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Befeo 0336-1519 1969 Num 55 1 4855
Befeo 0336-1519 1969 Num 55 1 4855
d'Extrême-Orient
Biardeau Madeleine. V. Etudes de mythologie hindoue (II). In: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 55, 1969.
pp. 59-105;
doi : https://doi.org/10.3406/befeo.1969.4855
https://www.persee.fr/doc/befeo_0336-1519_1969_num_55_1_4855
PAR
Madeleine BIARDEAU
C. La recréation
(1) Pour cette « onde unique », cf. plus loin le récit de la résorption des mondes. Il y a
déluge, mais le thème se retrouve, beaucoup plus proche du thème sémitique, dans le
Satapathabrâhmana (ŠPB) 18 1 1-10 et dans le mythe de Vavatâra du Poisson. Chacun des
deux récits associe le déluge au Poisson et à Manu.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 61
aspects plus abstraits de la création qui ne sont pas sans évoquer la
création originelle. A ce point en effet, il est dit que Brahmâ, « désireux de
créer les êtres de toutes sortes », se concentre sur cette pensée d'une
création qui serait buddhipûrvaka, «précédée » ou «causée par la buddhi ».
Le résultat de cet acte de concentration (alors qu'il s'était éveillé grâce
à un excès de sattva) est une première création faite de lamas. Tous les
récits comportent ce vers (V. I 6 35) qui se retrouve en outre dans les
Sáňkhyakáriká (SK) sous une forme un peu développée : tamo moho
mahâmohas tâmisro hyandhasamjňitah J avidyâ pancaparvaisâ prâ-
durbhûlâ mahâtmanah, « Le Mahâtman (Brahmâ) fit apparaître la
quintuple inscience : obscurité, égarement, extrême égarement, ténèbres,
et celles que l'on appelle aveuglement »x. La création de Yavidyà semble
permettre de procéder ensuite à la création des différentes sortes d'êtres :
on en annonce cinq, mais il y en a six en V et M, 5 en К et Vi (qui en
compte six en y incluant Yavidyâ, I 5 19a). En fait, Brahmâ ne crée pas
seulement sous la poussée d'un désir de créer (ou de procréer — sisrksà — ),
mais aussi, si l'on en croit le texte, en vue d'obtenir un certain effet :
les premiers êtres créés ont en eux une telle prédominance du lamas qu'ils
sont inconscients et immobiles. Cette première création — mukhyasarga
— est celle des plantes (ou des êtres qui ne se meuvent pas — naga — )
(1 6 36-37). Brahmâ la jugeant incapable d'agir, non réalisatrice —
asàdhaka — , n'est pas satisfait de son œuvre et fait une seconde
tentative : c'est l'apparition des êtres dits liryaksrolas, « au mouvement
transversal », expression qui désigne les animaux à quatre pattes. Ils sont
encore, de l'avis du créateur, trop pleins de lamas et d'ignorance —
ajnâna — , enclins à suivre la voie mauvaise — ulpalhagràhin [ibid. 40).
Le troisième essai va cette fois à l'autre extrémité des possibles : en se
concentrant, Brahmâ crée les dieux qui sont toujours caractérisés par
une forte prédominance du saliva (ibid. 44), ont un mouvement ascendant
— urdhvasrotas — (v. 45), sont pleins de joie (v. 46), trop sans doute
pour agir (cf. Vi. I 5 15) puisque le créateur, quoique satisfait, passe
immédiatement à une création d'êtres qui, cette fois, seront sâdhaka,
« réalisateurs » (v. 48). C'est celle des nommes, êtres au mouvement
descendant — arvâksrotas — , que le v. 50 caractérise ainsi : te ca prakâsa-
bahulâs tamahsaitvarajodhikdh \ tasmât te duhkhabahulâ bhuyo bhuyašca
kârinah // « Ils ont la lumière en abondance, et (en eux) le lamas, le
sattva, et le rajas sont en excès ; c'est pourquoi, la douleur abondant, ils
agissent toujours davantage ». Pour la première fois ici apparaît le rajas
qui est sans doute l'élément essentiel puisqu'il est mentionné encore
au v. 52b : ity esa tejasah sargo hy arvâksrotâh prakïrtitah, « telle est cette
création du tejas que l'on appelle « au mouvement descendant » ». On se
rappelle que Vahankâra du prâkrtasarga est triple, de par la distinction
des trois guna, et que Yahaňkára fait de rajas est appelé taijasa, rajas et
tejas se présentant comme deux synonymes (cf. art. préc, p. 27-29). Ainsi,
au plan de la création secondaire, l'excès de lamas donne lieu à deux
(1) Ma traduction s'inspire de celle qu'a donnée A. M. Esnoul de la SK. 48 (Les Belles-
Lettres 1964, p. 59).
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sortes d'êtres : les êtres immobiles et les animaux, l'excès de sattva
produit les dieux, et les hommes sont à leur tour caractérisés par le rajas.
La cinquième création est celle de Yanugraha, de l'« aide », qui est
décrite de façon très obscure (V.I 6 53) : paňcamo' 'nugrahah sargaš
caturdhà sa vyavasthilah / viparyayena [a-]saktyâ ca tustyâ siddhyâ
tathaica va / vivrtam vartamânam ca te'rtham jânanti tattvatah // «La
cinquième est la création de l'aide ; elle se répartit en quatre variétés
selon l'erreur, l'incapacité, le contentement et l'accomplissement. Ainsi
on connaît en sa réalité un objet dévoilé et présent»1. L'obscurité ici
trahit un certain embarras de la tradition, comme en témoignent les
variantes : Vi.I 5 arrête son enumeration des différents sarga à celui des
hommes, et c'est seulement dans la récapitulation des niveaux de la
création (cf. ci-dessous) que Yanugrahasarga apparaît. Quant à K.I 7, il
omet Yanugraha pour passer directement à une dernière création, celle
qui, en V.I 6, se présente comme la sixième alors que cinq ont été
annoncées : il s'agit de la création des êtres dits bhutâdika, dont le nom rappelle
l'aspect tâmasique de Yahankâra. Il n'est donc pas étonnant qu'elle soit
ainsi caractérisée (ibid. 54) : viparyayena bhutàdir ašaktyá ca vyavasthi-
lah fi « La (création) bhutâdi se distingue selon l'erreur et l'incapacité. »
Mais la place de cette création est difficilement intelligible, puisque l'on
a déjà eu une double création tâmasique. Le mukhyasarga et la création
des animaux faisaient suite à la manifestation de la quintuple inscience,
tout comme le bhuiâdi ici est inséré après l'énumération des quatre
formes de Yanugraha dont il utilise deux : l'erreur et l'incapacité. En
revanche, les dieux et les hommes se partagent les deux autres variétés
d'anugraha, la tusti, « contentement », caractérisant les dieux, la siddhi,
«accomplissement, réalisation», les hommes. Quelques vers plus loin,
V.I 6 62 revient sur Yanugraha et attribue respectivement le viparyaya
aux êtres immobiles, Yaêakti aux animaux, la tusti aux dieux et la siddhi
aux hommes. Il se pourrait qu'ici, devant la complexité et le caractère
abstrait des structures en jeu, les récitants des purâna dans les temples
aient quelque peu perdu pied.
Intervient alors une récapitulation des étapes de la création que
l'on pourrait aussi bien attribuer à l'erreur d'un récitant si elle n'était
aussi constante et aussi immuablement placée à la fin de la création
secondaire : tout se passe en effet comme s'il y avait une parfaite
continuité entre les deux créations. On part donc du mahân pour passer
immédiatement, en évitant Yahankâra, aux tanmâira (bhutasarga) et
aux indriya (vaikàrikasarga) , les trois formant le prâkrlasarga (V.I 6 56)
qui est ainsi buddhipurvaka (ibid.), « avec la buddhi au commencement » ;
on sait en effet que mahân et buddhi sont synonymes dans la
terminologie des cosmogonies purâniques. Puis viennent les différentes créations
qui ont été énumérées dans le pratisarga, Yavidyâ étant toutefois
absente ; on a ainsi en quatrième le mukhyasarga, ou création des plantes,
(1) On a corrigé šakigd en ašaktyá comme le suggère, outre SK. 46, le v. 54 de notre
texte. Les quatre termes viparyaya, ašakti, tusti et siddhi sont traduits d'après A. M. Esnoul,
op. cit., p. 57.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 63
le sarga des animaux en cinquième, celui des dieux est le sixième, les
hommes forment le septième, Yanugraha le huitième (même en Vi., mais
non en K.). On précise de ce dernier qu'il est suttvika et tdmasa. Ce qui
au total fait cinq créations vaikrta (« modifiées, secondaires ») succédant
aux trois prâkrta. Le bhûtàdisarga n'est pas repris dans la récapitulation
de V ni dans celle de M, tandis qu'il l'est en K. Vi. ne le mentionne à
aucun moment. Outre l'omission de Vahaňkára et de Yavidyâ de cette
liste, il faut aussi noter l'absence totale du thème mythique initial
du pratisarga: l'onde primordiale, Nârâyana, le Sanglier.
Mais toutes les versions terminent ce tableau par un neuvième sarga
qui n'était pas apparu jusque-là : le kaumárasarga qui est à la fois prà-
krta et vaikrla. Cette nouvelle étape n'est jamais explicitée. Mais elle
n'est peut-être que le nom donné à la création par Brahmâ de « fils
mânasiques » (faits de manas ?) égaux à lui et généralement au nombre
de cinq. L'un d'eux est Sanatkumâra (que la ChândogyopanisadYll 26 2
identifie déjà à Skanda). Ils se distinguent, semble-t-il, par le fait qu'ils
sont adonnés à la méditation et se refusent à procréer. Brahmâ doit
donc chercher un autre moyen pour faire subsister la création et lui
permettre de se développer spontanément. A la place de ces cinq
personnages, on trouve également les grands rsi Bhrgu, etc., dont le nombre
varie, mais qui se refusent aussi généralement à procréer, du moins aussi
longtemps que Brahmâ n'a pas réussi, au prix d'un long détour, à leur
donner des femmes.
Ici s'arrête la partie des cosmogonies purâniques qui se présente
comme un tout organisé et stéréotypé. On n'en est pas encore à la société
concrète des hommes, mais, selon les purâna, on y parvient plus ou moins
lentement, les motifs mythiques traditionnels se juxtaposant les uns aux
autres sans ordre fixe, même si c'est pour répéter la même conclusion :
celle de la difficulté qu'éprouve Brahmâ à faire croître spontanément ses
créatures. Un des modèles de ce genre de cosmogonies indéfiniment
reprises est fourni par le Kûrmapurâna. Il ne serait pas moins intéressant
d'étudier ces divers thèmes mythiques, mais on aborderait alors des
récits plus variés et complexes qui, sans changer la signification
fondamentale de la cosmogonie, y introduiraient de nouveaux éléments que
l'on espère retrouver par la suite : ainsi par exemple de la création de
Rudra et de son rôle dans l'apparition de la Déesse.
cosmogonique ou du Sanglier avatâra : c'est évidemment le même thème qui est repris mais
il y a intérêt à distinguer les deux mises en œuvre ; les textes parfois les confondent (ainsi
MhBh. III 272 51 sq., éd. Citrashala Press, Poona) pour des raisons que nous examinerons
ultérieurement. Mais d'une façon générale Vavatâra proprement dit sauve la terre en tuant
Yasura Hiranyâksa.
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Avec le nombril du dieu et surtout le lotus qui en surgit, on quitte
le niveau du chaos : le cosmos trouve un point central et un appui à
partir duquel il va se déployer. C'est Brahmâ qui apparaît enfin. Si nous
poursuivons l'assimilation de ce récit cosmogonique à celui du prâkrta-
sarga, il est tentant de voir dans le lotus où va s'installer Brahmà
l'équivalent symbolique de l'œuf cosmique habité par l'Embryon d'or.
Faut-il oser montrer ce qui, à mon sens, constitue l'admirable
précision d'un texte mythique qui n'a pu garder cette netteté qu'en
passant par la conscience des narrateurs ? MhBh. III 272 43b-44a dit
en effet : dhyâiamâtre tu bhagavannàbhyâm padmah samutthitah //
talašcaiurmukho brahmâ, nâbhipadmâd vinihsrtah / « Du seul fait qu'il se
concentrait, un lotus surgit du nombril du Bienheureux. Alors Brahmâ
aux quatre faces sortit du lotus du nombril. » Locatif de la mère (nà-
bhyâm), ablatif du père (padmâi)... L'organe féminin est ici représenté
par le nombril de Nârâyana, il est fécondé par sa méditation qui
s'exprime en un lotus. Celui-ci, planté dans le nombril, joue le rôle de
l'élément mâle qui doit donner forme à l'informe. Il est évident ici que la
constitution d'un centre au sein du chaos — le lotus—, à partir duquel
peut se déployer l'univers, ne fait pas disparaître la valeur sexuelle de
l'acte de création.
Quand on retrouve, dans la seconde partie du récit, le thème du
sanglier — où le groin, nous l'avons vu, est cette fois le point central (ou
ici plutôt le point d'appui) à partir duquel la Terre va être « soulevée » et
déployée — , il s'agit sans doute de l'équivalent d'un pratisarga : le dieu
se meut sur les eaux cherchant la terre pour s'y poser et se transforme
en un sanglier pour la repêcher au fond de l'eau. Mais si la rupture avec
la première partie est nette, on nous laisse deviner qu'il s'agit d'une
nouvelle période cosmique. Rien n'en est dit explicitement. Qui plus est,
le pralaya décrit au début de ce texte et qui aboutit à Nârâyana couché
sur le serpent, celui-ci étant lové sur l'océan, ressemble au pralaya que
nous verrons intervenir entre deux kalpa et non au mahâpralaya qui sépare
deux « vies de Brahmâ ».
Ainsi donc, la cosmogonie semble bien devoir être double, pour des
raisons que le texte épique ne dit pas, mais qui, sans doute, n'ont rien
à voir essentiellement avec des périodes cosmiques nettement structurées.
La création initiale est liée à une concentration yogique de Nârâyana,
tandis que la seconde est un acte de sauvetage du Sanglier-sacrifice (car
il est, dans l'épopée aussi, clairement identifié au Veda — vânmayam
vedasammitam — et au sacrifice — yajnavarâhah — ). Là s'arrête
l'analogie dans la distinction entre les deux créations. Par ailleurs les symboles
du chaos ou du centre créateur sont équivalents dans la première et la
seconde créations du texte épique. Ils sont multipliés dans la première,
apparemment pour suggérer un chaos initial plus total et un processus
créateur plus long, bref, une création originelle par opposition à la
création secondaire où l'acte yogique est remplacé par le sacrifice védique.
Les cosmogonies purâniques, elles, grâce, d'une part, à l'utilisation des
catégories sânkhya (cf. art. préc.) et, d'autre part, à une structuration
complexe des périodes cosmiques (ibid.) vont rendre plus claire la
distinction entre les deux cosmogonies et ré-utiliser plus logiquement les
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symboles dont nous avons aperçu l'équivalence. La première création
est celle qui crée Brahmâ lui-même à l'intérieur de l'œuf cosmique, la
seconde ne concerne que notre monde, ou plus précisément le trailokya,
le triple monde de la transmigration, au début d'un jour de Brahmâ.
Au lotus est alors attribué un rôle équivalent à celui du sanglier, mais
dans le kalpa précédent immédiatement le nôtre1. Le serpent lové
disparaît du même coup de la cosmogonie, car on n'en a que faire.
Nârâyana, lui, est décidément, tant dans la création originelle du
texte épique que dans la recréation purânique, du côté de l'informe, du
chaos, c'est-à-dire du même côté que le féminin, lui, le Mâle primordial.
