péché originel) et d’une nécessité* mettant fin 4 un Age d'or. On se demande alors si 'alienation que
‘Thomme rencontre dans le travail et dans la technique est essentielle et irremédiable ou bien
sil ne s‘agit que d'effets pervers pouvant étre évités.
Ser
Sioa ia
Une transformation réfléchie de a nature
Uaction de travailler prend chez "homme
une forme spécifique, comme le souligne
‘Marx Il ne s'agit pas simplement de trans-
former des matiéres premiéres pour satis-
faire des besoins, comme le font également
certains animaux, mais plus précisément
d’effectuer cette transformation d’une cer-
taine maniére, par le biais de la conscience :
homme pense avant d'agir ; son travail n'est.
pas immédiat’, il est médiatisé parla pensée.
Latechnique, ensemble des moyens « artifi-
Gels » inventés par I'homme pour produire
selon ses besoins, est la marque de cette
intelligence, capable de sinterposer entre
action et la matiére. Aristote montre que la
‘main est la marque de l'intelligence humaine,
parce qu’elle est « capable de tout saisir et de
tout tenir »,
Une transformation de I'homme lul-méme
‘Mais homme qui travalle ainsi en utilisant
ses facultés spécifiques se
également lui-méme et par la méme
s*humanise. II développe ses facultés propres
(conscience, volonté, imagination) et, en ce
sens, le travail « cultive » 'homme, 'éléve
& son humanité. Sans le travail, homme
resterait 4 un stade primitif, quasi animal.
Dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique,
‘Michel Tourmier montre comment Robinson
Crusoé se force travailler, quitte & produire
inutilement, pour ne pas perdre progressive-
ment son humanité. Les moyens techniques
y
Vexistence humaine, et I'on voit comment
Homo faber (« homme fabricateur d'outils »)
a engendré I'homme moderne (plus grande
taille, plus longue espérance de vie, etc).
Une transformation libératrice
En méme temps quills transforment la réalité
extérieure et la propre réalité de 'homme, le
travail et la technique semblent également
libérer "homme en laffranchissant_ pro-
gressivement de la nécessité et en lui déga-
geant du temps libre : en satisfaisant plus
rapidement et plus efficacement ses besoins,
homme peut travailler moins et se consacrer
a la « culture » proprement dite, aux loisirs
lui permettant de s‘accomplir ailleurs que
dans le travail. Pour Hegel, le travail permet
a homme de différer la satisfaction de ses
désirs et de ne plus étre dans un rapport
immédiat aux choses, comme I'est I'animal
Son rapport aux choses et a la nature est ainsi
médiatisé par le travail. Il devient indirect et
pensé.
Mais il apparait que la transformation de la
nature rendue possible par le travail humain
prend le sens d'une véritable domination et
‘exploitation de celle-ci, Comme le montre
morale
qui s‘affranchit de la nature et qui devient
supérieur aux animaux s‘emploie ensuite &
devenir « le maitre des uns t le fléau des autres »
(Discours sur lorigine et les fondements de l'iné-
sgalité parmi les hommes). ll veut étendre sa
supériorité a l'espéce humaine.
(suite, p. 40)
‘Scanné avec CamScannerCt!
Aristote : la main et Foutil
‘Dans un passage des Parties des anumaus, Anistote
‘analyse la main humaine Celle-ca montre que ta
‘nature ne fait rien au hasard mais obéit 4 une
Pour Anistote et contraie
{dans fe Pretagoras de Paton), homme nest pas
«fe moins bien portage » des animaux, bien au
‘contraire, En effet, la nature aurait congu
homme comme le plus avantage des étres,
‘comme le plus ineligent, et elle aurait mis au
service de cette intelligence « fou de lin eps
‘lela main». Pour Aistote, a main est capable
de créer d autres outs lle et « un out qu tent
lieu des autres », et elle ne réduit donc pas
‘homme a n‘avoir qu'un seul outil comme cest
{eas pour les animaux Chaque animal dispose
‘en effet d'un seul mayen de défense» (grifes, par
‘exemple) et il ne peut ni changer d'outi ni en
pproduire d'autres. Li oi le mythe de Prométhée
‘montre un homme oublié par les dieux (nu, sans
chaussures, sans armes), Aristote montre un
‘homme disposant du meilleur oui. Ic la nature
test donc comprise comme généreuse et profi-
table a homme; el fat de ui sa fn privilegiée,
La technique ne doit pas non plus tre inventée
artifciellement pour compenser une
tion. La technique fait en quelque sorte partie de
{a nature, puisquelle prend la forme d'un outi
«naturel»; la main,
‘Marx : travail humain et travail aliéné
La spécifcité humaine du travail
Dans Le Capita, pubié en 1867, Marx distingue
notamment le travail dit « primitf», dans une
forme « primordiale » commune & homme et &
animal, et le travail sous « un forme qui appar-
tiendrait excusvement homme », La premigre
forme consiste simplement a transformer des
matiéres naturelles par des moyens naturels
La citation clé
Le travail et la technique
{aise en mouvernent des bras ou des jrbes, par
exemple), pour satistare ses besoins (attraper
des fruits, par exemple) 51 Ia seconde forme
consiste 4 faire la méme chose, Mars montre
‘cependant que homme ge distingue de | awa!
