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Bulletin de l'Ecole française

d'Extrême-Orient

V. Etudes de mythologie hindoue (II)


Madeleine Biardeau

Citer ce document / Cite this document :

Biardeau Madeleine. V. Etudes de mythologie hindoue (II). In: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 55, 1969.
pp. 59-105;

doi : https://doi.org/10.3406/befeo.1969.4855

https://www.persee.fr/doc/befeo_0336-1519_1969_num_55_1_4855

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ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II)

PAR
Madeleine BIARDEAU

I. COSMOGONIES PURÂÏHQUES (Suite)

C. La recréation

L'étude de la cosmogonie originelle a fait apparaître la notion d'un


individu cosmique perpétuellement transmigrant et qui a nom Brahmâ :
il n'est lui-même que le Purusa suprême et éternellement délivré qui
s'engage dans la Matière primordiale par un acte de yoga, afin de donner
lieu à un processus cosmique. Entre les deux phases du rythme yogique
cosmique, création originelle et résorption finale, s'écoule une vie de
Brahmâ d'une durée de cent ans (calculée en années de Brahmâ, cf.
art. préc. I A p. 21-22).
Du récit du pmkrtasarga les purdna passent régulièrement à celui
du pratisarga ou « création secondaire » à l'aube d'un nouveau kalpa ou
jour de Brahmâ. Le terme pratisarga pourrait ne s'être pas toujours
appliqué exclusivement à cette re-création, mais avoir désigné aussi
bien la résorption du monde à la fin d'une vie de Brahmâ (mahâpralaya
est plus habituel), comme c'est le cas par exemple en Brahmândapurâna
(B) IV 1 239-40 : etdvân sthitikâlas tu hy ajasyeha prajapaieh/sthityantam
pratisargašca brahmanah paramesfhinah // yathâ vâyupravegena dïpârcir
upašámyati / iathaiva pratisargena brahmâ samupašámyaii // « Telle est
la durée de l'existence de Prajâpati, le non-né, en ce monde. A la fin
de son existence, il y a retrait (lit. contre-création) de Brahmâ le Para-
mesthin ; de même que la flamme d'une lampe est éteinte par la violence
du vent, de même par ce retrait Brahmâ s'éteint »2. Par ailleurs le
Vimupumna (Vi) I 7 44b connaît un autre nom pour la création secon-

(1) Pour le début, se reporter à BEFEO LIV, pp. 19-45.


(2) On pourrait aussi traduire upašámyati par « il entre en repos ». Notons dès maintenant
la résonance intéressante de ce terme qui peut signifier à la fois la fin d'une existence, mais
aussi l'apaisement qui permet l'accès à l'état de yoga (sama, šánti). Nous le retrouverons plus
tard, mais nous ne saurions voir un pur hasard dans cette double dénotation.
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daire liée au début d'un kalpa : dainandinï tathâ proktâ yàntarapralayâd
anu, « la (création) qui vient après une dissolution intermédiaire est
appelée « celle de chaque jour » (il s'agit évidemment d'un jour de
Brahmâ, tandis que la naissance des êtres concrets sur terre est appelée au
vers suivant nityasarga, «création perpétuelle», terme qui rappelle le
nityakarman, rite quotidien ou périodique obligatoire). Cependant, le
terme pratisarga est dans l'ensemble retenu pour désigner la re-création
au début d'un kalpa. C'est ce sens que nous adopterons ici.
Le récit comporte deux parties distinctes, réparties éventuellement
en deux chapitres séparés (par exemple Vi. I 4-5, Kurma [K] I 6-7),
et qui se placent curieusement à ce que nous pourrions appeler des
niveaux mythiques différents. On suivra ici la description du Vâyupu-
râna (V) ; les variantes qu'elle comporte par rapport aux autres versions
sont infimes.
a. Brahmâ, qui, sous cette forme, s'appelle Nârâyana, dort sur l'onde
unique où tout a disparu1. Il est décrit dans les termes mêmes de l'hymne
au Purusa du Rgveda (RV) avec mille yeux, mille pieds. Il est le
Purusa d'or. Sous la poussée d'un excès de saliva, il s'éveille et voit
le monde vide. C'est ici que se place le verset donnant l'étymologie du
nom « Nârâyana » et qui, avec des variantes assez considérables, se
retrouve un peu partout dans la littérature brahmanique. V. I 6 5 la
donne sous la forme suivante : âpo nârâ vai tanava ityapdm nàma éu-
šrumah \ apsu sete ca yat tasmât tena nârâyanah smrtah, « L'eau est un être
« né de l'homme ». Tel est le nom de l'eau qui nous a été révélé. Parce
qu'il est couché sur l'eau, du fait de ce (nom de l'eau), on l'appelle
traditionnellement « Nârâyana » ». Nârâyana est ainsi lié implicitement à la
nuit cosmique, et le v. 6 enchaîne logiquement en disant qu'il se
transforme en Brahmâ à la fin de la nuit. Puis il devient Vâyu, le Vent, afin
de se mouvoir. Considérant que la Terre est au fond de l'océan, il cherche
quelle forme il pourrait prendre pour l'en retirer et se décide pour celle
du sanglier, « apte à jouer dans l'eau ». Certaines versions évoquent ici
les formes du poisson ou de la tortue que Brahmâ-Nàrâyana avait prises
lors de kalpa précédents. Mais toutes sont d'accord pour identifier le
sanglier du kalpa actuel au sacrifice. Il est le yajnavarâha, le sanglier-
sacrifice, ou encore vedayajňamaya, « fait du Veda et du sacrifice », dont
chaque partie correspond à un aspect ou un instrument du sacrifice
védique. Le sanglier plonge et retire la terre de l'eau pour la remettre en
place. On ne parlera plus de lui, ni du Vâyu intermédiaire. C'est Brahmâ
lui-même qui sépare les eaux, empile les montagnes, bref, redonne forme
aux mondes — lokân prakalpayat (ibid. 32) — selon le même modèle
toujours reproduit au cours des périodes cosmiques.
b. Sous la continuité apparente du récit, il y a ici une rupture :
d'un mythe très imagé, très concret dans sa description, on revient à des

(1) Pour cette « onde unique », cf. plus loin le récit de la résorption des mondes. Il y a
déluge, mais le thème se retrouve, beaucoup plus proche du thème sémitique, dans le
Satapathabrâhmana (ŠPB) 18 1 1-10 et dans le mythe de Vavatâra du Poisson. Chacun des
deux récits associe le déluge au Poisson et à Manu.
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aspects plus abstraits de la création qui ne sont pas sans évoquer la
création originelle. A ce point en effet, il est dit que Brahmâ, « désireux de
créer les êtres de toutes sortes », se concentre sur cette pensée d'une
création qui serait buddhipûrvaka, «précédée » ou «causée par la buddhi ».
Le résultat de cet acte de concentration (alors qu'il s'était éveillé grâce
à un excès de sattva) est une première création faite de lamas. Tous les
récits comportent ce vers (V. I 6 35) qui se retrouve en outre dans les
Sáňkhyakáriká (SK) sous une forme un peu développée : tamo moho
mahâmohas tâmisro hyandhasamjňitah J avidyâ pancaparvaisâ prâ-
durbhûlâ mahâtmanah, « Le Mahâtman (Brahmâ) fit apparaître la
quintuple inscience : obscurité, égarement, extrême égarement, ténèbres,
et celles que l'on appelle aveuglement »x. La création de Yavidyà semble
permettre de procéder ensuite à la création des différentes sortes d'êtres :
on en annonce cinq, mais il y en a six en V et M, 5 en К et Vi (qui en
compte six en y incluant Yavidyâ, I 5 19a). En fait, Brahmâ ne crée pas
seulement sous la poussée d'un désir de créer (ou de procréer — sisrksà — ),
mais aussi, si l'on en croit le texte, en vue d'obtenir un certain effet :
les premiers êtres créés ont en eux une telle prédominance du lamas qu'ils
sont inconscients et immobiles. Cette première création — mukhyasarga
— est celle des plantes (ou des êtres qui ne se meuvent pas — naga — )
(1 6 36-37). Brahmâ la jugeant incapable d'agir, non réalisatrice —
asàdhaka — , n'est pas satisfait de son œuvre et fait une seconde
tentative : c'est l'apparition des êtres dits liryaksrolas, « au mouvement
transversal », expression qui désigne les animaux à quatre pattes. Ils sont
encore, de l'avis du créateur, trop pleins de lamas et d'ignorance —
ajnâna — , enclins à suivre la voie mauvaise — ulpalhagràhin [ibid. 40).
Le troisième essai va cette fois à l'autre extrémité des possibles : en se
concentrant, Brahmâ crée les dieux qui sont toujours caractérisés par
une forte prédominance du saliva (ibid. 44), ont un mouvement ascendant
— urdhvasrotas — (v. 45), sont pleins de joie (v. 46), trop sans doute
pour agir (cf. Vi. I 5 15) puisque le créateur, quoique satisfait, passe
immédiatement à une création d'êtres qui, cette fois, seront sâdhaka,
« réalisateurs » (v. 48). C'est celle des nommes, êtres au mouvement
descendant — arvâksrotas — , que le v. 50 caractérise ainsi : te ca prakâsa-
bahulâs tamahsaitvarajodhikdh \ tasmât te duhkhabahulâ bhuyo bhuyašca
kârinah // « Ils ont la lumière en abondance, et (en eux) le lamas, le
sattva, et le rajas sont en excès ; c'est pourquoi, la douleur abondant, ils
agissent toujours davantage ». Pour la première fois ici apparaît le rajas
qui est sans doute l'élément essentiel puisqu'il est mentionné encore
au v. 52b : ity esa tejasah sargo hy arvâksrotâh prakïrtitah, « telle est cette
création du tejas que l'on appelle « au mouvement descendant » ». On se
rappelle que Vahankâra du prâkrtasarga est triple, de par la distinction
des trois guna, et que Yahaňkára fait de rajas est appelé taijasa, rajas et
tejas se présentant comme deux synonymes (cf. art. préc, p. 27-29). Ainsi,
au plan de la création secondaire, l'excès de lamas donne lieu à deux

(1) Ma traduction s'inspire de celle qu'a donnée A. M. Esnoul de la SK. 48 (Les Belles-
Lettres 1964, p. 59).
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sortes d'êtres : les êtres immobiles et les animaux, l'excès de sattva
produit les dieux, et les hommes sont à leur tour caractérisés par le rajas.
La cinquième création est celle de Yanugraha, de l'« aide », qui est
décrite de façon très obscure (V.I 6 53) : paňcamo' 'nugrahah sargaš
caturdhà sa vyavasthilah / viparyayena [a-]saktyâ ca tustyâ siddhyâ
tathaica va / vivrtam vartamânam ca te'rtham jânanti tattvatah // «La
cinquième est la création de l'aide ; elle se répartit en quatre variétés
selon l'erreur, l'incapacité, le contentement et l'accomplissement. Ainsi
on connaît en sa réalité un objet dévoilé et présent»1. L'obscurité ici
trahit un certain embarras de la tradition, comme en témoignent les
variantes : Vi.I 5 arrête son enumeration des différents sarga à celui des
hommes, et c'est seulement dans la récapitulation des niveaux de la
création (cf. ci-dessous) que Yanugrahasarga apparaît. Quant à K.I 7, il
omet Yanugraha pour passer directement à une dernière création, celle
qui, en V.I 6, se présente comme la sixième alors que cinq ont été
annoncées : il s'agit de la création des êtres dits bhutâdika, dont le nom rappelle
l'aspect tâmasique de Yahankâra. Il n'est donc pas étonnant qu'elle soit
ainsi caractérisée (ibid. 54) : viparyayena bhutàdir ašaktyá ca vyavasthi-
lah fi « La (création) bhutâdi se distingue selon l'erreur et l'incapacité. »
Mais la place de cette création est difficilement intelligible, puisque l'on
a déjà eu une double création tâmasique. Le mukhyasarga et la création
des animaux faisaient suite à la manifestation de la quintuple inscience,
tout comme le bhuiâdi ici est inséré après l'énumération des quatre
formes de Yanugraha dont il utilise deux : l'erreur et l'incapacité. En
revanche, les dieux et les hommes se partagent les deux autres variétés
d'anugraha, la tusti, « contentement », caractérisant les dieux, la siddhi,
«accomplissement, réalisation», les hommes. Quelques vers plus loin,
V.I 6 62 revient sur Yanugraha et attribue respectivement le viparyaya
aux êtres immobiles, Yaêakti aux animaux, la tusti aux dieux et la siddhi
aux hommes. Il se pourrait qu'ici, devant la complexité et le caractère
abstrait des structures en jeu, les récitants des purâna dans les temples
aient quelque peu perdu pied.
Intervient alors une récapitulation des étapes de la création que
l'on pourrait aussi bien attribuer à l'erreur d'un récitant si elle n'était
aussi constante et aussi immuablement placée à la fin de la création
secondaire : tout se passe en effet comme s'il y avait une parfaite
continuité entre les deux créations. On part donc du mahân pour passer
immédiatement, en évitant Yahankâra, aux tanmâira (bhutasarga) et
aux indriya (vaikàrikasarga) , les trois formant le prâkrlasarga (V.I 6 56)
qui est ainsi buddhipurvaka (ibid.), « avec la buddhi au commencement » ;
on sait en effet que mahân et buddhi sont synonymes dans la
terminologie des cosmogonies purâniques. Puis viennent les différentes créations
qui ont été énumérées dans le pratisarga, Yavidyâ étant toutefois
absente ; on a ainsi en quatrième le mukhyasarga, ou création des plantes,

(1) On a corrigé šakigd en ašaktyá comme le suggère, outre SK. 46, le v. 54 de notre
texte. Les quatre termes viparyaya, ašakti, tusti et siddhi sont traduits d'après A. M. Esnoul,
op. cit., p. 57.
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le sarga des animaux en cinquième, celui des dieux est le sixième, les
hommes forment le septième, Yanugraha le huitième (même en Vi., mais
non en K.). On précise de ce dernier qu'il est suttvika et tdmasa. Ce qui
au total fait cinq créations vaikrta (« modifiées, secondaires ») succédant
aux trois prâkrta. Le bhûtàdisarga n'est pas repris dans la récapitulation
de V ni dans celle de M, tandis qu'il l'est en K. Vi. ne le mentionne à
aucun moment. Outre l'omission de Vahaňkára et de Yavidyâ de cette
liste, il faut aussi noter l'absence totale du thème mythique initial
du pratisarga: l'onde primordiale, Nârâyana, le Sanglier.
Mais toutes les versions terminent ce tableau par un neuvième sarga
qui n'était pas apparu jusque-là : le kaumárasarga qui est à la fois prà-
krta et vaikrla. Cette nouvelle étape n'est jamais explicitée. Mais elle
n'est peut-être que le nom donné à la création par Brahmâ de « fils
mânasiques » (faits de manas ?) égaux à lui et généralement au nombre
de cinq. L'un d'eux est Sanatkumâra (que la ChândogyopanisadYll 26 2
identifie déjà à Skanda). Ils se distinguent, semble-t-il, par le fait qu'ils
sont adonnés à la méditation et se refusent à procréer. Brahmâ doit
donc chercher un autre moyen pour faire subsister la création et lui
permettre de se développer spontanément. A la place de ces cinq
personnages, on trouve également les grands rsi Bhrgu, etc., dont le nombre
varie, mais qui se refusent aussi généralement à procréer, du moins aussi
longtemps que Brahmâ n'a pas réussi, au prix d'un long détour, à leur
donner des femmes.
Ici s'arrête la partie des cosmogonies purâniques qui se présente
comme un tout organisé et stéréotypé. On n'en est pas encore à la société
concrète des hommes, mais, selon les purâna, on y parvient plus ou moins
lentement, les motifs mythiques traditionnels se juxtaposant les uns aux
autres sans ordre fixe, même si c'est pour répéter la même conclusion :
celle de la difficulté qu'éprouve Brahmâ à faire croître spontanément ses
créatures. Un des modèles de ce genre de cosmogonies indéfiniment
reprises est fourni par le Kûrmapurâna. Il ne serait pas moins intéressant
d'étudier ces divers thèmes mythiques, mais on aborderait alors des
récits plus variés et complexes qui, sans changer la signification
fondamentale de la cosmogonie, y introduiraient de nouveaux éléments que
l'on espère retrouver par la suite : ainsi par exemple de la création de
Rudra et de son rôle dans l'apparition de la Déesse.

Ce récit de pratisarga, tout hérissé de difficultés qu'il paraisse, laisse


prise cependant à un premier niveau d'analyse. Si tous les détails n'en
sont pas expliqués, on peut néanmoins mettre en lumière la logique de
l'ensemble du discours narratif, en y comprenant même les solutions de
continuité apparemment irrationnelles.
Le premier motif mythique de la création secondaire est déjà
introduit au prix d'une rupture avec la fin du récit précédent : la description
du prdkriasarga se terminait sur la formation d'un œuf cosmique au
centre duquel se trouvait le Purusa sous la forme de Brahmâ. Quoique
le thème de la division de l'œuf cosmique sur l'onde primordiale soit
connu par ailleurs dans l'Inde comme forme de cosmogonie (cf. par
exemple Harivamša [HV] I 1 29-30), il n'y a ici aucun passage possible
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de l'œuf et d'Hiranyagarbha au nouveau cadre assigné maintenant à
l'origine du monde. On se place d'ailleurs explicitement au début d'un
jour de Brahmâ, réveil d'un créateur adulte, et non plus au moment de
l'éclosion de l'œuf. On est simplement passé d'un thème à un autre, non
moins traditionnel que le précédent. L'onde originelle comme forme du
chaos ou de la matière primordiale est bien connue de la littérature
védique, ainsi que le personnage chargé d'initier la création de ce kalpa :
le Sanglier. Les écoles du Yajurveda pourraient avoir été les véhicules
principaux de cet aspect de la tradition cosmogonique1. Deux versions
du même thème suffiront ici à montrer comment le récit purânique se
rattache à la Révélation elle-même. D'abord celle de la Taittirïyasam-
hitâ (TS) 7 1 5 1 : àpo va idam agre salilam âstt tasmin prajâpatir vàyur
bhutvâcarai sa imâm apašyat lâm varâho bhutvàharat tâm visvakarmà
bhutvâ vyamârt sdprathaia su prthivyabhavat..., « Gela à l'origine était de
l'eau. C'était l'onde. Sur elle était Prajâpati. Devenu Vâyu, il se mit en
mouvement et la vit. Devenu sanglier, il la retira (de l'eau). Devenu
Višvakarman (« le Démiurge »), il la rendit molle. Elle s'étendit, elle
devint la terre... ». La suite, qui décrit la création des êtres comme
l'union de Prajâpati et de la Terre, a disparu du récit purânique. La
Kâlhakasamhilâ (KS) 8 2 a le mérite de nous montrer comment le sanglier
peut être la forme de Prajâpati, du Créateur : про vá âsan salilam eva sa
prajâpatir varâho bhûtvopanyamajjai tasya yàvan mukham âsït tâvatïm
mrdam udaharal... « Cela était de l'eau, n'était qu'onde. Prajâpati,
devenu sanglier, plongea et souleva de la terre de l'étendue de son
groin. » Le groin du sanglier est le point central à partir duquel la terre
va s'étendre.
Prajâpati est celui qui, dans la cosmogonie purânique, devient
Brahmâ (lui-même appelé fréquemment Prajâpati). Mais l'aspect de
nuit cosmique représenté par Nârâyana endormi est absent des textes
védiques. En revanche Vâyu est bien là, dans une unique notation
comme dans les purâna, et en rapport avec le mouvement. Son rôle
fugitif n'a rien d'artificiel : il est l'initiateur du mouvement2 dès l'époque
védique, mais il est aussi très tôt le souffle individuel — prána — , en
même temps que le vent. Premier signe de vie donc, en même temps que
premier mobile. D'autre part, la forme védique du mythe exclut la
valence proprement féminine de l'eau où Prajâpati serait le mâle
fécondant (ou le sanglier lui-même selon Atharvaveda 12 1 48) : c'est la
Terre qui tient le rôle de la femme. Les puràna excluent de même
l'aspect fécondant de l'onde originelle pour n'en faire que le symbole
du chaos, de l'informe. En dépit même de l'iconographie répandue dans
les temples, qui fait de Bhudevï (la Déesse Terre) l'épouse du Sanglier3,

(1) Cf. en particulier Kâthakasamhitâ 8 2, Maitrâgaiy.lsaijihitâ 16 3, Taittirlyasarp.hitâ


