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Langages et communication : écrits, images, sons

Mireille Corbier et Gilles Sauron (dir.)

DOI : 10.4000/books.cths.780
Éditeur : Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques
Année d'édition : 2017
Date de mise en ligne : 13 novembre 2018
Collection : Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques
ISBN électronique : 9782735508662

http://books.openedition.org

Édition imprimée
Nombre de pages : 256

Référence électronique
CORBIER, Mireille (dir.) ; SAURON, Gilles (dir.). Langages et communication : écrits, images, sons.
Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2017
(généré le 03 mars 2020). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/cths/780>. ISBN :
9782735508662. DOI : 10.4000/books.cths.780.

© Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2017


Conditions d’utilisation :
http://www.openedition.org/6540
Comité des travaux historiques et scientifiques

Langages et communication : écrits, images, sons

Sous la direction de
Mireille Corbier et Gilles Sauron

Éditions du CTHS
2017
Ministère de l’Éducation nationale,
de l’Enseignement supérieur et de la Recherche

Congrès national des sociétés historiques et scientifiques


139e, Nîmes, 2014

Collection Actes des congrès des sociétés historiques et scientifiques


Version électronique
ISSN 1764-7355
Préface
Mireille Corbier, Gilles Sauron

Extrait de : Corbier Mireille et Sauron Gilles (dir.), Langages et communication : écrits, images, sons,
éd. électronique, Paris, Éd. du Comité des travaux historiques et scientifiques
(Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques), 2017.

Ce volume qui réunit une vingtaine de contributions donne une image très partielle des
communications présentées pendant cinq jours au Congrès de Nîmes en mai 2014. Les unes
ont été réparties dans divers autres volumes, tandis que d’autres n’ont pas été proposées
pour la publication par leur auteur.
Les études publiées ici ont été regroupées sous cinq intitulés : L’écrit sous le regard de
tous ; Violence et communication : nuire par la parole ; La diversité des langages visuels,
de l’Antiquité à l’époque moderne ; L’image en question (xixe-xxie siècles) ; La musique : ses
genres, ses instruments et ses règles.
C’est un truisme de rappeler que chaque forme de communication doit être lue, vue et
interprétée dans le cadre de sa propre société. Ainsi les Romains pratiquent une culture du
graffiti qui a ses caractères propres dans une société où la culture écrite est très différente de
la nôtre. D’où le choix qui a inspiré notre sélection : notre but était précisément de diversi-
fier les contextes, et de couvrir au mieux la longue durée, pour multiplier les points de vue
sur chacun des thèmes envisagés.

L’écrit sous le regard de tous

Caractéristiques de l’Antiquité, les trois types de textes réunis dans la première partie illustrent
à la fois la banalité du recours à l’« affichage » de l’écrit et la diversité des supports matériels
utilisés. Les inscriptions votives élevées pour la sauvegarde de l’empereur, dont Mattia Vitelli
Casella a constitué et analysé le corpus pour la seule province de Dalmatie – 19 documents
répartis sur un siècle et demi – témoignent de l’étroite association du religieux et du poli-
tique dans la société romaine, dans ce cas pour l’expression publique de la loyauté envers
l’empereur régnant et sa famille. Ces messages stéréotypés, présents dans d’autres provinces,
sont concentrés sur une période assez courte avant de se transformer par l’adoption d’un
autre formulaire de dévotion au numen de l’empereur lui-même, c’est-à-dire à son essence
divine. Ne nous leurrons pas, ces messages, qui, vu leur support de pierre, se sont bien
conservés jusqu’à nous ont été élevés majoritairement par des personnes liées à l’empereur
(militaires, personnel d’encadrement des mines impériales, collège d’Augustales chargé du
culte impérial et même un esclave impérial…). Ils n’expriment aucune ferveur populaire
locale. En revanche, derrière les messages politiques diffusés à Rome sous la forme de
graffitis connus par les auteurs anciens évoqués par Mireille Corbier, on est tenté de deviner
l’expression d’une opinion publique même si l’identité des scripteurs (hommes du peuple
ou membres de l’élite ?) reste indéterminée. Quant aux centaines de graffitis en tout genre,
qui véhiculent des messages apparemment anodins, ils étaient clairement destinés à des
lecteurs potentiels mus par la curiosité réelle pour ce type d’écrit confirmée indirectement
par Plutarque, qui la juge futile. Les inscriptions qui ornaient les églises paléochrétiennes,
même si les fidèles n’en étaient pas toujours des lecteurs, auraient été porteuses d’une valeur
sacrée comme les images avec lesquelles elles voisinaient. La réflexion de François Baratte
sur ce sujet complexe s’inspire de deux sources différentes : les nombreux textes inscrits
Langages et communication : écrits, images, sons 4

toujours visibles dans certains édifices sacrés conservés et une lettre célèbre de Paulin de
Nole suggérant à son ami Sulpice Sévère pour les basiliques et le baptistère qu’il faisait
construire (près de Toulouse) des textes dont il précisait l’emplacement sur le modèle de
ceux que lui-même avait fait placer dans divers édifices religieux. L’idée de relier l’écriture
de cette lettre au plaisir de l’ekphrasis, le goût de la description qui fut dans l’Antiquité à
l’origine d’un véritable genre littéraire, est particulièrement convaincante. Certains de ces
écrits fictifs ont-ils trouvé leur transcription dans la réalité ? La disparition des monuments
concernés ne permet pas d’en juger.

Violence et communication : nuire par la parole

La parole, qui se voudrait performative, de l’injure et de la polémique a été elle aussi récu-
pérée par l’écriture et l’imprimerie.
Le corpus d’injures et d’insultes constitué et analysé finement par Henri Bresc à partir
des sentences émises par le tribunal épiscopal de Fréjus pendant un demi-siècle (1300-1341)
fait revivre le petit peuple dans les lieux publics qu’il fréquente : les mots, parfois appuyés
par des gestes obscènes ou débouchant sur des coups, prononcés en provençal, sont repro-
duits dans la langue vernaculaire et intégrés par le notaire dans son résumé de la sentence
en latin. Contre les hommes les insultes associent les tares physiques, la saleté, les excès
sexuels, et inversement la défaillance qui justifie le cocuage, avec les vices moraux, faus-
seté, traîtrise, lâcheté. Contre les femmes il est surtout question de la démesure du besoin
sexuel qui entraîne malpropreté et ivrognerie. À ce copieux et parfois truculent dossier
médiéval Claudine Sagaert ajoute une double dimension, celle de la laideur morale et de la
laideur physique. Du xviie au xixe siècle le fait de mal parler est assimilé à la laideur – « ce
que vous dites là est bien laid ». En fait, depuis toujours, la laideur physique a été l’un des
terreaux de l’insulte et de l’injure par la parole comme par la caricature ; de ce dénigrement
de leur apparence les femmes ont été les premières et les plus constantes victimes ; mais les
racistes et les antisémites ont repris le procédé à l’envi. On retiendra l’emprunt à l’anthro-
pologue Julian Pitt-Rivers : « Tout affront physique est un affront à l’honneur ». Les libelles
sont de petits ouvrages polémiques qui occupent une place importante dans le débat poli-
tique du xviie siècle. Ils se situent dans un registre radicalement différent, et mettent en cause
d’autres acteurs, d’autres auteurs, d’autres relais et visent d’autres publics. Ils sont à la fois
une forme de communication mais aussi d’action politique dans une période d’affaiblisse-
ment de la monarchie. Jean Duma, qui a choisi de s’intéresser à la minorité de Louis XIII et
à la régence de Marie de Médicis avec une approche quantitative, met en évidence la faible
part des presses extérieures au royaume et la prépondérance de la librairie parisienne qui
assure les deux tiers de la production.

La diversité des langages visuels, de l’Antiquité à l’époque moderne

Gilles Sauron attire l’attention sur la maîtrise des anciens Romains dans l’élaboration de
messages visuels. La période augustéenne a été une étape décisive dans cette histoire de
la communication politique à Rome, non seulement dans le décor des sanctuaires ou des
forums, mais aussi, de manière privilégiée, dans les théâtres, dont les formes architecturales
avec leur décor ont été renouvelées en même temps que la dramaturgie qui s’y déployait
devant le public. Un témoin au regard critique de ces entreprises, Ovide, nous explique que
le concept majeur de toutes ces réalisations était celui de maiestas (hiérarchie), qu’il expli-
cite à travers la description de la tapisserie de Minerve (Métamorphoses, 6) et une narration
complétée d’un hymne de Polhymnie (Fastes, 5). Pour Ovide, la majesté est la protection
du pouvoir assurée sans violence physique (sine vi). Dans une communication consacrée
5 Préface

à la représentation de couronnes végétales vertes ou jaunes/rouges sur les mosaïques afri-


caines, Roger Hanoune démontre qu’il n’y a pas d’intention symbolique à y déceler, et
met en garde contre les interprétations des feuilles jaunes ou rouges comme des feuilles
mortes qui alterneraient dans certaines compositions avec des feuilles vertes pour évo-
quer le cycle de la vie et de la mort, voire qui évoqueraient le cycle cosmique du renouvel-
lement de la nature. Il n’y a là, selon l’auteur, que l’utilisation de deux couleurs choisies
pour leur complémentarité, pour le plaisir de l’œil, loin du symbolisme végétal qui, note-
t-il, est incontestable quand il est explicitement évoqué par les textes (couronne d’épis mise
à l’envers de l’empereur Claude ou constituée de pampre jauni dans le rêve d’un chevalier
romain, bois de laurier de la villa de Livie ad Gallinas Albas qui meurt avant la fin du règne
de Néron etc.). Sophie Montel nous entretient d’un thème majeur de l’histoire de l’art et,
plus généralement, de la culture grecs, la question des statues parlantes. Au sens strict,
les statues grecques « parlaient » surtout à l’époque archaïque, quand elles étaient cen-
sées s’exprimer à la première personne par des inscriptions gravées à même le corps. Mais
l’auteur s’attache à montrer que les statues ou groupes statuaires proposaient un discours
complexe, qui tenait à leur iconographie, aux inscriptions qui les accompagnaient sur les
bases, et aussi au choix des emplacements où on les érigeait, et les exemples de l’Heraion de
Samos, de l’Amphiaraion d’Oropos, mais surtout de l’Apollonion de Delphes ou de l’Acro-
pole d’Athènes montrent la variété des discours qui étaient ainsi tenus aux visiteurs par
ces sculptures. Francesca Ghedini et Giulia Salvo, qui coordonnent le projet MArS (Mito
Arte Società nelle Metamorfosi di Ovidio) à l’université de Padoue, s’intéressent aux rapports
complexes qu’entretient l’œuvre majeure d’Ovide avec l’art de son époque. Elles présentent
ici un aspect méconnu de la question, la représentation des gestes, où elles distinguent les
gestes du quotidien, ceux des dieux et ceux des métamorphoses, en concentrant leur atten-
tion sur les gestes de supplication et les gestes rituels. Michèle Coltelloni Trannoy présente
une série de stèles funéraires ou votives, en l’occurrence dédiées à Saturne, de dimensions
modestes et souvent taillées dans un matériau local, provenant de plusieurs nécropoles de
Cherchell en Algérie, qui prit le nom de Caesarea à l’époque de Juba II, un roi de ce qu’on
appelait alors la Maurétanie et qui était un client d’Auguste. Les stèles datent des débuts
de la romanisation, du dernier royaume à partir de 25 avant J.-C. à la fondation de la pro-
vince à partir de 40 après J.-C., et offrent une composition standardisée et très simple (de
haut en bas : fronton, avec souvent le croissant, accompagné parfois d’une rosace ou d’une
patère, inscription brève et cadre pour une image, défunt ou dédicant dont la représenta-
tion est stéréotypée). Commandées par des gens de condition modeste, plébéiens, affran-
chis ou esclaves de la familia royale puis impériale, ces stèles ont été exécutées par un ou
plusieurs ateliers fabriquant les objets en série. Elles témoignent d’une période de tran-
sition, où les codes romains s’ajoutent à l’univers culturel local, sans que les textes et les
images ne parviennent à lever toutes les ambiguïtés en raison du laconisme des uns et du
schématisme des autres.
Pour le Moyen Âge, Judith Förstel s’intéresse au monument d’« Ogier le Danois » à
Saint-Faron de Meaux. Elle pose la question de savoir si le langage visuel porte nécessai-
rement le même message que le discours textuel lié à une œuvre. Il s’agit d’un monument
funéraire, en l’occurrence un enfeu aménagé dans l’abbatiale de Saint Faron à Meaux, abri-
tant deux gisants de moines, dont le soubassement comportait des reliefs peu lisibles sur
les dessins qui en ont conservé la mémoire, mais qui ne semblent pas faire allusion à la
légende d’Ogier. J. Förstel date le seul élément conservé du monument, la tête barbue d’un
des deux gisants, des années 1140. Elle montre que la tradition textuelle, qui situe la tombe
d’Ogier le Danois, un des compagnons de Charlemagne, et de son écuyer Benoît, remonte
au xie siècle et n’a cessé de s’enrichir depuis, et que l’enfeu de Saint-Faron, qui ne présente
aucun indice d’une représentation de chevaliers, devait être le fruit du remontage, dans le
deuxième quart du xiie siècle, de parties d’un portail du xiie siècle, dans le but d’illustrer la
légende de la sépulture du célèbre Ogier à Meaux.
Langages et communication : écrits, images, sons 6

Les langages visuels de l’époque moderne sont évoqués par trois communications. Du
Maître de la Madonne Strauss (xve siècle) à Marcel Duchamp, Hélène Deronne nous invite
à un voyage à travers la peinture occidentale et ses symboles (gestes, couleurs, animaux).
Il s’agit de se réapproprier le regard qu’ont posé sur ces œuvres les contemporains de leur
réalisation et de comprendre ainsi la richesse de signification qu’elles recèlent. Ce langage,
notamment des couleurs, a beaucoup évolué à travers les siècles, et l’auteur de cette contri-
bution nous rend sensibles à ces variations de sens, tout en mettant en exergue, au sein de
chaque rubrique examinée (la peinture religieuse, la nature morte, le portrait), la notion de
vanité, qui semble un des ressorts essentiels de cette histoire de la peinture jusqu’à l’époque
contemporaine. Dominique Poulot retrace de son côté le rôle joué par un personnage origi-
naire de Genève, Pierre-Eugène Du Simitiere, dans l’élaboration du grand sceau des États-
Unis d’Amérique. Cet érudit immigré à Philadelphie, collectionneur aux intérêts multiples,
a ouvert le premier musée public aux États-Unis, et ses bonnes relations avec Jefferson et
Adams l’ont fait choisir en juillet 1776 pour conseiller le comité du Congrès chargé de défi-
nir le sceau de la nouvelle puissance. Les idées de Du Simitiere sont en partie conservées
dans la version définitive du sceau, qui témoigne de la culture cosmopolite d’un érudit du
xviiie siècle, qui s’est montré capable de symboliser l’originalité de la nouvelle nation. Dans le
cadre du royaume de France à la fin de l’Ancien Régime, Sandrine Krikorian nous entretient
des surtouts de table au xviiie siècle. L’auteur, qui mobilise des sources textuelles, surtout
imprimées, et iconographiques, retrace d’abord l’histoire de ces objets à travers les défini-
tions proposées par les dictionnaires, encyclopédies et traités des arts de la table aux xviiie
et xixe siècles. On suit ensuite l’évolution de ces riches décors, au départ simples pièces d’or-
fèvrerie en argent ou en cuivre doré, présentant, au centre de la table, les accessoires indis-
pensables au repas, puis véritables mises en scène avec des personnages, des éléments de
paysages et d’architectures, où le modelage rivalise avec la peinture pour délivrer des mes-
sages politiques à la gloire surtout du roi de France, mais aussi de puissants étrangers qui
s’adressaient aux artisans français.

L’image en question (xixe-xxie siècles)

Philippe Nieto nous entraîne dans le domaine encore très présent de la représentation du
fait-divers criminel entre la fin du xixe et le début du xxe siècle. Alors que l’imagerie sous
l’Ancien Régime insistait traditionnellement sur l’exécution du condamné, en détaillant ses
phases spectaculaires, on assiste dans la seconde moitié du xixe siècle à la diffusion d’images
richement colorées s’attardant sur les péripéties de l’action criminelle elle-même, en réservant
à la couverture de magazines spécialisés le moment décisif de l’acte sanglant. Les composi-
tions sont savamment ordonnées pour susciter l’horreur, en soulignant le caractère bestial
de l’assassin, traité dans les titres d’accompagnement de « fou » ou de « brute » et figuré avec
un faciès déformé par l’ivresse du sang. Il s’est rapidement instauré une sorte de compéti-
tion entre ces descriptions de la réalité criminelle et les récits imaginaires, romans « judi-
ciaires » puis « policiers », répondant à un besoin social de diminuer, par l’abondance même
des détails, l’angoisse devant le caractère mystérieux de la menace criminelle. Dans un tout
autre domaine, Brigitte Auziol tente une typologie des expositions de design. Elle recense
plusieurs typologies qui ont été proposées avant elle pour rendre compte de la diversité
des expositions, où peuvent prévaloir ou s’associer une intention esthétique, scientifique,
pédagogique, politique, commerciale etc. Pour elle, les expositions de design se situent entre
deux pôles, qui sont la valorisation des créateurs et la valorisation des objets (fonctionna-
lité, esthétique), et elle aboutit ainsi à la définition de cinq types d’exposition de design :
les expositions à coloration scientifique et innovante, celles ayant un caractère thématique
principal, celles présentant les résultats d’un concours, celles qui proposent une histoire du
design, générale ou sectorielle, et enfin celles qui sont centrées sur l’œuvre d’un designer.
7 Préface

Jean-Baptiste Pisano s’intéresse à l’art de Sacha Sosno, dont la pratique artistique est par-
tie de la photographie pour se développer ensuite dans la sculpture. Sosno est connu sur-
tout pour le concept d’oblitération, dont les illustrations sont passées dans notre mémoire
visuelle souvent à notre insu, mais on attire ici notre attention sur l’« art à trous ». Nous
sommes en présence d’une expérience limite dans le domaine de la communication, puisque
l’artiste souligne inlassablement la part de l’absence et du non-dit, nous incitant à abandon-
ner la conception rassurante de l’œuvre d’art pleine et positive, pour une sorte de remise en
question perpétuelle de notre perception de la réalité.

La musique : ses genres, ses instruments et ses règles

La musique est envisagée comme un langage institutionnalisé utilisant d’autres techniques


et appliquant, tout en les faisant évoluer, d’autres règles. Pour la Méditerranée préromaine
le savoir musical est reconstitué par Anna Chiara Fariselli à partir d’allusions dans des textes
qui évoquent des instruments de musique (cymbale, tambourin, lyre, flûte…), connus aussi
par des images, dont les sons particuliers peuvent rebuter les étrangers. Toutefois, l’évoca-
tion de « concerts » destinés à réjouir et à réveiller les dieux dormeurs enchante le lecteur.
Quant à l’art musical abordé par Cinzia Zotti, plus proche de nous, il est présenté comme
un langage universel dans une étude qui privilégie deux thèmes : le dialogue entre les dif-
férents instruments et la réponse de ceux-ci à l’acoustique du lieu.

Il appartiendra à nos successeurs de mesurer si notre époque aura été celle d’une crise de la
communication, en particulier sous l’impact des univers virtuels qui se construisent autour
de nous. Nous pensons en tout cas que les pages qui suivent proposent une sorte de bilan
des formes multiples et changeantes de la communication entre les hommes, conçus, mais
encore pour combien de temps ?, sur le modèle du zôon politikon, c’est-à-dire d’un sujet défini
d’abord par sa faculté de communiquer. La diversité des analyses regroupées ici permet
de prendre la mesure de l’accueil rencontré par la proposition des organisateurs. De l’An-
tiquité au monde actuel, elle illustre le renouvellement profond des questions que les spé-
cialistes des différentes périodes du temps historique posent aujourd’hui à leurs sources.
Sources nouvelles, souvent, identifiées précisément pour combler les silences et les vides
de la documentation traditionnelle. Mais, presque aussi souvent, sources anciennes, qui
n’avaient jamais été envisagées sous cet angle. C’est bien le questionnaire des chercheurs
actuels, qu’ils se réclament de l’histoire, de l’archéologie, de l’histoire de l’art ou des autres
sciences sociales et humaines, qui a changé, suscitant en contrecoup un véritable foisonne-
ment de demandes et des réponses nouvelles. Nous ne pouvons que l’enregistrer avec satis-
faction, en remerciant toutes celles et tous ceux qui ont répondu à notre appel : le CTHS a
rempli sa mission avec efficacité.
L’écrit sous le regard de tous
L’écriture en liberté :
les graffitis dans la culture romaine
Mireille Corbier
L’Année épigraphique, Paris
Membre du CTHS, section Histoire et archéologie des civilisations antiques

Extrait de : Corbier Mireille et Sauron Gilles (dir.), Langages et communication : écrits, images, sons,
éd. électronique, Paris, Éd. du Comité des travaux historiques et scientifiques
(Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques), 2017.

Cet article a été validé par le comité de lecture des Éditions du Comité des travaux
historiques et scientifiques dans la cadre de la publication des actes du 139e Congrès
national des sociétés historiques et scientifiques tenu à Nîmes en 2014.

Sous le nom de graffiti – un mot dérivé du verbe italien « graffiare » (« égratigner ») et non
du verbe grec graphein (« écrire »), et qui est passé en français, comme panini plus récem-
ment, sous sa forme plurielle d’origine, ce qui nous oblige à y ajouter un s final au pluriel –,
on observe dans le monde romain une pratique d’écriture individuelle que j’ai appelée « écri-
ture en liberté » – une liberté qui ne l’empêche pas d’élaborer et suivre ses propres codes1.
Il est question à plusieurs reprises des graffitis chez les auteurs anciens, qui ont privilégié
la dimension politique ou contestataire de certains d’entre eux. Mais ces écrits n’ont pas
laissé de traces visibles.
En revanche, des milliers de graffitis en latin (et à l’occasion en grec) ont été relevés à
Pompéi et Herculanum mais aussi à Rome comme dans d’autres villes de l’Occident romain,
ainsi à Narbonne, et dans de nombreuses villas romaines – et de même, de nombreux graf-
fitis en grec (et, à l’occasion, en latin) dans les provinces romaines d’Orient. Il sera donc
question principalement dans cette étude de ceux que l’on peut lire encore ou de ceux qui,
effacés maintenant par les intempéries, ont été lus depuis un siècle, recueillis et regroupés
en corpus. Tout autant que les graffitis politiques, ces textes ont été écrits dans l’intention de
« communiquer » – le plus souvent avec d’autres hommes mais à l’occasion avec les dieux.

Quelques témoignages des auteurs anciens

Le dialogue de deux courtisanes imaginé par Lucien nous place au cœur de la pratique2 :
pour compromettre aux yeux de son père (Architélès) le précepteur (Aristénète) qui interdit
à son jeune amant (Clinias) de lui rendre visite, Chélidonion envisage d’aller « écrire sur la
muraille du Céramique, du côté où Architélès a coutume de se promener, ‘ Aristénète cor-
rompt Clinias ‘ ». « Mais comment feras-tu pour qu’on ne te voie pas écrire ? », objecte son
amie Drosis. Chélidonion a tout prévu : « J’irai l’écrire la nuit avec un charbon que je pren-
drai n’importe où. » Au charbon une épigramme de Martial ajoute la craie comme maté-
riau usuel pour ce type d’écriture ; à la personne dont il se moque Martial donne en effet ce
conseil3: « Cherche, si tu veux qu’on lise ton nom, un poète ivre dans un mauvais lieu, un

1. Ce texte développe celui qui avait fait l’objet d’une présentation dans une autre perspective au colloque de Reims
sur « La Norme », publié en 2017.
2. Lucien, Dialogue des courtisanes, X (Chélidion et Drosis), 4.
3. Martial, Épigrammes, 12, 61.
Langages et communication : écrits, images, sons 12

de ceux qui écrivent au charbon ou à la craie des vers pour les clients des lieux d’aisance. »
En évoquant des graffitis écrits eux aussi sur une muraille Cicéron précise d’autant moins
le mode d’écriture qu’il s’agit d’une pure invention : du moins ces faux graffitis témoignent-
ils de la banalité des vrais ; le passage mérite d’être cité en entier4 :
« Crassus, dans votre plaidoyer contre Memmius, vous avez raconté que s’étant pris de querelle
à Terracine avec Largius, au sujet d’une maîtresse, il mordit et dévora le bras de son rival. Cet
épisode amusa beaucoup ; mais il était tout entier de votre invention. Vous ajoutâtes une cir-
constance ; ce fut que, le lendemain, toutes les murailles de Terracine étaient couvertes d’ins-
criptions où l’on voyait trois LLL et deux MM, et qu’ayant demandé ce que cela pouvait signi-
fier, un vieillard vous répondit : Lacerat lacertum Largii mordax Memmius. »

Il paraît clair que l’auteur d’un graffiti s’attend à ce qu’il soit lu. Pourtant Plutarque s’est
montré critique à l’égard des lecteurs de textes inscrits sur les tombes (les épitaphes) ou sur
les murs (les graffitis)5 :
« Quelle difficulté y a-t-il à ne pas lire les épitaphes des tombeaux élevés le long des routes, et
quel désagrément en promenade à ne jeter qu’un regard furtif sur les inscriptions des murailles,
à se dire en soi-même que rien d’utile ou de plaisant n’y est écrit, mais simplement : « Un tel
se souvient d’un tel en bien » et « Ce fut un excellent ami ». Et tant d’autres textes pleins de
banalités, dont la lecture en apparence n’est pas nuisible, mais l’est pourtant, en nous habi-
tuant, sans que nous nous en rendions compte, à rechercher ce qui ne nous concerne pas. »
(Traduction de J. Dumortier, CUF)

Plutarque néanmoins n’a pas manqué de rappeler, comme d’autres auteurs d’époque impé-
riale, les graffitis porteurs d’un message politique, notamment ceux qui, en 44 avant J.-C.,
auraient poussé Brutus à assassiner César6. Il est question tantôt de textes écrits sur la base
des statues de Lucius Brutus, l’ancêtre qui contribua à chasser les Tarquins et fut le premier
consul de la République, ou de celles de César lui-même, tantôt de graffitis (ou de placards)
apposés dans la nuit que Brutus, alors préteur, trouvait le matin sur son tribunal. Plutarque
et Appien rapportent une même observation qu’ils attribuent à Cassius : « Penses-tu que ce
sont des artisans et des boutiquiers qui ont écrit de façon anonyme sur ton tribunal plutôt
que les hommes les plus importants ? »
Graffitis et simples placards (les pamphlets affichés désignés en latin comme libelli) réu-
tilisent pour la contestation les supports offerts par les monuments officiels : « Ces pam-
phlets moqueurs que connaissent bien les statues », selon la formule connue de Tertullien7.
Une base de statue d’Agrippine reçut, après l’assassinat de celle-ci, ce reproche adressé à
Néron par sa mère : « Moi, j’ai honte de toi ; mais toi, ne rougis-tu pas ? »8. Le plus célèbre
de ces graffitis est, en réponse à la multiplication des arcs élevés par Domitien, le mot arci
apposé en lettres grecques sur l’un d’eux : le jeu de mot (savant) assimile le pluriel de arcus
au verbe grec arkei – « ça suffit » – qui se prononçaient l’un et l’autre « arki »9.
Ces exemples de communication politique au moyen de graffitis dont la liste pourrait être
encore allongée10 nous sont parvenus par la seule évocation qui en a été faite dans l’Antiquité.

4. Cicéron, L’Orateur, 2, 240 : lacertum désigne les muscles du haut du bras, d’où le bras.
5. Plutarque, De la curiosité (Moralia, 520 d-e).
6. Plutarque, Vie de César, 62, 7 ; Vie de Brutus, 9, 5-7 ; Suétone, Vie de César, 80,3 ; Appien, Guerres civiles, 2, 16, 112 ;
Dion Cassius, 44, 12, 3. Notons que Cicéron, contemporain de l’assassinat de César, n’évoque pas ces graffitis ; dans
les Philippiques, 2, 26, il identifie en revanche le modèle qui aurait inspiré Brutus : selon lui, l’imago de son ancêtre
qu’il voyait tous les jours dans son atrium. Lire par exemple A. V. Zadorojnyi, 2011, et T. Hillard, 2013.
7. Tertullien, Ad nationes, 1, 17, 5.
8. Dion Cassius, 61, 16, 2 a.
9. Suétone, Vie de Domitien, 13, 7.
10. Ainsi Plutarque fait état de graffitis « politiques » dans ses Vies de Tiberius Gracchus, de Gaius Gracchus et de Pompée.
13 L’écriture en liberté : les graffitis dans la culture romaine

Fig. 1. – Pompéi, peinture murale. Nécessaire d’écriture : une tablette à


deux volets, un style, un encrier double avec calame, un grattoir et une
lettre, scellée, adressée à Marcus Lucretius. Corbier 2006, 101, n° 61.

À propos des graffitis conservés

Cette écriture, le plus souvent incisée avec une pointe dans un matériau dur mais qui peut
aussi être tracée à la peinture, au charbon ou à la craie, présente deux points communs aux dif-
férents types de textes que nous connaissons.
Premier point : celui qui écrit le texte et celui qui le conçoit est la même personne. À la différence
des professionnels, tels le lapicide ou le peintre d’annonces, le scripteur de graffitis n’exécute
pas une commande : son geste est personnel. Il est libre de sa performance : s’il ne conçoit
pas toujours son texte ex novo, il peut s’inspirer d’un modèle puisé dans sa mémoire – un
fragment de texte littéraire qu’il a appris à l’école (ou qu’il a pu répéter comme exercice
d’écriture) ou un proverbe qu’il a lui-même lu, écrit par d’autres, sur les murs ou ailleurs.
Parmi les premiers modèles, les mieux représentés sont le premier vers du premier livre
de l’Énéide de Virgile, arma virumque cano Troiae qui primus ab oris (« Je chante les armes et le
héros qui le premier fuyant les rivages de Troie ») et le premier vers du deuxième livre, conti-
cuere omnes intentique ora tenebant (« Tous se taisaient, attentifs, les yeux fixés (sur Enée) »).
Parmi les seconds, on relèvera par exemple ce souhait aux amoureux très répandu
(quisquis amat valeat, « celui qui aime, qu’il se porte bien »), dont certains préfèrent la forme
négative (quisquis non amat, non valeat, « celui qui n’aime pas, qu’il ne se porte pas bien »).
D’autres formules passées au rang de proverbes sont particulièrement adaptées au cadre
d’une taverne (venimus hic cupidi, molto magis ire cupimus, « nous étions contents de venir,
nous sommes plus contents encore de repartir », peut-on lire à Narbonne comme à Pompéi).
Deuxième point commun : cette écriture personnelle se fait sur un support qui, à la différence
des tablettes de cire (tabulae ceratae, figure 1) ou des rouleaux et feuilles de papyrus ou encore
des fines feuilles de bois où l’on écrit à l’encre comme sur du Bristol (figure 2), n’a pas pour
fonction régulière d’accueillir de l’écrit : un mur, une base de statue, une tombe, un objet per-
sonnel, une tuile, etc. Encore faut-il nuancer ce propos : les tessons de poterie, supports de
l’écriture au quotidien en Égypte – les ostraka11 – ont été utilisés comme matériau d’écriture
banal par les potiers de La Graufesenque pour leur comptabilité12; or ces derniers, en inci-
sant les lettres à la pointe sur la céramique sigillée, formaient des graffitis au sens premier
du terme mais non des graffitis dans le sens d’écriture spontanée (figure 3).

11. Roger Bagnall, Everyday Writing in the Graeco-Roman East, Berkeley, Los Angeles, Londres, 2011 (Sather Classical
Lectures, 69). On a même pu parler de « culture de l’ostrakon ».
12. R. Marichal, Les Graffites de La Graufesenque, Paris, 1988 (47e suppl. à Gallia).
Langages et communication : écrits, images, sons 14

Fig. 2. – Vindolanda, lettre écrite à l’encre sur feuille


de bois (Tab. Vindol., II, 291).
Invitation de Claudia Severa à Sulpicia Lepidina.
Corbier 2006, 82, n° 42.

Fig. 3. – La Graufesenque.
Bordereau d’enfournement sur tesson de céramique sigillée.
Corbier 2006, 83, n° 44.

Cette écriture – l’écriture spontanée – est une activité corporelle, qui met en scène à la fois
l’intelligence, l’esprit, le sens de l’humour d’un individu, mais aussi son adaptation à sa pos-
ture (debout ? allongée ? accroupie ?) et son habileté manuelle. De fortes différences cultu-
relles et sociales (réelles ou affichées) sont repérables à la syntaxe, au style et à la qualité de
l’expertise graphique : elles ouvrent la voie aux interrogations sans fin des modernes sur
l’identité des scripteurs – résidents et / ou visiteurs d’une maison, adultes et / ou enfants (tout
dépend à quelle hauteur du sol est écrit le graffiti), personnes éduquées ou non, hommes
et / ou femmes. Cassius, nous l’avons vu, se posait lui aussi la question.
Cette écriture est en fait écrite pour être lue : les graffitis constituent une forme de « com-
munication in informal context » (Peter Keegan). Si on s’attend à en trouver dans les lieux
publics, on est frappé par leur présence – pour nous insolite – dans les maisons ; et on les
trouve alors dans les espaces centraux de la maison, les entrées, les lieux de passage, plutôt
15 L’écriture en liberté : les graffitis dans la culture romaine

que dans les pièces fermées, à Délos comme à Pompéi : on écrirait donc dans ce cas les graf-
fitis pour un public potentiel restreint de résidents et de visiteurs. Mais, en même temps, ces
textes manuscrits, écrits en petits caractères, ne sautent pas aux yeux, même si les habitants
de la maison savent qu’ils sont là. Or, à notre grande surprise, ils ne semblent pas les gêner.
De fait, cette forme d’écriture est partout présente et préservée : à Doura Europos sur l’Eu-
phrate comme à Pompéi, les habitants n’ont pas eu comme première réaction de la faire effa-
cer. À la différence des graffitis et tags modernes elle ne semble donc pas systématiquement
considérée comme un acte de vandalisme, même si l’on trouve sur certains monuments,
notamment des tombes, quelques injonctions au scriptor potentiel de se tenir à l’écart13.
Parmi les multiples différences que l’on peut constater avec les graffitis actuels je signale-
rai une particularité qui ne me semble pas avoir été évoquée. Jusqu’à l’époque récente où les
trains, les métros, les bus, les ponts, les murs bordant les voies ferrées ont commencé à être
systématiquement « taggés » comme un acte d’une stratégie antipublicitaire, les espaces qui
attiraient le plus les graffitis n’étaient certes pas les espaces privés mais les espaces publics
fermés : les deux extrêmes étaient les toilettes publiques, où l’on s’enferme quelques minutes,
et la cellule de prisonnier, où l’on reste plusieurs mois ou plusieurs années. De nos jours, les
murs des maisons en ruine, donc sans propriétaire résident, sont eux aussi riches en graffi-
tis : les visiteurs se sont approprié la maison pour un instant.
Dans le monde romain il ne semble pas toujours nécessaire de se cacher pour écrire sur
un mur. Dans le cas de longs textes dont le formulaire est recherché et la mise en page soi-
gnée, on pourrait imaginer au contraire auprès du scripteur romain un « public » admira-
tif – ainsi dans la maison de C. Iulius Polybius à Pompéi dont il va être question. Le temps
n’est plus où les fouilleurs de Délos ou de Doura Europos pensaient, par analogie précisé-
ment avec le monde actuel, que la présence de graffitis signifiait qu’un habitat était en voie
d’abandon ou déjà abandonné au moment où ils ont été écrits.
Les emplacements de l’écriture spontanée ne sont pas étendus partout. Le scripteur de
graffitis semble respecter un interdit implicite ; en règle générale on ne doit pas abîmer les
décors (que ce soit au dehors ou au dedans) : les scriptores professionnels des affiches ne
débordent pas eux non plus d’ordinaire sur les enseignes des boutiques et encore moins sur
les images des divinités protectrices de ces mêmes boutiques. Ce sont d’ailleurs ces auteurs
de « dipinti », c’est-à-dire ceux qui peignent des affiches électorales ou des annonces en
tout genre (jeux, ventes, etc.), qui semblent redoutés par les propriétaires de tombeaux qui
demandent au scriptor de passer son chemin plus que les auteurs de graffitis. Dès qu’un relevé
très précis des emplacements où l’on trouve des graffitis est indiqué, tels ceux de Rebecca
Benefiel qui s’est fait une spécialité de l’étude des graffitis dans leur contexte14, on note des
choix préférentiels : une concentration est observée sur les colonnes, sur les pilastres, sur les
parois enduites sans décor, notamment à proximité du laraire. Les enduits monochromes,
surtout de couleur claire, se prêtent à la lecture – espérée par les scripteurs – de leur nom
ou de leur message. En revanche, dans l’espace domestique, les bases de statue semblent
respectées par nos auteurs de graffitis – il s’agit d’ordinaire de statues du maître de mai-
son ou de membres de sa famille –, alors que, dans l’espace public, les bases de statues sont
connues pour être des supports privilégiés pour la contestation15.
Dans les maisons, les scripteurs respectent aussi d’ordinaire les écrits de leurs devan-
ciers, en alignant les leurs sous les précédents ou en créant parfois une deuxième colonne
de textes. Car l’écrit appelle l’écrit ; ce sont ces agglutinements de graffitis que les auteurs de

13. C. Zaccaria, « Scriptor : lo scrittore che non deve scrivere », dans G. Angeli Bertinelli, A. Donati éd., Usi e abusi
epigrafici. Atti del Colloquio Internazionale di Epigrafia latina (Genova, 20-22 settembre 2001), Gênes, 2003, p. 237-254.
14. R. Benefiel, « Dialogues of Ancient Graffiti in the House of Maius Castricius in Pompeii », American Journal
of Archaeology, 114, 2010, p. 37-41 : Ead., « Dialogues of Graffiti in the House of the Four Styles at Pompeii », dans
J. A. Baird, C. Taylor éd., Ancient Graffiti in Context, Londres, 2011, p. 49-68.
15. M. Corbier, Donner à voir, donner à lire. Mémoire et communication dans la Rome ancienne, Paris, 2006, p. 71-72.
Langages et communication : écrits, images, sons 16

Fig. 4. – Pompéi, Maison de C. Iulius Polybius et C. Iulius Philippus.


Graffite. Corbier & Guilhembet 2011, 133, fig. 2.

langue anglaise appellent « clusters ». Je me suis intéressée pour ma part aux longs textes
graffités avec soin les uns sous les autres sur une paroi de la maison de C. Iulius Polybius
et C. Iulius Philippus à Pompéi (IX, 13, 1-3)16. Dans cette maison, célèbre par le décor de
son laraire situé à l’entrée de la cuisine, l’adresse aux Lares prend la forme d’une inscrip-
tion en belle place dans une pièce ouvrant sur la cour de la cuisine : un graffiti donc, du
point de vue de la technique de gravure, puisque le texte est incisé dans l’enduit peint du
mur. Mais il est écrit sur trois lignes, où se mêlent les lettres en capitale monumentale et en
cursive, avec une mise en page inspirée des inscriptions publiques et un formulaire direc-
tement emprunté à celles-ci (figure 4) :
PRO SALVTEM REDITVM (sic) ET VICTORIA
C. IVLI PHILIPPI VOTVM H(IC) FECIT LARIBVS
P. CORNELIVS FELIX ET VITALIS CVSPI17.

Des familiers de la maison prient pour le retour du maître de maison sain et sauf dans
des termes entrés en usage pour l’empereur depuis peu : en effet la formule ternaire pro
salute et reditu et victoria qui caractérise les hommages rendus à l’empereur Claude pour sa
Victoria Britannica de 4318 semble être d’emploi récent dans l’épigraphie de langue latine. Les
rédacteurs n’ont toutefois pas oublié la précision « ici », caractéristique de l’écriture spon-
tanée de ceux qui tiennent à faire savoir qu’ils étaient présents en ce même lieu et sont bien
les scripteurs.
Les fortes concentrations sont associées à des lieux publics très passants (telles les basi-
liques) et à des lieux de sociabilité masculine (thermes, palestres, tavernes, paedagogium du
Palatin, latrines). Dans la palestre de Pompéi le soldat Floronius s’est vanté de ses exploits

16. M. Corbier, dans L’Écriture dans la maison romaine, M. Corbier et J.-P. Guilhembet éd., Paris, 2011, p. 26, avec
dessin p. 133.
17. AE, 1977, 219 = 1985, 285. La date de la gravure du graffiti (antérieure à 79 en tout cas) ne peut bien évidem-
ment pas être établie. Certains ont suggéré la guerre menée par Vespasien et Titus en Judée dans les années 65-70.
Au-dessus de lui sont gravées deux lignes de graffitis célébrant la générosité de Néron et de Poppée à l’égard de
Pompéi à l’occasion d’une visite de Néron à Pompéi qui date probablement de 62.
18. Voir CIL, VI, 3751 = 31282 = 36894 ; VI, 917 = 40413 ; VI, 40620 ; AE, 1980, 457 (Rusellae) ; AE, 1998, 944 (Lyon), avec
une formulation légèrement différente : dédicace Victoriae pro salute et reditu ; et surtout l’étude de G. Standing men-
tionnée dans AE, 2003, 1014. La formule ternaire est attestée aussi pour Caligula en 41, voir AE, 2014, 510.
17 L’écriture en liberté : les graffitis dans la culture romaine

Fig. 5. – Pompéi, Palestre. Les exploits sexuels du miles Floronius


(CIL, IV, 8767). Wolff 2012, 19, fig. 7.

Fig. 6. – Rome, Édifice augustéen sous la Basilique Sainte-


Marie-Majeure. Enchevêtrement de graffitis sur la paroi
d’une taverne. Corbier 2006, 74, fig. 39.

sexuels (figure 5)19 et, dans un local qui était probablement une taverne de Rome, sous la
basilique Sainte-Marie Majeure, la paroi a été entièrement recouverte de textes grecs et latins
(figure 6). Dans le cas du soldat Floronius il ne faut peut-être pas identifier deux mains dif-
férentes dans les lignes d’écriture, comme l’avait suggéré A. Buonopane. Selon son hypo-
thèse, la vantardise de Floronius le grand « baiseur » – binet(as), selon la transcription en
latin d’un mot grec – aurait suscité par la suite une moquerie : mais « les femmes n’en ont
rien su, à part six d’entre elles ».
Ou encore ces concentrations se trouvent dans des espaces où des hommes sont amenés
à attendre et donc à s’ennuyer : ce peut être le péristyle de la grande maison d’un patron où

19. AE, 1986, 165. A. Buonopane, « Soldati e pratica scrittoria : i graffiti parietali », dans C. Wolff éd., Le Métier de sol-
dat dans le monde romain, Lyon, 2012, p. 9-19, en particulier p. 12-13. D’après Antonio Varone (communication per-
sonnelle), il y aurait en fait un seul et même scripteur.
Langages et communication : écrits, images, sons 18

l’on est venu, avec d’autres, pour rendre la salutatio matinale – explication possible du graf-
fiti incisé à hauteur d’homme dans l’atrium d’une maison de Glanum : « ici était Teucer, 4
jours avant les calendes d’avril Cn. Domitius et C. Sossius étant consuls » (soit le 29 mars 33
avant J.-C.)20 –, ou la porte d’une ville où des soldats montent la garde – ainsi la porte de
Palmyre à Doura Europos est-elle couverte de magnifiques graffitis inscrits dans un rectangle
accosté de queues d’aronde (tabula ansata) soignés comme de véritables inscriptions qu’ils
imitent, produits par les soldats qui y ont inscrit leur nom21 –. On tue le temps en écrivant.
Je ne peux donc pas manquer de rappeler à ce propos la petite centaine de graffitis d’époque
sévérienne22 relevés sur les parois du poste de garde des pompiers au Transtévère. L’un de
ces vigiles, Terentius Felix, a même fait un dessin imitant les tables de bronze à appliques
exposées en hommage aux empereurs en ce même lieu (il avait donc un modèle réel sous
les yeux23) : il a fait connaître son nom, rappelé que, pendant tout le mois de mai, il avait
assumé la corvée de l’éclairage des rues (sebaciaria) et, à la fin, il a formé des vœux pour ses
camarades en s’embrouillant dans les cas du latin salvis commanipulos (figure 7).
Pour de nombreux graffitis d’époque romaine la solitude apparente du scripteur renvoie
en fait à une situation de connivence recherchée avec ses lecteurs potentiels – présents ou à
venir : dans le cas précédent, les pompiers qui vont assurer la relève de la garde.
Comme ici, une très large proportion des graffitis romains sont des noms propres. La plu-
part du temps, le nom est celui du scripteur – et on a remarqué depuis longtemps la domi-
nation des noms masculins –. Dans quelques rares cas, le scripteur a choisi l’anagramme de
son nom pour jouer à la devinette avec son lecteur. Autre type de devinette, mais écrite en
grec cette fois (le jeu est rendu possible par le fait que les lettres de l’alphabet grec servaient
aussi à désigner les chiffres) : devinez le nom de la femme que j’aime d’après la somme de
ses lettres – un message clairement adressé à celle-ci.
Les femmes semblent en effet surtout présentes parce qu’elles sont nommées, parfois par
leur amoureux, et que l’on s’adresse à elles – « Secundus à sa chère Prima », « Primigenius
à Successa » Secundus Prim(a)e suae, Primigenius Successae – ; elles peuvent aussi être inter-
pellées au vocatif, voire moquées – et dans ce cas grossièrement moquées avec des mes-
sages d’inspiration sexuelle ou scatologique. Il est rare que l’on puisse les identifier comme
scriptrices. Dans un local de Pompei (une pièce de la Casa dei Quattro Stili), des saluts, vale
« porte-toi bien » sont adressés à cinq noms de femmes (Quartilla, Nicopolis, Anthis, Cypare
et Euplia) et ils sont écrits à une hauteur qui peut faire penser à des scripteurs couchés sur
des lits de repas ; ces textes ont suscité l’hypothèse (émise par Rebecca Benefiel) que les cinq
femmes se saluaient entre elles en prenant peut-être leur repas ensemble. À vrai dire, j’ai
du mal à croire à un tel dîner entre filles. Ce sont plus probablement des hommes en train
de banqueter, chacun écrivant le nom de sa belle ou, tout au moins, d’une courtisane. Nous
retrouvons à nouveau la différence déjà signalée de certains de ces graffitis romains avec la
plupart des nôtres ; ils ne sont pas nécessairement une écriture solitaire.
On observe parfois un dialogue, réel ou fictif : à Pompéi, dans la maison de Fabius Rufus,
on a relevé un échange apparent entre deux frères, Secundus et Onesimus, qui se répondent
l’un à l’autre (à moins qu’un seul ne se soit amusé à jouer les deux rôles).
Secundus Onesimo fratri suo plurimam perpetuam salutem « Secundus à son cher frère
Onesimus mille compliments et longue vie ».

20. A. Barbet, Recueil général des peintures de la Gaule, I. Province de Narbonnaise, 1. Glanum, Paris, 1974 (27e suppl.
à Gallia), p. 83.
21. J. A. Baird, « The Graffiti of Doura Europos », dans J. A. Baird, C. Taylor éd., Ancient Graffiti in Context, p. 56-57.
22. R. Sablayrolles, Libertinus miles. Les Cohortes de vigiles, Rome, 1996, p. 372-380 et p. 389.
23. Un modèle comparable à la table de bronze à appliques du Musée capitolin à Rome (CIL, VI, 220) provenant
probablement du même local, p. 56-57, que j’ai étudiée par ailleurs : M. Corbier, Ktèma, 33, 2008, p. 433-443 ; Ead.,
dans A. Donati éd., L’iscrizione e il suo doppio, Faenza, 2015, p. 51-78.
19 L’écriture en liberté : les graffitis dans la culture romaine

Fig. 7. – Rome, Transtévère. Poste de garde des vigiles.


Le graffiti de Terentius Felix (CIL, VI, 3075). Langner 2001, pl. 10, n° 192.

Deux réponses : Onesimus Secundo fratri suo ou encore Secundo plurimam amabiliter salu-
tem « Onesimus à Secundus mille compliments avec affection ».
On notera que les deux rédacteurs (s’ils sont vraiment deux) ont pris un plaisir certain
à rédiger leur texte selon la forme traditionnelle de l’en-tête d’une lettre latine.
Cette écriture reste, on le voit, très liée à l’oral, les messages interpellant parfois nom-
mément, au vocatif, une personne – homme ou femme. Ainsi s’explique aussi l’abondance
des exclamations (feliciter ! salutem !), des salutations (salve ! vale !) et des vœux (votum aux
Lares pour la salus du maître de maison). Leur caractère performatif ne fait pas de doute.
Dans une arrière-boutique de Pompéi le graffiti Lares propi[ti]os “Lares favorables !”, placé
sous la représentation d’un autel encadré de serpents, rappelle la psalmodie du serviteur
qui faisait circuler une patère à libations au cours de la cena Trimalcionis, tandis que deux
autres posaient des statuettes des Lares sur la table24. Le même caractère performatif a été
observé à propos des textes incisés ou peints sur les parois de divers lieux de vénération –
qu’il s’agisse du sanctuaire de la source du Clitumne25 ou de grottes sacrées26. Dans ces lieux
sacrés le graffiti est la dédicace religieuse, même s’il ne prend pas la forme d’un votum ou
de l’accomplissement d’un vœu. Un simple nom propre graffité sur les parois d’une grotte
sacrée sans ancienne formule évoquant la prière est donc un acte de prière à la divinité pré-
sente et vénérée en ce lieu.
Cette écriture est liée aussi aux apprentissages scolaires : savoir écrire son nom, connaître
l’ordre des lettres de l’alphabet, maîtriser l’agencement complexe des chiffres romains,

24. CIL, IV, 844 ; Pétrone, Satiricon, 60. I. Fauduet, dans L’Écriture dans la maison romaine, p. 118.
25. Ces signes de dévotion populaire sont évoqués avec une certaine condescendance par Pline le Jeune, Epist., 8, 8, 7.
26. Ainsi la « Cueva Negra » de Fortuna à Murcie (A. González Blanco, M. Mayer Olivé, A. U. Stylow, La Cueva Negra
de Fortuna (Murcia) y sus tituli picti. Un santuario de época romana, Murcia, 1987) ou la grotte du Taïa, aujourd’hui en
Algérie (dont les inscriptions rupestres donnent les noms des magistrats municipaux qui, une fois l’an, viennent
témoigner de la vénération de leur communauté civique à la divinité Bacax : Inscriptions Latines d’Algérie, II, p. 407-421).
Langages et communication : écrits, images, sons 20

exprimer la date – le jour du mois à l’aide des trois repères offerts par les calendes, les nones
et les ides, l’année par les consuls éponymes –, rédiger l’en-tête d’une lettre avec la formule
de salutation adéquate, mémoriser des fragments de vers classiques que l’on a dû recopier
plusieurs fois sur une tablette à écrire – l’ardoise de mon enfance –, etc. Ici encore il est loi-
sible d’évoquer la performance : le scripteur n’a pas nécessairement la seule volonté de se
prouver à lui-même ses capacités, il peut être tenté de donner à voir son savoir-faire aux
résidents et aux familiers de la maison. S’agit-il d’enfants et d’adolescents ? C’est ce dont ne
doute pas en tout cas Paul Kruschwitz, qui leur attribue la paternité de la très grande majo-
rité des graffitis, comme, dit-il, de nos jours (ce qui pourrait se discuter pour les auteurs de
surfaces « taggées », qui sont souvent des jeunes, sans doute, mais nettement plus âgés)27.
La distinction proposée par Denys d’Halicarnasse de deux phases dans l’accession à l’al-
phabétisation « 1) apprendre les lettres, leur forme et leur valeur pour les combiner en syl-
labes puis former des mots 2) écrire et lire (syllabe après syllabe, et au début lentement) »28
paraît pertinente pour interpréter certains graffitis d’époque romaine qui relèvent parfois
de la première phase d’apprentissage.
La pratique de cette écriture individuelle semble si courante qu’elle ne connaît pas de
limite. Elle peut avoir un caractère fonctionnel et, dans ce cas, être tout à fait privée et pra-
tique : ainsi lorsque quelqu’un utilise la paroi d’une pièce pour faire ses propres comptes ou
pour régler un compte avec un tiers, comme cela peut se faire aujourd’hui sur le coin d’une
nappe en papier – ce type de texte, fréquent dans les tavernes, à Pompéi comme à Narbonne,
peut se rencontrer aussi dans le tablinum, la pièce que le maître de maison réserve au nego-
tium. Dans le cas de fortes concentrations de ce type de graffitis (ainsi à Doura Europos), le
lien avec la proximité des boutiques a été relevé.
La difficulté de la lecture est due au fait que, si certains auteurs de graffitis imitent l’écri-
ture en belles capitales régulières qu’ils lisent sur les monuments publics, la plupart d’entre
eux utilisent une écriture cursive, celle qu’ils emploient sur les tablettes à écrire (qui part de
la lettre capitale elle aussi mais produit des capitales très déformées).
Ainsi une liste de produits graffitée dans une taverne de Narbonne (figure 8) a été lue par
l’éditeur : pane(m) sardinas, vini, olei, « Du pain, des sardines, du vin, de l’huile ». Elle a été
relue par un papyrologue polonais habitué à l’écriture cursive des ostraka qui, à la ligne 2,
a proposé de lire non sardinas mais sardiltas29. Des sardelles ?
Les auteurs de graffitis imitent parfois dans les espaces privés l’ordinatio des inscriptions
publiques monumentales. Ils ne se contentent pas de gribouiller. Nous l’avons déjà observé
dans la maison de Polybius à Pompéi. Parmi les témoignages de cet usage récemment publiés
figure le graffiti du tisserand (lanarius) Eutychus dans son atelier (statio) de Canosa dans les
Pouilles (figure 9)30. Il s’est inspiré lui aussi pour un écrit personnel des modèles de graphie
et de mise en page offerts par l’espace public de la cité, tout en respectant le lexique propre
à l’écriture instantanée : l’identification du scripteur et de sa profession – une double men-
tion bien attestée dans l’épigraphie pompéienne – avec la précision « ici » et le verbe « être »
sous-entendu31. Incisé en lettres capitales influencées par la cursive, le graffiti est disposé de
part et d’autre d’un axe central, sur le modèle d’une inscription lapidaire. Mais son ortho-
graphe approximative témoigne des limites de l’alphabétisation du scripteur. Eutychus a
fait de l’hypercorrection en utilisant une diphtongue AE au lieu du simple E de l’ablatif dans
statione et, pour son propre nom, il a ajouté des Y grecs et des H mal placés.

27. P. Kruschwitz, ZPE, 174, 2010, p. 207-208.


28. Dionysius, De compositione verborum, 25 ad fin.
29. AE, 2002, 922.
30. Voir M. Corbier, dans L’Écriture dans la maison romaine, p. 45, figure 10.
31. AE, 2001, 865 : [--- ?] Stationae [sic] / Euthycys [sic] / lanarius / hic.
21 L’écriture en liberté : les graffitis dans la culture romaine

Fig. 8. – Narbonne. Liste de produits sur la paroi d’une taverne. Revue


archéologique de Narbonnaise, 30, p. 259-267.

Fig. 9. – Canosa. Le graffiti du tisserand Eutychus.


Corbier & Guilhembet 2011, 45, fig. 10.

Un même orgueil professionnel est montré de façon particulière par le maître-maçon res-
ponsable des travaux exécutés à la Casa del Marinaio, à Pompéi (figure 10) ; il a voulu ajou-
ter dans la partie supérieure du cartouche orné de ses instruments de travail (l’enseigne en
un sens de l’entreprise de maçonnerie) en écriture cursive malhabile son propre nom et sa
profession : Diogenes structor (CIL, X, 868)32.
J’insisterai volontiers sur le plaisir d’écrire dans un monde où, à la différence du nôtre
(je parle ici de l’Occident car, dans bien des pays pauvres, un crayon à bille et un cahier
sont accueillis avec joie par les enfants comme les bonbons), le matériel d’écriture est rare
et cher. On peut appliquer le proverbe français « l’occasion fait le larron » à tous les graf-
fitis spontanés (qu’ils soient incisés ou charbonnés…) suscités par le moment, l’occasion ;
mais d’autres textes graffités ont été mûrement réfléchis et réalisés avec beaucoup de soin.

32. Pour une interprétation du relief comme signature du contremaître, lire F. Pesando, dans L’Écriture dans la mai-
son romaine, p. 83 et p. 96, fig. 26, et J.-P. Morel, « Paroles de travailleurs antiques : le dit, l’écrit, le montré », dans
J.-P. Morel éd., Les Travailleurs dans l’Antiquité : statuts et conditions, Paris, 2011, p. 200-216.
Langages et communication : écrits, images, sons 22

Fig. 10. – Pompéi. “Casa del Marinaio”. La signature de Diogenes structor.


Corbier & Guilhembet 2011, 96, fig. 26.

Il n’y a donc pas de définition simple ou unique du graffiti en dehors du fait que l’auteur
et le scripteur sont identiques.
Portent témoignage d’une même culture que nous avons pris l’habitude, souvent pares-
seuse, d’appeler « populaire » ou d’une même culture, plus ou moins savante, répandue
dans l’espace romain, des graffitis donnant le même texte à Pompéi et à Narbonne (« nous
étions contents de venir, nous sommes plus contents encore de repartir ») ou à Pompéi et
à Éphèse (les devinettes jouant sur la reconnaissance d’un nom grec, féminin, d’après la
somme de l’équivalent en chiffres de ses lettres). Mais on observe aussi des particularités
régionales : les graffitis en grec invitant à se souvenir (mnesthe)33 de tel ou tel, si nombreux à
Doura Europos et dans tout le Proche-Orient, n’ont pas leur équivalent en latin en Occident ;
mais ils se rencontrent (en grec) à Rome et à Pouzzoles par exemple où ce type de graffitis
a migré avec son scripteur oriental34.
Des milliers de graffitis en latin (et en grec) ont été relevés. En dépit de leur variété appa-
rente – qui tient beaucoup à la diversité des noms ainsi graffités – ils constituent un corpus
de textes et d’images assez répétitifs qui obéissent à des codes, connus des scripteurs comme
de leurs lecteurs. On n’en est que plus attentifs à ceux qui se distinguent des autres ; je ter-
minerai donc par deux exemples de ce type, des créations qui ont eu l’une et l’autre pour
support une simple tuile.
À Intercisa, en Pannonie, vers 300 après J.-C., un inconnu a exprimé sa loyauté envers les
deux co-empereurs Dioclétien et Maximien par une formule latine habituelle « à nos sei-
gneurs » recopiée de façon incomplète mais en les portraiturant, coiffés l’un et l’autre d’un
diadème ; en bas, le dessin d’une chasse au sanglier suggère la représentation d’une vena-
tio dans une arène dont est dessinée la courbe (figure 11). Ce texte, couplé à un dessin, a
suscité des interprétations diverses, parfois contournées : par exemple, l’hypothèse selon
laquelle il évoquerait la mise à mort par Dioclétien du préfet du prétoire Aper (aper en latin
signifiant sanglier).
Quatre siècles plus tôt (vers 100 avant J.-C.) des graffitis ont pénétré dans des milieux
populaires et même à la campagne. Sur une grande tuile trouvée à Pietrabbondante au

33. 3e personne du singulier du subjonctif aoriste passif.


34. Lire M. Guarducci, Epigrafia greca, IV, Rome, 1975, p. 223-226 ; voir aussi AE, 2012, 159.
23 L’écriture en liberté : les graffitis dans la culture romaine

Fig. 11. – Intercisa (Pannonie). Graffiti sur tuile.


Acta Ant. Hung., 42, 2002, 176.

Fig. 12. – Pietrabbondante (Samnium). Graffiti sur tuile. La romanisation


du Samnium aux IIe et Ier s. av. J.-C., Naples, 1991, p. 195-198.

cœur du Samnium, deux femmes esclaves ont écrit deux phrases, l’une en osque, l’autre en
latin, accompagnant l’empreinte de leurs pieds chaussés de galoches cloutées, soit quatre
empreintes au total : l’une, Detfri, esclave d’Herennius Sattius, a signé avec la plante de son
pied seganatted plautad, l’autre, Amica, esclave d’Herennius elle aussi, a écrit qando ponebamus
tegila(m) (« quand nous posions la tuile [à sécher] ») (figure 12). Cette tuile inscrite a suscité,
dès sa découverte, un vif intérêt. Récemment elle a inspiré à Jean-Paul Morel les quelques
remarques suivantes : elle montrerait la place des femmes dans l’artisanat, y compris pour
la céramique lourde ; le bilinguisme osque-latin qui régnait dans cet atelier perdu dans les
Abruzzes samnites ; la diffusion de l’écriture chez d’humbles esclaves ; l’humour, car il s’agit
Langages et communication : écrits, images, sons 24

d’une forme de parodie d’un acte officiel ; la complicité, la camaraderie et la revendication


affirmée d’une identité et d’une fonction35. D’autres ont préféré penser que le maître avait
suggéré à ses deux esclaves d’identifier ainsi, par la marque de leurs pieds, le travail fait.
Quoi qu’il en soit, à lire les textes et les images, les deux femmes semblent avoir pratiqué
un jeu à deux, un jeu auquel d’autres auront assisté peut-être.

Ce qui compte le plus pour nous, ce sont les différences qui séparent la pratique, surtout
urbaine en dépit du dernier exemple, des graffitis dans le monde romain de celle que nous
connaissons aujourd’hui. Ces différences éclairent certaines au moins de celles qui séparent
les usages respectifs de l’écriture dans ces sociétés, la société romaine et la nôtre, mais aussi
leur conception différente du public et du privé. Elles invitent à relativiser le concept de
transgression. Dans la pratique, la transgression non seulement suscite elle aussi ses propres
normes, qui doivent beaucoup à la culture écrite et à l’épigraphie officielle, mais elle se voit
reconnaître une place dans le paysage urbain et domestique. Écrire sur les murs, et non seu-
lement des obscénités ou des écrits contestataires comme de nos jours, était probablement
un plaisir personnel, une satisfaction vis-à-vis des autres (compagnons en tous genres), un
plaisir d’autant plus fort qu’une telle compétence n’était pas banale et que l’on était fier de
pouvoir en faire la démonstration. Une « performance » au sens propre du terme.

Résumé
Sous le nom de graffitis, j’entends une pratique d’écriture individuelle, que j’ai appelée « écri-
ture en liberté » – une liberté qui ne l’empêche pas de suivre ses propres codes –, et qui pré-
sente deux points communs. Premier point : celui qui écrit le texte et celui qui le conçoit est la
même personne. Deuxième point : cette écriture personnelle se fait sur un support qui n’a pas
pour fonction d’accueillir de l’écrit (tel qu’une tablette à écrire) – et dans un lieu où on ne l’at-
tendrait pas (un mur, une base de statue, une tombe, un objet, etc.). Des milliers de graffitis
en latin (et à l’occasion en grec) ont été relevés à Pompéi mais aussi à Rome et dans d’autres
villes de l’Occident romain comme Narbonne. Des dizaines d’autres ont été évoqués ou cités
par plusieurs auteurs anciens, qui ont privilégié la dimension politique ou contestataire de
certains d’entre eux. Mais les nombreux textes et dessins, accompagnés ou non d’une légende,
qui sont parvenus jusqu’à nos jours ne relèvent d’ordinaire pas de la contestation. Si l’on en
trouve sans surprise de fortes concentrations dans des lieux publics très passants (tels les basi-
liques) et dans tous les lieux de sociabilité masculine (thermes, palestres, tavernes, paedago-
gium du Palatin, latrines), on en découvre aussi beaucoup – de façon plus surprenante pour
nous – dans les espaces de circulation des maisons particulières où, à la différence de ce qui
s’observerait aujourd’hui, ils n’ont pas été systématiquement effacés à l’initiative des proprié-
taires. Pour de nombreux graffitis d’époque romaine la solitude apparente du scripteur renvoie
en fait à une situation de connivence recherchée avec ses lecteurs potentiels. Le destinataire
du message peut être interpellé (au vocatif). Quelques auteurs masculins de graffittis saluent
leur belle (au datif, dans ce cas) ; d’autres dialoguent entre eux dans un même lieu qu’ils sont
appelés à fréquenter. Les femmes sont souvent nommées, parfois moquées ; en revanche, elles
s’identifient rarement comme la « scriptrice » d’un texte. À l’occasion, on imagine volontiers
tel ou tel scripteur qui, loin de se cacher, accomplirait sa « performance » devant un groupe
d’admirateurs. Ce sont donc les diverses formes de communication permises par les graffitis
d’époque romaine qui seront examinées au cours de cette intervention.

35. J.-P. Morel, art. cité à la note 32.


25 L’écriture en liberté : les graffitis dans la culture romaine

Abréviations

AE = L’Année épigraphique

CIL = Corpus Inscriptionum Latinarum

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Les inscriptions dans le décor des églises
paléochrétiennes : l’exemple de Paulin de Nole à Cimitile
François Baratte
Professeur à l’université Paris-Sorbonne (Paris IV)
Membre du CTHS, section Histoire et archéologie des civilisations antiques

Extrait de : Corbier Mireille et Sauron Gilles (dir.), Langages et communication : écrits, images, sons,
éd. électronique, Paris, Éd. du Comité des travaux historiques et scientifiques
(Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques), 2017.

Cet article a été validé par le comité de lecture des Éditions du Comité des travaux
historiques et scientifiques dans la cadre de la publication des actes du 139e Congrès
national des sociétés historiques et scientifiques tenu à Nîmes en 2014.

La lettre que Paulin de Nole adresse au début du ve siècle à son ami Sulpice Sévère1 (il
s’agit de la lettre 32), a retenu depuis longtemps l’attention2. Elle vient en effet conclure un
échange épistolaire entre les deux amis à propos des basiliques et du baptistère que Sévère
fait construire à Primuliacum, près de Toulouse, en Gaule. À cette occasion, Paulin évoque
les édifices qu’il fait lui-même bâtir ou aménager à Nola sur la tombe de saint Félix. La lettre,
complétée par les poèmes 27 et 28, deux de ces Natalicia, ces poèmes que Paulin composait
chaque année à l’occasion de l’anniversaire de la mort ou plutôt de la naissance céleste de
Félix, constitue donc une source irremplaçable, très souvent commentée, sur les monuments
de Cimitile, aujourd’hui très endommagés, sur ceux de Primuliacum, et encore sur une basi-
lique que l’évêque de Nole avait entrepris de restaurer, ou d’édifier, à Fondi auquel l’atta-
chait le souvenir d’un domaine que sa famille y avait longtemps possédé. Paulin décrit en
effet dans cette missive de manière assez détaillée l’organisation du complexe de Cimitile,
mais aussi le décor des différentes parties qui le composent, de même que celui de l’abside
de l’église de Fondi3. Il y revient encore plus précisément dans les deux carmina, le carmen 27
offrant notamment (v. 345-595) une description précise du décor figuré des différents bâti-
ments de Nole sous la forme d’une visite que Paulin ferait faire à son ami Nicétas, l’évêque
de Remesiana en Dacie méditerranéenne.
Paulin évoque aussi de manière précise et vivante le décor très particulier du baptistère
de Primuliacum : c’est même l’origine de cet échange de correspondance entre les deux amis,
puisque Sévère lui avait demandé un portrait de lui-même pour l’y faire représenter à côté
de la figure de saint Martin (Ep. 32, 2). Tous ceux qui s’intéressent à l’architecture des églises
paléochrétiennes et à leur décor ont donc essayé de tirer parti de ce qu’expose Paulin, qui
non seulement parle du décor des églises, mais le commente en mettant en lumière sa pro-
fonde portée spirituelle et théologique.
On y glane en outre plusieurs informations très concrètes sur des questions que l’ar-
chéologie seule ne sait pas toujours éclaircir. Prenons un seul exemple : comme dans bien
des églises, deux petites salles, des secretaria, flanquent l’abside de l’une des deux basiliques

1. Sur la date de cette lettre, G. Herbert de la Portbarré-Viard, Descriptions monumentales, p. 23.


2. Nous ne reprendrons pas dans ce cadre l’ensemble de la bibliographie, très importante, consacrée à Nole et aux
constructions de Paulin. Nous renverrons seulement aux deux ouvrages récents de Th. Lehmann, Paulinus Nolanus,
et de G. Herbert de la Portbarré-Viard, Descriptions monumentales.
3. Pour ces différents textes, on se reportera à l’édition donnée pour les lettres, par G. Santaniello, Paolino di Nola.
Le Lettere, et pour les poèmes par A. Ruggiero, Paolino di Nola. I Carmi. Mais on notera que aussi bien G. Herbert
de la Portbarré-Viard que Th. Lehmann ont donné dans leurs ouvrages respectifs le texte et une traduction des
textes utilisés ici.
Langages et communication : écrits, images, sons 28

de Cimitile, celle construite par Paulin, la Basilica Nova. On discute encore beaucoup de la
fonction de ces espaces dans les églises paléochrétiennes : or à Cimitile, Paulin le dit expli-
citement, l’une, celle de droite, abrite les objets liturgiques, jouant ainsi le rôle de «sacris-
tie», d’où le célébrant part en procession lors des célébrations eucharistiques ; l’autre pièce
en revanche, à gauche, est destinée, de façon plus originale, aux méditations individuelles4.
Mais un élément frappe dans l’ensemble des décors que décrit Paulin et sur lesquels nous ne
reviendrons pas ici : c’est la place qu’y tiennent les inscriptions. Et ce sont elles d’ailleurs qui
constituent l’une des raisons pour lesquelles Paulin écrit à Sévère : celui-ci en effet a sollicité
les talents de son ami pour qu’il lui envoie, outre son portrait, des poèmes de sa composition
pour les placer sur les murs des édifices sacrés de Primuliacum, en particulier pour accom-
pagner les deux figures de Martin et de Paulin. Ce dernier s’acquitte de sa tâche avec zèle,
allant jusqu’à proposer d’autres textes, et des variantes possibles parmi lesquelles son ami
pourra faire son choix5. Mais c’est aussi l’occasion pour Paulin de faire connaître à son corres-
pondant les inscriptions qui figureront dans la basilique de Fondi (Ep. 32,17), pour célébrer
les reliques qu’il va y déposer, et celles qui constituent déjà un élément du décor des monu-
ments de Cimitile : on peut bien parler de décor, car c’est ainsi que l’évêque a conçu ces ins-
criptions. Si ces tituli identifient un personnage ou explicitent le sens d’une image ou d’une
partie de l’église, ils sont aussi conçus par leur auteur comme un élément du programme
décoratif. Paulin prend bien soin de préciser l’endroit exact où ils se trouvent, avec parfois,
pour nous, quelques ambiguïtés : sous la corniche en stuc – une autre indication technique
intéressante – qui sépare les murs de la couverture (Ep. 32, 11), sur le linteau des portes des
différents chapelles (Ep. 32, 12), sur celui de l’entrée de la seconde basilique (Ep. 32, 13-14),
sur le même linteau, mais du côté intérieur, sur l’arc médian de la baie qui sépare les deux
églises, au-dessus de l’entrée des deux sacristies, sous la mosaïque figurée de l’abside, etc. Et
ces inscriptions ne sont pas secondaires : leur auteur invite son ami à ne pas rougir «d(e les)
inscrire sur les murs de l'église de (sa) communauté pour les offrir aux regards6». Par ailleurs,
si certaines de ces inscriptions sont brèves – deux vers par exemple, pour accueillir celui qui
entre dans l’église –, d’autres sont de véritables poèmes : quatorze vers pour commenter la
mosaïque de l’abside de la Basilica Nova, dix pour le texte qui court sous la corniche, douze
dans la basilique de Fondi. Il y avait décidément beaucoup à lire dans ces églises.
Ce n’est pas tout à fait une surprise : les monuments, ceux que nous connaissons un peu
partout à travers le bassin méditerranéen, ont livré maintes inscriptions qui, sur le sol ou
sur les murs, constituent de manière indissociable des éléments du décor et un apport à sa
compréhension. Sans passer en revue tous les types de textes, on peut en prendre quelques
exemples : il y en a, c’est le cas très souvent au Proche-Orient, qui sont essentiellement infor-
matifs ; constituant la dédicace de l’église ou d’une de ses parties, ils fournissent le nom des
donateurs, de l’évêque qui en est en charge, de celui qui a supervisé les travaux, du prêtre
dont elle dépend, et la date de la consécration : c’est le cas, parmi bien d’autres, à Umm er
Rassas en Jordanie, dans l’église dédiée à saint Etienne, ou dans celle de l’évêque Serge7. Plus
rares en Occident, elles sont tout aussi stéréotypées, rappelant évidemment bien souvent
que le monument était à l’abandon avant qu’un pasteur zélé ne le relève et ne le rende plus
brillant encore, digne de Dieu. Il en va ainsi dans de nombreux exemples, à Poreč en Istrie,
dans la basilique de l’évêque Euphrasius, comme à Tipasa en Algérie, dans celle consacrée
à sainte Salsa par l’évêque Potentius8. Plus simplement, elles peuvent signaler le nom des
donateurs. Mais la mise en scène de ces textes, qu’ils apparaissent sur le pavement, dans le

4. Ep. 32, 16.


5. Ep. 32, 22-8.
6. Ep. 32, 9. Traduction G. Herbert de la Portbarré-Viard, Descriptions monumentales, p. 93.
7. A. Michel, Les Églises d’époque byzantine et umayyade de la Jordanie, p. 387 et 392.
8. CIL, VIII, 20914 ; ILC 1824. Y. Duval, Loca sanctorum Africae, n° 170, p. 361-362.
29 Les inscriptions dans le décor des églises paléochrétiennes

chœur bien souvent, ou juste sous le cul-de-four de l’abside, montre bien qu’ils sont conçus,
eux aussi, dans leur mise en page et dans leur présentation, comme des éléments partici-
pant à l’ornementation des lieux. Plus spectaculaire encore est le cas de la basilique dédiée
au début du vie s. à saint Polyeucte par une grande aristocrate de Constantinople, Anicia
Juliana, dont les mérites exceptionnels sont loués par un poème de plusieurs dizaines de vers
que nous connaissons par un texte de l’Anthologie grecque, mais qui avait été sculpté éga-
lement, au moins en partie, dans le marbre tout autour de la basilique, comme un élément
du décor intérieur9 – on songe là, pour l’emplacement tout au moins, au texte que Paulin
avait fait reproduire sous la corniche de l’une des basiliques de Cimitile : exemple à vrai
dire unique de l’orgueil démesuré d’un commanditaire laïc (dans le cas de Saint-Polyeucte),
ici une des toutes premières dames de l’empire byzantin, que rien ne retient, pas même une
feinte humilité. D’autres textes, plus modestes dans leur ampleur comme dans leur ambition,
sont en revanche en rapport direct avec la fonction religieuse de l’édifice : ils accueillent le
visiteur lorsqu’il franchit le seuil de l’église, ou bien, même brefs, ces textes peuvent consti-
tuer l’affirmation forte d’une vérité de foi : ainsi en va-t-il dans plusieurs baptistères afri-
cains, sur le pavement (ou sur la cuve) desquels est énoncée l’unité de l’Eglise – catholique
par opposition aux rivaux donatistes. Citons un seul exemple, celui du baptistère d’Ulisip-
pira (Henchir Zembra en Tunisie) : Unus D(omi)n(u)s, una fides, unum baptisma (Eph. 4, 6)10.
Les citations bibliques, en Occident comme en Orient, sont très fréquemment utilisées11.
Si la présence de ces inscriptions dans les églises est assez logique – elles véhiculent des
informations que l’image ne permet pas de donner, sinon sous la forme d’une représenta-
tion du donateur, dans l’abside le plus souvent (l’évêque Euphrasius à Poreč par exemple),
il en va de même d’autres textes qui rendent explicite le sens d’un monument ou d’un amé-
nagement particulier. Ainsi, par exemple, ceux rédigés à la fin du ive s. par Ambroise pour
plusieurs édifices de Milan, qui figuraient dans les monuments eux-mêmes, qu’il s’agisse
du poème qui rend compte du plan cruciforme de la Basilique des Apôtres12, ou de celui qui
garnissait les architraves intérieures du baptistère Saint-Jean13. En revanche, on ne possède
pas l’équivalent des inscriptions sur lesquelles pourtant insiste Paulin, celles qui commen-
taient le décor figuré, à Nole, à Primuliacum ou à Fondi : il n’est donc pas interdit de s’inter-
roger sur la validité de certaines des affirmations de l’évêque, et de se demander si tous ces
textes étaient bien destinés à être reproduits sur les murs ou les sols. La chose est certaine
pour beaucoup d’entre eux : à Nole même, si les textes pauliniens ont disparu, la longue
inscription encore partiellement conservée à l’intérieur de « l’édicule mosaïqué » qui abri-
tait le tombeau de Felix, dans son état du vie s., donne une bonne idée de ce que l’on pou-
vait voir14. Mais n’y a-t-il pas aussi, parfois, même chez Paulin, une sorte de jeu purement
littéraire, une manière d’ekphrasis ? La question, qui se pose pour toute une série de textes
contemporains, d’Ambroise et de Prudence notamment, n’a pas manqué déjà d’être débat-
tue15. Quelques-uns de ces tituli, assurément, n’ont jamais figuré sur les murs, puisque Paulin,
pour un même emplacement, en propose plusieurs à Sulpice Sévère, à charge pour lui de
choisir (Ep. 32, 3 ; 32, 5). Le texte, au vrai, ne permettait pas nécessairement de raconter plus
que l’image, mais il permettait d’en tirer de manière explicite la leçon. La chose est particu-
lièrement claire dans le cas des deux portraits du baptistère de Primuliacum. Pour Paulin,

9. Pour le poème de l’Anthologie grecque : I, 10. Sur l’église et son décor : M. Harrison, Ein Tempel für Byzanz, en par-
ticulier p. 77-125.
10. N. Duval, A. Beschaouch, « À propos du baptistère d’Ulisippira », Bull. arch. du comité, 1999, p. 81-94.
11. On pourra commodément se reporter à A. Felle, Biblia Epigrafica,
12. Milano capitale, p. 119-120.
13. Ibid., p. 109-110.
14. C. Ebanista, La tomba di S. Felice, p. 68.
15. Par exemple, pour Prudence, J.-L. Charlet, dans Neues Handbuch der literaturwissenschaft, Spätantike, p. 541.
Langages et communication : écrits, images, sons 30

qui s’est d’abord récrié comme indigne, les textes sont le moyen de faire comprendre aux
fidèles les intentions qui ont présidé au rapprochement de ces deux images, celle d’un saint
admirable – Martin – et d’un évêque assurément pécheur – Paulin lui-même, qui ne devrait
pas être, affirme l’évêque, sur le même plan mais qui pourrait au moins servir en quelque
sorte de repoussoir (Ep. 32, 3). La question qui se pose, toutefois, est bien celle des lecteurs
de ces textes. Qui, au ve s., parmi les fidèles qui fréquentaient de manière assidue ou occa-
sionnelle l’église était en mesure de les lire et de les comprendre ? Dans la lettre 32, Paulin
n’évoque que très discrètement ce problème. Il signale, en passant (Ep. 32, 6), que, devant une
épitaphe, Sévère la lira à haute voix (recitans) – indication intéressante sur les modes de lec-
ture ; ailleurs (Ep. 32,9), il mentionne le lecteur, lector, sans préciser qui il pourrait être. Tous
ceux assurément qui, issus du même milieu social, entretenaient des rapports réguliers avec
l’évêque de Nole et visitaient la tombe de saint Félix, comme Nicétas ou Mélanie. Mais au-
delà ? La réponse n’est pas aisée à donner, mais on peut penser qu’à cette date le gros des
pèlerins qui se rendait sur la tombe de Félix n’était pas en mesure de lire ce qu’il voyait, ou
tout au moins de le comprendre. Paulin a bien conscience de ce problème, mais c’est dans le
carmen 27 qu’il l’affronte explicitement par le biais d’une réflexion sur le recours aux images
(carm. 27, v. 542-595)16. Il précise bien en effet que ces dernières, à Nole, sont « expliqué(es)
par des inscriptions placées au-dessus d’elle(s) »17, « ut littera monstret quod manus explicuit »
(carm. 27, v. 584-585). Les tituli sont là pour donner le sens des images, dans un double mou-
vement de contemplation de celles-ci et de retour sur leur sens. Mais la description que fait
Paulin de la foule grossière (turba) des paysans incultes (agrestes) qui constitue la majorité
de ceux qui fréquentent le sanctuaire laisse peu de doutes sur la capacité réelle de ces pèle-
rins à lire les textes, mais aussi à reconnaître les images. Mais on retiendra encore ce qu’il
rapporte de la manière dont tout ce décor est perçu, dans une sorte de lecture collective de
ce qui est représenté, reprise ensuite par chacun (v. 585-586)18.
Le débat sur le rôle des images et leur nécessité n’est pas une nouveauté : la question a été
abordée à plusieurs reprises lorsque s’est développée l’architecture paléochrétienne. Nil, évêque
d’Ancyre, dans les premières années du ve s., s’était déjà penché sur la question des rapports
entre l’écrit et l’image19, comme un autre évêque illustre, Grégoire le Grand, presque deux
siècles plus tard, dans un texte encore plus fameux que celui de Paulin de Nole, la lettre XI,
10, adressée par le pape à l’évêque de Marseille, Serenus, en octobre 60020. Cette missive déve-
loppe un argument présenté plus brièvement quelques mois auparavant dans une première
lettre adressée au même évêque (IX, 209). Ce dernier en effet, voyant des fidèles dans une atti-
tude qui pouvait laisser supposer une vénération excessive d’images représentées dans une
église, les avait fait détruire pour éviter ce qu’il considérait comme une manifestation d’ido-
lâtrie. Le Pape l’avait repris une première fois assez sèchement, avant de revenir sur ce sujet
de manière plus développée. L’argument portait sur l’utilité des images qui permettent à ceux
qui ne savent pas lire les livres de voir les mêmes choses représentées sur les murs. « C’est une
chose d’adorer des images, insiste Grégoire, c’en est une autre d’apprendre par le biais des

16. Sur ce point, cf. G. Herbert de la Portbarré-Viard, Descriptions monumentales, p. 346-347.


17. Traduction G. Herbert de la Portbarré-Viard, Descriptions monumentales, p. 332. Nous ne retenons ici, dans un
souci de simplification, qu’une seule des traductions possibles du passage relatif à l’emplacement de ces textes,
au-dessus ou en-dessous des images. Sur la difficulté d’interprétation du texte, ibid., p. 347, et Th. Lehmann,
Paulinus Nolanus, p. 213. La logique voudrait que les tituli figurent sous les images, comme le propose G. Herbert
de la Portbarré-Viard. L’hypothèse contraire est envisagée par D. Korol, « Le celebre pitture del Vecchio e Nuovo
Testamento », p. 154 qui, discutant lui aussi le sens de super, propose, n. 52, plusieurs exemples de tituli figurant
au-dessus des images. On se reportera par ailleurs aux travaux de D. Korol également pour tout ce qui concerne
le complexe de Nola.
18. Sur l’ensemble de ces questions, G. Herbert de la Portbarré-Viard, Descriptions monumentales, p. 331-355, où on
trouvera une abondante bibliographie.
19. Epist. liber IV, LXI (PG 79, c. 577 D).
20. Greg. M. epist. XI, 10 (CCSL CXL A, p. 874).
31 Les inscriptions dans le décor des églises paléochrétiennes

images ce qu’il convient d’adorer ». Le raisonnement n’est pas le même que celui que Paulin
développait implicitement : pour ce dernier en effet le texte inscrit sur les murs (les tituli) est
là pour donner le sens des images. Grégoire lui, parle des livres, mais son raisonnement s’ap-
plique, à plus forte raison, aux textes inscrits sur les murs. Manifestement il ne se fait guère
d’illusion sur la culture de la masse des fidèles et, en bon pasteur et pédagogue, utilise toutes
les ressources pour répandre l’enseignement de la foi. Une attitude dans laquelle on a vu sou-
vent les prémices de ce qui se passera à l’époque médiévale. Paulin n’en est évidemment pas
là. On pourrait certes argumenter, avec raison sans doute, qu’en 180 ans les choses se sont
encore détériorées et qu’au début du viie s. la capacité de lire est désormais singulièrement
restreinte. Un contemporain de Paulin, Prudence, avait comme lui rédigé un long texte (dix-
huit vers) destiné sans doute à figurer sur les parois d’un baptistère à Calahorra, en Espagne,
sa ville natale (Hymne 8)21. Mais la prudence s’impose, l’interpellation aux nouveaux bapti-
sés pouvant n’être qu’une formule rhétorique. Ennode de Pavie lui aussi, au début du vie s.
encore, compose un poème pour un baptistère sur les parois duquel sont représentés des
martyrs22. Etait-il lu davantage ? Rien n’est moins sûr, mais on peut évidemment supposer
qu’à défaut d’une lecture directe les fidèles pouvaient se faire expliquer le texte et commen-
ter les images par un guide, un sacristain, comme il en existait sans doute dans bien des sanc-
tuaires : c’est ainsi qu’Egérie visite le mémorial de Moïse au mont Nébo, en Jordanie, en se
faisant expliquer les lieux et les monuments par les moines, ou que, à Edesse, elle se fait gui-
der par l’évêque lui-même pour visiter toutes les curiosités de la ville – aussi bien profanes
que religieuses : il y avait bien des guides, professionnels ou occasionnels, qui se chargeaient
d’expliquer aux visiteurs ou à leurs hôtes ce qu’ils voyaient. En particulier il y en avait dans
les églises : en route pour Rome, Prudence s’arrête à Forum Cornelii (Imola) pour y visiter le
tombeau de saint Cassien. L’image du martyr couvert de plaies est représentée sur les murs.
L’évêque, ignorant des détails du supplice et ne comprenant pas la scène représentée (des
enfants enfoncent leur style dans le corps de Cassien) s’adresse alors au sacristain (aedituus)
qui lui raconte en détail le martyre du saint23. Partout ailleurs, on peut le supposer, des gens
plus ou moins qualifiés expliquaient de la même manière au visiteur ce qu’il voyait, en sup-
pléant à son ignorance s’il ne savait pas lire, quand il y avait des inscriptions, en lui racontant
l’histoire s’il ne reconnaissait pas l’image.
L’ekphrasis, on le sait, est un genre très apprécié à la fin de l’Antiquité. Peut-être quelques-
uns des textes qu’envoie Paulin à Sévère étaient-ils davantage un exercice littéraire, destiné
à rester sur le parchemin, plutôt qu’à être reproduit dans un monument. Il ne fait guère de
doute toutefois que beaucoup d’inscriptions ont effectivement figuré sur les murs dans le
complexe consacré à saint Felix à Cimitile. Mais ce qu’on sait de la lecture et de l’éducation
à la fin de l’Antiquité fait douter en revanche qu’elles aient été lues par nombre de ceux qui
visitaient le sanctuaire : l’objectif affiché par Paulin était sans doute irréaliste.
Mais on peut aussi se demander si ces inscriptions, qui n’étaient appréciées pleinement
pour leur valeur littéraire et pour leur signification que par Paulin et ses égaux en culture,
par le fait même qu’elles figuraient à l’entrée de l’église, dans le sanctuaire et plus particu-
lièrement sous des images qui, elles, pouvaient être plus aisément comprises (avec plus ou
moins de justesse)24 et qui étaient en tout cas vénérées, n’en prenaient pas que plus de force
aux yeux de ceux qui ne les déchiffraient pas, mais pour lesquels elles pouvaient apparaître
comme les garants des images qu’ils voyaient, tout en portant en elles une valeur sacrée25.

