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Collection « Libelles »
dirigée par François Jullien
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DU MÊME AUTEUR

Le Plaisir et la Loi : du Banquet de Platon au Satiricon, La


Découverte, 1977 (rééd. 2002)
L’Acteur-roi ou le Théâtre dans la Rome antique, Les Belles
Lettres, 1985 (rééd. 2003)
L’Affaire Milon : meurtre sur la voie Appienne, Denoël,
1987
Le Théâtre latin, Armand Colin, 1988 (rééd. 1999)
La Vie quotidienne du citoyen romain sous la République :
509-27 avant J.-C., Hachette, 1989 (rééd. 1994)
L’Invention de la littérature : de l’ivresse grecque au texte
latin, La Découverte, 1994 (rééd. coll. « La Découverte-
poche », 1998)
Les Monstres de Sénèque : pour une dramaturgie de la tragé-
die romaine, Belin, 1995
L’Érotisme masculin dans la Rome antique, Belin, 2001
Homère et Dallas. Introduction à une critique anthropolo-
gique, Hachette, 1991 (rééd. Kimé, 2005)
L’Orateur sans visage, PUF, 2000
L’Insignifiance tragique, Gallimard, coll. « Le Promeneur »,
2001
Façons de parler grec à Rome (en coll. avec Emmanuelle
Valette-Cagnac), Belin, 2004
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Florence Dupont

Aristote
ou le vampire
du théâtre occidental

Flammarion
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© Éditions Flammarion, Paris, 2007


ISBN : 978-2-7007-0046-6
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INTRODUCTION

IL N’EST PAS SI FACILE


D’ÊTRE NON ARISTOTÉLICIEN

La comédie romaine ou le « regard éloigné »

Ce projet, déconstruire la Poétique d’Aristote et ses


concepts et sortir ainsi de l’aristotélisme ambiant, vient
d’une constatation pratique : la comédie romaine antique
reste absente des scènes contemporaines et elle est systéma-
tiquement méconnue par les études théâtrales 1. Plaute et
Térence ne plaisent ni aux classiques ni aux modernes, ni
aux professionnels de la littérature ni aux professionnels de
la scène. Or, pour comprendre ce mépris, il nous a fallu
chercher très loin les racines du mal et remettre en cause
des postulats esthétiques qui empoisonnent le théâtre occi-
dental. Ce qui nous a fait découvrir que ceux-ci s’enraci-
naient dans un aristotélisme rampant et diffus qui a envahi
progressivement, depuis presque deux siècles, tout le terri-
toire du théâtre. Parmi ces postulats les plus solidement
installés, nous avons ciblé celui de la « fable », avatar

1. Seule exception, quelques universitaires américains comme Niall


Slater (Plautus in Performance : the Theatre of the Mind, Princeton,
1985) et Timothy Moore (The Theatre of Plautus, Austin, 1998). Et,
en France, Pierre Letessier, La Composition musicale dans un théâtre
rituel, la comédie de Plaute, thèse soutenue en 2004 à Paris 3 (cité :
Letessier 2004).

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contemporain du muthos aristotélicien que Brecht et ses


disciples ont célébré comme une vérité du cœur. Tout le
monde croit, car c’est une croyance, qu’une pièce de
théâtre était toujours, jusqu’à une date récente (jusqu’à ce
théâtre que Hans-Thies Lehmann appelle postdrama-
tique 1), la représentation d’une histoire.
Donc, parce que tout théâtre ancien est aujourd’hui
perçu comme un récit scénique, une comédie de Plaute ou
de Térence est appréhendée par nos contemporains à par-
tir de la « fable ». La pièce consisterait en une histoire,
transposée pour la scène, avec des personnages, des situa-
tions, des caractères plus ou moins typés, dans un parler
populaire émaillé de plaisanteries lourdes, le tout joué par
des acteurs. Il y aurait ainsi trois niveaux successifs d’élabo-
ration du spectacle : la fable, le texte, la mise en scène.
Perçues de cette façon et confrontées au théâtre classique,
les comédies romaines semblent assez mauvaises : les his-
toires sont toujours les mêmes, les situations répétitives et
la psychologie simpliste. Enfin, les plaisanteries ne font
plus rire personne. Pour ne pas parler des mises en scène
issues de cette lecture, généralement universitaires et
désolantes 2.
Or, il est peu vraisemblable que toute la production
comique d’une époque et d’une culture soit globalement
« ratée », surtout quand le succès de ces pièces le jour de
la représentation leur a valu d’être fixées et conservées. Ce
qui suggère que la façon dont nos contemporains appré-
hendent la comédie romaine est inadéquate et leurs a priori

1. Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre postdramatique, L’Arche,


2002 (trad. de Postdramatisches Theater, Frankfurt am Main, 1999),
p. 26 (cité : Lehmann 1999).
2. Seule exception récente, les deux mises en scène, incontestable-
ment réussies, de La Marmite et du Pseudolus de Plaute, en 2002 et
2003, à l’auditorium du Louvre et au théâtre de la Tempête, par
Brigitte Jaques-Wajeman.

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de départ erronés. Ils « ratent » Plaute et Térence en ne


sachant ni regarder et écouter ce théâtre pour ce qu’il a
été, ni imaginer ce qu’il pourrait être aujourd’hui.
Il fallait donc changer de méthode. Au lieu de se préci-
piter pour lire Plaute – comme s’il s’agissait d’un théâtre
littéraire où le texte serait premier – afin d’y retrouver la
fable, nous avons voulu retrouver la réalité historique
d’une comédie romaine, la reconstituer comme événement
culturel, comprendre quels étaient sa fonction et son but,
étudier le contexte dans lequel étaient jouées ces pièces,
c’est-à-dire le rituel des jeux (ludi) ; on réalise alors qu’une
comédie romaine n’est pas une « histoire racontée sur
scène », qu’elle ne s’organise pas autour d’une « fable »
représentée, mais qu’elle relève d’une autre raison que la
raison narrative et textuelle, la raison du rituel où elle s’in-
sère et qui est aussi une raison spectaculaire, et que nous
appellerons donc une raison « ludique ».
La comédie romaine nous amène ainsi à cesser de
prendre pour universelles nos catégories d’analyse du
théâtre les plus éprouvées : le texte, la fable et la mise en
scène, et à changer la hiérarchie habituelle des instances de
production du spectacle. Ce que nous appelons la mise en
scène – c’est-à-dire l’efficacité spectaculaire – y était pre-
mière et commandait tout le reste, selon un code issu du
rituel des jeux 1. Le texte et l’histoire n’étaient que des
matériaux au service du spectacle ludique. Une comédie
romaine n’était donc pas un texte mis en scène, mais une
performance dont le texte n’était pas isolable du rituel qu’il
contribuait à célébrer. Un texte qui aujourd’hui n’est pas
lisible. Donc aucune logique narrative (qui serait l’in-
trigue), aucune signification globale du texte (qui serait

1. Cf. chapitre III, la comédie romaine comme rituel, p. 189 sqq.

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une lecture interprétative) ne donne accès à une comédie


romaine, puisqu’elle était une performance ludique.
Pour éviter de projeter sur le théâtre romain des catégo-
ries inadéquates, nous avons dû élaborer à partir du théâtre
romain lui-même les catégories d’analyse de ces comédies
ludiques. Catégories « indigènes » que nous avons trouvées
dans le texte des pièces, car l’esthétique ludique impose
d’incessantes irruptions métathéâtrales au cours de la per-
formance. Parmi ces catégories indigènes, le terme fabula,
malheureux etymon de la malheureuse « fable », ne désigne
jamais l’histoire par opposition à la pièce elle-même, ni le
texte par opposition à la performance, car les trois ne sont
pas séparables. Fabula est à la fois l’histoire, le texte de la
pièce après la représentation (mais pas avant) et la perfor-
mance scénique. Le théâtre romain nous impose ce regard
éloigné propre à l’enquête anthropologique. Plaute n’est
pas un « classique », il appartient à une culture lointaine
dans le temps et l’espace, et, comme le dit Hegel à propos
de la civilisation grecque, nous ne pouvons pas plus « sym-
pathiser » avec lui qu’avec un chien 1.
Mais ce livre ne porte qu’accessoirement sur la comédie
romaine, qui en est le point de départ anthropologique.
L’anthropologue, une fois installé dans un lieu culturelle-
ment différent, regarde de loin sa propre culture. Nous
regarderons donc le théâtre occidental depuis la comédie
romaine. Éloignement qui nous permettra de critiquer une
conception ethnocentrique qui prend pour alibi ses préten-
dues « origines grecques » et fait fureur aujourd’hui plus
que jamais.
L’ethnocentrisme, c’est le particulier pris pour l’univer-
sel, le contingent pris pour le nécessaire, l’accidentel pris

1. Hegel cité par Ulrich Willamowitz-Müllendorf (1889), Was


ist eine attische Tragödie ?, trad. française : Qu’est-ce qu’une tragédie
attique ?, Paris, Les Belles Lettres, 2001, p. xi.

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pour l’éternité. L’idéologie du « théâtre grec, théâtre des


origines et origine du théâtre », est particulièrement carica-
turale de l’ethnocentrisme occidental contemporain, qui
conjugue une vague sociologie de l’ivresse, un humanisme
démocratique et des lambeaux de discours sur la littérature
générale. Flotte dans l’imaginaire européen une nébuleuse
pseudo-savante où se côtoient Dionysos dansant et des
satyres barbouillés de lie-de-vin qui improvisent des
insultes en vers réguliers, Sophocle révélant à l’humanité
sa vérité œdipienne ou les valeurs antigoniennes de la
démocratie, Aristote enfin édictant les règles de la mimèsis.
Tout discours sur n’importe quel théâtre dans le temps ou
l’espace peut aujourd’hui se référer en toute impunité à
l’une ou l’autre, l’une et l’autre des figures de cette trinité 1.
Les catégories d’Aristote font donc partie de ce paysage
commun, elles œuvrent à l’ethnocentrisme théâtral, leur
antiquité les a sacralisées ; au lieu de n’être que des
concepts relatifs à un système de pensée singulier, elles sont
utilisées comme des réalités intemporelles, échouées à
jamais sur les scènes des théâtres du monde. Comment
douter de la réalité de la catharsis, de la mimèsis ou du
muthos (rebaptisé fable) ? Ce serait douter de nous-mêmes.

1. Encore récemment, parmi bien d’autres, Michel Meyer (Le


Comique et le Tragique. Penser le théâtre et son histoire, PUF, 2003)
commence ainsi son ouvrage : « Le théâtre est l’une des formes princi-
pales de la littérature en Occident. Né en Grèce il y a plus de deux
mille ans, il est demeuré le lieu privilégié où se rencontrent l’homme
et la Cité. » Dans un tout autre ordre, même le grand Claude Régy,
dans L’Ordre des morts (Paris, Les Solitaires Intempestifs, 1999),
convoque Dionysos pour justifier le devoir de subversion du théâtre
et, sous la garantie d’Héraclite, en fait un dieu infernal, avant de
conclure sans précaution : « Le théâtre occidental de par son origine
est donc bien de l’ordre des morts » (p. 59-60).

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Le piège de la Poétique

Le cas des comédies romaines nous permet de voir que


toutes nos façons de penser le théâtre sont entravées, pour
ne pas dire empêtrées et même engluées, dans des catégo-
ries qui sont en fait les catégories aristotéliciennes de la
Poétique, que personne ne songe à remettre globalement
en question. Nous n’avons même plus conscience de leur
présence. On se croit débarrassé d’Aristote parce qu’on a
chassé la mimèsis ou dénoncé la catharsis, mais parler de
texte de théâtre, de mise en scène ou de « fable », c’est
retomber dans le piège aristotélicien même si on se pro-
clame, comme Brecht, non aristotélicien 1.
Pour décoloniser les scènes et se donner les moyens
intellectuels de comprendre et d’accompagner les muta-
tions qui agitent le théâtre de ce début du XXIe siècle, il
est donc nécessaire de déconstruire totalement la Poétique,
jusqu’à son fondement, afin d’en révéler les postulats
ethnocentriques, présentés aujourd’hui comme un savoir.
C’est le projet de ce livre.
Pourquoi un projet aussi radical ? Pourquoi ne pas
conserver l’un ou l’autre de ses concepts ? Parce que la
Poétique est un piège, parce que, c’est sa force et sa fai-
blesse, le texte d’Aristote est d’une totale cohérence.
Construit, en effet, à l’écart de toute pratique de la scène,
la Poétique est un monument théorique dont tous les élé-
ments se tiennent nécessairement et se justifient récipro-
quement les uns les autres. « Aristote n’avait pas pour but
de définir historiquement la tragédie attique : il voulait
parvenir à une définition conceptuelle de la tragédie 2. »

1. Cf. chapitre II, p. 153 sqq.


2. Willamowitz 1889, p. 118. Ce grand philologue allemand fut
sans doute le premier à le démontrer de façon scientifique.

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Vérité bien connue mais mal diffusée. Ne reposant sur


rien, le texte ne peut se fonder que sur lui-même. Il est à
prendre ou à laisser dans sa totalité. Et donc, utiliser une
de ses catégories – la mimèsis, par exemple, ou le muthos –,
c’est adhérer, fût-ce inconsciemment, à l’ensemble 1. En
effet, aucune des catégories opératoires et proprement aris-
totéliciennes de la Poétique n’a de définition pratique :
aucune n’appartient à la culture commune des Grecs. Ce
sont des concepts théoriques, internes au système intellec-
tuel mis en place par Aristote, qu’il appelle Poétique, et
produits par lui. On ne trouvera nulle part dans la culture
grecque de mimèsis, de muthos ou de catharsis qui ressem-
blent de près ou de loin à ce qu’entend Aristote sous ces
vocables 2.
Aristote, en effet, a isolé le texte de théâtre pour en faire
un objet d’analyse, ce que signale le titre : Poétique est un
adjectif qui renvoie à la technique d’écriture d’une pièce
de théâtre ou d’une épopée, alors que le seul poiein, le
seul « faire », théâtral qu’ait connu le public grec était la
performance rituelle des Grandes Dionysies. Ni Eschyle ni
Sophocle, ni même Euripide ne se sont désignés eux-
mêmes autrement que comme aoidoi (chanteur) 3. Ainsi, se
référer à Aristote en parlant de fable, de poète ou de mise
en scène, c’est s’enfermer dans une philosophie du théâtre,
douée de cette puissance fascinante des constructions intel-
lectuelles qui ne doivent rien à l’épreuve de la réalité.
C’est pourquoi, après des hauts et des bas, la Poétique
d’Aristote occupe aujourd’hui une position stratégique

1. Sur la démonstration de ce point, cf. chapitre I, p. 39 sqq.


2. Cf. p. 39 et 61.
3. Andrew Ford, The Origins of Criticism, Literary Culture and Poe-
tic Theory in Classical Greece, Princeton University Press, 2002 (cité :
Ford 2002) et David Wiles, Tragedy in Athens. Performance, Space and
Theatrical Meaning, 1999 (1997), Cambridge University Press (cité :
Wiles 1999).

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dans la réflexion européenne sur le théâtre 1 ; position


garantie par un double credo, une double mystification,
un double déni de l’histoire. La tragédie grecque serait
« miraculeusement » à l’origine de tout théâtre 2, Aristote
serait le théoricien de ce théâtre originel.

La Sainte-Trinité

Certes, Aristote n’est qu’un des trois piliers de cette


cathédrale idéologique qu’est le discours européen sur le
théâtre grec, les deux autres étant Dionysos et la démocra-
tie. Sommairement, le premier grâce à Nietzsche et le
second grâce à Hegel, même si Aristote n’est là non plus
pas totalement innocent.
L’époque contemporaine, en effet, associe au credo aris-
totélicien un autre acte de foi : puisque les Grecs vivent
en cité (polis), le théâtre serait un art politique, mieux
encore une expression de la démocratie. Comme si toutes
les cités grecques avaient eu des régimes démocratiques !
Est-il nécessaire de souligner par quelles réductions dras-
tiques on aboutit à ce résultat ? Le théâtre grec est réduit à
la tragédie, la société est réduite au politique et la politique
réduite à la démocratie. Le mythe du théâtre comme lieu
du débat politique, cette idée que la tragédie est la façon
dont la cité athénienne se regardait et se remettait en cause,
est devenu le grand fantasme de nos démocraties modernes

1. Sur l’histoire de la réception de la Poétique, cf. chapitre II,


p. 66 sqq.
2. Certains ont même voulu y voir l’origine du théâtre indien.
Contre cette thèse à tout point de vue intenable, cf. Lyne Bansat-
Boudon, Le Théâtre de Kâlidâsa, Gallimard, 1996, Introduction,
p. 11-84.

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et de leurs théâtres subventionnés 1. Notons qu’Aristote est


indirectement responsable de ce dérapage. Indirectement,
car il ne parle jamais de la place du théâtre dans la société,
ni ne lui attribue aucune fonction politique ; c’est même
le point aveugle de son système. À la question : pourquoi
du théâtre ? il répond par un concept chez lui anthropolo-
giquement vide : la catharsis 2. Et c’est ce vide que sont
venus combler les historiens modernes du théâtre – que ne
satisfaisait pas la catharsis –, désireux de chercher une rai-
son sérieuse à la tragédie grecque, en lui inventant une
cause politique. Elle devenait le lieu de l’interrogation de
la cité sur elle-même et ses valeurs 3.
Enfin, Dionysos – dieu de la transe ou dieu de la margi-
nalité, selon les idéologies – apporte au théâtre sa caution
libertaire ou mystique. D’une façon générale, La Naissance
de la tragédie est utilisée comme un manuel d’histoire du
théâtre, et l’on se réfère à la dualité Apollon vs Dionysos
comme à une vérité quasi scientifique. Là encore, Aristote
n’est pas innocent. En créant le mythe historique de la
naissance de la tragédie – un art improvisé devenant écrit
– à partir de sa philosophie du développement des êtres 4,
même s’il ne parle jamais de Dionysos ni des Dionysies, il
installe l’idée que comprendre la tragédie grecque serait
retrouver l’origine à partir de quoi elle se serait développée.
Cette question de l’origine n’a pas fini de hanter les philo-
logues comme les philosophes qui travaillent sur la tragédie

1. Pour une critique radicale de ce point de vue, cf. Nicole Loraux,


La Voix endeuillée. Essai sur la tragédie grecque, Gallimard, 1999 (cité :
Loraux 1999).
2. Cf. p. 66 sqq.
3. Deux publications ont encore récemment illustré cet état de
choses : « Les tragiques grecs », Europe, nos 837-838, janvier-février
1999, et Jacqueline de Romilly raconte l’Orestie d’Eschyle, Bayard, 2006.
4. Poétique 1449a5. Nous citerons désormais la Poétique selon ce
principe : 49a5 = Poétique 1449a5.

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grecque. « Au regard de l’histoire littéraire, le problème


majeur qui se pose au sujet de la tragédie grecque reste,
aujourd’hui encore, celui de son apparition : de la concep-
tion de l’origine découle celle de la tragédie elle-même »,
écrit encore, en 2001, l’éditrice du livre de Willamowitz.
Avec pour conséquence la nostalgie permanente de ce
théâtre originel et perdu, qui serait l’essence même du
théâtre et dont la tragédie grecque serait le seul témoin.
La foi en cette Sainte-Trinité règne en despote et se
substitue à toute forme de connaissance historique ou phi-
lologique, résiste à toute conscience critique. Héritière de
la Grèce qui aurait tout inventé de la civilisation, et en
particulier le théâtre, l’Europe est fière de cette culture
dont elle fait don généreusement au reste du monde et
dont elle ne supporte pas de voir contester l’universalité.
Dionysos, Aristote et la démocratie fournissent de quoi
célébrer cet héritage, patrimoine de l’humanité. L’appro-
priation entêtée de cette triple erreur comme savoir partagé
permet à chacun d’entre nous d’être compétent sur les
théâtres antiques, bien commun de l’Occident, y compris
la tragédie romaine depuis qu’elle est redevenue à la mode.
Qu’on nous permette de citer une anecdote pour illustrer
cette aimable et hallucinante désinvolture à l’égard de l’his-
toire. Dans une interview où il cherchait des arguments
en faveur du renouvellement des spectacles d’Avignon, le
compositeur Jean Lambert-wild ne trouve rien de mieux à
dire que : « À Rome, jusqu’en 55 av. J.-C., le Sénat refusait
que le théâtre soit construit en dur : il devait être en bois
et éphémère, avec cette idée que l’immobilisme du théâtre
entraı̂nerait celui de la cité. Et réciproquement 1. » Présen-
ter le Sénat romain en champion de la réforme et de l’in-
novation est pour le moins cocasse, quand on sait que cette

1. Le Monde, 5 juillet 2005, p. 7.

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vénérable assemblée des Pères conscrits incarna toujours la


fidélité aux traditions et la crainte du changement. Encore
plus drôle est l’idée que les Romains aient établi la
moindre relation entre le théâtre et la vie politique. Un
musicien contemporain a le droit de tout ignorer de l’his-
toire romaine et de la vie théâtrale sur les bords du Tibre
il y a plus de 2 000 ans ; en revanche, ce qui est exaspérant
est l’usage incontrôlé que cet artiste fait d’une Antiquité
totalement méconnue de lui pour justifier n’importe quoi
aujourd’hui. Voici que le festival d’Avignon doit se trans-
former esthétiquement parce que la ville de Rome ne
construisait pas de théâtres permanents sous la République.

Avignon 2005 ou la nouvelle querelle des Bouffons

Avignon 2005 nous ramène à notre projet, et les débats,


voire les scandales, qui ont animé le festival montrent bien
qu’on doit aujourd’hui repenser le théâtre avec des rapports
plus sains à l’Antiquité. Encore faut-il s’en donner les
moyens et déblayer les fausses évidences, renoncer aux faux
problèmes, sortir des ornières aristotéliciennes qui nous
empêchent de penser autrement. Or, les arguments des uns
et des autres, en ce mois de juillet 2005, montrent qu’une
révolution intellectuelle reste à faire qui change les termes du
débat, afin qu’on sorte, par exemple, du conflit qui n’a pas
lieu d’être, entre théâtre à texte et théâtre du corps.
Pour tous, le festival de 2005 a marqué une rupture avec
la tradition fondée par Jean Vilar. La cour d’honneur n’a
pas accueilli comme spectacle emblématique la représenta-
tion d’un grand texte, ancien ou contemporain, œuvre d’un
grand auteur, réalisée par un grand metteur en scène, avec
si possible un grand acteur. Et la star invitée, Jan Fabre, est
à la fois un plasticien, un performeur, un chorégraphe et

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accessoirement un écrivain. Certains se sont indignés, ont


clamé que cette année il n’y avait pas de théâtre à Avignon.
« Faux », leur a-t-il été répondu, « il y a eu du théâtre, du
vrai », puisqu’il y a eu Olivier Py et ses Vainqueurs – et
Anéantis de Sarah Kane, dans une mise en scène de Thomas
Ostermeier, directeur du festival. Ensuite, on a pu voir
Hamlet, La Vie de Galilée et La Mort de Danton, pièces si
célèbres et anciennes qu’il n’est pas nécessaire d’en rappeler
les auteurs. Ce faisant, les défenseurs du festival donnaient
raison à leurs adversaires : les quatre spectacles de Jan Fabre
ou les deux chorégraphies de Mathilde Monnier n’étaient
pas du théâtre.
Qu’entend-on par théâtre ? La question fut posée sous
le titre « La querelle du théâtre ». Titre qui faisait écho à
la fameuse « querelle des Bouffons » qui consacra, au
milieu du XVIIIe siècle, la défaite d’Arlequin et la fin de ce
qu’on appellerait aujourd’hui le théâtre vivant : le temps
vint alors de la suprématie de l’auteur sur l’acteur, du texte
sur le spectacle. Juste retour de l’histoire, cette nouvelle
querelle des Bouffons allait-elle consacrer la fin du théâtre
à texte, et la revanche des acteurs ? En fait, le débat tourna
autour de la défense du théâtre à texte, qui serait seul du
vrai théâtre, et du mélange des arts qui évacue ou margina-
lise volontiers le texte.
Se dressant en champion du (vrai) théâtre, Olivier Py,
lui aussi invité du festival, confesse de façon cohérente un
credo aristotélicien qui réunit sous une même nécessité
récit, pensée et poème 1 : « Pour moi, dit-il, il n’y a pas de
théâtre sans récit, car il ne peut pas y avoir pensée s’il n’y
a pas fable. L’idée que l’on pourrait séparer le poème du
théâtre, c’est la mort du théâtre et la fin de la civilisation

1. Le Monde, 5 juillet 2005.

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IL N’EST PAS SI FACILE D’ÊTRE NON-ARISTOTÉLICIEN

occidentale. Je continue à penser que le théâtre se fait à


partir d’un poème ; sinon, c’est du cirque. »
Tout y est : le récit est ce qui donne le sens du spectacle,
parce qu’il permet de penser des actions constituées et orga-
nisées par ce récit, lui-même créé par le poète. Sinon, c’est le
cirque. Ce terme de cirque désigne ici, de façon polémique,
un art mineur où le spectacle consiste en une succession de
numéros d’artistes sans le lien, fût-il ténu, d’un récit linéaire
et littéraire reliant les numéros entre eux.
Cette déclaration d’Olivier Py, auteur dramatique, met-
teur en scène et accessoirement acteur, a ceci de frappant
qu’elle définit le théâtre de façon strictement littéraire.
Comme chez Aristote, le reste – jeu, spectacle, masque,
etc. – vient après le « poème ». Le terme de poème est lui-
même intéressant, car il n’indique pas un texte en vers, mais
une écriture littéraire dont le statut esthétique s’autorise de
la Poétique d’Aristote. On appréciera l’envolée apocalyp-
tique et ethnocentrique : le théâtre, c’est l’Occident ; la
mort du théâtre littéraire, c’est la mort de l’Occident.

Nietzsche contre Aristote ?

Face à l’aristotélicien Olivier Py, le nietzschéen Jan Fabre.


À première vue, il semble appartenir à l’autre camp. Il fut
l’un des invités les plus contestés d’Avignon 2005. Mais il
n’a pas recours à un discours nouveau pour défendre ses
spectacles et patauge comme les autres dans l’idéologie des
origines grecques. Parlant de lui-même, il dit : « Mon théâtre
retourne aux origines de la tragédie qui est née des rites dio-
nysiens. L’ivresse rencontre la raison et la loi 1. » Qui est ivre

1. Interview de Jan Fabre dans Corpus Jan Fabre, L’Arche, 2005,


p. 224.

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ici ? L’acteur ? le poète ? le spectateur ? Dernier avatar en


date de la vulgate nietzschéenne qui confond le Dionysos
du vin et celui de l’illusion. Avec, évidemment, Apollon du
côté de la raison et de la loi. Et pour faire plus grec, Jan
Fabre saupoudre le tout d’un peu de catharsis aristotéli-
cienne : « Le fonctionnement de la catharsis est un principe
important pour moi », sans savoir que cette notion floue
n’a de sens que dans la théorie aristotélicienne et ne
concerne nullement le culte de Dionysos. Il explique
ensuite qu’il cherche à purifier l’âme du spectateur en le
confrontant à la souffrance, et persiste en disant que son
théâtre est « une extension de la tragédie » et un « rituel
purificateur ».
En croyant se référer aux origines dionysiaques du
théâtre et rompre avec un théâtre littéraire, Jan Fabre s’en-
ferme, en fait, dans une idéologie néoaristotélicienne qui
le coupe de tout ce théâtre rituel qu’il prétend promouvoir
par un « retour » aux origines. En effet, au lieu de placer
le rituel avant le texte et d’en faire un système codifié, il
part du texte et le joue de façon mimétique à partir de son
interprétation de la pièce. Il invente, en effet, ce qu’il croit
être du rituel, comme si un rituel s’inventait en dehors du
groupe qui le célèbre. Jan Fabre donne l’exemple de sa
mise en scène du Prométhée enchaı̂né : « J’ai donc présenté
un Prométhée (interprété par six hommes) balbutiant ses
chants comme si chaque mot était une blessure. » Le
« comme si » est éloquent : la diction des acteurs illustre la
blessure de Prométhée dont le foie est rongé par un oiseau.
« La parole saccadée, haletante, sous une pression extrême,
ressemblait aux contractions d’un accouchement. » Le lec-
teur aura compris, mais sans doute pas le spectateur, que
Prométhée « accouche » de l’humanité. Nous sommes loin
d’un théâtre rituel et en pleine mimèsis. Il s’agit de la bonne
vieille interprétation symbolique de l’histoire de Prométhée,

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IL N’EST PAS SI FACILE D’ÊTRE NON-ARISTOTÉLICIEN

père de l’humanité. Théâtre des origines pour une histoire


de l’origine des hommes !
Jan Fabre semble croire – pourquoi ? Idéologie de l’ar-
chaı̈que, d’un corps premier par rapport à l’esprit ? –
qu’une parole rituelle serait une parole matérielle, à la
limite de l’incompréhensible. C’est cette matérialité que
cherche sa mise en scène afin de retrouver un théâtre
rituel : « Ainsi, la parole était transformée en acte corpo-
rel. » Confond-il rituel et magie ? Rituel et surgissement
du corps ? Il reprend une vieille vision primitiviste, faite
de hurlements, de nudités et de sorcellerie. Et conclut en
(ab)usant de la vulgate derridéenne : « Parfois, j’ai l’impres-
sion d’être, à ma manière, un ancien guérisseur grec... Le
mot grec pharmakon signifie à la fois médicament et poi-
son... Pour les acteurs, les danseurs et le public, mon
théâtre est une esthétique de l’empoisonnement qui peut
éventuellement guérir. » Comme si, en ponctuant son pro-
pos d’un peu de grec, il retrouvait le « théâtre grec
originel ».
Le nietzschéen Jan Fabre, fasciné par l’illusion des ori-
gines, est tout aussi pris dans le piège aristotélicien
qu’Olivier Py.

L’aristotélisme appartient à la modernité

Mais n’accusons ni Aristote ni Nietzsche qui, dans la


Poétique ou La Naissance de la tragédie, reconstruisaient
bien évidemment des origines mythiques – ou virtuelles,
comme on voudra – dont aucune ne prétendait à la réalité
historique. C’est nous qui, depuis plus d’un siècle, tenons
abusivement à donner une référence réaliste à tout « grand
récit ». Avec pour conséquences pratiques des metteurs en
scène qui cherchent vainement à renouer avec ce qui n’a

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jamais existé 1 : le théâtre des origines, dont le théâtre occi-


dental contemporain serait l’aboutissement après une
longue histoire ininterrompue. N’accusons pas non plus
les professionnels du spectacle, car ce sont les théoriciens
du théâtre qui, depuis le XIXe siècle, se sont rendus cou-
pables d’une véritable mystification en édifiant à partir de
la Poétique d’Aristote, regonflée et musclée au miracle grec,
une doctrine universaliste et littéraire du théâtre des ori-
gines et des origines du théâtre.
C’est ce complexe idéologique que nous voulons
déconstruire en nous attaquant à la Poétique d’Aristote et
à la clef de voûte du dispositif : le muthos. Ce qui suppose
de voir aussi comment celui-ci est ancré au cœur de la
réflexion théâtrale moderne, pourquoi il est impossible
d’en contester le statut central sans saper toutes les
formes d’esthétique théâtrale contemporaines, au-delà des
contradictions qui les opposent. Parallèlement, il nous fau-
dra comprendre comment et pourquoi la théorie d’Aristote
est inadéquate au théâtre grec, au théâtre romain et aux
théâtres traditionnels. Quelle rupture fut consommée par
Aristote avec la culture théâtrale qui l’entourait et qui a
mis le muthos au cœur de son dispositif imaginaire ? Pour-
quoi lui, qui prétendait écrire sur la tragédie grecque, en
a-t-il ignoré superbement le fonctionnement pratique, à
commencer par le chœur dont il fait un personnage
comme un autre ? Par ailleurs, quelle connivence secrète
lie, par-delà les siècles, nos contemporains à l’aristotélisme,
de telle sorte que – même quand ils se débarrassent de la
mimèsis, de la catharsis, et même quand ils renoncent à
la suprématie du texte – ils restent sous l’empire du

1. Patricia Legangneux, Les Tragédies grecques sur la scène moderne.


Une utopie théâtrale, Lille, Presses universitaires du Septentrion, coll.
« Perspectives », 2004 (cité : Legangneux 2004).

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IL N’EST PAS SI FACILE D’ÊTRE NON-ARISTOTÉLICIEN

muthos ? Où s’enracine cette croyance indéfectible dans la


« fable » ?
Finalement, le panaristotélisme contemporain apparaı̂-
tra comme un phénomène récent et non pas comme le
résultat d’une longue tradition ininterrompue ancrée dans
le théâtre athénien. Bien au contraire, l’aristotélisme
semble avoir progressivement colonisé les théâtres euro-
péens au fur et à mesure qu’ils cessaient d’être des pra-
tiques ritualisées et codifiées, même s’il ne s’agissait plus
que de rituels sociaux. C’est pourquoi, comme on le verra,
l’actualité de l’aristotélisme est liée à l’invention de la mise
en scène et à la modernité. C’est pourquoi il n’est pas si
facile d’être non aristotélicien.
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LA TRAGÉDIE HORS-CONCOURS

Donc, lisons le texte d’Aristote, à notre tour. Lisons-


le en grec, faute de quoi nous ne ferions que commenter
l’interprétation d’un traducteur ou d’un autre, d’autant que
le français nous tend de multiples pièges, ne serait-ce
qu’avec les diverses traductions possibles du fameux terme
grec de mimèsis. La meilleure traduction de mimèsis, chez
Aristote, est sans doute celle de « représentation », proposée
par Jean Lallot et Roselyne Dupont-Roc 1, mais elle n’est
pas sans ambiguı̈té quand il s’agit de théâtre. Mais éton-
nons-nous d’abord de l’existence même de la Poétique et
reconnaissons que ce texte est un objet étrange, pour ainsi
dire « non identifié ». En effet, de la Poétique, devenue le
texte mythique du théâtre occidental, que sait-on ? Quelle
était sa destination première ?
Une simple remarque philologique prouve, à l’évidence,
qu’il ne s’agit pas d’un traité technique destiné aux gens

1. Aristote, La Poétique, Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot


(texte, traduction et notes), Le Seuil, 1980, Introduction, p. 11-12
(cité : RDR-JL). Cette édition reste de loin la meilleure, aussi bien
pour la méthode de traduction que pour l’érudition philologique ou
l’intelligence linguistique des notes. Quand Bertolt Brecht traduit
d’abord mimèsis par Anahmung (représentation), puis par Abbildung
(reproduction), ce changement traduit son évolution politique vers
le réalisme socialiste, cf. chapitre II, p. 159-161.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

de théâtre, poètes ou acteurs : Aristote, en effet, ne reprend


pas le lexique généralement utilisé par ses prédécesseurs ou
ses contemporains pour parler du théâtre, mais crée son
propre vocabulaire et ses propres catégories – comme les
termes drama ou muthos, ou encore l’adjectif dramatikon.
La Poétique rassemble, en fait, des propositions théoriques,
notées (?) par Aristote, sans doute à l’usage des étudiants
du Lycée ; c’est un texte resté inachevé avec des reprises,
des contradictions et des ajouts. Son projet était sans doute
philosophique et visait à définir de façon normative l’es-
sence du « poème tragique » – notion aristotélicienne –, et
s’il y est fait quelques références aux réalités du théâtre
athénien, c’est de façon allusive et sans qu’elles soient inté-
grées au système élaboré pour définir l’acte de production
d’un texte de tragédie, appelé poièsis 1. Cette définition nor-
mative semble avoir eu pour fonction non pas de stimuler
l’activité poétique ou théâtrale de son temps, mais d’opérer
une classification des œuvres du passé.

Aristote lecteur

La tragédie : un concours musical


On ne saurait trop insister sur la distance séparant la
Poétique – qui est une théorie du texte tragique – et la réa-
lité historique du théâtre à Athènes. Une tragédie, ou une
comédie, s’insérait toujours dans un concours « musical »
opposant trois poètes-compositeurs 2 qui se dénommaient
1. Sur le statut anthropologique de la philosophie « théorétique »
d’Aristote, cf. Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Gal-
limard, coll. « Folio, essais », 1995, p. 123-144. Sur ce terme de poiè-
sis, cf. Ford 2002, 2e partie, « The Invention of Poetry », p. 91-158.
2. L’excellente et récente synthèse de l’historien et archéologue
Jean-Charles Moretti, Théâtre et Société dans la Grèce antique (Livre
de Poche, coll. « Références », 2001), fait le ménage dans les spécula-

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LA TRAGÉDIE HORS-CONCOURS

eux-mêmes « chanteurs » (aoidoi) 1. Ce que nous appelons


le théâtre était une parmi d’autres de ces performances
musicales – souvent des chœurs – offertes aux dieux lors
de grandes cérémonies cultuelles. L’adjectif « musical »
(mousikos) désigne indifféremment ce que nous appelons
chant, poésie ou théâtre. C’est pourquoi il convient de
parler de concours musicaux et non dramatiques, car cet
adjectif est une innovation aristotélicienne, alors que le
terme mousikos est absent de la Poétique
Par conséquent, comme dans bien des cultures où la poé-
sie est une pratique collective et ritualisée, célébrée dans des
fêtes auxquelles chacun participe, les performances théâ-
trales sont insérées dans le cadre des Grandes Dionysies 2.
Ces fêtes mobilisent toute la cité durant au moins six ou sept
jours. Le cérémonial de chaque journée est minutieusement
réglé, permettant à la cité d’Athènes d’étaler sa richesse, sa
puissance, sa culture musicale devant les étrangers, et d’exal-
ter la gloire des citoyens les meilleurs.
Il n’est pas possible d’isoler les tragédies de tout ce
contexte liturgique et épidictique, en ne regardant que leur
matériau verbal et en les interprétant comme des textes.
Car cela revient à les couper de cet événement qui leur
donne sens en conjoignant plaisirs musicaux et glorifica-
tion de la cité. Conjonction qui est le cœur problématique
de la tragédie 3. La date de la fête coı̈ncide avec le début de
la période de navigation, afin que les étrangers, les Grecs

tions de tous genres sur le mythe contemporain du théâtre grec, et


expose minutieusement les circonstances et les pratiques des divers
spectacles « musicaux » à Athènes et en Grèce du VIe siècle av. J.-C.
au IVe siècle ap. J.-C. (cité : Moretti 2001).
1. Ford 2002, p. 137-139.
2. Moretti 2001, p. 82-88. Elles comportent vingt dithyrambes et
dix-sept pièces, tragédies, comédies ou drames satyriques, durant cinq
jours.
3. Cf. « Le paradoxe de Princeton », p. 294 sqq.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

des autres cités, puissent assister aux spectacles. Ainsi, au


Ve siècle, devant les spectateurs assemblés sur les gradins
du théâtre et avant le début des concours, la cité étalait le
tribut rapporté par la ligue de Délos, puis faisait défiler les
enfants des soldats morts à la guerre, qui recevaient un
armement complet aux frais de l’État, et enfin l’on procla-
mait les honneurs accordés aux bienfaiteurs d’Athènes.
Mais il serait trop long d’énumérer les multiples rituels,
processions, sacrifices des différents groupes sociaux inter-
venant avant et pendant les Grandes Dionysies ; il suffit
de se souvenir que tous ensemble ils constituent le
contexte des performances tragiques à Athènes.
Or, chaque texte de théâtre est rédigé uniquement pour
cet événement de l’année, c’est-à-dire en vue d’une seule
représentation et un seul concours 1. Le seul but du poète
comme de l’acteur principal est d’obtenir le prix, c’est-à-
dire le prestige qu’il confère. Le poète déclaré vainqueur
par le jury, après une procédure complexe et démocratique
visant à déjouer toutes les fraudes possibles, sera proclamé
par le héraut et couronné de lierre au milieu du théâtre.
Pour obtenir la victoire, il faut non pas appliquer des
règles de composition d’un texte, mais savoir sentir le
moment (kairos) 2 et coı̈ncider le plus parfaitement pos-
sible avec lui. Cette notion de kairos, très difficile à tra-
duire, définit le contexte rituel, historique, politique,
l’air du temps cette année-là, c’est l’occasion, la situation
particulière, les « contraintes du moment ». S’y adapter
permet de réaliser la plus belle des œuvres car elle « con-
vient », elle est « à propos », prepon. Le kairos et le prepon

1. Moretti 2001, p. 46 et Peter Wilson, The Athenian Institution


of the Khoregia. The Chorus, the City and the Stage, Cambridge Univer-
sity Press, 2000, p. 22-23 (cité : Wilson 2000).
2. Ford 2002, p. 16-17.

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LA TRAGÉDIE HORS-CONCOURS

sont les deux seules catégories critiques dans le cadre des


concours 1.
Par conséquent, la beauté d’une œuvre n’est pas objecti-
vable indépendamment de la valeur morale du poète,
du jugement du public ou des circonstances de la perfor-
mance ; elle est jugée en fonction de sa valeur sociale, ici
et maintenant. Tels sont les critères des jurés aux Grandes
Dionysies. La proclamation publique du vainqueur est
aussi la célébration des valeurs communes au groupe qui
organise et offre la fête. Le consensus démocratique est
l’occasion de réaffirmer la concorde entre les citoyens.
Le chorège, c’est-à-dire le « producteur du spectacle
musical » désigné par la cité et qui finance lui-même le
spectacle, reçoit lui aussi un prix en même temps que le
poète. Tel poète de tragédie, de comédie, de dithyrambe,
tel chorège, aura été le meilleur ce jour-là, comme un cou-
reur arrive premier un jour, mais sera battu un autre, car
c’est bien l’homme, auteur ou producteur de l’événement,
qui est évalué et non le produit ou le texte en soi.
C’est pourquoi la décision du jury porte sur toute la
cérémonie – autrement dit, sur la performance rituelle et
non sur le texte seul. Elle prend en compte le respect des
règles religieuses aussi bien que les émotions du public au
cours de la représentation, la musique, les chants et l’art
des acteurs. À tel point qu’après le concours le peuple se
réunit au sanctuaire de Dionysos pour écouter le cas
échéant les plaintes des citoyens contre certains partici-
pants. Les accusés peuvent être déclarés coupables de
« faute contre la fête » 2.

1. On se souvient de la révolte des Athéniens, « Qu’y a-t-il là pour


Dionysos ? » (Plutarque, Propos de table, I, 1, 5). Cf. le commentaire
de Jean-Pierre Vernant dans Mythe et Tragédie, 2, 1986, p. 17-18.
2. Moretti 2001, p. 88.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Or, Aristote, bien loin de ces réalités historiques, définit


la beauté d’une tragédie par des critères objectifs et esthé-
tiques – indépendants du contexte social et religieux,
comme du jugement du public ou de la personnalité du
poète. Il ne fait pas d’une pièce de théâtre un événement
au sein d’un concours, mais un texte objectivable. C’est
ainsi qu’il voit dans Œdipe roi la plus belle des tragédies,
car son texte est le plus conforme aux règles qu’il a lui-
même édictées ; or, Sophocle n’a pas obtenu la victoire
cette année-là 1.
En objectivant le théâtre, en l’arrachant au temps de
l’événement, Aristote lui ôte son statut d’institution athé-
nienne, qui, comme toute institution de la cité, s’inscrit
dans le temps répétitif (aei) d’une société humaine 2.
Chaque tragédie est un maillon dans la chaı̂ne musicale
qui la lie au passé d’Athènes et à l’avenir de la cité en
assurant la permanence de ses institutions et la reproduc-
tion sociale de ses citoyens. En étant spectateurs, choristes,
aèdes, compositeurs de musique, juges, jurés, le peuple
athénien tout entier est mis à contribution. Les concours
musicaux mobilisent, au moment des fêtes et tout au cours
de l’année, un grand nombre de citoyens et de leurs
enfants. Au Ve siècle, tous genres confondus, les spectacles
musicaux demandaient 1 165 choreutes, 24 acteurs et 28
aulètes. Objectiver le théâtre, le soumettre à un art poé-
tique, substituer un texte à l’événement, c’était lui retirer
sa raison d’être.
C’est pourquoi l’Art poétique d’Aristote, bien loin
d’être un traité de composition théâtrale pour les poètes,
est une machine de guerre dirigée contre l’institution
théâtrale.

1. Ford 2002, p. 286-287.


2. Loraux 1999, p. 48.

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LA TRAGÉDIE HORS-CONCOURS

À quoi servirait-il, en effet, de rédiger un manuel à l’usage


des « poètes » ? Le théâtre est à Athènes un art vivant, une
pratique populaire. Cet art, trop subtil pour relever d’une
théorie poétique, est connu de tous les Athéniens et discuté
par tous. La valeur d’un poète n’est pas mesurable, elle se
révèle dans l’événement, lors de ces joutes poétiques que
sont les concours des Grandes Dionysies 1. C’est le peuple
qui décerne la victoire. Chacun des dix juges, tirés au sort
dans chacune des dix tribus, a été au moins une fois cho-
riste dans un concours musical.
À quoi servirait, en effet, un savoir fixé en dehors des
théâtres par de doctes professeurs ? C’est au théâtre que
les Athéniens jugent le théâtre, en discutent les règles et les
valeurs, de façon pratique et non théorique, sans l’écart
qu’imposerait une métalangue. On le voit dans Les Gre-
nouilles d’Aristophane, comédie entièrement consacrée à
l’art de la tragédie, qui sert de cadre à une joute musicale
entre Eschyle et Euripide, chacun accompagné de sa Muse.
La critique de la tragédie est elle-même un spectacle que
crée le décalage métathéâtral. En effet, intégrées à une
comédie, les séquences tragiques sont toujours « non conve-
nables » au premier degré, mais la métathéâtralité étant
constitutive de la comédie ancienne, elles « conviennent »
comme citations.
Aristote n’innove pas, et les Athéniens se moquaient,
bien avant la Poétique, des sophistes qui tiennent un dis-
cours extérieur sur le théâtre et la poésie. Dans Les Nuées
et Les Grenouilles, Aristophane montre ces experts de la
langue prétendant à une critique technique et objective,
mesurant les vers et les mètres, et décrétant des lois esthé-
tiques ; ils sont deux fois coupables, d’abord de négliger la
valeur morale et sociale d’une œuvre, ensuite de flatter le

1. Ford 2002, p. 272-287.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

goût du peuple pour la sophistication musicale et l’orne-


ment. Le personnage de Socrate dans Les Nuées préfigure
l’Aristote de la Poétique qui dut fuir Athènes pour échap-
per à une condamnation.

Un regard étranger
Si Aristote peut aussi bien objectiver le théâtre et le
réduire à un texte, c’est qu’il n’était pas athénien 1 et
n’avait donc jamais célébré les Grandes Dionysies ;
il n’avait jamais chanté dans les chœurs, jamais été juré,
jamais appartenu à ce public athénien qui était initié
depuis l’enfance au code musical, en célébrant chaque
année ce rituel de la cité d’Athènes, singulier et identitaire.
Si Aristote a assisté à des tragédies, ce fut en simple specta-
teur, en étranger, en invité profane, ne saisissant pas l’enjeu
de la performance, s’accrochant à l’« histoire » et gêné par
le chœur dont il ne comprenait pas ce qu’il venait faire
dans le récit représenté. Sa perception du théâtre servira de
paradigme pour tous ceux qui ont, pendant des siècles
après lui, lu des tragédies grecques, tous ceux qui, victimes
de l’éloignement, ont voulu qu’elles soient lisibles.
En effet, ce statut d’étranger lui imposait une extériorité
qu’il négocia sur le mode de la lecture. Platon l’avait sur-
nommé « le Lecteur », et, de fait, les tragédies qu’il cite
dans la Poétique datent du siècle précédent, il ne peut que
les avoir lues 2. Ce qui lui était facile puisqu’il fut le fonda-
teur de la première bibliothèque sur le modèle de laquelle
1. Françoise Frazier, « La tradition créatrice du théâtre antique »,
Cahiers du GITA, no 11, 1998 (vol. 1 : En Grèce ancienne, p. 123 sqq.) ;
Wiles 1999, p. 87.
2. Il a pu, certes, assister à des « récitals » de tragédie, en dehors
des concours, mais qui se limitaient aux chœurs ou à des extraits
musicaux qui étaient chantés par des professionnels. Sur les concours
de tragédies anciennes à partir de 341, cf. Moretti 2001, p. 87 et
p. 98-99. Aristote, né en 384 en Macédoine, arrive à Athènes à 18 ans

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LA TRAGÉDIE HORS-CONCOURS

Démétrios de Phalère créerait ensuite la bibliothèque


d’Alexandrie 1. Cette posture de lecteur lui fait penser les
pratiques poétiques comme des pratiques intellectuelles, au
même titre qu’il ne connaı̂t qu’un usage logique de la
langue. C’est pourquoi il présente la tragédie comme un
discours clos, cohérent et structuré à partir d’un récit, le
muthos, qui en serait le noyau, lui-même organisé de façon
nécessaire 2. Platon, au contraire, athénien de naissance et
d’éducation, percevait, lui, la tragédie comme un rituel
célébré près d’un autel, organisé autour d’un chœur et
dont le ressort était cette « parole endeuillée », ce chant
poignant qui ravageait les cœurs athéniens faisant de la
tragédie un spectacle et non un texte, et un spectacle
d’abord musical 3. Même si Aristote place le pathos comme
effet ultime de la tragédie, celui-ci est créé par le muthos
et non par la musique, les mètres ni le spectacle.
Aristote, lecteur étranger de la tragédie athénienne,
ignorant le théâtre vivant d’une cité où il n’a pas été élevé,
est la figure prémonitoire de ces professeurs de littérature
qui lisent comme des textes la transcription écrite de ce
qu’ils appellent « épopées africaines » ou « théâtres
indiens » 4. Pour interpréter ces épaves transcrites et impri-
mées, souvent traduites, de pratiques culturelles complexes

et est l’élève de Platon jusqu’en 348. Laid et mauvais orateur, précep-


teur d’Alexandre de 342 à 335, il enseigne à Athènes à partir de 335
et meurt en 322 après la mort d’Alexandre, exilé par les « amis de la
liberté ». Il fut le mal-aimé des Athéniens.
1. Jean Sirinelli, « Alexandrie royaume du livre », in Christian
Jacob (éd.), Des Alexandries I. Du livre au texte, Bibliothèque nationale
de France, 2001, p. 43-49.
2. 50a5.
3. Cf. chapitre III, p. 266 sqq.
4. Michel Beaujour, « Ils ne savent pas ce qu’ils font. L’ethnopoé-
tique et la méconnaissance des “arts poétiques” des sociétés sans écri-
ture », L’Homme, 1989, vol. 29, nos 111-112, p. 208-221.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

qui ne peuvent que leur échapper, ils élaborent des proto-


coles d’analyse visant à retrouver la poétique du texte, en
utilisant des catégories prétendument universelles comme
le théâtre, le conte, le roman ou l’épopée. Ils ne doutent
pas de pouvoir ainsi trouver la cohérence du texte et sa
signification, cela simplement à partir des mots transcrits
dans un livre, donc hors de tout contexte énonciatif – et,
dans le meilleur des cas, grâce à une bonne connaissance
de la langue du texte et de la civilisation à laquelle ce texte
ferait directement référence.
Aristote achève donc le mouvement initié à Athènes par
les sophistes, consistant à ne plus envisager les perfor-
mances poétiques à partir de leur fonction sociale et cultu-
relle, mais à les classer en genres à partir de critères formels
ou thématiques. Il s’agit d’une révolution conceptuelle,
d’un changement de paradigme. « “Song” had become “poe-
try” and poetry was a social art of using language, the para-
digmatic example of what we have called since the eighteenth
century “literature” 1. » En passant ainsi de la musique à la
poésie, il avait à inventer ce que pouvait être la poésie
tragique indépendamment du rituel des Dionysies et des
concours.
Ce regard étranger que lui imposait sa position à
Athènes explique sa volonté générale d’objectiver son dis-
cours, en s’effaçant lui-même comme sujet. Ses traités
philosophiques présentent le savoir comme un absolu.
Un savoir donc « réaliste » et défini par rapport à son
objet référentiel, un savoir autonome, exportable,
thésaurisable.

1. Ford 2002, p. 21-22 : « Le chant est devenu poésie, et la poésie


était un art social de l’utilisation de la parole, l’exemple paradigmatique
de ce que nous avons appelé littérature depuis le XVIIIe siècle. »

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LA TRAGÉDIE HORS-CONCOURS

Du chant à la poésie, du spectacle à la lecture,


de l’événement au texte-objet : un triple changement
de paradigme
La Poétique est donc une tentative d’analyse textuelle de la
tragédie athénienne qui élabore un système de production/
réception sur le modèle écriture/lecture permettant de
rendre compte de la totalité du texte de façon autonome – en
ignorant la musique – sans faire appel aux contraintes de la
performance : les règles des concours et la souveraineté du
kairos. Aristote exclut de son champ théorique la dimension
sociale, religieuse et culturelle du théâtre grec, c’est-à-dire
pragmatique, en se débarrassant des concours, seul cadre
possible historiquement pour une performance tragique,
ainsi que des acteurs et choristes, dont le rôle premier consis-
tait à célébrer le rituel des Grandes Dionysies. Il affirme au
contraire : « La tragédie réalise sa finalité sans concours et
sans acteur 1. »
Il exclut du même coup les autres composantes esthé-
tiques : la musique instrumentale, les chants et la chorégra-
phie. La tragédie est réduite à un poème silencieux (même
pas un chant), et ce poème va relever d’une poétique qui
ne prend en compte ni le contexte énonciatif (le concours
musical, qui n’est plus la finalité de l’œuvre), ni les énon-
ciateurs réels (c’est-à-dire les acteurs qui disparaissent der-
rière les personnages). Aristote précise, par exemple, en ce
qui concerne la durée d’une tragédie : « Fixer la longueur
[de l’histoire] en fonction des concours et de la perception
ne relève pas de l’art [poétique] ; car s’il fallait jouer cent
tragédies, on les jouerait contre la clepsydre, comme on
dit 2. »

1. Cf. 50b18-19. Cf. aussi 51a6, 51b37, 53a27 et 56a18.


2. Cf. 51a6-9.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Le temps de la représentation imposé dans les concours


et mesuré par la clepsydre (horloge à eau) ne définit pas,
chez Aristote, la longueur d’une pièce. Le seul critère de
cette longueur est poétique : elle est déterminée par la
cohérence et l’harmonie interne du texte en fonction de
la nature même du récit et des événements qui le consti-
tuent. Donc le temps spectaculaire est remplacé par le
temps de la narration. Tout poète qui adapte l’histoire
(muthos) à la durée de la représentation imposée par le
concours déforme le récit et fait une mauvaise pièce. « En
effet, comme ils composent [poiountes] des pièces de
concours ils étirent souvent l’histoire [muthon] au mépris
de sa capacité et ainsi sont forcés de distordre la suite des
faits 1. »
Le récit (muthos) est introduit et substitué à la perfor-
mance réelle comme objet d’évaluation. Aristote retire
ainsi au public et au jury qui représente la cité 2 la capacité
d’évaluer une pièce à partir de la réalité vécue des
concours. Sur ce point, il est en rupture avec toute la tradi-
tion grecque qui l’a précédé, qui voulait que la valeur d’une
performance tı̂nt à son adéquation au contexte énonciatif,
défini socialement et culturellement, et donc à son effica-
cité comme événement réel. Rupture fondamentale, car,
ainsi, au théâtre-événement Aristote substitue un théâtre-
texte. La tragédie n’est pas évaluée comme performance et
selon son adéquation au moment, mais selon sa conformité
à une essence.
Même quand la performance théâtrale est présentée,
exceptionnellement, dans la Poétique comme un succès ou
un échec, ce succès ou cet échec ne signifient pas l’adéqua-
tion ou l’inadéquation de la tragédie au rituel des

1. Cf. 51b37-39. Sur ce passage, cf. RDR-JL, note 5, p. 227-228.


2. Moretti 2001, p. 87-88.

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LA TRAGÉDIE HORS-CONCOURS

Dionysies. Ladite performance va lui servir seulement à


différencier la tragédie de l’épopée et intervenir comme
confirmation. Elle sert à révéler la qualité « tragique »
d’une tragédie, c’est-à-dire son adéquation à son essence,
et non au contexte : les « vraies » tragédies – c’est-à-dire,
en termes aristotéliciens, les tragédies tragiques – sont
celles qui finissent mal et dont le muthos se distingue d’un
muthos épique par sa fin malheureuse 1 :
« Car à la scène et dans les concours ce sont les tragédies de
ce genre [qui ont une fin malheureuse] qui lorsqu’elles réussis-
sent sont les plus tragiques [tragikôtatai], et Euripide, s’il laisse
à désirer pour l’organisation d’ensemble de l’œuvre, se révèle
néanmoins le plus tragique [tragikôtatos] des poètes 2. »
Ainsi, la performance théâtrale indique, accessoirement,
qu’une pièce est plus ou moins adéquate à son genre, « la
tragédie », et non à l’événement rituel, la célébration de
Dionysos
Une seconde fois, dans son exposé, Aristote utilise de la
même façon l’épreuve de la scène quand il cherche à défi-
nir la tragédie par la dimension de son muthos ; il doit être
limité à un seul épisode d’un grand récit mythologique, ce
qui distingue la tragédie de l’épopée qui traite le récit en
entier.
« La preuve, c’est que tous les poètes qui veulent traiter la
“prise de Troie” tout entière, au lieu de la traiter par parties
comme Euripide, ou la légende de Niobé tout entière, au lieu
de faire comme Eschyle, échouent ou font mauvaise figure
dans les concours, et d’ailleurs ce fut la seule cause de l’échec
d’Agathon. Au contraire, avec les coups de théâtre et les
actions simples, les auteurs cherchent à atteindre leur but par
l’effet de surprise, car c’est cela qui est tragique 3. »

1. 59b10 : « Les seules parties qui distinguent l’épopée de la tragé-


die sont les chants [melopoia] et le spectacle [opsis]. »
2. Cf. 53a27-30.
3. Cf. 56a15-21.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Il ne s’agit donc pas pour Aristote d’adapter le texte à


la situation d’énonciation, mais inversement d’utiliser les
concours passés pour prouver une qualité intrinsèque du
muthos tragique par opposition au muthos épique, à l’inté-
rieur d’une pensée par genre, spécifique du projet de la
Poétique. Ce qui est tragique n’est pas ce qui convient aux
concours ; les concours ont seulement révélé, à l’occasion
et de façon contingente, le tragique des textes de tragédie,
un tragique que la théorie définit de façon logique et
nécessaire. Les concours ne sont pas présents ici comme
cadre énonciatif rituel, mais servent à Aristote pour intro-
duire une des six causes de la tragédie, le mode (hôs), qu’il
appelle spectacle (opsis) 1. Et il répétera de façon très ferme
que l’opsis ne relève pas de la Poétique, ce qui veut bien
dire que le poète tragique n’écrit pas en vue de faire un
spectacle, il n’intègre pas l’opsis à son écriture. Celui-ci
vient par surcroı̂t, mais sans nécessité 2.
Aux contraintes spectaculaires des Grandes Dionysies
qui prévalaient, de fait, dans le théâtre vivant, Aristote sub-
stitue donc des contraintes textuelles dont nous verrons
qu’elles sont narratives et formulées à partir du muthos.
Cette promotion du muthos est inséparable du changement
de paradigme « song to poetry » analysé par Andrew Ford,
changement qui se décline sous de nombreux autres cli-
vages : « événement vs monument », « performance vs
texte », ou (spécialement au théâtre, comme on va le voir)
« raison spectaculaire vs raison narrative ». L’élimination
systématique de tout ce qui enracinait la tragédie dans la
cité et dans une pratique rituelle, tout ce qui faisait d’une
tragédie athénienne un événement, contraignait Aristote à
inventer des règles de production de la tragédie comme

1. 50a13.
2. 61b26-62a3.

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LA TRAGÉDIE HORS-CONCOURS

texte autonome, c’est-à-dire une poétique. Ainsi, son but


(telos), sa cause finale 1 n’est pas une pratique extratextuelle,
le rituel théâtral, mais intratextuelle : c’est le récit, ou
muthos.

La souveraineté du muthos 2 : la tragédie n’a


pas besoin d’être représentée pour être
une représentation

Définition aristotélicienne du muthos par rapport


à une praxis
Muthos est un de ces termes empruntés au langage cou-
rant qu’Aristote érige en catégorie analytique. Nous avons
jusqu’ici parlé de « récit » ou de « narration » ou encore
d’« histoire », comme si ces mots équivalaient toujours au
terme grec muthos. Pour affiner l’analyse, il convient
désormais de ne plus traduire muthos, faute de quoi nous
perdrions à la fois la valeur grecque du mot en général et
le contenu conceptuel particulier que lui attribue Aristote
dans son système de la Poétique. D’autant que le terme
grec muthos est aujourd’hui le plus souvent caché par le
moderne « mythe » (l’anglais myth, l’allemand Mythus ou
même le latin mythus) et déformé par les multiples

1. David Ross, Aristote, Gordon and Breach, 1971 (trad. française ;


cité : Ross 1971), p. 104. « La cause finale dans l’art est ainsi, au sens
strict, une certaine structure à laquelle un artiste s’efforce de faire
prendre corps dans une matière particulière. » Et cf., sur les quatre
causes « formelle, matérielle, efficiente et finale », p. 100.
2. Sophie Klimis, Le Statut du mythe dans la Poétique d’Aristote,
Bruxelles, Ousia, 1997 (cité : Klimis 1997) : cette étude analyse avec
beaucoup de précision le statut du muthos chez Aristote et en montre
la place centrale et organique. Cette recherche a été prolongée dans
Sophie Klimis, Archéologie du sujet tragique, Kimé, 2003, p. 40-43 et
passim (cité : Klimis 2003).

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

constructions essentialistes qui lui ont été associées :


depuis la pensée archaı̈que grecque qui aurait été fixée
dans des « mythes » jusqu’aux archétypes jungiens. Il
convient donc de rappeler les sens et les emplois de muthos
avant Aristote 1, puis d’en venir à la valeur particulière
qu’il a prise chez l’auteur de la Poétique. Celui-ci, en effet,
utilise muthos comme un concept technique qu’il refor-
mule de façon nouvelle et que Paul Ricœur traduit très
justement – mais de façon incommode – par « mise en
récit » 2.
À cela s’ajoute une fiction contemporaine, l’opposition
entre logos et muthos. Homère et les philosophes présocra-
tiques attestent, en réalité, qu’à l’époque archaı̈que il n’y a
pas lieu d’opposer logos et muthos, sous la forme « discours
vs récit » ou « paroles vraies vs paroles fausses » ; les deux
mots sont synonymes et signifient « paroles, propos tenus
en public » 3. Dans les tragédies, les deux mots sont
employés de façon équivalente. Et quand il arrive que des
muthoi soient opposés à des logoi, c’est du point de vue de
l’effet produit sur les destinataires ; un muthos est toujours
charmeur 4. Le muthos est donc un type d’énonciation – et
non un type d’énoncé – particulièrement agréable. C’est
pourquoi il peut prendre la forme d’une histoire, car,

1. La meilleure étude, rigoureuse et documentée, est celle de


Claude Calame, Poétique des mythes dans la Grèce antique, Hachette,
2000 (cité Calame 2000).
2. Paul Ricœur, Temps et Récit. I – L’intrigue et le récit historique,
Le Seuil, 1983 (cité en coll. « Points Essais », p. 66 sqq.). Sa lecture
de la Poétique d’Aristote, très précise et subtile, reste une manipula-
tion de concepts, sans aucun ancrage historique ou pratique. Nous
reviendrons sur ce qui nous semble dans ce texte une dérive reprodui-
sant le despotisme du récit propre à la modernité et à la philosophie
de Ricœur. Cf. chapitre II, p. 181 sqq.
3. Démonstration dans Ford 2002, p. 6, 28, 51 et 55.
4. Aristophane, Les Guêpes, p. 1174-1175.

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disent les Grecs, les gens aiment s’entendre raconter des


histoires. En conséquence, le muthos peut rendre sédui-
santes les pires horreurs morales. Et si Platon attribue les
muthoi aux poètes, en les accusant d’inventer de grands
récits trompeurs – muthoi –, c’est qu’il dénonce ces poètes
comme de redoutables charmeurs grâce à leur musique,
leurs vers et leurs muthoi 1.
Jusqu’à Aristote, le muthos est donc un acte de parole et
non un récit ancien et légendaire, encore moins un mythe
au sens moderne du terme ; il n’a pas de statut ontologique
du point de vue de la vérité, de l’antiquité ou de la sagesse,
ce n’est ni un grand récit originel ni une légende fabuleuse.
Autrement dit : « Les “mythes” grecs ne peuvent avoir
d’existence en dehors des mises en discours et des composi-
tions poétiques qui les portent à leur public, ils ne sont
pas subsumables sous forme de structures narratives,
sémantiques ou actancielles 2. »
La définition du muthos par Aristote est donc une révo-
lution, qui s’inscrit dans le changement de paradigme que
réalise la Poétique. Ignorant volontairement les effets énon-
ciatifs du muthos, il le définit du point de vue de la produc-
tion d’un énoncé et, surtout, fait du muthos – qui était un
type de discours concret, défini par ses effets – une des six
parties de la tragédie et donc un concept abstrait. « La
tragédie a donc six parties qui font qu’elle est une tragédie :
ce sont le [muthos], les personnages [êthê], l’écriture [lexis],
les idées [dianoia], le spectacle [opsis] et le chant
[mélopoia] 3. »
Cette partie de la tragédie qu’est le muthos est un
concept analytique et aussi une étape de l’écriture du texte

1. Ford 2002, p. 258.


2. Calame 2000, p. 13-14.
3. Cf. 50a7-10.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

tragique. Elle en est théoriquement isolable puisque le


même muthos peut être commun à une tragédie et une
épopée. En effet, de ces six parties quatre sont communes
à la tragédie et à l’épopée : le muthos, les personnages,
l’écriture et les idées 1.
Le muthos est défini du point de vue de la production,
de la poièsis, et à partir de l’action (praxis) représentée.
« Le muthos est une représentation de l’action (mimèsis tês
praxéôs) ; je veux dire que ce muthos est l’agencement des
actions (synthésin tôn pragamatôn) 2. »
Remarquons que le muthos ne préexiste pas à la tragédie
– ce n’est pas un vieux mythe ancestral –, il résulte du
travail du poète qui assemble et organise des actions, c’est-
à-dire des faits accomplis par des hommes – pragmata ou
praxis – qui peuvent être des données de la tradition ou
être inventés par le poète 3. Ce qui veut dire que cette
praxis et ces pragmata sont déjà des actions racontées. La
mise en récit, le travail du muthos, ne s’effectuent pas à
partir d’une expérience vécue, mais à partir d’un matériau
verbal « brut », même si leur matérialité discursive n’est pas
prise en compte.
Remarquons aussi que le muthos n’est pas en lui-même
une action ; il en est la représentation (mimèsis). Cette
mimèsis n’est pas une imitation, mais un agencement,
une mise en relation de faits entre eux, c’est-à-dire que
le muthos est un système cohérent d’actions et que cette
cohérence n’est pas donnée par la structure du spectacle
ou le regard du public ; elle est le fait de l’art poétique, du
poète, qui seul est « la cause efficiente » de la tragédie.
Cette mimèsis d’Aristote – que nous traduisons comme
Jean Lallot et Roselyne Dupont-Roc, par « représentation »

1. Cf. 62a14.
2. Cf. 50a3-5.
3. Cf. 53a18-22 ; 51b19-26.

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LA TRAGÉDIE HORS-CONCOURS

– n’est pas propre à ce que nous appelons des « représenta-


tions » théâtrales, mais définit tous les arts en général et,
en particulier, ceux qui intéressent Aristote dans la Poé-
tique. La tragédie n’est qu’un cas particulier de mimèsis. La
mimèsis n’a rien à voir avec le jeu de l’acteur. « L’épopée
et la poésie tragique, le dithyrambe et, pour l’essentiel, l’art
de la flûte et de la cithare ont tous ceci en commun qu’ils
sont des représentations 1. »
Ce statut de la mimèsis dans la Poétique permet d’affir-
mer que le muthos tragique n’a pas de valeur performative.
Certes, il est bien une représentation d’action, mais ni plus
ni moins que dans l’épopée. Cette action qu’il représente
n’a pas de fonction pragmatique dans la tragédie, et sa
représentation ne lui en confère pas non plus, comme
pourrait l’avoir un scénario rituel (la Passion du Christ,
par exemple). Chez Aristote, ni l’épopée ni la tragédie ne
sont la célébration rituelle des héros, ni l’une ni l’autre
ne sont une praxis. Il ne faudrait pas, victime de la traduc-
tion française, confondre la représentation (mimèsis) avec
la représentation (opsis).
Le concept de muthos est donc au cœur du processus de
décontextualisation de la tragédie chez Aristote, puisqu’il
lui permet d’en donner une définition générique sans tenir
compte de sa définition culturelle comme concours musi-
cal. Processus qu’il généralise pour réduire les autres pra-
tiques musicales à des genres littéraires. On peut même
dire que le sujet de la Poétique est, en général, un traité sur
la composition de muthoi à usage des arts « mimétiques » :
« Nous allons traiter de l’art poétique en lui-même, de ses
espèces considérées chacune dans sa puissance propre
(dunamis) 2, de la façon dont il faut composer les histoires
si l’on veut que la poésie soit réussie 3. »
1. Cf. 47a14-15.
2. Dunamis : « sa capacité à s’accomplir ».
3. Cf. 1447a8-10.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Le poète est ainsi défini comme fabricant (poiètès) de


muthoi plutôt que compositeur de vers, il n’est plus un
« musicien ». « Il est donc évident que le poète doit être
fabricant de muthoi plutôt que de mètres 1. »
Ce qui distingue les différents arts mimétiques entre eux
tient donc uniquement aux moyens et aux objets, jamais à
une finalité pragmatique propre qui distinguerait plusieurs
types de représentations. Chez Aristote, la représentation est
une pratique unifiée, attribuée au seul poète quel qu’il soit.
« Il y a entre eux des différences de trois sortes : ou bien ils
représentent par des moyens autres, ou bien ils représentent
des objets autres, ou bien ils représentent autrement 2. »
En ce qui concerne la tragédie, les moyens sont un « lan-
gage relevé par différents moyens », ce qui l’oppose à la
musique pure et aux arts plastiques comme à la prose 3.
Ensuite, l’objet propre de la tragédie est « le noble ». « Elle
est la représentation d’une action noble 4. » Ce qui l’oppose
à la comédie.
Enfin, le mode de représentation est le dialogue, ce qui
l’oppose à l’épopée. D’où l’autre définition de la tragédie
comme représentation d’une action (comme l’épopée),
mais cette représentation étant réalisée par des hommes en
action, ce qui l’en distingue : « Puisque ce sont des
hommes en action [prattontes] qui font la représentation
[poiountai tên mimèsin] 5. » « Puisque [la tragédie] est la
représentation d’une action et que cette action est “agie”
(prattetai) par des hommes en action 6. »

1. Cf. 51b27-9.
2. Cf. 47a15-8.
3. Cf. 49b28-31.
4. Cf. 49b25.
5. Cf. 49b31.
6. Cf. 49b36-7.

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LA TRAGÉDIE HORS-CONCOURS

L’emploi ici du verbe poiein appliqué aux personnages a


suscité des erreurs d’interprétation, comme celle consistant
à faire de l’acteur aussi un poiètès. C’est l’hypothèse de
Denis Guénoun qui, confondant acteurs et personnages, y
voit la preuve d’une praxis théâtrale présente sur scène 1.
Or, le texte d’Aristote n’est pas douteux, si l’on tient
compte des valeurs respectives des verbes poiein et prattein
(ou drân), ainsi que de la théorie des causes chez Aristote. Le
verbe prattein renvoie uniquement à l’action représentée, et
le verbe poiein dans la Poétique est réservé à l’activité poé-
tique, seule productrice de la tragédie, indépendamment de
toute performance spectaculaire qui ne relève pas, comme
on sait, de l’art poétique ; mais, par ailleurs, toutes les causes
peuvent être le sujet de ce verbe poiein et pas seulement la
cause agissante, c’est-à-dire le poète, car elles sont toutes à
l’origine de la tragédie, aussi bien la cause matérielle, les
hommes agissants, que la cause finale, le muthos 2.
Ni poiein ni prattein ne signifient jamais « jouer ». Dans
la citation précédente, c’est l’action (praxis) qui est agie
(prattetai) par des agissants (prattontôn) et non la mimèsis qui
serait agie par eux 3. Car le sens est clair, il s’agit pour Aristote
d’opposer le théâtre où les personnages agissent directement
à l’épopée où les actions des personnages, y compris leurs
paroles, sont rapportées par le poète, comme on le voit dans
la définition de la tragédie 4 où sont opposés deux moyens
de la représentation : « drônton » (les personnages du drame
au théâtre) et « di’apaggelias » (le récit dans l’épopée) 5.

