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Une Chanson D'école, Nathalie Quintal
Une Chanson D'école, Nathalie Quintal
www.lafabrique.fr
lafabrique@lafabrique.fr
Conception graphique :
Jérôme Saint-Loubert Bié
ISBN : 978-2-35872-244-5
La Fabrique éditions
64, rue Rébeval
75019 Paris
lafabrique@lafabrique.fr
Diffusion : Les Belles Lettres
— Ce qui est marrant, c’est que cette histoire s’arrête pas là. Donc,
évidemment je suis réorientée en lettres étant donné que j’étais nulle en
maths.
Je passe la première, la terminale, et là j’étais vraiment bonne en français,
enfin bref je défonçais tout les profs avaient des étoiles dans les yeux, tout
ça. Mais vu ce qui m’était arrivé avant, que j’étais passée de quasiment
brillante en maths à nulle, rien qu’en redescendant une butte
je me méfiais, je me disais c’est ça c’est ça vas-y cause toujours, et je
préparais peinarde le concours d’assistante sociale, et au cas où celui
d’infirmière psychiatrique. Pour moi c’était dans mes cordes, et puis c’était
sans doute ce que j’aurais fait si j’étais restée de mon côté de la butte, ça me
trottait dans la tête depuis longtemps, vu que la plupart de mes copines et de
mes copains
c’était de ça qu’ils auraient besoin plus tard, je le sentais bien, des
assistantes sociales ou des infirmières psychiatriques. Mais les profs
s’étaient, eux, mis en tête que pas du tout qu’il fallait que je devienne prof
comme eux ou dans ce genre parce
qu’ils me trouvaient très bonne selon leurs goûts et qu’il fallait qu’au moins
j’aille à la fac et même ça ç’a été le bouquet
que pourquoi pas j’essaierais de faire la prépa du lycée ? C’était bien la
première fois de ma vie que j’entendais ce mot.
Mes parents, encore pire.
Ça les inquiétait beaucoup. À quoi ça menait cette prépa ? Et alors, t’allais
continuer tes études pendant combien de temps, avec ce truc ?
Je me voyais entrer dans un tunnel sans fin les études jusqu’à trente ans,
jusqu’à la retraite sans jamais en sortir.
L’angoisse.
Mais les profs insistaient, et ça a fini par me mettre le doute.
J’ai moins bien préparé les concours je les ai ratés
Et donc je suis allée en prépa. La prépa du lycée du 95
une prépa plutôt cool, avec une prof d’histoire complètement frappée qui
nous expliquait que les chars russes seraient demain dans Paris à cause de
Mitterrand, et une prof de géo très gentille qui nous racontait ses voyages
au Brésil. Du coup à la fin de l’année les profs m’ont dit bon faut que tu
fasses la deuxième année, parce que je défonçais toujours la baraque en
français, moins ailleurs, mais ça les épatait, bien que moins ailleurs et donc
il faut que tu demandes un lycée parisien.
Y avait pas de deuxième année dans le lycée du 95.
Entre-temps j’avais fini par comprendre que ces classes-là, ça préparait,
comme leur nom l’indique ça préparait à Normale Sup, un concours que
très très très peu de gens réussissaient, mais y avait des prépas partout dans
le pays au cas où.
Et voilà qu’à la rentrée suivante je me retrouve en deuxième année dans un
lycée vers la gare Saint-Lazare.
Le choc.
Des élèves statufiés tous tendus vers le tableau à gratter d’un grattage
ininterrompu.
Le premier cours de français, j’ai rien compris.
Un mot sur deux.
Et je parle pas du reste.
Après nous avoir dit qu’on était l’élite de la nation le prof de philo nous a
rapidement traités de cochons.
En rendant les premières copies. Y en a pas mal qui sont repartis en fac dès
le début, mais comme il paraît que c’était fait exprès et que j’étais curieuse
de voir jusqu’où pouvait aller tout ce cirque je suis restée. En fait, le prof de
français répétait tout le temps les mêmes mots compliqués comme une
manie. Pour le reste, j’ai passé l’année à me choper des 02 et des 03 mais
on s’habitue et comme c’était pareil pour presque tout le monde on
considérait ça comme normal.
On grattait. Y en avait quand même beaucoup qui espéraient avoir le
concours, ou au moins l’écrit et qui dormaient pas. Plus l’année avançait
plus ils étaient blancs. Je me souviens d’un couple de freaks, presque
transparents à force d’être blancs ils étaient ensemble et c’était la troisième
fois qu’ils redoublaient, c’était leur dernière chance parce qu’on pouvait pas
quadrupler.
Mais c’est pas ça qui m’a frappée, cette année-là.
J’aime bien les routines, et la prépa, c’est une routine.
Une fois qu’on est entré dans la routine on peut très bien continuer comme
ça pendant des années, on a le rythme. C’est juste une histoire de rythme.
Le vrai choc, c’est quand je suis allée chez une fille de la classe, une fille
qui a voulu m’inviter chez elle à Paris. Des appartements avec des
planchers en bois cirés comme ça, j’en avais jamais vus.
L’idée
c’est que ses grands-parents étaient allés passer des vacances en Cappadoce
et qu’ils organisaient une petite après-midi diapos où ils allaient montrer
leurs photos de la Cappadoce et où on allait boire du thé.
C’est l’époque où plein de gens se sont mis à boire plutôt du thé que du
café, mais eux évidemment ça faisait belle lurette qu’ils s’étaient mis au
thé, et même je soupçonnais qu’ils n’avaient jamais connu le café.
Donc
ils commentaient les diapos, ils faisaient un peu d’histoire un peu de géo,
tandis que passaient les petits plateaux avec les petits gâteaux.
Heureusement
je n’ai jamais revécu ça.
3
— Quand j’ai débarqué dans le Nord, pour mon année de stage, au milieu
des années 80, et qu’on était une bonne vingtaine de jeunes profs tous
venant
de la moitié sud, moi de la banlieue parisienne, je l’ai tout de suite
remarquée, et je suis sûre que les autres se sont dit la même chose que moi :
ça va être dur pour elle ; elle est trop jolie. Elle avait vingt-deux ans à tout
casser, elle était petite, mince et musclée, elle était prof de sport. Elle venait
d’Aix, mais contrairement à la plupart des Aixoises, elle n’était pas blonde ;
ses cheveux étaient d’un brun profond, et ses yeux noirs.
Ah ! qu’elle était jolie, avec ses yeux doux et sa chevelure luisante. Elle
jouait au tennis très bien elle avait failli être championne, et comme elle
avait failli, elle était devenue prof. À la fin de l’année elle a reçu sa mute :
un lycée pro à Calais.
On avait tous des faces de cachets d’aspirine : on restait dans le Nord, on
s’y attendait
– mais sait-on jamais… Cependant
lycée pro à Calais, on l’avait tous éliminé de nos têtes et c’était tombé sur
elle. Lycée pro à Calais. Mine en Sibérie. Cayenne. En septembre
j’ai rejoint mon collège dans les champs qui puaient tout autour et j’avais
des nouvelles d’elle de temps à autre. Sans surprise, des mecs balaises qui
faisaient dix têtes de plus qu’elle et avaient le même âge.
La fois où on s’est revues, elle m’a juste dit un truc, qu’
ils avaient grimpé aux échelles et qu’elle avait eu très peur qu’ils se cassent
la figure.
En janvier, elle était en dépression. L’année d’après elle a pris une dispo et
elle est retournée à Aix.
Pour être restée prof, moi, je m’imagine assez bien ce qu’elle a dû vivre ces
quelques mois, et surtout le boucan que ça devait être, dans ces gymnases
sonores, entre le sol en Gerflor et les dalles de plafond Bricoman. Ce que je
me suis jamais donné
la peine d’imaginer, c’est la tête des gars, quand ils ont vu débarquer cette
petite prof si jolie, cette meuf vive et souple, gracieuse et soignée : ils ont
immédiatement compris qu’elle venait d’ailleurs.
Même si elle avait été blonde, comme toutes les Aixoises sont blondes, et
les filles du Nord, mais certainement pas de la même blondeur, et
certainement pas de la même qualité de cheveux.
Pour avoir vécu dans le Nord, et m’être baladée des fois dans les rues
d’Aix, je sais bien que c’est pas la même qualité de cheveux, le filasse pâle
du Nord et le blond nourri, dense, des rues d’Aix je me doute bien que ça ne
donne pas la même
chose dans la main ni sous le peigne, que les filles du Nord se désespèrent
de leurs maigres tignasses qui ne tiennent pas, les boules et les épis que ça
fait, et que les filles d’Aix aiment à caresser leurs longues chevelures égales
jusqu’au milieu du dos
ou la naissance des fesses, et donc même si elle avait été blonde, ils auraient
immédiatement reconnu qu’elle n’était pas du Nord, et que c’était peut-être
pour eux tous une occasion unique de serrer de près une fille qui soit pas du
Nord, bizarrement prof (les profs en général sont moches), mais là c’était
une fille ce qu’y a de plus parfait comme sur un pot de yaourt, et ils
l’auraient pour eux deux heures par semaine l’occasion unique de
s’imaginer niquant une fille d’
ailleurs sans quitter Calais, à domicile, avec un an enfin dix mois, juste pour
la faire
chier, juste pour inventer des tas de tours comme de se suspendre à la
poutre, grimper au plafond, se cacher derrière les tapis et surgir en faisant
Bouh !
les bastons et les roulades, le fût de bière dans le sac de sport, juste pour
faire chier cette meuf dont je comprends même pas ce qu’elle vient faire ici
; c’est quoi l’erreur qui fait que cette meuf
a atterri ici. C’est quoi l’erreur.
5
— Un jour, je reçois une convocation pour aller faire passer le bac. Sur le
moment, je me dis oh merde, le bac, écrit + oral, ça veut dire 15 jours de
bloqués du matin au soir fin juin début juillet alors que le brevet c’est une
journée à compter des points et demi sur des questions un peu floues de
compréhension de textes de Le Clézio.
Dès la première matinée, j’ai compris que ça pouvait être super-excitant et
frais, de faire passer le bac au bled. La première surprise, ç’a été à l’écrit,
quand j’ai vu que 80 % des candidats choisissaient le commentaire. À mon
époque, on évitait plutôt, c’était pour les littéraires, comme une explication
au microscope qui dégageait des sens. Là, on avait gardé le microscope. Y
avait tout un bagage technique les candidats te sortaient des noms de figures
de style que j’avais jamais rencontrées personnellement comme la
polysyndète ou l’homéotéleute après ils recopiaient scrupuleusement tous
les mots qui appartenaient au champ lexical (ça veut dire vocabulaire)
de la navigation ou de la pâtisserie, puis c’était la liste de tous les verbes à
l’imparfait du subjonctif et ainsi de suite.
Y avait un deuxième sujet que quelques-uns prenaient c’était le sujet
d’imagination. Il fallait écrire un poème ou un gros paragraphe plus ou
moins en relation avec le corpus proposé (corpus, c’était un mot qu’on ne
disait pas à mon époque, dans le secondaire tout comme incipit ; corpus et
incipit, c’étaient les deux mots issus des études littéraires qu’on avait
injectés au collège et au lycée, pour relever). C’était là qu’on voyait le
mieux ce que tout un chacun en France notre pays, entendait par roman ou
poésie, c’est-à-dire et pour résumer, que tu t’ouvres le ventre en deux tu fais
saigner ton cœur (poésie)
mais bien écrit, ou alors tu fais comprendre à l’
examinateur que tu sais (roman) parfaitement imiter le style de l’écrivain
à une ou deux erreurs près
et c’est là que tu es bien noté. Au bled il y avait deux lycées généraux, un
excellent et un nul.