21. Prudence, Le Livre des couronnes, 8.


22. Ennode, Carm. lib. II, 20 (PL 000).
23. Prudence, Le Livre des couronnes, 9, v. 17.
24. On pourrait revenir longuement sur ce point : les images ne sont pas nécessairement plus faciles à comprendre
qu’un texte, et demandent souvent à être expliquées – l’exemple de Prudence devant la tombe de Cassien, cité plus
haut, le montre bien : même Prudence ne comprend pas toutes les images.
25. Sur la valeur des inscriptions, en particulier par rapport à l’image, M. Corbier, Donner à voir, donner à lire.
Langages et communication : écrits, images, sons 32

Résumé
La lettre 32 de Paulin de Nole, adressée à Sulpice Sévère, et ses poèmes 27 et 28 fournissent
des informations essentielles sur l’architecture et le décor des monuments construits à Nole, en
Campanie, autour de la tombe de saint Félix, mais aussi sur la basilique de Fondi et les églises de
Primuliacum, édifiées par Sulpice Sévère. On y observe l’abondance des inscriptions qui faisaient
partie intégrante du décor tout en contribuant à la compréhension du programme théologique
qui avait présidé à l’édification de ces constructions. Le même phénomène se retrouve dans de
nombreuses églises paléochrétiennes. On s’interrogera donc sur la fonction de ces textes, sur la
capacité des fidèles à les lire et à les comprendre et sur le rapport entre textes inscrits et images.

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33 Les inscriptions dans le décor des églises paléochrétiennes

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Un esempio di comunicazione politica nell’Antichità :
le iscrizioni pro salute imperatoris nella provincia
romana di Dalmazia
Mattia Vitelli Casella
Assegnista di ricerca
Dipartimento di Storia culture civiltà – sezione di storia antica
Università di Bologna

Extrait de : Corbier Mireille et Sauron Gilles (dir.), Langages et communication : écrits, images, sons,
éd. électronique, Paris, Éd. du Comité des travaux historiques et scientifiques
(Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques), 2017.

Cet article a été validé par le comité de lecture des Éditions du Comité des travaux
historiques et scientifiques dans la cadre de la publication des actes du 139e Congrès
national des sociétés historiques et scientifiques tenu à Nîmes en 2014.

« Larga parte della funzione comunicativa è affidata nel mondo antico – e romano in partico-
lare – alla scrittura, soprattutto a quella ‘esposta’, sotto gli occhi di tutti, com’è l’iscrizione »1.
Ho scelto queste parole di Angela Donati per iniziare queste breve contributo e moti-
vare così il suo inserimento all’interno di un volume che ha come tema proprio il linguaggio
e la comunicazione. Infatti, le città antiche, a partire da Roma stessa che è stata particolar-
mente studiata in merito, offrivano al passante una moltitudine di cose da leggere, per ripro-
porre una definizione che, pur nella sua semplicità, trovo particolarmente espressiva2. Non
essendo certo questa la sede per una categorizzazione del materiale epigrafico, basti pen-
sare che nei luoghi pubblici o comunque aperti al pubblico, il viandante poteva imbattersi
nelle iscrizioni più diverse : da quelle monumentali, come le dediche agli imperatori e alle
divinità sugli archi e sugli epistili dei templi, fino a quelle parietali graffite o dipinte, che
erano l’espressione estemporanea e spontanea dei contenuti più svariati. A questo proposito,
sui muri delle città antiche si potevano trovare, fra l’altro, messaggi di propaganda eletto-
rale, prezzari, annunci di spettacoli, lazzi spesso anche di contenuto osceno, espressioni di
contestazione politica, saluti, testimonianze della visita di un luogo durante una vacanza. È
facile notare allora che la situazione non era molto diversa da quanto possiamo vedere tut-
tora sui muri o sulle vetrine delle nostre città che portano scritte, insegne o manifesti affissi
di questo tenore. Le iscrizioni su supporti fissi non erano solo sugli edifici visti finora, ma
anche su basi di statue, altari, cippi, lastre che punteggiavano le aree urbane e la loro pro-
secuzione in campagna, ossia le strade, lungo le quali si trovavano le necropoli che, insieme
ai fori, erano il posto di maggiore concentrazione di monumenti epigrafici. A questi due
luoghi delle città su tutti si addice la definizione di paesaggio epigrafico3, che rende bene
l’idea di quanto la scrittura esposta all’aperto caratterizzasse – anche visivamente – le civiltà
antiche – e quella romana in particolare – in ogni suo aspetto, al punto che un grande stu-
dioso le ha definite « civilisations de l’épigraphie »4, dal momento che le iscrizioni ne cos-
tituivano un autentico codice culturale e che in nessun’altra epoca l’esposizione di un testo

1. A. Donati, Epigrafia romana : la comunicazione nell’antichità, p. 7.


2. Per la presenza di iscrizioni nelle città romane cfr., tra gli altri, i lavori di Gian Carlo Susini e recentemente
M. Corbier, Donner à voir, donner à lire. Mémoire et communication dans la Rome ancienne, p. 9-39 con bibliografia e,
per il caso specifico di Roma, p. 54-65, 71-73. La definizione di « cose da leggere » èdi W. V. Harris, « Literacy and
Epigraphie », p. 91.
3. G. C. Susini, Epigrafia romana, p. 48-56.
4. L. Robert, « Épigraphie », p. 454.
Langages et communication : écrits, images, sons 36

raggiunse la medesima importanza5. Ritengo in merito opportuno almeno menzionare due


aspetti : in primo luogo, il fatto che l’elemento epigrafico fu riconosciuto già nell’antichità
come legato a Roma, dal momento che proprio i dominatori portarono la scrittura esposta
in ampie aree d’Italia e d’Europa che non conoscevano l’esistenza della scrittura stessa e le
sue proprietà comunicative, per cui la considerarono all’inizio come qualcosa di magico6.
In secondo luogo, all’interno della civiltà che è considerata nel mondo occidentale la culla
del diritto, i provvedimenti più importanti per la collettività, a Roma o nelle province, dove-
vano essere esposti in un luogo pubblico in modo ben visibile e per un tempo potenzial-
mente infinito : le tavole di bronzo erano il supporto considerato durevole per eccellenza
e infatti su queste sono stati trovati alcuni tra i documenti epigrafici dal contenuto più rile-
vante7. Se finora si sono prese in considerazione le iscrizioni poste su supporti visti come
inamovibili e siti in luogo aperto al pubblico, non si può passare sotto silenzio la quantità
di tituli che si trovavano all’interno dello spazio domestico e che potevano veicolare i mes-
saggi più diversi dalla dedica alla didascalia di un mosaico o di una pittura; sebbene pre-
senti non solo in casa, in quel contesto sicuramente una posizione importante era rivestita
dalle iscrizioni sugli oggetti che passavano di mano in mano e che erano legati maggior-
mente alla sfera quotidiana : ad esempio, ceramica fine da mensa, anfore, tessere di diverso
tipo, ex-voto, ma anche cartigli, usati come didascalie durante i trionfi non diversamente
dagli striscioni nei cortei al giorno d’oggi8.
Alla luce di quanto brevemente esposto, è chiaro che l’epigrafia nel mondo romano vei-
colasse messaggi di qualsivoglia natura e rivestisse, dunque, un ruolo comunicativo unico e
di massa : infatti, tramite un’iscrizione su una via o una piazza, il mittente raggiungeva non
solo il destinatario specifico – ad esempio, il dio o l’imperatore –, ma potenzialmente tutti
i passanti, che erano pressoché costretti a prestare attenzione al testo generalmente strut-
turato in maniera tale da favorire la lettura anche a distanza9. Proprio la grande concentra-
zione di testi esposti ha indotto gli studiosi a porsi il problema dell’alfabetizzazione media
dell’epoca, perché non avrebbe avuto senso un numero così alto di documenti, se ben pochi
fossero stati in grado di comprenderli : è probabile, invece, che la gran parte della popola-
zione fosse quanto meno in grado di compitare le iscrizioni e leggere messaggi sintatticamente
semplici e stereotipati, quali dediche sacre, carriere imperatorie o magistratuali o epitaffi10.
Dopo questa necessaria introduzione all’epigrafia antica e alla sua funzione comunica-
tiva, veniamo ora all’oggetto di questo breve contributo, ossia le iscrizioni della Dalmazia
che presentano la formula pro salute imperatoris. Si precisa che quest’indagine fa parte di un
progetto più ampio ancora in corso sulle testimonianze epigrafiche della provincia che men-
zionano l’imperatore e/o altri membri della domus Augusta al fine di mettere in luce i rapporti
tra la casa imperiale, le comunità della provincia e la loro romanizzazione11. Le iscrizioni qui
analizzate rispondono perfettamente a tale scopo, poiché la formula in questione si trova

5. G. C. Susini, Epigrafia romana, p. 153 e M. Corbier, Donner à voir, donner à lire. Mémoire et communication dans la
Rome ancienne, p. 9-12.
6. G. C. Susini, Epigrafia romana, p. 143-150 con bibliografia e G. C. Susini, « Il lapicida romano », p. 59-60.
7. M. Corbier, Donner à voir, donner à lire. Mémoire et communication dans la Rome ancienne, p. 23-26.
8. Per le iscrizioni nello spazio domestico, cfr. M. Corbier, « Présentation. L’écrit dans l’espace domestique ». In
particolare sull’uso dei cartigli nella comunicazione politica cfr. M. Corbier, Donner à voir, donner à lire. Mémoire et
communication dans la Rome ancienne, p. 56-59 e G. C. Susini, « L’efficacia dell’epigrafia », p. 86.
9. G. C. Susini, Epigrafia romana, p. 48-51 e A. Sartori, « Epigrafia sacra e appariscenza sociale », p. 423-424.
10. M. Corbier, Donner à voir, donner à lire. Mémoire et communication dans la Rome ancienne, p. 58-60 e poi A. Donati,
Epigrafia romana : la comunicazione nell’antichità, p. 8-11.
11. La base dell’articolo deriva da ricerche svolte presso l’Università di Vienna – sotto la supervisione del prof. E.
Weber che ringrazio vivamente – grazie ad un Ernst-Mach Stipendium dell’Österreichische Austauschdienst-GmbH,
finanziato dal Bundesministerium für Wissenschaft und Forschung. Sul valore di queste iscrizioni per verificare
l’impatto dell’Impero sulle province, cfr. ad esempio J. Moralee, “ For salvation’s sake ”, p. 58.
37 Un esempio di comunicazione politica nell’antichità

su epigrafi che attestano preghiere ad una o più divinità, a che concedessero la salus all’im-
peratore e ad altri membri della sua famiglia.
Questo concetto era insito nel profondo della società e della religione romane, tanto che
già nel IV sec. a.C. esisteva nella capitale un culto di Salus, divinizzata alla pari di altri ele-
menti-chiave della mentalità, a partire da Fides, la lealtà reciproca alla base di ogni relazione
di politica interna ed estera nella Roma arcaica. Per salus si intendeva la salvezza del popolo
e dello Stato da sedizioni e guerre che ne mettessero a rischio la sopravvivenza stessa ed
infatti non a caso la dea aveva la denominazione ufficiale di Salus Publica. Anche se lo svi-
luppo contemporaneo dell’appellativo (theos) sōtēr per i re in Grecia e nei regni ellenistici ebbe
un ruolo significativo, la costruzione del tempio dedicato alla dea sul Quirinale avvenne,
infatti, tra il 306 e il 302 a.C. dopo un voto fatto dal console C. Iulius Bubulcus nel 311 a.C.
nel corso del secondo conflitto con i Sanniti che rappresentarono per secoli il nemico sicu-
ramente più ostico fra quelli incontrati da Roma nella penisola italica. Visto il significato
del concetto, è assolutamente logico che questa fosse al centro del dibattito politico durante
le guerre civili del I sec. a.C., come emerge chiaramente dalle opere di Cicerone. In questo
periodo, però, si assiste ad un’evoluzione del concetto che viene visto come dipendente
dall’agire politico e militare di un uomo che si configuri come il servator o conservator, non
diversamente da quanto in termini moderni si intende come il salvatore della Patria. Quando
finalmente Augusto ricoprì quel ruolo, ponendo così fine alla stagione dei conflitti intestini,
prestò attenzione a porre la repubblicana Salus Publica, come Pax o Concordia, al centro del
suo orizzonte ideologico di riferimento, tanto da onorare le tre divinità con statue in connes-
sione con la chiusura del tempio di Giano, a simboleggiare la pace ritrovata.
Parallelamente, però, con il mutamento della forma di governo si affermò anche il legame
stabilito già da Cicerone; perciò allora la buona salute dell’imperatore era ciò che garan-
tiva lo Stato e quindi i suoi abitanti dalle guerre esterne ed interne che li avevano funestati
durante il secolo precedente. Pertanto, Augusto, richiamandosi ad alcuni precedenti repub-
blicani, permise che venissero svolti pubblicamente vota agli dei per la sua salus, da inten-
dersi come il benessere complessivo, o per la sua valetudo, da intendersi come il buono
stato fisico, ogni cinque anni o in particolari circostanze ritenute di pericolo per lo stato12.
Queste cerimonie, consistenti in preghiere pubbliche gli dei per la salute dell’imperatore
seguite poi dall’offerta di sacrifici, furono l’anticipazione di quanto sarebbe stato a par-
tire da Tiberio : egli, infatti, istituzionalizzò annualmente per il 3 gennaio i vota pro salute
Augusti che a Roma erano celebrati dai fratres Arvales e in provincia dai governatori, dalle
élites municipali o dal personale militare. Del rito abbiamo testimonianza sia in una lettera
del celeberrimo scambio tra Plinio il Giovane, allora legato di Bitinia, e Traiano che si com-
plimenta per l’ottimo lavoro svolto sia nel Feriale Duranum, calendario di una guarnigione
militare in Siria all’epoca di Alessandro Severo13. L’espressione pubblica di preghiere per
la salute dell’imperatore si svolgeva non solo nella data preposta, ma anche in altre occa-
sioni, legate talvolta a tradizioni e avvenimenti specifici dei diversi territori, ed era soprat-
tutto in provincia una prova di identità collettiva e lealtà a Roma da parte dei sudditi che
dovevano prendervi parte sotto la guida di chi conduceva la celebrazione che veniva così a
rappresentare anche fisicamente il collegamento con il centro del potere. La concezione che
il buon andamento dell’Impero nel suo complesso fosse dipendente dal benessere del prin-
ceps toccò il suo apice con Vespasiano, che era riuscito a ridare pace alla collettività dopo
l’anno dei quattro imperatori e che diede alla Salus Augusti una sua indipendenza anche nel
linguaggio delle immagini14.

12. Per la storia di Salus tra Repubblica e Impero cfr. L. Winkler, Salus. Vom Staatskult zur politischen Idee, p. 16-45.
13. Plin. Ep. Tra. 10. 35-36. PDur. 54, c. 1. Sui vota pro salute principis e le sue testimonianze, cfr. J. M. Reynolds, « Vota
pro salute principis » e di recente S. Nemeti, « Vota pro salute imperatoris in Dacia », p. 255-261.
14. L. Winkler, Salus. Vom Staatskult zur politischen Idee, p. 90-93.
Langages et communication : écrits, images, sons 38

Nell’ideologia imperiale – che in maniera significativa è stata definita ideologia salu-


tare15 –, la buona salute dell’imperatore e quindi la solidità del corpo statale erano intese
come presupposti fondamentali per la salvezza del singolo abitante dell’impero, a pres-
cindere dallo status, cittadino o peregrino, dalla sua origine, italica o provinciale, e – fatto
ancor più interessante – dalla sua fede, come sottolinea Tertulliano stesso, che collega la fine
dell’Impero con la fine del mondo secondo l’annunzio delle Sacre Scritture16. Si creò, così,
nella mentalità collettiva un’unione inscindibile tra la persona dell’imperatore e l’impero
tutto, vale a dire che i singoli sudditi vedevano il proprio umano destino come connesso
in maniera indissolubile a quello del principe regnante, come scritto autorevolmente già
nel famosissimo Senatus consultum de Cn. Pisone patre di epoca tiberiana e poi da Plinio il
Giovane stesso in occasione della celebrazione nella sua provincia dell’anniversario della
salita al trono di Traiano17. Visto quanto detto finora, è facile capire come sia comunità di
diverso tipo sia singoli invocassero – sovente con l’aggiunta di sacrifici nel II-III sec. d.C. –
le divinità per la salute dell’imperatore e degli altri membri della domus imperatoria e quindi
indirettamente per loro stessi18.
Le iscrizioni di cui qui ci si occupa manifestano questi atti di devozione e rientrano per-
tanto nella categoria delle epigrafi votive : sul piano comunicativo contengono un messag-
gio tra il proponente/mittente e un destinatario, seppur muto, da cui, tuttavia, ci si attende
una risposta fattiva. Cionondimeno, queste non potevano essere viste avulse dall’ambiente
pubblico in cui erano poste, dove qualsiasi passante ne era un potenziale fruitore19. In questa
prospettiva le iscrizioni con la formula in oggetto erano portatrici anche di un forte messag-
gio politico, dal momento che erano utilizzate dai dedicanti allo stesso tempo per fornire a
tutti quelli che potevano leggerle una prova della loro lealtà verso il principe e la famiglia
regnante : è proprio per questo che non è mai omesso colui che erige l’iscrizione, a differenza
di altre epigrafi votive di carattere privato che testimoniano una forma di religiosità intima20.
I documenti qui studiati esprimevano per lo più un attaccamento sincero all’imperatore
– fides e pietas, nel linguaggio del Senato nell’atto già menzionato21 – che era effettivamente
diffuso nell’impero, ma ugualmente permettevano a coloro che li erigevano di sentirsi parte
dell’orbis Romanus. D’altronde, trattandosi di un atto religioso, le divinità pagane ne erano il
fondamento naturale e necessario e giunsero ad avere un valore specifico solo con l’avvento
del Cristianesimo, allorché i seguaci della nuova religione si rifiutavano di fare sacrifici per
la salute dell’imperatore e venivano processati e condannati per lesa maestà22. Allo stesso
tempo, i devoti di religioni diverse da quella pagana – Ebraismo e Cristianesimo – pregavano
allo stesso scopo la loro divinità, senza violare alcun principio religioso e rispondendo alle
stesse motivazioni dei pagani23. Tanto il rito dei vota pro salute Augusti, quanto l’erezione di
questo genere di epigrafe, attestato su supporti di vario tipo in tutto il territorio imperiale a

15. J. Moralee, “ For salvation’s sake ”, p. 18.


16. Tert. apol. 32. 1.
17. CIL II2, V, 900 = AE 1996, 885, l. 159-165. Plin. Ep. Tra. 10. 52.
18. D. Fishwick, The imperial cult in the Latin West : studies on the ruler cult of the western provinces of the Roman empire.
Vol. 3.3 : The provincial centre; provincial cult, p. 357.
19. A. Sartori, « Epigrafia sacra e appariscenza sociale », p. 424-434.
20. Per la volontà di apparire nelle iscrizioni pro salute imperatoris in epoca classica al contrario di quella cristiana,
cfr. J. Moralee, “ For salvation’s sake ”, p. 7. Per i casi di omissione del dedicante, cfr. A. Donati, Epigrafia romana : la
comunicazione nell’antichità, p. 27.
21. CIL II2, V, 900 = AE 1996, 885, l. 161. Per il sentimento di vicinanza all’imperatore nel senatus consultum de Cn.
Pisone patre, cfr. C. Castillo et A. Sánchez-Ostiz, « Legiones y legionarios en los epígrafes pro salute imperatoris : una
panorámica », p. 733 con bibliografia.
22. D. Fishwick, The imperial cult in the Latin West : studies on the ruler cult of the western provinces of the Roman empire.
Vol. 3.3: The provincial centre; provincial cult, p. 354. Da segnalare per i casi di processo ai Cristiani Tert. Apolog. 10. 1.
23. Quanto ai Cristiani, lo stesso Tertulliano (apol. 30-32) si sofferma a lungo sulla necessità proprio dei Cristiani di
pregare Dio per la salute dell’imperatore ; quanto agli Ebrei, c’è una testimonianza da Intercisa : CIL III, 3327 = 10301 =
39 Un esempio di comunicazione politica nell’antichità

partire dal regno di Tiberio, potevano in alcuni casi essere legate ad una particolare situa-
zione di pericolo per il princeps e per lo stato, come nel caso della prima testimonianza epi-
grafica – da collegare alla caduta di Seiano – o delle due cerimonie descritte da Erodiano,
da ricondurre a due cospirazioni di corte, una sotto Commodo e l’altra sotto Caracalla24. Nei
casi in cui le iscrizioni fossero dettate dall’esposizione dell’imperatore ad un rischio per la
sua incolumità, nella formula accanto a salus possono comparire altri termini, quali incolu-
mitas, victoria o reditus che connotano in modo peculiare la circostanza25.
Nella maggior parte dei casi i riti e le iscrizioni erano dettati, tuttavia, dal semplice desi-
derio delle comunità o dei singoli di mostrare tramite un atto di pietas l’adesione all’ideolo-
gia salutare, posta a fondamento giustificativo dell’Impero, quindi la loro assoluta lealtà al
centro del potere26. Di conseguenza, la distribuzione nel tempo e nello spazio delle dediche,
l’identità dei dedicanti – collettività o individui innanzitutto, poi nel secondo caso militari
o civili, indigeni o Italici – e le divinità invocate - locali o appartenenti al pantheon classico
– permettono di valutare la penetrazione dell’elemento romano e l’accettazione della nuova
potenza nella società di una provincia, la Dalmazia, che presentava al suo interno profonde
differenze tra la costa di precoce romanizzazione e l’interno socialmente molto arretrato,
che oppose lunga resistenza ai nuovi dominatori.
Da questo territorio provengono diciannove iscrizioni con la formula in questione che
si estendono cronologicamente dall’età di Traiano (n. 1) – le iscrizioni di questo genere del
I sec. non sono in complesso frequenti – fino alla metà del III sec., poiché l’ultima databile
con certezza risale al 253 d.C. (n. 16), su cui si tornerà brevemente27. In seguito, come nel
resto dell’Impero, questa formula, dopo un periodo di coesistenza attestata anche da un’is-
crizione di Domavia per Gordiano III (n. 14), fu soppiantata da quella devotus numini maies-
tatique, con cui la dedica non era più rivolta ad una divinità, seppur per impetrare la salus
del princeps, ma direttamente al numen dell’imperatore che si avvicinava così ad una vera
dimensione divina28. Come nelle altre regioni occidentali studiate, il picco di documenti –
nove su sedici databili (nn. 3-12) – cade in epoca severiana e – a riprova della presa della
loro politica ideologica – si può notare che all’imperatore sono associati altri membri della
famiglia, compresi quelli femminili cui venne accordato – come ben noto – un particolare
rilievo nella dinastia29.
Rispetto al motivo dell’erezione delle epigrafi di dedica, è da notare innanzitutto la serie di
sei altari provenienti da Ljubija, situata nella Bosnia nord-occidentale, al centro del distretto
delle miniere di ferro dalla valle della Sana. Presentano iscrizioni molto simili che menzio-
nano diversi imperatori, da Settimio Severo a Filippo l’Arabo, ma riportano tutte lo stesso
giorno dell’anno (nn. 6, 8, 9, 11, 12, 15). I dedicanti sono i procuratori imperiali, preposti
all’amministrazione dei metalla di proprietà del princeps, e i vilici, ossia loro subalterni, che, a

ILS 3981, lastra di dedica di un praepositus stationis al Dio eterno per la salute di Alessandro Severo e della madre
Giulia Mamea. Approfondimento sul tema in J. Moralee, « For salvation’s sake », p. 30-33, 45-47.
24. CIL XIII, 4635. Hdn. 1. 10. 7, 4. 4. 4-7.
25. D. Fishwick, The Imperial Cult in the Latin West: studies on the ruler cult of the western provinces of the Roman empire.
Vol. 3.3 : The Provincial Centre; Provincial Cult, p. 353.
26. Cfr. le situazioni studiate da J. Moralee, « For salvation’s sake », p. 18-23 e da S. Nemeti, « Vota pro salute impera-
toris in Dacia », p. 255-261.
27. Per l’analisi approfondita delle singole iscrizioni cfr. ora M. Vitelli Casella, « Le iscrizioni pro salute imperatoris
nella provincia romana di Dalmazia ».
28. C. Castillo et A. Sánchez-Ostiz, « Legiones y legionarios en los epígrafes pro salute imperatoris : una panorá-
mica », p. 738-742.
29. Ibid., p. 734 e D. Fishwick, The Imperial Cult in the Latin West : studies on the ruler cult of the western provinces
of the Roman empire. Vol. 3.3: The provincial centre; provincial cult, p. 352 con bibliografia precedente. Un quadro
simile alla Dalmazia emerge in Dacia, per cui cfr. M.-A. Airinei, « Formula pro salute imperatoris şi semnificaţia ei
în Dacia romană », p. 73, mentre un po’ diversa è la situazione del Vicino Oriente esaminato in J. Moralee, « For
salvation’s sake », p. 5.
Langages et communication : écrits, images, sons 40

seconda della specifica del loro titolo (ferrariarum o officinae ferrariae), avevano il compito pra-
tico di sovraintendere alla miniera nel suo complesso o all’attività metallurgica connessa30.
Le are si trovavano verosimilmente nel centro amministrativo dell’area, nei pressi della sede
del funzionario imperiale e del tempio di Terra Mater, la divinità qui invocata31. È probabile
allora che queste siano la testimonianza di una cerimonia annuale – guidata dal procura-
tore stesso e dal suo primo sottoposto – in cui tutti quanti lavoravano nella miniera erano
tenuti a pregare e fare sacrifici per la salus dell’imperatore, non diversamente da quanto
attestato in altre zone dell’Impero. Non può essere casuale il giorno, il 21 aprile, che forse
avrà avuto un valore specifico per le miniere – come sostenuto dal primo editore32 –, ma
che senza dubbio ne aveva uno forte per lo Stato romano, in quanto rappresentava i natali
dell’Urbs. Probabilmente un’occasione simile era alla base dell’erezione delle due are prove-
nienti da Domavia (nn. 5, 14), municipio della Bosnia nord-orientale e centro amministrativo
delle circostanti miniere di argento. I dedicanti delle iscrizioni sono, infatti, ancora i pro-
curatori imperiali e i monumenti erano posti assolutamente in luogo pubblico, all’interno
o all’esterno di un edificio interpretato come curia, basilica o sede del procuratore stesso33.
Se per lo più a porre le dediche sono quelli che noi potremmo definire membri delle
istituzioni – civili o militari – o le istituzioni stesse, in alcuni casi a farlo – naturalmente in
luogo pubblico – potevano essere dei semplici privati che così non solo ribadivano la loro
lealtà all’imperatore, ma comunicavano implicitamente anche le loro possibilità econo-
miche ai loro concittadini e a tutti i potenziali lettori, fine abbastanza frequente per l’epi-
grafia romana34. Si tratta, per la precisione, di due documenti salonitani (nn. 1, 17) – e non è
un caso che atti di munificenza privata di tale entità si trovino nella capitale provinciale, in
cui maggiori erano le risorse35–, che menzionano in un caso la costruzione di un impianto
idrico per un tempio da parte di uno schiavo imperiale e in un altro il restauro del tempio
di Victoria, che era andato in rovina per vetustà, ad opera di sei Augustali : non è da sotto-
valutare che l’erezione o il restauro e la conseguente dedica di un tempio erano considerati
nella civiltà romana atti di fondamentale valenza politica fatti in nome dell’imperatore36.
Nei casi appena visti o nei rimanenti non si può individuare un motivo specifico e diverso
dalla consuetudine di una cerimonia o dalla volontà di ribadire una generica lealtà al cen-
tro del potere, anche se in occasione dello scioglimento di un voto fatto da un singolo (nn. 1,
7); in due casi, invece, fu un evento politico esterno a portare all’erezione dell’iscrizione per
ribadire la fedeltà all’imperatore regnante e chiedere agli dei di preservarne l’incolumità e
di tenere quindi l’Impero al riparo da eventi catastrofici (nn. 2, 16). Si tratta dei documenti
databili al 193 d.C. e al 253 d.C., entrambi anni di lotte per la successione al trono impe-
riale, in cui l’area balcanico-danubiana fu un territorio di primo ordine sul piano militare,
vista l’alta concentrazione di truppe a difesa del limes. Se nel caso del forte di Čačak l’ori-
gine della dedica è indubbiamente in ambito militare, è possibile che lo sia anche per l’epi-
grafe naronitana, sul cui originario contesto di esposizione nulla si può dire, ma in cui è
da rimarcare nella formula l’associazione all’imperatore Pertinace del populus coloniae Iuliae
Naronae a riprova della relazione tra la salvezza del princeps e quella dei sudditi che vole-
vano mostrare la loro lealtà subito dopo l’ascesa alla porpora37. Una motivazione analoga

30. S. Dušanić, « Aspects of Roman Mining in Noricum, Pannonia, Dalmatia and Moesia Superior », p. 83-84.
31. D. Sergejevski, « Rimski rudinici željeza y sjeverozapdnoj Bosni », p. 96.
32 Ibid., p. 95.
33. Per i ritrovamenti archeologici e la loro interpretazione, cfr. M. Vitelli Casella, « Le iscrizioni pro salute impera-
toris nella provincia romana di Dalmazia », p. 183, nt. 33.
34. G. C. Susini, Epigrafia romana, p. 158-159.
35. M. Šašel Kos, « Private munificence in Salonae under the principate », p. 213-214.
36. A. Donati, Epigrafia romana : la comunicazione nell’antichità, p. 27-33.
37. Cfr. per l’iscrizione n. 2 M. Mayer, « Pro sa(lute) impe(ratoris) Helvi Pertenacis. Sober AE 1912, 45 de Narona »,
p. 314-317, per l’iscrizione n. 17 S. Dušanić, « Asinius Maximus in AD 253 », p 254. Per l’associazione della comunità
41 Un esempio di comunicazione politica nell’antichità

potrebbe essere alla base dell’iscrizione n. 18, in cui alla salus dell’imperatore viene unita la
victoria che pure talvolta è inserita nelle formule senza riferimento a una spedizione mili-
tare38: una risposta potrebbe venire da uno studio approfondito del documento incentrato
sul termine adventus che dovrebbe fare riferimento ad un viaggio o una spedizione degl’im-
peratori menzionati, anche se non c’è nessun’indicazione datante, se non che si tratta di
due Augusti. Un viaggio era certamente alla base del più recente monumento naronitano
(n. 13): una lastra che doveva essere apposta probabilmente sulla porta stessa39. Si tratta di
un’iscrizione eretta dalla comunità cittadina tra il 236 ed il 238 d.C. per Massimino il Trace
Augusto ed il figlio Massimo come Cesare, senza menzione di alcuna divinità, come accade
in qualche caso. In questo modo viene a configurarsi come un’elegante iscrizione onoraria
per i due sovrani posta in occasione di una loro visita dalla municipalità che si unisce loro,
in base al vincolo di appartenenza all’impero di cui loro erano la testa40.
Per quanto concerne le divinità a cui si erigeva la dedica, il più presente è, come in tutti
gli ambiti finora studiati, Iuppiter Optimus Maximus invocato soprattutto da militari e fun-
zionari dello Stato. È accompagnato per due volte dall’appellativo siriaco Dolichenus forse
conseguentemente alla diffusione dei culti orientali in tutto l’Occidente sotto il regno dei
Severi o all’origine orientale dei dedicanti41 (nn. 2, 4). I già visti altari di Ljubjia menzionano
nelle dediche Terra mater, la quale assunse i tratti distintivi di signora delle profondità del
sottosuolo e quindi, come le divinità protettrici della terra, era particolarmente venerata da
coloro che lavoravano nelle miniere, perché i metalli venivano visti come prodotti del suolo
e fonte di prosperità. Questa divinità – e non è secondario in un contesto ufficiale – poteva
assumere anche una valenza politica, perché era sovrapposta alla dea Roma o alla perso-
nificazione delle province42. Molto limitate sono le divinità locali e quelle legate all’ideo-
logia imperiale, diversamente da quanto avviene in altri contesti, quali l’Africa e anche la
più prossima Dacia, poiché solo Silvano potrebbe rientrare nella prima categoria e Victoria
nella seconda43.
Attraverso questa breve comunicazione, che è necessariamente sintetica e che si com-
pleta con la trattazione dei singoli documenti, svolta in altra sede, spero di avere mostrato
innanzitutto il valore fondamentale – direi quasi insostituibile – delle iscrizioni, per com-
prendere la civiltà romana e i messaggi che ne erano al centro. In questo caso, infatti, da un
lato possiamo evincere da queste epigrafi una buona penetrazione dell’ideologia imperiale
che – al di fuori di Salona – pare veicolata sempre da un intermediario in qualche modo
ufficiale – un funzionario, un militare o un’istituzione locale – e dall’altro possiamo notare
come tali prove della lealtà all’imperatore fossero ben esposte nei luoghi pubblici, in modo
che chiunque passasse per le città della Dalmazia potesse prestarvi attenzione e riflettervi,
sentendosene quasi coinvolto come in un colloquio44.

nella formula di supplica cfr. i paralleli presentati da D. Fishwick, The Imperial Cult in the Latin West: studies on the
ruler cult of the western provinces of the Roman empire. Vol. 3.3: The provincial centre; provincial cult, p. 358.
38. U.-M. Liertz, Kult und Kaiser: Studien zu Kaiserkult und Kaiserverehrung in den germanischen Provinzen und in Gallia
Belgica zur römischen Kaiserzeit, p. 159-160.
39. Quanto alla collocazione originaria I. Bojanovski, « Počasni natpis Maksimina Tračanina iz Narone », p. 188.
40. Ibid., p. 193.
41. J. Medini, « Kult Jupitra Dolihena u rimskoj provinciji Dalmacji », p. 88-90.
42. S. Dušanić, « The miners’ cults in Illyricum », p. 133.
43. Per l’Africa cfr. E. Smadja, « L’empereur et les dieux en Afrique romaine », p. 550-553, per la Dacia M. A. Airinei,
« Formula pro salute imperatoris şi semnificaţia ei în Dacia romană », p. 79. Su Silvano come possibile divinità locale
in ambito dalmata, cfr. R. Matijašić et F. Tassaux, « Liber et Silvanus », p. 88-89 e di recente D. Dzino, « The Cult of
Silvanus : rethinking provincial identities in Roman Dalmatia ».
44. G. C. Susini, Epigrafia romana, p. 152-155, poi A. Sartori, « Epigrafia sacra e appariscenza sociale », p. 424.
Langages et communication : écrits, images, sons 42

FORMULA DATA LUOGO DI DIVINITÀ DEDICANTE RIFERIMENTO


ESPOSIZIONE
pro salute /
Imp(eratoris)
Caesaris Nervae Trophimus
Traiani Optimi 106-116 d.C. Salona, tempio Silvano Amandianus, CIL III, 8684
Aug(usti) schiavo
Ger(manici) Dac(ici)
n(ostri)
pro sa(lute) /
Impe(ratoris) Helvi Iuppiter Optimus Flavius Faladus ILJug 1873 = AE
/ Pert<i=E>naci(s) 193 d.C. Narona, suburbio Maximus e Domitius 1912, 45 = AE 2005,
(!) et popul(i) / Dolichenus Apollinaris, 1184
Ro(mani) Iuliae sacerdoti
Naronae
[pro sal(ute) Valerius Menophilus,
Imp(eratoris) Promona, proba- centurione di
d(omini)] n(ostri) 193-209 d.C. bilmente forte di Genius loci coorte con i suoi CIL III, 9829
Sep[t(imi) Severi] / unità ausiliarie soldati
[Aug(usti)
pro salute /
Impp(eratorum) Iuppiter Optimus Ignoto, forse un
L(uci) Sept(imi) Se/ 197-209 d.C. Metulum Maximus militare CIL III, 10059
veri et Anto/[nini] Dolichenus
Ca[esaris (?)
[pro salute] /
[Im]p(eratoris)
[Caes(aris)] / L(uci)
Septimii / Severi
Pii Per/tinacis / Domavia, edificio CIL III, 12726
Aug(usti) Arabi/ 198-209 d.C. pubblico Ignota Ignoto
c[i] Adiabe[ni]/c[i
P]arthici / m[ax]
imi p(atris) p(atriae)
/ [trib]uniciae /
[potesta]ti[s] / [
[p]ro salute dd[[d]]
(ominorum)
nn[[n]](ostrorum)
I/m(peratoris) L(uci)
Sep(timi) Severi P[e] miniere di Titus Flavius
r(tinacis) / Aug(usti) Ljubija, nei pressi Verecundus, pro- ILJug 157 = AE
Arab(ici) Arab(enici) 21/IV/209 d.C. della sede del Terra mater curatore, e 1958, 63
Par(thici) [et] / procuratore Callimorphus,
M(arci) Aur(eli) vilicus
Antonini Aug(usti) /
[[et P(ubli) Sept(imi)
Getae Caes(aris) et]]
/ Iuliae Aug(ustae)
m(atris) c(astrorum)
43 Un esempio di comunicazione politica nell’antichità

FORMULA DATA LUOGO DI DIVINITÀ DEDICANTE RIFERIMENTO


ESPOSIZIONE
pro salute
Impp(eratorum)
Seve[r(i)] /
et Antonini
Augg(ustorum) / [[et Iuppiter Optimus Gaius Statius
Getae n[ob(ilissimi)] 209 d.C. Narona Maximus Tacitianus, benifi- CIL III, 1790
C[aes(aris)] et]] ciario consolare
Iul(iae) Augustae
matr(is) /
Augg(ustorum) et
castrorum
pro salute / miniere di Iul(ius ?), procu-
Imp(eratoris) Ljubija, nei pressi ratore, e un vilicus ILJug 778 = AE
Caes(aris) Ma(rci) / 218-221 d.C. della sede del Terra mater ignoto 1973, 412
Aur(eli) [[Antoni]]/ procuratore
[[ni]] Aug(usti)
[pro] salute
Imp(eratoris) / miniere di
[Caes(aris)] M(arci) Ljubija, nei pressi […] Marcus ILJug 780 = AE
Aur(eli) Seve/[ri 21/IV/223 d.C. della sede del Terra mater Aug(usti), procura- 1973, 413
[Alexandr]]i] P(ii) procuratore tore (?), e un vilicus
F(elicis) Aug(usti) / ignoto
[[et Iuliae Mae]]siae
(!) Aug(ustae)
p(ro) s(alute) d(o- Iuppiter Optimus Marcus Ulpius
mini) n(ostri) 225 d.C. Narona Maximus Kalendinus, benefi- CIL III, 1781
ciario consolare
[p]ro sal(ute)
d(omini) n(ostri)
Imp(eratoris) Heliodorus, vilicus
M(arci) / Aur(eli) miniere di officinae ferrariae,
Severi [[Alexan]]/ Ljubija, nei pressi sotto la curatela del ILJug 158 = AE
[dr]i P(i)i F(elicis) 21/IV/228 d.C. della sede del Terra mater procuratore Marcus 1958, 64
Aug(usti) et procuratore Iulius Macer
[[Iuliae]] / [Mamm]
eae Aug(ustae)
matri[s] /
castr(orum)
[pro sal(ute)]
Imp(eratoris) un vilicus offici-
Caes(aris) / miniere di nae ferrariae ignoto
[M(arci) Aur(eli) Ljubija, nei pressi sotto la curatela ILJug 781 = AE
S]everi [[Alex]]/ 21/IV/229 d.C. della sede del Terra mater del procuratore 1973, 414
[[andri]] Pii Fel(icis) procuratore Nicomachus
Aug(usti) / [[et
Iul(iae) Mameae]]
Aug(ustae)
Langages et communication : écrits, images, sons 44

FORMULA DATA LUOGO DI DIVINITÀ DEDICANTE RIFERIMENTO


ESPOSIZIONE
pr[o sal(ute)]
dd(ominorum)
[nn(ostrorum)
Imp(eratoris)]] /
C[[aesaris C(ai)
[I]uli Veri]] / Narona, porta Res publica
M[[aximini 236-238 d.C. urbica Naronitanorum AE 1980, 678
Aug(usti) et ]]
/ C(ai) [[Iuli
Veri M[aximi]]]
/ nobilis(s)imi
Caes(aris)

pro salute Domavia, nei pressi Iuppiter Optimus


Imp(eratoris) 238-244 d.C. di un edificio Maximus, Genius Procuratore ignoto CIL III, 12724
M(arci) Anton(ini) pubblico loci
Gordiani Pii
pro sa]lute dd(o-
minorum) [nn(o-
strorum)] /
[[Imp(eratorum) miniere di Ianuarius, vilicus
M(arcorum) Ljubija, nei pressi Terra mater, Liber, ferrariarum, sotto la CIL III, 13240 =
Iul(iorum)]] / 21/IV/247 o 21/ della sede del Iuppiter Optimus curatela del procu- ILJug 161 = AE
[[Philipp(orum) IV/248 d.C. procuratore Maximus (?) ratore Cossitianus 1958, 65
Augg(ustorum)]] Firmus
/ [et M(arciae) S]
everae Aug(ustae)
n(ostrae)

pro sal(ute) la coorte milliaria


Imp(eratoris) [[Ae]]/ Delmatarum con il S. Dušanić,
[mili Aemilia]]/[[ni]] 253 d.C. Čačak, forte di Iuppiter Optimus tribuno e il consula- «Asinius Maximus
Aug(usti) totiusque / unità ausiliarie Maximus ris Asinius Maximus in AD 253»,
domus divinae p. 254.

[pro sal(ute) d(o-


mini) n(ostri) et
totius dom]us Fabius Gamba,
Aug(ustae) et / Aurelius Apolaustus,
[senatus amplis- Salona, area […] Pinnus,
s(imi) populi- II-III sec. d.C. pubblica Victoria Aurelius […] e un CIL III, 13904
q(ue) R(omani) altro personaggio
et sple[n]/[didis- ignoto, Augustali
s(imae) col(oniae)
Salonitan(ae)
45 Un esempio di comunicazione politica nell’antichità

FORMULA DATA LUOGO DI DIVINITÀ DEDICANTE RIFERIMENTO


ESPOSIZIONE
pro salute et v(i) Iuppiter Optimus
c/(to)rias(!) Maximus, Genius
Impp(eratorum) II-III sec. d.C. Municipium Adventus Augusti Populus CIL III, 6340 = 8303
[nn(ostrorum)?] / S(polnistarum ?). (?)
Augg(ustorum)

pro salute d(omini) CIL III, 1974 = 8569


n(ostri) III sec. d.C. Salona Silvano e Ninfe Caius A(--) I(--) = XII, 133-3

Riassunto (Résumé)
In questo contributo l’autore dapprima svolge un’introduzione sull’importanza e la funzione
comunicativa dell’epigrafia nella civiltà romana. Quindi, spiega il valore e la storia della salus
tra la Repubblica e l’Impero, per prendere in considerazione le diciannove iscrizioni della
Dalmazia romana che presentano la formula pro salute imperatoris. Queste dediche alle divi-
nità erano utilizzate anche per esprimere la lealtà alla casa imperiale in tutto l’Impero. In
questa provincia ad erigere le iscrizioni troviamo soprattutto rappresentanti delle istituzioni
che dovevano in alcuni casi condurre vere e proprie cerimonie pubbliche di preghiera agli dei
per la salus dell’imperatore. Da segnalare è il caso di sei altari provenienti dall’area mineraria
di Ljubija che testimoniano un rito che si svolgeva annualmente alla data del 21 aprile. Due
sono i casi di dediche di privati, entrambe provenienti da Salona. Le iscrizioni sono tutte risa-
lenti al II-III sec. d.C. con un picco in epoca severiana.

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Violence et communication : nuire par la parole
Ces insultes qui brisent la paix (Fréjus, 1300-1341)
Henri Bresc
Professeur émérite d’histoire du Moyen Âge

Extrait de : Corbier Mireille et Sauron Gilles (dir.), Langages et communication : écrits, images, sons,
éd. électronique, Paris, Éd. du Comité des travaux historiques et scientifiques
(Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques), 2017.

Cet article a été validé par le comité de lecture des Éditions du Comité des travaux
historiques et scientifiques dans la cadre de la publication des actes du 139e Congrès
national des sociétés historiques et scientifiques tenu à Nîmes en 2014.

Dans une communication au congrès de Fréjus de 20081, j’ai analysé les cahiers des juges
épiscopaux de Fréjus, de 1300 à 1341, conservés aux Archives du Vatican, et qui proviennent
des dépouilles des prélats décédés en Cour romaine, Jacques Duèze, évêque de Fréjus de
1300 à 1310, et Barthélemy Grassi, de 1318 à 1340. Ce sont les comptes rendus de quelque
cent trente-huit parlements, qui énumèrent 2 868 condamnations, presque toutes de justice
criminelle. Au xive siècle, Fréjus est une seigneurie ecclésiastique compacte, sans « enchevê-
trement des droits », même si l’évêque partage les bans, à Fayence avec les carlans, à Fréjus
avec le chapitre canonial.
J’ai rappelé les acquis des recherches sur l’institution judiciaire en Provence, celles de
Jean-Louis Bonnaud, de Jacques Chiffoleau, d’Yves Grava, de Rodrigue Lavoie, de Patricia
Mac Caughan, de Thierry Pécout, de Laure Verdon, insérés dans un vaste renouvellement
des perspectives sur les procédures et les peines, et les débats qu’ils ont suscités. J’ai déduit
de mes analyses que ces condamnations sont soutenues par une conception hautaine du
bien commun, du devoir de protection et de paix, par la dévotion à la fonction publique de
la justice et par le souci de l’équité, en me ralliant à la fonction pédagogique de la condam-
nation et de l’amende et au rôle nouveau de la fama, mais aussi à la conception de la sainteté
de la loi et d’un État au service de la Loi. À Fréjus, cependant, ce n’est pas la justice étatique
qui fonctionne, mais une justice ecclésiastique qui participe à l’élaboration d’une pratique
attentive, mais sans sévérité excessive, destinée à restaurer la paix, et les vertus des juges,
humanité, mansuétude, sens de l’égalité, se résument dans le nom et la réputation du plus
grand d’entre eux, Pierre Antiboul, juge de l’évêque en 1323-1324. La relation des injures et
des insultes qui brisent la paix y est rapportée, en langue vulgaire, dans cinq cent soixante-
et-onze d’entre elles, une sur cinq.
La source se présente comme la copie d’un résumé de sentence ; elle comprend, dans la
marge, le nom de la cité ou du castrum du coupable, puis son nom, la cause de la condam-
nation, le plus souvent le nom de la victime et une phrase mi-latine mi-vulgaire quand le
juge a incriminé un délit d’injures, l’énoncé de la peine, puis l’indication des sommes ver-
sées et des restes à payer. La visée fiscale est évidente, ce sont des registres de clavaire, révi-
sés, corrigés à chaque payement, quelquefois rectifiés. Ces listes sont en effet conservées
dans les registres Introitus et Exitus et Collectorie2 ; le registre IE 4 et 11 et Collettorie 104
renferment les cahiers des années 1300-1303 et 1308-1310 et le registre IE 163 une pléiade
de cahiers qui s’étendent du 19 décembre 1320 au 3 mars 1341. Ces cahiers ne sont pas tous
semblables : les trois premiers, de 1300 à 1303, conservent l’enregistrement de sentences plus
nombreuses, les résumés sont plus détaillés. Ce sont probablement des copies complètes

1. H. Bresc, « Justice et société dans les domaines de l’Évêque de Fréjus dans la première moitié du xive siècle ».
2. Abrégés en ASV, Archivio segreto vaticano, et IE, Introitus et Exitus.
Langages et communication : écrits, images, sons 52

des registres de sentences lues lors des parlements. Deux autres cahiers, pour 1308-1309 et
1327, sont hors normes : ce n’est qu’une récapitulation faite par le clavaire des seules sommes
reçues et des restes à payer, sans autre détail.
Les parlements témoignent de la territorialité de la justice et leur itinérance confirme la
nécessité de la présence de la Cour pour éviter l’usure du temps et l’usurpation de ses droits
par la Cour royale de Draguignan : au centre de la « terre de la juridiction épiscopale » un
noyau compact rassemble la cité, Fréjus, et les castra où l’évêque a la totalité des justices, Saint-
Raphaël, Puget, Bagnols, Fayence. Ailleurs, il détient des parties de juridiction, la moitié à
Favas, à Flayosc, au Revest, à Bourigaille, à Saint-Julien et à Saint-Paul, le quart à Villepey
et aux Esclans, les neuf vingt-quatrièmes à Montauroux, le huitième à Seillans, le soixante-
douzième à Puybresson, et il dispose encore d’une juridiction sur ses hommes de l’évêque
dans les castra qui entourent le noyau central, Bargemon, Callian, Estérel, Palaison, et pro-
bablement Roquebrune, ainsi qu’à Lorgues et à Ramatuelle. De plus, le tribunal fonctionne
aussi comme cour de l’official et juge les clercs dans tout l’espace de l’évêché, à Draguignan,
au Luc, à Grimaud, etc.

Injure et insulte

Le contexte

Le récit apparaît toujours comme celui de la victime, du plaignant, mais sans doute tou-
jours devant témoins, même s’ils ne sont invoqués que pour donner gravité au scandale.
L’insulte reçoit souvent une expression chaotique et souvent incompréhensible. L’exercice
de l’insulte et de la violence apparaît en effet désordonné, marqué par la colère, le défi et la
volonté d’humilier : le coupable a quelquefois fait la « figue », il arrache le chaperon ou le
voile des veuves, il lance des menaces incohérentes.
Le théâtre de l’injure, qui peut être une simple insulte ou s’accompagner de voies de
fait, n’est également évoqué que pour souligner les conséquences du fait sur la fama et sur
l’ordre public. C’est la rue, dans quinze cas, dont quatre sur la place publique, la platea, et
trois sur la rue droite, carreria recta, de Fréjus, deux aussi devant une maison, une dans un jeu
violent, un béhourd, une encore lors d’une farandole, chorea, qui impliquent tous la publi-
cité recherchée et condamnée. La cour de justice apparaît aussi comme un lieu privilégié de
l’insulte, treize occurrences et deux devant des officiers de la cour, deux autres aussi dans le
palais épiscopal. L’église, dans trois cas, le four, dans deux, le moulin, une fois. On signale
une seule fois que l’incident se déroule dans une maison, lieu privé.

La langue

Le notaire écrit le résumé de la sentence dans un latin médiocre, généralement calque du


vulgaire3, comme dans l’insulte de Jean de Saint-Paul, clerc dracénois, criée pendant la faran-
dole devant la maison de Jacques Alexii, frater meretricis eyssaurellate et corregute, « frère d’une
prostituée essorillée et flagellée »4. Le notaire cède particulièrement à la tentation du code-swit-
ching des linguistes, quand il rapporte des expressions scandaleuses, insultes et mots men-
çants. Ainsi dans le défi d’un forgeron de Fréjus à son rival, quod si se amoverat ante januam
suam ipse sibi daret un frestell, « s’il sort devant sa porte, il lui donnera une volée »5 ou dans

3. H. Bresc, « La pratique linguistique des municipalités. Sicile et Provence, 1300-1440 », p. 659.


4. ASV, IE 4, f. 88, 6 novembre 1302.
5. ASV, IE 163, f. 25, 24 décembre 1331.
53 Ces insultes qui brisent la paix (Fréjus, 1300-1341)

celle d’un clerc de Draguignan à un autre Dracénois : si ego te potero invenire que affar fassa,
tu emes de corpore, « si je peux à l’avenir te rencontrer en occasion favorable, tu payeras de ta
personne »6, ou encore dans la méprisante, mais prudente, insulte collective lancée par Mitre
Jourdan de Châteaudouble, quod ipse non licebat clericos forojulienses intitulatos un gran viech
d’ase tribus exceptis, « il n’aimait pas les clercs incardinés de Fréjus, un viédase, sauf trois »7.
L’insulte est normalement laissée en provençal, rarement traduite en latin. Le notaire mani-
feste un souci évident d’en garder l’expression exacte, telle que l’a rapportée l’accusation et
acceptée le coupable, comme dans dicebat gran messonegassa salva reverencia audiencium, « il
disait un grand mensonge sauf le respect des auditeurs [la Cour] »8, ou Tu es de falsa rason,
« tu es un hypocrite »9. C’est le cas dans le défi, si volebat exire foras, cap e cap! « s’il veut sortir,
entre hommes! » ou dans celui lancé par un clerc de Gassin, avec ironie, après avoir blessé
Nicolas Buriol de Marseille : O valent home de Massilia, exeas!, « vaillant Marseillais, sors! »10.
La langue ainsi rapportée présente un caractère classique et même archaïsant. Une femme
de Saint-Raphaël lance à sa voisine : Si no sest ribauda, vos o fayts semblant, « si vous n’êtes
pas une ribaude, vous faites semblant »11. On note quelques variantes dialectales. Fréjus,
port de commerce et centre administratif, connaît en effet des passages et une immigration
constante, de la montagne et de la Provence occidentale, de Nice et sans doute de la Ligurie.
Citons Guillaume Grimaud de Fréjus, devant la Cour : Per corpo de Cristo, enanç que fosses
nadi, voy degray esser negadi, per tanto malefici, que aves fayti, « Par le corps du Christ, avant que
vous fussiez né vous auriez dû être noyé pour tant de méfaits que vous avez commis »12 ; la scan-
sion et les rimes pourraient indiquer une chanson et la langue évoque un dialecte italien ;
Grimaud pourrait être un Grimaldo. Un certain Datil, de Fréjus, est condamné pour avoir dit
quod ipse Guillelmus erat le plus rieu hom d’esta vila, que Guillaume [Balmerius] était le plus
querelleur de cette ville »13, qui semble du français.
Les insultes présentent un riche assortiment de langue verte et d’obscénités. Alasacia,
femme de Jean Ottobon, de Fréjus, lance à Jacoba Coqua : Jeu non siu pas moguda de sotz peccat
in ma via, non portava pas lo barute ne’l cruvel al cul , « Je ne suis pas mue par ses péchés dans
ma rue [?]. Je ne portais pas le blutoir ni le crible au derrière »14. Rissende Brunessa rapporte
publiquement quod eidem Beatrici ponebat linguam dictus Romanus in os dicte Beatricis, « Romain
[le clerc Romain de Seillans] mettait sa langue dans la bouche de Béatrice [Abellessa] »15.
C’est le cas aussi d’un récit qui a pour cadre l’auberge à Draguignan. Au four des chanoines,
Arnaude Gayrard rapporte qu’Adelasia Marescalle a répondu par une obscénité provo-
catrice à l’invite indécente de Jean Sardagna : ipsa Adelasia venit ad lectos ipsorum in camisia
tantum, ad cujus Johannis dicentis « Ubi albergabo furonem meum ? », ipsa Adelasia respondit :
« In culo meo », « Adelasia vint vers les lits des hommes en chemise, Jean lui dit : “où vais-je
loger mon furet?”, Adelasia répondit : “dans mon derrière” »16. Cette obscénité scandaleuse
et vigoureuse montre une liberté féminine inattendue, elle aurait dû être cachée et l’évo-
quer est une insulte. Citons encore une Fréjussienne qui dit à une jeune fille quod pulcriores

6. ASV, IE 163, f. 27v, 24 décembre 1331.


7. ASV, IE 163, f. 24v, 24 décembre 1331.
8. ASV, IE 163, f. 32, 24 décembre 1331.
9. ASV, IE 163, f. 23, 24 décembre 1331.
10. ASV, IE 104, f. 31, 21 août 1303.
11. ASV, IE 104, f. 11, 8 juin 1303.
12. ASV, IE 104, f. 6v, 27 mars 1303.
13. ASV, IE 104, f. 39v, 26 octobre 1303.
14. ASV, IE 4, f. 8, 23 octobre 1300.
15. ASV, IE4, f. 66v, 31 octobre 1301.
16. ASV, IE 163, f. 33, 3 septembre 1303.
Langages et communication : écrits, images, sons 54

habebat suas gautas de so cul quam ipsa Huga faciem suam, « qu’elle avait les fesses plus belles
que la figure d’Hugua »17.

L’insulte et le défi

L’usage de l’insulte n’est pas toujours mu par une colère irrépressible, il peut s’accompagner
de manœuvres, de ruses. On ouvre le parapluie de la rumeur, comme Tiburge Cabassole,
insultant Guillaumette Guesse : et quod audiverat dici quod mater dicte Guillelme inventa fuerat
ad molendinum cum Raymundo Valani, « elle avait entendu dire que la mère de Guillaumette
avait été trouvée au moulin à vent avec Raymond Valani »18. L’agresseur peut aussi se
cacher derrière une feinte protestation, qui rejette la culpabilité ou la tare sur l’adversaire ;
des Fréjussiennes disent à d’autres : Jeu non siu pas filha de peveyre ni de monegua, « Je ne suis
pas fille de prêtre ni de moniale »19, Mater mea non fuit fachureria nec portavit candelas ad eccle-
siam sicut vestra, « Ma mère à moi n’a pas été jeteuse de sorts et n’a pas porté de chandelles à
l’église comme la vôtre »20, ou encore Ego non sum illa que fecerat supponi filia mea a Guillelmo
Castilhono, « Je ne suis pas celle qui fait coucher ma fille avec Guillaume Castillon »21. Le clerc
marié Peyronet de Gassin lance à un barbier : Modo invenires Peyronetum a guisa de fals, de tra-
chor, de malvays et de layre com tu yast, « Tu ne trouveras pas Peyronet faux, traître, mauvais
et voleur comme tu l’es »22. La ruse et l’offense peuvent être aussi défensives : après avoir
tenté de séduire ou de violer Hugua Rossessa, le vicaire de Châteaudouble, dom Hugues
Leda, lui crie : Vilis, meretrix, non credis quod ego te cognoscam, « Vile prostituée, ne crois pas
que j’ai envie de te connaître »23.
Selon une procédure bien établie, l’injure verbale annonce, justifie et accompagne les
coups, les injures physiques, mais elle peut aussi contribuer à les éviter. La sélection opé-
rée par le notaire est sans doute réductrice, car bien des coups ont dû être accompagnés de
paroles, de verba rixosa ou injuriosa. Entre protestation et défi, on compte trente-deux démen-
tis, généralement « par ta gueule », sur le modèle de Vielha destral, tu mentiris per gulam !,
« Vieille maquerelle tu en as menti par ta gueule »24, ou encore de la gola sagnenta, « par ta
gueule sanglante ».
On compte soixante dix-sept défis seulement, comme dimitte me, aliter veniret tibi mala
ventura!, « Laisse-moi ou il t’arrivera un malheur! », ou dom Jean Porcellus, prêtre de
Callas : De istis cogosis de Calars ego faciam tirassas, « Ces cocus de Callas, je les traînerai »25.
Un clerc de Draguignan lance à son adversaire, tout en dégaînant son couteau : Ne movea-
tis vos quia mala ventura veniret vobis !, « Ne sortez pas car il vous arrivera un malheur! »26,
et un Raphaèlois, Se tu yeuses de fora, mala ventura ti venra e compraras de la persona, « Si tu
sors, il t’arrivera un malheur et tu payeras de ta personne »27. L’insulte peut s’accompagner
d’une mimique, la figue, faciendo sibi ficum, d’une gesticulation, quand l’agresseur balaie
devant la maison de la victime avec son épée, ou d’une menace méprisante, celle d’un clerc

17. ASV, IE 163, f. 33v, 24 décembre 1331.


18. ASV, IE 163, f. 33v, 24 décembre 1331.
19. ASV, IE 4, f. 74, 14 décembre 1301.
20. ASV, IE 4, f. 58, 30 avril 1302.
21. ASV, IE 104, f. 24v, 21août 1303.
22. ASV, IE 104, f. 21, 16 août 1303.
23. ASV, IE 104, f. 33, 3 septembre 1303.
24. ASV, IE 163, f. 13v, 17 décembre 1330.
25. ASV, IE 4, f. 68, 7 novembre 1301.
26. ASV, IE 4, f. 62v, 30 avril 1302.
27. ASV, IE 163, f. 26, 24 décembre 1331.
55 Ces insultes qui brisent la paix (Fréjus, 1300-1341)

de Roquebrune d’aller crotter chez le garde de la Cour, quod ipse cagaret in suo28, ou comme
Adalasia Palayona qui crie à Pierre Pascal dans la rue droite : in despectu tuo iro cagatum in
casale tuo quod servis Domino episcopo, « en signe de mépris j’irai crotter dans ton casal car tu
sers le seigneur évêque »29.
Le défi manifeste aussi la crainte : dans six cas un recul laisse sa chance à l’insulté de
préférer l’humiliation, mais cette dérobade peut révéler la conscience d’une faiblesse.
Antoine Jean dit à Raymond Cays et à sa femme quod nisi esset propter metum Curie tirassa-
ret eas vel quod ipsi eicerent, « si ce n’était par peur de la Cour, il traînerait les femmes ou que
les hommes sortent ! »30. Ayant saisi le bayle de Fréjus par le collet, Pierre Fauchier lui dit
quod nisi esset pro timore, ego darem tibi de pugno in maxilla, « si ce n’était par peur, je te frap-
perais du poing sur la machoire »31. Et le mari trompé, Guillaume Serrator, peut renvoyer
sa menace aux calendes grecques : Nunquam Deus permitat me mori quousque vindicavero me de
fratre Guillelmo et Bertrando de Autiniaco !, « que Dieu ne permette pas que je meure avant de
me venger de F. Guillaume et de Bertrand d’Autignac », amants de sa femme32, ou Foulque
Trigance qui crie à Rissende Brunessa quod Deus non permitteret eum morte mori quousque vin-
dicatum se vidisset de eodem, « que Dieu ne lui permette pas de mourir avant d’être vengé de
lui », sans doute son mari33.

Le matériel de l’insulte

Les insultes rapportées sont cent vingt-six, plus cent laissées implicites par les sentences,
dont douze verba injuriosa, et soixante courts récits comprenant des accusations détaillées,
toujours peu cohérents. Le vocabulaire de l’injure manifeste peu d’originalité par rapport
à celui qu’a glané Nicola Gonthier34. On peut en donner une hiérarchie, qui suggère que les
valeurs reconnues aux hommes appartiennent au champ de l’honneur militaire et citoyen,
tandis que l’honneur des femmes dépend du sexe et du corps.

Injures contre les hommes

Trachor, traître, 16 ; Arlot, voyou, Layre, voleur, 12 ; Vilan 11 ; Fals 9 ; Malvays 8 ; Cogos, cocu,
7 ; Pugnays, puant, 6 ; Malastruc, Raubator, voleur, Rieu (querelleur ?), 2 ; Barba merdosa,
Bastart, Bragos, crasseux, Can, chien, Destral, maquereau, Fil de destral, Fil de putan, Filius usu-
rariii, Fol, Gavot d’autre terra, Gavot étranger, Gibelin, Guers, tordu, Homicida, Jugador, joueur,
Merdos, Mesel, lépreux, Perjur, Sagnent, sanglant, Ubriac, ivrogne, 1.

Contre les femmes

Putan, 18 ; Sossa, sale, 8 ; Vil, vila, 8 ; Ribauda, 7 ; Destral, maquerelle (« hache »), Merdosa, 5 ;
Vielha, 4 ; Falsa, Ubriaga, ivrognesse, 3 ; Orresa, sale, Segnenta, sanglante, 2 ; Filha de peveyre, fille
de prêtre, Fotutosa, Glota, gloutonne, Goza, chienne, Malastruga, Meselha, Palota, sotte, Perfida,
Securis, maquerelle, Stragada, gâtée, Stranesida, harassée, Trueia, truie, Truffa, hypocrite, 1.

28. ASV, IE 4, f. 36, 25 juillet 1301.


29. ASV, IE 4, f. 9, 17 juin 1300.
30. ASV, IE 4 f. 63, 30 avril 1302.
31. ASV, IE 4, f. 73v, 14 décembre 1301.
32. ASV, IE 4, f. 51v, 12 février 1301.
33. ASV, IE 104, f. 29v, 21 août 1303.
34. Gonthier, “Sanglant Coupaul”.
Langages et communication : écrits, images, sons 56

Ces insultes ne sont pas isolées, elles partent en rafales, contre les hommes : Vilan, fals,
cogos !, Vilan, malvais, sagnent !, Fol, fals, trachor, malvays !, Vilan, fals, trachor, malvais, sagnent !,
Arlot, ribaut, gavot d’autra terra !, Arlot, ribaut, cogos !, Vilan, trachor, ubriac ! ; et pour les
femmes : Vilas, falses, malvayses !, Folla, malvaysa, bragaça !, Putan, bagassam, merdosa !, Sossa,
folla, ribauda de la sossa meselha !, Orresa, putan, merdosa !, Vil putan, merdosa, ribauda, malvaysa !,
Ribauda, sossa, malastruga, ubriaga !, Orreza, vielha, putan, destral de vostra filha ! On voit que
ces rafales brutales sont spontanément panachées : les tares physiques, la saleté, le sang se
combinent chez les hommes avec les excès sexuels et leur contraire, la défaillance qui justifie
le cocuage, et avec les vices moraux, fausseté, traîtrise, lâcheté. Chez les femmes, la déme-
sure du besoin sexuel mène la danse, entraînant malpropreté et ivrognerie, tandis que la
vieillesse donne à la figure de la femme insultée un appoint de répulsion.

Le temps qui resurgit

Le passé qui ne passe pas

L’insulte fait référence à des faits anciens, peut-être folkloriques. Une femme de Fayence
lance au héraut de la Cour : Trachor malvays, perjur, en aitan malas prisons sias tu mes com foron
los clergues de Calhans que mangeron l’un l’autre, « Traitre, mauvais, parjure, que tu sois jeté
dans une prison aussi mauvaise que celle des clercs de Callian qui se mangèrent récipro-
quement »35. L’expression alambiquée évoque aussi une histoire proche et mystérieuse ; une
femme de Fréjus interpelle Guillaume Cartal : En Cartal, vil arlot, ribaut merdos, ego faciam vos
tantum verberari ribaudis domini Raymundi de Villanova, illi qui mingit per anum, quod vallati sen-
cient de vobis et eatis ad sororem vestram Garratonam !, « Seigneur Cartal, vil débauché, ribaud
merdeux, je vous ferai tellement fouetter par les valets de messire Raymond de Villeneuve,
celui qui urine par l’anus, que les fossés entendront parler de vous, et allez chez votre sœur
Garratona ! »36 : une autre Fréjussienne lance à Pierre Feuchier : Talis est inter celum et ter-
ram qui faciat tibi vomere merda superius et inferius, « Il y quelqu’un entre ciel et terre qui te
fera vomir de la merde d’en haut et d’en bas »37, et un clerc de Grimaud, lui-même noble,
interpelle la femme d’un damoiseau : Folla, folla, melius fuisset amicis tuis quod te cremassent X
anni sunt elapsi, « Folle, folle, il aurait été mieux que tes amis te brûlassent il y a dix ans »38.

Les crimes

L’insulte est l’occasion d’une dénonciation, qui semble n’être jamais relevée par le juge. Elle
peut exprimer une imputation de crime contre les biens, de vol et même de roberie, assez
fréquemment, dans vingt-cinq cas, comme, entre habitants du Puget, Arlot pugnays, tu nolles
vivere nisi de raubaria!, « Voyou puant, tu ne saurais vivre sinon de roberie »39, Raubador de
camin! « voleur de grand chemin », quod nunquam furatus fuit yrcum neque capram, « que [l’in-
sulteur, Pierre Gayoni] n’a jamais volé, lui, de bouc ni de chèvre »40 ; l’accusation de vol, ou
de recel, peut se mêler à une vieille histoire qui a conduit à la pendaison d’un (faux ?) cou-
pable, dans l’accusation de Guillaume des Esclans contre Foulque Savary : Layre qui melius

35. ASV, IE 4, f. 8, 17 juin 1300.


36. ASV, IE 4, f. 27v, 23 septembre 1300.
37. ASV, IE 104, f. 6, 27 mars 1303.
38. ASV, IE 104, f. 20v, 16 août 1303.
39. ASV, IE 4, f. 83, 14 décembre 1301.
40. ASV, IE 163, f. 7, 22 décembre 1329.
57 Ces insultes qui brisent la paix (Fréjus, 1300-1341)

deberes suspendi quam Raymundum Abelli et X sunt anni lapsi que o as tengut, « Larron qui
aurait dû être pendu plutôt que Raymond Abel, et voici dix ans que tu l’as tenu »41. Autre
imputation de crime contre l’ordre moral, le jeu : O arlot jugador!, Arlot jucador! Il se lie au
blasphème, insulte suprême et défi transgressif, comme ce chapelain du Luc, dom Pierre
Rostaing, qui joue aux dés et dit que « c’est au mépris de Dieu que se feraient ces jeux », in
despectu Dei essent isti ludi42. L’insulte expose aussi l’infidélité et le mensonge, Desleyal tra-
chor! ou ce clerc marié de Draguignan qui dégaine et crie : Per ventrem Dei, En vilan! ben es
de vestras malvestats et del vilan Duran Aycart, « Ventredieu, Seigneur vilain, c’est bien là de
vos méchancetés et de Duran Aicart, ce vilain ! »43. Elle peut rendre manifestes la trahison
et la délation. Au four, Bertrand de Briansono de Puget dit à Alasacia Garinessa : Perfida
que fecisti capi Petrum Cosam pro blado Giraudi Garini, « Perfide qui a fait arrêter Pierre Cosa
pour le blé de Giraud Garin »44 et Pierre Laugier de Bagnols dénonce, dans la rue droite, le
notaire Pierre Bergame de Fayence quod ipse erat causa captionis Jacobi Senequerii, « qu’il était
cause de la capture de Jacques Sénéquier »45.

La rupture de l’ordre matrimonial

L’adultère représente l’essentiel des imputations, soixante-quinze : la réalité de l’adultère et


du pêché charnel, réprimés dans d’autres sentences, explique leur place dans les incrimina-
tions que cachent les injures. Elles manifestent la longue mémoire de la société provençale.
Une comptabilité qui ne va peut-être pas sans jalousie quand une femme de Saint-Raphaël
dit à une autre : Tres homes t’an fotuda, « trois hommes t’ont possédée »46. Une bizarre impu-
tation frappe Alasacie Silvestressa, insultée par Jacoba Coqua : Desta ubragessa, malvayassa,
sossaza, que habuit nova cum Tiburgia, « Va ivrognesse, mauvaise, répugnante, qui a eu des
affaires avec Tiburge »47.
L’adultère est évoqué crûment. Adalasie Pelayona, de Fréjus, dit d’Ayna : aplatetis bene
ipsam, non aplatetis ipsam ita quando inmisit drudos suos in domo mariti sui, « cachez la bien, ne
la cachez pas comme quand elle a introduit ses amants dans la maison de son mari »48. Pierre
Bordelli de Fayence lance à sa belle-fille : Mirases vos en la vil putanassa Astrugua Agulhona
cosina vostra que a agut un enfant del cal a perdut so marit, « Regardez la vile prostituée Astrugua
Agulhon qui a eu un enfant, du quel elle a perdu son mari »49. Sa conséquence est la bâtar-
dise : deux femmes de Fréjus, Aygline Caracausa et Jacoba Coqua, échangent des accusations
in via publica, l’une vociférant quod mater sua habuerat duos spurios , « sa mère avait eu deux
bâtards », et l’autre que « sa grand-mère a eu des bâtards », avia sua habuit spurios50. L’injure
s’étend au lignage : mulieres de parentela sua portabant bastartz et bastardas, « les femmes de sa
parentèle avaient des bâtards et des bâtardes »51.
La prostitution, largement attestée dans la cité comme dans les castra, et le concubinage
n’impliquent aucune répression visible dans les sentences et ne retirent pas la protection

41. ASV, IE 163, f. 33, 24 décembre 1331.


42. ASV, IE 163, f. 18, 27 avril 1331.
43. ASV, IE 4, f. 62v, octobre 1301.
44. ASV, IE 4, f. 28v, 23 février 1301.
45. ASV, IE 4, f. 26v, décembre 1300-janvier 1301.
46. ASV, IE 163, f. 7, 22 décembre 1329.
47. ASV, IE 4, f. 28, 23 février 1301.
48. ASV, IE 4, f. 184, 22 juin 1300.
49. ASV, IE 4, f. 3v, 17 juin 1300.
50. ASV, IE 4, f. 23v, 23 septembre 1300.
51. ASV, IE 163, f. 20, 4 novembre 1331.
Langages et communication : écrits, images, sons 58

de la justice, mais l’insulte atteste le discrédit qui touche la prostituée, l’intermédiaire et la


maquerelle (destral). Jacoba Coqua, plurirécidiviste, lance à Alasacie Ottobona : Putan vil,
tu exivisti de putanaria a modo non invenies qui te velit supponere et tu es meretrix et soror tua fuit
meretrix, « Vile putain, tu es sortie du bordel et maintenant tu ne trouves personne pour cou-
cher avec toi, tu es une prostituée et ta sœur est une prostituée »52, et Rissende Brunesse à
Béatrice Abellessa quod Romanus de Celhanis supposuerat dictam Beatricem in domo sua pro uno
tornense argenteo, « Romain de Seillans avait couché avec Béatrice dans sa maison pour un
tournois d’argent »53.
Le maquerellage aussi est une imputation explicite, Destral de vostra filha, Securis, et de
courts récits donnent quelque précision. Un Fréjussien dit à une veuve quod Gentilis soror
sua erat destral filie sue et ducebat eam per terram, « que Gentilis, sa sœur, était la maquerelle
de sa fille et la menait par le territoire »54, quod dicta Raymonda ducebat filiam suam per monta-
neam causa deflorandi ea, « Raymonde menait sa fille dans la montagne pour la déflorer »55.
Bertrande Raffellessa de Fréjus dénonce le passé de Bertrande Marrocca : Day folla, ribauda,
quod mater tua duxit per castra per far ti socoyre et de eo lucrata fuistis tunicam rubeam quam habes,
« Va, folle, ribaude, ta mère t’a menée de village en village pour te faire un revenu et tu y
as gagné le surcot rouge que tu as »56.
On note particulièrement deux accusations d’infanticide. Une femme de Fréjus accuse
Béatrice de Montauroux, femme de Pierre Stephani de Fréjus : Putan proada, ego non timeo
quod aliqua persona possit mi recasternare quod ego feceram mori infantem meum in Burgo novo,
« Putain confirmée, je ne crains pas, moi, qu’on puisse me reprocher d’avoir fait mourir
mon bébé au Bourguet »57. Une Fréjussienne accuse dame Bertrande de Bagnols quod ipsa
fecit mori filium suum extra terram istam, « elle a fait mourir son fils hors de ce territoire »58.
Mais le juge ne décidera pas de châtiment pour l’infanticide supposé et une faible amende
pour l’insulte, cinq sous.
La sorcellerie est familière, elle apparaît dans d’autres sentences, car sa répression n’est
pas déléguée à l’inquisiteur. Il s’agit de sorcellerie amoureuse, de fachura qui sort à peine du
cadre familial par un appel à des spécialistes, des femmes. Deux insultes évoquent le port
de chandelles à l’église, pour les faire bénir avant un usage indu : ne portetis vestrum eculum
cum candelis ad ecclesiam sicut alias fecistis, « Ne menez pas votre poulain [?] avec des chan-
delles à l’église comme d’autres fois »59. Un fustier de Fréjus dit à une femme mariée : mater mea
non fuit fachureria nec portavit candelas ad ecclesiam sicut vestra, « Ma mère n’a pas été jeteuse
de sorts et n’a pas porté de chandelles à l’église comme la vôtre »60 ; en 1303, Marie Bellessa
de Fréjus dit à sa belle-sœur : Ego non sum illa que fachurariam maritum meum ut me plus dili-
gat, « je ne suis pas celle qui jetterais un sort sur mon mari pour qu’il m’aime plus »61. On ne
repère pas non plus de châtiment pour la sorcellerie supposée et l’insulte est punie d’une
modeste amende de cinq sous.
Comme la violence, l’injure s’exerce, mais en tout petit nombre de cas, onze, à l’intérieur
de la famille, une fois contre le père, contre la mère, contre la sœur et contre le frère, une
fois aussi contre les beaux-parents et contre la belle-fille, deux fois contre le mari et trois

52. ASV, IE 4, f. 28, 23 septembre 1300.


53. ASV, IE 4, f. 66v, 31 octobre 1301.
54. ASV, IE 4, f. 81, 16 décembre 1301.
55. ASV, IE 4, f. 88, 6 novembre 1302.
56. ASV, IE 163, f. 35v, 24 décembre 1331.
57. ASV, IE 4, f. 49v, 12 février 1302.
58. ASV, IE 4, f. 83, 16 décembre 1303.
59. ASV, IE 4, f. 57, 30 avril 1302.
60. ASV, IE 4, f. 58, 30 avril 1302.
61. ASV, IE 104, f. 31v, 21 août 1303.
59 Ces insultes qui brisent la paix (Fréjus, 1300-1341)

fois contre l’épouse. Guillaume Serrator de Fréjus vilipende ainsi par deux fois sa femme
adultère et ses « amis » : Non potero me vindicare de una putan ? « Ne pourrai-je pas me venger
d’une putain ? », et Vidistis hodie aliquam meretricem maritatam ? « Avez-vous vu aujourd’hui une
prostituée mariée ? »62.

Coupables et victimes

Les délinquants

Sur trois cent quarante-deux coupables, on compte soixante-seize femmes, 22,2 %, qua-
rante-six clercs, 13,4 %, un seul noble et aucun juif. Les femmes sont nettement sous-repré-
sentées : neuf insultes contre les notaires, les officiers ou le clergé, quarante-neuf contre
d’autres femmes. C’est une délinquance faible et une délinquance de faibles. Généralement,
elles défendent la norme. Sauf Rissenda Brunessa de Fréjus, qui met la tête de son mari,
Pierre Brun, aux enchères dans la rue et joue à chercher quelqu’un qui le tue : [dicebat] in
carreria publica quod ipsa vellet esse vidua de dicto marito suo et quod sibi decostaret meliud indu-
mentum quod habebat et quod vellet invenire aliquem qui dictum maritum interficeret et cum aliqui
homines de Forojulio morirentur et vicine sue mortem illorum morencium ei refferrent ipsa dicebat
quod sic vellet de dicto marito suo et de eo esse vidua et si invenisset aliquem qui deliberaret eam de
dicto marito suo quod libenter daret ea que habebat, « [elle disait], en pleine rue, qu’elle voulait
être veuve de son mari et que ça lui coûterait son plus beau vêtement et qu’elle voulait trou-
ver quelqu’un qui tue son mari et, comme certains hommes de Fréjus étaient morts et que
ses voisines lui rapportaient leur mort, elle disait qu’elle voulait qu’il en arrivât ainsi à son
mari et que si elle trouvait quelqu’un qui la libérât de son mari, elle lui donnerait volontiers
ce qu’elle possédait »63. Mais était-elle victime ou coupable ?
Les clercs paraissent un milieu éminemment criminogène, capable et coupable, par ail-
leurs, des pires excès, port d’armes, adultère, coups et blessures, viol : vingt-sept sont de
simples clercs, sept des clercs mariés, neuf des prêtres et un clerc intitulatus. Leur surrepré-
sentation dans l’échantillon est due en partie au volet « officialité » du tribunal, mais nous
percevons ici une structure diamétralement opposée à celle qu’analyse ailleurs Claude
Gauvard et où le clerc est une victime privilégiée. Classiquement, ce sont des jeunes, fils
de famille souvent, quelquefois nobles, damoiseaux, en majorité sans liens affectifs, tous
joueurs, pauvres, voleurs, violents, à la recherche de bonnes fortunes. Ils sont critiques de
leur propre monde : pour Raymond de Seillans, faux clerc qui mène une vie boccacesque
et violente, il n’y avait pas à Fréjus de chanoine ou de clerc « propres », mundi. Parmi leurs
victimes, pour vingt-six hommes, deux clercs, un officier, on compte dix-neuf femmes. On
peut y voir un équivalent de la « beffa » italienne, l’humiliation des faibles.
Les clercs se révèlent sans doute de méchants poètes, mais des poètes méchants : deux clercs
de Roquebrune, Guillaume d’Aups et Fouque Lupi, attaquent le Templier frère Raymond
de Rue (Le Rouet, dépendance du Temple) et Hugua, fille d’Elisabeth de Roquebrune dans
un poème diffamatoire, un carmen famosum64 :

L’autriar de Palayon parti Avant-hier je quittai Palaison


De Costa Rua mon dret cami. De Costa Rue mon droit chemin
Trobiay plorava Dan Ysabet. Je trouvai dame Élisabet qui pleurait.
Demandiay li. Je lui demandai pourquoi.
Ilhi tantost respondet mi : Aussitôt elle me répondit :

62. ASV, IE 4, f. 43v, 18 septembre, et f. 51, 12 février 1301.


63. ASV, IE 4, f. 66v ; 31 octobre 1301.
64. ASV, IE 4, f. 29v ; 23 février 1301.
Langages et communication : écrits, images, sons 60

Huga querent anava. Elle allait cherchant Hugua.


Bonna, dih eu, non vos plores, Bonne femme, dis-je, ne pleurez plus,
Que briau say que la trobares. Car je sais que vite vous la trouverez.
Frayre Raymon la mana. Frère Raymond l’envoie.

Un autre clerc, le prêtre dom Jean Porcellus, chante à Callas un autre carmen famosum
insultant, toujours pour une femme65 :
De Chautart lo mersier De Chautard le mercier
Que sa mayra a fach baysar Que sa mère a fait baisser
O calar lo brayet Ou tomber le caleçon
Enans che issis de Calars Avant de sortir de Callas
A cent berbeguiers À cent bergers.

D’un troisième carmen famosum seu cantilenam redundantem vituperium et infamiam Raymundi
Argenti de Castroduplo quam in corea sive ballo cantavit , chanté pendant la farandole à
Châteaudouble par le prêtre dom Hugo Torniol, joueur et violent, nous n’avons que la notice66.

Les cibles

Un comptage des victimes donne des résultats très différents : sur un total de trois cent cin-
quante-quatre, on dénombre cent-une femmes, 28,5 %, et seulement huit clercs, 2,2 %, et deux
nobles, 0,5 %, mais trente-huit officiers épiscopaux et notaires, 10,7 %, et deux juifs, 0,5 %.
On note que très peu de conflits naissent, ou se révèlent, au sein de la famille. Les
insultes frappent trois pères, un frère, un mari, une belle-fille, un oncle, un beau-père, une
épouse adultère, peut-être une mère, et, par la bande, une belle-sœur. Bertrand Bergama
de Draguignan s’entend dire sur la place, à Fréjus : Magnum honorem accepistis de ista mere-
trice, vili, falsa, sagnente, sorore istius Guillelme Giraude, uxore fratris mei, « Vous avez reçu un
bien grand honneur de cette prostituée, vile, fausse, sanglante, la sœur de cette Gillaumette
Giraud, la femme de mon frère »67.
Les femmes apparaissent comme les victimes désignées des coups et de l’insulte. Leur dif-
famation accompagne le viol ou la séduction violente. Peyronnet, fils de Guillaume Suffredi
de Fayence, se vantera d’avoir connu charnellement Béatrice, fille de Pierre Brun et vierge,
pour se venger de son refus68. C’est une justification, l’expression de la déception, la compen-
sation de l’échec. Les juifs sont dans la même position ; on note qu’ils ne manifestent pas de
réticence à faire appel au juge, mais dans quel pourcentage ? Une dénonciation, qui repose
sans doute sur la réalité du prêt à intérêt, est jetée par Raymond, clerc de Châteaudouble, à
Thoros de Draguignan, quod dictus Taurosius peretur ( ?) et pecunie vel prope mutuabat, « que
ledit Thoros ( ?) et prêtait de l’argent (…) »69. Et l’injure traditionnelle, Can pugnays, « Chien
puant », lancée par Jean Dodon, clerc de Roquebrune, contre Astruguet de Borrian, égale-
ment frappé70. On note que les deux agresseurs sont des clercs.
La mauvaise opinion que l’on a des clercs dénonce un soupçon d’anticléricalisme. Ils
sont d’abord lascifs. Un Fréjussien dit d’Aycelina Cota quod dicta Aycelina pluries ac pluri-
bus videntibus se incluseret cum Domino sacrista quondam in camera ipsius sacriste claudendo
ipsam cameram, « Ayceline à plusieurs reprises et en présence de plusieurs personnes s’est

65. ASV, IE 4, f. 68, 7 novembre 1301.


66. ASV IE 104, f. 22, 19 août 1303.
67. ASV, IE 4, f. 27, 23 février 1301.
68. ASV, IE 104, f. 39, 26 octobre 1303.
69. ASV IE 4, f. 65, octobre 1301.
70. ASV IE 4, f. 70, 7 novembre 1301.
61 Ces insultes qui brisent la paix (Fréjus, 1300-1341)

enfermée avec le seigneur sacriste dans la chambre du sacriste en fermant la porte »71. Un
clerc de Draguignan, Jean Bordellus, agresse une femme mariée : Vade, vade, misera ad mere-
tricem preveyressam matrem tuam que inventa fuit cum Domino Petro Chabaudo in domo magis-
tri Bonaventura, « va, malheureuse, chez ta mère, concubine de prêtre, qu’on a trouvée avec
dom Pierre Chabaud dans la maison de maître Bonaventure »72, et le faux clerc Romain de
Seillans, multirécidiviste et perturbateur, dénonce quod Dominus Audebertus de Sclapono canoni-
cus Forojuliensis cognoverat carnaliter Dulciam uxorem Garini Burgondini et Huguetam ejus filiam,
« que dom Audebert d’Esclapon, chanoine de Fréjus, avait couché avec Douce, femme de
Garin Burgondin, et avec sa fille Huguette »73, et Guillaume Torniator est condamné pour
avoir diffamé sa femme, en disant quod Dominus Bartholomeus cognoverat dictam uxorem carna-
liter, « que dom Barthélemy avait connu charnellement sa femme »74. Une femme, Romaine,
épouse de Pierre Bossa de Fréjus, est aussi poursuivie pour avoir pris au collet dom Jacques
Vital : Ha fals vilan, nonne me per capsanam scucutiebas et volebas me in lecto prohicere et me pol-
luere ? « Faux vilain, ne m’as-tu pas secouée par le collet, tu voulais me jeter dans le lit et me
souiller ? »75. Les clercs sont aussi fourbes et inconstants : convoqué par le bayle de Saint-
Raphaël, Hugues Girard refuse d’obéir, disant quod nichil faceret pro eodem eo quod erat cleri-
cus conjugatus de quo nullam fecit fidem, « qu’il ne ferait rien pour lui car c’était un clerc marié,
dont il ne peut se fier »76. Ils sont enfin voleurs : à Saint-Raphaël, Adalasie Moyolessa accuse
le vicaire dom Hugues Bayle quod ipse retinuerat pecuniam asignatam pro pauperibus, « il avait
gardé l’argent destiné aux pauvres »77.
La critique virulente débouche sur l’opposition politique : Guillaume, « mari d’Olgeria de
Fréjus » (dénomination étrange, le notaire a rayé le patronyme Tornitor), dit de Barthélemy
Grassi quod non erat bonus episcopus Forojuliensis, set episcopus de merda, « ce n’était pas un
bon évêque, mais un évêque de merde »78. Notons cependant que cette opposition n’est pas
contaminée de gibelinisme, et Gibelin fait partie des insultes.
Les officiers sont aussi des cibles privilégiées. On compte trente-huit dénonciations,
onze de bayles, dix de nonces, gardes de la Cour, huit de notaires. Dépositaires de l’auto-
rité scripturaire, ces derniers sont d’abord considérés comme des faussaires. C’est le cas de
maître Boniface Raynaud, notaire de la Cour. Par deux fois et avec obstination et une nuance
de vocabulaire, Plaisance Bernarde de Fréjus souhaite lui voir appliquer l’amputation pour
avoir annulé un instrument présenté au tribunal, souhaitant quod ita haberet arsum pugnum
dictus magister Bonifacius sicut ipse sindit quandam cartam suam, « que maître Boniface ait le
poing brûlé comme il a taillé sa charte », puis quod utinam sic magister Bonifacius esset pug-
num abscisus sicut ipse cideret quoddam instrumentum seu cartam, « que maître Boniface ait le
poing coupé comme il a taillé un instrument ou charte »79. Ce notaire, corrompu, est aussi
corrupteur : devant le même tribunal, Foulque Audebert du Puget accuse quod ipse magister
Bonifatius [même notaire de la Cour] fecerit dari iniquum preceptum per dictum bajulum prop-
ter ensenia per matrem dicti Fulconis facta ipsi notario, « que maître Boniface a fait prendre par
le bayle un jugement inique en raison des cadeaux que lui a faits la mère dudit Foulque »80.