1. Denis Guénoun, Actions et Acteurs. Raisons du drame sur scène,


Belin, 2005, p. 192 (cité Guénoun 2005).
2. Ross 1971, p. 70 sqq. et 100 sqq.
3. Nous suivons ici l’interprétation de RDR-JL, note 7, page 196.
4. Cf. 49b2.
5. La thèse de Denis Guénoun ne tient pas, car il fait un peu trop
confiance à Jacques Taminiaux, Le Théâtre des philosophes, Grenoble,
1995.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Dans la première citation, poieien signifie produire la


mimèsis de l’action, donc le muthos. Le jeu conceptuel
entre agir (prattein), produire (poiein) et représenter
(mimeisthai) est révélateur de la conception aristotélicienne
de la tragédie. Les prattontes, ceux qui agissent, sont les
personnages, les actants du récit, et non les acteurs. Ces
derniers n’apparaissent jamais comme causes dans la Poé-
tique. Le statut de ces actants est double, soit ils réalisent
l’action (prattein), soit ils produisent la représentation
(poiein), et cela parce qu’ils sont à la fois un moyen de la
représentation, comme personnages de théâtre dialoguant,
et les personnages du muthos, créations poétiques,
communes à la tragédie et à l’épopée.
On constate donc qu’il n’y a aucune praxis théâtrale
chez Aristote, ni aucune poièsis intervenant au moment de
la représentation scénique ; même la mimèsis n’est pas réali-
sée sur scène, mais dans le texte ; ainsi, ni le temps de la
performance théâtrale, ni celle-ci comme événement ne
sont pris en compte. La tragédie n’a pas besoin d’être
représentée pour être une représentation. La seule praxis
présente au théâtre (par le dialogue de personnages) est
celle que le muthos organise (représente). L’un renvoie à
l’autre et réciproquement. Ce qui veut dire aussi que le
muthos est limité à une représentation d’action, ou encore
d’hommes agissants par le moyen des personnages.
Du point de vue de la mimèsis, muthos et sunthèsis tôn
pragmatôn sont équivalents. Ce qui exclut a priori tout
effet métathéâtral qui jouerait sur une disjonction entre
acteur et personnage, ou entre temps du spectacle et temps
du récit.
On notera que la tragédie et le muthos sont des « repré-
sentations » du même niveau, l’une et l’autre sont des
mimèseis praxéôs sans qu’Aristote introduise une représenta-
tion de représentation. Si l’on met côte à côte deux affir-
mations de la Poétique – « la tragédie est donc la

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LA TRAGÉDIE HORS-CONCOURS

représentation d’une action [noble] 1 » et « le muthos est


la représentation de l’action 2 » –, on voit que ce qui fait
de la tragédie une représentation d’action c’est le muthos,
tel qu’Aristote le conçoit, non comme acte de raconter,
mais comme organisation, mise en récit d’actions accom-
plies par des personnages et dites par eux. Cette organisa-
tion des actions par le muthos relève de la Poétique. Ainsi,
poièsis, mimèsis et muthos sont solidaires et inséparables.
Soulignons qu’en aucune façon le muthos ne peut être
confondu avec le « mythe » moderne ; ce n’est pas un
récit constitué qui préexisterait à la tragédie ; seuls les faits
(pragmata ou praxis) préexistent, mais sans logique propre,
et leur organisation logique est une création du poète fabri-
cant son muthos. Donc une tragédie n’est pas la représenta-
tion d’un « mythe », ni son interprétation, pour Aristote
du moins 3.

Le muthos au centre du système de la tragédie


L’importance du muthos dans la Poétique a souvent été
sous-estimée. Or, il est au cœur du système élaboré par
Aristote. On peut dire que le « centre de gravité [de la
Poétique] est l’étude de la tragédie, et le centre de ce centre
l’étude du muthos », tout le reste s’organisant à partir de
ce centre absolu 4. Le changement de paradigme qui rem-
place la mousikè par la mimèsis – l’art des Muses par la
représentation – s’appuie principalement sur une fonction
centrale attribuée au muthos.

1. Cf. 49b25.
2. Cf. 50a5.
3. On est loin de ces grands récits archaı̈ques, venus des profon-
deurs du temps et dont les valeurs seraient devenues incompatibles
avec l’éthique nouvelle des cités.
4. RDR-JL, p. 14 et tableau général, p. 16 ; et aussi Sophie Klimis,
dont c’est la thèse centrale (Klimis 1997).

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Aristote, du point de vue de son système philosophique


propre, présente le muthos comme le but, la cause finale,
c’est-à-dire l’essentiel, et donc l’âme et le principe de la
tragédie, de « telle sorte que les actions (ta pragmata) et le
muthos sont bien le but visé par la tragédie et le but est
le plus important de tout 1 ». « Ainsi, le principe (archè), si
l’on veut l’âme (psuchè) de la tragédie, est le muthos 2. »
Selon la philosophie aristotélicienne, le telos, le but, est
ce qui lui donne sa forme et son être, « qui fait être la
tragédie et la fait ce qu’elle est 3 », comme l’âme chez
l’homme. Le muthos en est aussi l’archè, c’est-à-dire le
début et le principe organisateur.

Une tragédie pourrait exister sans personnage, rôle,


ou caractère
Par conséquent, toutes les autres parties de la tragédie
vont lui être subordonnées et d’abord les personnages.
« (Ainsi le principe et si l’on veut l’âme de la tragédie est
le muthos.) Les personnages viennent en second 4. »
Certes, la plupart des éditeurs traduisent ta êthê par
« caractères », mais nous préférons le mot français « per-
sonnages », car « caractère » semble impliquer par ailleurs
l’existence d’un personnage auquel serait attribué ce carac-
tère. Par exemple, un personnage de roi qui aurait un
caractère coléreux. Or, chez Aristote, le personnage se
confond avec son caractère, et c’est ce caractère qui est
le sujet énonciateur du texte, c’est-à-dire le personnage.
Normalement, en grec, le personnage énonciateur se dit
prosôpon, c’est « le masque », d’où sort la voix de l’acteur.

1. Cf. 50a 22-3.


2. Cf. 50a38.
3. RDR-JL, p. 206, note 14.
4. Cf. 50a38.

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LA TRAGÉDIE HORS-CONCOURS

Si Aristote n’utilise jamais ce terme de prosôpon (masque,


rôle) dans la Poétique quand il parle de la tragédie, c’est
évidemment parce que le masque réfère aux conditions
matérielles de la performance, étrangères à l’art poétique 1.
En particulier, le masque existe indépendamment et sou-
vent antérieurement au texte de théâtre. Donc nous tradui-
rons ta êthê par « personnages » pour éviter toute ambiguı̈té
et garder la force du texte d’Aristote.
Nécessaires comme modes de représentations, les per-
sonnages ne peuvent exister indépendamment de l’action.
D’où la formule choc : « Comme les faits et le muthos sont
le but de la tragédie, et que le but est l’essentiel, il pourrait
exister une tragédie sans personnage (êthê) mais pas sans
action (praxis) 2. » C’est, en effet, par le muthos et donc
l’action que se réalise uniquement la mimèsis ; par consé-
quent, le seul mode d’insertion des personnages dans la
tragédie est l’action, « car les personnages ne représentent
pas des hommes agissants, mais se constituent à partir de
l’action (praxis) 3 ». Ce qui amène Aristote à préciser ce que
sont ces actions, pour pouvoir en déduire des personnages :
ce sont des événements heureux ou malheureux, « car la
tragédie n’est pas la représentation d’êtres humains mais
d’actions, c’est-à-dire de vie et de bonheur ; le malheur
relève aussi de l’action 4 ».
Puis Aristote oppose l’action à la « qualité » (poiotès)
d’un homme, nous dirons le « caractère ». Cette qualité,
dit-il, se déduit de son personnage, alors que son person-
nage se déduit de son action. Ce n’est pas cette « qualité »

1. Il ne mentionne le prosôpon qu’à propos de la comédie (en


même temps que le prologue et la limitation du nombre des acteurs),
pour s’en étonner, n’y rien comprendre et l’oublier.
2. Cf. 50a23-4.
3. Cf. 50a20-2.
4. Cf. 50a16-8.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

– ce caractère – qui est le but de la tragédie, mais l’action.


Ainsi, le caractère du personnage sera déduit du muthos
par l’art du poète. « Et le but est une action, non pas le
caractère (poiotès) du personnage. Son caractère lui vient
de son personnage (êthê), mais son malheur ou son bon-
heur lui vient de l’action 1. »
Dans la pratique, un personnage va donc être défini par
ce qui lui arrive (praxis) et ce qu’il dit (logoi). Ce qui lui
arrive ne sert pas à illustrer un caractère, c’est une suite de
malheurs et de bonheurs qui n’ont aucune valeur exem-
plaire ni morale, et dont on verra comment Aristote rend
compte 2. Ainsi, Œdipe, le héros préféré d’Aristote, pris
dans une série de péripéties et de reconnaissances, n’a pas
de caractère indépendamment de ce qui lui arrive. Son
personnage (êthê) est celui d’un roi, et s’il prend un carac-
tère tyrannique (poiotès) c’est à cause des circonstances.

Comment Aristote se débarrasse du chœur


La question du chœur était particulièrement difficile à
résoudre pour Aristote, puisque le chœur introduisait dans
la tragédie une énonciation différente, collective, chantée,
liée au rituel des Dionysies. Comme tous les personnages
de la tragédie n’ont, selon lui, d’autres raisons d’être que de
réaliser l’action, en l’intégrant, Aristote ne peut pas utiliser
une définition spectaculaire ou rituelle du chœur 3. Il ne
1. Cf. 50a18-21.
2. Cf. les pathè, p. 56 et 58 sqq.
3. Sur le chœur tragique, cf. Claude Calame, « Performative Aspects
of the Choral Voice in Greek Tragedy : Civic Identity in Perfor-
mance », in Simon Goldhill et Robin Osborne (éd.), Performance
Culture and Athenian Democracy, Cambridge, 1999, p. 125-153 (cité
Calame 1999) ; Claude Calame, « Jeux de genre et performance musi-
cale dans le chœur de la tragédie classique : espace dramatique, espace
cultuel, espace civique », in Odile Mortier-Waldschmidt (éd.),
Musique et Antiquité, Paris, Les Belles Lettres, 2006, p. 63-90 (cité
Calame 2006).

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LA TRAGÉDIE HORS-CONCOURS

peut pas l’installer non plus dans l’orchestra puisqu’il ne


pense jamais l’espace de la performance. Il en fait donc
un personnage comme un autre, qui plus est joué par un
seul acteur, ce qui revient à le réduire au coryphée et le
coryphée à un personnage agissant. En outre, le chant
n’étant selon lui qu’un supplément de plaisir, il n’entre pas
dans la définition du chœur.
« Le chœur doit être considéré comme l’un des acteurs, il
doit être une partie du tout et participer à l’action, non pas
comme chez Euripide, mais comme chez Sophocle ; chez les
autres tragiques, les parties chantées n’appartiennent pas plus
au muthos qu’à celui d’une autre tragédie. C’est pourquoi ils
chantent des interludes, depuis qu’Agathon en a introduit
l’usage. Et pourtant, quelle différence entre chanter un interlude
et adapter à une pièce une tirade ou un épisode entier d’une
autre pièce 1 ? »
La critique portée contre les chœurs d’Euripide tient à
la distance qu’ils introduiraient dans la pièce, puisque leur
raison d’être ne vient pas du muthos, ni, plus généralement,
de la représentation des actions. Cette indépendance du
chœur introduit donc une autre raison que celle du récit.
Aristote ne peut pas envisager que le chant – c’est-à-dire
le chant rituel – soit la raison d’être du chœur. Quant
au satisfecit qu’il accorde à Sophocle, il repose sur une
appréciation pour le moins approximative. Même à la lec-
ture, il est difficile de réduire les chœurs d’Antigone à
l’action.

La pensée ne sert qu’à faire parler les personnages


Dans la hiérarchie qui organise les parties de la tragédie
à partir du muthos vient, en troisième lieu, « la pensée »
(dianoia). Objet d’un court chapitre (chapitre XIX), la pen-
sée reçoit plusieurs définitions qui s’accordent sur une idée

1. Cf. 56a26-32.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

essentielle : relève de la pensée tout ce qui doit être produit


par le langage (logos) ; ce langage n’est que celui des per-
sonnages qui parlent pour obtenir des effets 1. Ces effets,
comme dans la Rhétorique, sont : démontrer, réfuter, pro-
duire des émotions violentes (la pitié, la frayeur, la colère
et autres sentiments de ce genre, ainsi que l’amplification,
la réduction) 2, ou encore ordonner, prier, raconter, mena-
cer, questionner, répondre 3.
Aristote n’envisage donc qu’une seule dimension prag-
matique du langage dans la tragédie, interne à l’action
représentée. La parole ne s’adresse jamais au public 4.
La pensée est ce qui relie le langage du personnage à
l’action de façon adéquate : permettant à sa parole d’être
vraisemblable et nécessaire. La pensée n’est jamais la « pen-
sée de l’auteur ». C’est pourquoi, dit Aristote, il y a pensée
quand il y a démonstration ou bien expression d’une vérité
générale sous forme de maxime 5. Il s’agit que le person-
nage dise ce qui est conforme à la nécessité ou à la vraisem-
blance, ce à quoi le public (ou le lecteur) s’attend en
fonction du contexte narratif particulier, selon une logique

1. Nous utilisons largement le commentaire de ce chapitre par


RDR-JL, p. 306 sqq.
2. Cf. 56a36-5b2.
3. Cf. 56b8-13
4. Ces effets de la parole, qui sont aussi ceux de l’action, doivent
être correctement joués par l’acteur, mais l’art de l’acteur, hupokritikè
(technè), ne relève pas de la Poétique, et celle-ci ne fait aucune place à
l’hupokrisis, à la différence de la Rhétorique 1403b22 sqq. L’hupokrisis
est l’acte consistant à prononcer un texte dont on n’est pas l’auteur,
il n’y a pas selon Aristote de technè hupokritikè, seul le poète suscite
les pathè, même si la perversion des auditoires encourage les acteurs à
jouer de la voix et du geste pour créer des effets pathétiques. On
retrouve ici, une fois encore, cette différence fondamentale entre les
deux traités : la Poétique ne prend pas en compte l’efficacité théâtrale,
c’est-à-dire le contexte énonciatif, à la différence de la Rhétorique.
5. Cf. 50b11-2, 50a6-7.

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LA TRAGÉDIE HORS-CONCOURS

du récit, ou bien par référence à un savoir partagé, c’est-à-


dire les idées reçues communes au poète et au public (ou
lecteur). Les deux peuvent coı̈ncider ou s’opposer. La pen-
sée donc ne relève que de la lexis, c’est-à-dire de la produc-
tion du corps du texte.
La pensée prend la place de ce qu’on pourrait appeler le
code « musical » de la composition tragique qui donnait à
chaque rôle une voix et un corps-costume dont le texte
n’était que la formulation verbale. Ce code musical inscri-
vait chaque tragédie dans la tradition et permettait à
chaque performance singulière d’être une célébration
rituelle, perpétuant l’institution théâtrale identitaire de la
cité. C’est ainsi que le rôle d’Électre imposait la voix du
deuil, non pas en raison du muthos, mais parce que tel est
son rôle depuis que le personnage a été créé par Eschyle.
Ce deuil est celui de son nom : a-lektra, « la fille sans lit »,
la femme sans mari, sans joie, et sans enfant 1.
L’importance donnée à la pensée par Aristote naı̂t du
défaut de musique ; ce qui a produit l’image trompeuse
d’une tragédie « intellectuelle ». Aristote cherche comment
rendre adéquat le texte de la tragédie, fondant lui aussi la
beauté sur un prepon. Le prepon était dans la pratique
rituelle défini par le contexte (extratextuel) des tragédies
comme performances musicales de concours. Aristote, lui,
ayant a priori supprimé ce contexte et les contraintes de
la performance, propose un autre fondement au prepon
(intratextuel) : le muthos, avec lequel « le convenable » est
en « harmonie », autrement dit « bien articulé ».

La raison du muthos
Le muthos est donc à la fois le noyau de la tragédie et le
paradigme de ses constituants. Il est l’âme et l’essentiel de

1. Cf. p. 276 sqq.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

la tragédie, comme de l’épopée. C’est pourquoi Aristote


lui consacre une grande partie de son développement 1. Il
peut ainsi réserver l’art poétique à la production du texte,
indépendamment de toute circonstance, de tout kairos, et
faire du poète un écrivain au sens moderne, l’artisan
unique de la tragédie, le seul homme de l’art, car il est le
maı̂tre du muthos.
Le muthos, on l’a vu, a une structure propre qui lui est
donnée par le poète, qui le crée en organisant des faits soit
existant préalablement dans d’autres discours, soit inventés
par lui pour en faire un système, sunthèsis (« la mise ensem-
ble »). Cette organisation du muthos est une syntagmatique
réglée, et non une simple succession chronologique de faits
bruts que leur référence extrathéâtrale suffirait à justifier,
comme dans le cas des événements historiques. « Il est clair
aussi, d’après ce qui vient d’être dit, que le travail du poète
n’est pas de dire les faits passés mais ce qui pourrait avoir
lieu, ce qui serait possible, c’est-à-dire des faits vraisem-
blables ou nécessaires 2. » Ce en quoi l’historien se dis-
tingue du poète.
Cette syntagmatique doit être la plus serrée possible
(cf. chapitre X), former un système clos sur lui-même (un
tout), ayant sa propre cohérence, qui est d’abord celle d’un
récit achevé : « Disons ce que doit être le système des faits,
puisque c’est la base et l’essentiel de la tragédie. Notre
thèse est que la tragédie est la représentation d’une action
formant un tout 3. »
Le muthos ne doit ni commencer ni finir arbitrairement,
ce qui serait le cas s’il devait respecter des contraintes

1. Sur la tragédie et le muthos, 50b21-50b9 et 52b28-54a15 ;


54b19-5a25.
2. Cf. 51a36-8.
3. Cf. 50b21-5.

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LA TRAGÉDIE HORS-CONCOURS

d’ordre spectaculaire. Sa longueur aussi doit avoir sa


nécessité.
« Pour fixer grossièrement une limite, disons que l’étendue –
qui permet que le renversement du malheur au bonheur, ou du
bonheur au malheur, par un enchaı̂nement d’événements selon
le vraisemblable ou le nécessaire – fournit une délimitation
satisfaisante de la longueur 1. »

En outre la cohérence des pragmata entre elles dans le


muthos doit être telle que rien ne puisse en être changé ou
déplacé :
« Ainsi, de même que dans les autres arts de la représentation
l’unité de la représentation vient de l’unité de l’objet, de même
le muthos, car il est représentation d’action, doit l’être d’une
action unique et qui forme un tout ; et les parties que consti-
tuent les faits doivent êtres conjointes de telle sorte que si l’une
d’elles est déplacée ou supprimée, le tout soit disloqué ou
bouleversé 2. »

C’est cette syntagmatique nécessaire et réglée d’actions


et elle seule qui donne son efficacité au muthos. Il est donc
soumis à une double exigence, l’une qui concerne les prag-
mata, l’autre leur sunthèsis : les faits doivent être possibles
et ils doivent s’enchaı̂ner logiquement.

Enfin un destinataire : spectateur ? auditeur ? lecteur ?


Mais le muthos n’a pas sa raison d’être en lui-même.
Quel but lui attribue Aristote ? Susciter des pathè (senti-
ments) chez le lecteur ou spectateur, et seul le muthos doit
le faire. Ici intervient donc un élément nouveau : l’effet
sur les destinataires de la tragédie qui donne sa raison
d’être au muthos tragique et complète cette définition que

1. Cf. 51a10-5.
2. Cf. 51a30-5.

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nous ne cessons de solliciter. « La tragédie est la représenta-


tion d’une action noble... En représentant la pitié et la
frayeur, elle réalise une épuration (catharsis) de ce genre
d’émotions (pathèmata) 1. »
Remarquons la formulation abstraite d’Aristote pour
parler des spectateurs. Le destinataire de la tragédie n’est
jamais qualifié comme Athénien, citoyen, ou comme célé-
brant des Dionysies. Même quand il est mentionné (rare-
ment), il l’est au mieux comme spectateur « théatès 2 ».
L’emploi du mot dans la Poétique est étonnant. Tantôt il
a une valeur négative, il est alors synonyme de théatron et
fait explicitement référence au public du théâtre. C’est
ainsi qu’il apparaı̂t quand Aristote dénonce la « faiblesse »
(asthéneia) des spectateurs qui préfèrent les tragédies qui
finissent bien – ce qui selon lui est une perversion du
genre – et s’en prend aux poètes qui se conforment aux
vœux du public. Tantôt, bien que le terme théatès soit
formé sur le verbe théamai, « voir », Aristote l’utilise pour
désigner le public en général, de l’épopée comme du thé-
âtre ; il s’agit alors de quasi-lecteurs, puisque la tragédie
comme l’épopée sont susceptibles d’être seulement lues.
Or, dans les faits, si le public de l’épopée est distingué,
c’est le meilleur, celui de la tragédie, qui, selon Aristote,
est vulgaire et lamentable. Posant la question : « La repré-
sentation (mimèsis) épique est-elle d’une qualité supérieure
à la représentation (mimèsis) tragique 3 ? », Aristote constate
que, dans les spectacles tragiques, les flûtistes multiplient
les ornements et les acteurs gesticulent pour plaire au
public. Or, selon lui, un meilleur public n’a nul besoin de
figuration corporelle ou de divertissement musical, absents

1. Cf. 49b25-28.
2. Cf. 53a34.
3. Cf. 61b26.

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LA TRAGÉDIE HORS-CONCOURS

lors des récitations d’épopée. Donc le pire public est celui


du théâtre. Faut-il en conclure que la tragédie est un art
inférieur ? Pas du tout, car le public, pas plus que les
acteurs ou les musiciens, n’intervient dans la définition
d’un art mimétique. Et ces excès de figuration sont le fait
des acteurs et musiciens qui, eux aussi, sont étrangers à
l’art tragique 1, sans que, pour autant, il faille condamner la
gestuelle, c’est-à-dire la présence des acteurs, même si ceux-
ci ne sont pas nécessaires à la tragédie :
« La tragédie, pour produire son effet propre, peut se passer
de mouvement, comme l’épopée, car la lecture révèle sa qua-
lité... Ensuite elle a tout ce qu’a l’épopée..., avec en plus, et ce
n’est pas un élément négligeable, la musique [mousikè] et ce qui
relève du spectacle, d’où naissent les plaisirs les plus vifs. Et puis
elle a toute sa vivacité à la fois quand on la lit et quand elle est
mise en scène 2. »

Par conséquent, même quand Aristote donne une


dimension pragmatique à la tragédie, il ignore les condi-
tions de la performance scénique, il définit une réception
littéraire et non une coénonciation rituelle. Cette récep-
tion présuppose un élitisme social en contradiction avec
l’idéal démocratique des Grandes Dionysies. Selon
Aristote, le public réel est le plus mauvais juge qui soit
d’une tragédie, dont la seule réception vraiment distin-
guée est la lecture. Ainsi, il sépare la pratique du théâtre
de l’évaluation des pièces. Que les spectateurs prennent
plaisir à une tragédie jouée, soit, mais il ne faut pas
confondre les plaisirs du théâtre et la qualité de cette tra-
gédie. Celle-ci tient uniquement au texte et aux passions
spécifiques que ce texte va créer chez un « public » de
lecteurs.

1. Cf. 62a4.
2. Cf. 62a11-18.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Les pathè : deux passions rhétoriques


Ces passions sont la terreur et la pitié, suscitées par le
muthos et non par le spectacle :
« Le terrifiant et le pitoyable peuvent assurément venir du
spectacle [ek tês opseôs], mais ils peuvent aussi venir de l’agence-
ment des faits, c’est le mieux et c’est le propre du meilleur
poète. Il faut en effet que le muthos soit constitué de telle sorte
que celui qui entend, sans les voir [horân], les événements qui
ont lieu frémisse de peur ou s’apitoie à cause de ce qui se passe...
Produire cet effet au moyen du spectacle [dia tês opseôs] ne
relève pas de l’art, c’est un travail de régie [choregia]... Comme
le plaisir que doit offrir le poète est dû à la frayeur et la pitié
au moyen de la représentation [dia mimêseôs], il est évident qu’il
doit les produire dans les actions [pragmasi] 1. »
Ces deux passions font se resserrer encore un peu plus
l’emprise du muthos sur la tragédie : non seulement tous
les faits (pragmata) doivent constituer un tout cohérent,
solidaire, nécessaire et vraisemblable, mais encore ils doi-
vent être agencés de sorte à susciter ces deux sentiments par
leur agencement plutôt que par leur nature. C’est moins le
malheur ou le bonheur en soi qui cause la terreur et la
pitié que les renversements de l’un à l’autre 2.
D’où viennent ces deux passions tragiques chez Aristote ?
Elles lui servent à imaginer une réception de la tragédie indé-
pendamment des concours, et donc elles appartiennent au
champ des effets de la parole fixés par les sophistes. Pourquoi
est-ce la frayeur et la pitié que doivent ressentir les destina-
taires de la tragédie, et non toute autre passion ? Enfin, pour-
quoi la tragédie doit-elle susciter des passions ? Autrement
dit, pourquoi n’est-elle pas philosophique ou pédagogique ?
Aristote ne s’en explique pas. On peut supposer qu’en dis-
ciple de Platon il exclut la poésie en général des discours de

1. Cf. 53b1-13.
2. C’est l’objet de tout le chapitre XIV.

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LA TRAGÉDIE HORS-CONCOURS

vérité et la place du côté de la rhétorique, comme l’atteste la


grande proximité des deux traités 1.
En effet, il y a deux textes aristotéliciens où le pathos de
l’auditoire est pris en compte, la Rhétorique et la Poétique.
On retrouve dans chacune ces deux pathè, pitié et terreur,
bien qu’avec un but (telos) différent. Dans la Rhétorique,
Aristote, se référant à la pratique oratoire, lui donne pour
telos la persuasion (pistis). Le contexte est alors civique
(judiciaire ou politique). La persuasion repose sur l’autorité
de l’orateur, en rapport avec son ethos (l’image qu’il
donne de lui-même), et consiste à mettre le public dans
un état d’esprit (pathos) favorable à l’orateur : que les juges
aient pitié de celui qu’il défend, qu’ils aient peur de celui
qu’il attaque 2. Le poète, lui, ne cherche pas à se concilier
un auditoire particulier, mais à susciter un sentiment de
crainte et de pitié sans contexte spécifique 3.
Dans les deux cas, remarquons la présence d’une « argu-
mentation pathétique », dans le sens où c’est un enchaı̂ne-
ment logique qui crée la frayeur ou la pitié. Dans la
Rhétorique, il s’agit d’une chaı̂ne d’enthymèmes (autrement
dit, de syllogismes, dont la mineure est souvent implicite),
dans la Poétique, c’est l’enchaı̂nement des faits qui doit
susciter les émotions du public 4. On peut donc faire l’hy-
pothèse que c’est sur le modèle de l’argumentation rhéto-
rique qu’Aristote élabore l’argumentation poétique et
conçoit la logique narrative, c’est-à-dire cette articulation
discursive (synthèsis) qui est un enchaı̂nement cohérent.

1. Klimis (1997, p. 16) fait sur ce point une analyse comparée de


la Poétique et de la Rhétorique.
2. Rhétorique 1, 2, 1355b25-1358a35.
3. Ce caractère « universel » du destinataire n’est en fait qu’une
conséquence de la lecture.
4. Dans la tragédie romaine, ce n’est pas l’histoire mais le jeu de
l’acteur (voix, geste, texte prononcé) qui déclenche les motus animi.

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D’où le muthos qui sera la synthèsis tôn pragmatôn. Pour


réaliser « la primauté du dire sur le faire qu’Aristote s’ef-
force de fonder dans la Poétique, le muthos tragique est
pour lui un discours autosuffisant n’ayant aucunement
besoin d’être mis en scène pour susciter le pathos du
public 1 ». Il part donc d’une pratique réelle, le discours
civique, et lui emprunte les deux sentiments fondamentaux
créés par une argumentation discursive.
Ainsi, un rapport au « public » indépendant du rituel
est recréé sur le modèle de la relation qui existe entre l’ora-
teur et les juges, mais qui, à la différence du discours ora-
toire, ne doit rien au contexte énonciatif, car il est
seulement un effet textuel sur le lecteur. Cependant, pour
que le système fût complet, il fallait qu’à la pistis (la persua-
sion, but social de la rhétorique) correspondı̂t une activité
qui tı̂nt la même place dans le système global : ce sera
la catharsis. Aristote, de cette façon, invente une pratique
littéraire de la tragédie, ou plutôt il élabore une théorie de
la pratique d’une tragédie utopique.
L’épopée suscite-t-elle aussi frayeur et pitié ? Elle le
devrait, puisqu’elle « a tout ce que la tragédie a », sauf le
chant et le spectacle. Mais Aristote ne s’y intéresse pas et
ne parle pas non plus de son telos. Cette incohérence, ou
cette lacune, du texte d’Aristote tient sans doute à son
inachèvement, mais elle permet aussi de souligner l’impor-
tance de la question du telos quand il s’agit de la tragédie.
L’épopée vivante a disparu depuis longtemps, il n’y a plus
d’aède au temps d’Aristote, seulement des rhapsodes qui
déclament des textes fixés. Homère n’est plus qu’un texte
écrit ; l’épopée n’a pas besoin d’être décontextualisée pour
devenir un genre littéraire. Il n’en est pas de même pour la
tragédie, car les concours musicaux continuent d’exister et

1. Klimis 1997, p. 21.

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LA TRAGÉDIE HORS-CONCOURS

même se multiplient 1. Comme toujours en Grèce, la dissé-


mination d’une pratique implique sa « dialectisation » en
autant de types de performances tragiques que de cités ou
de sanctuaires. Aristote, lui, s’engage dans un mouvement
inverse qui sera celui des philologues d’Alexandrie : il veut
unifier la culture grecque et en particulier la poésie, ce qui
implique qu’il la coupe des rituels où elle s’énonce et se
diversifie. Pour ce faire, il construit une théorie sophistiquée
de la tragédie comme texte. Et en la détournant d’une fonc-
tion rituelle singulière il lui attribue une autre fin, produite
par le texte lui-même et sa lecture : ce qu’on appellera, par la
suite, la « purgation des passions ».

Le muthos tragique a besoin de la catharsis

Ainsi, nous n’hésitons pas à dire que la catharsis théâtrale


est une invention d’Aristote, une conséquence logique de
sa théorie de la tragédie comme texte, l’indispensable clef
de voûte qui fait tenir tout le système. Ce n’est ni une
réalité rituelle, ni même un concept 2. Et si cette notion a
été l’objet de commentaires aussi nombreux, c’est sans
doute à cause de son caractère volontairement flou. La
catharsis n’est mentionnée qu’une fois dans la Poétique et
seulement dans la définition de la tragédie, associée à la
frayeur et la pitié : « grâce à la pitié et la frayeur elle [la
tragédie] réalise une purification [catharsis] de ces
passions 3. »
La question qui se pose à nous aujourd’hui est : d’où
sort cette catharsis ? En tout cas, elle ne vient pas de la

1. Moretti 2001, p. 63 sqq.


2. RDR-JL, p. 188-193, dont nous suivons totalement l’analyse et
les conclusions. Paul Ricœur est du même avis. Cf. chapitre II, p. 184.
3. Cf. 49b27-8.

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pratique réelle du théâtre. Elle est, comme on le voit, asso-


ciée aux pathè créés par le muthos. Or, la capacité pathé-
tique du discours même sans musique est déjà présente au
Ve siècle ; un sophiste comme Gorgias et Platon lui-même
répètent que le logos est assez puissant pour susciter des
pathèmata, comme la frayeur, la pitié ou le deuil, et ils
prennent leurs exemples dans la poésie. On suit donc ici
la filiation rhétorique de cet effet de la poésie, dès qu’elle
est conçue de façon séparée du chant 1.
Mais dans le cadre judiciaire ou politique, ces pathèmata
sont ressentis comme douloureux 2, car ce sont des chagrins
et des troubles. Les destinataires de la tragédie au contraire
ressentent ces pathèmata comme du plaisir : « Ce que le
poète doit procurer, c’est le plaisir propre [à la tragédie]
qui par la représentation provient de la pitié et de la
frayeur 3. »
D’où vient cette inversion paradoxale ? Jean Lallot et
Roselyne Dupont-Roc suggèrent que c’est précisément la
catharsis qui désigne cette transformation de la douleur en
plaisir grâce à la mimèsis. Aristote, en effet, avait précédem-
ment développé l’idée que la mimèsis permet de prendre
plaisir à ce qui, dans la réalité, causerait de la douleur :
« L’art poétique dans son ensemble semble avoir deux causes
naturelles : l’une est que représenter est inné chez les hommes,
dès l’enfance... et que ses premiers apprentissages se font par
des représentations, l’autre est qu’ils trouvent plaisir [chairein]
à toutes les représentations. Nous en avons la preuve dans l’ex-
périence pratique. Nous avons plaisir, par exemple, à regarder
les images [eikonas] les plus précises des choses dont la vue nous
est pénible dans la réalité, par exemple les formes d’animaux
affreux ou les cadavres... En effet, si l’on aime à voir des images,

1. Ford 2002, p. 176.


2. Aristote, Rhétorique, II, chapitres V et VIII.
3. Cf. 53b12-3.

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LA TRAGÉDIE HORS-CONCOURS

c’est qu’en les regardant on apprend à connaı̂tre et on conclut


ce qu’est chaque chose 1. »

Par conséquent, percevoir des représentations et les


reconnaı̂tre est un plaisir en soi, quelles que soient ces
représentations, car c’est un plaisir formel.
« Puisque la tragédie est une représentation d’hommes meil-
leurs que nous, il convient de faire comme les bons portrai-
tistes ; rendant la forme propre [idian morphèn], ils dessinent
[graphousi] des portraits ressemblants, mais plus beaux ; de
même, le poète qui représente des personnages coléreux, apa-
thiques ou avec d’autres traits de caractère de ce genre, doit leur
donner, dans ce genre, une qualité supérieure ; un exemple en
matière de dureté est l’Achille d’Agathon et d’Homère 2. »

Ainsi, le muthos est la forme abstraite de la praxis ou des


pragmata qui sont la matière première du poème tragique,
et c’est sa perception qui donne le plaisir du spectacle, et,
sur ce même modèle, la perception des autres parties de la
tragédie qui relèvent de l’art poétique, de la mimèsis,
comme les personnages ou les idées. En revanche, tout ce
qui échappe à la mimèsis – comme la musique, ainsi que
le chant et la métrique, ou le spectacle (opsis), c’est-à-dire
la gestuelle et la prononciation des acteurs – ne peut don-
ner que des plaisirs non essentiels à la tragédie et vulgaires
(phortikon) car non mimétiques.
On remarquera que le modèle intellectuel de la mimèsis
est emprunté aux arts plastiques (portraits ou sculpture) et
non aux arts musicaux, comme d’ailleurs la notion de
poiètès. Aristote, pour définir les arts mimétiques, cite la
peinture, la sculpture, la poésie 3. La rupture avec les
concours musicaux en est d’autant plus nette.

1. Cf. 1448b5-15.
2. Cf. 54b9-15.
3. Rhétorique, 1371b4 (citée par RDR-JL, p. 165).

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Par conséquent, la mimèsis tragique à la fois actualise la


terreur et la pitié, puisque le public les ressent, mais elle
lui apporte en même temps un plaisir qui est aussi celui de
la reconnaissance de leur forme propre. Ce rapport entre
douleur et plaisir est celui de la blessure et de la guérison,
comme on le voit dans le seul autre passage consacré à la
catharsis dans l’œuvre d’Aristote. La notion de catharsis est,
en effet, présente, furtivement, dans la Politique, à propos
de la musique, et renvoie explicitement à la Poétique, peut-
être prévue sous une forme plus complète et plus achevée
« Nous disons que la musique [mousikè] n’a pas qu’une seule
utilité mais de nombreuses : c’est ainsi qu’elle sert à l’éducation
des enfants et à la catharsis, le terme de catharsis nous l’em-
ployons ici sans l’expliquer, mais nous reviendrons sur sa signifi-
cation et l’expliquerons plus clairement dans nos propos sur la
Poétique, et troisièmement la musique sert à se divertir, à se
détendre en interrompant par des pauses les moments de
tension 1. »
La problématique est globalement la même que dans
la Poétique, il s’agit pour Aristote d’expliquer comment
certaines musiques, suscitant chez les auditeurs des
troubles de l’âme comme la frayeur et la pitié, provoquent
en même temps chez eux un soulagement et une forme de
purgation (catharsis). Le terme lui-même, dans ce contexte,
appartient au vocabulaire médical. Cela tient à ce que la
musique est à elle-même son antidote, conformément à
l’idée récurrente dans l’Antiquité que des maux sont guéris
par ce qui en a été la cause ; on peut penser, par exemple,
aux blessures de l’amour. La musique cause des troubles
de l’âme, mais le plaisir qu’elle apporte en même temps les
adoucit. De la même façon, la mimèsis, qui est un plaisir
en soi, permettrait aux spectateurs de prendre plaisir à
contempler les formes représentées.

1. Cf. Politique 1341b32-41.

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LA TRAGÉDIE HORS-CONCOURS

Le système est bouclé : le muthos comme synthèsis tôn


pragmatôn, en montrant des hommes passant du bonheur
au malheur et du malheur au bonheur, suscite la frayeur
et la pitié, sentiments douloureux immédiatement guéris
par le plaisir qu’offre le muthos comme morphè, comme
forme intelligible parce qu’il est aussi une mimèsis tès
praxeôs. Cette intelligibilité n’est pas de l’ordre du savoir,
mais de la perception claire. C’est le processus même de
représentation qui donne le plaisir et peu importe ce qui
est représenté : vérité ou fiction. Le public a le plaisir de
l’apprentissage sans acquérir de connaissances. Ainsi se
trouve évacuée la critique platonicienne contre les muthoi
poétiques comme mensonges.
La Poétique d’Aristote a de quoi séduire par sa subtilité
conceptuelle et son côté « cartésien », dans la mesure où il
fait table rase de toute expérience sociale du théâtre pour
en élaborer une théorie. Cet incivisme est réjouissant de la
part d’un Grec ; il ne se soucie ni d’éduquer le public, ni
de moraliser la cité, ni de célébrer les meilleurs ; c’est un
formaliste sans frontière, citoyen de nulle part, il ne croı̂t
à rien. On comprend qu’il ait pu se mettre au service des
rois de Macédoine. Et que, mal aimé des Athéniens qui
verront en lui un « collaborateur » et un « athée » – ce
qui revient au même dans une civilisation où une cité c’est
d’abord des sanctuaires et des dieux –, il ait dû, à la mort
d’Alexandre, s’exiler à Calchis pour y mourir très vite.

Un spectre de la Poétique : le drame

On pourrait poursuivre et lire systématiquement la Poé-


tique pour la replacer dans son temps, détail après détail,
mais ce travail est celui des historiens de la philosophie

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

ou de la Grèce 1. Il n’apporterait rien à notre propos. Il


conviendrait de s’y engager si ce texte dans l’histoire des
idées ne valait ni plus ni moins que la Rhétorique ou la
Politique, s’il n’avait pas connu un destin inattendu bien
des siècles plus tard. C’est pourquoi nous avons choisi de
lire la Poétique uniquement en fonction de son avenir, et
encore uniquement de son avenir théâtral.
Aristote, dans la Poétique, a appliqué au théâtre le chan-
gement de paradigme initié par les sophistes qui consistait
à isoler les paroles dans les chants et à les désigner sous le
nom de « poésie ». Cette révolution critique donnait au
« poète » la souveraineté sur la production d’un texte
objectivé, offert ensuite à des réceptions de formes
variables. Ce texte, désormais, peut être lu, joué avec ou
sans musique, avec ou sans gestuelle. Il a sa valeur en soi,
indépendamment des performances auxquelles il donne
lieu.
Ainsi, la performance appelée tragédie, indissociable
d’un concours musical, a explosé chez Aristote en frag-
ments divers : texte, musique, spectacle, acteur, public –
la Poétique réservant au seul texte la dénomination de tra-
gédie. C’est cet imaginaire théorique d’un théâtre mutilé
et soumis à l’« histoire » qui a prévalu et prévaut encore en
Occident, depuis ce qu’on appelle la « redécouverte » du
texte d’Aristote. Sa présence consciente et inconsciente fait
que ceux-là mêmes qui se veulent non aristotéliciens
luttent contre le philosophe avec ses propres catégories et
se retrouvent plus étroitement enserrés que jamais dans son
filet idéologique. Cet imaginaire enraciné dans le vocabu-
laire ordinaire du théâtre nous est devenu « naturel ». Aris-
tote hante aujourd’hui tout discours sur le théâtre
occidental.

1. La bibliographie sur Aristote et la Poétique est d’une richesse


désespérante. Nous renvoyons à celle des ouvrages cités. Récemment,

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LA TRAGÉDIE HORS-CONCOURS

Un seul exemple : l’adjectif « dramatique », qui sert à


désigner tout ce qui aujourd’hui touche au théâtre en géné-
ral. Cet adjectif, qui sort tout droit d’Aristote et de la Poé-
tique, est un dérivé du nom neutre drama, lui-même formé
à partir du verbe drân, « agir ». Il lui sert à désigner, de
façon globale et nouvelle, le théâtre du point de vue du
texte, sans faire référence aux performances particulières.
« [Sophocle] se rangerait aux côtés d’Aristophane car ils
représentent tous deux des actants [prattontes] qui font le drame
[drôntas]. De là vient que certains parlent de “drames” [dra-
mata] parce qu’ils représentent des hommes faisant le drame
[drôntas] 1. »

Afin de créer une classe où ranger tous les textes corres-
pondant à des représentations par des « hommes agissants »,
Aristote utilise dans ce sens le terme « drama ». Il va ensuite
en faire un synonyme de tragédie 2 pour l’opposer à l’épo-
pée : drama est alors l’équivalent de l’action représentée 3,
s’opposant ainsi aux actions antérieures à la pièce et racon-
tées. Mais Aristote emploie aussi le terme dramatikos pour
renvoyer à la praxis, à l’action représentée quand il s’agit de
l’épopée 4. Drân se substitue aisément à prattein dans ses dif-
férents emplois. Il est un artefact lexical de la classification
aristotélicienne. Il tient peu de place dans la Poétique et n’est
pas un concept analytique. Aristote en justifie l’emploi par
un artifice de grammairien. Certains Doriens du Pélopon-
nèse revendiquaient l’origine de la tragédie, en s’appuyant

un numéro spécial de la revue Études philosophiques (octobre 2003) a


été consacré à « La Poétique d’Aristote : lectures morales et politiques
de la tragédie ».
1. Cf. 48a28-9.
2. Cf. 55b15, 56a15.
3. Cf. 53b32.
4. Cf. 59a19.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

sur le fait qu’en dorien « faire se dit drân, alors que les Athé-
niens disent prattein 1 ».)
Rien ne préparait le drama à faire une carrière fou-
droyante et à désigner le théâtre en général. À la fin de
l’âge classique, quand ce dernier commence à bousculer les
distinctions de genre, qui viennent d’Aristote, le discours
critique empruntera à ce dernier le terme drama pour dire
ce théâtre nouveau. On va en voir immédiatement les
conséquences.
Le terme « dramatique » est en effet relativement récent
en français, et l’histoire des mots « drame » et « dramati-
que » (de leur emploi et de leur sens) correspond à une
rupture dans l’histoire du théâtre. La première occurrence
date de 1657 et se trouve chez l’abbé d’Aubignac dans
La Pratique du théâtre 2. L’adjectif remplace les adjectifs
« théâtral », « tragique » ou « comique » et sert à parler, en
général, de « poème dramatique » et ainsi à penser le
théâtre sans l’acteur et sans le public, débarrassé de tout ce
qui n’est pas strictement poétique. Le mot drame reprend
la réduction opérée par la Poétique et à réinstalle le para-
digme aristotélicien d’un théâtre littéraire. Il servira cet
hyperaristotélisme qui va progressivement s’installer en
Europe et qui, comme on le verra, englobe et dépasse lar-
gement le « théâtre dramatique ».

Quand drama est substitué à muthos : Aristote


victime de l’aristotélisme

De nos jours, nombreux sont ceux qui réécrivent la Poé-


tique pour la faire coı̈ncider avec l’aristotélisme contem-
porain. Des philosophes hellénisants, plus ou moins

1. Cf. 48b1-2.
2. Cité par Guénoun 2005, p. 51.

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LA TRAGÉDIE HORS-CONCOURS

heideggériens, ont cherché l’être du théâtre dans le grec de


la Poétique. Leur foi en une essence du théâtre cachée
dans la tragédie grecque, et la conviction que cette essence
se cacherait dans les mots grecs forment un double postulat
qui plombe le rapport contemporain à la tragédie grecque.
Denis Guénoun, par exemple, dans Actions et Acteurs.
Raisons du drame sur scène 1, utilise la Poétique pour définir
la notion générale de drame en faisant surgir l’inconscient
grec du texte. Il part bien de la définition parfaitement
aristotélicienne de la tragédie comme « représentation
d’une action [praxis] qui forme un tout 2 », mais suggère
que l’« opération instituante du drame serait alors... de
construire cette action comme un tout, de lui assigner un
début et un achèvement : cette transformation convertirait
une praxis en drama ». On voit le glissement terminolo-
gique : là où Aristote parle de donner un début et une fin
à l’action, grâce à la synthèsis tôn pragmatôn, disant qu’il
s’agit de faire de la praxis un muthos, Denis Guénoun dit
qu’il s’agit de faire d’une praxis un drama ; ensuite, il opère
un glissement supplémentaire en utilisant le pluriel, dra-
mata, pour désigner les pragmata intégrés au muthos, c’est-
à-dire pour lui au drama, mot qu’Aristote n’utilise jamais
dans ce sens 3.
Mais pourquoi substituer drama à muthos ? Afin de faire
jouer ce qui serait l’inconscient philologique du verbe drân
et retrouver le « tragique », notion inventée par l’idéalisme
allemand. En s’appuyant uniquement sur un article de
Claire Nancy 4 qui analyse le sens du verbe dran et

1. Guénoun 2005, p. 81-116.


2. Guénoun 2005, p. 82.
3. Cf. RDR-JL, note p. 162, qui comprennent drân comme prat-
tein, ce qui correspond à une répartition du texte par personnage.
4. Claire Nancy, « La raison dramatique », Po&sie, no 99, Belin,
2002.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

démontre que ce verbe peut signifier « agir en faisant un


choix », il fait glisser le mot drama de l’action à la décision
et en déduit qu’il indiquerait « cet acte qui désigne l’agent
se trouvant dans une alternative ». La méthode est linguis-
tiquement et philologiquement défectueuse. D’abord, les
dérivés en -ma ne désignent pas des actions, mais des résul-
tats, les noms d’action sont des dérivés en -sis, comme
poèsis, praxis ou... drasis. Ensuite, le sens d’un mot n’est
pas un noyau dur qu’on peut activer quel que soit le
contexte. Si dran peut vouloir dire parfois « faire un
choix », rien ne prouve que ce soit le cas ici. Enfin, Aristote
n’utilise pas drân, mais prattein, sauf une fois pour englo-
ber tragédie et comédie. Dira-t-on qu’une comédie d’Aris-
tophane est un drame de la décision ? La démonstration
ne tient pas.
Ce n’est pas que l’auteur ait ignoré cette quasi-absence
du drama dans le texte d’Aristote au profit de la praxis 1,
mais il s’en tire en assimilant drama et muthos. Drama
serait le concept médian entre praxis et tragédie, à l’œuvre
dans la pensée aristotélicienne, mais quasi absente du texte.
L’enjeu est trop clair : on voit bien que le but est de
retrouver à toute force chez Aristote ce qui sera bien plus
tard la conception du tragique. Il s’agit de transformer la
raison du muthos en raison décisionnelle, afin que le dia-
logue devienne dialogique, puis dialectique. En mettant le
« drame » au centre de la Poétique, au lieu du muthos,
Denis Guénoun enracine chez Aristote la focalisation
moderne sur le drame comme « action agie par des
actants » – autrement dit, le théâtre dramatique comme l’a
défini Peter Szondi 2, pour qui le texte dramatique est une

1. Guénoun 2005, p. 46.


2. Peter Szondi, Theorie des modernen Dramas (1880-1950),
Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1963, p. 15-16.

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LA TRAGÉDIE HORS-CONCOURS

totalité close d’où l’auteur est absent et où les spectateurs


sont ignorés. Denis Guénoun lui ajoute une dimension
« tragique » tout à fait anachronique. Il reconstitue ainsi, à
partir d’une lecture biaisée de la Poétique, la conception
contemporaine de la tragédie comme représentation d’une
action, d’un récit organisé, cette action imposant une prise
de décision des principaux personnages, décision évidem-
ment « tragique ».
Denis Guénoun est « pour Aristote », il prétend l’entraı̂-
ner dans la modernité en faisant parler l’inconscient du
texte. Hans-Thies Lehmann est « contre Aristote », dont il
dénonce avec justesse la conception purement abstraite du
théâtre. Tant qu’il ne parle pas de drame, nous ne pouvons
que suivre son analyse de la Poétique 1, en particulier quand
il insiste sur la structure logique de la tragédie 2. « La tragé-
die s’avère être un agencement paralogique », écrit-il. D’où
il conclut : « Selon Aristote, par sa structure logico-drama-
tique, la tragédie ne nécessiterait même pas de mise en
scène ; elle n’aurait nul besoin de théâtre pour produire
tout son effet – ces thèses bien connues ne sont que le
paroxysme de la mise en logique de la tragédie 3. » Malheu-
reusement, à la suite de Szondi, lui aussi assimile théâtre
dramatique et théâtre aristotélicien. Il résume sa thèse
ainsi :
« Cette focalisation sur l’action [...] conduit à penser le
complexe esthétique “théâtre” comme une variable dépendante
d’une autre réalité – la vie, le comportement humain, la réalité.
En tant qu’original, celle-ci préexiste au double du théâtre. Fixé
sur le schéma de pensée action/imitation, le regard glisse de la
texture du drame écrit et également de ce qui se présente aux
sens en tant qu’action scénique, afin de s’assurer seul de ce

1. Lehmann 1999, p. 50 et 54-58.


2. Analyse développée dans Klimis 2003, p. 466-482.
3. Lehmann 1999, p. 57.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

qui est représenté : du contenu (supposé), de la signification et


finalement du sens 1. »

Selon lui, donc, tout drame implique une réception réa-


liste de la part du spectateur, qui à travers le texte et le
spectacle retrouve une forme de réalité, même symbolique
ou décalée.
Le glissement du muthos au drama ne vise pas ici à défi-
nir l’essence du théâtre, mais à opposer une tradition, limi-
tée à l’Occident, celle du théâtre dramatique, aux théâtres
non européens, musicaux et cérémoniels. Le théâtre
contemporain serait « postdramatique ». Une double cou-
pure dans le temps et l’espace permettrait donc de se
débarrasser aujourd’hui d’Aristote et du drama 2. Mais
Hans-Thies Lehmann a le tort de tout définir par rapport
à cet aristotélisme dramatique qui reste du coup l’origine
théorique du théâtre. C’est ainsi que, regardant rapidement
les époques anciennes, il parle, à propos des tragédies
grecques, de théâtre « prédramatique », créant par là une
symétrie illusoire et trompeuse 3. Car si le théâtre postdra-
matique se définit bien par rapport au théâtre dramatique
qui l’a précédé, il est difficile de prétendre définir les
théâtres anciens par rapport à un théâtre qui n’existait pas
encore. Comme la préhistoire, le théâtre prédramatique est

1. Ibid., p. 50.
2. Ibid., p. 26 : « Dans le théâtre européen a duré pendant des
siècles un paradigme qui se démarque très distinctement des traditions
théâtrales non européennes. Alors que, par exemple, le kathakali
indien ou le théâtre nô japonais présentent des structures radicalement
différentes et se composent généralement de danses, de chœurs et
de musique, s’articulent autour de sortes de cérémonies liturgiques, de
textes narratifs et lyriques, en Europe le théâtre signifie : réalisation
de discours et d’actions sur la scène grâce à une imitation rendue par
le jeu dramatique. »
3. Ibid., p. 45.

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LA TRAGÉDIE HORS-CONCOURS

une fiction évolutionniste qui place dans l’avant la prépara-


tion de l’après.
Par conséquent, si la formulation de Hans-Thies
Lehmann de « théâtre dramatique » – qu’il reprend à
Brecht en l’élargissant 1 – a été percutante et a introduit le
concept salutaire de théâtre postdramatique, elle ne porte
pas assez loin la critique de l’aristotélisme qu’elle réduit à
une idéologie de la représentation. Ramener le muthos au
drama 2, c’est laisser le ver dans le fruit. Rater le muthos
(« la mise en récit »), c’est attribuer à l’action une logique
qui lui est externe puisqu’elle lui vient de cette mise en
récit. La mimèsis tès praxeôs ne fabrique pas du drame mais
du récit. Ce à quoi vise le muthos, ce n’est pas une signifi-
cation mais une simple cohérence narrative. Rien ne doit
arriver à un personnage qui vienne de l’extérieur du récit
– des exigences rituelles, par exemple, ou de contraintes
spectaculaires ; le poète ne peut pas faire irruption sur
scène, ni l’acteur quitter son costume. Rien de plus.

Aristote ici et là

Le reproche que l’on peut faire à tous les commentateurs


modernes de la Poétique d’Aristote est qu’ils se désinté-
ressent du contexte historique et politique du texte,
comme s’il allait de soi de philosopher sur la poièsis 3. La
théorie aristotélicienne et ses lectures successives ne sont
pas des événements nécessaires, impulsés par le cours de

1. Ibid., p. 26.
2. Ibid., p. 50.
3. Sophie Klimis, « Le lyrique dans la tragédie grecque : chants
d’une pensée aparétique », Actes du colloque Chants et Écritures
lyriques, université de Lausanne, 9-10 juin 2006 (à paraître ; cité :
Klimis 2006).

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

l’histoire ou l’évolution des idées : ce sont des projets poli-


tiques qui ont des effets anthropologiques. Quand les phi-
losophes grecs s’en prennent à l’institution du théâtre à
Athènes, ce ne peut être que pour des raisons politiques.
Platon avait banni le théâtre de la cité idéale, Aristote le
conserva, momifié.
Selon nous, ce qui trame le texte aristotélicien était la
volonté de détruire le théâtre comme institution, car elle
identifiait la cité d’Athènes, la perpétuait et la renouvelait
chaque année Une tragédie athénienne prend sens dans
l’ensemble des concours musicaux de cette année-là, dans
cette cité-là, et elle s’inscrit ainsi dans une continuité
rituelle. Cette continuité est assurée par les spectateurs qui
sont les garants du respect de la fête et la mémoire de la
cité, ce qui explique la dimension métathéâtrale des comé-
dies et des tragédies grecques. Chaque poète-chanteur se
pose par rapport à ceux qui précèdent, tout en rappelant
les règles du jeu ; il marque par son style différent la singu-
larité du présent, en même temps qu’il crée la profondeur
du temps de la cité sur le mode de la succession et de la
filiation.
Aristote, en arrachant volontairement le théâtre à son
contexte énonciatif, lui ôtait toute sa force d’institution.
Une tragédie aristotélicienne est faite par n’importe qui,
pour n’importe qui, elle peut être jouée n’importe où,
n’importe quand. C’est pourquoi elle n’a aucune force per-
formative et n’utilise pas la métathéâtralité. Ni jeu avec le
public, ni jeu avec le code, ni jeu avec les autres poètes n’y
ont leur place. L’esthétique du théâtre aristotélicien est le
résultat d’un projet politique, celui des rois macédoniens,
visant à détruire la liberté des cités. Cette liberté grecque,
c’est-à-dire l’autonomie de chaque cité, n’était pas seule-
ment politique, elle s’ancrait dans toutes les institutions
collectives ; chaque cité avait son régime politique, ses lois,

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LA TRAGÉDIE HORS-CONCOURS

sa langue, son panthéon local, ses dieux éponymes, son


calendrier, son alphabet et ses pratiques cultuelles, qui tous
lui donnaient son identité et ainsi garantissaient sa liberté.
Ce que mettait en place la Poétique était une machine
de guerre contre la fonction identitaire du théâtre à
Athènes, en fondant un théâtre littéraire, élitiste, profane,
austère et solitaire, sans corps ni musique, un théâtre de
lecteurs. Les catégories élaborées pour construire ce sys-
tème n’ont donc d’autre fondement qu’idéologique. Elles
ne renvoient pas à un théâtre originel ou historique. Elles
ne disent rien du théâtre athénien. Elles n’ont pas non
plus vocation à devenir universelles et à s’essentialiser pour
définir la nature du théâtre. Bien au contraire, elles ont
pour effet de défigurer et de soumettre tout théâtre non
occidental et/ou non dramatique.
Par une étonnante collision historique, la Poétique
d’Aristote a rencontré la « culture libérale » de l’Occident
moderne. D’excellents commentateurs contemporains
admirent qu’Aristote ait inventé la poésie dramatique 1 et,
en particulier, l’« œuvre littéraire dramatique » en disjoi-
gnant texte et performance – autrement dit, qu’il ait été le
premier à soumettre le spectacle au texte et à remplacer les
spectateurs par un lecteur solitaire. Aristote était-il « en
avance sur son temps » ? L’autre face de son projet poli-
tique, la première étant donc d’asservir Athènes en lui
faisant perdre son identité culturelle, consistait à intellec-
tualiser toute la culture grecque afin de la rendre expor-
table dans le monde entier, c’est-à-dire dans les territoires
conquis par Alexandre, projet continué par les pension-
naires du musée d’Alexandrie. En effet, couper le théâtre

1. Françoise Frazier, « Public et spectacle dans la Poétique d’Aris-


tote », Cahiers du GITA, no 11, 1998 ; La Tradition créatrice du théâtre
antique, op. cit., p. 126.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

de l’événement singulier qui lui donnait sa raison d’être,


un rituel dionysiaque athénien, permettait d’envisager que
le contexte athénien ne fût plus nécessaire à l’accomplisse-
ment de la tragédie et, a fortiori, que le public ne fût plus
le coénonciateur d’un spectacle rituel.
Aristote a objectivé le texte de théâtre pour le couper de
ses racines athéniennes ; mais en privant le théâtre athénien
de sa signification rituelle et religieuse, et de sa fonction
identitaire, en en faisant un monument de l’hellénisme, il
a « désenchanté » la tragédie et préparé le drame moderne
laı̈cisé, déritualisé et progressivement dépourvu de toute
codification ; en privant la tragédie du contexte rituel qui
lui donnait sa signification, il ouvrait la voie à l’herméneu-
tique et la recherche infinie du sens. De la tragédie aristoté-
licienne, la modernité va donc, d’une façon ou d’une autre,
retenir et reprendre les caractéristiques suivantes en les
généralisant à toute pièce de théâtre :
— La tragédie s’identifie à son muthos, à la narration
structurée d’actions, sans place pour le spectaculaire, ni la
théâtralité, ni la métathéâtralité. Le muthos deviendra le
« drame » ou « la Fable ».
— La tragédie tient tout entière dans son texte qui est
autosuffisant, même si des additions comme la musique ou
le spectacle peuvent lui ajouter du plaisir. Elle n’a besoin
ni d’acteurs ni de spectateurs, un lecteur lui suffit ; par
conséquent, l’écriture de la tragédie ne prend en compte
ni le public, ni l’acteur, ni les conditions de représentation.
À eux de s’adapter. La pièce préexiste au spectacle. Le meil-
leur rapport possible au théâtre est donc la position de lec-
teur, que ce soit face au livre ou à la scène. Ce qui donnera
lieu, d’une part, à l’herméneutique des textes de théâtre ;
d’autre part, à l’invention de la mise en scène comme lec-
ture de la pièce et écriture scénique.

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LA TRAGÉDIE HORS-CONCOURS

Étant exclu, le plaisir donné par la performance théâtrale


en soi (spectacle et musique), le plaisir de la tragédie est
d’ordre cognitif ; la représentation est une opération d’abs-
traction du réel, faisant advenir la forme propre des choses,
et, dans le cas particulier du théâtre, des actions des
hommes. Cette fonction cognitive, au lieu d’être un
moyen comme chez Aristote, deviendra le but du théâtre
et sera à l’origine de sa dérive philosophique ou politique.
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II

L’EXTENSION DU DÉSASTRE :
LES TROIS RÉVOLUTIONS
ARISTOTÉLICIENNES

Au cours du temps, il y eut bien des manières pour les


gens de théâtre d’être aristotéliciens tout en se déclarant
non aristotéliciens. Si l’on en croı̂t certains historiens,
l’époque classique aurait été l’âge d’or de l’aristotélisme,
puis le théâtre européen se serait libéré de l’emprise de la
Poétique avec l’avènement du drame 1.
D’autres placent la fin de l’aristotélisme au milieu du
XIXe siècle avec l’invention de la mise en scène ; Brecht et
le théâtre épique auraient ensuite réalisé pleinement ce
théâtre moderne, non aristotélicien. Hans-Thies Lehmann,
lui, fait coı̈ncider la fin de l’aristotélisme avec la venue du
théâtre postdramatique. La modernité marquerait ainsi la
mort du « théâtre selon Aristote », quelle que soit la date
où on la fait commencer. Catherine Naugrette raconte
donc l’histoire de l’esthétique théâtrale en Europe comme
un processus d’abandon de l’aristotélisme, une déconstruc-
tion progressive du théâtre classique, qui se serait achevée
dans les années soixante 2.

1. Par exemple Marie-Claude Hubert, Les Grandes Théories du


théâtre, Armand Colin, 1998, p. 113 (cité : Hubert 1998).
2. Catherine Naugrette, L’Esthétique théâtrale, Nathan, 2000 (cité
Naugrette 2000), p. 241 : « Après en avoir fini avec Aristote et les

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Notre bilan est inverse. Même si l’époque contempo-


raine prétend avoir rejeté Aristote et sa Poétique, le théâtre
moderne depuis le XVIIIe siècle est au contraire de plus en
plus aristotélicien, réalisant aujourd’hui le projet fon-
damental de la Poétique : mettre un texte au centre du
spectacle, et au centre du texte, une histoire, supprimer
tout code de jeu, toute typologie des personnages, toute
tradition, placer le spectateur en position de lecteur,
enfin donner à un public abstrait le plaisir de la
(re)connaissance.
En d’autres termes, ce qui nous intéresse ici, ce n’est
pas l’aristotélisme de l’âge classique, celui des préfaces de
Corneille ou de l’abbé d’Aubignac, la règle des trois unités,
la vraisemblance ou le convenable, mais l’aristotélisme
moderne tel que nous l’avons dessiné au chapitre précédent
et résumé provisoirement sous le terme de « théâtre du
muthos » ; un aristotélisme dont le geste fondateur avait
consisté à objectiver le texte de théâtre et à faire passer la
poièsis de la performance à l’écriture, réduire à un texte
sans contexte une tragédie qui était un événement unique
dans une cité particulière, et cela grâce au muthos.
En Occident, la révolte gronde régulièrement contre
Aristote – pour ne citer que Brecht, Artaud ou Genet –,
mais rares sont les révoltés qui ont réussi à échapper à sa
toile. Kantor, Pirandello, Dario Fo, Bob Wilson, peut-
être. En fait, les ravages n’ont cessé de s’étendre depuis
qu’Aristote retrouvé a été lu en Europe. Le succès de la
Poétique tient sans doute à ce que le récit est devenu la
forme discursive dominante de notre civilisation judéo-
chrétienne rongée par le temps historique, un temps qui

aristotéliciens, la tyrannie de la catharsis et le textocentrisme, fini avec


le théâtre occidental et ses dérives épicières ou culinaires, avec la mimè-
sis et l’identification... »

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

s’est étendu des sociétés au monde, un temps qui est


désormais perçu comme naturel, mesurable par les
physiciens 1.
Une chronique du théâtre européen pourrait être le récit
du « retour » progressif de la Poétique d’Aristote, à partir
de sa traduction en 1561 par Scaliger. Cette traduction
fut le premier impact de l’aristotélisme sur des pratiques
théâtrales (la Poétique n’avait pas influencé les scènes
antiques ou médiévales). Depuis lors, ce texte a accom-
pagné la modernisation des théâtres d’Europe qu’il avait
en quelque sorte anticipée. Au cours des siècles, Aristote
fut de plus en plus « moderne », atteignant l’apogée de
son influence avec l’invention au XXe siècle de la « Fable »
brechtienne. L’histoire du théâtre européen moderne a été
une succession de révolutions aristotéliciennes, parfois
menées contre Aristote lui-même. L’utopie de la Poétique,
un théâtre écrit sans contrainte extérieure, soumis aux
seules nécessités textuelles, qu’il soit joué ou non, va pro-
gressivement se réaliser.
La première révolution, qui commence vers le milieu du
XVIIIe siècle, installe l’illusion. Goldoni chasse Arlequin et
les arlequinades, les masques tombent, le texte, systémati-
quement conservé et rejoué, devient un monument ; Dide-
rot invente ce qui deviendra le quatrième mur et annonce
le cinéma, le Vrai triomphe contre l’artifice ; Talma joue
Néron « nu ». Nous n’en sommes pas sortis.
La deuxième révolution aristotélicienne, celle du
XIXe siècle, est marquée par l’irruption du metteur en scène
qui remplace le régisseur, auparavant un simple technicien
du spectacle. Ce metteur en scène, en bon élève d’Aristote,
fait « une lecture » de la pièce, c’est-à-dire du texte, afin

1. Cf. p. 182 sqq.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

d’en comprendre l’histoire et d’en déduire une représenta-


tion qui soit l’interprétation spectaculaire de ce texte,
introduisant ainsi à une sémiologie du jeu des acteurs, des
costumes, de la musique et des décors. Il crée un monde
sur scène. Suivront la sacralisation définitive du texte, puis
la sémiologie du spectacle qui étendra la posture de lecteur
au spectateur. Le metteur en scène composera lui aussi un
texte, la mise en scène, destinée à être « lue » par le public.
Cette deuxième révolution n’annule pas la précédente,
mais s’y ajoute. Nous n’en sommes pas sortis.
La troisième révolution aristotélicienne est celle, au
XXe siècle, de la distanciation brechtienne, avec son corol-
laire : la promotion de la « fable ». C’est l’ère du récit, de la
tyrannie du muthos. Cette troisième révolution n’annule
pas les deux précédentes, mais s’y ajoute. D’aucune des
trois nous ne sommes sortis.
Même s’il existe aujourd’hui des formes de théâtre post-
dramatiques, elles s’affichent comme transgressives, donc
agressives à l’égard d’un public à qui elles s’imposent
contre toute attente 1. La modernité en art se caractérise
par une idéologie de l’avant-garde, toute innovation est
présentée comme une rupture avec la tradition 2. Et même
si certains cherchent à renouer avec des théâtres tradition-
nels, appartenant à d’autres espaces géographiques ou his-
toriques, ils ne font qu’emprunter des costumes, des
techniques de jeu, des rythmes musicaux qui ne sont que
des fétiches de l’exotisme. Ils ne créent pas une nouvelle
tradition. En cela, les théâtres postdramatiques restent
aristotéliciens.

1. Lehmann 1999.
2. Nous renvoyons à l’analyse de ce phénomène dans Christian
Biet et Christophe Triau, Qu’est-ce que le théâtre ?, Paris, Gallimard,
2006, p. 649-650 (cité : Biet-Triau 2006).

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

Un théâtre véritablement postaristotélicien ne saurait


être qu’un théâtre populaire, où l’événement spectaculaire
serait la manifestation émotionnelle d’une culture des mots
et des images, de la musique et de la scène, des voix et des
corps, qui serait commune ici et maintenant aux auteurs,
metteurs en scène, acteurs et spectateurs. Encore faut-il
que ce théâtre populaire ne soit pas, lui aussi, une forme
de rupture, comme on le lit chez Peter Brook qui écrivait :
« C’est toujours le théâtre populaire qui sauve la situation.
Il a pris de nombreuses formes à travers les âges, mais elles
ont toutes un facteur commun. C’est le théâtre à l’état
brut 1. » Et il inventait ce théâtre brut à partir du théâtre
qu’il connaissait, en le définissant par l’absence de style,
selon un vieux préjugé occidental qui voudrait que l’éner-
gie populaire, nécessairement grossière et peu élaborée,
sentant la sueur et le fumier, soit exténuée par l’art, la
poésie, la danse. De même, il oppose une création collec-
tive et spontanée au travail d’un auteur singulier. Autre
mythe des origines.
L’Europe moderne continue à méconnaı̂tre les théâtres
traditionnels comme théâtres d’art et théâtres vivants. La
modernité répugne à ce qui caractérise les arts populaires :
une codification formelle très forte, la passion du détail et
de la variante, la recherche de l’exploit et de l’événement,
l’émulation entre artistes et, enfin, le goût du consensus
quel qu’il soit.

1. Peter Brook, The Empty Space. A Book About the Theatre :


Deadly, Holy, Rough, Immediate, London, MacGibbon & Kee, 1968 ;
trad. française : L’Espace vide. Écrits sur le théâtre, Le Seuil, 1977,
p. 93 sqq. (cité : Brook 1968).

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

La première révolution aristotélicienne.


L’émancipation du comédien et sa soumission
à l’auteur. Goldoni, Diderot, Talma

La première révolution aristotélicienne, contemporaine


des Lumières, est initiée par les philosophes. Contraire-
ment à ce que pourrait laisser croire la foule des écrits
théoriques qui au XVIIe siècle se réclament d’Aristote 1,
l’avènement de l’aristotélisme moderne coı̈ncide avec
l’abandon des règles classiques, quand montent en puis-
sance le jeu réaliste et le drame historique, dans la seconde
moitié du XVIIIe siècle. Car même si, à l’âge classique, les
théoriciens du théâtre, dans leurs traités, et les poètes dra-
matiques, dans leurs préfaces, se réfèrent sans cesse à Aris-
tote, le théâtre en acte (c’est-à-dire les arts de la scène et
la pratique des auteurs) l’ignore dans les faits.
L’âge classique, en effet, avait été celui de la perfor-
mance théâtrale et non du théâtre littéraire. Tout se passe,
de ce point de vue, comme dans les anciens théâtres grecs 2.
Au XVIIe siècle, les pièces ne sont éditées qu’après avoir été
représentées. Le texte de théâtre est un objet incomplet, le
texte imprimé est un résidu avili du spectacle. Molière et
Corneille sont loin d’Aristote 3. Arts poétiques, discours
et préfaces, avertissements et lettres n’y changent rien 4.