L’excellent, c’était le lycée technologique celui qui formait les futurs
ingénieurs, médecins entrepreneurs, etc., je crois même qu’il était dans les
10
premiers établissements du pays au classement bref, tout le monde avait son
bac à la fin, c’était du 100 % garanti
et je suppose que si on avait fait passer le bac en fin de seconde, la plupart
l’auraient déjà eu tellement c’était du trié.
L’autre bahut, c’était pour ceux qui avaient été recalés au technologique ou
qui étaient vraiment pas bons en maths.
Je croisais les doigts pour avoir ceux du premier naturellement, d’autant
plus que j’avais eu quelques années auparavant une expérience mitigée lors
d’
une rencontre avec des terminales littéraire qui avaient essentiellement lu
des mangas grand public et puis j’avais envie d’entendre et de voir, bon an
mal an, l’élite de la nation, une élite venue de province mais une élite quand
même. Je me suis donc installée au bureau du prof après avoir placé la
chaise du candidat en vis-à-vis, avec devant moi la feuille d’émargement, la
copie du texte sur laquelle j’allais interroger et la feuille d’évaluation où je
devais porter une note et une appréciation.
Un premier garçon est entré
que j’ai fait passer. Puis un deuxième garçon.
Un troisième. Et c’est au sixième que je me suis dit tiens y a beaucoup de
garçons dans ce bahut.
Globalement, et après quelques années de passage de bac à présent, je dirais
que souvent c’était pas très bien engagé, ces oraux, mais par timidité parce
qu’ils n’osaient pas s’écarter d’une certaine ligne morale qu’ils supposaient
être celle de l’examinateur et des profs en général si bien que même
face au pire du Voyage au bout de la nuit, ils arrivaient quand même à
extraire l’idée que dans les passages sur la colonisation en Afrique, les
Blancs essayaient d’aider les Noirs, ou
que dans cet autre passage de Maylis de Kerangal (Maylis de Kerangal était
l’auteur contemporain le plus fréquemment proposé avec Amélie Nothomb)
le narrateur était forcément aux côtés du maire et de la police qui
dissuadaient les jeunes de sauter de la corniche parce que ce n’est pas
sécure.
Pas un seul candidat qui n’ait fait ce contresens sur ce texte de Maylis de
Kerangal : le narrateur, c’était l’écrivain, le prof avait choisi cet écrivain,
donc forcément le prof, le narrateur et l’écrivain étaient du côté du maire et
de la police
et donc si tu voulais avoir ton bac, valait mieux être du côté du maire et de
la police et expliquer que sauter de la corniche, c’est pas sécure. De fait
tous ces candidats analysant ce texte étaient en train de comprendre quelque
chose de profondément vrai sur la société française
quelque chose qui allait même devenir de plus en plus vrai, de moins en
moins contestable : que si tu veux avoir un diplôme et du boulot
éventuellement mieux vaut, quitte à tordre un peu le texte te placer sans
hésiter du côté de l’auteur, du narrateur, du prof, du maire et de la police.
Cela dit quand le candidat finissait par débusquer son propre contresens,
remettait tout ça la tête en haut et les pieds en bas avec des étoiles dans les
yeux des eurêka, d’un coup ça déboulait, ça coulait ça se vidait :
que la réponse du maire et de la police était dis-proportionnée, qu’on était
de plus en plus contraints de plus en plus considérés et gouvernés comme
des gosses et
qu’y avait un homéotéleute à la ligne 15.
8
— Ça fait des années, peut-être bien vingt ans peut-être plus, qu’il y a des
heures qui se baladent à caser à droite à gauche ou des heures qui manquent
ou qui ont disparu et qu’on retrouvera jamais. Ça donne que les profs eux
aussi se baladent deux heures par-ci, quatre heures par-là moi-même je me
souviens qu’à Beaufort dans les années 90
je faisais la moitié vers Angers et l’autre moitié à Saumur (« le bastion de
l’ordure », Trust), je fonçais sur les routes respectables du Maine-et-Loire
un sandwich entre les dents pour arriver pas trop en retard au bahut suivant.
À Noël, j’étais livide de fatigue. J’ai retrouvé une photo de moi de l’époque
dans un pull rouge, on dirait un vampire. Le pire je crois que c’était le
samedi matin, le bout de la semaine. J’avais des cours à Saumur avec une 6e
à 19. On se dit, je me suis dit, une 6e à 19 : quel pied ! En fait, c’est le genre
de truc qui devrait tout de suite te mettre la puce à l’oreille : une 6e à 19
c’est pas normal. C’était pas normal.
Ils avaient fourré dans cette classe tous les cas limites les cassos et les
gitans du coin, enfin bref, les gosses anormaux selon l’éducation nationale
et la société française. Et le samedi matin, c’était le festival. Pas plus eux
que moi on avait envie de venir un samedi matin.
Je me souviens
qu’y en avait un qui arrêtait pas de se balancer d’avant en arrière, toute
l’heure, c’était troublant mais je sais bien qu’il s’ennuyait moins comme ça
et qu’il y trouvait du plaisir.
Un autre, sa règle en métal tombait tout le temps par terre ; ça faisait mal
aux dents.
Ils pouvaient pas rester cinq minutes à faire la même chose. Ça vibrionnait
de partout.
Je rentrais crevée. J’aurais dû lâcher du lest évidemment, mais ça ça
s’apprend au fur et à mesure qu’il suffit de dix minutes pour que passe un
machin compliqué et que pour le reste, il devrait y avoir des hamsters, des
pétunias et de la pâte à modeler dans les classes, au lieu d’installer pour 55
minutes l’entonnoir à gavage.
Une autre année, la coordinatrice (la cheffe d’une équipe de profs d’une
même discipline) est venue me voir en me demandant si ça m’ennuyait de
prendre des segpa l’année prochaine ;
elle marchait sur des œufs.
Ça se faisait pas encore beaucoup que des profs de collège prennent des
segpa. Section. d’Enseignement. Général.
et Professionnel. Adapté. Officiellement ils étaient « inclus », c’est-à-dire
qu’on les avait délogés de l’enclave dont ils sortaient rarement pour les
mettre dans des salles où allaient aussi les autres, les mômes du collège.
Les segpa, c’est les anciens CPPN et SES.
Je pense que tout le monde voit ce que je veux dire.
Malgré tout, on vit adulte avec l’idée qu’on avait des CPPN et des SES
quand on était gamin, l’idée que c’est des pas-comme-nous, qu’ils sont pas
avec nous à cause de la contamination. Du coup je dis oui.
J’avais un peu les chocottes au début.
Le prof spécialisé m’avait dit qu’il fallait aller lentement
faire des trucs sympas
changer souvent
pas se prendre la tête.
Je leur ai pas parlé comme à des débiles, mais enfin j’ai quand même
commencé avec les ours dans la montagne. J’ai vite compris que c’était pas
ce qu’on croyait. Dans ce groupe, y avait une gamine appliquée et très
lente, et puis un môme incapable de se concentrer plus de trois minutes, et
puis un cinquième classique
qui s’était juste arrangé pour aller en segpa pour moins bosser
et puis un autre qui écrivait en incompréhensible, et puis encore un autre
carrément brillant à l’oral, qui nous avait fait à l’impromptu un exposé sur
la ségrégation aux États-Unis mais refusait d’écrire etc. Ils étaient tous là à
se visionner en segpa et nous en face à les visionner en segpa aussi.
J’aurais bien voulu voir la gueule des tests qui avaient déclaré que tous
ceux-là étaient faits pour être ensemble. Sans doute la science cognitive en
pleine expansion. Je suppose qu’il devait y avoir un ou deux critères
communs, genre la lenteur mais la lenteur par rapport à quoi ?
Quelle course de vitesse ? Ça m’a rappelé mon prof de maths en seconde
qui allait à toute blinde pour en perdre la moitié, l’année où j’ai été moi-
même segpa.
Ce qui est drôle, c’est qu’on dit, d’une part chacun son rythme
que le môme doit pouvoir « valider » indifféremment une « compétence »
en 5e ou en 4e
mais qu’en même temps
et comme toujours
les coups de savate se préparent
qui dégageront brutalement les « moins compétents ».
La foule des moins compétents qui passera sa vie à cliquer pour cent balles
par mois ou à trimballer des colis avec sur la tête des oreillettes qui donnent
des ordres.
9
— Un autre épisode assez marrant, c’est quand le chef a voulu qu’on fasse
des heures de trois quarts d’heure.
J’en ai vu défiler des chefs, en trente-cinq ans. Ma conclusion : tous
différents. Les vieux, les jeunes d’une part ; c’est vrai. Mais dans les vieux
aussi : tous différents. C’est dans les vieux par exemple que j’ai rencontré le
plus de gens à gauche (quand je dis : à gauche, c’est pas PS ; à gauche,
quoi). Ça c’est l’un des trucs qui m’ont surprise
en entrant dans la carrière. Y avait cette espèce de réputation que les profs,
ils étaient tous de gauche.
Eh bien, je peux vous assurer que cette réputation est totalement usurpée. Je
veux dire, ils ont peut-être le sentiment, ou la sensation, d’être plutôt à
gauche, mais
par leurs habitudes et leurs valeurs la plupart sont de droite.
Les habitudes, c’est ça qui compte ; ce qu’on fait et ce qu’on dit, plus que
ce qu’on croit penser. Je me souviens de ce prof d’espagnol plutôt sympa
bon prof, qui nous racontait ses années passées dans les îles, même pas
Tahiti, une micro-terre par là-bas, alors il disait pas peuplée de sauvages ou
d’
indigènes, évidemment ; c’était pire : ces gosses, rien à en tirer, une autre
mentalité, on peut rien en faire six ans ça suffisait. En effet.
Six ans, c’est suffisant pour empocher le magot du séjour dans les îles, le
salaire doublé, les points de mutation qui s’envolent et les avantages divers
pour rentrer en métropole, dans la civilisation.
Le chef qui a voulu nous imposer des heures de trois quarts d’heure, c’était
un jeune, un jeune chef assez type, y a les mêmes un peu partout, privé-
public.
Je dirais : sémillant. À l’aise, en particulier avec les élus et toujours en
quête d’un papier dans la presse et comme ici y a que le journal local, y a
pas deux, trois quatre ou cinq journaux, y en a qu’un, et donc s’agit de
trouver chaque fois une idée différente pour être dans le journal. Peut-être
que c’est ça, d’ailleurs qui lui a donné l’idée des heures de trois quarts
d’heure : une innovation personnelle qui mérite bien un papier dans le
journal. Parce que c’était l’époque pas si lointaine où les chefs ont pu
commencer à essayer des trucs perso, organiser à son goût son
établissement, faire des heures d’une heure, ou bien de 55 minutes, 50, 45
ou même pourquoi pas 40
inviter Hewlett-Packard à venir faire de l’information sur les dangers
d’Internet, mettre au point des réunions marathons de toute une après-midi
pour nous demander notre avis sur les heures de trois quarts d’heure déjà
décidées
et tout un tas de choses déjà décidées par plus haut que lui dont je ne me
souviens plus du tout. Officiellement les heures de trois quarts d’heure, il
nous avait dit que c’était pour les élèves, parce qu’ils avaient du mal à se
concentrer plus de trois quarts d’heure. Mais en fait c’était pas plus de trois
quarts d’heure qu’ils avaient du mal à se concentrer, c’était pas plus de dix
minutes.
