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2687 - Arthur Conan Doyle - Le Signe Des Quatre
2687 - Arthur Conan Doyle - Le Signe Des Quatre
Publication: 1890
Catégorie(s): Fiction, Policiers & Mystères
Source: http://www.ebooksgratuits.com
A Propos Doyle:
Sir Arthur Ignatius Conan Doyle, DL (22 May 1859 – 7 July 1930) was a
Scottish author most noted for his stories about the detective Sherlock Holmes,
which are generally considered a major innovation in the field of crime fiction,
and the adventures of Professor Challenger. He was a prolific writer whose other
works include science fiction stories, historical novels, plays and romances,
poetry, and non-fiction. Conan was originally a given name, but Doyle used it as
part of his surname in his later years. Source: Wikipedia
Copyright: This work is available for countries where copyright is Life+70 and
in the USA.
Présentation de l’affaire
Mademoiselle Morstan pénétra dans la pièce d’un pas décidé. C’était une jeune
femme blonde, petite et délicate. Sa mise simple et modeste, bien que d’un goût
parfait, suggérait des moyens limités. La robe, sans ornements ni bijoux, était
d’un beige sombre tirant sur le gris. Elle était coiffée d’un petit turban, de la
même couleur blanche sur le côté. Sa beauté ne consistait pas dans la régularité
des traits, ni dans l’éclat du teint ; elle résidait plutôt dans une expression
ouverte et douce, dans deux grands yeux bleus sensibles et profonds. Mon
expérience des femmes, qui s’étend à plusieurs pays des trois continents, ne
m’avait jamais montré un visage exprimant mieux le raffinement du cœur.
Elle prit place sur le siège que Sherlock Holmes lui avança. Je remarquai
aussitôt le tremblement de sa bouche et la crispation de ses mains ; tous les
signes d’une agitation intérieure intense étaient réunis.
« Je viens à vous, monsieur Holmes, dit-elle, parce que vous avez aidé
Mme Cecil Forrester pour qui je travaille, à démêler une petite complication
domestique. Elle a été très impressionnée par votre talent et votre obligeance.
– Mme Cecil Forrester ? répéta-t-il pensivement. Oui, je crois lui avoir rendu
un petit service. C’était pourtant, si je m’en souviens bien, une affaire très
simple.
– Ce n’est pas son avis. Mais en tout cas, vous n’en direz pas autant de mon
histoire. Je puis difficilement en imaginer une plus étrange, plus complètement
inexplicable. »
Holmes se frotta les mains. Ses yeux brillèrent. Il pencha en avant dans son
fauteuil son profil d’oiseau de proie, et ses traits fortement dessinés exprimèrent
soudain une extraordinaire concentration.
« Exposez votre cas », dit-il.
Il avait pris le ton d’un homme d’affaires. Ma position était embarrassante et
je me levai :
« Vous m’excuserez, j’en suis sûr ! »
À ma grande surprise, la jeune femme me retint d’un geste de sa main gantée :
« Si votre ami avait l’amabilité de rester, dit-elle, il pourrait me rendre un
grand service. »
Je n’eus plus qu’à me rasseoir.
« Voici brièvement les faits, continua-t-elle. Mon père était officier aux Indes ;
il m’envoya en Angleterre quand je n’étais encore qu’une enfant. Ma mère était
morte et je n’avais aucun parent ici. Je fus donc placée dans une pension,
d’ailleurs excellente, à Édimbourg, et j’y demeurai jusqu’à dix-sept ans. En
1878, mon père, alors capitaine de son régiment, obtint un congé de douze mois
et revint ici. Il m’adressa un télégramme de Londres annonçant qu’il était bien
arrivé et qu’il m’attendait immédiatement à l’hôtel Langham. Son message était
plein de tendresse. En arrivant à Londres, je me rendis à Langham ; je fus
informée que le capitaine Morstan était bien descendu ici, mais qu’il était sorti la
veille au soir et qu’il n’était pas encore revenu. J’attendis tout le jour, en vain. À
la nuit, sur les conseils du directeur de l’hôtel, j’informai la police. Le lendemain
matin, une annonce à ce sujet paraissait dans tous les journaux. Nos recherches
furent sans résultat ; et depuis ce jour je n’eus plus aucune nouvelle de mon
malheureux père. Il revenait en Angleterre le cœur riche d’espoir pour trouver un
peu de paix et de réconfort, et au lieu de cela… »
Elle porta la main à la gorge, et un sanglot étrangla sa phrase.
« La date ? demanda Holmes, en ouvrant son carnet.
– Il disparut le 3 décembre 1878, voici presque dix ans.
– Ses bagages ?
– Étaient restés à l’hôtel. Mais ils ne contenaient aucun indice ; des vêtements,
des livres, et un grand nombre de curiosités des îles Andaman. Il avait été
officier de la garnison en charge des criminels relégués là-bas.
– Avait-il quelque ami en ville ?
– Un seul, que je sache : le major Sholto, du même régiment, le 34e
d’infanterie de Bombay. Le major avait pris sa retraite un peu auparavant et il
vivait à Upper Norwood. Nous l’avons joint, bien entendu ; mais il ignorait
même que son ami était en Angleterre.
– Singulière affaire ! remarqua Holmes.
– Je ne vous ai pas encore raconté la partie la plus déroutante. Il y a six ans, le
4 mai 1882, pour être exacte, une annonce parut dans le Times, demandant
l’adresse de Mlle Mary Morstan et déclarant qu’elle aurait avantage à se faire
connaître. Il n’y avait ni nom, ni adresse. Je venais d’entrer, alors, comme
gouvernante dans la famille de Mme Cecil Forrester. Sur les conseils de cette
dame, je fis publier mon adresse dans les annonces. Le même jour, je recevais
par la poste un petit écrin en carton contenant une très grosse perle du plus bel
orient ; rien d’autre. Depuis ce jour, j’ai reçu chaque année à la même date, un
colis contenant une perle semblable, et sans aucune indication de l’expéditeur.
J’ai consulté un expert : ces perles sont d’une espèce rare, et d’une valeur
considérable. Jugez vous-même si elles sont belles ! »
Elle ouvrit une boîte plate, et nous présenta six perles : les plus pures que j’aie
jamais vues.
« Votre récit est très intéressant, dit Sherlock Holmes. Y a-t-il eu autre chose ?
– Oui. Pas plus tard qu’aujourd’hui. C’est pourquoi je suis venue à vous. J’ai
reçu une lettre ce matin. La voici.
– Merci, dit Holmes. L’enveloppe aussi, s’il vous plaît. Estampille de la
poste : Londres, secteur Sud-Ouest. Date : 7 juillet. Hum ! La marque d’un
pouce dans le coin ; probablement celui du facteur. Enveloppe à six pence le
paquet. Papier à lettres luxueux. Pas d’adresse. « Soyez ce soir à sept heures au
Lyceum Theater, près du troisième pilier en sortant à partir de la gauche. Si vous
n’avez pas confiance convoquez deux amis. Vous êtes victime d’une injustice qui
sera réparée. N’amenez pas la police. Si vous le faisiez, tout échouerait. Votre
ami inconnu. » « Eh bien, voilà un très joli petit mystère ! Qu’avez-vous
l’intention de faire, mademoiselle Morstan ?
– C’est exactement la question que je voulais vous poser.
– Dans ce cas, nous irons certainement au rendez-vous ; vous, moi, et… oui,
bien entendu, le docteur Watson. Votre correspondant permet deux amis ; le
docteur est exactement l’homme qu’il faut. Nous avons déjà travaillé ensemble.
– Mais voudra-t-il venir ? demanda-t-elle d’une voix pressante.
– Je serai fier et heureux, dis-je avec ferveur, si je puis vous être de quelque
utilité.
– Vous êtes très aimables tous les deux ! répondit-elle. Je mène une vie retirée,
et je n’ai pas d’amis à qui je puisse faire appel. Je pense que nous aurons le
temps si je reviens ici à six heures ?
– Pas plus tard, dit Holmes. Une autre question, si vous permettez. L’écriture
sur cette enveloppe est-elle la même que celle que vous avez vue sur les boîtes
contenant les perles ?
– Je les ai ici, répondit-elle, en montrant une demi-douzaine de morceaux de
papier.
– Vous êtes une cliente exemplaire ; vous savez intuitivement ce qui est
important. Voyons, maintenant. »
Étalant les papiers sur la table, il les compara d’un regard vif et pénétrant.
« L’écriture est déguisée, sauf sur la lettre, mais l’auteur est certainement une
seule et même personne, dit-il. Regardez comment l’e grec réapparaît à la
moindre inattention ; et la courbure particulière de l’s final ! Je ne voudrais
surtout pas vous donner de faux espoirs, mademoiselle Morstan, mais y a-t-il une
ressemblance quelconque entre cette écriture et celle de votre père ?
– Aucune. Elles sont très différentes.
– Je m’attendais à cette réponse. Eh bien, à ce soir six heures, donc !
Permettez-moi de garder ces papiers. Il n’est que trois heures et demie et je peux
en avoir besoin avant votre retour. Au revoir !
– Au revoir », répondit la jeune femme.
Reprenant sa boîte de perles, elle gratifia chacun de nous d’un charmant
sourire et se retira rapidement.
Je la regardai par la fenêtre marcher dans la rue d’un pas vif, jusqu’à ce que le
turban gris et la plume blanche se fondissent dans la foule.
