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La Couronne, le sabre et le crucifix

Le Portugal, bien parti dans la course aux horizons lointains,


s'épuisera bientôt à maintenir à flot un empire trop vaste pour
lui- «Ô mer, combien de ton sel est larme du Portugal!•- et
finit par tomber dans les rets de son puissant voisin.
La France ne poursuivit guère au Nouveau Monde qu'une
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politique assez incohérente fonctionnant au coup par coup.


L'Angleterre, pour un temps, se contenta des reconnais-
sances précitées, d'une éphémère implantation en Virginie par
Walter Raleigh en 1587,de négoce et, aussi, de pillage, tanclis
que les autres nations européennes, dont certaines s'intéresse-
ront plus tard à la colonisation, voyaient surtout dans ces terres
à peine découvertes matière à commercer, à profiter d~>s
entreprises d'autrui.
Seule l'Espagne - quant à la période qui nous occupe - sut
contrôler de bout en bout ses conquêtes, soumettre ses nou-
velles possessions à l'autorité du pouvoir central, imprimer à
ses actions d'outre-Atlantique la marque d'une administration
sévère qui. malgré son caractère procédurier et tâtillon, réussit
d'entrée de jeu à placer et à conserver d'immenses et riches
territoires dans le giron des Rois Très Catholiques.
© Perrin

L'Œ.IL E.TLE. BRAS DU SOUVERI\J.N

Des balbutiements de la découverte à l'ère de la colonisation,


jamais la couronne d'Espagne, que ce soit sous Ferdinand et
Isabelle, Charles Quint ou Philippe II, ne se montra étrangère
aux agissements des conquistadores. Au contraire, elle s'appli-
qua fermement à imposer sa volonté. Tôt ou tard - souvent
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la Couronne, le sabre et le crucif ü: 379

plus tôt que tard - le pouvoir royal eut raison du gouverne-


ment régional, la directive générale prit le pas sur l'initiative
locale.
En 1492, quand Colomb s'embarqua pour l'inconnu, il était
dûment nanti de contrôleurs royaux. Dès l'annonce de la
découverte, une surintendance des Affaires indiennes vit le
jour à Valladolid. En 1494, alors que l'on ne connaissait qua-
siment rien du Nouveau Monde, le traité <leTordesillas parta-
gea géographiquement el politiquement les influences. En
1503 fut fondée, à Séville, la •Casa de Contractaci6n» desti-
née à veiller jalousement à l'application des lois régissant le
commerce avec l'Amérique. Une décennie plus tard était créé
le «Conseil des Indes• auquel tout fonctionnaire d'outre-
Atlantique se trouvait soumis. Suivirent, encre autres aména-
gemems législarifs, la •Loi des Ind~s•, premier droit colonial,
puis, en 1542, la •Nouvelle Loi des Indes• visant à supprimer
l'esclavage, tandis que sur le terrain vice-royautés, capitaine-
ries gënéralt,S, gouvernt,mt,nts provinciaux, audiences
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royales, etc., constituaient une structure administrative et


judiciaire tellement présente et effective que tous les
conquistadores, y compris les plus puissants, duœnt s'y sou-
mettre ou y sacrifier leur vie.
Mais comment cett" mainmise de l'Espagne sur des pro-
vinces si éloignées de la péninsule ibérique qu'dles ne furent
longtemps qu'un vague concept géographique, se manifesta-
i-elle au niveau des autochtones?
Là réside une importante question qui mérite qu'on s'y
arrête, le temps d'évoquer les thêses contradictoires de la
fameuse •légende noire•, brûlant sujet de polémique que cinq
siècles d'investigations et de controverses n'ont pas suffi à
épuiser.

BARTI)LOMI,, LEC RAND ACCUSATEUR


© Perrin

Dans le feu des combats, mais aussi sous l'emprise du profit


ou coulem de la religion, bien <les crimes furent commis aux
Indes occid.,ntales durant la période s'étendant de la décou-
verte à la pleine colonisation. Ceux perpécrés pom fait de
guerre, mémc s'ils donnèrent lieu à ma:;sacrcs d'innocenL,, ne
soulevèrent point la réprobation que suscita. en une période où,
pourtant, l'opinion publiqut: était moins disposée à s'émouvoir
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380 Prélude à la colonisation

qu'aujourd'hui, le génocide des Indiens immolés sur l'autel de


l'esclavage et à l'ombre de la Croi,t.
Certes, tous les capitaines croyaient sincèrement en Dieu, et
bon nombre d'entre eux, se considérant comme l'épée de
l'Églisecatholique, pensaient agir dans le droit fil de la religion
lorsqu'ils e,tterminaient les indigènes adeptes de pratiques
jugées infernales: certes, le travail intensif dans les mines
comme sur les plantations et les grands chantiers à vocation
publique ou privée n'était pas une invention ibérique, el la
preuve a été apportée que ce dur labeur existait sur le conti•
nent américain bien avant l'arrivée des Espagnols; certes, des
nations opposées à l'Espagne s'empressèrent de diffuser, en les
amplifiant, les récits d'exactions colportés par leurs agents; il
n'en reste pas moins que des accusations fondées furent
portées contre l'horrible façon dont les conquistadores maniè-
rent le sabre au nom du Dieu des chrétiens ou, plus obscuré-
ment. au profit de Ploutos, le divin maitre des richesses.
L'Histoire a retenu, parmi les quelques voix qui s'élevèrent
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pour stigmatiser cette conduite, les inflexions pures et dures de


celle de Bartolomé de Las Casas, un des plus illustres défen•
seurs des libertés humaines au xv1•siècle.
Bartolomé de Las Casas, né en 1474à Séville, avait accompa-
gné au Nouveau Monde son père Francisco, compagnon de
Colomb. C'était un jeune homme instruit qui avait suivi avec
bonheur des études de lettres et de droit à l'université de
Salamanque. Jusqu'à la mort de son père, le licencié essaya de
faire fortune, non point à l'aide de son savoir. mais en portant
le fer contre les Caraïbes. Après quoi, ayant hérité un opulent
domaine situé prés de San Domingo, à Hispaniola, il se mua en
planteur et dirigea d'une poigne solide des bataillons d'esclaves.
Son existence changea du tout au tout un dimanche de 1510
après qu'il eut entendu un sermon de Fray Antonio de Monte•
sinos reprochant aux colons d'avoir transformé en esclaves les
travailleurs indigènes placés sous leur •protection• dans le
© Perrin

cadre des cncomicndas prévues, à l'odgine, pour faire d'eux


des employés recevant de leur patron une éducation religieuse.
Il jeta dès lors son épée aux broussailles, entra dans les ordres,
se voua à la défense des Indiens opprimés.
Depuis son humble cure de Zancuarama à J uana, jusqu'à son
évêché de Chiapas (Meiùque) et, au-delà, en Espagne où il fit
douze voyages avant de s'y retirer, ce dominicain obstiné mena
sans répit une lutte des plus difficiles afin de défendre les
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La Couronne, le sabre et le crucifix 381