7 15 1, Taittirïyabrahmana 113 6, ŠPB. 14 1 2 11. On notera que la Kathopanisad, si
importante pour la compréhension des catégories sânkhya (cf. art. préc), appartient aussi au
Yajurveda Noir.
(2) Sur Vâyu, dieu des commencements et homologue du Janus latin, cf. G. Dumézil,
Les Dieux des Indo-Européens (PUF 1952), pp. 84 sq.
(3) Nous aurons à examiner plus tard la question de savoir s'il s'agit alors du Sanglier
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 65
la Terre ne devient pas non plus l'épouse du Créateur. Du moins ne l'est-
elle pas de façon directe, et rien dans le récit ne le suggère.
Nouveau venu, donc, dans cette mise en scène, Nârâyana est la
forme du Purusa dont part le mythe purânique et Varâha y est
clairement le sacrifice — yajna. — personnifié. Le récit paraît d'emblée plus
complexe, sinon dans son action concrète, du moins dans les intentions
qui s'y expriment symboliquement. Nous saisirons mieux ces intentions
si, avant d'aller plus loin dans l'analyse, nous le comparons globalement
(prâkrtasarga compris) avec un récit analogue de MhBh III 272 32 sq.
(éd. de Citrashala Press, Poona ; l'édition critique du B. O.R.I, rejette
ce passage dans l'appendice du vol. IV, fragment 27, p. [1085]). C'est
d'ailleurs ce dernier qui a été déterminant pour l'iconographie. Mais il
nous intéresse avant tout ici en ce qu'il nous fait saisir quelque chose
du travail de pensée logique qui a présidé à l'élaboration de la cosmogonie
purânique.
Entre l'océan primordial et Nâràyana endormi, s'interpose le serpent
Šesa qui lui sert de couche. Au moment du réveil, Nâràyana ne devient
pas lui-même Brahmâ, mais un lotus surgit de son nombril alors qu'il
s'est concentré pour créer, et Brahmâ apparaît avec ses quatre faces
installé au cœur de ce lotus. Il crée immédiatement neuf rsi faits de
manas qui vont compléter la création des êtres. Après une rapide
indication de la répartition des fonctions de la trimurti, le récit reprend à
partir de l'océan primordial, et le dieu, qui n'est plus nommé, va prendre
la forme du sanglier et plonger au fond de l'eau pour en ramener la terre.
Il semble donc encore y avoir une sorte de rupture de la cosmogonie :
la première partie ferait fonction de prâkrtasarga, mais au lieu d'utiliser
les catégories sânkhya, elle suggère un degré supplémentaire de chaos
par l'interposition du serpent Sesa ; ce serpent lové à la surface de
l'océan est encore un symbole de l'informe ; comme l'eau, il connote
aussi la féminité, mais toujours en tant que figure de l'informe. Il s'appelle
d'ailleurs Šesa, «résidu», il est ce qui reste quand l'univers est résorbé (il
est ailleurs appelé Ananta, « l'illimité », qu'il faut sans doute entendre au
sens de r&reipov grec). On peut donc encore préciser en disant qu'il est
ici l'équivalent du pradhâna, du Fondement primordial de la cosmogonie
originelle. Si l'on insistait sur la valeur féminine de ces différents symboles,
on ne comprendrait pas ensuite la signification du Nâràyana couché et
contenant en lui-même à l'état résorbé toutes les créatures : tout en étant
le Purusa, donc le Mâle, il est encore du côté de l'informe et c'est de lui,
non de l'eau, que va surgir le lotus. Ici comme dans le prâkrtasarga
purânique, c'est le Purusa qui provoque le premier mouvement, non pas
par son yoga, mais par un acte de concentration, ce qui revient au
même.

cosmogonique ou du Sanglier avatâra : c'est évidemment le même thème qui est repris mais
il y a intérêt à distinguer les deux mises en œuvre ; les textes parfois les confondent (ainsi
MhBh. III 272 51 sq., éd. Citrashala Press, Poona) pour des raisons que nous examinerons
ultérieurement. Mais d'une façon générale Vavatâra proprement dit sauve la terre en tuant
Yasura Hiranyâksa.
66 MADELEINE BIARDEAU
Avec le nombril du dieu et surtout le lotus qui en surgit, on quitte
le niveau du chaos : le cosmos trouve un point central et un appui à
partir duquel il va se déployer. C'est Brahmâ qui apparaît enfin. Si nous
poursuivons l'assimilation de ce récit cosmogonique à celui du prâkrta-
sarga, il est tentant de voir dans le lotus où va s'installer Brahmà
l'équivalent symbolique de l'œuf cosmique habité par l'Embryon d'or.
Faut-il oser montrer ce qui, à mon sens, constitue l'admirable
précision d'un texte mythique qui n'a pu garder cette netteté qu'en
passant par la conscience des narrateurs ? MhBh. III 272 43b-44a dit
en effet : dhyâiamâtre tu bhagavannàbhyâm padmah samutthitah //
talašcaiurmukho brahmâ, nâbhipadmâd vinihsrtah / « Du seul fait qu'il se
concentrait, un lotus surgit du nombril du Bienheureux. Alors Brahmâ
aux quatre faces sortit du lotus du nombril. » Locatif de la mère (nà-
bhyâm), ablatif du père (padmâi)... L'organe féminin est ici représenté
par le nombril de Nârâyana, il est fécondé par sa méditation qui
s'exprime en un lotus. Celui-ci, planté dans le nombril, joue le rôle de
l'élément mâle qui doit donner forme à l'informe. Il est évident ici que la
constitution d'un centre au sein du chaos — le lotus—, à partir duquel
peut se déployer l'univers, ne fait pas disparaître la valeur sexuelle de
l'acte de création.
Quand on retrouve, dans la seconde partie du récit, le thème du
sanglier — où le groin, nous l'avons vu, est cette fois le point central (ou
ici plutôt le point d'appui) à partir duquel la Terre va être « soulevée » et
déployée — , il s'agit sans doute de l'équivalent d'un pratisarga : le dieu
se meut sur les eaux cherchant la terre pour s'y poser et se transforme
en un sanglier pour la repêcher au fond de l'eau. Mais si la rupture avec
la première partie est nette, on nous laisse deviner qu'il s'agit d'une
nouvelle période cosmique. Rien n'en est dit explicitement. Qui plus est,
le pralaya décrit au début de ce texte et qui aboutit à Nârâyana couché
sur le serpent, celui-ci étant lové sur l'océan, ressemble au pralaya que
nous verrons intervenir entre deux kalpa et non au mahâpralaya qui sépare
deux « vies de Brahmâ ».
Ainsi donc, la cosmogonie semble bien devoir être double, pour des
raisons que le texte épique ne dit pas, mais qui, sans doute, n'ont rien
à voir essentiellement avec des périodes cosmiques nettement structurées.
La création initiale est liée à une concentration yogique de Nârâyana,
tandis que la seconde est un acte de sauvetage du Sanglier-sacrifice (car
il est, dans l'épopée aussi, clairement identifié au Veda — vânmayam
vedasammitam — et au sacrifice — yajnavarâhah — ). Là s'arrête
l'analogie dans la distinction entre les deux créations. Par ailleurs les symboles
du chaos ou du centre créateur sont équivalents dans la première et la
seconde créations du texte épique. Ils sont multipliés dans la première,
apparemment pour suggérer un chaos initial plus total et un processus
créateur plus long, bref, une création originelle par opposition à la
création secondaire où l'acte yogique est remplacé par le sacrifice védique.
Les cosmogonies purâniques, elles, grâce, d'une part, à l'utilisation des
catégories sânkhya (cf. art. préc.) et, d'autre part, à une structuration
complexe des périodes cosmiques (ibid.) vont rendre plus claire la
distinction entre les deux cosmogonies et ré-utiliser plus logiquement les
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 67
symboles dont nous avons aperçu l'équivalence. La première création
est celle qui crée Brahmâ lui-même à l'intérieur de l'œuf cosmique, la
seconde ne concerne que notre monde, ou plus précisément le trailokya,
le triple monde de la transmigration, au début d'un jour de Brahmâ.
Au lotus est alors attribué un rôle équivalent à celui du sanglier, mais
dans le kalpa précédent immédiatement le nôtre1. Le serpent lové
disparaît du même coup de la cosmogonie, car on n'en a que faire.
Nârâyana, lui, est décidément, tant dans la création originelle du
texte épique que dans la recréation purânique, du côté de l'informe, du
chaos, c'est-à-dire du même côté que le féminin, lui, le Mâle primordial.
Ce serait un paradoxe incompréhensible si nous n'en savions pas déjà
assez pour admettre que des symboles apparemment universels, comme
l'eau, peuvent être eux-mêmes utilisés avec des valeurs différentes,
surtout lorsque le contexte est celui d'une cosmogonie complexe qui fait
intervenir différents niveaux religieux. C'est ce paradoxe même,
d'ailleurs, qui nous permet ici de voir qu'en dépit de la solution de continuité
le récit purânique, pas plus que le texte épique, ne nous donne deux
cosmogonies juxtaposées et sans lien entre elles. Une analyse des
moments du pratisarga va nous aider à cerner de façon plus positive le
lien logique qui en fait un tout.
Tout en suivant la marche du récit dans ses articulations essentielles,
on intégrera à son étude les enseignements complémentaires qu'apporte
la récapitulation des étapes de la création à partir du mahân (ci-dessus
p. 4). Il est évident que celle-ci veut montrer la double création comme
une unité. On peut penser que cela est artificiel et d'ailleurs peu
convaincant si l'on en juge par les omissions qu'elle se permet. Cependant, nous
continuerons ici à appliquer notre postulat de départ, le seul qui rende
justice à une mythologie en admettant que chaque moment d'un mythe
a un sens précis2 : on y est d'autant plus autorisé quand il s'agit d'un

(1 ) Mais naturellement, l'épopée connaît parfaitement les catégories sânkhya, tout comme
les purána décrivent à l'occasion la naissance de Brahmâ dans son lotus. Brahmâ est associé
au lotus dans Maitrâyanïsarnhitâ II 9 1 (encore le Yajurveda Noir !), dans une invocation
suivie d'une autre à Visnu Keáava Nârâyana. Le passage est généralement considéré comme
interpolé.
(2) Ce n'est qu'une autre formulation de la méthode structurale d'étude des mythes.
Peut-être faut-il noter toutefois un certain déplacement d'accent par rapport aux études
systématiques que С Lévi-Strauss nous livre de mythes primitifs. Tout en insistant, à l'exemple
du maître du structuralisme, sur la rigueur logique d'une construction mythique, on voudrait
ne jamais laisser oublier qu'il s'agit d'une logique des valeurs et non d'une simple mise en
forme logique de symboles. Cela est de première importance quand il s'agit d'une culture
complexe comme celle de l'Inde, qui a opéré des choix à des niveaux différents et nettement
hiérarchisés. Hubert et Mauss insistaient déjà sur la primauté des valeurs dans le mythe
(cf. Préface aux Mélanges ďHistoire des Religions, 2e éd. Alcan 1929, pp. xxvii-xxvin) et
les réintégraient dans le domaine de la pensée rationnelle par le biais de leur universalité
dans un groupe humain donné. Cependant, on ferait volontiers un pas de plus pour donner
aux valeurs, et plus particulièrement aux valeurs fondamentales, religieuses, qui sont en
jeu dans les mythes cosmogoniques, une réalité autre que celle de simples « sentiments
collectifs » (ibid., p. xxviii) qui s'imposeraient parce que sociaux et parce que les caprices
individuels en auraient été éliminés. Que ces valeurs informent toute notre sensibilité, y compris
notre sensibilité intellectuelle, ne suffit pas à les faire ranger dans l'affectif. On les verrait
68 MADELEINE BIARDEAU
mythe qui présente une telle constance à travers des textes différents.
Il importera en particulier, par conséquent, de rendre compte de ces
« omissions », qui pourraient être aussi chargées de sens que la mention
explicite des autres moments du récit. On se rappelle qu'elles portent,
d'une part sur le récit a. du pratisarga (réveil de Nârâyana, plongeon
du Sanglier) et les cinq formes de Yavidyâ, l'inscience (qui est tantôt
comptée parmi les différents sarga, tantôt maintenue à part dans
le récit b.).

a. Nârâyana, Brahmâ et le Sanglier-Sacrifice.


Nous ne parlerons plus de Vâyu, forme intermédiaire que revêt
Brahmâ avant celle du Sanglier : outre qu'il n'est mentionné qu'en
passant, on ne peut expliquer sa présence ici qu'en référence à la
tradition déjà citée.
En revanche, nous retrouvons Nârâyana, le Purusa des origines,
assimilé cette fois à la divinité de la nuit cosmique, à la divinité qui dort.
Quoique la mise en scène n'ait en apparence aucun rapport avec le point
de départ de la cosmogonie originelle, si notre explication du terme
« Nârâyana » et du personnage de Purusa Nârâyana est juste, ce sommeil
du dieu doit évoquer pour nous d'abord le sommeil du cosmos, c'est-à-
dire la résorption de toutes les créatures en Nârâyana. De plus, ce
sommeil cosmique doit être senti comme un acte de yoga, la phase par
laquelle le Mahâyogin, tournant ses sens vers l'intérieur, résorbe en lui
la totalité du monde extérieur — yogo hi prabhavâpyayau : « le yoga en
effet est apparition à l'existence et disparition » (Kaihopanisad [KU]
VI lib, cf. art. préc. p. 8) — ; le sommeil cosmique serait cette
disparition du monde extérieur qui s'oppose à son surgissement et symboliserait
donc la concentration yogique. Or ces deux aspects : sommeil cosmique
et acte yogique, sont amplement attestés dans notre récit ou dans ses
variantes.
Le sommeil cosmique d'abord : en apparence, la Terre a simplement

plutôt ici, telles qu'elles se révèlent dans l'étude d'une religion et de ses mythes, comme ce
qui, à une culture donnée, donne ses catégories les plus profondes, celles qui informent non
seulement la vie affective, mais aussi les opérations logiques de la pensée et la conduite en
ce qu'elle a de proprement humain. Autrement dit, les valeurs ne seraient pas de simples
objets de l'élaboration rationnelle, elles seraient en même temps ce qui guide inconsciemment
cette élaboration rationnelle, quoiqu'elles ne puissent elles-mêmes exister sans cette dernière.
Il n'y a de « raison pure » qu'à l'intérieur d'une structure axiologique déjà donnée et
englobante, encore plus « a priori » donc que toute structure de la sensibilité ou de l'entendement,
mais essentiellement liée à une culture particulière. Si la pensée rationnelle doit donc perdre
ses prétentions à l'universalité, on peut aussi se demander si le vieux rêve leibnizien d'une
combinatoire universelle n'est pas à abandonner. Plus que l'universalité de la raison, c'est
celle de la logique même qui est en question. Quand les valeurs jouent elles-même le rôle
de catégories mentales ultimes pour une culture donnée, est-il encore possible d'isoler des
formes logiques pures que l'on pourrait combiner entre elles indépendamment de tout contenu
et d'arriver à un système logique où tous les contenus possibles ou existants dans la pensée
humaine trouveraient leur expression formelle ? Le problème, me semble-t-il, est au moins
posé, et les logiciens ne devraient peut-être pas trop vite se croire dépositaires de la seule
science de l'homme vraiment universelle.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 69
disparu au fond de l'eau, et au moment où le Sanglier la fait émerger, on
évoque rapidement l'incendie cosmique qui a initié le processus de
résorption et qui a été suivi de l'inondation. Si donc tout est immobile,
c'est que tout a été détruit de fond en comble. Cependant, Brahmâ-
Nârâyana s'éveille à la fin de la nuit « sous la poussée d'un excès de
saliva » — sattvodrekát prabuddhas tu — (V.I 6 4a) qui est en lui-même
assez mystérieux : l'état de chaos radical dont était partie la création
originelle était décrit comme un équilibre de saliva et de lamas, mais
aussi comme fait de lamas. D'autre part, chaque aspect de la Trimûrti
est mis en correspondance avec un guna, le saliva étant attribué à Visnu
en tant qu'il maintient la création dans l'existence, le rajas à Brahmâ
en tant qu'il crée et le lamas à Šiva qui est le destructeur. On s'attendrait
donc à voir Nârâyana s'éveiller comme Brahmâ grâce au rajas plutôt
qu'au saliva. C'est d'ailleurs ce que dit le même purâna en I 7 62a : kalpâ-
dau rajasodrikto brahmâ bhutvâsrjat prajâh / « Au début du kalpa, poussé
par un excès de rajas, devenu Brahmâ, il émit les créatures. » L'excès
de saliva devient encore plus incompréhensible si l'on considère que
Brahmâ, dans le récit b., commence par créer l'inscience, dont la forme
première est le lamas.
Mais c'est le rôle même du saliva qui semble multiple. Car V.I 7 62-
63 (cf. B.I 2 6 64-66), dont on vient de citer le premier hémistiche,
donne une version différente de la Trimûrti, où la fonction de sthiti, de
maintien de la création dans l'existence, est supprimée et remplacée par
celle qui préside au sommeil cosmique : kalpàdau rajasodrikto brahmâ
bhûtvâsrjat prajâh / kalpànte lamasodrikto kálo bhûtvâgrasat punah //
sa vai nârâyanâkhyas tu sattvodrikto'rnave svapan / tridhâ vibhajya
câtmdnam trailokye samavartata // « Au début du kalpa, poussé par un
excès de rajas, devenu Brahmâ, il émit les créatures ; à la fin du kalpa,
poussé par un excès de lamas, devenu Kâla (« le Temps » = Šiva-Rudra),
de nouveau il (les) avala ; tandis que, lorsqu'il s'appelle Nârâyana, poussé
par un excès de saliva, il dort sur l'onde : se divisant ainsi lui-même en
trois, il s'est manifesté dans le triple monde. » Ici donc, la forme de la
divinité qui dort après avoir « avalé » les créatures, est encore Nârâyana,
mais il dort sous l'effet d'un excès de saliva, et c'est le rajas qui a le rôle
créateur1.
Ces contradictions ne peuvent se résoudre qu'en faisant appel aux
connotations traditionnelles du terme saliva, telles qu'elles ressortent
de la KU d'une part et de son utilisation par les cosmogonies purâ-
niques et le Sânkhya d'autre part. On a déjà vu2 que, dans la KU,
l'étape où le yogin accède au saliva semble identique à celle où il accède
à la buddhi, puisque les deux termes interviennent au même rang dans
les deux listes que donne Г upanisad des paliers de l'ascension yogique, et
que cette étape marque le point où, quelle que soit la nature de l'expé-

(1) On notera aussi que la Trimurti est liée à la manifestation du Irailokya, que nous
avons déjà assimilé au monde de la transmigration et, que, par conséquent, elle n'intervient
qu'au niveau du pratisarga et non à celui de la création originelle.
(2) Cf. M. Biardeau Ahamkâra, the Ego Principle in the Upanisad (Contributions to
Indian Sociology VIII 1965), p. 66.
70 MADELEINE BIARDEAU
rience ainsi décrite, la conscience du yogin s'élève au-dessus des limites de
l'individualité empirique et s'étend à la totalité de l'être en général, ou
encore, n'est plus qu'être pur — sativa — . Dans le Sânkhya classique, qui
se présente comme le terme d'un long processus, le sattva est l'un des
trois guna : il est alors le plus lumineux, le plus pur des trois, celui qui,
lorsqu'il prédomine au plus haut degré dans la buddhi, la rend apte à se
laisser pénétrer par la lumière du purusa et à s'effacer pour le rendre à
son indépendance essentielle ; c'est le moment décisif d'accès à la
délivrance, qui correspond logiquement à la place qu'occupe le sattva dans
l'échelle yogique de la KU1. Entre la KÛ et le Sânkhya classique, on
peut comprendre l'ambiguïté fonctionnelle du sattva purânique : il est
aussi l'un des trois guňa et le guna lumineux, mais sa fonction devient
cosmique. D'autre part, il est un des synonymes de mahân, dans la liste
des principes émis, et en tant que tel, il apparaît avant Vahaňkára, c'est-
à-dire avant la formation du principe de l'individualité empirique, ce
qui est en accord avec l'enseignement de la KU. Mais il est alors une
étape de la manifestation cosmique à partir du chaos, et s'il fallait
traduire le terme, on serait tenté de le rendre, non plus par « totalité de
l'être », mais par « totalité des êtres » encore à l'état indifférencié.
Lorsque Nârâyana dort sur l'onde, il a en lui la totalité des êtres,
il est sous l'empire du sattva. Quand, devenant Brahmâ, il s'éveille
« désireux de créer », c'est encore sous la poussée des êtres qu'il porte en
lui (on verra plus loin qu'il correspond lui-même à Yahaňkára, étape de
la manifestation cosmique qui succède au mahân ou saliva)2. Mais c'est
aussi la totalité des êtres impliqués dans la création que Visnu maintient
dans l'existence. L'existence en tant que telle en effet ne connote aucun
dynamisme et c'est bien le sattva, le fait, pour la totalité des êtres,
d'exister, qui rend le mieux compte de la subsistance du cosmos
manifesté.
Il semble donc bien que l'on ne puisse comprendre l'éveil de Brahmâ
sous la poussée du sattva que si l'on conçoit la divinité endormie comme
grosse de toutes les créatures. C'est encore ce que confirment certaines
variantes du fameux verset « étymologique » que les textes épiques et
purâniques répètent au sujet de Nârâyana. La version de V. I 6 5 (cf.
ci-dessus p. 2) explique nàra comme un nom de l'eau (tanavah en est
d'ailleurs un autre, dont nous ne tiendrons pas compte ici), et Nârâyana
devient « celui qui a l'eau pour refuge » ou « pour couche ». Etymologie
bien plate, pour fantaisiste qu'elle soit, puisque nara ou nàra n'a jamais
signifié «eau»3. Dans certaines variantes d'ailleurs, la forme dérivée nâra