71. ASV IE 4, f. 41v, 18 septembre 1301.


72. ASV IE 4, f. 67v, 7 novembre 1301.
73. ASV IE 4, f. 67v, 7 novembre 1301.
74. ASV IE 163, f. 27v, 24 décembre 1331.
75. ASV IE 163, f. 39, 24 décembre 1331.
76. ASV IE 104, f. 30, 21 août 1303.
77. ASV, IE 163, f. 13v, 17 décembre 1330.
78. ASV IE 163, f. 27v, 24 décembre 1331.
79. ASV IE 4, f. 32, 3 juin 1300, et f. 40, 18 septembre 1301.
80. ASV IE 4, f. 20, 22 juin 1301.
Langages et communication : écrits, images, sons 62

Les officiers sont aussi des traîtres et leur duplicité un lieu commun. Un scieur de long
de Fréjus frappe un garde : omnes nuncii Curie sunt traditores, « tous les gardes de la Cour
sont des traîtres »81. Des traîtres et des voleurs : un habitant de Montauroux dit du bayle,
Pierre de Mania, quod ipse bajulus erat proditor contra dominum suum quia ipse occultabat jura
sua et sustituebat domino episcopo, « que ce bayle trahissait son seigneur, car il cachait les droits
qu’il avait levés et remplaçait le seigneur évêque »82.

La hiérarchie des peines

Rappelons que le tribunal inflige des amendes qui sont des peines et non des compensations.
Il s’agit de punir et non de réparer la réputation égratignée ou de dédommager de l’honneur
perdu. À suivre l’échelle des peines infligées, on ne discerne pas l’application d’un barème
fixe. La souveraineté du juge est entière. Mais on perçoit une hiérarchie : on passe de peines
modestes, de cinq à dix sous pour la simple insulte, en moyenne six, de trois à trente sous
pour le démenti, en moyenne dix sous, de cinq à vingt sous pour les menaces, en moyenne
douze sous, pour les insultes et défis, en moyenne seize sous, à des peines plus lourdes, de
dix à quarante sous pour les insultes avec coups, en moyenne vingt-cinq, pour les insultes
aux officiers, en moyenne dix-huit sous, aux clercs, en moyenne vingt sous. Les imputations
d’infanticide et de sorcellerie sont punies de cinq sous, de vol de six sous, mais l’atteinte à
la bonne renommée en matière sexuelle de seize sous en moyenne.
Contre le déshonneur, le besoin de justice porte l’insulté à rendre plus publique encore
l’offense. Il a confiance dans les effets positifs de cette publicité, de la sentence et du châ-
timent. Le tribunal a confiance aussi dans la fonction pédagogique de la condamnation et
de l’amende. Mais la récidive montre la nécessité de frapper plusieurs fois à la bourse pour
abaisser le niveau des insultes et freiner la violence. Le tribunal épiscopal apparaît comme
un régulateur assez efficace : pas de vendetta, pas de long procès, qui manifesterait un cycle
de vengeance et de représailles. Les récidivistes pèchent par incohérence et par dérèglement.
Seuls quelques têtus s’acharnent au nom de leur bon droit, comme Guillaume Serrator, cocu
et mécontent, et Plaisance Bernarde, durablement furieuse contre le notaire du tribunal, et
dans ces deux cas contre des proches de l’évêque. Peut-être est-ce la faille, l’unique faille
que nous pourrions deviner dans le travail permanent de restauration de la paix et dans la
présence d’Astrée, l’idéal de justice.

Résumé
Ces insultes qui brisent la paix (Fréjus, 1300-1341) Les Archives du Vatican conservent les
cahiers des juges de l’évêque de Fréjus, de 1300 à 1341, comptes rendus de 138 parlements, énu-
mèrant 2 868 condamnations, presque toutes de justice criminelle. Ces condamnations sont
soutenues par une conception hautaine du bien commun, du devoir de protection et de paix,
par une dévotion à la fonction publique de la justice qui trouvent leur perfection chez le juge
Pierre Antiboul, et par le souci de l’équité ; la relation des injures et des insultes qui brisent la
paix est rapportée, en langue vulgaire, dans 571 d’entre elles, une sur cinq. Classiquement,
on y stigmatise la rupture de l’ordre matrimonial, la prostitution, la trahison. Les femmes y
apparaissent comme les victimes les plus vulnérables, en particulier de la chanson infamante.
Et, naturellement, c’est en public que défi, geste menaçant, humiliation s’expriment, sur le
théâtre de la place, de la rue, de la Cour. Comme la « beffa » italienne, c’est une violence exer-
cée d’abord contre les faibles.

81. ASV IE 163, f. 13v, 17 décembre 1330.


82. ASV IE 4, f. 14, 10 mai 1301.
63 Ces insultes qui brisent la paix (Fréjus, 1300-1341)

Bibliographie

Bresc Henri, « Justice et société dans les domaines de l’Évêque de Fréjus dans la première
moitié du xive siècle », dans Boyer Jean-Paul et Pécout Thierry (dir.), La Provence et
Fréjus sous la première maison d’Anjou, 1246-1382, Aix-en-Provence, 2010, p. 19-35.

Bresc Henri, « La pratique linguistique des municipalités. Sicile et Provence, 1300-1440 »,


Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, t. 117, 2005, 2, p. 641-664 (communication
à la table ronde La résistible ascension des vulgaires, Paris X-Nanterre, 7 et 8 février 2003).

Gonthier Nicole, « Sanglant Coupaul » ! « Orde Ribaude ». Les Injures au Moyen Âge, Rennes,
Presses universitaires de Rennes, 2007.
L’injure et l’insulte : une question de laideur
Claudine Sagaert
Docteur en sociologie
Laboratoire Babel, Université de Toulon

Extrait de : Corbier Mireille et Sauron Gilles (dir.), Langages et communication : écrits, images, sons,
éd. électronique, Paris, Éd. du Comité des travaux historiques et scientifiques
(Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques), 2017.

Cet article a été validé par le comité de lecture des Éditions du Comité des travaux
historiques et scientifiques dans la cadre de la publication des actes du 139e Congrès
national des sociétés historiques et scientifiques tenu à Nîmes en 2014.

Dans la majorité des dictionnaires de la langue française, l’insulte et l’injure sont considé-
rées comme synonymes. La définition qui en est donnée fait référence à une parole blessante,
outrageuse, touchant à la dignité et à l’honneur. Si une certaine indistinction est marquée
entre ces termes, on peut toutefois préciser que le mot injure au xiie siècle est emprunté au
latin injuria qui renvoie à une injustice, un tort, un dommage, et qu’à partir du xvie siècle,
il caractérise une offense, une invective1. Le verbe insulter quant à lui, trouve son origine
dans le terme latin insultare qui signifie « attaquer », porter atteinte de manière violente2.
Plus explicitement, l’insulte implique un rapport de face à face tandis que l’injure s’adresse
à un individu, à un groupe ou à une communauté de manière indirecte, par des écrits, des
propos, ou des dessins. Dans cette approche, l’insulte comme le souligne Pierre Merle, peut
être considérée comme la branche orale de l’injure3. De plus si l’insulte peut relever d’un
désaccord passager, par contre quand elle touche l’être dans son identité, remettant en ques-
tion sa dignité et niant sa singularité, alors l’insulte devient injurieuse.
Si l’insulte et l’injure s’inscrivent par leur définition dans une relation de proximité, on
peut toutefois se demander quels rapports l’une et l’autre entretiennent avec la laideur. Si
a priori leur corrélation ne parait pas évidente, toutefois dans la mesure où on considère
que la laideur morale inspire le mépris et que la laideur physique heurte « le sens esthé-
tique »4, alors la laideur peut être considérée comme une insulte qui fait déroger l’être de ce
qu’il se devrait d’être, soit du fait de son apparence disgracieuse, soit du fait de ses propos
offensants. L’idée d’un écart entre ce que l’être fait ou donne à voir de lui-même et ce qui
en principe est attendu de lui, établit le point de liaison entre ces trois termes. Pour autant,
peut-on dire que le lien entre l’insulte, l’injure et la laideur s’épuise dans cette approche ?
Il semblerait que le problème s’avère plus complexe dans la mesure où la laideur s’inscrit
dans l’insulte et l’injure sous différents aspects. La laideur peut être cause ou conséquence
de l’insulte, soit du point de vue de l’auteur tenant des propos déplacés, soit du point de
vue de la victime, mais elle peut également être la matière, le contenu même de l’outrage.
Cet article se propose donc de réfléchir à partir de trois axes généraux aux différents types
de rapports dans lesquels ces termes sont liés. En premier lieu en retraçant l’histoire du lien
inscrit entre la laideur, l’insulte et l’injure dans la langue française, en second lieu en consi-
dérant la laideur physique comme matière de l’insulte, enfin en abordant l’insulte injurieuse
comme terreau de la haine

1. A. Rey, Dictionnaire culturel, p. 1995.


2. Ibid., p. 2043.
3. Cf. P. Merle, Petit traité de l’injure.
4. A. Rey, Le Robert, Dictionnaire d’aujourd’hui, p. 577.
Langages et communication : écrits, images, sons 66

Insulte, injure et laideur : une histoire de lien

Si on consulte les différents dictionnaires du xviie au xixe siècle, un lien est tissé entre la laideur
et l’injure. Dans le dictionnaire des Origines de la langue française de 1650, Pierre Caseneuve
mentionne : « Laid, laideur, originairement ces mots signifiaient la honte d’avoir été noirci
d’injures et d’opprobres »5. Dans le Dictionnaire Etymologique de la langue française6 de Gilles
Ménage de 1690 comme dans le Dictionnaire universel7 d’Antoine Furetière de 1727, le lien
entre injure et laideur est confirmé. De même Trévoux dans son Dictionnaire8 de 1738 après
avoir défini la laideur en terme de difformité, de choses vilaines et incommodes, précise que
le terme laid est un « vieux mot qui signifie injure». Pareillement dans le Dictionnaire éty-
mologique et raisonné des racines latines d’Antoine Court de Gébelin datant de 1780, on peut
lire que le terme laid renvoie au fait d’être blessé, offensé, de « faire affront ». Quant à Jean-
Baptiste de Bonaventure de Roquefort, dans son Glossaire de la langue romane de 18089, il défi-
nit ce terme par ce qui est injurieux. Il note également comme Ménage que l’on retrouve
l’idée de raillerie piquante, d’opprobre, de mépris dans des termes formés à partir du mot
laid, comme par exemple « laidance, laidange, (…) laidie, laidure »10. En dernier lieu, soulignons
que pour Caseneuve le « verbe grec injurier, loidorein, duquel l’ancien français a dérivé « lai-
dange et ledoire »11 évoque la laideur, et pour Menage le terme allemand « leid qui signifie
tort ou injure »12 désigne également ce qui est laid. En somme, si le « laid » ou la laideur a
caractérisé ce qui est blessant, injurieux, offensant, il est possible alors d’affirmer que la lai-
deur dans sa dimension morale a tout d’abord désigné l’injure.

Insulte, injure et laideur morale : de la honte à la haine

Si on admet que le fait d’injurier ou d’insulter quelqu’un c’est aller à l’encontre des règles
sociales et morales, dans ce cas toute insulte et toute injure entretiennent avec la laideur un
rapport d’identité. Ménage définit la laideur en ce sens, il l’assimile au fait de mal parler, de
« faire tort par ses discours »13. On retrouve du reste cette conception dans le Dictionnaire de
l’Académie française de 1835 : « ce que vous dites là est bien laid »14. Alain Chartier dans son
Bréviaire des nobles le note également, « laid parler ou trop médire/sont une vile devise/sur
homme ou chacun se mire »15. Une autre relation peut être établie entre l’insulte, l’injure et
la laideur morale, c’est le rapport qui les lie toutes deux à la honte. En effet, l’individu vic-
time d’affront peut se sentir honteux d’avoir été insulté, et l’auteur d’offense peut a posteriori
avoir honte de son acte. Dans ces deux cas, la honte engendre un déshonneur, elle est igno-
minie et infamie. Que l’individu soit acteur ou cible de l’insulte, la honte unit l’individu à
la communauté pour lui signifier qu’il est moralement laid. Il est intéressant de noter que
le lien entre laideur et honte est présent dans la langue grecque, comme l’atteste le terme

5. P. de Caseneuve, Les Origines de la langue françoise, p. 83.


6. G. Ménage, Dictionnaire Etymologique de la langue française, p. 92-93.
7. A. Furetière, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots français tant vieux que modernes et les termes
des sciences et des arts, p. 406.
8. Trévoux, Dictionnaire universel français et latin, p. 1444.
9. J-B. de Bonaventure de Roquefort, Glossaire de la langue romane, p. 54.
10. Ibid., p. 55.
11. G. Ménage, Dictionnaire Etymologique de la langue française, p. 92-93.
12. Ibid.
13. G. Ménage, Dictionnaire Etymologique de la langue française, p. 92-93.
14. Dictionnaire de l´Académie Française, p. 89.
15. G. Ménage, Dictionnaire Etymologique de la langue française, p. 92-93.
67 L’injure et l’insulte : une question de laideur

aischros qui signifie difforme, laid, et dans lequel est présente la même racine que dans le
mot aischunè qui exprime la honte16. De même en italien, le terme bruttamente indique un
acte honteux, mais on y retrouve le même radical que dans l’adjectif qui qualifie ce qui est
laid, brutto. En dehors de la honte, l’injure se nourrit également de la haine de l’autre. Là
encore un rapport peut être établi avec la laideur. Notons tout d’abord que dans la langue
allemande, l’adjectif häβlich, « laid », et le non commun die Häβlichkeit, « la laideur », ont
pour radical haβ ; or, der Haβ en allemand caractérise la haine. La haine en tant qu’expres-
sion de la laideur morale se traduit par la méchanceté. Si la méchanceté vise à nier la singu-
larité de l’autre, c’est comme l’a montré Jankélévitch17, parce que le haineux est « le méchant
en acte »18. Il prétend anéantir l’humanité de l’autre. « Pour le méchant […] la personne a un
tort inexpiable à se faire pardonner, un tort radical, originel […] le tort d’exister »19. En ce
sens la haine, par le biais de l’insulte, attente à l’être même du sujet et dans cette approche
elle est le propre de l’indignité.

De la laideur morale à la laideur physique :


l’apparence du sujet comme objet de l’insulte
Si la laideur a été définie en termes d’insulte ou d’injure, elle a fait référence originairement
à une dimension morale. Or entre le xie et xive siècle, l’injure, l’insulte, comme d’ailleurs la
haine et la honte, ont caractérisé aussi bien une manière d’être répréhensible que l’inesthé-
tisme d’un individu. Comment expliquer ce glissement de la laideur morale à la laideur
physique ? Caseneuve émet l’hypothèse suivante : « comme les mots passent d’une signi-
fication à l’autre, non seulement on appela laids ceux qui avaient été chargés d’injures et
d’infamies, mais encore ceux dont le corps était rendu difforme ou par un défaut de nature
ou par quelque saleté accidentelle ou artificielle »20. Ménage confirme également l’extension
du concept de laideur du moral au physique. Il écrit : « comme les choses laides sont haïs-
sables, nos anciens ont pu juger du mot leidig, qui signifie proprement haïssable, pour dire
difforme. » De même pour l’injure, « ce mot est passé d’une valeur morale à un sens phy-
sique »21. Ainsi ce qui était horrible, odieux du point de vue moral, a été transposé « sur un
plan esthétique»22.
Cette conception est loin d’être anodine car elle permet de comprendre que la laideur
physique a eu pour genèse la laideur morale. Le terme laidir d’ailleurs a été employé dans
les deux dimensions jusqu’au xiie siècle, il a signifié le fait de « dénigrer, rendre laid, rendre
difforme, [mais aussi] insulter, blesser de paroles, maltraiter, offenser, mépriser, déshonorer,
faire tort à quelqu’un, le blesser dans sa personne, dans son honneur, (…) dire des injures,
d’où notre mot laid, deformis »23. Au xiie siècle, ce verbe a été « supplanté par le préfixe «en»
»24, perdant ainsi le sens initial d’ « outrager pour celui de rendre laid, devenir laid »25, on
n’a plus dit laidir mais enlaidir.

16. Cf. M. Gagnebin, Fascination de la laideur, p. 96.


17. Cf. C. Sagaert, Jankélévitch, la méchanceté, p. 173.
18. V. Jankélévitch, Le Mal, p. 343.
19. V. Jankélévitch, Traité des vertus, p. 129.
20. P. de Caseneuve, Les origines de la langue françoise, p. 83.
21. A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, p. 1960-1961.
22. Ibid.
23. J-B. de Bonaventure de Roquefort, p. 55.
24. A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, p. 1960-1961.
25. Ibid.
Langages et communication : écrits, images, sons 68

La laideur physique, un des terreaux de l’insulte et de l’injure

L’insulte et l’injure ont pour finalité le dénigrement de l’être. Elles visent en s’octroyant un
certain pouvoir, à fragiliser le sujet dans son identité. Par là même, elles puisent leur source
dans divers domaines comme l’infériorité intellectuelle, le positionnement politique, la dis-
tinction sociale, l’origine ethnique, l’appartenance religieuse. Parfois même elles vilipendent
le sexe du sujet, raillent ses propos et ses actes, et lui attribuent des manières d’être abjectes
quand ce ne sont pas des pratiques sexuelles jugées viles. Toutefois dans la grande majorité
des cas elles se servent du registre propre à la laideur physique pour dévaluer l’individu
en portant atteinte à son apparence. Les insultes du type « sale gueule », « pouffiasse » ou
« grosse vache » l’illustrent. Dans cette approche la laideur physique sert de contenu à l’in-
sulte, elle en est sa matière. Il faut également souligner que les propos injurieux enferment
l’individu visé dans une catégorie d’être dont il est censé faire partie. Ces types d’outrage
n’émanent pas d’une particularité propre à la victime mais la résument à une apparte-
nance jugée infamante par l’insulteur. Par exemple telle femme devient « un boudin, […]
une truie »26, tel homme devient « un pourceau, […] un gros dégueulasse »27. Au sens sar-
trien du terme, on pourrait dire que l’insulte chosifie l’être en lui attribuant des caractéris-
tiques fixes. L’insulte de ce fait destitue histoire, identité et singularité du sujet. Toutefois,
si elle est un affront, paradoxalement le terrain sur lequel elle s’exprime implique tout de
même un contexte dans lequel elle est néanmoins tolérée. Ce contexte, fonction de l’époque
et de la culture de référence suppose a priori une déconsidération de certains types d’indi-
vidus. L’insulte bien que toujours condamnable au nom de la bienséance, de la morale et
dans certains cas de la justice, se sert pourtant d’une frange d’acceptabilité partagée par le
plus grand nombre. Ainsi, en piochant dans les stéréotypes infamants, elle est l’illustration
certes irrecevable mais tolérée de la dévalorisation de certains êtres. Les invectives profé-
rées à l’égard des femmes comme celles adressées à l’égard de certains peuples ou commu-
nautés religieuses, l’illustrent.

Insulte et injure faites aux femmes

À l’encontre de ce que l’on pourrait penser, le nombre de termes susceptibles d’être utilisés
pour insulter ou injurier les femmes quant à leur esthétique est beaucoup plus important
que ceux pouvant porter atteinte aux hommes. On peut certes traiter un homme de «magot »
ou de crapaud pour porter préjudice à son apparence, mais dans l’ensemble, les mots inju-
rieux qui s’adressent à l’homme portent le plus souvent sur un manque d’éducation, une
indécence, un non-respect des règles sociales et morales. Si on reste donc bien en peine de
trouver des expressions pour injurier la disgrâce physique masculine, par contre il n’en va
pas de même en ce qui concerne la femme. Pour offenser celle-ci, on peut avoir recours à
un certain nombre de termes injurieux. Laideron par exemple évoque une « jeune fille ou
jeune femme laide »28, coquine, une « femme de mauvaise vie, voleuse, [et] laide »29, mijau-
rée « une laide, une sotte »30. De même une laidasse qualifie une «grosse femme laide»31.
Notons à ce propos que l’embonpoint et la maigreur sont des critères d’insultes envers
les femmes. Dans le langage populaire, une femme maigre est appelée : bringue, échalas,

26. M. Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, p. 88.


27. M. Tsikounas, Comment faire carrière avec une gueule d’empeigne ? p. 112-113.
28. Dictionnaire de l´Académie Française, p. 740.
29. Ibid., p. 397.
30. Ibid., p. 631.
31. B. De Rochefort, Dictionnaire étymologique de la langue française, p. 4.
69 L’injure et l’insulte : une question de laideur

sauterelle. Inversement une femme d’une certaine corpulence est traitée de grosse, de ton-
neau, de bonbonne, de pot, mais aussi de boudin, de dondon, de grognasse, de pétasse.
Précisons aussi que dans certaines insultes, la laideur physique est associée à la laideur
morale. Robert Gordienne dans son Dictionnaire des mots qu’on dit gros note à propos du mot
pouffiasse32 qu’il vient du mot pouf et qu’il caractérise en argot berlinois une femme de bor-
del, une prostituée. Il précise qu’un cageot est une « vilaine jeune fille, sans aucune grâce,
ni dans son langage, ni dans ses attitudes. Elle est ronde, courte sur pattes. Disgracieuse à
l’extrême, pas très éloigné du boudin »33.
Il n’est pas rare non plus que l’insulte et l’injure aient recours à la zoomorphisation. Or
si ce procédé n’est pas en lui-même infamant comme son emploi dans les mythes, les fables
et les histoires destinées aux enfants l’atteste, parfois la zoomorphisation a pour finalité de
rapprocher certains individus de tel ou tel animal auquel on accorde les plus viles carac-
téristiques. Le mot guenon par exemple, caractérise une femme « extrêmement laide »34,
voire une prostituée, une vilaine femme, une vieille femme35. Une « dagorne » est certes
une vache qui n’a qu’une corne mais c’est également une insulte qui désigne une « vieille
femme laide et chagrine »36. De manière similaire, traiter une femme de truie c’est la consi-
dérer grasse et vulgaire37. Quant aux mots « thon », « grosse vache » ou « grosse baleine »,
ils indiquent une femme laide et grosse. Ces vocables injurieux traduisent explicitement
une certaine conception de la femme.

L’injure : une défaite de la pensée

D’autre part, il est important de spécifier qu’une personne offensante se sert de l’insulte pour
esquiver l’objet de l’échange. L’insulte est alors utilisée comme béquille pour pallier soit un
manque de réflexion, soit une absence de remise en question. Schopenhauer le démontre :
« Lorsqu’on constate la supériorité de l’agresseur et qu’on ne veut continuer à avoir tort, il
faut devenir blessant, offensant, grossier. Devenir blessant, c’est s’écarter de l’objet de la que-
relle (parce qu’on a perdu la partie) pour se tourner vers l’interlocuteur et s’en prendre d’une
manière ou d’une autre à sa personne. […] Lorsqu’on devient offensant, on abandonne complé-
tement l’objet et on dirige son attaque vers la personne de l’adversaire […]. Ce sont les forces
de l’esprit qui interpellent celles du corps ou celles de l’animalité ».

Pour illustrer ce genre de situation, on peut faire référence aux offenses faites aux fémi-
nistes au cours du xixe siècle. Les textes ou dessins outrageant les femmes n’ont pas cher-
ché à évaluer le talent de telle ou telle femme auteure, ils n’ont pas questionné la légitimité
de leurs revendications, ils ont volontairement ridiculisé leur manière d’être et les ont ainsi
stigmatisées. Révolutionnaires, suffragettes ou féministes, toutes ont été décrites « laides à
faire peur »38. On comprendra donc que si elles ont été injuriées, c’est parce qu’elles se sont
exprimées, qu’elles ont revendiqué de nouveaux droits et qu’elles ont prétendu à un par-
tage du pouvoir et du savoir. On les a alors dit « laides, sales, échevelées […], plus proches
de l’animalité que de l’humanité »39. Moquées, caricaturées, enlaidies, elles ont été accusées

32. R. Gordienne, Dictionnaire des mots qu’on dit gros de l’insulte et du dénigrement, p. 386
33. Ibid., p. 170.
34. Dictionnaire de l´Académie Française, Dictionnaire universel de la langue française, p. 89.
35. Cf. Pierre Claude Victor Boiste, Dictionnaire universel de la langue française, p. 773.
36. Ibid., p. 442.
37. Cf. Robert Gordienne, Dictionnaire des mots qu’on dit gros de l’insulte et du dénigrement, p. 480.
38. Cf. D. Godineau, Citoyennes tricoteuses : les femmes du peuple à Paris pendant la Révolution, p. 268.
39. E. Badinter, Paroles d’Hommes 1790-1793, p. 12.
Langages et communication : écrits, images, sons 70

d’être immorales et amorales. C’est sous cet angle du reste que Daumier dans ses caricatures
des Bas-bleus parues dans le journal Le Charivari en 1844, a dépeint les écrivaines en femmes
laides, vieilles, ridicules. Il a récidivé en 1849 avec les femmes socialistes. De manière ana-
logue, dans le numéro 79 du journal L’Assiette au beurre en date du 4 octobre 1902, Léandre
Charles dans sa caricature intitulée « Les Bas-bleus » a invectivé les féministes en les repré-
sentant décaties, vieillies et masculinisées à l’excès. En refusant l’idée d’une libération de
la femme, ces caricaturistes ont détourné le débat et, au moyen d’une représentation inju-
rieuse, ils ont participé à inscrire dans les consciences le stéréotype de la féministe en femme
repoussoir.
La caricature et le dessin de presse sont un des supports de l’insulte et de l’injure40 car ils
vont « droit à l’essentiel, frappent les imaginations de manière durable, se montrent d’une
efficacité souvent plus redoutable que les plus habiles discours »41. Ils entrent « par les yeux
et remuent ce qu’il y a de plus sensible en nous »42. Si « le pamphlet ne laisse dans la mémoire
que les idées »43, par contre la caricature et le dessin de presse y gravent « des images dont
les formes et les couleurs flottent dans le souvenir longtemps après qu’on les a vues »44.

L’insulte injurieuse et l’utilisation de la laideur par les racistes


et les antisémites
Les insultes proférées à l’encontre des femmes ont été légion mais on ne peut passer sous
silence celles qui ont touché certains peuples et certaines communautés d’individus. Elles
reposent de manière très significative comme pour les femmes sur une atteinte à l’appa-
rence physique. L’insulte injurieuse prend alors pour matière l’animalisation de l’autre, la
laideur de son corps et de son visage, la couleur de sa peau et son odeur. Pour les racistes,
ce type d’individu n’est pas un alter égo, il est un « macaque », un « bicot », un « raton »,
un « chien ». Il n’a d’ailleurs plus figure humaine. Son dénigrement « entraîne l’impossi-
bilité de le voir à travers son visage, c’est-à-dire [à travers] sa singularité d’homme, il a
« une sale gueule », une « tête de turc », une « trogne » , une « tronche », une « face de rat »,
un « faciès » »45. Toute son esthétique est dépouillée du moindre attribut positif. La forme
du crâne, du visage, du nez, de la bouche mais aussi des cheveux sont la substance de l’in-
sulte injurieuse. Sans compter qu’à cette prétendue laideur physique, on associe bien sou-
vent l’odeur nauséabonde, la saleté et la répugnance. Les cinq sens servent alors « l´objet
d’un discours de (…) [médisance] où l´autre est toujours une offense à la vue, à l´odeur, à
l´ouïe, au toucher »46. Dans cette perspective il devient la figure même de la répulsion. Il est
Résumé à l’injure qui le chosifie en « sale nègre » ou en « sale arabe ». Quant à la couleur de
sa peau, image de la noirceur de son âme, elle est sujette à tous les invectives possibles, on
l’a dit par exemple « mal blanchie » ou « peau de boudin »47. De manière analogue, l’insulte
antisémite a bien souvent fait référence à des critères inesthétiques censés appartenir en
propre à la communauté juive. Écrits, discours, caricatures, ont insulté l’apparence juive48 en
fabriquant sa laideur à partir d’une forme de nez, de bouche, de démarche, de corpulence

40. J. Kotek, D. Kotek, La Caricature, art de l’humour et de l’extrême, p. 18.


41. Ibid., p. 20.
42. Ibid.
43. F. Sarcey, La Revue comique, 15 octobre 1871.
44. Ibid.
45. D. Le Breton, Des Visages, p. 100.
46. Ibid., p. 41.
47. A. Bruand, Dictionnaire de l’argot, p. 330
48. C. Sagaert, L’utilisation des préjugés esthétiques comme redoutable outil de stigmatisation du juif, p. 971-992.
71 L’injure et l’insulte : une question de laideur

etc. Un façonnage offensant et outrageant du Juif a ainsi servi de support à toutes les autres
considérations négatives. L’insulte injurieuse en prétendant dénoncer la laideur esthétique
et morale des juifs, l’a créé de toute pièce et s’en est ainsi servi pour justifier par la suite des
traitements infamants.

La laideur est bien souvent utilisée comme un outil de stigmatisation pour insulter et inju-
rier l’autre, le rabaisser, l’humilier et le déshonorer. Comment alors ne pas concéder que
« tout affront physique est un affront à l’honneur »49, que le dénigrement de l’apparence est
l’arme première que les misogynes, les racistes et les antisémites pointent sur certains indivi-
dus pour mieux les malmener et perpétrer à leur égard les traitements les plus dégradants.

Résumé
On pourrait penser a priori que la laideur n’est nullement liée à l’insulte ou à l’injure. Pourtant,
si on fait référence à la définition qui en est donnée entre le xviie et le xixe siècle, la laideur est
caractérisée par la honte d’avoir été injurié ou insulté. Une relation est donc clairement établie
entre ces termes. Cet article se propose donc de réfléchir à partir de trois axes généraux aux
différents types de rapports que ces mots ont entretenus entre eux. En premier lieu en retra-
çant l’histoire du lien inscrit entre la laideur, l’insulte et l’injure dans la langue française, en
second lieu en considérant la laideur physique comme matière de l’insulte, enfin en abordant
l’insulte injurieuse comme terreau de la misogynie, du racisme et de l’antisémitisme.

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Librairie et polémique politique (1610-1618)
Jean Duma
Professeur émérite d’histoire moderne à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense
Membre du CTHS, section Histoire du mode moderne,
de la Révolution française et des révolutions

Extrait de : Corbier Mireille et Sauron Gilles (dir.), Langages et communication : écrits, images, sons,
éd. électronique, Paris, Éd. du Comité des travaux historiques et scientifiques
(Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques), 2017.

Cet article a été validé par le comité de lecture des Éditions du Comité des travaux
historiques et scientifiques dans la cadre de la publication des actes du 139e Congrès
national des sociétés historiques et scientifiques tenu à Nîmes en 2014.

Le 14 mai 1610 l’assassinat d’Henri IV par Ravaillac ouvre une période de régence marquée
par une forte instabilité politique. Elle se caractérise par la régence de Marie de Médicis et la
montée en puissance de son favori Concini, une réorientation politique autour de la question
des mariages espagnols, des contestations nobiliaires qui prennent la forme de trois guerres
civiles plus ou moins intenses, la convocation et la tenue des États généraux en 1614-1615, en
1617 le coup de majesté du jeune roi enfin majeur qui se débarrasse de Concini avant d’en-
trer dans un long conflit avec sa mère à partir de 1619. Cette agitation et ces tensions s’ac-
compagnent du développement d’une abondante littérature polémique, des libelles plus
ou moins clandestins, que Gabriel Naudé, dans le Marfore publié en 1620, qualifie ainsi :
« dignes du feu plutost que de la veüe des hommes, tels que sont aujourdhuy, Ces Centons, Colloques,
Advis, Lettres, Echos, Harangues, Remonstrances, & autres de ceste sorte, lesquels se tirent de la poche,
ne se donnent qu’entre amis, se vendent en secret, s’achettent bien cher, ne vallent rien, & sont encore
plus mal faits, comme venant des mains d’une populasse rude ignorante & mal polie, laquelle se lais-
sant conduire,
Ut nervis alienis mobile lignum
Est plutost emportée des tourbillons du mensonge que du doux Zephyre de la vérité, & des bouillon-
nantes vagues de la haine & de la médisance, que eu du calme souhaitable de la raison & équité. 1»

D’entrée, ces textes particuliers ont suscité l’intérêt des contemporains. Pierre de l’Estoile
les évoque fréquemment. Le Mercure français, publié par Jean Richer à partir de 1610, en
reproduit un certain nombre. Des collections sont constituées dès le xviie siècle par des éru-
dits, notamment les frères Dupuis.
Il s’agit d’une forme de communication particulière qui caractérise des moments mar-
qués par un affaiblissement du pouvoir monarchique et qui ouvre aux différents acteurs
de ces moments – auteurs de ces écrits, commanditaires, libraires – de multiples possibi-
lités d’intervention. L’objet des remarques qui suivent est de jeter un regard renouvelé
sur cette forme de communication durant une période bien délimitée, de 1610 à 1618,
lorsque, à la suite de la mort d’Henri IV et de la mise en place de la régence de Marie de
Médicis, cette littérature connaît un très fort développement.
Deux questions seront abordées : la délimitation et la présentation de ce corpus de
textes ; le rôle et la place des libraires dans cet ensemble.

1. G. Naudé, Le Marfore, p. 6.
Langages et communication : écrits, images, sons 74

À propos d’un corpus

Une approche traditionnelle

À la suite des contemporains, les historiens se sont très tôt penchés sur cette littérature polé-
mique. Ils se sont interrogés sur la signification et la fonction de tels écrits2. Mais ils se sont
d’abord attachés à cerner l’ampleur de cette production.
Le catalogue de l’histoire de France de la Bibliothèque Nationale, publié entre 1855 et
1895, réédité en 1968, permet d’avoir une approche quantitative de cette production pam-
phlétaire au xviie siècle et notamment pour la période 1610-1618.
Les données qu’il contient peuvent être synthétisées dans le tableau suivant

titres éditions
1610 218 277
1611 54 66
1612 47 76
1613 19 21
1614 219 285
1615 409 476
1616 253 281
1617 266 335
1618 56 68
total 1541 1885

Tabl. 1. – Catalogue 1855-1895

Ces données ont servi de base aux recherches ultérieures. Ainsi Jeffrey Sawyer, en s’ap-
puyant sur ce catalogue ainsi que sur les travaux de Hélène Duccini3 et de J. M. Hayden4,
avance les chiffres suivants : 50 publications en 1611, 40 en 1612, 20 en 1613, 200 en 1614,
410 en 1615, 160 en 1616, 190 en 1617 et 60 en 1618, soit, au total 1130 publications. Hélène
Duccini note pour sa part un pic de publication en 1615 avec 386 pièces. Roger Chartier de
son côté donne, en se fondant sur les catalogues des bibliothèques européennes et améri-
caines, 858 libelles pour les années 1614 et 16155.
C’est ce corpus ainsi délimité dans son ampleur et son inscription chronologique qui sert
de fondement à toutes les études qui ont pu être menées depuis sur la place de cette littéra-
ture pamphlétaire dans les affrontements politiques du premier quart du xviie siècle, nourris-
sant un important débat historiographique. Tous reconnaissent par ailleurs un changement
de rythme dans les publications avec l’arrivée définitive de Richelieu aux affaires en 1624.
Nous reviendrons sur cette approche que l’on peut qualifier de classique ou traditionnelle
en présentant une nouvelle recension de ces publications de libelles et pamphlets pour la
période 1610-1618. Elle permet de jeter un regard différent sur cette question.

2. Voir notamment J. K. Sawyer, Printed Poison. Pamphlet Propaganda, Faction Politcs and the Public Sphere in Early
Seventeenth-Century France ; H. Duccini, Faire voir, faire croire. L’opinion publique sous Louis XIII ; C. Jouhaud « Les
libelles en France au xviie siècle : action et publication ».
3. H. Duccini, « Regard sur la littérature pamphlétaire en France au xviie siècle ».
4. J. M. Hayden, « The Uses of Political Pamphlets : the exemple of 1614-1615 ».
5. R. Chartier, « Pamphlets et gazettes ».
75 Librairie et polémique politique (1610-1618)

Quelques remarques de caractère méthodologique

Cette nouvelle approche a été rendue possible par l’informatisation complète du catalogue
général de la Bibliothèque Nationale qui ouvre de nouvelles perspectives et présente un
double intérêt.
D’une part, elle permet d’intégrer au corpus des ouvrages qui ne figuraient pas dans le
catalogue imprimé du xixe siècle mais dans d’autres fichiers de la Bibliothèque Nationale. Et
surtout de réunir dans un même ensemble des ouvrages dispersés sur trois sites : Tolbiac,
le département des Manuscrits resté sur le site Richelieu et les ouvrages conservés à la
Bibliothèque de l’Arsenal. Il est donc possible d’avoir une vue quasi exhaustive de la tota-
lité des ressources de la BNF dans ce domaine. D’autre part, les possibilités ouvertes par
l’informatique facilitent des regroupements par années d’édition des publications conser-
vées et de travailler sur les notices ainsi sélectionnées.
Pour établir le corpus présenté aujourd’hui on a procédé de la façon suivante. Pour
les neuf années retenues (1610-1618) on a recherché pour chaque année tous les ouvrages
présents dans les collections de la BNF. Dans un second temps ont été retenues les notices
des ouvrages correspondant à des libelles ou des pamphlets, en fonction du titre, de la
pagination et des données complémentaires de la notice. La liste comprend également
un certain nombre de « livres », c’est-à-dire des ouvrages dont la pagination est généra-
lement supérieure à 150 pages.
Un travail artisanal – assez long et fastidieux – a conduit à prendre en compte la mul-
tiplication des notices pour un même ouvrage et les différences d’orthographe des titres
pour un texte identique. Cela a permis d’aboutir, pour chaque année retenue, à une liste
des titres publiés qui précise également les différentes éditions qui ont pu être effectuées
cette année-là.
Deux exemples concrets permettent d’illustrer cette façon de faire. Pour 1611, la BNF
dispose de 2501 notices d’ouvrages publiés cette année-là, 355 ont été retenues qui cor-
respondent à 210 titres (dont 33 livres) et 246 éditions. Pour 1614, les chiffres sont respec-
tivement 3145, 925, 383 (20 livres) et 513.
Un double travail a été ensuite réalisé. À partir de la liste des titres, un essai de typo-
logie de ces ouvrages se fonde sur un corpus total de 2931 titres. À partir de la liste des
éditions, un travail d’identification des libraires, imprimeurs et relieurs qui ont réalisé ces
publications. Le corpus est alors de 3612 ouvrages.
On a pu ainsi dresser un certain nombre de tableaux reprenant des données quantita-
tives et statistiques. Il convient de les présenter et de les commenter rapidement afin de
dégager quelques traits essentiels de ces publications et aborder la façon dont elles s’in-
sèrent dans une stratégie politique. Se pose ainsi la question des auteurs et des comman-
ditaires de ces publications, à savoir comment ces dernières participent à une activité
fondamentale des libraires, ces deux aspects étant étroitement liés.
Il s’agit pour l’essentiel de faire des constats mais aussi d’interroger ces textes, sans
apporter nécessairement des réponses approfondies qui exigeraient de poursuivre l’en-
quête et la réflexion.

Un corpus renouvelé

Le travail de recension des ouvrages du catalogue général qui vient d’être évoqué aboutit
au tableau suivant :
Langages et communication : écrits, images, sons 76

titres éditions
1610 324 447
1611 210 246
1612 146 199
1613 117 131
1614 383 513
1615 657 793
1616 370 464
1617 451 586
1618 255 306
total 2931 3685

Tabl. 2. – Catalogue général.

Une approche d’ensemble

Tout d’abord, on constate un élargissement considérable du corpus qui passe de 1541 titres à
29316 et de 1885 à 3685 éditions. Ce doublement du nombre de titres recensés et du nombre
des éditions n’a pas seulement une dimension quantitative mais aussi qualitative. L’écriture
et la publication des libelles constituent donc une dimension fondamentale de cette période.
Pour ceux qui sont à l’origine de ces publications qu’ils soient auteurs ou commanditaires
avec un problème d’identification de ces auteurs, souvent anonymes, et des commanditaires
qui utilisent parfois divers procédés pour masquer ou orienter leurs interventions dans le
conflit politique. Pour ceux qui les publient, le monde des libraires, imprimeurs, relieurs, à
Paris comme en province, qui voit là un débouché important pour son activité lorsque les
publications plus traditionnelles et plus lourdes sont en recul. La question des libelles pos-
sède une dimension économique incontournable même si elle est souvent difficile à cerner
en raison du manque de sources.
Pour ceux qui les lisent, ce qui pose la question de la diffusion de ces textes (ampleur et
sociologie du lectorat) et celle de l’opinion publique, son existence et sa place dans le débat
politique du premier xviie siècle.
Deuxième remarque : la chronologie traditionnelle de ces publications est remise en
cause. Un surgissement en 1610, une pause les trois années suivantes avant une reprise en
1614 suivie d’un pic en 1615, ensuite un déclin, une nouvelle pause en 1618 avant une nou-
velle poussée à partir de 1619. Celle-ci est brutalement arrêtée en 1625. La période 1619-1625
est laissée de côté dans cette présentation. En revanche, on constate une permanence du tra-
vail de publication. Il n’y a pas de pic de publication même s’il y a des temps forts et une
intensité plus ou moins grande selon les moments et cette intensité est le plus souvent liée
à la conjoncture politique courte. Cette permanence, en outre, a des conséquences en terme
de diffusion qui est probablement beaucoup plus importante et plus continue qu’on peut
le penser bien que les sources manquent pour apprécier son importance réelle et en avoir
une approche quantifiée. Le débat politique irrigue en permanence la société.
Elle conforte les remarques précédentes sur la place des libelles durant cette période. Elle
conduit à une interrogation sur leur contenu, d’où l’essai de typologie qui suit.

6. Parmi ces 2931 titres, on compte environ 240 livres qui n’entrent pas dans la catégorie des libelles.
77 Librairie et polémique politique (1610-1618)

Un essai de typologie

Questions de méthode

Établir une typologie de ces libelles est difficile, voire impossible si tant est qu’elle soit fine
ou détaillée, pour des raisons pratiques et de fond.
Des raisons pratiques : lire 2931 textes dépasse les forces d’un chercheur isolé. Aussi les
remarques qui suivent sont-elles fondées, pour l’essentiel, sur les seuls titres des libelles en
prenant appui sur les réflexions stimulantes de Pierre Bayard dans son ouvrage Comment
parler des livres que l’on n’a pas lus, notamment lorsqu’il souligne que cela permet d’avoir une
vue d’ensemble d’un corpus7. Cette dernière n’est pas tout à fait vraie mais pas tout à fait
fausse non plus et à coup sûr, elle est intéressante.
Des raisons de fond qui tiennent à la nature même des ouvrages qui constituent l’en-
semble du corpus. Le titre d’un libelle, en effet, ne permet que d’avoir une approche approxi-
mative de son contenu et de son rôle dans le débat politique. L’usage notamment de divers
procédés de rhétorique (litote, inversion, etc.), le recours au burlesque assez fréquemment,
les formes d’écriture brouillent l’identification et la fonction de ces textes et font souvent
obstacle à leur caractérisation précise. Ainsi la publication d’un arrêt du Conseil peut être
une prise de position du roi dans le débat avec une dimension institutionnelle ou admi-
nistrative comme il peut être publié par un adversaire du pouvoir royal qui l’utilise avec
d’autres objectifs. Il faut en permanence contextualiser ces textes pour voir comment ils inter-
viennent dans le débat politique. En un mot, il est impossible de les mettre dans les tiroirs
de la « bonne vieille commode en acajou, gloire des petits ménages bourgeois » dénoncée
en son temps par Lucien Febvre8 et ils doivent être saisis dans leur mouvement et leurs rap-
ports avec d’autres textes. Malgré tout, l’entreprise peut et doit être tentée et ces difficul-
tés ont conduit à établir une typologie extrêmement grossière en retenant cinq catégories.
« Autour du problème protestant » regroupe des textes qui portent sur des débats de
fond (polémiques autour des interventions du pasteur Du Moulin notamment) comme sur
des interventions ponctuelles concernant des affrontements directement politiques (mise
en œuvre des édits de pacification, rapports avec la communauté protestante, la question
de Béarn à partir de 1617-1618).
« Autour de la question jésuite » concerne les polémiques que suscitent certains de leurs
écrits : débats autour des travaux du Père Coton, question du tyrannicide, contestation par
le Parlement et l’Université de Paris des écrits de Mariana ou du cardinal Bellarmin, mises
en cause de la présence des jésuites dans le royaume
« Une dimension internationale » renvoie aux affrontements tant diplomatiques que
militaires dans l’Europe du premier xviie siècle : conflits dans le Saint-Empire, rapports
avec les Turcs, conflits de Julliers ou de Clèves, tensions et affrontements avec la Savoie ou
l’Espagne, etc.
« Le politique » est pris dans un sens très large. Une acception très ouverte est indispen-
sable car, outre le fait que les ouvrages sont difficiles à caractériser précisément par leurs
seuls titres, ils renvoient à des usages très divers. On trouve notamment dans cet ensemble
des actes du pouvoir politique, des interventions directes dans le débat politique avec des
chaînes de textes, des réflexions « de fond » plus argumentées, un recours au burlesque, des
horoscopes dont la portée politique est forte, etc. Enfin, la rubrique « Autres » regroupe les
textes n’entrant pas dans les catégories précédentes. Assez hétérogène, elle comprend des

7. P. Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, p. 24-25.
8. L. Febvre, Combats pour l’histoire, p. 72.
Langages et communication : écrits, images, sons 78

textes, souvent cités par ceux qui ont déjà travaillé sur ces libelles, qui évoquent des faits
divers ou qui ont une forte dimension littéraire.
On peut ainsi dresser le tableau suivant qui, en dépit des réserves qui viennent d’être
évoquées, n’est cependant pas sans intérêt. Il permet de préciser un certain nombre de carac-
tères de ce corpus et de voir comment il s’inscrit dans un contexte politique particulier, évo-
qué brièvement en début de cette présentation : la régence de Marie de Médicis et la forte
instabilité politique qui la caractérise. Cette agitation et ces tensions s’accompagnent d’une
forte poussée des publications plus ou moins clandestines et l’essai de typologie de ces pam-
phlets permet d’avancer quelques éléments d’analyse et d’interprétation.

protes. jésuites inter. polit. autres


1610 4,1 8,8 4,1 76,6 6,4
1611 9,5 5,7 6,7 62,9 5,2
1612 4,1 9,6 3,4 78,8 4,1
1613 10,3 7,7 14,5 59,8 7,7
1614 2,9 3,1 1,3 90,9 1,8
1615 2,9 1,6 2,7 90,4 2,4
1616 5,4 0,8 1,3 90,3 2,2
1617 6,9 2 3,3 84,7 3,1
1618 22,7 7,1 8,2 52,6 9,4

Tabl. 3. – Typologie des libelles (en pourcentage).

Des publications essentiellement politiques

Une constatation doit être faite d’entrée : la rubrique « Autres » présente un caractère marginal.
Alors que les auteurs qui ont examiné cette production, notamment Henri-Jean Martin9
ou Emile Bourgeois et Louis André10, mentionnent l’existence de titres souvent pittoresques
– Histoire mémorable advenue à la Franche Comté de Bourgongne en l’année mil six cent et neuf,
d’une femme qui a produict un enfant par le nombril, après l’avoir porté vingt cinq mois et demy,
advenu au village de Pagnos lez Salins... par Jean Marchandet,... publié à Lyon en 1611 ou bien
Admirable et horrible inondation et déluge d’eau, advenue dans la val d’Oste, depuis le 15 jour du
mois de juin 1610 jusques au 30 d’iceluy, jouste la copie manuscripte attestée et envoyée par Antoine
Bornet,... et M. Cosset,... publié à Troyes en 1610, alors qu’ils soulignent l’intérêt de ce qui se
présente comme une forme de fait divers, une approche quantitative montre cependant que
les textes de ce type sont en nombre restreint. Henri-Jean Martin indique notamment que
l’incendie du Palais de 1618 suscite « quantité de livrets »11. Or la recension de 1618 ne révèle
la présence que de cinq titres, trois récits et deux arrêts du Parlement concernant la récu-
pération des pièces sauvées par divers témoins de l’événement. D’où une première conclu-
sion : les textes publiés pendant cette période sont essentiellement des textes politiques, les
quatre autres catégories rentrant de façons diverses dans ce domaine. Cela confirme la défi-
nition des libelles avancée et dénoncée par Gabriel Naudé, citée en introduction. Ensuite,
ce tableau permet de mettre en évidence des rythmes, des formes et des contenus de publi-
cation qui à la fois s’inscrivent dans la conjoncture politique et contribuent à la construire
car ces ouvrages sont une forme de communication et d’action politique.

9. H. J. Martin, Livre, Pouvoirs et Société à Paris au xviie siècle, p. 254-255.


10. E. Bourgeois, L. André, Les Sources de l’histoire de France : xviie siècle (1610-1715), IV, Journaux et pamphlets.
11. H. J. Martin, Livre, Pouvoirs et Société à Paris au xviie siècle, p. 254, n 6-8.
79 Librairie et polémique politique (1610-1618)

Une inscription dans la conjoncture politique

Quatre grands moments rythment ces publications et modifient ou nuancent la chronolo-


gie habituelle concernant cette poussée pamphlétaire.
L’année 1610 est marquée par la mort du roi et la mise en place de la régence. Elle voit
l’abondance des textes consacrés à ces deux événements et le début ou la reprise de deux
polémiques autour du protestantisme et, de façon plus importante, à propos des jésuites.
Le plus souvent la monarchie est à l’origine des publications. À cette occasion, soit elle fait
œuvre de propagande, soit elle intervient dans des débats en cours.
Les trois années suivantes, 1611, 1612 et 1613, sont celles du débat politique contrôlé
car il est le plus souvent à l’initiative du pouvoir royal. Une rapide recension des auteurs
de ces textes met en évidence la place parmi eux des « relais » de la monarchie. Un grand
nombre d’éditions bénéficient du privilège royal. La question des mariages espagnols est
alors au cœur du débat mais surgissent les premières revendications nobiliaires. Les polé-
miques autour du protestantisme, et surtout des jésuites (Mariana, Bellarmin, le père Coton)
occupent une place importante et, en 1613, la question du Montferrat et des rapports avec
le duc de Savoie fait l’objet de nombreuses publications.
Les années 1614, 1615 et 1616 voient l’explosion du débat politique. Les affrontements
sont vifs et prennent des formes variées allant jusqu’à la guerre civile. Ils s’accompagnent
d’une forte poussée des publications aussi bien « officielles » que clandestines, aux formes et
aux contenus extrêmement divers. Les polémiques secondes (protestants et surtout jésuites)
deviennent secondaires.
Les années 1617 et 1618 se caractérisent par la mise en place d’un nouveau dispositif des
forces en présence. Les enjeux changent et les rapports de force entre les différents acteurs
évoluent. Le conflit entre le jeune roi enfin majeur et Concini, le favori de sa mère, arrive au
premier plan. Quatre-vingt-dix-sept textes sur trois cent quatre-vingt-deux font explicite-
ment référence à Concini en 1617. Les tensions avec la grande noblesse s’atténuent. L’année
1618 voit une forte reprise des affrontements avec les protestants, que ce soient les ques-
tions théologiques autour de Du Moulin et du temple de Charenton ou celles du retour du
Béarn au catholicisme.
Cette présentation rapide de ce corpus de texte conduit à une autre série d’interroga-
tions concernant ceux qui réalisent matériellement ces publications, les libraires, impri-
meurs et relieurs.

La place des libraires

Ces textes et leur publication renvoient au statut des libraires, imprimeurs relieurs et au
contrôle que tente d’exercer sur eux le pouvoir royal.
Dès le xvie siècle, celui-ci s’efforce d’exercer un contrôle sur le monde de la librairie notam-
ment avec l’instauration du privilège royal. Mais, au xvie siècle et au début du xviie siècle, une
certaine liberté règne dans ce domaine. Malgré l’article 78 de l’édit de Moulins (février 1566)
par lequel le Roi veut être le seul à accorder à un libraire le monopole de l’impression et de
la diffusion d’un ouvrage, le privilège est accordé de façon assez libérale. Les approbateurs
ne sont pas désignés par le roi. Un simple docteur en théologie peut donner son accord et le
privilège est presque automatiquement donné. Henri IV fait preuve d’un certain libéralisme
en la matière et le Châtelet et le Parlement, responsables de la répression, n’interviennent
que rarement12. Les choses changent avec l’assassinat d’Henri IV. Dès juin 1610, le Parlement
condamne Mariana puis Bellarmin et essaie d’empêcher le père Coton de publier, bien que
le pouvoir royal, sous l’influence du nonce, tente de faire lever ces interdictions. La Reine

12. H. J. Martin, Livre, Pouvoirs et Société à Paris au xviie siècle, p. 51-52.


Langages et communication : écrits, images, sons 80

mère devient plus offensive avec des saisies de publications favorables à la RPR. En 1614,
le Châtelet et le Parlement font un exemple en arrêtant cinq libraires parisiens et en convo-
quant le syndic de la communauté pour lui donner une liste des mauvais livres devant être
saisis. Mais ces mesures ont peu d’effet et grandit l’idée de la nécessité d’une réforme de la
librairie parisienne. Si bien que, dans les années qui suivent, on constate la multiplication
des arrêts du Parlement sur ce sujet et un effort du pouvoir royal pour imposer aux libraires,
imprimeurs et relieurs des statuts corporatifs plus précis, politique qui aboutit à la publica-
tion du statut de 1618. Cette politique transparaît ainsi lorsqu’on examine le rapport entre
publications autorisées et publications clandestines.

Le rapport publications autorisées / publications clandestines

libraires sans lieu sans nom


nombre % nombre %
1610 359 80 90 20
1611 157 67,4 76 32,6
1612 143 74,5 49 25,5
1613 93 72,7 35 27,3
1614 304 61,7 189 38,3
1615 461 58,1 333 41,9
1616 311 67 153 33
1617 462 81,1 108 18,9
1618 39 79,7 61 20,3
total 2529 69,8 1094 30,2

Tabl. 4. – Répartition des publications entre libraires identifiés et sans lieu sans nom (nombre et %).

Ce tableau permet de mettre en évidence trois moments. Jusqu’en 1614, les publications
clandestines occupent une place en retrait. En revanche, en 1614 et 1615, on constate une
forte poussée de ces publications clandestines. Ensuite l’effort de contrôle de la part du pou-
voir, qui se traduit par l’adoption du règlement de 1618, semble en partie porter ses fruits
puisque l’on constate une légère décrue des publications anonymes.
Afin de poursuivre cette présentation de la place des libraires, quatre tableaux ont été
dressés.
La répartition des libraires par villes et par années en nombre et en pourcentage.

Paris Lyon Rouen Autres Etranger total


1610 71 24 12 32 12 151
1611 42 13 3 26 5 89
1612 43 11 6 12 6 78
1613 35 5 5 19 5 69
1614 72 8 7 26 2 115
1615 69 18 8 36 7 138
1616 57 16 7 44 5 129
1617 85 26 10 53 5 179
1618 55 19 4 30 4 112

Tabl. 5. – Libraires - répartition par villes et par années.


81 Librairie et polémique politique (1610-1618)

Paris Lyon Rouen Autres Etranger


1610 47,1 15,9 7,9 21,2 7,9
1611 47,2 14,6 3,4 29,2 5,6
1612 55,1 14,1 7,7 15,4 7,7
1613 50,8 7,2 7,2 27,6 7,2
1614 62,6 6,1 6,1 22,6 1,8
1615 50 13 5,8 26,1 5,1
1616 44,2 12,4 5,4 34,1 3,9
1617 47,5 14,5 5,6 29,6 2,8
1618 49,1 16,9 3,6 26,8 3,6

Tabl. 6. – Libraires, répartition par villes et par années (%).

La répartition des ouvrages publiés par ces libraires par villes et par années en nombre
et en pourcentage

Paris Lyon Rouen Autres Etranger total

1610 196 78 31 41 13 359


1611 97 18 5 33 5 158
1612 103 14 6 14 6 143
1613 57 6 5 20 5 93
1614 240 18 9 35 2 304
1615 342 38 12 62 7 461
1616 195 39 12 60 5 311
1617 285 73 22 77 5 462
1618 157 30 8 39 4 238
total 1672 314 110 381 52 2529

Tabl. 7. – Ouvrages publiés - répartition par villes et par années.

Paris Lyon Rouen Autres Etranger


1610 54,7 21,7 8,6 11,4 3,6
1611 61,4 11,4 3,2 20,8 3,2
1612 72 9,8 4,2 9,8 4,2
1613 61,3 6,4 5,4 21,5 5,4
1614 78,9 5,9 3 11,5 0,7
1615 74,2 8,2 2,6 13,5 1,5
1616 62,7 12,5 3,9 19,3 1,6
1617 61,7 15,8 4,8 16,6 1,1
1618 65,9 12,6 3,4 16,4 1,7
total 66,1 12,4 4,3 15,1 2,1

Tabl. 8. – Ouvrages publiés - répartition par villes et par années (%).

Nous pouvons tirer de ces tableaux, essentiellement de ceux consacrés aux ouvrages,
quelques éléments concernant cette géographie de l’édition.
Langages et communication : écrits, images, sons 82

Une géographie de l’imprimé

Trois éléments peuvent être retenus. Tout d’abord cette géographie s’inscrit essentiellement
dans le cadre du royaume, les publications à l’étranger n’occupant qu’une place restreinte :
vingt-trois villes assurent cinquante-deux publications.
On constate une certaine dispersion de ces centres. Genève réalise malgré tout un cinquième
de cette production (onze publications). Viennent ensuite Anvers, Cologne, Francfort, Leyde,
Liège, Londres qui effectuent entre cinq et trois publications. L’Italie est présente avec Florence,
Milan, Padoue, Rome et Turin (sept publications). L’Espagne plus modestement se contente de
trois ouvrages à Saragosse, Baca et Pampelonne. Plusieurs villes se limitent à une seule publication
entre 1610 et 1618 : Arnhem, Bruxelles, Cambridge, Constance, Frankenthal, Heidelberg, La Haye.
Si l’on va au-delà d’une simple comptabilisation des ouvrages et que l’on s’attache à leurs
titres et à leur format, on constate que les livres représentent presque la moitié de cette pro-
duction et que la part des libelles proprement dits est restreinte. Un certain nombre d’ou-
vrages sont des traductions en italien surtout, mais aussi en allemand et espagnol, de libelles
français, témoignant de l’écho des événements français et de la curiosité qui se manifeste
à leur égard, sans que l’on puisse identifier les critères qui ont conduit à retenir un texte
plutôt qu’un autre. Des modes d’intervention spécifiques se manifestent de la part de ces
libraires. Les centres protestants (Genève, Leyde, La Haye, Arnhem, Londres) privilégient
les ouvrages originaux, le plus souvent des livres, qui argumentent sur le fond. Ces villes
apparaissent comme la base arrière des protestants français. Les villes italiennes pour leur
part traduisent les textes français mais, quand elles interviennent sur le fond, elles assurent
une certaine publicité aux prises de position de la Papauté.
Visiblement, les presses extérieures au royaume ne semblent constituer qu’une base
secondaire de cette production polémique bien qu’on ne puisse pas exclure qu’une part des
publications anonymes ait été imprimée à l’étranger pour être ensuite réintroduite dans le
royaume. Elles ne sont qu’un relais du débat français en lui assurant un écho international
plus qu’elles ne jouent au rôle actif dans la polémique.
On remarque la très nette prépondérance de Paris, surtout quand on prend en compte
le nombre d’ouvrages. Alors que les libraires parisiens représentent en gros la moitié des
acteurs, ils réalisent les deux tiers de la production. Lyon et Rouen les deux autres grands
centres éditoriaux restent malgré tout dans une position seconde et très fréquemment leur
production comprend la classique mention « jouxte la coppie imprimée à Paris ».
Imprimer et diffuser des libelles constitue, durant cette période, une activité assez géné-
rale du monde du livre parisien dans sa diversité. Elle s’inscrit dans la structure de l’impri-
merie parisienne marquée à la fois par l’éclatement et la concentration.
Pour les neuf années retenues, deux cent dix libraires et imprimeurs publient des libelles.
Vingt et un d’entre eux n’ont pas pu être identifiés car ils ne figurent pas dans la recension de
Philippe Renouard13. Cela peut tenir à des lacunes de ce dernier. C’est plus probablement le
signe d’une part plus importante des éditions clandestines avec l’existence de faux libraires.
Dans cet ensemble on trouve tous les types de libraires parisiens, ceux de la Rue Saint
Jacques, du Palais, du Pont-Neuf et il ne semble pas y avoir de quartier où l’impression de
libelles soit prépondérante. Par contre le Pont-Neuf est, à Paris, un lieu de prédilection pour
la diffusion des libelles. Maître Guillaume ou Mathurine, le fou et la folle du Roi, y viennent
fréquemment vendre leurs écrits. Le pouvoir royal s’efforce de réglementer et contrôler l’ac-
tivité des colporteurs14. Mais en même temps quelques imprimeurs s’affirment dans cette
activité : parmi les imprimeurs importants de libelles on trouve presque tous les grands
noms de la librairie parisienne.

13. P. Renouard, Répertoire des imprimeurs parisiens, libraires et fondeurs de caractère en exercice à Paris au xviie siècle.
14. H. J. Martin, Livre, Pouvoirs et Société à Paris au xviie siècle, p. 356.
83 Librairie et polémique politique (1610-1618)

Quarante-deux d’entre eux (soit 20 % du total) éditent 1057 ouvrages soit 63,2 % de l’en-
semble. Anthoine du Brueil publie cent cinquante ouvrages, les Bourriquant quatre-vingt-deux,
Morel et Mettayer soixante-cinq, Abraham Saugrain soixante, Pierre Chevallier cinquante-
quatre. Il faut cependant noter la place relativement réduite occupée par Sébastien Cramoisy
(quinze publications), alors qu’il est un des plus importants libraires parisiens. Un examen
plus précis des titres produits par ces quelques libraires devrait permettre de préciser leur
champ d’intervention mais ce travail dépasse largement le cadre de cette présentation. On
peut seulement noter que Morel et Mettayer apparaissent surtout comme des éditeurs des
actes royaux et qu’Anthoine du Brueil, en raison même de l’ampleur de son activité, a une
palette extrêmement diverse de publications.
Le débat prend cependant une dimension nationale. Soixante-huit villes publient des
libelles et selon les années entre neuf et trente cinq villes sont concernées. Une triple dimension
se fait sentir. Le poids de la monarchie avec l’importance de villes qui accueillent provisoi-
rement le roi (Bordeaux – trente-six publications) ou qui sont des villes royales tradition-
nelles comme Tours (treize publications) et Poitiers (trente-six publications).
L’importance des presses protestantes aussi bien aux marges du Royaume (Sedan –
seize publications) et dans les provinces où les protestants sont fortement présents : Saumur
(vingt publications), le Poitou au sens large (La Rochelle, vingt-quatre publications) et le
midi : Orthez (huit publications), Montauban (six publications) et de nombreuses autres
villes qui se limitent à quelques ouvrages. Elles assurent plus du quart de cette production
provinciale. Mais ce qui frappe malgré tout c’est l’extension géographique de ce réseau pro-
vincial, signe de l’ampleur de la polémique et de la façon dont elle se manifeste dans l’en-
semble du royaume.
L’examen des titres publiés par ces imprimeurs et libraires provinciaux permet de pré-
ciser les modalités de leur intervention15.
Les publications originales, non reprises par les autres villes du royaume y compris Paris,
sont largement majoritaires. Pour les six années étudiées cela représente entre 57 % et 84 %
de la production16. Dans ces publications les ouvrages de fond sont fortement présents et
les livres, qui entrent pour 8 % dans le corpus général, représentent 19 % de l’échantillon
retenu. Sur ce point la réalité provinciale est assez proche de la situation constatée pour les
productions étrangères. Lorsqu’il y a multiplication des lieux d’édition (de deux à cinq selon
les titres concernés), le rôle de relais des presses provinciales apparaît nettement puisque ce
sont principalement des actes du pouvoir (déclarations, arrêts, ordonnances, lettres patentes)
qui font ainsi l’objet d’une large publication sur l’ensemble du territoire. Lorsqu’un libelle
est concerné, il semble occuper une position seconde dans le débat politique et la librairie
parisienne exerce pleinement son monopole pour les textes essentiels qu’ils émanent de la
monarchie ou de ses adversaires.
Cette géographie provinciale prend en compte la diversité politique du débat et son
inscription temporelle. Ainsi, pour les textes protestants, les imprimeurs provinciaux sont
davantage à l’initiative, ce qui n’est d’ailleurs pas surprenant, Paris n’ayant pas la réputa-
tion d’être la capitale de l’édition protestante. En 1615, les libraires bordelais, notamment
Simon Millanges, occupent une place importante sur le marché en raison de la longue pré-
sence du jeune roi dans la ville.
Ces remarques sur la place des presses provinciales ne sont pas contradictoires avec la
prépondérance parisienne déjà évoquée. Il y a là une articulation qui appelle des approfon-
dissements qui doivent porter aussi sur le rôle du pouvoir royal dans l’ensemble. En l’état
actuel du travail une piste de recherche est ouverte qui passe par une réflexion plus pous-
sée sur la question des rapports entre un centre et des périphéries.

15. Les remarques qui suivent sont fondées sur l’analyse systématique des titres publiés pour les années 1610, 1612,
1613, 1614, 1615 et 1618.
16. 68 % en 1610, 57 % en 1612, 75 % en 1613, 77 % en 1614, 61 % 1615 et 84 % en 1618.
Langages et communication : écrits, images, sons 84

Au terme de cette présentation il est possible de tirer un bilan rapide. La publication de libelles
est une réalité incontournable de cette période. Entre 1610 et 1618, ces textes irriguent en
permanence la société, avec ses dimensions économique, politique, idéologique et culturelle.
S’inscrivant dans une crise du pouvoir royal, ces publications sont aussi une manifestation
de cette crise. Le doublement du corpus de ces textes, s’il ne modifie pas fondamentale-
ment la perception que l’on peut avoir du phénomène, de sa place dans la crise politique,
ouvre cependant de nouvelles perspectives à leur étude en raison de l’ampleur et de la per-
manence du phénomène et des conséquences qui en résultent.
L’étude de la place des libraires dans cet ensemble souligne le rôle essentiel de la librai-
rie parisienne pour des raisons qui sont très probablement à la fois économiques et surtout
politiques. Elle montre aussi la généralité du phénomène avec son extension géographique.
Ces libelles, petits ouvrages polémiques aux usages et fonctions multiples et complexes,
occupent une place importante dans le débat politique du temps. À la fois forme de com-
munication mais aussi d’action politique, ils apportent leur contribution à un réexamen
des formes et des contenus de ce débat. Au total, on a là des éléments pour poursuivre une
réflexion sur les modalités du politique dans la première modernité.

Résumé
En 1610 l’assassinat d’Henri IV ouvre une période de régence marquée par une forte instabi-
lité politique. Cela s’accompagne du développement d’une abondante littérature polémique,
des libelles plus ou moins clandestins, qui constituent une forme de communication particu-
lière dans un moment marqué par un affaiblissement du pouvoir monarchique.
Une nouvelle recension de ces textes à partir du catalogue général informatisé de la BNF met
en évidence l’existence, entre 1610 et 1618, de 2931 titres et 3685 éditions d’ouvrages de ce type,
doublant ainsi le corpus traditionnellement retenu.
Un essai de typologie de ces écrits souligne leur caractère essentiellement politique et com-
ment ils accompagnent les différentes étapes de la crise politique que connaît alors le royaume.
Une étude des libraires qui réalisent ces publications souligne la faible part des presses exté-
rieures au royaume, une forte prépondérance de la librairie parisienne qui assure les deux tiers
de la production et une extension diversifiée à l’ensemble du royaume. Cette dernière donne
lieu à une réflexion sur les modalités du politique dans la première modernité.

Bibliographie

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85 Librairie et polémique politique (1610-1618)

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La diversité des langages visuels,
de l’Antiquité à l’époque moderne
Messages visuels et destinataires dans les espaces
publics et privés de la Rome antique
Gilles Sauron
Professeur d’archéologie romaine à l’université de Paris-Sorbonne
Membre du CTHS, section Histoire et archéologie des civilisations antiques

Extrait de : Corbier Mireille et Sauron Gilles (dir.), Langages et communication : écrits, images, sons,
éd. électronique, Paris, Éd. du Comité des travaux historiques et scientifiques
(Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques), 2017.

Cet article a été validé par le comité de lecture des Éditions du Comité des travaux
historiques et scientifiques dans la cadre de la publication des actes du 139e Congrès
national des sociétés historiques et scientifiques tenu à Nîmes en 2014.

Les Romains, on le constate dès que notre documentation se précise sur leur conception
des espaces publics, ont toujours cherché à diffuser des messages par le moyen de décors
plus ou moins complexes, disposés en des lieux eux-mêmes signifiants. Les sources litté-
raires permettent ainsi de préciser les lieux privilégiés pour l’installation des statues hono-
rifiques, qui ont constitué pendant des siècles le degré le plus élémentaire de ce discours
imagé, en l’occurrence pour la gloire des acteurs de la vie politique et de leur lignée. Tite-
Live énumère le Comitium, les rostres, la curie, le Capitole, et la cella de Jupiter, à propos
du refus de Scipion l’Africain de se voir élever des statues (38, 56, 12-13). Un personnage
contemporain du plus célèbre des Scipions, Caton, qui lui aussi affectait de mépriser les
vanités de ce genre, se vit élever dans le temple de Salus, au témoignage de Plutarque, une
statue dont l’inscription célébrait les bienfaits de sa censure (Plutarque, Caton l’Ancien,
19, 3-5) : « À Caton, pour avoir relevé, dans sa censure, par son excellente administration,
les sages coutumes établies et ses leçons, la république romaine penchée vers sa ruine, et
qui glissait dans la corruption ». On mesure mieux tout l’intérêt qu’il y eut à faire cette
dédicace dans le temple dédié à la déesse de la santé, mais aussi du salut public, quand
on se rappelle en quels termes Caton s’était adressé au peuple au cours de sa campagne
électorale pour la censure (Plutarque (Caton l’Ancien, 16, 4-5) : « «L’État, criait-il, a besoin
d’une grande épuration (megalou katharmou). Choisissez, citoyens, si vous êtes sages, non
le plus doux, mais le plus sévère des médecins (ton sphodrotaton tôn iatrôn). Ce médecin,
c’est moi ; et, parmi les patriciens, un seul homme, Valérius Flaccus. À nous deux nous
emploierons le fer et le feu pour détruire, comme une nouvelle hydre, le luxe et la mol-
lesse ; et nous ferons le bien de la république. Tous les autres ne s’efforcent de parvenir à
la censure qu’avec le projet de s’y mal conduire, que parce qu’ils craignent ceux qui l’exer-
ceraient avec justice”».
Mais il est certain que c’est le pouvoir augustéen qui, ayant disposé à la fois d’une durée
sans précédent et d’une concentration inédite des pouvoirs civils et militaires, a pu multi-
plier les messages et perfectionner les modes d’expression aptes à convaincre tous les publics
auxquels ils étaient destinés. Auguste, qui devait se targuer dans son testament politique
d’avoir fait partie de tous les collèges religieux de Rome (Res gestae divi Augusti, 7, 3), a entre-
pris, dès son sixième consulat, une gigantesque campagne de reconstruction de 82 sanc-
tuaires de Rome (Res gestae Diui Augusti, 20, 4). Mais surtout, Auguste a transformé
progressivement le paysage religieux de Rome en réalisant un programme dont la finalité
politique était d’emblée perceptible à tous. Les étapes principales de ce programme ont
consisté d’abord à dédier un temple sur le forum à son père César, divinisé sous le nom de
Diuus Iulius (29 av. J.-C.), puis à dédier sur le Palatin un nouveau sanctuaire à Apollon
(28 av. J.-C.). L’origine de ces deux dédicaces remontait à l’époque triumvirale,
Langages et communication : écrits, images, sons 90

probablement à 42 pour la consécration de César et l’organisation de son culte1 et à 36 pour


la consécration à Apollon d’une partie de sa maison du Palatin qui avait été foudroyée
(Suétone, Diu. Aug., 29, 4 ; Dion Cassius, 49, 15, 5). Et c’est encore à la veille de la bataille de
Philippes en 42 qu’Auguste fit le vœu de construire un temple à Mars Ultor, qu’il ne devait
dédier que quarante ans plus tard à l’intérieur du nouveau forum qu’il fit construire à l’in-
térieur de l’Urbs (Ovide, Fastes, 5, 569 ; Suétone, Diu. Aug., 29, 3 ; Dion Cassius, 55, 10) per-
pendiculairement à celui de son père2. Il s’agissait de ce que l’on pourrait appeler les premiers
messages du candidat à la direction de l’Empire à l’adresse de la communauté romaine. Ce
n’est pas le lieu d’analyser ici en détail le contenu de ces messages. Mais j’observe que les
modes d’expression employés par le pouvoir augustéen ont été identifiés un peu plus tard
par le poète Ovide, qui a fait de la maiestas le maître-mot de cette rhétorique de l’image. Au
début du VIe livre des Métamorphoses, Ovide mettait en scène Minerve/Athéna, réalisant une
tapisserie pour le concours qui l’opposait à la mortelle Arachné. La déesse représentait sa
propre compétition avec Neptune/Poséidon pour la possession de la ville qui devait s’ap-
peler Athènes, montrant les dieux trônant, avec, au milieu, leur roi Jupiter/Zeus, tous iden-
tifiables par leurs attributs, qui, écrit Ovide, « valent pour des inscriptions » (Ovide, Mét.,
6, 73-74 : sua quemque deorum / inscribit facies), et on reconnaît là toutes les ressources de l’art
de l’Athènes classique pour montrer la supériorité des dieux et la faire percevoir au plus
grand nombre : il s’agit de compositions symétriques, soit avec un axe prévalent, comme
celle qui dispose les dieux en nombre égal de part et d’autre de Jupiter, caractérisé comme
le roi des dieux, soit sans axe matérialisé, comme celle qui oppose Athéna à Poséidon, mais,
dans ce cas, la présence d’une Victoire à l’arrière d’Athéna et la couronnant, confère sym-
boliquement à la déesse le statut de divinité victorieuse de la compétition. Dans les deux
cas, la composition symétrique est l’expression plastique de la hiérarchie, ce que les Romains
appelaient la maiestas. On rencontre partout la mise en œuvre de cette esthétique dans les
constructions augustéennes. La référence majeure dans l’art grec classique de ce genre de
composition est évidemment le fronton des temples, dont le champ triangulaire répartis-
sait selon une échelle de dignité particulièrement visible les personnages représentés debout,
assis ou couchés, et la Rome augustéenne a perfectionné ce mode de représentation, comme
on peut le voir sur le fronton du temple de Mars Ultor, dont l’image est fidèlement repro-
duite sur un des reliefs d’époque julio-claudienne, intégrés à la Renaissance au décor de la
façade de la villa Médicis : Mars occupe le centre, entre Vénus et la Fortune, tous représen-
tés debout, puis Romulus et Rome, assis, se font pendant, et enfin les divinités topiques, le
Tibre et le Palatin, sont disposées couchées dans les angles. Quelques années auparavant,
Auguste avait restauré le temple d’Apollon dans le quartier du circus Flaminius, et placé
dans son fronton les sculptures provenant d’un temple grec classique, représentant une
Amazonomachie. On a conservé la Victoire, qui, de la même façon que sur la tapisserie ima-
ginée par Ovide, couronne le vainqueur de la bataille3. L’introduction d’une ou de plusieurs
divinités abstraites dans une image avait la vertu d’introduire de l’abstraction dans une
image muette et de conférer un titre à la composition figurée où ces divinités étaient insé-
rées. Dans le cas du fronton du temple d’Apollon in Circo, il s’agissait de la victoire des Grecs
sur les Amazones, et, probablement, le public romain de l’époque était-il invité à relier cette
victoire mythique aux victoires remportées par Auguste sur ses adversaires, et que les frises
qui ornaient l’ordre intérieur du temple évoquaient sous la forme de scènes guerrières et
triomphales4. Minerve/Athéna ajoute, nous dit Ovide, quatre petites scènes très colorées

1. M. Coudry, « Loi Rufrena sur l’érection de statues à Diuus Iulius dans les cités d’Italie (pl. sc) ».
2. M. Spannagel, Exemplaria Principis. Untersuchungen zu Entstehung und Ausstattung des Augustusforums.
3. E. La Rocca, Amazzonomacchia. Le sculture frontonali del tempio di Apollo Sosiano, cat. expo., Rome, 1985, p. 26-27.
4. P. Gros, Aurea Templa. Recherches sur l’architecture religieuse de Rome à l’époque d’Auguste, p. 183-189 ; A. Viscogliosi,
Il tempio di Apollo «in Circo» e la formazione del linguaggio architettonico, p. 75-81.
91 Messages visuels et destinataires dans les espaces publics et privés de la Rome antique

dans les angles, représentant des métamorphoses infligées à des mortels coupables d’hy-
bris. L’intention pédagogique est soulignée par Ovide, qui renvoie aux exempla de la rhéto-
rique dans la mise en œuvre de ces menaces à l’encontre de l’audacia : « Cependant, pour
que sa rivale comprenne par des exemples quel prix elle peut attendre de son audace insen-
sée, la déesse ajoute encore dans les quatre coins quatre autres débats, d’un brillant coloris,
qui se distinguent du premier par la petitesse des figures » (Ovide, Mét., 6, 83-86 : Vt tamen
exemplis intellegat aemula laudis, / quod pretium speret pro tam furialibus ausis, / quattuor in partes
certamina quattuor addit / clara colore suo, breuibus distincta sigillis). On peut songer ici qu’Au-
guste a fait représenter sur les portes du temple d’Apollon Palatin deux épisodes de puni-
tion de l’hybris par Apollon, d’une part le massacre des Niobides, et, d’autre part, la déroute
des Galates en 279 av. J.-C. (Properce, Él., 2, 31, 12-14 : et ualuae, Libyci nobile dentis opus, /
altera deiectos Parnasi uertice Gallos, / altera maerebat funera Tantalidos). Parmi les autels en
marbre qui ornaient le théâtre augustéen d’Arles, et qui se faisaient l’écho du décor du
Palatin d’Auguste, on voit représenté le châtiment de Marsyas sur les côtés d’un autel figu-
rant Apollon entre les deux lauriers qui avaient été plantés sur ordre du Sénat devant la
porte de la maison d’Auguste5. Ovide a même écrit un hymne parodique à Majesté (Maiestas)
confié entre de bonnes mains, puisque c’est la Muse Polhymnie qui le prononce au Ve livre
de ses Fastes, pour proposer une étymologie du mois de Mai (vers 1-52). Alors que régnait
la plus grande anarchie dans le monde, nostalgique du chaos, et entre les dieux, explique
la Muse, Honneur (Honos) et Respect (Reuerentia) s’unirent et donnèrent naissance à Majesté
(Maiestas). Celle-ci siège sur l’Olympe en compagnie de Pudeur (Pudor) et de Crainte (Metus),
et impose aux dieux l’idée de hiérarchie : « On eût pu voir tous les dieux régler leur attitude
sur la sienne. Aussitôt le respect des dignités pénétra dans les esprits : on estima le mérite
et on cessa de se juger soi-même avec complaisance » (18-20 : ... numen ad hanc uultus com-
posuisse suos. / Protinus intrauit mentes suspectus honorum : / fit pretium dignis, nec sibi quisque
placet). Après le dernier sursaut des forces du chaos que fut la guerre des Géants contre les
Olympiens, Majesté « est assise aux côtés de Jupiter, elle est la plus fidèle gardienne de
Jupiter » (45 : adsidet illa Ioui ; Iouis est fidissima custos). Sur terre, elle inspire tous les rap-
ports de subordination aussi bien entre personnes privées qu’entre les gouvernants et les
gouvernés, et l’hymne se conclut sur ce thème avec des accents incantatoires : « C’est elle
qui assure aux pères et aux mères le respect pieux ; elle, qui se fait la compagne des jeunes
garçons et des vierges ; elle, qui donne le prestige aux faisceaux et à l’ivoire curule ; elle, qui
triomphe debout sur un char attelé de chevaux couronnés » (49-52 : Illa patres in honore pio
matresque tuetur ; / illa comes pueris uirginibusque uenit ; / illa datos fasces commendat, eburque
curule ; / illa coronatis alta triumphat equis). Pour Ovide, la maiestas permet de substituer à la
force, qui est capable de vaincre, l’idéologie qui est apte à convaincre : Majesté, résume-t-il,
« conserve sans violence physique à Jupiter son sceptre redoutable » (46 : et praestat sine ui
sceptra tremenda Ioui).
Mais c’est dans l’attitude adoptée par Auguste à l’égard du théâtre que se voit le mieux
sa volonté de mettre en scène le thème du retour de l’âge d’or, dont il a usé comme d’une
arme absolue sur le terrain idéologique. Il s’agissait, d’une part, de repenser l’architecture
théâtrale, comme le montre spectaculairement le théâtre d’Orange, d’une part en suppri-
mant l’usage des décors peints pour la scène, que l’on appelait des « scénographies », tra-
ditionnellement adaptées aux genres théâtraux représentés, les scénographies comiques
représentant des villes et des maisons contemporaines, les tragiques évoquant les palais
et les temples du temps de la guerre de Troie et les satyriques la campagne où habitent les
demi-dieux terrestres qui font cortège à Dionysos ou à Artémis, et de substituer à ces décors
qui évoquaient les âges successifs de l’humanité (scénographies tragiques pour l’ âge des
héros, scénographies comiques pour l’ âge de fer), désormais périmés, un front de scène

