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EAF 2023 – Lycée VAUCANSON – Tours — — — — — — — — — — — P604/605 – L.

COSTE

— Sido (1929) / Les vrilles de la vigne (1908) de COLETTE (1873-1954) —

La célébration du monde

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COLETTE – SIDO (1929)


Sido - extrait – p.46-48
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Il y avait en ce temps-là de grands hivers, de brûlants étés. J’ai connu, depuis, des étés dont la
couleur, si je ferme les yeux, est celle de la terre ocreuse, fendillée entre les tiges du blé et sous la
géante ombelle du panais sauvage, celle de la mer grise ou bleue. Mais aucun été, sauf ceux de mon
enfance, ne commémore le géranium écarlate et la hampe enflammée des digitales. Aucun hiver n’est
5 plus d’un blanc pur à la base d’un ciel bourré de nues ardoisées, qui présageaient une tempête de
flocons plus épais, puis un dégel illuminé de mille gouttes d’eau et de bourgeons lancéolés… Ce ciel
pesait sur le toit chargé de neige des greniers à fourrages, le noyer nu, la girouette, et pliait les oreilles
des chattes… La calme et verticale chute de neige devenait oblique, un faible ronflement de mer
lointaine se levait sur ma tête encapuchonnée, tandis que j’arpentais le jardin, happant la neige
10 volante… Avertie par ses antennes, ma mère s’avançait sur la terrasse, goûtait le temps, me jetait un
cri :
— La bourrasque d’Ouest ! Cours ! Ferme les lucarnes du grenier !… La porte de la remise aux
voitures !… Et la fenêtre de la chambre du fond !
Mousse exalté du navire natal, je m’élançais, claquant des sabots, enthousiasmée si du fond de
15 la mêlée blanche et bleu noir, sifflante, un vif éclair, un bref roulement de foudre, enfants d’Ouest et
de Février, comblaient tous deux un des abîmes du ciel… Je tâchais de trembler, de croire à la fin du
monde.
Mais dans le pire du fracas, ma mère, l’œil sur une grosse loupe cerclée de cuivre,
s’émerveillait, comptant les cristaux ramifiés d’une poignée de neige qu’elle venait de cueillir aux
20 mains mêmes de l’Ouest rué sur notre jardin…

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— Sido (1929) / Les vrilles de la vigne (1908) de COLETTE (1873-1954) —

La célébration du monde

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COLETTE – Les Vrilles de la vigne (1908)


Les Vrilles de la vigne - extrait
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J’ai vu chanter un rossignol sous la lune, un rossignol libre et qui ne se savait pas épié. Il
s’interrompt parfois, le col penché, comme pour écouter en lui le prolongement d’une note éteinte…
Puis il reprend de toute sa force, gonflé, la gorge renversée, avec un air d’amoureux désespoir. Il
chante pour chanter, il chante de si belles choses qu’il ne sait plus ce qu’elles veulent dire. Mais moi,
5 j’entends encore à travers les notes d’or , les sons de flûte grave, les trilles tremblés et cristallins, les
cris purs et vigoureux, j’entends encore le premier chant naïf et effrayé du rossignol pris aux vrilles
de la vigne :
Tant que la vigne pousse, pousse…

10 Cassantes, tenaces, les vrilles d’une vigne amère m’avaient liée, tandis que dans mon printemps
je dormais d’un somme heureux et sans défiance. Mais j’ai rompu, d’un sursaut effrayé, tous ces fils
tors qui déjà tenaient à ma chair, et j’ai fui… Quand la torpeur d’une nouvelle nuit de miel a pesé sur
mes paupières, j’ai craint les vrilles de la vigne et j’ai jeté tout haut une plainte qui m’a révélé ma
voix !…
15 Toute seule éveillée dans la nuit, je regarde à présent monter devant moi l’astre voluptueux et
morose… Pour me défendre de retomber dans l’heureux sommeil, dans le printemps menteur où
fleurit la vigne crochue, j’écoute le son de ma voix… Parfois, je crie fiévreusement ce qu’on a
coutume de taire, ce qui se chuchote très bas, — puis ma voix languit jusqu’au murmure parce que je
n’ose poursuivre…
20 Je voudrais dire, dire, dire tout ce que je sais, tout ce que je pense, tout ce que je devine, tout ce
qui m’enchante et me blesse et m’étonne : mais il y a toujours, vers l’aube de cette nuit sonore, une
sage main fraîche qui se pose sur ma bouche… Et mon cri, qui s’exaltait, redescend au verbiage
modéré, à la volubilité de l’enfant qui parle haut pour se rassurer et s’étourdir…
Je ne connais plus le somme heureux, mais je ne crains plus les vrilles de la vigne.

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La célébration du monde

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COLETTE – Les Vrilles de la vigne (1908)


De quoi est-ce qu’on a l’air ? - extrait
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Pour la comtesse de Caix

— Qu’est-ce que vous faites, demain dimanche ?