(1) II n'est nullement nécessaire en effet de postuler deux sattva différents. Mais le guna
sattva n'est intelligible, dans le Sânkhya et dans les purâna, qu'à partir du sattva (= buddhi)
de la KU. : être pur ou totalité de l'être au-delà de toute différenciation.
(2) Vi. conclut le récit de pratisarga en ces termes (I 5 67) : karotyevamvidhâm srstim
kalpâdau sa punah punahlsisrksâsaktiyukto'sau srjyašaktipracodiiahlj « II fait à chaque nouveau
kalpa une création de cette sorte, doué du pouvoir qu'est le désir de créer et aiguillonné
par le pouvoir des êtres à créer. » Srfyašaktipracoditah semble être un équivalent assez exact
de saitvodriklah « ayant du sattva en excès ».
(3) Malgré les tentatives que l'on a pu faire pour trouver une justification linguistique
à cette explication (cf. en particulier M. Mayrhofer Kurzgefasstes etymologisches Wôrterbuch
des Altindischen II, p. 154 s. v. Nàrâh).
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 71
est clairement mise en rapport avec nara, synonyme de purusa ; ainsi de
K. I 6 5 : âpo nârâ iti proktâ про vai narasûnavah / ayanam tasya ta yasmât
tena nârâyanah // « L'eau est dite « nâra », car l'eau est fille de Nara, et
comme elle est son refuge (?), il est appelé Nârâyana » (texte identique
dans B.I 1 5 5, et pour le premier hémistiche, dans Vâmanapurâna 43
30a). Cette forme du verset semble trouver son contexte approprié
dans HV.I 1 27-30, où la cosmogonie a pour thème central l'œuf d'or
formé dans l'eau (cf. ci-dessus p. 63) : tatah svayambhur bhagavàn sisrksur
vividhâh prajah / ара eva sasarjâdau lâsu vtryam avâsrjai // про nârâ iti
proktâ про vai narasûnavah / ayanam tasya tâh pûrvam tena nârâyanah
smrtah // hiranyavarnam abhavat lad andam udakešayam / taira jajňe
svayam brahmâ svayambhur iti nah sruiam // hiranyagarbho bhagavàn
usitvâ parivatsaram / tad andam akarod dvaidham divam bhuvam athâpi
ca H « Alors, le bienheureux Svayambhû, désireux d'émettre les êtres
de toutes sortes, émit pour commencer l'eau. En elle il émit sa virilité
(var. bïjam : « sa semence »). L'eau est dite nâra, car l'eau est fille de Nara,
et comme elle est son refuge à l'origine, il est appelé Nârâyana. L'œuf
couleur d'or apparut, déposé dans l'eau. C'est là, avons-nous entendu
dire, que Brahmâ le Svayambhû est né de lui-même. Le bienheureux
Embryon d'or, étant resté (là) toute une année, fit de l'œuf deux parties :
le ciel et la terre... ». Ici apparaît clairement la valence féminine de l'eau,
mais le récit nous intéresse surtout parce qu'il ne laisse aucun doute sur
la manière d'entendre le terme nara : Nara est bien le Purusa, sous sa
forme de Nârâyana (avant l'émission cosmique) et de Brahmâ (au moment
de la création).
On peut donc supposer, sans rien forcer, que le verset où l'eau est
dite nâra, « de Nara », fait aussi allusion au Purusa en relation avec
l'onde originelle. La valeur « homme » est d'ailleurs attestée d'une autre
manière dans le même V. (I 5 35b, mais cf. aussi K.I 4 62b), toujours
en contexte cosmogonique et pour servir d'étymologie à « Nârâyana » :
narânâm ayanam yasmât tena nârâyanah smrtah // « Parce qu'il est le
refuge des hommes (le lieu vers lequel ils vont...), il est appelé
Nârâyana. » On se rapproche ici de la Prašnopanisad (PU) VI 5, mais le terme
nara s'applique aux êtres individuels et non au Purusa suprême comme
dans Y upanisad. Nous avions noté (cf. art. préc, p. 33-34) que le terme
« Nârâyana », s'il fallait le rattacher au texte de PU VI 5, devenait
intraduisible, puisque le composé purusâyana, de bahuvrïhi déterminant les
êtres empiriques, devient une sorte de patronyme du Purusa suprême.
Mais ce qui est important, c'est que la tradition purânique ait conservé
clairement la notion d'un Nârâyana qui serait le nom du Purusa quand
les êtres du monde empirique ont été résorbés en lui. B. va jusqu'à dire :
narânâm svâpanam brahmâ iasmânnârâyanah smriah / « Brahmâ est ce
qui fait dormir les hommes ; c'est pourquoi on l'appelle Nârâyana » (I 1
4 27) !
On a encore de ce fait une attestation plus curieuse, quoique plus
fragile parce qu'elle ne figure — à ma connaissance — qu'en B.I 1 5 135,
dans une autre suite d'étymologies se rapportant au même verset
(donné en I 1 5 5 sous une forme identique à celle de K.I 6 5 et HV.I
1 28). Il s'agit toujours des noms de l'eau : sâra ityeva sïrne tu nânârtho
72 MADELEINE BIARDEAU
dhálur ucyate / ekârnave bhavantyâpo na sïrnâs tena ta narâh // « Quand
elle est dite sera, le radical (éf) qui a plusieurs sens s'applique à ce qui est
déchiré. A l'état d'onde unique, l'eau n'est plus déchirée, alors elle est
nara (la forme dérivée nâra serait sans doute meilleure) »x. Sâra comme
tel ne semble pas plus que nâra avoir jamais été un nom de l'eau. Si
l'on doit le rattacher au radical qui signifie « déchirer, écraser », le terme
se présente comme un dérivé de šara, tout comme nâra est un dérivé de
nara. Šara signifie « la flèche », et l'on trouve l'expression šaravarsa,
« pluie de flèches », qui peut aussi avoir un sens figuré voisin du français
« il pleut des hallebardes » pour exprimer une pluie particulièrement
violente. Cependant, cet usage ne suffirait pas à clarifier l'explication
donnée par B.I 1 5 135, qui oppose l'eau sâra à l'eau nara comme une
eau « déchirée » à celle qui ne l'est plus puisqu'elle est « l'onde unique »
— ekârnava — . En particulier, elle n'aurait aucun rapport au contexte
qui donne des etymologies valables dans le domaine du mythe et non
dans la langue courante.
Or il existe un texte upanisadique qu'il est bien tentant d'évoquer
ici en regard de celui de PU. VI 5, qui nous a fourni le sens mythique de
« Nârâyana » et permis d'éclairer son etymologie. C'est celui de Munda-
kopanisad (MuU) II 24 : pranavo dhanuh šaro hyâtmâ brahma tallak-
syam ucyate / apramailena veddhavyam šaravat tanmayo bhavel \\ « Le
pranava (= la syllabe От) est l'arc, l'âtman est la flèche et la cible
qu'elle doit atteindre est le Brahman. Il faut frapper au but sans se laisser
distraire, comme la flèche. Il faut devenir identique au (Brahman). »
Si l'étymologie de šara comme nom de l'eau doit être rattachée à ce texte,
on voit que la flèche — šara — symbolise l'âtman encore différencié et
que l'on peut alors appeler šara l'eau qui se trouve à la surface de la terre
sous des formes variées et séparées : mers, rivières, etc., sans oublier la
pluie, celle qui provoque le déluge en particulier2 ; tandis que nara,
évoquant le Purusa suprême et aussi bien le Brahman, c'est-à-dire
l'Absolu où toute différence s'abolit, devient le nom de l'océan
primordial, de l'onde unique qui a noyé tous les noms-et-formes.
Le rapprochement peut sembler téméraire — on ne le donne d'ailleurs
qu'à titre d'hypothèse et parce qu'il est particulièrement éclairant — ,
mais il faut encore l'étayer par des considérations d'un autre ordre :
les deux tentatives d'explication des noms de l'eau, nara et šara, que
nous venons de donner, suggèrent un lien établi par la tradition entre la
PU et la MuU. Or ce lien est attesté3, de façon inattendue pour nous
sans doute, mais qui nous avertit de l'imprudence qu'il y aurait à
découper des domaines séparés dans la pensée indienne, là où existe une

(1) A la place de ce vers, V. I, 7 52 donne : aram ityesa éïghram tu nipâlah kavibhih


smrtah\ 'ekârnave bhavantyâpo na élghrâs tena te narâh // « Les poètes ont rapporté cette
catastrophe (le déluge) comme étant arrivée soudainement, c'est-à-dire rapidement. A l'état d'onde
unique, l'eau n'est plus rapide. C'est pourquoi elle est nara » (V. donne également nara sans
vrddhi).
(2) On verra que les récits de résorption cosmique, lorsqu'ils décrivent le dessèchement
progressif du trailokya, mentionnent aussi, parmi les eaux qui disparaissent alors, celles
qui sont dans les êtres vivants.
(3) Cf. Ahamkâra... p. 69, n. 17, où j'avais déjà fait allusion à ce lien entre les deux
upanisad.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 73
continuité remarquable : Deussen (Philosophy of the Upanishads, trad,
angl. Edinburgh 1908, p. 32) s'étonnait de voir Šaňkara, dans ses
commentaires des upanisad, traiter la Mundaka et la Prašná comme
un seul texte, alors qu'elles appartiennent à des branches différentes de
Y Alharvaveda. On peut penser que Šaňkara n'innovait pas (ce serait à peu
près inconcevable en contexte indien) et que, bien avant lui, on avait
établi une relation entre les deux textes. Il n'est pas interdit alors de
supposer que le travail d'élaboration des grands mythes hindous n'a pas
été tout à fait étranger à ce rapprochement. Les cosmogonies purâ-
niques se seraient formées en particulier autour de la méditation
conjuguée de trois upanisad, la Kaiha, du Yajurveda Noir, fournissant l'échelle
d'ascension mystique que doit parcourir tout yogin en quête de
délivrance, tandis que la Mundaka et la Prašná, dont l'enseignement porte
plutôt sur l'identité âtman-Brahman que sur la voie yogique, auraient
donné les comparaisons et les symboles destinés à transformer le modèle
yogique individuel de la KU en aventure cosmique1. On saisit là un des
aspects de l'unification de la tradition hindoue qui s'est poursuivie à
à travers les mythes : ici se trouvent intégrées des notions vedântiques
et des notions yogiques que les systèmes conceptuels distingueront,
jusqu'à ce qu'ils absorbent à leur tour cette tradition plus « populaire »,
issue comme eux de la Révélation upanisadique. La cohérence de cet
ensemble de faits renforce l'hypothèse qui, au départ, paraissait
beaucoup plus fragile.
De toutes façons, il est permis de dire que Nârâyana endormi est bien
le Purusa qui porte en lui les créatures sous une forme non manifeste, et
l'on peut même ajouter que l'onde primordiale est elle-même sentie
comme un doublet de ce Purusa ; tout au moins est-elle un symbole, à
un niveau inférieur, de la même réalité : le cosmos est résorbé plutôt que
détruit, il est en sommeil et prêt pour une nouvelle « émission ».
S'il est vrai que Nârâyana est bien le Purusa des origines, son
sommeil, disions-nous, doit de plus être assimilé à un acte de yoga : nous
avons vu en effet, à propos du prâkrtasarga, que la manifestation
cosmique, rythmée par l'éternelle transmigration de Brahmâ, est initiée,
à chaque nouvelle « vie de Brahmâ », par un acte de yoga. Quoiqu'une
nuit de Brahmâ, entre deux kalpa, soit une résorption cosmique moins
totale, tout comme l'océan primordial qui sert de couche à Nârâyana
est un symbole de chaos moins fondamental que l'état initial d'où part
le prâkrtasarga, il est normal que ce Brahmâ-Nârâyana soit encore un
yogin, et que l'alternance des nuits et des jours de la divinité soit
l'alternance même des deux phases du yoga — ■ prabhavâpyayau — . En d'autres
termes, s'il y a bel et bien sommeil cosmique, le Purusa qui le provoque
ne serait endormi qu'en apparence : il serait en fait recueilli au cœur de
son expérience yogique. C'est ce que suggère entre autres le beau texte de
la Bhagavadgïtâ 2 69 (BhG) où le yogin individuel est comparé aux autres
créatures : yâ nisâ sarvabhutânâm tasyâm jâgarti samyamï / yasyàm

(1) On a déjà noté (art. préc. p. 26) que la MuU. reprenait dans un registre cosmique les
deux termes prabhava-apgaya que la KU. emploie pour désigner les deux phases opposées
de l'activité du yogin.
74 MADELEINE BIARDEAU
jâgrati bhûtâni sa niéà pašyato muneh // « La nuit de tous les êtres, c'est
en elle que l'ascète veille ; quand les êtres veillent, c'est la nuit pour le
muni voyant. » Si le yogin est le Purusa suprême, la nuit cosmique est le
temps de son recueillement en lui-même, le temps de sa « voyance »
mystique. On voit là une raison de plus à ce qu'il soit, en cet état, rempli
de sauva, du guna lumineux et apaisé. Le temps de la manifestation
cosmique est au contraire le temps de sa « nuit » yogique, où, se tournant
vers l'extérieur, il perd sa vision intérieure mais regarde le monde avec
une absolue indifférence. Pour la conscience ordinaire toutefois, il paraît
être alors en état de veille.
Or le sommeil cosmique qui précède la création secondaire dans les
puràna semble bien être assimilé à un recueillement yogique, quoique
cela ne soit pas dit habituellement dans le récit même que nous étudions
ici (il est d'ailleurs vraisemblable que la scène même du sommeil de
Nârâyana soit directement évocatrice du recueillement yogique pour la
conscience hindoue). Vi.VI 4 4-8 résume brièvement la description d'une
résorption cosmique entre deux kalpa en ces termes : ekârnave tatas
tasmiňcchesašayyágatah prabhuh / brahmarupadharah sete bhagavân
âdikrddharih // janalokagataih siddhaih sanakâdyair abhisfutah / brahma-
lokagataišcaiva cintyamdno mumuksubhih // âtmamâyâmayïm divyâm
yoganidmm samâsthitah / âimânam vâsudevâkhyam cinlayan madhu-
sûdanah // esa naimiltiko nâma maitreya pratisaňcarah \ nimittam tatra
yacchete brahmarupadharo harih // yadà jágarti sarváimá sa tadâ cestate
jagat / nimïlatyetad akhilam mâyusayyâm gate'cyute //... « Sur cette onde
unique, avec Šesa pour couche, le puissant Hari, le bienheureux créateur
portant la forme de Brahma, reste étendu. Loué par les « réalisés » —
siddha — , Sanaka et les autres, qui sont dans le Janaloka, objet de
méditation pour les aspirants à la délivrance qui sont dans le Brahmaloka, il
reste fixé dans son divin sommeil yogique — yoganidrd — constitué de
sa propre maya, lui le Destructeur de Madhu, méditant sur lui-même en
tant que Vâsudeva. Telle est, Maitreya, la résorption (cosmique) dite
« occasionnelle ». L'« occasion » en est que Hari, porteur de la forme de
Brahmâ, se couche. Quand l'Âtman de l'univers s'éveille, alors le monde
se met en mouvement ; quand Acyuta s'est couché sur la mâyà, alors
l'univers entier ferme les yeux »... Le terme maya, qui connote un
pouvoir magique suscitant des illusions, finit, dans le Sânkhya classique et
dans le Vedânta sectaire (visnuite), par être synonyme de pradhâna ou
prakrti, la Matière Primordiale. La maya a un pouvoir double : celui de
projeter les choses et les êtres (c'est la manifestation cosmique) et celui
de les voiler (c'est la résorption) ; elle est le corrélatif obligé du double
mouvement du yoga par conséquent. C'est le second pouvoir qui est
retenu ici, pouvoir qu'a Hari de résorber l'univers dans son sommeil
yogique, si bien que la maya finit par être l'équivalent symbolique de
Sesa et sert de couche à la divinité. Le sommeil de Visnu est
explicitement assimilé à un « sommeil de yoga », c'est-à-dire à un état de samâ-
dhi ; mais il s'agit évidemment d'un samâdhi de type inférieur, puisque
le dieu y garde une pensée encore distincte (voire discursive : c'est le
sens habituel de cint-) dont il est d'ailleurs lui-même l'objet sous sa forme
suprême.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 75
HV.I 41 19 note également : dvitïyâ câsya šayane nidrâyogam upâ-
yayau / prajâsamhârasargârtham kimadhyâtmavicintakam // « La seconde
(forme de Visnu) entre sur sa couche dans un sommeil yogique où il
médite en quelque sorte sur lui-même afin de résorber et d'émettre (à
nouveau) les créatures » (on retrouve l'expression nidrâyoga en MbBh.
XII 347 19 — éd. Chitrashala Press —, 335 17 — éd. BORI —, dans un
contexte analogue). Nïlakantha glose nidrâyogam par yogamayïm nidrâm,
« un sommeil fait de yoga », et kimadhyâtmavicintakam, où adhyâtma-
vicintakam est affaibli par kim, par : kutsitâh adhyâlmavicinlakâh savi-
kalpasamâdhimanlo yasmât : « parce que ceux qui méditent sur eux-
mêmes sont considérés comme inférieurs, (n')ayant (qu')un samâdhi
avec formations mentales. » Ainsi, il se confirme que le sommeil yogique
de la divinité n'est pas un samâdhi du type le plus élevé (nirvikalpa,
« sans formation mentale »), et que cela est rendu nécessaire par
l'alternance des émissions et des résorptions : il ne faut pas perdre toute trace
du monde différencié pendant le sommeil1.
Ainsi donc, sous une mise en scène nouvelle, les notions mises en jeu
dans le récit de pratisarga semblent être identiques à celles du prâkrta-
sarga, à ce détail près que le recueillement yogique de Nârâyana est d'un
type moins élevé que celui du Purusa originel et que le « chaos » d'où va
sortir le cosmos est moins total qu'au niveau du pradhâna. Il s'agit donc
moins d'une création différente, se juxtaposant à la première, que d'une
recréation intermédiaire, comme la correspondance de chacun des deux
sarga à leurs périodes cosmiques respectives le suggère. D'autre part, si
l'analyse des entités en présence au début de la création originelle nous
entraînait et nous entraîne encore du côté des upanisad, la mise en scène
mythique du pratisarga nous ramène bien plutôt à des thèmes des
samhitâ védiques et des brâhmana (notamment des textes du Yajurveda,
si l'on excepte l'allusion au mythe du Purusa cosmogonique de RV.X
90), réutilisés d'ailleurs d'une manière nouvelle. Au point où nous
sommes parvenus, il serait difficile de rendre compte de cette mise en
scène par une juxtaposition mécanique de thèmes cosmogoniques que
les bardes purâniques auraient eus à leur disposition dans un fonds
mythique indifférencié. Il y a d'ailleurs un choix opéré dans ce fonds
mythique, et ce choix a dû être fait en fonction des idées à exprimer.
Ce sont ces idées que va nous aider à préciser maintenant l'analyse du
personnage de Brahmâ et de sa transformation provisoire en sanglier.
Dans le récit du prâkrtasarga, Brahmâ était apparu au moment où
les principes nés de la Forme originelle se referment pour donner l'œuf
cosmique. Brahmâ, au centre de cet œuf, en était l'embryon et le
principe vivant du développement. Considéré dans une perspective yogique,
il était alors assimilable au purusa de la caverne du cœur. Mais dans la
perspective cosmogonique, il était plutôt comme le point central en

(1) En revanche, le commentaire de Nïlakantha sur l'expression prajâsamhârasargârtham


est quelque peu déconcertant : samhârasya sargah sanihârakrigâ tadarlham, « sanihârasya
sargah : cela veut dire l'action de résorber ; en vue de celle-ci... » Sarga ne peut signifier
ici que « création, émission », et c'est plutôt la création que la résorption qui exige un
savikalpasamâdhi.
76 MADELEINE BIARDEAU
lequel se resserrait le dynamisme créateur avant de s'épanouir en cosmos.
Dans le pratisarga, ou dans les récits épiques assimilables au pratisarga,
Brahmâ apparaît également au point où l'être informe se resserre pour
se déployer en formes organisées : qu'il sorte du lotus ou qu'il prenne
la forme du sanglier pour porter la terre sur son groin, il représente le
premier être différencié et individualisé à partir duquel d'autres vont
apparaître.
Grâce à son nom de Brahmâ et à sa forme de Sanglier-Sacrifice, on
peut immédiatement préciser la signification de ce personnage (qui, au
surplus, est toujours pourvu de l'épithète caturmukha, « aux quatre
visages »). Il est précieux en effet de constater qu'aucune version du
pratisarga n'omet l'identification du sanglier cosmogonique des
brâhmana au sacrifice. Les descriptions les plus longues consistent en une
série d'identifications de chaque partie du corps du sanglier avec un
aspect du sacrifice, sans en omettre les textes védiques récités pendant les
rites, ce qui nous oblige à voir dans l'animal symbolique la totalité de
l'acte sacrificiel et non la représentation de la victime. Cette
signification — qui n'était pas absente des brâhmana, cf. en particulier ŠPB.
XIV 1211 — est évidemment essentielle au thème du Sanglier : on ne
saurait ici le réduire à un thème folklorique venu on ne sait d'où et retenu
par hasard. Le sanglier des brâhmana étend la terre pour la féconder
comme le sacrifice : nous apprenons ainsi que le dynamisme du
pratisarga est assuré, non plus par un acte de yoga, mais par le sacrifice
védique.
A partir de là, on peut également préciser le sens du nom Brahmâ.
La forme masculine du personnage et du terme, le fait que Brahmâ est
une forme du Purusa pourraient en effet induire en erreur : faire par
exemple de ce Brahmâ la personnification de l'Absolu des upanisad
vedântiques ne rendrait pas compte de sa fonction de créateur à
l'intérieur de la Trimurti1. Mais il ne faudrait pas davantage y voir la
divinisation du prêtre brahmán (mase.) du sacrifice védique, même en passant
par l'intermédiaire du bráhman neutre2. En revanche, le fait qu'il a
toujours quatre têtes, celles-ci symbolisant évidemment les quatre
Veda3, et que le Sanglier en lequel il se transforme est identifié au

