acquis tout au long du dialogue.
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32. Cette anxiété est relative à l'existence réelle d'un au-delà et c'est donc la
crainte qui engendre l'examen de conscience et l'examen des injustices
commises.
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33. Voir le passage du Phédon, 77d-e, où Socrate, au moment de reprendre
la démonstration de l'immortalité de l'âme, évoque la crainte de la mort et la
nécessité de l'exorciser par la philosophie.
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34. Vers de Pindare, d'origine incertaine (voir frag. 214 Maehler). Cette
espérance douce qui caractérise l'attitude de Céphale peut être rapprochée
de celle de Socrate (Phédon, 114c), et de même le désir de s'acquitter de sa
dette à l'endroit des dieux (Phédon, 118a). Mais cette espérance n'est pas
suffisante pour le philosophe, si elle doit signifier un repli sur une existence
sans risques et sans engagement au service des autres. C'est en tout cas ce
thème qui revient dans le discours de Socrate, au livre VI, 496d. Platon
affectionne la poésie de Pindare et il le cite cinq fois dans la République (I,
331a ; II, 365b ; III, 408b-c ; VIII, 565e ; et X, 613b). Voir l'étude de É. Des
Places (1949 : 171-179).
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35. L'introduction du concept de la justice (dikaiosúnē), dont c'est ici la
première mention, apparaît à la jonction de l'entretien avec Céphale et de
l'entretien suivant, avec son fils Polémarque. L'histoire du concept de
justice montre la lente évolution d'un concept lié autant à la sagesse
populaire qu'à la cosmologie archaïque. Quand Platon le recueille, il a déjà
été thématisé comme vertu. Voir l'étude de S. Darcus-Sullivan (1995 : 174-
228), qui présente tout l'arrière-plan chez Homère, Hésiode, les poètes et les
penseurs présocratiques. Voir également E.A. Havelock (1978).
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36. Platon critique ici une définition de la justice par l'application pure et
simple d'une règle ou d'une norme, dans le but de montrer que la définition
de la justice ne peut s'accommoder d'un légalisme conventionnel.
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37. Platon emploie ici le terme hóros pour désigner ce que serait une
définition rigoureuse de la justice. Fréquent dans le corpus platonicien, ce
terme a plusieurs significations (terme, notion, limite, critère, règle), mais la
recherche des définitions (par exemple Gorg., 470b10) caractérise d'emblée
l'objet du dialogue philosophique. Il ne s'agit toutefois pas ici d'un emploi
technique, dans le sens de ce que serait par exemple une définition logique.
Aucune maxime de la tradition gnomique ne pourrait satisfaire aux critères
de la définition recherchée par Socrate.
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38. Dès les premiers mots de son intervention, Polémarque associe sa
position à celle du poète Simonide. Tout ce morceau, qui s'étend de 331d à
336a, va en effet permettre à Platon de montrer, en dépit de sa vénération
pour les anciens sages, l'insuffisance de la sagesse traditionnelle, telle qu'on
peut la retrouver dans la poésie de Simonide. Défenseur de la démocratie,
Polémarque est proche de Socrate et a été condamné pour ses idées. Voir
l'exposé de sa position dans C. Page (1990).
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39. Quand il se retire, pour laisser la place à son fils, Céphale lui lègue en
effet les apories de la morale traditionnelle, confiant qu'il saura relever le
défi de définir la justice. Cicéron, dans une lettre à Atticus (IV, 16)
commente sa sortie en insistant sur le fait que le vieillard quitte la
discussion pour se consacrer aux choses pieuses, indiquant par là une limite
de l'enquête philosophique. La structure de la République intègre la
tradition représentée par Céphale, puisque cette ouverture religieuse,
marquée à la fois par une fête et par la célébration d'un rite, trouvera sa
correspondance dans la fermeture du mythe d'Er. Voir P. Javet (1982).
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40. La maxime attribuée à Simonide appartient en fait à toute la tradition
orale et Simonide fait ici figure d'emblème de cette tradition recueillie par
la poésie. Le poète de Céos (c. 556-486) occupait une position prééminente
dans la culture athénienne et il fut l'auteur d'épitaphes et d'hymnes en
l'honneur des guerriers morts au champ d'honneur lors des guerres
médiques. Proche de Thémistocle, on le retrouve à Syracuse vers 476, dans
la compagnie de Hiéron. La Lettre II de Platon (311a) le mentionne et le
dialogue de Xénophon sur Hiéron rapporte leurs échanges (II, 2, où la
maxime est évoquée). Platon le mentionne dans le Protagoras (316d-317c
et 339a-347a), alors qu'il fait écho à un concours poétique faisant rivaliser
Protagoras et Simonide et propose une interprétation de sa doctrine de la
vertu. La maxime elle-même se retrouve attribuée à Pittacos chez Diogène
Laërce (DL, I, 78 Goulet-Cazé), mais on ne la retrouve pas dans les
fragments conservés de Simonide.
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41. En quel sens Simonide est-il pour Socrate un sophós ? Ces vocables
étaient courants pour marquer l'admiration (par ex. Protag., 315e). Pour le
sens du mot theîos chez Platon, souvent ironique dans la bouche de Socrate,
voir Ménon, 99c. L'apparente-t-il aux sages de la tradition, Bias et Pittacos
mentionnés en 335e, Solon et Thalès, dont il donne la liste dans le
Protagoras (343a-c) ? Ou ce jugement est-il ici une marque de plus de
l'ironie de Socrate ? Il n'y a aucune raison de douter de l'admiration de
Platon pour Simonide. Socrate le défend contre les critiques de Protagoras
(340a-b) et il fait de son savoir le fondement de la sagesse de Prodicos,
qualifiée de divine. Les poètes ne sont-ils pas les éducateurs de la jeunesse
(Protag., 316d, 325e, 338e) ? Voir le concernant les remarques de
M. Detienne (1967 : 105-143). Ailleurs, Socrate estime que les poètes
manquent de sagesse (Apol., 22a-b), qu'ils se contredisent (Protag., 347e,
Ménon, 71b), mais il n'en affirme pas moins que les propos de ceux qui sont
« sages » sont plus fiables (Théét.?, 152b, et Phèdre, 260a).
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42. La critique faite à la définition de Céphale vaut-elle aussi pour la
formulation de Simonide ? Socrate montre facilement que la maxime de la
sagesse traditionnelle ne saurait convenir à toutes les circonstances et que
Simonide lui-même ne l'aurait pas acceptée. Il est donc nécessaire de
rechercher une autre interprétation (332a).
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43. Cet argument introduit une modalité dans l'interprétation de la maxime :
la restitution ne doit pas être dommageable aux amis, mais il convient
qu'elle soit dommageable aux ennemis. Cette maxime était courante et on la
retrouve par exemple chez Hésiode (Travaux, 707 sq.), Pindare (Pyth., II,
83) et Eschyle (Prométhée, 1041 sq.). Socrate l'évoque comme une
conception populaire (Xénophon, Mém., II, 3, 14, et II, 6, 35).
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44. Comme dans le Charmide (162a) et dans le Théétète (152c, 194c),
Socrate qualifie d'énigme une formulation qui manque de clarté ou de
rigueur. Il concède cependant que la formulation poétique est susceptible de
plusieurs significations, laissant ouverte la possibilité que l'une d'entre elles
convienne à la recherche philosophique. La recherche de la signification
acceptable va être menée par une analogie avec la médecine et la cuisine,
puis ensuite avec le pilotage (332e), pour tenter de préciser le sens de « ce
qu'on doit ». Cette analogie procède en ayant recours au concept de l'art
(téchnē) : l'art de la justice (332d2) peut-il être éclairé par l'art de la
médecine ? Rend-il ce qu'il doit de la même manière ?
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45. Notons ici l'emploi de l'optatif, qui indique déjà la réticence de Socrate
à concevoir la justice comme une téchnē. Quelle est ici la portée de ce
premier concept de justice ? J. Adam (ad loc.) la conçoit comme la vertu
correspondante de l'hosiótēs, c'est-à-dire de l'attitude juste envers les dieux.
C'est l'excellence humaine dans sa généralité, à laquelle fait écho Théognis :
« Dans la justice se concentre toute la vertu humaine” (Poèmes élégiaques,
v. 147). Dans la conception grecque avant Platon, on peut considérer la
justice comme l'équivalent d'un concept de bien ou de moralité. Voir sur ce
point S. Darcus Sullivan (1995 : 174-227) et E. Havelock (1969). Les
définitions de la justice dans l'œuvre de Platon sont nombreuses et la
définition populaire – l'art d'aider ses amis et de nuire à ses ennemis – se
retrouve par exemple dans le Ménon (71e) et dans le Criton (49b), où
Platon montre comment elle doit être dépassée. Xénophon y fait écho
(Mém., II, 3, 14, et II, 6, 35) et Platon peut àjuste titre être considéré comme
le premier à s'opposer à cette morale conventionnelle. L'exemple en serait le
vers de Pindare : « Puissé-je aimer mes amis ! Mais rendant haine pour
haine, je courrai sus à l'ennemi, comme un loup… » (Pyth., II, 82-83
Puech).
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46. C'est la discussion de la justice comme téchne qui amène les concepts
d'action et de tâche (prâxis et érgon). Présents dans plusieurs discussions
socratiques sur la vertu, ces concepts reviendront principalement au
livre IV, alors que Platon voudra fonder sur la tâche propre de chacun la
détermination de la justice de l'ensemble. Voir par exemple Gorg., 451a,
Protag., 311b et 318b.
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47. Notons que le contexte premier proposé par Socrate pour l'interprétation
de l'art de la justice est la guerre. Les amis et les ennemis ne sont pas
d'abord les particuliers dont on se demanderait ce que signifie le devoir de
les traiter justement, mais les alliés et les citoyens de cités ennemies. Ce
contexte est sans doute le plus déterminant dans toute l'enquête de la
République, dans la mesure où la justice doit d'abord garantir la paix et
l'harmonie dans la cité et dans les rapports entre les cités. Les contextes
juridiques qui règlent les relations des particuliers paraissent toujours
subordonnés à cette signification première de l'amitié et de l'inimitié, la
signification d'abord politique et militaire. Ce contexte guerrier, repris au
livre V, est à la base de l'interprétation straussienne de la République, voir
par ex. L. Craig (1995).
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48. Le terme générique (sumbólaia) est rapporté par Socrate à une forme
plus englobante, les associations (koinōnḗ mata) Il s'agit dans le premier cas
des obligations contractuelles entre particuliers, principalement pour les
prêts et les opérations impliquant de l'argent. Le législateur en a la
responsabilité (Pol., 295a), mais les particuliers peuvent également
contracter directement (infra, IV, 425c). Dans le second cas, il s'agit de
toutes les ententes et conventions, qu'elles impliquent ou non de l'argent.
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49. Cette référence à la position des dés au jeu revient au livre VI (487b),
pour illustrer la manière de Socrate de bloquer l'argumentation, l'échange
dialogué étant alors comparé au jeu de dés.
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50. Platon oppose ici non pas l'individu et la collectivité, mais les affaires
impliquant des tractations ou des associations et les affaires personnelles,
privées.
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51. L'argument développé par Socrate institue une comparaison entre les
arts qui correspondent aux métiers utiles (le pilote, le vigneron, le musicien,
etc.) et l'art qui ne correspond à aucun usage utile, à aucune chrḗ sis. La
conclusion paraît inévitable (333e), l'art du juste est un art inutile, il est
dépourvu de toute valeur. Platon n'est certes pas dupe de ces analogies (voir
ses remarques dans Pol., 277c et 297e), mais celles-ci permettent de
montrer la différence de registre entre l'art moral et la technique.
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52. Le principe en vertu duquel si on connaît le bien, on connaît aussi le mal
est ici appliqué de manière sophistique. Voir Phédon, 97d, et Charm., 166e.
L'exemple de la capacité de voler est exposé dans l'Hippias mineur, 365c.
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53. Il s'agit ici des stratégies militaires, plans de campagne et autres
délibérations secrètes dans les activités de la guerre.
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54. Père d'Anticlée, grand-père maternel d'Ulysse, il vient dans l'Odyssée
(XIX, 399-466) voir son petit-fils et c'est lui qui lui donne son nom. Ulysse,
blessé à la cuisse par un sanglier lors d'une chasse, est soigné par Autolycos
et ses fils. À quoi renvoie le propos d'Homère que cite ici Platon ? Peut-être
au fait que, dans l'Iliade (X, 262-68), Autolycos avait dérobé le casque
d'Amyntor qui allait plus tard protéger Ulysse.
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55. Cette ironie à l'endroit des poètes est particulièrement bien placée,
puisque Polémarque entend faire reposer sur Simonide sa conception de la
justice. Le paradoxe auquel parvient en effet la discussion (334e) est le
contraire de la pensée de Simonide : la justice consisterait à faire du bien à
ses ennemis et à nuire à ses amis. Présentée comme un dilemme,
l'argumentation qui se conclut ici est la suivante : ou bien il est juste de faire
du tort à ceux qui ne sont pas injustes à notre endroit et de faire du bien à
ceux qui sont injustes, ou bien il est juste de faire du tort aux amis et de
faire du bien aux ennemis. Polémarque considère que la première position
est malhonnête, et la deuxième heurte de front la maxime attribuée à
Simonide.
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56. Ce passage et le passage parallèle dans le Premier Alcibiade (127d),
comme bien d'autres passages chez Platon, illustrent l'état de confusion
dans lequel Socrate plonge ses interlocuteurs. La comparaison avec la
torpille dans le Ménon (80a) en est l'image saisissante.
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57. Selon cette position, tout homme de bien sera un ami, et tout homme
mauvais sera un ennemi. Cette conception pourrait se rapprocher de
certaines formulations attribuées à Socrate, par exemple par Xénophon
(Mém., II, 6, 14 sq.). Le raisonnement de Socrate implique ici la possibilité
de discerner l'apparence de la réalité dans l'identification des amis et des
ennemis.
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58. La forme absolue de la condamnation de l'injustice contredit la morale
traditionnelle de la revanche : la justice, telle que la conçoit le philosophe,
n'est pas compatible avec l'hostilité. Platon contredit explicitement
Xénophon (Mém., II, 6, 35, et II, 3, 14) qui l'attribue à Simonide. Cet
argument est ici développé par une curieuse analogie naturaliste : de la
même manière que le mal causé par un animal à un autre rend celui-ci plus
mauvais, l'injustice rend le sujet de l'injustice plus injuste encore. La justice
ne saurait être la cause de l'injustice. L'argument recourt au concept de
l'excellence propre des animaux : l'exercice du mal détériore leur excellence
propre, qui est selon l'analogie l'équivalent de la vertu humaine. Or la
justice est l'excellence humaine propre (335c), en elle se résume l'ensemble
des vertus. Voir infra, II, 379c et en général la position socratique sur la
condamnation de l'injustice (335e et par exemple, Criton, 49b, et Gorg.,
469b). L'ensemble de ce passage peut être rapproché d'un fragment de
Simonide (frag. 5, 10-14 Bergk) et concourt à la morale traditionnelle qui
associe la prospérité à la conduite du juste. Dans le Charmide (172a), la
réussite découle de la sagesse.
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59. Cette liste associe Périandre, le tyran de Corinthe (c. 625-585), réputé
pour la violence de son pouvoir, Perdiccas II (c. 450-413), roi de Macédoine
et allié changeant d'Athènes, Xerxès, le fils de Darius, roi de Perse (486-
465) et Isménias, roi de Thèbes : grands personnages de la vie politique,
leur richesse leur donne l'illusion d'un pouvoir réel. Aucun tyran ne peut
prétendre à un bonheur authentique (voir infra, IX, 587d). Dans le Ménon
(90a), Platon évoque le caractère suspect de la fortune d'Isménias.
Xénophon rappelle comment il fut condamné pour avoir spolié Timocrate
de Rhodes (Hellén., III, 5, 1 ; V, 2, 35).
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60. L'attaque de Thrasymaque est directe et elle vise en premier lieu la
méthode de l'argument socratique, l'élenkhos. Manifestant une attitude
d'impatience, le sophiste exige de Socrate qu'il se soumette lui aussi à la
requête de fournir une réponse et propose à son tour une définition. Cette
impétuosité fait ranger Thrasymaque du côté du Polos ou du Calliclès du
Gorgias et Platon le peint sous des traits qui frisent la caricature. Rien chez
lui ne semble mériter considération et sa violence disqualifie, pour ainsi
dire a priori, sa position. Le reproche fait à Socrate de se contenter de
questionner est un leitmotiv récurrent (Xénophon, Mém., I, 2, 36 ; IV, 4, 9)
et on l'entend souvent chez Platon même (Théét., 150c).
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61. Platon semble insister ici sur la différence entre une discussion sur le
juste et une recherche, plus élaborée et plus difficile, sur la justice.
Thrasymaque récapitule en effet les définitions possibles du juste (336d) et
les déclare sans intérêt, ce que ne contredira pas Socrate.
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62. Cette apostrophe aux sophistes n'est certes pas un compliment et dans la
bouche de Socrate, cette expression courante de l'admiration (deinós) se
tourne ironiquement contre une prétendue sagesse.
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63. Souvent reprochée à Socrate, qualifiée de puérile, assimilée à une
attitude purement ludique, l'ironie fait partie au contraire de la méthode de
la recherche socratique. Il s'agit d'une attitude qui consiste à ne pas révéler
ce qu'on sait, de manière à provoquer le questionnement et approfondir la
recherche. Voir par exemple Banq., 216e, et Théét., 150c, avec l'étude de
G. Vlastos (1990 : 37-68). Toute cette introduction sur la méthode de
Socrate et sur son attitude a pour but de dresser un portrait symétrique de la
position sophistique et de la recherche philosophique : le sophiste est un
expert habile et malin, qui connaît d'avance plusieurs réponses et propose
d'en exclure plusieurs (337c), alors que le philosophe cherche la vraie
réponse.
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64. En quel sens Socrate dit-il à Thrasymaque qu'il est sophòs, sinon pour
lui signifier qu'il voit bien dans son jeu ?
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65. Thrasymaque s'exprime ici comme si l'attitude de Socrate, qui manifeste
peut d'ouverture à sa proposition, méritait une sorte de châtiment : si la
réponse devait venir de Thrasymaque, ne devrait-il pas endurer une
correction qui le fasse souffrir (páschein) ? Le passage fait écho à la
coutume des tribunaux (Apol., 36b, et Lois, XI, 933d) qui faisait demander à
un accusé reconnu coupable de requérir une peine différente de celle
requise par l'accusation. Mais Socrate transforme cette épreuve souffrante
en projet de connaissance. Cet échange associe, comme toute la tradition
grecque l'avait exprimé, la souffrance et la connaissance (matheîn) ; par
exemple, Eschyle, Agamemnon, 176.
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66. Alors que les sophistes réclamaient un paiement pour leur enseignement
et parvenaient dans certains cas à amasser de belles fortunes (voir le cas de
Protagoras, réputé plus riche que Phidias lui-même, Ménon, 91d), Socrate
menait une existence modeste et revendiquait pour lui-même une style de
vie exigeant un certain dénuement (Apol., 23b). Il ne possède pas de biens
matériels (338b).
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67. Thrasymaque retourne ici contre Socrate le compliment ironique que
celui-ci lui avait adressé en 337a. La méthode de Socrate est aussi une sorte
d'expertise dont on peut se moquer, la profession de non-savoir
s'acccompagnant, au dire de Thrasymaque, d'un manque de gratitude à
l'égard de ceux qui savent, les sophistes.
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68. Cette définition, qui fait retour dans les Lois (IV, 714c), peut être
considérée comme une détermination plus précise de la définition de la
justice comme intérêt, refusée par Thrasymaque en 336d et notée par
Socrate en 339b. Au livre suivant, Glaucon en fait une théorie courante sur
l'origine des constitutions et des cités (358c). Cette définition doit-elle être
rapprochée du constat de Thucydide (I, 76, 2), qui affirme que c'est le destin
naturel des faibles d'être dominés par les forts ? On ne saurait résumer la
pensée politique athénienne dans ce principe impérialiste, mais en le
mettant dans la bouche de Thrasymaque, Platon en fait la position des
intellectuels qui ont soutenu la politique de conquête et en un sens conduit
Athènes à la défaite. La comparaison avec la position de Calliclès dans le
Gorgias (par ex. 483a) a été l'objet de plusieurs études, voir R.L. Klee
(1930 : 317 sq.). La question est en effet d'abord politique : quelle est
l'origine des cités, sinon l'exercice de la force, comme l'exemple même
d'Athènes le montre ? Voir aussi le vers de Pindare (frag. 169 Snell), cité
dans le Gorgias (484b), alors que Platon semble identifier la loi du plus fort
et la loi de la nature. Voir supra, II, 359c. La position de Thrasymaque a
donné lieu à de nombreuses études, voir d'abord P.P. Nicholson (1974),
J. Churchill (1984), C.D.C. Reeve (1985) et F.C. White (1988).
Pour analyser la thèse de Thrasymaque, il faut en séparer les propositions
successives. La première fait de la justice l'intérêt du plus fort (338c1). La
seconde thèse fait de la justice le bien d'un autre (343c). La première thèse
résulte d'une lecture qui se présente elle-même comme un regard lucide sur
le lien social et on peut l'identifier à son fondement philosophique qui est un
conventionnalisme. C'est le dirigeant qui édicte les normes et les lois, et la
justice est donc le résultat de cette déclaration. Si l'origine de la justice est
le pouvoir, quel qu'il soit, alors son essence est d'emblée positive, ce qui la
distinguerait de la morale, qui, elle, pourrait être naturelle. Cette position
traditionnelle était déjà représentée dans le Criton, dans le passage de la
Prosopopée des lois, alors que Socrate exprime son respect de l'autorité des
lois, fussent-elles injustes. La position de Thrasymaque va bien au-delà
cependant d'une simple constatation de l'autorité, puisqu'il soutient qu'il n'y
a rien au-delà de cette conformité, seulement du pouvoir. On doit également
noter que Thrasymaque ne s'embarrasse pas de cette distinction et considère
toute la question de la justice sous le regard de la positivité des lois. Comme
les dirigeants, qui sont les plus forts de par leur richesse et leur rang social,
recherchent ce qui les avantage, ils auront tendance à promulguer des lois
qui leur sont avantageuses. Selon cette première formulation, la justice est
ce qui est élaboré politiquement (lois, pouvoir) et non pas ce qui est
moralement souhaitable (vie bonne). Socrate attaque cette formulation de
manière directe : si le dirigeant se trompe, ses lois sont-elles encore justes ?
Thrasymaque répond en proposant une deuxième formulation : la justice est
obéissance aux lois (339b7), ce qui relève d'un légalisme traditionnel. Cette
position semble cependant marginale dans l'ensemble de son argument et
Thrasymaque la refuse quand Clitophon propose de la reprendre. Il propose
plutôt de discuter à partir d'un concept pur de dirigeant, c'est-à-dire d'un
dirigeant infaillible et qui ne saurait de ce point de vue même manquer à
son propre intérêt.
Ce concept de dirigeant au sens strict, ou rigoureux, va permettre à Socrate
de se concentrer sur la nature de l'expertise requise de tout expert au sens
strict, qu'il soit médecin, pilote ou dirigeant : il s'agit de la science qui est le
fondement de son art, de sa téchnē. La justice, avant donc d'être définie
comme vertu et excellence, est présentée comme art de gouverner, comme
art politique. Sur ce point, Thrasymaque et Socrate se trouvent sur un
terrain commun. Mais le point de leur désaccord est la finalité de cet art :
alors que Thrasymaque croit que le tyran et l'injuste, qui sont naturellement
pléonectiques, ne rechercheront que leur intérêt, Socrate soutient au
contraire que les gouvernants gouvernent dans l'intérêt des sujets (343a). Le
traitement technique de la justice n'est donc pas suffisant, seule la
considération morale du télos peut assurer un modèle valable aux yeux du
philosophe. Toute la recherche de la République peut être considérée
comme le projet d'assurer un fondement autre que purement technique à
l'art politique, car si ce fondement est hors d'atteinte, il semble inévitable
que le sophiste triomphe : la force de l'intérêt propre dominera et la raison
qui pourrait servir l'intérêt des autres, emportée par la pléonexie (v.g. le
désir insatiable de prendre avantage, en exploitant les faiblesses des autres
pour en tirer un gain), ne travaillera que pour elle-même. C'est la position
de Thrasymaque lui-même, qui défend dans un long discours les bienfaits
de l'immoralisme. La position socratique, qui est le contraire de la
pléonexie, est que dans la mesure où l'art politique est un art véritable, il
doit servir l'autre (342c-343a). Cette position provoque chez Thrasymaque
l'expression d'un mépris à l'égard d'une attitude philosophique aussi naïve
que candide. Ce moment constitue une charnière importante dans
l'argument, puisqu'il sera l'occasion pour Thrasymaque (343b-344d)
d'exposer sa thèse sur l'infériorité de la justice, thèse qui en son point limite
lui fait qualifier la justice de vice. Le gouvernant est en effet un berger, mais
son but est l'exploitation du troupeau et non le bien de ses sujets. Il cherche
d'abord l'oikeîon agathón, c'est-à-dire son bien propre et il l'obtiendra par la
force et par l'exercice de son intelligence. C'est lui qui, au sein même de
l'exploitation, est le véritable phrónimos, le vrai sage. On doit donc
l'admirer. C'est également lui seul qui atteindra le bonheur, car seul l'injuste,
et en particulier le tyran exploiteur, saura accumuler les avantages : son
désir véritablement pléonectique, lui procurera le vrai bonheur. Cette
seconde thèse exige à son tour une réfutation complète, puisque Socrate
soutient que seul le juste est sage et heureux. À la pléonexie naturelle des
dirigeants exploiteurs et des cités dominatrices, il oppose le désir moral
soutenu par la raison et la connaissance. L'art politique moral sera par
essence désintéressé, et sa motivation sera conforme à une connaissance
désintéressée. Le phrónimos en effet n'est pas un habile calculateur, mais un
sage vertueux qui recherche le modèle de la justice hors de la sphère de
l'intérêt.
Le développement de l'argument général de cet entretien est complexe et on
peut le comprendre mieux en le rapprochant du passage parallèle du
Gorgias : non seulement Calliclès est un personnage très proche de
Thrasymaque, mais les thèses qu'il avance semblent à plusieurs égards les
mêmes. Le conventionnalisme est en effet une thèse centrale de la pensée
des sophistes, qui mettaient en question l'origine naturelle ou divine des lois
et des normes. La position de Protagoras, bien connue, n'est que l'emblème
de tout le mouvement qui agite les intellectuels autour de Périclès. La
conception traditionnelle est reflétée dans un fragment d'Antiphon (DK, 87 ;
A44), où on lit que la justice consiste « à ne pas transgresser les coutumes
de la cité dans laquelle on vit comme citoyen ». Cette conception sera
critiquée par les sophistes, puisque les lois sont d'imposition arbitraire et
qu'elles pourraient se révéler contraires à la nature. Cet argument est au
centre de la position de Calliclès (Gorg., 482c-486d), qui oppose la nature
et la loi. Selon lui, la loi (nómos) est le fait des faibles, qui recherchent leur
avantage, alors que la nature soutient les forts. Leur force les portera à
défier les lois et à renverser les conventions. L'entretien avec Thrasymaque
montre que cette position doit être nuancée et approfondie, car Platon peut
s'accorder avec Calliclès pour critiquer le conventionnalisme, mais pas
jusqu'au point de lui substituter la pure violence de la force naturelle. C'est
pourquoi dans la discussion avec Thrasymaque nous ne trouvons pas de
distinction entre ce qui est conventionnel et ce qui est naturel : dans la
présentation de sa thèse qu'expose Platon, on ne trouve aucune trace de
naturalisme. Là où Calliclès pense un individu violent et plein de désir,
Thrasymaque représente un tyran, dont l'idéal de pouvoir politique n'est pas
fondé sur une pure violence naturelle. Il est seulement pléonectique et
désireux de tourner les lois à son avantage. La position de Thrasymaque
n'en appartient pas moins au monde de la pensée des sophistes, puisque la
prémisse non énoncée de sa position est que l'immoralisme, l'injustice
vulgaire, correspond à ce qui serait juste par nature. Il reviendra à Glaucon,
au livre suivant (Rép., II, 359c), de mettre au jour cette prémisse naturaliste
en l'exposant dans les termes du débat nómos-phúsis.
Quelles sont les prémisses de l'immoralisme de Thrasymaque ? Il pense que
la justice a un fondement, mais qu'il est inutile de le respecter : l'injustice
présente en effet des bienfaits supérieurs, puisqu'elle est profitable, alors
que la justice n'est jamais dans notre intérêt. Cette deuxième portion de
l'argument de Thrasymaque déplace le sujet de l'enquête : la discussion se
concentre moins sur la nature de la justice et place en son centre la question
du bénéfice de la justice. La forme principale de cette question subsidiaire
concerne le bonheur : le juste est-il heureux ? La suite de la République
maintiendra liées ces deux questions : la recherche sur la nature de la
justice, qui se développe dans le thème psychopolitique du livre IV, ne sera
jamais dégagée de la recherche sur le bienfait de la justice qui du livre II
aux livres IX et X, propose une méditation sur le sort des justes et les
récompenses de la vie future.
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69. Personnage historique, vainqueur à la 93e Olympiade en 408, il est
mentionné dans Pausanias (VI, 5) et Lysippe avait sculpté sa statue à
Olympie.
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70. Cette distinction tripartite (tyrannie, démocratie, aristocratie) annonce la
distinction quadripartite qui fera l'objet de l'enquête politique et
psychomorale du livre VIII. Cette classification était classique (voir
Eschine, Ctesiphon, 6 ; Timarque, 4 ; et Pindare, Pyth., II, 86) et sera reprise
par Aristote, Pol., III, 1279b4, qui considère les trois régimes comme des
déviations de la royauté (tyrannie), du gouvernement constitutionnel
(démocratie) et de l'aristocratie (oligarchie). Au nombre de ceux qui
contribuèrent à en fixer la structure, il faut faire une place à part à Hérodote,
qui distingue le régime et ceux qui exercent le pouvoir (III, 80-82). Voir sur
cette classification, J. Bordes (1982 : 134, 232-249, et sur ce passage de
Rép., I, 338d : 249-252) et J. de Romilly (1959).
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71. Il est difficile d'établir une relation de définition logique entre le pouvoir
comme exercice réel de la fonction de gouverner (árchein), et le principe
abstrait de ce pouvoir (krateîn) ; Platon soutient ici que c'est d'abord la
fonction politique du gouvernant qui lui assure le pouvoir qu'il exerce. Les
termes grecs utilisés sont souvent équivalents. Notons cependant que, dans
la conception de Thrasymaque, le pouvoir exerce dans les trois régimes la
même fonction, celle de la force supérieure, qui édicte les lois. Cette
distinction fait retour dans l'argument, 342c8-9. Dans les Lois (IV, 714b
sq.), Platon revient sur ce rapport des lois aux régimes qui les édictent et il
critique le pouvoir des régimes qui, cherchant uniquement à se maintenir,
n'ont aucun égard pour la justice de leurs lois. Au regard de Thrasymaque,
et de tous les réalistes politiques de sa mouvance, il paraissait certainement
idéaliste de rechercher le meilleur régime : chaque régime promulgue des
lois qui le servent, et les théoriciens qui accordent à ce fait un rôle
prépondérant dans la pensée politique se concentrent en conséquence sur la
prééminence de l'archḗ . Voir J. Bordes (1982 : 251).
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72. Le terme traduit ici par gouvernement est archḗ , c'est-à-dire le pouvoir ;
les formes peuvent en varier selon les constitutions, certaines cités étant
gouvernées démocratiquement, d'autres tyranniquement, d'autres
aristocratiquement, mais cela, selon la thèse de Thrasymaque, ne modifie
pas la conception de la justice. Le juste est toujours ce qui est institué par le
pouvoir en place, c'est-à-dire par les régimes qui gouvernent. Or, chaque
régime gouverne en suivant d'abord l'intérêt des dirigeants, de sorte que la
justice est toujours identique à ce que promulgue le gouvernement en place.
Cette thèse est proche de celle que propose Calliclès dans le Gorgias (482c-
486d), mais il faut noter les différences. Elle a pour corollaire la proposition
qu'en tire immédiatement Socrate, lorsqu'il en entreprend l'examen :
l'obéissance au régime en place est nécessairement juste (339b). Ce
conventionnalisme n'est cependant pas exposé ici par l'opposition de la loi
et de la nature, contrairement à l'exposé de Calliclès dans le Gorgias. Ce
thème de la pensée sophistique était un topos courant à l'époque de Platon et
Aristote le présente comme tel (Réf. soph., 173a7-18). Dans le Protagoras,
Hippias insiste sur la priorité de la nature (337c-e), mais c'est seulement
dans le Gorgias que Calliclès expose ce que signifie la nature : c'est le règne
de la force et du pouvoir, qui ne saurait être jugulé par les lois visant à
protéger les faibles. Dans le Théétète (177d), l'autorité des lois est le
fondement de la justice. Par contraste, la position de Thrasymaque ne
recourt aucunement à la nature et se limite à une apologie des conventions
établies par les plus forts, alors que le Gorgias (504d) présente au contraire
les conventions comme des mesures protégeant les faibles.
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73. Cette expression a ici le sens d'une intervention en faveur de la position
de Socrate, ce qui explique la réaction de Polémarque : Socrate n'a besoin
d'aucun défenseur (márturos), puisque Thrasymaque est d'accord avec lui.
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74. Clitophon croit pouvoir corriger la thèse de Thrasymaque en distinguant
l'intérêt réel du plus fort de ce qui lui paraît être son intérêt, c'est-à-dire de
son jugement. Mais même si cette distinction ne correspond pas à la thèse
de Thrasymaque, Socrate accepte de la recevoir : elle ne modifie en rien, en
effet, le paradoxe auquel la thèse conduit, dans tous les cas, si on admet que
les gouvernants peuvent se tromper.
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75. Thrasymaque ne peut se résigner à considérer comme le plus fort celui
qui se trompe, dans le moment même où il se trompe : le plus fort, selon
cette nouvelle modalité introduite ici dans l'argument, n'est plus le plus fort,
s'il se trompe. Thrasymaque développe l'argument par le moyen d'analogies
(340d) et il aboutit à la conclusion que le nom d'un expert comme pilote,
musicien ou gouvernant ne convient plus quand l'expert se trompe. Il n'est
plus dès lors qu'une manière de parler (340d5). Cette position repose donc
sur une distinction entre le sens strict ou rigoureux des désignations et leur
sens non-rigoureux : seul le premier peut servir l'argument, puisque l'expert
ne peut se tromper en tant qu'expert (dēmiourgòs, 340e4). L'analogie est
menée pour la triade de l'expert, du savant (sophòs) et du dirigeant
(árchōn), trois fonctions qui supposent un savoir lié à leur désignation
même : ce savoir vient-il à manquer, la désignation perd son sens, et l'expert
n'agit plus en tant qu'expert, le dirigeant en tant que dirigeant, le savant en
tant que savant.
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76. Sous cette appellation, on désignait à Athènes des personnes qui
s'adonnaient à la dénonciation et qui cherchaient par tous les moyens à
provoquer des procès, de manière à mettre en valeur leurs habiletés
rhétoriques et à encaisser les récompenses prévues en cas de succès. Ces
délateurs publics devinrent rapidement une plaie du système judiciaire. Plus
loin, Platon les mentionne (VII, 553b) pour critiquer leurs abus.
Thrasymaque considère ici que Socrate le provoque délibérément, pour lui
faire du tort (341a), et c'est en ce sens qu'il le traite de sycophante. Cet
usage perdurera dans la doctrine de l'argumentation, voir Aristote, Réf.
soph., 15, 174b9 et Rhét., II, 24, 1402a14.
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77. Le sophiste distingue ici, au moyen d'un vocabulaire technique rhḗ ma et
ónoma, l'expression et le nom, c'est-à-dire un usage qui peut varier quant à
la précision et un concept, qui lui est invariable et qui est fixé dans un nom.
Voir pour cette distinction, Gorg., 450d. Cette distinction recoupe-t-elle
celle qui vient un peu plus loin (341b) entre l'usage habituel, la manière de
parler (hōs épos eipeîn) et le sens strict (akribeî lógōi) ? Pas exactement,
dans la mesure où la distinction entre l'expression et le nom suppose une
référence stricte (le concept du médecin renvoie à la fonction de la
médecine exercée dans sa perfection), alors que le sens strict désigne
seulement la plus ou moins grande rigueur dans l'usage du langage (voir
infra, sur l'art au sens strict, 342b). Voir aussi le passage des Lois (II, 656e)
qui associe la manière de parler à un résumé de l'usage.
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78. Si chaque art a un intérêt particulier, c'est dans la perfection de cet
intérêt qu'il réalisera ce qu'il poursuit, et non dans quelque intérêt différent
ou adventice. Chaque téchnē possède sa fonction propre (voir infra, 353b),
qui est la finalité que chaque art particulier poursuit. L'argument est élaboré
à partir de deux fonctions, celle de la médecine et celle du pilotage, des
analogies très prisées dans les discussions socratiques.
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79. Si les arts poursuivent une fonction particulière qui correspond à ce qui
est leur intérêt particulier, ils sont par ailleurs entièrement autosuffisants et
ne requièrent pour eux-mêmes aucun art de niveau hiérarchique supérieur.
C'est en ce sens que Socrate soutient que l'art possède une excellence
(aretḗ ) parfaite, autosuffisante : cette excellence s'identifie à la perfection de
sa fonction. L'argument de Socrate est construit en parfaite symétrie avec le
concept du dirigeant parfait de Thrasymaque, le dirigeant infaillible, le but
étant de montrer que l'un comme l'autre n'ont aucun intérêt pour eux-
mêmes, ils ne servent que leur fonction, c'est-à-dire l'autre (le malade, le
gouverné, le navire). Sur ces questions, voir les analyses de T. Irwin (1995 :
176-180).
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80. Le développement de l'argument est complexe. Si les arts dirigent et
gouvernent leur objet, ils en sont la science (epistḗ mē, 342c11). Cette
affirmation se fonde sur la préséance de la science : aucune téchnē ne peut
s'exercer en tant que telle, elle suppose une science, qui est le véritable
fondement de son pouvoir sur l'objet. Cette proposition est essentielle à la
conclusion concernant l'intérêt du dirigeant (342d), car seul le dirigeant qui
sait peut exercer son art dans l'intérêt véritable de ses subordonnés. On peut
voir ici l'argument politique de la République entrer en scène, avant même
son développement dans les livres subséquents. C'est en ce sens seulement
que le dirigeant est un expert de son art de gouverner (342e9). Non
seulement tient-il compte de l'intérêt de l'autre, du plus faible, mais encore
le fait-il sur la base de la science qui fonde son art. Cette position contredit
explicitement et complètement l'immoralisme de Thrasymaque, qui voit
dans la justice une ingénuité, une candeur et au bout du compte une
aberration. Seule l'injustice est une vertu, puisqu'elle seule permet
d'atteindre le bonheur par la satisfaction des besoins. Sur la doctrine de
Thrasymaque et son lien à la sophistique, voir G.B. Kerferd (1981 : 117-
123) et sur son attitude à l'égard de la sōphrosúnē, voir H. North (1966 :
115).
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81. La conjonction de l'intérêt et du bien (sumpherón et prépon, 342e10)
montre ici l'importance d'une conception morale de l'intérêt du plus faible.
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82. La comparaison du dirigeant et du berger est fréquente chez Platon, qui
compare même les dieux de l'âge d'or à des bergers (Pol., 271d). Socrate
avait lui-même eu recours à cette comparaison, mais dans le but opposé
(Xénophon, Mém., III, 2, 1), évoquant l'exemple d'Agamemnon chez
Homère. Dans le Théétète (174d), le tyran exploite son troupeau le plus
possible.
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83. L'expression pourrait signifier « un bien d'une autre nature, un bien
étranger » (allótrion agathòn), mais le sens de l'argument est de faire voir
qu'être juste consiste à rechercher le bien d'un autre que soi-même. Aristote
(Eth. Nic., V, 3, 1130a3 ; 1134b5) note que la justice est la seule des vertus
à rechercher le bien d'un autre que soi.
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84. Ce terme (euēthikō̂n, c6) est rare chez Platon (Rép., VII, 529b, Charm.,
175c et Hipp. maj., 301d). Il désigne ceux qui ont une attitude morale en
toutes choses. Dans la bouche de Thrasymaque, ce terme se transforme en
reproche, puisque la moralité des faibles est le signe de leur soumission.
Tout le discours de Thrasymaque, qui se rapproche de celui de Calliclès
dans le Gorgias (490b, 511a, 521c) est une charge contre l'attitude morale,
puisque l'idéalisme est le fait des faibles, alors que le réalisme impose de
considérer l'exploitation comme un fait.
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85. L'injustice la plus totale, celle qui est parfaite (teleōtátēn) est l'injustice
tyrannique. Suivant B. Jowett (ad loc.), on peut en comparer la description
chez Euripide (Phéniciennes, 549), qui fait de l'injustice le bonheur du
tyran. Ce thème du bonheur du tyran était assez commun, Platon y fait
allusion dans le Gorgias (au sujet du bonheur d'Archelaos de Macédoine,
470d).
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86. Socrate ironise ici sur les qualités de Thrasymaque. Ce qualificatif de
« démonique » désigne des êtres intermédiaires entre la divinité et
l'humanité ; en II, 382e, Platon dit que comme le divin, le démonique ne
peut être que véridique. Appliqué au discours fallacieux de Thrasymaque,
l'apostrophe devient dérisoire, puisque dans la pensée de Platon, seul
Socrate est véritablement démonique, habité de la voix d'une conscience
véridique. Sur ce qualificatif utilisé comme apostrophe, voir l'étude de
E. Brunius-Nilsson (1955).
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87. Ce passage, auquel Platon fait écho plus bas (352d), permet
d'approfondir le parallèle avec la discussion menée sur le genre de vie dans
le Gorgias (492c, 500c) : dans ces deux morceaux, Platon décrit la vie du
juste comme la vie exemplaire de l'être humain, qui n'est réalisée dans sa
perfection que par l'engagement dans la philosophie. Voir ensuite 377b,
578c, 608b. La règle (diagōgḗ ) est le principe de conduite de toute
l'existence, c'est une direction que chacun doit suivre (diagómenos), s'il veut
vivre la vie la plus profitable. La distinction entre ce qui est profitable
(lusitelḗ s) et ce qui est bénéfique (ophélimon) ne semble pas stricte.
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88. Socrate rappelle à Thrasymaque que toute la discussion concerne la
fonction considérée dans la perfection de l'art, c'est-à-dire selon son concept
rigoureux : il s'agit de ceux qui commandent réellement (346b), des
dirigeants en tant que dirigeants.
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89. L'évocation de l'éventualité de la cité juste est-elle déjà le projet de la
république idéale ? Voir Ménon, 89b et 100a. Le thème de la réticence des
sages à s'engager dans les affaires publiques sera repris infra, VI, 520e-
521a.
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90. La discussion prend un nouveau cours et Socrate, plutôt abruptement,
laisse de côté la discussion de la thèse de Thrasymaque sur la justice
comme l'intérêt du plus fort ; il oriente la discussion sur la question du
bonheur de la vie du juste. Les bienfaits (agathà) de l'existence de l'homme
injuste sont les profits qu'il en escompte, et Socrate propose de leur opposer
ceux de l'existence juste (348a). Ce thème ne sera conclu qu'au livre IX,
après que toute l'enquête du dialogue aura montré son fondement dans la
doctrine métaphysique de la justice. Selon plusieurs interprètes, l'argument
principal de la République est celui de la priorité de la justice, plus encore
que la question de son essence : la justice est ce qui bénéficie le plus à celui
qui la pratique et ce bénéfice est le bonheur (et le plaisir qui lui est associé).
L'insistance de Socrate en 352d pour mener cet examen sur le bonheur va
en effet dans ce sens. Mais cette recherche n'est jamais détachée de la
dialectique de la justice, telle qu'on la trouve au livre IV. Voir G. Vlastos
(1977) et R. Kraut (1992).
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91. L'expression de la dialectique des arguments suppose une série
symétrique des bienfaits de l'existence injuste et de l'existence juste. Cette
méthode qui fait le compte au terme de la discussion n'a pas la faveur de
Socrate, qui préfère que les points d'accord soient marqués au fur et à
mesure. La mise en parallèle de contradictions (antikatateínantes, 348a7)
renvoie peut-être à une méthode sophistique, mais elle pourrait aussi dériver
de l'usage des tribunaux, faisant alterner l'accusation et la défense.
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92. Thrasymaque se refuse à qualifier la justice de vice, il se replie donc sur
une position condescendante : c'est une forme de naïveté, une ingénuité
caractéristique des êtres moraux, qui sont toujours des êtres simples.
L'opposition entre euḗ theia et kakōḗ theia (d1-2) permet d'exprimer le sens
de ce prédicat : l'ingénuité est une forme de bonté morale du caractère
naturellement simple, auquel s'oppose le caractère malicieux, la mauvaise
nature. Le terme est traduit par G.M.A. Grube high-minded simplicity, qu'il
oppose à low-minded. Voir supra, 343c, sur les êtres qui sont naturellement
moraux et plus loin, 349b4-5, le juste qualifié d'« ingénu civilisé » par
Thrasymaque. Le concept est évoqué de nouveau en III, 400e alors qu'il est
rapproché d'un manque de rationalité.
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93. Dans la bouche de Thrasymaque, cette vertu du jugement bien calculé
semble bien convenir à son idéal de la justice politique de ceux qui
recherchent leur propre intérêt. Il s'agit cependant d'un usage perverti de la
prudence réfléchie, voir I Alc., 125e et Protag., 318e. Au livre IV, Platon
dira de cette prudence qu'elle est une authentique connaissance, celle des
gardiens (428b).
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94. Que désigne ici le terme phrónimos ? S'agit-il de l'habileté de ceux qui
savent s'en tirer, tout en maintenant l'apparence de la moralité, ou de
prudence authentique, c'est-à-dire de sagesse ? Socrate s'exprime ici
ironiquement et les sages de Thrasymaque ne sont en fait que des habiles.
Voir infra, 349d3
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95. Thrasymaque identifie donc l'injustice la plus entière à l'injustice
politique, considérant l'injustice criminelle ou simplement morale d'un
degré inférieur. En ayant recours à cette distinction, Platon indique déjà la
portée politique du concept de justice qui sera élaboré dans la République :
pour répondre à Thrasymaque, il ne faut pas seulement réfuter les exemples
ordinaires des injustices criminelles banales (les coupeurs de bourses), mais
l'injustice la plus haute, l'immoralité politique des dirigeants exploiteurs.
C'est pourquoi la direction de la discussion se concentrera sur ce point à
partir de 351b, l'injustice de la cité paraissant plus importante à discuter que
l'injustice de l'individu. Mais Platon conservera le parallèle au cours de tout
le dialogue, et dans l'entretien avec Thrasymaque il le maintient (voir 351e,
sur les effets de l'injustice à l'intérieur de l'individu). Le conflit interne, la
dissension est le problème central de la politique grecque, et Platon le
compare souvent au désaccord intérieur (Lois, I, 626d). C'est sur cette base
qu'il propose, comme schème central de la recherche, le parallèle
psychopolitique (II, 369a) qui aboutit au livre IV à la définition de la justice
comme harmonie interne sous l'égide de la raison.
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96. L'expression traduite ici (pléon échein) recoupe le concept de la
pléonexie. La forme verbale (pleonekteîn, 349b8, 349c4) pourrait se
traduire par « exploiter », « tirer profit de ». Sur le sens général de ce
vocabulaire, voir J. Gutglueck (1988), qui insiste sur la notion d'excès, mais
note deux significations concurrentes : avoir plus (Gorg., 490c1) que sa
juste part ou se trouver dans une situation supérieure. Les deux sens sont
souvent confondus. Thrasymaque fonde sa position sur le fait de posséder
plus d'avantages. Platon avait déjà associé au caractère violent de Calliclès
(Gorg., 508a) la pléonexie ; voir également Lois, III, 691a.
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97. Le conflit interne (stásis) s'oppose à l'harmonie des esprits, qui est la
véritable concorde (homonóia) et l'amitié (philía). Notons que dans le
fragment conservé du discours de Thrasymaque (DK 85 ; B1), le sophiste
est très attentif au rôle dévastateur de la discorde et il plaide pour l'harmonie
et la réconciliation entre les parties. Ici, Platon introduit le parallèle entre
les effets de l'injustice dans la cité et dans l'individu (352a). Ce rapport est
plus qu'une simple comparaison, puisque tout le livre IV sera consacré à
montrer la structure commune de l'âme et de la cité. Voir infra, 434d, 441c.
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98. Dans le plaidoyer de Socrate, cette affirmation pourrait être une réplique
directe à une position de Thrasymaque, rapportée par Herméias (In Phaedr.,
239, 21 Couvreur = DK, 85 ; B8) : « Thrasymaque a écrit dans un discours
quelque chose comme ceci : à savoir que les dieux ne jettent nul regard sur
les choses humaines, car sans cela ils ne se désintéresseraient pas de ce qui
est le plus important parmi les biens propres aux hommes : à savoir la
justice. » Pour la justice des dieux, voir Philèbe, 39e, Lois, IV, 716d, et
infra, 383e, 612e.
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99. Première occurrence dans le dialogue du concept de fonction propre
(érgon), destiné à jouer un rôle de premier plan dans la définition des vertus
constitutives de la cité et de l'âme individuelle (II, 369e). La définition de
l'excellence suppose en effet qu'on ait précisé au préalable le sujet de cette
excellence. En procédant par le moyen d'analogies matérielles (par ex. la
fonction propre d'une serpette), Platon isole la fonction propre : ce qu'une
chose ou un sujet réalise plus parfaitement que les autres (352b, mais
également Gorg., 468b, 499e). À chaque fonction propre est associée une
excellence et dans le domaine moral, cette excellence est qualifiée de vertu.
C'est l'excellence propre de l'âme (353d), elle doit régir et diriger. Le thème
est constant dans la pensée de Platon (par ex., Phèdre, 246b, Crat., 400a, et
Phédon, 94b). Il s'agit d'une doctrine métaphysique qui engage toute
l'éthique et Socrate l'introduit ici sur le mode d'un axiome plutôt que comme
une position à démontrer. Le terme grec aretḗ soutient l'une et l'autre. Sur
l'histoire de ces concepts, voir S. Darcus-Sullivan (1995 : 123-173). Cette
histoire montre une évolution de la signification matérielle (qualité d'une
chose, d'un être) vers la signification morale et la doctrine de la vertu.
L'opposé de l'excellence est le défaut (kakía), qui dans le domaine moral
devient le vice.
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100. Le thème du bonheur du juste commande l'ouverture et la fermeture du
dialogue, par la double figure de Céphale et d'Er le Pamphylien. La
perspective de l'immortalité en effet n'est pas indifférente à la démonstration
de l'essence de la justice, même si elle fait l'objet principalement du
Phédon. Le bien vivre, le thème existentiel de plusieurs dialogues
socratiques (par ex., Charm., 172a), marque sa supériorité sur l'immoralité
de Calliclès et de Thrasymaque. Platon raccorde donc cette recherche sur la
justice avec la préoccupation morale et métaphysique de l'ensemble des
dialogues, une recherche sur la vie bonne qui ouvre sur l'immortalité.
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1. Au livre VIII, Platon présente son frère Glaucon comme un tempérament
typique de la timocratie, en raison de son ardeur à combattre (548d). Son
portrait dans la République résulte de notes vivaces, comme son amour des
animaux (V, 459a), son expérience dans les choses de l'amour (V, 474d), qui
font de lui un homme véritable, andreiótatos.
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2. Glaucon souhaite que l'argument soit développé jusqu'à son terme, et ce
n'est pas tant la démission de Thrasymaque qu'il déplore que ce qui se
présente comme l'interruption de la recherche. Son propos consiste à la
relancer sur de nouvelles bases, en se faisant le porteur des opinions de
ceux qui valorisent l'injustice. Ce n'est donc pas sa position personnelle qu'il
exposera, comme il le répète à plusieurs reprises, mais l'opinion de ceux qui
font grand cas de l'injustice quand elle peut demeurer impunie. La fable de
l'anneau de Gygès est introduite dans ce contexte et on peut la considérer
comme le condensé d'une anthropologie philosophique pessimiste, où la
moralité de la justice est le seul résultat de la contrainte sociale.
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3. Cette locution doit s'interpréter littéralement et signifie que dans tous les
cas, c'est-à-dire absolument, la justice est préférable à l'injustice.
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4. La classification des biens proposée ici par Glaucon repose sur la
distinction de base entre ce qui est bien en soi et ce qui est bien en vertu de
ses conséquences. Platon va soutenir que la justice appartient à la catégorie
des biens qui sont excellents à la fois en eux-mêmes et pour leurs
conséquences. La discussion sur cette distinction s'est beaucoup développée
dans le commentaire analytique contemporain, en particulier chez T. Irwin
(1995) et N. White (1984). L'objet de la discussion se concentre sur la
notion de bien en lui-même : Platon présente-t-il un argument clair,
susceptible de dégager un bien en soi de toutes ses conséquences ? Par
exemple, le plaisir ou le bonheur. Plusieurs interprètes ont en effet noté
qu'alors qu'il annonce une défense de la justice en tant que bien souverain,
l'argument de la République expose plutôt la justice comme un bien qui
produit le bonheur. La doctrine de Platon est-elle un eudémonisme ? Ou
encore un utilitarisme ? T. Irwin propose une interprétation suivant laquelle
Platon ne confond pas la justice et le bonheur, mais considère la justice
comme une composante de la définition du bonheur. Cette interprétation est
critiquée à juste titre par N. White, qui se concentre pour sa part sur la
nature du lien de conséquence entre un bien et ce qui en découle : selon lui,
il ne faut pas durcir, en ayant recours à des catégories modernes, un lien de
causalité que Platon cherche précisément à analyser pour dégager la justice
en elle-même, c'est-à-dire la possibilité d'une justice considérée absolument.
À cet égard, la comparaison avec la position aristotélicienne dans l'Éthique
à Nicomaque (I, 4, 1096b13-16) montre l'enjeu d'une distinction du bien en
soi et de l'utile. Autres passages sur la classification des biens : Gorg.467e,
Phil., 66a, Lois, I, 631b (les biens humains et les biens divins), et II, 697b
(priorité des biens de l'âme).
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5. La notion d'un amour du bien en lui-même est illustrée ici par l'exemple
de la joie et de plaisirs innocents. Ce bien en soi est-il déjà l'expression du
bien du livre VI (509b), celui qui est au-delà de l'être et dont l'appréhension
dépasse la connaissance de la raison ? Dans l'interprétation de l'éthique de
Platon, la réponse de Socrate est ici d'une importance cruciale : il existe un
tel bien, aimé pour lui-même et sans égard pour ce qui en découle. Ce bien
absolu, reconnu comme objet ultime de la recherche éthique, impose donc
une interprétation de la doctrine de la justice qui, au terme du parcours
allant du livre II au livre IX, identifiera la justice et le bien. On ne peut
facilement admettre une lecture eudémoniste ou utilitariste de l'éthique de la
République. Pour les plaisirs innocents, voir Lois, II, 667e.
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6. Cette réponse, au premier abord, étonne. Compte tenu de la position de la
question, on attendrait que l'espèce la plus belle soit la plus souveraine,
celle du bien en lui-même. Platon classe la justice dans la seconde espèce,
celle qui conjugue le bien en lui-même et ce qui en découle ; être juste est
assimilé à être réfléchi, à voir, à être en santé. N'est-ce pas une réduction,
dans la mesure où la vue n'est pas un bien en soi, mais un bien en raison de
ce qu'elle rend possible ? C'est sur la base de cette réponse que plusieurs
interprètes ont cherché à placer la doctrine platonicienne du bien dans une
forme de conséquentialisme. Il faut cependant observer l'incongruité dans
l'exposé des conséquences : Platon présente d'abord des conséquences de
type fonctionnel (comme la vision) et des conséquences qui sont de purs
avantages matériels (comme des gratifications). La distinction de fond
réside donc entre la première et la deuxième espèce, prises ensemble et
proposées comme objet de l'analyse philosophique, et la troisième espèce,
l'espèce de la simple utilité, considérée comme inférieure. La justice
considérée en soi, dans l'âme (358b5-6), est d'abord distinguée de ses
conséquences vulgaires ; son association au bonheur demeure par contre
bénéfique et constitue la question philosophique de la République. Comme
la reprise du livre IX le montre, le bonheur de l'existence du juste, aussi
bien dans sa vie qu'après la mort, n'est pas la justification de la justice, mais
pour ceux qui sont à la recherche d'une motivation, il peut représenter
l'incitatif susceptible de convertir leur vie. Engagés sur ce chemin, ils
découvriront que le bonheur véritable n'est pas la conséquence matérielle de
l'existence juste, il en est un corollaire fondamental : c'est la justice qui
détermine le bonheur authentique.
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7. Cette expression permet d'éclairer la question des conséquences : la
puissance de la justice réside dans ce qu'elle produit, l'existence juste qui
seule permet un bonheur authentique. L'aspect dynamique (dúnamis)
introduit ici une effectivité de l'existence juste, dont l'argument de Glaucon
constitue l'exploration.
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8. Locution principielle de la métaphysique, cette expression constituera
d'abord le langage de la forme intelligible, séparée du sensible et existant
donc en soi et par soi. Il serait exagéré de penser pouvoir retrouver ici cet
usage métaphysique, alors que Glaucon ne fait que proposer un dégagement
de la justice de ses conséquences. C'est l'objet de sa requête philosophique
(358d2).
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9. La distinction entre la nature de la justice et son origine (aussi 358e2,
359b4-5) ne donne pas lieu à un exposé rigoureusement séparé.
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10. Ce thème est présent dans plusieurs dialogues de jeunesse, et Platon n'a
cessé de le discuter : d'une part, la thèse forte de l'éthique socratique (subir
l'injustice vaut mieux que la commettre) appartient aux axiomes de la
philosophie de Platon. Cette thèse est par ailleurs dégagée ici de ce qu'on
appelle le paradoxe socratique, à savoir que nul ne fait le mal de son plein
gré. C'est plutôt la thèse symétrique qui est présentée dans sa version
populaire : nul ne fait le bien de son plein gré, mais seulement sous la
contrainte de la loi. Dans l'exposé de Glaucon, qui rapporte une position
proche de la thèse de Calliclès (Gorg., 482 sq.), ce n'est pas tellement la
motivation morale qui semble mériter discussion, mais la mise en situation
de la justice dans la société : les opinions qu'il rapporte ont toutes trait au
fait que la justice est inutile et que seule l'apparence de la justice mérite
d'être poursuivie. Le contexte de discussion est donc très différent de celui
du Protagoras, par exemple, puisque c'est d'abord la dimension sociale qui
est soumise à discussion, et non pas la psychologie morale de l'individu
considéré isolément. Sur le caractère naturel du mal, et l'état originel de
guerre entre les hommes, voirs Lois, I, 626a.
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11. Déjà exposée dans le Gorgias (483b), cette position sur l'origine des lois
reçoit ici un traitement plus nuancé : ce ne sont pas seulement les forts qui
exploitent les faibles par les lois, mais tous, en raison de leur expérience de
l'injustice, croient nécessaire de se contraindre mutuellement par
l'institution des lois. L'origine des lois serait donc la volonté commune de
restreindre l'exercice de l'injustice. Non pas cependant en raison du bien que
constituerait la justice en soi, mais en raison du fait que l'injustice a des
conséquences désastreuses qu'il s'agit de contenir. Le bien n'est donc pas
aimé pour lui-même, mais seulement négativement : en raison de
l'impuissance à commettre l'injustice. S'il possède l'impunité, chacun
choisira plutôt l'injustice : cette conception populaire, véhiculée par
Glaucon, qui prend soin de s'en distancer, représente un pessimisme que
vient renforcer la fable de l'anneau. Platon, en faisant exposer cette doctrine
par Glaucon, ne donne pas nécessairement son appui à ce contractualisme
primitif et on notera que Socrate, sans le contredire, n'en fait pas le
fondement de la réflexion politique qu'il s'apprête à élaborer. Voir Théét.,
172b, et Lois, X, 889e, sur l'origine sociale des lois : les lois ne sont pas
dans la nature, elles résultent de la téchnē, soutient l'Athénien. Voir
R. E. Allen (1987).
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12. La construction étonne, le terme féminin (pleonexían) étant suivi du
pronom neutre ; mais on en a observé (B. Jowett, ad loc.) d'autres exemples
(Théét., 146e). La nature en son entier est donc animée de cet appétit du
gain, de cette recherche d'une possession supérieure et inégale. Seule la loi
peut contraindre cet appétit à respecter la norme de l'égalité. Cette
contrainte exercée par la loi semble inspirée du passage du Gorgias (484b),
où Platon cite un vers de Pindare (frag. 169 Maehler : « La loi est reine de
tout chez les mortels et les immortels ») ; voir aussi Protag., 337d. L'égalité
résulte de la loi, on ne saurait la rechercher dans la nature.
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13. Même si le récit d'Hérodote (I, 8-13) évoque l'histoire de Gygès lui-
même, qui séduisit l'épouse du roi Candaule, mais sans avoir recours au
charme d'un anneau, et même si Platon lui-même au livre X de la
République (612b) parle simplement de l'anneau de Gygès, la leçon des
manuscrits est claire : il s'agit d'un ancêtre de Gygès. Voir la discussion de
J. Adam, ad loc. (app. I, vol. I : 126 sq.)
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14. Ce terme, isótheon, est rare chez Platon. Par exemple, Phèdre, 255a1, et
258c2 ; infra, VIII, 568b4. Il exprime ici la prétention à un pouvoir qui
dépasse les capacités humaines et n'est pas dépourvu d'ironie
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15. Formulation rigoureusement antithétique de la position socratique, qui
pose que personne ne fait le mal de son plein gré. Voir infra, 366d.
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16. Passer inaperçu est certes le sommet de l'art, voir Protag., 317a. Le
médiocre (phaûlon, a4) est donc simplement le malhabile.
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17. Reprenant l'expression de Thrasymaque (I, 344a), Glaucon évoque
l'injustice la plus accomplie, la parfaite injustice, celle qui conjugue la
perversité de l'apparence juste à la vilenie complète.
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18. Littéralement, par le fait qu'il ne ramollit pas sous l'effet de la mauvaise
réputation. Une image empruntée au vocabulaire des larmes, signifiant le
fait de fondre, de se laisser atteindre.
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19. Ce portrait du martyre du juste est déjà présent dans le Gorgias (473c),
où il préfigure l'exposé du présent livre. Voir également, infra, livre X,
613e, sans compter la référence au supplice du philosophe, lors de son
retour dans la cité après la sortie de la caverne (VII, 517a). Dans ces trois
descriptions, les sévices infligés au juste sont évoqués avec vivacité, dans
une description qui fait écho, il n'est pas permis d'en douter, à la mort de
Socrate.
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20. Platon fait référence ici aux Sept contre Thèbes, vers 592 : « car il ne
veut pas paraître le meilleur, il veut l'être », dont il cite juste après les deux
vers suivants.
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21. Selon l'exposé de la conception populaire, c'est l'injuste qui mène une
existence authentique, proche de la vérité ; la vérité pour lui, c'est la réalité
de l'injustice, et non pas l'apparence, requise socialement, de la justice.
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22. Glaucon ne fait que reprendre les positions de ceux qui, dans la foulée
des propos de Thrasymaque, formulent des arguments cyniques en faveur
de l'existence injuste, allant jusqu'à faire de l'injustice une existence choyée
des dieux.
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23. Peut-être repris d'Homère (Od., XVI, 97 sq.) ; voir également
Xénophon, Mém., II, 3, 19.
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24. Alors que Glaucon s'est attaché à faire l'éloge de l'injustice (358d),
Adimante va s'attacher à faire l'éloge de la justice.
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25. C'est-à-dire pour son mérite en tant que vertu, mais au contraire pour ses
conséquences. La présence du pronom (autò, a1) ne renvoie pas à la justice
en soi, qui serait la forme de la justice, mais à son mérite intrinsèque.
Comparer avec Protag., 361a.
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26. Citation de Hésiode (Travaux, 230), légèrement modifiée par Platon.
Adimante recourt aux grands textes de la culture classique pour fonder la
doctrine morale de la rétribution du juste, une doctrine courante dans la
sagesse grecque. La justice comme mérite appartient à la culture
traditionnelle et déjà Hésiode affirmait : « Je veux aujourd'hui cesser d'être
juste, et moi, et mon fils : il est mauvais d'être juste, si l'injuste doit avoir
les faveurs de la justice ! Mais j'ai peine à croire que telles choses soient
approuvées par Zeus le prudent » (Travaux, 270-73). Platon reprend donc
ici la morale traditionnelle qui veut que les dieux récompensent le juste par
la prospérité et par une postérité florissante. Voir en ce sens également
Homère, Od., V, 7, avec la discussion de A.W.H. Adkins (1960 : 61-85).
Pour le recours à l'autorité, voir déjà Hérodote, II, 53.
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27. Homère, Od., XIX, 109-113.
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28. L'évocation des châtiments de l'Hadès rappelle le Phédon (69c) et le
Gorgias (493b). Qu'ils soient attribués injustement aux justes, ou
simplement présentés comme la rétribution de l'injustice, ces châtiments
sont pour Platon le résultat d'une imagination inutile, car les châtiments
véritables résident ailleurs, c'est-à-dire dans le mal lui-même qui est bien
au-delà de toute eschatologie mythique. Toute perspective de justification
par la rétribution est d'emblée inférieure à une justification philosophique
intrinsèque. Le mythe final du livre X présente une position différente,
puisque la représentation des châtiments y est décrite dans un but moral. Le
fils de Musée est sans doute Eumolpe. Voir Protag., 316d, et sur ce sujet
E. Rohde (1952 : 369).
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29. Allusion probable aux initiés de l'orphisme, dont les banquets sont
décrits dans l'Axiochus (371c-d), mais aussi sans doute aux délices promis à
Héraklès (Od., XI, 602, et Pindare, Ném., I, 71). Pour l'ensemble des
récompenses et châtiments, voir Hésiode (Travaux, 285) et Hérodote (VI,
86).
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30. Voir infra, VII, 533d, avec l'allusion orphique de Phédon, 69c :
« Quiconque arrive dans l'Hadès sans avoir été admis aux Mystères et initié
sera couché dans le bourbier ; mais celui qui aura été purifié et initié
partagera, une fois arrivé là-bas, la demeure des dieux. »
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31. Cette opposition entre le discours des poètes et le discours populaire
renvoie au contenu de l'opinion courante, de la sagesse traditionnelle que
Platon contraste ici sur les textes des poètes. Voir plus loin, 366e, pour la
même opposition et Phèdre (258d).
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32. Première mention de la vertu de modération, associée à la justice. Les
listes de vertus étaient un lieu commun de la morale traditionnelle. Sur
l'histoire des listes de vertus, et notamment de la modération (sōphrosúnē),
voir la riche étude de H. North (1966). Pour Platon, voir L. Brisson (1993).
Sur la difficulté de la vertu, comparer Protag., 339b, citant Simonide.
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33. Cette théologie populaire, véhiculée par les poètes, fait du destin des
hommes l'objet du caprice des dieux, une conception que Platon condamne
plus encore que la doctrine de la justification par la rétribution évoquée plus
haut. Non seulement parce qu'elle donne lieu à l'exercice de la
charlatanerie, mais parce qu'elle est arbitraire et dépourvue de tout
fondement. Voir Sophocle, Philoctète, 447-452, et Euripide, Ion, 1621 :
« Oui, qui voit sur son toit s'acharner le malheur, doit reprendre courage et
garder son respect pour les dieux ; car les bons trouveront récompense à la
fin : les méchants resteront misérables ! » (trad. Parmentier et Grégoire).
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34. J. Adam, ad loc., pense qu'il s'agit ici de confréries orphiques, décrites
par Théophraste (Caractères, 16). Voir P. Foucart (1873 : 153-157). Que les
dieux ne se laissent pas persuader de servir le caprice humain, Platon le dit
dans l'Euthyphron (13d).
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35. Citation d'Hésiode (Travaux, 286-89), reprise dans les Lois, IV, 718e et
dans le Protagoras, 340d, sous une forme légèrement augmentée. Voir
également Phèdre, 272c, et Xénophon, Mém., II, 1, 20. Platon montre
comment on peut modifier le sens du vers d'Hésiode, puisque le poète, loin
de vanter la facilité du vice, montre plutôt l'effort requis pour la justice.
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36. Citation d'Homère, Il., IX, 497, légèrement modifiée. Dans son discours
à Achille, Phénix l'enjoint de ne pas se durcir ; même les dieux, lui dit-il, se
laissent fléchir par des offrandes et des prières. Platon a rejeté cette position
dans les Lois, IV, 716e, et X, 905d.
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37. Quelle connaissance Platon avait-il d'un corpus de textes orphiques ?
Déjà, le Phédon, 69c, et le Philèbe, 66c font allusion à une doctrine bien
constituée. B. Jowett, ad loc., évoque le témoignage d'Euripide (Hippolyte,
953, et Alceste, 967) sur l'existence d'un corpus orphique. L'association de
Musée et d'Orphée était courante dans le contexte des cultes d'Éleusis :
Orphée enseignait les mystères, alors que Musée était guérisseur et devin.
Platon en fait les enfants des Muses et de Selènè, la Lune, et il les évoque
ensemble dans l'Apologie (41a) et le Protagoras (316d). Hérodote (II, 53)
soutient qu'il n'y a pas de poètes antérieurs au couple Homère-Hésiode et
qu'en conséquence Orphée et Musée leur sont postérieurs. Voir
M.L. Morgan (1990 : 111-114, et 1992).
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38. Les rites associés à la vie de « là-bas », c'est-à-dire de l'Hadès, sont
associés aux mystères éleusiniens et il n'est pas dans l'habitude de Platon
d'en présenter une image négative. Dans le Phédon (69c), les initiations sont
une approximation de la pensée philosophique ; voir également Banq., 203a
et 215c, et Euth., 277d. Métaphore du passage à la connaissance, les
mystères permettent l'accès au sens de l'expérience philosophique comme
conversion de la pensée et conviction de l'immortalité.
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39. Fragment de Pindare, cité notamment par Cicéron (Ad Atticum, XIII,
38) et restitué par Bergk (frag. 213 Maehler).
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40. Fragment de Simonide (Scholie sur Euripide, Oreste, 782 = PLG frag.
76 Bergk).
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41. Le terme skiagraphía désigne les peintures en trompe l'œil et Platon y
recourt comme à une représentation illusoire, le contraire même du réel.
Dans le Phédon (69c), il oppose la vertu authentique, qui réside dans la
pensée, au trompe-l'œil de la vertu, qui est un échange de plaisirs et de
peines. Voir plus loin, dans le contexte de l'ontologie du réel et des
phénomènes, VII, 515d, 523b et 532c ; VI, 510a ; et X, 602d. Sur la
question de la peinture, voir E. Keuls (1978).
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42. Évocation d'un vers du poète Archiloque (c. 650), qui avait associé la
ruse et le renard dans ses poèmes (frag. 224 Lasserre-Bonnard). Pour le
présent passage, voir frag. 190.
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43. La différence entre les unes et les autres n'est pas toujours claire : ces
associations politiques sont plus ou moins l'équivalent de partis, exigeant
des serments d'allégeance (voir Thucydide, VIII, 54). Le succès de la
Tyrannie des Trente, pour ne mentionner qu'un exemple, fut le résultat des
actions d'associations de ce genre. Platon les présente ici comme le refuge
de ceux qui mènent une vie d'injustice. Voir Apol., 36b, et Théét., 173d. Un
passage des Lois laisse entendre que Platon interdirait toutes ces
associations (IX, 856b). Voir S.S. Monoson [2000 : 195].
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44. Dans l'exhortation du livre X des Lois (885b), Platon classe en trois
attitudes l'impiété : croire que les dieux n'existent pas, croire qu'ils existent
et n'ont aucun souci des affaires humaines ; croire qu'ils sont faciles à
fléchir par des prières et des sacrifices. Voir aussi Lois, XI, 948c.
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45. Probablement des divinités orphiques, comme Déméter ou Dionysos et
Hécate. Voir la discussion de M.L. Morgan (1990 : 108-123).
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46. L'association de ces cités aux cultes à mystères donne à penser que
Platon évoque ici l'exemple d'Athènes, qui avait intégré les cultes d'Éleusis.
Voir W. Burkert (1992).
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47. La postérité de Musée et d'Orphée (supra, 364e), point de départ de la
lignée des poètes et des interprètes de la volonté des dieux. Tout ce passage
oppose la théologie orphique de la libération des fautes aux exigences plus
élevées d'une justice absolue, que Platon présente sans possibilité de
rédemption par la prière ou les sacrifices.
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48. En quoi consiste cette theía phúsis ? L'origine divine de la vertu, et du
naturel élevé qui permettra d'identifier le philosophe, est une question
récurrente chez Platon. Plus loin (VI, 492e-493a), il affirmera que ce naturel
divin excède la naissance et l'éducation : le vertueux constitue une
exception, il est l'objet d'une dispensation divine. On peut le rapprocher de
cette theía moîra (Ménon, 99e ; Lois, I, 642c) qui distingue le philosophe et
le vertueux.
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49. Cette première mention du thème du gardien (phúlax) annonce la
nécessité des gardiens philosophes pour protéger la cité de l'injustice,
puisque individuellement personne n'est préparé, dès son enfance, au choix
de la justice. Voir le passage parallèle, Gorg., 472d-481b.
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50. En revenant sur la classification des biens qui a servi de point de départ
à l'exposé, Adimante insiste davantage sur la valeur intrinsèque de la justice
que sur la conjonction des avantages et du bien en soi. Le bienfait de la
justice, ce en quoi elle est secourable (oninēsin, d3) peut donc être distingué
de ses conséquences utiles ou profitables, comme les récompenses ou les
réputations. L'argument est conclu en identifiant la justice au bien et
l'injustice au mal, considérés absolument.
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51. Socrate évoque ici la figure d'Ariston, comme le fragment qui suit le
confirme, et non pas Thrasymaque, comme J. Adam le supposait. Le jeu de
mots sur la signification de son nom (áristos, excellent) est explicité en IX,
580c. Il s'agit du père de Platon, d'Adimante et de Glaucon. Quant à l'amant
de Glaucon, désigné comme son erastḗ s, P. Shorey (ad loc.) pense qu'il
pourrait s'agir de Critias. Le segment central est un fragment poétique,
d'origine inconnue (= West, 1971, Adespota, 1).
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52. Bataille de 409 av. J.-C., décrite dans Diodore de Sicile (XIII, 65), l'un
des nombreux conflits entre Athènes et Mégare. Cette date crée un léger
anachronisme pour la date dramatique du dialogue : s'il faut la situer en
410, pour des motifs littéraires (voir Introduction), la référence à cette
bataille la ferait placer un an plus tard.
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53. Socrate introduit ici, par le moyen d'une analogie avec la lecture de
petits et de grands caractères, ce qu'il est convenu d'appeler le motif
psychopolitique. Le but de la recherche est de saisir la nature de la justice
dans l'âme, mais comme on n'y parvient pas, on peut tenter de l'appréhender
sur un registre où elle sera plus manifeste, celui de la cité. Dans un passage
du Politique (277d-278b), Platon recourt également à une analogie
linguistique, celle des syllabes, pour progresser du simple au complexe. Les
sujets complexes requièrent l'usage de paradigmes (277d1). Cette analogie
intervient ailleurs (Théét., 205d-206a, et infra, IV, 402a). De manière
semblable, la méthode psychopolitique est introduite par l'analogie de la
lisibilité de caractères, la cité constituant une écriture plus lisible que l'âme,
parce que plus étendue. La fécondité de ce parallèle se révélera dans le
développement de l'argument, en particulier dans la doctrine de la vertu.
Voir sur la méthode, Soph., 218c, et Pol. 286a. Pour l'ensemble, voir
T.J. Andersson (1971), une étude complète de la méthode et de l'analogie
structurale de l'âme et de la cité. La progression de l'analogie est souvent
rappelée par Platon en cours de route : 371e (fin de la description de la
cité), 372e (description de la cité malade), 376c (début du programme
éducatif), 392c (fin de l'exposé sur les discours) ; IV, 420b-c (objection
d'Adimante), 427d (fin de l'exposé de la cité juste), 434d (justice dans
l'individu), 472b (possibilité de la cité idéale) ; VIII, 545b (description du
déclin des cités) ; et IX, 577c (conclusion de l'argument du dialogue).
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54. Le dieu de la communication et des messages est ici associé à
l'interprétation de l'analogie constitutive de la méthode de la République.
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55. L'emploi du terme idéa s'entend ici de manière concrète, c'est l'objet de
la vision, la forme visible analogue aux petits caractères qu'il s'agit d'arriver
à lire. La référence au cadre et à la lisibilité laisse supposer que l'analogie
est stricte et à aucun moment Platon ne met en question l'idée que la nature
de la justice soit identique dans l'âme et dans la cité. Voir sur cette question
F.M. Cornford (1912), qui argumente pour la priorité de la tripartition
politique et le caractère artificiel de la tripartition de l'âme, et à l'opposé,
J. Annas (1999), qui interprète la cité politique comme métaphore de l'âme
individuelle.
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56. Au parallélisme âme et cité, Platon ajoute la perspective de la
généalogie : c'est en retraçant le développement de la cité que la formation
de la justice et de l'injustice apparaîtra avec clarté. L'examen demeure
théorique, puisqu'il s'agit d'une reconstruction rationnelle, et non pas d'une
véritable enquête qui aurait exigé un recours à l'histoire. Mais très
rapidement (II, 379a, et ensuite V, 458c), cette enquête devient une
entreprise de fondation : les participants à la discussion endossent le rôle de
fondateurs de cités, de législateurs. Cette transition de la généalogie à la
recherche d'une forme idéale s'opère sans que Platon n'intervienne pour la
marquer clairement. C'est l'irruption de l'injustice qui en est le motif
principal.
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57. En cours de route (IV, 420b), Platon modifie ce plan : l'exposé de la
justice sera réservé au livre IV, et l'injustice sera reportée à l'examen de la
corruption, aux livres VIII et IX.
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58. Cet exposé de la genèse de la cité primitive a une ambition historique
limitée et doit être mis en parallèle avec celui des Lois (III, 676a-680e), où
le projet est plus précis. On peut noter la présence de plusieurs aspects
idylliques (Pol., 269c), mais l'essentiel est la fondation économique et
sociale qui sera reprise pour la cité idéale, et notamment pour la séparation
des tâches.
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59. Socrate évoque d'abord l'absence d'autarcie économique, aucun membre
de la société n'étant autárkēs (b6) par lui-même. C'est le besoin réciproque
qui rassemble les êtres humains et transforme leur ensemble naturel en
véritable cité : la sunoikía (c4), qui est simple habitation en commun,
constitue une forme primitive, qui se dépasse dans la cité quand le lien
économique devient social. L'idéal de l'autárkeia était déjà présent chez
Démocrite (DK 68 ; B 246).
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60. La recherche philosophique qui s'amorce ici sera donc la restitution des
étapes par lesquelles s'instaure la cité. Au point de départ, il ne s'agit donc
pas encore d'une cité parfaite ou idéale, mais de la reconstitution de la cité
primitive, fondée d'abord sur les besoins (chreía, c10). La proposition d'une
recherche par le discours, en paroles (tō̂i lógōi, c9) en fait un travail
spéculatif ou théorique, par opposition à ce que serait un projet législatif
concret, pratique.
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61. Aristote (Pol., IV, 4, 1291a10-19) a critiqué ce passage, en le prenant à
la lettre, comme si Platon n'avait en vue qu'un ensemble de services
matériels et ne voyait pas que la cité se forme en vue du bien. Ce reproche
étonne, tant la perspective de la République semble précisément au
contraire la formation de la cité en vue du bien.
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62. La notion de tâche propre (érgon, 369e2, ta hautoû práttein, 370a4) est
destinée à jouer un rôle fondamental dans la généalogie des groupes
constitutifs de la cité idéale. En l'introduisant ici dans la description de la
cité primitive, Platon présente d'abord les tâches spécialisées des artisans et
hommes de métier. La sagesse consiste-t-elle à s'occuper de sa spécialité ?
Dans le Charmide (161e-163b), Socrate s'interroge sur le sens de
l'expression « s'occuper de sa propre activité », où il ne reconnaît pas une
définition satisfaisante de la sagesse. La diversité des talents et des
aptitudes est l'œuvre de la nature (370b1, 370c4) et elle ne résulte pas
simplement de l'exercice, de l'occasion (kairō̂i, c4) ou de la nécessité des
tâches. Ce principe, qui vaut pour la cité primitive, sera lourd de
conséquences quand il s'agira de tenir compte des talents naturels dans la
différenciation des groupes constitutifs de la cité idéale, et en particulier des
gardiens. Voir infra, III, 395b, et IV, 433a, et en parallèle, Lois, VIII, 846d.
Pour la discussion du principe, voir G. Vlastos (1977).
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63. Tous les usages des animaux domestiqués sont mentionnés, sauf le plus
habituel, celui de fournir la viande. Celle-ci appartient à la cité luxueuse
(373c). Dans le développement de la cité primitive, Platon distingue les
fonctions selon trois catégories : les besoins de base, les fournisseurs
d'outils, les pasteurs. Cette distinction correspond à une spécialisation
progressive, mais elle demeure spéculative. Par contre, l'intervention
postérieure du commerce pour des fins d'échange entre les cités semble
constituer une séquence différente.
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64. Ce passage se signale par l'omission de l'existence de l'argent ; tout est
effectué par l'échange de biens. Voir infra, 371c.
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65. Il s'agit des armateurs, qui travaillent en collaboration avec les
négociants (Gorg., 511d-e ; Pol., 290a).
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66. Platon distingue le groupe primitif de la fondation (sunoikía) de la
communauté d'association (koinōnía, b5) qui regroupe les activités
complémentaires. Ce vocabulaire de la fondation des cités, riche
d'implications politiques et économiques (voir Lois, V, 735b ; IV, 713a), a
été analysé dans la belle étude de M. Casevitz (1985 : 195 sq.).
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67. Platon passe rapidement sur l'institution de la monnaie, qu'il présente
comme un symbole de la transaction. Elle semble réservée aux échanges
dans la cité. Voir Lois, V, 742a, qui limite la possession d'argent, tout en
admettant la nécessité d'une monnaie commune aux cités grecques.
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68. Il s'agit encore de citoyens, et Platon évite de mentionner l'existence des
esclaves, sans doute parce qu'ils n'appartiennent pas au corps civique. Plus
loin, l'esclavage est réservé aux Barbares (V, 469b-470c). Voir sur ce point
G. Vlastos (1968 et 1973).
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69. On note en effet que l'alimentation est végétarienne, et que le bétail est
réservé aux travaux des champs. Le végétarisme était-il pour lui un idéal,
peut-être inspiré du pythagorisme ? Voir Lois, VI, 782a-d. Ces farines
étaient cuites de diverses manières, principalement à base d'orge et de blé.
Notons qu'il permet à ses militaires de manger de la viande (III, 404b), et
même de la viande de porc (373c), tout en ne se privant pas d'ironiser au
sujet de « ceux qui en mangent ». Voir la critique plus bas, lors de l'exposé
du régime des gardiens en III, 404d, et à l'occasion de la description de la
démocratie en VIII, 559b. Pour toutes les questions de l'alimentation en
Grèce, voir J. Wilkins et alii (1995).
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70. Le smilax est une plante à vignes, semblable au liseron commun. Voir
Euripide, Bacchantes, 107. Ce nom désignait aussi une variété de chêne en
Arcadie, et la scène que Platon décrit ici pourrait aussi bien évoquer des
couches de feuilles de chêne.
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71. Le contrôle de la population apparaît ici une condition de la prospérité
et de la paix (373d), et Platon y revient en IV, 421e-423c.
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72. Où se situe la frontière entre la cité primitive qui se satisfait de biens
fondamentaux, et cette cité du luxe, que Platon caractérise d'abord par les
banquets ? La première est la cité saine, c'est la cité authentique, véritable
(alēthinḕ , e6), alors que l'autre est remplie de phlegme (e8) et malsaine.
C'est cette cité remplie d'humeurs qui sera purgée (III, 399e). L'exposé de la
cité primitive se clôt ici ; vient ensuite, l'exposé des maux de la cité gonflée
d'humeurs (372e) qui vont exiger qu'elle soit purgée et dirigée par des
gardiens, dont l'exposé conduira à la dialectique des vertus du livre IV ; une
fois la justice découverte, la cité idéale des Gardiens philosophes, décrite
aux livres V-VII, pourra être considérée accomplie et l'exposé reviendra aux
maux des régimes politiques. Pour la cité malsaine, voir Lois, III, 691e. Voir
aussi, pour la critique du luxe (truphḗ ), P. Schmitt-Pantel (1992 : 452).
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73. Platon durcit le trait, en rangeant au nombre des biens de luxe, « de
toutes formes » (pantodapá, a4), comme les essences et le mobilier, les
compagnes de table et de couche, qu'il associera plus loin aux prostituées
corinthiennes (III, 404d). Ce passage, comme tant d'autres, est souvent cité
comme une critique du luxe athénien, que Platon identifie comme la cause
de la ruine aux mains de Sparte, austère et disciplinée.
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74. Littéralement, la faire croître en volume et en nombre, avec une nuance
nettement péjorative. Cette cité du luxe sera en effet remplie de fonctions
inutiles, et la liste que Platon en donne, dans son désordre qui lie pêle-mêle
les coiffeurs et les poètes, donne une indication de son mépris du luxe et de
l'ornement. Les poètes seront juste après l'objet d'une critique conduisant à
leur expulsion de la cité idéale (III, 399e). La conclusion du morceau par
l'ajout des porchers et des bestiaux (373c) ne manque pas d'ironie, après que
Glaucon eut qualifié la première cité de « cité de pourceaux ».