1. Hubert 1998, p. 47-110.


2. Evelyne Ertel, Théâtre aujourd’hui, no 10, « L’ère de la mise en
scène », 2005, p. 56-64 (cité : « L’ère de la mise en scène » 2005).
3. Et encore Corneille s’excuse-t-il de publier Mélite en 1633, après
sa représentation en 1629 : « Je sais bien que l’impression d’une pièce
en affaiblit la réputation, l’imprimer, c’est l’avilir. » Molière lui-même
écrit en préface à l’édition de L’Amour médecin : « On sait bien que
les comédies ne sont faites que pour être jouées et je ne conseille de
lire celle-ci qu’aux personnes qui ont des yeux pour découvrir dans la
lecture tout le jeu du théâtre. »
4. Hubert 1998, p. 46-52.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

Le théâtre réel reste à l’âge classique autre chose qu’un


texte dramatique ; le public est là auquel est destiné le
spectacle, un public qui n’est pas un lecteur abstrait, mais
qui est perçu dans sa singularité sociale et locale. Même
un aristotélicien furieux comme l’abbé d’Aubignac, dans
la Pratique du théâtre (1657), recommande aux poètes de
s’adapter aux idées, pour ne pas dire aux préjugés du
public, et lui rappelle qu’il écrit pour lui : « Il ne faut pas
oublier [...] que si le sujet n’est conforme aux mœurs et
aux sentiments des spectateurs il ne réussira jamais... car
les poèmes dramatiques doivent être différents selon les
peuples devant lesquels on les doit représenter. » Et il en
donne le témoignage suivant, qui va jusqu’à prendre acte
de ce que nous appellerions aujourd’hui un communauta-
risme, réel ou supposé :
« Nous avons eu sur notre théâtre l’Esther de Monsieur Du
Ryer, ornée de divers événements, fortifiée de grandes passions,
et composée avec beaucoup d’art ; mais le succès en fut beau-
coup moins heureux à Paris qu’à Rouen. [...] pour moi, j’estime
que la ville de Rouen, étant presque toute dans le trafic, est
remplie d’un grand nombre de Juifs, les uns connus, les autres
secrets, et qu’ainsi les spectateurs prenaient plus de part dans
les intérêts de cette pièce toute judaı̈que par la conformité de
leurs mœurs et de leurs pensées. »
La première faille est la création en 1680, par un privi-
lège royal, de ce qui deviendra la Comédie-Française et
dont la mission est alors, pour une part au moins, de célé-
brer un patrimoine théâtral littéraire – le répertoire – en
reprenant les chefs-d’œuvre du siècle de Louis XIV. « Le
texte acquiert une existence et un statut de supériorité qui
transcendent toute représentation. » Ainsi s’affirme « le
caractère pérenne du texte face à la contingence de la repré-
sentation » 1. Aristote littéraire est de retour et, avec lui,

1. « L’ère de la mise en scène » 2005.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

l’idéologie muséale des alexandrins. Le texte est désormais


indépendant de sa représentation ici et maintenant. Les
auteurs dramatiques « classiques » basculent dans la littéra-
ture. C’est ainsi que Molière est devenu un auteur du pro-
gramme et que ses pièces sont censées être lisibles en
dehors de la scène 1.
La promotion littéraire du texte de théâtre fut-elle l’ori-
gine ou simplement un signal annonçant les bouleverse-
ments survenus dès le milieu du XVIIIe siècle ? Quelques
décennies suffiront à révolutionner les scènes françaises
et européennes. Tous les changements qui s’opèrent alors
visent à objectiver le spectacle scénique, à le rendre indé-
pendant du spectateur, à créer l’illusion théâtrale en effa-
çant les marques de la théâtralité et à réduire le théâtre à
la représentation d’une action, c’est-à-dire au drame 2. Les
réformes touchent tout particulièrement le statut et le jeu
des acteurs – les deux sont liés –, ainsi que la nature des
personnages de théâtre : ceux-ci cessent d’être des rôles
codifiés par la tradition théâtrale, ils ont désormais des
identités singulières associées à l’intrigue et des caractères
« vrais », comme dans les romans. Ils ne sont plus définis
par leur appartenance au théâtre, mais par leur intégration
dans une histoire particulière. Dehors les bouffons ! Au
même moment, Arlequin en Italie, Hanswurst en Alle-
magne sont chassés de la scène.
Le premier aristotélisme moderne commence donc au
milieu du XVIIIe siècle. Quelques dates remarquables :
1737, à Leipzig, Arlequin est solennellement expulsé de la
scène du théâtre ; 1750, Goldoni écrit et fait jouer Il Tea-
tro comico où il déclare sa volonté de rompre avec la tradi-
tion de la commedia dell’arte et promeut un théâtre, écrit

1. Cf. p. 259 sqq.


2. C’est ce type de théâtre que Hans-Thies Lehmann appelle
dramatique.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

et littéraire, dont les personnages sont des caractères


empruntés à la société italienne ; 1757, Diderot publie les
Entretiens sur le fils naturel, manifeste pour un théâtre de
l’illusion réaliste ; 1759, les bancs installés sur la scène où
s’asseyaient les nobles à la Comédie-Française sont
supprimés.
Un peu partout en Europe, c’est le moment où, en réfé-
rence explicite à la philosophie des Lumières, se consomme
une double rupture avec le théâtre populaire, au nom de
la dignité de l’auteur d’un côté, et de l’autre avec un
théâtre musical et codifié, au nom du naturel. Double rup-
ture qui accroı̂t les pouvoirs de l’auteur sur la représenta-
tion, et l’importance du texte par rapport au jeu.

Goldoni asservit l’acteur et pétrifie le public


Carlo Goldoni (1707-1793) voulut réformer le théâtre
parce qu’il se voulait un homme des Lumières, mais il était
aussi un auteur professionnel 1. Son œuvre, donc, va et
vient entre des concessions à une tradition théâtrale que
défendaient les acteurs et le public – il faut bien vivre – et
une volonté de modernisation en accord avec sa foi philo-
sophique et son ambition de laisser le souvenir glorieux
d’un véritable écrivain.
Fils d’un médecin de Modène, né à Venise en 1707,
après quelques études de droit à Pavie il fut longtemps
un aventurier social, passant d’une profession à l’autre. Il
commence jeune à écrire (entre autres activités) des canevas

1. Dans ses Mémoires (édités par P. de Roux, Paris, 1965), écrits


en français à la fin de sa vie et publiés en 1787, Goldoni raconte toute
sa vie d’homme de théâtre et n’arrête ce récit qu’à sa mort. Dans sa
pièce Il Teatro comico (comédie en trois actes et en prose, écrite à
Venise en 1750, éd. Mondadori, 1983 ; trad. française par Ginette
Herry, Imprimerie nationale, coll. « Le Spectateur français », Paris,
1989), il avait exposé sa réforme du théâtre.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

de commedia dell’arte, dès 1734 pour le théâtre San


Samuele. En 1748, à l’âge de 41 ans, il opte définitivement
pour la profession d’auteur dramatique ; il est alors attaché
au théâtre Sant’Angelo à Venise. En tant que profession-
nel, il n’oublie jamais, comme il le dit dans ses Mémoires,
que « la comédie est une poésie qui doit être représentée,
et ce n’est pas un défaut qu’on puisse lui reprocher si pour
réussir parfaitement elle a besoin de bons comédiens qui
la représentent en animant les mots ». Mais il tient à être
un auteur littéraire et publie en 1750 ses comédies en
même temps qu’il écrit et fait jouer Il Teatro comico, comé-
die sur la comédie – à la façon de L’Impromptu de Versailles
de Molière –, où il met en scène ses difficultés à réformer
le théâtre.
Goldoni raconte que, jeune étudiant à Pavie, il avait en
vain cherché dans les bibliothèques de grands textes de
théâtre en italien, alors qu’il en existait de sublimes en
allemand, en français et en anglais ; l’idée lui serait alors
venue de créer ce monument qui manquait à la langue
italienne, un théâtre littéraire, digne de figurer dans les
bibliothèques européennes. Il racontera plus tard, dans ses
Mémoires, cette grande entreprise qui devait rendre son
nom illustre. Il y fait aussi l’histoire de ses pièces. Preuve
qu’il n’avait guère confiance dans la littérarité de ses
propres textes de théâtre : ils ne se suffisaient pas à eux-
mêmes, en ne suffisant pas à faire de Goldoni un poète
dramatique sur le modèle de Shakespeare ou de Molière
dont l’œuvre imprimée avait suffi à la gloire.
Pour devenir un auteur à part entière, Goldoni avait
besoin que les comédiens, cessant d’improviser à partir
d’un canevas, récitent son texte. La réforme qu’il promeut
est donc d’abord technique, mais ses conséquences en font
une révolution. Elle bouleverse le jeu des acteurs à qui
il impose, certes progressivement, d’abandonner le code

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

théâtral de la commedia dell’arte (même s’il en conserve les


arguments, c’est-à-dire les anciens canevas). Goldoni, en
supprimant l’improvisation et le masque 1, soumet les
acteurs à sa volonté. Auparavant, ceux-ci créaient le spec-
tacle par leurs répliques improvisées et leurs lazzi, chacun
jouant le rôle que lui imposaient son masque et son costu-
me ; désormais, ils devront incarner un personnage créé et
imposé par le texte. La réforme de Goldoni, d’une façon
bien aristotélicienne, a retiré aux acteurs la « fabrication »
du spectacle comique pour la donner au poète, « fabri-
cant » du texte comique.
Il nomme paradoxalement cette comédie littéraire
commedia giocosa, à partir de la commedia dell’arte, bien
qu’il lui retire il gioco, le jeu, la raison spectaculaire. La
technique traditionnelle de jeu qui faisait le spectacle et
dont les comédiens étaient les maı̂tres est congédiée. Il sub-
stitue aux anciens rôles des caractères individualisés, sans
tenir compte de la répartition des rôles dans la troupe ni
de leur hiérarchie, qui formaient déjà un dispositif de jeu
auquel devait s’adapter le canevas narratif. En effet, il y
avait toujours deux vieux, un ou plusieurs couples d’amou-
reux et une servante, et ces rôles avaient des comporte-
ments et des relations strictement codifiés. Goldoni, lui,
crée des caractères, différents pour chacune de ses pièces,
en regardant, dit-il, vivre les gens autour de lui, et en s’at-
tachant à ce qu’il appelle « la Nature » ou encore « le Livre
du Monde ». En fait, il garde les anciens rôles, Arlequin
ou Pantalon, en les démasquant et en leur donnant un
caractère dont la référence n’est plus la tradition de la
comédie, mais la société extrathéâtrale au nom du
« naturel » :

1. Il le fait disparaı̂tre en 1750 avec Pamela, mais il sera obligé d’y


revenir en 1753 dans La Brillante Soubrette.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

« Évitez surtout de faire du texte une cantilène, autant que


de le déclamer ; récitez-le naturellement comme si vous parliez,
car la comédie étant une imitation de la nature on ne doit faire
que ce qui est vraisemblable. Quant aux gestes, il faut égale-
ment qu’ils soient naturels. Faites mouvoir vos mains d’après le
sens du texte 1. »

Que signifie jouer « naturel » ? Que le comédien ne joue


plus son rôle conformément à la tradition théâtrale, mais
qu’il passe par le texte ; jouer naturel, c’est jouer le texte,
et donc constituer son personnage – « son caractère », dit
Goldoni – selon des codes extrathéâtraux. Le jeu des comé-
diens, au lieu d’exhiber la théâtralité et leur propre virtuo-
sité à l’intérieur de la tradition, doit viser à effacer tout
artifice. S’il joue un marchand, le comédien ne sera pas le
Pantalon que tout le public connaı̂t, ce vieil avare libidi-
neux qu’il aime haı̈r, mais un marchand vraisemblable, res-
semblant aux « vrais » marchands, dans lequel le spectateur
pourra se reconnaı̂tre ou reconnaı̂tre son voisin. Le texte
et l’auteur deviennent les intermédiaires indispensables
entre le comédien et son jeu. C’est pourquoi Goldoni
introduit dans ses pièces des didascalies ou fait répéter lui-
même les acteurs. Ce dont se plaignent amèrement les
comédiens du Teatro comico 2, car ils ont perdu la maı̂trise
des mots et de leur jeu :
« Ces comédies de caractères elles ont mis sens dessus dessous
notre métier. Un pauvre comédien qui a appris dans la tradition
et qui a l’habitude d’improviser, de dire, bien ou mal, tout ce
qui lui vient, quand il se retrouve obligé d’apprendre et de
devoir dire un texte déjà tout fait, alors, s’il a de la dignité, il
faut bien qu’il se tracasse, il faut qu’il se tue à apprendre, et
qu’il tremble tout le temps, chaque fois qu’on joue une comédie

1. Acte III, scène 3.


2. Cité par Roger Chartier dans Inscrire et Effacer. Culture écrite et
littérature, XIe-XVIIIe siècle, Gallimard-Seuil 2005, p. 127-153.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

nouvelle, parce qu’il a peur de ne pas la savoir aussi bien qu’il


faudrait, ou de ne pas rendre le caractère comme il faudrait 1. »

Progressivement, il écrit en entier les rôles les plus


importants pour des acteurs ou actrices dont il sait qu’ils
vont jouer selon ses indications.
Goldoni, en rendant son visage à l’acteur, fait du per-
sonnage une personne qui va se confondre avec l’acteur.
Celui-ci va donc prêter ses sentiments au personnage,
l’incarner :
« On veut aujourd’hui que l’acteur ait une âme [...]. Le
masque doit toujours faire beaucoup de tort à l’acteur, soit dans
la joie, soit dans le chagrin ; qu’il soit amoureux, farouche ou
plaisant, c’est toujours le même cuir qui se montre ; et il a beau
gesticuler et changer de ton, il ne fera jamais connaı̂tre, par les
traits de son visage qui sont les interprètes du cœur, les diffé-
rentes passions dont son âme est agitée 2. »

Ces réformes vont changer les rapports entre le public


et la scène. Ne pouvant plus utiliser sa culture théâtrale,
acquise par son passé de spectateur, le public est lui aussi
en situation de dépendance par rapport au texte et à l’au-
teur ; « ils ne savent plus » comme précédemment « ce que
doit dire l’Arlequin avant même qu’il ouvre la bouche ».
Ce nouveau théâtre requiert donc de lui une nouvelle atti-
tude, en rupture avec les comportements traditionnels des
spectateurs bruyants et agités. Il doit être attentif au texte
et aux mots de ce texte qui focalisent le jeu. Il doit suivre
une histoire qu’il ne connaı̂t pas et déchiffrer un spectacle
dont il n’a plus le code. Le plaisir ne vient plus de la
reconnaissance du jeu théâtral par le public, mais de l’iden-
tification de modèles extrathéâtraux. Les spectateurs n’ont
plus rien à dire ; l’auteur leur a ôté, comme aux acteurs,

1. Acte I, scène 4 (trad. fr., p. 113-114).


2. Cité par Hubert 1998, p. 171.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

les mots de la bouche ; ils n’ont plus à intervenir ; Gol-


doni les veut pétrifiés, fascinés, réduits à leurs oreilles.
Comment y réussit-il ?
En Italie, aller au théâtre, à cette époque, ne coûte
presque rien, ce dont se plaint Goldoni, car les spectateurs
ne sont pas sélectionnés comme en France. Comment
faire passer ce nouveau théâtre auprès d’un public habitué
à participer bruyamment au jeu des comédiens, comment
le faire taire ? La solution est l’identification. Quand les
spectateurs se reconnaı̂tront sur scène, ils resteront
médusés. Donc Goldoni fabrique ses personnages à partir
de modèles sociologiques : gens du peuple ou aristocrates ;
la société italienne entre en scène avec les voisines du
Campiello (1756) ou les marins de Barouf à Chioggia
(1762). Le théâtre va refléter les distinctions sociales et
locales du public qui viendra se regarder dans sa diversité ;
à chacun son personnage, à chacun son dialecte, à chacun
ses scènes. Pour conserver un public que ne réunissent
plus une complicité culturelle étrangère aux distinctions
de classe et le pur ludisme du spectacle, Goldoni tend à
chaque groupe social le piège du miroir. C’est ainsi qu’il
met des gondoliers dans quelques scènes de L’Honnête
Fille et fait même en sorte que des places leur soient
réservées.
Les historiens du théâtre prétendent souvent que si
Goldoni réforma le théâtre italien c’est parce que les
formes traditionnelles y auraient été moribondes, comme
s’il avait suivi une évolution nécessaire. En fait, dans ses
Mémoires, Goldoni déplore que ses compatriotes n’aiment
que le pur spectacle, la commedia dell’arte dans le peuple,
l’opéra à machines chez les élites. En même temps, para-
doxalement, pour justifier sa réforme, il prétend que la
commedia dell’arte va disparaı̂tre, abandonnée du public –

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

ce qui est faux, car Carlo Gozzi (1720-1806) l’illustre avec


succès, et ce tout au long du siècle.
En réalité, la position de Goldoni est philosophique. Il
juge cette tradition incompatible avec l’idée qu’il se fait du
rôle du théâtre et de la dignité de l’auteur, au nom des
Lumières et de la modernité. C’est pourquoi il se lance
dans un « grand récit », inventant une préhistoire
mythique de la commedia dell’arte qu’il fait remonter à
Plaute et Térence ; elle serait issue d’une longue décadence
du théâtre romain qui se serait provincialisé et dégradé
en farces improvisées. L’aventure de la commedia dell’arte
reproduirait l’histoire de l’Italie, elle remonterait au temps
idéalisé de la Rome antique, capitale des lettres et des arts,
quand le pays tout entier parlait une langue unique, le
latin, qui était celle de la poésie et des théâtres. La nouvelle
comédie de Goldoni devrait mettre fin à cette dégénéres-
cence historique en redonnant à l’Italie un théâtre natio-
nal, réunifié, digne de ses origines.
Mais la capitale des Lumières, c’est Paris. En 1762,
invité par les comédiens-italiens 1, Goldoni quitte l’Italie,
lassé par les résistances des gens de théâtre à ses innova-
tions. Grande est sa déception. Lui, le réformateur, l’admi-
rateur de Molière en qui il voyait l’inventeur de la comédie
de caractères, est de nouveau réduit à écrire des canevas. Il
ne peut rien contre la résistance des comédiens-italiens de
Paris à jouer des textes « à la française ». Cette résistance
italienne n’est pas nouvelle. Un texte d’Evaristo Gherardi
de 1700, qui avait été l’Arlequin de la troupe italienne de
l’Hôtel de Bourgogne, défend ce théâtre de l’acteur qu’est
la commedia dell’arte contre le théâtre d’auteur qui réduit
le comédien à un perroquet :

1. Chassés en 1697 par Louis XIV, ils retrouvent le droit de jouer


en 1716 et reviennent, dirigés par Luigi Riccoboni.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

« Qui dit bon comédien dit un homme qui a du fonds, qui


joue plus d’imagination que de mémoire ; qui compose, en
jouant, tout ce qu’il dit ; qui sait seconder celui avec qui il se
trouve sur le théâtre : c’est-à-dire qu’il marie si bien ses paroles
et ses actions avec celles de son camarade qu’il entre sur-le-
champ dans le jeu et dans tous ses mouvements... Il n’en est
pas de même d’un comédien qui joue simplement de mémoire :
il n’entre jamais en scène que pour y débiter au plus vite ce
qu’il a appris par cœur et dont il est tellement occupé que sans
prendre garde aux mouvements et aux gestes de son camarade
il va toujours son chemin... Ils sont semblables aux échos qui
ne parleraient jamais si d’autres n’avaient parlé avant eux. Ce
sont des comédiens de nom mais inutiles. »
Or, paradoxalement, ce qu’admirera Diderot, un demi-
siècle plus tard, dans le jeu improvisé des comédiens-
italiens, c’est une forme de modernité, même si la commedia
dell’arte pèche à ses yeux par une intrigue absurde et des
répliques sans intérêt :
« Dans les pièces italiennes, nos comédiens italiens jouent
avec plus de liberté que nos comédiens français ; ils font moins
cas du spectateur. Il y a cent moments où il est tout à fait
oublié. On trouve dans leur action je ne sais quoi d’original et
d’aisé qui me plaı̂t et qui plairait à tout le monde, sans les
insipides discours et l’intrigue absurde qui la défigurent 1. »
Mais que les mêmes soient contraints de dire un texte
préalablement écrit et appris par cœur, ils seront paralysés
et incapables de jouer avec leurs partenaires ; faute de quoi,
pour rétablir une forme de théâtralité, ils cabotinent avec
le public 2 :

1. Diderot, Discours sur la poésie dramatique, chapitre XXI, texte


publié en 1758 à la suite du Fils naturel, donc quatre ans avant la
venue de Goldoni à Paris. Pour Diderot, les acteurs de son époque
sont des êtres serviles sans valeur morale, corrompus par leur statut et
donc incapables d’improviser des répliques ayant quelque valeur de
vérité. Ce sont des bouffons (cf. l’épisode de Dubois, p. 104 sqq.).
2. On peut imaginer, si le témoignage de Diderot est exact, que,
privés de la théâtralité traditionnelle et de l’improvisation qui leur

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

« Si vous voulez les voir aussi mesurés, aussi compassés et plus


froids que d’autres, donnez-leur une pièce écrite... Ils arrivent à
pas comptés et mesurés ; ils quêtent des applaudissements ; ils
sortent de l’action ; ils s’adressent au parterre ; ils lui parlent et
ils deviennent maussades et faux. »

Ce qui plaı̂t à Diderot dans le jeu des Italiens qui jouent


entre eux, c’est l’inattention au public qui tranche avec la
tradition classique où l’acteur jouait souvent face à la salle.
Ce qu’il ne voit pas, en étranger au code, c’est que le lien
avec le public s’opère autrement, et que ce qu’il qualifie
d’intrigue absurde et de propos insipides rattache une « co-
médie d’art » à sa tradition ludique.
Bien qu’opposé à Goldoni sur ce point, au même
moment et avec la même passion philosophique, lui-
même entreprend une réforme « aristotélicienne » du
théâtre français, elle aussi technique, mais selon un autre
angle d’attaque. Ce n’est pas à l’acteur qu’il s’en prend,
mais à l’espace scénique. À chacun son aristotélisme.

Le comte de Lauragais, Diderot 1 et le (quatrième) mur


On peut saisir, en effet, ce qui s’est passé à la même
époque en France à partir de la transformation de l’espace

donnaient une identité et une présence, les comédiens italiens, réduits


à n’être que des personnages, rétablissent une autre théâtralité qui leur
soit propre : le jeu avec le public, le cabotinage.
1. Nous avons utilisé les éditions suivantes : Stéphane Lojkine
(éd.), Diderot. Paradoxe sur le comédien, Armand Colin, 1992. Son
introduction est une synthèse ferme, rapide et acérée sur la question
complexe des textes de Diderot sur le théâtre, dont nous reprenons
les principales analyses (cité Lojkine 1992). Pour les autres textes sur
le théâtre : Alain Ménil (éd.), Diderot et le Théâtre. 1, Le drame ;
Entretiens sur le Fils naturel (Dorval et Moi) ; suivi de Discours sur la
poésie dramatique ; Diderot et le Théâtre. 2, Les acteurs ; Paradoxe sur
le comédien ; et Lettres à Mademoiselle Jodin ; suivis de Rémond de
Sainte-Albine, le comédien, Paris, Pocket, coll. « Agora », 1995.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

de jeu. La scène va cesser d’être un lieu théâtral sans illu-


sion, comme une scène de music-hall aujourd’hui, pour
devenir uniquement le contexte d’un récit et représenter
symboliquement le lieu où se passe l’histoire. La scène va
dessiner le contexte énonciatif du récit scénique, même si
elle ne représente pas encore un espace réaliste : la scène
s’oppose au salon, pour parler comme Diderot.

Une scène vide


D’abord, la scène est définitivement séparée de la salle
et agrandie. Les philosophes, Voltaire et Diderot en tête,
militent pour une libération de la scène 1. Il faut la vider
de ses parasites : les spectateurs de marque – « blancs
poudrés et talons rouges » (selon l’expression de Voltaire)
– assis sur des banquettes placées de chaque côté. Privilège
supprimé le 23 avril 1759 grâce à la générosité du comte
de Lauragais, protecteur d’une actrice, qui dédommage les
comédiens du manque à gagner ultérieur. À la même
époque est introduit l’usage du rideau. Réforme qui va
dans le même sens d’une séparation symbolique entre
scène et salle. La frontière salle/scène est ainsi affirmée et
matérialisée. Ce que formule Diderot parlant d’un « mur »,
formule devenue célèbre plus tard avec le « quatrième
mur » 2 : deux mondes cohabitent dont l’un (la salle)
espionne l’autre (la scène), sans que celle-ci le sache, ni
que celle-là puisse intervenir. Même s’il n’est pas encore

1. Diderot, Entretiens sur Le Fils naturel, 1757 et Lettre à Madame


Riccoboni, 1758 ; Voltaire, Lettre au comte d’Argental, 6 avril 1759.
Voltaire réclame une salle « à l’italienne », car les scènes anciennes
sont exiguës. Le premier théâtre « à l’italienne » est édifié à Lyon par
Soufflot (1753) sur le modèle de celui de Turin.
2. La formule a été inventée par Jean Jullien, Le Théâtre vivant,
Paris, 1892, p. 11 : « Il faut que l’emplacement du rideau soit un
quatrième mur transparent pour le public, opaque pour le comédien. »

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

qualifié de « quatrième », ce mur symbolique isole l’acteur


et le spectateur, interdisant toute interactivité :
« Soit donc que vous composiez, soit que vous jouiez, ne
pensez non plus au spectateur que s’il n’existait pas. Imaginez
sur le bord du théâtre un grand mur qui vous sépare du par-
terre ; jouez comme si la toile ne se levait pas 1. »
Au même moment, dans ses Entretiens sur le Fils naturel,
contemporain de cette réforme de l’espace scénique, Dide-
rot reprend la même formule et la commente ainsi :
« Dans une représentation dramatique il ne s’agit non plus
du spectateur que s’il n’existait pas. Y a-t-il quelque chose qui
s’adresse à lui ? L’auteur est sorti de son sujet, l’acteur entraı̂né
hors de son rôle. Ils descendent tous les deux du théâtre. Je les
vois dans le parterre ; et tant que dure la tirade, l’action est
suspendue pour moi et la scène reste vide. »
La scène est vide si rien n’y est plus représenté, elle ne
peut être occupée que par des personnages jouant une his-
toire. Un acteur qui s’adresse au public ne la remplit pas,
car alors il fait partie du public. Cette scène nouvelle n’est
plus un espace de jeu, elle n’est qu’un espace de récit.
Certes, elle n’est pas encore occupée par un décor signifiant
par lui-même ; le personnage seul en fait un espace de récit ;
ce n’est qu’au siècle suivant, avec l’invention de la mise en
scène, qu’elle deviendra un espace réaliste à trois dimen-
sions : ce sera le temps du quatrième mur, que Diderot
appelle de ses vœux :

1. Discours sur la poésie dramatique, 1758. Au chapitre XI, Diderot


s’objecte à lui-même que ce grand auteur que fut Molière en a usé
autrement : « Mais l’avare qui a perdu sa cassette dit cependant au
spectateur : “Messieurs, mon voleur n’est-il point parmi vous ?” » Plu-
tôt que d’assumer un changement radical d’esthétique théâtrale et de
prendre ses distances avec un « grand auteur », Diderot s’en tire par
un sophisme : « L’écart d’un homme de génie ne prouve rien contre
le sens commun. »

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

DORVAL. – Ah si nous avions des théâtres où la décoration chan-


geât toutes les fois que le lieu de scène doit changer !
MOI. – Et quel si grand avantage y trouveriez-vous ?
DORVAL. – Le spectateur suivrait sans peine tout le mouvement
d’une pièce. La représentation en deviendrait plus variée, plus
intéressante et plus claire 1.

Diderot aristotélicien va jusqu’à faire disparaı̂tre le


théâtre avec la théâtralité
La mutation de la scène n’est qu’une des formes que
prend l’exigence générale d’illusion, explorée par Diderot
dans les Entretiens sur le Fils naturel ; il y pousse jusqu’à
ses plus extrêmes conséquences cette nécessité d’illusion,
c’est-à-dire jusqu’à l’effacement de toutes les marques de
théâtralité, de tout ce qui peut séparer la représentation
théâtrale du récit représenté. L’événement joué par les
acteurs, c’est-à-dire l’histoire, doit faire oublier l’événe-
ment vécu par le spectateur, c’est-à-dire le spectacle.
Ainsi, la pièce va se réduire à n’être que la représentation
la plus transparente possible d’un récit. Diderot bannit
donc l’emphase et plus généralement la déclamation dont
il accuse l’espace théâtral d’être à l’origine. Et puisque la
faute en est aux grands théâtres, qu’on les supprime. Il
exige du comédien en scène qu’il parle et agisse comme
dans la vie ordinaire sans obéir à un code de jeu. L’acteur
doit avoir une voix naturelle pour dire un texte désormais
en prose. Il doit jouer le texte et le personnage indiqué par
le texte, sans se référer à un rôle codifié par la tradition.
C’est pourquoi l’auteur va multiplier les didascalies, impo-
sant aux comédiens gestes et déplacements. Ainsi, le texte
récupère ce qui lui échappait jusqu’à présent, le jeu de
l’acteur.

1. Entretiens sur le Fils naturel, op. cit., p. 62-63.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

Le romanesque et le narratif envahissent la scène. Le


Discours sur la poésie dramatique introduit la pantomime
dans le texte de théâtre 1, non pas pour restituer à l’acteur
sa part de jeu et d’improvisation, bien au contraire : la
pantomime est écrite par l’auteur et imposée à l’acteur,
exactement de la même façon que le texte ; ce sont des
répliques mimées au lieu d’être parlées. Diderot envisage
même dans Le Père de famille d’imprimer deux scènes
simultanées, sur deux colonnes, avec d’un côté le texte des
répliques, de l’autre les pantomimes : « Où l’on verrait la
pantomime de l’une correspondre au texte de l’autre et
le discours de celle-ci correspondre alternativement à la
pantomime de celle-là. Ce partage serait commode pour
celui qui lit et qui n’est pas fait au mélange des discours
et des mouvements. »
Voici le lecteur de retour, et Aristote avec lui. Quand
Diderot réintroduit le jeu de l’acteur, c’est pour l’inscrire
dans un texte qui ne lui est pas destiné autrement que sous
le mode de la lecture, une lecture qui ne renvoie à aucune
technicité de jeu, qui n’est même pas une partition ges-
tuelle, puisqu’elle est précisément dédiée aux lecteurs qui
n’y connaissent rien. La multiplication des didascalies ne
signifie pas que l’auteur prend en compte la théâtralité ;
au contraire, il réduit la gestuelle des comédiens à n’être
qu’un prolongement du texte, gestuelle qui n’a pas besoin
d’être jouée et dont la description suffit.
En voulant supprimer toute théâtralité, Diderot est
amené logiquement à ne plus distinguer le théâtre et la
réalité chez l’acteur. À l’ancienne déclamation il oppose
une théorie de l’« enthousiasme » : l’acteur est invité à dire
le texte comme il le sent et non selon un code appris 2.

1. Discours sur la poésie dramatique, op. cit., chapitres XVI et XXI.


2. Lojkine 1992, p. 13.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Mais pour « sentir » le rôle, il faut qu’il s’identifie au per-


sonnage, et donc le meilleur acteur sera celui qui aura vécu
lui-même ce qu’il joue.
Ce que réalise parfaitement la fiction du Fils naturel.
« Dorval, l’acteur modèle, joue dans son salon et sans
public l’histoire de sa propre vie 1. » Dans cette fiction,
auteur et acteurs ont été dans la vie ce qu’ils sont dans la
pièce, et ils sont aussi les seuls destinataires de la pièce, le
seul public. Paradoxe d’une pièce sans spectateur qui, pour
devenir publique, est elle-même insérée dans une autre
pièce qui a pour sujet sa représentation. Représentation
inachevée, sous le regard d’un spectateur unique et caché
sur la scène : Diderot lui-même, auteur de cette seconde
pièce. Le mur est ainsi assuré par ce double niveau de
représentation. Les acteurs ne jouent que pour eux-mêmes.
Le public, réduit à un spectateur, est placé par le regard
du narrateur en situation d’espion, ignoré des acteurs.
Ce fonctionnement est raconté dans deux textes, Dorval
et Moi et les trois Entretiens sur le Fils naturel, qui parlent
de cette représentation fictive du Fils naturel à laquelle seul
aurait assisté Diderot caché, grâce aux soins de Dorval.
Cette première pièce – censée servir à (re)jouer des événe-
ments de la vie de l’acteur Dorval et de son père, pièce
prétendument écrite par lui – est en réalité une pièce de
Diderot. Dispositif complexe, pour imaginer ce que pour-
rait être un théâtre absolument vrai, excluant même
l’illusion.
Le dénouement vient confirmer la « vérité » de la pièce.
En effet, la représentation ne s’achève pas, car les acteurs,
qui ont été les personnages qu’ils jouent, prennent celui
qui joue le vieux Lysimond sans l’avoir été (car Lysimond
est mort après quelques représentations) pour le vrai

1. Ibid.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

Lysimond et fondent en larmes ; ils ne peuvent plus jouer,


les sentiments vrais sont trop forts. Le spectateur unique,
lui-même ami des acteurs-personnages et qui connaissait
leur histoire, a eu du mal à rester à sa place de spectateur :
« La représentation avait été si vraie, qu’oubliant en plu-
sieurs endroits que j’étais spectateur, et spectateur ignoré,
j’avais été sur le point de sortir de ma place et d’ajouter
un personnel réel à la pièce. »
Le spectateur illégitime, et qui était donc exclu du pro-
cessus théâtral, retrouvera ensuite une légitimité en inté-
grant la société des personnages-acteurs, c’est-à-dire en
étant accueilli dans la famille. Dorval l’invite à faire
connaissance avec les personnages de la pièce, les vrais
Constance, Clairville et Rosalie.
« Dorval vit que je consentais et nous reprı̂mes aussitôt le
chemin de la maison. Quel accueil ne fit-on pas à un homme
présenté par Dorval ? En un moment je fus de la famille. On
parla devant et après le souper gouvernement, politique, belles-
lettres, philosophie ; mais quelle que fût la diversité des sujets,
je reconnus toujours le caractère que Dorval avait donné à cha-
cun de ses personnages 1. »

Ainsi, cette construction en abyme, bien loin de procla-


mer que la vie est un théâtre, fait se dissoudre le théâtre
dans le romanesque. Seule l’existence d’un texte fixé et
réutilisé chaque année fait qu’il s’agit d’une pièce. Seul le
voyeurisme du narrateur caché fait de cette commémora-
tion familiale et intime une pièce publique. S’il y a théâtre,
c’est grâce à la mise en dialogue et en didascalies d’un récit
qui serait le même dans un roman. C’est donc un texte
littéraire, et il n’y a d’autre théâtralité que le regard caché
du narrateur. Celui-ci est semblable au lecteur de roman
qui est extérieur au texte qu’il lit et sur lequel il ne peut

1. Diderot, Dorval et Moi, op. cit., p. 60 et 148.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

pas intervenir. Faute d’une ouverture et d’une fermeture


rituelles (ou du moins codifiées), la représentation commence
par un fondu enchaı̂né de l’espace solitaire et froid de la lec-
ture à la scène théâtrale et se termine par le mouvement
inverse : « Je ne vois plus Dorval, je ne l’entends plus. Je suis
seul, parmi la poussière des livres et dans l’ombre d’un cabi-
net... et j’écris des lignes faibles, tristes et froides. »
Mais si ce premier niveau de représentation correspond
à un aristotélisme poussé à l’extrême par le refus de tout
rituel théâtral, et par la confusion du spectateur et du lec-
teur, le second niveau de représentation retrouve une autre
ritualité et une autre forme de théâtralité. Car, dans Le Fils
Naturel, « les acteurs sont les protagonistes de l’histoire
vraie dont la représentation solennelle constitue un rite
familial où chaque année sont réaffirmées les valeurs fon-
damentales autour desquelles la famille s’est soudée 1 ».
Diderot substitue un rituel familial tout pénétré de mora-
lité au rituel social qui lui donnait sa raison d’être, mais
aux dépens de la vérité, et donne une autre justification à
la représentation : « L’esthétique théâtrale est destinée à un
cérémonial intime et vouée à un recueillement au caractère
quasi religieux. » Si Diderot n’était pas lié affectivement à
Dorval, on penserait ici à une sorte de documentaire, filmé
en caméra cachée, sur un rituel secret dans une étrange
famille. Au bout du Fils naturel, comme le dira Eisenstein,
il y a le cinéma.
Finalement, que reste-t-il pour intéresser le spectateur-
lecteur ? Un récit, une intrigue vraie. L’intrigue de Diderot
est calquée sur le muthos d’Aristote : « L’art d’intriguer
consiste à lier les événements de telle manière que le spec-
tateur puisse toujours y apercevoir une raison qui le
satisfasse 2. »

1. Lojkine 1992, p. 13.


2. Entretiens sur le Fils naturel, p. 62.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

Cependant, ce qui permet ici le théâtre est exceptionnel,


il faut des circonstances proprement romanesques. Le Fils
naturel ne peut pas servir de modèle à un nouveau théâtre.
Pour ouvrir le mur, Diderot doit découvrir une alternative
à l’anecdote romanesque. Il va la trouver du côté d’un
honorable lecteur, le nouvel acteur, socialement semblable
au spectateur et à l’auteur.

La fin du bouffon ou la question du rituel


On sait que Le Paradoxe sur le comédien, le texte le plus
connu de Diderot sur le théâtre, est souvent opposé aux
Entretiens 1. On peut aussi le lire comme un prolongement
où il cherche une nouvelle raison d’être au théâtre, en don-
nant un nouveau statut à ce comédien que les philosophes
ne veulent plus exclure de la société. Moins par idéal d’éga-
lité que pour moraliser les théâtres, de l’ancien bouffon
Diderot va faire un prédicateur. Il dénonce l’avilissement
moral des acteurs, effet de leur exclusion sociale.
« Ils sont excommuniés. Ce public qui ne peut s’en passer les
méprise. Ce sont des esclaves sans cesse sous la verge d’autres
esclaves. Croyez-vous que les marques d’un avilissement aussi
continu puissent rester sans effet, et que, sous le fardeau de
l’ignominie, une âme soit assez ferme pour se tenir à la hauteur
de Corneille 2 ? »

Une anecdote illustre bien l’infamie réelle des comé-


diens, connue sous le nom de « l’affaire Dubois » (1765) 3.
En deux mots, Dubois, de la Comédie-Française, « si
pathétique dans ses récits, souvent si compatissant, si

1. Sur ce point on se reportera globalement à Lojkine 1992.


2. Diderot, Paradoxe sur le comédien, op. cit., p. 145.
3. Citée par Lojkine 1992, p. 297 sqq., à partir de Grimm, Diderot
et alii, Correspondance littéraire, éditée par Maurice Tourneux, 15 vol.,
Garnier, 1879.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

patriotique sur le théâtre, passait quand il en était des-


cendu pour escroc et tant soit peu fripon ». Soigné par un
chirurgien, il « oublie » de le payer. Il jure devant le tribu-
nal qu’il a réglé le chirurgien, et Blainville, un de ses amis,
autre comédien, jure qu’il a été témoin du paiement. Le
chirurgien contre-attaque en arguant que le serment d’un
comédien est irrecevable en justice vu qu’il exerce un
métier infâme. La Comédie prend fait et cause pour ses
acteurs, ainsi que le parti philosophique : « Jamais occasion
ne parut plus propre à faire abolir enfin un préjugé hon-
teux et humiliant pour une nation éclairée. » Malheureuse-
ment, il fut prouvé que les deux comédiens avaient bien
fait de faux serments. Dubois est chassé de la Comédie.
Mais Dubois avait une fille, elle aussi comédienne, qui
monnayait ses charmes. Elle les offrit gratuitement à un
gentilhomme de la chambre, et c’est ainsi que le père fut
réintégré. Les comédiens répondent en refusant de jouer
avec lui. Le public prend fait et cause pour l’escroc Dubois.
Le roi envoie les comédiens en prison. Bref, l’immoralité
triomphe, avec le soutien populaire, car le théâtre dans
l’esprit public doit rester un espace de mensonges et de
prostitution, sous peine de ne plus être le théâtre. Le spec-
tacle n’y est jamais édifiant, même s’il suscite des émotions
vertueuses. C’est une parenthèse ludique, les spectateurs
ont le plaisir de se sentir vertueux, au milieu d’une société
corrompue, sans changer de mœurs pour autant. C’est
pourquoi les comédiens sont des voleurs, des parjures et
des prostituées.
Diderot déplore que le théâtre ne soit pas un lieu péda-
gogique à cause de l’infamie des acteurs. « Le citoyen qui
se présente à l’entrée de la Comédie y laisse tous ses vices
pour ne les reprendre qu’en sortant. [...] J’ai souvent vu à
côté de moi des méchants profondément indignés contre
des actions qu’ils n’auraient pas manqué de commettre s’ils

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

s’étaient trouvés dans les mêmes circonstances où le poète


avait placé les personnages qu’ils abhorraient. » Comme ce
bouffon qu’incarne si magnifiquement le Neveu de
Rameau : marginal, ne ressemblant à personne, mais imi-
tant chacun, l’acteur peut faire rire des ridicules sans dan-
ger pour personne. Bien loin de guérir ceux qui l’écoutent,
il les entraı̂ne dans son abjection.
La dignité sociale du comédien est donc nécessaire pour
que se réalise le projet de moralisation du théâtre. Rendre
sa dignité au comédien signifie lui retrouver une place dans
cette société et donner une autorité à sa parole. Désormais,
les comédiens seront bien nés et ils parleront vrai. Le
monde des histrions où gravitait Rameau est idéalement
banni par Diderot.
Il lui faut en même temps réinventer un rituel social qui
réintroduise le public dans le processus théâtral, sinon il
ne peut être qu’un voyeur par procuration d’un rituel de
remémoration. « Hors du rituel théâtral, la fiction drama-
tique se révèle monstrueuse, absurde, insensée. Mais c’est
un rituel social qui la définit ; l’espace de la scène, pourtant
clos par l’illusion dramatique, est un espace public, donc
ouvert 1. »
Faute d’un rituel social spécifique, Diderot donne au
comédien l’autorité de l’orateur sacré. Il invente un théâtre
joué par des citoyens pour des citoyens. Cette mutation
permet ce que Stéphane Lojkine appelle l’« effraction » de
l’espace clos de la scène. Elle réintroduit la seconde énon-
ciation, indispensable pour qu’il y ait théâtre. En scène,
l’acteur est tantôt le personnage de l’histoire, tantôt le nar-
rateur. Diderot introduit donc une rupture de l’illusion
théâtrale qui lui permet d’échapper à l’aporie du Fils natu-
rel. Il reconstruit ainsi une convention qui donne deux

1. Lojkine 1992, p. 62.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

rôles à l’acteur, mais sans pour autant revenir au spectacu-


laire : ce narrateur n’est rien d’autre que la voix du roman-
cier, l’intrusion du romanesque dans le dialogue de la
pièce. Il a un statut comparable aux didascalies.
En face, Jean-Jacques Rousseau, lui, sacrifie le théâtre
au rituel en abolissant toute représentation au nom de la
vérité. Les prolégomènes sont les mêmes et les conclusions
opposées. Dans la Lettre à d’Alembert sur les spectacles 1, il
supprime les théâtres comme espaces de jeu artificiel et
remplace leurs représentations par des fêtes collectives au
grand air et au grand jour, et sans contrainte, où chacun
est spectateur des autres qui ne sont eux-mêmes acteurs
que de leur propre vérité. Ces spectacles en fait sont des
rituels destinés à célébrer dans l’effusion l’unité de la Répu-
blique. Surtout qu’on n’y représente rien !
« Mais quels seront enfin les objets de ces spectacles ? Qu’y
montrera-t-on ? Rien si l’on veut... Plantez au milieu d’une
place un piquet couronné de fleurs, rassemblez-y le peuple et
vous aurez une fête. Faites mieux encore : donnez les spectateurs
en spectacle ; rendez les acteurs eux-mêmes ; faites que chacun
se voie et s’aime dans les autres afin que tous en soient mieux
unis. »

Cette opposition entre Rousseau et Diderot montre que


le théâtre est maintenant confronté à une alternative nou-
velle entre une théâtralité rituelle et la représentation illu-
soire d’un récit : cette séparation nouvelle entre spectacle
et récit – pas encore consommée chez Molière ou même
Goldoni – mène tout droit au théâtre dramatique.
La théâtralité du jeu est stigmatisée et disparaı̂t en droit
sinon en fait, au profit d’un théâtre du texte, un théâtre du
drame, un théâtre sérieux, un théâtre publié. La fonction

1. Jean-Jacques Rousseau, Lettre à d’Alembert sur les spectacles,


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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

« poétique » passe des acteurs aux auteurs. Les acteurs qui


vont devenir des citoyens de plein droit abandonnent leur
pouvoir aux auteurs dont ils deviennent les porte-parole.
Le terme de « drame », neutralisant la distinction entre tra-
gédie et comédie, sera désormais utilisé pour désigner toute
production théâtrale conformément au sens aristotélicien 1.

Talma ou l’acteur citoyen du théâtre en liberté


Les vertus de l’interdit
À l’écart des utopies philosophiques et des théâtres offi-
ciels rongés par l’aristotélisme, un autre théâtre s’est déve-
loppé, dans un contexte bien particulier, celui de la foire.
Cela grâce aux interdits royaux.
Le « théâtre de foire » naı̂t à la fin du XVIIe siècle : à
l’occasion des deux grandes foires parisiennes – celle de
Saint-Germain-des-Prés, qui se tenait trois mois au prin-
temps, et celle de Saint-Laurent, trois mois en été –, de
nombreux spectacles populaires, proches de notre cirque
actuel, présentaient des danseurs de corde, des acrobates,
ainsi que diverses expositions de monstres et de curiosités.
Ils avaient une fonction purement commerciale et servaient
à attirer les badauds parmi les boutiques et les étalages,
contribuant ainsi au succès de la foire. Rien de plus, car
les théâtres ne pouvaient exister que sur privilège royal,
et les comédiens-français, l’Opéra et (pour un temps) la
Comédie-Italienne en ont le monopole.
Mais très vite les forains, toujours dans le même but,
accueillent de vraies troupes de théâtre : en particulier,
celles qui après 1697 reprennent le répertoire des Italiens
chassés du royaume et représentent de véritables comédies,

1. Cf. A. F. Benhamou, « Drame », in Dictionnaire du théâtre,


Michel Corvin (éd.), 1991.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

ce qui leur attire nombre de difficultés et d’interdictions


esquivées avec humour et ingéniosité. La fronde des
théâtres amuse les publics, d’autant qu’elle se fait sur scène.
Les forains font appel à des auteurs reconnus comme
Lesage et Regnard, pour écrire des spectacles contournant
les interdictions : c’est ainsi que fut inventée la « pièce à
écriteaux ». Comme les comédiens n’avaient pas le droit
de parler, le texte était écrit sur de grands rouleaux qui des-
cendaient des cintres. Et comme beaucoup de ces pièces
étaient en partie chantées sur des airs connus, c’était le
public qui lui-même chantait le texte en le lisant sur les
« écriteaux ». Un bel exemple de coénonciation fort peu
aristotélicien.
Une nouvelle théâtralité va donc s’épanouir en marge et
dans la contestation des interdits royaux, une contestation
qui n’a rien de théorique, mais qui traduit dans la pratique
une alliance sociale : le public s’unit aux forains contre le
monopole des comédiens officiels et participe activement
aux spectacles. Les contraintes du contexte énonciatif créent
un code spectaculaire auquel adhère le public, sans lequel
le spectacle ne peut pas se réaliser. Ainsi s’établit entre les
spectateurs une complicité frondeuse. Ils ont en outre une
culture commune minimale, ils doivent connaı̂tre les chan-
sons utilisées par l’auteur pour les reprendre en chœur. Ce
public, finalement, est plus proche de celui des théâtres
de l’ancienne Athènes que des spectateurs « cultivés » des
tragédies grecques jouées aujourd’hui.
En plus, ce théâtre retrouve la musique, une musique
populaire, préexistant à la pièce, sur laquelle les paroles
sont écrites, et non l’inverse. Le retour de la musique au
théâtre ne se fit pas sans peine, car les règles académiques
les avaient officiellement séparés. Le privilège accordé en
1669 à l’Académie royale de musique interdisait à tout

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

théâtre de faire concurrence à l’Opéra. Malgré l’interdic-


tion, des théâtres présentèrent au début des années 1700,
aux foires de Saint-Cernin et de Saint-Laurent, des pièces
légères entremêlées de chansons populaires souvent licen-
cieuses appelées « vaudevilles » 1.

Le théâtre n’est plus nécessaire


Mais tout cela s’interrompt avec la Révolution française,
qui va terminer la première révolution aristotélicienne
commencée par les philosophes. Lors de la nuit du 4 août, la
Révolution détruit les distinctions en droit. Le théâtre est
entré dans l’ère du libéralisme ; avec la fin des privilèges et la
fin de l’infamie, les comédiens et le théâtre ne forment plus
le monde à part dont le roi garantissait l’existence symbo-
lique et économique. Un décret proclame la liberté des
théâtres, c’est-à-dire la fin des monopoles du Théâtre-Fran-
çais et de l’Opéra. La Comédie-Française faillit disparaı̂tre.
La liberté proclamée eut une double conséquence pra-
tique et symbolique. D’abord une multiplication sans
limites de temps ou de lieux des entreprises de théâtre. Les
comédiens de la foire ouvrent de nombreux théâtres à Paris
et en province. Ils s’installent boulevard du Temple ; les
spectacles de la foire – en particulier, le vaudeville et le mélo-
drame, enfin libérés – attirent des foules toute l’année 2.

1. Ce qui leur valut des complications juridiques au regard du


privilège. On arriva à un compromis : en échange du versement d’une
redevance à l’Opéra, les directeurs des théâtres purent ajouter, dans
des proportions limitées, de la musique à leurs pièces. C’est ainsi
que, dans la première moitié du XVIIIe siècle, le vaudeville désigne une
comédie entrecoupée de ballets et de couplets chantés (les vaudevilles).
En 1712, Lesage, Fuzelier et Dorneval composent des pièces avec
vaudevilles qui prennent le nom d’opéras-comiques.
2. Les premières pièces d’Alexandre Dumas furent des vaudevilles.
en 1825.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Les théâtres deviennent des entreprises privées soumises


à la loi du marché 1. Ce ne sont plus des institutions cultu-
relles dont la légitimité relevait uniquement de la morale
et de la religion, et, en dernier recours, du fait du prince.
Les académiciens et autres doctes n’ont plus à légiférer sur
ce qu’il doit être ou ne pas être. Le roi n’enverra plus en
prison les acteurs en grève. Les spectacles de théâtre ne
sont plus, comme autrefois, des événements peu fréquents
et liés au calendrier, directement et indirectement subven-
tionnés par le roi et les grands. Ainsi s’opposent désormais
un théâtre vivant – théâtre de boulevard, marchandisé
pour des consommateurs, mais où le public est partie pre-
nante – et un théâtre littéraire (ayant perdu tout ancrage
dans une ritualité partagée avec le public), privé du soutien
officiel, et dont les auteurs, du coup, n’aspirent qu’à voir
leurs textes monumentalisés.
L’autre conséquence de cette libération est d’ordre sym-
bolique. L’idéologie libérale de la Révolution, comme
l’avait fait théoriquement la Poétique, bien que par des
voies et pour des raisons différentes, désocialise les pra-
tiques culturelles, avec des effets imaginaires comparables :
les pièces ne sont plus que des objets d’échanges écono-
miques entre des acteurs et des spectateurs qui en veulent
pour leur argent ; les acteurs sont réduits à l’état d’indivi-
dus. Être acteur est une profession, ce n’est plus un statut.
Le théâtre est désacralisé, et les acteurs civilisés. Comme
l’avait rêvé Diderot, des citoyens jouent pour des citoyens.
Les théâtres qui ne pouvaient autrefois fonctionner sans
un privilège du roi gagnaient alors en nécessité, en évi-
dence, ce qu’ils perdaient en liberté. Ils n’avaient pas

1. Les comédiens de l’ancienne Comédie-Française se reconstituent


en société en 1799 et la subvention est rétablie en 1802 par
Bonaparte.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

besoin de fonder eux-mêmes une légitimité que la souve-


raineté royale leur octroyait. Désormais, le théâtre n’est
plus nécessaire, et les gens de théâtre vont devoir justifier
de leur existence au sein de la société. Les voici
contraints de servir soit l’argent, soit l’histoire et la morale.
La liberté rendue au théâtre avait donc ouvert des voies
nouvelles au jeu de l’acteur. En effet, comme seule la repré-
sentation de la vérité justifie l’activité théâtrale, l’acteur
s’affirme en ajoutant sa vérité au texte, au muthos et aux
indications de l’auteur. Quand il joue une pièce historique,
il prend ses modèles hors du texte, dans l’histoire. Du
coup, court-circuitant l’auteur, l’acteur va s’identifier à ses
rôles. Talma pour tous sera Brutus et Manlius. Il en adop-
tera même à la ville la coiffure. L’inspiration géniale se
substitue à la virtuosité technique du bouffon. Mais ce jeu
inspiré de l’acteur ne fait jamais référence au théâtre.
Talma va chercher ses modèles en dehors, dans les sculp-
tures du Louvre ou les historiens anciens.
S’il dépasse les intentions de l’auteur, c’est pour mieux
les réaliser, mieux faire vivre l’action. L’inspiration ne lui
vient pas des mots du texte, elle lui vient de l’histoire.
Talma fut loué par Madame de Staël pour « le talent avec
lequel ce grand acteur a rendu et même dépassé les inten-
tions du poète, en s’éloignant des traditions routinières du
théâtre 1 ».

Biographie d’un génie inspiré


La figure de Talma montre comment l’aristotélisme
libéral, en ignorant toutes les contraintes du jeu et en refu-
sant tout code théâtral, ne donne aucun statut à l’acteur.
À chacun, désormais, de justifier son existence individuel-
lement : réduit à l’état de citoyen, il doit avoir du génie.

1. Jules Janin, cf. note 1, p. 113.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Devenus des hommes comme les autres, les acteurs cessent


d’être de part en part possédés par leur profession ; ils n’of-
frent plus sur scène une altérité fascinante que prolongeait
l’étrangeté de leurs costumes, de leurs perruques, de leur
diction ou de leur geste.
Dans ce nouveau contexte, pourtant, cette étrangeté, à
en croire les témoignages de l’époque, fait toujours le
grand acteur, mais elle n’est plus l’effet d’une marginalité
sociale, elle ne peut venir que d’un génie individuel ;
sinon, elle est perçue comme une artificialité surajoutée
qu’on ne manquera pas de reprocher au comédien. C’est
ainsi que Talma, célébré comme génie inspiré, sera aussi
chez Balzac et Stendhal l’emblème même de la théâtralité.
« Partout sublime, partout parfait et créateur, Talma
était, pour ainsi dire, le génie même de la nature. » Telle
est la conclusion de son oraison funèbre en 1826 par le
journaliste Jules Janin. Peu importe l’emphase qu’im-
posent le genre et l’époque. Cette phrase dit assez le nou-
veau regard que la société porte sur un acteur. Gloire
nationale : Paris tout entier assista à ses funérailles, civiles,
le 21 octobre 1826. Ses costumes de scènes furent vendus
au public. Les journaux participent au deuil. L’acteur est
un grand homme, le Napoléon de la scène, Napoléon dont
il fut le familier et auquel, dit-on, il ressemblait étrange-
ment. Comme lui, c’est un génie, rien ne le destinait à la
scène, et il a atteint, par ses propres forces, le sommet de
la gloire. « Génie de la nature », Talma n’était pas un bouf-
fon, il ne contrefaisait personne, il « était » sur scène Bru-
tus, Manlius ou César.
La biographie attribuée à Talma (1763-1826) dans son
oraison funèbre retrace bien la carrière d’un génie 1. Sa vie

1. Témoignage de Jules Janin, né en 1804 (Saint-Étienne, Loire),


mort en 1874 (Paris). Il collabora à la Revue de Paris, à la Revue des
Deux Mondes, au Figaro, publia des romans, fut pendant quarante ans

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

a été ce qu’elle devait être. C’est ainsi que pour ne rien


devoir à l’héritage et tout à lui-même, il est né loin du
théâtre. Fils, neveu et frère de dentiste, il échappe difficile-
ment au destin familial. Il dut même s’établir comme den-
tiste pendant un an (de 1785 à 1786). Mais sa vocation
s’était révélée dès l’enfance :
« Le jeune Talma avait à peine atteint sa dixième année lors-
que le penchant qui l’entraı̂nait vers la carrière théâtrale se
manifesta de la manière la plus originale. Un jésuite du collège
où il étudiait avait composé une tragédie intitulée Tamerlan.
Chargé de rendre compte de la mort du héros, Talma se pénétra
si bien de la situation que l’illusion devint complète pour lui-
même. Dans le passage le plus pathétique de son récit, il fut
suffoqué par ses larmes et ne put continuer. On l’emporta hors
de la scène ; on tâcha de lui démontrer qu’il n’y avait rien de
réel dans ce qui venait de se passer ; tous les efforts furent inu-
tiles : le temps seul mit un terme à sa douleur, dont l’excès
inspira quelques craintes pour sa santé 1. »
On ne s’étonnera pas que Talma ait eu besoin d’une
marginalisation médicale pour affirmer son génie. En cela,
il reflète cette autre mutation du XIXe siècle : désormais, la
physiologie – autrement dit, le caractère naturel de chacun
– expliquait toute singularité humaine. Peut-on se per-
mettre de dire que Talma était « hystérique » ? Cette anec-
dote, qui n’a pas besoin d’être vraie, appartient à la

le critique du Journal des débats avec une autorité qui le fit surnom-
mer le prince des critiques. Il fut élu à l’Académie française tardivement
(1870). À la mort de Talma, bien que très jeune il écrivit un article
nécrologique qui, malgré son ton apologétique, reste un texte fasci-
nant pour qui veut reconstituer l’image des acteurs sous la Révolution
et l’Empire. Texte édité sous le titre Talma et Lekain par Jules Janin
dans la collection électronique de la bibliothèque de Lisieux :
www.bmlisieux.com, reprenant l’édition de 1883 à la Librairie des
Bibliophiles, vol. 4 des Œuvres de jeunesse de Jules Janin. Nous cite-
rons avec la seule référence (J. J) des passages de ce discours disponible
sur Internet.
1. J. J.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

biographie mythique du premier acteur citoyen, dont une


sensibilité excessive annonce l’inspiration passionnée. Jules
Janin rapporte que Talma resta d’une nervosité maladive :
« Vers la fin de l’année 1807, Talma fut atteint d’une
effrayante maladie de nerfs. La scène française fut menacée
de perdre son plus bel ornement ; mais, grâce aux soins
d’habiles médecins, il fut conservé pour la gloire de son
art et les plaisirs du public 1. »
Il est encore malade de 1809 à 1810. Telle doit être la
complexion d’un génie qui n’avait pas eu besoin d’apprendre
son métier ; il ne suivit que quinze jours l’enseignement du
Conservatoire avant d’intégrer le Théâtre-Français (à 21 ans) ;
il avait déjà connu le succès, sans aucun apprentissage, en
jouant des comédies françaises à Londres où il était parti
rejoindre son père. Le théâtre est sa vocation.

Talma ou le « dénudement » 2
Joseph Talma, l’ami des révolutionnaires de 1789 et de
1793, de David et des Girondins, incarna la Révolution et
toutes les libérations qu’elle initia. Il s’affirma comme le
voulait l’époque en affichant une rupture radicale avec le
passé. Il se démarqua avec fracas des traditions des comé-
diens-français.
Ce fut dans le rôle de Brutus que Talma fit voir pour
la première fois la toge romaine. À son entrée dans le foyer,
il fut en butte aux sarcasmes de ses camarades : l’un d’eux
lui demanda s’il avait mis les draps de son lit sur ses
épaules ; un autre lui dit en raillant qu’il avait l’air d’une
statue antique 3.

1. Ibid.
2. Denis Guénoun, « Le dénudement. Une invitation à la lecture
de Talma », in L’Exhibition des mots et autres idées du théâtre et de la
philosophie, Circé/poche, 1998, p. 59-82 (cité Guénoun 1998).
3. J. J.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

Il réforma les costumes sur les conseils du peintre David.


Sans perruque, vêtu d’une tunique courte lui dégageant les
bras, il ne déclamait pas les vers. Il bouscula les conven-
tions du spectacle tragique de telle sorte que la tragédie
devenait un drame historique et politique.
Ce que cherche Talma, comme l’analyse de façon très
subtile Denis Guénoun sous le concept de « dénude-
ment », c’est à débarrasser le jeu de l’acteur de tout ce qui
n’est pas la « vérité » du récit. En particulier, il bannit le
chant et la danse : la diction des acteurs et leur gestuelle
ne doivent pas relever d’arts spécifiques, seule l’écriture
poétique doit créer le spectacle.
Dans un opuscule censément consacré à Lekain 1 – qu’il
n’a pas connu –, mais où il fait sa propre apologie, Talma
s’en prend à ses prédécesseurs dont il dénonce le jeu artifi-
ciel au nom de la vérité. Il dénonce ainsi « une déclamation
redondante et fastueuse... une diction chantante et marte-
lée... un ton solennel... une pompe, un apprêt, une solen-
nité... un jeu tout d’arrangements et de calcul qui
constituaient alors le bel acteur. »
Pour parler d’une voix naturelle. Talma avait un truc.
Dans les coulisses, il demandait au premier venu : « Mon-
sieur, voudriez-vous me dire l’heure, s’il vous plaı̂t ? »
Celui-ci lui répondait normalement, et Talma lui disait :
« Merci, monsieur », puis il entrait en scène en prononçant
ses premières paroles avec l’intonation qu’il avait eue en
disant « Merci, monsieur ».
Cette déclamation qu’il combat serait un marqueur
d’artifice : pourquoi le théâtre devrait-il faire entendre une
diction quotidienne ? Parce que le théâtre doit créer l’illu-
sion de la vérité. Les pièces de théâtre racontent des faits

1. Joseph Talma, Réflexions de Talma sur Lekain et l’art théâtral,


Paris, A. Fontaine, 1856. Réédité aux éditions Desjonquières en 2004
(cité : Talma 1856).

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

appartenant à l’histoire, et il faut donc reconstituer la


vérité historique de ce qui est représenté. Il faut que l’ac-
teur porte des costumes d’époque et que le décor soit réa-
liste : « La vérité dans les habits comme dans les
décorations augmente l’illusion théâtrale, transporte le
spectateur au siècle et au pays où vivaient les personnages.
[...] Le théâtre doit offrir à la jeunesse en quelque sorte un
cours d’histoire vivante 1. »
Ce dénudement du théâtre par Talma reste essentielle-
ment une dénudation du corps. Il veut faire disparaı̂tre le
costume de théâtre, comme Goldoni avait fait disparaı̂tre
les masques et Diderot le jeu avec le spectateur. Dans
tous les cas, le but est de donner à voir et à entendre
uniquement l’histoire elle-même et non un spectacle.
Donc les caractères, les paroles, les costumes, les décors,
les gestes sont pris à l’extérieur du théâtre. Tout est sacrifié
à la représentation de l’action – mimèsis tès praxeôs. L’ac-
teur disparaı̂t derrière le personnage, et le personnage existe
déjà dans le monde extrathéâtral. Talma jouait Brutus avec
une jambe pliée et le bout du pied servant d’appui, comme
on voit à certaines statues romaines.
Le but est l’illusion parfaite, que le spectateur ne voie
plus Talma mais Brutus. Sur une scène où le décor reste
symbolique, c’est l’acteur qui – par son costume, sa ges-
tuelle et sa voix – crée le contexte énonciatif du texte. Pour
que le public assiste à une illusion de réalité historique, il
faut que ce contexte soit conforme à la vérité des histo-
riens. Ce qu’il veut montrer dans les tragédies, sur scène,
c’est l’histoire grecque et romaine. Cette histoire qui est
devenue le discours même de la Révolution.
La réforme de Talma prend, en effet, tout son sens quand
on se souvient de la façon dont les Français ont « rejoué »

1. Cité par Guénoun 1998, p. 68.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

l’Antiquité tout au cours des événements révolutionnaires 1.


Le vocabulaire politique, les costumes, les emblèmes, sans
parler de l’éloquence publique, l’imitation de l’antique ramè-
nent dans la France d’après 1789 les vertus et les libertés des
Anciens. Les régicides sont de nouveaux Brutus, ceux qui
conspirent contre Robespierre de nouveaux Catilina, Danton
à la tribune est Démosthène, Saint-Just réformateur utopiste
est un autre Platon. Bonaparte est César. Théâtre et vérité
interfèrent jusqu’à une confusion du présent et du passé.
« Le rôle de Brutus, que Talma créa en 1792 et 1793 et qu’il
n’a pas cessé de travailler depuis, est un de ceux où il semblait
s’élever au-dessus de lui-même ; il y développait une connais-
sance si profonde de l’Antiquité, une telle bonté de cœur unie
à un stoı̈cisme si inflexible, une simplicité tellement inconnue
jusqu’à lui, qu’il est impossible de ne pas reconnaı̂tre qu’il n’y
a qu’un homme – nourri en quelque sorte dans les guerres
civiles et qui en a profondément connu et étudié les effets – qui
puisse rendre ce rôle avec autant de vérité. Talma avait été à
même d’observer de plus près de nouvelles scènes et de saisir de
nouvelles couleurs. Sparte, Athènes, Rome, Corinthe semblè-
rent un moment reparaı̂tre à ses yeux, pour lui représenter le
tableau des formes républicaines. Il assista en spectateur aux
débats du forum, aux luttes du sénat et du peuple : l’austère
simplicité de ces hommes, leur farouche énergie, leurs passions
tumultueuses devinrent pour lui des sujets familiers d’étude. Il
fut, au milieu des modernes, le contemporain de l’Antiquité.
Il se promenait sur cette terre des grands hommes et des grandes
choses comme sur le sol de la patrie 2. »

Talma lui-même écrivait :


« J’ai connu Napoléon simple officier, consul et empereur
[...]. Lui-même quelquefois a été mon modèle. Je l’ai observé
dans des circonstances fort importantes, et jusqu’à ses regards,
sa physionomie, ses accents, tout m’a servi de leçon. Je vis donc

1. Mona Ozouf, La Fête révolutionnaire 1789-1799, Paris, Galli-


mard, 1988.
2. J. J.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

en réalité ce que l’on regardait comme fantastique et hors de


mesure dans l’histoire 1. »

Mais l’acteur, aussi vrai qu’il soit pour lui-même, reste


un acteur, et donc cette vérité est soumise au jugement du
public, car c’est une vérité illusoire. Il suffit que ce public
n’y croie plus pour que l’acteur soit taxé d’artifice, de bour-
souflure, et que son jeu sonne faux. Ce fut le cas de Talma,
victime à son tour des exigences de vérité qu’il avait lui-
même promues. Sous l’Empire, ses convulsions pathé-
tiques avaient fait long feu. Même si Napoléon le
protégeait.
« On écrivait et l’on feignait de croire que son talent n’était
propre qu’à représenter de grands coupables ; qu’il lui fallait des
mélodrames. On lui reprochait des convulsions, une déclama-
tion exagérée, des gestes plus propres à inspirer la terreur qu’à
faire naı̂tre l’intérêt. Ses triomphes, l’assentiment du public, le
vengèrent de ses zoı̈les. L’autorité elle-même se plut à lui offrir
un dédommagement en l’appelant à la place de professeur au
Conservatoire, en 1807 2. »

Stendhal, de façon très subtile, repère dans le plaisir


qu’ont les spectateurs à voir Talma jouer « vrai » le signe
même de la théâtralité. Ce qu’applaudit le spectateur ce
n’est pas la vérité, c’est sa représentation, l’art de l’illusion ;
sinon, il n’applaudirait pas ; l’applaudissement est un geste
codifié propre au théâtre 3 : tout ce qui n’est pas le texte
pur, lu et non joué, est toujours du théâtre. Talma était
à son tour victime de l’aristotélisme ambiant. Stendhal,
témoignant du mépris des salons littéraires pour le jeu
théâtral, dit ne croire lui-même à la vérité que quelques

1. Talma 1856.
2. J. J.
3. Stendhal, Racine et Shakespeare, 1823, chapitre I, p. 16. Manlius
Capitolinus d’A. de Lafosse d’Aubigny eut un gros succès ; Talma le
joua plus de trente fois en privé pour Napoléon.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

secondes d’illusion délicieuses, qui justifient cependant


l’entreprise théâtrale 1.
On ne doute plus désormais que le secret du théâtre
c’est l’illusion. Même si Aristote ne parle jamais d’illu-
sion, celle-ci est issue de l’aristotélisme moderne. Il y a,
chez Aristote, une transparence du récit scénique qui exclut
tout besoin d’illusion. Ce à quoi le public d’Aristote
« croit », ou plutôt ce qu’il reconnaı̂t, c’est l’enchaı̂nement
des faits, le comportement des personnages et les idées
qu’ils énoncent pour s’en expliquer. Il croit au muthos et à
ses prolongements ; il n’a pas à reconnaı̂tre un geste, une
intonation, un costume.
En revanche, quand le théâtre, avec Talma, prétend
aussi à la vérité dans le jeu de l’acteur, la reconnaissance
va concerner la voix, le costume, la gestuelle : s’ajoute une
mimèsis supplémentaire sur la scène même. Il y a désormais
deux niveaux de représentation : celle du poète composant
l’histoire, celle du spectacle représentant l’histoire. Aristote
est redoublé. Le refus de la théâtralité, de la codification,
du spectaculaire, qui est l’idéal aristotélicien, confronté à
la volonté de jouer vrai avec des acteurs citoyens, enferme
le théâtre dans le paradoxe de l’illusion.
Si Talma – qui avait incarné le jeu vrai, parlait avec
naturel et cherchait la vérité historique de ses personnages

1. « Il me semble que ces moments d’illusion parfaite sont plus


fréquents qu’on ne le croit en général, et surtout qu’on ne l’admet
pour vrai dans les discussions littéraires. Mais ces moments durent
infiniment peu, par exemple une demi-seconde, ou un quart de
seconde. On oublie bien vite Manlius pour ne voir que Talma. [...]
Jamais on ne trouvera ces moments d’illusion parfaite, ni à l’instant
où un meurtre est commis sur la scène, ni quand des gardes viennent
arrêter un personnage pour le conduire en prison. Toutes ces choses,
nous ne pouvons les croire véritables, et jamais elles ne produisent
d’illusion. Ces morceaux ne sont faits que pour amener les scènes
durant lesquelles les spectateurs rencontrent ces demi-secondes si déli-
cieuses » (ibid., p. 18-19).

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– devint au temps de Balzac l’exemple de la grandilo-


quence et du geste théâtral, c’est qu’il n’y a pas de théâtre
sans théâtralité. Ce qui pour l’un est le naturel même est
pour un autre le comble de la convention. Balzac écrira :
« “Tiens, lis”, dit Dauriat en imitant Talma dans
Manlius 1. »

La nécessité retrouvée : Talma et Napoléon


Pendant le temps de la Révolution et de l’Empire, à
peine un quart de siècle, le théâtre officiel, le grand théâtre,
celui de la Comédie-Française, appartint à l’histoire. Il la
montra et, parfois, il la fit. Le théâtre devint le lieu où
l’histoire passée communiquait avec l’histoire présente.
Ainsi le théâtre retrouva-t-il, pour une courte période, une
légitimité fondée sur une pratique nouvelle. Il est à nou-
veau réglementé.
En témoignent ces deux anecdotes qui mettent en pré-
sence Talma et Napoléon. La première fait de Talma une
sorte de conseiller du prince malgré lui, et le place à l’ori-
gine du Consistoire.
« La tragédie d’Esther avait été jouée à la Cour dans les pre-
miers jours de juillet 1806. Le lendemain, Talma s’était rendu
comme d’ordinaire au déjeuner de Napoléon, auquel assistait le
ministre de l’Intérieur, M. de Champagny. La conversation
tomba sur la représentation de la veille. “C’est un pauvre roi
que cet Assuérus”, dit Napoléon à Talma. Puis, se tournant
presque au même instant vers le ministre : “Qu’est-ce que ces
Juifs ? Faites-moi un rapport sur eux.” Le rapport fut fait, et
environ quinze jours après, le 26 juillet 1806, fut convoquée la
première assemblée des notables d’entre les Juifs, dont le but
était de fixer le sort de cette nation, et de lui donner une exis-
tence légale 2. »

1. Honoré de Balzac, Les Illusions perdues, Gallimard, coll. « Biblio-


thèque de la Pléiade », tome IV, p. 453.
2. J. J.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

La seconde montre comment Napoléon fit du théâtre


un usage concerté en jouant sur les correspondances histo-
riques entre sa propre actualité et la fin de Jules César.
C’est ainsi que Talma jeune marié (après un divorce) est
contraint de partir en voyage de noces avec sa seconde
épouse, une actrice, sur les champs de bataille de l’Empire.
Napoléon a besoin de lui à Erfurt où il a réuni les empe-
reurs et les rois qu’il a vaincus ou soumis et auxquels il
fait représenter La Mort de César.
« Le voyage de noces des deux époux a été fait par ordre, et
les a conduits à Erfurth (1808), où le futur empereur avait
promis au tragédien, son favori, de le faire jouer devant un
parterre de rois. Quelle fut l’inquiétude de Talma, lorsque
Napoléon, choisissant le spectacle, eut enjoint aux acteurs de
donner la Mort de César ! Plus d’un César, parmi les spectateurs,
prenait les énergiques vers de Voltaire pour le compte de Sa
Majesté, et Talma, à chaque hémistiche, cherchait en vain à
regarder dans la salle quelqu’un qui ne pût rien s’appliquer.
Jamais l’art dramatique ne fut, comme ce jour-là, le plus vivant,
le plus inspiré et le plus difficile des arts ! Mme Talma, qui avait
pris place avec le public, sentait si vivement tout ce qui faisait
battre le cœur du tragédien, et tous les autres cœurs, que, brisée
par tant d’émotions, elle se trouva mal à la fin du spectacle 1. »
On ne peut pas parler ici d’un mur entre le public et
l’acteur ! L’événement prouve l’humour acide de l’Empe-
reur. Napoléon regarde les empereurs et les rois vaincus ou
soumis regarder la scène et recevoir pour eux-mêmes les
répliques de Voltaire. S’ils sont des Césars, à commencer
par le tsar Alexandre, ils sont aussi des conjurés potentiels
contre le César-Napoléon qui les a asservis.
Inversement, Napoléon se veut le conseiller historique
de Talma qui tient le rôle de César dans La Mort de Pom-
pée. Il eut cette formule restée fameuse :

1. J. J.

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« “Vous fatiguez trop vos bras ; les chefs d’empire sont moins
prodigues de mouvements ; ils savent qu’un geste est un ordre,
qu’un regard est la mort : dès lors, ils ménagent le geste et le
regard.” Lorsque cette tragédie fut représentée à Fontainebleau,
Talma entra avec tant de vérité dans les intentions de Napoléon
que l’empereur déclara que pour la première fois il avait vu
César 1. »

La vérité rattrapée par le théâtre ?