5. G. Sauron, « Les autels néo-attiques du théâtre d’Arles », p. 205-216.


Langages et communication : écrits, images, sons 92

entièrement architecturé, au décor immuable, avec trois ordonnances superposées qui ren-
daient l’image d’un cosmos stable et hiérarchisé, tandis que le curieux dispositif d’une regia
(« palais royal ») centrale plaquée contre une gigantesque exèdre, symbolisait la réconci-
liation du ciel et de la terre autour du princeps qui gouvernait le monde sur le Palatin par
délégation directe d’Apollon. Le décor originel de la scène du théâtre d’Arles confirme la
référence au Palatin, où Auguste et Apollon cohabitaient pour gouverner le monde. Mais il
s’agissait aussi de renforcer la hiérarchie du public déjà solidement établie par la lex Roscia
theatralis de 67 avant J.-C., mais que César avait tournée en ridicule au détriment des séna-
teurs et des chevaliers (Suétone, Div. Iul., 39, 3 ; Macrobe, Sat., 2, 3, 10), et la lex Iulia theatra-
lis, promulguée peut-être en 22 avant J.-C. renforçait d’une façon spectaculaire la législation
précédente en faisant du théâtre le lieu de manifestation par excellence de la discrimina-
tion sociale : la répartition ne se faisait plus seulement entre l’orchestra (l’espace demi-circu-
laire qui s’étendait devant la scène, et qui héritait de la piste de danse circulaire du théâtre
grec) les quatorze premiers gradins de l’ima cauea (« partie basse des gradins ») et la reste
de la cavea, mais concernait aussi les cunei, des portions de la cavea limitées par les escaliers
d’accès, et Auguste interdit l’accès de l’orchestra aux ambassadeurs, sépara les soldats des
civils, assigna des gradins spéciaux aux plébéiens mariés, affecta aux jeunes gens vêtus de
la prétexte un cuneus et donna le cuneus voisin à leurs précepteurs, interdit la media cauea
(« partie médiane des gradins ») aux spectateurs vêtus de sombre, relégua les femmes au
sommet de la summa cauea (rangées de gradins les plus élevées) et leur interdit de venir au
théâtre avant la cinquième heure, et installa les Vestales à part, en face du tribunal du pré-
teur (Suétone, Div. Aug., 45, 2-5). Il faut noter que la distribution du public à l’intérieur de
l’ima, de la media et de la summa cauea correspondait exactement à la tripartition des ordon-
nances superposées du « front de scène » (ima, media et summa frons scaenae), et inscrivait
donc symboliquement la hiérarchie sociale à l’intérieur des hiérarchies cosmiques procla-
mées par l’architecture. Mais il s’agissait enfin de repenser la dramaturgie théâtrale, et cette
révolution est attachée au nom du pantomime Pylade, qui introduisit sur la scène romaine
en 22 avant J.-C. ce qu’il appelait la « danse italique », c’est-à-dire un spectacle conduit par
un acteur unique et muet, dont les gestes et les attitudes étaient accompagnés par un chœur
et un orchestre, et nous savons par un passage du traité Sur la danse de Lucien qui est sans
doute une citation du traité de Pylade consacré au même sujet, que le répertoire du panto-
mime concernait toute l’histoire, « à partir du chaos et de la première naissance du monde
jusqu’à l’histoire de Cléopâtre l’Egyptienne » (apud Lucien, Sur la danse, 37), ce qui veut dire
que le théâtre augustéen jouait sur un contraste entre un décor immuable évoquant le cos-
mos unifié et stable de l’âge d’or retrouvé et le jeu d’un acteur unique et silencieux mimant
le destin des hommes au cours des âges de crime et d’impiété qui ont précédé la bataille
d’Actium, considérée par la propagande augustéenne comme le point de départ du retour
de l’âge d’or6.
L’originalité de l’art officiel impérial tient aussi à la volonté de distribuer les reliefs à l’in-
térieur d’architectures signifiantes, pour en accroître l’efficacité pédagogique. L’arc de Titus
à Rome est à ce titre le monument emblématique du « classicisme » impérial, répondant à la
double exigence de « simplicité » et d’« unité » qu’Horace réclamait à l’œuvre parfaite vers
le milieu du principat d’Auguste (Horace, Épître aux Pisons sur l’art poétique, 23 : denique
sit quodvis, simplex dumtaxat et unum). Titus apparaît au cours de son triomphe sur un des
pieds-droits à l’intérieur du passage, couronné par une Victoire qui signifie la bienveillance
de Jupiter à son égard, et il réapparaît au centre de la voûte, dont la concavité et la posi-
tion surplombante symbolisent le ciel, emporté vers les dieux par l’aigle jupitérien7. Tout ici
concourrait à célébrer l’apothéose de Titus, et il faudrait ajouter à l’architecture et au décor

6. G. Sauron, Quis deum ? L’expression plastique des idéologies politiques et religieuses à Rome à la fin de la République
et au début du Principat, p. 536-565.
7. M. Pfanner, Der Titusbogen, Mayence, 1968 ; J. Arce, Arcus Titi (Via Sacra), p. 109-111.
93 Messages visuels et destinataires dans les espaces publics et privés de la Rome antique

l’inscription dédiée au Diuus Titus, qui était affichée sur l’attique, et aussi la disposition même
du monument sur l’anse de terrain qui reliait le Palatin à la Velia, à un endroit donc qui fai-
sait de l’arc une sorte de porte d’accès au Palatin réaménagé avec un gigantesque palais par
Domitien, non loin aussi du templum Pacis où étaient conservées les dépouilles de Jérusalem
représentées sur l’arc, à côté de la voie empruntée par les triomphateurs, et singulièrement
par Titus quand il avait célébré la défaite des Juifs, et aussi sur un axe qui conduit le regard
au temple de son père Vespasien divinisé, situé au pied du Capitole. Mêmes constatations à
Bénévent, avec l’arc dédié par le Sénat à Trajan : les pieds-droits sont entièrement couverts
de scènes célébrant les activités civiles et militaires de l’empereur, de même que les reliefs
encadrant le passage, tandis que l’attique et la voûte manifestent la proximité de Trajan et
des dieux8. La colonne Trajane est à cet égard un monument fondateur, puisqu’il adapte
pour la première fois une frise narrative à l’architecture d’une colonne, en déroulant celle-
là tout au long du fût de celle-ci. Signifiant le passage de l’âme de l’empereur au ciel (statue
colossale sur le chapiteau) grâce aux vertus qu’il a manifestées dans son action terrestre et
à la protection divine dont il a bénéficié (images du dieu Danube, de Jupiter, de la Victoire),
qui sont évoquées sur la frise du fût, tout en manifestant que son corps est revenu à la terre
(urne cinéraire contenue dans le socle), la colonne Trajane dérobait au regard des mortels
plus de la moitié de ses représentations, et même si ces derniers étaient incités à imaginer
des « stratégies de lecture » pour saisir la plus grande masse d’informations possible9, il est
certain qu’il y avait là une manifestation inédite de la toute puissance impériale, qui des-
tinait au seul regard des dieux ou de l’histoire une œuvre inaccessible présentée au grand
jour10. Il est assez curieux de constater que les sculpteurs au service de Commode ont tout
fait pour corriger par des procédés de redondance et d’amplification l’illisibilité de la frise
sur la colonne érigée au Champ de Mars à l’imitation de la colonne Trajane et dédiée à la
mémoire de Marc Aurèle11. Dans un ouvrage sur les monuments officiels de Rome et leur
public, Tonio Hölscher a voulu observer une même tendance à la simplification, en oppo-
sant les décors d’attique apparemment similaires des portiques latéraux des forums d’Au-
guste et de Trajan : dans un cas, la soumission des nations aurait été symbolisée par une
théorie de copies des caryatides de l’Erechtheion de l’Acropole d’Athènes, et Hölscher citait
la notice de Vitruve, les interprétant comme aeterno seruitutis exemplo (De arch., 1, 1, 5), tan-
dis que les statues de Daces prisonniers, placées au même endroit dans le décor du forum
de Trajan, auraient offert un spectacle plus compréhensible à la masse des observateurs12.
Mais on peut, me semble-t-il, comprendre autrement le décor augustéen : comme les carya-
tides évoquaient, non pas les vaincues dont parle Vitruve, mais des jeunes filles avec les attri-
buts de la piété13, et elles alternaient avec des imagines clipeatae de Jupiter Ammon, le dieu à
qui Alexandre le Grand avait rendu un hommage au retentissement mondial, on peut pen-
ser que le décor évoquait la piété occidentale, qui s’était exprimée à deux reprises et dans
un contexte de victoire face à l’ennemi perse, d’une part avec la reconstruction de l’Acro-
pole d’Athènes après les guerres médiques, et, d’autre part, avec le pèlerinage d’Alexandre

8. F. J. Hassel, Trajansbogen in Benevent. Ein Bauwerk des römischen Senates.


9. R. Brilliant, Visual Narratives. Storytelling in Etruscan and Roman Art, p. 90-123 ; S. Settis et alii, La Colonna Trajana,
en part. p. 175-191 et 202-220 ; F. Coarelli, La Colonna Traiana, p. 19-21.
10. P. Veyne, La société romaine, Paris, p. 311-342.
11. G. Becatti, La colonna di Marco Aurelio, Milan, 1957 ; J. Ch. Balty, « L’armée de la colonne Aurélienne : images de la
cohésion d’un corps », p. 197-203 ; G. Sauron, « Une innovation du symbolisme gestuel sur la colonne Aurélienne :
la ̀convention optique ́ », p. 245-249.
12. T. Hölscher, Monumenti statali e pubblico, p. 140-141.
13. E. La Rocca, « Il programma figurativo del Foro di Augusto », p. 78.
Langages et communication : écrits, images, sons 94

auprès d’un dieu en qui, comme l’écrira Macrobe, « les Libyens voient le soleil couchant »
(Sat., 1, 21, 19 : Ammonem, quem deum solem occidentem Libyes existimant)14.
On le voit, la finalité de l’image, et, d’une façon générale de ce qui est présenté à la vue,
était, aux yeux des Romains de remplacer un discours, mais un discours simple et immédia-
tement compréhensible, et on peut multiplier des citations démontrant qu’ils étaient plei-
nement conscients de cette finalité : je songe à Cicéron parlant des « images de mémoire »
forgées par l’orateur (De oratore, 2, 354 : simulacris pro litteris uteremur), à Cassiodore parlant
des gesticulations calculées du pantomime (Variae, 1, 20, 5 : Hanc partem musicae disciplinae
mutam nominavere maiores, scilicet quae ore clauso manibus loquitur et quibusdam gesticulationi-
bus facit intellegi, quod vix narrante lingua aut scripturae textu possit agnosci, 4, 51, 9 : Pantomimo
igitur, cui a multifaria imitatione nomen est, cum primum in scaenam plausibus invitatus advenerit,
assistunt consoni chori diversis organis eruditi. Tunc illa sensuum manus oculis canorum carmen
exponit et per signa composita quasi quibusdam litteris edocet intuentis aspectum)15, en passant par
Ovide, dans le passage déjà cité où il commente la tapisserie d’Athéna et ses dieux recon-
naissables à leurs attributs qui fonctionnent comme des noms inscrits (Mét., 6, 73-74 : sua
quemque deorum / inscribit facies).
Mais ce serait une erreur de croire que les Romains n’ont pratiqué que des formes expli-
cites de langage. Bien au contraire, ils avaient un goût particulier pour les allégories et même
les énigmes, dont ils aimaient entourer les espaces de leur vie privée. Une des caractéris-
tiques majeures des décors privés de la fin de la République, pour lesquels tant d’exégètes
ont supposé un modèle grec dont la copie romaine renverrait un reflet qu’ils imaginaient
simplifié et déformé, est qu’ils ne comportent aucune légende inscrite, alors que la tradition
des peintres grecs était d’accompagner d’inscriptions ce genre de grandes compositions pic-
turales : que l’on songe aux peintures de Polygnote pour la leschè des Cnidiens à Delphes,
dont Pausanias signale les noms des nombreux personnages, sauf quand font défaut les « épi-
grammes », comme pour un enfant anonyme aux pieds d’Amphialos (Pausanias, Périégèse,
10, 25, 3), aux fameux paysages odysséens de l’Esquilin, ou à tous ces reflets de la grande
peinture, que nous offrent d’innombrables supports, de la céramique archaïque jusqu’aux
mosaïques de basse époque de la moitié orientale de l’empire. Mais héritière d’une longue
tradition où le pouvoir s’identifiait avec le culte du secret et de la dissimulation, l’aristocra-
tie romaine avait accueilli avec faveur cette idée grecque que certaines vérités ne peuvent
s’exprimer que dans le langage obscur de l’oracle ou celui allégorique du mythe (on songe
au Songe de Scipion de Cicéron), et on riait à Rome de l’Ajax d’Ovide, incapable de com-
prendre le décor du bouclier d’Achille qu’il voulait pourtant s’approprier (Métamorphoses,
13, 291-295), ou du Trimalchion de Pétrone, qui se croyait obligé d’accompagner d’inscrip-
tions la mégalographie autobiographique que, à l’imitation des nobles romains qu’il ne fai-
sait que singer, il avait fait peindre sur une paroi de son atrium (Satyricon, 29, 4).
De tous ces décors énigmatiques, une catégorie a particulièrement suscité un grand
nombre d’exégèses contradictoires parmi les exégètes contemporains : se sont les mégalo-
graphies. Ce genre pictural nous est connu par un texte célèbre de Vitruve, dont le témoi-
gnage est d’autant plus précieux que son œuvre se situe à Rome, quelques décennies
seulement après l’apparition des décors qu’il décrit. Vitruve mentionne donc « de grandes
compositions à personnages (signorum megalographiae) représentant des images de dieux
(deorum simulacra) ou des suites de scènes mythologiques (fabularum dispositas explicationes),
sans oublier les combats de Troie (Troianas pugnas) ou les errances d’Ulysse de paysage en
paysage (Vlixis errationes per topia) » (Vitruve, De architectura, 7, 5, 2). En tenant compte de
la définition vitruvienne et des rares exemples conservés que l’on peut attribuer à la pre-
mière des deux catégories de ce genre pictural, on peut définir la mégalographie comme la

14. G. Sauron, « Jupiter Ammon dans le décor officiel des provinces occidentales », p. 205-220, et « Le forum et le
théâtre : le décor du culte impérial d’Arles à Mérida », p. 105-123.
15. E. Hall et R. Wyles, New directions in ancient pantomime, Oxford-New York, 2008, en part. p. 403.
95 Messages visuels et destinataires dans les espaces publics et privés de la Rome antique

transposition en peinture d’un décor réel consistant en une galerie de sculptures disposées
sur un podium, le long des parois d’un local à l’architecture particulièrement somptueuse.
Parmi les rares témoignages archéologiques conservés de mégalographie, l’attention de la
recherche s’est concentrée surtout sur celle de la villa des Mystères et celle de la villa dite
de P. Fannius Synistor à Boscoreale, qui permettent de reconnaître en effet les deux pre-
miers thèmes mentionnés par Vitruve. Celui des « statues cultuelles » (deorum simulacra)
d’abord, puisqu’un groupe représentant vraisemblablement Dionysos et Sémélé (plutôt que
Dionysos et Ariane), dont on a attribué l’original avec de bons arguments à un temple de
Smyrne, est situé au centre de la mégalographie de la villa des Mystères, tandis qu’une
image de Vénus, du type de la Vénus de Milo mais avec une pondération inversée, est pla-
cée semblablement au centre de celle de Boscoreale. Celui des « suites de scènes mytholo-
giques » (fabularum dispositas explicationes) aussi, qui ont été reconnues par plusieurs interprètes
de la fresque de la villa des Mystères. La singularité de ces fresques tenait sans doute à l’ab-
sence de tout contexte naturel ou construit ainsi que de toute inscription permettant d’iden-
tifier les personnages et de comprendre facilement la signification d’ensemble de la composition
à l’intérieur de laquelle ils étaient inscrits. Les figures étaient représentées comme s’il s’agis-
sait de statues placées sur un podium courant en contrebas des parois d’un local somptueu-
sement revêtu de marbres polychromes. À la manière des galeries statuaires des musées,
chaque personnage ainsi figuré bénéficiait comme ses voisins d’un même contexte uniforme,
entièrement extérieur à l’action dans laquelle il était supposé être engagé. Il est impossible
ici de résumer les nombreuses interprétations contradictoires auxquelles ont donné lieu la
mégalographie de la villa « de P. Fannius Synistor » de Boscoreale et celle de la villa des
Mystères à proximité de Pompéi. Dès 1956, M. Bieber classait les sept interprétations qu’elle
connaissait alors de la première en quatre catégories (mythologique, historique, historique-
symbolique, contemporaine-humaine), et, une vingtaine d’années plus tard, K. Fittschen
distribuait les exégèses de la fresque, dont le nombre avait entre-temps singulièrement aug-
menté (il cite vingt-trois études), en cinq rubriques (lien avec l’actualité, personnages histo-
riques, allégorie et histoire, allégorie et mythologie, religion et culte). Depuis, si j’ose dire,
les choses n’ont fait qu’empirer, et je me suis cru autoriser à parler d’ « une fresque malade
de ses interprètes »16. Mais il faut souligner que ces contradictions où s’est enfermée la
recherche moderne pendant un siècle ne sont pas la conséquence du déficit de notre infor-
mation sur l’Antiquité classique, mais d’une volonté délibérée de la part des propriétaires
romains des villas auxquelles elles appartenaient de faire réaliser par des virtuoses de l’exé-
cution des décors énigmatiques, dont la compréhension n’était réservée qu’à une élite d’ini-
tiés. Ces compositions volontairement « obscurcies », comme on disait à Rome17, relevaient
de modes d’expression et de contenus philosophiques et religieux qui n’appartenaient que
très partiellement à la culture des artistes qui les ont peintes. C’est qu’il était de tradition à
Rome de considérer que les significations les plus importantes devaient être en même temps
les plus secrètes : ces œuvres s’exprimaient à la façon des oracles et des miracles, dans le
langage obscur que l’on prêtait aux dieux. Dans une étude récente consacrée aux mégalo-
graphies dans la peinture romano-campanienne, Agnes Allroggen-Bedel a insisté justement
sur l’emplacement particulièrement retiré qui était réservé à ce genre de peinture18, et cette
constatation, qui a été faite depuis que nous connaissions la villa des Mystères ou la « salle

16. G. Sauron, « Une fresque malade de ses interprètes : la mégalographie de Boscoreale », p. 307-322, et « Une
fresque en voie de guérison : la mégalographie de Boscoreale », p. 119-129.
17. Cicéron, Ad Atticum, 2, 20, 3 : Itaque posthac, si erunt mihi plura ad te scribenda, ἀλληγορίαις obscurabo ; Virgile,
Enéide, 6, 99-100 : horrendas canit ambages (...) / obscuris uera inuoluens ; Quintilien, Institution oratoire, 4, 2, 64 : ... cum
quid ueri non dicendum, sed quodammodo etiam ostendum est, ... quia in quibusdam causis obscuranda ueritas esset ; Tacite,
Annales, 4, 58, 4 : mox patuit breue confinium artis et falsi ueraque quam obscuris tegerentur.
18. A. Allroggen-Bedel, « Megalographien in der römisch-kampanischen Wandmalerei. Überlegungen, zu ihrer
Interpretation », p. 29-44.
Langages et communication : écrits, images, sons 96

des éléphants » de la maison du Sanctuaire iliaque (casa del Sacello Iliaco) à Pompéi ou celle de
la villa « de P. Fannius Synistor » à Boscoreale, s’est trouvée en effet confirmée par de nou-
velles découvertes provenant d’une villa de Terzigno19 ou des nouvelles explorations de la
villa dei Papiri d’Herculanum20. Si nous avions été privés des vestiges ensevelis par le Vésuve,
nous ne connaîtrions ces chefs-d’œuvre que par la sèche définition que donne Vitruve du
genre nouveau auquel ils appartenaient et par la description parodique d’une mégalographie
burlesque dans sa forme (en particulier, parce qu’elle est inscrite) et dans son contenu (l’irré-
sistible ascension sociale d’un esclave aidé par les dieux), dont Pétrone attribue à son héros
affranchi Trimalchion la véritable paternité (Satyricon, 29, 2-4). La mégalographie dionysiaque
de Pompéi m’a paru composée de deux frises convergeant vers le groupe divin, celle de droite
représentant les étapes de la divinisation de Sémélé, et celle de gauche les étapes de la divi-
nisation de Dionysos, même si le vrai sujet de la peinture est le rapport que la Domina (« pro-
priétaire ») établit en permanence entre sa propre vie et le processus d’apothéose des deux
héros21. Au lieu d’être partagée entre deux moitiés de frises qui se complètent, comme à la
villa des Mystères, la mégalographie de Boscoreale m’a paru, derrière les apparences d’une
célébration des divinités du banquet selon la tradition de la poésie anacréontique (Dionysos,
Vénus, les Grâces) juxtaposées sur la paroi du fond, évoquer la condition humaine, partagée
entre, d’une part, la vie terrestre, soumise aux aléas de la Fortune, déesse figurée à gauche de
l’image de Vénus, et dont l’action changeante et inattendue est illustrée sur la paroi de gauche
par la figuration du philosophe Démétrios de Phalère suivie de l’illustration de son traité Sur
la Fortune, avec l’image de la Macédoine dominant la Perse, et, d’autre part, la promesse d’un
séjour éternel au ciel pour les âmes éprises des valeurs divines, avec, à droite de Vénus, la
double évocation d’Éros (« le désir ») et de Psyché (« l’âme »), thème illustré, sur la paroi de
droite, par la représentation de la poétesse Sappho, suivie de l’illustration probable d’un de
ses poèmes, et représentant l’histoire de Céphée, Cassiopée, Andromède et Persée, quatre
héros dont la légende avait fait quatre constellations qui voisinent au ciel22. À la manière des
galeries statuaires des musées, chaque personnage ainsi figuré bénéficiait comme ses voisins
d’un même contexte uniforme, entièrement extérieur à l’action dans laquelle il était supposé
être engagé. Et, pour composer un message univoque, les auteurs de ces fresques ont dû mettre
en œuvre tous les modes d’expression que l’art grec avait inventés et perfectionnés au cours
de son interminable histoire. Dans son dialogue Sur la divination, Cicéron expliquait que le
langage oraculaire se reconnaissait au fait qu’il usait de choses nouvelles (res noua), suscitant
l’étonnement (miratio) et appelant l’interprétation (interpretatio, coniectura), par opposition aux
« choses habituelles » (res usitatae) qui ne suscitent aucun étonnement (Cicéron, De diuinatione,
en part. 1, 93 et 2, 49). C’est ce mécanisme que les auteurs des fresques énigmatiques mettaient
en œuvre, par exemple sur une fresque de la villa de P. Fannius Synistor à Boscoreale, quand
on voit représenté, dans l’alcôve d’une chambre à coucher, un temple vide à l’intérieur d’un
péristyle sans toit, qui laisse paraître le ciel entre ses colonnes, symbole probablement d’un
espace sacré situé au ciel, où il ne pleut pas, centré sur un temple qui ne possède pas encore
son dieu, symbole peut-être de la résidence céleste qui attend l’âme au ciel, comme disaient
Platon et son disciple Cicéron, et l’âme ici, devait être celle du personnage qui dormait dans
cette alcôve, et qui devait, comme la plupart de ses contemporains, considérer le sommeil
comme le moment de la rencontre avec le monde des dieux et des morts. Autre exemple de
ces « choses nouvelles » qui suscitent l’étonnement et appellent l’interprétation : à l’intérieur
de la grande fresque dionysiaque de la villa des Mystères, on voit représentés successivement

19. V. Sampaolo, « In margine alle figure del salone 13 della villa di Terzigno », p. 113-125 ; E. M. Moormann, « Der
römische Freskenzyclus mit großen Figuren in der Villa 6 in Terzigno », p. 257-266 ; V. M. Strocka, « Troja – Karthago
– Rom. Ein vorvergilisches Bildprogramm in Terzigno bei Pompeji », p. 79-120.
20. D. Esposito, « Le pitture della Villa dei Papiri ad Ercolano », p. 211-225.
21. G. Sauron, La grande fresque de la villa des Mystères à Pompéi. Mémoires d’une dévote de Dionysos.
22. G. Sauron, La Peinture allégorique à Pompéi. Le regard de Cicéron, p. 67-95.
97 Messages visuels et destinataires dans les espaces publics et privés de la Rome antique

deux silènes, l’un, d’une manière très surprenante, avec des attributs apolliniens (cithare, cou-
ronne de laurier), l’autre les attributs dionysiaques auxquels on s’attend (tympanon, couronne
de lierre), et la raison m’a semblé être que le premier se trouve à Delphes, près du tombeau
de Dionysos, qui était abrité dans le temple d’Apollon, mais avant la résurrection du héros
en dieu, ce qui explique l’allégeance apollinienne de ce silène, tandis que le second apparaît
dans une scène de proclamation de la divinité de Dionysos. On le voit, le public apte à com-
prendre était limité au cercle étroit des intimes, appartenant au même milieu social et possé-
dant la même culture que le propriétaire des lieux. L’auteur de ces messages a procédé
consciemment à la manière de l’Apollon de Delphes, tel que le décrivait Héraclite, lui aussi
disciple du dieu en matière d’obscurcissement volontaire de la vérité : « Le prince dont l’oracle
est à Delphes / ne parle pas, ne cache pas, mais signifie » (Héraclite, B XCIII Diels-Kranz).
L’équivalent latin du sêmainein d’Héraclite est significare, dont les emplois multiples à l’époque
où la mégalographie a été peinte renvoient à l’omniprésence du symbole dans une cité comme
Rome où, comme dit Tacite, « tout s’interprète » (Histoires, 2, 91 : apud ciuitatem cuncta inter-
pretantem ...).
Il est temps de conclure. Le sujet que je viens d’aborder méritait de nombreuses analyses
de cas, qu’il m’était impossible d’entreprendre dans un temps aussi court. Du moins ai-je
voulu rendre sensible deux faits incontestables, d’une part le goût des Romains, rarement
atteint à ce degré, des messages visuels, et, d’autre part, l’extraordinaire variété de registres
où ce goût s’est exprimé, entre les deux cas limites d’un discours pédagogique, réunissant
tous les procédés rhétoriques de l’art de convaincre et usant à cet effet de tout le répertoire
de modes d’expression légué par la Grèce classique, et d’un discours énigmatique, conçu
sur le modèle des miracula et des oracula, c’est-à-dire du langage allégorique que l’on attri-
buait aux dieux, quand il s’agissait de mettre en forme à ses propres yeux et aux yeux d’un
petit groupe d’initiés, les vérités les plus intimes, que la foule n’avait pas à connaître.

Résumé
Les Romains ont pratiqué toute la gamme des messages visuels, aussi bien dans les espaces
publics que privés, tantôt dans un but pédagogique, en usant de tous les procédés de la rhé-
torique appliqués aux images, prolongeant et améliorant les modes d’expression hérités des
Grecs, tantôt en voilant méthodiquement la signification du contenu des images, non par des
procédés arbitraires, mais en usant des mêmes procédés d’expression de tradition grecque,
dans le but de conférer à l’image le statut et la forme du langage oraculaire. Il y a là le double
témoignage d’un besoin de recourir aux images visuelles dans toutes les circonstances de la
vie privée et publique, et d’une rare maîtrise dans le maniement des langages adaptés aux dif-
férents publics auxquels les messages étaient adressés.

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Le jaune et le vert
Le langage des feuilles dans la mosaïque romaine
Roger Hanoune
Maître de conférences (hon.), université de Lille 3 ; UMR HALMA CNRS 8164
Membre du CTHS, section Histoire et archéologie des civilisations antiques

Extrait de : Corbier Mireille et Sauron Gilles (dir.), Langages et communication : écrits, images, sons,
éd. électronique, Paris, Éd. du Comité des travaux historiques et scientifiques
(Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques), 2017.

Cet article a été validé par le comité de lecture des Éditions du Comité des travaux
historiques et scientifiques dans la cadre de la publication des actes du 139e Congrès
national des sociétés historiques et scientifiques tenu à Nîmes en 2014.

Il faut tout de suite corriger ce que ce titre a de prétentieux et d’exagéré. Il ne s’agira pas ici
de s’attaquer dans son ensemble à la question de la sémantique ou de la symbolique des
couleurs : on aurait pu dire aussi bien « rouge » que « jaune » pour opposer seulement deux
nuances, une froide et une chaude ; pour des vues plus globales sur les couleurs en géné-
ral et dans le monde romain, il suffit évidemment de renvoyer aux travaux de J. André,
M. Pastoureau, et de tant d’autres1. De même on ne considérera pas non plus le domaine
global du langage des végétaux et de leur symbolisme : de F. Cumont à J. Goody et sur-
tout à G. Sauron2, les travaux plus compétents ne manquent pas. Enfin, dans la mosaïque
romaine, on se bornera à celle de l’Afrique romaine des IIIe et IVe siècles. Le sujet de cette
communication est celui d’un tout petit problème d’interprétation d’un élément du décor
végétal ou végétalisant sur les pavements mosaïqués d’édifices privés, de belles maisons
ou des thermes. On évite aujourd’hui de nommer les motifs décoratifs de façon anachro-
nique (on ne parle plus de motifs d’« ailes de moulins » ou de « sabliers » pour ne pas faire
allusion à des réalités qui ne sont pas antiques) ou erronée (par exemple le motif de la tige
de « millet » est désormais vu comme une tige de roseau3) : de la même façon, on voudrait
corriger ici la dénomination et la vision d’un certain décor de feuillages.
Le problème est le suivant : les spécialistes de la mosaïque remarquent que les décors
végétaux, surtout des guirlandes qui sont souvent disposées en couronnes ou en entre-
lacs, offrent couramment des feuilles rouges ou jaunes alternant avec des feuilles vertes
(figure 1-2). Les musées africains en contiennent des dizaines d’exemples4. On pourrait en
multiplier les illustrations : si l’on parcourt les salles du musée national du Bardo à Tunis,
surtout celles de Thuburbo ou de Thugga, on voit qu’il peut s’agir de motifs complets, comme
une couronne à dominante unique jaune/rouge ou verte, ou de guirlandes où les dominantes
se côtoient, ou se succèdent, ou s’entrelacent.
Or des interprètes ont fréquemment décrit les feuilles rouges/jaunes comme des « feuilles
fanées » ou « mortes » : ainsi dans le catalogue du musée du Bardo, telle mosaïque de

1. J. André, Étude sur les termes de couleur dans la langue latine, 1949 ; M. Pastoureau, Le Vert, 2013 ; et surtout les études
réunies dans A. Rouveret, S. Dubel, V. Naas (éd.), Couleurs et matières dans l’Antiquité, 2006.
2. F. Cumont, La Stèle du danseur d’Antibes et son décor végétal, 1942 ; J. Goody, The Culture of Flowers, 1993 ; G. Sauron,
« Les cippes funéraires à décor de rinceaux de Nîmes et de sa région », 1983 ; Id., L’histoire végétalisée. Ornement et
politique à Rome, 2000 ; J. Gage, La Couleur dans l’art, 2009 ; M. Bradley, Colour and Meaning in Ancient Rome, 2009.
3. J.-P. Darmon, S. Gozlan, « La maison des Muses… », 2012 (2015), p. 112 et n. 4.
4. M. Blanchard-Lemée, M. Ennaïfer, H. et L. Slim, G. Mermet, Sols de l’Afrique romaine, 1995 ; M. Yacoub, Splendeurs
des mosaïques de Tunisie, 2e éd., 2002.
Langages et communication : écrits, images, sons 102

Fig. 1. – Saisons et guirlandes, d’Acholla


(Musée du Bardo) Cl. R. Hanoune.

Fig. 2. – Saisons et guirlandes, d’Acholla


(Musée du Bardo) : détail. Cl. R. Hanoune.

Thuburbo est décrite comme des « couronnes de feuillages alternativement vertes et fanées »
(et non simplement rouges) et on trouve couramment l’expression de « couronnes de feuilles
mortes » 5; certains précisent même « guirlandes-couronnes de laurier fané »6.
De façon plus poussée, cette alternance de couleurs est aussi souvent interprétée comme
une évocation de l’opposition des saisons (hiver et été/automne), et, encore au-delà, comme
un symbole de la vie, de la mort et de la renaissance, dans la nature ou dans le monde. Cette
lecture allégorique s’inscrit dans la tradition bien attestée de F. Cumont7, d’autre part elle se
combine avec celle d’A. Merlin et L. Poinssot à propos des factions du cirque et des repré-
sentations des saisons8.

5. M. Yacoub, Le Musée du Bardo, 1969, p. 85 (n° inv. 1393) ; H. Desparmet, « Les mosaïques des Hauts de Cillium »,
1994, p. 110 n. 11 (« …il se pourrait que les feuilles rouges correspondent à des couronnes de « feuilles mortes »).
6. J.-P. Darmon, Nympharum Domus. Les Pavements de la maison des Nymphes à Néapolis …, 1980, p. 151 (n° 28).
7. F. Cumont, La Stèle du danseur d’Antibes et son décor végétal, 1942.
8. A. Merlin, L. Poinssot, « Deux mosaïques de Tunisie à sujets prophylactiques »,1934, p. 141-143. Sur les cou-
leurs des factions et les saisons : A. Merlin, L. Poinssot, « Factions du cirque et saisons sur des mosaïques de
Tunisie », 1949, t. 2, p. 732-745. Voir aussi J.-P. Darmon, Recueil général des mosaïques de la Gaule. II, 3, 1977, p. 86 (qui
103 Le langage des feuilles dans la mosaïque romaine

Fig. 3. – Couronnement de Vénus, d’Ellès


(Musée du Bardo). Cl. R. Hanoune.

Dans l’historiographie de la mosaïque africaine, un article fondateur de Gilbert Picard9


à propos du pavement d’Ellès représentant le couronnement de Vénus (figure 3), illustre
bien cette tendance : les nombreuses couronnes que l’on y voit sont successivement présen-
tées comme « guirlande faite d’un feuillage conventionnel » ou stylisé (p. 47), mais aussi
comme « des couronnes de lauriers alternativement vertes et jaunes » (p. 45) et finalement
comme « un emblème prophylactique », formé de laurier, ce « feuillage qui « reste à l’écart de
tout mal », alternativement vert et jaune, de manière à rappeler « l’alternance des saisons »,
et donc la marche du monde et la vie du cosmos (avec un renvoi à l’article d’A. Merlin et
L. Poinssot). C’est la « métaphore végétale du renouvellement du monde » pour employer
l’expression de G. Sauron10.
On peut ne pas partager cette opinion, en émettant tout d’abord une réserve profonde à
l’égard des interprétations symboliques qui ne sont pas fondées sur des textes et des docu-
ments explicites (par exemple les couleurs des factions du cirque ou le lierre de Bacchus11).
On peut ensuite faire état de quelques arguments pour repousser cette lecture du « mes-
sage » de ces feuilles. Remarquons d’abord que ces dernières, sur les pavements de mosaïque,
sont loin d’être toujours très caractéristiques : c’est une sorte de feuille lancéolée générique
ou de laurier schématique (« laurier » est le terme qui est toujours employé dans Le Décor
géométrique de la mosaïque romaine12), mais on peut la décrire parfois simplement comme un
fuseau, et on peut la confondre quelquefois avec la feuille d’olivier (plus petite mais de même
forme) ; elle est même parfois imaginaire, avec un petit crochet ou une pointe (« barbe »), où
certains ont voulu voir une pointe apotropaïque13. De plus il est vraiment paradoxal de voir
un feuillage fané dans des végétaux, comme le laurier, l’olivier, le lierre, qui, dans la langue

renvoie, sur cette « sémantique des couleurs », à L. Foucher, Inventaire des mosaïques. Sousse, 1960, p. 30, 60, 94 ; et
à J.-W. Salomonson, La Mosaïque aux chevaux de l’Antiquarium de Carthage, 1965, p. 54-55).
9. G.-Ch. Picard, « Le couronnement de Vénus », 1941-1946, p. 43-108.
10. G. Sauron, L’Histoire végétalisée. Ornement et politique à Rome, 2000, p. 43.
11. Voir la mosaïque de Thugga, (M. Yacoub, Le Musée du Bardo, 1969, p. 60 n° inv. A 382) où les amphores de vin
sont décorées de l’hedera dionysiaque.
12. C. Balmelle et al., Le Décor géométrique de la mosaïque romaine, 1985, t. 1, p. 140-142.
13. A. Merlin, L. Poinssot, « Deux mosaïques de Tunisie à sujets prophylactiques »,1934, p. 140.
Langages et communication : écrits, images, sons 104

Fig. 4. – Vigne verte et rouge, Aquilée (Musée). Cl. R. Hanoune.

latine, sont toujours ou presque qualifiés de verts : virides coronae, viridis oliva, viridans laurus
pour reprendre les termes de Virgile (Æn., V, 110, 494 et 539) et qui sont par excellence, avec
l’acanthe, le myrte, le houx, etc, des végétaux toujours verts, les aeiphulla de Théophraste
(Hist. Pl. I, 93)14. Aussi il semble évident qu’on a ici une simple variation optique, un décor
dénué d’intentions15. La preuve en est que sur les mêmes pavements les artisans coloriaient
aussi, en passant du rouge/jaune au vert, des motifs non végétaux, comme des câbles ou
des tresses, des ondes ou des écailles. Ils jouaient également à alterner le rouge et le vert sur
les mêmes végétaux devenus bicolores, comme des grappes de raisins, ou, de façon invrai-
semblable, sur du lierre. Ce jeu chromatique n’était d’ailleurs évidemment pas réservé à la
production africaine, comme le montre par exemple une mosaïque d’Aquilée (figure 4).
En réalité, cette alternance du rouge et du vert est à considérer comme une fatalité de la
décoration, tant ces couleurs sont liées dans leur opposition physique (on peut voir les divers
dispositifs du genre du cercle chromatique de Chevreul) dans la pensée des philosophes
depuis au moins Aristote (Meteor. III, 2, 5), et dans la réalité de l’architecture romaine : on le
voit dans les descriptions des thermes romains d’époque impériale, chez Martial, chez Stace,
chez Lucien, qui insistent toutes sur l’emploi des marbres de couleur : vert de Carystos et
rouge de Synnada ou jaune de Numidie y sont systématiquement associés16.
Néanmoins on pourrait se demander s’il n’y a pas quelque chose à retenir de cette idée
des feuilles jaunies ou mortes. On a vu que ce n’était pas dans le domaine de la décora-
tion des habitations ou des thermes : les guirlandes réelles, ou celles qui sont représentées
de façon réaliste, n’en montrent pas l’utilisation et au contraire elles ne sont que vertes17.

14. Les guirlandes ou couronnes de feuilles de vigne, elles aussi bicolores, sont plus rares : N. Jeddi, « Une mosaïque
aux couronnes de vigne de la maison dite des fruits à Thaenae », 1988. Sur les végétaux toujours verts, on réser-
vera le cas de l’olivier « blond » (xanthos, flavus) chez Eschyle (Perses, 617) et chez Virgile (Æn., V, 309 : flava oliva).
Les plus belles évocations littéraires des feuilles vertes et des feuilles mortes sont dans Jodelle, Les Amours, 14 et
le sonnet 17 de Shakespeare.
15. Évidence que même les « symbolistes » doivent admettre : A. Merlin, L. Poinssot, « Factions du cirque et sai-
sons sur des mosaïques de Tunisie », parlent « d’une alternance voulue pour l’agrément de l’œil », 1949, p. 733.
16. V. Maugan-Chemin, « Les couleurs du marbre chez Pline l’Ancien, Martial et Stace », 2006, p. 103-126.
17. F. Cumont, La Stèle du danseur d’Antibes et son décor végétal, p. 11 (« la verdure persistante…présage ou garantie
d’une durée prolongée au-delà de la tombe ») ; R. Turcan, « Les guirlandes dans l’Antiquité classique », p. 129 (sur
le rapport entre le contenu végétal des guirlandes et leur signification).
105 Le langage des feuilles dans la mosaïque romaine

Mais qu’en était-il dans un contexte purement funéraire ? On sait que la comparaison des
hommes mortels et des feuilles tombées est vieille comme la littérature18; on pourrait donc
chercher dans le décor des jardins funéraires et des tombeaux romains19 si la guirlande à
feuilles mortes était attestée. Mais c’est en vain : la guirlande, le rinceau sont visiblement
« des images transposées de la vitalité de la nature » 20, et non une évocation de mort21.
Il ne reste donc plus que les textes latins pour témoigner du sentiment que les Romains
pouvaient avoir des feuilles mortes. Or ici nous avons une belle attestation d’une sensibi-
lité tout à fait consciente : dans leur rituel si bien étudié par J. Scheid, les frères arvales se
voilent la tête avant de pénétrer dans le bois sacré et coiffent la couronne d’épis liée par
une bandelette blanche : « nous ignorons si la couronne était composée de seuls épis murs,
c’est-à-dire secs, ou bien d’un mélange d’épis secs et verts, mais en tout cas on dirait qu’elle
représentait cette moisson heureuse que les arvales demandaient à dea Dia » 22. Or un pas-
sage de Tacite, Ann. XI, 4, 3 (cité par J. Scheid), rapporte l’anecdote selon laquelle, en 47, lors
d’un procès, un chevalier révéla que dans un songe il « avait cru voir Claude la tête ceinte
d’une couronne d’épis renversés », présage d’une disette de blé (tamquam vidisset Claudium
spicea corona evinctum, spicis retro conversis, eaque imagine grauitatem annonae praedixisset) ; tan-
dis que «…portée dans le bon sens la couronne d’épis aurait annoncé l’abondance ». Mais,
à mon sens, le plus intéressant est la suite du texte de Tacite au § 4 : quidam pampineam coro-
nam albentibus foliis visam atque ita interpretatum tradidere verdente autumno mortem principis
ostendi (« Quelques- uns ont dit que la couronne vue par lui était de pampres blanchis [i.e.
jaunis] et qu’il en avait tiré le présage de la mort du prince pour le déclin de l’automne »).
Il en est de même pour l’anecdote du bosquet de lauriers de la villa ad gallinas de Livie à
Primaporta, où, dit-on, l’arbre planté par chaque empereur dépérissait vers le temps de sa
mort, et où tout le bois se dessécha l’année de la mort de Néron23. On voit bien ici le lien
feuille morte/mort, mais dans la mentalité et les textes, non dans le décor végétal.
On ne peut donc corriger que très partiellement notre opinion sur le langage des feuilles
en général et on continuera à soutenir qu’il n’y a pas lieu de voir des feuilles de laurier fané
sur les mosaïques d’Afrique, ni à leur donner un sens funèbre. On connaît bien d’ailleurs le
caractère humble et utilitaire de ces pavements faits pour être piétinés plutôt que révéren-
cieusement scrutés pour y dévoiler d’improbables messages symboliques24.

18. Iliade, VI, 146 et suiv. : « Telle la naissance des feuilles, telle celle des hommes… ».
19 On aurait pu voir dans le décor du mausolée de Bartringen – Bertrange des feuilles desséchées, mais la véri-
fication montre qu’il s’agit de palmes (G. Kremer, Das frühkaiserzeitliche Mausoleum von Bartringen (Luxemburg),
2009, n° 56 fig. 229.
20. G. Sauron, L’Histoire végétalisée. Ornement et politique à Rome, 2000, p. 24. C’est exceptionnellement et par un
douloureux paradoxe que Stace évoque le mélange impie de feuilles de lierre, du vénéneux if funeste et de laurier
desséché (Silves, V, 3 [Epicedion in patrem suum], v. 8-10 …funestamque hederis irrepere taxum/extimui, trepidamque,
nefas !, arescere laurum ».
21. On pense aussi à l’acanthe qui poussa sur la tombe d’une jeune fille de Corinthe (Vitruve, IV, 1, 9-10).
22 . J. Scheid, Romulus et ses frères. Le collège des frères arvales…, 1990, p. 572-573.
23. Suétone, Galba I, 3 (…observatum est, sub cuiusque obitum arborem ab ipso institutam elanguisse. Ergo novissimo
Neronis anno et silva omnis exaruit radicitus) ; G. Sauron, L’histoire végétalisée. Ornement et politique à Rome, 2000,
p. 42-43 : « L’anecdote montre que les métaphores végétales de renouvellement du monde étaient à ce point prises
au sérieux que le regard romain en cherchait des manifestations dans la nature elle-même ».
24. Il est exceptionnel qu’on évoque une répugnance à piétiner un beau pavement : l’exemple de Stace décrivant
la villa Tiburtina de Manlius Vopiscus (Silv. I, 3, 52-57) semble unique dans la littérature : « Quand je laissais errer
mes yeux et promenais partout mes regards, je foulais aux pieds des richesses sans m’en rendre compte (calcabam
necopinus opes). Car le rayonnement qui descendait d’en haut et les tuiles qui réfléchissaient la lumière brillante
me montrèrent le sol qu’égaient de couleurs vives les mille procédés de l’art et qui l’emporte dans l’invention des
figures sur le pavement de la Maison non balayée : effrayés mes pas s’arrêtèrent (expavere gradus). Trad. H. J. Izaac).
Langages et communication : écrits, images, sons 106

Résumé
Cette communication a pour objectif de corriger la lecture d’un motif végétal sur de très nom-
breux pavements de mosaïque d’époque impériale : les feuilles y sont représentées en jaune ou
rouge, et non en vert comme il est normal, surtout pour du laurier. Il s’agit de montrer qu’on
ne peut pas y voir des feuilles mortes, encore moins y déceler une intention symbolique (le
balancement éternel entre la vie et la mort). Ce motif bien attesté sur les pavements n’apparaît
d’ailleurs pas dans les autres représentations figurées, plus recherchées, bien que les Romains
aient pu parfois, comme le prouvent certaines anecdotes, associer feuilles mortes et sentiment
de la mort humaine.

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Quand les statues parlent
Sophie Montel
Maître de conférences en histoire de l’art et archéologie du monde grec
Université de Franche-Comté, Besançon (Institut des Sciences et Techniques de l’Antiquité, EA 4011)

Extrait de : Corbier Mireille et Sauron Gilles (dir.), Langages et communication : écrits, images, sons,
éd. électronique, Paris, Éd. du Comité des travaux historiques et scientifiques
(Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques), 2017.

Cet article a été validé par le comité de lecture des Éditions du Comité des travaux
historiques et scientifiques dans la cadre de la publication des actes du 139e Congrès
national des sociétés historiques et scientifiques tenu à Nîmes en 2014.

Les statues parlent : par l’inscription qui les accompagne, bien sûr, par les choix iconogra-
phiques des dédicants, mais aussi par leur emplacement, la forme et les dimensions de leur
support. Pour accompagner les réflexions menées dans le cadre du thème 4 du 139e congrès
des Sociétés historiques et scientifiques, Le langage des lettres et des arts, on s’intéressera aux
statues isolées et aux groupes statuaires comme outils de communication, voire même de
médiation, entre les dieux et les hommes d’une part, mais aussi entre les hommes de diffé-
rentes origines d’autre part. Les aspects stylistiques ou les problèmes de datation des œuvres
ne sont pas étudiés dans cet article qui traite des statues par un tout autre biais.

Le type statuaire et le sujet retenu1

En contexte votif, le type statuaire et le sujet retenu permettaient de s’adresser aux visiteurs
de façons très différentes. Le petit dossier des commémorations des guerres médiques dans
l’Apollonion de Delphes peut nous servir d’exemple2. Dans certains cas, le sujet retenu
concerne la cité dédicante : ainsi les divinités poliades ou les héros éponymes athéniens.
Dans d’autres cas, les dédicants choisirent un motif apollinien plus propre à Delphes : par
exemple, la colonne serpentine – une allusion au monstre Python peut-être – portant le tré-
pied de Platées ou l’Apollon de Salamine ; mais ce dernier tenait un ornement de navire dans
la main droite, si bien que la statue parle aussi au nom des Athéniens qui, grâce à l’oracle
de Delphes et à Thémistocle, avaient compris qu’il fallait aller combattre sur mer. D’autres
offrandes, très originales, combinent les différentes catégories énoncées : ainsi le palmier
érigé sur la terrasse du temple par les Athéniens après la victoire de l’Eurymédon ; le pal-
mier, qui rappelle la naissance d’Apollon sur l’île de Délos, constitue peut-être un moyen
de souligner l’importance de la ligue dans les victoires remportées dans le deuxième quart
du Ve siècle ; Athéna et sa chouette, placées en haut du palmier, renvoient plus directement
à Athènes, comme le faisaient, plus bas dans le sanctuaire, les statues de la déesse et des
héros éponymes de la cité. Toutes ces solutions permettaient aux cités de rivaliser au sens
strict du terme dans le sanctuaire : rivaliser d'ingéniosité dans le choix du motif et du sculp-
teur responsable de l'offrande, obtenir un emplacement idéal afin d'être situé dans un lieu
bien visible3, et même écraser les dédicaces antérieures par des emplois abusifs qui donnent

1. J’écarte dans cette partie les statues dites de culte, celles dans laquelle la divinité s’incarne au moins temporairement.
2. W. Gauer, « Die griechischen Bildnisse der klassischen Zeit als politische und persönliche Denkmäler » ;
A. Jacquemin, Offrandes monumentales à Delphes, p. 84-87.
3. Il s’agit d’une pratique ostentatoire, d’effets de concurrence entre dédicants, sur lesquels nous revenons infra.
Langages et communication : écrits, images, sons 110

une bonne idée de l’ambiance qui devait régner dans ce sanctuaire, véritable vitrine des
cités grecques. Des remarques semblables pourraient être faites sur les contextes funéraire
et domestique, dans lesquels les Anciens ont largement utilisé les statues comme moyen de
communication avec leurs pairs, pour se distinguer.

Les inscriptions

Le langage le plus évident accompagnant les statues est l’inscription de dédicace. À l’époque
archaïque, l’inscription est souvent gravée sur l’œuvre elle-même ; il est par ailleurs cou-
rant que les œuvres parlent. Ainsi, à Délos, la plus ancienne statue féminine de taille natu-
relle connue porte cette inscription : « Nicandrè m’a dédiée à l’Archère dont les traits portent
au loin – elle, excellente fille de Deinodikès de Naxos et sœur de Deinoménès, maintenant
femme de Phraxos4. » À cette époque (la deuxième moitié du viie siècle av. J.-C.), les Naxiens
dominent l’île de Délos et s’y imposent comme le feront plus tard les Athéniens. Ce sont en
effet les Naxiens qui sont responsables de la construction du premier temple d’Apollon, l’oi-
kos des Naxiens, et de la dédicace d’un grand nombre de statues en marbre mises au jour
par les archéologues de l’École française d’Athènes. La plus ancienne signature de sculp-
teur connue est celle d’un certain Euthycartidès, naxien, qui offrit un kouros dans le sanc-
tuaire d’Apollon5. En acceptant une terminologie relativement moderne, nous pourrions
dire que les Naxiens inondaient le marché statuaire à cette période. À Délos, ils envoyèrent
des statues féminines, des statues masculines, des lions et le célèbre colosse des Naxiens,
témoin de la phase colossale du premier tiers du VIe siècle av. J.-C.6 ; en dehors de Délos, et
en Attique en particulier, le marbre et les statues naxiennes s’exportèrent également. C’est
la technique des artisans de la pierre, maîtrisant la chaîne opératoire de la carrière jusqu’au
sanctuaire, qui leur permit cela. Les Naxiens exprimaient au monde grec leur habileté ; la
mystérieuse inscription en alphabet naxien disant « Je suis de la même pierre, la statue et la
base », gravée sur la face est de la base du colosse, n’est certainement pas étrangère à cette
affirmation d’une supériorité technique7.
À Samos, dans le sanctuaire d’Héra, trois des quatre offrandes de Chéramyès portent une
inscription très similaire : les deux statues jumelles du Louvre et du musée archéologique
de Vathy affichent le même texte tandis que, pour la troisième statue, le dédicant a ajouté
un adjectif pour louer la beauté de la statue et, ainsi, plaire encore plus à la déesse – c’est le
sens de l’agalma8. La répétition de l’inscription sur les trois statues constitue-t-elle un argu-
ment pour faire de ces consécrations sculptées quatre effigies isolées et non les membres d’un
groupe familial comme celui de Généléos9 ? Il est bien difficile de trancher car les ensembles
statuaires archaïques sont trop peu nombreux pour que nous puissions instituer des règles.
Les exemples de l’importance de l’inscription de dédicace ne se limitent pas, évidem-
ment, à l’époque archaïque. À partir de l’époque classique, l’inscription est plus commu-
nément gravée sur la base des statues et, une fois encore, on peut observer l’efficacité des
mentions retenues par les dédicants. Ainsi, dans le sanctuaire de Delphes, pour commé-
morer la victoire de Marathon, les Athéniens firent graver cette inscription sur la base d’un

4. Athènes, Musée national, MN 1. J. Marcadé, A. Hermary et alii, Sculptures déliennes, p. 14-15 avec la bibliogra-
phie antérieure.
5. Délos, Musée, A 728. Idem, p. 40-41 avec la bibliographie antérieure.
6. Sur ces productions, voir M. D’Acunto, « La fonction de la plus ancienne sculpture naxienne à Délos et la com-
paraison avec les productions crétoises dédaliques : sur les débuts de la sculpture monumentale en Grèce ».
7. Sur le colosse et sur l’inscription (ID 4), voir A. Hermary, « Le colosse des Naxiens à Délos » ; Ph. Bruneau,
« Deliaca X », p. 55-59.
8. H. Kyrieleis, « Eine neue Kore des Cheramyes » ; J.-L. Martinez, « “Une Corè de Chéramyès” au Louvre ».
9. Sur cet exemple, cf. infra.
111 Quand les statues parlent

groupe statuaire disposé au sud du trésor financé par la cité dans les mêmes circonstances :
« les Athéniens [offrirent] à Apollon en prémices du butin pris aux Mèdes à la bataille de
Marathon »10. D’autres formulaires de l’époque classique, souvent limités, peuvent illustrer
les rapports féconds entre les œuvres et le texte qui les accompagne. Je ne retiens que deux
exemples : celui du cheval de bronze représentant le cheval de Troie offert par un certain
Chairédémos sur l’Acropole d’Athènes, vers 420-415 av. J.-C.11, et celui d’un groupe familial
dont les effigies furent confiées à deux sculpteurs12. L’inscription énonce les noms des person-
nages représentés, leur place dans la généalogie familiale, les noms des sculpteurs respon-
sables des œuvres et, pour terminer, les noms des dédicants. Un formulaire tout à fait banal.
En contexte privé, d’autres textes inscrits nous permettent de comprendre les messages
que les dédicants souhaitaient diffuser. À Délos, Cléopâtre, dans la maison dite de Cléopâtre
et Dioscouridès dans le quartier du théâtre13, affirme sa position de femme de citoyen pieux
en rappelant les offrandes faites par son mari dans le sanctuaire d’Apollon14. Les effigies
des propriétaires, retrouvées in situ dans un coin de la cour de la maison spécialement amé-
nagé pour leur présentation, appartiennent aux types statuaires courants de l’époque hellé-
nistique15. C’est par l’inscription et l’emplacement qu’elles se distinguent du commun des
statues de l’époque et portent un message différent. M. Kreeb a montré que le couple était
exposé dans une sorte de niche que l’on pouvait choisir d’ouvrir ou de fermer aux regards,
dans une partie publique de la maison, dans un angle du péristyle16.
Après les inscriptions, il nous faut considérer ce qu’apporte l’étude des supports des sta-
tues à notre compréhension de leur rôle comme moyen de communication.

Le support

Le plan, l’élévation, les dimensions et le décor des supports sont déterminants dans la com-
préhension des messages véhiculés par les statues. Si la plupart des statues sont installées
sur des bases quadrangulaires, quelques-unes ont bénéficié, dès l’époque archaïque, de
supports moins répandus. Le choix de la forme de la base, qui n’est malheureusement pas
documenté par les sources épigraphiques ou littéraires, devait incomber au commanditaire
responsable du choix du type et du motif. Les bases courbes, qui permettent de réunir un
grand nombre de statues sur une surface plus réduite que les bases rectangulaires, sont peu
fréquentes avant l’époque hellénistique.
La plus ancienne base semi-circulaire a été découverte sur la terrasse supérieure d’un
enclos sacré au lieu-dit Kokkinolakka, entre Milet et Didymes17 ; les fragments d’au moins

10. J.-F. Bommelaer et D. Laroche, Guide de Delphes. Le site, p. 136-138, SD 225 (abrégé ci-après en GDS ; SD est l’abré-
viation de Site de Delphes, communément employée pour désigner les monuments du sanctuaire en fonction de
leur emplacement.) ; P. Amandry, « Le socle marathonien et le trésor des Athéniens » ; A. Jacquemin, Offrandes
monumentales à Delphes, p. 315, n° 77.
11. IG I3, 895 : « Chairédémos, fils d’Euangélos, de Coilè, m’a consacré. Oeuvre de Strongylion. »
12. IG II-III², 3829 : « Lysippè, fille d’Alcibiade de Cholleidai, épouse de Pandaitès, œuvre de Sthennis ; Myron, fils de
Pasiclès de Potamia, œuvre de Sthennis ; Pasiclès, fils de Myron, de Potamia, œuvre de Léocharès ; Timostratè, fille
de Pandaitès de Prospaltia, épouse de Pasiclès ; Aristomachè, fille de Pasiclès de Potamia, épouse d’Echéclès, œuvres
de Léocharès. Consécration de Pandaitès, fils de Pasiclès de Potamia, et de Pasiclès, fils de Myron de Potamia. »
13. Ph. Bruneau, J. Ducat, Guide de Délos, n° 119, p. 304.
14. ID 1987 : « Cléopâtre, fille d’Adrastos de Myrrhinoutta, [a érigé la statue de] son mari Dioscouridès, fils de
Théodoros de Myrrhinoutta [dème d’Attique], qui a offert les deux trépieds delphiques en argent qui sont dans le
temple d’Apollon, de chaque côté de l’entrée, sous l’archontat de Timarchos à Athènes. »
15. J. Marcadé, A. Hermary et alii, Sculptures déliennes, n° 94, p. 208 avec la bibliographie antérieure.
16. M. Kreeb, Untersuchungen zur figürlichen Ausstattung delischer Privathäuser, p. 17-21, fig. 2.2 et 2.3.
17. Kl. Tuchelt, P. Schneider et alii, « Didyma. Bericht über die Ausgrabungen 1985 und 1986 an der Heiligen Straße
von Milet nach Didyma » ; Kl. Tuchelt, P. Schneider et alii, Ein Kultbezirk an der Heiligen Straße von Milet nach Didyma.
Langages et communication : écrits, images, sons 112

cinq statues féminines et de six ou sept statues masculines assises ont été retrouvés dans
les environs immédiats. La base est datée de la seconde moitié du VIe siècle par le matériel
céramique : cet exemple constitue la première attestation de ce type de dispositif d’exposi-
tion. La présentation d’un groupe sur une base courbe permet des compositions plus res-
serrées et plus animées que l’étalement sur des bases rectilignes.
Ce type de dispositif a été employé par les concepteurs des offrandes de deux grands
sanctuaires à partir du milieu du Ve siècle : ceux de Zeus à Olympie et d’Apollon à Delphes.
Les exemples d’Olympie sont connus par les inscriptions, le texte de Pausanias et les traces
de scellement des statues sur le lit d’attente de l’assise supérieure des bases ; aucune sta-
tue n’est conservée. À Olympie, la première base en arc de cercle servait de support à une
offrande des Achéens constituée de neuf statues de bronze, réalisées par Onatas d’Égine
vers 480-470 av. J.-C.18 Le groupe, situé à 17 m à l’est du temple de Zeus, représentait le
moment du tirage au sort évoqué au chant VII, vers 161-206, de l’Iliade. Une base en arc de
cercle portait les figures des Grecs susceptibles de combattre Hector. Nestor, qui a placé
les jetons de chacun dans un casque afin de procéder au tirage au sort, se trouvait sur une
base ronde, séparée, de l’autre côté d’une voie nord-sud qui passait entre la base des héros
et la base de Nestor. Le visiteur qui empruntait cette voie entrait donc dans l’histoire : la
légende homérique prenait vie au cœur de ce groupe sculpté astucieusement conçu19. Pour
comprendre cette consécration, il faut certainement relever le parallèle entre le tirage au sort
légendaire et le tirage au sort qui permettait de choisir les athlètes qui s’affrontaient dans
certaines épreuves des concours20.
La deuxième offrande sur base courbe de l’Altis est celle des Apolloniates, œuvre de
Lykios, fils de Myron, représentant des duels opposant un Grec à un « barbare »21. Le long
de la voie au sud de l’Altis, une base en forme de demi-cercle portait treize statues de bronze.
L’arc de la base (diamètre restitué : ca 13 m) était tourné vers le nord, c’est-à-dire vers la voie
processionnelle et le temple de Zeus22. Cet impressionnant groupe sculpté avait été érigé
par les habitants d’Apollonia d’Illyrie pour célébrer leur victoire sur leur rivale Thronion,
datée vers 475-450 av. J.-C. Cinq couples de héros troyens et grecs étaient disposés l’un en
face de l’autre sur une base semi-circulaire au centre de laquelle se dressaient Zeus, Thétis
et Hemera-Éos, les mères des deux héros Achille et Memnon, suppliant Zeus d’épargner
leur fils. Les Grecs vainqueurs étaient probablement placés dans la partie gauche de l’hé-
micycle, à droite de Zeus, tandis que les Troyens occupaient la partie droite. Chaque Grec
se trouvait correspondre ainsi à son adversaire troyen disposé de l’autre côté des divinités23.
D’autres supports permettaient aux dédicants de se distinguer. Les bases en Pi, les bases
en Gamma et celles en forme de T, offraient matière à d’autres compositions qui rendaient
les groupes moins uniformes. À Thermos en Étolie, la famille de Ptolémée a été honorée
d’un groupe statuaire disposé sur une base-exèdre en forme de Pi24. Ce plan original associe
un massif rectangulaire allongé et deux massifs latéraux qui avancent perpendiculairement

18. Pausanias, V, 25, 8-10 ; F. Eckstein, Anathemata, p. 27-32.


19. C’est l’idée qu’a développée A. Ajootian dans un article méconnu : A. Ajootian, « Homeric Time, Space, and
the Viewer at Olympia ».
20. Compétitions équestres, courses à pied, épreuves et partenaires dans les combats.
21. Pausanias, V, 22, 2-3 ; F. Eckstein, Anathemata, p. 15-22. Voir aussi les deux synthèses récentes et complètes sur
ce monument : M. P. Castiglioni, « Il monumento degli Apolloniati a Olimpia », et J.-L. Lamboley, « Légendes
troyennes d’une rive à l’autre du canal d’Otrante ». Deux fragments jointifs de l’épigramme lue par Pausanias ont
été mis au jour dans les fouilles (en 1941 et 1953) ; l’alphabet corinthien dit récent confirme la datation au milieu
du Ve siècle (SEG, XV, 251).
22. Sur une assise de fondation en calcaire coquillier se dressait, en retrait sur un niveau intermédiaire perdu, l’as-
sise porte-statues en marbre de Paros.
23. M. P. Castiglioni, « Il monumento degli Apolloniati a Olimpia » a développé cet aspect dans son article.
24. Ch. Bennett, « The Children of Ptolemy III and the date of the exedra of Thermos ».
113 Quand les statues parlent

Fig. 1. – Base en forme de Pi, dans le sanctuaire d’Apollon à Thermos (Étolie).


Cl. Claude Pouzadoux, juin 2007.

(figure 1). À partir du plan des bases rectangulaires, furent créées des bases-exèdres, des
bancs dont le dossier servait parfois à porter une série de statues25. Ces monuments appa-
raissent au IVe siècle et se multiplient jusqu’à l’époque impériale.
À Thermos, les avancées latérales de la base ont été mises à profit par le concepteur du
groupe familial pour placer les statues. Le monument des Ptolémées appartient à une série
de bases disposées devant les colonnes d’un portique : les fondations de la base sont en effet
conservées in situ près de l’extrémité sud du portique est du sanctuaire d’Apollon. La lon-
gueur restituée de la base est d’environ 6,62 m ; huit statues de bronze y prenaient place.
Les quatre blocs inscrits de l’assise porte-statues sont conservés au musée de Thermos26. De
gauche à droite, les inscriptions permettent de restituer les statues de Ptolémée III Évergète
sur l’aile gauche du Pi, Ptolémée IV Philopator, Bérénice, Arsinoé III et Bérénice (les filles du
couple), puis trois garçons (Lysimachos restitué, Alexandre et Magas assurés) sur la partie
rectiligne, Apollon ou Ptolémée Ier ancêtre de la dynastie sur l’aile droite du Pi. Sur le corps
principal rectangulaire, les enfants de Ptolémée et Bérénice étaient regroupés par sexe, ce
qui donnait un certain rythme à la composition : un homme était suivi d’une femme, de
deux filles et de trois fils.
Le plan en Gamma présente une extrémité plus profonde que l’autre, ce qui permet d’as-
seoir, par exemple, l’effigie du dieu, de taille plus importante. Ce type de base, qui constitue
une variante de la base rectangulaire allongée, a été employé à trois reprises par les dédi-
cants à Delphes. Les deux premiers exemples se situaient côte à côte, juste après la porte
sud-est du sanctuaire, sur le côté nord du tronçon sud de la « voie sacrée ». La première
(SD 105), la plus à l’est, est celle que le koinon des Arcadiens a élevée après une victoire sur
les Lacédémoniens en 369 av. J.-C. : la base rectangulaire à trois degrés est conservée in

25. Les exemples de ces exèdres sont nombreux à Delphes, sur l’Aire ou sur la terrasse du temple, mais aussi à Délos,
dans le sanctuaire d’Apollon ou sur l’agora, à Thasos, sur l’agora également. Sur ce sujet, voir S. (Von) Thüngen,
Die frei stehende griechische Exedra.
26. inv. 3 ; IG I² IX I 56.
Langages et communication : écrits, images, sons 114

Fig. 2. – Base en forme de Gamma, à l’entrée du sanctuaire d’Apollon


à Delphes (Phocide). Le côté est, le plus profond (3 pieds contre 2
à l’ouest), est à l’extrémité de la photographie. Cl. Sophie Montel,
décembre 2000.

situ27 (figure 2). Les neuf blocs de base portaient neuf statues dont l’identité nous est révé-
lée par les inscriptions et par la description de Pausanias (Périégèse, X, 9, 5-6) qui donne la
liste des statues, le nom des sculpteurs et l’occasion de la dédicace. La base (L. : 9,368 m)
présente une extrémité plus large que l’autre : le côté est a presque trois pieds (96,8 cm) de
profondeur, tandis que l’ouest ne mesure que deux pieds (64,5 cm). La taille plus impor-
tante de la statue d’Apollon, à l’extrémité est, a dû dicter son plan à la base. Au IIIe siècle, la
base anonyme voisine, sur la fondation SD 107, reprit le principe de la base arcadienne, à
la fois par son emplacement et son plan en Gamma28. En plan, le schéma est exactement le
même, avec l’extrémité est plus profonde que l’extrémité ouest29 ; les dimensions de SD 107
– 5,48 m de longueur – ne permettaient cependant de dresser que quatre ou cinq statues.
Les dédicants, qui ne sont pas connus, ont conçu leur offrande à l’imitation des Arcadiens,
en utilisant la colonnade du portique comme mur écran pour leurs statues. Pour donner
une taille supérieure à la statue du dieu pythien, il fallait créer un type de base élargie à son
emplacement ; le plan en Gamma, certes novateur, ne repose en fait que sur une nécessité
technique30. Ces trois bases en forme de Gamma sont situées parallèlement à une voie : l’ex-

27. La base SD 105 est alignée le long de la voie et contre le portique SD 108 qui lui est antérieur ou contemporain.
J. Pouilloux et G. Roux, Énigmes à Delphes, p. 24-28 ; GDS, p. 104-106, SD 105 ; A. Jacquemin, Offrandes monumen-
tales à Delphes, p. 313, n° 66.
28. J. Pouilloux et G. Roux, Énigmes à Delphes, p. 42-46 ; GDS, p. 106, SD 107 ; A. Jacquemin, Offrandes monumen-
tales à Delphes, p. 366, n° 617.
29. Cependant, les dédicants de cette offrande anonyme ont adopté l’élévation à orthostates encadrés de deux
assises moulurées. C’est un type de base composée qui associe une assise plate, une assise haute assimilable à
un rang d’orthostates, et une assise de porte-statues, souvent débordante. Le plan est donc le même mais l’allure
générale variait du fait de l’élévation.
30. Un troisième groupe a adopté à Delphes ce type de base en Gamma : l’offrande des Béotiens, datée du début de
la seconde moitié du IIIe siècle. Il est possible que, comme sur la base des Arcadiens, une statue de dieu (Apollon ?)
ait occupé le côté ouest de la base, plus développé. GDS, p. 144, SD 211 ; A. Jacquemin, Offrandes monumentales à
Delphes, p. 317, n° 99. Les Béotiens ont dressé ces statues après la troisième guerre sacrée.
115 Quand les statues parlent

Fig. 3. – Base en forme de T, dans le sanctuaire d’Amphiaraos à Oropos (Béotie).


Cl. Sophie Montel, avril 2002.

croissance de l’une des extrémités, intéressante pour la mise en espace d’un groupe mêlant
humain et divin, n’empêchait pas l’alignement du corps principal de la base par rapport à
une voie de circulation.
Sur la terrasse de l’Amphiaraion d’Oropos, un support a une forme inhabituelle : un corps
saillant est disposé au centre du massif rectangulaire allongé, de telle sorte que la base a une
forme de T31 (figure 3). Ce type de support avait été employé auparavant à Lycosoura, dans
le sanctuaire de Déméter et Despoina, pour le groupe cultuel de Damophon de Messène,
composé de deux statues trônant en position centrale et de deux statues debout de part et
d’autre du couple central, particularité qui explique le recours à cette forme originale de
base32. À Oropos, la longue inscription datée du Ier s. av. J.-C. sur le côté ouest de cette base
en forme de T donne une liste de vainqueurs des jeux en l’honneur d’Amphiaraos et des
Romains. La base a pu porter des statues de vainqueurs, avec une statue placée en avant,
peut-être la figure du dédicant.
Si le choix de la forme du support des statues paraît donc un élément constitutif essen-
tiel, c’était aussi le cas des dimensions des bases qui, par leur emprise au sol ou leur hauteur,
pouvaient également montrer la puissance des dédicants. Enfin, le décor des supports de
statues permettait d’afficher aux yeux de tous d’autres messages, d’autres idées. Pausanias,
qui ne mentionna que très rarement les bases des statues qu’il vit dans les sanctuaires et
sur les agoras, s’est arrêté sur l’iconographie de ces supports de statues : ainsi les bases
de l’Athéna Parthénos de l’Acropole d’Athènes (I, 24, 7), de la Némésis de Rhamnonte en
Attique (I, 33, 7-8), du Zeus d’Olympie (I, 17, 2 et V, 11, 8), ou de l’Apollon de Mantinée33
(VIII, 9, 1). D’autres exemples sont moins connus : la base d’un quadrige portant Poséidon
et Amphitrite à l’Isthme de Corinthe (II, 1, 8-9), celle d’une statue d’Athéna sur l’agora de
Corinthe34 (II, 3, 1), ou la base ornée des exploits de Polydamas à Olympie (VI, 5, 7). Certains
de ces décors sont conservés de façon fragmentaire, ainsi celui de la base de la statue de

31. Chr. Löhr, « Die statuenbasen im Amphiareion von Oropos ».


32. E. Lévy, J. Marcadé, « Au musée de Lycosoura ».
33. Elle était ornée de reliefs célèbres figurant les Muses et Marsyas (Athènes, MAN, 215, 216 et 217).
34. Elle était décorée de reliefs représentant les Muses.
Langages et communication : écrits, images, sons 116

Fig. 4. – Remontage du groupe statuaire signé Généléos (sanctuaire


d’Héra à Samos, vers 560-550 av. J. C.), au musée archéologique de
Vathy (Samos). Cl. Jean Montel, mars 2012.

Némésis à Rhamnonte, reconstitué par Vassilis Pétrakos d’après des centaines de fragments ;
la légende de la naissance d’Hélène de Troie, tirée des Chants cypriens, y figurait, comme le
dit Pausanias en I, 33, 7-8.

L’emplacement

L’emplacement le long des voies de circulations est l’un des plus courants car très efficace :
quiconque entrait ou sortait du sanctuaire voyait les statues. La concentration des bases de
statues le long des voies de circulation dans l’Apollonion de Delphes ou dans l’Héraion
de Samos se remarque aisément. C’est le long de la voie permettant d’accéder au cœur du
sanctuaire d’Héra qu’un riche Samien fit placer le groupe que nous connaissons sous l’ap-
pellation de groupe de Généléos35. Cet ensemble statuaire constitue l’un des tout premiers
groupes familiaux parvenus jusqu’à nous. Les conditions de sa conservation, avec sup-
port in situ36, cinq statues connues sur six, ainsi que les fragments de la sixième, et les ins-
criptions sur les statues elles-mêmes, permettent de comprendre précisément le geste du
dédicant (figure 4). Les places où se réunissaient les fidèles, autour de l’autel, en façade du
temple, sont également des lieux privilégiés par les dédicants. Enfin, certains murs ont été
utilisés pour disposer des offrandes, ainsi bien visibles. Malheureusement, les règlements
portant sur la gestion de l’espace manquent : peu de textes témoignent du rôle joué par les
autorités du sanctuaire dans l’attribution des emplacements. L’architecte du sanctuaire, les
astynomes ou une commission chargée de veiller à la disposition des offrandes sont par-
fois mentionnés dans les textes. Parmi ces lois sacrées, retenons par exemple, la refonte
d’ex-votos dans le petit sanctuaire du Héros Médecin d’Athènes37ou à Oropos où intervient

35. P. Karanastassis, dans P. C. Bol, Die Geschichte der antiken Bildhauerkunst I, Frühgriechische Plastik, p. 186-188.
36. La base mesure 6,08 m de largeur sur 1,93 m de profondeur.
37. Fr. Sokolowski, Lois sacrées des cités grecques, nos 41 et 42.
117 Quand les statues parlent

le trésorier du sanctuaire38. Les exemples de règlements avaient été réunis par Franciszek
Sokolowski dans ces lois sacrées. À Loryma39, les ex-votos ne peuvent être disposés sans
autorisation du prêtre ; à Rhodes40, on légifère sur une partie déterminée du sanctuaire dans
laquelle les statues et autres offrandes pourraient gêner le passage. Pour les offrandes de
taille plus importante, des accords entre dédicants et autorités locales (une commission, un
architektôn) devaient au moins assurer la distribution des emplacements vacants et l’organi-
sation de l’occupation du sanctuaire. Une inscription délienne peut nous éclairer à ce sujet :
des mercenaires crétois de Ptolémée VI honorèrent ce dernier par une stèle et une statue
de bronze41. On apprend qu’un ambassadeur fut envoyé à Cos et à Athènes pour deman-
der l’attribution d’un emplacement pour exposer les statues de bronze que ces mercenaires
avaient également fait sculpter en l’honneur de leur commandant Aglaos.
C’est bien par leur emplacement particulier que certaines statues sont plus parlantes que
d’autres : ainsi les vingt statues d'Apollon offerts par les habitants de Lipari à Delphes42. Sur
presque 60 m de longueur, les statues d'Apollon se dressaient aux yeux de tous, en ligne droite
sur le long tronçon sud du mur polygonal de la terrasse du temple43. Certains faisaient face
au temple et aux visiteurs sur la terrasse, d’autres étaient tournés vers la partie basse du sanc-
tuaire qu’ils dominaient. Une certaine variété animait le groupe des vingt statues d'Apollon,
puisque, d’après les cavités présentes au lit d’attente de la base, leurs pieds semblent avoir
été plus ou moins écartés et les statues disposées plus ou moins près de l’un des bords de la
base. La regravure de la dédicace en grandes lettres sur la face sud de la base, afin d’être lue
par tous les pèlerins dès le niveau inférieur, correspond bien au caractère ostentatoire de l’of-
frande liparéenne. Tous les trois mètres environ, une statue de bronze du dieu pythien s’éle-
vait au-dessus du mur le plus imposant du téménos d’Apollon, le seul qui coupe le sanctuaire
d’est en ouest et en marque le paysage. Le choix de l’emplacement ne fut pas fait à la légère ; on
aimerait savoir comment et pour quelle raison les Liparéens obtinrent cette place remarquable.
Un second exemple plus récent peut éclairer notre réflexion. À Athènes, deux piliers
portant un quadrige de bronze ont été bâtis à l’époque hellénistique sur l’Acropole : l’un
honorait Eumène II à l’entrée de l’Acropole, sur la terrasse située en contrebas de l’aile nord
des Propylées, un autre honorait sans doute Attale 1er, figuré sur un quadrige en haut d’un
pilier reconstitué par Manolis Korrès à l’angle nord-est du Parthénon44. Le quadrige placé
au sommet du pilier à l’entrée de l’Acropole devait faire forte impression sur les fidèles et
visiteurs qui cheminaient vers le rocher sacré : son socle légèrement pyramidant se dégage
des volumes des Propylées de manière particulièrement frappante, résonnant de l’écho des
honneurs que reçut Eumène II. La restitution graphique proposée par Manolis Korrès du
second pilier de l’Acropole présente un socle moins haut, qui s’adapte mieux à l’emplacement
choisi par les Athéniens pour placer le quadrige d’Attale 1er : l’angle nord-est du Parthénon.
Le quadrige atteignait quasiment le niveau de l’architrave ; tout en profitant de cet extraor-
dinaire epiphanestatos topos, il fallait respecter la façade du Parthénon et son décor sculpté.

38. Ibid., n° 70. Comme me l’a suggéré Bernard Holtzmann, dans de petits espaces rapidement saturés, tels que les
sanctuaires de divinités et héros guérisseurs, la réglementation était sans doute plus nécessaire encore que dans
les grands sanctuaires à fréquentation internationale comme l’Apollonion de Delphes.
39. Fr. Sokolowski, Lois sacrées d’Asie Mineure, n° 74.
40. Fr. Sokolowski, Lois sacrées des cités grecques, Supplément, n° 107.
41. ID 1517 et 1518 : Voir Chr. Habicht, Athènes hellénistique : histoire de la cité d’Alexandre le Grand à Marc Antoine,
p. 277 et n. 24 p. 474.
42. A. Jacquemin, Offrandes monumentales à Delphes, p. 339, nos 337-338, avec la bibliographie antérieure.
43. Les dalles porte-statues n’étaient pas scellées les unes aux autres, leur poids étant suffisant pour les mainte-
nir en place. Cette caractéristique technique rend compte de la monumentalité de l’offrande, conçue comme telle
et destinée à durer.
44. Synthèse commode sur les piliers attalides d’Athènes : Fr. Queyrel, Les Portraits des Attalides : fonction et repré-
sentation, p. 299-304. M. Korrès, « Αναθηματικά και τιμητικά τέθριππα στην Αθήνα και τους Δελφούς ». Les
piliers doivent être datés de 178 et 174 av. J.-C. Un troisième pilier de ce type se dressait sans doute sur l’Acropole.
Langages et communication : écrits, images, sons 118

Ces deux piliers, « érigés par la cité reconnaissante » constituent, avec le groupe sculpté
des Petits Gaulois installé en bordure de la terrasse sud de l’Acropole45, les seuls ajouts de
la période aux constructions de l’époque classique. L’emplacement de ces consécrations n’a
pas été choisi par hasard : il s’agissait, pour les souverains de Pergame, de s’inscrire dans
l’histoire de la lutte contre la Barbarie. Le Parthénon lui-même est une offrande monumen-
tale réaffirmant la victoire des Grecs sur les Perses ; le décor sculpté du bâtiment la souli-
gnait en présentant des victoires des temps mythiques, telle la centauromachie. Vainqueurs
des Galates, les Attalides inscrivent donc leur histoire aux côtés des Athéniens.
Dès l’époque archaïque, le choix de l’emplacement, de la forme et des dimensions du sup-
port comptaient donc autant que le choix du sujet représenté et le nombre de protagonistes.

Effets de concurrence

Pour terminer, je souhaite analyser quelques effets de concurrence qui permettent de se pas-
ser de tout type de discours.

Compétition avec les dieux…

De part et d’autre de la rampe d’accès du temple d’Apollon de Delphes, se dressaient deux


piliers construits entre la fin du IIIe et le premier tiers du IIe siècle : le pilier dit « d’un empe-
reur romain », au nord de la rampe d’accès au temple, et le pilier de Paul-Émile replacé au
sud de cette rampe, à l’angle sud-est du temple. Les deux consécrations encadraient d’une
façon majestueuse la façade du temple d’Apollon. Le pilier de calcaire dit « d’un empe-
reur romain », qui a probablement porté la statue d’un roi de Pergame, présente une fac-
ture semblable à celle des autres piliers élevés durant ces mêmes années46. Dans cette zone,
les dimensions du support n’ont pas été dictées par le manque de surface disponible au
sol. La motivation des dédicants de cette statue était autre : il s’agissait de rivaliser avec les
sculptures de la façade du temple d’Apollon. Les mêmes motivations ont dû guider Persée
puis Paul-Émile dans le choix de l’emplacement du pilier replacé sur la fondation SD 41847.
Riche de par sa composition48 et son histoire, le monument de Paul-Émile a cela de particu-
lier qu’il réutilise la base à orthostates initialement prévue pour le roi macédonien Persée,
vaincu par Paul-Émile lors de la bataille de Pydna en 168 av. J.-C. La statue équestre du
Romain culminait à 12 m en haut de ce monument, certes exceptionnel, mais correspon-
dant tout à fait à la mode du IIe siècle à Delphes. Ce cas de spoliation est très intéressant : le
monument de Persée devait être alors en construction ; Polybe, Tite-Live et Plutarque nous
apprennent que Paul-Émile saisit donc l'occasion et utilisa la base de Persée pour ériger son

45. A. Stewart, Attalos, Athens, and the Acropolis, the Pergamene “Little Barbarians” and their Roman and
Renaissance Legacy, avec la bibliographie antérieure et la restitution graphique de M. Korrès.
46. A. Jacquemin, Offrandes monumentales à Delphes, p. 360, n° 521 ; SD 421. Nous n’en avons pas tous les éléments
constitutifs, mais l’on restitue un socle surmonté d’une assise basse, d’une moulure, d’une assise d’orthostates et
d’un fût alternant assises hautes et assises plates. Ce trait architectural est également celui des deux piliers élevés
sur la terrasse d’Attale, ce qui a permis de proposer de replacer sur SD 421 une statue d’un souverain de Pergame
(et non un empereur romain).
47. Ibid., p. 350, n° 424. Ce monument, situé au sud de la rampe d’accès au temple, constituait en outre un pendant
au pilier que nous venons de décrire. Nous n’entrerons pas dans les problèmes quant à l’emplacement précis du
pilier de Paul-Émile que l’on a replacé sur la fondation SD 418 se situant à 4,20 m plus bas que le niveau du sol de
la place du pronaos. Si, comme c’est admis aujourd’hui, une seule terrasse s’étendait au sud du temple jusqu’au
mur polygonal SD 329, alors la fondation SD 418 se situait à un niveau vraiment trop bas pour avoir porté le monu-
ment de Paul-Émile. Il est en effet certain que le pilier se dressait sur le niveau de la place du pronaos et non dans
un recoin surbaissé dans l’angle sud-est du temple.
48. Ce monument offre, selon Anne Jacquemin (Ibid., p. 137), « la version la plus complexe de ce type de support,
puisqu’il superpose un pilier à entablement, dont la frise est historiée, à une base à orthostates. »
119 Quand les statues parlent

propre pilier. En remployant un monument en cours de construction pour le Macédonien,


le général Paul-Émile n’a pas eu besoin de mots pour afficher sa victoire aux yeux de tous.

…mais surtout avec les hommes

Un exemple delphien permet de souligner l’importance de l’emplacement dans la com-


munication et la commémoration des victoires militaires. Il s’agit des fondations 109 et
110, situées à main gauche en entrant dans le sanctuaire. La première portait l’offrande de
Lysandre après la victoire d’Aigos Potamos en 405 av. J.-C., bataille décisive de la guerre
du Péloponnèse49 ; la seconde est une offrande des Athéniens et de Cimon, érigée après la
bataille de l’Eurymédon donc après 465 av. J.-C., mais commémorant la victoire athénienne
à Marathon50. L’offrande athénienne était composée des statues de héros athéniens (dont
sept éponymes), des effigies d’Apollon et d’Athéna et d’une statue de Miltiade, vainqueur
à Marathon et père du dédicant.
L’offrande lacédémonienne, quant à elle, présentait au moins trente-neuf statues de
bronze disposées sur une base rectangulaire ; elles étaient peut-être organisées en deux
rangées, sur deux niveaux différents. La rangée antérieure, le long de la voie, présentait
une action : un groupe de dix statues de taille légèrement supérieure à la nature (1,80 m de
hauteur) figurait le couronnement de Lysandre par Poséidon, au milieu des dieux (Zeus,
Apollon et Artémis), des Dioscures, et de trois compagnons de Lysandre (le devin Agias,
le héraut, non mentionné par Pausanias, mais dont on a identifié la base, le pilote Hermon)
tandis que, sur la rangée postérieure, s’alignaient au moins vingt-huit commandants de
navire, de taille naturelle (ca 1,60 m). La répartition des statues sur deux rangées permet-
tait de disposer, dans l’emplacement attribué à Lysandre, trois fois plus de statues en pied
que sur les monuments athéniens ; les Spartiates voulaient, à n’en pas douter, surpasser ces
derniers, non seulement en nombre, mais aussi du point de vue symbolique. Car Lysandre
ici est intégré à la sphère divine, alors que les Athéniens n’avaient associé à leurs offrandes
que les héros éponymes de leur ville et un seul stratège, Miltiade. Enfin, les articulations
du texte de Pausanias suggèrent que les navarques, à l’arrière du monument, étaient ras-
semblés en petits groupes, ce qui va encore dans le sens d’une allure plus inhabituelle
pour cette offrande. Mais surtout, Jean-François Bommelaer pense désormais que, contrai-
rement au plan publié dans le Guide de Delphes. Le site51, la base SD 110 (celle de Cimon et
des Athéniens) et la base SD 109 (celle de Lysandre) ne pouvaient pas être disposées côte à
côte, mais l’une devant l’autre : la seconde offrande est donc venue masquer la première52.
Le message politique n’en était alors que plus fort.

À travers ces quelques exemples, on comprend mieux comment les statues parlaient aux pas-
sants, fidèles, visiteurs des sanctuaires et des agoras. L’observation autoptique des contextes
et des modalités d’exposition permet de restituer les principes de ce langage visuel parti-
culier qu’est la statuaire. Les inscriptions qui accompagnent les statues et parlent au nom
des dédicants constituent seulement une partie des messages véhiculés par les œuvres,

49. GDS, p. 108-110, SD 109 et A. Jacquemin, Offrandes monumentales à Delphes, p. 338, n° 322.
50. GDS, p. 110-111, SD 110 et A. Jacquemin, Offrandes monumentales à Delphes, p. 315, n° 78.
51. Planche II.
52. Les travaux récemment menés à Delphes ne sont pas publiés. Je dois une partie des informations utilisées ici à
Didier Laroche, architecte, qui a aimablement partagé les informations en attendant la nouvelle édition du Guide
de Delphes. J.-Fr. Bommelaer a évoqué cet aspect fondamental dans une conférence partiellement publiée (Paris,
Société française d’archéologie classique, 31 mars 2007) : J.-Fr. Bommelaer, « Recherches récentes à Delphes ». Le
plan corrigé du site de Delphes apparaît en fig. 1, p. 201.
Langages et communication : écrits, images, sons 120

celle qui est sans doute la plus nette, et la plus directement compréhensible. Mais c’est en
privilégiant les études contextuelles que nous pouvons redonner tout leur sens aux statues
grecques telles qu’elles avaient été conçues par leur commanditaire.

Résumé
Les statues, et plus particulièrement les groupes statuaires, représentent un moyen de commu-
nication efficace pour les dédicants qui choisissent de faire ce type d’offrandes dans les sanc-
tuaires et les lieux publics. L’emplacement choisi (et attribué par les autorités responsables des
lieux), le type statuaire, les dimensions du support, le sujet retenu et la place de l’inscription
de dédicace (qui figurait sur les statues elles-mêmes puis sur leur base) constituent des lan-
gages propres qu’il convient d’analyser. Les exemples choisis sont issus des sanctuaires pan-
helléniques dans lesquels il était commun, pour les plus aisés, de s’adresser aux dieux mais
aussi aux pèlerins-visiteurs des sanctuaires, au moyen de consécrations sculptées. Les effets
de concurrence entre cités et dédicants sont également envisagés : lorsque les Lacédémoniens
installent, à Delphes, leur groupe statuaire devant celui des Athéniens, il n’est plus besoin de
mots pour accompagner leur geste.