Ce serait un paradoxe incompréhensible si nous n'en savions pas déjà
assez pour admettre que des symboles apparemment universels, comme
l'eau, peuvent être eux-mêmes utilisés avec des valeurs différentes,
surtout lorsque le contexte est celui d'une cosmogonie complexe qui fait
intervenir différents niveaux religieux. C'est ce paradoxe même,
d'ailleurs, qui nous permet ici de voir qu'en dépit de la solution de continuité
le récit purânique, pas plus que le texte épique, ne nous donne deux
cosmogonies juxtaposées et sans lien entre elles. Une analyse des
moments du pratisarga va nous aider à cerner de façon plus positive le
lien logique qui en fait un tout.
Tout en suivant la marche du récit dans ses articulations essentielles,
on intégrera à son étude les enseignements complémentaires qu'apporte
la récapitulation des étapes de la création à partir du mahân (ci-dessus
p. 4). Il est évident que celle-ci veut montrer la double création comme
une unité. On peut penser que cela est artificiel et d'ailleurs peu
convaincant si l'on en juge par les omissions qu'elle se permet. Cependant, nous
continuerons ici à appliquer notre postulat de départ, le seul qui rende
justice à une mythologie en admettant que chaque moment d'un mythe
a un sens précis2 : on y est d'autant plus autorisé quand il s'agit d'un
(1 ) Mais naturellement, l'épopée connaît parfaitement les catégories sânkhya, tout comme
les purána décrivent à l'occasion la naissance de Brahmâ dans son lotus. Brahmâ est associé
au lotus dans Maitrâyanïsarnhitâ II 9 1 (encore le Yajurveda Noir !), dans une invocation
suivie d'une autre à Visnu Keáava Nârâyana. Le passage est généralement considéré comme
interpolé.
(2) Ce n'est qu'une autre formulation de la méthode structurale d'étude des mythes.
Peut-être faut-il noter toutefois un certain déplacement d'accent par rapport aux études
systématiques que С Lévi-Strauss nous livre de mythes primitifs. Tout en insistant, à l'exemple
du maître du structuralisme, sur la rigueur logique d'une construction mythique, on voudrait
ne jamais laisser oublier qu'il s'agit d'une logique des valeurs et non d'une simple mise en
forme logique de symboles. Cela est de première importance quand il s'agit d'une culture
complexe comme celle de l'Inde, qui a opéré des choix à des niveaux différents et nettement
hiérarchisés. Hubert et Mauss insistaient déjà sur la primauté des valeurs dans le mythe
(cf. Préface aux Mélanges ďHistoire des Religions, 2e éd. Alcan 1929, pp. xxvii-xxvin) et
les réintégraient dans le domaine de la pensée rationnelle par le biais de leur universalité
dans un groupe humain donné. Cependant, on ferait volontiers un pas de plus pour donner
aux valeurs, et plus particulièrement aux valeurs fondamentales, religieuses, qui sont en
jeu dans les mythes cosmogoniques, une réalité autre que celle de simples « sentiments
collectifs » (ibid., p. xxviii) qui s'imposeraient parce que sociaux et parce que les caprices
individuels en auraient été éliminés. Que ces valeurs informent toute notre sensibilité, y compris
notre sensibilité intellectuelle, ne suffit pas à les faire ranger dans l'affectif. On les verrait
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mythe qui présente une telle constance à travers des textes différents.
Il importera en particulier, par conséquent, de rendre compte de ces
« omissions », qui pourraient être aussi chargées de sens que la mention
explicite des autres moments du récit. On se rappelle qu'elles portent,
d'une part sur le récit a. du pratisarga (réveil de Nârâyana, plongeon
du Sanglier) et les cinq formes de Yavidyâ, l'inscience (qui est tantôt
comptée parmi les différents sarga, tantôt maintenue à part dans
le récit b.).
plutôt ici, telles qu'elles se révèlent dans l'étude d'une religion et de ses mythes, comme ce
qui, à une culture donnée, donne ses catégories les plus profondes, celles qui informent non
seulement la vie affective, mais aussi les opérations logiques de la pensée et la conduite en
ce qu'elle a de proprement humain. Autrement dit, les valeurs ne seraient pas de simples
objets de l'élaboration rationnelle, elles seraient en même temps ce qui guide inconsciemment
cette élaboration rationnelle, quoiqu'elles ne puissent elles-mêmes exister sans cette dernière.
Il n'y a de « raison pure » qu'à l'intérieur d'une structure axiologique déjà donnée et
englobante, encore plus « a priori » donc que toute structure de la sensibilité ou de l'entendement,
mais essentiellement liée à une culture particulière. Si la pensée rationnelle doit donc perdre
ses prétentions à l'universalité, on peut aussi se demander si le vieux rêve leibnizien d'une
combinatoire universelle n'est pas à abandonner. Plus que l'universalité de la raison, c'est
celle de la logique même qui est en question. Quand les valeurs jouent elles-même le rôle
de catégories mentales ultimes pour une culture donnée, est-il encore possible d'isoler des
formes logiques pures que l'on pourrait combiner entre elles indépendamment de tout contenu
et d'arriver à un système logique où tous les contenus possibles ou existants dans la pensée
humaine trouveraient leur expression formelle ? Le problème, me semble-t-il, est au moins
posé, et les logiciens ne devraient peut-être pas trop vite se croire dépositaires de la seule
science de l'homme vraiment universelle.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 69
disparu au fond de l'eau, et au moment où le Sanglier la fait émerger, on
évoque rapidement l'incendie cosmique qui a initié le processus de
résorption et qui a été suivi de l'inondation. Si donc tout est immobile,
c'est que tout a été détruit de fond en comble. Cependant, Brahmâ-
Nârâyana s'éveille à la fin de la nuit « sous la poussée d'un excès de
saliva » — sattvodrekát prabuddhas tu — (V.I 6 4a) qui est en lui-même
assez mystérieux : l'état de chaos radical dont était partie la création
originelle était décrit comme un équilibre de saliva et de lamas, mais
aussi comme fait de lamas. D'autre part, chaque aspect de la Trimûrti
est mis en correspondance avec un guna, le saliva étant attribué à Visnu
en tant qu'il maintient la création dans l'existence, le rajas à Brahmâ
en tant qu'il crée et le lamas à Šiva qui est le destructeur. On s'attendrait
donc à voir Nârâyana s'éveiller comme Brahmâ grâce au rajas plutôt
qu'au saliva. C'est d'ailleurs ce que dit le même purâna en I 7 62a : kalpâ-
dau rajasodrikto brahmâ bhutvâsrjat prajâh / « Au début du kalpa, poussé
par un excès de rajas, devenu Brahmâ, il émit les créatures. » L'excès
de saliva devient encore plus incompréhensible si l'on considère que
Brahmâ, dans le récit b., commence par créer l'inscience, dont la forme
première est le lamas.
Mais c'est le rôle même du saliva qui semble multiple. Car V.I 7 62-
63 (cf. B.I 2 6 64-66), dont on vient de citer le premier hémistiche,
donne une version différente de la Trimûrti, où la fonction de sthiti, de
maintien de la création dans l'existence, est supprimée et remplacée par
celle qui préside au sommeil cosmique : kalpàdau rajasodrikto brahmâ
bhûtvâsrjat prajâh / kalpànte lamasodrikto kálo bhûtvâgrasat punah //
sa vai nârâyanâkhyas tu sattvodrikto'rnave svapan / tridhâ vibhajya
câtmdnam trailokye samavartata // « Au début du kalpa, poussé par un
excès de rajas, devenu Brahmâ, il émit les créatures ; à la fin du kalpa,
poussé par un excès de lamas, devenu Kâla (« le Temps » = Šiva-Rudra),
de nouveau il (les) avala ; tandis que, lorsqu'il s'appelle Nârâyana, poussé
par un excès de saliva, il dort sur l'onde : se divisant ainsi lui-même en
trois, il s'est manifesté dans le triple monde. » Ici donc, la forme de la
divinité qui dort après avoir « avalé » les créatures, est encore Nârâyana,
mais il dort sous l'effet d'un excès de saliva, et c'est le rajas qui a le rôle
créateur1.
Ces contradictions ne peuvent se résoudre qu'en faisant appel aux
connotations traditionnelles du terme saliva, telles qu'elles ressortent
de la KU d'une part et de son utilisation par les cosmogonies purâ-
niques et le Sânkhya d'autre part. On a déjà vu2 que, dans la KU,
l'étape où le yogin accède au saliva semble identique à celle où il accède
à la buddhi, puisque les deux termes interviennent au même rang dans
les deux listes que donne Г upanisad des paliers de l'ascension yogique, et
que cette étape marque le point où, quelle que soit la nature de l'expé-
(1) On notera aussi que la Trimurti est liée à la manifestation du Irailokya, que nous
avons déjà assimilé au monde de la transmigration et, que, par conséquent, elle n'intervient
qu'au niveau du pratisarga et non à celui de la création originelle.
(2) Cf. M. Biardeau Ahamkâra, the Ego Principle in the Upanisad (Contributions to
Indian Sociology VIII 1965), p. 66.
70 MADELEINE BIARDEAU
rience ainsi décrite, la conscience du yogin s'élève au-dessus des limites de
l'individualité empirique et s'étend à la totalité de l'être en général, ou
encore, n'est plus qu'être pur — sativa — . Dans le Sânkhya classique, qui
se présente comme le terme d'un long processus, le sattva est l'un des
trois guna : il est alors le plus lumineux, le plus pur des trois, celui qui,
lorsqu'il prédomine au plus haut degré dans la buddhi, la rend apte à se
laisser pénétrer par la lumière du purusa et à s'effacer pour le rendre à
son indépendance essentielle ; c'est le moment décisif d'accès à la
délivrance, qui correspond logiquement à la place qu'occupe le sattva dans
l'échelle yogique de la KU1. Entre la KÛ et le Sânkhya classique, on
peut comprendre l'ambiguïté fonctionnelle du sattva purânique : il est
aussi l'un des trois guňa et le guna lumineux, mais sa fonction devient
cosmique. D'autre part, il est un des synonymes de mahân, dans la liste
des principes émis, et en tant que tel, il apparaît avant Vahaňkára, c'est-
à-dire avant la formation du principe de l'individualité empirique, ce
qui est en accord avec l'enseignement de la KU. Mais il est alors une
étape de la manifestation cosmique à partir du chaos, et s'il fallait
traduire le terme, on serait tenté de le rendre, non plus par « totalité de
l'être », mais par « totalité des êtres » encore à l'état indifférencié.
Lorsque Nârâyana dort sur l'onde, il a en lui la totalité des êtres,
il est sous l'empire du sattva. Quand, devenant Brahmâ, il s'éveille
« désireux de créer », c'est encore sous la poussée des êtres qu'il porte en
lui (on verra plus loin qu'il correspond lui-même à Yahaňkára, étape de
la manifestation cosmique qui succède au mahân ou saliva)2. Mais c'est
aussi la totalité des êtres impliqués dans la création que Visnu maintient
dans l'existence. L'existence en tant que telle en effet ne connote aucun
dynamisme et c'est bien le sattva, le fait, pour la totalité des êtres,
d'exister, qui rend le mieux compte de la subsistance du cosmos
manifesté.
Il semble donc bien que l'on ne puisse comprendre l'éveil de Brahmâ
sous la poussée du sattva que si l'on conçoit la divinité endormie comme
grosse de toutes les créatures. C'est encore ce que confirment certaines
variantes du fameux verset « étymologique » que les textes épiques et
purâniques répètent au sujet de Nârâyana. La version de V. I 6 5 (cf.
ci-dessus p. 2) explique nàra comme un nom de l'eau (tanavah en est
d'ailleurs un autre, dont nous ne tiendrons pas compte ici), et Nârâyana
devient « celui qui a l'eau pour refuge » ou « pour couche ». Etymologie
bien plate, pour fantaisiste qu'elle soit, puisque nara ou nàra n'a jamais
signifié «eau»3. Dans certaines variantes d'ailleurs, la forme dérivée nâra
(1) II n'est nullement nécessaire en effet de postuler deux sattva différents. Mais le guna
sattva n'est intelligible, dans le Sânkhya et dans les purâna, qu'à partir du sattva (= buddhi)
de la KU. : être pur ou totalité de l'être au-delà de toute différenciation.
(2) Vi. conclut le récit de pratisarga en ces termes (I 5 67) : karotyevamvidhâm srstim
kalpâdau sa punah punahlsisrksâsaktiyukto'sau srjyašaktipracodiiahlj « II fait à chaque nouveau
kalpa une création de cette sorte, doué du pouvoir qu'est le désir de créer et aiguillonné
par le pouvoir des êtres à créer. » Srfyašaktipracoditah semble être un équivalent assez exact
de saitvodriklah « ayant du sattva en excès ».
(3) Malgré les tentatives que l'on a pu faire pour trouver une justification linguistique
à cette explication (cf. en particulier M. Mayrhofer Kurzgefasstes etymologisches Wôrterbuch
des Altindischen II, p. 154 s. v. Nàrâh).
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 71
est clairement mise en rapport avec nara, synonyme de purusa ; ainsi de
K. I 6 5 : âpo nârâ iti proktâ про vai narasûnavah / ayanam tasya ta yasmât
tena nârâyanah // « L'eau est dite « nâra », car l'eau est fille de Nara, et
comme elle est son refuge (?), il est appelé Nârâyana » (texte identique
dans B.I 1 5 5, et pour le premier hémistiche, dans Vâmanapurâna 43
30a). Cette forme du verset semble trouver son contexte approprié
dans HV.I 1 27-30, où la cosmogonie a pour thème central l'œuf d'or
formé dans l'eau (cf. ci-dessus p. 63) : tatah svayambhur bhagavàn sisrksur
vividhâh prajah / ара eva sasarjâdau lâsu vtryam avâsrjai // про nârâ iti
proktâ про vai narasûnavah / ayanam tasya tâh pûrvam tena nârâyanah
smrtah // hiranyavarnam abhavat lad andam udakešayam / taira jajňe
svayam brahmâ svayambhur iti nah sruiam // hiranyagarbho bhagavàn
usitvâ parivatsaram / tad andam akarod dvaidham divam bhuvam athâpi
ca H « Alors, le bienheureux Svayambhû, désireux d'émettre les êtres
de toutes sortes, émit pour commencer l'eau. En elle il émit sa virilité
(var. bïjam : « sa semence »). L'eau est dite nâra, car l'eau est fille de Nara,
et comme elle est son refuge à l'origine, il est appelé Nârâyana. L'œuf
couleur d'or apparut, déposé dans l'eau. C'est là, avons-nous entendu
dire, que Brahmâ le Svayambhû est né de lui-même. Le bienheureux
Embryon d'or, étant resté (là) toute une année, fit de l'œuf deux parties :
le ciel et la terre... ». Ici apparaît clairement la valence féminine de l'eau,
mais le récit nous intéresse surtout parce qu'il ne laisse aucun doute sur
la manière d'entendre le terme nara : Nara est bien le Purusa, sous sa
forme de Nârâyana (avant l'émission cosmique) et de Brahmâ (au moment
de la création).
On peut donc supposer, sans rien forcer, que le verset où l'eau est
dite nâra, « de Nara », fait aussi allusion au Purusa en relation avec
l'onde originelle. La valeur « homme » est d'ailleurs attestée d'une autre
manière dans le même V. (I 5 35b, mais cf. aussi K.I 4 62b), toujours
en contexte cosmogonique et pour servir d'étymologie à « Nârâyana » :
narânâm ayanam yasmât tena nârâyanah smrtah // « Parce qu'il est le
refuge des hommes (le lieu vers lequel ils vont...), il est appelé
Nârâyana. » On se rapproche ici de la Prašnopanisad (PU) VI 5, mais le terme
nara s'applique aux êtres individuels et non au Purusa suprême comme
dans Y upanisad. Nous avions noté (cf. art. préc, p. 33-34) que le terme
« Nârâyana », s'il fallait le rattacher au texte de PU VI 5, devenait
intraduisible, puisque le composé purusâyana, de bahuvrïhi déterminant les
êtres empiriques, devient une sorte de patronyme du Purusa suprême.