autochtones contre les sévices des conquistadores. Cette atti-


tude lui valut l'inimitié des militaires et des colons ainsi que la
désapprobation d'une partie du clergé, mais, en retour, l'affec-
tion des indigènes et le titre décerné par ses souverains de
«Protecteur universel de tous les Indiens•.
Sur les plans de la statistique comme de la morale, les
accusations portées par Las Casas à l'encontre de ses compa-
triotes sont d'une extrême sévérité. Dans sa Brev'isima relaciôn,
de la <kstrucciôn de las lndias, le protecteur des Indiens estime
en effet à quinze millions le nombre des indigènes d'Amérique
morts dans les quarante premières années de la conquëte,
victimes des massacres, des travaux forcés, de la famine ou des
épidémies importées par les Espagnols.
Al' origine de cette extermination figurent donc les guerres et
les disettes, mais aussi deux institutions dévoyées: la enco-
mienda déjà évoquée, et le requerimiendo qui consistait à faire
obligation aux conquistadores pénétrant sur un territoire de
sommer ses occupants d'accepter l'enseignement de la foi
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catholique sous peine d'être dépouillés de leurs biens et réduits


en esclavage.
Laissons à Las Casas et à ceux qui partagèrent ses opinions,
ou qui sont restés fidèles à son analyse, le soin de s'exprimer sur
ces sujets en pubant dans leurs récits quelques fragments de
textes parmi les plus significatifs:
«Ils [les Indiens] sont gens fragiles, de complexion délicate,
qui ne peuvent travailler et qui meurent plus facilement d'une
quelconque maladie que nos fils de prinœs ou de seigneurs
élevés à la douce (...J Ils sont gens très pauvres qui ne désirent
et ne possèdent aucun bien temporel et qui n'ont, par là même,
ni superbe, ni ambition.
«Ils sont gens ouverts à la bonne doctrine, capables de
recevoir notre Sainte Foi Catholique, susceptibles de suivre de
vertueuses coutumes [.. ].
«Sur ces douces brebis ainsi voulues par le Créateur, les
© Perrin

Espagnob se jetèrent, dè,; l'i11slant uù ils )t:,; cu1111un:111,


comme les plus cruels et les plus affamés des loups, des
tigres, des lions. Ils n'ont pas agi autrement depuis quarante
années, cl, aujourd'hui encore, ils ne font rien moins que de
les mettre en pièces, les tuer, les angoisser, les affliger, les
tourmenter, les détruire [.. ]. La cruauté des Espagnols s'est
avérée si grande que sur les trois millions d'indigènes vivant
sur la Isla Espaiiola il n'en est plus que deux cents.
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382 Prélude à la cokmisaJion

«La cause de tant de morts, de tant d'âmes perdues pour le


Christ, réside uniquement dans la soif de l'or, dans le désir de
posséder rapidement des rkhesses et d'accéder à une condition
sociale sans rapport avec celle de l'individu. Il faut savoir que
pour satisfaire leur cupidité, les Espagnols n'ont eu aucune
considération pour ces gens si humbles, si patients, si faciles à
assujettir, qu'ils les ont traités pire que des bêtes, comme du
fumier• (Fray Bartolomé de Las Casas, Brevî.sima Relaci(m de
la destrucciôn de las lndias, 1552).
A ceUJCqui mirent en avant la bestialité des Indiens pour
justifier l'hécatombe, il fut répliqué ceci (Tratado comprobato-
rio, Éditions Perez de Tudela):
«[...] Ces gens ont des villages, des bourgs, des cités, des rois,
des seigneurs et un ordre politique qui, en certains royaumes,
est supérieur au nôtre. De même nous pouvons leur prouver
que si, dans certaine partie des Indes, on a mangé de la chair
humaine et sacrifié des innocents, et dans telle autre commis le
péché contre nature, il y a des milliers de lieues de territoire où
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aucune de ces mauvaises actions n'a été commise.•


On peut lire également, sur le même thème, au chapitre 263
de Apologética Historia, ce jugement péremptoire:
«Ces peuples égalaient, sinon surpassaient, bien des nations
réputées pour policées et raisonnables [...). Ils égalaient les
Grecs et les Romains et parfois, en certaines de leurs coutumes,
les dépassaient. Ils dépassaient aussi l'Angleterre, la France, et
des régions de notre Espagne (...). Nous-mêmes {&pagnols).
nous fumes pires du temps de nos ancêtres et sur toute
l'étendue de notre territoire, par la barbarie de notre mode de
vie et la dépravation de nos mœurs.•
En matière de doctrine religieuse, Bartolomé de Las Casas
alla trè1;loin sur la voie de la critique:
«[--JCortés décida de faire disparaître les idoles de ce peuple
et d'ériger des croix dans cette ile [Cozumel]. C'est là un de ces
non-sens que bea)JCOUp ont commis en ces contrées; car si l'on
© Perrin

n'a pas, durant un long laps de temps, enseigné la docuinc


chrétienne aux Indiens, c'est une grande ineptie de leur faire
abandonner leurs idoles [...]. Ériger des croix et inviter les
Indiens à les vénérer est une bonne chose à condition qu'on
puisse leur faire comprendre la signification de ce geste; mais
si l'on ne dispose pas du temps nécessaire, si l'on ne pratique
pas la langue, c'est chose inutile, car les Indiens peuvent
s'imaginer qu'on leur propose là une nouvelle idole [...J On les
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La Couronne, le sabre et le crucifix 383

invite ainsi à adorer un morceau de bois comme un dieu, ce qui


est de l'idolâtrie» (Historia de las Jndias).
La cruauté à l'état brut, Las Casas en donna ainsi des
exemples:•[ ...) Un officier du roi reçut 300 Indiens; au bout de
trois mois il lui en restait trente. On lui en rendit 300, il les fit
périr; on lui en donna encore jusqu'à ce qu'il mourût lui-même
et que le diable l'emportât [...). Des misérables creusaient des
fosses, les remplissaient de pieux et y jetaient pêle-mêle les
Indiens qu'ils prenaient vivants, vieillards, femmes enceintes,
petits enfants, jusqu'à ce que la fosse fût comblée [...]. Un
Espagnol. à la chasse, ne trouve rien pour ses chiens; il
rencontre une femme avec un petit enfant, prend l'enfant, le
taUleen pièces et distribue la chair à ses chiens( ...]. Un prêtre,
nommé Ocagna, tira un enfant du feu oû on l'avait jeté. Un
Espagnol survint qui l'y rejeta Cet homme mourut subitement
le lendemain [...). Au Pérou, Alonzo Sanchez rencontre un
cortège de femmes chargées de vivres. Elles ne s'enfuient pas et
donnent leurs provisions. li les prend et massacre les femmes~
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(Brev!sima Relacibn de la destruccibn de las lndias).


