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Qu'est-ce que la « chalandisation » ?

Michel Chauvière
Dans Informations sociales 2009/2 (n° 152), pages 128 à 134
Éditions Caisse nationale d'allocations familiales
ISSN 0046-9459
DOI 10.3917/inso.152.0128
© Caisse nationale d'allocations familiales | Téléchargé le 16/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 176.169.37.198)

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Les dynamiques du travail social
Des incertitudes sur les nouveaux modes de gestion et les finalités du travail social

Qu’est-ce que la « chalandisation » ?


Michel Chauvière – sociologue


La rationalisation des organisations, avec pour corollaire l’entrée
de la logique du marché dans le champ du social, modifie le sens
que les travailleurs sociaux donnent habituellement à leur acti-
vité. L’auteur porte ainsi un regard résolument critique sur les
discours et les pratiques autour de la nécessaire « modernisa-
tion » du social. Il appelle également à une réforme prenant en
compte l’expérience des acteurs de terrain.
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Le nouveau cours des politiques économiques et financières, depuis quelques
semaines, ne change rien à l’affaire. Avec la crise financière, l’idéologie du mana-
gement, l’« hypergestion » au quotidien et les exigences de résultats risquent
même de se renforcer dans le secteur social comme dans tous les autres domai-
nes comparables : notamment à l’école, dans le sanitaire et dans le judiciaire
(objectif de réussite scolaire et principe de précaution à l’école, qualité formelle
des soins et gestion de la file d’attente, normes de réussite tirées des statistiques
de la délinquance et de la récidive). Partout, il faut désormais « moderniser »,
c’est-à-dire rationaliser les organisations, à tout le moins afficher publiquement
sa qualité et ses performances, être bien « achalandé », comme s’il s’agissait d’un
simple marché public de services.
Ce que nous appelons la « chalandisation » (Chauvière, 2007) est un proces-
sus général qui intègre tous ces différents changements et permet d’en com-
prendre la cohérence d’ensemble ainsi que l’impact sur la substance même de
l’action sociale. La chalandisation prépare la possibilité de la marchandisation
du social, mais n’est pas la marchandisation réalisée. Elle promeut, par exemple,
le passage d’une privatisation associative adossée à l’État et partageant ses valeurs
d’action publique (privatisation de type 1) à une privatisation lucrative dans
les segments les plus solvables et à une gestion quasi marchande pour tout le
reste (privatisation de type 2). Par ailleurs, elle réduit l’idéal historique des pro-
fessions à la gestion des compétences individuelles de leurs membres, etc. Pour
expliciter davantage cette notion, on décomposera la réflexion en trois ques-
tions : comment caractériser le changement engagé ? Comment en sommes-
nous arrivés là au plan institutionnel et surtout cognitif ? Par quels canaux la
nouvelle norme visant les institutions et les pratiques s’est-elle infiltrée ?

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Les dynamiques du travail social
Des incertitudes sur les nouveaux modes de gestion et les finalités du travail social