— Pourquoi me demandez-vous ça ?
— Oh ! pour rien…
Mon amie Valentine a pris, pour s’enquérir de l’emploi de mes dimanches, un air trop
5 indifférent… J’insiste :
— Pour rien ? c’est sûr ? Allons, dites tout !… Vous avez besoin de moi ?
Elle s’en tire avec grâce, la rouée, et me répond gentiment.
— J’ai toujours besoin de vous, ma chère.
Oh ! ce sourire !… Je reste un peu bête, comme chaque fois que sa petite duplicité mondaine
10 me joue. J’aime mieux céder tout de suite :
— Le dimanche, Valentine, je vais au concert, ou bien je me couche. Cette année, je me couche
souvent, parce que Chevillard est mal logé et parce que les concerts Colonne, qui se suivent, se
ressemblent.
— Ah ! vous trouvez ?
15 — Je trouve. Quand on a fréquenté Bayreuth autrefois, assez assidûment, quand on a joui de
Van Rooy en Wotan et souffert de Burgstaller en Siegfried, on n’a aucun plaisir, mais aucun, à
retrouver celui-ci chez Colonne, en civil, avec sa dégaine de sacristain frénétique couronné de frisettes
enfantines, ses genoux de vieille danseuse et sa sensiblerie de séminariste… Un méchant hasard nous
réunit au Châtelet, lui sur la scène, moi dans la salle, il y a quelques semaines, et je dus l’entendre
20 bramer — deux fois ! — un Ich grolle nicht que Mme de Maupeou n’ose plus servir à des parents de
province ! Avant la fin du concert, j’ai fui, au grand soulagement de ma voisine de droite, la « dame »
d’un conseiller municipal de Paris, ma chère !
— Vous la gêniez ?
— Je lui donnais chaud. Elle ne me connaît plus, depuis qu’une séparation de corps et de biens
25 m’a tant changée. Elle tremblait, chaque fois que je bougeais un cil, que je l’embrassasse…
— Ah ! je comprends !…

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— Sido (1929) / Les vrilles de la vigne (1908) de COLETTE (1873-1954) —

La célébration du monde

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J.J. ROUSSEAU – Les rêveries du promeneur solitaire (1777/ posth. 1782)


Cinquième rêverie
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Quand le lac agité ne me permettait pas la navigation, je passais mon après-midi à parcourir
l’île en herborisant à droite et à gauche m’asseyant tantôt dans les réduits les plus riants et les plus
solitaires pour y rêver à mon aise, tantôt sur les terrasses et les tertres, pour parcourir des yeux le
superbe et ravissant coup d’œil du lac et de ses rivages couronnés d’un côté par des montagnes
5 prochaines et de l’autre élargis en riches et fertiles plaines, dans lesquelles la vue s’étendait jusqu’aux
montagnes bleuâtres plus éloignées qui la bornaient.
Quand le soir approchait je descendais des cimes de l’île et j’allais volontiers m’asseoir au
bord du lac sur la grève dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l’agitation de l’eau fixant
mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où
10 la nuit me surprenait souvent sans que je m’en fusse aperçu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit
continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux
mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir
mon existence sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte
réflexion sur l’instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m’offrait l’image : mais
15 bientôt ces impressions légères s’effaçaient dans l’uniformité du mouvement continu qui me berçait,
et qui sans aucun concours actif de mon âme ne laissait pas de m’attacher au point qu’appelé par
l’heure et par le signal convenu je ne pouvais m’arracher de là sans effort.
Après le souper, quand la soirée était belle, nous allions encore tous ensemble faire quelque
tour de promenade sur la terrasse pour y respirer l’air du lac et la fraîcheur. On se reposait dans le
20 pavillon, on riait, on causait, on chantait quelque vieille chanson qui valait bien le tortillage1 moderne,
et enfin l’on s’allait coucher content de sa journée et n’en désirant qu’une semblable pour le
lendemain.
Telle est, laissant à part les visites imprévues et importunes, la manière dont j’ai passé mon
temps dans cette île durant le séjour que j’y ai fait. Qu’on me dise à présent ce qu’il y a là d’assez
25 attrayant pour exciter dans mon cœur des regrets si vifs, si tendres et si durables qu’au bout de quinze
ans il m’est impossible de songer à cette habitation chérie sans m’y sentir à chaque fois transporté
encore par les élans du désir.