On allait quand même pas faire des heures de dix minutes. De toute façon,
dès qu’un chef ou le ministre disait que c’était pour les élèves, telle mesure,
c’est pas compliqué, c’est qu’y avait anguille sous roche. Donc on a
cherché l’anguille
et elle était pas difficile à choper.
On a calculé : des heures de trois quarts d’heure à raison de 2, 3 ou quatre
heures par classe, ça aboutissait qu’on aurait 1 ou 2 voire trois classes de
plus par semaine – autant de préparations, autant de copies. Et le jackpot :
qu’évidemment si les profs prenaient des classes en plus, on pouvait
supprimer des postes, car plus besoin d’autant de profs.
C’est quand même bizarre qu’une idée aussi simple et géniale n’ait pas déjà
été appliquée partout.
Ce résultat a rapidement tilté dans la tête de tout le monde et là, pour une
fois, on était tous d’accord : les heures de trois quarts d’heure, c’était niet.
Il en est devenu furibard, comme on s’y attendait. Quoi cette idée de génie
qui allait le propulser dans le journal local, les élus locaux, et dans sa
carrière qui allait peut-être lui permettre d’embrayer à moins de quarante
ans vers un lycée local, ou même un lycée de ville, ou même, qui sait, un
établissement pour l’élite, là où les mômes sont trilingues en 6e !
On a tenu bon.
Alors, ce qu’il a fait
et c’est drôle quand on y pense
je le résumerais comme suit : puisque vous voulez des heures bien pleines
des heures d’une heure
je vous sucre cinq minutes de vos récrés pour vous les faire, vos heures
d’une heure.
Il savait très bien ce qu’il faisait : les récrés duraient alors quinze minutes,
et c’était tout juste pour traverser la cour et arriver à la salle des profs, boire
un café, se poser un peu.
Avec des récrés de dix minutes
c’était plus possible.
10
— Ça m’a plutôt fait marrer la première fois que j’ai entendu que dans une
école des
beaux-arts ils s’étaient mis à compter les absents aux cours. Et en fait, je
crois qu’ils le font aussi en fac, non ? De compter les absents.
C’est pas des gens majeurs, en fac et aux beaux-arts ?
Tu me diras, on pointe bien les gens au boulot. Sauf que, en fac et aux
beaux-arts, c’est pas des salariés pas des intérimaires, et c’est pas des
collégiens ni des lycéens non plus. Bref, ça me paraît totalement absurde de
pointer les absences dans ces deux cas.
Alors, des étudiants eux-mêmes m’ont dit : mais sinon ça arrive qu’y ait
personne en cours (3 pelés).
À mon avis, c’est que le cours en question est pas passionnant-passionnant.
Est-ce qu’on va aux beaux-arts pour se faire chier ? Ou alors il faut une
véritable intégration de l’ennui dans le cursus scolaire post-bac ce qui est
une nouveauté, pour défendre
le pointage des absences. Je me souviens qu’en licence, par bravade, je
m’étais inscrite à une UV
de sémiologie sur Tête d’or de Claudel où l’effectif ne dépassait jamais 3.
Trois, ça signifie qu’on était tous autour de la table avec le prof à cinquante
centimètres.
C’est difficile de faire défection dans ces conditions, tu es tout de suite
remarqué, et si tu pars, tu sais que le prof n’aura plus que deux étudiants, ce
qui est horrible… enfin, ce qui est extraordinairement vexant pour lui,
d’une part, et de l’autre parce qu’il ne lui reste plus qu’une seule chance :
on ne peut pas faire cours avec un·e élève, c’est interdit. Donc avec trois, il
lui restait encore deux chances. J’ai essayé de tenir un max à cette UV ;
vraiment, ça finissait par être presque douloureux ; c’était très… technique
ça dépiautait
je ne saurais pas dire comment, et je crois que si je continuais à venir,
c’était par respect pour les années 70, une sorte de respect que j’avais pour
ces années-là. Je devais supposer que la sémiologie et Tête d’or de Claudel
incarnaient les années 70. La sémiologie, Tête d’or, et le fait de faire une
licence à Paris VIII (on n’écrivait pas encore Paris 8), parce que c’était à
Paris VIII-Vincennes que j’allais, et je me l’imaginais encore bruissante de
tout ce passé, cette fac. On était au début des années 80, quand même. Les
bâtiments alors étaient pouilleux, mais rien de catastrophique. Y avait pas
mal d’étudiants étrangers et des gens de tous les âges. Augmenter
faramineusement les droits d’inscription des étudiants étrangers, par
exemple c’est le meilleur moyen de vider cette fac. C’est là que j’ai
rencontré une fille qui a essayé de me convaincre d’essayer l’eurythmie, et
aussi un mec passionné par Balandier, l’anthropologue. Je me demandais ce
qu’ils me voulaient.
La fille, je la soupçonnais de vouloir m’embarquer dans une secte ou je ne
sais quoi. Un tel degré de conviction, c’était bizarre, je sentais bien que
c’était pas seulement leur « objet d’étude », l’eurythmie et Balandier. Un
passionné de tuning ou de timbres-poste ne fait pas peur, tandis qu’un
passionné d’eurythmie ou de Balandier, oui. Heureusement
l’année d’après, je suis allée à la Sorbonne pour passer le concours, où il
n’y avait rien de bizarre et où personne n’a essayé de me convaincre de
quoi que ce soit.
Quand j’ai commencé à aller aux beaux-arts il y a une bonne vingtaine
d’années, y avait aussi des étudiants d’un peu tous les âges. Majoritairement
jeunes ; et des vieux. Maintenant
ils ont quasi tous 18, 19 ans à l’entrée.
D’où qu’on peut facilement leur imposer
le pointage des absences : ils n’ont jamais connu que ça. Et le badgeage.
Tout est badgé maintenant dans ces écoles. Même pour aller pisser, il te faut
un badge – l’un de ces porte-clés en plastique que tu passes sur un bitoniau
qui se met à clignoter en vert, et alors là tu rentres. Des trucs de chambres
d’hôtel. Sans doute que c’est à cause des attentats. L’
allumé qui rentre dans l’école en hurlant Allah Oukbar je vais vous fumer
tas de mécréants. C’est d’ailleurs ce que pensent une partie des Français
que les étudiants en art sont des mécréants des gens qui pensent et font des
choses in-compréhensibles au détriment de la population laborieuse et qu’à
tout prendre
il vaudrait mieux que ces gens-là n’existent pas.
Mais la direction des écoles dit que c’est à cause des vols, qu’on badge.
Sauf que les voleurs la plupart du temps, ce sont les étudiants eux-mêmes.
Et que tous les étudiants se sont mis à voler ces dernières années pour une
raison basique c’est qu’ils n’ont pas de thunes.
Alors attention
il y a des étudiants en art qui ont des thunes mais qui font style qu’ils n’en
ont pas pour pas trop se distinguer de la moyenne.
Tant qu’on est seul, sans mômes, on peut vivre avec très peu par mois en
volant dans les supermarchés.
C’est bon à savoir.
12
— Ce que j’ai compris, avec toutes ces années c’est que l’éducation
nationale
c’était l’imaginaire national, et bien sûr un imaginaire qui se pense
rationnel… enfin, non : raisonnable. On tâche tous
de tenir un milieu ; d’échapper à l’hybris.
Que ça déborde pas, je veux dire. Les personnels de l’éducation nationale
sont sans doute les plus aguerris à repérer le débordement possible, c’est-à-
dire à savoir que quel que soit l’état de stabilité ou de stase apparent d’un
moment, tout peut, d’un mot d’un geste ou d’un regard, partir brutalement
en vrille c’est-à-dire, et en considérant a priori les adolescents moins
comme une population spécifique que comme un âge précis qui ne clôt pas
à dix-huit ses désirs ses arbitraires mais en établit un répertoire décliné
ensuite plus poliment, que les personnels de l’éducation nationale ne
perdent jamais de vue et ont toujours conscience que tout
peut dans le pays partir en vrille d’un instant à l’autre et c’est la raison pour
laquelle ils font toujours deux choses à la fois : dicter une dictée ET guetter
; expliquer un théorème ET guetter ; raconter Louise Michel ET guetter ;
distribuer des copies ET guetter, etc. Faire toujours deux choses à la fois,
dont guetter. Avoir l’œil. Si on a un point commun avec les gendarmes
mobiles c’est celui-là. Il ne nous appartient pas de veiller à ce que chaque
élément prenne ou ait l’air de prendre plaisir à ce qu’il fait, c’est-à-dire soit
d’accord.
Je n’ai personnellement jamais connu de classe où il n’y ait pas de perte
sèche, d’élève qui s’ennuie depuis le début jusqu’à la fin sans relâche, la
moyenne sur un groupe standard de 25 étant de 5
(qui s’ennuient) avec certitude
de 10 supposés, de 5 passionnés
ou faussement désinvoltes + le reste. La constante c’est que la plupart, à un
degré plus ou moins élevé de conscience de ça, ne sont pas d’accord et
qu’on les laisse ne pas être d’accord, ce qui
est la grandeur du métier, et qu’on surveille ceux qui ne sont pas d’accord,
ce qui est moins la grandeur du métier. Le boulot de l’élève, c’est à peu près
ce que vous êtes en train de faire : lire du texte assis, mais assis sur une
chaise.
C’est la position. Bon.
Vous tenez combien de temps ? Il s’agit de tenir quatre heures le matin ;
trois heures l’après-midi.
On se sert de ses mains pour
tourner les pages, écrire, ouvrir une trousse. Ouvrir une trousse et fermer
une trousse, et ce moment intense de la fermeture éclair qui glisse bien à
l’aller et au retour.
Ouvrir une trousse. Fermer une trousse.
Ouvrir une trousse. Fermer une trousse. Ouvrir une trousse. Fermer une
trousse. Ouvrir une trousse. Fermer une trousse. Ouvrir une trousse. Fermer
une trousse.
Ou alors plier
scrupuleusement
un papier en quatre ou en six ou en huit et le glisser sous un pied de table
pour qu’elle ne branle pas. Ou alors mettre son doigt dans le trou qu’a
creusé quelqu’un au compas dans la table. Ou alors toucher du doigt le pull
de sa voisine, son coude pour qu’elle transmette. Ou alors démonter son
stylo. Dévisser le capuchon, ôter le ressort et la cartouche, poser le
capuchon, le ressort et la cartouche et le corps en plastique du stylo sur la
table et les faire rouler avec le doigt et puis tout remonter.
Détacher des bouts de gomme. Mettre sa main sur la fonte toute chaude du
radiateur. Passer son doigt sur un mot gravé dans la table, ça fait
une sensation. Fouiller dans sa trousse. Arracher des morceaux de papier
peint. Arracher des feuilles dans son classeur les rouler en boule. Déchirer
en petits morceaux une feuille et poser les petits morceaux sur la table. Fin
des travaux pratiques.