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(Von) Thüngen Susanne, Die frei stehende griechische Exedra, Mayence, Philipp von Zabern, 1994.
Parlare con il corpo : gesti scritti e gesti rappresentati
Francesca Ghedini
Professore Ordinario di Archeologia e Storia dell’Arte greca e romana
Giulia Salvo
Assegnista di Ricerca
Università degli Studi di Padova, Dipartimento dei Beni Culturali :
archeologia, storia dell’arte, del cinema e della musica, Padova

Extrait de : Corbier Mireille et Sauron Gilles (dir.), Langages et communication : écrits, images, sons,
éd. électronique, Paris, Éd. du Comité des travaux historiques et scientifiques
(Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques), 2017.

Cet article a été validé par le comité de lecture des Éditions du Comité des travaux
historiques et scientifiques dans la cadre de la publication des actes du 139e Congrès
national des sociétés historiques et scientifiques tenu à Nîmes en 2014.

Non c’è studioso che, occupandosi del mondo antico, non abbia dovuto confrontarsi con
Ovidio. Il poeta è stato oggetto di una delle più lunghe storie degli studi, in cui si sono
sovrapposte molteplici prospettive di lettura : filologiche; storiche, con particolare attenzione
alle dinamiche politiche e al complesso rapporto che Ovidio intreccia con Augusto; storico-
artistiche, soprattutto alla luce della fortuna che le opere del poeta ricevono tra Medioevo
e Rinascimento1. Tuttavia, scarsa attenzione è stata prestata al rapporto che intercorre tra
i testi ovidiani, in particolare le Metamorfosi, e la produzione figurativa del mondo antico.
All’interno di questo ambito, si è invece mosso da circa una decina d’anni il progetto MArS.
Mito Arte Società nelle Metamorfosi di Ovidio, attivo presso l’Università di Padova e coordi-
nato dalle scriventi2. Il progetto ha preso avvio dalla considerazione che i versi del cantore
di Sulmona hanno la capacità di evocare nella mente del lettore immagini, che rivaleggiano
con quelle dell’arte a lui contemporanea; se dunque è vero, come ci sembra di aver dimos-
trato, che le descrizioni delle Metamorfosi sono in grado di competere con la produzione
figurativa, a maggior ragione dobbiamo ritenere che esse possano essere considerate spec-
chio del mondo in cui Ovidio viveva, riproducendo situazioni, atteggiamenti, gesti appar-
tenenti al quotidiano. E’ da questa riflessione che è nato il contributo che presentiamo, che
ha per oggetto un aspetto poco o per nulla indagato negli studi ovidiani, ossia la possibi-
lità di analizzare le opere del poeta augusteo nella prospettiva di comprendere tipologia e
significato della gestualità coeva.
Abbiamo quindi deciso di iniziare la nostra indagine con le Metamorfosi, che presenta
una delle più ampie raccolte di gesti inerenti tutti gli aspetti del vivere, classificandoli in tre
grandi categorie che abbiamo definito i gesti del quotidiano, i gesti degli dèi e i gesti di metamor-
fosi. La prima comprende una molteplicità di situazioni di vita, inerenti i movimenti legati
alla sfera dei sentimenti e delle emozioni : stupore, dolore, ira, sfida, supplica, ma anche
affetto e tenerezza familiari (tra cui si annoverano pure i gesti dei fanciulli). Vi sono poi la
seduzione e il corteggiamento, che avevano già trovato codificazione nelle opere giovanili

1. Si veda il data base ICONOS (www.iconos.it) che raccoglie, per ogni mito narrato nelle Metamorfosi, la tradizione
letteraria e figurativa, con particolare attenzione alla fortuna dei soggetti nell’arte dal Medioevo a oggi. La biblio-
grafia sul poeta è sterminata. Ci si limita qui a citare le ultime e più complete raccolte ragionate inerenti soprat-
tutto le Metamorfosi : A. Barchiesi, Ovidio. Metamorfosi, p. CLXV-CLXXIV; E. Pianezzola, Ovidio. Storie d’amore (dalle
Metamorfosi), p. 343-347.
2. Per un quadro sul progetto : F. Ghedini, « MetaMArS. Mito, arte società nelle Metamorfosi di Ovidio. Un progetto
di ricerca »; I. Colpo, F. Ghedini, G. Salvo (dir.), Metamorfosi. Miti d’amore e di vendetta nel mondo romano.
Langages et communication : écrits, images, sons 124

(ad es. l’Ars Amatoria); i gesti di “mestiere”, sia maschili (l’artigiano e il fabbro, il boscaiolo,
il contadino e il pescatore, il marinaio, il cacciatore, l’arciere, l’auriga, ma anche il medico),
sia femminili (le filatrici, le tessitrici, ma anche le cuoche); i gesti che possiamo definire
della cultura, con la retorica e la scrittura, e delle arti, soprattutto relativi alla musica e alla
danza, talvolta collegate ai momenti conviviali. Ben rappresentati sono anche i gesti dello
sport (corsa, equitazione, lancio del disco, lotta ecc.), a cui fanno riscontro quelli del com-
battimento e della violenza, che possono arrivare fino alla descrizione della drammatica
gestualità del suicidio. Ampio spazio è poi riservato alla ritualità, sia essa religiosa, laica
(giuramento) oppure magica, o ancora relativa all’esercizio del potere.
Più ridotta è la categoria dei gesti degli dèi, a cui sono direttamente collegati i gesti di meta-
morfosi : gli olimpi ora annuiscono, ora scuotono il capo o agitano i loro simboli; si tratta di
una gestualità non specifica, se non per gli effetti che scatena in ragione della forza che da
essi promana, come ad esempio quando con un semplice cenno arrivano a determinare il
cambiamento di stato di un mortale.
Questo ampio campionario pone una serie di domande : da un punto di vista filologico,
vanno identificate quelle descrizioni di gesti, ripetute nel corso dell’opera, che assumono
una funzione quasi “formulare”, come ad esempio il levare le braccia in segno di stupore o
lo strapparsi i capelli ad esprimere il lutto; dal punto di vista sociale e culturale, partendo
dal presupposto ormai consolidato che il gesto è portatore di significati che trovano comp-
rensione nella società in cui esso viene adoperato3, merita di essere indagata l’origine degli
atteggiamenti descritti da Ovidio : molti di essi fanno parte di una quotidianità ben pres-
ente all’autore e affondano le radici in un sistema di linguaggio non verbale ancestrale la
cui sintassi semantica si è andata consolidando nel corso del tempo. Nella prospettiva della
diffusione di un comune sistema di segni, alcuni gesti, per la forza che li connota, sembrano
essere stati fissati nell’immaginario collettivo e trasmessi dagli spettacoli scenici, il teatro
e, ancor di più, il pantomimo (gesti “teatrali”)4. Di contro, altri atteggiamenti sembrano
essere stati suggeriti all’immaginazione del poeta dal repertorio delle immagini che circola-
vano all’epoca (gesti “iconografici”) : fra questi possiamo annoverare la descrizione di Eros
che incorda l’arco, chiara citazione dell’Eros di Lisippo5; l’immagine della ninfa Aretusa,
che ripropone l’atteggiamento della Venere Anadiomene6; o ancora il motivo del Sole che,
affranto per la morte del figlio, si nasconde il volto7, evocativo del celebre Agamennone di
Timante. L’influenza che il mondo delle immagini ha probabilmente esercitato sulla fanta-
sia ovidiana è poi testimoniata anche dalla descrizione del volo di Perseo, che esterrefatto
di fronte alla bellezza di Andromeda stupet et visae correptus imagine formae paene suas quatere
est oblitus in aere pennas (IV, 674), non immemore di composizioni pittoriche coeve al poeta
augusteo, come ha recentemente dimostrato I. Colpo8.
Nell’impossibilità di trattare nel dettaglio tutti i gesti descritti da Ovidio, ci concentre-
remo solo su alcuni che ci sono sembrati particolarmente significativi, inerenti il dolore, la
supplica e il rito, cercando, di volta in volta, di definire i legami tra il testo del poeta, la quo-
tidianità a lui nota e il mondo delle immagini.

3. La letteratura in merito è ampia; si rimanda qui ad alcuni studi particolarmente esemplificativi : F. Ghedini,
«Arte romana : generi e gesti»; M. Pedrina, I gesti del dolore nella ceramica attica (vi-v secolo a.C.). Per un’analisi della
comunicazione non verbale nel mondo greco; M. Baggio, I gesti della seduzione : tracce di comunicazione non-verbale nella
ceramica greca tra vi e iv secolo a.C.; M. L. Catoni, Schemata : comunicazione non verbale nella Grecia antica.
4. Ad es. VIII, 511-512 (Altea che getta il tizzone nella pira) e VI, 658-659 (Filomela che scaglia la testa di Iti in fac-
cia a Tereo).
5. Negli episodi di Apollo e Dafne (I, 455 : viderat adducto flectentem cornua nervo) e di Ade e Proserpina (V, 383 :
oppositoque genu curvavit flexile cornum).
6. V, 574-575 : dea sustulit alto fonte caput viridesque manu siccata capillos.
7. II, 329-330 : nam pater obductos luctu miserabilis aegro condiderat vultus.
8. I. Colpo, M. Salvadori, « Ovidio e la pittura della prima età imperiale », p. 277-281.
125 Parlare con il corpo : gesti scritti e gesti rappresentati

I gesti del dolore

Nelle Metamorfosi trovano ampio spazio i gesti del dolore, compiuti non solo da mortali ma
anche da dèi o semidèi che, come è tradizione nel pantheon greco romano, non sono esenti
da passioni umane e dalle conseguenze delle loro azioni, talora drammatiche. Il campiona-
rio del dolore che viene messo in scena comprende una varietà di atteggiamenti che vanno
da quelli caratterizzati da una certa staticità, come lo stringere il corpo degli amati morti e
coprirli di baci9 oppure abbracciare la tomba o gli oggetti del defunto10, a quelli che descri-
vono figure per lo più femminili, percorse da un dinamismo esasperato, che si strappano i
capelli e le vesti11, si straziano le carni12, levano le braccia13 o si battono il petto e gli arti14.
Nella maggior parte degli episodi narrati il dramma è suscitato da eventi improvvisi e
inaspettati, come l’imprevedibile morte di un giovane, sia essa reale (Fetonte, Narciso, Piramo
e Tisbe) oppure falsamente rappresentata (ad esempio nell’episodio della falsa dichiarazione
di Tereo a Procne). In altri casi la gestualità è provocata dall’ansia per un evento che sta com-
piendosi (Armonia che assiste impotente ed attonita alla trasformazione di Cadmo) o che
si teme sia avvenuto (Demetra alla disperata ricerca della figlia), oppure dalla vista della
disperazione altrui (la nutrice che a stento salva Mirra dal suicidio) o anche dalla consape-
volezza di una perdita irrimediabile (Biblide che invano cerca il fratello che si è sottratto al
suo incestuoso amore). Meno frequenti sono invece le descrizioni del compianto funebre, in
cui la spontaneità della reazione fisica ed emotiva si traduceva nella codificazione rituale.
L’esempio più completo si trova in relazione alla morte di Meleagro, in cui è illustrata l’in-
tera sequenza delle pratiche funerarie, dall’esposizione del corpo ai riti che si compivano
intorno al rogo e presso il sepolcro15; momenti significanti sono illustrati anche in relazione
al funerale di Ifi16 o accennati nel funerale di Chione17.
Qualche ulteriore spunto di riflessione emerge se consideriamo gli “attori” della gestua-
lità del dolore : mentre non sembra esserci differenza fra le reazioni di dèi e mortali, una
diseguaglianza palese si coglie fra la gestualità dei personaggi femminili, priva di misura,
e quella dei personaggi maschili, in genere più equilibrata e contenuta, coerentemente con
il presupposto che gli uomini dovevano manifestare un maggiore autocontrollo di fronte al
dolore18. Le donne sono infatti protagoniste di atteggiamenti disperati od estremi19 : levano

9. Ad esempio : IV, 139 (Tisbe che abbraccia Piramo e lo copre di baci); XIV, 743 (la madre di Ifi che abbraccia il
corpo del figlio); XI, 777 (Esaco che abbraccia il corpo di Esperie); II, 343 (le Eliadi prostrate sul sepolcro del fra-
tello); VIII, 537 (le Meleagridi che tentano di rianimare il fratello).
10. II, 343 : (le Eliadi si prostrano sul sepolcro); II, 339 (Climene inonda di lacrime la tomba del figlio); VIII, 541-2
(le Meleagridi abbracciano la lapide); IV, 117 (Piramo copre di baci la sciarpa di Tisbe); VI, 99-100 (Cinira si stende
sui gradini del tempio, che erano stati un tempo i corpi delle figlie).
11. Si strappano i capelli le Eliadi (II, 350), Tisbe (IV, 139), le compagne di Ino (IV, 546), Cerere (V, 472), Filomela (VI,
531), Driope (IX, 354), Venere (X, 722-23), Ceice (XI, 683), Canente (XIV, 420). Si strappano le vesti le compagne di
Ino (IV, 546), Biblide (IX, 636-7), Venere (X, 722), Ceice (XI, 681).
12. II, 335 (Climene); IV, 590 (Armonia); XI, 682 (Ceice); VI, 248 (Alfenore).
13. Come Filomela, dopo essere stata violata dal cognato (VI, 533).
14. Si battono il petto : le compagne di Ino (IV, 545), Cerere (V, 472), Altea (VIII, 447), le Meleagridi (VIII, 536), Ecuba
(XIII, 491), Canente (XIV, 421), ma anche Alfenore, uno dei Niobidi, (VI, 248) e perfino Venere (X, 423 e XV, 803). Si
battono gli arti : Tisbe (IV, 137), Filomela (VI, 533), Biblide (IX, 637).
15. VIII, 531-536.
16. XIV, 743-747.
17. XI, 332-333.
18. Si esprime in favore di una differenza fra la gestualità maschile e quella femminile A. Corbeill, Gesture in ancient
Rome, p. 82 s.; non si dimentichi però che in Stat. Silv. V, 1, 20-23, il disperato Abascanto si strappa le vesti e si este-
nua nei lamenti.
19. Eccezion fatta per Alfenore, uno dei figli di Niobe, che, forse in ragione della giovane età, compie un gesto gene-
ralmente riservato alle donne.
Langages et communication : écrits, images, sons 126

Fig. 1. – Chieti, Museo Archeologico Nazionale. Rilievo di Amiternum (da P. Zanker, B. J. Ewald,
Vivere con i miti. L’iconografia dei sarcofagi romani, p. 65).

Fig. 2. – Città del Vaticano, Musei Vaticani. Rilievo dal


monumento degli Haterii (da ibid., p. 64).

le braccia in gesti ampi, si strappano i capelli, si colpiscono il petto, si stracciano le vesti, si


straziano le carni. Diversamente, i gesti compiuti dai protagonisti maschili sono più misu-
rati, sia che esprimano un amore disperato, sia che siano connotati da ribellione o violenza.
Un’ultima considerazione riguarda il fatto che sono i gesti estremi a comparire più spesso
nel poema, mentre non sembrano accendere la fantasia ovidiana immagini di raccoglimento
o introspezione.
Nel repertorio iconografico atteggiamenti di dolore compaiono sia in scene rituali, quali
raffigurate sul rilievo di Amiternum, sul monumento degli Haterii o sui sarcofagi con com-
pianto funebre mitologico e non, sia in raffigurazioni dove la disperazione è causata da un
evento improvviso, come esemplificato nei sarcofagi con il trasporto del corpo degli eroi. Per
quanto riguarda il contesto rituale, si può osservare come netta sia la predominanza femmi-
nile, in accordo con le Metamorfosi. Nel rilievo di Amiternum20 (figure 1), databile tra la tarda
repubblica e la prima età imperiale, il cataletto è circondato da gruppi di donne : sulla destra
due di esse, probabilmente due prefiche21, sono colte nell’atto di levare le braccia e di strap-
parsi i capelli, in modo non dissimile da quello di tante protagoniste delle vicende descritte

20. J. M. C. Toynbee, Morte e sepoltura nel mondo romano, p. 31-34; J. Bodel, « Death on display », p. 263-265.
21. Ibid., p. 261. Sulle prefiche Varro l.l. VII, 70.
127 Parlare con il corpo : gesti scritti e gesti rappresentati

nel poema22. Anche nel monumento degli Haterii23 (figure 2) il letto funebre è circondato da
personaggi intenti al planctus rituale. Dietro il cataletto si riconoscono due fanciulle scar-
migliate che si battono il petto, mentre altri quattro dolenti sono raffigurati in primo piano
e ripetono il gesto24, che doveva essere contrappuntato dall’accompagnamento musicale,
come risulta dalla presenza della suonatrice effigiata sulla sinistra del rilievo. Nel gruppo
dei dolenti in primo piano, inoltre, sono presenti anche due uomini, il cui abbigliamento,
una corta tunica, suggerisce che essi vadano inseriti nella categoria dei servi o dei prezzo-
lati; anche in questo caso il rapporto con il poema è stretto, dal momento che quello di bat-
tersi il petto non solo è uno dei gesti più frequentemente illustrati in situazioni rituali25, ma
è anche uno dei pochi gesti rituali compiuto da un protagonista maschile26.
Un’ulteriore conferma del radicamento nella società romana di quella gestualità del dolore
così ben illustrata da Ovidio, viene dalle casse dei sarcofagi, dove i temi drammatici sono
numerosissimi27. I rilievi raffigurano il momento in cui i presenti prendono consapevolezza
dell’improvvisa morte del protagonista e si lasciano andare a quella gestualità ampia che si
accompagna all’evento non previsto, oppure la ritualità del compianto con le sue molteplici
sfumature. Una certa attenzione merita il contrasto fra i gesti estremi di ancelle e/o prefiche
e il contenuto dolore dei parenti. Si vedano, a titolo di esempio, alcune casse con scene di
vita quotidiana28 (figure 3) : attorno al defunto da un lato compaiono donne, lamentatrici o
prezzolate, in atteggiamenti eccessivi, quasi teatrali29, mentre si strappano i capelli o levano
le braccia; le chiome sono scarmigliate30 e le vesti, scomposte, si aprono a scoprire il seno.
Dall’altro lato vi sono i parenti, raffigurati stanti o più frequentemente seduti alle estremità
del letto su cui giace il defunto, con il capo chino, spesso coperto da un mantello, e una
mano al volto o, in alternativa, con entrambe le mani strette attorno ad un ginocchio quasi
a chiudersi entro sé stessi, escludendo il mondo dal loro disperato dolore. La medesima
gestualità ritorna in alcuni sarcofagi mitologici con compianto funebre sul corpo dell’eroe,
identificato ora come Patroclo ora come Meleagro31 (figure 4) : all’interno di uno schema
compositivo fisso, incentrato sul letto funebre, trovano spazio personaggi colti in atteggia-
menti variati. Accanto alle prefiche raffigurate in movimenti estremi, tra cui spesso trova
posto una donna con le braccia protese all’indietro32, si riconoscono i congiunti del defunto :

22. Ad esempio : le Eliadi (II, 350 : cum crinem manibus laniare pararet), Tisbe (IV, 139 : laniata comas), Cerere (V, 472 :
inornatos laniavit diva capillos), Canente (XIV, 420 : lacerare capillos). Il gesto di levare le braccia è attribuito da Ovidio
alla sola Filomela (VI, 533 : intendens palmas) in un contesto di dolore personale e non di rituale.
23. W. M. Jensen, The sculptures from the tomb of the Haterii, p. 35 e ss.; F. Sinn, K. S. Freyberger, Die Ausstattung des
Hateriergrabes; J. Bodel, « Death on display », p. 267 ss.
24. E. De Martino, Morte e pianto rituale. Dal lamento funebre antico al pianto di Maria, p. 178 e ss. passim; per il mondo
funerario greco vedi M. Pedrina, I gesti del dolore nella ceramica attica (VI-V secolo a.C.). Per un’analisi della comuni-
cazione non verbale nel mondo greco, p. 142 e ss.; per tale gesto nel repertorio romano vedi A. Corbeill, Gesture in
ancient Rome, p. 76-84.
25. Ad esempio : le compagne di Ino (IV, 545 : Cadmeida palmis deplanxere domum), Cerere (V, 472 : repetita suis per-
cussit pectora palmis), le sorelle di Meleagro (VIII, 536 : liventia pectora tundunt).
26. Alfenore (VI, 248 : laniata pectora plangens).
27. Per un’ampia rassegna con commento vedi P. Zanker, B. J. Ewald, Vivere con i miti. L’iconografia dei sarcofagi
romani, p. 62 ss.
28. R. Amedick, Die Sarkophage mit Darstellungen aus dem Menschenleben. Vita privata, p. 72- 74 e passim.
29. Sulla coreografia quasi teatrale del rituale funerario vedi M. Pedrina, I gesti del dolore nella ceramica attica (VI-V secolo
a.C.). Per un’analisi della comunicazione non verbale nel mondo greco, p. 146 e passim.
30. Per i capelli sciolti simbolo di dolore e lutto vedi anche le descrizioni di Lucrezia (Ov. fast. II, 813 : passis sedet
illa capillis) e della vedova di Efeso (Petro. Sat. 111 : funus passis prosequi crinibus).
31. Per Meleagro : G. Koch, Die mythologischen Sarkophage. Meleager, p. 106-118 e p. 119-125; per Patroclo e Alcesti :
D. Grassinger Die mythologischen Sarkophage, p. 43 ss. e 110 ss.
32. Gesto ricorrente nei sarcofagi di Meleagro; cfr. ad esempio i manufatti conservati a : Ostia; museo, tarda età
antonina (G. Koch, Die mythologischen Sarkophage. Meleager, p. 119, n. 112); Milano, Collezione G. Torno, 170-180 d.C.
(ibid., p. 121, n. 117); Parigi, Museo del Louvre, 180-190 d.C. (ibid., p. 120-121, n. 116); Roma, Musei Capitolini, 170 d.C.
Langages et communication : écrits, images, sons 128

Fig. 3. – Parigi, Museo del Louvre. Particolare di sarcofago urbano (da R. Amedick, Die
Sarkophage mit Darstellungen aus dem Menschenleben. Vita privata, tav. 57.2).

Achille per Patroclo, Atalanta ed Eneo per Meleagro che piangono la morte degli eroi con
gesti decisamente più contenuti, chi porta una mano al volto, chi seduto intreccia le mani
vicino a un ginocchio, chi, invece, si avvicina sommessamente al cadavere.
L’analisi comparata del repertorio dei gesti del dolore illustrati nelle Metamorfosi e nel
mondo delle immagini funerarie mette in evidenza forti analogie e alcune differenze. Entrambi
i repertori mostrano di prediligere come “attori” del dolore personaggi femminili, caratte-
rizzati da vesti discinte e capelli sciolti; per quanto riguarda i gesti il più comune è quello
di strapparsi i capelli. Va tuttavia sottolineato come in Ovidio i protagonisti maschili siano
quasi assenti, mentre nel repertorio iconografico del dolore ritualizzato essi compaiono con
una certa frequenza, seppur in posizioni composte. Più contenute sono anche le espressioni
di dolore che caratterizzano i personaggi femminili appartenenti alla famiglia del defunto.
Inoltre, un gesto ampiamente reiterato nelle Metamorfosi, ossia quello di battersi il petto,
nella tradizione figurativa si ritrova solamente nel monumento degli Haterii, mentre l’atto
di battersi gli arti, frequentemente utilizzato nella narrazione ovidiana non è mai attestato
nel mondo delle immagini. Nell’orizzonte iconografico la gestualità delle braccia risulta
spesso esasperata e sono inoltre presenti i motivi di stringersi il ginocchio e di raccogliersi
in se stessi che Ovidio non registra nei propri versi.

I gesti di supplica

E veniamo ora ad analizzare un’altra categoria che ampio spazio trova nelle Metamorfosi,
ossia i gesti di supplica. Nel mondo cantato da Ovidio molti sono i protagonisti del mito
che implorano, per scopi differenti, un altro essere, sia esso mortale oppure divino. Nel
poema supplicano tutte le categorie, dalle donne ai bambini agli eroi; persino gli olimpi
non sembrano disdegnare, in casi estremi, il ricorso a tale pratica33, fatto questo piuttosto
inconsueto nell’ideologia religiosa ed etica del mondo greco34. Altrettanto variegato è il

(ibid., p. 122-123, n. 120); Castel Gandolfo, Villa Barberini, 230 d.C. ca. (ibid., p. 123, n. 121); Wilton House, Wiltshire,
180 d.C. (ibid., p. 123-124, n. 122). Il medesimo gesto si ritrova anche nella deposizione di Gesù della Cappella degli
Scrovegni (su cui ora vedi L. Rebaudo, « Demens luctus. Un gesto dionisiaco del dolore »).
33. Così fa Giove, allorché prega la sposa di porre fine al castigo dell’amante Io (I, 734 e ss.); oppure Venere, la
quale colloque parentis circumfusa (XIV, 585).
34. Dèi colti nell’atto di implorare sono raramente attestati nelle fonti letterarie greche, cfr. : Hom. Il. I, 495-430 (Teti);
h.Ven. 130 e ss. (Venere); Paus. V, 22.2 (Teti ed Emera). Una simile situazione si riscontra anche nella tradizione
129 Parlare con il corpo : gesti scritti e gesti rappresentati

Fig. 4. – Ostia, Museo. Particolare di sarcofago urbano con compianto sul corpo di Patroclo
(da P. Zanker, B. J. Ewald, Vivere con i miti. L’iconografia dei sarcofagi romani, p. 69).

repertorio gestuale offerto dal poeta : chi abbraccia un oggetto sacro o una persona, strin-
gendogli il collo oppure le ginocchia35; chi leva la testa36, chi cade in ginocchio37 e chi invece
scopre una parte del corpo38, secondo una formula ben attestata, si è visto, nella gestualità
legata al dolore. Ma il motivo più ricorrente, tanto da configurarsi quasi come una sorta
di “formula retorica” e sul quale si concentrerà la nostra attenzione, è quello di tendere le
braccia e/o le mani; ad esso affine è il gesto di protendere le mani stringendo delle bende39.
Nelle Metamorfosi la gestualità connessa al protendere le mani è spesso rafforzata
dalla connotazione del protagonista come supplex40 : il termine identifica uno schema ben
preciso, ossia colui che si trova piegato ai piedi di qualcuno41. La parola ha dunque una
forza visiva, giacché evoca nel lettore una ben precisa immagine mentale, che trova cor-
rispondenza nella tradizione iconografica dove i supplici sono quasi sempre raffigurati
ginocchioni42. Tale postura implica un contatto diretto con la terra, in una sorta di assi-
milazione con essa43. E proprio alla luce di questi presupposti si possono rileggere alcuni
affreschi provenienti dall’area vesuviana, che mettono in scena la cattura di Dafne da
parte di Apollo44 (figure 5). La Ninfa, già afferrata per la vita dal dio, è rappresentata con
entrambe le ginocchia al suolo, mentre leva la mano destra al cielo nel gesto della sup-
plica. Se nella vulgata Dafne, per sfuggire dal suo inseguitore, invoca l’aiuto del padre
Peneo, in una tradizione meno accreditata, ma registrata in parte da Ovidio, la fanciulla

letteraria romana, dove tra le scarse citazioni si possono ricordare : Verg. Aen. I, 666 e VIII, 382 (Venere); Stat. Ach.
I, 48-51 (Teti); Val. Fl. IV, 60-79 (Apollo); Apul. met. VI, 22 (Cupido).
35. Per il motivo di abbracciare una persona cfr. ad es. : VI, 475-476 o IX, 216; per l’atto di abbracciare un oggetto
sacro : V, 117-118 o XIII, 412 e ss.
36. I, 729 (Io tramutata in giovenca); II, 272 e ss. (Tellus arsa dal fuoco causato dall’errata guida di Fetonte).
37. III, 240 (Atteone); XIII, 583 e ss. (Aurora).
38. X, 391 e ss. (la vecchia nutrice di Mirra).
39. XI, 274-280 (Peleo).
40. Così è ad esempio per Io (I, 635 e ss.), Callisto (II, 477 e ss.), la madre di Ifi (IX, 702 e ss.), Ceice (XI, 278 e ss.).
41. M. Giordano, La Supplica. Rituale, istituzione sociale e tema epico in Omero, p. 22; contra G. Freyburger, « Supplication
grecque et supplication romaine », p. 515, che lo riconduce al termine placare, considerando il supplice come colui
che cerca di calmare qualcuno.
42. Sul motivo dell’inginocchiamento nell’iconografia romana, sia storica che mitologica, punto di partenza :
Gabelmann, Antike Audienz-und Tribunalszenen.
43. M. Giordano, La supplica. Rituale, istituzione sociale e tema epico in Omero, p. 21-22.
44. F. Ghedini, « Ovidio e la cultura figurativa coeva : Apollo e Dafne », p. 368-372.
Langages et communication : écrits, images, sons 130

Fig. 5. – Napoli, Museo Archeologico Nazionale. Affresco con


Apollo e Dafne da Pompei IX 3, 5-24 Casa di Marcus Lucretius
(da I. Colpo, F. Ghedini, G. Salvo (dir.), Metamorfosi. Miti d’amore
e di vendetta nel mondo romano, fig. 46).

Fig. 6. – Napoli, Museo Nazionale. Predella con supplizio di Marsia da


Ercolano (da G. Salvo, « Ovidio come specchio della cultura figurativa
di età augustea. Miti di hybris punita : Marsia », fig. 13).

avrebbe fatto appello alla madre, Tellus. E proprio lo schema iconografico di Dafne sem-
bra avvallare l’ipotesi, proposta altrove da F. Ghedini, di riconoscere in questi quadri la
versione in cui la Ninfa è colta nell’atto di invocare la Terra45.
Il motivo del supplice nell’atto di tendere le braccia, spesso associato alla proskynesis come
più volte evocato nelle Metamorfosi, trova punti di contatto con il repertorio iconografico
della prima età imperiale. Si pensi, ad esempio, a una serie di pitture e stucchi46 (figure 6)
che mettono in scena Olimpo, inginocchiato e con le mani protese in avanti, mentre tenta
di intercedere presso Apollo in favore di Marsia. La forza comunicativa della postura di

45. Ibid., p. 370-372.


46. Cfr. ad esempio le pitture provenienti da : Pompei, Casa di T. Dentathius Panthera IX 2, 16, cubicolo (b), III stile;
Ercolano, età neroniana, Napoli, Museo Archeologico Nazionale; Roma, nei pressi del Tempio della Pace, data-
zione incerta, Parigi, Museo del Louvre. Lo stucco proviene dalla Basilica sotterranea vicino Porta Maggiore, età
augustea, volta della navata sinistra. Per un’analisi dei pezzi in rapporto alle Metamorfosi vedi G. Salvo, « Ovidio
come specchio della cultura figurativa di età augustea. Miti di hybris punita : Marsia », p. 100-101, con ulteriore bibl.
131 Parlare con il corpo : gesti scritti e gesti rappresentati

Fig. 7. – Napoli, Museo Archeologico Nazionale. Corniola


con Apollo, Marsia e Olimpo (da I. Colpo, F. Ghedini,
G. Salvo (dir.), Metamorfosi. Miti d’amore e di vendetta nel
mondo romano, fig. 76).

Olimpo sembra essere amplificata, in una gemma di età augustea47, dallo schema di Apollo,
raffigurato stante in tutta la sua maestà (figure 7). La medesima gestualità ritorna in una
serie di immagini, cronologicamente successive, di submissio, come testimoniano alcuni dei
fregi della colonna traiana48 (figure 8) o i rilievi di sarcofagi con scene inerenti la vita di un
generale49; i barbari vinti appaiono come supplici con le mani protese, genuflessi o chinati
in avanti. In queste occorrenze la postura e i movimenti non sono solo volti a connotare
i protagonisti nel loro status di supplici – con tutta la ritualità connessa –, ma diventano
un’espressione di potere politico e di strutturazione sociale50. Il significato della gestualità
si trasforma in un messaggio di arresa e di sottomissione verso il vincitore51 : come già nelle
Metamorfosi, l’enfasi data ai barbari postulanti diviene un mezzo attraverso cui glorificare
il trionfatore, identificato ora come il condottiero romano ora come l’imperatore stesso52.
Importanza particolare assume poi il gesto di tendere le mani porgendo le bende al sup-
plicato; così, nello specifico, fa Peleo in un atto di sottomissione una volta giunto al cospetto

47. Forse opera di Dioscuride, Napoli, Museo Archeologico Nazionale; ibid., p. 97-98, con bibl.
48. Cfr. in particolare le scene : LXI-LXII, LXXV, CXVII-CXVIII, CXXIII-CXXIV. Sulle immagini di submissio nella
colonna traiana : R. Brilliant, Gesture and Rank in Roman Art. The Use of Gesture to Denote Status in Roman Sculpture
and Coinage, p. 122-125; sul monumento in generale : S. Settis, La Colonna Traiana.
49. Si vedano, a titolo di esempio, i sarcofagi conservati a : Roma, Museo Nazionale Romano, da Portonaccio, lato
breve destro, 190-200 d.C. (C. Reinsberg, Die Sarkophage mit Darstellungen aus dem Menschleben. Vita Romana, p.
217-218, n. 85); Mantova, Palazzo Ducale, 170 d.C. ca. (ibid., p. 202, n. 33); Poggio a Caiano, Villa Medicea, 160-170
d.C. (ibid., p. 210, n. 61); Los Angeles, County Museum, 170-180 d.C. (ibid., p. 200-201, n. 29); Firenze, Galleria degli
Uffizi, 180 d.C. ca. (ibid., p. 194-195, n. 12). Sulla proskynesis associata ai barbari supplici e sottomessi nell’iconogra-
fia romana, sia storica che mitologica : R. M. Schneider, Bunte Barbaren. Orientalenstatuen aus farbigem Marmor in
der römischen Repräsentationskunst; L. Sperti, Nerone e la “submissio” di Tiridate in un bronzetto da Opitergium, p. 11-20.
50. Cfr. M. Pedrina, « L’interferenza figurativa sui vasi attici. Eracle, Deianira e Nesso : la supplica tra mito e
rituale »; più in generale : R. Brilliant, Gesture and Rank in Roman Art. The Use of Gesture to Denote Status in Roman
Sculpture and Coinage.
51. F. S. Naiden, Ancient Supplication, p. 219 e ss.
52. L. Sperti, Nerone e la “submissio” di Tiridate in un bronzetto da Opitergium, p. 11-12.
Langages et communication : écrits, images, sons 132

Fig. 8. – Scena LXXXV del rilievo della colonna traiana (da S. Settis,
La Colonna Traiana, p. 387).

del sovrano Ceice53. Nel repertorio romano questo motivo trova traduzione figurativa nelle
immagini del momento del riscatto del corpo di Ettore da parte di Priamo, come testimo-
niano un rilievo da Budapest e un mosaico da Neapolis di dubbia interpretazione54; l’associa-
zione delle bende con il vecchio re supplice rievoca la tradizione omerica, secondo la quale
Priamo reca ad Achille, assieme a oggetti preziosi, anche dei pepli bellissimi, dodici mantelli,
dodici coperte, dodici teli di lino candido55. Ugualmente, anche il repertorio non mitologico rece-
pisce tale schema, come ad esempio nell’alzata del coperchio del sarcofago di Portonaccio56
(figure 9). In tutte queste immagini il supplice è raffigurato genuflesso, nell’atto di porgere
dei drappi e, nel caso del rilievo di sarcofago, di baciare la mano del vincitore57. Per resti-
tuire l’immagine, mentale o figurata, di supplica/sottomissione sia Ovidio che gli artigiani
di età imperiale fanno ricorso (rielaborandola) a una medesima sintassi gestuale (inginoc-
chiamento, braccia tese, mani che reggono dei drappi) poco frequente nella più ampia tra-
dizione iconografica, che affonda probabilmente le radici nel sistema arcaico del dono quale
elemento regolatore dei rapporti sociali58.

I gesti del rito

Analoghe considerazioni valgono per i gesti del rito, categoria questa che coinvolge situa-
zioni sociali differenti : nelle Metamorfosi si hanno infatti brevi e non frequenti descrizioni
di gesti legati ad una ritualità che possiamo definire religiosa, civile, e magica. In questo
contesto considereremo in particolare l’ambito religioso.

53. XI, 278 : velamenta manu praetendens supplice.


54. F. Ghedini, Il carro dei Musei Capitolini. Epos e mito nella società tardo antica, p. 99-100.
55. Hom. Il. XXIV, 229-231 (trad. a cura di M. G. Ciani).
56. Roma, Museo Nazionale Romano, 190-200 d.C.; C. Reinsberg, Die Sarkophage mit Darstellungen aus dem Menschleben.
Vita Romana, p. 217-218, n. 85.
57. Sull’atto di baciare la mano : F. Ghedini, « Arte romana : generi e gesti », p. 162-168.
58. Sui doni di riscatto quali regolatori dell’identità e dei rapporti sociali, M. Giordano, La Supplica. Rituale, istituzione
sociale e tema epico in Omero, p. 135 ss.
133 Parlare con il corpo : gesti scritti e gesti rappresentati

Fig. 9. – Roma, Museo Nazionale Romano. Particolare del coperchio del sarcofago urbano da
Portonaccio (C. Reinsberg, Die Sarkophage mit Darstellungen aus dem Menschleben. Vita Romana, tav. 24.4).

Rituale è il complesso dei gesti che gli uomini compiono quando pregano gli dei : spruz-
zare il capo e le vesti di acqua e prosternarsi a terra col corpo e il capo davanti al santuario 59;
sciogliere le bende che tengono stretti i capelli prima di abbracciare l’altare60; gettare incenso
e vino sugli altari e bruciare i visceri degli animali61 o leggervi gli auspici62; allontanarsi
infine a capo velato e tunica sciolta dagli altari per andare a obbedire agli ordini degli dei63.
Ancora, rituale è la processione delle canefore che si recano al tempio di Pallade tenendo
sul capo gli strumenti del culto nelle ceste64, e velato di sacralità è il gesto compiuto da Cadmo,
che giunto in Beozia bacia la terra peregrina sulla quale fonderà Tebe (III, 24), secondo una
gestualità meglio nota dall’ambito letterario in occasione del ritorno in patria65. Legate ad
una ritualità codificata sono le baccanti, delle quali a più riprese Ovidio descrive tanto l’ab-
bigliarsi66 quanto il gesticolare convulso e scomposto in preda al fervore mistico, quando
abbandonano il lavoro al telaio e si recano nei boschi leves iactato crine per auras67; ed è pro-
prio imitando la follia delle seguaci di Bacco che Procne, devastata dal dolore per aver sco-
perto l’inganno e la violenza perpetrati dal marito ai danni della sorella, exululatque evhoeque
sonat giunge alla stalla nel bosco nella quale Filomela è prigioniera (VI, 594-600).
Si tratta di un complesso di gesti che rimandano a pratiche diffuse nel vivere quotidiano :
la gestualità del rito religioso (coprire il capo, sciogliere le bende e le cinture, la libagione),
in particolare, risponde a norme codificate non scritte, che poco o nullo spazio trovano nel
mondo figurato, fatte salve le immagini di libagione ricorrenti tanto nei contesti privati
quanto in quelli pubblici; gesto quest’ultimo assolutamente trasversale che interessa uomini
e donne di ogni livello sociale. Ugualmente, sono da riferire a un uso codificato, peraltro
ben attestato anche nel mondo delle immagini, sia la gestualità delle baccanti – che trovano
il loro corrispettivo nelle raffigurazioni di menadi – sia le fanciulle col cesto tenuto sul capo,
le canefore della processione dedicata ad Atena.

59. I, 371-373 : Deucalione e Pirra quando, salvatisi dal diluvio, giungono al santuario della dea Temi.
60. IX, 770-772 : Ifi e la madre.
61. XIII, 636-637 : Enea. Ma anche i Romani che partono alla ricerca di Esculapio (XV, 695).
62. Così nel discorso di Pitagora (XV, 136-137) e nell’episodio di Cipo, nel quale è descritto un Thyrrenae gentis haruspex
(XV, 573-579). In piena coerenza con la scansione temporale dell’opera, l’aruspicina trova posto solo nell’ultimo libro.
63. I, 398-399 : Deucalione e Pirra che si allontanano dal santuario di Temi.
64. II, 711-713 : Erse e Aglauro.
65. Così per Ulisse al suo arrivo a Itaca (Hom. Od. XIII, 354) e Bruto di rientro dal viaggio per consultare l’oracolo
delfico (Liv. I, 56, 12).
66. Pectora pelle tegi, crinales solvere vittas, serta coma, manibus frondentes sumere thyrsos (le Minieidi : IV, 6-8).
67. XI, 6 : le donne dei Ciconi, nell’episodio dello squartamento di Orfeo.
Langages et communication : écrits, images, sons 134

Fig. 10. – Parigi, Museo del Louvre. Rilievo con scena di ispezione delle viscere
della vittima sacrificata (da E. La Rocca, C. Parisi Presicce e A. Lo Monaco, L’età
dell’equilibrio, p. 216).

Meno ricorrente nel repertorio figurato è il gesto dell’haruspex Thyrrenae gentis che si china
a leggere nei visceri degli animali appena sacrificati : immagine già presente nel reperto-
rio degli specchi etruschi, nel mondo romano compare sporadicamente, come testimoniano
un tratto del rilievo della Colonna Traiana e un rilievo dal Foro di Traiano (figure 10). Il
momento rappresentato è quello dell’imminente extispicium, seppure in due situazioni lie-
vemente differenti68 : nel primo caso Traiano sta concludendo la libagione sull’ara, la vittima
è già a terra morta e su di essa si china il vittimario che alza il capo ad osservare l’impera-
tore, in attesa di poter procedere; nel rilievo dal Foro, invece, la consultazione è già in corso,
con il vittimario chino sul toro, nell’atto di estrarre i visceri, e il responso è simboleggiato
dalla Vittoria alata in cielo. Nell’uno e nell’altro caso, si tratta di una iconografia inconsueta,
giacché solitamente il mondo delle immagini mette in scena esclusivamente il momento
incruento del rito (ossia la pietas dell’officiante), con il sacrificante nell’atto di libare sull’ara
e i vittimari che trattengono i tori ancora vivi69.
Non deve meravigliare se molte delle posture descritte da Ovidio siano attestate anche
nel repertorio figurativo coevo o di poco successivo, giacché si tratta di schemi che hanno il
compito di comunicare, al di là dell’uso della parola, un messaggio immediatamente com-
prensibile anche allo spettatore/lettore. Si innesta così un gioco di specchi tra i due piani
narrativi : sia Ovidio che gli artigiani ricorrono a una comune forma di linguaggio non ver-
bale, composto da gesti e posture ben codificati e comprensibili allo spettatore/lettore in
possesso del codice per decifrare il sistema di segni di cui si compone l’immagine, sia essa
reale o semplicemente evocata dalla parola. Molti di questi gesti fanno parte di una ritua-
lità che si è andata codificando già nell’orizzonte greco arcaico, per essere poi ampiamente
recepita nella tradizione letteraria successiva e le cui radici affondano probabilmente in un
sistema di comunicazione non verbale innato nell’uomo.

68. Sui due rilievi, cfr. S. Settis, La Colonna Traiana, p. 193-195; S. Tortorella, « Rilievo con scena di ispezione delle
viscere della vittima sacrificata ».
69. S. Settis, La Colonna Traiana p. 194, rilegge questa singolare soluzione figurativa alla luce di un passo di Onasandro
dal trattato de optimo imperatore, che consiglia ai generali di trarre essi stessi gli auspici prima della battaglia, senza
il filtro di sacerdoti o indovini.
135 Parlare con il corpo : gesti scritti e gesti rappresentati

Concludiamo sottolineando come Ovidio sia fonte preziosa per offrirci l’immagine di momenti
di vita vissuta, descrivendo quei gesti atavici che dovevano essere familiari a coloro che
assistevano al rituale del compianto o quelle sequenze codificate di atti che danno valore
al rito o ancora quelle posture che connotano i protagonisti come supplices, sia ricorrendo a
formule ampiamente codificate sia recuperando gesti meno comuni. Così è, in particolare,
per l’atto di porgere le bende : il motivo, scarsamente attestato nel più ampio orizzonte di
immagini, è recuperato da Ovidio e dal repertorio figurativo a lui coevo o di poco succes-
sivo, testimoniandone così la fortuna, pur moderata, in età imperiale. Il poeta di Sulmona
diviene specchio attraverso cui ripercorrere e ricostruire la gestualità, e la forza semantica
a essa connessa, a lui contemporanea.

Riassunto
Nel presente contributo si intende indagare il rapporto che intercorre tra la gestualità narrata
nelle Metamorfosi di Ovidio e quella attestata nel repertorio figurativo antico, coevo o di poco suc-
cessivo. Si procederà a individuare gli atti, semanticamente pregnanti, registrati nel testo scritto
e, parallelamente, ad analizzare i gesti attestati nel mondo delle immagini. Successivamente,
si rileggeranno in sistema i due piani narrativi, analizzando i « contesti letterari e figurativi in
cui ricorrono determinati tipi di gesti ». Lo studio di questa forma di comunicazione non ver-
bale attraverso le fonti letterarie e quelle iconografiche fornisce interessanti spunti di rifles-
sione relativamente non solo alla presenza di « formulari » gestuali iterati nelle Metamorfosi, ma
soprattutto all’origine di certe posture e movimenti, nonché al significato di cui sono portatori.

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Le langage des pierres : le mot et l’image sur les
stèles votives et funéraires de Caesarea de
Maurétanie (Cherchell, Algérie)
Michèle Coltelloni-Trannoy
Professeur d’histoire romaine à l’université Paris-Sorbonne, membre de l’équipe Antiquité
classique et tardive (UMR 8167 Orient et Méditerranée)
Membre du CTHS, section Histoire et archéologie des civilisations antiques

Extrait de : Corbier Mireille et Sauron Gilles (dir.), Langages et communication : écrits, images, sons,
éd. électronique, Paris, Éd. du Comité des travaux historiques et scientifiques
(Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques), 2017.

Cet article a été validé par le comité de lecture des Éditions du Comité des travaux
historiques et scientifiques dans la cadre de la publication des actes du 139e Congrès
national des sociétés historiques et scientifiques tenu à Nîmes en 2014.

Les inscriptions antiques de Cherchell forment un ensemble d’une grande richesse, dont
l’originalité se dessine peu à peu au rythme des travaux qui lui sont consacrés1 : il n’existe
encore aucun catalogue exhaustif de ces documents et, pour les inscriptions religieuses et
funéraires qui nous intéressent ici, il faut se reporter au CIL VIII, à la thèse de M. Le Glay et
aux travaux de Philippe Leveau2. Si les textes issus de l’ancienne capitale royale puis provin-
ciale (Maurétanie césarienne) ont souvent une dimension historique majeure, les supports,
et notamment leurs décors, n’offrent pas moins d’intérêt : les données textuelles et maté-
rielles constituent un ensemble informatif cohérent que l’on ne saurait plus aujourd’hui dis-
joindre ni hiérarchiser quand on a la chance de disposer de documents complets. À Cherchell,
un nombre assez important de petits monuments votifs et funéraires3 forment une série
homogène du point de vue géographique, chronologique et qualitatif. Ce lot est exception-
nel en raison de l’ancienneté des documents : datés entre le Ier s. av. J.-C. et le Ier s. ap. J.-C.,
ils témoignent d’une phase précoce de la cité, qui couvre l’époque du dernier royaume de
Maurétanie (25 av. J.-C.-40 ap. J. C.) et le début de l’époque provinciale. Le décor et la gra-
vure sont de qualité variable, leur modestie est caractéristique de commanditaires plébéiens
qui ont déposé ces monuments, pour l’essentiel, dans plusieurs espaces situés à l’ouest du
site urbain : une nécropole près du rempart, une deuxième sur les bords de l’oued el Kantara
et une troisième plus éloignée, autour de l’oued Rassoul ; entre ces zones funéraires s’éche-
lonnent des tombeaux, le long de ce qui devait être la voie menant à Cartenna/Ténès4. Enfin,
les formulaires et les décors se caractérisent par des choix qui en assurent l’unité ; ils consti-
tuent un répertoire codifié, destiné à matérialiser l’interface entre les hommes et le dieu ou le
défunt. Dans le cadre de la thématique du congrès, nous nous proposons d’aborder la ques-
tion de l’interaction entre ces deux langages que sont le décor et le texte d’une dédicace et,
par conséquent, les modalités de la communication que l’un et l’autre prétendaient assurer
sur un même monument. Dans le sillage des études d’iconologie5, les images constituent

1. L’équipe de recherches, qui s’est constituée en septembre 2012 sous la direction de Philippe Leveau (Centre
Camille Jullian, Aix-en-Provence), a pour objectif de constituer le corpus de ces inscriptions.
2. M. Leglay, 1961, 1966a et 1966b ; Ph. Leveau,1968, 1971-1974a, 1971-1974b, 1977, 1978, 1981, 1983, 1984a, 1984b, 1986, 1987.
3. Ph. Leveau, 1984a, p. 84 en comptabilise 168 : 140 funéraires et 28 votives.
4. La majorité des documents est cependant de provenance inconnue, quelques-uns sont issus de la nécropole
orientale (dite de l’oued Nsara) : Leveau, 1977, 1978, 1984a, p. 28, fig. 3 (plan des nécropoles) et 1987.
5. Nous sommes particulièrement redevable aux travaux d’H. Bénichou-Safar, 2007 et 2013, qui propose de décoder
les stèles puniques de Carthage et de Mactar. Nous tenons à la remercier pour les observations et les suggestions
Langages et communication : écrits, images, sons 140

un langage à part entière : les décalages observés entre les deux modes d’expression asso-
ciés (l’écrit et l’image) et les interrogations qu’ils peuvent susciter ont trop souvent été pré-
textes à des jugements de valeur portés sur la maladresse des artisans, sur l’indifférence
des commanditaires, sur leur souci d’économie ou bien encore sur l’ignorance des rituels
romains pratiqués par une population d’origine modeste et non romaine. Ces jugements
sont fondés sur l’idée plus ou moins explicite qu’une stèle devrait proposer un « texte illus-
tré » ou bien que le texte fournit une sorte de mode d’emploi du décor : or, si nous considé-
rons qu’il s’agit là de deux formes distinctes de communication, nous serons plus à même
de retrouver la logique des mécanismes qui régissaient les images et qui fondaient leurs
relations avec les textes. Ces gestes de piété, que manifestaient les dépôts des stèles offertes
à un défunt ou à une divinité, ne traduisaient jamais l’indifférence, mais au contraire le res-
pect scrupuleux des formes de communication nécessaires à la vie dans l’au-delà et à ses
connexions avec le monde d’ici-bas.

Principes méthodologiques

La volonté d’associer dans une même étude stèles funéraires et stèles votives peut éton-
ner puisque l’un des grands principes de la religion romaine était d’assigner aux défunts
et aux dieux des territoires strictement distincts6. Pourtant l’observation démontre que les
frontières entre les genres épigraphiques étaient poreuses, notamment en Afrique où les
dédicaces honorifiques et les dédicaces funéraires présentent des similitudes désormais repé-
rées7. Mais il y a plus : dans le lot de Cherchell que nous avons retenu, non seulement les
stèles votives présentent souvent les mêmes décors que leurs homologues funéraires mais,
en outre, un certain nombre de stèles funéraires ont été retrouvées dans le même contexte
que les ex-voto adressés à Saturne. Ces observations, déjà formulées par M. Leglay à pro-
pos des 17 monuments connus de lui8, suggèrent qu’à Caesarea, en cette époque de transi-
tion que représentent les décennies autour de notre ère, la segmentation des espaces (à la
romaine) y était incomplète, que l’univers des défunts se confondait avec l’univers sacré
où évoluait le dieu Saturne : et cela quels que fussent l’origine et le statut social et juridique
des personnes. Ma seconde observation liminaire portera sur la nature de l’iconographie
et son rapport au texte qui lui est associé. Donnés à lire sur un même support, l’image et le
texte forment un ensemble analogue à celui qui régit les stèles bi- ou trilingues : les textes
gravés en deux ou trois langues s’adressent à des lectorats différents, qui recherchent des
informations spécifiques en fonction de leur pratique de « l’écriture exposée », variable selon
les cultures ; mais en même temps, ces textes se complètent car ils indiquent la double (ou
triple) identité culturelle du dédicant ou bien du défunt et de sa famille, soucieux d’assurer
le lien avec les groupes sociaux qui leur sont familiers9. Dans le cas des stèles de Cherchell,
deux langages de nature différente sont mis en relation pour conforter l’efficacité de l’acte
de piété qu’est la stèle et tous deux sont essentiels au système de communication. Ces deux
volets de l’information sont indépendants, mais ils se complètent. On peut ajouter un autre
facteur de parenté avec les bilingues : la mise en page des textes et des décors sur les dédi-
caces votives et funéraires est identique à celle qui organise les dédicaces bi/trilingues : c’est
la logique de la verticalité qui domine, selon des registres superposés, ce qui dénote une
hiérarchisation, celle des langues ou celle des représentations. Mener à bien cette entreprise

qu’elle a faites à propos du lot de Cherchell.


6. J. Scheid, 1998, p. 67.
7. M. Christol, 1986, mentionne aussi, p. 91-92, n. 34, des exemples d’inscriptions de Pompéi.
8. M. Leglay, 1966b, p. 315 ; les stèles sont décrites aux p. 315-321.
9. Pour les bilingues d’Afrique : M. Coltelloni-Trannoy, 2007 et 2013.
141 Le langage des pierres

Fig. 1. – Victor (AE, 1985, 928 ; Leveau, BAA, VII, 1986, n° 145,
p. 121, figure 8 ; photo Ph. Leveau), provenance inconnue ;
marbre. C(aius) Iulius Victor / Strobili f(ilius) h(ic) s(itus) e(st).
Caius lulius Victor, fils de Strobilius, repose ici
[trad. M. Coltelloni-Trannoy].

nécessite de déterminer les procédés de représentation, les normes auxquels obéissaient les
textes et les images. Cette démarche passe par le recensement des motifs, leur répartition
et le repérage des associations existantes afin de décoder la « grammaire » qui les régissait.
Nous y adjoindrons la mise en relation avec le texte écrit, qui associe ses codes et son propre
système informatif à ceux des décors.

Profil général des stèles

Ce qui frappe d’abord dans ce lot de stèles, c’est sa forte unité : elles sont presque toutes for-
mées de trois registres, parfois deux seulement, où se logent le texte et les reliefs. Le registre
supérieur prend souvent la forme d’un fronton, le registre médian est réservé au texte et
le registre inférieur est celui d’une niche qui abrite une silhouette humaine, le défunt ou le
dédicant. La seconde caractéristique des monuments est leur modestie, celle des dimensions
d’abord, qui oscillent entre 20 et 27 cm l., 60 et 70 cm h. ; mais également la modestie relative
du matériau, souvent de la pierre calcaire, parfois même du grès coquillier, où la gravure du
texte et des motifs donne des résultats médiocres ; toutefois le marbre est très bien représenté,
aussi bien pour honorer le dieu que pour célébrer la mémoire d’un enfant, d’un esclave ou
d’un affranchi. Enfin, le décor et les textes se signalent eux aussi par leur simplicité. Celle-ci
n’exclut pas la présence d’épigrammes grecques10 ou latines11 de très belle facture, mais en
général le texte se borne à livrer des informations minimales, sur deux ou trois lignes : les
dédicaces funéraires, dépourvues de l’invocation aux dieux Mânes, indiquent l’identité du

10. W. Peek, 1972 ; M. Coltelloni-Trannoy, 2007, n° 12-19, p. 229-232 ; Ead., 2013.


11. F. Bücheler, 1895-1897 p. ; Chr. Hamdoune, 2011, p. 255-274 propose une sélection de sept poèmes ; voir aussi
Ead., 2013 et dans cet article, la fig. 9.
Langages et communication : écrits, images, sons 142

Fig. 2. – Saturninus (AE, 1985, 9058 ; Leveau, BAA, VII, 1986, n° 117, p. 112, fig. 1 ;
photo Ph. Leveau), provenance inconnue ; marbre, H. 24 cm x l. 24 cm x ép. 6 cm.
Saturninus C(aii) Iuli(i) Craci / s(eruus) vixsit m(enses) V dies XXI h(ic) s(itus) e(st).
Saturninus, esclave de Caius Iulius Cracus, a vécu 5 mois, 21 jours, il repose ici
[trad. M. Coltelloni-Trannoy].

Fig. 3. – Allecinus (CIL, VIII, 9323 ; M. Leglay, 1966b, p. 317, n ° 2 ; photo Ph. Leveau ),
lieu de découverte probable à l’ouest de la ville ; marbre, H. 17 cm x l. 25 cm. Die bono /
M(arcus) Allecinus Athictus / dedit libens animo. Au jour bon. Marcus Allecinus Athictus a
fait un don (au dieu) volontiers [trad. M. Coltelloni-Trannoy].

défunt (nom, filiation), rarement son métier12, et s’achèvent par le nombre des années de
vie et les formules bien connues en Afrique, h(ic) s(itus/a) e(st) ou bien posuit (figure 1, 2,
4, 6, 7, 9, 10). Les dédicaces religieuses sont elles aussi peu loquaces : y paraissent le nom
du dieu (toujours Saturne), celui du dédicant, enfin des formules votives, surtout u(otum)
s(oluit) l(ibens) a(nimo), plus rarement pro salute13 et, à une unique reprise, les souhaits die bono

12. On connaît un olearius (BACTH, 1925, n° 10, p. CLXXVIII ; ici fig. 6), un sutor (CIL VIII 9329, stèle à Saturne), un
pistor (Ph. Leveau, 1986, p. 112-113, n° 118, fig. 1 ; AE 1985, 906) et une quinzaine d'autres artisans qui font partie de
la familia royale : Ch. Hamdoune, 2013.
13. Revue africaine, 1904, p. 66-67 : pro salute Iuliae Flauae ; M. Le Glay, 1966b, p. 315-316, n° I, avec photo (pl. XL, 1) :
pro salute regis Ptolemaei.
143 Le langage des pierres

Fig. 4. – Iustus (Leveau, BAA, VI, n° 72, fig. 74, p. 130 = AE, 1981, 961 ; photo Ph. Leveau),
provenance inconnue ; H. 62 cm. Iustus Varia[nus] / Mygen hic situs es[t] / uixit annis XX.
Iustus Varianus Mygen repose ici, il a vécu 20 ans [trad. M. Coltelloni-Trannoy].

et feliciter (figure 3 et 8). Sur les stèles de Cherchell, c’est donc l’esprit de sobriété qui guide
l’ensemble des choix, contrairement à d’autres sites africains où l’on observe une tendance
nette à la surcharge : que ce soit sur les stèles du tophet de Carthage, en particulier dans
sa dernière période, ou plus encore sur les monuments d'époque romaine14. La simplicité
des stèles n’est pas contradictoire avec la qualité du travail : il s’agit là de productions arti-
sanales en général de bonne tenue, dont les commanditaires appartiennent au petit peuple
de la cité, esclaves, affranchis, plébéiens, membres de la domesticité royale ou impériale15 :
un groupe social où les élites ne semblent pas représentées, mais qui a suffisamment d’ai-
sance pour assurer à ses défunts et à son dieu tout le respect possible, en quelque sorte l’au-
rea mediocritas que chantait Horace (Odes, II, 10, 5).
La technique mise en œuvre sur ces monuments est homogène : le décor est formé de bas-
reliefs, parfois très peu évidés, allant jusqu’à la simple incision, et le style en est aisément
reconnaissable : les artisans devaient se rattacher à un seul atelier, à moins que plusieurs
ateliers n’aient privilégié le même type de représentation, sous la pression d’une clientèle
peu désireuse de modifier les codes iconographiques. Les variations existent toutefois : elles
suggèrent la présence d’autres ateliers contemporains de l’école dominante ou d’artisans
venus d’Italie ou d’autres provinces. La stèle funéraire d’un cavalier dalmate, Licaus, est
plus travaillée que les autres16, alors même que sa disposition générale ne s’écarte pas de

14. H. Bénichou-Safar, 2007 (Carthage), 2013 (Mactar) ; A. Ferjaoui et alii, p. 124 suiv. (Henchir El-Hami) ; se repor-
ter aux planches de photos publiées à la fin des deux volumes de M. Leglay, 1961 et 1966b, pour avoir un panorama
général de la production africaine.
15. Saturnina (fig. 7) a pour maître Tiberius Claudius Placidus qui pourrait être un ancien esclave royal, affranchi
par Claude : on connaît d’autres cas attestant le passage de la familia royale à la familia impériale (M. Coltelloni-
Trannoy, 1997, p. 206-210 ; Ch. Hamdoune, 2013, p. 17).
16. Ph. Leveau, 1981, p. 94, fig. 17 (voir ici, fig. 10) ; une autre stèle est fragmentaire : ibidem, n° 15, fig. 16.
Langages et communication : écrits, images, sons 144

Fig 5. – Dometius Valentinus (AE, 1952, 101 ; H. Doisy, MEFR, 1952, p. 108,
n° 24 ; photo Ph. Leveau), provenance inconnue ; L. 26,5 cm x H 61 x ép.
5, 5 cm. C(aius) Dometius Valent[inus] / deo Saturno u(otum) s(oluit) l(ibens)
[animo]. Caius Dometius Valentinus s’est acquitté de son vœu au dieu Saturne,
volontiers [trad. M. Coltelloni-Trannoy].

Fig. 6. – Pileros (BACTH, 1925, p. CLXXVIII, n° 10 ; photo Ph. Leveau ) :


P(ublio) Liuio P(ublii) Eu/sexti libertus Pileros/ oliarius, / h(ic) s(itu)s e(st)
annorum / XXXXII, cipum / fecit Valeria uiro / suo pro meritis. A Publius Livius
Pileros, affranchi d’Eusextus, marchand d’huile ; il repose ici, âgé de
42 ans ; Valeria a fait faire le cippe pour son époux, pour ses mérites
[trad. M. Coltelloni-Trannoy].

celle du lot principal. Une stèle fragmentaire est décorée d’une frise finement ciselée, qui
souligne la partie basse du fronton17 : sa qualité rappelle les rinceaux des pilastres jubéens18
qui décoraient peut-être le palais royal.

17. Ibid., fig. 121.


18. K. Fittschen, 1979, p. 241-242, fig. 45-49 ; P. Pensabene, 1982, p. 116 suiv.
145 Le langage des pierres

Fig. 7. – Saturnina (BCTH, 1899, p. CIV-CV ; photo Ph. Leveau) : Saturnina,


Ti(berius) Claudi / Placidi ser(ua), hic s(ita) e(st), uixit ani[s] / XXX, Tertius
contuberna/lis posui[t]. Saturnina, esclave de Tiberius Claudius Placidus, repose
ici ; elle a vécu 30 ans ; Tertius, son compagnon, a fait poser (ce monument)
[trad. M. Coltelloni-Trannoy].

La plupart de ces documents sont précoces d’après les formules funéraires et l’onomas-
tique (duo ou tria nomina), ou d’après la référence aux rois Juba (II) et Ptolémée pour une
vingtaine d’entre eux, tandis que le soldat déjà cité pourrait avoir appartenu à l’armée de la
conquête (40/42)19. Enfin, on repère des noms d’origine africaine (Futusai, Mygen, Dudit,
Muttumbal, Baricbal…), mais la majorité sont latins, ce qui interdit de discerner l’origine
des individus en l’absence d’un ethnique ou de la mention d’une origo précise. Les langues
utilisées sont le latin et, dans une moindre mesure, le grec : à Caesarea le langage épigra-
phique est certes celui des nouveaux arrivants, mais il est aussi emprunté par des Africains
de souche, désireux de s’approprier ce type de communication. Toutefois, ce langage épigra-
phique, relève du domaine privé, funéraire et religieux, et il est l’expression d’une dévotion
populaire fervente, qui a forgé de manière consciente ou inconsciente ses propres méca-
nismes de représentation.

Procédés ordonnateurs

Sur un monument, quel qu’il soit, un certain nombre de procédés peuvent concourir à
ordonner le champ de la gravure pris dans sa globalité : répartition, symétrie, juxtaposition,
association, etc., structurent le champ où paraissent les informations épigraphiques et ico-
nographiques. À Caesarea, le premier principe structurel est celui de la symétrie verticale,
en accord avec la très ancienne tradition punique des registres superposés. La présentation
des personnages accentue encore cette tendance : ils sont toujours en position debout et face
au lecteur, presque toujours la main droite le long du corps, tenant une grappe de raisin ;

19. Voir n. 33.


Langages et communication : écrits, images, sons 146

Fig. 8. – Dudit (Le Glay, 1966b, p. 318, n° 6 ; photo Ph. Leveau), provenance inconnue :
Dudit Mutumbalis f(ilia) / Deo Saturno u(otum) s(oluit) l(ibens) a(nimo) / Feliciter.
Dudit, fille de Mutumbal, s’est acquittée de son vœu au dieu Saturne, volontiers,
avec bonheur. [trad. M. Coltelloni-Trannoy].

la main gauche est en général repliée sur la poitrine, tenant un objet rond, sans doute un
fruit (pomme ou grenade ?), parfois un oiseau, un uolumen, un vase20. Le goût pour les élé-
ments d’encadrement, qui servent de faire-valoir au texte ou au décor, répond aussi à l’im-
pératif de symétrie : le fronton accueille certains motifs, des colonnes encadrent parfois la
niche (figure 4) ; l’une des stèles funéraires (figure 6) montre trois objets empilés à la gauche
du personnage et deux à sa droite ; les textes sont souvent gravés à l’intérieur d’un cadre à
« queue d'aronde ». Le second principe ordonnateur soumet les motifs à une stricte répar-
tition dans l’espace. Que les objets soient isolés ou en association, ils figurent tous dans des
zones spécialisées : le fronton est le lieu privilégié du croissant, parfois associé à des rosaces,
éventuellement remplacé par une patère ; le personnage occupe toujours le registre infé-
rieur et le texte est le plus souvent en place médiane. Le dernier principe structurel est celui
de l’association, qui est elle aussi régie par des règles strictes : jamais les objets qui accom-
pagnent le défunt ou le dédicant ne figurent sur la zone supérieure et l’inverse est aussi vrai :
ainsi la grappe de raisin est-elle un motif associé au personnage, la rosace un motif complé-
tant le croissant du fronton ; quant à la dédicace, elle n'est jamais accompagnée d'un motif
iconographique. Les rapprochements ne sont donc pas fortuits, mais il est probable qu’ils
obéissent à une complémentarité fonctionnelle. Il s’agit bien d’univers strictement sépa-
rés, régis toutefois par la même « syntaxe » (verticalité-symétrie-spécialisation) ; dans cette
grammaire, le texte, toujours médian, occupe une fonction d’articulation, de coordination
entre le haut et le bas du monument, entre les deux séries iconographiques.

20. Oiseau : Ph. Leveau, 1981, fig. 123, 128 ; uolumen : ibidem, fig. 130 ; vase : Ch. Hamdoune, 2011, p. 256-257, n° 158
et 2013, p. 9, fig. 5.
147 Le langage des pierres

Fig. 9. – Laetus (CIL, VIII, 9350 ; Ch. Hamdoune, 2013, p. 9 ; photo Ph. Leveau ),
tombeau de la nécropole orientale, propriété Riffard ; marbre, H. 37 cm x l. 26 cm.
Laetus, Accepti regis Iubae l(iberti) f(ilius) / iniquitate fatorum raptus anno I, dies / VIII, h(ic)
s(itus) e(st), praeteries tuum est dicere : / ossa tibi bene adquiescant. Laetus, fils d’Acceptus,
affranchi du roi Juba, enlevé par l’iniquité du destin à l’âge d’un an et huit jours, se
trouve ici. Passant, il t’appartient de dire : « Que tes os reposent bien ! » [trad. N. Tran].

Procédés descriptifs

Les objets représentés ont une valeur descriptive dans la mesure où ils sont vecteurs d’une
information immédiate, presque toujours reconnaissable, mais ils peuvent aussi avoir une
valeur suggestive quand on leur a donné pour fonction de qualifier la scène. Présents aussi
bien sur les stèles votives que sur les stèles funéraires, ils se répartissent en quatre groupes :
les éléments de la nature, les éléments architecturaux, les personnages, les objets. Parmi
les éléments de la nature, le plus fréquent est le croissant, parfois remplacé par l’astre (ou
la patère ?). Le croissant est toujours représenté cornes en haut, contrairement à Carthage
où il paraît toujours cornes en bas : il s’agit d’une représentation conventionnelle, qui s’est
imposée largement en Afrique à l'époque romaine pour des raisons inconnues. Le crois-
sant et l’astre suggèrent le ciel qui est le siège des dieux, ils en sont les figures matérielles
et à ce titre sont logés dans la partie sommitale des stèles. Cette convention était régulière-
ment respectée sur les monuments puniques puis sur leurs homologues d’époque romaine
adressés à Saturne, en tant qu’il est maître des cieux. La rosace (figure 5), la grappe de rai-
sin et la pomme (ou grenade ?) ne paraissent jamais seuls, mais toujours en complément
d’un décor central, le croissant ou le personnage. Il s’agit là d’attributs, de symboles destinés
à donner un sens particulier au motif principal : les fruits représentent la fertilité, la vie (la
couleur rouge du vin, associée au sang) et un au-delà que l’on imagine comme le lieu d’une
vie éternelle. La rosace est un motif ambivalent, qui appartient au répertoire classique de
l’iconographie punique puis romaine21 : elle tient à la fois de la fleur et de l’astre puisqu’elle

21. H. Bénichou-Safar, 2013, p. 234-235.


Langages et communication : écrits, images, sons 148

Fig. 10. – Licaus (CIL, VIII, 21040 ; Ph. Leveau, 1981, p. 94, fig. 17 ; photo Ph. Leveau),
provenance inconnue ; marbre, H. 130 cm x l. 56 cm.
Licaus Iauletis f(ilius), miles c(ohortis) VII / Delmatarum, turm(ae) Anni, / annorum XXVII,
stipendior(um)/ XI ; h(ic) s(itus) e(st), heres ex testamento fecit.
Licaus, fils de Iaules, soldat de la cohorte VII des Dalmates, de la turme d’Annius,
âgé de 27 ans, onze ans de service ; il repose ici, son hériter a fait (le monument) en
vertu de son testament [trad. M. Coltelloni-Trannoy].

tend à remplacer le soleil, par exemple sur les stèles néopuniques de Mactar22. La grappe
figure bien sur les monnaies maurétaniennes23, mais elle est rare sur les stèles puniques et
jamais tenue dans la main du personnage : de ce point de vue, elle constitue un élément
d’importation24. Remarquons la rareté des animaux. À plusieurs reprises, le fruit est rem-
placé par un oiseau dans la main droite du personnage, ce qui suggère que l’un et l’autre
ont une valeur identique. Certes, l’oiseau existe sur les stèles puniques et renvoie alors à une
offrande25, mais le motif observé à Cherchel est celui de l’enfant à l’oiseau, qui appartient au
registre des décors funéraires hellénistiques26 : on peut penser qu'ici les deux répertoires ont
fusionné, l'image nouvelle étant chargée peut-être du sens ancien, ce que l’on observe aussi
pour d’autres motifs (grappe de raisin par ex.). Deux stèles montrent dans leur niche, l’une
un cheval monté par son cavalier, dans une scène de guerre (figure 10), l’autre un chien qui
accompagne le personnage, dont seule est visible la grappe de raisin tenue dans la main
droite27. Cette quasi-absence des animaux, notamment des animaux sacrificiels, est un élé-
ment sur lequel nous reviendrons plus loin.

22. Ibid., p. 234.


23. J. Alexandropoulos, 2000, p. 478-479, Lixus ; p. 480, n° 179, ŠMŠ ; J. Mazard, 1955, n° 99, 100 (Mastenissa), n° 107-
112 (Bocchus II) etc.
24 . M. Leglay, 1966, p. 196, indique que la grappe n’existe que sur une stèle du tophet de Salammbô, à Carthage, à
la fin du IIIe s./début IIe s. ; elle se répand à partir de la fin du Ier s. ap. J-C. et devient courante au IIe s. Trois stèles
de Carthage offrant le motif de la grappe ont été publiées par C. Picard, s. d., n° 678 et 1978, pl. XIII, n°s 7 et 8. À
Mactar aussi, c'est un motif inédit de l'époque romaine : H. Bénichou-Safar, 2013, p. 236.
25. H. Bénichou-Safar, 2007, p. 19.
26 Cl. Vatin, 1986, p. 105-110, fig. 1.
27. Ph. Leveau, 1981, n° 103, fig. 104, p. 147.
149 Le langage des pierres

Le deuxième groupe, celui des éléments architecturaux, réunit la niche, le fronton figuré
sous la forme de deux versants, parfois accompagnés de deux acrotères, des colonnes qui
sont soit gravées de manière sommaire, soit figurées de manière très stylisée (par une ligne,
une incision), soit au contraire pourvues de bases et de chapiteaux. Ces éléments esquissent
un paysage religieux qui paraît sur tous les monuments, qu’ils soient votifs ou funéraires :
l’ambivalence de ces motifs rejoint celle que nous avons observée pour les objets naturels,
mais il faut aussi souligner que ce type de décor était, à cette époque, aussi bien le fait des
tombes que des sanctuaires dans toute la Méditerranée. Le cadre architectural renvoie
donc à la fois à une caractéristique de la piété de Cherchell et plus largement de la piété
punique28, et à un trait propre à l’architecture religieuse méditerranéenne. Le troisième
groupe à vocation descriptive est celui des personnages humains, toujours représentés en
pied et frontalement. Ces figures sont presque systématiquement isolées au centre de la
niche, sauf en quelques cas où paraît un couple : par exemple, deux figures féminines29,
un homme et une femme30 ou bien encore deux figures masculines sur une stèle double31.
L’attention prêtée aux détails des vêtements et des coiffures est suffisante pour permettre
de distinguer le sexe des personnages : les femmes sont vêtues d’une robe longue et d’un
manteau ou d’un tissu dont les deux pans sont croisés sur la poitrine ; les hommes portent
une tunique s’arrêtant aux genoux et un manteau drapé autour du corps (un pan du man-
teau recouvre l’épaule droite des hommes figurés sur la stèle double), tandis que le poids
du corps porte sur la jambe gauche en vertu d’un canon propre à la statuaire gréco-romaine.
Les plis des vêtements sont traités avec soin et même parfois avec une certains élégance.
La coiffure permet aussi de différencier hommes et femmes : les premiers ont les cheveux
courts, les secondes ont les cheveux épais et ondulés, sans doute ramenés derrière la tête
en chignon et formant une sorte de « casque » autour du visage. Saturnina (figure 7) arbore
une coiffure un peu plus sophistiquée : ses cheveux sont partagés par une raie médiane,
en deux masses ramenées en arrière, et couverts d’un voile dont les pans recouvrent les
épaules. Les personnages pourraient être nus pieds, ce qui inciterait à les voir en situation
de pureté, au seuil du temple, comme l’exigent certains règlements de sanctuaires32 ; mais
l'absence de chaussures n'est pas assurée. De manière générale, ces représentations sont
stéréotypées, l’essentiel n’était certainement pas de dresser des portraits. L’âge n’est d’ail-
leurs pas explicite : ni le vêtement ni la taille ne permettent de distinguer un enfant d’un
adulte ; les nourrissons eux-mêmes sont habillés du vêtement propre à leur sexe, sans que
la moindre attention soit portée à leur morphologie ; en outre les personnages occupent
totalement la niche qui les abrite, ce qui interdit d'évaluer leur âge. Ce dernier est informé
uniquement grâce à la dédicace : un enfant de cinq mois (figure 2) et un homme de 42 ans
(figure 4) bénéficient d’un traitement iconographique identique, celui d’un homme adulte.
Cette indifférenciation n’est pas de mise dans le cas des représentations de couples : sur la
stèle anépigraphe figurant deux silhouettes féminines, l’une est plus grande que l’autre,
ce qui incite à y voir une adulte et une fillette. La stèle du cavalier est originale : elle se
rapproche des stèles funéraires africaines qui figurent un cavalier au galop33, mais plus
encore des scènes de combat dans lesquelles un cavalier piétine un combattant à terre. Or
ce type de représentation, tout à fait inhabituel en Afrique, est fréquent en Dalmatie, qui

28. H. Bénichou-Safar, 2007, p. 20.


29. Ph. Leveau, 1986, fig. 21, p. 140, anépigraphe.
30. CIL,VIII, 9330, stèle votive.
31. Ph. Leveau, 1981, fig. 115, anépigraphe.
32. Par exemple, à Thuburbo Maius, AE, 1916, 112. Les photos ne sont pas suffisamment nettes pour que l’absence de
chaussures ou de sandales soit certaine sur les stèles de Cherchell.
33. Ch. Hamdoune, 2005 ; J.-P. Laporte, 2008.
Langages et communication : écrits, images, sons 150

est précisément la région d’origine du cavalier34 ; elle pourrait suggérer que l’artisan s’ins-
pira d’un carton fourni par les soldats, compagnons du défunt. Au quatrième groupe se
rattachent les petits objets, en nombre très limité : surtout la patère, qui est un objet rituel,
moins fréquemment la bandelette, le vase35 ; sur une même stèle funéraire, on voit deux
piles d’ustensiles, de part et d’autre du défunt qui était un olearius : à sa droite une grande
coupe et une louche (?), à sa gauche un entonnoir (?) et une cruche posée sur un support
qui ressemble à un billot (figure 4). Cet ensemble est notre unique exemple connu d’objets
professionnels, en relation avec la mention du métier dans le texte.
Le texte fait partie lui aussi des éléments à valeur descriptive et, comme pour le décor,
c’est la sobriété qui domine. Y prennent place des informations que le décor n’est pas en
mesure de fournir (voir supra). Mais les détails précis sur les lieux, l’occasion et même les
rituels en sont absents, hormis la mention du vœu, très fréquente. Une dédicace à Saturne pro
salute regis Ptolemaei, datée de la dixième année du règne, fournit un détail supplémentaire :
elle indique que l’offrande et l’acte rituel ont procédé de la collaboration de deux femmes,
Antistia Galla, sans doute originaire de Caesarea, et Iulia Vitalis, fille de Respectus, origi-
naire de Rusguniae36. La victime a été «acceptée» par l’une des femmes, sans que l’on soit en
mesure de repérer le rituel exact auquel il est fait allusion : peut-être la probatio37, rituel préli-
minaire au sacrifice, qui avait pour fonction de sélectionner les victimes. Malheureusement
le monument, très mutilé, a perdu sa partie supérieure et, de sa partie inférieure, il ne reste
que l’ombre de la niche. On ignore donc si elle représentait la victime mentionnée dans le
texte ou si celle-ci en était absente, comme sur les autres stèles. Une seconde stèle a été dres-
sée Saturno pro salute, mais cette fois en remerciement d’avoir conservé la santé ou assuré la
guérison d’une femme, Iulia Flaua38. La mention, bien connue sur les stèles à Saturne, du jour
heureux (die bono) lors duquel eut lieu le sacrifice39, et l’apostrophe Feliciter n’apparaissent,
semble-t-il, qu’une fois chacune dans notre lot (figure 3 et 8).

Procédés suggestifs

Prennent ici place les procédés qui ont pour fonction d’évoquer une réalité de manière
implicite, soit parce qu’il est malaisé de la représenter par le dessin ou de l’énoncer par
les mots, soit parce que la suggestion est finalement le meilleur vecteur pour lui donner «
corps ». Le premier procédé est l’absence de perspective. Le traitement des visages et des
corps tout comme celui des éléments naturels ou des objets situés dans le fronton (rosace,
patère) obéissent au principe de frontalité : ils n’apparaissent jamais de profil ou de trois-
quarts (sauf les instruments de l’olearius), et ce parti pris est tout à fait volontaire puisque les
artisans ont su représenter de manière très vivante le chien et la scène de combat, selon les
normes admises du bas relief gréco-romain. La frontalité est une technique qui a pour fonc-
tion de suggérer un face à face avec ce qui relève du sacré, divinité ou défunt ; elle introduit
la dimension d’un ailleurs présent là, sur la stèle ou à travers elle ; elle change la nature de
l’objet représenté qui accède au statut de symbole, c’est-à-dire de signe40.

34. Un bas-relief identique ornait la partie basse d’une autre stèle (la partie supérieure a disparu) : Ph. Leveau,
1981, n° 15, p. 94, fig. 16, se référant à E. Will, Le Relief gréco-romain, Paris, 1955, p. 92 suiv. : l’iconographie des auxi-
liaires était influencée par celle du dieu cavalier thrace. Deux cohortes de cavaliers dalmates (la vie et la viie) ont
été envoyées en Maurétanie lors de la guerre d’annexion : R. Rebuffat, 1988, p. 281-282.
35. Bandelette : Ph. Leveau, 1981, n° 119, 13 ; non identifié : ibid., n° 115 ; vase : voir supra note.
36. Voir n. 13.
37. J. Scheid, 1998, p. 72.
38. Revue africaine, 1904, p. 66-67.
39. M. Leglay, 1966a, p. 377-380 et 1966b, p. 317, n° 2.
40. H. Bénichou-Safar, 2007, p. 21-22.
151 Le langage des pierres

Un autre procédé suggestif est celui de la métonymie, procédé rhétorique bien connu,
qui permet de suggérer les réalités religieuses au moyen de quelques éléments choisis et
mis en relation : ce procédé consiste à exprimer la partie pour le tout, celui-ci étant le véri-
table objet évoqué, ou bien un contenant pour le contenu, qui reste imprécis pour nous
puisque nous avons perdu le sens des rituels évoqués. Le temple, qui est ici un lieu central,
comme il l’est dans la religion punique, apparaît sous la forme d’éléments choisis, répar-
tis sur deux registres de la stèle et dont la somme évoque bien l’édifice (fronton, éléments
architecturaux, niche). Mais reste entière la question de savoir s’il s’agit de l’édifice élevé
sur l’espace où ont été installés ces monuments votifs et funéraires, ou bien encore de l’idée
théologique de sanctuaire. Quoi qu’il en soit, les défunts ou les dévots semblent être placés
à l’intérieur du temple (entre les colonnes, sous le fronton) et non à l’extérieur, devant le
temple, comme le veut la tradition romaine. Les rituels ne sont décrits ni par les gestes des
personnages, ni par le texte, et seuls la patère et le vase suggèrent des liquides ou l’encens,
c’est-à-dire des ingrédients liés à la séquence introductive du sacrifice punique et romain ;
les fruits (grappe de raisin, grenade ou pomme ?) figurés dans les mains des personnages
attestent eux aussi un type d’offrande non sanglante.
En revanche, à l'exception de la dédicace adressée à Saturne pour le salut de Ptolémée, le
sacrifice sanglant n’est jamais ni nommé ni mis en scène, ni même évoqué par la représenta-
tion de l’animal offert. Cette absence signifie-t-elle que le culte de Saturne ne requérait pas ce
type d’offrande, ou bien à titre tout à fait exceptionnel ? C’est la conclusion à laquelle sous-
crit J. Eingartner41 dans une étude sur les sanctuaires voués à Saturne et à Caelestis : d’après
leurs aménagements, les sacrifices sanglants seraient de règle pour la déesse, mais excep-
tionnels pour le dieu. Cette observation – l’auteur le souligne lui-même – s’oppose à une
grande partie de l’iconographie des stèles honorant Saturne, mais également à la documen-
tation trouvée dans les sanctuaires, comme celui d’Henchir el Hami42, et au rituel du mol-
komor dont les stèles de N’Gaous attestent la réalité en pleine époque romaine (iiie/ive s.)43.
À Caesarea, les images sont susceptibles de trois lectures. Première hypothèse : la grappe
de raisin était offerte à Saturne ou au défunt en lieu et place du sacrifice sanglant, et cette
substitution était créditée d’une efficacité aussi réelle que l’offrande de l’animal. Deuxième
hypothèse : le sacrifice sanglant avait bien lieu, mais l’image de la grappe de raisin, tout
comme celles de l’oiseau (présent à Carthage sur les frontons de stèles44) ou du fruit, en
seraient à Caesarea les représentations conventionnelles. La couleur sang du raisin ou de son
produit (le vin) seraient alors non la métonymie, mais la synecdoque de l’offrande animale,
source de vie. Troisième hypothèse : il s’agit de l’une des séquences du sacrifice (l’offrande
végétale), qui n’exclut pas l’offrande sanglante, mais dont la représentation fut privilégiée
à Cherchell : les pépins de raisin et le vin que produisait le fruit étaient suffisamment sug-
gestifs pour évoquer l’ensemble des rituels et le symbole de la vie, ils en étaient en quelque
sorte le condensé.
Ces différentes hypothèses supposent la substitution d’un objet symbolique à l’animal
réel, soit au cours de la séquence sacrificielle elle-même, soit dans sa représentation. Ce
principe n’est pas à exclure, quand on sait la place qu’occupait le molkomor (rituel rempla-
çant un enfant par un animal) dans la tradition punique puis néopunique et la permanence
de ce rituel à l’époque romaine. Quoi qu’il en soit, il faut être persuadé que l’image n’était

41. J. Eingartner, 2003.


42. À Henchir El-Hami, la forme ancienne du culte admettait des offrandes de nataux et de périnataux ainsi que,
plus rarement, de jeunes caprinés ou même des oiseaux sauvages ; à la fin du Ier s. ap. J.-C., un temple est construit
et on ne pratique plus que des sacrifices d’animaux et de végétaux : A. Ferjaoui et alii, 2007, p. 110.
43. J.-P. Laporte propose un bilan de ces stèles qui figurent le dieu Saturne et le sacrifice ; à l’occasion du molko-
mor, un agneau ou un bélier était offert en échange de l’enfant, anima pro anima, uita pro uita, sanguine pro sanguine.
Le formulaire établit clairement l’identité du sang et de la vie de l’enfant et de l’animal.
44. H. Bénichou-Safar, 2007, p. 19.
Langages et communication : écrits, images, sons 152

pas anodine : elle possédait, pour les fidèles, une charge rituelle aussi forte que l’acte sacri-
ficiel, elle le renouvelait pour l’éternité. Sa fonction était similaire à l’énoncé du vœu qui lui
aussi était redondant par rapport à l’acte accompli : il l’inscrivait dans la durée en assurant
en permanence la communication avec le dieu ou le défunt. La grappe de raisin n’est pas
sans évoquer une autre réalité (qui n'est pas exclusive de la première) : elle indique que le
personnage – défunt ou fidèle – qui la tient appartient désormais, en vertu d’une liturgie
incomplètement représentée, à l’univers du dieu, celui de la vie éternelle.