(1) Quoi qu'il en soit du Brahman masculin qui figure à l'occasion dans les upanisad
anciennes.
(2) Ce qui semble être la position de G. Dumézil. Cf. Mitra-Varuna, Essai sur deux
représentations indo-européennes de la souveraineté (Gallimard 1948), p. 41. Mais ce choix n'est
que l'aboutissement d'une analyse qui voit dans le brahman — celui qui aurait donné son
nom au varna des brahmanes —, l'ancienne victime humaine de substitution dans un
sacrifice où, primitivement, c'est le roi lui-même ou son fils qui aurait dû être immolé. Cf. Flamen-
Brahman (Geuthner 1935), p. 13 sq. Quoi qu'il en soit de la préhistoire, c'est la comparaison
plus que le contexte indien proprement dit qui autorise cette reconstruction d'un état de
choses antérieur. Outre que Brahmâ en tant que tel n'est jamais créateur « par
autoimmolation » (Mitra-Varuna, p. 41), pas plus que le Sanglier d'ailleurs, il semble bien que
l'accent soit mis, dans la littérature védique et plus tard, sur le sacrifice en tant qu'acte
global plutôt que sur la victime elle-même. On ne fait au reste que retrouver ici ce qui constitue
l'intuition centrale de VEssai sur la nature et la fonction du sacrifice d'Hubert et Mauss.
(3) Nous retrouverons plus tard ce symbolisme des quatre têtes de Brahmâ à propos de
la cinquième qui aurait été tranchée par Šiva.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 77
sacrifice védique, montre que Brahmâ n'assume ses fonctions de créateur
au niveau du pratisarga qu'en tant qu'il est lui-même la science védique
théorique et pratique, la science du sacrifice : il est donc plutôt la
personnification mythique du brahman (nt.) comme pouvoir propre aux
brahmanes (en particulier distinct du ksatra des princes) et fondement ultime
de la société orthodoxe1. On trouve le terme neutre employé dès la
littérature védique, mais aussi dans les smrti, avec cette acception très
englobante qui permet ainsi de désigner d'un mot ce qui fait le centre
de référence, la valeur dominante de la religion séculière de l'Inde.
Il faut encore préciser davantage, et le mythe purânique nous en
donne la possibilité si nous prenons garde à toutes ses implications.
Quoique Brahmâ apparaisse comme la personnification même de la
religion du sacrifice, il ne faut pas l'identifier trop vite avec le varna
des brahmanes. Certes, les brahmanes sont les dépositaires du brahman
entendu au sens que nous venons de dire, et c'est pourquoi ils sont placés
en tête de la hiérarchie sociale. Cependant le brahman, comme
fondement — origine et étai — de la société séculière et de sa religion, est
d'une certaine manière transcendant à ceux qui ont charge de le garder
et de le transmettre2. En ce sens, il porte en lui tous les varna et peut
donc les « créer ». Cela est consonnant avec tout ce que l'on sait de la
fécondité du sacrifice et de sa nécessité pour la prospérité de la société
temporelle. C'est aussi pourquoi il peut recevoir les qualificatifs que
RV.X 90 applique au Purusa cosmogonique : il a mille têtes, mille yeux,
mille pieds... Au-delà même du monde des hommes, c'est l'ensemble du
trailokya dont il permet l'existence selon les normes du dharma: ce
premier segment du récit ne parle que de l'émergence de la terre, mais la
création des dieux qui interviendra ensuite réintègre la couche supérieure
du trailokya — dans une perspective d'ailleurs très particulière, comme
on le verra.

Brahmâ, cependant, reste un « absolu » tout relatif, qui ne peut


être purement et simplement identifié au Purusa suprême (dont nous
avons montré qu'il était le Purusa upanisadique plutôt que le Mâle
primordial de RV.X 90). Il importe de le situer dans la perspective
d'ensemble qui remonte jusqu'au Purusa comme origine absolument
première de la manifestation cosmique. C'est d'ailleurs ce à quoi nous
invite la récapitulation des stades successifs de la manifestation
cosmique qui semble oublier la solution de continuité entre les récits du
prâkrtasarga et du pratisarga. Avant même toute considération du

(1) Cela a également l'avantage de rendre compte de l'épithète prajâpati si fréquemment


apposée au nom de Brahmâ. Cf. Sylvain Lévi, La doctrine du sacrifice dans les Brahmanas,
ch. I : Le dieu Sacrifice, Prajâpati pp. 13-35.
(2) C'est précisément cette transcendance des Veda et du sacrifice qu'ont essayé
d'exprimer les théoriciens de l'orthodoxie brahmanique, les Mïmâmsaka, en élaborant une doctrine
de la Parole auto-subsistante et auto-révélée, que les brahmanes ne peuvent que transmettre
de bouche à oreille. On pourrait peut-être aller jusqu'à dire qu'on ne « possède » pas le brahman
comme un prince « possède » le ksatra, à tout le moins qu'on ne possède pas le Veda comme
un royaume. Le ksatra n'est que ce qui protège le dharma, le brahman est ce qui le fonde.
78 MADELEINE BIARDEAU
segment b. du pratisarga, nous pouvons, une fois de plus, constater
l'uniformité de la tradition purânique sur ce qui doit figurer dans la
récapitulation et ce qui doit en être omis, puisqu'aucun des textes étudiés
ne présente de variante significative. Sont énumérées comme créations
successives :
— celle du mahdn ;
— celle des lanmâtra (appelée bhûtasarga) ;
— la création vaikârika, appelée aussi aindriyakasarga.
Après quoi l'on passe immédiatement à la création des êtres
immobiles du segment b. Ces trois créations sont appelées prâkrta et qualifiées
de buddhipurvaka (« précédées de la buddhi »).
Sont éliminés :
— Yahankâra ;
— l'œuf cosmique et Hiranyagarbha ;
— le réveil de Brahmâ-Nârâyana sur l'océan ;
— le sauvetage de la terre par le sanglier.
On est justifié à chercher un lien entre ces éléments. Mais Brahmâ et
le Sanglier du Sacrifice sont déjà identifiés ; de même Hiranyagarbha
et Brahmâ. D'autre part, Nârâyana, la divinité endormie, rappelle
que Brahmâ n'est encore qu'une forme du Purusa suprême. C'est donc,
somme toute, le lien entre Brahmâ et Yahankâra qui pourrait rendre
compte de toutes les omissions ci-dessus et de leur signification1.
Ce lien qui n'est pas apparent immédiatement dans les cosmogonies
purâniques est en revanche mis en évidence dans l'épopée. Au chapitre
133 de l'inépuisable Moksadharma (MhBh XII 306 27sq., éd. crit. XII
294 27 sq.), Yahaňkára est mentionné à la place attendue, c'est-à-dire
la troisième, après Yavyakia et le mahal (au nt.) et il est la source des
tativa suivants. Cependant, le cadre d'ensemble des conceptions
religieuses du Moksadharma est fourni par la bhakii visnuite, et les tattva
supérieurs du Sânkhya en particulier sont transposés dans le langage
du visnuisme2. Il serait d'ailleurs plus exact de dire que ce langage
englobant est premier par rapport au Sânkhya classique ; il faut se
garder de supposer un état séparé entre des termes qui avaient été unis
depuis le début (et qui, en un sens, sont déjà unis dans la KU., où il n'y

(1) On ne s'étonnera pas ici, puisqu'il s'agit d'un mythe, de voir une scène concrète
réduite à son personnage essentiel à fin de comparaison : l'action mythique de la divinité
n'est jamais qu'un développement analytique de sa signification (que d'autres préféreraient
appeler sa fonction). Il est donc légitime, si le rapprochement entre Brahmâ et Vahankâra
n'est pas vain, de s'attendre à voir l'un et l'autre des termes mis en relation comme gros de
leurs activités propres.
(2) II ne saurait être question de présenter ici une étude exhaustive des conceptions du
Moksadharma, même sous l'angle particulier qui nous concerne. Mais il est certain que ce
pot-pourri apparent se prêterait à une étude structurale. La première condition pour un tel
travail serait d'oublier l'édition critique du BORI (sauf pour les variantes de détail) et de
confronter directement les grandes versions déjà connues et antérieurement éditées.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 79
a pas de coupure entre Yavyakia et le Purusa). L'épopée, donc, n'oublie
pas que le déploiement du cosmos à travers les tattva ne se fait qu'en
liaison avec le Purusa suprême (même si celui-ci, dans sa forme suprême,
reste absolument transcendant à la manifestation), et qu'à chaque
tattva, donc à chaque étape de la manifestation cosmique, correspond
une « forme » du Purusa1. C'est ce qu'exprime en particulier le texte
suivant (XII 347 16-21, éd. crit. 335 14-18) qui enchaîne une description
du déploiement cosmique avec un récit du mouvement inverse d'invo-
lution : avyakte purusam yàte pumsi sarvagaté1 pi ca / lama evàbhavat
sarvam na prájňáyata kim сапа // tamaso brahma sambhutam tamomu-
làmrlàlmakam / tad višvabhávasamjňántam paurusim lanům ášritam //
so'niruddha iti proktas lat pradhánam pracaksate /tad avyaktam itijňeyam
trigunam nrpasattama // vidyàsahàyavàn devo visvakseno harih prabhuh \
apsveva sayanam cakre nidràyogam upugaiah // jagataš cintayan srstim
citràm bahugunodbhavám / tasya ciniayalah srstim mahàn àlmagunah
smrtah // ahaňkáras tato jâto brahmd sa tu caturmukhah / hiranyagarbho
bhagaván sarvalokapilámahah // « Le Non-manifesté s'étant résorbé dans
le Purusa, le Purusa lui-même étant devenu le Tout, tout ne fut que
ténèbre — lamas — et l'on ne discerna plus rien. Brahman (nt.) sortit de
la ténèbre, fait de Yamrla qui a la ténèbre pour racine ; lui en qui la
conscience (individuelle) de tous les êtres a sa fin prit appui sur une forme du
Purusa, celle qu'on appelle Aniruddha : on dit que c'est le Fondement,
les trois guna en lesquels on doit reconnaître le Non-manifesté, ô toi le
meilleur des princes. Il est le dieu qui a le savoir — vidyâ — pour seul
compagnon, le puissant Hari Visvaksena. Il se coucha sur l'eau et entra
dans un sommeil yogique, méditant sur la création d'un monde varié
qui croîtrait avec nombre de qualités (différentes). C'est pendant qu'il
médite sur la création que son âtman est traditionnellement qualifié
de « grand » — mahàn — . De là naît Y ahaňkára, c'est-à-dire Brahmâ
aux quatre visages, le bienheureux Embryon d'Or, l'aïeul de tous les
mondes. »
Dans ce passage, Yahaňkdra et Brahmâ sont purement et simplement
identifiés. La transcendance du Purusa suprême est sauvegardée en
laissant trois de ses quatre vyuha en dehors de toute relation avec la
manifestation cosmique : on retrouve ainsi quelque chose du modèle de
RV.X 90 selon lequel trois quarts du Purusa sont en dehors du cosmos,
tandis qu'un quart est engagé dans la cosmogonie. Aniruddha est donc
mis en parallèle avec le pradhàna ou avyakta. Il devient Hari Visvaksena
(ou il l'est identiquement) — notre Nârâyana très évidemment — quand
il entre dans son sommeil yogique sur l'océan, et sa concentration
yogique sur la création à venir est identifiée au mahàn. Enfin Brahmâ
intervient (il naît du lotus selon les vers suivants) au niveau de Y ahaňkára.

(1) On reste évidemment à l'intérieur d'un univers identique pour l'essentiel à celui
des purâria, ce qui autorise le présent excursus du côté de l'épopée : le mouvement du
déploiement cosmique, dans le prâkrtasarga, nous a, en effet, paru aboutir à la constitution d'une
sorte d'individu cosmique, Brahmâ, forme du Purusa engagée dans la manifestation. Ce qui
est déplacé ici, à la faveur d'une nouvelle figure du mythe et de manière signifiante, c'est
l'apparition de Brahmâ.
80 MADELEINE BIARDEAU
MhBh XII 341 16-17 (éd. crit. 228 14-15) fait également naître Brahmâ
d'Aniruddha par l'intermédiaire du lotus, et Aniruddha reçoit l'épithète
de : lokánám prabhavâpyayah, « apparition et disparition des mondes »,
épithète que l'on donne, on se le rappelle, au Purusa, en particulier sous
sa forme de Nârâyana.
Cependant ces équivalences ne sont pas immuables puisqu'en XII
339 41, dans un contexte qui n'est plus celui de la cosmogonie habituelle,
c'est Aniruddha lui-même qui est assimilé à Yahankâra; il semble
d'ailleurs que ce passage cherche à établir des correspondances, non plus
avec les tativa auxquels nous sommes habitués, mais avec différents
niveaux de réalité que l'on trouve plutôt dans les upanisad vedântiques :
ksetrajňa, jïva, manas... Lorsqu'il est question de Brahmâ un peu plus
loin (v. 50), on ne précise pas comment il se rattache aux quatre vyuha
de Visnu, quoiqu'il soit décrit en des termes traditionnels : hiranyagar-
bho lokâdiscaturvaktro niruktagah \ brahmâ. sanâtano děvo mama bahvar-
thacintakah, «Brahmâ, l'Embryon d'Or, origine des mondes, avec ses
quatre visages, qui est accessible grâce aux Nirukta, le dieu perpétuel
applique sa méditation aux nombreux objets qui me concernent. »
Plutôt que de voir ici une contradiction avec XII 347, il est sans doute
plus fécond d'y chercher une indication de la dualité des traditions qui
veulent se donner comme complémentaires l'une de l'autre et non
comme antagonistes : celles des upanisad yogiques et des upanisad
vedântiques.
Avant de s'avancer plus loin sur cette piste, il importe de souligner que
Brahmâ, assimilé explicitement ou non à Yahankâra, est toujours le dieu
de la pravrtti, de l'activité tournée vers les entreprises extérieures (en
particulier les actes sacrificiels), par opposition aux yogin et aux formes
de la divinité qui sont adonnées à la nivrtti, à la cessation de toute
activité grâce au Sânkhya-Yoga. Aniruddha, suivant qu'il est ou non
identifié à Yahankâra, est soit du côté de la pravrtti, soit du côté de la nivriti;
il participe ainsi de l'ambiguïté de Nârâyana qui, tout yogin qu'il soit,
pratique un samâdhi inférieur pour ne pas perdre de vue les créatures à
émettre. Le rapprochement d'Aniruddha et de Nârâyana n'est pas sans
fondement, comme en témoigne le thème du lotus dans le nombril de la
divinité endormie (mis plus haut en rapport avec Hari Visvaksena, qui
serait alors intermédiaire entre Aniruddha et Brahmâ).
Il faudrait pouvoir citer ici la totalité de MhBh XII 340 (éd. crit.
327) mais on se contentera d'en donner les passages qui mettent plus
particulièrement en relief l'opposition pravrtti-nivrtti. On gardera dans
la traduction ces deux termes sanskrits puisqu'on en connaît déjà la
signification. Les articulations de la pensée n'en seront que plus
vigoureusement marquées et l'on verra se préciser la signification conjointe de
Yahankâra et de Brahmâ dans l'œuvre de la création. L'analyse du reste
du pratisarga s'en trouvera plus qu'à moitié préparée.
(v. 7-18a) Janamejaya uvâca / ime sabrahmakâ lokâh sasurâsura-
mânavâh kriyâsvabhyudayoktâsu saktâ dršyanti sarvašah // moksašcoktas
tvayâ brahman nirvánám paramam sukham / ye tu muktâ bhavantîha
punyapâpavivarjitâh // te sahasrârcisam devam pravisantïha šušruma /
ayant hi duranuslheyo moksadharmah sanâtanak // yam hitvâ devatâh
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 81
sarvâ havyakavyabhujo'bhavan / kim ca brahmâ. ca rudrašca šakrašca
balabhit prabhuh // suryas târâdhipo vâyur agnir varuna eva ca / akâsam
jagaiï caiva ye ca sesâ divaukasah // pralayam na vijânanli àtmanah
parinirmitam / tatas tenâsthitâ màrgam dhruvam aksaram avyayam //
smrivà kâlaparïmânam pravrltim ye samâsthitâh / dosah kâlaparïmâne
mahân esa kriyâvaiâm // elanme samšayam vipra hrdi šaly am ivárpitam j
chindhttihásakathanát parám kautuhalam hi me / katham bhâgaharâh
proktâ devatâh kraiusu dvija / kimartham cádhvare brahmannijyante
tridivaukasah // ye ca bhagam pragrhnanti yajňesu dvijasattama / te
yajanto mahâyajnaih kasya bhâgam dadanti vai /J vaišampáyana uváca f
aho gudhaiamah prašnas tvayá prsto janešvara / nátaptatapasá hyesa nâve-
davidusa tatha // nâpumnavidà caiva šakyo vyáhartum aňjasa / « Janame-
jaya dit : on voit ces mondes — Brahmâ, les dieux, les asura et les
hommes inclus — entièrement attachés aux activités — kriyd — qui ont été
révélées pour le bonheur temporel — abhyudaya — . Or toi, brahmane
(Vaišampáyana), tu parles de la délivrance, qui est extinction, comme du
suprême bonheur. D'autre part, nous avons entendu dire que ceux qui
sont libérés ici-bas, dépouillés de mérites et de démérites, entrent dans
le dieu aux mille rayons. Sans doute l'éternel dharma de la délivrance
est-il trop difficile à accomplir que les dieux l'ont abandonné pour
devenir mangeurs d'oblations ? Qui plus est, Brahmâ, Rudra, Sakra le
puissant pourfendeur de Bala, Sûrya, le Roi des étoiles (i.e. la Lune),
Vâyu, Agni, Varuna, l'Espace, les êtres terrestres et le reste des habitants
du ciel ne connaissent pas la résorption — pralaya — circonscrite par
l'Âtman. Aussi n'ont-ils pas pris la voie stable, indestructible,
impérissable. Or pour ceux qui se sont engagés dans la pravrtti, l'attention
tournée vers ce qui est mesuré par le Temps, pour ces actifs, grand est le
défaut (inhérent) à ce que mesure le Temps. Voilà, ô brahmane, la
question qui se trouve enfoncée dans mon cœur comme une flèche. Extirpe-la
en me racontant une histoire, car ma curiosité est extrême. Comment
dit-on des divinités qu'elles prennent leur part des (offrandes)
sacrificielles ? Pourquoi, ô brahmane, les habitants du ciel reçoivent-ils un
culte dans le sacrifice ? Eux qui reçoivent leur part dans les sacrifices
ô toi le meilleur des deux-fois nés, à qui donnent-ils une part des grands
sacrifices qu'ils offrent eux-mêmes ? — Vaišampáyana dit : c'est là une
question (dont la réponse) est très cachée, Seigneur. On ne peut y
répondre correctement sans avoir pratiqué le tapas, être versé dans le
Veda et dans les purâna ».
La question posée par le prince Janamejaya est des plus claires :
le dharma de la pravrtti, des actes rituels, est opposé au dharma de la
délivrance, plus loin appelé aussi dharma de la nivrtti, qui lui est
supérieur. Le dharma du sacrifice est observé aussi bien par les dieux que
par Brahmâ lui-même, ce qui est une autre manière de dire qu'ils font
partie de l'ensemble qui constitue la religion de la pravrtti; mais si
l'on considère qu'ils sont des êtres supérieurs aux hommes, il est
surprenant qu'ils ne suivent pas le dharma supérieur, et même qu'ils
consentent à être « mangeurs d'oblations », c'est-à-dire à recevoir les
sacrifices. La délivrance est évoquée, par opposition, dans les termes des
upanisad vedântiques, sous le symbolisme de la voie du soleil (cf. GhU.
82 MADELEINE BIARDEAU
V 10 et В AU.VI 2 15), mais le dieu aux mille rayons pourrait aussi bien
être le Purusa cosmique, celui de la PU (l'Âtman en lequel « se résorbent »
tous les êtres). Il semble n'y avoir aucun passage de la voie des actes à
celle de la délivrance, d'où l'embarras compréhensible de Janamejaya.
Sa question est cependant posée de manière curieuse si l'on pense à la
théorie du sacrifice que font les Mïmâmsaka : pour ceux-ci en effet, seuls
les hommes (et parmi eux, seulement les deux-fois nés) sont habilités au
sacrifice védique, parce qu'ils ont des dieux à qui sacrifier. Les dieux
en revanche ne sauraient avoir une activité sacrificielle, puisqu'ils ne
peuvent s'offrir des sacrifices à eux-mêmes et qu'ils n'ont pas d'autres
dieux à qui adresser leurs offrandes. Le Sâbarabhâsya qui dénie cette
possibilité aux dieux (VI 1 5) leur refuse d'ailleurs en même temps tout
pouvoir : ce ne sont pas eux qui rendent le sacrifice efficace, c'est le
sacrifice lui-même qui opère le résultat désiré (IX 1 9). Cette dernière
remarque est clairement dirigée contre les « dévots » qui prient une
divinité pour obtenir d'elle une faveur. La Mïmâmsâ refuse l'idée
même d'un dieu varada, «donneur de faveur». Si donc l'épopée fait au
contraire place à l'idée que les dieux et Brahmâ participent au dharma
de la pravrtti, cela n'est sans doute pas étranger à l'idée, qu'elle accepte
aussi, d'une divinité suprême qui est à la fois récipiendaire ultime de
tous les sacrifices, donneuse de grâce et sans doute source vraie de
l'efficacité attribuée à l'acte sacrificiel (karman), enfin origine première
et réconciliation de la nivrtti et de la pravrtti. La formulation même de
la question de Janamejaya invite à penser que la pravrtti reçoit un
éclairage nouveau de la nivrtti qui en est le dépassement.
La réponse de Vaisampâyana1 a l'intérêt d'ajouter les purâna (au
sens générique de « récits des origines ») au Veda comme source de son
savoir. Aussi se réfère-t-il logiquement à l'enseignement reçu de son
maître Vyâsa :
(v. 28-32, 35b-36a, 69-78, 91-100) yathd vrttam hi kalpàdau drstam
me jnânacaksusà / paramâtmeti yam práhuh saňkhyayogavido janáh //
mahâpurusasamjnâm sa labhate svena karmanâ / tasmàî prasûtam avyak-