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75. L'expansion territoriale et les conquêtes motivées par le désir de
richesse apparaissent donc comme les premières manifestations de
l'injustice : une cité qui saurait se maintenir dans l'état d'austérité
développerait-elle l'injustice d'une autre manière ? Platon n'envisage pas
cette possibilité : pour lui, le franchissement de la limite des biens
nécessaires (373e) constitue le mal originaire. Au livre VIII (547a sq.), ce
désir de luxe est présenté comme la cause la plus importante de la
dégénérescence du régime juste. De même, la chute de l'Atlantide (Critias,
120d). Voir aussi Phédon 66c, Protag. 354b. Une cité en paix devra
protéger son territoire (Lois, VI, 760e et 778e). Cette théorie de la pleonexía
centre donc l'analyse platonicienne de la guerre essentiellement sur une
détermination économique. Y. Garlan (1989 : 32) remarque que jamais, pas
plus chez Aristote que chez Platon, la réflexion ne cherche à prendre en
charge la coexistence des cités et leurs intérêts rivaux. Leur analyse est
centrée sur la cité autosuffisante et bien gérée. La formation des guerriers,
la stimulation du courage deviennent très importants. Mais n'y a-t-il pas
d'autres motifs pour un état aussi permanent, des motifs qui seraient plus
politiques que strictement économiques ? N'est-il pas question d'étendre une
domination, de créer des alliances, de forger des hégémonies ?
L'impérialisme repose certes d'abord sur la puissance acquise par la
richesse. Platon est proche de Thucydide, dans sa réflexion sur les causes de
la guerre du Péloponnèse : les Spartiates craignaient d'abord la richesse
croissante d'Athènes. Voir C. Mossé (1995).
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76. Cette remarque n'est pas banale ; dans la suite du dialogue, Platon
distinguera la guerre entre les cités (pólemos), qui peut être nécessaire et
bénéfique, et la dissension, la discorde (stásis), un conflit interne à la cité et
qui est toujours néfaste. Les guerres sont causées par le besoin économique
(Phédon, 66c). La doctrine de la justice cherche d'abord à enrayer la
dissension interne des cités ; pour ce qui est de la justice entre les cités, dont
le terme serait la fin des guerres, Platon ne semble pas vouloir l'envisager.
Sur la discorde et le thème de la stásis, voir N. Loraux (1997).
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77. Dans la cité primitive, on aurait pu attendre que Platon confie à chaque
membre de la cité la responsabilité de la défense et le service militaire, mais
il considère ici un stade plus développé, ou même déjà réformé, où l'armée
correspond à un métier spécialisé. La surprise de Glaucon (a3) est celle d'un
Athénien, la spécialisation militaire étant plutôt une caractéristique de
Sparte. Ce passage est l'occasion d'un développement sur la spécialisation,
où Platon voit un engagement de la totalité de la vie humaine. Chaque tâche
exige qu'on s'y consacre entièrement, de la jeunesse à la vieillesse, excluant
donc ainsi tout changement et ne tenant aucun compte de la polyvalence à
l'égard de tâches différentes. Ce principe de spécialisation extrême renforce,
sur le plan de la structure sociale, le caractère fixe et rigide des assignations
fonctionnelles et restreint la mobilité ascendante de ceux qui pourraient
légitimement prétendre quitter le registre des métiers et de la production
pour atteindre les responsabilités militaires et politiques. Voir sur ces
questions Y. Garlan (1989) et V.D. Hanson (1990).
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78. Déjà introduit (II, 367a), ce terme (phúlax) est ici employé pour la
première fois au sens de la fonction dans la cité. Il appartient d'emblée à la
classe des protecteurs de la cité et Platon, en l'introduisant, ne distingue pas
avec précision la fonction militaire et la fonction de gouvernant. Les
militaires seront nommés plus loin auxiliaires (epíkouroi, III, 414b), alors
que les gardiens, eux qui sont les gardiens véritables (428d), seront les
gouvernants (árchontes, III, 389b et 412b). Il s'agit d'une fonction (érgon),
qui requiert un art, une expertise (téchnē), un soin (epimeleía) et des
dispositions naturelles (phúsis, e4) qui justifieront plus loin un programme
éducatif spécialisé.
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79. Platon associe à l'occupation (epitḗ deuma), qui est l'office particulier de
chaque fonction, une disposition naturelle (epitēdeía phúseōs), c'est-à-dire
une aptitude développée par la pratique et l'exercice d'une tâche
particulière. Dans la doctrine de l'éducation qu'il s'apprête à proposer, la
notion du « naturel » requis pour les tâches les plus élevées de la cité
comprendra aussi bien les aptitudes physiques et techniques
qu'intellectuelles et morales. Ce naturel (375a2) du jeune homme bien né
constitue une aptitude spécifique pour la tâche la plus importante, la garde
de la cité. La comparaison avec le jeune chien de race rend problématique
la qualification « bien né » pour le jeune homme qu'on s'apprête à choisir :
le rapprochement de gennaíon et de eugenoûs signifie que Platon ne pense
pas d'abord à la naissance aristocratique, mais surtout aux qualités
naturelles, en particulier les aptitudes physiques (vivacité, force) qui sont la
base du courage, vertu fondamentale du gardien-guerrier.
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80. La difficulté de traduire ce terme (thumoeidḕ s) varie selon les langues.
Là où l'anglais a tendance à préférer spiritedness, par exemple
G.M.A. Grube, le français se trouve un peu dépourvu et les traducteurs
hésitent entre un vocabulaire moral (la colère) et une expression purement
psychologique (l'ardeur, l'impétuosité, le cœur ou le désir). Quand il
l'introduit ici comme déterminant du courage, Platon associe à la disposition
belliqueuse une forme de rage ou de colère, une impétuosité qui maintient
le combattant dans son attitude et le conduit à la victoire. Il s'agit, pourrait-
on suggérer, d'une énergie qui tient de la force du désir. Ici, le terme est un
adjectif qui est formé sur le thumós (b1) et signifie ce qui est de l'espèce du
thumós, une forme d'ardeur colérique. Mais comme cette énergie n'est pas
purement physique, il s'agit d'une énergie de l'âme (b7). Au livre IV, ce
terme va acquérir un statut conceptuel de grande importance, puisqu'il va
devenir l'instance intermédiaire de la psychologie de Platon. Pour l'histoire
du concept, voir S. Darcus Sullivan (1995 : 54-69) ; pour une étude de sa
formation, voir W. Jaeger (1946), qui fait l'hypothèse d'une origine
médicale. Platon le reprend peut-être du langage de Socrate, ce que suggère
J. Adam citant Xénophon (Mém., IV, 1, 3). Voir infra, IV, 439e et l'étude de
A. Hobbs (2000 : 8 sq.).
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81. Fragment d'Héraclite, repris d'Aristote (Éthique à Eudème, II, 7,
1223b23) : « Il est difficile de combattre la colère, car elle l'emporte au prix
de la vie » (frag. 100 Conche).
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82. L'association de la douceur et du courage rempli d'ardeur constitue le
portrait moral de l'homme politique (Pol., 306a-311c), dont l'équilibre se
construit entre une audace excessive et une mollesse sans courage. Voir
infra, III, 410b sq., IV, 441e, VI, 503b-c, et Théét., 144a-b. De même ici, le
thumoeidès et le naturel doux sont complémentaires et également
nécessaires à l'excellence du gardien.
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83. Le terme général, eikṓ n, a ici le sens d'un moyen de comparaison.
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84. Cette comparaison avec les chiens est récurrente dans le portrait des
gardiens (cf. infra, V, 451d pour le recrutement des femmes). Platon évoque
ici un trait traditionnel des chiens gardiens, déjà présent chez Héraclite :
« Les chiens aboient seulement contre celui qu'ils ne connaissent pas »
(frag. 8 Conche) et repris chez Aristote (Pol., VII, 7, 5, 1327b38 sq.). Citant
ce passage de la République, Aristote attribue au thumós, faculté de l'âme,
le sentiment de la philía envers les amis. Ce flair de reconnaissance, Platon
va le qualifier de philosophique (376b1). On peut rappeler le retour
d'Ulysse (Od., XVI, 4-10), alors que les chiens n'aboient pas devant
Télémaque.
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85. L'expression est complexe, puisqu'il s'agit de l'ensemble des qualités et
aptitudes naturelles qui caractérisent celui qui pourra accéder aux
responsabilités du philosophe dans la cité. Il ne s'agit pas seulement du
tempérament ou du caractère, mais aussi des vertus morales. Sur ce
passage, et sur toute la doctrine platonicienne du naturel philosophe, voir
d'abord l'étude très complète de M. Dixsaut (1985). Premier emploi (e10)
dans le texte de la République du terme philósophos. On peut noter à la
suite de J. Adam que dans l'exposé des livres II-IV, c'est surtout la portée
morale de la philosophie qui est soulignée, la sagesse étant d'abord de
l'ordre du caractère et de l'agir ; ensuite, à partir du livre V (473b), la portée
est nettement plus intellectuelle. Voir pour le naturel philosophe, V, 455c.
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86. Philomathès, qualificatif déterminant du philosophe, amoureux de la
connaissance (voir infra, III, 411d, IV, 435e, V, 475c, VI, 485d et 490a, VII,
535d, et IX, 581b). Ce terme apparaît aussi dans le Phédon (67b, 82c, 82d,
83a) et dans le Phèdre (230d). La comparaison avec le chien pourrait avoir
une connotation ironique à l'endroit des cyniques.
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87. De quel homme s'agit-il ? L'homme en général ou celui qui est destiné à
remplir la fonction de gardien ? Platon applique à l'homme ce qu'il vient
d'exposer sur le chien de race.
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88. Le thème du kalòs kagathòs est présent dans toute l'éthique grecque : la
conjonction de la beauté et de l'excellence morale se trouve au fondement
de l'idéal de l'homme grec. Voir infra, III, 396b, avec l'étude de
A.W.H. Adkins (1960 : 156 sq.).
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89. La suite de l'argument n'est pas dépourvue d'ambiguïté. La généalogie
de la cité primitive proposée par Socrate devait permettre de répondre à la
question concernant l'avènement de la justice et de l'injustice dans la cité.
Socrate le rappelle ici. Cette généalogie était par ailleurs inscrite dans le
projet méthodique de saisir sur le plan de la cité ce qu'on cherche à
connaître d'abord pour l'âme humaine. Sur ces deux points, la recherche a
été amorcée dans une perspective qu'on pourrait qualifier d'historique – à
condition d'en maintenir le caractère spéculatif –, ou purement
généalogique : comment surgit l'injustice ? Comment advient la justice ? Il
n'est donc pas encore question d'une méthode pour rendre possible une cité
idéale ou parfaite. Or, à ce point du dialogue, Platon laisse s'introduire une
perspective normative, en évoquant ce qui devrait être. De quel travail
préliminaire ou préalable (proúrgou, c8) s'agit-il ? Les passages où Platon
revient sur la progression du dialogue ne sont pas nombreux, il est
important de les souligner. C'est à Adimante, qui prend ici le relais de
Glaucon, que Platon accorde le privilège d'appuyer cette recherche (d4-5) et
Socrate lui répond en proposant une nouvelle méthode, qui vient donc
compléter la généalogie et le motif psychopolitique : la formation de ces
gardiens sera exposée par le moyen d'une mise en discours qui empruntera
le modèle du récit fabuleux (en múthōi muthologoûntés). Platon distingue le
premier âge, où les gardiens sont élevés (thrépsontai, c7) et la formation qui
correspond à leur éducation à proprement parler (paideuthḗ sontai, c8 et
d10). À compter de ce moment du dialogue, la perspective devient
normative et le premier exemple le montre clairement : le privilège du
discours poétique véridique.
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90. Il semble plus conforme au terme grec paideía (e2) de le traduire par
formation que par éducation, le concept de formation englobant la totalité
de la culture transmise et incluant l'éducation à proprement parler. Mais il y
aurait plusieurs arguments pour s'en tenir au terme ordinaire, éducation. La
transmission de la culture grecque s'effectuait surtout par l'étude des poètes
(Protag., 325e sq. ; Lois, VII, 810). Sur ce terme, son rapport à l'éducation,
voir d'abord H.-I. Marrou (1948 : 107-130) et l'étude classique de W. Jaeger
(1944). Dans son exposé, Platon opère une division claire : le premier
moment est celui de la formation morale, et ensuite dans un deuxième
temps, il fait intervenir les disciplines intellectuelles. La première étape
concerne tous les gardiens, la deuxième est réservée aux futurs gouvernants.
Voir les chapitres correspondants dans l'étude de R. Nettleship (1961).
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91. Parce que cet art est beaucoup plus vaste que la notion moderne de
musique, et en particulier parce qu'il englobe la poétique (les discours, e9)
en son entier (épopée, poésie lyrique, tragédie), on peut être tenté de
recourir à une expression qui fait écho à l'étymologie : l'art des Muses. Mais
cette traduction présente plusieurs écueils, puisque Platon se concentre
autant sur la dimension poétique des mythes que sur l'harmonie musicale et
le rythme. Il semble préférable d'inviter le lecteur à adopter un concept plus
étendu de la musique, et à le compléter, là où le contexte l'exige, par celui
de la poésie. Sur la paideía classique, et notamment sur la double formation
de la gymnastique et de la musique, voir H.-I. Marrou (1948 : 74-86). Pour
la musique, voir E. Moutsopoulos (1959).
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92. Le discours faux est d'abord ici le discours de fiction. Le mythe
appartient à cette catégorie et il comporte une part de vérité (a6) dans la
mesure où il propose une leçon morale interprétable. Sa fonction dans
l'éducation est d'emblée problématique (voir infra, III, 411e). La fiction est-
elle répréhensible ? Dans la suite de l'échange, Platon montre clairement
que ce n'est pas tant la représentation fictive ou l'imagination qui est
répréhensible que l'attribution fallacieuse aux dieux de prédicats et d'actions
inacceptables et la représentation de l'immoralité. Une fiction acceptable
(377e) serait une fiction qui présenterait une similitude et non une
déformation. C'est donc la déformation qui est mensongère, et non la fiction
en tant que telle. Sur la question du múthos, voir L. Brisson (1982 : 107-
167).
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93. Le premier sens du mot múthos est celui que Platon évoque ici, ces
histoires ou ces fables racontées aux enfants. Voir, pour une discussion de
l'ensemble du vocabulaire du mythe, L. Brisson (1982).
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94. Voir le passage parallèle dans les Lois, VI, 753e, et infra, III, 401e.
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95. Cette image est rare chez Platon et encore plus le verbe utilisé ici pour
marquer l'imprégnation du sceau (túpos, b2 et c8 ; ensēmḗ nasthai, b2-3).
Par un passage du Théétète (191d), on comprend que Platon évoque l'image
du cachet qui s'imprime dans la cire : un don de Mnémosyne, la mère des
Muses, cette cire accueille la culture et la science qui s'y gravent « comme
des marques d'anneaux que nous imprimerions ». Voir également 194c et
209c. Cette pénétration de l'empreinte doit être durable (Lois, I, 642b, et
infra, III, 401d pour l'influence de l'harmonie par le rythme). Tout le
vocabulaire platonicien de l'éducation est influencé par cette image de la
plasticité de l'âme, où former signifie d'abord façonner, modeler (377c :
pláttein tàs psuchàs). Dans la jeunesse, l'empreinte est ineffaçable et
immuable (duséknipta te kai ametastáta, 378e1). L'empreinte est celle du
modèle qui doit disposer à la vertu (379a). Faudrait-il traduire, comme Luc
Brisson le suggère, par « moule », c'est-à-dire une empreinte en creux, le
contraire de l'apotúpōma, l'empreinte en relief ? Voir L. Brisson (1982 :
136). J'ai préféré conserver un terme plus général. Voir aussi G. Roux, sur le
terme túpos (1961). Ces modèles sont le fondement des lois, voir infra,
380c et 383c.
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96. Contrôler en quel sens ? Le terme employé (epistatētéon, b11) indique
qu'il pourrait s'agir de règlements, de lois précises, allant jusqu'à une
véritable censure.
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97. Allusion probable au massage des nourrices, comparé ailleurs par
Platon (Lois, VII, 789e) au modelage d'une cire. Voir également I Alc.,
121d.
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98. Je distingue dans la traduction, pour les mythes, le récit et l'histoire,
suivant l'indication donnée par la notion de « récit majeur ». Il s'agit ici des
mythes qui ont une grande importance par leur place dans la culture
grecque, en tant qu'ensemble de la mythologie, et qu'il faut distinguer des
histoires et légendes particulières qui, dans certains cas, sont constitutives
de ces récits. On pourrait aussi parler de mythes majeurs et de mythes
mineurs, puisque Platon veut d'abord critiquer les mythes qui ont une portée
théologique. Platon n'est pas le premier à critiquer les mythes traditionnels,
Xénophane et Héraclite l'avaient fait avant lui (Diogène Laërce, VIII, 21 et
IX, 18, avec les études de L. Brisson, 1996, et J. Pépin, 1976, 2e édition).
L'influence de Xénophane sur ce passage a été suggérée par D. Babut
(1974).
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99. Platon amorce ici une longue série d'exemples, tous tirés de la
mythologie classique et constituant à ses yeux des représentations
inacceptables de la divinité. Ce développement sera conclu par des
principes généraux sur la théologie. Le premier de ces exemples est aussi
bien le plus scandaleux, celui de la généalogie des Cronides. Voir Hésiode,
Théogonie, v. 136-210. Dans le Cratyle, Platon propose une étymologie
allégorique pour Ouranos et ne formule aucune réserve particulière à l'égard
de ce mythe (Crat., 396b-c), alors que l'Euthyphron (5e-6a) donne un
exemple d'un recours pernicieux à la légende pour persévérer dans une
action immorale. Voir en général Lois, X, 886c.
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100. Pour certains auditoires, ces mythes immoraux demeurent inoffensifs,
alors que pour les jeunes, ils sont très néfastes. Il est donc question de
restrictions dans l'accès aux récits de la mythologie. On notera la remarque
concernant les victimes du sacrifice : les récits faisaient à l'occasion partie
de cérémonies précédées de sacrifices et pour y participer, il fallait sacrifier
un animal. En exigeant le sacrifice d'un animal de prix (un agneau par
exemple), au lieu du porc jugé médiocre, on limitait l'accès aux cérémonies.
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101. S'agit-il déjà de la construction de la cité idéale, ou seulement de la
cité dont Platon retrace la généalogie ? La transition entre l'explication
historique et la proposition d'une cité harmonieuse n'est pas encore faite de
manière nette. Platon évoque cependant les « futurs gardiens de la cité »
(c2), ce qui donne à entendre qu'il a quitté sa première explication et qu'il
est engagé dans la cité à construire.
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102. Ce passage évoque l'exemple d'Euthyphron, recourant aux actions de
Zeus pour justifier sa propre impiété ; voir Euthyph., 5e-6b.
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103. Platon est proche ici de Pindare : « Blasphémer les dieux est une
mauvaise sagesse… que la guerre ni les combats n'approchent des
Immortels » (Olympiques, IX, 54 sq.).
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104. Les gigantomachies (c4) étaient un sujet traditionnel, en particulier à
Athènes. La victoire d'Athéna était représentée sur le péplos sacré qu'on
conduisait à l'Érechthéion lors du défilé des grandes Panathénées (Euthyph.,
6c) et elle était aussi le sujet des frises sculptées du Parthénon.
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105. Légende rapportée par Pausanias (Description de la Grèce, I, 20, 3),
faisant écho à Homère (Il., I, 590 sq. ; XVIII, 304).
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106. Rare chez Platon, le terme huponoía signifie littéralement l'intention
sous-jacente du texte, ce qu'on comprend sous la lettre du texte. La
remarque de Socrate dans le Banquet de Xénophon (III, 6, 24) montre que
le terme était courant : les rhapsodes ne connaissent pas les significations
sous-jacentes. Plutarque parlera de sens caché et il note que ce terme ancien
est remplacé par celui d'allégorie (Sur la lecture des poètes, Œuvres
morales, I, 19e). Malgré sa rareté, cette mention au début de sa critique des
mythes montre que Platon était familier de la méthode, dont il voyait
l'illustration chez les cyniques, notamment Antisthène. L'histoire du
commentaire allégorique des poètes est complexe, voir d'abord Jean Pépin
(1976 : sur huponoía, 85-87 ; sur Platon, 112 sq.) et Luc Brisson (1996 : 49-
58). Le passage du Phèdre (222b-230a), qui exprime également une
réticence à l'égard de l'allégorie, ne se fonde pas sur un motif pédagogique,
mais plus simplement sur la difficulté de la tâche. Voir l'article de J. Tate
(1924). Le développement le plus important pour la critique des mythes se
trouve au livre X, 595a-608b.
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107. La même question est posée dans les Lois, VII, 811, et Socrate répond
que le texte des Lois offre le meilleur modèle.
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108. Première mention sans ambiguïté de la transition du dialogue d'une
recherche sur la généalogie de la justice et de l'injustice dans les cités vers
une problématique normative et spéculative, c'est-à-dire la recherche d'un
modèle de cité. Socrate dit clairement à ses interlocuteurs que leur
discussion les engage comme oikistaì, fondateurs de cité. Le terme (oikistaì
póleōs, a1) est rare, voir VII, 519c, avec les remarques de M. Casevitz
(1985 : 104 sq.). L'activité de fondation de cité était principalement
tributaire de la colonisation, une caractéristique centrale de la culture
athénienne dont Platon tire plusieurs expressions pour son entreprise d'une
fondation philosophique de la cité juste. La précision de ce vocabulaire
politique marque l'importance de la justice politique dans la République, et
son articulation méthodique sur la recherche de la justice de l'âme.
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109. Quelle est la nature de ces modèles que doivent suivre les poètes ? Il
s'agit de récits exemplaires, découlant de principes philosophiques et
théologiques ; leur exemplarité tient à leur statut de modèles, de véritables
lois (nómōn te kai túpōn, 380c8, 383c7), capables de guider la fabrication
des récits, quel qu'en soit le genre (épopée, lyrisme, tragédie). Car c'est le
modèle qui est à l'origine de l'influence du récit dans l'âme des jeunes, et
non les histoires elles-mêmes, c'est-à-dire le fait qu'elles soient des fictions.
Seul le modèle en effet assure la transmission de la juste conception de la
divinité. Le traducteur en langue anglaise G.M. Grube propose le terme
« patterns », qui exprime cette exemplarité. Sur le terme túpos, voir supra,
377b.
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110. Malgré sa richesse, il est difficile de traduire le terme grec theología
(a5), introduit ici pour la première et unique fois par Platon, par le terme
théologie. Platon ne pense à aucune doctrine spéculative ou herméneutique
particulière, puisque c'est bien plutôt la philosophie qu'il pratique qui doit la
fournir, en énonçant les modèles pour guider la fabrication des discours sur
les dieux. Le terme a donc un sens d'abord concret et doit être compris
comme un terme parent de la mythologie. Parmi les discours mythiques, on
doit compter ceux qui concernent les dieux, leur domaine est celui de la
theología. Il ne s'agit donc pas de recherche spéculative sur la divinité, mais
de représentation poétique des dieux ou du dieu. Si un concept devait
correspondre à la théologie philosophique ou même à la métaphysique dont
s'occuperont les penseurs postérieurs à Platon, ce serait justement celui de
ces modèles : Platon se concentre en effet sur deux propositions centrales,
la bonté et l'immutabilité de Dieu. L'histoire de ce terme après Platon est
très riche, notamment chez Aristote. Voir d'abord V. Goldschmidt (1950),
qui soutient contre W. Jaeger (1947) que Platon n'avait pas en vue une
théologie philosophique, mais tout simplement une partie de la mythologie
(1950 : 149) ; également A.J. Festugière (1949 : 598-605) et G. Naddaf
(1996), qui revoit l'ensemble du débat.
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111. Littéralement, « étant tel qu'il se trouve être ». Formule complexe, que
Platon introduit pour ouvrir un passage où plusieurs prédicats et attributs de
la divinité vont être évoqués dans le but de guider l'expression de son
concept, de sa forme. Cette forme est réelle, elle existe, il ne s'agit pas
seulement d'une notion de la divinité qui serait le résultat d'une spéculation.
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112. La mention de l'article défini ne signifie pas que Platon présente un
dieu qui serait unique ou qui transcenderait les autres ; le sens est plutôt que
si un être doit prétendre au statut de la divinité, alors il doit posséder les
attributs de la bonté et de l'immutabilité. Voir, sur le mot theós chez Platon,
l'étude très utile de J. Van Camp et P. Canart (1956). Sur la bonté divine,
voir Timée, 29e, 44c-45e, 68c, et Lois, X, 889d-900e. La théodicée doit
montrer que le dieu ne saurait être la cause du mal. Sur les attributs du dieu
chez Platon, voir A.J. Festugière (1930), qui rassemble les sources
poétiques et philosophiques de la pensée religieuse de Platon.
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113. Platon reprendra cette affirmation au livre X (617e : theós anaítios) ;
voir également Timée, 42d. L'argument est fondé sur une prémisse
analytique : le bien ne saurait être cause du mal, mais seulement de ce qui
est bienfaisant. Le sens de eupragía (b14) demeure concret : c'est ce qui
réussit, la prospérité (Protag., 345a3). Platon limite par ailleurs le domaine
d'exercice de la causalité divine pour l'humanité (c3-4 : oligōn mèn toîs
anthrṓ pois aítios, pollō̂n dè anaítios). Cette proposition restreint cependant
de manière vague l'influence divine, voir infra, V, 473d. Cette confiance
dans la bonté divine était déjà le fait de Socrate, qui en reçoit les signes
(Xénophon, Mém., I, 4 ; IV, 3) et elle trouve sa source chez les poètes. Sur
cette tradition, voir L. Gerson (1994).
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114. Ce regard sombre sur le malheur humain imprègne la poésie grecque,
voir Pindare (Pyth., III, 81) et déjà Homère (Il., XXIV, 527 sq.), avec l'écho
chez Platon (Pol., 273d : « rares sont les biens, nombreux sont au contraire
les maux que le monde s'incorpore, au risque d'aboutir à se détruire lui-
même avec ce qu'il enferme. »).
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115. Ce passage est souvent cité comme témoin d'un dualisme proche de la
doctrine manichéenne d'une cause du mal, mais sa portée est surtout
providentialiste et négative ; on n'y trouve aucune assignation positive à une
cause maligne.
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116. Le passage cité ne se trouve pas tel quel chez Homère, notamment le
dernier vers (e2) qui est de provenance inconnue, peut-être une
modification de Il., IV, 84. (Comparer Il., XXIV, 527-532 : « Car deux
jarres, chez Zeus, reposent dans le sol ; l'une contient les maux, l'autre
enferme les biens qu'il destine aux mortels. L'homme à qui Zeus Tonnant
fait des dons mélangés est tantôt dans la peine, tantôt dans la joie. Celui qui
ne reçoit de lui que la misère est objet de mépris : la douloureuse faim le
chasse de partout sur la terre divine ; il erre abandonné des hommes et des
dieux. » Trad. R. Flacelière.) Notons que Platon double le nombre de jarres
pour les maux, mais cela était peut-être le fait du texte d'Homère qu'il a
sous les yeux. Comparer avec Hésiode (Travaux, 669).
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117. Guerrier lycien, allié de Troie, qu'Athéna incite à décocher une flèche
contre Ménélas, bien que la trêve eût été négociée entre les Troyens et les
Grecs. Voir Il., II, 824 sq., et IV, 86-147.
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118. Épisode célèbre du jugement de Pâris, appelé par Zeus et soutenu par
Hermès à choisir laquelle d'Athéna, Aphrodite et Héra était la plus belle et
lui remettre la pomme d'or. Il choisit Aphrodite. Voir également Euthyph.,
12a, qui fait écho au même poème qui relate cet épisode, dont l'auteur est
incertain, le Cypria. L'hypothèse de B. Jowett, ad loc, reprise par plusieurs,
selon laquelle Platon évoquerait ici la théomachie (Il., XX, 1-74) est
démentie par le contexte de l'exemple précédent, la guerre de Troie. Voir la
longue note de J. Adam, ad loc.
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119. Fragment provenant peut-être de Niobé, une tragédie perdue d'Eschyle
(frag. 154a Radt). Fille de Tantale, sœur de Pélops, elle était mère de
nombreux enfants, tous assassinés par Apollon et Artemis, après qu'elle eut
déclaré qu'elle était supérieure à Létô. Ses malheurs ont été l'objet de
plusieurs œuvres poétiques. Voir Il., XXIV, 599 sq., et les fragments
conservés d'Eschyle (Tragicorum Graecorum fragmenta, Radt).
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120. La suite du passage montre que ce que Platon cherche à soustraire de
la causalité divine, c'est d'abord le malheur humain injustifié par une faute.
Un châtiment est bénéfique et peut être le résultat de la volonté divine s'il
constitue une juste rétribution, une thèse qui confirme la position
rétributiviste de Platon, telle qu'on la retrouve dans les Lois, IX, 854d, 862e,
et XI, 934a. La faute mérite en effet le châtiment, qui représente un bienfait
moral pour celui qui le subit. Le dieu ne veut pas le malheur des êtres
humains, et dans les cas où il le cause, suite à une faute, ce malheur est une
forme de bienfait. Cette doctrine de la rétribution, problématique dans la
tragédie que critique ici Platon, fait retour en III, 409e ; voir également
Gorg., 478d et 480b sq. Voir sur cette question M.M. Mackenzie (1981).
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121. La thèse de l'immutabilité divine s'oppose à plusieurs artifices
récurrents dans la mythologie grecque. Platon distingue deux types
principaux de l'apparition du dieu sous des figures visibles diverses (en
állais idéais, d2) : d'abord la métamorphose divine elle-même, le dieu
transformant son être propre (tò hautoû eîdos, d3) en plusieurs formes
(pollàs morphás, d4), mais également (381d8) la possibilité que le dieu crée
l'illusion de la métamorphose, en le faisant croire aux êtres humains. Tous
ces processus de la mythologie sont des fictions inacceptables, parce
qu'elles contredisent la simplicité (haploûn te eînai, d5) de l'être divin. Le
texte est difficile, car Platon, tout en critiquant la possibilité pour le dieu de
modifier son être propre, maintient néanmoins qu'il est lié à cette figure
propre, qui résulte de son être propre : le rapport entre idéa et eîdos est donc
substantiel, l'être divin ne peut se soustraire à sa forme propre (d8). Cette
forme est-elle une apparence visible ? Le terme idéa rend possible cette
interprétation : il s'agit de la seconde occurrence dans la République (369a),
mais le terme est fréquent chez Platon (98 emplois) et reçoit aussi une
acception métaphysique abstraite. La discussion sur la métamorphose se
poursuit en deux temps : d'abord une généralisation du principe suivant
lequel moins un être s'altère, plus il est parfait ; ensuite, une conclusion
dans le cas de l'être divin (381b6-c9).
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122. La distinction entre l'être automoteur et l'être mis en mouvement par
un autre constitue un axiome de la métaphysique de Platon ; la priorité de
l'automoteur sert de fondement à la définition de l'âme (Phèdre, 245c ;
Timée, 37a). L'inaltérabilité est le deuxième prédicat amené par Platon pour
exposer le concept de la simplicité. Le principe est généralisé pour tout
objet, naturel ou fabriqué, en 381b.
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123. L'association des deux vertus n'exclut pas la sōphrosúnē. Le
phrónimos est le sage, considéré du point de vue de l'usage de la raison
(voir supra, I, 348d, 349e, et infra, III, 412c, V, 450d).
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124. Personne ne peut devenir pire de son plein gré, suivant le principe
socratique du caractère involontaire du mal. Dans le cas de l'être divin, en
vertu de l'axiome de la souveraineté de sa perfection, toute altération serait
nécessairement une détérioration. On notera au passage cette expression
implicite de la volonté divine, une formulation rare chez Platon, la critique
de l'anthropomorphisme allant jusqu'à rendre impossible l'assignation d'un
désir ou d'une volonté aux dieux.
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125. La puissance du dieu a donc des limites, qui sont celles-mêmes de sa
perfection et de son concept.
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126. Passage de l'Odyssée, XVII, 485-86. Platon omet le vers suivant :
« faire l'examen des vertus de la démesure et de la juste disposition des
humains », un vers qui par son propos moral réduit la portée de la critique
de Platon. Ce passage est cité de nouveau dans le Sophiste (216c), alors que
Socrate compare le philosophe à ces visiteurs étrangers, venus examiner la
vie d'ici-bas.
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127. Platon évoque pêle-mêle les métamorphoses célèbres de Protée (Od.,
IV, 456-458), de Thétis, cherchant à se libérer de son union à Pélée
(Pindare, Ném., IV, 62 sq.) et de Héra. Le vers cité (d8) provient d'Eschyle
(Xantriai, scolies sur les Grenouilles d'Aristophane, 1344 = frag. 168 Radt).
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128. Après avoir discuté la possibilité de la métamorphose divine, Platon
aborde celle de la tromperie. Les dieux ne peuvent tromper (Timée, 40d). Si
l'être divin ne peut se transformer lui-même, peut-il faire croire aux être
humains qu'ils sont en présence d'avatars différents, en leur présentant une
« phantasmagorie » (phántasma, 382a2). Terme peu fréquent chez Platon,
cette apparence illusoire est un produit de l'imagination, qu'il s'agisse d'un
simulacre ou d'un spectre (voir infra, VI, 510a ; VII, 516b et 532c ; IX,
584a ; et X, 598b et 599a). Également Phédon, 81d.
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129. Cet oxymore est souligné par Platon, c'est le mensonge volontaire, la
tromperie délibérée. L'expression se retrouve en Théét., 189c, Soph. 263d.
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130. Il s'agit du principe supérieur de l'âme ; voir Phédon, 94b-e. Platon
associe ce principe supérieur aux choses souveraines, les êtres réels (tà
ónta, tà kuriṓ tata b2). Ces êtres réels et souverains sont-ils les dieux ? Si les
dieux se présentaient aux être humains sous des apparences fantaisistes, ils
leur mentiraient absolument et fausseraient la connaissance de ce qui est
souverain et réel. Sur le mensonge concernant les êtres suprêmes, voir Lois,
V, 731c. Qu'aucune tromperie ou ignorance ne soit volontaire est un
principe cardinal de l'éthique socratique (voir infra, III, 413a, IX, 589c).
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131. Une proposition qui dépasserait l'entendement ordinaire, ou une
doctrine religieuse réservée à certains, alors que pour Socrate il s'agit d'une
simple proposition sur l'âme et sur la connaissance de la réalité de l'être
divin. Une représentation fallacieuse de l'être divin contredit la nature
même de l'âme.
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132. Terme central de l'ontologie platonicienne, le simulacre (eídōlon b10)
est dépourvu de substance et de réalité. Platon qualifie ici de simulacre
l'imitation dans le langage (mímēma, b9) de l'affection de l'âme, en quoi
réside réellement la méconnaissance (ágnoia, b8) qui résulte de la
tromperie. Un mensonge est donc une imitation de l'ignorance, voir infra,
IV, 443c.
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133. La tromperie dans l'apparence illusoire, par opposition au mensonge en
paroles (en toîs lógois, c6), qui n'en est qu'une forme dérivée. Sur l'utilité du
mensonge en paroles, ce développement annonce le noble mensonge des
gardiens de la cité idéale, et le justifie presque par avance. Voir sur ce
mensonge infra, III, 389b, et T. Brickhouse et N. Smith (1983, 80). Le
choix que fait le philosophe de composer une histoire pour s'approcher du
vrai constitue une stratégie acceptable, voir Protag., 320c-322c, et infra, III,
414b.
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134. Les dieux chérissent ceux qui cultivent la sagesse et la raison, c'est
l'enseignement constant de Platon (infra, VI, 501c, et X, 612e). Voir aussi la
discussion dans l'Euthyphron, 7a-15c. Mais il existe aussi une folie divine
(Phèdre, 265a), bien distincte de la folie ordinaire mentionnée ici ; et cette
autre folie rapproche les dieux des créateurs et des penseurs.
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135. Les mentions d'une distinction entre le démonique et le divin sont rares
chez Platon. Ce passage est la première mention du démonique dans la
République (VI, 496c, et VII, 531c ; voir aussi X, 614c), mais c'est dans le
Banquet que le concept est exposé (202d, 219c) au sujet de l'amour.
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136. Allusion à un passage de l'Iliade, II, 1-34.
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137. Vers provenant selon certains éditeurs du Jugement des armes, tragédie
perdue d'Eschyle (Scholies d'Aristophane, Acharniens, 883 = frag. 350
Radt). Selon S. Radt, l'origine est incertaine (frag. 350, avec notes :
416 sq.). Voir également la description de la présence d'Apollon dans
l'Iliade, XXIV, 62.
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138. Allusion au fait que les tragédies exigeant la constitution d'un chœur
étaient plus imposantes et nécessitaient plus de moyens. Il y avait aussi des
représentations plus simples, faites de récitations sans mise en scène
élaborée.
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139. Les gardiens seront pieux et respectueux de la divinité, mais ils
deviendront eux-mêmes divins. Cette doctrine de la divinisation dans
l'exercice de la raison, par la contemplation des formes intelligibles, trouve
son expression parfaite dans la phrase célèbre du Théétète, (176ac) où se
condense l'idéal de la vie philosophique : se rendre semblable au dieu. La
ressemblance au dieu se fonde principalement sur l'atteinte de la vertu, et en
particulier la réalisation de la justice : « Le dieu n'est sous aucun rapport et
d'aucune manière injuste : il est au contraire souverainement juste et rien ne
lui ressemble davantage que celui de nous, qui à son exemple, est devenu le
plus juste possible. » Cet idéal sera repris au terme de la République, X,
613a.
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1. La coupure introduite par la division en livres est ici artificielle et Platon
continue ici l'exposé critique des normes qui doivent régir la fabrication des
histoires de la mythologie. Le texte doit donc être raccordé à la fin du
livre II et la conclusion s'applique aux futurs gardiens.
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2. Ce passage ne doit pas être interprété comme une remise en question de
l'existence même d'un au-delà infernal, mais plutôt comme une critique des
histoires terrifiantes. Les mythes eschatologiques du Phédon et du Gorgias
montrent la place importante que Platon réservait à la pensée du royaume
des morts et le rôle qu'il confiait à la représentation de l'eschatologie dans la
présentation de la doctrine de la rétribution. Voir à ce sujet J. Annas (1982).
Le livre X de la République reprend cet enseignement pour en faire
l'horizon de la doctrine de la justice. Le mythe d'Er (614b sq.) fait écho, en
effet, à l'eschatologie évoquée aux livres II (châtiment de Musée et de son
fils, 363c-e) et III. La vie philosophique doit permettre d'atteindre une
forme de divinisation, mais le mythe eschatologique final laisse entrevoir
un séjour au ciel ou dans l'Hadès. La réalité de la destination infernale pour
ceux qui ont fait le mauvaix choix de vie ne saurait donc être mise en doute.
Dans la pensée classique, Hadès renvoie toujours au nom propre du fils de
Cronos, et l'Hadès signifie par conséquent le royaume d'Hadès. Voir
E. Rohde (1951 : 249 sq.).
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3. Od., XI, 489-491. Achille s'adresse ainsi à Ulysse qui le rencontre au
royaume des morts, alors qu'il y vient pour consulter Tirésias. Pour ce
passage, et tous ceux qui suivent au cours de cette critique de la poésie
homérique, il est important de noter que même si les citations du texte
d'Homère ne sont pas toujours exactes, Platon semble présupposer une
connaissance complète de l'épopée, et en particulier des contextes dans
lesquels les expressions qui font l'objet de sa critique se trouvent.
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4. Il., XX, 64-65. Paroles mises dans la bouche du seigneur des morts,
Aïdoneus, qui craint que Poséidon ne fasse éclater la terre et expose
l'horreur du monde infernal.
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5. Il., XXIII, 103-104. Paroles d'Achille, alors que l'âme de Patrocle
s'apprête à quitter la terre pour le royaume d'Hadès.
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6. Od., X, 495. Paroles de Circé, qui conseille à Ulysse d'aller consulter
Tirésias dans l'Hadès.
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7. Il., XVI, 856-857. Vers où Homère conclut le récit de la mort de Patrocle,
victime des coups d'Hector.
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8. Il., XXIII, 100-101. Achille évoque le fantôme de Patrocle, mais celui-ci,
évanescent, lui échappe.
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9. Od., XXIV, 6-9. Il s'agit des âmes des prétendants, qui viennent de
succomber aux coups d'Ulysse.
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10. Poétique signifie donc ici « fictif », ou même mythologique : plus la
représentation dépend de l'imagination du poète, qui ne saurait prétendre à
la vérité (386c1), moins elle peut servir à l'éducation des futurs gardiens.
Sur la question de l'éducation au courage et l'attitude devant la mort dans
les combats, qui constituent ici la fin poursuivie par le contrôle de la
mythologie, voir plus loin le livre V.
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11. Au livre I, 351d, Platon distingue les hommes libres et les esclaves,
mais ici l'expression du devoir de liberté des gardiens doit être rapportée à
leur mandat fondamental : ils sont les ouvriers de la liberté (395c,
dēmiourgoùs eleutherías) et en tant que tels, ils doivent posséder les
qualités des hommes libres (395c6), c'est-à-dire de ceux qu'une éducation et
une formation complète ont libérés des servitudes de l'existence de l'homme
ignorant. Il est donc question ici d'une liberté qui dépasse le seul statut
politique, pour atteindre l'idéal libéral de la paideía. Voir infra, 405a et sur
la liberté IX, 577d-e, et X, 617e. Sur la liberté, voir l'étude de R. Müller
(1997 : 45 sq.).
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12. Noms de rivières infernales. Le Cocyte est la rivière des lamentations,
un affluent de l'Achéron aux Enfers. Il coule parallèlement au Styx
(Hésiode, Théog., 361 sq. ; 383 sq. ; 775 sq.), un fleuve associé à une
mythologie complexe en raison des propriétés magiques de ses eaux.
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13. L'existence des morts dans l'Hadès demeure effacée et imprécise. Voir
Il., XV, 188, et XX, 61, avec les remarques de E. Rohde (1952 : 30 sq.).
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14. Littéralement, « plus échauffés » (thermóteroi, c4), un terme que Platon
associe au travail de la chaleur sur le fer (infra, 411b, et Lois, II, 666c et
671b).
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15. Platon distingue ici deux formes communes de la poésie : la récitation
orale (lektéon) et le texte poétique versifié et écrit (poiētéon).
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16. Le terme epieikḗ s présente une signification qui est à la fois plus
ouverte et plus proche de la morale populaire que les termes associés au
lexique de la sagesse. Il désigne des qualités de bonté et de gentillesse,
associées à un tempérament réservé et modéré (Apol., 22a5 ; Banq., 202a et
210b ; et infra, 404b7, VIII, 554c12). On pourrait parler d'un homme
mesuré. Que la mort ne soit pas un objet de crainte est un thème socratique
important (Apol., 41c sq.) et la doctrine rappelle l'ensemble de l'attitude de
Socrate dans le Phédon.
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17. Quel est le sens du lien qui lie le compagnon (hetaîrós, d6) à l'homme
sage ? Le terme est général, il exprime le lien d'amitié et n'a pas de
connotations spécifiquement homosexuelles.
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18. L'idéal de l'autárkeia imprègne entièrement la morale grecque, mais il
ne se développera pleinement que chez les philosophes de la période
hellénistique. Platon évoque à quelques reprises le modèle de l'autárkēs
(infra, II, 369b, et Théét., 169d ; Pol., 271d ; Timée, 33d et 68e). Le concept
connote celui de la liberté et de l'autonomie : l'homme autosuffisant n'a pas
besoin des autres pour les finalités de la vie bonne (tò eû zē̂n, d12).
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19. Spoudaíos est un terme fréquent chez Platon, il désigne les hommes et
les femmes qui se distinguent par leurs qualités physiques et morales. Voir
Lois, IV, 707b, et infra, IV, 424e.
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20. Il., XXIV, 3-12, décrivant la tristesse d'Achille au souvenir de son ami
Patrocle. Le vocabulaire métaphorique d'Homère associe l'agitation
d'Achille au mouvement d'un navire sur la mer.
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21. Il., XVIII, 23-24.
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22. Il., XXII, 414-415, décrivant la douleur de Priam à la mort de son fils
Hector.
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23. Il., XVIII, 54. À la mort de Patrocle, la déesse Thétis s'associe à la
douleur de son fils Achille et entraîne dans sa lamentation les Néréides.
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24. Il., XII, 168-169. Paroles mises dans la bouche de Zeus, alors qu'il voit
Hector poursuivi par Achille.
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25. Il., XVI, 433-434. Paroles mises dans la bouche de Zeus à la mort de
Sarpédon.
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26. La critique de Platon se déplace de l'expression de la tristesse à
l'expression de la joie, développant de la sorte une anthropologie austère, où
tout excès dans l'expression du sentiment apparaît comme un obstacle à la
vertu, et en particulier au courage. L'homme de valeur doit savoir se
contrôler, il ne doit donc pas se laisser dominer (kratouménous, e9) par la
tristesse ou la joie. La critique de la représentation des sentiments des dieux
n'est donc pas fondée principalement sur le caractère inacceptable de
l'anthropomorphisme, mais sur un motif pédagogique : les modèles divins
doivent inspirer la formation morale des futurs gardiens.
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27. Il., I, 599-600.
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28. Platon endosse un usage thérapeutique du mensonge, en particulier dans
le domaine politique. L'intérêt de la cité (ophelía tē̂s póleōs, b7) peut le
justifier. Il ne le condamne donc pas absolument sur le plan moral, voir
supra, II, 382c, et infra, V, 459d. Le passage central de ce double discours –
interdit aux dieux, possible pour l'humanité – est celui du noble mensonge,
par le moyen duquel la différence sociale est présentée aux classes qui
composent la société (414c). L'importance de la vérité (alētheián, b2)
s'oppose ici au pouvoir de la fiction. Selon N. Smith et T. Brickhouse
(1983), il n'y a donc pas de paradoxe dans le fait que les philosophes soient
les amants de la vérité et le fait qu'ils utilisent le mensonge dans la conduite
de la Cité. Ainsi, le problème n'est pas de savoir si oui ou non les
philosophes ont le droit d'utiliser le mensonge. Le débat doit plutôt porter
sur la justification morale que Platon présente pour défendre cette pratique.
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29. Les gens ordinaires, les citoyens sans responsabilité particulière
(idiṓ tais, b5), par opposition à ceux que la cité mandate pour exercer des
responsabilités stratégiques, et en particulier les gouvernants.
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30. Od., XVII, 383-384. Citation curieuse, cette liste de métiers n'est pas
extraite d'un contexte pertinent pour la condamnation du mensonge. Platon
veut sans doute pointer du doigt les mensonges des devins et des
guérisseurs.
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31. Ce passage est le deuxième dans la République, faisant suite à II, 364a,
où est introduit le concept de modération (sōphrosúnē), un terme souvent
traduit par tempérance. Essentiel pour la compréhension de la structure des
vertus de l'âme, il renvoie à une modération de la partie inférieure de l'âme.
Traduit également parfois par « maîtrise de soi », il s'agit d'un idéal de
contrôle et de mesure, dont l'importance dans l'éthique grecque remonte à
Homère. La modération fait l'objet d'une discussion importante dans le
Charmide, et Platon en discute également dans plusieurs dialogues. Les
occurrences du terme dans la République sont nombreuses dans les
livres III, IV et VI. Voir sur l'histoire de cet idéal de modération et sa place
dans la doctrine des vertus, les travaux de H. North (1966).
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32. Il., IV, 412. Paroles de Diomède, cherchant à calmer le bouillant
Sthénélos dans sa discussion avec Agamemnon.
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33. Il., III, 8, décrivant la marche des Achéens vers la bataille.
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34. Il., I, 225. Insultes proférées par Achille à l'endroit d'Agamemnon.
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35. Od., IX, 8-10. Paroles d'Ulysse remerciant Alkinoos pour son
hospitalité.
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36. L'idéal de la modération implique le contrôle des passions et des désirs
(infra, IV, 430e) : celui qui est maître de lui-même (egkrátēs) possède la
vertu de modération, ces deux vertus étant associées (Gorg., 491d).
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37. Od., XII, 342. Euryloque enjoint ses compagnons d'abattre les
troupeaux du soleil en l'absence d'Ulysse.
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38. Il., XIV, 294, décrivant le désir de Zeus apercevant Héra sur le mont
Ida.
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39. Od., VIII, 266 sq.
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40. Concept important (kartería) dans la psychologie grecque, repris par
Platon dans le Lachès, 192b sq., où il indique la force courageuse,
l'endurance, l'encouragement à tenir bon devant l'ennemi et les dangers de
l'affrontement guerrier. Voir également I Alc., 122c. Cet idéal de courage
guerrier, particulièrement mis en relief au livre V, est constant dans la
République. Voir J. de Romilly (1991).
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41. Od., XX, 17-18. Paroles d'Ulysse, à la vue des exactions des
prétendants.
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42. Passage qu'on ne peut retracer chez Homère, peut-être une allusion à la
Médée d'Euripide (v. 964).
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43. Il., IX, 602-605. Avec Jowett, ad loc., on doit noter cependant que ce
portrait d'Achille est peu fidèle (voir Il., XIX, 147 sq. et 278 sq.), le héros
est un homme libre et indifférent aux cadeaux. Il semble injuste de
l'accuser, comme la tradition que rapporte Platon, de philochrēmatía (391c).
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44. Platon ne cache pas son affection pour Homère : tout ce passage montre
qu'il le connaît par cœur et qu'il l'admire, depuis son enfance (voir, par
ailleurs, sa critique en X, 595b sq.).
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45. Il., XXII, 15 et 20. Propos enflammés d'Achille à l'égard d'Apollon qui a
favorisé les Troyens.
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46. Évocation de l'Iliade, XXI, 130-132 et 212-235, passage où Achille
combat le fleuve Scamandre.
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47. Il., XXIII, 141-152, où Achille coupe sa chevelure qu'il vouait au fleuve
Sperchios. Il sait en effet que son vœu est par avance condamné et il offre
donc sa chevelure à Patrocle.
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48. Évocation de l'Iliade, XXIV, 14-18, et XXIII, 175, alors que durant
douze jours consécutifs, douze victimes furent offertes sur le bûcher
funéraire.
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49. Le père d'Achille est Pélée, et son grand-père est Éaque, fils de Zeus.
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50. Pirithoüs aida Thésée lors du rapt d'Hélène, et de son côté Thésée
apporta son soutien à Pirithoüs qui désirait enlever Perséphone : chacun
avait juré de se donner mutuellement comme épouse une fille de Zeus. Voir
Isocrate, Éloge d'Hélène, 20-22. Homère évoque l'amitié de ces deux héros,
mais c'est chez Pausanias qu'on trouve le récit de leurs aventures
communes.
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51. Voir II, 378b et 380c.
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52. Fragment d'Eschyle (Niobé, frag. 162 Radt). Il s'agirait de Tantale, père
de Niobé, et de sa famille. Passage cité par Strabon, XII, 870.
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53. Cette classification semble traditionnelle ; on la trouve chez Platon en
Crat., 397c-398e ; Rép. IV, 427b ; Lois, IV, 717b, V, 738d, VII, 799a, 801e,
818c, et X, 910a. Peut-être d'origine pythagoricienne (Jamblique y fait écho
sans sa Vie de Pythagore, 37 et 100), on peut la relier à Hésiode et au mythe
des âges (Travaux, 109 sq.).
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54. Le terme générique qui englobe les discours autres que ceux des poètes,
qu'il s'agisse des récits de la mythologie, qu'ils soient présentés oralement
ou composés par écrit, comme la sagesse traditionnelle des maximes. Les
fabricateurs de discours (logopoioì, a13) regroupent donc tous ceux qui
exercent une activité de composition et d'écriture dans le cadre de la culture
grecque, mais que leur métier distingue des poètes. Voir II, 365e, et Lois, II,
660e.
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55. Socrate reporte au terme de l'enquête sur la justice l'expression d'un
accord sur les principes de la représentation. La question fait retour en effet
au livre IX, 588b-592d.
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56. L'ensemble formé par le discours et l'expression, ou manière de dire
(léxis), constitue le tout de la poétique. Il y a plusieurs sortes de léxis, et
toutes comportent une part d'imitation, de mímēsis. Sur la production des
images chez Platon, voir J.-P. Vernant (1979). On peut penser que
l'éducation des jeunes exigeait non seulement qu'ils écoutent les récits, mais
aussi qu'ils les miment, en s'identifiant à certains personnages. C'est le sens
précis de la musique, comme art musical des récits poétiques, comportant le
rythme et le chant. Dans le Gorgias (502c), la léxis ne figure pas dans la
liste des formes poétiques. Voir Lois, II, 668a6-b10.
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57. Cette classification des formes de la narration (récit raconté, diḗ gēsis,
d3) en récit simple, récit issu d'une imitation et forme mixte appartient-elle
à la poétique classique ? Platon propose de l'illustrer par des exemples, et
renonce au point de départ à une synthèse (katà hólon, d9). Dans le Phèdre,
266e, il mentionne l'existence de manuels de rhétorique et Aristote propose
dans son traité du style (Perí léxeōs, Rhét., III, 16) un exposé complet des
techniques de narration, mais il faut rappeler que le contexte est celui de
l'art oratoire et non de la poétique ou de la mythologie. Aristote y fait
cependant allusion dans la Poétique, 3, 1448a19-27. Comme la suite le
montre (393d), le récit simple est la narration reportée, que nous appelons le
style indirect, alors que le récit issu d'une imitation est le style direct. La
forme mixte combine, dans une même composition, les deux styles, ou
modes d'expression.
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58. Il., I,15-16.
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59. Le travail de l'imitation (mimeîsthaí, c6) vise la ressemblance, soit par la
voix, soit par l'apparence extérieure (schē̂ma, c7).
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60. Récit repris de l'Iliade, I, 22-42.
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61. Platon distingue ici les formes littéraires qui étaient classiques au
Ve siècle : 1) le théâtre (tragédie et comédie), fondé entièrement sur
l'imitation ; 2) le récit poétique (dithyrambe), fondé entièrement sur la
narration ; et 3) le genre mixte (poésie épique), où alternent les répliques
imitées et le récit du poète. Le dithyrambe appartenait à l'origine au culte de
Dionysos, mais quand il fut introduit à Athènes, sa forme s'était déjà
sécularisée et faisait l'objet de concours comme les tragédies. D'essence
narrative, il alternait strophe et antistrophe et on peut citer les noms de
Simonide et de Bacchylide qui remportèrent plusieurs prix dans ces
concours. Sur les origines et l'histoire littéraire de la tragédie, voir A. Lesky
(1967).
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62. Comme pour plusieurs passages où la signification de lógos demeure
ouverte, Platon désigne ici à la fois le mouvement de l'échange dialogué,
qui porte les interlocuteurs vers des conclusions produites par la discussion,
et le travail de la raison qui est à l'œuvre dans la dialectique et produit les
arguments. L'image du lógos qui porte les interlocuteurs comme un pneûma
est pour Platon l'objet d'un mouvement d'autodérision. En II, 373b, les
acteurs sont reçus dans la cité, mais ici Platon esquisse le portrait d'une cité
purifiée.
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63. Seront-ils experts dans l'art de l'imitation ? Le vocabulaire de l'imitation
est concentré au livre III et au livre X, alors que Platon revient, pour la
nuancer, sur la théorie de la mímēsis. Le sens de la question est le suivant :
l'expertise des gardiens dans l'imitation ne doit pas les porter à se substituer
aux poètes, mais comme la fonction de contrôle des représentations
poétiques est acceptée comme une prémisse, les gardiens devront avoir une
connaissance des arts qu'ils seront appelés à superviser. Par ailleurs, comme
l'imitation est essentielle à la formation morale, les gardiens imiteront des
modèles de vertu (395c).
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64. Ailleurs (Banq., 223d), Socrate confie au même acteur la tragédie et la
comédie, en vertu du principe que la science est le pouvoir des contraires.
Voir également Gorg., 502b, où la tragédie est identifiée à un exercice de
flatterie.
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65. Les deux métiers étaient distincts, l'un était celui des spécialistes de la
récitation de l'épopée, l'autre celui des acteurs du théâtre. En rapprochant
les rhapsodes des acteurs, Platon confirme que la récitation de l'épopée
comportait une part d'imitation dans les passages de style direct. Les
rhapsodes se spécialisaient souvent dans l'art d'un seul poète (Ion, 531c,
536b). Épopée, tragédie, comédie comportent toutes des imitations
(mimḗ mata, a5, b1) fabriquées par les poètes et reprises par les artisans de
la récitation et du théâtre.
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66. Image rare, parfois employée dans le sens de la conversion en petite
monnaie (Timée, 62a ; Ménon, 79a ; infra, VII, 525e). La spécialisation des
occupations humaines et des excellences qui leur sont associées exige une
concentration sur des tâches très fragmentées.
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67. Renvoie à la première position développée par Socrate (supra, II, 374d-
e), concernant la spécialisation de la fonction de gouvernant. Le qualificatif
akribeîs (c1) désigne des artisans spécialisés, des experts compétents qui
travaillent avec précision sur leur domaine propre d'expertise. Cette notion
d'« acribie », d'« expertise spécialisée », joue un rôle important dans la
détermination de la fonction propre des classes de la cité, au livre IV, alors
que Platon reviendra sur les tâches, les fonctions et les occupations du point
de vue de ce qui est propre à chaque groupe dans la cité.
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68. Voir supra, ad 387b.
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69. Le principe de la formation morale mis en avant ici est que l'imitation
d'un comportement peut induire une habitude et avoir une influence morale.
Imiter en reproduisant et prendre goût à l'imitation d'une chose vile peut
conduire à prendre goût à la chose même (toû eînai, c7). Que l'habitude
(éthē d2) devienne une nature, et que la formation du caractère doive
s'appuyer sur ce principe, Platon y reviendra dans son exposé sur
l'éducation, infra. Voir 401b-c, et sur le but d'une formation à l'austérité, II,
383c. Sur la formation du caractère, voir C. Gill (1985).
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70. Description critique des effets de mise en scène, considérés comme le
signe d'un déclin de la pure forme dramatique. Voir Lois, II, 659a, avec le
commentaire de R. Nettleship (1961 : 105).
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71. L'homme excellent et valeureux, kalòs kagathós, voir supra, II, 376c, et
infra, 401e ; Théét., 185e ; Timée, 88c.
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72. Un homme équilibré (métrios, c5), dont le jugement est capable de
discriminer une imitation bénéfique d'une imitation néfaste. L'ensemble de
ce passage laisse présupposer que les occasions étaient fréquentes de
s'adonner aux imitations de personnages de la mythologie ou même de
personnages publics. S'agit-il principalement d'exercices dramatiques
proposés aux jeunes, ou encore d'activités de groupe ? Il faut que les
occasions aient été nombreuses pour que Platon mette tant de soin à en
détourner les futurs gardiens. La culture du théâtre et des concours qui y
étaient associés multipliait sans doute les représentations et stimulait les
essais d'imitation.
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73. Cette image empruntée à l'art du moulage renforce la métaphore des
modèles que favorise Platon (Théét., 191c, et Lois, VII, 800b) ; voir Timée,
50d (ekmageîon) pour une expression semblable, mais en sens inverse, de
l'impression d'une forme dans la matière (ekmáttein). Imiter, c'est prendre la
forme de quelqu'un d'autre et l'homme de bien n'imitera pas facilement des
formes inférieures.
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74. Je suis Adam, qui lit en e6 haplē̂s, et non Burnet qui lit állēs.
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75. Le premier style est celui du récit, et Platon évoque ici les variations
rythmiques et harmoniques de la récitation en discours indirect. Le récitant
n'est pas amené à déployer des artifices de toutes sortes, son style sera sobre
et c'est le mérite de la narration avec un minimum d'imitation. L'autre style
exige au contraire une grande diversité de formes.
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76. Platon évoque-t-il déjà l'accompagnement musical, dont il traitera plus
loin ? On suivra B. Jowett, ad loc., qui voit ici plutôt l'harmonie du débit
(accent, ton) dans la récitation. Aristote (Rhét., III, 1, 1403b26 sq.) dit bien
que les interprètes se concentrent sur trois points : le volume de la voix
(mégethos), l'intonation (harmonía) et le rythme (ruthmòs). On peut donc
distinguer deux emplois pour l'harmonie et le rythme : un emploi dans la
récitation poétique, et un emploi plus strictement musical. Voir infra, 400a.
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77. Jusqu'ici, les types d'expression ont été déterminés par des critères
formels : imitation directe du personnage ou récit indirect. En proposant de
n'admettre dans la cité que le type non mélangé « qui imite le vertueux »
(epieikoûs, d4 et 398b2) – c'est-à-dire l'homme de bien, l'homme mesuré,
voir supra, 387b –, Adimante introduit un critère moral référant à l'objet de
l'imitation. Cette position est conforme au principe de psychologie morale
avancé par Socrate et restreint donc considérablement le recours à
l'imitation. Même si le type mixte a la faveur populaire, Socrate ne le juge
pas conforme à la constitution politique. Pour quelle raison ? Parce que
chaque membre de la cité concentre son activité dans une seule tâche et que
personne ne trouverait son intérêt à une imitation multiple. Ni dans le réel,
ni dans l'imaginaire, les citoyens de la république ne sont invités à être autre
chose que leur unique fonction propre. Ce principe, élaboré en 397d-398b,
règle ici l'esthétique et il aura des conséquences politiques et morales au
livre IV, quand il s'agira de déterminer la nature de la justice et la structure
de la cité idéale.
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78. Ces derniers accompagnaient les enfants au théâtre, à l'école, au
gymnase, et Platon rappelle ailleurs comment ils devaient, dans la société
traditionnelle, être rappelés à l'ordre au théâtre, pour écouter en silence et
jusqu'à la fin les compositions jugées dignes par l'autorité (Lois, III, 700c).
Il montre ici à quel point il a conscience du caractère impopulaire des
mesures qu'il voudrait imposer.
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79. Premier emploi dans le texte de la République du terme politeía. Nous
le traduisons par « constitution politique », préférant cette traduction à celle
de régime, qui renvoie à un régime particulier. Platon entreprend en effet de
préparer un ensemble de principes et de règles pour que la cité soit juste : il
ne s'agit donc pas d'un régime plutôt que d'un autre, mais d'une constitution
générale de la cité. La traduction par « république », consacrée par la
tradition, a ses mérites, si on demeure capable d'entendre dans ce titre
classique ce qui concerne la pólis. Voir les études de J. Bordes (1982) et J.-
F. Pradeau (1997).
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80. Même chassé de la cité, le poète est vénéré à l'égal d'un dieu et oint de
parfums. Proclus (In Remp., 42, 1-10 ; I, 60) note ce paradoxe et il en fait la
première question de son commentaire sur la poétique de Platon. Sur
l'onction des statues, voir J. Adam, ad loc.
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81. Platon oppose le type du poète austère et du raconteur d'histoires
(muthológōi, b1) utile à un type fascinant par sa polyvalence et ses talents.
La description de la vénération dont ce dernier serait l'objet, dût-il chercher
à se fixer dans la cité, est ironique ; en fait, ce poète divertissant et plaisant
sera poliment invité à aller ailleurs. Le poète et le mythologue de la cité
idéale sont recrutés d'abord pour la sévérité et l'aspect moral de leurs
imitations. Ce recrutement sera l'objet de dispositions légales (b3), et
recruter un poète d'un autre type contredirait la loi (thémis, a6). La
prescription est donc rigide et précise. On la retrouve dans les Lois (VII,
817a-d).
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82. Tout au long de la République, Platon multiplie les mentions de
conditions qui restreignent la portée pratique ou concrète du projet de la cité
idéale. Le pouvoir d'instituer cette cité n'appartient à personne, et la
discussion philosophique est d'abord soucieuse de développer des modèles
pouvant donner lieu à des législations. Mais à aucun moment Platon ne
laisse croire qu'il s'agit d'autre chose que de propositions assorties d'une
condition de possibilité, « si cela était en notre pouvoir ». Voir supra, 389d.
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83. Au sens large donné par Platon au terme mousikḗ , art des compositions
poétiques, épiques et tragiques, représentées parfois avec un
accompagnement de musique et art de la musique et des compositions
instrumentales. Littéralement, l'art des Muses. Voir supra, II, 376e. Comme
la suite du développement le montre, cet art se divise en deux grands
domaines : d'une part la matière poétique (ce qu'il faut dire et comment le
dire), et d'autre part le chant, les mélodies et les compositions
instrumentales, que Platon aborde maintenant. Tout ce passage (397a-402a)
est commenté du point de vue de la musique dans A. Barker (1984 : 124-
140). Pour le commentaire aristotélicien, voir Pol., VIII, 1342a28-1342b34.
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84. Les principes élaborés pour l'imitation dans les récits et les poèmes
seront les mêmes pour les paroles mise en musique : ils devront présenter
les mêmes modèles (túpois, d5) de conformité à la vertu et la même
austérité formelle. Tout le domaine de l'esthétique – nous dirions
aujourd'hui poétique et musicale – est donc assujetti à des modèles prescrits
pour leur portée morale. Sur la musique dans l'œuvre de Platon, voir
E. Moutsopoulos (1959).
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85. Socrate l'affirme et Adimante ne proteste pas. En quel sens est-il
mousikós ? Au sens strict de praticien de la musique d'instruments ou du
chant choral, ou au sens général de connaisseur de l'art poétique et plus
généralement encore, d'homme cultivé ? Le lien entre poésie et musique
était étroit et Pindare et Sophocle, par exemple, étaient aussi renommés
comme musiciens que comme poètes. Socrate s'adresse donc sans doute à
Adimante dans le sens le plus général. Selon Plutarque (De la musique, 15,
1136f), Platon lui-même aurait reçu une formation musicale auprès de
Dracon d'Athènes et de Metellus d'Agrigente, mais c'est la pensée musicale
de Damon qui l'influença le plus. Pour la conception de la musique chez
Platon, voir Protag., 326a ; Lachès, 188d ; Phédon, 60e ; Criton, 50d ; et I
Alc., 106e.
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86. La théorie grecque classique de l'harmonie distinguait plusieurs
« harmonies » ou modes harmoniques. Socrate va les soumettre ici à un
examen qui devra en mesurer la convenance au modèle moral souhaité pour
la cité. Le terme grec harmonía désigne aussi bien une échelle musicale
qu'un mode privilégiant certaines règles de composition, et notamment le
choix des intervalles ou des registres. Le terme « mode » n'appartient pas
cependant à la théorie classique, et il faut sans doute parler de tropes. (Pour
ce qui suit, voir R.P. Winnington-Ingram 1936 ; A. Bélis 1996 : 363 et
A.G. Wersinger 2001 : 171-191.) Le rapport entre les harmonies et les
sentiments ou les émotions apparaît déterminant dans toute la culture
musicale grecque et sans doute faut-il en attribuer l'importance au lien de la
musique et de la poésie. Platon ne propose pas un examen détaillé, qui
suivrait par exemple tout le système des tónoi d'Aristoxène, il se contente
d'un choix représentatif. Son approche semble influencée par la doctrine
pythagoricienne, mais comme Platon n'a laissé aucun écrit théorique sur la
musique, il est difficile de reconstituer une théorie platonicienne complète
de l'harmonie. Son intérêt est surtout pédagogique et moral, mais il ne
pouvait éviter de connaître les théories qui avaient cours à Athènes. Parmi
celles-ci, on peut distinguer deux sciences : l'harmonique et la rythmique,
différentes de la science des instruments (organikḗ ). L'harmonique est la
science du mélos, c'est-à-dire de l'organisation naturelle des sons musicaux.
Elle comprend sept parties traditionnelles, auxquelles Platon fait allusion
ici : l) les sons (phthóggoi) ; 2) les intervalles (diástēmata) ; 3) les systèmes
(sústemata), dont le plus important est le système de référence du tétracorde
ou de la quarte ; 4) les genres (génos) : diatonique, chromatique et
enharmonique ; 5) les tons (tónoi, trópoi), appelés modes par plusieurs
théoriciens latins tardifs, mais qui encore chez Platon et Aristote portent le
nom d'harmonies. Sur ce terme, voir l'appendice de A. Barker (1984 : 163-
168). Il s'agit des « différentes manières d'échelonner le grand système
parfait, dans quelque genre que ce soit, à partir d'une note de base thétique
qui varie d'un trope à l'autre » (A. Bélis 1996 : 363) ; 6) les métaboles
(metabolaí), ou modulations et variations ; et 7) la mélopée (melopoiía).
Pour la structure générale de la théorie, voir infra, 400a.
Le premier groupe (lydien mixte, lydien aiguë et autres modes apparentés)
est rejeté d'emblée ; liés aux lamentations, ces modes harmoniques plaintifs
sont inutiles pour la formation du caractère. Voir le témoignage de
Plutarque, citant Aristoxène (De la musique, 16, 1136-17, 1137). Le mode
harmonique du deuxième groupe (mode ionien) est qualifié de relâché
(chalaraì, e10) et il est associé aux beuveries. Ce relâchement s'oppose à
l'énergie tonique, voir infra, IX, 590b. Le troisième groupe (dorien et
phrygien) est le seul acceptable, puisque seul il imite le courage et l'ardeur
virile. Sur ce point, voir aussi Lachès, 188d, où le mode dorien est qualifié
de « seul vraiment grec ». Le critère régissant ces jugements semble en effet
celui de l'utilité dans la formation des hommes de guerre (polemikō̂n, 399a).
Quand il revient sur ces questions dans les Lois (II, 653d-673a ; 795a-
812e), Platon maintient le principe d'un choix rigoureux de la musique pour
la formation du caractère. C'est une opinion que retiendra Aristote (Pol.,
VIII, 1339a-1342b), qui lui aussi privilégiera l'imitation de dispositions
éthiques. Il sera même plus sévère que Platon, allant jusqu'à rejeter
l'harmonie phrygienne, parce qu'appartenant au genre passionné et ne
retenant donc que la dorienne. Platon justifie la conservation du mode
phrygien, parce qu'il s'accommode de la sobriété des hommes en paix, un
argument difficilement conciliable avec la critique d'Aristote qui le relie,
quant à lui, à la frénésie et à l'enthousiasme (loc. cit., 1341a23).
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87. Platon donne ici deux portraits, le violent et le volontaire, qui
constituent selon lui les modèles moraux susceptibles de guider les
compositions musicales et de guider le choix des harmonies. Le premier est
celui des situations violentes (biaíōi ergasíai, a7) : le portrait de ce guerrier
courageux, mis en situation d'affronter un grand péril et ultimement la mort
elle-même, doit être conservé en mémoire pour la suite du développement
sur la formation des gardiens. La musique qui reçoit la sanction du
philosophe est la musique qui peut imiter les tons et les accents d'un tel
guerrier : son attitude héroïque montre une grande force de caractère. Le
second est celui des situations pacifiques (en eirēnikē̂i, b3) : le sage agit de
manière réfléchie et modérée, en conservant toujours le contrôle de son
action. Ce deuxième portrait, qui présente une tonalité quasi stoïcienne,
complète le premier. Leur ensemble compose en effet l'action de résistance
dans la situation de violence et l'action de juste initiative dans la situation de
volonté et de délibération (infra, 399e, pour l'homme courageux et ordonné,
andreíou kaì kosmíou). Si nous cherchons à déterminer si Platon voyait une
convenance particulière entre les harmonies et ces deux portraits, nous
pourrions dire que le mode dorien convenait aux dispositions guerrières et
le mode phrygien aux dispositions de réflexion. Dans les Lois (III, 700d-e),
Platon insiste sur le fait que le plaisir n'est pas le bon critère pour juger les
musiques et il blâme les musiciens dégénérés qui amenèrent la confusion
des styles.
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88. Il s'agit donc de la phrygienne, qui encourage la modération, et de la
dorienne qui stimule le courage. Voir infra, 410e. La conclusion en est qu'il
faut exclure le registre panharmonique. Le terme est rare chez Platon (ici et
404d) et il ne désigne pas un type d'instruments, comme on l'a suggéré en le
rapprochant du polycorde qui suit juste après, mais un type de composition
mêlant plusieurs harmonies.
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89. Terme rare, qui pourrait renvoyer à des instruments possédant plusieurs
cordes (comme la lyre), ou rendant possibles des sons exigeant plusieurs
notes (comme la flûte, poluchordótaton, d4). Mais le contexte montre,
puisque Platon conserve la lyre (d7), qu'il veut exclure les instruments
comme l'aulós, susceptibles de produire des accords complexes, recourant à
plusieurs modes (panharmoniques) et ne conserver que les instruments plus
simples de la tradition, parfois identifiés comme oligochordía. Voir le
témoignage de Plutarque sur le conflit des traditions (De la musique, 11,
1135-14, 1136). Pour la polyvalence de l'instrument, voir les remarques de
A. Barker (1984 : 57 et 64). Pour trigō̂nōn, il ne saurait s'agir bien entendu
de triangles, mais bien de lyres à trois angles ou de petites harpes,
produisant des sons voluptueux. Le pēktís est une forme de harpe, d'origine
lydienne (Hérodote, I, 17).
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90. La prédilection de Platon pour les instruments simples ne permet pas
cependant de bien identifier les instruments qu'il jugerait parfaitement
adéquats. Pourquoi exclure l'aulós ? Selon certains, parce qu'il ne s'agit pas
d'une simple flûte, mais plutôt d'une sorte de hautbois ou de clarinette et
comme eux construit avec une ou plusieurs anches. Voir K. Schlesinger
(1939) et A. Barker (1984 : 14 sq., avec illustrations) qui montrent que cet
instrument est fait de plusieurs tuyaux, parfois de longueur différente. On
en tirait une musique émotive, et l'instrument était propice aux lamentations
et aux mélopées lascives. Selon W. Anderson (1966 : 68), la musique tirée
de l'aulós était trop individuelle, elle n'avait rien de civique et devait être
bannie pour cette raison. La possibilité d'en tirer des modulations exagérées,
comme ce qu'on pouvait entendre dans les rites corybantiques, concourait à
ce jugement. Platon exclurait donc les instruments de ce genre et
conserverait la flûte simple, comme la syrinx, proche du flageolet moderne.
Proclus (In Alc., 197, 1-198, 13) commente le choix de Platon : « Platon a
dit que l'art de la flûte est à éviter ; et de fait, les instruments qui rendent
toutes les harmonies et qui possèdent une multiplicité de cordes sont des
imitations des flûtes : car chacun des trous de la flûte produit, dit-on, au
moins trois sons, et si l'on ouvre des trous auxiliaires, plus encore. Or, il ne
faut pas admettre la totalité de la musique dans l'éducation, mais seulement
ce qui, en elle, est simple » (trad. Segonds). Voir aussi, In Remp., 63, 6-9 ; I,
79. Sur l'imitation des flûtes, Phil., 56a – passage qu'on peut rapprocher
d'Aristoxène, qui condamnait également l'aulós –, voir A. Bélis (1986 : 98)
et Lois, III, 700d et 790e-791b.
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91. La place de la lyre dans les nombreuses versions des mythes d'Apollon
a toujours été importante, et elle est également nette dans l'iconographie.
Dès sa naissance, le jeune dieu reçoit de Zeus une lyre et une légende fait
de lui le père d'Orphée (Hymne Homérique, v. 131 sq.). Platon ne
mentionne pas cependant une autre légende, voulant que ce soit Hermès qui
ait inventé la lyre et qu'Apollon berger lui ait échangé l'instrument contre
ses troupeaux. Selon le même corpus de légendes, Apollon aurait aussi reçu
d'Hermès la flûte, qu'il lui avait échangée contre le caducée. Il est vrai que
dans l'épisode du défi de Marsyas, qui prétendait qu'il était meilleur
musicien avec sa flûte qu'Apollon avec sa lyre, Apollon fut vainqueur et
l'écorcha vif. Marsyas aurait en effet inventé la flûte à deux ou plusieurs
tuyaux (Pausanias, X, 30, 9), qui est justement l'instrument rejeté ici par
Platon, au profit de la syrinx, ou flûte de Pan. Dans le Banquet (215a-d),
Alcibiade compare Socrate aux silènes sculptés avec un aulós à la main et
au satyre Marsyas : les airs de Marsyas mettent les auditeurs dans un état de
possession, alors que Socrate, par le seul effet de ses paroles, produit le
même trouble. Le privilège accordé à Apollon pour l'harmonie tient sans
doute compte du fait qu'il préside à l'harmonie politique et à la fondation
juste des cités. Voir Pausanias, V, 14, 8. À cela, il faut ajouter le caractère
hiératique recherché par Platon. Voir J. Carlier (1981) et M. Detienne
(1998 : 172-174) ; également W. Anderson (1966 : 66).
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92. Ce serment cher à Socrate (Apol., 21e, avec la note de L. Brisson,
ad loc.) est rare dans la République (voir infra, IX, 592a). Il pourrait
renvoyer au dieu égyptien Anubis, à tête de chien.
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93. Fortement et souvent dénoncée dans les Lois, (III, 695b, VII, 791d-
794a), cette mollesse associée au luxe est la faiblesse qui ne convient pas à
une société guerrière. C'est la raison pour laquelle elle ne doit pas être
encouragée par les modes musicaux qui en l'imitant la stimulent. Infra, IV,
422a, VIII, 556b, et IX, 590b.
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94. Ces deux vertus sont au fondement des harmonies retenues par Platon
dans le développement qui précède ; elles engagent cette fois la recherche
des rythmes qui leur correspondent.
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95. Au sens de la mesure battue par le pied, brève ou longue, et qui a donné
son nom à l'unité de base de la métrique. Voir infra, 400c2.
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96. Les tons (phtóggois, a6) sont à la base du système des harmonies : il en
existe quatre espèces. S'agit-il des notes de base du tétracorde ? Platon
semble le supposer (Théét., 206b : « Et dans l'apprentissage d'un cithariste,
avoir poussé jusqu'au bout cet apprentissage, ce n'est pas autre chose qu'être
capable de suivre la mélodie note par note, sachant à quelle corde appartient
chacune : qu'on appelle cela les éléments de la musique, tout le monde en
serait d'accord ? » Trad. M. Narcy). Ici plus qu'en aucun autre endroit de la
République on peut voir comment le concept de mousikḗ regroupe la
musique instrumentale et la scansion rythmée des textes. À l'époque de
Platon, la pratique de la lecture rythmée des textes des poètes était répandue
et faisait partie de l'éducation. Les rythmes et les harmonies doivent donc
toujours être conçus dans une application à plusieurs formes de l'art
musical, et notamment à la poésie. Voir sur ce point W. Anderson, (1994 :
145-165). Les trois espèces de rythmes (rhuthmoí, a2) sont à la base des
mesures (báseis, a5) : 1) il y a l'égal, dans les mesures où les quantités se
divisent en deux valeurs égales (dactyle, spondée, anapeste) ; 2) il y a
ensuite les valeurs 3/2 comme le crétique, le bachique et le péan ; et 3) les
valeurs 1/2 comme l'iambe, l'ionique et le trochée. Sur la métrique grecque,
voir d'abord P. Maas (1962).
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97. Personnage qui a la faveur de Socrate pour les questions de musique ;
voir Lachès, 180c-d et 200a-b ; I Alc., 118c ; et infra, IV, 424c. Expert
réputé, professeur de musique de Périclès (Plutarque, Périclès, 4,1) et peut-
être même de Socrate (Diogène Laërce, II, 19), Damon d'Athènes aurait
reçu une formation musicale auprès de Pythoclidès de Céos (Protag., 316e).
Chez Platon, voir également Lois, VII, 814d-816b. Platon le considère
comme un philosophe et un sophiste (Lachès, 180d et 197d), sans aller
jusqu'à l'estimer comme penseur politique, comme le fera plus tard
Plutarque. On pense généralement que Platon a repris les conceptions de
Damon, sans chercher à les modifier, mais sur plusieurs points il se montre
original. Il bannit notamment le mode lydien relâché, qui aurait été une
invention de Damon et il se montre critique à l'endroit de son esprit
d'innovation. Voir D. Delattre (DPA, II § D 13 : 600-607), A. Barker (1984 :
168-169) et F. Lasserre (1954 : 53-73). Sur la question de l'éducation
musicale, C. Lord (1978), W. Anderson (1966 : 74 sq.).
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98. Terme peu fréquent chez Platon (aneleuthería, b2), même dans la
République, où il désigne la bassesse d'une action indigne d'un homme
libre ; voir infra, 391c et 400b ; IV, 422a ; VI, 486a ; VIII, 560d ; IX, 577d
et 590b. Le terme húbris désigne une attitude d'orgueil démesuré,
traditionnellement associée dans la tragédie au mythe de Prométhée. Dans
la psychologie morale, il s'agit d'un excès qui peut impliquer une forme de
violence. Voir infra, 400b et 403a, et VIII, 560e.
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99. Platon évoque ici une forme de trimètre dactylique, comportant des
variations dans la position des brèves. Sur la nature exacte de l'enóplíon, il
confesse lui-même que l'enseignement de Damon n'était pas clair. Voir
P. Maas (1962 : 42). On peut le décrire comme une forme composée d'un
trochée et d'une syllabe longue (selon B. Jowett, ad loc, il s'agirait du
crétique, mais J. Adam favorise plutôt l'identification à un rythme de
marche d'inspiration ionique, comme on en trouve des exemples chez
Tyrtée). Quant à la forme héroïque, elle caractérise l'hexamètre dactylique ;
Platon semble l'identifier ici au spondée, mais on peut être sensible à une
expression de Socrate affectant l'ignorance en ces matières et s'en remettant
à l'autorité de Damon. Voir 400c3, où Socrate affirme ne pas maîtriser ces
questions de prosodie.
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100. Le geste gracieux suit un beau rythme (eurúthmōi, 8), alors que le
manque de grâce résulte d'un rythme défectueux. Le principe mis en œuvre
ici par Platon est que la qualité du rythme découle de son rapport au texte, à
la parole qu'il accompagne. Cette relation d'accompagnement est aussi le
résultat d'une réelle influence, puisque l'expression (léxis, d2) et le contenu
de la parole (lógos) dépendent eux-mêmes du caractère de l'âme (psuchē̂s
ḗ thei, d7). Accompagner (akoloutheî, c8) signifie donc suivre et dépendre
du registre supérieur : le poétique, autant l'expression que la matière, suit
l'âme, et le musical (principalement le rythme et l'harmonie) suit le
poétique.
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101. Platon s'empresse de préciser qu'il entend par là (euētheía, e1) le
caractère comme support de la vertu, c'est-à-dire la réflexion dirigée vers le
beau et le bien, et non la simple habitude, l'absence de réflexion.
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102. Les futurs gardiens, mais dans le Protagoras (326b) l'éducation
musicale est proposée pour tous les jeunes : « dès qu'ils savent jouer de la
cithare, ils leur apprennent les poèmes d'autres grands poètes lyriques, qu'ils
leur font jouer sur leur cithare, et, sous leur contrainte, rythmes et
harmonies deviennent familiers aux âmes des enfants, afin qu'ils se
civilisent, et que les progrès qu'ils font dans les rythmes et dans les
harmonies favorisent la qualité de leurs paroles comme de leurs actes ; car
la vie des hommes tout entière a besoin de rythme et d'harmonie » (trad.
Ildefonse). Platon insiste ici sur la contribution de la musique et de la poésie
à la formation morale des gardiens, en vue de leur tâche propre, la garde de
la cité.
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103. La liste des qualités (400d11-e1) que doivent poursuivre les futurs
gardiens associe la grâce du geste et l'excellence du caractère. L'art autant
que la nature en sont remplis, comme de leur contraire : d'une part les objets
produits par les arts en sont imprégnés dans leur fabrication et ils
manifestent dans leur apparence la beauté et l'harmonie ; d'autre part, les
corps et les êtres vivants en général, les plantes, sont eux aussi imprégnés
de la grâce et de l'harmonie de l'art. La nature et l'art participent donc des
mêmes modèles d'harmonie et de grâce, et l'éducation doit avoir pour
fonction de les communiquer à l'âme des jeunes.
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104. Passage qui rappelle l'idéal du Banquet (210a-212a) et du Phèdre
(251c), et la gradation menant de la beauté des corps à la beauté
immatérielle. Sur la beauté comme nourriture de l'âme, voir Phèdre, 248b.
Cet éloge de l'art évoque peut-être la sculpture et la peinture, nommément
absentes de la critique des arts poétiques.
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105. Les traductions de ce passage varient beaucoup : on peut en effet
replier le terme de la formation des jeunes sur l'amour du « beau discours »
(tōî kalōî lógōi, d2), en se fondant sur le contexte de ce passage consacré
aux règles de la poétique et de la musique ; on peut également ouvrir la
signification de l'expression vers l'idéal de la raison, en tenant compte du
fait que Platon lui-même insiste sur la conformité de la poésie et de la
musique aux termes ultimes de l'excellence de l'âme, le beau et le bien et
qu'il place la finalité de l'éducation poétique et musicale dans l'amour de la
raison (402a3). Par la musique et la poésie, l'enfant apprend à reconnaître sa
parenté avec la raison. C'est ce parti qui a été suivi ici et qui marque, à sa
manière, la transition vers le livre IV, où Platon expose la doctrine de la
raison.
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106. Suivant une indication fournie par la traduction de Grube, j'insère dans
ce passage la mention de la poésie, compte tenu du fait que Platon subsume
ici, comme dans tout ce passage depuis le début, la musique et la poésie
sous l'appellation ancienne de mousikḗ , l'art des Muses, la Musique comme
art majeur. Voir la note, supra, 398b, et II, 376a.