« Quelle séduisante jeune femme ! » m’écriai-je en me retournant vers mon
compagnon.
Il avait rallumé sa pipe et s’était renfoncé dans son fauteuil, les yeux fermés.
« Vraiment ? dit-il languissamment. Je n’avais pas remarqué.
– Vous êtes un véritable automate ! dis-je. Une machine à raisonner. Je vous
trouve parfois radicalement inhumain. »
Il sourit pour répliquer :
« Il est essentiel que je ne me laisse pas influencer par des qualités
personnelles. Un client n’est pour moi que l’élément d’un problème. L’émotivité
contrarie le raisonnement clair et le jugement sain. La femme la plus séduisante
que j’aie connue, fut pendue parce qu’elle avait empoisonné trois petits enfants
afin de toucher l’assurance vie contractée sur leurs têtes. D’autre part, l’homme
le plus antipathique de mes relations est un philanthrope qui a dépensé près de
250 000 livres pour les pauvres.
– Dans ce cas particulier, cependant…
– Je ne fais jamais d’exception. L’expression INFIRME la règle. Avez-vous
jamais eu l’occasion d’étudier le caractère de quelqu’un à travers son écriture ?
Que pensez-vous de celle-ci ?
– Elle est lisible et régulière, répondis-je. Celle d’un homme habitué aux
affaires, et doué d’une certaine force de caractère. »
Holmes secoua la tête.
« Regardez les lettres à bouche : elles se différencient à peine du reste. Ce d
pourrait être un a, et ce l un e. Les hommes de caractère différencient toujours
les lettres à bouche, aussi mal qu’ils écrivent. Les k vacillent un peu, et les
majuscules dénotent une certaine vanité… Bien ! Maintenant, je vais sortir ; j’ai
besoin de quelques renseignements. Laissez-moi vous recommander ce livre,
Watson ; il est remarquable. C’est Le Martyre de l’Homme, de Winwood Reade.
Je serai de retour dans une heure. »
Je pris le volume et m’installai près de la fenêtre, mais mes pensées
s’éloignèrent bientôt des audacieuses spéculations de l’écrivain. Je revoyais la
jeune femme, son sourire ; j’entendais à nouveau sa voix flexible et mélodieuse
racontant l’étrange mystère qui planait sur sa vie. Si elle avait dix-sept ans au
moment de la disparition de son père, elle en avait vingt-sept maintenant : le bel
âge ! La jeunesse, encore éclatante, et dépouillée de son égoïsme, tempérée par
l’expérience… Ainsi rêvais-je, assis dans mon fauteuil, jusqu’à ce que des
pensées dangereuses me vinssent à l’esprit : alors, je me précipitai à mon bureau
et me jetai à corps perdu dans le dernier traité de pathologie. Que me croyais-je
donc, moi, simple chirurgien militaire affligé d’une jambe faible et d’un compte
en banque encore plus faible, pour me laisser aller à de telles idées ? Cette jeune
femme n’était que l’un des éléments, des facteurs du problème. Si mon avenir
était sombre, mieux valait le regarder en face, comme un homme, plutôt que de
le camoufler sous les fantaisies irréelles de l’imagination.
3
Chapitre
L’épisode du tonneau
La police avait amené une voiture ; je la pris pour ramener Mlle Morstan chez
elle.
Selon la manière angélique des femmes, elle avait tout supporté aussi
longtemps qu’il lui avait fallu réconforter quelqu’un de plus faible qu’elle. Je
l’avais trouvée placide et souriante aux côtés de la femme de charge qui n’était
pas revenue de ses frayeurs. Mais dans la voiture, elle défaillit et fondit en
larmes, tant les aventures de cette nuit l’avaient ébranlée. Elle m’a dit depuis
qu’elle m’avait trouvé froid et distant pendant ce voyage… Quel combat,
pourtant, se livrait dans mon cœur ! Et quels efforts dus-je faire pour me
contenir ! Mon amour et mon amitié s’élançaient vers elle, tout comme dans le
jardin ma main avait cherché la sienne. Des années d’une vie conventionnelle ne
m’auraient pas mieux révélé sa nature douce et courageuse que ces quelques
heures étranges. Cependant, les mots affectueux ne passaient pas ma bouche ;
deux pensées la scellaient. D’abord, elle était faible, sans défense, avec l’esprit
désemparé : serait-il correct d’imposer à un tel moment mon amour ? Par
ailleurs, elle était riche ! Si les recherches de Holmes aboutissaient, elle
deviendrait une héritière enviée ; était-il juste, était-il honorable, qu’un
chirurgien en demi-solde tirât un tel avantage d’une intimité dont le hasard était
seul responsable ? Ne pourrait-elle me prendre alors pour un vulgaire
aventurier ? Qu’une telle idée pût lui traverser l’esprit m’était intolérable. Entre
nous se dressait le trésor d’Agra, obstacle insurmontable.
Il était près de deux heures quand nous arrivâmes chez Mme Forrester. Les
domestiques avaient depuis longtemps quitté leur service, mais le message reçu
par Mlle Morstan avait tant intrigué Mme Forrester, qu’elle avait veillé. Elle
nous ouvrit la porte elle-même. C’était une femme gracieuse, d’un certain âge ;
elle accueillit la jeune fille d’une voix maternelle et passa tendrement son bras
autour de sa taille. Je pris plaisir à constater qu’elle n’était pas une simple
gouvernante salariée, mais une amie estimée. Je fus présenté, et aussitôt
Mme Forrester me pria d’entrer et de lui raconter nos aventures. Mais je lui
expliquai l’importance de ma mission et promis avec sincérité de venir les
instruire des progrès que nous pourrions faire. Tandis que la voiture s’éloignait,
je me retournai vers elles. Il me semble encore voir leur petit groupe sous le
porche, les deux gracieuses silhouettes enlacées, la porte entrouverte, la lumière
de l’entrée brillant à travers la vitre de couleurs, le baromètre et la rampe
d’escalier luisante. Cette image, même fugitive, d’un tranquille intérieur anglais
était un entracte reposant dans cette sombre affaire.
Plus j’y réfléchissais d’ailleurs, plus elle me paraissait compliquée. Je repassai
en revue les événements dans leur ordre chronologique. Pour ce qui était du
problème original, il était maintenant clair. La mort du capitaine Morstan,
l’envoi des perles, l’annonce dans le journal, la lettre, autant de détails
débrouillés. Mais nous n’en avions pas moins été conduits vers un mystère
encore plus profond et beaucoup plus tragique. Ce trésor des Indes, la curieuse
carte trouvée dans les bagages du capitaine, l’apparition au moment de la mort
du major Sholto, la redécouverte du trésor, et celle-ci immédiatement suivie du
meurtre de son auteur, les circonstances fort singulières entourant le crime, les
marques de pas, l’arme inusitée, les mots sur la feuille de papier qui
correspondaient avec la carte du capitaine, il y avait de quoi donner sa langue au
chat pour tout homme moins doué que Sherlock Holmes.
Pinchin Lane était un alignement de douteuses maisons de brique à deux
étages, dans le bas quartier de Lambeth. Il me fallut frapper assez longtemps au
n° 3 pour obtenir un résultat. La lueur d’une bougie filtra enfin derrière le volet
et un visage regarda par la fenêtre supérieure.
« Allons, du vent, poivrot ! gronda une voix. Si tu n’arrêtes pas ton tapage, je
lâche mes quarante-trois chiens à tes trousses !
– C’est exactement ce que je suis venu chercher. Si vous vouliez en laisser
sortir un…
– Va te faire voir ailleurs ! répondit la voix. J’ai là un bon morceau de fonte.
Du diable si je ne te l’envoie pas sur la tête.
– Mais il me faut un chien ! criai-je.
– Pas de discussion ! hurla M. Sherman. Du balai, maintenant ! Je compte
jusqu’à trois et je balance ma fonte…
– M. Sherlock Holmes… » Commençai-je.
Le nom eut un effet magique. La fenêtre se referma instantanément, la porte
fut déverrouillée et ouverte dans la minute qui suivit. Monsieur Sherman était un
long vieillard efflanqué aux épaules tombantes, au cou noueux ; il portait des
lunettes teintées de bleu.
« Les amis de M. Sherlock Holmes sont toujours les bienvenus ! prononça-t-il.
Entrez donc, monsieur ! Ne vous approchez pas du blaireau : il mord. Ah !
méchante, méchante ! Tu voudrais attraper le monsieur, hein ? »
Cette dernière phrase s’adressait à une hermine passant sa tête avide et ses
yeux rouges à travers les barreaux de sa cage.
« Ne vous occupez pas de celui-là ! continua-t-il. C’est seulement un lézard. Il
n’a pas de crocs ; je le laisse en liberté, car il chasse les scarabées. Il ne faut pas
m’en vouloir si je ne vous ai pas trop bien reçu tout à l’heure : je suis un peu la
tête de turc des gamins, et ils viennent souvent m’embêter. Que désire
M. Sherlock Holmes ?
– Un de vos chiens.
– Toby, je parie ?
– Oui, c’est bien Toby.
