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LA PUISSANCE DES MERES (FRENCH EDITION) 1. S’ancrer localement. Lexemple des méres en lutte de Bagnolet Jai travaillé il y a une quinzaine d’années A la politique de la ville, et ensuite comme consultante en politiques publiques. Cette expérience professionnelle, ainsi que mon expérience militante mont montré que les luttes des méres des quartiers populaires sont systématiquement disqualifiées, avant d’étre récupérées lorsqu’elles portent leurs fruits - la méme chose se répéte d’ailleurs plus généralement pour l'ensemble des luttes menées dans les quartiers populaires. Pour ne pas tomber dans ce piége et maximiser I'efficacité de nos luttes, il est crucial de partager les difficultés concrétes que on rencontre en tant que méres. Ce que nous avons réussi Aconstruire 4 Bagnolet entre 2012 et 2020 me semble constituer une expérience politique susceptible @aider nos sceurs ailleurs, et nos filles demain, a éviter les obstacles que l'on rencontre systématiquement sur son chemin quand on veut se rendre plus puissantes et autonomes - quand on veut exercer pleinement son pouvoir de mére. Il est d’autant plus important de partager nos expériences que, depuis 2005 - et l'effet domino des révoltes pendant trois semaines dans tous les quartiers populaires de France -, tout est fait pour morceler les initiatives et le partage, pour empécher LA PUISSANCE DES MERES (FRENCH EDITION) Ja communication de quartier populaire A quartier populaire, de territoire local & territoire local, parfois dans le méme département, voire dans la méme ville. On parle beaucoup des banlieues, mais on ne connait rien ou presque des luttes locales autonomes, encore moins quand elles ont abouti a des victoires. Ca n’intéresse pas, ni les médias ni les partis politiques. Ga marrange personne que des gens sorganisent de maniére autonome au niveau local et gagnent sans aide extérieure, notamment sans l'aide des organisations politiques majoritaires. C’est important, enfin, parce que le territoire permet dancrer l’analyse dans le concret, et donc dans ce qui peut étre mutualisable a une plus large échelle. En donnant A voir ce qui se joue sur chaque territoire, on offre la possibilité d’analyser les singularités d’un territoire a l'autre, mais surtout de mettre au jour des effets leviers communs. Parce que c’est de 14 que tout partira : des territoires, de nos quartiers. Bagnolet Jai toujours eu, heureusement (méme si ca a pu me jouer des tours), un seuil de tolérance & linsulte, au mépris et a l’injustice extrémement faible. Ce qui ma poussée assez naturellement a militer, bien avant davoir des enfants. A Bagnolet, cette intolérance, que je partage avec d’autres méres, a pu se traduire en actions. Les caractéristiques sociohistoriques et politiques de la ville ont en effet été déterminantes dans la possibilité que nous avons eue de lutter en tant que méres, méme si nous n’avons pas été épargnées par les difficultés, la mauvaise foi et les attaques frontales. LA PUISSANCE DES MERES (FRENCH EDITION) Jaime Bagnolet. C’est la ville ott je vis avec ma famille, o& grandissent mes enfants. Mais cela ne m’empéche pas d’étre objective : Bagnolet est une ville spéciale, une ville de luttes, d’immigrations, une ville populaire, une ville de gauche. En témoignent le centre de santé et le conservatoire de musique, destinés prioritairement a Jorigine aux classes populaires, les centres de quartier et leurs démarches d’éducation populaire, si prépondérantes il y a encore vingt ans, mais aussi le Cin’Hoche, cinéma d’art et dessai, ou encore la médiathéque, baptisée un temps Frantz-Fanon. En témoignent le jumelage de la ville avec le camp de réfugiés de Chatila au Liban, ow trois mille Palestiniens ont été massacrés par les Phalangistes avec le soutien d’Israél, les oliviers plantés en soutien aux luttes de libération de la Palestine, ou encore Yadoption - de maniére éphémére la aussi-—_de Georges Ibrahim Abdallah comme citoyen d’honneur de la ville grace au combat mené par de jeunes militants des quartiers populaires. En témoignent encore les nombreuses organisations de lutte qui nourrissent la ville et son histoire : les communistes, le Mouvement des travailleurs arabes (MTA), Union des travailleurs arabes (UTA), les anarchistes, les cégétistes, la Confédération