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© La Fabrique éditions, 2021

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Conception graphique :
Jérôme Saint-Loubert Bié

ISBN : 978-2-35872-244-5

La Fabrique éditions
64, rue Rébeval
75019 Paris
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Diffusion : Les Belles Lettres

Réalisation des versions numériques : IS Edition, via son label Libres


d’écrire
1

— À la fin des années 70, je suis passée du 93


au 95. C’est une histoire que je raconte souvent.
Je suis passée de l’autre côté de la butte et de l’autre côté de la butte, j’étais
nulle.
C’était pas une colline. C’était une petite butte qu’on appelait la butte
Pinson. De mon côté c’était le 93, et de l’autre côté c’était le 95.
De mon côté, plutôt bonne, et même très bonne et de l’autre côté : nulle. Ça,
je l’ai tout de suite compris en arrivant dans le 95.
Enfin, y a eu un moment d’incrédulité. Ou de doute. Ou
d’incompréhension. J’ai bien dû mettre un mois avant de comprendre ce qui
m’arrivait. Mais tout était différent.
Par exemple, les élèves n’étaient pas du tout les mêmes.
Ils bougeaient moins. Ils bougeaient très peu.
Ils étaient tous assis dans le même sens tendus vers le tableau. Les cours
s’en tenaient tous strictement au cours, à la matière, à la discipline, et en fait
dès la rentrée de seconde j’ai senti quelque chose.
J’ai pas réussi à le formuler, à l’époque, c’est maintenant que je dis :
dès la rentrée de seconde, on préparait le bac.
Je pense que ç’aurait été inimaginable de l’autre côté de l’autre côté de la
butte Pinson
on passait trop de temps à parler politique.
À un moment, toujours en seconde, ils se sont mis à parler de l’actualité.
Ils parlaient beaucoup de Solidarnosc et de Touche pas à mon pote, avec la
petite main.
Certains avaient le pin’s de Solidarnosc et la main jaune accrochés à leur
anorak.
Je me souviens d’une fille, assez masculine, qui avait les deux pin’s et qui
écoutait Jacques Higelin.
J’écoutais pas Jacques Higelin, et tout ça restait assez loin de moi, comme
d’un autre pays.
Ça n’avait rien à voir avec les discussions qu’on avait de mon côté de la
butte, en tout cas.
Et donc, normalement, j’aurais dû rester du premier côté chez moi.
Mais mes parents ont déménagé. Pas de beaucoup.
On a juste redescendu la butte de l’autre côté.
J’ai pris le bus tous les matins pour retrouver ma classe travailleuse. Le seul
freak
du lycée dont je me souvienne n’était pas dans cette classe. C’était un gars
tout blanc qui devait fumer beaucoup, qui était tout le temps affalé dans le
couloir
par terre.
Un jour, il a dit que le papillon c’était le symbole de l’âme.
Ça m’a frappée. C’était pas une phrase qui correspondait au reste, à
Solidarnosc, à Touche pas à mon pote et au bac. Sinon, y a pas grand-chose
qui a accroché ces années-là. Je citerais deux choses. La première les
chaussettes du prof de maths, en seconde.
Il changeait rarement de costume, il avait le feu au plancher, et on voyait
toujours les mêmes chaussettes,
des chaussettes bleu pétrole.
Il allait hyper-vite, y en avait une dizaine max qui suivaient. Ensuite, y avait
ceux qui prenaient des cours particuliers avec lui.
Et puis ceux qui en prenaient pas, dont moi. J’ai eu 02
toute l’année. La seconde, c’est qu’en terminale on allait au café et qu’on
parlait de trucs brumeux, et qu’à la longue quelqu’un avait fini par dire
qu’il allait partir en Égypte
pas en vacances, partir vraiment, genre tout quitter pour partir en Égypte.
Pourquoi l’Égypte ? Aucune idée.
Je suppose que si j’étais restée du premier côté j’aurais été brillante trois
ans de plus. J’aurais été persuadée d’être vraiment bonne, quoi. J’aurais
passé mon bac, et là j’aurais pas eu de mention ou une pauvre mention, et
là, je me serais dit tiens c’est bizarre, et puis j’aurais continué comme ça
des années, en soupçonnant quelque chose.
Peu à peu des signes
seraient venus confirmer mon soupçon, peut-être qu’à trente ou quarante
ans j’aurais enfin compris que c’était pas du tout ce que je croyais qu’il y
avait d’autres endroits dans le pays où c’était pas du tout pareil
où ça n’avait rien à voir, où
je n’aurais rien reconnu.
J’ai un ami qui est prof chez les prioritaires, c’est-à-dire les dernières roues
de la charrette, en quelque sorte au lycée, et un jour, un gamin lui demande
peut-être qu’il avait un soupçon lui aussi qu’il sentait que ça clochait d’une
manière ou d’une autre, et alors il lui a demandé de leur faire faire un vrai
devoir
un devoir comme les autres, pas un devoir spécial « aménagé ».
Mon pote leur a fait faire le devoir. C’était un ancien normalien, cet ami, il
pouvait aussi bien préparer des devoirs « aménagés » que faire passer
l’agreg.
Quand il leur a rendu leurs copies, évidemment ils avaient tous entre 0 et
05. Et alors y en a un un grand gars, un mec de la cité
qui s’est mis à chialer.
Il chialait sur sa copie.
2

— Ce qui est marrant, c’est que cette histoire s’arrête pas là. Donc,
évidemment je suis réorientée en lettres étant donné que j’étais nulle en
maths.
Je passe la première, la terminale, et là j’étais vraiment bonne en français,
enfin bref je défonçais tout les profs avaient des étoiles dans les yeux, tout
ça. Mais vu ce qui m’était arrivé avant, que j’étais passée de quasiment
brillante en maths à nulle, rien qu’en redescendant une butte
je me méfiais, je me disais c’est ça c’est ça vas-y cause toujours, et je
préparais peinarde le concours d’assistante sociale, et au cas où celui
d’infirmière psychiatrique. Pour moi c’était dans mes cordes, et puis c’était
sans doute ce que j’aurais fait si j’étais restée de mon côté de la butte, ça me
trottait dans la tête depuis longtemps, vu que la plupart de mes copines et de
mes copains
c’était de ça qu’ils auraient besoin plus tard, je le sentais bien, des
assistantes sociales ou des infirmières psychiatriques. Mais les profs
s’étaient, eux, mis en tête que pas du tout qu’il fallait que je devienne prof
comme eux ou dans ce genre parce
qu’ils me trouvaient très bonne selon leurs goûts et qu’il fallait qu’au moins
j’aille à la fac et même ça ç’a été le bouquet
que pourquoi pas j’essaierais de faire la prépa du lycée ? C’était bien la
première fois de ma vie que j’entendais ce mot.
Mes parents, encore pire.
Ça les inquiétait beaucoup. À quoi ça menait cette prépa ? Et alors, t’allais
continuer tes études pendant combien de temps, avec ce truc ?
Je me voyais entrer dans un tunnel sans fin les études jusqu’à trente ans,
jusqu’à la retraite sans jamais en sortir.
L’angoisse.
Mais les profs insistaient, et ça a fini par me mettre le doute.
J’ai moins bien préparé les concours je les ai ratés
Et donc je suis allée en prépa. La prépa du lycée du 95
une prépa plutôt cool, avec une prof d’histoire complètement frappée qui
nous expliquait que les chars russes seraient demain dans Paris à cause de
Mitterrand, et une prof de géo très gentille qui nous racontait ses voyages
au Brésil. Du coup à la fin de l’année les profs m’ont dit bon faut que tu
fasses la deuxième année, parce que je défonçais toujours la baraque en
français, moins ailleurs, mais ça les épatait, bien que moins ailleurs et donc
il faut que tu demandes un lycée parisien.
Y avait pas de deuxième année dans le lycée du 95.
Entre-temps j’avais fini par comprendre que ces classes-là, ça préparait,
comme leur nom l’indique ça préparait à Normale Sup, un concours que
très très très peu de gens réussissaient, mais y avait des prépas partout dans
le pays au cas où.
Et voilà qu’à la rentrée suivante je me retrouve en deuxième année dans un
lycée vers la gare Saint-Lazare.
Le choc.
Des élèves statufiés tous tendus vers le tableau à gratter d’un grattage
ininterrompu.
Le premier cours de français, j’ai rien compris.
Un mot sur deux.
Et je parle pas du reste.
Après nous avoir dit qu’on était l’élite de la nation le prof de philo nous a
rapidement traités de cochons.
En rendant les premières copies. Y en a pas mal qui sont repartis en fac dès
le début, mais comme il paraît que c’était fait exprès et que j’étais curieuse
de voir jusqu’où pouvait aller tout ce cirque je suis restée. En fait, le prof de
français répétait tout le temps les mêmes mots compliqués comme une
manie. Pour le reste, j’ai passé l’année à me choper des 02 et des 03 mais
on s’habitue et comme c’était pareil pour presque tout le monde on
considérait ça comme normal.
On grattait. Y en avait quand même beaucoup qui espéraient avoir le
concours, ou au moins l’écrit et qui dormaient pas. Plus l’année avançait
plus ils étaient blancs. Je me souviens d’un couple de freaks, presque
transparents à force d’être blancs ils étaient ensemble et c’était la troisième
fois qu’ils redoublaient, c’était leur dernière chance parce qu’on pouvait pas
quadrupler.
Mais c’est pas ça qui m’a frappée, cette année-là.
J’aime bien les routines, et la prépa, c’est une routine.
Une fois qu’on est entré dans la routine on peut très bien continuer comme
ça pendant des années, on a le rythme. C’est juste une histoire de rythme.
Le vrai choc, c’est quand je suis allée chez une fille de la classe, une fille
qui a voulu m’inviter chez elle à Paris. Des appartements avec des
planchers en bois cirés comme ça, j’en avais jamais vus.
L’idée
c’est que ses grands-parents étaient allés passer des vacances en Cappadoce
et qu’ils organisaient une petite après-midi diapos où ils allaient montrer
leurs photos de la Cappadoce et où on allait boire du thé.
C’est l’époque où plein de gens se sont mis à boire plutôt du thé que du
café, mais eux évidemment ça faisait belle lurette qu’ils s’étaient mis au
thé, et même je soupçonnais qu’ils n’avaient jamais connu le café.
Donc
ils commentaient les diapos, ils faisaient un peu d’histoire un peu de géo,
tandis que passaient les petits plateaux avec les petits gâteaux.
Heureusement
je n’ai jamais revécu ça.
3

— Eh bien, ce pressentiment que j’avais eu d’rentrer dans un tunnel sans fin


en allant en prépa, c’était pas faux, parce que dans la foulée je suis devenue
prof.
Ce qui est complètement dingue quand on y pense c’est que tout ce bazar,
les nuits sans dormir les devoirs de 8 heures, le prof qui te traite de cochon
et que t’es l’élite de la nation, les 2-3 ans à pas voir le jour quand t’en as
dix-huit dix-neuf, tout ça que t’aies le concours ou pas, que tu deviennes
normalien-lienne ou pas, ça te mène jamais qu’à être prof. C’est vrai que si
tu continues dans le même style mais dans d’autres écoles de même style,
alors plus tard tu deviens ministre, préfet ou chef d’entreprise.
Et je me demande si c’est pas justement d’avoir vécu cette jeunesse-là qui
fait que les ministres, les députés par exemple
à cinquante ans ont l’air aux fraises, à s’exciter sur l’autorité
ou tout à coup à se lâcher comme si leurs parents venaient d’un coup de leur
permettre de sortir.
Comme ils ont jamais appris des choses qu’à l’école ils s’imaginent qu’il y
a que là qu’on peut apprendre et qu’il faut tout le temps être pédagogique
avec les autres.
Et donc, je passe le concours de prof et je me retrouve dans le Nord, à
Dunkerque le plus au nord possible finalement parce que plus vous étiez en
bas dans le classement plus on vous mettait dans le Nord quand vous étiez
moyen
on vous mettait en Picardie et quand vous étiez bon
en banlieue mais jamais à Paris ça non
Paris
c’était la récompense suprême on vous y mettait qu’à la fin, juste avant la
retraite c’était le couronnement de la carrière pour ainsi dire chaque année
vous demandiez Paris, et fallait jamais rater une année, fallait jamais oublier
sa demande de mutation pour Paris parce que sinon on en déduisait que
vous hésitiez, que vous étiez pas sûr que vous aviez peut-être changé d’avis
et hop là l’année d’après on vous rétrogradait dans le classement, au lieu
d’être 8514e
dans le classement
vous étiez 8530e – tout ce temps perdu.
Bon.
Me voilà à Dunkerque.
Autant dire le Kamchatka quand on vient de la butte Pinson.
Ça m’a tout de suite fait penser à la Pologne. Une ville totalement rasée
pendant la guerre et reconstruite style Pologne.
Le seul témoignage du passé, c’était les trous de balles des nazis dans la
façade de l’église.
C’est à ce genre de détails qu’on sait que les nazis ont existé. Je m’adapte
plus ou moins au Nord, ces années-là
je découvre la bière. Fonctionnaire, c’est ça : tu t’adaptes plus ou moins.
Dans le Nord
y a 0 profs qui viennent du Nord, c’est une académie déficitaire comme on
dit poliment c’est-à-dire que la plupart des gamins on est content quand ils
arrivent jusqu’au brevet, sinon ils ont d’autres choses à faire que de passer
leurs soirées à refaire des exercices de mathématiques et d’une certaine
manière, on les comprend – alors de là à passer le bac et à devenir prof. Par
conséquent l’année suivante j’y reste
et non seulement j’y reste mais on me nomme titulaire d’un poste définitif
ce qui est très très rare quand vous débutez mais ils ont tellement peur que
vous demandiez à partir ou même que vous partiez sans demander votre
reste qu’ils vous collent à un poste. Titulaire d’un poste définitif, ça sous-
entend que si ça vous dit mais seulement si ça vous dit, naturellement vous
pouvez très bien
y rester jusqu’à la retraite et alors là, la seule échappatoire, c’est de vous
endetter à mort, parce que comme ça vous vous posez plus de questions sur
la nécessité ou pas de rester à ce poste et encore moins de rester
fonctionnaire ou pas jusqu’à la fin de vos jours.
Ce poste-là, qu’on m’avait collé, c’était un collège au milieu de champs qui
puaient puissamment ça vous attaquait la gorge.
La première fois que je suis entrée dans la salle des profs, à la première
minute, dans les premières secondes, et sans a priori particulier la première
phrase qui m’est venue c’est là, y a rien qui va être possible.
Ça s’est révélé pas tout à fait vrai, à la longue.
En effet, y avait un jeune prof, un prof tout blanc avec des sourcils
tellement blonds qu’ils étaient blancs, qui avait pas encore déclaré forfait.
Il tenait absolument à ce que les élèves progressent il voulait absolument
qu’ils apprennent leurs leçons et qu’ils retiennent leurs leçons, et si ça
venait pas eh bien
on allait essayer des pédagogies alternatives et la pédagogie alternative, à
l’époque, c’était de tester la sophrologie.
Le jeune prof, il était convaincu qu’avec la sophrologie
ça allait le faire, que les garçons de ferme du coin qui étaient les fils et les
filles de fermiers qui se levaient à cinq heures pour s’occuper des cochons
avant l’école et
s’en occupaient encore le soir après l’école
avec la sophrologie, ils allaient retenir et accessoirement, ça allait les
calmer. Et donc à chaque début de cours il les mettait debout et leur
demandait de respirer comme ci et comme ça et les gamins ça les endormait
un peu et il pouvait commencer son cours.
C’était une bonne méthode, en somme.
Sans doute qu’il était trop pressé ce jeune prof tout blanc
parce que quand il a voulu faire le bilan de son expérience de
sophrologie quelques mois après, les résultats étaient pas spectaculaires et
ça l’a beaucoup déçu et naturellement, ça a confirmé les autres dans le fait
que ça servait à rien de se décarcasser qu’on avait qu’à continuer comme
avant sans se prendre la tête.
L’autre chose spéciale qu’y avait dans ce bahut c’était la nourriture, à la
cantine. Quelqu’un avait décidé, mais qui, que ce collège serait un collège-
pilote en matière de cantine – c’est-à-dire qu’on y mangerait bien.
C’était expérimental.
Moi qui venais de me taper vingt ans de cantine les trois haricots verts
pleins de fils au fond du gros bol commun
le plat de persil avec les betteraves rouges
les œufs durs mayonnaise qui font péter et les frites comme récompense le
vendredi je crois que j’ai jamais aussi bien mangé de ma vie en tout cas
dans une cantine. Le chef se défonçait tous les jours, c’était varié, inédit,
délicieux.
On pouvait en reprendre tant qu’on voulait.
À deux heures, tout le monde digérait. En fait c’est vraiment le truc le plus
bizarre que j’aie vécu dans l’éducation nationale ces quatre années où j’ai
bien mangé à la cantine.
Ça
et l’arrivée de l’Histoire de l’Art.
4

— Quand j’ai débarqué dans le Nord, pour mon année de stage, au milieu
des années 80, et qu’on était une bonne vingtaine de jeunes profs tous
venant
de la moitié sud, moi de la banlieue parisienne, je l’ai tout de suite
remarquée, et je suis sûre que les autres se sont dit la même chose que moi :
ça va être dur pour elle ; elle est trop jolie. Elle avait vingt-deux ans à tout
casser, elle était petite, mince et musclée, elle était prof de sport. Elle venait
d’Aix, mais contrairement à la plupart des Aixoises, elle n’était pas blonde ;
ses cheveux étaient d’un brun profond, et ses yeux noirs.
Ah ! qu’elle était jolie, avec ses yeux doux et sa chevelure luisante. Elle
jouait au tennis très bien elle avait failli être championne, et comme elle
avait failli, elle était devenue prof. À la fin de l’année elle a reçu sa mute :
un lycée pro à Calais.
On avait tous des faces de cachets d’aspirine : on restait dans le Nord, on
s’y attendait
– mais sait-on jamais… Cependant
lycée pro à Calais, on l’avait tous éliminé de nos têtes et c’était tombé sur
elle. Lycée pro à Calais. Mine en Sibérie. Cayenne. En septembre
j’ai rejoint mon collège dans les champs qui puaient tout autour et j’avais
des nouvelles d’elle de temps à autre. Sans surprise, des mecs balaises qui
faisaient dix têtes de plus qu’elle et avaient le même âge.
La fois où on s’est revues, elle m’a juste dit un truc, qu’
ils avaient grimpé aux échelles et qu’elle avait eu très peur qu’ils se cassent
la figure.
En janvier, elle était en dépression. L’année d’après elle a pris une dispo et
elle est retournée à Aix.
Pour être restée prof, moi, je m’imagine assez bien ce qu’elle a dû vivre ces
quelques mois, et surtout le boucan que ça devait être, dans ces gymnases
sonores, entre le sol en Gerflor et les dalles de plafond Bricoman. Ce que je
me suis jamais donné
la peine d’imaginer, c’est la tête des gars, quand ils ont vu débarquer cette
petite prof si jolie, cette meuf vive et souple, gracieuse et soignée : ils ont
immédiatement compris qu’elle venait d’ailleurs.
Même si elle avait été blonde, comme toutes les Aixoises sont blondes, et
les filles du Nord, mais certainement pas de la même blondeur, et
certainement pas de la même qualité de cheveux.
Pour avoir vécu dans le Nord, et m’être baladée des fois dans les rues
d’Aix, je sais bien que c’est pas la même qualité de cheveux, le filasse pâle
du Nord et le blond nourri, dense, des rues d’Aix je me doute bien que ça ne
donne pas la même
chose dans la main ni sous le peigne, que les filles du Nord se désespèrent
de leurs maigres tignasses qui ne tiennent pas, les boules et les épis que ça
fait, et que les filles d’Aix aiment à caresser leurs longues chevelures égales
jusqu’au milieu du dos
ou la naissance des fesses, et donc même si elle avait été blonde, ils auraient
immédiatement reconnu qu’elle n’était pas du Nord, et que c’était peut-être
pour eux tous une occasion unique de serrer de près une fille qui soit pas du
Nord, bizarrement prof (les profs en général sont moches), mais là c’était
une fille ce qu’y a de plus parfait comme sur un pot de yaourt, et ils
l’auraient pour eux deux heures par semaine l’occasion unique de
s’imaginer niquant une fille d’
ailleurs sans quitter Calais, à domicile, avec un an enfin dix mois, juste pour
la faire
chier, juste pour inventer des tas de tours comme de se suspendre à la
poutre, grimper au plafond, se cacher derrière les tapis et surgir en faisant
Bouh !
les bastons et les roulades, le fût de bière dans le sac de sport, juste pour
faire chier cette meuf dont je comprends même pas ce qu’elle vient faire ici
; c’est quoi l’erreur qui fait que cette meuf
a atterri ici. C’est quoi l’erreur.
5

— Donc, le train-train reprend, les chefs disparaissent des cantines, la


bouffe est préparée et congelée quelque part dans l’académie et servie dans
les 3907
établissements scolaires, que vous habitiez à Saint-Tropez ou à Sisteron, ce
midi ça sera du colin décongelé avec ses pommes-frites décongelées.
Sur ces entrefaites
un beau jour, quelqu’un mais qui décide qu’en collège il y aura de l’Histoire
de l’Art à la prochaine rentrée et pas un gadget comme on en a connu tant
des vrais cours d’Histoire de l’Art avec un oral au brevet, un oral devant un
jury. On s’est tous regardés. C’est qui
qui allait faire ces cours d’Histoire de l’Art ?
Des profs d’Histoire de l’Art ? C’était plutôt logique et puis on s’est dit que
c’était peut-être la solution qu’avait trouvée le ministère pour
embaucher sous contrat tous les docteurs en Histoire de l’Art. Mais non
c’était pas ça. L’Histoire de l’Art c’était nous qui allions la faire, nous tous,
les profs de maths, de physique, d’histoire-géo, de français, de technologie,
d’anglais, d’espagnol
pas d’arts plastiques
parce qu’ils ont vraiment pas le temps. On était catastrophés. C’est là que le
patron a rectifié : c’est pas Histoire de l’Art
c’est histoire des arts, ça veut dire que ça peut aussi bien être la tour Eiffel
que la Joconde qu’un clip de Grand Corps Malade ou une affiche Moulinex.
Ouf.
Du coup, pendant sept ans, on a préparé surtout à la tour Eiffel, à la
Joconde, et aussi aux affiches de Norman Rockwell, surtout celle de la
petite fille noire parce que ça permettait de parler de la ségrégation raciale
aux États-Unis qui était au programme de 3e. Vers la fin, j’ai remarqué qu’il
y avait de plus en plus de peintres pompiers genre les gladiateurs de Jean-
Léon Gérôme.
Des peintures vraiment bien peintes.
Ça devait pas être facile d’expliquer aux élèves que ces peintures tellement
bien peintes en fait c’était de la merde.
Ils arrivaient tout tremblants tenant leur petite fiche toute tremblante devant
nous, le jury, et à la fin on leur posait des questions bien vaches ; ou pire
des questions gentilles. Il y en avait aussi des très sûrs d’eux, des virtuoses
de l’histoire des arts hyper-préparés, t’apprenais plein de choses avec eux
c’était en général les très bons élèves, c’était eux qui réussissaient le mieux,
à l’oral d’histoire des arts on les connaissait tous, dans le jury, vu qu’
on les avait en cours ou qu’on les avait eus les nuls aussi on les connaissait
alors la prof qui les avait glissait en douce qu’il allait falloir être gentil
parce que celui-là il avait vraiment du mal.
Bon, mais cette histoire, ça n’a pas duré je ne sais plus qui
au ministère un beau jour a fait péter ça qui venait de son prédécesseur (en
fait on racontait que ça venait de Carla
la femme d’un président, Sarkozy, cette idée de l’histoire des arts au
collège). L’oral est resté mais s’est vachement élargi et du coup, exit la tour
Eiffel, la Joconde et Jean-Léon Gérôme.
On a eu des exposés hyper-détaillés sur l’arrière-grand oncle de l’élève qui
avait été plus ou moins résistant dans le coin
et une flopée de parcours-Avenir.
Le parcours-Avenir, ça consistait dès le primaire à inculquer à l’élève,
inculquer c’est le mot juste ad hoc
inculquer donc à l’élève qu’il devait sérieusement se préoccuper de son
avenir c’est-à-dire de son orientation, se renseigner sur les métiers et se
préparer à faire quantité de stages parce que les glandeurs qui se
contentaient des allocs comme leurs parents, c’était bel et bien fini. Dès le
CM1
ils faisaient des fiches sur les métiers, rencontraient des soudeurs et des
entrepreneurs
tapaient à l’ordinateur des lettres de motivation et en 3e ils présentaient à
l’oral devant le jury de leurs profs leur parcours-Avenir. En réalité, c’était
les futurs-pros qui présentaient le parcours-Avenir ; la plupart du temps
c’était ceux qui iraient l’an prochain en lycée pro.
Les autres parlaient de leur grand-oncle résistant ou d’une sculpture à
facettes de Xavier Veilhan.
6

— Au moment où j’ai passé le concours, milieu des années 80, l’institution


était redevenue transparente ; elle allait de soi. La seule zone d’opacité, le
seul mur c’était les élèves, selon l’endroit où vous seriez débarqué. C’est
marrant de penser qu’une poignée d’années avant, c’était le contraire.
Passer
le concours, ça recoupait une position : soit
ratifier l’évidence de l’institution en entrant dans la carrière dans l’idée de
glanage
(glaner des points, glaner de la maîtrise, glaner de l’expérience, gagner son
traitement), soit y entrer a minima pour inverser les rapports, analyser
l’analyseur, tester ses limites. Le statu quo ou la guerre.
Les rares profs arrivés armés alertes indiquaient en creux la position des
autres, qu’on faisait passer pour naturelle. Rester prof, c’est d’abord
négocier. Ou se faire croire pour tenir qu’on est fin négociateur.
Quand je dis qu’au milieu des années 80 ça allait de soi je rectifie : du refus
d’être prof, devenu retrait en interne ou adhésion pour ceux qui s’étaient
réintégrés, on était passé aux atermoiements, au simili, au chipotage. Je me
souviens qu’avec les copines au café, on se
prévoyait des départs en Égypte plutôt que d’être prof des pénétrations du
milieu de la mode plutôt que d’être prof, des réorientations en boulangerie
plutôt
que d’être prof. À vue de nez mais sans trop me tromper et n’importe qui
qui est allé à l’école pourra confirmer, je dirais qu’un prof sur cinquante a
vraiment la vocation l’a vraiment eue, est inventif et toujours sur le pont.
Mais que vous ayez eu la vocation ou pas, au bout de cinq ans, vous parlez
un peu trop fort quand vous rentrez chez vous. Quand vous êtes en vacances
vous faites un musée, et quand vous faites le
musée, vous retenez des trucs, et les trucs que vous retenez, vous dites à vos
enfants
de les retenir, et si vos enfants ne sont pas là vous les gardez en mémoire
pour la rentrée prochaine.
Y a toujours quelque chose à retenir.
Mettons qu’aujourd’hui, je suis prof de français je propose le sonnet du trou
du cul, un modèle et pas une matrice, un modèle comme dans modélisme,
aéro-modélisme, un exemple de tambourinage du cadre – tout le monde n’y
verrait que le trou ; le sonnet du trou du cul change tout lecteur d’époque en
trou du cul. Est-ce que j’ai envie de vérifier que vous êtes bien un trou du
cul ? Ce serait encore pédagogique. Demain, dès l’aube, à l’heure où
blanchit la campagne – c’est ça que je fais, plutôt que le sonnet du trou du
cul. On y trifouille à fond en général pour dégager de l’image, des
complexités ; mais en fait y a rien que du nu. Hugo n’était pas un amateur
de poésie. L’autre jour, on lui a mis une plaque car le monseigneur au début
des Misérables fut le monseigneur du bled où j’habite. Le drapeau français
sur la plaque, la maire à gauche, une collégienne à droite, ont enlevé le
drapeau. Ensuite, cérémonie dans une salle de la mairie. On était en plein
soulèvement, dans le pays. Tous les samedis
y avait des banques défoncées, des
barricades, des incendies. Logiquement les mômes ont lu les passages
émeutiers du livre. Tous
ont applaudi très fort l’effort de lecture, les petits ratés.
Sous ce rapport, il n’y a plus de rapport entre ces passages et ce qui se
passe. Mais il suffit de lire ailleurs qu’à la mairie, ailleurs qu’à l’école ou au
collège. Il y a des endroits où il est important de ne pas lire comme les
écoles, les collèges, les lycées, les mairies ou les théâtres. Tous les endroits
où on prépare des examens et où on se prépare à goûter de la littérature.
C’est pas seulement que ça en tue ou affaiblit quelque chose, de la
littérature et de tout le reste, surtout de tout le reste : c’est que ce sont des
lieux amortis.
À l’intérieur de ces lieux amortis, au cœur même de l’Amorti, il est parfois
possible de lire Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne.
7