Mais ce qui est important, c'est que la tradition purânique ait conservé
clairement la notion d'un Nârâyana qui serait le nom du Purusa quand
les êtres du monde empirique ont été résorbés en lui. B. va jusqu'à dire :
narânâm svâpanam brahmâ iasmânnârâyanah smriah / « Brahmâ est ce
qui fait dormir les hommes ; c'est pourquoi on l'appelle Nârâyana » (I 1
4 27) !
On a encore de ce fait une attestation plus curieuse, quoique plus
fragile parce qu'elle ne figure — à ma connaissance — qu'en B.I 1 5 135,
dans une autre suite d'étymologies se rapportant au même verset
(donné en I 1 5 5 sous une forme identique à celle de K.I 6 5 et HV.I
1 28). Il s'agit toujours des noms de l'eau : sâra ityeva sïrne tu nânârtho
72 MADELEINE BIARDEAU
dhálur ucyate / ekârnave bhavantyâpo na sïrnâs tena ta narâh // « Quand
elle est dite sera, le radical (éf) qui a plusieurs sens s'applique à ce qui est
déchiré. A l'état d'onde unique, l'eau n'est plus déchirée, alors elle est
nara (la forme dérivée nâra serait sans doute meilleure) »x. Sâra comme
tel ne semble pas plus que nâra avoir jamais été un nom de l'eau. Si
l'on doit le rattacher au radical qui signifie « déchirer, écraser », le terme
se présente comme un dérivé de šara, tout comme nâra est un dérivé de
nara. Šara signifie « la flèche », et l'on trouve l'expression šaravarsa,
« pluie de flèches », qui peut aussi avoir un sens figuré voisin du français
« il pleut des hallebardes » pour exprimer une pluie particulièrement
violente. Cependant, cet usage ne suffirait pas à clarifier l'explication
donnée par B.I 1 5 135, qui oppose l'eau sâra à l'eau nara comme une
eau « déchirée » à celle qui ne l'est plus puisqu'elle est « l'onde unique »
— ekârnava — . En particulier, elle n'aurait aucun rapport au contexte
qui donne des etymologies valables dans le domaine du mythe et non
dans la langue courante.
Or il existe un texte upanisadique qu'il est bien tentant d'évoquer
ici en regard de celui de PU. VI 5, qui nous a fourni le sens mythique de
« Nârâyana » et permis d'éclairer son etymologie. C'est celui de Munda-
kopanisad (MuU) II 24 : pranavo dhanuh šaro hyâtmâ brahma tallak-
syam ucyate / apramailena veddhavyam šaravat tanmayo bhavel \\ « Le
pranava (= la syllabe От) est l'arc, l'âtman est la flèche et la cible
qu'elle doit atteindre est le Brahman. Il faut frapper au but sans se laisser
distraire, comme la flèche. Il faut devenir identique au (Brahman). »
Si l'étymologie de šara comme nom de l'eau doit être rattachée à ce texte,
on voit que la flèche — šara — symbolise l'âtman encore différencié et
que l'on peut alors appeler šara l'eau qui se trouve à la surface de la terre
sous des formes variées et séparées : mers, rivières, etc., sans oublier la
pluie, celle qui provoque le déluge en particulier2 ; tandis que nara,
évoquant le Purusa suprême et aussi bien le Brahman, c'est-à-dire
l'Absolu où toute différence s'abolit, devient le nom de l'océan
primordial, de l'onde unique qui a noyé tous les noms-et-formes.
Le rapprochement peut sembler téméraire — on ne le donne d'ailleurs
qu'à titre d'hypothèse et parce qu'il est particulièrement éclairant — ,
mais il faut encore l'étayer par des considérations d'un autre ordre :
les deux tentatives d'explication des noms de l'eau, nara et šara, que
nous venons de donner, suggèrent un lien établi par la tradition entre la
PU et la MuU. Or ce lien est attesté3, de façon inattendue pour nous
sans doute, mais qui nous avertit de l'imprudence qu'il y aurait à
découper des domaines séparés dans la pensée indienne, là où existe une
(1) On a déjà noté (art. préc. p. 26) que la MuU. reprenait dans un registre cosmique les
deux termes prabhava-apgaya que la KU. emploie pour désigner les deux phases opposées
de l'activité du yogin.
74 MADELEINE BIARDEAU
jâgrati bhûtâni sa niéà pašyato muneh // « La nuit de tous les êtres, c'est
en elle que l'ascète veille ; quand les êtres veillent, c'est la nuit pour le
muni voyant. » Si le yogin est le Purusa suprême, la nuit cosmique est le
temps de son recueillement en lui-même, le temps de sa « voyance »
mystique. On voit là une raison de plus à ce qu'il soit, en cet état, rempli
de sauva, du guna lumineux et apaisé. Le temps de la manifestation
cosmique est au contraire le temps de sa « nuit » yogique, où, se tournant
vers l'extérieur, il perd sa vision intérieure mais regarde le monde avec
une absolue indifférence. Pour la conscience ordinaire toutefois, il paraît
être alors en état de veille.
Or le sommeil cosmique qui précède la création secondaire dans les
puràna semble bien être assimilé à un recueillement yogique, quoique
cela ne soit pas dit habituellement dans le récit même que nous étudions
ici (il est d'ailleurs vraisemblable que la scène même du sommeil de
Nârâyana soit directement évocatrice du recueillement yogique pour la
conscience hindoue). Vi.VI 4 4-8 résume brièvement la description d'une
résorption cosmique entre deux kalpa en ces termes : ekârnave tatas
tasmiňcchesašayyágatah prabhuh / brahmarupadharah sete bhagavân
âdikrddharih // janalokagataih siddhaih sanakâdyair abhisfutah / brahma-
lokagataišcaiva cintyamdno mumuksubhih // âtmamâyâmayïm divyâm
yoganidmm samâsthitah / âimânam vâsudevâkhyam cinlayan madhu-
sûdanah // esa naimiltiko nâma maitreya pratisaňcarah \ nimittam tatra
yacchete brahmarupadharo harih // yadà jágarti sarváimá sa tadâ cestate
jagat / nimïlatyetad akhilam mâyusayyâm gate'cyute //... « Sur cette onde
unique, avec Šesa pour couche, le puissant Hari, le bienheureux créateur
portant la forme de Brahma, reste étendu. Loué par les « réalisés » —
siddha — , Sanaka et les autres, qui sont dans le Janaloka, objet de
méditation pour les aspirants à la délivrance qui sont dans le Brahmaloka, il
reste fixé dans son divin sommeil yogique — yoganidrd — constitué de
sa propre maya, lui le Destructeur de Madhu, méditant sur lui-même en
tant que Vâsudeva. Telle est, Maitreya, la résorption (cosmique) dite
« occasionnelle ». L'« occasion » en est que Hari, porteur de la forme de
Brahmâ, se couche. Quand l'Âtman de l'univers s'éveille, alors le monde
se met en mouvement ; quand Acyuta s'est couché sur la mâyà, alors
l'univers entier ferme les yeux »... Le terme maya, qui connote un
pouvoir magique suscitant des illusions, finit, dans le Sânkhya classique et
dans le Vedânta sectaire (visnuite), par être synonyme de pradhâna ou
prakrti, la Matière Primordiale. La maya a un pouvoir double : celui de
projeter les choses et les êtres (c'est la manifestation cosmique) et celui
de les voiler (c'est la résorption) ; elle est le corrélatif obligé du double
mouvement du yoga par conséquent. C'est le second pouvoir qui est
retenu ici, pouvoir qu'a Hari de résorber l'univers dans son sommeil
yogique, si bien que la maya finit par être l'équivalent symbolique de
Sesa et sert de couche à la divinité. Le sommeil de Visnu est
explicitement assimilé à un « sommeil de yoga », c'est-à-dire à un état de samâ-
dhi ; mais il s'agit évidemment d'un samâdhi de type inférieur, puisque
le dieu y garde une pensée encore distincte (voire discursive : c'est le
sens habituel de cint-) dont il est d'ailleurs lui-même l'objet sous sa forme
suprême.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 75
HV.I 41 19 note également : dvitïyâ câsya šayane nidrâyogam upâ-
yayau / prajâsamhârasargârtham kimadhyâtmavicintakam // « La seconde
(forme de Visnu) entre sur sa couche dans un sommeil yogique où il
médite en quelque sorte sur lui-même afin de résorber et d'émettre (à
nouveau) les créatures » (on retrouve l'expression nidrâyoga en MbBh.
XII 347 19 — éd. Chitrashala Press —, 335 17 — éd. BORI —, dans un
contexte analogue). Nïlakantha glose nidrâyogam par yogamayïm nidrâm,
« un sommeil fait de yoga », et kimadhyâtmavicintakam, où adhyâtma-
vicintakam est affaibli par kim, par : kutsitâh adhyâlmavicinlakâh savi-
kalpasamâdhimanlo yasmât : « parce que ceux qui méditent sur eux-
mêmes sont considérés comme inférieurs, (n')ayant (qu')un samâdhi
avec formations mentales. » Ainsi, il se confirme que le sommeil yogique
de la divinité n'est pas un samâdhi du type le plus élevé (nirvikalpa,
« sans formation mentale »), et que cela est rendu nécessaire par
l'alternance des émissions et des résorptions : il ne faut pas perdre toute trace
du monde différencié pendant le sommeil1.
Ainsi donc, sous une mise en scène nouvelle, les notions mises en jeu
dans le récit de pratisarga semblent être identiques à celles du prâkrta-
sarga, à ce détail près que le recueillement yogique de Nârâyana est d'un
type moins élevé que celui du Purusa originel et que le « chaos » d'où va
sortir le cosmos est moins total qu'au niveau du pradhâna. Il s'agit donc
moins d'une création différente, se juxtaposant à la première, que d'une
recréation intermédiaire, comme la correspondance de chacun des deux
sarga à leurs périodes cosmiques respectives le suggère. D'autre part, si
l'analyse des entités en présence au début de la création originelle nous
entraînait et nous entraîne encore du côté des upanisad, la mise en scène
mythique du pratisarga nous ramène bien plutôt à des thèmes des
samhitâ védiques et des brâhmana (notamment des textes du Yajurveda,
si l'on excepte l'allusion au mythe du Purusa cosmogonique de RV.X
90), réutilisés d'ailleurs d'une manière nouvelle. Au point où nous
sommes parvenus, il serait difficile de rendre compte de cette mise en
scène par une juxtaposition mécanique de thèmes cosmogoniques que
les bardes purâniques auraient eus à leur disposition dans un fonds
mythique indifférencié. Il y a d'ailleurs un choix opéré dans ce fonds
mythique, et ce choix a dû être fait en fonction des idées à exprimer.
Ce sont ces idées que va nous aider à préciser maintenant l'analyse du
personnage de Brahmâ et de sa transformation provisoire en sanglier.
Dans le récit du prâkrtasarga, Brahmâ était apparu au moment où
les principes nés de la Forme originelle se referment pour donner l'œuf
cosmique. Brahmâ, au centre de cet œuf, en était l'embryon et le
principe vivant du développement. Considéré dans une perspective yogique,
il était alors assimilable au purusa de la caverne du cœur. Mais dans la
perspective cosmogonique, il était plutôt comme le point central en
(1) Quoi qu'il en soit du Brahman masculin qui figure à l'occasion dans les upanisad
anciennes.
(2) Ce qui semble être la position de G. Dumézil. Cf. Mitra-Varuna, Essai sur deux
représentations indo-européennes de la souveraineté (Gallimard 1948), p. 41. Mais ce choix n'est
que l'aboutissement d'une analyse qui voit dans le brahman — celui qui aurait donné son
nom au varna des brahmanes —, l'ancienne victime humaine de substitution dans un
sacrifice où, primitivement, c'est le roi lui-même ou son fils qui aurait dû être immolé. Cf. Flamen-
Brahman (Geuthner 1935), p. 13 sq. Quoi qu'il en soit de la préhistoire, c'est la comparaison
plus que le contexte indien proprement dit qui autorise cette reconstruction d'un état de
choses antérieur. Outre que Brahmâ en tant que tel n'est jamais créateur « par
autoimmolation » (Mitra-Varuna, p. 41), pas plus que le Sanglier d'ailleurs, il semble bien que
l'accent soit mis, dans la littérature védique et plus tard, sur le sacrifice en tant qu'acte
global plutôt que sur la victime elle-même. On ne fait au reste que retrouver ici ce qui constitue
l'intuition centrale de VEssai sur la nature et la fonction du sacrifice d'Hubert et Mauss.
(3) Nous retrouverons plus tard ce symbolisme des quatre têtes de Brahmâ à propos de
la cinquième qui aurait été tranchée par Šiva.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 77
sacrifice védique, montre que Brahmâ n'assume ses fonctions de créateur
au niveau du pratisarga qu'en tant qu'il est lui-même la science védique
théorique et pratique, la science du sacrifice : il est donc plutôt la
personnification mythique du brahman (nt.) comme pouvoir propre aux
brahmanes (en particulier distinct du ksatra des princes) et fondement ultime
de la société orthodoxe1. On trouve le terme neutre employé dès la
littérature védique, mais aussi dans les smrti, avec cette acception très
englobante qui permet ainsi de désigner d'un mot ce qui fait le centre
de référence, la valeur dominante de la religion séculière de l'Inde.
Il faut encore préciser davantage, et le mythe purânique nous en
donne la possibilité si nous prenons garde à toutes ses implications.
Quoique Brahmâ apparaisse comme la personnification même de la
religion du sacrifice, il ne faut pas l'identifier trop vite avec le varna
des brahmanes. Certes, les brahmanes sont les dépositaires du brahman
entendu au sens que nous venons de dire, et c'est pourquoi ils sont placés
en tête de la hiérarchie sociale. Cependant le brahman, comme
fondement — origine et étai — de la société séculière et de sa religion, est
d'une certaine manière transcendant à ceux qui ont charge de le garder
et de le transmettre2. En ce sens, il porte en lui tous les varna et peut
donc les « créer ». Cela est consonnant avec tout ce que l'on sait de la
fécondité du sacrifice et de sa nécessité pour la prospérité de la société
temporelle. C'est aussi pourquoi il peut recevoir les qualificatifs que
RV.X 90 applique au Purusa cosmogonique : il a mille têtes, mille yeux,
mille pieds... Au-delà même du monde des hommes, c'est l'ensemble du
trailokya dont il permet l'existence selon les normes du dharma: ce
premier segment du récit ne parle que de l'émergence de la terre, mais la
création des dieux qui interviendra ensuite réintègre la couche supérieure
du trailokya — dans une perspective d'ailleurs très particulière, comme
on le verra.
(1) On ne s'étonnera pas ici, puisqu'il s'agit d'un mythe, de voir une scène concrète
réduite à son personnage essentiel à fin de comparaison : l'action mythique de la divinité
n'est jamais qu'un développement analytique de sa signification (que d'autres préféreraient
appeler sa fonction). Il est donc légitime, si le rapprochement entre Brahmâ et Vahankâra
n'est pas vain, de s'attendre à voir l'un et l'autre des termes mis en relation comme gros de
leurs activités propres.