La « modernisation » de l’action sociale


Le « contractualisme » domine désormais, tant dans les faits que dans les esprits,
sans qu’il y ait de réflexion sur l’« insolidarité » de nombreux contrats (David,
1982). Plus concrètement, ce sont de moins en moins les groupements de la
société civile et les professionnels militants qui proposent et parfois imposent
des idées nouvelles mais, au contraire, les pouvoirs publics (nationaux et sur-
tout locaux) qui lancent des appels à projets sur des programmes qu’ils ont éta-
blis à grand renfort d’experts et de consultants extérieurs. Avec la généralisation
du négoce social et de la culture concurrentielle au mieux-disant et au moins
coûtant, pour durer, il faut désormais mériter sa part de marché. Pour cela, il est
nécessaire de savoir se vendre, d’empaqueter son projet et de tirer le maximum
de ses réseaux, autrement dit de ses relations. Avec un tel raisonnement éco-
nomique, la masse salariale devient l’une des principales variables d’ajustement.
Dans le secteur de l’action sociale, pris dans son sens historique le plus large, on
assiste à un double mouvement. En amont, l’action publique est marquée par un
renforcement sans précédent du contrôle administratif des conditions de la délé-
gation. C’est patent depuis la loi du 2 janvier 2002 dite de rénovation, dont les
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Contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM) ainsi que les
Groupements de coopération sociale et médico-sociale (GCSMS) sont aujour-
d’hui devenus les outils principaux. Pendant qu’en aval, à l’initiative des mêmes
pouvoirs publics, se déploie, de façon démesurée eu égard aux vrais enjeux, une
obligation légale d’évaluation, tout à la fois en interne et en externe, dont la mise
en œuvre technique est, une fois encore, confiée par la seule administration à
des tiers habilités ; ce qui constitue pour ceux-ci une aubaine. Conséquence
encore : la conscience du social, qui faisait l’assise de la professionnalisation des
agents, est à la baisse, bornée par le réalisme économique, par le pragmatisme
politique et, pire, par la fatalité de l’exclusion et du malheur. Cette révolution
discrète des représentations participe aussi de la chalandisation.
Autre transformation entraînée par la forme « moderne » de gouvernement du
secteur social : la concentration quasi obligatoire des moyens associatifs dans
des GCSMS, que l’on qualifie pudiquement de coopération ou de mutualisa-
tion entre opérateurs. Ces nouveaux holdings associatifs en nombre réduit
(3 000 à 4 000 unités à terme, contre les 33 000 associations gestionnaires
actuelles) verront leurs sièges sociaux renforcés, avec direction des ressources
humaines, direction des ressources financières, direction juridique, etc., loin
des problèmes et des pratiques, comme s’il s’agissait d’une véritable entreprise
sociale (le capital en moins). Outre les économies d’échelle, ce montage a aussi
une justification technique : être en position favorable dans les négociations
pluriannuelles avec les pouvoirs publics (pour les CPOM) et offrir de meilleu-
res « prestations » aux clients du social, ceux que l’on nomme encore usagers
pour quelque temps.
Cette orientation fait courir un certain nombre de risques au secteur de l’action
sociale. Celui d’une réduction significative de l’offre de places en établissements

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Les dynamiques du travail social
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spécialisés, par suite des arbitrages internes entre segments de marché, dans un
contexte de concurrence et de ressources financières à la baisse, plus finalisées que
jamais (exit l’approche globale) et soumises à une évaluation permanente. Le risque
aussi de l’élimination des acteurs de terrain et de leurs références cliniques au pro-
fit des nouveaux ingénieurs sociaux, autrement dit un recul du contrôle par les
travailleurs sociaux du devenir de leur instrument de travail et de leurs savoir-faire.
De plus, la Loi organique relative aux lois de finances (Lolf), mesure initiée en
2002 par le Parlement mais mise en œuvre par la direction du budget, réduit
l’action publique en général à un algorithme gestionnaire composé de missions,
de programmes et d’actions, et elle généralise l’obligation de résultats à tous les
niveaux, vérifiables et susceptibles d’être sanctionnés (avec l’introduction du
mérite, par exemple). En application, la Révision générale des politiques
publiques (RGPP) transforme de fond en comble notre appareil institution-
nel, en supprimant notamment la Direction générale de l’action sociale
(DGAS) au niveau central et les directions régionales et départementales asso-
ciées (Drass et Ddass), remplacées par différentes agences stratégiques
(Chauvière, 2008). Parmi elles, les Agences régionales de santé (ARS) pour-
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raient absorber le secteur médico-social et généraliser une gestion de type
Tarification à l’acte (T2A) et Temps actif mobilisable (Tam). Une autre agence
est déjà en place : l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des éta-
blissements et services sociaux et médico-sociaux (Anesm), qui produit notam-
ment des recommandations de « bonnes pratiques ».

L’introduction d’une logique d’entreprise


Au plan cognitif, le processus de chalandisation s’est appuyé sur deux modifi-
cations décisives intervenues durant le dernier quart du XXe siècle. Au temps
de l’État fort, la culture dominante était largement institutionnelle et fortement
intégrée, s’agissant du service public, par définition, mais aussi des associations
d’action sociale faisant fonction de service public, à tout le moins considérées
comme délégataires. À la base de cette représentation, le droit public occupait
la place cardinale, l’histoire et la sociologie fournissant une approche complé-
mentaire des évolutions dans l’espace et dans le temps, sur un mode parfois cri-
tique, l’économie restant relativement hors système. Par institution, on entend
généralement une forme ou une structure fondamentale d’organisation sociale,
établie par la loi ou par la coutume. Plus précisément, avec Talcott Parsons
(1951), il s’agit d’« un ensemble institutionnalisé de rôles intégrés qui exerce une
influence structurelle essentielle dans un système social », mais aussi d’« un ensem-
ble complexe et socialement sanctionné, donc légitime, de valeurs, de normes, d’usages,
de relations, de conduites partagés par un certain nombre d’individus ». D’autres
travaux ont insisté sur le fait que l’institution serait également une praxis, voire
un langage. Dès lors, si elle a un caractère évidemment statutaire et normatif,
socialisant voire assujettissant les individus à certaines pratiques tout en les pro-
tégeant (statut de la fonction publique ou conventions collectives), elle intègre