— Un jour, je reçois une convocation pour aller faire passer le bac. Sur le
moment, je me dis oh merde, le bac, écrit + oral, ça veut dire 15 jours de
bloqués du matin au soir fin juin début juillet alors que le brevet c’est une
journée à compter des points et demi sur des questions un peu floues de
compréhension de textes de Le Clézio.
Dès la première matinée, j’ai compris que ça pouvait être super-excitant et
frais, de faire passer le bac au bled. La première surprise, ç’a été à l’écrit,
quand j’ai vu que 80 % des candidats choisissaient le commentaire. À mon
époque, on évitait plutôt, c’était pour les littéraires, comme une explication
au microscope qui dégageait des sens. Là, on avait gardé le microscope. Y
avait tout un bagage technique les candidats te sortaient des noms de figures
de style que j’avais jamais rencontrées personnellement comme la
polysyndète ou l’homéotéleute après ils recopiaient scrupuleusement tous
les mots qui appartenaient au champ lexical (ça veut dire vocabulaire)
de la navigation ou de la pâtisserie, puis c’était la liste de tous les verbes à
l’imparfait du subjonctif et ainsi de suite.
Y avait un deuxième sujet que quelques-uns prenaient c’était le sujet
d’imagination. Il fallait écrire un poème ou un gros paragraphe plus ou
moins en relation avec le corpus proposé (corpus, c’était un mot qu’on ne
disait pas à mon époque, dans le secondaire tout comme incipit ; corpus et
incipit, c’étaient les deux mots issus des études littéraires qu’on avait
injectés au collège et au lycée, pour relever). C’était là qu’on voyait le
mieux ce que tout un chacun en France notre pays, entendait par roman ou
poésie, c’est-à-dire et pour résumer, que tu t’ouvres le ventre en deux tu fais
saigner ton cœur (poésie)
mais bien écrit, ou alors tu fais comprendre à l’
examinateur que tu sais (roman) parfaitement imiter le style de l’écrivain
à une ou deux erreurs près
et c’est là que tu es bien noté. Au bled il y avait deux lycées généraux, un
excellent et un nul.
L’excellent, c’était le lycée technologique celui qui formait les futurs
ingénieurs, médecins entrepreneurs, etc., je crois même qu’il était dans les
10
premiers établissements du pays au classement bref, tout le monde avait son
bac à la fin, c’était du 100 % garanti
et je suppose que si on avait fait passer le bac en fin de seconde, la plupart
l’auraient déjà eu tellement c’était du trié.
L’autre bahut, c’était pour ceux qui avaient été recalés au technologique ou
qui étaient vraiment pas bons en maths.
Je croisais les doigts pour avoir ceux du premier naturellement, d’autant
plus que j’avais eu quelques années auparavant une expérience mitigée lors
d’
une rencontre avec des terminales littéraire qui avaient essentiellement lu
des mangas grand public et puis j’avais envie d’entendre et de voir, bon an
mal an, l’élite de la nation, une élite venue de province mais une élite quand
même. Je me suis donc installée au bureau du prof après avoir placé la
chaise du candidat en vis-à-vis, avec devant moi la feuille d’émargement, la
copie du texte sur laquelle j’allais interroger et la feuille d’évaluation où je
devais porter une note et une appréciation.
Un premier garçon est entré
que j’ai fait passer. Puis un deuxième garçon.
Un troisième. Et c’est au sixième que je me suis dit tiens y a beaucoup de
garçons dans ce bahut.
Globalement, et après quelques années de passage de bac à présent, je dirais
que souvent c’était pas très bien engagé, ces oraux, mais par timidité parce
qu’ils n’osaient pas s’écarter d’une certaine ligne morale qu’ils supposaient
être celle de l’examinateur et des profs en général si bien que même
face au pire du Voyage au bout de la nuit, ils arrivaient quand même à
extraire l’idée que dans les passages sur la colonisation en Afrique, les
Blancs essayaient d’aider les Noirs, ou
que dans cet autre passage de Maylis de Kerangal (Maylis de Kerangal était
l’auteur contemporain le plus fréquemment proposé avec Amélie Nothomb)
le narrateur était forcément aux côtés du maire et de la police qui
dissuadaient les jeunes de sauter de la corniche parce que ce n’est pas
sécure.
Pas un seul candidat qui n’ait fait ce contresens sur ce texte de Maylis de
Kerangal : le narrateur, c’était l’écrivain, le prof avait choisi cet écrivain,
donc forcément le prof, le narrateur et l’écrivain étaient du côté du maire et
de la police
et donc si tu voulais avoir ton bac, valait mieux être du côté du maire et de
la police et expliquer que sauter de la corniche, c’est pas sécure. De fait
tous ces candidats analysant ce texte étaient en train de comprendre quelque
chose de profondément vrai sur la société française
quelque chose qui allait même devenir de plus en plus vrai, de moins en
moins contestable : que si tu veux avoir un diplôme et du boulot
éventuellement mieux vaut, quitte à tordre un peu le texte te placer sans
hésiter du côté de l’auteur, du narrateur, du prof, du maire et de la police.
Cela dit quand le candidat finissait par débusquer son propre contresens,
remettait tout ça la tête en haut et les pieds en bas avec des étoiles dans les
yeux des eurêka, d’un coup ça déboulait, ça coulait ça se vidait :
que la réponse du maire et de la police était dis-proportionnée, qu’on était
de plus en plus contraints de plus en plus considérés et gouvernés comme
des gosses et
qu’y avait un homéotéleute à la ligne 15.
8

— Ça fait des années, peut-être bien vingt ans peut-être plus, qu’il y a des
heures qui se baladent à caser à droite à gauche ou des heures qui manquent
ou qui ont disparu et qu’on retrouvera jamais. Ça donne que les profs eux
aussi se baladent deux heures par-ci, quatre heures par-là moi-même je me
souviens qu’à Beaufort dans les années 90
je faisais la moitié vers Angers et l’autre moitié à Saumur (« le bastion de
l’ordure », Trust), je fonçais sur les routes respectables du Maine-et-Loire
un sandwich entre les dents pour arriver pas trop en retard au bahut suivant.
À Noël, j’étais livide de fatigue. J’ai retrouvé une photo de moi de l’époque
dans un pull rouge, on dirait un vampire. Le pire je crois que c’était le
samedi matin, le bout de la semaine. J’avais des cours à Saumur avec une 6e
à 19. On se dit, je me suis dit, une 6e à 19 : quel pied ! En fait, c’est le genre
de truc qui devrait tout de suite te mettre la puce à l’oreille : une 6e à 19
c’est pas normal. C’était pas normal.
Ils avaient fourré dans cette classe tous les cas limites les cassos et les
gitans du coin, enfin bref, les gosses anormaux selon l’éducation nationale
et la société française. Et le samedi matin, c’était le festival. Pas plus eux
que moi on avait envie de venir un samedi matin.
Je me souviens
qu’y en avait un qui arrêtait pas de se balancer d’avant en arrière, toute
l’heure, c’était troublant mais je sais bien qu’il s’ennuyait moins comme ça
et qu’il y trouvait du plaisir.
Un autre, sa règle en métal tombait tout le temps par terre ; ça faisait mal
aux dents.
Ils pouvaient pas rester cinq minutes à faire la même chose. Ça vibrionnait
de partout.
Je rentrais crevée. J’aurais dû lâcher du lest évidemment, mais ça ça
s’apprend au fur et à mesure qu’il suffit de dix minutes pour que passe un
machin compliqué et que pour le reste, il devrait y avoir des hamsters, des
pétunias et de la pâte à modeler dans les classes, au lieu d’installer pour 55
minutes l’entonnoir à gavage.
Une autre année, la coordinatrice (la cheffe d’une équipe de profs d’une
même discipline) est venue me voir en me demandant si ça m’ennuyait de
prendre des segpa l’année prochaine ;
elle marchait sur des œufs.
Ça se faisait pas encore beaucoup que des profs de collège prennent des
segpa. Section. d’Enseignement. Général.
et Professionnel. Adapté. Officiellement ils étaient « inclus », c’est-à-dire
qu’on les avait délogés de l’enclave dont ils sortaient rarement pour les
mettre dans des salles où allaient aussi les autres, les mômes du collège.
Les segpa, c’est les anciens CPPN et SES.
Je pense que tout le monde voit ce que je veux dire.
Malgré tout, on vit adulte avec l’idée qu’on avait des CPPN et des SES
quand on était gamin, l’idée que c’est des pas-comme-nous, qu’ils sont pas
avec nous à cause de la contamination. Du coup je dis oui.
J’avais un peu les chocottes au début.
Le prof spécialisé m’avait dit qu’il fallait aller lentement
faire des trucs sympas
changer souvent
pas se prendre la tête.
Je leur ai pas parlé comme à des débiles, mais enfin j’ai quand même
commencé avec les ours dans la montagne. J’ai vite compris que c’était pas
ce qu’on croyait. Dans ce groupe, y avait une gamine appliquée et très
lente, et puis un môme incapable de se concentrer plus de trois minutes, et
puis un cinquième classique
qui s’était juste arrangé pour aller en segpa pour moins bosser
et puis un autre qui écrivait en incompréhensible, et puis encore un autre
carrément brillant à l’oral, qui nous avait fait à l’impromptu un exposé sur
la ségrégation aux États-Unis mais refusait d’écrire etc. Ils étaient tous là à
se visionner en segpa et nous en face à les visionner en segpa aussi.
J’aurais bien voulu voir la gueule des tests qui avaient déclaré que tous
ceux-là étaient faits pour être ensemble. Sans doute la science cognitive en
pleine expansion. Je suppose qu’il devait y avoir un ou deux critères
communs, genre la lenteur mais la lenteur par rapport à quoi ?
Quelle course de vitesse ? Ça m’a rappelé mon prof de maths en seconde
qui allait à toute blinde pour en perdre la moitié, l’année où j’ai été moi-
même segpa.
Ce qui est drôle, c’est qu’on dit, d’une part chacun son rythme
que le môme doit pouvoir « valider » indifféremment une « compétence »
en 5e ou en 4e
mais qu’en même temps
et comme toujours
les coups de savate se préparent
qui dégageront brutalement les « moins compétents ».
La foule des moins compétents qui passera sa vie à cliquer pour cent balles
par mois ou à trimballer des colis avec sur la tête des oreillettes qui donnent
des ordres.
9

— Un autre épisode assez marrant, c’est quand le chef a voulu qu’on fasse
des heures de trois quarts d’heure.
J’en ai vu défiler des chefs, en trente-cinq ans. Ma conclusion : tous
différents. Les vieux, les jeunes d’une part ; c’est vrai. Mais dans les vieux
aussi : tous différents. C’est dans les vieux par exemple que j’ai rencontré le
plus de gens à gauche (quand je dis : à gauche, c’est pas PS ; à gauche,
quoi). Ça c’est l’un des trucs qui m’ont surprise
en entrant dans la carrière. Y avait cette espèce de réputation que les profs,
ils étaient tous de gauche.
Eh bien, je peux vous assurer que cette réputation est totalement usurpée. Je
veux dire, ils ont peut-être le sentiment, ou la sensation, d’être plutôt à
gauche, mais
par leurs habitudes et leurs valeurs la plupart sont de droite.
Les habitudes, c’est ça qui compte ; ce qu’on fait et ce qu’on dit, plus que
ce qu’on croit penser. Je me souviens de ce prof d’espagnol plutôt sympa
bon prof, qui nous racontait ses années passées dans les îles, même pas
Tahiti, une micro-terre par là-bas, alors il disait pas peuplée de sauvages ou
d’
indigènes, évidemment ; c’était pire : ces gosses, rien à en tirer, une autre
mentalité, on peut rien en faire six ans ça suffisait. En effet.
Six ans, c’est suffisant pour empocher le magot du séjour dans les îles, le
salaire doublé, les points de mutation qui s’envolent et les avantages divers
pour rentrer en métropole, dans la civilisation.
Le chef qui a voulu nous imposer des heures de trois quarts d’heure, c’était
un jeune, un jeune chef assez type, y a les mêmes un peu partout, privé-
public.
Je dirais : sémillant. À l’aise, en particulier avec les élus et toujours en
quête d’un papier dans la presse et comme ici y a que le journal local, y a
pas deux, trois quatre ou cinq journaux, y en a qu’un, et donc s’agit de
trouver chaque fois une idée différente pour être dans le journal. Peut-être
que c’est ça, d’ailleurs qui lui a donné l’idée des heures de trois quarts
d’heure : une innovation personnelle qui mérite bien un papier dans le
journal. Parce que c’était l’époque pas si lointaine où les chefs ont pu
commencer à essayer des trucs perso, organiser à son goût son
établissement, faire des heures d’une heure, ou bien de 55 minutes, 50, 45
ou même pourquoi pas 40
inviter Hewlett-Packard à venir faire de l’information sur les dangers
d’Internet, mettre au point des réunions marathons de toute une après-midi
pour nous demander notre avis sur les heures de trois quarts d’heure déjà
décidées
et tout un tas de choses déjà décidées par plus haut que lui dont je ne me
souviens plus du tout. Officiellement les heures de trois quarts d’heure, il
nous avait dit que c’était pour les élèves, parce qu’ils avaient du mal à se
concentrer plus de trois quarts d’heure. Mais en fait c’était pas plus de trois
quarts d’heure qu’ils avaient du mal à se concentrer, c’était pas plus de dix
minutes.
On allait quand même pas faire des heures de dix minutes. De toute façon,
dès qu’un chef ou le ministre disait que c’était pour les élèves, telle mesure,
c’est pas compliqué, c’est qu’y avait anguille sous roche. Donc on a
cherché l’anguille
et elle était pas difficile à choper.
On a calculé : des heures de trois quarts d’heure à raison de 2, 3 ou quatre
heures par classe, ça aboutissait qu’on aurait 1 ou 2 voire trois classes de
plus par semaine – autant de préparations, autant de copies. Et le jackpot :
qu’évidemment si les profs prenaient des classes en plus, on pouvait
supprimer des postes, car plus besoin d’autant de profs.
C’est quand même bizarre qu’une idée aussi simple et géniale n’ait pas déjà
été appliquée partout.
Ce résultat a rapidement tilté dans la tête de tout le monde et là, pour une
fois, on était tous d’accord : les heures de trois quarts d’heure, c’était niet.
Il en est devenu furibard, comme on s’y attendait. Quoi cette idée de génie
qui allait le propulser dans le journal local, les élus locaux, et dans sa
carrière qui allait peut-être lui permettre d’embrayer à moins de quarante
ans vers un lycée local, ou même un lycée de ville, ou même, qui sait, un
établissement pour l’élite, là où les mômes sont trilingues en 6e !
On a tenu bon.
Alors, ce qu’il a fait
et c’est drôle quand on y pense
je le résumerais comme suit : puisque vous voulez des heures bien pleines
des heures d’une heure
je vous sucre cinq minutes de vos récrés pour vous les faire, vos heures
d’une heure.
Il savait très bien ce qu’il faisait : les récrés duraient alors quinze minutes,
et c’était tout juste pour traverser la cour et arriver à la salle des profs, boire
un café, se poser un peu.
Avec des récrés de dix minutes
c’était plus possible.
10

— C’est au moment où on a commencé à parler de remplacer les notes par


des lettres, c’est-à-dire y a pas longtemps, que ça m’est revenu que quand
j’étais en seconde, dans ce bahut en bord de lac où les élèves avaient des
pin’s Solidarnosc et Touche pas à mon pote, y avait pas des notes ni des
moyennes sur les bulletins mais des lettres : A, B, C, D, et puis des fois des
+
avec les lettres : A+, B+, C+, etc., mais par contre je me souviens pas de A-,
B-, C-, etc.
Je pense pas que c’était pour « moins pénaliser »
les élèves, comme on dit aujourd’hui, vu que c’était un bahut bourgeois où
quasi tout le monde s’en sortait bien. Sans doute c’était à titre expérimental
: y a que dans les ZEP et les établissements huppés qu’on expérimente. Pas
pour les mêmes raisons.
Je me rappelle pas qu’y ait eu tout ce bazar de changement de vocabulaire
pour accompagner par exemple, on parlait pas encore de « compétence »
ni d’« évaluation » – il aura fallu que les mots de l’entreprise pénètrent bien
profondément toute la société pour qu’elle nous les refile comme on refile
la chtouille. « Compétence », c’était le vieux « capacité » des bourgeois du
XIXe
et derrière, y avait la même chose : si tu avais pas les compétences, c’est
que tu étais incompétent, toi, dans ton être même, c’est comme ça que tu
devais le comprendre et en tout cas c’est comme ça que tu le comprenais.
Toi, tu : l’élève.
Et en effet, la gueule qu’il tirait, l’élève, quand on lui rendait sa copie avec
un D ou un I comme Insuffisant, c’était exactement la même que quand on
lui rendait un 0 ou un 04 auparavant avec cette nuance qu’on avait ajouté au
jugement sur son « savoir-faire » (son travail) un jugement sur son « savoir-
être ».
Cette histoire
elle avait commencé avec l’idée de la note de vie scolaire (c’est fou, quand
on y pense, le nombre d’
idées qui ont pu être balancées dans l’éducation nationale en moins de
quinze ans). La note de vie-sco c’était un truc à moitié au pif qu’on ajoutait
sur le bulletin, en bas. En gros
tout le monde avait 18 (suffisait de pas trop se faire remarquer mais la
perfection n’est pas de ce monde) sauf les emmerdeurs. Ceux-là
on leur balançait un 08 dans les dents et comme en général ailleurs ça
n’allait pas mieux ça leur faisait encore un peu plus baisser la moyenne.
Ça n’a l’air de rien, mais en 3e, ça devenait critique. Pourquoi ?
(comme disait Balzac).
Parce qu’à partir du moment où tout a été « informatisé »
ça risquait de niquer leur choix d’orientation.
Au mois de juin, les résultats des 3es étaient rentrés dans l’ordi, avec leurs
vœux d’orientation, et en gros, la machine te recrachait ton affectation.
T’as été chiant ? C’est parti pour le CAP fleuriste (on prenait beaucoup
l’exemple du CAP fleuriste par chez nous parce qu’y avait pas beaucoup de
CAP
que les chieurs étaient souvent des garçons, et qu’on pensait que ça leur
foutrait la honte d’aller en CAP fleuriste). Avant l’informatisation tous
azimuts, ça arrivait aux chefs d’établissement de passer un coup de fil au
collègue s’il manquait un demi-point. Grâce aux ordis, si t’avais 09,5
au lieu de 10, t’étais bon pour le CAP fleuriste.
Je me souviens qu’un des premiers logiciels pour ce genre d’opération
s’appelait « Yaka ». C’est dingue quand on y pense
à quel point ils ont pu se foutre de nous nous tous
les mômes comme les adultes
et sans s’en rendre compte, même, comme ça naturellement ça leur vient, de
se foutre de nous.
Enfin bref donc, d’un coup
on change tout, on évalue des compétences on met des lettres, on fait des
semestres comme en Allemagne et en fac et en entreprise on remplace la
cantine par la cafétéria, c’est-à-dire que t’as 5 options devant toi, la
macédoine, les carottes râpées, les betteraves, les champignons à la grecque
et le céleri rémoulade, mais te trompe pas parce que tu peux en choisir
qu’une – où est-ce que t’as vu qu’on prenait deux entrées ?
Comme j’avais une copine qui avait
l’un de ses fils dans l’autre collège de la ville et qu’on arrivait absolument
pas à savoir ce qui se passait chez les autres, comment y faisaient, un jour je
lui ai demandé de me montrer le bulletin de son gamin. Le choc !
J’y comprenais rien.
C’était écrit tout petit, y avait des couleurs partout quatre pages en tout. Il a
fallu que je me penche sur la question un bon quart d’heure avant de
comprendre, moi qui remplissais des bulletins depuis trente ans. Mais ça
donnait un côté comment dire…
professionnel.
« Éléments du programme traités », « compétence en cours d’acquisition »,
etc. – j’en passe et des meilleures. Franchement j’ai pas tout lu.
Il aurait fallu que j’y passe la soirée.
11

— Ça m’a plutôt fait marrer la première fois que j’ai entendu que dans une
école des
beaux-arts ils s’étaient mis à compter les absents aux cours. Et en fait, je
crois qu’ils le font aussi en fac, non ? De compter les absents.
C’est pas des gens majeurs, en fac et aux beaux-arts ?
Tu me diras, on pointe bien les gens au boulot. Sauf que, en fac et aux
beaux-arts, c’est pas des salariés pas des intérimaires, et c’est pas des
collégiens ni des lycéens non plus. Bref, ça me paraît totalement absurde de
pointer les absences dans ces deux cas.
Alors, des étudiants eux-mêmes m’ont dit : mais sinon ça arrive qu’y ait
personne en cours (3 pelés).
À mon avis, c’est que le cours en question est pas passionnant-passionnant.
Est-ce qu’on va aux beaux-arts pour se faire chier ? Ou alors il faut une
véritable intégration de l’ennui dans le cursus scolaire post-bac ce qui est
une nouveauté, pour défendre
le pointage des absences. Je me souviens qu’en licence, par bravade, je
m’étais inscrite à une UV
de sémiologie sur Tête d’or de Claudel où l’effectif ne dépassait jamais 3.
Trois, ça signifie qu’on était tous autour de la table avec le prof à cinquante
centimètres.
C’est difficile de faire défection dans ces conditions, tu es tout de suite
remarqué, et si tu pars, tu sais que le prof n’aura plus que deux étudiants, ce
qui est horrible… enfin, ce qui est extraordinairement vexant pour lui,
d’une part, et de l’autre parce qu’il ne lui reste plus qu’une seule chance :
on ne peut pas faire cours avec un·e élève, c’est interdit. Donc avec trois, il
lui restait encore deux chances. J’ai essayé de tenir un max à cette UV ;
vraiment, ça finissait par être presque douloureux ; c’était très… technique
ça dépiautait
je ne saurais pas dire comment, et je crois que si je continuais à venir,
c’était par respect pour les années 70, une sorte de respect que j’avais pour
ces années-là. Je devais supposer que la sémiologie et Tête d’or de Claudel
incarnaient les années 70. La sémiologie, Tête d’or, et le fait de faire une
licence à Paris VIII (on n’écrivait pas encore Paris 8), parce que c’était à
Paris VIII-Vincennes que j’allais, et je me l’imaginais encore bruissante de
tout ce passé, cette fac. On était au début des années 80, quand même. Les
bâtiments alors étaient pouilleux, mais rien de catastrophique. Y avait pas
mal d’étudiants étrangers et des gens de tous les âges. Augmenter
faramineusement les droits d’inscription des étudiants étrangers, par
exemple c’est le meilleur moyen de vider cette fac. C’est là que j’ai
rencontré une fille qui a essayé de me convaincre d’essayer l’eurythmie, et
aussi un mec passionné par Balandier, l’anthropologue. Je me demandais ce
qu’ils me voulaient.
La fille, je la soupçonnais de vouloir m’embarquer dans une secte ou je ne
sais quoi. Un tel degré de conviction, c’était bizarre, je sentais bien que
c’était pas seulement leur « objet d’étude », l’eurythmie et Balandier. Un
passionné de tuning ou de timbres-poste ne fait pas peur, tandis qu’un
passionné d’eurythmie ou de Balandier, oui. Heureusement
l’année d’après, je suis allée à la Sorbonne pour passer le concours, où il
n’y avait rien de bizarre et où personne n’a essayé de me convaincre de
quoi que ce soit.
Quand j’ai commencé à aller aux beaux-arts il y a une bonne vingtaine
d’années, y avait aussi des étudiants d’un peu tous les âges. Majoritairement
jeunes ; et des vieux. Maintenant
ils ont quasi tous 18, 19 ans à l’entrée.
D’où qu’on peut facilement leur imposer
le pointage des absences : ils n’ont jamais connu que ça. Et le badgeage.
Tout est badgé maintenant dans ces écoles. Même pour aller pisser, il te faut
un badge – l’un de ces porte-clés en plastique que tu passes sur un bitoniau
qui se met à clignoter en vert, et alors là tu rentres. Des trucs de chambres
d’hôtel. Sans doute que c’est à cause des attentats. L’
allumé qui rentre dans l’école en hurlant Allah Oukbar je vais vous fumer
tas de mécréants. C’est d’ailleurs ce que pensent une partie des Français
que les étudiants en art sont des mécréants des gens qui pensent et font des
choses in-compréhensibles au détriment de la population laborieuse et qu’à
tout prendre
il vaudrait mieux que ces gens-là n’existent pas.
Mais la direction des écoles dit que c’est à cause des vols, qu’on badge.
Sauf que les voleurs la plupart du temps, ce sont les étudiants eux-mêmes.
Et que tous les étudiants se sont mis à voler ces dernières années pour une
raison basique c’est qu’ils n’ont pas de thunes.
Alors attention
il y a des étudiants en art qui ont des thunes mais qui font style qu’ils n’en
ont pas pour pas trop se distinguer de la moyenne.
Tant qu’on est seul, sans mômes, on peut vivre avec très peu par mois en
volant dans les supermarchés.
C’est bon à savoir.
12