1 Tortillage : discours ou conversation embrouillée

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— Guillaume APOLLINAIRE (1880-1918) - Alcools (1913) —


Modernité poétique ?
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À la fin tu es las de ce monde ancien

Bergère ô Tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin

Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine

Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes


5 La religion seule est restée toute neuve la religion
Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation

Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme


L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X
Et toi que les fenêtres observent la honte te retient
10 D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin
Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut
Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux
Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières
Portraits des grands hommes et mille titres divers
15 J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom
Neuve et propre du soleil elle était le clairon
Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dactylographes
Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent
Le matin par trois fois la sirène y gémit
20 Une cloche rageuse y aboie vers midi
Les inscriptions des enseignes et des murailles
Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent
J’aime la grâce de cette rue industrielle
Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes
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— Guillaume APOLLINAIRE (1880-1918) - Alcools (1913) —


Modernité poétique ?
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Marie

Vous y dansiez petite fille


Y danserez-vous mère-grand
C’est la maclotte qui sautille
Toutes les cloches sonneront
5 Quand donc reviendrez-vous Marie

Les masques sont silencieux


Et la musique est si lointaine
Qu’elle semble venir des cieux
Oui je veux vous aimer mais vous aimer à peine
10 Et mon mal est délicieux

Les brebis s’en vont dans la neige


Flocons de laine et ceux d’argent
Les soldats passent et que n’ai-je
Un coeur à moi ce coeur changeant
15 Changeant et puis encor que sais-je

Sais-je où s’en iront tes cheveux


Crépus comme mer qui moutonne
Sais-je où s’en iront tes cheveux
Et tes mains feuilles de l’automne
20 Que jonchent aussi nos aveux

Je passais au bord de la Seine


Un livre ancien sous le bras
Le fleuve est pareil à ma peine
Il s’écoule et ne tarit pas
25 Quand donc finira la semaine
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— Guillaume APOLLINAIRE (1880-1918) - Alcools (1913) —


Modernité poétique ?
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Automne malade

Automne malade et adoré


Tu mourras quand l’ouragan soufflera dans les roseraies
Quand il aura neigé
Dans les vergers

5- Pauvre automne
Meurs en blancheur et en richesse
De neige et de fruits mûrs
Au fond du ciel
10- Des éperviers planent
Sur les nixes nicettes aux cheveux verts et naines
Qui n’ont jamais aimé

Aux lisières lointaines


Les cerfs ont bramé

15- Et que j’aime ô saison que j’aime tes rumeurs


Les fruits tombant sans qu’on les cueille
Le vent et la forêt qui pleurent
Toutes les larmes en automne feuille à feuille
Les feuilles
Qu’on foule
Un train
Qui roule
La vie
S’écoule

G. APOLLINAIRE, Alcools, 1913


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— Guillaume APOLLINAIRE (1880-1918) - Alcools (1913) —


Modernité poétique ?
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Jacques ROUBAUD

La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains (*)

Cent-cinquante poèmes de 1991 à 1998


Poésie Gallimard, 1999

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Sonnet VII
À la tour Eiffel

Tour Eiffel cesse de me dévisager comme ça


Si je t’offre un sonnet en vers de quatorze syllabes
(Un mètre assidûment cultivé par Jacques Réda)
Ce n’est pas pour que tu me toises de cet œil de crabe

5- Des toises, certes, tu en as et cette couleur « drab »


(Terne, comme disent les Anglais) du crabe tu l’as
Malgré le mercurochrome de mini-um dont la
Ville soigne tes griffures causées par vents et sables

Entre tes jambes écartées passe la foule épaisse


10- Qui te lorgne les dessous, que ne voiles-tu tes fesses
(D’ailleurs théoriques) il y a des enfants ici

Qui s’en retourneront bientôt rêver dans nos campagnes


Par trouble amour d’une géante à jamais pervertis
Comme hameaux intranquilles au pied d’une montagne

In XX Sonnets -
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(*) Le titre du recueil est le détournement d’un vers de BAUDELAIRE, extrait du poème Le Cygne, des Fleurs du Mal : La forme d’une ville
change plus vite, hélas, que le cœur d’un mortel (*)
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RABELAIS – Gargantua

Rire & Savoir

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L’éducation de Gargantua selon la discipline de ses précepteurs sophistes