– Il habite au n° 7, ici à gauche. »
Élevant sa bougie, il avança lentement parmi la curieuse faune animale qu’il
avait rassemblée autour de lui. À la lueur incertaine et dansante de la flamme, je
vis, sortant de chaque fente ou recoin, des yeux vifs qui nous regardaient. Même
les poutres au-dessus de nos têtes étaient parées de volailles d’allure solennelle
qui, dérangées dans leur sommeil, changeaient paresseusement de position d’une
patte sur l’autre.
Toby était vraiment laid ! Il avait les oreilles pendantes, le poil long, et il
marchait avec un dandinement très disgracieux ; moitié épagneul, moitié berger,
il avait le poil blanc et roux. Il accepta, avec quelque hésitation, le morceau de
sucre que le vieux naturaliste m’avait remis ; puis, ayant ainsi conclu un pacte, il
me suivit jusqu’à la voiture et ne fit pas de difficulté pour m’accompagner.
L’horloge du Palais sonnait trois heures lorsque je me retrouvai à nouveau à
Pondichery Lodge. J’appris que l’ancien champion de boxe McMurdo avait été
arrêté pour complicité, et que M. Sholto et lui avaient été conduits au
commissariat. Deux agents gardaient l’étroite entrée, mais ils me laissèrent
passer avec le chien lorsque je mentionnai le nom du détective.
Holmes se tenait devant le porche, fumant sa pipe, les mains dans ses poches.
« Ah ! vous l’avez amené ? dit-il. En voilà un bon chien ! Athelney Jones est
parti. Il y a eu un formidable déploiement d’activité depuis votre départ. Il a mis
en arrestation non seulement notre ami Thaddeus, mais le portier, la femme de
charge et le serviteur hindou. Nous avons le champ libre, à part l’agent là-haut.
Laissez le chien ici et remontons. »
J’attachai Toby à la table dans l’entrée et le suivi. La pièce était telle que nous
l’avions laissée, sauf qu’un drap avait été jeté sur la victime. Un brigadier de
police à l’air fatigué s’était adossé dans un coin.
« Prêtez-moi votre lanterne, brigadier, dit mon compagnon. Maintenant,
attachez-la avec ce bout de ficelle autour de mon cou, afin qu’elle pende devant
moi. Merci. Il me reste à enlever chaussures et chaussettes. Vous les porterez en
bas. Watson. Je m’en vais faire un peu d’escalade. Trempez donc mon mouchoir
dans la créosote. C’est parfait. Maintenant, montez un instant avec moi dans le
grenier. »
Nous nous hissâmes à travers l’ouverture. Holmes approcha à nouveau la
lumière des empreintes de pas dans la poussière.
« Je voudrais que vous examiniez attentivement ces marques, dit-il. Voyez-
vous quelque chose qui vaut la peine d’être remarqué ?
– Elles appartiennent à un enfant ou à une petite femme, dis-je.
– Mais en dehors de leur taille ? N’y a-t-il rien d’autre ?
– Elles ressemblent à n’importe quelle autre empreinte de pas.
– Absolument pas ! Regardez ici ! Voici l’empreinte d’un pied droit. À
présent, j’imprime mon pied dans la poussière, à côté, quelle est la différence
essentielle ?
– Vos doigts sont tous resserrés. L’autre empreinte montre chacun des doigts
de pied distinctement séparé des autres.
– Exactement. Voilà l’important. Souvenez-vous-en. Maintenant, ayez
l’amabilité d’aller près de cette fenêtre et d’en sentir le rebord. Je reste ici, car ce
mouchoir dans ma main pourrait brouiller la piste. »
Je fis ce qu’il me demandait, et je perçus immédiatement une forte odeur de
goudron.
« C’est donc là où il a mis son pied en sortant. Si vous pouvez sentir sa trace,
je pense que Toby n’aura pas de difficultés. Descendez, maintenant ; lâchez le
chien et venez voir l’acrobate. »
Le temps d’arriver dans le jardin, Sherlock Holmes était parvenu sur le toit, et
je pouvais le suivre, comme un énorme ver luisant, rampant très lentement le
long de la crête. Je le perdis de vue derrière un groupe de cheminées, mais il
réapparut bientôt, pour s’évanouir à nouveau de l’autre côté. Je fis le tour de la
maison et le retrouvai assis tout au bord, à l’angle du toit.
« Est-ce vous, Watson ? cria-t-il.
– Oui.
– Voilà l’endroit. Quelle est cette masse noire, juste en bas ?
– Un tonneau d’eau.
– Avec un couvercle dessus ?
– Oui.
– Pas de trace d’une échelle ?
– Non.
– Quel diable d’homme ! C’est un chemin à se rompre vingt fois le cou. Mais
je dois pouvoir descendre par où il est monté. La gouttière semble solide. En tout
cas, allons-y ? »
Il y eut un frottement de pieds, et la lanterne commença de descendre
régulièrement sur le côté du mur. Puis, d’un saut léger, il parvint sur la barrique,
et de là atterrit.
« C’était une piste facile, dit-il en remettant ses bas et ses chaussures. Les
tuiles étaient déplacées tout au long de sa course. Dans sa hâte, il a laissé tomber
ceci, qui confirme mon diagnostic… comme vous dites, vous autres médecins. »
L’objet qu’il me présentait avait l’aspect d’un petit portefeuille ou
cartouchière fait d’une sorte de jonc coloré, tressé, et décoré de quelques pierres
de couleur. Par la taille et la forme, il rappelait un étui à cigarettes. À l’intérieur,
il y avait une demi-douzaine d’épines en bois sombre dont l’une des extrémités
était pointue, l’autre arrondie. Elles étaient identiques à celle qui avait frappé
Bartholomew Sholto.
« Ce sont des armes infernales ! dit-il. Faites attention de ne pas vous piquer.
Je suis très content de les avoir en ma possession, car c’est probablement toute
sa réserve. Il y a moins à craindre que l’un de nous en reçoive une
prochainement dans la peau. Pour ma part, je préférerais encore recevoir une
balle explosive. Êtes-vous d’attaque pour une randonnée de dix kilomètres,
Watson ?
– Certainement, répondis-je.
– Votre jambe ira-t-elle jusqu’au bout ?
– Oh ! oui.
– Ah ! vous voilà, mon chien ? Brave vieux Toby ! Flaire, Toby ; renifle-le ! »
Il mit sous le nez du chien le mouchoir imbibé de créosote. Toby se tint
immobile, les pattes écartées, la tête inclinée sur le côté d’une façon tout à fait
comique, comme un connaisseur reniflant le « bouquet » d’un cru fameux. Puis
Holmes jeta le mouchoir au loin, attacha une corde solide au collier de la bête, et
l’amena à côté du tonneau. Le chien poussa immédiatement une série de
glapissements aigus et, le nez au sol, la queue en l’air, prit la piste à une allure si
endiablée que, même freiné par sa laisse, il nous obligea de marcher aussi vite
que possible.
À l’est, le ciel s’étant éclairci peu à peu, et la lumière froide et grise de l’aube
nous permettait de voir à quelque distance. L’énorme maison carrée se dressait
derrière nous, avec ses hautes fenêtres vides et ses grandes façades nues. Notre
route conduisit tout droit à travers un terrain bouleversé de tranchées et de trous
qu’il nous fallut franchir. Avec ses monticules de terre éparpillés, et ses arbustes
malingres, toute cette propriété avait un aspect de mauvais augure qui
s’accordait bien avec la tragédie qui s’était abattue sur elle.
Atteignant le mur d’enceinte, Toby se mit à le longer, gémissant
impatiemment dans l’ombre ; il s’arrêta finalement dans un angle que masquait
un jeune hêtre. À l’intersection des murs, plusieurs briques avaient été
descellées ; les marches ainsi faites avaient dû être fréquemment utilisées à en
juger par leur aspect usé et poli. Holmes grimpa sur le faîte puis, prenant le chien
que je lui tendais, il le laissa retomber de l’autre côté.
« Voilà la main de l’homme à la jambe de bois, remarqua-t-il, tandis que je le
rejoignais au faîte du mur. Voyez-vous les légères traces de sang sur ce plâtre
blanc ? Quelle chance qu’il n’y ait pas eu de fortes averses depuis hier ! L’odeur
restera sur la route en dépit de leurs vingt-huit heures d’avance. »
J’avoue que, personnellement, j’avais des doutes. Sur cette route de Londres,
la circulation avait dû être intense dans l’intervalle. Cependant, mon scepticisme
fut vite balayé. Sans jamais hésiter ni faire d’écart, Toby trottait à sa manière
dégingandée : l’odeur entêtante de la créosote devait dominer toutes les autres.
« N’allez pas imaginer, dit Holmes que mon succès dépend du pur hasard qui
a voulu que l’un de ces individus posât le pied dans la créosote. J’en sais assez
maintenant pour retrouver leurs traces de plusieurs façons. Celle-ci est la plus
facile, et j’aurais tort de la négliger puisque la chance l’a mise entre nos mains.
Toutefois, elle prive l’affaire d’un savant petit problème intellectuel qu’elle
promettait tout à l’heure de me poser. J’avoue que sans cette indication vraiment
trop évidente, il y aurait eu du mérite à percer l’énigme !
– Mais là où il y a du mérite, et à revendre, c’est dans la manière dont vous
conduisez cette affaire ! dis-je. Je vous assure que je suis encore plus émerveillé
que lors du meurtre de Jefferson Hope. Cette affaire me semble encore plus
profonde et inexplicable. Comment, par exemple, avez-vous pu décrire avec une
telle assurance l’homme à la jambe de bois ?