— Personnellement, j’ai jamais vraiment arrêté de donner des dictées. C’est


un moment vraiment sympa. Les mômes sont extrêmement concentrés, à
faire une seule chose à la fois impossible de lever le nez sinon tu rates un
mot, tout le monde est bien aligné dans la même position, on entend les
mouches.
Bref, c’est très reposant. Et puis ils sentent qu’ils font quelque chose
d’important.
En tout cas, ils font comme s’ils le sentaient. La tentation, ce serait de tout
dicter histoire d’avoir la paix.
Mais ça marche pas. Si tu dictes
autre chose qu’une dictée, t’as le bordel. Le bordel le brouhaha, ou un peu
de bruit, c’est ce que tu as quand tu ne dictes pas une dictée, et ça, faut bien
se le mettre dans la tête et le plus vite possible si on veut pas être déçu.
Après, il y a des moments de concentration très aigus, seuls ou à plusieurs
mais la qualité de silence que t’as avec la dictée, y a rien de comparable.
Seuls les profs qui font régner la terreur l’obtiennent. Je suppose qu’on
pense que ces profs-là n’existent plus, mais y en a encore, par petites unités,
un par bahut. Y a un deuxième avantage que t’as avec la dictée c’est à la
correction. Rien de plus cool à corriger qu’une dictée : ça demande zéro
concentration.
Tu peux très bien écouter la radio ou regarder la télé en même temps ; c’est
de la mécanique. Toujours les mêmes fautes sur les mêmes mots, du coup tu
finis par passer à vitesse grand V
sur toutes les copies et t’abats
un paquet de trente en une demi-heure max.
Y a rien de plus rapide à corriger qu’un paquet de dictées. T’as des notes, tu
les rends, les parents comprennent et tout le monde est content.
On a pu faire chier des profs pour une phrase dans Artaud ou dans Zola, un
geste ou de l’humour mal compris, mais on a jamais emmerdé personne
parce qu’il donnait trop de dictées – en tout cas, j’en ai jamais entendu
parler. La dictée notée sur 20, c’est le seul exercice où tu peux te récolter -
40, et à ce que je sache, ça n’a jamais étonné personne. - 40, c’est
probablement un dyslexique.
En 2010, ils se tapaient encore la dictée en entier et la descente en enfer. La
plupart on croyait qu’ils étaient bêtes.
C’est là que d’un coup, à un moment, j’ai réalisé que mes meilleurs amis
étaient nuls en orthographe et que je vivais avec un dyslexique qu’on avait
pris pour un abruti pendant toute sa scolarité et qui finalement avait fait des
études supérieures – tout comme mes amis nuls en orthographe. Mais alors
s’il y avait des gens nuls en orthographe et capables de développer une
pensée et une appréhension sensibles du monde, ça impliquait a contrario
qu’il y avait des gens à l’orthographe impeccable qui pensaient comme des
pommes ou qui étaient vraiment cons.
On connaît tous des cons qui font pas de fautes, non ?
Il paraît que sur les applis de rencontres, ça trie par l’orthographe
ceux qui écrivent sans fautes branchent ceux qui écrivent sans fautes
et s’auto-sélectionnent comme ça socialement sous-entendu que les pauvres
sont incapables d’aligner deux lignes et en général de s’exprimer.
C’est pour ainsi dire l’aboutissement d’une manière de voir les choses, la
société telle qu’elle fonctionne et telle qu’on croit qu’elle est ; pour ainsi
dire le couronnement d’une centaine d’années d’école publique et privée,
confessionnelle ou laïque et obligatoire, parce qu’au niveau de
l’orthographe et de son respect c’est pareil des deux côtés. On peut
s’écharper sur le genre par rapport au zizi mais certainement pas sur
l’accord du participe passé avec avoir quand le complément d’
objet direct est placé avant le verbe, là, tout le monde est d’accord pour dire
que le savoir c’est une preuve d’
intelligence puisque c’est pas facile à comprendre (et en effet, c’est
incompréhensible). Récemment j’étais surprise de ce que de plus en plus de
mes collègues laissaient des fautes
dans leurs communications (depuis l’arrivée de l’informatique, on n’arrête
pas de s’écrire). Les mômes aussi le remarquent :
— Vous avez vu, monsieur Truc il fait plein de fautes !
Je tempère :
— Lamartine aussi il en faisait plein, et il est devenu député. Malgré tout,
j’avais dans la tête que les fonctionnaires font pas de fautes, pas parce que
le concours agirait magiquement et que dès lors que vous l’avez passé vous
n’en faites plus, bien sûr mais parce que l’orthographe, c’est quelque chose
d’extrêmement surveillé dans la fonction publique tout comme les
fonctionnaires sont extrêmement surveillés (c’est ce qu’on appelle le devoir
de réserve).
Eh bien, ni l’un ni l’autre.
Il n’y a aucun texte de loi qui dise que le fonctionnaire doit avoir une bonne
orthographe. Y a bien une légende, celle du décret de 1832. Mais ce fameux
décret, il a jamais existé que dans les têtes. Pareil pour le devoir de réserve
dans l’éducation nationale.
Y a aucun texte. Y a bien
un devoir de réserve dans l’armée, mais pas dans l’éducation nationale ;
c’est d’ailleurs la raison pour laquelle un ministre a dernièrement inclus un
entrefilet de loi dans lequel il précise que désormais il y a un devoir
d’exemplarité pour les profs (c’est parce que des profs avaient un peu
rechigné à sa réforme ; il aime pas que ses profs rechignent). Du coup le
devoir de réserve dans l’éducation nationale il a jamais existé que dans les
têtes aussi.
C’est assez troublant quand même, cette manie de s’inventer des lois qui
existent pas dans le droit et qui vont toutes dans le même sens de plus de
contraintes. Par exemple
(en tout cas dans l’éducation nationale) on se met jamais à fantasmer des
lois qui iraient vers plus de liberté ou plus d’égalité. On se fabrique son
petit droit en interne
qui fait jouer le martinet. Plus royaliste que le roi.
Plus dirigeant que l’État. Plus
administrant que l’institution.
Plus répressif que la
police.
13

— Ce que j’ai compris, avec toutes ces années c’est que l’éducation
nationale
c’était l’imaginaire national, et bien sûr un imaginaire qui se pense
rationnel… enfin, non : raisonnable. On tâche tous
de tenir un milieu ; d’échapper à l’hybris.
Que ça déborde pas, je veux dire. Les personnels de l’éducation nationale
sont sans doute les plus aguerris à repérer le débordement possible, c’est-à-
dire à savoir que quel que soit l’état de stabilité ou de stase apparent d’un
moment, tout peut, d’un mot d’un geste ou d’un regard, partir brutalement
en vrille c’est-à-dire, et en considérant a priori les adolescents moins
comme une population spécifique que comme un âge précis qui ne clôt pas
à dix-huit ses désirs ses arbitraires mais en établit un répertoire décliné
ensuite plus poliment, que les personnels de l’éducation nationale ne
perdent jamais de vue et ont toujours conscience que tout
peut dans le pays partir en vrille d’un instant à l’autre et c’est la raison pour
laquelle ils font toujours deux choses à la fois : dicter une dictée ET guetter
; expliquer un théorème ET guetter ; raconter Louise Michel ET guetter ;
distribuer des copies ET guetter, etc. Faire toujours deux choses à la fois,
dont guetter. Avoir l’œil. Si on a un point commun avec les gendarmes
mobiles c’est celui-là. Il ne nous appartient pas de veiller à ce que chaque
élément prenne ou ait l’air de prendre plaisir à ce qu’il fait, c’est-à-dire soit
d’accord.
Je n’ai personnellement jamais connu de classe où il n’y ait pas de perte
sèche, d’élève qui s’ennuie depuis le début jusqu’à la fin sans relâche, la
moyenne sur un groupe standard de 25 étant de 5
(qui s’ennuient) avec certitude
de 10 supposés, de 5 passionnés
ou faussement désinvoltes + le reste. La constante c’est que la plupart, à un
degré plus ou moins élevé de conscience de ça, ne sont pas d’accord et
qu’on les laisse ne pas être d’accord, ce qui
est la grandeur du métier, et qu’on surveille ceux qui ne sont pas d’accord,
ce qui est moins la grandeur du métier. Le boulot de l’élève, c’est à peu près
ce que vous êtes en train de faire : lire du texte assis, mais assis sur une
chaise.
C’est la position. Bon.
Vous tenez combien de temps ? Il s’agit de tenir quatre heures le matin ;
trois heures l’après-midi.
On se sert de ses mains pour
tourner les pages, écrire, ouvrir une trousse. Ouvrir une trousse et fermer
une trousse, et ce moment intense de la fermeture éclair qui glisse bien à
l’aller et au retour.
Ouvrir une trousse. Fermer une trousse.
Ouvrir une trousse. Fermer une trousse. Ouvrir une trousse. Fermer une
trousse. Ouvrir une trousse. Fermer une trousse. Ouvrir une trousse. Fermer
une trousse.
Ou alors plier
scrupuleusement
un papier en quatre ou en six ou en huit et le glisser sous un pied de table
pour qu’elle ne branle pas. Ou alors mettre son doigt dans le trou qu’a
creusé quelqu’un au compas dans la table. Ou alors toucher du doigt le pull
de sa voisine, son coude pour qu’elle transmette. Ou alors démonter son
stylo. Dévisser le capuchon, ôter le ressort et la cartouche, poser le
capuchon, le ressort et la cartouche et le corps en plastique du stylo sur la
table et les faire rouler avec le doigt et puis tout remonter.
Détacher des bouts de gomme. Mettre sa main sur la fonte toute chaude du
radiateur. Passer son doigt sur un mot gravé dans la table, ça fait
une sensation. Fouiller dans sa trousse. Arracher des morceaux de papier
peint. Arracher des feuilles dans son classeur les rouler en boule. Déchirer
en petits morceaux une feuille et poser les petits morceaux sur la table. Fin
des travaux pratiques.
La tête des parents quand tu leur annonces que pour leur môme une prépa
pro ce serait le mieux. Ta gêne quand tu dois leur annoncer que pour leur
môme une prépa pro ce serait le mieux. Fleuriste, cariste, coiffeuse,
maintenance, menuiserie, gestion-administration, aide à la personne. Neuf
ans de galère avant de pouvoir toucher du bois. La tête de la môme quand
elle dit gentiment que oui, aide à la personne, c’est ce qu’elle veut faire. Ah
non, lui il est trop petit ; trop gringalet ; trop à l’ouest ; faut trouver autre
chose.
Maison Familiale et Rurale. MFR Maison Familiale et Rurale. Y a des
animaux. Neuf ans de galère avant de pouvoir caresser autre chose que la
fermeture éclair d’une trousse. Le lycée pro. Métal, bois, bruit et saleté ;
gros costauds, grosses filles.
La MFR, moutons, campagne, gentil.
Le lycée général, normal. – Mon fils
ma fille, n’ira pas chez les anormaux.
— Allons madame, il va falloir être raisonnable.
Dernièrement
y a deux trois bouquins qui sont sortis sur la nécessité de comme on dit
réhabiliter le travail manuel.
Ils ont été écrits par un Américain.
C’est pas à un Français que l’idée serait venue.
Depuis que j’ai commencé prof, la part du « manuel »
n’a fait que régresser. Les rares cours où on pouvait encore construire
quelque chose de ses mains, comme la technologie, ont fini de se dessécher
avec l’arrivée du numérique.
Tout est stérilisé.
14

— Reprenons.
Après cinq ans passés dans le Nord à bien bouffer dans mon bahut, je
décide de prendre un autocar pour le Portugal : d’un côté, de l’autre, j’avais
pas quitté l’éducation nationale depuis mes trois ans et j’en avais vingt-six,
j’avais besoin de prendre un peu l’air.
À quoi ça pouvait bien ressembler
une journée qui soit pas divisée en heures qui termine pas pile à midi pour
reprendre à quatorze puis aller jusqu’à seize ou dix-sept ? Qu’est-ce que tu
faisais d’une année dont tu n’isolais pas a priori les périodes de vacances
rythmiquement réparties ?
De quoi pouvaient bien se parler des adultes qui ne notaient pas ? Et quand
tu n’avais pas d’administration au-dessus de toi, qu’est-ce que tu mettais ?
Au Portugal, j’ai d’abord habité une tente puis une chambre d’hôtel, puis
une chambre chez l’habitant, puis un appartement. Ça s’est fait sans effort
comme ça, presque naturellement et sans que j’y sois vraiment. Pour le
boulot, ça a suivi le même chemin (la même progression, on dit, quand on a
incorporé qu’habiter une chambre c’est mieux qu’habiter une tente).
Premièrement rien ; deuxièmement, deux trois heures par semaine dans une
boîte privée pour apprendre les
langues étrangères (je donnais des cours de français à une seule personne
adulte assise en face de moi de l’autre côté de la table) ; troisièmement un
remplacement au lycée français. C’est-à-dire qu’entre rien et prof, pour
moi, il n’y avait rien.
Il ne m’est pas venu à l’esprit de faire serveuse, par exemple – un classique.
Pourquoi faire serveuse quand on peut gagner pareil à rester assise devant
un adulte ? Comme un chien rentre à sa niche, un jour je suis allée me
balader dans les couloirs du lycée français de Lisbonne, et c’est là que j’ai
vu une annonce épinglée, du lycée français soi-même qui cherchait
désespérément un prof de français.
Je me suis assise devant le bureau du
proviseur, furtivement étonné que j’aie le CAPES et que je sois à Lisbonne
sans enseigner au lycée français.
J’acceptai le remplacement, l’erreur était réparée.
C’était une petite classe de 5e bourrée de fils de pontes français ou
portugais. Ils écoutaient bien étaient sympathiques et pas méprisants, bien
que j’aie porté la même paire de chaussures toute l’année.
Un jour
je ne sais plus quand ni comment ni pourquoi j’ai téléphoné à une Française
qui voulait des cours de français pour son fils français. En principe, j’évitais
les Français. Les fréquenter à l’étranger, ça me faisait l’effet de coucher
avec mon frère, c’était dégoûtant.
La Française en question était sans surprise la femme d’un type qui bossait
à l’ambassade une Ferrero-Rocher. Je me souviendrai toujours de la
descente vers leur garage toute tapissée d’azulejos (comme si votre chasse
d’eau était plaquée or). Elle, elle déambulait dans les étages très bien
habillée. Le fils, douze ou treize ans, était opaque. Je n’ai jamais su s’il
écoutait ce que je racontais ou s’il s’ennuyait et s’il attendait que ça se
passe. Comme si ça transférait pas. Par contre avec la mère, ça transférait à
fond, surtout de son côté.
Au bout de trois semaines, elle m’a demandé si ça m’intéressait, une
chambre chez eux, comme ça je pourrais mieux suivre son fils, etc. – la
chambre, gratis. Dans ces cas-là
et ça m’est arrivé plusieurs fois
je pense toujours à Chabrol.
Je sens de suite la bourgeoise prédatrice ; ça m’ennuie d’utiliser ce mot
pour un être humain mais je ne sais pas comment dire autrement la vision
de moi lentement sucée, et j’ajoute que ça peut aussi bien être une maison
que j’ai déjà senti ça dans une maison, une sorte de sixième sens qui te fait
comprendre que cette grande baraque n’a qu’une idée en tête : te faire
disparaître à jamais dans la cave ou dans les combles.
Les familles de prolos ou d’anciens prolos sentent tout de suite ça, quand ils
sont en contact avec la vraie bourgeoisie. Bref, à peine elle m’avait proposé
le fils et la chambre que j’ai dit non : je voulais pas faire domestique et
j’avais peur. Du coup elle a tout arrêté.
On pouvait pas lui dire non, je suppose. J’ai terminé l’année scolaire et puis
j’ai demandé ma réintégration et rempli des vœux pour l’un des coins les
plus terribles de France, après la Guyane : le Maine-et-Loire.
15

— Après le Maine-et-Loire, je suis arrivée dans mon nouveau bahut avec la


mémoire des petits bahuts de campagne que j’avais traversés dans le Nord.
Enfants d’agriculteurs, des foyers, de petits commerçants au mieux. Ils
étaient pas tous commodes, et quand je me suis retrouvée face à ma
première 3e dans mon nouveau bahut (ils m’avaient filé une 3e, quelle idée !
C’est plus tard que je comprendrais pourquoi) et que j’ai vu tous les élèves
alignés bien sagement par deux, j’ai eu un mouvement de recul. Le
principal m’a poussée un peu, style, allons allons, vous verrez ça va bien se
passer. Et en effet, ça ne pouvait que bien se passer, mais j’ai mis au moins
trois mois avant de réaliser. Pour les amadouer (méfiance !
ceux-là sont trop tranquilles, c’est pas catholique), j’ai commencé par un
Maigret, Le chien jaune. RAS. Ils continuaient à être tous calmes et très
gentils. Et les premières copies, c’était pire : ils étaient tous tellement près
de 20 qu’il a fallu que je rectifie en en baissant quelques-uns à 14/15. Si je
voulais avoir mon étalement il fallait que j’en sabre deux trois – un 18 ou
un 20 ne sont pleinement justifiés que s’il y a dans le même groupe un 05
ou un 06 ; l’étalement, c’est ça. Bon.
C’était quand même assez bizarre, mais bon an
mal an, je me suis faite à ces nouveautés, notant juste qu’il y avait de
sacrées têtes dans cette classe des mômes qui, dans le Nord, auraient pu
directement passer le bac. Les premières réunions parents-profs avaient lieu
avant la Toussaint. J’ai disposé deux tables face à face, trois chaises d’un
côté, la mienne de l’autre, j’ai posé le carnet de notes sur la table et j’ai
attendu. Voilà que déboule une dame. Furieuse.
Que je donnais pas de devoirs. Qu’ils travaillaient pas assez. Que quel
avenir ils auraient. Que ça n’allait pas du tout. Qu’il allait falloir que je
revoie ma façon de faire. Et hop elle repart.
Elle m’avait retourné la tête. Pourtant j’en donnais, des devoirs. On
travaillait. Ça avançait. Je me suis dit qu’elle devait avoir des problèmes
personnels, cette dame, et je suis passée à autre chose. Ce n’est que bien
plus tard, des années après, que j’ai compris qu’elle n’avait pas de
problèmes personnels et qu’
elle avait juste exprimé de manière un peu vive ce que la plupart des parents
de la classe, trop polis pour le dire, devaient penser. Car leurs enfants
n’étaient pas des enfants d’agriculteurs, foyers ni petits commerçants,
destinés à devenir caristes coiffeuses, caissier, aide à la personne ou
reprendre la ferme : les parents visaient tous pour eux les classes prépa, et
j’étais bien placée pour savoir qu’une classe prépa, ça se prépare dès le
primaire ou à défaut dès le collège, et que la 3e est l’année décisive où vous
commencez à vous habituer à bosser comme un bourrin trois heures par soir
pour pouvoir enchaîner ensuite sans trop de surprise sur trois années de
lycée à bloc. Avant la prépa. La classe que j’avais eu pendant un an devant
moi, c’était une classe ghetto ; la meilleure 3e de toute ma carrière, sans
conteste. La crème de la crème.
Des futurs architectes, normaliens, énarques, profs de fac au pire. Et par un
de ces hasards bureaucratiques qui n’arrivent qu’en province, j’avais
décroché, alors que je débarquais du Maine-et-Loire par la grâce d’un
rapprochement de conjoint qui m’avait fait toucher le jackpot en
m’accordant 50 points de mute, la meilleure classe du meilleur bahut local,
de toute éternité destinée au prof préparé à les faire bosser trois heures par
soir rien qu’en français, et qui cette année-là avait dû bouffer de rage ses
copies en apprenant que quelqu’un lui avait
grillé la priorité sur le bahut dans lequel il comptait s’incruster. Les années
d’après, les choses sont revenues progressivement dans l’ordre. On a touillé
davantage, des très bons, des bons et des moins bons, mais l’établissement
s’est toujours distingué du second collège de la ville, à dix minutes à pied,
où étaient inscrits les gosses de la petite cité la seule. C’était bien trié dans
cette ville, et quand les parents ne voulaient pas du second bahut et
n’étaient pas contents du premier, ils mettaient dans le privé. Une grosse
dizaine d’années après mon arrivée, fin 2000, on a d’ailleurs construit un
lycée technologique qui a permis de déclasser
le lycée général où tout le monde allait ; comme ça on a pu formaliser les
trois étages : tout en bas le lycée pro ; au deuxième le vieux lycée général ;
et au sommet le nouveau lycée, pour les commerciaux les ingénieurs et tout.
16

— L’institution, pour moi, ç’a longtemps été une bobine : tu la fais rouler
sous un meuble, et comme ça elle existe pas. Le cœur du cœur, dans ce
sens, ç’a longtemps été la salle des profs : tu passes dedans à grandes
enjambées et tu ressors ; au bout de dix ans, j’ai ajouté « bonjour »
assez fort. J’ai mis vraiment beaucoup de temps à comprendre que
l’institution, c’était la
secrétaire à côté du bureau du principal
le principal, la loge, l’intendante, le CDI, les agents, la chaise, la cour, la
couleur des murs, ta durée dans les murs, les débarquements de l’inspecteur,
le chauffage l’hiver, les pions, la porte d’entrée le ministre, etc. Mais j’ai
peut-être tort : l’institution, est-ce que c’est pas justement une bobine ?
Et mon passage dans la salle des profs, un
passage de hamster ? C’est en tant que hamster que j’ai pu tenir aussi
longtemps dans ce contexte parce que je fais tourner très vite la roue et que
je suis extrêmement concentrée sur l’effet d’optique que produit la vitesse
au niveau des rayons, qui ne sont alors plus qu’une couleur grise.
Traversant la cour comme je l’ai fait des centaines de fois et bientôt des
milliers, c’est le vent qui creuse en écartant les duvets un point où se révèle
ma chair qui m’a donné et me donne la sensation d’être de ce monde avant
que je n’entre dans l’autre, où le vent ne souffle pas où l’on ne sent que la
colle du papier peint et le lundi matin le produit d’entretien.
C’est le petit tremblement d’appréhension qui parcourt mon corps en boule
lorsque je glisse la clé dans la porte et que je pousse les
« en rangs ! en rangs ! en rangs ! » avant de trottiner vers la table où trône le
monolithe noir de l’ordi lent.
Ce sont mes lèvres qui se soulèvent sur mes deux dents de devant bien
aiguisées quand je dicte
la dictée, exercice clé de carnivore – car le hamster mange aussi des
insectes. Or quel espèce de rapport avec l’institution pourrait bien avoir un
hamster ?
L’autre jour, je discutais avec des vieux, qui avaient été profs, qui me
disaient que eux, y a quarante ans c’était justement l’institution qu’ils
étaient venus chercher, chercher comme quand on dit « viens, allez viens
me chercher ». L’institution comme ring de boxe.
Ou plutôt comme corps à infiltrer, pervertir, subvertir.
Pervertir ou subvertir. La plupart s’étaient fait suspendre ou radier ou
étaient partis d’eux-mêmes avec le regret – ou pas – d’avoir laissé les
gosses là du coup, en plan.
C’est pas facile d’établir d’humains rapports avec des petits quand on est un
hamster. Mais ça peut permettre de supporter la main de l’institution sur ton
dos, son gros doigt sous tes aisselles. Ne faire que cours. Toute sa vie ne
faire que cours. Je n’ai jamais balayé la cour, construit un emploi du temps
changé une serrure, négocié avec le rectorat, déballé des surgelés, présidé
un conseil d’administration viré définitivement un élève. Je ne sais pas s’il
y a d’autres hamsters, dans l’institution. Je suppose que oui, personne n’est
un cas isolé ; mais comment se reconnaître ? Comment se reconnaître
quand vite on passe ? Quelque chose mais quoi fait que quand on entre dans
la salle des profs, on marque un temps d’arrêt ; que longtemps je l’ai pas
marqué.
Que je le marque (cette année à nouveau je ne le marque plus, mais je l’ai
marqué les années précédentes) est le signe que je suis en train de quitter
ma condition de hamster, sans savoir ce que cela me coûte. Les deux billes
noires prennent du blanc de l’œil.
Les poils tombent, je ne suis plus si rousse. Les griffes se rétractent en
ongles. Les bras poussent
et les jambes. Je mange moins de carottes, moins de salade, plus de poulet.
Je tourne moins vite dans la roue de l’éducation nationale. Je suis assise sur
une table dans la classe
face au tableau
jambes pendantes.
17

— Quand je suis arrivée sur le tard dans le bahut où je suis encore


maintenant, y a quelque chose qui m’a surprise : l’estrade.
Y avait un paquet d’années que j’avais plus vu d’
estrade, devant le tableau, et là, y en avait une, en bois à lames, quinze
centimètres, sonore. Je me suis viandée dessus deux ou trois fois : fallait
penser à la marche. Avec le recul, je me dis que j’en ai pas fait grand-chose,
de cette estrade, à part des usages convenus (théâtre), ce qui est la
constatation qu’on peut tirer d’un passage court ou long dans l’éducation
nationale, qu’on peut pas en faire grand-chose, à part des usages convenus
(écrire un livre). J’ai dû y faire une fois un petit flamenco ; mais il aurait
fallu que je prenne des cours de flamenco. Et donc me voilà face à cette
chose étrange, redevenue étrange comme une baleine échouée à côté d’un
bureau : une estrade. Un jour, elle a disparu.
C’est possible qu’ils aient refait la salle (cette rentrée où la colle du papier
peint puait tellement) et que dans la foulée, ils l’aient embarquée.
Et pas remise. Pourquoi ? Est-ce que le patron leur a dit : Ah non, les
estrades
vous me les virez, c’est d’un autre âge, parce que c’était un accessoire
ringard ? Est-ce que c’était le signe d’un changement de régime
pédagogique le signe qu’au beau milieu des années 2000
quarante ans après 68 et ses suites, enfin c’était rentré, et que la manière
qu’on avait de signifier qu’on avait compris et que c’était rentré, c’était de
faire descendre définitivement le prof de l’estrade en supprimant l’estrade ?
Ou est-ce que c’était juste parce qu’elle était trop lourde et qu’ils avaient eu
la flemme de la remettre ? En tout cas ça a rendu la salle encore plus
protestante. Quatre murs nus ; dalles de plafond en polyuréthane ; tableau
blanc ; tables beiges ; chaises empilables en stratifié ; bureau du prof ; tour
noire de l’ordi ; point.
Votre mission : loger de la vie dans un ensemble mort.
La première fois que je suis entrée dans un temple au Danemark, ça m’a
saisie.
Y avait rien.
Exactement comme dans une salle de classe.
Rien aux murs ; des vitraux blancs ; des bancs alignés ; une chaire en plein
milieu, qu’on pouvait pas rater.
Dans une église catholique complète, on peut tout rater, vu que c’est le
bazar. On peut se curer le nez ou se caresser pendant la messe, les autres ont
de quoi s’occuper ailleurs. Récemment, je suis allée lire (faire une lecture,
ça s’appelle) dans une église pile sous le dôme. La réverbération était telle
que ça aurait transformé une liste de courses en texte révélé. Donc j’ai dit la
messe. Ça remonte à si loin que je ne sais plus à quel moment j’ai compris
que le lieu était toujours plus fort que toi et que si tu voulais changer quoi
que ce soit, il fallait commencer par changer de lieu. Alors, on peut toujours
coller des images sur les murs ; c’est ce que font les profs de langue,
d’histoire, de lettres, ils collent ou font coller des images sur les murs.
Les salles des profs de maths, SVT, SPC sont plus honnêtes avec la vérité
des lieux, qui est la hantise de la distraction.
La disparition de l’estrade (plus que sa suppression – c’est de
l’escamotage), qui vaudrait pour la disparition ou l’atténuation de la parole
magistrale – tout ça ne change rien à la hantise de la distraction et au fait
que rien du temps ne doit être perdu (pas une minute). Si on les fait bosser à
deux ou à trois si on « mutualise », c’est pour que ce soit plus efficace.
Parler debout depuis une estrade
n’est plus aussi efficace qu’avant. Ensuite c’est la même chose. Il s’agit
d’être occupé tout le temps. Le gars qui est H24
sur un jeu en réseau
c’est la même chose : tuer
toute distraction.
18

— La première réaction des gens, quand je dis que j’enseigne en collège,


c’est : Oh là là
comment vous faites ?! Et j’ai beau leur dire que bah, c’est pas si terrible
que ça, que ça dépend des bahuts, des classes, et surtout des moments de
l’année je vois bien qu’ils me croient pas ou plutôt qu’ils préfèrent croire ce
qu’ils voient sur Internet ou à la télé.
Je suppose qu’ils pensent que me voilà devant des classes de trente Arabes
qui foutent le bordel et refusent de manger du porc à la cantine. Attention je
ne vais pas nier que l’âge du collège, entre onze et quinze ans, est spécial.
On l’a tous vécu et on sait très bien que c’est spécial ; seulement avec le
temps, on a tendance à sous-estimer le degré de spécial que ça peut
atteindre, on a tendance à oublier que pendant que nous on vit, de gré ou de
force, dans BFM bizness, eux ils vivent dans Tolkien. Un truc que j’ai
compris sur le tard c’est la force du transfert au collège : c’est spiralaire et
alors ça n’arrête pas de faire le grand huit. Bref ça transfère sans cesse et
dans tous les sens (d’où les chouchous, entre autres). Le prof transfère
toujours à fond sur un ou deux mômes, soit parce qu’il est bon, soit parce
qu’il est nul, et il s’enferre dans ce transfert. Il peut s’y enferrer toute
l’année et déborder sur l’année suivante même s’il a pas le môme, d’où les
trois cent cinquante lignes pour le lendemain ou les heures de colle toutes
les semaines le mercredi après-midi ou
tout simplement les punchlines en plein cours, les remarques blessantes, les
ironies, ou au contraire les compliments à n’en plus finir – et que je
t’astique dans un sens ou dans l’autre.
Je me souviens d’une année où je transférais sur un môme sans m’en
apercevoir, naturellement, juste qu’il m’obsédait un poil plus que les autres
et que j’avais l’impression qu’il me cherchait, alors que je le cherchais tout
autant ; jusqu’à ce que je réalise qu’il portait le même prénom que mon ex
à une lettre près ; du coup, tout s’est débloqué et on a pu terminer l’année
tranquilles, lui et moi.
Que l’enfant soit devenu le cœur de quelque chose c’est bien la preuve
admise par tous que la vie des adultes est de merde mais aussi que le boulot
d’enseignant est secrètement détesté-envié
parce que c’est l’école qui a accès au stock d’enfants.
C’est l’école qui dérobe vite fait leurs enfants aux gens, dès trois ans, et si
ça pouvait être plus tôt on le ferait, et chacun sait d’expérience que le rêve
de la plupart des parents est de ne pas être séparé. Mais l’école vend dès
trois ans un boulot dans vingt ans. Ça fait trente ans que je vampirise la
vitalité des mômes qui me
comme on dit sont confiés ; c’est la seule raison pour laquelle à quarante
ans j’en faisais
trente et à cinquante quarante.
19