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107. Cette analogie avec le processus de la lecture n'est pas sans rappeler le
recours à cette image pour présenter la méthode psychopolitique de la
République (supra, II, 368d). Si la cité est écrite en gros caractères, et que
nous arrivons à la lire, nous serons ensuite en mesure de lire la structure de
l'âme, écrite en plus petits caractères. Ici Platon développe la comparaison :
savoir lire, c'est avoir dépassé le stade où l'on identifie les lettres une à une
pour saisir le mot qu'elles forment. De même, être cultivé et formé en
poésie et en musique, c'est savoir reconnaître dans ces expressions de la
culture la combinaison de toutes les formes morales des vertus qui y sont
présentes. Ces formes sont donc pour ainsi dire l'unité constitutive de l'art.
Sur cette image et la notion d'élément (stoicheîa, a8), voir Théét., 201e-204.
Les formes, et en particulier les formes de la vertu, sont les conditions
d'intelligibilité de toute représentation morale, et en particulier de l'art.
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108. La thèse est complexe, non seulement parce que Platon introduit pour
la première fois dans le dialogue le concept métaphysique des formes des
vertus (tà eídē, c2), mais surtout parce que la connaissance de ces formes
est posée comme une condition de la formation musicale et poétique.
Jusqu'ici, le développement présentait un argument pédagogique justifiant
la nécessité de cette formation pour les gardiens et cet argument se
concluait par l'évocation d'une finalité sublime, la ressemblance et l'amour
de la raison. Une formation en musique et en poésie rend donc possible la
reconnaissance de la raison, et notamment de la parenté de l'âme et de la
raison, en se fondant sur une imprégnation lente, tout au cours de l'enfance
(402a), de la grâce et de l'harmonie. Mais ensuite, en introduisant une
analogie avec la lecture, Platon renverse la perspective : une réelle
formation en musique et en poésie n'est achevée que si elle parvient à cette
connaissance des formes des vertus qui se trouvent au fondement de la
poésie et de la musique et qui en règlent les normes : la modération, le
courage, la libéralité, la magnanimité. Ces vertus, il faut les reconnaître : ce
sont les vertus du citoyen libre et engagé dans la vie publique et militaire.
Platon en a fait le portrait rapidement juste un peu plus haut : il est
énergique et réfléchi. Il invite maintenant à comprendre qu'une formation,
et a fortiori une pédagogie, n'ont de sens que si elles sont imprégnées de
leur finalité : le même art et la même étude constituent l'apprentissage de la
vertu et l'apprentissage de la musique et de la poésie, de la même manière
que le même art et la même étude constituent l'apprentissage des lettres, des
textes ou même de leurs reflets. Le fond de l'argument est donc le suivant :
la grâce et l'harmonie, communiquées par la poésie et la musique,
participent du même modèle que les vertus (402d3, toû autoû túpou). Cet
argument peut être développé dans deux directions distinctes : la
communauté de modèle justifie en profondeur l'éducation par la poésie et la
musique, mais elle justifie également de manière forte l'intervention relative
à la place et au choix des artistes dans la société. L'art a un effet moral et la
cité doit en tenir compte.
Selon J. Adam, ad loc., ces formes ne doivent pas être interprétées à la
lumière de la métaphysique du livre VII, puisqu'il s'agit de la seule mention
dans l'ensemble des livres I-IV. Il ne s'agirait pas de formes séparées
transcendantes, ni de leurs images dans les êtres, mais seulement de
modèles et d'images dans les arts. Cette interprétation semble inutilement
rigide et étroite. La perspective commune de l'esthétique et de la
métaphysique commande au contraire une interprétation ouverte, où les
formes de la beauté et celles des vertus apparaissent sur le même registre et
imposent une formation identique (c7-8).
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109. Ce terme rare (eleutheriótēs, c3) désigne la qualité de l'homme libre,
l'idéal de libéralité. Platon ne l'emploie que deux fois dans toute son œuvre :
ici et en Théét., 144d. Voir également supra, 387b et 395c pour l'adjectif. La
liste ne peut être comparée à la liste traditionnelle des vertus cardinales et
on notera l'absence de la justice ; voir infra, VI, 486a.
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110. L'évocation de cette contemplation (théama, d4) rappelle le Timée
(87d), décrivant l'équilibre de la beauté dans l'être vivant.
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111. Passage qui évoque le Banquet (206c, 209b et 210b) : la qualité morale
est à l'origine du désir amoureux, le même recherchant le même,
l'harmonieux s'attachant à l'harmonieux, la beauté à la beauté.
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112. Il s'agit du plaisir sexuel (tà aphrodísia, a5) que Platon associe aux
plaisirs érotiques (Lois, VIII, 841e, Banq., 192c, Phèdre, 254a). En le
qualifiant de fou (manikōtéran, a6), Platon l'oppose à l'amour droit et
correct (orthòs érōs, a7), qu'il associe à la modération et à la musique. Cet
amour correct est le seul auquel on puisse donner une valeur, parce qu'il est
modéré et rigoureux.
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113. Platon accorde donc au rapport homosexuel de l'amant (erastḗ s, b6) et
du jeune aimé une fonction d'abord pédagogique et il condamne le lien
sexuel en tant que tel, jugé grossier et signe d'inculture, pour la raison qu'il
conduit à l'excès et au manque de modération. Ce passage, inséré dans le
milieu d'une discussion sur les finalités morales de l'éducation poétique et
musicale, fait écho au Banquet (206b) par rapport auquel il présente une
approche plus austère de la pédérastie. Voir sur toute cette question
l'introduction de L. Brisson au Banquet (1998 : 55-65) et l'étude classique
de K.J. Dover (1982). Aristote (Pol., II, 4, 1262a) se montre critique de
cette interdiction du rapport sexuel, mais le contexte indique qu'il confond
la prescription de Platon avec des interdits de rapports entre membres d'une
même famille.
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114. Littéralement, Platon indique qu'un rapport sexuel serait le signe d'un
manque de culture poétique et musicale (amousías, c1), expression qui
marque le lien entre l'objet de la discussion et l'excursus sur la pédérastie.
Voir infra, 411d, où l'inculte est celui qui n'aime pas les discours, et V, 455e.
Ailleurs, Platon associe le manque de culture et le manque de philosophie
(Soph., 259e).
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115. Le poétique conduit à la philosophie, puisque la philosophie est amour
de la beauté (Banq., 204b) et musique suprême (Phédon, 61a).
L'intermédiaire de la dialectique est certes requis pour y accéder, mais
Platon montre ici que la poésie conduit au seuil de la philosophie. Sur le
parallèle avec la doctrine de l'amour dans le Banquet, voir d'abord L. Robin
(1964).
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116. De la même manière que pour l'éducation poétique et musicale, la
discussion philosophique se concentrera sur la formulation de modèles pour
l'éducation physique : il s'agit de normes et de finalités pour guider les soins
et les exercices du corps. La priorité de l'âme est une thèse centrale dans
l'anthropologie de Platon et elle trouve dans ce passage une application
importante : la gymnastique ne poursuit aucun but autonome, à travers
l'exercice du corps, c'est toujours l'âme qui cherche sa perfection. Voir
Charm., 156e ; Lois, X, 891e sq. ; et infra, 410b-411e. À ce domaine
appartient d'abord l'examen de la diète et de la médecine, qui était central
dans la tradition des Asclépiades. L'exposé concerne les futurs gardiens
(e5). Sur tout ce passage, voir R. Nettleship (1961 : 123 sq.).
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117. La comparaison des défis des gardiens avec ceux des athlètes sera
reprise dans le cours de l'exposé sur leur formation. Ils doivent s'exercer
sans relâche, sur tous les plans : musique et poésie, gymnastique, sciences
et dialectique. Voir Lachès, 182a, Lois, VIII, 829e, et Banq., 211c.
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118. Comparaison que Platon affectionne particulièrement dans le domaine
de la guerre ; voir supra, II, 375a, et infra, V, 466c.
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119. Le terme désigne toute la côte qui s'étend du détroit du Bosphore à
l'Égée (voir Hérodote, IV, 38), et non seulement le détroit lui-même
(aujourd'hui les Dardanelles).
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120. Platon la connaissait de première main, il s'en moque dans la Lettre VII
(326b).
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121. La ville de Corinthe était réputée pour son luxe et son goût des plaisirs
et la prostitution y était florissante. Voir supra, II, 373a, et Lois, VIII, 840a,
où Platon de nouveau met en garde les athlètes contre l'attrait des
maîtresses, en particulier durant les jeux olympiques.
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122. Platon critique-t-il ici le fait même de devoir recourir aux tribunaux
pour obtenir la justice ? L'opposition entre « les autres » et « chez soi »
(par'állōn, b2 ; oikeíōn, b4) marque la nécessité, pour obtenir la justice, de
sortir du cercle des proches, de la famille ou de la parenté, dans le cas où la
violence et l'indiscipline envahissent la cité. Une cité bien ordonnée,
harmonieuse et modérée, serait donc une cité où les différends et les conflits
seraient si peu importants qu'on pourrait les traiter dans le cadre de la
parenté ou du clan sans recourir à des tribunaux. Ce serait aussi une cité où
le droit (l'art des tribunaux, dikanikḗ , a2) ne serait pas très développé. Il faut
ici entendre bien sûr non pas les lois, mais l'expertise juridique et le travail
des avocats. La critique de Platon porte donc sur l'excès du recours aux
procès, dont l'inflation connote à son époque le développement de la
rhétorique et de la sophistique. Voir la note de J. Adam, ad loc., sur le fait
que Platon n'emploie pas le terme dikastikḗ , qui désigne au contraire ce qu'il
recommande (409e-410a).
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123. Du temps de Platon, ces termes étaient peu courants et encore proches
de leur origine dans le vocabulaire de la nature (explosions, torrents). Voir
Crat., 440c. C'est la médecine hippocratique qui leur a donné une
signification technique et Platon se moque de ses premiers représentants,
ces « ingénieux disciples d'Asclépios ». Les écoles de Cos, de Cnide et bien
d'autres réclamaient un héritage direct d'Asclépios. Voir Banq. (186e) et
pour une introduction générale, M. Grmek (1995).
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124. Cet épisode est raconté dans l'Iliade (XI, 580 sq., 828-836 et 624-650),
mais Platon mélange deux scènes différentes : la potion qu'il décrit fut
donnée à Machaon l'Asclépiade par Hécamède, alors qu'Eurypyle est soigné
par Patrocle au moyen d'une poudre produite à partir d'une racine. L'épisode
de la potion est rapporté correctement dans l'Ion (538b) et il est possible que
le texte d'Homère dont disposait Platon ait relaté l'épisode autrement.
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125. Et non pas « une pédagogie des maladies » (contra, B. Jowett, ad loc.,
qui cite Timée, 89d). On peut sans doute dire que la médecine « régit » les
maladies, mais le contexte montre que Platon critique l'inflation scolaire de
la médecine et les abus d'autorité auxquels elle conduit.
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126. Personnage natif de Mégare, mentionné aussi dans le Protagoras
(316e), où il est présenté ironiquement comme un sophiste de grand calibre
et dans le Phèdre (227d), où il recommande la marche à pied. Voir Aristote,
Rhét., I, 5, 1361b4.
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127. Poète élégiaque, du milieu du Ve siècle, renommé pour ses épi-
grammes. Platon cite ici une maxime (frag. 8 Bergk) dont le sens pourrait se
rapprocher de la maxime latine : Primum vivere, deinde philosophari, qui
représente un idéal rigoureusement contraire au précepte socratique de la
connaissance de soi et de la valeur suprême de la vie philosophique.
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128. Platon distingue ici les études (mathḗ seis), les activités de réflexion
(ennoḗ seis) et la concentration sur soi-même (melétas pròs heautòn). Dans
la mesure où il s'agit de critiquer un soin excessif du corps qui va jusqu'à
faire obstacle à l'exercice de la philosophie, cette liste nous met en présence
des trois registres de l'exercice philosophique : l'étude des sciences, dont le
programme sera exposé plus loin, la réflexion qui est le cœur de la pensée et
enfin la méditation, pratiquée par le moyen d'exercices de concentration.
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129. Cet enseignement d'Asclépios peut avoir des corollaires proches de
l'euthanasie, et il semble contradictoire avec le serment hippocratique lui-
même. Selon quels critères et à partir de quelles observations la vie d'un
être humain cesse-t-elle d'avoir de l'intérêt ? Dans le Lachès (195c-e),
Socrate critique en le limitant le savoir médical et il pose la question :
« soutiens-tu que pour tous les hommes il est préférable de vivre ? N'y en a-
t-il pas plusieurs pour qui il vaudrait mieux être morts ? » (trad. Dorion).
Les médecins peuvent-ils répondre ? Non, répond-il en substance, c'est une
décision morale qui relève du courage de chacun. Il n'appartient donc pas au
savoir médical de se prononcer sur le choix de vivre ou de mourir. Cette
position est moins nette dans notre passage, où on note la possibilité d'une
euthanasie passive (410a).
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130. Passage de l'Iliade, IV, 218-219. Les deux fils d'Asclépios sont
Machaon et Podalirios, tous deux prétendant d'Hélène. Vaillants guerriers,
leur réputation de médecins prodigieux leur donnait un grand prestige. (Il.,
II, 729 sq., et XI, 833).
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131. Vers de Tyrtée, poète qui vécut à Sparte et qui composa des
exhortations au combat (frag. 12 Bergk = 12, 6 West), cité également dans
les Lois (II, 660e et 629e).
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132. Eschyle (Agamemnon, v. 1022 sq.) évoque le fait qu'Asclépios fut à
juste titre foudroyé par Zeus pour avoir ressuscité Hippolyte ; ailleurs,
Apollon demande que quelqu'un puisse se substituer à Admète mourante,
pour prolonger sa vie (Euripide, Alceste, 3) ; Pindare (Pyth., III, 55-58),
rapporte également l'épisode d'Asclépios foudroyé pour avoir tenté, excité
par la promesse de l'or, de redonner vie à Hippolyte.
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133. Le commandement de l'âme est sa caractéristique primordiale, voir
Gorg., 523c-e.
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134. Il s'agit d'exemples typiques de comportements contraires à la vertu :
les juges les connaîtront en les observant chez les autres, mais leur
formation devra faire en sorte qu'ils évitent d'en faire eux-mêmes
l'expérience. Au moment de juger, ce n'est donc pas leur expérience
personnelle qui leur servira (409c7), mais les modèles qu'ils ont appris à
reconnaître par leur savoir chez les autres. La connaissance de l'injustice
implique celle de la justice, voir I, 334a, dans la mesure où toute véritable
connaissance est une connaissance des contraires.
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135. Allusion fine au procès de Socrate, dont on trouve l'écho infra, VII,
517a, et VIII, 560d.
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136. Le vocabulaire de la psychologie morale de Platon varie beaucoup
selon les passages. La différence entre la médiocrité d'une personne vile
(phaûlos) et la méchanceté d'une personne corrompue (ponērós, a2 et b2)
est une différence de degré ; être méchant (kakòs, e2) désigne un caractère
qui s'oppose absolument au caractère vertueux, c'est-à-dire à l'homme bon.
Les âmes viles et corrompues sont le produit d'une histoire personnelle dans
laquelle l'accumulation des expériences du vice a fini par produire un
caractère méchant. Platon évoque rarement la question de la faiblesse
naturelle du caractère et il accorde beaucoup d'importance, comme ce
passage le montre, aux effets d'une expérience où le mal se répète au point
de s'imprégner. La corruption morale n'est donc pas une déficience ou une
tare, mais le produit d'une histoire personnelle. Cela ne l'empêche pas
d'insister sur l'importance d'avoir une bonne constitution au départ (410a),
tant sur le plan physique que moral.
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137. Omniprésent dans le texte des Lois, en raison du propos législatif
concret de ce dialogue, le vocabulaire de l'activité législative semble plus
rare et dispersé dans la République. Les participants du dialogue se
reconnaissent néanmoins une activité nomothétique. Quel est le sens de
cette activité de rédaction des lois ? L'exemple de l'établissement des juges
et des médecins montre qu'il s'agit de l'imposition d'un modèle moral ; voir
398b, 403b et 425b-c, pour des exemples.
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138. Les médecins et les juges sont donc appelés à exercer une fonction qui
peut aller jusqu'à la peine de mort pour ceux qui sont moralement
corrompus. Le motif de l'intérêt public de la cité est inséparable d'une
perspective de rétribution personnelle, constante dans la philosophie pénale
de Platon : les peines, et la peine de mort en particulier, servent le bien des
individus. La mention de l'euthanasie des individus handicapés doit
s'interpréter en rapport avec l'euthanasie des enfants présentant des
handicaps à la naissance, voir infra, IV, 459d, 460c et 461c : il s'agit des
mêmes dispositions implacables, inspirées peut-être de pratiques spartiates.
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139. Il semble difficile de maintenir toujours la même traduction pour
thumoeidḕ s : l'ardeur morale du futur gardien est autant sa colère que cette
forme d'impétuosité que l'éducation doit orienter vers le bien. On évitera
d'évoquer la virilité, puisque les femmes ont accès aux responsabilités de
gardien autant que les hommes et manifestent les mêmes qualités.
L'ambiguïté du vocabulaire du principe intermédiaire de l'âme, déjà
présente depuis le début du dialogue, sera soumise à la discussion dans
l'examen de la psychologie morale au livre IV. Platon montrera alors que la
polarité de la raison et du désir n'est pas suffisante pour saisir le dynamisme
de l'être humain, il faut un principe intermédiaire susceptible de s'allier à la
raison, ou au contraire de se laisser dévoyer par le désir. Qualifier cette
ardeur de morale n'atténue en rien son aspect d'énergie psychique
(spiritedness dans la majorité des traductions en langue anglaise), il s'agit
d'insister sur la nature morale de cette énergie intermédiaire. Voir supra, II,
375a, et infra, 411a10. Ce principe est le support du courage, mais s'il est
mal formé, il engendre mollesse et lâcheté.
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140. Le vocabulaire annonce la distinction de l'état et de la disposition
(héxis et diáthesis) qui sera caractéristique de la psychologie morale
postérieure à Platon. Il parle ici d'une disposition qui influence la pensée
(diánoian, c8) et qui n'est donc pas purement psychologique. Par contre, la
description de cette disposition se déploie sur un spectre qui va de la
brutalité à la douceur. Mais Platon, dont la théorie des vertus n'a pas adopté
le schéma des médiétés qui aura la faveur d'Aristote, n'est jamais
systématique sur la question des extrêmes : dans le cas présent, la douceur
est présentée néanmoins comme un idéal médian, puisqu'il y a une
extrémité contraire, la mollesse.
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141. Ce concept est appelé à jouer un rôle déterminant dans le choix des
gardiens. Platon l'introduit ici, presque en passant, au moment de conclure
son exposé sur l'éducation fondamentale. Les « deux naturels » (amphotéra,
e5) sont le naturel philosophe et l'ardeur du thumoeidès. Ils se combinent
dans un idéal qui définit le futur gardien comme un naturel d'exception,
alliant la sage modération et le courage. Voir Pol., 306c-311c, qui propose
une réflexion proche de ce passage. Sur ce terme et les concepts apparentés,
voir supra, II, 375e, et infra, V, 455c.
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142. Allusion possible à l'Iliade, XVII, 588, où Ménélas est traité par
Apollon de porte-lance ramolli. Pour la comparaison avec le travail sur le
fer, voir supra, 387c. Platon recommande l'assouplissement par la musique
du naturel ardent, tout en reconnaissant ailleurs (398e) que le risque de
mollesse est inhérent à certains modes de la musique.
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143. Cette désignation au singulier n'en recouvre pas moins tous les arts que
Platon vient de passer en revue, poésie et musique. Voir supra, II, 376e, et
III, 402a.
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144. Ce vocabulaire (philomathès, d1) qui caractérise l'homme de culture,
dans son opposition à l'homme purement physique et guerrier, a été
introduit au livre II, 376b-c ; Platon le reprend ici en accentuant
l'importance du désir de connaissance pour caractériser le naturel de
l'homme harmonieux et équilibré. La liste des activités qui suit donne un
bon aperçu de ce que Platon considérait comme la culture : la connaissance,
la recherche, la discussion rationnelle, la poésie et la musique.
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145. La misologie désigne une attitude d'indifférence ou d'hostilité à
l'endroit du travail de la raison, tel qu'il s'exerce en particulier dans le
dialogue philosophique. Le terme est rare chez Platon, voir le passage
déterminant de Phédon, 89d-91c, et Lachès, 188c-e, où Platon oppose le
misólogos au philólogos, celui qui est « épris de discours » (trad. L.-
A. Dorion). C'est le manque de culture qui est ici tenu pour la cause de la
misologie, alors que dans le Phédon et dans le Lachès, c'est plutôt
l'expérience malheureuse, et répétée, de la fausseté des discours ou de
l'inadéquation du discours et de l'action. Sur ce concept, voir L.-A. Dorion
(1993).
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146. Le naturel ardent et le naturel philosophe viennent agir comme
párergon du corps et de l'âme, qu'ils complètent. Ce supplément ne
constitue pas une psychologie adventice, Platon le considère comme une
part intégrale du tout de l'être humain. Le rapport du naturel ardent au corps
est cependant une position qu'il nuancera dans le livre IV, puisqu'il sera
clairement constitutif de l'âme dans son rapport au corps. Pour le terme,
voir infra, VI, 498c2. La tension qu'il faut rechercher entre les deux est
celle qui produit un équilibre de l'ardeur morale et de la raison, équilibre
que Platon prend le risque de présenter ici comme une tension entre le corps
et l'âme, mais qu'il limitera, au livre IV, aux rapports des parties de l'âme
entre elles. Tension et détente appartiennent au vocabulaire médical, mais
Platon met surtout en avant un idéal d'harmonie.
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147. Parfaitement formé dans les arts de la poésie et de la musique, le
mousikós anḗ r est l'homme parfaitement cultivé. Voir en ce sens Lachès,
188d, pour la description de l'idéal de l'homme épris de culture et vrai
musicien.
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148. Cette fonction politique de l'homme cultivé annonce la fonction
souveraine du philosophe. Seule une paideía achevée peut prendre la
responsabilité de protéger la constitution politique, c'est-à-dire de la
maintenir en relation avec les idéaux rationnels de la culture et de lui éviter
les dérives de la violence. Cette fonction de superviseur (epistátēs, a10) se
retrouve dans les Lois, VI, 765d, où Platon décrit le responsable de la
paideía, et qualifie sa tâche de « la plus importante parmi les tâches
suprêmes de la cité ».
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149. Platon laisse de côté d'autres aspects de la formation des futurs
gardiens, qui correspondent en fait plutôt à des activités de leur classe :
chasses, concours hippiques, danses constituent en effet les occupations
d'une classe aisée et qui a accès au loisir. Que Platon avoue ne pas vouloir
s'engager dans un examen détaillé de ces occupations montre autant peut-
être ses réserves que sa conviction qu'il ne s'agit pas à proprement parler de
formation. Il affirme néanmoins que ces activités seront assujetties aux
mêmes modèles.
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150. Ce choix des gouvernants s'effectue dans le corps général des gardiens
et ce passage est le premier que Platon consacre à leur fonction, qui est à la
fois celle de législateur et de gouvernant (nomothète et archonte). Cette
fonction sera décrite aux livres VI et VII, en rapport avec la métaphysique
du bien. À qui revient la procédure du choix des gardiens et comment
s'effectue-t-elle ? Platon ne le précise pas. Peut-être faut-il imaginer une
sorte de collège de sages ou de vieillards ? Dans la mesure où la première
sélection a permis d'identifier un nombre important de citoyens possédant
les qualités requises, le choix représente une décision difficile. Les critères
mentionnés ici sont la sagesse, la compétence et l'amour pour la cité (c12-
13), qu'il faut sans doute comprendre comme une forme de patriotisme.
Comme on peut le noter, il n'est pas encore question de choisir des
philosophes ; voir infra, VI, 502d, et VII, 536c. Pour le choix, comparer,
Lois, III, 690a.
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151. Toutes leurs vertus seront orientées vers le bien de la cité et l'activité
entière de ces gardiens sera animée de l'intérieur par une grande ardeur, une
énergie vouée à la communauté (prothumía, e2). Apparenté au vocabulaire
du thumoeidès et du thumós, ce terme désigne autant leur zèle, leur
empressement que leur dévouement exclusif à la cité, c'est-à-dire leur
loyauté. Il s'agit ici d'un principe (dógmatos, e6) qu'ils doivent protéger
autant que la cité elle-même. Voir Phèdre, 253c2.
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152. Passage difficile, parce qu'il implique la thèse socratique sur le
caractère involontaire du mal, reprise ici à l'occasion d'une réflexion sur une
conviction morale. Platon désigne cette conviction comme une opinion
(dóxa, e8 et e10). Cette opinion n'est pas une simple croyance sur un état de
fait, mais un engagement envers le bien de la cité. Socrate demande
comment les gardiens pourraient se départir de cet engagement, celui-là
même en vertu duquel ils auront été choisis. Il répond que ce serait bien
involontairement qu'ils le feraient, car tout éloignement du bien est
involontaire. J'ai donc traduit dóxa par conviction, quand il s'agit nettement
de la détermination des gardiens envers le bien de la cité, et opinion quand
il s'agit du principe général de la thèse socratique. L'opinion vraie ne saurait
être abandonnée volontairement (413a1). Les facteurs qui menacent la
conviction civique des gardiens sont au nombre de trois : contrainte,
ensorcellement, dissimulation. Dans tous les cas, il s'agit d'affections de la
mémoire, les poussant à oublier (e7).
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153. L'opposition entre les deux états fondamentaux de la pensée est
marquée par deux expressions actives : être dans la vérité (alētheúein, a6 et
7), c'est-à-dire la posséder activement, et former des opinions (doxázein,
a7), qui peuvent être vraies ou fausses. Sur ce vocabulaire de la dóxa, et sa
portée philosophique dans la théorie de la connaissance, voir infra, V, 477b
sq., avec l'étude très complète de Y. Lafrance (1981).
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154. Puisqu'ils ne sauraient abandonner leur conviction profonde envers le
bien de la cité volontairement, les gardiens ne le feront que s'ils sont
ensorcelés ou alors parce qu'ils y sont forcés par quelque violence. Sur le
fait qu'ils soient victimes d'une forme de rapt, il s'agit d'un jeu de mots
(klapéntes, b1 et b4) sur le fait que le temps ou la raison ravit à certains
leurs convictions et leur mémoire. Le principe général est formulé en c4 :
tout éloignement de la vérité est le produit d'un ensorcellement, parce qu'il
s'agit d'une illusion, d'une forme de tromperie. Cet ensorcellement s'effectue
par la force du plaisir (c2) ou encore par le trouble qui résulte de la crainte.
Platon se moque légèrement de l'ensemble de sa présentation, en disant qu'il
s'exprime comme un poète de la tragédie (tragikō̂s, b4). Pour la solennité
obscure des tragédiens, infra, VIII, 545e.
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155. La détermination à poursuivre le bien de la cité sera donc soumise à
diverses épreuves. Platon distingue trois catégories (d7). Pour l'épreuve du
temps et de la mémoire, qui peut déstabiliser la raison, Platon demeure
vague sur le moyen de mesurer leur capacité à être induit en erreur et sur
l'oubli. Les épreuves intellectuelles seront précisées plus tard (voir VI,
503e). Pour le deuxième type, celui qui doit mesurer leur résistance à la
contrainte violente et à la souffrance, c'est plutôt l'endurance morale, c'est-
à-dire la force de leur prothumía qui sera éprouvée par les souffrances et les
luttes (d4). Enfin, pour l'ensorcellement, il faut prévoir des situations de
plaisir et de crainte, ce qui permettra de distinguer ceux qui résistent. Platon
est plus précis sur la question du courage et de l'épreuve particulière qu'il
propose pour le mesurer. L'épreuve d'ensorcellement est placée dans un
contexte guerrier, qui n'est pas sans rappeler l'épreuve des enfants sur les
champs de bataille (V, 466e sq.). Voir Lois, II, 633b-635c, où l'influence
spartiate semble assez nette. Voir également en ce sens N.M. Kennell
(1995) et A. Hobbs (2000).
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156. Le gardien de la cité sera d'abord celui qui sait maintenir sa
détermination. Pour cela, il dispose de sa formation en musique et en poésie
et de la vertu qui fait de lui un homme de bien (agathòs, e3). Cet idéal,
Platon le désigne du nom même du gardien de la cité, cet homme excellent
sera « gardien de lui-même » : il aura sur lui-même un contrôle absolu, mis
à l'épreuve sur tous les registres, et qui l'assure de résister contre la
défaillance intellectuelle, contre la contrainte et contre l'ensorcellement du
plaisir et de la crainte.
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157. La distinction des quatre âges de la vie (enfance, jeunesse, maturité,
vieillesse) est récurrente chez Platon (voir par exemple VI, 497e-498a, et
Lois, II, 664c-d). Selon Diogène Laërce, elle correspondait chez Pythagore
aux quatre saisons de l'année (VIII, 10).
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158. Les honneurs dus aux gardiens de la cité après leur mort rappellent
cette mémoire des citoyens illustres, comme on la trouve dans l'oraison de
Périclès (Thucydide, II, 43). Sur les tombeaux et monuments, voir
C. Clairmont (1993).
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159. Jusqu'ici, la classe des gardiens demeurait l'ensemble indistinct de
ceux que leur formation et leurs qualités morales, soumises à diverses
épreuves, qualifiaient pour les tâches du gouvernement de la cité. À cet
ensemble, Platon accordait sans autre précision le nom de « gardiens ». Il
propose maintenant de scinder ce groupe en deux : d'une part, le petit
nombre des gardiens chargés de la tâche la plus haute, la garde complète de
la cité, et d'autre part, un groupe moins important, mais plus nombreux, qui
sera constitué d'auxiliaires (epíkouroi, b5). Ainsi s'esquisse pour la première
fois la tripartition des classes ou des groupes sociaux de la République, qui
servira de matrice à la reconstruction psychopolitique des vertus au livre IV.
Comme la suite le montre (d3-4), il s'agit de la distinction entre, d'une part,
gouvernants et hommes de guerre, et d'autre part, reste de la cité (árchontas,
stratiéṓ tas, kaì teḕ n állēn pólin). Voir supra, II, 374d.
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160. Ce récit mythique est moins un mensonge qu'une représentation fictive
de la fondation de la différence sociale. Privé à ce stade de la discussion de
fondements philosophiques et historiques rigoureux, il est présenté comme
une initiative risquée et audacieuse (tólmē, d1). Platon l'expose en deux
parties : d'abord le mythe de l'autochtonie, ensuite le mythe des races. Au
livre II, 376e-377e, Platon a nettement affirmé que les mythes sont des
discours faux, une affirmation avancée dans le contexte de la critique des
discours sur les dieux ; au livre III, 386b-c, il reprend cette affirmation
concernant les choses de l'Hadès. Mais les mythes ont aussi une utilité, dans
la mesure où ils peuvent assurer la cohésion de la cité. Comme le souligne
Luc Brisson (1982, 146), cette utilité est indifférente à la fausseté. C'est la
raison pour laquelle Platon revient ici sur les mensonges qu'il acceptait pour
les gouvernants en cas de nécessité (III, 389b7-9) : les gouvernants pourront
mentir pour être utiles à la cité (ep'ōphelía). L'exemple le plus clair est celui
des unions par mariage (459d-460d), dont le choix demeure le secret des
gouvernants. Le mythe est donc « converti en instrument idéologique »
(Broze 1986 : 46). Sur la question du mensonge dans la culture grecque,
voir J.S. Zembaty (1988 : 532 sq., sur la République) qui distingue plusieurs
légitimations du discours faux chez Platon : le mensonge aux ennemis, le
mensonge aux amis pour les protéger du mal et les récits concernant le
passé qu'il faut transmettre, en dépit de notre ignorance et en raison de leur
utilité. Le mensonge des gouvernants peut se fonder sur le deuxième type, il
est de nature médicinale, puisqu'il repose sur un savoir thérapeutique des
gardiens en vue de l'unité de la cité (428a-d). Pour une mise au point et un
examen des principaux critiques de l'usage du mensonge (K. Popper,
R. Crossman), qui accusent Platon de propagande ou de totalitarisme, voir
d'abord T.C. Brickhouse et N.D. Smith (1983), K. Moors (1988) et C. Page
(1991).
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161. La légende de la fondation de Thèbes par le phénicien Cadmos, malgré
son caractère mythique, paraissait facile à présenter au peuple (Lois, II,
663d-e) et la responsabilité du législateur est de trouver des stratégies pour
faire admettre la vérité. De la même manière, au moment de persuader les
gardiens de la nécessité d'introduire une différence de degré et de valeur
dans leur groupe, une opération difficile, Platon juge le recours au
mensonge de la mythologie incontournable. Pourquoi Platon recourt-il à la
généalogie de Cadmos, qui est thébaine, au lieu de puiser dans le mythe
athénien ? Précisément, selon N. Loraux (1996 : 100 sq. et 176 sq.), pour
montrer les impasses du recours à la seule identité et proposer une
ouverture. Une attitude déjà pleinement reconnaissable dans la place
donnée aux étrangers. On peut aussi évoquer l'origine des Spartiates dans la
légende de Cadmos. Sur ce point, voir H. Joly (1992). Sur cette légende,
voir d'abord F. Vian (1963).
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162. Le mythe de l'autochtonie pose que toute la culture de la cité vient au
jour de la terre, en son plein état de développement. Sa fonction est de
valoriser le lien de la culture à un territoire et de fonder l'appartenance
commune de tous les citoyens à la cité. Platon favorise ce thème (Pol.,
271a ; Protag., 320b ; Banq., 190b ; Soph., 247c ; Timée, 23e et 42d ; et
Critias, 109c), qui était déjà présent dans la tragédie (Eschyle, Les Sept, 16-
20 ; Euripide, Ion, 589-592). Ce mythe expose une vérité (l'allégeance à la
cité est fondée) et ne peut être traité simplement comme un mensonge : si
c'était le cas, Socrate affirmerait qu'il n'est pas vrai que nous devons
allégeance à la cité, mais que néanmoins nous devons en persuader
mensongèrement les citoyens. Pour l'unité du génos grec, voir Ménexène,
237b-c, 245c-d, avec le commentaire de N. Loraux (1996 : 27-48, et pour le
présent passage, 49-63). Voir aussi K. Moors, avec le commentaire en sens
opposé de D. Hyland (1988 : 254). Le mythe du Politique (269a sq.)
s'accorde avec une tradition qui liait le mythe de l'autochtonie à celui de
l'âge d'or et cette tradition est sous-jacente à ce passage de la République.
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163. Le mythe des races provient d'Hésiode (Travaux, 109-201). Platon
transforme sa structure généalogique, par le moyen de laquelle l'histoire
était racontée dans un modèle d'éloignement de l'âge d'or, en un mythe
concernant la différenciation des catégories de membres de la société et leur
spécialisation dans les trois grandes fonctions de la cité : le gouvernement,
le soutien militaire et la production (agriculture et artisanat). La généalogie
hésiodique, qui comportait cinq races (or, argent, bronze, héros, fer) devient
une structure fondamentale de types, réduits aux trois fonctions de la cité.
Contrairement au mythe de l'autochtonie, dont la vérité est dépourvue
d'ambiguïté et de duplicité, le mythe des races expose le fondement naturel
de la différence sociale sous le couvert d'une affirmation de la fraternité
universelle. Celle-ci est mise de l'avant pour tempérer les aspects
potentiellement intolérables de l'inégalité des aptitudes que le mythe
présente comme naturelle. Chaque groupe est fermé sur lui-même et la
mobilité entre eux est très restreinte : le rejeton inapte doit être refoulé sans
pitié vers les tâches inférieures (c1), alors que les naturels plus doués sont
promus aux tâches de direction. Si le mythe des races n'est pas à
proprement parler un mensonge, l'affirmation de la fraternité dont Platon le
préface n'est pas entièrement transparente. Voir Hésiode, Travaux, 109-201,
avec l'analyse classique de J.-P. Vernant (1971). Aristote a critiqué ce
recours au mythe des métaux (Pol., II, 5, 1264b), parce qu'il condamne le
législateur à choisir les gardiens dans le même groupe de personnes, une
stabilité que la pratique athénienne ne favorisait pas. Voir infra, IV, 423d-e,
et VIII, 546e. Il semble important de noter que ce mythe a un rôle
provisoire dans la construction de la République, puisque la dialectique des
fonctions qui conduit au livre IV à la métaphysique de l'âme procure un
fondement métaphysique à la structure des tâches : le mythe servira aux
classes inférieures, alors que les gardiens auront une connaissance de son
fondement dans la métaphysique.
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164. Cette partie du mythe constitue une interprétation d'Hésiode, dans la
mesure où la période qui correspond à la race de fer est aussi celle où les
maux sont les plus nombreux.
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165. Cette insertion annonce en un sens la description du cycle de l'histoire
politique au livre VIII : la division naturelle des classes n'est pas stable,
l'histoire y introduit des ruptures et Platon entrevoit un destin
catastrophique dans le cycle qui conduit au déclin des formes pures et du
gouvernement de la race d'or. Même si Platon affirme que ce mythe peut
engendrer une forme de stabilité, s'il est objet de croyance de la part des
classes inférieures, le destin en ruinera fatalement le cours, comme
l'enseigne la tradition hésiodique.
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166. Ce moment marque la rupture avec le mythe et le retour à la fondation
concrète de la cité, présentée ici comme un camp de guerre. Les fils de la
terre devront choisir un territoire et ils s'y établiront, en commençant par les
auxiliaires, chargés de protéger le groupe. Le soin à porter aux auxiliaires
est primordial, pour défendre la jeune cité et pour éviter que leur force ne se
retourne contre les membres de la cité. Sur le danger de la dissension, voir
infra, V, 470c. Aristote a pensé que ces privilèges des auxiliaires allaient
dresser contre eux le reste des citoyens (Pol., II, 5, 1264a24), mais Platon
pense que leur éducation les prémunira contre toute tentation d'abus.
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167. Glaucon s'étonne, à juste titre, du fait que Socrate semble vouloir
revenir sur l'éducation : n'en a-t-il pas traité en présentant la poésie, la
musique et la gymnastique ? Socrate répond qu'il ne faut pas s'en tenir à une
position trop tranchée, annonçant par là le programme beaucoup plus
exigeant qui va suivre. Le passage parle à la fois des habitations et de
l'éducation des auxiliaires (b1), et des conditions de vie imposées en général
aux gardiens (c7). Mais puisque la fin du développement se concentre sur
les athlètes de la guerre – athlètes du combat le plus important, 402e – et
compte tenu de la division introduite nettement entre gardiens et auxiliaires,
les mesures concernant la propriété privée et les biens s'adressent de
manière directe au groupe particulier des epíkouroi, dans le but de contenir
leur éventuelle arrogance.
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168. Les prescriptions sur la propriété et le mode de vie font suite au
programme éducatif et sont seulement esquissées ; la description détaillée
viendra au livre V.
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169. Ces repas pris en commun étaient le lot des prytanes au prytanée de
l'agora et Platon suppose ici que dans la cité idéale, l'institution d'un repas
communautaire des auxiliaires sera maintenue. On les trouve aussi à Sparte
et on a souvent cherché dans les institutions des éphores le modèle qui
aurait eu la faveur de Platon. Pour les banquets, voir Lois, VI, 762b-c, avec
l'étude de P. Schmitt-Pantel (1992 : 147 sq. et 233 sq.). Pour l'influence de
Sparte, voir F. Ollier (1933).
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170. Cette mention du salut doit être interprétée sur le plan moral et
spirituel, comme les passages ultérieurs (VI, 498e, 502b, et X, 621b) nous y
invitent avec clarté.
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1. La question du bonheur du juste, qui avait été laissée de côté pour
entreprendre la généalogie de la cité heureuse, refait surface à l'occasion du
mode de vie des gardiens. Leur vie ne leur procurera pas le bonheur des
citoyens prospères, puisqu'ils y auront renoncé. S'ils n'ont pas accès à ce
bonheur, leur existence n'est-elle pas l'équivalent d'une servitude ? C'est le
sens de ce que Socrate appelle « l'accusation » (katēgorías, 420a7)
d'Adimante, qui lui reproche de traiter ses gardiens comme de simples
mercenaires salariés. Comment cet état, si contraire à l'idéal grec de la
liberté civique (prérogatives religieuses, propriété, liberté de déplacement)
pourrait-il être une situation enviable et valorisée dans la cité ? La question
du bonheur du juste est donc ici associée à celle du bonheur des gardiens, et
elle fera retour en V, 465e et à la fin du dialogue, en X, 612a sq.
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2. De qui s'agit-il ? De maîtresses (hetaírais, a4) escortant les citoyens
opulents qui effectuent des voyages vers d'autres cités ou même vers les
colonies.
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3. La réponse de Socrate montre comment le bonheur des gardiens est
assujetti au bonheur de la cité toute entière. Critiquant cette conception,
Aristote (Pol., II, 5, 1264b15) pense que si la classe des gardiens est privée
du bonheur, la cité entière ne sera pas heureuse. Cette critique étonne, tant
elle semble indifférente au concept du bonheur supérieur que Platon
développe pour les gardiens, un bonheur qui ne s'accomplit que dans le
dévouement et le service à la cité.
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4. Le vocabulaire de la distinction des fonctions dans la cité est très varié
dans la République. Ici, Platon parle de groupe (éthnos, b7), au sens de
corporation ou de caste possédant des traits communs, et non de groupe
national ou ethnique. Les trois groupes fondamentaux constituent la cité
entière et sont appelés par la nature à participer au bonheur en exerçant leur
fonction propre (421c5). Voir Gorg., 455b (le groupe des artisans). Sur le
bien général de la cité, comme fondement de la perfection des lois, voir
Lois, IV, 715b.
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5. Notons qu'au point de départ de la recherche, la question de l'injustice
n'était pas envisagée (II, 368e, 372e), mais que Platon la fait intervenir en
prévision de son examen des formes dégénérées de la constitution politique
(livres VIII et IX). Voir infra, 445c. Ce passage montre comment la
méthode de la République est à la fois une généalogie reconstructrice
(eureîn dikaiosúnēn, b9) et une proposition de fondation (oikízomen, b6).
L'examen du passé n'est certes pas la fondation de l'avenir, mais la
recherche sur l'avènement de l'injustice importe à la fondation spéculative
de la cité juste.
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6. Il était habituel de peindre les statues de plusieurs couleurs, et en
particulier de faire ressortir les yeux. Platon compare ici l'ensemble de la
cité à une statue, et les gardiens aux parties les plus belles ; il se défend de
vouloir leur donner un statut tel qu'ils en viennent à ne plus correspondre à
leur fonction, qui est de servir. Ils ne doivent être en conséquence ni choyés,
ni ornés. Ce parti pour l'austérité donne une indication sur le caractère
rutilant de la statuaire classique, dont l'ornementation luxueuse paraissait à
Platon déplacée pour la fonction des gouvernants. Sur l'or et l'ivoire de la
fameuse statue d'Athéna par Phidias, voir Hipp. maj., 290b.
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7. Une cité bien ordonnée posséderait les moyens de donner à chacun une
opulence considérable, mais si elle le faisait, elle détruirait la fonction de
chaque classe. Le parti d'austérité pour les gardiens doit en fait être étendu à
tous les groupes de la cité, puisque aucun d'entre eux ne saurait, sans
dénaturer sa responsabilité particulière, s'adonner aux activités du loisir et
du luxe, et s'enfoncer ainsi dans la pure oisiveté. « Nous savons… » a donc
ici le sens de : « Nous pourrions, si nous le voulions, mais nous ne le
voulons pas… ». Ces descriptions de vêtements luxueux et de banquets sur
des lits sont ici des caricatures ironiques du bonheur.
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8. Je conserve le texte de Burnet, qui sépare les mots (epì dexià, e4), mais
sans adopter l'interprétation de J. Adam qui y voit la disposition des
convives de gauche à droite. Pour ces questions de la place dans les
banquets, voir la notice de L. Brisson sur le Banquet (1998 : 36).
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9. Platon introduit ici le thème central de la méthode psychopolitique : les
trois grandes fonctions qui constituent la cité dans son ensemble. Présentées
ici comme des structures du travail (schē̂ma, a2) – et selon la traduction de
G.M.A. Grube, patterns of work –, ces fonctions distinguent les groupes de
la cité et sont hiérarchisées. L'importance déterminante de la fonction des
gardiens est associée ici principalement aux lois et à l'administration de la
vie de la cité. Plus loin, Platon introduit la fonction propre, ou la tâche
propre (toû heautō̂n érgou, c2).
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10. Les gardiens ont le pouvoir de détruire la cité, comme ils ont
l'opportunité, la chance de l'administrer bien et de la rendre heureuse. La
notion du kairós, moment opportun et occasion d'exercer une liberté,
montre ici la part des circonstances dans l'exercice de la fonction des
gouvernants : s'ils sont les seuls à pouvoir exercer une fonction si
déterminante, ils peuvent également manquer l'occasion de le faire.
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11. Au sens le plus général, l'ordre des choses qui justifie le recours au
principe des fonctions propres, comme formes naturelles de la
différenciation sociale. Voir supra, II, 377a12, et Lois, VI, 765e : « En tout
être de la nature, la première croissance, si elle part bien, peut plus que tout
porter la nature à sa perfection et lui donner sa fin (télos), son achèvement
approprié, qu'il s'agisse de plantes, d'animaux domestiques ou sauvages ou
d'êtres humains. » (Trad. É. Des Places modifiée.)
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12. Dans son analyse des motifs du déclin des cités, Platon accorde
beaucoup d'importance aux questions économiques. La recherche de la
richesse pour elle-même apparaît de manière récurrente comme le motif
principal de la corruption, et la présentation constamment favorable de
l'austérité a fait penser que Platon soutenait un modèle inspiré de Sparte.
Voir par exemple sa description de l'oligarchie, VIII, 551a-556.
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13. Terme rare chez Platon (neōterismō̂i, voir infra, VIII, 555d), il pourrait
signifier un penchant révolutionnaire, la recherche de nouvelles manières de
gouverner. Ici, dans le contexte plus général des conditions de vie des
membres de la cité et des gardiens, Platon met en garde contre l'apparition
subreptice (lḗ sei, 421e8) de facteurs qui peuvent menacer la stabilité et les
habitudes acquises. Dans le cas présent par exemple, le goût de modifier le
programme éducatif (infra, b5) en musique et en gymnastique. Pour la
servilité (aneleutherían, a2), voir supra, III, 391c et 400b : cette condition
représente le contraire de l'idéal de l'homme libre.
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14. Platon parle ici des athlètes de la guerre (b4), un groupe qui comprend
principalement les gardiens, mais aussi les auxiliaires formés pour les
soutenir. Ce sont eux qui par leurs connaissances pourront facilement
triompher des riches qui ne connaissent pas l'art de la guerre. La
comparaison avec des chiens robustes (d5), qui revient au livre V (infra,
451d) est renforcée par une allusion probable au jeu des cités.
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15. La formule est ambiguë. Platon pourrait vouloir dire « comme on dit en
plaisantant », (voir infra, IX, 573d, ou Lois, VI, 780c), un jeu de mots
intraduisible (ou pólis, allá poleîs : non pas une ville, mais plusieurs). La
plupart des traducteurs choisissent plutôt de suivre une indication du
scholiaste et de voir ici une allusion à un jeu de cités, joué sur une table
divisée en plusieurs cases, et opposant deux joueurs désignés comme des
chiens. Voir la description dans Pollux (Onomasticon, Lexicographi Graeci,
IX, 98) et la discussion dans J. Adam, ad loc.
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16. Cette analyse politique de la division sociale repose-t-elle sur des
observations particulières ? Si les groupes constitués par la cité des riches et
la cité des pauvres sont eux-mêmes multiples, une administration soucieuse
de modération ne travaillera pas à les opposer, mais au contraire à
redistribuer la richesse de manière à produire un équilibre. Ce passage est la
première mention dans la République d'un idéal de justice distributive, qui
suppose une définition de la justice différente de la définition en termes de
simple excellence morale.
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17. La cité idéale est la cité la mieux administrée et soumise aux impératifs
de la modération (sōphrónōs, a6). Il n'existe pas d'ordre de grandeur, tant
pour le nombre de citoyens que pour l'extension du territoire, qui puisse être
déterminé selon des critères autres que celui du respect de la justice. La
mention du nombre de mille hommes (chilíōn, a8) indique une limite
inférieure ; ce chiffre a impressionné Aristote (Pol., II, 6, 1265a9), qui y
voit le nombre préconisé par Platon pour les auxiliaires ; ailleurs (Pol., II, 9,
1270a29), il le rapproche d'un idéal implanté à Sparte. Platon ne se fait donc
pas l'avocat d'une cité de taille réduite, mais bien d'une cité qui rende
possible la modération et la justice dans la redistribution. Aristote (Pol.,
VII, 4, 1326a5, 1327a), se fait l'écho de cette réflexion : une grande cité
n'est pas nécessairement une cité populeuse, mais elle doit néanmoins être
autarcique. Pour Platon, l'idéal de la cité est d'abord sa cohésion politique
interne, c'est-à-dire la mesure dans laquelle elle résiste à la discorde (stásis)
et maintient son unité (b10). Cet idéal suppose la spécialisation
fonctionnelle, voir infra, 423d. Sur la question de la stásis et l'idéal de la
cité unifiée, N. Loraux (1997). Sur la nature du lien social de la cohésion,
voir infra, V, 462b.
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18. S'agit-il de quelque chose qui fait partie de la constitution ? Ou d'une
recommandation aux gardiens ? Le terme (próstagma, c3) est rare chez
Platon, c'est le seul emploi dans la République, et on compte cinq emplois
au total dans tout le corpus. Cette prescription est en fait une proposition
dans la discussion, mais elle ne constitue pas à proprement parler une
disposition de la politeía. La directive concerne l'unité de la cité et son
autonomie : l'unité est la cohésion politique interne, l'autonomie (hikanḕ ,
c4) est le caractère suffisant du territoire et des ressources, un idéal qui se
rapproche de l'autarcie aristotélicienne (Pol., I, 2, 1252b29).
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19. Allusion aux recommandations qui découlent du mythe des races et des
métaux, voir supra. Platon oppose ici le naturel médiocre (phaûlos, c8) et
l'excellent et de grande valeur (spoudaîos, d1) : ces attributs sont tous deux
relatifs à des qualités surtout morales, quand il s'agit d'adultes ; appliqués à
de jeunes enfants, il ne peut s'agir que de dispositions ou de caractères sur
lesquels on porte un diagnostic pour les tâches à venir. Toute la procédure
du choix des gardiens repose sur une sélection opérée à partir de traits qui
associent de grandes capacités physiques avec des dispositions morales
élevées. La détermination des responsables de ce choix et les garanties
exigées concernant leurs aptitudes à les effectuer sans erreur ne semblent
pas avoir préoccupé Platon, et notamment la question de la reconnaissance
de l'excellence morale chez l'enfant.
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20. L'accent porté sur la priorité de l'éducation (paideía, e4) et la manière
d'élever les jeunes (trophḗ n, e4) marque un tournant essentiel dans
l'orientation du dialogue. Les directives, qualifiées de simples ou faciles à
mettre en application, qui concernaient l'unité de la cité, l'extension du
territoire ne sont en effet que des mesures complémentaires, par rapport à la
grande directive qui est le programme éducatif. Cette grande directive est la
seule nécessaire (suffisante, hikanón, e2), parce qu'à elle seule elle entraîne
le respect de toutes les autres. Un jugement bien formé fera en sorte que les
gardiens seront compétents dans tous les domaines où une expertise
économique ou politique est requise. Dans son vocabulaire, Platon distingue
soigneusement ce qui a trait à la petite enfance, qu'il s'agit d'élever, et ce qui
concerne les jeunes, qu'il s'agit de former en les éduquant (trophḗ ,
paídeusis, 424a5). Sur le concept de paideía, qui comprend aussi bien le
curriculum de l'éducation que la transmission de la culture grecque, voir
d'abord H.-I. Marrou (1964), un livre irremplaçable sur tous les sujets
abordés dans les livres IV-VII de la République. Platon récapitule en effet
dans son projet de formation des gardiens les finalités essentielles de la
culture grecque, en même temps qu'il leur donne une formulation
philosophique inédite. Voir ensuite W. Jaeger (1944) et M. Dixsaut (1985).
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21. Sur cet idéal de mesure (métrioi, e5), voir supra, III, 396c. La formation
morale est-elle le résultat de la seule éducation par la musique, la poésie et
la gymnastique, ou nécessite-t-elle la formation des sciences et de la
dialectique, dont le programme n'a pas encore été exposé ? Comme Platon
associe cette formation à l'adoption des règles de la communauté, on peut
penser qu'il envisage l'ensemble de l'éducation prévue pour les gardiens.
Voir infra, VI, 497c et 502d.
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22. Ce proverbe figure déjà dans le Lysis (207c) et est cité de nouveau en V,
449c. Son insertion ici doit être interprétée en fonction de toutes les
mesures de communauté que Platon va proposer par la suite : communauté
des biens, des femmes, des enfants, mesures qui feront de la communauté
des gardiens une communauté d'amis parfaits. Pour cet idéal de l'égalité
entre amis, voir Aristote, Eth. Nic., VIII, 9.
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23. Il ne s'agit pas du mouvement d'une roue, mais du développement en
extension d'un cercle. L'image illustre l'influence des générations qui se
suivent par l'éducation. L'impulsion va donc du centre en se développant
vers la périphérie, et non d'un point du cercle vers le suivant sur la
circonférence.
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24. Platon les désigne parfois du nom de « soigneurs » (epimelētaîs, b4),
une expression qui dans son langage résonne de tout le soin de l'epiméleia,
le soin de l'âme, la vigilance philosophique. Voir Gorg., 516b1, 523b9.
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25. Passage de l'Odyssée, I, 351-352. Parole placée dans la bouche de
Télémaque, prenant la défense de l'aède et qui s'adresse à Pénelope, laquelle
souhaiterait entendre des chants moins douloureux pour elle. Télémaque lui
demande d'avoir le courage de l'entendre. Comparer Pindare, Olymp., IX,
48.
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26. L'insistance sur le conservatisme dans l'éducation musicale repose sur la
tradition et l'ordre établi (táxin, b6). Comme ailleurs dans son œuvre, Platon
juge l'innovation risquée (Lois, VII, 800b). L'influence des modes musicaux
sur la constitution politique s'explique sans doute par leur rapport chez
Platon à la vie morale et à la formation du caractère. Il les décrit dans les
Lois (III, 700a-c) et insiste sur l'influence directe de la musique sur l'âme
(Lois, II, 673a). La musique n'est pas seulement un jeu (paidiâs, d5), mais
une forme essentielle de l'éducation (paideía). Une musique décadente n'est
donc ni l'effet, ni le symptôme de la décadence politique, elle en est surtout
la cause. Sur l'autorité de Damon, une fois de plus invoqué ici comme une
référence prestigieuse, voir supra, 400b, et C. Lord (1978). Sur l'importance
des modes musicaux, voir III, 401d-404a, avec le commentaire de
W.D. Anderson (1966).
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27. De quel édifice s'agit-il ? Platon, pour illustrer la communauté de
formation des gardiens et leur commun respect des traditions, évoque
l'image d'un phulaktḗ rion (d1), qui serait sans doute l'équivalent de l'édifice
placé sur l'Agora pour accueillir les prytanes, le Prytanée. On y prendrait en
commun les repas et on y discuterait des questions d'intérêt public. Le
fondement de la garde des gardiens est leur commun enracinement dans la
paideía qui fait d'eux des musiciens, c'est-à-dire des hommes de culture.
Voir Lois, XI, 917b, et XII, 962c.
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28. Au sens qu'impose ici le contexte d'un manque de respect envers les
traditions dans le domaine de la musique, et notamment envers les lois de la
composition. Cette paranomía (d3) progresse lentement dans tout l'édifice
social, pour en corrompre les mœurs et les activités. Platon décrit la
progression qui va des mœurs aux contrats, et puis aux lois et aux
constitutions elles-mêmes. Pour la paranomía de ceux qui manquent de
culture, voir Lois, III, 700d3 ; Rép., X, 572e.
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29. Il s'agit toujours de l'éducation par la musique. Comme tout jeu qui
concourt à l'éducation, la musique doit rapprocher de la formation morale et
civique ; voir Lois, VII, 798b-c, qui éclaire ce passage, en insistant sur le
caractère nocif de l'innovation dans les jeux.
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30. L'eunomía (a3) est le contraire de la paranomía, elle doit inspirer le
législateur qui cherche un ordre parfait des lois et doit se transmettre dans
l'éducation (Lois, XII, 960d3). Seul emploi dans la République d'un terme
rare chez Platon. Voir Lois, IV, 713e, et XII, 960d.
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31. S'agit-il de lois ? Adimante, à l'écoute de l'objet de ces règlements
(nómima, a8) de politesse et de bonnes manières, serait tout prêt à
réglementer, mais Socrate lui fait remarquer qu'il s'agit de vœux pieux ;
réglementer ou légiférer (nomotheteîn, b7) serait franchement candide, naïf.
Une bonne intention, mais condamnée à demeurer sans suite. Voir Pol.,
294b ; Lois, VII, 793 ; et Soph., 230a. L'ensemble est une critique de la
décadence athénienne, qui a laissé tomber en désuétude les règles du
respect et de la bienséance, autant qu'une évocation de la discipline de
Sparte.
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32. Platon passe en revue un certain nombre de points qui relèvent du droit
civil et commercial athénien, sur lequel il sera plus explicite dans les Lois
(par ex. XI, 913a et 920d). Le marché de l'agora était à la fois une place de
commerce et le site des grandes institutions athéniennes, comme le
Bouleutérion et le tribunal de l'Héliée. La décision de ne pas légiférer dans
les matières mêmes du droit s'explique de deux manières : Platon se
concentre sur les questions relatives à la constitution, et les matières du
droit évoquées ici lui paraissent relever d'une autre entreprise ; d'autre part,
il en renvoie la responsabilité au jugement des gardiens (425e), ce qui
signifie qu'une fois formés et une fois la constitution établie, ces gardiens
auront la tâche de légiférer, et non pas – contresens qu'on rencontre trop
souvent chez les critiques de Platon – de prendre eux-mêmes les décisions
dans ces matières spécialisées. Cette législation découlera de la distribution
des fonctions, qui est la base d'une cité bien ordonnée. Voir infra, 427a et
l'étude de A. Laks (1991).
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33. Platon désigne ici le groupe des « innovateurs », ceux qui ont toujours
le souci de modifier la législation, au lieu de s'en remettre à la sagesse d'une
constitution fermement établie. Cette critique sociale vise sans doute la
discussion politique des sophistes et leur effort de réforme des lois. On ne
peut éviter de noter le paradoxe (e6-7) qui consiste, de la part de Platon, à
critiquer ceux qui passent leur vie à rechercher le bien supérieur (toû
beltístou). Notons cependant que Platon n'est pas moins sévère à l'endroit
d'un conservatisme intéressé, entretenu par la complaisance et l'habileté
hypocrite des mêmes sophistes (426c). Ce passage montre le double enjeu
d'une réforme radicale et philosophique de l'ordre politique : d'une part,
rompre avec le mouvement des réformes superficielles et purement
juridiques, en recherchant une fondation politique stable ; d'autre part,
accepter de briser l'ordre établi (katástasis, 426c1), entretenu par la
rhétorique et la sophistique. Une version ancienne de l'adage « le mieux est
l'ennemi du bien », tout ce passage veut d'abord montrer que la réforme
politique doit d'abord commencer par la réforme de soi-même, et en
particulier des mœurs (le régime de vie, le luxe) d'une classe prospère et
moralement dépravée. Voir par comparaison, Pol., 293c-295b, où Platon
insiste sur le caractère primordial des « gouvernants doués d'une science
véritable, qu'ils s'appuient sur des lois ou s'en passent ». Le privilège de
l'homme royal se situe au-delà de la force des lois, lesquelles sont toujours
inadéquates par rapport à l'instabilité des personnes et des circonstances.
C'est la raison pour laquelle les lois doivent s'appuyer sur des principes
fondamentaux, qui sont le domaine des gouvernants.
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34. S'agit-il du renversement de régime ou plus généralement de la menace
de sédition qui risque de corrompre l'ordre social ? Le concept de katástasis
(c1) peut inclure la constitution politique elle-même (voir supra, III, 414a,
et infra, V, 464a, VI, 492e, 502d, et VIII, 547b, 550c). Platon dresse ici le
portrait de deux situations politiques antithétiques : d'une part, une société
qui interdit le changement fondamental par le moyen de la force, et d'autre
part une autre qui entretient l'ordre établi par la complaisance. Dans les
deux cas, la réforme radicale de la constitution est rendue impossible.
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35. S'agit-il d'Isocrate, comme on l'a souvent suggéré ? Ce portrait de
démagogue, qu'on retrouve en VI, 493a, constitue plutôt un type athénien et
s'il s'applique bien à Isocrate, c'est qu'il englobe aussi bien les rhéteurs et les
sophistes que les politiciens complaisants.
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36. Unité de mesure traditionnelle, de la pointe du coude à la pointe du
medius. Il s'agirait ici d'un homme exceptionnellement grand. Voir I Alc.,
126c-d, sur l'objet de la science de la mesure (metrētikḗ ) ; la coudée se
divise en spithames.
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37. Allusion au mythe des travaux d'Héraklès, alors qu'il dut affronter le
monstre de Lerne, un serpent à plusieurs têtes qui repoussaient une fois
coupées. Voir Hésiode, Théog., 313 sq. Interprété littéralement, ce passage
signifierait que tout le travail législatif des réformateurs qui se fient aux lois
est aussi peu efficace que de trancher la tête de l'hydre : les maux qu'on veut
vaincre réapparaissent aussitôt et de manière plus terrifiante.
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38. Il s'agit ici du cas des cités qui possèdent une bonne constitution
politique. Platon maintient qu'il sera inutile de traiter de législations
particulières dans ces cités, puisqu'elles découleront automatiquement
(autómata, a6) des activités (epitēdeumátōn, a7) établies antérieurement
(émprosthen). Deux significations sont possibles ici : l'une, le sens fort,
renvoie à l'ordre social établi par la tradition, par exemple l'ordre ancestral
(Pol., 296a, pour ce sens de l'adverbe). Platon voudrait alors dire que
l'importance de la législation dans une cité bien administrée est relativisée
par le poids de la tradition. L'autre, un sens plus faible, renvoie au fait que
Platon a déjà proposé, dans la construction de la cité, une hiérarchie
fonctionnelle et que c'est elle qui sera la base de toute disposition législative
subséquente.
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39. Le législateur, ou nomothète, remplit une fonction essentielle dans la
cité (Pol., 309a ; Lois, II, 660a) et son activité (nomothesía, b1) est l'objet
de la réflexion politique de plusieurs penseurs et philosophes. Voir
R. Bodéüs (1982), qui a montré le caractère concret de cette activité dans
les institutions grecques, et en particulier le rôle de la philosophie dans la
formation des futurs nomothètes.
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40. Comme plus tard dans les Lois (V, 738b, et livre X), Platon accorde à la
législation dans les matières religieuses un rôle cardinal dans l'organisation
de la cité. Voir infra, V, 461e et 469a. Le recours à l'autorité d'Apollon est
ici fondé sur la tradition ancestrale qui fait de Delphes le centre de la terre
et le siège de l'oracle. Platon évoque en effet le mythe de fondation du
sanctuaire d'Apollon, et notamment l'ombilic (omphaloû, c4). Le dieu est
alors qualifié d'exégète ancestral (pátrios exēgētḕ s, c4), une fonction
essentielle associée à son attribut de fondateur de cités. M. Detienne (1998 :
171 sq.) a montré les significations de cet attribut d'exégète : montrer le
chemin, signifier et donc fonder (oikízontés, b9) une cité. L'interprétation
des oracles touchait l'ensemble du domaine politique, qu'il s'agisse de
décisions stratégiques, ou comme ici de fondation et de législation. Sur la
tradition de l'oracle et son rapport au mythe d'Apollon, voir G. Roux (1976)
et J. Fontenrose (1978). Pour le caractère intangible des prescriptions
delphiques, voir Lois, V, 738b-d, et VIII, 828a. Voir également M. Piérart
(1974). Le sens du recours à Delphes peut également être celui d'une
ouverture de la cité idéale à l'idéal panhellénique de Delphes, Platon
insistant (infra, 470e) sur l'ouverture aux religions de la Grèce. Voir en ce
sens M.L. Morgan (1990 : 107). Pour les dispositions concernant les
sépultures, voir infra, 469a-470a.
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41. Le texte de Burnet que nous suivons choisit de lire en c2 patríōi, et non
pas patrṓ ōi, attesté par quelques manuscrits. Voir B. Jowett, ad loc., et
M. Piérart (1974, 348 n. 200). Dans l'Euthydème (302d), Platon évoque
Apollon patróos, patron des Athéniens, parce qu'il est le père d'Ion. Dans le
présent passage, où il institue l'autorité d'Apollon comme fondateur de cités,
c'est plutôt le dieu ancestral de toute la Grèce (pâsin anthrṓ pois, c3) dont il
place le mythe au fondement de la cité nouvelle. La mention de l'ombilic et
du centre de la terre est en effet au cœur du mythe apollinien. À Athènes,
Apollon exégète présidait au choix des trois exégètes, responsables des lois
religieuses. Ceci n'exclut aucunement une référence implicite à la piété
socratique, telle que l'évoque par exemple Xénophon (Mém., I, 3, 1).
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42. Moment de transition capital dans la progression du dialogue, ce
passage marque la césure entre la fondation de la cité et
l'approfondissement de la méthode psychopolitique mise en place en II,
368a. La deuxième cité (II, 372e) est achevée et elle a atteint une certaine
perfection (e6). De la généalogie des groupes et des fonctions, et des
premiers propos sur l'éducation, Platon propose de passer maintenant à
l'examen des vertus de la cité, puisque la méthode consiste à rechercher
dans la cité écrite en gros caractères les traits essentiels de l'âme, les petits
caractères de sa structure constitutive. La question de la nature de la justice
et de l'injustice fait donc retour de manière explicite (427d). La
récapitulation de la problématique philosophique est complète, puisque
Platon distingue nettement les questions soulevées antérieurement : la place
de la justice et de l'injustice dans la cité, leur différence, le rapport de la
justice au bonheur et la question eschatologique du jugement sur le juste et
sur l'injuste. L'application de la méthode psychopolitique se concentre en
premier lieu sur la structure constitutive de la cité et de l'âme, de manière à
identifier les parties de l'une et de l'autre et les vertus correspondantes.
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43. Première mention de la liste des quatre vertus cardinales – voir
également Phédon, 69c et Lois, I, 630d-631c, un thème dont la tradition
littéraire est complexe avant Platon (voir Xénophon, Mém., III, 9, 1-5).
J. Adam note que la piété occupe souvent la place d'une cinquième vertu
fondamentale (Protag., 329c, Lachès, 199d, Ménon, 78d, Gorg., 507b).
Cette liste découle-t-elle de la méthode de recherche de la République ? Elle
semble plutôt lui préexister, si on en juge par le fait que Platon semble tirer
beaucoup du fait qu'on la retrouve naturellement dans l'organisation de la
cité. Pour la liste des vertus, et notamment pour l'absence de la vertu de
piété (hosiótēs), mentionnée dans le Gorgias, 507a-b, et le Protagoras,
333a, voir L. Brisson (1993). Que cette liste de quatre vertus ait été
traditionnelle nous est confirmé par plusieurs textes de la période classique ;
voir sur ce sujet H. North (1966), et également K.J. Dover (1974). Pour des
listes semblables chez Platon, voir I Alc. 121d ; Banq., 195b-197b.
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44. Le passage de trois à quatre dans la liste des objets de la recherche
présuppose que Platon ajoute à la triade des vertus traditionnelles (courage,
modération, justice) une quatrième vertu, la sagesse, également
traditionnelle ; elle vient en effet compléter la liste de base et Platon la
présente comme primitive (prōtón, a11) dans la recherche. La méthode de
recherche proposée se présente comme une forme de déduction logique,
mais sous son apparente simplicité, elle apportera des difficultés
considérables. La séparation trifonctionnelle des classes de la cité ne permet
pas en effet de reconnaître la place de la justice pour une classe en
particulier, de sorte que la procédure d'identification par « résidu » montrera
rapidement ses limites et exigera de passer à une méthode métaphysique
plus complexe. Pour le vocabulaire, notons que Platon ne recourt pas à un
concept technique d'« ensemble » : il parle seulement « pour tout… de
quatre », une expression elliptique courante en grec ancien. Dans la
traduction, et compte tenu du contexte associant la recherche à un ensemble
fini, j'ai introduit le terme « ensemble » pour désigner la somme des
éléments soumis à la recherche. Par contre, il lui arrive de mentionner les
« parties » ou « éléments » constitutifs de l'ensemble (par ex. merei, 429b8,
au sujet du groupe des militaires).
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45. Parce que Platon associe cette prudence particulière de la cité à la
sagesse, il convient de maintenir dans la traduction du terme grec (euboulía,
b6) le lien de la délibération et de la sagesse. Il s'agit d'un savoir (epistḗ mē,
b6). L'homme sage est ici l'eúboulos (428bc et supra, I, 348d). Ailleurs,
Platon fait de cette sagesse le savoir particulier de ceux qui s'occupent de la
constitution politique (I Alc., 125e4). Voir aussi Protag., 318e. Plus loin,
cette sagesse sera nommée phrónēsis (433b-c), mais sans qu'on doive y
impliquer la saisie intellectuelle du bien qui sera la proposition
métaphysique du livre VI. L'importance et le sens des aspects prudentiels et
concrets de la sagesse dans le présent passage sont éclairés par les textes
parallèles de Xénophon (Mém., I, 2, 64, et IV, 1,2), qui permettent d'en
saisir la portée d'abord socratique.
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46. Parmi la multitude des expertises et compétences qui constituent la cité,
lesquelles reposent toutes sur des savoirs particuliers (pollaì kaì pantodapaì
epistē̂mai, b10), le savoir politique possède sa spécificité : celle-ci est
précisément de n'être pas relatif à quelque domaine particulier (d1), mais de
s'occuper de la cité dans son ensemble (hupèr hautē̂s hṓ lēs, d1). Pour la
présentation de cet art royal, distinct des arts particuliers, voir Euth., 291a,
et Pol., 259b sq. Platon le désigne ici comme savoir de la garde, une
expertise particulière et réservée (phulakikḗ , d6) aux gardiens parfaits qui
exercent la fonction de gouverner. L'objet de ce savoir est présenté dans un
premier moment comme les relations de la cité avec elle-même et avec les
autres cités, ce qui fait de l'objet du savoir politique un art de gouverner.
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47. La vertu de sagesse caractérise d'abord l'homme sage et rationnel, et elle
constitue la vertu de la partie rationnelle de l'âme. Une cité ne sera donc
sage que si ses gouvernants le sont, et il en va de même pour les autres
vertus qui correspondent à des classes de la cité. Ce point est discuté avec
précision dans F.M. Cornford (1912). Voir infra, 443c.
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48. Plus nombreux certes que des groupes d'artisans ou de commerçants,
mais en quel nombre ? L'idéal d'un très petit groupe de gouvernants ne
permet pas de préciser si Platon avait en vue une institution se rapprochant
par exemple du Prytanée athénien, ou un nombre encore plus restreint. Voir
Pol., 292e où Platon risque quelques chiffres (« quelques uns tout au plus »,
293a4) et 297c, où l'hypothèse d'un seul gouvernant est évoquée.
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49. Thèse constante dans la République, et qui en fonde le réalisme sur le
plan métaphysique, cette proposition confère donc à l'objet de la science
politique le statut d'un objet de connaissance, et non pas d'un enjeu
contingent ou pratique. Voir supra, II, 370a et 421c.
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50. Comme ailleurs dans ce développement, Platon a recours a des
expressions elliptiques, où il ne précise pas s'il s'agit des vertus, des savoirs,
des parties ou éléments constitutifs de la cité. Le premier moment de la
réflexion a permis d'identifier le savoir politique, compétence particulière
des gardiens et fondement de la sagesse de la cité. Plusieurs registres de la
recherche sont donc explorés simultanément, au moins lors de cette
première étape et la base de la recherche est la spécialisation des tâches qui
permet d'identifier la vertu correspondante. Pour le vocabulaire des parties,
on notera méros (b2) désignant le groupe militaire.
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51. Il ne s'agit pas d'une simple opinion (tḕ n perì tō̂n deinō̂n dóxan, c1),
mais d'un jugement engendrant une conviction et une fermeté morale qui
seront inébranlables en toute circonstance (dià pantòs, c8). Ce jugement,
fondé sur la loi, est nourri par l'éducation. Platon sous-entend ici
principalement le fait que les guerriers ne doivent pas craindre la mort ou le
combat, tout comme le courage peut être défini par une constance dans
l'attitude à l'égard des ennemis de la cité. Cela avait déjà été dit clairement
en III, 386a et 387b. Voir également Lachès, 190 sq.
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52. Le texte de ces lignes (c7-9) présente une certaine obscurité quant à
l'identité de l'antécédent (autē̂s sōtērían) ; voir J. Adam, ad loc., qui montre
le lien avec 430b. La présente traduction l'associe au jugement, qui doit être
maintenu et renforcé dans l'éducation.
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53. Une couleur (halourgá, d5) décrite par Platon comme un mélange de
rouge, de noir et de blanc (Timée, 50d-e et 68c). Voir Aristote,
Météorologiques, III, 2, 372a1 sq. La métaphore de la teinture accompagne
tout le développement : le choix des fibres blanches, les plus pures, renvoie
au choix des gardiens ; leur préparation soignée est l'équivalent de
l'éducation ; enfin, la teinture elle-même est la soumission aux lois, par la
formation du jugement et l'établissement de convictions stables eu égard à
l'excellence.
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54. Platon comprend-il dans ce groupe tous les soldats, tous les membres de
la force militaire ? Si c'est le cas, il faudrait étendre à tous les soldats,
comme il le mentionne ici, l'éducation et la culture par la musique, la poésie
et la gymnastique qu'il a décrite pour le groupe des gardiens et des
auxiliaires (epíkouroi). Dans la cité platonicienne, le métier des armes est
un métier très spécialisé et Platon n'envisage à aucun moment que les
simples citoyens, engagés dans les diverses activités qui les rassemblent
dans le troisième groupe, puissent jamais être appelés à servir
militairement. Les guerriers (ici, toùs stratiṓ tas, e8) reçoivent une
formation exemplaire, qui les isole et fait d'eux le bassin au sein duquel
seront recrutés les meilleurs d'entre eux pour devenir gardiens.
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55. Nom d'un lac de Macédoine, et de la ville établie sur ses bords où on
produisait cette soude.
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56. Platon distingue donc deux instances du jugement droit (tḕ n orthḕ n
dóxan, b6) : d'une part, un jugement droit qui repose sur une éducation
solide, ancrée dans la tradition poétique de la culture grecque et donc
imprégné de ses modèles moraux ; et d'autre part un jugement droit qui
relève de l'instinct, susceptible de former la bonne réaction à l'endroit de ce
qui est redoutable, mais qui n'est pas l'équivalent du courage moral. Ce
dernier est une vertu délibérée et consciente de ses modèles. Cette
distinction permet d'éclairer une variante du texte qui nous a été transmise
par Stobée (b3 et b8). En donnant monímou et mónimon, dont le sens est de
demeurer stable, au lieu de nomímou et nómimon, qui signifie une
conformité à la loi, comme Burnet le retient, le sens du passage se banalise
pour signifier simplement que le jugement droit demeure stable. Mais
l'opposition construite ici par Platon est plus précise : Platon établit un
contraste entre un jugement sur le danger redoutable qui est un jugement
spontané, et un jugement formé par l'éducation qui est conforme aux lois.
Le courage politique consiste précisément à maintenir en toute circonstance
un jugement sur le danger qui soit, en raison de son éducation, conforme à
la loi, avec toutes les conséquences que cela implique pour les guerriers,
notamment la nécessité d'affronter l'ennemi et de risquer la mort (voir infra,
VI, 486a-b). Pour une analyse entièrement différente, voir J. Adam, ad loc.,
qui pense qu'on ne saurait évoquer la conformité à la loi dans un passage où
Platon mentionne les bêtes. Que les animaux ne puissent être courageux
parce qu'ils sont privés de connaissance, Platon l'avait déjà affirmé (Lachès,
197a sq.) et il n'évoque ici un courage des animaux qu'en mentionnant
aussitôt qu'on doit l'appeler autrement.
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57. Socrate désigne le courage formé par l'éducation comme courage
politique (c3), une expression reprise par Aristote (Eth. Nic., III, 11,
1116a15-20), qui l'interprète comme respect des lois. Il s'agit en fait du
courage de la cité elle-même, quand ses guerriers sont courageux. Ce
courage est-il inférieur à la vertu philosophique, qui suppose une
connaissance ? Voir Lachès, 195a, et Protag., 349d. On peut certainement
esquisser une épistémologie des vertus, celles qui sont fondées seulement
sur l'opinion droite étant inférieures à celles qui se fondent sur la science.
Voir infra, V, 467a, et VI, 486b. La discussion annoncée (aûthis, c4) par
Socrate ne reviendra pas dans le reste du dialogue et il ne saurait s'agir du
Lachès, dont la doctrine demeure socratique. Ailleurs, Platon compare le
courage des philosophes à celui des citoyens (Phédon, 68d). Notons avec
J. Adam l'importance de l'opinion droite comme fondement de cette partie
de la paideía, par comparaison avec l'importance de la science dans le
programme des sciences.
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58. Par comparaison avec la sagesse et le courage, la modération ne se
présente pas seulement comme une excellence exercée simplement par
l'âme sur une situation externe ; elle s'exerce au contraire comme une
harmonie entre plusieurs termes à l'intérieur même du sujet. Cette
complexité exige donc une analyse de la psychologie morale qui sera
différente de la seule considération de la nature de la vertu. De plus, elle
n'est pas la vertu d'un groupe particulier, mais de toute la cité. Platon a
recours à plusieurs expressions pour le dire, accord (sumphonía, e3 et
432a8), harmonie (harmoníai, e4) et ordre harmonieux (kósmos, e6) et il
insistera sur l'aspect musical de cette hamonie politique et morale (dià
pasō̂n sunáidontas, 432a3), au moment d'exposer la spécificité de la
modération. Sur l'harmonie, voir III, 398e. Sur l'harmonie de l'âme et la
théorie de la justice, voir d'abord G. Vlastos (1977).
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59. Platon utilise ici un exemple repris du langage ordinaire qui vient
illustrer la complexité mise au jour par l'analyse de la modération : si le
langage ordinaire (hṓ s phasi, e7) recueille les indices (íchnē, e9) ou les
traces de cette complexité, c'est qu'il exprime la dualité propre de la
modération qui est une maîtrise de soi-même. Une complexité qui s'exprime
également quand on dit que quelqu'un a été « plus fort que lui-même »
(kreíttō hautoû, e7, self-control dans la traduction Grube). La tension entre
soi et soi s'exprime aussi bien dans la maîtrise morale (egkráteia, e7), que
dans la force des désirs et des plaisirs qui peuvent prendre le dessus. Dans
le langage courant moderne, « plus fort que soi » désignerait plutôt le fait
que quelqu'un a été dominé par des forces qu'il ne contrôle pas ; mais Platon
est très clair : être plus fort que soi veut dire « se dominer, se contrôler »
(431a). Le lecteur contemporain est donc invité à adopter cette perspective
où le soi est d'emblée identifié aux forces du désir que domine la raison. Sur
l'idéal de la maîtrise de soi, voir supra, III, 390b3, Gorg., 491d10, et
Phèdre, 256b2. Ailleurs Platon écrit : « La victoire sur soi-même est de
toutes les victoires la première et la plus glorieuse, alors que la défaite où
l'on succombe à ses propres armes est ce qu'il y a tout à la fois de plus
honteux et de plus lâche. Et cela montre bien qu'une guerre se livre en
chacun de nous contre nous-mêmes. » Dans ce passage des Lois (I, 626e,
trad. Des Places), décrivant la cité, la perspective est inversée, puisque le
« soi » est identifié à la partie qu'il s'agit de vaincre. Sur le concept de
modération, voir H. North (1966). Sur la cohérence de la doctrine tripartite,
et l'intégration de la modération dans les trois classes, voir F.M. Cornford
(1912).
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60. L'expression elliptique sous-entend la désignation des parties de l'âme
qui trouvent leur correspondant dans la cité. Si l'âme montre une tension et
un combat entre la partie rare et la meilleure et la partie la pire, qui est aussi
la plus massive (plḗ thous, a8), alors la cité manifestera également cette
dualité de parties différentes et contraires. Doit-on parler de parties,
d'éléments, de principes s'affrontant dans le combat qui est l'occasion de la
modération ? À ce stade de l'analyse, Platon n'a mentionné qu'une seule fois
le vocabulaire des parties au sujet de la cité. Il y revient dans l'analyse de la
modération (infra, en mérei tinì, 431e10). Pour l'âme, il demeure peu enclin
à donner un nom aux éléments correspondant qu'il cherche à identifier.
Notons toutefois son insistance sur le « soi » unique, en 431a et sur le fait
que la distinction des parties pourrait n'être qu'une entreprise logique. Sur la
méthode de tout ce passage pour l'analyse de la psychologie qui conduit à la
distinction de la raison et du désir, voir d'abord T. Penner (1971) et
J. Cooper (1991).
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61. La définition de la modération par la maîtrise de soi n'est qu'une des
définitions possibles et elle ne figure pas au nombre de celles que Socrate
examine dans le dialogue de jeunesse qui lui est consacré, le Charmide. Il
est important de noter que de ce dialogue à la République, le concept de la
sōphrosúnē s'est considérablement précisé. Les définitions examinées par
Socrate dans le Charmide montrent une extension à plusieurs formes
différentes de la sagesse, et en particulier à l'idéal de la connaissance de soi.
Dans la République, parce que cette vertu va devenir la seule vertu de la
troisième classe, celle des producteurs et artisans – et non pas contrairement
à ce que croyait Aristote, leur vertu propre, à l'exclusion des deux autres
classes, voir Topiques, V, 6, 136b10, et 8, 138b1 –, sa portée pratique et
politique va prendre le dessus sur l'idéal philosophique examiné dans le
Charmide. De la connaissance de soi à la maîtrise de soi, c'est tout l'espace
politique de la vertu du peuple qui montre son importance pour la cité. Sur
toutes ces questions, voir d'abord H. North (1966) et plus récemment
M.F. Hazebroucq (1997), sans oublier la note de R. Demos (1956).
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62. L'attribution de la vertu de modération à un groupe social particulier
pose une difficulté, dans la mesure où tous les groupes sont appelés à la
modération pour produire l'harmonie générale de la cité. Cela se manifeste
en particulier dans le fait que la partie qui accepte la domination des
gouvernants doit y consentir, notamment en acceptant de choisir pour le
gouvernement le petit groupe des gardiens. Sur le vocabulaire exprimant
l'attribution de la vertu, notons que Platon insiste sur la présence (eneînai,
e4), laissant de côté un rapport plus simple de prédication. Cette
formulation plus difficile laisse présager le rapport de participation de la
vertu idéale dans l'expérience sensible et particulière et présuppose, même
de manière très indirecte, la doctrine des formes intelligibles. J. Adam,
ad loc., montre que l'argument concernant la modération progresse en trois
temps : 1) la cité idéale est modérée parce que plus forte qu'elle-même ;
2) elle est modérée, parce qu'elle domine ses désirs et ses plaisirs ; et 3) elle
est modérée parce que tous ses membres partagent la même opinion
concernant ceux qui doivent exercer le pouvoir.
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63. La distinction de trois points de vue correspond aux trois groupes qui
composent la cité et qui entrent en harmonie par la modération : la sagesse
de la raison (phronḗ sei, a5) caractérise le groupe des dirigeants ; la force
(ischúi, a5) est le propre du groupe militaire ; et le nombre et les richesses
(plḗ thei, chrḗ masin, a5-6) caractérisent le troisième groupe. Les trois
groupes sont désignés clairement : les plus forts, les intermédiaires, les plus
faibles.
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64. Les traductions possibles de cet idéal politique de l'unité de la cité sont
nombreuses et il a semblé utile de retenir celle que la tradition a privilégiée,
encore aujourd'hui. Cette unité spirituelle (homónoia, a7) des citoyens n'est
pas nécessairement une unanimité, mais elle doit se fonder sur la
reconnaissance de certains grands principes, et en particulier de la structure
de la cité et de l'assignation du pouvoir à la classe des meilleurs. Le mot
n'est pas fréquent chez Platon, sauf dans le Premier Alcibiade. Voir supra, I,
351d5, et Pol., 311b9 (passage final où la concorde et l'amitié sont
présentées comme le fruit du tissage de l'art royal, l'art politique).
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65. Sur la question de la désignation des parties de la cité et de l'âme et des
vertus correspondantes, voir supra, 429a. Ici, Platon introduit le vocabulaire
de l'espèce (eîdos, b3) ; par chacune des espèces de vertu, considérée dans
sa particularité, la cité participe à la vertu en général (b4). Pour eîdos
comme désignation des parties d'un tout, voir infra la classe des guerriers
(434b2).
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66. Comparaison fréquente chez Platon, quand il s'agit de saisir le travail de
la pensée et la patience attentive requise des philosophes. Voir Lachès,
194b, Parm., 128c, Lysis, 218c, et la recherche du sophiste dans un lieu
obscur (Soph., 254a). Tout le développement introductif qui suit est
présenté comme un prologue imagé à la découverte de la justice, écrit en
filant la métaphore de la chasse : le meneur et ceux qui suivent, la prière au
départ, la traque et les pistes (íchnos, d3), Platon a plaisir à l'écrire et le
montre (makrón tō prooímion, e8). Pour la pratique de la chasse, voir
Xénophon, La chasse, VIII, 4-8. La prière s'adresse sans doute à Apollon et
Artémis (Xénophon, op. cit., VI, 13).