Le petit ensemble de stèles cherchelloises est d’une grande sobriété et apparemment naïf :
il est pourtant plus riche qu’il n’y semble et il est à présent nécessaire d’en tirer un premier
bilan qu’il faudra sans doute compléter quand le corpus aura été étudié dans sa totalité.
L’iconographie constitue un langage formé d’un matériel lexical et syntaxique qui a sa
logique propre, même s’il est nécessaire de le lire en relation avec le texte gravé. Le décor
et la dédicace sont en grande partie « déconnectés » l’un de l’autre, ce qui rejoint la conclu-
sion que tire H. Bénichou-Safar de l’analyse des stèles de Mactar et qui se vérifie sur d’autres
sites puniques et néopuniques45 : ainsi les personnages représentés sont-ils sans âge alors
même que les dédicaces funéraires fournissent leurs années de vie, et les traits des visages
sont stéréotypés quand le nom indique clairement l’identité masculine ou féminine et s’ac-
compagne parfois (dans les épigrammes surtout) de caractéristiques personnelles. Cette
indifférence affichée à l’égard de l’individu en tant que « personne » indique bien qu’il ne
s’agit pas de portraits, mais de formes symboliques ; une telle neutralité est particulière-
ment vraie pour les enfants, accentuée sans doute par la conception de l’enfance qui avait
cours dans les sociétés antiques, en tout cas à Rome : l’enfant était un petit adulte, asexué
(son vêtement était neutre)46, d’où parfois l’impression, sur les stèles de Cherchell, que les
adultes sont représentés par des corps d’enfants (ils semblent petits ou trapus) ou inver-
sement que les enfants ont des corps d’adultes, ce qui est le cas majoritaire. Certains déca-
lages sont plus marqués encore : ainsi cette stèle à Saturne qui représente un enfant alors
même que les dédicants sont un homme et une femme47. Il n’est toutefois pas exclu que l’en-
fant soit le bénéficiaire réel de la protection divine, assurée par l’offrande et la prière de ses
parents, encore que, dans ce cas, l’enfant est habituellement nommé dans la formule votive,
à N’Gaous par exemple. La sobriété du texte et de l’image assure cependant aux stèles leur
cohérence interne. Certains renseignements livrés par le texte auraient pu être transmis par
le décor, par exemple la représentation des métiers, caractéristique de nombreuses stèles
funéraires de Gaule et d’Italie. Mais en réalité le texte lui-même ne fournit que rarement des
informations personnelles, qu’elles soient professionnelles ou privées, sauf s’il s’agit d’une
épigramme, où les sentiments prédominent. Le texte, en règle générale, n’est donc pas plus
narratif que le décor, dont la fonction est éminemment symbolique. En raison de sa grande
sobriété, il n’altère qu’à la marge ce principe fondamental. La prédilection pour la frontalité
et l’aspect hiératique des personnages, la répétitivité des objets et du motif central, comme
celle de la formule rituelle traduisent – sauf exception48 – le refus de raconter une scène,
une histoire, d’évoquer un lien affectif. Ces stèles votives ou funéraires ont pour vocation
de rappeler un moment essentiel qui échappe au récit et fait basculer le lecteur dans un ail-
leurs dont seul le symbole peut donner l’idée.

45. H. Bénichou-Safar, 2013, p. 242.


46. C. Baroin, 2012, p. 47-50.
47. CIL, VIII, 20965a. L’enfant pourrait indiquer la commémoration d’un molkomor, mais ce rituel n’est pas mentionné.
48. La stèle de l’olearius, fig. 6, représente le défunt avec les objets nécessaires à son métier.
153 Le langage des pierres

L’ambivalence culturelle de ces documents est également un point remarquable : ils obéissent
en partie au code romain et en partie à un code plus ancien, qui puise dans les traditions
puniques, peut-être libyques.
Le code ancien se repère par de multiples permanences. Du point de vue technique, l’in-
cision (minoritaire) concurrence parfois la gravure plus profonde (surtout diffusée à partir
de l’époque romaine, à Mactar par exemple). Dans l’organisation du décor, on a maintenu la
superposition des registres, qui énonce la hiérarchisation du monde à laquelle l’art punique
était sensible, et qui était aussi de nature à séduire les Romains en raison de leur concep-
tion ordonnée du monde. Le répertoire punique est fidèlement respecté (croissant, pomme
ou grenade, bandelette, vase) et certains motifs, tels le croissant et l’astre, renvoient simul-
tanément aux cultes naturels du fond libyque ; d'autres enfin ont trouvé une représenta-
tion nouvelle (grappe de raisin, oiseau). En outre, la position des personnages est en tout
point conforme au dernier stade de l’évolution qui a affecté l’orant punique sur les stèles
de Mactar : le « signe de Tanit » s’est modifié sous l’influence de l’art gréco-romain, en s’ani-
mant et en se transformant en figure humaine ; l’un des bras est allongé le long du corps et
l’autre replié sur la poitrine, tenant parfois un fruit49. Il est remarquable que cette mutation
soit perceptible dans des lieux aussi éloignés que Iol-Caesarea et Mactar, à l’histoire aussi dif-
férente ; la seule variation touche à la posture des bras, inverse dans les deux cités (le bras
replié est le bras droit à Mactar, le bras gauche à Caesarea).
D’autres éléments confirment la permanence des sensibilités anciennes. Le premier est
l’existence de décors anépigraphes de très bonne facture : ce n’est pas une question d’illet-
trisme ni d’économie, mais le langage du décor se suffit à lui-même, à une époque où les
pratiques romaines (notamment épigraphiques) ne sont pas encore totalement dominantes
à Caesarea. La seconde originalité de cette iconographie, c’est le dieu Saturne : d’un côté il
est omniprésent, par l’intermédiaire de son nom d’abord, ensuite à travers plusieurs motifs
redondants (croissant, rosace), enfin par la suggestion du sacré (frontalité, patère, vase,
vœu) ; et pourtant il n’est jamais figuré sous une forme anthropomorphique, contrairement
à ce que l’on observe ailleurs sur les stèles à Saturne. On ne voit pas le dieu et cette invi-
sibilité se rattache à une très ancienne conception de la divinité dans le monde sémitique,
mais également dans le monde libyque, où dominait, semble-t-il, le culte aux éléments natu-
rels50. La dernière singularité du lot, et non la moindre, est la proximité, voire l’identité, des
décors, sur les stèles votives et funéraires : l’au-delà est traité selon les mêmes principes et
à travers les mêmes objets que l’univers de Saturne, comme si les deux ne faisaient qu’un,
de sorte que seul le texte permet de distinguer la nature des monuments, votive ou funé-
raire. Plus étonnant encore : les mêmes espaces associent monuments votifs et monuments
funéraires, ce qui a parfois incité à qualifier de funéraires des monuments explicitement
votifs51. En outre, l’épigramme funéraire de Crispina, sans doute d’époque royale, propose
une expression analogue à celle que l’on trouve sur les dédicaces de N’Gaous à l’époque
impériale, caractéristique du molchomor52 : pro corpore corpus, le corps de la mère en échange

49. Bénichou-Safar, 2013, p. 236. Cette mutation est différente à Carthage, où le bras droit est levé, la main faisant
face au public (en signe de serment ?) : ibid., fig. 8b-c, p. 237.
50. Sur le culte des astres : A. Cadotte, 2007, p. 363-68 ; les cultes des eaux : A. Siraj, 1999.
51. Leveau, 1986, p. 120, n° 142, fig. 6 (et non pas fig. 7) : C(aius) Iulius Lucin[ianus…] / uxor eius […] / u(otum) s(oluit)
l(ibens) [m(erito)…]. L’éditeur signale que « cette épitaphe est traitée comme une inscription votive ». Je pense qu’il
s’agit là plutôt d’une stèle votive installée dans un espace funéraire et que, par conséquent la restitution [merito…]
doit être abandonnée. Je propose la lecture suivante : C(aius) Iulius Lucin[ianus…] / uxor eius […] / u(otum) s(oluerunt)
l(ibentes) […].
52. Plaque de marbre blanc, nécropole de l’oued Kantara (propriété Ferrand) d’après A. Schmitter, Bull. épig. de la
Gaule, IV, 1884, p. 101-102, n° 144 ; V. Waille, RAfr, 47, 1903, p. 126-127 ; voir CIL, VIII, 21179 ; Ch. Hamdoune, 2011,
n° 167 et 2013, p. 12 : Fatorum cursum (!) properans me orbauit ab illo,/seic tamen, ut pignus dederim, pro corpore corpus./
Filius est nobeis natus… (v. 5-7) (« mais la course des destins m’a trop vite privée de lui, non sans que je lui aie laissé
un gage : une vie pour une vie. Un fils nous est né… »).
Langages et communication : écrits, images, sons 154

du corps de son fils nouveau-né. Comment expliquer ces confusions d’espaces, de décors,
de formulaires, sinon en y voyant les indices d’une certaine permanence des formes de piété
antérieures ? On sait, en effet, que les espaces sacrés, dans le monde punique, se caracté-
risaient par leur nature hybride. Les nécropoles accueillaient des stèles religieuses et les
tophets, consacrés à Baal’ Hammon (accompagné plus rarement de Tanit), abritaient égale-
ment des sépultures (d’enfants ou de fœtus)53 : on y trouvait un large éventail de solutions
religieuses – monuments votifs, funéraires, votivo-funéraires ou votivo-commémoratifs54.
À l’époque romaine, Saturne est souvent honoré sur les mêmes lieux que Ba’al Hammon
et des nécropoles avoisinent ses sanctuaires, comme si les familles désiraient placer leurs
défunts sous la protection du grand dieu55. Les documents de Cherchell parlent également
en faveur de plusieurs zones hybrides : un sanctuaire voué à Saturne dès l'époque royale,
qui semble avoir succédé à un espace consacré à Ba’al Hammon, situé au même endroit et
dont un unique vestige semble être connu à l’heure actuelle, une stèle néopunique56 ; cette
zone était distincte, sans en être très éloignée, de la nécropole principale de la cité (à l'ouest).
De ces deux espaces et de la zone funéraire de l’oued Rassoul, un plus à l’ouest, proviennent
précisément la majorité des stèles votives et funéraires étudiées ici.
Ces stèles obéissent en même temps au code romain. Certains motifs (patère, vêtement)
s’inscrivent dans la tradition romaine, d’autres (les éléments d’architecture, le vase, les fruits)
sont présents dans les deux univers, punique et romain, d’autres encore sont d’anciens motifs
transformés par l’influence gréco-romaine (grappe, oiseau) ; la technique du bas-relief est
empruntée aux codes gréco-romains (à l’œuvre dès l’époque néo-punique), ainsi que l’in-
fluence de la statuaire classique (léger déhanchement des hommes, drapé des vêtements), et
l’on voit apparaître, dans le texte et à titre exceptionnel dans l’iconographie, l’évocation du
métier. La dédicace, gravée en position médiane, ce qui manifeste son importance, énonce
des réalités désormais nécessaires : identifier l’individu, pérenniser par les mots l’acte votif
ou funéraire. Sa fréquence et le choix exclusif du latin (parfois du grec) dénotent bien l’in-
fluence romaine. Il est possible qu’à Caesarea ces mutations aient déjà commencé à modifier
les formes de piété dans la phase antérieure de la ville. Leur précocité s’explique en effet par
la place qu’elle occupait dans le royaume puis dans la nouvelle province : Iol avait été élue
capitale par le roi Bocchus (II) qui avait peut-être déjà introduit certaines réformes dans son
urbanisme57 ; puis à partir de Juba (II), la ville est radicalement transformée selon les canons
gréco-romains et l’afflux de citoyens romains, d’artisans et de lettrés, attirés par des souve-
rains érudits et mécènes, favorisa aussi les transformations religieuses58.
Ce lot de stèles témoigne bien de la transition, politique et culturelle, qui fut le propre de
cette époque : la nouveauté du langage funéraire et votif est indéniable, mais il reste aussi
guidé par des principes traditionnels. Cette ambivalence se vérifie ailleurs en Afrique, mais
les documents de Caesarea témoignent d’une réelle originalité : l’identité des décors votifs
et funéraires, et plus encore la confusion des espaces attestent une représentation unifiée
de l’univers non humain, avec lequel les hommes avaient établi des formes très codifiées
de communication.

53. L’existence de sépultures d’adultes dans le tophet de Carthage reste douteuse (H. Bénichou-Safar, 1982, p. 68),
Lambafundi (près de Lambèse) a livré une sépulture d’adolescent à l’époque tardive (M. Leglay, 1966b, p. 115).
54. Bénichou-Safar, 1995 et 2007, p. 7.
55. M. Leglay, 1966a, p. 315. La thèse de M. Leglay repose sur l’identité entre les deux divinités, ce qui n’est peut-
être pas certain : l’identité des espaces ne signifie pas, en effet, pour autant que Saturne soit simplement la ver-
sion romaine de Ba’al Hammon.
56. Elle est mentionnée par M. Leglay, 1966a, p. 315, n. 5, et fut trouvée, elle aussi, « aux environs de la porte de
Ténès » ; une autre, conservée au musée d’Oran et encore inédite, provient peut-être aussi de Cherchell : D’Andrea,
2014, p. 284, tav. LXXIII, 8.
57. M. Coltelloni-Trannoy, 1997, p. 150 n. 67.
58. Ph. Leveau, 1984a, p. 12-87 et 1984b ; M. Coltelloni-Trannoy, 1997.
155 Le langage des pierres

Résumé
Cette étude examine un lot de stèles datées de la période la plus ancienne de Caesarea de
Maurétanie. L’association du décor et du texte sur ces dédicaces funéraires ou religieuses
(adressées à Saturne) obéit à des objectifs variés (informatif, ritualiste, esthétique, …), et les
images ont rarement pour fonction première d’ « illustrer » le texte épigraphique : il s’agit de
deux langages qui ont leurs codes spécifiques et sont complémentaires. Ils témoignent de la
permanence des formes de piété traditionnelles dans une société désormais influencée par les
codes gréco-romains.

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Entre profane et sacré : le monument « d’Ogier
le Danois » à Saint-Faron de Meaux
Judith Förstel
Conservateur du patrimoine au service Patrimoines et Inventaire de la région Île-de-France

Extrait de : Corbier Mireille et Sauron Gilles (dir.), Langages et communication : écrits, images, sons,
éd. électronique, Paris, Éd. du Comité des travaux historiques et scientifiques
(Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques), 2017.

Cet article a été validé par le comité de lecture des Éditions du Comité des travaux
historiques et scientifiques dans la cadre de la publication des actes du 139e Congrès
national des sociétés historiques et scientifiques tenu à Nîmes en 2014.

Le langage visuel véhicule-t-il forcément le même message que le discours textuel lié à
une œuvre ? Pour le décor des églises médiévales, on considère souvent que les deux vont
de pair, l’iconographie religieuse étant guidée par les préconisations des commanditaires
ecclésiastiques qui s’appuient sur des textes, sources bibliques ou commentaires théolo-
giques. La représentation serait ainsi un moyen d’accès des non-lettrés à la connaissance
du sacré. En fait, le processus est plus complexe1. Le message ne s’adresse pas nécessaire-
ment à l’ensemble des fidèles ; et son interprétation correcte requiert souvent l’interven-
tion d’un intermédiaire chargé d’expliquer le sens de l’œuvre. Or, il peut arriver que cette
explication introduise dans la perception de l’œuvre un sens nouveau, différent de celui
tiré d’une lecture purement visuelle. C’est le cas, nous semble-t-il, pour un monument du
xiie siècle connu sous le nom de « tombeau d’Ogier le Danois » : son iconographie ne paraît
aucunement renvoyer à la tradition épique, et pourtant on a voulu y associer le preux che-
valier dès l’époque médiévale. Il nous a donc paru intéressant de nous pencher de plus près
sur cette dichotomie entre langage visuel et discours sur l’œuvre, pour autant qu’on puisse
restituer l’un et l’autre.

Le « tombeau d’Ogier »

En effet, nous ne possédons plus du « tombeau d’Ogier » qu’un unique fragment : une tête
sculptée conservée au musée Bossuet de Meaux (figure 1). Il s’agit d’une tête d’homme ton-
suré et barbu, dont la puissance expressive a de longue date été remarquée par les historiens
de la sculpture médiévale, qui la datent des années 1160. Mais cette tête, découverte par
hasard vers 1874 à l’occasion de travaux2, ne représente qu’une infirme partie d’un monu-
ment beaucoup plus important qui se trouvait dans l’abbaye Saint-Faron de Meaux. Son
aspect nous a heureusement été transmis par deux gravures publiées par dom Mabillon en
1677 et 17043 (figure 2). Il se présentait sous la forme d’un enfeu abritant deux gisants qui,
d’après les descriptions anciennes, étaient plus grands que nature, mesurant quelque sept
pieds de long, soit près de 2,50 m. La tête conservée au musée Bossuet provient du gisant

1. Voir notamment : L. G. Duggan, « Was art really the “Book of the illiterate ? », p. 227-251 ; F. Joubert, La Sculpture
gothique en France, XIIe-XIIIe siècles, p. 76-77.
2. Découverte relatée dans le Bulletin de la société d’archéologie, sciences, lettres et arts du département de Seine-et-Marne,
vol. 7, 1874, p. LXXV et LXXX.
3. J. Mabillon et L. d’Achery, Acta sanctorum ordinis s. Benedicti, planche représentant l’ensemble du monument,
insérée après la p. 656 ; Mabillon J., Annales ordinis s. Benedicti, planche de l’ensemble du monument insérée après
la p. 376, et planche représentant les deux gisants p. 378.
Langages et communication : écrits, images, sons 160

Fig. 1. – La « tête d’Ogier » au musée Bossuet de Meaux.


Cl. S. Asseline, Région Île-de-France, 2008.

Fig. 2. – La vue d’ensemble du monument, gravure publiée


par dom Mabillon en 1677. Archives départementales de
Seine-et-Marne, 6 Fi 617. Cl. L. Galfo.

de droite. Cet imposant monument, haut de 5 mètres et large de plus de 6 mètres, s’élevait
jusqu’au xviiie siècle dans le bras nord du transept de l’abbatiale de Saint-Faron, établisse-
ment monastique fondé au viie siècle dans le faubourg nord de la ville par l’évêque épo-
nyme, et détruit à la suite de sa vente comme bien national à la Révolution. Toutefois, la
disparition du « tombeau d’Ogier » est antérieure à celle de l’église qui l’abritait, car il avait
été démonté au milieu du xviiie siècle, lorsque les Mauristes entreprirent d’importants tra-
vaux dans l’abbatiale, sous la direction de l’architecte Totin4.

4. J. Förstel et alii, Meaux. Patrimoine urbain, p. 114-118.


161 Entre profane et sacré : le monument « d’Ogier le Danois » à Saint-Faron de Meaux

Auparavant, le monument avait suscité l’intérêt de plusieurs érudits et voyageurs du


xvie et du xviie siècle. En 1580, Montaigne, dans son Journal de voyage, rapporte qu’il s’est
fait montrer à Saint-Faron de Meaux le tombeau d’Ogier le Danois et de « quelqu’autre de
ces paladins », ainsi que leurs ossements et leur épée. Au xviie siècle, le monument a notam-
ment attiré l’attention de Pereisc, qui le fit dessiner vers 1608, et plus tard de dom Mabillon,
déjà cité plus haut.
Grâce à eux, nous savons pourquoi ce monument était considéré comme le tombeau
d’Ogier le Danois, l’un des douze preux compagnons de Charlemagne. Les deux gisants
étaient en effet traditionnellement identifiés comme ceux d’Ogier et de son écuyer Benoît,
représentés en tenue monastique car ils s’étaient retirés à Saint-Faron. Selon la Conversio
Otgerii, un texte latin écrit avant 1084, Ogier le Danois aurait visité plusieurs monastères
avant de choisir celui de Saint-Faron. Pour voir si la piété des moines était à la hauteur de
ses aspirations, il interrompait le service en jetant au sol un bâton muni de clochettes. A
Saint-Faron, le seul à se laisser perturber dans ses prières fut un jeune novice que son supé-
rieur réprimanda vertement. Convaincu d’avoir trouvé là le lieu de retraite idéal, Ogier s’y fit
donc moine sur-le-champ, en compagnie de son écuyer. Selon Mabillon, cet épisode formait
le sujet du bas-relief placé sous les deux gisants ; il reconnaît en effet, de gauche à droite :
Ogier portant son bâton muni de grelots ; la punition du novice ; des moines apportant les
ciseaux pour la tonsure, la robe pour la prise d’habit, des plumes et de l’encre pour l’acte de
profession ; et enfin l’abbé accueillant Ogier et Benoît, agenouillés devant lui.
Sur l’arc de l’enfeu, Mabillon identifie dans les voussures des anges emportant au Ciel
l’âme d’Ogier. Quant aux statues sur les piédroits, il y voit des personnages de la cour de
Charlemagne. Cette interprétation s’appuie sur l’inscription portée sur le rouleau tenu par
la statue la plus proche de la tête des gisants :
« Aude conjugium tibi do, Rotlande, sororis ;
Perpetuumque mei socialis foedus amoris. »5

Cette statue représenterait donc Olivier (et non Ogier comme l’indique par erreur Mabillon) ;
la suivante serait la belle Aude, et la troisième, Roland. De l’autre côté seraient figurés
Charlemagne, son épouse Hildegarde et l’archevêque Turpin.
Pour Mabillon, le monument (qu’il date d’ailleurs beaucoup trop tôt) a donc indénia-
blement été érigé en l’honneur d’Ogier le Danois, héros des chansons de geste du cycle de
Charlemagne. Mais déjà en son temps, cette tradition était battue en brèche. Pierre Janvier,
un curé meldois contemporain de Mabillon, féru d’histoire locale, l’a par exemple vive-
ment attaquée. Pour lui, le tombeau était certes celui d’Ogier mais il proposait d’y recon-
naître un certain Ogier de Charmentray, bienfaiteur de l’abbaye au xie siècle, dont le nom
était conservé dans l’obituaire de Saint-Faron6.

Analyse iconographique de l’œuvre

De fait, lorsque l’on considère le monument de plus près, l’interprétation fournie par Mabillon
paraît sujette à caution, comme l’a bien montré Jean-Pierre Laporte, auteur de la principale
étude sur le monument7. Si l’on s’en tient à un examen purement iconographique de l’œuvre,
le seul élément renvoyant à la tradition épique est l’inscription portée sur le phylactère
d’« Olivier ». Il s’agit là d’une preuve très fragile, car elle a pu être ajoutée plus tard, pour
appuyer l’identification traditionnelle. Cette hypothèse est d’autant plus recevable qu’aucun

5. « Je te donne, Roland, la main de ma sœur Aude, en gage perpétuel de ma fidèle amitié ».


6. Meaux, Médiathèque Luxembourg, ms 78, Fastes et Annales des évêques de Meaux par Pierre Janvier, p. 543-556.
7. J.-P. Laporte, « Le pseudo mausolée d’Ogier à Saint-Faron de Meaux », p. 217-232.
Langages et communication : écrits, images, sons 162

élément du tombeau ne fait allusion aux exploits chevaleresques d’Ogier. Les gisants sont
représentés comme des moines et non comme des chevaliers. « Olivier » et « Roland », eux
non plus, ne sont pas représentés en chevaliers, ce qui est contraire aux habitudes iconogra-
phiques du xiie siècle8. Il faut donc vraisemblablement reconnaître dans ces statues non des
preux mais des figures bibliques, comme on en trouve sur les nombreux portails à statues-
colonnes exécutés dans les années 1140-1180. Quant aux voussures, elles représentent incon-
testablement des anges, la résurrection des morts et le buste de Dieu, mais rien n’identifie
l’âme d’Ogier. Enfin le bas-relief placé sous ces deux gisants, qui selon Mabillon illustre de
façon si précise la Conversio Otgerii, est en fait assez énigmatique, d’autant plus qu’il a cer-
tainement été amputé de sa partie inférieure. Aussi ne voit-on pas bien si les deux person-
nages à droite sont agenouillés ou tout simplement assis. Quant à l’ « Ogier » de gauche, il
semble avoir un couvre-chef particulier, malheureusement peu identifiable sur les représen-
tations, et s’il tient bien un bâton, on n’y voit guère de clochettes. On pourrait donc donner à
ce bas-relief un sens très différent de celui proposé par Mabillon, en le reliant plutôt à l’ha-
giographie locale. L’abbé saint Colomban avait consacré à Dieu la jeune sainte Fare, sœur de
saint Faron et fille d’Agneric, l’un des principaux officiers du roi d’Austrasie Théodebert II.
Le bas-relief ne pourrait-il illustrer cette scène, l’ « Ogier » de gauche devant alors Agneric
et les deux hommes à droite, les deux rois d’Austrasie et de Neustrie assis sur leur trône ?
Ce n’est là qu’une supposition, mais on voit que l’iconographie du bas-relief est moins uni-
voque que ne le prétendait Mabillon.
Le témoignage du curé Janvier, en janvier 1681, apporte enfin une précision restée jusqu’ici
inédite : au début du xviie siècle, les gisants étaient très peu visibles car ils étaient précé-
dés d’un relief montrant le Christ de l’Apocalypse9. (figure 3) Le témoignage de Janvier est
assez confus mais il se souvient : « J’ay vu ce Christ assez longtamps debout et nous faisoit
peur quand nous allions à St Faron, et avoit d’un costé de sa bouche une espée et de l’autre
un lys »10. Il s’agit donc bien du Fils de l’Homme que décrit l’Apocalypse (1 :16) avec une
épée à deux tranchants lui sortant de la bouche ; il était représenté trônant, tenant un livre
d’une main, la sphère du monde dans l’autre.
En somme, si l’on considère comme apocryphe l’inscription portée sur le phylactère de la
statue-colonne, l’iconographie de cet ensemble paraît entièrement religieuse et on n’y décèle
aucune référence aux légendes épiques, ce qui ôte beaucoup de son crédit à l’appellation tra-
ditionnelle de « tombeau d’Ogier ». On souhaiterait dès lors savoir pour qui le monument
a été créé et dans quelles circonstances il a été attribué à Ogier le Danois. Afin de répondre
à ces deux questions, nous allons tout d’abord tâcher de préciser la date du monument, qui
est un facteur important dans l’interprétation de l’œuvre.

Datation stylistique

Il est difficile de s’appuyer sur la gravure d’ensemble publiée par dom Mabillon pour pro-
poser une analyse stylistique du « tombeau d’Ogier », en raison du rendu un peu malha-
bile des sculptures et notamment des statues-colonnes. On notera toutefois que le décor
architectural de l’enfeu comporte des colonnes baguées, dont l’usage est fréquent dans les

8. Voir par exemple les œuvres étudiées par D. Kahn, « La Chanson de Roland dans le décor des églises du
XIIe siècle », p. 348-372.
9. Ce relief était, semble-t-il, placé en avant du monument : il « anticipoit bien avant dans l’allée de ce bas costé » et
« on ne voyait en aucune façon les deux qui sont là gisant, vu que la muraille empeschoit de voir et il y avoit une
petite entrée pour entrer à ce tombeau. » Meaux, Médiathèque Luxembourg, ms 78, Fastes et Annales des évêques de
Meaux par Pierre Janvier, p. 555-556.
10. Ibid. Janvier signale également que les réformés lui cassèrent le nez en 1562.
163 Entre profane et sacré : le monument « d’Ogier le Danois » à Saint-Faron de Meaux

Fig. 3. – Sculpture du Christ du Jugement dernier restituée


par le curé Pierre Janvier, 1681. Médiathèque Luxembourg,
Meaux, ms 78, p. 556. Cl. IRHT.

édifices gothiques de la première génération11, et que la forme générale de cet enfeu, ainsi
que l’ornementation des voussures à décor végétal, renvoient à la période de transition entre
roman et gothique. La structure de l’enfeu est en effet très proche de celle du portail central
de la façade de Saint-Denis (1140) ; par ailleurs, l’emploi de colonnes baguées et le motif à
feuilles de vigne de la voussure extérieure évoquent le portail de Charlieu (second quart du
xiie siècle). Néanmoins, comme l’a remarqué Willibald Sauerländer, la troisième voussure
de l’enfeu de Saint-Faron, avec son décor d’anges, renvoie plutôt à la « porte romane » de la
cathédrale de Reims (vers 1180) 12. En l’absence de tout vestige, il faut donc rester prudent
quant à la datation de cet enfeu, qui n’est pas nécessairement contemporain des gisants.
Pour ces derniers, on dispose d’une base plus solide puisqu’il en demeure une tête. Celle-ci
est traditionnellement datée des années 1160 par rapprochement avec d’autres œuvres attri-
buées à la même décennie : le portail de Saint-Loup de Naud et un fragment relié, de façon
d’ailleurs erronée, au pseudo-« tombeau d’Odon » à Saint-Remi de Reims13.
Le rapprochement avec Saint-Loup de Naud paraît particulièrement pertinent, car le trai-
tement de la tête du saint sculpté au trumeau est très proche de celui de la « tête d’Ogier »
(figure 4). Les deux visages sont parfaitement symétriques, avec des yeux en amande assez
renflés dont les contours sont nettement marqués, une bouche petite et bien dessinée, une
barbe rendue par des petites « boules » remontant jusqu’aux oreilles largement découpées.

11. A. Timbert, « Technique et esthétique de la bague dans l’architecture gothique du Nord de la France au
XIIe siècle », p. 39-50.
12. W. Sauerländer, La Sculpture gothique en France, 1140-1270, notice 29, p. 77-78.
13. Ibidem et H. Portiglia, « Tête d’Ogier », Trésors sacrés, trésors cachés…, notice n° 61, p. 160-161.
Langages et communication : écrits, images, sons 164

La statue de saint Loup était jusqu’ici datée des années 116014 mais les dernières recherches
d’Eliane Vergnolle15 amènent à vieillir un peu le portail de Saint-Loup de Naud, qui pour-
rait dater plutôt des années 1140.
Quant au fragment provenant de Saint-Remi de Reims, les circonstances de son exécu-
tion restent mal connues. En revanche, une autre sculpture réalisée pour la même abbaye
vers 1130-1140 nous semble pouvoir être rapprochée du fragment meldois. Il s’agit de la tête
du roi Lothaire, vestige d’une statue commémorative de ce souverain carolingien inhumé
à Saint-Remi en 986. Cette statue, de même que celle de Louis IV d’Outremer qui lui faisait
pendant de l’autre côté du maître-autel, fut commandée par l’abbé Odon de Saint-Remi (en
charge de 1118 à sa mort en 1151) dans le but d’exalter le prestige de son abbaye16. Comme
« Ogier », Lothaire présente des yeux en amande un peu protubérants, une bouche fine-
ment dessinée et des joues très planes, dont la surface est seulement rompue par un décro-
chement assez net au niveau des narines ; toutefois, le rendu de la barbe et des cheveux est
différent, avec des mèches beaucoup plus allongées chez Lothaire, et la forme des yeux n’est
pas exactement identique, ceux d’ « Ogier » étant plus renflés.
La « tête d’Ogier » a aussi parfois été rapprochée d’une tête d’évêque de Soissons
aujourd’hui conservée au musée du Louvre ; mais si le traitement précieux de la coiffe
est en effet proche du raffinement de la barbe et des cheveux du pseudo-Ogier, celui des
yeux est en revanche très différent et ne paraît pas vraiment comparable à la tête meldoise.
Pour conclure, les rapprochements stylistiques les plus pertinents nous ramènent
plutôt aux années 1140. On peut donc peut-être rattacher la « tête d’Ogier » à la grande
campagne de travaux qui semble avoir accompagné la translation des reliques de saint
Faron par l’abbé André en 1140, le chef du saint étant alors solennellement placé dans
une châsse d’argent17. De cette campagne témoigne un chapiteau trouvé en remploi
dans les fondations d’une chapelle rayonnante du xiiie siècle, à l’occasion des fouilles
menées en 1990-1991 par Danielle Magnan sur le site du chevet de l’abbatiale ; ce chapi-
teau sculpté à décor de rinceaux et de feuilles d’acanthe a été daté par Danièle Johnson
des années 1130-114018.

Identification des deux gisants

Si les deux gisants ne sont pas ceux d’Ogier et Benoît, de qui peut-il s’agir ? On peut d’em-
blée exclure l’identification avec Ogier de Charmentray proposée par le curé Janvier : jamais
un laïc issu de la noblesse locale n’aurait reçu un tel honneur. Au xiie siècle, les laïcs béné-
ficiant d’un tombeau monumental dans une abbaye sont de puissants personnages dont
l’aura renforce la réputation de l’établissement, tels Childebert à Saint-Germain-des-Prés19
ou Lothaire et Louis IV à Saint-Remi de Reims. A Saint-Faron même, le seul personnage
laïc de rang important inhumé dans l’église était la comtesse Adèle de Champagne (morte
entre 1093 et 1100) dont le tombeau, que l’on voyait encore au xviiie siècle, avec son épi-
taphe, devant la porte de la chapelle Notre-Dame, était d’un type beaucoup plus simple,
ainsi qu’en témoigne un dessin de la collection des Provinces à la BNF20.

14. C. Maines, The western Portal of Saint-Loup de Naud, New-York, Garland, 1979.
15. E. Vergnolle, « Saint-Loup-de-Naud ».
16. J. R. Gaborit, « Tête du roi Lothaire », p. 345 ; A. Prache, « Les monuments funéraires des Carolingiens élevés
à Saint-Remi de Reims au XIIe siècle », p. 69-70.
17. T. du Plessis, Histoire de l’église de Meaux, tome I, p. 218 et p. 585.
18. D. Magnan, « Fouille de la rue Saint-Faron », et D. Johnson, « Le chapiteau roman de Saint-Faron », p. 36-44.
19. Aujourd’hui dans la basilique de Saint-Denis.
20. BNF, Champagne XIX, p. 128 ; l’obituaire de l’abbaye précisait qu’ « elle fit construire le sanctuaire de l’église
de Saint-Faron ».
165 Entre profane et sacré : le monument « d’Ogier le Danois » à Saint-Faron de Meaux

Fig. 4. – La tête de saint Loup,


détail du portail de Saint-Loup-de-Naud. Cl. J. Förstel.

Une autre hypothèse serait d’y voir les deux abbés André (1138-1152) et Lambert,
abbé de 1152 à 1178 mais auparavant prieur de Saint-Faron, qui aurait pu commander
un tombeau commun pour lui-même et pour son prédécesseur juste après la mort de ce
dernier ; cette attribution pourrait expliquer que seul le personnage de gauche soit repré-
senté dans l’attitude traditionnelle du gisant, les mains jointes dans la prière : ce serait
alors l’abbé André, seul défunt lors de la commande. Vers le milieu du xiie siècle, d’autres
grands ecclésiastiques se sont ainsi fait représenter dans leur église sous forme de gisant,
comme l’évêque Hugues d’Amiens dans la cathédrale de Rouen, ou l’abbé Odon à Saint-
Remi de Reims21. Néanmoins ces gisants ne bénéficient pas d’un enfeu aussi monumen-
tal que celui de Saint-Faron, qui reste exceptionnel par sa taille et son ornementation. En
outre, les deux personnages sont ici représentés en simples moines, sans attribut d’abbé.
Enfin, la datation du monument après 1150 paraît un peu tardive par rapport à l’ana-
lyse stylistique.
On peut aussi envisager le monument comme un hommage rendu au fondateur, saint
Faron, qui était justement inhumé dans l’église. Etant évêque de Meaux, saint Faron avait
laissé la conduite de l’établissement qu’il avait créé à l’abbé Elie, ce qui expliquerait le
choix d’une sépulture double, pratique rare mais non inédite puisqu’elle est aussi attestée
par exemple à Souvigny, pour les saints Mayeul et Odilon22. Deux éléments, cependant,
fragilisent cette identification : aucun des gisants ne porte les vêtements pontificaux, ni la
mitre ni la crosse ; d’autre part, le tombeau de saint Faron ne se trouvait pas dans le bras
nord du transept mais dans le sanctuaire, en arrière du maître-autel.

21. J. Louis, « Identification de vestiges du tombeau de l’abbé Odon de Saint-Remi (1118-1151) au musée Saint-Remi
de Reims », p. 193-195.
22. Leur tombeau commun fut remanié dans les années 1160, mais on ignore son aspect car les gisants actuels datent
du XIIIe siècle. Cf. B. Phalip, P. Chevalier et A. Maquet, Souvigny. La priorale et le prieuré, p. 33-35.
Langages et communication : écrits, images, sons 166

Enfin, une dernière hypothèse serait de reconnaître dans ces statues non des gisants mais
des remplois. En effet, le monument tout entier pourrait résulter d’un remontage plus tardif.

Le résultat d’un remontage ?

Jean-Pierre Laporte a le premier suggéré l’hypothèse du remploi d’un portail du xiie siècle
comme enfeu. De fait, ce dernier est très comparable par son style et son iconographie à
d’autres portails à statues-colonnes comme ceux de Saint-Denis ou de Saint-Ayoul de Provins,
pour ne citer que deux exemples proches de Meaux.
Quant aux deux gisants, Julien Louis, dans sa thèse de doctorat sur L’effigie funéraire en
France aux xiie et xiiie siècles23, a proposé d’y voir des statues de trumeau qui auraient été
récupérées pour créer de toutes pièces un monument funéraire. Les traces d’arrachement
que l’on peut voir derrière la « tête d’Ogier » ne sont pas incompatibles avec cette hypo-
thèse, non plus que la grande taille des statues.
Le bas-relief placé sous les gisants pourrait-il pour sa part constituer un ancien linteau ?
D’après les érudits d’Ancien Régime, il mesurait environ 2,50 m de long sur 57 cm de haut,
dimensions qui se prêtent tout à fait à une telle fonction. Mais le relief était à l’origine plus
haut, puisqu’il manque la partie basse de la scène : il faudrait donc supposer un linteau
d’assez grande hauteur. En outre, son iconographie, qui reste incertaine, ne correspond pas
aux thèmes couramment développés dans les linteaux du xiie siècle. Si l’on retient l’hypo-
thèse d’un remploi, le bas-relief pourrait aussi être un ancien retable. Sa disparition empêche
d’être plus affirmatif à son sujet.
Peut-on rapporter aussi à un portail disparu la représentation du Christ du Jugement
transmise par le curé Janvier ? Le motif de l’épée sortant de la bouche de Dieu est assez fré-
quent dans l’enluminure des xie-xiie siècles mais a été peu utilisé en sculpture (tympan de
la Lande-de-Fonsac). Par ailleurs, il est difficile de dater ce Christ : selon Pierre Janvier, il
était contemporain de celui du portail central de Notre-Dame de Paris et remonterait à la
grande campagne de construction menée de 1213 à 1227 par l’abbé Renaud à Saint-Faron24 ;
mais cette analyse reste grevée d’incertitude.
On ne peut donc démontrer de façon certaine que le « tombeau d’Ogier » résulte du
remontage d’éléments architecturaux en place auparavant en façade de l’église ; mais l’hypo-
thèse des remplois aurait du moins le mérite d’expliquer le caractère unique de cet ensemble
funéraire. Le remontage aurait pu être effectué au xiiie siècle, car on mena alors de grands
travaux dans l’abbaye, avec notamment la reconstruction du chevet.

L’attribution du monument à Ogier le Danois

Mais pourquoi attribuer ce monument assez énigmatique à Ogier le Danois ? Cette


connexion est liée à une tradition littéraire très ancienne, selon laquelle le preux cheva-
lier aurait été enterré à Meaux. Joseph Bédier en a restitué les principales étapes25. Dès
la fin du xie siècle, Foulcoie de Beauvais compose pour l’abbaye Saint-Faron l’épitaphe
d’Ogier et de son compagnon Benoît26. Au début du xiii e siècle, Alexandre Neckam
évoque lui aussi la sépulture meldoise d’Ogier dans un poème écrit entre 1213 et 1217,
De laudibus divinae sapientiae :

23. J. Louis, L’Effigie funéraire dans le royaume de France – Pays d’oïl – 1134-1267, tome II (catalogue des œuvres), p. 291-292.
24. Meaux, Médiathèque Luxembourg, ms 78, Fastes et Annales des évêques de Meaux par Pierre Janvier, p. 544.
25. J. Bédier, Les Légendes épiques. Recherches sur la formation des chansons de geste, p. 305-327.
26. H. Omont, « Epitaphes métriques »…, épitaphe 8.
167 Entre profane et sacré : le monument « d’Ogier le Danois » à Saint-Faron de Meaux

« Dum bona pauperibus, superis impendit honorem,


Dat mel diis Meldis, laeta, modesta, placens.
Militiae Karoli docti ducis atque potentis,
Ogeri Daci, corpus honorat eam »27.

La Chevalerie Ogier, poème en décasyllabes écrit vers 1200 ou 1220, y fait aussi allusion :
« Aprés sa fin fu a Mialx enterrés
Les lui Beneoit, de cui fu tant amés »28.

Cette chanson de geste a connu plusieurs remaniements ou continuations qui mentionnent


à leur tour dans leur épilogue le tombeau d’Ogier et de son écuyer Benoît à Meaux29. La pre-
mière continuation, écrite vers 1310 dans le même mètre, signale ainsi :
« Alés a Miaus, s’espee troverés,
Si est sa tumbe et la Benoit delés »…30

Au milieu du xive siècle, l’histoire d’Ogier est réécrite en alexandrins. Là encore, la fin
du poème évoque le tombeau d’Ogier à Saint-Faron :
« Qui va a Saint Faron, la tombe Ogier y voit,
Ou bien le cuidoit metre l’abé quant mort seroit ;
Delaiz la tombe Ogier est la tombe Benoit,
S’i est Courtain l’espee de quoy Ogier frappoit
Sur les felons paiens ens ou temps qu’il regnoit. »31

Le vers qui explique que ce tombeau est en fait un cénotaphe est lié à la légende du trans-
fert d’Ogier en Faërie par la fée Morgue avant sa mort.
Enfin, la version en prose rédigée vers le troisième quart du xve siècle et plusieurs fois
imprimée, notamment par Jean de Vingle de Lyon en 1496, fait encore mention de l’abbaye
Saint-Faron, où serait conservé le tison magique de la fée Morgue.
Ces textes montrent qu’on croyait à l’existence d’un tombeau d’Ogier à Meaux dès le
xie siècle, et que cette tradition est demeurée vivace jusqu’à la fin du Moyen Âge. L’abbaye
de Saint-Faron s’est ainsi emparée d’une figure célèbre, comme Saint-Romain de Blaye l’a
fait pour Roland32. Pour autant, le tombeau cité par Alexandre Neckam et par la Chevalerie
Ogier est-il bien celui étudié par Mabillon ? Il est difficile d’en être sûr, dans la mesure où
les textes médiévaux ne décrivent jamais précisément le monument. Le seul point commun
entre la gravure du xviie siècle et les textes plus anciens réside dans le caractère double de
la sépulture, Ogier étant enterré aux côtés de son écuyer Benoît. Mais, par ailleurs, l’icono-
graphie du monument ne doit rien aux poèmes épiques qui lui sont associés : il ne porte
par exemple aucune trace de la légende du cheval Broiefort, seul capable de porter le géant
Ogier, et que le duc Naime retrouve à Saint-Faron en train de tirer un chariot de pierres
pour la construction de l’abbaye.

27. Alexandre Neckam, De laudibus divinae sapientiae, p. 455, vers 647-650. Alexandre Neckam (1157-1217) a com-
posé ce poème à la fin de sa vie comme commentaire à son œuvre principale : le De naturis rerum, une encyclo-
pédie en prose dans laquelle il est également fait mention d’Ogier le Danois, retiré dans un monastère à Meaux.
28. La Chevalerie d’Ogier de Danemarche, p. 465, vers 12342-1234.
29. Sur ces remaniements : E. Poulain-Gautret, La Tradition littéraire d’Ogier le Danois après le XIIIe siècle : permanence
et renouvellement du genre épique médiéval, p. 13-16.
30. Ibid., p. 120.
31. Ibid., p. 122.
32. A. Moisan, « Les sépultures des Français morts à Roncevaux », p. 129-138.
Langages et communication : écrits, images, sons 168

L’étude du « tombeau d’Ogier » permet de conclure que les références visuelles du monu-
ment ne doivent rien aux légendes épiques. En revanche, l’examen de la tradition littéraire
indique la présence d’un « tombeau d’Ogier » à Saint-Faron dès la fin du xie siècle, et ce
tombeau est comme notre monument un sépulcre double, qui abrite aussi le corps du fidèle
écuyer Benoît.
Etant donné les incertitudes qui entourent ce monument presqu’entièrement disparu, on
ne peut pas exclure que ce décalage entre le langage visuel et les sources écrites soit originel.
On aurait alors élevé, dans le deuxième quart du xiie siècle, un monument destiné à assurer
la gloire de l’abbaye en commémorant Ogier, comme on réalisait alors à Reims, à Saint-Denis
ou à Saint-Germain des Prés les effigies des rois enterrés en ce lieu. Néanmoins, l’absence
de toute référence aux exploits d’Ogier le Danois et l’ampleur conférée à ce monument par
son imposant enfeu, sans équivalent dans la sculpture funéraire de l’époque, laissent per-
plexe. L’hypothèse la plus vraisemblable est plutôt celle du remontage : des sculptures pro-
venant au moins en partie d’un portail du xiie siècle auraient été utilisées pour forger de
toutes pièces un « tombeau d’Ogier le Danois » dans le transept de l’abbatiale.
Quoi qu’il en soit, le monument constitue un bel exemple des diversités d’interpréta-
tions auxquelles peut se prêter une œuvre ; le glissement d’une iconographie sacrée vers
une interprétation plus profane est d’autant plus intéressant qu’il a sans doute été encou-
ragé par l’abbaye elle-même : le « tombeau d’Ogier » constituait la preuve tangible d’une
sépulture illustre, source de prestige pour Saint-Faron de Meaux, et permettait de s’oppo-
ser aux revendications d’autres églises telles que celle de Belin, qui prétendait aussi abriter
le corps d’Ogier aux côtés de celui d’Olivier33.

Résumé
Dans l’abbatiale Saint-Faron de Meaux s’élevait jadis un monument sculpté du xiie siècle, connu
sous l’appellation de « tombeau d’Ogier le Danois ». Il se composait de deux gisants de moine
placés sous un enfeu. Bien que son iconographie ne fasse aucunement référence aux légendes
épiques, la tradition locale, transmise notamment par dom Mabillon, y reconnaissait le célèbre
héros des chansons de geste et son écuyer Benoît. Ce monument constitue donc un bel exemple
des diversités d’interprétations auxquelles peut se prêter une œuvre ; le glissement du sacré au
profane est d’autant plus intéressant qu’il semble avoir été encouragé par l’abbaye elle-même.

Bibliographie

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Gaborit Jean-René, « Tête du roi Lothaire », notice n° 261, p. 345 dans La France romane au temps

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169 Entre profane et sacré : le monument « d’Ogier le Danois » à Saint-Faron de Meaux

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Signes et symboles dans l’écriture picturale :
exemples choisis
Hélène Deronne
Maître de conférences honoraire, Université d’Avignon

Extrait de : Corbier Mireille et Sauron Gilles (dir.), Langages et communication : écrits, images, sons,
éd. électronique, Paris, Éd. du Comité des travaux historiques et scientifiques
(Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques), 2017.

Cet article a été validé par le comité de lecture des Éditions du Comité des travaux
historiques et scientifiques dans la cadre de la publication des actes du 139e Congrès
national des sociétés historiques et scientifiques tenu à Nîmes en 2014.

Signes et symboles dans l’écriture picturale ont toujours existé mais avec des faveurs diffé-
rentes. Ils sont étroitement liés au contexte socioculturel de leur époque, de leur pays. Ils veulent
renvoyer à autre chose que ce que dit l’image. Il faut qu’ils soient spontanément reconnus.
Du Moyen Âge jusqu’à nos jours, l’image, par la volonté de l’artiste, peut être lue à dif-
férents degrés. Si aujourd’hui, il nous semble souvent difficile d’en comprendre la signi-
fication symbolique donnée par l’objet-signe et par la couleur, il faut se souvenir que les
contemporains de ces différentes époques savaient lire et comprendre leur signification.
À partir de dix exemples choisis dans la peinture religieuse, la nature morte, le por-
trait, en respectant l’ordre chronologique des artistes, des démonstrations seront proposées
afin d’essayer de deviner ce qui n’est pas toujours compréhensible pour nous aujourd’hui.

La peinture religieuse

Tout au long du Moyen Âge, dans une Europe profondément croyante, dans cette France
qui se couvre d’églises, d’abbayes, de cathédrales, les fresques envahissent l’intérieur des
édifices religieux, la sculpture anime les chapiteaux et les tympans d’une iconographie reli-
gieuse qui était pour chacun le moyen de connaître les écritures saintes et de nourrir sa foi.
Le Maître de la Madone Strauss, peintre anonyme actif dans la région de Florence, aborde
d’une manière très personnelle le thème de la crucifixion dans une œuvre de la Galerie de
l’Académie (Florence), Imago Pietatis avec la Vierge Marie et Marie Madeleine.
Le style de cette œuvre du début du xve siècle est de tradition gothique. La perspec-
tive n’est pas connue, les proportions hiérarchiques demeurent. Cette scène représente
une situation qui n’a jamais été décrite dans les Evangiles : Marie, mère du Christ, et Marie
Madeleine, embrassent les mains du crucifié qui se tient à mi corps dans son tombeau. Il
s’agit de représenter la passion du Christ par les différents signes-objets en une mise en page
très structurée : le Christ se situe au centre de la composition dans l’axe médian, la Vierge
et Marie Madeleine se répondent l’une à l’autre. Personnages, gestuels et objets se répar-
tissent en un rythme soutenu. À gauche, Hérode se lave les mains, Judas embrasse Jésus, la
main du soldat arrête Jésus. Au centre, juste au-dessus de la tête du Christ, est représenté
le pélican, symbole du sacrifice de Jésus pour la rédemption du genre humain. Le pélican
se blesse pour permettre à ses petits de se désaltérer de son sang. À droite, la colonne de la
flagellation avec la corde avec laquelle le Christ a été attaché et à son sommet le coq qui a
scandé le reniement de Pierre au soir du vendredi saint. D’autres objets, mentionnés dans
les Évangiles, sont représentés : les clous, les tenailles, la touffe de cheveux qui a été arrachée
au Christ lors de sa montée au calvaire, la main qui a giflé le Christ, le fouet et les verges,
instruments de la flagellation, l’échelle de la déposition de croix qui symbolise le moyen
Langages et communication : écrits, images, sons 172

de monter au paradis, le calice ou graal selon l’interprétation chrétienne qui servit au der-
nier repas du Christ avec ses apôtres et où Joseph d’Arimathie a recueilli le sang et l’eau
qui s’épanchaient de la blessure du Christ mort, le voile de Véronique, les pots d’onguents
que Marie Madeleine et les saintes femmes apportaient au tombeau au matin de Pâques.
Le christianisme influence la symbolique des couleurs. Le bleu acquiert à partir de la fin
du xie siècle une signification autonome, celle de couleur céleste représentée sur le voile de
la Vierge, grand manteau ici qui l’enveloppe. Le bleu devient le symbole de la sérénité, de
la candeur et se répand sur les vêtements et les armoiries. Le rouge évoque la passion, le
courage, la ténacité : Marie Madeleine a suivi le Christ, elle est restée au pied de la Croix,
elle est allée au tombeau.
Couleurs et gestuelles font partie des langages picturaux et symboliques de l’œuvre d’art.
Au cours des siècles, les artistes ont proposé une vaste gamme de gestes et d’expressions
qui traduisent les états intérieurs, l’état de l’âme. La gestuelle apparaît dans l’art de la fin
de l’antiquité, tant païen que chrétien, et elle se répand à partir du xiiie siècle devenant un
élément majeur des scènes de lamentation, avec tout particulièrement, Marie Madeleine au
pied de la croix qui s’oppose à l’attitude plus retenue, plus intime, de la détresse de la Vierge.
Dans toute l’histoire de l’art, l’une des représentations les plus marquantes de la cruci-
fixion est Crucifixion, par Matthias Grünewald (1475/1480-1528), Colmar, musée d’Unter-
linden, 1515-1516.
La croix, du latin crux, « tourment », « torture » symbolise l’axe du monde. Elle est le
point d’intersection entre les figures fondamentales du cercle (le ciel) et du carré (la terre).
Elle est le centre mystique du cosmos et elle constitue l’échelle qu’empruntent les âmes qui
montent vers Dieu. Dans sa signification cosmogonique, elle est liée à l’arbre de la vie et
elle symbolise l’union des contraires. Dans la figure du Sauveur, on distingue la croix de
la Passion et la croix de la Résurrection : le montant vertical est l’emblème de Dieu, de la
spiritualité, du salut éternel, le bois horizontal symbolise la dimension animale et terrestre
ainsi que la douleur et la négativité. Ce bois horizontal semble fléchir sous le poids de la
souffrance du Christ.

La douleur est exprimée par la gestuelle

Les mains du Christ aux doigts tentaculaires, tordus, crispés, secs comme des sarments de
vigne, expriment l’insoutenable, tandis qu’au pied de la croix, Marie s’évanouit, retenue
par Saint Jean. Pâle, les yeux fermés, ses mains sont serrées l’une contre l’autre. Ce geste est
l’équivalent iconographique du geste de se tordre les mains. Elle est enveloppée dans un
ample manteau blanc, comme le saint suaire, comme la pureté de l’agneau, blanc comme le
livre sacré des Écritures. Le blanc symbolise bien sûr la pureté.
Marie Madeleine est éperdue de douleur. Ses mains jointes aux doigts entrecroisés à
la manière des bois de la couronne d’épine ainsi que la torsion de son corps évoquent son
immense détresse.
En opposition au fond sombre au soir du vendredi saint, le noir, couleur des ténèbres,
de la mort, se distinguent le rouge du manteau de Saint Jean et la robe orangée de Marie
Madeleine : jeu de contraste et expression symbolique ; le rouge, symbolise le sang répandu
du Christ, l’amour inconditionnel de Jean, l’orangé symbolise l’amour terrestre.
On recule d’effroi devant une telle œuvre. Pourtant, dans ces doigts tordus, crispés, secs
comme les sarments de vigne, nous pouvons avoir la folle espérance qu’ils refleuriront.
Au musée des Beaux-arts de Nîmes, dans une salle consacrée au peintre Reynaud Levieux
(1613-1669), artiste dont nous venons de fêter le 4e centenaire de sa naissance, nous choisis-
sons L’Arrestation de Saint Jean Baptiste de 1667.
Certains ont voulu voir, dans la jeune femme qui tient un enfant dans les bras, Hérodiade.
Elle est vêtue d’un manteau de glace bleu symbolisant la froideur implacable qui va entraî-
ner la décapitation de saint Jean-Baptiste. Si le bleu, comme nous l’avons déjà écrit, était
173 Signes et symboles dans l’écriture picturale : exemples choisis

Fig. 1. – L’Arrestation de Saint Jean-Baptiste, huile sur toile, 1667.


©Musée des Beaux-arts de Nîmes : Reynaud Levieux.

considéré pendant des siècles comme la couleur de la Vierge, symbolisant la, couleur de
l’habit des rois de France , dans l’Antiquité, c’était la couleur des barbares. Dans La Guerre
des Gaules, Jules César évoque la coutume que les Bretons avaient de se grimer à la guède,
plante herbacée qui donnait la couleur bleu, pour effrayer les adversaires. C’est le sens de
ce manteau couleur bleue que porte Hérodiade.
Un soldat est vêtu d’un manteau jaune. Il suggère le souci, le mensonge, la confusion
dus à cette arrestation. Le jaune était considéré comme une couleur éteinte, mate, triste par
rapport à l’or ou à la lumière du soleil qui, elle, était source d’énergie et de vie. Le jaune est
la couleur de la trahison : couleur de la robe de Judas à partir du xiie siècle. L’autre soldat a
un vêtement de couleur verte, un vert de nerprun que le peintre Reynaud Levieux emploie
souvent. Il symbolise l’instabilité. Le vert a également un côté négatif, avec la représenta-
tion des mauvais esprits.
Dans l’histoire de la peinture moderne, la couleur se présente comme ayant une valeur
égale à celle du concept de vérité, mais elle peut être l’expression d’une sensation indivi-
duelle subjective. Ainsi, pour les romantiques allemands, le bleu est une tonalité de mélan-
colie et de rêve, et en tant que symbole, elle représente une vérité intérieure, émotionnelle
et/ou idéelle.
Marc Chagall (1887-1985) est profondément marqué par la tradition des Juifs hassidiques.
Dans sa toile La Chute de l’ange, 1922-1933-1947, qui se trouve en dépôt au Kunstmuseum de
Bâle, il inscrit un chromatisme vigoureux et suggestif entre un camaïeu de bleu et un rouge
qui symbolise ses pressentiments, ses craintes. L’ange rouge, femme démoniaque, chargé de
sang, de flammes, d’horreur, tombe en une vision apocalyptique. Il symbolise la tragédie de
la guerre et la persécution des juifs. Il glisse dans la nuit pour détruire une humanité sans
défense. Le rabbin avec les rouleaux du Livre de la Loi s’enfuit de la scène pour protéger le
patrimoine religieux et culturel de son peuple. De l’autre côté, la Vierge à l’Enfant, le Christ
crucifié dans un village en flammes, symbolisent les souffrances infligées aux juifs. L’artiste
juxtapose les deux religions juive et chrétienne qui emplissent sa vie spirituelle. La vache est
une allusion à la maternité et à la fonction nourricière de la nature, la pendule au destin de
l’homme. Dans de nombreux tableaux, la pendule est associée à la représentation de la cruci-
fixion ; la bougie symbolise la faible lueur de l’espérance dans les ténèbres de l’obscurantisme.
Langages et communication : écrits, images, sons 174

La nature morte

Dès l’Antiquité, la nature morte s’approprie une place importante chargée d’une valeur sym-
bolique. Au cours du Moyen Âge la représentation des cinq sens, la vue, l’ouïe, l’odorat, le
goût et le toucher, commence à se développer en raison de l’intérêt de plus en plus marqué
pour les mécanismes cognitifs de l’homme. Certaines fleurs vont faire partie de l’iconogra-
phie religieuse, le lys exprime la pureté de la Vierge, l’iris, les douleurs de la Vierge, l’œil-
let, l’engagement et la fidélité conjugale, mais c’est au xviie siècle que le stilleben, stilleven,
still-life, natura-morta, vie silencieuse, vie immobile est inventé et va prendre ses lettres de
noblesse particulièrement dans la peinture néerlandaise.

Ambrosius Bosschaert (1575-1621) dans la toile Bouquet de fleurs, 1614, du musée Getty de
Los Angeles, arrange savamment dans une corbeille d’osier différentes fleurs, la fleur la
plus représentée étant la tulipe, si appréciée par les acheteurs de l’Europe entière. Un hor-
ticulteur pouvait faire fortune ou être ruiné suivant le cours de la bourse de la tulipe !
Si chaque fleur symbolise un sentiment humain comme la rose, qui évoque un amour
plus ou moins fort selon sa couleur de blanc rosé au rouge sombre, la tulipe, fleur éphé-
mère comme la richesse des hommes, reste la figure obsédante de la vanité, la pivoine,
symbole de volupté passagère et de mort, les insectes sont aussi porteurs de symbole : le
papillon évoque l’âme vivant une seconde vie après avoir quitté la dépouille terrestre de
la chenille, sa chrysalide. En opposition, la libellule, animal invertébré chargé d’une signi-
fication négative, incarne le mal, le malin. L’abeille qui butine est le symbole du Christ et
de sa miséricorde en raison de la douceur de son miel. Fleurs et insectes sont peints avec la
même perfection du détail.
Dans la toile de Sébastien Stoskopff (1537-1657), L’Eté ou allégorie des cinq sens, 1633,
conservée au musée de l’œuvre Notre-Dame de Strasbourg, trois plans se partagent l’espace :
le premier est occupé par une table recouverte d’un tapis somptueux où sont disposés des
objets. Dans le second plan une femme porte des fruits. Elle est de profil. Le troisième plan
s’ouvre sur un paysage très structuré mais bien difficile à identifier. Les spécialistes dis-
cutent encore sur cette identification ! Les objets représentés évoquent une symbolique.
Comme le titre l’indique, il s’agit de l’évocation des cinq sens : les instruments de musique,
violon, luth et partition mettent en musique les derniers versets du psaume 76 dans la tra-
duction protestante très répandue, « Dieu s’est fait connaître en Juda, en Israël son nom
est grand... ». Ils symbolisent l’ouïe. Le damier et les dés évoquent le sens du toucher mais
aussi le risque qu’encourt tout joueur ; le miroir représente le sens de la vue, l’un des volets
de son encadrement est à demi-fermé pour symboliser le caractère transitoire de la beauté,
du temps qui passe, comme la corbeille de fruits que porte la jeune femme symbolise l’été
dont certains fruits sont déjà gâtés. Le temps passe, tout est vanité ! Les fleurs font réfé-
rence au sens de l’odorat, le cartel évoque bien sûr le temps qui passe, le globe symbolise
la découverte, la connaissance des autres continents. Tous les objets sont rendus avec une
grande précision, les contours sont nets, soigneusement respectés, la lumière embrasse les
formes sans accentuation.
Le tableau Panier de fruits de Caravage (1571-1610), Milan, Pinacothèque Ambrosiana,
1597-1598, est considéré comme la première nature morte italienne de fruits. Il est probable
que ce tableau ait été pensé pour être accroché au-dessus d’une porte : le pied de la corbeille
dont la surface d’appui est réduite est placé à la hauteur du regard, ce qui accentue un effet
de trompe-l’œil. Les fruits présentés sont raisins, pommes, figues, coing avec feuilles. Le
coing, symbole de la tentation, la pomme, du fruit défendu dans le jardin d’Eden, la figue
et la feuille de figue, du péché originel. Après la faute, Adam et Eve ont caché leur sexe avec
une feuille de figue mais le Christ a libéré l’homme par son sacrifice, le raisin qui donne le
vin, symbolise ce sacrifice. Certains de ces fruits ont été grignotés par des insectes, évoca-
tion du caractère éphémère de toute chose.
175 Signes et symboles dans l’écriture picturale : exemples choisis

Vanitas vanitatum, omnia vanitas, « vanité des vanités, tout n’est que vanité ». Ces paroles
bibliques issues de l’Ecclésiaste étaient souvent citées et constituaient le thème princi-
pal de nombreuses natures mortes, car il serait possible de multiplier les exemples. Ces
natures mortes ou vanités attestaient de la même communion de pensée entre les cal-
vinistes, des Pays-Bas du Nord, et des catholiques, des Pays-Bas du Sud, en France et en
Italie, de la même approche du message moral et religieux, de la même confiance dans
la capacité des objets à matérialiser les symboles où s’expriment la ferveur religieuse de
la Contre-réforme. Elles incitaient plus que jamais à méditer sur la mort et à réfléchir à la
vanité des choses de ce monde.

Le portrait

La représentation du sentiment amoureux a inspiré toutes les expressions artistiques à tra-


vers les siècles. Des personnages mythologiques symbolisent l’amour, Eros ou Cupidon,
Aphrodite ou Vénus, des personnages littéraires également, Ulysse et Pénélope, Tristan et
Yseult, Roméo et Juliette pour n’en citer que quelques uns.
En peinture, trois exemples ont été sélectionnés et parmi les plus fameux, Cecilia Gallerani
ou la Dame à l’hermine, par Léonard de Vinci (1452-1519), musée de Cracovie. L’œuvre date
des années 1483.
En opposition à l’expression littéraire et artistique du Moyen Âge entièrement tournée
vers Dieu, s’impose une nouvelle conception de l’homme considérée comme « la mesure »
de toute chose. Si les valeurs religieuses conservent leurs droits, elles n’occupent plus la
place centrale qui leur permettait d’exercer un contrôle sur toutes les disciplines. L’art va
acquérir une nouvelle autonomie, celle de mettre en valeur le culte de la beauté et du moi
intérieur. Le thème du portrait se développe.
À peintre exceptionnel, visage exceptionnel, symbolique très audacieuse.
Une jeune femme, inscrite dans la quasi-totalité de la toile, tient dans ses bras une her-
mine ; elle se détache sur un fond sombre, se présente de profil trois quarts droit, son buste
est de trois quarts gauche. L’artiste a crée une opposition et une ambiguïté entre la jeunesse
du visage et la sévérité de la coiffure. Pourquoi une hermine ? Dans le répertoire allégorique
chrétien des IIe-Ve siècles, « le Physiologos », l’hermine était considérée comme un symbole
de chasteté et de pureté en raison de sa fourrure blanche : il faut y voir une corrélation avec
la pureté de cette jeune femme. En grec, l’hermine s’appelle galay, ce qui correspond aux
deux premières syllabes du nom de la jeune femme représentée : Cécilia Gallerani. Ce genre
de jeu rhétorique était très répandu dans les cours italiennes de cette époque. L’hermine fai-
sait partie du blason de Ludovic Sforza, le commanditaire de cette œuvre. Elle est dans les
bras de la jeune femme qui était l’amante de Ludovic Sforza. L’animal est tenu par une main
étonnamment grosse, quasi masculine. Il pose une patte musclée et griffue sur la manche
de la jeune fille. Tout le corps de la bête s’inscrit dans une courbe douce, et pénètre dans la
manche de la jeune femme, comme un signal vaginal : la position du corps de l’animal est
un symbole sexuel de la relation de la jeune femme à l’amant. Cette symbolique sexuelle
était très appréciée à cette époque. En haut à gauche est écrit « La Belle ferronnière », ce
n’est pas de la main de Léonard de Vinci. Tout dans ce portrait est un jeu d’ambivalence et
de symbolique. Une émotion, une présence, une interprétation psychologique émanent de
l’œuvre. « Elle semble écouter, sans mot dire » écrira un poète de la cour de duc de Milan.
Parmi les portraits peints par Giussepe Archimboldo (Milan 1527-1593), nous choisis-
sons celui du musée de Stockholm, L’Empereur Rodolphe II en Vertumne (qui était le dieu
étrusque des récoltes et de l’abondance), 1591. Les portraits du peintre sont conformes aux
penchants maniéristes. Il s’agit d’un portrait symbolisant le pouvoir : le souverain dont le
visage est composé de fruits et de légumes, épis, millet, raisins, melons, pommes, pêches,
cerises, noix, châtaignes et autres encore, le représentent en régent d’un microcosme de fruits
Langages et communication : écrits, images, sons 176

et de légumes. Cette profusion de fruits de toutes les saisons et de tous les pays d’Europe
témoigne de la prétention des Hasbourgs à régner sur l’Europe avec les espoirs de renou-
veau, de réforme et de renaissance. Par ce visage transformé, il devient le symbole d’un
véritable jardin d’Eden, offrant à ses habitants c’est-à-dire ses sujets, prospérité et fertilité.
Bien plus tard, l’œuvre La Mariée mise à nu par ses célibataires, même ou le Grand verre, réali-
sée entre 1915 et 1923, huile, vernis, feuille de plomb, fil de plomb et poussière sur 2 plaques
de verre par Marcel Duchamp (1887-1968), Musée d’art de Philadelphie, reprend la même
symbolique. Elle se compose de deux parties : le domaine de la mariée, partie supérieure,
l’appareil des célibataires, la partie inférieure. La mariée fait allusion au caractère andro-
gyne de la virginité. La figure du célibataire est symbolisée par l’image d’une machine, la
broyeuse de chocolat ; les petits entonnoirs sont la matérialisation du désir masculin qui
culmine en un orgasme solitaire.

Deviner ce qui n’est pas dit : un bras s’élance dans l’espace, des mains sont jointes, des ins-
truments de musique ont été déposés là, une femme est passée, une corbeille de fruits est
représentée, une horloge se balance dans le ciel, une femme de cour est maîtresse d’un duc,
un empereur désire dominer le monde, une mariée est mise à nu par ses célibataires. Si notre
manque de discernement est tel que nous nous sommes laissés prendre par le jeu de l’ap-
parence, alors dans quels abîmes les pièges de ce monde vont-ils nous entraîner ? Mais si
nous avons compris, grâce à la symbolique de l’objet, du geste, de la couleur, que tout n’est
qu’apparence, mensonge, nous pouvons nous préparer aux vérités célestes.

Résumé
Les signes et les symboles dans l’écriture picturale ont toujours existé mais avec des faveurs dif-
férentes. Dix exemples picturaux sont présentés du Moyen Âge au premier quart du siècle. Ce
choix sert à démontrer le rôle, la signification de tous ces signes et symboles suggérés par les
couleurs, la gestuelle, les fleurs, les animaux. Parfaitement compris dans la peinture religieuse,
la nature morte et le portrait par les contemporains de la période médiévale et de la période
moderne, ces symboles sont moins compréhensibles à la période contemporaine.
Une invitation au regard pour mieux comprendre que, malgré le jeu de l’apparence, tout n’est
que vanité.

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Pierre-Eugène Du Simitiere (1737-1784) et le dessin
du Grand Sceau des États-Unis1
Dominique Poulot
Professeur, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne,
Membre du CTHS section Archéologie et histoire de l'art des civilisations médiévales et modernes

Extrait de : CORBIER Mireille (dir.) et SAURON Gilles (dir), Texte et image,


Éd. électronique, Paris, Éd. du Comité des travaux historiques et scientifiques
(Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques), 2017.

Cet article a été validé par le comité de lecture des Éditions du Comité des travaux
historiques et scientifiques dans la cadre de la publication des actes du 139e Congrès
national des sociétés historiques et scientifiques tenu à Nîmes en 2014.

Le grand sceau des États Unis est exposé dans le hall du département d’État à Washington,
qui en est le gardien officiel, et qui l’utilise à l’occasion de certains traités et pour des procla-
mations présidentielles. Il a régulièrement joué un rôle dans la vie politique américaine au
cours des dernières décennies, notamment à la suite de l’adoption d’une autre devise pen-
dant la guerre froide (1956), et des incertitudes conséquentes, même présidentielles, sur la
véritable formule officielle depuis lors1. Parallèlement, la vertu d’une pédagogie de l’image
du sceau a été récemment mise en valeur dans la littérature didactique à propos de l’ensei-
gnement civique2 ; elle semble illustrer particulièrement toute définition d’un art comme
communication politique3. Certains commentateurs, enfin, ont proposé d’importer le sceau
et sa devise de ce côté-ci de l’Atlantique, et d’en faire usage en vue de la construction euro-
péenne et de sa communication politique4.
L’élaboration du grand sceau est intimement liée à la fondation particulière de la nation
américaine qui voit la coïncidence entre la construction de l’indépendance et celle de l’État.
Beaucoup d’interprétations désormais classiques voient dans l’émergence des nationalismes
européens et des sentiments nationaux le résultat d’une mobilisation patriotique. Ainsi
Miroslav Hroch a conçu, quant à la définition d’une nation, un processus en trois phases

1. Un syndicat d’historiens résuma l’affaire ainsi : « Last week Congress voted to reaffirm that the national motto
of the United States is “In God We Trust.” Rep. Randy Forbes, R-Va., introduced the measure and argued that we
would be following “our predecessors” by declaring a national trust in God. Last year he and the Congressional
Prayer Caucus had criticized President Obama when he “falsely proclaimed” in a speech in Jakarta that “E Pluribus
Unum” is the national motto. The conservatives who criticized Obama and who claim the mantel of the Founding
Fathers are mistaken on both counts. Although “In God We Trust” is the official motto, “E Pluribus Unum” has long
been acknowledged as a de facto national motto » Thomas A. Foster, “In God We Trust” or “E Pluribus Unum”?
The American Founders Preferred the Latter Motto », History News Service, Nov 9, 2011.
2. « President Barack Obama cited E Pluribus Unum as our national motto during a 2010 speech in Jakarta, Indonesia.
His actions prompted Rep. J. Randy Forbes of Virginia to introduce legislation reaffirming « In God We Trust »
as the nation’s official motto », Rob Good, «Using E Pluribus Unum as a Narrative Framework for the US History
Survey.» OAH Magazine of History 27.3 (2013) : 11-15.
3. Voir la discussion à propos des thèses de John Dewey sur l’art comme communication politique dans Alison
D. Howard, et Donna R. Hoffman, « A Picture Is Worth a Thousand Words: Building American National Identity
Through Art. » Perspectives on Political Science 42.3 (2013) : 142-151, note 22. Voir aussi Hebel, Udo J., and Christoph
Wagner, ed. Pictorial Cultures and Political Iconographie s: Approaches, Perspectives, Case Studies from Europe and
America. Walter de Gruyter, 2011.
4. Denis Lacorne, « E pluribus unum » : une devise pour l'Europe ? », Le Débat 1 (2003) : 88-97. « Le premier projet
de sceau américain, dessiné par un artiste d’origine suisse, Pierre Eugène du Simitière, offrait une conception toute
européenne de la nation en construction : l’Amérique n’était pas un melting pot, brassant ensemble Amérindiens
et immigrants européens ».
Langages et communication : écrits, images, sons 178

(qu’il appliquait originellement aux petites nations, mais qu’on a étendu depuis), large-
ment repris dans beaucoup d’études comparées aujourd’hui5. Au contraire, pour Henry
Steele Commager, le grand historien américain, les États-Unis ont « commencé comme un
État national » : la structure politique est venue d’abord, et le reste a été ajouté ensuite. Le
caractère exceptionnel de la nation américaine tiendrait ainsi au fait que le projet politique
d’États indépendants fondés sur les principes républicains avait été exactement contempo-
rain du projet national, et l’avait en fait constitué. Chronologiquement, le processus s’inscrit
de 1774 à 1805, du premier Congrès continental à l’achat de la Louisiane et à l’expédition de
Lewis et Clark soutenue par Jefferson pour cartographier et répertorier les richesses du ter-
ritoire national à l’Ouest. Un petit groupe d’intellectuels a imaginé à ce moment une idéo-
logie nationale, et a dû inventer simultanément les symboles pour l’incarner et la diffuser.
La désignation du 4 juillet comme « Independence Day », ou comme « American Jubilee »
a été de ce point de vue une réussite, fondant un rituel collectif après une dizaine d’années.
Ce moment, classique de la constitution d’un nationalisme, correspond à ce que le théori-
cien et historien du nationalisme John Breuilly appelait la « popularisation » de l’idéolo-
gie, soit la nécessité de faire œuvre pédagogique pour rendre concret un ensemble abstrait
d’idées, de principes et de règles. L’historiographie récente, de Maurice Agulhon à Eric
Hobsbawm (en particulier l’ensemble des études que ce dernier avait réunies sous le titre
d’ « invention de la tradition ») a particulièrement enquêté sur l’ensemble de ces phéno-
mènes – de la représentation symbolique des différentes nations à l’étude des commémora-
tions et des cérémonies civiques les plus diverses. Depuis, la science politique a également
consacré de nombreux travaux à ces aspects6. L’enjeu du Grand Sceau était dans ce contexte
général de disposer d’un symbole capable d’assurer la synthèse d’un complexe de valeurs
et résolutions, comme le dit Françoise Le Jeune7. Il s’agit bien, comme elle l’écrit, d’un « pro-
jet politique culturel », élément clef d’un projet national8. L’histoire de son élaboration a

5. « Now the nation is not, of course, an eternal category, but was the product of a long and complicated process of
historical development in Europe. For our purposes, let us define it at the outset as a large social group integrated
not by one but by a combination of several kinds of objective relationships (economic, political, linguistic, cultural,
religious, geographical, historical), and their subjective reflection in collective consciousness. Many of these ties
could be mutually substituable – some playing a particularly important role in one nation-building process, and
no more than a subidiary part in others. But among them, three stand out as irreplaceable: (1) a “memory” of some
common past, treated as a “destiny” of the group – or at least of its core constituents; (2) a density of linguistic or
cultural ties enabling a higher degree of social communication within the group than beyond it; (3) a conception of
the equality of all members of the group organized as a civil society. » Miroslav Hroch, « From National Movement
to the Fully-formed Nation: The Nation-building Process in Europe, » in Balakrishnan, Gopal, ed. Mapping the
Nation, New York and London : Verso, 1996 : p. 78-97. Son ouvrage classique, Social Preconditions of National Revival,
fournit un schéma en trois phases A-B-C. Hroch qualifie la phase A de « periode d’intérêt savant », la Phase B de
moment d’agitation patriotique et finalement la Phase C d’émergence du mouvement national de masse. Voir par
exemple Alexander Maxwell « Typologies and phases in nationalism studies : Hroch’s ABC schema as a basis for
comparative terminology. » Nationalities Papers 38.6 (2010) : 865-880.
6. Alison D. Howard, et Donna R. Hoffman, « A Picture Is Worth a Thousand Words: Building American National
Identity Through Art. » art. cit., fournissent un panorama d’ensemble, et insistent sur le fait que « evidence from
much of the art of the very early republic, which like the Constitution, also aids in fostering the notion of civil
religion, was decidedly secular » (p. 150), se référant à la fameuse thèse de Robert N. Bellah, « Civil Religion in
America », Daedalus, Journal of the Academy of Arts and Sciences, 96, hiver 1967, et R. N. Bellah, The Broken Covenant:
American Civil Religion in Time of Trial, New York, The Seabury Press, 1975 ; R. N Bellah, and P. E. Hammond,
Varieties of Civil Religion, Harper & Row, San Francisco, CA, 1980; Denis Lacorne, De la religion en Amérique. Essai
d’histoire politique, Paris, Gallimard, 2012.
Le cas de Du Simetiere, d’après les citations de son Common book, semble au moins celui d’un Voltairien.
7. Je suis largement ici la contribution de Françoise Le Jeune dans Myths and Symbols of the Nation. England, Scotland
and the United States, coordonné par Andy Arleo, Françoise Le Jeune, Paul Lees et Bernard Sellin, Nantes, Centre
de Recherche sur les Identités Nationales et l’Interculturalité, 2006.
8. Voir « A National Seal and a National Bible ? », chapitre 8 de Waco Derek H. Davis, Religion and the Continental
Congress, 1774-1789 : Contributions to Original Intent, Oxford University Press, 2000, p. 137-151 et l’étude remarquable
de William Conley Harris, E Pluribus Unum : The Construction of the Self and Society in Nineteenth-Century America
179 Un exemple de communication politique

été décrite en détail par une historiographie relativement abondante, mais très répétitive,
dont un livre officiellement édité par le département d’État a récemment fait le tour9. Il ne
s’agit donc pas ici de revenir sur une histoire solidement documentée, mais de considérer
l’épisode, à la faveur de ce congrès consacré à la communication, du point de vue de l’ex-
pertise et du rôle de certains experts en formes ou moyens de communication – ici la compo-
sition de sceaux et de devises – dans l’élaboration de symboles politiques particulièrement
importants. Généralement, en effet, on s’intéresse exclusivement au rôle traditionnel des
hommes d’État ou des philosophes en la matière – d’autant que, en l’occurrence, les Pères
fondateurs étaient à la fois des politiques et des intellectuels érudits. Notre étude s’appuie
sur le cas d’un personnage peu familier à la mémoire collective, celui de Pierre-Eugène
Du Simitiere, exemplaire du monde cosmopolite des Lumières transatlantiques. À défaut
d’avoir été le premier collectionneur d’Amérique du Nord, ou un naturaliste aussi distin-
gué que le Britannique Mark Catesby (1683-1749), probablement l’un de ses modèles, Du
Simetiere fut le premier fondateur d’un musée américain se revendiquant comme tel. C’est
aussi, plus fâcheusement, l’un de ces hommes de musées dont les objets, sinon les papiers,
ont le plus complètement disparu à l’issue de sa vente après décès. Il a en effet constamment
échoué sinon à recevoir une reconnaissance officielle de ses ambitions de collectionneur et
de savant (il figure dans la mémoire savante au titre de membre de l’American Philosophical
Society, dans une lignée inaugurée par Buffon10) au moins à en tirer sa subsistance. Dans
ces conditions, le souvenir de sa participation à l’élaboration de la symbolique politique des
États-Unis est aujourd’hui, à coup sûr, l’aspect le plus remarquable de sa fortune critique.