— Y a un mythe comme quoi la 4e


ce serait le pire. Je l’ai pas constaté. Je sais pas d’où vient ce mythe, que
j’explique aux autres comme ça : ils sont encore au collège ; ils en peuvent
plus ; et ils savent qu’ils vont devoir encore se taper
une 3e. Par là, j’explique le mythe, mais pas la réalité des classes de 4e que
j’ai vu défiler.
Les 4es, c’est vraiment des gâtés, ils ont de toute éternité deux interventions
extraordinaires dans l’année : une pour les drogues ; une pour l’éducation
sexuelle. Pour l’éducation sexuelle, c’est l’infirmière qui vient, et pour les
drogues naturellement c’est un flic, toujours le même, en tenue.
L’an dernier, l’éducation sexuelle, c’était horrible.
L’infirmière était venue avec une collègue de je ne sais plus quelle
association faire un topo sur les discriminations, le harcèlement, les
violences.
J’attendais le moment que tout le monde attend où elle allait (enfin, l’une
des deux) faire la démonstration de l’enfilage du préservatif ; mais niet.
Elle a juste tenté vainement de faire participer les gosses à un jeu du type et
toi, si tu vois quelqu’un qui harcèle quelqu’un, qu’est-ce que tu fais ? La
réponse attendue étant j’interviens et je ne lui colle pas une beigne mais je
préviens un adulte, etc.
J’arrêtais pas de faire des signes au très bon élève pour qu’il les laisse pas
s’enliser dans les relances, vu que personne ne répondait et que ça devenait
gênant à la longue, mais c’était le matin et même lui dormait à moitié, affalé
sur sa table. Donc elle continuait, elle persistait, elle s’époumonait, oui
quand même vous voyez par exemple oui tenez tiens votre meilleur ami se
faire embêter (ils ont peut-être pas compris j’utilise un mot plus simple)
se faire embêter par un autre et ça tous les jours tous les jours tous les jours
par exemple oui tenez tiens à l’entrée du collège quand les surveillants sont
pas encore là et ça peut aller loin très loin
il peut lui soutirer de l’argent le taper il y en a un tenez qui a dû aller aux
urgences comme ça et alors hein à ce moment qu’est-ce que
comment vous réagissez ?
Silence.
Comme ça ne marchait pas, elle est passée au mari qui bat sa femme, sans
doute dans l’idée qu’ils retiennent que plus tard quand ils seront mariés et
qu’ils auront une femme il faudra pas la battre. Ça devenait long et moi-
même je m’ennuyais ferme. Enfin elle en est venue au viol, sans prononcer
le mot mais on a tous compris. L’idée générale, c’était que les garçons
devaient absolument s’abstenir et sous aucun prétexte de violer une fille et
que la fille devait porter plainte. La fin de l’heure approchait, on verrait
définitivement pas l’enfilage du préservatif après ça, et quand est-ce qu’elle
allait parler de l’homophobie – ça faisait bien partie des discriminations,
non ?
Bon.
Tant pis pour les pédés, les gouines et les trans l’éducation nationale n’aura
pas dispensé sa science ce jour-là. Ensuite, la drogue. Le flic qui se
chargeait de ça depuis des années adorait. Il
déboulait, marchait à fond de droite à gauche en bougeant les bras, faisait
des petits dessins des schémas des flèches, écrivait des mots au tableau
cocaïne, héroïne, méthamphétamine, kétamine speed, dérivés
cannabinoïdes, MDMA, GBL, etc.
leur composition leurs effets, et vers la fin il balançait les peines encourues.
Du coup
et en moins d’une heure, on
savait tout sur tout en matière de défonce.
Y en avait toujours trois ou quatre qui venaient le voir à la fin du cours pour
le faire répéter et noter les choses sur lesquelles il était trop vite passé.
20

— Si je devais choisir un mot pour dire les profs en tout cas, la plupart des
profs que j’ai connus depuis 30 ans maintenant, ce serait : imperturbables.
Ceux que je croise aujourd’hui dans la salle des profs ne sont pas
fondamentalement différents de ceux que je croisais à la fin des années 80.
Tout a changé autour : des usines ont fermé, des employés de France
Telecom se sont pendus, ceux de la SNCF, de la Poste, etc., on s’est immolé
dans les CAF, dans les ANPE et devant les caisses de retraite, puis il n’y a
plus eu de CAF et plus d’ANPE, plus d’ophtalmo ni de gynéco dans la
préfecture où j’habite, presque plus de spécialistes et de moins en moins de
médecins, plus de neige l’hiver alors qu’on est dans les Alpes des étés à 40°
qui durent quatre mois, plus beaucoup d’abeilles, plus beaucoup d’insectes
en général – ailleurs, des HLM ont été explosés, le PS a explosé le bac a
explosé, les facs elles-mêmes ont implosé, les étudiants sont de plus en plus
malades et mal alimentés, beaucoup volent, certains se prostituent. L’État
s’est mis à vendre des autoroutes des aéroports, des gares, des châteaux, des
musées.
Il y a eu des mois d’émeutes en banlieue, un soulèvement populaire qui a
duré de l’automne à l’été une insurrection et des barricades à Paris
Toulouse, Bordeaux, des morts et une petite trentaine d’éborgnés, des
lycéens à genoux et frappés par des tirs en pleine face, des interdictions de
manifester et de la détention pile ou face, des places occupées des murs
farcis de tags sophistiqués et brutaux, des mômes de douze ans à vie devant
des écrans, capables de hacker leur école ou de faire sauter une banque et
puis
des mômes qui s’évanouissent parce qu’ils ne peuvent pas payer la cantine,
ou sans chaussettes l’hiver – tout a changé
excepté chez les profs une forme de permanence dans l’appréhension et la
compréhension qui auraient été comme bloquées à l’instant T
du concours ou de l’année scolaire la plus glorieuse la plus pleinement
satisfaisante, que cette année ait été celle de 6e ou la première de l’entrée en
fac d’histoire, d’arts plastiques ou de biologie.
Quelque chose là a cristallisé et depuis par l’entremise d’une sonnerie
régulière et d’un emploi du temps faussement perturbé mais à rythme
constant donné chaque mois de septembre
d’une hiérarchie de laquelle on peut toujours croire qu’on a tiré un avantage
conséquent (terminer à quatre heures le vendredi) de rencontres rectorales
ou de refus de rencontres rectorales qui vous retirent et vous distinguent du
lot commun, d’une discussion souple obtenue une fois entre deux portes
avec l’inspecteur d’une lecture rigoureuse des décomptes sur une fiche de
paye et du calcul consécutif du nombre d’heures supplémentaires
nécessaires à combler le manque à gagner pour régler une troisième
semaine de location en Bretagne, du montage d’
un projet original incluant la visite d’une centrale nucléaire ou d’une
déchetterie
de suggestions officielles ou en douce à la direction concernant
l’organisation de l’année la suppression de ceci et de cela et les façons de
faire pour que ça passe comme une lettre à la poste d’une punchline en
conseil piquante de joyeux bonjours rapides
aux contractuels bientôt vidés, collègues traumatisés personnels autrefois
publics à présent payés rien, de rappels réguliers in petto ou voix de stentor
que quand même nous sommes dans un État de droit, de queue entre dix
heures et dix heures cinq à la machine à café, de partage de tartes au goûter
galettes en janvier, crêpes à la Chandeleur, chants début juillet pour les
retraités, queue devant la photocopieuse, queue devant la photocopieuse
queue devant la photocopieuse, et tout comme les chrétiens revivent une
fois par semaine au moins le moment fondateur, les miracles, la mort et la
résurrection du Christ, une fois reçu dans l’éducation nationale nous
revivons le moment saturé de satisfaction où nous avons eu 20 sur 20 à tel
contrôle, et la transfiguration du visage maternel paternel, qui décida moins
d’une vocation que d’une pénétration complète par l’institution, d’une
institu-tionnalisation de la pénétration, du retrait critique qui éventuellement
fit que nous pûmes poursuivre – ou plus sûrement de l’absence de recul seul
garant d’une jouissance possible et de son attente toujours suspendues aux
sonneries, à l’emploi du temps, aux creux des quinze jours de congé pris
avec les enfants, parmi les enfants comme les enfants, lisant ce qu’ils lisent
écoutant ce qu’ils écoutent, apprenant ce qu’ils apprennent juste avant eux,
(moment) qui accouche très
lentement
d’une morale de plus en plus énorme et criarde gueulant jusque de retour
chez soi en général en chœur avec un conjoint, dans une dégénérescence
sportive des neurones une acclimatation cognitive totale aux exigences du
métier, un zèle, une gentillesse ou non – pourtant parfois, bienveillance sans
fard à l’égard des petits.
L’autre jour
le secondaire est à deux doigts de rendre l’âme et on se retrouve à sept sur
soixante en HVS
(Heure de Vie Syndicale) pour en parler. Je jubile.
Y a toujours un bref moment de jubilation en interne (Schadenfreude)
quand je constate l’écart éléphantesque entre la gravité du cours des choses
et l’absence apparente de réaction. Est-ce que c’est pour nous signifier qu’
ils en ont marre du groupuscule de gauchistes qui annoncent les mauvaises
nouvelles parce que par-dessus tout ils en ont marre des mauvaises
nouvelles ? Est-ce qu’en collège ça les concerne pas et qu’ils voient pas
pourquoi ils s’occuperaient de ce qui se passe au lycée vu qu’ils ont pas
l’intention d’aller en lycée ? Est-ce que c’est parce que pour leurs gosses à
eux tout baigne donc y a pas le feu ?
Est-ce que c’est parce que pour eux tout roule donc y a pas le feu ? Est-ce
que c’est parce qu’ils font leur part et qu’ils ont toujours fait leur part (la
part du colibri) ?
L’histoire
du colibri
c’est qu’y a un gros incendie dans une ferme, bref ça crame
et à ce moment un colibri arrive avec un petit seau dans son bec et verse
de l’eau sur l’incendie
eh bien si tous les colibris se mettent à verser de l’eau avec leurs petits
seaux l’incendie finira bien par s’éteindre (personnellement, je préfère
Gulliver qui pisse sur le château en flammes des Lilliputiens).
Est-ce que c’est parce qu’ils se tapent déjà un stock d’
heures supplémentaires pour joindre les deux bouts ou combler le manque à
gagner pour régler une troisième semaine de location en Bretagne et que du
coup ils sont trop crevés pour se pencher sur quelque question que ce soit ?
Est-ce que c’est parce que c’est chiant ?
Souvent
je me dis que c’est à la perspective de l’ennui qu’engendrent ces
discussions techniques autour de la répartition horaire blocs horaires blocs
horaires provisoires
postes supprimés, partagés, heures de labo transformation des options, tours
de passe-passe dans les cotisations, calculs et re-calculs, soustractions,
additions divisions, multiplications, crédits, débits, tableaux à une entrée,
deux entrées, trois entrées loi, décret, décret-loi, quelle
chierie
quelle titanesque chierie – rentre plutôt chez toi te manger le reste de poulet
basquaise, c’est ce que je me dis cependant que la joie que provoque la
constatation du fait que nous sommes sept en HVS l’emporte : elle induit
que si nous devons partir d’un point d’incandescence, ce n’est pas de là que
nous partirons
et ça fait une hésitation en moins.
21

— Les gens que j’ai connus le plus à gauche dans l’éducation nationale, et
quand je dis à gauche je devrais dire à l’extrême gauche, l’amorce de la
dérive de la gauche vers la droite s’étant accentuée sous Mitterrand, ceux
qu’auparavant on classait à gauche après être passés par le centre sont à
présent à droite, être de gauche, de droite
et du centre ne signifiant pas qu’on n’est ni de gauche ni de droite ni du
centre mais qu’on est de droite, tout bonnement
et donc les personnes du personnel de l’éducation nationale que j’ai
connues les plus à gauche (ancienne manière), ce sont les patrons, les chefs
si vous voulez : les principaux. C’est bien simple les proportions sont
rigoureusement inverses à celles du personnel courant (les profs). Sur six
principaux trois étaient bien de gauche ; un était style 400 coups ; un autre
style néo-managérial ; et un
style managérial-soucieux ; le tout dans une institution devenue entre-temps
elle-même néo-managée.
Personnellement, j’ai toujours pensé qu’il y avait une contradiction
insoluble entre le fait d’être de gauche (ancienne manière) et celui d’être
dans l’éducation nationale, contradiction que s’étaient donnés pour tâche de
révéler (alors qu’elle était évidente) des profs entrés dans la carrière au tout
début des années 70, en se faisant virer – ou suspendre avec traitement.
Mais pourquoi s’acharner
à révéler ce qui est évident ? Parce que vous êtes prof et que vous avez
toujours l’impression que les autres comprennent moins bien que vous. Se
faire virer de l’éducation nationale, c’est coton. Faut au moins taper très fort
devant témoins. À l’époque, où lesdits profs étaient des années 70 tandis
qu’une grosse partie du reste de la population était restée dans les 50’s/60’s
il suffisait de mener via les mômes une enquête par exemple sur le travail et
l’argent dans les familles (première étape), suivie d’une seconde enquête
sur l’Occupation dans la ville où vous aviez été affecté (deuxième étape),
suivie d’une séquence d’information sur la contraception (troisième étape),
voire l’avortement (quatrième ; on est avant la loi Veil), et enfin la sexualité
avec enfilement de préservatif sur un doigt : au bout, vous aviez le conseil
de discipline et la suspension avec traitement. Si vous
aviez fait tout ça pour être viré, c’est que vous aviez vraiment l’âme d’un
prof et alors
en règle générale, quelques années après, vous demandiez votre
réintégration. Pour être suspendu sans traitement, fallait pas seulement faire
courir des rumeurs de partouzes mais, par exemple,
ne pas noter. Ne pas noter, ou aujourd’hui ne pas évaluer, ça grippe
techniquement la machine et ça rend l’institution folle. Aussi audacieux et
réellement courageux que j’aie connu des profs je n’en ai jamais vu un seul
qui ne notait pas au moins au moment du bulletin. Ne pas noter est la prise
de position la plus radicale qui se puisse concevoir et c’est la raison pour
laquelle tout le monde note parce que personne n’est radical.
La structure, c’est la note. Les élèves sont notés par les profs, les profs sont
notés par l’administration de l’établissement et les inspecteurs,
l’administration de l’établissement et les inspecteurs sont notés par leur
hiérarchie, la hiérarchie est notée par le ministère à l’intérieur du ministère
tout le monde est noté.
Le pays France lui-même est noté.
22

— On est avec le plombier dans la cuisine. Il est venu pour un problème


d’évier descellé dans la salle de bains, et comme chaque fois qu’il vient on
fait du troc d’infos : il m’explique dans le détail ce qui faut faire et pourquoi
(par exemple, verser de l’eau bouillante savonneuse régulièrement pour
décrasser les canalisations, ou pour cette histoire d’évier, dégager tout pour
mettre à la place une vasque à la mode et un petit meuble en dessous) et en
échange, je le tuyaute pour son fils, que j’ai eu en 3e et qui vient d’
entrer en terminale. Les carreaux que j’ai mis dans la salle de bains, des
grands carreaux jaunes, les joints sont pas hydrofuges, il me dit, ce qu’il
faut c’est des joints en époxy blancs bien élastiques (il écarte ses mains en
mimant l’élasticité), parce qu’il est sûr que les carreaux que j’ai mis, il les
décolle
d’un coup de raclette. Quand je commence à lui
demander des nouvelles du gosse, la terminale
Parcoursup, il stresse : Ah non mais il est pas dans la réforme ! Il pense que
le fils échappera au compliqué du fait d’être dans l’ancien système. Et lui
aussi du coup.
Je lui dis oui, mais ils ont quand même Parcoursup. Il stresse encore plus :
Ah j’y comprends rien ! Je lui fais le topo, qu’il faudra remplir douze
vœux… DOUZE vœux mais il sait même pas ce qu’il veut faire !… Et qu’il
faudra être très bon pour avoir ses premiers vœux parce que sinon il ira
remplir les trous d’une
fac, par exemple dans ceux qui ont demandé Histoire ou Socio l’an dernier
y en a qui se sont retrouvés en Psycho. Mais lui il veut faire… le truc en
sport, il me dit.
STAPS ? Voilà, STAPS ! Je repense à son gosse, fan de l’OM apathique et
nerveux, dont l’envie de sortir de cours était constamment puissante. Il est
un peu bon en maths, alors, en SVT ? Vaut mieux être bon dans les matières
scientifiques, pour STAPS.
Le plombier panique, c’est que non, pas vraiment mais il a eu un 19 en
philo, et en fait c’est
journaliste qu’il veut faire, il m’a dit que journaliste ça l’intéressait,
maintenant. Alors je lui dis que les écoles de journalisme… Le mieux, c’est
qu’il fasse un stage ; il devrait aller au Phocéen (c’est la chaîne youtube de
l’OM). Mais le phocéen, dit le plombier, c’est à Marseille. Marseille, pour
nous, c’est loin ; pas de train peu de cars, deux heures de route. Le plombier
dit que son fils est bon en foot, mais qu’il passera jamais pro, que de toute
façon les recruteurs montent
pas jusqu’ici. Il parle de sa fille, qui a pas le bac mais qui a trouvé un boulot
sympa dans le coin. Et son autre fils aussi il a arrêté vite fait, et ça
l’empêche pas de bosser. Il dit qu’il a acheté un piano pour sa femme un
piano pas l’instrument, mais l’équipement pour la cuisine, qu’il aime bien
les pianos
que bientôt Boulanger le sponsor du foot va s’installer y aura plus de choix,
plus de choix que But, ce serait mieux d’attendre pour changer mon lave-
vaisselle qui est niqué. Niqué au bout de quinze ans, c’est déjà bien. Mais la
machine à laver, elle a trente ans je lui dis. Trente ans ! Il rigole. Mais c’est
quelle marque ?! Je me souviens plus. Je retourne dans la salle de bains, je
reviens, et je lui dis :
Bosch.
23

— Cette année, au brevet, on a donné un poème de la Résistance, le même


que j’avais eu au collège y a quarante ans, Paris a froid, Paris a faim, etc.
Je suppose que pour ceux qui entravent que dalle à la poésie, c’est un peu
un sommet ; comme dans la vitrine d’un bon boulanger-pâtissier, y a des
babas, des éclairs des tartelettes, des millefeuilles et des religieuses, et on
sait de quoi ça parle. Enfin, nous, on sait de quoi ça parle. Après, les
mômes, les tranchées, les nazis les shrapnels et la milice, la deuxième et la
première ça se mélange ; c’est compréhensible : chaque fois c’est avec
Pétain et les Allemands. Du fait que ça se mélange – après-guerre en 41 ;
euros en 43 – nous, on trépigne, il faut absolument
qu’ils comprennent donc on trépigne, l’avenir de l’humanité dépend de ce
qu’ils retiennent de la Deuxième Guerre mondiale, c’est pas compliqué, et
le fait qu’on est dans la merde noire dans laquelle on est, ça vient tout
bonnement de ce qu’ils n’ont pas retenu de la Deuxième Guerre mondiale,
de ce qu’
ils pensent qu’on payait en euros en 43 et que les nazis salopaient leurs
costumes dans les tranchées, c’est pour ça qu’on est dans la merde et il
s’agit de bien leur faire comprendre que eux aussi, que de surcroît ils s’en
rendent pas compte mais c’était hier, et qu’hier c’est aujourd’hui parce
qu’aujourd’hui c’est y a 70
ans, la preuve avec les Juifs : y a pas de l’antisémitisme peut-être
aujourd’hui ? Eh bien, y a 70 ans c’était pareil, donc c’est la même chose, et
si vous apprenez pas votre leçon sur la Deuxième Guerre mondiale vous
finirez par les mettre dans des camps, ils finiront par les mettre dans des
camps – sortons le poème de Paul Éluard. Le problème de la poésie, c’est le
même que celui de l’Histoire : c’est le présent.
Ni la poésie-pâtissière ni l’Histoire-pâtissière ne savent quoi faire du
présent. Alors, on les (élèves) a amenés dans un camp – personnellement,
pour les avoir accompagnés dans ce camp tous les ans dix années de suite,
je trouve que c’était une bonne idée, et même une meilleure idée d’année en
année si bien qu’il aurait fallu (dans l’idéal) qu’on amène cette même classe
de 3e dix années de +
pour bien faire, soit de leurs quinze ans à leurs vingt-cinq ans. Histoire de
nuancer je dirais que tout a dépendu du médiateur-trice : souvent, on
s’endormait à demi dans les chiffres mais une fois, une seule, elle nous a
transportés en 43
le jour où la femme s’est approchée de la fenêtre de la fabrique de tuiles où
ils étaient internés au troisième étage, sous les combles, par 45° l’été dans la
poussière rouge irrespirable des tuiles, dans la crasse et l’entassement, face
aux wagons qui dehors, à trente mètres, conduisaient directement à
Auschwitz, quand la femme
au moment où
elle s’est
balancée par la fenêtre avec son bébé dans les bras et le choc par terre qu’on
a tous entendu, un choc mou.
Fin de la visite. Ensuite de quoi
il s’agit de traiter viteuf la décolonisation, la guerre d’Algérie, de Gaulle en
68, Chirac et ses pommes et surtout le passage à l’euro (on l’avait bien dit,
que c’était pas en 43) et la construction européenne le commerce européen,
la circulation européenne.
Comme quoi c’est possible de finir sur une note optimiste. Évidemment, je
m’en veux un peu d’avoir encore mégoté sur Paul Éluard – un ami m’avait
déjà remonté les bretelles, y a 3-4 ans, la poésie de la Résistance, c’est une
belle poésie, c’est une poésie importante. Mais c’est pas la poésie de la
Résistance qui est importante : c’est la Résistance. Considérant que tous les
poèmes (et toute la littérature) sont d’intervention – ce que je considère –
leur importance se mesure à ce qu’ils firent des circonstances, s’ils les
nommèrent, s’ils y mordent encore.
24

— L’absentéisme, c’est devenu la hantise ;


absentéisme des élèves, absentéisme des profs. L’
Absentéisme. Les régimes démocratiques ou simili ils ont besoin
d’adhésion, ils ont plus besoin d’
adhésion qu’une dictature : comment, t’es dans le pire des systèmes à
l’exception de tous les autres c’est-à-dire le meilleur, t’es dans le meilleur
des systèmes et tu préfères rester chez toi ?
Ou t’as rien compris et on te rexplique, ou
y a un problème et ce problème, c’est toi.
Je ne pense pas que Staline ait jamais eu à se faire croire que les
Soviétiques adhéraient :
ou tu donnais tous les signes de l’adhésion ou tu dégageais – et donc les
signes suffisaient.
Chez nous, les signes ne suffiront jamais, parce qu’il ne peut pas y avoir
l’épaisseur d’une feuille de papier à, comme on dit, cigarette, entre les
signes que tu donnes de ton adhésion (aller au boulot, voter etc.) et
l’adhésion elle-même. D’ailleurs, tu n’as pas à n’en donner que les signes
puisque tu ne peux qu’
adhérer à ce meilleur des systèmes. Tu ne peux qu’être sincèrement pour, à
quelques détails près chiffrables (le salaire, l’inflation, l’âge de la retraite,
etc.) rien de sérieux, ne donnant l’occasion que de grogne de crise au pire.
Alors comment, par là-dessus interpréter l’absentéisme ?
L’absentéisme, c’est rien qu’un souci heuristique, et tant qu’on déroule la
série d’hypothèses convenues de l’absence (il est malade, il a eu un
empêchement, il a pas pu prévenir, sa mère est morte, son fils a la gastro, il
s’est trompé de semaine, etc.), tout roule. Mais qu’y a-t-il derrière des
absences répétées ? La flemme ou une pathologie lourde. Comme les
pathologies lourdes sont rares, c’est la flemme qui domine les
interprétations.
Ça ne peut pas être plus grave qu’une paresse personnelle. L’idée d’une
paresse impersonnelle, en quelque sorte, ne vient pas. L’absentéisme est
pourtant le nom d’une paresse ayant atteint des proportions telles qu’on
peut la dire impersonnelle à juste titre. Alors la réponse, c’est de boucher
les trous.
Les mômes, à condition qu’y en ait trois quatre qui manquent chaque jour
jamais les mêmes, ça ne se voit pas trop, mais les profs, ça se voit. Il faut
donc boucher les trous des profs manquants. Depuis une dizaine d’années,
quinze peut-être, quiconque peut faire provisoirement prof dans l’éducation
nationale dès qu’il en manque un plus de trois mois. Y en a 1
prof d’anglais, à cheval sur deux ou trois établissements bizarre, enfin
bizarre comme un prof, donc personne ne s’inquiétait, on a fini par
découvrir qu’il s’était échappé d’un hôpital psychiatrique irlandais
il avait fait le mur là-bas en Irlande, et puis il était arrivé on ne sait
comment jusque chez nous dans le Sud-Est où il avait passé l’entretien
nickel avec le chef d’établissement, un lycée, qui l’avait embauché, jusqu’à
ce qu’on apprenne qu’il
en avait zigouillé un ou deux là-bas en Irlande.
D’où l’hôpital psychiatrique. Souvent maintenant ce sont des gens qui
débarquent de la fac, alors ils font leur cours sans savoir, comment le
sauraient-ils, que dans le secondaire tu parles aux mômes, c’est un
entretien, c’est une conversation variée, si tu ne leur parles pas, à tous les
sens du terme, ils ne te parlent pas non plus : ils parlent entre eux. Il y en a
eu un aussi en physique-chimie, son rêve c’était de devenir cinéaste il
faisait des vidéos qu’il leur montrait en cours ; moi-même, j’ai eu un prof
officiellement d’histoire-géo qui adorait la gastronomie et nous dictait
des recettes. Ça fait partie du folklore et la plupart du temps c’est plus
amusant que grave. Ce qui est sûr c’est que les adultes, administration et
parents, préfèrent n’importe qui devant leurs gosses que personne. Le vide
les angoisse.
25