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67. Platon montre ici le rapport philosophique qui structure toute la
démonstration : la règle, ou le principe, de la spécialisation fonctionnelle,
sur laquelle la généalogie de la cité a fondé la tripartition des groupes
sociaux et la distribution des responsabilités, devient le fondement de la
définition de la justice. Cette règle constitue en effet l'axiome central de la
République, puisqu'elle détermine non seulement la méthode de la
recherche, mais son objet : la justice sera en effet définie comme l'harmonie
des fonctions et comme la vertu synthétique des vertus de chacune. Parce
qu'elle dépasse la spécificité des vertus de chaque fonction, elle peut
sembler échapper à la recherche philosophique ; mais en fait, son évidence
lui vient de cette généralité même qui fait d'elle la vertu des vertus. Elle est
en effet la condition de possibilité (tḕ n dúnamin, b9) des trois vertus
fonctionnelles. Dans le Charmide (162a), cette définition « s'occuper de ses
tâches propres » est celle de la sagesse, un terme alors général (sōphrosúnē)
qui prend dans la République le sens de la modération. Que la justice ne soit
pas épuisée comme concept dans la règle de la spécialisation, Platon le dit
clairement : il s'agit d'une certaine forme, et il faut attendre l'exposé de la
justice de l'âme pour que la justice soit entièrement mise en lumière selon sa
forme (eîdos, a3).
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68. Littéralement, ce qui reste (tò hupóloipon, b7) ou l'élément qui reste,
mais le contexte montre clairement que Platon effectue ici une déduction de
la vertu de justice dans la structure complète des vertus, dont il exprime
l'ensemble fini au nombre de quatre. Platon laisse entendre ici que cette
définition de la justice est courante, et qu'il l'a exposée lui-même souvent.
On n'en retrouve cependant aucun indice dans les dialogues, sauf peut-être I
Alc., 127c. Cette définition coïncide cependant avec celle de la sagesse ou
de la modération (sōphrosúnē) dans le Charmide (161b sq.), ce qui donne à
penser que justice et modération étaient liées par plusieurs traits dans la
conception populaire de la morale. Voir l'excellente note de J. Adam, qui
cite le témoignage de Strabon (VII, 3, 4).
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69. Platon attribue à la justice deux effets substantiels sur les autres vertus :
d'abord, la justice a le pouvoir de les faire advenir, elle est donc en quelque
sorte la cause de l'ensemble des vertus dont elle est la puissance ; la justice
est ensuite la condition de leur préservation dans la cité, puisque sans la
justice, les autres vertus disparaîtront. Dúnamis et sōtēría sont donc les
deux attributs métaphysiques de la vertu de justice : causalité originaire de
vertus et cause de leur subsistance. Sur la vertu comme dúnamis, voir infra,
V, 477c. À aucun moment dans cette analyse du livre IV, ni ailleurs dans la
République, nous ne trouvons l'écho de la question de l'unité de la vertu, ou
même de la question de son unicité, questions qui avaient occupé le
Protagoras (329-333e). La séparation des vertus particulières, qui les
attache aux parties de l'âme et aux groupes constitutifs de la cité, est une
proposition qui semble à Platon parfaitement compatible avec la position
synthétique de la vertu de justice. Pour la distinction des vertus populaires
et des vertus philosophiques, voir Phédon (68b-69c, 82a-d et 83e). Sur
l'ensemble des vertus, voir Lois, XII, 963c-964a.
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70. S'il fallait déterminer un genre pour l'ensemble des vertus, ce serait bien
entendu le bien. Être bon est-il cependant l'équivalent d'être vertueux ?
Platon affirme ici que c'est à la justice qu'il appartient principalement de
rendre la cité bonne, mais il ne l'affirmerait sans doute pas de chaque vertu
particulière. La priorité de la justice, analysée du point de vue de l'ensemble
de la moralité, peut donc se fonder sur le rapport au bien. Platon en fait ici
la synthèse de trois dispositions spécifiques : l'accord des citoyens entre eux
(homodoxía, c6), qu'il a proposée plus haut comme définition de la
modération, la constance des guerriers dans la préservation de la loi
(sōtēría, c8), proposée comme définition du courage, et la sagesse des
gouvernants (phrónēsis, d1). La doctrine de la vertu est donc constante et
homogène.
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71. Le caractère exhaustif de cette liste tend à inclure dans la cité la
présence des esclaves. Ils ne jouent cependant aucun rôle dans le modèle
tripartite, et leur rôle politique est pratiquement inexistant. Voir B. Calvert
(1987).
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72. En rapprochant une définition ordinaire de la justice, semblable à celle
qu'il avait discutée au livre I, 331e (rendre à chacun ce qui lui est dû), de la
formulation du principe de la tâche propre, Platon veut apporter une
confirmation à la définition de la justice à laquelle il parvient. Ce
rapprochement demeure verbal et contribue peu à l'approfondissement de
l'argument, mais son insertion produit un effet ironique qui fait écho aux
premiers entretiens du dialogue. Sur l'argument qui s'amorce ici, voir
N.D. Smith (1979).
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73. Ce terme (heautoû héxis, e12), promis à une grande fortune dans la
philosophie morale d'Aristote et des penseurs de la période hellénistique,
n'a sans doute pas toujours chez Platon la rigueur technique du concept de
« disposition ». Son sens varie beaucoup selon les contextes (voir infra, IV,
435b7, 443e7, et X, 618d1, où il désigne les états de l'âme) et son évolution
vers la doctrine de la disposition a été favorisée par la réflexion de Platon
sur la vertu, sans toutefois qu'il y ait été l'objet d'une discussion élaborée.
Introduit ici à la faveur d'une analogie avec la propriété de biens, il en
conserve le sens littéral : posséder ce qui est à soi faisant comprendre ce
que peut signifier posséder ce qui relève de soi. Platon insiste ici sur
l'exclusivité de la tâche propre.
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74. Faut-il éviter d'avoir recours à ce vocabulaire des classes pour la seule
raison qu'il est devenu surdéterminé dans la théorie sociale et politique
moderne ? Platon parle ici de l'eîdos du groupe militaire, de l'armée et
ensuite de l'eîdos du conseil et de la garde. Il modifie ensuite le vocabulaire
et parle de trois groupes (triō̂n genō̂n, b9). Il ne s'agit pas de groupes
vaguement différenciés, mais de classes hiérarchisées au sens strict,
possédant chacune des qualités et des prérogatives particulières. Cela, le
terme « classe » l'exprime mieux que tout autre. Voir en sens contraire
B. Jowett, ad loc, qui suggère function, un terme abstrait qui ne semble
guère compatible avec l'insistance sur le rang et le changement de groupe.
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75. Si l'injustice est la dispersion dans des tâches qui excèdent la
spécialisation naturelle, la justice n'en apparaît que plus fortement liée à
cette spécialisation. Comme c'est la justice qui rend possible les vertus
spécifiques de chaque classe, elle constitue donc la vertu qui unifie les
vertus particulières. Cette conclusion est en consonance directe avec le
principe formulé en II, 370a : la définition est pleinement politique et ne
suppose, à ce stade, aucun fondement métaphysique.
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76. Cette formulation n'a pas nécessairement ici une portée métaphysique.
Platon veut seulement dire que si on peut observer la même structure ou la
même forme (eîdos, d3) dans chaque individu, alors on pourrait en induire
qu'elle constitue l'essence de la justice. Pour ce sens du mot forme, voir
supra, III, 402c. Cette forme n'est rien d'autre que la tripartition des
fonctions dont la justice sera l'harmonie. La progression qui va de
l'observation de la présence de la juste structure, caractérisée par le principe
de la spécialisation des tâches, à l'affirmation pleine et entière (pagíōs, d2)
de la justice suppose que l'analyse fasse un pas de plus. En toute rigueur, on
pourrait soutenir que l'universalité de la justice dans les cités constitue une
base suffisante pour faire l'hypothèse d'une forme intelligible de la justice,
forme qui pourrait être différente de la justice observée, ou qu'on cherche à
saisir dans l'âme individuelle. Mais la doctrine de Platon consiste
précisément à affirmer que si la forme de la justice a un sens et une rigueur
propres, c'est qu'elle est identique dans les cités et dans les individus. Cette
position force à adopter une définition qui se concentre sur un rapport
harmonieux, et donc sur des relations formelles, plus que sur un contenu
substantiel. Ordre et hiérarchie des fonctions prennent donc le pas sur des
finalités comme l'égalité et les droits, matières qui ne deviendront le cœur
de la théorie de la justice que bien après Platon.
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77. De quelle nature exactement est la comparaison entre la cité, comme
ensemble plus vaste, et l'individu ? Il serait certes abusif d'instruire à partir
de cette analogie le procès de ce qui serait chez Platon une négation de
l'individu. On ne s'en est pas privé et l'histoire du commentaire en est
remplie. Il importe cependant de bien séparer la méthode psychopolitique,
dont l'objectif est d'abord de parvenir à une conception philosophique de la
justice fondée sur la structure de l'âme, de toute espèce d'organicisme
résultant en une fusion des individus dans la cité, chacun n'étant que la
réalisation d'une fonction du tout. Ces questions ont occupé une part
importante de la discussion sur la République, on en trouvera un bon exposé
dans G. Vlastos (1969 et 1977). La méthode même de l'analogie, qui
consiste à reporter sur l'âme individuelle la structure qui aura été saisie dans
le tout de la cité, est assujettie à plusieurs restrictions. Voir sur ces questions
au premier rang T. Andersson (1971), qui analyse l'ensemble des
correspondances et montre la richesse et les limites de la correspondance de
structure. Sur la méthode analogique, voir Pol., 278a-c.
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78. Une image qu'on retrouve dans la Lettre VII, 344b, à propos du travail
de la dialectique.
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79. L'analogie de structure qui permet de comparer l'âme individuelle et la
cité, sous la rapport de la justice, est une analogie fondée sur un rapport de
similitude (hómoion, a8), qui permet d'en prédiquer l'identité. Cette identité
se fonde à son tour sur une communauté de structure, à quoi Platon a
identifié, à ce stade de la dialectique, la forme de la justice (tò tē̂s
diakoiosúnēs eîdos, b1-2).
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80. Platon reprend ici pour désigner les trois fonctions de la cité le
vocabulaire du groupe, mais il le précise en affirmant qu'il s'agit de groupes
naturels (trittà génē phúseōn, b5 et 7). Voir supra, 434b. Ces groupes sont
les classes constitutives de la cité, répondant chacune à une fonction
spécialisée.
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81. La terminologie de la psychologie morale semble ici mieux déterminée
que supra : il ne s'agit pas seulement de possessions ou de propriétés
particulières, mais de dispositions spécifiques, liées à des attitudes, des
affections (páthē te kaì héxeis, b7). Ces dispositions sont des qualités
stables, dont le lien à la doctrine de la vertu n'est pas examiné avec rigueur
par Platon, mais qui demeure néanmoins une forme d'habitude entraînant la
constance dans l'agir vertueux. Voir infra, 435e2, pour l'association des trois
espèces avec des habitus spécifiques (ḗ thē).
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82. Le jeu sur les termes est ici d'une grande complexité : Platon soutient
que si on reconnaît dans l'âme humaine les mêmes classes (tā autā taúta
eídē, b9-c1 et c5) et les mêmes affections et dispositions, alors on pourra en
prédiquer la justice. Il semble donc y avoir un équivalence entre les groupes
naturels (génē, 441c et 443d) et les classes ou espèces qui correspondent
aux fonctions. Le vocabulaire logique qui sert à décrire l'homologie
fonctionnelle supporte donc une certaine variation. Cette tripartition n'est
jamais placée cependant en position de menacer l'unité intrinsèque de l'âme,
une question qui n'est pas posée dans cette analyse. Au livre X (611b sq.),
l'âme véritable est identifiée au principe rationnel, mais cette position
métaphysique est introduite dans le contexte de l'après-vie et ne permet pas
de saisir comment Platon, dans l'état d'union au corps, analysait l'unité des
parties. Pour la psychologie de Platon, voir en premier T.M. Robinson
(1995), qui passe en revue toutes ces questions.
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83. Maxime qui sera reprise par Socrate, infra, VI, 497d.
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84. Comment Platon distingue-t-il cette méthode de l'analogie de structure
et une méthode plus approfondie (« le chemin plus long », d3),
correspondant sans doute à la dialectique des formes intelligibles ?
S'agissant de l'unité de l'âme et de sa division en parties ou fonctions, cette
dialectique serait, tenant compte de cette affirmation, différente de la
dialectique du désir et de la raison qui va occuper la suite de ce
développement. Celle-ci serait-elle insatisfaisante ? Platon se dit prêt à s'en
contenter et il l'évoque en VI, 504b, mais sans porter un jugement. L'exposé
sur la nature de la justice (VI, 504d-506a), tout comme l'analyse de l'âme
(VI, 509d-511e) ne constituent pas à cet égard des développements qui
apportent un traitement différent de celui présenté au livre IV, on peut les
considérer comme complémentaires. La notion même d'une forme de l'âme
semble diffuse dans la métaphysique de Platon et ce sont toujours plutôt les
prédicats (immortalité, divinité, etc..) qui sont l'objet de la dialectique.
Comparer le Théétète, 184d, et la doctrine des espèces de l'âme dans le
Timée, 69a-73b. Sur le concept de la méthode (toioútōn methódōn, d1),
notons que Platon l'associe toujours à une recherche, une enquête (infra,
VII, 531c et 533c). Quant au but envisagé par ce chemin plus long, il
pourrait s'agir non seulement d'un approfondissement de la doctrine de
l'âme, mais aussi des questions éthiques associées à cette doctrine.
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85. Pour illustrer le fait que les espèces de la cité et les habitus (ḗ thē, e2)
qui leur sont associés proviennent des individus qui les composent, (voir
infra, VIII, 544d) Platon dresse ici une topographie morale de l'Antiquité
qui recoupe la tripartition fonctionnelle : la classe productive, animée par le
désir de richesse (tò philochrḗ maton, 436a1) trouve son modèle exemplaire
chez Phéniciens et les Égyptiens ; la classe militaire, animée par l'ardeur du
tempérament (moral et colérique, tò thumoeidès, e4) est illustrée par
l'exemple des Thraces et des Scythes ; enfin, la classe qu'inspire l'amour de
la connaissance (tò philomathès, e7), Platon suggère d'en trouver le modèle
à Athènes (chez nous, par'hēmîn, e7). Les réputations morales des peuples
de l'Antiquité étaient certainement fondées sur des stéréotypes, et en général
les gens du Nord sont plus ardents au combat militaire que ceux du Sud. Par
exemple, dans les Lois, V, 747c, Platon porte le même jugement sur le
caractère industrieux des Phéniciens et des Égyptiens. Sur ces questions,
l'exemple d'Hérodote n'est jamais très loin ; voir d'abord F. Hartog (1991).
Mais aussi Aristote, Pol. VII, 1327b23-33, qui propose une tripartition
selon les climats : l'Europe septentrionale est pleine de cœur et dépourvue
d'intelligence, l'Asie est intelligente, mais dépourvue de courage, et les
Grecs, en position intermédiaire, ont toutes les qualités qui leur permettent
de mener une vie libre. Notons enfin le contexte général de la médecine
hippocratique, qui favorisait ce rapprochement, par exemple le traité Des
airs, des eaux, des lieux (Littré).
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86. Le texte grec ne désigne nommément aucun « principe », mais selon
une habitude de Platon déjà bien illustrée dans ce livre IV, il se contente de
parler au moyen de pronoms indéfinis abstraits (un certain, un différent,
etc.). Cette manière de s'exprimer sous-entend les termes qu'à l'occasion
Platon emploie pour désigner les composantes de la cité : groupes, classes
et espèces et de manière moins précise, parties. Quand il demande si l'âme
individuelle possède les mêmes espèces et habitus (eídē te kaì ḗ thē, 435e2)
que la cité, il réfère aux trois fonctions que réalisent concrètement les
classes de la cité. Reportée sur l'âme, cette question est exprimée par un
datif de moyen : par le moyen de quoi accomplissons-nous chacune de ces
fonctions ? Cette formulation exige que nous quittions le vocabulaire des
classes et des parties pour introduire celui des principes. La langue
française ne peut pas s'ajuster à cette structure elliptique et il a paru
nécessaire d'introduire la mention d'un terme pour désigner cette entité de la
psychologie, dont Platon cherche ici à mesurer la différenciation. Ce texte
appartient à la préhistoire de la doctrine des facultés, qui se développera
surtout chez Aristote, avec le vocabulaire des « puissances » de l'âme.
Platon s'applique à déterminer si l'âme est un principe unique, ou si chaque
fonction correspond à une principe distinct. Les trois fonctions sont
clairement désignées : connaître, désirer, s'emporter, de même que l'identité
du « nous-mêmes », c'est-à-dire du soi avec l'âme tout entière (b1). Platon
ne fait-il que résister à un lexique précis de la psychologie, ou ne dispose-t-
il tout simplement pas d'un vocabulaire métapsychologique satisfaisant ?
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87. L'analyse de ce passage suppose une familarité avec la méthode de
l'épreuve des contraires, et pourrait indiquer un rapport avec la procédure
du Phédon. On ne peut en tout cas séparer ces deux analyses de prédicats de
l'âme que tout rapproche. La forme du raisonnement implique en effet
plusieurs distinctions fondamentales de la logique platonicienne : d'abord,
la distinction entre agir et subir ; ensuite, la distinction entre la relation à
une chose et le rapport sous lequel est considérée cette relation ; enfin, les
notions de contrariété, identité et différence. La formulation du principe de
non-contradiction (b8) est d'ailleurs introduite comme une prémisse
méthodique explicite (comparer Théét., 154c-155c et 188a, Phédon, 102e-
103b, Soph., 230b). Sur la base de ces distinctions, une prémisse de nature
métaphysique est d'abord posée (b8-10) : un principe sera identique s'il
subit ou produit des choses identiques, dans le même temps, sous le même
rapport et en relation avec la même chose. Pour cette formulation, voir
Aristote, Mét., III, 3, 1005b18-32. Si tel n'est pas le cas, alors il faudra
envisager plus d'un principe. L'analyse de cette psychologie dynamique,
fondée sur la priorité ontologique de l'opposition des principes et
aboutissant à la mise en tension de la raison et du désir, constitue un
morceau central de la République : elle permet en effet la construction d'une
doctrine synthétique de l'âme et de la cité, synthèse de polarités dont
l'argument principal sera extrait pour définir la justice. Pour l'analyse de ce
passage, voir d'abord T. Penner (1971), R. W. Hall (1963) et J. Moline
(1978).
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88. Il s'agit des trois espèces (eídē, c1) de la cité, que l'analyse fait
l'hypothèse de poser au sein de l'âme individuelle. Après avoir écarté la
possibilité que le même principe puisse être la cause d'actions ou de
passions contraires, Platon énumère un certain nombre d'actions et de
passions (eíte poiēmátōn, eíte pathēmátōn, b4), pour tenter d'en tirer une
première détermination d'actions et de passions fondamentales. Choisis sur
le registre des désirs et des expressions des désirs, ces exemples doivent
permettre un premier regroupement des actions et des passions de l'âme.
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89. Une doctrine fréquemment reprise par Platon (Gorg., 468a, Ménon, 77c
sq., Banq., 304e, supra, III, 413a, et infra, VI, 505d). Mais le désir peut-il
reconnaître le bien, si on tient compte du fait qu'il n'en possède pas la
connaissance ? Seule la raison peut déterminer le désir vers le bien.
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90. Il s'agit ici de tous les savoirs particuliers (epistḗ mas, c6), à distinguer
des sciences constituées qui feront l'objet du curriculum philosophique. Je
traduis parfois le même vocable (epistḗ mē) par savoir, dans le cas de savoirs
multiples, et souvent associés à un art ou à une compétence particulière
(téchnē), et par science, quand il s'agit des sciences canoniques, comme la
géométrie ou l'harmonique. Cette distinction correspond à la distinction
pratiquée dans la philosophie de langue anglaise entre knowledge et science,
une distinction très utile notamment pour ce qui est de la précision du
domaine de l'objet de connaissance (mathḗ matos, c2). La mention du savoir
en lui-même (c7) désigne le savoir séparé de son objet ; comparer Parm.,
137a sq., où le savoir en lui-même correspond à un savoir pur, dont l'objet
est la vérité intelligible et transcendante.
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91. L'analyse de la distinction des principes constitutifs de l'âme a permis
d'isoler, par l'exemple de la soif, le registre fondamental du désir. Platon
s'est prémuni contre une objection qui associerait ce registre fondamental
aux autres, en y voyant le rapport d'une qualité particulière à un principe de
base. Il le démontre en isolant de toute particularisation le désir
fondamental, sur l'exemple des savoirs particuliers distincts du savoir en
général. Considéré en lui-même, le désir est simple et non particularisé.
C'est sur la base de ce premier résultat que Platon peut maintenant lui
opposer le second principe, lequel sera isolé à partir de sa résistance au
premier et du contrôle qu'il peut exercer sur lui : la raison, le principe
rationnel. À ce stade de l'analyse, la différence ontologique entre le désir et
la raison paraît moins importante que leur commune appartenance à la
structure fondamentale de l'âme : dans leur opposition, Platon reconnaît
l'argument de leur différence réelle et donc de la structure de l'âme. Ici
comme auparavant, Platon se contente de parler d'un certain « autre chose »
pour désigner le second principe isolé par son analyse. Ce principe est
d'abord reconnu comme responsable de l'empêchement (tò kōlûon, c9), un
principe qui exerce donc une fonction de contrôle, qui freine le désir et les
passions. On parvient ainsi à une dualité de principes (d4-5), que Platon
finit par désigner du nom de leur fonction spécifique : le principe qui
raisonne (tò logistikòn, d5) et le principe qui désire (tò epithumētikón, d8),
le principe rationnel et le principe désirant. Pour le principe rationnel, voir
infra, 441c, 571c, 587d et 605b. Dans la présente traduction, j'ai laissé de
côté le vocabulaire latin de l'appétit (comparer, the irrational appetitive
part, Grube).
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92. B. Jowett, ad loc., fait remarquer l'importance de cette clause : le
principe rationnel n'intervient pas toujours et on peut supposer que chez
certains il n'intervient pratiquement jamais, ce qui les condamne à une
existence entièrement dépourvue de raison. Voir infra, 441a9, et Théét.,
186c. Cette éventualité ne modifie pas l'analyse générale de la structure de
l'âme. Pour la force des plaisirs et des désirs, un thème récurrent chez
Platon, voir Timée, 86b, où Platon associe la maladie de l'âme à la déraison :
« les plaisirs et les douleurs qui présentent de l'excès doivent être considérés
comme les maladies les plus graves pour l'âme ».
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93. L'analogie avec la cité pose sur ce point quelques difficultés. On ne
saurait comparer sans nuances le corps militaire de la cité et le thumoeidés.
Comme le remarque J. Adam, dans la cité le corps des gardiens et des
gouvernants est beaucoup plus uni, les dirigeants provenant du groupe des
auxiliaires ; ensuite, certes, ils en sont clairement distingués, mais leur
commune provenance renforce leur communauté plutôt que leur différence.
En ce sens, la différence du principe rationnel et du principe de l'ardeur
morale est philosophiquement plus substantielle que la différence des
gardiens et des auxiliaires. Le thumoeidés est en effet le principe opposé du
principe rationnel (II, 375a, IIII, 410d), mais à compter de ce passage,
l'analyse du thumoeidés montre un lien plus accentué au principe rationnel,
tout en affirmant qu'il serait plus proche du principe désirant. Dans le Timée
(69c sq.), l'espèce mortelle de l'âme contient à la fois le thumoeidés et
l'epithumētikón. Dans le Phèdre (253d), ils sont liés dans l'attelage, et le
principe rationnel est identifié à l'aurige. Voir aussi Lois, V, 731b-c, sur
l'importance morale du principe intermédiaire.
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94. Le site des exécutions était donc situé entre le mur du Nord qui allait
d'Athènes au Pirée et le mur moyen, qui lui était parallèle en direction du
port de Phalère. Voir Gorg., 455e, et Lysis, 203a. L'anecdote ne peut être
rapportée à une source connue. Selon plusieurs historiens, les cadavres
étaient jetés dans un ravin, où les passants pouvaient les voir.
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95. Tous les interprètes qui pensent qu'il faut associer le principe
intermédiaire d'abord et avant tout à la colère (tḕ n orgḕ n, a5) font grand cas
de ce passage, mais il convient d'en nuancer l'importance : Platon, dans
l'analyse qui suit, veut isoler un troisième principe, qui correspond à une
force impétueuse. Quand il l'a introduite plus haut, c'est sous la double
figure de l'ardeur morale et de l'impétuosité physique. Dans les deux cas, il
s'agit d'une énergie qui peut redoubler la force du désir, mais aussi se ranger
au parti de la raison. L'analyse de la colère apporte beaucoup de limites au
concept général du thumoeidés, même si elle en constitue une expression
déterminée. Le principe de l'ardeur n'est pas la colère en tant que telle, mais
une énergie plus libre et plus ouverte, qui peut se déterminer selon la
dynamique des désirs et de la raison. Dans l'anecdote présente, en quel sens
Léontios serait-il en colère ? Parce qu'il serait en colère à la vue des
supplicés ? Il n'est qu'emporté par son tempérament ou son instinct
impétueux (voir infra, VI, 493a10). Le principe apparenté au thumós, que
Platon appelle d'un néologisme le thumoeidès, est donc plus que la colère ;
mais il est aussi différent du thumós, c'est-à-dire différent du simple
emportement du cœur. Notons cependant que le contraire de thumoeidès est
áthumos (V, 456a4). Le cœur peut s'allier à la raison pour freiner le désir,
mais Platon dans un premier moment n'accepte pas que le cœur puisse
s'allier avec les désirs si la raison s'y oppose (440b). Notons au passage la
comparaison avec le conflit politique des factions, la discorde (stásis),
auxquelles Platon associe les principes en opposition (hṓ sper duoîn
stasiazóntōin súmmachōn, b2-3, et infra, e5). L'exemple suivant, celui des
conséquences résultant d'une situation d'injustice, montre que Platon entend
par l'orgḗ (orgízesthai, c2) un sentiment de scandale moral, déjà imprégné
de raison.
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96. S'agit-il de l'homme en son entier, ou du principe du cœur (thumós,
c5) ? La construction autorise les deux, mais il paraît plus logique de mettre
en apposition deux descriptions, celle de l'homme qui se sait injuste et celle
de l'homme qui est convaincu de son bon droit. La comparaison avec le
chien rappelé par le berger (d2) peut s'entendre également des deux sujets,
mais voir contra B. Jowett, ad loc. Le texte grec est complexe et J. Adam
lui consacre un appendice (app. V, 272 sq.).
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97. Platon parvient ainsi à la déduction du troisième principe, le principe de
l'ardeur morale (toû thumoeidoûs, e3), qu'il s'empresse de rapprocher de la
classe des auxiliaires et qui, comme ces derniers, sera plus proche de la
raison que du principe désirant. La traduction anglaise de Grube délaisse
anger pour spiritedness, un choix de traducteur tout à fait significatif et
intéressant. Voir sur ce terme, introduit en II, 375a, nos remarques, ad loc.
Dans le présent passage, Platon parle d'abord du thumós, le cœur, et ensuite
de l'espèce de l'ardeur, qui tient donc du cœur son énergie de colère,
d'emportement et qui en fait la force de la vie morale. Voir A. Hobbs
(2000 : chap. 1 et 2.)
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98. Tout l'argument est assujetti par cette clause à une restriction d'une
grande portée : pour que l'ardeur morale et le cœur lui-même s'allient au
principe rationnel, ils doivent avoir été formés par une éducation excellente.
Comme on ne peut faire l'hypothèse que c'est le cas le plus général, alors
cette situation risque d'être l'exception : le thumoeidès ne sera pas
généralement l'allié de la raison, en dépit de ce que Platon a affirmé en
440b. Voir infra, IX, 590b, où la force du thumoeidès est comparée à une
bête sauvage.
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99. Ce vers d'Homère (Od., XX, 17) a déjà été cité au livre III, 390d ; il
décrit le comportement d'Ulysse se déterminant lui-même à supporter les
offenses de ses servantes.
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100. En toute rigueur, comme Platon a recours au vocabulaire des groupes
de la cité (génē, c6, et infra, pour les trois groupes, d9), il faudrait
reconnaître l'existence des mêmes groupes dans l'âme individuelle. Mais
l'analogie présente une homologie de structure entre des groupes ou classes
d'une part, et des principes ou espèces de l'autre et le même vocabulaire
métapsychologique ne peut donc être transféré littéralement. Parler de
classes dans l'âme ne saurait être qu'une image résultant de l'analogie
fonctionnelle. En toute rigueur, il faudrait ici réintroduire ici le vocabulaire
des principes constitutifs de l'âme individuelle. Voir infra, 441e1.
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101. Platon intègre dans les fonctions du principe rationnel la délibération
(bouleutikón, a1) et la prévoyance (promḗ theian, e5), qu'il lie à l'exercice du
raisonnement et à la sagesse.
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102. Raccord de l'argument avec le passage de III, 411e.
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103. Recourant en conclusion aux contenus de l'éducation, Platon distingue
les éléments de la formation intellectuelle (les discours, c'est-à-dire
principalement les raisonnements, lógois, et les connaissances, mathḗ masin,
442a1) et ceux de la formation morale (récits encourageants, harmonie et
rythme), tous associés à la formation de base en gymnastique, poésie et
musique. Il ne convient pas de chercher ici un parallèle trop strict avec la
formation des classes de la cité, puisque la spécialisation de la formation
pour les parties de l'âme est sans contrepartie exacte dans la cité : en effet,
tous les gardiens recevront une formation gymnastique, poétique et
musicale, alors que seulement certains d'entre eux auront accès aux
connaissances et aux raisonnements. Pour les discours encourageants
(paramuthouménē, 442a2), le terme fait écho à l'encouragement de Socrate
dans le Phédon (70b2). Est-ce une tâche de la philosophie ou du mythe ?
Ici, la paramythie semble d'abord le fait du récit poétique ; voir infra, V,
450d10. Le contraste entre la tension du principe rationnel et la détente du
principe de l'ardeur est accentué par leur commune destination : commander
au principe désirant (prostḗ sesthon, 442a5). Ce qui apparaît comme un
oubli de la gymnastique n'est sans doute que le résultat de l'importance
croissante des disciplines intellectuelles dans la progression de l'argument.
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104. Parvenu à ce stade, l'analogie fonctionnelle, la description de la
structure des principes paraît à Platon exactement isomorphe à celle des
groupes de la cité, au point qu'il puisse parler des ennemis de l'extérieur au
sujet des plaisirs extérieurs (voir III, 415d-e). Il parlera également des
commandements du principe rationnel, qu'il communique comme des
préceptes aux autres principes, une image qui évoque la communication de
la loi aux auxiliaires, en IV, 429c. Cet isomorphisme a des conséquences sur
le vocabulaire métapsychologique : Platon parlera du genre du principe
désirant (b2), et juste après il acceptera de désigner les principes de l'âme
comme des parties (b10), une désignation qu'il ne faut pas forcer sur le plan
métaphysique. Voir sur cette question, T.M. Robinson (1995).
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105. Je ne retiens pas le texte de Burnet, qui conserve le pluriel (tō̂n lógōn,
c2) transmis par les manuscrits, restreignant l'affirmation de Platon
concernant les préceptes de la raison. Je traduis le singulier, comme le
suggère J. Adam. Sur la question de la priorité de la raison dans tout ce
passage, voir G. Klosko (1988).
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106. C'est-à-dire le principe du respect et de la consécration à la tâche
propre.
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107. Selon la méthode psychopolitique, le contour de la cité doit permettre
de saisir la structure moins lisible de l'âme. Voir la structure de l'âme exige
une grande acuité et le résultat de l'analyse des principes et des classes de la
cité permet une vision plus claire (II, 368c). Ce qui était manifeste dans la
cité devient en effet plus défini dans la saisie des principes constitutifs de
l'âme. Ce rappel de la situation d'obscurité fait référence à la question de la
justice dans l'individu en IV, 434d.
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108. La mise à l'épreuve de la structure révélée par la méthode
psychopolitique sera justement effectuée en retournant aux premiers
moments de la conversation avec Céphale et Polémarque et aux exemples
de comportements justes ou injustes proposés comme illustrations de la
justice ou de l'injustice (un détournement de fonds, etc.). Il s'agit des enjeux
quotidiens de l'honnêteté, de l'intégrité, mais aussi de la piété. Un modèle
élaboré philosophiquement doit aussi rendre compte de la justice au sens
traditionnel, et en particulier de l'association du juste et du pieux (voir
Euthyph., 12e, sur la notion de piété religieuse et son rapport à la justice).
Voir infra, IX, 573b.
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109. Toutes les vertus sont des puissances (dúnamin, b4), et dans le cas de
la justice, ce n'est pas une œuvre ou un habitus particulier qui en est le
produit, mais des cités et des personnes harmonieuses, dont la structure
interne exhibe la parfaite maîtrise de la raison et l'accord des principes et
des classes.
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110. Quel est ce rêve ? Platon qualifie ici de rêve le souhait ou le projet de
saisir l'essence de la justice, exprimée dans son principe fondateur et dans
son modèle (eis archḗ n te kaì túpon, 443c1) par le moyen de la construction
d'une cité. On peut restituer le déroulement de cette construction en
récapitulant ses principales étapes : en 432d-433a, Platon se met à la
poursuite de la justice dans un territoire obscur et peu praticable, mais cette
recherche n'est elle-même que l'accomplissement du projet énoncé en II,
370b, avec l'expression du vœu d'y parvenir en 371e et 372a. Platon a donc
une riche idée de la progression de la recherche, des premières
approximations aux résultats de la méthode psychopolitique. Au point de
départ, seule une image de la justice était disponible (eidōlón, c4) ; cette
image était une approximation, une esquisse, résultant de quelques
exemples de spécialisation des métiers sur la tâche propre. Mais son intérêt
réside dans le fait qu'elle peut conduire au modèle. Ainsi s'accomplit le rêve
qui de la cité peut ensuite reconduire au fondement de l'âme et à son
harmonie. Du modèle extérieur, on peut ainsi passer à la structure intérieure
de la justice (d1). Ce développement permet donc de distinguer cette forme
de la justice, encore indécise et imparfaite (433a), de sa forme achevée dans
l'âme.
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111. S'agit-il de trois notes placées sur un registre ? Si cette échelle est
l'octave de l'octacorde, alors la note de la corde la plus haute (neátē)
correspondrait au registre le plus bas dans l'harmonie moderne et
représenterait le principe désirant, et inversement la plus basse (hupátē)
correspondrait à la plus haute et représenterait le principe rationnel. La
quarte, l'intermédiaire (mésē) serait le thumoeidès. Platon étend-il à la
structure de l'âme la possibilité d'intégrer d'autres notes du registre, comme
il semble le suggérer ici ? Cette suggestion fait partie de l'image musicale et
ne semble pas avoir de portée sur la psychologie. Voir supra, 432a.
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112. Dans ce passage de conclusion, qui prend les allures d'une exhortation,
Platon insiste sur l'idéal d'harmonie et de liaison (sundésanta, e1) qui doit
régler les principes constitutifs de l'âme. Le vocabulaire de cet idéal
harmonieux emprunte aussi bien à la musique, par sa référence à l'harmonie
et à la structure des intervalles, qu'à l'idéal de l'ordre cosmique. La pluralité
constitutive de l'âme humaine est faite de ces classes (génē, d3), reprises
analogiquement de la structure de la cité et correspondant aux trois grands
principes. L'âme humaine est donc de constitution plurielle (genómenōn ek
pollō̂n, e1), elle est faite de plusieurs. Comparer Epinomis, 992d.
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113. Notons ici le parallèle strict qui, pour la première fois dans la
République, associe d'une part la justice, la sagesse et la connaissance, et
d'autre part l'injustice, l'ignorance et l'opinion.
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114. Empruntée au vocabulaire politique (stásin tinà, b1), la description de
l'injustice est le contraire de la concorde et l'harmonie : il s'agit d'une
dissension, d'un conflit engendrant la discorde entre les principes
constitutifs de l'âme humaine. La prétention du principe désirant de diriger
le principe rationnel est la cause principale du trouble (tarachḕ n, b6) qui
produit l'injustice. L'extension du concept est présentée dans un certain
désordre, puisque Platon y regroupe indiscipline, lâcheté, ignorance et toute
forme de vice. Il y englobe également (c6) tout ce qui est malsain, qu'on
peut considérer analogiquement comme l'injustice de ce qui est corporel.
Cette analogie va se généraliser, puisque Platon présente la justice comme
la santé de l'âme. Le rapport de chacun de ces maux à l'injustice demeure
imprécis, notamment le rapport de l'ignorance et de l'injustice, qui
présuppose la thèse du caractère involontaire du mal. L'examen élaboré des
formes de l'injustice sera repris aux livres VIII et IX.
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115. Le texte de Burnet (b5) semble ici inférieur au texte proposé par
J. Adam, et repris par É. Chambry ; il est en effet nécessaire de corriger ce
qui est sans doute une répétition du même au même. Je traduis en suivant
Adam et Chambry.
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116. Principe de médecine hippocratique, qu'on retrouve dans l'exposé du
Timée (82a sq.) sur l'origine des maladies.
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117. La transition dans le dialogue est clairement marquée et Platon revient
à la question du caractère profitable de la justice. Cette question du bienfait
ou des conséquences de la justice était en effet au point de départ de la
recherche (I, 354b), et elle sera reprise en conclusion du dialogue, au
livre IX. Pour l'instant, Glaucon la juge ridicule, compte tenu du fait que la
nature de la justice a été découverte et qu'il serait inutile de poursuivre un
examen de son caractère bénéfique. Socrate pense cependant que même si
l'exposé a atteint ce stade où la justice peut être envisagée dans toute son
amplitude, l'enquête ne doit pas reculer devant la nécessité d'examiner les
formes de l'injustice, et notamment ses formes politiques. Les questions de
rétribution et la justification eschatologique ne sont pas oubliées pour
autant. Sur la conception de l'existence, comparer Gorg., 477b-e.
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118. Référence à la problématique de départ, II, 367e ; sur le châtiment, II,
380b.
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119. Le contraste entre le nombre illimité d'espèces du vice, même en tenant
compte de la restriction concernant ceux qui méritent considération, et
l'espèce unique de l'excellence (c5) place la question philosophique sur un
registre différent de celui des vertus et des vices. Mais Platon choisit assez
abruptement de déterminer une liste de vices fondamentaux, liste dont il
reprend le principe à une classification des régimes politiques. Le passage
d'une considération purement morale de l'excellence et du mal, considérés
en tant que tels, à un examen de formes particulières de corruption politique
est certes motivé par l'introduction de la recherche sur les régimes
politiques, mais celui-ci n'interviendra qu'au livre VIII. La fin du livre IV
montre donc une certaine précipitation et la mention des types de
constitution politique, dont la liste de cinq devrait livrer la liste des cinq
vices de l'âme, n'est même pas suivie de leur énumération. Platon se
contente de mentionner la royauté et l'aristocratie, qui correspondent au
modèle de la constitution politique idéale, celle qui correspond au type de
l'excellence et de la justice.
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120. L'exposé de la cité idéale n'a pas introduit, à ce stade, la possibilité
d'un pouvoir monarchique réservé à un seul homme. Platon parle toujours
des gardiens comme d'un groupe, même si plus tard il évoquera de nouveau
la possibilité d'un seul (VII, 540d). Comparer avec l'exposé du Politique
(302c), où la royauté apparaît dans une position supérieure à l'aristocratie,
alors que la République tend à les identifier (IX, 587d).
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1. Les cités et les constitutions politiques sont défectueuses si elles
conduisent à des administrations mauvaises et si elles déforment le
caractère des individus. La symétrie esquissée entre l'administration d'une
cité et l'organisation de l'âme (trópou kataskeuḗ n, a4) annonce les
développements consacrés à l'analyse comparée des régimes et des
individus au livre VIII. Pour le même vocabulaire appliqué à la cité, voir
infra, 455a2.
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2. Adimante renvoie ici à la maxime évoquée en IV, 424a, en vertu de
laquelle entre amis, tout est l'objet d'un partage égal. Voir également Lysis,
207c, et Lois, V, 739c. La notion d'un partage des femmes et des enfants
n'est certes pas précise et Adimante demande des explications sur le sens de
cette communauté. Sa repartie sur l'exactitude prend Socrate au mot : si
cette communauté (koinōnías, c8) est fondée, il doit être possible de
l'exposer avec rigueur. Le texte grec montre ici un jeu de mots intraduisible
sur le mot orthō̂s (c6, repris en c7) : avancé par Socrate pour obtenir un
assentiment, il est repris par Adimante pour réclamer un exposé précis.
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3. Expression plaisante de Glaucon, qui ironise sur la « communauté ».
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4. Faut-il en effet retourner en arrière, et reprendre la discussion quand elle
se met en branle au livre I, 348b ? L'intervention de Thrasymaque (a5 et b3)
laisse prévoir le pire.
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5. Les esprits sensés, littéralement ceux qui possèdent de l'esprit (noûn
échousin, b7), ceux qui sont intelligents, c'est-à-dire ceux qui ont développé
une conception juste de l'existence, conception qui fait sa juste part à la
recherche de la vérité par l'exercice de la recherche en commun dans le
dialogue. Pour ceux qui ont compris l'importance de l'exercice dialectique,
la vie entière leur paraît devoir lui être consacrée et il n'y a aucune
démesure à lui donner tout son temps. Cette position avait déjà été soutenue
par Socrate, en réponse aux railleries de Calliclès, dans le Gorgias (511c-
513a). Voir également infra, VI, 498d, où Socrate évoque la possibilité de
poursuivre l'entretien philosophique dans l'au-delà, Théét., 173c, et Pol.,
283c.
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6. À ce stade de l'exposé de la cité idéale, les gardiens ont été nettement
distingués des auxiliaires. Socrate s'exprime ici comme si la communauté
des femmes et des enfants leur était spécifiquement destinée et réservée. Or,
le nombre des gardiens n'a pas encore été déterminé, et on peut faire
l'hypothèse que ce nombre est très réduit. On est donc conduit à déduire que
cette communauté s'étend également aux auxiliaires, c'est-à-dire à
l'ensemble des gardiens, avant que Platon ne les divise en gardiens et
auxiliaires.
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7. La période de l'enfance compte six années (Lois, VII, 794c). Pour les
prescriptions qui la concernent, voir infra, 460b sq.
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8. Socrate se prémunit contre la réaction prévisible de ses interlocuteurs,
quand ils entendront ses propositions sur la communauté. Ils seront
incrédules et n'accorderont pas beaucoup de crédit à ce qui risque de leur
apparaître comme une fantaisie. Ils pourront se trouver d'accord avec
Socrate, mais ils demeureront perplexes (apistías, c7) devant le manque de
réalisme de ces mesures.
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9. Notons que cette inquiétude ne s'applique qu'au projet de la communauté
des femmes et des enfants. Souvent citée comme un indice du fait que
Platon concevait sa cité idéale comme une utopie irréalisable, cette clause a
une portée très limitée. Voir infra, 456c, et VII, 540d.
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10. Socrate invoque la figure mythique d'Adrastée, comme dans le Phèdre
(248c). Il s'agit d'une figure de la Nécessité, dont Adrastéia est la fille dans
la théogonie orphique ; comme Anankè, elle est à la fois implacable dans la
représentation du destin et vengeresse sous les traits de la Némésis. Le nom
provient sans doute du héros Adraste, roi d'Argos, qui mena le combat des
Sept contre Thèbes, récit repris par Eschyle. C'est en effet Eschyle qui le
premier mentionne la déesse Adrastéia dans son Prométhée (v. 936). Par
cette invocation, ironiquement pompeuse, Socrate veut donc se protéger des
effets des paroles téméraires qu'il s'apprête à prononcer.
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11. Comme le projet de communauté s'attaquera directement aux
institutions traditionnelles, et notamment au mariage, le philosophe
législateur sera une sorte de calomniateur : pour promouvoir son modèle, il
devra critiquer, pour le groupe des gardiens, la tradition et des coutumes
jugées belles, bonnes et justes.
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12. Après s'être moqué des paroles encourageantes de Glaucon (450d5-6),
protestant de la bonne volonté des interlocuteurs présents, Socrate se
montre un peu plus réceptif à la paramuthía (d9) de ses amis. Pour ces
encouragements, souvent prodigués aux moments charnières d'un dialogue,
alors que Socrate s'apprête à exposer des positions peu conventionnelles ou
des arguments difficiles, voir supra, IV, 441e. Ce passage clôt l'échange
d'ouverture qui s'était amorcé par l'interruption de Polémarque et
d'Adimante, désireux d'obtenir un exposé plus élaboré sur la communauté
des femmes et des enfants. En disant à Socrate qu'ils l'acquittent de toute
discordance qui pourrait survenir, Glaucon fait écho au propos de
Polémarque en 449a. Dans cet échange, les interlocuteurs de Socrate sont
venus à bout des doutes ou des hésitations qui avaient conduit celui-ci à
vouloir esquiver ce développement dans la crainte de susciter une hostilité
inutile. Ce passage, en apparence anodin, trouve son importance dans la
discussion sur le caractère révolutionnaire de certaines doctrines
platoniciennes ; il montre en effet que Platon était pleinement conscient des
risques pris dans l'énoncé de certaines propositions politiques, ce qui,
contrairement à l'interprétation générale proposée par Leo Strauss, ne
l'amenait pas à les tenir secrètes, mais plutôt à entourer de précautions
l'exposé qu'il s'apprête à en faire. C'est le sens de l'image des trois vagues
successives d'objections : 1) contre la communauté des hommes et des
femmes dans la tâche des gardiens (451c-457b) ; 2) contre la communauté
des femmes et des enfants (457b-466d) ; et 3) contre le communisme de la
cité idéale et sa réalisabilité (471c sq.).
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13. Le vocabulaire de l'innocence utilisé ici renvoie aux lois punissant
l'homicide involontaire. Le coupable d'un tel homicide pouvait en effet être
purifié par sa famille, comme Platon le rappelle dans les Lois (IX, 865 et
869e). Être déclaré katharós veut donc dire à la fois être considéré purifié et
innocent. Platon applique cette comparaison à l'exposé qu'il s'apprête à
mettre dans la bouche de Socrate : si cet exposé doit avoir des conséquences
déstabilisantes, et entraîner la discorde chez ses interlocuteurs, c'est bien
involontairement et Socrate demande par avance d'être considéré comme
innocent.
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14. Platon emploie ici le mot drâma (c2), dont la consonance avec l'action
et les personnages du théâtre était pleinement audible dans le vocabulaire de
son époque. On ne saurait parler précisément de condition féminine, mais
de l'ensemble des activités, obligations et prérogatives qui sont réservées
soit aux hommes, soit aux femmes. Il ne s'agit pas principalement des
conditions concrètes de leur existence, mais de leurs attributions respectives
dans la société, et en particulier des responsabilités que la loi pourrait leur
confier. J. Adam, ad loc., suggère une allusion aux mimes de Sophron, où
l'alternance des rôles féminins et masculins était mise en évidence.
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15. Ici débute une analogie, qui mêle savamment la description des gardiens
et celle d'une meute de chiens et qui va conduire à une conclusion précise
dans le cas de la guerre. Cette analogie accentue la prémisse qui fonde sur
la nature l'identité des capacités de l'homme et de la femme eu égard aux
tâches de gardien. Voir infra, 452e2, 453b, 454b, 455d. La critique
d'Aristote est sévère, voir Pol., II, 5, 1264b4.
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16. Voir le Charmide, 153a, et Lois, VII, 813e, et VIII, 833c-d. Les
gymnases sont des endroits où il était coutume de s'exercer nu, et ils
n'étaient pas accessibles aux femmes. Les Grecs avaient pleinement
conscience du caractère en quelque sorte culturel et traditionnel de cette
pratique et ils se moquaient volontiers (Hérodote, I, 10, et Thucydide, I,
6) des Barbares qui se montraient incapables de l'accepter.
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17. Platon ne commente pas fréquemment les transformations qu'il a en vue,
pour en évaluer la portée ; dans ce passage, il ne cesse au contraire de
montrer qu'il s'agit d'un changement radical, une transformation (metabolḗ n,
b8), qui ne peut manquer de susciter les objections de ceux qui sont attachés
à la tradition. Tout l'exposé est structuré selon la métaphore des trois vagues
successives, qui feront objection aux trois réformes principales relatives à la
vie des gardiens. L'allusion aux moqueries des beaux esprits laisse
soupçonner un contexte polémique et vise peut-être la comédie
contemporaine, et notamment Aristophane dans son Assemblée des
femmes ; voir J. Adam, app. I au livre V, 344-355, qui propose une analyse
comparative détaillée de la pièce et de ce passage et A. Diès (1959 : XLIX-
LII).
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18. Platon pose la question selon une disjonction qui peut paraître
surprenante : la nature humaine peut-elle rendre possible, dans le cas de la
femme, la participation à toutes les tâches qu'elle rend possible dans le cas
des hommes ? L'idée qu'une nature humaine unique subsiste au-delà de la
différence sexuelle constitue, à plusieurs égards, un présupposé pour la
pensée de Platon, mais ce n'est qu'un présupposé, jamais une position
élaborée. Ce passage n'est pas le seul où le concept de cette nature est
évoqué – voir Théét., 149c ; Timée, 90c ; Lois, IX, 854a ; et infra, V,
473d –, mais c'est le seul où elle est présentée comme étant à la fois
féminine et masculine. La suite du passage montre le caractère délicat de
l'échange et Socrate suggère de reprendre, comme s'ils étaient leurs, mais
pour le seul bénéfice de la discussion, les arguments de ceux que
scandaliserait une approche trop favorable à l'identité de nature chez les
hommes et chez les femmes. De 453b2 à 453c5, nous sommes donc en
présence d'un échange fictif, proposé par Socrate. Que dit cet échange ?
Que l'identité de nature est une position insoutenable au regard des tâches à
accomplir, tâches dont la spécialisation constitue une prémisse de la
constitution politique juste. Glaucon reconnaît la force de l'objection, et il
demande à Socrate de s'en porter responsable, en se faisant l'interprète de
cette position. Socrate est donc invité à proposer le sens (hermēneûsai, c9)
de l'objection. En s'adressant à Glaucon, Socrate fait état du caractère
paradoxal de la conclusion à laquelle le raisonnement l'a conduit. Si en effet
des natures différentes doivent conduire à des tâches différentes, comment
maintenir l'égalité de fonctions pour l'homme et la femme ? Mais le lecteur
note que la prémisse (453c) n'est jamais discutée, celle qui consiste à
affirmer une nature différente. En quoi consiste cette nature ? S'agit-il
seulement de la fonction biologique de la reproduction ? C'est ce
développement qui s'amorce ici.
Ce féminisme de Platon a été souvent remarqué et louangé, notamment en
raison de sa portée sociale et politique. J. Adam pense qu'il s'agit d'une
position socratique, critique de la tradition et il cite Xéno-phon, Mém., II, 2,
5 et Banq., II, 9. Le caractère égalitaire de la mesure constitue une
exception notoire aux positions en général non égalitaires de Platon. Voir
S. Saïd (1986) et J. Annas (1976).
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19. C'est-à-dire à ce moment de la discussion où la fondation de la cité fut
imaginée comme méthode de recherche sur la justice ; voir supra, II, 369a.
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20. L'histoire d'Arion sauvé par un dauphin était bien connue, voir
Hérodote I, 23-24. L'introduction d'une métaphore continue de navigation
ou de natation sur une mer houleuse remonte plus haut, IV, 441c ; elle sera
ravivée en 457c, avec l'image des vagues successives dans la discussion.
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21. L'art de contredire évoqué ici doit-il être rapporté à la dialectique ?
Cette « antilogique » est définie dans le Sophiste (225b). Proche de
l'éristique (eristikō̂s, b5 et Ménon, 75c) en tant que telle, elle est une
discussion purement formelle, menée pour le plaisir de l'affrontement et de
la seule contradiction (antilogías, b2) ; seule la dialectique est pratiquée
dans le but de la recherche de la vérité (a5). Cette première occurrence dans
la République du terme exprimant le dialogue en commun, dans son
opposition à l'éristique, mérite d'étre soulignée. Sur les risques de tomber
dans les défauts des « antilogiques », voir Lysis, 216a, et Théét., 164c.
Platon qui l'a souvent mise en scène (Phèdre, 261d ; Euth., 375c) se montre
ici critique des sophistes. Sur l'exigence de discuter des choses, et pas
seulement des mots, voir Soph., 218c. Sur cette question, voir A. Nehamas
(1990).
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22. Si l'hypothèse doit être maintenue d'une différence de nature entre les
hommes et les femmes, ce ne peut être seulement en raison d'une différence
de fonctions. Il faut donc poser la question plus fondamentale : quel est le
genre de cette différence, comment la caractériser ? En quel sens être
femme signifie-t-il être différent ? Il y a en effet plusieurs espèces de
différences (eîdos tē̂s alloiṓ seōs, c9) : certaines sont relatives aux qualités
physiques, d'autres à des fonctions, mais que signifie une différence
absolue ? Si la différence doit être posée absolument, il faut la fonder
absolument. Or, jusqu'ici, cette différence de nature demeure relative (ou
pántōs, c7-8) et elle ne peut donc être déterminée que par rapport à une
fonction spécifique.
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23. Le texte proposé par J. Burnet pose quelques problèmes, et nous suivons
pour cette ligne le texte adopté par É. Chambry. En opposant iatrikòn et
iatrikḕ n psuchḕ n échonta, comme qualificatifs susceptibles de renvoyer à
une nature identique, Socrate veut mettre en relief le fait qu'on a limité
l'interrogation à une qualité, en évitant de l'étendre à tout l'être. Il n'est pas
nécessaire pour exprimer cette idée d'exiger du texte un redoublement exact
de la qualité, comme le suggère la correction proposée par J. Adam. Voir sa
discussion, et également B. Jowett, ad loc.
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24. Platon a recours ici au vocabulaire du génos (d8), qu'il distingue donc
de l'eîdos utilisé auparavant (b6) pour distinguer les espèces de natures,
c'est-à-dire les types de différence. Le terme exprime davantage la
différence qui sépare les sexes, mais en le superposant sur la différence de
nature que l'argument propose de tirer d'une analogie avec les métiers,
Platon veut montrer qu'une différence de fonction ne suffit pas à fonder une
différence absolue.
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25. La différence de nature qui séparerait les hommes et les femmes se
fonde-t-elle sur certains dons naturels ? Platon en vient donc à s'interroger
sur le talent naturel, un sujet qui sera crucial dans la question du choix des
gardiens, et notamment l'identification du naturel philosophe. Voir supra, II,
375e. Ici le don naturel (euphufē̂, c1) est d'emblée associé au don
d'apprendre et de retenir. Celui qui est doué devient inventif (eurētikòs, b7)
et chez lui l'exercice de la pensée (dianoía, b9) domine les forces du corps.
Ce rapport du corps à la pensée est un des thèmes dominants de
l'anthropologie platonicienne ; voir infra, VI, 498b, et Protag., 326b.
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26. L'expression du verbe au passif est forte (krateîtai, d2) et on ne saurait
la contourner. Si aucun des deux genres ne peut revendiquer des activités
qui lui seraient réservées, sauf l'exception évidente de la reproduction, en
revanche dans la plupart des occupations les femmes excellent moins que
les hommes. Comparer Crat., 392c. Cet argument ne doit pas être interprété
comme un argument antiféministe, puisqu'il a d'abord pour but de protéger
l'identité de nature et de rendre possible l'accès égal aux fonctions du
gouvernement. Cet accès égal est la conclusion de tout ce développement,
et il a pour corollaire (456b9-10) l'accès à l'éducation par la musique, la
poésie et la gymnastique. Parce que cette identité de nature est maintenue, il
faut également maintenir une participation égale, relative aux fonctions, aux
dons naturels (hai phúseis, d8). Cette égalité s'entend seulement de
l'extension des domaines d'activité, car sur le plan de sa qualité ou de son
intensité, elle est limitée : les femmes participent de tous les dons naturels,
mais elles le font presque dans tous les cas plus faiblement que les hommes.
Aristote (Pol., I, 13, 1259b sq.), citant expressément l'opinion de Socrate
pour la contredire, maintient que la femme est inférieure sur tous les plans,
et en particulier en ce qui a trait aux vertus. Notons que le présupposé de
tout le développement du livre V est que le registre de la différence est celui
des occupations et des dons naturels, et à aucun moment Platon n'aborde la
question des vertus. Cet égalitarisme ne s'étend pas par ailleurs à toutes les
femmes, il est réservé aux futures gardiennes.
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27. Cet argument qui justifie ici le mariage des semblables n'intervient pas
quand, dans le Politique (310a) et dans les Lois (VI, 773a sq.), Platon
favorise plutôt les différences et la complémentarité.
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28. Cette affirmation récapitule le développement : l'accès des femmes au
pouvoir est pleinement naturel et cette égalité rend donc la législation
réaliste.
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29. La notion d'un homme meilleur absolument, sur tous les plans,
intervient ici pour désigner les gardiens. En toute rigueur, Platon ne devrait
pas la tolérer en vertu du principe de la spécialisation des tâches. Le
meilleur gardien ne saurait être le meilleur savetier. Il faut donc interpréter
ce concept dans un sens différent de celui de l'excellence dans les tâches et
le référer à une excellence morale et intellectuelle à laquelle ne saurait
prétendre le membre d'une classe inférieure. La spécialisation fonctionnelle
manifeste une inégalité réelle, au regard d'une hiérarchisation des valeurs
qui structurent les fonctions de la cité : on est meilleur absolument si on est
meilleur dans la classe supérieure. La classe inférieure ne recevra pas une
éducation sérieuse (d11), mais Platon semble lui reconnaître ailleurs
certaines prérogatives (voir VIII, 547c).
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30. Platon revient de la sorte sur son interrogation antérieure : il ne s'agit
pas d'un vœu pieux, mais de mesures qui sont applicables et réalistes. Plus
qu'une possibilité abstraite ou spéculative, la communauté des gardiens,
hommes et femmes, est une proposition concrète. Voir infra, 466d et 471c.
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31. Platon veut-il dire qu'elles doivent se dévêtir pour l'exercice
gymnastique, comme les hommes, ou qu'elles doivent adopter l'austérité de
la condition des gardiens ? Le contexte du questionnement (452b) montre
que Platon croit qu'elles devront se dévêtir lorsqu'elles partageront les
activités de gymnastique des gardiens. L'allusion à ceux qui se moqueraient
de cette pratique, déjà évoquée supra, pourrait avoir une saveur littéraire.
Par exemple, un renvoi à Aristophane, et aux moqueries abondantes dans
Lysistrata (v. 80 sq.). Selon A. Bloom (1968 : 459 n. 15), il s'agirait ici d'un
renvoi à un vers de Pindare (Pindari Carmina, frag. 209 Snell). Alors que
Pindare tournait en dérision la recherche philosophique de la sagesse,
Platon retourne ce fragment contre la comédie. A. Bloom, ad loc., insiste
avec finesse sur l'emploi du mot anḕ r (b1 ), faisant voir comment Socrate
identifie ce geste de dérision à une virilité mal comprise, facilement captive
de la poésie épique et prisonnière d'un préjugé archaïque à l'endroit des
femmes. Ce sont les êtres humains qu'ici l'argument rationnel veut ramener
à leurs fonctions, et la femme comme l'homme sont égaux devant cet
argument. Le masculin est donc incomplet, et son aspect guerrier, hostile à
la philosophie, constitue pour lui une limite. Pour la participation à la
guerre, voir Hérodote, IV, 116, citant le cas des femmes des Sauromates, et
Lois, VII, 804e-806b.
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32. Maxime d'inspiration socratique (voir Xénophon, Mém., IV, 6, 8), dont
l'interprétation utilitariste doit être tempérée par le contexte du jugement à
porter sur une législation en apparence suprenante, mais dont l'utilité
révélera la beauté.
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33. Les vagues successives (voir supra, 453d) qui auraient pu emporter la
position de la communauté des gardiens. À l'objection concernant la
communauté de fonction et d'éducation succède en effet une objection
concernant la communauté de mariage et des enfants. Cette prescription a
fait l'objet de nombreux commentaires, et notamment la question du
communisme de Platon. On a cherché à montrer l'influence de la culture de
Sparte ou encore de ces peuples idéalisés en raison de leur proximité avec la
nature (les fameux Naturvölker). On oublie souvent que cette mesure ne
concerne que les auxiliaires et les gardiens (III, 417a), et que Platon à aucun
moment ne préconise un tel communisme de manière généralisée. Pour
toute cette question, voir d'abord (R. Nettleship 1961 : 174-180) ; pour la
place de l'individu, voir H.D. Rankin (1964).
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34. Ici, comme plus haut, Platon apporte une réserve à la possibilité de cette
communauté des femmes et des enfants. Aristote ne croit cette mesure ni
possible, ni bénéfique (Pol., II, 1, 1261a2).
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35. De la même manière que les auxiliaires doivent être imprégnés des lois
régissant les modèles de la poétique, pour les imiter parfaitement dans leur
vertu guerrière, les gardiens doivent imiter les modèles proposés par le
législateur. Platon distingue l'obéissance aux lois et leur imitation, ce qui
signifie la capacité des gardiens à créer de nouvelles lois concrètes qui
imitent les lois idéales. De la même manière, en Pol., 300a-e, Platon insiste
sur la nécessité d'imiter la constitution idéale, en se conformant à son esprit.
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36. La position du législateur ici est ambiguë. Puisqu'il s'agit de réglementer
les unions des gardiens et des femmes avec lesquelles ils vivent en totale
communauté, il faut distinguer deux étapes dans la constitution du corps des
gardiens : d'abord la sélection de ceux et celles qui le composent, un
processus qui est constant et récurrent. Comme on l'a déjà indiqué, le
nombre de membres de ce corps de gardiens demeure encore indéterminé et
s'il doit y avoir une sélection, la loi de la cité prévoit sans doute une forme
de mécanisme de cooptation avec des étapes progressives de sélection. La
deuxième étape est l'application de la réglementation, qui est sans doute la
responsabilité des membres du corps eux-mêmes, chargés de veiller aux
unions. Le législateur doit donc prévoir à la fois les critères, comme la
similitude de naturel, permettant d'unir ceux qui ont des naturels qui se
rapprochent en qualité, et des mécanismes d'assignation des femmes aux
hommes. La proposition d'un calendrier nuptial interviendra au livre VIII,
546a sq.
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37. Platon mentionne ces repas à trois reprises ; voir supra, III, 416e, et
infra, VIII, 547d.
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38. Il faut voir dans cette meîxis (d3) l'expression d'une union sexuelle, ce
que confirme la remarque suivante, qualifiant la nécessité qui pousse les
hommes et les femmes recrutés pour être gardiens les uns vers les autres de
nécessité érotique. Mais Socrate a parlé juste avant d'une existence
commune, hommes et femmes se mêlant aux gymnases, et l'idée implique
une vie menée entièrement en commun, sans séparation d'aucune sorte.
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39. Voir Lois, VIII, 841c-e, où ce jugement est réaffirmé. Toutes les règles
sur les unions sont inspirées certes de considérations eugénistes, mais cette
réflexion est placée sous l'égide des cultes de la cité. J. Adam évoque à juste
titre l'union sacrée de Zeus et de Héra et les unions des gardiens doivent
être sanctifiées par la cité. Voir sur toute la question G.M.A. Grube (1927).
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40. Littéralement, un médecin plus « courageux » (andreiotérou, c6), car le
risque est plus sérieux. Dans le cas des unions, il ne s'agit pas ici de
courage ; les unions doivent être réglées avec des moyens plus audacieux et
suivre un protocole exigeant.
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41. En effet, en III, 382c-d et 389b, Socrate a affirmé la nécessité du noble
mensonge et des fictions fondatrices de l'autochtonie et de la différence des
aptitudes. Dans le cas présent, il s'agit certes encore de recourir à la fiction
mythique qui a permis de sélectionner les meilleurs, pour justifier leurs
unions ; mais il s'agit aussi, c'est un pas de plus, de favoriser certaines
unions pour en défavoriser d'autres. Comment cela conduit-il à un
mensonge ? Parce que seuls les dirigeants (toùs árchontas, e2) auront
connaissance des unions privilégiées. Nous rencontrons de nouveau le
problème de savoir qui constitue le groupe des gardiens : seulement les
dirigeants, ou tous les gardiens y incluant les auxiliaires. S'il s'agit
seulement des dirigeants, alors ils ne mentiront à personne ; il faut donc que
ces unions concernent un groupe plus étendu que les dirigeants, ou alors,
autre hypothèse, qu'il y ait au sein des gardiens, certains d'entre eux qui
dirigent les autres et auxquels ils peuvent mentir. On peut enfin considérer
que les dirigeants règlent les mariages de tous les citoyens, ce qui rendrait
justice à l'institution des fêtes et au caractère public de la célébration, mais
alors Platon est passé sans prévenir des règles de la communauté des
gardiens à des règles concernant les unions dans toute la cité. La
considération générale de la santé, des guerres et de la taille de la cité
(460a) montre que c'est cette dernière hypothèse qu'il faut envisager : un
eugénisme généralisé, et non pas seulement appliqué ou même réservé au
corps des gardiens. Notons cependant, en 460c6, que Platon semble justifier
la mesure de mise à l'écart des nouveau-nés malformés par la nécessité de
purifier la race des gardiens.
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42. Voir III, 389d, et II, 382c-d.
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43. Ces mariages ne correspondent pas à des unions à long terme, et peut-
être faudrait-il toujours traduire par « unions » (gámois, d4) un terme qui
semble ici restreint à la dimension reproductive, dans une fin stricte
d'eugénisme ? Platon ne recourt-il pas au vocabulaire de l'accouplement
animal (súnerxis, 460a9) pour décrire ces unions ? Voir infra, 461b, et
Timée, 18d. Mais Socrate déclare vouloir donner à ces unions un caractère
sacré, et il déclare aussi qu'une cité où les unions seraient déréglées
manquerait de piété. Voir supra, 458e.
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44. Première allusion à l'infanticide, voir supra, III, 410a, et infra, 460c et
461c.
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45. On peut rapporter cette mesure, relative à la croissance de la cité, aux
mesures du livre VIII, 546a-d. Dans ses propos antérieurs sur la taille de la
cité idéale, on se souviendra qu'elle doit se fixer un idéal d'unité, qui semble
finalement indifférent à un nombre particulier de citoyens. Cet idéal n'est
pas précisé dans le présent passage, mais la stabilité de la cité doit être
préservée des effets des guerres et des maladies. Voir IV, 423c.
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46. Il s'agira donc de loteries mensongères, puisque les unions seront
réglées secrètement par les dirigeants. La sophistication du processus
servira de camouflage.
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47. Platon évoque-t-il ici une forme d'infanticide ? En 459d, Platon précise
que les enfants nés de l'union d'inférieurs ne seront pas l'objet des soins des
gardiens ; comme il ne s'agit que de protéger la qualité du groupe des
gardiens, on peut penser que ces enfants seront tout simplement l'objet des
soins ordinaires des classes inférieures, mais le présent passage semble
rendre impossible cette interprétation charitable. Il s'agit ici en effet de
mettre à l'écart, dans un endroit secret et isolé (aporrḗ tōi, c4), les enfants de
moindre valeur et éventuellement handicapés. Pour la majorité des
interprètes, il s'agit d'un euphémisme pour l'infanticide. Voir J. Adam,
app. IV au livre V. Enfin, infra, en 461c, Platon recommande de ne pas
élever les enfants nés d'unions qui n'avaient pas reçu la sanction de la cité,
dans le cas où l'âge prescrit a été dépassé et que l'avortement n'a pu être
pratiqué. Dans le Théétète (160c-161e), on peut retrouver derrière une
métaphore élaborée, la cérémonie de l'amphidrómia où étaient présentés les
nouveau-nés et la mention de la décision d'exposer ou non un enfant
nouveau-né (161a). La position d'Aristote (Pol., VII, 16), plus claire et aussi
sévère, ne laisse aucun doute sur l'opinion répandue. L'exemple des
pratiques de Sparte (apóthesis) était connu (Plutarque, Vie de Lycurgue, 16,
1) et reçoit ici une sorte d'approbation implicite. Voir sur cette question de
l'infanticide dans les cités grecques l'étude de C. Patterson (1985 : 113), qui
contient une riche bibliographie.
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48. Ce système du secret concernant l'identité pouvait-il être sérieusement
préconisé par Platon ? Aristote en a douté (Pol., II, 3, 1262a14), pensant
qu'il serait constamment déjoué.
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49. La mention de ce sommet de performance (akmḕ n, e6) pourrait faire
référence à une définition pythagoricienne ; voir R. Waterfield, (1993).
J. Adam, ad loc., suggère de son côté une source lyrique, Pindare ou
Bacchylide. Pour l'âge du mariage des hommes, voir Lois, VI, 785b (pas
avant trente ans), et 772d (pas avant vingt-cinq ans), et dans tous les cas
avant trente-cinq ans. Pour les filles, l'âge du mariage varie entre seize et
vingt ans (Lois, VI, 785b, et VII, 833d). Le terme akmḕ est rare chez Platon
(Banq., 219a, Phèdre, 230b, et Lois, VIII, 840a) et ne désigne pas tant la
maturité que le sommet. C'est donc quand le jeune athlète atteint le sommet
de sa performance à la course que la loi lui permettra de commencer à s'unir
en vue de la reproduction. Tel serait le sens de l'expression limitant la
procréation à « ceux qui ont atteint la maturité » et on peut l'illustrer par
l'exemple de Sparte, qui préconisait des mesures limitatives apparentées
(Plutarque, Vie de Lycurgue, 15, 4).
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50. L'avortement est donc non seulement autorisé, mais prescrit dans le cas
des unions qui ont transgressé les règles de la cité. Ce point est confirmé
dans les Lois, V, 740d, et le témoignage d'Aristote montre que la pratique en
était acceptée (Pol., VII, 16, 1335b20 sq.) pour des raisons économiques.
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51. La reconnaissance des pères par leurs enfants sera rendue impossible.
Voir le parallèle chez Aristophane, l'Assemblée des femmes, v. 535 sq.
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52. Platon présente ici un calcul reposant sur les mois du calendrier lunaire.
Comme les parents ne connaissent pas leurs enfants, ni les enfants leurs
parents, la désignation du lien de parenté devient l'objet d'une convention
purement formelle. Cette convention précise qui pourra être considéré
comme fils ou fille, père ou mère. Elle est rendue nécessaire par la
promulgation des prohibitions d'union sexuelle, toutes présentées selon un
schéma linéaire ascendant ou descendant. La convention est relative à la
date précise de l'hymen (d3), qui fait l'objet d'un festival (460a), lorsque
l'époux est autorisé à s'unir. Les enfants résultant de cette union pourront se
considérer comme frères et sœurs s'ils sont nés durant le dixième mois, et
même exceptionnellement durant le septième mois qui suivent cette union.
Platon pense donc l'éventualité de naissances prématurées, puisque le
septième mois de ce calendrier équivaut en gros à la fin du sixième mois du
calendrier actuel. Voir sur ce point S. Halliwell (1993).
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53. La prohibition de l'inceste est ici évidemment toute relative, puisque la
désignation du lien de fraternité dépend de la convention réglant la
reconnaissance des enfants. Platon donne donc à l'union des frères et des
sœurs, comprise selon ce système, une certaine légitimité, mais il précise
que cette union doit être permise par l'oracle de Delphes. Voir supra, 461b,
qui semble cependant prohiber l'union entre frères et sœurs, au sens de la
communauté des gardiens. Cette contradiction rend perplexe et on doit se
résoudre à penser que Platon accepte de tolérer ce qu'il ne peut entièrement
espérer contrôler. Le système en effet suppose que le tirage au sort
permettra que des frères et des sœurs au sens de la communauté des
gardiens s'unissent, sauf s'ils sont des frères et sœurs selon le sang. Pour
cela, les gouvernants doivent savoir lesquels sont unis par le sang, et ils le
feront savoir par l'intermédiaire de l'oracle, ce qui fait dire à J. Adam que la
prêtresse de Delphes « platonisera » dans tous les cas.
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54. Platon ne manque aucune occasion d'insister sur les maux causés par la
dissension et la discorde (stásis), présentées ici comme une déchirure de la
cité, et de valoriser l'idéal d'unité de la cité (IV, 423d). Voir supra, IV, 422e.
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55. Cette comparaison entre l'individu et la cité, tous deux présentés comme
des organismes unifiés et sujets de passions et de souffrances communes, ne
vise pas à faire valoir une théorie organiciste du corps social, comme si la
cité ne constituait qu'un seul super-individu. Dans leur commentaire,
R.C. Cross et A.D. Woozley (1964) avaient soutenu cette interprétation
selon laquelle la conception platonicienne de la cité relève d'une forme
d'organicisme métaphysique. Cette approche a été réfutée par J. Neu (1971),
qui insiste sur l'aspect métaphorique de cette analogie. Il ne s'agit pas non
plus d'un symbolisme purement rhétorique, comme le soutient S. Halliwell
(1993), ce qui le contraint à y trouver un paradoxe. Voir, pour une
interprétation équilibrée, G. Vlastos (1977). Il est en effet question d'une
homologie de structure, qui repose sur le pouvoir de la raison de
commander aux autres parties, c'est-à-dire à l'âme en général et au corps. La
communauté (koinōnía, c11) de l'âme et du corps constitue une unité
substantielle, unissant deux entités distinctes (voir Lois, X, 903d). Voir
supra, II, 368e, et infra, IX, 584c ; Théét., 186c ; Phil., 34c-d ; et Timée, 64.
Pour la traduction par « personne » du terme générique (henòs anthrṓ pou,
c10), même si Platon ne disposait pas du concept de personne, elle semble
préférable à “ homme » ou “ sujet ». Sur la question de la vie individuelle
dans la cité de Platon, voir H.D. Rankin (1964).
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56. La comparaison avec la souffrance pourrait avoir une origine
hippocratique ; voir le traité Des lieux dans l'homme (VI, 278c1) qui
suppose cette doctrine de la sympathie dans l'organisme.
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57. Platon a déjà dit que les gardiens sont les protecteurs de la constitution
et des lois (voir III, 417a, et infra, VI, 497a et 502d). Cette fonction
politique est une forme de salut, mais seulement si on maintient que le salut
de la cité implique la protection de ses lois (Pol., 297b). La garde de la cité
est donc une forme de sauvegarde (voir III, 414b, et VI, 484d), une
responsabilité de salut et de protection (sōtērás, b1). Pour les auxiliaires, le
terme epíkouroi renvoie d'abord à la distinction qui sépare, par exemple
chez Thucydide, les soldats-citoyens de ceux qui les servent, et qui peuvent
donc être considérés comme des mercenaires. Dans la République, Platon
emploie ce terme pour désigner la deuxième classe, les guerriers qui sont au
service des gardiens (458c1). Dans le présent passage, l'expression semble
devoir s'appliquer à toute la classe des gardiens, dont Platon veut montrer
qu'ils constituent le ciment qui unifie, plus que dans toute cité réelle, la cité
idéale.
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58. Le contraste entre une cité composée de dirigeants et d'esclaves, et la
cité idéale, composée de gardiens, d'auxiliaires et de nourriciers semble un
peu forcé, et rend difficile l'interprétation du terme « peuple » (toùs ḗ dmous,
b4) : le peuple doit-il être distingué des citoyens ? On ne peut éviter cette
question, puisque les citoyens ne sauraient, dans aucune cité, être qualifiés
d'esclaves par leurs dirigeants. Voir supra, IV, 433d.
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59. Un membre de sa famille élargie (oikeîon, b12), c'est-à-dire de son
oîkos. Platon demande si les dirigeants des autres cités ont entre eux ce
rapport de parenté qui fait d'eux des proches, liés par un lien qui les
distingue des autres (allótrion) et pas seulement des étrangers.
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60. Aristote a critiqué cette conception, jugée par lui naïve, de l'institution
d'un rapport de parenté conventionnel dans la classe des gardiens. La
stimulation du sens de la communauté par l'institution de la communauté
des femmes et des enfants peut-elle venir à bout de la parenté réelle et de la
reconnaissance qui en découle ? Le principe de Platon est formulé en 462c,
non sans paradoxe : une société est unifiée quand ses membres en majorité
reconnaissent les mêmes choses comme leurs, en même temps. Dans un
contexte politique d'évaluation des gains et des pertes, des succès et des
échecs, la rivalité suscitée par la propriété individuelle de la progéniture
serait, selon Platon, réduite, si tous reconnaissaient que les échecs comme
les succès sont le fait « des leurs ». Voir Aristote, Pol., I, 13, 1260b4, et II,
4, 1262b1, qui reproche à Platon d'avoir naïvement pensé pouvoir détruire
le lien filial et la structure sociale de la parenté.
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61. L'expression renvoie à l'institution de la constitution politique qui règle
les autres aspects de la vie de la cité. Souvent synonyme de constitution,
l'organisation générale (katástasis, a8) est établie par le législateur. Voir
infra, VI, 492e et 497b, et dans le sens d'une institution particulière, VI,
502d (l'établissement des magistrats).
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62. On attendrait ici « chez les gardiens » (phúlakes), qui regroupe les
auxiliaires et les gouvernants. On peut penser que les gardiens-gouvernants
ont passé l'âge de l'union sexuelle, et que ces règles ne les concernent pas.
Mais Platon accepte tout de même pour les hommes un mariage tardif
(460e), qui peut correspondre à l'âge de l'accès à la garde (VII, 540a).
J. Adam suggère plutôt que Platon recourt ici au sens plus général du terme
epíkouros, qui fait de tous les gardiens des protecteurs de la cité.
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63. Positions présentées en III, 415e sur la communauté des biens chez les
gardiens.
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64. L'idéal platonicien de la paix civile (voir 459e) peut-il se réaliser
seulement à partir de la concorde entre les gardiens ? Dans ses analyses de
l'origine de la discorde, qu'il place au centre de la dégénérescence des cités,
Platon insiste d'abord sur l'aspect corrupteur de la recherche du pouvoir (par
ex. infra, VII, 520c-d et 545d). Ce désir de pouvoir affecte non seulement
les gardiens, mais toutes les classes. Pour éradiquer toute forme de stásis, il
faut donc une intervention autoritaire et une soumission aux gardiens. Cette
intervention est fondée sur un principe : que les gouvernants gouvernent,
que les gouvernés obéissent (IV, 430e). Comme le mécanisme de la
communauté des femmes et des enfants ne s'applique qu'aux gardiens,
comment les classes appelées à se soumettre à leur autorité trouveront-elles,
en elles-mêmes, les ressources nécessaires pour éviter les conflits de la
propriété et la recherche du gain et du pouvoir ? L'affirmation sereine
(465b8-1) qui fait découler la paix civile de toute la cité de l'harmonie
régnant entre les gardiens repose donc sur un abîme que même les analyses
sociopolitiques du livre VIII ne parviennent pas à éclairer entièrement. Voir
la remarque d'Aristote, Pol., II, 5, 1264a10.
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65. Si Platon accorde beaucoup d'importance à la paix civile, il semble ici
apporter une caution à des pratiques de combat pour régler certains
différends. Il allègue que la force physique y trouve son compte, les jeunes
étant enclins à s'entraîner éventuellement dans ce but. Ce passage est
curieux et il constitue l'indice de l'importance des valeurs de virilité
guerrière à l'intérieur même de la cité. Inspiré encore une fois de Sparte
(Xénophon, Répub. Lacéd., IV, 6), cet idéal est d'abord associé au contexte
de la guerre. Voir N.M. Kennell (1995 : 28-48). Pour la classification des
délits criminels, voir Lois, IX, 879e sq., avec le commentaire de T. Saunders
(1993).
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66. La comparaison du bonheur des gardiens avec celui des olympioniques
fait écho à leur présentation comme athlètes de la guerre (par ex. III, 416d ;
IV, 422b ; VII, 521d ; et VIII, 543b). De manière plus générale, Platon aime
associer l'excellence athlétique et l'excellence morale (voir infra, VI, 503a ;
IX, 583b ; et X, 613b et 621c, dernière phrase du dialogue et hommage
ultime au juste). Suivant S. Halliwell, ad loc., on peut noter un écho de
Xénophane (DK, 21 ; B2), comparant la valeur des athlètes d'Olympie et
celle des philosophes dans la cité.
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67. Cet argument est celui d'Adimante, en 419a. L'ironie de Socrate est
amicale, puisque Adimante est un interlocuteur du dialogue depuis le début.
Socrate veut tout simplement dire qu'il n'a pas oublié cet argument. Le
bonheur des gardiens ne dépend pas des conditions matérielles que les
citoyens associent le plus souvent au bonheur, notamment la prospérité ; il
est le résultat intrinsèque de leur vertu et celle-ci consiste à servir la cité.
Par comparaison, le bonheur de la cité résulte d'abord de la paix civile, de
l'absence de stasis, mais il demeure associé à la prospérité.
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68. On note, une fois de plus, un certain flottement dans la désignation des
gardiens. S'agit-il du groupe entier dont les gardiens ne sont qu'un corps
d'élite recruté pour gouverner, ou s'agit-il d'un corps spécialisé dans les
tâches militaires ? Voir infra, 458b, 463b et 464b-c. Les gardiens
gouvernants sont les seuls à recevoir l'éducation qui fera d'eux des
philosophes, alors que les auxiliaires (epíkouroi) s'occupent de tâches
inférieures (militaires et policières). Voir infra, III, 412b, et IV, 421b, 428d.
La mention des auxiliaires à ce stade de l'exposé est donc un bon indice de
l'extension de la communauté des femmes et des enfants à l'ensemble du
groupe des gardiens.
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69. Travaux, v. 40. Passage où le poète affirme qu'une fortune modeste
acquise honnêtement est préférable à une fortune plus considérable, acquise
malhonnêtement. Voir infra, 469a, et Lois, III, 690e, où ce passage est
également cité.
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70. Préparées par les pères, c'est-à-dire par ceux que la convention
communautaire reconnaît pour tels, ces expéditions seront confiées à des
chefs de guerre capables de former les jeunes et de les encadrer. Leur âge et
leur expérience en auront fait des guerriers avisés. Platon les désigne
comme des « tuteurs », des pédagogues (paidagōgoùs, d7), responsables de
l'éducation militaire concrète, sur les champs de bataille (voir Lois, VIII,
829b). Cette mesure serait donc très différente du rôle confié aux
pédagogues athéniens, qui étaient en général des esclaves confinés à des
tâches très subalternes. S'agit-il de guerres de conquête, de campagnes au
sein d'alliances ? Platon demeure peu précis sur le type de guerres où les
cohortes de jeunes seront appelées à observer, et éventuellement fournir une
assistance. Quant aux jeunes, cette expérience doit les endurcir et empêcher
qu'ils ne craignent le sang (voir infra, VII, 537a).
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71. La possession d'un cheval marquait de manière claire l'appartenance à la
classe des chevaliers, la classe des hippeîs. Voir le témoignage d'Aristote,
Const. Ath., VII, 4 et le commentaire de F. Lissarague sur la représentation
des cavaliers (1990 : 191 sq., et sur la différence d'âge des cavaliers, 203).
La fonction de perípolos, de jeune attaché aux chevaux chargé des
patrouilles aux frontières, est mentionnée par Eschine (Sur l'ambassade, II,
167) ; voir P. Vidal-Naquet (1981 : 153 sq.). Platon fait sans doute mention
ici de ces fonctions de cavalerie qui ne sont pas à proprement parler des
responsabilités hoplitiques. La formation à l'art équestre et à la chasse
faisait partie de la formation de l'élite et Platon les intègre dans la
préparation des gardiens (voir infra, III, 412b).
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72. La lâcheté au combat constitue certes l'acte le plus répréhensible dans
une société guerrière. On a souligné à quel point cette critique illustre chez
Platon non seulement la valorisation importante de l'activité militaire dans
la société idéale qu'il décrit, mais encore la nostalgie de l'âge héroïque, à
une époque où Athènes connaît plusieurs revers militaires. Ces guerriers
héroïques, auxquels tous les honneurs sont dus, ont été beaucoup
représentés sur les vases à figures. Voir l'étude de F. Lissarague (1990), qui
se consacre aux hoplites, aux archers et aux peltastes. Dans l'histoire des
vertus de la culture grecque, le courage fait figure de vertu première. Voir
A.W.H. Adkins (1972), G. Nagy (1994) et A. Hobbs (2000). Sur le rang
occupé, il s'agit de la place occupée dans la stratégie du combat (táxin, a5).
La désertion était l'équivalent d'un crime (voir Lois, XII, 943a-d), et Platon
fait de la lâcheté un motif suffisant pour être écarté des tâches de gardien
(infra, VI, 486b). Sur les mœurs associées aux guerres grecques, voir
d'abord les travaux de W.K. Pritchett (1971-1991). Plus récemment, voir
V.D. Hanson (1990), dont l'étude rend le lecteur moderne très sensible aux
aspects concrets du métier des armes en Grèce classique, et notamment aux
risques de l'engagement et aux méthodes d'alignement.
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73. Cette rétrogradation était-elle pensable ? Elle constituait certainement
dans l'esprit de Platon la sanction la plus extrême (voir supra, III, 415b).
Faits prisonniers, les soldats devenaient la propriété des vainqueurs et
devaient s'attendre à connaître l'esclavage ou la mort.
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74. Platon distingue ici plusieurs hommages rendus par la troupe des
guerriers à ceux qui se sont illustrés au combat : d'abord les couronnes,
marque publique de la vénération dans plusieurs actes de la vie collective ;
ensuite le salut guerrier de la main droite, qu'on peut interpréter comme une
forme d'hommage militaire (comparer Xénophon, Hellén., V, 1, 3) ; enfin,
une forme de gratification érotique et sexuelle, destinée à les rendre plus
énergiques (prothumóteros, c3). Bien que le modèle de la communauté
implique les femmes, et que Platon les mentionne spécifiquement ici (c3),
le rapport évoqué ici est celui de l'homosexualité guerrière masculine.