(2) II ne saurait être question de présenter ici une étude exhaustive des conceptions du
Moksadharma, même sous l'angle particulier qui nous concerne. Mais il est certain que ce
pot-pourri apparent se prêterait à une étude structurale. La première condition pour un tel
travail serait d'oublier l'édition critique du BORI (sauf pour les variantes de détail) et de
confronter directement les grandes versions déjà connues et antérieurement éditées.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 79
a pas de coupure entre Yavyakia et le Purusa). L'épopée, donc, n'oublie
pas que le déploiement du cosmos à travers les tattva ne se fait qu'en
liaison avec le Purusa suprême (même si celui-ci, dans sa forme suprême,
reste absolument transcendant à la manifestation), et qu'à chaque
tattva, donc à chaque étape de la manifestation cosmique, correspond
une « forme » du Purusa1. C'est ce qu'exprime en particulier le texte
suivant (XII 347 16-21, éd. crit. 335 14-18) qui enchaîne une description
du déploiement cosmique avec un récit du mouvement inverse d'invo-
lution : avyakte purusam yàte pumsi sarvagaté1 pi ca / lama evàbhavat
sarvam na prájňáyata kim сапа // tamaso brahma sambhutam tamomu-
làmrlàlmakam / tad višvabhávasamjňántam paurusim lanům ášritam //
so'niruddha iti proktas lat pradhánam pracaksate /tad avyaktam itijňeyam
trigunam nrpasattama // vidyàsahàyavàn devo visvakseno harih prabhuh \
apsveva sayanam cakre nidràyogam upugaiah // jagataš cintayan srstim
citràm bahugunodbhavám / tasya ciniayalah srstim mahàn àlmagunah
smrtah // ahaňkáras tato jâto brahmd sa tu caturmukhah / hiranyagarbho
bhagaván sarvalokapilámahah // « Le Non-manifesté s'étant résorbé dans
le Purusa, le Purusa lui-même étant devenu le Tout, tout ne fut que
ténèbre — lamas — et l'on ne discerna plus rien. Brahman (nt.) sortit de
la ténèbre, fait de Yamrla qui a la ténèbre pour racine ; lui en qui la
conscience (individuelle) de tous les êtres a sa fin prit appui sur une forme du
Purusa, celle qu'on appelle Aniruddha : on dit que c'est le Fondement,
les trois guna en lesquels on doit reconnaître le Non-manifesté, ô toi le
meilleur des princes. Il est le dieu qui a le savoir — vidyâ — pour seul
compagnon, le puissant Hari Visvaksena. Il se coucha sur l'eau et entra
dans un sommeil yogique, méditant sur la création d'un monde varié
qui croîtrait avec nombre de qualités (différentes). C'est pendant qu'il
médite sur la création que son âtman est traditionnellement qualifié
de « grand » — mahàn — . De là naît Y ahaňkára, c'est-à-dire Brahmâ
aux quatre visages, le bienheureux Embryon d'Or, l'aïeul de tous les
mondes. »
Dans ce passage, Yahaňkdra et Brahmâ sont purement et simplement
identifiés. La transcendance du Purusa suprême est sauvegardée en
laissant trois de ses quatre vyuha en dehors de toute relation avec la
manifestation cosmique : on retrouve ainsi quelque chose du modèle de
RV.X 90 selon lequel trois quarts du Purusa sont en dehors du cosmos,
tandis qu'un quart est engagé dans la cosmogonie. Aniruddha est donc
mis en parallèle avec le pradhàna ou avyakta. Il devient Hari Visvaksena
(ou il l'est identiquement) — notre Nârâyana très évidemment — quand
il entre dans son sommeil yogique sur l'océan, et sa concentration
yogique sur la création à venir est identifiée au mahàn. Enfin Brahmâ
intervient (il naît du lotus selon les vers suivants) au niveau de Y ahaňkára.
(1) On reste évidemment à l'intérieur d'un univers identique pour l'essentiel à celui
des purâria, ce qui autorise le présent excursus du côté de l'épopée : le mouvement du
déploiement cosmique, dans le prâkrtasarga, nous a, en effet, paru aboutir à la constitution d'une
sorte d'individu cosmique, Brahmâ, forme du Purusa engagée dans la manifestation. Ce qui
est déplacé ici, à la faveur d'une nouvelle figure du mythe et de manière signifiante, c'est
l'apparition de Brahmâ.
80 MADELEINE BIARDEAU
MhBh XII 341 16-17 (éd. crit. 228 14-15) fait également naître Brahmâ
d'Aniruddha par l'intermédiaire du lotus, et Aniruddha reçoit l'épithète
de : lokánám prabhavâpyayah, « apparition et disparition des mondes »,
épithète que l'on donne, on se le rappelle, au Purusa, en particulier sous
sa forme de Nârâyana.
Cependant ces équivalences ne sont pas immuables puisqu'en XII
339 41, dans un contexte qui n'est plus celui de la cosmogonie habituelle,
c'est Aniruddha lui-même qui est assimilé à Yahankâra; il semble
d'ailleurs que ce passage cherche à établir des correspondances, non plus
avec les tativa auxquels nous sommes habitués, mais avec différents
niveaux de réalité que l'on trouve plutôt dans les upanisad vedântiques :
ksetrajňa, jïva, manas... Lorsqu'il est question de Brahmâ un peu plus
loin (v. 50), on ne précise pas comment il se rattache aux quatre vyuha
de Visnu, quoiqu'il soit décrit en des termes traditionnels : hiranyagar-
bho lokâdiscaturvaktro niruktagah \ brahmâ. sanâtano děvo mama bahvar-
thacintakah, «Brahmâ, l'Embryon d'Or, origine des mondes, avec ses
quatre visages, qui est accessible grâce aux Nirukta, le dieu perpétuel
applique sa méditation aux nombreux objets qui me concernent. »
Plutôt que de voir ici une contradiction avec XII 347, il est sans doute
plus fécond d'y chercher une indication de la dualité des traditions qui
veulent se donner comme complémentaires l'une de l'autre et non
comme antagonistes : celles des upanisad yogiques et des upanisad
vedântiques.
Avant de s'avancer plus loin sur cette piste, il importe de souligner que
Brahmâ, assimilé explicitement ou non à Yahankâra, est toujours le dieu
de la pravrtti, de l'activité tournée vers les entreprises extérieures (en
particulier les actes sacrificiels), par opposition aux yogin et aux formes
de la divinité qui sont adonnées à la nivrtti, à la cessation de toute
activité grâce au Sânkhya-Yoga. Aniruddha, suivant qu'il est ou non
identifié à Yahankâra, est soit du côté de la pravrtti, soit du côté de la nivriti;
il participe ainsi de l'ambiguïté de Nârâyana qui, tout yogin qu'il soit,
pratique un samâdhi inférieur pour ne pas perdre de vue les créatures à
émettre. Le rapprochement d'Aniruddha et de Nârâyana n'est pas sans
fondement, comme en témoigne le thème du lotus dans le nombril de la
divinité endormie (mis plus haut en rapport avec Hari Visvaksena, qui
serait alors intermédiaire entre Aniruddha et Brahmâ).
Il faudrait pouvoir citer ici la totalité de MhBh XII 340 (éd. crit.
327) mais on se contentera d'en donner les passages qui mettent plus
particulièrement en relief l'opposition pravrtti-nivrtti. On gardera dans
la traduction ces deux termes sanskrits puisqu'on en connaît déjà la
signification. Les articulations de la pensée n'en seront que plus
vigoureusement marquées et l'on verra se préciser la signification conjointe de
Yahankâra et de Brahmâ dans l'œuvre de la création. L'analyse du reste
du pratisarga s'en trouvera plus qu'à moitié préparée.
(v. 7-18a) Janamejaya uvâca / ime sabrahmakâ lokâh sasurâsura-
mânavâh kriyâsvabhyudayoktâsu saktâ dršyanti sarvašah // moksašcoktas
tvayâ brahman nirvánám paramam sukham / ye tu muktâ bhavantîha
punyapâpavivarjitâh // te sahasrârcisam devam pravisantïha šušruma /
ayant hi duranuslheyo moksadharmah sanâtanak // yam hitvâ devatâh
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 81
sarvâ havyakavyabhujo'bhavan / kim ca brahmâ. ca rudrašca šakrašca
balabhit prabhuh // suryas târâdhipo vâyur agnir varuna eva ca / akâsam
jagaiï caiva ye ca sesâ divaukasah // pralayam na vijânanli àtmanah
parinirmitam / tatas tenâsthitâ màrgam dhruvam aksaram avyayam //
smrivà kâlaparïmânam pravrltim ye samâsthitâh / dosah kâlaparïmâne
mahân esa kriyâvaiâm // elanme samšayam vipra hrdi šaly am ivárpitam j
chindhttihásakathanát parám kautuhalam hi me / katham bhâgaharâh
proktâ devatâh kraiusu dvija / kimartham cádhvare brahmannijyante
tridivaukasah // ye ca bhagam pragrhnanti yajňesu dvijasattama / te
yajanto mahâyajnaih kasya bhâgam dadanti vai /J vaišampáyana uváca f
aho gudhaiamah prašnas tvayá prsto janešvara / nátaptatapasá hyesa nâve-
davidusa tatha // nâpumnavidà caiva šakyo vyáhartum aňjasa / « Janame-
jaya dit : on voit ces mondes — Brahmâ, les dieux, les asura et les
hommes inclus — entièrement attachés aux activités — kriyd — qui ont été
révélées pour le bonheur temporel — abhyudaya — . Or toi, brahmane
(Vaišampáyana), tu parles de la délivrance, qui est extinction, comme du
suprême bonheur. D'autre part, nous avons entendu dire que ceux qui
sont libérés ici-bas, dépouillés de mérites et de démérites, entrent dans
le dieu aux mille rayons. Sans doute l'éternel dharma de la délivrance
est-il trop difficile à accomplir que les dieux l'ont abandonné pour
devenir mangeurs d'oblations ? Qui plus est, Brahmâ, Rudra, Sakra le
puissant pourfendeur de Bala, Sûrya, le Roi des étoiles (i.e. la Lune),
Vâyu, Agni, Varuna, l'Espace, les êtres terrestres et le reste des habitants
du ciel ne connaissent pas la résorption — pralaya — circonscrite par
l'Âtman. Aussi n'ont-ils pas pris la voie stable, indestructible,
impérissable. Or pour ceux qui se sont engagés dans la pravrtti, l'attention
tournée vers ce qui est mesuré par le Temps, pour ces actifs, grand est le
défaut (inhérent) à ce que mesure le Temps. Voilà, ô brahmane, la
question qui se trouve enfoncée dans mon cœur comme une flèche. Extirpe-la
en me racontant une histoire, car ma curiosité est extrême. Comment
dit-on des divinités qu'elles prennent leur part des (offrandes)
sacrificielles ? Pourquoi, ô brahmane, les habitants du ciel reçoivent-ils un
culte dans le sacrifice ? Eux qui reçoivent leur part dans les sacrifices
ô toi le meilleur des deux-fois nés, à qui donnent-ils une part des grands
sacrifices qu'ils offrent eux-mêmes ? — Vaišampáyana dit : c'est là une
question (dont la réponse) est très cachée, Seigneur. On ne peut y
répondre correctement sans avoir pratiqué le tapas, être versé dans le
Veda et dans les purâna ».
La question posée par le prince Janamejaya est des plus claires :
le dharma de la pravrtti, des actes rituels, est opposé au dharma de la
délivrance, plus loin appelé aussi dharma de la nivrtti, qui lui est
supérieur. Le dharma du sacrifice est observé aussi bien par les dieux que
par Brahmâ lui-même, ce qui est une autre manière de dire qu'ils font
partie de l'ensemble qui constitue la religion de la pravrtti; mais si
l'on considère qu'ils sont des êtres supérieurs aux hommes, il est
surprenant qu'ils ne suivent pas le dharma supérieur, et même qu'ils
consentent à être « mangeurs d'oblations », c'est-à-dire à recevoir les
sacrifices. La délivrance est évoquée, par opposition, dans les termes des
upanisad vedântiques, sous le symbolisme de la voie du soleil (cf. GhU.
82 MADELEINE BIARDEAU
V 10 et В AU.VI 2 15), mais le dieu aux mille rayons pourrait aussi bien
être le Purusa cosmique, celui de la PU (l'Âtman en lequel « se résorbent »
tous les êtres). Il semble n'y avoir aucun passage de la voie des actes à
celle de la délivrance, d'où l'embarras compréhensible de Janamejaya.
Sa question est cependant posée de manière curieuse si l'on pense à la
théorie du sacrifice que font les Mïmâmsaka : pour ceux-ci en effet, seuls
les hommes (et parmi eux, seulement les deux-fois nés) sont habilités au
sacrifice védique, parce qu'ils ont des dieux à qui sacrifier. Les dieux
en revanche ne sauraient avoir une activité sacrificielle, puisqu'ils ne
peuvent s'offrir des sacrifices à eux-mêmes et qu'ils n'ont pas d'autres
dieux à qui adresser leurs offrandes. Le Sâbarabhâsya qui dénie cette
possibilité aux dieux (VI 1 5) leur refuse d'ailleurs en même temps tout
pouvoir : ce ne sont pas eux qui rendent le sacrifice efficace, c'est le
sacrifice lui-même qui opère le résultat désiré (IX 1 9). Cette dernière
remarque est clairement dirigée contre les « dévots » qui prient une
divinité pour obtenir d'elle une faveur. La Mïmâmsâ refuse l'idée
même d'un dieu varada, «donneur de faveur». Si donc l'épopée fait au
contraire place à l'idée que les dieux et Brahmâ participent au dharma
de la pravrtti, cela n'est sans doute pas étranger à l'idée, qu'elle accepte
aussi, d'une divinité suprême qui est à la fois récipiendaire ultime de
tous les sacrifices, donneuse de grâce et sans doute source vraie de
l'efficacité attribuée à l'acte sacrificiel (karman), enfin origine première
et réconciliation de la nivrtti et de la pravrtti. La formulation même de
la question de Janamejaya invite à penser que la pravrtti reçoit un
éclairage nouveau de la nivrtti qui en est le dépassement.
La réponse de Vaisampâyana1 a l'intérêt d'ajouter les purâna (au
sens générique de « récits des origines ») au Veda comme source de son
savoir. Aussi se réfère-t-il logiquement à l'enseignement reçu de son
maître Vyâsa :
(v. 28-32, 35b-36a, 69-78, 91-100) yathd vrttam hi kalpàdau drstam
me jnânacaksusà / paramâtmeti yam práhuh saňkhyayogavido janáh //
mahâpurusasamjnâm sa labhate svena karmanâ / tasmàî prasûtam avyak-
(1) On a déjà noté que le nom de Vaiaampâyana pourrait être un patronymique de prince
(cf. art. préc. p. 35 n. 1), mais le personnage ainsi appelé est un brahmane (et même un prêtre
brahman). Il est disciple de Vyâsa, aussi appelé Krsna Dvaipâyana et réputé incarnation
de Nârâyana. Dans le dédoublement mythique de Nârâyana en deux rsi (brahmanes) Nara
et Nârâyana (c'est en fait le dédoublement du nom complet : Purusa Nârâyana), l'aspect
Nara semble correspondre plutôt au prince idéal (comme on le voit par sa réincarnation en
Arjuna), tandis que l'aspect Nârâyana correspondrait au brahmane. Cela pourrait rendre
compte du patronymique royal dont se trouve affecté le disciple de Vyâsa. Si l'on compare
Arjuna et Vaisampâyana, le Pândava apparaît comme le médiateur entre le dharma et les
hommes du point de vue de l'action (Vavatâra Krsna étant alors le « cocher », c'est-à-dire en
fait le guide de l'action, le maître qui enseigne le dharma en invoquant l'exemple qu'il donne
lui-même comme avatâra), et Vaiaampâyana est le médiateur entre le dharma et le prince
chargé de le défendre, tandis que Krsna Dvaipâyana reste le guru sans rapport direct à l'action.