– Peuh ! c’est la simplicité même, mon cher ami ! Je ne cherche pas à faire du
théâtre, moi ! Tout est patent, tout est dans les faits. Deux officiers qui
commandent un pénitencier apprennent un secret important à propos d’un trésor
caché. Une carte est tracée à leur intention par un Anglais du nom de Jonathan
Small. Souvenez-vous que nous avons vu ce nom sur le plan qui se trouvait dans
les affaires du capitaine Morstan. Jonathan Small l’a signée en son nom et au
nom de ses associés : « Le Signe des Quatre », telle était la désignation quelque
peu dramatique qu’il avait choisie. À l’aide de ce plan, les officiers – ou peut-
être l’un d’eux seulement – s’emparent du trésor et le ramènent en Angleterre,
mais sans remplir, supposons-le, certaines obligations en échange desquelles le
plan leur avait été remis. Et maintenant, pourquoi Jonathan Small ne s’est-il pas
emparé lui-même du trésor ? La réponse est évidente. Le plan est daté d’une
époque où Morstan se trouvait en contact avec des forçats. Jonathan Small n’a
pas pris le trésor parce que ni lui ni ses associés, tous forçats, ne pouvaient se
rendre à la cachette pour le récupérer.
– Mais c’est une simple hypothèse !
– C’est la seule qui jusqu’ici cadre avec les faits. C’est donc plus qu’une
hypothèse. Voyons si elle continue de cadrer avec la suite. Pendant quelques
années, le major Sholto vit dans la paix et le bonheur que lui apporte la
possession du trésor. Puis il reçoit une lettre des Indes qui lui cause une grande
frayeur. Que pouvait-elle contenir ? Elle disait que les hommes qu’il avait trahis
avaient été relâchés ?
« Ou qu’ils s’étaient évadés ! Et cette éventualité est la plus probable, car il
connaissait la durée de leur peine, et si celle-ci était arrivée à terme, il n’en aurait
pas été surpris. Que fait-il au contraire ? Il cherche à se protéger. Il craint par-
dessus tout un homme à la jambe de bois : un homme blanc, notez-le, puisque il
va jusqu’à tirer par erreur sur un commis voyageur anglais !… Bien. Sur le plan,
il n’y a qu’un nom ; les autres sont hindous ou mahométans. C’est pourquoi nous
pouvons affirmer avec confiance que l’homme à la jambe de bois et Jonathan
Small sont la même personne. Le raisonnement vous paraît-il avoir quelque
défaut ?
La chaîne se rompt
L’après-midi était fort avancé quand je me réveillai, reposé ; Sherlock Holmes
était toujours assis, exactement comme je l’avais laissé, sauf qu’il avait mis son
violon de côté, et qu’il était plongé dans un livre. Au mouvement que je fis, il
me regarda, et je constatai que son visage était sombre et ennuyé.
– Vous avez dormi profondément, dit-il. J’ai eu peur que notre conversation ne
vous éveillât.
– Je n’ai rien entendu. Avez-vous donc des nouvelles fraîches ?
– Je n’ai rien appris, malheureusement. J’avoue que je suis surpris et déçu. Je
m’attendais à quelque chose de bien défini, à cette heure-ci. Wiggins vient de me
faire son rapport. Il dit qu’on n’a pu trouver aucune trace de la chaloupe. C’est
un contretemps ennuyeux, car chaque heure est importante.
– Puis-je faire quelque chose ? Je suis tout à fait reposé présent, et tout prêt
pour une autre sortie nocturne.
– Non, nous ne pouvons rien faire. Nous ne pouvons qu’attendre. Si nous y
allons, un message peut venir en notre absence, et provoquer un retard. Vous
pouvez faire ce qu’il vous plaira, mais je dois rester de garde.
– Alors, j’irai jusqu’à Camberwell rendre visite à madame Forrester. Elle
m’en a prié hier.
– À madame Cecil Forrester ? interrogea-t-il avec un sourire malicieux dans
les yeux.
– Eh bien ! À mademoiselle Morstan aussi, bien sûr. Elles étaient anxieuses de
savoir ce qui arriverait.
– Ne leur en dites pas trop. On ne saurait faire entièrement confiance aux
femmes, pas même aux meilleures d’entre elles.
Je ne m’arrêtai pas à discuter cette appréciation affligeante.
– Je reviendrai dans une heure ou deux.
– Ça va ! Bonne chance ! Mais, dites-moi, puisque vous passez de l’autre côté
du fleuve, vous pouvez aussi bien reconduire Toby car, à mon avis, il n’est pas
probable que nous en ayons encore besoin.
Je pris donc le chien, et je le laissai chez le vieux naturaliste de Pinchin Lane,
en même temps qu’un demi-souverain. À Camberwell, je trouvai mademoiselle
Morstan un peu fatiguée par ses aventures de la nuit, mais très anxieuse
d’entendre les nouvelles. Madame Forrester aussi était pleine de curiosité. Je
leur racontai tout ce que nous avions fait, en omettant toutefois les parties les
plus terribles de la tragédie. Ainsi, après avoir parlé de la mort de monsieur
Sholto, je ne dis rien de la manière exacte dont il avait été tué. En dépit de toutes
mes omissions, pourtant, mon compte rendu comportait assez d’éléments pour
les faire frémir.
– C’est une histoire romanesque ! s’écria madame Forrester, une dame qu’on a
lésée, un trésor d’un demi-million de livres, un cannibale noir et un bandit à
jambe de bois. Ces derniers remplacent le conventionnel dragon et le méchant
baron.
– Et les deux chevaliers errants viennent à mon secours, ajouta mademoiselle
Morstan en me jetant un regard plein de feu.
– Eh bien, Mary, votre fortune dépend maintenant de l’issue de ces recherches.
Il me semble que vous n’en soyez pas surexcitée. Imaginez ce que ça doit être
d’être si riche, et d’avoir le monde à ses pieds !
De remarquer qu’à cette perspective mademoiselle Morstan ne manifestait
aucun enthousiasme fit courir dans mes veines un petit frisson de joie. Au
contraire, elle agita la tête fièrement, comme si elle ne prenait que peu d’intérêt à
tout cela.
– C’est pour monsieur Thaddée Sholto, dit-elle, que je suis inquiète. Rien
d’autre n’a d’importance, mais je crois que d’un bout à l’autre sa conduite a été
tout à fait bienveillante et très honorable. C’est notre devoir de le laver de cette
terrible accusation sans fondement.
Le soir était venu quand je quittai Camberwell, et il faisait tout à fait nuit
quand je rentrai à la maison. Le livre et la pipe de mon compagnon étaient près
de sa chaise, mais lui-même avait disparu. Je regardai çà et là dans l’espoir de
trouver un billet, mais il n’y en avait pas.
– Je suppose que monsieur Sherlock Holmes est sorti ? dis-je à madame
Hudson quand elle monta pour abaisser les stores.
– Non, monsieur. Il est allé dans sa chambre. Savez vous, monsieur (elle
baissait la voix et ce n’était plus qu’un murmure impressionnant) que j’ai peur
pour sa santé ?
– Comment cela, madame Hudson ?
– Eh ! Il est si étrange, monsieur. Après que vous êtes parti, il a arpenté la
pièce au point que j’étais fatiguée de l’entendre aller et venir. Puis, je l’ai
entendu qui parlait tout seul, qui marmonnait, et chaque fois qu’on sonnait il
venait sur le palier et criait :
« Qu’est-ce que c’est, madame Hudson ? »
« Après il a claqué sa porte, mais je peux l’entendre aller et venir dans sa
chambre, comme tout à l’heure. Je me suis risquée à lui toucher deux mots d’une
potion calmante, mais il s’est retourné sur moi avec un air tel que je ne sais pas
comment je suis sortie de la chambre.
– Je ne pense pas, madame Hudson, que vous ayez aucune raison d’être
inquiète. Je l’ai déjà vu comme cela. Il a quelque chose qui le tracasse et qui
l’agite.
Je tentais d’en parler à la légère à la digne madame Hudson. Je me sentis moi-
même un peu inquiet quand, toute la longue nuit, j’entendis encore le bruit de ses
pas, et que je devinai à quel point son esprit ardent s’irritait de cette inaction
involontaire.
À l’heure du déjeuner, il avait l’air usé, hagard, avec une petite rougeur de
fièvre aux joues.
– Vous vous éreintez, mon vieux, lui dis-je. Je vous ai entendu marcher toute
la nuit.
– Non, je ne pouvais pas dormir. Ce problème infernal me dévore. C’est trop
fort d’être coincé par un obstacle aussi insignifiant, quand tout le reste a été
débrouillé ! Je connais les hommes, la chaloupe, tout ce qui est important, et
pour tant je n’ai pas de nouvelles. J’ai mis d’autres agences à l’œuvre, et j’ai
employé tous les moyens dont je dispose.
La rivière a été entièrement fouillée, des deux côtés, mais on n’a rien obtenu
et madame Smith n’a pas entendu parler de son mari. J’en arriverai bientôt à la
conclusion qu’ils ont camouflé la chaloupe. Mais il y a des objections à cela.
– Ou que madame Smith nous a mis sur une fausse piste.
– Non. Je crois qu’on peut écarter cette supposition. J’ai pris des
renseignements, il y a bien une chaloupe avec ces caractéristiques.