(1) On a déjà noté que le nom de Vaiaampâyana pourrait être un patronymique de prince
(cf. art. préc. p. 35 n. 1), mais le personnage ainsi appelé est un brahmane (et même un prêtre
brahman). Il est disciple de Vyâsa, aussi appelé Krsna Dvaipâyana et réputé incarnation
de Nârâyana. Dans le dédoublement mythique de Nârâyana en deux rsi (brahmanes) Nara
et Nârâyana (c'est en fait le dédoublement du nom complet : Purusa Nârâyana), l'aspect
Nara semble correspondre plutôt au prince idéal (comme on le voit par sa réincarnation en
Arjuna), tandis que l'aspect Nârâyana correspondrait au brahmane. Cela pourrait rendre
compte du patronymique royal dont se trouve affecté le disciple de Vyâsa. Si l'on compare
Arjuna et Vaisampâyana, le Pândava apparaît comme le médiateur entre le dharma et les
hommes du point de vue de l'action (Vavatâra Krsna étant alors le « cocher », c'est-à-dire en
fait le guide de l'action, le maître qui enseigne le dharma en invoquant l'exemple qu'il donne
lui-même comme avatâra), et Vaiaampâyana est le médiateur entre le dharma et le prince
chargé de le défendre, tandis que Krsna Dvaipâyana reste le guru sans rapport direct à l'action.
Autrement dit, la complémentarité Nara-Nârâyana peut donner lieu à plusieurs
réinterprétations mythiques : dans la paire Krsna-Arjuna, elle est plutôt transposée dans le registre
royal, tandis que la paire Vyâsa-Vaiéampâyana en illustre la version brahmane. De toutes
manières, les deux registres sont étroitement liés et participent d'une même vue d'ensemble
du dharma.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 83
tam pradhdnam lad vidur budhdh // avyaktdd vyaktam utpannam lokasrs-
iyartham ïsvardt / aniruddho hi lokesu mahdn âtmeti kathyate // yo'sau
vyaktatvam âpanno nirmame ca pitâmaham / so'hankdra iti proklah
sarvatejomayo hi sah // prthivî vdyur dkdsam про jyolišca paňcamam /
ahaňkdraprasuidni mahdbhutdni paňcadhá // vedàn veddňgasamyuk-
tân yajňdn yajňdňgasamyutdn Ц nirmame lokasiddhyartham brahmd
lokapitdmahah / maňcir aňgirdšcdtrih pulastyah pulahah kratuh /
vasistha iti saptaite mànasâ nirmitâ hi te f eie vedavido mukhyd veddcdrydš-
ca kalpitdh // pravrttidharminašcaiva prdjdpatye ca kalpitdh J ayam
kriyâvatâm panthâ vyakttbhutah sandlanàh / aniruddha iti prokio lokasar-
gakarah prabhuh // sanah sanatsujátašca sanakah sasanandanah / sanat-
kumârah kapilah saptamašca sanâtanaTi // saptaite mánasáh prokiâ rsayo
brahmanah sutdh \ svayamàgatavijndnà nivriiim dharmám dslhitâh // ete
yogavido mukhydh sdňkhyajňdnavišdraddh / dcdryd dharmasdsiresu mok-
sadharmapravartakdh \\ yato'ham prasrtàh purvam avyaktdd triguno
mahdn f tasmdt parataro yo'sau ksetrajňa iti kalpitâh // so hyakriyavatdm
panthdh punardvrttidurlabhah / yo yathd nirmito jantur yasmin yasmimšca
karmani // pravrttau vd nivrttau vd tatphalam so'énute mahal / esa loka-
gurur brahmd jagadddikarah prabhuh // esa mdtd pitd caiva yusmdkam
ca pildmahah \ maydnušisto bhavitd sarvabhutavarapradah // gatesu
tridivaukahsu brahmaikah paryavasthitah / didrksur bhagavantam tam
aniruddhaianau sihilam // tam děvo daršaydm dsa krtvd hayaširo mahal \
sdňgdn dvartayan veddn kamandaluiridandadhrk // tato'svasirasam
drstvd tam devam amitaujasam \ lokakartd prabhur brahmd lokdndm
hilakdmyayd // murdhnd pranamya varadam tasthau prdňjalir agratah /
sa parisvajya devena vacanam srdvitas tadd // lokakdryagatïh sarvds tvam
cinlaya yathdvidhi \ dhdtd tvam sarvabhutdndm tvam prabhur jagato
guruh I/ tvayydvesitabhdro'ham dhrlim prdpsydmyathdňjasd / yadd ca
surakdryam te avisahyam bhavisyati // prddurbhdvam gamisydmi taddt-
majňdnadaišikah / evam uktvd hayaširds tatraivdntaradhïyata // tendnu-
sisio brahmdpi svalokam acirdd gatah / evam esa mahdbhdga padmand-
bhah sandtanah // yajňesvagraharah prokio yajnadhdrï ca nilyadd / nivrt-
tim cdslhito dharmám gatim aksayadharmindm / pravrllidharmdn vidadhe
krivd lokasya citratdm // sa ddih sa madhyah sa cdntah prajdndm sa dhdtd
sa dheyam sa kartd sa kdryam / yugdnte prasuplah susaňksipya lokdn
yugddau prabuddho jagaddhyutsasarja // « (Paroles de Vyâsa :) J'ai
vu, par l'œil de la connaissance, comment les choses se sont passées au
début du kalpa. Celui que les gens versés dans le Sânkhya et le Yoga
appellent le Paramàtman (l'Àtman Suprême) reçoit le nom de Mahâ-
purusa (Grand Purusa) à cause de son activité propre. Les sages savent
que de lui est sorti le Fondement non-manifesté — avyaktam pradhdnam
-— . Du Non-manifesté, qui est îsvara, est né le Manifesté en vue de la
création des mondes. Aniruddha ( = « le Non-empêché ») en effet est
dans les mondes appelé le Grand Âtman — mahdn dlmd — . Quand (le
Purusa) eut atteint l'état manifesté, il donna forme à l'Aïeul — pitdmaha,
i.e. Brahmâ — . C'est celui-ci que l'on appelle ahaňkdra : il est fait du
tejas de l'univers. La Terre, l'Air, l'Éther, l'Eau et la Lumière en
cinquième sont les cinq éléments grossiers sortis de Vahaňkdra, etc. Brahmâ,
l'aïeul des mondes, en vue de la réalisation parfaite — siddhi — des
84 MADELEINE BIARDEAU
mondes, donna forme aux Veda avec leurs annexes et aux sacrifices avec
leurs accessoires... (Paroles d'Isvara:) Marïci, Aňgiras, Atri, Pulastya,
Pulaha, Kratu, Vasistha : ce sont les sept (êtres) «mentaux» — mânasa
— qui ont pris forme. Ce sont les premiers connaisseurs du Veda, donnés
comme maîtres en Veda, voués au dharma de la pravrtti, faits pour
gouverner les créatures. Voilà manifestée la voie perpétuelle des actifs.
Le puissant auteur de la création des mondes est appelé Aniruddha.
Quant à Sana, Sanatsujâta, Sanaka, Sanandana, Sanatkumâra, Kapila
et, en septième, Sanâtana, ce sont les sept rsi, fils mânasiques de Brahmâ,
à qui la connaissance est venue spontanément, qui sont établis dans le
dharma de la nivriti. Ils sont les premiers connaisseurs du Yoga, versés
dans la connaissance du Sânkhya, maîtres en science du dharma,
promoteurs du dharma de la délivrance. Le Non-manifesté dont le grand Ego
— aham — aux trois guna est sorti à l'origine, celui qui est au-dessus de
lui est considéré (par eux) comme « le connaisseur du champ » — ksetra-
jňa — . C'est lui la voie des non-actifs1, difficile à gagner par les
renaissances : chaque être reçoit le grand fruit correspondant au genre
d'activité pour lequel il a reçu forme : pravrtti ou nivrlli. Voici Brahmâ, le
maître spirituel des mondes, le puissant auteur primordial de l'univers
animé. Il est votre mère et votre père et votre aïeul. Selon mes
instructions il distribuera des faveurs à tous les êtres... (Paroles de Vyâsa :)
Les dieux étant partis, Brahmâ resta seul, désireux de voir le Bienheureux
sous sa forme d'Aniruddha. Le dieu se montra à lui, avec une grande tête
de cheval — hayaširas — , répétant les Veda et leurs annexes, portant
le kamandalu et le triple bâton. Alors, à la vue du dieu Hayaširas à la
vigueur incommensurable, le puissant Brahmâ, auteur des mondes,
poussé par le désir du bien des mondes, inclina la tête et se tint les mains
jointes devant le dieu bienfaiteur. Celui-ci l'embrassa et lui fît entendre
ces paroles : « Réfléchis attentivement à toutes les voies du devoir pour
les mondes, comme il convient. Tu es le démiurge, le puissant maître
spirituel de l'univers animé. De m'être déchargé sur toi de mon fardeau
me donne un soulagement immédiat. Quand tu ne suffiras plus à faire
ce qu'il faut pour les dieux, je me manifesterai comme guide de la
connaissance de l'Âtman (ou : de moi-même). » Sur ces paroles, Hayaširas
disparut instantanément. Brahmâ, à son tour, ayant reçu ses
instructions, s'en alla sans tarder vers son propre séjour. C'est ainsi, ô très
fortuné, que le dieu éternel Padmanâbha (= Visnu), est celui, dit-on,
qui reçoit la première part dans les sacrifices et il est éternellement le
soutien du sacrifice. Adonné lui-même au dharma de la nivrtti, voie de
ceux qui ne périront plus, il a fait la diversité des mondes et ordonné les
dharma de la pravrtti. Il est le commencement, le milieu et la fin des
créatures, il est l'ordonnateur et l'ordonné, l'agent et l'objet à faire.
A la fin d'un yuga il s'endort après avoir rétracté les mondes, au début
d'un yuga il s'éveille pour émettre l'univers animé... »

(1) Le texte adopté ici : so hyakriyâvatâm est une variante donnée par l'édition critique
en note. Il est évident que akriyâvalâm panthâh fait équilibre à kriyâvatâm panthâh. D'autre
part, c'est la seule leçon qui donne un sens satisfaisant avec punarâvrttidurlabhah et la phrase
qui suit.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 85
II est évidemment impossible de faire abstraction des conceptions
qui sont exposées dans ce texte si l'on veut comprendre le Brahmâ
du praiisarga purânique et la relation qu'il semble entretenir
avec Yahaňkára du prâkrtasarga. C'est l'articulation même des deux
créations l'une sur l'autre qui est en jeu : on nous dit que le Paramâtman
ou Ksetrajňa est adonné à la nivrtti et que la nivrtti est liée à la pratique
du Yoga et à la connaissance du Sânkhya. D'autre part, le nom de
« Purusa » appliqué à la forme suprême de la divinité a, selon le barde
épique, une connotation cosmogonique qui ne nous étonne pas si nous
pensons à RV.X 90. L'Absolu épique et purânique est donc bien prabha-
vâpyaya — « apparition et disparition (des êtres) » — , à la fois au sens
yogique et au sens cosmique. Et cette double orientation se retrouve au
niveau de la création, répartie entre deux catégories d'êtres que
symbolisent deux catégories de rsi également « mânasiques d1. Tandis que la
divinité suprême est perpétuellement délivrée et transmigrante, il y a
deux voies, exclusives l'une de l'autre, ouvertes aux hommes : la
recherche de la délivrance par le Sânkhya- Yoga et la religion séculière qui
perpétue les renaissances.
Quant à Brahmâ2, il n'est pas surprenant, d'après ce que nous savons
déjà, qu'il soit commis au soin de la pravriti. Son identification avec
Yahaňkára est précisée toutefois par l'expression sarvatejomaya : il est
fait de tout le tejas de l'univers. Il importe pour notre analyse présente
des cosmogonies purâniques de voir toute la portée de cette épithète.
Reprenons en partie le tableau de l'évolution des iattva donné à propos
du prâkrtasarga (cf. art. préc. p. 27) :
mahân
(sâttvika râjasa iâmasa)
jr
ahankâra
vaikárika taijasa bhuiâdi
indriya mahâbhuta+tanmàtra

(1) Pourquoi mânasa? La Manusmpli (qui ignore le nom de Visnu) enseigne (I 74-75)
que Brahmâ crée le manas et que le manas, à son tour, « poussé par le désir de créer », continue
l'œuvre d'émission du cosmos. La cosmogonie de Manu suit un modèle beaucoup plus
« orthodoxe », qui semble ignorer la religion de la bhakti, pour donner la place centrale dès
le début au sacrifice et au Veda (quoique, par la suite, la MS. intègre le renoncement, sous la
forme stricte du sannyâsa, dans la théorie des quatre « états de vie »). Le manas, organe de
l'efficacité par excellence pour la divinité qui ne rencontre pas d'obstacle dans la réalisation
de ses désirs (Brahmâ n'est-il pas satyakâma, « celui dont les désirs sont efficaces » ?), semble
être un principe cosmogonique qui s'impose dans la religion du sacrifice. Il peut donc trouver
aussi sa place dans le pratisarga. Si Brahmà est alors au niveau de V ahankâra, il est également
facile d'intégrer le manas au niveau suivant, à condition d'en faire un indriya plutôt qu'un
équivalent du mahân (cf. art. préc. p. 27-28 sur la place mal définie du manas). On peut ici
voir comment les spéculations cosmogoniques ont dû rencontrer les spéculations plus
conceptuelles du Vaišesika (et des écoles bouddhiques) sur le rôle du manas et contribuer à rejeter
celui-ci définitivement du côté de l'individualité et de la vie empiriques.
(2) On ne cherchera pas ici à analyser le personnage d'Aniruddha ni la forme
d'Hayaéiras sous laquelle il apparaît à Brahmà.
86 MADELEINE BIARDEAU
Le tejas dont est fait Brahmâ est à mettre en rapport avec l'aspect
taijasa de Yahankâra; il serait donc identique au rajas (que l'on retrouve
sous ce nom comme composante du mahàn). De fait, le Brahmâ de la
Trimurti est identifié au rajas. Il ne faut sans doute pas en conclure
que Brahmâ ne représente pas la totalité de Yahankâra, mais plutôt à
l'inverse, que le tejas est ce qui, dans Yahankâra, fait sa spécificité
fonctionnelle et permet de désigner le tout par son aspect essentiel.
Nous nous trouvons alors naturellement conduits de nouveau aux
résultats que faisait apparaître l'étude de la notion ďahaňkara dans les
upanisad vedântiques1 : dans les cosmogonies qui encadrent
l'enseignement relatif à l'identité du Brahman et de l'âtman, le moment où
l'Absolu («Être» ou «Brahman») dit de lui-même «je» — aham —
pour se caractériser est décisif dans l'apparition de la réalité empirique.
Même s'il se définit par une de ces relations d'identité (« Je suis cela ») qui
deviendront les mahávákya du Vedânta šaňkarien, la distinction qu'il
introduit par là entre un sujet et un prédicat, entre un centre conscient
et une réalité « autre » que lui (dans la mesure même où la prédication
suppose la distinction), marque le déclenchement de la manifestation
du monde objectif. C'est ce moment décisif qui, sous le nom ďahaňkara,
a été inséré dans la liste des taltva du Sânkhya et des purâna, alors qu'il
est absent des catégories originelles de la KU. A première vue donc, on
pourrait dire que les iativa purâniques représentent la collusion, le «
syncrétisme » des deux traditions yogique et vedântique qui remontent aux
plus anciennes upanisad ; tandis que la récapitulation des stades de la
création dans les pumna, en omettant Yahankâra, retrouve dans sa
pureté la tradition yogique de la KU. Ce serait toutefois une conclusion
bien indigente et qui devrait s'appuyer, à n'en pas douter, sur la
conviction que l'arbitraire règne en maître dans les mythes. Outre que nous
nous référons explicitement au postulat inverse, la richesse des
spéculations épiques et purâniques sur Yahankâra et Brahmâ (ce dernier étant
également exclu, rappelons-le, de la récapitulation des moments de
la création) interdit d'en rester là.
Ce sont, semble-t-il, précisément les upanisad vedântiques et leur
conception de l'Ego qui nous mettent sur la voie d'une interprétation
cohérente de l'ensemble. Nous avions déjà noté2 que le rôle attribué à
l'Ego dans la formation de la réalité empirique se prêtait assez
logiquement à une conception du monde et de l'individualité concrète comme
illusoires produits de l'ignorance métaphysique (ce qu'ils seront dans le
Vedânta šaňkarien). Si toutefois nous demeurons dans le domaine
du mythe — et c'est le cas des textes épiques et purâniques — , il faut
comprendre Yahankâra et Brahmâ selon des catégories peut-être plus
ambiguës, mais qui sont plus proches de l'enseignement upanisadique :
quand est décrite l'évolution des tattva à partir du pradhâna et du
Purusa, l'intention profonde du récit est de donner une explication, en
termes génétiques — selon une démarche commune, semble-t-il, à l'huma-

(1) Cf. Ahamkâra..., p. 74 sq.