Valorisée comme stimulation de la compétition, Platon lui donne un rôle de
formation ; voir Banq., 178e. Plus haut (III, 403b), Platon semble exclure le
rapport sexuel en tant que tel, mais ici, dans les circonstances bien
délimitées par l'occasion de la campagne militaire, il l'encourage. On ne
saurait interpréter le verbe philē̂sai (b11) comme signifiant une simple
attitude de camaraderie entre soldats, il s'agit d'un lien érotique qui va des
embrassements entre les guerriers victorieux et les plus jeunes comme les
plus vieux soldats au lien sexuel que chacun de ces hommes victorieux
serait désireux d'entretenir et que personne ne doit lui refuser. Comparer
Lois, VI, 636b-c. Sur l'ensemble de la question de l'homosexualité
guerrière, voir K.J. Dover (1982).
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75. La participation aux mariages était réglée par une sélection, et Platon
applique ici une conséquence de l'eugénisme développé plus haut : les
soldats les plus valeureux pourront participer à un nombre plus grand de
festivals (voir supra, 460a).
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76. Il., VII, 321-322. Dans cette description du banquet guerrier, Homère
montre comment Ajax reçut l'échine non découpée, alors que les autres ne
recevaient que des morceaux. La citation d'Homère dans ce contexte montre
bien la nécessité pour Platon de donner des modèles idéalisés aux
auxiliaires et de purifier l'image des héros homériques de toute immoralité.
Voir supra, III, 386a sq.
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77. Il., VIII, 162, et XII, 311.
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78. Les morts au combat étaient enterrés sur place ; dans certains cas, on
brûlait leurs corps et on rapportait leurs ossements et leurs armes. Voir
N. Loraux (1981 : 17-42). La coutume athénienne, rapportée par Thucydide
(II, 34, 1-8), veut que les ossements rapportés à Athènes fassent l'objet de
funérailles civiques une fois par année. Voir F. Lissarague (1990 : 80) et
C.W. Clairmont (1983). Platon parle ici des sépultures des héros guerriers,
revenus couverts de gloire des expéditions et décédés ensuite. Pour les
autres sépultures, établies en terre étrangère, elles étaient sans doute
anonymes.
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79. Référence au mythe des métaux, donné par Platon comme mythe
fondateur de la division hiérarchique des classes de la cité. Voir III, 415a-c.
Par sa mort illustre au combat, un auxiliaire se voit donc promu au rang le
plus élevé de sa classe, celui des gardiens-dirigeants, représentés dans
l'idéologie fondatrice par la race d'or (voir IV, 424a).
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80. Il s'agit d'Apollon, déjà pleinement désigné par Platon comme autorité
et dieu tutélaire des lois de la cité. Voir IV, 427b-c, et infra, 470a ; et
comparer Lois, VI, 759c, et VIII, 828a.
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81. Cette citation d'Hésiode (Travaux, 121-123) est donnée dans une
version différente dans le Cratyle, 397e-398a1, où Platon reprend
l'expression « hommes mortels », et non « hommes doués de parole » qui
figure de manière surprenante ici. L'ajout de « protégeant du mal » est aussi
à noter. Les éditeurs d'Hésiode ont parfois choisi d'intégrer la citation de
Platon dans le texte d'Hésiode, même si les manuscrits donnent un texte
plus sobre. Dans son étude sur la représentation du guerrier, F. Lissarague
(1990) donne plusieurs exemples d'images de retour du guerrier mort,
transporté avec ses armes et il montre également des images représentant
l'eidōlón du guerrier qui s'échappe de lui au moment de la mort. Ici, Platon
donne à ces héros des attributs religieux et il les divinise, dans le sens même
où il les conçoit comme susceptibles de rapprocher la cité de ses dieux. Ce
culte des héros morts se rapproche-t-il de celui que Platon propose pour les
gardiens (VII, 540b, et supra, III, 392a) ? La mémoire des uns et des autres
doit être vénérée et elle a une fonction dans le maintien des idéaux du
courage et de la sagesse. Comparer avec le fragment d'Héraclite (frag. 31
Conche) et les cérémonies évoquées dans le Ménexène, 249b. On pourrait
aussi entendre, en écho au vers d'Hésiode, le fragment d'Héraclite évoquant
« les gardiens vigilants des vivants et des morts » (frag. 34 Conche).
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82. Ce vœu de Platon ne correspond pas à l'histoire de l'esclavage, qui
montre plusieurs exemples de réduction en esclavage de citoyens grecs.
Voir sur ces questions, W.K. Pritchett (1971, vol. I). On peut cependant
noter avec S. Halliwell, ad loc., un sentiment généralisé au IVe siècle de
critique de cette pratique, voir Xénophon, Hellén., I, 6,14. La place des
esclaves dans la cité idéale ne semble pas avoir beaucoup préoccupé Platon
(on note une brève mention en IV, 433d), et sans doute ne met-il pas en
question la pratique courante. Une cité juste ne saurait cependant pratiquer
l'esclavage des Grecs qui est courant dans les cités injustes (I, 351b). On
doit donc imaginer que les citoyens producteurs et artisans continuent
d'avoir recours au travail des esclaves étrangers et que leur disponibilité sur
le marché demeure aussi importante que leur acquisition suite à des
expéditions militaires. Cette pratique est intégrée dans les Lois, VI, 776c-d.
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83. Le respect des dépouilles des ennemis et l'interdiction de piller les
cadavres s'inscrit certainement dans la tradition qui intime aux guerriers de
revenir dans la patrie « avec leurs armes ou dessus », selon le mot cité par
Plutarque, Apophtegmes laconiens, 241f ; voir N. Loraux (1977). Platon
donne donc ici sa caution au pillage des armes et des armures, mais il blâme
tout acte de spoliation qui n'aurait pour but que la recherche de butin. Il
propose également de permettre que les ennemis puissent rapatrier leurs
dépouilles. Cette austérité convient certes aux gardiens, mais elle semble
naïve si on pense aux finalités économiques de la plupart des expéditions.
Voir par comparaison le récit de Thucydide sur la bataille de Délion (IV, 94-
103) et le respect des enceintes sacrées. Le récit montre que d'âpres
négociations avaient sans doute souvent lieu pour pouvoir récupérer les
morts de chaque camp. (IV, 97-101). Pour la description des armes, voir
V.D. Hanson (1990 : chap. VI et pour le champ de bataille après
l'affrontement, chap. XVII et XVIII).
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84. De la même manière que Platon montre des réticences à l'égard de
l'esclavage de populations grecques, il manifeste ici lui-même ce qu'il exige
de ses militaires, une « bienveillance » (eunoías, a1) à l'endroit des autres
Grecs. Ne sont-ils pas des parents (oikeíōn, a3) ? La pratique de déposer des
sortes de trophées militaires dans les temples semble avoir été courante,
voir Xénophon (Hellén., III, 3, 1) et l'étude de W.K. Pritchett (III, 277-295).
Que Platon associe cette pratique à une forme de souillure religieuse
(míasma, a2), que seul Apollon pourrait consentir exceptionnellement,
montre assez sa dévotion à l'idéal panhellénique et en particulier à
l'idéologie delphique (voir IV, 427b). Sur le respect des territoires grecs
conquis, et la demande de ne pas réduire les vaincus en servitude, Platon
innove certainement. Cette idée affleure dans le Ménexène, où la riposte
modérée est également recommandée (242d). Mais l'idée s'était développée
avec l'idéal panhellénique, et on en trouve l'expression par exemple chez
Xénophon (Mém., IV, 2, 15 ; Agésilas, VII, 6 ; Hellén., I, 6, 14). Sur la
question de l'esclavage, voir Y. Garlan (1989 : 74 sq.). Les droits des
vainqueurs sont universels, et reconnus de haute Antiquité dans la pensée
grecque. La réduction en esclavage en était la conséquence la plus
habituelle. Y. Garlan note cependant qu'il est difficile d'évaluer la
proportion de la population servile qui était d'origine grecque, et celle qui
provenait des pays barbares.
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85. Ce découpage des identités montre la force de la polarité entre ceux qui
sont de la même cité et les autres. En dépit d'un certain sentiment de l'unité
des Grecs comme peuple, manifesté par les sanctuaires panhelléniques, la
ligne de partage entre l'identique et le différent passait traditionnellement
entre ceux qui sont parents dans le même lien national (oikeîon kaì
suggenés, b6) et ceux qui sont d'un autre lieu et étrangers (allótrion kaì
othneîon, b7). Ce partage a déjà été évoqué par Platon (supra, 463b) au
sujet des liens de parenté des gardiens et il permet de distinguer
traditionnellement la guerre (pólemos, b4) d'une forme de conflit purement
interne, la dissension, la discorde entre groupes dans la cité (stásis). Platon
en propose ici une conception entièrement différente – ne vient-il pas à
l'instant de rappeler que tous les Grecs sont apparentés ? – fondée sur l'unité
de la race (génos, c2) grecque. La conséquence en sera que tout conflit entre
Grecs sera une forme de stásis. Peut-être influencé par la pensée d'Isocrate
(Panégyrique, 158), cet idéal est aussi révolutionnaire qu'élevé, et il sera
promis à un grand développement à l'époque hellénistique. Quand Platon
l'énonce, recourant sans hésiter au concept de l'amitié politique (phúsei mèn
phílous, c8) qu'il considère naturelle, les clivages nationaux importants, et
notamment la rivalité entre Athéniens et Spartiates, subsistaient encore.
Lui-même ne dit-il pas dans le Ménexène que seuls les Athéniens sont
purement grecs (245c-d) ? Faisant état de ce conflit ancestral, Thucydide
affirme de son côté que les Lacédémoniens considéraient les Athéniens
comme des gens d'une autre race (I, 102). Le caractère quasi naturel de
l'hostilité à l'endroit des Barbares (polemíous phúsei, c6), qui semble ici la
position de Platon, est sans doute exagéré par la volonté de renforcer l'idéal
hellénique. Mais cela semble avoir été une attitude grecque constante, voir
par exemple Hérodote, I, 4. Voir S. Halliwell, ad loc., pour un jugement sur
l'ouverture de Platon aux autres cultures.
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86. Dans une perspective punitive, ou pour empêcher que la cité ennemie ne
refasse ses forces, la pratique semble avoir été courante et Platon lui apporte
sa caution (également supra, 470a). Selon S. Halliwell, ad loc., ces actions
des vainqueurs ne s'arrêtaient pas là : on déracinait les vignes, on coupait
les arbres fruitiers et on brûlait les maisons. Le jugement de Platon sur le
pillage dans la guerre civile est par ailleurs sans appel : c'est chose
abominable, le résultat d'une maladie, la ruine de l'amour filial à l'endroit de
la patrie.
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87. La pensée de la réconciliation est plus civilisée que la maxime attribuée
à Bias de Priène, l'un des Sept Sages (Diogène Laërce, I, 87), voulant qu'il
fallait « aimer comme des gens qui haïront un jour, car la plupart des
hommes sont mauvais ». La maxime est cité dans Sophocle, Ajax, v. 679.
Platon la renverse en laissant entendre qu'il faut haïr comme si on allait
aimer un jour.
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88. Par opposition à sauvages et brutes. L'idéal de cette douceur (hḗ meroi,
e7) caractérise la civilisation grecque, et la distingue de la violence barbare.
Platon l'associe à l'idéal de la raison (IX, 571c).
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89. Les Grecs ont une même religion et ils vénérent donc les mêmes dieux.
À cette première dimension de leur patrimoine religieux commun, il faut
ajouter la communauté des grands sanctuaires panhelléniques (Olympie,
Épidaure, Delphes) qui constituaient l'institution la plus concrète de
l'identité grecque sur le plan spirituel. Traduire hierá par « temples »
semble un peu restreindre le concept général du patrimoine religieux
commun, alors que Platon insiste ici sur la vie religieuse commune. Voir sur
ces questions, et notamment sur le vocabulaire du sacré, J. Rudhardt (1958 :
chap. I). La cité idéale ne sera pas liée à l'identité grecque, mais elle en
intégrera toutes les valeurs spirituelles et politiques.
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90. Platon envisage donc la possibilité que la cité idéale entre en guerre
avec d'autres cités grecques, mais il propose dans la foulée un idéal
irénique, inspiré de la vertu de modération (a6, eumenō̂s sôphronioûsin).
Que les citoyens de la cité idéale soient les modérateurs des autres cités (a7)
et qu'ils doivent toujours aller en guerre dans le but d'une réconciliation
ultime de tous les Grecs ne fait pas pour autant de la cité de Platon une cité
pacifiste. Par comparaison en effet, il ne semble pas empressé de modérer
l'hostilité à l'endroit des peuples barbares. La cité idéale n'est donc pas une
cité en paix avec les autres, elle adopte au contraire les ambitions
traditionnelles de la conquête et de la domination et plusieurs des mesures
proposées pour la pacifier de l'intérieur ont en fait pour but de mieux la
disposer à la guerre avec ses ennemis. Cette dimension foncièrement
guerrière était sans doute inaliénable dans la conception politique d'un
siècle qui venait de traverser tant de guerres, et la formulation d'un idéal
pacifiste généralisé semble avoir été hors de portée. Voir sur la question
l'interprétation générale de L. Craig (1995), avec nos remarques en
introduction. Sur le terme « modérateurs » (sōphronistḕ s), il est difficile de
penser que Platon fait allusion à l'institution plus tardive des contrôleurs des
éphèbes, que mentionne Aristote (Const. Ath., XLII, 2).
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91. Cette mention implique l'existence d'une violence répandue entre les
cités grecques, au moment même où Platon écrit cette partie de la
République (et non à la date dramatique de l'entretien). On peut citer
plusieurs exemples, voir Isocrate, Panégyrique, 120 sq.
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92. Moment charnière important dans le dialogue, ce passage fait écho à la
succession des trois vagues : la cité idéale est fondée sur la nature, et cette
naturalité apporte la preuve de la possibilité. Mais cette preuve est-elle
acceptable ? La différence entre la question de la désirabilité de la cité
idéale et celle de sa réalisabilité intervient ici avec plus d'insistance
qu'auparavant. Par son recours à l'image des trois vagues successives,
Platon avait certes préparé le terrain à la considération de cette difficile
question, introduite en 450c. La réponse de Platon constitue sa doctrine sans
doute la plus célèbre : la proposition de confier la cité idéale au
gouvernement de philosophes-rois est en effet la thèse qui identifie le projet
de la République aussi bien à un idéal politique de réforme radicale qu'à un
programme de formation philosophique qui culmine dans la métaphysique.
L'intervention de Glaucon priant Socrate de traiter enfin de la question de
l'avènement de la cité juste marque donc une transition d'une extrême
importance dans la progression du dialogue : Socrate est en effet invité à
formuler l'élément le plus radical de son projet et, sans quitter l'examen de
questions concrètes, à énoncer la seule condition nécessaire de la réalisation
de la cité, le gouvernement des philosophes (voir 473c).
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93. Les trois assauts contre le projet de la cité idéale sont dans l'ordre :
l'intégration des femmes au corps des gardiens, la communauté des femmes
et des enfants et l'établissement des rois-philosophes. Voir supra, 457b, et
infra, 473c. L'image est déjà dans l'Euthydème, 293a.
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94. La nature de ce modèle (paradeígmatos, c4) est celle d'un terme idéal,
posé en soi (autó te, c4) pour éclairer la question de départ de la recherche,
celle du bonheur du juste. Découvrir la justice en soi devait en effet
permettre de saisir l'homme juste comme modèle de toute existence juste
possible, et de mesurer ainsi le rapport de chaque vie particulière, dans la
perspective du bonheur, avec ce modèle. Ce propos récapitulatif de la
recherche poursuit deux buts : premièrement, il permet de limiter la portée
du questionnement sur la possibilité de réaliser la cité idéale. Si on devait
ne pas pouvoir y parvenir, cela n'entamerait en rien la vérité du modèle de
la justice dégagé par l'analyse philosophique de la cité idéale et de l'âme
juste, tel qu'il a été exposé en IV, 432b-434d. Mais ce propos montre
également que la position de tout modèle, comme de tout en-soi, constitue
pour chaque existence historiquement contingente une finalité à réaliser.
Cette réalisation n'est jamais qu'une approximation, comme toute
participation à un modèle en soi. L'écart qui sépare l'homme concret du
modèle de la justice n'a rien de scandaleux, et Socrate invite Glaucon à
l'accepter (c2). La modalité de la réalisation est celle-même de l'imitation,
dont la peinture fournit l'analogie. Chacun est invité à imiter comme le
peintre l'objet-modèle, chaque individu et chaque cité historique. Voir infra,
VI, 501a où cette relation est proposée selon la même analogie. Le modèle
lui-même reçoit dans la métaphysique de Platon plusieurs acceptions : de sa
signification dans le domaine de la poétique, où son idéalité est limitée à la
présentation de types ou de valeurs à imiter, à sa signification métaphysique
(par ex. VI, 484c et 500e), qui l'associe aux réalités ultimes, le terme
parádeigma couvre un large spectre. Voir les analyses de R. Patterson
(1985). La construction de la cité idéale est associée directement à la justice
en-soi, dont elle fournit les conditions de réalisation. Elle n'est donc pas
seulement une structure abstraite destinée à illustrer les relations de ses
parties constituantes – comme un modèle qu'on recopie pour le
reproduire –, elle est à proprement parler un idéal normatif, fondé sur une
essence de nature transcendante. Je traduis dans cette perspective autó par
« en-soi », et non pas par « purement et simplement » : c'est l'essence de la
justice qui est évoquée et qui revient immédiatement en 476b6.
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95. L'expression de cette éventualité contient une réserve sur l'avènement
hypothétique d'un homme parfaitement juste. Le texte transmis présente
quelques difficultés, mais la clause s'intègre très bien dans le raisonnement
sur la distance qui sépare l'homme concret de son modèle. Il n'y a pas
d'indication contrefactuelle : Platon ne veut pas dire « mais nous savons
bien qu'il ne peut exister », il affirme seulement qu'il n'existe pas dans le
présent et que s'il existait, il réaliserait pleinement la justice.
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96. L'exercice philosophique de la recherche du modèle idéal est analogue
au travail du peintre, qui cherche à saisir le sujet le plus beau. Cette
recherche a pour but de rendre possible un regard, une forme de
contemplation, qui permet de mesurer la différence, l'écart entre l'absolu et
ce qui est en défaut de l'absolu. La pensée réside dans cette activité de la
vision du modèle, voir VI, 484c ; VII, 529d et 540a ; avec tout le dossier de
textes dans l'étude de L. Paquet (1973) sur le vocabulaire du regard et de la
vision, et son importance pour la métaphysique de Platon. Sur le modèle
(parádeigma, d9), comparer Lois, V, 739c-e.
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97. La distinction entre l'application concrète (prâxin, a2) et le discours
théorique (léxeōs, a2) est considérée d'abord abstraitement. Ce serait le
propre du propos théorique que de pouvoir atteindre mieux la vérité que la
pratique, une position que Socrate d'emblée avoue contestable (par
certains). Mais cette position n'est pas conforme à l'épistémologie
platonicienne, qui voit autant dans le langage que dans les choses concrètes
un défaut d'être qui les aliène de la vérité des formes intelligibles. En quel
sens Platon préfacerait-il sa présentation du philosophe-roi et de la
métaphysique par cette affirmation de la supériorité du langage ? On peut
penser que c'est d'abord dans le but de se soustraire à l'obligation d'une
démonstration qui serait d'abord concrète ou empirique et d'amener ses
interlocuteurs à faire confiance à la suite du dialogue pour y parvenir.
L'opposition pratique-théorie se retrouve en ce sens dans l'injonction de
Socrate (a5-6) : que Glaucon, d'emblée persuadé de la supériorité de la
théorie, ne le contraigne pas à démontrer dans les faits et les actes (érgoi,
a6) ce qu'il propose en paroles (lógoi, a5). Le statut de la vérité,
indéfectiblement supérieur aux actes comme aux paroles, à la pratique
comme à la théorie, demeure transcendant.
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98. Le rapport entre la découverte d'une cité très proche de l'idéal et la
découverte de la réalisabilité de la cité idéale pose le problème d'une
stratégie de recherche par approximation. À ce stade cependant, Platon
devait concéder que la recherche n'a permis de découvrir qu'une réalisation
approximative de l'idéal, et dès lors la remarque doit porter sur le
« comment » de la réalisation : s'approcher le plus possible de la réalisation,
et découvrir comment on y procède, montre comment on pourrait, selon une
projection vers le modèle idéal, réaliser ce modèle. La réalisation parfaite
de la cité idéale, et la démonstration de la possibilité de cette réalisation,
sont donc suspendues à une méthode par approximation.
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99. D'abord présenté comme une modification mineure, ce changement
apparaît vite sous sa véritable figure : c'est une transformation majeure et
même s'il ne s'agit que d'un changement unique (henòs, c2), le seul fait de
l'envisager risque de submerger toute la construction de la cité idéale
proposée jusqu'ici. Cette troisième vague est donc un raz de marée qui
menace de tout emporter, aussi bien les réformes concernant les gardiens
que les mesures particulières sur la communauté. Mais c'est en même temps
l'unique condition nécessaire de la révolution politique qui doit mener à la
cité idéale et Platon la considère comme difficile, mais possible (dunatoû,
c4). L'avènement de ce changement dépend-il de l'avènement de l'ensemble
des institutions de la cité idéale ? Si tel était le cas – voir en ce sens VI,
497a-d –, la philosophie politique reposerait sur des prémisses circulaires et
il faut plutôt lier l'avènement de la cité à la formation des rois-philosophes.
Socrate l'affirme clairement en conclusion de son énoncé de fondation : les
rois-philosophes sont l'institution fondamentale de la cité idéale (e1-2), ils
en sont la condition absolument nécessaire. Si les conditions de leur
formation ne sont pas réunies, comme la cité idéale permet de le faire, alors
une grâce divine suppléera (voir infra, VI, 499b).
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100. La moquerie dont sont objets les philosophes, depuis Thalès de Milet
jusqu'à Socrate – qu'on pense seulement à son portrait chez Aristophane
(par ex. Oiseaux, 310 sq.) ou encore aux invectives de Calliclès dans le
Gorgias, qualifiant la philosophie de jeu bon pour les enfants – ne
prédisposait certes pas à accueillir la proposition platonicienne avec respect
et confiance. Toute l'œuvre de Platon est au contraire imprégnée d'une
conscience du rejet dont le philosophe est l'objet, rejet dont Socrate fut
l'exemple le plus cruel et qui reviendra dans le portrait affligé du livre VI
(487b). Le caractère puéril de l'exercice philosophique, son inutilité, sont
donc ici contrastées sur l'idéal de réforme que Platon fonde sur lui.
Contraste que Platon choisit d'exprimer dans une déclaration solennelle, qui
emprunte certaines formes oraculaires, bien ajustées à la formulation d'un
idéal politique révolutionnaire.
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101. Platon propose d'unir la fonction politique et la fonction philosophique
dans un seul pouvoir qui fond, en les réconciliant, la théorie et la pratique.
L'institution de cette nouvelle royauté est en rupture complète avec les
gouvernements royaux de l'histoire grecque et on peut se demander
pourquoi Platon a eu recours au concept de la royauté pour exposer cet idéal
d'une philosophie politiquement incarnée. Outre le prestige associé à la
fonction royale dans toutes les sociétés de l'Antiquité, il faut ici faire sa
place à l'idée que la fonction royale indo-européenne, comme tout le
symbolisme politique et sacerdotal qui lui était lié, s'était imposée à Platon
comme un modèle exemplaire en raison de la structure tripartite à laquelle
elle présidait. Cette structure préside à l'analyse des classes sociales du
livre IV et établit le privilège de la royauté. Voir L. Brisson et M. Canto
(1997). Hiérarchisant de manière ordonnée la classe productive, la classe
guerrière et la royauté, ce modèle fournissait d'emblée une expression
symbolique parfaite et conforme à la psychologie politique qui avait permis
de découvrir la nature de la justice. Les rois-philosophes ne doivent donc
pas être d'abord pensés comme de meilleurs rois ou des substituts de
royautés déchues, mais comme les rois de la grande structure
trifonctionnelle qui s'énonce comme modèle de la justice de l'âme et de la
cité. Leur royauté sera la royauté de la raison et elle s'exercera aussi bien
dans l'âme que dans la cité. Voir en ce sens C.D.C. Reeve (1988 : 191 sq.).
Cette royauté pourra être plurielle, il convient d'y insister. À aucun moment
dans cet énoncé de fondation, Platon ne parle d'un roi unique : les Gardiens
sont des rois et leur groupe forme une sorte d'aristocratie naturelle (IV,
445d). Une désignation qui sera maintenue plus avant (par ex. VI, 499b,
VII, 520b, VIII, 543a, et IX, 576d) et qui conduit à penser la royauté
comme une forme symbolique du gouvernement de l'excellence et de la
justice, et non comme forme politique particulière liée au pouvoir d'un seul.
Ce concept de la royauté, comme forme sublime de l'exercice de la raison,
est aussi bien le concept central de l'art politique, et le texte du Politique
(301e-302b) éclaire la République dans le sens de la force du symbolisme
de la royauté. L'art royal de gouverner est l'art souverain (Euth., 291b-d). Si
le roi doit être seul, c'est que l'expérience montrera qu'ils sont difficiles à
recruter (voir VI, 502a, et VII, 540d) et non pas en vertu des mérites
intrinsèques du gouvernement d'un seul.
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102. Platon évoque ici les naturels de ceux qui se consacrent exclusivement
à l'exercice du pouvoir politique, ou à la philosophie. Dans les deux cas, il
faudra les contraindre à une vie qui allie politique et philosophie. Seule
cette alliance peut sauver la cité. Cette contrainte se retrouve au terme de
l'allégorie de la caverne, alors que le philosophe sera forcé de retourner
dans la cité et elle constitue un portrait de la vie philosophique très différent
de celui, contemplatif et détaché, que nous trouvons dans le Théétète
(173a sq.). Sur la formation du naturel philosophe, voir R. Patterson (1987)
et M. Dixsaut (1985).
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103. Le caractère solennel évoque le texte de la Lettre VII (337a-b), mais
l'éventualité de cette fin des maux est contredite par le Théétète (176a), sur
le caractère inéluctable du mal. Platon l'envisage-t-il pour l'ensemble de
l'humanité ? La mention du genre humain le laisse ici supposer ; voir en ce
sens VI, 499c.
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104. Sur ce propos, et sur quelques autres, toute une école d'interprétation
de la philosophie politique de Platon s'est construite pour tenter d'évaluer ce
qui serait demeuré le non-dit du programme de Platon. Un non-dit
considérable chez certains auteurs qui, de Leo Strauss à L.H. Craig (1994),
ont proposé une lecture minimale du projet de la République, assortie
d'hypothèses de grande portée sur un enseignement destiné seulement à des
initiés. Cette interprétation recoupe, sur plusieurs points, l'approche
générale de l'école dite de Tübingen, concernant l'enseignement non écrit de
Platon. Il ne faut pas confondre cependant l'ésotérisme politique et un
ésotérisme métaphysique, supposant une doctrine cachée des principes. Par
lecture minimale, on veut dire que la République n'exposerait qu'une petite
partie du projet politique révolutionnaire de Platon, du fait précisément que
Platon craignait une censure qui aurait pu avoir pour lui des conséquences
politiques et personnelles sérieuses. Cette interprétation n'est pas corroborée
par des textes comme ceux du livre V, où on trouve au contraire la
formulation des propositions les plus audacieuses, par exemple la
communauté des femmes. Que Socrate préface sa proposition du
gouvernement des philosophes de l'expression d'une certaine hésitation n'est
que naturel et annonce au contraire qu'il s'apprête à dire ce qu'il pense et
souhaite, et non à le taire. Platon n'a jamais caché le caractère paradoxal,
voire révolutionnaire de sa philosophie politique (voir Gorg., 484c-486c et
514a-519d), pas plus qu'il n'a cherché à occulter sa conviction que les
idéaux pouvaient et devaient chercher à infléchir le cours de l'histoire. Voir
infra, VI, 499b. Sur la lecture ésotériste, voir le dossier rassemblé par
L. Brisson (1998).
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105. Platon dépeint en Glaucon, son frère, un disciple attentionné de
Socrate et même si Xénophon (Mém., III, 6, 1) laisse entendre que Platon
était plus proche que lui du maître, on doit constater que dans le récit de
Platon, le portrait ne va pas dans cette direction. Glaucon est certes candide,
mais sa bienveillance est sincère et Socrate l'accueille sans ironie.
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106. Platon n'est certes pas le créateur du concept même de la philosophie,
ni même le premier à en forger le lexique. Mais il est certainement celui qui
aura le plus contribué à circonscrire dans une définition aussi bien la
fonction que l'objet de la philosophie. On se perd en conjectures sur les
origines pythagoriciennes du terme et de la notion – sur cette question, voir
d'abord W. Burkert (1960) –, mais il semble certain que dans l'Athènes du
IVe siècle, Platon pouvait se fonder sur une réflexion très riche. L'étude de
A.M. Malingrey (1961) permet de retracer l'évolution du lexique, en
particulier chez Isocrate. Voir également P. Hadot (1995), et pour une étude
fouillée du lexique platonicien, M. Dixsaut (1985) et l'essai de
J.S. Morrison (1958). La question fondamentale est celle de l'équivalence
entre l'objet de la recherche philosophique et le concept traditionnel de la
sagesse (sophía) : si le philosophe possède un savoir, ce savoir doit avoir un
objet et Platon, au cours des deux livres qui suivent l'introduction de la
mesure radicale concernant leur responsabilité au gouvernement des cités,
va s'employer à donner un contenu substantiel à cet objet. Si donc il s'agit
de définir (diorísasthai, b5) les philosophes et de fonder sur la maîtrise de
la philosophie le pouvoir politique dans la cité, la suite de l'argument devra
démontrer que l'objet du savoir est réel et pertinent pour la tâche propre. Au
point de départ (II, 376b), le philosophe est d'abord l'homme de la justice et
de la morale ; mais la possession d'un savoir particulier va faire de lui
l'homme de la connaissance et de la saisie du monde intelligible. Cette
différence n'est pas un changement, mais un enrichissement du concept qui
correspond à son approfondissement métaphysique. Voir infra, VI, 486e, où
Platon insiste sur l'unité de toutes ces dimensions.
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107. La définition du philosophe s'ouvre par l'évocation du caractère
érotique du tempérament philosophique, un trait qui rapproche ce portrait
de celui peint par Diotime dans le Banquet (209 sq.), avec le commentaire
de P. Hadot (1995 : 70 sq.). Voir infra, VI, 485c et 490b, et VII, 490b.
Notons la repartie de Glaucon (475a), qui accepte de figurer comme
erōtikós, puisque l'entretien le requiert. Plus haut, Socrate avait déjà
mentionné les jeunes amants de Glaucon (III, 402e). Cela signifie-t-il qu'il
n'accepte pas spontanément l'identification du philosophe à l'homme
érotique ? On peut penser que Platon est aussi audacieux sur ce plan qu'il
l'est sur celui de la proposition politique. Le Phèdre (248d) n'affirme-t-il pas
que le philosophe est l'amant par excellence (erastḗ s) ? Le Charmide ne
présente-t-il pas Socrate comme homme érotique (154b, et aussi Banq.,
177d) ? L'évocation de l'homosexualité se fait ici presque en passant et
Platon fait parler Socrate comme si la doctrine du Banquet était acquise. La
description des qualités physiques prisées des amants, et notamment les
détails sur le teint et les visages, n'est si précise que parce que l'analogie
doit montrer la force du général sur le particulier. Sur cette question et sur la
réinterprétation philosophique du désir homosexuel, voir d'abord la
synthèse de L. Brisson, dans son introduction à sa traduction du Banquet
(1998). Cette ouverture de la définition du philosophe vise en fait à mettre
en relief le désir et l'amour qui président à l'activité philosophique : le
philosophe est philókalos, il est amant de la beauté, et cet amour trouvera
ici son objet véritable, les formes intelligibles. C'est en effet en commençant
par isoler la forme de la beauté que Platon amorce la définition de l'objet du
désir philosophique, et c'est ce choix qui justifie en retour le portrait de
l'homme érotique par lequel s'ouvre la définition du philosophe.
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108. Chacune des dix tribus avait un régiment d'hoplites (táxeis),
commandée par un chef de guerre. Ces troupes étaient divisées en trittyes,
c'est-à-dire des tiers de troupes, commandées à leur tour par des
trittyarques. La fonction de stratège était la plus élevée dans l'ordre du
commandement militaire.
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109. Tout ce passage est rempli du vocabulaire très diversifié du désir et de
l'amour, propre à la langue grecque. Platon multiplie et fait varier les
termes, qui vont de l'amour en général (phileîn) à l'affection (aspázesthai,
agapân), au désir de l'éros (erân) et au désir en général (epithumeîn). Les
analogies qui doivent conduire au modèle du désir de ce qui est général sont
reprises de plusieurs domaines : les garçons, le vin, les honneurs, et le but
poursuivi par Socrate est de définir ce que signifie être « amant » de
quelque chose. Dans la mesure où la compréhension du désir philosophique
impose de le comprendre comme désir d'un tout, d'une totalité qui dépasse
chacun des individus particuliers susceptibles de l'incarner, toutes les
formes du désir et de l'amour sont pour ainsi dire équivalentes : il s'agit
dans chaque cas d'une recherche pleinement orientée vers un objet général,
identique.
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110. La formulation générale recherchée par Socrate requiert une certaine
universalisation de l'objet : au-delà des individus particuliers, le désir
recherche toute l'espèce (eîdos, b5), c'est-à-dire la classe de l'objet
recherché. L'espèce est ici opposée à ses éléments et elle apparaît donc
comme le concept formel d'un groupe ou d'une classe. La sophía peut-elle
constituer une classe de ce genre ? Socrate y range en effet les
connaissances (tà mathḗ mata, b11), le savoir et il faut attendre plus loin
dans le dialogue pour que les formes intelligibles soient présentées comme
l'essence de la sophía (VI, 502a). Quand il récapitule ce raisonnement en
VI, 485b, Platon insiste de nouveau sur le pouvoir intégrateur de l'amour et
du désir, dans la structuration de l'objet de la connaissance.
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111. Platon ne semble pas distinguer avec rigueur l'amour du savoir et
l'amour de la sagesse et on serait tenté de traduire ici, pour respecter la
symétrie des adjectifs grecs, « philomathe » (philomathḗ s, c2) et philosophe
(philósophon, c2). Voir par exemple, supra, II, 376b8 ; III, 411d ; IV, 435e ;
et infra, VI, 485d3, 490a9 ; VII, 535d ; et IX, 581b9. Autres emplois dans le
Phédon, 67b, 82c-d, 83a et 83e ; Phèdre, 230d. Le philosophe est amoureux
du savoir et Platon montrera comment la détermination de cette sagesse
passe par une analyse de son contenu comme savoir.
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112. L'objection de Glaucon était prévisible, compte tenu de l'extension
jusqu'ici très ouverte du concept de savoir. Si les mathḗ mata doivent
comprendre toute forme de spectacle et de discours poétique, alors la
philosophie devient une sorte de recherche universelle. Platon parle-t-il de
groupes particuliers quand il désigne ces amateurs de spectacles
(philotheámones, d2) et ces amateurs de sons (philḗ kooi, d3) ? Ces
adjectifs, forgés par lui, visent seulement à créer un contraste sur le type
authentique de la recherche et de l'amour, le philosophe. Notons que
contrairement à ce qu'il décrit ici comme un amour des chœurs tragiques – à
rapprocher de l'amour des poètes (philopoiḗ tai, X, 595b) –, Platon parlera
dans le Lysis (206c) de ces amateurs comme de passionnés de discussions ;
voir aussi Euth., 274c, et infra, IX, 582e, pour l'exemple des amoureux du
discours (philología, e8). La forme parfaite de la recherche et de l'amour
pourra s'exprimer à compter de ces formes symétriques, puisque le
spectacle le plus élevé est le spectacle de la vérité (e4).
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113. On ne peut s'empêcher de noter la force du contraste entre l'austérité
requise pour l'entretien philosophique (diatribḗ n, d5) et la recherche du
divertissement sonore des grands festivals tragiques de Dionysos. Ces fêtes
avaient lieu à Athènes au printemps, et en hiver dans les villages de la
campagne. Elles étaient l'occasion de rassemblements considérables et
donnaient lieu à des processions spectaculaires, notamment l'intronisation
du dieu par des Éphèbes portant des flambeaux. Voir A. Pickard-Cambridge
(1988).
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114. Glaucon s'accorde parfaitement avec la recherche de Socrate et pour
désigner tous ces arts qui font l'objet de multiples passions dans la cité, il
utilise un terme rare (technudríōn, e1) – un hapax à rapprocher de techníon,
en VI, 495d4 –, qui met en relief autant leur dispersion que leur statut
mineur dans l'échelle des valeurs qui place au sommet le savoir
philosophique.
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115. Par contraste avec ceux qui ne seraient pas épris de manière
authentique de la sagesse, et pour lesquels la sophía ne serait qu'une
expertise ou une connaissance parmi d'autres, le philosophe véritable
(alēthinoús, e3) est celui qui recherche d'abord la vérité pour la contempler
(e4). Le Phédon donne déjà plusieurs exemples de cette recherche de
l'authenticité, qui n'est pas seulement une question de sincérité dans la
recherche, mais d'adéquation avec l'objet philosophique (voir 64a et 67b).
Le transfert de la métaphore de la vision, qui fait des philosophes des
amants du spectacle de la vérité (e4) met en relief la dimension
contemplative de l'exercice philosophique qui sera exprimée principalement
dans le langage du regard. Voir l'étude de L. Paquet (1973).
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116. Socrate semble supposer ici de la part de Glaucon une connaissance
préalable de la doctrine qu'il s'apprête à exposer. Mais il pourrait aussi tout
simplement montrer de l'admiration pour sa disponibilité à l'entretien
philosophique. Voir supra, 450b et 474a-c, et infra, VI, 504e et 505a.
Socrate a déjà exprimé sa sympathie pour Adimante et Glaucon (II, 367e) et
on ne peut que noter le rôle stimulant des interventions de Glaucon dans la
progression de la recherche (II, 357a et 372c).
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117. Socrate quitte la présentation inspirée du philosophe et entame une
analyse logique des concepts du beau et du juste par le moyen d'une
méthode bien représentée dans le Phédon : l'analyse des contraires (voir
102b-105b). La relation de contrariété entre deux termes (dans le cas
présent, entre deux prédicats, par exemple le beau et le laid) permet
d'affirmer leur dualité ; dans un deuxième temps, cette dualité se révèle être
la preuve de la différence logique de chacun des deux termes. S'ils peuvent
être attributs de choses particulières, possèdent-ils aussi une subsistance
séparée en tant qu'universels ?
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118. L'ensemble des prédicats comprend aussi bien les termes positifs que
les termes négatifs qui sont leurs contraires. Leur analyse logique permet
d'identifier, au-delà de leur apparente multiplicité dans les actions et dans
les corps, une identité réelle qui est l'identité de la forme. Même si la réalité
de la forme (pántôn tō̂n eidō̂n, a5) est d'abord la réalité de classe ou de
l'espèce qui permet de regrouper les prédicats, l'affirmation de l'unicité de
chacune (autò mèn hèn hékaston, a5) permet de voir que Platon introduit ici
le concept métaphysique de la forme, dont ce passage est le premier exposé
dans la République. Il s'agit en effet aussi bien des classes de prédicats que
de la forme unique qui y préside, et qui présente dans les corps et dans les
actions l'apparence de la multiplicité. Cet argument sera repris infra, en
507b, pour conduire à l'affirmation de la subsistance des formes
intelligibles. Que veut dire Platon quand il parle de l'ensemble de toutes les
formes ? Repris du domaine des prédicats exprimant un jugement sur la
valeur (beau, juste, bon), le concept des formes désigne d'abord des
propriétés morales. Ailleurs, Platon leur adjoindra les attributs relationnels,
qui conduiront aux formes des relations (par ex. double, plus grand, etc.,
voir infra, 479b). Ces formes sont uniques (476a), immuables (479a) et
parfaites (484c-d). Platon ne présente aucune démonstration de cette
doctrine, et se contente d'un exposé qui la présuppose connue. Sur
l'ensemble de la doctrine des objets de la connaissance, dans son rapport à
l'activité des gardiens, voir d'abord F.C. White (1984).
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119. Le type de rapport que les formes établissent avec les particuliers
sensibles (corps et actions) est communément décrit comme un rapport de
participation (infra, d1), que Platon présente ici comme une forme de
communauté (koinōnía, a7). Il distingue le rapport avec les sensibles, d'une
part, et les rapports que les formes ont entre elles (kaì allḗ lōn, a6) : ces deux
questions constituent des enjeux majeurs de la métaphysique et conduiront
aux apories du Parménide et du Sophiste (par ex. 250a sq.). Ce qui existe
par soi (autò) de manière éternelle se manifeste néanmoins dans la pluralité
des êtres sensibles. La discussion de toutes ces questions a donné lieu à
beaucoup de travaux, dont la synthèse de T. Penner (1987) constitue une
analyse d'une rare finesse.
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120. Parallèle au texte du Banquet – dans le discours de Diotime, 208-
212 –, cette apologie du beau en soi est préparée par l'expression de la
philosophie comme amour. De la beauté sensible et notamment de la beauté
des corps à la beauté intelligible en quoi culmine la dialectique de l'amour,
le désir philosophique n'atteint sa pleine réalisation que dans l'objet sublime
et transcendant. Peut-on transposer cette dialectique sur le passage de la
République que Platon charge de présenter la doctrine des formes ?
Remarquons d'abord, avec S. Halliwell, ad loc., que le beau est aussi le nom
du bien en grec (kalòs) et que sa signification éthique est maintenue avec
précision par Platon : non seulement les corps, ce qui serait le point de
départ de la ligne érotique du Banquet, mais aussi les actions, et donc la
portée morale de la République. On ne peut donc séparer kalòs de agathòs
(voir supra, 451a7, 452e1, et infra, VI, 508e-509a). Notons ensuite que
l'appréhension du beau est d'abord exprimée comme amour et affection, et
seulement ensuite comme connaissance, ce qui rapproche de l'érotique du
Banquet. (par ex. 205e). Une similitude que confirme la mention d'une
approche et d'une vision (b10), qui connote une expérience d'illumination
comme celle du Banquet (210a). Notons enfin que la position de l'entité
intelligible et transcendante comme en-soi (b6 et kath'autò, b11) est
l'expression la plus constante du statut de la forme chez Platon : voir Banq.,
211b1, Phédon, 65d1, 100b6, avec les remarques de S. Halliwell, ad loc.
Du passage sur la nature du beau (III, 401c) à l'exposé métaphysique du
présent passage, la transcendance de la forme s'est imposée comme son
aspect le plus déterminant pour le philosophe.
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121. De la même manière que Diotime guide Socrate dans l'ascension vers
la forme intelligible (Banq., 210a), le philosophe novice doit se laisser
conduire vers la connaissance (epì tḕ n gnō̂sin, c3). Concédant que les
philosophes seront rares, parce que peu nombreux à pouvoir suivre ce
chemin ardu, Socrate laisse entendre que même guidés, certains esthètes
refuseraient de passer de la contemplation des beautés sensibles à la beauté
intelligible. Platon accentue de nouveau le contraste entre ceux qui
reconnaissent la beauté des arts et ceux qui recherchent la beauté en soi.
Pour l'hypothèse, difficile à soutenir, que Platon s'en prendrait ici à
Antisthène, voir J. Adam, ad loc.
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122. Toute existence qui n'accède pas à la connaissance des formes demeure
prisonnière de l'illusion du rêve, et seuls les philosophes connaissent l'éveil.
Cette image sera reprise dans l'allégorie de la caverne, VII, 520c et 534c.
Voir également Phédon, 74a-76d, Ménon, 81a et Banq., 209e-212a. Sur le
rêve chez Platon, voir D. Gallop (1971).
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123. Il faut suppléer ici un prédicat, puisque Platon ne saurait vouloir
affirmer que le beau en soi est une certaine chose, ou une chose (té ti, c8),
mais bien, s'agissant de ceux qui refusent de faire le pas vers l'affirmation
philosophique de ce qui existe en soi, par lui-même, de quelque chose de
réel, et qui considèrent que seuls les corps et les actions sont réels.
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124. L'analyse du vocabulaire de la participation met en jeu toutes les
relations que Platon veut définir entre les formes et les êtres sensibles
multiples. Le terme grec (méthexis) s'entend d'un partage en extension, par
exemple de parties ou de biens. Platon transforme cet usage pour le faire
servir à l'expression du rapport métaphysique entre ce qui existe en soi et ce
qui en constitue la manifestation dans le registre du sensible et du multiple,
ce qui éloigne de tout sens extensionnel et introduit un sens intensionnel.
Voir Phédon, 100d. Aristote a explicitement critiqué ce langage (Mét., A, 9,
991a20-22), le qualifiant de métaphores poétiques, mais c'était sans
mentionner que Platon lui-même avait cherché à le préciser (Parm., 129-
131).
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125. Connaissance et savoir sont-ils synonymes ? Platon utilise
indifféremment ici les termes de la connaissance (gnṓ sis, c3 et gnṓ mèn, d5)
et du savoir (epistḗ mē, 477b1), la pensée (diánoia, d5) étant d'abord une
activité par laquelle l'esprit quitte le domaine du sensible pour accéder à la
forme intelligible. Platon oppose en effet connaître (gignṓ skein, d8 et
eidénai, e5) et avoir une opinion (doxázein, d8) et c'est cette polarité,
amenée sur l'analogie de l'éveil et du sommeil, qui est ici analysée dans le
but d'approfondir le concept de la philosophie. Sur le lexique de l'opinion,
voir les analyses de Y. Lafrance (1981). J'ai maintenu la traduction
habituelle de dóxa par opinion, tout en reconnaissant la richesse de la
réflexion menée chez les interprètes de la tradition analytique, insistant sur
le fait que la dóxa est d'abord une croyance ou une conviction (belief). Voir
N.P. White (1976 et 1984). L'opinion est en effet un jugement, mais privé
de fondement de connaissance, comme Socrate l'exposera principalement
dans l'analogie de la ligne, infra.
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126. S'agit-il d'Antisthène ? Le conflit avec Platon était ouvert et connu,
mais Platon ne cite son nom qu'une seule fois (Phédon, 59b) et on ne saurait
identifier avec certitude cet interlocuteur abstrait (qui fait retour en 479a, ce
gentilhomme) avec le disciple de Socrate. Celui-ci avait cependant écrit un
traité sur l'opinion et la connaissance (Diogène Laërce, VI, 17) et Platon
pourrait y faire allusion ici. Voir O. Goulet-Cazé (DPA, I, § A211).
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127. Littéralement, « étant ou non étant ». Cette formulation par le moyen
de participes présents doit s'entendre au sens purement existentiel, par
opposition à ce qui ne serait pas réel. Pour l'analyse de significations
différentes, logiques ou véridictionnelles, voir G. Vlastos (1981), avec les
remarques de S. Halliwell, ad loc.
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128. Tout le passage qui suit (477a-480a) constitue le premier exposé de la
métaphysique, dans lequel Platon expose les principales propositions de
l'épistémologie fondées sur la distinction de ce qui est et de ce qui n'est pas,
littéralement de l'étant et du non-étant, et plus généralement de l'être et du
non-être. L'expression est reprise dans le Sophiste, qui expose ainsi son sens
technique et rigoureux (248e7). La connaissance en effet est connaissance
de l'être réel et parfait, exposé comme être existant complètement (pantelō̂s
òn, a3), alors que l'ignorance est privée d'objet réel. Platon analyse
cependant un domaine intermédiaire (metaxù, a10) entre la connaissance et
l'ignorance, le domaine de la dóxa, dont l'objet est le monde de tout ce qui
est fluctuant et variable, aussi bien dans le domaine sensible que moral. La
plupart des propositions avancées dans ce passage contiennent de
redoutables difficultés. On en signalera deux qui semblent essentielles.
D'abord, les rapports de la connaissance et de l'opinion : leur différence est-
elle une différence de degré (la même capacité ou une capacité différente,
b5) ou une différence d'objet ? Ensuite, la doctrine de l'être : ce qui est
entièrement, la forme intelligible, parce qu'elle est absolument, constitue-
elle la négation de l'être pour la réalité sensible ? La première question
regroupe tous les problèmes associés à la position du réalisme en
épistémologie ; la deuxième est celle de la différence ontologique, c'est-à-
dire de la distinction de l'être et de l'étant.
Ce passage doit être lu dans la suite du questionnement sur la nature de la
philosophie et sur la définition des véritables philosophes. C'est à eux que
Platon s'apprête à accorder la connaissance fondamentale et ultime, qui
justifie qu'on leur confie le gouvernement de la cité. Pourquoi ? Parce que si
l'ordre de la justice qu'ils devront imposer est fondé, ce doit être dans une
connaissance qui va au-delà des contingences et du caractère relatif du
sensible. La formation qui leur sera dispensée aura principalement pour but
de les amener à cette connaissance ultime, qui les dégage de l'opinion. La
fin du livre V constitue à cet égard un exposé d'ouverture sur la nature de la
connaissance que Platon destine aux rois-philosophes.
Sur la question de la doctrine de l'être, et son rapport avec la position
platonicienne des formes, ce passage de la République entre en résonance
avec le Phédon (78d, 83b) et avec le Timée (27d-28a). Sur l'impossibilité de
connaître ce qui n'est pas (a1), comparer la formulation du Parménide,
132b-c. Comme guides pour cette problématique, on citera les études
classiques de L. Robin (1932) et D. Ross (1951).
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129. Platon distingue la non-connaissance (agnōsía, a9) de l'ignorance
(ágnoia, b1) : la première est l'absence de connaissance, qui résulte du
défaut d'objet ; la seconde est le contraire de la connaissance et appartient
au même registre négatif que l'erreur, pour laquelle Platon dispose aussi du
terme amathía. Les termes positifs de la connaissance, epistḗ mē et gnṓ sis
possèdent d'emblée dans le présent passage une signification métaphysique,
ajustée à la nature de l'objet immatériel et transcendant (voir par exemple,
Phèdre, 247c-e).
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130. L'affirmation concerne la différence de l'opinion et de la connaissance,
eu égard à la différence de la capacité qui les fonde. Ces capacités
(dunámeis, c1) sont différentes et Platon les range parmi les êtres (tō̂n
óntōn, c1), c'est-à-dire parmi les choses qui rendent possible quelque chose
d'autre. Il s'agit d'une classe (génos, c1) générale, regroupant des puissances
ou des facultés. Pour la définition de la capacité en tant que telle, Platon la
considère comme un pouvoir d'effectuer quelque chose en s'établissant sur
quelque chose d'autre. Il s'agit donc d'une fonction, dont la connaissance et
l'opinion sont des exemples. Le rapport de la fonction à l'objet est exprimé
par une préposition (epì, a9, b7) : la fonction s'applique à son objet, elle
s'établit sur lui. Le résultat est le produit (érgon, d1). Voir N.P. White (1976)
et N. Cooper (1986).
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131. Plusieurs interprétations s'affrontent sur la nature de cette similitude de
l'opinion et de la connaissance, en tant que capacités. Cette similitude
implique-t-elle une unique fonction, possédant divers degrés (par exemple,
la plus ou moins grande faillibilité, e6), ou s'agit-il de fonctions différentes
s'appliquant aux mêmes objets ? Et s'il s'agit d'objets différents, et que seul
l'objet de la connaissance est un être réel, quel sera le statut ontologique de
l'objet de l'opinion ? Le statut intermédiaire de l'opinion (478e) la place
entre l'être et le non-être, mais alors qu'il faudrait lui donner un objet
correspondant dans l'ontologie, Socrate hausse le ton et interpelle les
amateurs de musique et d'art poétique. C'est après un échange assez rapide
que Socrate revient à la possibilité de placer quelque chose entre l'être
(ousía, 479c7) et le non-être.
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132. Malgré un terme différent (idea, a1), la conception de la beauté en soi
demeure identique à celle que Platon a proposée plus haut dans le
vocabulaire de l'eîdos (476a5). Il s'agit toujours de la forme du beau lui-
même, qui seule « est » au sens métaphysique, puisque seule elle exclut
toute composition avec son contraire. Je traduis néanmoins ici par « idée »,
tout en mettant en garde contre une interprétation en termes purement
psychologiques de ce que sont les formes en-soi. Les formes en effet
constituent des êtres éternels, subsistant de manière identique (a2-3). Cette
doctrine est constante dans la métaphysique de Platon, voir infra, VI, 484b,
486d (pour l'idéa de chaque être) ; Banq., 211a ; et Phédon, 78c-d.
L'immatérialité de la forme est liée à son immutabilité et à sa simplicité. Sur
la terminologie de l'idée, voir G. Else (1936). Sur la question de la pluralité
de belles choses (pollà kalà, a3), voir J. Gosling (1960).
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133. Selon les Scholies, il s'agirait d'une devinette, qu'il faudrait entendre
comme suit : un homme, qui n'était pas un homme, vit et ne vit pas un
oiseau, qui n'était pas un oiseau, perché sur du bois qui n'était pas du bois,
et le frappa avec une pierre, qui n'était pas de la pierre. La solution : un
eunuque, doué d'une vision imparfaite, frappa une chauve-souris perchée
sur un roseau, avec une pierre ponce. Voir G.C. Greene (1938 : 235).
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134. Il s'agit donc de l'objet intermédiaire entre l'être et le non-être, mais
Platon ne le désigne que par le langage du registre épistémologique auquel
il correspond, l'opinion, et ne lui consent aucune terminologie spécifique :
l'opinable (doxastòn, d7) n'est pas le connaissable (gnōstòn, d8), mais il ne
semble pas possible à ce stade de le qualifier ontologiquement comme
intermédiaire entre l'être et le non-être. Ce n'est qu'un flux errant (planētòn,
d9), plus proche donc de l'instabilité du devenir que de la permanence de
l'être.
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1. La progression de l'argument est complexe. Après avoir discuté les trois
grandes réformes susceptibles de garantir l'avènement de la justice dans la
cité, Socrate en est arrivé au point où il doit apporter des arguments pour
justifier le gouvernement des philosophes. Pressé de définir qui ils sont, il
propose une définition dont le critère est l'objet de leur recherche : l'être et
la vérité, qui s'opposent à l'opinion et aux apparences changeantes du
monde sensible. La question de la justice a-t-elle été oubliée en cours de
route ? Au moment de réamorcer la recherche sur la nature de la
philosophie, Socrate rappelle donc que c'est toujours sur l'horizon de la
détermination de la justice que le dialogue se poursuit.
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2. Le mouvement erratique de l'opinion, déjà dénoncé supra (V, 479a),
apparaît comme le défaut le plus pernicieux quand il s'agit de choisir les
gouvernants. L'être se distingue absolument du monde de l'errance (485b3).
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3. Faut-il durcir la différence entre instituer les lois et les protéger, en les
conservant ? Platon insiste sur la nécessité de la tradition, et un certain
conservatisme semble associé d'emblée pour lui à l'idée de la « garde » de la
cité. Ce point est renforcé par le lien de la loi et de la coutume. On ne peut
cependant éviter de noter le paradoxe constitué par ce conservatisme promu
comme moyen d'une réforme radicale.
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4. Reprenant les acquis de l'échange précédent sur l'objet de la connaissance
philosophique, Platon associe la vérité de l'être au modèle idéal
(parádeigma, c8) dont il a fait le terme constitutif de la cité et de la justice.
S'il doit exister un rapport entre la connaissance métaphysique de l'être
immuable et la fonction politique de la garde de la cité, c'est dans la
conjonction de la vérité absolue (tò alēthéstaton, c9) et de la loi. Platon ne
recourt à aucun concept de fondation, ni même de justification de la loi : sa
proposition philosophique consiste plutôt à identifier, sur le même registre
de la connaissance supérieure, l'objet le plus élevé et la loi. Tous deux sont
accessibles à la contemplation du philosophe, qui saisit leur caractère
permanent et intangible. Platon distingue de ce point de vue un exercice
déterminé de l'activité philosophique, qu'il condense ici dans une
formulation exemplaire : contempler le modèle idéal, se rapporter à lui et en
tirer la vue la plus exacte possible. Notons la constance de l'association de
la vision et de la lumière à l'exercice de la connaissance philosophique, dont
l'objet se révèle dans la pureté d'une lumière parfaite (Phédon, 67b, et
supra, V, 477a). Pour la comparaison avec la contemplation du peintre, rivé
sur son modèle, voir supra, V, 472c, à l'occasion de la discussion sur la
nature du modèle idéal, et infra, 500e, où Platon reprend cette image.
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5. L'opposition entre le monde de là-haut et celui d'ici-bas (kakeîse,
entháde, c10-d1) imprègne entièrement les grands développements des
livres VI et VII : la vérité n'appartient pas au monde sensible de l'histoire,
elle est là-bas, dans ce monde immuable contemplé par le philosophe. Voir
infra, IX, 592b, et X, 610b.
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6. La médiation de la contemplation de l'idéal s'effectue par la formulation
de lois. Platon parle ici des règles (tà nómima, d2), un terme concret, qui
évoque l'aspect pratique de législations diverses. Le sens précis de ces
règles se rapproche de ce que nous pourrions considérer comme des
normes, c'est-à-dire des jugements portant sur les aspects normatifs des
actions humaines. Platon énumère trois domaines d'application, il s'agit de
sa liste la plus habituelle du domaine du jugement : le beau, le juste et le
bien.
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7. Dans le cas où la cité idéale est réalisée, les législations auront atteint un
certain degré de perfection et il ne sera pas nécessaire d'y revenir. Les
institutions de la cité idéale auront elles-mêmes fait l'objet d'une législation
fondamentale, voir III, 412b, IV, 425a-427. La stabilité recherchée pour les
lois justifie, au moins partiellement, la fonction de conservation des
gardiens et, pour recourir aux distinctions modernes, on dira que dans la
cité idéale, le pouvoir exécutif est beaucoup plus important que le pouvoir
législatif. La tâche des gardiens est de contempler les lois, de manière à
prendre les bonnes décisions pour la cité.
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8. De quels autres peut-il s'agir ? Les gardiens ne sont certes pas inférieurs
aux aveugles, auxquels Platon les oppose ici pour la capacité de voir le réel,
c'est-à-dire la vérité de l'être. Il renvoie sans doute ici à ceux qui en
demeurent au spectacle du monde sensible, et notamment aux amateurs de
l'art et de la poésie dont il a reconnu les mérites dans leur recherche de la
beauté, mais qui n'ont pas su franchir le pas menant à la saisie de l'être au-
delà de l'opinion. Ce sont eux les aveugles, et il faut noter que Socrate
reconnaît ici autant leur expérience (empeiríai, d6) que leur excellence
(aretē̂s, d7). Les philosophes leur sont cependant supérieurs pour une
qualité fondamentale, la plus importante de toutes (tôi megistôi, d9), qui
dépasse l'expérience et la vertu : la vision de l'être. Le philosophe doit donc
posséder trois qualités essentielles : l'expérience, qui le relie à la pratique,
l'excellence de la vertu, qui fait de lui un être moralement bon, et la
connaissance, qui lui ouvre l'accès des réalités du monde immuable.
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9. Il s'agit d'abord d'identifier leurs qualités et aptitudes, pour démontrer que
les philosophes peuvent à la fois être des personnes d'expérience et de grand
mérite, et aussi posséder une connaissance philosophique. Le
questionnement fait donc retour sur les points soulevés en V, 474b-475c.
Toute l'analyse doit être rapportée au portrait moral esquissé en II, 375a-
377b, et elle sera complétée en VII, 535a sq., par les qualités intellectuelles.
Dans ses notes sur ces passages, J. Adam insiste beaucoup sur la différence
entre le portrait des livres II-IV, marqué par des exigences éthiques, et le
portrait hautement théorique et contemplatif des livres VI et VII. Cette
différence ne doit cependant pas être interprétée comme une rupture, mais
comme un approfondissement. L'ensemble des qualités requises pour
devenir philosophe, Platon le désigne du nom de naturel (phúsin, a5), un
terme qui permet de mettre l'accent sur leurs dispositions et leur caractère.
Par exemple, infra, a10. Voir sur ce vocabulaire l'étude très complète de
M. Dixsaut (1985 : 241-268).
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10. Platon revient sur l'exposé précédent (V, 475e), où il a distingué l'être
éternel (ousías tēs aeì oúsēs, b2) et le non-être, présenté ici comme monde
instable de la génération et de la corruption. Ces concepts sont introduits ici
pour la première fois de manière technique dans l'exposé de la
métaphysique. Notons également la reprise de l'attitude de désir amoureux
(erôsin, b1) que les philosophes entretiennent à l'endroit de la connaissance
de l'être.
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11. Platon compare ici la connaissance qui illumine quelque chose de l'être
au désir amoureux qui porte les philosophes vers la totalité de l'être.
Certains traducteurs (v.g. Grube) optent pour une lecture plus simple du
texte, faisant de la connaissance (mathēmatós, b1) l'antécédent de la reprise
par Socrate à la réplique suivante (pásēs autē̂s, b5) : même si ce raccord
paraît plus conforme à la suite, qui identifie des parties petites et grandes,
attributs qui conviendraient bien à la science, l'accord grammatical
l'interdit : c'est cet être, stable et éternel, que le philosophe aime dans sa
totalité, qu'il s'agisse d'un élément de grande ou de moindre importance. J'ai
traduit le terme sous-entendu, dans ce cas ousía, par essence, pour bien
marquer qu'il s'agit de la totalité de l'être intelligible, c'est-à-dire de la
totalité de ce qui est réellement au sens platonicien, et éviter que la
désignation de parties de l'être de moindre importance ne laisse entendre
qu'il s'agisse de choses sensibles. Cette idée de la dignité et de la valeur de
la totalité de l'être est parfaitement explicite ailleurs, par exemple Soph.,
227a, et Parm., 130c-e.
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12. V, 474d-475b.
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13. Platon fait référence à sa présentation du désir philosophique, distingué
de toute autre espèce de désir, au livre V, 474c sq.
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14. Dans son désir de mettre en relief l'amour de la vérité (stérgein, c4),
Platon oublie peut-être la prescription du noble mensonge qu'il a formulée à
l'intention de ses gardiens. Mais il faut éviter de durcir ce point, qui n'est
pas paradoxal : car le noble mensonge n'est que le recours à une fiction
mythique pour présenter une vérité politiquement plus essentielle. Voir
supra, II, 382c, III, 389b et 414b (sur le noble mensonge), et V, 459d-460a,
avec l'étude de C. Page (1991). Pour la notion de sincérité, (apseúdeia, c3)
comme incapacité de mentir, il faut noter qu'elle se rapproche d'un concept
d'infaillibilité : le philosophe ne peut mentir d'une part parce qu'il ne le
désire pas (condition de sincérité), mais aussi parce que sa pensée est rivée
sur la vérité (voir supra, II, 382e). C'est une caractéristique de l'être divin
ou démoniaque. Comparer Théét., 151d, où Socrate affirme, alors qu'il
présente l'art maïeutique de la philosophie, que « consentir au mensonge et
masquer la clarté du vrai m'est interdit par toutes les lois divines ».
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15. Le dialogue continue de se mouvoir en parallèle avec le morceau qui a
précédé au livre V, sur le désir philosophique comme désir amoureux. Le
vocabulaire ne laisse aucune ambiguïté, et la nature du philosophe est
emportée par un désir érotique (erōtikō̂s, c7) qui se porte sur les jeunes
garçons (paidikō̂n, c8). La symétrie avec le texte du Banquet porte à poser
la question de la proximité de date de rédaction de ces deux dialogues, l'un
et l'autre paraissant se présupposer mutuellement sur cette question de l'éros
philosophique.
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16. Platon reprend ici le terme qu'il a placé plus haut en polarité avec le
désir philosophique : le désir du savoir (philomathē̂, d3), inspiré par le
même amour de la vérité. Voir supra, V, 475c. Cet amoureux du savoir est
porté dès sa jeunesse vers les sciences, tous ses désirs coulent dans cette
direction. Le texte grec ici montre une légère incongruité, Platon acceptant
de recourir au vocabulaire de l'epithumía (d6) pour exprimer le désir
intellectuel, alors que le terme se concentre la plupart du temps dans les
désirs de la partie inférieure de l'âme.
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17. L'image est empruntée au vocabulaire du moulage (peplasménōs, d12),
Platon opposant le véritable philosophe à celui qui en aurait tous les traits,
mais qui ne serait qu'une copie conforme.
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18. L'idéal de la modération est d'abord la vertu de la troisième partie de
l'âme et il convient particulièrement à la classe des producteurs et des
artisans. Mais les auxiliaires et les gardiens, même s'ils ne participent
aucunement de la vie économique et des désirs qui l'agitent, ne sont pas
pour autant dépourvus de la modération. Cette vertu est pour eux
précisément la mise à distance du désir économique et du souci de
l'enrichissement. Voir supra, IV, 431a-432a.
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19. Platon associe un défaut déjà mentionné plus haut (voir supra, II, 391c,
III, 400b, et IV, 422a), la servilité indigne de l'homme libre, à un autre, une
forme de manque d'envergure et de pusillanimité, qui empêche de donner
toute son énergie au travail de la réflexion et du discours. Qu'est-ce en effet
que cette petitesse d'esprit (smikrología, a5), sinon une forme de
mesquinerie, faite de petits calculs, qui éloigne de la recherche de la vérité ?
Elle s'oppose donc à la grandeur de la pensée philosophique
(megaloprépeia, a8 et 503c). Voir Critias, 112c.
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20. Une traduction plus réservée lirait ici les tâches de l'étude, mais Platon
évoque les objets les plus grandioses de la philosophie, le temps et l'être,
dans leur totalité et la tâche du philosophe est de garder le regard dans la
direction de la réalité immuable supérieure. La theōría, c'est cette activité
de contemplation de l'être éternel, nourrie par l'exercice incessant des
sciences. Voir Théét., 173e, où l'âme du philosophe examine la totalité des
êtres.
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21. Évocation de l'idéal philosophique de l'Apologie et du Phédon, où le
philosophe est présenté, par la figure de Socrate buvant la ciguë, comme un
homme qui ne craint pas la mort et considère l'existence terrestre comme
une image fugace de la vraie vie de là-bas. Voir supra, III, 386a.
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22. Le contexte montre que Platon évoque les contrats et les conventions
qui sont le plus souvent l'occasion de l'injustice. Voir supra, II, 362b.
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23. L'expression est donnée pour équivalente au « naturel philosophe » qui
a été placée au point de départ de la recherche : il ne s'agit pas seulement de
dégager les traits de caractère ou les aptitudes, mais aussi de cerner ce qui
identifie moralement le philosophe, ses vertus spécifiques. Platon décrit
dans un même ensemble les dispositions naturelles et les vertus qui leur
correspondent. La liste de ces vertus est semblable à celle qu'on trouve dans
le Théétète (144d) et elle progresse des vertus qui règlent le désir à celles
qui concernent l'exercice de la raison. Le caractère juste et doux manifesté
dans l'enfance s'oppose à la violence et à la sauvagerie qui conduiront à
devenir peu fiable (dussúmbolos, b7), et insociable (duskoinṓ nētos, b11),
c'est-à-dire de relations difficiles. Cette forme fondamentale de la justice est
donc ancrée dans la douceur du tempérament et elle conduit à la vertu de
modération. Socrate cherche en effet d'abord à identifier ce qui évitera le
manque de mesure (ametría, d5) et produira au contraire l'harmonie
ordonnée. De la même manière, la disposition à apprendre (eumathḕ s, c3)
conduit à la sagesse intellectuelle. Cette disposition exige d'abord et avant
tout la mémoire (d2). Toutes ces qualités, conclut Platon, sont enchaînées
les unes aux autres (486e2). Voir sur la nécessité des dispositions, Phil.,
21b-e.
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24. Platon rappelle ici l'éducation poétique et musicale qu'il a proposée pour
les gardiens, de même que l'éducation physique par la gymnastique, une
formation qui leur assure à la fois la culture et la grâce. Ces deux qualités
sont de nouveau associées, comme lors de l'exposé du programme de la
paideía, à l'atteinte de la vertu de modération. Leur caractère propédeutique
pour la philosophie est également mis en relief. Voir supra, III, 400c-402c.
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25. La transition des dispositions et vertus du désir aux dispositions de
l'esprit est un peu brusque. Le raisonnement semble le suivant : si la
mesure, qui est le produit de la modération et de l'ordre, est l'effet de
dispositions à la culture et à la grâce exercées par une éducation adéquate,
ces mêmes qualités viendront renforcer la disposition de la pensée à la
connaissance de l'être, qui est la tâche de la philosophie. La proposition qui
en donne la justification demeure cependant obscure : la vérité est parente
de la mesure (d7). Cette thèse est exposée dans le Philèbe, alors que Platon
montre le rapport de la mesure et de la sagesse (65a-d). « Rien n'est plus
mesuré que l'intellect et la science. » Voir aussi 55d-59d pour le rapport
entre les sciences et la mesure.
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26. La contradiction n'est qu'apparente. Platon veut dire que le
développement de ces dispositions naturelles de grâce et de mesure, chez
celui qui est doté du naturel philosophe, conduira naturellement (autophuès,
d11) vers la pensée de l'être, mais qu'il devra néanmoins y être guidé.
L'éducation philosophique que Platon s'apprête à exposer pourra donc
s'appuyer sur ces dispositions fondamentales développées par la culture et
la gymnastique.
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27. Au sens métaphysique développé à la fin du livre V, il s'agit ici de la
forme de tout être, en tant que cet être est immuable et éternel. Le terme
idéa possède un vaste spectre de significations, tributaires en partie de son
étymologie qui l'associe au vocabulaire de la vision. Il peut donc désigner
l'aspect extérieur, la figure ou forme visible, et l'usage métaphysique se
dégage lentement dans l'œuvre de Platon. Voir supra, pour la forme du beau
lui-même, V, 479a1, et supra, pour la forme du bien, VI, 505a2, 508e, et
VII, 517b9, 526e3 et 534b10. Ce vocabulaire, où la parenté de l’eîdos et de
l'idéa pose plusieurs problèmes dans l'interprétation de la doctrine des
formes intelligibles, voir G.F. Else (1936). La forme de chaque être est donc
pour cet être ce à quoi il participe pour être ce qu'il est.
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28. Le verbe est concret (metalḗ psesthai, e3), il veut dire « participer,
prendre part », mais aussi « embrasser ». Une acception littérale de la
« compréhension » donnerait une idée fondée étymologiquement de cette
expression cruciale pour l'activité philosophique : comment la pensée saisit-
elle en effet les formes ? Voir Phédon, 102b1.
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29. Platon dispose ici la liste de toutes les aptitudes naturelles qu'il a
passées en revue, et il leur joint les vertus des parties de l'âme, telles que
l'analyse du livre IV a permis de les dégager. Pour une liste comparable,
voir Théét., 144a-b, et dans les Lois, IV, 709, le portrait du jeune tyran. On
notera cependant que la sagesse (sophía) n'y figure pas nommément, mais
sous les espèces de cet amour de la vérité qui caractérise le philosophe. De
l'édifice complet des vertus (modération, courage, sagesse et justice), c'est
en effet la nature de la sagesse qui est maintenant examinée dans l'analyse
de l'activité philosophique, puisque c'est elle qui viendra couronner
l'exercice de la raison.
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30. Déesse de la critique et du sarcasme, voir Hésiode, Théog., 214.
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31. Ce passage laisse entendre que la question des philosophes-rois était un
thème récurrent dans les entretiens de Socrate, mais la suite montre plutôt
l'expression du regard habituel sur la méthode socratique.
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32. Cette comparaison de la discussion philosophique avec le jeu du trictrac
est apportée par Adimante, qui se décide à intervenir. Comparer avec le jeu
des cités, évoqué en IV, 422e, et dans les Lois, VII, 820c-d. Il a suivi
patiemment l'échange avec Glaucon, mais il lui tarde de proposer une
objection que le cours prévisible du dialogue ne permettra pas d'introduire.
Cette critique de la discussion socratique ne manifeste aucune hostilité, et
elle fait partie de tous les morceaux du même genre, dans lesquels Platon
montre la vulnérabilité de sa propre méthode, si elle est suivie avec trop de
rigidité. On pense à la comparaison de Socrate avec la torpille, dans le
Ménon (80a-b), mais également au Gorgias (461d, 495a) et au Sophiste
(230b). Pour l'étude de l'élenkhos, voir d'abord R. Robinson (1953) et
A. Nehamas (1990).
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33. Adimante se fait ici l'écho d'un reproche traditionnel à l'endroit de
l'exercice la pensée et de la philosophie : ceux qui s'y consacrent montrent
beaucoup de lacunes dans la vie pratique. L'hostilité d'Isocrate était bien
connue (Sur l'échange, 258-269). Cette activité convient à la période de la
jeunesse, où elle contribue à la formation, mais y demeurer attaché à l'âge
adulte mérite réprobation. Voir Gorg., 484c-486c, Théét., 173c-174d, et
Phédon, 64b. Le reproche de puérilité n'est sans doute pas le plus virulent,
puisque aussitôt Adimante le renforce : ceux qui s'y attardent trop
longtemps deviennent presque fous et pervers. Comparer Euth., 306e et
Protag., 346a.
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34. Renvoi à la déclaration de Socrate sur la nécessité du gouvernement des
philosophes-rois, supra, V, 473d.
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35. Plus précisément, une image (eikṓ n, e5). Platon a souvent recours à ces
images, voir par exemple le morceau d'Alcibiade (Banq., 215a). Ici, il s'agit
d'une comparaison développée sur plusieurs registres, qu'on pourrait
considérer comme une allégorie. La cité démocratique est représentée par le
navire, le gouvernant par le pilote, les citoyens par les matelots. Plusieurs
éléments, sinon tous, de la critique platonicienne de la démocratie,
querelleuse et anarchique, se retrouvent dans ce tableau qui a pour but
d'illustrer la domination de l'ignorance et le mépris de la connaissance. Le
jugement de Platon sur le peuple peut être nuancé (voir infra, 499e), mais
en général il le critique impitoyablement (Apol., 30e). Cette image se fonde
sur le double sens du pilotage (en grec, kubernḗ tēs signifie aussi bien le
« pilote » que le « gouvernant », terme qui en provient étymologiquement)
et Platon l'a intégrée dans son lexique de l'art politique, par exemple dans le
Politique, où il reprend la même dénonciation de l'ignorance en matière de
pilotage politique (297e et 302a). Voir sur la comparaison l'étude de
R. Bambrough (1956). Au passage, Platon revient sur le thème de
l'enseignement de la vertu politique, déjà discuté dans le Protag., 319a-
320d, et sur l'absence de maîtres véritables. Il insiste sur la nécessité de
cette science du gouvernement de la cité, que chacun confond avec la seule
prise du pouvoir. Voir supra, V, 473c, et le témoignage de Xénophon
(Mém., IV, 2, 4-7, et III, 9, 11). Ce passage annonce le développement final
de l'allégorie de la caverne, avec l'évocation du traitement réservé au
philosophe. On en retrouve le thème dans le Politique (297a, 298a-299b) et
le morceau est cité par Aristote (Rhét., III, 1406b35-36) comme exemple de
comparaison.
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36. Passage controversé, dont le sens est cependant clair. Je suis la lecture
de J. Adam (voir ses notes et l'appendice I, vol. II : 74-76, qu'il consacre à
ces lignes difficiles). Les marins ne croient pas possible que le pilote
apprenne comment (hópōs, d8) diriger le navire, ni en l'étudiant comme art
(téchnēn, e1), ni en s'y exerçant (melétēn, e2), ce qui signifie qu'ils nient la
possibilité d'apprendre l'art même de la navigation (tḕ n kubernētikḗ n, e2).
La difficulté du texte provient de la clause finale, introduite par « et par là-
même » (háma, e2), dont le sens semble venir redoubler la phrase
précédente. Certains (B. Jowett, ad loc., suivi par P. Shorey) ont pensé que
Platon voulait distinguer la prise de contrôle du navire et l'art de naviguer,
mais l'affirmation de Platon est simple : si les marins nient la possibilité
d'apprendre le comment de la navigation, alors c'est l'art lui-même qu'ils
refusent. Sur l'importance de cette métaphore pour la philosophie politique,
voir R. Bambrough (1956).
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37. Expression courante pour dénigrer le penseur, reprise de l'épisode de
Thalès faisant une chute parce qu'il regardait le ciel (voir DK, 11 ; A9, et
Théét., 174a) et qu'on peut comparer avec le portrait de Socrate dans les
Nuées d'Aristophane (v. 288). Perdus dans la contemplation du cours des
astres (meteōroléschas, 489c6), les philosophes se voient reprocher d'être
aveugles au monde concret dans lequel ils vivent. Voir Apol., 18b, Pol.,
299b, et Phèdre, 270a.
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38. Citation de Simonide, selon Aristote (Rhét., II, 1391a8). Voir infra,
VIII, 568a.
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39. La hiérarchie des occupations et des activités dans la cité est soumise à
un principe fondé sur deux critères : la proximité du monde de l'être et la
capacité de diriger. Certaines activités sont d'emblée supérieures à d'autres,
et c'est un des points centraux de la critique politique contemporaine à
l'égard de la République : parce que Platon pose d'abord la spécialisation
fonctionnelle, et parce qu'il hiérarchise les fonctions, il rend impossible une
liberté des individus dans la cité de développer leurs capacités et de se
déplacer vers d'autres activités. Chacun paraît prisonnier de la fonction à
laquelle ses capacités de base vont l'identifier et ceci ruine la liberté d'accès
aux fonctions politiques. L'expression est reprise infra, 495b : la meilleure
nature est destinée à l'activité la plus élevée. Voir sur ces questions,
K. Popper (1979), avec le recueil d'études publié par R. Bambrough (1967),
et G. Vlastos (1969 et 1971).
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40. Platon prend ici à partie les sophistes, qui, tout en prétendant s'occuper
de la vertu politique et du bien de la cité, tournent en ridicule les
philosophes véritables, et alors le détracteur de la philosophie reprend leur
hargne. Mais il semble accepter que ce reproche soit partiellement fondé,
puisqu'il propose d'examiner pourquoi une majorité de philosophes sont
pervers. Il distingue donc un usage excellent de la philosophie et un usage
dégénéré. Comparer le portrait du philosophe sans génie, Théét., 173c.
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41. L'idéal de l'homme de valeur, qui allie l'excellence morale à la
formation de grande culture, est celui de l'homme libre et Platon l'associe au
régime de l'oligarchie, voir VIII, 569a. Le recours fréquent de Socrate à
cette expression (kalòs kagathòs, e4) qui valorise l'homme d'élite pouvait
être perçu comme une mise à distance de l'homme démocratique. Voir
supra, II, 376c et III, 396b.
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42. Le passage qui décrit l'engagement de l'activité du philosophe vers l'être
(pròs tò òn, a8) est de nouveau inspiré par le vocabulaire érotique qui
marque depuis le début le portrait proposé par Socrate. Son amour l'emporte
dans une quête qui rappelle en tous points l'ascension du Banquet (206e), de
même que la vision du Phèdre (248b), et qui aboutit à la fois à l'union (kaì
migeìs, b5) et à la fécondité dans l'enfantement. L'union est décrite comme
une union sexuelle et l'enfantement de l'intellect et de la vérité est précédé
des douleurs de l'accouchement (comparer Théét., 148e, 150b et 186a).
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43. L'être réel est l'être immuable et éternel qui est au-delà de chaque chose
particulière. Platon a recours ici à une distinction entre l'être et l'objet
naturel, c'est-à-dire entre ce qui est véritablement (b3) et la nature comme
ensemble d'objets chaque fois particuliers.
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44. Cette affirmation très nette de la parenté de l'intellect et du monde de
l'être intelligible n'est accompagnée d'aucune démonstration dans la
République ; celle-ci se trouve dans le Phédon, 79d, et dans le Timée (90a-
c). Platon réaffirme cette parenté en X, 611e.
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45. La description de l'union emprunte un vocabulaire teinté à la fois de
mysticisme et d'érotisme, qui rappelle le Phèdre (246e-247d) et le Banquet
(210a-212a).
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46. La comparaison des vertus du naturel philosophe aux membres d'un
chœur fait appel à une métaphore fréquente chez Platon ; voir par ex. infra,
VIII, 560e, 580b, Euth., 279c, Théét., 173b. Platon reprend ici la liste de
487a.
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47. On ne doit pas forcer la distinction, évoquée par la traduction entre le
naturel philosophe, comprenant l'ensemble des qualités et vertus qui font le
philosophe véritable et ce qui serait sa nature, exprimée éventuellement
dans une définition. Platon est également intéressé par une description
morale du caractère et des vertus du philosophe et par une définition qui
exprime sa fonction propre dans la recherche de la vérité et de l'être. Dans
la mesure du possible, suivant en cela les indications très riches de
M. Dixsaut (1985), j'ai traduit par naturel les expressions relatives à la
description morale et par nature, celles qui tendent vers la saisie de la
fonction métaphysique.
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48. La cause n'est pas la philosophie elle-même, mais l'ensemble des
facteurs pernicieux qui affectent le petit nombre de naturels philosophes. Ce
naturel ne se corrompt pas de lui-même, mais les vertus qui le constituent
peuvent subir l'influence du milieu environnant et se dégrader. Voir infra,
494b. Parce qu'il est non seulement fort et bien doué, mais aussi très
sensible, le naturel philosophe demeure toujours fragile. Comparer
Xénophon, Mém., IV, 1, 3-4.
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49. Platon n'utilise aucun terme technique ici pour désigner les vertus, et il
faudrait traduire littéralement « chacune des choses ». Comme il s'agit de
comprendre comment sont affectées les dispositions morales du philosophe,
et notamment ses vertus de courage et de modération, j'ai traduit par un
terme neutre.
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50. La métaphore de l'organisme était déjà mise en place supra, 491b,
quand Socrate affirme que peu de naturels doués de toutes les qualités
germent dans l'humanité. Les naturels les plus vigoureux doivent être
protégés par une éducation attentive, voir infra, VII, 519a-b, alors que les
naturels plus faibles ne présentent aucun intérêt : ils ne seront la cause ni de
grands maux, ni de grands bienfaits. Peut-être faut-il voir ici la raison pour
laquelle Platon ne propose aucun programme éducatif pour la troisième
classe.
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51. Platon semble vouloir distinguer entre ces sophistes qui enseignent à
titre privé, ce qui constitue déjà l'occasion d'une influence considérable sur
la jeunesse, et l'influence publique plus étendue qui accroît leur renommée
et leur pouvoir corrupteur. Qui sont ces megístous (a8) dont l'influence
paraît si pernicieuse ? La suite montre que Platon veut, sans disculper les
sophistes considérés individuellement, prendre à partie le monstre de
l'opinion publique elle-même, le marché démocratique de l'opinion. C'est
donc Athènes elle-même, en proie à l'influence sophiste, qui est la cible de
ce morceau véhément.
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52. La description des lieux de parole de la cité démocratique mêle ici tous
les registres de la vie publique : politique, juridique, militaire, religieux et
culturel. Partout, Socrate ne voit que vacarme et influence indue de la
rumeur qui véhicule la position des sophistes et corrompt la jeunesse. Pour
les rochers, on peut évoquer la Pnyx, où se rassemblait l'ecclésia,
l'Aréopage, l'Acropole et pour le théâtre, sans doute le théâtre de Dionysos.
La critique de la démocratie sera effectuée au livre VIII, 555b sq. Pour le
vacarme démocratique, 563c.
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53. L'influence de l'éducation sur le caractère (ē̂thos, e4) peut s'apprécier
selon les contextes : si l'éducation des sophistes, et en général la tyrannie de
l'opinion, ne peuvent influencer le caractère vers le bien, Platon soutient
néanmoins qu'ils peuvent le détériorer et le corrompre. Le propos n'est
paradoxal qu'en apparence, car l'affirmation porte d'abord sur l'influence de
l'éducation, et non sur la plasticité du caractère en général. Aucun caractère
en effet ne deviendra différent (alloîon, e3) de celui que favorise la
tendance générale, s'il demeure sous l'influence de l'éducation des sophistes.
Comment expliquer dès lors le surgissement des caractères excellents ?
Platon affirme d'abord l'existence de caractères divins (e5) exceptionnels. Il
faut les attribuer à une faveur divine (theoû moîran, 493a1). Ce passage très
pessimiste sur la possibilité de réformer les cités existantes, en conservant
leurs régimes politiques, conduit à la nécessité d'une révolution radicale,
mais celle-ci semble ne devoir trouver sa condition de possibilité que dans
une grâce. Cette notion de faveur divine a des antécédents chez Platon, on
pense au texte du Ménon, 94b et 99c-d, faisant l'éloge des hommes divins :
« Il nous apparaît que c'est par une faveur divine que la vertu est présente
chez ceux où elle se trouve. » Cette faveur divine est-elle une intervention
divine ou s'agit-il de l'exercice de la faculté divine, la raison présente chez
ceux qui la cultivent ? Le texte du Ménon (voir M. Canto-Sperber, ad loc.)
laisse entendre qu'il s'agit d'une vertu qui n'est pas le produit de
l'intelligence et l'exception constituée par l'avènement de l'homme politique
sage serait donc à considérer comme une sorte de miracle. Voir également,
infra, IX, 592a, et Lois, XI, 951b. Pour le concept de theía moîra, voir
J. Souilhé (1930).
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54. La critique platonicienne des sophistes et des orateurs imprègne presque
tous les dialogues, et ce passage se montre conforme aux reproches
habituels de Socrate : les sophistes sont d'abord des techniciens habiles,
désireux de contrôler le peuple, et prêts pour cela à toutes les ruses et à
toutes les subversions, y compris celles de leur propre jugement. La
distinction de la rhétorique et de la sophistique semble ici un peu effacée.