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Les dynamiques du travail social
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aussi durablement ce qui donne sens aux actes, au-delà de l’utilitaire et du fonc-
tionnel. Elle inclut les finalités et les valeurs dans leur historicité ainsi que
l’imaginaire et les fantasmes des acteurs, ces parts non rationnelles de l’action.
En d’autres termes, l’institution, c’est le projet social autant que sa matérialité, et
c’est cette intégration-là qui fait la qualité des services produits, sans réduction
possible au mode d’organisation (Beillerot, non daté).
Première étape dans cette transformation cognitive, la sociologie des organisa-
tions et son prolongement, la sociologie des politiques publiques, approches
mécanistes, concrètes et souvent utilitaristes, sont devenues dominantes dans
toute la technostructure publique/privée du social de la fin des années 1970
jusqu’au cœur des années 1990. Si l’analyse reste pertinente et incontourna-
ble, ses effets sur les représentations du social le sont beaucoup moins, selon
nous, s’agissant notamment du nouveau regard porté sur les politiques, sur les
structures et sur les hommes au travail. Elle parvient même à faire oublier que,
derrière les organisations, il y a toujours l’institution. Ce qui se révélera extrê-
mement dommageable pour les intervenants sociaux à l’heure des régulations
politiques (décentralisation, réduction des dépenses publiques, Lolf-RGPP, etc.)
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et surtout de la généralisation de l’évaluation.
Ainsi, les institutions publiques et privées n’auraient d’autre réalité que leur
organisation, au sens d’un ensemble humain ordonné et hiérarchisé, assurant la
coopération de leurs membres en combinant légitimité, autorité et contrain-
tes pour atteindre certains buts, selon les définitions les plus classiques. Ce qui
explique aussi que, cédant à ce tropisme, différentes associations, incertaines
dans leur statut de « faisant fonction », aient trouvé intérêt à se redéfinir moins
comme des institutions fondatrices de la société que comme des organisations
productives de certaines prestations. Il en va de même pour les professions qui,
afin de ne pas être assimilées à des formes corporatives dépassées, ont elles aussi
accepté de se penser plus fonctionnellement comme des ensembles de « res-
sources humaines », sans beaucoup plus de considération pour ce qui les légi-
time dans l’histoire de la protection sociale et qui fait identité pour les agents
(Chauvière, 2005). Est alors perdue toute référence à une praxis, susceptible
de fonder tout ou partie de la pratique professionnelle, au profit d’un marché
des compétences et de la Validation individuelle des acquis de l’expérience
(VAE). L’action publique elle-même, oubliant qu’elle est aussi un langage col-
lectif institutionnalisé face à la question sociale, devient dès lors un ensemble
de programmes plus que jamais sectorisés et territorialisés par leurs modes de
financement et d’administration.
En France, la première vague de décentralisation a été l’occasion rêvée
d’expérimenter grandeur nature, et finalement de généraliser assez facilement
cette nouvelle culture gestionnaire, accélérant de la sorte la chalandisation de
tout le secteur social. Il faut rappeler ici deux traits de cette grande réforme
structurelle. D’une part, elle n’était pas faite pour le social mais celui-ci lui allait
parfaitement, autrement dit il était facilement transférable, au plan idéologique

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Des incertitudes sur les nouveaux modes de gestion et les finalités du travail social