Autrement dit, la complémentarité Nara-Nârâyana peut donner lieu à plusieurs
réinterprétations mythiques : dans la paire Krsna-Arjuna, elle est plutôt transposée dans le registre
royal, tandis que la paire Vyâsa-Vaiéampâyana en illustre la version brahmane. De toutes
manières, les deux registres sont étroitement liés et participent d'une même vue d'ensemble
du dharma.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 83
tam pradhdnam lad vidur budhdh // avyaktdd vyaktam utpannam lokasrs-
iyartham ïsvardt / aniruddho hi lokesu mahdn âtmeti kathyate // yo'sau
vyaktatvam âpanno nirmame ca pitâmaham / so'hankdra iti proklah
sarvatejomayo hi sah // prthivî vdyur dkdsam про jyolišca paňcamam /
ahaňkdraprasuidni mahdbhutdni paňcadhá // vedàn veddňgasamyuk-
tân yajňdn yajňdňgasamyutdn Ц nirmame lokasiddhyartham brahmd
lokapitdmahah / maňcir aňgirdšcdtrih pulastyah pulahah kratuh /
vasistha iti saptaite mànasâ nirmitâ hi te f eie vedavido mukhyd veddcdrydš-
ca kalpitdh // pravrttidharminašcaiva prdjdpatye ca kalpitdh J ayam
kriyâvatâm panthâ vyakttbhutah sandlanàh / aniruddha iti prokio lokasar-
gakarah prabhuh // sanah sanatsujátašca sanakah sasanandanah / sanat-
kumârah kapilah saptamašca sanâtanaTi // saptaite mánasáh prokiâ rsayo
brahmanah sutdh \ svayamàgatavijndnà nivriiim dharmám dslhitâh // ete
yogavido mukhydh sdňkhyajňdnavišdraddh / dcdryd dharmasdsiresu mok-
sadharmapravartakdh \\ yato'ham prasrtàh purvam avyaktdd triguno
mahdn f tasmdt parataro yo'sau ksetrajňa iti kalpitâh // so hyakriyavatdm
panthdh punardvrttidurlabhah / yo yathd nirmito jantur yasmin yasmimšca
karmani // pravrttau vd nivrttau vd tatphalam so'énute mahal / esa loka-
gurur brahmd jagadddikarah prabhuh // esa mdtd pitd caiva yusmdkam
ca pildmahah \ maydnušisto bhavitd sarvabhutavarapradah // gatesu
tridivaukahsu brahmaikah paryavasthitah / didrksur bhagavantam tam
aniruddhaianau sihilam // tam děvo daršaydm dsa krtvd hayaširo mahal \
sdňgdn dvartayan veddn kamandaluiridandadhrk // tato'svasirasam
drstvd tam devam amitaujasam \ lokakartd prabhur brahmd lokdndm
hilakdmyayd // murdhnd pranamya varadam tasthau prdňjalir agratah /
sa parisvajya devena vacanam srdvitas tadd // lokakdryagatïh sarvds tvam
cinlaya yathdvidhi \ dhdtd tvam sarvabhutdndm tvam prabhur jagato
guruh I/ tvayydvesitabhdro'ham dhrlim prdpsydmyathdňjasd / yadd ca
surakdryam te avisahyam bhavisyati // prddurbhdvam gamisydmi taddt-
majňdnadaišikah / evam uktvd hayaširds tatraivdntaradhïyata // tendnu-
sisio brahmdpi svalokam acirdd gatah / evam esa mahdbhdga padmand-
bhah sandtanah // yajňesvagraharah prokio yajnadhdrï ca nilyadd / nivrt-
tim cdslhito dharmám gatim aksayadharmindm / pravrllidharmdn vidadhe
krivd lokasya citratdm // sa ddih sa madhyah sa cdntah prajdndm sa dhdtd
sa dheyam sa kartd sa kdryam / yugdnte prasuplah susaňksipya lokdn
yugddau prabuddho jagaddhyutsasarja // « (Paroles de Vyâsa :) J'ai
vu, par l'œil de la connaissance, comment les choses se sont passées au
début du kalpa. Celui que les gens versés dans le Sânkhya et le Yoga
appellent le Paramàtman (l'Àtman Suprême) reçoit le nom de Mahâ-
purusa (Grand Purusa) à cause de son activité propre. Les sages savent
que de lui est sorti le Fondement non-manifesté — avyaktam pradhdnam
-— . Du Non-manifesté, qui est îsvara, est né le Manifesté en vue de la
création des mondes. Aniruddha ( = « le Non-empêché ») en effet est
dans les mondes appelé le Grand Âtman — mahdn dlmd — . Quand (le
Purusa) eut atteint l'état manifesté, il donna forme à l'Aïeul — pitdmaha,
i.e. Brahmâ — . C'est celui-ci que l'on appelle ahaňkdra : il est fait du
tejas de l'univers. La Terre, l'Air, l'Éther, l'Eau et la Lumière en
cinquième sont les cinq éléments grossiers sortis de Vahaňkdra, etc. Brahmâ,
l'aïeul des mondes, en vue de la réalisation parfaite — siddhi — des
84 MADELEINE BIARDEAU
mondes, donna forme aux Veda avec leurs annexes et aux sacrifices avec
leurs accessoires... (Paroles d'Isvara:) Marïci, Aňgiras, Atri, Pulastya,
Pulaha, Kratu, Vasistha : ce sont les sept (êtres) «mentaux» — mânasa
— qui ont pris forme. Ce sont les premiers connaisseurs du Veda, donnés
comme maîtres en Veda, voués au dharma de la pravrtti, faits pour
gouverner les créatures. Voilà manifestée la voie perpétuelle des actifs.
Le puissant auteur de la création des mondes est appelé Aniruddha.
Quant à Sana, Sanatsujâta, Sanaka, Sanandana, Sanatkumâra, Kapila
et, en septième, Sanâtana, ce sont les sept rsi, fils mânasiques de Brahmâ,
à qui la connaissance est venue spontanément, qui sont établis dans le
dharma de la nivriti. Ils sont les premiers connaisseurs du Yoga, versés
dans la connaissance du Sânkhya, maîtres en science du dharma,
promoteurs du dharma de la délivrance. Le Non-manifesté dont le grand Ego
— aham — aux trois guna est sorti à l'origine, celui qui est au-dessus de
lui est considéré (par eux) comme « le connaisseur du champ » — ksetra-
jňa — . C'est lui la voie des non-actifs1, difficile à gagner par les
renaissances : chaque être reçoit le grand fruit correspondant au genre
d'activité pour lequel il a reçu forme : pravrtti ou nivrlli. Voici Brahmâ, le
maître spirituel des mondes, le puissant auteur primordial de l'univers
animé. Il est votre mère et votre père et votre aïeul. Selon mes
instructions il distribuera des faveurs à tous les êtres... (Paroles de Vyâsa :)
Les dieux étant partis, Brahmâ resta seul, désireux de voir le Bienheureux
sous sa forme d'Aniruddha. Le dieu se montra à lui, avec une grande tête
de cheval — hayaširas — , répétant les Veda et leurs annexes, portant
le kamandalu et le triple bâton. Alors, à la vue du dieu Hayaširas à la
vigueur incommensurable, le puissant Brahmâ, auteur des mondes,
poussé par le désir du bien des mondes, inclina la tête et se tint les mains
jointes devant le dieu bienfaiteur. Celui-ci l'embrassa et lui fît entendre
ces paroles : « Réfléchis attentivement à toutes les voies du devoir pour
les mondes, comme il convient. Tu es le démiurge, le puissant maître
spirituel de l'univers animé. De m'être déchargé sur toi de mon fardeau
me donne un soulagement immédiat. Quand tu ne suffiras plus à faire
ce qu'il faut pour les dieux, je me manifesterai comme guide de la
connaissance de l'Âtman (ou : de moi-même). » Sur ces paroles, Hayaširas
disparut instantanément. Brahmâ, à son tour, ayant reçu ses
instructions, s'en alla sans tarder vers son propre séjour. C'est ainsi, ô très
fortuné, que le dieu éternel Padmanâbha (= Visnu), est celui, dit-on,
qui reçoit la première part dans les sacrifices et il est éternellement le
soutien du sacrifice. Adonné lui-même au dharma de la nivrtti, voie de
ceux qui ne périront plus, il a fait la diversité des mondes et ordonné les
dharma de la pravrtti. Il est le commencement, le milieu et la fin des
créatures, il est l'ordonnateur et l'ordonné, l'agent et l'objet à faire.
A la fin d'un yuga il s'endort après avoir rétracté les mondes, au début
d'un yuga il s'éveille pour émettre l'univers animé... »
(1) Le texte adopté ici : so hyakriyâvatâm est une variante donnée par l'édition critique
en note. Il est évident que akriyâvalâm panthâh fait équilibre à kriyâvatâm panthâh. D'autre
part, c'est la seule leçon qui donne un sens satisfaisant avec punarâvrttidurlabhah et la phrase
qui suit.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 85
II est évidemment impossible de faire abstraction des conceptions
qui sont exposées dans ce texte si l'on veut comprendre le Brahmâ
du praiisarga purânique et la relation qu'il semble entretenir
avec Yahaňkára du prâkrtasarga. C'est l'articulation même des deux
créations l'une sur l'autre qui est en jeu : on nous dit que le Paramâtman
ou Ksetrajňa est adonné à la nivrtti et que la nivrtti est liée à la pratique
du Yoga et à la connaissance du Sânkhya. D'autre part, le nom de
« Purusa » appliqué à la forme suprême de la divinité a, selon le barde
épique, une connotation cosmogonique qui ne nous étonne pas si nous
pensons à RV.X 90. L'Absolu épique et purânique est donc bien prabha-
vâpyaya — « apparition et disparition (des êtres) » — , à la fois au sens
yogique et au sens cosmique. Et cette double orientation se retrouve au
niveau de la création, répartie entre deux catégories d'êtres que
symbolisent deux catégories de rsi également « mânasiques d1. Tandis que la
divinité suprême est perpétuellement délivrée et transmigrante, il y a
deux voies, exclusives l'une de l'autre, ouvertes aux hommes : la
recherche de la délivrance par le Sânkhya- Yoga et la religion séculière qui
perpétue les renaissances.
Quant à Brahmâ2, il n'est pas surprenant, d'après ce que nous savons
déjà, qu'il soit commis au soin de la pravriti. Son identification avec
Yahaňkára est précisée toutefois par l'expression sarvatejomaya : il est
fait de tout le tejas de l'univers. Il importe pour notre analyse présente
des cosmogonies purâniques de voir toute la portée de cette épithète.
Reprenons en partie le tableau de l'évolution des iattva donné à propos
du prâkrtasarga (cf. art. préc. p. 27) :
mahân
(sâttvika râjasa iâmasa)
jr
ahankâra
vaikárika taijasa bhuiâdi
indriya mahâbhuta+tanmàtra
(1) Pourquoi mânasa? La Manusmpli (qui ignore le nom de Visnu) enseigne (I 74-75)
que Brahmâ crée le manas et que le manas, à son tour, « poussé par le désir de créer », continue
l'œuvre d'émission du cosmos. La cosmogonie de Manu suit un modèle beaucoup plus
« orthodoxe », qui semble ignorer la religion de la bhakti, pour donner la place centrale dès
le début au sacrifice et au Veda (quoique, par la suite, la MS. intègre le renoncement, sous la
forme stricte du sannyâsa, dans la théorie des quatre « états de vie »). Le manas, organe de
l'efficacité par excellence pour la divinité qui ne rencontre pas d'obstacle dans la réalisation
de ses désirs (Brahmâ n'est-il pas satyakâma, « celui dont les désirs sont efficaces » ?), semble
être un principe cosmogonique qui s'impose dans la religion du sacrifice. Il peut donc trouver
aussi sa place dans le pratisarga. Si Brahmà est alors au niveau de V ahankâra, il est également
facile d'intégrer le manas au niveau suivant, à condition d'en faire un indriya plutôt qu'un
équivalent du mahân (cf. art. préc. p. 27-28 sur la place mal définie du manas). On peut ici
voir comment les spéculations cosmogoniques ont dû rencontrer les spéculations plus
conceptuelles du Vaišesika (et des écoles bouddhiques) sur le rôle du manas et contribuer à rejeter
celui-ci définitivement du côté de l'individualité et de la vie empiriques.
(2) On ne cherchera pas ici à analyser le personnage d'Aniruddha ni la forme
d'Hayaéiras sous laquelle il apparaît à Brahmà.
86 MADELEINE BIARDEAU
Le tejas dont est fait Brahmâ est à mettre en rapport avec l'aspect
taijasa de Yahankâra; il serait donc identique au rajas (que l'on retrouve
sous ce nom comme composante du mahàn). De fait, le Brahmâ de la
Trimurti est identifié au rajas. Il ne faut sans doute pas en conclure
que Brahmâ ne représente pas la totalité de Yahankâra, mais plutôt à
l'inverse, que le tejas est ce qui, dans Yahankâra, fait sa spécificité
fonctionnelle et permet de désigner le tout par son aspect essentiel.
Nous nous trouvons alors naturellement conduits de nouveau aux
résultats que faisait apparaître l'étude de la notion ďahaňkara dans les
upanisad vedântiques1 : dans les cosmogonies qui encadrent
l'enseignement relatif à l'identité du Brahman et de l'âtman, le moment où
l'Absolu («Être» ou «Brahman») dit de lui-même «je» — aham —
pour se caractériser est décisif dans l'apparition de la réalité empirique.
Même s'il se définit par une de ces relations d'identité (« Je suis cela ») qui
deviendront les mahávákya du Vedânta šaňkarien, la distinction qu'il
introduit par là entre un sujet et un prédicat, entre un centre conscient
et une réalité « autre » que lui (dans la mesure même où la prédication
suppose la distinction), marque le déclenchement de la manifestation
du monde objectif. C'est ce moment décisif qui, sous le nom ďahaňkara,
a été inséré dans la liste des taltva du Sânkhya et des purâna, alors qu'il
est absent des catégories originelles de la KU. A première vue donc, on
pourrait dire que les iativa purâniques représentent la collusion, le «
syncrétisme » des deux traditions yogique et vedântique qui remontent aux
plus anciennes upanisad ; tandis que la récapitulation des stades de la
création dans les pumna, en omettant Yahankâra, retrouve dans sa
pureté la tradition yogique de la KU. Ce serait toutefois une conclusion
bien indigente et qui devrait s'appuyer, à n'en pas douter, sur la
conviction que l'arbitraire règne en maître dans les mythes. Outre que nous
nous référons explicitement au postulat inverse, la richesse des
spéculations épiques et purâniques sur Yahankâra et Brahmâ (ce dernier étant
également exclu, rappelons-le, de la récapitulation des moments de
la création) interdit d'en rester là.
Ce sont, semble-t-il, précisément les upanisad vedântiques et leur
conception de l'Ego qui nous mettent sur la voie d'une interprétation
cohérente de l'ensemble. Nous avions déjà noté2 que le rôle attribué à
l'Ego dans la formation de la réalité empirique se prêtait assez
logiquement à une conception du monde et de l'individualité concrète comme
illusoires produits de l'ignorance métaphysique (ce qu'ils seront dans le
Vedânta šaňkarien). Si toutefois nous demeurons dans le domaine
du mythe — et c'est le cas des textes épiques et purâniques — , il faut
comprendre Yahankâra et Brahmâ selon des catégories peut-être plus
ambiguës, mais qui sont plus proches de l'enseignement upanisadique :
quand est décrite l'évolution des tattva à partir du pradhâna et du
Purusa, l'intention profonde du récit est de donner une explication, en
termes génétiques — selon une démarche commune, semble-t-il, à l'huma-
(1) Ibid., p. 83-84 pour un exemple de cet enseignement. Dans ces pages, j'ai distingué
deux niveaux de pensée où la notion d'ahankâra se retrouvait : celui de la prédication éthico-
religieuse, où la suppression de Vahankâra est centrale, et celui de la pensée cosmogonique où
Vahankâra vedântique se combine avec les catégories yogiques de la KU. pour donner les
différents moments de la création. On voit maintenant comment une étude plus précise de
la structure de la cosmogonie purânique montre l'unité profonde de ces deux niveaux de
pensée. De ce fait même aussi, le « syncrétisme » s'éclaire : il n'y a pas simple agrégation de
deux traditions l'une à l'autre, mais conviction profonde que ces deux aspects de la tradition
spirituelle indienne sont à tenir ensemble, qu'ils signifient la même chose et ne peuvent donc
faire l'objet d'un choix qui excluerait l'un ou l'autre, même lorsqu'ils se différencient en
méthodes spirituelles distinctes.