par sa maniere de fare « Ce qu dstingue le plus
rmauvais architect de Vabeile la plus exper, cest
4quil a construt la cele dans sa tte avant de ba
construre dans fa uche + Ain, ty ou Varumal
travaille instinctiveent, immédiatement*
(directement), homme travale en wnterposant
$a pensée entre lus et son travail C'est en ce
sens que le travail humanise homme, cay, en
travalant, homme mobilise et développe sa
spécificié (la pensée)
Le travail ouvrier et la dépossession de sol
Mais Mark est surtout connu pour avoir dénoncé
les conditions de l'ouvrier& la fin du xo siécle,
dont le travail se voit détourné de sa fonction
humanisante a cause de I'introduction et du
du machinisme. Li oi artisan
avait la possbilité de shumaniser dans la créa-
tion d’un objet original et dans l'utilisation d’ou-
tis nécesstant un veritable savoir-faire, Vouvrier
‘du monde industriel voit son travail morcelé et
automatisé. C'est la machine qui dicte et impose
son rythme et son geste au travailleur, lequel
devient élément anonyme et substituable d'un
systéme déterminé par les lois du rendement.
Réduit au rang d’animal (Youvrier ne doit plus
penser pour rendre ses gestes plus efficaces), le
travaileur est aliéné, au sens oit le travail le
déposséde de son humanité. Le comble de cette
alignation, souligne Marx, est que Vouvrier n'a
‘pas non plus le moyen de s‘humaniser en dehors
du traval, son salare ne lui permettant que de
reconstituer sa force de travail (boire, manger, se
loger), et que la encore, dans cette satisfaction
minimale des besoins, homme est abaissé au
rang de animal,
D « Ce n'est pas parce qu'il a des mains que l'homme est le plus intelligent des étres,
mais cest parce qu'il est le plus intelligent qu'il a des mains » (Aristote, Des parties
des animaux, iv* siécle av. J.-C.)
Aristote a une conception finaliste de la nature et du vivant. Ici, la main humaine est done
congue comme ayant une finalté: servirl'inteligence de I'homme. Cette intelligence serait
Premiére ; elle ferait partie des buts de la nature. L’organe (ici, la main) serait le meilleur
‘moyen de servir ce but. C'est aussi une maniére pour Aristote d’inscrire la technique dans un
Processus finalis¢: son invention n‘est pas le fruit du hasard et de l’imperfection humaine.
‘Scanné avec CamScannerLa dépossession de soi-méme
Deméme, le développement des outils et leur
emplacement progressif par des machines,
plus rapides et automatisées, engendrent
tune dégradation des conditions de travail,
comme le denonce Marx au xix siécle : our
vrier ne peut plus sthumaniser, ni dans son
travail nialleurs (son salaire ne lui permet pas
de vrais loisirs). Dépossédé de luieméme, de
ses facultés spécifiques qui ne peuvent plus
sfexprimer, il Vest aussi de son travail, qui
devient le bien d'un autre
L’assujettissement du travailleur
Wapparaft aussi que le travail et la technique
peuvent faire perdre a I'homme la liberté
quiils devaient au contraire lui donner, Le
travailleur devient dépendant des outils
quill a pourtant créés, car, comme le montre
Rousseau, il s‘habitue & eux au point de
« s‘amollr le corps et lesprit », En transmet-
tant ses inventions aux autres générations,
"homme n'a en effet plus besoin de les réin-
venter, Par ailleurs, I'habitude d'une vie plus
confortable fait que I'homme n‘apprécie plus
guére ce quiil réussit a inventer encore ; par
contre, il est malheureux de ce quiil lui arrive
de perdre.