Une vie sacrifiée au collectionnisme

Pierre-Eugène Du Simitiere est né à Genève le 18 septembre 1737, et baptisé le 29 du même


mois au Temple Neuf de la ville. Son père, Jean-Henri Ducimetière ou Dusimitière était un
gros négociant avec les Antilles, et sa mère était née Judith-Ulrique Cunégonde Delorme11.
On ne sait rien de sa formation : peut-être prit-il des cours de dessin avec Jean-Etienne
Liotard12. À seize ans, il vit à Amsterdam, sans doute pour un apprentissage des affaires. Le
jeune homme a pu être envoyé par sa famille pour prendre des contacts, sinon apprendre la
langue, et commercer ensuite dans les Iles de la Sonde, Sumatra, Borneo, Java – car on trouve
des dessins et des notes à leur propos dans ses manuscrits. Entre 1763 et 1770, Simitiere passe
plusieurs mois à New York, puis à Charleston, à Philadelphie, à Boston, à Newport, et dans

under Conditions of Secularization, PhD Johns Hopkins University, 2000 et E Pluribus Unum: Nineteenth-Century
American Literature and the Constitutional Paradox. University of Iowa Press, 2005.
9. Richard S. Patterson and Richardson Dougall, The Eagle and the Shield: A History of the Great Seal of the United
States, Washington : Department of State, 1978.
10. Joseph George Rosengarten, « The Early French Members of the American Philosophical Society, » Proceedings
of the American Philosophical Society, 1907, p. 87-93 : « In 1768 Buffon was elected, the first Frenchman to become a
member of this Society, and thus the first of a long list of his countrymen chosen for this honorable distinction. In
the same year Du Simitiere was elected, still remembered as a local antiquarian, and he brought some French spirit
into this Society,– he was diligent in his attendance and active in adding to its collections ». Cet « esprit français »
est alors celui d’un Suisse cosmopolite, qui s’identifie à un citoyen américain. Voir aussi Wayland Fuller Dunaway
« The French Racial Strain in Colonial Pennsylvania », The Pennsylvania Magazine of History and Biography, vol. 53,
no. 4 (1929), p. 322-342, qui évoque des « Pennsylvaniens d’extraction française » avec John James Audubon, Pierre
du Simitiere, et Stephen Girard.
11. Je tire toutes ces indications biographiques de la thèse de Paul Ginsberg Sifton, Pierre Eugène Du Simitière (1737-
1784) : Collector in Revolutionary America Ph. D. dissertation, University of Pennsylvania, 1960, reprise dans dif-
férentes publications du même auteur, et notamment dans Historiographer to the United States. The Revolutionary
Letterbook of Pierre Eugène Du Simitière, New York, Vantage Press, 1987, p. 2-3.
12. Hans Huth, « Pierre-Eugène du Simitiere and the Beginnings of the American Historical Museum », Pennsylvania
Magazine of History and Biography, LXIX, 1945, p. 317.
Langages et communication : écrits, images, sons 180

différentes autres villes. Le 20 mai 1769 il devient un citoyen de la colonie de New York, ce
qui constitue un tournant a priori important, prouvant sa nouvelle identité d’« Américain ».
Après une installation à Philadelphie de 1770 à 1772 il entreprend un nouveau voyage aux
Caraïbes, puis il revient à Philadelphie, alors le centre intellectuel et savant des colonies13,
en septembre 1774. Le jeune Suisse de 29 ans parvient à se faire connaître des élites locales
assez rapidement puisqu’il est élu à l’American Society for the Promotion of Useful Knowledge en
1768, qui fusionne par la suite avec l’American Philosophical Society. Du Simitiere fait montre
de l’ensemble des curiosités propres aux milieux éclairés de cette seconde moitié du siècle
« encyclopédique ». De 1766 à 1772, il tient ainsi un « Journal météorologique », et découpe
la presse locale à propos notamment de la vie politique, tout en continuant à dessiner, sans
pour autant semble-t-il se livrer jamais à des tâches professionnelles de quelque sorte que ce
soit – un contrat de maître de dessin pour la fille de Jefferson, Martha, est abandonné rapi-
dement. Le 2 mai 1769 il devient un citoyen de la colonie de New York, ce qui constitue un
tournant a priori important, prouvant sa nouvelle identité d’« Américain ». Jusqu’à la crise
révolutionnaire, il a essentiellement mené des activités de dessinateur, de portraitiste et de
collectionneur. Il réunit des livres, des œuvres d’art – peintures et gravures, notamment – ou
encore des monnaies européennes, anciennes et modernes, mais collecte aussi faune et flore
américaines, et des objets à caractère ethnographique, échangés ou saisis lors des guerres
indiennes. Les ressources de Du Simetiere, jusqu’à la crise révolutionnaire, sont difficiles à
imaginer. Ses activités semblent avoir essentiellement consisté dans la réunion de collections
– allant des monnaies aux oiseaux empaillés, aux objets amérindiens échangés ou saisis lors
des guerres, à des œuvres d’art européennes – peintures et gravures, par exemple. Au retour
de son dernier voyage dans les Caraïbes, installé de nouveau à Philadelphie en septembre
1774, il commence à réunir tous les pamphlets et articles dont il peut avoir connaissance, liés
à l’agitation révolutionnaire en cours. Il est aussi le seul à avoir documenté semble-t-il la sta-
tue du roi George III, commandée en 1766, réalisée par le sculpteur anglais Joseph Wilton,
sculpteur du roi depuis 1764, et érigée en 1770 sur le Bowling Green à la pointe Sud de l’île
de Manhattan. Il en avait acquis en 1778 un modèle réduit en plâtre qui est demeuré, après la
destruction de la statue en 1776 lors d’une émeute, le seul témoignage, avant de disparaître
à son tour : « A Cast of plaister representing in basso relievo the model of the equestrian
Statue of the King »14. Les listes de lettres qu’il dresse pour la période – en quatre volumes –
rendent compte de l’ampleur et de l’intensité de cette collecte. Il devient de 1776 à 1781 l’un
des trois conservateurs de l’American Philosophical Society et connaît Benjamin Franklin15.
La période d’instabilité américaine paraît ainsi prendre fin, et une carrière de lettré semble
pouvoir s’ouvrir pour lui en Nouvelle Angleterre. Toutefois, lorsqu’il doit en 1777 répondre
à l’obligation de servir dans la milice de Pennsylvanie, et qu’il est condamné à une amende
pour n’avoir pas fourni de remplaçant, il proteste – sans succès – de sa citoyenneté étran-
gère. La même année, lors de l’occupation anglaise de Philadelphie, il est emprisonné trois
semaines, pour ses relations avec le Congrès et ses opinions suspectes de républicanisme
mais ses collections ne sont pas saisies, et lui-même est libéré, sans doute sous l’influence
d’amis et de relations. Finalement, il profite de cette occupation pour nouer de nouveaux
liens et obtenir de nouvelles pièces pour sa collection, poursuivant ses échanges cosmopo-
lites après la défaite des armées allemandes et anglaises.
Au cours des années 1779-1781 il entreprend la publication de treize portraits de héros de
la révolution américaine : il dessine notamment le profil de Washington en 1779 et l’envoie en

13. Whitfield J. Bell, « The scientific environment of Philadelphia, 1775-1790. » Proceedings of the American Philosophical
Society (1948) : 6-14.
14. Arthur S. Marks, « The Statue of the King George III in New York and the Iconology of Regicide », American
Art Journal, vol. 13, n° 3, 1981, p. 61-82.
15. Paul Sifton, PhD, op. cit., p. 10.
181 Un exemple de communication politique

France pour le faire graver et le vendre sur le marché européen16. Mais la gravure par Benoît
Louis Prévost à Paris est d’une réalisation très longue et parfois fautive, et d’autres éditions
sont gravées en Angleterre, ou piratées. Si cette spéculation échoue à lui apporter les res-
sources espérées, elle lui procure toutefois une place remarquable dans la première iconogra-
phie révolutionnaire. C’est là une démarche particulièrement commune à l’époque : Peale de
son côté commence une galerie de grands hommes au cours de la décennie 178017. Une autre
source de revenus, directement liée aux opportunités de la période révolutionnaire comme
à ses convictions, est l’élaboration de dessins pour des médailles commémoratives et pour
des sceaux. Il reçoit ainsi 32 dollars pour une médaille représentant l’évacuation des troupes
britanniques de Boston devant le général Washington, et il dessine également les sceaux des
s de Virginie, New Jersey, Delaware et Georgie (les dessins du Delaware et du New Jersey
demeurent encore aujourd’hui les sceaux officiels). De 1778 à 1782 Du Simetiere tenta d’ob-
tenir une reconnaissance du Congrès pour écrire une histoire des colonies. Il avait toutefois
des concurrents, car le projet était manifestement dans l’air du temps même si sa propre col-
lecte d’archives et de matériaux dépassait vraisemblablement toute autre entreprise de la part
des différents pouvoirs des différents États, ou d’autres particuliers. Du Simetiere présenta
un mémoire au Congrès en juillet 1779 qui est le meilleur Résumé de l’entreprise poursui-
vie. Il y expliquait son dessein de rectifier les erreurs précédemment commises dans les his-
toires d’Amérique du Nord et des Caraïbes, et de fournir un travail sur les origines et l’état
présent de ces pays. Il y rappelait son obstination à réunir manuscrits et imprimés, relatifs
à tous les aspects politiques, culturels, scientifiques, du pays, à un degré inédit et sans rival
dans aucune collection publique ou privée18. Il ajoutait qu’il avait lui-même abondamment
écrit, produisant de nombreux mémoires, descriptions, chronologies, à partir d’extraits de
journaux, ou d’informations envoyées par ses correspondants. Enfin il soulignait que sans
ressources autres que la pratique de son art, sa précarité pécuniaire l’amenait à solliciter
l’appui du Congrès. Mais les résultats de ses démarches demeurent décevants, comme l’in-
dique la répétition de ses demandes. En juillet 1780, le Congrès ne fait qu’encourager les dif-
férents états à se montrer favorables à ses initiatives. Cet échec est dû à la crise du pays et
à une inflation galopante, les sommes éventuellement promises ne pouvant de toute façon
que fondre au fil des mois. Même si le New Jersey fit bon accueil à son dessein en 1781 – Du
Simetiere est ainsi salué par le College du New Jersey (futur Princeton) d’un Master of arts
honoris causa – ces appuis officiels demeuraient insuffisants.
En mai 1782, il décide sans doute en désespoir de cause d’ouvrir « my collection for the
inspection of the public together with my pictures » sous la forme d’un Museum américain,
précédant l’ouverture de celui de Charles Willson Peale d’au moins trois ans. L’entrée est
coûteuse (un demi-dollar), et pareille entreprise n’est pas bénéficiaire, comme le démontre-
ront les initiatives ultérieures de musées « sérieux », avant le temps de Barnum. L’une des
originalités de l’entreprise est sans doute de rendre compte d’une actualité immédiate, dont
mention est faite par écrit dans les notes du propriétaire, et qui était sans doute aussi com-
muniquée de vive voix aux visiteurs. Il s’agit là d’une forme de tradition que l’on pourrait

16. David Meschutt a consacré de nombreux articles à la question des portraits gravés des pères fondateurs, et aux
différentes techniques plus ou moins réalistes, dont Meschutt, David, Mark L. Taff, and Lauren R. Boglioli. « Life
masks and death masks. » The American journal of forensic medicine and pathology 13.4 (1992) : 315-319. Sur le cas de
Washington William S. Ayres, George Washington : American Symbol. ed. Barbara J. Mitnick. Hudson Hills, 1999 et le
chapitre de Volker Depkat in Hebel, Udo J., and Christoph Wagner, éd. Pictorial Cultures and Political Iconographies:
Approaches, Perspectives, Case Studies from Europe and America. Walter de Gruyter, 2011, p. 178-180.
17. Sellers, Charles Coleman. Mr. Peale’s Museum : Charles Willson Peale and the first popular museum of natural science
and art. WW Norton & Company, 1980.
18. On peut renvoyer ainsi à quelques dessins qui aujourd’hui encore permettent de documenter utilement certaines
pratiques, en particulier musicales : voir Richard Cullen Rath, « Drums and Power: Ways of Creolizing Music in
Coastal South Carolina and Georgia, 1730–1790 » dans Steven G. Reinhardt et David Buisseret Éd. Creolization in the
Americas, College Station, Texas A&M University Press, 2000, p. 117 pour la tradition d’un calinda, illustration jointe.
Langages et communication : écrits, images, sons 182

repérer dans certains musées entrepreneuriaux ou non, depuis le musée des monuments
français de Lenoir jusqu’au musée Grévin et à maints établissements ultérieurs : le musée est
une sorte de journal des événements, souvent dramatiques, que vivent les contemporains.
Ainsi les expéditions contre les Indiens et les butins de guerre qu’elles fournissent sont-elles
un événement à privilégier dans l’accroissement de la collection. En juillet 1782, Pierre-
Eugène du Simitiere tient registre d’un « a Scalp taken from an Indian killed in September,
1781, in Washington County near the Ohio in this State by Adam Poe, who fought with two
Indians, and at last kill’d them both, it has an ornament a white wampum bead a finger long
with a Silver Knob at the end the rest of the hair plaited and tyed with deer skin. Sent me by
the President and the Supreme executive Council of this state with a written account of the
affair. »19 La mort, probablement de faim, de Du Simetiere, en octobre 1784, marquée par
des démêlés avec son propriétaire pour ses loyers impayés, entraîne la dispersion de cette
collection. L’ensemble est vendu en 1785, avec un catalogue descriptif. La Library Company
à Philadelphie, la bibliothèque du Congrès, et l’université de Virginie ont la plupart de ses
manuscrits, mais les objets et les livres ont été dispersés ou perdus20.

Un ensemble d’intérêts encyclopédiques

C’est en 1770, à Philadelphie, que Du Simetiere commence à travailler sur un volume inti-
tulé Commonplace book of Pierre Eugene Dusimitiere of Geneva aujourd’hui au département des
manuscrits de la Bibliothèque du Congrès à Washington. Il s’agit d’un volume où les entrées
sont rédigées tantôt en français, tantôt en anglais, avec le dessein de fournir le « dernier
mot par excellence » de chaque sujet abordé. On y trouve des citations, des exemples histo-
riques, des dessins héraldiques, des poèmes, bref une collection de tous les intérêts que le
personnage cultivait. Peut-être s’agit-il, comme le dit Paul Sifton, de clore l’épisode franco-
phone de sa carrière en travaillant à rassembler tous les éléments de sa culture précédente
avant de passer à une nouvelle vie en anglais dans les colonies britanniques. Pourtant il est
difficile d’imaginer que ce livre soit un bilan d’une période achevée : il s’agit plutôt d’un
travail de compilation, à l’image précisément d’une collection de citations telle qu’on l’en-
tendait classiquement. La pagination continue, mais avec de très nombreux espaces laissés
en blanc, entre les différentes entrées, suggère le projet d’une sorte d’encyclopédie par ordre
alphabétique ou par matières, ou encore de miscellanées, sur le modèle, alors très popu-
laire, de celles publiées par les magazines anglais à la mode. Il est en tout cas remarquable
de constater à cette occasion que Du Simetiere était un bon connaisseur des armoiries, qu’il
y trouvait de toute évidence un grand intérêt, et qu’il était ainsi prêt à consacrer du temps
et son talent à reproduire dans son livre-journal un certain nombre d’exemples européens.
Sept ans plus tard, en 1777, en plaidant sa cause devant l’État de Pennsylvanie lors de l’af-
faire de la milice, Du Simitiere laisse le seul témoignage dont nous disposons quant à la
justification de toute sa vie. Il explique qu’il a passé un grand nombre d’années à voyager à

19. Edwin Wolf, At the Instance of Benjamin Franklin: A Brief History of the Library Company of Philadelphia, 1731-1976.
The Library Company of Phil, 1976 ; John C. Van Horne, Pierre Eugene Du Simitiere : His American Museum 200 Years
After: An Exhibition at The Library Company of Philadelphia, July to October 1985, Philadelphia, The Library Company
of Phil, 1985.
20. Henry J. Young, « A Note on Scalp Bounties in Pennsylvania. » Pennsylvania History (1957) : 207-218. Ellen
Fernandez-Sacco insiste particulièrement sur le rapport de la collection aux opérations militaires, sachant que Du
Simetiere voulait écrire une histoire de l’expédition de Sullivan en 1779, et qu’il récoltait des scalps à travers sa
correspondance : « Du Simetiere collected a vast array of things that linked him directly to military activity on an
expanding frontier. Together, this combination of valuable archives and material objects functioned to legitimise
national identity and redefine ideas of difference », Ellen Fernandez-Sacco, « Framing “The Indian”: The Visual
Culture of Conquest in the Museums of Pierre Eugene Du Simitiere and Charles Willson Peale, 1779–96. » Social
Identities 8.4 (2002): 571-618, ici p. 589.
183 Un exemple de communication politique

travers le continent américain, et les Iles, au prix de grandes fatigues et de dépenses considé-
rables, poursuivant le but d’écrire « l’histoire naturelle et civile de l’Amérique », sans aucune
aide publique ou privée. Il tire ses seules ressources de son talent d’artiste, mais la pour-
suite générale du savoir est l’unique objet de ses voyages21. Même si le contexte – un plai-
doyer pour éviter le paiement d’une taxe – explique évidemment l’insistance sur le manque
de moyens et les sacrifices consentis à la science, ce texte n’en demeure pas moins révéla-
teur des valeurs du personnage, à savoir la revendication d’une sorte de mission, à tout le
moins d’un objectif, celui de réunir tous les éléments d’une histoire générale de l’Amérique
du Nord et des Caraïbes. Rien, toutefois, n’est venu concrétiser pareil dessein régulièrement
réaffirmé. Reste donc l’entreprise collectionneuse, qui culmine avec l’ouverture du musée.
Quelques visiteurs ont laissé des observations plus ou moins bienveillantes ou dédai-
gneuses sur les collections de Du Simitiere, notamment John Adams, le marquis de Chastellux,
ou le baron von Closen22, entre la fin de la décennie 1770 et le début des années 1780. Dans
la mémoire savante, particulièrement française, le personnage figure essentiellement au
titre de membre de l’American Philosophical Society, dans une lignée inaugurée par Buffon23.
Sa fortune critique connaît un long silence (un seul article paraît en 1889 sous le titre : « Du
Simitiere, Artist, Antiquaire et Naturaliste, fondateur du premier Musée Américain »24),
jusqu’à la mi-xxe siècle : Hans Huth et Martin Levey25, respectivement en 1945 du point de
vue de l’histoire de l’art, et en 1951, quant à l’histoire de la science, insistent sur son rôle
pionnier. En 1957, Gilbert Chinard signalait les possibilités de recherche dans les papiers Du
Simetiere pour l’histoire des échanges naturalistes entre la France et l’Amérique26. La thèse
de Paul Sifton a ensuite fourni une approche biographique, mais sans revenir sur la condam-
nation d’un amateurisme. Toutefois, la génération des années 1980, aux États-Unis, élabore
une généalogie purement « américaine » du musée où Du Simetiere apparaît comme essen-
tiel27. Loin de s’inscrire dans une continuité qui remonterait aux cabinets de curiosités de la
Renaissance et de l’âge classique, loin de préfigurer Barnum et les multiples musées com-
merciaux du siècle suivant, entreprises lucratives pleinement revendiquées et à la logique
évidente28, la collection de Du Simetiere (comme celle de Charles Willson Peale29) est en fait

21. « He is a foreigner and a native of the Republic of Geneva, he has for many years travelled through various
parts of this Continent and the West Indies, not without great expense and fatigue to himself, in pursuit of the
natural and civil History of America, unsupported by any public and private encouragement ». Il affirme « he
makes use of a little talent he has for painting among his acquaintances » mais que « his general pursuit of natu-
ral knowledge (is) the only object of his travel ».
22. The Revolutionary Journal of Baron Ludwig von Closen, 1780-1783, Trans. and ed. by Evelyn Acomb. Published for the
Institute of Early American History and Culture, Williamsburg. Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1958 :
il le traite de « likable charlatan ».
23. Joseph George Rosengarten, « The Early French Members of the American Philosophical Society. » Proceedings
of the American Philosophical Society, 1907, p. 87-93.
24. William John Potts, « Du Simitiere, Artist, Antiquary, and Naturalist, Projector of the First American Museum,
with Some Extracts from His Note-Book. » The Pennsylvania Magazine of History and Biography 13.3 (1889) : 341-375.
25. Hans Huth, « Pierre Eugene Du Simitiere and the Beginnings of the American Historical Museum. » Pennsylvania
Magazine of History and Biography (1945): 315-325 ; Martin Levey, «The first american museum of Natural
History.» Isis (1951) : 10-12.
26. Gilbert Chinard, « Andre and Francois-Andre Michaux and their predecessors. An essay on early botanical
exchanges between America and France. » Proceedings of the American Philosophical Society (1957) : 344-361.
27. Edward P. Alexander, « Early American museums: From collection of curiosities to popular education. » Museum
Management and Curatorship 6.4 (1987) : 337-351.
28. Comme le fait par exemple, de manière certes ambiguë, Andrea Stulman Dennett, Weird and Wonderful : The
Dime Museum in America. NYU Press, 1997, p. 11-12. Voir sur ce thème les réflexions de Toby A. Appel, « Science,
popular culture and profit : Peale’s Philadelphia Museum. » Journal of the Society for the Bibliography of Natural
History 9.4 (1980) : 619-634.
29. Edward P. Alexander, « Early American museums : From collection of curiosities to popular education. » Museum
Management and Curatorship 6.4 (1987) : 337-351 et Joel Orosz, « Pierre Eugène Du Simitière: Museum Pioneer in
Langages et communication : écrits, images, sons 184

une institution caractéristique des ambitions des Lumières atlantiques, à rapprocher d’autres
lieux, tel Monticello30 (avec l’Indian Hall). Elle est enfin un témoignage de la violence faite
aux Américains Indiens et des formes d’appropriation d’objets voire de reliques, de scalps
et de corps mutilés, liées aux guerres et aux expéditions du temps. C’est dire que le musée
doit être compris comme consacré à bâtir une identité nationale, indépendante de l’Europe
dans certaines limites, et exclusive de l’étrangeté d’autres populations, même si sa forme
ne nous est pas explicitement connue. On peut faire le pari que, comme dans le musée de
Peale un peu postérieur, il s’agit à ce moment de fabriquer une « Américanité » à force de
rassemblements de spécimens, d’artefacts et d’œuvres d’art31.

Un artiste politique

Du Simetiere fut le premier fondateur d’un musée américain se revendiquant comme tel. Il
a pourtant constamment échoué, sinon à recevoir une reconnaissance officielle de ses ambi-
tions de collectionneur et de savant, au moins à en tirer sa subsistance. Mais ce qui nous
intéresse aujourd’hui chez Pierre-Eugène Du Simitiere tient à sa capacité de communicant
politique, pour prendre un terme certes anachronique mais que les études récentes de la
culture visuelle de ce moment permettent de légitimer quelque peu32. D’ailleurs aujourd’hui
le souvenir de sa participation à l’élaboration de la symbolique politique des États-Unis en
fait un véritable homme-patrimoine du pays aux yeux des spécialistes33. Dans l’après-midi
du 4 juillet 1776 le Congrès Continental nomme un comité pour imaginer un sceau : moins
deux personnes, il s’agit du même comité que celui chargé de la Déclaration d’Indépen-
dance, signée à deux heures de l’après-midi (Benjamin Franklin, John Adams et Jefferson).
Le dessin du sceau doit être le même que celui des armes de la nation, selon la tradition.
Il n’y avait pas de précédent à l’entreprise, comme l’observe au début du xxe siècle le com-
mentateur officiel Gaillard Hunt, car les armes d’une monarchie étaient toujours celles de
la famille royale. Parallèlement, les colonies avaient chacune plus ou moins un sceau, mais
il s’agissait de dessins généralement simples, et l’ambition était très supérieure dans le cas
du grand sceau.
On peut mettre peut-être à part le cas du grand sceau de la Virginie adopté le 5 juil-
let 1776 qui témoigne de l’engagement des leaders locaux à créer une communauté « ver-
tueuse, non corrompue, selon les idéaux du républicanisme antique ». Le sceau est décrit
en détail par Edmund Randolph, dans son Histoire de Virginie. Chaque côté représente une
figure humaine au centre, l’une masculine et l’autre féminine. Sur un côté on voit Virtus,
« the genius of the Commonwealth », en Amazone, triomphant de la tyrannie représentée
par un homme prostré, dont la couronne est tombée à terre et qui tient des chaînes brisées,

America. » Museum Studies Journal 1 (1985) : 8-18 et Curators and culture: the museum movement in America, 1740-1870.
University of Alabama Press, 2002.
30. Voir la généalogie procurée par Joyce Henri Robinson. « An American Cabinet of Curiosities : Thomas Jefferson’s »
Indian Hall at Monticello ». « Winterthur Portfolio (1995) : 41-58, repris dans Lea Dilworth, ed. Acts of possession:
Collecting in America. Rutgers University Press, 2003, p. 16 sq. Dans une bibliographie désormais abondante la der-
nière publication est celle de Leanne Zalewski, « Fine art for the New World Thomas Jefferson, collecting for the
future. » Journal of the History of Collections, 2014.
31. Ellen Fernandez- Spectacular Masculinities: the Museums of Peale, Baker and Bowen In the Early Republic, PhD
Dissertation, Art History, UCLA, 1998.
32. Voir les deux livres de Teresa Lynn Barnett, The Nineteenth-century Relic : A Pre-history of the Historical Artifact.
ProQuest, 2008 (son PhD) et le livre qui en est tiré : Sacred Relics : Pieces of the Past in Nineteenth-century America.
University of Chicago Press, 2013, et de Wendy Bellion, Citizen Spectator : Art, Illusion, and Visual Perception in Early
National America. UNC Press Books, 2011.
33. The American Revelation. Ten ideals that shaped Our Country from the Puritans to the Cold War, New York, St.
Martin’s Press, 2005.
185 Un exemple de communication politique

symbole de la puissance britannique. La devise porte Sic semper tyrannis34. Sur l’autre face
on voit un groupe de trois femmes, Libertas, Ceres et Aeternitas, avec la devise : Deus nobis
haec otia fecit. « Imaginées ensemble, les deux faces du sceau représentent une extraordinaire
conscience des élites révolutionnaires de Virginie quant à leur foi dans un monde agraire
où la vertu et la liberté sont intimement liées »35. Cela est d’autant plus remarquable que le
groupe d’hommes d’État républicains qui émerge alors de la Virginie donnera cinq prési-
dents – Georges Washington, Thomas Jefferson, James Madison et James Monroe.
Les premières tentatives d’invention du sceau ont été marquées par les références à la
Bible et aux premières républiques de l’Antiquité, en particulier à la mythologie saxonne
des origines. C’est dans ce contexte qu’on fait appel à Du Simetiere comme à un précieux
connaisseur des normes héraldiques – autant, probablement, qu’à un artiste apprécié, par
Jefferson et Adams, notamment. John Adams donne le récit le plus complet de l’élaboration
du sceau dans une lettre à sa femme du 14 août 177636, tandis que les papiers de Jefferson
conservent le dessin au crayon par Du Simetiere, largement adopté par le rapport du comité
le 10 août 177637. Benjamin Franklin proposait pour le sceau la devise « Rebellion to tyrants
is obedience to God », avec Moïse conduisant son peuple à travers la Mer rouge. Jefferson
imaginait de même le peuple d’Israël en marche, mais plaçait de l’autre côté Hengist et
Horsa, « les chefs saxons dont nous réclamons l’honneur de procéder, et dont nous assu-
mons pour nôtres les principes politiques et la forme de gouvernement »38. Enfin Adams
proposait la figure la plus sophistiquée, tirée d’une littérature de grand renom chez les élites
anglaises, et sans rapport avec le déisme professé par ses collègues. Il s’agissait de « Hercule
entre le vice et la vertu », une œuvre de Paulo de Mathaeis, gravée en frontispice dans les
éditions des Characteristics of Men, Manners, Opinions and Times, une œuvre de Shaftesbury,
publiée en 1773. Lord Shaftesbury, retiré à Naples en 1711, avait commandé à l’artiste Paolo
de Matteis, un élève de Luca Giordano, qui avait travaillé pour des clients prestigieux, une
illustration pour la seconde édition de ses œuvres philosophiques. Le traité sur la vertu et
les plaisirs devait recevoir une illustration du choix d’Hercule, pour laquelle l’artiste s’ins-
pira de l’œuvre fameuse d’Annibale Carrache, au Palais Farnèse. Shaftesbury lui-même
donna toutefois des instructions précises sur la composition, partagée entre la vie aimable
et le chemin difficile de la vertu. La gravure fut réalisée ensuite par Simon Gribelin39. Adams
reconnaissait toutefois devant sa femme qu’il s’agissait d’une image à la fois trop compli-
quée et qui n’avait rien d’original40.
De là l’intérêt de disposer d’un expert, Du Simetiere, dont John Adams explique qu’il
s’agit d’un peintre de métier, aux dessins très ingénieux et bien exécutés41. On a donc fait
appel à ses services en tant que professionnel, et il a fourni un dessin préparatoire qui repré-
sente les différentes nations qui ont fourni des émigrants à la nouvelle nation – Anglais,
Ecossais, Irlandais, Français, Allemands, Hollandais sont ainsi figurés chacun dans un écu.

34. On sait que « Sic semper tyrannis » sera le cri de John Wilkes Booth au moment de l’assassinat de Lincoln.
35. Richard R. Beeman, The Varieties of Political Experiences in Eighteenth-Century America, University of Pennsylvania
Press, 2006, chapitre 2, p. 32.
36. Familiar Letters of John Adams and his Wife, 210, cité par Gaillard Hunt, The Seal of the United States : How It was
Developed and Adopted, Washington, D. C., Department of State, (1892) 1909, p. 9.
37. « Design for a seal or coat of arms for the United States. Pencil sketch by Pierre E. Du Simetiere », août 1776,
reproduit dans Thomas Jefferson, The Papers of Thomas Jefferson , ed. Julian P. Boyd, vol. 1, Princeton, Princeton
University Press, 1950.
38. « The Children of Israel in the Wilderness, led by a Cloud by day, and a Pillar of Fire by night, and on the
other Side Hengist and Horsa, the Saxon Chiefs, from whom We claim the Honour of being descended and whose
Political Principles and Form of Government We have assumed. »
39. Paolo de Matteis (1662-1728) : The Choice of Hercules, huile sur toile, 198.2 x 256.5 cm, Ashmolean Museum, uni-
versité d’Oxford, notice du tableau.
40. « too complicated for a seal or a medal, and it is not original ».
41. « by profession, whose designs are very ingenious, and his drawings well executed ».
Langages et communication : écrits, images, sons 186

Sur un côté on voit la Liberté avec son bonnet, de l’autre un combattant en uniforme, avec
son fusil dans une main, et un tomahawk dans l’autre : cet habit et ces troupes avec ce
genre d’arme étant propres à l’Amérique, même si le costume était connu des Romains42.
Comme le remarque Denis Lacorne, ce premier projet de sceau « offrait une conception
toute européenne de la nation en construction : l’Amérique n’était pas un melting pot,
brassant ensemble Amérindiens et immigrants européens ». Pour autant, faut-il considé-
rer que la représentation des différents pays européens sur le sceau est l’explication de
ses modifications ultérieures ? La thèse paraît difficile à prouver, même si cette représen-
tation de Du Simetiere engage effectivement un rapport à l’américanité, comme le faisait
sa collection43.
La description par Du Simetiere de sa proposition porte que les figures sont « à droite
la déesse Liberté, emprisonnée (par allusion à l’actualité), tenant dans sa main droite l’épée
et le bonnet, reposant de sa main gauche sur une ancre, emblème d’espoir. À gauche, un
soldat américain, complètement équipé, avec sa chemise de chasse et ses pantalons, avec
son tomahawk, sa poire à poudre, ses avec à main gauche son fusil et l’écu des États à
sa droite »44. L’œil est sans doute, note Hunt, une invention du dessinateur car Adams
ne mentionne aucune suggestion de cet ordre parmi les membres de la commission du
sceau. Pour la devise, Adams ne l’a pas proposée, puisque son idée est plutôt morale
que politique pour l’allégorie, et de son côté Jefferson, en 1774, avait suggéré une devise
« Insuperabiles si inseperabiles » faisant référence à la résolution des discordes fami-
liales. La devise « E pluribus Unum », « Un à partir de plusieurs », est donc aussi un
legs du dessin de Du Simetiere, et, comme l’œil elle a suscité un flot de commentaires,
car comme l’avait Résumé Monroe Deutsch, il est assez paradoxal de constater que le
seul legs du premier comité au dessin final du sceau n’est pas documenté45. Le comité
rédige son rapport le 10 août 1776 en décrivant de manière précise l’ensemble de la pro-
position retenue, largement inspirée par Du Simetiere. Dans le dessin final, la déesse de
la Justice remplace le soldat comme support de gauche, et la suggestion de Franklin est
adoptée pour le revers du sceau.

42. « He proposed the arms of the several nations from whence America has been peopled, as English, Scotch, Irish,
Dutch, German, etc. each in a shield. On one side of them, Liberty with her pileus, on the other a rifler in his uni-
form, with his rifle-gun in one hand, and his tomahawk in the other : this dress and these troops with this kind
of armor being peculiar to America, unless the dress was known to the Romans », in Familiar Letters of John Adams
and his Wife, 210, cité par Gaillard Hunt, The Seal of the United States : How It was Developed and Adopted, Washington,
D. C., Department of State, (1892) 1909, p. 9.
43. Pour Henry Wiencek, « Against France’s more universalist and international model, the Federalists sought
to reassert a nationalist particularism, equating republican dissenters with a “radical European political tradi-
tion” that demonized « all things foreign’ by framing them as a threat to the “natural’ ties of nation and family. »
When Congress received Pierre Eugene du Simitiere’s ideas for a national seal, they rejected his original design,
which included the « symbols of Ireland, the Germanies, and France. » Only a decade after George Mason war-
ned against the « insidious » foreign « character, » Federalists applied this negative conception of citizenship to
cast republicans as “aliens” that are fundamentally different from « Americans. » Federalist politics during this
period emphasized maintaining America’s « character » from foreign dilution; as “Homogeneity was equated
with harmony, » Federalists warned that republican ideas would disturb the American political order” (« An Alien
or a Frenchman or an Irishman : William Duane, the Federalists and Conflicting Definitions of National Identity in Early
American Politics », thèse, 2008, p. 16).
44. « Supporters, dexter, the Goddess Liberty, in a corslet of armour (alluding to the present times) holding in her
right hand the Spear and Cap, resting with her left on an anchor, emblem of Hope. Senester, an american Soldier,
compleatly accoutred in his hunting shirt and trousers, with his tomahawk, powder horn, pouch & holding with
his left hand his rifle gun rested, and the Shield of the States with his right ». (Hunt, op. cit. p. 13)
45. « The only portions of the report of the first committee which became part of our national seal are the
motto E Pluribus Unum and the eye of Providence, the only features of importance in that report whose origina-
tor is not definitely stated », Monroe Deutsch, ”E pluribus unum.” Classical Journal (1923) : 387-407.
187 Un exemple de communication politique

Les enjeux du grand sceau

L’étude des origines de la devise a mobilisé l’érudition classique et l’ingéniosité des inter-
prètes pendant un siècle et demi. Au-delà d’une quête presque sans fin des auteurs latins
et des traditions de transmission qui pouvaient être mobilisés, on a communément identi-
fié sa source à la page de titre du Gentleman’s Magazine, publié à Londres, et dont les élites
anglophones avaient une large connaissance46. Toutefois, certains historiens ont eu du mal
à croire qu’un peintre étranger, a priori peu familier des affaires publiques, ait pu suggérer
cette devise, et ont préféré l’attribuer aux trois membres plus prestigieux du comité : dans
cette hypothèse, Franklin semble un auteur vraisemblable47. Mais aujourd’hui il ne paraît
plus invraisemblable, connaissant mieux peut-être l’ampleur des lectures et la curiosité sans
bornes de Du Simitière, d’une part, son engagement auprès de la jeune nation, de l’autre,
qu’il en soit le promoteur. On sait que le magazine figurait largement dans ses citations et
ses références. Surtout, après l’émergence d’une nouvelle histoire culturelle britannique
attachée à mettre en valeur les phénomènes propres à la nouvelle société de consommation
du xviiie siècle l’épisode semble témoigner excellemment de la circulation des imprimés et
de ses méthodes publicitaires davantage que de l’omniprésence de la culture antiquisante.
L’ironie de l’affaire, comme le résume Peter Simonson, est que Du Simitiere (ou peut-être
Franklin) a emprunté aux média de grande circulation. Loin d’évoquer un discours politique
ou de témoigner d’une érudition spécialisée, E Pluribus Unum était en fait un slogan publi-
citaire pour vendre les compilations d’articles d’un journal48. Bien entendu, il n’en découle
pas que ce choix n’ait eu qu’une valeur anecdotique, et qu’on doive ranger au magasin des
accessoires les discussions sur le sens de la formule et ses enjeux politiques. Au contraire,
les lectures contemporaines, issues du linguistic turn ou plus classiquement historiennes, ont
proposé de se pencher très précisément sur ces termes, et d’en reconnaître tant les aspects
pragmatiques que les aspects circonstanciels. William Conley Harris résume ainsi les pre-
mières vicissitudes de la devise : « As a prenational slogan first suggested in 1776, the words
represent a pride in the individual state as part of a whole that is nevertheless a whole in
its own right. But the slogan also reads as precisely the kind of federalist sentiment – cri-
tical of the inefficiency and vulnerability of decentralized government – that would issue
less than a year later in the drafting of an altogether new Constitution. While E Pluribus
Unum was finally adopted as a national motto in 1782, the slogan did not appear again on
any specie or paper money until 1795 – that is, until after the Coinage Act of 1792 had crea-
ted one system of currency out of the many, previous independant state systems. (…). In
this way we can locate E Pluribus Unum quite close to the site of American state formation,

46. Founding Fathers, Secret Societies: Freemasons, Illuminati, Rosicrucians, and the Decoding of the Great Seal, Inner
Traditions / Bear & Co, 2011, p. 85-86, reprend l’histoire des attributions respectives des différents éléments du
sceau, d’après Richard S. Patterson and Richardson Dougall, The Eagle and the Shield, op. cit.
47. C’est la thèse de Monroe E. Deutsch, « E pluribus unum », art. cit., après un examen serré des différentes pro-
venances possibles dans le monde des citations latines, mais elle témoigne in fine d’une forme de mépris envers
Du Simetiere : « it seems less likely that Du Simitiere, a foreigner and « a painter by profession, » should have
taken upon himself the responsibility of proposing a motto for the seal of the United States than that, as in case he
should have incorporated in his sketch the suggestion of another. » Elle est reprise dans la thèse de William Conley
Harris, E Pluribus Unum, op. cit., p. 7.
48. Peter Simonson, « A Rhétorique for Polytheistic Democracy : Walt Whitman’s « Poet of Many in One ». Philosophy
and Rhetoric 36.4 (2003) : 353-375. « E Pluribus Unum was a simulacrum of classical discourse, which came to Du
Simitiere twice borrowed from popular media. Far from having noble political resonances, it was a way to label
year-end collections : « Out of Many Magazines, One ! » ». Pour Harris, suivant le même raisonnement, Franklin,
pour qui l’utilité passait avant tout, « is the least likely to have been troubled by the disparity between the origi-
nal and the intended sense (extracting spines versus uniting states) or by the incongruity of the context (applying
the trademark of a popular commercial English publication to the serious institution of a government rejecting
English rule », E pluribus unum, op. cit., p. 9.
Langages et communication : écrits, images, sons 188

as an embodiment not only of the federalist privileging of unity but of the very different
terms in which those like the Antifederalists interpreted that unity49. »
En tout cas, l’analyse du grand sceau a toujours été menée à ce jour en des termes très
généraux, sinon philosophiques, car elle engageait des réflexions sur les valeurs de l’État
américain, sinon sur les responsabilités des Pères fondateurs dans son élaboration. Mais il
est aussi loisible aujourd’hui de se pencher sur ses caractéristiques plus « individuelles »,
en s’inscrivant dans un certain nombre de réflexions contemporaines sur le rapport de la
saisie biographique dans l’écriture de l’histoire50. Au reste cette thèse d’une « invention »
personnelle du sceau a déjà été formulée, mais dans un cadre tout à fait extravagant, en par-
ticulier dans une tradition de lecture des symboles américains en termes de société secrète,
voire de conspiration. Ainsi lit-on ici ou là qu’un mystérieux personnage aurait fourni sou-
dainement à un comité désarçonné par la tâche un dessin tout prêt du symbole demandé,
de manière quasi providentielle. Loin de ces interprétations plus ou moins ésotériques, on
voudrait insister pour terminer ce bref examen sur le partage entre professionnels et ama-
teurs en matière de communication politique.
Dans leur étude exhaustive de la longue élaboration du sceau qui s’est poursuivie bien
après l’épisode de Du Simetiere, Patterson et Dougall reviennent sur les quatorze acteurs
des trois comités, en soulignant combien ce sont surtout les consultants de ces trois comités
qui ont été des contributeurs essentiels. Certains auteurs ont d’ailleurs marqué leur surprise
à constater que les brillants esprits du premier comité, puis des suivants, n’ont finalement
laissé aucun legs dans l’élaboration de l’image du sceau51. Cela souligne le paradoxe appa-
rent que dans le premier comité, comme d’ailleurs dans les comités suivants, composés
tous de personnages éminents et cultivés, d’hommes d’État, l’influence des spécialistes des
images alors consultés a toujours été plus déterminante que la leur propre. Ainsi, après le
premier épisode de réflexion où Du Simetiere intervint, on compte six autres propositions
avant que le secrétaire du Congrès, Charles Thomson, dont Du Simetiere avait d’ailleurs fait
le portrait dans sa galerie des Illustres, règle le dessin définitif en mai 1782.
Du premier comité, et sans doute de Du Simetiere lui-même, proviennent probablement
l’usage d’un bouclier et la devise, comme l’œil de la Providence dans un triangle et la date
de 1776. Le second comité, et surtout Hopkinson, apporta les couleurs, les flèches, la branche
d’olivier et la constellation de treize étoiles. Enfin c’est un autre artiste et expert en héral-
dique, William Barton, appelé auprès du troisième comité, qui suggéra l’aigle, la pyramide,
et ordonna les dessins du bouclier et des flèches dans le sens et le nombre d’éléments défi-
nitifs. Thomson précisa que l’aigle devait être de race américaine, et donna les deux devises
Annuit Coeptis et Novus Ordo Seculorum. pour parvenir au résultat final, sans grand rap-
port à vrai dire avec la première esquisse. C’est alors que le sceau prit sa forme définitive,
tel que chacun peut le voir sur le billet d’un dollar aujourd’hui. L’aigle chauve est une évo-
cation de la faune locale, qui tient la branche d’olivier de la paix et les treize flèches de la
guerre, reflétant les seuls pouvoirs du Congrès en la matière. La devise est inscrite sur le
bouclier, le Congrès devant assurer la préservation de l’Union, tandis que la constellation
annonce l’arrivée du nouvel État, qui prend rang parmi les pouvoirs souverains déjà exis-
tants. Au revers, sur l’œil et la pyramide, « Annuit Coeptis » fait référence à la protection
de la Providence, qui a favorisé les desseins américains et la date de 1776 évoque un novus
ordo seclorum également d’après Virgile, dans les Eglogues cette fois. La pyramide renvoie
à la force et à la durée, et l’œil rappelle les nombreuses interventions de la Providence en
faveur de la cause américaine. Ce sceau fut adopté par le Congrès le 20 juin 1782 et utilisé

49. E Pluribus Unum, op. cit., p. 11.


50. Sabrina Loriga, « Écriture biographique et écriture de l’histoire aux xixe et xxe siècles », Cahiers du Centre de
Recherches historiques, 2010.
51. Founding Fathers, Secret Societies : Freemasons, Illuminati, Rosicrucians, and the Decoding of the Great Seal, op. cit. p. 85.
189 Un exemple de communication politique

pour la première fois en septembre suivant. Les choses étaient devenues urgentes en rai-
son des pourparlers engagés en avril 1782 en vue du Traité de Paris qui devait porter le
signe officiel de la souveraineté du nouvel État. Tout s’est passé en conséquence comme si
le dessin d’un sceau était une affaire de spécialistes autant, voire davantage, que de poli-
tiques, aussi brillants fussent-ils. Leora Auslander met à juste titre l’accent sur l’emprunt aux
formes néo-classiques alors à la mode en Europe, teintées de références indigènes à la spéci-
ficité américaine52. Car les choix iconographiques répondent à une culture spécifique, à un
langage de communication serait-on tenté d’avancer ici, qui, pour être largement partagé
(sinon il ne serait pas efficace), n’est pas, néanmoins, susceptible si facilement d’appropria-
tion et d’invention. Il serait pour autant erroné de penser que Du Simitière n’a agi ce fai-
sant qu’en spécialiste : de toute évidence, cette « commande » était une occasion idéale pour
y engager un projet individuel, sinon une évocation autobiographique. En fait, son dessin
évoque autant sa culture cosmopolite, formée aux cultures d’Ancien Régime, et notamment
aux intérêts héraldiques, que son adoption du nouveau continent, et son intérêt pour des
cultures matérielles inédites. La précision des représentations d’armes et d’habits est carac-
téristique d’une démarche antiquaire appliquée à l’ethnographie des Américains Indiens53.
En cela, Du Simitière a été beaucoup plus qu’un interprète habile à répondre à une com-
mande : il a réellement su traduire un moment historique. Pour son dernier interprète, Neil
Baldwin, il ne s’agit pas ainsi de retrouver un oublié de l’histoire, mais de mettre en valeur
sa capacité à incarner le projet américain54. Avec les sceaux, Du Simetiere a sans doute réa-
lisé son chef-d’œuvre, quand tous les autres aspects de son activité ont disparu : par là, il
figure aujourd’hui parmi les pères fondateurs de l’identité politique et nationale américaine,
presque au même rang que les plus illustres.

Résumé
Pierre-Eugène Du Simitiere (1737-1784), né à Genève, s’établit à Philadelphie au cours des
années 1770 où, protégé de Jefferson, il rassemble une collection encyclopédique de natura-
liste, d’antiquaire, de numismate et d’artiste, ouverte en 1782 au public sous le titre de Musée
Américain. Mais aujourd’hui sa participation à l’élaboration de la symbolique politique des
États-Unis l’emporte sur ses activités en matière de patrimoine. Dans l’après-midi du 4 juil-
let 1776, le Congrès nomme un comité pour imaginer un sceau : on fait appel à Du Simetiere
comme à un précieux connaisseur des normes héraldiques – autant, probablement, qu’à un
artiste apprécié, par Jefferson et Adams, notamment. John Adams donne le récit le plus com-
plet de l’élaboration du sceau dans une lettre à sa femme du 14 août 1776, tandis que les papiers
de Jefferson conservent le dessin au crayon par Du Simetiere, largement adopté par le rapport
du comité le 10 août 1776.
L’épisode prouve combien le dessin d’un sceau est affaire de spécialistes autant, voire davan-
tage, que de politiques, si brillants fussent-ils, car il doit satisfaire à un type de communication
qui n’est pas si facile à (ré)inventer. Mais Du Simitiere a dû aussi trouver dans cette « com-
mande » une occasion idéale. En fait, son dessin évoque autant sa culture cosmopolite d’An-
cien Régime, et notamment ses intérêts héraldiques, que son adoption du nouveau continent :
la précision des représentations d’armes et d’habits est caractéristique d’une démarche anti-
quaire appliquée à l’ethnographie des Américains Indiens. En cela, Du Simitiere a été beau-
coup plus qu’un interprète habile à répondre à une commande : il a réellement su traduire
un moment historique – même si la devise, E Pluribus Unum, a été remplacée lors de la guerre

52. Leora Auslander, Cultural revolutions: Everyday life and politics in Britain, North America, and France. Univ of
California Press, 2009, p. 96-97. Elle insiste sur la meilleure qualité visuelle des élaborations ultérieures par les
comités, et surtout sur leur caractère de plus en plus abstrait.
53. Ellen Fernandez-Sacco, « Framing “The Indian” », art. cit. ; Mairin Odle, « Buried in Plain Sight : Indian “Curiosities”
in Du Simitière’s American Museum », The Pennsylvania Magazine of History and Biography, 136.4 (2012) : 499-502.
54. The American Revelation, op. cit.
Langages et communication : écrits, images, sons 190

froide par la formule In God we trust. Avec les sceaux, Du Simetiere a sans doute réalisé son chef-
d’œuvre, quand tous les autres aspects de son activité ont disparu : par là, il figure aujourd’hui
parmi les pères fondateurs de l’identité politique et nationale américaine, presque au même
rang que les plus illustres.

Bibliographie

Baldwin, Neil. The American revelation : Ten ideals that shaped our country from the Puritans to
the Cold War. New York, St. Martin’s Press, 2005.

Fernandez-Sacco, Ellen, Spectacular Masculinities: the Museums of Peale, Baker and Bowen In the
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Sifton, Paul Ginsberg Sifton, Pierre Eugène Du Simitière (1737-1784): Collector in Revolutionary
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Van Horne, John C., Pierre Eugene Du Simitiere: His American Museum 200 Years After: An
Exhibition at The Library Company of Philadelphia, July to October 1985, Philadelphia, The
Library Company of Phil, 1985.
Les surtouts de table au xviiie siècle :
un langage visuel artistique et patriotique
Sandrine Krikorian
Docteur en histoire de l’art

Extrait de : Corbier Mireille et Sauron Gilles (dir.), Langages et communication : écrits, images, sons,
éd. électronique, Paris, Éd. du Comité des travaux historiques et scientifiques
(Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques), 2017.

Cet article a été validé par le comité de lecture des Éditions du Comité des travaux
historiques et scientifiques dans la cadre de la publication des actes du 139e Congrès
national des sociétés historiques et scientifiques tenu à Nîmes en 2014.

Les arts de la table du xviiie siècle en France sont marqués par des nouveautés culinaires ainsi
que par un développement et une diversification des accessoires de table. Parmi ces acces-
soires, le surtout de table est un exemple frappant. En effet, apparu à la fin du xviie siècle
sous le règne de Louis XIV, il va évoluer au fil du temps et constituer à lui seul un langage
visuel primordial des repas royaux et aristocratiques. L’iconographie et les objets de table
conservés, ainsi que les sources écrites, attestent d’ailleurs leur importance croissante au
fil du siècle.
Mais avant de présenter en quoi et de quelle façon le surtout de table fait partie d’un
langage visuel mettant en valeur l’art et le royaume de France au xviiie siècle, il est néces-
saire de se pencher sur ce qu’était un surtout à l’origine et son évolution durant le siècle des
Lumières. Mais quelquefois, le terme de milieu de table est utilisé, ou encore celui de dormant.
Il s’agit donc dans un premier temps de définir de façon précise, à travers les diction-
naires et traités culinaires, ces différents termes, avant de porter une attention particulière
sur les surtouts et leur langage.

Définition des surtouts et dormants

Le surtout de table est un accessoire apparu à la fin du xviie siècle. C’est un objet d’orfèvre-
rie que l’on dispose au milieu de la table et qui reste présent tout le long du repas ; il sert à
rassembler les divers accessoires dont on a besoin et qui doivent être utiles à tous les ser-
vices. Les traités culinaires ou dictionnaires du milieu du xviiie siècle en donnent la défi-
nition. Ainsi, le Dictionnaire de l’Académie françoise de 1740 en donne l’acception suivante :
« On appelle aussi Surtout une grande pièce de vaisselle d’argent, de cuivre doré, &c. qu’on
place au milieu des grandes tables, & sur laquelle il y a un sucrier, un poivrier, un vinai-
grier, des salières, &c.1 ». L’édition de 1777 du Dictionnaire de l’Académie françoise reprend
cette dernière définition.
Le sieur Gilliers, dans son ouvrage Le cannaméliste français daté de 1751, explique que le
surtout « est une machine d’argent que l’on met dans le milieu d’une table pendant tous les
services : on la garnit ordinairement d’huiliers, de sucriers, de citrons & de bigarades2 ». Le
dictionnaire de Trévoux, dans son édition de 1752, explique que le surtout est « une piéce
de vaisselle d’argent, ou du moins de cuivre doré, que l’on sert sur la table des Grands, &

1. Dictionnaire de l’Académie françoise, 1740.


2. Gilliers, Le Cannameliste français ou nouvelle instruction pour ceux qui désirent apprendre l’Office, rédigé en forme de
dictionnaire, contenant les Noms, les descriptions, les usages, les chois, & les principes de ce qui se pratique dans l’Office. Par
le sieur Gilliers, chef d’office & distillateur de Sa Majesté le Roi de Pologne, Duc de Lorraine & de Bar, p. 227.
Langages et communication : écrits, images, sons 192

où l’on place le sucrier, le poivrier, le vinaigrier, les salières, le fruit. Le surtout a aussi plu-
sieurs bobêches à proportion de sa grandeur, dans lesquels on place des bougies.3 »
Si l’iconographie conserve quelques représentations de surtouts (Nicolas Delaunay et sa
famille par Levrac-Tournières en 1704), on en trouve également mention dans les sources
écrites. Le duc de Luynes dans ses Mémoires explique, pour le mois de juillet 1749, que « Le
roi a vu ces jours-ci un ouvrage du Sieur Roettiers, orfèvre fameux, que l’on dit extrême-
ment digne de curiosité. C’est un très-grand surtout d’argent pour l’électeur de Cologne.
L’électeur a mandé à Roettiers qu’il avoit pris un cerf sur la maison d’un paysan, et ne lui
a pas marqué d’autre détail ; il a dit qu’il désiroit que cette chasse fut représentée dans un
surtout ; Roettiers a composé un dessin admirable. Le milieu du surtout représente la chasse
de cerf, autant dans le vrai qu’elle peut être dans un ouvrage d’orfèvrerie ; les deux côtés
représentent deux autres chasses. Le même ouvrier a fait, pour accompagner ce surtout,
quatre flambeaux, qui sont quatre chênes parfaitement bien exécutés.4 »
C’est seulement plus tard que l’on va noter de légères variations dans la définition du
surtout. Ainsi, l’édition de 1835 du Dictionnaire de l’Académie françoise donne l’explication
suivante : « Surtout se dit aussi d’Une grande pièce de vaisselle d’argent, de cuivre doré,
etc. qu’on place au milieu des grandes tables, et sur laquelle il y a des figures, des vases
de fleurs et de fruits, etc. » Si l’objet en question est toujours une pièce en métal, les autres
accessoires ont laissé leur place à des figures (sans plus de précisions) ainsi que des vases
de fleurs et de fruits. Le dormant est de même un élément primordial de la décoration de
la table que l’on place, tout comme le surtout, au milieu de celle-ci. Là encore, les diction-
naires et traités culinaires de l’époque apportent de précieux renseignements sur eux. Ainsi,
dans son Cannaméliste français de 1751, Gilliers explique : « On appelle dormant, ce qui se
met d’abord au commencement, dans le milieu des tables, avec les services de cuisine, & qui
reste si l’on veut jusqu’à la fin du repas. Il y a en a de toutes façon ; il y en a qui sont montés
sur des jattes qui se trouvent éloignées des unes des autres, parce que l’on en met une, ou
trois, ou cinq, ou plus : d’autres sont montés sur des plateaux de bois, que l’on contourne
de differentes figures, suivant la figure des tables, ou sur des carrés de glaces. C’est à l’Of-
ficier de décorer ses dormants du mieux qu’il pourra, ayant soin d’y mettre des gobelets,
pour mettre des bigarades & des citrons.5 »
Quant à l’édition de 1779 de la Cuisinière bourgeoise de Menon, on apprend que ce qu’on
appelle dormant est : « ce qui se met au commencement du repas dans le milieu des tables,
avec le service de cuisine, & qui reste, si l’on veut, jusqu’à la fin du repas. Il y en a de plu-
sieurs façons, les uns montés en jattes, d’autres sur des plateaux de bois : il faut les décorer
et avoir soin d’y mettre des goblets pour mettre des Bigarades & des citrons.6 »
À la lecture de ces deux définitions, on constate donc qu’il s’agit d’un ensemble déco-
ratif éphémère réalisé à l’Office et composé de plusieurs accessoires (plateaux, jattes, etc.),
qui trouvent leur place, tout comme le surtout, au centre de la table dès le début du repas.
Si, en théorie, la différence entre surtout et dormant semble évidente, dans la réalité,
elle est plus complexe. De fait, il arrive quelquefois que les relations de repas apportent des
éléments différents. C’est le cas du chroniqueur du Mercure de France qui relate le mariage
du Prince de Guéméné avec mademoiselle de Soubise le 13 janvier 1761 : « Au milieu d’un
Dormant de 44 pieds de long sur 6 pieds de large, étoit représenté le Temple de l’Hymen
avec deux Péristiles. D’un côté de ce Dormant on voyoit la figure de Mars avec tous ses attri-
buts ; de l’autre, celle de Mercure avec les Arts. Le filet étoit terminé à l’une des extrémités

3. Dictionnaire universel françois et latin, vulgairement appelé « Dictionnaire de Trévoux », p. 1930.


4. Mercure de France, juillet 1749, p. 442.
5. Gilliers, op. cit., p. 75
6. Menon, La cuisinière bourgeoise suivie de l’office.
193 Les surtouts de table au xviiie siècle : un langage visuel artistique et patriotique

par une Fête Pastorale, & à l’autre par la représentation d’un Bal masqué. Le Dormant fut
accompagné, au fruit, de tout ce qui peut rendre un dessert magnifique et brillant.7 »
Ce dernier témoignage est intéressant car il montre que, contrairement aux définitions don-
nées, le dormant n’est pas seulement un ensemble d’accessoires de table comportant des fruits
mais qu’il est bel et bien un ensemble décoratif proposant un programme iconographique.
Mais plus troublante encore est la difficulté que l’on peut avoir à différencier, pour cer-
tains repas, le surtout du dormant d’un point de vue terminologique ; ces deux éléments
pouvant être assimilés ou utilisés conjointement, quoique dans ce cas-là il semblerait que,
dans certains cas, l’on parle plutôt de « filet dormant ». Ainsi, dans le Mercure de France de
juin 1739, lit-on, à l’occasion du « Diner-souper dans la grande Salle de l’Hôtel de Ville,
ordonné par M. le Prévôt des marchands, &c pour Mrs les Officiers du Châtelet & du Corps
de Ville » : « Une Table de 35 pieds de long, & de 50 Couverts, fut servie avec la dernière
magnificence, à sept heures du soir, au retour de la Publication de la Paix. Le milieu de la
Table, sur sa longueur, étoit occupé par un Filet dormant de 30 pieds de long, dont le magni-
fique Surtout d’Orfévrerie, appartenant à la Ville, marquoit le milieu. Aux côtés du Surtout,
étoient placés, en figures de ronde-bosse, de 24 pouces de proportion. […] Ces six Morceaux
en figures de ronde-bosse, étoient moulés d’après les plus grands Maîtres, & reparés à ne
rien laisser désirer aux Gens de goût. La matiere de tous ces Ouvrages étoit de Sucre Royal,
avec l’odeur de la fleur d’Orange, du Cédra, de la Bergamotte, de la Vanille, &c. d’une déli-
catesse & d’un goût exquis, délicatesse non seulement au goût mais aux yeux, qui étoit
encore renduë plus sensible, par un luisant semblable à celui du Marbre & du Bronze, &
encore par la transparence au travers des lumières.8 »
Lors du repas au château de Choisy pour l’arrivée de la Dauphine, Marie-Josèphe de
Saxe, on conserve, dans le manuscrit colligeant les menus de cette année-là, une description
du « de la Table du Roy de 50 Couverts, dressée dans la Gallerie du Château à l’arrivée de
Madame la Dauphine du 8 Février 1747 ». Or, il s’avère que ce dormant est une mise en scène
historiée composée de diverses figures sur toute la table. Dans ce cas, le terme de dormant
est employé pour désigner ce qui apparaît comme un « filet dormant » – à l’instar de la des-
cription précédente – sauf qu’il n’y a pas ici de surtout en métal au centre de la décoration.
L’exemple le plus spécifique est celui qui concerne le mariage, en 1770, du Dauphin, le
futur Louis XVI, et de Marie-Antoinette. À ce propos, le Mercure de France relate :
« Le surtout que cette manufacture [la manufacture royale de Sèvres] vient d’exécuter
pour la table du banquet a étonné & satisfait les connoisseurs par l’étendue & la précision
du travail : l’ensemble de ce morceau est tel qu’on ne peut rien soustraire, & le sujet assez
riche pour décorer, sans secours étrangers, la table qui est de 30 pieds sur 14. »9
Il semble ainsi que la définition du surtout ait évolué justement en fonction de son assi-
milation au dormant. Ainsi, dans le dernier tiers du xviiie siècle, environ, ce qu’on appelle
surtout est un ensemble décoratif qui occupe une place centrale (et par là même impor-
tante) sur la longueur de la table composé de divers éléments architecturaux, sculpturaux,
peints, etc., et ce malgré la définition que continue à donner le Dictionnaire de l’Académie fran-
çoise de 1777 qui donne toujours la même acception qu’une trentaine d’années auparavant.
En tenant compte de ces divers éléments, il est donc nécessaire pour cette étude de consi-
dérer les surtouts et les dormants comme un seul tout. On comprend donc, que si, à l’origine,
les surtouts sont des objets d’orfèvrerie dont le rôle est utilitaire, peu à peu, cet aspect utili-
taire va perdre de son importance au profit de l’aspect décoratif, possédant un langage visuel.

7. Mercure de France, février 1761, p. 214.


8. Mercure de France, juin 1739, p. 1444-1447
9. Mercure de France, juillet 1770, p. 175.
Langages et communication : écrits, images, sons 194

Le surtout de table : un langage visuel propagandiste

Durant la première moitié du siècle des Lumières, ce sont surtout les sources écrites qui
apportent des précisions sur ces dormants ou surtouts. Et plus spécifiquement, les relations
officielles de repas telles que le Mercure de France, comme on a pu le voir avec l’exemple cité
supra du « Diner-souper dans la grande Salle de l’Hôtel de Ville, ordonné par M. le Prévôt
des marchands, &c pour Mrs les Officiers du Châtelet & du Corps de Ville ».
Néanmoins, pour cette période, la description la plus importante est celle du dormant
cité supra dont nous conservons le témoignage dans le manuscrit des Menus de Choisy.
Mesurant 47 pieds de long sur 3 pieds de large, ce colossal milieu de table représentait
l’allégorie de la Dauphine sous les traits de la déesse « Hébé, Déesse de la Jeunesse, à qui
l’amour rendoit les armes ». Enfants, tritons et autres personnages de la mythologie sont
figurés avec les allégories des saisons, accompagnés de scènes champêtres.
L’ampleur décorative de ce dormant est mise au service du repas pour lequel il a été réa-
lisé. En effet, ce repas a eu lieu pour la venue au château de Choisy de la Dauphine, seconde
épouse du fils de Louis XV. La description qui est conservée met d’ailleurs en avant ce mes-
sage : « Les deux Bouts du Dormant etoient formez par deux Grandes Arcades de Palmier
ou des Enfans attachoient des Trophées d’Armes et d’Amour, Mercure sur Briare va publier
le Bonheur de la France et une union si belle. À l’autre bout, la Renommée sur Pegaze s’ef-
force de faire retentir par sa Trompette les Glorieux Exploits du Monarque de la France.10 »
Avec cette description, qui n’est pas sans rappeler les chevaux de Marly, on constate qu’il
s’agit ici de célébrer le mariage princier et ses conséquences heureuses pour le royaume de
France. Ce message politique s’inscrit dans la lignée des repas des périodes précédentes, du
Moyen Âge jusqu’au règne de Louis XIV, où se déroulaient des repas dont le langage visuel
était propagandiste (entremets médiévaux tels que le banquet du faisan qui s’est déroulé le
17 février 1454 à Lille ou le repas de la première journée des Plaisirs de l’Isle enchantée, qui
fut servi dans les jardins du château de Versailles en 1664).
Une quinzaine d’années plus tard, on retrouve le même principe de langage avec le dor-
mant de la table pour le souper du mariage de M. le Prince de Guéméné avec Mademoiselle
de Soubise, dont il a déjà été fait mention. Rappelons, en effet, la description qu’en fait le
chroniqueur du Mercure de France, en février 1761 : « Au milieu d’un Dormant de 44 pieds
de long sur 6 pieds de large, étoit représenté le Temple de l’Hymen avec deux Péristiles. »
La présence d’un temple dédié à l’hymen est donc en corrélation avec le sujet du repas.
Le dormant de ce souper n’a rien à envier, par ses dimensions colossales, à celui réalisé pour
la venue de la Dauphine au château de Choisy en 1747.
Les repas de mariage sont décidemment un moment privilégié pour la réalisation de
milieux de table d’envergure dotés d’un message politique durant tout le xviiie siècle car,
en 1770, lors du mariage de Louis XVI et de Marie-Antoinette, qui s’est déroulé le 16 mai,
un surtout a été réalisé. La description complète de ce surtout est donnée dans le Mercure
de France de juillet 177011 et est un précieux support pour la reconstitution de ce surtout, qui
a d’ailleurs été réalisée par Pierre Ennès12.
Là encore, le message politique est capital. Cependant, contrairement aux repas pré-
cédemment cités, ici, le sujet des éléments décoratifs n’est pas en correspondance directe
avec le mariage puisque l’on ne trouve pas, contrairement par exemple au dormant réali-
sée pour la Dauphine en 1747, de représentations de trophées d’Amour. En effet, pour le
mariage du futur Louis XVI, un grand surtout a été disposé. Le chroniqueur du Mercure de

10. Voyages du roi au château de Choisy, 1747-1748, BHVP.


11. Mercure de France, juillet 1770, p. 175-179.
12. P. Ennès, « Le surtout de mariage en porcelaine de Sèvres, du Dauphin, 1769-1770 », in Revue de l’Art, 1987,
n° 76, p. 63-73.
195 Les surtouts de table au xviiie siècle : un langage visuel artistique et patriotique

France commence sa description de cette façon : « C’est un portique dorique ouvers dans le
milieu de sa longueur, & dont le centre est occupé par la statue du Roi, d’après le célèbre
Pigale ; le tout de porcelaine d’une blancheur éblouissante. La beauté du plan, l’élégance
des formes & la distribution des ornemens font oublier que l’or & les couleurs n’y ont point
été employés.13 »
Ici, un véritable morceau d’architecture « en miniature » est disposé sur la table. Au
milieu de cet édifice, se trouve la statue de Louis XV, reproduction en biscuit de Sèvres de
l’œuvre originale réalisée par le sculpteur Pigalle cinq ans auparavant pour la place royale
de la ville de Reims. La présence de la copie de cette sculpture montre la place du message
politique que l’on veut transmettre, et qui se fait à travers les arts.

Le surtout de table : un langage artistique et « patriotique »

Si, durant la première moitié du xviiie siècle, ce sont surtout les sources écrites qui apportent
de précieux renseignements sur les surtouts, dans la seconde moitié, et surtout à partir des
années 1770, l’iconographie est également une source précieuse.
On peut prendre pour exemples deux dessins14, peut-être deux services d’un même
repas, conservés au département des dessins du musée des Arts décoratifs de Paris datant
des années 1770. Ils montrent que la place du surtout est considérable : celui-ci s’est étalé et
occupe la quasi-totalité de la surface de la table. De plus, les accessoires qui autrefois se trou-
vaient sur le surtout sont à présent à l’extérieur. Entre les couverts et le surtout mais aussi
aux angles de la table entre les couverts eux-mêmes, alternent divers accessoires parmi les-
quels on note des huiliers-vinaigriers et des boîtes à épices. Les surtouts sont composés de
divers éléments décoratifs, sont réalisés peut-être à l’aide de glaces sur lesquelles sont dis-
posés les divers éléments décoratifs (peints, etc.). La composition générale est tripartite avec
un élément central (un carré aux angles et côtés ondulés) et, de part et d’autre, des décora-
tions suivies d’un élément dont la forme est identique à l’élément central. Cette composi-
tion semble caractéristique des surtouts de cette décennie et que l’on retrouve également
durant la décennie suivante. Ainsi, le Souper offert par Madame du Barry à Louis XV le 2 sep-
tembre 1771 pour l’inauguration du pavillon de Louveciennes montre cette organisation tripar-
tite composée de trois édifices, l’un central et deux latéraux, l’élément central étant d’une
taille plus imposante que les architectures qui l’entourent. La même remarque peut être
faite pour le Festin donné au Roi et à la Reine par la ville de Paris le 21 janvier 1782 à l’occasion
de la naissance du Dauphin et que l’on peut voir dans le dessin15 et la gravure16 de Moreau
de Jeune. Dix ans après le souper de Louveciennes, on retrouve la même composition tri-
partite ainsi que la forme circulaire des éléments architecturaux qui sont représentés (sans
doute des temples). La ressemblance est telle qu’on pourrait croire qu’il s’agit du même sur-
tout, même si l’observation des illustrations montre une différence entre eux. Néanmoins, le
parallèle dans la composition de ces surtouts est suffisamment remarquable pour être notée.
La réalisation de ce type de représentations sur la table procède en partie du développe-
ment de la mode du biscuit, figurine en porcelaine, dont la France est « spécialiste », notam-
ment grâce à la manufacture de Sèvres.

13. Mercure de France, juillet 1770, p. 175


14. Anonyme, Plans pour une table de cinquante couverts, vers 1770, encre, lavis, 22 x 58 cm, Paris, musée des Arts déco-
ratifs, cabinet des dessins.
15. Moreau le Jeune, Festin donné au Roi et à la Reine par la ville de Paris le 21 janvier 1782 à l’occasion de la naissance
du Dauphin.
16. Jean-Michel Moreau dit Moreau le Jeune, Le festin royal, gravure, 46 x 36,4 cm, Paris, musée du Louvre, collec-
tion Rothschild.
Langages et communication : écrits, images, sons 196

Si le biscuit peut servir de figurine décorative (mobilier), à partir de 1755, il fait son appa-
rition sur la table et devient un élément constitutif de la décoration des surtouts de table. La
manufacture de Sèvres a réalisé à plusieurs reprises des figurines en biscuit d’après les modèles
de François Boucher (1703-1770), en 1752 et 1755, et d’Étienne Falconet (1716-1791), en 1757.
Sont conservés des biscuits qui représentent La mangeuse de bouillie17 (ou de crème), d’après
Boucher (1755) et Le marchand de colifichets18 d’après Falconet (1757). Ces deux objets repré-
sentent des enfants aux visages calmes et sereins ; ce sont des personnages issus du monde du
théâtre et de l’univers pastoral présentés dans une occupation de la vie quotidienne. Ces deux
enfants appartiennent à une série de plusieurs personnages montrés dans diverses occupations
pas nécessairement liées aux arts de la table qui n’est pas un sujet de prédilection mais qui
s’insère dans un thème plus large et dans un « programme » de représentation d’un univers
irréel, idéalisé, car ce sont des personnages existant déjà dans l’imaginaire, dans les mentali-
tés des hommes et des femmes du xviiie siècle avec lesquels ces derniers sont donc familiari-
sés. Ces exemples montrent surtout la volonté de promouvoir l’art français et la manufacture
de Sèvres qui, ainsi, devient une vitrine artistique et commerciale du royaume de France.
L’exemple le plus éloquent reste le mariage du futur Louis XVI avec Marie-Antoinette,
décrit par le chroniqueur du Mercure de France qui explique : « Jusqu’à présent la porcelaine
n’avoit exécuté que des objets d’un très-petit volume ; morceaux détachés qu’on ne pouvoit
lier à un ensemble raisonné, qui ne formoient qu’une décoration postiche ». Mais, si l’on en
croit le chroniqueur, dans le cas de ce mariage, « Le Banquet royal a fourni à la manufac-
ture de Sèves l’occasion de montrer ce que le zèle & les talens réunis peuvent produire. »19
La très grande partie de la description met l’accent sur l’aspect architectural, sur les dif-
férents édifices « en miniature » qui composent cet immense surtout. Néanmoins, d’autres
éléments décoratifs sont décrits : c’est le cas du portique dorique ouvert qui est occupé par
la statue du roi réalisée par Pigalle. La présence de cette figurine représentant, en dimen-
sions réduites, un portrait officiel du roi, visible d’ailleurs au quotidien par des sujets vivant
dans la ville pour laquelle la statue originale a été réalisée, montre que l’on a ici un double
langage « patriotique ». En effet, il s’agit d’une statue représentant le roi et, par ailleurs, elle
est réalisée en porcelaine de Sèvres qui est une manufacture royale. Donc ici, le langage
« propagandiste » est comme mis en abyme car on assiste à une volonté de promouvoir à
la fois le souverain mais aussi la manufacture qui est sous sa protection.
Si le terme patriotique peut sembler, si ce n’est fort, du moins anachronique, on remarque
qu’il est utilisé déjà à cette époque-là puisque le chroniqueur du Mercure de France l’emploie
en parlant de Jean-Jacques Bachelier : « On en doit l’invention & le dessin à M. Bachelier, de
l’Académie royale de peinture & directeur des écoles royales gratuites. Cet artiste célèbre
pour ses talens distingués dans différens genres, & par son zèle patriotique pour l’utilité
des arts & des artistes françois, a réuni dans cette occasion tous ses talens échaudés par le
sentiment, & a formé, on ose dire, un monument admirable digne d’être conservé par l’ob-
jet qu’il représente, & par les circonstances qui y ont donné lieu. »20

On constate donc, au fil de temps, une évolution du surtout qui est assimilé au dormant à
tel point qu’il est difficile de distinguer l’un de l’autre. Objet en métal à l’origine, il devient
ainsi une grande composition comprenant des pièces en porcelaine possédant son langage

17. François Boucher (d’après), La Mangeuse de bouillie, 1755, biscuit, porcelaine tendre, 19 x 13,1 x 9,2 cm, Paris,
musée des Arts Décoratifs.
18. Étienne Falconet, Le Marchand de colifichets dit aussi Le Marchand de gimblettes, 1757, biscuit, porcelaine tendre,
14,8 cm de haut, Sèvres, musée national de la céramique.
19. Mercure de France, juillet 1770, p. 175.
20. Ibidem, p. 179.
197 Les surtouts de table au xviiie siècle : un langage visuel artistique et patriotique

propre. Le langage qui est justement utilisé dans ces surtouts est avant tout visuel et a pour
but une communication propagandiste, artistique et « patriotique », selon le terme utilisé
par les contemporains.
L’évolution de ce genre de surtouts va continuer puisque, au xixe siècle, on trouve des
surtouts du même type que celui réalisé pour le mariage de Louis XVI, notamment le célèbre
surtout égyptien de Napoléon Ier.

Résumé
Les surtouts de table apparaissent dans le courant du xviie siècle mais c’est au siècle des Lumières
que la place qui leur est réservée au milieu de la table va être de plus en plus importante. La
beauté de ces surtouts fait de ces objets des accessoires indispensables des tables royales et
aristocratiques de cette période.
À l’origine, simples objets d’orfèvrerie, les surtouts vont se développer et s’insérer dans des
programmes iconographiques et artistiques dans lesquels se mélangent les différents arts (archi-
tecture, peinture, sculpture), présentant ainsi un véritable langage visuel, connu dans d’autres
formes artistiques, et transposé à travers eux lors des repas.
Cette communication a pour but de montrer comment ce langage visuel se décompose et de
quelle façon il constitue un reflet des goûts de l’époque ainsi qu’une vitrine à la fois artistique,
politique et commerciale de la France, notamment avec la manufacture royale de Sèvres.

Bibliographie

Dictionnaire de l’Académie françoise, 1740.

Dictionnaire universel françois et latin, vulgairement appelé « Dictionnaire de Trévoux », 1752.

Ennès Pierre, « Le surtout de mariage en porcelaine de Sèvres, du Dauphin, 1769-1770 », in


Revue de l’Art, 1987, n° 76.

Gilliers, Le Cannameliste français ou nouvelle instruction pour ceux qui désirent apprendre l’Of-
fice, rédigé en forme de dictionnaire, contenant les Noms, les descriptions, les usages, les chois,
& les principes de ce qui se pratique dans l’Office. Par le sieur Gilliers, chef d’office & distil-
lateur de Sa Majesté le Roi de Pologne, Duc de Lorraine & de Bar, 1751.

Menon, La cuisinière bourgeoise suivie de l’office. À tous ceux qui se mêlent de dépenses de mai-
sons. Contenant la manière de connoître, disséquer & servir toutes sortes de viandes ; des avis
interessans sur leur bonté & sur le choix qu’on en doit faire. La façon de faire des Menus pour
les quatre Saisons, & des Ragoûts les plus nouveaux ; une explication de termes propres & à
l’usage de la Cuisine & de l’Office ; & une liste alphabétique des ustensiles qui y sont néces-
saires, chez L. Cellot, Paris, 1779, tome 1 (première édition 1746).

Mercure de France, février 1761.

Mercure de France, juin 1739

Mercure de France, juillet 1749.

Mercure de France, juillet 1770.

Voyages du roi au château de Choisy, 1747-1748, BHVP


L’image en question (xxe-xxie siècles)
La question de l’image dans le fait divers criminel
Philippe Nieto
Conservateur
Archives nationales

Extrait de : Corbier Mireille et Sauron Gilles (dir.), Langages et communication : écrits, images, sons,
éd. électronique, Paris, Éd. du Comité des travaux historiques et scientifiques
(Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques), 2017.

Cet article a été validé par le comité de lecture des Éditions du Comité des travaux
historiques et scientifiques dans la cadre de la publication des actes du 139e Congrès
national des sociétés historiques et scientifiques tenu à Nîmes en 2014.

Du canard sanglant1 à la presse illustrée sanguinolente, l’image tient une place importante
dans l’imprimé de fait divers ; une image placée en une ou en quatrième de couverture pour
remplir au moins deux fonctions manifestes : attirer l’attention du lecteur et fournir des élé-
ments d’information. Une image qui, à l’évidence quand on feuillette la production d’une
période assez longue, se révèle plutôt répétitive et stéréotypée.
J’ai choisi de ne pas brosser un tableau général de l’illustration de fait divers criminel,
entreprise qui déborderait rapidement du cadre de cet article, mais de reformuler le pro-
blème en deux questions.
Première question. Pourquoi la représentation du crime, qui est le sujet principalement
choisi, est-elle si spectaculaire : gestes théâtralisés, victimes roulant des yeux exorbités, assas-
sins au rictus diabolique ?
Deuxième question. Pourquoi image et texte cherchent-ils à nous infliger les sempiter-
nels détails de crimes aussi sordides ? Que le colonel Moutarde ait tué le docteur Lenoir, c’est
une information. Qu’importe, au final, de savoir que le colonel Moutarde a estourbi sa vic-
time avec le chandelier, dans le Petit Salon, en frappant sur la tempe gauche, et que le doc-
teur Lenoir a roulé sous la table en aspergeant le papier peint avant d’être découpé en cinq
morceaux dans la baignoire avec une disqueuse louée chez Luxam deux jours plus tôt…
Pour tenter de comprendre, peut-être faut-il prendre du recul ? En matière de spec-
tacle, on ne peut pas s’empêcher de penser, en remontant le temps, à la théâtralisation de
la peine, à cette liturgie pénale que Michel Foucault a si bien analysée, et qu’il nous a rendu
dans un ouvrage aussi célèbre que fondateur2. La prise de possession du corps du crimi-
nel par la justice royale doit se montrer, être mise en scène, comme un spectacle. Comme le
montre Foucault, ou encore Pascal Bastien3, l’exécution est non seulement publique, mais
encore très ritualisée, c’est un parcours judiciaire, ponctué d’étapes, une succession de sup-
plices renvoyant symboliquement au déroulé du crime lui-même, et à une hiérarchie nor-
mative des crimes et délits.

Le spectacle judiciaire

Dans cette mise en scène, la complainte chantée, puis l’imprimé d’information criminelle,
jouent un rôle très important d’amplification, de publicité du supplice. Chanson ou imprimé

1. L’expression est de Maurice Lever : Canards sanglants, Naissance du fait divers.


2. Surveiller et punir. Naissance de la prison.
3. L’Exécution publique à Paris. Une histoire des rituels judiciaires.
Langages et communication : écrits, images, sons 202

Fig. 1. – Exécution de Damiens, s.l., 1757.

permettent de raconter le spectacle à ceux qui n’ont pas eu la chance malsaine d’en être
spectateur. Pour le chaland, l’occasionnel judiciaire, largement vendu pendant le spectacle
des supplices, fait figure du programme illustré que l’on achète aujourd’hui au théâtre ou
à l’opéra pour garder un souvenir, pour connaître le CV des acteurs et pour mieux com-
prendre les péripéties de la pièce…
On trouve nombre de gravures très loquaces sur le déroulement du spectacle judi-
ciaire, notamment pour les exécutions d’assassins célèbres, comme celle de Robert-François
Damiens, le dernier écartelé de France (figure 1), ou encore celle de Ravaillac, ou celle de
Peter Stump4, également connu sous le nom du loup-garou de Bedburg, convaincu d’avoir
assassiné treize enfants et deux femmes enceintes. Le supplicié fut d’abord écorché vif, puis
rompu et décapité. Son corps fut brûlé, sa tête fichée en haut d’une pique surmontant une
roue sur laquelle avait été placé un loup empaillé.
Dans les premiers occasionnels, ancêtres des feuilles d’information, le supplice est sou-
vent le sujet unique, ou principal, de l’illustration5, souvent sous la forme d’une gravure
au sujet anonyme pouvant faire l’objet de réemplois multiples. Cette image vient en contre-
point d’un texte relatant, lui-même, avant tout, les détails du supplice. Notons que l’illus-
tration des occasionnels et des feuillets de colportage utilise, et réutilise, parfois des images
« passe-partout », sur lesquelles il est difficile de trancher.
Ce bois montrant une décollation pour illustrer une Histoire de la vie et du procès du fameux
Louis-Dominique Cartouche, imprimé chez Charles-Louis Baudot (figure 2), est un réemploi
tardif d’une scène de vie de saint6 ; mais est-il chargé de représenter un meurtre ou une
exécution ?
La transformation radicale du mode d’exécution des peines, à partir du xviiie siècle, et
en particulier l’adoption, en France, d’une machine à décapiter aboutit à une inflexion dans
l’imagerie de l’exécution, comme dans la narration même. La guillotine n’est pas seulement
une mécanique, c’est également un moyen égalitaire de raccourcir le condamné ; en terme
social, mais également en terme de symbolique judiciaire, puisque tous les crimes relevant

4. Le nom est instable ; on trouve également Peter Stubbe, Peter Stube, Peeter Stubbe, Peter Stübbe ou Peter Stumpf.
S’agit-il de ce que nous appellerions aujourd’hui un tueur en série ?
5. Voir l’illustration de l’article : « L’éclectisme du style dans le « canard » au xixe siècle », en part. les fig. 4 et 5.
6 . Voir ibid., fig. 7 pour son réemploi dans un autre canard.
203 La question de l’image dans le fait divers criminel

Fig. 2. – Livret de colportage de la « Bibliothèque bleue », imprimé chez


Charles-Louis Baudot, actif entre 1830 et 1848 à Troyes.

de la peine capitale sont traités de la même manière. Il est impossible de remonter du sup-
plice final à une catégorisation des crimes commis – exception faite pour le parricide, dont
l’article 13 Code pénal de 1810 décrit les modalités particulières d’exécution7.
Si le spectacle pénal attire encore une foule considérable (figure 3), son acte final se
déroule dans une séquence très brève. La machine elle-même ne suscite de l’effroi qu’au prix
d’un effort d’imagination. Voici comment Maurice Talmeyr décrit la machine à raccourcir
dans une nouvelle intitulée Nuit rouge8 : « L’impression que donne la guillotine ressemble
un peu à celle que peut donner la rencontre d’un grand homme. On est tout surpris de ne
pas être saisi […] Où est l’horreur des exécutions, dans ce morceau d’acier terne, qui, à ce
moment, dans l’ombre, a l’air d’un morceau de bois ? Où est l’épouvante, dans ce ressort
qu’on essaye, et qui fait le bruit de tous les ressorts ? Où est la grimace de Troppmann ? Où
est la bouche tordue de Moyaux ? Où est le baiser du prêtre ? Où est le sang ? […] C’est bien
elle qui est là, pourtant, à deux pas, de plain pied, au niveau de tous. Elle rappelle presque,
par instants, des meubles qu’on a déjà vus, des meubles qu’on a chez soi. On y mettrait une
glace, ce serait une psyché ! »9.
La grimace de Troppmann ? On peut admirer dans le Petit Journal10, les efforts du jour-
naliste qui tente de nous faire sentir, ou plutôt entendre la mort du monstre de Pantin.
« L’exécuteur, sans s’arrêter à ce détail [il a été mordu à la main], saisit Troppmann et le
jette en avant. La tête du condamné s’engage dans la lunette ; au moment où la demi-lune
lui serre le cou, Troppmann fait entendre ce terrible cri coupé que l’on entend aux exécu-
tions… car il est immédiatement interrompu par le fatal couperet qui s’abat avec un bruit
sourd. Troppmann avait vécu. »

7. « Le coupable condamné à mort pour parricide, sera conduit sur le lieu de l’exécution, en chemise, nu-pieds, et
la tête couverte d’un voile noir. Il sera exposé sur l’échafaud pendant qu’un huissier fera au peuple lecture de l’ar-
rêt de condamnation ; il aura ensuite le poing droit coupé, et sera immédiatement exécuté à mort ».
8. Histoires joyeuses et funèbres, p. 5-8.
9. Ibid. p. 7.
10. Éd. du 20 janvier 1870.
Langages et communication : écrits, images, sons 204

Fig. 3. – Imagerie Gangel et Didion à Metz, 1870.

Fig. 4. – Lithographie Pinot et Sagaire à Épinal, 1870.

Aux premiers temps de la guillotine, la machine a déjà remplacé le geste ample du bour-
reau soulevant la hache, ou la barre pour casser les membres, le saut sur les épaules du pendu
pour tendre la corde et casser les os du cou… mais il reste encore l’arrivée du condamné
convoyé dans une charrette découverte jusqu’au lieu du supplice, et la montée à l’écha-
faud. Car la guillotine est placée sur une sorte d’estrade flanquée d’une volée de marches.
L’imagerie utilise abondamment cette montée à l’échafaud du condamné entravé, la tête
basse, la bénédiction du prêtre qui l’attend à mi-parcours, le baiser au crucifix (figure 4)…
205 La question de l’image dans le fait divers criminel

Du pécheur au monstre criminel

L’introduction de la machine à décapiter n’est qu’un des éléments d’une évolution complexe
qui touche à la fois au droit, à une nouvelle logique de contrôle social, à l’éthique, à la sen-
sibilité… Les badauds se pressent encore aux exécutions, mais même la foule se fait senti-
mentale, et les élites doutent de plus en plus, ou militent parfois pour l’abolition. Rappelons
que l’échafaud est abandonné après 1870 – Troppmann est le dernier à y monter – la guil-
lotine se retrouve posée à même le sol, devant la prison qui a hébergé le condamné pour
sa dernière nuit. Rappelons qu’Eugène Weidmann est le dernier à être exécuté en public le
17 juin 1939, et que l’instrument ne sera plus dressé qu’entre quatre murs.
N’est-ce pas cet effacement progressif du caractère spectaculaire du supplice qui explique,
en partie, le déplacement de la gestuelle en amont, vers les péripéties du crime lui-même ?
Mais pour expliquer le changement de perspective, le passage du sujet supplicié au crimi-
nel actif, ne faut-il pas également invoquer un changement dans la représentation même de
l’assassin dans les mentalités ?
L’apparition et le développement d’une science criminelle, au tournant du xixe siècle, la
recherche d’un homo criminalis, avec des caractères physiques particuliers, une pathologie
héréditaire conduisant à des attitudes anti-sociales, peut être vue comme une approche éli-
tiste du phénomène ; les canards et autres occasionnels du xixe siècle ne faisant que ressas-
ser une vision plus archaïque du crime et du criminel11. Ce n’est pas réellement faux. Mais
il faut peut-être replacer le développement d’une vision « scientifique »12 du crime et du cri-
minel dans une mutation plus vaste des mentalités ; non pas faire d’une élite l’avant-garde
d’un changement des structures mentales de la société, mais replacer ce développement à
visée scientifique dans un mouvement social général dans lequel il est enchâssé, ou plus
exactement embarqué.
L’image du criminel dans les canards et dans la presse « populaire » illustrée partici-
perait, à sa façon, à la création d’un homo criminalis. L’exemplarité de la peine était une
semonce faite au sujet du roi, et au chrétien, qui le prévenait des risques encourus, non seu-
lement dans le Ciel mais également ici-bas, lorsqu’on enfreignait la Loi divine et sa forme
sécularisée. L’assassin était avant tout vu comme un pécheur, un chrétien ayant fauté, c’est-
à-dire n’importe qui, tout le monde étant également exposé à Satan et à ses œuvres. Dès
l’instant où l’on pense l’assassin non plus comme un pécheur, mais comme un monstre, une
« bête sauvage », une « brute » (figure 5), un « fou » (figure 6), forme simpliste et populaire
de l’homo criminalis, il est nécessaire de lui donner une personnalité, de le distinguer, de
le camper. Conséquence pour l’imprimé criminel : l’image passe-partout d’un crime ano-
nyme, catégorisé par un type judiciaire – le « parricide13 », par exemple – va céder la place
à une narration illustrée personnalisée visant à montrer non pas un crime en général, mais
ce crime en particulier.
Cette personnalisation de l’image du crime se fait progressivement dans le canard14, en
usant d’artifices illustratifs, comme le portrait des criminels en médaillons15, ou le découpage
de l’assassinat en une séquence16 puis, le plus souvent, en usant d’une image forte chargée de
résumer, de condenser, le crime dans une seule action spectaculaire (figure 8). La presse illus-
trée, en particulier les hebdomadaires spécialisés dans le fait divers sanglant qui fleurissent

11. C’est un peu la position de Th. Cragin, Murder in Parisian streets. Manufacturing crime an justice in the popular press.
12. Le terme de « scientifique » est à rapporter au projet lui-même d’une science du crime, non sur sa valeur épisté-
mologique ou heuristique, sur laquelle il y peut y avoir débat.
13. Comme nous l’avons vu, certains crimes, dont celui-ci, conservent encore dans le droit pénal un caractère par-
ticulier, qui est une sorte d’archaïsme voué à s’estomper.
14. Voir article : « L’éclectisme du style dans le « canard » au xixe siècle ».
15. Ibid., fig. 9 et 10.
16. Ibid., fig. 1.
Langages et communication : écrits, images, sons 206

Fig. 5. – « L’Œil de la Police », n° 26, 1909.

Fig. 6. – « Les Faits divers illustrés », n° 103, 1908.

à la fin du xixe siècle et au début du suivant, récupèrent les mêmes formules en les peaufi-
nant jusqu’au chef d’œuvre (figure 5 et 6). La technique de la séquence narrative est abon-
damment utilisée par des journaux comme L’œil de la police17 qui en font fréquemment une

17. Cet hebdomadaire naît en 1908.


207 La question de l’image dans le fait divers criminel

Fig. 7. – « L’Œil de la Police », n° 26, 1908.

véritable bande dessinée (figure 7). Mais, comme on le voit, même quand le découpage nar-
ratif est extrêmement précis et cadencé sur une courte période (figure 7), toutes les images
ne sont pas placées au même niveau ; il y en a une plus grande que les autres, qui, précisé-
ment tente de représenter l’acmé de l’acte criminel, l’instant où tout bascule.

Le théâtre du crime

Pour montrer clairement qu’il s’agit de l’instant fatal l’illustration use et abuse d’une gestuelle
emphatique, de faciès bestiaux, de bouches tordues et d’yeux exorbités. C’est, à l’évidence,
une technique visant à restaurer de l’exhibitionnisme dans le crime, de retrouver ailleurs
l’esprit d’un spectacle pénal devenu sobre et mécanique. À titre de restitution du chaînon
manquant, certains illustrateurs du début du xxe siècle se donnent beaucoup de mal pour
dramatiser avec les mêmes procédés stylistiques l’exécution elle-même, en outrant les pos-
tures du condamné et des bourreaux qui le guident vers la bascule de la guillotine (figure 9).
Mais c’est aussi une manière de remplacer une horreur véridique par une horreur fiction-
nalisée, théâtraliser l’horreur. Paradoxalement, plus l’image accentue la cruauté, l’atrocité,
plus elle fait naître l’épouvante, plus elle éloigne le crime du réel pour le plonger dans la fic-
tion. Comme une sorte de Grand-Guignol imprimé, du nom du fameux théâtre de Montmartre
qui, depuis 1895, abreuve le public parisien de courtes pièces d’horreur et des spectacles
sanguinolents, où l’outrance règne en maître des cérémonies. Ce n’est certainement pas un
hasard, non plus, si, dès le premier quart du xviiie siècle, le magistrat du Châtelet Thomas-
Simon Gueulette, grand collectionneur d’occasionnels criminels, lui-même acteur de la
machine judiciaire royale, s’intéressait également au théâtre et aux spectacles parisiens18.
Ce glissement du spectacle de l’exécution, bien réel, à la théâtralisation du crime n’est-
il pas également contemporain de la naissance et de l’essor du roman « criminel », appelé

18. Voir notamment la préface de Pascal Bastien à l’édition récente de Th.-S. Gueullette, Sur l’échafaud, Histoires de
larrons et d’assassins (1721-1766).
Langages et communication : écrits, images, sons 208

Fig. 8. – Lithographie Pinot et Sagaire à Épinal, 1870.