paysanne qui y a son siége, le groupe Frantz-Fanon, le Groupe d’associations de Bagnolet (GAB), les femmes des quartiers populaires qui sont nées 1A et y militent depuis tant d’années, ou encore Josette Audin, grande figure de l'anticolonialisme, qui y vécut des décennies avant de s’éteindre le 2 février 2019. En témoignent également les noms de ses grandes avenues, Marx, Lénine et Stalingrad, de ses plus récentes et modestes rue Angela-Davis et place du 17-Octobre-1961, ou encore de la place Mandela, LA PUISSANCE DES MERES (FRENCH EDITION) ou tout le monde parle politique, refait le monde, dresse le bilan d’une grave ou déjoue les nombreux traquenards des périodes électorales. En témoignent enfin les associations de Timmigration qui ont fété pour certaines leurs quarante ans, les maires d’origine modeste et italienne, la magnifique mosquée, la fameuse chorale berbére qui transmet par le chant les glorieuses luttes nord-africaines, l’exil et la fraternité. Méme si les luttes ont été fourvoyées par la plupart des cadres des partis politiques, des syndicats et des organisations de gauche qui ne sont guidés, ici comme ailleurs, que par leurs ambitions électoralistes et financiéres, méme si le clientélisme y est bien installé, méme si la ségrégation sociale, raciale et spatiale y est forte, méme si y sévit, comme dans toute la petite couronne, un trés violent processus de gentrification et de paupérisation des quartiers populaires de la ville, méme si les services publics sont menacés par la privatisation, il reste 4 Bagnolet une tradition de luttes et des conquis sociaux qui me rendent fiére et honorée d’y vivre, et d’y militer. J’y suis chez moi, comme je suis chez moi en Seine-Saint-Denis. Quand on prend la mesure de cette histoire et de ce contexte, on comprend 4 quel point Bagnolet a pu étre un terrain favorable pour des méres qui se battent contre les inégalités et les injustices. Etre une mére La maternité est le moment oi je suis le plus vulnérable aux violences et aux discriminations. Parce qu'il est plus facile de sen prendre aux femmes enceintes ou qui viennent d’accoucher. Aussi parce que les femmes sont, A ce moment-la, plus sensibles a ces violences. J’ai cette sensation d’étre réduite a LA PUISSANCE DES MERES (FRENCH EDITION) mon corps et a celui de mon enfant. Je dois parler le moins possible, & voix basse, ne pas me plaindre et étre heureuse, mon état le commande. Je suis toujours en position de faiblesse. Exit le rapport égalitaire que jeréussis d’habitude a imposer. Pendant cette période, je ne suis plus qu’un corps de femme arabe, plus que jamais de classe populaire, un corps que I’on examine et manipule 4 lenvi, & qui on explique peu et dont Pintimité est trés secondaire. Je suis plus que jamais réduite 4 ma race, a ma classe et 4 mon corps. Et le langage reconnu comme légitime appris & Sciences Po ne me sert & rien, sauf & aggraver mon cas lorsque je m’exprime. Je ne suis plus qu’une mére arabe en sous- vétements et sans moyens, arrogante et hystérique. C’est d’autant plus dur a accepter, et difficile a supporter, quand on croit que lon va bénéficier, sans méme avoir a le demander, d’une certaine forme attention et de protection pendant la grossesse et les mois qui suivent l’accouchement. Et il est dautant plus difficile de parler de ces violences et discriminations que le domaine de la santé est considéré comme un espace ow elles sont neutralisées, un espace social a part, ott les médecins sont tenus par le serment d’Hippocrate et mus par le souci de servir. Ainsi les violences et discriminations sont censées s'arréter aux portes des cabinets gynécologiques et des maternités, parenthéses supposément enchantées. En réalité, on subit la discrimination, du ventre de nos méres jusqu’a la tombe, dans tous les espaces sociaux, y compris sur un lit d’hépital, peut- étre plus encore sur un lit d’hépital. On ne vous demande pas quand on vous touche, on ne vous explique pas ce qu’on fait. I] faut insister pour savoir. Et encore, les médecins s’en agacent. En 2012, enceinte depuis peu, je demande A une amie si elle connait une gynécologue féministe. Je LA PUISSANCE DES MERES (FRENCH EDITION) ne veux pas étre manipulée n'importe comment par nimporte qui. Elle me conseille une praticienne 4 Paris avec qui je prends aussit6t rendez-vous. Pendant qu'elle