La tête des parents quand tu leur annonces que pour leur môme une prépa
pro ce serait le mieux. Ta gêne quand tu dois leur annoncer que pour leur
môme une prépa pro ce serait le mieux. Fleuriste, cariste, coiffeuse,
maintenance, menuiserie, gestion-administration, aide à la personne. Neuf
ans de galère avant de pouvoir toucher du bois. La tête de la môme quand
elle dit gentiment que oui, aide à la personne, c’est ce qu’elle veut faire. Ah
non, lui il est trop petit ; trop gringalet ; trop à l’ouest ; faut trouver autre
chose.
Maison Familiale et Rurale. MFR Maison Familiale et Rurale. Y a des
animaux. Neuf ans de galère avant de pouvoir caresser autre chose que la
fermeture éclair d’une trousse. Le lycée pro. Métal, bois, bruit et saleté ;
gros costauds, grosses filles.
La MFR, moutons, campagne, gentil.
Le lycée général, normal. – Mon fils
ma fille, n’ira pas chez les anormaux.
— Allons madame, il va falloir être raisonnable.
Dernièrement
y a deux trois bouquins qui sont sortis sur la nécessité de comme on dit
réhabiliter le travail manuel.
Ils ont été écrits par un Américain.
C’est pas à un Français que l’idée serait venue.
Depuis que j’ai commencé prof, la part du « manuel »
n’a fait que régresser. Les rares cours où on pouvait encore construire
quelque chose de ses mains, comme la technologie, ont fini de se dessécher
avec l’arrivée du numérique.
Tout est stérilisé.
14
— Reprenons.
Après cinq ans passés dans le Nord à bien bouffer dans mon bahut, je
décide de prendre un autocar pour le Portugal : d’un côté, de l’autre, j’avais
pas quitté l’éducation nationale depuis mes trois ans et j’en avais vingt-six,
j’avais besoin de prendre un peu l’air.
À quoi ça pouvait bien ressembler
une journée qui soit pas divisée en heures qui termine pas pile à midi pour
reprendre à quatorze puis aller jusqu’à seize ou dix-sept ? Qu’est-ce que tu
faisais d’une année dont tu n’isolais pas a priori les périodes de vacances
rythmiquement réparties ?
De quoi pouvaient bien se parler des adultes qui ne notaient pas ? Et quand
tu n’avais pas d’administration au-dessus de toi, qu’est-ce que tu mettais ?
Au Portugal, j’ai d’abord habité une tente puis une chambre d’hôtel, puis
une chambre chez l’habitant, puis un appartement. Ça s’est fait sans effort
comme ça, presque naturellement et sans que j’y sois vraiment. Pour le
boulot, ça a suivi le même chemin (la même progression, on dit, quand on a
incorporé qu’habiter une chambre c’est mieux qu’habiter une tente).
Premièrement rien ; deuxièmement, deux trois heures par semaine dans une
boîte privée pour apprendre les
langues étrangères (je donnais des cours de français à une seule personne
adulte assise en face de moi de l’autre côté de la table) ; troisièmement un
remplacement au lycée français. C’est-à-dire qu’entre rien et prof, pour
moi, il n’y avait rien.
Il ne m’est pas venu à l’esprit de faire serveuse, par exemple – un classique.
Pourquoi faire serveuse quand on peut gagner pareil à rester assise devant
un adulte ? Comme un chien rentre à sa niche, un jour je suis allée me
balader dans les couloirs du lycée français de Lisbonne, et c’est là que j’ai
vu une annonce épinglée, du lycée français soi-même qui cherchait
désespérément un prof de français.
Je me suis assise devant le bureau du
proviseur, furtivement étonné que j’aie le CAPES et que je sois à Lisbonne
sans enseigner au lycée français.
J’acceptai le remplacement, l’erreur était réparée.
C’était une petite classe de 5e bourrée de fils de pontes français ou
portugais. Ils écoutaient bien étaient sympathiques et pas méprisants, bien
que j’aie porté la même paire de chaussures toute l’année.
Un jour
je ne sais plus quand ni comment ni pourquoi j’ai téléphoné à une Française
qui voulait des cours de français pour son fils français. En principe, j’évitais
les Français. Les fréquenter à l’étranger, ça me faisait l’effet de coucher
avec mon frère, c’était dégoûtant.
La Française en question était sans surprise la femme d’un type qui bossait
à l’ambassade une Ferrero-Rocher. Je me souviendrai toujours de la
descente vers leur garage toute tapissée d’azulejos (comme si votre chasse
d’eau était plaquée or). Elle, elle déambulait dans les étages très bien
habillée. Le fils, douze ou treize ans, était opaque. Je n’ai jamais su s’il
écoutait ce que je racontais ou s’il s’ennuyait et s’il attendait que ça se
passe. Comme si ça transférait pas. Par contre avec la mère, ça transférait à
fond, surtout de son côté.
Au bout de trois semaines, elle m’a demandé si ça m’intéressait, une
chambre chez eux, comme ça je pourrais mieux suivre son fils, etc. – la
chambre, gratis. Dans ces cas-là
et ça m’est arrivé plusieurs fois
je pense toujours à Chabrol.
Je sens de suite la bourgeoise prédatrice ; ça m’ennuie d’utiliser ce mot
pour un être humain mais je ne sais pas comment dire autrement la vision
de moi lentement sucée, et j’ajoute que ça peut aussi bien être une maison
que j’ai déjà senti ça dans une maison, une sorte de sixième sens qui te fait
comprendre que cette grande baraque n’a qu’une idée en tête : te faire
disparaître à jamais dans la cave ou dans les combles.
Les familles de prolos ou d’anciens prolos sentent tout de suite ça, quand ils
sont en contact avec la vraie bourgeoisie. Bref, à peine elle m’avait proposé
le fils et la chambre que j’ai dit non : je voulais pas faire domestique et
j’avais peur. Du coup elle a tout arrêté.
On pouvait pas lui dire non, je suppose. J’ai terminé l’année scolaire et puis
j’ai demandé ma réintégration et rempli des vœux pour l’un des coins les
plus terribles de France, après la Guyane : le Maine-et-Loire.
15
— L’institution, pour moi, ç’a longtemps été une bobine : tu la fais rouler
sous un meuble, et comme ça elle existe pas. Le cœur du cœur, dans ce
sens, ç’a longtemps été la salle des profs : tu passes dedans à grandes
enjambées et tu ressors ; au bout de dix ans, j’ai ajouté « bonjour »
assez fort. J’ai mis vraiment beaucoup de temps à comprendre que
l’institution, c’était la
secrétaire à côté du bureau du principal
le principal, la loge, l’intendante, le CDI, les agents, la chaise, la cour, la
couleur des murs, ta durée dans les murs, les débarquements de l’inspecteur,
le chauffage l’hiver, les pions, la porte d’entrée le ministre, etc. Mais j’ai
peut-être tort : l’institution, est-ce que c’est pas justement une bobine ?
Et mon passage dans la salle des profs, un
passage de hamster ? C’est en tant que hamster que j’ai pu tenir aussi
longtemps dans ce contexte parce que je fais tourner très vite la roue et que
je suis extrêmement concentrée sur l’effet d’optique que produit la vitesse
au niveau des rayons, qui ne sont alors plus qu’une couleur grise.
Traversant la cour comme je l’ai fait des centaines de fois et bientôt des
milliers, c’est le vent qui creuse en écartant les duvets un point où se révèle
ma chair qui m’a donné et me donne la sensation d’être de ce monde avant
que je n’entre dans l’autre, où le vent ne souffle pas où l’on ne sent que la
colle du papier peint et le lundi matin le produit d’entretien.
C’est le petit tremblement d’appréhension qui parcourt mon corps en boule
lorsque je glisse la clé dans la porte et que je pousse les
« en rangs ! en rangs ! en rangs ! » avant de trottiner vers la table où trône le
monolithe noir de l’ordi lent.
Ce sont mes lèvres qui se soulèvent sur mes deux dents de devant bien
aiguisées quand je dicte
la dictée, exercice clé de carnivore – car le hamster mange aussi des
insectes. Or quel espèce de rapport avec l’institution pourrait bien avoir un
hamster ?
L’autre jour, je discutais avec des vieux, qui avaient été profs, qui me
disaient que eux, y a quarante ans c’était justement l’institution qu’ils
étaient venus chercher, chercher comme quand on dit « viens, allez viens
me chercher ». L’institution comme ring de boxe.
Ou plutôt comme corps à infiltrer, pervertir, subvertir.
Pervertir ou subvertir. La plupart s’étaient fait suspendre ou radier ou
étaient partis d’eux-mêmes avec le regret – ou pas – d’avoir laissé les
gosses là du coup, en plan.
C’est pas facile d’établir d’humains rapports avec des petits quand on est un
hamster. Mais ça peut permettre de supporter la main de l’institution sur ton
dos, son gros doigt sous tes aisselles. Ne faire que cours. Toute sa vie ne
faire que cours. Je n’ai jamais balayé la cour, construit un emploi du temps
changé une serrure, négocié avec le rectorat, déballé des surgelés, présidé
un conseil d’administration viré définitivement un élève. Je ne sais pas s’il
y a d’autres hamsters, dans l’institution. Je suppose que oui, personne n’est
un cas isolé ; mais comment se reconnaître ? Comment se reconnaître
quand vite on passe ? Quelque chose mais quoi fait que quand on entre dans
la salle des profs, on marque un temps d’arrêt ; que longtemps je l’ai pas
marqué.
Que je le marque (cette année à nouveau je ne le marque plus, mais je l’ai
marqué les années précédentes) est le signe que je suis en train de quitter
ma condition de hamster, sans savoir ce que cela me coûte. Les deux billes
noires prennent du blanc de l’œil.
Les poils tombent, je ne suis plus si rousse. Les griffes se rétractent en
ongles. Les bras poussent
et les jambes. Je mange moins de carottes, moins de salade, plus de poulet.
Je tourne moins vite dans la roue de l’éducation nationale. Je suis assise sur
une table dans la classe
face au tableau
jambes pendantes.
17
— Si je devais choisir un mot pour dire les profs en tout cas, la plupart des
profs que j’ai connus depuis 30 ans maintenant, ce serait : imperturbables.
Ceux que je croise aujourd’hui dans la salle des profs ne sont pas
fondamentalement différents de ceux que je croisais à la fin des années 80.
Tout a changé autour : des usines ont fermé, des employés de France
Telecom se sont pendus, ceux de la SNCF, de la Poste, etc., on s’est immolé
dans les CAF, dans les ANPE et devant les caisses de retraite, puis il n’y a
plus eu de CAF et plus d’ANPE, plus d’ophtalmo ni de gynéco dans la
préfecture où j’habite, presque plus de spécialistes et de moins en moins de
médecins, plus de neige l’hiver alors qu’on est dans les Alpes des étés à 40°
qui durent quatre mois, plus beaucoup d’abeilles, plus beaucoup d’insectes
en général – ailleurs, des HLM ont été explosés, le PS a explosé le bac a
explosé, les facs elles-mêmes ont implosé, les étudiants sont de plus en plus
malades et mal alimentés, beaucoup volent, certains se prostituent. L’État
s’est mis à vendre des autoroutes des aéroports, des gares, des châteaux, des
musées.