Chapitre XXI

Il répartissait donc son temps de la façon suivante : ordinairement il s’éveillait entre huit et neuf heures,
qu’il fasse jour ou non ; ainsi l’avaient ordonné ses anciens maîtres, alléguant ce que dit David : Vanum est vobis
ante lucem surgere1.
Puis il gambadait, sautait et se vautrait au milieu du lit tout un moment pour mieux ragaillardir sa force
5 vitale, et s’habillait selon la saison, mais portait volontiers une grande et longue robe de grosse laine rêche à
doublure fourrée de renard ; après, il se peignait du peigne d’ « Almain »2, c’était les quatre doigts et le pouce.
Car ses précepteurs disaient que faire autrement, c’est-à-dire se peigner, se laver et se débarbouiller, c’était une
perte de temps en ce monde.
Puis il fientait, pissait, rendait la gorge, rotait, pétait, bâillait, crachait, toussait, hoquetait, éternuait et se
10 mouchait à l’anglaise et, pour abattre la rosée et le mauvais air, il déjeunait de belles tripes frites, de belles
carbonades, de beaux jambons, de belles grillades de chevreau et force tartines du matin.
Ponocrates lui objectait qu’il ne devait pas se repaître si goulûment au sortir du lit, sans avoir fait
d’abord quelque exercice. Gargantua répondit :
« Quoi ! N’ai-je pas fait un suffisant exercice ? Je me suis vautré six ou sept fois en travers du lit avant
15 de me lever. N’est-ce pas assez ? Le pape Alexandre faisait de même sur le conseil de son médecin juif, et il
vécut jusqu’à la mort, en dépit des envieux : mes premiers maîtres m’y ont accoutumé, disant que le petit
déjeuner faisait bonne mémoire, et d’ailleurs ils étaient les premiers à boire. Je m’en trouve fort bien et n’en
déjeune que mieux.
« Et Maître Thubal (qui arriva premier diplômé de sa licence à Paris) me disait que “rien ne sert de
20 courir, il faut partir à point.” Aussi cela ne vaut-il rien à la belle santé de notre corps, de boire à plein, à plein, à
plein, comme les canes, mais il faut bien plutôt boire dès le matin :
« D’où la sentence :
“Lever matin n’est point bonheur,
Boire matin est le meilleur.” »
25
Après avoir bien profité de son petit déjeuner, il allait à l’église, et on lui portait dans un grand panier un
gros bréviaire emberlificoté, pesant, autant en graisse qu’en fermoirs et parchemin, peu ou prou onze quintaux et
six livres. Là il entendait vingt-six ou trente messes, cependant qu’arrivait son diseur d’heures attitré, engoncé
dans son manteau comme une huppe, et ayant bien immunisé son haleine à grand renfort de sirop de vigne. Avec
30 lui, il marmonnait toutes les litanies, et il les épluchait si soigneusement qu’il n’en tombait pas un seul grain en
terre.
RABELAIS – La vie treshorrificque du Grand Gargantua, pere de Pantagruel, 1542
- translation en français moderne de Myriam Marrache-Gouraud, Ed° GF 1573

1 - Citation d’un psaume de l’Ancien Testament : Il est vain de se lever avant la lumière.
2 - Jacques Almain était un théologien du début du XVIe siècle. Il y a là un jeu de mot (se peigner à la main).
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RABELAIS – Gargantua

Rire & Savoir

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La teneur de la lettre que Grandgousier écrivait à Gargantua – CHAPITRE XXIX


[Pendant que Gargantua fait ses études à Paris, en compagnie de Gymnaste et Eudémon, sous l’autorité de Ponocrates,
Grandgousier, son père, âgé, seigneur en Chinonais, est attaqué par son voisin Picrochole, à la suite d’une querelle de paysans.
Grandgousier se voit contraint d’interrompre les études de son fils, pour le rappeler à ses côtés : voici la lettre qu’il lui écrit,
précédée des dernières lignes du chapitre 28]
[Fin du CHAPITRE 28 : « Mais, malgré tout, je n’entreprendrai pas de guerre avant d’avoir essayé de gagner la paix par toutes les solutions
et tous les moyens. C’est ce à quoi je me résous. »
Alors il fit convoquer son conseil et exposa le problème tel qu’il se posait ; il fut conclu qu’on enverrait quelque homme avisé
auprès de Picrochole, afin de savoir pour quelle raison il s’était subitement départi de son calme et avait envahi des terres sur lesquelles il
n’avait aucun droit. De plus, on enverrait chercher Gargantua et ses gens pour soutenir le pays et parer à cette difficulté. Tout fut ratifié
par Grandgousier qui commanda qu’ainsi fût fait.
Aussi envoya-t-il sur l’heure le Basque, son laquais, chercher Gargantua en toute hâte. À celui-ci, il écrivait ce qui suit : ]
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La ferveur de tes études aurait exigé qu’avant longtemps je n’interrompe ce philosophique repos, si la
confiance accordée à nos amis et anciens alliés n’avait aujourd’hui trompé la sécurité de ma vieillesse. Mais puisque
telle est cette fatale destinée qui fait que c’est par ceux même dans lesquels j’avais placé toute ma confiance que je
suis inquiété, je me vois forcé de te rappeler au secours des gens et biens qui te sont confiés par droit naturel.
5 Car aussi vrai que les armes restent sans force au dehors si le bon sens n’est en la maison, de même vaine
est l’étude, et inutile est le bon sens, si en temps opportun on ne les met à exécution grâce à la vertu, et s’ils ne sont
rapportés, enfin, à l’effet vers lequel ils tendaient.
Ma résolution n’est pas de provoquer, mais d’apaiser, non d’assaillir, mais de défendre, non de conquérir,
mais de garder mes fidèles sujets et terres héréditaires. C’est elles qu’a hostilement envahies Picrochole, sans cause
10 ni raison, et de jour en jour il poursuit sa furieuse entreprise, dans des excès non tolérables pour toute personne
attachée à la liberté.
Je me suis mis en devoir de modérer sa colère tyrannique, en lui offrant tout ce que je pensais pouvoir le
contenter, et plusieurs fois j’ai envoyé mes gens aimablement chez lui, pour comprendre en quoi, par qui et
comment il se sentait outragé, mais de lui je n’ai obtenu d’autre réponse qu’un manifeste aplomb, une assurance et
15 une prétention au droit de disposer de mes terres.
Cela m’a convaincu que notre Dieu éternel l’avait abandonné au gouvernail de son libre arbitre et de ses
opinions personnelles, qui ne peuvent être que méchants si par grâce divine ils ne sont continuellement guidés ; et
pour le contenir dans ses devoirs et lui faire reprendre ses esprits Il me l’a ici envoyé, sous de monstrueux auspices.
C’est pourquoi, mon fils bien-aimé, aussitôt que faire se pourra, après avoir lu cette lettre, reviens en
20 diligence secourir non pas tant moi-même — pitié qui toutefois est ton devoir naturel — que les tiens, ceux que
selon la raison tu dois sauver et protéger. Plus grand sera l’exploit, si l’effusion de sang est la moindre possible. Et
s’il est possible, c’est en usant d’inventions plus efficaces, telles que manœuvres et ruses de guerre, que nous
sauverons toutes les âmes et les renverrons joyeuses à leur domicile.
Très cher fils, que la paix du Christ notre rédempteur soit avec toi. Salue Ponocrates, Gymnaste et Eudémon
25 de ma part. Du vingtième jour de septembre,
Ton père Grandgousier.
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RABELAIS – La vie treshorrificque du Grand Gargantua, pere de Pantagruel, 1542
- translation en français moderne de Myriam Marrache-Gouraud, Ed° GF 1573
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RABELAIS – Gargantua