88 MADELEINE BIARDEAU
cela entraîne de nouveaux « fruits » à « consommer » dans de nouvelles
renaissances. Le jïvanmukta, étant sans ahaňkára, ne peut à aucun degré
être engagé dans la pravrtti.
En second lieu, on a remarqué depuis longtemps que le dieu Brahmâ
ne reçoit pas de culte propre : il n'y a pratiquement aucun temple qui
lui soit consacré à titre principal1 et il n'est le dieu d'aucun groupe de
bhakta. Cela pourrait paraître surprenant, si l'on pense qu'il est le dieu
de la religion séculière, qu'il représente le Veda, le sacrifice védique, tout
ce qui fait l'objet du plus grand respect dans la société hindoue ; que
d'autre part, il est dans la Trimurti aussi important que Visnu ou Šiva.
Oui, mais il est identifié à Yahaňkára, et dans la Trimurti il est l'aspect
de la divinité en lequel le rajas prédomine. Il est même aussi identifié
au rajas comme Visnu au sattva et Šiva au tamas. Or, si l'on se reporte
au tableau des laiiva, on constate que l'aspect taijasa, c'est-à-dire
râjasique, de Yahaňkára, ne se continue pas dans l'évolution par un filum
qui lui serait propre. Il s'associe aux aspects sâttvique et tâmasique
pour produire deux fila distincts et non trois. De toutes manières, on
retrouve l'irréalité ou la non-valeur ultime de ce moteur essentiel de
l'évolution. En contradiction apparente avec ce rapport de Brahmâ à
Yahaňkára, s'ajoute le fait que la religion séculière, dans sa conception
« orthodoxe », est une religion de groupe qui ne fait aucune place à
l'individu en tant que tel comme sujet religieux. Or la bhakti — avec son
culte développé dans les temples — est évidemment l'émergence dans
la vie séculière de la religion individuelle, disons plutôt personnelle2.
Le dieu qui préside à la religion séculière au sens le plus strict du terme
ne peut être dieu de bhakti. La contradiction entre un dieu identifié à
Yahaňkára et le fait qu'il préside uniquement à la religion de groupe est
levée par la distinction qui s'impose entre l'individualité empirique,
radicalement frappée de non-valeur du point de vue ultime — c'est
Yahaňkára — et l'individu religieux qui apparaît, au niveau du vécu,
dans la religion du renoncement, du salut : le sannyásin, le yogin, le
bhakta3. Ce dernier n'a nul besoin de Brahmâ qui n'a pas de rapport
direct au salut, à la voie de la nivrlti. En revanche, l'individu qui vit
dans la société séculière est un individu au sens purement empirique du
terme. Il renforce cette individualité au sein même de la religion de
groupe en poursuivant les buts inférieurs et égoïstes que celle-ci lui
propose : engendrer des fils, avoir des richesses, etc. et même, faire son
devoir de brahmane ou de ksatriya afin de s'assurer de bonnes
renaissances.
Si donc Yahaňkára et Brahmâ doivent être placés en dehors de l'être
à strictement parler, il s'ensuit que les formes de l'être créées par Brahmâ
ne peuvent participer à l'être en quelque mesure qu'en se rattachant, par-
(1) Leur nombre et leurs noms varient moins que ceux des premiers. A l'occasion
d'ailleurs, ce sont les premiers qui sont tournés vers la nivrtti et Brahmâ doit chercher d'autres
moyens de faire croître et multiplier ses créatures.
90 MADELEINE BIARDEAU
la conscience collective hindoue, qui ne voit de sens à la vie et à la religion
séculière que dans la possibilité d'accéder au salut par la nivrtti : les
dharmasdstra font une large place à la théorie des quatre âsrama selon
laquelle tout homme bien né doit passer la dernière partie de sa vie
adonné à la nivrtti1. Cela n'empêche donc pas ces rsi yogin de symboliser
la présence du renoncement à côté, ou même à l'intérieur, de la vie
séculière, avec l'aspiration à la délivrance qui l'inaugure.
(1) Ce qui n'empêche pas la tradition de nous livrer des noms d'auteurs mythiques des
dharmašástra qui sont plutôt connus comme prajâpati, tels Manu, Brhaspati... Mais le
personnage du prajâpati lui-même finit par se charger des valeurs du renoncement dont le brahmane
se prétend dépositaire. A propos des rapports entre dharma et renoncement, cf. Appendice.
(2) Les purâria se contentent de donner les noms des cinq sortes d'inscience mais le
Sânkhya classique les explique en détail (cf. SK. 48 et comm. de Gaudapâda). Il n'est pas
surprenant d'y retrouver un catalogue d'erreurs métaphysiques attribuées à différentes
sortes de créatures, qui consistent, soit à prendre pour délivrance ce qui ne l'est pas, soit
à s'abandonner aux impressions sensibles.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 91
pas vu par ailleurs Brahmâ identifié au rajas? En fait, il faut encore
considérer cette création de Vavidyâ comme une sorte d'indice de valeur
des créations qui vont suivre et une manière d'indiquer leur rapport
essentiel, encore que plus ou moins négatif, avec la religion de la nivrtti
et sa divinité, le Purusa suprême. Si nous ne le savions déjà, nous
pourrions même arriver par déduction logique à l'idée que la création de
l'inscience doit être omise dans la récapitulation finale, au même titre
que Yahankâra, parce qu'elle n'est pas de l'être quoiqu'elle concerne
l'être dans sa signification ultime. Il faut donc retenir que c'est l'inscience
qui est fondamentale et que le tamas n'en est qu'un des symboles possibles
plutôt qu'une composante véritable. Sinon, nous nous heurterions à de
nouvelles contradictions par la suite.
h'avidyâ signifie donc, en clair, que les créatures qui vont naître
sont dans l'état de servitude, c'est-à-dire liées à la transmigration par
ignorance de la réalité (sans quoi il n'y aurait pas du tout de création).
Mais positivement, si cette création doit avoir un sens, il faut aussi que
les créatures soient douées d'une possibilité d'activité destinée à les
faire sortir de leur état présent et éventuellement à les faire accéder à
la connaissance et à la délivrance. Aussi n'est-ce pas ici le terme de
pravrtti qu'il convient d'employer : la religion de la pravrtti n'est qu'une
des formes que va prendre l'activité des créatures, mais elle doit être
elle-même fondée dans une capacité de ces créatures qui englobera la
religion de la nivrtti aussi bien. Dans toutes les versions de ce segment
du récit, il est dit que Brahmâ cherche à créer des êtres sâdhaka, «
capables de réaliser », c'est-à-dire d'agir en fonction d'un désir et d'un but,
donc à partir d'un état d'insatisfaction.
Il vaut la peine ici de reprendre le texte mot à mot pour mieux peser
la signification des efforts de Brahmâ. On le donne dans la version du
Visnu (15 6-17) et l'on gardera non traduits le terme sàdhaka et son
contraire asâdhaka: paňcadhávaslhitah sargo dhyâyato' pratibodhavân /
bahir anto' prakašašca samvrtâtmâ nagâtmakah // mukhyâ nagâ yalah
prokiâ mukhyasargas tatas tvayam \ tam drstvusâdhakam sargam amanyad
aparam punah // tasyábhidhyáyatah sargas tiryaksrotâbhyavartata /
yasmât tiryakpravrttih sa iiryaksrolàs iaiah smrlah // pasvâdayas te
vikhydtâs lamahprâyâ hyavedinah \ utpathagráhinašcaiva te'jnâne jňána-
màninah // ahaňkrtá ahammànâ astávimšadvadhatmakah / antahprakâsâs
te sarve ávrtášca parasparam // tam apyasàdhakam matvâ dhyâyato'nyas
lalo'bhavai / urdhvasroiâs trtîyas tu sâttvikordhvam avartata // te sukha-
prïtibahulâ bahir ardas tvanâvrtdh \ prakâsâ bahir antašca urdhvasrotod-
bhavah smriâh // tustâtmanas triïyas tu devasargas tu sa smrlah j iasmin
sarge 'bhavat prïtir nispanne brahmanas lada // lalo'nyam sa tadâ dadhyau
sâdhakam sargam uttamam / asâdhakàmstu láňjňatvá mukhyasargâdi-
sambhavân // tathubhidhyuyatas lasya satyàbhidhyâyinas tatah / prâdur-
babhuva cávyaktád arváksrotás tu sâdhakah // yasmâd arvâg vyavarianta
tato'rvâksrolasas tu te \ ca prakâsabahulâs tamodrikiâ rajo'dhikâh // tasmât
te duhkhabahulâ bhuyobhûyasca kârinah / prakášá bahir antašca manu-
syàh sàdhakàs tu te // « La création se répartit en cinq tandis qu'il se
concentrait : une (création) non éveillée à la connaissance, sans lumière
externe ou interne, à l'âtman voilé et constituée d'êtres immobiles ;
92 MADELEINE BIARDEAU
comme ces êtres immobiles (les plantes) sont les premiers, on appelle
cette création « première ». Ayant vu que cette création était asâdhaka,
il pensa à une autre. Il se concentra derechef et la création au courant
transversal apparut. Comme elle a un mouvement transversal, on
l'appelle « au courant transversal ». Ce sont les animaux domestiques, etc.
Ils sont pleins de tamas, sans connaissance. Ils s'engagent dans la
mauvaise voie et prennent pour connaissance ce qui est ignorance. Ils sont
faits d'Ego, se croient des Ego et sont constitués de vingt-huit infirmités.
Tous ont une lumière interne et sont voilés les uns pour les autres.
(Brahmâ), considérant que cette (création) était également asâdhaka,
se concentra de nouveau. Une autre apparut. C'est la troisième, au
courant tourné vers le haut ; elle était sâttvique et se dirigea vers le haut.
Ces (êtres), pleins de plaisir et de joie, non voilés à l'extérieur ou à
l'intérieur, lumineux extérieurement et intérieurement, sont dits nés
d'un courant dirigé vers le haut. A cause de leur âtman satisfait, cette
troisième création est dite « celle des dieux ». Quand cette création fut
produite, Brahmâ en eut de la joie. Mais il se concentra sur une autre,
la dernière, qui serait sâdhaka, sachant que celles qui étaient apparues
depuis la « première » étaient asâdhaka. Pour lui qui se concentrait ainsi,
lui dont la concentration est efficace, sortit du Non-manifesté (la
création) au courant dirigé vers le bas qui, elle, était sâdhaka. Parce qu'ils
se manifestaient vers le bas, ils ont le courant dirigé vers le bas. Ils ont la
lumière en abondance, ont du tamas en excès et du rajas en plus. C'est
pourquoi, sous l'effet d'une douleur abondante, ils agissent sans cesse.
Ces (êtres) qui ont une lumière externe et interne et qui sont sâdhaka,
ce sont les hommes »1.
Le Vâyu appelle cette création des hommes lejasah sargah, et à la
différence de Vi. qui ne leur donne que tamas et rajas (mais la lumière est
du saltva !), il accorde les trois guna en quantités excessives aux hommes.
Mais l'élément tejas (ou rajas) est évidemment ce qui les différencie par
rapport aux autres, alors que l'Ego est attribué essentiellement aux
animaux. L'Ego continue à avoir une valeur négative, au moins par son
association avec l'absence de connaissance, tandis que le tejas acquiert
(1) On pourrait à partir de ce beau texte amorcer toute une réflexion sur l'irritante
question du profane autour de laquelle les spécialistes n'ont pas fini de se chamailler : y
a-t-il un humanisme hindou ? Il est évident qu'ici (comme dans notre Genèse biblique),
l'homme est au centre de la création : il est le seul qui agisse, le seul qui fasse tourner le cycle
de la transmigration, celui en qui s'accomplit le dessein du Créateur. Mais y a-t-il une
cosmogonie au monde qui ne mette pas l'homme en son centre, alors que la spéculation mythique
est issue des questions que l'homme se pose pour et sur lui-même ? C'est ensuite qu'il faudrait
s'interroger sur ce qu'implique par exemple l'attribution de l'individualité (même empirique)
aux animaux, le rôle de la douleur comme moteur de la transmigration (et non de l'histoire !),
l'attitude du Créateur à l'égard de sa créature... Le problème se compliquerait d'ailleurs
parce qu'à un niveau inférieur de systématisation mythique, celui des yuga et de la
dégradation progressive d'un âge parfait à l'âge où nous vivons, on retrouve une conception plus
proche de celle des Grecs ou de l'Éden biblique, où le mal moral et la douleur croissent
ensemble. Mais celle-ci est intégrée à la vision englobante que nous donne le pratisarga
purânique. Ce n'est pas le lieu ici de traiter la question, mais il me paraît évident qu'il faut
abandonner le sens précis qu'a pris le mot « humanisme » chez nous pour pouvoir l'employer
lorsqu'on parle de la culture hindoue.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 93
chez les hommes une valeur positive, au moins dans la perspective du
Créateur. D'autre part ici, les dieux sont asâdhaka, parce qu'ils sont
sâttviques, et quoique Brahmâ en soit satisfait, il ne saurait arrêter là
sa création : celle-ci n'a pas encore trouvé sa justification. Le sattva, qui
avait éveillé Brahmâ, est ici, chez les dieux, cause de leur satisfaction
permanente. Ils ont une telle perfection ou plénitude d'être (saliva)
qu'ils n'ont aucun désir à combler et n'agissent pas. Ce sont eux les
véritables dii otiosi de l'hindouisme. Ils sont, du point de vue des guna, dans
une situation très semblable au yogin du Sânkhya ou du Yoga classiques
qui, s'étant élevé au plan de la buddhi, est sattva pur, ou presque pur, et
grâce à cela mûr pour la délivrance. Cependant, Brahmâ ne peut mettre
aucun espoir dans les dieux car ils se contenteront de cette perfection
d'être qu'ils possèdent et ne feront rien pour en sortir, un peu comme le
yogin dont l'effort retombe avant d'être parvenu au terme de la quête du
salut. On voit encore ici que les guna sont loin d'être des principes classi-
fîcatoires univoques, et qu'ils prennent leur sens chaque fois par le
contexte précis où ils interviennent. On ne saurait en aucune manière les
réduire à des composantes physiques stables et immédiatement repé-
rables.
Les animaux étant caractérisés à la fois par l'absence de connaissance
et par l'importance de l'Ego en eux, on a ici une confirmation de la
dévalorisation radicale de l'Ego et de son existence à un plan purement
empirique ; l'animal est enfermé en lui-même par cet Ego et la croyance
à cet Ego1 de deux manières, dont l'une est exprimée directement par
le texte : ils sont voilés les uns pour les autres (c'est du moins ce qu'il
faut comprendre par âvrtâsca parasparam d'après les commentaires),
c'est-à-dire en particulier qu'ils n'ont pas de parole externe qui leur
permette de communiquer, ni d'apprendre quelque chose les uns des
autres (comme par exemple les hommes qui se transmettent les Veda). La
seconde limitation se trouve formulée — sans référence d'ailleurs à la
notion d'aham que la Mîmâmsâ ignore — en particulier dans le
Commentaire de Šabara sur les Mïmâmsâsutra (VI 1 5) pour expliquer que les
animaux ne soient pas habilités au sacrifice : ils sont incapables de faire un
projet à longue échéance — nous dirions : de surmonter l'impression
sensible de l'instant présent. L'aham des bardes purâniques est donc
bien celui des maîtres des upanisad vedântiques, et son lien à Yavidyâ,
son caractère d'obstacle à la délivrance est mis en évidence par son
attribution aux animaux, puisque ceux-ci ne peuvent être sâdhaka ni
selon la pravrtti ni selon la nivrlli.