— C’était un samedi. Je ne sais pas si


quand ce bouquin sera publié, il y aura encore des samedis mais bref, à
l’époque-aujourd’hui
il y avait des samedis, et ce samedi soir-là je reçois l’appel d’un collègue, le
seul
collègue qui puisse m’appeler le samedi à cause des samedis, et aussi tard
que ce soir-là : il était allé manifester à M., un gros bourg avec des
remparts, une colline et une zone commerciale.
Le genre d’endroit où on manifeste en pull
avant d’aller faire ses courses. Et donc il s’était glissé dans la petite foule
avec d’autres profs, direction un supermarché. Poussettes, cégétistes,
retraités et fonctionnaires, tranquilles vers le supermarché.
Et puis en haut de la montée, juste avant le Leclerc ils avaient vu une
espèce de rangée de mecs en noir des grands mecs en noir. Des blacks blocs
à M. ?
Ça avait fait marrer tout le monde. Ils avaient continué à marcher, et à
quelques encablures de plus, ils avaient reconnu des casques, et dessous,
des CRS ! Des CRS comme à la télé. La plupart en avaient jamais vu pour
de vrai. Fatche de con, qu’est-ce qui sont grands !
Tu crois qu’on pourra les toucher ? Pour savoir comment c’est fait. Ça
blaguait tout en marchant.
Et donc, ils arrivent à une grosse vingtaine de mètres des CRS et y en a un,
pour faire le malin, qui leur lance une blagounette (mon collègue qui me
racontait avait pas pu l’entendre, il était trop loin derrière), et là ça
commence à remuer dans la foule, comme une marée montante et
descendante, et puis comme quand les gosses font la queue devant la
cantine et que ceux de derrière poussent ceux de devant tandis que ceux de
devant les repoussent
avec leur cul, et puis tout à coup c’est
la débandade, tout le monde qui se met à courir à droite à gauche, à fond
tout droit, balançant violemment les poussettes dans les cafés encore
ouverts, et les drapeaux des cégétistes qui volent en l’air, et mon collègue,
habitué pourtant des grosses manifs à Marseille, totalement ahuri par ce
qu’il est en train de voir : une charge de CRS en plein M. suite à une
blagounette, et des tirs de lacrymos en veux-tu en voilà par-dessus le
marché. Il me raconte ça le soir la voix encore tremblante : et le pire, c’est
qu’ils ont continué à charger comme ça sur quatre kilomètres ! Sur quatre
kilomètres ! Jusqu’au rond-point de l’autoroute ! Il y a eu trois blessés, trois
personnes évacuées, comment pourquoi, on l’a jamais su ; à l’époque, il y a
de toute façon tellement de blessés graves tous les samedis qu’un de plus un
de moins, surtout dans un bled en province, on fait plus la différence. La
question que je me pose, maintenant, tu vois, c’est
(me dit mon collègue)
est-ce que je peux reprendre le boulot ?
Est-ce que je peux reprendre le boulot comme si de rien n’était ? Comment
est-ce que je peux continuer à être le fonctionnaire de cet État-là ?
Je lui dis alors qu’il faut qu’il écrive une note sur ce qui est arrivé, sur ce
qui lui est arrivé, qu’il en profite pour réfléchir à cette question (en plus, il
est prof d’histoire). Jusqu’où peut aller la reconnaissance due par le
fonctionnaire à l’État qui lui a attribué son statut ?
Que faire (quelle décision prendre) tant que l’État en question bénéficie du
label homologué par ses prédécesseurs, « État de droit », cependant
qu’on saisit par tout un tas de signes et
jusque dans sa chair que ce droit est en train de se confondre avec sa force ?
À quel moment se désister quand la rupture symbolique est avérée mais
lacunaire et donc que la rupture malgré tout demeure localement incertaine
(des Dijonnais font leur shopping le samedi pendant que d’autres, sur la
chaussée, pissent le sang) ?
26

— L’autre jour, je vais à la piscine. Je mets l’euro dans la fente du casier, je


pose mes fringues en boule, je me dirige à petits pas prudents en maillot
vers les douches, je fais un aller-retour sous le pommeau, je passe le rideau
en plastique qui
tombe dans la pataugeoire, je longe le grand
bassin, j’y plonge mes lunettes depuis le
bord et je les astique du pouce, je descends l’échelle prudemment, je
mouille mes mollets, mes cuisses, mes fesses, mes hanches, je m’allonge
pour mes premières longueurs. Je me déploie, je ramène mes cuisses en
grenouille, je m’allonge, je ramène mes cuisses en grenouille, etc. Je
commence à penser à des choses dans l’eau, c’est souvent là que j’essaie
des titres, que j’ai des idées de mots dans
une phrase, je me déploie, je ramène mes
cuisses en grenouille, ou bien je repense à un truc qui m’énerve, je me
déploie, je ramène mes
cuisses en grenouille, je pense à ce qui
m’énerve, je ramène mes cuisses en grenouille
je pense à ce qui m’énerve, je me déploie, je
ramène mes cuisses en grenouille, je pense à ce que je ferai après la piscine
ensuite, après l’ensuite de la piscine après, je me déploie, je dis pardon je
ramène mes cuisses en grenouille, je pense à mes courses, je pense à pas
oublier les yaourts je me déploie, je ramène mes cuisses en
grenouille, je pense aux yaourts, je ramène
mes cuisses en grenouille, je plonge dans le plongeon d’un plongeur pour
moins le sentir passer, je me déploie, je ramène mes cuisses en grenouille
tout en retenant ma respiration, je retiens ma respiration je retiens ma
respiration je retiens ma respiration je pense c’est un bon entraînement pour
les manifs où tu dois retenir ta respiration, je me déploie, je ramène mes
cuisses en grenouille, j’ai une idée de titre sous l’eau, je me déploie, je
ramène mes cuisses, j’
essaye le titre hors de l’eau je suis sûre
qu’il est bon, je me déploie, je ramène mes
cuisses en grenouille, je me dis faut que je retienne ce titre, je m’allonge, je
ramène mes cuisses en grenouille, je retiens le titre, je répète le titre, je me
déploie, je répète le titre, je ramène mes cuisses en grenouille, je répète le
titre, c’est là
au-dessus de l’eau, que j’entends
gueuler, je ramène mes cuisses en grenouille, ça gueule au-dessus de l’eau,
je me déploie, je ramène mes cuisses en grenouille, ça continue à gueuler
comme un veau, tends tes jambes ! tends tes jambes !
tends tes jambes ! ça gueule, je t’ai dit de pas t’arrêter !
je t’ai dit de pas t’arrêter ! t’arrête pas ! que ça gueule t’as fait que
cinquante mètres ! t’as fait que cinquante mètres ! t’as fait que cinquante
mètres ! ça gueule à n’en plus finir cette voix de prof insupportable mais
qu’est-ce qu’ils ont besoin de gueuler comme
des veaux même avec des boîtes d’œufs dans la
gueule on les entendrait encore, allonge-toi mieux !
allonge-toi mieux ! mieux que ça je te dis ! Non mais y a pas quelqu’un
pour le foutre à l’eau avec
une pierre au cou ? Mieux que ça !
mieux que ça ! mieux que ça ! Ok, une pierre au cou et une au pied. La tête
dans l’eau ! la tête dans l’eau ! la tête dans l’eau ! que le prof continue de
gueuler sur le gamin tout en le suivant du bord du bassin du coup je passe
les flotteurs pour le couloir suivant et puis je passe les flotteurs pour le
couloir suivant encore, je l’entends gueuler en plus petit la tête sous l’eau,
mieux que ça ! mieux que ça !
t’arrête pas ! Y a pas personne pour lui mettre une frite dans la gueule à ce
veau ? je me
dis tout en passant les flotteurs pour le couloir d’après je me déploie, je
ramène mes cuisses en grenouille je me déploie, je ramène mes cuisses en
grenouille, je pense que je me suis niqué la voix en gueulant moi-même, je
me déploie, je ramène mes cuisses en grenouille, alors j’ai appris à ne pas
gueuler, je m’allonge mieux que ça, je ramène mes cuisses en grenouille,
des fois je me mets quand même à gueuler comme un veau puis je me
retiens, je m’arrête pas je me déploie, je ramène mes cuisses en grenouille.
27

— En tant que prof, ça fait longtemps que je suis privilégiée. J’ai enseigné
cinq ans à B. au milieu de champs qui puaient puissamment, c’est vrai ;
j’étais TZR (Titulaire Zone Remplacement) à Saumur à cheval
sur deux bahuts dont une
classe de 6e mêlée de pauvres, de gitans et d’enfants perturbés
psychologiquement, c’est vrai ; j’ai enseigné deux ans dans du ghetto doré :
classe Ferrero-Rocher à Lisbonne ; classe préparatoire de préparatoires en
3e. Mais je n’ai connu en 30
ans de carrière qu’une tentative, bricolée et à demi avortée, de néo-
management. J’habite à cinq minutes en vélo et un quart d’heure à pied de
mon établissement. Les classes dans lesquelles j’enseigne actuellement sont
à trente officiellement mais, du fait d’un absentéisme tournant et limité,
elles sont de fait plutôt à vingt-sept, vingt-six vingt-cinq ou vingt-quatre.
J’ai passé en interne un concours pour travailler moins et non gagner plus :
quand j’ai vu qu’à temps plein avec des heures supplémentaires j’allais
avoir le même nombre de classes qu’avant et que je travaillerais tout autant
j’ai demandé un temps partiel, car j’avais passé ce concours non pour
gagner plus
mais pour travailler moins.
Si je passais le concours aujourd’hui d’abord, je l’aurais pas : il y a trop peu
de places. Admettons que je l’aie, je serais nommée à Claye-Souilly, un bon
poste en Seine-et-Marne où il y a deux collèges ; je serais pas dans le bon.
Je mettrais une heure de route aller en voiture en passant par la A1 et la
A104 quand il n’y a pas de circulation ; comme il y en a toujours, je
mettrais deux heures à l’aller et deux heures au retour ; donc je prendrais le
RER B jusqu’à Mitry-Claye puis ensuite j’irais à pied (une heure) ou en
vélo (dix-neuf minutes). Je finirais par m’installer à Mitry ou à Claye.
Comme on n’est jamais titulaire de son poste après le concours, je serais
TZR, c’est-à-dire remplaçante sur tout le département, donc pas la peine de
s’installer plutôt à Mitry qu’à Claye ; je serais remplaçante pendant
quatorze ans c’est la moyenne, dix-huit ans, c’est la nouvelle moyenne, car
on est près de Paris et c’est un bon département, la Seine-et-Marne. Comme
c’est un bon département et qu’on est près de Paris, les principaux seraient
plutôt jeunes et voudraient diriger un lycée, donc ils tâcheraient d’appliquer
plus vite que prévu les directives ; ils me convoqueraient régulièrement
pour des entretiens ou m’attraperaient au passage afin de vérifier que je
m’intègre bien dans mes différents établissements successifs et si je suis
bien sûre aussi, parce que j’ai noté votre retard d’hier matin mardi et du
jeudi de la semaine dernière, si je suis bien sûre aussi, on a noté qu’il y
avait du bruit dans votre classe hier matin mardi après votre retard, si je suis
bien sûre aussi, n’hésitez pas à me signaler vos difficultés éventuelles nous
sommes ici tout prêts à les écouter, si je suis bien sûre aussi, ça fait tout de
même douze ans maintenant que vous êtes TZR
je ne doute pas que vous soyez compétente, si je suis bien sûre aussi,
l’éducation nationale a plus que jamais besoin de compétence et de talents
nous avons un référent climat-scolaire j’en ai moi-même pris l’initiative, si
je suis bien sûre aussi, n’hésitez pas à prendre rendez-vous il s’agit de votre
collègue en mathématiques le formidable monsieur Creva vous connaissez
monsieur Creva c’est celui avec la queue-de-cheval, si je suis bien sûre
aussi, il a intégré dans ses cours la méthode Montegrossi vous connaissez la
méthode Montegrossi méthode très efficace, si je suis bien sûre aussi, mais
qui ne tolère aucun retard j’ai également noté, si je suis bien sûr, que vos
évaluations portent une couleur mais ici nous sommes revenus aux notes
après avoir expérimenté les lettres, l’expérimentation est
vous n’êtes pas sans savoir nécessaire dans nos métiers, si je suis bien sûre
aussi, je vous encourage par conséquent à porter sur vos évaluations des
notes de préférence entre 08 et 20 les parents sont très réactifs dans ce bled,
si je suis bien sûre aussi et de consulter votre coordinatrice de discipline
afin de sait-on jamais
amorcer un travail en équipe le travail en équipe est en dessous du niveau
de la mer dans cet établissement, si je suis bien sûre aussi que c’est la
profession que je désire vraiment exercer parce qu’on a le droit de se
tromper et la mobilité, vous connaissez la mobilité ?
Ce à quoi je répondrais que tout va bien.
Dans ce cas, vous allez pouvoir prendre en plus la 4e 4, qui est une classe un
peu spéciale mais attachante dont le professeur principal est absent pour
quelques semaines, il y a une solide prime ça n’est jamais de trop
une prime de professeur principal
par les temps qui courent.
28

— Les inspections, en fait, c’est exactement la même chose que quand tu


passes le concours à l’oral. T’as un mec ou une nana assis au fond de la
salle et c’est comme si tu prenais ta douche à poil devant un employé de
l’administration. Tu sifflotes, tu te savonnes comme si de rien n’était –
n’empêche que quelqu’un te regarde sous toutes les coutures. Pour l’oral,
une copine m’
avait filé sa préparation. Je l’ai reprise tout en virevoltant un peu et
l’inspectrice a trouvé que c’était exactement ça qu’il fallait faire, quelque
chose entre le clown et le dompteur dans un cirque, c’était ses mots, je m’en
souviens très bien. Donc ça démarrait bien, et quand ça démarre bien,
ensuite, t’as plus trop de soucis à te faire vu que jamais un inspecteur
contredira franchement le rapport d’un collègue. Après, je les ai plus vus
pendant dix ans : j’avais été nommée dans la cambrousse, à une bonne
demi-heure de la ville la plus proche, et les bahuts paumés au beau milieu
des champs qui puent, visiblement, c’était pas leur truc. Il paraît que c’est
dommage, de pas être inspecté, parce que du coup ta carrière elle fait du
sur-place. Mais ça c’est quand tu penses à ta carrière. Dix ans plus tard
j’avais un poste aux antipodes, et j’en vois débarquer une, d’inspectrice, qui
faisait tous les profs de français en rafale. Ça chocottait dur en salle des
profs – enfin sauf ceux qui étaient trop sûrs d’être au top ; là ils attendaient
ça avec impatience, naturellement à cause de la carrière. Mais cette
inspectrice, c’était vraiment une sale peau de vache.
Elle nous a tous alignés. Y a quasi personne qui a progressé dans la carrière.
Et c’était pas à l’époque où ils avaient des quotas tant que ça, genre :
limite les extras parce qu’y a plus de pognon.
Le suivant, c’était un homme gentil en pantalons de velours qui connaissait
plein de choses. On sentait qu’il adorait apprendre des choses, qu’il avait
toujours adoré ça. Il en a aligné deux trois sur six mais pas plus.
J’ai jamais su dans quel état d’esprit il fallait être dans l’éducation
nationale, ou une quelconque administration, quand on vit ce genre de
situation d’être inspecté, pour ne pas se sentir humilié au moins un peu. Je
suppose que les mythos s’en sortent. Et ceux qui ont le vocabulaire –
innover ; pédagogies alternatives ; compétences ; évaluation sommative ;
formative, etc. Par exemple, je me souviens d’une réunion, il y a quelques
années, à propos de la notion de compétence, on était une vingtaine de profs
peut-être trente, bref, la grosse réu, autour des notions de compétence et de
connaissance, comme quoi
les compétences, c’était pas du tout la même chose que les connaissances –
y avait deux collègues qui étaient chargés de nous l’expliquer. Pour la
plupart on se taisait, on comprenait pas bien la différence entre compétence
et connaissance, déjà que la définition de ce que c’était qu’une compétence
commençait par l’idée de connaissance : la
compétence, c’était un « savoir identifié », ou de l’ordre du « savoir-
mobiliser » ; alors
c’était quoi la différence ? Le collègue chargé de nous l’expliquer
commençait à s’énerver, à la longue, que c’était pourtant simple, ça n’avait
rien à voir, il comprenait pas pourquoi on comprenait pas, moi-même je
faisais des efforts pour comprendre et surtout je faisais le canard, j’arrivais
pas à la suivre, sa démonstration, et j’allais certainement pas lever la main
pour lui demander de rexpliquer simplement
j’avais pas envie de passer pour une conne. Au final ce qu’on a retenu, c’est
qu’il fallait utiliser ce mot maintenant, compétence, plutôt que connaissance
un peu comme il avait fallu utiliser le mot projet, quand le mot projet avait
débarqué, il y a déjà longtemps – projet d’établissement, projet de ceci,
projet de cela ; j’
ai jamais vraiment compris ce que ça recoupait, sinon que quand t’as un
projet, tu dois remplir des objectifs (c’est comme ça que ça se dit)
et que quelqu’un doit évaluer si tu les as bien remplis les objectifs de ton
projet. Enfin bref
il s’agit de pas te tromper quand tu remplis les papiers.
29

— Ces dernières années, dans chaque classe, il y a eu un mort. Le père ou la


mère d’un des élèves est mort en cours d’année. Une classe avec un mort en
cours d’année n’est pas la même classe. Le mort est assis à côté de
l’orphelin et dans les premiers temps, quand il revient, quand il s’assoit, elle
s’assoit, avec son visage grave, ou indifférent, après une longue absence,
parfois une absence ponctuée de retours où vraiment on voit que ça ne va
pas, alors on l’embête pas, on ne va pas lui réclamer ses exercices par
exemple, réclamer là des exercices est indécent – réclamer des exercices en
général n’est-il pas gênant, d’ailleurs, ne faut-il pas avant de venir se
planter tout droit devant la table pour réclamer les exercices, se construire
un personnage de banquier, ou un personnage d’inspecteur de l’
éducation nationale ? –, et pour les contrôles, on ne l’ennuie pas non plus,
on lui dit tu fais comme tu peux comme tu veux, et si dès l’entrée dans la
salle on a noté que ça n’allait pas du tout, toute l’heure on craint de faire un
impair, c’est-à-dire qu’on craint de dire un mot de trop, de dire quelque
chose qui laisserait sous-entendre quelque chose à propos d’un mort, ou à
propos de la mort, de la maladie ou de la disparition, ou de l’absence d’un
être cher, ou simplement d’une rupture dans la vie, d’une séparation, d’un
moment difficile : ce n’est pas le moment de parler des moments difficiles
parce qu’il y a quelqu’un
dans la classe, qui sait mieux que tous, et mieux que vous-même peut-être,
ce qu’est
un moment difficile. L’autre jour, je commence avec eux un texte. Je le lis
d’abord, et ensuite ça démarre. De fil en aiguille. D’une remarque l’autre.
On y passe comme ça un bon quart d’heure vingt minutes. Arrive le
moment où on est à deux doigts de sortir le sous-entendu, et c’est là que je
réalise (je le savais mais là, je le réalise) que le sous-entendu, c’est la mort ;
je me dis merde je vais tout de même pas leur court-circuiter le sous-
entendu par égard, ce serait mentir sur ce texte, ce serait mentir ; d’autant
plus qu’il y en a un qui, ça y est le sort, le sous-entendu, bien franchement
comme ils savent faire : ben c’est la mort, madame.
Voilà, c’est dit.
Cependant qu’il le dit et que je le félicite – ce n’était tout de même pas si
évident que ça, pour un môme de treize ans, de le saisir, ce sous-entendu –,
j’évite de le regarder, lui, au fond, sur ma gauche, près du radiateur et je me
demande si les autres pensent la même
chose que moi ; en tout cas, ils ne le regardent pas, tous un peu plus
statiques et silencieux que d’habitude.
Tout à l’heure, il affichait une joie surnaturelle franchissant le seuil de la
salle – ou peut-être venait-il de renouer avec cette bonne humeur
relativement courante aux enfants de cet âge
quand ils ne sont pas totalement déprimés.
30

— Hier soir, d’un coup ça m’est venu. J’étais allongée dans mon lit, bien
horizontale, bien étirée pour soulager ma scoliose ancestrale entretenue par
les paquets de copies, sans compter le reste.
Je regardais sans la voir la lune du plafond, une lune en plastique qu’on a
collée au plafond et qui est fluorescente quand on éteint la lumière : j’avais
plus de cinquante ans et j’étais agrégée.
Je coûtais cher.
Je faisais partie du type de personnel qu’un chef d’établissement décidé
pouvait, en poussant un peu encourager à aller voir ailleurs si l’herbe est
plus verte c’est-à-dire emmerder assez pour qu’à un moment de moindre
résistance, plus fragile ou plus fatiguée de congé maladie en congé maladie,
je finisse par céder et démissionner. Déjà
il y a une bonne dizaine d’années, quand on s’était tapé le néo-manager qui
avait tenté de nous fourguer des heures de trois quarts d’heure, je n’étais pas
sans avoir noté qu’on avait glissé dans mon casier un texte réglementant la
double activité, quelque chose qui suggérait qu’au-delà d’un certain seuil un
fonctionnaire devait choisir entre l’une des deux activités (ça commençait à
se savoir que j’étais écrivain), et ça m’étonnerait que ce texte, que je n’avais
pas réclamé et qu’on avait dû passer du temps à rechercher dans le BO, ait
été glissé là dans mon casier par pure humanité. Naturellement j’avais fait
le mort, et comme naturellement je ne lui parlais pas et on ne se parlait pas,
c’en était resté là.
Parce qu’au fur et à mesure que ça allait potentiellement devenir l’enfer
pour les profs, ça devenait de plus en plus intéressant pour quelqu’un qui
écrit. Fin juin j’allais suivre l’une des journées du procès des dirigeants de
France Telecom, une poignée
de personnes, patrons et DRH, qui avaient
fait ce qu’il fallait pour vider l’administration en transition vers le privé de
22 000 fonctionnaires
une soixantaine de suicides. Dans notre
département de blédards, on se sentait loin de tout ça.
Les autres pouvaient toujours vivre en 2019 si ça leur chantait, nous on
avait décidé, en se retirant à la campagne, de continuer à vivre en 1990.
En 1990, on parle pas de suicides au travail, y a toujours autant de guichets
à la Poste, et tout le monde a une ligne fixe. Le 1er mai ou à l’occasion, on
fait notre petite manif, et le week-end on part pique-niquer au bord du B.,
notre torrent inconnu des touristes, qui de toute façon n’ont jamais fait que
traverser le bourg depuis la côte en direction de la montagne. Jusqu’à ce que
via le syndicat, la presse locale ayant fait le canard, j’apprenne hier un beau
matin qu’un instit’ s’était suicidé après une mise à pied à deux pas de chez
moi. J’y reviens, mais il y a une sorte tout de même d’incongruité à ce que
la guerre ordinaire menée aux modes de vie et de travail déboule dans la
double paix de la campagne et de la fonction publique. Sans doute la phrase
fameuse de Poutine « J’irai chercher X jusque dans les chiottes »
(X mis, au choix, pour : les terroristes/les journalistes/
les opposants/etc.) est-elle devenue une
formule universelle de gouvernance, de direction des affaires, de gestion
des personnels et de gestion de tous. Tout comme P. ira chercher X
jusque dans les chiottes, la RGPP
Révision Générale des Politiques Publiques ira chercher les fonctionnaires
surnuméraires jusqu’au fin fond de la cambrousse, pour une raison simple :
sur le papier, elle voit pas où vous habitez.
Mais nous, on sait où on habite. On sait pas d’abord pourquoi on s’est mis
là, mais au fur et à mesure que ça devient poison partout ailleurs, on sait
pourquoi on reste, les pattes sur les oreilles à suivre impassibles et fébriles
ce qui se passe à l’extérieur, le remue-ménage
et le chambard que ça fait.
31

— C’est un ami de la ville, il y est né, et ses ancêtres aussi, et là, y a un de


mes collègues profs qui veut faire quelque chose sur son ancêtre, un ancêtre
assez prestigieux, qu’il veut annexer au patrimoine en quelque sorte, en
faire un bien patrimonial de la ville afin qu’elle quitte
sa condition blédarde et que nous quittions tous nous y engouffrant notre
condition de blédards. Au début mon ami n’est pas très partant. Il comprend
pas comment son ancêtre peut être pris, va être pris pour opérer cette
transformation de la ville, mais ici tout le monde se connaît et à tout ce qui
vient on ne dit pas non, on dit oui oui, comme ça en passant et c’est sans
conséquence. Seulement mon ami sait que des problèmes existent, des
problèmes affiliés à des conséquences.
Il laisse le collègue faire sa
petite tambouille, qui enrôle une autre collègue et sa classe, 25/30 gosses,
car
c’est la jeunesse qui polit le patrimoine – et les mois passent. Il me raconte
qu’au final le collègue lui dit que la classe a eu un prix et que ce serait bien
qu’il
vienne à la cérémonie de remise du prix étant donné son ancêtre, et là-
dessus
il m’étale sur la table le livret qu’a réalisé le collègue Pour deux cents
euros, tu te rends compte !
Alors que moi, quand je demande à être payé pour une intervention, ils me
disent qu’y a rien !
un beau et grand livret avec des photos de l’ancêtre des reproductions
d’archives, d’affiches du Front populaire (l’ancêtre était plutôt Front
populaire) des petits groupes de personnes en noir et blanc le premier rang
assis, le second rang debout derrière.
Le voilà à la cérémonie de remise du prix au bahut dans la salle des fêtes,
avec tout le gratin inspecteur d’académie, sous-fifres, élus du bled, etc.
On lui dit de dire deux mots sur son ancêtre Bon, j’avais pas prévu mais ça
je sais faire. Bref discours. Il descend de l’estrade, regagne le fond et là, ça
se met à devenir un poil plus solennel genre liberté-égalité-fraternité
jusqu’à ce que quelqu’un lance (mais enjoué) aux gosses : Maintenant, on
va chanter une chanson ! et voilà l’une des huiles
qui se met à entonner « Allons enfants » sans prévenir, et naturellement
toutes les autres enchaînent comme un seul homme « Allons enfants etc. »
sans complexe, sans hésitation, franco de port.
Mon ami se tourne vers sa droite, vers sa gauche décontenancé.
Vers sa droite, ça chante l’« Allons enfants »
et vers sa gauche, aussi ! Partout il est cerné par les « Allons enfants » ! Il
scrute les bouches, les voit toutes s’ouvrir en rythme et coller à l’« Allons
enfants »
toutes ordonnées nickel chrome sur l’« Allons enfants »
même celle de son vieux pote, celui qui a fait des folies après 68 ; mais qui
s’arrête au bout du premier couplet quand même. Lui, mon ami, se tait et
me raconte comment, pour étouffer ce qui l’a pénétré par les oreilles, il a
fallu qu’il joue de la guitare une bonne partie de la nuit, amplis à fond.
Il y a quelques mois, dès qu’on entendait La Marseillaise et qu’on voyait
des drapeaux français, on savait que c’était des frontistes, d’un puissant
racisme tempéré médiatiquement et furieusement satisfaits des noyades en
Méditerranée, bastonnades dans les rues de Paris, réduction à la faim, au
froid à la mort, pas loin d’ici, dans la montagne, à la frontière italienne, de
mômes et d’adultes tous en tongs.
Aujourd’hui encore dans les villages, d’une maison avec un drapeau
français dans le jardin on sait ce qu’il en est.
De cette cérémonie personne ne sut rien au collège ni feuille A4 dans les
casiers ni mot niché sous l’onglet « communication » ; c’était en somme
comme une répétition générale, peut-être, entre eux en petit comité, avant
qu’on soit un jour prochain tous invités dans la cour
à chanter une chanson.
32

— Y a des profs, il paraît qu’ils rentrent dans la classe et c’est le silence.