Talma va devenir chez Balzac, de façon récurrente, la
figure même de la théâtralité, du tragédien au style décla-
matoire. Lui qui avait voulu la vérité nue devient l’em-
blème de la boursouflure et de la pause ; il devient un
modèle pour sculpteur. Son nom sera attaché au genre du
drame historique, un genre qui ne survivra pas à l’époque
révolutionnaire.
Mais nous arrêterons là notre récit. Notre projet n’est
pas de faire l’histoire du théâtre européen, mais seulement
de repérer les moments de rupture où le théâtre a été expli-
citement réformé et où ces réformes se sont faites en instal-
lant, par fragments, l’idéologie de la Poétique. Cette
première révolution aristotélicienne a fait la promotion de
l’auteur aux dépens des codes spectaculaires traditionnels ;
elle a séparé totalement le public et les acteurs : les specta-
teurs ne sont plus que des voyeurs et n’interviennent plus
dans la création du spectacle ; elle a ôté aux acteurs la
maı̂trise de leur rôle et donné à l’auteur le pouvoir de
dicter leur personnage aux acteurs, en inventant ces per-
sonnages sans tenir compte des rôles traditionnels, en mul-
tipliant du coup les didascalies ; elle a privé le théâtre de
ses privilèges et lui a imposé une fonction morale. Cette

1. L.-H. Lecomte, Napoléon et le monde dramatique, Paris,


H. Daragon, 1912, p. 472.

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façon de couper la pièce des contraintes de la performance


rend le texte autonome et même lisible. Au point que,
désormais, on publie les textes de théâtre, indépendam-
ment des représentations et même avant toute
représentation.
Certes, il y a eu de la résistance, mais elle fut brisée. Un
acteur comme Talma fait oublier le poète. Qui se souvient
de l’auteur de Manlius Capitolinus ? Talma reste une
exception et, comme il ne fonde pas son jeu sur la tradi-
tion, mais sur la « vérité », il ne peut pas avoir de disciples.
Les comédiens de la foire ont investi le boulevard du
Temple, mais les artistes de la scène n’incarnent plus le
théâtre, sauf dans le cinéma de Marcel Carné. La littérature
a fait désormais main basse sur le théâtre. On lit Racine,
Molière, Corneille. Et toute pièce jouée qui n’est pas
d’abord un « grand texte » ne vaut rien.
Cette première révolution aristotélicienne reste très pré-
sente de nos jours, en particulier sous deux formes : la
souveraineté du texte, la volonté de vérité dans le jeu –
deux caractéristiques, selon Peter Brook, de ce qu’il a
appelé « le théâtre ennuyeux », plus exactement deadly
(mortel) 1. Il décrit avec humour le jeune acteur qui essaie
de dire « de façon réaliste » les vers d’une tragédie ou le
metteur en scène lui conseillant « de jouer ce qui est écrit ».
On pourrait y ajouter le Grand Acteur : celui qui, bien
loin de disparaı̂tre derrière son rôle, comme les grands
Arlequins de la commedia dell’arte qui ne se faisaient recon-
naı̂tre que par l’excellence de leur art, fait comme Talma
et impose leur personne à tous leurs personnages. Certes,
on ne lit rien de tel dans la Poétique, mais ce star-system
est une conséquence inéluctable du vide laissé par le refus
de la théâtralité et de la codification des rôles.

1. Brook 1968, p. 28.

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La deuxième révolution aristotélicienne : l’invention


du metteur en scène et le spectacle comme texte –
Antoine, Stanislavski et la sémiologie du théâtre

Une révolution copernicienne ?


Le XIXe siècle, sur sa fin, a inventé la mise en scène.
Certains y ont vu, un peu vite, le triomphe du spectacle sur
le texte 1. En effet, même si elle concerne le jeu scénique, la
scénologie va redoubler la poétique, se modeler sur elle et
en reproduire l’idéologie. Après la victoire de l’auteur qui
s’est imposé face à l’acteur et au public (les deux exclus de
la Poétique d’Aristote), ce sera désormais le metteur en
scène qui va régner en maı̂tre, au nom de l’auteur et auteur
lui-même.
L’invention de la mise en scène coı̈ncide avec le dévelop-
pement d’une deuxième forme d’aristotélisme. Certes une
attention nouvelle est portée au geste, au corps de l’acteur,
à l’espace, à la lumière et aux décors : tout ce qu’Aristote
qualifiait d’opsis et taxait de vulgaire (phortikon). Mais l’im-
portant n’est pas dans la part accordée aux techniques,
l’important n’est pas d’affirmer que « la mise en scène réa-
lise l’essence du théâtre » 2 ; pour que cette révolution soit
une rupture avec l’aristotélisme, encore faudrait-il que ces
techniques soient mises au service du jeu et non du texte,
au service d’une théâtralité consciente et d’une ritualité.
Or, si une minorité de metteurs en scène ont envisagé qu’il
fallait « rethéâtraliser le théâtre 3 », ils n’ont pas fait école,

1. Par exemple, Bernard Dort (cf. note 1, p. 126).


2. Cf. p. 148 sqq.
3. Formule de Georg Fuchs, « Die Retheatralieserung des Thea-
ters », in Die Revolution des Theaters, München, 1909. Il est vrai que
son projet n’est pas dénué d’une idéologie douteuse, nationaliste et
populaire, qui doit beaucoup à Nietzsche et rappelle les fêtes à la
Rousseau.

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et l’énorme majorité, surtout en France, a reproduit au


niveau visuel le travail du poète dramatique, en usant
d’une écriture visuelle destinée à être lue par le spectateur.
C’est ainsi qu’au XXe siècle on en est arrivé à théoriser le
spectacle théâtral lui-même comme texte. Le « textocen-
trisme », pour reprendre l’expression de Béatrice Picon-
Vallin, cette maladie hexagonale, a fait de la mise en scène
une nouvelle forme d’aristotélisme qui s’est ajoutée à la
précédente. Qu’est-ce exactement que la mise en scène ?
Voici comment le site Internet de la Comédie-Française la
définit :
« La fonction de metteur en scène n’apparaı̂t dans l’histoire
du théâtre qu’au XIXe siècle avec notamment Craig, Appia et
Antoine, au moment où elle conquiert une autonomie et une
individualité telles qu’elle peut être considérée isolément. Le
metteur en scène est en effet celui qui assume la responsabilité
esthétique et organisatrice du montage d’un spectacle, en choi-
sissant les comédiens, en les dirigeant dans leur interprétation,
en utilisant les possibilités scéniques. Le metteur en scène peut
être également acteur, auteur, directeur de troupe ou de
théâtre. »

Définition exacte, mais molle ; ici, pas de révolution,


rien n’est expliqué de cette « apparition » soudaine, ni des
transformations qu’elle a suscitées dans le monde du
théâtre.
Fut-ce une « révolution copernicienne », comme l’écrit
Bernard Dort 1, sous prétexte qu’elle décentrait la représen-
tation du texte au spectacle ? Catherine Naugrette 2 suggère
même qu’elle correspondait à un double décentrement,
dont le second était la désacralisation du texte. Ce n’est

1. Bernard Dort, « Le texte et la scène : pour une nouvelle allian-


ce », in Le Jeu du théâtre. Le Spectateur en dialogue, Paris, POL, 1995
(cité : Dort 1995), dernier chapitre.
2. « L’ère de la mise en scène » 2005, p. 22-29.

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pas ce que l’on constate dans les faits. Au cours du siècle,


la conception de la mise en scène a évolué, les définitions
ont changé, et l’aristotélisme s’est aggravé avec les années.
Dans les années soixante, les metteurs en scène font de
tous les grands textes classiques des lectures politiques qui
servent de principe organisateur à leurs mises en scène. Le
texte devient le support et l’alibi d’un théâtre-tribune où
l’orateur est le metteur en scène, interprète du poète. C’est
alors que naı̂t la figure mythique « du théâtre comme insti-
tution de la démocratie athénienne ». On passe de l’acteur
citoyen de Diderot au metteur en scène citoyen.
Si le texte du poète peut être parfois maltraité par le
metteur en scène, ce n’est pas pour plus de théâtralité, mais
c’est que celui-ci crée son propre texte. Ainsi, dans un livre
très documenté, bien qu’ancien (1968), sur la mise en
scène contemporaine, Denis Bablet, peu suspect de
complaisance textuelle, donne pourtant les définitions
suivantes 1 :
« 1 – Le metteur en scène est l’auteur du spectacle. »

Le terme d’auteur, qui appartient au monde littéraire,


suggère que le spectateur est un lecteur du spectacle. Le
metteur en scène, comme le poète dramatique, crée un
objet – la représentation – et non un événement. La pro-
duction et la réception sont séparées. La représentation va
pouvoir être promenée au cours de tournées, et ce sans que
le metteur en scène intervienne désormais. Le jeu est fixé,
le spectacle peut être enregistré, comme l’« Électre de
Vitez » dont on ne précise même plus qu’il s’agit de la

1. Denis Bablet, La Mise en scène contemporaine. I, 1887-1914,


Paris, La Renaissance du livre, 1968, p. 7-8 (cité Bablet 1968). Par la
suite, il va s’intéresser à Craig et Kantor, et plus généralement au
théâtre vivant.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

pièce de Sophocle ; il y a pourtant d’autres Électre, ne


serait-ce que celle d’Euripide.
« 2 – Mettre en scène, c’est instaurer un rapport entre pièce
et public. »
Est-ce la prise en compte du public pendant le spec-
tacle ? Non, car la « pièce » désigne le texte et non le
spectacle. Le metteur en scène est, en effet, un herméneute
de l’« œuvre écrite ».
« 3 – Interprète de l’œuvre écrite, le metteur en scène monte
la pièce comme il la conçoit. »
Et il conclut que la mise en scène est désormais et de
façon irréversible constitutive du théâtre :
« 4 – L’histoire du théâtre moderne est en premier lieu celle
de la mise en scène. »
Trente ans plus tard, Jean-Pierre Sarrazac 1 – pourtant,
lui aussi, attentif au théâtre vivant et à la théâtralité – parle
de la mise en scène comme d’« une interprétation singu-
lière de l’œuvre initiale, à savoir le poème dramatique »
avec une formulation plus aristotélicienne que jamais, car
l’expression « poème dramatique » ne désigne évidemment
pas un texte en vers, mais un texte écrit par le poiètès de la
Poétique.
Enfin, au XXIe siècle, la mise en scène 2 est précisément
définie comme « mise en scène du texte », excluant comme
étrangères à la « tradition occidentale » toutes les pratiques
scéniques « qui ne trouveraient pas leur source dans une
œuvre écrite par un auteur ». Ainsi est opposée à la mise
en scène, spécifique de notre tradition occidentale (il fau-
drait dire aristotélicienne), « la tradition orientale où le jeu

1. Antoine, l’invention de la mise en scène (en coll. avec Philippe


Marcerou), Actes Sud-Papiers, coll. « Parcours », 1999.
2. Béatrice Picon-Vallin, « L’ère de la mise en scène » 2005, p. 4-5.

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de l’acteur est codifié et les rituels scéniques pérennisés par


la reproduction de l’héritage des maı̂tres 1 ». L’aristotélisme
est devenu le paradigme du théâtre occidental.
De fait, l’histoire de la mise en scène au XXe siècle se
présente comme une suite d’offensives récurrentes, menées
par des metteurs en scène réformateurs, contre la théâtra-
lité de leur époque, au nom d’une vérité de la représenta-
tion ; ils en dénoncent chaque fois « les conventions qui
sonnent faux, les acteurs qui cabotinent, des pièces insi-
pides et répétitives, un théâtre vulgaire ». Chacun crée une
nouvelle esthétique en rupture avec ceux qui l’ont précédé,
dénonce les traditions de jeu, et remet à nouveau le texte
au centre du spectacle. Telle est la tendance majoritaire 2.
Quand commence une « vraie » mise en scène qui ne soit
pas seulement l’ensemble des activités techniques de décor,
costumes, lumières, ce qui était le travail du semainier de la
Comédie-Française ou du régisseur en Allemagne ? Un
repère formel : le moment où le nom du metteur en scène
apparaı̂t sur l’affiche à côté de celui de l’auteur et des acteurs,
vers 1830.
Les premiers metteurs en scène de la fin du XIXe
commencent par travailler sur les décors et ils en changent
le sens ; on se débarrasse des semainiers, « ces maroufles
ignares 3 ». Qu’est-ce que le décor ? C’est le contexte maté-
riel de l’énonciation du texte. Il va être créé spécifiquement
1. Béatrice Picon-Vallin parle aussi de la mise en scène comme
d’« un art européen », formulation adéquate si l’on précise de l’Europe
moderne et qu’on y ajoute les pays d’Amérique (ibid.).
2. Une exception : le mouvement initié par Meyerhold et Craig
qui prennent des positions inverses. Les autres veulent déthéâtraliser,
eux veulent rethéâtraliser (cf. p. 144 sqq.).
3. Jean Jullien, Le Théâtre vivant, Paris, 1892. Il est faux de dire,
comme certains, que la mise en scène d’une certaine façon a toujours
existé sous prétexte que Molière ou Shakespeare ont écrit en fonction
de la scène, car la question n’est pas là ; la mise en scène suppose au
contraire que le texte est premier.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

pour un texte et ne sera plus un décor de convention,


réutilisable à volonté ; ce changement est une rupture avec
une théâtralité du genre qui imposait un décor tragique,
un décor comique, un décor pastoral, etc. C’est pourquoi
on qualifie généralement ces premiers metteurs en scène
de « naturalistes ».
Comme l’avaient fait les indications de jeu données à
l’acteur par les premières didascalies, des indications de
décor prolongent la souveraineté du texte sur le spectacle ;
l’auteur décrit l’espace du récit comme il le ferait dans un
roman. Et quand il ne l’a pas fait dans son texte, c’est le
metteur en scène qui va l’inventer. La scène ne sera plus
un espace de jeu, mais un espace fictionnel. Et cela vaut
pour les mises en scène des classiques : les metteurs en
scène vont installer Médée au bord de la mer, ou faire
entrer Oreste dans un tombeau. Même quand Vitez crée,
pour Électre, un lieu à première vue non réaliste, qui soit
à la fois l’intérieur d’une maison et une place publique, il
n’en reste pas moins que ce double lieu est déduit du récit ;
il est composé d’éléments de décor réalistes, empruntés à
la Grèce contemporaine. Ce n’est pas un espace de jeu.
À la prise de pouvoir sur les acteurs, au siècle précédent,
la création d’un décor narratif ajoute donc une prise de
pouvoir du poète ou du metteur en scène (qui le relaie le
plus souvent) sur les techniciens, ces horribles semainiers,
qui n’ont plus droit à l’initiative. Le metteur en scène a
sous ses ordres de simples accessoiristes 1. Cette prise de
pouvoir par le décor suppose implicitement une interpréta-
tion de l’œuvre comme récit singulier, sans référence à un

1. Semainier est le terme technique pour désigner les décorateurs


et régisseurs à la Comédie-Française. Aujourd’hui encore, les metteurs
en scène invités sont souvent en conflit avec les décorateurs profes-
sionnels qui « savent » ce que doit être le décor du Cid ou de Ruy
Blas.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

genre théâtral. Toute pièce devient indifféremment un


drame. André Antoine annonce la mise en scène moderne,
en ajoutant à la régie technique ce qu’il appelle un « travail
immatériel, c’est-à-dire l’interprétation et le mouvement
du dialogue » (1903). On remarquera que, pour lui, le
texte de théâtre est par excellence un dialogue, ce qui per-
met d’oublier le public comme vrai destinataire du texte.
En tout cas, la valorisation de la mise en scène va de
pair avec une dévalorisation des spectacles scéniques popu-
laires, qui ne sont même pas dignes d’être appelés du
théâtre, que ce soit le cabaret, le music-hall, le boulevard,
l’opérette ou naguère le grand-guignol. Le théâtre est
coupé de la culture spectaculaire, comme Aristote avait
isolé la tragédie des autres concours musicaux. Au lieu que
le théâtre soit une forme entre autres de spectacles vivants,
il est de la littérature mise en scène.

Le joli temps du boulevard du Crime


Pour comprendre le sens des innovations d’Antoine, il
faut resituer le mouvement qui les a portées : celui des
littérateurs naturalistes en guerre contre les théâtres de
boulevard. Les plus connus d’entre eux, Zola et les frères
Goncourt, désirent être les nouveaux auteurs dramatiques
d’un théâtre digne d’eux et imaginent un théâtre littéraire
en accord avec leur idéal vériste.
C’est pourquoi ils critiquent violemment les scènes
contemporaines. Au début du second Empire, Paris est
couvert de théâtres qui ne désemplissent pas, mais dont
ils jugent la production désuète ou immorale. Les frères
Goncourt, qui sont alors critiques dramatiques, dénoncent
avec humour, dans Les Mystères du théâtre (1852), l’énorme
production théâtrale de l’époque, en la réduisant à une
série de chiffres : « Les 909 pièces jouées pendant l’année

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

1851 l’ont été 21 308 fois. » Sans compter 899 vaude-


villes : « denrée qui abonde sur la place... luxuriances d’une
germination intempestive ». Le drame romantique, fils des
grands sentiments de la Révolution, aurait sombré dans
la boursouflure et la grandiloquence. Les frères Goncourt
déplorent la mort annoncée du théâtre littéraire :
« L’art théâtral, le grand art français du passé, l’art de Cor-
neille, de Racine, de Molière et de Beaumarchais, est destiné,
dans une cinquantaine d’années tout au plus, à devenir une
grossière distraction, n’ayant plus rien de commun avec l’écri-
ture, le style, le bel esprit, quelque chose digne de prendre place
entre des exercices de chiens savants et une exhibition de
marionnettes à tirades 1. »
Edmond de Goncourt considère, on le voit, les pièces
des grands auteurs de théâtre comme un patrimoine litté-
raire. Il déplore la délittérarisation du théâtre en même
temps que son caractère déclamatoire ; l’art théâtral serait
tombé dans la sous-culture. Il dénonce sa dégénérescence
littéraire et une rethéâtralisation envahissante.

Fête sanglante au Temple


L’aristotélisme serait-il menacé ? Il est vrai qu’un théâtre
populaire, issu de la foire, sans ambition littéraire, s’est
solidement installé tout au cours du siècle et a séduit tous
les publics. Après une courte période où le drame roman-
tique a flirté avec le mélodrame du boulevard, les gens de
lettres stigmatisent l’imaginaire populaire au nom de la
vérité du peuple, et rejettent cette fête du « boulevard du
Crime » imaginée par Carné dans Les Enfants du paradis 2.

1. Edmond de Goncourt, 1879. Cité par Bablet 1968, p. 11.


2. Les Enfants du paradis, 1945, 183 min, noir et blanc, film réalisé
par Marcel Carné, sur un scénario de Jacques Prévert. Le seul qui ait
sans doute tenté de fondre ensemble théâtre littéraire et mélodrame
est Victor Hugo (cf. Annie Ubersfeld, Le Roi et le Bouffon, José Corti,

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Une forme particulière de sociabilité s’était développée


sur ce boulevard, bordé de nombreux théâtres, depuis que
la Révolution avait libéré les spectacles et que les comé-
diens de la foire s’étaient installés boulevard du Temple.
Tous les soirs, les gens du monde comme les gens du
peuple vont baguenauder dans ce lieu de kermesse perpé-
tuelle, ce paradis ludique : on évalue ainsi à environ dix
mille ceux qui se pressent chaque soir sur ce boulevard, où
pas moins de vingt théâtres, des baraques, des tréteaux pré-
sentent des « Spectacles », « Pantomimes », « Acrobates »,
« Marionnettes » ; il y a même des cabinets de physique et
de curiosités, des chiens et des singes savants, bonimen-
teurs, bateleurs, charlatans. Cafés et cabarets restent
ouverts jour et nuit. Le roi en a fait son lieu de parade, la
France de la Restauration puis celle de Louis-Philippe s’y
regardent passer.
Deux cents mètres de boulevard qui ne connaissent que
la fête, le jeu, le spectacle, l’apparence, rien n’y est sérieux,
rien n’y est vrai. Et c’est dans cet espace que se trouvent
des théâtres qui n’ont plus besoin de justifier leur existence
sociale, ils sont inscrits dans un espace et un temps urbains
réservés à la fête. Aller se promener le soir sur le boulevard
du Crime s’apparente à une forme de rituel social. Ce
rituel festif est devenu si nécessaire que rien, pas même
une émeute ou une épidémie de choléra (qui a fait à Paris
plus de dix-huit mille victimes) ne pourra le suspendre plus
d’un jour.
Ce qui faisait la notoriété de ce boulevard est un certain
type de pièces : le mélodrame. Ce ne sont que flots de
sang, coups de poignard, enfants volés, orphelins persé-
cutés. Le nom de « boulevard du Crime » ne provient pas

1974, p. 45 sqq.), ce qui aujourd’hui pose un problème pour la mise


en scène de ses pièces.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

seulement de l’attentat qui y fut perpétré par le Corse


Fieschi contre le roi Louis-Philippe 1. Lorsqu’en 1823 on
songe à débaptiser le boulevard du Temple pour l’appeler
« boulevard du Crime », on lit à cette occasion dans l’Al-
manach des spectacles :
« On a fait le recensement des crimes commis depuis vingt
ans. Pour l’anecdote, en voici la liste : Tautin a été poignardé
16 302 fois, Marti a subi 11 000 empoisonnements, Fresnoy
a été immolé de différentes façons... 27 000 fois, Mademoi-
selle Adèle Dupuis a été 75 000 fois innocente, séduite, enle-
vée ou noyée, 6 400 accusations capitales ont éprouvé la vertu
de Mlle Levesque, et Mlle Olivier, à peine entrée dans la car-
rière, a déjà bu 16 000 fois dans la coupe du crime et de la
vengeance. »
En tout, 151 702 crimes pour parler comme les
Goncourt. Mais l’humour ludique du journaliste
contraste avec leur hargne de littérateurs. En confondant
le personnage avec l’acteur ou l’actrice, loin de dénon-
cer le caractère répétitif du mélodrame, il y voit l’occa-
sion d’une connivence joyeuse avec son lecteur.
De fait, il n’est pas étonnant que, dans un tel contexte,
on ait vu renaı̂tre une théâtralité consensuelle, conforme
aux valeurs et à l’imaginaire de l’espace où elle s’inscrit,
c’est-à-dire hors de la politique et des distinctions sociales,
des formes théâtrales strictement codifiées sans que per-
sonne en ait jamais établi les règles 2. On y retrouve les

1. Face au Café Turc, devant le numéro 50, en 1835, le 28 juillet,


jour anniversaire de la Révolution qui avait mené Philippe d’Orléans
au trône.
2. En 1799, Guilbert de Pixérécourt avec Victor ou l’Enfant de la
forêt crée un nouveau genre, le « mélodrame », héritier des spectacles
de foire et du drame bourgeois. Dans les années 1860, le « boulevard
du Crime » disparaı̂t, et même si le mélodrame continue il se rap-
proche du théâtre « sérieux » tout en se diversifiant (pièces historiques,
judiciaires, d’aventures surtout) : on se souvient encore des Deux
Orphelines et de La Porteuse de pain.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

mêmes caractéristiques que dans la commedia dell’arte :


les personnages de chaque pièce sont des rôles préexistant
à l’histoire, avec des caractères et des relations fixés, immé-
diatement reconnaissables à leur costume et à leur jeu : il
y a les méchants (le traı̂tre et son confident, aristocrates
ou ecclésiastiques), les bons (le héros et son valet bouffon
qui fait rire par ses maladresses ou ses plaisanteries) et les
innocentes victimes des méchants (enfants abandonnés,
jeunes vierges effarouchées, amoureux séparés, pères
offensés). L’histoire est un canevas (même si le texte est
écrit), toujours le même, imposé par les différents rôles.
Un traı̂tre ourdit sa trame et finit par être démasqué par
le héros ; le plaisir est dans les nombreuses péripéties et
les coups de théâtre, c’est-à-dire un jeu de l’auteur avec le
code. À l’attente du public répond un suspense non sur
le dénouement lui-même – tout finira bien, les méchants
seront punis et les victimes sauvées –, mais sur les moyens
d’y arriver. La théâtralité est très marquée : répliques gran-
diloquentes, diction emphatique, gestuelle excessive – avec
de grands effets spectaculaires, grâce aux décors et machi-
neries : inondations, éruptions volcaniques, ponts sur
l’abı̂me.
Contrairement à ce que prétendent ses détracteurs qui
dénoncent un genre figé dans des stéréotypes, le mélo-
drame, comme toute forme d’art populaire, est susceptible
de variations pourvu que le public coopère. C’est ainsi
qu’en 1823 l’acteur Frédérick Lemaı̂tre 1, aux Folies-Dra-
matiques, crée un nouveau style en transformant une pièce
édifiante, L’Auberge des Adrets, en comédie immorale.

1. Frédérick Lemaı̂tre (1800-1876). Victor Hugo, qui lui trouvait


du génie, lui fit interpréter ses jeunes premiers dans Lucrèce Borgia et
dans Ruy Blas. Malgré son insistance, la Comédie-Française ne voulut
pas de lui. Lorsque le drame romantique perdit de sa vigueur, il entra
au Boulevard où il connut un succès durable.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

Parodiant son personnage de méchant criminel, il en fait


un bandit sympathique et truculent, Robert Macaire. Ce
style nouveau ne transgresse pas le code du mélodrame,
mais joue avec les conventions théâtrales ; en plaisantant
sur le moralisme manichéen du dénouement, il ne fait
qu’exhiber les lois du genre, redoublant ainsi le ludisme à
l’œuvre dans ces spectacles. La victoire symbolique du Bien
sur le Mal était, comme le reste, une fiction dont le public
n’avait jamais été dupe.
Qu’un acteur, et non un auteur, ait été à l’origine de
cette mutation montre bien que le mélodrame est un spec-
tacle avant d’être un texte ; il n’y a pas de mise en scène
prolongeant le dessein de l’auteur ; la raison du jeu de
Frédérick Lemaı̂tre n’est pas textuelle, mais spectaculaire ;
il crée un rôle, il ne joue pas un personnage. Les auteurs
dramatiques vont utiliser ce rôle de bandit sympathique
après sa création par l’acteur 1.
N’oublions pas enfin, ainsi que son nom l’indique, que
le mélodrame, comme le vaudeville, est du théâtre musical.
Nous avons vu précédemment que la musique installait un
rapport particulier entre la scène et la salle, puisque le spec-
tacle utilise des airs à la mode et donc présuppose une

1. « Ce personnage floueur, bonimenteur et carottier, a été inventé


par Benjamin Antier, Saint-Amand et Paulyanthe dans le mélodrame
L’Auberge des Adrets en 1823 et incarné sur scène [...] par [...] Frédé-
rick Lemaı̂tre. Alors que Robert Macaire ne semblait destiné qu’à
figurer un simple escroc, mortellement blessé, à la fin de la pièce
par son propre complice, Bertrand, le jeu de Frédérick Lemaı̂tre – et
notamment son habillement – [...] suscite un tel enthousiasme que
l’acteur ne fait plus qu’un avec le personnage, qui ressuscitera donc
pour les besoins de la cause » dans Robert Macaire, dix ans après (J.-L.
Jeannelle, « En attendant Godeau : blague et crise de la représentation
au XIXe siècle », in Pour de rire ! La blague au XIXe siècle, Nathalie Preiss
[sous la dir.], Presses universitaires de France, coll. « Perspectives litté-
raires », 2002).

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

forme de culture musicale du public. Voici ce qu’en dit


une musicologue aujourd’hui :
« Les approches par trop littéraires du mélodrame ont
quelque peu rabaissé le rôle de ces musiques mélodramatiques
au rang de fonctionnels “fonds sonores”. On a d’ailleurs beau-
coup moins traité des développements de la technique mélodra-
matique, qui consiste à associer à la musique un texte destiné
à être déclamé ou mimé, procédé qui a fasciné de nombreux
compositeurs tout au long du XIXe siècle pour être un moyen
permettant de rompre avec les modes de narration habituels. Et
si le mélodrame musical a aujourd’hui mauvaise réputation,
c’est oublier à quel point son répertoire connut une immense
popularité depuis ses origines jusqu’au début du XXe siècle, géné-
rant même ses propres interprètes, dont Albertine Zehme, insti-
gatrice et créatrice du Pierrot lunaire 1. »

C’est donc un véritable complexe culturel que détruisit


le baron Haussmann, en rasant le côté pair du boulevard
du Temple pour un de ses fameux projets urbains 2. Certes,
les théâtres expulsés sont richement dédommagés, mais ils
se dispersent un peu partout ; la fête théâtrale, l’allégresse
ludique ont perdu leur espace propre.

Haines aristotéliciennes
Car ce que dénonçait Zola, dans le mélodrame ou le
vaudeville, c’était la dimension ludique d’un théâtre qui
avait réussi à s’installer à l’écart de la littérature. Le vaude-
ville, surtout, est sa bête noire. Méprisant sa dimension
musicale et feignant d’ignorer le code de ce type de spec-
tacle, il en juge le texte comme s’il était un objet littéraire,

1. Jacqueline Waeber, En musique dans le texte. Le mélodrame de


Rousseau à Schoenberg, Paris, Van Dieren, 2005.
2. Tous les théâtres, baraques et tréteaux occupaient uniquement
le côté est du boulevard du Temple (numéros pairs) ; seul subsista,
du côté ouest, l’actuel théâtre Déjazet.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

voué au sérieux, à la lecture et à la vérité. À propos de


Niniche, vaudeville joué aux Variétés aux alentours de
1875, Zola écrit qu’il a « la sensation très nette de l’infério-
rité de la littérature dramatique en voyant cette salle rire à
ventre déboutonné d’inepties dont on serait révolté si on
les lisait chez soi ; on se sent ébranlé dans ses convictions
les plus chères, on se demande si le talent n’est pas inutile,
s’il y a à espérer qu’une œuvre forte touche jamais autant
les spectateurs dans leurs instincts secrets qu’une parade de
foire ».
La comparaison entre ce que le spectateur voit et entend
au vaudeville et ce qu’il lirait dans un livre n’a pas de sens ;
elle montre bien ce que Zola ambitionnait pour le théâtre
et pour lui-même : lui donner la dignité des œuvres litté-
raires, qu’une pièce fût l’égale d’un livre, que le spectateur
la verrait comme il lirait un roman naturaliste. Zola veut
être auteur dramatique ; il tente de faire jouer Thérèse
Raquin ; la pièce n’aura aucun succès.
Zola 1, pour polémiquer contre la théâtralité du théâtre
populaire, use d’une argumentation aristotélicienne
comme si c’était une évidence : cette rethéâtralisation des
théâtres est forcément à condamner puisqu’elle se fait aux
dépens de l’action, du récit, du muthos, du drame : « Le
drame est en train de disparaı̂tre si on ne parvient pas à le
ressusciter. » Dans la préface de Thérèse Raquin, il veut lui
aussi, à son tour, dénuder le théâtre, mais ce sont de ses
oripeaux à la Talma, de ses « guenilles historiques » qu’il
veut le débarrasser. Il précise qu’il faut « révolutionner les
conventions admises et planter le véritable drame humain
à la place des mensonges ridicules qui s’étalent aujour-
d’hui ». Vérité contre mensonge et conventions : drame

1. Émile Zola, Le Naturalisme au théâtre, Paris, G. Charpentier,


1881.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

naturaliste contre drame romantique. Ce qui ne change


pas, c’est la fonction attribuée au théâtre littéraire depuis
la Révolution : donner au spectateur une image vraie du
monde, mais désormais ce sera le monde contemporain et
non plus l’histoire.
Tout aussi aristotélicienne est la haine de Zola pour les
acteurs qui règnent sur les scènes aux dépens de l’auteur,
ces acteurs qui ne disparaissent pas dans leurs personnages
et qui comme Frédérick Lemaı̂tre se permettent de les
transformer et même de les créer. Zola reproche aux comé-
diens de son temps de jouer pour la salle, de se présenter
au public, de le regarder et de s’en faire regarder ; bref, il
leur reproche explicitement de « jouer les pièces au lieu
de les vivre ».
Le public ne suit pas. Les pièces des Goncourt, de
Henry Becque ou d’Émile Zola subissent des échecs dans
les théâtres prestigieux comme la Comédie-Française (où le
public siffle Les Corbeaux). Des auteurs dont les noms sont
aussi oubliés que les pièces, absents des manuels d’histoire
littéraire, comme François Ponsard ou Georges Ohnet 1,
font les beaux soirs des théâtres parisiens, aussi bien la
Comédie-Française qu’à la Porte-Saint-Martin.

Une contre-offensive littéraire


Mais la révolution est en marche. Aristote est de retour.
Cette révolution va venir de l’extérieur du théâtre, initiée
par des non-professionnels qui s’improvisent metteurs en

1. Georges Ohnet (1848-1918). Journaliste, il a écrit et fait jouer


une pièce par an entre 1881 et 1914. François Ponsard est né en
1814. Sa première pièce de théâtre, Lucrèce, jouée en 1843, obtint un
très grand succès et fut couronnée par l’Académie ; il donna Charlotte
Corday en 1850, L’Honneur et l’Argent en 1853, Le Lion amoureux en
1866.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

scène, comme depuis l’époque romantique, n’importe qui


peut s’improviser écrivain, puisque n’importe qui est
lecteur.

André Antoine : un décor plus vrai que vrai


C’est André Antoine, employé du gaz, un amateur, qui
va offrir un théâtre – le Théâtre-Libre (ouvert en 1887) –
aux auteurs naturalistes. Il ne vise qu’un public élitaire
d’invités et d’abonnés. Il abomine le théâtre populaire et
« ses pièces sans intérêt ». L’homme finira glorieusement,
en dirigeant, à partir de 1906, l’Odéon, alors seconde
scène nationale. Antoine n’a aucune formation théâtrale et
s’affranchit donc plus facilement des traditions.
Il n’hésite pas à se présenter comme l’inventeur de la
mise en scène, un art, selon lui, totalement nouveau 1. Il
définit la mise en scène dans le cadre de la lecture : « À
mon sens, la mise en scène moderne devrait tenir au
théâtre l’office que les descriptions tiennent dans le
roman 2. » Il étend ainsi à toute la mise en scène ce que
nous avons précédemment vu se réaliser pour le décor : elle
a pour but de créer un contexte fictionnel aux répliques du
texte qui servent à faire ce récit, qu’Antoine appelle déjà
la « fable dramatique ». La mise en scène se déduit donc
uniquement du texte, et ce texte est réduit au récit d’une
action.
Ce contexte élaboré par le metteur en scène va permettre
de faire émerger le sens. La mise en scène a, dès ses débuts,
une fonction herméneutique : « La mise en scène devrait...
non seulement fournir un juste cadre à l’action, mais en

1. André Antoine, « Causerie sur la mise en scène », Revue de Paris,


1er avril 1903.
2. Ibid.

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déterminer le caractère véritable et en constituer


l’atmosphère 1. »
Antoine, pour créer un spectacle le plus vrai possible,
imagine une scène encore plus autonome vis-à-vis des spec-
tateurs que Diderot lui-même ne l’avait imaginé. Car non
seulement les acteurs sont séparés du public par un mur
symbolique, mais la scène n’est même pas conçue comme
un tableau en perspective destiné aux regards des specta-
teurs. Le décor « est un intérieur avec ses quatre murs sans
se soucier de celui qui disparaı̂tra plus tard pour laisser
pénétrer le regard du spectateur ». Les personnages sont
installés chez eux, au milieu de vrais meubles, et non pas
devant des toiles peintes en trompe l’œil. La scène est le
double du monde réel de la salle. Ensuite, le metteur en
scène va choisir le point exact où devra se faire la section
qui nous permettra d’enlever le fameux quatrième mur. Le
décor est donc d’abord une description romanesque qui
sera réalisée sur scène.
Dans ce décor naturaliste, l’acteur, selon Antoine, doit
être « un simple instrument dans la main du poète et du
metteur en scène ». On appréciera le couple formé ici par
le poète et le metteur en scène, qu’il résume parfois par le
terme unique d’« auteur » (1903). Il va de soi que l’acteur
n’a rien à introduire par lui-même, il doit se soumettre
« au texte, à l’action et aux situations ».

Mieux qu’un livre : le théâtre. Constantin Stanislavski


À la même époque, à Moscou, bien qu’animé d’une
idéologie inverse, Constantin Stanislavski s’engage dans
une aventure comparable à celle d’Antoine et, en 1898,
il crée un nouveau théâtre, le « Théâtre artistique de

1. Ibid.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

Moscou », qu’il veut « accessible à tous ». Il écrit que


« composer une mise en scène [...] c’est rendre matérielle-
ment évident le sens profond des œuvres 1 » et, entre autres
aphorismes qui émaillent ce texte, que le « poète, l’acteur,
le peintre, le costumier, le machiniste poursuivent tous le
même but, celui du poète », montrant bien qu’il soumet
la scène totalement au texte.
Comme Antoine, Stanislavski est lui aussi un amateur,
sans formation professionnelle, donc ignorant des tech-
niques du théâtre ; il déclare la guerre « à la routine, au
faux théâtre, à la fausse émotion, au cabotinage » et à la
médiocrité du répertoire. Son but est de s’emparer de la
scène, car elle a une fonction politique. À travers la voix
de l’acteur, comme pour Diderot et les philosophes des
Lumières, le poète dramatique doit s’adresser au public en
orateur pour lui dire le vrai. Selon lui, « le théâtre est la
tribune la plus puissante qui soit et son influence est supé-
rieure même à celle des livres et de la presse ». Toujours,
donc, ce modèle de la lecture : le poète est l’auteur, le
public, les lecteurs. « Cette tribune est tombée sous la
coupe des rebuts du genre humain qui en ont fait un lieu
de débauche. » Toujours, donc, ce refus du plaisir et de la
séduction. « Ma tâche consiste à purifier... la famille des
artistes, à en bannir les ignorants, les illettrés et les exploi-
teurs 2. » Le théâtre, parce que sa vocation est de montrer
la vérité, doit passer du côté de la culture lettrée.
Et pour ce faire, la mise en scène est conçue comme
un second texte, parallèle à celui de l’auteur, découpé par
répliques et constitué d’une seconde série de didascalies.
Dans le cahier de mise en scène de La Mouette de

1. C. Stanislavski, Ma vie dans l’art, Paris, Librairie théâtrale, 1950,


p. 98 (cité : Stanislavski 1950).
2. Lettre de Stanislavski citée par Bablet 1968, p. 24.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Tchekhov (1899), publié par Stanislavski, on lit à gauche


le texte, à droite les notes de mise en scène 1. Elles servent
à décrire minutieusement le contexte énonciatif des
répliques sans aucune référence à des techniques scéniques
spécifiques. Ce second texte indique des gestes, des expres-
sions de physionomie que le metteur en scène déduit du
texte selon une logique psychologique, et qui traduisent
physiquement les sentiments qu’il attribue au personnage
traité comme celui d’un roman naturaliste. Par consé-
quent, ici, le travail du metteur en scène reprend celui du
poète dramatique qui, depuis le XVIIIe siècle, multiplie les
didascalies ; il l’accroı̂t aux dimensions d’un texte au moins
aussi long que celui prononcé par les personnages, ajoute
le décor, les costumes, les sentiments et même parfois le
sens de la réplique, allant jusqu’à chronométrer un silence,
un cri, un soupir, un geste.
Un réalisme historique ou ethnographique envahit la
scène avec des décors aussi fignolés que les costumes et les
postures de Talma. À tout prix il faut éviter le toc, qui fait
théâtre. Stanislavski va rechercher des matériaux authen-
tiques, consulte des gravures anciennes ; « Rome au temps
de César » est reconstituée à l’identique, ou presque 2. Les
acteurs, sans formation, sont très médiocres, peu importe
pour Stanislavski, metteur en scène despotique qui règle
tous leurs gestes, à la seconde près 3.
Certes, suite à ses échecs, il va rendre l’initiative aux
acteurs et inventer son fameux « Système 4 », une méthode
de formation de l’acteur, définie comme « un processus du
revivre ». Il finira par dire : « Le seul maı̂tre de la scène est

1. « L’ère de la mise en scène » 2005, p. 41.


2. Stanislavski 1950, p. 172.
3. Bablet 1968, p. 25.
4. C. Stanislavski, La Formation de l’acteur, trad. française, Paris,
1958 ; La Construction du personnage, trad. française, Paris, 1966.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

l’acteur de talent 1 ». Mais il veut un acteur nouveau et sans


tradition. Les acteurs doivent apprendre à « revivre » un
personnage. Terme intéressant, puisqu’il suppose que le
personnage aurait déjà été vécu, ailleurs, avant d’être repré-
senté par le poète. Ainsi, il y a d’abord un homme réel,
vivant, avec sa biographie, sa psychologie, qui devient un
personnage textuel par les soins du poète, et, par le trajet
inverse, ce personnage textuel sera reconstitué par le met-
teur en scène qui va retrouver sa biographie, sa psychologie
pour que l’acteur le fasse revivre. La représentation théâ-
trale est ainsi obtenue par une mimèsis, celle du poète,
suivie d’une seconde mimèsis, celle de l’acteur qui ne repré-
sente pas le personnage fictif du texte, mais le référent du
texte, un texte qui n’est que l’intermédiaire finalement
entre l’acteur et le monde. Jouer c’est réincarner. La scène
est le miroir du monde. Il n’y a plus de théâtralité, car il
n’y a plus ni acteur ni public ; l’idéal d’Aristote est accom-
pli au-delà de ses espérances : l’acteur est absorbé par le
personnage qui lui-même est la copie conforme d’un
homme réel ; la seule référence de la mise en scène est la
vérité extrathéâtrale. Tout est sacrifié à la représentation
la plus transparente possible.

La revanche de l’acteur : rethéâtraliser le théâtre 2


La révolte des metteurs en scène-acteurs aurait pu faire
croire que l’aristotélisme allait disparaı̂tre avec le XXe siècle
et la modernité, et que le théâtre serait libéré de la tyrannie
de ces nouveaux venus, les metteurs en scène-littérateurs.
Mais cette révolte faite au nom de la mise en scène est
victime de son ambiguı̈té. La mise en scène, depuis ses

1. Stanislavski 1950, p. 227.


2. Formule de Georg Fuchs dans « Die Retheatralieserung des
Theaters », op. cit. (cf. p. 125, note 2).

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

débuts, a été un lieu de contestation. Mais on se faisait


metteur en scène généralement pour protester contre la
théâtralité des autres et donc s’opposer à une certaine
forme de tradition dénoncée comme artificielle. Reinhardt
prend la position inverse, il proteste pour la théâtralité.
Ainsi, dans un entretien avec Benjamin Crémieux, en
1933 : « Vous me demandez contre qui ou quoi j’ai
commencé à faire de la mise en scène. Vous pensez à
Antoine réagissant au nom du vrai contre la convention.
Moi j’ai été simplement un acteur qui voit le théâtre
théâtralement. »
Retour radical à l’acteur et en même temps à la théâtra-
lité, car l’acteur n’est plus un orateur, ni le théâtre une
tribune. Certes, Karl Reinhardt « renoue avec la scène
ludique, le théâtre comme fête. En imposant l’idée d’un
théâtre ludique, conçu non comme une distraction qui
détourne du monde, mais comme un art qui s’affiche en
tant que tel, il affirme sa spécificité face au réel et face à
la littérature, et revendique la primauté de l’image sur
l’idée 1 ». Mais il reste un metteur en scène du texte. À
partir du texte de la pièce, il prépare une dramaturgie, il
imagine « une vision optique et acoustique » de la pièce
« notée comme une partition », même si, au cours des
répétitions, le jeu se négocie avec les acteurs.
Va-t-on aller plus loin ? Envisager le texte comme un
matériau ? Une étape est franchie par Gordon Craig qui
modifie les rapports du metteur en scène au texte de

1. Cité par Jean-Louis Besson dans « L’ère de la mise en scène »


2005, p. 54 : « Il n’y a qu’un seul but au théâtre : le théâtre, et je
crois à un théâtre qui appartient à l’acteur. Il ne faut plus que, comme
au siècle dernier, des points de vue purement littéraires dominent à
eux seuls. S’il en était ainsi, c’est parce que des littérateurs dominaient
le théâtre ; je suis acteur, je partage les sentiments de l’acteur et pour
moi l’acteur est le centre naturel du théâtre. »

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

théâtre. Il affirme de façon anti-aristotélicienne qu’« un


texte de théâtre est toujours incomplet et ne se suffit pas
à lui-même, toute œuvre qui paraı̂t achevée à la lecture
n’est pas à proprement parler théâtrale, car elle relève
encore de la littérature » 1. Ce qui veut dire non seulement
que la pièce doit être jouée pour s’accomplir, mais aussi
que la mise en scène n’est pas une lecture de la pièce 2. Il
dénonce aussi le jeu des acteurs de son temps, qu’il juge
« soumis à un double esclavage émotionnel et littéraire » 3,
et il veut leur substituer des surmarionnettes. Enfin, utopie
ultime : « Je crois que le temps viendra où nous pourrons
créer des œuvres d’art du théâtre sans nous servir de la
pièce écrite, sans nous servir des acteurs 4. »
La rébellion de Craig n’ouvre que sur l’abstraction sym-
bolique, et, s’il cherche bien à se débarrasser de l’aristoté-
lisme sous toutes ses formes, il ne renoue pas avec le public
ni avec aucune forme de ritualité ou de convention. Le
metteur en scène va simplement écrire son spectacle direc-
tement sur scène comme un poiètès. Sans utiliser autre
chose qu’une sémiologie des formes, sans codification
préalable, sans métathéâtralité. Le public ne suit pas.
Même utopie et même échec chez Antonin Artaud dont
« la mise en scène et la métaphysique » font écho à Craig :
« Et je m’empresse de le dire tout de suite, un théâtre qui

1. Gordon Craig (1872-1966) est surtout connu par ses écrits


théoriques radicaux. De l’art du théâtre, deux dialogues, 1905 et 1907
(trad. française, Paris, Gallimard, 1964 et Circé, 1999, avec une intro-
duction de Georges Banu et Monique Borie).
2. Naugrette 2000, p. 190-191 : « Là où depuis Aristote et d’Aubi-
gnac l’idée persiste qu’il peut y avoir une fonction performative de la
lecture du texte dramatique, qui serait plus proche de la perfection
dans l’ordre de la réception du fait théâtral que la représentation, [...]
Craig affirme la prépondérance de la scène. »
3. Bablet 1968, p. 61.
4. G. Craig, De l’art du théâtre, p. 52.

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soumet la mise en scène et la réalisation, c’est-à-dire tout ce


qu’il y a en lui de spécifiquement théâtral, au texte, est un
théâtre d’idiot, de fou, d’inverti, de grammairien, d’épicier,
d’antipoète et de positiviste, c’est-à-dire d’Occidental 1. »
Cependant, il ne propose pas davantage une pratique théâ-
trale destinée à un public réel en jouant sur des conventions
connues et une attente codifiée. Fasciné par le théâtre orien-
tal, il n’en tire pas les conséquences.
Meyerhold, lui, semble pouvoir réussir là où avaient
échoué les autres : ce transfuge de chez Stanislavski 2
affirme le premier sa volonté de revenir à un théâtre de
convention. Il se réfère aux théâtres non aristotéliciens,
comme le théâtre antique, la scène shakespearienne, la
commedia dell’arte ou les spectacles du Japon médiéval. Il
rend à l’acteur sa fonction spectaculaire qui ne disparaı̂t
plus derrière son personnage. Il refuse l’incarnation, et l’ac-
teur est regardé par le public dans son exercice de virtuosité
expressive. Surtout, il réintroduit le spectateur dans le pro-
cessus théâtral : « Après l’auteur, le metteur en scène et
l’acteur, un quatrième créateur : le spectateur 3. »
Prenant ses prédécesseurs à rebrousse-poil, il fait l’éloge
du cabotinage, du masque, de l’artiste de foire, de l’impro-
visateur. Finis l’authenticité, le vécu, la nature. « Le mot-
clef du théâtre est le jeu 4. » Mais l’aventure de Meyerhold

1. Le Théâtre et son double, Gallimard, 1964, p. 59.


2. Gérard Abensour, Vsévolod Meyerhold ou l’Invention de la mise
en scène, Paris, Fayard, 1999.
3. Vsévolod Meyerhold, « Les techniques et l’histoire », Théâtre
populaire, 1er novembre 1956, no 21, p. 15 ; Le Théâtre théâtral, trad.,
Paris, Gallimard, 1963 (cité Meyerhold 1963) ; Écrits sur le théâtre, 4
vol., Lausanne, La Cité-L’Âge d’homme, 1973-1992. Ouvrages sur
Meyerhold : Les Voies de la création théâtrale, vol. VII, Paris, Éd. du
CNRS, 1979 ; Colloque du CNRS sous la direction de B. Picon-
Vallin, « La mise en scène dans le siècle. Meyerhold », 6-12 nov. 2000.
4. Meyerhold 1963, p. 100.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

ne révolutionne pas le théâtre européen. La résistance à ce


mouvement venu de Russie est particulièrement grande en
France, où règne une culture textocentrique. La tradition
ne se décrète pas là où elle est perdue, là où la présence du
metteur en scène redouble celle du poète : la performance
n’est qu’une mise en scène d’un texte.
Est-il possible de rompre avec l’aristotélisme textuel tant
qu’il y a mise en scène ? Si ni Craig, ni Artaud, ni même
Meyerhold n’ont introduit de révolution durable, n’est-ce
pas que l’invention de la mise en scène avait définitivement
installé l’aristotélisme avec lequel elle a fondamentalement
partie liée puisqu’elle implique un texte premier ? Ne pré-
suppose-t-elle pas une sacralisation du texte ? Quitte, le cas
échéant, à transgresser ce texte sacré, ce qui revient à la
renforcer, comme le montre Denis Guénoun dans L’Exhi-
bition des mots. Pour s’en féliciter.

Denis Guénoun : la mise en scène est la sacralisation


du texte et/ou du récit
Depuis des débuts marginaux, la mise en scène a envahi
toute l’activité théâtrale au XXe siècle. Elle est devenue plus
qu’une activité centrale et reconnue, et nous vivons depuis
plus d’un siècle « à l’ère de la mise en scène ». Plus per-
sonne ne prétend aujourd’hui qu’il suffit de lire les pièces
de théâtre pour y accéder totalement.
Mais si le metteur en scène est de son côté un lecteur
du texte dramatique, si sa mise en scène est « une lecture »,
c’est-à-dire une interprétation du texte, elle-même offerte
à la lecture du public, nous nous retrouvons avec deux
lectures au lieu d’une. Bien loin de se faire aux dépens du
texte et au profit du spectacle, la mise en scène même, si
elle ne s’arrête pas à son sens premier, obvie, elle se fait au
nom d’une autre vérité du texte.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Denis Guénoun montre, à juste titre, comment l’inven-


tion de la mise en scène implique en fait la sacralisation
du texte 1. Les deux sont en connivence.
« L’essence du théâtre c’est la mise en scène. Thèse provo-
cante – j’entends déjà les ligues de vertu. Précisons : est-ce une
injure aux acteurs ? Aux auteurs ? Un déni de leur préémi-
nence ? Non pas, c’est exactement le contraire... d’abord l’au-
teur. Pour que le théâtre soit mis/en/scène, il faut qu’il soit mise
en scène de quelque chose... le théâtre est la venue à la scène
d’un texte originaire... Non pas régie de scène, agencements de
couleurs et formes, pure disposition du visible ; ceci est affaire
de spectacle [d’opsis, dirait Aristote], aucun théâtre ne s’y pro-
duit comme tel. La mise en scène est l’art de porter à la vue du
langage du verbal, du textuel 2. »

On remarquera que le spectacle pur, ici, est tout aussi


expulsé que l’opsis chez Aristote ; la mise en scène est une
poétique visuelle du texte écrit qu’elle calque, reproduit ou
encore représente. Et Denis Guénoun définit une « essen-
ce » du théâtre qui, à partir de la mise en scène, va aboutir
à une conception aristotélicienne du texte de théâtre se
suffisant finalement à lui-même, car produisant sa propre
visibilité :
« Le théâtre n’est fidèle à son essence qu’en tant qu’il pose
l’antériorité d’un texte, distinct de l’acte de représentation et
dont la représentation est la venue au visible. Le théâtral, étant
cette venue même (la mise en scène, la mise à la scène), ne peut
se dispenser du texte premier, antérieur, distinct de l’acte de

1. Guénoun 1998, p. 31 sqq. Cette analyse est remarquable pour


sa cohérence intellectuelle et sa radicalité, qui est exemplaire d’une
pensée du théâtre à partir de la mise en scène, présente chez la plupart
des professionnels de la scène, mais dont l’expression est trop souvent
floue et intuitive. Il ne s’agit nullement de polémiquer avec Denis
Guénoun, dont toute pensée relève toujours d’un trajet orienté vers
la pensée suivante.
2. Ibid.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

représentation et dont la représentation est la venue au


visible 1. »

La venue au visible est le calque de cette venue à l’au-


dible qu’est une lecture oralisée à destination d’auditeurs.
Et retrouvant le sens du geste aristotélicien à l’origine de
la Poétique, il fait automatiquement du texte de théâtre par
son « irréalité » – nous dirions sa décontextualisation – un
objet permanent d’exportation. « Le texte de théâtre se
pose, d’emblée, comme distinct de toute réalisation qui lui
donnera corps. Il est essentiellement apte à être porté à la
scène plusieurs fois, dans divers pays, diverses époques,
avec des acteurs et des régisseurs différents 2. » C’est bien
le texte aristotélicien, autonome par rapport à toute réalisa-
tion particulière, même s’il les exige toutes pour exister.
Comme une entité transcendante qui se manifesterait à ses
fidèles en s’incarnant dans des mises en scène particulières.
Nous retrouvons, en même temps, cette insignifiance
propre à tout texte qui n’est pas enraciné dans une pratique
culturelle spécifique qui lui soit antérieure ; il est semblable
à un livre 3 et à cette plasticité sémiologique de la lecture
pure, sans autre fin qu’elle-même – autrement dit, de la
lecture littéraire. On ne s’étonnera donc pas de la conclu-
sion de Denis Guénoun : « C’est par là qu’il [le texte de
théâtre] est en effet une part du corpus littéraire, il existe,
dans son autonomie, comme texte et comme livre. En ce
sens, le texte de théâtre est nécessairement écrit 4. »
Tout ce système est déduit de la notion de « mise/en/
scène », et plus précisément du mot même. Dont l’auteur
ne doute pas un instant que le théâtre ne puisse pas se

1. Ibid.
2. Ibid.
3. Nous parlons ici du livre comme type d’énonciation et non
comme support matériel.
4. Guénoun 1998, p. 32.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

passer. Il oppose sur ce point le théâtre au cinéma, où le


texte n’est qu’un script qui ne vaut rien par lui-même. Et
il met ensuite en parallèle le texte de théâtre, qui seul est
une œuvre – à la différence d’une mise en scène –, avec le
film lui-même qui est l’œuvre et non le script, en ajoutant
qu’un autre film ne se referait pas sur le même script. Ce
parallélisme mériterait d’être affiné et à son tour probléma-
tisé, car on produit des remakes à partir des œuvres
anciennes et même récentes. Qu’on songe seulement aux
deux Manon des Sources 1. Le premier film n’était plus « vi-
sible », sinon comme objet historique à « lire », quand le
second a été réalisé, collant à l’imaginaire de l’époque.
Inversement, certaines pièces contemporaines se con-
fondent avec leurs représentations, qu’on pense aux œuvres
de Kantor qu’il n’est pas question de rejouer à partir du
texte. Quel texte d’ailleurs 2 ?
En fait, toutes ces propositions de Denis Guénoun sont
explicitement situées dans le cadre d’une idéologie du
texte, de l’œuvre, de l’auteur, tels qu’on les trouve magni-
fiés par et dans l’institution littéraire. Et si la mise en scène
se voit accorder ici ses lettres de noblesse, c’est parce qu’elle
fait advenir la théâtralité d’un texte déjà là et auquel elle
n’ajoute rien qui lui soit extérieur. Quand il écrit : « Le
texte de théâtre est un écrit, un écrit littéraire, livresque.
L’auteur en est un écrivain. Avec le texte tout commence,
en lui tout s’origine et se fonde. Mais le texte ne produit
pas, à lui seul, la théâtralité du théâtre. La théâtralité
n’est pas dans le texte. Elle est la venue du texte au regard.
Elle est ce procès par quoi les mots sortent d’eux-mêmes
pour produire du visible. La théâtralité, c’est la mise/en/
scène même 3 », Denis Guénoun ne libère pas le théâtre de

1. Celle de Marcel Pagnol et celle de Claude Berri.


2. Cf. p. 309-310.
3. Guénoun 1998, p. 32.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

la littérarité, bien au contraire ; il réduit la théâtralité au


processus qui rend visible par des corps le texte invisible :
autrement dit, la lecture de la page est remplacée par la
lecture de la scène. C’est ce passage qui constituerait le
propre du théâtre et qui est la mise en scène. Cependant,
pour réaliser cette mise en scène qui n’a rien d’immédiat,
il faut un herméneute, un traducteur, faisant passer les
mots de l’invisible au visible, comme le lecteur les fait pas-
ser du silence à l’oral. Rien de plus.

La sémiologie ou la « représentation comme texte »


La mise en scène a définitivement assimilé le spectacle
théâtral à une pratique textuelle, avec une théorie, « la
sémiologie du théâtre », qui espérait le libérer de l’aristoté-
lisme. Le noyau intellectuel en a été fixé par Annie
Ubersfeld, qui développe, à tous les niveaux de la mise en
scène, une idéologie de la lecture 1 qui fait explicitement
du spectateur un lecteur et, comme elle le dit elle-même,
du spectacle théâtral tout entier un texte.
Certes, elle annonce d’emblée : « Contrairement à un
préjugé fort répandu et dont la source est l’école, le théâtre
n’est pas un genre littéraire. Il est une pratique scénique 2. »
Mais cette pratique scénique va hériter de toutes les carac-
téristiques de la littérature. Elle insiste sur la présence
d’une médiation (la mise en scène) entre le texte et sa
(re)présentation : « Il nous sera donc impossible de consi-
dérer la “représentation” comme la traduction d’un texte
qui serait complet sans elle [Aristote clairement est visé] et

1. Annie Ubersfeld, Lire le théâtre, Éditions sociales, 1977 (revue


et corrigée, Belin, 1996) ; Lire le théâtre. II, L’école du spectateur, Belin,
1996 (cité : Ubersfeld 1996) ; Lire le théâtre. III, Le dialogue de théâtre,
Belin, 1996.
2. Ubersfeld 1996, p. 9.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

dont elle n’apparaı̂trait que comme le double ou la dou-


blure. » Ni traduction, ni illustration du texte, la mise en
scène reste « une écriture sur une écriture », et la représen-
tation « un fait de communication, une pratique sémio-
tique » 1. Ce qui implique que la communication entre la
scène et la salle est de l’ordre du sens.
Le piège aristotélicien s’est refermé. Aussi riches et foi-
sonnantes, aussi subtiles et complexes que soient les ana-
lyses qui suivront, la sémiologie du théâtre ne sortira
jamais plus du modèle linguistique de la lecture et du texte.
Il s’agit bien de « lire le théâtre », et le spectateur doit
apprendre à lire, comme à l’école, les différents codes qui
servent au metteur en scène à « écrire » son spectacle. Ces
codes organisent les différents « signes de la représenta-
tion », signes visuels, costumes, gestes, lumière, décors...
ou acoustiques, paroles, bruits, musique.
« Nous devons considérer un élément de la représentation
comme un élément textuel en relation avec d’autres éléments
textuels. [...] À partir du moment où l’on considère la représen-
tation comme un texte, on peut extrapoler les procédures utili-
sées pour la lecture du texte littéraire, considérer les signes
comme autant d’éléments d’une rhétorique de la représentation
théâtrale ; la représentation théâtrale sera vue comme une
combinaison de textes 2. »
L’auteur veut arracher le théâtre à la littérature, mais en
faisant le jeu d’une autre forme de littérature, par le moyen
de la mise en scène qui est une écriture-lecture. C’est ainsi
qu’elle met au centre de son discours le concept de « repré-
sentation comme texte » qu’elle abrège en RT 3.
On retrouve dans la sémiologie du théâtre tout ce qui
constitue l’aristotélisme de première et deuxième généra-
tion ; d’abord, la production d’un objet par le poète,
1. Ibid., p. 18.
2. Ibid., p. 30.
3. Ibid., p. 27 sqq.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

doublé du metteur en scène, offert à la réception des spec-


tateurs ; ensuite, la transformation de la scène en un
contexte énonciatif soumis au fictionnel ; même si le met-
teur en scène tient compte des traditions et des habitudes
scéniques, il les utilise comme des langages pour écrire sa
propre scénographie, son propre espace énonciatif pour ce
texte-là, tel qu’il le lit. L’espace théâtral se confond avec
l’espace dramatique, et l’« espace dramatique n’est pas fon-
damentalement différent de l’espace romanesque 1 ».

La troisième révolution aristotélicienne : la dictature


de la « fable » ou le retour du muthos

Nous subissons aujourd’hui un nouvel aristotélisme


qu’ont installé Brecht lui-même et le brechtisme des met-
teurs en scène des années soixante, dont Bernard Dort fut
le théoricien, et la sémiologie théâtrale la théorie triom-
phante. Il faut reconnaı̂tre que ce furent de beaux spec-
tacles, car ils étaient portés par l’idéologie dominante, mais
ce théâtre a disparu avec la vague qui l’avait amené. Ils
ont eu la beauté de l’éphémère, la seule qui soit vraiment
théâtrale ; et dont l’erreur fut de croire que leur succès
prouvait la vérité des théories qui les accompagnaient. Ce
n’est pas la théorie qui fait la fête.
En y repensant aujourd’hui, on comprend pourquoi ce
théâtre se démoda si vite : parce que la théâtralité en était
assez pauvre. La musique, les décors, le jeu des acteurs
étaient des ornements en plus, qui ne faisaient que redou-
bler, de façon très aristotélicienne, une « lecture » du texte.
Le brechtisme n’a fait que conforter l’aristotélisme de la
mise en scène et l’a même fossilisé.

1. Ibid., p. 54.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Le brechtisme est aujourd’hui idéologiquement mort,


mais sans avoir emporté avec lui les trois aristotélismes. Le
théâtre reste le lieu du récit mimétique. Car la philoso-
phie contemporaine et une certaine théorie de la fiction
donnent un fondement épistémologique à l’impérialisme
du muthos.

Brecht, aristotélicien malgré lui ?


« L’apport de Brecht ne peut plus être unilatéralement
compris comme un projet révolutionnaire qui s’oppose à l’héri-
tage de la tradition... Dans la théorie du théâtre épique se sont
opérés un renouvellement et un aboutissement de la dramaturgie
classique. La théorie de la fable demeurait pour lui la clef de
voûte du théâtre 1. »
Un Brecht aristotélicien malgré lui. Nous devons donc
le troisième aristotélisme et le plus radical à un antiaristoté-
licien proclamé, Bertolt Brecht. Un Brecht qui accepte le
double héritage aristotélicien et le renforce en instaurant
la dictature du muthos, que lui-même appelle Fabel et qui
va envahir la critique théâtrale française sous le terme
« fable ». Il y ajoute la notion désormais illustre de Ver-
fremdung (distanciation) 2 et projette de faire du spectateur
un lecteur en « littérarisant le théâtre », rendant ainsi à la
mimèsis sa fonction d’abstraction pédagogique. Les brech-
tiens comme Vitez ne feront qu’aggraver les choses.

Comment Brecht réécrit, lui aussi, Aristote : catharsis et


identification
Brecht devint de plus en plus aristotélicien au cours de
sa vie théâtrale. Dans un premier temps, dénoncer Aristote,

1. Lehmann 1999, p. 44.


2. Selon Bernard Dort (L’Herne 1, 1978, p. 14), la traduction par
« distanciation » est le fait de Geneviève Serreau et Bruno Besson,
premiers traducteurs du Petit Organon.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

la catharsis et l’identification lui servit pour présenter en


contrepoint son théâtre non aristotélicien, théâtre de la dis-
tanciation et de l’intelligence. Ce premier théâtre non aristo-
télicien était un théâtre épique, donc un théâtre du récit 1.
Pourtant, Brecht n’a pas cessé, au cours de ses notes sur le
théâtre, de présenter son théâtre épique comme non aristo-
télicien (nichtaristotelisches Theater). On trouve un peu par-
tout des allusions à cet engagement théorique dans ses notes
sur le théâtre, regroupées sous le titre « Sur une dramaturgie
non aristotélicienne » (1933-1943) 2.
Il publie ensuite sa propre Poétique sous le titre Petit
Organon pour un théâtre réaliste-socialiste 3. Là, il ne se
déclare plus non aristotélicien. Son point de vue n’a pas
vraiment changé, mais il le présente sous la forme d’un
humanisme académique. Son aristotélisme fondamental
n’est plus dissimulé. Pour construire sa figure d’antiaristo-
télicien, Brecht fait une lecture très personnelle de la
Poétique. Il s’explique sur l’expression « nicht-aristotelische
Dramatik » en commençant par définir ce qu’il entend par
dramaturgie aristotélicienne, en se référant explicitement à
la Poétique :
« Nous qualifions de dramaturgie aristotélicienne toute dra-
maturgie à laquelle s’applique la définition qu’Aristote donne

1. Bertolt Brecht, Écrits sur le théâtre 1 et 2 (cité EST), Paris,


L’Arche, 1963, 1972 (1) et 1979 (2), p. 257.
2. Réunies dans Bertolt Brecht, Schriften zum Theater. Über ein
nicht-aristiotelisches Theater, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag,
1957 ; et Schriften zum Theater (cité SZT), Frankfurt am Main, Suhr-
kamp Verlag, 1967. Traduites dans EST.
3. Accessible dans les Gesammelte Werke, VII, « Schriften zum
Theater ». Kleines Organon für das Theater, trad. française, L’Arche,
1963 (dernière édition complétée et remaniée, 2003). Petit Organon
(cité PO) se veut un manifeste en faveur du nouveau théâtre pratiqué
par Brecht à destination des intellectuels allemands de ce qui va deve-
nir très vite la DDR.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

de la tragédie dans sa Poétique, et qui, selon nous, constitue le


point capital de celle-ci. Ce point capital n’est pas la règle bien
connue des trois unités, qui d’ailleurs n’est même pas présente
chez Aristote. Ce qui nous paraı̂t du plus grand intérêt social,
c’est la fin (das Zweck) qu’Aristote assigne à la tragédie : la
catharsis, la purification (die Reinigung) du spectateur par la
crainte et la pitié, grâce à l’imitation (die Nachahmung) d’ac-
tions terrifiantes et pitoyables. Cette purification repose sur un
acte psychologique très particulier : l’identification (die Einfüh-
lung) des spectateurs aux personnages agissants que les acteurs
imitent 1. »

Son but est de définir comme aristotélicienne une dra-


maturgie fondée sur l’identification, que cette identifica-
tion s’obtienne ou non en suivant les règles d’Aristote, et
même si elle s’est réalisée au fil des siècles de façon très
différente. Pourquoi la théorie brechtienne amalgame dra-
maturgie aristotélicienne et identification ? C’est afin de
faire de l’identification un procédé religieux, et donc non
scientifique, visant à abrutir le spectateur, un opium du
public 2. Il y réussit en bricolant la catharsis, dont nous
avons vu que c’était une notion vide. Or, jamais Aristote
n’a parlé d’identification.
Bertolt Brecht passe par le concept de mimèsis pour jus-
tifier le lien qu’il établit entre catharsis et identification 3.
Il accepte la mimèsis aristotélicienne (au chapitre IV de la
Poétique) tant qu’elle a une fonction pédagogique. Mais

1. « Kritik der Poetik des Aristoteles », SZT, p. 171 (EST, p. 237).


Le sens d’Einfühlung est plus proche d’empathie que d’identification,
mais nous garderons ce mot généralement utilisé en français.
2. Texte de 1935 de la Grosse kommentierte Berliner und Frank-
furter Ausgabe (cité GBFA), tome 22.1, p. 168-169, intitulé « Nicht-
aristotelische Dramatik », où il exprime son refus de l’identification
et de la catharsis, suivi d’« Über die Möglichkeiten nichtaristotelischer
Dramatiken » (p. 169-170).
3. Bertolt Brecht, EST, p. 237-238.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

selon lui, ensuite, au chapitre VI, on « voit que les comé-


diens doivent imiter des hommes agissants pour amener
les spectateurs à les imiter eux-mêmes ; le mode de récep-
tion de l’œuvre d’art est l’identification au comédien et, à
travers lui, au personnage de la pièce ». Cependant, Brecht
sait bien que sa démonstration ne se fonde pas vraiment
sur le texte d’Aristote, et il se justifie par une reconstitution
hypothétique à laquelle il ne peut donner que la force de
l’évidence :
« Sous quelque forme que nous imaginions la catharsis que
les Grecs réalisaient dans des conditions qui nous sont bien
étrangères, il nous faut supposer qu’elle reposait sur une sorte
d’identification. Aucune catharsis ne peut avoir pour fondement
une attitude de parfaite liberté, une attitude critique visant à
trouver aux difficultés des situations purement terrestres. »
La catharsis joue le rôle d’un signifiant vide, d’un joker,
dans la théorie théâtrale, elle peut expliquer n’importe
quoi. Ici, la catharsis serait la trace d’une religiosité origi-
nelle du théâtre 1. Bertolt Brecht inscrit donc son action
dans une conception évolutionniste bien connue, impli-
quant un processus de laı̈cisation. Le théâtre marquerait
une première émancipation du spectacle par rapport au
cultuel, en gardant comme trace de cette religiosité origi-
nelle la catharsis et, liée à elle, l’identification. Se débarras-
ser de l’identification et donc de la catharsis serait libérer
totalement et définitivement le théâtre de ses origines
religieuses 2.
1. PO, 4 : « Quand on dit que le théâtre est issu du cultuel, on dit
seulement que c’est en s’en dégageant qu’il est devenu théâtre : des
mystères, il n’a certes pas repris la mission culturelle, mais le plaisir
qu’on y prenait purement et simplement. Et cette catharsis d’Aristote,
purification par la crainte et la pitié, ou de la crainte et de la pitié,
est une purification qui n’était pas seulement organisée de manière
plaisante mais très expressément pour donner du plaisir. »
2. Bertolt Brecht, EST, p. 238 : « Il n’y a guère de motifs de
présumer que l’identification retrouvera son ancienne place, pas

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Il est amusant de remarquer que Brecht retourne la


conception habituelle des origines religieuses du théâtre :
la tragédie serait le résultat d’une laı̈cisation d’anciens spec-
tacles cultuels (aus dem Kultischen) dont le théâtre a dû se
sortir (durch den Auszug). Ainsi, ce qui est généralement
montré comme une origine (et donc la nature profonde
du théâtre) devient au contraire ce qu’il n’est pas : la ritua-
lité. Et puisque le théâtre n’a plus de fonction cultuelle, il
doit trouver un autre but, et ce sera le plaisir. C’est une
évidence que Brecht ne se donne pas la peine de démon-
trer, comme si le plaisir était « naturel » ; sa présence dans
une pratique culturelle n’a pas à être justifiée.
Étonnante chez Brecht, cette rencontre avec Aristote
pour qui la catharsis est le succédané d’une ritualité qu’il a
évacuée et à laquelle Brecht substitue, sur le même modèle,
le divertissement.