m’examine, elle me demande ou je prévois d’accoucher. Je lui réponds. Elle léve les yeux au ciel en soupirant. Je lui demande pourquoi. Elle me demande si je tiens a mes jantes de voiture. Cette fois, je ne demande pas plus d’explication, je veux juste qu’on en finisse et me rhabiller. Cela ne la décourage malheureusement pas A poursuivre que ’hépital en question est infesté de Rroms. Maudits soient les conseils donnés A la légére ! J'avais demandé une gynécologue féministe, pas une gynécologue raciste ! L’hépital ot je vais accoucher accueille de nombreuses femmes de classes populaires, arabes, noires et rroms. La qualité de la prise en charge et des soins y est donc moins bonne qu’ailleurs, et le taux d’accouchements déclenchés, de césariennes et d’épisiotomies plus élevé. Bien avant Yaccouchement, je formule explicitement auprés de léquipe de l’hépital mon refus d’une certaine pratique obstétricale. Ce qui sur le moment ne semble poser aucun probléme. Mais, pendant l’accouchement, on n'en tient aucun compte. Je ne suis alors pas en position de force. Et mon enfant est 1a, et elle est tellement magnifique. Tant pis, ce n’est pas grave, ce qui compte, c’est qu’elle soit en bonne santé. Je ne dis rien. Puis j'ai mal. On me dit que ce n’est rien. Je suis génée d’insister, mais j’insiste. Ce rest rien. J’insiste encore. Ce n’est rien. Je hurle. Voila, c'est toujours comme ¢a avec les femmes maghrébines, elles ne savent que hurler comme des hystériques, pour rien ! Dans le couloir, le médecin donne un placebo a la sage- femme. Donnez-lui ¢a, elle n’a rien, ¢a lui passera. Mais ca ne passe pas. Je suis en colére. Je réfléchis A porter plainte contre le médecin et ’hépital, et & LA PUISSANCE DES MERES (FRENCH EDITION) créer un grand mouvement insurrectionnel contre les violences obstétricales avec action directe, on allait voir ! Mais toute cette colére n'est pas bonne pour le nouveau-né, qui subit déja les conséquences de mes douleurs. Et puis je suis fatiguée. Et j’ai tellement de choses a régler. Je prends ma fille dans les bras pour lallaiter. Finalement, je ne fais rien. Quelques jours plus tard, a la sortie de I’hépital avec le bébé, toujours en proie a de fortes douleurs, je tombe sur un immense panneau appelant a se montrer solidaire avec le personnel soignant et alertant sur les dangers qui guettent l’hépital public. Sérieusement ?! Allez au diable ! Jamais je ne remettrai les pieds ici ! Mais je réfléchis. Il est évident que le manque de moyens et les discriminations ont aussi pour fonction de nous faire accepter la casse des services publics et nous faire aller dans le privé. Il ne faut pas tomber dans le panneau, l'autre, celui de Etat libéral. Pour les classes populaires et issues de immigration postcoloniale, a terme, le privé ne peut qu’aggraver les choses. Elles doivent donc se battre en méme temps contre le systéme raciste et la privatisation des services publics. Mais a-t-on vraiment envie de se battre contre le démantélement de l’hépital public quand on y est 4 ce point méprisée et discriminée ? Ceci est un piége, et il est redoutable. Je suis confrontée a ce piége a maintes reprises, dans dautres institutions publiques. Par exemple quand mon deuxiéme enfant a trois semaines, et que je dois le faire examiner. Des méres de Bagnolet, pourtant de classe populaire, me conseillent d’aller chez tel pédiatre a Paris ou tel autre a Romainville, méme s'il y a de forts dépassements d’honoraires, plutét qu’a la PMI (Protection maternelle infantile), ou c’est gratuit. Parce que selon elles, la PMI c’est pour les pauvres. Comme justement nous ne sommes pas riches, LA PUISSANCE DES MERES (FRENCH EDITION) rendez-vous est pris & la PMI. Mon fils dans les bras, jentre dans le cabinet, en disant bonjour. La pédiatre qui m’ouvre la porte me répond par un Madame. Je veux lui serrer la main, mais je comprends que pour la pédiatre déja repartie vers son bureau, ce n’est pas nécessaire. L’enfant est fraichement circoncis. La pédiatre s’en rend compte quand je le déshabille. Elle fait la moue. Ily aun peu de sang séché sur le bandage. Quelle idiote ! J’aurais dit penser Alle refaire juste avant de venir. La pédiatre examine le bébé. Elle ne dit rien. Elle se met & gratter de son pouce Jorteil du nourrisson. Elle fait la moue 4 nouveau. Elle souléve le bras du bébé, je