Voir le portrait des orateurs dans le Phèdre, 260c, et pour le peuple qu'il
s'agit de flatter et séduire, le Gorgias, 501b-502a. Comme ailleurs, Platon se
montre également critique des sophistes comme éducateurs, un rôle qu'ils
avaient entièrement conquis dans l'Athènes de Périclès. Voir sur leur
influence l'étude de G. B. Kerferd (1981 : chap. 3), qui insiste sur le fait que
l'évaluation de leur influence doit être tempérée par la censure et les procès
dont ils furent l'objet.
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55. La critique des œuvres d'art, ou la discussion de projets publics, par des
orateurs et des sophistes ne reposait pas, selon Platon, sur des fondements
valables. Leur reprochant de rendre compte (lógon didónai, d8) de manière
ridicule de leurs jugements sur la beauté des œuvres ou sur le bien de tel
projet, Socrate assimile leurs attitudes à une pure flatterie. Se soumettant à
l'arbitrage de l'opinion populaire, ils renoncent en fait à l'exercice même de
la raison. Dans les Lois (II, 659b-c, et III, 700e), Platon évoque les concours
de poésie et de musique et il demande que les juges soient vertueux : ils ne
doivent pas être les disciples des spectateurs, mais leurs maîtres. Mais la
culture démocratique d'Athènes a favorisé l'avènement d'une « théâtro-
thérapie » : c'est l'image même de cette foule souveraine qu'il peint ici. Il
faut certes lui concéder quelques prérogatives, c'est le « nécessaire » requis
par l'assemblée ; mais aller au-delà conduit à la tyrannie de l'assemblée et
au rejet du sage. Voir infra, X, 605a.
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56. La provenance de cette expression est douteuse, voir J. Adam, ad loc. Il
s'agit probablement, si on se reporte aux Scholies sur ce passage, d'une
évocation de l'épisode de l'Odyssée, où Ulysse attente à la vie de Diomède,
mais ne réussit pas ; pour se venger, Diomède lui attache les bras et le mène
du bout de son épée.
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57. Cette thèse est d'abord politique. Dans le contexte de la République,
comme dans le Politique (292e), l'accès à la philosophie comme
responsabilité dans la cité est limité par la rareté des dons naturels et par le
rejet dont le philosophe véritable est l'objet de la part des intellectuels qui
dominent le peuple démocratique. La progression de l'argument repose
d'abord sur des faits : alors que les sophistes consentent à une attitude
démagogique, le philosophe véritable lui n'y consent pas. Ce n'est donc pas
a priori, ou en vertu d'un argument concernant la faiblesse rationnelle du
peuple, que l'assemblée ne peut reconnaître la valeur de la vérité, mais bien
parce qu'elle est, dans les faits, c'est-à-dire dans la culture de l'Athènes
démocratique, dominée par des idéologues. Il faut donc, sur ce point,
réprimer une tendance (voir J. Adam, citant Gorg., 474a, et combien
d'autres à sa suite) qui rend la pensée politique de Platon naturellement
hostile au peuple, ou massivement méprisante à son endroit. Ce passage
montre tout le contraire, le désir de Socrate étant de rendre possible une
éducation différente, de manière à libérer l'assemblée de la domination de la
rhétorique et de la sophistique. Si donc Platon affirme qu'il est impossible
que la multitude accepte la vérité de l'existence de l'en-soi et des formes, et
par conséquent devienne philosophe, c'est non seulement parce que les dons
naturels sont rares, mais parce qu'ils sont corrompus par la culture et brimés
par l'éducation sophiste.
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58. Platon pense-t-il à Alcibiade ? Il arrive que Socrate reproche à
Alcibiade ses ambitions de conquête chez les Barbares (I Alc., 105b).
Plutarque (Alcibiade, 17, 2, 3) reprend cette idée, et affirme que l'expédition
de Sicile n'était qu'une étape sur le chemin d'une conquête universelle.
Comparer Thucydide, VI, 90, 2. Milite en faveur de cette identification la
mention de l'arrogance célèbre d'Alcibiade (phronḗ matos kenoû, d2 ; voir
I Alc., 104a ; Thucydide, V, 43, 2 ; et Plutarque, Alc., 34, 6, et 23, 8).
Notons, sur la base de ce rapprochement, que le philosophe peint par Platon
est d'abord un homme politique, que sa sagesse destine aux responsabilités
de la cité. Un sage qui se mettrait à l'écart ne courrait, de toute manière,
aucun des risques de corruption de la vie publique.
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59. Cette expression pourrait être une interpolation (áneu noû, d2), et
certains éditeurs modernes ont choisi de la supprimer, mais elle figure dans
le texte lu par Damascius et le sens est parfaitement cohérent : l'arrogance
du jeune noble éduqué par les sophistes le conduit à une ambition
irrationnelle. Il n'est pas, lui, dépourvu d'intelligence, ce qui serait un
contresens, compte tenu de toutes les qualités qui le promettent à la vie de
philosophe.
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60. À l'exemple de Socrate lui-même, auprès d'Alcibiade, comme Platon le
rappelle dans le Banquet (215d) et infra, VII, 560d. Alcibiade se souvient
d'avoir été bouleversé par les arguments de Socrate, mais reconnaît avoir
été incapable d'opérer une réforme profonde de son attitude. On pourrait
entendre ici une pointe de mélancolie chez Platon, à la pensée d'un
philosophe-roi perdu pour l'histoire.
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61. En vertu de quel facteur l'esprit se montre-t-il réceptif aux arguments
qui le requièrent de venir vers la philosophie ? Cette parenté d'esprit
(suggenès, d9) fait partie du naturel philosophe, elle est donc présente
depuis le début et ce n'est donc qu'au hasard des circonstances, ou à la
faveur divine mentionnée plus haut, que le naturel philosophe menacé par la
corruption devra de pouvoir entendre la voix de la raison.
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62. Les procès intentés aux philosophes s'étaient multipliés, et l'exemple de
Socrate, accusé de corruption de la jeunesse et d'impiété est certainement
présent à l'esprit de Platon quand il écrit ces lignes. Voir Xénophon, Mém.,
I, 2, 12, et Apol., 24b. Sur l'accusation d'impiété et les procès avant Socrate,
voir la notice de L. Brisson dans son édition de l'Apologie de Socrate et du
Criton (1997 : 44-62).
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63. Il s'agit de la liste des qualités et vertus requises du naturel philosophe.
Platon, exceptionnellement, a recours à un terme neutre (mérē, a5) pour
désigner cet ensemble ; il ne s'agit pas de parties, puisque cet ensemble
constitue l'ē̂thos du philosophe, mais bien d'éléments constitutifs.
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64. Rappel de l'argument avancé en V, 476b, et VI, 491a-b.
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65. Si le vrai philosophe s'unit à la philosophie, celui qui l'abandonne la
laisse à sa solitude de fiancée non épousée. Elle est alors courtisée par des
prétendants qui ne la méritent pas (voir supra, 489d, et infra, 495e).
Référence aux rites du mariage athénien, voir Lois, XI, 924.
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66. La formule vise la dérision, il s'agit d'hommes minuscules
(anthrōpískoi, c9), qui s'occupent d'arts minuscules. On a suggéré que
Platon vise ici Antisthène et peut-être Diogène, c'est possible. Platon
déplore l'envahissement de la philosophie par tous les technniciens de la
parole et de la pensée, sophistes et orateurs confondus, dont il a fait le
portrait plus haut. Voir Protag., 318e. Il les décrit comme des gens qui
occupaient des métiers subalternes, et qui se sont promus eux-mêmes aux
responsabilités les plus élevées. On peut certes faire la liste de nombreux
sophistes qui occupaient de petits métiers, avant de venir faire profession
des arts de la parole et de l'argument : Protagoras, Euthydème, pour ne rien
dire d'Hippias qui se vantait de maîtriser tous les arts. Mais un adversaire
plus vraisemblable peut être identifié dans la personne d'Isocrate (voir Sur
l'échange, 271 sq.), qui proclamait être philosophe. Le forgeron chauve et
trapu (e5) le dépeint assez correctement et déjà dans l'Euthydème, Socrate
l'attaquait férocement (305a-c, avec les notes de M. Canto-Sperber, ad loc.).
Voir également Phèdre, 279b, où Isocrate est « revêtu » de philosophie.
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67. Métaphore fondamentale de la condition humaine, dont la philosophie
est la libération, ces prisons annoncent les prisonniers de la caverne.
L'exemple du forgeron, libéré de ses chaînes (e6), concourt à l'image. Le
caractère privilégié de la vie philosophique, son association à la vie divine,
est ici marqué par sa désignation comme sanctuaire sacré (eis tà hierà, d2).
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68. Le terme (banausías, e2) renvoie à toutes les occupations qui sont le
contraire de l'activité de l'homme libre. Pas seulement les travaux manuels
(voir infra, IX, 590c), mais comme l'expliquera Aristote, tout ce qui peut
constituer une entrave au développement de l'intelligence et de la vertu
(voir Pol., VIII, 2, 1337b5-22). Voir Xénophon, Économique, IV, 2.
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69. S'agit-il de l'éducation philosophique, ou plus généralement de l'accès
aux sciences et à la culture de leur société ? Dans la mesure où la sagesse de
la philosophie vient couronner l'ensemble des arts et des sciences (Banq.,
184e, Mén., 234a), on peut penser que l'indignité des faux philosophes
repose d'abord sur leur incapacité à devenir vertueux (Phèdre, 241c).
Plusieurs maîtrisent en fait une partie importante de la culture athénienne,
notamment la poésie et la musique, mais c'est l'exercice vertueux de la
raison qui leur manque absolument.
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70. Platon oppose les sophismes (sophísmata, a8) à la pensée véritable
(phronḗ seōs alēthinē̂s, a8), qui résulte de l'engendrement des pensées justes
(dianoēmatá, a6). La pensée qui s'élève engendre en effet des opinions et
des pensées qui conviennent à la philosophie (Banq., 206b, Euth., 306d).
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71. La mention de la contrainte imposée par l'exil laisse supposer que
Platon pense peut-être ici à Dion, banni de Syracuse en 367. Ami de Platon,
il représentait un bon candidat à l'exercice philosophique du gouvernement
d'une cité. Cette suggestion de J. Adam a son mérite. Pour le rapport de
Platon avec Dion, voir l'édition des Lettres de L. Brisson (1987 : 48 sq.).
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72. Mentionné dans l'Apologie (33e), où il est présenté comme le fils de
Démodocos de Anagyros, un stratège dont on trouve le nom chez
Thucydide (IV, 75), ce philosophe a donné son nom à un dialogue
apocryphe de Platon qui nous a été conservé. Dans la liste des compagnons
avec qui il s'entretient de philosophie, en vertu d'une dispensation divine –
mentionnée dans l'Apologie comme dans le présent passage, et également
dans le Théagès, 128d – Socrate en parle à l'imparfait. Il était sans doute
déjà mort à ce moment. Platon évoque à travers lui la figure du jeune noble
de bonne famille, que tout destinait à la vie politique, mais qu'une santé
chancelante en éloigne et maintient en philosophie. Dans le dialogue
apocryphe, il est présenté comme désireux d'apprendre la science politique
(126c) et décidé à suivre l'enseignement de Socrate.
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73. Socrate ne s'y attarde pas, prétextant qu'il s'agit d'un phénomène trop
rare pour qu'on en tire un exemple. Cette voix divine a enjoint Socrate de ne
pas s'engager dans une carrière politique. « C'est une voix qui, lorsqu'elle se
fait entendre, me détourne toujours de ce que je vais faire, mais qui jamais
ne me pousse à l'action. Voilà ce qui s'oppose à ce que je me mêle des
affaires de la cité… » (Apol., 31d, trad. L. Brisson). Un interlocuteur, dans
le contexte de la discussion de la République qui diffère de celui de
l'Apologie, pourrait à juste titre demander à Socrate pourquoi lui-même s'est
détourné de la politique. La réponse de Socrate insiste sur le caractère
exceptionnel de son expérience et elle implique donc que la vocation
philosophique débouche naturellement sur l'engagement politique, si les
circonstances sont favorables. Mais la rareté de l'expérience démonique va
presque de pair avec la rareté des conditions parfaites, et le morceau trouve
sa conclusion naturelle dans l'isolement et la retraite du philosophe
condamné par la cité qui le contraint à ne rechercher que son salut
personnel. Quelle est la nature de ce signe démonique ? Est-ce une voix
divine ? Xénophon (Mém., I, 1, 2 ; I, 4, 15 ; IV, 3, 12 ; IV, 8, 1 et 5) nous
enjoint de le croire, en se raccordant au contexte apologétique du procès. Il
ne faut pas le confondre avec la mission de Socrate, intimée par l'Oracle de
Delphes (Phédon, 60e). Voir également, Euth., 272e ; Théét., 151a ; et
Phèdre, 242b, avec l'appendice de J. Riddell (1877 : 109-117) et les notes
de L.-A. Dorion (2000). La tradition platonicienne – à commencer par le
dialogue apocryphe Théagès – s'est beaucoup intéressée à ce thème, où elle
a puisé les fondements du caractère divin de la vocation philosophique, et
on peut citer plusieurs traités importants, notamment ceux de Plutarque et
d'Apulée. Pour l'importance de l'oracle dans la cité, voir infra, VII, 540b.
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74. Le sort cruel réservé par la cité au philosophe hante la philosophie de
Platon et rappelle à chaque instant le destin de Socrate. Déjà présent dans le
Gorgias (521b-522e), cet affrontement du philosophe et de la cité qui le
condamne viendra conclure l'allégorie de la caverne dans un tableau
saisissant du martyr de la vérité. Dans la description désabusée que nous
trouvons ici de la corruption des cités, il faut entendre l'écho des
expériences politiques funestes de Platon en Sicile (Lettre VII, 326a), autant
que la condamnation de la cité démocratique qui mit à mort Socrate. Voir
aussi Apol., 31e-32a.
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75. Le passage du pluriel (hoi genómenoi, c5) au singulier (hikanòs ṑ n, d3)
dans la description du petit nombre invite à concentrer l'attention sur le
personnage du philosophe, considéré comme le type de ce petit groupe qui
se voit forcé de se replier sur lui-même. Contraint de s'occuper de ses
affaires (tà hautoû práttōn, d6), il ne s'occupera plus que de philosophie et
se retirera de la vie publique en attendant la mort. La retraite du philosophe
n'est pas exempte de déception, voire même de ressentiment, et Platon
déplore le fait que les cités ne puissent accueillir ceux qui seraient la
condition de leur salut. Voir Gorg., 515a-522e, et Lettre VII, 324b-326b.
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76. Cette espérance est celle de la vie immortelle dans l'au-delà, qui
constitue la récompense du juste. Voir X, 621c-d, et supra, I, 331a, où
Platon cite Pindare dans l'entretien d'ouverture avec Céphale, faisant ainsi
se correspondre l'espérance de la tradition et celle de la philosophie. Voir
aussi Phédon, 67c, où Socrate évoque la noble espérance qui inspire le
philosophe devant la mort et infra, VII, 517b.
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77. Platon désigne de ce terme les régimes à proprement parler. Je traduis
katástasis (b2) par organisation pour marquer la différence avec la
constitution politique elle-même, que Platon nomme politeía. Ce passage
compte parmi les rares mentions nettes d'une distinction entre le régime, qui
désigne le type abstrait, et les constitutions politiques réelles, qui sont
toujours, si on fait exception de la cité idéale décrite par le dialogue (c4), le
fait de cités particulières.
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78. Ce passage est difficile, en raison du pronom neutre (ti, c8), qu'on ne
peut aisément contourner. Platon ne parle pas de personnes, mais de
fonctions, responsables de conserver le concept ou la théorie de la
constitution, qui est le fondement des lois imposées par le nomothète.
J. Adam, ad loc., parle de « théorie rationnelle de la constitution », une
expression qui cerne bien la préoccupation de Platon ici. Cette
responsabilité de la rationalité de la constitution est la prérogative des rois-
philosophes, et Platon veut maintenant élucider davantage une conception
qu'il a laissée, de son propre aveu, imprécise dans le développement
antérieur (voir supra, III, 412a-414). Les gouvernants doivent en effet
recevoir les lois et les appliquer, mais ils doivent aussi les protéger. La
position de Platon sur l'évolution de la législation souffre d'imprécision,
dans la mesure où la distinction entre la responsabilité législative du
nomothète et celle des dirigeants n'est pas élaborée. Voir IV, 429c.
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79. Concernant le rôle des femmes et la communauté des femmes et des
enfants, et ensuite sur la réalisabilité de la cité idéale. Voir V, 449b et 471c.
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80. Nouvelle citation de la maxime, voir IV, 435c, et VIII, 563e.
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81. Dans la formation des philosophes, on peut distinguer trois étapes : la
formation de l'enfance, faite de la gymnastique et des arts de la poésie et de
la musique ; ensuite, le curriculum des sciences, que Platon s'apprête à
exposer ; et finalement, les arguments (tò perì toùs lógous, a3), qui sont
l'objet de la science ultime, la dialectique. Contrairement à J. Adam, je ne
pense pas que Platon parle ici de manière sarcastique de ceux qui sont
considérés comme des philosophes accomplis, mais bien de ceux qui se
destinent à une formation complète, et qui s'interrompent en route. Ce sens
de l'expression (hoi philosophṓ tatoi poioúmenoi, a2) est pleinement
conforme aux occurrences subséquentes, VIII, 538c, IX, 573b et 574b.
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82. Fragment d'Héraclite (DK, 22 ; B6 = frag. 88 Conche), cité par Aristote,
Météor., II, 2, 355a14 : « Le soleil est nouveau chaque jour. » La lecture de
Platon est curieuse, le sens du fragment étant que le soleil se maintient dans
une nouveauté perpétuelle, et non que chaque jour est l'occasion d'un soleil
différent du précédent. C'est bien ainsi que Plotin, lisant Platon, propose de
le comprendre (Enn., II, 1, 2, 11).
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83. La qualité de la condition physique constitue une condition essentielle
pour l'exercice de la vie intellectuelle ; voir Protag., 326b, et supra, III,
410a. Cet usage du terme philosophie est ici très général, c'est la vie d'étude
(Théét., 143d, 172c). Pour l'harmonie du corps et de l'âme, favorisée par
l'exercice, voir IX, 591c-d.
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84. L'image est celle de la prairie où on va brouter, voir Protag., 320a, une
image qui pourrait évoquer les prairies célestes.
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85. La présence de Thrasymaque, qui se tient en retrait, se laisse un peu
oublier, mais on peut douter qu'il ait été insensible aux attaques de Socrate
contre les sophistes. Voir supra, 493a et 495c.
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86. C'est-à-dire parvenus à ce monde de l'au-delà (ekeî, c4), où l'âme
recommencera une nouvelle vie. Faut-il parler au sens strict d'une
réincarnation dans un autre corps ? La doctrine du livre X (608d) le
confirme, et Platon soulève donc bien ici la possibilité de poursuivre hors
de la vie présente des discussions philosophiques. Voir Apol., 41 et Phédon,
68a-b.
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87. Passage intraduisible, jouant sur un effet de style, décrit par Aristote
comme la paromoiôse (Rhét., III, 9, 1410a24 sq.) : Platon enchaîne en effet
legómenon et genómenon, dont le sens peut être traduit littéralement comme
je l'ai fait, mais il joue de plus sur cet effet pour tourner en dérision les
propos de la rhétorique. Le sens est donc que la majorité a été saturée
d'exemples deparomoiôse et deparisôse (formule rhétorique de l'égalité des
membres de phrases), mais elle n'a jamais vu quelqu'un qui soit réellement
semblable et égal (parisōménon kaì homoiōménon, e3) au modèle de la
vertu.
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88. Je ne suis pas le texte de J. Burnet, et je préfère la lectio difficilior
(parabálēi) à la leçon majoritaire des manuscrits (peribálēi), dont la
construction avec le datif ne donne aucun sens acceptable. La conjecture de
J. Adam ne me semble pas utile et lui-même reconnaît que le texte présente
une difficulté presque insurmontable. La nécessité et la chance dont il est ici
question peuvent être rapprochées du hasard divin de IX, 592a-e, autant que
de la faveur divine mentionnée supra (492e). L'avènement de la cité idéale
est possible, grâce à cette faveur divine, qui est pour le gouvernant une
inspiration (epípnoia, c1). Pour la mention des fils des gouvernants, qu'on
peut rapprocher des princes et dynastes de V, 473d, on peut sans doute
percevoir ici de nouveau une allusion au jeune Denys (Lettre VII, 327c).
Enfin, pour l'ouverture sur le monde barbare, assez rare chez Platon, voir
Phédon, 78a, et infra, 501b.
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89. Plus exactement des vœux pieux. Platon reprend donc ici la thèse selon
laquelle l'éventualité d'une situation qui rende possible l'avènement des
rois-philosophes constitue une éventualité réelle. Il ne l'assortit, dans le
présent passage, d'aucune restriction.
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90. Il s'agit de la Muse de la Philosophie (voir G.M.A. Grube, ad loc.).
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91. Passage difficile, où on a soupçonné une corruption. Voir l'appendice IV
au livre VI, dans J. Adam (II : 78). Cette phrase est supprimée en entier par
J. Burnet, que je ne suis pas ici, car il y a de bonnes raisons de la conserver.
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92. Au lieu de s'intéresser aux questions fondamentales, ces sophistes qui
sont étrangers à la philosophie se disputent entre eux (voir Charm., 154a
qui reprend la même expression). Isocrate, qui se serait reconnu dans ce
portrait, y a répondu (Sur l'échange, 260 sq.).
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93. Les êtres réels, c'est-à-dire les formes intelligibles. La description du
monde des formes qui suit les présente comme des êtres bien ordonnés,
selon un tout harmonieux et éternel et évoque le monde des astres. Le
monde des formes est par lui-même un kósmos (c4) intelligible (katà lógon
échonta), que le Phèdre présente comme un lieu au-delà du ciel (247c). Voir
Théét., 174d, et Phédon, 79c-d, pour cette définition de la pensée comme
élévation vers des objets sublimes. Comparer Timée, 47b-c, où la vie de la
pensée est imitation du mouvement éternel du ciel.
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94. Il s'agit de la vertu que le philosophe peut communiquer au peuple, mais
qui demeure à un degré inférieur de la vertu inspirée par la raison
philosophique chez le philosophe lui-même. Voir Phédon, 82b, où Platon
donne cette distinction.
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95. Une tablette de cire ou d'argile, dont on se servait pour écrire. Cette
tablette doit être effacée, pour y inscrire de nouvelles écritures. Toute cité
existante doit donc être purifiée (katharàn, a3), avant de recevoir une
nouvelle constitution ; cette idée se trouve aussi dans les Lois, V, 735b-
736c. La méthode mentionnée infra (VII, 540e), qui consiste à expurger de
la cité tous ses membres âgés de plus de dix ans, a quelque chose de si
drastique qu'on hésite à la prendre au sérieux. De l'esquisse à la finalisation
complète de la constitution, il faut sans doute compter plusieurs étapes. Voir
infra, 504d, et Protag., 326d, pour la notion de l'esquisse (diagraphē̂s, a1 ;
hupographeḗ , a9). Le plan est une sorte d'abrégé schématique des principes
et des lois essentielles.
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96. L'expression « par nature » (phúsei, b2) désigne la réalité intelligible de
la vertu en soi.
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97. Ce terme (andreíkelon, b5) appartient à la technique de la peinture (voir
Crat., 424e) et désigne un pigment produisant la ressemblance de l'être
humain. Platon évoque les fondements d'une anthropologie, où les formes
éternelles du juste, du beau et du modéré en soi, sont contemplées par le
législateur qui leur associe les vertus qu'il implante dans l'humanité et qui
en sont, pour ainsi dire, les images. C'est ce mélange qui produit la
représentation humaine, c'est-à-dire la ressemblance du modèle exemplaire
de la vertu et de l'humanité. Platon rapproche cet homme exemplaire
d'Achille « pareil aux dieux » (Il., I, 131), reprenant le concept de cette
représentation divine (theoeíkelon, b7) induite dans l'être humain par la
contemplation des formes. Si l'être humain en effet porte en lui-même cette
image de Dieu, constitutive de sa propre représentation, c'est que les formes
sont divines. Plus l'homme se rapproche du monde intelligible, plus il
accomplit son humanité qui se fonde sur cette empreinte divine. Voir infra,
IX, 589d-e. Je ne suis pas Burnet, qui lit pròs ekeîn'aû, et j'adopte plutôt le
texte de Adam, qui rend plus explicite le contraste entre les deux directions
du regard : d'une part le monde des formes, d'autre part la similitude qui
sera implantée dans l'humanité. Voir J. Adam, app. V, ad loc.
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98. Comment est-ce l'œuvre des législateurs que de façonner les caractères
de l'humanité ? Il s'agit ici de législateurs idéaux, appartenant au monde
d'une fiction transcendante qui créerait non seulement la cité, mais les êtres
humains destinés à l'habiter. Cette fiction d'un être législateur intermédiaire
partage certains traits avec le Démiurge du Timée, ne serait-ce que sa
contemplation créatrice des formes intelligibles. Dans ce moment de la
production des êtres humains, le législateur cherche à les rendre les plus
agréables au dieu possible. Voir infra, X, 612e. L'attribut (theophilḗ s, c1)
est riche de sens chez Platon, voir Euthyph., 7a, qui associe ce terme à la
piété, et infra, VIII, 560c, avec la définition du Philèbe, 39e : « Un homme
juste, bon et pieux n'est-il pas aimé des dieux ? » Voir aussi Lois, IV, 716c.
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99. Une traduction littérale du participe présent rend-elle justice au
vocabulaire de l'être ? La question se pose et mériterait tout un
développement. Platon privilégie nettement un participe avec l'article (toû
óntos, d1) aux infinitifs. Mais si nous traduisons par « l'étant », alors nous
produisons un contresens, dans la mesure où ce terme désigne précisément
le contraire de l'être qui est chez Platon, c'est-à-dire le monde des formes.
Sur l'interprétation de l'ontologie, et sa reprise dans la critique moderne,
voir A. Boutot (1987).
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100. La description réfère au passage de 485a sq. Pour les objecteurs, voir
V, 474a, et ici, VI, 487c.
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101. Platon reprend ici le vocabulaire des groupes de la cité, qu'il a proposé
aux livres précédents, et auxquels il a fait correspondre les vertus
spécifiques. Je traduis, ici comme là, le terme génos par classe, ce qui
désigne leur groupe en tant que tel. Voir supra, IV, 434b.
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102. Le tableau de la cité idéale s'apparente aux fictions des histoires
racontées, ce qui explique que Socrate affirme en faire le récit
(muthologoûmen, e4). Les aspects généalogiques de la cité, tout comme ses
aspects programmatiques, relèvent en effet d'une forme de mythologie, qui
ne sera mise à l'épreuve des faits qu'à l'avènement du gouvernement des
philosophes. Nous retrouvons ici l'opposition théorie et pratique (lógōi et
érgōi, e4) que Platon utilise souvent pour situer l'entreprise de la
République. Voir supra, III, 389d.
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103. La confiance que met Platon dans le pouvoir d'un seul philosophe de
causer une modification radicale n'a rien de surprenant, si on pense aux
espoirs qu'il mit dans les projets de ses amis siciliens, pour ne rien dire de la
confiance qu'il avait dans ses propres capacités de réussir.
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104. Dans cette éventualité, la plus optimiste qui soit, une cité verrait naître
en son sein un philosophe-roi qui, nonobstant les conditions concrètes de
son existence, convaincrait ses membres de le laisser gouverner pour établir
la cité idéale. Selon cette hypothèse, il n'est donc plus nécessaire que la cité
ait été purgée : Platon envisage le consentement des citoyens (ethélein, b8)
et la possibilité d'implanter le système des occupations en trois fonctions, et
les lois qui lui correspondent. L'affirmation de conclusion ne conserve
guère l'enthousiasme des moments de fondation des premiers livres : non
impossible (b8, c7), difficile (c6, d7), voilà les jugements qui clôturent
l'échange sur la réalisabilité du gouvernement des philosophes. Mais voir V,
473b, légèrement plus optimiste. Toute perspective concrète sera effacée,
quand il affirmera plus avant que la cité est un modèle céleste (IX, 592b).
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105. Malgré un exposé substantiel des mesures concernant la communauté
et la procréation, Platon semble regretter de ne l'avoir pas lié à la question
de l'institution des gouvernants. Voir supra, V, 471c. Cette institution est la
plus importante et la plus difficile (pantelō̂s alēthḗ s, d7-8).
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106. L'exposé retourne au moment où Platon avait commencé à exposer la
formation des gardiens, supra, III, 413e, et annoncé le présent exposé. Mais
alors que l'argument demeurait voilé, il devra maintenant s'avancer de
manière nette et précise.
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107. Platon revient à la formule de III, 341b, ceux qui sont gardiens au sens
strict, ce sont les gardiens les plus accomplis (IV, 428d).
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108. La liste des qualités, qu'on retrouve dans le Théétète (144a-b) est ici
examinée du point de vue de la stabilité, de la constance dans l'exercice d'un
effort. Associées à la juvénilité et à l'envergure d'un esprit de grand calibre,
ces qualités ne seront pas fréquemment développées en direction d'une
harmonie stable.
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109. Supra, 484d-487a.
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110. Dans l'exposé sur les épreuves des gardiens, III, 413c sq.
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111. Dans des efforts de nature autre qu'intellectuelle, par exemple à la
guerre ou dans les jeux olympiques. Je n'ai pas cru nécessaire de m'écarter
du texte de Burnet, pour adopter la conjecture áthlois, qui reçoit la faveur
de Adam (ad loc.). Le texte est clair.
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112. Platon récapitule la démonstration du livre IV, qui fait correspondre
aux trois classes de la cité les trois vertus symétriques, et donne à la justice
la fonction synthétique de constituer la vertu de l'harmonie de l'ensemble. Il
rappelle ensuite les conclusions, voir IV, 435d-436a, 441c.
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113. Ce long chemin est celui de l'examen de la paideía complète des
gardiens, qui les conduira au fondement de l'édifice des vertus. Voir IV,
435d, pour la mention antérieure du chemin à parcourir. Ce chemin
implique-t-il un changement dans la méthode philosophique du dialogue ?
Selon J. Adam, ad loc., Platon quitterait ici le terrain de la psychologie pour
celui de la métaphysique. Pour B. Jowett, il s'agirait d'un passage d'une
conception populaire à un examen dialectique. Les analyses du livre IV
étaient pleinement spéculatives et métaphysiques, dans la mesure où elles
reposent sur le fondement de la structure de l'âme immortelle et de la
raison. On peut donc parler d'une psychologie qui est d'emblée
métaphysique, que les livres VI et VII vont compléter par la dialectique du
bien au-delà de l'être (509b).
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114. Faisant écho au fait que la juste mesure de l'entretien philosophique est
la vie entière (voir supra, V, 450b), Socrate revient sur le lien de la
perfection et de la mesure (Pol., 284a, Phil., 64d et 66a). Adimante et ses
compagnons se satisferaient sans doute d'un examen moins approfondi (II,
372e, et V, 465e), mais il y a lieu de poursuivre.
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115. La désignation de ce savoir au singulier (mathḗ matos, d3) le place au-
dessus de tous les autres, il constitue le terme de la formation des
philosophes. Qualifié de savoir suprême (mégiston, e4), ce savoir a pour
objet la forme du bien et Platon l'appelle dialectique (voir 505a).
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116. Cette distinction entre l'esquisse et le tableau achevé
(hupographḕ /apergasía, d6-7) reproduit au sujet du savoir moral les
registres de réalité de la cité. De la même manière que les cités réelles ne
sont jamais que les esquisses de la cité idéale, les vertus saisies dans l'action
humaine ne sont que l'esquisse de ces vertus parfaites et transcendantes, qui
existent par soi et dont le fondement est la nature du bien. De l'exposé du
livre IV sur les vertus de l'âme à l'exposé sur les vertus en soi et sur le bien
en soi, la progression de la métaphysique est marquée comme un passage à
la réalité. Plus loin, le rapport des vertus au bien est exprimé comme le
rapport de l'apparence à la réalité, voir infra, 505d-e.
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117. Je ne conserve pas l'appellation traditionnelle (l'idée du bien), car on ne
peut établir une différence quelconque entre idéa et eîdos dans le
vocabulaire métaphysique de Platon. J'ai également traduit « forme » pour
eîdos. Je n'ai pas noté le bien avec une majuscule de majesté – comme cela
pourrait s'imposer dans tous les cas où il s'agit de la forme absolue, et non
du concept du langage ordinaire – en raison de l'interprétation théologique,
héritée du néoplatonisme, que cette expression introduit alors explicitement.
Cette interprétation qui veut respecter précisément la sublimité et l'élévation
que Platon associe à la nature de la forme du bien a beaucoup de mérites
intrinsèques, mais je ne crois pas qu'elle soit exclue par une notation neutre.
Deux questions majeures se posent concernant le bien chez Platon : d'abord,
quel était le statut de cette doctrine, dont Socrate dit à Adimante qu'il l'a
entendue exposée à plusieurs reprises (504e8 et 505a3) ? Cette question se
trouve au centre de l'approche dite ésotérique de la pensée de Platon : la
doctrine du bien aurait été le cœur d'un enseignement réservé aux initiés et
non communiqué par écrit dans les dialogues. Voir M.D. Richard (1986),
qui résume le dossier des textes et présente une histoire de l'interprétation,
surtout allemande, de cette question difficile. Plus récemment, L. Brisson
(1998). On trouve ensuite la question, plus fondamentale, de la nature du
bien platonicien : doit-on l'identifier au Dieu de Platon, qui viendrait
couronner sa métaphysique, ou, tout en préservant sa prééminence, le
maintenir au rang du monde des formes ? Sur cette question aussi,
l'interprétation est divisée. Voir au premier rang, A.J. Festugière (1957), et
on accordera une place à l'interprétation de H.G. Gadamer (1996). Plusieurs
exposés éclairent le sujet, en particulier G. Santas (1985), D. Hitchcock
(1985) et M. Baltes (1997).
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118. Puisque c'est par la forme du bien que les choses justes sont justes, on
peut exposer le rapport métaphysique de cette forme suprême aux autres
formes et aux êtres qui en dépendent comme un rapport de participation.
Mais Platon va préciser ce rapport en élaborant le type de causalité qui peut
éclairer le rapport du bien et de l'être. Il affirme lui-même que notre
connaissance est insatisfaisante, bien qu'elle soit essentielle.
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119. Quelle est la nature de ce connaître (phroneîn, b2) ? Par le choix d'un
terme associé à l'idée de la sagesse philosophique (phrónēsis, b6), Platon
allie le savoir d'une science suprême à une activité de contemplation qui
rend celui qui l'exerce meilleur et plus sage. Platon critique donc ici la
prétention à connaître le bien, sur le modèle d'une connaissance ordinaire, et
il pense que le statut de cette connaissance est plus élevé. S'il ne parle pas
d'une epistḗ mē du bien, mais d'une phrónēsis, nous devons en tirer la
conséquence suivante : ce que la majorité croit être la connaissance du bien
n'est pas la véritable connaissance requise du philosophe. Voir sur ce
concept, l'étude de M. Dixsaut (2000 : 93-119).
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120. Peut-on les identifier ? Peut-être les penseurs cyrénaïques, mais plus
sûrement l'opinion populaire en général. Pour la discussion, voir Phil., 13a-
c, 67b, mais on peut suivre J. Adam qui pointe aussi Calliclès (Gorg., 495a-
49c).
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121. Derrière tout bien particulier, poursuivi dans la recherche de ce qui est
beau et juste, se profile le bien suprême, la forme du bien, présentée ici
comme terme ultime, et donc cause finale au sens où Aristote y reviendra
(Mét., Λ, 9, 1074b15 sq). Voir Phèdre, 98b, Phil., 20d et 54c, et Lois, IV,
715e sq., passages où le lien de la finalité et du bien suprême est mis en
relief.
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122. Platon introduit ici le concept de l'opinion droite, une opinion qui tout
en étant vraie, est dépourvue du savoir qui la fonde. En ce sens, elle est
aveugle. Voir Ménon, 97a-98a, Théét., 201c, et Timée, 51d-e. Platon
l'affuble ici de trois adjectifs péjoratifs : vil, aveugle, difforme. Sur ce
concept et sa place dans l'épistémologie platonicienne, voir Y. Lafrance
(1982).
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123. Malgré les efforts de plusieurs interprètes pour retrouver, soit dans le
Philèbe, soit dans un dialogue perdu, soit encore dans les doctrines non
écrites, un exposé complet concernant la nature du bien, il faut se rendre à
l'évidence que le présent passage est tout ce que contient le corpus
platonicien sur le sujet. On peut aussi noter que la recherche sur la justice
(V, 472b) risquerait de se perdre si Socrate s'engageait dans un exposé sur la
métaphysique du bien.
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124. L'image est empruntée au vocabulaire de la parenté, et laisse percer un
écho de ces princes et fils de rois mentionnés plus haut. Si le rejeton du bien
est le soleil, le bien sera le père (toû patròs, e6). Voir Lois, X, 897d.
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125. Jeu de mots intraduisible, sur le double sens du mot tókos, qui signifie
à la fois le rejeton qui a été enfanté, et les intérêts résultant d'une dette. Voir
infra, VIII, 555e, et pour une expression comparable, Pol., 267a.
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126. Voir V, 475e.
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127. Périphrase nécessaire pour traduire pálin aû (b6) : pour chaque forme
intelligible, posée comme forme dont participent plusieurs choses multiples,
il faut maintenant affirmer qu'elle existe de manière unique, selon ce qu'elle
est elle-même par elle-même, comme forme. L'affirmation du multiple, qui
s'exprime dans les distinctions du langage ordinaire, est donc renversée par
l'affirmation de la forme unique du beau, du juste et de tous les prédicats du
même genre. Sur la forme unique, voir Phil., 16c-d.
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128. La structure de l'opposition entre le visible et l'intelligible repose sur la
distinction de deux opérations : percevoir – le sens de la vue agissant de
manière métonymique pour l'ensemble de la perception – et penser. Le
vocabulaire de la pensée est construit pour l'essentiel sur l'ensemble des
termes formés à partir de l'intellect (noûs, noeîsthai, nóēsis, tópos noētós,
diánoia) : ce lexique noétique n'est pas en filiation directe avec celui de
l'intellect, qui s'imposera plus tardivement, et je crois plus fidèle, autant que
possible, de le maintenir dans sa parenté avec la pensée, et d'éviter les
vocables qui rapprochent du concept ou de l'intelligence.
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129. Expression qu'on peut rapprocher de la démiurgie du Timée, et
notamment de la fabrication de l'âme humain (pour la perception, Timée,
61c-69a).
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130. Ce n'est certes pas le sens ordinaire de la fonction ou de la faculté qui
est exprimé ici (dúnamin, c8), mais la possibilité, d'autant plus que
l'expression regroupe les deux versants du phénomène, la vue et la
visibilité. Le terme sert d'antécédent dans le développement qui suit, et
revient en 508a1 et 508b6, pour exprimer le pouvoir spécifique de la vue et
de l'œil.
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131. L'argument repose sur le simple fait de la nécessité de la lumière pour
l'exercice de la vue, les autres sens (ouïe, toucher, odorat, goût) ne requérant
pas la lumière. Platon connaissait le rôle de l'air dans la transmission du son
(Timée, 67b) et s'il semble l'oublier ici, c'est parce que l'argument se
concentre sur la lumière, et non sur le médium nécessaire pour chaque sens.
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132. L'antécédent (en autoîs, d12) a été mis question, mais il ne fait aucun
doute que Platon assigne la présence de la couleur aux objets ; voir infra,
508c. Pour les arguments de ceux qui soutiennent que Platon affirme ici que
la couleur est dans les yeux, voir J. Adam (note ad loc., et app. VIII, vol. II :
82-83).
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133. Le sens de ce rapport est le lien de condition nécessaire qui soumet
l'exercice d'un sens à son milieu d'effectuation. Platon parle d'un type ou
d'un genre de rapport (idéa, e6), ce qui donne une bonne indication de son
degré de formalité abstraite : il s'agit de la catégorie de rapport liant les
facultés à leurs objets. Comparer par exemple, Théét., 156a, et pour un sens
comparable du terme idéa, voir Phil., 64e.
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134. Il est difficile, à compter de ce seul passage, d'affirmer que Platon
considérait les astres comme des êtres divins, mais d'autres passages le
montrent clairement (Timée, 40a). La question de la religion astrale de
Platon a été beaucoup discutée dans la foulée de la lecture de l'Épinomis,
mais on peut en retrouver l'expression dans les dialogues. Voir P. Boyancé
(1952). Une interprétation purement métaphorique de la divinité du ciel ne
rendrait pas justice à l'ensemble de ce passage, qui associe la divinité
céleste et la forme du bien. Comparer Apol., 26c, où Socrate fait profession
de foi en la divinité du soleil, et sa prière à la fin du Banquet (220d).
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135. Littéralement, ce qui possède au plus haut point la forme du soleil
(hēlioeidéstatón, b3) ; voir infra, 509a1.
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136. La métaphore de l'écoulement, de l'émanation (hṓ per epírruton) aura
une grande portée dans l'histoire de l'interprétation néoplatonicienne de l'Un
et du Bien et ce thème trouve, pour ainsi dire, sa source ici. Le terme est
rare, voir Timée, 43a et 80d.
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137. Ce lieu intelligible est le monde des formes séparées, qui sera désigné
ailleurs comme monde intelligible (kósmos noētós). L'analogie du soleil
produit ainsi une symétrie à quatre termes : bien/soleil, lieu intelligible/lieu
visible, êtres intelligibles (formes)/choses visibles, intellect/vue. Sur la
désignation de ce rapport comme une « analogie » (análogon, b13), et sur
tous les problèmes d'interprétation de cette analogie, voir d'abord
Y. Lafrance (1987) qui présente un bilan détaillé des interprétations. Voir
aussi V. Goldschmidt (1971). Ce rapport est complété ensuite par l'analogie
de la vérité et de la lumière.
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138. L'âme est donc le principe qui intègre l'intellect comme sa fonction la
plus haute, parce qu'elle est la fonction de la pensée. Y a-t-il un état de
l'âme qui est dépourvu d'intellect ? Quant l'âme ne se tourne pas vers les
intelligibles, mais seulement vers les opinions, elle ne pense pas au sens
strict, et en conséquence elle n'actualise pas l'intellect. Quant à la distinction
des opérations de l'âme (d6), qui semblent montrer une progression de la
pensée à la connaissance, et de la connaissance à la possession de l'intellect
(une forme de saisie intellectuelle, que Platon nomme ensuite nóēsis), elle
est exposée dans l'analogie qui suit immédiatement, celle de la ligne.
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139. Le texte est ici très difficile. J. Adam lui a consacré un appendice très
utile (II : 83-84), où il résume les arguments qui le conduisent à introduire
une correction. Celle-ci semble en effet s'imposer, car si nous conservons le
génitif du participe des meilleurs manuscrits (hōs gignōskoménēs, e4), la
formulation devient redondante : Platon affirmerait que la forme du bien
serait la cause de la connaissance et de la vérité, en tant qu'elle est connue.
En adoptant l'accusatif, on obtient un sens satisfaisant : cause de la science
et de la vérité, la forme du bien est également susceptible d'être connue.
Cela semble confirmé par la suite de l'analogie, au sujet des objets
connaissables (b6). Cette interprétation a été retenue par Grube et je
l'adopte également. Mais en sens contraire, voir B. Jowett, ad loc.
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140. En redoublant l'énoncé concernant la subsistance de l'intelligible,
Platon fait intervenir une distinction, pour la première fois dans la
République, entre l'être et l'essence. S'agissant des intelligibles, c'est-à-dire
des formes, le bien est leur cause. Mais quel est le sens de cette causalité ?
De la même manière que le soleil est la cause des êtres sensibles, tout en
n'étant pas lui-même leur genèse, le bien est la cause des êtres intelligibles,
tout en n'étant pas lui-même être. L'analogie ne permet pas d'aller au-delà,
et il n'y a pas de distinction correspondant à celle de l'être et de l'essence
pour le monde sensible, dans la mesure où il n'y a pas, dans la conception
métaphysique de Platon, d'être du sensible, seulement un devenir (génesis,
b3). Il faut donc interpréter cette distinction. Selon J. Adam, ad loc., elle est
superficielle et les deux termes auraient le même sens ; on peut cependant
distinguer l'être comme subsistance de la forme (son éternité immuable), et
son essence en tant qu'elle est une forme, unique et accordée à un domaine
de référence qui la spécifie comme forme unique (par exemple, la forme du
beau, le beau en soi). En plaçant la forme du bien au-delà de l'essence, mais
sans mentionner qu'elle est également au-delà de l'être, on pourrait saisir
une précision concernant la doctrine du bien : comme forme, la forme du
bien subsiste éternellement, au même titre que toutes les formes, mais
comme bien, elle transcende toute particularité et ne saurait donc être
assimilée à ce qui fait de chaque forme l'eîdos particulier qu'elle est, c'est-à-
dire chaque fois une ousía particulière. Au contraire, la forme du bien est
au-delà des formes eu égard à cette transcendance (epékeina tēs ousías, b9)
qui la détermine comme absolue souveraineté. L'interprétation de ce
passage a été beaucoup influencée par l'importance de la forme du bien
dans le néoplatonisme, surtout chez Plotin (voir Enn., VI, 9). Selon cette
interprétation, la forme du bien est même au-delà de l'être, ce qui porte à sa
limite l'affirmation encore obscure de la République. Sur ce point, voir
d'abord H.J. Krämer (1969, 1990 et 1997).
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141. La légèreté apparente du ton est sans doute favorisée par la remarque
de Glaucon, qui contient elle-même un jeu de mots : son hyperbolḗ (c2) est-
elle la transcendance du bien ou tout simplement l'idée d'une exagération
dans le propos de Socrate ? On pourrait dire, suivant une indication de
G.M.A. Grube (voir DL, II, 118), qu'ici Socrate lui rend sa monnaie, car ce
n'est pas seulement un jeu de mots fondé sur la consonance de
ouranós/horatós, mais aussi un écho de ouranoû/ nóētoû, où s'entend le
nom de l'intellect au génitif (noû) associé au monde intelligible (nóētoû).
J. Adam, ad loc., suppose de son côté que Platon veut éviter une étymologie
courante (Crat., 396b), qui fait dériver le ciel (ouranós) du visible
(horatós), alors même qu'il s'agit ici de renforcer la proximité du ciel et des
formes intelligibles.
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142. Proclus avait déjà pris position sur le texte (In Remp., I, 288, 20-24 ;
III, 96) : s'agit-il de segments égaux (ísa) ou inégaux (ánisa) ? Si le texte est
clair et exprime nettement une inégalité, la question se pose de savoir
pourquoi une symétrie de deux mondes – et à l'intérieur de chacun, entre
deux registres distincts – doit s'exprimer dans cette inégalité. Le privilège
du monde intelligible impose de lui donner une représentation plus
importante, et ainsi en décroissant vers les domaines inférieurs de
l'ontologie. Voir le schéma, en annexe. L'érudition sur la ligne est plus
abondante que sur tout autre passage du corpus platonicien, et nous devons
aux travaux de Y. Lafrance de pouvoir y voir un peu clair. Ses travaux
bibliographiques et critiques permettent en effet de retracer tous les
problèmes soulevés depuis l'Antiquité, et de revoir l'histoire de leur
interprétation. Voir Y. Lafrance (1987). Toute la classification repose sur les
critères de la clarté (monde sensible) et de la vérité (monde intelligible).
Pour le rapport de la ligne et de la caverne, voir V. Karasmanis (1988).
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143. Deux formulations semblent se superposer pour désigner le domaine
inférieur de la ligne : dans un premier moment, Platon oppose le visible et
l'intelligible, mais ici il désigne le visible comme domaine de l'opinable
(doxastòn, a9), qui s'oppose au connaissable (gnōstón, a9) : cette
terminologie, plus épistémologique qu'ontologique, revient infra, 511d, et
elle permet un rapprochement avec l'allégorie de la caverne, qui suit
immédiatement, le monde des ombres et des simulacres étant celui de
l'opinion. La cohérence des trois grands discours (soleil, ligne, caverne) a
fait l'objet de plusieurs études, qui la plupart convergent pour montrer la
rigueur de l'ontologie.
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144. Les objets imités par les images, et qui sont eux-mêmes les imitations
des formes intelligibles. Voir infra, la reprise de la question ontologique de
l'imitation, X, 599a, et Lois, III, 688b.
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145. Il s'agit de propositions non démontrées, introduites ou bien comme les
axiomes des théoriciens, ou bien comme les hypothèses des géomètres. Voir
Ménon, 86e (avec la note de M. Canto-Sperber, ad loc.). L'hypothèse en
métaphysique comprend certains traits de l'hypothèse mathématique : le
rapport à la démonstration est absolu (une hypothèse demeure une
hypothèse tant qu'elle n'est pas démontrée) et la productivité est une raison
suffisante de la formuler (même invérifiable, elle peut entraîner d'autres
hypothèses). Dans le présent passage, le premier moment est marqué par
une dialectique ascendante : l'examen des images et des objets conduit à
faire l'hypothèse de leurs modèles réels, les formes. Le sens de l'hypothèse
est donc : considérant telle image, il existe tel être qui est son modèle. Dans
le monde intelligible cependant, les formes ne sont pas dans une relation
d'image ou d'imitation au principe non hypothétique, et la progression des
formes vers le principe suprême utilise cette fois les formes comme
hypothèses. La formulation est alors : si les formes existent, alors le bien
existe. Voir infra, VII, 532a-533c. Admettons, dit autrement, l'existence du
beau en soi, ou du juste en soi, alors il faut démontrer que le juste en soi
n'est possible que par la forme du bien, et cela doit être fait dialectiquement,
sans recourir à aucun moment à des objets sensibles. Les aspects progressifs
de la dialectique sont dans le corpus platonicien plus manifestes que les
exemples de déduction pure : on peut noter, par exemple, la dialectique de
l'égal dans le Phédon, ou de la beauté dans le Banquet. Pour la déduction
pure, on peut en trouver l'esquisse dans le Timée, alors que la production de
l'univers est déduite de la forme du Parfait incréé.
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146. Ce passage doit être lu dans un rapport étroit au programme des
sciences, qui intervient en VII, 522c-531d. Platon se contente pour l'instant
de distinguer les hypothèses des sciences propédeutiques des hypothèses de
la dialectique supérieure qui achemine vers la position de la forme du bien.
Pour les « formes visibles » que sont les dessins et schémas des savants,
voir Euth., 290b, et Lettre VII (342a sq.), qui ne sont jamais que des
approximations des schèmes mathématiques (VII, 526a). Ceux-ci sont des
êtres en soi (autà ekeîna, 511a), distincts des formes intelligibles. Ce
passage pose la redoutable question du statut des êtres intermédiaires entre
les formes et les êtres sensibles particuliers, un problème rendu plus aigu
par la question du statut de la diánoia : si en effet la pensée discursive
(dianoia) constitue un registre intermédiaire entre l'opinion et la
connaissance de l'intellect, quels sont les objets qui lui correspondent ?
Cette question est bien exposée dans Y. Lafrance (1989). Voir également
N.D. Smith (1981).
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147. Les deux significations, à ce stade du dialogue, ne sont pas vraiment
distinctes : Platon tire le concept de la science dialectique de l'exercice
même du dialogue, dont la force (dúnamis, b4) rend possible le passage des
formes au principe qu'est le bien.
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148. Au sens strict, les arts ou types de savoirs particuliers qui constituent
l'ensemble des sciences (la géométrie, l'harmonique, mais aussi la musique
et la poésie). Voir Protag., 318e, et Théét., 145a-b. Comme le curriculum
platonicien le montre, ces arts sont principalement mathématiques, et cela
explique que l'exposé se termine sur une distinction claire de la pensée et de
l'intellect : la pensée (diánoia) demeure liée à l'exercice des mathématiques
et elle ne se libère jamais des hypothèses, alors que l'intellect (noûs)
procède vers le principe anhypothétique et est à proprement parler le nom
de la pensée philosophique et dialectique.
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149. Malgré sa provenance résolument contemporaine, cette traduction me
semble la seule qui soit adéquate pour páthēmata (d7). Il ne s'agit ni
d'opérations particulières, qui seraient finies et limitées, ni de facultés, qui
désigneraient par exemple des fonctions ou même des parties de l'âme.
Comme l'ensemble de l'exposé de la ligne est organisé sur le critère de la
clarté et de la vérité, on peut sans risque proposer que Platon distingue ici
les états de l'âme, aux divers degrés de la perception et de la connaissance,
c'est-à-dire selon les objets vers lesquels elle se tourne pour percevoir et
penser. Déjà en ce sens, J. Adam parlait de state of mind. La représentation
(eikasía) est l'état mental qui résulte de la pure perception, c'est l'image
mentale ; la croyance (pístis) est croyance dans la réalité du visible et du
sensible, supérieure en clarté à la pure représentation. On peut discuter sur
la nécessité de confiner la représentation aux seules images (eikónes), mais
dans la mesure où il s'agit de l'ensemble du monde de la doxa, il s'agit plutôt
d'une différence de degré dans la clarté de l'opinion ou de la perception, et
non une stricte différence d'objets. Sur l'épistémologie platonicienne et la
question des formes et des états mentaux, voir d'abord N.P. White (1992).
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1. L'allégorie de la caverne propose une comparaison élaborée, dans
laquelle chaque élément est destiné à éclairer un aspect de la condition
humaine. Son propos est à la fois plus vaste et moins technique que l'exposé
de la ligne, et la correspondance de l'ontologie et de l'épistémologie de
chacun de ces passages ne doit pas être recherchée avec trop de précision.
Les quatre divisions de la ligne ne sont pas en effet exactement équivalentes
aux quatre registres du monde de la caverne : les ombres sur la paroi, les
objets dans la caverne, les reflets à l'extérieur, et les objets extérieurs.
L'interprétation de la lumière réelle (515e), le soleil, renvoie cependant à
l'analogie du soleil et favorise un rapprochement avec la forme du bien. La
situation d'origine (páthei, a1) n'est cependant pas expliquée, ni rapportée à
une cause particulière qui serait responsable de l'enchaînement des
prisonniers. L'abandon des prisonniers peut être rapporté au thème orphico-
pythagoricien de la prison du corps pour l'âme : le Phédon nous apprend
que le monde est pour ainsi dire le tombeau de l'âme. Cette situation
d'enfermement est une forme d'expérience qui représente la condition
générale de l'existence humaine, considérée dans son manque d'éducation
(apaideusías, a2). Pour ce sens du terme pathos, voir supra, VI, 488a.
L'allégorie est un locus solus dans le corpus platonicien, même si on peut
esquisser un parallèle avec le Théétète (172c-177c), pour la question de la
culture. On ne peut non plus lui trouver de sources littéraires précises,
même si le thème de l'antre et des grottes est bien présent depuis Homère
jusqu'à Empédocle (DK, 32 ; B120). Lié en général à l'Hadès et à la
divination, la caverne est le lieu exemplaire de la rencontre avec les morts.
Voir Proclus (In Remp., 292, 22-296, 15 ; II, 101-104) et la reprise de
l'allégorie chez Cicéron (De la nature des dieux, II, 95). La complexité de
l'interprétation de ce passage, souvent considéré comme le cœur de la
République, lui vient de ce qu'il compose un abrégé de l'ontologie, de la
doctrine de la connaissance et de la philosophie politique : ce texte est en
effet autant un exposé de métaphysique qu'une leçon sur le devoir du
philosophe de s'engager dans les affaires de la cité, quel que doive être son
destin. L'allégorie se termine en effet par une leçon de courage, où le lecteur
est invité à reconnaître Socrate. Il faut enfin y voir, un moment rare chez
Platon, une invitation à la liberté et une éthique qui la rend pensable. Voir
en ce sens la lecture de Th.A. Szlezak (1997), qui présente une synthèse de
l'interprétation contemporaine.
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2. Le regard des prisonniers est tourné vers la paroi qui se trouve au fond de
la caverne, c'est-à-dire dans la portion basse du souterrain. La caverne
possède une ouverture, qui permettra à ceux qui se libèrent de sortir, mais
cette ouverture est lointaine et la lumière du jour ne pénètre pas jusqu'au
fond. L'orifice est aussi large que le couloir caverneux et l'inclinaison du
souterrain est assez raide, voir infra, 515e7. Voir l'illustration en annexe.
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3. Ils sont séparés des spectateurs par un petit muret, et comme il s'agit d'un
théâtre d'ombres, ce muret les cache. Le long de ce muret, des porteurs
d'objets divers se déplacent, et la lumière du feu projette l'ombre de ces
objets sur la paroi du fond de la caverne. Il faut donc supposer qu'ils portent
ces objets sur leurs têtes, ou assez en hauteur pour que ces objets soient
projetés sans qu'eux-mêmes apparaissent. Pour l'image des marionnettes,
voir Lois, I, 645b ; VII, 804b.
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4. Je suis le texte de J. Burnet qui, contrairement à J. Adam et É. Chambry,
opte pour une lecture très simple, fidèle à la lecture de Proclus. Je ne retiens
pas en effet onomázein, qui oblige à des contorsions inutiles et qui résulte
probablement dans la tradition majoritaire (A, D, M) d'une corruption
causée par la similitude avec nomízein. Le sens est très clair : les
prisonniers confondent les ombres avec les êtres réels (tà ónta, b5). Voir en
ce sens Parm., 130c, et Timée, 51b-52a.
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5. La question se pose en effet de comprendre par quelle intervention une
telle libération pourrait intervenir, une question d'autant plus pressante que
l'origine même de cette situation d'enchaînement n'est pas expliquée par
Socrate. S'agit-il d'une punition pour quelque faute, s'agit-il d'une allégorie
de l'existence humaine interprétable uniquement à la lumière du mythe
orphique de la chute de l'âme, ou simplement d'une représentation destinée
à faire comprendre les aspects épistémologiques du rapport entre le réel et
l'apparence livrée à l'opinion ? Dans cette allégorie, le niveau du dispositif
instituant la scène de l'existence enchaînée et livrée à l'égarement
(aphrosúnē, c5) est certainement aussi important que la distinction des
niveaux d'être et de connaissance qui en a constitué, pour toute la tradition
platonicienne, l'interprétation la plus manifeste. Le terme phúsei (c5) a été
interprété très diversement. R. Nettle-ship (II : 260) le rend équivalent à un
aveu d'ignorance (no one knows how) ; J. Adam pense que la libération des
prisonniers est un retour à la condition « naturelle » (ad loc.).l convient de
l'interpréter en rapport avec le verbe qui suit (sumbaínoi, c6), le sens étant
que cette libération serait accidentelle et suivrait le cours hasardeux des
choses. Déjà en ce sens, voir B. Jowett, ad loc. Si la libération intervient
dans le cours des choses, la remontée en revanche sera l'objet d'une
contrainte : les prisonniers résisteront et devront donc être forcés (bíai, e6) à
remonter le souterrain vers la lumière. Le rôle de l'éducation dans cette
remontée correspond aux étapes de la formation des gardiens, mais cette
éducation est réservée à une élite et la libération universelle ne peut être
déduite de l'allégorie. Voir C. Strang (1988).
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6. Le caractère soudain de la libération rappelle l'éblouissement et la
soudaineté de la révélation de l'être et du beau en soi, dans le Banquet
(210e, 212c, 213c, 223b) ; voir également infra, 516a-e, et Lettre VII, 341c.
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7. À rapprocher de Phédon, 66c qui enchaîne les simulacres en tout genre et
les futilités (trad. M. Dixsaut). Voir aussi Gorg., 492c8. Le sens ordinaire de
ce mot l'associe à des sornettes, des paroles en l'air, mais ici il est question
de choses vues : les reflets sur la paroi des effigies portées dans la caverne.
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8. Ces reflets sont visibles sur la surface de l'eau et ils font partie de
l'ensemble de ce que Platon désigne comme des simulacres (eídōla, a7).
Voir infra, 520c, 532b-c, 534c ; en 532e, Platon associe ces simulacres aux
premiers objets de la pensée dialectique, point de départ de la remontée vers
les objets réels et le vrai. Pour le terme et la crainte de l'éblouissement, voir
Phédon, 100a.
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9. Non pas que cette sagesse ait été grande ou supérieure, mais simplement
qu'elle était limitée, puisque le prisonnier libéré voit maintenant combien
les connaissances dont il disposait dans la caverne étaient réduites.
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10. Ce passage de l'Odyssée (XI, 489-490) était déjà cité par Platon, au
début du livre III (386c). Il rapporte le témoignage d'Ulysse, descendu chez
Hadès, au sujet du regret éprouvé par Achille de sa vie sur terre :
« J'aimerais mieux, valet de bœufs, vivre en service chez un pauvre fermier,
qui n'aurait pas grand chère que régner sur ces morts, sur tout ce peuple
éteint ! » (trad. Victor Bérard). L'analogie avec la caverne se fonde ici sur le
fait qu'Achille exprime son malheur dans le monde des ombres et son désir
de retrouver la vie réelle.
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11. L'expression (doxázein, d7) ne signifie pas avoir ou exprimer une
opinion, mais est ici l'équivalent de se fonder sur l'opinion ; ceux qui ont
quitté le monde de la grotte et ont pris conscience de l'existence réelle d'un
monde supérieur ne sauraient désirer retourner à leur existence antérieure,
marquée par l'apparence et l'opinion.
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12. Le terme (gnōmateuónta, e8) est difficile à traduire, compte tenu qu'il
s'agit d'un hapax en grec classique. Les prisonniers s'exercent à reconnaître
les ombres et à faire des hypothèses sur ce qui défile devant eux. Une
proximité étymologique avec le gnômon pourrait indiquer qu'il s'agit d'une
mesure des ombres, mais le contexte de l'ontologie favorise plutôt l'idée
d'une reconnaissance des formes.
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13. L'évocation du destin de Socrate est ici on ne peut plus claire et toute
l'entreprise de « libération » des Athéniens, prisonniers de la démagogie de
leurs dirigeants, a conduit le philosophe à une mort qui est ici expliquée par
l'aveuglement, voire le ressentiment, d'une population privée de culture et
prompte à se retourner contre le messager de la raison.
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14. L'allégorie est maintenant exposée pour sa signification, et la
correspondance des termes avec leur explication philosophique est
explicitement proposée par Socrate (517a-518b). La concordance de
l'allégorie avec les discours du soleil et de la ligne pose plusieurs problèmes
de détail, auxquels une érudition abondante s'est attachée. Mais pour
l'essentiel, la structure qui sépare le monde visible et le monde intelligible
est enrichie par l'introduction d'une composante dynamique, qui est la vie
du philosophe, de sa libération à son engagement dans la vie politique
active.
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15. J'ai traduit au sens fort, en rapportant ce passage à la mention de la belle
espérance (VI, 496e) et en tenant compte de la mention du dieu. Socrate
n'exprime pas seulement un souhait dans la progression du dialogue, mais il
évoque l'horizon spirituel et métaphysique de la dialectique. La libération
par la connaissance conduit en effet ultimement à la libération du corps, et
cette perspective intervient nettement au livre IX, avec l'évocation du
bonheur du juste dans l'éternité. En ce sens, toute espérance est espérance
de l'immortalité de l'âme. La mention du dieu confirme cette interprétation
et elle annonce la fin de la République, où cette espérance est de nouveau
proposée.
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16. Rappel de la doctrine du bien, qui est le père du soleil. La mention, à
peine esquissée, de la possibilité de voir le bien – avec peine (mógis, c1) –
est d'une grande importance pour la discussion des limites de la
connaissance chez Platon. Ce passage affirme en effet que la forme du bien
fait partie du monde connaissable (b8), mais cette proposition doit être
rapprochée de 509b, qui place le bien au-delà de l'être. Dans ces trois
discours, sa connaissance semble suspendue à une approche indirecte, ou
alors comme la tradition néoplatonicienne le proposera, par le moyen d'une
appréhension, d'une saisie directe et mystique. La comparaison avec
l'intuition du beau en soi dans le Banquet (210e) favorise cette
interprétation. Sur cette question qui divise toute la tradition exégétique,
voir d'abord A.J. Festugière (1967) et M. Dixsaut (2000 : 121-151).
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17. Ceux qui sont remontés hors du souterrain et analogiquement, ceux qui
ont atteint la connaissance du monde intelligible. La polarité du monde de
là-bas (entaûtha, c8) et du monde d'ici structure toute l'expérience
intellectuelle et spirituelle du platonisme, dont la dynamique d'ascension
montre dans plusieurs passages son lien fondamental à la métaphysique des
formes. Voir, par exemple, Banq., 211d.
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18. Seul emploi dans la République de ce terme, en général utilisé pour
désigner des statuettes religieuses (agalmátōn, d9). Voir Banq., 216d. La
correspondance proposée ici, dans le domaine de la vie des opinions et des
jugements, concerne le rapport entre les propos des cours de justice (les
ombres) et la réalité des lois.
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19. Qui sont ces propagateurs d'une théorie nouvelle de la formation et de
l'éducation, sinon les sophistes ? Le grand exposé sur l'éducation
platonicienne qui s'amorce ici commence par une déclaration de modestie,
proche de la profession d'ignorance de Socrate : Platon déclare en effet qu'il
n'est pas comme ceux qui prétendent remplir l'âme de ceux qu'ils forment.
Ce passage doit être lu en résonance avec le Théétète (149 sq.), où Socrate
prétend seulement libérer les âmes de ceux qui s'adressent à lui. Pour la
profession des sophistes, voir Protag., 318e-319a, et Gorg., 447c.
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20. Il s'agit de l'intellect, que Platon compare à l'œil de l'âme. En tant que
puissance d'apprendre et de contempler, l'intellect est la condition de
possibilité de l'accès à la connaissance ; il n'est pas, en lui-même, cette
connaissance pour autant, laquelle ne s'actualise que dans la contemplation
des formes intelligibles. Il ne faut donc pas forcer l'interprétation de ce
passage vers une opposition entre ce que serait l'enseignement des
sophistes, et une doctrine innéiste, fondée sur la réminiscence, telle qu'on la
trouve par exemple dans le Ménon (81a sq.). Platon s'oppose simplement à
un pur endoctrinement, et il pense que la paideía réside plutôt dans une
conversion de l'âme vers l'intelligible. D'autres passages dans le corpus sont
plus explicites sur la question de la réminiscence et sur la parenté
transcendante des formes et de l'intellect, par exemple, Phédon, 72e-73a.
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21. Au sens classique du terme (téchnē, d3), cet art est donc un savoir qui
est appelé à se fonder sur une connaissance. La finalité explicite de la
formation philosophique est énoncée ici comme une conversion, qui est à la
fois un détournement du monde du sensible et de l'opinion et un
retournement (periagōgē̂s, d4) vers le monde intelligible. Voir infra, 521c.
Cet art ne conduit pas à une production, comme celui des sophistes, mais à
une mise en œuvre : il induit la puissance de la pensée, et ne prétend pas
produire les connaissances, encore moins les déverser purement et
simplement dans l'esprit de ceux qui entreprennent le parcours dialectique.
Sur la « mise en œuvre », un terme rare (diamēchanḗ sasthai, d7), voir Lois,
V, 746c, Lettre VII, 348a, et Banq., 216c. La comparaison avec le Ménon ne
s'impose pas : le fait que Platon mentionne ici l'existence de la « puissance
de voir » n'implique aucune connaissance antérieure, seulement la réalité du
pouvoir de l'âme de connaître l'intelligible.
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22. Les vertus de l'âme, qui sont les vertus accompagnant l'exercice de la
connaissance et de la pensée (toû phronē̂sai, e2), sont mises en parallèle
avec les vertus du corps, qu'on appellerait plutôt qualités. Ce passage n'est
qu'un exemple de la difficulté de traduire le vocabulaire de l'excellence
(aretḕ ), qui recoupe aussi bien les excellences de la condition physique que
les vertus de l'âme. Comme le corps se développe par l'exercice, l'âme
atteint la vertu par la paideía. J. Adam, ad loc., note que le sens de la
phrónēsis a changé, du livre IV (428b et 433b) au présent passage, en raison
du contexte plus intellectuel. En fait, le sens s'est précisé, en
approfondissant le lien de la vertu de la pensée à son exercice : la sagesse
qui trouve son premier domaine dans la modération s'accomplit chez Platon
dans une contemplation qui est l'essence du phroneîn, de la pensée.
Comparer pour le sens moral plus général, Protag, 333d, et pour le sens
plus intellectuel, Phil., 11b-d.
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23. La divinité de l'intellect participe de la divinité de l'âme et de son
immortalité. Pour le principe, je traduis ainsi tinòs (e2), qui exprime non
pas un vague quelque chose, mais un principe de l'âme. La vertu de la
pensée est la sagesse intellectuelle, cette phrónēsis qui atteint ici son
registre le plus élevé. Sur ce concept, voir M. Dixsaut (2000 : 93-119).
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24. Le poids des désirs et des convoitises appesantit l'âme et la garde rivée
dans le devenir. Voir infra, X, 611c, et Phédon, 81c. L'âme peut-elle, par le
poids du désir, s'alourdir au point de n'être que corps ? Notons l'idée qu'elle
peut devenir de l'espèce du corps (Phédon, 83d), puisque chaque plaisir la
lie davantage, comme un clou, au corps.
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25. Ces îles sont situées aux extrémités de la terre habitée. Elles sont
décrites par Hésiode (Travaux, v. 167-173), qui y place les héros de la
quatrième race, mais aussi par Pindare (Olymp., II, 75-86) qui y voit la
récompense des âmes les plus pures. Voir infra, 540b, Gorg., 526c et 520d
(le lieu le plus pur), et Phédon, 114c et 109b. Platon associe donc
l'eschatologie de l'au-delà à ce monde des formes intelligibles, contemplé
par le philosophe. Celui-ci ne descendra pas de son plein gré. Voir I, 336e,
qui annonce la nécessité de le contraindre à retourner dans la caverne pour
sauver ses frères.
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26. Reprise du projet de fondation d'une cité parfaite, gouvernée par les
rois-philosophes. Platon passe maintenant au programme d'éducation des
gardiens.
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27. Voir supra, VI, 504e sq.
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28. La spécialisation des fonctions dans la cité est le plus sûr moyen de
rendre la totalité de la cité heureuse. Les tâches de chacun contribuent au
bien commun de la communauté (tò koinòn, a1), une expression qui désigne
tout à la fois les institutions communes et tout le domaine de la vie
publique, dēmosía. Voir Criton, 50a. Platon rappelle ici le principe de la
nécessité du bonheur pour l'ensemble de la cité dans son échange avec
Adimante (IV, 419a), et il rappelle à Glaucon qu'il y avait déjà insisté (V,
466a).
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29. Ce súndesmos est l'unité organique de la cité, réalisée par la mise en
œuvre réglée par la loi de la vie politique.
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30. La vie contemplative du philosophe qui a atteint le terme de l'exercice
dialectique et a pu contempler le bien, et la vie active de l'homme politique
engagé au service de la cité. Ce passage est le plus explicite, dans tout le
dialogue, concernant la polyvalence et la complémentarité des aptitudes du
philosophe. Cela ne signifie pas que la vie contemplative soit de valeur
égale à la vie active, sa supériorité est une thèse constante chez Platon et
elle constituera pour le philosophe-roi son occupation principale (d8). Voir
Gorg., 484e, et supra, VI, 496d-497a. Voir sur ce point L. Couloubaritsis
(1982). Pourquoi les philosophes résisteraient-ils à l'impératif de
redescendre libérer leurs frères, puisque ce bien coïncide avec le leur propre
(412c) ? Dans la cité idéale, ils y pourvoiront à tour de rôle, de manière à
préserver leur bonheur contemplatif (540b). Sur la nécessité de l'action
politique et sur l'obligation d'y consentir, voir N. White(1986).
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31. Allusion aux efforts de discrimination des figurines dont les ombres
défilent devant les prisonniers et qui représentent les opinions de la
multitude. Les philosophes sauront reconnaître ces figures (eídōla, c4),
autant les objets que les ombres qu'ils projettent (voir 532b, et supra, 511a
et 516a).
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32. Allusion au vers d'Homère, Od., XIX, 547, voir supra, V, 476c.
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33. Allusion au lieu (tópos, Théét., 177a) intelligible, qui est le monde des
formes. Même si l'expression est elliptique (en tō̂i katharō̂i, d8), la
référence est nettement à ce que Platon a désigné plus haut comme un
monde séparé. Voir Phédon, 109b, pour la partie pure du ciel, et 79d pour la
désignation des formes comme tò katharón, pur, immortel et semblable à
soi.
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34. Cette sagesse est la sagesse de la pensée (phrónēsis) et elle repose sur la
vertu de la pensée (émphronos, a4) : remplie d'intelligence, sensée,
rationnelle. Platon a très souvent recours à ce terme dans son œuvre. Voir
infra, b8, alors que Platon désigne les gardiens comme « les plus sages »
(phronimṓ tatoi). Cette sagesse allie la formation intellectuelle, qui les rend
aptes à la saisie des formes du juste et du beau, et des capacités de sagesse
pratique, qui les habilitent aux décisions de la cité. Le rapport entre ces
deux aspects de la sagesse est une des questions les plus problématiques de
la philosophie politique platonicienne : comment la contemplation des
formes rend-t-elle apte à la décision sage dans le monde concret ? Voir sur
ce point l'étude de M.P. Edmond (1991).
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35. Quels exemples peut-on citer dans la mythologie grecque de telles
ascensions ? Peut-être le mythe d'Asclépios (voir supra, III, 408c), délivré
de l'Hadès après avoir été blessé par Zeus. Voir Pausanias, II, 31, 2. Ce
mythe est repris dans l'apologétique chrétienne (voir Justin, Dialogue avec
Tryphon, 69, et Apologie, 121), qui y a vu un signe précurseur de la doctrine
chrétienne de la résurrection. Le mythe final de la République donne à cette
allusion toute sa signification, puisque la vie philosophique y est glorifiée
dans le choix des vies.
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36. Il s'agit du jeu des coquilles (ostráka, c5), dont les Anciens ont fait
ensuite un proverbe qu'on pourrait formuler comme suit : « Ce n'est pas
aussi facile que de retourner un jeton. » Voir J. Adam, ad loc., qui y
consacre un appendice (II : 181-182), avec la mention dans le Phèdre
(241b). La comparaison entre le retournement et la conversion
(peristrophḗ et periagōgḕ ) veut insister sur l'importance d'une conversion
complète de l'âme par le moyen de l'éducation. Voir supra, 518d. Le
retournement précède la remontée, qui est anábasis et epánodos (532b).
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37. Il faut en effet examiner quels objets d'étude et quelles disciplines
peuvent opérer ce retournement. La suite du programme de l'éducation
montre que Platon envisage un curriculum complet de disciplines,
aboutissant à une science suprême, la dialectique. Il désigne ici l'ensemble
de ces disciplines (mathèmatōn, c10).
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38. Rappel de III, 403e, voir infra, VIII, 543b.
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39. Rappelons que le concept de cette formation par la musique comprend
tout à la fois l'harmonie musicale et la poétique, c'est-à-dire la connaissance
d'une mythologie purifiée selon les modèles d'une théologie philosophique.
Voir supra, II, 376e. Que la philosophie soit aussi une musique, Platon le dit
ailleurs (Phédon, 61a) : il s'agit au sens le plus large de l'art des Muses, et
en ce sens la philosophie est une œuvre d'art, avec la riche note de
M. Dixsaut, ad loc. Mais dans le présent passage, la musique n'est pas
considérée comme une science (ouk epistḗ mēn, a5), et on ne peut donc en
faire l'objet d'un enseignement susceptible de contribuer directement à la
formation philosophique. Son essence est d'abord propédeutique. La
complémentarité de la gymnastique et de la musique est fondée sur la
discipline des habitudes (III, 410c-412a), formée également par l'harmonie
et le rythme. Notons comment l'exposé général de la formation des gardiens
se répartit dans l'ensemble du dialogue : la gymnastique et la musique sont
présentées avant les grands exposés sur la métaphysique, alors que les
disciplines propédeutiques et la dialectique sont présentées ensuite. Platon
donne le critère qui les distingue pour la formation : le premier groupe
concerne le sensible, alors que le second est orienté vers l'intelligible, et
ultimement vers le bien. Cette séparation pose le problème de l'esthétique :
pourquoi en effet les disciplines de la beauté du corps et des harmonies
sensibles ne seraient-elles pas placées dans un continuum qui les lie à la
connaissance de l'intelligible, comme dans le Banquet ? Cette question
croise celle de la condamnation de la poésie et des arts visuels au livre X.
La formation poétique n'est pas une formation esthétique, mais d'abord
morale ; c'est ce qui distingue la critique du livre II et la condamnation du
livre X.
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40. Je ne retiens pas le texte de Burnet, et je préfère la leçon majoritaire des
manuscrits qui lit ici agathòn (b1), et non ágon. La redondance de pròs et
de ágon est un argument suffisant pour rejeter cette leçon.
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41. Il s'agit de tous ces savoirs passés en revue (supra, VI, 495d). Il faut
entendre ici les arts au sens de téchnē, de savoirs particuliers comme la
médecine ou la rhétorique. Pour la liste qui enchaîne les arts, les
raisonnements et les sciences (c1-2), elle n'a rien de systématique. Platon
veut seulement dire que le savoir recherché doit posséder une application
universelle. Nous en trouvons l'énoncé explicitement formulé dans les Lois,
V, 747a-b. Voir également Phil., 56-57, et Théét., 185e. Pour le concept de
raisonnement (diánoiai, c2), il pourrait s'agir, comme B. Jowett le suggère,
du sens mathématique mentionné dans l'exposé sur la ligne, supra, VI,
511c. Mais le contexte est général et laisse plutôt entendre les opérations de
la pensée en général.
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42. Cette remarque surprenante se fonde sur le fait que les trois grands
auteurs de tragédies, Eschyle, Sophocle et Euripide, avaient écrit des pièces
autour de la légende de Palamède, dont seulement quelques fragments ont
été conservés.
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43. Le développement se raccorde à l'exposé de la ligne, et montre la
progression de la connaissance mathématique vers l'intellection (nóēsis) du
monde intelligible et du bien. Notons que l'extension de l'intellection varie
selon les contextes : alors qu'ici, elle s'applique à l'ensemble du monde
intelligible et recoupe donc la science (epistḗ mē), dans l'exposé de la ligne,
elle apparaît réservée à l'objet suprême, le bien (voir supra, VI, 511d). On
ne compte que vingt-huit emplois de ce terme dans le corpus platonicien, et
dans la République, les emplois au nombre de quinze sont concentrés dans
l'exposé du livre VII, à l'exception de 511d. Comme Platon dispose du
terme correspondant d'intellect (noûs), pour désigner le principe de l'âme,
j'ai maintenu dans la traduction le sens induit par le suffixe d'opération (-
sis), et toujours traduit par intellection. Sur ce problème important de la
hiérarchie des opérations de connaissance, voir l'étude classique de
L. Robin (1932). La valeur des mathématiques dans la formation était pour
Platon considérable, voir Lois, VII, 819d : ceux qui ne les connaissent pas
ne sont pas des êtres humains ; voir également Timée, 39b. Pour l'ensemble
du passage sur le rôle des mathématiques (522c-531e), voir I. Robins
(1995).
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44. Littéralement, « rien de sain » (oudèn hugiès, b4) c'est-à-dire rien de
fiable (Soph., 232a), rien de solide (Phédon, 90c).
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45. L'opposition est nette entre la perception et l'intellection
(aísthēsis/nóēsis), non pas seulement parce que les perceptions sont
imprécises ou troubles, mais aussi et surtout parce qu'elles peuvent être
contradictoires au sujet d'un même objet. Pour l'exemple de la peinture en
trompe l'œil, voir II, 365c, et X, 602d.
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46. Cette analyse de la perception de sensations contradictoires trouve un
parallèle précis dans le Phédon, 101-102c, et dans le Théétète, 152d-154c.
Notons que dans le Philèbe (14d), ces exemples sont déclarés sans intérêt.
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47. Littéralement, « il communique à l'âme ». Quel est le sens de cette
indication de la sensation à l'âme ? S'agit-il déjà, dans la théorie
platonicienne de la connaissance, d'une opinion ou d'un jugement porté sur
la qualité d'un objet sensible ? Platon distingue l'expérience de la perception
et le sens qui y préside, mais il ne semble pas porté à distinguer ici
l'expérience sensible et la production de l'opinion. Il recourt néanmoins à un
jugement qui s'exprime par des termes concernant les qualités, et la
sensation « signifie » (sēmaínei, a7) des choses différentes, ce qui produit la
perplexité de l'âme (ici, au sens littéral de l'aporie, aporeîn). Seule la
contradiction l'intéresse et l'expérience de la relativité des perceptions.
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48. Malgré le terme (hermēneîai, b1), il ne s'agit pas d'interprétations,
puisque les sens ne produisent pas des interprétations des objets, mais bien
de ces rapports qui dans la perception sont communiqués et conduisent à
formuler des jugements du type « cet objet est mou ».
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49. Il s'agit de deux registres dans les niveaux de la connaissance,
correspondant aux principes de l'âme qui y préside, la pensée (diánoia) et
l'intellect (noûs).
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50. Le passage du vocabulaire de la sensation au vocabulaire noétique est
subit. En effet, la perplexité engendrée par la contradiction dans
l'expérience sensible exige de recourir à un registre supérieur de
connaissance, qui est précisément le niveau que cherche à faire reconnaître
Platon pour son programme d'éducation : c'est le registre où la distinction
des formes requiert la saisie intellective de formes séparées, v.g. le grand et
le petit, le mou et le ferme. Là en effet où la perception tolère l'indistinction
et la confusion, l'intellection introduit la clarté de la séparation. La
distinction de l'intelligible et du sensible (du visible en l'espèce) se fonde
donc sur la nécessité de cette séparation (524c13).
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51. Plus précisément, un énoncé contradictoire (enantíōma, e3). Voir infra,
X, 603d et I Alc., 103a.
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52. Toujours au sens fort et métaphysique, « de ce qui est réellement », « de
l'être », en tant qu'il est au-delà du devenir. Ce passage pose la question du
rapport entre l'étude des mathématiques et la dialectique : s'agit-il d'un
continuum, ou d'études séparées ? L'aspect propédeutique est posé
clairement comme point de départ des études de philosophie. Voir infra,
525c.
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53. La distinction entre le calcul (logístikē) et l'arithmétique (arithmētikḕ ,
a9) ne correspond pas aux notions contemporaines de ces sciences. Voir sur
le sujet A. Wedberg (1955) et I. Robins (1995), avec les passages du
Gorgias (451b-c, 453e), du Théétète (198a), du Charmide, 166a, et du
Politique, 259e.
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54. L'art du calcul constitue en effet une propédeutique à l'art du
raisonnement, et Platon ne saurait vouloir dire ici, ce qui serait redondant,
qu'à moins d'apprendre le calcul, on ne deviendra jamais expert en calcul.
Le terme (logistikō̂i, b6) doit donc être entendu dans le sens philosophique
(voir en ce sens la traduction de G.M.A. Grube qui va plus loin, if they are
ever to become rational).
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55. La mention de l'utilité du calcul pour la guerre n'est pas que rhétorique
(contra, B. Jowett, ad loc.). Il faut rappeler que la classe des gardiens,
considérée dans son sens le plus large, contient les auxiliaires, c'est-à-dire
les chefs de guerre, et que toute l'entreprise de la République vise à mettre
sur pied une cité juste, heureuse, mais surtout débarrassée de la stásis et
victorieuse dans ses conquêtes. La guerre fait donc partie intégrante de la
vie de la cité juste et des responsabilités des gardiens. L'argument sera
repris pour la géométrie, voir 526d. En revanche, on notera le mépris des
activités du commerce, voir supra, I, 345c.
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56. C'est-à-dire sans aucune intervention de la perception sensible, rendant
ainsi possible la progression de la connaissance des nombres vers la
connaissance du bien en soi. En ce sens, la recherche doit donc se
concentrer sur les nombres en eux-mêmes, sans exemple sensible (d6).
Alors que l'unité sensible est toujours divisible, l'unité intelligible ne l'est
pas. Voir Phil., 56c-e, qui distingue l'approche philosophique des nombres
d'une approche concrète ordinaire. La doctrine platonicienne du nombre a
trouvé écho chez Aristote (Mét., A, 6, 987b14 sq.), qui confirme que pour
Platon les nombres étaient des réalités intermédiaires entre les objets
sensibles et les formes. Sur cette question très débattue, voir L. Robin
(1963 : 203 sq. et 405 sq.).
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57. Cet être heureux est la forme du bien et elle est présentée ici dans un
langage qui l'apparente au bonheur des dieux de la théologie grecque. Ce
prédicat du bonheur suffit-il à la considérer comme un dieu, ou ne s'agit-il
que d'une prédication analogique ? Cette question engage toute
l'ontothéologie. Voir H.J. Krämer (1969). En quel sens la géométrie
conduit-elle de manière directe à la saisie (katideîn, e2) la forme du bien ?
En raison du caractère abstrait de ses opérations, qui détachent l'esprit du
sensible et l'orientent vers l'intelligible. Voir Y. Lafrance (1980).
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58. Les trois opérations géométriques auxquelles Platon fait ici allusion
sont : la formation d'un carré, suivant le théorème, à partir d'une ligne
donnée ; le développement d'une figure, suivant le théorème, à partir d'une
ligne donnée sur un plan (v.g. un triangle isocèle), et enfin ajouter une
figure à une autre, en additionnant leurs surfaces. Voir par exemple, Ménon,
87a, pour l'application, avec la note de M. Canto-Sperber, ad loc., sur le
sens de parateínein.