Des mômes comme d’habitude en train de se chamailler, de se lancer des
boulettes de se tirer la chaise, de rigoler, un petit bordel ou le gros bordel et
là, le prof entre sans toquer (de toute façon, on n’aurait rien entendu) et au
moment même où le premier d’entre eux le remarque : silence de plomb.
J’en ai connu un comme ça, de collègue. Moi-même quand je le voyais dans
la rue je préférais changer de trottoir ; c’est dire s’il avait de l’autorité.
J’avoue que quand y a trop de bruit, au bout de trois ou quatre : « Si ça
continue je prends les carnets »
je me mets à l’envier, je me mets à me voir dans une classe parfaitement
silencieuse où j’évoluerais fluide des tables au tableau, parmi les têtes
penchées puis relevées, relevées puis penchées, prodiguant de petits
conseils, de petits encouragements, notant d’importance une phrase
importante, ouvrant en grand après la sonnerie la porte sous des « Au revoir
madame, merci madame ». Une fois ou deux
ce serait mortel. Les collègues qui ont vraiment du mal, on le sait. On
regarde leur tête, à la récré.
C’est à leur tête que ça se voit. Un peu plus fermée un peu plus triste. On
détourne la tête. On se met dans la queue à la machine à café. On est
soulagé que ça nous arrive pas. Encore plus quand le cours qu’on vient de
faire s’est bien passé. On attend que le café coule et puis on regagne la salle
des profs en évitant leur tête. Souvent, ça fait des années que c’est comme
ça, chaque cours comme une torture dix-huit heures par semaine. Mais
qu’est-ce que vous voulez faire d’autre, quand vous êtes prof ? Vous avez
une famille. C’est peut-être le seul salaire fixe.
Ça râle chez les parents, le prof qui se fait bordéler tous ces mômes qui
prennent leur revanche sur ce prof leur revanche de ce que leur fait subir le
collègue qui a de l’autorité, leur revanche de devoir encore se taper 30
exercices dans le week-end pour les excités de l’exercice, leur revanche du
02, du 03, du F
comme Fragile ou du I comme Insuffisant, leur revanche de la remarque
humiliante de la part du collègue qui kiffe trop les remarques humiliantes,
leur revanche de la dispute avec Truc, de la rupture avec Machin leur
revanche de la raclée qu’ils viennent de se prendre ou de celle qu’ils ont
donnée, leur revanche de se lever cinq matins sur sept à six heures (sept
heures c’est la grasse mat’), leur revanche de ce qu’ils ont mal bouffé à
midi. J’en ai connu un, de ces profs qui a été reclassé, un type gentil, qui
savait sans doute très bien expliquer une formule mais ne pensait pas cette
explication indissociable du fouet ou de la carotte.
Le collège, c’est ambiance tape-dur ou tape-malin.
Tout le monde a intégré ça : le collège, c’est dur ; le collège, c’est le pire ;
c’est les hormones ; c’est la baston ; c’est les toilettes dégueulasses ; c’est le
racket et les insultes ; donc c’est 0 tolérance ; c’est conseil de discipline ;
c’est l’internat ; c’est l’internat où on se fait emmerder, etc. Ah oui : c’est
un bon entraînement pour la suite – la vie
que vous allez mener après. Souvent, on dit ça que le collège ça apprend la
vie, et qu’on y a en petit tout ce qu’on trouvera en grand plus tard ; notre
vision de la société, en somme : un endroit dégueulasse où on se fait taper
ou racketter, et virer quand on ne sert plus à rien, quand on ne sait plus quoi
faire de vous. Oui, mais
c’est là qu’on se socialise, aussi
qu’on se fait des amis, qu’on apprend un
jour une chose qui va vous bouleverser, qui va décider de votre vie. Tu te
fais taper, mais en échange t’as un ami pour la vie. Tu as pas de papier pour
t’essuyer le cul mais tu sais comment fonctionne une comparaison. Alors, tu
comprends que tu as un corps et une tête, et que par conséquent c’est
normal qu’on finisse par virer ceux qui ont fait la preuve qu’ils n’avaient
pas de tête vers un endroit où on a besoin que de leur corps ; virer en pro, ça
s’appelle – ou plutôt orienter en pro. La compensation, comme il n’y a pas
de raison que cette vision des choses n’atteigne que la portion congrue de la
population (les mineurs), c’est qu’
elle dévaste aussi les autres (les majeurs). Pas de pitié pour les profs
tangents chez les profs rectilignes.
Ce n’est pas quelque chose en toi qui doit devant la classe adhérer à une
forme convenue de rationalité c’est toute ta personne à tous les instants qui
doit/
devrait incarner une forme accomplie de rationalité.
En ce sens, les profs ne sont pas plus fous que le reste. Dernièrement
je me suis rendu compte que chaque fois que je rencontrais quelqu’un, j’en
concluais que ça lui ferait pas de mal d’être aidé, mais sans attendre, hein
qu’il allait falloir sérieusement s’occuper de sa santé mentale, et comme
c’était à chaque fois je me suis dit que c’était normal, que tout le monde
fasse son petit lot de séances chez un psy que c’était comme de se brosser
les dents. Mais ce n’est pas comme se brosser les dents.
Et ce n’est pas normal.
Ce n’est pas normal que tout le monde soit cinglé.
33

— Tout à l’heure, j’étais au téléphone avec la copine d’une copine qui passe
l’agreg. L’agreg de lettres. Ma copine (la première) m’a dit : elle la passe en
interne comme toi ; tu peux pas lui donner des conseils ?
Je ne savais pas par quel bout commencer. Je
patouillais dans le plus important/le moins important et j’ai fini par sortir ce
que j’avais retenu, finalement quinze ans après, de cette année où j’avais
passé l’agreg. D’abord, je lui ai sorti le coup de la dissertation sur Racine.
Je m’étais inscrite au CNED – c’est le centre d’enseignement à distance, vu
qu’à l’époque je vivais déjà au bled – et j’ai fait la dissert sur Racine, qui
était au programme, et quand j’ai reçu la correction ça m’a fait marrer. Le
gars s’était vraiment énervé sur ma copie, c’était barré de partout, avec de
longues annotations dans la marge, et particulièrement quand je citais
Barthes, que je citais pas
souvent pourtant, mais on sentait que le gars en avait eu assez, assez et plus
qu’assez, marre et re-marre de lire encore ce nom de Barthes dans une copie
sur Racine alors que le vrai spécialiste de Racine c’était l’autre qu’il
écrivait dans ma copie, pas Barthes, qui n’avait décidément rien compris à
Racine, mais bien l’autre universitaire de l’époque, Picard, c’était son nom ;
évidemment aujourd’hui tout le monde a oublié Picard et c’était aussi ça qui
le mettait hors de lui dans ma copie, ce correcteur, qu’on ait oublié
justement Picard et pas Barthes. Bref, ma copie lui avait une fois de plus
fait revivre l’année de la querelle, 65 : quarante ans étaient partis en fumée
à la lecture de ce torchon, et il ne lâcherait rien. Tant que Racine tomberait
au programme et tant qu’il corrigerait les copies du CNED.
C’est là que j’ai compris que l’interprétation à l’université, c’était du
sérieux, et qu’ils devaient tous périodiquement y rêver de balancer un
collègue dans les escaliers, communiquer de bien grosses saletés pour qu’il
ait pas son habilitation, et que l’essentiel pour avoir ce concours, c’était pas
tant de comprendre quel type d’interprétation ils attendaient de moi (après
tout, le picardien était aux fraises, et il s’agissait pas de réhabiliter l’homme
au nom de surgelés si par hasard Racine tombait) mais d’avoir su repérer
qu’il devait être question d’interprétations, de leur ordre de succession et de
leur devenir
dans la corporation, depuis leur date de naissance jusqu’à nos jours. J’ai dit
à cette copine, la copine de copine que, tu vois, quand tu passes à l’oral à un
moment, tu sens que tu leur fais plaisir, et en fait c’est pas vraiment que tu
leur fais plaisir, c’est plutôt qu’
ils commencent à avoir le sentiment que tu pourrais être l’un des leurs,
quelque chose chez eux s’ouvre, comme une fleur dans un bassin. C’est ce
que j’ai senti à un moment tandis que je commentais un bout de Balzac ; et
puis vers la fin – j’étais quasi sûre que c’était bon – j’ai perçu du jury un
renfrognement, qui
m’a demandé des comptes sur un passage sur des patates, je crois, sur un
plat de pommes de terre dans le texte de Balzac, et j’arrivais plus à piger ce
qu’
ils voulaient que je dise, je cherchais, je cherchais ce qui pouvait bien se
cacher derrière ce plat de patates, j’élaborais des thèses de plus en plus
complexes sur la syntaxe de ce morceau, sur son rapport avec ceci ou avec
cela, mais visiblement ça venait pas, les petites fleurs se refermaient, et puis
une a fini par me dire ce qu’ils voulaient que je dise que c’était une
indication historique, oui, une information sur la façon dont on cuisinait les
patates à l’époque de Balzac, et que c’était important aussi ces petites
informations qu’il nous donnait via la littérature.
La dernière chose que je lui ai dite, à la copine, avant qu’on raccroche, c’est
qu’elle devait prendre des Euphytoses. Parce que si je l’ai eu, ce concours
au final, c’est que j’ai pris des Euphytoses. Sans les Euphytoses, qui
calment les battements du cœur j’aurais été incapable de me concentrer
pendant les oraux et les écrits, tant mon cœur était logé dans ma tête. Vous
faites le test d’abord
chez vous, pour savoir combien d’Euphytoses il vous faut. Si vous n’êtes
pas trop traqueux, 3 suffisent.
Moi, j’en avais pris 7.
34

— Hier matin, j’ai fait passer les oraux du brevet avec le collègue sympa.
J’étais pas tombée sur la collègue qui fait peur (c’est déjà ça). On allume le
vidéo-proj, on pose la feuille d’émargement sur une table près de la porte,
on s’installe côte à côte avec devant nous le dossier, et dedans les fiches
d’évaluation et la liste des candidats. Trois parcours-Avenir pour
commencer + un voyage en Espagne. Pause. Deux parcours-Avenir + un
écolo. Fin. Le premier parcours-Avenir, c’était une bonne base : la fille
racontait comment elle avait aucune idée de ce qu’elle voulait faire mais
qu’elle avait un bon relationnel et comment, d’un coup elle avait eu la
révélation à cause d’un stage dans un tribunal, et la révélation, c’était
qu’elle voulait surtout pas faire ça, du droit et travailler dans un tribunal, et
qu’elle allait faire un bac STMG et un BTS.
Deuxième parcours-Avenir. Un petit gars que j’avais eu en polo bleu sans
marque, un peu rond. Il commence à parler d’exploitation agricole, de
production ovine et bovine, d’objectifs poursuivis, d’être au contact de
l’animal et de l’humain ; dans nos cerveaux, à mon collègue et à moi,
germe en simultané Tiens un fils d’agriculteur. Et puis il continue, il parle
des chevaux, il dit qu’il est cavalier, qu’il aime s’occuper des chevaux, qu’il
en aura aussi, ensuite il parle des handicapés, de ce qu’il a constaté que les
handicapés étaient mieux au contact de l’animal, que dans son entreprise il
aménagera des temps pour les handicapés et je me dis Il est malin, il a
compris que ça lui ferait des revenus en plus, qu’il s’en sortirait pas rien
qu’avec l’élevage. Et puis comme les autres il place la phrase que, grâce à
son stage, il a découvert
le monde de l’entreprise ;
qu’il veut fonder son entreprise et pas dépendre des autres agriculteurs qui
mettent n’importe quoi dans leurs champs, que lui il saura ce qu’il y a dans
ses champs et que ses abeilles, les ruches qu’il a aujourd’hui, butineront pas
n’importe où. C’est là qu’on lui demande : Tes ruches ? Tu as des ruches ?
Oui, il nous répond. Il n’a pas de terres mais il a des ruches. Il monte
vraiment à cheval et il a vraiment vu comment son ami handicapé aimait les
chevaux comment leur présence l’apaisait et le rendait heureux.
Il n’est pas fils d’agriculteur. Il a quatorze ans et il a des ruches. Il termine
en disant
qu’il va essayer comme ça de se faire une place dans le monde où on est
maintenant.
Arrive le suivant, que j’ai eu l’an dernier. Il nous balance d’abord trois
quatre phrases en espagnol avec virtuosité : j’y comprends rien. Ensuite il
nous parle de son stage en entreprise direct et c’est vite liquidé : il l’a fait à
l’Intersport ; tout le monde sait qu’à l’Intersport du coin, y a jamais
personne.
Du coup, il s’est fait chier comme un rat mort.
Il faisait son facing et puis il attendait.
Mon collègue m’explique que le facing c’est quand on range les produits
sur les étagères. Pour terminer le gars nous dit que comme il peut pas aller
au lycée parce qu’il a pas assez de ressources (= je suis nul) il a choisi le
pro en TP. Tandis qu’il repasse la porte, je songe qu’ira en Travaux Publics
ce fils d’émigrés portugais fan de l’Olympique de Marseille. On sort se
faire couler un café, avec mon collègue, avant de reprendre. C’est l’écolo.
En fait, il nous raconte un bouquin. Le bouquin d’une Américaine qui a
décidé de faire le moins de déchets possibles et qui a embarqué toute sa
famille dans son ascèse
qui consiste à se retenir à fond de faire des déchets.
Elle met tout dans des bocaux, elle va au supermarché avec ses bocaux ; ça
pèse un peu lourd mais bon.
L’avantage, c’est qu’on gagne de l’argent parce qu’on paye pas l’emballage.
Après, il nous montre 2 photos de chez elle, de là où elle vit : son garage et
sa salle à manger. Dans le garage y a rien, juste 6 vélos accrochés au
plafond tous en rang. Le garage est peint en blanc et la salle à manger aussi.
Y a un canapé blanc et deux étagères blanches. L’écolo nous dit qu’il
aimerait bien avoir un garage aussi bien rangé, que c’est moins
stressant.
35

— Des fois, on me demande de faire des workshops en école d’art. Je


m’excuse de ce que je bosse en collège, où c’est difficile de bouger les
emplois du temps et où c’est une galère pour rattraper les cours. En réalité,
je n’aime pas trop
faire des workshops en école d’art. Workshop en ce qui me concerne, ça
veut dire atelier d’écriture.
On attend de moi que je fasse des ateliers d’
écriture puisque je suis écrivain. Chaque fois que je m’engage, et alors que
je remplis l’autorisation d’absence, l’autorisation de cumul, je me dis Mais
qu’est-ce que je vais bien pouvoir leur faire faire ; je me dis Merde
ça va encore se finir en Oulipo, et j’espère qu’ils me demanderont surtout
pas comment je fais, moi.
Mais le pire, c’est pas les workshops en école d’art : ils sont plastiques, en
école d’art ; ils trouvent toujours le moyen de couler souplement leurs
textes dans de la vidéo, de la performance. De balancer tout en l’air et
d’observer comment ça retombe. Le pire, c’est les ateliers d’écriture pour
les gens qui écrivent. Là je les sens tout tendus vers quelque chose que je
pourrais leur dire et qui leur donnerait le déclic.
C’est une constante, d’ailleurs, y compris dans les écoles d’art : Je suis
bloqué·e, est-ce que vous pourriez me débloquer, madame ? Quinze
personnes assises autour de tables en U ou en O
qui attendent une phrase qui les débloque.
Une même phrase qui débloquerait tout le monde ça n’existe pas. Alors je
les prends un par un.
Je leur donne une espèce de vague exo, histoire d’occuper ceux que j’ai pas
en rendez-vous, la plupart du temps je les envoie « en enquête », qu’ils
prennent l’air. On se met dans un coin, elle ou il allume son ordi y trifouille
en causant, je zieute l’état du chantier tout en écoutant surtout. Ça leur tient
à cœur ce qu’ils ont commencé ; c’est lié à des trucs d’
enfance, des maladies qu’ils ont eu, des soucis de famille, et comme ils ont
de plus en plus l’
injonction-suggestion de faire du terrain, d’utiliser des documents, et que ce
soit politique, ils essayent de combiner leurs problèmes d’asthme avec
la situation au Cameroun ou le comportement limite d’un oncle avec
l’interview d’un vieux du village là-
haut, dans les Pyrénées. L’entretien du vieux d’ailleurs est une mine d’or ;
la transcription suffirait. Oui mais on comprend pas bien, il passe du coq à
l’âne et c’est de la purée. Justement, je dis, la littérature, c’est de la purée :
mets en page ta transcription, ça sera parfait.
Arrive la question du travail.
Faut que ça sue dans les ateliers d’
écriture comme ça sue partout ailleurs. Or l’
effort consiste à ne pas retranscrire quand
une transcription suffit, ce qui n’a rien à voir avec une fidélité à la source
(de toute façon, la source elle est refaite). Faut arrêter d’apprêter les
sources. Bien sûr en sous-couche pointe un futur possible éditorial : jamais
Actes Sud/Grasset/Gallimard/Flammarion/ Stock/
Le Seuil prendra une transcription pas travaillée (sans « écriture »). Le
voilà, le politique : tu acceptes de saloper ta transcription pour entrer chez
Actes Sud/
Grasset/Gallimard/Flammarion/Stock/etc., ou bien non ?
L’immense chantier se fissure ; quand le bâtiment va tout va ; que faire
quand on a du déjà-déconstruit ? Le hasard et l’éphémère, du temps de
Cage et de Filliou sont devenus des briques dans de l’histoire de l’art.
L’atelier d’écriture est tombé, plouf
dans le trou de la professionnalisation.
36

— Y a une chose que je me suis jamais dite avant de remplir les bulletins :
Tiens, je vais faire un effort je vais essayer d’être originale
(du fait que je suis écrivain). J’ai toujours rempli les bulletins de la manière
la plus convenue et la plus sobre possible. Un trimestre plutôt correct à
l’écrit comme à l’oral. Des qualités et des capacités indéniables, mais un
travail trop irrégulier et superficiel.
Révisions indispensables en orthographe et en grammaire. La question que
j’aurais pu me poser, c’est Pourquoi je ne me pose pas de questions, à cet
égard et pourquoi je ne m’en suis jamais posée. Des résultats tout à fait
satisfaisants à l’écrit. L’oral est en retrait : il permettrait pourtant d’affiner
la réflexion et d’assurer l’expression. La langue des bulletins a acquis, à la
répétition, une forme d’opacité à force de transparence. Un trimestre assez
satisfaisant. Attention aux bavardages. Je suppose des parents penchés
tentant de décoder quelque chose de substantiel qui révélerait leur gosse
dans : Un travail soigné mais parfois trop rapide. Évitez de vous disperser
en cours et rendez régulièrement vos exercices. Ou bien des parents fâchés,
ou lassés, à la lecture de : L’ensemble est encore insuffisant. Remettez-vous
au travail ; cela devient urgent. La langue des bulletins qui dit la même
chose toujours de la même façon – Travail régulier et précis, en progrès à
l’écrit comme à l’oral. Continuez ainsi. Je ne suis jamais parvenue à
enrager à l’idée de taper au clavier depuis 15 ans (après avoir écrit à la main
autant d’années, au bic bleu sur des feuilles allongées) : Un trimestre
assez décevant. Remettez-vous au travail, à l’écrit comme à l’oral. Alors
que j’aurais dû empoigner le classeur et le balancer par la fenêtre.
Et puis non. Très bon travail, à l’écrit en particulier.
Continuez ainsi. Une fois, un collègue a eu un mot nouveau : « perfectible
». Du coup, on s’est tous mis à taper « perfectible ». Perfectible, perfectible
perfectible, ça faisait. Le bulletin, c’est la satisfaction du devoir accompli.
Je te tape. On passe
au trimestre suivant. Deuxième puis troisième.
Je me souviens que les dix premières années
dans le métier je rayais scrupuleusement chaque jour de taf passé sur un
calendrier, les périodes de vacances encadrées et barrées d’une grande croix
pour bien visualiser (tous les profs font ça). C’est ça qui nous unit, au-delà
de toutes les barrières avec les élèves : l’attente des vacances. Sauf pour les
malheureux. Tous ceux qui s’ennuient.
Qui supportent pas. Chez qui ça se passe mal.
Évidemment ça se dit pas, qu’on n’a pas envie de travailler mais que quand
faut y aller faut y aller et puis finalement la journée était pas si
mauvaise que ça. C’est exactement ce qu’on se dit avec les élèves, chacun
dans son quartier, quand on a poussé la porte et qu’on se mange un gâteau
un goûter, à la table ou debout : quand faut y aller faut y aller et finalement
la journée était pas si mauvaise que ça ; journée de merde, quand on a eu
une journée de merde. Avec les élèves, y a des fois où on se dit : Faut que
ça s’arrête, maintenant ça peut plus durer, je peux plus continuer comme ça.
On est là, assis à la table le gâteau dans la bouche à chialer dans ses poings
avec en boucle Faut
que ça s’arrête, maintenant ça peut plus durer, je peux plus continuer
comme ça.
Et puis non.
Le lendemain, on recommence.
On continue ainsi.
37

— C’est mercredi, on amène les 5es à la médiathèque pour un atelier très,


m’a dit l’organisatrice sympa. Madame, on peut mettre de la musique, on
peut mettre de la musique madame ? Oui, mais avec les écouteurs. Ces
petits corniauds sont capables de bousculer dans le passage de la poste ;
comme ça au moins, ils sont concentrés sur leurs oreilles.
Sur le chemin, ils chantonnent, ils s’envoient des taloches, ils se traitent de
tous les noms, pute salope, enculé, etc. ; on arrive à la médiathèque. On
nous conduit dans la salle d’exposition, au fond à gauche. Y a trois chaises
en plastique rouge, un appareil photo sur son pied, un tapis par terre et
devant, un écran rétro-éclairé flanqué de deux
paravents semi-opaques. Deux jeunes femmes
blondes, une frisée, l’autre lisse, entrent. Elles lancent sur ce ton un peu
forcé, un peu joyeux, qu’on
emploie avec les enfants : Bonjour (bonjour)
bienvenue à la médiathèque (bienvenue)
alors vous pouvez vous assoir sur ce tapis, là (sur le tapis), et on va
commencer un atelier ensemble
(on va commencer l’atelier), un atelier vous allez voir très sympa (très
sympa). Vous avez envie de
participer à l’atelier ? dit la lisse. Nooooooooon !
répondent en chœur les enfants. Asseyez-vous bien sur le tapis, s’il vous
plaît, ne vous couchez pas, je vais vous expliquer (écoutez bien) : alors, on
va vous lire une histoire, et c’est vous qui allez illustrer l’histoire ; vous
savez ce que ça veut dire « illustrer » ? Non ?
Vous savez pas ? Toi, là, tu es sûr que tu sais pas ce que ça veut dire ? Non ?
Eh bien « illustrer », ça veut dire que vous allez faire des dessins de
l’histoire, pour chaque étape de l’histoire. On va d’abord vous lire l’
histoire, et puis je vous montrerai comment on dessine là, sur l’écran, mais
derrière. C’est compris ? (ne vous couchez pas). À ce moment, la frisée
commence à lire une histoire de loup et de grand-mère mais pas Le petit
chaperon rouge, une autre, dont je n’ai rien retenu parce que j’étais
décalquée par un début de sinusite.
C’est la lisse qui disparaît derrière l’écran. On voit son ombre chinoise qui
prend des trucs à droite, colle un personnage en papier de fille et trace des
courbes à la peinture. Elle nettoie l’écran. Elle réapparaît. Et voilà vous
avez compris ? Maintenant, c’est vous qui allez continuer tout seuls ; nous,
c’est comme si on était plus là du tout du tout… Bon, vous m’écoutez oui
ou non ?
Je vais mettre de la musique, dit-elle, et on doit pouvoir entendre la
musique, vous devez pas parler plus fort que la musique, dit-elle. Sur ce,
elle se dirige au fond à gauche, vers un lecteur audio qui se met à diffuser
une musique classique relaxante. Elle envoie les deux premiers derrière
l’écran. La frisée reprend le début de l’histoire. Les deux collent la fille et
un soleil en bas puis peignent n’importe comment. Attendez ! je crois que
vous n’avez pas bien écouté l’histoire : je vais vous la relire. Oooooh, font
les autres. Ensuite, c’est aux deux suivants. Ça va mieux, c’est des filles.
Elles s’appliquent sous les très bien (très bien), re-collent la fille, le loup
devant, un chemin entre les deux tracé à la peinture, le soleil en haut. Les
filles se rassoient. La lisse nettoie l’écran. Étape suivante. Deux garçons,
dont un très grand, qui colle la fille en papier limite bord cadre avec sa tête
qui dépasse. Ça fait marrer les autres.
Il dessine un soleil pendant que l’autre colle un soleil en papier. Y a deux
soleils ! crie quelqu’un. Ouais ben c’est pas grave on s’en fout, disent les
garçons qui finissent le travail et vont se rassoir. C’est très original, c’est
surréaliste, bravo les garçons ! dit la frisée qui se dirige vers l’appareil
photo pour photographier l’écran comme à chaque étape. C’est pas la peine
de vous coucher, je vois bien l’écran, ajoute-t-elle aux gosses couchés qui
se font des chatouilles.
Deux autres garçons se lèvent. L’une des filles est venue s’asseoir sur la
chaise à côté de moi ; elle a mal au dos, assise par terre comme ça. Les deux
garçons collent à nouveau la fille, la grand-mère + le loup, qui ressemble à
un crocodile. À ce moment, la collègue qui me succède entre dans la salle.
Je me lève, on se salue, et je lance Merci beaucoup ! Au revoir !
d’un ton joyeux, un peu forcé.
38

— C’est dimanche, un dimanche de mois de juin chaud sous la tonnelle


avec les canisses toutes neuves. On en est aux glaces, glace au citron vert,
avec d’abord de fruits la salade et par-dessus la crème Chantilly.
On est avec les filles, la vieille copine de C. qui a mon âge, les deux frères,
le petit qui est en 4e
et les deux chiens qui attendent la saucisse en bas du barbecue. Tout d’un
coup ça se lance sur les souvenirs d’école, je ne l’ai pas amorcé mais ça se
lance avec précision d’emblée sur les souvenirs de collège, et
naturellement, les souvenirs de profs. – Tu l’as eu monsieur X ? – Moi, je
l’ai eu, monsieur X…
– C’est celui qui… Tout le long du cours, non ? – Ah oui, pendant toute
l’heure il arrêtait pas. – Il arrêtait pas et il nous matait, non ? – Et la prof, là,
la prof de maths qui nous enfermait dans la salle ? Tu te souviens de son
nom, de la prof de maths qui nous enfermait dans la salle ? – Madame Y…
– Elle, je l’ai connue, je dis elle enseignait encore quand je suis arrivée y a
vingt ans.
– Elle était belle, tu te souviens ? C’était une belle femme, hein, mais
alors… – Monsieur X, en biologie celui qui nous tirait les cheveux ! Un
jour, il a tellement tiré sur les cheveux d’un pote que ses cheveux… – Moi,
j’en ai connu un qui nous faisait faire le tour de la cour en nous tirant par
une oreille. – La cour elle est trop grande, c’est pas possible. – Je te jure, il
nous prenait par une oreille et il nous amenait jusque dans le bureau du
principal par l’oreille, qui était à l’
autre bout de la cour !… – X, il se grattait les couilles ou il se branlait ? – Je
sais pas, mais il avait tout le temps la main dans le froc. – Un jour, tu vois…
ma mère, elle est illettrée… – Moi, j’en avais un, il avait toujours des traces
de… sur sa chemise… Si…
c’était glauque… – Elle sait pas lire pas écrire… Et alors, je me trompe de
mot… – Il se passait la main dessus et ça se voyait qu’elle grossissait… –
Toi l’Italienne, va falloir t’apprendre le français… une belle femme, mais
elle était dure… et tu sais, quand tu as les doigts comme ça, et qu’on tape
dessus avec une règle en fer… – Et celle qui mâchait tout le temps du
chewing-gum ?… – Putain, ça se voyait qu’elle en avait marre d’être là !
L’autre là, tu l’as eu ? – Qu’est-ce qu’il était raciste ! Y avait une Noire,
dans la classe il l’appelait Gorille… pendant des mois… ça durait…
Il l’appelait tout le temps le gorille. Un jour quand il est entré, on était tous
sur les tables et on faisait les gorilles, avec les poings !… On est tous des
gorilles, on lui a dit ! – Je me souviens qu’il faisait passer les filles… les
garçons… et après les filles…
il matait les culs… – Toute façon ça se voyait
sur les photos de classe, que ça allait pas…
À ce moment – je finissais un morceau de mangue – je leur dis : Mais
attendez, c’était en quelle année, tout ça ? Parce que vous avez pas tous le
même âge…
L’une des filles dit : J’ai quarante ans. Les années 80.
La vieille copine qui a mon âge dit : Moi, c’est les années 70 ; fin des
années 70. – Et moi, j’ai trente ans… début des années 2000… Mais j’étais
pas dans le même collège… – Ouais ! Toi, t’étais pas dans le bon collège,
disent les filles. – Le bon collège, c’était celui où X se massait les couilles ?
je demande. Le gorille, les gosses enfermés dans la classe, c’était dans le
bon collège ? – Ah oui, dit la vieille copine, il avait une excellente
réputation, ce collège, tous les parents voulaient que leurs mômes y aillent ;
tu comprends c’était strict, et on travaillait beaucoup
on avait énormément de devoirs. – C’est marrant, je dis ça ressemble aux
histoires que me racontent mes parents… mais ils ont presque quatre-vingts
ans…
En tout cas moi, j’ai pas du tout les mêmes
souvenirs. Jamais un prof nous aurait touchés.
On était en banlieue parisienne et c’était juste après 68. – Ici, disent les
filles, c’est loin, on n’a pas connu tout ça. – Mais y avait de bons profs aussi
dans ce collège… Monsieur J., c’était une merveille de prof ! Une crème
d’homme… Il enseignait l’
anglais… Malheureusement, j’ai jamais rien compris à l’anglais… jamais
jamais… Mais monsieur J., ah…
Vraiment, c’était une merveille, ce prof.
39