Au sinistre chapitre des exactions commises à l'encontre des
femmes, l'on doit aussi ajouter la traite dont certaines firent
l'objet. Dans une lettre à la gouvernante du prince don Juan
(sans doute Juana de la Torre) Christophe Colomb écrivit ceci:
« Pour une femme on trouve cent casteUanos d'or, comme pour
une ferme, et ces sortes de marchés sont fort communs; il y a
déjà un assez grand nombre de marchands qui vont à la
recherche des filles[ ...) on en tire un bon prix de quelque âge
qu'elles soient.•
Le requerimiendo, pour sa part, fit l'objet de critiques fort
graves et, sans nul doute, justifiées. Cet interminable document
comportait un historique de la religion catholique débutant au
premier chapitre de la Genèse pour se terminer avec la mission
évangélisatrice confiée aux rois d'Espagne par la papauté.
Destiné à être signifié aux indigènes au cours de réunions
© Perrin

publi4 ut:s, il s'ad1evaiL ainsi: «Si vous n'obéissez pas au Pape et


à Sa Majesté, je vous certifie qu'avec l'aide de Dieu je vous ferai
la guerre par tous les moyens en mon pouvoir.»
Gonzalo Femandez de Oviedo (1478-1557) a souligné dans
son Historù, general y natural de las lndias que cette
«requête•• issue des laborieuses cogitations de théologiens
castillans, était souvent lue aux Indiens «déjà placés sous les
fers, sans traduction et sans interprète». De sorte que ne
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384 Prélude à la colonisation

pouvant à l'évidence y répondre. ils étaient roués de coups et


conduits en esclavage.
Bartolomé de Las Casas a été plus explicite encore sur la
manière dont le requerimiendo était appliqué:
dis anivent de nuit, les sinistres brigands espagnols, jusqu'à
une demi-lieue du village et, là, ils lisent la "requête" disant:
Caciques et Indiens de celle terre, de cette localité, nous vous
faisons savoir qu'il y a un Dieu. un pape et un roi de Castille qui
est le sdgneur de ce territoire. Venez lui exprimer votre
obéissance, sinon nous vous ferons la guerre, nous vous tue-
rons, nous vous placerons en captivité.
• Et, à l'aube, alors que dorment les innocents. ils pénètrent
d,ms le village, mettent le feu aux maisons de paille, font brûler
vifs femmes et enfants, et tourmentent les survivants pour
qu'il~ leur disent où ils pourront trouver plus d'or qu'ils n'en ont
découvert jusqu'ici. Ceux qui en réchappent sont emmenés
enchaînés comme esclaves.~
De telles exactions, vigoureusement dénoncées par Las
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Casas, finirent par émouvoir le souverain. Furent alors publiées


les Lois des hl des dont voici un extrait :
• En conformité des dispositions prises au sujet de la liberté
des Indiens et selon Notre volonté, nous ordonnons qu'aucun
adelantado, gouverneur, capitaine, alcade, ou autre personne
de quelque état, dignité, fonction ou qualité que cc soit, en
temps de paix ou en temps de guerre, envoyée par Nous ou par
qui est mandaté pour exercer le pouvoir, ne puisse garder en
captivité les Indiens de nos Indes, îles et terre ferme de la mer
Océane, découvertes ou à découvrir, ni les tenir en esclavage.
« De même, nous ordonnon5 que quiconque, en guerre ou en
dehors de la guerre, ne puisse prendre, occuper, vendre, échan-
ger comme esclave un Indien, ni le tenir pour tel pour l'avoir
obtenu comme fait de guerre, pour l'avoir acheté, sauvé,
troqué, ou pour toute autre cause[ ...] sous peine que quicon-
que aurait en captivité quelque Indien se verrait privé de tous
© Perrin

ses biens qui deviendrni~ul po,-~ssion ,k uvlu: Cl,..,nbre,


llndien étant rendu à ses terres en entière liberté aux dépens
de celui qui l'aurait pris comme esclave...~
Alors les colons se contentërent, bien souvent, de baptiser
opeones» leurs esclaves ou de remplacer, sous les fers, les
Indiens par des Noirs.
Jusqu'à sa mort survenue en 1556 à l'âge de quatre-vingt-
douze ans, Banolomé de Las Casas, engagé dans une polêmi-
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La Couronne, le sabre et le crucifix 385

que avec Juan Ginès de Sepulveda, s'attacha à promouvoir la


liberté des Indiens. Si les indigènes Je pleurèrent, il se trouva
des Espagnols pour prétendre haineusement qu'il avait pris le
parti des Indiens dans le but d'introduire des esclaves nègres
aux Amériques, en fonction d'intérêts qu'il aurait eu dans des
compagnies pratiquant la traite des Noirs!...
Il est exact que Las Casas avait avancé l'idée d'importer des
Noirs au Nouveau Monde à raison de douze esclaves par colon.
Il se repentit publiquement par la suite de cette initiative
destinée à protéger la population locale inapte aux durs tra-
vaux des plantations et des mines.

LES VOIX DE LA DtfENSE

L'instant est venu de laisser s'avancer à la barre les avocats


de la défense. L'homme qui s'opposa avec le plus de véhé-
mence aux accusations de Bartolomé de Las Casas fut un
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dignitaire très en vue à la cour d'Espagne puisqu'il était le


chapelain de Charles Quint et le précepteur de son fils Phi-
lippe.
Juan Ginès de Sepulveda, né à Pozo Blanco près de Cordoue,
en 1490,et mort à Mariano en 1573,s'était illustré en rompant
des lances contre Luther et Calvin, ainsi qu'en révisant, à la
demande du cardinal Cajetano, le texte grec du Nouveau
Testament.
Dans un mémoire intitulé Democrares alter, sive de justis belli
causis apud lndos, il s'appliqua à justifier doctrinalement la
guerre contre les Indiens et leur mise en esclavage. Ses argu-
ments: la lutte menée contre eux est juste car elle a pour but,
en les faisant renoncer à leurs pratiques barbares, de les
intégrer au christianisme; l'esclavage n'est point condamnable,
car les indigènes d'Amérique sont des êtres inférieurs dont
l'entière soumission à la nature supérieure de leurs vainqueurs
© Perrin

est souhaitable. Et Sepulveda d'appuyer sa thèse en citant saint


Thomas pour qui une guerre peut être conduite si elle est au
service d'une cause juste, et Aristote qui, en son temps, avait
défini les catégories humaines susceptibles d'être tenues en
esclavage.
Sepulveda ne sortit pas victorieux de la controverse, ses
écrits étant finalement interdits de publication, mais son argu-
mentation ne manqua pas de rencontrer des échos favorables
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386 Prélude à la colonisation

jusqu'au sein du Conseildes Indes, ce qui ne fit guère avancer


sur le terrain la cause des antiesclavagistes.
D'autant plus que de criminels incidents ayant éclaté là où les
Indiens s'étaient trouvés effectivement libérés - notamment à
Vera Paz - la théorie du «bon sauvage• chère à Las Casas
s'avéra singulièrement battue en brèche.
Des comemporains de Sepulveda prirent ouvenement son
pani. Ce fut le cas du père Montolina et de l'historien Saavedra
Fajardo qui s'efforcèrent de mettre en lumière les avantages
tirés par la chrétienté de la nouvelle récolte d'âmes. D'autres
opposants à Las Casas allèrent jusqu'à diviser par cent le
nombre des victimes avancé par Banolomé, le faisant ainsi
chuter de quinze millions à cent cinquante mille!
En 1773,un écrivain espagnol. Alonso Carri6 de la Vandera,
tenta dans son ouvrage El /azarillo de ciegos caminantes
d'expliquer l'attitude des conquistadores face aux populations
indiennes et de définir du même coup les origines de la
«légende noire•:
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•Ces grands hommes Oes conquistadores] furent injustement