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59. Platon adresse à la pratique courante de la géométrie les mêmes
critiques qu'au calcul et à l'arithmétique : il faut dépasser un usage utilitaire
et en pousser l'étude sur le plan de l'accès à l'intelligible. Toute la tradition
de l'Académie, de Speusippe et Eudoxe à Proclus, a maintenu cette position
privilégiée de la géométrie qui était celle de Platon. Voir J. Adam, ad loc.,
qui cite Jean Philopon et Proclus dans son Commentaire sur les Éléments
d'Euclide (29 Friedlein) sur les vertus cathartiques de la géométrie. La
géométrie est la deuxième discipline (526c8), occupant la place
intermédiaire entre l'arithmétique, dont l'objet est le nombre et la
constitution de la ligne, et la stéréométrie, dont l'objet est le volume dans
l'espace. Son domaine propre est la surface plane et les figures. Notons ici
que l'usage du mot « mathématiques » pour désigner l'ensemble de ces trois
sciences n'est pas platonicien, ce n'est qu'avec Aristote qu'il se généralisera.
Quand il parle de ces « enseignements », Platon ne désigne que les savoirs
en général (mathḗ mata) qu'il veut faire contribuer à son programme
éducatif.
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60. Le but de la géométrie est la connaissance de l'intelligible. L'existence
substantielle et éternelle des formes a-t-elle pour corrélat l'existence
substantielle et éternelle des nombres et des figures ? Le rapport
ontologique des formes et des objets mathématiques est formulé dans le
Timée (50c) comme un rapport d'imitation, mais dans la République la
doctrine des objets mathématiques demeure imprécise.
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61. Hérodote (VII, 154) mentionne une cité de ce nom. Emploi unique de ce
terme dans le corpus platonicien (kallípolei, c2), l'expression s'adresse
explicitement à Glaucon et marque une certaine complicité dans le rêve de
la cité idéale. Il ne s'agit pas d'un nom propre, mais dans la tradition
néoplatonicienne, ce terme deviendra le nom de la république de Platon.
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62. C'est-à-dire l'ensemble des disciplines fondamentales des
mathématiques. Chacune concourt en effet à purifier l'œil de l'âme, qui est
l'instrument (órganón, d8) de la connaissance. Même si les considérations
d'utilité pour la guerre sont pertinentes, le passage suivant montre qu'elles
ne doivent pas supplanter la connaissance essentielle, celle du bien. Socrate
invite donc Glaucon à choisir ses interlocuteurs : ceux qui discutent de
l'utilité des savoirs, ou les philosophes, c'est-à-dire ceux pour quoi la
discussion est intérieure et orientée vers la purification de l'âme. Cet
intermède est suivi d'un rétablissement de l'ordre des sciences dans le
curriculum : l'astronomie, qui est l'étude des corps en mouvement dans le
ciel, ne saurait suivre immédiatement la géométrie, il faut d'abord étudier
les corps eux-mêmes en tant qu'ils sont des volumes.
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63. Je maintiens cette traduction, qui est courante, même si J. Adam, à la
suite de Schneider (ad loc.), a sans doute raison d'insister sur le fait que le
terme technique (aúxē) a le sens d'« augmentation ». Ce terme, repris des
pythagoriciens, présente la ligne comme une augmentation du point, le plan
comme une augmentation de la ligne, et le solide comme une augmentation
du plan. Voir son appendice II (II : 163-168).
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64. Il est peu probable que Platon ait méprisé la stéréométrie de son époque,
et le sens est plutôt que ces questions demeurent encore des problèmes.
C'est le cas par exemple du fameux problème délien de la duplication du
cube formulé au Ve siècle par Hippocrate de Chios et qu'évoque Platon dans
le Timée (32a). Voir T.L. Heath (1921 : chap. 6). De qui parle Platon quand
il pointe du doigt ces chercheurs (zētētikoì, c1), qui refusent l'autorité d'un
superviseur ? Se fondant sur une allusion de Plutarque (Démon de Socrate,
VII, 579c) au fait que Platon avait référé le problème délien à Eudoxe,
J. Adam suggère que Platon pense qu'Eudoxe pourrait être un tel
superviseur. Présent à Athènes entre 368 et 361, il avait la faveur de Platon
et la mention du « charme » de la science est sans doute un écho du charme
d'Eudoxe. Il indiquerait alors que les membres de l'Académie possèdent une
compétence qui devrait leur faire jouer un rôle auprès des groupes de
mathématiciens de son époque. Voir sur ce point, D.H. Fowler (1987).
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65. Platon pense peut-être à Isocrate (Sur l'échange, 261), qui reconnaissait
le caractère propédeutique de l'astronomie, mais aussi sans doute à des
sophistes omniscients, comme Hippias (voir Protag., 318e avec la mention
des disciplines d'enseignement).
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66. Allusion possible au Socrate peint par Aristophane dans les Nuées, qui
se rapproche assez de l'attitude de Glaucon. Cette suggestion de Nettleship
(II : 274) ferait voir ici une forme de réfutation ironique des critiques
d'Aristophane. Voir Nuées, v. 171-74, 218-226, et Apol., 19c.
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67. Cette affirmation surprend, dans la mesure où tout le développement qui
précède postule que les sciences propédeutiques conduisent à une
connaissance supérieure, qu'il s'agisse de la connaissance des formes
intelligibles ou de la forme du bien. Il s'agit donc ici d'un concept rigoureux
et restreint de la science, qui n'est science que dans la mesure où elle prend
pour objet l'intelligible. L'astronomie est un bon exemple de cette brèche
entre la perception des phénomènes visibles et la connaissance, seule
véritable, des mouvements idéaux, exprimés dans une mathématique céleste
transcendante. Au-delà du ciel visible qui n'en serait, en dépit de sa
perfection, que l'image, il faut placer un ciel intelligible, constitué de pures
relations mathématiques, et qui emporte dans son pur mouvement
intelligible les êtres qui sont en lui, c'est-à-dire les formes pures des
relations constitutives du ciel. Dans le Timée (39d), les rapports entre cette
astronomie pure et le mouvement des astres seront présentés comme des
rapports d'imitation. Voir l'exposé de G.E.R. Lloyd (1968). Notons par
ailleurs que cet exposé de l'objet de l'astronomie annonce en quelque sorte
le modèle cosmologique qui sera exposé dans le mythe final du livre X. Sur
l'astronomie de Platon, voir A. Mourelatos (1984) et I. Bulmer-Thomas
(1981).
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68. Allusion aux talents prodigieux du sculpteur Dédale, créateur du
Labyrinthe du roi Minos, dont les statues étaient si parfaites qu'on les
croyait animées. Voir Euthyph., 11b, et Ménon, 97d.
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69. Ce démiurge (a6) est-il déjà celui du Timée ? Il faut voir un parallèle
étroit entre la fabrication du système céleste esquissée ici et l'exposé détaillé
du Timée (31b-40d). Voir sur ce point L. Brisson (1974).
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70. En affirmant que l'astronomie mathématique doit procéder par
problèmes, Platon veut dire qu'elle doit se concentrer sur les mesures
idéales, et non sur l'apparence sensible des mouvements observés.
L'exemple de la régularité (b3) montre assez bien la prééminence des
questions de l'identité (Timée, 28a-b, 37d, et Pol., 269d) dans la constitution
d'une physique pure des corps célestes. Croyait-il vraiment possible de la
dégager entièrement de l'observation ? J'ai introduit le mot « phénomènes »
pour qualifier ce qui dans le ciel sera négligé, c'est-à-dire l'apparence
visible, puisque c'est le pur ciel intelligible qui sera privilégié. Voir
également Phédon, 97d-98b, où Platon dit sa déception devant une
astronomie purement physique et son désir d'une théorie illuminée par la
forme du bien. Voir enfin Lois VII, 821-822, où Platon expose une critique
d'une astronomie qui accepte des mouvements erratiques des astres.
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71. Les deux mouvements les plus importants sont l'objet de l'Astronomie et
de l'Harmonie, mais Platon dresse ailleurs une liste plus complète (Lois, X,
893-894) des mouvements. L'exposé du Timée (47b-e) reprend la même
séquence de la vue et de l'ouïe, en opposant l'étude des relations
intelligibles découvertes par les sciences à la seule mesure du sensible :
« L'harmonie qui est faite de mouvements apparentés aux révolutions de
notre âme, n'apparaît pas à l'homme qui entretient avec les Muses un
commerce guidé par l'intelligence comme tout juste bonne à procurer un
plaisir étranger à la raison, ce qui est son utilité, comme le veut
actuellement l'opinion » (47d, trad. L. Brisson). La parenté de l'astronomie
et de l'harmonie s'exprime dans le thème de l'harmonie des sphères, voir
infra, X, 617b. L'origine pythagoricienne est attestée par Aristote, De caelo,
B, 9, 290b12. Voir P. Boyancé (1941 : 148).
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72. Déjà en IV, 424c, la mention de Damon pour l'enseignement de la
musique orientait vers le pythagorisme. La référence aux doctrines
pythagoriciennes n'est pas un hommage purement verbal, Platon
reconnaissant leur importance. Mais sa critique semble viser leur
fascination pour la mesure des intervalles, présentée ici de manière
caricaturale (531a3). On a suggéré que cette critique ne visait pas d'abord
les pythagoriciens, mais les « musiciens » (mousikoí), une autre école
d'harmonie qui mesurait les intervalles non pas comme proportions, mais
comme fractions d'un ton fondamental. C'est à cette école qu'appartiendrait
le terme technique « densité » (puknéṓ mata, 531a4), un terme fréquent chez
Aristoxène. Il s'agit du quart de ton (puknón), défini par Aristoxène
(Éléments de l'harmonique, I, 24) et que Platon désapprouvait (voir Proclus,
In Tim., II, 191 ; III, 238). Sa critique des Harmoniciens, dont il qualifie le
travail d'inutile, vise une pure technique (voir aussi le reproche du Phèdre,
268e). Voir à ce sujet A. Bélis, qui étudie les polémiques contre les
Harmoniciens (1996 : 95). À sa suite, on peut montrer plusieurs points de
concordance entre Aristoxène et Platon, mais sur le point essentiel, la
pédagogie morale de la musique et le rôle de science harmonique,
Aristoxène s'éloigne du pythagorisme qui inspire encore Platon. Voir
A. Bélis (1996 : 98-100). La suite montre cependant que Platon est
également insatisfait des recherches pythagoriciennes (531c), parce que
l'harmonique souffre des mêmes défauts que l'astronomie d'observation :
peu intéressée par les pures relations intelligibles, elle se perd en mesures
de phénomènes sensibles. Exposé parallèle en Timée, 80b. Sur la place de
l'astronomie dans le curriculum, voir I. Mueller (1991).
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73. Platon ne veut pas aller plus loin dans la critique des mousikoí et il s'en
prend à ceux dont l'enseignement pourrait passer pour équivalent à sa
conception de l'harmonique. Or les pythagoriciens ne s'intéressent pas aux
relations pures (c3), mais seulement aux proportions qui existent dans le
sensible et sont imparfaites. Dans son exposé sur l'âme du monde (Timée,
35b-37d), Platon associe les harmonies parfaites à des structures
d'intervalles et insiste sur le rapport de l'âme à l'harmonie. C'est cette
harmonie céleste qui est sans doute à l'horizon du présent passage. Voir
L. Brisson (1992 : 284-287, annexe 2).
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74. La structure du curriculum platonicien est une structure propédeutique
méthodique (c10), qui prépare les futurs gardiens à la dialectique. La nature
des enseignements successifs et leur progression montrent une grande
cohérence, en particulier dans leur foyer commun, les mathématiques et le
lien à la formation du raisonnement. Platon parle ici d'une parenté des
disciplines, établie par une approche déductive. Tous les aspects de
formation morale sont présupposés, et sont le fait de l'éducation par la
poésie, la musique et la gymnastique. Notons cependant un croisement de
ces deux étapes de la paideía sur le domaine de l'harmonie, d'abord
communiquée par le rythme, et ensuite étudiée dans les relations
mathématiques pures. C'est cette discipline qui assure la continuité de
l'ensemble de la formation. Voir sur ce point, W. Jaeger (1964) et
H.I. Marrou (1964), deux maîtres livres sur la paideía de la Grèce classique.
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75. Cette image présente les disciplines propédeutiques comme le prélude
musical, dont la dialectique sera la pièce principale, le chant (nómos, d8 et
532a1). Sur ce sens du terme nómos, voir Timée, 29d (où L. Brisson le
traduit par « thème »), et pour les préludes, Lois, V, 723e.
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76. Qui sont ici ces dialektikoì ? Comme Platon n'a pas encore défini ce
qu'il entend par l'art de la dialectique, on peut penser qu'il veut dire ceux qui
sont experts dans l'art du dialogue, de la conversation rationnelle procédant
par arguments. La dialectique véritable sera définie par son objet et les
dialecticiens authentiques seront donc les philosophes, alors que les experts
en dialogue ne sont que ceux qui s'y entendent dans l'art des questions et
des réponses.
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77. La conception fondamentale de la dialectique repose sur l'art de
dialoguer, en procédant par questions et réponses. Je traduis ainsi
l'expression tò dialégesthai (a2), dans le but de maintenir le lien entre la
procédure philosophique que Platon va exposer et le dialogue lui-même, qui
est un exercice actif et concret. Cet exercice permet à la raison de
progresser de manière purement intellectuelle vers la saisie des êtres en soi
que sont les formes intelligibles, et de là à l'intellection (nóēsis) de la forme
du bien. Ce n'est que plus loin (b4) que Platon donne le nom de cette
science, la dialectique. Sur la méthode dialectique chez Platon, voir d'abord
R. Robinson (1953) ; pour le rapport aux mathématiques, voir
F.M. Cornford (1932) et I. Mueller (1992).
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78. Platon poursuit l'interprétation de l'allégorie de la caverne, en la
reportant sur le programme propédeutique des sciences qu'il vient d'exposer.
La remontée progressive le long du couloir de la caverne, alors que les
prisonniers s'habitueront lentement à reconnaître, se voit donc interprétée
comme le parcours méthodique qui conduit à la dialectique ; celle-ci est la
dernière étape, la science qui s'adresse directement à l'objet intelligible, à
cette lumière réelle qui est à l'extérieur du monde de la caverne.
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79. Dans le monde naturel, les reflets du soleil et de la lumière sur l'eau sont
la manifestation de la divinité (supra, VI, 508a). Voir en ce sens Soph.,
266c. Rien du monde du simulacre ne peut atteindre la divinité du monde
naturel, lequel n'est divin que par participation au monde divin des formes
et des dieux. Sur le rapport entre les formes et les dieux, voir J.M. Rist
(1964).
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80. Alors que Glaucon vient d'exprimer le souhait, sinon la nécessité, de
revenir sur l'ensemble de la méthode dialectique, pour articuler les sciences
propédeutiques et le terme de la dialectique, Socrate lui répond qu'il n'en
aurait pas les moyens. Il affirme également que son enthousiasme est réel
(voir par exemple, Banq., 209e, pour cette détermination d'aller jusqu'à la
vision ultime). Ce n'est pas la première fois que Socrate s'adresse ainsi à son
compagnon (voir 527d, 529a), mais il dit clairement ici que la vision dont il
dispose demeure incommunicable pour la majorité. L'objet de la recherche,
la forme du bien, échappe aux moyens actuels de la procédure mise en
œuvre dans l'entretien, mais Socrate en réserve la possibilité pour d'autres
circonstances. Glaucon se souviendra plus loin que Socrate n'a pas
confiance en lui, 534b. Cette vision produirait une forme d'éblouissement
insupportable. On retrouve donc l'attitude de retrait, qu'il semble impossible
de considérer comme une théologie négative, qui avait caractérisé l'exposé
sur le bien : Socrate, lui, a accès à cette vision du vrai en soi, comme il
pouvait contempler le bien (VI, 506d-e), mais il ne croit pas possible de la
communiquer. Notons cependant, à la suite de J. Adam, ad loc., la mention
d'une clause restrictive, « en tout cas tel qu'il m'apparaît à moi » (a3-4). Sur
l'interprétation ésotériste de ce passage, qui voit ici une mention de la
fameuse leçon sur le bien, dont fait mention Aristoxène de Tarente, et sur
l'ensemble de la question des réserves de Platon eu égard à la
communication d'une doctrine purement orale, voir l'excellente synthèse de
M.-D. Richard (1986 : 58 sq.).
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81. On peut distinguer ici une classification des arts en trois groupes : les
arts de complaisance (dont l'objet est l'opinion), les arts de production
(poétique, production et assemblages) et les arts de service (soins). Voir
Gorg., 463b, 501a, Pol., 261-275e, et Soph., 222e. Notons au passage que
Platon semble vouloir accentuer l'écart entre la géométrie, qui ne fait que
rêver, et le monde de l'éveil, qui est celui de la dialectique, alors que
l'exposé précédent fait des sciences mathématiques une propédeutique
d'éveil et de sortie de la caverne. La posture est rhétorique, et cherche à
mettre en relief le seul éveil véritable.
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82. Allusion possible aux doctrines orphiques de la chute dans le bourbier,
voir infra, II, 363d, avec le mythe du Phédon (110b sq.).
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83. Dans l'exposé sur la ligne, supra, VI, 511d-e, Platon a défini la pensée
(diánoia) comme le type de savoir correspondant aux mathématiques. Ce
rappel ne dispose aucunement cependant du nom qu'il faudrait substituer au
terme d'arts ou de sciences pour les disciplines mathématiques, puisque la
diánoia est une opération de l'esprit, inférieure d'un registre à l'intellection
(nóēsis). Ces termes ne désignent pas formellement des disciplines ou des
savoirs. La distinction semble donc parfois indécise dans l'épistémologie
platonicienne entre le lexique des opérations et celui du contenu des
savoirs. Platon reprend simplement ici, au moment de présenter la
dialectique, les grandes articulations, épistémologiques et ontologiques de
la ligne.
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84. Je ne suis pas le texte de J. Burnet, qui conserve dans ce passage une
ligne qui se trouve dans toute la tradition manuscrite, mais où on peut
déceler une interpolation d'origine stoïcienne ; on y trouve en effet la
mention d'une héxis dans l'âme (e4), correspondant au nom et à la
définition. Suivant l'opinion de J. Adam, à laquelle je me range, je supprime
donc cette interpolation et je conserve, à la reprise, areskei qui est présent
dans les manuscrits.
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85. Cette définition de la dialectique repose sur la composition de deux
expressions provenant d'univers conceptuels différents : d'une part, le
concept socratique de « rendre raison », ou de « saisir la raison », qui
appartient en propre à la dialectique socratique et à ses procédures ; d'autre
part, l'objet de la dialectique, l'être et l'essence (ousía, b4), qui sont les
concepts centraux de la métaphysique des formes, et dont on ne peut
affirmer la présence dans la méthode socratique. Plus l'intellect saisit la
raison (lógon, b3-4) de chaque chose, plus il s'approche de la saisie de la
forme, qui est identique à l'être et à l'essence.
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86. Rappel de la perspective de la paideía, c'est-à-dire du programme
éducatif destiné aux jeunes qui doivent se former à devenir gardiens. Platon
évoque de nouveau l'opposition entre la formulation théorique d'un
programme, et la perspective concrète et pratique de l'éducation. Dépourvus
de rationalité (alógous, d5), ces jeunes seraient comme les grandeurs
irrationnelles incommensurables : cette comparaison surprenante a été
expliquée de plusieurs manières, par exemple en rapport avec les fantaisies
mathématiques de Platon (Pol., 266b). Les jeunes seraient indéterminés et
inaptes à saisir les formes, qui constituent les fondements rationnels des
choses. Le contexte fourni par l'exposé sur la géométrie suggère sans doute
un jeu de mots, et rien de plus.
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87. Les exigences en rapport avec la vérité montrent une rigueur plus
imposante : ce n'est pas seulement le mensonge volontaire qui doit être
condamné, mais aussi le mensonge involontaire, que Platon associe à
l'ignorance. Comme le mensonge a été présenté comme une composante
cruciale de la division des classes, cette exigence plus stricte doit être
interprétée ici dans sa relation au risque constant d'ignorance (amathía, e5)
qui menace l'étudiant non vigilant, et qui le conduira nécessairement au
mensonge involontaire, du fait même de son ignorance.
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88. Quand l'ensemble des vertus des gardiens est considéré comme le tout
que chacun doit constituer, selon l'harmonisation de la justice qui unifie
l'âme, la formation morale des gardiens est achevée. On peut parler d'une
excellence propre des gardiens, qui est pour ainsi dire le sommet du progrès
moral.
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89. Platon évoque de nouveau les railleries des sophistes, mais peut-être
surtout l'imposture d'Isocrate (VI, 495e).
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90. Il ne s'agit certes pas de vieillards, mais de citoyens qui ont dépassé
l'âge de la formation. Dans le présent passage, Platon se ravise : compte
tenu des exigences de la paideía philosophique, il semble nécessaire de
recruter d'abord des jeunes. Pour le premier choix, voir supra, III, 412c, et
infra, VIII, 543d.
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91. Fragment célèbre de Solon (640-560), cité également dans le Lachès
(188b et 189a) et qui nous a été transmis par Plutarque (Vie de Solon,
II = frag. 18 West) : « Je vieillis en apprenant chaque jour plusieurs
choses. » Solon avait été archonte d'Athènes en 594-593, et il était un aïeul
de Platon du côté maternel. Poète élégiaque, il est aussi l'auteur de réformes
politiques d'une grande importance. Platon le critique ici sur un point
mineur, mais n'a cessé de le reconnaître comme un modèle de réformateur.
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92. Alors que tout l'exposé préparatoire est présenté comme un curriculum
obligatoire, imposant une séquence dans les disciplines, Platon introduit ici
une perspective générale pour mettre en relief ce que nous pourrions
appeler le caractère libéral de sa philosophie de l'éducation. Il ne s'agit pas
en effet d'y astreindre quiconque, car l'étude se caractérise par la liberté ;
voir Phèdre, 240c et Lois, VII, 819b.
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93. Voir supra, V, 467e.
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94. Le terme est rare (entrechéstatos, a10) et inconnu chez les écrivains de
la période classique. Platon valorise dans toutes ces situations ce que nous
appellerions aujourd'hui l'énergie et l'agilité.
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95. Tous les enseignements concourent en effet à une structure générale, qui
produit une connaissance unifiée (máthēsis, c4). Platon voit à ce système
deux dimensions : d'abord les liens entre les disciplines, qui sont organiques
(voir sur la parenté, oikeiótēs, 526c), ensuite la correspondance parfaite
avec la structure de l'être réel, c'est-à-dire l'objet intelligible. Cette vue
synoptique est une caractéristique fondamentale du dialecticien (c7) : il est
lui le seul à posséder cette connaissance d'ensemble. Platon utilise la même
expression de la vue synoptique dans le Phèdre (265d et 273e), la vue
d'ensemble conduisant à la forme unique. Voir également Timée, 83c, et
Soph., 253d.
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96. Les étapes successives du choix des gardiens sont désormais plus
précises et elles se distribuent sur les âges de la vie. La formation musicale,
poétique et gymnique s'adresse à l'enfance, puis vient la formation militaire,
d'une durée de deux ou trois années. Ensuite, ceux qui se sont distingués
s'engagent dans les études propédeutiques, principalement constituées par
les disciplines du curriculum libéral, qui les mène jusqu'aux environs de
trente ans. Là, ceux qui se sont distingués sont recrutés pour l'apprentissage
de la dialectique. Peut-on inférer quelque chose du fait que Platon recourt à
ce moment au singulier pour désigner « celui » qui se destine à l'étude de
l'être ? Il est certain que le nombre de ceux qui montrent des aptitudes, plus
les exigences se resserrent, va décroissant, mais rien ne prescrit de ne
choisir dans chaque cohorte qu'un seul candidat pour la philosophie.
L'expression de Platon ici est purement littéraire et n'exclut aucunement que
les candidats soient plus qu'un seul.
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97. Voir infra, IX, 572e. Si Platon pense ici surtout à l'école d'Isocrate, ou
même en général aux sophistes, ce mépris des lois serait l'attitude
engendrée par le relativisme. Privées de fondement, objets d'arguties
continuelles sur leur portée et sur leur signification, les lois deviendraient le
symptôme de la maladie de la dialectique. La suite expose comment Platon
conçoit l'invasion du relativisme. Le jeune qui est devenu paránomos
(539a3) a cessé d'être respectueux des lois (nómimos), un qualificatif qui
désigne surtout celui qui respecte les traditions et les coutumes sacrées. Voir
Lois, VII, 793a.
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98. Le texte grec montre ici une volonté, aussi nette qu'énergique, de s'en
prendre à la confusion de l'éristique et de la dialectique ; en montrant les
dommages moraux qui résultent d'une pratique abusive de la réfutation
(élenkhos, d7-8), Platon illustre une fois de plus les risques courus par tous
ceux qui, recourant à l'art des sophistes, mettent en péril la stabilité des
enseignements de la tradition. J'ai traduit dógmata (c6) par croyances, dans
le but de conserver la référence possible à la croyance religieuse, tout en
maintenant le fait que Socrate insiste sur le fait qu'il s'agit de convictions
profondes, ancrées depuis l'enfance. On peut penser que Platon vise ici
directement Alcibiade, voir supra, VI, 494c, et le passage de Thucydide,
VI, 15, 4. Mais le contexte invite plutôt à entendre un propos général, voir
Phil., 15d-16a.
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99. Tout ce développement est habité par un désir de redresser l'image de la
philosophie, couverte de boue et de ridicule dans la société athénienne. Voir
le portrait semblable qu'en fait Socrate, donnant la parole à Protagoras
(Théét., 166a-168c).
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100. Platon récapitule ici la discussion qui a précédé, en renvoyant à VI,
485a sq., 490a, 503c et 535a.
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101. La formation dialectique s'étalera donc sur une période de cinq années.
Platon ne précise rien concernant les écoles ou les maîtres, mais on peut
supposer que l'existence de l'Académie et son fonctionnement étaient assez
connus pour qu'on comprenne qu'une institution de ce genre serait requise.
Sur ce point, voir M. Baltes (1993). Une fois terminé cet apprentissage, les
jeunes gardiens sont appelés au service de la cité pour une période de
quinze ans environ, et ils sont assignés à diverses fonctions publiques, au
premier chef les responsabilités militaires. Platon ne précise pas s'il
conserverait les institutions athéniennes, par exemple le prytanée ou
l'archontat. Mais on peut supposer qu'un certain nombre de ces institutions
seraient requises.
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102. La formation philosophique des gardiens et leur accès à la forme du
bien en fait des êtres exceptionnels, auxquels la cité rend un culte. Notons
toutefois la mention de l'approbation de l'oracle de Delphes, nécessaire pour
toute institution à caractère religieux et sacré. Rappel de 519c et de 469a.
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103. Ce rappel de la place des femmes est bienvenu, compte tenu du fait
que la tendance naturelle de l'exposé est de privilégier les hommes, autant
dans les exemples que dans les modèles proposés. Platon n'oublie pas sa
position réformatrice sur l'égalité des femmes, voir supra, V, 451c.
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104. Reprise du jugement de réalisabilité, formulé d'abord en VI, 502c. Les
précautions et hésitations de Platon sur l'aspect utopique de la cité idéale
présentent des tonalités très variées ; s'il semble douter sérieusement parfois
de la faisabilité de l'ensemble de son projet (472a-e, 592b), il lui arrive de
l'envisager (502c, 540d-541b). L'ensemble cependant donne à penser que
l'exercice demeure théorique et spéculatif, et que Platon a rompu, au
moment d'écrire la République, avec tout projet concret de réforme concrète
d'une cité. Cette conclusion s'impose quand on lit les dernières lignes de ce
livre VII, qui contiennent la mesure la plus improbable de toutes : la
purgation de la cité corrompue aux fins d'y installer la cité juste. Que Platon
la mentionne juste après avoir affirmé que la cité juste est réalisable montre
une forme d'ironie qui ne pouvait échapper à ses lecteurs. La répétition de la
formule sur le pouvoir des philosophes (« Lorsque les vrais philosophes
seront parvenus au pouvoir dans une cité… ») intervient ici de manière
quasi incantatoire, et Platon l'énonce une dernière fois, juste avant
d'entreprendre sa description du déclin irrémédiable des cités historiques.
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105. Cette mesure de purgation radicale s'appliquerait à une cité existante,
qui envisagerait la réforme platonicienne. Tous les adolescents et les adultes
seraient expulsés, de manière à laisser les enfants en contact seulement avec
des éducateurs philosophes.
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1. Le résumé des mesures convenues pour l'administration de la cité idéale
concerne les classes des gardiens et des auxiliaires. Rien de précis n'est
retenu pour la troisième classe, à laquelle ces mesures ne s'appliquent pas.
Pour les athlètes de la guerre, voir supra, III, 404a, IV, 422c, VII, 521d ;
pour les mesures sur leur mode de vie, voir supra, III, 414d-420b.
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2. Platon présente comme une digression l'exposé des mesures sur la
communauté et sur l'éducation. Voir supra, V, 449a, où on retrouve une
récapitulation identique (445c-e, 449a-b). La fondation de la cité idéale doit
exposer comment l'homme juste est le plus heureux de tous et au moment
de raccorder le propos sur la justice avec la question ultime du bonheur,
Platon propose de nouveau une exploration parallèle de l'âme et de la cité.
Cette fois, l'examen portera sur l'avènement des régimes et des types
d'hommes qui leur correspondent.
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3. Renvoie à VII, 541b.
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4. Platon reconnaît donc implicitement, comme il le faisait auparavant (voir
IV, 445c), qu'il existe une grand nombre de constitutions politiques
différentes, mais il n'en retient que quatre. Sans doute ces quatre sont-elles
pour lui les grands types représentés dans l'histoire politique de la Grèce,
mais elles sont surtout les modèles d'un déclin systématique dont les causes
peuvent être élucidées. Il est possible de comprendre les défauts et
d'expliquer la dégénérescence des cités. Aristote (Pol., V, 12, 1316a1-b27)
interprète le choix de Platon comme une lecture historique, et non comme
un modèle conceptuel, et il le critique sévèrement. Mais Socrate demande à
Glaucon s'il distingue d'autres formes que les quatre principales qu'il
énumère (idéan, c8), ce qui montre plutôt un intérêt pour une classification
générique que pour des exemples historiques significatifs. Plus loin, Socrate
affirme qu'il serait impossible de décrire tous les régimes existants (548d).
Notons que ces quatre formes n'incluent pas le type juste idéal, l'aristocratie
qui correspond à une forme d'âge d'or historique que doit reproduire la cité
juste idéale. Cet exposé combine une analyse des formes politiques et une
psychopathologie des individus qui sont les types caractéristiques de
chacune. Le fait qu'il s'agisse d'une typologie restreint considérablement la
portée historique de l'analyse et limite l'interprétation déterministe qu'on
trouve souvent de ce passage. Plusieurs questions demeurent sans réponse,
et en particulier celle qui concerne l'origine de la corruption amenant le
déclin de la forme parfaite. Pour une analyse générale de cet exposé, voir
W.K.C. Guthrie (1975). Sur l'histoire de la classification des régimes
politiques, et notamment sur Hérodote (III, 80-82), voir J. Bordes (1982).
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5. Comparaison intéressante pour l'exercice de la dialectique, voir Phèdre,
236b, Phil., 13d, et Lois, III, 682e. La relève de l'argument est comparée à
une prise particulière.
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6. Ce rapprochement était courant, voir Aristote, Pol., II, 10, 1271b. Pour le
nom de Lacédémone, Platon emploie ici le terme habituel, la constitution
Laconique, une désignation abrégée de Lacédémone, qui était alors le
territoire du Péloponnèse, bordé au nord par l'Argolide et l'Arcadie et à
l'ouest par la Messénie. Sparte est le nom de la cité qui parvint à la
domination de ce vaste territoire vers la fin du VIIIe siècle. Les historiens
placent entre 800 et 600 la formation des institutions spartiates,
traditionnellement attribuées à Lycurgue. La réputation de ces institutions,
fondées sur l'eunomía, était considérable, et depuis la défaite d'Athènes aux
mains des spartiates en 404, on pouvait, comme Platon, y trouver les raisons
de leur suprématie. Voir Hipp. maj., 283e, 285b, et Lois, III, 692c. Voir
F. Ollier (1933).
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7. Ce régime politique, brièvement mentionné par Aristote (Pol., II, 11,
1273a36), ne peut pas être rapproché des régimes dynastiques, où les fils
succèdent aux pères : alors que ceux-ci étaient bien connus (voir
Thucydide, IV, 78, 3, et III, 62, 3, qui donne comme exemples la Thessalie
et Thèbes), cette royauté vénale ne peut pas être associée à un exemple
historique particulier.
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8. Le parallèle qui sera élaboré rapproche les régimes politiques, autant
dans leurs mœurs concrètes que dans leurs constitutions, et les types
d'hommes qui les représentent, notamment dans les institutions de pouvoir.
Le terme de « caractère » est très certainement inadéquat, s'il s'agit de
cerner l'ensemble des traits qui intéressent Platon dans sa description
morale des individus. C'est l'homme entier qu'il veut décrire, autant ses
dispositions naturelles que sa formation morale, son évolution et la
corruption de son caractère. Dans le présent passage, il n'est fait mention
que de types (trópōn, d7), il sera ensuite question de dispositions et de
caractères (545b4). Le rapport de la cité à l'âme individuelle était déjà mis
en place au livre IV (voir supra, 435e).
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9. Allusion à un vers de l'Odyssée, XIX, 163. Pénelope demande à Ulysse,
qui ne s'est pas encore fait reconnaître, de lui dire ses origines et sa famille.
Ce vers est cité également dans l'Apologie, 34d.
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10. Image que Platon applique aux citoyens de chaque régime : le nombre
de ceux qui acquièrent des dispositions morales semblables finit par faire
contrepoids à l'équilibre antérieur et entraîne la déstabilisation du régime.
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11. Il s'agit de la configuration particulière de l'âme individuelle. Platon
applique à l'occasion ce terme au corps (kataskeuḗ , e5), par exemple Gorg.,
477b, mais c'est le plus souvent l'âme qu'il décrit comme disposée ou
organisée de telle ou telle manière (supra, 449a). Le terme peut aussi
décrire la constitution d'une cité (Thucydide, II, 16, et Lois, V, 736b). Dans
tous ces emplois, c'est la structure interne qui est désignée dans ses aspects
de construction et d'organisation. Compte tenu du modèle psychopolitique
du livre IV, c'est donc la structure de l'âme qui sera examinée ici, et
notamment la question de l'hégémonie de la raison. Ce terme semble
équivalent à celui de « caractère », nettement introduit infra en 545b4.
Notons qu'à compter de ce moment l'aristocratie de la cité juste est
réintroduite dans le compte des formes de constitution politique, dont elle
constitue la matrice d'origine. Platon insère donc son exposé de fondation
de la cité juste au principe de son analyse de l'histoire politique, lui
conférant par là même une place dans l'enchaînement des formes
historiques. Mais l'articulation de cette forme parfaite aux formes
dégénérées n'est pas soumise à examen.
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12. Voir II, 368e. Ce rappel du point de départ de la recherche met en relief
la portée de la question sur le bonheur du juste ; l'exposé d'histoire politique
n'a donc pas principalement pour but l'explication de la corruption
historique des régimes, puisqu'il vise ultimement la démonstration
concernant le bonheur du régime le plus juste. L'évocation de la position de
Thrasymaque montre la persistance de la question sur le bonheur du juste
tout au long du dialogue.
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13. Le vocabulaire politique servant à désigner les régimes serait-il encore
flottant ? Aristote y a recours de manière technique (Eth. Nic., VIII, 12,
1160a36, et Pol., IV, 14), tout comme Isocrate (Sur l'échange, 259e). C'est
le régime que connut Athènes avant les réformes de Solon et qui demeure
en partie mythique dans l'image qu'en présente Platon. Quant à l'aristocratie,
c'est le régime idéal, la constitution politique royale du pouvoir des
meilleurs, les rois-philosophes. Platon ne l'identifie à aucun régime
historique précis, mais il fait l'hypothèse qu'un tel État idéal a existé. Ici
encore, on peut parler d'une représentation portée sur le registre du mythe,
comme dans le Timée (23c) ou le Critias (109b).
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14. Voir Lois, III, 683e sq. Platon revient ici, comme au livre IV, sur le
caractère pernicieux de la discorde (stásis), qu'il identifie comme facteur
central de la dégénérescence. Mais cette fois, de manière plus précise qu'au
livre IV, il identifie une stásis qui affecte les classes des gardiens et des
auxiliaires, et non le corps social entier, où elle aura tôt fait de se répandre.
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15. Il s'agit de son unité de pensée, quant aux valeurs et à la constitution
politique. Le terme (homonooûntos, d3) exprime le contraire de la stásis,
c'est la concorde. Cet idéal d'harmonie, déjà actif dans la pensée politique
avant Platon, est ici repris autant pour l'harmonie des parties de l'âme que
pour la cohésion des parties de la cité. Tout l'exposé du livre VIII suppose
acquis le principe de la tripartition exposé au livre IV.
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16. Il., XVI, 112 sq. Cette invocation d'Homère au moment d'exposer la
cause originaire du déclin des cités se calque sur la recherche mythique
d'une cause divine des malheurs humains. Voir l'invocation de Timée, 27c.
Cette invocation est un facteur de plus qui vient limiter l'interprétation
purement historique de l'exposé, puisque Platon le place sous l'égide de la
poésie. Ce cadre poétique se verra renforcé par le développement ludique
sur le nombre nuptial. Voir en ce sens D. Frede (1997 :256 sq).
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17. La prosopopée des Muses est un des passages les plus complexes de la
République, en raison des calculs sophistiqués qu'il propose pour mesurer
les cycles de fertilité des êtres vivants. La prémisse est simple : ces cycles
de fertilité sont en rapport avec les durées de vie et ils possèdent une
période parfaite, au cours de laquelle la fécondation produira des êtres
supérieurs. Cette loi de la nature affecte tous les êtres vivants, et elle
explique le cycle de la vie des cités. On en retrouve l'expression dans le
Timée, 41a, et dans le Phèdre, 245d. Exprimable dans un nombre parfait,
elle demeure malheureusement inaccessible à la connaissance humaine et
cette ignorance, malgré tous les efforts des meilleurs, sera la cause de
naissances imparfaites, lesquelles conduiront inévitablement au déclin de la
cité parfaite. Comme toujours dans la pensée de Platon, c'est l'ignorance
humaine qui est la cause du mal.
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18. Tous les êtres vivants possèdent une âme et un corps. Les cycles de la
fécondation et de la gestation varient cependant selon les règnes et les
espèces au sein de chaque règne. La stérilité ou l'interruption dans la
gestation sont attribuables à une fécondation intervenue dans une période
défavorable de la rotation cyclique, c'est-à-dire d'une durée prédéterminée,
inscrite dans le temps. Le rapport entre ces cycles et les rotations des astres
appartient à une mathématique astrologique supérieure, que Platon n'évoque
pas ici.
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19. Les gardiens sont mandatés pour prévoir le nombre et la période des
mariages ; voir supra, V, 460a. Mais leur compétence est limitée et certains
désobéiront, entraînant fatalement des unions médiocres ou improductives.
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20. Platon distingue la génération de l'être éternel, qu'est le monde, et de
l'être mortel, qu'est le vivant. Par génération de l'être éternel, il faut
comprendre ici ce que Platon exposera dans le Timée (30a), c'est-à-dire
l'arrangement harmonieux du cosmos par l'intervention du démiurge
lorsqu'il fabrique l'âme du monde. Que le monde ait été de nature divine
pour Platon ne laisse aucun doute, voir Timée, 28b et 34b. Voir sur ce point
L. Brisson (1974 : 267 sq.). Le nombre parfait de la génération divine
demeure non exprimé, mais on peut penser qu'il s'agit d'un nombre dont la
perfection arithmologique (téleios, 546b4) est semblable à celui de la
grande année (Timée, 39d), une période où tous les cycles des planètes
retournent simultanément à leur point de départ.
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21. Le calcul conduisant au nombre de la génération pour les êtres humains
ne possède pas la perfection du nombre de la génération divine. On peut le
présenter en deux formules : 1) 33 + 43 + 53 = 216 ; et 2)
(3 x 4 x 5)4 = 12 960 000 = 3 6002 = 4 800 x 2 700. Le premier nombre,
216, correspond à la plus courte période de gestation pour l'espèce humaine.
Il est obtenu en prenant les nombres du triangle pythagoricien (3, 4, 5) – un
triangle qui engendre le vivant, voir Proclus, In Remp., II, 43, 10 –, et en les
mettant au cube. Aristote (Pol., V, 12, 1316a5-8) cite ce nombre et confirme
sa formule d'engendrement : « Le principe est que la base épitrite conjuguée
avec le nombre cinq produit deux harmonies, voulant dire par là quand le
nombre de la figure obtenue devient solide. » Si nous notons qu'est épitrite
le rapport 4/3, la conjugaison avec le nombre cinq conduit donc au triangle
de base 5 et de côtés 3 et 4. Cela nous conduit à la seconde équation : si
nous élevons à la puissance 4, nombre du volume des solides chez les
pythagoriciens, on obtient le nombre nuptial exprimant les jours des 36 000
années solaires. Dans la seconde équation en effet, le chiffre 12 960 000
exprime la durée de la grande année dans la vie de l'univers. Ce point est
illustré dans le mythe du Politique (269c-274e). On peut le représenter
géométriquement comme un carré, dont les côtés sont de 3 600, ou comme
un rectangle dont les côtés sont de 4 800 et 2 700. Le premier est de x fois
cent, c'est-à-dire 36 fois, Le rectangle est obtenu comme suit : le diamètre
calculable (rationnel) de 5 est le chiffre rationnel le plus proche de la
diagonale réelle d'un carré qui possède un côté de 5, c'est-à-dire de racine
carrée de 50. Ce nombre est 7. Puisque le carré de 7 est 49, nous obtenons
le côté long du rectangle en diminuant 49 de 1, et en multipliant le résultat
par cent. Cela nous donne 4 800. Le diamètre irrationnel de 5 est la racine
carrée de 50. Si on le met au carré, diminué de 2, et multiplié par 100, cela
produit également 4 800. Le côté plus petit, cent au cube de trois, est donc
2 700. Exprimé en années, ce nombre est de 36 000, c'est-à-dire dix fois une
année de 360 jours. Les deux harmonies sont celles qui sont mentionnées
dans le Politique (3 600 au carré et 4 800 x 2 700). Dans la première
harmonie, la ressemblance prévaut et le Monde glisse en croissant ; dans la
seconde, c'est la dissemblance qui prévaut, et le monde décline. Le chiffre
platonicien de 36 000 ans correspond donc au nombre de la Loi du devenir.
Sa présentation par la voix des Muses en fait un exposé mythique, qui
recourt à l'incantation des Nombres pour entourer d'une aura céleste la loi
du devenir et la soustraire à la raison humaine. La solennité du ton, associée
au caractère fantastique des spéculations arithmologiques, invite à ne pas
chercher une formule d'une précision absolue, mais concourt tout de même
à une approche faite de vénération et d'humilité devant les lois de la
génération du vivant. Proche des spéculations pythagoriciennes, et en
particulier dans le domaine de l'embryologie, ce nombre nuptial a engendré
dans la tradition néoplatonicienne les interprétations les plus extravagantes.
Voir l'appendice de J. Adam, ad loc. Pour l'interprétation du passage, voir
E. Ehrhardt (1986).
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22. La vénération de Platon pour les lois mathématiques qui régissent la
nature confère à ce nombre un statut particulier : c'est un maître (kúrios, c7)
qui règle les grandes harmonies cosmiques et humaines et ce statut a
quelque chose de divin, autant dans son pouvoir que dans sa majesté. Même
si l'exposé est grandiloquent et caricatural, le principe de la règle
géométrique du flux universel demeure pour Platon la loi du devenir.
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23. Le facteur relatif à l'ignorance des gardiens ne doit pas être sous-estimé,
puisque la raison humaine a des limites. La complexité du chiffre, les
éléments contingents dans la reconnaissance des individus et de leurs
qualités, tous ces facteurs peuvent affecter les décisions nuptiales. J. Adam,
ad loc., soutient que le nombre ne s'applique pas à la détermination d'un
calendrier propice aux unions, mais seulement à l'exclusion d'unions
médiocres ou trop nombreuses. Cette interprétation restrictive va contre le
sens obvie du texte, qui calcule des cycles et qui les propose aux gardiens.
Que doivent-ils y observer, sinon les périodes propices ? Toute la tradition a
lu ce texte de cette manière, de Jamblique à Proclus. La notion même du
temps opportun et du contretemps (parà kairón, d2) le montre
explicitement.
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24. Privés de formation à la musique et à la poésie, ils seront privés des arts
des Muses, condition d'accès à la formation philosophique qui seule peut
garantir la stabilité de la cité juste. Platon met dans la bouche des Muses
l'explication pour lui fondamentale du déclin des cités, l'absence de paideía
et de culture. Voir supra, IV, 424c. Le terme est fréquent chez Platon, voir
supra, I, 335c, 349e, et VI, 486d.
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25. L'importance du mythe des races réside dans son caractère fondateur par
rapport aux trois classes de la cité. Y introduire la confusion, ne plus
pouvoir discerner les classes équivaut à ruiner l'équilibre constitutif de la
structure de la cité. L'avènement de la stásis est toujours lié en effet à un
déséquilibre des classes, mais surtout au conflit entre les gardiens eux-
mêmes. On pourrait chaque fois traduire ce terme par « guerre civile », mais
Platon lui donne une extension plus grande, incluant tous les conflits
sociaux et politiques. Tous ne dégénèrent pas en guerres. Voir supra, III,
414e, Pol., 271a, et Hésiode, Travaux, 109-202.
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26. Citation d'Homère, Il., VI, 211.
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27. À ne pas confondre avec les classes qui leur correspondent dans un
système parfait. Platon veut dire ici que ces éléments mêlés aux races
supérieures dans l'âme des gardiens entrent en conflit avec leur tendance
naturelle à l'ordre : alors que les gardiens ne possédaient rien, ils se mettent
à désirer posséder. Il va de soi que les classes de producteurs et d'artisans
possèdent déjà diverses propriétés et la discorde civile ne proviendrait pas
de leurs réclamations. Voir l'oracle de III, 415c, prédisant la ruine de la cité
si elle est confiée à un homme de fer ou de bronze.
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28. L'ordre ancien, traditionnel, de la société juste. Pour le terme exprimant
cette organisation (sústasis), voir les Lois, III, 702d, VI, 782a, VII, 812c,
VIII, 833a, IX, 858b. Ce vocabulaire de grande importance dans le Timée
est peu fréquent dans la République ; il signifie la structure de la
constitution de la cité, son organisation interne, sujette à la détérioration.
Voir néanmoins supra, V, 457e, et infra, VIII, 546a.
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29. Institution de citoyens de seconde zone de Sparte, qu'on retrouve
également en Crète, en Thessalie et ailleurs. Comme le nom le dit, ces
personnes étaient attachées à des domaines ou à des familles, mais n'étaient
pas des citoyens. On comptait des villes entières de périèques, plus ou
moins dominées par des cités plus importantes. Les domestiques (oikétai)
correspondent sans doute aux hilotes de Sparte, un groupe confiné aux
tâches inférieures. Voir V. Ehrenberg (1960).
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30. Platon pense ici clairement à la Sparte du Ve siècle. Un exemple est
l'insistance sur les banquets, les syssities (voir supra, III, 416e). Comparer
l'exposé de Platon avec celui d'Aristote, Pol., II, 9, 1269a-1271b.
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31. La réputation anti-intellectuelle des Spartiates était bien connue, et
Platon ne grossit pas le trait en les présentant d'abord comme des militaires.
Voir Hipp. maj., 285b.
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32. Comme type intermédiaire entre l'aristocratie et l'oligarchie, la
timocratie est déjà la cité de la partie intermédiaire de l'âme, le thumoeidès
(e3), principe fondamental de toute cité et de toute activité guerrière. Les
aspects moraux d'énergie au service du bien, d'enthousiasme font partie de
cette ardeur, mais Platon se concentre ici d'abord sur la nature militaire du
régime. L'identification à Sparte favorise ce portrait. Notons ici deux sens
différents du même terme exprimant un trait de caractère : les aristocrates
sont simples (haploûs, e2), alors que les timocrates sont rustres
(haploustérous, e3). Dans le premier cas, il s'agit de l'austérité, dans le
second, d'une certaine rusticité. La tendance à penser que Platon, tout en
plaçant ici Sparte en position inférieure à l'aristocratie, l'aurait idéalisée au
point de vouloir reproduire les institutions de Lycurgue, ou même le passé
dorien mythique, doit tout de même être tempérée par sa description de la
passion de la richesse, un trait qui ne saurait caractériser la cité idéale. Pas
plus d'ailleurs que leur mépris de la culture. Plusieurs historiens, au rang
desquels on peut citer A. Toynbee, ont pris à la lettre l'affirmation des Lois
(III, 691b-693e), qui identifie Sparte à un modèle de vertu. Platon certes
voit en Lycurgue un dirigeant qui reçoit son inspiration de l'Apollon de
Delphes, mais les vertus de Sparte doivent être rapportées à ses défauts, et
la cité idéale de Platon recherche sans doute les uns, mais pas les autres. Sur
toute cette question de l'idéalisation de Sparte, voir F. Ollier (1933).
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33. Voir I Alc., 122e, qi reprend cette affirmation concernant la richesse des
Spartiates, une richesse camouflée sous une grande austérité d'apparence.
Aristote (loc. cit.) dit qu'aucune cité n'était plus corrompue par l'argent que
Sparte.
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34. Aristote considérait la constitution spartiate comme une constitution
mixte, au sens technique que ce terme reçoit chez lui (Pol., IV, 9, 1294b18
sq.), alliant démocratie et oligarchie. Mais ici, le sens ne semble guère
technique, voir Lois, IV, 712d sq.
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35. Cette remarque affectueuse rappelle l'amour de Glaucon pour la culture
et les arts ; le frère de Platon est à la fois mousikós (supra, III, 398e),
ambitieux et combatif. Voir le portrait qu'en fait Xénophon, Mém., III, 6, 1.
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36. Voir Hipp. maj., 285d, où il est fait mention du désir des spartiates
d'entendre les généalogies des dieux et des héros, mais aussi de leur refus
d'étudier les sciences. Mais cet amour des discours n'en fait pas le centre de
la culture, et les gouvernants ne s'en remettent aucunement au pouvoir de la
parole pour accéder au pouvoir. On peut entendre ici une dénonciation
supplémentaire du rôle des sophistes, voir Protag., 342e sq. La mention du
rôle de l'orateur montre que Platon estime une certaine rhétorique, mais à la
condition qu'elle ait une fonction limitée.
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37. Par contraste avec les Athéniens, présentés comme nobles et indulgents
(voir Lois, VI, 777a).
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38. L'explication de la formation de l'homme timocratique est proposée à
partir d'une constitution mal gouvernée. Il ne s'agit donc pas de la cité
idéale, mais d'une cité qui a conservé un reste d'aristocratie. Sa
transformation morale n'est pas entièrement parallèle à celle de la cité :
alors que celle-ci subit la loi universelle du devenir et entre dans un cycle
de déclin, qui aboutit au mélange des races et de là à la discorde civile,
l'homme timocratique se forme par la pression de son environnement
immédiat (mère, proches, serviteurs), qui l'éloigne du modèle aristocratique
de son père.
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39. Image qu'on peut rapprocher de l'Euthyphron, 2d. L'homme
aristocratique maintient les traditions de l'ordre ancien, et il cultive la
raison. La suite montre que Platon veut dire que l'homme aristocratique
confie à la raison le pouvoir de se gouverner, alors que le jeune timocrate,
tiraillé, finira par l'abandonner au principe intermédiaire.
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40. Adaptation libre de vers d'Eschyle (Sept, 451 et 570).
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41. Il s'agit du projet comparatif de l'homme et du régime politique, voir
supra, 545b.
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42. Étymologiquement, l'oligarchie est le système du gouvernement de
quelques personnes, une élite de citoyens, propriétaires fortunés. Platon
revient sur cette étymologie, infra, 551e. Déjà Xénophon la désigne comme
« ploutocratie », pouvoir des riches (Mém., IV, 6, 12). Pour l'avènement du
parti oligarchique à Athènes, en 411, voir Thucydide, VIII, 65, et pour les
événements de 404, voir Xénophon, Hellén., II, 3, 48. Chez Aristote, Pol.,
III, 8, 1280a1, le critère de la richesse est également prédominant. Il croit
cependant, contre Platon, que la transformation qui produit l'oligarchie ne
résulte pas d'un désir de richesses chez les gouvernants (Pol., V, 12,
1316a39). Platon déforme-t-il l'expérience de Sparte, qui lui sert ici de
modèle historique ? La question est discutée et l'histoire grecque donne
plusieurs exemples de régimes timocratiques combinés avec des éléments
oligarchiques, le pouvoir de la fortune s'alliant à celui de la noblesse
traditionnelle.
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43. Platon parle indifféremment de régime et de système, l'essentiel étant la
structure interne (katástasis) des classes et la place du pouvoir de la raison.
Voir supra, III, 414a, IV, 425d et 426c, V, 464a, VI, 493a, 497b et 502d,
VIII, 547b, et infra, 551b, 552e et 557a.
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44. Avons-nous des exemples de telles lois, formulant des critères de
fortune pour accéder aux charges ? L'oligarchie de Solon était modérée et
Platon en fait l'éloge dans les Lois (III, 698b), mais on n'y trouve pas de
telles lois. Thucydide, présentant le gouvernement des Cinq Mille (VIII, 97)
mentionne un critère de fortune, pour un régime qu'il voit comme un mixte
d'oligarchie et de démocratie. Voir aussi pour le régime des Quatre Cents,
VIII, 66. Platon mentionne l'usage de la force et des armes, ce qui était
certainement le lot habituel des conflits entre les démocrates et les
oligarques qu'il put observer presque toute sa vie. Sans doute pense-t-il que
la force était aussi nécessaire pour renverser la timocratie.
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45. Reprise de la comparaison du commandement des navires, voir supra, I,
341c, et VI, 488a sq.
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46. L'exemple des Spartiates qui armaient les hilotes peut illustrer ce point ;
voir Thucydide, VII, 19, III, 27, et IV, 80. Que les Spartiates aient aimé à ce
point la richesse qu'ils aient été réticents à la dépenser à des fins militaires,
et notamment pour armer ces mercenaires (ce qui est ici le sens de
eisphérein, e3) semble confirmé par Aristote, Pol., II, 9, 1271b.
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47. C'est le défaut absolument contraire à la spécialisation des tâches, qui
seule permet la concentration du pouvoir aux mains d'une classe d'experts.
Cette dispersion acquiert chez Platon le statut d'un vice politique
(polupragmoneîn, e6).
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48. Un reproche repris par Aristote, Pol., II, 9, 1270a19. L'enjeu est celui du
« lot initial » d'une cité, sa richesse constitutive, qui doit subsister, en
traversant les générations. Voir Lois, V, 744d. Plusieurs cités, et notamment
Sparte, interdisaient la vente de la propriété foncière.
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49. Comparaison qu'on retrouve chez Hésiode, Travaux, 302-305 : « Les
dieux et les mortels s'indignent également contre quiconque vit sans rien
faire et montre les instincts du frelon sans dard, qui se refusant au travail,
gaspille et dévore le labeur des abeilles » (trad. Mazon).
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50. Le destin des généraux aristocrates était souvent tragique, quand
l'expédition tournait à l'échec. On peut citer par exemple la bataille des
Arginuses (Xénophon, Hellén., I, 6, 33, et 7, 4) et le mécontentement
populaire qui s'ensuivit. La procédure de l'ostracisme est peut-être ici sous-
entendue, mais Platon pointe du doigt, une fois de plus, le recours aux faux
témoins (sukophántes, b4), un procédé ignominieux. Je n'ai pas adopté la
correction de Burnet, qui suit une émendation de Cobet et retranche
blaptómenon (b4).
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51. Allusion au Grand Roi des Perses, couronné de tiares. Voir la
description de Xénophon, Cyropédie, II, 4, 6.
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52. Ploutos, dieu de la richesse, était représenté aveugle, parce que la
richesse est indifférente au bien et au mal. Voir Aristophane, qui lui
consacra une pièce (Ploutos) en 388 et le présente guéri de sa cécité, de
manière à ce que le dieu puisse récompenser les bons.
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53. Tout comme la cité au sein de laquelle l'emprise de la raison n'est pas
entière, l'homme individuel qui se trouve en proie au conflit des désirs
devient le lieu d'une discorde interne, une forme de stásis équivalente sur le
plan de la psychologie du conflit des groupes sociaux de la cité.
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54. Ce désir d'innover est-il un désir de révolution ? Il est fréquent de
trouver ce mot (neōterismós, e10) chez les traducteurs (v.g. Grube), mais
Platon ne fait allusion ici à aucune révolution particulière. Il faut noter
cependant que l'avènement de la démocratie implique une certaine violence
révolutionnaire.
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55. Ce type de lois restrictives a la faveur de Platon, qui les propose dans
les Lois, V, 742c, VIII, 849e, et XI, 915e. Les prêteurs s'engageraient à leurs
propres risques, sans la protection de la loi, ce qui freinerait le prêt usuraire
et l'extorsion.
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56. Le processus implique plusieurs phases : d'abord, un renversement
violent, impliquant meurtre et bannissement ; ensuite le partage égal du
pouvoir (ex ísou, a4), qui est effectué par le moyen du tirage au sort de la
plupart des magistratures. Cette institution caractérisait en effet la
démocratie (voir Aristote, Rhét., I, 8, 1365b31 sq.).
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57. La description de la cité démocratique est centrée sur la liberté. D'abord
la liberté des désirs, puisque c'est le principe du désir qui y règne, mais
aussi la liberté de chacun d'accéder aux charges, le pouvoir étant indifférent
au mérite. Ce constat était partagé par Aristote (Pol., VI, 2, 1317a40). Dans
cette description, l'égalité de chacun est donc fonction de la liberté des
désirs de tous. La liberté d'expression (parresía, b5) s'ajoute à cette liberté
fondamentale ; voir par exemple Gorg., 461e. Sur le concept de liberté dans
la démocratie grecque, voir d'abord A. Laks (1999), et chez Platon,
R. Muller (1997). La critique platonicienne de la démocratie se trouve au
cœur du débat sur le totalitarisme, par exemple dans l'interprétation de
K. Popper (1979). Mais elle ne doit pas être séparée de l'expérience de la
démocratie athénienne ; voir à ce sujet S.S. Monoson (2000 : 113-152).
L'étude déjà classique de M.H. Hansen (1993) fournit le contexte historique
nécessaire.
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58. Cette comparaison ironique illustre la diversité qui caractérise les styles
de vie dans la cité démocratique, chacun pouvant aménager sa vie comme il
le désire. Il ne reste rien de l'austérité traditionnelle, soumise à la loi
aristocratique. La comparaison tire sa force du fait qu'elle est reprise de la
description d'un vêtement de luxe.
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59. Le régime démocratique contient plusieurs éléments disparates et on
peut y trouver de quoi reconfigurer une constitution à partir de modèles
différents. Platon ne veut pas dire ici que la démocratie récapitule en les
intégrant tous les régimes connus, mais qu'elle mélange sans discernement
plusieurs types d'institutions et de lois, d'une manière incohérente. Elle est
donc privée d'unité. Ce n'est pas un modèle, mais une foire aux modèles.
Voir aussi Lois, III, 681d. L'expérience athénienne qui sert ici de toile de
fond nous est restituée avec toutes ses contradictions et ses transformations
successives, symptômes d'instabilité. Platon retient surtout la variété que
rend possible la liberté, et ne trouve à la démocratie aucun aspect positif.
L'anarchie, l'incohérence, l'ambition individuelle sont pour lui des maux qui
condamnent le régime, et son exposé (557a-565c) est en complète
opposition avec celui de Thucydide (II, 35).
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60. C'est-à-dire en toute impunité, du fait qu'ils y sont invisibles, et non pas
comme des héros qui seraient reconnus et louangés par la foule, ce qui
serait de la part de Platon une caricature. Contra, B. Jowett, ad loc.
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61. Cette ironie sur le concept d'égalité doit être rapportée à la critique de la
liberté : est-ce en raison d'un excès de liberté que les égaux sur le plan du
mérite et de la vertu cessent d'être égaux et deviennent comparables à ceux
qui sont sans éducation et sans vertu ? L'analyse n'est pas élaborée ici, mais
le principe de l'égalité géométrique, qui serait conforme à la justice en soi,
est formulé dans les Lois (VI, 757c) : « aux mérites plus grands, de plus
grands honneurs, tant qu'à ceux qui sont à l'opposé pour la vertu et pour
l'éducation, l'égalité dispense leur dû suivant la même règle ». Voir
également Aristote, Pol., III, 9, 1280a.
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62. L'exposé de la nature des désirs distingue les désirs nécessaires et les
désirs non nécessaires, et il faut le compléter par le passage du livre IX
(571a), qui ajoute les désirs contraires aux lois et illégitimes, qui
caractérisent le tyran. Cette classification se rapproche de celle d'Épicure
dans la Lettre à Ménécée. À la différence d'Épicure cependant, Platon
n'introduit pas une catégorie supérieure de désirs naturels et non naturels et
la catégorie de l'illégitime (paránomos) ne peut pas être assimilée à
« contraire à la nature ». Les désirs nécessaires s'identifient aux désirs
naturels (558e2). Cet exposé doit être lu en rapport avec celui du livre IV
(436a-438), qui porte sur la nature du désir et la spécificité de ses objets.
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63. Je suis le texte de J. Burnet, malgré les objections intéressantes de
J. Adam. Le désir nécessaire répond à deux critères, mentionnés en 558d et
559a : l'utilité, la nécessité. Si on enlève la négation, on est contraint à une
lecture très contournée : il s'agit d'un désir nécessaire parce qu'il peut
conduire à la mort, si on ne le satisfait pas. La différence de sens est légère,
mais le texte devient inutilement tortueux.
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64. Le luxe de la cuisine athénienne a déjà fait l'objet de la critique de
Platon, voir supra, II, 372c.
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65. Passage que J. Adam juge corrompu, mais qui conserve une parfaite
lisibilité dans le texte de Burnet si on fait l'hypothèse qu'il manque quelques
mots. Je n'adopte pas les corrections compliquées de J. Adam et je suis
J. Burnet, en introduisant simplement un verbe pour commander
l'expression de la transformation décrite par Platon.
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66. À l'intérieur de l'âme du jeune homme élevé dans l'oligarchie, les désirs
nécessaires entrent en conflit avec les désirs inutiles et transforment son
âme en champ de bataille. La discorde (stásis kaì antístasis, a1) est
renversée par une forme de contre-conflit, de révolution inversée, pour
rétablir l'ordre : cette image audacieuse emprunte à la description des
factions dans la guerre civile, tout en donnant au père un rôle fondamental
(b1).
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67. Le père n'avait aucun intérêt pour l'éducation (554b, 559d) et la
formation qu'il donne à son fils manque de culture et de connaissances.
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68. Comme les compagnons d'Ulysse (Od., IX, 81 sq.) ramollis par la
sensualité du mode de vie des Lotophages et oublieux de leur patrie, le
jeune homme sera tiraillé et subjugué par les désirs qui se disputent son
âme. Le fait de se nourrir de lotus fait oublier le passé et enferme dans les
plaisirs du présent.
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69. Le recours aux cérémonies des mystères d'Éleusis surprend quelque
peu, dans un contexte où il ne peut être associé à l'élévation et à l'initiation.
Platon n'a pas l'habitude d'en faire la satire, et ici le cortège des mystes est
identifié à la glorification des pseudo-vertus démocratiques. La procession
qui est évoquée ici rappelle l'ouverture du dialogue (lampás, I, 328a). La
frénésie bachique (561a9) du jeune démocrate mérite sans doute cette
ironie, mais elle met en relief également les ambivalences de Platon dans
son attitude à l'endroit du symbolisme des mystères, une attitude faite de
vénération, quand le contexte initatique entraîne vers l'intelligible, et de
mépris, quand il s'agit de la musique de l'aulós (c8) ou de la licence
démocratique.
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70. Le démocrate croit à l'égalité, il la recherche en toutes choses et c'est en
ce sens qu'il est égalitaire : les plaisirs et les désirs sont tous égaux. Le
terme, formé sur l'idéal de l'égalité (isonomía, Mén., 239a, et infra, 563b, où
il est associé à la liberté), est rare (isonomikós, e1). Seul emploi dans tout le
corpus platonicien, il qualifie le genre de vie de celui qui place l'égalité
comme valeur suprême de l'existence. Platon montre la similitude de
structure entre l'existence, où tous les plaisirs et les désirs sont traités
comme égaux, et la structure politique, qui met en avant l'égalité des
citoyens et leur substituabilité pour toutes les responsabilités de la cité. De
la même manière que la démocratie subit l'illusion de l'égalité, en ne voyant
pas la priorité des gardiens philosophes, l'individu démocratique subit
l'illusion des désirs équivalents et perd de vue la priorité de la raison.
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71. Y a-t-il un usage de la liberté qui puisse trouver grâce aux yeux de
Platon ? Le présent passage illustre une signification particulière de ce
concept, puisqu'il apparaît comme le prédicat contraire au respect des
hiérarchies et de l'ordre établi. Ce sens entièrement négatif ne peut être
attribué dans tous les contextes, mais il est clair ici que Platon désigne
l'anarchie, confirmant par là ce qu'il affirmait plus haut : les démocrates
appellent liberté l'anarchie. Voir la moquerie sur la liberté des animaux
(infra, 563d1).
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72. Cette fonction était inférieure à celle de maître, et elle se résumait à des
tâches d'accompagnement. Voir H.I. Marrou (1948 : 220).
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73. Ce vocabulaire de l'isonomie exprime le concept central de la pensée
démocratique : l'égalité de tous les citoyens du point de vue du droit. Il est
surprenant de constater sa rareté chez Platon (voir Lettre VII, 336d, et Mén.,
239a) et en particulier le fait que cette égalité ne soit mentionnée ou
discutée qu'une seule fois dans la République. Sur le concept et son
importance pour les Grecs, voir Hérodote (III, 80) et les remarques de J.-
F. Balaudé (1996). Sur la question de l'esclavage, Platon est le témoin d'une
position traditionnelle, bien qu'Aristote signale que le fait de consentir des
droits aux esclaves soit la limite de la démocratie (Pol., VI, 11, 1313b). Voir
G. Vlastos (1941). Pour les droits des femmes, l'affirmation présente n'entre
pas en contradiction avec l'égalité reconnue pour les gardiens : il s'agit ici
de la cité démocratique entière, et l'ouverture manifestée au livre V ne
s'étend pas au-delà du corps des dirigeants.
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74. Frag. 351 Radt.
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75. Je traduis littéralement exousía (e8 et 564d2), un terme qui désigne
l'esprit libertaire général qui règne dans la société démocratique. Platon ne
sous-entend aucun aspect licencieux, cette permissivité étant simplement le
contraire d'un ordre institué et traditionnel. Voir par exemple, Thucydide,
VII, 69.
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76. Aristote était de cet avis (Pol., V, 5, 1305a) et Platon a certainement à
l'esprit plusieurs exemples, en particulier celui de Denys de Syracuse. On
peut aussi penser, avec J. Adam, ad loc., que Platon avait la certitude que la
situation d'Athènes conduisait à la tyrannie de manière inéluctable.
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77. Cette remarque médicale est éclairée par l'explication fournie dans le
Timée, 85d, où le phlegme et la bile sont présentés comme l'origine de
toutes les maladies qui produisent un écoulement ou une inflammation. La
cité démocratique est donc sujette à des troubles inflammatoires.
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78. Cette classification traditionnelle se trouve chez Euripide : « Il existe en
effet trois classes dans l'État. Les riches, tout d'abord, citoyens inutiles et
sans cesse occupés d'accroître leur fortune. Puis les pauvres, privés même
du nécessaire. Ceux-là sont dangereux ; car enclins à l'envie, séduits par les
discours de pervers démagogues, ils assaillent de traits cruels les
possédants. Des trois classes, c'est la classe moyenne qui sauve les cités :
c'est elle qui maintient les institutions que l'État s'est données »
(Suppliantes, v. 238-245. Trad. Grégoire). Probablement une interpolation
dans la tragédie, ce texte témoigne cependant du sentiment politique
favorisant la classe moyenne (voir également Aristote, Pol., IV, 11, 1295a)
et qui avait conduit à la révolution antidémocratique de 411.
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79. En démocratie, les dirigeants sont tous des faux bourdons exploiteurs et
l'exception est rare. On peut citer l'exemple d'Aristide (Gorg., 526b, et
Ménon, 94a), général athénien qui s'est illustré à Platées. Mais aussi
Périclès, dont la réputation demeure sans tache (Thucydide, II, 65, 8).
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80. Les réunions de l'assemblée démocratique étaient devenues, avec le
temps, désaffectées et on dut recourir à l'institution d'une sorte de salaire de
participation : c'est le miel auquel fait allusion ici Platon (chez Aristote,
Pol., IV, 6, 1293a, c'est le misthós de l'assemblée). Voir également
Aristophane, Guêpes, v. 655-79.
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81. C'est-à-dire les dirigeants, que Platon assimile aux faux bourdons ;
devant les résistances des riches à se laisser dépouiller, les dirigeants les
accusent pour les diffamer aux yeux du peuple. Le groupe des riches se voit
donc attaqué par les faux bourdons, et ils se transforment contre leur gré en
oligarques au sein même de la démocratie, pour protéger leur richesse.
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82. De quel personnage s'agit-il, sinon de ce protecteur du peuple, qui sans
être titulaire d'une magistrature, possédait néanmoins un statut ? Pour la
fonction de prostátēs, voir d'abord Hérodote, I, 127, II, 178, et Lois, VI,
766b. Voir aussi Aristote, Pol., V, 10, 1310b14, sur le rôle des démagogues
dans l'évolution de la tyrannie. Sur la possibilité d'identifier historiquement
le tyran décrit dans le passage (VIII, 565c ; IX, 580a), voir M. Meulder
(1989), qui critique toutes les hypothèses et aboutit à une conclusion
sceptique.
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83. La source est Pausanias, VIII, 2, 6, et le thème du loup dans le mythe de
Zeus ou d'Apollon court dans toute la mythologie grecque. Héros arcadien,
Lycaon était un roi d'une grande piété dans certaines versions, d'une grande
impiété dans d'autres. Il aurait fait servir à Zeus, qui lui aurait rendu visite
sous un camouflage, la chair d'un de ses enfants. Pour le punir, Zeus l'aurait
changé en loup. C'est cette version du mythe qui doit être rapportée aux
sacrifices humains célébrés en l'honneur de Zeus lycien. Selon cette
légende, ceux qui participaient à ces sacrifices étaient ensuite changés en
loups pour une période de huit ans.
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84. Voir Hérodote, I, 55. Le roi avait consulté la Pythie de Delphes pour
savoir si la monarchie durerait longtemps. Pour l'interprétation de l'oracle,
voir I, 91.
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85. Il., XVI, 776.
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86. Ceux qu'il a bannis et exilés.
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87. Si le tyran recrute sa garde parmi les esclaves et les affranchit, il en fait
de nouveaux citoyens. On note par exemple que Denys de Syracuse donnait
ce nom (néoi polîtai, a5) à sa garde d'affranchis. Voir Diodore de Sicile,
XIV, 7.
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88. La sagesse d'Euripide est ici tournée en dérision et Platon inverse le
sens d'une maxime, qui par ailleurs est attribuable à Sophocle plutôt qu'à
lui. Il s'agit d'un fragment de l'Ajax de Locres (frag. 13 Nauck).
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89. Voir Euripide, Troyennes, 1169. J. Adam, ad loc., note cependant
qu'Euripide critique la tyrannie au moins aussi souvent qu'il en fait l'éloge.
Voir, par exemple, Suppliantes, 429 sq.
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90. Les tragédiens payaient les acteurs qui jouaient leur pièces, et Platon les
apostrophes dans les Lois (VII, 817b-c), en exprimant un désir de freiner
leur influence politique sur la jeunesse. Voir aussi Gorg., 501e.
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1. La classification des plaisirs et des désirs avait été amorcée au livre
précédent (VIII, 558d) avec la distinction des plaisirs nécessaires et des
plaisirs non nécessaires. L'analyse du dérèglement est poursuivie ici, à
l'occasion du portrait du tyran. Sur le dérèglement (paránomoi, b5), voir
supra, 561a. Pour Platon, ce dérèglement est la force principale qui
s'oppose à la raison et il révèle la nature animale de la partie inférieure de
l'âme. Voir l'analyse parallèle dans le Phèdre, 254a.
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2. Durant le sommeil, la raison est endormie, mais la partie inférieure de
l'âme demeure active et elle repousse le sommeil. L'âme est donc à ce stade
à moitié endormie, et à moitié éveillée : l'imagination est au travail, elle se
représente plusieurs fantasmes d'union sexuelle (d1), alors qu'elle est libérée
du contrôle de la raison et de la honte. Pour l'analyse de l'état du sommeil,
voir Timée, 45e-46a. Platon semble décrire ici autant le rêve éveillé que le
rêve proprement dit, voir supra, V, 476c, et Timée, 70e-71e, avec la reprise
chez Cicéron, De divinatione, I, 29.
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3. Cette méditation intérieure est un accord de l'esprit avec lui-même.
Équivalant à une sorte de concentration, l'âme sera en mesure de contenir la
force des désirs inférieurs et déréglés. Terme rare chez Platon (sunnoian,
d8), cet exercice est apparenté au travail de la pensée discursive. Voir Lois,
VII, 790b, et Épinomis, 987c. La description de la perfection philosophique
qui occupe une part importante du livre IX s'inspire du modèle socratique
lui-même, et on en trouve le parallèle dans le Banquet et dans le Phédon.
L'ascèse philosophique est en effet le contraire de la tyrannie, qui est
aliénation aux plaisirs et impossibilité de se contrôler soi-même. Travail de
la pensée, concentration, méditation accompagnent la vie réfléchie, et sans
doute Platon en a-t-il accentué la place en complément de l'exercice de la
discussion et de la vie dans la cité. Voir sur cette question l'étude de
P. Hadot (1981 : 13-58).
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4. Dans l'état du rêve, la partie rationnelle d'une âme mesurée pourra se
porter vers un contenu de connaissance insoupçonné : elle pourra saisir le
passé et le futur. Ce passage nous instruit-il sur la conception platonicienne
de la divination ? Cicéron (De divinatione, I, 60-61) le pensait et a repris ce
passage. On en trouve confirmation dans le Timée (71d-72b), alors que
Platon assigne à la partie désirante de l'âme la fonction de la divination dans
le sommeil : c'est elle en effet qui recueille les images et les simulacres
produits durant le sommeil, et c'est la raison qui les interprète ensuite. On
note donc une différence importante dans la fonction même de la
connaissance des signes du futur, puisque dans le présent passage, le
principe rationnel est aussi bien le récepteur des images que l'interprète. Sur
cette question, voir L. Brisson (1974 : 201-208).
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5. Non pas que la saisie de la vérité soit favorisée par le sommeil, ce qui
serait un contresens explicite de la philosophie de Platon, mais bien facilitée
dans cet état de sommeil ainsi préparé par comparaison avec un sommeil
mal préparé et déréglé.
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6. C'est l'homme de la démocratie, celui qui la soutient, mais Platon le
désigne ici d'un autre nom (dēmotikòn, b10 et d3). Pourquoi ce
changement ? On pourrait traduire « populaire », pour indiquer
l'appartenance à une couche sociale qui ne saurait être entièrement
méprisable. La présentation de Platon porte un jugement plus accueillant
sur l'homme démocratique et elle met en relief son caractère mesuré. Par
comparaison avec le tyran en effet, le démocrate conserve un reste de vertu.
Voir supra, VIII, 559d-562a. Sa position, en effet, est intermédiaire entre
l'oligarchie et l'anarchie.
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7. Cet amour dominateur (érōtá, e5) est l'équivalent du désir tyrannique, qui
s'établit comme désir impératif (voir supra, VIII, 564d). Il en devient le
chef (prostátēs, 573b1). Dans l'âme du jeune homme démocratique, un désir
prend le dessus et il est alimenté par tous les autres, qui le font croître au
point de lui implanter l'aiguillon dont il était jusque là dépourvu. Ce faux
bourdon devient donc dangereux, il est désormais doté de l'aiguillon d'un
amour violent et irrationnel, qui lui instille folie et déraison. Cet aiguillon
est celui du désir comme soif (póthos, a7) ; comparer avec Phèdre, 253e.
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8. Ces trois états de l'âme tyrannique sont identiques, il s'agit de trois états
de folie (manía, a8), qui échappent entièrement au contrôle de la raison.
L'association de l'amour à la tyrannie n'est pas moins importante que sa
désignation comme folie : dans tous ces états, l'âme est assujettie, elle est
mue de l'extérieur et subordonnée à un autre (c3). Le portrait du tyran
auquel parvient Platon est donc, paradoxalement, celui d'un homme qui ne
peut plus rien contrôler en lui-même : il est entièrement tyrannisé de
l'intérieur par un désir qui emporte tout. Notons la métaphore politique
(diakubernâi, d4) d'un désir qui gouverne tout dans l'âme tyrannique.
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9. On peut faire ici le parallèle avec les cohortes de mercenaires, recrutées
par la cité tyrannique à l'extérieur. Voir supra, VIII, 567d. Quant aux désirs
internes, il s'agit des démocrates émancipés qui réclament anarchiquement
le pouvoir de faire tout ce qu'ils veulent. Leur émancipation, tenue sous un
certain contrôle dans le régime démocratique, atteint ici son point limite.
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10. La liste de ces méfaits de la tyrannie figurait déjà au premier livre, voir
supra, I, 334b. Citant Xénophon (Mém., I, 2, 62, et Banquet, 4, 36),
J. Adam, ad loc., suggère que cette liste constituait un topos de l'injustice
dans les milieux socratiques. Dans la description qui suit, les parallèles sont
nombreux avec le Hiéron de Xénophon. Pour la mention des sycophantes,
voir supra, I, 340d. Pour les temples, I, 344b.
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11. C'est-à-dire la passion maîtresse, l'Éros tyrannique, déjà évoqué en
573d.
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12. Si cette expression était proverbiale, il est difficile de la retracer. Quand
on la trouve citée plus tard, Platon est souvent donné comme sa source.
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13. Renvoie à l'exposé central du livre IV, 441d-444e. Chaque type moral
des régimes dégénérés se voit jugé par rapport au modèle du juste dont
l'âme est en harmonie, sous la gouverne de la raison.
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14. Notons ici le changement d'interlocuteur : l'examen de la
dégénérescence des cités et des caractères individuels est parvenu à son
terme, et le dialogue reprend la question du bonheur du juste, dont l'examen
s'était interrompu une première fois au livre II, 368d, pour laisser la place à
la recherche engagée par le motif psychopolitique et ensuite au livre IV,
445a. Aristote (Pol., V, 12, 1316a25) a insisté sur le fait que le cycle
platonicien de la succession des régimes n'est pas rigoureux, puisque les
tyrannies succèdent aux tyrannies et ne donnent jamais lieu à la reprise du
régime idéal aristocratique. Platon entretenait cependant l'espoir d'une telle
reprise, en plaçant ses attentes dans les fils des tyrans auxquels une
éducation philosophique pourrait apporter la vertu nécessaire à la réforme.
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15. Compte tenu de l'expérience de Platon lui-même à la cour de Denys Ier
de Syracuse, il est difficile de ne pas entendre dans cette longue
intervention de Socrate un plaidoyer personnel de Platon pour établir la
crédibilité de son jugement sur le malheur de la vie tyrannique. Socrate
l'affirme clairement, en évoquant le fait qu'il a eu l'occasion « de connaître
ces gens-là » (b7). Cela concorde avec le premier séjour de Platon à la cour
de Denys, qu'on peut dater de 388. Voir Lettre VII, 324a-327d, avec
l'introduction de L. Brisson (1987 : 132-166).
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16. Le parallèle entre la servitude politique qui résulte de la soumission au
tyran et la servitude de l'âme, qui est soumission aux désirs et plaisirs de la
partie inférieure de l'âme aboutit à une conclusion identique : dans un cas
comme dans l'autre, il y a une absence complète de liberté. Sur ce concept
de servitude (aneleuthería, d3), voir supra, III, 391c et 400b. Notons ici
l'esquisse d'un concept de liberté qui serait autre que la liberté politique : la
volonté du tyran n'est pas libre, parce qu'elle est soumise au désir.
Conformément à la doctine socratique du mal involontaire, qui limite la
volonté à la volonté du bien, on voit ici en négatif l'amorce d'une liberté du
bien qui serait libération des désirs inférieurs. Voir infra, X, 617e. La
structure (táxin, d2) ordonne les parties de l'âme et de la cité. Cette
similitude entre l'âme et la cité permet à Socrate d'affirmer que si la cité est
malheureuse, l'individu tyrannique (et suprêmement, le tyran au pouvoir lui-
même, 578c1) sera le plus malheureux. Ce premier argument (577b-580c)
constitue l'ouverture de la démonstration du bonheur du juste.
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17. Dans l'examen du bonheur du juste, la question du bien demeure la plus
fondamentale. Le tournant de la discussion est souligné par la mention d'un
argument de type particulier. C'est cette insistance qui me porte à conserver
le texte de J. Burnet (tṑ i toioútōi lógōi), qui lit ici un datif pour l'expression
complète, et à ne pas adopter, malgré son intérêt, la suggestion de J. Adam
de lire un duel, dont le sens serait « d'examiner ces deux hommes ». Contra,
voir la traduction de G.M.A. Grube. Ce passage doit être mis en relation
non seulement avec la question de la priorité du juste, mais plus
généralement avec le modèle socratique du bien-vivre. Il introduit en effet
un idéal de perfection, que seule la philosophie peut réaliser. Sur l'ensemble
de ce passage, voir M.C. Nussbaum (1986 : 136-164) et R. Kraut (1997).
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18. Ce passage donne à penser que les relations entre les esclaves et leurs
propriétaires étaient souvent difficiles, et sans doute Platon veut-il insister
ici sur le fait que ces difficultés étaient redoublées dans les régimes
tyranniques. Le rapport entre la situation réelle des esclaves dans les cités
grecques et leur place dans la cité idéale de Platon demeure un point obscur
de sa pensée. Notons le nombre d'esclaves mentionné ici pour une maison,
soit environ une cinquantaine. Notons aussi que l'ordre maintenu dans les
cités est le résultat du contrôle des citoyens libres, et qu'il n'est aucunement
fait mention d'une forme quelconque de corps policier. Voir G. Vlastos
(1968) et supra, IV, 433d.
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19. L'ensemble de ce portrait du tyran peut être rapproché du Hiéron de
Xénophon, notamment la limitation de ses déplacements (voir Hiéron, I,
11).
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20. Renvoie à VIII, 567a et 576a.
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21. Ce passage nous met en présence des concours dramatiques au cours
desquels les auteurs présentaient leurs pièces. On comptait dix juges, qui
chacun de leur côté consignaient leur classement des pièces. De ce groupe,
cinq étaient choisis au hasard, et leur jugement, fondé sur le premier
verdict, constituait le jugement final. Voir le témoignage de Lysias (IV, 3).
Concernant le jugement final d'un juge de dernière instance, J. Adam, ad
loc., pense qu'il pourrait s'agir d'un juge qui a pu examiner l'ensemble d'un
concours et cela pourrait donc s'appliquer à ceux du groupe des cinq qui ont
évalué l'ensemble. Voir Lois, II, 659a, qui donne à penser que l'usage du
singulier ici est générique et ne réfère pas à un individu particulier.
Également, Lois, XII, 949a. Le philosophe sera le juge ultime, voir infra,
583a. Pour une comparaison semblable des modes de vie, voir Phil., 65a.
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22. Ce thème de la souveraineté est à la fois politique et moral : seul celui
qui sait exercer sur lui-même une maîtrise parfaite peut prétendre au
gouvernement de la cité. La politique est définie en ce sens comme art
royal, reposant sur une science (Pol., 259c et 308c-e) que Platon identifie à
la sagesse. Mais l'exercice de cette science suppose à son tour une éducation
morale parfaite, conduisant à la souveraineté de l'âme. Voir en ce sens
Phédon, 30d, et Euth., 291b-292c.
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23. Ce thème de l'action injuste cachée au regard des dieux et des hommes
se raccorde à la question de l'intégrité (II, 366e) et de l'anneau de Gygès.
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24. Faisant suite au premier argument, repris de la comparaison de la cité et
de l'individu tyrannique, Socrate introduit un deuxième argument pour
démontrer le bonheur du juste. Cet argument, de nature psychologique, est
fondé sur la structure de l'âme ; il court de 580c à 583a.
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25. Cette classification regroupe pour chaque partie de l'âme les désirs,
plaisirs et principes de commandement qui lui sont propres. Cette thèse est-
elle compatible avec ce que nous connaissons de la psychologie de Platon, à
tout le moins dans la République ? Y a-t-il des plaisirs du principe de la
raison ? Inversement, y a-t-il un principe de commandement des désirs ? Il
ne s'agit pas seulement de donner une valeur au désir, pour en faire par
exemple un désir rationnel, mais d'introduire dans chaque registre de la
psychologie, de nouvelles distinctions, qui y reproduisent en quelque sorte
la tripartition générale qui affecte l'ensemble.
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26. L'espèce désirante regroupe les désirs et appétits de toute nature, mais
Platon est soucieux de bien marquer son lien avec le désir du profit ; ce
passage fait écho à l'analyse de IV, 439d, alors que l'espèce désirante était
désireuse de richesse (philochrḗ maton). Voir également supra, VIII, 559d,
pour les trois espèces du désir : oligarchique, démocratique et tyrannique.