(2) Ibid., p. 82, n. 40.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 87
nité tout entière — , du monde où nous vivons, non seulement avec ses
structures visibles, mais avec ses valeurs sous-jacentes. Dans cette
perspective, la constitution d'un Ego, encore cosmique, et la formation de
l'œuf de Brahmâ, aussi bien que la transformation de Nârâyana en
Brahmâ au début du pratisarga, représentent un point critique, un pivot
dont on ne saurait se passer. C'est bien, comme dans la GhU. et la BAU.
l'apparition de l'individualité (au sein même de l'Absolu tout d'abord :
c'est Brahman qui dit « je » afin de « devenir plusieurs », c'est-à-dire
d'émettre hors de lui une réalité diversifiée) qui forme le chaînon décisif
dans la manifestation cosmique. En revanche, une fois que l'évolution
a été décrite, la récapitulation des différentes étapes se contente d'énu-
mérer les niveaux de l'être qui sont sortis de l'informe primordial. Il
serait assez facile de rendre compte de la disparition, alors, de la mise en
scène mythique, en particulier de l'intervention de Brahmâ au début du
pratisarga : ce seraient les échafaudages que l'on retire une fois la
construction achevée. Mais la disparition simultanée de Yahankâra
oblige à chercher un sens plus profond à ces omissions, et la conclusion
qui s'impose alors est que Vahankâra et Brahmâ ne sont pas à
proprement parler de l'être. Ils sont ce qui permet le surgissement de la réalité
empirique. Ils ne sont pas eux-mêmes réalité. Et l'on peut en même temps
penser qu'ils affectent d'un certain coefficient, sinon d'irréalité, à tout le
moins de non-valeur ou de relativité, les formes de l'être qui dépendent
d'eux.
Est-il si surprenant d'arriver à un tel résultat et faut-il hésiter à
lire le mythe purânique à ce niveau de profondeur philosophique ? On
pourrait presque dire que l'hésitation viendrait de l'extrême cohérence
qui apparaît ainsi entre les mythes fondamentaux des purdna (et de
l'épopée), les systèmes philosophiques et les traités de dharma d'une
part, la religion et les valeurs vécues de la société hindoue d'autre part.
Rappelons seulement deux gros faits qui s'imposent à l'attention
dans ce contexte : d'abord l'accent mis constamment dans l'enseignement
spirituel en général, dans les divers courants de bhakti en particulier,
sur la nécessité d'être nir-ahaňkára, dépourvu d'ahankâra1. Le dieu de
la bhakti est supposé être lui-même sans ahaňkára, et le jïvanmukta,
celui qui a obtenu la délivrance dès cette vie par l'accès à l'expérience
mystique suprême, continue à vivre « jusqu'à la chute du corps » sans
ahaňkára: c'est l'absence à'ahankàra en particulier qui rend possible le
minimum d'activité requis pour la vie physique — karman — - sans que

(1) Ibid., p. 83-84 pour un exemple de cet enseignement. Dans ces pages, j'ai distingué
deux niveaux de pensée où la notion d'ahankâra se retrouvait : celui de la prédication éthico-
religieuse, où la suppression de Vahankâra est centrale, et celui de la pensée cosmogonique où
Vahankâra vedântique se combine avec les catégories yogiques de la KU. pour donner les
différents moments de la création. On voit maintenant comment une étude plus précise de
la structure de la cosmogonie purânique montre l'unité profonde de ces deux niveaux de
pensée. De ce fait même aussi, le « syncrétisme » s'éclaire : il n'y a pas simple agrégation de
deux traditions l'une à l'autre, mais conviction profonde que ces deux aspects de la tradition
spirituelle indienne sont à tenir ensemble, qu'ils signifient la même chose et ne peuvent donc
faire l'objet d'un choix qui excluerait l'un ou l'autre, même lorsqu'ils se différencient en
méthodes spirituelles distinctes.
88 MADELEINE BIARDEAU
cela entraîne de nouveaux « fruits » à « consommer » dans de nouvelles
renaissances. Le jïvanmukta, étant sans ahaňkára, ne peut à aucun degré
être engagé dans la pravrtti.
En second lieu, on a remarqué depuis longtemps que le dieu Brahmâ
ne reçoit pas de culte propre : il n'y a pratiquement aucun temple qui
lui soit consacré à titre principal1 et il n'est le dieu d'aucun groupe de
bhakta. Cela pourrait paraître surprenant, si l'on pense qu'il est le dieu
de la religion séculière, qu'il représente le Veda, le sacrifice védique, tout
ce qui fait l'objet du plus grand respect dans la société hindoue ; que
d'autre part, il est dans la Trimurti aussi important que Visnu ou Šiva.
Oui, mais il est identifié à Yahaňkára, et dans la Trimurti il est l'aspect
de la divinité en lequel le rajas prédomine. Il est même aussi identifié
au rajas comme Visnu au sattva et Šiva au tamas. Or, si l'on se reporte
au tableau des laiiva, on constate que l'aspect taijasa, c'est-à-dire
râjasique, de Yahaňkára, ne se continue pas dans l'évolution par un filum
qui lui serait propre. Il s'associe aux aspects sâttvique et tâmasique
pour produire deux fila distincts et non trois. De toutes manières, on
retrouve l'irréalité ou la non-valeur ultime de ce moteur essentiel de
l'évolution. En contradiction apparente avec ce rapport de Brahmâ à
Yahaňkára, s'ajoute le fait que la religion séculière, dans sa conception
« orthodoxe », est une religion de groupe qui ne fait aucune place à
l'individu en tant que tel comme sujet religieux. Or la bhakti — avec son
culte développé dans les temples — est évidemment l'émergence dans
la vie séculière de la religion individuelle, disons plutôt personnelle2.
Le dieu qui préside à la religion séculière au sens le plus strict du terme
ne peut être dieu de bhakti. La contradiction entre un dieu identifié à
Yahaňkára et le fait qu'il préside uniquement à la religion de groupe est
levée par la distinction qui s'impose entre l'individualité empirique,
radicalement frappée de non-valeur du point de vue ultime — c'est
Yahaňkára — et l'individu religieux qui apparaît, au niveau du vécu,
dans la religion du renoncement, du salut : le sannyásin, le yogin, le
bhakta3. Ce dernier n'a nul besoin de Brahmâ qui n'a pas de rapport
direct au salut, à la voie de la nivrlti. En revanche, l'individu qui vit
dans la société séculière est un individu au sens purement empirique du
terme. Il renforce cette individualité au sein même de la religion de
groupe en poursuivant les buts inférieurs et égoïstes que celle-ci lui
propose : engendrer des fils, avoir des richesses, etc. et même, faire son
devoir de brahmane ou de ksatriya afin de s'assurer de bonnes
renaissances.
Si donc Yahaňkára et Brahmâ doivent être placés en dehors de l'être
à strictement parler, il s'ensuit que les formes de l'être créées par Brahmâ
ne peuvent participer à l'être en quelque mesure qu'en se rattachant, par-

(1) On dénombre, à ma connaissance, trois temples consacrés à Brahmâ dans l'Inde


entière. Encore faudrait-il voir de plus près ce que cela signifie.
(2) On étudiera la bhakti ultérieurement.
(3) Sur cette distinction fondamentale qu'il est impossible de développer ici, voir
l'ensemble de Contributions to Indian Sociology VIII, et plus particulièrement, dans l'article
de L. Dumont : « The Modem Conception of the Individual », « Preliminary », p. 13-18.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 89
delà Brahmâ, à l'origine de tout l'être, à ce Purusa qui nous est apparu
avant tout comme un grand yogin et que l'épopée, dans le texte que
nous venons d'analyser, dit voué à la nivrtti. Avantd'aborder le deuxième
segment du praiisarga toutefois nous pouvons encore faire quelques,
remarques sur ce même texte épique, qui renforceront l'impression
d'unité avec le mythe purânique en dépit d'une mise en scène différente.
En MhBh.XII 340, Brahmâ est explicitement commis au soin de la
pravrtti qui inclut, si l'on met ensemble les traits épars dans le récit :
les Veda et les sacrifices, le devakârya, c'est-à-dire ce qu'il faut faire
pour les dieux (leur assurer leur juste part du sacrifice). On sait que ces
dieux sont essentiellement les dieux védiques, ceux qui ont part aux
sacrifices et qui ont pour homologues sur terre les brahmanes. Mais le
texte nous les montre aussi dévots de la divinité suprême et va jusqu'à
faire de Hari celui qui reçoit la première part des sacrifices : la religion
du sacrifice devient une manière de culte rendu au Seigneur, celle qui
doit recevoir sa récompense du Seigneur lui-même dans de bonnes
renaissances.
Cela ne suffît pas : les êtres émis en premier par Brahmâ sont répartis
en deux catégories dont la distinction a toute la netteté souhaitable.
La première catégorie est celle des rsi ayant la religion de la pravrtti,
que son contenu explicite permet d'identifier avec ce que nous avons
appelé la religion séculière : ils sont maîtres en Veda et prâjupatye kal-
pitâh, lit. « formés pour la fonction de prajâpali ». Brahmâ est le Prajâ-
pati par excellence, et les prajâpati mythiques (par exemple Kašyapa,
l'un des plus connus, ou encore Manu) sont comme lui, à la fois des
procréateurs ancestraux (Brahmâ est lokapitàmaha, « aïeul des mondes »)
et les promoteurs des Veda qui ont structuré la société et exercent la
souveraineté (pâli) par la religion sacrificielle ; ils ne sont pas
uniquement les modèles des brahmanes, mais réunissent en eux à l'état encore
indifférencié les deux pouvoirs, le spirituel et le temporel, brahman et
ksaira, qui doivent s'appuyer étroitement l'un sur l'autre pour permettre
à la société de subsister. Cependant, cette société doit admettre à côté
d'elle une autre possibilité d'existence : celle que représente la seconde
catégorie de rsi mânasiques, fils de Brahmâ eux aussi (le texte ne précise
même cette filiation que pour eux, mais d'autres textes, nombreux, font
des premiers également les mânasa pulra de Brahmâ). Ces derniers1
possèdent naturellement la connaissance, connaissance du Sânkhya et
du Yoga ordonnée à la délivrance. Ce sont les modèles de la religion de la
nivrtti, très explicitement assimilée au renoncement. Le trait le moins
remarquable de ces rsi n'est pas qu'ils soient « maîtres en dharmasâstra ».
On aurait sans doute été tenté, non sans quelques raisons, de prêter
cette science aux rsi de la première catégorie, puisque les dharmasâstra
sont les codes qui fournissent, au moins théoriquement, sa charpente à
la société séculière. Il y a cependant là encore une vue très profonde de

(1) Leur nombre et leurs noms varient moins que ceux des premiers. A l'occasion
d'ailleurs, ce sont les premiers qui sont tournés vers la nivrtti et Brahmâ doit chercher d'autres
moyens de faire croître et multiplier ses créatures.
90 MADELEINE BIARDEAU
la conscience collective hindoue, qui ne voit de sens à la vie et à la religion
séculière que dans la possibilité d'accéder au salut par la nivrtti : les
dharmasdstra font une large place à la théorie des quatre âsrama selon
laquelle tout homme bien né doit passer la dernière partie de sa vie
adonné à la nivrtti1. Cela n'empêche donc pas ces rsi yogin de symboliser
la présence du renoncement à côté, ou même à l'intérieur, de la vie
séculière, avec l'aspiration à la délivrance qui l'inaugure.

b. Les différentes catégories de créatures.


Après ce long détour par l'épopée nous retrouvons notre récit purâ-
nique au point où, après avoir rétabli la terre sur ses fondements et
distingué le sec de l'humide, la montagne de la plaine, Brahmâ" veut
émettre les différentes créatures destinées à peupler le trailokya (cf. ci-
dessus p. 61). Le nombre des émissions successives semble immuablement
fixé à cinq (on en ajoute d'ailleurs une sixième d'une manière ou d'une
autre pour arriver au total de neuf dans la récapitulation). Mais presque
aussi immuablement, le premier moment de la création reste en dehors
du calcul : c'est celui de la quintuple avidyâ où domine le lamas. Il m'a
été impossible jusqu'ici de retrouver un texte upanisadique ou autre qui
éclaire de façon satisfaisante ce vers énumérant dans tous les purâna,
sans variante importante, les cinq formes de l'inscience. Il n'est pas
inutile cependant de noter le terme d'avidyâ*. Il est repris par le Sânkhya
classique, mais il est d'usage encore plus courant, et conceptuellement
plus central, dans le Vedânta de toutes nuances (où il est préféré la
plupart du temps au terme ajňána). C'est en particulier Yavidyâ qui est
mise en rapport avec la mâyâ, l'« illusion » cosmique, et donnée comme
cause à la transmigration. C'est dire que la notion a un rapport direct à
ce que nous avons appelé précédemment la religion de la nivrtti : c'est
elle que la nivrtti, donc le renoncement, doit faire cesser pour libérer
l'âtman de la servitude des renaissances.
A première vue, il y a rupture logique avec ce qui précède : Brahmâ
s'est éveillé sous la poussée d'un excès de saltva, et le voici maintenant
qui, à titre de condition préalable aux émissions de créatures, doit
projeter hors de lui une entité où domine le tamas, l'obscurité. Mais il est
temps de nous rendre compte que les trois guna sont des composantes
éminemment instables de la réalité, destinées à expliquer en termes de
« physique » des types de conduite et d'options éthico-religieuses. Leur
symbolisme est suffisamment souple pour se prêter à des valorisations
différentes, voire opposées, dans des contextes différents. N'avons-nous

(1) Ce qui n'empêche pas la tradition de nous livrer des noms d'auteurs mythiques des
dharmašástra qui sont plutôt connus comme prajâpati, tels Manu, Brhaspati... Mais le
personnage du prajâpati lui-même finit par se charger des valeurs du renoncement dont le brahmane
se prétend dépositaire. A propos des rapports entre dharma et renoncement, cf. Appendice.
(2) Les purâria se contentent de donner les noms des cinq sortes d'inscience mais le
Sânkhya classique les explique en détail (cf. SK. 48 et comm. de Gaudapâda). Il n'est pas
surprenant d'y retrouver un catalogue d'erreurs métaphysiques attribuées à différentes
sortes de créatures, qui consistent, soit à prendre pour délivrance ce qui ne l'est pas, soit
à s'abandonner aux impressions sensibles.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 91
pas vu par ailleurs Brahmâ identifié au rajas? En fait, il faut encore
considérer cette création de Vavidyâ comme une sorte d'indice de valeur
des créations qui vont suivre et une manière d'indiquer leur rapport
essentiel, encore que plus ou moins négatif, avec la religion de la nivrtti
et sa divinité, le Purusa suprême. Si nous ne le savions déjà, nous
pourrions même arriver par déduction logique à l'idée que la création de
l'inscience doit être omise dans la récapitulation finale, au même titre
que Yahankâra, parce qu'elle n'est pas de l'être quoiqu'elle concerne
l'être dans sa signification ultime. Il faut donc retenir que c'est l'inscience
qui est fondamentale et que le tamas n'en est qu'un des symboles possibles
plutôt qu'une composante véritable. Sinon, nous nous heurterions à de
nouvelles contradictions par la suite.
h'avidyâ signifie donc, en clair, que les créatures qui vont naître
sont dans l'état de servitude, c'est-à-dire liées à la transmigration par
ignorance de la réalité (sans quoi il n'y aurait pas du tout de création).
Mais positivement, si cette création doit avoir un sens, il faut aussi que
les créatures soient douées d'une possibilité d'activité destinée à les
faire sortir de leur état présent et éventuellement à les faire accéder à
la connaissance et à la délivrance. Aussi n'est-ce pas ici le terme de
pravrtti qu'il convient d'employer : la religion de la pravrtti n'est qu'une
des formes que va prendre l'activité des créatures, mais elle doit être
elle-même fondée dans une capacité de ces créatures qui englobera la
religion de la nivrtti aussi bien. Dans toutes les versions de ce segment
du récit, il est dit que Brahmâ cherche à créer des êtres sâdhaka, «
capables de réaliser », c'est-à-dire d'agir en fonction d'un désir et d'un but,
donc à partir d'un état d'insatisfaction.
Il vaut la peine ici de reprendre le texte mot à mot pour mieux peser
la signification des efforts de Brahmâ. On le donne dans la version du
Visnu (15 6-17) et l'on gardera non traduits le terme sàdhaka et son
contraire asâdhaka: paňcadhávaslhitah sargo dhyâyato' pratibodhavân /
bahir anto' prakašašca samvrtâtmâ nagâtmakah // mukhyâ nagâ yalah
prokiâ mukhyasargas tatas tvayam \ tam drstvusâdhakam sargam amanyad
aparam punah // tasyábhidhyáyatah sargas tiryaksrotâbhyavartata /
yasmât tiryakpravrttih sa iiryaksrolàs iaiah smrlah // pasvâdayas te
vikhydtâs lamahprâyâ hyavedinah \ utpathagráhinašcaiva te'jnâne jňána-
màninah // ahaňkrtá ahammànâ astávimšadvadhatmakah / antahprakâsâs
te sarve ávrtášca parasparam // tam apyasàdhakam matvâ dhyâyato'nyas
lalo'bhavai / urdhvasroiâs trtîyas tu sâttvikordhvam avartata // te sukha-
prïtibahulâ bahir ardas tvanâvrtdh \ prakâsâ bahir antašca urdhvasrotod-
bhavah smriâh // tustâtmanas triïyas tu devasargas tu sa smrlah j iasmin
sarge 'bhavat prïtir nispanne brahmanas lada // lalo'nyam sa tadâ dadhyau
sâdhakam sargam uttamam / asâdhakàmstu láňjňatvá mukhyasargâdi-
sambhavân // tathubhidhyuyatas lasya satyàbhidhyâyinas tatah / prâdur-
babhuva cávyaktád arváksrotás tu sâdhakah // yasmâd arvâg vyavarianta
tato'rvâksrolasas tu te \ ca prakâsabahulâs tamodrikiâ rajo'dhikâh // tasmât
te duhkhabahulâ bhuyobhûyasca kârinah / prakášá bahir antašca manu-
syàh sàdhakàs tu te // « La création se répartit en cinq tandis qu'il se
concentrait : une (création) non éveillée à la connaissance, sans lumière
externe ou interne, à l'âtman voilé et constituée d'êtres immobiles ;
92 MADELEINE BIARDEAU
comme ces êtres immobiles (les plantes) sont les premiers, on appelle
cette création « première ». Ayant vu que cette création était asâdhaka,
il pensa à une autre. Il se concentra derechef et la création au courant
transversal apparut. Comme elle a un mouvement transversal, on
l'appelle « au courant transversal ». Ce sont les animaux domestiques, etc.
Ils sont pleins de tamas, sans connaissance. Ils s'engagent dans la
mauvaise voie et prennent pour connaissance ce qui est ignorance. Ils sont
faits d'Ego, se croient des Ego et sont constitués de vingt-huit infirmités.
Tous ont une lumière interne et sont voilés les uns pour les autres.
(Brahmâ), considérant que cette (création) était également asâdhaka,
se concentra de nouveau. Une autre apparut. C'est la troisième, au
courant tourné vers le haut ; elle était sâttvique et se dirigea vers le haut.
Ces (êtres), pleins de plaisir et de joie, non voilés à l'extérieur ou à
l'intérieur, lumineux extérieurement et intérieurement, sont dits nés
d'un courant dirigé vers le haut. A cause de leur âtman satisfait, cette
troisième création est dite « celle des dieux ». Quand cette création fut
produite, Brahmâ en eut de la joie. Mais il se concentra sur une autre,
la dernière, qui serait sâdhaka, sachant que celles qui étaient apparues
depuis la « première » étaient asâdhaka. Pour lui qui se concentrait ainsi,
lui dont la concentration est efficace, sortit du Non-manifesté (la
création) au courant dirigé vers le bas qui, elle, était sâdhaka. Parce qu'ils
se manifestaient vers le bas, ils ont le courant dirigé vers le bas. Ils ont la
lumière en abondance, ont du tamas en excès et du rajas en plus. C'est
pourquoi, sous l'effet d'une douleur abondante, ils agissent sans cesse.
Ces (êtres) qui ont une lumière externe et interne et qui sont sâdhaka,
ce sont les hommes »1.
Le Vâyu appelle cette création des hommes lejasah sargah, et à la
différence de Vi. qui ne leur donne que tamas et rajas (mais la lumière est
du saltva !), il accorde les trois guna en quantités excessives aux hommes.
Mais l'élément tejas (ou rajas) est évidemment ce qui les différencie par
rapport aux autres, alors que l'Ego est attribué essentiellement aux
animaux. L'Ego continue à avoir une valeur négative, au moins par son
association avec l'absence de connaissance, tandis que le tejas acquiert

(1) On pourrait à partir de ce beau texte amorcer toute une réflexion sur l'irritante
question du profane autour de laquelle les spécialistes n'ont pas fini de se chamailler : y
a-t-il un humanisme hindou ? Il est évident qu'ici (comme dans notre Genèse biblique),
l'homme est au centre de la création : il est le seul qui agisse, le seul qui fasse tourner le cycle
de la transmigration, celui en qui s'accomplit le dessein du Créateur. Mais y a-t-il une
cosmogonie au monde qui ne mette pas l'homme en son centre, alors que la spéculation mythique
est issue des questions que l'homme se pose pour et sur lui-même ? C'est ensuite qu'il faudrait
s'interroger sur ce qu'implique par exemple l'attribution de l'individualité (même empirique)
aux animaux, le rôle de la douleur comme moteur de la transmigration (et non de l'histoire !),
l'attitude du Créateur à l'égard de sa créature... Le problème se compliquerait d'ailleurs
parce qu'à un niveau inférieur de systématisation mythique, celui des yuga et de la
dégradation progressive d'un âge parfait à l'âge où nous vivons, on retrouve une conception plus
proche de celle des Grecs ou de l'Éden biblique, où le mal moral et la douleur croissent
ensemble. Mais celle-ci est intégrée à la vision englobante que nous donne le pratisarga
purânique. Ce n'est pas le lieu ici de traiter la question, mais il me paraît évident qu'il faut
abandonner le sens précis qu'a pris le mot « humanisme » chez nous pour pouvoir l'employer
lorsqu'on parle de la culture hindoue.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 93
chez les hommes une valeur positive, au moins dans la perspective du
Créateur. D'autre part ici, les dieux sont asâdhaka, parce qu'ils sont
sâttviques, et quoique Brahmâ en soit satisfait, il ne saurait arrêter là
sa création : celle-ci n'a pas encore trouvé sa justification. Le sattva, qui
avait éveillé Brahmâ, est ici, chez les dieux, cause de leur satisfaction
permanente. Ils ont une telle perfection ou plénitude d'être (saliva)
qu'ils n'ont aucun désir à combler et n'agissent pas. Ce sont eux les
véritables dii otiosi de l'hindouisme. Ils sont, du point de vue des guna, dans
une situation très semblable au yogin du Sânkhya ou du Yoga classiques
qui, s'étant élevé au plan de la buddhi, est sattva pur, ou presque pur, et
grâce à cela mûr pour la délivrance. Cependant, Brahmâ ne peut mettre
aucun espoir dans les dieux car ils se contenteront de cette perfection
d'être qu'ils possèdent et ne feront rien pour en sortir, un peu comme le
yogin dont l'effort retombe avant d'être parvenu au terme de la quête du
salut. On voit encore ici que les guna sont loin d'être des principes classi-
fîcatoires univoques, et qu'ils prennent leur sens chaque fois par le
contexte précis où ils interviennent. On ne saurait en aucune manière les
réduire à des composantes physiques stables et immédiatement repé-
rables.
Les animaux étant caractérisés à la fois par l'absence de connaissance
et par l'importance de l'Ego en eux, on a ici une confirmation de la
dévalorisation radicale de l'Ego et de son existence à un plan purement
empirique ; l'animal est enfermé en lui-même par cet Ego et la croyance
à cet Ego1 de deux manières, dont l'une est exprimée directement par
le texte : ils sont voilés les uns pour les autres (c'est du moins ce qu'il
faut comprendre par âvrtâsca parasparam d'après les commentaires),
c'est-à-dire en particulier qu'ils n'ont pas de parole externe qui leur
permette de communiquer, ni d'apprendre quelque chose les uns des
autres (comme par exemple les hommes qui se transmettent les Veda). La
seconde limitation se trouve formulée — sans référence d'ailleurs à la
notion d'aham que la Mîmâmsâ ignore — en particulier dans le
Commentaire de Šabara sur les Mïmâmsâsutra (VI 1 5) pour expliquer que les
animaux ne soient pas habilités au sacrifice : ils sont incapables de faire un
projet à longue échéance — nous dirions : de surmonter l'impression
sensible de l'instant présent. L'aham des bardes purâniques est donc
bien celui des maîtres des upanisad vedântiques, et son lien à Yavidyâ,
son caractère d'obstacle à la délivrance est mis en évidence par son
attribution aux animaux, puisque ceux-ci ne peuvent être sâdhaka ni
selon la pravrtti ni selon la nivrlli.
Quant à la caractéristique des hommes qui les rend sâdhaka, elle est
claire : c'est l'abondance de la douleur. Sommes-nous dans l'hindouisme
ou dans le bouddhisme ? Nous sommes à la jonction des deux, au point
où le salut définitif est conçu comme ce qui permet d'échapper à la