- et le sont encore- dénigrés par leurs compatriotes et par les
étrangers. Je n'appellerai pas les premiers des envieux, mais
plutôt des imprudents pour s'être tant récriés contre des
tyrannies qui, en réalité, furent imaginaires; leurs propos
déclenchèrent chez l'étranger un sentiment de jalousie, si bien
que le monde entier se trouva horrifié par la cruauté des
conquérants [--J.
«Colôn[lorsqu'il débarqua à Hispaniola)ne fit autre chose que
d'établir des relations amicales avec les princes et leurs vassaux.
Use produisit des échanges dénués de contraintes, car, pour les
Indiens, l'or apparaissait comme dépourvu d'utilité; il leur
semblait tromper les Espagnols quand ils échangeaient une livre
de ce précieux métal contre cent livres de fer sous forme de
pelles, de pics, de houes et autres instruments destinés à
labourer les champs. Colôn construisit un appontement en bois
© Perrin

et y laissa une poignée d'hommes afin qu'ils entretiennent des


liens amicaux avec les caciques d'alentour[ ...). A son retour, il
ne retrouva pas ces hommes; les Indiens les avaient immolés.
«[...) Les Espagnols reconnurent l'inhwnanité des Indiens et,
dès lors, naquit en eux la défiance. Ils les traitèrent comme des
êtres que l'on doit surveiller de près et effrayer par des
châtiments, même pour des fautes légères, si l'on ne voulait pas
se trouver submergé et ruiné par la multitude. Aux pieux
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la Couronne, le sabre et le crucifix 387

ecclésiastiques envoyés par le grand Charles J•r,roi d'Espagne,


ce traitement parut inhumain. lis écrivirent à la Cour en
trempant leurs plumes dans le sang. Les étrangers s'emparè-
rent du contenu de ces lettres pour couvrir d'insultes les
Espagnols et les conquistadores.•
Quant au maigre «salaire• versé aux indigènes, Alonso Carri6
de la Vandera l'expliqua en écrivant que si les Indiens parais•
saicnt mal rétribués au regard de leurs besoins et des travaux
exécutés. c'était parce qu'ils dépensaient le gros de leur paye en
eau-de-vie ou en bombances dans les auberges, et que, travail-
lant à huit comme les Espagnols à deux, les salaires avaient été
am:tés en fonction de leur piètre labeur ...
Plus récemment, de bons spécialistes de l'histoire de la
conqu~te des Amériques ont entrepris de faire le point sur
l'œuvre d'évangélisation qui fut un des aspects les plus discutés
des temps de la conquête. Parmi eux, Mariano Pic6n-Salas.
Nous avons relevé ce jugement très nuancé dans son
ouvrage De la Conquista a la lndependencia édité en 1944:
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«Comme en toute histoire, alterne, en cette époque d'évangé-


lisation, le dair et l'obscur: la violence avec laqudle de mala-
droits croquants espagnols imposèrent "la religion au bout
d'une corde" [...] a, heureusement, son noble contraire dans
l'œuvre exemplaire des premiers francL~cainsarrivés au Mexi-
que, dans l'action de personnalités aussi estimées que Gante,
Saha Gun, Motolinia. Vasco de Quiroga, li y eut alors une
pédagogie, une esthétique, et jusqu'à un système économique
d'évangélisation[ ...].
"11 est permis de penser à la difficulté de la tâche: au
Mexique, par exemple, abolir la vieille religion de sang, faire
apprendre la langue des conquérants, créer dans un peuple
guerrier comme celui des Aztèques - un peuple fortement
hiérarchisé - un sentiment chrétien de la vie, vaincre la
défiance envers les Espagnols, utiliser sur de nouvelles bases
les arts et l'administration des vaincus, chercher dans la langue
© Perrin

des indigènes des mots ou symboles susceptibles de simplifier


les mystères si compliqués de la foi.~
Abordant l'aspect politique de la légende noire, Jacques
Heers, auteur d'un Christophe Colomb, a résumé ainsi son
analyse dans une étude datée de janvier 1988:
•[ ...] Dans toute cette œuvre de propagandistes (fruit des
nations ayant échoué aux Amériques), l'arme la plus perni-
cieuse, malhonnête à tout point de vue, fut, et est encore, la
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388 Prélude à la colonisation

fameuse "légende noire": les Espagnols auraient pratiquement


exterminé les populations indiennes[ ...). La veine ne s'épuisera
pas de sitôt On rameute à la rescousse l'appareil statistique
manié d'étrange façon. C'est là que l'école dite de Berkeley
conclut, à grand renfort de courbes et de tableaux, à une chute
vraiment spectaculaire des populations indigènes, littéralement
décimées. Travaux considérables mais insignifiants à force d'à-
peu-près, d'appréciations discutables, d'additions, surtout de
données incertaines ou disparates".•
La légende noire, née de la polémique entre Las Casas et
Sepulveda, dépassa bien vite les meurtrières actions perpétrées
lors de la conquête et de la colonisation des Amériques du
Centre et du Sud, pour entrer dans une nébuleuse de considé-
rations où l'esclavagisme, les massacres d'innocents, la spolia-
tion des indigènes, n'étaient plus que prétextes à manœuvres
diplomatiques ou partisanes.
Ceci ne doit pas. néanmoins, occulter une vérité première:
sans l'extrême violence des conquistadores, sans la dureté des
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colons, quelques milliers d'Européens, Espagnols pour la plu-


part, n'auraient pu réussir à imposer leur loi à des dizaines de
millionsd'autochtones.
Même en prenant en compte l'ingénuité foncière de certaines
peuplades, leur facilité à se laisser asservir, leur manque
d'équipements militaires ou Jeurs erreurs tactiques, il fallut que
les conquérants se montrent particulièrement féroces pour
parvenir à leurs fins.
La légende noire voulant que le peuple indien ait subi le plus
terrible des génocides a fait sans doute l'objet d'exagérations
dictées par la malveillance, mais elle est loin d'être dépourvue
de fondement
A ceux qui douteraient de l'ampleur de l'extermination
volontaire ou accidentelle des indigènes (n'oublions pas les
épidémies engendrées par les Blancs), il suffirait d'évoquer,
pour les convaincre, la forte densité de la population noire dans
© Perrin

celle partie du monde.


Les Africains, nonobstant le fait qu'ils aient été appréciés en
fonction de leur robustesse, ne sont pas venus aux Amériques
de leur propre chef, ni en complément de la population d'ori-
gine. U y avait, dans la main-d'œuvre locale, d'énormes vides à
combler. Ce dont se chargèrent les négriers dont les navires
étaient souvent affrétés par les ardents •défenseurs• des peu-
ples exterminés.
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ui Couronne, le sabre et le crucifix 389

L'ESPAGNE MANGE LE NOUVEAU MONDE ET ENGRAISSE LES PAYS-BAS

Des Caraïbes à la Terre de Feu, les Indiens périrent par


dizaines, par centaines de milliers, des empires disparurent, des
sociétés basculèrent, les effigies païennes renversées, pulvéri-
sées, anéanties, furent remplacées par une croix dans laquelle
les indigénes ne virent souvent qu'une nouvelle idole, l'Améri-
que, en l'e~pace de quatre-vingts ans, passa sous domination
ibérique. et aux potentats locaux succédèrent ceux venus du
levant à bord de leurs «tours flottantes•.
Cet immense bouleversement qui fit s'élever les églises sur
les ruines des teocallis fut mené, très sincèrement en bien des
cas, au bénéfice de la religion catholique, mais, toujours, pour
le plus grand profit d'une couronne d'Espagne d'autant plus
avide d'or et d'argent qu'elle ne savait point en faire fructifier le
flot.
Au pillage des primes années succéda bientôt la recherche
des filons, l'ouverture des mines et leur exploitation au rythme
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des travaux forcés, le traitement des minerais dans les casas de


la moncda, sortes de geôles servant tout autant de fonderies
que de coffres-forts. Cette industrie donna naissance à des
villes, comme celle de Potosi juchée à quatre mille mètres
d'altitude près de La Pa~. et peupla les cimetières tant le travail
in1posé aux indigènes s'avéra épuisant.
Une partie de ces riche~es. conquises ou extraites au prix du
sang, firent, sur place, la fortune d'un petit nombre, une autre
prit le chemin de l'Europe à bord de vaisseaux dont près de la
moitié disparurent en route. Naufmges? Certes, mais surtout
détournements par les pimtes, et captures par les corsaires
opérant pour le compte <le nations opposées aux conquérants
<luNouveau Monde.
Malgré l'énormité des «pertes•, on estime à cent mille kilos
d'or et à près Je six cent mille kilos d'argent le trésor américain
parvenu en Espagne dans les soixante premières années de la
© Perrin