(argument de proximité et absence de monopoles professionnels) aussi bien


qu’institutionnel. D’autre part, les transferts n’ont pas été accompagnés par
l’administration publique. Il n’y a pas eu de mode d’emploi au plan doctrinal
(ainsi à propos du transfert de l’aide sociale à l’enfance aux départements) et pas
non plus au plan des exigences de professionnalité et donc de qualification – ce
qui a abouti, logiquement, à la régionalisation des formations, lors de l’acte II
de cette décentralisation (2003). Certes, durant les premières années de la
réforme, les autorités ont fait publiquement promesse de nouvelles transversa-
lités au niveau territorial, voire d’une nouvelle approche globale, centrée sur
l’individu, bref d’un « département-providence », mais rapidement l’imposture
s’est dévoilée au quotidien, surtout quand les moyens financiers promis avec
les compétences ont commencé à manquer !
Une conception de l’action sociale comme système de services sinon mar-
chands, du moins quasi marchands, à tout le moins devant être gérés comme
tels, a ainsi émergé. Entre les autorités publiques et les opérateurs associatifs,
et bientôt lucratifs, on a alors de plus en plus naturellement parlé de presta-
tions et de résultats, sans oublier de consolider les réseaux affinitaires locaux,
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parfois au nom des usagers et trop souvent en évinçant les professionnels.
Puis, la révolution des « services à la personne » a consacré le triomphe de ce
modèle économique productiviste, impliquant notamment la concurrence per-
formative, les flux tendus, les gains de productivité, l’emploi précaire et, sur-
tout, faisant officiellement appel à des entrepreneurs audacieux dans les
domaines solvables comme l’aide à domicile, la réussite scolaire, la sécurité, etc.
La même période a vu aussi, en concomitance, l’arrivée d’une seconde vague
de normes administratives de management public, consolidant l’approche
rationnelle. La gestion publique normale et efficace des institutions est alors
devenue une « hypergestion » des organisations, réductrice de l’autonomie rela-
tive nécessaire des pratiques sociales, professionnelles, associatives ou simple-
ment militantes.

La conversion des compétences sociales au marché


L’esprit néomanagérial s’impose ainsi de façon hégémonique à tout le social
réalisé, contre son administration de type public et contre la philosophie de
l’acte qui le constituait. Quels en sont les instruments et les conséquences pour
le travail social professionnalisé ?
C’est d’abord la notion de service qui se vide progressivement de son contenu
relationnel et solidaire, pour devenir un simple objet de transaction entre un
prestataire et un client. L’organisation des équipements destinés à répondre à
la question sociale dans ses différentes manifestations suit la même pente.
Contrainte par l’environnement et par le faux retrait stratégique de l’État, la
vie associative se fait, souvent à son corps défendant, entreprise de services, du
moins raisonne-t-elle ainsi. Et cela pratiquement sans autre possibilité, puisque
la doctrine du service public n’est guère renouvelée par les producteurs de droit

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public. Ce qui fait aussi le lit des gestionnaires.


En ce qui concerne la nouvelle gestion des professionnels, les référentiels voisi-
nent avec la VAE pour fabriquer de la compétence sociale adaptée, mais avec
économie et maîtrise des flux, ce qui est devenu plus facile au niveau régional
depuis l’acte II de la décentralisation (adopté sans débat parlementaire, grâce à
l’article 49-3 de la Constitution). Dans ces conditions, les professionnels ces-
sent d’être considérés comme des acteurs légitimes de la torsade normes socia-
les/lien social, pour devenir de simples « ressources humaines » à embaucher
dans le cadre de programmes finalisés visant l’application de certaines normes
ou la revitalisation formelle du lien social, sous la houlette d’opérateurs publics
ou privés et mis en concurrence les uns avec les autres (Chauvière, 2004, 2007).
Même le handicap, dont la loi de février 2005 vante pourtant le retour en
citoyenneté, est réifié dans les Maisons départementales des personnes handica-
pées (MDPH) ; on peut d’ailleurs penser que, comme référentiel d’action
publique, il est en train d’être universalisé. Au total, un vrai marché se crée, seg-
ment après segment, en partie autorégulé, n’étaient les normes générales dont
l’État reste garant. Un marché dont les professionnels sont pratiquement exclus.
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Revenons enfin à l’évaluation. Ce n’est pas le principe de l’évaluation qui est
ici en cause, ce sont plutôt les conditions de sa mise en œuvre. Malgré la forte
communication politique qui l’accompagne, cette nouvelle norme ne vise pas
d’abord, à notre avis, la qualité pour les usagers mais l’utilisation raisonnable,
mesurée et justifiée des sommes allouées. Elle n’a donc pas l’indépendance
qu’auraient pu lui conférer une plus forte assise scientifique, une vraie neutra-
lité axiologique et un usage plus démocratique. Mais elle sait aussi se faire
séductrice. Elle fonctionne en effet assez souvent avec le consentement de ces
mêmes professionnels, séduits par l’idée d’évaluer pour la qualité ou pour
l’usager, ou croyant, de bonne foi, qu’elle ne touchera qu’au fonctionnement
et pas au contenu de leur action. Pendant que d’autres sont hypnotisés par le
discours de la « bonne gouvernance » ou par celui de la « bonne dirigeance »,
alors même que ces labels, fondés sur l’hypothèse de la convergence des inté-
rêts entre partenaires égaux, rationnels et raisonnables, masquent en réalité les
opérations d’externalisation du pouvoir de contrôle à différentes agences et les
changements considérables intervenus dans le mode de légitimation des acteurs.
***
Le processus de chalandisation permet ainsi d’unifier un regard analytique et
critique sur les différents aspects de ladite « modernisation » dans le secteur
social. Il englobe l’action administrative elle-même, avec la Lolf, la RGPP et la
vague de création d’agences destinées à remplacer les administrations décon-
centrées. Il s’observe aussi dans le secteur délégataire, dont l’importance est his-
torique dans toute l’action sociale et qui porte l’essentiel du travail social
professionnel. La chalandisation se fait alors pression aux regroupements et au
renforcement des sièges sociaux comme têtes d’entreprise, contrats d’objectifs
et de moyens pluriannuels, tarification à l’acte, temps actif mobilisable, impo-