L’objectivation du spectacle de théâtre : distanciation et


lecture
Ce théâtre nouveau intervient d’abord sur le spectateur.
Le théâtre épique est un théâtre didactique qui doit ame-
ner le spectateur à une prise de conscience politique. C’est
pourquoi celui-ci doit être placé devant le spectacle et non
y participer affectivement. Il ne doit pas s’identifier à l’ac-
teur par empathie. Une autre participation est attendue de
lui. Le spectacle fait appel à sa raison et non à ses senti-
ments, le pousse à agir. Les sentiments ne disparaissent pas

davantage que la religiosité dont elle est une forme » ; voir égale-
ment dans GBFA, tome 22.2, p. 680, « Einige Andeutungen über
eine nichtaristotelische Dramatik » (texte de 1941) : Brecht y fait
un exposé synthétique du concept aristotélicien d’imitation visant à
permettre l’« identification » (Einfühlung). Les différents théâtres
européens occidentaux des siècles passés, depuis la Grèce, auraient
tous, de façons variées, exploité cette relation entre la scène et la salle.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

de la scène, mais sont poussés à l’extrême afin de devenir


des connaissances. Et le public se passionne non pour le
dénouement, mais pour le déroulement de l’histoire. « La
relation entre spectateur et acteur doit être modifiée. Afin
de montrer les structures de la société reproduites [abgebil-
det] sur la scène comme offrant prise à la société présente
dans la salle [im Zuschauerraum] 1. »
Par conséquent, pour Brecht, la mimèsis est essentielle :
en tête de son essai, il définit cette mimèsis et la fonction
théâtrale en termes directement empruntés à la Poétique.
« Le théâtre consiste à produire des reproductions vivantes
[lebende Abbildungen] d’événements rapportés ou inventés
entre des gens, et cela dans un but de divertissement 2. »
Non seulement il reprend la notion de mimèsis tôn prat-
tontôn en parlant de lebende Abbildungen, mais surtout il
définit le théâtre à partir d’« événements entre des gens » ;
donc, selon lui, le théâtre est par définition un récit puis-
qu’il ne s’agit pas d’événements spectaculaires ou scé-
niques. En fait, il réécrit la Poétique d’Aristote. En cela il
procède comme Hegel, qui lui-même y faisait clairement
référence : « Le but du drame consiste à représenter des
actions et conditions humaines et actuelles en faisant parler
des personnes agissantes 3. »
La seule différence est évidemment le « divertissement »
qui a remplacé la catharsis comme but. « C’est la plus noble
fonction que nous ayons trouvée au théâtre 4. » Vu la tona-
lité générale du Petit Organon, où il cherche à minimiser

1. B. Brecht, PO, chapitre XXXIII.


2. B. Brecht, PO, chapitre I.
3. Hegel, Esthétique, tome III, trad V. Jankélévitch, Paris, 1944,
p. 213. À quoi le philosophe ajoutait une agitation conflictuelle qui
suscitait de nouvelles actions, le tout s’organisant autour d’un conflit
principal qui, à la fin, devait s’apaiser.
4. B. Brecht, PO, chapitre II.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

les ruptures, Brecht fait du divertissement le caractère


commun à tous les arts depuis toujours. Mais il distingue
toutes sortes de divertissements en des formules d’un
sociologisme lapidaire qui se soucie peu du « détail » histo-
rique : « Chaque époque a eu ses réjouissances propres,
qui répondaient à la manière dont les hommes vivaient en
commun. Le demos du cirque hellène, sous la domination
des tyrans, exigeait d’être autrement diverti que la cour
féodale de Louis XIV 1. »
Le théâtre de Brecht va, lui, représenter le monde extra-
théâtral, afin d’en faire comprendre au public les processus,
et cette compréhension sera un divertissement. Nous
retrouvons l’idée aristotélicienne selon laquelle les hommes
ont plaisir à reconnaı̂tre les représentations (ici, Brecht
change de terminologie et passe de l’imitation à la repro-
duction, plus conforme au réalisme). D’Aristote, il a tou-
jours, même avant le Petit Organon, adopté la conception
de la mimèsis comme une imitation (Nachahmung) qui
donne du plaisir par elle-même et non par l’objet repré-
senté 2 : il précise, dans le Petit Organon, comment le
spectateur perçoit ces imitations ; il dit désormais
« reproductions » (Abbildungen). Le réalisme socialiste est
passé par là.
C’est ici qu’il introduit la distanciation : celle-ci utilise
l’exhibition de la théâtralité – mais la matérialité théâtrale,
après avoir été exhibée pour créer la distanciation, doit
s’effacer ; ce n’est pas elle, ce n’est pas le jeu qui va donner
le plaisir principal au public, mais la connaissance parfaite
de la réalité représentée en tant que processus 3. Procédé
que nous connaissons sous le nom de Verfremdung-effekt

1. Ibid., chapitre VII.


2. B. Brecht, EST, p. 236 (SZT, p. 171).
3. B. Brecht, PO, chapitre LXXVII.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

(effet de distanciation) et qu’il définit ainsi : « Une repro-


duction distanciante (verfremdende Abbildung) permet de
reconnaı̂tre l’objet, mais lui donne en même temps une
apparence d’étrangeté 1. »
La distanciation, bien que faisant appel à une forme de
métathéâtralité, a ceci d’aristotélicien qu’il s’agit d’objecti-
ver le spectacle théâtral et de faire que la participation du
spectateur soit celle d’un lecteur, d’un déchiffreur de
signes. C’est pourquoi la relation entre le spectateur et le
spectacle est celle qu’envisage Aristote, sans la catharsis. Il
doit ne pas s’abı̂mer dans le spectacle, mais en saisir la
structure dans sa tête : « Ici on exige du spectateur une
attitude qui correspond à peu près à celle du lecteur qui
feuillette son livre pour comparer les passages 2. »
Il parle, à ce propos, de nécessaire « littérarisation » du
théâtre 3 ; dans L’Opéra de quat’sous, il montre au public,
au début de chaque scène, des panneaux qui, comme des
titres de chapitre, annoncent et résument ce qui va se pas-
ser. Selon lui, le but est que le public ne s’intéresse plus
au « quoi » mais au « comment », se désintéresse de l’is-
sue au profit des processus. Il faut forcer le public à penser,
c’est-à-dire « adopter l’attitude de l’examen réaliste »,
même si c’est sous la forme d’un jeu (als ein Spiel) 4.
Bertolt Brecht va faire appel à tous les moyens pour
créer et maintenir cette distanciation tout au long du spec-
tacle, empêcher le public d’être pris dans l’illusion du
théâtre, le libérer du fatalisme et du sentiment du naturel
et du nécessaire, lui faire découvrir les mécanismes des évé-
nements et, du coup, l’inciter à utiliser ces mécanismes, à
agir en dehors du théâtre. La distanciation suppose une

1. Ibid., chapitre XLII.


2. B. Brecht, EST, 2, p. 300.
3. B. Brecht, EST, 1, p. 446.
4. B. Brecht, PO, chapitre XXIV.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

rupture avec le théâtre réaliste pour permettre des repré-


sentations réalistes 1. Cette rupture avec le réalisme prend
ici deux formes : la métathéâtralité et l’art 2.
Or, la métathéâtralité distanciante qu’il recherche,
Brecht a bien conscience qu’elle est présente dans les
théâtres rituels : aussi bien les théâtres antiques que les
théâtres asiatiques. Mais il a une horreur définitive de tout
ce qui, de près ou de loin, touche au religieux et qui, pour
lui, ne peut qu’hypnotiser le peuple et donc l’asservir 3.
Brecht a en commun avec Aristote un refus total et défi-
nitif des théâtres rituels, qu’il accuse de paralyser le public.
Toute distanciation rituelle est donc condamnée par ses
origines religieuses. Il parle d’une nouvelle distanciation
scientifique, créant un étonnement devant l’inconnu qui
incite à la recherche d’une causalité 4. La distanciation
brechtienne n’est pas la métathéâtralité. Elle l’utilise. La
métathéâtralité n’est pas ludique, mais pédagogique 5.
1. B. Brecht, EST, p. 247 : « Pour que le théâtre puisse donner
des représentations réalistes de la vie en commun des hommes, il faut
le rétablir dans sa réalité de théâtre. Si l’on recherche au maximum
l’illusion dans les décors et si l’on utilise un mode de jeu visant à
provoquer l’illusion qu’on assiste à un processus “authentique”,
contingent et spontané, la représentation tout entière prend un tel
air de naturel que le spectateur ne peut pas faire son jugement, son
imagination, ses impulsions... Si complète que soit la reproduction de
la réalité, celle-ci, pour être reconnue et traitée comme susceptible
d’être transformée, doit être figurée par l’art. »
2. Allusion au théâtre d’art ?
3. B. Brecht, PO, chapitre XLII.
4. B. Brecht, PO, chapitre XLIII.
5. Brecht connaı̂t bien les pouvoirs de la métathéâtralité sur le
public. Jeune, il l’avait utilisée sans volonté pédagogique dans une de
ses premières pièces, Tambours dans la nuit (1919), qui se termine
ainsi : « Le soldat Kragler : “C’est du théâtre ordinaire ! Des planches,
une lune de papier, et derrière l’étal du boucher qui est le seul vivant.”
(Le rire s’arrête dans sa gorge, il n’en peut plus, il titube, lance le
tambour vers la lune, qui est un lampion, et le tambour et la lune
tombent dans le fleuve qui est sans eau.) »

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

Cette causalité va se révéler grâce à la Fable 1 qui est,


comme chez Aristote, le principe organisateur de la drama-
turgie brechtienne.
Peut-on assimiler l’activité du spectateur suscitée par la
distanciation à une coénonciation du spectacle ? Sincère-
ment, non. En effet, il n’y a aucune interactivité entre le
public et les acteurs. Brecht metteur en scène ne laisse
aucune part à l’événement. Son spectacle est aussi pétrifié
qu’un livre. Il ne prend aucun risque : le peuple n’a pas la
parole.
« Il reste encore à parler de la livraison au public du spectacle
construit au cours des répétitions... Ce que l’on présente main-
tenant, c’est ce qui a été mille fois repris... C’est avec tous les
sens en éveil que les reproductions achevées doivent être livrées
au public, si l’on entend qu’elles soient reçues de la même
façon 2. »

Le vocabulaire de Bertolt Brecht ici ne laisse aucun doute :


production, réception, le cadre conceptuel est celui d’un
message à sens unique transmis de l’auteur-metteur en scène
au spectateur par la médiation du spectacle théâtral.

Le retour du muthos : die Fabel


Comment enchaı̂ner les événements représentés 3 ?
Brecht réutilise le muthos aristotélicien, un vrai muthos et
non un drama, pour donner une cohérence à la pièce et
enchaı̂ner les événements. C’est au muthos de faire
comprendre les processus. Muthos qu’il va appeler Fabel,
traduit conventionnellement par Fable.

1. Pour éviter toute confusion, nous écrirons Fable quand il s’agit


de la notion brechtienne.
2. B. Brecht, PO, chapitre LXXVI.
3. GBFA, tome 22.1, p. 395-396 : « Die Kausalität in nichtaristo-
telischer Dramatik » (texte de 1938), EST, p. 273.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Le muthos, tel que nous l’avons analysé dans la Poétique


d’Aristote, n’avait pas encore été réhabilité par l’aristoté-
lisme des siècles précédents. Le théâtre épique de Brecht
est caractérisé par la narration, à l’opposé du théâtre dra-
matique caractérisé par l’action. Même si, dans le Petit
Organon, Brecht ne reprend pas la dénomination de
théâtre épique, il garde au centre de sa dramaturgie la nar-
ration, non pas celle des classiques, non pas le drama
romantique, mais une Fable qui est le décalque fidèle du
muthos aristotélicien 1. Bertolt Brecht lui-même, en tête de
son essai, nous l’avons vu, donne une définition du théâtre
qui mime Aristote 2 en substituant le divertissement à la
catharsis 3.
Il introduit donc la notion de muthos qu’il appelle Fabel,
tout en lui donnant le sens de Geschichte (histoire), dont il
fait, comme Aristote, l’âme du drame 4. Et comme Aristote
encore, il précise ce qu’il entend par âme, en se référant à
la Poétique et en plaçant la Fable au cœur du spectacle
théâtral qui, dit-il, en est déduit 5. Enfin, il reprend la défi-
nition aristotélicienne du muthos comme sunthèsis tôn prag-
matôn, « enchaı̂nement de faits » (die Verknüpfung des
Geschehnisse) 6.

1. Sur la notion de « fable », en particulier chez B. Brecht ; cf.


J. P. Ryngaert, Introduction à l’analyse du théâtre, Dunod, 1999, p. 48-
55.
2. Poétique 49b24 sqq.
3. Cf. p. 157-159.
4. B. Brecht, PO, chapitre XII : « Et l’âme est selon Aristote – et
nous en sommes d’accord – l’âme du drame. »
5. B. Brecht, PO, chapitre XXXIX.
6. B. Brecht, PO, chapitre LXVII : « Afin que le public ne soit sur-
tout pas invité à se jeter dans la Fable comme dans un fleuve pour se
laisser porter ici ou là, il faut que les événements s’enchaı̂nent
[verknüpft sein], de manière à ce que les chaı̂nons restent bien visibles
[dass die Knoten auffällig werden]. »

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

Bertolt Brecht, grâce à la Fable, donne une cohérence


narrative à la pièce, afin de rendre le plus lisibles possible
les processus dont le public doit prendre connaissance,
grâce à la distanciation qui le met en position de lecteur 1.
Ce recours au muthos a une justification politique. Le
poète dramatique est « un fabulateur », ce qui fait penser
au « fabricant de muthos » d’Aristote : « La Fable est faite
de processus agencés de manière à exprimer la conception
que le fabulateur a de la société. Ainsi, les personnages sont
construits en fonction d’idées 2. »
La Fable rend inutile l’identification. En l’absence, en
effet, d’une causalité reliant entre eux les faits représentés,
l’incohérence de l’histoire était masquée par l’élégance de la
narration, les beautés de la langue et les idées hors-d’œuvre.
Mais surtout la faiblesse de l’enchaı̂nement des événements
(die Verknüpfung des Geschehnisse glaubhaft zu machen),
l’incapacité de la Fable à être crédible expliquent l’usage du
sentiment qui tient lieu de liaison entre les faits. C’est alors
le moyen dont use l’acteur pour devenir crédible vis-à-vis
du spectateur qui va s’identifier au personnage.
Il est remarquable que l’enjeu soit la raison du spectacle.
Bertolt Brecht fait clairement appel à la raison narrative
pour expulser d’autres raisons qui empêcheraient le public
d’être en posture de lecteur. Et même si la métathéâtralité
pourrait, dans ses spectacles, se transformer en jeu, il l’em-
pêche en la récupérant comme distanciation, assujettie à la
raison narrative. C’est ainsi que l’utilisation des pancartes
sert à rendre plus lisible la Fable totale, en la découpant
en petites Fables, délimitées par ces écriteaux et aussi des
songs 3.
1. B. Brecht, PO, chapitre LXV.
2. Addenda au Petit Organon, 1954.
3. B. Brecht, PO, chapitre LXVII. Nous gardons le terme brechtien
de songs pour désigner les « chansons » inserrées dans le texte des
pièces de Brecht.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Brecht retrouve véritablement le muthos d’Aristote, et le


terme de Fabel ne doit pas nous tromper, il n’y a eu entre
le grec et lui aucun intermédiaire latin, français ou alle-
mand. Outre qu’il reprend mot à mot le texte de la Poé-
tique, Brecht n’a pas pu emprunter die Fabel au classicisme
français, car le muthos aristotélicien est absent de la doc-
trine classique.
Ainsi, Corneille, tout au long de ses trois Discours sur
le théâtre, qui sont des commentaires de la Poétique
d’Aristote, ne parle que de « sujet » – c’est-à-dire, en grec,
hupothèsis et non muthos ; en latin, argumentum 1 –, et
quand il utilise le mot « fable », c’est pour l’opposer à
l’« histoire ». Reprenant la définition aristotélicienne de la
tragédie, il écrit : « De ces six parties, il n’y a que le sujet
dont la bonne constitution dépende de l’art poétique ; les
autres ont besoin d’autres arts subsidiaires. Les mœurs de
la morale, les sentiments de la rhétorique, la diction de la
grammaire... 2. »
On est loin d’Aristote qui subordonnait toutes les par-
ties de la tragédie au muthos. Les idées deviennent, chez
Corneille, des sentiments, et la tragédie classique devient
une mimèsis des codes sociaux qui ne saurait se soumettre
uniquement à l’art poétique.
Boileau, comme Corneille, n’emploie, dans L’Art poé-
tique, le mot fable – à partir du latin fabula 3 – que pour
1. Hubert 1998, p. 53.
2. Corneille, Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique
(1660). Cf. Aristote, Poétique : « La tragédie a donc six parties qui
font qu’elle est une tragédie : ce sont l’histoire (muthos), les caractères,
l’écriture, les idées, le spectacle et le chant » (50a7-10).
3. Fabula n’est pas la traduction latine de muthos (cf. Maurizio
Bettini, « Parole potenti, parole screditate. L’atto del fari nella cultura
romana », in La Potenza della parola. Destinari, funzioni, bersagli, a
cura di Simone Beta, I Quaderni del Ramo d’oro, 6, 2004, p. 33-78).
Ce qu’on peut vérifier chez Horace qui, dans L’Art poétique, emploie
trois fois fabula, mais jamais dans le sens de muthos : deux fois fabula

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désigner une fiction, une histoire fabuleuse, et ce n’est que


dans la seconde moitié du XVIIIe siècle (1776) que « fable »
sert à traduire le muthos aristotélicien dans un dictionnaire
de théâtre, intitulé, ce n’est pas une coı̈ncidence, Diction-
naire dramatique 1.
On pourrait imaginer que Brecht, s’il ne l’a pas hérité
de la tradition classique, a repris le terme chez Hegel. Il se
situe en effet dans la suite de son Esthétique et reprend cette
« complicité entre le drame et la logique, puis le drame et
la dialectique, qui a dominé quasiment la tradition aristo-
télicienne du théâtre européen 2 ».
Hegel 3 se montrait sur certains points un aristotélicien
convaincu. Il inscrit le théâtre parmi les genres de l’art
verbal, comme poésie dramatique. Le spectacle ne vient
qu’en plus. Hegel dit, comme Aristote : « La poésie drama-
tique peut se borner à l’utilisation de ses propres moyens
et renoncer à l’expression théâtrale de ses œuvres. » Ou
encore : « Le théâtre est de part en part texte : le fait de la
représentation ne constitue jamais qu’un épiphénomène.
Telle est la position théorique de l’esthétique classique. »
Mais Hegel, lui, ne parle que de drama et d’action, pas
de muthos. Quand il emploie le terme Fabel, c’est pour
l’opposer à Geschichte, comme le faux au vrai.

désigne la pièce de théâtre, emploi courant en ce sens (v. 190 et 320),


et une fois fabula désigne une histoire fabuleuse (v. 340).
1. La Porte et Chamfort, Dictionnaire dramatique, Paris, Lacombe,
1786, p. 466 sq. ; voir « Fable » : « C’est, dans la Poétique d’Aristote,
une des six parties de la Tragédie. Il la définit, la composition des
choses. Il divise les Fables, en Fables simples & en Fables implexes. »
2. Lehman 1999, p. 58.
3. Cité par Bernard Dort (Dort 1995, p. 245 et p. 247), pour
rappeler le caractère uniquement littéraire du théâtre chez Aristote et
Hegel en citant le début de la Poétique (sans donner la référence)
et l’Esthétique de Hegel, tome III, p. 212-247, dans l’édition Jankele-
vitch, 1944 (citations, p. 247).

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

La Fable de Bertolt Brecht est incontestablement le


muthos aristotélicien. Certes, Brecht n’est pas un aristotéli-
cien littéraire comme Hegel ; le texte, chez lui, disparaı̂t en
tant que tel, car il n’est jamais théâtral par lui-même. Il
ne le devient que si la distanciation est focalisée sur lui 1.
Cependant, il se place lui-même, ainsi que le spectateur, en
position de lecteur ayant à construire une interprétation au
moyen de la Fable. La métathéâtralité, chez lui, ne vise pas
à l’autonomie du spectacle et à créer une raison indépen-
dante du muthos, mais, au contraire, à montrer la nécessité
du muthos par la distance qu’elle introduit, comme une
reproduction intelligible de la société historique. Pour
Brecht, le théâtre n’a pas de but propre, il n’est qu’un
moyen de représenter un muthos. Même si le processus
énonciatif de la distanciation en introduisant la métathéâtra-
lité est non aristotélicien, cette métathéâtralité reste au ser-
vice d’un muthos dont le rôle central est réaffirmé.

Brecht, Dort et la sémiologie du théâtre : la conjonction des


aristotélismes
Bernard Dort, lecteur de Brecht, recentre sa dramaturgie
sur la mise en scène et fait interférer celle-ci comme lecture
d’un texte et traitement scénique de la Fable. Il ajoute
donc à Brecht une dimension littéraire que celui-ci avait
abandonnée.
Il est vrai que Brecht lui-même pensait la mise en scène
comme une sémiologie démultipliant l’interprétation que
le metteur en scène fait de la Fable 2. Préparant ainsi la
sémiologie du théâtre et sa lecture généralisée.

1. B. Brecht, PO, chapitre LXVIII.


2. Ibid., chapitre LXX.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

Le gestus
Pour passer du texte à la scène, Brecht avait introduit
une notion essentielle : le gestus. Ce terme allemand d’ori-
gine latine appartient à la métalangue théâtrale et désigne
jusqu’au XVIIIe siècle la gestuelle théâtralisée du personnage,
par opposition à des gestes vrais et naturels. Bertolt Brecht
le reprend en gardant cette valeur, mais en lui donnant
une autre interprétation et en le mettant au service de la
distanciation. Il parle de gestus social. C’est le cadre gestuel
et sémiologique, emprunté à l’environnement social, qui
organise une séquence de jeu. Il va correspondre à chacune
des petites Fables dont l’ensemble constitue la Fable
principale.
« Les attitudes que les personnages prennent les uns envers
les autres constituent ce que nous appelons le domaine gestuel.
Attitudes corporelles, intonations, jeux de physionomie sont
déterminés par un gestus social : les personnages s’injurient,
s’adressent des compliments 1. »

C’est aussi grâce au gestus que le comédien échappe à


l’identification avec son personnage 2. Comme la Fable est
composée de petites Fables, chaque gestus (correspondant
à chacune d’elles) est intégré dans un gestus global qui est
celui de la Fable 3 : ce gestus est exhibé par le jeu du comé-
dien comme comportement social dans un but de distan-
ciation. Il a été auparavant nommé dans le titre de la scène
et, le cas échéant, annoncé par des écriteaux.
« Il n’y a pas d’événements isolés qui n’aient un gestus fonda-
mental : – Richard, duc de Gloucester, courtise la veuve de sa
victime – Au moyen d’un cercle de craie, on découvre qui est

1. Ibid., chapitre LXI.


2. Ibid., chapitre LXIV.
3. Ibid., chapitre LXXI.

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vraiment la mère de l’enfant – Dieu fait avec le Diable un pari


dont l’âme de Faust est l’enjeu 1. »

On remarquera que Bertolt Brecht traite de la même


façon les pièces de Shakespeare, Goethe et les siennes, et
ne distingue pas la fonction d’auteur et celle de metteur
en scène du point de vue de la Fable, donnant ainsi à la
Fable ce statut abstrait qui était celui du muthos. Le met-
teur en scène compose son spectacle à partir de la Fable,
que le texte soit de lui ou d’un autre, à partir d’une inter-
prétation, d’une « façon de lire » (Lesenart) cette Fable
comme un récit et non comme un texte 2. Il choisit, dans
la Fable, les éléments à distancier à partir de la lecture,
susceptibles de correspondre aux intérêts du public de son
époque.
On voit que la mise en scène est une contextualisation
destinée à donner une signification (Sinn) au texte à par-
tir de la Fable. Ce qui montre bien que le problème est de
trouver un contexte énonciatif qui donne son sens à la
pièce, qu’elle ne se suffit pas à elle-même car elle ne pro-
duit pas son public. Celui-ci est créé par la distanciation,
c’est-à-dire une lecture de la pièce. Effet logique de ce qu’il
a mis à l’origine du théâtre : une déritualisation.

Dort fait disparaı̂tre la Fable et le gestus...


Bernard Dort, le plus connu des brechtiens, a, sous le
couvert du commentaire de Brecht, présenté sa propre
interprétation politique et littéraire du théâtre 3. Il

1. Ibid., chapitre LXVI.


2. Ibid., chapitre LXVIII.
3. Nous utilisons essentiellement Bernard Dort, Lecture de Brecht,
Seuil, 1960 (cité : Dort 1960) et B. Dort (éd.), L’Herne, 1982 (cité :
Dort 1982).

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démontre comment le théâtre de Brecht ne peut être effi-


cace que dans des contextes politiques limités. C’est pour-
quoi, afin de retrouver un théâtre universel, il fait un
retour radical à la littérature.
Ses premières lectures de Brecht présentent une synthèse
d’idées éparses de Brecht pour reconstituer ce qu’il appelle
le « système brechtien ». Il se focalise sur la fonction péda-
gogique du théâtre et sur la question du réalisme. S’il ana-
lyse avec subtilité l’effet de distanciation, il ignore la Fable
et le gestus. Il s’aveugle volontairement sur les références de
Brecht – l’idée même que celui-ci soit « plus aristotélicien
qu’Aristote » le fait ricaner 1 –, et ne veut voir que sa rup-
ture avec Hegel, pensée de façon marxiste ; Pour Hegel,
selon lui, « la scène apparaı̂t donc comme le microcosme
de la société à laquelle appartiennent les spectateurs 2. »
Brecht, lui, « détraque le miroir du théâtre », propose une
société irréelle dans laquelle le spectateur finira par se
reconnaı̂tre. Le miroir de la scène ne reflète que les dégui-
sements idéologiques de cette salle.
Mais le très subtil mouvement dialectique entre la salle
et la scène qu’imagine Bernard Dort ne fonctionne que s’il
est un code reconnu par le public. Il faut un public mili-
tant, dans un contexte extrathéâtral historiquement défini,
auquel la pièce fait écho et sur lequel le public est appelé
à agir. Telle est la fonction du théâtre : « Former des mili-
tants aptes à déchiffrer leur propre situation historique 3 » ;
en redonnant au théâtre une fonction pragmatique, Dort
définit, du même coup, un mode d’emploi qui engage
l’adhésion du public bien au-delà de la simple jouissance.
Son code est celui de l’agit-prop. Cadre indispensable
au théâtre de Brecht, qui n’est pas contenu dans les pièces,

1. Dort 1960, p. 9. Citation du Monde du 22 juin 1955.


2. Dort 1960, p. 184.
3. Ibid., p. 199.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

mais qui leur est nécessaire pour imposer au public une


certaine lecture du spectacle. Sans quoi ses textes ne fonc-
tionnent plus.
Bertolt Brecht a écrit et joué Mère Courage pour un
public berlinois qui traversait un champ de ruines pour se
rendre au théâtre.
« Face à d’autres générations qui n’ont pas connu la seconde
guerre mondiale et les guerres froides ou chaudes qui ont suivi,
la représentation du Berliner Ensemble n’est plus qu’une
coquille vide. Le texte lui-même n’a pas échappé à cette hémor-
ragie. [...] Le spectacle de Vitez en 1976, à Nanterre, puis à Ivry,
tout en prenant le contre-pied de l’orthodoxie, restait comme
flottant, faute d’avoir un terrain où s’enraciner 1. »

... et réintroduit le texte


La révolution brechtienne n’avait donc pas résolu le
paradoxe qui est au cœur d’un théâtre aristotélicien : en
l’absence de toute ritualité, comment faire du spectacle
avec un texte qui se suffirait à lui-même ? Comme le rap-
pelle Dario Fo : « Brecht disait avec raison de Shakespeare :
“Dommage qu’il soit beau, même à la lecture : c’est son
seul défaut, mais il est grave.” Il avait raison. Une œuvre
théâtrale valable, paradoxalement, devrait ne pas plaire à
la lecture et ne révéler sa valeur qu’à la réalisation
scénique 2. »
Dans la pratique, Brecht écrit des textes pour son propre
théâtre ou bien transforme et adapte les pièces des autres
comme Antigone, en leur donnant un contexte contempo-
rain. Au texte il substitue la Fable. S’il y a une forme d’aris-
totélisme dont Brecht a été intact, c’est, semble-t-il, la

1. Dort 1982, p. 16.


2. Dario Fo, Le Gai Savoir de l’acteur, Paris, L’Arche, 1987 (cité :
Dario Fo 1987).

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sacralisation du texte. Le seul texte qu’il connaisse, c’est


la pièce jouée ; autrement dit, la Fable présente et distan-
ciée à travers les différents arts sur la scène.
Bernard Dort, en bon universitaire, ne se résout pas à
cet effacement du texte théâtral fixe au profit de la Fable
et du spectacle réalisé. Lui-même n’analyse pas des spec-
tacles, mais des pièces, comme si le spectacle était contenu
dans la pièce et que la mise en scène n’en fût que le
déploiement des potentialités.
Il va faire le point sur cette question dans son dernier
ouvrage 1, le moins brechtien, en interrogeant l’histoire de
la mise en scène. Il rappelle comment Gordon Craig puis
Artaud refusent que la mise en scène soit soumise au texte.
La scène, et non plus le texte, devient le centre du spec-
tacle. Bernard Dort, à juste titre, fait coı̈ncider cette « révo-
lution copernicienne » avec l’invention du metteur en
scène, « dont le propre texte – un texte scénique ou specta-
culaire – prendrait en charge, voire remplacerait le texte
écrit par l’auteur dramatique 2 ». Ce qui est en fait le cas
chez Brecht par le moyen de la Fable et du gestus.
Bernard Dort va, lui, réintroduire le texte comme centre
et relittérariser le théâtre. Il refuse, en effet, cette dichoto-
mie scène/texte comme simplificatrice et impossible. En
fait, il ne conçoit pas une dissociation narration/spectacle,
ni une opposition entre une logique narrative et une
logique spectaculaire, puisqu’il écrase la narration sur le
texte et la représentation sur la narration.
Cependant, contre Artaud, il affirme qu’un théâtre
renonçant à la mimèsis est impossible. Or, cette mimèsis
suppose un texte narratif : le théâtre doit représenter une
histoire. C’est par cette histoire que l’auteur va atteindre

1. Dort 1995.
2. Ibid., p. 248-249.

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le public, c’est par le texte que le théâtre va pouvoir procé-


der à des répétitions et des reproductions. En effet, pour
lui, le théâtre doit être installé par l’écriture et pensé par
elle, sinon il ne saurait exister.
On comprend que, refusant le théâtre comme institu-
tion, il lui substitue sans rien dire une autre institution,
la littérature. Certes, il admet bien un certain imaginaire
scénique préexistant à toute écriture théâtrale qu’il appelle
le « contrat scénique initial 1 », imaginaire scénique
commun à l’auteur et au public 2, mais ce contrat scé-
nique initial est un contrat de lecture comme un autre.
Certes, Bernard Dort rappelle que dans le théâtre tradi-
tionnel le texte de théâtre était « préformé par la scène »,
mais il n’y voit qu’un texte ayant intériorisé les lois de la
scène. Et il ne va jamais jusqu’à penser que le texte puisse
être le matériau d’une performance qui serait la significa-
tion de ce texte. Autrement dit, ce texte, selon lui, était
fait pour être dit et joué en scène, selon certaines conven-
tions, mais il n’était pas un moyen de faire du théâtre, de
réaliser une performance. Un texte de théâtre, selon lui, a
la même légèreté que tout texte littéraire.
Si un texte de Shakespeare ou de Sophocle est illisible,
cela ne tient donc pas à sa nature de texte de théâtre, mais
au décalage historique qui fait que nous ne connaissons
plus le contexte de ce texte. Il retrouvera du sens sur scène,
grâce à une contextualisation créée par la mise en scène,
permettant sa compréhension en comblant la distance his-
torique. Rien de plus. Par conséquent, Bernard Dort ne
prend en compte le public que comme récepteur d’un texte
dont les références doivent lui être rendues accessibles 3.

1. Ibid., p. 253.
2. Ibid., p. 268.
3. Ibid., p. 263.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

Remarquons qu’il s’agit toujours d’une contextualisation


référentielle, comme pour tout texte littéraire : Bernard
Dort parle du contexte social (et non d’un jeu avec la
théâtralité), ce qu’il appelle un surtexte pour l’opposer au
sous-texte de l’acteur.
Toute pièce peut ainsi être arrachée à l’événement
auquel elle a contribué pour devenir un texte, puis donner
lieu à d’autres formes de représentation « pour autant que
son existence textuelle soit assez riche 1 ». Formule confon-
dante de conformisme littéraire : on reconnaı̂t la fameuse
richesse d’un texte susceptible de multiples interprétations,
dont on sait les fondements idéologiques. Si un texte litté-
raire est polysémique, c’est parce qu’il est coupé de toute
pratique ; il est privé de toute signification pragmatique,
laquelle est toujours unique.
Cette nouvelle contextualisation qui va permettre de
redonner un sens à un texte de théâtre, c’est la mise en
scène 2. Par conséquent, ne pouvant penser qu’en termes
de texte, Bernard Dort introduit deux textes. L’un est l’en-
semble des répliques, c’est le texte de l’auteur, immuable ;
l’autre commande la représentation, ce sont les didascalies.
Liées à une époque, un certain style de théâtre, seules
paroles de l’auteur, elles n’ont pas le même statut de néces-
sité. C’est la présence de l’auteur comme metteur en scène
dans son texte. Le nouveau metteur en scène peut les chan-
ger, c’est-à-dire écrire les siennes.
Cette conception recoupe la sémiologie du théâtre et la
notion de (R)eprésentation comme (T)exte dont nous
avons précédemment montré tout ce qu’elle devait à l’aris-
totélisme de deuxième génération, celui impliqué par l’ir-
ruption de la mise en scène.

1. Ibid., p. 269.
2. Ibid., p. 257.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Antoine Vitez ou l’aristotélisme triomphant


Antoine Vitez a incarné, avec des succès publics incon-
testables, la fusion du brechtisme, de l’idéologie du met-
teur-en-scène-poète et de la sémiologie scénique. Vitez qui
n’a cessé de penser son théâtre comme représentation du
monde, une représentation qui se fait grâce au jeu de l’ac-
teur, comme le veut Aristote 1.
Certes, il a bien des réminiscences brechtiennes quand
il dit : « Le théâtre dénoue l’inextricable » ou : « Quand le
monde devient perceptible, on peut s’en servir » 2. Il s’agit
de rendre les processus sociaux intelligibles, afin d’agir sur
eux. Et il emprunte à Brecht sa formule : « un théâtre
d’idées 3 ».
Mais c’est un brechtisme bien pâle, et Vitez sacrifie
plus à la tradition aristotélicienne et à ses dérives mul-
tiples qu’à Brecht proprement dit. Sa lecture politique
des histoires anciennes s’enracine dans un humanisme
académique. « L’histoire romaine est si loin qu’elle per-
met de nous regarder en elle comme dans un miroir. Ces
crimes politiques, cette intervention perpétuelle des pas-
sions sur la vie publique, ce pessimisme profond nous
sont proches 4. »
Le spectateur de Vitez est passif, la scène est un miroir
où il se reconnaı̂t sans effort : « Renvoyer au spectateur sa
propre image (c’est la fonction éternelle du théâtre : miroir

1. Annie Ubersfeld, Antoine Vitez, Nathan, 1998.


2. Antoine Vitez, De Chaillot à Chaillot, entretiens avec Émile
Copfermann, Hachette/L’Échappée belle, 1981, p. 99 et 101 (cité :
Vitez 1981).
3. Addendum au Petit Organon, 1954 : « Ainsi, les personnages
sont construits en fonction d’idées. »
4. Antoine Vitez, Le Théâtre des Idées, anthologie proposée par
Danièle Sallenave et Georges Banu, Gallimard, coll. « Le Messager »,
1991, p. 524 (cité : Vitez 1991).

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

public) et celle de ses rêves pour qu’il se connaisse lui-


même ; là est la critique et non pas la dénonciation 1. » Car
le metteur en scène a déjà installé son interprétation de la
pièce dans un spectacle dont il a fait un système de signes
redondants de cette interprétation.

Une mise en scène du sens


Vitez cherche du sens dans le texte avant de le mettre
en scène, afin que sa mise en scène l’illustre ; ce sens est
toujours social, moral ou politique. Il n’a aucun doute sur
la fonction représentative du théâtre, dont la sémiologie
est au service de la représentation du monde, comme
microcosme du macrocosme 2. Il ignore résolument que la
signification d’un spectacle puisse être celle de la perfor-
mance qu’il réalise, qu’une farce soit une farce ; faute de
quoi, c’est un mauvais spectacle. Il écrit même, à propos
de La Jalousie du barbouillé :
« Tout ce que Molière, bien plus tard dans L’École des femmes
et le Misanthrope, dira de la souffrance inépuisable du pauvre
homme, et sur la souffrance, tout aussi inépuisable, elle aussi,
de la femme vendue et achetée, tout cela se trouve en germe
dans cette farce élémentaire qui, dit-on, est sa première œuvre. »
Selon une méthode bien connue de l’histoire littéraire,
et avec beaucoup de naı̈veté, il commente, en 1974, le
texte d’un auteur à partir de ce qu’il sera plus tard ; et,
faute de voir dans cette pièce une critique sociale, il en
détecte le « germe ». Il parle bien de « farce », mais pour
se désintéresser de cette forme de spectacle, indigne de
Molière et de lui-même. Il n’en garde que le récit, dont il
fait l’embryon narratif d’une pièce sur la souffrance des
pauvres et des femmes, bien sûr.

1. Vitez 1981.
2. Vitez 1991, p. 219.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Ce sens une fois trouvé et fixé dans la mise en scène,


celle-ci ne changera plus en fonction du lieu, du temps ou
du public. Elle est aussi définitive qu’un texte établi, elle
vit en autarcie esthétique. Son décorateur et scénographe
Yannis Kokkos lui fabrique des décors que l’on peut
emporter et installer n’importe où 1. Le public est une réa-
lité abstraite. Il promène Électre comme une entité
autarcique.
Une sémiologie générale de la scène sert à écrire le spec-
tacle. Les accessoires scéniques ont une valeur symbolique,
comme le gourdin que tient Arnolphe derrière son dos
pendant qu’Agnès lit les « Maximes du mariage ». Les per-
sonnages sont des allégories. D’où la formule de Vitez, « le
théâtre des idées », pour désigner son travail de metteur en
scène, puisqu’il attache une idée à chaque personnage. La
scène d’Électre de Sophocle, entre Antigone et Chrysothé-
mis, est, pour lui, l’affrontement de dame Justice contre
dame Soumission 2. Vitez écrit ses spectacles sur le modèle
de la littérature et les appelle des « poèmes ». « Comme
dans un livre, les acteurs se succèdent sur la scène, ainsi
que se succèdent les pages du récit. L’obligation d’avancer
– autrement dit, de raconter l’histoire – domine tout 3. »

La sacralisation du texte et la raison narrative


Vitez, comme Dort, sacralise le texte de ses spectacles,
qu’il s’agisse ou non de textes de théâtre, ce que ne faisait
pas Brecht .
Il se situe dans cette opposition artificielle, le spectacle
contre le texte, créée par l’idéologie de la mise en scène et

1. Yannis Kokkos, Le Scénographe et le Héron, Arles, Actes Sud,


1989.
2. Vitez 1991, p. 13.
3. Vitez 1991, p. 205.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

la sacralisation d’un texte (célébré ou profane), et se place


du côté du texte en dénonçant le théâtre « sans texte », la
spontanéité collective de la fête post-soixante-huitarde de
Mnouchkine, et il n’envisage jamais que le spectacle popu-
laire, la fête, puisse être un rituel codifié. Pour lui, la seule
façon de structurer un spectacle est la raison textuelle. Il
n’y a pas de théâtre possible sans une poétique.
Sa mise en scène a d’abord pour but de « faire entendre
le texte » ; c’est pourquoi celui-ci ne doit pas être coupé
ou adapté, il est premier, et le spectacle doit se soumettre
à lui, à sa lecture au public. Vitez affirme que tout est déjà
dans les mots, y compris le contexte social. Il a le féti-
chisme de l’écriture, à laquelle il accorde une intériorité
secrète que la lecture ferait découvrir. Le référent des
mots serait accessible à travers eux ; en particulier, les per-
sonnages qui seraient déjà incarnés dans le texte drama-
tique : « Le fond, le fond profond, l’âme vraiment de ces
êtres fictifs, est donné par la forme de leur langage : il faut
la suivre pas à pas, reprendre sans cesse et s’acharner. Alors
on trouve tout : les gestes, le passé, l’histoire secrète des
gens représentés là 1. »
Comme si les personnages de théâtre avaient une vie
ailleurs, avant d’être joués par les acteurs, comme s’ils
appartenaient à un récit virtuel qui donnerait une cohé-
rence souterraine au personnage et dont la présence scé-
nique ne serait que la réalisation discontinue. Il réunit la
clôture du texte littéraire et la discontinuité du texte théâ-
tral : les personnages ne sont que leurs mots, mais leurs

1. Antoine Vitez, Écrits sur le théâtre, Paris, P.O.L, 1994-1998 :


1 – L’École (1994) ; 2 – La Scène 1954-1975 (1995) ; 3 – La Scène
1975-1983 (1996) ; 4 – La Scène 1983-1990 (1997), 5 – Le
Monde (1998), cité Vitez EST 1-4. Citation : Vitez EST 4, p. 263
(1986).

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

mots ne forment pas un matériau théâtral ; ils sont l’affleu-


rement d’une histoire (secrète) que la scène ne raconte pas.
Cette logique textuelle est une logique narrative. Qu’il
appelle une « logique de l’œuvre 1 ». L’acteur ne doit pas,
comme chez Stanislavski, créer son personnage selon une
logique du comportement individuel (une psychologie),
mais selon une « logique de l’œuvre ». Rien de plus
conforme à la Poétique d’Aristote, qui faisait déduire les
personnages du muthos.
Pour Vitez, en effet, reprenant en cela la formule brech-
tienne du « théâtre épique 2 », le théâtre est d’abord un
récit et il recycle le mythe exténué de l’origine du théâtre :
« D’abord il y a un conteur sur la place... » pour donner
un fondement au théâtre populaire d’Ivry. Au début, il y
a l’histoire ; au début il y a le texte, écrit, fixé, « poème » :
« Voilà ce que c’est le théâtre de quartier : un petit nombre
d’acteurs qui racontent une histoire (pas n’importe quelle his-
toire, une histoire écrite ou récitée, un poème)... pas nécessaire-
ment avec des décos, et de costumes de scène, et parfois sans
scène, chacun jouant plusieurs rôles : l’important est de faire
comprendre l’histoire, faire entendre le langage. »
Le récit est au centre du théâtre, comme une pratique
spontanée originelle d’où découlerait naturellement le
théâtre : « Nous nous passionnons pour notre histoire, nous
imitons, nous représentons, nous jouons les personnages
dont nous parlons 3. » Le théâtre de Vitez est totalement tex-
tuel et narratif. Il reprend la Fable de Brecht, sans le gestus.

1. Vitez EST 4, p. 97 (1986).


2. Vitez 1981.
3. Programme d’Électre, 1971, dans Vitez 1991, p. 67.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

Ricœur, théoricien de l’impérialisme narratif de la


modernité
Brecht et les brechtiens ont donc réinstallé solidement
le muthos au cœur du théâtre, inaugurant le troisième aris-
totélisme, car le brechtisme est mort, mais la Fable est
restée, paralysant, parasitant le théâtre. Car la Fable n’est
pas un fil conducteur, un prétexte de la performance, elle
prend en charge, comme dans la Poétique, toute la théâtra-
lité, directement ou indirectement.
Les brechtiens ne sont pas seuls à l’origine de cette
consécration du récit, ils y ont contribué en lui donnant
leur caution de modernité, mais ils faisaient alliance, c’est
très clair chez Dort et Vitez, avec le théâtre littéraire contre
la théâtralité des bouffons.
Pourquoi la prééminence du récit semble-t-elle désor-
mais une évidence que n’a pas ébranlée le théâtre postdra-
matique, pesant, aujourd’hui, plus lourdement encore dans
les théâtres anglo-saxons, et tous les théâtres sérieux ? Pour-
quoi une pièce de théâtre est-elle toujours envisagée
d’abord comme une histoire représentée ? Pourquoi ce
triomphe du troisième aristotélisme, dont Brecht est
autant un symptôme qu’un promoteur ?
La réponse dépasse le seul domaine du théâtre. En
effet, l’impérialisme narratif s’est étendu depuis quelques
décennies à tout le champ littéraire, linguistique et même
philosophique 1. D’où un retour à la Poétique d’Aristote,
la bible du muthos.
Vitez, de façon exemplaire, posait qu’au début est le
conteur. Préambule évangélique. Paul Ricœur a développé

1. Cf. Vladimir Propp, Morphologie du conte, Seuil, coll. « Points »,


1970 (1928), et toute la littérature sur l’analyse actancielle, comme
Algirdas Greimas, Sémantique structurale : recherche de méthode,
Larousse, 1966 ; Du sens, I, Seuil, 1970 ; Du sens, II : Essais sémio-
tiques, Seuil, 1983.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

les fondements philosophiques, métaphysiques et finale-


ment théologiques de cette même primauté du muthos à
laquelle il adhère personnellement : « Le concept aristotéli-
cien de mise en intrigue ne peut être pour nous que le
germe d’un développement considérable 1. »
Paul Ricœur 2 est un lecteur incisif de la Poétique et il a
parfaitement repéré la nature du muthos comme résultat
de l’action du poète et non donnée préalable, et comme
organisation synthétique des faits ; muthos qu’il traduit du
coup par « mise en intrigue ». En outre, il ne le sépare pas,
à juste titre, de la mimèsis, puisqu’on sait que le muthos est
une mimèsis tès praxeôs. Il insiste sur le caractère actif de
toutes les notions de la Poétique, qui ne sont pas des
concepts servant à analyser des énoncés car ce sont des
termes d’action et non des résultatifs, comme la poièsis, qui
désigne la fabrication du poème et non le poème lui-même
(poèma), ou la mimèsis, qui désigne l’acte de représenter 3.
Mais Paul Ricœur ne lit pas la Poétique pour elle-même ;
il en fait le moteur de sa théorie du récit dans la culture
occidentale depuis saint Augustin ; et, de fait, l’écriture des
Confessions est l’acte fondateur de l’anthropologie chré-
tienne : ce texte marque une rupture radicale dans le rap-
port de l’homme au temps.
Le christianisme, à cause de l’incarnation, donne une
dimension sacrée au temps humain qui devient le lieu de
rencontre des hommes avec la transcendance, rencontre
qui se projette au niveau individuel dans le scénario de la
conversion. Le récit polythéiste était une fiction de mor-
tels ; les dieux n’avaient rien à faire du temps des hommes ;

1. Paul Ricœur, Temps et Récit, 3 vol., Le Seuil, 1983 (cité dans


l’édition coll. « Points Essais », 2001, I, p. 67 [cité : Ricœur 2001]).
2. Ricœur 2001, I, « La mise en intrigue. Une lecture de la Poé-
tique d’Aristote », p. 66-104.
3. Ricœur 2001, I, p. 69-71.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

c’est pourquoi le polythéisme gréco-romain ne possédait


pas de « grands récits sacrés ». Et si les dieux rencontraient
les hommes dans leur temps de mortels, ces rencontres ne
faisaient pas date. Le récit ne permettait pas d’atteindre
l’être ; il n’y avait ni temps du monde, ni temps métaphy-
sique. C’est pourquoi, aussi, il n’y avait ni mythe au sens
moderne, ni « sens » de l’histoire. Le muthos ou la fabula
étaient toujours analogiques, et les poètes n’empruntaient
la forme narrative qu’afin de donner du plaisir aux destina-
taires. Si les historiens faisaient des récits, encore que pas
toujours 1, c’est qu’ils parlaient du temps social des
hommes, un temps construit par les institutions de la cité
ou les généalogies des royaumes. Les autres peuples, les
barbares, n’avaient pas d’histoire : comme les bêtes, ils
étaient enfermés dans les limites de la mort et de la vie
individuelles, ce que les Romains appelaient le fatum.
Ricœur va donc utiliser le muthos d’Aristote pour pro-
blématiser le rapport entre ce nouveau temps métaphy-
sique et le récit. Il est indispensable à l’anthropologie
chrétienne que le récit ne soit plus seulement fictionnel ;
il doit pouvoir assurer un rapport au réel, c’est-à-dire au
Dieu de la Bible. Que la tradition occidentale se laı̈cise n’y
change rien. Hegel s’était chargé de nous faire passer du
temps chrétien au Temps universel et à l’Histoire comme
moteur du monde. Le temps chrétien plus ou moins laı̈cisé
imprègne depuis longtemps notre langue quotidienne, ne
serait-ce qu’avec une expression comme « en avance sur
son temps », qui traduit cette évidence commune : le
Temps est une force métaphysique qui change inéluctable-
ment le monde, on ne peut rien contre le sens de l’His-
toire, chacun est laminé entre le déjà et le pas encore.

1. Nombre d’histoires anciennes ne sont pas chronologiques


comme les Vies de Suétone.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

C’est pourquoi Ricœur lit la Poétique selon le fil du


muthos, comme nous l’avons proposé dans le premier cha-
pitre. Nous ne reviendrons pas sur sa lecture 1, sinon pour
souligner le lien qu’il privilégie, « une quasi-identifica-
tion », entre mimèsis et muthos, la pratique de mise en
intrigue et celle de représenter. « Ce que je retiens pour la
suite de mon travail, c’est la quasi-identification entre les
deux expressions : imitation ou représentation d’action et
agencement des faits 2. » Et il avait indiqué honnêtement
son but : « Quand, dans la deuxième partie, je plaiderai
pour le primat de la compréhension narrative, je plaiderai
pour le primat de l’activité productrice d’intrigues par rap-
port à toutes espèces de structures statiques, de paradigmes
achroniques, d’invariants intemporels 3. »
Il va donc dégager de toute la gangue générique le
couple muthos/mimèsis, afin de l’étendre à l’ensemble du
champ narratif 4 et de démontrer son « hypothèse de base,
à savoir qu’il existe entre l’activité de raconter une histoire
et le caractère temporel de l’expérience humaine une corré-
lation qui n’est pas purement accidentelle mais présente
une forme de nécessité transculturelle 5. »
C’est ainsi qu’il introduit son système des trois Mimèsis 6,
construction aussi géniale que celle d’Aristote et tout aussi
idéologique. Mimèsis II est la mimèsis d’Aristote, la configu-
ration du muthos comme mise en intrigue ; elle ouvre sur
la séméiotique du texte, une séméiotique qui en respecte la
clôture. Mais elle est aussi une médiation, entre la réalité
perçue (le temps préfiguré) et sa transmission (le temps

1. Ricœur 2001, I, p. 71-86.


2. Ibid., p. 71.
3. Ibid., p. 70.
4. Ricœur 2001, I, p. 79.
5. C’est nous qui soulignons. Ibid., p. 105.
6. Ibid., p. 106.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

configuré). Mimèsis I, en amont, est la compréhension pra-


tique – Ricœur est un phénoménologue – socialisée. Mimè-
sis II est donc le processus de fictionnalisation, la
configuration en intrigue :
« La configuration de l’intrigue impose à la suite indéfinie
des incidents “le sens du point final”, comme celui d’où l’his-
toire peut être vue comme une totalité. Nous pouvons ajouter
que c’est dans l’acte de re-raconter, plutôt que dans celui de
raconter, que cette fonction structurelle de la clôture peut être
discernée... une nouvelle qualité du temps émerge de cette
compréhension 1. »

Ce qui n’était pas chez Aristote, car, en Grèce, il n’y


avait pas de finalité de l’histoire, ni de finalisme, notion
proprement chrétienne. Or, c’est à la découverte d’une
finalité que se consacre la Mimèsis II : « En lisant la fin
dans le commencement et le commencement dans la fin,
nous apprenons aussi à lire le temps lui-même à rebours,
comme la récapitulation des conditions initiales d’un cours
d’action dans ses conséquences terminales 2. »
Mimèsis III se situe au niveau de la réception tex-
tuelle, sur le mode de la lecture : « Généralisant au-delà
d’Aristote, je dirai que Mimèsis III marque l’intersection
du monde du texte et du monde de l’auditeur ou du lec-
teur. » Pour retrouver une esthétique de la réception,
volontairement assez banale. Ce qui est communiqué, en
dernière instance, c’est, par-delà le sens d’une œuvre, le
monde qu’elle projette et qui en constitue l’horizon.
Le monde n’est donc accessible que par une forme nar-
rative articulant la logique et le chronologique, dévoilant
une fin qui donne sens, car le monde est histoire. C’est du
moins ce que démontre l’ouvrage de Paul Ricœur.

1. Ibid., p. 131.
2. Ibid.

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Aristote, une fois de plus, sert à parler d’autre chose


que de l’Antiquité. Le couple muthos-mimèsis devient, chez
Ricœur, le « module mélodique » permettant de penser le
temps de notre modernité. Voici Aristote plusieurs fois
présenté comme ayant « en germe » les notions caractéris-
tiques de cette modernité, comme le récit généralisé, la
théorie de la réception ou encore le plaisir du texte,
variante nouvelle de la catharsis 1.
Ce que manifeste le livre de Ricœur est la présence d’un
aristotélisme moderne et chrétien, installé profondément
par la souveraineté du récit comme forme construisant l’in-
telligibilité. Le troisième aristotélisme théâtral, celui de la
Fable, s’inscrit dans cette métaphysique de la fonction narra-
tive. Que Brecht en soit la figure emblématique n’a rien
d’étonnant, car le temps marxiste n’est pas fondamentale-
ment différent du temps chrétien. Ils sont l’être de la réalité.

Nous avons tant aimé le théâtre

Que retenir de ce parcours ? Que le théâtre vivant a


longtemps et mieux résisté à Aristote que le théâtre litté-
raire et la critique théâtrale. Mais sa disparition progressive
au profit d’autres divertissements populaires fait du théâtre
actuel une forme de culture élitiste, ce qui le livre aux
intellectuels et aux théoriciens. Aujourd’hui, il y a une telle
coı̈ncidence entre l’aristotélisme et la modernité libérale
qu’il va être difficile d’en sortir. D’autant que, depuis
presque trois siècles, l’aristotélisme a colonisé le discours
sur le théâtre, conforté par l’idéologie du miracle grec.
Déconstruire n’est pas détruire, et les spectres d’Aristote
hantent peut-être à tout jamais le théâtre occidental

1. Ricœur 2001, I, p. 81 et p. 99.

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LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

contemporain. Ils ont des complicités partout, avec la phi-


losophie du temps chrétien, l’idéal démocratique, l’agit-
prop des militants néobrechtiens, la survalorisation univer-
sitaire de la lecture, l’impérialisme du sens, ou la culture
comme marchandise.
Et voici que, désormais, on s’ennuie au théâtre. Est-ce
la faute à Aristote ?
Les grands metteurs en scène des années soixante à
quatre-vingt avaient fait des fêtes superbes. En France, en
Allemagne, en Italie. Souvent pour de mauvaises raisons.
Peu importait puisqu’elles ne contaminaient pas la scène ;
on les rencontrait parfois dans les programmes que l’on
jetait à la sortie. L’essentiel est que ces metteurs en scène
voulaient un théâtre populaire ; tel était le projet de Vilar,
même s’il avouait en privé qu’il préférait lire une pièce
plutôt que de la voir en scène. On peut se demander
aujourd’hui s’il aimait le théâtre pour lui-même ou si ce
n’était pas pour lui un moyen de cultiver le peuple qui
n’aimait pas lire et préférait le spectacle, plus facile d’accès.
Idée bien aristotélicienne : faire du spectacle (theatron)
serait le substitut vulgaire de la lecture.
Ces fêtes se sont très vite démodées puisqu’elles étaient
vraiment des fêtes de théâtre. Écouter aujourd’hui Gérard
Philipe dans le Prince de Hombourg monté par Jean Vilar
ou regarder l’Électre de Sophocle par Vitez donne un senti-
ment de boursouflure, de théâtralité grossière. Les voix
nous semblent nasillardes et artificielles, la gestuelle arbi-
traire et grandiloquente. Rien n’est plus normal. Ce déca-
lage esthétique est le propre du théâtre, l’éphémère 1. Une
mise en scène n’est qu’un événement dont la signification
se perd, une fois dispersés les hommes et femmes qui l’ont
fait : acteurs, public, metteur en scène.

1. Nous retrouvons les catégories grecques kairos et prepon


(cf. p. 28-31).

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Malheureusement, les mauvaises raisons qui les accom-


pagnaient sont restées. Le texte était, même si les metteurs
en scène ne l’avouaient pas, souvent le prétexte à des décors
extraordinaires, à des installations surprenantes, à une
orchestration de la diction quasiment musicale. Le théâtre
était tout-puissant par la mauvaise raison de donner une
interprétation de ce texte. Comme si la mise en scène
venait de lui. C’est pourquoi, depuis une décennie, on
n’entend plus que « le texte, tout le texte, rien que le
texte ». Ou inversement, plus de texte ! Ce qui revient au
même. La fête est finie. On ne joue plus à jouer. Le public
est un lecteur ou il n’est pas.
Voilà pourquoi on s’ennuie au théâtre.
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III

LOIN D’ARISTOTE.
PLAUTE, TÉRENCE, MOLIÈRE,
ESCHYLE, SOPHOCLE ET EURIPIDE

Des théâtres non dramatiques, des théâtres non aristoté-


liciens ont existé bien avant qu’il soit question de théâtres
postdramatiques, avant et après Aristote. Ne soyons pas
victimes d’une chronologie imaginaire qui, sous le titre
d’« histoire du théâtre », place les théâtres les uns à la suite
des autres comme s’ils étaient les héritiers successifs des
« Grecs », de la mimèsis, de la catharsis et du muthos.
Les théâtres sont nombreux qui contredisent cette pré-
tendue histoire, et faciles à trouver dans les aires culturelles
non occidentales, mais, pour mieux le prouver, nous pren-
drons nos exemples là où les historiens généralistes du
théâtre ne penseraient pas les trouver, dans l’Antiquité clas-
sique, à Rome et en Grèce, et à l’âge classique, dans la
France de Louis XIV.

Un théâtre non dramatique au cœur de l’Antiquité


classique : la comédie romaine
Un spectacle rituel
La comédie romaine est un de ces théâtres qui échappent
totalement à l’aristotélisme ; c’est un théâtre sans muthos,

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

sans drama et sans mimèsis. D’où cette méconnaissance de


Plaute et de Térence, quand on veut les lire à partir de la
Poétique sous prétexte qu’ils sont postérieurs historiquement
à Aristote et, par conséquent, seraient soumis aux règles aris-
totéliciennes. Méconnaissance qui eut un effet désastreux
sur leur réception. Si on lit, en effet, les comédies romaines
comme des histoires représentées sur scène, on se lasse vite
de ces scénarios répétitifs, de ces personnages stéréotypés, de
ces lieux communs sur les femmes (bavardes et cupides),
les esclaves (menteurs et effrontés) ou les pères de famille
(grognons et avares, cruels avec leurs esclaves). Et si, en
hommage à la culture classique, un metteur en scène a le
courage de s’attaquer à l’une de ces pauvres fables, le résultat
est à la hauteur de sa lecture « dramatique » : un mélange
d’ennui et de vulgarité. Il a tout simplement « oublié » qu’il
s’agissait d’un spectacle musical et que la fable n’était qu’un
prétexte ; il a oublié les acteurs, le public, et le rituel romain
qui était la raison d’être des comédies.
Ce qui conforte cette erreur – la lecture aristotélicienne
et « dramatique » – est que les comédies romaines se pré-
sentent elles-mêmes dans leurs prologues comme des tra-
ductions de pièces grecques appartenant à la « comédie
nouvelle » (la Nea) qui, semble-t-il, à la différence de la
« comédie ancienne », serait effectivement issue de l’ensei-
gnement d’Aristote 1. Mais cette continuité de la Nea à la
palliata ne concerne que les textes 2 et non les pratiques
spectaculaires.
La comédie romaine, en effet, s’inscrit dans les ludi sce-
nici (les jeux scéniques), qui sont un rituel religieux ayant

1. David Wiles, Masks of Menander, Cambridge University Press,


1991 (2e éd., 1993).
2. Cf. Florence Dupont, « Plaute le fils du bouffeur de bouillie –
Pultiphagonides », in Florence Dupont et Emmanuelle Valette-Cagnac
(éd.), Façons de parler grec à Rome, Paris, Belin, 2004.

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LOIN D’ARISTOTE. PLAUTE, TÉRENCE, MOLIÈRE...

préexisté à l’importation de la comédie grecque à Rome.


Niche d’accueil, les jeux scéniques ont imposé leur cadre
énonciatif à ces comédies grecques en latin que sont les
comédies romaines. Le texte d’une comédie romaine n’est
pas la traduction, au sens contemporain du terme, d’une
comédie grecque, mais le transfert d’une performance des
théâtres grecs aux jeux romains. Ce transfert n’avait pas
pour but de donner aux spectateurs romains l’équivalent
de ce que pouvaient vivre les spectateurs grecs, mais de
créer un nouveau spectacle (ludicrum) dans le cadre des
jeux scéniques. Selon un système de « poupées russes », la
comédie n’est donc qu’une variante des jeux scéniques,
eux-mêmes, déjà, une variante d’un des rituels centraux de
la civilisation romaine, les ludi 1.
Ce contexte rituel fait d’emblée de la comédie romaine
un « théâtre du jeu ». Le théâtre du jeu, au contraire du
théâtre dramatique, est une performance dont le but n’est
pas de représenter une histoire, mais de célébrer ce rituel
que les Romains appellent « jeux » (ludi). Ainsi une perfor-
mance théâtrale romaine est-elle insérée dans le temps
rituel des jeux et se conforme-t-elle nécessairement aux
valeurs des jeux. Ce qui veut dire que le cadre rituel impose
au spectacle théâtral des contraintes spécifiques en relation
avec ces valeurs, et que c’est à partir de ces contraintes que
nous pouvons reconstituer le code, autrement dit, le lan-
gage spectaculaire d’une performance comique.
La principale valeur des ludi, le refus du sérieux, se
décline dans tout le vocabulaire théâtral formé à partir du
radical *lud-. Les noms, verbes et adjectifs lusus (jeu ver-
bal), ludicrum (spectacle), ludius (danseur rituel ou acteur),
ludere (jouer, danser, se moquer), illudere, deludere (trom-
per, donner l’illusion), ludificare (berner ou célébrer les

1. John Scheid, « Les jeux séculaires », in Quand faire c’est croire,


Aubier, Paris, 2005, p. 97-122.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

jeux) enserrent le théâtre romain dans un réseau séman-


tique qui répète que rien au cours des jeux scénique n’est
sérieux, que tout est jeu, danse et faux-semblant, que tout
est « pour rire » 1 ; nous appellerons ce refus de sérieux,
signifié par le radical *lud-, le ludisme. Une représentation
théâtrale romaine est donc une performance ludique. Le
texte n’est qu’un des moyens utilisés pour célébrer le rituel
des jeux. Le poète comique écrit pour des jeux particuliers,
sur la commande de l’éditeur de ces jeux, à destination
d’un dieu particulier. Toute comédie romaine est un évé-
nement cultuel.
Ainsi, à la place d’une logique dramatique, d’une raison
narrative qui rendrait compte des scènes et des répliques
en fonction du muthos – ou du drama –, on peut voir à
l’œuvre, dans toute comédie romaine, une logique rituelle,
une raison spectaculaire, susceptible de prendre en charge
l’ensemble du texte, texte qui est la trace de cet événement
qu’est une comédie romaine, et seulement la trace.
À partir de cet exemple et en étudiant comment se
construit une performance théâtrale non dramatique par-
ticulière, nous ouvrirons le champ, immense, des théâtres
vraiment non aristotéliciens, et pas seulement non drama-
tiques. Non pas pour substituer un paradigme à un autre,
mais afin d’opposer à un modèle unique – le théâtre
dramatique et sa négation, le théâtre postdramatique –
une multitude de théâtres différents, définis par leur
contexte énonciatif. Le théâtre du jeu ne sera que l’un
d’entre eux. En effet, le défaut principal des expériences
contemporaines qui prétendent sortir du théâtre drama-
tique est de se figer dans des réalisations uniques et sans
lendemain, parce qu’elles ne créent pas une théâtralité
nouvelle mais restent dans le cadre (accepté ou dénié) de

1. Andrea Nutti, Ludus e iocus, Viella, Roma, 1998.

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la théâtralité occidentale aristotélicienne. Que ce soit


Artaud ou Craig, ou plus récemment Bob Wilson ou Kan-
tor, s’ils ont influencé l’esthétique de leurs contemporains,
ils n’ont pas été à l’origine d’une révolution théâtrale. Ils
n’ont pas fait école, parce qu’ils se définissaient négative-
ment, par le refus du théâtre dramatique, mais sans créer
un code nouveau et une nouvelle tradition.
Nous proposons donc maintenant de lire les textes de
la comédie romaine non de façon littéraire, comme des
objets autonomes, mais de façon pragmatique, à partir du
langage spectaculaire que lui imposent les contraintes des
jeux. Ces comédies romaines sont, pour nous, des textes
rituels, c’est-à-dire servant à célébrer un rituel. Les jeux ne
sont pas un moyen de faire du théâtre, mais le but du
théâtre.

Le prologue comme ouverture rituelle : « Donne-lui des


oreilles »
Toute comédie romaine commence par un prologue 1.
Le prologue est une scène qui se situe généralement avant
le récit scénique. Dans le théâtre dramatique, il a une fonc-
tion informative ; c’est, comme on dit, une « scène d’expo-
sition » permettant ensuite au spectateur de mieux suivre
l’intrigue 2.
Dans la comédie romaine, le prologus est un personnage
qui s’adresse aux spectateurs et qui généralement n’appar-
tient pas à l’histoire 3. C’est pourquoi il n’a pas de rôle,
1. Il peut arriver que les manuscrits n’aient pas conservé le début
de la comédie ; il peut arriver aussi que le prologue soit repoussé après
la première scène (cf. p. 202).
2. Patrice Pavis, « Prologue », in Dictionnaire du théâtre, A. Colin,
2002.
3. Le prologue est parfois dit par un futur personnage de la pièce :
par exemple Charinus dans Le Marchand. En fait, il n’y a jamais de
règle absolue, mais une variante majoritaire, dont la non-observance

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c’est-à-dire pas de costume, c’est un acteur reconnaissable


à son bonnet phrygien. Ainsi, dans le Carthaginois, le prolo-
gus dit explicitement (à la fin du prologue) qu’il sort pour
mettre un costume 1 et jouer un personnage de l’histoire.
Ce qui prouve qu’il était auparavant en « costume d’ac-
teur ». Un acteur jouant un personnage, en effet, a aussi
des répliques à dire en tant qu’acteur, ce qui prouve que
l’acteur au cours de la pièce est aussi une fonction théâ-
trale, présente en tant que telle dans le spectacle. Ce qui
correspond au fait qu’il a un « corps d’acteur », artificielle-
ment déformé, gras et laid ; ce corps est ce que nous appe-
lons son costume d’acteur. En revanche, l’acteur comme
personne sociale, biographique ou physique, en particulier
sexuée, est invisible. Donc le prologus sort pour revêtir, au-
dessus de son costume d’acteur, le costume du rôle qu’il
va jouer.
Le prologus s’adresse au public, en l’interpellant à la
deuxième personne du pluriel, pour lui demander le
silence. Ce silence est un préambule indispensable à tout
rituel romain. Dans un sacrifice, il est sollicité par la
fameuse formule « fauete lingua ». Au théâtre, le but est de
transformer le public en auditeurs-spectateurs, afin que le
rituel puisse se célébrer régulièrement, ce qui fait des spec-
tateurs les cocélébrants d’un rituel où la parole est le privi-
lège des acteurs, mais qui est destiné uniquement au
public, comme le dit un personnage du Carthaginois :
« C’est pour ces spectateurs ici présents que nous jouons
aujourd’hui cette pièce 2. »
Au cours du prologue, les spectateurs sont apostrophés
par les impératifs « faites silence », « prêtez-moi attention »,

n’est pas une infraction au code mais une variante minoritaire de ce


code.
1. Plaute, Poenulus, 123 et 126.
2. Ibid., 551.

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« assistez-moi », « soyez à mes côtés » ou « prêtez votre


concours », toutes expressions qui appartiennent à la
langue technique des cultes et par lesquelles l’officiant sol-
licite l’assistance des autres célébrants 1. Le prologue
demande aussi au public de rester assis durant la représen-
tation et surtout de ne pas se lever et partir 2. Faute de
quoi, le rituel étant interrompu, il devrait être totalement
recommencé, et une pièce nouvelle jouée 3. Rester assis et
se taire n’est pas faire preuve de politesse, ce n’est pas non
plus une question de goût personnel, de choix esthétique,
c’est accepter ou non de célébrer le rituel des jeux avec la
pièce présentée, considérer que le spectacle convient au
moment.
Rester assis, se taire, mais surtout écouter : tel est le rôle
du public, sa façon de participer. Le prologue de Casina
précise la nature de cette écoute en indiquant comment
les spectateurs assistent rituellement les acteurs. Écouter
rituellement au théâtre, c’est changer d’état d’esprit et
s’installer dans un moment de fête ; le spectateur doit
oublier ses fatigues et les soucis de sa vie, cesser d’être
sérieux et se rendre disponible au spectacle et au rire :
« Chassez les soucis de votre cœur, oubliez vos dettes,
Que personne ne craigne son créancier,
C’est la fête des jeux [ludi], et c’est fête [ludus] aussi pour les
banquiers !
Tranquillité autour du forum, une mer d’huile...
Si vos oreilles sont disponibles, prêtez-moi attention 4. »

1. Par exemple, Plaute, Asinaire, 15 : « date benigne operam mihi » ;


Plaute, Casina, 30 : « Aures uociuae si sunt », « animum aduortit » ; ou
Térence, Andrienne, 24 : « favete, adeste aequo animo » ; Hécyre, 55 :
« et date silentium ».
2. Poenulus, 5, et Trinumus, 22 : « Valete, adeste cum silentio ».
3. John Scheid, Religion et Piété à Rome, Albin Michel, 2001,
p. 35. C’est ce qui s’est passé lors de l’interruption des Jeux de la
Grande Mère par Clodius, comme le raconte Cicéron.
4. Plaute, Casina, 24-30.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Un silence passif ne suffit pas, il faut que l’oubli des


soucis permette une attention qui transforme la foule pré-
sente en un public ludique. Cette attention rigolarde (hila-
ritas) sera la véritable participation des Romains à la
célébration rituelle. Le prologue y contribue déjà en plai-
santant des tracas de la vie sérieuse – ici, les dettes, souci
récurrent des Romains.
Ces quelques vers montrent que l’attention demandée
aux spectateurs est celle qui convient aux jeux, grâce à une
plaisanterie sur deux sens de ludus : ludi sunt (ce sont les
jeux, le temps du rituel) et ludus (il y a vacances, les
banques sont fermées). Puisque les banques sont fermées,
adieu les soucis d’argent !
En même temps que le prologus, un héraut (praeco)
assisté de licteurs intervient dans les gradins en demandant
officiellement au public de faire silence et d’écouter :
« Vas-y, héraut, c’est le moment, donne des oreilles à tout le
monde [auritum poplum].
Allez, maintenant tu peux te rasseoir 1. »
La formule est frappante, faire taire et asseoir le public,
c’est « lui donner des oreilles ». On retrouve la même idée
dans ce vers du Carthaginois, où le héraut est sollicité par
le prologue (qui joue ici le rôle de maı̂tre de cérémonie)
qui lui demande de transformer le peuple en public de
théâtre :
« Lève-toi, héraut, et fais des gens un auditoire [fac populo
audientiam] 2. »
En fait, ce héraut est le seul qui ait une légitimité à
ordonner le rituel des jeux et à demander le silence ; il agit
sur ordre de l’editor, le président des jeux, généralement

1. Plaute, Asinaire, 4-5.


2. Plaute, Poenulus, 11.

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un magistrat supérieur, édile ou préteur. C’est pourquoi,


souvent, le prologus ne demande pas lui-même le silence
dès le début ; en fait, son rôle est de jouer et de plaisanter
avec la demande de silence et de se moquer du héraut :
« J’attends depuis longtemps de savoir si tu sais faire ton
devoir.
Donne de la voix, c’est elle qui te fait vivre et bien vivre.
Si tu ne gueules pas très fort, la faim se glissera dans ton
silence.
Allez, maintenant tu peux te rasseoir 1. »
À la différence du héraut, le prologus n’a aucune autorité
sur le public pour imposer le silence rituel, ses injonctions
sont vaines ; en revanche, il est capable de le créer. En
faisant rire le public quand il demande le silence, avec cette
forme particulière de jeu verbal que les Romains appellent
lusus ou ludus, le prologus crée chez les spectateurs cette
attention rieuse qui sera leur participation aux jeux
scéniques.
En fait, le rôle du prologus complète celui du héraut :
celui-ci ordonne le silence rituel, le prologus transforme ce
silence en une attention ludique. C’est pourquoi le prologus
plaisante avec le rituel d’ouverture – ici, il se moque du
héraut –, car les spectateurs commencent à participer au
rituel en répondant par le rire aux lusus et ludi du
prologue.
Ses lusus ne se limitent pas au héraut, il s’en prend aussi
bien aux spectateurs, à lui-même et, d’une façon générale,
à tout ce qui fait le spectacle. C’est ainsi que le prologue
du Carthaginois (qui est particulièrement long : 128 vers)
est un festival de plaisanteries sur les règles et conventions
du théâtre, dont le prologus joue à être le législateur en
promulguant des édits, fantaisistes dans leur formulation
mais qui respectent l’esprit des jeux.