<.:v11yu~le,le poiùs Je l'argent passru1l à sepl 111illio11s ùe kilos,


entre 1560et 1600,après l'ouverture des mines de PotosL
Ces chiffres fournis par Jean Descola disent assez lïmmen-
sité d'un pactole auquel s'ajoutèrent les pierres précieuses. les
perles, les épices, les bois rares ... Cette richesse «offerte par la
Providence• - selon un sentiment courant à l'époque au
royaume de Castille - fondit, une fois arrivée à bon port, au
gré <les champs de bataille européens sur lesquels l'Espagne
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390 Prélude à la colonisation

dominatrice avait engagé ses princes et ses troupes, ou bien


l'hidalgo répugnant à travailler, à commercer, à investir, elle
servit à assurer l'existence des grands dans des conditions de
plus en plus dispendieuses, les prix ne cessant de grimper.
Sans parler des dépenses inhérentes au maintien d'une
administration et d'un clergé pléthoriques (un million de reli-
gieux improductifs pour huit millions d'habitants!), de courti•
sans avides, de pensionnés de tous ordres ...
Maisil y eut plus étonnant encore. L'Espagne étant incapable
de fabriquer les produits destinés à sa consommation ainsi qu'à
celle du Nouveau Monde fut contrainte de les acheter en
Angleterre, en France, en Hollande; tant et si bien que, selon
l'analyse de l'économiste Carande, les métaux précieux ne
firent que passer «furtivement• par Séville, sans que l'écono-
mie espagnole ait été à même de mettre en œuvre «les forces
capables de les fixer et de les diriger vers les canaux étroits de
la production nationale•.
D'après Alonso de Carranza, cité par Domirùque Aubier et
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Manuel Tui'lon de Lara, • les villes habilitées à profiter réelle-


ment de l'or espagnol Curent Londres, Rouen, Anvers et Ams-
terdam•; auxquelles on peut ajouter pour faire bonne et juste
mesure: Bruges. Ostende, Gênes, Nuremberg et Augsbourg.
Tout ceci aboutissant au paradoxe que les adversaires de
l'Espagne, en guerre froide ou déclarôc, bénéficièrent au mieux
de l'or de la conquista.
«L'Espagne mange le Nouveau Monde, mais les Pays-Bas
s'engraissent ..» La réflexion date du temps de la conquête. Elle
résume en quelques mots une situation aberrante engendrée
par une économie ibérique encore féodale, impuissante, en tout
cas, malgré son formidable appareil administratif, à tirer la
meilleure part des ressources arrachées à ce qui était le plus
vaste empire colonial du globe.
Voilà pour l'aspect transparent de la question.
Reste encore à définir comment disparut dans ... l'ombre une
© Perrin

grande partie du trésor des fabuleux pays du soleil couchant.

SIR CAGAPLAT A

La plupart des grandes nations européennes, tout en cou-


vrant d'opprobre l'Espagne pour la politique esclavagiste
menée par les conquistadores, fournissaient les colonies ibéri-
Document t

La Couronne, le sabre et le crucifix 391

ques en esclaves noirs arrachés aux côtes africaines ou achetés


aux roitelets du cru (cL «Le Grand Anùral de la mer Océane•,
ch. 2. et • Les Espagnols de la Floride à la Californie•· ch. 7).
Ellesse récriaient sur la façon tout à fait immorale présidant
à l'exploitation des richesses du Nouveau Monde, mais profi-
taient amplement du trésor américain par le canal d'un com-
merce loyal et régulier, comme par Je biais des rapines perpé-
trées par leurs corsaires.
A tel point que bon nombre d'armateurs préférèrent bientôt
équiper leurs vaisseaux pour la «course• que pour la pêche.
Quantité de ports bordant l'Atlantique tirèrent alors de la prise
des vaisseaux «ennemis• une grande part de leurs ressources.
La piraterie sauvage, qui était le fait de brigands de haute
mer opérant pour leur propre compte en période de paix
comme en temps de guerre, fut élevée à la hauteur d'une
honorable institution par les contemporains de la Conquista.
Ils donnèrent à cette pratique de telles lettres de noblesse,
assorties de revenus si juteux, qu'il fallut attendre le
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congrès de Paris tenu en 1856 pour voir les corsaires mis


hors la loi.
Par une disposition d'esprit propre à l'époque qui nous
occupe - et aux suivantes, aussi - les corsaires bénéficièrent
d'une aura glorieuse. Les pirates étaient présentés sous les
traits de brigands sans foi ni loi; les corsaires, au contraire,
bénéficiant d'un statut et opérant, en partie, pour le ro~ se
voyaient parés de généreuses vertus guerrières faisant d'eux de
hardis marins courant sus aux galions de l'adversaire pour la
plus grande gloire de leur patrie, en l'occurrence l'Angleterre et
la France.
Parmi les corsaires ayant opéré au détriment de la flotte
espagnole dans la période qui suivit la conquista, se détachent
deux personnages hors du commun: John Hawkins et, surtout,
Francis Drake.
Né à Plymouth en 1532,mort à Porto Rico en 1595,Hawkins
© Perrin

fut véritablement, dans la seconde partie du xv1• siècle, la


terreur des flottes espagnoles tant il empoisonna de ses exploits
les eaux de l'Atlantique. Les prises de guerre ne suffisant pas à
satisfaire sa débordante activité, il entreprit d'être le tout
premier Anglais à pratiquer sur une vaste échelle la traite des
nègres d'Afrique. Cœur de pierre, cet Hawkins? Profiteur
éhonté de la misère humaine? Souvent, sans doute; en tout cas,
pas toujours. Car il fonda de ses deniers à Chatham, port
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392 Prélude à la colonisation

militaire du Kent, un hospice pour vieux matins et navigateurs


infirmes.
Toutefois son envergure fut loin d'atteindre celle de Francis
Drake.
En effet, ce capitaine de haute volée, en sus d'être un
corsaire, fut aussi un découvreur.
Francis Drake naquit vers 1540 près de Tavistock dans !a
verte Angleterre du Devon. En 1572, alors qu'il devait avoir
dans les trente-deux ans, il participa en compagnie de Guil-
laume Le Testu, marin et cartographe français, auteur d'une
savante Cosmographie universelle selon les navigateurs, tant
anciens que modernes, à une opération combinée dans la
région de Nombre de Dios (Colôn) en plein isthme de Panama
li ne s'agissait pas. pour les deux hommes, d'effectuer des
relevés en vue d'établir un canal, mais de s'emparer, avec une
cinquantaine de soldats, des monceaux d'or et d'argent qu'un
convoi espagnol amenait, par voie de terre, du Pérou jusqu'au
port ouvert sur l'Atlantique.
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L'affaire fut chaude. Elle coûta la vie à Guillaume Le Testu,