– Aurait-elle remonté la rivière ?
– J’ai considéré aussi cette possibilité, et il y a un groupe de chercheurs qui ira
jusqu’à Richmond. Si rien de nouveau ne me parvient aujourd’hui, je partirai
moi-même demain et je rechercherai les hommes plutôt que le bateau. Mais, à
coup sûr, nous saurons quelque chose.
Nous n’apprîmes rien, pourtant. Pas un mot ne vint, soit de Wiggins, soit des
autres agences. Il y avait, dans la plupart des journaux, des articles sur la
tragédie de Norwood. Ils paraissaient tous être plutôt hostiles au malheureux
Thaddée Sholto. Dans aucun, on ne trouvait de nouveaux détails, si ce n’est
qu’une enquête judiciaire devait avoir lieu le lendemain. J’allai jusqu’à
Camberwell dans la soirée pour informer ces dames de notre insuccès et, à mon
retour, je trouvai Sherlock Holmes déprimé et assez morose. Il voulut à peine
répondre à mes questions, et toute la soirée il s’occupa d’une analyse chimique
délicate, qui impliquait le chauffage de nombreuses cornues et la distillation de
vapeurs, ce qui finit par répandre dans la pièce une odeur qui m’en chassa bel et
bien. Jusqu’au petit matin, je pus entendre distinctement le tintement de ses
éprouvettes, qui m’annonçait qu’il était toujours occupé à ses expériences
malodorantes.
– Je descends à la rivière, Watson, me dit-il. J’ai bien tourné et retourné ça
dans ma tête, et je ne vois qu’un moyen d’en sortir. Ça vaut la peine d’essayer,
en tout cas.
– Je peux sans doute aller avec vous ?
– Non, vous pouvez m’être beaucoup plus utile si vous voulez bien rester ici
pour me représenter. Je m’en vais contrecœur, car il y a de grandes chances pour
qu’un message arrive dans la journée, quoique Wiggins fût déjà assez découragé
hier soir. Je vous prie d’ouvrir toutes les lettres, tous les télégrammes, et d’agir
suivant votre propre jugement si quelque nouvelle vous parvient. Puis-je
compter sur vous ?
– Très certainement.
– J’ai peur que vous ne puissiez me télégraphier, car je peux difficilement
vous dire où j’ai des chances d’être. Si je suis en veine pourtant, peut-être ne
serai-je pas parti trop longtemps. D’une façon ou d’une autre, j’aurai des
nouvelles avant de rentrer.
À l’heure du déjeuner, je n’avais rien appris le concernant. En ouvrant le
Standard, cependant, je trouvai un prolongement à l’affaire.
« En ce qui concerne la tragédie d’Upper Norwood, nous avons des raisons de
croire que cette affaire promet d’être plus compliquée et plus mystérieuse qu’on
ne le supposait d’abord. De nouveaux témoignages ont montré qu’il est tout à
fait impossible que monsieur Thaddée Sholto ait pu y être impliqué d’une façon
quelconque. Lui et la gouvernante, madame Bernstone, ont été tous deux remis
en liberté hier soir. On croit toutefois que la police est sur la piste des vrais
coupables, piste suivie par monsieur Athelney Jones, de Scotland Yard, avec
toute l’énergie et la sagacité qu’on lui connaît. On doit s’attendre, à tout
moment, à d’autres arrestations. »
– C’est assez satisfaisant jusqu’ici, pensai-je. L’ami Sholto s’en tire, en tout
cas. Je me demande ce que peut être la nouvelle piste, bien que cela semble une
formule stéréotypée toutes les fois que la police a fait une gaffe.
Je jetais le journal sur la table quand mon regard tomba sur une annonce dans
la « Petite Correspondance » :
« PERDU : Attendu que Mordecai Smith, batelier, et son fils Jim ont quitté le
quai de Smith vers trois heures du matin mardi dernier dans la chaloupe à vapeur
l’Aurore, noire avec deux bandes rouges, cheminée noire à bande blanche, on
paiera la somme de cinq livres à quiconque pourra donner des renseignements à
madame Smith, au quai de Smith, ou à 221 Baker Street, concernant les
déplacements dudit Mordecai Smith et l’endroit où se trouve la chaloupe
Aurore. »
C’était là clairement ce qui se rapportait au travail de Sherlock. L’adresse de
Baker Street le prouvait assez. Cela me parut plutôt ingénieux, car les fugitifs
pouvaient lire cette annonce sans y voir autre chose que l’anxiété d’une femme
pour son mari disparu.
Ce fut une longue journée. Chaque fois que l’on frappait à la porte de la
maison, chaque fois que j’entendais monter l’escalier, je m’imaginais que c’était
ou bien Holmes qui rentrait ou une réponse à son annonce. Je tentais de lire,
mais mes pensées vagabondes s’échappaient vers notre étrange enquête, vers ces
deux canailles mal assorties que nous poursuivions. Y avait-il, me demandais-je,
quelque faille radicale dans le raisonnement de mon compagnon ? Ne souffrait-il
pas de quelque énorme erreur, par sa propre faute ? N’était-il pas possible que
son esprit subtil et spéculatif eût bâti cette théorie fantastique sur de fausses
prémisses ? Je ne l’avais jamais vu avoir tort, et pourtant le logicien le plus
pénétrant peut parfois se tromper. Il était vraisemblable, pensais-je, qu’il tombât
dans l’erreur par un raffinement exagéré de sa logique, préférant une explication
subtile et bizarre, alors qu’une autre plus simple, plus terre à terre s’offrait à lui.
D’autre part j’avais vu moi-même l’évidence des preuves et observé sa méthode
déductive. Quand je me rappelais la longue chaîne de circonstances curieuses,
plusieurs d’entre elles, banales en elles-mêmes, mais tendant toutes dans la
même direction, je ne pouvais me dissimuler à moi-même que si l’explication de
Holmes était erronée, la vraie solution devait être également étonnante, voire
extraordinaire.
À trois heures de l’après-midi, la sonnette retentit bruyamment. J’entendis
dans le vestibule une voix autoritaire et, à ma grande surprise, je découvris
monsieur Athelney Jones qui se présenta à moi. Il ne ressemblait guère, pourtant,
au professeur de sens commun, brusque et supérieur, qui avait pris en charge
l’affaire d’Upper Norwood. Il arborait un air abattu, montrait une affabilité
inhabituelle, et l’on eût dit qu’il s’excusait.
– Bonjour, monsieur ; monsieur Sherlock Holmes est sorti, je crois.
– Oui, et je ne suis pas sûr de l’heure à laquelle il reviendra. Mais peut-être
désirez-vous l’attendre ? Prenez cette chaise et goûtez un de ces cigares.
– Je vous remercie. J’ai le temps.
Il s’essuyait le visage avec un grand mouchoir de poche.
– Un whisky ?
– Merci, juste un demi-verre. Il fait très chaud pour la saison, et pas mal de
choses m’ont ennuyé et fatigué. Vous connaissez ma théorie concernant l’affaire
de Norwood ?
– Je me souviens que vous en avez exposé une.
– J’ai dû la réviser. J’avais étroitement resserré mon filet autour de monsieur
Sholto, et ne voilà-t-il pas qu’il passe par un trou au beau milieu. Depuis le
moment où il a quitté son frère, il y a des gens qui l’ont vu à plusieurs reprises.
Ce n’est donc pas lui qui a pu monter sur le toit et passer par la trappe. C’est une
affaire très obscure, et mon renom professionnel est en jeu. Je serais très heureux
d’être un peu aidé.
– Nous avons tous besoin d’aide, parfois.
– Votre ami, monsieur Sherlock Holmes, est un homme étonnant, continua-t-il
d’un ton bas et confidentiel. C’est un homme qu’on ne peut battre. J’ai vu cet
homme, jeune encore, étudier bien des affaires, mais je n’en connais pas une sur
laquelle il n’ait pu jeter quelque lumière. Il est peu conformiste dans ses
méthodes, un peu prompt à sauter sur des théories mais, somme toute, je crois
qu’il aurait fait un officier de police plein d’avenir, et je ne me cache pas pour le
dire. J’ai reçu ce matin un télégramme de lui, qui me donne à comprendre qu’il
tient une piste dans l’affaire Sholto. Le voici.
Il tira le télégramme de sa poche et me le passa. Il était daté de Poplar à midi,
et disait :
« Allez tout de suite à Baker Street. Si je ne suis pas encore rentré, attendez-
moi. Je suis sur les talons de la bande Sholto. Vous pourrez venir avec nous ce
soir, si cela vous plaît, pour assister au dénouement. »
– Voilà qui promet ; il a évidemment retrouvé la piste, dis-je.
– Ah ! Il a donc été en défaut lui aussi ! s’écria Jones, manifestement satisfait.
Même les meilleurs d’entre nous se perdent quelquefois. Naturellement, ça peut
être encore une fausse alerte. Mais c’est mon devoir en tant qu’officier de police
de ne laisser échapper aucune chance. Mais quelqu’un vient. C’est peut-être lui.