— Je suis chez les amis de Bagnolet. Les enfants : un en 4e, une en 3e. C’est
le moment où le ministre vient d’annoncer que le brevet aurait lieu le lundi
et le mardi suivants à la place du jeudi et du vendredi de cette semaine, à
cause de la canicule.
Le 4e se fout de la tête de la 3e
qui tire la tronche. Et les gens qui ont réservé début juillet, comment ils
vont faire ? Pour des raisons psychologiques obscures, je leur explique, les
ministres, au cours des dernières années, n’ont fait que retarder au
maximum les dates des examens, bac et brevet, cependant qu’ils avançaient
toujours plus les dates des concours, agreg et capes, dans l’idée peut-être de
signifier à la population que, vous voyez les profs et les élèves travaillent
jusqu’au bout.
En réalité, je dis aux gosses, dans ma 4e, y a un tiers de la classe qui vient
plus depuis
trois semaines. – Mais chuuuuuuuuuuuuut !
me dit mon amie la mère. – Ah, tu vois maman !
dit le 4e. – En plus, dit la 3e, ils nous autorisent pas à mettre des débardeurs,
avec la chaleur ils veulent qu’on ait des petites manches, là, dit-elle en tirant
sur son tee-shirt, ils disent que ça déconcentre.
– Ça déconcentre quoi ? je demande, vu que j’ai rien compris. – Ben oui, ça
déconcentre, de voir les épaules, dit-elle en haussant l’épaule gauche, sur
laquelle du coup je m’attarde. C’est là que je me souviens qu’ils sont dans
le privé, et que quand mon amie, la mère, m’avait demandé ce que j’en
pensais, de mettre ses mômes dans le privé, je lui avais dit qu’oui, qu’elle
allait pas refaire la banlieue à elle toute seule en envoyant deux enfants de
classe moyenne dans le public, et que
de toute façon même les parents arabes et noirs qui le pouvaient mettaient
les leurs dans le privé catholique.
– Et puis les genoux aussi, dit la 3e
ça déconcentre. – Les genoux ça déconcentre ?
je la relance, car je vois déjà le passage plutôt rigolo que je vais pouvoir
faire avec son histoire de genou et de concentration. – Oui, ça déconcentre,
faut pas mettre de jupe, et pas un certain type de pantalon.
Là, je comprends plus rien. J’aurais dû lui demander ce qu’il fallait mettre
alors (une robe ?)
et je visualise une jupe en dessous du genou en me demandant ce qui peut y
contrevenir à la concentration.
– Les pantalons, faut pas qui soient trop serrés.
– Et oui, trop serrés, je dis, ça moule les fesses.
– Mais, rajoute la 3e, faut pas qu’y soient trop larges non plus. – Trop larges
? – Oui, trop larges.
Baggy ? Sarouel ? J’en conclus que les cathos en ont après les baggys et le
sarouel, les baggys parce que ça fait racaille, le sarouel parce que ça fait
hippie.
– Et puis les garçons doivent pas se maquiller.
On se regarde, avec sa mère, mon amie, qui répète : Les garçons doivent
pas se maquiller ? Y a des garçons qui se maquillent ? – Non, dit la 3e
mais c’est dans le règlement, que les garçons doivent pas se maquiller. Est-
ce que les cathos se
prémunissent contre une conversion soudaine
des élèves au LGBTQI + ? Ou bien est-ce qu’ils envisagent tous les cas
possibles ? Les épaules les genoux, les pantalons trop serrés, trop larges les
gars qui se maquillent, les bottes trop hautes, trop courtes, les sandales trop
hautes, trop plates, les jupes trop plissées, pas assez plissées, portefeuille,
patineuse en corolle, volantées, les filles qui se tiennent par la main, par le
pied, les garçons qui se
touchent le nez, qui s’examinent la bouche
et je ne sais encore quelles autres
horreurs.
40

— D’une part, il faut disposer les élèves en îlots c’est-à-dire par quatre,
c’est-à-dire qu’ils doivent pouvoir travailler tout à fait seuls, autonomes,
sans nous, on doit les préparer à l’autonomie, on doit quasi disparaître, au
moins de leur champ de vision, on leur donne une A4
avec des phrases toutes prêtes à compléter, à
manipuler, à inventer, à chambouler, et vite vite on se carapate derrière
notre ordi dont on ne bouge plus jusqu’à ce qu’ils aient fini et si, vraiment,
y en a un (on l’appelle le gérant)
qui vient pour nous demander un tuyau, mais alors exceptionnellement, on
le renvoie vers un autre groupe qui a l’air d’avoir compris : c’est eux qui lui
expliqueront ; avant la fin de l’heure, on passe quand même de groupe en
groupe et, d’un geste souple, on met des points, des points de couleur ; on
met des points verts si c’est réussi, des points jaunes si c’est bof, et des
points rouges si c’est nul – mais un groupe de quatre n’est jamais
intégralement nul, évidemment ; la plupart du temps, y en a toujours un sur
les quatre qui comprend le système et dispatche les verts.
Comment ne pas être d’accord avec cette version libertaire de
l’enseignement ? Bon d’accord
y a bien le gérant qu’on a appelé le gérant comme un hommage à la
boutique, à la
boutique France, selon le mot de Colbert : qu’il voulait diriger la France
comme la boutique paternelle – mais c’est quand même minime comme
concession. L’élève est donc l’enseignant. C’est en effet le meilleur moyen
d’apprendre. Mais attention : si jamais l’inspection découvre que nous ne
les mettez pas en îlots, que les tables sont encore bêtement alignées face
tableau, bref, qu’au fond, vous n’êtes qu’un anarchiste de pacotille, alors là
vous êtes viré ; ou plutôt on vous emmerdera jusqu’à ce que vous partiez de
vous-même (le maître mot, c’est décourager).
Soit un système autoritaire qui vous sommerait de ne pas l’être ? C’est plus
compliqué que ça.
Parce qu’en fait, mine de rien, faut naturellement que l’autorité règne dans
votre salle, qu’on entende une mouche, que juste ça bourdonne autour des
potentiels points rouges verts jaunes, malgré que vous êtes planqué derrière
votre ordi, car vous avez distribué les A4, et vite vite vous vous êtes couroté
vers votre ordi, vous avez souhaité bon travail
bonne heure à la bonne heure aux 24 ou 31, et là vous êtes sur l’ENT,
l’Espace Numérique de Travail vous vous racontez, vous vous décrivez sur
l’ENT.
Quelle est la condition, la condition pour que ça puisse ? La condition, c’est
que les 24 ou 31
aient tous intégré l’autorité, qu’ils soient tous à la fois leur propre employé
et leur propre chef, qu’en eux l’employé paresse aussitôt rectifié par le chef
que le chef en permanence vigilant n’en perde pas une de l’employé, qu’il
le soupçonne a priori de tirer au flanc comme tout employé qui se respecte
que l’employé ait par-dessus son épaule le regard du chef, ou dans son
oreille la remarque du chef, dans une forme de double-écoute qui fait que,
quand vous parlez, vous savez que vous vous adressez à la fois à votre
collègue, en l’occurrence votre camarade et à quelqu’un d’autre placé pour
ainsi dire
dans votre tête, et là ce dont je m’aperçois, tout en écrivant ça (d’un coup
c’est venu), je réalise je me mets à réaliser que c’est non seulement
le dispositif incarné de l’inspection (vous vous adressez officiellement aux
24 ou 31 mais aussi à l’inspecteur – dans le secret de votre cœur et en
vérité, vous parlez à l’inspecteur tout en simulant une parole à la
cantonade). Ainsi, le dispositif incorporé par tout fonctionnaire point vert :
que l’inspecteur soit physiquement présent ou pas, il est là, toujours un peu
dans ma tête, à vérifier que je suis dans les clous en îlots, autonomes, auto-
évalués, silencieux
bourdonnants, travailleurs, sans répit, surveillés par l’un, surveillés par
l’autre.
41

— C’est notre première Heure de Vie Syndicale


de l’année. On est tous en cercle autour de la table basse sur nos chaises
rembourrées nos dos douloureux bien posés, les plus jeunes en hauteur sur
les chaises de bar neuves achetées l’an dernier. En 1/
dans l’ordre du jour : le numérique. Dans un premier temps, on a eu un
identifiant et un mot de passe provisoire pour entrer dans l’ordinateur, et
pour la plupart, on est bien parvenus à entrer dans l’ordinateur à changer le
mot de passe provisoire pour un mot de passe définitif mais le mot de passe
définitif s’est avéré au bout de trois jours lui-même provisoire, ce à quoi le
gars qui s’occupe de la maintenance a répondu sur le tableau de la salle des
profs : votre nouveau mot de passe est sur votre boîte académique. Person-
nellement, ça faisait deux jours que je bataillais avec ma boîte académique,
j’avais beau bien
remplir toutes les cases, le bandeau rose comme quoi j’aurais pas ce que je
voulais se raffichait en permanence. J’avais fini par choper le gars qui
s’occupe de la maintenance au secrétariat pour
qu’il observe le phénomène et me donne enfin
accès à l’évidence. Mais le gars avait butté
comme moi-même, sur la même page. – Ah
je vais signaler la chose au Conseil départemental car c’est le CD qui gère
le parc informatique, et depuis, chaque fois que je le voyais traverser la
cour vers le secrétariat, je le chopais pour lui demander s’il avait la réponse
du Conseil
départemental. Les autres, autour de la table basse sur les chaises
rembourrées, n’avaient pas l’air d’
avoir de problème avec leur boîte académique, en tout cas personne n’avait
fait allusion à un problème quelconque avec sa boîte académique, en
revanche ils étaient très énervés de ne pas pouvoir entrer sur l’
ENT, où on rentre tout, les absences, le cahier de texte, les notes, la
communication, et même
apparemment cette année (mais ça, je l’avais pas vu puisque j’arrivais
même pas à entrer dans l’ordinateur) une sorte de réseau social où on
pouvait s’envoyer des vannes entre profs et parents. Mais ce qui
énervait encore davantage ceux qui étaient énervés c’est que ça ramait ; ça
ramait comme encore jamais ça n’avait ramé, et pourtant ça avait ramé. –
J’ai cliqué pour ouvrir une fenêtre, et ça a mis une minute dix-huit montre
en main pour qu’elle s’ouvre. – De toute façon a dit quelqu’un d’autre (et
ça je l’avais remarqué l’
an dernier déjà, au changement de logiciel, qu’on pouvait plus aller à
l’impromptu sur des sites, pour montrer une image, un bout de film, un
exercice, un son le gars qui s’occupait de la maintenance à l’époque m’
avait répondu : je vais en faire la demande au Conseil départemental, ou
alors vous n’avez qu’à télécharger !
Mais alors l’intérêt du truc, la fluidité et le peu de vie que ça pouvait mettre
dans un cours, c’était terminé s’il fallait au préalable l’autorisation du CD),
de toute façon on est obligé de télécharger chez soi ce qu’
on va montrer, alors quel intérêt d’aller sur Internet si tout est sur une clé
USB, on n’a qu’à venir avec sa clé USB et puis pour les absences, on n’a
qu’à les écrire sur un papier. Je rayonnais intérieurement : les absences sur
un papier, c’est ce que je faisais depuis le début de l’année, et j’envoyais un
élève les porter en volant à la vie scolaire (en volant, car il était si rapide et
rayonnant qu’il paraissait revenu avant même son départ). – Et on n’a qu’à
demander un cahier de textes papier! a ajouté quelqu’un.
Après tout, j’ai dit, le cahier de textes papier c’est ce que j’ai rempli
pendant des décennies. On donnait les devoirs et les notes aux élèves, les
parents mataient pas. – Maintenant qu’ils ont pris l’habitude de mater, ça
va les embêter de plus pouvoir
a dit quelqu’un. – Tant mieux, ça remontera !
Et ensuite, y a eu une discuss sur le fait que ça remonterait vers le bahut et
pas le CD, mais que de toute façon le Conseil départemental, puisqu’il avait
la main sur le parc informatique, verrait très vite qu’on remplissait pas ce
qu’on devait remplir et s’en inquiéterait auprès de l’établissement parce que
du coup ils pourraient plus eux remplir leurs
statistiques pour le ministère et passeraient pour des mauvais élèves de la
réforme, des ploucs
et des ruraux du numérique.
42

— Si je devais définir ce que c’est, l’autorité je parlerais plutôt de ce que ça


fait. D’abord
j’ai été en présence domestique d’une autorité mes vingt-deux premières
années, donc j’en ai des souvenirs clairs, et même éblouissants – peut-être
est-ce l’une des caractéristiques de l’autorité, cet éblouissement ce puissant
éclair né d’un regard, d’un geste, d’un mot qui vous fixe et vous fige. Vous
me direz que si l’autorité en question vous empêche du coup de faire quoi
que ce soit (vu que vous êtes figé), c’est qu’elle est excessive ; je crois que
toute autorité, même souple, ne peut faire l’économie de l’instant de l’éclair
qui remet tout d’équerre, en ordre, aux normes (et puis ensuite
naturellement on discute, rechigne, ronronne ; n’empêche). J’ai pas connu
beaucoup de profs
autoritaires dans le sens que je viens de dire, ou je me suis arrangée pour ne
pas en faire les frais.
En CM1, je me, c’est l’année où je me suis
payé une crise d’eczéma localisée aux joues, j’
avais les joues farcies de croûtes qui purulaient je les soignais au Mercryl
Laurylé, une solution transparente qui piquait fort. Sur la photo de classe j’
apparais petite en noir et blanc, et on voit nettement les deux traces en arc
sur mes joues. Je me souviens qu’on m’avait mise dans une autre classe
pendant que la mienne était en classe de neige. L’instit entre et j’ai tout de
suite senti une fermeté dans l’entrée, une fermeté d’une autre nature que
celle des autres instits qui étaient fermes mais souples ; cette instit faisait en
quelque sorte retentir sa fermeté sans avoir à claquer la porte, et ses allées et
venues dans la salle étaient celles d’une bête en cage mâchant
vigoureusement son chewing-gum, et quand elle a commencé à débiter je
me suis aussitôt réduite
tout en veillant à tenir exactement la position dans laquelle j’étais à son
entrée de manière qu’elle ne remarque pas de changement dans mon
attitude et qu’elle n’en déduise pas que j’avais été sensible à la fermeté de
son entrée (auquel cas on sait très bien qu’
ils en profitent). Je me suis tassée, comprimée intérieurement, et les
vertèbres du haut de la colonne celles qui joignent la tête au thorax, les c1
c2 c3 c4 c5
c6 c7, se sont pour ainsi dire ossifiées (c’est ce que m’a expliqué il y a
quelques années un spécialiste grenoblois du dos qui m’a dit tout en tâtant :
Tiens c’est bizarre, elles sont comme soudées) cependant que je devenais
myope, une myopie galopante stoppée à coups de laser la même année.
Mais de cette femme à part son entrée et qu’elle débitait, je ne me souviens
de rien, et le plus fort c’est qu’elle a fait disparaître, elle a absorbé dans sa
traîne l’autre instit, celle que j’avais et dont je dirais qu’elle ne m’a pas
laissé un mauvais souvenir si j’en avais gardé le souvenir. Depuis j’identifie
la présence d’une autorité, d’une autorité de ce type, à l’autoréduction ; une
compression intime me révèle qu’il y a une autorité dans le secteur. Des
autorités de ce type, j’en ai subodoré (flairé) quatre dans ma vie dans
l’éducation nationale. Elles sont de l’ordre du mystère : d’une présence qui
ne doit rien au poids ni à la taille (un nain peut terrifier). Simplement elles
entrent
et on a envie de mourir.
43

— On est autour de la table du salon avec la télé on mange des pistaches et


des Curly, et je suppose que si j’étais garagiste, on me demanderait des
conseils pour la vidange et un avis pour les pneus, mais là comme je suis
prof, toujours monte à un moment une histoire de prof, une anecdote
chargée de tester dans mon regard que c’est bien ça, qu’on s’est pas trompé,
et là en l’occurrence, comme il est en 3e
avec une pointe de tourment en plus, parce qu’y a l’orientation : la prof
d’espagnol, elle nous a crié dessus que si on continuait comme ça on y
arriverait jamais d’ailleurs qu’elle se chargerait personnellement qu’
on y arrive pas si on continuait comme ça, que de toute façon dans la classe
y en aurait que deux qui s’en sortiraient et que tous les autres (je
l’interromps) t’es sûr que vous l’avez pas emmerdée avant (lui) non non, on
a rien fait, et en plus c’est la prof principale (moi) mais t’es bien sûr que
vous foutiez pas le bordel (lui) non, sérieux – je lui confirme qu’elle a dû
péter un plomb ; il reprend qu’elle a pété un plomb, on s’accorde tous sur le
pétage de plomb, et donc
sur le fait que c’est pas grave, c’est la routine, et que celle-ci c’est une
sujette au pétage de plomb, même si j’ai des doutes. La plupart des pétages
de plomb arrivent en fin de journée, fin de matinée ou fin de journée,
parfois non dans la classe la plus pénible mais dans la classe qui succède à
la plus pénible, et souvent pour couvrir le bruit on pousse la voix, on est
tout concentré sur le volume de la voix et sa puissance on oublie ce qu’on
dit, on pourrait très bien hurler une liste de noms de légumes par exemple,
l’important c’est l’effet tétanisant que ça peut provoquer.
Tout ça ne suffit pas à trancher l’affaire ;
c’est-à-dire que la seule question qui vaille et la raison ultime pour laquelle
on me raconte des histoires de profs, c’est de savoir s’il s’agit d’une folie
véritable ou pas. Une prof qui dit à ses élèves qu’ils n’y arriveront jamais,
qu’il y en a que deux qui s’en sortiront, et qu’elle se chargera qu’il y en ait
pas plus, ce n’est pas un signe de folie, c’est la vérité (mais ça j’évite de le
dire à table) car deux, c’est en gros la proportion de ceux qui feront une
prépa ou une école style ingénieur, et vu qu’il y a longtemps que plus
personne n’est en mesure d’imaginer (même si on le nie) que faire
boulangère ou plombier c’est s’en sortir, ça donne qu’en effet tous les autres
ne s’en sortent pas et que nous, les profs, on s’est aussi personnellement
chargés qu’il en soit ainsi et pas autrement. Plus personne ? Pour mon amie
qui est coiffeuse, boulangère, c’est un vrai
métier. Elle raconte : la fille d’une cliente, qui voulait faire un CAP
pâtissier, sa prof principale lui a dit tu es trop grosse, tu vas pas faire
boulangère.
Du coup elle a pas fait boulangère, parce que sa prof lui a dit qu’elle était
trop grosse ; tu vas pas faire pâtissière, t’es grosse.
Je lui dis, elle est en face de moi, en la regardant bien : un prof principal ne
peut pas décider de l’orientation d’un élève, il ne peut donner qu’un avis ;
c’est vous les parents, et l’élève, qui remplissez les vœux à la fin de la 3e (je
me tourne vers son fils, qui est à ma droite) de toute façon, maintenant, on
vous laisse tous passer en seconde, et une fois au lycée, ça cravache,
comme ça ceux qui peuvent pas suivre se découragent et sont réorientés dès
les premières semaines en pro.
Je demande : Et la pâtissière
qu’est-ce qu’elle est devenue du coup ?
Eh bien
elle fait des ménages.
44

— Ils sont dix à leur petite table, bien espacée.


Une fille, déjà grande en 5e, ne sait pas comment mettre ses jambes
(entortillées, un pied plié vers la gauche, l’autre vers la droite cuisses
coincées sous le plateau). C’est la première fois que je m’aperçois à quel
point le plateau de ces tables, isolées loin comme ça l’une de l’autre, est
petit – à peine de quoi loger un livre à cheval sur un cahier et une trousse ;
un coup de coude et tout valdingue. Mais tout ne valdinguera pas : ils sont
bien sages comme frappés de paralysie par le masque.
J’ai une heure pour dégeler ce qui peut l’être fur et mesure. Tâte le terrain.
Yvain ?…
Yvain ça vous dit quelque chose ?
Yvain le chevalier ? Le lion ? Un peu ? Non ?
Le début ? Il y a de………… l’eau ! Il y a de l’eau.
Non ? Une fille lève la main. Elle se met à débiter dans le détail à toute
blinde le début du roman, le cousin Calogrenant la fontaine chaude et froide
les émeraudes le grand pin la tempête, tout.
– Alors, les autres ? Vous m’avez envoyé des choses, pourtant, de chez
vous…
Pétrifiés.
– Vous vous rappelez un petit peu, oui ?
Pétrifiés.
– Vous savez (je réfléchis tout en parlant), peu importe si vous avez envoyé
une chose, ou deux choses, ou si vous avez fait tout le travail l’important,
c’était de me faire signe, parce que si vous ne faites aucun signe, on
s’inquiète pour vous le problème, c’est pas le travail, c’est juste que si vous
faites un signe, on se dit ah ça va, il est là elle est là ; vous comprenez ?
Silence.
Un doigt :
– Moi, madame, en fait, si y a mon chat qui passe je le regarde. Voilà, je le
regarde. J’ai du mal à me concentrer chez moi.
Je tente la relance : D’autres aussi ont du mal à se concentrer ? Vous faites
comment ? etc.
Ça démarre mou.
Je leur propose un oral à la con : « Je voudrais être un animal de votre
choix] car je pourrais 3 raisons au moins]. Et toi, qui voudrais-tu être ? »
Regards dubitatifs – elle nous prend pour des gosses ou quoi ?
Bonne volonté :
– Je voudrais être un… hamster, car je pourrais stocker de la nourriture.
– Ah, je dis, ça se voit qu’y en a qui ont été confinés y a pas longtemps !
Détente timide, mais générale.
– Et toi, qui voudrais-tu être ?
– Je voudrais être une fourmi, car je pourrais me cacher dans les petits
coins.
– Les petits coins ? C’est bien, ça, les petits coins ! Et qu’est-ce que tu
pourrais y mettre, en plus dans les petits coins ?
– Des cadavres ! répond un autre (super, je me dis ça commence à sortir).
– Des cadavres, cool, c’est un bon truc à mettre dans les petits coins, des
cadavres.
Ils se marrent. Et toi alors, tu mettrais quoi, dans les petits coins ? La pro
d’Yvain lève la main : De la drogue !
– Très bien, de la drogue.
Brève discussion de connaisseurs sur les drogues légales et illégales.
– Et encore ? je demande.
– De l’argent !
– Eh oui, de l’argent, naturellement.
Un autre, petit blond sympa : Des femelles !
Du désir. Enfin. On va éviter pour le moment la correction lexicale, qui
ferait retomber la sauce – on tient le bon bout, faut pas le lâcher : Des
femelles en stock, ça c’est une idée ! On se marre.
– De l’alcool !
– Ok, de l’alcool. Et ç’a toujours été légal, l’alcool ?
La fille qui stocke la nourriture, ça lui dit quelque chose : En Amérique,
peut-être…
Petit point de vocabulaire : P _ N.
Bien.
– Est-ce que quelqu’un peut récapituler tout ce qu’on trouve dans les petits
coins ?
Alors… De la nourriture… des cadavres… de la drogue… de l’argent… des
femelles… de l’alcool…
des armes… Vous venez de faire le résumé de la civilisation occidentale
depuis deux mille ans !
Je me tourne vers le dernier, mal sur sa chaise près du mur, à ma gauche :
– Et toi, qui voudrais-tu être ?
– Un tardigrade, dit le gamin, parce que ça résiste aux températures
extrêmes.
J’accuse le coup – y a toujours un moment dans un cours, où le réel en
armure descend par une bouche et vous met un uppercut.
– Euh… et ça ressemble à quoi, un tardigrade ?
je relance, pas très inspirée.
– Je sais pas, c’est tout petit, et ça résiste aux températures extrêmes.
Bien, tralalalala, on va peut-être essayer de passer à autre chose... C’est
alors que la grande fille aux cuisses coincées lève la main : Vous croyez
que…
y paraît que… vous croyez, vous madame, que le virus là, il vient d’un
laboratoire, et qu’on a fait exprès de le…
Je prends le Velleda. Bon, je ne sais pas, mais en tout cas, je peux vous dire
deux mots sur les virus et comment ils sautent d’une espèce à l’autre pour
trouver un hôte, et comment nous, les humains, on est vraiment des hôtes
idéaux pour les virus, vu qu’on se déplace partout et aussi vu qu’il y a de
moins en moins d’animaux qui pourraient les véhiculer, ces virus – et je
leur explique la puce, le rat, la peste, le circuit, et la biodiversité,
rapidement au tableau. Et puis, je ne sais plus très bien comment, car un
cours est un trajet une promenade pleine de pauses, d’errances dont on ne
connaît jamais d’avance le nom ni le vrai but – le contraire, en somme, d’un
programme à asséner d’office, même si ce pays, plus que ce programme
vous, prof, vous l’avez déjà parcouru, et que vous savez à peu près ce que
recèlent ses petits coins –, je ne sais plus très bien comment, donc, j’en
viens à leur parler des larmes, du don des larmes, et que c’était très bien vu,
au Moyen Âge, de pleurer, pour les hommes comme pour les femmes, ce
n’était absolument pas considéré comme une faiblesse. Et vous, les garçons,
on vous fait des remarques quand vous pleurez ? Un, deux, trois, quatre…
Pas de remarques… un, deux… Si, quand même des remarques : eh bien, il
n’y a pas si longtemps tous les garçons auraient eu interdiction de pleurer…
On est en train de changer d’époque, de ce côté vous voyez, et ce qui est
valorisé aujourd’hui ne l’était pas toujours au Moyen Âge ; par exemple au
Moyen Âge, le travail était très très mal vu l’heure tourne et je n’aurai pas
le temps d’écrire travail-tripalium-torture au tableau, ce sera pour la
prochaine fois ; je n’aurai pas le temps non plus pour la lecture de La mort
de la belle Aude Elle perd sa couleur. Elle tombe aux pieds de
Charlemagne. Elle est morte sur-le-champ.
Que Dieu ait pitié de son âme ! Les barons français en pleurent et la
plaignent.
Un doigt :
– Mais madame, finalement, c’est quand qu’on va profiter de la vie ?
Je botte en touche – pas le temps, là, trop énorme on en reparlera et puis ça-
va-sonner. Ils se lèvent.
À la semaine prochaine, les enfants !
45