mort en couvrant la retraite du marin anglais chargé du butin.
Cependant, Drake put enfouir quinze tonnes d'argent dans le
limon d'une rivière et emporter jusqu'à son navire quelques
sacs bourrés d'or qui constituèrent !e début de sa fortune.
Avec le produit de l'attaque, Drake, barbichette frisottée,
moustache en croc, œil vif et col de dentelle, décida d'entrer en
aventure comme d'autres en religion. 1573 le vit incendier
Santa Cruz. au Brésil, puis s'en aller seconder le comte Walter
d'Essex dans ses vaines tentatives pour coloniser l'Ulster.
Mais le début du grand périple qui lui permit d'accomplir le
tour du monde n'intelilint qu'en 1577avec la commandite de la
reine Elisabeth à qui il avait offert la .. mer du Sud (l'océan
Pacifique) entrevue lors de son coup de main de Panama.
Il reprit à son compte l'itinéraire de Magellan et cingla vers le
Brésil à la tête d'une escadre de cinq bâtiments.
© Perrin

Tout comme sou illu,;tn: prédéc.:sseur, il Cill'objet, peu avant


l'extrême sud de l'Amérique, d'une tentative de mutinerie de la
part d'un équipage. Thomas Doughty, un de ses compagnons,
soupçonné d'avoir fomenté le début de révolte, fut prompte-
ment décapité pour l'exemple. • Après quoi, selon le journal de
l'expédition, le général [Drake] fit plusieurs belles remon-
trances pour tenir [les hommes] en obéissance, union et amitié
durant le voyage.•
Document t

La Couronne, le sabre et le crucifix 393

Le détroit de Magellan franch~ la flotte aborda le Pacifique


dans l'espoir d'y rencontrer des navires espagnols porteurs de
richesses. Elle longeait la côte du Chili lorsqu'elle tomba au
droit de San Iago (Santiago) sur un bâtiment de commerce
espagnol manœuvré par un petit équipage de onze hommes. Se
méprenant sur la nationalité de l'escadre, les Espagnols accep-
tèrent qu'un contingent monte à bord pour célébrer, verre en
main. la rencontre. Quand les infortwtés Ibères s'aperçurent de
leur erreur, ils ne purent que se jeter à l'eau afin d'aller donner
l'alerte à San Iago dont la gamison ...décampa. Drake pilla un
tantinet la ville et confisqua le bateau espagnol ainsi que sa
cargaison dans laquelle figuraient notamment• du vin du Chili,
des lingots d'or fin pour la valeur de 37000 ducats et même
davantage•.
A quelque temps de là, Drake prit en chasse un vaisseau
espagnol fort bien armé portant le nom de Cagafuegoqui peut
se traduire, en employant un euphémisme, par• Crache-le-feu•·
Le Cagafuego,devant le nombre de ses poursuivants, se
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rendit sans réellement combattre. Il portait dans ses flancs


quinze tonneaux d'argent en barres.
Le corsaire était d'humeur joyeuse. Il s'empara de la cargai-
son, mais rendit le navire à son équipage. Ce qui fit dire à un
Espagnol dont l'hwnour était bien le cousin: •Capitaine, notre
navire ne doit plus s'appeler Cagafuego.Cagaplata (•Crache
l'argent») lui ira beaucoup mieux!•
Drake remonta vers le nord en pillant au passage les comp-
toirs espagnols, toucha le Pérou, l'isthme de Panama, le Mexi-
que, puis, suivant des côtes mal connues, voire inconnues, frôla
la Californie qu'il baptisa Nouvelle-Albion,et finit par opérer un
débarquement dans ce qui est aujourd'hui la baie de San
Francisco.
Là, il fit sceller sur une dalle une plaque de cuivre à l'effigie
de la reine Elisabeth, avant de cingler vers les Indes; wt long
voyage au cours duquel il eut maintes fois l'occasion de se
© Perrin

mesurer avec les Portugais et les Espagnols rencontrês en


chemin.
Le corsaire regagna l'Angleterre par le cap de Bonne-Espé-
rance, les cales pleines d'un butin des plus considérables. Il jeta
J'ancre, le 26 septembre 1580,dans le port de Plymouth tout
bruissant des hourras d'un peuple en liesse.
Son vaisseau se nommait Golden Hind, en français châtié:
«Postérieur d'or».
Document t

394 Prélude à la colonisation

Armé chevalier par !a reine Elisabeth qui lui fit l'inestimable


honneur de monter à son bord, sir Drake - que les méchantes
langues ne résistèrent pas à surnommer sir Cagaplata- ne s'en
tint pas à son fructueux tour du monde. Il partit en campagne
contre les Espagnols à San Domingo ainsi qu'à Cartagena dont
il prit possession en 1586. ll força l'entrée de Cadix en 1587 et,
nommé vice-amiral, contribua, l'année suivante, à la déconfi-
ture de llnvincible Armada.
Sir Drake devint alors député de Plymouth. li eût pu, désor-
mais, se livrer à de paisibles occupations administratives, mais
il céda à ses combatives pulsions et reprit la mer, la cinquan-
taine passée, pour porter le fer, avec des fortunes diverses, dans
les colonies de Philippe a.
ll fut repoussé à Tenerife et à Porto Rico. A l'inverse. il
débarqua victorieusement à Nombre de Dios sans pouvoir,
cependant, atteindre le Pacifique.
Il avait regagné la Défiance,son vaisseau amiral, pour étudier
les possibilités de mainmise sur Portobello, une cité de la côte
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atlantique de l'isthme panaméen, quand, parvenu en 1596 au


large de l'îlot de Buenaventura, c'est-à-dire en vue de la ville, il
ressentit les violentes aueintes d'une affection intestinale qui
eut raison de son organisme.
On l'immergea à six lieues du rivage qui avait été, en 1572,le
théâtre de ses premiers exploits.

1../\FIN DE FORT-FAMINE

Les agissements des corsaires en général, et de Drake en


particulier, ne pouvaient laisser les Espagnols de marbre. Les
pertes subies par leurs navires chargés des trésors du Nouveau
Monde, et dont la cargaison changeait soudainement de mains,
s'avéraient trop importantes pour que Philippe Il ne réagisse
pas avec vigueur dès lors que l'attaque de ses convois devint
© Perrin

une._ industrie.
Il le fit à maintes reprises, tout particulièrement en 1579
lorsqu'il entreprit de mettre en place une contre-offensive
d'envergure dont les péripéties revêtirent bientôt les sombres
couleurs du drame.
Drake étant passé de l'Atlantique au Pacifique par le détroit
de Magellan, Philippe II décida de couper cette route. Le détroit
fermé aull •chiens de men. les colonies espagnoles de l'ouest
Document t

La Couronne, le sabre et le crucifix 395

du continent américain seraient à l'abri des pillards <l'Albion.