On entendait un pas lourd dans l’escalier, une respiration bruyante, sifflante,
celle d’un individu qui avait bien de la peine à souffler. Une fois ou deux, il
s’arrêta comme si la montée était trop dure pour lui mais, à la fin, il arriva à
notre porte et entra. Son aspect correspondait aux bruits que nous avions
entendus. C’était un homme âgé, vêtu comme un matelot d’une vieille jaquette
boutonnée jusqu’au cou. Le dos était voûté, les genoux vacillants, la respiration
était pénible et asthmatique. Tandis qu’il s’appuyait sur un gros gourdin en
chêne, ses épaules se levaient dans l’effort qu’il faisait pour aspirer l’air dans ses
poumons. Il avait un gros cache-nez de couleur autour du cou, et je ne voyais
guère de son visage qu’une paire d’yeux noirs et vifs qu’ombrageaient des
sourcils blancs et touffus. Il portait aussi de longs favoris gris. Dans l’ensemble,
il me donnait l’impression d’un respectable maître marinier, écrasé par les ans et
la pauvreté.
– Qu’est-ce que c’est, mon brave ?
Il jeta un regard circulaire dans la chambre, à la façon méthodique des
vieillards.
– Monsieur Sherlock Holmes est-il ici ?
– Non, mais je le remplace. Vous pouvez me confier tout message que vous
auriez pour lui.
– C’était à lui-même que je voulais le dire.
– Mais je vous répète que je le remplace. Était-ce à propos du bateau de
Mordecai Smith ?
– Oui ; j’sais bien où il est, et j’sais où sont les hommes qu’il cherche. Et j’sais
où est le trésor, j’sais tout.
– Alors dites-le-moi, et je lui transmettrai.
– C’est à lui que j’voulais le dire, répéta-t-il, obstiné.
– Alors, il vous faut l’attendre !
– Non, je ne vais pas perdre une journée pour faire plaisir à quelqu’un. Si
monsieur Holmes n’est pas ici, alors il devra trouver ça tout seul. Et puis, je
n’aime pas votre air à tous les deux, et je ne veux pas dire un mot.
Et, traînant les pieds, il se dirigea vers la porte, mais Jones se plaça en face de
lui.
– Attendez un peu, mon ami. Vous avez des renseignements importants, et
vous ne vous en irez pas. Nous vous garderons, bon gré mal gré, jusqu’à ce que
notre ami revienne.
Le vieillard s’avança rapidement vers la porte, mais quand Jones y appuya son
large dos, il reconnut l’inutilité de toute résistance.
– Jolie façon de traiter les gens ! cria-t-il en tapant son bâton sur le plancher.
Je viens ici pour voir un gentleman et vous deux que je n’ai jamais vus de ma
vie, vous m’saisissez et vous m’traitez comme ça !
– Vous ne vous en porterez pas plus mal, dis-je. Nous vous paierons votre
journée perdue. Asseyez-vous là, sur le canapé. Vous n’aurez pas à attendre
longtemps.
L’air grognon, il revint et s’assit, la tête reposant sur ses mains. Jones et moi
nous reprîmes nos cigares et notre conversation. Soudain, la voix d’Holmes
éclata :
– Tout de même, vous pourriez bien m’offrir un cigare ! Nous sursautâmes sur
nos chaises. Holmes était assis près de nous, avec un air de doux amusement.
– Holmes ! m’écriai-je. Vous ici ! Mais où est le vieillard ?
– Le voici, dit-il, tenant en main un tas de cheveux blancs. Tout y est :
perruque, favoris, sourcils… Je pensais que mon déguisement n’était pas
mauvais, mais je doutais qu’il supporte brillamment cette épreuve.
– Ah ! Coquin ! s’écria Jones, enchanté. Vous auriez fait un acteur, et un
rare !… Vous avez bien la toux rauque des vieux de l’asile et ces jambes
flageolantes qui vous portaient valent bien dix livres par semaine. Tout de même,
je croyais bien reconnaître l’éclat de vos yeux. Vous ne nous avez pas lâchés si
facilement que ça, hein ?
– J’ai travaillé toute la journée sous ce déguisement. Il y a, vous le savez,
beaucoup de gens dans le milieu des criminels qui commencent à me connaître,
surtout depuis que notre ami, ici présent, s’est mis à publier quelques-unes de
mes affaires. Aussi, je ne peux partir sur le sentier de la guerre que sous quelque
simple accoutrement comme celui- ci. Vous avez eu mon télégramme ?
– Oui, c’est ce qui m’a amené ici.
– Et comment votre affaire a-t-elle marché ?
– Il n’en est rien sorti. J’ai dû relâcher deux de mes prisonniers. Il n’y a
aucune preuve contre les deux autres.
– Ne vous en faites pas. Nous vous en donnerons deux autres à leur place,
mais vous devrez suivre mes instructions. Je vous cède volontiers tout l’honneur
officiel du succès, mais vous devrez agir suivant mes directives. Est-ce
convenu ?
– Absolument, si vous voulez m’aider à prendre les coupables.
– Eh bien, il faudra donc tout d’abord qu’un bateau de la police, rapide, une
chaloupe à vapeur, se trouve aux escaliers de Westminster, à sept heures, ce soir.
– C’est facile à arranger. Il y en a toujours une par là, mais je pourrais
traverser la rue et téléphoner, pour en être sûr.
– Puis, il me faudra deux hommes vigoureux, en cas de résistance.
– Il y en aura deux ou trois dans le bateau. Quoi d’autre ?
– Quand nous capturerons les hommes, j’aurai le trésor. Je crois que ce serait
un plaisir pour mon ami ici présent d’apporter cette boîte à la jeune dame à qui
revient légalement la moitié du contenu ; afin qu’elle soit la première à l’ouvrir.
Hein, Watson ?
– Ce serait pour moi un grand plaisir.
– C’est une façon de procéder assez irrégulière, dit Jones en branlant la tête.
Toutefois, comme rien n’est régulier dans cette affaire, je suppose que nous
devrons fermer les yeux. Le trésor, plus tard, sera remis aux autorités jusqu’à la
conclusion de l’enquête officielle.
– Certainement. Un autre point : j’aimerais fort avoir quelques détails sur cette
affaire de la bouche même de Jonathan Small. Vous savez que je tiens à
connaître à fond les détails de mes enquêtes. Y aurait-il une objection à ce que
j’aie avec lui une entrevue non officielle, soit ici, dans mon appartement, soit
n’importe où, pourvu qu’il soit surveillé de façon efficace ?
– Vous êtes maître de la situation. Je n’ai pas eu de preuves encore de
l’existence de ce Jonathan Small. Toutefois, si vous le prenez, je ne vois pas
comment je pourrais vous refuser une entrevue avec lui.
– C ‘est donc entendu ?
– Parfaitement. Quelque chose d’autre encore ?
– Seulement ceci : j’insiste pour que vous dîniez avec nous. Ce sera prêt dans
une demi-heure. J’ai des huîtres et une paire de grouses, avec un bon petit choix
de vins blancs. Watson, vous n’avez encore jamais reconnu mes mérites de
maître de maison.
10
Chapitre
La fin de l’insulaire
Ce fut un joyeux dîner. Holmes, quand il le voulait, était un très brillant causeur ;
ce soir-là, il le voulut. Il semblait être dans un état d’exaltation nerveuse et il se
montra étincelant. Passant rapidement d’un sujet à l’autre, « Mystères » du
Moyen Age, violons de Stradivarius, bouddhisme à Ceylan, navires de guerre de
l’avenir, poterie médiévale, il traitait chacun d’eux comme s’il en eût fait une
étude approfondie. Sa belle humeur contrastait avec la sombre dépression des
deux derniers jours. Athelney Jones s’avéra d’un commerce agréable pendant
ces heures de détente, et c’est en bon vivant qu’il prit part au repas. Quant à moi,
j’étais soulagé à la pensée que nous approchions de la fin de l’affaire, et je me
laissai aller à la joie communicative de Holmes. Nul d’entre nous ne parla durant
le repas du drame qui nous avait réunis.
Lorsque la table fut desservie, Holmes jeta un coup d’œil sur sa montre et
remplit trois verres de porto.
« Une tournée pour le succès de notre petite expédition ! ordonna-t-il… Et
maintenant, il est grand temps de partir. Avez-vous un pistolet, Watson ?
– J’ai mon vieux revolver d’ordonnance dans mon bureau.
– Vous feriez mieux de le prendre. Il faut tout prévoir. J’aperçois la voiture à
notre porte. Je l’avais demandée pour six heures et demie.
C’est un peu après sept heures que nous atteignîmes l’embarcadère de
Westminster. Holmes examina d’un œil critique la chaloupe qui nous attendait.
« Y a-t-il quelque chose qui révèle son appartenance à la police ?
– Oui, cette lumière verte sur le côté.
– Alors, il faudrait l’enlever. »
Ce petit changement effectué, nous prîmes place dans le bateau et on lâcha les
amarres. Jones, Holmes et moi, étions installés à la poupe. Il y avait un homme à
la barre, un autre aux machines, et deux solides inspecteurs à l’avant.
« Où allons-nous ? demanda Jones.
– Vers la Tour. Dites-leur de s’arrêter en face des chantiers Jacobson. »
Notre bateau était de toute évidence très rapide. Nous dépassâmes de longs
trains de péniches chargées, aussi vite que si celles-ci étaient amarrées. Holmes
eut un sourire de satisfaction en nous voyant rattraper une autre chaloupe et la
laisser loin derrière nous.
« Nous devrions pouvoir rattraper n’importe qui sur ce fleuve ! dit-il.