J. Adam, ad loc., fait remarquer que cette caractéristique se retrouve dans
les trois espèces de désir, et qu'elle permet à Platon de construire un modèle
parfaitement homogène, conforme à la tripartition de l'âme : le sage sera
philósophos, le guerrier sera philónikos et philótimos et la troisième classe
sera philochrḗ maton.
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27. Pour rendre le texte grec plus sensible dans la traduction, j'ai placé côte
à côte la traduction littérale et l'adjectif que la tradition va imposer, mais qui
est encore imbriqué dans la formation littérale de l'expression de l'amour de
la sagesse. Ce passage fait écho au livre V, 474b. Voir sur l'évolution de ce
vocabulaire, A.M. Malingrey (1961).
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28. Il s'agit à proprement parler de trois types fondamentaux, par rapport
auxquels une grande diversité d'individus représentant des combinaisons
particulières de caractéristiques peut être dérivée. Cette typologie sera
reprise chez Aristote (Eth. Nic., I, 3, 1095b) qui distingue la vie de plaisir,
la vie politique et la vie théorétique.
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29. C'est-à-dire les objets de la connaissance philosophique, les formes
intelligibles. La contemplation de l'être intelligible contient donc son plaisir
propre, que ne peuvent goûter que les philosophes. La présence de ce
vocabulaire ontologique renvoie ici directement aux développements des
livres VI et VII, et en particulier à la métaphysique de l'être véritable
comme objet de contemplation pour la philosophie.
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30. Les trois critères du jugement (582a) sont l'expérience (empeiría), la
sagesse (phrónēsis) et la raison (lógos). Le critère de la sagesse est
intellectuel, et non seulement moral ; il ajoute à la compréhension de ce qui
est sophós le trait d'une réflexion élaborée. La différence entre la phrónēsis
et la sophía exige donc de faire intervenir un critère intellectuel plus
marqué. Sur les nuances de ce concept, voir M. Dixsaut (2000 : 109 sq.). Le
parallèle avec l'exposé du Politique est précis, car l'art royal est exercice de
la phrónēsis (294a-b).
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31. Le pluriel permet de préciser les instruments de la raison : les arguments
particuliers et les raisonnements qui les enchaînent dans des
démonstrations. Le même terme (lógos) sert à désigner le principe,
l'argument et le raisonnement.
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32. Il s'agit des plaisirs et des désirs liés au mode de vie particulier de
chaque classe et de chaque fonction de la société. Comme chaque groupe
prétend que son mode de vie et ses valeurs produisent la vie la plus
heureuse, à qui appartiendra-t-il d'en juger ? La démonstration montre que
l'expérience du philosophe, parce qu'elle porte sur les trois domaines, est la
plus riche, et donc la plus compétente pour le jugement. Si ce jugement est
fondé, c'est alors la vie philosophique qui sera la plus heureuse. On peut
trouver ici un argument concluant pour fonder le bonheur de la vie des
gardiens, et relier cette démonstration à la question d'Adimante (IV,
419a sq.). Notons que cette position constitue la réfutation du mépris de la
philosophie, dont Socrate était l'objet dans le Gorgias (484e sq.) de la part
de Calliclès.
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33. L'expression doit être prise littéralement, car elle est formée sur
l'expression symétrique du philosophe : il s'agit de l'amoureux de la raison,
des arguments, des raisonnements.
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34. En plaçant la troisième démonstration sous l'égide de Zeus et en
affirmant qu'elle pourrait entraîner la pire des chutes, Platon veut montrer
que la démonstration fondée sur l'analyse des plaisirs et des peines est la
plus rigoureuse et la mieux fondée. On avait en effet l'habitude de faire les
libations dans l'ordre suivant : Zeus olympien, héros, Zeus sauveur. Voir
Charm., 167a-b, Phil., 66d, et Lois, III, 692a. Pour la question de la chute,
Platon réfère ici aux pratiques de la lutte : une chute suivant la troisième
prise était considérée définitive. Voir Euth., 277c. L'ensemble de cette
imagerie olympienne met en relief l'importance du propos, voir Phèdre,
256b. Cette analyse sera reprise dans le Philèbe (44c) et on la retrouve chez
Aristote (Eth. Nic., VII, 12, 1152b-1154a, et X, 2, 1173a).
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35. Cette métaphore reprise du lexique de la peinture (voir II, 365c)
souligne l'aspect illusoire et inachevé du plaisir du corps : comme dans la
peinture d'ombres, il se soutient du contraste entre le plaisir et la peine. Voir
Phédon, 69b pour cette image appliquée à la vertu de modération et de
courage, vertus illusoires quand elles sont coupées de la connaissance. Voir
aussi Phil., 44c, et Théét., 208e.
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36. De qui s'agit-il ? Le contexte porte à penser qu'il s'agit d'ascètes,
orphiques ou pythagoriciens, qui méprisaient les plaisirs du corps. On peut
en effet comparer avec le passage du Phédon (62b). Mais Platon n'utiliserait
pas une expression aussi vague pour parler d'une doctrine qui est après tout
la sienne, et on doit donc penser que ces sages sont ceux qui soutenaient
une doctrine du plaisir différente, par exemple le fait que tout plaisir est
relatif. Voir sur ce passage J. Adam (II, app. IV, 378-380).
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37. L'analyse du Philèbe éclaire ce passage (32e, 42e, 43d-44b, et Timée,
64c). Le plaisir et la douleur sont des mouvements de l'âme, émotions ou
affects (kínēseîs, 583e), alors que cet état entre deux (metaxù, c7) est une
forme de repos, un état de tranquillité (hēsuchía, e2). L'état intermédiaire
est-il pure neutralité, entre deux mouvements contraires ? Non, car il est
relatif au plaisir ou à la douleur qui a précédé et dont il représente la
cessation : ce qui suit la douleur paraît un plaisir, ce qui suit le plaisir paraît
une souffrance. Socrate affirme que c'est en apparence que la cessation de la
souffrance est un plaisir (584a7). Cette position est discutée par Aristote
(Eth. Nic., X, 3-5).
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38. Ceux qui confondent l'absence de souffrance avec le plaisir, ou la fin du
plaisir avec la souffrance, sont en proie à une forme d'enchantement,
semblable à l'illusion qui résulte de la peinture en trompe l'œil évoquée
juste avant. Sur ce vocabulaire, voir Phil., 44c, supra, III, 413d, et infra, X,
602d.
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39. Il s'agit des plaisirs purs, qui correspondent donc au concept du plaisir
en tant que tel et dont la privation n'est pas sensible. Le Banquet évoque les
plaisirs de la pensée (207e). Voir Phil., 51b, et Timée, 65a. Pour l'ensemble
de l'exposé sur la nature du plaisir, voir J.C.B. Gosling et C.C.W. Taylor
(1982).
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40. Platon a-t-il conservé ici le souvenir d'une croyance, dont on a l'écho
chez Héraclite : que les âmes, purifiées après la mort, peuvent encore
sentir ? Le fragment d'Héraclite (frag. 99 Conche) semble une critique
d'Homère (Od., XI, 36). Voir Phil., 51e. La notion de l'odorat comme plaisir
pur se trouve aussi chez Aristote (Eth. Nic., X, 2, 1173b18).
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41. Il n'existe pas, à proprement parler, de plaisir corporel : tout plaisir est
plaisir de l'âme, mise en mouvement par une cause. Les plaisirs qui
proviennent du corps sont des illusions (Phil., 45a-47b), alors que les
plaisirs purs de l'âme sont indépendants du corps, par exemple les plaisirs
de la connaissance (Théét., 184e-185e). Le corps demeure cependant
l'intermédiaire de toute sensation (186c).
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42. Il s'agit de sensations et de souffrances qui sont mélangées, car elles
contiennent une part de l'appréhension qui introduit la relativité ; or tout ce
qui est relatif n'est pas pur. C'est ce que vient illustrer le recours à une
topographie idéale, où l'espace est divisé en haut, milieu et bas. Par cette
image, Platon peut mettre en relief l'aspect illusoire de tout ce qui est relatif,
et du même coup la nécessité de penser philosophiquement la pureté de ce
qui existe en soi, le haut véritable (alēthō̂s, d9). Je ne crois pas que cette
topographie ait une interprétation cosmique (contra, J. Adam, ad loc., qui
cite Phédon, 109, et Timée, 62c). Voir infra, l'image des couleurs et plus
loin, la reprise métaphysique, 586a, où le haut est le monde intelligible. Une
élaboration allégorique de cette représentation se trouve à la base du mythe
du Phèdre (247c). La mesure des plaisirs, et leur description selon une
échelle de registres, conduit Platon à la notion d'illusion et de faux plaisir.
Mais la fausseté d'un plaisir ne saurait contredire qu'il soit réellement
éprouvé, et il faut donc entendre ici la fausseté comme désignant une valeur
moindre ; Platon cherche à exposer les mérites du plaisir philosophique, et
donc à fonder une échelle où il est le seul véritable.
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43. Le vocabulaire de la psychologie du plaisir et de la douleur recourt ici à
l'opposition vide-remplissement (kénōsis-plērō̂sis), qu'on retrouve
également dans l'analyse du Philèbe (31e sq.). Il s'agit de qualifications de
l'état (héxis, b1) du corps et de l'âme.
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44. La discussion sur le texte transmis pour les lignes qui suivent est
complexe, et je me range à l'avis de J. Adam qui lit anomoíou (c7) : c'est la
solution la moins insatisfaisante, compte tenu de la suite des réponses
négatives de Glaucon. Si on conserve le texte majoritaire des manuscrits,
comme le fait J. Burnet, ces réponses deviennent un complet contresens. Ce
qui ne ressemble pas à l'être ne saurait en participer plus que ce qui lui
ressemble, la position est claire. Voir supra, V, 479a, et VI, 500c.
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45. Le dualisme strict de l'anthropologie platonicienne ne tolère en fait
aucune participation du corps à l'être réel, et si Platon l'évoque ici, c'est en
référence au rôle d'intermédiaire du corps dans l'accès au plaisir. L'âme
seule est par nature semblable à l'éternellement identique (VI, 490b), alors
que le corps, plongé dans le devenir, ne peut participer à l'identique. Ce
dualisme strict sera confirmé infra, en X, 608d, et sa justification
philosophique est effectuée dans le Phédon, ce qui dispense Platon de la
reprendre entièrement ici.
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46. Le corps est ici désigné, comme dans le Phédon, par l'image de la
maison funéraire, du tombeau. Ceux qui passent leur vie à rechercher les
plaisirs corporels n'ont pas nourri leur âme, qui est leur principe intérieur et
leur être véritable, mais ils n'ont pas non plus nourri la demeure corporelle
de cet être, qui est comme son tombeau. Cette demeure est comme un
tonneau percé (Gorg., 493b2, tò steganón). Sur l'errance des corps, voir
supra, VI, 485b, Crat., 400c, et Gorg., 493a pour la doctrine du corps-
tombeau, avec les remarques de P. Courcelle (1966).
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47. Au sens d'une maxime à recevoir et à respecter dans la conduite de la
vie.
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48. Poète lyrique de Sicile, qui a vécu de la fin du VIIe siècle au début du
VIe siècle. Rendu aveugle pour avoir parlé en mal d'Hélène dans un de ses
poèmes, il recouvra la vue après avoir composé une palinodie. Dans ce
nouveau poème, il aurait cherché à innocenter Hélène : elle n'aurait pas
accompagné Pâris, mais aurait été victime d'une illusion provoquée par les
dieux et aurait été transportée à son insu en Égypte. Platon évoque à son
tour cette absence d'Hélène à Troie, les guerriers se battant pour son
fantôme. Voir sur cette légende Hérodote, II, 112-120, et la tragédie
d'Euripide qui lui est consacrée. Platon amorce la palinodie du Phèdre en le
citant (Phèdre, 243a). Pour le texte, voir D.L. Page (1962 : 93-141).
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49. Dans la classification des désirs et des plaisirs, ceux qui sont relatifs au
principe intermédiaire de l'âme ne sont pas plus vrais ou authentiques que
les plaisirs de la partie appétitive inférieure. Platon distingue trois facteurs
principaux dans la stimulation du désir de cette partie : l'honneur, la victoire
et l'impétuosité, mais chacun produit un défaut : l'envie, la violence et la
colère. Mais comme dans l'analyse du livre IV, ces désirs médians peuvent
aussi se soumettre à la règle de la raison et produire des plaisirs vrais. Cette
doctrine est conforme à la nature de la justice, puisque la soumission à la
raison est l'origine de toute justice, et la justice est le bonheur de chaque
partie de l'âme. Tout désir, s'il recherche le pouvoir et l'hégémonie, se
condamne à des plaisirs irréels, mais s'il accepte l'hégémonie de la raison, il
pourra connaître un plaisir vrai, réel et qui lui appartient en propre.
L'élimination de la discorde est la condition fondamentale du bonheur,
parce qu'elle est l'essence de la justice (voir IV, 441d-444a).
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50. Ce calcul arithmétique est-il sérieux ? Le seul intérêt de Platon ici
pourrait être d'aboutir au chiffre pythagoricien, 729. Si le tyran est en
troisième position derrière l'oligarque, son plaisir est aussi au troisième
rang. Ce calcul peut être reconstitué de la manière suivante : le roi, le
timocrate et l'oligarque occupent les trois premières positions. Le timocrate
a huit fois moins de plaisir que le roi, et l'oligarque a vingt-sept fois moins
de plaisir. Les positions 4 et 5 sont des états de déclin indéterminés ; le
démocrate occupe le rang 6 ; les positions 7 et 8 sont indéterminées et le
tyran occupe le neuvième rang. Le plaisir du tyran est un simulacre de
plaisir. Ce chiffre exprime une surface (3 x 3), il est donc epípedon (d6) et
parfaitement superficiel. Si on le porte au carré, on obtient 81, et au cube,
729. Pourquoi ce calcul ? Fantaisie, volonté d'exprimer l'abîme du plaisir
tyrannique ? Platon s'en moque lui-même (e5), en parlant d'un calcul
« prodigieux ». Pour le rapport aux mois et aux jours de l'année, on note que
729 est double de 364,5 qui correspond au compte pythagoricien des jours
et des nuits de l'année ; c'est également le nombre de mois de la grande
année des pythagoriciens, évoqué dans le calcul, non moins
fantasmagorique, du nombre nuptial au livre VIII. Voir également Lois, VI,
771c.
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51. Renvoie au livre II, 361a. Notons que l'exposé de la thèse demeure
anonyme, conformément à la position des interlocuteurs au livre II, tous
soucieux de ne pas s'en faire les défenseurs. Voir II, 360d et 366a.
L'interlocuteur auquel Socrate pense ici n'est donc pas nécessairement
Thrasymaque.
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52. Cette représentation polycéphale assemblera plusieurs natures. Elle
rappelle le modelage de l'être humain par le démiurge (Timée, 69d),
réunissant l'âme immortelle et le corps mortel. La Chimère tenait de la
chèvre et du lion, et parfois on la représentait avec une queue de serpent.
Elle crachait des flammes de ses multiples têtes. Voir Hésiode (Théog.,
319 sq.). Scylla est un monstre marin, dont le corps de femme est joint à des
chiens féroces dans sa partie inférieure. Voir Od., XII, 73 sq. Quant à
Cerbère, il s'agit du chien gardien de l'Hadès : ce monstre avait trois têtes et
une queue de serpent. Voir Il., VIII, 166 sq. On peut évoquer d'autres
créatures monstrueuses de ce genre, par exemple les centaures. La
représentation de l'élément désirant de l'âme en bête sauvage se retrouve
dans le Timée, 70e. Son polymorphisme est un thème constant de la
psychologie de Platon, voir IV, 442a. Cette image, qui constitue une
véritable allégorie, représente l'âme humaine comme l'assemblage sous
forme humaine de trois êtres : le monstre des désirs, le lion de l'ardeur
impétueuse et l'homme intérieur de la raison.
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53. La souveraineté de l'homme intérieur est celle de la raison, et l'élément
d'ardeur impétueuse est son allié naturel (súmmachon, b3). L'idéal moral de
la domination de soi-même (egkráteia, b1) appartient à la doctrine de la
justice, puisque celle-ci est d'abord l'hégémonie de la raison pour produire
l'harmonie du tout. Voir IV, 431a, et Gorg., 491d. Cette souveraineté est la
leçon fondamentale du mythe de l'attelage ailé (Phèdre, 246).
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54. L'opposition de l'honorable et du honteux semble toujours plus
primitive dans la morale et dans le droit que celle du juste et de l'injuste ;
elle suppose une approbation ou une désapprobation directe de la
communauté. Voir sur ce point A.W.H. Adkins (1960).
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55. La parenté de l'homme avec Dieu est un thème constant dans la pensée
grecque et Platon en présente l'expression philosophique achevée
(theiótaton, e3). L'être humain est une plante qui a des racines célestes
(Timée, 90a) et son âme est divine. Voir VI, 501b. Sur ce point, voir É. Des
Places (1964).
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56. Od., XI, 326. Épouse d'Amphiaraos, qui s'était engagé à la consulter
avant de partir à la guerre, elle le perdit en acceptant de Polynice le collier
d'Harmonie et en lui conseillant d'accompagner Adraste. Parce qu'il s'était
engagé, le roi ne put reculer et trouva la mort.
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57. L'homme excellent, le vertueux est dirigé de l'intérieur par un principe
divin (voir supra, 589d), ce qui fait écho à la doctrine du Ménon (99e6) : la
vertu est l'effet d'une dispensation divine, theía moîra. Le philosophe en
effet est pénétré d'une grâce toute religieuse (Phédon, 67e6-69e5), qui le
fait comparer à un initié des mystères. La philosophie est en effet un art
bachique, les philosophes sont les vrais bacchants (Phédon, 82b, avec les
notes de M. Dixsaut, 1991 : 144-158). C'est cette doctrine qui éclaire ce
passage sur l'intellect divin. La partie rationnelle est toujours la partie
philosophique (589b1, d1), parce que le philosophe s'est soumis à la règle
divine, règle tout intérieure (oikeîon, d4). Voir le texte parallèle,
pseudépigraphe, Sur la vertu (379c-d), qui est une reprise du Ménon. Mais
cette vertu d'origine divine n'exclut pas la connaissance, contrairement à
l'inspiration poétique qui est elle aussi theía moîra, mais privée de
connaissance (Apol., 22c ; Ion, 534c-536d). Le Ménon diffère ici de
l'enseignement de la République qui insiste sur le rôle de la connaissance et
notamment des philosophes. Mais cette connaissance est elle-même le
résultat d'une dispensation providentielle, selon la Lettre VII (326ab). Voir
aussi supra, VI, 492e2-493a2, sur la theía moîra qui produit le philosophe,
en dépit des forces adverses dans la cité. Également, Lois, IV, 715e, et
Théét., 176a.
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58. Renvoie à I, 341a. Contrairement à ce que Thrasymaque soutenait, la
Loi est avantageuse pour ceux qui sont démunis et plus faibles : elle n'est
pas l'avantage du plus fort (I, 343c), mais elle produit le bien de l'ensemble
de la cité.
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59. Cet argument en faveur de la punition fait retour sur l'exposé de II,
380b. La valeur de la punition est de nature morale, puisqu'elle contribue au
progrès moral de l'âme fautive. Cette position, déjà exprimée dans le
Gorgias (509), fait placer Platon au rang des penseurs rétributivistes et
réformateurs et dans les Lois, elle donne lieu à plusieurs développements
précis. Voir sur la question M. Mackenzie (1981).
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60. Ce passage reprend le thème spirituel de l'harmonie intérieure évoqué
plus haut (III, 410a, et VI, 498b).
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61. Cet homme musicien (mousikòs, d5) est celui qui a été formé en suivant
le programme de la paideía idéale, voir IV, 432a, 443d, et l'exposé du
livre III.
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62. Cette restriction étonne et fait peut-être allusion aux projets politiques
de Platon en Sicile. On peut suggérer un rapprochement avec la
doxographie d'Anaxagore : ce philosophe aurait désigné le ciel comme sa
véritable patrie. Voir Diogène Laërce (II, 7). Sur la vocation politique et
l'intervention divine, voir supra, VI, 499b. Cette suggestion est favorisée
par l'évocation de la cité céleste (b2) qui vient juste après. La vraie patrie du
philosophe est en effet cette cité idéale construite par la philosophie, dont le
modèle (parádeigma, b2) se reflète dans la cité intérieure commandée par la
raison (VII, 590e, 591e, et X, 605b et 608b). Le ciel est donc la métaphore
du monde intelligible, ainsi que l'avait compris Proclus (In Tim., II, 269 ;
III, 312 sq.). Comparer ce passage avec le modèle divin de Théét., 176e,
Lois, V, 713b, 739d-e, et Pol., 297c.
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63. Platon a évoqué plus haut la nécessité de circonstances parfaites pour
que le projet spéculatif de la cité idéale puisse se réaliser avec l'intervention
du philosophe. Voir V, 470e, VI, 492e, 499c et 502c sur la question de
l'éventualité de la réalisation de la cité idéale, qui représentent des passages
un peu plus optimistes. Ici, Platon semble se replier sur la réalisation de la
cité spirituelle à l'intérieur de l'âme du philosophe. La conclusion est très
contournée, Platon semblant soucieux de restreindre la possibilité d'une
action politique concrète et plutôt désireux de favoriser l'ascèse personnelle
et la vie philosophique. Ce passage soutient une interprétation morale et
individuelle de la toute la recherche psychopolitique de la République : la
cité ne serait qu'une métaphore de la vie intérieure, et la souveraineté, le
terme ultime de l'ascèse philosophique. Voir en ce sens J. Annas (1997).
Mais il faut noter que cette conclusion vient au terme de l'exposé des
régimes dégénérés et qu'elle constitue le terme de l'argument sur le bonheur
du juste, opposé au prétendu bonheur du tyran. Il s'agit donc plutôt d'une
conclusion sur la priorité de la vie philosophique, dans sa parfaite symétrie
avec la justice dans les cités, et non d'une interprétation qui dépolitise
l'ensemble du dialogue. La mention de l'occasion favorable évoque les
projets syracusains de Platon et donne à ce passage son arrière-plan
autobiographique.
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1. Platon reprend la discussion de la nature de la poésie, en raccordant le
propos à l'exposé du livre III (392c). L'introduction de cette reprise, qui
occupe la moitié du dernier livre de l'œuvre (595a-608b) a été diversement
jugée dans l'histoire de l'interprétation : on y a vu un morceau mal intégré,
placé là pour répondre à des critiques. Mais outre le fait qu'il était déjà
revenu brièvement sur le sujet de la poésie (VIII, 568a-d), on doit noter que
Platon s'apprête, dans la deuxième partie du livre, à présenter un exposé
mythologique, qu'il propose comme la clôture de l'œuvre. On peut penser
que la nécessité de justifier la substitution du mythe philosophique aux
mythes d'Homère et de la tragédie exigeait un développement plus élaboré.
L'hommage à Homère (b9-c2) est sincère et ce n'est pas toute la poésie qui
est rejetée, comme déjà l'exposé antérieur l'avait montré (III, 394b-398b),
mais seulement cette poésie qui ne se conforme pas aux modèles d'une
théologie exemplaire. Proclus a donné son appui à cette critique d'Homère,
en montrant la portée des arguments de Platon sur l'éducation des jeunes
gardiens (In Remp., I, 159, 10-163, 9 ; I, 180-183). Sur la doctrine de
l'imitation au livre X, voir A. Nehamas (1982), E. Belfiore (1984) et
S. Halliwell (1997). Sur l'unité de composition du livre X, voir D. Babut
(1983 et 1985).
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2. Même si la doctrine de l'imitation est reprise ici en rapport avec
l'ontologie des livres VI et VII, et non dans la perspective de la poétique et
du style narratif et dramatique de l'exposé des livres II et III (392c sq.),
Platon ne fait aucune référence à l'exposé de la métaphysique. La méthode
habituelle est celle de l'interrogation par questions et réponses, d'une part, et
le recours à la dialectique des formes, d'autre part. La position de la forme
unique, correspondant à chaque ensemble d'êtres particuliers était, dans les
livres précédents, accordée aux prédicats moraux (bien, beau, juste). Ici,
Platon l'applique aux objets du monde sensible, dans leur particularité
concrète, et parmi ceux-ci, aux objets fabriqués artisanalement (skeúous,
b7). Voir Crat., 389a-390a. Cette forme possède les mêmes caractéristiques
ontologiques de séparation, d'immatérialité et de transcendance que les
formes des prédicats moraux. Voir supra, V, 476a-e, pour la précision du
rapport entre la pensée et la forme.
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3. Ce portrait ironique du peintre omnipuissant en poète et en sophiste
(sophístēs, d1) le place plus haut que les dieux, et le présente comme
capable de se produire lui-même. Il est démiurge universel, rien n'échappe à
sa compétence.
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4. L'opposition entre les apparences et la réalité recoupe entièrement
l'ontologie de la ligne et de la caverne, que Platon résume ici dans
l'opposition entre phénomènes (phainómena, e4) et êtres selon la vérité
(ónta).
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5. Et non pas « dans la nature », puisque le premier lit est la forme du lit,
œuvre divine. Comparer avec le juste « par nature », VI, 501b. Toute la
nature, dans sa richesse, est déjà une imitation du monde des formes, monde
auquel Platon réserve la réalité de l'unique nature véritable. Voir Phédon,
103b, et Parm., 132d : « Alors que ces formes sont comme des modèles qui
subsistent dans leur nature, les autres choses entretiennent avec elles un
rapport de ressemblance et en sont les copies ; en outre, la participation que
les autres choses entretiennent avec les formes n'a pas d'autre explication
que celle-ci : elles en sont les images » (trad. L. Brisson).
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6. Le dieu de Platon est l'auteur de l'ensemble des formes qui composent le
monde intelligible. Est-il lui-même une forme éminente ou supérieure,
comme la forme du bien évoquée en VI, 509b, qui transcende l'être du
monde des formes ? Dans la tradition platonicienne, les formes seront
comprises comme les pensées de Dieu, mais rien dans le présent passage ne
permet de soutenir cette interprétation. Platon maintient seulement que dans
l'ordre de la hiérarchie des causes, les formes sont au-delà de la nature
matérielle, et qu'elles sont elles-mêmes causées par le dieu. Rien ne permet
non plus de marginaliser l'affirmation théologique, en la considérant comme
une expression poétique ou mythique. La comparaison de ce dieu avec le
démiurge du Timée montre plusieurs différences : alors que le démiurge
contemple des formes préexistantes pour produire le monde (28a-c), ici le
dieu est dit créateur des formes.
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7. Cet argument fait retour dans le Timée (31a), au sujet de la multiplicité du
monde intelligible, et dans le Parménide (131c-132e), au sujet des formes et
de la forme de l'homme. Il appartient au concept de forme d'être unique
pour tout ce qu'elle subsume, et s'il devait en surgir plus d'une, alors
nécessairement, une troisième surgirait aussi pour les unifier.
Abondamment discutée sous l'intitulé de l'argument du troisième homme,
cette thèse appartient à la fois à la logique et à la métaphysique. La
discussion de ce passage a insisté sur le fait que Platon quitte le domaine
moral des qualités et des valeurs, comme domaine d'application des formes
(le beau, le juste), et engage la doctrine dans une ontologie des objets, ce
qui l'entraîne vers des difficultés considérables qui feront l'objet des
critiques du Parménide. On a suggéré que ce déplacement était causé par le
contexte de la discussion de la poésie, et que les conséquences en étaient
immaîtrisables. Voir L. Brisson (1994 : 29-43, et bibliographie afférente :
315 sq.). Sur la métaphysique des degrés de réalité, voir R. Patterson (1985)
et R.D. Parry (1985).
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8. Cette désignation de Dieu comme auteur de la nature intelligible, c'est-à-
dire de tout ce qui existe en soi, est unique dans l'œuvre de Platon. Le terme
était déjà chez Eschyle (phutourgós, Suppliantes, v. 592) pour désigner
Zeus, auteur de la race humaine. Voir aussi Sophocle, Œdipe roi, v. 1482.
Le créateur naturel s'oppose au fabricant (dēmiourgòn, d11). Je prends le
risque d'introduire la notion de création, car une traduction qui s'en tient au
registre de la fabrication ou de la production (fabricant naturel, auteur
naturel) court un risque plus sérieux, celui de maintenir le Dieu de Platon
sur le plan de la nature, au sens où nous l'entendons aujourd'hui.
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9. Le tragédien imite son modèle : tout comme le peintre est troisième après
l'objet concret fabriqué et l'objet idéal par nature, produit par Dieu, le poète
imite le roi et la vérité. J. Adam, ad loc., pense, en se référant au Roi du
monde intelligible de VI, 509d, que le roi et la vérité sont le phutourgós,
mais il y a de bonnes raisons de soutenir, compte tenu du sujet de l'épopée
et de la tragédie, que Platon parle ici du roi, héros historique, et de la vérité
idéale qui est transcendante. Voir J. Adam (II, livre X, app. I : 464-465).
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10. La critique platonicienne de la poésie est présentée dans la suite de
l'exposé sur les arts visuels de l'imitation, principalement la peinture.
Faisant retour sur les arguments des livres II et III, Platon généralise cette
critique en l'étendant à l'ensemble du prétendu savoir poétique : parce qu'ils
ne reconnaissent pas la distance qui les sépare de leur objet, et en particulier
des choses divines (tá theîa, e2), les poètes ne sauraient prétendre à la
connaissance. Ce passage a été lu dans la tradition comme l'expression la
plus nette de l'opposition de la philosophie et de la poésie, dans un
affrontement pour gagner la position principale dans la culture grecque. Ce
conflit était certainement l'objet de débats importants sur la place de
l'épopée et de la tragédie dans l'éducation de la jeunesse. Platon défend la
priorité de la philosophie comme science véritable, contre un art qui, dans
le meilleur des cas, n'est qu'inspiration et enthousiasme. Voir Phèdre, 245a,
Ion, 533d, et Ménon, 99c.
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11. Cette dépréciation de la valeur de l'art, autant de la poésie que des arts
visuels, est fondée sur deux arguments distincts, qui sont ici présentés de
manière structurée : d'une part, un argument ontologique, qui place le statut
de la représentation dans un rapport de pur simulacre, sans prégnance
ontologique propre ; d'autre part, un argument politique, qui intervient dans
l'interpellation d'Homère : l'art est privé d'utilité politique dans
l'administration et la législation des cités. Cet argument possède un
corollaire pédagogique, sur lequel Platon ne revient pas, puisqu'il était au
cœur de la critique de la poésie dans la paideía des gardiens : la poésie
transmet des modèles corrupteurs. Si ces modèles sont rectifiés, la poésie
peut-elle encore avoir un rôle ? Dans les premiers livres, Platon le
reconnaissait, alors qu'ici, dans un cadre plus strictement politique, il ne le
reconnaît plus. Voir infra, 602b, et Phèdre, 276c.
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12. L'interpellation d'Homère contraste par sa dureté avec la vénération et la
sincère admiration des passages précédents. Le paradoxe d'une critique
désireuse de contenir l'influence des poètes et d'une autre qui blâme leur
stérilité politique n'a pas échappé à la tradition, et Platon lui-même (Banq.,
209c sq.) a présenté un jugement très différent : Homère et Hésiode n'ont-ils
pas laissé des œuvres immortelles, qui permettent de les placer sur le même
pied que Lycurgue et Solon ? Le contexte du Banquet, où Socrate est amené
à valoriser la création spirituelle et politique, en instituant une hiérarchie
qui place à un registre inférieur la procréation d'enfants, favorisait ce
jugement. Ici, Lycurgue et Solon, auteurs des lois de Sparte et d'Athènes,
sont placés dans une position nettement supérieure, pour ne pas dire de
valeur absolue, en raison même du contexte de la République. La recherche
du roi-philosophe conduit précisément à produire un nouveau Solon, le
philosophe de la cité idéale. Notons également que Platon était, selon la
tradition, apparenté à Solon par sa mère (Diogène Laërce, III, 1).
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13. Natif de Catane en Sicile, une colonie chalcidique, il a vécu
probablement au Ve siècle. Loué par Aristote pour la rigueur et la précision
de son travail de législateur, il fait figure de héros chez Diodore de Sicile
(XII, 11-19). Voir Aristote, Pol., I, 2, 5, 1252b14 ; II, 12, 1274b.
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14. Les textes de l'épopée homérique étaient chantés et récités par des
rhapsodes ambulants, mais certains d'entre eux en étaient les dépositaires et
constituaient une sorte d'autorité. Cette guilde, qui prétendait appartenir à la
descendance de l'aède, se vouait à la perpétuation des poèmes ; voir
Pindare, Ném., II, 1. Voir aussi Ion, 530e, et Phèdre, 252b.
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15. Philosophe présocratique d'Asie Mineure, qui vécut au VIe siècle.
Considéré comme un des Sept Sages, il aurait prédit une éclipse solaire
(28 mai 585). Platon fait sans doute allusion ici au fait qu'on lui attribuait
l'invention de la géométrie, suite à ses études de méthodes de mesure des
terres en Égypte. Voir Diogène Laërce (I, 22-43).
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16. Prince scythe, grand voyageur dans toute la Grèce. Il serait venu à
Athènes en 592, où il aurait été reçu par Solon. Hérodote rapporte
cependant qu'il préférait Sparte (IV, 76). Platon pense peut-être ici au fait
qu'il aurait inventé le tour à poterie, ou même l'ancre marine (Diogène
Laërce, I, 101-105).
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17. Le mode de vie pythagoricien, tel que le présentera plus tard Jamblique,
était connu à haute époque et Platon, sans préciser les aspects qui fondent
son jugement, porte sur cette vie philosophique un regard admiratif, où il ne
faut chercher aucune ironie. Par plusieurs aspects, Platon était proche des
doctrines pythagoriciennes, et notamment par l'importance des
mathématiques. La présence des pythagoriciens Simmias et Cébès de
Thèbes dans le cercle de Socrate, le lien amical de Platon avec Archytas de
Tarente (Lettre VII, 338c, 339b), sont des indices historiques d'une
influence directe. Sur ce point, voir d'abord W. Burkert (1972 : 83-96).
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18. Disciple fidèle d'Homère, son nom est ici l'objet d'une moquerie en
raison de son étymologie curieuse : celui qui se nourrit de viande, un trait
que déjà plus haut (III, 411c) Platon avait jugé incompatible avec une
éducation à la poésie. Le poète Callimaque en fait l'auteur de poèmes
(Strabon, XIV, 638), mais Platon met plutôt en relief le mépris où le tenait
son maître.
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19. Sophiste fameux, que Platon met en scène dans un dialoque qui porte
son nom. Présent durant de nombreuses années à Athènes, il y était l'objet
d'une grande estime, à laquelle Platon fait écho ici. Son rôle dans la
fondation de la colonie de Thourioi en 444, alors qu'il participa à
l'élaboration de la législation, est peut-être ici rappelé par Platon. Sur son
rôle dans l'éducation et l'administration, voir Protagoras, 318e, et Ménon,
91a. Voir G.B. Kerferd (1981 : 42-44). Si la date de composition de la
République est 410, le fait de le présenter ici comme vivant serait un
anachronisme, car Protagoras serait mort en 411.
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20. Sophiste qui avait fait partie de plusieurs ambassades à Athènes et qui
était sans doute vivant au moment de la mort de Socrate. Celui-ci, à
plusieurs reprises dans l'œuvre de Platon, s'en déclare le disciple (par ex.
Charm., 161d, Lachès, 197d, Ménon, 96d, Phèdre, 267b). Platon le
ridiculise dans le Protagoras, (337a, 339b, 341b-c) pour ses recherches
sophistiquées sur le langage. Voir G.B. Kerferd (1981 : 45-46).
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21. Le rapport entre les paroles et l'ornement musical (rythme, harmonie)
était certes essentiel, mais pour Platon, le texte était central (Phédon, 61b) ;
voir Gorg., 502c qui reprend le même thème. Une composition doit
s'imposer d'abord par son contenu, et pas seulement pour le plaisir qu'elle
offre aux spectateurs. Cette critique est constante chez Platon, voir Lois, II,
658e.
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22. L'argument pragmatique succède à l'argument tiré de l'ontologie, mais
Platon ne semble pas avoir été désireux de les coordonner. Les trois niveaux
– le réel, l'objet existant et le simulacre de la représentation – ne peuvent
être simplement rapportés à la hiérarchie pragmatique de l'expertise : celui
qui sait utiliser, celui qui sait fabriquer, celui qui sait imiter. Il faut
introduire le terme de la connaissance, qui est commun à l'utilisateur et à
celui qui connaît le réel en soi : connaître la fonction, c'est nécessairement
pouvoir saisir la forme. Cette connaissance se fonde sur un critère
d'expérience (d8). L'autonomie de la sphère esthétique, la compétence
propre qui est exigée des artistes est moins importante que leur dépendance
d'un savoir supérieur qui appartient à d'autres. Sur le critère d'utilité, voir
Euth., 288e.
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23. Notons la réintroduction à ce stade de l'analyse du vocabulaire de
l'épistémologie des livres VI et VII (ligne et caverne). Car c'est bien une
croyance (pisteúōn, e5) dépourvue de science que le fabricateur met au
service de son art, mais seul l'utilisateur connaît. Notons qu'en VII, 596b,
l'artisan contemple la forme et ne s'en remet à personne d'autre. Quant à
l'imitateur, son rapport à l'objet se limite à l'opinion correcte (602a4-5),
rappelant IV, 430b.
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24. Cette série des opérations apparaît comme l'antidote de l'illusion. Voir
Protag., 356b, et Phil., 55e, où ces opérations sont des métaphores de la
pensée. Le rapport entre le calcul et la raison (toû logistikoû, e1) est évoqué
par l'étymologie commune du lógos, voir VII, 525b.
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25. L'analyse psychologique du livre IV (430d, 436a-c) est présupposée ici,
mais alors que Platon au livre IV avait construit un modèle tripartite de
l'âme, symétrique au modèle des classes de la cité, il se satisfait ici d'une
opposition simple entre la pensée, fondée sur la mesure et le calcul, et la
sensation, source d'erreurs et d'opinions. Le principe intermédiaire
(thumoeidès) ne concourt pas en effet aux questions de connaissance et
d'épistémologie qui sont discutées ici, puisque son rôle est d'abord moral et
lié à l'orientation de l'action. Sur l'opération de porter un jugement, il s'agit
d'abord de la formation d'opinion (doxázein, e8), mais Platon ne nomme pas
d'un terme spécifiquement lié à l'exercice de la rationalité l'opération
supérieure qui consiste à privilégier une opinion par rapport à une autre. Par
les analyses du livre VI, nous savons qu'il s'agit de la diánoia.
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26. Préfigurant la définition de la tragédie chez Aristote (Poét., 6, 1149b),
Platon montre ici la poésie tragique comme imitation de l'action humaine.
Cet exemple expose le modèle de l'imitation à plusieurs difficultés,
notamment la question de la nature du modèle idéal de l'action, laquelle
n'est ni valeur (par exemple la forme de la justice), ni objet (par exemple la
forme du lit).
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27. Reprise de l'opposition entre la concorde (homónoia, homonoētikō̂s,
c10) et le conflit de la stasis (d1) : ce n'est pas seulement sur le plan moral
de la direction de l'action que ce conflit se structure, comme l'analyse du
livre IV (449c) le montrait, mais aussi sur le plan de la perception, qui est
l'occasion d'un conflit de jugements sur l'objet perçu. Platon rappelle ici ses
analyses du conflit dans l'âme, mais il entreprend de les compléter.
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28. Reprise de l'exemple discuté en III, 387d-e.
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29. Ce jugement sur l'action est relatif à l'importance des choses divines et
du monde intelligible ; voir par comparaison Lois, VII, 803b, alors que
Platon reconnaît le caractère nécessaire d'un engagement dans les affaires
humaines. On pourrait mettre ce propos en contradiction avec l'injonction
politique qui est la leçon de la caverne, mais ce serait mal mesurer la portée
purement morale du présent passage, qui préfigure par plusieurs aspects
l'éthique stoïcienne : maîtrise de soi, consentement au nécessaire, priorité de
la raison.
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30. S'agit-il du principe désirant ou de l'élément d'ardeur, le thumoeidès ?
Jusqu'ici, Platon s'est contenté d'un modèle de l'âme bipartite, où les désirs
s'opposent au principe rationnel comme les perceptions s'opposent à la
pensée réfléchie. Faisant intervenir la délibération sur l'action au théâtre, et
notamment l'appel aux émotions du public, on peut penser que Platon
réintroduit le principe intermédiaire de la psychologie du livre IV (411a-c),
avec son ambivalence et son irritabilité. Le terme est inhabituel, tó
aganaktētikón (e2). La mention de la cité intérieure dans l'âme (voir supra,
IX, 590e) montre que le modèle tripartite est encore présent dans l'analyse
de l'émotion esthétique. La critique de la poésie dramatique se fonde, en
effet, sur les mêmes arguments que la critique de la peinture : la distance de
la vérité et l'excitation des parties inférieures de l'âme, par la production de
simulacres.
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31. Reprise des exemples dénoncés dans la critique de la poésie dramatique
au livre III, 387d. Notons l'esquisse de l'analyse des émotions causées par le
spectacle tragique : le plaisir est associé à l'identification à la souffrance du
héros, ce qui préfigure la pitié dans l'analyse d'Aristote (Poét., 6, 1449b, et
Pol., VIII, 5, 1339b15-1340b10). Voir aussi Phil. 48a. Sur cette critique,
qualifiée de très sérieuse, voir E. Belfiore (1983).
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32. Si ce plaisir de l'émotion dramatique est condamnable, il faut se résigner
à rejeter toute l'œuvre, et non seulement les passages plus dramatiques
susceptibles de solliciter l'émotion. Platon propose donc ici une ascèse qui
implique la privation de la représentation émouvante, non seulement parce
que l'émotion est un sentiment inférieur, mais parce qu'elle produit un
transfert sur le contrôle de soi : cultiver l'émotion au théâtre, c'est affaiblir
notre capacité personnelle de contrôler nos émotions personnelles (oikeîa,
b7). La position de Platon n'accorde donc aucun rôle à ce qui deviendra le
cœur de l'esthétique de la tragédie chez Aristote : la purification des
émotions, la kátharsis.
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33. Cette prescription est plus sévère que la conclusion sur la place de la
poésie dans l'éducation : alors qu'au livre II, Platon paraissait ouvert à une
poésie réglée sur des modèles théologiques, sans exclure d'emblée la
narration épique ou le drame tragique en tant que tels, il n'admet ici que
deux catégories : les hymnes et les éloges. Cette prescription se retrouve
dans les Lois, VII, 801e. Elle découle d'une conformité à la raison, telle que
le reconnaît la communauté, c'est-à-dire la cité.
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34. Les exemples cités par Platon sont des moqueries ou des invectives
poétiques à l'endroit de la philosophie, mais il ne cite pas d'attaques de
philosophes contre les poètes. Des exemples peuvent être retrouvés chez
Héraclite (frag. DK, 22 ; B 40, 42, 56, 57 = 21, 29, 28, 25 Conche). Les
expressions citées ici sont de provenance incertaine, peut-être étaient-elles
proverbiales. Voir S. Halliwell (1988).
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35. Je conserve le texte de Burnet, qui présente les avantages de la
simplicité dans le contexte. Les efforts de J. Adam (ad loc., et app. IV,
vol. II : 468-469) me paraissent inutiles ; il n'y a aucune trace particulière
d'Euripide dans cette expression. L'adjectif (diasóphôn, c1) est certes
unique, mais Aristophane (Oiseaux, 1219) nous donne un emploi du verbe
et cela suffit à le justifier entièrement.
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36. L'argument sur l'imitation étant conclu, Platon entreprend la conclusion
de l'ensemble de la République. La question du bonheur du juste, posée au
livre II (367e) est réintroduite dans le contexte d'une rétribution dans la vie
présente, ce qui constitue une perspective tout à fait nouvelle. L'évocation
des récompenses supérieures est évidemment celle du bonheur éternel, dans
l'au-delà. D'où l'étonnement de Glaucon : quelles récompenses peuvent être
supérieures aux récompenses de l'au-delà ?
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37. La démonstration de l'immortalité est présentée comme une chose aisée,
et sans doute à ce stade du dialogue s'agit-il d'une conviction forte (voir
supra, VI, 498d). Mais cette conviction repose sur une démonstration
complexe qui est l'œuvre du Phédon, que Platon suppose sans doute connu
ici. Il semble y faire allusion en 611b. Dans ce dialogue, la difficulté de la
démonstration est au contraire souvent mise en relief (69e, 80d) et Glaucon
le rappelle expressément. Voir aussi supra, I, 330d-e. L'argument proposé
ici se fonde sur les mêmes prémisses d'incorruptibilité de l'âme que le
Phédon. Sur cet argument, voir T.M. Robinson (1967).
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38. Si l'âme n'était pas immortelle, l'homme injuste mourrait entièrement
quand son corps meurt. Toute la portée de la démonstration de l'immortalité
est ici mise en relief par le contexte de la rétribution de la vie du juste et de
l'injuste. Les maux de l'âme peuvent-ils la corrompre au point de la détruire
et de la rendre mortelle ? Avec J. Adam, ad loc., on peut noter que Platon se
contente de refuser cette éventualité, qui serait pourtant naturelle en vertu
de la logique même de l'argument : chaque être ou substance périt du fait du
mal qui lui est propre, le corps de la maladie, et donc l'âme du vice. Voir
Phédon, 93a-94b, qui expose la pérennité de l'âme en toute circonstance, en
raison de l'argument métaphysique principal : l'âme est le principe de la vie
(Phédon, 100b et 105c-d). Voir supra, I, 353d.
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39. Le nombre des âmes immortelles serait donc constant. Cette doctrine
doit être replacée dans le cadre général de la doctrine de la réincarnation et
de la rétribution, qui est commune au Phèdre et à ce livre final de la
République. Les cycles de l'incarnation de l'âme sont variables, mais la
durée éternelle est invariable : c'est sur cette durée que Platon place la
succession des récompenses et des châtiments qui font de l'alternance des
vies la conséquence de la vie vertueuse ou de la vie injuste. Éternellement
engagées dans le cycle des réincarnations, les âmes ne sont ni créées, ni
détruites.
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40. L'axiome métaphysique qui associe la simplicité à l'immortalité et à
l'incorruptibilité est mis en péril par la division de l'âme en parties ou
principes opposés, telle qu'elle a été établie au livre IV, 435a. Est-il possible
de réconcilier cette division avec les exigences métaphysiques de la
simplicité ? Platon affirme que la synthèse de l'âme est parfaite. Sur la
doctrine de la simplicité, voir Phédon, 78b-81a. La conséquence sera que la
partie inférieure de l'âme ne participe pas à l'immortalité (612a), une thèse
que le Timée exposera de nouveau en parlant de l'espèce mortelle de l'âme
(Timée, 69c sq.). En son point ultime donc, seul le principe rationnel de
l'âme est immortel, et donc seul il correspond au concept de l'âme en tant
que telle.
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41. Platon rappelle les arguments du Phédon, et la suite montre que le
Phèdre également est présupposé dans le développement sur l'immortalité
et la rétribution.
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42. Lorsque le philosophe, par le moyen de la pensée rationnelle (logismō̂i,
c3) contemple l'âme dans sa pureté, à l'état d'être séparé du corps, il peut y
saisir la justice et l'injustice. Platon les désigne au pluriel – une occurrence
unique dans le corpus pour ce qui est de la justice –, ce qui signifie qu'elles
apparaissent sous divers aspects ou selon diverses instanciations qui
n'apparaîtraient pas si l'âme demeurait considérée dans son union au corps.
L'âme pure révèle sa vertu ou sa corruption.
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43. Pausanias (IX, 22, 7) raconte comment un pêcheur de Béotie, parfois
présenté comme le fils de Poséidon, devint immortel après avoir goûté
d'une herbe magique. Il devint un dieu marin, protecteur des pêcheurs.
Virgile en fait le père de la Sibylle de Cumes (Géorg., I, 427). Le
rapprochement de Glaucos et Glaucon dans ce morceau ne peut pas ne pas
être délibéré.
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44. L'âme vertueuse immortelle est amoureuse de la sagesse, elle est
philosophe et Platon parle ici de la philosophie de l'âme (d10). Voir Phédon,
79d. La parenté de l'âme avec le divin peut être exposée selon deux
arguments : d'une part, la contemplation éternelle des formes intelligibles,
qui sont divines, fait de l'âme un être par nature associé à la divinité ; mais
il faut aussi compter d'autre part la parenté avec les dieux eux-mêmes, une
thèse moins explicite dans le Phédon, mais néanmoins présente (voir Timée,
90c-d, Phédon, 79a-80b, et Lois, X, 899a-d).
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45. L'enjeu métaphysique de la simplicité de l'âme est crucial pour l'exposé
sur la rétribution, mais Platon ne poursuit pas l'élaboration plus avant. Les
difficultés d'une conception tripartite sont passées sous silence, en
particulier pour ce qui concerne l'immortalité des parties inférieures. En
évoquant un composé, le plus bel assemblage, rendu parfait par la vertu,
Platon fait contrepoids aux objections à la tripartition. Sur cette question,
voir T.M. Robinson (1995). Il faut passer de la considération dans
l'existence humaine à une considération à l'état séparé, dans l'au-delà. C'est
ce que permet de faire un exposé sur la rétribution.
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46. Cette distinction entre les questions sur la nature (les autres questions)
et la doctrine de la rétribution était déjà présente au début du dialogue, et
Platon a insisté sur la nécessité de proposer une doctrine de la justice qui
soit indépendante de la rétribution. Voir supra, II, 358e-362e. Il rappelle à
cet égard la légende de l'anneau de Gygès (II, 359c) et le mérite intrinsèque
de la justice (II, 363a).
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47. Évocation de l'Iliade, V, 844 sq., où Athéna se rend invisible, pour
éviter qu'Arès ne la voie. Ce thème repose sur une étymologie de Hadès (a-
ideîn), qui en fait le royaume de l'invisible. Socrate rappelle à Glaucon et
Adimante qu'ils avaient reconnu l'impossibilité de cacher l'injustice au
regard des dieux (II, 361a-d et 367e).
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48. Rappel de la discussion antérieure, II, 360e-361d.
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49. En I, 352b.
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50. Même si le cycle de la réincarnation sera présenté par le mythe final, la
notion d'une faute dans une existence antérieure est intégrée dans l'exposé
sur la rétribution comme une composante essentielle. Cette convergence du
mythe et de l'argument philosophique mérite d'être notée : la conclusion de
la République doit apporter une réponse claire à la question de la
rétribution.
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51. La thèse de la providence divine, et notamment de la providence qui
protège le juste, sera élaborée dans les Lois, X, 899d, mais elle est une
partie intégrante de la doctrine de la rétribution. Notons l'insistance sur
l'intention (prothumeîsthai, a8) de faire le bien, comme élément susceptible
d'attirer la bienveillance divine, et non seulement l'existence méritoire dans
les faits. La certitude de la providence est associée à la parenté réelle, qui
fait de l'âme humaine un être semblable à Dieu. Cette parenté est le
fondement de la finalité spirituelle de toute existence humaine : se rendre
semblable à Dieu. Voir Théét., 176b-177a, avec le rappel de II, 383c, VI,
500c-501c, et Lois, V, 716b-d. Ce thème sera repris par toute la tradition
spirituelle du platonisme hellénistique et connaîtra une grande fortune dans
la théologie chrétienne, notamment chez les Pères cappadociens.
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52. Quels sont-ils ? D'abord la faveur des dieux, qu'il ne faut pas chercher à
mesurer dans l'existence présente ; un malheur actuel peut n'être que la
conséquence d'une faute antérieure, mais sur la durée étendue de l'éternité
de la vie de l'âme, la justice de l'âme juste lui attirera les récompenses
voulues par la divinité.
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53. Platon pense aux courses sur le stade : la course double se courait d'une
borne de départ à l'autre extrémité, puis en sens inverse pour revenir à la
borne de départ. Voir supra, V, 465d.
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54. Ces mauvais traitements étaient déjà évoqués en II, 361e, et il n'y a
aucune raison de supprimer cette parenthèse, comme J. Adam, ad loc.,
propose de le faire.
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55. L'exposé des rétributions après la mort est l'occasion d'un mythe
eschatologique qui constitue la fresque finale de la République. Platon le
présente expressément comme un complément de la dialectique menée au
cours du dialogue, le but étant que le juste et l'injuste entendent dans son
intégralité le message de la philosophie. Parallèle aux mythes
eschatologiques du Phèdre, du Phédon et du Gorgias (voir l'analyse
comparée de J. Annas, 1982), cette description grandiose du jugement
dernier est sans équivalent dans la littérature grecque avant Platon. Depuis
E. Rohde (1952 : 479-505), il est habituel de rapporter ce mythe à des
sources orphiques. Mais déjà Proclus, qui commente abondamment ce
passage, avait montré la pluralité des sources possibles de la description de
l'au-delà et des rétributions des âmes (In Remp., II, 110 ; III, 55).
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56. On appelait ainsi les récits d'Ulysse chez le roi Alkinoos (Od., ch. IX-
XII). Au chant XI, nous trouvons un récit d'un voyage chez les morts
(nékuia), dont plusieurs exemples se retrouvent dans les mythes grecs. Voir
E. Rohde (1952 : 40 sq. pour l'Odyssée et 250 sq. pour d'autres exemples).
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57. L'ensemble du récit est mis dans la bouche d'un personnage mythique,
au sujet duquel plusieurs débats firent rage dans l'Antiquité. Déjà, le
philosophe épicurien Colotès (c. 310-260) l'aurait identifié à Zoroastre, dans
le but avoué de discréditer Platon en faisant de lui un plagiaire des doctrines
de la Perse. Proclus expose longuement la question, en citant nombre
d'auteurs anciens fascinés par cette question. Il explique clairement que
l'origine pamphylienne d'Er est motivée par le fait qu'il doit connaître le
destin d'Ardiaios (615c), qui fut un tyran connu de Pamphylie. L'origine
d'Er n'est donc pas l'Arménie, comme on l'a suggéré en se fondant sur une
mauvaise transcription du nom du père, mais le littoral oriental de l'Egée et
la plaine de Pergame. Ce territoire demeura sous la domination perse
jusqu'à la conquête d'Alexandre. Le commentaire de Proclus sur ce récit
constitue la partie la plus substantielle de toute son interprétation de la
République ; il s'agit d'une exégèse détaillée et d'une grande richesse, en
particulier pour les rapports aux sources littéraires. Son approche
symbolique et spirituelle propose de voir dans le mythe la position d'une
république cosmique, qui est le modèle de la cité à établir ici-bas. Le
cosmos est le modèle de la république socratique (In Remp., 96, 2-359, 10 ;
III, 39-323 Festugière). Il faut aussi noter que Cicéron, au moment
d'achever son De Republica (VI, 8-26), lui a adjoint un récit de rêve, le
célèbre songe de Scipion, dont toute la structure et la doctrine sont inspirées
du récit d'Er.
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58. Plusieurs indications relatives aux durées sont des multiples du nombre
d'or pythagoricien, en particulier les durées des châtiments.
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59. Ces ouvertures (chásmata, c2) adjacentes du monde terrestre font face à
deux ouvertures dans la voûte céleste. La topographie de ce lieu démonique
(tópon tinà daimónion, c1), décrit comme une plaine (leimō̂n, 614e), est
constituée par trois niveaux : le ciel, le lieu intermédiaire des juges, la terre.
Ce lieu est aussi décrit dans le Phédon (107d, 111c-112a) et dans le Gorgias
(524a). C'est une étendue qui ne saurait correspondre à l'éther (contra,
Proclus, ad loc.), mais qui est un lieu terrestre (voir Phédon, 109e). Les
âmes y arrivent en groupes pour y être jugées après leur mort, et elles sont
en présence de celles qui reviennent de périodes de récompenses ou de
punitions, alors qu'elles s'apprêtent à connaître une nouvelle incarnation.
Elles-mêmes ne transitent donc pas par ces ouvertures pour arriver à la
plaine du jugement. On peut en trouver une préfiguration chez Hésiode
(Théog., 740).
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60. Comparer Gorg., 523e-524e, et Phédon, 107d et 113d, avec le
commentaire de J. Annas (1982). Platon a déjà mentionné la croyance au
jugement des morts en II, 363c et 365a, en référant à des sources orphiques.
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61. Les âmes bienheureuses sont donc invitées à traverser la voûte céleste à
travers l'ouverture, de manière à accéder au lieu bienheureux de la sphère
extérieure. Voir la description similaire du Phèdre, 247b sq., avec le
commentaire de Proclus (II, 160, 19 sq. ; III, 105), qui identifie ce lieu avec
celui des révolutions célestes divines. Dans le Gorgias (524a), les âmes se
dirigent ou bien vers les îles des Bienheureux, ou bien vers le Tartare.
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62. À qui ces indications sont-elles destinées ? Dans le Gorgias (526b),
Platon parle d'un signe spécial, pour identifier chaque âme auprès de ceux
qu'elle rencontrera dans la suite de son périple.
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63. Cette mission exceptionnelle n'est pas sans rappeler la vision du
philosophe de l'au-delà de la caverne, et les aspects chamaniques
(S. Halliwell, ad loc.) constituent un symbolisme approprié pour la
transmission de la vision de l'au-delà.
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64. Proclus (loc. cit.) dit que dans les deux cas, la joie provient de la
lassitude des âmes dans leurs séjours de récompense ou de châtiment.
Certes, celles qui terminent une période de punition ont un motif de se
réjouir, mais comment expliquer la joie de celles qui reviennent à la plaine
du jugement pour connaître la suite de leur destin ? C'est, dit Proclus,
qu'elles sont lasses de leur bonheur et désireuses d'agir dans le monde. Ce
désir de revenir contraste avec la nécessité de contraindre le philosophe à
retourner dans la caverne, tant les délices du monde intelligible le ravissent
et l'éloignent des tâches de la cité.
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65. Platon évoque ici des rassemblements comme ceux d'Olympie ou
d'autres festivals panhelléniques.
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66. Cette durée s'ajoute donc à la durée moyenne d'une vie humaine, alors
que dans le Phèdre, l'intervalle complet de la naissance à la réincarnation
est de dix mille ans (249a, 248d-e).
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67. Rappel des visions du Phèdre (250b-c) et le climat des cultes des
Mystères éleusiniens.
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68. Chaque peine est donc un multiple de la durée de la vie humaine, de
sorte que chacune est de mille années. Comme chaque faute et chaque
offense individuelle est l'objet d'une peine particulière, les châtiments
s'allongent d'autant. La nature de la peine n'est pas précisée, Platon se
contentant de mentionner des maux de toutes sortes (a1). Mais ensuite, il
mentionne des souffrances dix fois plus grandes que celles qu'ils avaient
infligées aux autres : cela doit-il s'entendre selon l'intensité physique ou
morale, ou selon la durée ? Le contexte favoriserait une interprétation dans
le sens de la durée : ces souffrances seraient donc d'une durée dix fois plus
longue que la vie humaine, et cela dans le cas de chaque injustice commise.
Mais l'expression est indéterminée et laisse la possibilité d'un châtiment
plus cruel que l'offense.
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69. Un personnage de tyran, inventé par Platon. La critique de la tyrannie,
présentée aux livres VIII et IX, se conclut ici par la description de
châtiments d'une extrême cruauté.
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70. La punition dans ce cas peut donc être éternelle et son aspect
réformateur peut demeurer sans effet sur certaines âmes, puisqu'elles ne
parviennent pas à s'amender. Voir II, 380b, où Platon soutient que la volonté
divine d'une rétribution par le châtiment vise une fin réformatrice. Le
passage parallèle du Phédon (113e) évoque pour les incurables les mêmes
supplices et la même fin dans les tourbillons du Tartare. Ardiaios est torturé,
produit en exemple (voir Gorg., 525b-d, pour un traitement semblable) et
finalement jeté au Tartare. Les tyrans forment le groupe le plus important
des incurables ; pourquoi les punir, sinon pour dissuader les autres ? Voir
Gorg., 525d.
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71. Pour parvenir à une représentation claire de cette scène, il est utile de
distinguer la description de la lumière sidérale qui atteint la terre et ensuite
la description de la révolution céleste. Il faut d'abord imaginer un axe
traversant l'entièreté de la voûte céleste et la terre. Si cette lumière rappelle
l'arc-en-ciel, ce n'est pas d'abord par sa forme (l'arc), mais par sa luminosité
et sa couleur. Proclus (In Remp., II, 193, 21-199, 21 ; III, 141-144) écarte
l'interprétation, peut-être courante dans l'Antiquité, selon laquelle Platon
décrit ici la Voie lactée ou le cercle du zodiaque et il interprète cette lumière
comme une lumière incorporelle. Il mentionne cependant l'axe du monde
(II, 199, 31), une interprétation qui était peut-être celle de Théon de Smyrne
et qui est reprise par J. Adam (II : 442 et 446). Cet axe est décrit dans le
Timée (40c), comme un fuseau autour duquel la terre est enroulée. La
lumière l'enveloppe de part en part, liant le sol de la terre à la voûte céleste.
Voir sur ce point H. Richardson (1926 : 129-131). L'ensemble du modèle
cosmologique présenté ici par Platon présente des difficultés
d'interprétation considérables, si on cherche à en préciser tous les détails. Le
but de Platon est d'exposer le contexte cosmique d'une doctrine de la
Nécessité, en insistant sur l'harmonie des révolutions célestes. Cet
enseignement sera repris dans le Timée (90c-d). Il faut noter par ailleurs que
l'harmonie invisible, saisie par la pensée et objet de l'astronomie, est
d'emblée supérieure à l'harmonie visible : cet enseignement du livre VII
(529d) introduit une certaine relativité dans l'approche de ce système
cosmologique, dont l'interprétation ne doit jamais laisser de côté le fait qu'il
s'agit d'un mythe des fins dernières. L'ensemble de ce passage est d'abord
poétique, sans exclure que certains éléments soient empruntés à des théories
cosmologiques de l'époque de Platon.
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72. La comparaison fournie par Platon avec les cordages des navires
permet-elle d'éclairer ces liens qui pendent de la voûte céleste ? Il s'agit de
deux câbles qui contiennent la révolution astrale, sur le modèle des
cordages qui enserrent les coques des navires, de la poupe à la proue, pour
les solidifier. J. Adam (ad loc.), tout en reconnaissant la difficulté, propose
de réconcilier d'une part la lumière droite, irradiant sur un axe, et une
lumière circulaire, contenant toute la voûte, à l'image des cordages du
vaisseau. Il est impossible en effet que la lumière soit restreinte au seul
faisceau de l'axe, décrit comme une colonne, puisque les liens qui enserrent
sont aussi décrits comme appartenant à cette lumière. Le faisceau lumineux
traverse donc l'univers, mais il l'enserre également de l'extérieur. C'est la
seule façon de comprendre ce passage qui puisse harmoniser les deux
éléments.
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73. Ce fuseau, qu'on doit se représenter comme un fuseau artisanal (voir
figure en annexe), est constitué d'une tige, munie d'un crochet, et d'un
peson. Platon attache ce fuseau aux extrémités des liens de la lumière, qui
actionnent la révolution céleste. Mais s'agit-il des extrémités supérieures
des liens ou de celles qui sont accrochées sur la voûte ? Il convient de se
représenter le fuseau comme le mécanisme symbolique de l'axe lumineux
de l'univers, et le fuseau actionne donc les extrémités supérieures, laissant
non précisée la position des extrémités inférieures. Le poids du peson,
entraîné par le mouvement des liens, donne donc son mouvement à la
rotation de l'ensemble du mécanisme céleste. Cette cosmologie compose
plusieurs éléments : d'une part, la représentation d'un mouvement circulaire,
articulée sur un axe symbolique, le fuseau ; d'autre part, un lien avec le
mythe traditionnel de la filature, exprimant le temps de la destinée humaine
et sa dépendance de la Nécessité.
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74. Ce poids (sphóndulon, c6) est évidé et à l'intérieur se trouve un appareil
de huit hémisphères concentriques, en forme de coupes, encastrées les unes
dans les autres et laissant voir à la surface les cercles constituant leurs
bordures (voir figure en annexe). L'axe du fuseau les traverse de part en
part, au centre. Sur les bordures concentriques sont disposées les étoiles et
les planètes (voir figure en annexe). Cet ordre des planètes, inspiré d'un
modèle pythagoricien, semble identique à celui qu'on trouve dans le Timée,
38c sq. Ce modèle des hémisphères concentriques est propre à Platon et il
paraît difficile de chercher à le réconcilier avec l'image précédente d'une
sphère unique, contenant le ciel.
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75. Les pesons encastrés varient en épaisseur, ce qui modifie leur poids. Le
poids relatif de chacun est exprimé par un ordre qui place les étoiles fixes
en premier et la lune en dernier (voir figure en annexe). Comme ces
hémisphères sont ajustés de manière serrée les uns aux autres (il n'y a pas
d'espace intermédiaire, seulement une légère marge de jeu), la surface
constituée par les bordures est une surface quasi-pleine. L'épaisseur relative
des bordures représente la distance des orbites de chacun des astres : sur le
plan transversal constitué par les bordures des hémisphères, la position de
chaque planète sera à la jointure extérieure de la bordure de sa coupe. La
description de chacun des hémisphères constitutifs permet de les identifier à
une planète particulière : le premier est constellé d'étoiles ; le septième, le
plus brillant est le Soleil ; le huitième, la Lune, reçoit sa lumière du
septième ; le deuxième et le cinquième, qui sont plus pâles, correspondent à
Saturne et à Mercure ; le troisième est Jupiter et le quatrième, Mars ; Vénus
est le sixième.
Compte tenu des réserves émises par Platon lui-même sur l'astronomie du
monde visible et son imprécision (VII, 529c-530b), le modèle qu'il présente
ici ne saurait être pris trop littéralement. On sera d'accord avec S. Halliwell
(ad loc.) pour parler de l'image d'un ordre métaphysique, et non d'une
hypothèse astronomique. Sur les éléments pythagoriciens, voir W. Burkert
(1972 : 299-337).
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76. Platon ne précise pas dans quel sens le fuseau, tiré par les câbles de la
lumière sidérale, développe sa rotation. On doit supposer que c'est d'est en
ouest pour l'appareil entier, mais Platon précise que les sept pesons
intérieurs ont des vitesses et des directions différentes : les sept pesons
intérieurs révolutionnent d'ouest en est, mais selon des vitesses distinctes.
Ces mouvements ne peuvent être expliqués par le modèle du Timée, en
dépit de quelques similitudes (Timée, 38c-d, 39c, 40b, et Épinomis, 986e),
et on ne peut démontrer que Platon voulait illustrer la rotation quotidienne
de la terre. Cette rotation (periphorá, 616c4 ; kukleîsthai strephómenon, a4-
5) pose un problème pour le sixième et le cinquième (Vénus et Mercure),
dont le mouvement est dit simultané à celui du soleil : si l'orbite est
différente et la vitesse la même, ils ne peuvent accomplir leur cycle au cours
de manière régulière. Proclus qui a noté ce problème (In Remp., 226, 21 ;
III, 180) pense qu'il s'agit des périodes.
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77. Le modèle cosmologique se complète à compter de ce moment des
divinités qui sont la cause de son mouvement. Au sommet, siégeant au
centre de l'univers, se trouve Nécessité. Cette déesse est un concept
personnifié (Anánkē), qui fut d'abord identifié à la force du destin. On la
trouve dans la théogonie orphique, où elle nourrit le jeune Zeus. Fille de
Cronos, elle est la sœur de Díkē (Justice). Platon en fait la mère des Moires
(Parques). Déjà Parménide avait fait de Nécessité la cause de tout
mouvement, mais Platon la dépeint ici dans un symbolisme majestueux, où
il faut chercher plutôt une figure mythique qu'un principe de physique.
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78. Figures poétiques, perchées sur les rebords des sphères, elles produisent
la musique des sphères, laquelle correspond dans le système pythagoricien
aux notes de l'Heptacorde. Ce thème est devenu classique dans la tradition
cosmologique, et en particulier dans le platonisme. Voir Jamblique (Vie de
Pythagore, 82 Brisson et Segonds) qui les associe à la tetraktys et Proclus
(loc. cit., II, 236, 20-239, 14 ; III, 192 sq.), qui explique ainsi l'origine de
l'octave, fait d'un accord unique des huit cercles et sept intervalles. Pour lui,
ces sirènes sont des âmes incorporelles. Platon ne semble pas embarrassé du
fait que si trois astres révolutionnent à la même vitesse, ils produiront la
même note. L'origine du thème peut être retracé dans l'Odyssée (XII, 39 et
159).
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79. Lachésis est la Moire du passé, Clotho du présent et Atropos, de
l'avenir. Voir Lois, XII, 960c, où Platon donne son appui au fait qu'on les
vénère sous le nom de salvatrices et les associe à la sauvegarde des lois.
Présentes déjà chez Hésiode (Théog., 904 sq.) et chez Eschyle (Prométhée
enchaîné, 515 sq.), elles jouent ce rôle de filer les destinées. J. Adam,
ad loc., suggère que le mouvement de la main droite de Clotho soit réservé
à l'hémisphère externe, le plus estimable et concourant au mouvement du
même (Timée, 36c), alors que Atropos meut de la main gauche le cercle de
l'autre, les hémisphères intérieurs.
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80. La forme concrète de ces sorts n'est pas précisée. S'agit-il de billets sur
lesquels un sort ou un modèle de vie est inscrit ? Cette allocation de vies
nouvelles est la forme symbolique de la migration des âmes d'une existence
vers une autre ; la doctrine pythagoricienne est ici pleinement présupposée
(voir en ce sens W. Burkert 1972 : 120-165) et Platon n'éprouve pas le
besoin de l'interpréter. En réservait-il l'expression à ce mythe grandiose ?
Tous les passages parallèles où cette doctrine intervient sont marqués d'un
sceau religieux qui rend difficile une interprétation rigoureuse dans le cadre
de sa métaphysique de l'immortalité. Voir par exemple, Ménon, 81a-b, et
Phédon, 70c. Dans les Lois (IX, 872e), il qualifie la doctrine
indifféremment de mythe ou d'argument.
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81. Les âmes sont immortelles, mais leur union à un corps particulier, dans
une existence particulière, leur confère, pour ainsi dire métaphoriquement,
un destin éphémère. Voir Lois, XI, 923a.
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82. Le choix que fait chaque âme d'une existence particulière l'associe pour
une période donnée, soit mille cent années, à un démon particulier qui
devient son double. Le démon propre à chacun accompagne son âme
(Phédon, 107d-e, 108b, 113d) pour la durée d'une période, et l'âme en
change donc quand elle vient en choisir un autre, au moment de la
réincarnation. Ce choix est un choix personnel, dont l'âme est seule
responsable ; la divinité n'est pas en cause. Les facteurs qui déterminent ce
choix de l'existence sont d'abord, comme Platon veut le montrer, l'état moral
de l'âme de celui qui choisit. Cette conception assujettit donc la liberté du
choix au déterminisme qui découle de l'existence antérieure : plus une âme
s'est enfoncée dans le vice, plus il lui sera difficile de choisir autre chose
qu'une existence dans le mal. Inversement, plus quelqu'un sera vertueux,
plus l'existence qu'il choisira sera vertueuse. Ce principe est fidèle à
l'éthique socratique, qui fait du choix du bien le seul choix véritablement
libre, alors que le choix du mal est le fruit d'une ignorance, et donc un acte
involontaire. Voir supra, IX, 577d-e.
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83. Cette maxime, commentée par Proclus (In Remp., II, 276, 5 ; III, 234
sq.) se lit littéralement : la vertu est chose sans maître. Seul le vertueux
échappe à l'esclavage des passions et des désirs, et c'est en ce sens que cette
maxime connaîtra sa fortune dans l'éthique stoïcienne. Voir par exemple
Épictète, Entretiens, IV, 133. Platon avait déjà évoqué cet idéal de maîtrise
(supra, I, 329c).
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84. Ce dieu ne doit pas être confondu avec le démon qui s'associe à l'âme
dans sa nouvelle existence, même si ces termes sont souvent synonymes
(voir infra, 619c5) ; il s'agit d'une divinité transcendante, et qui demeure
indéterminée. Dans le Timée (41e-42e), le démiurge révèle aux âmes les lois
de la destinée : la première naissance est égale pour tous. Puis, en raison des
facteurs liés à l'existence sensible, certaines âmes connaissent la justice,
d'autres l'injustice. Les réincarnations successives apportent un destin qui
est la conséquence de la vertu ou du vice, et la possibilité de retourner à la
béatitude originelle exige l'exercice de la vertu et la domination du désir
irrationnel. « Après leur avoir fait connaître tous ces décrets pour ne pas
être responsable du mal que par la suite pourrait commettre l'une ou l'autre,
il sema ces âmes les unes sur la terre, les autres sur la lune, et celles qui
restaient sur tous les autres instruments du temps » (42d). Ce texte invite à
identifier le dieu au démiurge du Timée. Voir également le mythe du
Phèdre, 246a-250c. Platon ne fait que reprendre ici le modèle théologique
d'un dieu bon, qu'il a exposé au livre II, 379b. Voir également Lois, X,
904b-d : « Ainsi changent tous les êtres qui ont une âme, par des
changements dont ils possèdent en eux-mêmes la cause et, alors même
qu'ils changent, ils se déplacent conformément à l'ordre et à la loi du
destin. » Cette phrase du livre X fut inscrite à l'Académie, avec une phrase
du Phèdre (245c) affirmant l'immortalité de l'âme, sur une borne en pierre,
sur laquelle se trouvait un buste sculpté de Platon. Voir G.M.A. Richter
(1965, vol. II : 166, n° 8, et fig. 906). Sur l'ensemble de la doctrine de la
liberté dans ce mythe et dans la pensée de Platon, voir R. Müller (1997).
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85. Il ne s'agit pas seulement de modèles moraux, où l'âme choisirait une
existence plus ou moins vertueuse, mais de formes de vie, incluant
l'existence animale. La mention des vies des animaux implique-telle la
croyance dans la transmigration ? Il n'y a aucune raison de refuser un texte
aussi explicite. Cette croyance était fortement implantée, voir E. Rohde
(1952), et nous la trouvons mentionnée dans le Ménon, 81a, dans le
Phédon, 81e et 113a, dans le Phèdre, 249b, dans le Timée, 42b et 91d.
Aristote l'atteste pour les pythagoriciens (De anima, 407b21).
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86. Dans le Timée, 42b, l'existence féminine apparaît comme un destin
moins souhaitable que l'existence masculine.
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87. Il s'agit ici du mélange particulier résultant de la combinaison avec des
formes de vie et des conditions d'existence toujours particulières. Les sorts
distribués par le proclamateur proviennent des genoux de Lachésis, et leur
origine est ultimement divine (comme dans ce passage interpolé de
l'Odyssée, XVIII, 136 sq.), mais l'âme elle-même y ajoute sa constitution
propre, ce qui produit son ordonnancement (táxin, b3).
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88. L'intervention de Socrate introduit dans le récit une première
interprétation morale de l'enjeu éthique du choix de vie : cet enjeu
(kîndunos, b7) dépend d'abord et avant tout de la connaissance et de la
capacité de discriminer le véritable bonheur. Le choix exige donc
l'engagement dans l'existence philosophique, qui seule peut garantir un
choix excellent. La connaissance morale concerne toutes les formes,
morales et intellectuelles, de la vie humaine. Cet éloge de la connaissance
morale se termine sur une exhortation à la fermeté (619a). Voir sur ce choix
des formes de vie, K. Moors (1988).
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89. C'est-à-dire dans la plaine du jugement, alors que le choix des sorts
pourrait présenter la tentation d'un choix d'une vie sans vertu. La vertu dans
l'existence incarnée détermine la vertu dans l'exercice du choix d'existence,
mais réciproquement ce choix devient irrévocable et engage la suite des
réincarnations. Platon insiste pour montrer les risques du mauvais choix,
mettant en relief autant la possibilité de la liberté pour le vertueux que les
limites de cette liberté dans le cas de choix antérieurs médiocres.
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90. Ce destin funeste hante toute la mythologie, depuis les enfants de
Cronos jusqu'à Thyeste, tyran d'Argos, à qui son frère Atrée avait servi ses
propres enfants comme nourriture.
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91. Comment expliquer que ceux qui ont vécu une vie vertueuse choisissent
la vie d'un tyran ? Platon dit bien que leur vertu était le résultat de l'habitude
et qu'elle était privée de philosophie. Il faut en conclure que seule la vie
philosophique authentique peut prédisposer au choix existentiel heureux.
Voir 614c-d, qui semble aller dans une autre direction, et comparer avec
Phédon, 82a-b, où les âmes vertueuses, mais non philosophes, sont
réincarnées dans des animaux sociables (guêpes, fourmis), avant de
redevenir des êtres humains. La vertu d'habitude prédispose donc à la
sociabilité, mais elle ne peut éviter le désir violent de la tyrannie, si le choix
se présente. L'ensemble de la doctrine de la préexistence est par ailleurs
déterminé par les contraintes qui découlent de la priorité des choix : ceux
qui choisissent en premier ont un plus grand choix, et cela est indifférent à
leur vertu ou à leur vice. Cet élément de hasard fait partie de l'eschatologie
platonicienne. Pour le passage parallèle du Phèdre (248d-e), on notera à la
suite de Proclus la même diversité des formes de vie (In Remp., II, 319 ; III,
279).
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92. S'agit-il de l'existence immédiatement antérieure, ou dans une autre
existence parmi toutes celles que cette âme a traversées ? Il est difficile
d'interpréter le sens de cet « autrefois » (pote, a4), sans mettre en question
la nature exacte de l'âme qui subsiste d'une incarnation à une autre. Le nom
de cette âme change selon l'incarnation, et la somme des expériences
individuelles qui créent des habitudes de vie (sunḗ theian, a2) ne se dépose
dans aucune mémoire (621a), rendant ainsi impossible l'assignation d'une
identité. C'est donc seulement durant une incarnation particulière qu'une
âme est ce qu'elle est, c'est-à-dire l'âme d'un être. L'exemple d'Orphée,
mentionné au début de la République (supra, II, 364e), comme celui de
Thamyris, n'est pas introduit ici de manière indifférente : ces deux poètes
musiciens ont eux-mêmes, dans leur mythe, connu le monde de la mort
(Banq., 179d). Ce mythe du musicien parti chercher sa femme Eurydice aux
Enfers connut une fortune considérable à la période romaine (Virgile,
Géorgiques, IV, 453 sq.), mais ici Platon se concentre sur la mort d'Orphée.
La tradition principale en rend responsables les femmes de Thrace, sa
région d'origine. Mais les raisons de ce meurtre demeurent obscures, les
principales gravitent autour de cultes masculins dont les femmes étaient
exclues. Pausanias (X, 30, 2) les évoque au sujet d'une peinture célèbre de
Polygnotos, un peintre du Ve siècle. Cette Nekyia peinte dans le trésor de
Cnide à Delphes date d'environ 450 et elle représente ces deux musiciens
aux Enfers. Dans l'Apologie (41a), Socrate dit espérer rencontrer Orphée et
d'autres poètes dans l'Hadès. Notons qu'il y mentionne également, comme
ici, la rencontre d'Ajax et d'Ulysse.
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93. Musicien poète, évoqué dans l'Iliade (II, 596-600) et dans l'Ion (533b),
il passait pour avoir été le maître d'Homère. Il fut aveuglé pour avoir
rivalisé avec les Muses. Voir également Lois, VIII, 829d. Comme Orphée
qui choisit le cygne, dont le chant est annonciateur de la mort (Phédon, 84e-
85b), Thamyras choisit un oiseau chanteur de chants prémonitoires.
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94. Ce héros de l'épopée homérique est aussi le sujet d'une pièce de
Sophocle. À la mort d'Achille, il aurait revendiqué les armes du héros, mais
celles-ci furent données à Ulysse (Od., XI, 543-565). Ajax choisit le lion,
auquel déjà il avait été comparé (Il., XVII, 133 sq., et XI, 548 sq.),
probablement en raison de sa vigueur guerrière. Voir supra, IX, 588d-590b,
pour le lien entre l'élément d'ardeur guerrière de l'âme et le symbole du lion.
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95. Héroïne des mythes du Péloponnèse, elle est associée à la chasse.
Nourrie par une ourse, alors qu'elle avait été abandonnée par son père, elle
demeura vierge comme sa patronne Artémis. Un oracle lui aurait prédit que
si elle se mariait, elle serait transformée en animal. Elle fut changée en
lionne, après avoir cédé la victoire à la course à son prétendant Mélanion.
Platon lui fait ici choisir la vie même de celui auquel elle avait cédé.
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96. Mentionné dans l'Odyssée (XIII, 493), ce héros fit partie de l'expédition
de Troie. Il se distingua à la boxe aux jeux funèbres de Patrocle (Il., XXIII,
653-699). Son souvenir est associé à la construction du cheval de Troie. S'il
choisit l'existence d'une femme artisane, c'est sans doute parce qu'il avait
été l'adjoint d'Athéna dans la fabrication du cheval.
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97. Guerrier qui se ridiculise en critiquant Agamemnon (Il., II, 211-277), il
fut couvert de coups par Ulysse, à l'approbation générale de l'assemblée.
Platon le présente comme un imbécile dans le Gorgias (525e).
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98. Après avoir présenté le choix de vie des âmes d'êtres humains, Platon
montre que les âmes qui quittent des existences animales font le choix de
vies humaines ou de vies d'autres animaux, suivant les habitudes de vie
justes ou injustes de leurs vies antérieures. Ce morceau de conclusion
illustre de manière on ne peut plus directe la doctrine de la métempsycose,
puisque les âmes des animaux et les âmes des êtres humains sont, à l'état
séparé, assez semblables pour choisir des incarnations semblables. Si on
interprète ce passage avec rigueur, cela signifie que l'âme, à l'état séparé,
contient des principes de vie qui ne seront pas tous mis en exercice dans
l'incarnation suivante ; autrement on devrait expliquer pourquoi les animaux
ne sont pas rationnels, ou alors penser que l'âme à l'état séparé ne possède
pas le principe rationnel, lequel lui viendrait de l'incarnation humaine. Cette
difficulté montre l'incongruité de ce mythe final, si on cherche à interpréter
chaque élément hors de la visée eschatologique de l'ensemble.
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99. Les trois Moires participent au scellement du destin des âmes. D'abord
Lachésis, la Moire du passé, qui préside au choix, comme son nom l'indique
(Lachésis/lachṑ n, e4) ; ensuite Clotho, la Moire du présent dont le filage ne
pourra être défait (Clotho/epiklōsthénta, e5) ; enfin Atropos, qui marque
l'irréversibilité (Atropos/ametástropha, e5). Voir Lois, XII, 960c, pour les
mêmes associations.
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100. Lorsque le choix des vies est terminé, les individus sont pour ainsi dire
reconstitués, ce qui explique que Platon passe des âmes, comme sujets de la
procession vers Lachésis (d6), à chacun des individus particuliers (e4).
Cette différence qui est perceptible dans le texte grec apporte une précision
importante à la doctrine, puisque, une fois qu'ils ont traversé le trône de la
Nécessité et bu l'eau du Léthé, les individus entament une existence
nouvelle et individualisée. La question de leur réintroduction dans le corps
demeure cependant non précisée : à quel moment, en effet, les âmes qui ont
choisi se retrouvent-elles dans le corps de l'existence matérielle qui
s'amorce pour chacune ? Le lieu du jugement et du choix des vies est un
lieu des âmes, et non des corps de l'existence terrestre ; leur identité est
perceptible, sans être matérielle.
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101. Léthé, l'Oubli, est la fille d'Eris, la Discorde. La source du Léthé
(mentionnée chez Aristophane, Grenouilles, 186) serait située dans l'Hadès
et Platon est le principal témoin de la tradition philosophique qui associe à
l'eau de cette source l'oubli de l'existence antérieure. Cette croyance était
sans doute très ancienne, peut-être d'origine orphique. Le contraste avec la
plaine de la Vérité (Pedion Alètheias, Phèdre, 248b) est assez marqué pour
que Proclus le remarque (In Remp., II, 346, 19 ; III, 304). Dans cette plaine
du Léthé, coule le fleuve Amélès, dont le nom signifie « insouciant ». Voir
sur ce thème de l'oubli, J.-P. Vernant (1965 : 108-123).
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102. On ne peut déduire de cette expression (contra, J. Adam, ad loc.) que
les individus sont alors dans un lieu souterrain. La représentation poétique
de cette scène de métempsycose s'achève en effet sur une sorte d'explosion
sidérale, chacun étant propulsé vers son nouveau destin à partir de la plaine
du Léthé.
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103. La question de la foi dans la doctrine avancée par le mythe doit être
entièrement rapportée à la démonstration philosophique : Platon pense
certes que la foi au message eschatologique du mythe peut contribuer au
salut de l'âme, mais il exige surtout que chacun fasse l'effort de se persuader
philosophiquement de la vérité de la doctrine de l'immortalité et de
l'eschatologie qui lui est liée. Foi et persuasion possèdent des connotations
différentes, en particulier si la foi est associée à une attitude de l'esprit qui
exclurait la philosophie.
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104. Ce chemin qui s'élève est celui du ravissement de Parménide, emporté
vers la vérité par les cavales, tout autant que le sentier d'Hésiode conduisant
à la vertu (Travaux, 289-292, déjà cité par Platon, infra, II, 364c-d). Cette
ascension rappelle le chariot du Phèdre (246c).
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105. On a noté que ce dernier mot de la République est aussi une formule de
salutation dans les lettres de Platon, comme si Platon souhaitait ici à chacun
de réussir ce passage à la justice et à la vie selon la raison. Voir F. Chatelain
(1987). L'expression (eû práttōmen, d2) est l'équivalent d'un vœu de
bonheur (par exemple, 603c et 619a) et dans un contexte où le destin est si
intimement lié au bonheur de chacun, on pourrait comprendre cette dernière
phrase comme un souhait de bonne chance. Le Phédon (58e, 95c) ne le dit
pas autrement.
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