Quant à la caractéristique des hommes qui les rend sâdhaka, elle est
claire : c'est l'abondance de la douleur. Sommes-nous dans l'hindouisme
ou dans le bouddhisme ? Nous sommes à la jonction des deux, au point
où le salut définitif est conçu comme ce qui permet d'échapper à la
(1) Le terme ahammâna signifie précisément «qui se croit faussement un Ego», selon
la valeur plus courante de °mâna ou °mânin. Cela ne veut pas dire que l'Ego existe
véritablement quelque part ailleurs, puisque les animaux sont dits en même temps ahaňkrta, « faits
d'Ego », mais au contraire qu'il n'a aucune réalité.
94 MADELEINE BIARDEAU
douleur universelle. Mais il faut distinguer, car le mythe est malgré
tout hindou : il y a la douleur qui naît du désir non satisfait et qui pousse
les hommes à la pravrlti, à la religion du sacrifice qui comblera leurs
désirs, et il y a la réflexion sur l'origine de la douleur qui la voit dans le
désir lui-même et vise à supprimer celui-ci dans la nivrtti. Tout cela est
inclus dans le caractère sâdhaka des hommes, mais l'on peut affirmer
que la douleur ne joue un rôle aussi central qu'à partir de la perspective
du renonçant. On connaît en effet l'opinion couramment exprimée de
l'homme dans le monde — elle traîne en particulier dans tous les traités
concernant l'injonction védique, donc l'activité rituelle de la religion
séculière — , que toute action est douleur et que, seule, la positivitě du
désir pousse à agir pour obtenir l'objet désiré1.
Les deux créations qui restent (et que le Vi. ne mentionne que dans
la récapitulation finale) peuvent être examinées plus rapidement, encore
qu'elles soient assez mystérieuses. La création de Yanugraha (cf. SK. 46
qui l'appelle pratyayasarga) est divisée en quatre : deux « aides »
négatives et tâmasiques, viparyaya, « l'erreur », et ašakti, « l'incapacité » ; deux
« aides » positives et sâttviques : tusti, « la satisfaction » (essentiellement
celle des dieux), et siddhi, « la capacité de réalisation ». Ces « aides » sont
conçues comme ce qui différencie les catégories d'êtres. Il y a là
vraisemblablement la systématisation de toute une tradition obscure pour
nous, qui n'est sans doute pas étrangère non plus au monde du yogin.
En K. elle est remplacée par le bhautikasarga, qu'il faut probablement
mettre en rapport avec les éléments grossiers, tandis que Yanugraha se
référait plutôt aux aspects « psychiques » des êtres.
La dernière création enfin, appelée kaumârasarga, est plus claire,
surtout si l'on se réfère à MhBh.XII 340 71 sq. (cf. ci-dessus). C'est
d'ailleurs elle qui est explicitée, semble-t-il, en V.I 6 65-66 qui nomme
trois mànasaputra de Brahmâ et en K.I 7 19-21, qui en nomme cinq
dont Sanatkumâra. Ces deux textes, qui viennent immédiatement après
la récapitulation des neuf sarga et dans le même chapitre, font de ces
mânasaputra des brahmanes yogin adonnés au vairâgya (« détachement »),
l'esprit fixé en ïsvara (K.I 7 21), ou vijnânena nivrtlâh, «retenus d'agir
par la connaissance » (V.I 6 66). Il s'agit bien des mêmes personnages
que le texte épique fait présider à la religion de la nivrtti, et qui
symbolisent donc la présence du renoncement en marge de la société hindoue.
Il est normal de les retrouver ici pour clore les émissions successives de
Brahmâ. Ils achèvent de donner son sens à la création et préservent la
possibilité de la délivrance à titre individuel dans un cosmos promis à
une transmigration perpétuelle.
(1) C'est en particulier un argument essentiel des Bhàtta contre les Pràbhâkara dans leur
polémique autour de l'injonction védique : les Prâbhâkara voudraient que l'on n'obéisse à
l'injonction qu'en vertu du commandement qu'elle exprime et par crainte du malheur qui
résulterait d'une désobéissance ; tandis que les Bhâtta voient dans l'injonction la promesse
de la réalisation d'un désir, seule raison, selon eux, qui peut amener l'homme à surmonter
le caractère douloureux de l'action.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 95
Certes, on ne saurait prétendre avoir rendu justice à tous les détails
de ces récits cosmogoniques1. Bien des points restent obscurs, et
l'impossibilité de les rattacher à une tradition précise qui en donnerait la
signification pour la conscience hindoue n'est pas la moindre cause de cette
obscurité. Il ne s'agit encore, comme nous le disions au départ, que d'une
mise en place des structures fondamentales des cosmogonies purâniques,
on pourrait même oser dire : de la structure d'ensemble des récits
cosmogoniques que les purâna appellent prâkrtasarga et pratisarga.
Chacun de ces deux récits a la particularité de se présenter comme
un tout bien séparé, alors que la récapitulation finale, avec les problèmes
que posent ses omissions systématiques, et l'unité qu'elle instaure entre
les deux, invite à chercher ce qui les articule l'un sur l'autre. Les
conclusions auxquelles on arrive là-dessus sont claires :
A. La séparation est rendue nécessaire par le fait que le prâkrtasarga
ne fait usage que de catégories yogiques qui aboutissent à la constitution
d'un individu cosmique, lui-même yogin, éternellement délivré sous la
forme du Purusa suprême, mais perpétuellement engagé dans une
transmigration qui est assimilée à un processus yogique de dimensions
cosmiques. Au terme le plus bas du processus, Brahmâ apparaît comme
Embryon d'Or à l'intérieur d'un œuf, c'est-à-dire comme une virtualité
qui ne semble pas pouvoir se développer davantage en cosmos, puisque
le récit s'arrête là et que le praiisarga a recours à une mise en scène
entièrement différente. En fait, pouvons-nous traduire, le prâkrtasarga
fait remonter l'origine du cosmos au Purusa suprême et au pradhâna
qui relèvent de la religion du renoncement ou de la nivrtti. Or il n'y a
pas de passage intelligible, dans le monde humain où ces catégories ont
cours, de la religion de la pravrtti au renoncement. Inversement, les
auteurs de cosmogonies n'ont pu aménager le passage d'un cosmos
conçu comme un grand yogin au monde concret où vivent la plupart
des hommes. L'œuf de Brahmâ auquel aboutit le prâkrtasarga est prêt
pour le mouvement inverse de résorption, le mahâ-pralaya, en vertu du
double processus yogique, prabhavâpyayau. On peut penser que ces
auteurs ne se sont pas donné la partie belle en prenant pour catégories
de départ des notions liées à l'adieu au monde : mais précisément, ils
n'étaient sans doute pas libres de faire autrement, parce que la religion
du renoncement était ce qui leur fournissait les valeurs ultimes de la
(1) En particulier on a passé sous silence le fait que la mise en scène de l'émergence de
la terre hors de l'onde primordiale combine au moins deux récits différents : l'un est emprunté
au mythe du sanglier-sacrifice qui plonge pour retirer de l'eau ce que son groin peut porter
de terre ; si l'on s'y tenait, la terre devrait s'étendre à partir de ce fragment quasi-ponctuel
et le sanglier devrait se comporter à son égard comme le mâle à l'égard de la femelle. Mais
on a autre chose : la terre semble émerger de l'eau, portant seulement les traces de l'incendie
cosmique qui a précédé le déluge, et en particulier la séparation du sec et de l'humide se
fait comme si l'eau se retirait progressivement. Il est dit que Brahmâ empile les montagnes
qui avaient été rasées par l'incendie. Nous trouvons donc ici un thème de déluge plus proche
de celui que nous connaissons par la Bible et qui dans l'Inde même se rattache plutôt à Manu.
Ce sont là toutefois des considérations qui, au niveau encore grossier de compréhension
auquel nous nous plaçons, ne semblent avoir aucune importance pour le sens et n'ont d'intérêt
qu'historique.
96 MADELEINE BIARDEAU
conscience religieuse hindoue, et par conséquent leur livrait le sens le
plus profond de la vie humaine. Il est très remarquable en particulier
qu'ils aient dû, dans leur schéma de l'évolution cosmique, introduire à
une place centrale Yahankâra : c'était lui, assurément, avec tout ce qu'il
signifiait traditionnellement, qui leur permettait de garder dans sa
vraie lumière la manifestation progressive du monde, ce rêve bien lié
auquel doit renoncer tout yogin1.
B. Cependant, il était bien évident que la cosmogonie ne pouvait
s'achever ainsi, et le problème qui se posait alors était de rattacher
coûte que coûte, en dépit de la solution de continuité entre les récits, le
pratisarga au prâkrtasarga. Sinon, il aurait fallu reconnaître deux ordres
de valeurs ultimes — celui du renoncement et celui de la religion
séculière — juxtaposés et non hiérarchisés. Or tout le travail de
systématisation des brahmanes a consisté à hiérarchiser les deux comme s'ils
étaient essentiellement liés, comme si le renoncement ne pouvait pas
plus se passer de la pravrlti que celle-ci du renoncement : c'est par
exemple ce que révèle l'étude des traités de dharma, des codes qui
fournissent la charpente de la société hindoue ; la notion de dharma est alors
ce qui englobe les deux ordres dans une totalité indivisible. On a vu
comment les bardes purâniques, tout en utilisant des thèmes mythiques
empruntés à la tradition séculière (même le personnage de Purusa
Nârâyana qui apparaît d'abord dans le ŠPB), ont réussi à garder
présente et centrale la perspective du renoncement.
La division en périodes cosmiques se présente alors comme le
corollaire, toujours à l'intérieur du mythe, de cette hiérarchisation des deux
ordres religieux : un mahákalpa ou vie de Brahmâ débute par le
processus yogique d'émission à partir du pradhâna — c'est le prabhava — ,
et se clôt par une résorption symétrique, le mouvement ďapyaya, après
cent années de Brahmâ. Un kalpa, qui correspond à un jour de Brahmâ,
se situe au contraire au plan de la religion séculière. Les périodes de temps
sont hiérarchisées comme les deux niveaux religieux à l'intérieur d'une
totalité qui les englobe. Le mahákalpa lui-même n'est plus qu'un instant
ou une journée du Purusa suprême : on n'a pas besoin d'aller plus loin,
car on a ainsi mesuré la seule totalité qui puisse se présenter comme
ultime pour l'hindou.
Il reste à se demander comment la transformation de catégories
religieuses applicables à l'individu en catégories cosmiques laisse
subsister en fait la délivrance qui ne peut être qu'individuelle. C'est l'étude
du pralaya qui nous apportera la réponse.
(1) On pourrait se poser la question de savoir pourquoi les deux aspects, yogique et
vedântique, de la tradition upanisadique se sont « composés » dans la cosmogonie purânique
de cette manière et non d'une autre : la notion ďahaňkara, propre à l'aspect vedântique,
n'est-elle pas en effet celle qui s'exprime le plus volontiers dans les upanisad anciennes sous
forme de cosmogonies ? Il n'est pas sûr que l'on puisse jamais répondre de façon satisfaisante
à la question (ce serait une échappatoire peu digne de recourir à la contingence historique,
puisque nous en ignorons tout, mais il n'est pas exclu qu'elle ait pu jouer un rôle) ; de toutes
façons, il faut attendre d'avoir vu un autre aspect de l'imbrication des deux traditions,
celui qui se révèle dans les récits de pralaya, de résorption cosmique, pour avoir l'ensemble
des données du problème.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 97
Appendice
(1) On laissera de côté ici les aspects plus théoriques du débat. Il ne m'appartient pas
de prendre parti entre ceux que Kuiper appelle les « duméziliens » et les « anti-duméziliens »
en prêtant au maître de la comparaison indo-européenne une conception manichéenne de
l'univers scientifique. Aussi bien les choses ne sont-elles pas si simples. En particulier, il
apparaît de plus en plus qu'il ne suffît pas d'employer le mot « structure » pour être sûr de
toujours désigner la même chose. Il semble difficile, surtout en France, de séparer la notion
de structure de tout un arrière-plan philosophique (dont la source a d'ailleurs été allemande)
qui la charge d'un contenu très complexe. Mais précisément en France, l'actuelle flambée
de structuralisme interdit aux spécialistes de sciences humaines qui croient encore savoir
de quoi ils parlent de se jeter dans la mêlée : il leur reste à prouver le mouvement en marchant,
c'est-à-dire à appliquer la méthode structurale avec la plus grande exigence de probité
intellectuelle.
(2) On renvoie en particulier pour la théorie des quatre varna et pour la conception
du pouvoir royal au récent ouvrage de Louis Dumont : Homo Hierarchicus (Gallimard 1966).
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 99
Mais la notion de dharma elle-même est loin d'être simple et n'est
pas un héritage direct des temps védiques et pré-védiques1, car elle a
reçu en profondeur l'impact de la religion des renonçants. Le brahmane
n'est dépositaire de la science du dharma que parce qu'il prétend être
lui-même, à l'intérieur de la société, celui qui incarne le plus parfaitement
les valeurs du dharma, et partant du renonçant2. Gela ne va pas sans
contradiction pour la conception même que le brahmane se fait de lui-
même et à la limite, dans la théorie au moins, il finit par se distinguer
fort peu du yogin (cf. aussi la théorie des quatre âsrama). En particulier,
il ne peut exercer la violence et dépend entièrement du prince pour
sa propre défense.
Il est bien dans l'esprit d'une société pourvue d'une très forte
tradition de se donner une image d'elle-même en termes aussi immuables
que possible : Wikander et Dumézil sont donc parfaitement justifiés à
chercher dans la tradition la plus ancienne un sens aux paternités
divines que l'épopée attribue aux cinq Pândava. Ils le sont d'autant plus
que le panthéon védique a également été intégré au monde divin de
l'hindouisme, mutatis mutandis. Cependant, il n'est pas étonnant que
l'image classique et l'image pré-védique ne soient pas entièrement super-
posables, s'il est vrai que l'image pré-védique renvoie à une tripartition
fonctionnelle (qui définit le rta, l'ordre socio-cosmique), tandis que
l'image classique fait une place centrale aux valeurs du yogin dans une
notion renouvelée du dharma (qui n'est donc pas non plus un simple
substitut du rta védique).
A la lumière de ces quelques remarques, on peut essayer de reprendre
un texte du MhBh (I 1 65-66, répété en V 29 45-46 de l'édition crit.)
déjà mentionné par Dumézil (Jupiter Mars Quirinus IV, p. 59) et repris
par Johnsen (art. cit., p. 251) : duryodhano manyumayo mahâdrumah
skandhah karnah šakunis tasya éâkhâh / duhsâsanah phalapuspe samrddhe
mulam râjâ dhrtarâstro} manisï // yudhisthiro dharmamayo mahâdrumah
skandho'rjuno bhïmaseno'sya sakhah / mâdrîsulau puspaphale samrddhe
mulam krsno brahma ca brâhmanâsca // « Duryodhana, fait de colère, est
un grand arbre. Karna en est le tronc, Šakuni les branches, Duhsâsana
les fruits et les fleurs abondants, le roi Dhrtarâstra qui manque de sagesse
en est la racine. Yudhisthira, qui est fait de dharma, est un grand arbre.