Rire & Savoir

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Comment était réglée la vie des Thélémites – CHAPITRE LVII

Toute leur vie était régie non par des lois, des statuts ou des règles, mais selon leur vouloir et leur
libre arbitre. Ils se levaient du lit quand bon leur semblait ; buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient
quand le désir leur en venait. Nul ne les éveillait, nul ne les forçait ni à boire ni à manger, ni à faire quoi
que ce fût d’autre. Gargantua l’avait établi ainsi. Leur règle tenait en cette unique clause : « Fais ce que tu
5 voudras. »
Parce que les gens libres, de bonne nature, bien instruits, conversant en nobles compagnies, ont par
nature un instinct, un aiguillon (qu'ils nommaient « honneur ») qui toujours les pousse à agir vertueusement
et les détournedu vice. Et si une vile et contraignante oppression les affaiblit et les asservit, ils sont obligés
de se détourner de ce noble penchant qui les guidait spontanément vers la vertu pour déposer et briser le
10 joug de la servitude. Car nous entreprenons toujoursce qui est défendu, et convoitons ce dont nous sommes
privés.
Par cette liberté, ils rivalisèrent de louable émulation pour faire, tous, ce qu'ils voyaient plaire à un
seul. Si quelqu’un ou quelqu’une disait : « buvons », tous buvaient. Si l’un disait : « jouons », tous jouaient.
Si un autre disait : « allons batifoler dans les champs », tous y allaient. Si l’on partait pour une chasse, ou
15 une chasse au vol, les dames montées sur de belles haquenées avec leur palefroi magnifiquement harnaché
portaient chacune, sur leur poing mignonnement ganté, ou un épervier, ou un faucon lanier, ou un
émerillon ; les hommes portaient les autres oiseaux.
Ils étaient si noblement instruits, qu'il n'y en avait aucun parmi eux qui ne sache l’art de lire,
d’écrire, de chanter, de jouer d'harmonieux instruments, de parler cinq à six langues ; tous savaient en
20 chaque langue composer des vers ou des textes en prose. Jamais on ne vit de chevaliers si preux, si galants,
si habiles à pied et à cheval, plus vigoureux, plus prestes, et sachant mieux manier toutes sortes d’armes,
que ceux qui étaient là. Jamais on ne vit de dames si distinguées, si jolies, plus brillantes, plus douées de
leurs mains, dans les travaux d’aiguille, et pour toute activité féminine vertueuse et libre, que celles qui
étaient là.
25 Dès lors, quand le temps était venu qu’un membre de cette abbaye veuille, soit à la requête de
ses parents, soit pour une autre raison, en sortir, il emmenait avec lui une des dames qui en serait tomber
amoureuse, et ils étaient mariés ensemble. Et ils avaient si bien vécu à Thélème, tout en dévotion et amitié,
qu’ils cultivaient mieux encore étant mariés, s’aimant l’un l’autre jusqu’à la fin de leurs jours autant qu’au
premier moment de leurs noces