constate affolée qu’il y a des traces blanchatres, je ne les avais pas vues. C’est peut-étre de la sueur. Mais vraiment quelle idiote | J’aurais di lui passer une lingette avant d’entrer. Je veux au moins expliquer a la pédiatre que c’est du henné qu’il a sur Jes mains et les pieds, qu’on lui a mis pour féter sa circoncision, que ca ne s’enléve pas quand on gratte, que c’est propre, que j’ai méme lu dans un magazine pour parents bio que ca a des vertus, méme sije ne sais plus lesquelles. Mais je n’ai le temps de rien dire, la pédiatre repart déja vers son bureau en me disant, sans me regarder et comme pour conclure l'examen, qu’il faut penser a bien laver l'enfant partout, et tous les jours, que c'est trés important. Je rhabille l'enfant, je repars honteuse, et de plus en plus en colére, je maugrée dans la rue. Mon fils est bien plus propre que tu ne le seras jamais ! Une heure aprés étre partie, quand je réalise complétement ce qui vient de se passer, je reviens a la PMI pour menacer de porter plainte contre la pédiatre et le corps médical francais, et annoncer la création d’un grand mouvement insurrectionnel contre tout le monde ici présent, on allait voir ! Mais a peine je passe la porte d’entrée de la structure, que la personne de Paccueil et la LA PUISSANCE DES MERES (FRENCH EDITION) puéricultrice viennent me pacifier. Vous ne devriez pas crier madame, ce n’est pas bon pour le bébé. Vous avez vraiment lair & bout, peut-étre Yallaitement qui est pour vous difficile ? Avez-vous pensé a l’allaitement mixte ? Et puis votre enfant va bien, c’est un beau bébé en pleine forme, c’est ce qui est-ce compte, vous ne pensez pas ? Je rentre chez moi, tremblante de colére. C’est mon fils, c’est moi qui l’'ai porté, je fais tout pour lui ! Vous, vous ne faites rien, vous n’étes personne ! Et mon fils est plus propre que vous tous ! Mais je suis trop stressée, et ’idée que je transmets ce stress au bébé me stresse encore plus. Je prends mon fils dans les bras pour allaiter. Finalement, je ne fais rien. En tant que consultante, j'ai été amenée 4 faire entre 2007 et 2012 de nombreuses évaluations de projets soutenus par l'action publique. Le systéme discriminatoire et ses mécanismes me sont donc familiers. Mais c’est au moment ot mes enfants entrent 4 la créche puis en maternelle qu’ils me sautent aux yeux et m’apparaissent surpuissants. Je comprends alors qu'il faudra des générations pour les vaincre, qu’on ne va pas gagner uniquement en dénongant les discriminations dans l’accés a Temploi, que le travail A faire en amont est immense, vertigineux. Je comprends aussi que le continuum discriminatoire et inégalitaire commence dés le berceau. C’est & ce moment-la que le pire nous est infligé, et c’est déja presque trop tard. Car loppression, essentiellement sous la forme de processus de stigmatisation et d’aliénation, est alors douce, accompagnée de doudous et d’arcs-en-ciel dessinés au-dessus de petits portemanteaux. Il est plus facile de dénoncer les crimes de la police - il y a des assassins, du sang, des cadavres — que ce LA PUISSANCE DES MERES (FRENCH EDITION) systéme 4 la violence diffuse ot: les odeurs de savon a la vanille se mélent aux larges sourires. Chut, il faut parler tout doucement, sans crier, sans colére. Dautant qu’a la moindre remarque, on nous reproche daller travailler plutét que de garder nos enfants 4 la maison. Mais madame, est-ce vraiment sérieux de dénoncer une jolie berceuse ? Ou un simple élastique dans les cheveux ? Vous pensez que c’est un complot mondial ? Vous pensez vraiment que lorsqu’on dit des cheveux de votre fille qu’ils sont indisciplinés, c’est stigmatisant ? La, c'est vraiment de la paranoia, madame ! Quand on pense 4 tous les parents qui réveraient d’avoir votre place en créche... Pourquoi faire toutes ces histoires ? Madame, vous risquez vraiment de détraquer votre fille 4 vouloir l'utiliser pour faire passer vos idées ! Un jour, en arrivant A la créche, je surprends les enfants en train de comparer leurs bras avec ceux dune poupée noire qui se trouve au milieu des autres jouets, abandonnée 1a, comme pour satisfaire la bonne conscience institutionnelle, comme si sa seule présence suffisait. Je m’assieds par terre avec eux un instant. Plus la couleur du bras des enfants se démarque de la couleur de celui de la poupée, plus ils sont