1. Plaute, Poenulus, 12-15.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

« Observez mes lois. »


Il commence en se moquant des acteurs trop vieux pour
jouer et tombés dans la prostitution :
« Qu’aucun vieux travesti ne s’installe sur la scène ! »
... et du personnel du théâtre qui, pour établir le silence,
fait du vacarme en criant et en frappant le public :
« Silence les appariteurs avec vos baguettes, pas un mot ! »
... puis des retardataires qui, en passant devant eux,
empêchent les spectateurs de voir le spectacle commencé :
« Et que l’ouvreur ne bouche pas la vue
En conduisant quelqu’un à sa place quand il y a déjà un
acteur en scène !
Ceux qui ont dormi trop tard doivent maintenant
Rester debout gentiment sans rien dire ou qu’ils apprennent
à moins dormir 1. »
Et après d’autres moqueries du même genre, il conclut
par une plaisanterie sur lui-même et sur la vanité de ses
ordres, lui le bouffon dont la parole ludique est par défini-
tion dépourvue de toute autorité.
« Voilà donc mes ordres par mon pouvoir bouffonesque [his-
trico imperio].
Que chacun s’en souvienne
Et qu’Hercule vous garde 2 ! »

Imperio histrico : la formule se détruit elle-même. L’impe-


rium est ce pouvoir suprême dont sont revêtus les magistrats
supérieurs et qui fait d’eux « la loi vivante » selon les mots
de Cicéron. L’imperator est l’inverse absolu de l’histrion qui
n’a aucun pouvoir d’ordonner quoi que ce soit. Mais la

1. Plaute, Poenulus, 16-25.


2. Plaute, Poenulus, 43-45.

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LOIN D’ARISTOTE. PLAUTE, TÉRENCE, MOLIÈRE...

destruction même de cette formule d’autorité établit ce


qu’elle demande. Car l’histrion en scène a un pouvoir : faire
rire les spectateurs, les contraindre par ses plaisanteries à
entrer dans l’espace ludique dont il est le maı̂tre. C’est ce
pouvoir qui lui permet d’ouvrir les jeux scéniques.

La clôture rituelle : « applaudissez »


À l’ouverture rituelle du prologue correspond une clô-
ture rituelle manifestée par les applaudissements des spec-
tateurs. Le chanteur 1 – ou l’un des personnages – s’adresse
alors au public, comme le prologue l’avait fait au début de
la pièce : « Spectateurs [spectatores], notre pièce [fabula
haes] a été jouée [acta est]. Et vous, applaudissez 2 ! »
Tous les trucs sont utilisés pour faire rire le public une
dernière fois et obtenir des « applaudissements clairs et
éclatants » 3. Cette clarté des applaudissements pourrait
bien avoir été une exigence rituelle afin que le succès de la
comédie fût incontestable.
Au silence attentif du prologue correspond donc le
vacarme des applaudissements. L’initiative du bruit revient
au public. De même que c’est seulement la performance
terminée que les spectateurs peuvent se lever.
« Applaudissez pour faire plaisir à Vénus, elle est la patronne
de cette pièce [fabula haec].
Adieu spectateurs, applaudissez et levez-vous 4. »
Durant la pièce, il ne leur a pas été permis de le faire
sans interrompre ce rituel, comme on le lit chez Horace :

1. Certains passages de la comédie, cantica, sont chantés par un


cantor accompagné par un tibicen (joueur de tibia, sorte de clarinette).
2. Plaute, Mostellaria, 1181.
3. Plaute, Asinaire, 947 ; Casina, 1017 ; Ménechmesi, 1162 ; Mer-
cator, 1026 ; Rudens, 1421.
4. Plaute, Truculentus, 967-968.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

« Écoute ce que désirent le public et moi-même,


Si tu veux un public qui t’applaudisse et reste assis
Jusqu’à ce que le chanteur dise “Vous, applaudissez” 1. »

D’où des plaisanteries sur les malheureux spectateurs qui


ont mal aux reins et du mal à se relever après une pièce
trop longue 2. Des formules de clôture plus développées
nous permettent de préciser l’efficacité et le sens de ces
applaudissements. Ainsi, le dernier vers de la Mostellaria
rassemble trois expressions ayant une valeur rituelle :
« Spectateurs, cette pièce a été jouée, à vous d’applaudir 3. »
Le terme de « spectatores » par lequel le public est inter-
pellé fait référence à l’attention et à la participation active
de celui-ci, sans la valeur passive qu’a le mot spectateur en
français. Il prend en compte le fait que le public a bien
joué son rôle et a participé comme il le devait au spectacle.
Spectare est un terme technique du théâtre romain 4. Main-
tenant, il lui reste à accomplir un dernier geste : applaudir.
Ensuite, ce vers affirme que le spectacle a été « fait » (fabula
acta), accompli, car le verbe agere sert à dire l’accomplisse-
ment de toute pratique humaine ; c’est le verbe latin de la
performance 5. Et cette performance, ici, c’est la fabula,
la pièce comme spectacle et non comme texte, qui a été
jouée de bout en bout sans interruption. La tâche de la
troupe est terminée. Le public ne peut qu’applaudir.
La fin de Casina précise que les applaudissements sont
donnés par le public aux acteurs en échange de leur jeu

1. Horace, Art poétique, 153-155.


2. Plaute, Epidicus, 733 ; Pseudolus, frg. 1 du prologue.
3. Cf. note 2, p. 199.
4. La valeur du radical specta- est très claire dans les prologues de
Térence (par exemple, Hécyre, 3 et 21).
5. Sur le sens de agere, cf. les emplois comme agere uitam (mener
sa vie), agere rem (conduire une affaire), agere bellum (faire la guerre),
agere causam (plaider dans un procès), agere partes (jouer un rôle), etc.

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LOIN D’ARISTOTE. PLAUTE, TÉRENCE, MOLIÈRE...

(meritum meritis) : « Maintenant il serait juste qu’avec vos


mains vous donniez un salaire bien mérité à des gens qui
le méritent bien 1. »
D’une façon générale, la fin de la comédie, comme le
début, rappelle le contexte rituel de la représentation et
réactive la participation des spectateurs en les interpellant 2.
À ce moment, le cantor joue fréquemment avec le rituel
de clôture. Par exemple, à la fin du Pseudolus, Pseudolus
emmène son maı̂tre banqueter :
PSEUDOLUS. – On y va, c’est par ici.
SIMON. – Je te suis. Pourquoi tu n’invites pas aussi les specta-
teurs [vocas spectatores] ?
PSEUDOLUS. – Nous ne sommes pas du genre à nous inviter
[vocare] mutuellement.
(Au public.)
En revanche, si vous voulez applaudir et faire une ovation à
notre troupe et à une pièce,
Je vais vous inviter à revenir demain 3 [vos vocabo].
Le texte joue sur le verbe « inviter » (vocare). À Rome, la
hiérarchie sociale est sans cesse réaffirmée lors des sacrifices
suivis de repas, où chacun selon son rang mange une part dif-
férente, en un lieu différent, à un moment différent. Durant
les jeux, au contraire, la licence ludique (licentia ludicra) neu-
tralise temporairement les hiérarchies, puisque dieux et
hommes assistent au même spectacle, au même endroit, en
même temps. Le retour au banquet, chacun chez soi, consacre
la dispersion de cette communauté éphémère créée par le
spectacle des jeux et renvoie les histrions à leur infamie sociale.
Personne ne partagerait un banquet avec eux. Ainsi, le glisse-
ment se fait du personnage qui va banqueter dans la pièce aux
acteurs qui s’adressent au public en tant qu’acteurs. Chacun
va festoyer de son côté.

1. Plaute, Casina, 1015.


2. Slater 1985, p. 51 et Moore 1988, p. 76-77.
3. Plaute, Pseudolus, 1330-6.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Jouer avec les jeux


À l’ouverture comme à la fermeture, jouer (ludere) avec
le rituel fait partie du rituel. Jouer avec les jeux. Le poète
comique joue avec le cadre rituel en le mettant en danger.
Ce jeu introduit le seul vrai suspense du spectacle : la
comédie aura-t-elle lieu, le rituel sera-t-il correctement
célébré ? À force de plaisanter, le poète ne va-t-il pas aller
trop loin ?
Un de ces jeux consiste à tromper brièvement l’attente
du public. Ainsi, dans quelques prologues, le récit de l’in-
trigue, qui le plus souvent vient après la demande de
silence, se situe avant. Par exemple, dans le Mercator, le
prologue est prononcé par un personnage, le jeune homme
amoureux. Il a commencé par raconter le début de ses
amours, puis s’en excuse auprès du public :
« Mais pour vous dire comme elle m’a emberlificoté, si du
moins il y a des oreilles opérationnelles [si operaest auribus]
Et si votre bienveillance va jusqu’à m’accorder votre attention,
Certes, j’ai commencé de façon peu traditionnelle 1 [parum
more maiorum]. »
Même jeu, en plus sophistiqué, dans Le Soldat fanfaron.
Plaute repousse le prologue après un dialogue d’une grande
virtuosité verbale entre le soldat et un parasite. Mais la
scène n’a rien à voir avec l’intrigue ; le soldat n’apparaı̂t ici
que pour disparaı̂tre ensuite pendant la moitié de la pièce.
Cette scène est du pur ludus, un exercice de style avant
l’ouverture complète des jeux. Le récit n’est pas commen-
cé ; le prologue intervient ensuite :
« Je suis assez bon camarade pour vous raconter le sujet de
cette pièce,
Si du moins, vous, de votre côté, vous avez la gentillesse
d’écouter.

1. Plaute, Mercator, 14-16.

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LOIN D’ARISTOTE. PLAUTE, TÉRENCE, MOLIÈRE...

Que celui qui ne veut pas écouter, qu’il se tire


Et laisse son siège à un gars qui lui veut écouter.
Maintenant, la raison pour laquelle vous êtes là assis, dans
un lieu de fête [festiuo],
La comédie que nous allons vous jouer,
Je vais vous en dire le nom et le sujet 1. »
Le public a donc vu d’abord un numéro d’acteurs que
rien n’annonçait et où les acteurs ont fait, en quelque sorte,
une démonstration de leur art en jouant leur rôle indépen-
damment de l’histoire. C’est pourquoi le public a pu rire
sans rien savoir de la pièce, comme à un numéro de cabaret,
d’autant plus facilement que les rôles de soldat et parasite
lui sont bien connus : ils reviennent de comédie en comédie
et appartiennent au code comique. En fait, le prologue
commençait déjà avec cette saynète purement ludique qui
créait l’attention insouciante du public, en accrochant dou-
blement son attention.
Où l’on voit qu’une comédie peut commencer avant
que ne commence l’histoire et même avant que l’argument
n’ait été exposé. Le spectacle ne se confond donc pas avec
la représentation d’un muthos, la comédie n’est pas un
drama.
Le silence et l’écoute du public après ces préambules
signifient que les spectateurs consentent à la célébration du
rituel et veulent bien y prendre part en lui prêtant atten-
tion. Ce lieu où ils sont assis – et visiblement, à l’époque
de Plaute, cette position assise est devenue traditionnelle –
est « festif » (festiuus). L’adjectif signifie à la fois que non
seulement il s’agit d’une fête religieuse, mais aussi que ce
lieu est consacré à la joie et au rire. Le prologue souligne,
en outre, que le but de ce rassemblement dans un lieu de
joie rituelle est la représentation d’une comédie destinée à
susciter cette joie.

1. Plaute, Miles gloriosus, 79-85.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

C’est pourquoi, en échange de son attention, le pro-


logue promet au public ce qui constitue en même temps
une offrande aux dieux : le rire, la séduction érotique et le
jeu.
« Il y a dans notre comédie du charme [lepos] et du jeu
[ludus],
Le sujet est drôle [ridicula]. Soyez gentils, apportez-moi votre
concours 1. »
Comme il attendait l’appel au silence, le public attend
aussi cette conjugaison de plaisirs propre à la comédie.
C’est pourquoi une plaisanterie fréquente dans les pro-
logues de comédie consiste à faire croire au public que la
pièce sera une tragédie, ce qui est une autre façon d’accro-
cher l’attention des spectateurs et d’exciter leur désir.
Revenons au Carthaginois avec son long prologue. Il
commence fort, par la reprise de deux vers d’une tragédie
d’un poète grec, contemporain d’Euripide, cités dans la
version latine d’Ennius ; ensuite, le prologue rassure très
vite le public :
« J’ai envie de parodier l’Achille d’Aristarque,
Je vais prendre mon début à cette tragédie.
“Faites silence et taisez-vous, prêtez attention [sileteque et
tacete atque animum advortite],
Le général vous ordonne d’écouter”, un général de comédie
[histricus].
Gardez votre bonne humeur et restez assis sur vos bancs 2. »
Il y a ici un entrelacs complexe de « jeux » et plusieurs
niveaux de ludus. Un vrai général, un général sérieux,
demande le silence à son armée avant la bataille, silence
rituel lui aussi, car toute bataille doit être précédée d’une
harangue à laquelle doit répondre la clameur unanime du

1. Plaute, Asinaire, 13-14.


2. Plaute, Poenulus, 1-5.

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populus en armes 1. C’est cette tradition qui est imitée par


jeu, avec un « général bouffon » (imperator histricus). La
formule est parfaite : c’est celle du rituel, « Faites silence et
taisez-vous, prêtez attention ». Il ne s’agit donc pas d’une
parodie, mais d’un déplacement énonciatif. Cependant,
cette imitation de la parole d’un général passe par un texte
de tragédie, et s’il y a bien dans les tragédies, des chefs de
guerre, ils sont grecs et tous ludiques. Un général de tragé-
die, même s’il n’est pas destiné à faire rire, est lui aussi
« imperator histricus » (général joué par un histrion). Plaute
introduit donc ici un second niveau d’imitation et de jeu.
Le troisième niveau consiste dans le glissement du silence
des soldats (populus) au rire des spectateurs (populus), qui
ont le même statut rituel. Le texte, après un double
débrayage énonciatif, retrouve finalement la réalité rituelle.
De même que le spectacle commence parfois avant le
prologue, il arrive qu’il cesse avant le dénouement ; l’in-
trigue se conclura dans les coulisses. On trouve ce genre
de fin dans la Cistellaria :
« N’attendez pas, spectateurs, qu’ils reviennent ici devant vous,
Personne ne sortira, ils vont tous résoudre l’intrigue à
l’intérieur.
Quand ce sera fait, ils retireront leurs costumes [ornamenta]...
Maintenant, en ce qui vous concerne, spectateurs, il vous
reste le reste :
Comme nos ancêtres [more maiorum], applaudissez à la fin
de la comédie 2. »
« Il vous reste le reste » : l’intervention des spectateurs
est nécessaire pour mettre fin à la comédie comme spec-
tacle, et elle suffit aussi. Qu’ils se lèvent provoque toujours
l’interruption de la comédie et du rituel ; ils ne peuvent

1. Jean-Michel David, « Le chef et sa troupe », in Paroles romaines,


Nancy, PUN, 1991, p. 35-44.
2. Plaute, Cistellaria, 782-787.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

donc le faire au cours de la représentation sans commettre


une faute religieuse ; ils doivent attendre l’injonction du
cantor et avoir applaudi 1.
De la même façon, le coup de théâtre attendu à la fin
de Casina – la jeune fille que l’on croyait esclave était de
naissance libre et la fille du voisin, ce qui lui permettra
d’épouser le jeune homme qui l’aime – aura lieu après la
fin de la pièce, c’est-à-dire dans les coulisses ; elle est
annoncée par le chef de troupe :
« Spectateurs, ce qui va se passer à l’intérieur, nous allons
vous le raconter.
Cette Casina, on découvrira qu’elle est la fille du voisin et
elle épousera Euthynique, le fils de notre patron 2. »
Inversement, le spectacle peut aussi se prolonger après
le dénouement, comme à la fin du Pseudolus. Une fois
réglé le negotium, Pseudolus revient sur scène pour exécu-
ter un numéro de danse orientale.
Ainsi, la comédie comme spectacle (fabula) n’est pas la
représentation d’un récit – d’un muthos au sens aristoté-
licien – cohérent avec un début et une fin ; elle se distingue
du récit, peut commencer avant ou après, finir avant ou
après ; c’est une séquence rituelle ouverte par le silence
qu’impose le prologue et fermée par les applaudissements
des spectateurs, à la fin.

La fabrique du spectacle comique


L’attention du public va être sans cesse ranimée par des
procédés ludiques, et c’est ainsi que le spectacle comique

1. Même jeu dans Casina de Plaute et dans l’Andrienne de Térence.


Lors des deux premières tentatives de représentation de l’Hécyre, le
public s’est levé, du moins une partie (ou même quelques-uns), ce qui
a suffi à tout annuler.
2. Plaute, Casina, 1011-1013.

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LOIN D’ARISTOTE. PLAUTE, TÉRENCE, MOLIÈRE...

se construit non pas à partir d’une dynamique de l’action


(drama) ou d’un récit (muthos), mais uniquement en fonc-
tion du jeu (ludus).

L’argumentum n’est pas un muthos


Certes, il y a un fil narratif : l’argumentum. Lorsque le
prologue a demandé le silence et obtenu l’attention
rituelle, il présente le scénario, l’intrigue (negotium) et les
personnages de la comédie, afin d’installer, dans l’espace
ludique qui vient d’être créé, l’histoire qui sera le fil direc-
teur du spectacle sans jamais se confondre avec lui 1.
Qu’est-ce exactement que l’argumentum ? Est-ce un
résumé de l’histoire ? Pourquoi n’est-ce pas un muthos ?
D’abord, notons qu’il est toujours écrit dans le même vers
que les parties parlées de la comédie, le diuerbium. C’est
donc un récit homogène au texte comique, intégré au pro-
logue. Quand les éditeurs anciens ont placé un argumen-
tum avant le texte d’une comédie, ils l’ont toujours fait
sous cette même forme versifiée.
Cette caractéristique distingue déjà l’argumentum du
muthos aristotélicien, qui est une catégorie abstraite
commune à plusieurs types d’énonciations. Le nom lui-
même est formé sur le verbe arguere (démontrer, éclaircir,
apporter la preuve) ; dans la langue technique du théâtre,
il traduit le grec hupothèsis, signifiant « sujet, matière ». Il
n’a donc rien à voir avec un muthos et n’implique aucune
forme narrative. Il n’est pas non plus le résumé de la pièce,
car un résumé est écrit à partir d’un texte déjà établi ; or,

1. Il est sans cesse rappelé que l’argumentum est attendu par le


public, ainsi que le titre de la pièce et celui de son original grec,
comme de son auteur en latin, avec une formule fixe : « Je vais vous
révéler l’argument » (argumentum eloquar), Plaute, Miles, 85 ; ou
Rudens, 31.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

l’argument est le point de départ de la pièce, sa matière


première, et se situe donc avant la fabula, la performance
comique. On peut en retrouver la valeur pragmatique à
partir de ses autres emplois 1. Dans le langage technique de
la rhétorique, l’argumentum est la preuve, non pas appré-
hendée d’un point de vue logique, mais en fonction de
l’efficacité persuasive, telle qu’elle est calculée par l’orateur
au moment où le discours est prononcé. Préparé par l’ora-
teur 2, l’argumentum sera ou non utilisé, et en ce cas déve-
loppé et intégré à la performance oratoire. De la même
façon, l’argumentum de la comédie sera intégré au spectacle
et développé en dialogues, danses et chants.
L’argumentum est donc semblable au canevas de la
commedia dell’arte, au scénario d’un film ou encore à un
livret d’opéra, il est en deçà de la performance et ne la
résume pas. Le poète qui compose sa comédie à partir
d’une comédie grecque rappelle Mozart composant Don
Juan ou Les Noces de Figaro à partir de livrets, écrits eux-
mêmes à partir des pièces de Molière et de Beaumarchais.
Pour quelle raison l’argumentum est-il présenté par le pro-
logue ? Serait-ce pour aider le public à mieux suivre l’his-
toire qui va suivre ? Pourquoi, en ce cas, ce canevas est-il
souvent absent, comme dans les comédies de Térence ?
Cette absence prouve du moins que l’argumentum n’est pas
indispensable pour que le prologue réalise sa fonction : créer
l’attention ludique du public.
En revanche, l’argumentum, quand il est présent, est
l’occasion d’un jeu avec l’attente du public. Ainsi, dans le
Trinumus, le prologue est prononcé par Débauche et sa
fille Misère, deux figures allégoriques. Débauche, au début,
semble raconter l’argumentum, elle commence l’histoire du

1. Cicéron, Topiques, 8.
2. C’est l’objet du traité De inuentione de Cicéron.

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LOIN D’ARISTOTE. PLAUTE, TÉRENCE, MOLIÈRE...

jeune homme qui habite une des maisons figurées par une
porte sur le mur de scène :
« Prêtez-moi des oreilles attentives pendant que je parle.
Un jeune homme qui habite dans cette maison
A dilapidé la fortune de son père grâce à moi,
Et puisque je vois qu’il ne lui reste rien que je puisse dévorer,
Je lui ai donné ma fille pour qu’il passe sa vie avec elle. »
Puis elle s’arrête, soudain :
« Mais n’attendez pas l’argument de la pièce,
Les vieillards qui vont entrer en scène vous révéleront
l’affaire 1. »
Ici, le prologue mentionne l’argumentum sans le racon-
ter. Il lui suffit de signaler que le public doit s’attendre à
l’une de ces histoires toujours semblables où un jeune
homme se ruine en banquets et en filles. En fait, le scénario
est toujours peu ou prou le même. C’est pourquoi la men-
tion de l’argumentum peut ne pas avoir de valeur informa-
tive, et, même s’il semble en avoir, il est toujours rattrapé
par le jeu.
Il arrive ainsi que le récit qui vient d’être fait ne serve
finalement à rien, comme dans Casina 2. Le prologus pré-
sente le scénario de la pièce. C’est une histoire embrouillée
qu’il ne fait rien pour rendre plus claire ; on s’y perd d’au-
tant plus qu’il ne donne pas les noms des personnages. Un
bébé a été abandonné ; sauvée par un esclave, la petite fille
est élevée comme une jeune fille libre, par la maı̂tresse de
cet esclave. Quand elle est grande, le père de famille et le
fils de la maison en tombent amoureux. L’épouse du vieil-
lard défend les intérêts de son fils ; le vieux cherche à faire
épouser la jeune fille par son fermier, afin d’en avoir la

1. Plaute, Trinumus, 11-17.


2. Analyse faite par Pierre Letessier pour les étudiants d’un sémi-
naire de master de Paris 3-Paris 7, en 2006.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

primeur ; le fils en fait autant avec son écuyer. Mais pour


se débarrasser de son fils, le père l’envoie à la campagne et
prépare les noces de son fermier avec la servante de sa
femme. Histoire banale pour une comédie. Même si le
public s’est déjà perdu dans les détails du récit, il a reconnu
que l’histoire était bien du genre de celle qu’il attendait.
La suite semble ne faire aucun doute : le fils va revenir,
tromper son père grâce aux ruses de son esclave, et finale-
ment épouser cette jeune fille dont on apprendra à la fin
qu’elle est de naissance libre. Soudain, « coup de théâtre »
dans le prologue :
« Le fils ne sera pas présent aujourd’hui dans cette comédie,
ne l’attendez pas [ne exspectetis]. Il ne retournera pas en ville.
Plaute en a décidé autrement. Il a coupé le pont [Pontem
interrupit] qui était sur sa route 1. »

Par conséquent, tout le récit qui précède était inutile,


sauf pour préparer le public par le ronron habituel à écou-
ter une comédie comme les autres. On remarquera l’em-
ploi, ici encore, du verbe exspectare pour désigner l’attente
du public, qui introduit un jeu déceptif avec cette attente.
Ainsi l’argumentum (le canevas de la pièce) est aussi
matière à jeu et contribue de cette façon à l’ouverture
ludique. On peut d’ailleurs se demander s’il a jamais une
valeur d’information. Le plus souvent, l’argumentum sert
uniquement à faire allusion au récit à venir, signalant qu’il
est conforme à l’attente du public, sans que l’intrigue elle-
même soit clairement exposée. Bien au contraire, certains
prologues portent même à croire que le prologus jouait avec
le caractère embrouillé des intrigues traditionnelles. Loin
d’expliquer les choses, il aggravait l’embrouillamini pour

1. Plaute, Casina, 64-66.

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l’exhiber et en rire avec les spectateurs. Ainsi, dans La Mar-


mite, le dieu lare qui sert de prologus multiplie les déic-
tiques, comme si le public ne comprenait rien ; mais à
force de trop montrer, il détourne l’attention de celui-ci
sur ses propres efforts, le faisant rire à ses dépens :
« Je suis le Dieu Lare de la maison,
Oui, de cette maison (il montre du doigt) dont vous venez de
me voir sortir.
Cette maison (il montre du doigt), voilà des années et des
années que j’y suis installé,
C’est ici que j’habite (il montre du doigt),
J’ai connu le père et le grand-père de celui qui en est actuelle-
ment le propriétaire...
Oui, celui qui habite ici (il montre du doigt),
Le grand-père de celui-ci qui... (il montre du doigt) 1. »

L’immense prologue du Carthaginois développe l’argu-


mentum pendant soixante vers, de telle sorte que tout le
monde soit perdu dès le dixième. L’acteur s’interrompt
pour en rire avec le public 2 :
« Vous y êtes ? Si vous avez suivi le fil, ne le lâchez pas, tirez
dessus,
Mais faı̂tes attention à ne pas le casser, laissez la pièce se jouer
jusqu’au bout. »

Ensuite, il reprend son interminable narration : « Hou


là ! un peu plus et j’oubliais de vous dire le reste 3. » Heureu-
sement pour le public, définitivement noyé, il conclut
quelques vers plus loin : « Pour le reste, il y en a d’autres
pour vous le dire clairement 4. »

1. Plaute, Aulularia, 2-5.


2. Avec une plaisanterie supplémentaire sur l’interruption du fil
narratif qui devient l’interruption de la pièce.
3. Plaute, Poenulus, 116-118.
4. Plaute, Poenulus, 125.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Ces « autres », ce sont deux personnages de l’histoire qui


vont entrer immédiatement en scène dans un long canti-
cum aux rythmes complexes, chanté et dansé à deux. Et
qui ne vont rien raconter du tout.
L’argumentum, même s’il a bien la forme d’un récit, est
l’« alibi » du spectacle et non pas le muthos de la comédie.
Ce récit est un canevas et non un résumé synthétique de
l’action. Ce n’est pas non plus une information indispen-
sable au spectateur. Quand il est présent, c’est plutôt pour
des raisons ludiques et rituelles. Le prologus signale au
public que l’histoire sera bien conforme à la tradition, une
histoire embrouillée, dont on pourra se moquer ensemble.
Car peu importe le détail. Les personnages et l’intrigue ne
sont que le prétexte à une série de scènes attendues, qui
mettent en valeur, d’une part, les acteurs dans leurs rôles
traditionnels (de vieux, d’esclave, de marchand de filles...)
et, d’autre part, le poète et le compositeur pour leur art à
jouer avec les mots et les musiques. Comme dans la
commedia dell’arte, le canevas ne sera pas développé à partir
de lui-même ; ni les scènes ni les personnages n’en sont
déduits ; la comédie est construite sur ce canevas à partir
des rôles et des scènes traditionnels préexistants et
communs à toutes les comédies, ainsi qu’à partir de l’alter-
nance codifiée des scènes parlées (diuerbia) et des scènes
chantées (cantica). Un personnage de l’histoire, introduit
par le canevas, n’est qu’un nom pris dans une intrigue,
mais il doit trouver, en plus, un rôle (persona), un masque
et un costume pour exister sur scène.
La comédie – ni le texte ni la performance – n’est donc
pas déduite d’un muthos, d’une fable qui serait le noyau
actanciel d’un récit scénique. Ce qui la fabrique c’est l’ac-
tualisation de plusieurs codes indépendants de l’argument,
qui est lui-même codifié comme les autres. Et c’est cette
actualisation qui est la raison nécessaire et suffisante de

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LOIN D’ARISTOTE. PLAUTE, TÉRENCE, MOLIÈRE...

toute performance comique, car elle inscrit la célébration


du rituel dans le cadre des jeux scéniques. En effet, ces
codes, connus du public aussi bien que des acteurs et du
poète, permettent aux spectateurs de participer à la fabrica-
tion de la comédie comme spectacle ludique et donc de
maintenir, durant toute la pièce, cette interactivité ludique
dont nous avons vu le fonctionnement à l’ouverture et à
la fermeture.

L’actant, le rôle et l’acteur


Jouer avec le code ludique est la dynamique qui crée le
spectacle. Toute actualisation du code est susceptible d’être
remise en jeu. Le poète « joue » sans cesse sur des effets
d’attente trompée puis rassurée ; sans cesse le public
s’étonne et s’inquiète du bon déroulement du spectacle :
aussi bien un personnage perd son costume, entre par la
mauvaise porte, parle quand il devrait se taire, chante
quand il devrait parler, est soudain menacé de paralysie,
doit changer de rôle pour rester sur scène, tout cela indé-
pendamment de l’histoire.
Ce jeu très sophistiqué, entre le poète et les acteurs,
d’une part, et le public, d’autre part, intervient dans toutes
les instances de la performance : par exemple, l’utilisation
de l’espace de jeu, l’alternance des scènes chantées et dan-
sées (canticum) et des scènes parlées (diuerbium), le céré-
monial d’entrée en scène, des rencontres, des sorties de
scène 1. Nous ne regarderons – parce que c’est l’exemple le
plus parlant à notre époque et le plus non aristotélicien –
que le cas particulier du personnage.
Aristote concevait son personnage comme uniquement
« dramatique » et lui attribuait un ethos défini à partir du

1. Nous renvoyons, sur ces sujets, à Letessier 2004.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

muthos, afin que ses actions et ses paroles soient nécessaires


et/ou vraisemblables en fonction du drama. Le personnage
de comédie romaine est tout autre, sa raison d’être n’est
pas le drama, mais le ludus. C’est pourquoi, comme on va
le voir, il est composite et instable, en perpétuelle décom-
position et recomposition.
Nous appelons personnage, aujourd’hui, dans un texte
de théâtre, le nom auquel est attribuée une série de répli-
ques ; c’est donc une instance énonciative unique, définie
uniquement par le texte. Généralement, à ce nom va cor-
respondre sur scène un acteur disant ces répliques et jouant
le personnage 1. Si l’on s’en tient à Aristote, ce personnage
se définit seulement par rapport au récit ; en termes
contemporains, c’est un actant 2. En réalité, la notion uni-
fiée de personnage est une illusion théorique, car, dans la
pratique, bien peu de théâtres n’ont que des actants. Ainsi,
sans parler du chœur tragique, on peut citer les messagers,
les confidents du théâtre classique, les figurants qui ne sont
que des personnages spectaculaires 3.
Dans la comédie romaine, la situation est claire, tous
les personnages réunissent potentiellement trois instances
énonciatives sous leur nom : l’actant du récit, le rôle, l’ac-
teur. L’actant est identifié par un nom propre. Le rôle est
une persona, c’est-à-dire un masque, un costume et des
scènes potentielles indépendantes du récit et semblables
dans toutes les comédies. L’acteur, comme on l’a vu précé-
demment 4, est le célébrant des jeux.
1. Sur le personnage et sa « crise », cf. Robert Abirached, La Crise
du personnage dans le théâtre moderne, Paris, Gallimard, 1994.
2. Cf. p. 48 sqq.
3. Un personnage spectaculaire n’est pas une figure symbolique. Il
y a bien plus de personnages spectaculaires qu’on ne l’imagine, y
compris dans le théâtre contemporain (cf. la thèse de Pierre Katuszeev-
ski, « Ich war Hamlet ». Recherches sur les fantômes dans les théâtres
antiques et contemporains, soutenue le 20 décembre 2006 à Paris 3.
4. Cf. p. 193 sqq.

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LOIN D’ARISTOTE. PLAUTE, TÉRENCE, MOLIÈRE...

Les relations entre actant et rôle, c’est-à-dire entre le


récit et le code spectaculaire, sont strictes. À chaque actant
correspond nécessairement un rôle, emprunté au catalogue
des rôles. Un rôle correspondant à un costume, une per-
ruque, un corps uniques, ne peut être présent qu’une fois,
et doit ne correspondre qu’à un seul personnage, sinon les
spectateurs s’y perdraient.
D’où plusieurs jeux possibles avec le code. L’un d’eux
consiste à attribuer le même rôle à deux actants différents,
ce qui donne Mercure et Sosie dans Amphitryon ou les
deux frères Ménechme I et Ménechme II dans Les
Ménechmes, quand cette gémellité est le sujet de la pièce.
On trouve aussi ce jeu dans des scènes isolées, comme celle
du Pseudolus où l’esclave rusé éponyme se trouve face à son
double, un esclave aussi rusé que lui, Singe, qui le menace
dans sa fonction hégémonique de roi de l’embrouille.
Mais, immédiatement, Pseudolus lui attribue un autre rôle
et l’utilise pour tromper le marchand de filles en lui faisant
prendre le rôle et le costume de Harpax, le valet d’armes
du soldat.
Un personnage n’est donc pas un rôle, une persona qui
aurait des traits particularisants imposés par l’histoire,
c’est-à-dire par son statut d’actant. Toute particularisation
ne se fait qu’au niveau des rôles eux-mêmes et par rapport
à un autre rôle du même type scène par scène. Ainsi,
Euclion, dans La Marmite, joue des scènes de vieux gro-
gnon colérique, mais c’est pour s’opposer à Mégadore qui
joue des scènes de vieillard bonasse et même de si joyeuse
humeur qu’il veut se marier 1.

1. Cf., sur la définition du personnage, Marion Faure, Entre per-


sona et actor, le personnage dans la comédie romaine, mémoire de Mas-
ter 2, Paris 7, 2007.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Actant sans rôle et rôle sans actant


Un actant, généralement installé par l’argumentum, a
besoin d’un rôle pour entrer en scène, d’une persona, c’est-
à-dire, concrètement, d’un costume à enfiler sur son cos-
tume d’acteur avec un masque 1. Par conséquent, un jeu
est possible avec le code qui consiste à faire entrer un per-
sonnage sans rôle et donc sans costume, ce qui crée un
suspense.
C’est le cas, selon nous, du jeune Pistoclère dans Les
Bacchides. Pistoclère est un actant, il a une fonction essen-
tielle dans l’intrigue puisqu’il doit veiller aux intérêts de
son ami Mnésiloque, absent, amoureux d’une des sœurs
Bacchides, deux courtisanes. Comme souvent dans les
comédies, cette Bacchis risque d’être vendue à un soldat.
Mais Pistoclère, quand il entre en scène, n’a pas encore
de rôle, parce qu’il ne correspond à aucun des jeunes gens
possibles du catalogue des rôles : l’amoureux débauché de
la courtisane ou l’amoureux sage de sa future femme. Il vit
sous la férule de son pédagogue Lydus. N’ayant pas de
rôle, il n’a pas de costume. Il entre donc « nu », c’est-à-
dire habillé en acteur, avec un corps de jeune homme, mais
sans costume de rôle. Toute la première scène des Bac-
chides va consister à lui donner un rôle : séduit par l’autre
Bacchis, il devient un jeune homme débauché. C’est ainsi
qu’à la fin de la scène il sort puis revient sous le regard
furibond de son pédagogue, faisant une entrée spectacu-
laire, en tenue de soirée, c’est-à-dire de jeune homme
débauché. Il se dirige alors vers la maison des courtisanes :

1. Les avis sont partagés sur l’usage ou non du masque chez les
acteurs comiques romains. Les témoignages antiques sont divergents.
En tout cas, si à une époque ancienne (au IIIe siècle av. J.-C.) les
acteurs comiques ne portaient pas de masque, une forme de maquil-
lage devait en tenir lieu.

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LOIN D’ARISTOTE. PLAUTE, TÉRENCE, MOLIÈRE...

LYDUS. – Voici un certain temps que je te suis sans rien dire


J’attends de savoir ce que tu fais avec ce costume 1 [ornatu].
Le terme utilisé par le pédagogue, ornatus, désigne aussi
bien techniquement le costume de théâtre que le vêtement
« orné » qui sort de l’ordinaire, ou même le déguisement.
Pistoclère a enfin un rôle et, grâce à ce rôle, il va pouvoir
réaliser sur scène sa fonction d’actant, aider son ami
Mnésiloque.
Cette première scène relève uniquement de la métathéâ-
tralité. En effet, du point de vue de l’intrigue, il ne s’y
passe pas grand-chose : Pistoclère vient rencontrer la Bac-
chis de Mnésiloque pour la protéger. Son intérêt vient de
ce qu’elle donne, sous les yeux des spectateurs, un rôle à
Pistoclère. Le suspense tient à ce qu’il commence par refu-
ser le rôle que Bacchis essaie patiemment de lui apprendre
en lui montrant comment il doit se comporter pour avoir
sa place dans la comédie. Il devra imiter le rôle du garçon
amoureux d’une courtisane, c’est-à-dire jouer ce rôle.
L’ayant appris, il en prendra le costume à la fin de la
scène 2.
Le code théâtral n’est donc pas purement actualisé, il
est exhibé et détourné pour créer du jeu en interaction
avec le public. Seul le regard des spectateurs associe le récit
scénique et le jeu avec le code théâtral, et donc réalise la
scène.
Si tout actant a besoin d’un rôle, inversement, un rôle
n’a pas nécessairement besoin d’intervenir dans l’intrigue,
c’est-à-dire d’être un actant. Ce qui confirme que l’in-
trigue est englobée dans le spectacle dont elle n’est qu’une
composante. C’est ainsi que quelques rôles n’interviennent
jamais dans le récit et ne sont pas mentionnés dans l’argu-
mentum : c’est le cas pour les cuisiniers qui ne jouent

1. Plaute, Bacchides, 10-11.


2. Plaute, Bacchides, 75-78.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

qu’une scène ou deux, scènes qui sont comme des numéros


de music-hall.
Selon la pièce, le même rôle (par exemple, celui de para-
site) peut être endossé par l’actant central (c’est le cas dans
le Charançon ou le Phormion) ou, au contraire, n’avoir
aucune fonction actancielle, comme le parasite du Miles
qui ne sert que de faire-valoir au soldat, dans la première
scène (hors intrigue) qui précède le prologue 1.
Plus souvent, le même personnage, au cours de la même
comédie, est, selon les scènes, tantôt seulement rôle, tantôt
à la fois rôle et actant. Ainsi, dans Pseudolus, le marchand
de filles Ballion est partie prenante dans le récit ; c’est lui
qui refuse de ne pas vendre Phénicie au soldat et qui finira,
grâce aux ruses de Pseudolus, non seulement par la don-
ner gratuitement à son amoureux, mais aussi par rembour-
ser au soldat une somme qu’il n’a jamais reçue. Mais
Ballion, au début de la comédie, joue aussi son rôle dans
une immense scène dansée, sans aucun rapport avec l’his-
toire. Ainsi, fréquemment, le récit est suspendu pour laisser
place à du pur spectacle. Le rôle est alors déployé, sans
contrainte narrative, dans une scène inutile à l’action.
Enfin, le même actant peut, en changeant de costume,
endosser plusieurs rôles. La technique du déguisement
prend ici une valeur particulière : « l’habit fait le moine » ;
l’acteur ne superpose pas les rôles (le premier transparais-
sant sous le second), il est un rôle puis l’autre. Seule sa
fonction actancielle ne change pas.
De même que, pour entrer dans le jeu comique, l’actant
a besoin d’un rôle et d’un costume, inversement, un bon
moyen pour se débarrasser d’un personnage consiste à lui
ôter son costume. Il doit alors sortir de scène, car il est
« nu », en costume d’acteur. Il a perdu son rôle, mais il

1. Cf. p. 220 sqq.

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LOIN D’ARISTOTE. PLAUTE, TÉRENCE, MOLIÈRE...

pourra terminer l’intrigue dehors puisqu’il reste un actant.


Ces scènes de déshabillage sont l’inverse des scènes de prise
de costume que nous avons vues précédemment.
Dans Pseudolus, Plaute joue avec ces deux types de
scènes grâce à un effet de renvoi de l’une à l’autre, ce qui
redouble la métathéâtralité. Comme on l’a mentionné plus
haut, Pseudolus a transformé Singe en Harpax ; la scène a
eu lieu devant les spectateurs : il l’a habillé et fait répéter 1.
Ballion a été trompé et a donné Phénicie au faux Harpax.
Ensuite, dans une des dernières scènes de Pseudolus,
Ballion et Simon – le marchand de filles et le vieux (père
du jeune homme) – voient arriver le vrai Harpax, le valet
d’armes du soldat qui vient chercher la fille ; mais les deux
vieux ont une scène de retard et s’imaginent que c’est un
esclave engagé par Pseudolus et déguisé en Harpax pour
les tromper. Donc, pour dénoncer l’imposture, ils désha-
billent Harpax et lui retirent ses attributs de valet d’armes :
son manteau, son chapeau de voyage et son grand couteau.
C’est un lynchage métathéâtral.
BALLION. – Ce manteau militaire, tu l’as loué combien ?
HARPAX. – Quoi ?
BALLION. – Et le grand couteau, il coûte cher ?
HARPAX. – Faut les soigner ces types !
BALLION. – Eho !
HARPAX. – Tu me lâches ?
BALLION. – Le chapeau de voyage, il va rapporter combien
aujourd’hui à son propriétaire 2 ?

Selon le code théâtral, s’il s’agissait d’un faux Harpax,


sous son costume de valet d’armes devrait apparaı̂tre un
autre costume, celui de l’esclave rusé. Mais, en dessous,

1. Plaute, Pseudolus, 905-955.


2. Plaute, Pseudolus, 1184-1186.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Harpax est nu, il n’a que son costume d’acteur. Par consé-
quent, il ne peut plus rester sur scène. Son expulsion aura
lieu après une ultime séquence métathéâtrale.
Si Harpax était un esclave déguisé, Pseudolus l’aurait
loué, lui aurait acheté un costume et lui aurait appris son
rôle. Il aurait ainsi assumé une fonction de chef de troupe.
Par ailleurs, le « vrai » Harpax est aussi un acteur auquel
le chef de troupe a donné le rôle et le costume du rôle.
Ainsi les questions de Ballion sont-elles à double sens, elles
peuvent s’adresser aussi bien à l’acteur (le vrai Harpax)
qu’à l’actant (le faux Harpax).
BALLION. – Réponds, je t’en prie, sérieusement à ce que je te
demande : Combien on te paie ? Quel salaire de misère Pseudo-
lus t’a donné pour tes services ?
HARPAX. – C’est qui ce Pseudolus ?
BALLION. – C’est lui qui t’a fait répéter, qui t’a appris comment
me tromper et emmener la fille d’ici 1.

Quand l’acteur joue l’acteur


Chaque personnage peut, à un moment ou un autre,
n’être plus ni actant ni rôle, mais simplement acteur, c’est-
à-dire intervenir comme célébrant des jeux. Il s’adresse
alors au public, comme le prologus, ou à son partenaire,
pour lui rappeler les règles du jeu ; ou encore, il peut
s’adresser au joueur de flûte pour lui faire ralentir le
rythme ou changer de musique.
Voici comment un personnage de Plaute coupe la parole
à son partenaire qui veut lui raconter ce qui s’est passé
quand il n’était pas là :
« Tout ceci que tu dis nous le savons déjà si les spectateurs
d’aujourd’hui, ici, le savent.

1. Plaute, Pseudolus, 1191-1193.

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Aujourd’hui, c’est pour ces spectateurs qui sont ici présents


que cette pièce est jouée,
C’est eux ici présents qu’il faut informer de ce que tu vas
jouer pour que lorsque tu joueras ils sachent ce que tu joues.
Ne te fais pas de soucis pour moi car tous nous savons toute
l’affaire,
Nous l’avons apprise en même temps que toi pour pouvoir
te donner la réplique 1. »
Le texte fait s’interrompre la fiction là où l’acteur est un
personnage, pour le faire parler en tant qu’acteur qui
connaı̂t tout le texte de la pièce, y compris les scènes où il
ne joue pas. Ce faisant, il rappelle que la comédie est un
spectacle préparé par des acteurs et non la représentation
par des personnages d’une histoire qui semblerait se passer
de façon vraisemblable, indépendamment du public.
Autrement dit, la validité du spectacle ne tient pas à cette
cohérence narrative interne qu’Aristote exige du muthos,
mais à son orthopraxie rituelle, c’est-à-dire, entre autres, à
la participation du public et à son plaisir. On remarquera,
au passage, l’insistance sur les déictiques de temps et de
lieu, qui renvoient à l’ici-maintenant de la performance
sans s’intéresser au temps du récit.
Si le poète interrompt la fiction, c’est que le public ne
doit jamais s’ennuyer ; or, le poète le lasserait en lui racon-
tant deux fois la même chose ou en lui imposant des récits
trop longs. Non seulement Plaute ne le lasse pas, mais
encore il dit qu’il ne le lasse pas, et ce faisant contribue à
ne pas le lasser ; double intérêt, car en écourtant le récit,
il fait participer le public à la création du spectacle et le
fait rire, en outre, aux dépens d’un poète qui ne saurait
pas se limiter. Procédé récurrent qui rappelle que la lon-
gueur d’une comédie doit se mesurer à la capacité d’atten-
tion du public.

1. Plaute, Poenulus, 550-555.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

CALLIDORE. – Dis-moi, que vas-tu faire ?


PSEUDOLUS. – Je te le ferai savoir au moment opportun,
Je ne veux pas me répéter, les pièces sont assez longues comme ça.
CALLIDORE. – Tu as raison, c’est parfait 1.
Ce qui n’est pas de la « démagogie », mais une soumis-
sion aux règles religieuses. Si le public se lasse, s’il ne prête
plus une attention ludique à la comédie, le rituel ne
s’accomplira pas. Même procédé à la fin de Casina, où
Cléostrate, l’épouse de Lysidame, pardonne plus vite à son
mari pour terminer le spectacle :
LYSIDAME. – Mais, femme, pardonne à ton homme, Myrrhina
intercède auprès de Cléostrate.
Si jamais à l’avenir je donne un baiser à Casina ou si seulement
j’essaie de lui donner un baiser,
si jamais à l’avenir je me permets une chose pareille,
rien ne s’opposera à ce que tu m’attaches à un gibet pour me
fouetter.
MYRRHINA. – Je pense, bon dieu, que tu dois lui pardonner.
CLÉOSTRATE. – Je vais faire comme tu veux. Mais si je te par-
donne maintenant si vite
et sans trop grogner, c’est pour que d’une pièce déjà longue
nous ne fassions pas une pièce encore plus longue 2.
Ici, la métathéâtralité soumet la fiction au spectacle,
procédé non aristotélicien s’il en est. On se souvient
qu’Aristote voulait que la longueur de la représentation fût
soumise aux nécessités du muthos sans tenir compte de
la « clepsydre », c’est-à-dire des contraintes temporelles du
rituel des Dionysies 3 ; au contraire, ici, non seulement la
contrainte spectaculaire du temps limite la durée de la
représentation en écourtant le récit scénique, mais le fait
même d’écourter ce récit, avec la complicité des specta-
teurs, fait le spectacle. Au lieu de nuire à la théâtralité de

1. Plaute, Pseudolus, 387-389.


2. Plaute, Casina, 1000-1006.
3. Cf. p. 36.

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LOIN D’ARISTOTE. PLAUTE, TÉRENCE, MOLIÈRE...

la scène en brisant la logique du récit (la femme devrait


être convaincue, pour des raisons fictionnelles, de pardon-
ner à son mari), ce saut du narratif au spectaculaire rend
la scène plus ludique et donc plus théâtrale.
L’intervention de l’acteur jouant l’acteur à l’ouverture,
à la fermeture ou au cours de la pièce est bien celle d’un
célébrant. C’est pourquoi elle n’interrompt pas la représen-
tation, pas plus qu’elle ne rompt l’illusion théâtrale
(comme on le lit souvent), puisqu’il n’y a ni représentation
ni illusion. Bien loin de suspendre la théâtralité, elle la
redouble.

Poeta, scriba et poiètès


Dans la fabrication du spectacle, le poète (poeta) est un
scribe et non un poiètès au sens d’Aristote, c’est-à-dire qu’il
n’est pas un fabricant de muthoi. Il n’est pas non plus un
auteur dramatique au sens moderne du terme qui s’expri-
merait à travers son texte ; quand l’acteur parle, c’est en
son nom propre (c’est-à-dire comme personnage acteur) ;
dans les prologues, il n’est pas la voix de l’auteur. La fonc-
tion du poète est d’écrire (scribere) le texte latin que vont
dire (dicere) les acteurs qui joueront (agere) la pièce. Ce
qui implique que lui-même ne dise rien. Le poeta écrit
pour que les acteurs puissent jouer leur rôle d’acteurs et
que le code spectaculaire puisse se réaliser. Le poeta est au
service des ludi, comme l’acteur.
Chez Plaute, le poeta est un « traducteur » et un « scrip-
teur ». Par exemple, dans le prologue de Casina :
« Je veux vous donner le nom de la comédie :
Cette [haec] comédie est appelée
En grec [graece] “Clerumenoe”, en latin [latine] “Les Tireurs
au sort”.
Diphile a écrit notre comédie [haec] en grec,

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Et ensuite Plaute l’a écrite une seconde fois [denuo] en


latin 1. »
Ou dans celui de l’Asinaire :
« Le nom de notre pièce d’aujourd’hui est en grec L’Âne.
Démophile l’a écrite et Maccus [Plaute] l’a traduite [uertit]
en langue barbare 2. »
Il n’y a pas de différence entre l’auteur grec et son tra-
ducteur latin, l’un et l’autre « écrivent » au sens technique ;
ils mettent par écrit les vers que chaque acteur devra dire,
rien de plus.
Les prologues de Térence, qui jouent beaucoup plus
souvent que ceux de Plaute avec la figure du poeta, permet-
tent de préciser ces fonctions respectives de l’acteur et du
poeta. Qu’est-ce qu’écrire pour le poeta ? Ce n’est pas fabri-
quer des personnages, mais donner des rôles à des acteurs
afin qu’ils puissent accomplir leur fonction d’acteur et gar-
der l’attention du public.
Le prologus parle toujours chez Térence du poeta sans
préciser son nom, comme il peut être ailleurs question,
dans le texte, du musicien (tibicen) ou du chef de troupe.
Il s’agit de la fonction théâtrale, non de l’homme social.
Le verbe principalement associé à cette fonction poeta est
donc scribere. Le texte de sa pièce aussi bien que son acti-
vité sont appelés scriptura. L’acteur, lui, a pour fonction
de jouer (agere) grâce à cette scriptura. La seule raison
d’écrire pour le poeta est de réussir à faire jouer la scriptura
que lui a commandée un chef de troupes pour des jeux
précis. Ces parties du texte dévolues à chaque acteur, ces
« rôles » – il faudrait dire « la partition » (partes) –, le poeta
les écrit en fonction des spécialités des acteurs et pour per-
mettre à la star de la troupe de se mettre en valeur. Pour

1. Plaute, Casina, 30-34.


2. Plaute, Asinaire, 7-9.

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LOIN D’ARISTOTE. PLAUTE, TÉRENCE, MOLIÈRE...

cela il tient compte de la spécialité de chacun, selon, en


particulier, qu’il joue les vieillards ou les jeunes gens. Par
exemple, il est certain que la scène de danse du Pseudolus
est prévue pour un acteur (celui qui joue Pseudolus) spé-
cialisé dans les danses orientales :
« Mais dès que je me suis levé de table, ils m’ont supplié de
danser [ut saltem].
Je me suis alors lancé dans une petite chose charmante sur
ce rythme [ad hunc modum].
C’est un joli numéro, qui demande une grosse technique
[nimis ex discipulina],
j’ai fait une école de danse orientale [Ionica perdidici].
J’avais drapé mon manteau et je m’étais mis à danser ceci [sic
haec incessi ludibundus].
Ils applaudissent, crient “encore, encore”. J’attaque un truc
très différent, sur ce rythme [hoc modo] 1. »

Chaque type de scène est écrite en fonction du rôle


qu’elle emploie et des qualités particulières de l’acteur qui
tiendra ce rôle. Le poète peut jouer, là aussi, de la discor-
dance entre les deux. Le prologus est un rôle jeune qui
demande du souffle et de la voix. Que se passe-t-il quand
le rôle échoit à un Vieux ?
« Que personne parmi vous ne s’étonne que le poète ait
donné à un Vieux [seni] une partition [partes] qui revient aux
Jeunes [adulescentium].
Je vais vous dire pourquoi en premier 2. »

Et à partir de cette incongruité, bien faite pour attirer


l’attention, le prologue amorce un autre jeu avec les mots
agere et actor, scribere et dicere :

1. Plaute, Pseudolus, 1272-1277. Il reproduit une danse qu’il a


offerte aux convives comme divertissement.
2. Térence, Heautontimoroumenos, 1-3. Nous traduisons ici partes
par « partition » afin de signaler la dimension musicale de chaque rôle.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

« Bon, maintenant pourquoi j’ai appris cette partition


[partis],
je vais vous le dire en deux mots.
Il voulait un orateur [oratorem], pas un prologue [prologu].
Il a fait de vous un tribunal, et moi il m’a donné un rôle
d’avocat [me actorem dedit].
Mais cet avocat [actor] que je suis n’aura d’autre éloquence
[facundia]
que celle qu’il a été capable d’imaginer,
car il a écrit [scripsit] le discours [orationem] que je vais jouer 1
[acturus sum]. »
Le mot actor signifie aussi bien acteur qu’orateur. Or
l’orateur, comme le général, est socialement à l’opposé de
l’acteur. Mais, à l’inverse de l’acteur, il ne lit pas un dis-
cours écrit, il l’improvise. Ainsi, l’orateur que joue ici le
prologue est tout aussi « bouffonesque » que le général du
prologue du Poenulus. La relation entre l’acteur qui dit et
le poeta qui écrit, l’un prisonnier des mots de l’autre,
devient matière à plaisanterie. Le poeta ne peut pas confier
sa défense à un orator privé de parole (facundia signifie
aussi bien l’éloquence que la capacité de parler). Or un
acteur ne peut pas être le sujet de son discours et donc ne
peut pas être orateur. Il va jouer (agere orationem) son dis-
cours comme un acteur qui dit son texte et non pas le
prononcer comme un orateur. Un discours écrit est un
rôle (partes). Mais l’ambiguı̈té est maintenue, car en latin
agere orationem se dit aussi pour le discours que prononce
l’orateur.
Ce texte montre donc que l’acteur ne joue pas un per-
sonnage créé par le poète comme une représentation de la
réalité et que l’acteur devrait incarner. Imiter, c’est « faire
le clown ». Le poète écrit pour que l’acteur puisse faire
l’acteur. Et quand le poeta écrit un texte de prologue, ce

1. Térence, Heautontimoroumenos, 10-15.

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LOIN D’ARISTOTE. PLAUTE, TÉRENCE, MOLIÈRE...

texte sert au prologus à jouer son rôle de prologus. Le poète


n’est jamais qu’un scribe 1.
Le théâtre a besoin de poètes qui écrivent des textes,
c’est-à-dire des rôles pour les acteurs. C’est pourquoi
Térence peut faire rire les spectateurs en jouant sur cette
nécessité rituelle et en les menaçant d’une raréfaction des
poètes ; car si le public les décourage, les Romains ne pour-
ront plus célébrer les jeux.
« Aujourd’hui aucune pagaille : c’est le calme et le silence.
On m’a donné le temps de jouer, on vous donne
Le pouvoir de célébrer comme il faut les jeux scéniques
[condecorandi ludos scaenicos].
Ne permettez pas qu’à cause de vous la poésie [ars musica]
Ne soit plus pratiquée que par quelques-uns 2. »
Le succès ou l’échec d’une pièce est une affaire qui se
négocie seulement entre les acteurs et les spectateurs. C’est
ainsi qu’à la suite des deux premiers échecs de l’Hécyre
Térence fait jouer à l’acteur principal et chef de troupe
Ambivius Turpio (on sait son nom par les didascalies des
éditions antiques) un prologue où il justifie la troisième
reprise de la pièce. C’est, dit-il, sa spécialité.
« J’ai fait en sorte que des pièces encore inconnues,
ayant échoué à la première représentation, vieillissent bien
afin que le texte [scriptura] n’en disparût pas avec le poète.
Parmi elles, des pièces nouvelles de Caecilius ;
dans certaines d’entre elles j’ai été jeté hors de scène,
et dans d’autres j’ai eu du mal à rester debout 3. »

1. Et il est même possible que dans les premiers temps du théâtre


romain le poète se soit appelé scriba, car les artistes de théâtre se
retrouvaient dans un collège professionnel dénommé « collège des
scribes et des histrions » (cf. Romano Angela, Il collegium scribarum.
Aspetti sociali e giuridici della produzione letteraria tra III e II secolo A.
C., Jovene, Roma, 1990).
2. Térence, Heautontimoroumenos, 43-47.
3. Térence, Hécyre, 10-15.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Voici le prologus dans la posture réjouissante d’un looser


obstiné qui finit par réussir.
On remarquera que seul ce rattrapage permet aux pièces
d’être conservées. En effet, une pièce n’existe que si elle a
été jouée ; son texte est alors gardé, rarement rejoué, mais
très souvent cité. Sinon, il disparaı̂t. Non pas que l’échec
sanctionne un mauvais texte : la preuve en est qu’à une
autre occasion il réussira. Mais un texte de théâtre à Rome
n’existe pas en soi, ni en dehors de toute performance théâ-
trale ; pour être conservé, il doit être la trace d’un événe-
ment, de jeux célébrés à une date précise, pour une fête
précise. Seul cet événement consacre sa valeur potentielle
qu’aucune lecture ne peut permettre d’évaluer.
Pourquoi un jour est-il impossible aux mêmes acteurs,
à la même pièce, au même texte d’être vus et appréciés
(spectare et cognoscere), alors qu’un autre jour ce sera possi-
ble ? « La fortune de scène est capricieuse 1 », dit un pro-
logue de Térence.
Tout, en effet, dépend de la bonne volonté du public.
Fortuna : le terme est éloquent qui désigne tout ce qui
échappe à la volonté humaine. Personne ne peut maı̂triser
l’état d’esprit (animus) du public ; il est en cela un populus,
dont chacun sait, à Rome, que ses faveurs vont et viennent
sans que personne y puisse rien. L’acteur, l’auteur vont
faire de leur mieux pour lui plaire.
« Le poète, quand il s’est lancé dans l’écriture,
A cru que sa tâche ne consistait qu’à faire des pièces
Qui plaisent au public 2 [populo]. »

1. Térence, Hécyre, 16 : « quia scibam dubiam fortunam esse


scaenicam ».
2. Térence, Andrienne, 1-3.

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Un tel constat ne débouche pas sur une critique du


public. Celui-ci a toujours raison. Il n’est pas au théâtre
pour juger de la valeur d’un poète ou d’une pièce de
théâtre, mais pour célébrer les jeux. S’il n’adhère pas au
spectacle, s’il ne lui prête pas l’attention ludique nécessaire,
il n’y aura rien à faire. La gaieté ne se commande pas ni
ne s’obtient par un jugement critique.
Or, l’enjeu est toujours d’obtenir l’attention ludique qui
permettra au spectacle d’exister. Y concourent la qualité de
l’acteur, aidé par l’auteur, et la bonne volonté du public :
« Participez, aidez-nous en restant calmes et silencieux [date
operam, adeste aequo animo per silentium],
Qu’il ne nous arrive pas [fortuna] ce qui nous est arrivé une
fois,
Quand le tumulte a chassé notre troupe.
La valeur de l’acteur nous a permis de revenir
Grâce à votre bonté et à votre calme 1. »
Tout se décide dans les premiers instants du spectacle ;
il faut d’emblée créer l’attention ludique, même si, par la
suite, l’acteur devra sans cesse ranimer cette attention.
D’où l’importance de l’écriture du prologue, surtout si,
dans le public, il y a des ennemis du poète qui cherchent
à perturber le spectacle et à empêcher, par leurs cris et
insultes, la pièce d’être jouée 2.
Un texte de comédie romaine ne sert qu’aux acteurs et
seulement pour fabriquer un spectacle en présence et avec
la collaboration du public. Sans eux, sans lui, la pièce
n’existe pas, encore n’existe-t-elle que le jour où elle a été
jouée avec succès. Et ce succès, ce sont eux qui le font.
Mais ils ont un besoin impérieux d’un texte écrit pour
pouvoir jouer.

1. Térence, Phormion, 30-33.


2. Térence, Andrienne, 4-7.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Le ludisme généralisé
Ce qui était au centre de la tragédie d’Aristote, le récit,
produit par le poète comme une intrigue cohérente d’où
tout se déduisait, est remplacé ici par la fonction rituelle,
le ludus. Écrire un texte n’est pas fabriquer une fabula ;
celle-ci est fabriquée par l’acteur, au moyen du texte – car
jouer une pièce, c’est « facere ludos » 1. Aristote définissait
le poète comme « un fabricant de muthos » : ici, le fabricant
est l’acteur, qui fabrique des ludi.
On peut donc regarder la comédie romaine comme un
système cohérent organisé autour du jeu (ludus) de l’acteur,
du public et de la performance rituelle, qu’on peut opposer
au théâtre aristotélicien avec le récit (muthos), le poète, le
texte et un lecteur qui n’intervient pas. Et si, dans la tragé-
die aristotélicienne, tout peut être ramené au muthos, dans
la comédie romaine tout peut être ramené au ludus.

Ludificatio : l’action détournée en jeu


La ludificatio (la fabrication de ludus) peut être opposée
à la poièsis (tôn muthôn). Les poètes comiques écrivent pour
les acteurs, pour qu’ils puissent jouer leur rôle et leur per-
sonnage dans tous les sens du terme ludus : danser, imiter,
faire des plaisanteries, se moquer et tromper. C’est pour-
quoi ils développent l’argumentum en ludus de toutes les
façons possibles. Le verbe ludificare (et ses nombreux
dérivés), composé de ludos et facere (faire des jeux), résume
parfaitement la dynamique d’une comédie romaine. Facere
ludos signifie aussi bien, dans les textes de comédie, « célé-
brer des jeux », « jouer une pièce de théâtre » et « se jouer
de quelqu’un, le tromper ».

1. Plaute, Pseudolus, 546, 552, 1167-1168.

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LOIN D’ARISTOTE. PLAUTE, TÉRENCE, MOLIÈRE...

L’intrigue indispensable à une comédie (negotium),


empruntée à la comédie grecque (dont elle est la représen-
tation en latin), résumée dans l’argumentum, est réduite à
une ou plusieurs tromperies. Il y aura donc toujours une
action, mais cette action est une ludificatio, généralement
menée par l’esclave rusé ou son substitut, un parasite au
profit d’un jeune homme victime de son père, d’un mar-
chand de filles ou encore d’un soldat qui l’empêchent d’ac-
céder à la jeune fille qu’il aime, souvent une prostituée.
Cette ludificatio se réalise par et dans le spectacle ; elle
n’est pas la représentation d’une ruse. Si un personnage se
fait passer pour un autre en se déguisant, ce déguisement
le fait passer d’un rôle à un autre. Le personnage change
donc de rôle. Il ne s’agit plus de récit, mais de jeu. Comme
rien ne distingue deux acteurs jouant le même rôle –
Mercure est identique à Sosie, il est le même esclave princi-
pal, roux, avec de gros mollets ; Singe est identique à
Harpax, il est le même valet d’armes –, cette imitation
parfaite est aussi un ludus, puisque ludere, c’est, entre
autres, « imiter ».
L’intrigue et le jeu se tressent ensemble, une tromperie
devient un jeu théâtral. Pour tromper Ballion et donc réali-
ser l’objet de l’intrigue (emmener Phénicie), Singe s’est
déguisé et fait passer pour un autre, le valet d’armes d’un
soldat, dénommé Harpax. Mais cette ruse s’est réalisée
selon la raison théâtrale. Singe a mis pour se déguiser le
costume convenu du valet d’armes et il est devenu le
double d’Harpax : l’acteur a changé de rôle en changeant
de costume. Il n’a pas besoin d’avoir vu Harpax pour jouer
un valet d’armes. La scène va donc se dérouler non pas du
point de vue de l’intrigue, mais comme un jeu avec le code
des rôles. S’ils étaient placés côte à côte, rien ne distingue-
rait les deux Harpax ; le public verrait deux acteurs jouant
le même rôle de façon indiscernable, puisqu’un rôle ne

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

peut être présent que sous une seule forme. C’est pourquoi
Singe dit lui-même que, mis en présence d’Harpax, il le
convaincrait que c’est lui, Singe, le vrai Harpax, alors qu’il
ne le connaı̂t même pas. Comme cela se passe entre Mer-
cure et Sosie dans Amphitryon :
SINGE. – Du calme ! T’inquiète !
J’aimerais que Jupiter fasse
qu’il soit ici en même temps que moi,
ce messager du soldat qui qu’il soit [quisquis est],
mais il ne sera jamais plus Harpax que moi
Je m’en tirerai très bien, tu verras. Courage !
Je vais tellement te l’emberlificoter dans des histoires
à dormir debout, ton pioupiou exotique,
qu’il finira par dire qu’il n’est pas lui
et que c’est moi qui suis lui 1. »
Mais pourquoi faire de Singe le double d’Harpax ?
Singe, du point de vue de l’intrigue, n’avait pas besoin,
pour tromper Ballion, d’être le double d’Harpax, puisque
Ballion ne l’avait jamais vu. Un costume de valet d’armes
et la lettre avec le signe de reconnaissance suffisaient du
point de vue du récit, mais du point de vue du spectacle
c’eût été sans intérêt... et surtout impossible, puisqu’il ne
peut y avoir qu’un seul valet d’armes dans une comédie.
Quiconque prend le costume de valet d’armes dans Pseudo-
lus tient nécessairement le rôle d’Harpax. La ressemblance
parfaite et le jeu identique ne sont donc visibles que du
public et lui sont destinés. Ils sont inutiles au récit. Ils sont
du jeu pour le jeu. Le récit est l’occasion, le prétexte d’un
jeu qui l’englobe et le dépasse.
En revanche, il est possible que le même acteur ait joué
Singe et Harpax. Ce qui est une autre forme de virtuosité.
Car l’acteur doit passer du rôle d’esclave rusé (celui de
Pseudolus et de Singe) à celui d’Harpax, valet d’armes.

1. Plaute, Pseudolus, 923-930.

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LOIN D’ARISTOTE. PLAUTE, TÉRENCE, MOLIÈRE...

Jouer un rôle ou simuler sont la même chose. Chaque


fois que l’action narrative consiste à imiter pour tromper,
la ludificatio fait passer de la ruse au spectacle. C’est pour-
quoi une comédie romaine réduit toute l’action à des
séquences de tromperies.
On se souvient de la première scène des Bacchides où
Bacchis séduit Pistoclère 1. Le public n’assiste pas à une
scène de séduction qui serait une représentation vraisem-
blable, mais à une ludificatio. Bacchis a annoncé à Pisto-
clère que sa sœur – qu’aime Mnésiloque, l’ami de
Pistoclère – allait être louée à un soldat et que celui-ci était
sur le point d’arriver. Elle lui demande de les défendre
contre ce soldat et, pour ne pas éveiller ses soupçons, de
faire semblant d’être son amant ; autrement dit, de jouer
le rôle d’un jeune homme débauché.
BACCHIS. – Fais semblant [simulato] d’être mon amant !
PISTOCLÈRE. – Semblant pour rire [iocon] ? Ou semblant sérieu-
sement [an serio] ?
BACCHIS. – Voici comment bien jouer ce rôle [hoc agere] ; quand
le soldat arrivera, je veux que tu me prennes dans tes bras.
PISTOCLÈRE. – Moi ? Est-ce bien nécessaire ?
BACCHIS. – Je veux qu’il te voie. Je connais mon rôle 2 [scio quid
ago].

Au théâtre, jouer c’est être le rôle, et voici Pistoclère


dans le rôle voulu par Bacchis et donc « séduit ». La comé-
die n’utilise pas des ressorts psychologiques conformes à
une vraisemblance extrathéâtrale ; la dynamique de l’action
est soumise au jeu. D’autant que rien n’imposait la séduc-
tion de Pistoclère, sinon un jeu avec le code des person-
nages. Plaute a volontairement fait entrer Pistoclère « nu »,
sans rôle et sans costume ; pour acquérir l’un et l’autre, il

1. Cf., p. 216 sqq.


2. Plaute, Bacchides, 75-78.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

doit être un jeune homme amoureux d’une des Bacchides.


La scène de séduction est écrasée entre deux jeux : l’entrée
de Pistoclère « nu » et la simulation de l’amour. À quoi il
faut ajouter un troisième ludus, une tromperie : puisqu’en
jouant à l’amoureux Pistoclère doit tromper le soldat.

Une métathéâtralité (ou intrathéâtralité ?) rituelle


Dans les exemples précédents, Plaute joue avec les codes
pour créer le spectacle. Si Singe déguisé en valet d’armes
est le double d’Harpax, c’est qu’il ne peut pas en être autre-
ment dans une comédie où il ne peut y avoir qu’un seul
valet d’armes ; par conséquent, l’autre est un clone ou n’est
pas. Faire de Singe le double d’Harpax, ou de Mercure le
double de Sosie, traduit le même jeu avec le code des
rôles ; c’est faire entrer sur scène un second Arlequin, un
second Guignol.
Ces jeux avec les codes sont incessants et innombrables.
Un autre exemple : la scène où Ballion, le marchand de
filles, danse son rôle ; c’est déjà une scène hors récit, mais
cette scène elle-même est fabriquée à partir de deux jeux
métathéâtraux qui exploitent la nature même du chant et
de la danse que Ballion est en train d’exécuter. En effet, il
joue avec deux groupes successifs de destinataires nécessai-
rement privés de parole : les esclaves, qui sont des figurants
muets, et les filles qui sont dans la maison. Par ailleurs, il
danse et chante un type de monologue qui n’admet aucune
forme de dialogue ni d’interruption, seulement des apartés.
Or, durant toute la scène, il s’emporte contre ses esclaves
et ses filles qui ne répondent, et pour cause, ni à ses ordres
ni à ses injures.
La scène se termine par un troisième jeu métathéâtral :
Ballion, toujours dansant, va sortir de scène et presse un
petit esclave pour, dit-il, se rendre au marché. Comme

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LOIN D’ARISTOTE. PLAUTE, TÉRENCE, MOLIÈRE...