Le paradoxe de la division du travail
Enfin, la division du travail, positive a
(temoignant d'un partage des savoir-faire
en vue d'un échange équitable des biens),
devient alignante en aboutissant 4 une par-
cellisation des taches ainsi qu’a une division
entre les classes sociales (Marx) : on ne
divise plus le travail pour I’humaniser en per-
mettant & chacun d’exceller dans le domaine
qui lui est propre, mais pour permettre &
certains hommes d'en exploiter d'autres.
STU COP MU CUn ts La
Moraliser le travail et le progrés technique
Pour autant, V'aliénation que l'on peut
constater dans le travail et le progrés tech-
nique ne semble pas propre & ceux-ci. Elle
serait plutét expression d’une mauvaise
organisation économique du travail et du
progrés technique, dont on ne mesurerait
pas suffisamment les effets pervers. Pris dans
des échanges économiques dominés par le
souci d’accumuler des richesses (¢. fiche 23),
le travail et la technique deviendraient des
moyens d’exploiter la nature et "homme
4 des fins mercantiles. En imposant une
legislation (un droit) du travail, afin d’éviter
exploitation des travailleurs, et une réflexion
gine
sur le progrés technique (par exemple, un
« comité d’éthique* »), la société montre le
souci de moraliser le travail et la technique en
continuant & croire en leur vertu humani-
sante. Sinon, il faut se donner les moyen
de penser la possibilité d'une société sang
travall et sans progrés - ce qui est notam-
ment le fait de certaines sociétés que Claude
Lévi-Strauss qualifie de « stationnaires »
ces sociétés en apparence primitives s‘atta
chent a ne produire que le nécessaire et dine
pas perturber leur équilibre par un progréy
technique inutile.
Le respect de la nature et de la personne
Une réflexion sur les fins du travail et de
la technique serait une maniére de mieux
comprendre importance d'une harmonie
entre'homme et la nature et de mieux veller
au sens que doit prendre le travail pour
homme. La destruction des richesses natu.
relles et de la planéte apparait alors comme
incompatible avec la promesse de bonheur
que doivent garantir leur utilisation et leur
exploitation. Ce que Heidegger dénonce
comme étant I arraisonnement » de la nature
(soumettre la nature a la raison) prend
valeur d'une mise en garde contre une perte
de sens du réle du travail et de la culture en
général, De méme, le travailleur qui ne s*hu-
‘anise pas dans son travail est confronté i
tune alignation qui va jusqu‘au suicide, Cel
montre que la valeur fondamentale a mettre
au cur du travail est d’essence morale : le
respect de la personne.
Le modéle du lolsir et de art
Loisir et art permettent également de donner
au travail et a la technique des modéles, car
ils semblent exprimer la capacité de homme
sthumaniser dans une forme de temps
«libre », désinvesti de tout intérét étranger
4 activité elle-méme. On devrait ainsi pou-
voir travailler pour travailler, pour le plaisir
de travailler (plaisir de s’humaniser), au lew
de travailler pour vivre ou a peine survivre.
Certes, les domaines du loisir et de l'art peu-
vent eux aussi étre aliénés (I'art peut étre
exploité en « marché » et le loisir peut perdre
son sens de « temps libre »). Ce phénoméne
arrive lorsqu’on leur fait les « lis
du marché » a Vorigine de lalignation du
travail, comme le montre le sociologue Jean
Baudrillard. Dans leur essence méme, loist
et art restent des modéles de culture et dé
développement de soi, marqués par la liberté
de « jouer », de produire inutilement, ou de
créer des formes belles.