soulagés. Comment faire pour que mes enfants s'aiment tels qu’ils sont, qu’ils aient confiance en eux ? Ne se rabaissent pas ? Ne soient pas détruits et ne se détruisent pas ? Comment faire ? La mére : pourquoi je récupére encore ma fille avec les cheveux attachés, alors que je I’ai amenée ce matin les cheveux lachés ? La puéricultrice : Oui, on lui attache les cheveux parce que c’est plus pratique pour elle. LA PUISSANCE DES MERES (FRENCH EDITION) La mére : Je ne vois pas en quoi c’est plus pratique, ses cheveux lachés ne la génent pas, ils ne lui tombent pas sur le visage. La puéricultrice : Oui... mais c’est plus pratique au sens ou... les autres enfants ne sont pas tentés de lui tirer les cheveux... Vous savez madame, c’est cruel les enfants ! La mére (montrant deux petites filles, les cheveux lisses et ldchés) : Mais pourquoi vous ne craignez pas la méme chose pour ces petites filles-la ? Pourquoi vous ne leur attachez pas les cheveux A elles ? La puéricultrice : Hum... parce que les enfants ont moins envie de tirer leurs cheveux. La mére : Ah bon ? Expliquez-moi pourquoi les mains des enfants seraient plus attirées par les cheveux frisés que par les cheveux lisses ? La puéricultrice : Ah ca, madame, je ne pourrais pas vous dire... Mais je constate que les enfants ont plus envie de tirer sur les cheveux indisciplinés. Je veux que mon enfant soit enfant le plus longtemps possible, avec un horizon A 360 degrés, sans barriére, je maudis méme la grammaire et la conjugaison sexistes qui la sous-catégorisent jour aprés jour, y compris lorsque j’écris ces lignes. Je refuse qu’elle se restreigne par rapport aux jeux, aux vétements, aux couleurs, aux personages auxquels elle s’identifie, qu’elle se restreigne dans ses réves et ses cauchemars la nuit, dans la maniére dont elle se percoit aujourd’hui, et se projette dans le futur. Il existe au sein des institutions éducatives toute une réflexion sur la reproduction des normes sexistes, et cette réflexion est parfois intégrée aux projets pédagogiques des créches et des écoles. Mais elle ne LA PUISSANCE DES MERES (FRENCH EDITION) tient aucun compte des représentations coloniales et orientalistes projetées sur les petites filles non blanches, ni sur la trés forte assignation de genre qu’elles subissent. La méme éducatrice qui a mis en place un atelier pour travailler sur les stéréotypes filles/garcons, a considéré, sans V'expliciter, que ma fille n’était pas assez genrée. Si vous habillez en orange et vert, couleurs considérées comme neutres, votre petite fille blanche et de classe moyenne, on vous dira que vous participez a la démarche antisexiste de Péducatrice. Mais si j’habille ma fille en orange et vert, c’est que son pére, arabe et barbu, veut l’empécher de s’épanouir en tant que fille parce qu’il a un probléme avec la féminité et l’émancipation des femmes - dailleurs, il va sGrement la voiler sous peu. L’éducatrice : Monsieur, nous avons remarqué que votre fille n’était jamais habillée en fille, ca peut étre génant pour elle et pour son intégration dans le groupe. Le pére arabe : Ca veut dire quoi étre habillée en fille ? Léducatrice : ¢a veut dire s’habiller avec des vétements de fille, vous savez bien, avec de jolies jupes, mettre des petites barrettes dans les cheveux, vous voyez ? Le pére : On habille notre fille avec ce qui est gai et pratique, avec ce qui va lui permettre de s’amuser sans tre génée, c’est ca notre critére. : Oui, mais vous savez bien que les petites filles adorent les jolies choses, elles adorent le L’éducatrice rose, c’est comme ca, il ne faut pas la brimer la-dessus. Le pére : La brimer parce qu’on ne lui met pas de rose ? On parle bien de ma fille de trois ans ? LA PUISSANCE DES MERES (FRENCH EDITION) Léducatrice : Oui monsieur, il faut laisser votre petite fille vivre sa vie de petite fille. Il ne faut pas Yempécher d’étre féminine, pour que plus tard elle puisse s’émanciper et étre bien dans sa peau de jeune fille épanouie... Ici, la désenfantisation passe par la sexualisation et Yencouragement a l’émancipation vis-a-vis des parents. On retrouve cet encouragement concernant une autre question, celle du rapport a l’alimentation. Quand j’inscris mon premier enfant en maternelle, je Yai allaitée durant deux longues années. Ce que, étant donné les obstacles rencontrés, je considére comme un