RABELAIS – La vie treshorrificque du Grand Gargantua, pere de Pantagruel, 1542


- translation en français moderne de Myriam Marrache-Gouraud, Ed° GF 1573
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RABELAIS – Gargantua
Rire & Savoir
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VOLTAIRE – Jeannot et Colin (1764)
Jeannot et Colin étaient deux camarades d’école, dans la ville d’Issoire, en Auvergne. Jeannot était fils d’un marchand de mulets, Colin fils d’un
brave laboureur. “Le temps de leurs études était sur le point de finir, quand un tailleur apporta à Jeannot un habit de velours à trois couleurs, avec une
veste de Lyon de fort bon goût : le tout était accompagné d’une lettre à M. de la Jeannotière. (…) Jeannot prit un air de supériorité (…) Dès ce moment
Jeannot n’étudia plus, se regarda au miroir et méprisa tout le monde.” Ayant fait fortune, son père devint M. de la Jeannotière, et “retira de l’école
monsieur le marquis son fils, pour le mettre à Paris dans le beau monde”.
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Le père et la mère donnèrent d’abord un gouverneur au jeune marquis : ce gouverneur qui était un homme
du bel air, et qui ne savait rien, ne put rien enseigner à son pupille. Monsieur voulait que son fils apprît le latin,
madame ne le voulait pas. Ils prirent pour arbitre un auteur qui était célèbre alors par des ouvrages agréables. Il
fut prié à dîner. Le maître de la maison commença par lui dire d’abord : « Monsieur, comme vous savez le latin,
5 et que vous êtes un homme de la cour… — Moi, monsieur, du latin ! je n’en sais pas un mot, répondit le bel
esprit, et bien m’en a pris : il est clair qu’on parle beaucoup mieux sa langue quand on ne partage pas son
application entre elle et des langues étrangères. Voyez toutes nos dames : elles ont l’esprit plus agréable que les
hommes ; leurs lettres sont écrites avec cent fois plus de grâce, elles n’ont sur nous cette supériorité que parce
qu’elles ne savent pas le latin.
10 — Eh bien, n’avais-je pas raison ? dit madame. Je veux que mon fils soit un homme d’esprit, qu’il
réussisse dans le monde ; et vous voyez bien que, s’il savait le latin, il serait perdu. Joue-t-on, s’il vous plaît, la
comédie et l’opéra en latin ? Plaide-t-on en latin quand on a un procès ? Fait-on l’amour1 en latin ? » Monsieur,
ébloui de ces raisons, passa condamnation, et il fut conclu que le jeune marquis ne perdrait point son temps à
connaître Cicéron, Horace et Virgile. Mais qu’apprendra-t-il donc ? car encore faut-il qu’il sache quelque chose ;
15 ne pourrait-on pas lui montrer un peu de géographie ? « À quoi celui lui servira-t-il ? répondit le gouverneur.
Quand monsieur le marquis ira dans ses terres, les postillons2 ne sauront-ils pas les chemins ? ils ne l’égareront
certainement pas. On n’a pas besoin d’un quart de cercle pour voyager, et on va très commodément de Paris en
Auvergne sans qu’il soit besoin de savoir sous quelle latitude on se trouve.
— Vous avez raison, répliqua le père ; mais j’ai entendu parler d’une belle science qu’on appelle, je crois,
20 l’astronomie. — Quelle pitié ! repartit le gouverneur ; se conduit-on par les astres de ce monde ? et faudra-t-il
que monsieur le marquis se tue à calculer une éclipse, quand il la trouve à point nommé dans l’almanach3, qui lui
enseigne de plus les fêtes mobiles, l’âge de la lune, et celui de toutes les princesses de l’Europe ? »
Madame fut entièrement de l’avis du gouverneur. Le petit marquis était au comble de la joie ; le père
était très indécis. « Que faudra-t-il donc apprendre à mon fils ? disait-il. — À être aimable, répondit l’ami que
25 l’on consultait ; et s’il sait les moyens de plaire, il saura tout : c’est un art qu’il apprendra chez madame sa mère,
sans que ni l’un ni l’autre se donnent la moindre peine.

1
Faire l’amour signifie en premier faire la cour, séduire, sans pour autant exclure l’autre signification plus grivoise.
2
Les postillons sont les gens qui guident les voitures à cheval.
3
Un almanach est une sorte de calendrier, qui donne également le cycle lunaire.
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Acte I, scène première — DORANTE, ARLEQUIN

ARLEQUIN, introduisant Dorante. — Ayez la bonté, Monsieur, de vous asseoir un moment dans cette salle,
mademoiselle Marton est chez Madame et ne tardera pas à descendre.
DORANTE. — Je vous suis obligé.
ARLEQUIN. — Si vous voulez, je vous tiendrai compagnie de peur que l’ennui ne vous prenne, nous discourerons
5 en attendant.
DORANTE. — Je vous remercie, ce n’est pas la peine, ne vous détournez point.
ARLEQUIN. — Voyez, Monsieur, n’en faites pas de façon, nous avons ordre de Madame d’être honnête, et vous
êtes témoin que je le suis.
DORANTE. — Non, vous dis-je, je serai bien aise d’être un moment seul.
10 ARLEQUIN. — Excusez, Monsieur, et restez à votre fantaisie.

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Scène 2 — DORANTE, DUBOIS entrant avec un air de mystère.