Il y a eu des mois d’émeutes en banlieue, un soulèvement populaire qui a
duré de l’automne à l’été une insurrection et des barricades à Paris
Toulouse, Bordeaux, des morts et une petite trentaine d’éborgnés, des
lycéens à genoux et frappés par des tirs en pleine face, des interdictions de
manifester et de la détention pile ou face, des places occupées des murs
farcis de tags sophistiqués et brutaux, des mômes de douze ans à vie devant
des écrans, capables de hacker leur école ou de faire sauter une banque et
puis
des mômes qui s’évanouissent parce qu’ils ne peuvent pas payer la cantine,
ou sans chaussettes l’hiver – tout a changé
excepté chez les profs une forme de permanence dans l’appréhension et la
compréhension qui auraient été comme bloquées à l’instant T
du concours ou de l’année scolaire la plus glorieuse la plus pleinement
satisfaisante, que cette année ait été celle de 6e ou la première de l’entrée en
fac d’histoire, d’arts plastiques ou de biologie.
Quelque chose là a cristallisé et depuis par l’entremise d’une sonnerie
régulière et d’un emploi du temps faussement perturbé mais à rythme
constant donné chaque mois de septembre
d’une hiérarchie de laquelle on peut toujours croire qu’on a tiré un avantage
conséquent (terminer à quatre heures le vendredi) de rencontres rectorales
ou de refus de rencontres rectorales qui vous retirent et vous distinguent du
lot commun, d’une discussion souple obtenue une fois entre deux portes
avec l’inspecteur d’une lecture rigoureuse des décomptes sur une fiche de
paye et du calcul consécutif du nombre d’heures supplémentaires
nécessaires à combler le manque à gagner pour régler une troisième
semaine de location en Bretagne, du montage d’
un projet original incluant la visite d’une centrale nucléaire ou d’une
déchetterie
de suggestions officielles ou en douce à la direction concernant
l’organisation de l’année la suppression de ceci et de cela et les façons de
faire pour que ça passe comme une lettre à la poste d’une punchline en
conseil piquante de joyeux bonjours rapides
aux contractuels bientôt vidés, collègues traumatisés personnels autrefois
publics à présent payés rien, de rappels réguliers in petto ou voix de stentor
que quand même nous sommes dans un État de droit, de queue entre dix
heures et dix heures cinq à la machine à café, de partage de tartes au goûter
galettes en janvier, crêpes à la Chandeleur, chants début juillet pour les
retraités, queue devant la photocopieuse, queue devant la photocopieuse
queue devant la photocopieuse, et tout comme les chrétiens revivent une
fois par semaine au moins le moment fondateur, les miracles, la mort et la
résurrection du Christ, une fois reçu dans l’éducation nationale nous
revivons le moment saturé de satisfaction où nous avons eu 20 sur 20 à tel
contrôle, et la transfiguration du visage maternel paternel, qui décida moins
d’une vocation que d’une pénétration complète par l’institution, d’une
institu-tionnalisation de la pénétration, du retrait critique qui éventuellement
fit que nous pûmes poursuivre – ou plus sûrement de l’absence de recul seul
garant d’une jouissance possible et de son attente toujours suspendues aux
sonneries, à l’emploi du temps, aux creux des quinze jours de congé pris
avec les enfants, parmi les enfants comme les enfants, lisant ce qu’ils lisent
écoutant ce qu’ils écoutent, apprenant ce qu’ils apprennent juste avant eux,
(moment) qui accouche très
lentement
d’une morale de plus en plus énorme et criarde gueulant jusque de retour
chez soi en général en chœur avec un conjoint, dans une dégénérescence
sportive des neurones une acclimatation cognitive totale aux exigences du
métier, un zèle, une gentillesse ou non – pourtant parfois, bienveillance sans
fard à l’égard des petits.
L’autre jour
le secondaire est à deux doigts de rendre l’âme et on se retrouve à sept sur
soixante en HVS
(Heure de Vie Syndicale) pour en parler. Je jubile.
Y a toujours un bref moment de jubilation en interne (Schadenfreude)
quand je constate l’écart éléphantesque entre la gravité du cours des choses
et l’absence apparente de réaction. Est-ce que c’est pour nous signifier qu’
ils en ont marre du groupuscule de gauchistes qui annoncent les mauvaises
nouvelles parce que par-dessus tout ils en ont marre des mauvaises
nouvelles ? Est-ce qu’en collège ça les concerne pas et qu’ils voient pas
pourquoi ils s’occuperaient de ce qui se passe au lycée vu qu’ils ont pas
l’intention d’aller en lycée ? Est-ce que c’est parce que pour leurs gosses à
eux tout baigne donc y a pas le feu ?
Est-ce que c’est parce que pour eux tout roule donc y a pas le feu ? Est-ce
que c’est parce qu’ils font leur part et qu’ils ont toujours fait leur part (la
part du colibri) ?
L’histoire
du colibri
c’est qu’y a un gros incendie dans une ferme, bref ça crame
et à ce moment un colibri arrive avec un petit seau dans son bec et verse
de l’eau sur l’incendie
eh bien si tous les colibris se mettent à verser de l’eau avec leurs petits
seaux l’incendie finira bien par s’éteindre (personnellement, je préfère
Gulliver qui pisse sur le château en flammes des Lilliputiens).
Est-ce que c’est parce qu’ils se tapent déjà un stock d’
heures supplémentaires pour joindre les deux bouts ou combler le manque à
gagner pour régler une troisième semaine de location en Bretagne et que du
coup ils sont trop crevés pour se pencher sur quelque question que ce soit ?
Est-ce que c’est parce que c’est chiant ?
Souvent
je me dis que c’est à la perspective de l’ennui qu’engendrent ces
discussions techniques autour de la répartition horaire blocs horaires blocs
horaires provisoires
postes supprimés, partagés, heures de labo transformation des options, tours
de passe-passe dans les cotisations, calculs et re-calculs, soustractions,
additions divisions, multiplications, crédits, débits, tableaux à une entrée,
deux entrées, trois entrées loi, décret, décret-loi, quelle
chierie
quelle titanesque chierie – rentre plutôt chez toi te manger le reste de poulet
basquaise, c’est ce que je me dis cependant que la joie que provoque la
constatation du fait que nous sommes sept en HVS l’emporte : elle induit
que si nous devons partir d’un point d’incandescence, ce n’est pas de là que
nous partirons
et ça fait une hésitation en moins.
21
— Les gens que j’ai connus le plus à gauche dans l’éducation nationale, et
quand je dis à gauche je devrais dire à l’extrême gauche, l’amorce de la
dérive de la gauche vers la droite s’étant accentuée sous Mitterrand, ceux
qu’auparavant on classait à gauche après être passés par le centre sont à
présent à droite, être de gauche, de droite
et du centre ne signifiant pas qu’on n’est ni de gauche ni de droite ni du
centre mais qu’on est de droite, tout bonnement
et donc les personnes du personnel de l’éducation nationale que j’ai
connues les plus à gauche (ancienne manière), ce sont les patrons, les chefs
si vous voulez : les principaux. C’est bien simple les proportions sont
rigoureusement inverses à celles du personnel courant (les profs). Sur six
principaux trois étaient bien de gauche ; un était style 400 coups ; un autre
style néo-managérial ; et un
style managérial-soucieux ; le tout dans une institution devenue entre-temps
elle-même néo-managée.
Personnellement, j’ai toujours pensé qu’il y avait une contradiction
insoluble entre le fait d’être de gauche (ancienne manière) et celui d’être
dans l’éducation nationale, contradiction que s’étaient donnés pour tâche de
révéler (alors qu’elle était évidente) des profs entrés dans la carrière au tout
début des années 70, en se faisant virer – ou suspendre avec traitement.
Mais pourquoi s’acharner
à révéler ce qui est évident ? Parce que vous êtes prof et que vous avez
toujours l’impression que les autres comprennent moins bien que vous. Se
faire virer de l’éducation nationale, c’est coton. Faut au moins taper très fort
devant témoins. À l’époque, où lesdits profs étaient des années 70 tandis
qu’une grosse partie du reste de la population était restée dans les 50’s/60’s
il suffisait de mener via les mômes une enquête par exemple sur le travail et
l’argent dans les familles (première étape), suivie d’une seconde enquête
sur l’Occupation dans la ville où vous aviez été affecté (deuxième étape),
suivie d’une séquence d’information sur la contraception (troisième étape),
voire l’avortement (quatrième ; on est avant la loi Veil), et enfin la sexualité
avec enfilement de préservatif sur un doigt : au bout, vous aviez le conseil
de discipline et la suspension avec traitement. Si vous
aviez fait tout ça pour être viré, c’est que vous aviez vraiment l’âme d’un
prof et alors
en règle générale, quelques années après, vous demandiez votre
réintégration. Pour être suspendu sans traitement, fallait pas seulement faire
courir des rumeurs de partouzes mais, par exemple,
ne pas noter. Ne pas noter, ou aujourd’hui ne pas évaluer, ça grippe
techniquement la machine et ça rend l’institution folle. Aussi audacieux et
réellement courageux que j’aie connu des profs je n’en ai jamais vu un seul
qui ne notait pas au moins au moment du bulletin. Ne pas noter est la prise
de position la plus radicale qui se puisse concevoir et c’est la raison pour
laquelle tout le monde note parce que personne n’est radical.
La structure, c’est la note. Les élèves sont notés par les profs, les profs sont
notés par l’administration de l’établissement et les inspecteurs,
l’administration de l’établissement et les inspecteurs sont notés par leur
hiérarchie, la hiérarchie est notée par le ministère à l’intérieur du ministère
tout le monde est noté.
Le pays France lui-même est noté.
22
— En tant que prof, ça fait longtemps que je suis privilégiée. J’ai enseigné
cinq ans à B. au milieu de champs qui puaient puissamment, c’est vrai ;
j’étais TZR (Titulaire Zone Remplacement) à Saumur à cheval
sur deux bahuts dont une
classe de 6e mêlée de pauvres, de gitans et d’enfants perturbés
psychologiquement, c’est vrai ; j’ai enseigné deux ans dans du ghetto doré :
classe Ferrero-Rocher à Lisbonne ; classe préparatoire de préparatoires en
3e. Mais je n’ai connu en 30
ans de carrière qu’une tentative, bricolée et à demi avortée, de néo-
management. J’habite à cinq minutes en vélo et un quart d’heure à pied de
mon établissement. Les classes dans lesquelles j’enseigne actuellement sont
à trente officiellement mais, du fait d’un absentéisme tournant et limité,
elles sont de fait plutôt à vingt-sept, vingt-six vingt-cinq ou vingt-quatre.
J’ai passé en interne un concours pour travailler moins et non gagner plus :
quand j’ai vu qu’à temps plein avec des heures supplémentaires j’allais
avoir le même nombre de classes qu’avant et que je travaillerais tout autant
j’ai demandé un temps partiel, car j’avais passé ce concours non pour
gagner plus
mais pour travailler moins.
Si je passais le concours aujourd’hui d’abord, je l’aurais pas : il y a trop peu
de places. Admettons que je l’aie, je serais nommée à Claye-Souilly, un bon
poste en Seine-et-Marne où il y a deux collèges ; je serais pas dans le bon.
Je mettrais une heure de route aller en voiture en passant par la A1 et la
A104 quand il n’y a pas de circulation ; comme il y en a toujours, je
mettrais deux heures à l’aller et deux heures au retour ; donc je prendrais le
RER B jusqu’à Mitry-Claye puis ensuite j’irais à pied (une heure) ou en
vélo (dix-neuf minutes). Je finirais par m’installer à Mitry ou à Claye.