exploit et dont je suis fiére. A cette époque, je continue d’allaiter mon fils, qui entre dans sa deuxiéme année, avec les mémes difficultés. Autant dire que la question de l’alimentation de mes enfants est pour moi essentielle. Je n’ai pas vagabondé entre allaitement et tire-lait jour et nuit pour tout a coup men dessaisir du lundi au vendredi entre midi et deux alacantine. Les problémes A l’école commencent quand on me demande de renseigner une fiche d’inscription générale, avec une mention concernant le régime alimentaire pour la cantine. ActeI La mére arabe : Pourquoi sur ce formulaire destiné a la cantine, je ne peux pas préciser que ma fille ne mangera pas de viande ? La directrice de l’école : Parce que vous ne pouvez pas demander que votre fille ne mange pas de viande... & part le pore. Nous devons lui servir de la viande quand ilyenaaumenu. LA PUISSANCE DES MERES (FRENCH EDITION) La mére : Mais il n’y avait pas cette obligation de manger de la viande & la créche départementale, ce réglement-la est absurde... La directrice : Ah mais ce n’est pas du tout une question de réglement, pas du tout, c’est un principe pédagogique, les enfants ont le droit de goiter a tout. La mére : Ce nest pas vrai puisque les parents peuvent demander que leurs enfants ne mangent pas de pore. La directrice : Oui, a part le pore... On doit leur faire gotiter a tout, c’est un principe pédagogique important pour l’épanouissement de enfant. La mére : Mais moi je ne veux pas que ma fille gotite A tout, je ne veux pas qu’elle gotite du chat, ou des crottes d’araignée, ou de l'eau de javel, ou de la cocaine... La directrice : Oui bon, vous m’avez comprise, nous faisons gotiter a tout ce qui est mangeable et sain. La mére : Ah mais je suis sire que le chat est mangeable et plein de vitamines, mais je ne veux pas que ma fille y gotite, donc ca ne tient pas la route votre prétendu principe pédagogique de faire gofiter a tout. La directrice : Ecoutez madame, le réglement, c’est le réglement ! La cantine n’est pas du ressort de Education nationale, c'est de la compétence de la mairie. Voyez avec le chef de service! Acte IT La mére arabe : La directrice de l’école dit qu’il n’est pas possible de ne pas servir de viande a ma fille Ala cantine, elle dit que c'est pour lui faire gotiter a tout. Le chef de service, en charge de la restauration a la mairie : On doit servir de la viande a tous les enfants quand c’est au menu, mais ce n’est pas du tout pour ¢a qu’on met de la viande dans toutes les assiettes. La mére : Et c’est pour quoi alors ? LA PUISSANCE DES MERES (FRENCH EDITION) Le chef de service : C’est pour éviter que les enfants naient pas la méme chose dans leurs assiettes, ca créerait de la différence entre eux. La mére : Mais les enfants sont différents, ou est le probléme ? Justement, ca peut étre loccasion pour eux de faire lapprentissage de la différence, la comprendre et la respecter. Le chef de service : Hum oui... mais ca ne permettra pas une bonne intégration de votre fille dans le groupe car elle aura envie de ce que ses voisins auront dans leur assiette et elle se sentira exclue. On doit faire attention a ce niveau-la, éviter les traumatismes chez les tout-petits ; donc on met la méme chose dans toutes les assiettes. La mére : Mais ne pensez-vous pas que c’est pire en termes de traumatismes de mettre Yenfant dans la situation de devoir choisir entre, d’un cété, Vencouragement de ’école A manger dela viande et, de lautre, l'interdiction par ses parents de le faire ? Le chef de service : Votre fille peut ne pas manger la viande dans son assiette, ce qui compte, c’est que tous les enfants aient le méme repas. La mére : Mais pourquoi demandez-vous aux parents de fournir ce que vont manger les enfants qui restent au gotiter ? Pourquoi vous n’appliquez pas ce principe pédagogique de la-méme-assiette-pour-tous a 16 h 30 aussi ? Le chef de service : Ecoutez Madame, le réglement, cest le réglement, prenez rendez-vous avec Pélue ala restauration scolaire ! Acte III LA PUISSANCE DES MERES (FRENCH EDITION) La mére arabe : Le chef de service dit qu’on doit imposer de la viande 4 tous les enfants 4 la cantine pour ne pas créer de différences entre les enfants. Lélue : C'est surtout qu’on doit faire respecter les régles dans les écoles de la République. La mére : La République ? Mais 4 