(1) Le terme ahammâna signifie précisément «qui se croit faussement un Ego», selon
la valeur plus courante de °mâna ou °mânin. Cela ne veut pas dire que l'Ego existe
véritablement quelque part ailleurs, puisque les animaux sont dits en même temps ahaňkrta, « faits
d'Ego », mais au contraire qu'il n'a aucune réalité.
94 MADELEINE BIARDEAU
douleur universelle. Mais il faut distinguer, car le mythe est malgré
tout hindou : il y a la douleur qui naît du désir non satisfait et qui pousse
les hommes à la pravrlti, à la religion du sacrifice qui comblera leurs
désirs, et il y a la réflexion sur l'origine de la douleur qui la voit dans le
désir lui-même et vise à supprimer celui-ci dans la nivrtti. Tout cela est
inclus dans le caractère sâdhaka des hommes, mais l'on peut affirmer
que la douleur ne joue un rôle aussi central qu'à partir de la perspective
du renonçant. On connaît en effet l'opinion couramment exprimée de
l'homme dans le monde — elle traîne en particulier dans tous les traités
concernant l'injonction védique, donc l'activité rituelle de la religion
séculière — , que toute action est douleur et que, seule, la positivitě du
désir pousse à agir pour obtenir l'objet désiré1.
Les deux créations qui restent (et que le Vi. ne mentionne que dans
la récapitulation finale) peuvent être examinées plus rapidement, encore
qu'elles soient assez mystérieuses. La création de Yanugraha (cf. SK. 46
qui l'appelle pratyayasarga) est divisée en quatre : deux « aides »
négatives et tâmasiques, viparyaya, « l'erreur », et ašakti, « l'incapacité » ; deux
« aides » positives et sâttviques : tusti, « la satisfaction » (essentiellement
celle des dieux), et siddhi, « la capacité de réalisation ». Ces « aides » sont
conçues comme ce qui différencie les catégories d'êtres. Il y a là
vraisemblablement la systématisation de toute une tradition obscure pour
nous, qui n'est sans doute pas étrangère non plus au monde du yogin.
En K. elle est remplacée par le bhautikasarga, qu'il faut probablement
mettre en rapport avec les éléments grossiers, tandis que Yanugraha se
référait plutôt aux aspects « psychiques » des êtres.
La dernière création enfin, appelée kaumârasarga, est plus claire,
surtout si l'on se réfère à MhBh.XII 340 71 sq. (cf. ci-dessus). C'est
d'ailleurs elle qui est explicitée, semble-t-il, en V.I 6 65-66 qui nomme
trois mànasaputra de Brahmâ et en K.I 7 19-21, qui en nomme cinq
dont Sanatkumâra. Ces deux textes, qui viennent immédiatement après
la récapitulation des neuf sarga et dans le même chapitre, font de ces
mânasaputra des brahmanes yogin adonnés au vairâgya (« détachement »),
l'esprit fixé en ïsvara (K.I 7 21), ou vijnânena nivrtlâh, «retenus d'agir
par la connaissance » (V.I 6 66). Il s'agit bien des mêmes personnages
que le texte épique fait présider à la religion de la nivrtti, et qui
symbolisent donc la présence du renoncement en marge de la société hindoue.
Il est normal de les retrouver ici pour clore les émissions successives de
Brahmâ. Ils achèvent de donner son sens à la création et préservent la
possibilité de la délivrance à titre individuel dans un cosmos promis à
une transmigration perpétuelle.

(1) C'est en particulier un argument essentiel des Bhàtta contre les Pràbhâkara dans leur
polémique autour de l'injonction védique : les Prâbhâkara voudraient que l'on n'obéisse à
l'injonction qu'en vertu du commandement qu'elle exprime et par crainte du malheur qui
résulterait d'une désobéissance ; tandis que les Bhâtta voient dans l'injonction la promesse
de la réalisation d'un désir, seule raison, selon eux, qui peut amener l'homme à surmonter
le caractère douloureux de l'action.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 95
Certes, on ne saurait prétendre avoir rendu justice à tous les détails
de ces récits cosmogoniques1. Bien des points restent obscurs, et
l'impossibilité de les rattacher à une tradition précise qui en donnerait la
signification pour la conscience hindoue n'est pas la moindre cause de cette
obscurité. Il ne s'agit encore, comme nous le disions au départ, que d'une
mise en place des structures fondamentales des cosmogonies purâniques,
on pourrait même oser dire : de la structure d'ensemble des récits
cosmogoniques que les purâna appellent prâkrtasarga et pratisarga.
Chacun de ces deux récits a la particularité de se présenter comme
un tout bien séparé, alors que la récapitulation finale, avec les problèmes
que posent ses omissions systématiques, et l'unité qu'elle instaure entre
les deux, invite à chercher ce qui les articule l'un sur l'autre. Les
conclusions auxquelles on arrive là-dessus sont claires :
A. La séparation est rendue nécessaire par le fait que le prâkrtasarga
ne fait usage que de catégories yogiques qui aboutissent à la constitution
d'un individu cosmique, lui-même yogin, éternellement délivré sous la
forme du Purusa suprême, mais perpétuellement engagé dans une
transmigration qui est assimilée à un processus yogique de dimensions
cosmiques. Au terme le plus bas du processus, Brahmâ apparaît comme
Embryon d'Or à l'intérieur d'un œuf, c'est-à-dire comme une virtualité
qui ne semble pas pouvoir se développer davantage en cosmos, puisque
le récit s'arrête là et que le praiisarga a recours à une mise en scène
entièrement différente. En fait, pouvons-nous traduire, le prâkrtasarga
fait remonter l'origine du cosmos au Purusa suprême et au pradhâna
qui relèvent de la religion du renoncement ou de la nivrtti. Or il n'y a
pas de passage intelligible, dans le monde humain où ces catégories ont
cours, de la religion de la pravrtti au renoncement. Inversement, les
auteurs de cosmogonies n'ont pu aménager le passage d'un cosmos
conçu comme un grand yogin au monde concret où vivent la plupart
des hommes. L'œuf de Brahmâ auquel aboutit le prâkrtasarga est prêt
pour le mouvement inverse de résorption, le mahâ-pralaya, en vertu du
double processus yogique, prabhavâpyayau. On peut penser que ces
auteurs ne se sont pas donné la partie belle en prenant pour catégories
de départ des notions liées à l'adieu au monde : mais précisément, ils
n'étaient sans doute pas libres de faire autrement, parce que la religion
du renoncement était ce qui leur fournissait les valeurs ultimes de la

(1) En particulier on a passé sous silence le fait que la mise en scène de l'émergence de
la terre hors de l'onde primordiale combine au moins deux récits différents : l'un est emprunté
au mythe du sanglier-sacrifice qui plonge pour retirer de l'eau ce que son groin peut porter
de terre ; si l'on s'y tenait, la terre devrait s'étendre à partir de ce fragment quasi-ponctuel
et le sanglier devrait se comporter à son égard comme le mâle à l'égard de la femelle. Mais
on a autre chose : la terre semble émerger de l'eau, portant seulement les traces de l'incendie
cosmique qui a précédé le déluge, et en particulier la séparation du sec et de l'humide se
fait comme si l'eau se retirait progressivement. Il est dit que Brahmâ empile les montagnes
qui avaient été rasées par l'incendie. Nous trouvons donc ici un thème de déluge plus proche
de celui que nous connaissons par la Bible et qui dans l'Inde même se rattache plutôt à Manu.
Ce sont là toutefois des considérations qui, au niveau encore grossier de compréhension
auquel nous nous plaçons, ne semblent avoir aucune importance pour le sens et n'ont d'intérêt
qu'historique.
96 MADELEINE BIARDEAU
conscience religieuse hindoue, et par conséquent leur livrait le sens le
plus profond de la vie humaine. Il est très remarquable en particulier
qu'ils aient dû, dans leur schéma de l'évolution cosmique, introduire à
une place centrale Yahankâra : c'était lui, assurément, avec tout ce qu'il
signifiait traditionnellement, qui leur permettait de garder dans sa
vraie lumière la manifestation progressive du monde, ce rêve bien lié
auquel doit renoncer tout yogin1.
B. Cependant, il était bien évident que la cosmogonie ne pouvait
s'achever ainsi, et le problème qui se posait alors était de rattacher
coûte que coûte, en dépit de la solution de continuité entre les récits, le
pratisarga au prâkrtasarga. Sinon, il aurait fallu reconnaître deux ordres
de valeurs ultimes — celui du renoncement et celui de la religion
séculière — juxtaposés et non hiérarchisés. Or tout le travail de
systématisation des brahmanes a consisté à hiérarchiser les deux comme s'ils
étaient essentiellement liés, comme si le renoncement ne pouvait pas
plus se passer de la pravrlti que celle-ci du renoncement : c'est par
exemple ce que révèle l'étude des traités de dharma, des codes qui
fournissent la charpente de la société hindoue ; la notion de dharma est alors
ce qui englobe les deux ordres dans une totalité indivisible. On a vu
comment les bardes purâniques, tout en utilisant des thèmes mythiques
empruntés à la tradition séculière (même le personnage de Purusa
Nârâyana qui apparaît d'abord dans le ŠPB), ont réussi à garder
présente et centrale la perspective du renoncement.
La division en périodes cosmiques se présente alors comme le
corollaire, toujours à l'intérieur du mythe, de cette hiérarchisation des deux
ordres religieux : un mahákalpa ou vie de Brahmâ débute par le
processus yogique d'émission à partir du pradhâna — c'est le prabhava — ,
et se clôt par une résorption symétrique, le mouvement ďapyaya, après
cent années de Brahmâ. Un kalpa, qui correspond à un jour de Brahmâ,
se situe au contraire au plan de la religion séculière. Les périodes de temps
sont hiérarchisées comme les deux niveaux religieux à l'intérieur d'une
totalité qui les englobe. Le mahákalpa lui-même n'est plus qu'un instant
ou une journée du Purusa suprême : on n'a pas besoin d'aller plus loin,
car on a ainsi mesuré la seule totalité qui puisse se présenter comme
ultime pour l'hindou.
Il reste à se demander comment la transformation de catégories
religieuses applicables à l'individu en catégories cosmiques laisse
subsister en fait la délivrance qui ne peut être qu'individuelle. C'est l'étude
du pralaya qui nous apportera la réponse.

(1) On pourrait se poser la question de savoir pourquoi les deux aspects, yogique et
vedântique, de la tradition upanisadique se sont « composés » dans la cosmogonie purânique
de cette manière et non d'une autre : la notion ďahaňkara, propre à l'aspect vedântique,
n'est-elle pas en effet celle qui s'exprime le plus volontiers dans les upanisad anciennes sous
forme de cosmogonies ? Il n'est pas sûr que l'on puisse jamais répondre de façon satisfaisante
à la question (ce serait une échappatoire peu digne de recourir à la contingence historique,
puisque nous en ignorons tout, mais il n'est pas exclu qu'elle ait pu jouer un rôle) ; de toutes
façons, il faut attendre d'avoir vu un autre aspect de l'imbrication des deux traditions,
celui qui se révèle dans les récits de pralaya, de résorption cosmique, pour avoir l'ensemble
des données du problème.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 97

Appendice

Contribution à l'étude du mythe-cadre du Mahâbhârata

C'est à peine une digression que de vouloir insérer ici quelques


considérations inspirées par les beaux travaux de S. Wikander et
G. Dumézil sur les héros du Mahâbhârata, à partir d'un angle de vision
différent du leur. Il me semble que l'hypothèse, par ailleurs très solide
et convaincante, qu'ils ont formée et nourrie de faits sur les cinq Pânda-
va, gagnerait en force démonstrative si elle était replacée dans le contexte
hindou classique comme dans l'ensemble où elle peut prendre tout son
sens. Ce qui n'est possible sans doute que si l'on accepte d'abandonner
la comparaison indo-européenne une fois qu'elle a fourni l'idée féconde
de la structuration tripartite des cinq Pândava et de n'user qu'avec
beaucoup de prudence des termes « transposition » ou « substitution »
quand on passe des dieux védiques aux héros et dieux épiques. La
structure tripartite existe bel et bien, mais elle laisse subsister des zones
d'ombre et l'on ne voit pas exactement quel rôle elle joue. C'est ainsi
que F. B. L. Kuiper (« Some observations on Dumézil's Theory »,
Numen Vol. 8-1, 1961) ne lui accorde qu'une place secondaire. De plus
la « substitution » de Dharma aux divinités que l'on attendrait au niveau
de la souveraineté permet d'hésiter : Dumézil verrait Dharma se
substituer à Mitra et Pându représenter Varuna, tandis que Kuiper
reconnaîtrait plutôt Varuna en Yudhisthira.
1966,' Dans un article récent (« Varuna et
Dhrtarâstra », IIJ IX-4, pp. 245-265, où l'on trouvera la
bibliographie de ce débat déjà long), G. Johnsen insiste après Kuiper sur l'idée
qu'il y a un « dualisme » épique qui s'opposerait à la tripartition
fonctionnelle des comparatistes. Kaurava et Pândava seraient
respectivement des asura et des deva et Varuna serait rejeté du côté des Kaurava.
Avouons que l'idée d'un « dualisme » ne paraît pas une hypothèse d'une
très grande hardiesse quand il s'agit de rendre compte d'une lutte entre
deux partis, ni très éclairante, même si l'on pressent que s'opposent le
camp des deva et celui des asura. En abandonnant la comparaison
indoeuropéenne, il importe de ne pas abandonner ce qui fait la fécondité
de sa méthode : à savoir que les personnages mythiques ne sont jamais
réduits à eux-mêmes, mais représentent tout un complexe de notions, de
valeurs, de types d'activité qui définit leur place unique dans un ensemble
donné. C'est ce qu'ont un peu perdu de vue les critiques de Dumézil et
Wikander : Kuiper, qui veut d'ailleurs s'en tenir au Veda, parle à la fois
de structure et de système classifîcatoire et cherche à opposer la
mythologie (dont il traite) et la sociologie (à laquelle apparemment il confine
Dumézil avec sa tripartition fonctionnelle). Le résultat est que l'on ne
voit pas très bien le sens de son dualisme. Il ne suffît pas de pouvoir
distribuer asura et deva selon les quatre points cardinaux pour parler
98 MADELEINE BIARDEAU
d'une totalité et s'estimer satisfait. Il faudrait plutôt savoir en quoi se
distinguent les asura et les deva, constater qu'ils ne sont mentionnés que
dans des rapports d'opposition et même de lutte violente, et se demander
quel est l'enjeu de cette lutte.
Mon propos dans cette courte note n'est pas d'apporter de nouveaux
faits, mais de montrer qu'une prise de vue globale de l'hindouisme
classique (à l'exclusion, donc, de la religion védique) dans sa théorie
socio-religieuse, telle qu'elle apparaît dans les mythes épiques et purâ-
niques aussi bien que dans les smrti, permet de donner un sens tant à la
structure de Wikander-Dumézil qu'à l'opposition des Pëndava et des
Kaurava (qui est effectivement l'exact équivalent de l'opposition
classique deva-asura)1.
La vision qu'a l'hindou de la société idéale ne correspond plus terme
à terme à celle qu'ont eue les poètes rg-védiques ou les Indo-européens
antérieurs, parce que les valeurs religieuses se sont transformées. En
particulier, l'apparition du renoncement au monde comme possibilité
d'échapper aux renaissances et d'accéder individuellement à la
délivrance a fécondé les valeurs et les institutions les plus « sociales » de
l'Inde. On peut dire sans exagération que cela a été l'« événement »
majeur de l'histoire indienne. Sans insister ici sur la manière de
comprendre les transformations qui se sont produites2, on sait que les trois
« fonctions » indo-européennes ont fait place à la théorie des quatre
varna : au sommet de la hiérarchie se trouve le brahmane, prêtre et
clerc, dont le pouvoir est uniquement spirituel, et qui dépend entièrement
pour sa subsistance et même pour l'exercice de ses fonctions sacerdotales,
des varna inférieurs : d'abord et surtout le varna des ksatriya, princes et
guerriers, qui ont la totalité du pouvoir temporel, mais ne seraient pas
en mesure de l'exercer effectivement si le brahmane n'assurait la
prospérité de leur royaume et la rectitude de leur royauté par les rites et les
conseils appropriés ; enfin le varna des vaišya, agriculteurs et marchands.
Le quatrième varna, celui des sudra, est théoriquement exclu de la
société des « deux-fois-nés » ; leur devoir est de servir et d'obéir. Quoique
l'épopée ne traite guère que des rapports du brahman et du ksalra, elle
connaît bien cette idée de la société et elle appelle dharma l'ensemble
des normes qui en assure la permanence, c'est-à-dire le fonctionnement
parfait de la société hindoue.