Comme on n’est jamais titulaire de son poste après le concours, je serais
TZR, c’est-à-dire remplaçante sur tout le département, donc pas la peine de
s’installer plutôt à Mitry qu’à Claye ; je serais remplaçante pendant
quatorze ans c’est la moyenne, dix-huit ans, c’est la nouvelle moyenne, car
on est près de Paris et c’est un bon département, la Seine-et-Marne. Comme
c’est un bon département et qu’on est près de Paris, les principaux seraient
plutôt jeunes et voudraient diriger un lycée, donc ils tâcheraient d’appliquer
plus vite que prévu les directives ; ils me convoqueraient régulièrement
pour des entretiens ou m’attraperaient au passage afin de vérifier que je
m’intègre bien dans mes différents établissements successifs et si je suis
bien sûre aussi, parce que j’ai noté votre retard d’hier matin mardi et du
jeudi de la semaine dernière, si je suis bien sûre aussi, on a noté qu’il y
avait du bruit dans votre classe hier matin mardi après votre retard, si je suis
bien sûre aussi, n’hésitez pas à me signaler vos difficultés éventuelles nous
sommes ici tout prêts à les écouter, si je suis bien sûre aussi, ça fait tout de
même douze ans maintenant que vous êtes TZR
je ne doute pas que vous soyez compétente, si je suis bien sûre aussi,
l’éducation nationale a plus que jamais besoin de compétence et de talents
nous avons un référent climat-scolaire j’en ai moi-même pris l’initiative, si
je suis bien sûre aussi, n’hésitez pas à prendre rendez-vous il s’agit de votre
collègue en mathématiques le formidable monsieur Creva vous connaissez
monsieur Creva c’est celui avec la queue-de-cheval, si je suis bien sûre
aussi, il a intégré dans ses cours la méthode Montegrossi vous connaissez la
méthode Montegrossi méthode très efficace, si je suis bien sûre aussi, mais
qui ne tolère aucun retard j’ai également noté, si je suis bien sûr, que vos
évaluations portent une couleur mais ici nous sommes revenus aux notes
après avoir expérimenté les lettres, l’expérimentation est
vous n’êtes pas sans savoir nécessaire dans nos métiers, si je suis bien sûre
aussi, je vous encourage par conséquent à porter sur vos évaluations des
notes de préférence entre 08 et 20 les parents sont très réactifs dans ce bled,
si je suis bien sûre aussi et de consulter votre coordinatrice de discipline
afin de sait-on jamais
amorcer un travail en équipe le travail en équipe est en dessous du niveau
de la mer dans cet établissement, si je suis bien sûre aussi que c’est la
profession que je désire vraiment exercer parce qu’on a le droit de se
tromper et la mobilité, vous connaissez la mobilité ?
Ce à quoi je répondrais que tout va bien.
Dans ce cas, vous allez pouvoir prendre en plus la 4e 4, qui est une classe un
peu spéciale mais attachante dont le professeur principal est absent pour
quelques semaines, il y a une solide prime ça n’est jamais de trop
une prime de professeur principal
par les temps qui courent.
28
— Hier soir, d’un coup ça m’est venu. J’étais allongée dans mon lit, bien
horizontale, bien étirée pour soulager ma scoliose ancestrale entretenue par
les paquets de copies, sans compter le reste.
Je regardais sans la voir la lune du plafond, une lune en plastique qu’on a
collée au plafond et qui est fluorescente quand on éteint la lumière : j’avais
plus de cinquante ans et j’étais agrégée.
Je coûtais cher.
Je faisais partie du type de personnel qu’un chef d’établissement décidé
pouvait, en poussant un peu encourager à aller voir ailleurs si l’herbe est
plus verte c’est-à-dire emmerder assez pour qu’à un moment de moindre
résistance, plus fragile ou plus fatiguée de congé maladie en congé maladie,
je finisse par céder et démissionner. Déjà
il y a une bonne dizaine d’années, quand on s’était tapé le néo-manager qui
avait tenté de nous fourguer des heures de trois quarts d’heure, je n’étais pas
sans avoir noté qu’on avait glissé dans mon casier un texte réglementant la
double activité, quelque chose qui suggérait qu’au-delà d’un certain seuil un
fonctionnaire devait choisir entre l’une des deux activités (ça commençait à
se savoir que j’étais écrivain), et ça m’étonnerait que ce texte, que je n’avais
pas réclamé et qu’on avait dû passer du temps à rechercher dans le BO, ait
été glissé là dans mon casier par pure humanité. Naturellement j’avais fait
le mort, et comme naturellement je ne lui parlais pas et on ne se parlait pas,
c’en était resté là.
Parce qu’au fur et à mesure que ça allait potentiellement devenir l’enfer
pour les profs, ça devenait de plus en plus intéressant pour quelqu’un qui
écrit. Fin juin j’allais suivre l’une des journées du procès des dirigeants de
France Telecom, une poignée
de personnes, patrons et DRH, qui avaient
fait ce qu’il fallait pour vider l’administration en transition vers le privé de
22 000 fonctionnaires
une soixantaine de suicides. Dans notre
département de blédards, on se sentait loin de tout ça.
Les autres pouvaient toujours vivre en 2019 si ça leur chantait, nous on
avait décidé, en se retirant à la campagne, de continuer à vivre en 1990.
En 1990, on parle pas de suicides au travail, y a toujours autant de guichets
à la Poste, et tout le monde a une ligne fixe. Le 1er mai ou à l’occasion, on
fait notre petite manif, et le week-end on part pique-niquer au bord du B.,
notre torrent inconnu des touristes, qui de toute façon n’ont jamais fait que
traverser le bourg depuis la côte en direction de la montagne. Jusqu’à ce que
via le syndicat, la presse locale ayant fait le canard, j’apprenne hier un beau
matin qu’un instit’ s’était suicidé après une mise à pied à deux pas de chez
moi. J’y reviens, mais il y a une sorte tout de même d’incongruité à ce que
la guerre ordinaire menée aux modes de vie et de travail déboule dans la
double paix de la campagne et de la fonction publique. Sans doute la phrase
fameuse de Poutine « J’irai chercher X jusque dans les chiottes »
(X mis, au choix, pour : les terroristes/les journalistes/
les opposants/etc.) est-elle devenue une
formule universelle de gouvernance, de direction des affaires, de gestion
des personnels et de gestion de tous. Tout comme P. ira chercher X
jusque dans les chiottes, la RGPP
Révision Générale des Politiques Publiques ira chercher les fonctionnaires
surnuméraires jusqu’au fin fond de la cambrousse, pour une raison simple :
sur le papier, elle voit pas où vous habitez.
Mais nous, on sait où on habite. On sait pas d’abord pourquoi on s’est mis
là, mais au fur et à mesure que ça devient poison partout ailleurs, on sait
pourquoi on reste, les pattes sur les oreilles à suivre impassibles et fébriles
ce qui se passe à l’extérieur, le remue-ménage
et le chambard que ça fait.
31
— Tout à l’heure, j’étais au téléphone avec la copine d’une copine qui passe
l’agreg. L’agreg de lettres. Ma copine (la première) m’a dit : elle la passe en
interne comme toi ; tu peux pas lui donner des conseils ?
Je ne savais pas par quel bout commencer. Je
patouillais dans le plus important/le moins important et j’ai fini par sortir ce
que j’avais retenu, finalement quinze ans après, de cette année où j’avais
passé l’agreg. D’abord, je lui ai sorti le coup de la dissertation sur Racine.
Je m’étais inscrite au CNED – c’est le centre d’enseignement à distance, vu
qu’à l’époque je vivais déjà au bled – et j’ai fait la dissert sur Racine, qui
était au programme, et quand j’ai reçu la correction ça m’a fait marrer. Le
gars s’était vraiment énervé sur ma copie, c’était barré de partout, avec de
longues annotations dans la marge, et particulièrement quand je citais
Barthes, que je citais pas
souvent pourtant, mais on sentait que le gars en avait eu assez, assez et plus
qu’assez, marre et re-marre de lire encore ce nom de Barthes dans une copie
sur Racine alors que le vrai spécialiste de Racine c’était l’autre qu’il
écrivait dans ma copie, pas Barthes, qui n’avait décidément rien compris à
Racine, mais bien l’autre universitaire de l’époque, Picard, c’était son nom ;
évidemment aujourd’hui tout le monde a oublié Picard et c’était aussi ça qui
le mettait hors de lui dans ma copie, ce correcteur, qu’on ait oublié
justement Picard et pas Barthes. Bref, ma copie lui avait une fois de plus
fait revivre l’année de la querelle, 65 : quarante ans étaient partis en fumée
à la lecture de ce torchon, et il ne lâcherait rien. Tant que Racine tomberait
au programme et tant qu’il corrigerait les copies du CNED.
C’est là que j’ai compris que l’interprétation à l’université, c’était du
sérieux, et qu’ils devaient tous périodiquement y rêver de balancer un
collègue dans les escaliers, communiquer de bien grosses saletés pour qu’il
ait pas son habilitation, et que l’essentiel pour avoir ce concours, c’était pas
tant de comprendre quel type d’interprétation ils attendaient de moi (après
tout, le picardien était aux fraises, et il s’agissait pas de réhabiliter l’homme
au nom de surgelés si par hasard Racine tombait) mais d’avoir su repérer
qu’il devait être question d’interprétations, de leur ordre de succession et de
leur devenir
dans la corporation, depuis leur date de naissance jusqu’à nos jours. J’ai dit
à cette copine, la copine de copine que, tu vois, quand tu passes à l’oral à un
moment, tu sens que tu leur fais plaisir, et en fait c’est pas vraiment que tu
leur fais plaisir, c’est plutôt qu’
ils commencent à avoir le sentiment que tu pourrais être l’un des leurs,
quelque chose chez eux s’ouvre, comme une fleur dans un bassin. C’est ce
que j’ai senti à un moment tandis que je commentais un bout de Balzac ; et
puis vers la fin – j’étais quasi sûre que c’était bon – j’ai perçu du jury un
renfrognement, qui
m’a demandé des comptes sur un passage sur des patates, je crois, sur un
plat de pommes de terre dans le texte de Balzac, et j’arrivais plus à piger ce
qu’
ils voulaient que je dise, je cherchais, je cherchais ce qui pouvait bien se
cacher derrière ce plat de patates, j’élaborais des thèses de plus en plus
complexes sur la syntaxe de ce morceau, sur son rapport avec ceci ou avec
cela, mais visiblement ça venait pas, les petites fleurs se refermaient, et puis
une a fini par me dire ce qu’ils voulaient que je dise que c’était une
indication historique, oui, une information sur la façon dont on cuisinait les
patates à l’époque de Balzac, et que c’était important aussi ces petites
informations qu’il nous donnait via la littérature.
La dernière chose que je lui ai dite, à la copine, avant qu’on raccroche, c’est
qu’elle devait prendre des Euphytoses. Parce que si je l’ai eu, ce concours
au final, c’est que j’ai pris des Euphytoses. Sans les Euphytoses, qui
calment les battements du cœur j’aurais été incapable de me concentrer
pendant les oraux et les écrits, tant mon cœur était logé dans ma tête. Vous
faites le test d’abord
chez vous, pour savoir combien d’Euphytoses il vous faut. Si vous n’êtes
pas trop traqueux, 3 suffisent.
Moi, j’en avais pris 7.
34
— Hier matin, j’ai fait passer les oraux du brevet avec le collègue sympa.