Bordeaux, Fontenay ou Perpignan, on n’impose pas la viande aux enfants. Pour autant, ces villes n’ont pas fait sécession. Lélue : Madame, a Bagnolet, on défend la lai La mére : Mais quel rapport entre la consommation de viande et la laicité ? Lélue : Le rapport, c’est qu’il est hors de question que Yon serve du halal ala cantine. La mére : Mais je ne demande pas qu’on serve du halal ! Je veux juste que ma fille ait droit 4 un repas équilibré, sans qu’on lui impose la consommation de viande. Lélue : Vous savez, madame, la cantine n’est pas un droit, c’est un service que rend la mairie. Ce n’est pas obligatoire, vous pouvez récupérer votre fille A midi si vous le souhaitez. La mére : Mais la cantine est un service public qui existe grace aux impéts locaux ! Impéts que je paye aussi ! J'ai le droit de demander que ce service public soit de la meilleure qualité possible, et que tous les enfants puissent manger un repas équilibré ! Lélue : Madame, le réglement, c’est le réglement. Si vous avez de telles exigences, il vous est toujours possible de mettre votre enfant dans une école privée. Tous les parents des quartiers populaires font la méme expérience lorsqu'ils émettent des critiques contre le systéme scolaire et/ou formulent des propositions alternatives : on les invite a aller dans le privé. Et ce sont des fonctionnaires d’Etat ou des LA PUISSANCE DES MERES (FRENCH EDITION) représentants de la République qui s’'y emploient, en balayant la question d’un simple revers de main. Il s’agit 1a d’une version a peine édulcorée de l’'antienne raciste : « La France, tu l’aimes ou tu la quittes. » Sion se montre critique, on nous dit de dégager de Pespace commun, que ce soit de l’école publique ou du pays, @ Tintérieur ou 4 l’extérieur des frontiéres. On considére que nous ne sommes pas vraiment chez nous ici - nien France nial’école. Ceci explique en partie pourquoi beaucoup de parents des quartiers populaires révent d’aller dans le privé, avec cette idée que leurs enfants y seront mieux traités, davantage considérés. Mais les écoles privées effectivement accessibles aux enfants de classes populaires sont souvent des écoles low cost, avec peu de moyens et des projets pédagogiques pas plus émancipateurs que ceux du public. Rien ne garantit que les enfants y seront mieux traités, pas méme I’argent que les parents versent 4 J’école. Et, de maniére plus générale, la privatisation du systeme scolaire risque de creuser encore un peu plus les inégalités structurelles de la société de demain. Mais Ja question, encore une fois, se pose : a-t-on vraiment envie de se battre contre la casse de l’école publique quand on y est 4 ce point méprisé et discriminé ? Toujours le méme redoutable piége. Lécole, c’est la guerre Cette histoire de cantine se révéle finalement bien plus compliquée qu’elle ne paraissait l’étre au premier abord. Mais a tout probléme, il y a une solution. Je suis militante, je sais que pour créer un rapport de forces favorable et trouver rapidement une issue, il faut agir collectivement. Je décide donc de rejoindre une liste d'une dizaine de parents adhérents a la Fédération LA PUISSANCE DES MERES (FRENCH EDITION) des conseils de parents d’éléves (FCPE), la plus importante fédération de parents d’éléves en France, fondée en 1947. Nous devenons représentants de Yensemble des parents de l’école, notamment auprés des institutions. C’est dans ce cadre que je lance un débat autour du probléme de l’alimentation 4 l’école, qui concerne bien évidemment tous les parents. Le probléme vient non seulement de la viande imposée aux enfants, et présente 4 quasiment tous les repas, cing jours sur cing, mais aussi de l’alimentation de mauvaise qualité : trop de sucre, trop de sel, trop de mauvais gras, trop de produits industriels, de pesticides et @antibiotiques présents dans les aliments. A Yépoque, je suis déja trés sensible aux enjeux écologiques, et l'alternative végétarienne non industrielle me semble aller dans le sens de l’intérét de tous les enfants. Cela répond 4 la fois aux enjeux environnementaux, d’égali santé publique. Beaucoup de parents de l’école se disent intéressés par cette question, méme si au sein , de justice sociale et de du groupe de parents délégués je suis la seule 4 vouloir Yaborder. Finalement, c’est une levée de boucliers qui se déclenche pour empécher tout