15 DORANTE. — Ah ! te voilà ?
DUBOIS. — Oui, je vous guettais.
DORANTE. — J’ai cru que je ne pouvais me débarrasser d’un domestique qui m’a introduit ici, et qui voulait me
désennuyer en restant. Dis-moi, monsieur Remy n’est donc pas encore venu ?
DUBOIS. — Non, mais voici l’heure à peu près qu’il vous a dit qu’il viendrait. (Il cherche, et regarde.) N’y a-t-il
20 personne qui nous voie ensemble ? Il est essentiel que les domestiques ici ne sachent pas que je vous connaisse.
DORANTE. — Je ne vois personne.
DUBOIS. — Vous n’avez rien dit de notre projet à monsieur Remy votre parent ?
DORANTE. — Pas le moindre mot. Il me présente de la meilleure foi du monde, en qualité d’intendant, à cette
dame-ci dont je lui ai parlé, et dont il se trouve le procureur ; il ne sait point du tout que c’est toi qui m’as adressé
25 à lui : il la prévint hier, il m’a dit que je me rendisse ce matin ici, qu’il me présenterait à elle, qu’il y serait avant
moi, ou que s’il n’y était pas encore, je demandasse une mademoiselle Marton. Voilà tout, et je n’aurais garde de
lui confier notre projet, non plus qu’à personne ; il me paraît extravagant, à moi qui m’y prête. Je n’en suis pourtant
pas moins sensible à ta bonne volonté, Dubois, tu m’as servi, je n’ai pu te garder, je n’ai pu même te bien
récompenser de ton zèle ; malgré cela, il t’est venu dans l’esprit de faire ma fortune : en vérité, il n’est point de
30 reconnaissance que je ne te doive !
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Acte II, scène 13. — DORANTE, ARAMINTE, DUBOIS.

DUBOIS, sortant, et passant auprès de Dorante, et rapidement. — Il m’est impossible de l’instruire ; mais qu’il se
découvre, ou non, les choses ne peuvent aller que bien.

DORANTE. — Je viens, Madame, vous demander votre protection. Je suis dans le chagrin et dans l’inquiétude. J’ai
5 tout quitté pour avoir l’honneur d’être à vous, je vous suis plus attaché que je ne puis le dire ; on ne saurait vous
servir avec plus de fidélité ni de désintéressement ; et cependant je ne suis pas sûr de rester. Tout le monde ici
m’en veut, me persécute, et conspire pour me faire sortir. J’en suis consterné, je tremble que vous ne cédiez à leur
inimitié pour moi, et j’en serais dans la dernière affliction.

10 ARAMINTE, d’un ton doux. — Tranquillisez-vous ; vous ne dépendez point de ceux qui vous en veulent ; ils ne
vous ont fait encore aucun tort dans mon esprit, et tous leurs petits complots n’aboutiront à rien; je suis la maîtresse.

DORANTE, d’un air bien inquiet. — Je n’ai que votre appui, Madame.

15 ARAMINTE. — Il ne vous manquera pas. Mais je vous conseille une chose : ne leur paraissez pas si alarmé ; vous
leur feriez douter de votre capacité, et il leur semblerait que vous m’auriez beaucoup d’obligation de ce que je
vous garde.

DORANTE. — Ils ne se tromperaient pas, Madame ; c’est une bonté qui me pénètre de reconnaissance.
20
ARAMINTE. — A la bonne heure, mais il n’est pas nécessaire qu’ils le croient. Je vous sais bon gré de votre
attachement, et de votre fidélité ; mais dissimulez-en une partie, c’est peut-être ce qui les indispose contre vous.
Vous leur avez refusé de m’en faire accroire sur le chapitre du procès, conformez-vous à ce qu’ils exigent,
regagnez-les par là ; je vous le permets. L’événement leur persuadera que vous les avez bien servis ; car, toute
25 réflexion faite, je suis déterminée à épouser le Comte.

DORANTE, d’un ton ému. — Déterminée, Madame !

ARAMINTE. — Oui, tout à fait résolue. Le Comte croira que vous y avez contribué ; je le lui dirai même, et je vous
30 garantis que vous resterez ici: je vous le promets. (A part.) Il change de couleur.

DORANTE. Quelle différence pour moi, Madame !


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Acte II, scène 13. — DORANTE, ARAMINTE, DUBOIS.

ARAMINTE, d’un air délibéré. — Il n’y en aura aucune, ne vous embarrassez pas, et écrivez le billet que je vais
35 vous dicter ; il y a tout ce qu’il faut sur cette table.

DORANTE. — Eh ! pour qui, Madame?

ARAMINTE. — Pour le Comte qui est sorti d’ici extrêmement inquiet, et que je vais surprendre bien agréablement,
40 par le petit mot que vous allez lui écrire en mon nom. (Dorante reste rêveur, et par distraction ne va point à la
table.) Hé bien ? vous n’allez pas à la table: à quoi rêvez-vous ?

DORANTE, toujours distrait. — Oui, Madame.

45 ARAMINTE, à part, pendant qu’il se place. — Il ne sait ce qu’il fait. Voyons si cela continuera.

DORANTE, cherche du papier. — Ah! Dubois m’a trompé!