‘Scanné avec CamScannerSUMTTEEEEEE Leute ct;
Rousseau | progrds technique et décadence
Dias som Dacowrs sur Forigine etfs fondements de
osggutte parm es hommes (1758), Rousseau ana-
lyse notamment le passage (hypothetique) de
Feaat de nature A Vetat civil Hinterroge, entre
cuties, Hovigine dle la technique et la forme qui
pprwe von développement La technique semble
voir te inventée par homme sous la pression
de la nature, hostile a homme, changeante,
mposant un effort «adaptation, Les hommes
‘nventent des outils pour epondre aux exigences
rraturelles Hare et la fleche pour chasse, la ligne
cet Thamegon pour pacher. Rousseau montre que
ces inventions ont di avoir pour conséquences
de développer lintellgence de !homme et, en
retour, de favoriser la découverte d'autres tech-
‘hiques. Mais, par li méme, "homme, au départ
plutot defavorisé par rapport aux animaux (d’oit
le fait que le travail est une nécessité pour
homme), devient plus fort, mieux armé, et
superteur & animal. On peut penser que ce pre-
‘mier pas vers la domination du monde naturel a
ete determiné par le simple besoin de survivre.
‘Mais Rousseau explique que, par un mouvement
orgue, "homme a voulu renforcer et étendre
cette supériorite non seulement au monde ani-
‘mal, mais également au monde humain : « Se
contemplant au premier (rang) par son espéce, il se
‘preparat de loin a y prétendre par son individu. »
Rousseau montre que la décadence morale de
homme ne s‘arréte pas li. Ayant créé de nom-
bbreux outils rendant son existence plus confor-
table et plus facile, "homme put se dégager du
temps libre (lost), qu'il occupa & inventer « plu-
seus sortes de commoditésinconnues d {ses} pres».
r, ces nouvelles inventions, créées par désceu-
vrement plutét que par nécessité, rendirent
homme dépendant et paresseus, incapable éga-
lement d'apprécier ses inventions sous l'effet de
Vhabitude. Ainsi, si Vorigine de la technique
Le travail et ta technique
Heldegger 1 la technique comme
arralsonnement »
Dans ses ceuveesdites « du tournant » (8 partir
de 1928) et notamment dans idemité et Difference,
Heidegger s'attache interroger le rapport entre
Vhomme et « fave », dans des formes qui n‘ont
de cesse de masquer ou d'oublier le véritable
sens de'étre.
Ce que Heidegger entend par «étre», ce nest pas
Hessence* « des choses* », « ce » quelles sont,
mals ce qui les fait « tre». La technique figure
‘comme une de ces modalités contribuant a cette
‘occultation de Vtre : elle est un rapport de
Vhomme aux choses qu, pour Heidegger, prend
la signification de ce quil nomme Gestll (le
« systéme », le « dspostif »), Parla technique,
homme et (tre (notamment la nature) se
rencontrent sous la forme d'une « sommation »
‘ou « mise en demeure » : homme se trowve
appelé a « planfer et & calcuer toutes choses»,
Paradoalemen, et appl vena des choses
les-mémes, incitant homme a les « arason-
ner », Cest-idire a les soumettre aux lois et
impératfs dela raison,
Pour Heidegger, cet « arrasonnement » ou ce
« gptime» est invisible, tout en dépassant ce quil
rend et présent : énergies atomiques,
organisation, information et automation (auto-
matisme total des machines) Cette modalité de
Ja rencontre entre homme et Vétre est &
comprendre comme une forme parmi d'autres
(peut-étre éphémére) de notre rapport aux
choses.
Pour Heidegger, il ne sufit pas de « réclamer une
@thique* qui convienne au monde de la technique »,
carce serait coir que la technique ne se raméne
4u’a homme. En réalté, la technique déborde
homme car elle n‘est pas de son fat: elle vient
d'un rapport plus vaste que les choses elles-
imémes entretiennent avec lui. L'homme nest
apparait comme le fait d’un étre intelligent, épris donc pas le maitre de la technique.
de liberté et courageux, le progrés technique
semble le transformer en un étre orgueilleux,
dependant et « aml»
EEE lacitation|¢
D « Ce qui est animal devient humain, ce qui est humain devient animal » (Karl Marx,
Manuscrits de 1844, 1844).
Le travail est en principe le lieu d'un épanouissement pour 'homme, par la mise en ceuvre de
ses facultés propres. Mais, sous sa forme alignée, le travail ne peut plus étre vu que comme le
‘moyen de gagner sa vie, d’assurer ses besoins vitaux : homme est réduit a s‘humaniser dans
cette satisfaction de ses besoins, et le travail devient le lieu o¥ "homme est réduit & vivre
‘comme un animal.
‘Scanné avec CamScanner