échange sérieux. Je fais face 4 un bloc de déni et d’immobilisme : la cantine est trés bien, c’est a la mairie de décider, on ne peut rien faire pour changer les choses, la FCPE n’a pas a entrer dans ce genre de polémiques, la viande 4 la cantine est indispensable pour les enfants défavorisés... Puis, face 4 mon insistance, on me dit que les parents dont je me réclame ne sont pas représentatifs et qu'il s’agit d’une revendication communautariste. Un jour, je constate que, dans le compte rendu d’une réunion, alors que jamais je n'ai prononcé le mot et que mes revendications se sont toujours concentrées LA PUISSANCE DES MERES (FRENCH EDITION) sur lalternative végétarienne, il est noté que je demande un débat sur le halal. Je fais aussitdt rectifier le compte rendu. Mais les réunions suivantes sont de plus en plus tendues, malgré les mille précautions que je prends : je respecte les procédures, je cite des chiffres et des sources scientifiques, je donne des exemples de villes en France ou l’alternative végétarienne a été mise en place sans qu’aucun enfant pauvre ne trouve la mort suite a des carences ni qu’aucune guerre civile ne se déclenche. Lors de ces réunions, je fais la subtile, mais non moins violente, expérience de mére minoritaire qui essaie de porter une revendication égalitaire dans un espace composé essentiellement de parents majoritaires. Par exemple, ce dimanche matin dans larriére- salle d'un café de Bagnolet, o& nous sommes une petite dizaine pour une réunion de représentants de parents d’éléves. L’une d’entre nous propose d’animer la réunion. Plusieurs parents demandent la parole. Jattends mon tour. Personne n’interrompt personne. On peut parler longuement, autant que nécessaire. On ale temps. J’écoute avec attention, je prends des notes. Arrive mon tour. Je parle de l’alternative végétarienne, et de Pidée d’organiser un sondage auprés des parents de l’école A propos de la cantine. J’avais demandé que ce soit & Yordre du jour. Je sais qu'aucun des autres parents n’est convaincu par l’idée, c'est pourquoi j'apporte de nouveaux arguments, en m’appuyant sur des rapports qui traitent de santé publique. Les parents commencent a s’agiter sur leur chaise, ils soupirent, ils s’agacent. Puis plusieurs parents minterrompent pour parler entre eux. Encore ? Elle va encore parler de ca ? Pourquoi elle ne parle jamais de rien d’autre ? Pourquoi elle ne parle pas de I’hygiéne dans les toilettes ? On ne l’a pas entendue tout a LA PUISSANCE DES MERES (FRENCH EDITION) Vheure sur l’hygiéne dans les toilettes ! Elle revient toujours a la charge sur le méme sujet ! Ce n'est pas normal! Je reste calme, je demande pourquoi la question de la cantine les géne tant. Les parents froncent les sourcils ; ce n’est pas tant la cantine qui les géne que la laicité. Ils défendent la laicité ! Un parent me montre son téléphone, qui affiche une photo de la charte de la laicité, me dit que je suis censée lavoir signée et que je ferais bien de la lire. Je suis abasourdie. Il n'y a aucun rapport entre ce que je viens de dire et la laicité, mais tant pis, je décide de leur demander ce quills entendent par laicité. Silence. Jfattends. Puis les parents se lancent. Certains répondent que c’est évidemment l’interdiction de tout ce qui est religieux & Vécole, d'autres que c'est Vobligation pour chacun de garder sa religion chez lui, un autre dit que c’est Vinterdiction du voile, une derniére me dit que ses parents 4 elles, pourtant musulmans, ne lont jamais empéchée de manger du pore. Je ne sais pas par ot: commencer. Je décide de leur dire qu’ils ont de la laicité une conception erronée et que, méme si ce n’est pas le sujet, je vais leur expliquer ce que dit précisément la loi de 1905. C’est la goutte d'eau. Un des parents se léve a bout, furieux. I] en fait tomber sa chaise. Il est trés grand, pointe son doigt sur moi en hurlant. Elle n’a pas & nous faire la lecon ! On n’en peut plus d’elle ! Elle fait exprés de gacher toutes nos réunions ! Vous voyez bien qu’elle avance masquée ! Je lui demande de se calmer. C’est la goutte d’eau d'un autre vase. Il hurle de plus belle. C’est le monde a Venvers ! C’est moi qui dois me calmer ? Moi ? Moi, je dois me calmer ? Mais regardez comme elle est méprisante avec son petit sourire ! Il menace a

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