— Trois dames des archives sont venues faire un atelier avec les 3e 4 sur un
poilu. Le poilu en question, c’est un gars du coin. Il a écrit des lettres à sa
femme et on a retrouvé la valise où y avait les lettres, une petite valise en
carton bleu ciel qui est posée là, contre le tableau Velleda, sur une table de
la classe
qu’on a poussée. Comme je me suis assise au fond de la salle pour laisser
les dames opérer, je me décale un peu pour mieux la voir, la valise ; je suis
curieuse de cette valise. Pendant ce temps, les dames distribuent des
dossiers, des dossiers comass de six pages avec des reproductions et des
questions. Jamais ils pourront boucler ça en une heure, les pauvres. Déjà
ils foncent la tête la première pour pas perdre de temps.
Mais les dames sont soucieuses de faire « atelier » et pas « cours ». Elles
ont tiré le nez quand elles ont vu les tables face tableau et pas sympathiques
en îlots.
Elles disent : Mais vous travaillez en groupe, hein, par 4
(en groupe, c’est par quatre, parce que deux tables en vis-à-vis, ça donne
quatre places), et qu’est-ce que vous remarquez sur la première lettre ? Y a
des fautes !
dit un élève. Eh oui, rajoute la dame, et encore il en faisait pas tellement,
parce qu’il était allé jusqu’au certificat d’études. Oui mais quand même, me
dit un autre en douce, moi, cette faute, je l’aurais pas faite (du coup il est
content). Ensuite, elles passent dans les rangs montrer sous plastique une
vraie carte postale que le poilu a envoyée ; les gosses se la font passer après
avoir jeté un œil. Je m’avance pour la choper au passage, car j’ai vraiment
envie de la voir, cette authentique carte postale, et je la tiens et la retourne
avec cette pointe d’excitation qu’elles ont toutes les dames, chaque fois
qu’elles manipulent une archive ou même qu’elles en parlent : comme si le
temps entre 2019 et 1915 avait subitement fondu, et puis surtout comme si
1915 existait sous nos yeux : la preuve.
La valise, c’est pas une valise, c’est une preuve. La carte postale, c’est une
preuve. Et les dames, qui bossent aux archives, c’est des preuves ; des
preuves que les archives existent. Des fois, moi aussi je me transforme en
preuve, je me prends moi-même à témoin de ce que ç’a existé, l’année
1987, je le leur martèle : 1987, j’y étais, alors j’en sais quelque chose. Mais
les garçons et les filles voient dans tout ça qu’une moche petite valise, un
bout de carton jaune
et trois ou quatre vieilles qui s’excitent on comprend même pas pourquoi.
La fin de l’heure
approche, je tapote mon poignet gauche de mon
index droit dans la direction des dames. Vite vite faut terminer toi là-bas
qu’est-ce que tu as répondu à la question 2, c’est bien, parfait, et l’autre
groupe alors dans le fond, qu’est-ce que vous avez dit pour la question 3,
oui ! parfait ! bravo ! c’est exactement ça et le dernier groupe là – je
m’excuse d’aller un peu vite mais oui, vous avez compris, vous pouvez
garder les documents, n’oubliez pas de me rendre la carte postale, je vous
fais un résumé (et elle expédie ce qu’elle avait à dire dès le début en
terminant pile poil au moment où ça sonne).
46

— Hier au soir, et puisque je bosse sur l’école, on me demande : Et qu’est-


ce que ce serait, pour toi, une école à ta sauce ? C’est une question qui
travaille pas mal depuis quelques années, l’idée d’ouvrir des écoles à sa
sauce, c’est-à-dire souvent une vieille sauce, pour ce que j’en sais – un
ragoût de Montessori, du Steiner avec des chevaux. Au début, ça m’a
rappelé les années 70, l’intérêt de ces années-là pour l’école, dans l’
idée que s’il fallait tout refaire, repartir de zéro commencer par les enfants
s’imposait. Mais l’excitation d’aujourd’hui autour de l’école n’a pour le
moment, dans la plupart des cas, rien à voir avec l’idée de tout refaire ou de
repartir de zéro ; l’idée, c’est de proposer un autre truc, à côté. D’une part,
l’école telle quelle, ses îlots ses cantines, ses ordis qui rament, ses profs qui
manquent et qui font ce qu’ils peuvent ; d’autre part une école pimpante,
par classes de dix ou douze avec interventions d’artistes et de scientifiques
+
une autre école pimpante mais sévère
avec tout le monde en blouse, sans téléphone
portable le prof sur une estrade (réhabilitation de l’estrade) + une autre
école en campagne, à faire des potagers, caresser des agneaux, réparer sa
bécane et lire Günther Anders dans le texte + une autre encore arrosée de
pognon ou pauvre, peu importe, mais en +
et sans que ce soit à proprement parler l’effet d’un dépit, par exemple
consécutif à une observation serrée de ce qui a lieu réellement dans une
classe quelconque d’un établissement quelconque l’image qu’on se fait de
l’école passé un certain âge étant le produit de souvenirs vagues et de ce qui
se raconte, parfois de ce qu’on apprend par une amie (elle a pas pu faire
pâtissière parce que sa
prof principale lui a dit qu’elle était trop grosse) ou par ses enfants (elle a
pété un plomb ; j’irai pas au lycée). Monter une autre école dans un même
contexte (général), c’est un peu comme tenter de faire du Ferrer (pédagogue
anarchiste) dans une salle de classe de 50 m2 (1,20 m2 par élève, norme
standard) sur des tables 70/50 cm, lors de la visite d’un inspecteur de
l’éducation nationale venu pour
déterminer si vous allez ou non changer d’échelon.
Une école à ma sauce, j’en ai tellement aucune idée, qu’une fois j’ai
demandé à une classe de 4e
ce qu’ils pensaient de la question, et s’ils pouvaient me composer un emploi
du temps (on n’a
qu’à dire « composer », comme pour un poème)
bonnard, un emploi du temps quand on y pense, c’est assez terrible, «
emploi » du temps, et du coup, ils ont bien divisé en heures une semaine, de
9 à 15 h du lundi au vendredi, avec des matières sympas – plongée sous-
marine, jeux vidéo, etc. En gros ils ont rempli le cadre avec autre chose, et
je ne peux pas leur en vouloir : le cadre, il est dans ma tête.
Je vis en heures, heure par heure.
Donc, j’ai pris le problème par un autre bout, je leur ai dit : Ok. Maintenant,
vous allez imaginer dans quel endroit vous aimeriez passer la semaine ;
vous n’avez qu’à le dessiner en mettant des flèches pour indiquer ce que
c’est, telle pièce, ou ce qu’on y fait. Alors, ils ont dessiné et mis des
couleurs à quelque chose qui ressemblait à ce qu’on voit sur les photos des
écoles suédoises ou danoises : des grands espaces avec des poufs et pas de
prof. Ce n’était pas très concluant, cette séance, et je me suis dit qu’à partir
du moment où on reprenait « emploi du temps » et « école », c’est là que ça
commençait à merder. Quand j’étais gamine, ma perception du temps
n’était pas divisée en heures ni en jours comme ça ; le temps se déployait au
fur et à mesure sans que j’aie le moindre avant-goût de la minute qui allait
suivre, et si elle serait monstrueuse ou fadasse. L’« emploi du temps » des
adultes, qui me régissait pourtant, n’avait pas de prise sur moi – ou qu’une
prise extérieure, celle d’une main qui vient vous prendre où vous êtes, main
dont vous ne savez ni le bras ni le corps qui la porte. Il me semble que c’est
en 6e que j’ai incorporé le système des heures, celui des jours, des semaines,
et même des mois, avec angoisse, l’angoisse de pas arriver à l’heure. Ne pas
arriver à l’heure a dû être associé à, je ne sais pas, la fusion du réacteur
d’une centrale nucléaire (en tout cas quelque chose d’aussi puissant que ça)
: si j’arrivais cinq minutes en retard, le cœur commençait à fondre, perçait
la cuve, contaminait la nappe phréatique, et j’en étais responsable. Le
frémissement de l’angoisse, je le repère chez certains élèves, à leur façon de
noter les devoirs, de redemander si c’est bien ça qui est écrit au tableau, à
leur profonde déception quand je ne les interroge pas alors qu’ils ont le
doigt tendu, la main levée droite, à chaque question depuis plusieurs
questions, à la manière dont vite vite ils rangent leurs affaires à la sonnerie.
Ils savent que s’
ils ne font pas ça, le cœur va fondre et contaminer toute la nature autour
d’eux, leur mère aura la peau brûlée au troisième degré ; ce ne sera plus
qu’une plaie vivante et hurlante.
47

— Y a des années, je ramassais les mots que se passaient les élèves. Dès
que j’en voyais se pencher un peu trop sur la table, glisser la main, hop là,
je chopais vif au passage le mot, je remerciais, et je rangeais le mot dans ma
trousse. L’élève venait prudemment me le réclamer quand ça sonnait et je
lui disais qu’il avait pas à s’inquiéter, que je m’en servirais pas contre lui
mais je le lui rendrais pas non plus. Quand il avait refermé la porte, je
sortais le mot de ma trousse.
Fallait déchiffrer. Vite écrit, avec du phonétique, des abréviations, de leur
langue à eux, des pseudos des surnoms, des allusions. Des ruptures d’
amitiés. Des Pourquoi tu me fais la gueule depuis ce matin ? Des trucs de
cul. De la haine (
Je vais la démolir cette meuf, etc.) mais jamais formulé comme ça. Du fait
de leur langue, y avait toujours quelque chose de bizarre, venu du monde
souterrain de la classe, inscrit tel quel sur ces tout petits bouts de papier
froissés, et qui retranscrits propre n’auraient pas donné grand-chose,
auraient peut-être
nourri ces recueils de « perles » qui font marrer les adultes crétins et les
profs dans les salles de profs.
Ces mots, je les ai jetés. Ils ont tout fait pour que ce soit pas rendu public,
alors je vois pas pourquoi je les publierais sous prétexte que l’occasion se
présente ou que ça pourrait être la matière d’une enquête ou je ne sais quoi
on peut encore inventer comme justification pour faire exactement ce que
les gens veulent pas qu’on fasse.
Par contre
la triche
ça m’a jamais intéressée. D’abord, je
suis myope, pas patiente à surveiller pendant une heure ce qu’Untel
fabrique au fond de la classe, alors ils ont bien pu tricher, je ne vois de toute
façon pas ce que ça change ; quand des choses sont écrites deux fois à
l’identique dans deux copies, ça va plus vite pour la correction. Y en a qui
disent que les gosses tricheurs sont inventifs, que leurs procédés ou leurs
procédures méritent qu’on s’y attarde. En collège, ça se fait par des
chuchotis et des coups d’œil, à ce que j’en sais, et le simple désir de s’en
sortir dans un contrôle d’avoir une bonne note ou une note correcte. De la
débrouille et un hommage à l’évidence de l’évaluation.
Pas le cas de la copie blanche.
De ma vie de prof, je n’ai jamais entendu rien ni personne poser la question
de la pertinence de l’évaluation, et encore moins de sa légitimité. On
bataille juste sur ses modalités : avec ou sans notes ? avec ou sans couleurs
? avec des lettres ? sans lettres ? du poivre ou du sel ? L’évaluation fait
partie de l’invariable mobilier scolaire, qui est le mobilier de toute
institution publique ou privée, et la chaise que nous avons dans nos têtes
quand nous voulons nous asseoir.
48

— Je considère comme acquis que les profs de français négligent la poésie,


ne s’intéressent pas vraiment, ou authentiquement, à la poésie, la réservent
par exemple pour le mois de juin et des exercices oulipiens – remplacer les
noms dans tel poème par le septième nom consécutif à ce même nom dans
le dictionnaire, ce qui donne
quelque chose de bizarre, des fois drôle, et qu’on comprend pas trop. Mais
qu’est-ce que j’en sais, si les profs négligent la poésie, ne s’y intéressent
pas, ou la réservent pour le mois de juin ? Déjà, l’opération « Printemps des
poètes » a calé pour tous, donc y compris pourquoi pas les profs, la poésie
au printemps et spécifiquement au mois de mars. La
poésie, c’est le mois de mars. Un peu de pognon ruisselle alors de droite et
de gauche, dont on ne voit pas la couleur, mais entraînés (j’imagine) par la
récurrence des mots « printemps », « poésie »
« poète », « mars », nous calons une petite séquence de poésie en mars,
juste avant la Semaine de la presse. D’ailleurs nous devrions, puisqu’elles
occupent le même mois, coupler ou juxtaposer ou monter ou fondre-
enchaîner les deux : Presse et Poésie découpant des journaux comme Dada
l’a
fait afin de composer un poème de journal, ou lire n’importe quel article
comme un poème, stabilotant telle emphase voulue, telle métaphore, telle
appréhension phénoménologique du phénomène, telle trace que le poète,
rédacteur, éditorialiste, fait-diversier habite poétiquement le monde. En
vérité, je ne vois rien, dans ce qui est entendu par «
poésie », « roman », « nouvelle », « conte », « théâtre »
dans les manuels et les programmes, qui corresponde plus exactement au
corps enseignant que « poésie ». «
Poésie » un jour s’est calé(e) sur le corps enseignant cependant que « roman
» continuait à vivre sa vie commerciale et commune, embarquant avec lui
mais à des étages inférieurs « nouvelle » et « conte »
et que « théâtre » poursuivait ses débats public/privé ses métamorphoses
scénographiques, ses acteurs et actrices tout nus ou vêtus. « Poésie » est le
bon prof thématisant ses thèmes (nature, amour, société, événements
historiques correspondant au
programme d’histoire) ; inventoriant les procédés à voir dans un même
texte d’
un seul coup d’un seul
(anaphore-métaphore-comparaison), retenu mais concerné, critique mais
pas trop, gentil et attentif.
L’amabilité et les biais bizarres de « poésie » sont la source vive de
l’agacement qu’elle provoque. Il n’y a pas de prof plus agaçant que le prof
gentil qui fait ce qu’il peut. Le prof gentil qui fait ce qu’il peut est le prof
final, le dernier enseignant.
Remerciements à Stéphane Bérard pour sa relecture.
Le chapitre 44 a été publié sur le site lundimatin dans une composition
différente.
Chez le même éditeur

Giorgio Agamben, Alain Badiou, Daniel Bensaïd, Wendy Brown, Jean-Luc Nancy, Jacques Rancière,
Kristin Ross, Slavoj Žižek, Démocratie, dans quel état ?
Tariq Ali, Obama s’en va-t-en guerre.
Zahra Ali (dir.), Féminismes islamiques.
Grey Anderson, La guerre civile en France, 1958-1962. Du coup d’État gaulliste à la fin de l’OAS.
Sophie Aouillé, Pierre Bruno, Franck Chaumon, Guy Lérès, Michel Plon, Erik Porge, Manifeste pour
la psychanalyse.
Bernard Aspe, L’instant d’après. Projectiles pour une politique à l’état naissant.
Éric Aunoble, La Révolution russe, une histoire française. Lectures et représentations depuis 1917.
Alain Badiou, Petit panthéon portatif.
Alain Badiou, L’aventure de la philosophie française. Depuis les années 1960.

Alain Badiou, Petrograd, Shanghai. Les deux révolutions du XXe siècle.


Alain Badiou & Eric Hazan, L’antisémitisme partout. Aujourd’hui en France.
Alain Badiou, Pierre Bourdieu, Judith Butler, Georges Didi-Huberman, Sadri Khiari, Jacques
Rancière, Qu’est-ce qu’un peuple ?
Jean-Christophe Bailly, Jean-Marie Gleize, Christophe Hanna, Hugues Jallon, Manuel Joseph,
Jacques-Henri Michot, Yves Pagès, Véronique Pittolo, Nathalie Quintane, « Toi aussi, tu as des
armes ». Poésie & politique.
Moustapha Barghouti, Rester sur la montagne. Entretiens sur la Palestine avec Eric Hazan.
Omar Barghouti, Boycott, désinvestissement, sanctions. BDS contre l’apartheid et l’occupation de la
Palestine.
Jean Baumgarten, Un léger incident ferroviaire. Récit autobiographique.
Marc Belissa & Yannick Bosc, Le Directoire. La république sans la démocratie.
Mathieu Bellahsen, La santé mentale. Vers un bonheur sous contrôle.
Omar Benderra, François Gèze, Rafik Lebdjaoui, Salima Mellah (dir.), Hirak en Algérie. L’invention
d’un soulèvement.
Walter Benjamin, Essais sur Brecht.
Walter Benjamin, Baudelaire. Édition établie par Giorgio Agamben, Barbara Chitussi et Clemens-
Carl Härle.
Daniel Bensaïd, Les dépossédés. Karl Marx, les voleurs de bois et le droit des pauvres.
Daniel Bensaïd, Tout est encore possible. Entretiens avec Fred Hilgemann.
Amal Bentounsi, Antonin Bernanos, Julien Coupat, David Dufresne, Eric Hazan, Frédéric Lordon,
Police
Marc Bernard, Faire front. Les journées ouvrières des 9 et 12 février 1934. Introduction de Laurent
Lévy
Jacques Bidet, Foucault avec Marx.
Bertrand Binoche, « Écrasez l’infâme ! ». Philosopher à l’âge des Lumières.
Ian H. Birchall, Sartre et l’extrême gauche française. Cinquante ans de relations tumultueuses.
Auguste Blanqui, Maintenant, il faut des armes. Textes présentés par Dominique Le Nuz.
Matthieu Bonduelle, William Bourdon, Antoine Comte, Paul Machto, Stella Magliani-Belkacem &
Félix Boggio Éwangé-Épée, Gilles Manceron, Karine Parrot, Géraud de la Pradelle, Gilles Sainati,
Carlo Santulli, Evelyne Sire-Marin, Contre l’arbitraire du pouvoir. 12 propositions.
Félix Boggio Éwangé-Épée & Stella Magliani-Belkacem, Les féministes blanches et l’empire.
Bruno Bosteels, Alain Badiou, une trajectoire polémique.
Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire.
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Laurent Cauwet, La domestication de l’art. Politique et mécénat.
Grégoire Chamayou, La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire.
Grégoire Chamayou, Théorie du drone.
Grégoire Chamayou, Les chasses à l’homme.
Louis Chevalier, Montmartre du plaisir et du crime. Préface d’Eric Hazan.
Ismahane Chouder, Malika Latrèche, Pierre Tevanian, Les filles voilées parlent.
George Ciccariello-Maher, La révolution au Venezuela. Une histoire populaire.
Cimade, Votre voisin n’a pas de papiers. Paroles d’étrangers.
Julien Cohen-Lacassagne, Berbères juifs. L’émergence du monothéisme en Afrique du Nord. Préface
de Shlomo Sand.
Comité invisible, À nos amis.
Comité invisible, L’insurrection qui vient.
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Angela Davis, Une lutte sans trêve. Sous la direction de Frank Barat.
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Raymond Depardon, Images politiques.
Raymond Depardon, Le désert, allers et retours. Propos recueillis par Eric Hazan.
Donatella Di Cesare, Un virus souverain. L’asphyxie capitaliste.
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Cédric Durand (coord.), En finir avec l’Europe.
Dominique Eddé, Edward Said, le roman de sa pensée.
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municipale de la race.
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Heidegger, Nietzsche.
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Norman G. Finkelstein, L’industrie de l’holocauste. Réflexions sur l’exploitation de la souffrance des
Juifs.
Benjamin Fondane, Baudelaire et l’expérience du gouffre.
Charles Fourier, Vers une enfance majeure. Textes présentés par René Schérer.
Joëlle Fontaine, De la résistance à la guerre civile en Grèce. 1941-1946.
Françoise Fromonot, La comédie des Halles. Intrigue et mise en scène.
Isabelle Garo, L’idéologie ou la pensée embarquée.
Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position. Textes choisis et présentés par Razmig
Keucheyan.
Christophe Granger, La destruction de l’université française.
Daniel Guérin, Autobiographie de jeunesse. D’une dissidence sexuelle au socialisme.
Chris Harman, La révolution allemande.
Amira Hass, Boire la mer à Gaza, chroniques 1993-1996.
Eric Hazan, Chronique de la guerre civile.
Eric Hazan, Notes sur l’occupation. Naplouse, Kalkilyia, Hébron.
Eric Hazan, Paris sous tension.
Eric Hazan, Une histoire de la Révolution française.
Eric Hazan & Kamo, Premières mesures révolutionnaires.
Eric Hazan, La dynamique de la révolte. Sur des insurrections passées et d’autres à venir.
Eric Hazan, Pour aboutir à un livre.
Eric Hazan, À travers les lignes. Textes politiques.
Henri Heine, Lutèce. Lettres sur la vie politique, artistique et sociale de la France.
Victor Hugo, Histoire d’un crime. Déposition d’un témoin.
Hongsheng Jiang, La Commune de Shanghai et la Commune de Paris.
Raphaël Kempf, Ennemis d’État. Les lois scélérates des anarchistes aux terroristes.
Sadri Khiari, La contre-révolution coloniale en France. De de Gaulle à Sarkozy.
Stathis Kouvélakis, Philosophie et révolution.
Yitzhak Laor, Le nouveau philosémitisme européen et le « camp de la paix » en Israël.
Georges Labica, Robespierre. Une politique de la philosophie.
Henri Lefebvre, La proclamation de la Commune. 26 mars 1871.
Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révolutionnaire. Préface de Daniel Bensaïd.
Lénine, L’État et la révolution. Présentation de Laurent Lévy.
Mathieu Léonard, L’émancipation des travailleurs. Une histoire de la Première Internationale.
Gideon Levy, Gaza. Articles pour Haaretz (2006-2009).
Laurent Lévy, “La gauche”, les Noirs et les Arabes.
Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza.
Frédéric Lordon, Imperium. Structures et affects des corps politiques.
Frédéric Lordon, Vivre sans ? Institutions, police, travail, argent. Conversation avec Félix Boggio
Éwanjé-Épée.
Herbert Lottman, La chute de Paris.
Pierre Macherey, De Canguilhem à Foucault, la force des normes.
Pierre Macherey, La parole universitaire.
Gilles Magniont, Yann Fastier, Avec la langue. Chroniques du « Matricule des anges ».
Andreas Malm, L’Anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital.
Andreas Malm, Comment saboter un pipeline.
Andreas Malm, La chauve-souris et le capital. Stratégie pour l’urgence chronique.
Karl Marx, Sur la question juive. Présenté par Daniel Bensaïd.
Karl Marx, Friedrich Engels, Inventer l’inconnu. Textes et correspondance autour de la Commune.
Précédé de « Politique de Marx » par Daniel Bensaïd.
Joseph A. Massad, La persistance de la question palestinienne.
Albert Mathiez, La Réaction thermidorienne. Introduction de Yannick Bosc et Florence Gauthier.
Louis Ménard, Prologue d’une révolution (février-juin 1848). Présenté par Maurizio Gribaudi.
Natacha Michel, Le roman de la politique.
Jean-Yves Mollier, Une autre histoire de l’édition française.
Marie José Mondzain, K comme Kolonie. Kafka et la décolonisation de l’imaginaire.
Elfriede Müller & Alexander Ruoff, Le polar français. Crime et histoire.
Alain Naze, Manifeste contre la normalisation gay.
Olivier Neveux, Contre le théâtre politique.
Dolf Oehler, Juin 1848, le spleen contre l’oubli. Baudelaire, Flaubert, Heine, Herzen Marx.
François Pardigon, Épisodes des journées de juin 1848.
La Parisienne Libérée, Le nucléaire, c’est fini.
Karine Parrot, Carte blanche. L’État contre les étrangers.
Nathalie Quintane, Les années 10.
Nathalie Quintane, Ultra-Proust. Une lecture de Proust, Baudelaire, Nerval.
Nathalie Quintane, Un hamster à l’école.
Alexander Rabinowitch, Les bolcheviks prennent le pouvoir. La révolution de 1917 à Petrograd.
Jacques Rancière, Le partage du sensible. Esthétique et politique.
Jacques Rancière, Le destin des images.
Jacques Rancière, La haine de la démocratie.
Jacques Rancière, Le spectateur émancipé.
Jacques Rancière, Moments politiques. Interventions, 1977-2009.
Jacques Rancière, Les écarts du cinéma.
Jacques Rancière, La leçon d’Althusser.
Jacques Rancière, Le fil perdu. Essais sur la fiction moderne.
Jacques Rancière, En quel temps vivons-nous ? Conversation avec Eric Hazan.
Jacques Rancière, Les temps modernes. Art, temps, politique.
Jacques Rancière, Le temps du paysage. Aux origines de la révolution esthétique.
Textes rassemblés par J. Rancière & A. Faure, La parole ouvrière 1830-1851.
Tanya Reinhart, L’héritage de Sharon. Détruire la Palestine, suite.
Mathieu Rigouste, La domination policière. Une violence industrielle.
Robespierre, Pour le bonheur et pour la liberté. Discours choisis.
Paul Rocher, Gazer, mutiler, soumettre. Politique de l’arme non létale.
Kristin Ross, L’imaginaire de la Commune
Julie Roux, Inévitablement (après l’école).
Christian Ruby, L’Interruption Jacques Rancière et la politique.
Alain Rustenholz, De la banlieue rouge au Grand Paris. D’ivry à Clichy et de Saint-Ouen à
Charenton.
Malise Ruthven, L’Arabie des Saoud. Wahhabisme, violence et corruption.
Gilles Sainati & Ulrich Schalchli, La décadence sécuritaire.
Saint-Just, Rendre le peuple heureux. Textes établis et présentés par Pierre-Yves Glasser et Anne
Quennedey.
Julien Salingue, La Palestine des ONG. Entre résistance et collaboration.
Thierry Schaffauser, Les luttes des putes.
André Schiffrin, L’édition sans éditeurs.
André Schiffrin, Le contrôle de la parole. L’édition sans éditeurs, suite.
André Schiffrin, L’argent et les mots.
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Ivan Segré, Judaïsme et révolution.
Ella Shohat, Le sionisme du point de vue de ses victimes juives. Les juifs orientaux en Israël.
Eyal Sivan & Eric Hazan, Un État commun. Entre le Jourdain et la mer.
Eyal Sivan & Armelle Laborie, Un boycott légitime. Pour le BDS universitaire et culturel d’Israël.
Patricia Sorel, Petite histoire de la librairie française.
Jean Stern, Les patrons de la presse nationale. Tous mauvais.
Syndicat de la Magistrature, Les Mauvais jours finiront. 40 ans de combats pour la justice et les
libertés.
Marcello Tarì, Autonomie ! Italie, les années 1970.
N’gugi wa Thiong’o, Décoloniser l’esprit.
E.P. Thompson, Temps, discipline du travail et capitalisme industriel.
Tiqqun, Théorie du Bloom.
Tiqqun, Contributions à la guerre en cours.
Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme!
Alberto Toscano, Le fanatisme. Modes d’emploi.
Enzo Traverso, La violence nazie, une généalogie européenne.
Enzo Traverso, Le passé : modes d’emploi. Histoire, mémoire, politique.
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Françoise Vergès, Une théorie féminisme de la violence. Pour une politique antiraciste de la
protection.
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Sophie Wahnich, La liberté ou la mort. Essai sur la Terreur et le terrorisme.
Michel Warschawski (dir.), La révolution sioniste est morte. Voix israéliennes contre l’occupation,
1967-2007.
Michel Warschawski, Programmer le désastre. La politique israélienne à l’œuvre.
Eyal Weizman, À travers les murs. L’architecture de la nouvelle guerre urbaine.
Zetkin Collective, Fascisme fossile. L’extrême droite, l’énergie, le climat.
Slavoj Žižek, Mao. De la pratique et de la contradiction.
Collectif, Le livre : que faire ?
Sommaire

Couverture
Copyrights
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Chapitre 40
Chapitre 41
Chapitre 42
Chapitre 43
Chapitre 44
Chapitre 45
Chapitre 46
Chapitre 47
Chapitre 48
Remerciements
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