J’étais pas tombée sur la collègue qui fait peur (c’est déjà ça). On allume le
vidéo-proj, on pose la feuille d’émargement sur une table près de la porte,
on s’installe côte à côte avec devant nous le dossier, et dedans les fiches
d’évaluation et la liste des candidats. Trois parcours-Avenir pour
commencer + un voyage en Espagne. Pause. Deux parcours-Avenir + un
écolo. Fin. Le premier parcours-Avenir, c’était une bonne base : la fille
racontait comment elle avait aucune idée de ce qu’elle voulait faire mais
qu’elle avait un bon relationnel et comment, d’un coup elle avait eu la
révélation à cause d’un stage dans un tribunal, et la révélation, c’était
qu’elle voulait surtout pas faire ça, du droit et travailler dans un tribunal, et
qu’elle allait faire un bac STMG et un BTS.
Deuxième parcours-Avenir. Un petit gars que j’avais eu en polo bleu sans
marque, un peu rond. Il commence à parler d’exploitation agricole, de
production ovine et bovine, d’objectifs poursuivis, d’être au contact de
l’animal et de l’humain ; dans nos cerveaux, à mon collègue et à moi,
germe en simultané Tiens un fils d’agriculteur. Et puis il continue, il parle
des chevaux, il dit qu’il est cavalier, qu’il aime s’occuper des chevaux, qu’il
en aura aussi, ensuite il parle des handicapés, de ce qu’il a constaté que les
handicapés étaient mieux au contact de l’animal, que dans son entreprise il
aménagera des temps pour les handicapés et je me dis Il est malin, il a
compris que ça lui ferait des revenus en plus, qu’il s’en sortirait pas rien
qu’avec l’élevage. Et puis comme les autres il place la phrase que, grâce à
son stage, il a découvert
le monde de l’entreprise ;
qu’il veut fonder son entreprise et pas dépendre des autres agriculteurs qui
mettent n’importe quoi dans leurs champs, que lui il saura ce qu’il y a dans
ses champs et que ses abeilles, les ruches qu’il a aujourd’hui, butineront pas
n’importe où. C’est là qu’on lui demande : Tes ruches ? Tu as des ruches ?
Oui, il nous répond. Il n’a pas de terres mais il a des ruches. Il monte
vraiment à cheval et il a vraiment vu comment son ami handicapé aimait les
chevaux comment leur présence l’apaisait et le rendait heureux.
Il n’est pas fils d’agriculteur. Il a quatorze ans et il a des ruches. Il termine
en disant
qu’il va essayer comme ça de se faire une place dans le monde où on est
maintenant.
Arrive le suivant, que j’ai eu l’an dernier. Il nous balance d’abord trois
quatre phrases en espagnol avec virtuosité : j’y comprends rien. Ensuite il
nous parle de son stage en entreprise direct et c’est vite liquidé : il l’a fait à
l’Intersport ; tout le monde sait qu’à l’Intersport du coin, y a jamais
personne.
Du coup, il s’est fait chier comme un rat mort.
Il faisait son facing et puis il attendait.
Mon collègue m’explique que le facing c’est quand on range les produits
sur les étagères. Pour terminer le gars nous dit que comme il peut pas aller
au lycée parce qu’il a pas assez de ressources (= je suis nul) il a choisi le
pro en TP. Tandis qu’il repasse la porte, je songe qu’ira en Travaux Publics
ce fils d’émigrés portugais fan de l’Olympique de Marseille. On sort se
faire couler un café, avec mon collègue, avant de reprendre. C’est l’écolo.
En fait, il nous raconte un bouquin. Le bouquin d’une Américaine qui a
décidé de faire le moins de déchets possibles et qui a embarqué toute sa
famille dans son ascèse
qui consiste à se retenir à fond de faire des déchets.
Elle met tout dans des bocaux, elle va au supermarché avec ses bocaux ; ça
pèse un peu lourd mais bon.
L’avantage, c’est qu’on gagne de l’argent parce qu’on paye pas l’emballage.
Après, il nous montre 2 photos de chez elle, de là où elle vit : son garage et
sa salle à manger. Dans le garage y a rien, juste 6 vélos accrochés au
plafond tous en rang. Le garage est peint en blanc et la salle à manger aussi.
Y a un canapé blanc et deux étagères blanches. L’écolo nous dit qu’il
aimerait bien avoir un garage aussi bien rangé, que c’est moins
stressant.
35
— Y a une chose que je me suis jamais dite avant de remplir les bulletins :
Tiens, je vais faire un effort je vais essayer d’être originale
(du fait que je suis écrivain). J’ai toujours rempli les bulletins de la manière
la plus convenue et la plus sobre possible. Un trimestre plutôt correct à
l’écrit comme à l’oral. Des qualités et des capacités indéniables, mais un
travail trop irrégulier et superficiel.
Révisions indispensables en orthographe et en grammaire. La question que
j’aurais pu me poser, c’est Pourquoi je ne me pose pas de questions, à cet
égard et pourquoi je ne m’en suis jamais posée. Des résultats tout à fait
satisfaisants à l’écrit. L’oral est en retrait : il permettrait pourtant d’affiner
la réflexion et d’assurer l’expression. La langue des bulletins a acquis, à la
répétition, une forme d’opacité à force de transparence. Un trimestre assez
satisfaisant. Attention aux bavardages. Je suppose des parents penchés
tentant de décoder quelque chose de substantiel qui révélerait leur gosse
dans : Un travail soigné mais parfois trop rapide. Évitez de vous disperser
en cours et rendez régulièrement vos exercices. Ou bien des parents fâchés,
ou lassés, à la lecture de : L’ensemble est encore insuffisant. Remettez-vous
au travail ; cela devient urgent. La langue des bulletins qui dit la même
chose toujours de la même façon – Travail régulier et précis, en progrès à
l’écrit comme à l’oral. Continuez ainsi. Je ne suis jamais parvenue à
enrager à l’idée de taper au clavier depuis 15 ans (après avoir écrit à la main
autant d’années, au bic bleu sur des feuilles allongées) : Un trimestre
assez décevant. Remettez-vous au travail, à l’écrit comme à l’oral. Alors
que j’aurais dû empoigner le classeur et le balancer par la fenêtre.
Et puis non. Très bon travail, à l’écrit en particulier.
Continuez ainsi. Une fois, un collègue a eu un mot nouveau : « perfectible
». Du coup, on s’est tous mis à taper « perfectible ». Perfectible, perfectible
perfectible, ça faisait. Le bulletin, c’est la satisfaction du devoir accompli.
Je te tape. On passe
au trimestre suivant. Deuxième puis troisième.
Je me souviens que les dix premières années
dans le métier je rayais scrupuleusement chaque jour de taf passé sur un
calendrier, les périodes de vacances encadrées et barrées d’une grande croix
pour bien visualiser (tous les profs font ça). C’est ça qui nous unit, au-delà
de toutes les barrières avec les élèves : l’attente des vacances. Sauf pour les
malheureux. Tous ceux qui s’ennuient.
Qui supportent pas. Chez qui ça se passe mal.
Évidemment ça se dit pas, qu’on n’a pas envie de travailler mais que quand
faut y aller faut y aller et puis finalement la journée était pas si
mauvaise que ça. C’est exactement ce qu’on se dit avec les élèves, chacun
dans son quartier, quand on a poussé la porte et qu’on se mange un gâteau
un goûter, à la table ou debout : quand faut y aller faut y aller et finalement
la journée était pas si mauvaise que ça ; journée de merde, quand on a eu
une journée de merde. Avec les élèves, y a des fois où on se dit : Faut que
ça s’arrête, maintenant ça peut plus durer, je peux plus continuer comme ça.
On est là, assis à la table le gâteau dans la bouche à chialer dans ses poings
avec en boucle Faut
que ça s’arrête, maintenant ça peut plus durer, je peux plus continuer
comme ça.
Et puis non.
Le lendemain, on recommence.
On continue ainsi.
37
— Je suis chez les amis de Bagnolet. Les enfants : un en 4e, une en 3e. C’est
le moment où le ministre vient d’annoncer que le brevet aurait lieu le lundi
et le mardi suivants à la place du jeudi et du vendredi de cette semaine, à
cause de la canicule.
Le 4e se fout de la tête de la 3e
qui tire la tronche. Et les gens qui ont réservé début juillet, comment ils
vont faire ? Pour des raisons psychologiques obscures, je leur explique, les
ministres, au cours des dernières années, n’ont fait que retarder au
maximum les dates des examens, bac et brevet, cependant qu’ils avançaient
toujours plus les dates des concours, agreg et capes, dans l’idée peut-être de
signifier à la population que, vous voyez les profs et les élèves travaillent
jusqu’au bout.
En réalité, je dis aux gosses, dans ma 4e, y a un tiers de la classe qui vient
plus depuis
trois semaines. – Mais chuuuuuuuuuuuuut !
me dit mon amie la mère. – Ah, tu vois maman !
dit le 4e. – En plus, dit la 3e, ils nous autorisent pas à mettre des débardeurs,
avec la chaleur ils veulent qu’on ait des petites manches, là, dit-elle en tirant
sur son tee-shirt, ils disent que ça déconcentre.
– Ça déconcentre quoi ? je demande, vu que j’ai rien compris. – Ben oui, ça
déconcentre, de voir les épaules, dit-elle en haussant l’épaule gauche, sur
laquelle du coup je m’attarde. C’est là que je me souviens qu’ils sont dans
le privé, et que quand mon amie, la mère, m’avait demandé ce que j’en
pensais, de mettre ses mômes dans le privé, je lui avais dit qu’oui, qu’elle
allait pas refaire la banlieue à elle toute seule en envoyant deux enfants de
classe moyenne dans le public, et que
de toute façon même les parents arabes et noirs qui le pouvaient mettaient
les leurs dans le privé catholique.
– Et puis les genoux aussi, dit la 3e
ça déconcentre. – Les genoux ça déconcentre ?
je la relance, car je vois déjà le passage plutôt rigolo que je vais pouvoir
faire avec son histoire de genou et de concentration. – Oui, ça déconcentre,
faut pas mettre de jupe, et pas un certain type de pantalon.
Là, je comprends plus rien. J’aurais dû lui demander ce qu’il fallait mettre
alors (une robe ?)
et je visualise une jupe en dessous du genou en me demandant ce qui peut y
contrevenir à la concentration.
– Les pantalons, faut pas qui soient trop serrés.
– Et oui, trop serrés, je dis, ça moule les fesses.
– Mais, rajoute la 3e, faut pas qu’y soient trop larges non plus. – Trop larges
? – Oui, trop larges.
Baggy ? Sarouel ? J’en conclus que les cathos en ont après les baggys et le
sarouel, les baggys parce que ça fait racaille, le sarouel parce que ça fait
hippie.
– Et puis les garçons doivent pas se maquiller.
On se regarde, avec sa mère, mon amie, qui répète : Les garçons doivent
pas se maquiller ? Y a des garçons qui se maquillent ? – Non, dit la 3e
mais c’est dans le règlement, que les garçons doivent pas se maquiller. Est-
ce que les cathos se
prémunissent contre une conversion soudaine
des élèves au LGBTQI + ? Ou bien est-ce qu’ils envisagent tous les cas
possibles ? Les épaules les genoux, les pantalons trop serrés, trop larges les
gars qui se maquillent, les bottes trop hautes, trop courtes, les sandales trop
hautes, trop plates, les jupes trop plissées, pas assez plissées, portefeuille,
patineuse en corolle, volantées, les filles qui se tiennent par la main, par le
pied, les garçons qui se
touchent le nez, qui s’examinent la bouche
et je ne sais encore quelles autres
horreurs.