– C’est peut-être beaucoup dire. Mais il n’y a pas beaucoup de chaloupes qui
puissent nous distancer.
– Il nous faudra intercepter l’Aurore qui a la réputation de filer comme une
mouette. Je vais vous expliquer comment j’ai retrouvé le bateau, Watson. Vous
souvenez-vous comme j’étais ennuyé d’être arrêté par une si petite difficulté ?
– Oui.
– Eh bien, je me suis complètement délassé l’esprit en me plongeant dans une
analyse chimique. Un de nos plus grands hommes d’État a dit que le meilleur
repos était un changement de travail. Et c’est exact ! Lorsque je suis parvenu à
dissoudre l’hydrocarbone sur lequel je travaillais, je revins au problème Sholto,
et passai à nouveau en revue toute la question. Mes garçons avaient fouillé sans
résultat la rivière tant en amont qu’en aval. La chaloupe ne se trouvait à aucun
embarcadère et n’était point retournée à son port d’attache. Il était improbable
qu’elle eût été sabordée pour effacer toute trace. Je gardais cependant cette
hypothèse à l’esprit en cas de besoin. Je savais que ce Small était un homme
assez rusé, mais je ne le croyais pas capable de finesse. Je réfléchissais ensuite
au fait qu’il devait se trouver à Londres depuis quelque temps ; nous en avions la
preuve dans l’étroite surveillance qu’il exerçait sur Pondichery Lodge. Il lui
était, en ce cas, très difficile de partir sur-le-champ ; il avait besoin d’un peu de
temps, ne serait-ce que d’une journée, pour régler ses affaires. C’était tout du
moins dans le domaine des probabilités.
– Cela me semble assez arbitraire ! dis-je. N’était-il pas plus probable qu’il eût
tout arrangé avant d’entreprendre son coup ?
– Non, ce n’est pas mon avis. Sa tanière constituait une retraite trop précieuse
pour qu’il eût songé à l’abandonner avant d’être sûr de pouvoir s’en passer. Et
puis il y a un autre aspect de la question : Jonathan a dû penser que le singulier
aspect de son complice, difficilement dissimulable de quelque manière qu’on
l’habille, pourrait exciter la curiosité et peut-être même provoquer dans quelques
esprits un rapprochement avec la tragédie de Norwood. Il est bien assez
intelligent pour y avoir pensé. Ils étaient sortis nuitamment de chez eux, et Small
devait tenir à être de retour avant le jour. Or, il était trois heures passées
lorsqu’ils parvinrent au bateau ; une heure plus tard, il ferait jour, les gens
commenceraient à circuler… J’en ai conclu, par voie de conséquence, qu’ils
n’étaient pas allés très loin. Ils ont grassement payé Smith pour qu’il tienne sa
langue et garde la chaloupe prête pour l’évasion finale ; et ils se sont hâtés avec
le trésor vers leur logis. Deux ou trois jours plus tard, après avoir étudié de
quelle manière les journaux présentaient l’affaire, et ayant ainsi vérifié si les
soupçons s’orientaient de leur côté, ils s’en iraient en chaloupe, sous couvert de
la nuit, vers quelque navire mouillé à Gravesend ou Downs ; ils avaient déjà
certainement pris leur billet pour l’Amérique ou les Colonies.
– Mais la chaloupe ? Ils ne pouvaient la prendre chez eux !
– D’accord ! Je décidai donc que la chaloupe ne devait pas être loin, bien
qu’elle fût invisible. Je me suis mis alors à la place de Small et j’ai considéré le
problème sous son angle, à lui. Il se rendait probablement compte du danger
qu’il y aurait à renvoyer la chaloupe à son port d’attache où à la garder dans un
embarcadère si la police venait à découvrir ses traces. Comment, alors,
dissimuler le bateau et en même temps le maintenir à sa portée, prêt à être
utilisé ? Comment ferais-je moi-même à sa place et dans des circonstances
analogues ? Je cherchai et je ne trouvai qu’un seul moyen : Confier la chaloupe à
un chantier de construction ou de réparations, avec ordre d’effectuer une légère
modification. L’embarcation se trouverait ainsi sous quelque hangar, et donc
parfaitement cachée. Et pourtant, elle pourrait être en quelques heures de
nouveau à ma disposition.
– Voilà qui semble assez simple.
– Ce sont précisément les choses très simples qui ont le plus de chances de
passer inaperçues. Je décidai donc de mettre cette idée à l’épreuve. Vêtu de ces
inoffensifs vêtements de marin, je m’en fus aussitôt enquêter dans tous les
chantiers en aval du fleuve. Résultat nul dans quinze d’entre eux. Mais au
seizième, celui de Jacobson, j’appris que l’Aurore leur avait été confiée deux
jours auparavant par un homme à la jambe de bois qui se plaignait du
gouvernail. « Il n’avait absolument rien, ce gouvernail ! me dit le contremaître.
Tiens, la voilà, c’te chaloupe ; celle avec les filets rouges. »
« À ce moment, qui apparut ? Mordecai Smith, le patron disparu. Il était
complètement soûl. Je ne l’aurais évidemment pas reconnu, s’il n’avait crié à
tue-tête son nom et celui de son bateau. « Il me la faut pour huit heures précises,
entendez-vous ? J’ai deux messieurs qui n’attendront pas. »
« Ils avaient dû le payer généreusement. Il débordait d’argent et distribua
libéralement des shillings aux ouvriers. Je le pris en filature pendant quelque
temps, mais il disparut dans un bistrot. Je revins alors au chantier et, rencontrant
sur ma route un de mes éclaireurs, je le postai en sentinelle près de la chaloupe.
Je lui dis de se tenir tout au bord de l’eau et d’agiter son mouchoir lorsqu’il les
verrait partir. Placés comme nous le serons, il serait bien étrange que nous ne
capturions pas tout notre monde et le trésor.
– Que ces hommes soient, ou non, les bons, vous avez tout préparé très
soigneusement, dit Jones. Mais si j’avais pris l’affaire en main, j’aurais établi un
cordon de police autour du chantier de Jacobson et arrêté mes types dès leur
venue.
– C’est-à-dire jamais. Car Small est assez astucieux. Il enverra un éclaireur et
à la moindre alerte, il se tapira pendant une semaine.
– Mais vous auriez pu continuer à filer Mordecai Smith et découvrir leur
retraite, objectai-je.
– Dans ce cas, j’aurais perdu ma journée. Je crois qu’il n’y a pas plus d’une
chance sur cent pour que Smith connaisse leur retraite. Pourquoi irait-il poser
des questions, aussi longtemps qu’il est bien payé et qu’il peut boire ? Ils lui font
parvenir leurs instructions. Non, j’ai réfléchi à toutes les manières d’agir et celle-
ci est la meilleure. »
Pendant cette conversation, nous avions franchi la longue série de ponts qui
traversent la Tamise. Comme nous passions au cœur de la ville, les derniers
rayons du soleil doraient la croix située au sommet de l’église Saint-Paul. Le
crépuscule s’étendit avant notre arrivée à la Tour.
« Voici le chantier Jacobson, dit Holmes, en désignant un enchevêtrement de
mâts et de cordages du côté de Surrey. Remontons et redescendons le fleuve à
vitesse réduite. Croisons sous couvert de ce train de péniches. »
Il sortit une paire de jumelles de sa poche et examina quelques temps la rive
opposée.
« J’aperçois ma sentinelle à son poste, continua-t-il. Mais elle ne tient pas de
mouchoir.
– Et si nous descendions un peu le fleuve et les attendions là ? » proposa Jones
avec empressement.
Nous étions tous impatients, maintenant ; même les policiers et les
mécaniciens qui n’avaient pourtant qu’une très vague idée de ce qui nous
attendait.
« Nous n’avons pas le droit de prendre le moindre risque, répondit Holmes. Il
y a dix chances contre une pour qu’ils descendent le fleuve, évidemment, mais
nous n’avons aucune certitude. D’où nous sommes, nous pouvons surveiller
l’entrée des chantiers, alors qu’eux peuvent à peine nous distinguer. La nuit sera
claire et nous aurons toute la lumière désirable. Il nous faut rester ici. Voyez-
vous les gens, là-bas, grouiller sous les lampadaires ?
– Ils sortent du chantier. La journée est finie.
– Ils ont l’air bien dégoûtants ! Et dire que chacun d’eux recèle en lui une
petite étincelle d’immoralité ! À les voir, on ne les supposerait pas : il n’y a pas
de probabilité a priori. L’homme est une étrange énigme !
– Quelqu’un dit de l’homme qu’il est une âme cachée dans un animal, lui dis-
je.
– Winwood Read est intéressant sur ce sujet, dit Holmes. Il remarque que,
tandis que l’individu pris isolément est un puzzle insoluble, il devient, au sein
d’une masse, une certitude mathématique. Par exemple, vous ne pouvez jamais
prédire ce que fera tel ou tel, mais vous pouvez prévoir comment se comportera
un groupe. Les individus varient, mais la moyenne reste constante. Ainsi parle le
statisticien. Mais est- ce que je ne vois pas un mouchoir ? Voilà : il y a là-bas
quelque chose de blanc qui bouge.
– Oui, c’est votre sentinelle ! criai-je. Je la vois distinctement.