(1) On laissera de côté ici les aspects plus théoriques du débat. Il ne m'appartient pas
de prendre parti entre ceux que Kuiper appelle les « duméziliens » et les « anti-duméziliens »
en prêtant au maître de la comparaison indo-européenne une conception manichéenne de
l'univers scientifique. Aussi bien les choses ne sont-elles pas si simples. En particulier, il
apparaît de plus en plus qu'il ne suffît pas d'employer le mot « structure » pour être sûr de
toujours désigner la même chose. Il semble difficile, surtout en France, de séparer la notion
de structure de tout un arrière-plan philosophique (dont la source a d'ailleurs été allemande)
qui la charge d'un contenu très complexe. Mais précisément en France, l'actuelle flambée
de structuralisme interdit aux spécialistes de sciences humaines qui croient encore savoir
de quoi ils parlent de se jeter dans la mêlée : il leur reste à prouver le mouvement en marchant,
c'est-à-dire à appliquer la méthode structurale avec la plus grande exigence de probité
intellectuelle.
(2) On renvoie en particulier pour la théorie des quatre varna et pour la conception
du pouvoir royal au récent ouvrage de Louis Dumont : Homo Hierarchicus (Gallimard 1966).
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 99
Mais la notion de dharma elle-même est loin d'être simple et n'est
pas un héritage direct des temps védiques et pré-védiques1, car elle a
reçu en profondeur l'impact de la religion des renonçants. Le brahmane
n'est dépositaire de la science du dharma que parce qu'il prétend être
lui-même, à l'intérieur de la société, celui qui incarne le plus parfaitement
les valeurs du dharma, et partant du renonçant2. Gela ne va pas sans
contradiction pour la conception même que le brahmane se fait de lui-
même et à la limite, dans la théorie au moins, il finit par se distinguer
fort peu du yogin (cf. aussi la théorie des quatre âsrama). En particulier,
il ne peut exercer la violence et dépend entièrement du prince pour
sa propre défense.
Il est bien dans l'esprit d'une société pourvue d'une très forte
tradition de se donner une image d'elle-même en termes aussi immuables
que possible : Wikander et Dumézil sont donc parfaitement justifiés à
chercher dans la tradition la plus ancienne un sens aux paternités
divines que l'épopée attribue aux cinq Pândava. Ils le sont d'autant plus
que le panthéon védique a également été intégré au monde divin de
l'hindouisme, mutatis mutandis. Cependant, il n'est pas étonnant que
l'image classique et l'image pré-védique ne soient pas entièrement super-
posables, s'il est vrai que l'image pré-védique renvoie à une tripartition
fonctionnelle (qui définit le rta, l'ordre socio-cosmique), tandis que
l'image classique fait une place centrale aux valeurs du yogin dans une
notion renouvelée du dharma (qui n'est donc pas non plus un simple
substitut du rta védique).
A la lumière de ces quelques remarques, on peut essayer de reprendre
un texte du MhBh (I 1 65-66, répété en V 29 45-46 de l'édition crit.)
déjà mentionné par Dumézil (Jupiter Mars Quirinus IV, p. 59) et repris
par Johnsen (art. cit., p. 251) : duryodhano manyumayo mahâdrumah
skandhah karnah šakunis tasya éâkhâh / duhsâsanah phalapuspe samrddhe
mulam râjâ dhrtarâstro} manisï // yudhisthiro dharmamayo mahâdrumah
skandho'rjuno bhïmaseno'sya sakhah / mâdrîsulau puspaphale samrddhe
mulam krsno brahma ca brâhmanâsca // « Duryodhana, fait de colère, est
un grand arbre. Karna en est le tronc, Šakuni les branches, Duhsâsana
les fruits et les fleurs abondants, le roi Dhrtarâstra qui manque de sagesse
en est la racine. Yudhisthira, qui est fait de dharma, est un grand arbre.
Arjuna en est le tronc, Bhîmasena les branches, les fils de Mâdrï les
fleurs et les fruits abondants, Krsna, le brahman et les brahmanes en sont
la racine. » Le second vers retiendra d'abord notre attention : comme l'a
déjà noté Johnsen, Yudhisthira symbolise le tout et non telle ou telle
de ses parties. Mais, qu'il soit donné comme « fait de dharma » — et nous
le savons par ailleurs fils de Dharma — explique immédiatement cette
position particulière ; il est le symbole même de la valeur ultime et
englobante qu'est le dharma (il est donc l'équivalent de Varuna et Mitra

(1) Sur cette complexité de la notion de dharma cf. ma Théorie de la connaissance, Index
des termes sanskrits s. v. dharma et les pp. 100 sq.
(2) Cf. ci-dessus p. 33, l'attribution par le MhBh de la science du dharma aux yogin
adonnés à la nivrtli.
100 MADELEINE BIARDEAU
dans la mesure où ceux-ci sont l'incarnation même de l'ordre cosmique.)
Et l'on peut s'attendre à le voir marqué de l'ambiguïté même du dharma,
qui régit l'ensemble de la société hindoue en la soumettant à un idéal
venu du renoncement au monde et donc à toute vie sociale. De toutes
façons, Yudhisthira n'est pas à mettre sur le même plan que les autres
Pândava, et nous voyons d'ailleurs que ceux-ci ne reproduisent pas la
structure de la société classique puisque les brahmanes restent en dehors
des frères pour former, avec Krsna et le brahman (le Veda et le sacrifice,
c'est-à-dire le pouvoir spirituel des brahmanes) la racine de l'arbre du
dharma (les šudra sont naturellement éliminés parce qu'ils ne contribuent
pas à définir la société orthodoxe, celle qui compte religieusement). De
plus, ce prince, seul souverain légitime, ne combat pas ou fort peu, ce qui
est étrange pour un ksatriya. Mais cela peut s'exprimer autrement si
l'on pense au dharma qu'il symbolise. Il est voué à la non-violence, à
Vahimsâ, et la violence qui semble inhérente au pouvoir temporel lui
répugne. Non seulement il cherche à la réduire au minimum, mais il
voudrait à cause d'elle abandonner son devoir de prince et prendre refuge
dans la forêt. Comme Zaehner (Hinduism) Га bien montré, il est
perpétuellement tenté par le renoncement, et il faut sans cesse le rappeler à
sa tâche temporelle. C'est donc le personnage du sannyàsin ou du yogin
qui se dessine derrière Yudhisthira dans une certaine mesure. Il fait
d'ailleurs aussi invinciblement penser au prince bouddhiste, qui, devenant
arhat, renonce au trône, ou au bodhisattva, mais il ne joue pas ces
personnages jusqu'au bout. Cependant, si le brahmane est devenu de fait, à
l'intérieur de la société, celui qui se prétend dépositaire des valeurs du
sannyàsin, en particulier de Vahimsâ, il serait bien surprenant que le
brahmane ne soit pas aussi en quelque manière symbolisé par
Yudhisthira à titre secondaire : c'est probablement le sens qu'il faut donner à
son déguisement en brahmane lorsqu'il vit à la cour de Virâta. Et cela
est une raison de plus pour que Yudhisthira répugne à l'exercice de
la royauté.
A l'autre bout de la hiérarchie, il n'y a pas à douter que Nakula et
Sahadeva ne représentent le varna des vaiéya qui est une reprise de la
« troisième fonction », comme l'indique en effet la paternité des Ašvin.
Il n'est pas étonnant qu'ici le schéma indo-européen soit intact, car les
vaišya se sont trouvés d'avance subordonnés aux deux autres varna sur
lesquels s'est concentrée la réflexion des auteurs de smrti et de mythes.
Au centre enfin, Bhîmasena et Arjuna sont sans conteste des
guerriers, mais bien différents l'un de l'autre. Il est parfaitement légitime de
leur chercher des modèles dans leurs pères respectifs, Vâyu et Indra,
mais on ne saurait oublier que le varna des ksatriya et ses rapports au
pouvoir spirituel sont le thème favori des mythes épiques (en dehors
même du mythe-cadre). Il faut donc en même temps se demander quelle
signification peuvent avoir ces deux personnages dans la théorie
classique, ou éventuellement s'ils représentent une survivance : leur dualité
en effet fait problème du point de vue classique.
Le ksatriya n'est pas seulement guerrier, il est souverain temporel :
cette double fonction est claire chez Arjuna. Son père est Indra, le roi
des dieux (indra est devenu un titre synonyme de râjan dans l'Inde
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 101
classique), et il est le général en chef des Pândava, celui entre les mains de
qui repose la victoire. Bhïma au contraire n'est que le guerrier, ou si
l'on veut, la force brutale, celle dont on ne saurait se passer mais qu'il
est difficile d'intégrer au monde du dharma. La différence essentielle
entre les deux frères, cependant, passe par Krsna : quand on fait d'Arjuna
le fils d'Indra, il ne faut pas oublier qu'il est en même temps une
incarnation de Nara, tandis que Krsna l'est de Nârâyana. De même que Yudhis-
thira a un rapport spécial aux brahmanes parce qu'il symbolise la
doctrine suprême qu'ils incarnent, de même Arjuna est en relation étroite
avec Krsna, Yavatâra de Visnu, le guide de la Bhagavadgttâ : Arjuna
doit agir comme un avatâra, c'est-à-dire en défenseur du dharma, des
brahmanes et du Veda. C'est là l'idéal du roi selon la théorie
brahmanique. Même la violence se trouve alors légitimée par cette fonction de
défense des valeurs orthodoxes.
Mais qu'a-t-on à faire alors d'un personnage comme Bhïma qui
symbolise la force pure et simple ? Et comment expliquer qu'il soit le
second Pândava dans la hiérarchie des cinq frères, venant même avant
Arjuna auquel il est subordonné dans le combat ? Il est sans doute trop
tôt pour résoudre un tel problème et l'on ne peut ici que réunir un faisceau
de données éparses. Compte tenu de l'association de Vâyu et d'Indra
dans la fonction guerrière mise en lumière par les comparatistes, il faut
noter la complication singulière qu'introduit Bhïmasena dans la
structure de l'ensemble en la rendant asymétrique : second des fils de Pându
par la naissance, il devient le troisième dans la hiérarchie que dessine
l'arbre symbolique. Arjuna est bien le prince idéal, mais Bhïma n'en est
pas moins fidèle au dharma (cf. aussi le rôle de Vâyu qui se fait l'avocat
de la suprématie des brahmanes auprès d'Arjuna Kârtavïrya, MhBh.
XIII 137 sq., BORI éd.). Il est même celui qui a pour ennemi personnel
Yanti-dharma Duryodhana, alors que ce dernier, dans l'arbre symbolique,
est le symétrique de Yudhisthira. Son rapport avec Arjuna n'empêche
donc pas un rapport tout spécial au dharma qu'il protège. Il n'est pas
indigne de son rang qui le place immédiatement au-dessous du dharma-
rdjan.
Seul des Pândava il a trois fils au lieu de deux, et le troisième est un
ràksasa. Celui-ci toutefois est un fidèle associé de son père dans le combat
et épouse pleinement sa cause. Il lutte avec des armes râksasiques, crée
des illusions devant ses ennemis pour les égarer et débarrasse les Pândava
des ràksasa de l'armée adverse. Il est tué par Karna, selon le désir de
Krsna qui veut, par cette substitution, sauver Arjuna. C'est son sacrifice
qui rend la victoire finale possible et c'est d'ailleurs pour cela qu'Indra
l'a fait naître.
Par ailleurs le fils de Vâyu, comme son père et à l'égal de son
adversaire attitré Duryodhana, manie la massue. En fait, cette arme inférieure
ne lui est même pas nécessaire : il peut en toute vérité se déguiser en
boucher et en lutteur à la cour du roi Virâta, car il aime se mesurer avec
des animaux ou des hommes et les tuer en les étouffant, tel le bourreau
d'un sacrifice védique (cf. Dumézil, Jupiter Mars Quirinus IV, p. 60 ;
pasumâram amârayat serait peut-être à traduire par : « il le fit mourir de
la mort des victimes sacrificielles »). Il est celui des cinq frères en qui
102 MADELEINE BIARDEAU
l'exercice de la violence rencontre le moins de scrupules et se passe de
toute justification : un roi doit se servir de sa force. Il ne se soumet aux
sermons de son frère aîné qu'en rongeant son frein, mais il se soumet.
Enfin, cette version épique indienne d'un Vâyu indo-européen laisse
peut-être entrevoir une autre figure divine à laquelle d'ailleurs Vâyu est
souvent identifié dans le MhBh : il s'agit de Šiva. On ne peut qu'évoquer
ici le célèbre combat initiatique d'Arjuna avec Šiva déguisé en chasseur :
le dieu étouffe le prince plus qu'à moitié avant de lui donner accès aux
armes qu'il convoite. Mais ce point est de loin le plus délicat et le plus
obscur dans la mesure où il soulève le problème redoutable des rapports
de Visnu et de Šiva, et il faut pour le moment le laisser en marge.
Il est possible que le mythe épique à lui seul ne livre jamais la clé
du personnage de Bhïma et qu'il faille chercher ailleurs un appui
supplémentaire. Pour en rester à la teneur immédiate de l'épopée, on peut
cependant dire que la théorie socio-religieuse hindoue envisage le prince
guerrier sous deux angles un peu différents entre lesquels elle ne peut
vraiment choisir. Le facteur qui fait varier son appréciation est le
rapport du dharma à la violence et à la force. Le dharma, défini en termes
d'une pureté où l'abstention du meurtre est centrale, exclut en principe
la violence, mais doit l'admettre comme une nécessité de fait. Arjuna
est le prince vu du côté du dharma et l'on essaie alors de réduire la
violence en la réinterprétant : cela donne la Bhagavadgïta qui rend la guerre
et même le meurtre de proches parents possibles en libérant le prince de
la souillure encourue. Tuer pour « le bien des mondes » supprime le
rapport de l'acte à l'agent, puisque ce rapport ne peut exister que s'il y
a « désir de tuer » — himsd — pour servir ses fins égoïstes.
Mais, plus près des faits sans doute, vu en tout cas sous l'angle de sa
tâche temporelle et de la nécessité de s'y salir les mains, Bhïma est le
ksatriya qui accepte sa fonction de guerrier sans se poser de questions.
On voit à travers lui se dessiner la figure d'un prince qui aborde ses
tâches successives avec le seul souci de les bien accomplir au niveau où
elles se situent, et peut-être l'ébauche d'une ligne de pensée et de
conduite relativement indépendante des valeurs suprêmes. L'évocation
du sacrifice védique — avec le double aspect du bourreau (Bhïma) et de
la victime (son fils râksasa) est sans doute à comprendre dans cette
perspective. Le sacrifice animal, si nécessaire à la prospérité d'un
royaume, mais dont la souillure a paru très vite insupportable aux
prêtres brahmanes, a été l'un des centres de la réflexion sur la violence
et il a disparu, vraisemblablement, parce qu'il était par trop impossible
de lui trouver une justification selon le dharma. La violence d'un Bhïma
ne peut ainsi que se rattacher à celle du sacrifice védique par une sorte
de symbolisation réciproque. On peut penser que cette seconde attitude
devant la fonction royale n'est pas sans lien avec les conceptions de la
royauté mises en lumière par Louis Dumont (op. cit.) et les apparentes
anomalies présentées par l'observation sociologique dans la
hiérarchisation concrète des castes (ibid., p. 113 sq.). Il est donc plus que
probable que Bhïma n'est pas un simple héritage d'une structure
préhistorique, mais il est en même temps évident qu'il reste beaucoup à dire sur
son cas.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 103
Nous pouvons revenir maintenant à l'ensemble des deux vers du Mh
Bh d'où nous sommes partis. Ils formulent clairement l'opposition des
deux camps ennemis en plaçant celui des Pândava sous la bannière du
dharma et celui des Kaurava sous l'influence de Manyu : le terme manyu
semble être ici la reprise d'une notion védique, non « marquée » du point
de vue éthique, que le sanskrit classique appellerait plutôt krodha, la
colère. Mais cette colère, que la société hindoue ne peut totalement
répudier puisqu'elle en voit la nécessité pour la défense du dharma, est
ici dévalorisée par la « racine » qu'on lui donne : l'aveugle Dhrtarâstra
— « sans sagesse » — qui correspond chez les Kaurava à Krsna, le
brahman et les brahmanes tout ensemble chez les Pândava — ténèbres
contre lumière — , fait de cette colère le synonyme de Yadharma, l'exact
opposé du dharma. Les deux camps en lutte représentent donc l'assaut
de Yadharma contre le dharma, du mal contre le bien1. Il est très
satisfaisant que Karna, fils de Sûrya, soit l'ennemi juré du fils d'Indra, si l'on
veut bien relire l'opposition védique entre Sûrya et Indra en lui
surimposant l'opposition entre le mauvais prince et le souverain idéal. On
comprend aussi le personnage de Vidura qui, dans le camp du mal,
représente la possibilité méprisée de connaître le bien et l'assurance du
triomphe final du bien.
Cependant, quelles que soient les correspondances entre les deux
séries de personnages épiques d'une part, et entre eux et les divinités
védiques d'autre part, il n'y a pas de symétrie réelle entre les deux camps
en dépit de la symétrie des deux vers. C'est précisément l'attention portée
par les comparatistes à la structure du groupe des Pândava qui permet
de le constater : aucune structure sociale n'apparaît du côté des Kaurava.
Au contraire, on ne voit que le groupe informe des cent fils de l'aveugle et
les comparses mythiquement nécessaires pour exprimer leur rapport au
dharma et à Yadharma dans le drame qui se déroule2. Or c'est bien là ce
que l'on peut attendre : le dharma seul permet l'existence d'une société
ordonnée, présentant la structure idéale, précisément celle que possède
le groupe des Pândava (soutenu par la « racine » que leur adjoint le texte).
Corrélativement la figure de Draupadï s'éclaire. Cette princesse étrange,
incarnation de Srï, née de l'autel sacrificiel et non d'une femme, dont le
nom propre est Krsnâ (« Draupadï » signifie « fille de Drupada »), est
évidemment la Terre, surgie du Sacrifice dans l'éclat de sa prospérité, et
maintenue en cet état par la société parfaite. Elle ne peut qu'être

(1) Si les critiques de la théorie de Dumézil-Wikander avaient vu cette signification


de l'opposition entre les Pândava et les Kaurava, ils n'auraient pas eu à opposer un
« dualisme » épique à la tripartition indo-européenne : Dumézil avait parfaitement vu ce
dualisme et son sens, en même temps que la distribution des Pândava selon les trois fonctions,
comme en témoigne en particulier le chapitre intitulé « Le drame du monde » de son livre :
Les dieux des Germains, Essai sur la formation de la religion Scandinave (PUF 1959). Cf.
notamment p. 84 sq. Il insiste même sur le fait que Duryodhana est une incarnation du démon
Kali, Kali étant précisément le nom de notre « âge de fer » où le mal prend le pas sur le bien
(ibid., p. 89).
(2) Pensons à la satarupâ des purâna, sorte de Protée féminin qui, épousant Manu,
devient la génitrice de toutes les créatures. Le nombre cent semble bien symboliser l'informe
en même temps qu'une totalité.
104 MADELEINE BIARDEAU
l'épouse de la totalité du groupe des Pândava. A l'inverse, le groupe
astructuré des Kaurava symbolise la société désordonnée et sombrant
littéralement dans le chaos : leur victoire signifierait le retour de la terre
au chaos (voir les nombreux mythes épiques où le désordre social s'achève
en une immersion de la terre au fond de l'océan primordial, ou en une
nuit cosmique, etc.).
Il est facile désormais de rendre compte du rapport noté en
particulier par Kuiper et Johnsen entre les Pândava et les deva d'une part,
entre les Kaurava et les asura d'autre part (il ne faut sans doute pas
insister sur l'aspect « nâga » que Johnsen croit déceler chez les Kaurava) :
les mythes épiques disposent en effet de plusieurs thèmes privilégiés
pour exprimer la lutte du bien et du mal, de l'ordre socio-cosmique et du
chaos. La lutte entre des princes dharmiques et des princes adharmiques1
que nous avons ici en est un. Les tentatives d'un prince pour usurper le
pouvoir spirituel des brahmanes en est un autre. Mais le plus
fondamental, celui qui remonte à la tradition védique et reparaît toujours sous-
jacent aux précédents, est la lutte des deva et des asura. Ce qui d'ailleurs
nous amène à une nouvelle précision : on s'est étonné que les héros du
camp du bien dans le MhBh ne soient pas des saints et ne manifestent
aucune supériorité « morale » sur leurs adversaires. Mais il ne s'agit à
aucun moment de « morale » individuelle (sauf précisément dans le cas
des hésitations de Yudhisthira ou même de l'Arjuna du début de la
Bhagavadgïtâ qui mettent le dharma en péril). C'est le dharma, c'est-à-
dire l'ordre de l'ensemble, qui est en jeu : par rapport à lui sont définis
comme bons les personnages qui l'observent et le défendent. Les méchants
sont ceux qui le violent. De même pour les deva et les asura: les deva,
habitants du ciel, ne sont pas intrinsèquement bons, pas plus que les
asura, qui occupent les régions infernales, ne sont intrinsèquement
mauvais. Quand les asura (qui sont inférieurs par position) se battent
contre les dieux, c'est pour occuper leur place dans le ciel et recevoir la
part des sacrifices que les hommes leur destinent ; cette interversion des
rôles est en elle-même un symbole du chaos, et c'est elle qui fait penser à
Johnsen que les Kaurava-asura ont un rapport spécial au svarga. Un
avatâra comme Parasurâma doit, dans le Brahmândapuràna, se battre
contre les asura pour redonner le ciel aux deva, avant de pouvoir aller se
battre sur terre contre le mauvais prince qui veut usurper les
prérogatives du brahmane. D'autre part, Vamana, quand il a détruit la puissance
de Bali, roi des asura qui s'était installé au ciel, redonne la souveraineté
du svarga à Indra et celle des enfers à Bali. Mais si l'on passe du registre
du dharma au plan de la religion personnelle, il n'est nullement choquant
pour la conscience hindoue de faire de Prahlâda un bon asura, dévot de
Visnu (et sans doute en même temps respectueux de l'ordre cosmique)2.

(1) Ce qu'il ne faut d'ailleurs pas interpréter comme la lutte entre souverain légitime
et usurpateur. La notion de légitimité dans l'Inde ne joue pratiquement pas de rôle et la
théorie brahmanique ne définit le bon prince que par son rapport au dharma.
(2) La bhakti peut nier l'importance du statut social pour le salut individuel sans mettre
réellement en question la valeur de la hiérarchie sociale et l'ordre du dharma. C'est en quoi
elle se distingue radicalement des hérésies, bouddhisme et jaïnisme.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (II) 105
La victoire finale des Pândava est naturellement corrélative du
retour du svar да à ses maîtres selon le dharma. Le ciel est définitivement
associé aux deva comme en témoigne le dernier parvan de l'épopée.
L'ordre cosmique est à son plus haut point de perfection. Ainsi
l'admonestation de Vyâsa à Yudhisthira dans le Bâjadharma (MhBh. XII 34
18) devient-elle parfaitement claire : dharmavyucchittim icchanto ye'dhar-
masya pravartakâh \ haniavyàs te durâtmâno devair daiiyà ivolbanâh //
« Ces méchants promoteurs de Vadharma qui désiraient extirper
complètement le dharma, il fallait les tuer, comme les deva ont tué les
innombrables daily a. »x

(A suivre) mai 1967

(1) Cet Appendice était déjà sous presse quand à paru le dernier ouvrage de G. Dumézil :
Mythe ei Épopée I (Gallimard 1968). L'ampleur nouvelle que celui-ci y donne à son
interprétation du MhBh mérite évidemment mieux que ces quelques pages. Il faudra y revenir.
Mais il est désormais impossible de lire le MhBh sans y voir les faits structuraux que
Dumézil a mis en lumière.

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