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Les dynamiques du travail social
Des incertitudes sur les nouveaux modes de gestion et les finalités du travail social

sition d’outils de traçabilité des pratiques, évaluation comme intériorisation


d’une norme performative, mais aussi cimetière de données informatiques
inutiles et fichage de population, etc. Enfin, le processus se repère dans les effets
croisés de tous ces mouvements convergents sur le statut des professionnels,
devenus la ressource dite humaine de programmes parfois bien loin de
l’humanisation minimale qui les a fait naître.
Pour le secteur social, d’autres voies que la chalandisation auraient été possi-
bles, plus adaptées à la réalité de ce travail au plus près des personnes, très cli-
nique en ce sens, qui est chaque jour difficile et qui le restera malgré les normes
de « bonnes pratiques ». Par exemple, un réinvestissement du service public,
en gestion directe ou déléguée. Ce modèle n’est certainement pas épuisé, mais
sans doute est-il à adapter de façon urgente à la nouvelle donne et aux nou-
veaux enjeux, tant du point de vue du droit, des financements, des modes
d’organisation et des professions que des techniques. Par exemple encore, une
autre politique de qualification des personnels et plus de confiance dans la qua-
lité individuelle des femmes et des hommes que dans celle, toute formelle, des
dispositifs et des machineries, qui n’engendrent tôt ou tard que toujours plus de
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bureaucratie et de décrochage des agents (burn-out, usure, etc.). En somme, il
s’agit d’une réforme plutôt par le bas que par le haut.
C’est aussi pourquoi, si tout droit des usagers est en soi une avancée démocra-
tique, il l’est cependant à deux conditions : que dans le discours des réforma-
teurs cette rhétorique ne vire pas au formalisme, voire à la contrainte ; que chez
les bénéficiaires, dopés par des droits subjectifs trop généreusement octroyés
pour être exempts de démagogie (dits parfois opposables, comme en matière
de logement) et doublés de la menace du judiciaire à tout moment, elle ne
conduise pas tout droit au consumérisme de services.

Bibliographie
IBeillerot J., non daté, L’Institution. Textes français contemporains de base, Centre
de recherche Éducation et Formation, Université Paris X – Nanterre, inédit,
280 pages.
I Chauvière M., 2004, Le travail social dans l’action publique. Sociologie d’une
qualification controversée, Paris, Dunod ; 2005, « Les professions du social : com-
pétences ou qualifications ? », in Ion J. (dir.), Le travail social en débat(s), Paris, La
Découverte, coll. « Alternatives sociales », p. 119-134 ; 2007, Trop de gestion tue
le social. Essai sur une discrète chalandisation, Paris, La Découverte ; 2008, « Une
administration pour l’action sociale. De l’émancipation au dépérissement », in
Borgetto M. et Chauvière M. (dir.), Qui gouverne le social ?, Paris, Dalloz, coll.
« Thèmes et commentaires – Études », p. 45-72.
I David M., 1982, La solidarité comme contrat et comme éthique, Genève,
Berger-Levrault, Institut international d’études sociales.
I Parsons T., 1951, The Social System, Glencoe, The Free Press.

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