C'était là un raisonnement parfaitement logique, mais encore
convenait-il de mettre en place la scrrw-e.
L'affaire [ut confiée à Pedro Sarmiento de Gamboa, excd-
lent cosmographe en résidence à Lima. Sarmiento de Gamboa
s'attacha d'entrée de jeu à explorer minutieusement les côtes
occidentales de la Patagonie, puis l'intérieur du détroiL Il se
livra, chemin faisant, à des observations de longitudes ainsi
qu'à une étude précise des rivages. Si bien que, parti avec deux
navires du port de Callao le 11 octobre 1579, il n'arriva en
Espagne qu'au mois d'août de l'année suivante.
Le rapport qu'il fit à son souverain incita celui-ci à frapper un
grand coup. Non seulement les Espagnols boucleraient le
passage, mais encore ils allaient le fortifier et y installer une
colonie. En récompense de son exploration préliminaire, Sar-
miento de Gamboa se vit nommer capitaine général du détwit
et gouverneur des territoires qu'il parviendrait à peupler.
Le 25 septembre 1581, une superbe escadre de vingt-trois
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vaisseaux placés sous le commandement de Diego Florcz


Vaides, aux ordres de Gamboa, quitta Séville avec un millier de
personnes à bord. L'armada descendit le Guadalquivir, mais à
peine avait-elle pris contact avec l'Atlantique qu'une tempête
mit à mal plusieurs navires tandis qu'elle obligeait les autres à
se réfugier, en eata~trophe, en rade de Cadix. Ce méchant coup
du sort retarda de deux mois le départ véritable qui n'eut enfin
lieu qu'en décembre.
La traversée de l'Atlantique s'opéra sans trop de mal jusqu'au
large de la Patagonie où le gros temps dispersa les bâtiments.
Ceux qui avaient pu se glisser dans le détroit, espérant y
trouver un abri, en furent chassés par de terribles vents
contraires. En désespoir de cause. les vaisseaux rescapés n'eu-
rent d'autre ressource que de refluer le long des côtes <luBrésil
pour y trouver des flots plus cléments.
Florez Val<les,découragé, plit alors sur lui de retourner en
© Perrin

Espagne. Malin éprouvé, Il avait compris que vouloir s'implan-


ter dans un environnement aussi hostile tenait de la folie. Par
contre, Sanniento de Gamboa refit ses forces, s'en revint au
détroit, pourfendit les indigènes qui gênaient son débarque-
ment et jeta les bases d'un fortin destiné à contrôler la passe.
L'accalmie au cours de laquelle il mit son projet à exécution
ne fut que de coune durée. Une nouvelle tempête le délogea Il
fit néanmoins une autre tentative avec comme objectif le
Document t

396 Prélude à la colonisation

ravitaillement des courageux colons restés accrochés à leur


misérable fortification. Après quoL jugeant fort précaire le
résultat de sa mission, Gamboa mit le cap sur l'Espagne.
En cours de route, il fut, selon Navarrette, «successivement
capturé par les Anglaiset par les Huguenots français, des mains
desquels Philippe II le retira en payant sa rançon•·
Une autre version veut que le capitaine général ait trouvé la
mort tandis qu'il était ptisonnier des Anglais.
La petite colonie espagnole, durement éprouvée par le climat
et l'isolement, dut être rapatriée en 1587.Très vite, les intempé-
ries eurent raison de la dérisoire citadelle du confin des terres.
Fort-Famine, ainsi l'avait-on appelée, fut rayée de la carte par
les colères du ciel austral.
Nous avons fait état de cet épisode pour définir l'attitude de
l'Espagne au regan:l des corsaires, mais aussi pour souligner
que l'implantation européenne dans certaines parties du conti-
nent américain connut quelques déboires. Fon-Famine en est
la preuve.
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D"ORS ET DE SANGS ~LÉS

Les ultimes décades du xv1•siècle marquèrent le terme de la


conquête. Le Nouveau Monde, à l'exception de quelques vastes
étendues peu habitées encore à explorer - essentiellement au
nord de l'immense continent américain -. était connu des
Européens. Les Espagnols, les Portugais, à un degré moindre
les Français et les Britanniques, en avaient pénétré les secrets.
Parce que ses hommes s'étaient montrés les plus entrepre-
nants et son gouvernement le plus éclairé, l'Espagne s'était
taillée, au-delà de la mer des Ténèbres, la part du lion.
Aztecas, Incas, Caribes, pour employer la terminologie castil-
lane, mais aussi Lacandones, Caiary, Arawaks, Tupinambas,
Jivaros, Nambikuaras, Kuikuros. Ch.iriguanos,Botocudos, Gua-
© Perrin

ranies, Guayakis, Matacos, Abipones, Araucanos, Choniks, etc.,


tombés sous la domination étrangère, perdaient leur identité
sans véritablement épouser celle des nouveaux maîtres et
sombraient dans une apathie voisine du désespoir.
Gilberto Rendon Ortiz, sociologue mexicain. a magistrale-
ment décrit le phénomène: •li est clair que cette apathie, qui
tant de fois suit la destruction de l'ancienne hiérarchie des
valeurs, produit des effets désastreux non seulement sur la
Document t

La Couronne, le sabre et le crucifix 397

volonté de procréation, mais encore sur la vitalité de l'individu


et la durée de son existence. Ceci a été observé [--1chez les
Indiens du Mexique dont l'antique culture s'est trouvée anéan-
tie pour être remplacée par ce que nous appellerons "la
civilisation de l'eau-de-vien, la seule que ces peuples aient
assimilée de la nôtre.
«La civilisation de l'eau-de-vie est évidemment une culture
de fuite. de dérobade psychologique. C'est une façon de se
refuser et de mourir.-•
Les vides creusés dans les populations locales par faits de
guerre, sévices, travaux forcés, ou en raison des épidémies
venues <l'outre-Atlantique (l'épidémie de variole de 1545 tua
huit cent mille Indiens, et celle de 1576 plus de deux millions
dans les seuls diocèses de Mexico, Michoacân, Puebla et
Oaxaco au Mexique), avaient provoqué un courant de repeu-
plement à base d'esclaves noirs originaires d'Afrique, tandis
que la colonisation amenait progressivement d'Europe des
sujets de race blanche, d'où une amorce de bouleversement du
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paysage racial qui alla en s'amplifiant.


Il serait hasardeux. cinq siècles après la découverte, de
vouloir chiffrer, à partir de statistiques récentes, les pertes
infligées au" autochtones d'Amérique latine dès les premières
heures de la conquista. Le métissage y fut si important, et y
demeure si constant. qu'il est quasiment impossible de connai-
tre la proportion de sang indien dans ces êtres nouveaUKissus
du mélange des races.
Une chose est toutefois certaine: les Indiens, en tant que tels,
ne sont plus, à l'exception du Pérou où ils constituent 46 pour
cent de la population, qu'une minorité pouvant être chiffrée à
10 pour cent au Me"ique, 5 pour cent en Colombie et au Chili,
2 pour cent au Venezuela et en Argentine, moins encore au
Brésil, alors que les Blancs forment 86 pour cent de la popula-
tion de l'Argentine, 54 pour cent de celle du Brésil, 25 pour cent
de celle du Chili, 20 pour cent de celles de la Colombie et du
© Perrin