Arjuna en est le tronc, Bhîmasena les branches, les fils de Mâdrï les
fleurs et les fruits abondants, Krsna, le brahman et les brahmanes en sont
la racine. » Le second vers retiendra d'abord notre attention : comme l'a
déjà noté Johnsen, Yudhisthira symbolise le tout et non telle ou telle
de ses parties. Mais, qu'il soit donné comme « fait de dharma » — et nous
le savons par ailleurs fils de Dharma — explique immédiatement cette
position particulière ; il est le symbole même de la valeur ultime et
englobante qu'est le dharma (il est donc l'équivalent de Varuna et Mitra
(1) Sur cette complexité de la notion de dharma cf. ma Théorie de la connaissance, Index
des termes sanskrits s. v. dharma et les pp. 100 sq.
(2) Cf. ci-dessus p. 33, l'attribution par le MhBh de la science du dharma aux yogin
adonnés à la nivrtli.
100 MADELEINE BIARDEAU
dans la mesure où ceux-ci sont l'incarnation même de l'ordre cosmique.)
Et l'on peut s'attendre à le voir marqué de l'ambiguïté même du dharma,
qui régit l'ensemble de la société hindoue en la soumettant à un idéal
venu du renoncement au monde et donc à toute vie sociale. De toutes
façons, Yudhisthira n'est pas à mettre sur le même plan que les autres
Pândava, et nous voyons d'ailleurs que ceux-ci ne reproduisent pas la
structure de la société classique puisque les brahmanes restent en dehors
des frères pour former, avec Krsna et le brahman (le Veda et le sacrifice,
c'est-à-dire le pouvoir spirituel des brahmanes) la racine de l'arbre du
dharma (les šudra sont naturellement éliminés parce qu'ils ne contribuent
pas à définir la société orthodoxe, celle qui compte religieusement). De
plus, ce prince, seul souverain légitime, ne combat pas ou fort peu, ce qui
est étrange pour un ksatriya. Mais cela peut s'exprimer autrement si
l'on pense au dharma qu'il symbolise. Il est voué à la non-violence, à
Vahimsâ, et la violence qui semble inhérente au pouvoir temporel lui
répugne. Non seulement il cherche à la réduire au minimum, mais il
voudrait à cause d'elle abandonner son devoir de prince et prendre refuge
dans la forêt. Comme Zaehner (Hinduism) Га bien montré, il est
perpétuellement tenté par le renoncement, et il faut sans cesse le rappeler à
sa tâche temporelle. C'est donc le personnage du sannyàsin ou du yogin
qui se dessine derrière Yudhisthira dans une certaine mesure. Il fait
d'ailleurs aussi invinciblement penser au prince bouddhiste, qui, devenant
arhat, renonce au trône, ou au bodhisattva, mais il ne joue pas ces
personnages jusqu'au bout. Cependant, si le brahmane est devenu de fait, à
l'intérieur de la société, celui qui se prétend dépositaire des valeurs du
sannyàsin, en particulier de Vahimsâ, il serait bien surprenant que le
brahmane ne soit pas aussi en quelque manière symbolisé par
Yudhisthira à titre secondaire : c'est probablement le sens qu'il faut donner à
son déguisement en brahmane lorsqu'il vit à la cour de Virâta. Et cela
est une raison de plus pour que Yudhisthira répugne à l'exercice de
la royauté.
A l'autre bout de la hiérarchie, il n'y a pas à douter que Nakula et
Sahadeva ne représentent le varna des vaiéya qui est une reprise de la
« troisième fonction », comme l'indique en effet la paternité des Ašvin.
Il n'est pas étonnant qu'ici le schéma indo-européen soit intact, car les
vaišya se sont trouvés d'avance subordonnés aux deux autres varna sur
lesquels s'est concentrée la réflexion des auteurs de smrti et de mythes.
Au centre enfin, Bhîmasena et Arjuna sont sans conteste des
guerriers, mais bien différents l'un de l'autre. Il est parfaitement légitime de
leur chercher des modèles dans leurs pères respectifs, Vâyu et Indra,
mais on ne saurait oublier que le varna des ksatriya et ses rapports au
pouvoir spirituel sont le thème favori des mythes épiques (en dehors
même du mythe-cadre). Il faut donc en même temps se demander quelle
signification peuvent avoir ces deux personnages dans la théorie
classique, ou éventuellement s'ils représentent une survivance : leur dualité
en effet fait problème du point de vue classique.
Le ksatriya n'est pas seulement guerrier, il est souverain temporel :
cette double fonction est claire chez Arjuna. Son père est Indra, le roi
des dieux (indra est devenu un titre synonyme de râjan dans l'Inde
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 101
classique), et il est le général en chef des Pândava, celui entre les mains de
qui repose la victoire. Bhïma au contraire n'est que le guerrier, ou si
l'on veut, la force brutale, celle dont on ne saurait se passer mais qu'il
est difficile d'intégrer au monde du dharma. La différence essentielle
entre les deux frères, cependant, passe par Krsna : quand on fait d'Arjuna
le fils d'Indra, il ne faut pas oublier qu'il est en même temps une
incarnation de Nara, tandis que Krsna l'est de Nârâyana. De même que Yudhis-
thira a un rapport spécial aux brahmanes parce qu'il symbolise la
doctrine suprême qu'ils incarnent, de même Arjuna est en relation étroite
avec Krsna, Yavatâra de Visnu, le guide de la Bhagavadgttâ : Arjuna
doit agir comme un avatâra, c'est-à-dire en défenseur du dharma, des
brahmanes et du Veda. C'est là l'idéal du roi selon la théorie
brahmanique. Même la violence se trouve alors légitimée par cette fonction de
défense des valeurs orthodoxes.
Mais qu'a-t-on à faire alors d'un personnage comme Bhïma qui
symbolise la force pure et simple ? Et comment expliquer qu'il soit le
second Pândava dans la hiérarchie des cinq frères, venant même avant
Arjuna auquel il est subordonné dans le combat ? Il est sans doute trop
tôt pour résoudre un tel problème et l'on ne peut ici que réunir un faisceau
de données éparses. Compte tenu de l'association de Vâyu et d'Indra
dans la fonction guerrière mise en lumière par les comparatistes, il faut
noter la complication singulière qu'introduit Bhïmasena dans la
structure de l'ensemble en la rendant asymétrique : second des fils de Pându
par la naissance, il devient le troisième dans la hiérarchie que dessine
l'arbre symbolique. Arjuna est bien le prince idéal, mais Bhïma n'en est
pas moins fidèle au dharma (cf. aussi le rôle de Vâyu qui se fait l'avocat
de la suprématie des brahmanes auprès d'Arjuna Kârtavïrya, MhBh.
XIII 137 sq., BORI éd.). Il est même celui qui a pour ennemi personnel
Yanti-dharma Duryodhana, alors que ce dernier, dans l'arbre symbolique,
est le symétrique de Yudhisthira. Son rapport avec Arjuna n'empêche
donc pas un rapport tout spécial au dharma qu'il protège. Il n'est pas
indigne de son rang qui le place immédiatement au-dessous du dharma-
rdjan.
Seul des Pândava il a trois fils au lieu de deux, et le troisième est un
ràksasa. Celui-ci toutefois est un fidèle associé de son père dans le combat
et épouse pleinement sa cause. Il lutte avec des armes râksasiques, crée
des illusions devant ses ennemis pour les égarer et débarrasse les Pândava
des ràksasa de l'armée adverse. Il est tué par Karna, selon le désir de
Krsna qui veut, par cette substitution, sauver Arjuna. C'est son sacrifice
qui rend la victoire finale possible et c'est d'ailleurs pour cela qu'Indra
l'a fait naître.
Par ailleurs le fils de Vâyu, comme son père et à l'égal de son
adversaire attitré Duryodhana, manie la massue. En fait, cette arme inférieure
ne lui est même pas nécessaire : il peut en toute vérité se déguiser en
boucher et en lutteur à la cour du roi Virâta, car il aime se mesurer avec
des animaux ou des hommes et les tuer en les étouffant, tel le bourreau
d'un sacrifice védique (cf. Dumézil, Jupiter Mars Quirinus IV, p. 60 ;
pasumâram amârayat serait peut-être à traduire par : « il le fit mourir de
la mort des victimes sacrificielles »). Il est celui des cinq frères en qui
102 MADELEINE BIARDEAU
l'exercice de la violence rencontre le moins de scrupules et se passe de
toute justification : un roi doit se servir de sa force. Il ne se soumet aux
sermons de son frère aîné qu'en rongeant son frein, mais il se soumet.
Enfin, cette version épique indienne d'un Vâyu indo-européen laisse
peut-être entrevoir une autre figure divine à laquelle d'ailleurs Vâyu est
souvent identifié dans le MhBh : il s'agit de Šiva. On ne peut qu'évoquer
ici le célèbre combat initiatique d'Arjuna avec Šiva déguisé en chasseur :
le dieu étouffe le prince plus qu'à moitié avant de lui donner accès aux
armes qu'il convoite. Mais ce point est de loin le plus délicat et le plus
obscur dans la mesure où il soulève le problème redoutable des rapports
de Visnu et de Šiva, et il faut pour le moment le laisser en marge.
Il est possible que le mythe épique à lui seul ne livre jamais la clé
du personnage de Bhïma et qu'il faille chercher ailleurs un appui
supplémentaire. Pour en rester à la teneur immédiate de l'épopée, on peut
cependant dire que la théorie socio-religieuse hindoue envisage le prince
guerrier sous deux angles un peu différents entre lesquels elle ne peut
vraiment choisir. Le facteur qui fait varier son appréciation est le
rapport du dharma à la violence et à la force. Le dharma, défini en termes
d'une pureté où l'abstention du meurtre est centrale, exclut en principe
la violence, mais doit l'admettre comme une nécessité de fait. Arjuna
est le prince vu du côté du dharma et l'on essaie alors de réduire la
violence en la réinterprétant : cela donne la Bhagavadgïta qui rend la guerre
et même le meurtre de proches parents possibles en libérant le prince de
la souillure encourue. Tuer pour « le bien des mondes » supprime le
rapport de l'acte à l'agent, puisque ce rapport ne peut exister que s'il y
a « désir de tuer » — himsd — pour servir ses fins égoïstes.
Mais, plus près des faits sans doute, vu en tout cas sous l'angle de sa
tâche temporelle et de la nécessité de s'y salir les mains, Bhïma est le
ksatriya qui accepte sa fonction de guerrier sans se poser de questions.
On voit à travers lui se dessiner la figure d'un prince qui aborde ses
tâches successives avec le seul souci de les bien accomplir au niveau où
elles se situent, et peut-être l'ébauche d'une ligne de pensée et de
conduite relativement indépendante des valeurs suprêmes. L'évocation
du sacrifice védique — avec le double aspect du bourreau (Bhïma) et de
la victime (son fils râksasa) est sans doute à comprendre dans cette
perspective. Le sacrifice animal, si nécessaire à la prospérité d'un
royaume, mais dont la souillure a paru très vite insupportable aux
prêtres brahmanes, a été l'un des centres de la réflexion sur la violence
et il a disparu, vraisemblablement, parce qu'il était par trop impossible
de lui trouver une justification selon le dharma. La violence d'un Bhïma
ne peut ainsi que se rattacher à celle du sacrifice védique par une sorte
de symbolisation réciproque. On peut penser que cette seconde attitude
devant la fonction royale n'est pas sans lien avec les conceptions de la
royauté mises en lumière par Louis Dumont (op. cit.) et les apparentes
anomalies présentées par l'observation sociologique dans la
hiérarchisation concrète des castes (ibid., p. 113 sq.). Il est donc plus que
probable que Bhïma n'est pas un simple héritage d'une structure
préhistorique, mais il est en même temps évident qu'il reste beaucoup à dire sur
son cas.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 103
Nous pouvons revenir maintenant à l'ensemble des deux vers du Mh
Bh d'où nous sommes partis. Ils formulent clairement l'opposition des
deux camps ennemis en plaçant celui des Pândava sous la bannière du
dharma et celui des Kaurava sous l'influence de Manyu : le terme manyu
semble être ici la reprise d'une notion védique, non « marquée » du point
de vue éthique, que le sanskrit classique appellerait plutôt krodha, la
colère. Mais cette colère, que la société hindoue ne peut totalement
répudier puisqu'elle en voit la nécessité pour la défense du dharma, est
ici dévalorisée par la « racine » qu'on lui donne : l'aveugle Dhrtarâstra
— « sans sagesse » — qui correspond chez les Kaurava à Krsna, le
brahman et les brahmanes tout ensemble chez les Pândava — ténèbres
contre lumière — , fait de cette colère le synonyme de Yadharma, l'exact
opposé du dharma. Les deux camps en lutte représentent donc l'assaut
de Yadharma contre le dharma, du mal contre le bien1. Il est très
satisfaisant que Karna, fils de Sûrya, soit l'ennemi juré du fils d'Indra, si l'on
veut bien relire l'opposition védique entre Sûrya et Indra en lui
surimposant l'opposition entre le mauvais prince et le souverain idéal. On
comprend aussi le personnage de Vidura qui, dans le camp du mal,
représente la possibilité méprisée de connaître le bien et l'assurance du
triomphe final du bien.
Cependant, quelles que soient les correspondances entre les deux
séries de personnages épiques d'une part, et entre eux et les divinités
védiques d'autre part, il n'y a pas de symétrie réelle entre les deux camps
en dépit de la symétrie des deux vers. C'est précisément l'attention portée
par les comparatistes à la structure du groupe des Pândava qui permet
de le constater : aucune structure sociale n'apparaît du côté des Kaurava.
Au contraire, on ne voit que le groupe informe des cent fils de l'aveugle et
les comparses mythiquement nécessaires pour exprimer leur rapport au
dharma et à Yadharma dans le drame qui se déroule2. Or c'est bien là ce
que l'on peut attendre : le dharma seul permet l'existence d'une société
ordonnée, présentant la structure idéale, précisément celle que possède
le groupe des Pândava (soutenu par la « racine » que leur adjoint le texte).
Corrélativement la figure de Draupadï s'éclaire. Cette princesse étrange,
incarnation de Srï, née de l'autel sacrificiel et non d'une femme, dont le
nom propre est Krsnâ (« Draupadï » signifie « fille de Drupada »), est
évidemment la Terre, surgie du Sacrifice dans l'éclat de sa prospérité, et
maintenue en cet état par la société parfaite. Elle ne peut qu'être
(1) Ce qu'il ne faut d'ailleurs pas interpréter comme la lutte entre souverain légitime
et usurpateur. La notion de légitimité dans l'Inde ne joue pratiquement pas de rôle et la
théorie brahmanique ne définit le bon prince que par son rapport au dharma.
(2) La bhakti peut nier l'importance du statut social pour le salut individuel sans mettre
réellement en question la valeur de la hiérarchie sociale et l'ordre du dharma. C'est en quoi
elle se distingue radicalement des hérésies, bouddhisme et jaïnisme.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 105
La victoire finale des Pândava est naturellement corrélative du
retour du svar да à ses maîtres selon le dharma. Le ciel est définitivement
associé aux deva comme en témoigne le dernier parvan de l'épopée.
L'ordre cosmique est à son plus haut point de perfection. Ainsi
l'admonestation de Vyâsa à Yudhisthira dans le Bâjadharma (MhBh. XII 34
18) devient-elle parfaitement claire : dharmavyucchittim icchanto ye'dhar-
masya pravartakâh \ haniavyàs te durâtmâno devair daiiyà ivolbanâh //
« Ces méchants promoteurs de Vadharma qui désiraient extirper
complètement le dharma, il fallait les tuer, comme les deva ont tué les
innombrables daily a. »x
(1) Cet Appendice était déjà sous presse quand à paru le dernier ouvrage de G. Dumézil :
Mythe ei Épopée I (Gallimard 1968). L'ampleur nouvelle que celui-ci y donne à son
interprétation du MhBh mérite évidemment mieux que ces quelques pages. Il faudra y revenir.
Mais il est désormais impossible de lire le MhBh sans y voir les faits structuraux que
Dumézil a mis en lumière.