– Et voici l’Aurore ! s’exclama Holmes. Elle file comme le diable ! En avant
toute, mécanicien ! Dirigez-vous vers cette chaloupe avec la lumière jaune. Nom
d’un chien ! Je ne me pardonnerais jamais qu’elle fût plus rapide que nous. »
Elle s’était faufilée à travers l’entrée des chantiers, en passant derrière deux ou
trois petites embarcations. Elle avait ainsi atteint sa pleine vitesse, ou presque,
avant qu’on l’eût aperçue. À toute vapeur, elle descendait maintenant le fleuve
en longeant d’assez près la rive. Jones la regarda et secoua la tête.
« Elle va très vite ! dit-il. Je doute que nous la rattrapions.
– Il faut la rattraper ! cria Holmes. Bourrez les chaudières, mécaniciens !
Faites-leur donner tout ce qu’elles peuvent ! Il faut qu’on les ait, au risque de
brûler le bateau ! »
Nous commencions d’accélérer l’allure, à notre tour. Les chaudières
rugissaient, les puissantes machines sifflaient et vibraient comme un grand cœur
métallique. La proue acérée coupait les eaux en rejetant de chaque côté deux
vagues mugissantes. À chaque pulsation des machines, la chaloupe bondissait en
frémissant comme une chose vivante. À l’avant, notre grande lanterne jaune
projetait un long rayon de lumière vacillante. Une tache sombre sur l’eau
indiquait la position de l’Aurore ; le bouillonnement de l’écume blanche derrière
elle était révélatrice de son allure forcenée. Nous fonçâmes plus vite. Nous
dépassions les péniches, les remorqueurs, les navires marchands, nous nous
glissions derrière celui-ci, nous contournions celui-là. Des voix surgies de
l’ombre nous interpellaient. Mais l’Aurore filait toujours et toujours nous la
poursuivions.
« Allons, les hommes ! Enfournez, enfournez ! » cria Holmes, regardant dans
la chambre des machines en bas ; les chaudières rougeoyantes se réfléchissaient
sur son visage impatient. « Donnez toute la vapeur. »
– Je crois que nous la rattrapons un peu, dit Jones, dont le regard ne quittait
pas l’Aurore.
– J’en suis sûr ! dis-je. Nous l’aurons rejointe d’ici quelques minutes. »
Juste à ce moment, un remorqueur tirant trois péniches se mit entre nous,
comme si un malin génie l’eût placé là, tout exprès ! Nous n’évitâmes la
collision qu’en poussant à fond le gouvernail. Le temps de contourner le convoi
et de remettre le cap sur les fugitifs, l’Aurore avait regagné deux cents mètres.
Elle restait bien en vue, cependant ! La lumière incertaine et trouble du
crépuscule cédait la place à une nuit claire et étoilée. Les chaudières donnaient à
plein ; l’énorme force qui nous propulsait faisait vibrer et grincer notre coque
légère.
Nous avions forcé à travers le Pool, dépassé les entrepôts West India,
descendu le long de Deptford Reach, et remonté à nouveau après avoir
contourné l’île des Chiens. Jones prit l’Aurore dans le faisceau de son phare ;
nous pûmes alors voir distinctement les silhouettes sur le pont. Un homme était
assis à la poupe, tenant entre ses jambes un objet noir sur lequel il se penchait. À
côté de lui, reposait une masse sombre qui ressemblait à un terre-neuve. Le fils
Smith tenait la barre, tandis que son père, dont la silhouette au torse nu se
profilait contre le rougeoiement du brasier, enfournait de grandes pelletées de
charbon à une cadence infernale. Peut-être avaient-ils eu des doutes au début
quant à nos intentions ; mais à nous voir imiter chacun de leurs tournants,
chacun de leurs zigzags, ils ne pouvaient plus en conserver. À Greeenwich, nous
nous trouvions à environ cent mètres derrière elle. À Blackwall, nous n’étions
pas à plus de quatre-vingts mètres. J’ai, au cours de ma carrière mouvementée,
chassé de nombreuses créatures en de nombreux pays, mais jamais le sport ne
m’a causé l’excitation sauvage de cette folle chasse à l’homme au milieu de la
Tamise. Régulièrement, mètre par mètre, nous nous rapprochions. Dans le
silence de la nuit, nous pouvions entendre le halètement et le martèlement des
machines. L’homme sur le pont était toujours accroupi ; il bougeait ses bras
comme s’il était occupé à quelque besogne ; de temps en temps, il mesurait du
regard la distance qui nous séparait encore et qui diminuait implacablement.
Jones les héla, et leur cria de stopper. Nous n’étions plus qu’à quatre longueurs.
Les deux chaloupes filaient toujours à une vitesse prodigieuse. Devant nous, le
fleuve s’étalait librement, avec Barking Level sur un côté et les marais désolés
de Plumstead de l’autre. À notre appel, l’homme sur le pont sauta sur ses pieds
et nous montra les deux poings, tout en jurant d’une voix rauque. Il était d’une
bonne taille et puissamment bâti. Comme il nous faisait face, debout, les jambes
légèrement écartées pour se maintenir en équilibre, je pus voir que depuis la
cuisse sa jambe droite n’était qu’un pilon de bois. Au son de ses cris rageurs, la
masse sombre à côté de lui se mit à bouger. Il s’en dégagea un petit homme noir,
le plus petit que j’aie jamais vu : il avait la tête difforme et une énorme masse de
cheveux ébouriffés. Holmes avait déjà sorti son revolver à la vue de cette
créature monstrueuse, et je l’imitai. Le sauvage était enveloppé dans une sorte de
cape sombre ou de couverture, qui ne laissait à découvert que le visage ; mais ce
visage aurait suffi à empêcher un homme de dormir. Ses traits étaient
profondément marqués par la cruauté et la bestialité. Ses petits yeux luisaient et
brûlaient d’une sombre lumière ; ses lèvres épaisses se tordaient en un rictus
abominable ; ses dents grinçaient et claquaient à notre intention avec une fureur
presque animale.
« Faites feu s’il lève la main ! » dit Holmes doucement.
Nous étions à moins d’une longueur maintenant, et près d’atteindre notre
proie. Je revois encore les deux hommes tels qu’ils se tenaient alors, à la lumière
de notre lanterne : l’homme blanc, les jambes écartées, hurlant insultes et
jurons ; et ce gnome avec sa face hideuse, et ses fortes dents jaunes qui faisaient
mine de nous happer.
C’était une chance que nous pussions le voir aussi distinctement ! Car sous
nos yeux il sortit de dessous sa couverture un court morceau de bois rond,
ressemblant à une règle d’écolier, et le porta à ses lèvres. Nos revolvers
claquèrent en même temps. Il tournoya, jeta les bras en l’air, et bomba de côté,
dans le courant, avec une sorte de toux étranglée. J’aperçus un instant ses yeux
menaçants parmi le blanc remous des eaux. Mais au même moment, l’homme à
la jambe de bois se jeta sur le gouvernail, et le braqua à fond ; la chaloupe pivota
et fila droit sur la rive sud, tandis que nous la dépassions, frôlant sa poupe à
moins d’un mètre. Un instant plus tard, nous avions modifié notre course, mais
déjà ils avaient presque atteint le rivage. C’était un endroit sauvage et désolé. La
lune brillait sur cette grande étendue marécageuse, pleine de mares stagnantes et
de végétation croupissante. Avec un heurt sourd, la chaloupe s’échoua sur la rive
boueuse, proue en l’air, poupe dans l’eau. Le fugitif sauta du bateau, mais son
pilon s’enfonça aussitôt dans le sol spongieux. Il se débattit, se tordit de mille
manières ; en vain ! Il ne pouvait ni avancer ni reculer d’un pas. Hurlant de rage
impuissante, il frappait frénétiquement la boue de son autre jambe. Mais ses
efforts ne faisaient qu’enfoncer plus profondément le pilon. Lorsque notre
chaloupe vint atterrir tout près de lui, il était si fermement ancré dans la vase que
nous fûmes obligés de passer une corde autour de sa poitrine afin de le tirer et de
le ramener à nous, comme un poisson. Les deux Smith, père et fils, étaient assis
renfrognés, dans leur chaloupe, mais ils montèrent très docilement à notre bord
lorsque Jones le leur commanda. Puis il fallut tirer l’Aurore, que nous prîmes en
remorque. Un solide coffre de fer, de fabrication indienne, se tenait sur le pont.
C’était évidemment celui qui avait contenu le trésor si funeste de Sholto. Il était
d’un poids considérable et nous le transportâmes avec précaution dans notre
propre cabine. La serrure était dépourvue de clef.
Remontant lentement la rivière, nous dirigeâmes notre projecteur tout
alentour, mais sans voir la trace du petit monstre. Quelque part au fond de la
Tamise, dans le limon, reposent les os de cet étrange touriste.
« Regardez donc ici ! dit Holmes en désignant l’écoutille boisée. C’est tout
juste si nous avons été assez rapides avec nos revolvers ! »
Là, en effet, juste derrière l’endroit où nous nous étions tenus, était fichée
l’une de ces fléchettes meurtrières que nous connaissions si bien. Elle avait dû
passer entre nous à l’instant où nous avions fait feu. Holmes, suivant sa manière
tranquille, sourit et se contenta de hausser les épaules. Mais quant à moi, j’avoue
que j’eus le cœur retourné à la pensée de l’horrible mort qui nous avait frôlés
cette nuit de si près.
11
Chapitre
FIN
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