40
— D’une part, il faut disposer les élèves en îlots c’est-à-dire par quatre,
c’est-à-dire qu’ils doivent pouvoir travailler tout à fait seuls, autonomes,
sans nous, on doit les préparer à l’autonomie, on doit quasi disparaître, au
moins de leur champ de vision, on leur donne une A4
avec des phrases toutes prêtes à compléter, à
manipuler, à inventer, à chambouler, et vite vite on se carapate derrière
notre ordi dont on ne bouge plus jusqu’à ce qu’ils aient fini et si, vraiment,
y en a un (on l’appelle le gérant)
qui vient pour nous demander un tuyau, mais alors exceptionnellement, on
le renvoie vers un autre groupe qui a l’air d’avoir compris : c’est eux qui lui
expliqueront ; avant la fin de l’heure, on passe quand même de groupe en
groupe et, d’un geste souple, on met des points, des points de couleur ; on
met des points verts si c’est réussi, des points jaunes si c’est bof, et des
points rouges si c’est nul – mais un groupe de quatre n’est jamais
intégralement nul, évidemment ; la plupart du temps, y en a toujours un sur
les quatre qui comprend le système et dispatche les verts.
Comment ne pas être d’accord avec cette version libertaire de
l’enseignement ? Bon d’accord
y a bien le gérant qu’on a appelé le gérant comme un hommage à la
boutique, à la
boutique France, selon le mot de Colbert : qu’il voulait diriger la France
comme la boutique paternelle – mais c’est quand même minime comme
concession. L’élève est donc l’enseignant. C’est en effet le meilleur moyen
d’apprendre. Mais attention : si jamais l’inspection découvre que nous ne
les mettez pas en îlots, que les tables sont encore bêtement alignées face
tableau, bref, qu’au fond, vous n’êtes qu’un anarchiste de pacotille, alors là
vous êtes viré ; ou plutôt on vous emmerdera jusqu’à ce que vous partiez de
vous-même (le maître mot, c’est décourager).
Soit un système autoritaire qui vous sommerait de ne pas l’être ? C’est plus
compliqué que ça.
Parce qu’en fait, mine de rien, faut naturellement que l’autorité règne dans
votre salle, qu’on entende une mouche, que juste ça bourdonne autour des
potentiels points rouges verts jaunes, malgré que vous êtes planqué derrière
votre ordi, car vous avez distribué les A4, et vite vite vous vous êtes couroté
vers votre ordi, vous avez souhaité bon travail
bonne heure à la bonne heure aux 24 ou 31, et là vous êtes sur l’ENT,
l’Espace Numérique de Travail vous vous racontez, vous vous décrivez sur
l’ENT.
Quelle est la condition, la condition pour que ça puisse ? La condition, c’est
que les 24 ou 31
aient tous intégré l’autorité, qu’ils soient tous à la fois leur propre employé
et leur propre chef, qu’en eux l’employé paresse aussitôt rectifié par le chef
que le chef en permanence vigilant n’en perde pas une de l’employé, qu’il
le soupçonne a priori de tirer au flanc comme tout employé qui se respecte
que l’employé ait par-dessus son épaule le regard du chef, ou dans son
oreille la remarque du chef, dans une forme de double-écoute qui fait que,
quand vous parlez, vous savez que vous vous adressez à la fois à votre
collègue, en l’occurrence votre camarade et à quelqu’un d’autre placé pour
ainsi dire
dans votre tête, et là ce dont je m’aperçois, tout en écrivant ça (d’un coup
c’est venu), je réalise je me mets à réaliser que c’est non seulement
le dispositif incarné de l’inspection (vous vous adressez officiellement aux
24 ou 31 mais aussi à l’inspecteur – dans le secret de votre cœur et en
vérité, vous parlez à l’inspecteur tout en simulant une parole à la
cantonade). Ainsi, le dispositif incorporé par tout fonctionnaire point vert :
que l’inspecteur soit physiquement présent ou pas, il est là, toujours un peu
dans ma tête, à vérifier que je suis dans les clous en îlots, autonomes, auto-
évalués, silencieux
bourdonnants, travailleurs, sans répit, surveillés par l’un, surveillés par
l’autre.
41
— Trois dames des archives sont venues faire un atelier avec les 3e 4 sur un
poilu. Le poilu en question, c’est un gars du coin. Il a écrit des lettres à sa
femme et on a retrouvé la valise où y avait les lettres, une petite valise en
carton bleu ciel qui est posée là, contre le tableau Velleda, sur une table de
la classe
qu’on a poussée. Comme je me suis assise au fond de la salle pour laisser
les dames opérer, je me décale un peu pour mieux la voir, la valise ; je suis
curieuse de cette valise. Pendant ce temps, les dames distribuent des
dossiers, des dossiers comass de six pages avec des reproductions et des
questions. Jamais ils pourront boucler ça en une heure, les pauvres. Déjà
ils foncent la tête la première pour pas perdre de temps.
Mais les dames sont soucieuses de faire « atelier » et pas « cours ». Elles
ont tiré le nez quand elles ont vu les tables face tableau et pas sympathiques
en îlots.
Elles disent : Mais vous travaillez en groupe, hein, par 4
(en groupe, c’est par quatre, parce que deux tables en vis-à-vis, ça donne
quatre places), et qu’est-ce que vous remarquez sur la première lettre ? Y a
des fautes !
dit un élève. Eh oui, rajoute la dame, et encore il en faisait pas tellement,
parce qu’il était allé jusqu’au certificat d’études. Oui mais quand même, me
dit un autre en douce, moi, cette faute, je l’aurais pas faite (du coup il est
content). Ensuite, elles passent dans les rangs montrer sous plastique une
vraie carte postale que le poilu a envoyée ; les gosses se la font passer après
avoir jeté un œil. Je m’avance pour la choper au passage, car j’ai vraiment
envie de la voir, cette authentique carte postale, et je la tiens et la retourne
avec cette pointe d’excitation qu’elles ont toutes les dames, chaque fois
qu’elles manipulent une archive ou même qu’elles en parlent : comme si le
temps entre 2019 et 1915 avait subitement fondu, et puis surtout comme si
1915 existait sous nos yeux : la preuve.
La valise, c’est pas une valise, c’est une preuve. La carte postale, c’est une
preuve. Et les dames, qui bossent aux archives, c’est des preuves ; des
preuves que les archives existent. Des fois, moi aussi je me transforme en
preuve, je me prends moi-même à témoin de ce que ç’a existé, l’année
1987, je le leur martèle : 1987, j’y étais, alors j’en sais quelque chose. Mais
les garçons et les filles voient dans tout ça qu’une moche petite valise, un
bout de carton jaune
et trois ou quatre vieilles qui s’excitent on comprend même pas pourquoi.
La fin de l’heure
approche, je tapote mon poignet gauche de mon
index droit dans la direction des dames. Vite vite faut terminer toi là-bas
qu’est-ce que tu as répondu à la question 2, c’est bien, parfait, et l’autre
groupe alors dans le fond, qu’est-ce que vous avez dit pour la question 3,
oui ! parfait ! bravo ! c’est exactement ça et le dernier groupe là – je
m’excuse d’aller un peu vite mais oui, vous avez compris, vous pouvez
garder les documents, n’oubliez pas de me rendre la carte postale, je vous
fais un résumé (et elle expédie ce qu’elle avait à dire dès le début en
terminant pile poil au moment où ça sonne).
46
— Y a des années, je ramassais les mots que se passaient les élèves. Dès
que j’en voyais se pencher un peu trop sur la table, glisser la main, hop là,
je chopais vif au passage le mot, je remerciais, et je rangeais le mot dans ma
trousse. L’élève venait prudemment me le réclamer quand ça sonnait et je
lui disais qu’il avait pas à s’inquiéter, que je m’en servirais pas contre lui
mais je le lui rendrais pas non plus. Quand il avait refermé la porte, je
sortais le mot de ma trousse.
Fallait déchiffrer. Vite écrit, avec du phonétique, des abréviations, de leur
langue à eux, des pseudos des surnoms, des allusions. Des ruptures d’
amitiés. Des Pourquoi tu me fais la gueule depuis ce matin ? Des trucs de
cul. De la haine (
Je vais la démolir cette meuf, etc.) mais jamais formulé comme ça. Du fait
de leur langue, y avait toujours quelque chose de bizarre, venu du monde
souterrain de la classe, inscrit tel quel sur ces tout petits bouts de papier
froissés, et qui retranscrits propre n’auraient pas donné grand-chose,
auraient peut-être
nourri ces recueils de « perles » qui font marrer les adultes crétins et les
profs dans les salles de profs.
Ces mots, je les ai jetés. Ils ont tout fait pour que ce soit pas rendu public,
alors je vois pas pourquoi je les publierais sous prétexte que l’occasion se
présente ou que ça pourrait être la matière d’une enquête ou je ne sais quoi
on peut encore inventer comme justification pour faire exactement ce que
les gens veulent pas qu’on fasse.
Par contre
la triche
ça m’a jamais intéressée. D’abord, je
suis myope, pas patiente à surveiller pendant une heure ce qu’Untel
fabrique au fond de la classe, alors ils ont bien pu tricher, je ne vois de toute
façon pas ce que ça change ; quand des choses sont écrites deux fois à
l’identique dans deux copies, ça va plus vite pour la correction. Y en a qui
disent que les gosses tricheurs sont inventifs, que leurs procédés ou leurs
procédures méritent qu’on s’y attarde. En collège, ça se fait par des
chuchotis et des coups d’œil, à ce que j’en sais, et le simple désir de s’en
sortir dans un contrôle d’avoir une bonne note ou une note correcte. De la
débrouille et un hommage à l’évidence de l’évaluation.
Pas le cas de la copie blanche.
De ma vie de prof, je n’ai jamais entendu rien ni personne poser la question
de la pertinence de l’évaluation, et encore moins de sa légitimité. On
bataille juste sur ses modalités : avec ou sans notes ? avec ou sans couleurs
? avec des lettres ? sans lettres ? du poivre ou du sel ? L’évaluation fait
partie de l’invariable mobilier scolaire, qui est le mobilier de toute
institution publique ou privée, et la chaise que nous avons dans nos têtes
quand nous voulons nous asseoir.
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Giorgio Agamben, Alain Badiou, Daniel Bensaïd, Wendy Brown, Jean-Luc Nancy, Jacques Rancière,
Kristin Ross, Slavoj Žižek, Démocratie, dans quel état ?
Tariq Ali, Obama s’en va-t-en guerre.
Zahra Ali (dir.), Féminismes islamiques.
Grey Anderson, La guerre civile en France, 1958-1962. Du coup d’État gaulliste à la fin de l’OAS.
Sophie Aouillé, Pierre Bruno, Franck Chaumon, Guy Lérès, Michel Plon, Erik Porge, Manifeste pour
la psychanalyse.
Bernard Aspe, L’instant d’après. Projectiles pour une politique à l’état naissant.
Éric Aunoble, La Révolution russe, une histoire française. Lectures et représentations depuis 1917.
Alain Badiou, Petit panthéon portatif.
Alain Badiou, L’aventure de la philosophie française. Depuis les années 1960.
Couverture
Copyrights
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Chapitre 40
Chapitre 41
Chapitre 42
Chapitre 43
Chapitre 44
Chapitre 45
Chapitre 46
Chapitre 47
Chapitre 48
Remerciements
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