Callidore (le jeune amoureux) veut lui parler, Pseudolus,


son esclave, fait signe au joueur de flûte de ralentir le
rythme de la musique : voici le petit esclave et Ballion qui
le suit, contraints de ralentir.
BALLION. – Le temps passe et moi je traı̂nasse.
Va devant, garçon !
CALLIDORE. – Hélas ! Il s’en va. Pourquoi ne le rappelles-tu pas ?
PSEUDOLUS. – Pourquoi te précipiter ? (Au joueur de flûte.) Len-
tement [placide] !
BALLION (au garçon). – Pourquoi diable, mon garçon, avances-
tu si lentement [placide] 1 ?
Quand Plaute ou Térence jouent avec le code théâtral
et que ce jeu, comme on vient de le voir, en exhibe les
règles, cette exhibition correspond à ce qu’on appelle
aujourd’hui la métathéâtralité. Le code est montré non
pour être dénoncé comme artifice, mais pour produire du
spectacle, un spectacle attendu dans le cadre même de la
comédie. Un de ses effets est de disjoindre le récit et le
spectacle, ramenant ce récit à n’être qu’un auxiliaire du
spectacle. C’est ainsi que l’histoire d’Amphitryon trompé
par Jupiter n’est que le prétexte à faire jouer des doubles,
à cloner deux rôles de la comédie : un Vieux (Jupiter et
Amphitryon 2), un esclave rusé (Mercure et Sosie).
La métathéâtralité produit du spectacle en plus. Et ce
spectacle supplémentaire est lui-même ludique, parce que,
dans le cadre des jeux scéniques, le jeu avec le code rituel
est lui-même rituel. Cette conjonction entre métathéâtra-
lité et rituel tient à la nature propre du ludisme romain.
Ludere consiste en effet à faire fonctionner « à vide »,
« pour rire », des pratiques sociales, religieuses ou cultu-
relles et à en donner le spectacle. Débarrassé de toute ten-
sion vers le résultat, le public détendu se complaı̂t dans une
1. Plaute, Pseudolus, 241-244.
2. Le texte est explicite (1072) : Amphitryon a un rôle et un cos-
tume de senex de comédie (et non de général) ; donc Jupiter aussi.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

contemplation gratuite des codes et discours qui tissent sa


vie : le sacrifice sous toutes ses formes, la prière, l’élo-
quence civile et militaire, l’éloge funèbre, le mariage, les
cérémonies du triomphe, le deuil, la consolation 1. Le
poète, libre de tout devoir d’efficacité (sinon ludique) et
de tout risque d’effectivité, peut en jouer librement.
À ce premier degré du ludisme s’en ajoute un second,
le jeu avec les codes du théâtre, que nous appelons méta-
théâtralité, que ce soit celui de la tragédie ou plus fréquem-
ment celui de la comédie ; jeu auquel Plaute et Térence se
livrent jusqu’à saturation et qui a pour effet de réactiver la
participation rituelle du public. Nous l’avons vu à l’œuvre
dans le prologue et lors des applaudissements finaux. Ce
que nous avons appelé « jouer avec les jeux ».
Mais la métathéâtralité n’est pas limitée aux deux
séquences d’ouverture et de fermeture. Tout au long du
spectacle, les personnages s’adressent régulièrement au
public pour lui rappeler qu’ils sont des acteurs, que c’est
pour lui qu’ils jouent la pièce et qu’il est, pour parler en
termes linguistiques, coénonciateur du spectacle, qu’ils
célèbrent ensemble les jeux. Ils proclament la toute-puis-
sance du jeu au théâtre et la soumission du récit au
ludisme.
La métathéâtralité est partout, car la métathéâtralité crée
le spectacle des jeux scéniques en y associant les spectateurs
comme cocélébrants. Cette métathéâtralité est donc
rituelle. Exhiber le code, ici, n’est pas en dénoncer l’arti-
fice, comme on l’a dit trop souvent, mais solliciter la parti-
cipation du public à la célébration rituelle. Il ne s’agit pas
d’un procédé esthétique, d’un style théâtral, mais de la
matière même du théâtre romain, indispensable à la célé-
bration du rituel des jeux.

1. Nous avons vu plusieurs exemples de ludisme : jeu avec l’élo-


quence politique, jeu avec la parole du général (cf. p. 204 et 226).

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LOIN D’ARISTOTE. PLAUTE, TÉRENCE, MOLIÈRE...

C’est pourquoi tout le suspense est focalisé sur la réussite


du processus. Le prologue construit la comédie sous les
yeux du public, en associant les deux éléments qui la
constituent au départ : le récit qui définit des actants et les
rôles qui leur sont attribués. Tout au cours de la comédie,
ce récit va être absorbé, exploité et disloqué par les diffé-
rentes formes de ludus. À la fin, la comédie se désintègre
sous les yeux des spectateurs et avec sa participation active :
le public applaudit, puis se lève, et les acteurs ôtent leurs
masques ; la communauté qu’ils constituaient ensemble se
défait, comme le soulignent les multiples plaisanteries où
il est rappelé (cf. la fin du Pseudolus) que les spectateurs et
les acteurs ne banquetteront pas ensemble après le
spectacle.
Cette métathéâtralité ludique mérite-t-elle bien son
nom ? Le préfixe méta- signale un pas de côté, une distance
prise avec l’objet et la pratique. Il sert à indiquer qu’il s’agit
d’un métalangage, d’un langage critique et théorique. Or,
la métathéâtralité dans la comédie romaine n’est pas du
théâtre sur du théâtre, comme peuvent l’être Les Gre-
nouilles d’Aristophane, L’Impromptu de Versailles, La Cri-
tique de l’École des femmes ou encore Il Teatro comico de
Goldoni. Elle consiste à redoubler la théâtralité d’une pièce
de l’intérieur, sans créer le moindre écart, puisque jouer
avec le code fait partie du code. On pourrait parler d’intra-
théâtralité, mais, pour ne pas multiplier les termes et pétri-
fier des distinctions qui n’ont pas lieu de l’être, nous
garderons « métathéâtralité ».

Poétique de la métathéâtralité ludique ou l’exception qui


confirme la règle
Si la comédie romaine peut jouer avec le code sans
prendre de distances, c’est que celui-ci ne consiste pas en

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

règles univoques ou en paradigmes fixes. Ce que nous


avons appelé les codes théâtraux sont en fait des formes ou
dispositifs majoritaires et, comme tels, attendus du public.
Ce ne sont pas des normes. Ces dispositifs se déclinent en
multiples variantes selon des fréquences différentes. Ce
sont des variantes invariables 1. Exceptionnellement,
quelques-unes de ces variantes invariables varient d’une
façon incongrue qui inquiète le public et crée le suspense.
Reprenons l’exemple de l’acteur qui joue le personnage
de Pistoclère dans les Bacchides et qui entre en scène sans
costume de rôle. Un personnage, nous l’avons dit, entre
« toujours » avec un costume correspondant à un rôle.
C’est la variante invariable. Mais l’entrée de Pistoclère
« nu », qui ne respecte pas le dispositif majoritaire, n’est
pas une transgression du code, elle n’interrompt pas la
comédie, ne suspend pas le spectacle, ne crée pas une
forme différente de théâtre en rupture avec les autres ; elle
donne seulement lieu à une scène supplémentaire qui per-
met de rétablir la situation ordinaire où une des sœurs
Bacchides séduit Pistoclère, à la suite de quoi il revêtira
son costume. Ainsi, il est rappelé que le rôle et le cos-
tume sont inséparables et que, pour accomplir sa fonction
dans le récit comme actant, il doit avoir un des deux rôles
possibles de garçons amoureux et le costume allant avec. Il
aurait pu entrer en scène déjà amoureux de cette Bacchis
et avec le costume ad hoc. Puisque ce n’est pas le cas, tout
se met en place au cours de la pièce, et le personnage est
construit sous les yeux du public. C’est possible car la
construction du spectacle fait partie de celui-ci. La méta-
théâtralité sert à rétablir l’ordre et à montrer qu’après un
détour inattendu tout le monde s’y retrouve.

1. Sur ce point, cf. Letessier 2004.

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LOIN D’ARISTOTE. PLAUTE, TÉRENCE, MOLIÈRE...

L’instabilité du personnage passant du rôle à l’actant et


de l’actant à l’acteur est une des formes de la métathéâtra-
lité gérant le désordre et l’ordre. Le personnage se fait et
se défait au cours de la pièce, activant le ludisme. Il perd
son costume, entre par la mauvaise porte, parle quand il
devrait se taire, chante quand il devrait parler, est soudain
menacé de paralysie, doit changer de rôle pour rester sur
scène – tout cela indépendamment de l’histoire. Toutes
ces variations induisent du spectacle supplémentaire.
La variation des variantes invariables touche aussi l’argu-
mentum. Un bon exemple est celui de Casina. On se sou-
vient qu’un coup de théâtre dans le prologue interrompt
la présentation de l’argumentum qui annonçait l’histoire
d’un jeune homme amoureux 1.
« Le fils ne sera pas présent aujourd’hui dans cette comédie,
ne l’attendez pas [ne expectetis], il ne retournera pas en ville.
Plaute en a décidé autrement. Il a coupé le pont [Pontem
interrupit] qui était sur sa route 2. »
Cette première incartade du poète qui joue avec le code
narratif est suivie d’une seconde. Revenant sur les derniers
mots du récit, il fait comme si les spectateurs s’étonnaient
et dénonçaient, en murmurant sur les bancs, une infrac-
tion à la tradition :
« Il y en a ici, j’imagine, en train de se dire entre eux :
“C’est quoi bon dieu ce truc ? Un mariage d’esclave ?
Des esclaves vont se marier ou se fiancer ?
On aura tout vu, cela ne se fait nulle part.”
Eh bien moi je vous dis que cela se fait, en Grèce et à
Carthage
Et même chez nous, en Italie, dans le Sud, en Apulie 3. »

1. Cf. p. 210.
2. Plaute, Casina, 64-66.
3. Plaute, Casina, 67-72.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Plaute continue à jouer avec le code narratif en rappe-


lant au public que le poète a le pouvoir de faire varier les
variantes invariables. Les comédies se passent toujours dans
des villes grecques, c’est-à-dire des espaces de fiction dont
le poète a la maı̂trise. Même si, la plupart du temps, les
esclaves de comédie, comme ceux de la société romaine ou
grecque, n’ont pas d’enfants légitimes et ne se marient pas
(leur reproduction est celle du pecus dont les petits appar-
tiennent à leur propriétaire), le poète a décidé qu’il en
serait autrement ce jour-là.
La justification d’une telle variation n’est pas humaniste,
ni un manifeste en faveur des esclaves ; elle est la promesse
d’un spectacle nouveau : un banquet aura lieu sur scène,
séquence impossible s’il s’agissait d’un banquet d’hommes
libres, mais ici possible car ce sera l’imitation dérisoire d’un
banquet d’hommes libres. Le sujet de la pièce est ainsi
déplacé des personnages libres aux personnages serviles : il
suffit de couper un pont. Cette première variation, l’ab-
sence du jeune homme, en induit une autre, le mariage
d’esclaves, qui en induit une troisième, le banquet d’es-
claves, qui ramène la pièce par la dérision dans la norme
ludique. Tout cela s’élabore en présence du public et avec
sa coopération.
Une exception en entraı̂ne une autre, chacune confir-
mant la règle dont elle semble s’écarter. En effet, cette
variaton n’annule ni ne transgresse la règle, mais en révèle
la dynamique et la signification. La règle continue à s’ap-
pliquer indirectement par les conséquences spectaculaires
qu’a entraı̂nées la variation. En fait, ce schéma, nous
l’avons rencontré sans arrêt. Chaque fois que le poète joue
avec les jeux, il fait varier une variante invariable. Cette
possibilité d’écart sans transgression, d’exception qui
confirme la règle, fait fonctionner la métathéâtralité

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LOIN D’ARISTOTE. PLAUTE, TÉRENCE, MOLIÈRE...

ludique dans les prologues, les scènes de ludification, ou


partout ailleurs dans la pièce.
Le ludisme de la métathéâtralité, alimenté par des varia-
tions inattendues, est ainsi le moteur de toute comédie
romaine. Il crée pour une part le spectacle et relance
chaque fois l’inquiétude, puis ramène un rire de soulage-
ment quand le public reconnaı̂t que le code n’a disparu un
moment que pour mieux revenir sous la forme d’un nou-
veau spectacle. Une variation en entraı̂ne une autre, et ce
jusqu’à ce que le système se rééquilibre.

Aristotélisme vs ludisme ?
Ainsi, rien dans la comédie romaine ne renvoie à
Aristote. Ce spectacle sans muthos où le récit n’est qu’un
fil conducteur est organisé de l’extérieur par ce qui, selon
Aristote, est étranger à l’art poétique : le spectacle et la
musique. À la place du poiètès, un poeta qui, au lieu de
muthoi, fabrique des partes, des rôles destinés à des person-
nages qui n’ont rien à voir avec le récit mais lui préexistent.
À la place de la mimèsis, le ludus, bien loin de référer à une
réalité (même fictive), est une machine à déréaliser qui
dissout le récit dans le jeu. Il n’y a dans la comédie romaine
ni nécessité ni vraisemblance pour lier entre eux les faits
résumés dans l’argumentum. Le passage de l’un à l’autre
se fait par la ludificatio, la tromperie transformée en jeu.
L’argumentum est dispersé dans quelques scènes, d’autres
sont parfaitement inutiles à la narration, comme lorsque
le personnage joue (chante et danse ou parle) son rôle et
uniquement son rôle. Dans la comédie romaine, tout se
ramène à du ludus.
Aristote introduisait le muthos, la mimèsis et la catharsis
pour remédier à l’élimination dans la Poétique du rituel
dionysiaque et justifier le théâtre. Le théâtre romain, suffi-
samment justifié par le rituel des jeux, ignore ces notions.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Le ludisme se suffit à lui-même. Faut-il pour autant oppo-


ser le ludisme à l’aristotélisme ? Faut-il faire du ludisme
une catégorie exportable ? Ce serait changer un mal pour
un autre.
Cependant, depuis la comédie romaine, on peut interro-
ger différemment les théâtres non dramatiques et non aris-
totéliciens, en usant d’un autre langage, sans muthos et
sans Fable, sans drama, sans mimèsis, sans catharsis. Les
catégories de métathéâtralité, de jeu, de rituel, permettent
d’aborder, sans référence positive ou négative à l’aristoté-
lisme ambiant, des théâtres non dramatiques aussi diffé-
rents que la comédie-ballet, le kathakali, l’œuvre de Genet
ou même la tragédie grecque, où le spectacle n’est pas
subordonné à un muthos qu’il aurait pour vocation de
représenter.
La comédie romaine nous aura permis d’adopter un
regard éloigné.

Molière ou la raison musicale

Rome nous a détachés de la Fable et nous avons pu voir


la raison dramatique, ou narrative, se dissoudre dans une
raison spectaculaire, la raison ludique ; la présence d’une
codification extra-narrative rend inutile la vraisemblance et
la nécessité du drame ou du récit ; car, dans la comédie
romaine, l’intrigue se défait par « ludification » et alimente
ainsi le spectaculaire ludique. Cette expérience nous amène
à rechercher d’autres raisons spectaculaires dans des
théâtres où l’aristotélisme ambiant ne voit que la Fable, le
drame ou l’action : la comédie-ballet de la cour de
Louis XIV et la tragédie athénienne du Ve siècle av. J.-C.

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LOIN D’ARISTOTE. PLAUTE, TÉRENCE, MOLIÈRE...

Molière vu de Rome
Il a existé des théâtres non aristotéliciens parce qu’ils
ignoraient la Poétique d’Aristote et se sont épanouis en
dehors de l’aristotélisme, sans besoin de rompre avec lui.
C’était avant que l’aristotélisme n’envahisse totalement
l’Occident moderne. Mais ces théâtres sont méconnus en
tant que tels, car ils sont, comme la comédie romaine, lus
du sein de l’aristotélisme ambiant. En fait, tous les théâtres
rituels ou codifiés échappent à Aristote. Parmi eux, les
théâtres musicaux sont particulièrement maltraités ; s’ils ne
sont pas rejetés et méprisés (comme le vaudeville), ils sont
réduits à un texte narratif dont s’emparent les metteurs en
scène qui suppriment les ballets et leurs chansons (texte et
musique) et font, au mieux, déclamer les chœurs. Toute
codification, toute structure musicale est volontairement
ignorée comme raison suffisante, au profit de la « Fable »
qui aurait sa propre raison d’être et imposerait sa raison
narrative.
Pour retrouver ces théâtres musicaux, il convient donc
de changer de regard et de se demander, dans chaque
cas, quel spectacle ce théâtre réalise dans la culture à
laquelle il appartient, sans avoir d’idée préconçue sur le
Théâtre en soi. En reconstituant ce spectacle comme
événement et pratique culturelle spécifique, on verra
alors si le but de cet événement est ou non la représenta-
tion d’une histoire, comme le veut Aristote. Ensuite, on
regardera quel effet est demandé à cet événement et
quels moyens spectaculaires – autrement dit, quel code
commun aux artistes et au public – sont nécessaires,
sans lesquels cet événement ne pourrait se réaliser. Dans
la plupart des cas, on verra que l’histoire n’est qu’un
moyen, parfois même un simple matériau, pour réaliser
un spectacle organisé par une raison musicale.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Molière n’est pas méprisé, mais une partie de son théâtre


est méconnue même si elle est célébrée : les comédies-
ballets. Cette forme mérite mieux et plus que ce que lui
accordent généralement les commentaires littéraires ou
dramaturgiques habituels. Molière, qui se défendait de
publier ses pièces et n’a jamais prétendu être poète drama-
tique 1, était au service du roi pour le distraire, c’était un
comédien qui n’écrivait que pour la scène, qui plus est
sur commande, et souvent dans le cadre d’un spectacle qui
n’était pas du théâtre dramatique. C’est le cas des comé-
dies-ballets, considérées pourtant le plus souvent comme
des comédies incluant des intermèdes dansés plus ou
moins artificiellement liés à l’intrigue 2. Au théâtre, aujour-
d’hui, ces prétendus intermèdes sont rarement joués,
ou du moins, pas intégralement, et inspirent peu les
commentateurs.

1. Sur la métathéâtralité chez Molière, cf. Georges Forestier, Le


Théâtre dans le théâtre sur la scène française du XVIIe siècle, Droz, 1996,
p. 136. L’auteur distingue bien « théâtre dans le théâtre » et « méta-
théâtralité », en citant la dernière réplique de La Comtesse d’Escarbagnas,
où un personnage dicte le dénouement aux autres au nom du code
de la comédie : « Si vous m’en croyez, pour rendre la comédie parfaite
en tout point... » (p. 337-338).
2. Même si l’on constate un renouveau d’intérêt pour les ballets
comiques dans la recherche universitaire (cf. Jean-Marie Apostolidès,
Le Roi-machine. Spectacle et politique au temps de Louis XIV, Paris,
Éditions de Minuit, 1981 ; Bénédicte Louvat-Molozay, Théâtre et
Musique. Dramaturgie de l’insertion musicale dans le théâtre français
(1550-1680), Paris, Champion, 2002 ; Charles Mazouer, Molière et
ses comédies-ballets, Paris, Klincksieck, 1993). Avec quelques effets au
théâtre, comme ce magnifique spectacle à la Comédie-Française :
L’Amour médecin, suivi de Le Sicilien ou l’Amour peintre de Molière,
mise en scène de Jean-Marie Villégier et Jonathan Duverger, L’Avant-
scène Théâtre, no 1182, 15 avril 2005. Il y a eu, en 2004, une mise
en scène du Bourgeois gentilhomme en version intégrale et originale de
1670, à Paris, au théâtre Le Trianon, enregistrée en novembre 2004,
DVD Alpha 700, 2005. Il s’agit d’une reconstitution dans l’esprit

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LOIN D’ARISTOTE. PLAUTE, TÉRENCE, MOLIÈRE...

Nous allons inverser la perspective et voir, dans une


comédie-ballet, un ballet où sont insérés des intermèdes
dialogués issus du genre de la comédie. Nous prendrons
comme exemple une pièce généralement considérée
comme une comédie de mœurs et une satire sociale : Le
Bourgeois gentilhomme 1.

Genèse et dénouement du Bourgeois gentilhomme


Deux raisons nous poussent à regarder cette pièce autre-
ment. D’abord, le dénouement. Si tout finit bien et si
les amants se marient malgré la volonté de Monsieur
Jourdain, ce n’est pas un effet de l’intrigue. Certes, Mon-
sieur Jourdain, maniaque de la noblesse, donne malgré lui
sa fille à son amoureux parce qu’il est déguisé en fils du
Grand Turc. Ce travestissement est une ruse inventée par
son valet. Mais ce ne serait qu’une fourberie sans lende-
main, destinée à être bien vite dénoncée, et que devrait
relayer un coup de théâtre, si Monsieur Jourdain ne quit-
tait pas le récit comique, espace de l’intrigue, pour entrer
dans l’espace du ballet, passant ainsi d’un spectacle à un
autre. En intégrant le ballet turc, il se transforme en Grand
Mamamouchi : l’acteur passe d’un costume à l’autre, d’un
rôle à l’autre ; un costume, un rôle, tout aussi vrais et tout
aussi faux dans l’un et l’autre spectacles, la comédie et le
ballet. La nécessité du dénouement heureux (il faut marier
les amants), imposé par le code comique, n’est pas réalisée
par la raison narrative – comme dans Tartuffe, où Orgon
découvre le vrai caractère de Tartuffe et renonce à sa
manie de la dévotion –, mais par une raison spectaculaire,

« baroqueux » par Vincent Dumestre (directeur artistique) et Benja-


min Lazare (metteur en scène).
1. Jacques Morel, par exemple, dans son introduction au Bourgeois
gentilhomme, éd. du Livre de Poche, 1985 et 1999, p. 8.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

celle du ballet. Monsieur Jourdain ne change pas de carac-


tère comme Orgon, mais de spectacle. Ce qui suggère que
le ballet a un statut propre et intervient en tant que tel
dans la pièce. Comme dans la comédie romaine, le person-
nage est composite : Monsieur Jourdain est actant dans
l’histoire. Il a un rôle dans la comédie et un autre rôle
dans les ballets, mais il n’est jamais l’un et l’autre en même
temps.
À cette première raison s’en ajoute une seconde, histo-
rique et génétique. L’origine de la pièce est un ballet de
cour commandé en 1670 par Louis XIV à Lulli et Molière.
Le roi veut une « turquerie » et il leur adjoint un spécialiste
de la Turquie, le chevalier d’Avrieux. La visite des ambassa-
deurs de Soliman en 1669, leurs manières et leurs cos-
tumes avaient marqué les esprits. C’est la dixième comédie-
ballet de Molière depuis 1661, année de la première du
genre avec Les Fâcheux. Le ballet de cour est en effet un
genre à part entière depuis le XVIe siècle en France. Il s’agit
d’une succession de séquences dansées et chantées avec un
orchestre, reliées entre elles par un fil conducteur narratif
emprunté à un genre poétique ; c’est ainsi qu’au temps de
Molière un ballet est mythologique, pastoral ou comique.
Ici, Molière insère dans le ballet une comédie conforme
à la tradition, et l’articulation entre les deux (comédie
et ballet) se fait par le personnage du père, Monsieur
Jourdain, qui va passer d’un univers à l’autre, de la comé-
die dialoguée au ballet dansé et chanté. Ce passage est l’en-
jeu de l’action.
L’argument est celui de toute comédie de Molière. Un
père, Monsieur Jourdain, ne veut pas donner sa fille,
Lucile, au jeune homme, Cléonte, qui l’aime. Puis, grâce
aux ruses d’un valet aidé de quelques autres personnages,
le père finira par la lui accorder. L’obstacle au mariage est
toujours causé par le « caractère » du père. Dans L’Avare,

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LOIN D’ARISTOTE. PLAUTE, TÉRENCE, MOLIÈRE...

il est avare ; dans Le Malade imaginaire, fou de médecine ;


dans Tartuffe, dévot. Ici, il est fou de noblesse. La notion
de caractère ne vient pas du théâtre, mais d’un genre sati-
rique datant de l’Antiquité hellénistique, connu par Les
Caractères de Théophraste, et qui sera repris par La
Bruyère. Il s’agit de ridiculiser, dans un catalogue de por-
traits, des comportements humains anomaux qui s’écartent
de la norme sociale sans être criminels ou fous. On recon-
naı̂t, chez Molière, l’avare, le misanthrope, le bigot, l’hypo-
condriaque. Ces caractères sont une aubaine comique : dès
qu’un personnage de l’argument a été affublé de l’un
d’eux, ils fournissent des sketches faciles à insérer dans
n’importe quelle comédie.
On peut ainsi résumer la genèse de la pièce à partir de
son noyau premier, la turquerie commandée par le roi.
« Cette turquerie devait comporter des aspects burlesques,
il fallait l’intégrer dans une comédie où le divertissement
fût justifié (d’où l’idée de l’intégrer dans un milieu noble),
mais où il pût comporter des aspects ridicules (d’où l’idée
de faire du héros un bon bourgeois riche et ignorant). Ce
type de réflexion permet de rendre compte du titre en
oxymore, de la duplicité de l’intrigue – il y a de fait deux
histoires d’amour, l’une entre aristocrates et l’autre entre
bourgeois –, de la présence de scènes apparemment gratui-
tes 1. » Allant plus loin, on pourrait dire que l’idée même
du caractère du bourgeois est issue de la commande de
turquerie.

Structure musicale du Bourgeois gentilhomme


Comment étudier cette pièce ? Peut-on s’en tenir au
texte de Molière sans regarder la musique de Lulli ? Et

1. Jean-Pierre Collinet (notes complémentaires), in Le Bourgeois


gentilhomme, éd. du Livre de Poche, 1985, p. 144.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

même, en ce cas, que sait-on de la façon dont le spectacle


était réalisé, de la chorégraphie ?
Par conséquent, nous allons nous en tenir au texte de
Molière, non pas en tant que tout autonome, mais plutôt
comme la trace d’un spectacle global dont rien ne prouve
qu’il ait été le cadre structurant.
Si donc on regarde la pièce dans sa totalité, on constate
qu’elle est construite à partir de cinq ballets. Le premier
ouvre et le dernier ferme le spectacle (acte I et acte V) ;
entre ces ballets s’intercalent soit des sketches sans nécessité
pour le récit (acte II), soit des scènes d’intrigue (acte III).
Le nœud de l’action, le centre du spectacle, est le ballet
turc (acte IV). Le récit proprement dit est finalement
réduit à peu de chose et se tient essentiellement dans
l’acte III. La structure de la pièce n’est pas linéaire et dra-
matique, elle est composée d’un emboı̂tement complexe
de dialogues et de ballets.

Une comédie bourgeoise et un ballet gentilhomme


L’acte I est d’une facture étonnante. La scène 1, en par-
ticulier, a beaucoup étonné les commentateurs qui cher-
chent à faire du Bourgeois une comédie de mœurs et de
caractères. Cette scène fait dialoguer le maı̂tre de musique
et le maı̂tre de danse auxquels sont adjoints trois musi-
ciens, deux violons et quatre danseurs. L’élève est en train
d’écrire la musique d’une sérénade commandée par Mon-
sieur Jourdain. Tous attendent son arrivée.
C’est, en fait, un double prologue à la comédie et au
spectacle musical qui crée l’espace spectaculaire où va se
jouer la comédie-ballet. Certes, il sert à présenter la figure
comique centrale, Monsieur Jourdain, mais de façon bien
particulière : les personnages de cette scène sont tous en
relation directe avec la musique, le chant et le ballet, et ils

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introduisent Monsieur Jourdain, et son caractère, de façon


métathéâtrale : il est celui qui les a fait venir sur scène et
dont la manie nobiliaire justifie la part de ballet de la
comédie. Il est leur commanditaire et leur raison d’être sur
scène. En cela, il est le double de l’auteur.
MAÎTRE À DANSER. – Nos occupations à vous et à moi ne sont
pas petites maintenant.
MAÎTRE DE MUSIQUE. – Il est vrai. Nous avons trouvé ici un
homme comme il nous le faut à tous deux.

Les personnages présents sur scène appartiennent à la


fois au monde de la musique et à la fiction comique qui
sert à justifier le genre de la pièce. Les deux répliques sont
à double sens, comme tout le reste du texte. Elles ont un
sens fictionnel et un sens métathéâtral. Dans la fiction,
Monsieur Jourdain est leur commanditaire en tant que
personnage ; en dehors de la fiction, tout spectacle musical
est bien plus coûteux qu’une comédie ordinaire, c’est pour-
quoi, Molière ne peut monter de comédies-ballets qu’à la
cour. C’est donc le roi qui est leur commanditaire en tant
qu’acteurs.
Le double sens du prologue met en place de façon pro-
blématique le genre de la comédie-ballet : autrement dit,
un genre bourgeois et gentilhomme.
Le dialogue qui suit porte en effet sur « Faut-il offrir de
la musique et des ballets à des gens qui n’y connaissent
rien, même si cela rapporte aux artistes ? » Celui qui n’y
connaı̂t rien, c’est Monsieur Jourdain, destinataire fiction-
nel de la musique qui va être jouée sur scène. Mais le
questionnement vaut autant pour la fiction que pour le
spectacle lui-même. Tous les ballets de la comédie seront
d’abord offerts, dans le cadre de la fiction, aux personnages
de la comédie qui sont des bourgeois et, secondairement,
dans le cadre du spectacle, au public de la cour, pour qui

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Molière et Lulli ont écrit. La présence de ce dernier public


légitime le genre de la comédie-ballet : la belle musique
et les jolies danses élégantes que les artistes raffinés vont
exécuter sur scène ne sont pas destinées aux personnages
de la fiction. Les musiciens et les danseurs n’appartiennent
pas au monde de Monsieur Jourdain. La vulgarité de la
comédie n’entache pas la valeur artistique du ballet ; ce
n’est pas un ballet bourgeois, mais un ballet gentilhomme.
Ainsi, cette première scène crée une complicité entre les
artistes du ballet et le public de cour 1. Le genre de la comé-
die-ballet est légitime. La comédie va se jouer dans l’écart
qu’impose la fiction, entre le public de la salle et les artistes
musicaux. Elle se terminera quand cet écart se refermera
après avoir permis que s’y installe la comédie bourgeoise.
La scène suivante (scène 2) va donner le spectacle méta-
théâtral de cette rupture entre les deux genres de spectacles,
la comédie et le ballet, et montrer parallèlement comment
l’écart se creuse, entre le public de la salle et le spectacle
musical.
Le maı̂tre de musique, lui, présente à Monsieur Jourdain
la sérénade composée par son élève. Celui-ci la trouve « lu-
gubre » et la voudrait plus « gaillarde » ; pour montrer
ce qui lui plaı̂t, il entonne une chanson rustique où
Janneton rime avec mouton. Les auditoires se croisent :
Monsieur Jourdain n’aime pas la musique de cour, la cour,
c’est-à-dire le public représenté sur scène par les musiciens,
n’aime pas la musique de Monsieur Jourdain. Le public
des courtisans aime la musique des musiciens (ils sont là
pour cela) ; ils se moquent de la musique de Monsieur
Jourdain (il est là pour cela).

1. Il n’est pas déshonorant pour un noble de danser dans un ballet


à Versailles, il le serait de jouer dans une comédie. Louis XIV lui-
même a longtemps dansé dans les ballets.

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LOIN D’ARISTOTE. PLAUTE, TÉRENCE, MOLIÈRE...

La scène se conclut par un dialogue en musique préparé


par le maı̂tre de musique, mais Jourdain n’en connaı̂t pas
les règles, car il s’agit d’une pastorale, ce qu’il manifeste
par ses commentaires :
MAÎTRE DE MUSIQUE (aux musiciens). – Allons, avancez. (À
M. Jourdain :) Il faut vous figurer qu’ils sont habillés en bergers.
MONSIEUR JOURDAIN. – Pourquoi toujours des bergers ? On ne
voit que cela partout.
Ce bref concert sera suivi d’un florilège de pas de danse
exécutés par quatre danseurs, toujours destiné, dans la fic-
tion, à Monsieur Jourdain. À la fin du ballet, il exprime
sa satisfaction dans un vocabulaire quelque peu inadéquat.
MONSIEUR JOURDAIN. – Voilà qui n’est point sot et ces gens-là se
trémoussent bien.
Les musiciens puis les danseurs occupent la scène ;
Monsieur Jourdain est en position de spectateur, mais sans
s’assimiler au public, au contraire, car ses commentaires
ridicules signalent son incompétence sociale ; ce qui per-
met au public à la fois d’apprécier en connaisseur le spec-
tacle musical et de rire à la comédie que lui donne
Monsieur Jourdain.
Ni le public ni Monsieur Jourdain n’ont encore eu droit
à un vrai ballet avec musique, danse et chants réunis.
L’acte I a présenté, dissociés, les ingrédients de la comédie-
ballet en tant que spectacle, sans aucune mention de l’in-
trigue. D’une part, les artistes musicaux ont donné, chacun
séparément, un échantillonnage de leur art ; d’autre part,
le caractère du principal personnage comique a été défini
par rapport aux ballets de la pièce. Il fait venir les artistes,
mais il est l’exclu de la grâce musicale et, comme tel, a
suscité déjà quelques rires. L’acte I a donc donné les règles
de création de cette comédie-ballet et le mode de participa-
tion du public. La pièce exige un public aristocratique,

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sans quoi elle ne fonctionnera pas ; car il faut que ce public


ait la culture musicale adéquate pour apprécier les ballets.
Les aristocrates sont les coénonciateurs indispensables du
spectacle.
L’action de la pièce est préparée, elle sera métathéâtrale.
Monsieur Jourdain, si piètre spectateur de ballet, en
deviendra acteur malgré lui. Le ballet turc fera fusionner
le spectacle musical et le spectacle comique ; le rire ne sera
plus dissocié du plaisir musical.

Le bourgeois apprend son rôle de gentilhomme et fait


rire tout le monde
L’acte II est une série de sketches bien connus : Mon-
sieur Jourdain avec le maı̂tre de musique, avec le maı̂tre à
danser, puis avec le maı̂tre de philosophie et le maı̂tre
d’armes, et enfin avec le tailleur.
Ce catalogue correspond aux prétentions nobiliaires de
Monsieur Jourdain qui veut acquérir les manières du
(beau) monde, mais il réunit aussi les arts de la scène musi-
cale : danser, chanter, bien prononcer, manier les armes et
revêtir de beaux costumes sont nécessaires à un acteur de
ballet. L’apprentissage des belles manières et l’apprentis-
sage du ballet se confondent.
L’acte II se termine par le premier véritable ballet : celui
des garçons tailleurs. Ils dansent après avoir habillé Mon-
sieur Jourdain en musique et en danse. Ce que le maı̂tre
tailleur avait introduit ainsi :
MAÎTRE TAILLEUR. – J’ai amené des gens pour vous habiller en
cadence, et ces sortes d’habits se mettent avec cérémonie. Holà !
Entrez, vous autres. Mettez cet habit à monsieur de la manière
que vous faites pour les personnes de qualité.
Dans cette comédie-ballet, tout ce qui est « de qualité »
appartient au ballet. La réplique du maı̂tre tailleur n’est

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LOIN D’ARISTOTE. PLAUTE, TÉRENCE, MOLIÈRE...

pas une « ficelle » pour introduire un ballet, elle est méta-


théâtrale. Ce premier ballet marque une première étape
dans l’intégration de Monsieur Jourdain à l’univers noble
du ballet. En même temps, il lui donne le costume de son
caractère : il fera rire tous les autres personnages.
L’acte III est globalement consacré à l’intrigue : la comé-
die se met en place. Apparaissent enfin les personnages
de l’argument, correspondant aux rôles traditionnels de la
comédie classique. Au cours de l’acte III, les personnages
de la comédie vont faire bloc contre Monsieur Jourdain
quand il annoncera qu’il a décidé de donner sa fille au
noble Dorante, au lieu de Cléonte, le jeune bourgeois qui
l’aime et qu’elle aime.
Mais on peut aussi voir cet acte du point de vue du
spectacle global. Jourdain fait l’épreuve de son nouveau
personnage. D’abord, il exhibe son beau costume dans l’es-
pace de la comédie 1, c’est-à-dire la ville, espace où un tel
costume est déplacé :
MONSIEUR JOURDAIN. – Suivez-moi que j’aille un peu montrer
mon habit en ville...
En fait, il ne va pas sortir mais se heurter successivement
à Nicole, la bonne, puis sa femme. La phrase sert à indi-
quer que Jourdain quitte l’antichambre du beau monde
pour entrer dans l’espace bourgeois. Là, il va subir une
succession de rejets.
D’abord, la fameuse scène du rire de Nicole (acte III,
scène 2). C’est son nouveau costume qui cause le fou rire
de la servante, jouée par une comédienne de Molière
connue pour son rire particulièrement spectaculaire. La
scène lui est consacrée et est entièrement fondée sur la
performance de l’actrice. Elle ne fait que rire pendant trois
pages sans réussir à articuler plus de trois mots.

1. Acte III, scène 1.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Mais ce rire fait aussi de Jourdain un intrus dans l’espace


des dialogues et de la société comique, bourgeoise.
Madame Jourdain le lui dira clairement, au tout début de
la scène 3. « Tout le monde se moque de lui. » Tout le
monde, c’est-à-dire le voisinage, les gens comme eux, les
bourgeois. Il va ainsi se trouver, à la fin de l’acte, double-
ment moqué et exclu, par les siens et par le public aristo-
cratique de la musique. Sa seule issue sera de s’enfuir dans
un ballet. Que cette exclusion se fasse à partir de son cos-
tume montre bien l’ambivalence de l’action : son déguise-
ment en gentilhomme suffit à l’exclure du monde comique
sans en faire un noble auditeur de musique.

Comédie et musique se disputent la scène : la médiation


turque
Musique et ballet ont disparu, mais reparaı̂tront à la fin
de l’acte et se prolongeront au début de l’acte IV ; selon le
code propre à cette pièce, c’est un spectacle offert par
Monsieur Jourdain à des personnages – ici, des aristocrates
quelque peu crapuleux ; un comte (Dorante) et une mar-
quise (Dorimène) – qui se laissent régaler par lui.
Ce sont pour eux, et spécialement pour la marquise, que
Monsieur Jourdain se ruine en divertissements musicaux.
Le souper fin se passe en musique, et un ballet est prévu
pour l’après-dı̂ner. Tout se passe dans la maison de Jour-
dain qui définit un espace scénique clos. C’est là que se
rencontrent les deux mondes du ballet et de la comédie.
Pour que les ballets aient lieu, il faut que Jourdain fasse
sortir sa femme et les autres personnages de comédie.
Tous trois assistent donc au ballet des cuisiniers et au
concert des chansons à boire. Ils sont tous les trois dans
l’entre-deux de la comédie et du ballet. Les aristocrates
crapuleux, bons connaisseurs de musique, sont aussi des
personnages comiques, des « méchants » qui échoueront au

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dénouement ; Jourdain, costumé, est déjà un peu dans le


monde du ballet, même s’il n’y connaı̂t rien. Les deux
nobles invités apprécient le spectacle comme il faut, tandis
que Monsieur Jourdain se ridiculise en jouant les bergers
amoureux avec la marquise. Dorante le fait taire (scène 1) :
« Monsieur Jourdain, prêtons silence à ces messieurs ; ce
qu’ils nous diront vaudra mieux que tout ce que nous
pourrions dire. »
La réplique de Dorante rappelle la hiérarchie entre les
deux spectacles : la comédie est toujours inférieure au bal-
let, même s’il s’agit de chansons à boire. Ce qui importe
est la musique, comme le confirme Dorimène : « Je ne
pense pas qu’on puisse mieux chanter et cela est tout à fait
beau. »
Le spectacle musical est interrompu par Madame
Jourdain. Elle chasse de l’espace scénique le banquet et les
chanteurs, en même temps que les « personnes de qualité »
auxquelles ils étaient offerts. Le conflit entre Madame
Jourdain et son mari est aussi celui des deux spectacles. Le
suspense est alors moins focalisé sur le mariage de Lucile
que sur le spectacle annoncé, qui attend dans les coulisses
(les cuisines, dans la fiction) et dont le public de la cour se
demande s’il va en être frustré.
L’invention de Covielle, le valet de Cléonte, va consister
à la fois à imaginer une ruse pour marier Lucile à son
maı̂tre et à réintroduire un spectacle de ballet à nouveaux
frais. Ce sera le ballet turc. Le travestissement des trois
personnages comiques en Turcs (Jourdain, Cléonte et
Covielle) servira de médiation entre les deux spectacles :
déguisement mensonger et magnifique costume de dan-
seur, il va réunir tous les personnages de la société bour-
geoise comique autour du ballet, soit comme acteurs, soit
comme spectateurs. Cléonte est déguisé en fils du Grand
Turc, Covielle en truchement, et un ballet turc va absorber
Monsieur Jourdain pour en faire un noble Turc, un Grand

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Mamamouchi. Les autres personnages sont complices.


L’espace scénique est à nouveau envahi par un ballet, mais
cette fois-ci directement offert au seul public de la salle, à
la fois drôle et gracieux. Comme précédemment, le rire et
le plaisir musical se conjoignent, mais de façon différente
et sans médiation. La comédie et le ballet se sont rejoints.
L’efficacité de la ruse tient à la nature du spectacle.
Monsieur Jourdain passe du statut de spectateur de ballet
à celui d’acteur. Ce qui est un déguisement dans la comé-
die est une vérité dans le ballet. Les autres personnages
sont les spectateurs de ce ballet, non pas comme public de
concert, mais comme spectateurs d’un théâtre d’illusion,
tous complices volontaires de la ruse de Cléonte et feignant
de croire à la turquerie.
Le spectacle pour le vrai public, les courtisans de Ver-
sailles, est double : ils assistent au ballet comme tel, un
magnifique et chatoyant spectacle musical, drôle en soi,
mais ils assistent aussi au spectacle que donnent les comé-
diens spectateurs complices d’un ballet dont Monsieur
Jourdain est un danseur malgré lui.
Ballet et comédie, au lieu d’être en rivalité, sont désor-
mais confondus.

Un double dénouement métathéâtral pour une


(con)fusion générale de la danse et du théâtre
L’intrigue ne se conclut pas autrement que par cette
dissolution du récit comique dans la musique. Et la disso-
ciation problématique entre comédie et concert, qui était
le sujet de la première scène, va être désormais résolue.
Tous les personnages comiques vont se confondre avec les
spectateurs aristocratiques de la salle. La scène est envahie
par un ballet qu’ils vont regarder sans intervenir, ils n’ont
plus de texte et ne font plus rire. Ils cessent d’être regardés
par le public, sans sortir pour autant de la fiction turque

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puisque ce sont les (faux) Turcs qui sont les destinataires


de ce ballet. Il s’agit donc d’un ballet dans le ballet.
« Voyons notre ballet et donnons-en le divertissement à
Son Altesse turque 1. »
Cet ultime ballet est le divertissement préparé dans les
coulisses pour le dı̂ner galant de Monsieur Jourdain et les
deux nobles, et que Madame Jourdain avait interrompu.
À la différence du ballet turc, il n’est pas comique, et il
est, comme les premiers ballets, sans rapport avec l’in-
trigue. Mais il n’a plus qu’un seul public, grâce à son inclu-
sion dans la turquerie. Tous les personnages, y compris
Dorante et Dorimène, en sont spectateurs de la même
façon que le public de la salle. Les personnages n’ont plus
de rôle, ils sont neutralisés par leur nouvelle position de
spectateurs. Dorante et Dorimène ne sont plus des escrocs,
car ils ont perdu leur victime, Monsieur Jourdain, et ils
vont se marier. Monsieur Jourdain n’interrompra plus le
ballet de commentaires incongrus, il est devenu noble. Il
ne paiera plus les musiciens pour divertir les escrocs, car
Dorante et Dorimène font sagement en se mariant, sortant
ainsi noblement de l’espace comique. Les personnages et
les spectateurs sont donc réunis en un public unifié, regar-
dant le ballet final. La comédie a disparu maintenant que
se referme l’écart où elle s’inscrivait entre le public de cour
et le spectacle musical.
Cet ultime ballet est introduit de façon métathéâtrale et
en musique. Un employé du théâtre vient en distribuer les
livrets aux artistes, et ceux-ci dansent autour de lui pour
obtenir un exemplaire. La préparation du ballet est d’abord
le sujet de celui-ci, ce qui souligne la nouvelle répartition
entre spectateurs et acteurs, et montre la création du nou-
veau spectacle dans l’espace scénique.

1. Dorante, acte V, scène 6.

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Ce ballet lui-même est, ensuite, d’une facture compo-


site. Il mélange les musiques et les styles pour associer les
gens « du bel air » et les bourgeois, les Français avec les
Gascons et les Suisses, puis une fantaisie amoureuse réunit
les Espagnols, les Italiens et les Français, qui, désignés
comme Poitevins, relèvent de l’esthétique de la pastorale.
Il est une métaphore de la fusion réalisée entre comédie et
ballet, au profit de la musique.
La dernière réplique, chantée à l’unisson, réunit tous les
acteurs présents sur scène, personnages de la comédie et
artistes du divertissement, qui applaudissent et exécutent
tous ensemble une courte chanson de deux vers :
« (Tout cela finit par le mélange des trois nations et les applau-
dissements en danse et en musique de toute l’assistance qui
chante les deux vers suivants :)
Quels spectacles charmants, quels plaisirs goûtons-nous !
Les dieux, les dieux mêmes n’en ont pas de plus doux ! »
Plus rien ne distingue sur scène acteurs et spectateurs,
bourgeois et nobles, comédiens et musiciens. Tout est fait
pour entraı̂ner le public de la cour à manifester bruyam-
ment sa satisfaction. Même si ce ne fut pas vraiment le
cas, le 14 octobre 1670, au château de Chambord.
Le Bourgeois gentilhomme, replacé dans son contexte, est
bien une comédie-ballet et non une comédie entrecoupée
de ballets. C’est un ballet comique. L’aspiration nobiliaire
de Monsieur Jourdain est aussi un désir de ballet. Il
veut danser, comme Louis XIV lui-même avait dansé à
Versailles le rôle d’Apollon. Ce désir de danse devient une
comédie parce que Molière a pour mission de faire une
comédie-ballet. Il emprunte donc à l’opinion publique un
lieu commun, une figure qui peut faire rire, le bourgeois
qui veut devenir noble, même si cette aspiration est
commune à toute la bourgeoisie de l’âge classique et
confortée par la politique royale de vente des charges. La

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comédie-ballet est organisée par une raison musicale, sans


que la comédie ait besoin de sa cohérence propre. La
comédie elle-même est composite : d’un côté, il y a le
« caractère » (Monsieur Jourdain) ; de l’autre, le canevas
narratif du code comique. La plupart des scènes de comé-
die fonctionnent comme des sketches plus ou moins auto-
nomes et valant essentiellement par le jeu de l’acteur. C’est
ainsi que la scène 2 de l’acte III est écrite pour une actrice,
Mlle Beauval, qui venait d’entrer dans la troupe et qui
était, comme on l’a vu, célèbre pour son rire. Le rire de la
servante déclenché par le costume de Monsieur Jourdain,
qui s’étale sur seize répliques, a certes une fonction : il
marque la coupure métathéâtrale entre Monsieur Jourdain
et les autres personnages bourgeois. Mais c’est un moyen
propre à la comédie et, en ce cas, contingent. La cause en
est extérieure au texte.

Le Bourgeois devient une œuvre littéraire


Dès que la raison musicale perdit son évidence, la pièce
devint une comédie. Si l’on joue la pièce de Molière sans
les ballets de Lulli, le texte apparaı̂t dans sa discontinuité
et son incohérence. Les metteurs en scène et les critiques
littéraires vont donc s’évertuer à lui trouver une raison
narrative.
C’est ce qui est arrivé dès que la musique de Lulli fut
devenue incompréhensible (parce que le genre du ballet
avait disparu). En 1858, une tentative est faite pour la
remplacer par une musique de Gounod. Ce qui ne résout
rien, évidemment. Puis on supprime la musique. Au
XXe siècle, l’origine de la pièce – un divertissement royal –
disparaı̂t au profit des seuls dialogues.
Que faire de la pièce de Molière réduite à elle-même
et qui ne peut plus fonctionner ? Il faut trouver un sens et

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une cohérence à ce montage du caractère et du récit ; il


faut y lire une fiction représentée, l’histoire de Monsieur
Jourdain. Comme il est impossible de supprimer la turque-
rie finale et qu’elle est irréductible à l’intrigue, on parle de
la « folie » de M. Jourdain causée par l’excès de son vice et
dont ce ballet serait l’image métaphorique. Autrement dit,
l’intrigue se dénouerait grâce à la démence de Jourdain.
Et comme il est impératif que cette prétendue représen-
tation d’une prétendue histoire ait un sens, la pièce devient
une mise en garde destinée aux bourgeois, menacés de dis-
paraı̂tre s’ils adhèrent aux valeurs des nobles au lieu de
rester fidèles au mercantilisme de leur classe, classe à
laquelle appartiendrait Molière. Les domestiques et les
épouses représenteraient le bon sens populaire contre les
idées de noblesse. La pièce finalement appellerait au
conformisme social, recommandant à chacun de rester à sa
place.
C’est ainsi que les metteurs en scène agissent, eux aussi ;
à partir d’un texte réduit aux dialogues, ils reconstituent
un univers à trois dimensions : la maison de Monsieur
Jourdain, où ils situent un récit linéaire pris dans un temps
unique, analogue à un temps vécu. Les personnages repro-
duisent de façon stylisée des modèles sociaux, et l’intrigue
amoureuse devient le prétexte à une satire sociale dirigée
essentiellement contre les bourgeois à prétention nobiliaire
et secondairement contre les nobles désargentés, tentés par
l’escroquerie. Certains ont même voulu voir en Colbert le
modèle de Monsieur Jourdain.
C’est une interprétation possible, il y en a d’autres, équi-
valentes et, elles aussi, visant à combler le vide laissé par la
structure musicale. Cette comédie dépouillée de la musique
et des ballets est comme un bernard-l’hermite cherchant une
coquille. La coquille aristotélicienne des metteurs en scène,
ou des commentateurs littéraires, est une colonne vertébrale,

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car ils remplacent la pragmatique de la comédie-ballet par


un muthos afin de rendre le texte intelligible grâce à une
nécessité interne. En effet, ce muthos est déduit du récit – qui
est, dans la pièce d’origine, un canevas, un argumentum,
qu’ils renforcent de références historiques, sociales, litté-
raires pour créer une cohérence entre les diverses scènes.
Ensuite, le décor, le jeu des comédiens vont donner à leur
tour une nécessité intrinsèque à ce texte comique, afin qu’il
ne soit plus une succession de gags et de sketches. Ce
qu’il est, en réalité, dès qu’on le réintègre dans sa coquille
d’origine : le ballet turc. C’est ainsi que tout ce qui, dans la
comédie-ballet, était métathéâtral et avait pour fonction
d’articuler les deux genres spectaculaires, devient « rupture
de l’illusion théâtrale ». Dès qu’on pose ou présuppose l’au-
tonomie du récit, de la fable, celle-ci est une fiction à part
entière qui ne peut être perçue que par une forme d’illusion,
même si cette « illusion » est consciente de la part du public
et objet d’un contrat implicite.

Que faire des tragédies athéniennes aujourd’hui 1 ?

Après ce travail de déconstruction conceptuelle des aris-


totélismes modernes, destiné à libérer la comédie romaine
et les scènes contemporaines de la tyrannie du muthos, que
fait-on maintenant de la « tragédie grecque » ? Antérieure
à Aristote, elle n’a aucune raison d’avoir été soumise à ses
règles. Ignorée par lui en tant que rituelle, elle a été grave-
ment mutilée dans la Poétique, qui en a retiré toute la
dimension musicale en la réduisant à un texte. L’aristoté-
lisme ne nous a-t-il pas rendu la tragédie des Athéniens à
jamais inaccessible ?

1. Une partie de ce travail a été présentée au cours de séances


organisées par le théâtre du Grütli à Genève, du 13 au 16 septembre

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Des siècles de commentaires ont créé un objet sans réa-


lité historique, un fantasme idéologique que la modernité a
sacralisé sous le nom de « tragédie grecque » : généralement
conçue comme la représentation d’un mythe grec, et un
espace de débats sur les grandes valeurs de l’humanité et
de la démocratie 1.
Il en est de la tragédie comme des comédies-ballets, les
modernes ont oublié que la musique en était l’essentiel,
sous le vain prétexte, ici, que cette musique n’a pas été
conservée. Ils regardent des fragments discontinus – dia-
logues des personnages et paroles du chœur – comme un
tout cohérent auquel on cherche indéfiniment à donner
un « sens » 2.
Nous rappelions, en introduction au premier chapitre,
qu’une tragédie à Athènes était un événement, une perfor-
mance incluse dans un concours musical, lui-même partie
prenante d’un rituel religieux : les Grandes Dionysies. Dès
lors, abandonnons les théories littéraires issues de la Poé-
tique d’Aristote et revenons à la réalité historique.

Le trou noir du théâtre occidental ?


Étrangement, mais sans doute à cause d’Aristote, la
musique des chœurs tragiques n’a jamais intéressé per-
sonne, ni les philologues ni les philosophes 3. Bien que
2006, à l’occasion des répétitions des Perses par Claudia Bosse. Je
remercie les participants pour leurs suggestions et encouragments ; en
particulier Sophie Klimis, Alessandra Lukinovich, Philippe Bischof, et
les organisatrices Maya Bösch et Michèle Pralong.
1. Edward Bond, interrogé sur France-Culture durant l’été 2006,
répétait sans manifester le moindre doute que la tragédie serait une
des institutions de la démocratie. On y débattrait des grands sujets
politiques, comme la justice, etc.
2. Sur les statuts actuels de la tragédie grecque, cf. Legangneux
2004.
3. Seule Nicole Loraux avait initié un changement de perspective,
qu’elle n’a malheureusement pas pu poursuivre (Loraux 1999) ; en

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Platon y revienne à plusieurs reprises, la valeur rituelle de


la musique et sa signification affective n’ont pas été prises
en compte. Et quand cette dimension rituelle intervient,
c’est toujours en fonction du sujet de la tragédie. Même
Nietzsche se focalise sur le héros tragique et ne voit
qu’Œdipe sous le masque de Dionysos 1.

Nietzsche contre Willamowitz : philosophie contre


philologie
Ce n’est pourtant pas que les travaux aient manqué,
visant à retrouver la vérité historique de la tragédie
grecque. Jusqu’ici, globalement, deux traditions ont pré-
valu dans les lectures et mises en scène des tragédies
d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, qui ignorent l’une et
l’autre la musique.
La tradition philologique, illustrée par Willamowitz-
Möllendorf 2 et perpétuée par Jean Bollack et ses élèves,
insiste sur la distance qui nous sépare d’Athènes et du
Ve siècle ; ils s’imposent, et nous imposent, une minutieuse
reconstitution historique du sens, en évitant toute générali-
sation philosophique 3. Willamowitz espérait restituer à ses
contemporains le « phénomène » de la tragédie et redonner

particulier dans le chapitre « Le chant sans lyre », p. 82-99, dont nous


reprenons l’essentiel de l’analyse. La parution récente d’un ouvrage
collectif – Odile Mortier-Waldschmidt (éd.), Musique et Antiquité.
Actes du colloque d’Amiens, 25-26 octobre 2004, op.cit. (cité : Mortier-
Waldschmidt 2006) – montre le travail qui reste à faire.
1. Friedrich Nietzsche, Die Geburt der Tragödie, Leipzig, 1872 (La
Naissance de la tragédie, Gallimard, 1986).
2. Ulrich Willamowitz-Möllendorf, Was ist eine attische Tragödie ?,
1889 (trad. française : Qu’est-ce qu’une tragédie attique ?, Paris, Les
Belles Lettres, 2001).
3. Par exemple : Pierre Judet de La Combe, L’Agamemnon
d’Eschyle. Commentaire des dialogues, 2 vol., Presses universitaires du
Septentrion, 2001.

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vie à une poésie morte. Il réintroduit donc ce qu’Aristote


avait supprimé, le contexte politique et cultuel, le rituel
des Grandes Dionysies, et reformule ainsi la définition
d’Aristote en écrivant : « Une tragédie attique est un épi-
sode tiré de la légende héroı̈que, ayant son unité propre,
traité de façon poétique, dans un style noble et destiné à
être représenté par un chœur de citoyens athéniens, voire
trois acteurs, dans le sanctuaire de Dionysos comme partie
intégrante de la célébration publique du culte du dieu. »
Ce faisant, il oublie la danse et la musique, et reste aris-
totélicien ; il rattache la tragédie à ce qu’il appelle « le
mythe » et non au rituel. Malheureusement aussi, sa
volonté d’opposer l’histoire à la philosophie le fera s’égarer
dans une vaine recherche des origines.
Willamowitz bataillait contre Nietzsche qui va incarner
la tradition philosophique. Son livre Was ist eine attische
Tragödie ? (1889) polémique avec celui de Nietzsche, Die
Geburt der Tragödie (1872). La tragédie chez Nietzsche est
un objet conceptuel, comme chez Aristote. La philosophie
allemande, depuis Hegel, avait dénoncé l’illusion d’une
empathie avec les Grecs. Et ses contemporains philosophes
reprochaient à Willamowitz qu’une fois achevée sa recons-
titution historique il y ait installé sa subjectivité. Willamo-
witz lit les personnages de la Phèdre d’Euripide comme
ceux d’Hedda Gabler (d’Ibsen), dira Reinhardt. C’est pour-
quoi, et afin d’arracher la tragédie à la contingence histo-
rique et à la relativité culturelle, les philosophes – que ce
soit Hegel, Nietzsche ou les autres – font le pari du
concept. Que la tragédie débatte de la loi, de la justice ou
de la cité, ou qu’elle rejoue indéfiniment le conflit entre
Dionysos et Apollon, elle n’est plus intelligible lorsqu’elle
est seulement immergée dans la culture grecque comme
une pratique singulière et redondante de cette culture – ce
à quoi aboutit la position des philologues –, mais elle peut

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concerner tous les hommes car elle parle d’expériences que


chacun ferait, de conflits que chacun affronterait.
Les deux écoles restent bien vivantes, et le combat se
perpétue entre Nietzsche et Willamowitz, même si les
positions se diversifient dans chaque camp, et si des
alliances se font et se défont. Ce conflit reste une guerre
du sens, une guerre sur le texte, une guerre aristotéli-
cienne qui occupe tout le terrain. On continue à faire
la psychologie des personnages, à donner au récit une
interprétation mythique, à lire dans un chœur la philoso-
phie d’Héraclite : tout cela, parfois, dans le même
commentaire. Le sens ! Aucun metteur en scène ne se
sent le droit de s’y soustraire et bien souvent il s’adjoint
un conseiller helléniste afin de donner à la mise en
scène un label scientifique. Une tragédie serait inévitable-
ment une machine à représenter un récit signifiant dont
il s’agirait de retrouver le sens.
Mais peut-on encore y échapper ? Peut-on comprendre
et jouer aujourd’hui une tragédie athénienne sans tomber
dans toutes ces illusions philosophiques ou philologiques,
sans être submergé sous les clichés attachés à chaque tragé-
die : Les Perses et la guerre, Antigone et la liberté, Électre et
la justice, Œdipe roi et son complexe, avec leur cortège de
destin, pouvoir, conscience, débat ou individu tragiques ?
Ou bien, faut-il faire de la tragédie athénienne le trou
noir du théâtre vivant ? et la conserver seulement comme
l’instrument théorique de la déconstruction des aristoté-
lismes ? Le corpus des textes ne serait-il qu’un monument
patrimonial exténué ? La déconstruction d’Aristote per-
met-elle un autre rapport aux textes tragiques conservés ?
C’est ce que nous allons essayer de proposer.
En commençant par épurer le vocabulaire. Ne parlons
plus de LA tragédie GRECQUE, car nous ne connaissons

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que des tragédies athéniennes 1. Ne parlons plus de poète


dramatique. Eschyle et les autres étaient des aoidoi (chan-
teurs-poètes) ou, mieux encore, des chorodidaskaloi, aux-
quels la cité confiait l’instruction d’un chœur pour lequel
ils composaient paroles et musique. Renonçons au vocabu-
laire de l’aristotélisme théâtral contemporain – fable, texte,
drame et mise en scène –, absent du vocabulaire grec, qui
enferme non seulement le théâtre occidental dans une défi-
nition « dramatique », mais aussi fausse notre connaissance
de la tragédie athénienne, comme de tous les théâtres non
aristotéliciens.

Platon contre Aristote ou les chœurs contre le muthos


Avant qu’Aristote n’impose à la tragédie son muthos
silencieux, Platon avait donné une définition uniquement
chorale de la tragédie, qu’il présentait comme une collec-
tion de chants destinés à faire pleurer la cité en train de
sacrifier. La tragédie avait le tort, selon lui, de ne s’adresser
qu’à la partie émotive de l’âme qui s’abandonne alors déli-
cieusement aux affects, en la privant de raison et de
mesure. Représentant des hommes excessifs aux passions
tyranniques, la tragédie est, selon lui, « un chant pervers
tyrannophile » 2.
Une telle définition est, à première vue, tendancieuse,
et l’image donnée par Platon n’est-elle pas aussi déformée
que celle d’Aristote ? Ne fait-il pas preuve de mauvaise foi
en « oubliant » les dialogues ? Ne faut-il pas renvoyer dos
à dos les deux philosophes ?
En désaccord sur la nature de la tragédie, ils ont cepen-
dant deux choses en commun. D’abord, l’un et l’autre font

1. Certes, d’autres cités ont adopté l’institution tragique, mais nous


ne savons rien de leur contexte rituel (cf. Moretti 2001, p. 121-155).
2. République 603b1 et Lois 800 c-d (cf. Klimis 2006, p. 2).

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du pathétique son effet principal. Ensuite, même s’ils y


attachent une importance différente, les chœurs forment,
selon eux, le cadre général d’une tragédie. Aristote, en
effet, pour indiquer la structure du texte tragique, situe les
dialogues en fonction de l’entrée, de la sortie et des chants
du chœur, et dit explicitement que chaque épisode – c’est-
à-dire les dialogues – est placé « entre » (metaxu) les chants
complets du chœur 1. Et, de fait, ces intermèdes parlés sont
appelés, en grec, epeisodoi (étymologiquement : « en plus
des entrées du chœur ») et ont le sens, en général, de « sup-
plément, accessoire ».
Par conséquent, pour les anciens Grecs, une tragédie est
une suite de chœurs où s’intercalent des intermèdes dia-
logués. Ce qui est le contraire de la conception qui prévaut
de nos jours, et nous engage à renverser le point de vue
habituel : la tragédie était d’abord une pratique chorale.
Selon la méthode utilisée pour la comédie-ballet, et pour
des raisons analogues, puisque ce qui était premier dans
une tragédie est le chœur, nous allons essayer de
comprendre la tragédie à partir de sa structure musicale.
Et comme nous l’avons fait pour la comédie romaine, nous
n’oublierons jamais que la signification de la performance
théâtrale qu’est une tragédie est celle de sa fonction rituelle
comme chœur dionysiaque.
En partant de la composition musicale d’une tragédie,
nous retrouverons sa fonction rituelle, et inversement.

Des « chants » avec ou sans musique


Une fois posé que la tragédie est une performance cho-
rale, et si l’on prend un point de vue historique, plus radical

1. 52b-26-27.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

que celui des philologues de l’école de Willamowitz, en ces-


sant d’isoler la tragédie des autres institutions chorales athé-
niennes, on rencontre une institution : la chorégie 1. La
chorégie permet de passer d’un objet fantasmatique (le texte
tragique) à une pratique historique (les chœurs tragiques) et
d’en parler en conservant le vocabulaire indigène. Nous sau-
rons peut-être, enfin, à quoi servait la tragédie à Athènes.

Le chœur tragique comme institution athénienne


L’institution de la chorégie est une institution majeure
de la vie athénienne. Le chorège est aussi important que
l’armateur de bateau. Désigné par l’archonte éponyme, il
veille sur de nombreux chœurs parmi lesquels les chœurs
tragiques, les chœurs comiques. Lors des Grandes Diony-
sies sont célébrées deux liturgies chorales (on oublie trop
souvent le dithyrambe) qui sont le point d’orgue d’une
série de rituels dionysiaques ayant duré tout l’hiver dans
les dèmes, avec de nombreux concours et peut-être du
théâtre. Ces liturgies chorales exigent la contribution de
vingt-huit riches Athéniens chaque année.
La chorégie a pour objet l’éducation des jeunes gens
d’Athènes, ainsi que le souligne Platon dans Les Lois. C’est
pourquoi, dans La République, il veut les arracher aux
chœurs tragiques et à la musique de l’aulos, qui, selon lui,
ne peuvent que les corrompre en les faisant pleurer comme
des femmes sur des rythmes orientaux déchirants.
En fait, ce qui est problématique dans une tragédie n’est
pas la présence des chœurs, mais celle de vers non chantés.
Ce qui devrait nous intriguer est qu’une tragédie ne soit pas,
comme un dithyrambe, chantée par des chœurs dansant en
cercle autour d’un musicien. Ce qui est inattendu est la pré-
sence d’acteurs dialoguant en trimètres iambiques, acteurs

1. Wilson 2000.

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professionnels qui n’ont rien à voir a priori avec les chœurs.


Ce qui est remarquable est qu’à la différence des chœurs de
dithyrambe les choristes soient de jeunes hommes travestis.
Dialogues et fictions doivent donc être définis à partir
des chœurs. D’où sortent ces dialogues ? D’où vient cette
fiction ? Les dialogues de tragédie ne sont pas de la poésie
au sens où nous l’entendons, des vers « dits » sans être
chantés, mais, comme expansion des chœurs, ce sont
des chants sans musique, originellement marqués d’une
déficience. En effet, la disjonction des paroles et de la
musique n’a rien d’évident. Ainsi, les chœurs ne sont pas
de la poésie chantée : celui que nous appelons le poète
dramatique est en fait un chorodidaskalos – lui-même se
désigne comme aoidos – qui écrit pour un chœur ou des
acteurs qui chantent. Par conséquent, les acteurs dans les
dialogues, pour ainsi dire, chantent sans musique, ce qui
correspond, dans la pratique, à une diction particulière,
qui tranche avec la parole ordinaire, une prononciation
déclamatoire.
D’où vient cette pratique de la déclamation ? Sans doute
des rhapsodes 1, qui déclament sans musique les anciens
poèmes épiques formant la matière des récits tragiques
depuis qu’ils ont été fixés par écrit. Il est probable que ce
mode de diction des rhaposes ait été lié à la fixation des
épopées. La cithare permettait aux aèdes d’improviser en
étant possédés de la Muse par l’intermédiaire de la
musique. Sans la musique de la cithare, le rhapsode est
contraint de tout apprendre par cœur à partir d’un texte
écrit.
Entre les chœurs de la tragédie, donc, sont déclamés par
des acteurs des morceaux de récit, écrits par le chorodidas-
kalos. Les acteurs se sont substitués au narrateur unique de

1. Andrew Ford, « The Classical Definition of Rhapsôdia », CPh,


83, 1988, p. 300-307.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

l’épopée et racontent la fiction dont ils assument successi-


vement les différents personnages, le reste revenant à des
messagers.

L’aulos
L’aulos (forme de clarinette) est l’instrument qui définit
le chœur tragique 1. C’est la musique de l’aulos qui, pré-
sente ou absente, structure le spectacle ; c’est son exploita-
tion technique qui permet les innovations et les variations
dans chaque tragédie.
La musique instrumentale dans l’imaginaire grec est un
souffle qui entre dans le chanteur ou le danseur et lui
communique une émotion qu’il va à son tour communi-
quer au public par son chant ou sa danse. Il est, en quelque
sorte, animé par la musique qui le fait chanter ou danser.
C’est pourquoi chaque mode musical suscite un type
d’émotion, impose certains rythmes métriques et des sujets
qui lui correspondent.
L’aulos est le plus souvent utilisé pour des modes aigus
de deuil et de tristesse. La réalité première du théâtre,
c’est la musique douloureuse de l’aulos, celle qui déchire,
fait pleurer et accompagne le thrène – c’est-à-dire le chant
des pleureuses sur le corps du mort. La tragédie est une
variation esthétique à partir de la musique de l’aulos
offerte à Dionysos. La tristesse est aussi ce que doivent
susciter les acteurs dans les dialogues s’ils sont bien les
successeurs des rhapsodes 2. Cependant, le développement
de la musique de l’aulos – dont témoigne en particulier
l’œuvre d’Euripide – et l’extension de son spectre émotif

1. Loraux 1999, chapitres V et VI. Sur l’aulos, voir le texte fonda-


mental de Jean-Pierre Vernant, La Mort dans les yeux, Hachette, 1985,
p. 55-60.
2. Platon, Ion, 535 e.

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permirent de multiples variations qui ont fait de la tragé-


die un trajet émotif de plus en plus complexe. Grâce à
l’addition de clefs, dès le VIe et le Ve siècle, cerclé de
bronze, qualifié de « pamphonos », il est désormais capable
de jouer le thrène de deuil comme le joyeux péan. L’aulos
pamphonos devient, par excellence, l’instrument de la tra-
gédie et celui qui bouleverse le public 1.
Quelle était la véritable puissance de l’aulos ? La traduc-
tion par « flûte » est techniquement erronée, car il s’agit
d’un instrument à anche simple, mais surtout elle ne rend
pas compte de sa force, tout comme le terme « hautbois » 2.
L’aulos emporte les âmes et peut rendre fou. Malgré
l’anachronisme, il faudrait plutôt l’imaginer comme une
clarinette à cause, en particulier, de ses modes divers. L’au-
los est souvent opposé aux instruments à cordes, cithare ou
lyre ; il produit une musique extatique 3. Musique sans
Muse, car les Muses, selon Sappho, n’ont rien à voir avec
Hadès 4.
Mais ce qui caractérise la tragédie par rapport aux autres
chants choraux, outre l’aulos, c’est l’introduction entre
les chœurs de dialogues parlés sans rapport direct avec
Dionysos, agencés en forme de récit, la fiction. Ils seront
l’alibi des larmes tragiques, car les choristes sont à la fois
des Athéniens chantant le chœur rituel et des personnages
rattachés à la fiction et déguisés en personnages qui sont

1. Ford 2002, p. 141. Zozie Papadopoulou et Vincianne Pirenne-


Delforge, « Inventer et réinventer l’aulos », in Pierre Brulé et Chris-
tophe Vendries (éd.), Chanter les dieux. Musique et religion dans l’Anti-
quité grecque et romaine, Presses universitaire de Rennes, 2001.
2. Annie Bélis, Les Musiciens dans l’Antiquité, Hachette, 1999,
passim.
3. Marcello Carastro, La Cité des mages, Grenoble, Jérôme Millon,
2006 (chapitre IV).
4. Ford 2002, p. 14.

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tout sauf des citoyens d’Athènes : jeunes filles captives,


étrangers, barbares, vieillards ou esclaves.
Voici donc un dispositif complexe. La musique de l’au-
los et les chants du chœur constituent le rituel diony-
siaque ; dans ce rituel, les spectateurs s’identifient pendant
la tragédie aux choristes qui dans la vie sont leurs voisins,
leurs parents et qui, au théâtre, sont placés entre eux et les
acteurs 1 ; aux chants du chœur s’ajoutent deux autres types
de moments musicaux utilisant l’aulos : les mélodrames
chantés par les acteurs, et le kommos quand acteurs et cho-
ristes chantent et pleurent ensemble. Ces chants sont les
grands moments d’émotion de la tragédie. Toutes les par-
ties sans musique sont, au contraire, distanciées et plus
froides ; elles préparent ou concluent les moments forts du
spectacle. D’où une tendance chez les acteurs, qui sont des
professionnels, à moduler excessivement leur texte quand
ils parlent et à ajouter du pathétique, à tirer leur rôle du
côté de la musique 2.

Structure musicale ou récit ?


À quoi sert la fiction ? Le récit est le fil chronologique
d’une suite de séquences musicales. Ce n’est pas un muthos
au sens aristotélicien, mais une succession de faits (prag-
mata) sans nécessité, une hupothèsis, semblable à l’argumen-
tum de la comédie romaine. Le caractère arbitraire de ces
pragmata est si fort que bien souvent, faute d’explication
vraisemblable, l’enchaı̂nement des faits est assumé par
Apollon, qui dicte ses ordres aux héros depuis Delphes
ou par l’intermédiaire des devins de tragédie, Calchas ou
Tirésias. Pourquoi Oreste doit-il tuer sa mère ? Pourquoi

1. Calame 2006 et Wiles 1999.


2. Moretti 2001, p. 241, et ce dont témoigne Aristote, Poétique.

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Agamemnon doit-il sacrifier sa fille ? Aucune nécessité,


aucune vraisemblance ne les y contraint.
Ce qui n’est guère gênant pour les Athéniens, qui
tiennent ces faits pour des « mensonges », comme on dit
en grec, c’est-à-dire des événements imaginaires et sans
aucune réalité historique, comme l’affirme haut et fort le
premier tragédien, Thespis 1, qui présentait les histoires de
ses tragédies comme des « jeux » n’ayant pas besoin de
justifications.
Si l’on s’en tient donc à la composition musicale – la
seule, d’ailleurs, qui soit visible dans les textes –, la succes-
sion des parties chantées structure la tragédie de deux
façons.
D’abord, selon une structure fixe : les chœurs entrent
au début et sortent à la fin. Le reste du temps, ils sont
dans l’orchestra et chantent quatre ou cinq stasima (chants
arrêtés), le mot signifiant que le chœur reste dans l’orches-
tra 2. Entre les stasima se trouvent les épisodes parlés. Sou-
vent, un prologue parlé précède l’entrée du chœur. Le
système est plus souple qu’il n’y paraı̂t car les parties cho-
rales peuvent utiliser des musiques et des rythmes très
différents.
Une seconde composition musicale utilise deux élé-
ments mobiles : melos et kommos. Le melos, qui signifie
simplement « chant », désigne les moments où un acteur
chante seul, sans le chœur. Souvent, le mètre correspon-
dant est l’anapeste. Le kommos est un chant de deuil col-
lectif qui implique que les chanteurs se frappent la
poitrine. Le kommos (kompto signifie « frapper ») est
chanté par le chœur et un ou plusieurs acteurs. C’est un

1. Plutarque, Vie de Solon, 29, 6-7.


2. Les chants du chœur sont repérables dans le texte grec par la
métrique, puisque les chœurs sont écrits en strophes lyriques.