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Acte III, scène 12. — DORANTE, ARAMINTE.

DORANTE, ému. — Et j’ai de l’argent à vous remettre.

ARAMINTE. — Ah ! de l’argent !… nous verrons.

DORANTE. — Quand il vous plaira, Madame, de le recevoir.

ARAMINTE. — Oui… je le recevrai… vous me le donnerez. (A part.) Je ne sais ce que je lui réponds.

5 DORANTE. — Ne serait-il pas temps de vous l’apporter ce soir, ou demain, Madame ?

ARAMINTE. — Demain, dites-vous ! Comment vous garder jusque-là, après ce qui est arrivé ?

DORANTE, plaintivement. — De tout le reste de ma vie, que je vais passer loin de vous, je n’aurais plus

que ce seul jour qui m’en serait précieux.

ARAMINTE. — Il n’y a pas moyen, Dorante ; il faut se quitter. On sait que vous m’aimez, et on croirait

10 que je n’en suis pas fâchée.

DORANTE. — Hélas, Madame ! que je vais être à plaindre !

ARAMINTE. — Ah ! allez, Dorante, chacun a ses chagrins.

DORANTE. — J’ai tout perdu ! J’avais ce portrait, et je ne l’ai plus.

ARAMINTE. — A quoi vous sert de l’avoir ? vous savez peindre.

15 DORANTE. — Je ne pourrai de longtemps m’en dédommager ; d’ailleurs, celui-ci m’aurait été bien

cher ! Il a été entre vos mains, Madame.

ARAMINTE. — Mais, vous n’êtes pas raisonnable.

DORANTE. — Ah, Madame ! je vais être éloigné de vous ; vous serez assez vengée ; j’ajoutez rien à ma

douleur !

20 ARAMINTE. — Vous donnez mon portrait ! songez-vous que ce serait avouer que je vous aime ?

DORANTE. — Que vous m’aimez, Madame ! Quelle idée ! qui pourrait se l’imaginer ?

ARAMINTE, d’un ton vif et naïf. — Et voilà pourtant ce qui m’arrive.


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CYRANO de BERGERAC (1897)

III,7 – scène du balcon (v.1


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ROXANE, CHRISTIAN, CYRANO, d’abord caché sous le balcon

ROXANE, entr’ouvrant sa fenêtre


Qui donc m’appelle ?
CHRISTIAN
5 Moi.
ROXANE
Qui, moi ?
10 CHRISTIAN
Christian.
ROXANE, avec dédain
C’est vous ?
15
CHRISTIAN
Je voudrais vous parler.
CYRANO, sous le balcon, à Christian.
20 Bien. Bien. Presque à voix basse.
ROXANE
Non ! Vous parlez trop mal. Allez-vous-en !
25 CHRISTIAN
De grâce !…
ROXANE
Non ! Vous ne m’aimez plus !
30 CHRISTIAN, à qui Cyrano souffle ses mots.
M’accuser, — justes dieux ! —
De n’aimer plus… quand … j’aime plus !
ROXANE, qui allait refermer sa fenêtre, s’arrêtant.
35 Tiens ! mais c’est mieux !
CHRISTIAN, même jeu.
L’amour grandit bercé dans mon âme inquiète…
Que ce… cruel marmot prit pour… barcelonnette !
40
ROXANE, s’avançant sur le balcon.
C’est mieux ! — Mais, puisqu’il est cruel, vous fûtes sot
De ne pas, cet amour, l’étouffer au berceau !
45
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CYRANO de BERGERAC (1897)

III,7 – scène du balcon (v.1


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CHRISTIAN, même jeu.


Aussi l’ai-je tenté, mais… tentative nulle :
Ce… nouveau-né, Madame, est un petit… Hercule.
50 ROXANE
C’est mieux !
CHRISTIAN, même jeu.
De sorte qu’il… strangula comme rien…
55 Les deux serpents… Orgueil et… Doute.
ROXANE, s’accoudant au balcon.
Ah ! c’est très bien.
— Mais pourquoi parlez-vous de façon peu hâtive ?
60 Auriez-vous donc la goutte à l’imaginative ?
CYRANO, tirant Christian sous le balcon, et se glissant à sa place.
Chut ! Cela devient trop difficile !…
65 ROXANE
Aujourd’hui…
Vos mots sont hésitants. Pourquoi ?
CYRANO, parlant à mi-voix, comme Christian.
70 C’est qu’il fait nuit,
Dans cette ombre, à tâtons, ils cherchent votre oreille.
ROXANE
Les miens n’éprouvent pas difficulté pareille.
75
CYRANO
Ils trouvent tout de suite ? oh ! cela va de soi,
Puisque c’est dans mon cœur, eux, que je les reçoi ;
Or, moi, j’ai le cœur grand, vous l’oreille petite.
80 D’ailleurs vos mots à vous, descendent : ils vont vite.
Les miens montent, Madame : il leur faut plus de temps !
ROXANE
Mais ils montent bien mieux depuis quelques instants.
85

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