Venezuela, tout en étant 15 pour cent au Pérou et 10 pour cent


au Mexique.
Les pourcentages varient donc d'un pays à l'autre, en parti-
culier selon la densité de l'occupation initiale des lieux, mais,
dans leur ensemble, les chiffres disent assez l'importance de
l'immigration européenne, l'ampleur du métissage et la faible
proportion des populations d'origine, pour avoir besoin d'être
plus longuement commentés.
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398 Prélude à la colonisation

La conquête changea en profondeur le tissu humain du


Nouveau Monde. Elle modifia également les données économi-
ques de part et d'autce de l'Atlantique.
L'afflux d'or, d'argent, de perles, de pierres précieuses, de
bois de teinture et d'ébénisterie, d'épices, de peaux etc., provo-
qua un déplacement des marchés européens en direction de la
frange ouest du vieux continent. au détriment de places aussi
importantes que Lübeck, près de la mer Baltique, ou Venise,
sur les bords de l'Adriatique.
Encore que la Bavaroise Augsbourg fût parvenue à mainte-
nir son rang. Il est vrai qu'elle abritait les Wdser qui obtinrent
l'exploitation du Venezuela en gage de leurs bons offices
d'explorateurs, et, surtout, les Fugger, banquiers des Habs-
bourg et de la papauté, en même temps que puissants déten-
teurs de monopoles miniers et de concessions commerciales en
Amérique du Sud.
Alors même que les nations maritimes supplantaient finan-
cièrement les pays du centre de l'Europe, des produits «nou-
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veaux" faisaient leur apparition sur les deux continents. L'Amé-


rique prenait notamment connaissance des équidés dont,
jusqu'alors, elle ignorait l'existence, du fer, de la roue. de la
poudre à fusil, de quantité d'articles manufacturés allant de la
verroterie aux étoffes et dentelles de qualité. du blé, de !'oli-
vier...
En sens inverse, l'Europe, outre les richesses déjà mention-
nées et les curiosités comme les oiseaux des îles. les perroquets.
les singes, recevait des denrées qui de\inrent bientôt de grande
consommation: le maïs, le tabac. le cacao, la vanille. la pomme
de terre, la patate douce. le haricot, ainsi qu'un gros volatile,
flcw-on de la basse-cour: la dinde ou poule d'Inde.
Au moment de nous soustraire à cet intense tourbillon de
dècouvertcs et de conquêtes qui changèrent la face de notre
univers, il nous faut déplorer un des effets hautement condam-
nables de la conquista: !e saccage, voire la totale disparition
© Perrin

1
d œu.vn::~ J'a1t iuùig'2m:~ rvwJuc~ JJUUI.-
eu cxlnürc l'ur, Uislu•
guées afin d'en des.sertir les gemmes, ou détruites parce que
non conformes aux canons de la religion catholique.
Bon nombre de civilisations prêcolombiennes. du Saint-
Law-ent à la Patagonie, possédaient une indéniable culture
artistique. Mais celle des Mixtèques, anéantis sur !e sol mexi-
cain entre 1520 et 1523 par ks hommes de Pedro de Alvarado,
s'avérait supérieure à toutes les autres dans l'art délicat de
Document t

La Couronne, le sabre et le crucifix 399

transformer l'or en bijoux. Celle perfection en matière d'orfè-


vrerie fit que les peuples en lutte contre les Mixtèques - les
Aztèques précédant les Espagnols sur ce terrain - s'activèrent
à faire main basse sur tous les bijoux finement travaillès
tombant en leur pouvoir. U y eut des pillards qui eurent assez
de goût, en particulier les séides de Montezuma, pour respecter
l'objet, l'apporter tel quel à leur maitre. Malheureusement, des
milliers de pièces ouvragées furent converties en lingots par les
soudards d'Alvarado.
Si bien que, sans la découverte assez n:cente de bagues,
colliers, masques, plaques de poitrine, boucles d'oreilk-s, gre-
lots, pendentifs. etc, enfouis dans des tombeaux. notamment à
Monte Albàn, l'humanité n'aurait eu connaissance de l'éclat de
ces joyaux que par les «échantillons• envoyés à la couronne
avec le quint, ou grâce à l'action préservatrice de quelques
esthètes, comme cet évêque espagnol qui percevait en eux «des
mervcillL-sque l'on ne voit qu'en révc•.
Un autre dommage éminemment préjudiciable fut le fait de
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prêtres et de moines ibériques qui se hâtèrent de brûler, en les


taxant de diaboliques, les manuscrits en IJ'!au de daim retra-
çant. à l'aide de symboles coloriés, les grandes étapes de
l'histoire des premiers peuples des Indes occidentales. Les rares
manuscrits qui nous sont parvenus, tel le mariage royal mixtè-
que enluminé vers 1330,font mesurer le désastre engendré par
cet autodafé.
Au-delà d'une connaissance plus approfondie, plus exacte du
globe, au-delà de l'exploitation d'un pactole dont la grande
finance occidentale sut tirer partie au détriment d'une popula-
tion locale spoliée, rendue amorphe par la perte de sa propre
civilisation, au-delà des échanges commerciaux qui suivirent,
au-delà d'un changement perceptible à terme dans la vie de
tous les jours au levant comme au couchant de la mer Océane,
au-delà du bouleversement politique qui fit. durant des sièclc!s,
de l'Espagne et du Portugal de fortes puissances à l'empreinte
© Perrin

toujours "Visibleau centre cotnine au sud du continent améri~


cain, ne serait-ce qu'aux plans de la langue et de la religion, au-
delà du magma quasi insondable d'ors et de sangs mêlés, la
conséquence essentielle de la conquista réside dans l'européa-
nisation des Amériques.
Contrairemenl à ce qui s'est passé en Asie d'où ils furent
rejetés, et, dans une certaine mesure en Afrique, terre jamais
totalement soumise, lt.'SEspagnols, les Portugais, et, un peu plus
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400 Prélude à la colonisation

tard, les Britanniques et les Français, ont modelé le Mundus


Novus à leur image en détruisant, ouvertement ou hypocrite-
ment, la manière d'être, de vivre, de penser, des premiers
occupants dont il ne subsiste guère du génie que des vestiges
architecturaux.
Une vieille légende péruvienne veut qu'un disque solaire, jeté
un soir dans les eaux noires d'un lac pour le soustraire à
l'avidité espagnole, ait resurgi à l'aube sous la forme du soleil
levant.
Le symbole est touchant; il a pu susciter des espoirs. Mais
force nous est de constater que ce soleil-là n'a pas plus brillé
pour les Indiens déchus que pour les capitaines victorieux.
A l'exception de Colomb et de Cortès qui s'éteignirent petite-
ment au pays natal dans l'indifférence quasi générale, tous les
grands conquistadores finirent de mort violente sans avoir
revu leur patrie.
Terrible leçon infligée par le destin à des êtres dont on
voudrait ne retenir que l'extrême courage en gommant ce qui
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fit souvent d'eux des assassins, à des hommes d'une époque


révolue, héros de temps évanouis générateurs de sentiments et
d'actions qui nous sont, à présent, difficilement accessibles,
témoins d'une façon de croire, d'agir, en un mot d'exister, qui a
rejoint celle des Indiens, leurs victimes pas toujours innocentes
et candides, dans un même néant.
Difficile,alors, de ne point évoquer l'image des tout débuts de
ce récit: celle du Aeuve du bout des mers précipitant ses eaux
furieuses, peuplées de monstres et de chimères, dans l'insonda-
ble abîme universel!
© Perrin
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