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chant bouleversant de douleur qui éclate, le paroxysme du


pathos. L’aulos peut utiliser le mode lydien, très aigu, pour
produire une musique stridente. C’est aussi le moment où
les personnages sont absorbés par le chœur et fusionnent
avec lui dans le chant. Ni le kommos ni le melos n’ont de
place fixe, ils peuvent même être plusieurs. Cette part de
variabilité dans la composition musicale, outre le choix
des modes, permet au poète/compositeur de donner à
chaque tragédie sa singularité. La place qu’il attribue au
kommos détermine tout le reste de la pièce, y compris les
événements du récit.
Nous faisons l’hypothèse, ici, qu’on peut étudier une
tragédie en partant uniquement du kommos et comprendre
l’« action » à partir de la seule composition musicale. En
guise de démonstration, nous comparerons la place du
kommos dans trois pièces dont le canevas (hupothèsis) est à
peu près le même : les Choéphores d’Eschyle, Électre de
Sophocle, Électre d’Euripide, en montrant que les trois
variantes narratives peuvent se déduire de trois options
musicales.

La composition musicale des trois « Électre »


Le sujet de ces trois pièces est bien connu : Oreste
revient à Argos pour – aidé (?) de sa sœur Électre 1 – venger
son père Agamemnon, en tuant, sur l’ordre d’Apollon, ses
assassins, Égisthe et Clytemnestre. L’enjeu des trois pièces
est différent selon le rôle que va jouer Électre pour que
s’accomplisse la vengeance. Rôle qui n’est pas toujours clair
du point de vue de l’action.
Chez Sophocle, elle ne sert strictement à rien. Oreste
est un vengeur décidé et implacable qui met au point sa

1. On ne peut pas dire que, chez Sophocle, Électre aide son frère.

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ruse avec le pédagogue, sans tenir compte d’Électre ni utili-


ser son aide.
Chez Eschyle, en revanche, sa présence sert à faire rituel-
lement d’Oreste un vengeur. En effet, le meurtre est
ancien, et pour qu’Oreste qui a grandi heureux en Phocide
ait la force de venger son père, il lui faut retrouver le deuil
passé. Sa sœur, son double, Électre, va précisément l’aider
à revivre la mort de leur père et l’horreur de son meurtre.
Ce sont la musique et les chants qui vont servir à réinstaller
le deuil. En quelque sorte, l’action est créée par les chœurs
tragiques chantant le thrène rituel.
Chez Euripide, Électre participe directement à la ruse
destinée à tuer Clytemnestre en attirant sa mère dans sa
maison où est caché Oreste et en l’aidant à l’égorger.
En fait, comme on voit, il n’est pas possible d’analyser
le personnage d’Électre du seul point de vue de l’action.
En revanche, une analyse musicale d’Électre dans les trois
tragédies rend le personnage intelligible.

Définition musicale d’Électre


Électre n’appartient pas à la tradition épique. C’est sans
doute un personnage inventé par Eschyle, dont le nom
signifie « la femme sans lit » 1, et repris par Sophocle et
Euripide. Elle s’est arrêtée dans le temps féminin de la
parthenos, la jeune fille non encore mariée 2. Cette défini-
tion anthropologique fait d’Électre la « mémoire trop lon-
gue » ; le temps arrêté de la jeune fille jamais mariée sert à

1. Nous renvoyons, pour toute cette analyse, à Loraux 1999,


chapitre V (en particulier, p. 53-59).
2. Louise Bruit-Zeidman, « Temps rituel et temps féminin dans la
cité athénienne au miroir du théâtre », in Catherine Darbo-Pechanski
(éd.), Constructions du temps dans le monde grec ancien, CNRS, Paris,
2000, p. 155-164.

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créer une fiction : le deuil éternel du père. Car il faut que


les enfants d’Agamemnon soient dans le deuil de leur père
pour le venger. Cette mémoire du meurtre prend deux
formes, les ordres d’Apollon et le deuil d’Électre. Oreste
ne peut être dans le temps arrêté d’un deuil éternel. Il
est nécessairement pris dans le temps qui le fait passer du
statut d’enfant à celui d’homme, sans quoi il ne peut être
le vengeur. C’est donc un temps féminin, celui d’Électre,
qui est perverti par la fiction tragique pour prolonger indé-
finiment le deuil.
On peut trouver aussi à ce choix une raison musicale.
Seules les femmes, en Grèce, chantent le deuil, et donc le
personnage d’Électre va servir d’interface entre les chants
rituels offerts à Dionysos et la fiction narrative. Elle permet
à chaque « poète tragique », ou plutôt à chaque chorodi-
sdaskalos, de former un chœur de femmes dont le chant
est emprunté à une des possibilités du thrène et va se défi-
nir par rapport au chant d’Électre.
Chacune de ces trois tragédies est donc une variation à
partir de la définition musicale du personnage, c’est-à-dire
des potentialités techniques de l’aulos et du thrène.
Le personnage d’Électre est ainsi ni mythique ni tra-
gique. L’Électre de la tragédie n’est pas produite par l’his-
toire, ce n’est pas un personnage fictionnel, elle
disparaı̂trait d’un roman ou d’une épopée (sauf chez Euri-
pide). Ce n’est pas un actant, c’est un chant. C’est donc
par son chant qu’elle va agir.

Eschyle
Chez Eschyle, pour qu’Oreste devienne un vengeur,
reprenne le royaume de son père, réintègre sa famille, il
faut qu’il entre d’abord dans l’espace du deuil filial. Cet
espace de deuil, c’est Électre qui le crée musicalement avec
l’aide du chœur.

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Dans Les Choéphores, toute la première partie de la pièce


consiste donc à chanter le thrène funèbre qui aurait dû
accompagner la mort d’Agamemnon et à réaliser, dans l’or-
chestra, le rituel funèbre qui aurait dû entourer le cadavre
du roi assassiné. Le chœur va donc installer un espace
musical de deuil, puis intégrer les deux enfants à cet
espace, et faire monter la douleur en intensité jusqu’à ce
qu’eux aussi se mettent à chanter ; c’est le moment du
kommos. Oreste se transforme alors en vengeur, passant de
la plainte féminine à la violence virile. Il quitte le chœur,
cesse son chant et entre dans le palais tuer les assassins.
La stratégie musicale d’Eschyle consiste à partir de la
musique d’un chœur douloureux. Électre entre avec le
chœur lors de la parodos mais ne chante pas, elle n’est pas
encore dans le deuil ; c’est le chœur qui va le lui communi-
quer musicalement.
D’où vient le chant douloureux du chœur ? Les ser-
vantes qui le constituent sont entrées dans l’orchestra sous
le regard d’Oreste et de Pylade :
ORESTE. – Pylade, restons à l’écart, afin de savoir qui est cette
procession de femmes 1.
Son interrogation est aussi celle des spectateurs. Que
le chœur rituel pour Dionysos chante la douleur n’a rien
d’étonnant, mais il doit aussi se définir par rapport à la
fiction. La réplique d’Oreste est donc métathéâtrale. De
la même façon, si lui et Pylade s’écartent, c’est afin de lais-
ser tout l’orchestra au chœur et de permettre la parodos.
Les paroles du chœur des porteuses d’offrandes expli-
quent leur chant de deuil. Elles ne pleurent pas la mort
d’Agamemnon mais la chute de Troie et leur captivité.
Leur condition d’esclaves donne un corps à cette douleur

1. Eschyle, Les Choéphores, v. 20-21.

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éternelle. Leur deuil n’est pas la représentation d’un rituel,


elles chantent leur propre deuil, ce qui anthropologique-
ment est impossible 1. Leur chant signifie par lui-même un
deuil glacé et la haine des nouveaux maı̂tres. Mais il ne
mène à rien, car la vengeance n’est plus possible, il est trop
tard pour elles. « Le sang vengeur se fige » ; « Je pleure
(dakruô) sous mes voiles, glacée par mes deuils cachés » 2.
L’entrée d’Électre qui conduit le chœur est tout aussi
problématique pour les spectateurs. Elle est en décalage par
rapport au chœur qu’elle conduit et ses paroles sans
musique traduisent une attente musicale et fictionnelle :
elle ne chante pas le thrène et n’est donc pas dans le deuil.
Ses premiers mots expliquent sa présence décalée, qui
n’est justifiée que par la fiction. Elle conduit les porteuses
de libation sur l’ordre de sa mère afin de calmer l’ombre de
son père, car Clytemnestre a eu un mauvais rêve. Elle ne
sait pas, dit-elle, comment prendre part à un rituel qu’elle
condamne puisqu’il a pour but d’écarter la violence vindi-
catoire du mort.
E´ LECTRE. – Femmes captives qui tenez propre la maison,
Puisque vous m’accompagnez dans cette procession de supplica-
tion que je conduis, conseillez-moi sur ce que nous faisons ici.
Que dois-je dire en versant ces libations funéraires ? Comment
aurais-je les mots qu’il faut ? Comment adresserais-je une prière
à mon père 3 ?
La donnée première est le spectacle : la procession avec
les vases de libation, les choéphores et Électre à leur tête.
La tonalité du chant n’est pas liée à une célébration
funèbre, mais à la fiction et au rite des Dionysies. Les
captives chantent leur malheur et des chœurs pour
Dionysos.

1. Loraux 1999, p. 89-90.


2. Eschyle, Les Choéphores, v. 66-67 et v. 81-83.
3. Ibid., v. 84-88.

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Elles vont ensuite aider Électre en lui conseillant de


chanter rituellement le deuil de son père, comme s’il venait
de mourir. Il peut paraı̂tre étrange que ces captives, vic-
times d’Agamemnon, portent secours à Électre pour pleu-
rer la mort de leur persécuteur. Un chœur de suivantes
serait plus vraisemblable du point de vue du récit, mais il
ne pourrait pas musicalement prendre en charge le chant
d’entrée. La présence des captives troyennes s’explique
donc par des raisons musicales : elles apportent dans l’or-
chestra le chant de deuil éternel qui va devenir celui
d’Électre. Sophocle et Euripide, qui ne feront pas appel à
un chœur de captives troyennes, useront d’une autre straté-
gie musicale pour créer le thrène d’Électre.
Électre, ici, va être créée en présence des spectateurs par
le chœur des Troyennes. C’est ce chœur qui lui donne
sa musique et son chant. Pour l’instant, elle parle et, par sa
parole, arrête la musique puisqu’elle ne peut pas conduire
le chœur. Elle est un chef de chœur « muet ».
En entrant, elle demande au chœur de lui indiquer ses
gestes et ses paroles ; autrement dit, son rôle (v. 84-151).
Et une fois qu’elle aura décidé, grâce au chœur, de réveiller
le mort dans l’espoir qu’Oreste reviendra lui rendre son
honneur, une fois qu’elle aura trouvé ses mots et ses gestes,
elle va lancer la musique de deuil funèbre.
La musique qu’elle avait interrompue reprend avec une
autre signification.
E´ LECTRE. – C’est sur de telles prières que je verse ces libations.
À vous, selon ma règle [?], de les couronner de gémissements
aigus [kôkutoi]
En faisant entendre le péan du mort 1.
La musique ambiguë qui va maintenant se faire
entendre est celle de l’aulos qui combine les « gémissements

1. Ibid., v. 149-151.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

aigus » et le péan, le deuil et le triomphe 1. Le détourne-


ment des libations apaisantes est musical : le chant de l’au-
los n’est pas apaisant, il réveille le mort non pour le
tourmenter, mais dans l’espoir de le célébrer. Le sens de
l’action d’Électre est tout entier dans cette musique du
chœur. Il s’agit désormais véritablement d’une musique de
thrène destinée à appeler la vengeance.
Électre ne chantera elle-même le thrène du mort et ne
réalisera totalement son personnage que lorsqu’elle aura
reconnu Oreste et qu’elle aura attisé chez lui la douleur
afin que commence le kommos. « Que le mort soit pleuré
(ototuzetai), dit le chœur, et le vengeur surgit » (v. 327).
Oreste le premier (v. 315) chante « le gémissement de
la vengeance » (goos endikos). Électre qualifie de « thrène »
ce chant qu’ils entonnent (v. 335). Le chœur annonce la
victoire d’Oreste en termes musicaux : le péan remplacera
le thrène (v. 344). Mais le vengeur ne se déclare pas encore.
En effet, les enfants chantent longuement sans qu’Oreste
se décide à sortir de la plainte enfantine. Oreste et
Électre se lamentent ensemble et déplorent leur impuis-
sance, alors qu’il faudrait que le fils d’Agamemnon se
détache de sa sœur pour devenir un homme.
LE CHŒUR. – Mon cœur bondit
Quand j’entends cette plainte,
Et je perds espoir,
Et mon ventre à chaque mot s’assombrit
Des accents virils au contraire.
Et tout m’apparaı̂tra lumineux 2.
L’action de la musique est alors utilisée explicitement
par le chœur pour créer le vengeur. Le chœur déclare donc

1. Dans l’épopée, le thrène combine la douleur et la célébration,


ce que l’aulos traduit musicalement (cf. Loraux 1999, p. 90). Le péan
chanté après la victoire signifie la fin de l’angoisse.
2. Eschyle, Les Choéphores, v. 410-417.

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qu’il va passer à une musique de deuil plus âpre et plus


aiguë : le thrène lydien, accompagné de gestes très violents
(kompto) ; il fait ainsi référence, de façon métathéâtrale, à
la séquence qu’il est en train de jouer, le kommos, et
signale la fonction de cette partie musicale, essentielle dans
l’action.
LE CHŒUR. – Moi je bats sur ma poitrine le kommos arien [ekom-
psa kommon].
Voyez donc : suivant le rite des pleureuses kissiennes
Sans relâche ma main errante bondit,
Elle va redoublant ses coups, frappant de haut et de loin,
Faisant gémir sous le choc mon front meurtri et douloureux 1.
S’ajoutent des récits atroces sur les mutilations subies
par le cadavre d’Agamemnon, et les souffrances d’Électre.
Le sens du texte conforte celui de la musique. La douleur
recouvre tout. Enfin surgit le vengeur dans le chant. La
vengeance est dite en termes d’échange 2, Oreste rendra
coup pour coup.
ORESTE. – Arès luttera contre Arès, Justice [Dikè] contre Justi-
ce 3 [Dikè].
Le chœur commente cette transformation d’Oreste en
termes musicaux. La vengeance est annoncée par un chant
d’un type nouveau : « Voici l’hymne des dieux souterrains
[humnos] » (v. 475).
La musique s’arrête, le vengeur est prêt. Oreste se sépare
de sa sœur, son double enfantin, pour tuer Égisthe, devenir
un homme et succéder à son père en le vengeant :

1. Ibid., v. 423-428.
2. Sur la vengeance dans la Grèce archaı̈que, cf. Jesper Svenbro, in
Raymond Verdier (éd.), La Vengeance (vol. 3.), Éditions Cujas, 1980 ;
et Eva Cantarella, Les Peines de mort en Grèce et à Rome, Albin Michel,
2000 (1991), p. 50-80.
3. Eschyle, Les Choéphores, v. 461. Le terme dikè signifie en même
temps justice et vengeance. La Dikè est ici divinisée.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

ORESTE. – Père, mort d’une mort indigne d’un souverain,


Je te le demande, donne-moi le pouvoir sur ta maison 1.

Et ainsi il pourra sacrifier à son père.


ORESTE. – Car ainsi, en ton honneur, on célébrera les banquets
sacrés.
Sinon, tu seras oublié au jour des gras banquets
Offerts par ce pays sur des autels fumants 2.

Parallèlement à lui, Électre pourra réintégrer le temps


humain, devenir une femme et faire à son père les
offrandes rituelles lors de son mariage (v. 483-488). Le
tombeau d’Agamemnon sera définitivement un autel.
Électre disparaı̂t alors de la scène ; elle ne sert plus à rien.
Son rôle est terminé.

Sophocle
Sophocle, dans Électre, imagine une action musicale dif-
férente. Le thrène est d’emblée la propriété d’Électre. C’est
elle qui est installée dans la douleur éternelle et le deuil
de son père. Elle n’a pas besoin d’une cérémonie funèbre
reconstituée dans l’orchestra. Elle s’est figée dans un temps
arrêté le jour de la mort de son père, ce que fait entendre
le thrène qu’elle chante avant l’entrée du chœur.
La tragédie commence donc musicalement, non par un
chœur mais par le chant (mélodrame) d’Électre, sortant du
palais. Comme chez Eschyle, c’est Oreste, ici accompagné
d’un pédagogue, qui annonce le spectacle au public et pose
les questions à sa place.
E´ LECTRE (à l’intérieur). – Oh ! Moi ! comme je souffre
[dustènos] !

1. Ibid., v. 479-480.
2. Ibid., v. 483-485.

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LOIN D’ARISTOTE. PLAUTE, TÉRENCE, MOLIÈRE...

LE PÉDAGOGUE. – Mon fils, il me semble avoir entendu derrière


la porte
gémir [hyposténousès] une servante.
ORESTE. – Ne serait-ce pas la douloureuse [dustènos] Électre ?
Veux-tu
Que nous restions pour entendre ses gémissements [goön] ?
LE PÉDAGOGUE. – Non. Ne faisons rien avant d’avoir accompli
les ordres de Loxias
et commençons par verser les libations pour ton père [cheontes
loutra],
qui nous donneront la force et la victoire 1.
La référence à une pièce précédente (celle d’Eschyle en
l’occurrence), jeu métathéâtral fréquent dans les tragédies,
est ici musicale. Le chant douloureux d’Électre pourrait
bien être celui d’une servante, comme dans les Choéphores.
À cette hypothèse du pédagogue répond une suggestion
d’Oreste qui se comprend par rapport à Eschyle. Électre
est désormais, depuis que sa pièce a été jouée, « la doulou-
reuse » Électre, celle qui chante sa douleur.
Ils sortent verser des libations sur la tombe d’Agamemnon.
Car ce qui était l’enjeu de la première moitié des Choéphores
a disparu. Il n’est plus question de réveiller le mort.
Les paroles d’Électre disent le statut de son chant. Il
s’agit bien d’un thrène, mais exorbitant : solitaire, il dure
jour et nuit depuis des années. Ce thrène est réduit à une
plainte douloureuse, comme celui de l’entrée du chœur des
Choéphores ; il n’est que gémissements et ne fait entendre
aucune promesse de triomphe.
E´ LECTRE. – Pure lumière, ciel à la mesure de la terre,
Combien de chants de thrènes [ôdas thrènôn] vous m’avez
entendu chanter,
Combien de coups vous m’avez entendu frapper sur ma poitrine
ensanglantée...
Déjà ma triste couche les connaı̂t,

1. Sophocle, Électre, v. 77-85.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Elle connaı̂t mon thrène [thrènô] sur mon malheureux père...


Et personne d’autre que moi n’a poussé une plainte sur ce
crime,
Mais moi jamais je ne cesserai
De chanter mon thrène [thrènôn] ni mes tristes gémissements
[stugerôn goôn]...
Comme le rossignol qui a tué ses enfants
Je clame à tous mon cri aigu 1 [kôkutô] !
Le verbe thrènô (je chante le thrène) a valeur performa-
tive. Sa signification est donnée à la fin du mélodrame. Les
funérailles n’ont pas eu lieu, et seule Électre a maintenu ce
thrène dans le temps impossible d’un deuil sans fin. La
figure mythologique du rossignol réunit traditionnelle-
ment le deuil éternel, la musique de l’aulos et le chant
déchirant de Philomèle métamorphosée en oiseau 2. Ce
chant solitaire s’oppose au chœur d’Eschyle et renvoie à
une autre technique de chant, le mélodrame. Il est en ana-
pestes ; mais avec une strophe et une antistrophe, il res-
semble aussi à un chant choral ; c’est une variation
particulière, à partir du mélodrame.
Ce dispositif musical va déterminer la définition du
chœur et la composition de la tragédie. Il faut que la fic-
tion justifie que le chœur, constitué de femmes d’Argos,
en vienne à chanter le deuil comme l’impose le rituel
dionysiaque.
Le chœur entre pour consoler Électre, c’est-à-dire lui
faire réintégrer le temps de la vie. La consolation antique
implique que les consolatrices entourent l’endeuillée et
commencent par pleurer avec elle. Musicalement, elle
impose donc que les femmes du chœur chantent le même
thrène qu’Électre ; obligées d’entrer dans son deuil pour la
consoler, elles seront contaminées par le deuil d’Électre.

1. Ibid., v. 1-120.
2. Loraux 1999, p. 90.

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La note de l’édition Budé interprète, comme « une scène


d’exposition », le monologue chanté d’Électre, car l’éditeur
du texte ne prend pas en compte l’action musicale. Il sug-
gère que ce passage doit être déclamé – afin, dit-il, de bien
le distinguer du chœur qui le suit. Ce qui va contre le
texte grec, car l’expression chantant le thrène (thrènôn ôdas)
est reprise trois fois. Il faut au contraire que le chœur soit
investi par le chant d’Électre.
Quand aura lieu le kommos ? Et à quoi servira-t-il puis-
qu’il n’instaure pas un espace de deuil et de vengeance ?
Oreste n’a pas besoin de sa sœur pour se venger.
Le kommos sera divisé en deux. Une première partie réu-
nit Électre et le chœur, mais sans Oreste (v. 824-870).
Ensuite, la seconde partie du kommos réunit Électre et
Oreste sans le chœur. Techniquement, il s’agit bien dans
les deux cas d’un chant aigu de l’aulos, correspondant à une
intensité douloureuse plus grande. Il a donc la signification
spectaculaire attendue, mais sans interférer avec l’intrigue.
Voici comment le kommos intervient dans le récit.
Oreste se fait passer pour un ami d’Oreste et, reçu par
Clytemnestre, lui apprend la prétendue mort de son fils
dont il lui donne l’urne. Le but est de faire venir Égisthe
au palais et de les prendre au piège tous les deux. La fausse
mort d’Oreste est donc annoncée à Clytemnestre sans
qu’Électre soit prévenue du stratagème ; elle y croı̂t et
sombre dans une douleur absolue : aucun vengeur ne vien-
dra plus. C’est le premier kommos.
Électre transforme donc la douleur en haine, et envisage
de venger elle-même son père, ce qui est culturellement
impossible. Ce que manifeste la musique, car son chant de
deuil devient si douloureux qu’elle ne le verbalise même
plus, sa parole n’est que sanglot, seul chante le chœur :
LE CHŒUR. – Électre reste là à redire

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

en sanglotant le deuil de son père,


Pareille au rossignol gémissant 1.
Elle est sur le point de disparaı̂tre et de s’abı̂mer dans la
musique du deuil. Le thrène atteint son extrême intensité
de douleur. Tout espoir est mort, et le péan ne peut se
faire entendre – cette musique qui, dans la vengeance,
annonce la victoire.
Mais quand Électre découvre que son frère n’est pas
mort, cet excès de douleur se transforme en excès de joie
(v. 1232-1287). C’est le second kommos. Musicalement, le
thrène douloureux laisse partiellement entendre un péan
exalté. Cette émotion est dangereuse, car la musique
triomphale risque d’arriver aux oreilles de Clytemnestre.
Oreste n’arrive pas à la faire taire avant d’avoir partagé son
chant.
La reconnaissance et la proclamation de la gémellité sont
chantées sur le mode du thrène mélangé de péan. Cette
musique de victoire ne quittera plus l’espace scénique.
Chez Sophocle, le meurtre de Clytemnestre ne souille pas
Oreste ; le frère et la sœur triomphent sans état d’âme et
sans Érinyes.
L’action musicale consiste à installer un thrène dont les
deux pôles sont successivement hypertrophiés, le gémisse-
ment puis le péan, correspondant à deux sens de l’aulos.

Euripide
La tragédie d’Euripide présente une composition musi-
cale plus sophistiquée. Euripide semble avoir beaucoup
innové, tardivement, en matière de musique, ce qui lui
valut enfin ses succès au théâtre 2.
1. Sophocle, Électre, v. 1075-1077.
2. Annie Bélis, « Euripide musicien », in Georges-Jean Pinault
(éd.), Musique et Poésie dans l’Antiquité, Presses universitaires Blaise
Pascal, 2001, p. 27-52 ; et T. B. L. Webster, The Greek Chorus,
Londres, Methuen, 1970. p. 159-161.

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Lui aussi crée musicalement Électre, mais d’une troi-


sième façon. Elle va seule chanter le deuil, comme chez
Sophocle, mais c’est son propre deuil, comme les captives
troyennes d’Eschyle et non le deuil rituel de son père.
Mariée de force par sa mère à un paysan pauvre, exclue de
la cité, vivant sur les confins du territoire, elle est aussi
exclue de la communauté des femmes, car son époux l’a
respectée. C’est cette double exclusion, conséquence du
meurtre de son père, et sa vie douloureuse qu’elle chante,
mêlant la plainte sur elle-même et sur la mort de son père.
D’une certaine façon, Euripide lui attribue le chant
qu’Eschyle avait confié aux captives troyennes.
À la différence de l’Électre de Sophocle, elle ne sort pas de
sa maison pour entonner un mélodrame. Euripide lui fait
chanter un chœur. Cependant, pour cela, il faut qu’elle entre
par l’orchestra. Électre fait donc deux entrées successives. Elle
quitte d’abord sa maison, sous prétexte d’aller chercher de
l’eau, et dialogue sans chanter avec le paysan son époux
(v. 53-81). Ensuite, elle revient avec la cruche sur la tête,
allusion évidente aux choéphores chargées d’eau lustrale.
Formellement, son chant est construit comme un chœur, et
elle-même danse comme l’indique le texte par les impératifs :
« Pressons-nous... » (injonctions fréquentes dans les chœurs
collectifs, où elles ont une valeur performative).
PREMIÈRE STROPHE. – Presse le pas, il est temps, dépêche-toi,
Marche, marche en pleurant,
Hélas ! Hélas !
Les citoyens m’appellent la malheureuse Électre.
Hou ! Hou ! Terribles souffrances...
Va, recommence ta plainte [goon],
Renouvelle le plaisir des larmes.
PREMIÈRE ANTISTROPHE. – Presse le pas, il est temps, dépêche-toi,
Marche, marche en pleurant,
Hélas ! Hélas 1 !

1. Euripide, Électre, v. 112-129.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Elle qualifie son chant de iachè (cri ou chant pour Dio-


nysos) – mais pas de thrène –, terme repris par melos
(chant), puis par goos (gémissement). Enfin, la métaphore
du cygne remplace, avec la même valeur, celle du rossignol
chez Sophocle.
DEUXIÈME STROPHE. – Dépose ce vase de ma tête
Afin que pour mon père
Je renouvelle mes plaintes [goos] nocturnes
Le cri [iachè] d’Hadès, le chant [melos] d’Hadès,
Père, pour toi j’adresse des gémissements [goos] vers la terre,
Sans cesse, chaque jour, je m’en charge,
En même temps que je me déchire
La peau de mes ongles,
Que je frappe ma tête rasée pour ta mort 1.
Il ne s’agit donc pas techniquement d’un thrène, mais
d’un chant dionysiaque de deuil, uniquement douloureux,
et sans la composante triomphante du péan qu’implique
le thrène. Ses plaintes sont nocturnes, car elle est la
« femme sans lit », c’est-à-dire sans époux, sans amour et
sans plaisir ; elle est seule, la nuit, dans son lit. Ainsi, ce
chant uniquement douloureux et déchirant que Sophocle
a placé dans le premier kommos est donné ici d’emblée à
Électre. Le verbe performatif récurrent dans le texte est
kataklaiô, qui évoque des « larmes absolues ».
Le chant glorieux est introduit, dès la parodos, par le
chœur des « dames » d’Argos, célébrant Héra lors des
Héraı̈a et qui viennent chercher Électre pour qu’elle se
joigne à elles 2. Elle ne peut pas s’y intégrer, car le chœur
est joyeux et réunit de vraies épouses (gunaikes), ce qu’elle
n’est pas, ou des jeunes filles non mariées (parthenoi), ce

1. Ibid., v. 140-149.
2. Sur le chœur des femmes d’Argos, cf. Fromma Zeitlin, « The
Argive Festival of Hera and Euripides’ Electra », TAPhA, no 101,
1970, p. 645-669.

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qu’elle n’est pas non plus. Elle refuse le costume de théâtre,


la parure (robe et bijoux), qui l’intégrerait au chœur. L’ac-
tion est donc l’inverse de celle de Sophocle, le chœur ne
console pas Électre en étant contaminé par son deuil ; pas
plus qu’il ne l’attire dans son chant joyeux. Les deux
musiques de l’aulos pamphonos sont réparties entre le
chœur et Électre.
Dans l’Électre d’Euripide, à la différence des deux tragé-
dies précédentes, le kommos a lieu après le double meurtre.
Après le meurtre d’Égisthe, célébré comme une victoire
par les Argiens et raconté par un messager (v. 774-855), le
chœur chante un hymne triomphal : « Entonne le chant
de la belle victoire [epaeide kallinikon ôdan] » (v. 864-865).
Et Électre prend les bijoux qui devaient la parer à la fête
d’Héra pour couronner son frère au son de l’aulos : « Allez,
que le son aigu de l’aulos [xunaulos boa] accompagne ma
joie » (v. 379).
Un premier système de strophe et d’antistrophe chanté
par le chœur invite Électre à entrer dans une danse qui ne
pourrait être qu’un kommos de joie, ce qui est contradic-
toire dans les termes. Mais l’assassinat de Clytemnestre va
faire basculer la musique dans le thrène et permettre enfin
un kommos de deuil, réunissant Oreste, Électre et le chœur
(v. 1182-1231).
Pendant le meurtre, on entend, venant de l’intérieur de
la maison, le cri de Clytemnestre : « Iô à moi ! À moi ! [iô
moi moi] » (v. 1167), repris musicalement par le chœur :
« Je gémis moi aussi [iomôxa] » (v. 1168). Puis les enfants
sortent du palais avec les deux cadavres sur l’eccyclème ;
les deux assassins dégoulinent de sang. Oreste entame un
chant de victoire (v. 1177-1181) 1. Électre en contrepoint

1. La fin du texte grec de la strophe chantée par Oreste est malheu-


reusement corrompue.

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s’effondre dans la douleur du deuil. Le chœur mêle l’un et


l’autre. Oreste et Électre passent définitivement du côté du
thrène douloureux. Ils pleurent rituellement leur mère.
ORESTE. – Allons, couvre d’un voile les membres de ta mère
et ferme ses blessures.
Mère, tu as enfanté tes assassins.
E´ LECTRE. – Regarde, toi qui fus notre mère et notre ennemie
[philan te kou philan],
Nous t’enveloppons dans ce manteau 1.
L’ambiguı̈té de la musique de l’aulos correspond à leur
propre ambiguı̈té. Cette morte est leur mère ; ils sont liés
à elle par l’amour (philan) ; elle a tué leur père, elle est leur
ennemie (ou philan).

Stratégie des pleurs


L’enjeu des trois « Électre » est de réunir dans un kom-
mos ce chant bouleversant de douleur : celui du chœur,
d’Oreste et d’Électre. Chaque auteur compose le person-
nage d’Électre et le chœur selon une définition musicale
différente, qui va correspondre à une action narrative diffé-
rente, au service d’un spectacle musical différent. Le public
pleure et s’émeut selon un trajet différent. Chaque auteur
crée une variante à partir de ses prédécesseurs.
Chez Eschyle, Électre est dans un chœur de deuil et ne
chante pas immédiatement. Chez Sophocle, Électre chante
d’emblée un chant de deuil sur le proskenion et transmet
son deuil au chœur. Chez Euripide, Électre est un chœur
de deuil à elle toute seule et affronte un chœur joyeux 2.
Électre est toujours un chant de deuil, mais dont l’énon-
ciation différente induit la place d’Électre dans l’action et

1. Euripide, Électre, v. 1227-1231.


2. Nous adoptons la chronologie traditionnelle, mais il est possible
que la pièce d’Euripide ait précédé celle de Sophocle.

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son mode de présence en scène. Dans les trois pièces, son


entrée marque un écart par rapport aux habitudes musi-
cales les plus fréquentes. Qu’elle conduise un chœur de
deuil en étant « muette » – sans chanter ni danser –, qu’elle
sorte du palais en chantant un mélodrame avant la parodos,
ou qu’elle soit un chœur à elle toute seule.
Ensuite, son chant et celui du chœur vont exploiter les
potentialités de l’aulos. Eschyle en reste à un usage simple.
L’aulos se confond avec le thrène : il signifie la douleur et
le deuil mêlés parfois au péan. Sophocle et Euripide, eux,
ont des musiques au registre affectif plus étendu. L’aulos
signifie aussi chez Sophocle l’exaltation jubilatoire lors de
la reconnaissance et du kommos qui suit.
Le défi le plus grand est celui d’Euripide : associer le
chœur des dames d’Argos, qui depuis le début est dans la
joie, au deuil des personnages : d’où le kommos, situé après
la mort de l’une d’entre elles, Clytemnestre.
En fonction de ces choix, le kommos, centre de gravité
musicale de la pièce, se situe avant ou après le meurtre ; il
le prépare, le conclut ou est sans rapport avec lui. Il déter-
mine la reconnaissance des deux enfants, car ils doivent
absolument y jouer un rôle symétrique.
Ces analyses musicales permettent d’expliquer les
variantes narratives. Ainsi, chez Euripide, Électre accom-
pagne Oreste dans la maison et participe au meurtre de
leur mère pour chanter ensuite avec lui, de façon jumelle,
le kommos de victoire, puis de deuil. Elle doit avoir les
mains dégouttantes de sang comme Oreste. Il ne s’agit pas
d’un « repentir », mais de l’entrée dans un deuil jumeau.
La reconnaissance ayant déjà eu lieu, il faut qu’un autre
événement les rapproche pour justifier le duo musical. Ce
qui n’est pas nécessaire dans les deux autres pièces, où le
kommos est associé à la reconnaissance.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

On pourrait, par une analyse plus détaillée, montrer que


les séquences narratives insérées entre les chœurs sont
déterminées par la musique de chacun d’eux. C’est elle qui
porte la signification.
L’analyse énonciative des chants du chœur par Claude
Calame 1 confirme cette stratégie musicale des pleurs et
l’importance des chœurs lors de la performance tragique.
Ce n’est pas le récit qui suscite les larmes du public par
un effet d’identification avec les personnages de fiction, car
le public s’identifie au chœur rituel placé entre lui et les
protagonistes. Certes, le chœur est partie prenante dans la
fiction qui est l’alibi de la musique ; le kommos, par exem-
ple, doit être justifié par un épisode, mais les chants cho-
raux sont aussi des chants rituels offerts par la cité. Or,
l’identité fictionnelle des chœurs les place toujours en
marge de la vie civique. Ce sont des femmes 2, des vieil-
lards, des barbares, des esclaves. Cette altérité des choreutes
a une fonction rituelle et musicale (masque, costume, cho-
régraphie), car des citoyens ne gémissent pas ainsi et ne
chantent pas le deuil. Le peuple des citoyens délègue à
certains d’entre eux, travestis, les comportements de deuil
excessifs, liés au culte de Dionysos, qu’il ne saurait assumer
directement, mais qu’il n’est pas possible de confier à des
étrangers. Le public est l’instance énonciative originelle,
selon un processus de délégation rituelle propre aux chants
choraux.
Le public s’identifie donc par la musique au chœur
rituel, mais non au chœur fictionnel. Le chœur est un
écran entre les personnages et lui, créant une distanciation

1. Claude Calame, in Mortier-Waldschmidt 2006, p. 63-90 ;


cf. aussi Wiles 1999, p. 87.
2. Claude Calame a calculé, par exemple, que le chœur est
composé de femmes dans les proportions suivantes : Eschyle : 59 %,
Sophocle : 38 %, Euripide : 63 %.

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pathétique. Le texte des chœurs est le plus souvent affectif,


ou alors il commente le récit en y appliquant la sagesse
commune. Au point que la conclusion des tragédies donne
souvent un sentiment de banalité.
L’Électre d’Euripide finit ainsi :
LE CORYPHÉE. – Réjouissez-vous ! Celui qui peut se réjouir
et ne pas souffrir de la malchance
est un mortel qui connaı̂t le bonheur 1.

L’hypothèse éphébique. Retour au politique ?


Notre analyse musicale de la tragédie pourrait s’en tenir
là. Mais le poids des commentaires herméneutiques est si
lourd qu’il nous faut des alliés et situer cette appréhension
différente par rapport aux études précédentes. La rupture
est en effet moins grande qu’il n’y paraı̂t avec ceux que
réunissent l’« école de Princeton » et l’« école de Paris » 2.
Tous ont rétabli la tragédie dans son contexte et tenté de
comprendre le rapport entre le théâtre et le dionysisme his-
torique. Ce fut une vraie révolution et une prise de position
politique, car les institutions académiques ne pouvaient voir
que d’un mauvais œil Dionysos hanter ce monument de la
pensée occidentale, réservé depuis Aristote à un lectorat
d’élite 3. Ce fut le retour du corps, des femmes, des esclaves
et de l’altérité.
Mais une question restait non résolue : pourquoi le
peuple d’Athènes – composé d’hommes adultes et libres –

1. Euripide, Électre, v. 1357-1359.


2. John J. Winkler et Froma I. Zeitlin (éd.), « Nothing to do with
Dionysos ? », in Athenian Drama in its Social Context, Princeton Uni-
versity Press, 1992 (cité : Nothing...). Jean-Pierre Vernant et Pierre
Vidal-Naquet, Mythe et Tragédie I et II, La Découverte, 1999 (1972
et 1986).
3. O. Taplin, cité par Goldhill, in Nothing... : « Il n’y a rien de
dionysiaque dans la tragédie grecque » (p. 98).

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

se livrait-il chaque année à ces jeux avec l’altérité ? Ques-


tion que j’appellerais volontiers le « paradoxe de Prince-
ton » et qui est le fil rouge du fameux recueil Nothing to
do with Dionysos ?

Le paradoxe de Princeton
Les hellénistes anthropologues qui ont travaillé sur la
tragédie grecque – que ce soit Jean-Pierre Vernant, Pierre
Vidal-Naquet ou Nicole Loraux, en France ; Froma Zeit-
lin, John Winkler ou Simon Goldhill à Princeton – ont
insisté sur l’altérité dionysiaque du spectacle tragique,
qu’ils analysaient essentiellement à partir des récits scé-
niques sans se soucier de la musique. Mais la question
restait posée du sens, de cette altérité au sein du rituel
des Grandes Dionysies. Rien de tel, par exemple, dans le
dithyrambe, chœur dionysiaque chanté au son de l’aulos.
En effet, les Grandes Dionysies sont une célébration
d’Athènes et de la démocratie, avec, au centre, les jeunes
éphèbes, futurs citoyens, futurs combattants hoplitiques ;
l’atmosphère est à l’éloge sans nuance de la patrie 1.
Le paradoxe tient à la place donnée aux récits scéniques
dans la performance tragique et à la fonction qui leur est
attribuée. Simon Goldhill 2 s’étonne de ce qui serait un
divorce entre l’extrême conservatisme du rituel et le
contenu subversif des tragédies et des comédies ; il tente
de contourner le problème par de très justes remarques ; il
mentionne ainsi que dans les tragédies on ne rencontre
aucune attaque contre la cité, ni contre Athènes. C’est
Thèbes, la cité tragique. Il postule une tension entre la

1. Cf. p. 26 sqq. et Violaine Sebillotte-Cuchet, Libérez la patrie !


Patriotisme et politique en Grèce ancienne, Belin, 2006, p. 297-302.
2. Simon Goldhill, « The Great Dionysia », in Nothing..., p. 97-
129 ; et Froma Zeitlin, « Playing the Other », in Nothing..., p. 63-96.

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vraie cité, Athènes, et l’anti-cité : Thèbes ou même Argos,


mais ne sort pas du postulat de la représentation scénique.
Et dans la pratique, il ne dit pas à quoi correspond l’inven-
tion de la cité tragique.
Il semble donc y avoir une contradiction entre le spec-
tacle tragique et le rituel où il s’insère. Pierre Vidal-
Naquet, dans Le Miroir brisé, ne s’en sort pas mieux, aussi
subtile que soit sa thèse 1. La cité est un ordre politique,
social, sexuel, familial et culturel. « Inversement l’ordre –
ou le désordre – tragique met en question ce que dit et
croit la cité. [...] Il ne faut pas chercher à voir dans la
tragédie un miroir de la cité ; ou plus exactement, si l’on
veut garder l’image d’un miroir, ce miroir est brisé, et
chaque éclat renvoie à la fois à telle ou telle réalité sociale
et à toutes les autres, en mêlant étroitement les différents
codes. » On ne voit toujours pas la raison de ce « question-
nement » sur la cité par la tragédie. Nicole Loraux trouve
un autre subterfuge : elle qualifie la tragédie d’« antipoliti-
que » ou parle de la « politique de Dionysos », en enten-
dant dans le chant de l’aulos ce deuil qu’Athènes repousse
à l’écart de l’espace civique. Ce qui est juste, mais ne résout
rien.
La solution est ailleurs. Elle consiste à comprendre le
fonctionnement rituel et musical de la tragédie en cessant
d’y voir un espace de représentation ; elle consiste à se
débarrasser du muthos. Toutes les analyses précédentes y
trouveront leur place, et nous sortirons de l’aporie de
Princeton.

1. Pierre Vidal-Naquet, Le Miroir brisé. Tragédie athénienne et poli-


tique, Les Belles Lettres, 2002, p. 60 sqq.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Le chant des éphèbes


Les chercheurs de Princeton avaient eux-mêmes amorcé
la solution en analysant le fonctionnement civique du
chœur et en rappelant que celui-ci est constitué
d’éphèbes 1.
John Winkler montre que les choristes tragiques sont
des éphèbes accomplissant leur service militaire. L’évolu-
tion en carré (qui caractérise le chœur tragique), à la diffé-
rence de l’évolution circulaire du chœur de dithyrambe,
renvoie aux mouvements de la phalange.
Les éphèbes du chœur seraient à la fin de la période de
l’éphébie et sur le point de passer dans la classe des
hommes (andres). Chanter et danser dans les chœurs tra-
giques, ou comiques, serait l’épreuve finale de l’initiation
éphébique et marquerait le passage définitif du statut d’en-
fant à celui d’homme – citoyen et hoplite. Ce passage s’ac-
complirait rituellement sous le regard de la cité, par une
inversion temporaire, l’éphèbe jouant un rôle anti-civique
grâce au patronage de Dionysos. Cela en relation avec le
fait que, chaque année, les éphèbes rapportent de la mon-
tagne la statue de Dionysos. Ce voyage symboliserait leur
retour, depuis les confins où ils étaient cantonnés, jusqu’à
la cité 2. Sans doute ne s’agit-il que d’une partie limitée
de la jeunesse, la plus noble, celle destinée à combattre
comme hoplites. Ils accompliraient ce passage pour eux-
mêmes et au nom de tous.
Ainsi, la fiction caractéristique de la tragédie viendrait
du déguisement du chœur tragique, imposé par le rituel

1. En particulier, John J. Winkler, « The Ephebes’ Song : Tragoi-


dia and Polis », in Nothing..., p. 20-62.
2. Pierre Vidal-Naquet, Le Chasseur noir, 1981, p. 151 sqq. Lui-
même (dans Le Miroir brisé, op.cit., p. 82) n’est pas d’accord avec
J. J. Winkler.

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de passage des éphèbes. Ils feraient les anti-citoyens afin


de devenir des citoyens. Cette altérité leur serait imposée
par le masque de Dionysos 1 et la musique de l’aulos. Elle
aurait une valeur purement fonctionnelle et servirait à mar-
quer l’intégration des éphèbes dans le corps des citoyens,
dont ils font d’abord l’autre, puis deviennent le même.
Les intermèdes parlés ne serviraient que de justification
fictionnelle à ce travestissement rituel.
Allant plus loin, Winkler écrit que le théâtre aux
Grandes Dionysies aurait été le lieu d’expérimentation de
comportements civiques propres et impropres, avec, au
centre, le citoyen soldat et son andreia. Une question reste
ouverte : cette expérimentation concerne-t-elle les cho-
ristes ou le sujet de la tragédie ? Les éphèbes qui peuplent
les fictions tragiques 2 (Oreste, Ion, Hippolyte, Dionysos
lui-même dans les Bacchantes) sont-ils la projection fiction-
nelle des éphèbes du chœur ? En tout cas, la présence mas-
sive des femmes dans la tragédie est sûrement liée au
travestissement choral.

Résolution musicale et rituelle


Si cette hypothèse éphébique est exacte, la tragédie
grecque, comme la comédie, bien loin d’être un espace
de débat, devient une étape dans la formation de l’adulte
athénien, mâle et libre, et sans doute noble, au moment de
son passage de l’état de « chasseur noir » venu des confins
sauvages (comme le Dionysos Eleuthéros des Grandes
Dionysies) à celui d’hoplite (citoyen intégré à la cité). Pour
ce faire, il doit chanter et danser – fonction procurative

1. Sur Dionysos comme dieu du masque, cf. Jean-Pierre Vernant,


Figures, Idoles et Masques, Julliard, 1990, p. 208 sqq., et Françoise
Frontisi-Ducroux, Du masque au visage, Flammarion, 1995.
2. Vidal-Naquet 2002, p. 82 sqq.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

des chœurs –, travesti en un personnage humiliant pour


lui et humilié dans la fiction, femme, esclave, étranger,
vieillard, ou même animal. Il doit chanter le thrène comme
une femme au son de l’aulos et pousser des cris aigus.
Comme le dit Vernant, il doit faire l’autre pour devenir
lui-même. Et si l’expérience dionysiaque consiste à faire
l’« autre », c’est précisément le cas de ces éphèbes à qui
l’on impose de chanter et danser des rôles qui sont leur
opposé : femmes, captives, barbares, étrangers.
Quel est le sens de cette expérience de l’altérité ? Évitons
les généralités anthropologiques pour nous en tenir au cas
athénien. Ce qui nous intéresse, ici, c’est de réunir la struc-
ture musicale, le fonctionnement rituel et le récit. La
musique de l’aulos, excessive, incivique, entraı̂ne les jeunes
choristes dans leur expérience d’altérité ; elle crée le cadre
émotionnel de leur jeu et les aide à sortir d’eux-mêmes par
la musique et la danse. Danser et chanter dans les chœurs
ne serait pas qu’une action symbolique, mais aussi une
épreuve psychologique de maı̂trise de soi. Comme ils
apprennent au banquet à maı̂triser l’ivresse, les jeunes gens
des chœurs apprennent à maı̂triser la musique de l’aulos
pamphonos.
Les dialogues insérés entre les chœurs, et qui constituent
grosso modo une histoire, présenteraient des « cas d’école »,
greffés sur les exercices d’altérité confiés aux éphèbes. C’est
pourquoi, quand les chœurs ne chantent pas des sentiments
extrêmes et douloureux (parfois joyeux), ils commentent les
événements tragiques. Ces commentaires sont une façon de
rappeler la norme face au monstrueux fictif. C’est à ce
niveau qu’intervient la distanciation dont parle Claude
Calame, à laquelle il accorde une valeur herméneutique 1. Il
souligne que ce commentaire est lui-même une fonction

1. Claude Calame, in Mortier-Waldschmidt 2006, p. 86-87.

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LOIN D’ARISTOTE. PLAUTE, TÉRENCE, MOLIÈRE...

rituelle. La tension est donc entre deux fonctions du


chœur : commentateur distancié ou chanteur empathique.
Le choriste est autre et il ne l’est pas. Quand le choryphée
dialogue avec les acteurs, il réalise totalement cette distan-
ciation. Inversement, quand les acteurs, lors du kommos, se
fondent dans le chœur pour chanter avec lui, l’empathie est
générale et tout jugement est suspendu.
Si la fiction tragique (ou comique) est bien une simula-
tion comme le dit Pierre Vidal-Naquet 1, cette simulation
de situations impossibles (car contradictoires dans les
termes), que ce soit les femmes-citoyens dans l’Assemblée
des femmes ou une cité-non-cité (polis apolis) comme Argos
dans l’Orestie, ces fictions n’ont aucune valeur heuristique
ou politique et ne sont que le prolongement de la fonction
rituelle, sous la forme si séduisante pour les Grecs d’his-
toires, de muthoi. Ces muthoi sont des simulations pédago-
giques à l’usage des éphèbes, des cas d’école inventés par le
chorodidaskalos, qui se concluent toujours par des maximes
d’une sagesse basique. Qu’on repense à Antigone et à ses
deux frères, Œdipe incestueux et parricide par erreur,
Oreste qui tue sa mère, et qu’on les compare aux exercices
de rhétorique soumis aux apprentis orateurs. Ils ne sont
pas si différents 2.
Si l’hypothèse éphébique est juste, les conséquences sont
énormes : les tragédies grecques que nous avons conservées
ne témoigneraient d’aucune réflexion critique sur la société
grecque ou sur la guerre, les femmes, la servitude, la
politique.
Quand la tragédie athénienne va s’exporter, devenant la
tragédie grecque, le chœur, joué par des professionnels,

1. Vidal-Naquet 2002.
2. Sénèque le Rhéteur, Sentences, divisions et couleurs des orateurs et
des rhéteurs, Aubier, Paris, 1992.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

perdra la fonction cultuelle qu’il avait à Athènes et qui


donnait leur sens aux fictions tragiques : tout le dispositif
rituel s’effondrera. Que les pièces des auteurs canoniques
soient rejouées, que des pièces nouvelles soient écrites pour
être jouées dans d’autres contextes, cela change la significa-
tion d’un spectacle toujours appelé « tragédie ». C’est ainsi
qu’il y eut, dans le cadre des ludi scenici, des tragédies
romaines.

Raison ludique, raison du ballet, raison chorale. Sens et


signification

Ces trois études sur la comédie romaine, la comédie-


ballet et la tragédie athénienne prouvent que l’on peut
accéder aux théâtres non aristotéliciens par d’autres voies
que l’analyse de récit, le commentaire littéraire ou, plus
généralement, la recherche du sens comme herméneutique
du texte. Elles montrent aussi que ces méthodes de lecture
issues de l’aristotélisme – utilisant des catégories comme
celles de la Fable, de la représentation ou du drame –
étaient inadéquates et conduisaient à des méprises, plus ou
moins volontaires, sur ces théâtres.
Si l’on reconstitue les performances dont sont issus ces
trois types de textes, on constate que ce n’est pas le texte
comme énoncé narratif qui construit le spectacle, dans le
sens où celui-ci n’est pas organisé par ce que nous avons
appelé la raison narrative, mais par des raisons spectacu-
laires diverses : raison ludique, raison du ballet, raison
chorale. Chacune correspond à une pratique culturelle
particulière qui donne sa signification à chaque perfor-
mance. La méthode anthropologique, à l’œuvre dans ce
chapitre, permet de retrouver la signification particulière
de chaque spectacle dont chaque texte porte la trace, mais
dont ce n’est pas le sens. Nous parlons ici de sens pour

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LOIN D’ARISTOTE. PLAUTE, TÉRENCE, MOLIÈRE...

désigner le fonctionnement purement linguistique du dis-


cours, et de signification pour désigner son fonctionne-
ment dans un contexte extralinguistique spécifique : ici,
les jeux romains, la comédie-ballet ou la tragédie des
Grandes Dionysies. Cette signification est produite au
théâtre par une raison spectaculaire différente, imposée
par le rituel, que ce soit un rituel religieux (les ludi ou les
Grandes Dionysies) ou un rituel social (le ballet de cour).
Elle est l’effet sur le public qui devient ainsi le coénoncia-
teur de la performance. Cet effet est essentiellement de
l’ordre de l’émotion et du sentiment au sens large : rire
et sourire (hilaritas), deuil et enthousiasme, colère ou
compassion, jouissance esthétique.
Raison ludique, raison du ballet ou raison chorale, la
musique est omniprésente dans ces trois théâtres. Inutile
de revenir sur la musique de Lulli ou le chant de l’aulos.
Nous n’avons fait que de brèves allusions à la place de la
tibia (aulos), du chant et des chorégraphies dans la comédie
romaine pour nous centrer sur le jeu ludique. Rappelons
que la composition générale est fondée sur l’alternance
réglée des scènes chantées et dansées (cantica) et des scènes
parlées (diuerbia), et que tous les jeux avec les jeux sont
orchestrés par cette alternance 1.
La musique a ceci de particulier qu’elle n’a jamais la
fadeur du texte lu ou de la représentation ; elle est toujours
présente, même quand elle est une imitation. Si le mot
chien n’aboie pas, selon le fameux adage linguistique, le
chant de deuil tragique, bien que pris dans une fiction, a
toujours l’efficacité de l’aulos.
Maintenant, que faire des « classiques » débarrassés de
l’aristotélisme ? Peuvent-ils réintégrer le théâtre vivant ?

1. Sur la composition musicale de la comédie romaine, cf. Letessier


2004.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

La musique et le jeu offrent des entrées différentes pour


les metteurs en scène, qui leur permettent d’oublier Aris-
tote et de ne pas se laisser prendre aux catégories de l’aris-
totélisme qui parasitent le vocabulaire de la critique
théâtrale. Doivent-ils pour autant se restreindre à des
reconstitutions ? Elles sont impossibles, car reconstituer
l’événement supposerait reconstituer aussi le public. Nous
ne sommes pas prêts à écouter une « vraie » comédie-ballet.
Aussi belle que soit la reconstitution du Bourgeois gentil-
homme, elle nous reste étrangère, car la musique de Lulli
n’a plus pour nous la même signification et nous ne
sommes pas des courtisans de Versailles.
Autant faire avec ce qu’on a et exploiter ce qu’est le
théâtre aujourd’hui. Si le théâtre est une fête collective, il
doit utiliser ce qui fait fête pour son public. Les « classi-
ques » ont cet avantage d’être dans les mémoires ; aussi
longtemps qu’ils seront enseignés à l’école, ils fourniront
une culture commune, certes textuelle, au plus grand
nombre. Surtout présents sous forme de citations dans la
mémoire collective, ils permettent une interaction avec le
public qui va attendre le sketch du maı̂tre de philosophie
pour Monsieur Jourdain qui fait de la prose sans le savoir,
comme il attendra « Ô rage ! Ô désespoir ! », « Nous par-
tı̂mes cinq cents », « Bon appétit, messieurs », ou encore la
tirade des nez. Puisque l’enseignement scolaire seul crée
une tradition, il peut servir de point de départ à une fête
théâtrale débarrassée de l’impératif du sens, mais conser-
vant une valeur identitaire.
À cette fête peuvent contribuer tous les arts populaires
qui touchent vraiment le public et font appel à sa culture
contemporaine, que ce soit la bande dessinée ou les dessins
animés, la musique de fanfare, les polyphonies corses, le
flamenco, le rap ou le hip-hop.
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CONCLUSION

QUELQUES MOYENS POUR SORTIR


DE L’ARISTOTÉLISME CONTEMPORAIN
ET NE PLUS S’ENNUYER AU THÉÂTRE

Une autre histoire du théâtre. Déconstruction


des notions de représentation et de récit

La libération des discours sur le théâtre passe d’abord


par une révision de l’histoire du théâtre en Occident et une
ouverture aux théâtres du monde. Attention cependant aux
illusions de ressemblance et aux traductions abusives ! Pour
cela, il convient de déconstruire ces deux notions parasites
que sont celles de représentation et de fable, qui sont rare-
ment exportables vers d’autres théâtres.
Emprunté à un ouvrage sérieux et récent sur l’histoire
du théâtre, voici un dernier exemple de l’anachronisme
ethnocentrique, exemple qui n’a rien d’innocent, car il ne
s’agit pas moins – à partir du détournement (sûrement
involontaire) d’un texte de saint Augustin – que d’ancrer
à Rome l’art poétique du théâtre classique 1. Dans un cha-
pitre au titre significatif, « La mimèsis à l’origine du drame »,
dont nous ne dénoncerons pas à nouveau la formulation

1. Naugrette 2000, p. 61-63.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

erronée 1, l’auteur passe de Platon à saint Augustin sans


aucune considération pour les pratiques réelles. Un passage
des Confessions est convoqué dans la traduction d’Arnaud
d’Andilly pour prouver que saint Augustin aurait dénoncé
l’effet pervers de la « représentation » théâtrale. Seul
ennui, les mots « représenter » et « représentation » intro-
duits par Arnaud d’Andilly sont absents du texte latin 2.
Voici cette traduction : « Et moi, au contraire, j’étais
alors si misérable que j’aimais être touché de quelque dou-
leur et en cherchais les sujets, n’y ayant aucunes actions
des Comédiens qui me plussent tant et me charmassent
davantage que lorsqu’ils me tiraient des larmes des yeux
par la représentation de quelques malheurs étrangers et
fabuleux qu’ils représentaient au théâtre. » Et voici le texte
latin de saint Augustin : « At ego tunc miser dolere amabam,
et quaerebam ut esset quod dolerem, quando mihi in aerumna
aliena et falsa et saltatoria ea magis placebat actio histrionis
meque alliciebat vehementius qua mihi lacrimae excutieban-
tur. » Une traduction plus exacte serait : « Quant à moi,
j’étais alors si misérable que j’aimais souffrir et je cherchais
ce qui pouvait me faire souffrir, particulièrement le chagrin
des autres [aerumna aliena], un chagrin faux [falsa] dans
une pantomime [saltatoria]... et ce d’autant plus si le jeu
du pantomime [actio histrionis] m’arrachait des larmes. »
La traduction d’Arnaud d’Andilly montre que, pour lui,
la seule relation possible entre la scène et le public passe
par la représentation d’objets extrathéâtraux (récits et pas-
sions) par les acteurs. Un peu plus loin, le traducteur réci-
dive : « Car je n’eusse pas aimé souffrir les choses que
j’aimais à regarder : mais j’étais bien aise que le récit et la

1. Cf. p. 69 sqq.
2. Saint Augustin, Confessions, III, 2, 4. La notion de représenta-
tion n’existe pas à Rome. Cf. F. Dupont 2000, p. 229 sqq.

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POUR SORTIR DE L’ARISTOTÉLISME CONTEMPORAIN...

représentation qui s’en faisait devant moi m’égratignât [sic]


un peu la peau. » Alors qu’il n’est question ni de récit ni
de représentation dans le texte latin : « Non enim amabam
talia perpeti qualia spectare, sed quibus auditis et fictis tam-
quam in superficie raderer. » (Car je n’aimais pas [ou je
n’aurais pas aimé] souffrir des maux comme ceux dont
j’aimais être le spectateur au théâtre [spectare], mais pour
être comme égratigné superficiellement en entendant ces
maux inventés [auditis et fictis].)
Enfin le commentaire ne porte que sur le regard, alors
que le texte parle aussi d’« auditis », car la pantomime est
chantée. Saint Augustin, en fait, témoigne de la réalité de
la pantomime romaine (ce qu’était devenue à son époque
la tragédie romaine), théâtre du sentiment (motus animi),
exclusivement, sentiment actualisé par la diction et le
chant 1. Mais l’auteur de cette Histoire du théâtre ne s’inté-
resse pas à la réalité romaine ; le théatre romain ne serait
que la médiation entre un théâtre grec réduit lui-même à
ce qu’en disent la Poétique et les théoriciens classiques.
Cette erreur exemplaire prouve, entre autres, que l’his-
toire du théâtre et de son esthétique ne peut faire l’écono-
mie des pratiques et s’en tenir aux théoriciens qui, bien
souvent, ne font pas la théorie de ces pratiques.

Que le metteur en scène soit un chorodidaskalos et


non plus un dramaturge

La connaissance des théâtres antiques et des théâtres du


monde montre au metteur en scène qu’il n’est pas obligé
de se faire dramaturge, ni d’inventer sa mise en scène

1. Sur les motus animi et le théâtre, cf. saint Augustin, Les Confes-
sions, 3.2.2 et 3.2.3.

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

à partir de la lecture d’un texte. Il peut, à la façon du


chorodidaskalos grec, utiliser le texte comme un matériau
pour réaliser un spectacle qui cherche ailleurs que dans
le sens du texte sa signification, et ainsi rethéâtraliser le
théâtre.
La dramaturgie a déthéâtralisé le théâtre, car avec elle
règnent en maı̂tres, depuis le XXe siècle, le texte et sa lecture
comme point de départ d’une représentation dont le but
n’est pas la performance. Une pièce n’est plus écrite pour
un certain type de spectacle, comme le mélodrame et le
vaudeville, avec des personnages et un jeu codifiés. Tout
le monde connaı̂t le traı̂tre de mélodrame qui s’avance
drapé dans son grand manteau noir, le visage à moitié
caché et roulant des yeux féroces en direction du public ;
ou, à peine moins désuet, le valet de chambre d’une famille
bourgeoise en gilet rayé, qui ouvre la pièce, agitant vague-
ment un plumeau et monologuant à l’attention des specta-
teurs, avec la verve attendue, sur les amants de Madame
ou les conquêtes de Monsieur. Toute rupture avec une
tradition commune aux spectateurs, qui ne soit pas un jeu
avec la tradition, désarçonne le public, empêche la partici-
pation et impose au spectateur d’être lui aussi un lecteur
des différents systèmes sémiologiques mis en place par le
metteur en scène.
Les seuls théâtres qui soient indemnes de ce désastre
hyperaristotélicien sont ceux qui échappent à la dramatur-
gie. Théâtre de boulevard, vaudeville, dont le texte n’est
que le moyen de faire du théâtre comme à Athènes. Faire
du théâtre et non pas simplement faire du spectacle.
En effet, des pièces entièrement et uniquement
construites sur des effets de métathéâtralité (pièces postdra-
matiques) sont des performances intellectuelles, purement
spéctaculaires assez vite ennuyeuses. Deux exemples.

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POUR SORTIR DE L’ARISTOTÉLISME CONTEMPORAIN...

Du boulevard, du boulevard de Daniel Mesguich joue


purement et simplement avec le code du théâtre de boule-
vard sans introduire de variations, ni de nouveautés.
Quand il veut continuer dans ce style, et écrire une
seconde pièce, il ne peut faire que Du boulevard, du boule-
vard, du boulevard 1. Ressasser ce qui n’est plus qu’une suite
d’exercices de style.
Heiner Müller, dans Hamletmachine, déconstruit la
théâtralité occidentale dont Hamlet est l’emblème,
comme personnage et comme acteur. Le personnage a
perdu son sens, car Hamlet n’est plus jouable et il est
aujourd’hui en quête d’auteur. Mais il n’y a plus d’au-
teur de tragédies. Autrement dit, les figures du théâtre
passé, Hamlet ou Électre, sont vouées à finir momifiées
dans des chaises roulantes. Hamletmachine, pièce postdra-
matique, célèbre, par la métathéâtralité, la mort du
théâtre. L’acteur annonce : « J’étais Hamlet. » Il n’y
aura pas d’après. Les spectacles postdramatiques sont des
ruptures ponctuelles sans avenir.
Tadeusz Kantor agissait, lui, en chorodidaskalos. Non
seulement, il associe, comme le dit Lehman, le théâtre pré-
dramatique avec le théâtre postdramatique 2, mais surtout
il crée la signification de son spectacle avec des moyens
musicaux et la culture du public. Enfin, il est lui-même
sur scène, personnage indispensable au fonctionnement
que lui seul peut jouer. C’est ainsi que dans le Retour
d’Ulysse, une troupe de soldats à la démarche mécanique,
aussi bien soldats nazis que soviétiques, défilent en cla-
quant du talon, conduits par le violon du rabbin qui joue
une déchirante mélodie du ghetto. L’image composée est

1. Théâtre du Rond-Point, 2006 ; Daniel Mesguich, « Brouillons


de théâtre », Les Carnets du Rond-Point, nos 6 et 7, p. 227 sqq.
2. Lehmann 1999, p. 108-113.

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absurde, elle n’est même pas symbolique. Elle est tout sim-
plement d’une force émotive incroyable. Et pourtant, cette
pièce a un texte, celui de Stanislaw Wyspianski, auteur
polonais du Retour d’Ulysse, mais ce texte n’est qu’un maté-
riau. La force de Kantor, c’est que ses pièces ne peuvent
pas être reprises ou reproduites. Ne serait-ce que parce
qu’il faudrait qu’il soit là, présent.
Kantor a ignoré Aristote. Il fut véritablement non-
aristotélicien. Son théâtre est une fête funèbre dont il est
l’ordonnateur, sans aucune portée politique ou symbolique.
Il convie un public qui appartient au monde défunt à en
célébrer avec lui l’effondrement. Une seule signification à
son théâtre, la mort. Ce n’est pas un sujet, mais une esthé-
tique théâtrale. Kantor a inventé un théatre rituel célébrant
les désastres du XXe siècle.

Le théâtre d’art contre le théâtre postdramatique

Un constat certain : l’échec public du théâtre postdrama-


tique et de toutes les déconstructions scéniques. Kantor, lui,
ne déconstruit rien, à la différence de Heiner Müller. La
déconstruction théorique n’a pas vocation à déboucher sur
des spectacles eux-mêmes déconstruits. Ce qu’exprime très
bien Denis Guénoun à la fin de son étude pourtant très aris-
totélicienne de l’action au théâtre : « Une question resterait
à examiner avec soin qui n’est pas abordée dans ces pages
ni d’ailleurs dans le reste de ce volume, quoique frôlée ici
ou là : celle d’une voie de rénovation du théâtre qui se
nourrirait du réinvestissement de la scène comme pratique
et non comme lieu de représentation... Dans la perspective
d’une démocratisation des plaisirs du jeu, avec l’horizon,
utopique sans doute, de présentations publiques qui vau-
draient plus comme partage que comme spectacle. La fête,
quoi. »

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POUR SORTIR DE L’ARISTOTÉLISME CONTEMPORAIN...

Il ajoute : « Il reste que ce réengagement scénique de la


praxis postdramatique assurément vaudrait comme retrou-
vaille inopinée avec le faire, positivement assumé, et plus
seulement avec le défaire et ses inclinations négatives 1. »
Du théâtre faire une fête qui peut être joyeuse ou
funèbre. Sortir de l’aristotélisme en donnant aux textes de
théâtre une nécessité qui leur soit extérieure, accepter les
contraintes d’un genre, les codifier, en faire un style. Reve-
nir peut-être au théâtre d’art.
Donnons le dernier mot à Dario Fo : « L’avantage d’un
auteur-acteur est qu’il entend déjà sa voix et la réponse du
public au moment où il couche sur le papier la première
réplique. Il écrit une entrée, un dialogue, mais au lieu
d’imaginer la scène à partir de la salle, il la voit jouée sur
le plateau et projetée sur le public. Cela semble peut-être
un détail... mais ce fut précisément la grande découverte
de Pirandello : “apprendre à écrire à partir de la scène” 2. »
Le théâtre n’a rien à voir avec la littérature, quoi qu’on
fasse pour l’y réduire. Comme disait encore Dario Fo :
« Cette pièce a un défaut, elle est belle à la lecture 3. »

1. Guénoun 1999, note 30. Dans le même esprit, mais venant


d’un autre espace intellectuel, Jean-Marc Léveratto, dans l’Introduc-
tion à l’anthropologie du spectacle, Paris, Ed. La Dispute (2006), rap-
pelle que ce qui légitime uniquement le spectacle est le plaisir du
spectateur et que ce plaisir est toujours suspect d’être l’effet d’une
inclination paresseuse à la facilité des plaisirs vulgaires. En réalité, le
spectateur d’un spectacle n’est pas passif, de par son pouvoir et son
plaisir.
2. Dario Fo 1987, p. 259-260.
3. ibid., p. 258.
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TABLE

Introduction
IL N’EST PAS SI FACILE D’ÊTRE NON-ARISTOTÉLICIEN
La comédie romaine ou le « regard éloigné » ............. 7
Le piège de la Poétique ............................................... 12
La Sainte-Trinité ........................................................ 14
Avignon 2005 ou la nouvelle querelle des Bouffons .. 17
Nietzsche contre Aristote ? ......................................... 19
L’aristotélisme appartient à la modernité ................... 21

I
LA TRAGÉDIE HORS-CONCOURS
Aristote lecteur ........................................................... 26
La tragédie : un concours musical, 26 – Un regard étran-
ger, 32 – Du chant à la poésie, du spectacle à la lecture,
de l’événement au texte-objet : un triple changement
de paradigme, 35
La souveraineté du muthos : la tragédie n’a pas besoin
d’être représentée pour être une représentation.......... 39
Définition aristotélicienne du muthos par rapport
à une praxis, 39 – Le muthos au centre du système de la
tragédie, 47 – Une tragédie pourrait exister sans person-
nage, rôle, ou caractère, 48 – La raison du muthos, 53
Le muthos tragique a besoin de la catharsis................. 61

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ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Un spectre de la Poétique : le drame .......................... 65


Quand drama est substitué à muthos : Aristote victime
de l’aristotélisme......................................................... 68
Aristote ici et là.......................................................... 73

II
L’EXTENSION DU DÉSASTRE :
LES TROIS RÉVOLUTIONS ARISTOTÉLICIENNES

La première révolution aristotélicienne. L’émanci-


pation du comédien et sa soumission à l’auteur.
Goldoni, Diderot, Talma ........................................... 84
Goldoni asservit l’acteur et pétrifie le public, 87 – Le
Comte de Lauragais, Diderot et le (quatrième) mur,
95 – Talma ou l’acteur citoyen du théâtre en liberté, 107
La deuxième révolution aristotélicienne : l’invention
du metteur en scène et le spectacle comme texte –
Antoine, Stanislavski et la sémiologie du théâtre ....... 124
Une révolution copernicienne ?, 124 – Le joli temps du
boulevard du Crime, 130 – Une contre-offensive littéraire,
138 – La revanche de l’acteur : rethéâtraliser le théâtre,
143 – Denis Guénoun : la mise en scène est la sacralisation
du texte et/ou du récit, 147 – La sémiologie ou la « repré-
sentation comme texte », 151
La troisième révolution aristotélicienne : la dictature
de la « fable » ou le retour du muthos......................... 153
Brecht, aristotélicien malgré lui ?, 154 – Brecht, Dort et la
sémiologie du théâtre : la conjonction des aristotélismes, 168 –
Antoine Vitez ou l’aristotélisme triomphant, 176 – Ricœur,
théoricien de l’impérialisme narratif modernité, 181
Nous avons tant aimé le théâtre................................. 186

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TABLE

III
LOIN D’ARISTOTE. PLAUTE, TÉRENCE, MOLIÈRE,
ESCHYLE, SOPHOCLE ET EURIPIDE
Un théâtre non dramatique au cœur de l’Antiquité
classique : la comédie romaine ................................... 189
Un spectacle rituel, 189 – La fabrique du spectacle
comique, 206 – Le ludisme généralisé, 230 – Ludificatio :
l’action détournée en jeu, 230
Molière ou la raison musicale .................................... 242
Molière vu de Rome, 243 – Genèse et dénouement du
Bourgeois gentilhomme, 245 – Structure musicale du
Bourgeois gentilhomme, 247 – Le Bourgeois devient
une œuvre littéraire, 259
Que faire des tragédies athéniennes aujourd’hui ?...... 261
Le trou noir du théâtre occidental ?, 262 – Des « chants »
avec ou sans musique, 267 – La composition musicale des
trois « Électre », 274 – L’hypothèse éphébique. Retour au
politique ?, 293

Conclusion
QUELQUES MOYENS POUR SORTIR DE L’ARISTOTÉLISME
CONTEMPORAIN ET NE PLUS S’ENNUYER AU THÉÂTRE

Une autre histoire du théâtre. Déconstruction


des notions de représentation et de récit.................... 303
Que le metteur en scène soit un chorodidaskalos et
non plus un dramaturge............................................. 305
Le théâtre d’art contre le théâtre postdramatique....... 308
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N° d’édition : L01EHVN000105N001
Dépôt légal : Octobre 2007

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