Fig. 9. – « L’Œil de la Police », n° 7, 1909.

d’abord roman judiciaire, puis roman policier ? La périodisation de ce transfert du crime réel
vers la fiction renforce notre argumentation. Il ne faut pas oublier les grands ancêtres du
roman criminel du xixe siècle, narrations baroques comme les Histoires tragiques de François
de Rosset19, L’Amphithéâtre sanglant20 de Jean-Pierre Camus, récit romantique comme les
romans gothiques anglais…
On aboutit donc à une double mise à distance. Le criminel est représenté comme un fou,
un monstre, un être physiquement et visiblement différent ; son acte lui-même est théâtra-
lisé, transposé dans la fiction.

19. Les Histoires tragiques de nostre temps, 1615.


20. L’Amphithéâtre sanglant, 1630.
209 La question de l’image dans le fait divers criminel

Fig. 10. – Imprimerie Auguste Mame à Angers, 1820.

Détails exacts et circonstanciés


Abordons maintenant la seconde question que nous nous sommes posée. Pourquoi nous
promet-on toujours plus de détails sur des meurtres sordides ? À quel besoin, à quel projet
correspond cette volonté indéfiniment réaffirmée de donner des « détails exacts », les « der-
niers détails », « d’horribles détails », de « douloureux détails », de « nouveaux détails », des
« détails curieux et circonstanciés » ou, tout simplement de « grands détails » ? L’importance
de ce mot, apparemment gorgé de promesses, dans l’attrait du fait divers criminel se mesure
à son emplacement de choix dans le titre (figure 10).
Remarquons que cette figure rhétorique semble prendre le contrepied de l’autre projet
narratif que nous avons décelé dans la relation du fait divers criminel, celui d’une fiction-
nalisation de la réalité, puisqu’on descend, au contraire, de l’imaginaire vers le réel.
En y réfléchissant, n’est-ce pas une autre manière d’atténuer la violence du crime ? Quoi
de plus inquiétant, en effet, que le suggestif ? L’allusion qui stimule l’imagination du lec-
teur sans lui donner de borne… C’est même un des procédés littéraires les plus puissants
lorsqu’on veut éveiller l’effroi. Comme cas limite, pensons au style si particulier d’Howard
Philips Lovecraft, tout en évocations mystérieuses, qui ne décrit jamais rien, reste dans la
suggestion d’horreurs toujours ineffables. Mais c’est également le secret de l’écriture des
maîtres de l’angoisse et du thriller, comme Daphné du Maurier, ou Stephen King, pour
prendre des exemples très différents.
À l’inverse, pensons à la réaction des proches d’un disparu, pour lesquels retrouver le
corps permet de « faire le deuil ». Pensons également à des affaires criminelles particuliè-
rement sordides, dans lesquelles le corps est martyrisé, dépecé… Combien de fois n’avons-
nous pas entendu les parents de cette malheureuse victime demander désespérément des
précisions, des détails à l’assassin qui les toise depuis le box des accusés ?
Il est évident qu’on ne peut simplement parler d’un « voyeurisme malsain ». On pour-
rait penser qu’il s’agit là encore, pour les proches, de pouvoir « faire le deuil », mais l’expli-
cation est un peu courte. Ne faudrait-il pas plutôt considérer que détailler le modus operandi
permet de rendre le crime ordinairement, bêtement réel, de le ramener à la rationalité d’une
succession de gestes techniques, à l’insignifiance du réel ; de dévoiler un mystère. Or le mys-
tère est générateur d’angoisse.
Suggérer les pires horreurs sans les détailler, c’est, de plus, renvoyer le lecteur vers son
propre fantasme, donc le rendre lui-même coupable d’imaginer les pires cruautés, faire émer-
ger sa part d’ombre. Exposer les détails réels c’est le disculper en extériorisant l’horreur, en
éclairant le crime, en le ramenant à une série de gestes dont le lecteur n’est pas responsable.
Langages et communication : écrits, images, sons 210

Le dévoilement du mystère, c’est exactement le déroulement narratif du roman policier, du


roman d’enquête. Ce type de fiction, appelé à un succès grandissant, n’est-il pas embléma-
tique d’une nouvelle approche du monde, enfantée à la fois par le positivisme scientifique,
l’esprit démocratique et par la paranoïa interprétative, pour laquelle il existe toujours une
explication à tout, même au pire21 ? Le roman d’enquête policière repose précisément, on
pourrait presque dire exclusivement, sur des détails. C’est en suivant des détails, qui sont
comme autant d’indices, que le détective suit la piste qui le mène au dévoilement final,
comme le chasseur qui remonte jusqu’au gibier à partir de traces imperceptibles au passant
ordinaire. Pour qu’un lecteur s’intéresse aux détails, il faut deux conditions. L’existence d’un
mystère est apparemment la première de ces conditions, mais il s’agit en fait de la seconde,
car il faut, auparavant, que ce lecteur soit convaincu qu’il est possible de dissiper ce mys-
tère par un raisonnement scientifique, qu’il n’y a pas de mystère impénétrable.
Le mouvement de retour du romanesque vers le réel relève donc également d’une forme
de fictionnalisation. L’imprimé d’information criminel apparaît maintenant comme une
sorte de chimère tenant à la fois du théâtre et du roman policier, relevant d’une logique
qui dramatise le réel de la main droite, et le dédramatise de la main gauche. En ce sens, en
dépit de certains archaïsmes, canards et hebdomadaires criminels illustrés sont résolument
modernes. Ils participent d’un univers mental qui a abandonné le rituel judiciaire comme
seule manière de refermer la béance sociale et morale ouverte par l’acte criminel ; pour res-
taurer l’ordre social, ils ont opté pour le dévoilement, sur la recherche de la vérité… qui
n’est peut-être qu’une autre forme de rituel, mais il faudra attendre que la société change
de structure mentale pour le savoir.

Résumé
L’illustration du fait divers criminel dans le canard et la presse au xixe siècle et au début du
siècle suivant montre souvent des scènes de crime ébourifantes et théâtrales, des victimes
aux yeux exorbités, des assassins au visage tordu par le vice. De son côté, le titre promet des
« détails » horribles, nouveaux, exacts, etc. Pour tenter de comprendre ces deux aspects, il
faut sans doute remonter aux premiers imprimés criminels, édités à l’occasion des exécutions
publiques, et sur la « liturgie pénale » de l’Ancien Régime. La théâtralisation du crime dans
l’image imprimée répondrait à l’évolution de la peine capitale devenue plus discrète, moins
spectaculaire. Mais c’est également une façon de fictionnaliser l’acte criminel réel du crime pour
en atténuer l’horreur. L’exposé des « détails » ferait prendre le chemin inverse, en réinsufflant
du réel dans la fiction. Mais n’est-ce pas également retrouver une autre forme de fiction, celle
du roman d’enquête policière, alors en plein essor ?

Bibliographie

Bastien Pascal, L’Exécution publique à Paris. Une histoire des rituels judiciaires. Seyssel (Ain) :
Champ Vallon (Époques), 2006, 272 p.

Boltanski Luc, Énigmes et complots, Une enquête à propos d’enquêtes, Paris : Gallimard (Essais),
2012, 461 p.

Camus Jean-Pierre, L’Amphithéâtre sanglant, édité par Stéphane Ferrari, Paris : Honoré
Champion, 2001, 419 p. [rééd. de 1630].

21. Luc Boltanski, Énigmes et complots, Une enquête à propos d’enquêtes.


211 La question de l’image dans le fait divers criminel

Cragin Thomas, Murder in Parisian streets. Manufacturing crime and justice in the popular press,
1830-1900. Cranbury (NJ) : Lewisburg Bucknell University Press, 2006, 273 p.

Geullette Thomas-Simon, Sur l’échafaud. Histoires de larrons et d’assassins (1721-1766), édition


présentée par Pascal Bastien, Paris : Mercure de France, 2010, 331 p.

Foucault Michel, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris : Gallimard (Bibliothèque


des histoires), 1975, 318 p.

Lever Maurice, Canards sanglants. Naissance du fait divers, Paris : Fayard, 1993, 517 p.

Rosset François de, Les Histoires tragiques de nostre temps, avec une préface de René Godenne,
Genève : Slatkine reprints, 1980 [fac simile de l’Éd. de 1615].

Talmeyr Maurice, Histoires joyeuses et funèbres, Paris : M. de Brunhoff, 1886, 94 p.

Toutes les illustrations ci-dessus sont issues de clichés réalisés par l’auteur sur des docu-
ments libres de droit.
Communiquer le design par l’exposition.
Essai de typologie
Brigitte Auziol
Professeur d’arts appliqués
Doctorante en sciences de l’information et de la communication

Extrait de : Corbier Mireille et Sauron Gilles (dir.), Langages et communication : écrits, images, sons,
éd. électronique, Paris, Éd. du Comité des travaux historiques et scientifiques
(Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques), 2017.

Cet article a été validé par le comité de lecture des Éditions du Comité des travaux
historiques et scientifiques dans la cadre de la publication des actes du 139e Congrès
national des sociétés historiques et scientifiques tenu à Nîmes en 2014.

Cette étude émane directement de mon intérêt pour les expositions de design, qui s’est mani-
festé par de nombreuses visites effectuées ces dernières années. Bien évidemment, cet intérêt
est en rapport étroit avec mon ancien métier de designer1 et plus récemment de mon acti-
vité d’enseignante dans ce domaine. Le design est une activité de conception qui a la par-
ticularité de nécessiter une intense communication entre les différents acteurs afin que le
projet aboutisse. Une de ces formes de communication est justement l’exposition. C’est un
événement qui médiatise, met en scène le design et incidemment peut permettre de déve-
lopper une réflexion analytique. C’est dans cette perspective que nous avons entrepris une
recherche qui devrait se concrétiser prochainement par la soutenance d’une thèse intitulée :
« Exposer le design, formes et intentions »2.
Les premières expositions de design sont des expositions d’arts appliqués qui appa-
raissent au 19e siècle, dans les musées d’arts décoratifs mais aussi les musées d’art et
d’industrie. Les musées de design, dénommés comme tels, n’apparaîtront qu’à la fin du
20e siècle. Le design s’expose aussi dans divers lieux : les musées d’art moderne qui l’ins-
crivent parfois dans leurs collections mais aussi dans toutes sortes de structures : cité du
design, friches industrielles, centres d’art, fondations, musées d’entreprises...
Dans le contexte de cette recherche s’est posé le problème du choix des terrains d’études
et et de leur validation. Comment constituer un corpus d’expositions ? Cela supposait de
se repérer dans la diversité de ces manifestations, d’éviter d’oublier certaines formes… Est
donc apparue la nécessité de faire un classement, de construire une typologie des exposi-
tions de design afin de mieux organiser nos travaux de terrain. À l’origine des expositions,
qu’elles se tiennent dans des institutions muséales ou non, qu’elles soient temporaires ou
non, il y a toujours une logique d’agencement pour organiser le propos et le communiquer
au public. Serge Chaumier nous rappelle qu’ « une mise en ordre du discours dans une
optique scientifique d’organisation des savoirs, mais aussi de communication au public,
au motif éducatif, s’avère présente dès l’origine du musée moderne »3. Le projet taxino-
mique permet de découvrir et comprendre, c’est une démarche analytique classique en

1. J’ai exercé le métier de designer, puis de directrice de création dans différentes agences de design pendant une
dizaine d’années avant de me consacrer à l’enseignement dans cette discipline.
2. Thèse en sciences de l’information et de la communication sous la dir. du Pr. Marie-Sylvie Poli à l’université
d’Avignon et des Pays du Vaucluse.
3. S. Chaumier, Traité d’expologie, p. 20.
Langages et communication : écrits, images, sons 214

sciences4. C’est la démarche que nous souhaitons entreprendre pour étudier plus par-
ticulièrement un champ de l’exposition qui reste peu questionné, celui des expositions de
design. Construire une typologie des expositions de design permettra de rendre compte
du phénomène en couvrant le champ concerné par une approche diversifiée faisant appel
à de nombreux exemples. Une typologie « implique, comme en philosophie, une explicita-
tion raisonnée des principes « essentiels » des êtres et des choses mais aussi des méthodes
expérimentales validant des hypothèses. »5. Elle permet de penser et de classer, les deux
actes étant fortement en interrelation comme l’a souligné malicieusement Georges Perec6.
Au cours de cet article, nous aborderons successivement :
- L’examen de quelques études récentes sur des typologies d’exposition.
- L’exposé de la problématique de conception adoptée ici, les sources et les principes qui
fondent la construction originale de notre propos.
- La présentation de la typologie elle-même, illustrée par des exemples d’expositions
récentes.
Enfin une réflexion plus générale sera menée afin d’envisager l’intérêt et les limites de
cette proposition et d’examiner un certain nombre de perspectives ainsi ouvertes.

Quelques études récentes autour de la question de la typologie


des expositions
Les expositions étant nombreuses et de nature très diverses, l’idée d’un classement sous
forme de catégories ou de types s’est rapidement imposée et il n’est guère d’auteurs s’in-
téressant au phénomène qui n’ait d’une façon ou d’une autre produit des propositions de
classement. Ces travaux seront présentés de façon synthétique grâce à un regroupement
thématique des propositions des différents auteurs.

Classement fondé sur une analyse des fonctions remplies par les expositions à partir
d’une approche de type empirique

Ainsi, dans un numéro d’Azimuts consacré à l’exposition du design, Marguerite Davault,


Aruna Ratnayake et Xavier De St Jean7, distinguent trois approches différentes de l’expo-
sition en faisant référence principalement à la scénographie. Ils distinguent des formes
qui empruntent leur modèle aux espaces commerciaux, de celles qui s’inspirent des outils
scientifiques et de celles qui font référence à des pratiques artistiques. Ce point de vue a
l’avantage de choisir un angle d’approche très large puisqu’il inclut même les pratiques com-
merciales. En abordant l’exposition sans définition a priori, il se donne la possibilité d’inves-
tir des champs que d’autres auteurs ignorent délibérément.

4. Dans la revue Hermès n° 66 « Classer, penser, contrôler », Gérard Régimbeau développe une définition de la
taxinomie dans le sens où nous souhaitons l’utiliser : « La taxonomie ou (taxinomie) concerne l’étude élargie des
lois sur l’ordre des savoirs d’où découle l’analyse compréhensive des règles de la classification. Ainsi la taxonomie
scientifique se caractérise dans son histoire par une aspiration à l’arrangement unique, en quête de l’élaboration
d’outils de référencement universels, visant l’exhaustivité et l’objectivité dans les diverses formes de classements
des savoirs. ». G. Régimbeau « Classer, c’est penser », p. 18.
5. J. C. Combessie, « Typologie » , publication en ligne.
6. En effet, G. Perec nous rappelle les hésitations que l’on rencontre face à ce travail de classement, pour enga-
ger sa réflexion : « Que me demande-t-on, au juste ? Si je pense avant de classer ? Si je classe avant de penser ?
Comment je classe ce que je pense ? Comment je pense ce que je peux classer ? » . G. Perec, Penser/Classer, p. 151.
7. M. Davault, A. Ratnayake, Xavier De Saint-Jean, « Exposition des expositions », p. 28.
215 Communiquer le design par l’exposition

Nathalie Heinrich8 quant à elle adopte une entrée clairement fonctionnelle dans une
perspective d’analyse généraliste comme dans le modèle cité précédemment. Elle recense
quatre fonctions :
- la fonction symbolique, glorification religieuse ou politique, liée à la valeur ostentatoire
des objets
- la fonction commerciale, liée à la valeur marchande
- la fonction documentaire, liée à la valeur informative ou scientifique
- la fonction esthétique, liée à la valeur artistique des œuvres
Cela lui permet de ne pas oublier à côté des fonctions classiques, des fonctions plus « poli-
tiques » comme la valorisation médiatique d’une collection ou d’un artiste. Notons que
ce modèle qui privilégie les fonctions permet de construire des types « idéaux » mais
que chaque exposition est en fait une combinaison originale de plusieurs fonctions. Dans
cette catégorie, il est possible de ranger aussi une classification qui, tout en s’inscrivant
dans une perspective sémiotique, résulte d’une approche empirique et fonctionnelle. Il
s’agit du modèle proposé par Jean Davallon selon trois catégories : les expositions d’ob-
jets, d’idées et de point de vue9. Ce modèle est étudié et modifié par Serge Chaumier qui
propose une variante en quatre catégories : l’exposition d’objet, d’idée, de spectacle et
d’interprétation dont les variables associées sont respectivement la finalité, le référent,
le modèle et le public10.

Classement fondé sur la définition de l’exposition comme un langage

Serge Chaumier, qui reprend la typologie de Jean Davallon, insiste sur cette représentation
de l’exposition comme langage en étendant la notion à « tout ce qui s’expose »11 (commerce,
Facebook,...). Il propose une typologie en fonction de la structure narrative de l’exposition.
Six catégories résultent d’une combinatoire de formes de discours d’exposition. La chose
exposée désignée par le terme d’expôt prend alors la forme du discours lui-même, du style
de discours, de l’occasion du discours, de l’instrument du discours, du support du dis-
cours ou du porteur du discours12. Dans un modèle moins complexe, qui tente une syn-
thèse des nombreux travaux qu’ils ont étudiés, André Desvallées, Martin Shärer et Noémie
Drouguet13 distinguent quatre langages de l’exposition, à partir du mode d’utilisation prin-
cipal des objets : le langage esthétique comme œuvre d’art séparée de son contexte, le lan-
gage didactique qui renvoie à la signification de l’objet et à la transmission d’un savoir,
le langage théâtral qui contribue à la participation émotionnelle, le langage associatif qui
combine et juxtapose les objets pour susciter la réflexion. Cette dernière catégorie, que l’on
trouve parfois chez d’autres auteurs, a retenu notre attention, car elle décrit une situation
où le dispositif effectue un apprentissage sans qu’une intention didactique transparaisse.
Ce modèle a été identifié sur le terrain.

8. N. Heinich, « Exposition » , publication en ligne.


9. J. Davallon précise pour la muséologie de point de vue, qu’objets et savoirs « sont utilisés comme matériaux
pour la construction d’un environnement hypermédiatique dans lequel est proposé au visiteur d’évoluer, lui
offrant un ou plusieurs points de vue sur le sujet traité par l’exposition. On peut parler à leur propos d’une
« muséologie de point de vue ». ». J. Davallon, L’Exposition à l’œuvre : stratégies de communication et médiation
symbolique, p. 250.
10. Ibid. p. 42-43.
11. Ibid. p. 11.
12. Ibid. p. 98-99.
13. A. Desvallées, M. Schärer & N. Drouguet, « Exposition » , p. 154.
Langages et communication : écrits, images, sons 216

Typologies originales

Elisabeth Caillet élabore sa typologie à partir de concepts clés qui sont des organisateurs de
l’exposition14 : elle s’intéresse ainsi au concept déterminé, au concept heuristique, à l’idée de
raison et à l’idée esthétique. Cela lui permet de construire sa typologie et de distinguer des
expositions à visée documentaire, à visée spéculative, à visée politique et à visée artistique.
Ce modèle apparaît centré sur le projet d’exposition, projet qu’elle explicite comme inten-
tion pour construire sa typologie. De manière diamétralement opposée, Susan Pearce adopte
une typologie organisée autour de 4 verbes : croire, apprendre, admirer, comprendre15. Sans
le dire explicitement, elle propose un modèle principalement déterminé par des logiques
de réception à partir des conduites supposées de visiteurs dans quatre situations types qui
sont associées à ce que l’on pourrait nommer des attitudes. Si la démarche est intéressante,
elle présente des limites qui sont liées à la validation des interprétations des conduites en
situation de visite d’exposition. On peut aussi évoquer le travail de Raymond Montpetit
qui distingue les expositions à logique « exogène, ancrées dans un savoir spécialisée » ou
« à logique endogène, fondées sur la communication ». Cette classification différencie les
expositions où les objets sont disposés selon « un ordre préalable qui doit être connu et
reconnu par le visiteur » de celles « où la disposition des choses montrées est générée selon
les besoins identifiés par la mise en exposition elle-même. »16. Enfin, Sarah Cordonnier s’in-
téresse principalement aux expositions d’art contemporain. À ce sujet, elle repère quatre
types d’expositions classées deux par deux17 :
– les expositions monographiques, rétrospectives ou sur projet
– les expositions collectives, historiques (regard sur l’histoire de l’art) ou thématiques.
La notion d’auteur ou artiste apparaît ici privilégiée, ce qui n’a rien d’étonnant puisque
ses centres d’intérêt portent sur l’art contemporain. Selon elle, il existerait un système de
contrainte qui pèserait sur l’organisation des expositions, contraintes d’ordre artistique, poli-
tique et (ou) communicationnelle. Elle ajoute qu’on pourrait établir un axe allant de l’ex-
position destinée au prestige des tutelles (expos d’artistes) à l’exposition destinée au public
(didactique) en passant par des expos spécifiques destinées aux experts et amateurs aver-
tis du monde de l’art (figure 1).
Au cours de cette étude, nous reviendrons sur cette forme de présentation particulière
en essayant d’identifier la variable qui permet de construire cet axe de validation.
Au terme de cette revue des travaux portant sur les typologies d’exposition, nous notons
la grande variété des modèles proposés par les auteurs. On peut émettre l’hypothèse selon
laquelle chaque classement renvoie à une problématique particulière (ce pour quoi il est

14. Elle invite à s’interroger sur non pas sur la nature de l’objet exposé (esthétique, scientifique, historique, ...) mais
plutôt sur le concept de la muséographie qui va influencer le jugement du visiteur. É. Caillet et É. Lehalle, À l’ap-
proche du musée, la médiation culturelle, p. 69.
15. Cette typologie est rapportée par S. Chaumier : ibid. p. 54.
16. R. Montpetit, « Une logique d’exposition populaire : les images de la muséologie analogique », p. 87.
17. S. Cordonnier, Les Sciences humaines dans le centre d’art, p. 149.
217 Communiquer le design par l’exposition

fait). Il ne peut y avoir de classement ayant une pertinence globale indépendamment du


projet qui a présidé à sa construction. Il conviendra d’esquisser une typologie en partant
de l’exposé fondant notre projet.

Conception et principes de construction de la typologie

Comme nous l’avons déjà précisé en introduction, nous avons l’ambition de rendre compte
dans une typologie des différentes variétés d’exposition en les regroupant en catégories dis-
tinctes. Cette perspective de classement est donc un préalable à une étude scientifique du
domaine de l’exposition de design. En même temps, elle constitue une première tentative
de compréhension de ce qu’on appelle une exposition de design.
Le modèle d’analyse utilisé met en avant le concept d’intention entendu comme le projet
implicite et explicite des concepteurs de l’exposition, généralement désignés sous le nom de
commissaires et de scénographes. L’exposition est mue par une intention qui se concrétise
notamment par son dispositif, forme d’arrangement spatio-temporel et ensemble de règles
qui président à son fonctionnement18.
Nous émettons aussi l’hypothèse que les expositions de design construisent des formes
qui empruntent à la fois aux stratégies des musées d’art où l’artiste est particulièrement mis
en valeur et à celles des musées des sciences et des techniques où c’est l’objet qui est d’abord
présenté à travers ses fonctionnalités.
Cette intention de conception comporte donc deux variables principales :
La première (x) concerne plus particulièrement l’attention portée aux créateurs dont les
œuvres sont présentées dans l’exposition. Cette manifestation d’attention sera d’autant plus
forte que le nombre de créateurs concernés par l’exposition sera réduit. Cette intensité ten-
dra à devenir maximale dans le cas d’une approche biographique concernant seulement
un ou deux designers.
La seconde (y) concerne l’intérêt pour les objets qui sont présentés dans l’exposition. Cet
intérêt pourra porter sur des fonctions assurées par ces objets (sans considération particu-
lière pour le travail de création) ou sur des aspects esthétiques (en liaison ou non avec le
travail de conception et leur statut d’œuvre artistique).
Ces variables peuvent être représentées par des axes :
L’espace de variation de x (figure 2) peut être représenté par une droite qui a pour limites
extrêmes :
– à gauche l’absence de toute référence aux auteurs des objets qui sont exposés
– à droite la consécration d’un designer à travers la célébration de son travail

18. Cette problématique, qui est au cœur de notre travail de recherche, est simplement ici mentionnée pour mémoire,
car elle n’est qu’indirectement liée à l’étude portant sur la construction de la typologie.
Langages et communication : écrits, images, sons 218

L’espace de variation de y (figure 3) peut de la même manière être représenté par une droite
avec pour extrémité :
– à gauche une présentation des objets sous leurs aspects fonctionnels ou techniques
– à droite une mise en valeur de ces objets grâce à une authentification (la chaise de tel
grand designer par exemple) ou une forme particulière d’esthétisation.
Nous pouvons composer ces deux variables x et y, c’est à dire les faire varier simulta-
nément, ce qui revient à adopter une représentation graphique classique selon deux axes
orthogonaux ayant la même origine. Nous aboutissons ainsi au schéma suivant :

Ce croisement permet d’identifier deux types extrêmes (A et E) et de proposer trois types


intermédiaires correspondant à différentes valeurs de x et y, (B, C et D).
Nous allons tenter d’expliciter le contenu de ces cinq types (A, B, C, D et E) mais nous
souhaitons avant cela, préciser que ce modèle, qui résulte d’une construction a priori, est
fondé sur le croisement fonctionnel de deux variables.
Il a une double origine :
— d’une part, il se rattache à une tentative de modélisation de type mathématique. Il est
une construction théorique simple, s’inspirant des fonctions algébriques
— d’autre part, il emprunte à la notion d’idéal type, tel que l’a décrite Max Weber19.
Celui-ci a fortement contribué à la mise au point d’une méthode qui visait à montrer la pos-
sibilité d’une science sociale objective s’appuyant sur une construction rationnelle, rompant
délibérément avec l’empirisme.

19. M. Weber, Essais sur la théorie de la science, p. 172 -173.


219 Communiquer le design par l’exposition

Notre démarche est donc très différente des constructions empiriques de typologies qui
s’effectuent généralement à partir d’un recensement des caractéristiques essentielles des
phénomènes étudiés. Elle procède d’une réflexion portant sur l’intention des expositions
qu’elle décrit sous la forme de deux composantes ou variables. Le modèle va exploiter de
manière systématique les combinaisons possibles entre les principaux états de ces deux
variables. Nous obtenons ainsi une sorte de matrice heuristique qui servira de grille de lec-
ture des cinq types d’exposition de design retenus.

Présentation de la typologie et exemples

Il n’est pas très difficile de préciser le contenu des types extrêmes A et E, car le sens des
bornes de chaque variable x et y a précédemment été donné.
Type A : ce type se trouve au point de rencontre entre une absence de référence aux créa-
teurs (x) et une présentation d’objets cantonnés à leur dimension fonctionnelle et technique (y).
On peut reconnaître ici les expositions s’intéressant aux usages et aux fonctionnalités
des objets. Dans le cas où la dimension esthétique disparaît complètement, nous basculons
hors du champ du design et nous nous rapprochons de présentations concernant plutôt les
sciences et les techniques. S’agissant d’expositions de design, on rencontrera surtout des
présentations d’objets répondant à des usages déterminés. Elles seront marquées le plus
souvent par les dimensions scientifiques et innovantes. Nous pouvons les dénommer : expo-
sition de design à coloration scientifique et innovante. Un exemple est fourni par une expo-
sition qui s’est tenue à la fondation EDF Electra à Paris du 26 avril au 1er septembre 2013.
Elle s’intitulait : « En vie, aux frontières du design »20.
Type E : à l’intersection de la consécration du designer auteur (x) et de la présentation
d’objets authentifiés par une signature (y), on peut situer le type E . Dans cette catégorie,
se trouvent des expositions où un designer est présenté à travers sa biographie et ses créa-
tions les plus emblématiques, souvent de manière rétrospective. Il s’agit d’une célébrité.
Ce dernier est parfois invité à participer à la scénographie elle-même. Pour ces raisons,
nous choisissions d’appeler ce type : exposition de type biographique, centré sur l’œuvre
d’un designer. Nous pensons à un exemple récent : l’exposition « Momentané » consacrée
à Ronan et Erwan Bouroullec du 26 avril au 1er septembre 2013 au Musée des Arts déco-
ratifs de Paris21.
Type C : à mi chemin entre le type A et le type E, on trouve le type C qui correspond à
une position moyenne entre les valeurs des 2 variables x et y. Nous situons dans ce type
des expositions qui ne se désintéressent pas des auteurs sans leur consacrer une impor-
tance primordiale et qui présentent des objets originaux tout en ne négligeant pas leur fonc-
tionnalité. Nous pensons pouvoir reconnaître ainsi un type d’exposition assez représenté
dans le monde du design. Il s’agit des manifestations présentant les palmarès, les résultats
de concours de design et mettant en valeur les projets élaborés à cette occasion. Nous pou-
vons nommer ce type : exposition de design présentant les résultats d’un concours. Un bon

20. Cette exposition rendait compte de la présence de la nature dans les créations de designers et d’architectes,
que ce soit comme source d’inspiration ou plus particulièrement dans le rapport aux biotechnologies. Il s’agissait
majoritairement de créations prospectives qui venaient illustrer une réflexion écologique et éthique sur ce que l’on
nomme le « co-design » avec la nature.
21. L’exposition présentait toutes les facettes du travail des deux designers : les cloisons modulaires, l’univers du
bureau et l’environnement domestique en mettant en scène divers objets de leur production mais aussi des élé-
ments de leur processus de réflexion comme des dessins, des photos, des maquettes ou encore des vidéos. De telles
manifestations contribuent au vedettariat des créateurs.
Langages et communication : écrits, images, sons 220

exemple réside dans cette petite exposition intitulée « Design sur un plateau », organisée à
Paris du 6 octobre 2011 au 14 janvier 2012 par une institution d’entreprise, la Milk Factory22.
Les deux derniers types qu’il nous reste à définir vont nécessairement venir se placer :
– pour le type B entre le type A et le type C
– pour le type D entre le type C et le type E
Type B : ce type présente un état des variables x et y proche des valeurs de ces 2 variables
dans le type A. Cela signifie qu’une importance majeure est donnée à la fonctionnalité ou à
la technicité des objets mais aussi que ceux-ci sont identifiés du point de vue de leur créa-
teur quand il est connu, sans que cela soit particulièrement souligné. Le plus souvent, c’est
le cas des expositions ayant principalement un caractère thématique. En effet, le choix de
thématiser l’exposition va induire d’accorder une moins grande importance aux auteurs et
de donner une plus grande valeur à l’aspect fonctionnel et technique.
On trouve à l’intérieur de ce type des expositions centrées sur des propositions théma-
tiques originales. Nous proposons de designer ce type par le nom d’exposition de design à
caractère thématique principal. Ce type est particulièrement bien représenté parmi la diver-
sité des expositions de design. Nous songeons par exemple à celle organisée par l’associa-
tion Arcade à Sainte Colombe en Auxois du 16 juillet au 14 octobre 2011 : « Design pour
grands crus »23.
Type D : ce type correspond à un état des variables x et y qui est proche de l’état de ces
même variables dans le type E. Il en résulte que l’exposition fera une place de choix aux
designers en tant qu’auteurs. Ils pourront être plusieurs mais seront bien identifiés. Cette
présentation pourra aussi adopter une démarche offrant la possibilité de comparaisons. Il
s’agit donc d’expositions centrées sur des designers de manière comparative ou thématique.
C’est souvent le cas dans les approches historiques du design par l’exposition. La perspec-
tive historique se prête en effet à des comparaisons à travers les époques. Elle permet une
présentation des écoles de design en privilégiant les designers les plus emblématiques.
Nous choisissons donc de lui attribuer le nom d’exposition d’histoire du design, géné-
rale ou sectorielle. Un exemple récent nous est fourni par une manifestation qui s’est tenu à
la Cité du design de Saint Etienne du 11 juillet 2013 au 16 mars 2014 : « Histoire des formes
de demain »24.

La typologie présentée ici permet de distinguer et de classer les nombreuses expositions de


design inventoriées pour nos travaux de recherche.
Elle nous a permis de répartir les chantiers de notre terrain d’étude afin de pouvoir intro-
duire de la diversité dans nos enquêtes. De ce point de vue, elle démontre une certaine per-
tinence. Elle satisfait aussi un critère de cohérence, car ses principes de construction sont
en accord avec notre approche de l’exposition comme projet intentionnel.
Ce classement permet-il de traiter de manière exhaustive toutes les expositions qui ont
d’une manière ou d’une autre le design comme objet ?

22. La Milk Factory présentait les créations de plusieurs designers répondant concurremment à un cahier des
charges fourni par le commissaire de l’exposition pour revisiter le plateau de fromage utilisé dans un cadre domes-
tique. On pouvait apprécier la créativité des réponses présentées dans un dispositif se prêtant à une comparaison.
23. Cette exposition avait pour thématique le vin et présentait des créations en relation avec ce thème : objets en
verre, graphisme sur support papier...
24. Cette exposition retraçait une histoire du design en présentant des créations emblématiques à partir de la révo-
lution industrielle jusqu’aux années 2000. On pouvait ainsi comprendre l’imbrication des écoles de design à tra-
vers le temps, les continents et les grands changements qui affectent cette discipline.
221 Communiquer le design par l’exposition

Nous n’en sommes pas certains mais nous pouvons préciser qu’aucune des expositions
de design qui ont été organisées ces dernières années n’a présenté des caractéristiques qui
l’empêchent de trouver une place à l’intérieur de l’un de ces cinq types.
Une typologie bien construite doit encore satisfaire un critère. Un élément ne peut appar-
tenir à la fois à deux types différents. Il n’est pas sûr que ce critère puisse être facilement
respecté dans la proposition de classement que nous faisons. L’appartenance à une catégo-
rie exprime plutôt une caractéristique dominante qu’une relation qui interdirait d’autres
possibilités.
Une suite à ce travail pourra porter sur l’application de cette typologie à un corpus plus
important d’expositions de design. Cette démarche plus quantitative pourrait permettre de
fournir une nouvelle validation du modèle qui a fait l’objet de cette étude.

Résumé
Cette étude porte sur les expositions de design et se donne pour objectif de construire une
typologie afin de produire des repères pour une recherche ultérieure.
Dans un premier temps, nous étudions les travaux récents sur ce sujet. Nous constatons que
chaque typologie est corrélée à un projet de recherche particulier.
Notre projet repose sur la notion d’intention (d’exposer le design) qui se décompose en deux
variables, l’attention portée aux créateurs et l’intérêt pour les objets.
En combinant logiquement ces variables, nous obtenons les cinq types suivants rappelant les
idéaux types wébériens :
– les expositions de design à coloration scientifique et innovante
– les expositions de design à caractère thématique principal
– les expositions de design présentant les résultats d’un concours
– les expositions d’histoire du design, générale ou sectorielle
– les expositions de type biographique, centré sur l’œuvre d’un designer
Un exemple est fourni pour chaque type et la pertinence du modèle est discutée.

Bibliographie

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Sosno, l’art à trous, lecture pleine
Jean-Baptiste Pisano
Maître de conférences, directeur d’Etudes DU. Histoire de l’Art et Archéologie, LAPCOS,
Université de Nice-Sophia Antipolis

Extrait de : Corbier Mireille et Sauron Gilles (dir.), Langages et communication : écrits, images, sons,
éd. électronique, Paris, Éd. du Comité des travaux historiques et scientifiques
(Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques), 2017.

Cet article a été validé par le comité de lecture des Éditions du Comité des travaux
historiques et scientifiques dans la cadre de la publication des actes du 139e Congrès
national des sociétés historiques et scientifiques tenu à Nîmes en 2014.

Des p’tits trous des p’tits trous toujours des p’tits trous
Y a d’quoi d’venir dingue
De quoi prendre un flingue
S’faire un trou un p’tit trou un dernier p’tit trou
Un p’tit trou un p’tit trou un dernier p’tit trou
Et on m’mettra dans un grand trou et j’n’entendrai plus parler d’trous.
Serge Gainsbourg, Le Poinçonneur des Lilas

Sosno, l’art à trous, lecture pleine


L’œuvre de Sosno s’inscrit à l’articulation de problématiques propres à l’art contemporain,
avec l’appréhension des modalités de sa présence physique, aussi importante que ses qua-
lités intrinsèques (figure 1)1, tout autant qu’à la réflexion philosophique autour de la dis-
continuité, l’apparition et la disparition… le statut de la représentation, qui s’apprécie au
travers de l’énigme du visible et de l’indicible2.
Ainsi il semble aller de soi que ce puisse être Emmanuel Levinas3 qui s’attache à défi-
nir l’oblitération comme un « art qui dénonce les facilités ou l’insouciance légère du beau et rap-
pelle les usures de l’être, les “reprises” dont il est couvert et les ratures, visibles ou cachées, dans son
obstination à être, à paraître et à se montrer. L’oblitération interrompt le silence de l’image. Oui, il
y a un appel, du mot, à la socialité, l’être pour l’autre. Dans ce sens-là, évidemment, l’oblitération
nous mène à autrui ».
« Silence de l’image », « appel, du mot »…, au-delà de ce que Pascal Quignard appré-
hende sous la forme d’une relation dialectique4, le philosophe en souligne une dimension
particulière. Que l’on retienne le caractère évident d’une création où sans cesse s’exprime
une réalité réinventée5 ne doit pas nous faire ignorer la dimension paradoxale que l’art de

1. Un exemple parmi de nombreuses œuvres qui s’inscrivent dans cette problématique Sosno, Haut et bas se tournent
vers l’autre, 1986, Gravier et structure de bimoteur, 340 x 400, Galerie de la Salle, Saint-Paul de Vence.
2. Sa sculpture Il reste un moment désemparé, 1991, qui comme tant d’autres inscrit l’art dans l’espace urbain, en offre
une illustration.
3. E. Levinas, De l’Oblitération, conversation avec Françoise Armengaud à propos de l’art de Sacha Sosno, Paris, Éditions
de La Différence, 1990.
4. « L’invention de l’écriture est la mise au silence du langage » dans P. Quignard, Vie secrète, Folio, Paris, Gallimard, 1999.
5. C’est sous cet angle que j’avais envisagé de présenter l’œuvre de Sacha Sosno dans, « L’œuvre au clair de Sacha
Sosno », L’Art contemporain et la Côte d’Azur - Un territoire pour l’expérimentation, 1951-2011, Colloque International,
université de Nice-Sophia Antipolis et Villa Arson, 29-30 octobre 2011.
Langages et communication : écrits, images, sons 224

Fig. 1. – Sacha Sosno, Haut et bas se tournent vers l’autre, 1986, Gravier et
structure de bimoteur, 340 x 400, Galerie de la Salle, Saint-Paul de Vence.

Fig. 2. – Sacha Sosno, Le malléable l’emporte sur le dur, 1990, sculpture,


collection particulière.

Sosno fonde entre « vide » et rapport à l’autre6, qui, sans être une condition nécessaire du
langage, constitue néanmoins une des modalités de l’expression.
Jouant des limites, de leurs perceptions comme un au-delà du discours, le langage visuel7
de Sosno use,
– soit du procédé de l’expansion, tel un texte initial qui acquiert sa plénitude
(En ce sens, les photographies qu’il amplifie par des surcharges de peinture… consti-
tuent une mise en page simple dont Portrait de M et Mme G.8, permet en 1975 d’apprécier la
signification complexe).
– soit de l’élision qui revient sur l’initiale plénitude, et qui est aussi bien l’objet de sa pra-
tique de photographe qu’elle le sera par la suite, de celle de sculpteur (figure 2)9.

6. La poésie de Marceline Desbordes-Valmore situe métaphoriquement la démarche de la création de Sosno :


« J’inventais par le monde un chemin jusqu’à toi ». Dans M. Desbordes-Valmore, Avant toi, Pauvres fleurs, 1839.
7. Jean Louis Schefer relève que « L’image n’a pas de structure a priori ; elle a des structures textuelles... dont elle
est le système » dans, « La peinture est-elle un langage ? » dans Roland Barthes, L’Obvie et l’obtus, Paris, Seuil, coll.
« Point », 1992, p. 140.
8. Sacha Sosno, Portrait de M et Mme G., 1975, photographie et acrylique, collection particulière.
9. Sacha Sosno, Le malléable l’emporte sur le dur, 1990, sculpture, collection particulière.
225 Sosno, l’art à trous, lecture pleine

Fig. 3. – Sacha Sosno, Sa Tête carrée de 26 Nice.

La singularité de l’œuvre de Sacha Sosno me semble ainsi essentielle. Dans la mesure en


particulier où il défie la normalisation du langage par laquelle l’image est censée s’adresser
à son récepteur. Son Autoportrait10, par exemple, permet d’appréhender dans quelle mesure
son attitude tout comme ses pratiques ont contribué à faire évoluer la notion même d’art,
ou tout du moins à permettre de poser autrement la question de la figuration11. Si l’on s’en
tient à la pratique de l’autoportrait, on voit combien est saisissante la différence entre son
travail et celui, pour ne citer qu’un parmi ses glorieux aînés, de Norman Rockwell12.
L’apparence de l’absence13, au travers d’un tel effacement14, est là à même de susciter
autrement sa représentation15. En son temps Andy Warhol l’avait expérimenté à sa manière,
confrontant l’effacement et la multiplication à l’infini16, pour priver ses images de toutes
significations. Elle se caractérise par sa capacité à être une œuvre en forme de variations,
dont les supports qui vont de la photographie, à la sculpture jusqu’à l’architecture, en font
un moyen d’intégration spatial de l’art dans la cité (figure 3)17. Elle offre ainsi, dans le cadre
défini du langage visuel que requiert notre problématique, matière à illustration de la diver-
sité de la création dans un temps où la figure de l’artiste et les fonctions de l’art ont subi une
profonde mutation. Enfin, elle développe surtout une véritable « sémiologie artistique » qui

10. Sacha Sosno, Oblitération, Autoportrait, Diptyque, 1991, diptyque en sérigraphie, 120 x 240, collection particulière.
11. Philosophie et sémiotique font de la distance la toute première condition de la présence du portrait, dans
M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1976.
12. Norman Rockwell, Triple autoportrait, 1960, huile sur toile, 113, 5 x 87,5, Stockbridge, MA, The Norman Rockwell
Museum.
13. C’est là en général un des enjeux majeurs de la représentation, tel que le pose entre autres Louis Marin pour qui :
« Le premier effet de la représentation en général : faire comme si l’autre, l’absent, était ici maintenant le même,
non pas présence, mais effet de présence », dans L. Marin, Le Portrait du roi, Paris, Éditions de Minuit, 1981, p. 9.
14. On est là à rebours de l’appréhension banale de l’autoportrait tel que Philippe Lejeune l’appréhende dans
« Regarder un autoportrait », Moi aussi, Seuil, 1986, p. 73-86.
15. Du point de vue historique Enrico Castelnuovo s’était attaché au passage, au moment de la Renaissance, du
portrait « typique » au portrait « historique », dans E. Castelnuovo, Portrait et société dans la peinture italienne, Paris,
Collection Imago Mundi, Gérard Montfort, 1993.
16. Un exemple parmi de nombreux, Diptyque de Marilyn, 1962, acrylique sur toile, sérigraphie, 205,4 x 144,8, Tate
Gallery.
17. Sa Tête carrée de 26 mètres de haut, à Nice, constitue l’exemple achevée.
Langages et communication : écrits, images, sons 226

Fig. 4. – Sacha Sosno, Oblitération 1972 n° 25, enfant biaffrais drapé dans
une étoffe à fleurs, 1972, acrylique sur report photographique sur toile
émulsionnée, 98, 2 x 75,3.

Fig. 5. – Sacha Sosno, Oblitération noire, les voiles, 1972,


acrylique sur toile, 60 x 92.

se fonde sur la distribution spatiale du vide et du plein, du visible et de l’oblitéré, contri-


buant par là à faire évoluer la notion même d’art.
Discontinuité, apparition, disparition, ratures et surcharges… permettent à une réalité
autre de se manifester. Elle s’exprime selon un langage iconographique qui, s’il peut être
proche du langage textuel, s’en différencie néanmoins de façon assez sensible. Car le lan-
gage de l’image s’appréhende de façon globale et immédiate d’une part, et surtout d’autre
part contribue à mêler langage parataxique18 et langage narratif.

18. De mon point de vue, l’art de l’oblitération de Sosno développe particulièrement cet aspect du langage, dans le
sens où il introduit au sein même de l’œuvre une citation, du reste elle-même en perpétuelle recomposition. Une
réflexion sur la théorie parataxique comme théorie citationnelle dans M. Seymour, Pensée, langage et communauté :
une perspective anti-individualiste, Paris, Vrin, 2000, p. 91-92.
227 Sosno, l’art à trous, lecture pleine

Dès le moment où il va faire se correspondre le gestuel de la rature et le visuel du caché,


Sosno modifie la perception que l’on a de l’objet, de la chose, et partant de la représenta-
tion même (figure 4)19.
Travail abordé dés 1968, à partir de photos recouvertes par des rectangles, rouges20 ou
noirs (figure 5) 21, peints à la bombe. Il y a là matière à rechercher un sens enseveli à travers
des réseaux de significations, qui ne peut s’appréhender que par la saisie d’un hors-champ,
condition de la lisibilité.
Ce recouvrement, comme celui qu’il exécute d’une photo de son atelier parisien de la
rue des Thermopyles dans le xive22, appréhendé par Maurice Fréchuret et Ariane Coulondre
comme fondamental parmi les gestes du peintre23, a été d’emblée envisagé par Sosno dans
une articulation intime avec l’Histoire du monde.
Ce que lui-même revendique dans le numéro d’avril-mai 1974 de la revue L’Humidité :
« Puisque “je peins sur fond de monde” je relie l’Histoire à l’histoire de la peinture, une sorte
de connexion entre l’information quotidienne et l’esthétique contemporaine ».
Une revendication d’autant plus fondée que, créant, à l’origine à partir de la photogra-
phie, il se sert là sans aucun doute, du média qui offre le mieux matière à expression de cette
relation particulière entre l’Histoire et Art24. Cela a été depuis, magistralement exprimé au
travers du travail d’Harun Farocki25.
Mais quand, pour Robert Capa, « Les photos sont là, et il ne reste plus qu’à les prendre »,
Sosno à l’inverse fait sienne la maxime de Leonard Freed selon laquelle « La photo n’est
pas une fin en soi ».
Le geste inaugural de l’oblitération que Sacha Sosno va s’évertuer par la suite à systé-
matiser, l’inscrit également dans l’actualité la plus récente de la création artistique. Puisque
ce geste se retrouve encore lors des Rencontres photographiques d’Arles en 2011, dans le
travail de Pavel M. Smejkal26, qui reprend un cliché photographique de Capa27 pour jouer,
comme l’aurait fait Sosno, avec la limite invisible d’une présence muette28. Il y a, chez l’un
comme chez l’autre, dans cette façon de découper le monde sensible pour en redistribuer
les éléments, une interrogation sur le pouvoir de représentation des images.
En ce sens, la création de Sosno répond pleinement à la définition du critique d’art amé-
ricain Robert Pincus-Witten parlant d’un « art conceptuel à motivation sociale ».
Néanmoins par l’acte créatif, la dissimulation ne se résume pas à une simple censure.
Chacun a appris de Milan Kundera comment, par la rature, qui peut prendre la forme
d’une photo simplement retouchée, on en vient à faire disparaître un des protagonistes de

19. Sacha Sosno, Oblitération 1972 n° 25, enfant biaffrais drapé dans une étoffe à fleurs, 1972, Acrylique sur report pho-
tographique sur toile émulsionnée, 98, 2 x 75,3.
20. Sacha Sosno, Grande oblitération rouge , 1973, Acrylique sur toile, 71 x 103.
21. Sacha Sosno, Oblitération noire, les voiles, 1972, Acrylique sur toile, 60 x 92.
22. Sacha Sosno, Oblitération jaune, 1974, Acrylique sur toile, 53, 5 x 80.
23. « Recouvrir. Parmi les gestes du peintre, il en est un qui, parce que son évidence est telle, finirait par ne plus
être perçu comme fondamental. C’est celui qui consiste à recouvrir une surface de peinture ou de matière. (…)
Seules les modalités de recouvrement permettent, dans leur variation, de préciser les intentions de l’artiste. », dans
Collectif, L’Art contemporain et la Côte d’Azur, un territoire pour l’expérimentation, 1951-2011, « La peinture autrement »,
Les Presses du Réel, Saint-Just-la-Pendue, 2011, p. 110.
24. Jacques Rancière pose la question de savoir comment fait l’Art pour rendre compte des événements qui ont
traversé une époque, dans, J. Rancière, Figures de l’Histoire, Paris, PUF, 2012.
25. On pense là notamment à Images du monde et inscription de la guerre, 1988, 16 mm, couleur et N&B, ou encore à
En sursis, 2007, N&B.
26. P. M. Smejkal, 1936 Espagne, 2011, N&B.
27. Le célébrissime Guerre d’Espagne - Camp républicain, 5 septembre 1936, photographie N&B.
28. Pour Marcel Paquet, chez Sosno « La vision repose sur une oblitération de l’invisible que l’oblitération de Sosno
désoblitère » dans M. Paquet, « La transparence dans l’œuvre de Sosno (Essai sur l’oblitération de l’homme) »,
Plein air, sculptures monumentales de Sosno, Nice, Z’éditions, 1998, p. 4.
Langages et communication : écrits, images, sons 228

la scène primitive29. Mais si le Le Livre du rire et de l’oubli met en scène la façon dont se créent
les conditions de l’oubli, la censure et la péremption sosnonienne travaillent à rebours à
l’éveil de l’esprit et à la curiosité.
En les adoptant, l’artiste les fait devenir signe d’un autre langage, qui sert à appréhen-
der quelque chose au-delà de ce qui est communément admis30.
L’art de Sosno ne peut donc se réduire à ce qui, comme chez Rodtchenko dans les années 30,
se dérobe. En effet, le célèbre ouvrage de l’artiste russe du groupe octobre, Dix ans d’Ouz-
békistan31, porte avant tout les traces des purges staliniennes. À la suite de leur arrestation,
ou « disparition », les personnes ne pouvaient plus apparaître dans ses écrits, ni leurs por-
traits être conservés, sous peine d’encourir alors lui-même le risque d’une arrestation. Par
l’encre et le pinceau, Rodtchenko imagine à ce moment là une réflexion graphique sur le
destin réel des victimes32. L’oblitération relaie en quelque sorte l’effacement de la mémoire
visuelle en utilisant aussi bien une extinction éthérée à la Rothko, le simple recouvrement
par l’encre, ou encore le masque, par l’ajout d’une forme superposée.
À l’inverse il est un domaine où Sosno et Rodtchenko font correspondre leur démarche.
En effet, ce dernier à l’époque où il travaillait à la réalisation des couvertures de la revue
d’avant-garde LEF, Front de gauche de l’Art33, emploie déjà l’oblitération. Notamment par
le procédé du collage en photomontage, comme lorsqu’il rend hommage à Ossip Brik34, l’un
des deux fondateurs, avec Vladimir Maïakovski, de la revue.
Dans les années Trente, appliquant à la photographie l’idéologie du constructivisme
Rodtchenko élabore alors des outils nécessaires à son expression. Il privilégie dans son tra-
vail photographique35 ce qui joue sur l’oblique et flirte avec l’abstraction. L’ombre servant à
l’élision du regard36. Ce dont ne manque pas de se souvenir l’esthétisme de l’affiche cinéma-
tographique contemporaine. Le regard, l’ombre et l’oblitération, se retrouvent ainsi dans la
« mise en page » des affiches de deux films récents : Neuf semaines et demi d’Adrian Lyne37
et Swimming pool de François Ozon38, recyclant l’esthétique photographique employée dans
les années trente par le photographe russe. Pour Neuf semaines et demi en particulier on per-
çoit combien l’ombre est employée comme oblitération.
Aussi on ne peut considérer l’élision comme simple refus de voir. Elle est tout particu-
lièrement dans l’œuvre de Sosno une véritable adresse à l’autre.
Françoise Armengaud39 (figure 6) souligne ainsi à juste titre que « L’oblitéré n’est pas le
fragmentaire »40, parce que le spectateur entame dans chaque œuvre une réactivation de la
mémoire des lieux, des êtres et des choses, et un dialogue entre la plénitude initiale de l’in-
tact et l’allusif de « l’autrement ». En découpant, Sosno retranche moins qu’il ne dévoile.

29. M. Kundera, Le Livre du rire et de l’oubli, Paris, Folio Gallimard, 1989 p. 14.
30. Sacha Sosno, Regard, 1999, marbre, collection particulière.
31. S. O Khan-Magomedov, Alexandre Rodtchenko : L’œuvre complet, Paris, Philippe Sers, 1986.
32. D. King, Le Commissaire disparaît. La falsification des photographies et des œuvres d’art dans la Russie de Staline, Paris,
Calmann-Levy, 2005, p. 133.
33. Pour Levyï Front Iskousstv, littéralement Front de gauche de l’art est une revue qui autour de Vladimir Maïakovski
incarne l’art révolutionnaire. Elle publie des articles des cinéastes tels Dziga Vertov, Eisenstein….
34. A. Rodtchenko, Portrait du critique Ossip Brik, 1921, photographie N&B.
35. A. Rodtchenko, Alexandre Rodtchenko, collection Photo poche, Paris, Centre National Photographie, 1999.
36. A. Rodtchenko, Jeune fille au Leïca, 1934, Photographie N&B.
37. A. Lyne, Neuf semaines et demi, 1986, Metro-Goldwyn-Mayer.
38. F. Ozon, Swimming pool, 2003, Olivier Delbosc et Marc Missonnier.
39. F. Armengaud, L’Art d’oblitération, Essais et entretiens sur l’œuvre de Sacha Sosno, Collections Esthétiques, Paris,
Kimé, 2000.
40. Une belle illustration est donnée par l’œuvre de Sosno, Coupé Grand-Air, 1979, oblitération d’une Renault R4,
collection particulière.
229 Sosno, l’art à trous, lecture pleine

Fig. 6. – Sosno, Coupé Grand-Air, 1979, Oblitération d’une Renault R4,


collection particulière.

Fig. 7. – Sacha Sosno, Un saut vers le matin serein…, sculpture, acier,


découpe de 8 m x 16 m, 2006, Pékin.

Sa sculpture, à partir d’un procédé de « fenêtre sur le monde »41, doit plus à la poésie de
Magritte42 du rapport à l’espace, qu’à celle de Modigliani43 dans son rapport au temps.
Ainsi ce qui est découpé, ouvre la porte comme chez l’artiste belge surréaliste à la poésie,
à l’inconscient44, même si la peinture rend la solution sans doute moins pertinente. D’autant

41. Sacha Sosno le manifeste de façon on ne peut plus explicite dans son œuvre, Encadrer c’est, déjà, oblitérer, 2003,
Bronze, collection particulière.
42. R. Magritte, La Clé des champs, 1936, huile sur toile, 80 x 60 cm, Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid, ou du
même Éloge de la dialectique, 1937, huile sur toile, 38 x 32 cm, musée d’Ixelle, Bruxelles.
43. On pense ici à la grâce et l’élégance du portrait de Lunia Czechowska, 1919, Huile sur toile, dont l’étirement
démesuré du cou semble directement emprunter au « modèle » laissé par le Buste de la reine Néfertiti, de l’Atelier
de Thoutmosis, vers 1350 av-J. C.
44. J’avais tenté de démontrer par ailleurs comment, en jouant des limites du langage verbal et pictural, le peintre
de La Trahison des images pouvait offrir au regard du spectateur une richesse polysémique insoupçonnée, dans
J. B. Pisano, « L’innommable peinture de Monsieur Magritte », Discours rapporté, citation et pratiques sémiotiques,
Nice, 2009, revel.unice.fr/symposia/cidit/index.html?id=360.
Langages et communication : écrits, images, sons 230

que la dimension nouvelle qui se dévoile à travers sa sculpture (figure 7)45 n’est pas, comme
dans la peinture, figée46.
La peinture, comme la photographie, n’offre du point de vue de l’oblitération que
2 possibilités
– le recouvrement, au sens d’une rature qui donne à voir ce qu’elle ne cache pas,
– ou bien encore l’arrachement.
Les créations photographiques de Christian Vogt offrent un bel exemple de ce procédé
du recouvrement. Elles nous permettent de comprendre comment il s’inspire de ce que
Magritte traite au travers de la peinture, pour créer des empreintes, des traces que le corps
laisse sur le papier photosensible47.
Dans sa série de huit photographies de In Camera ; Nu féminin une femme est saisie nue,
au moment où elle crève une paroi de papier noir obturant un passage. Par son action de
passer au travers, une fois que, venue d’ailleurs, elle est passée de l’autre côté, les éléments
de la paroi de papier déchirés, ce qui auraient été chez Magritte des morceaux de la toile
originelle, sont ici des lambeaux de papier adhérant encore à son corps. Mais lambeaux, qui
comme chez le peintre belge, portent aussi l’image du corps, ainsi dédoublé finissant par se
faire superposer jusqu’à se confondre support et empreinte.
Une illustration de l’arrachement nous est offerte par un fait-divers récent. Alors qu’il
avait décoré la cathédrale de Montauban de réinterprétations de dessins d’Ingres48, Ernest
Pignon-Ernest a vu son dessin vandalisé par des intégristes catholiques49. Par ce geste, il y
a là un évidement du visible qui correspond à la mise en œuvre d’une mystique du regard,
et qui revendique de voir qu’il n’y a rien à voir50.
Ce procédé est fréquemment employé par la photographie encore51, en particulier quand
elle s’essaie à la mise en scène du cyborg52.
Chez Sono, dans ce creux, qui n’est pas vide, les citations des choses ne dépendent pas
que de l’artiste, mais de la position du spectateur53.
Celui-ci crée à partir du sujet évidé des réalités, mouvantes, nouvelles, jouant chaque
fois du décalage entre l’objet et sa représentation. Le spectateur participe ainsi à la
création de sa propre œuvre d’art qui, à chaque pas, devient une composition aléatoire
(figure 8)54. Et détermine un vide qui se fait plein, sinon de matière, tout au moins de
représentations.

45. Sacha Sosno, Un saut vers le matin serein…, sculpture, acier, découpe de 8 m x 16 m, 2006, Pékin.
46. La comparaison avec l’œuvre précédemment mentionnée de Sosno est particulièrement éclairante. R. Magritte,
L’Heureux donateur, 1966, Huile sur toile, 55 x 45, musée d’Ixelle, Bruxelles. Le mystérieux paysage vespéral inscrit
dans la silhouette humaine découpée, est irrémédiablement figé.
47. Christian Vogt, « Nudo femminile », Serie in camera ; nu féminin, 1975-1980, photographie N&B.
48. Il s’inspire d’une étude d’anges réalisée pour le célèbre Vœu de Louis XIII, 1824.
49. T. Savatier, « Censure intégriste à Montauban », Le Monde, 30 juillet 2009.
50. L’expression est empruntée à Dominique Clévenot qui parle de l’érasement méticuleusement exécuté des visages
du Boudha de Bamiyan. Dans, D. Clévenot, « Repentirs iconoclastes dans la peinture du monde musulman », dans
Ratures et repentirs, textes réunis par B. Rougé, Presses universitaires de Pau et des Pays de l’Adour, 2000, p. 70.
51. À cet effet, l’exemple du travail de Mario Testino donne matière à une couverture composée sur le principe de
l’évidement du visible, dans M. Testino, Kate Moss by M. Testino, Taschen, 2014.
52. En 2004, fx.worth1000.com, site de fans de photos retouchées, représente une Kate Moss organisme et machine.
L’analyse de ce phénomène dans la conclusion de l’ouvrage de Christian Salmon, Kate Moss machine, Paris, La
Découverte, 2010.
53. Sacha Sosno, Ce qui est creux devient plein, 1987, tôle d’acier découpé, 200 x 88, collection particulière.
54. L’exemple de sa sculpture, Si je me trouve ici tout est ici, 1987, tôle découpée, qui représente une colonne évi-
dée, dont des photographies nous montre l’installation en regard d’un péristyle laissant percevoir une colonne de
marbre, illustre le thème d’une vision de l’au-delà des choses.
231 Sosno, l’art à trous, lecture pleine

Fig. 8. – Sacha Sosno, Si je me trouve ici tout est ici, 1987, tôle découpée.

Fig. 9. – Sacha Sosno, Oblitérateur universel II, 1972-2003, fonte


d’aluminium, 100 x 200, collection particulière.

Le regard déjoue les hors-champs. La déambulation organise le surgissement des formes55


comme elle révèle l’espace qui se remplit ou s’évide à la façon dont un négatif photogra-
phique laisse surgir peu à peu l’instantané fugace du visible. Et paradoxalement l’Oblitéra-
teur universel56 (figure 9) nous ramène à la tradition de l’œil placé en regard d’un paysage.
Cela détermine une véritable plongée dans l’univers sensible de la nature que l’appré-
hension du vide rend évanescent. Émane ainsi du paysage réel une dimension véritable-
ment onirique, que situe l’articulation des positions respectives, de l’oblitérateur, de l’espace
et du regardant57. D’une triangulation en quelque sorte entre ces trois points de vue.

55. Toute une réflexion sur la question du sens dans, M. Bouyssy, « Que veut une forme ? Le néogothique sans
rivage », Sociétés et représentations, vol. 20, n° 2, 2005.
56. Sacha Sosno, Oblitérateur universel II, 1972-2003, Fonte d’aluminium, 100 x 200, collection particulière.
57. Pour Françoise Armengaud, « «l’objet» en question n’en est pas véritablement un : nous désignons ainsi ce qui
à chaque fois joue le rôle de l’objet, quelque chose de mobile parce que relatif aux positions respectives de l’ins-
trument du regardant et de l’environnement. Invitation lancée au spectateur à produire lui-même ses oblitéra-
tions. (…) les Oblitérateurs universels fonctionnent à la fois et comme sculptures (notons ici au passage que toutes
les sculptures oblitérées par le vide fonctionnent aussi comme des Oblitérateurs universels) et comme moyens de
transformer tout perçu en oblitéré. » dans, L’Art d’oblitération, op. cit. p. 94-95.
Langages et communication : écrits, images, sons 232

Dans ses sculptures également l’imitation s’affronte à l’imagination non pour l’exclure ou
la dissoudre mais pour la confondre, en la reformulant58. C’est ainsi un langage qui joue des
relations du plan de l’expression (signifiant) et du plan du contenu (signifié), et dont Barthes
relève les sens multiples produits, sens dénotatif, qui est référentiel, et un sens connotatif
qui n’épuise pas le précédent.59
L’expérience première de la construction de l’Elysée Palace60 en 1988-1989 lui offre la
possibilité d’une combinaison de la sculpture et de l’architecture. Plus que d’une intégra-
tion dans la disposition d’un plan mural, il s’agit là d’une véritable préséance de la sculp-
ture sur l’architecture.
On y voit une citation de Vénus61, qui appartient à un art de la démesure propre à la
sculpture contemporaine, destinée à l’espace public, et participant au ré-enchantement du
monde urbain. Une œuvre parfaitement adaptée aux contraintes propres au projet hôtelier.
En effet, ne disposant pas d’un terrain qui puisse permettre le développement d’une façade
visible depuis le front de mer62, le long de la Promenade des Anglais, les propriétaires choi-
sissent de faire appel à une création artistique susceptible de donner au bâtiment cette visi-
bilité qui lui fait défaut à l’origine. En ce sens la sculpture produit une inscription porteuse
de sens63 tout autant qu’un élément du décor. Elle illustre magistralement la pensée de Paul
Klee, selon laquelle « L’art ne reproduit pas le visible. Il le rend visible. » 64.
C’est là le prolégomène à une démarche qui le conduira à une véritable architecture-
sculpture, fruit de sa collaboration avec l’architecte Yves Bayard. Ce dernier en explicite sa
démarche lors de l’exposition consacrée à Sosno par le MAMAC : « C’est en regardant pour
la première fois en 1983 une tête oblitérée de Sacha Sosno comme une maquette que j’ai ima-
giné le concept de sculpture habitée. À partir de cette époque j’ai développé avec l’architecte
Henri Vidal ce concept, avec en point d’orgue, la présentation au public en 1985, à la FIAC,
dans le stand de la Galerie Issert, d’une déclinaison des sculptures de l’artiste Sacha Sosno,
sous la forme de plusieurs projets de bâtiments ou de sculptures géantes… »65.
L’éléphant de Gavroche66 fournit en quelque sorte un premier modèle67, à ces sculptures
habitées. Et l’urbanisme parisien aura su en conserver, au moins jusqu’à nos jours, place de
la Bastille, son piédestal circulaire de marbre blanc.
Par le biais de la sculpture habitée Sosno se place déjà, bien au-delà de l’expérience esthé-
tique et physique d’Anish Kapoor68 qui, créant sa sculpture monumentale Léviathan, en

58. Sacha Sosno, Apollon oblitéré, 2000, sculpture en aluminium, collection particulière.
59. R. Barthes, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, p. 62.
60. Georges Margarita en est l’architecte.
61. Sacha Sosno, Vénus, 1988-1989, bronze et granit, 26 mètres, Hôtel Elysée Palace, Nice.
62. Hormis l’ancien Hôtel des anglais, sur l’emplacement duquel sera édifié le Rhul, dont la façade principale don-
nait vers l’est sur le jardin public, c’est le seul hôtel de la Promenade des anglais à Nice, à être construit dans cette
disposition. Un développement dans J. B. Pisano, « Du temps perdu au temps retrouvé. L’hôtellerie niçoise entre
1850 et 1930 », Recherches Régionales, 54e année, 2013, janvier-juin, n° 203, p. 24-33.
63. À l’instar des « sites d’évocation » auxquels fait référence W. J. Mitchell dans, « L’espace entre les mots »
Symboles, espace et ville, Sociétés, 2006/1, n° 91, p. 15.
64. Paul Klee, 1980, Théorie de l’Art Moderne, Paris, Gallimard, « Folio Essais ».
65. Dans, S. Sosno, G Perlein, F. Armengaud, D. Biga, E. Levinas, R. Pincus-Witten, Sosno. Oblitération : peinture,
sculpture, catalogue de l’exposition présentée par le MAMAC de Nice du 7 novembre 2001 au 27 janvier 2002, Nice,
Musée d’art moderne et d’art contemporain, 2001.
66. Il abrite les nuits du héros du roman de Victor Hugo, dans V. Hugo, Les Misérables, tome IV, Livre sixième, 1862.
67. Avec le projet de l’architecte Jean-Antoine Alavoine, dessiné en collaboration avec le sculpteur Bridan, La Fontaine
de l’éléphant, présenté au Salon de 1814. Le musée Carnavalet en conserve une aquarelle.
68. De 37 mètres de hauteur pour un volume de 72 000 m3, la sculpture se compose de quatre espace de forme
sphérique ou ovoïde dont un seul est accessible au public. Anish Kapoor explicitait alors ainsi sa création : « Je
crois que je sais ce qu’est l’espace. Je pense que le travail d’un sculpteur est spatial autant que formel. ».
233 Sosno, l’art à trous, lecture pleine

Fig. 10. – Sacha Sosno, Il n’y a plus d’obstacle, 2008, bronze, hauteur 250,
Hippodrome de Cagnes sur Mer.

PVC, dans l’espace de la nef du Grand Palais, permet d’appréhender sa sculpture autant
par le corps, que par le regard.
La Tête carrée de Sosno joue, elle, de l’effacement de l’objet architectural69 et s’apprécie
moins comme un bâtiment que comme un lieu. Un espace de grâce et d’apesanteur. Elle
participe par là de la construction d’une cité idéale où viendrait s’exprimer une théopha-
nie du sensible.
Ainsi, ce que j’ai proposé d’envisager par ailleurs du point de vue d’une œuvre au clair
nous permet de révéler une création qui pourrait se qualifier, au sens de l’alchimie, d’œuvre
au noir70. Le travail de Sosno semble participer en quelque sorte à l’accomplissement du
Magnum Opus.
Quand dans sa quête de la pierre philosophale, l’alchimiste mène à bien l’œuvre au noir,
l’œuvre au blanc et enfin l’œuvre au rouge, l’artiste par le biais de l’oblitération joue en
quelque sorte de la dissolution et de la séparation sur la matière de sa création. Contrariant la
perception visuelle, il nous place tantôt dans un en-deçà, tantôt dans un au-delà de l’œuvre.
La création de Sosno défie ainsi les codifications banales attachées à la représentation
classique71, pour des formes d’expression qui deviennent signes d’un autre langage. La réa-
lité imperceptible72 se confronte ainsi à la réalité visible non pas pour l’épouser, mais bien
pour permettre d’en reformuler les limites.
Par là s’établissent les conditions d’une communication qui emportent un langage visuel
propre, et renouvellent les modalités traditionnelles de la perception esthétique73.
Dans un langage visuel où le non-signifiant donne à voir, la réception s’apprécie en fonc-
tion d’un cadre philosophique qui ne la circonscrit pas, mais au contraire lui offre d’atteindre

69. Yves Bayard avait poussé cette expérience à son paroxysme en dessinant les plans du Mamac, construit à Nice
en 1991, qui se distingue par « l’extraction » fictive du Théâtre de Nice de l’intérieur du Mamac pour être en quelque
sorte comme « déposé », en vis-à-vis, face à lui sur le parvis.
70. Le titre même de mon propos empruntait volontairement par antinomie au titre de l’ouvrage de M. Yourcenar,
L’Œuvre au noir, Folio, Paris, Gallimard, 1976.
71. Sacha Sosno, Les Trois Grâces, 2009, bronze, nickel, acier, Hauteur : 200, collection particulière.
72. L’hyperréalisme a fait de ce décalage entre fausses évidences et réel, le principe matriciel de sa création. Dans,
D. Abadie, « Fausses évidences et réalités de l’image », Hyperréalistes américains, réalistes européens : CNAC Archives,
11/12, 1974.
73. Sacha Sosno, Vénus très encadrée, 2001, bronze, 70 x 62 x 29, collection particulière.
Langages et communication : écrits, images, sons 234

une autre dimension74 (figure 10) non seulement du point de vue de l’intelligible, mais aussi
de celui du sensible. Questionnant le statut de l’image, de la réalité, des limites de la repré-
sentation et de la perception Sacha Sosno réussit ainsi le tour de force de faire en sorte que
l’invisible ne puisse jamais être l’indicible…

Résumé
L’œuvre de Sacha Sosno défie la normalisation du langage par laquelle l’image est censée
s’adresser à son récepteur. Elle développe une véritable « sémiologie artistique » qui se fonde
sur la distribution spatiale du vide et du plein, du visible et de l’oblitéré, contribuant par là à
faire évoluer la notion même d’art.
Discontinuité, apparition, disparition, ratures et surcharges… permettent d’exprimer une réa-
lité réinventée.
La création de Sosno défie ainsi les codifications banales attachées à la représentation clas-
sique, par des formes d’expression qui s’attachent aussi bien à la sculpture, au dessin, mais
également à l’architecture, constituant un moyen d’intégration spatial de l’art dans la cité. Par
là s’établissent les conditions d’une communication qui emportent (créent ?) un langage visuel
propre, et renouvellent les modalités traditionnelles de la perception esthétique.
Dans un langage visuel où le non-signifiant donne à voir, la réception s’apprécie en fonction
d’un cadre philosophique qui ne la circonscrit pas, mais au contraire lui offre d’atteindre une
autre dimension non seulement du point de vue de l’intelligible, mais aussi de celui du sensible.

Bibliographie

Armengaud Françoise, L’Art d’oblitération, Essais et entretiens sur l’œuvre de Sacha Sosno,
Collections Esthétiques, Paris, Kimé, 2000.

Barthes Roland, L’Obvie et l’obtus, Paris, Seuil, 1992, Coll. « Point ».

Collectif, Sosno. Oblitération : peinture, sculpture, catalogue de l’exposition présentée par le


MAMAC de Nice du 7 novembre 2001 au 27 janvier 2002, Nice, Musée d’art moderne
et d’art contemporain, 2001.

Lévinas Emmanuel, De l’Oblitération, conversation avec Françoise Armengaud à propos de l’art


de Sacha Sosno, Paris, Éditions de La Différence, 1990.

Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1976.

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74. Sacha Sosno, Il n’y a plus d’obstacle, 2008, bronze, hauteur 250, Hippodrome de Cagnes sur Mer.
La musique : ses genres, ses instruments et ses règles
Le « savoir musical » phénicien et punique
dans la Méditérranée préromaine à travers
les sources écrites*
Anna Chiara Fariselli
Dipartimento di Beni Culturali. Alma Mater Studiorum Università di Bologna

Extrait de : Corbier Mireille et Sauron Gilles (dir.), Langages et communication : écrits, images, sons,
éd. électronique, Paris, Éd. du Comité des travaux historiques et scientifiques
(Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques), 2017.

Cet article a été validé par le comité de lecture des Éditions du Comité des travaux
historiques et scientifiques dans la cadre de la publication des actes du 139e Congrès
national des sociétés historiques et scientifiques tenu à Nîmes en 2014.

La pénurie de documents écrits représente un obstacle à la reconstruction de l’histoire intel-


lectuelle et des traditions religieuses des Phéniciens et des Carthaginois. Pour le patrimoine
des idées, l’étude des contextes mésopotamien et égyptien présente moins de difficultés :
le domaine des sources directes permet de percevoir de nombreuses de caractéristiques
du dossier immatériel, dont la musique constitue une importante forme d’expression. Les
sources écrites attestées en Phénicie, à Carthage et dans la Méditerranée punique, sont des
inscriptions honorifiques et funéraires, des milliers d’inscriptions votives dans les tofet –
les fameux « sanctuaires des enfants » – alors que ne subsistent pas de traces de la produc-
tion littéraire1 ou de documents d’archives liés aux activités des palais royaux phéniciens
en Orient et des organismes carthaginois en Occident. La diffusion de l’écriture alphabé-
tique, entrainant l’abandon des tablettes d’argile, support solide des textes cunéiformes, et
leur remplacement par des supports plus souples mais périssables comme le papyrus2, a
entraîné la perte des témoignages littéraires comme des textes religieux et mythographiques,
vraisemblablement utilisés pour la composition des chants et des hymnes. Actuellement on
ne dispose pas de traités théoriques, ni de textes complémentaires des témoignages figu-
rés transmis par les productions artisanales. L’habitude de rédiger ce type d’œuvres peut
être résumée : la mise au jour dans la syrienne Ougarit d’une tablette en argile qui livre une
notation musicale, « une gamme babylonienne », inscrite en cunéiforme au revers d’un texte
qui parait être un hymne3, atteste l’existence, aux origines de la civilisation « phénicienne »,
d’une musique savante écrite.
Il est apparu indispensable de rechercher les racines historiques des peuples de l’ancien
Liban sur les rapports culturels, commerciaux et diplomatiques entre la région de Canaan
et les royaumes syriens, les grandes capitales des souverains mésopotamiens et le Nil pha-
raonique de la fin de l’âge du Bronze jusqu’au premier âge du Fer. Parmi les nouveautés
introduites en Égypte à partir de l’Orient, entre la deuxième période intermédiaire et le
Nouvel Empire, on repère des instruments de musique. L’un de ces instruments étrangers
est figuré pour la première fois sur une fresque de Beni Hasan datée du xviiie siècle av. J.-C.4,
qui représente des Asiatiques dont l’un joue de la lyre à douze cordes, aux montants galbés,

*Je remercie vivement Madame Nicoletta Guidobaldi, Professeur de Musicologie et histoire de la musique à l’uni-
versité de Bologne, qui a lu mon texte en français et qui m’a donné de nombreux conseils utiles.
1. G. Garbini, La Letteratura dei Fenici, p. 489-494.
2. C. Bonnet, Le Scribe, p. 57.
3. « Cette notation très difficile à interpréter désigne des cordes ou des intervalles » : G. Galliano, Y. Calvet, Le
Royaume d’Ougarit : aux origines de l’alphabet, p. 288-289, n. 338.
4. À ce propos : D. Kessler, Die Asiatenkarawane von Beni Hassan, p. 147-165.
Langages et communication : écrits, images, sons 238

en la tenant couchée5. En Palestine, un cordophone semblable est représenté sur un pétro-


glyphe du IVe millénaire, dont joue un personnage féminin6, et sur une plaque en ivoire du
xiiie siècle av. J.-C.7, tous les deux mis au jour à Megiddo. La plaque fournit un bel exemple
du triomphe du roi avec le cortège musical d’une lyriste : cela prouve le rôle de la musique
dans les expéditions militaires avant l’époque neoassyrienne8. Enfin, cette lyre apparaît aussi
sur une figurine de musicien d(de style égyptien ?) en ivoire de Kamid el-Loz9. En tout cas,
la haute antiquité des traces iconographiques syro-palestiniennes de cette lyre, inconnue
auparavant dans la vallée du Nil, semble démontrer la naissance du cordophone avec mon-
tants galbés au Levant et laisse imaginer son passage en Égypte à travers les voies ouvertes
par les Hyksos10. La composition des groupes de musiciens et de petites orchestres égyp-
tiens représentés dans les peintures et les reliefs du Nouvel Empire11 pourrait être consi-
dérée comme un signe du changement de la musique nilotique à partir de l’époque de la
restauration du pouvoir thébain : cette évolution se produit grâce aux contacts avec la côte
levantine par suite de la mobilité des musiciens12.
Parmi les sources égyptiennes, on peut dater au 1300 av. J.-C., au début de la xixe dynas-
tie13, un texte littéraire concernant un vieux maître (un scribe ?), attaché aux usages tradition-
nels, qui est mécontent de voir son élève flâner avec des ivrognes. Il déplore, en particulier,
la passion du jeune pour les chansons sentimentales et pour les mélodies produites par les
instruments « syriaques »: « tu es invité à chanter au son de la flûte, à moduler le son du
fifre, à gazouiller à la manière syriaque au son du kinnor, à chanter au son de necekh »14.
Les mots kinnor et necekh renvoient respectivement à la lyre et à une sorte de hautbois à
anche double : dans ce dernier cas, en effet, le sens de la racine sémitique nsh «gagner, être
éminent», appliqué à un instrument de musique, suggère un son aigu et puissant, voisin de
celui des clarinettes modernes de l’Orient Moyen15. Les deux mots appartiennent au lexique
du « Sémitique du Nord-Ouest » : le mot knr est attesté précisément, ainsi que dans le texte
égyptien précité, dans les textes ougaritiques et du Moyen-Euphrate16. Tout fait croire, alors,
que les deux objets sonores étaient bien connus et employés par les peuples sémitiques, à
savoir syro-palestiniens ou, plus spécifiquement, phéniciens. Selon Giovanni Garbini, le
terme même de knr aide à préciser le concept géographique de la Syrie17 évoquée par les
sources égyptiennes, en donnant du crédit à l’hypothèse de l’origine phénicienne et pales-
tinienne des lyriques d’amour imitées dans la vallée du Nil. À partir de l’observation des
scènes représentées dans des tombes du Nouvel Empire, on pourrait se faire une idée de
l’exploit d’une musique plus rythmée et extatique par rapport aux plus austères mélodies

5. A. Caubet, La Musique à Ougarit, p. 746.


6. Au sujet des difficultés d’interprétation du dessin du point de vue organologique : J. Montagu, Origins and deve-
lopment of musical instruments, p. 128.
7. J. Braun, Musical instruments, p. 77.
8. A. C. Fariselli, Musica e danza in contesto fenicio e punico, p. 18, fig. 2a.
9. R. Hachmann, Kamid el-Loz 1963-1981. German excavations in Lebanon, Part I, p. 145, pl. 12, 2.
10. J. Braun, Musical instruments, p. 77.
11. P. González Serrano, La mûsica y la danza en el antiguo Egipto, p. 413-423.
12. Ce phénomène est attesté dans tout le Proche-Orient ancien à partir du Bronze moyen .: Iil concerne principa-
lement des musiciens du milieu culturel ouest-sémitique : J. C. Franklin, The Global Economy of Music in the Ancient
Near East, passim.
13. G. Garbini, Il Cantico dei cantici nella poesia dell’antico Oriente, p. 56; Papyrus Anastasi IV, 2, 4-3, 2.
14. S. Donadoni, La letteratura egizia, p. 176-177; Bresciani E., Letteratura e poesia dell’antico Egitto, p. 330.
15. G. Garbini, Il Cantico dei cantici nella poesia dell’antico Oriente, p. 56, 60.
16. A. Caubet, La Musique à Ougarit, p. 733, 745; J. C. Franklin, The Global Economy of Music in the Ancient Near East,
p. 33-36.
17. G. Garbini, Il Cantico dei cantici nel quadro della poesia dell’antico Oriente, p. 59-60.
239 Le « savoir musical » phénicien et punique dans la Méditérranée préromaine

de l’Ancien Empire18. Cependant, la modification du goût musical égyptien n’aurait été que
partiellement suscitée par la rencontre avec les sons étrangers, parce que les musiciens égyp-
tiens eurent « la force […] de recevoir l’emprunt tout en l’assimilant »19.
On peut déduire de l’activité des musiciens et des chanteurs itinérants dans le bassin
oriental de la Méditerranée au cours de l’âge du Bronze récent d’après un passage d’une
œuvre égyptienne, souvent évoquée pour décrire l’état du contrôle politique du Pharaon
sur la côte syro-palestinienne, en particulier sur Byblos. Il s’agit du récit intitulé le « Voyage
d’Ounamon », rédigé, semble-t-il, au xie siècle av. J.-C., lorsque les cités de Phénicie jouis-
saient d’une certaine autonomie politique et de prospérité économique grâce au commerce
du cèdre, tandis que l’autorité des pharaons était très affaiblie par rapport à celle des siècles
précédents20. Le fonctionnaire de Thèbes envoyé en mission par le grand prêtre du temple
d’Amon pour acheter du bois de cèdre, accueilli par le prince gublite Zakaarbaal après de
nombreuses mésaventures, reçoit des dons de bienvenue de la part du « scribe des lettres » :
« Il m’apporta deux jarres de vin et un mouton, et il me conduisit Tetniut, une chanteuse
de l’Égypte qui était à lui, disant : - Chante pour lui et distrais son cœur de ses soucis »21.
Le fait que la chanteuse soit conduite par le « scribe des lettres », probablement un ministre
chargé d’entretenir les relations diplomatiques, suggère qu’elle faisait partie du person-
nel de la cour, avec un rôle officiel dans le cadre de la représentation royale. La circulation
de cette catégorie professionnelle n’a pas eu lieu dans un seul sens, de la côte levantine à
l’Égypte, mais aussi bien dans l’autre, de la Vallée du Nil au Proche-Orient méditerranéen.
En développant l’intuition des chercheurs persuadés que « la Bible a conservé une par-
tie de la meilleure littérature phénicienne »22, il semble judicieux de tourner notre attention
vers l’Ancien Testament. Même si de nombreux passages de la Bible sont datés de l’époque
néo-babylonienne et perse, il est peut-être possible de découvrir quelques éléments origi-
naux de la mentalité et de la pensée phénicienne du premier millénaire av. J.-C. Les élégies
des prophètes Ezéchiel, Isaïe et Amos – correspondant, dans certains cas, à des libelles dif-
famatoires de propagande visant à soutenir la politique impérialiste de Nabuchodonosor23
– sont lues comme des fidèles adaptations juives d’anciens textes phéniciens. Les prophètes
montrent une profonde connaissance de l’histoire et de la civilisation des villes côtières, en
parallèle avec ce que nous percevons à partir des données archéologiques. On peut égale-
ment évaluer les informations de la Bible sur l’utilisation que les Phéniciens ont fait de la
musique dans la vie quotidienne.
Parmi les passages bibliques les plus éloquents, on note celui de Isaïe24 dans l’Oracle
contre Tyr appelé « Chanson de la prostituée »: « Dans soixante-dix ans le destin de Tyr
suivra celui qui est décrit dans la chanson de la prostituée : – Prends la lyre, va à travers la
ville, prostituée oubliée. Joue bien, chante beaucoup de chansons : quelqu’un se souvien-
dra de toi ». La lyre est donc considérée comme l’instrument typique de la femme disso-
lue, un symbole de la luxure « cananéenne » condamnée par les prophètes israélites. Autre
texte : Amos25 décrit les Samaritains couchés sur des lits d’ivoire « qui chantent au son de
la harpe, en se comparant à David pour les instruments de musique ». On peut mettre en
évidence un lien culturel et artistique entre le milieu samaritain et d’autres manifestations
de la culture phénicienne : il suffit de penser aux chefs-d’œuvre en ivoire qui caractérisent

18. H. Hickmann, Musicologie pharaonique, p. 6-7; L. Manniche, Music and Musicians in Ancient Egypt, p. 40-56.
19. H. Hickmann, Musicologie pharaonique, p. 6.
20. E. Bresciani, Letteratura e poesia nell’antico Egitto, p. 597.
21. Ibid., p. 603.
22. G. Garbini, La letteratura dei Fenici, p. 489.
23. Ibid., p. 490-491.
24. Isaïe, 23, 16.
25. Amos, 6, 4-6.
Langages et communication : écrits, images, sons 240

la tradition artisanale syro-phénicienne et qui comptent, par exemple, beaucoup d’éléments


de têtières de lits. Pour inventorier les thèmes musicaux phéniciens, on peut penser à la
catégorie de coupes métalliques travaillées au repoussé par des ateliers syro-phéniciens et
phénico-chypriotes entre le ixe et la première moitié du vie siècle av. J.-C. Ces chefs-d’œuvre
de toreutique sont, en effet, la meilleure source iconographique pour la connaissance des
musiciens et des petits orchestres des Phéniciens, du point de vue de l’équipement instru-
mental et des contextes d’utilisation de ces instruments sonores au premier millénaire. La
coupe de Salamine26, du viie siècle av. J.-C, pourrait être étudiée à la lumière des passages
de l’Ancien Testament : ils pourraient servir de légende à la scène représentant un banquet
royal ou une hiérogamie. Le rôle de la musique, et plus particulièrement des joueurs de lyre,
est perçu par le toreute comme fondamental dans ce milieu, marquée par une forte tension
érotique, clairement liée aux objectifs d’un rituel de fertilité. Dans les orchestres phéniciens
la lyre semble toujours une prérogative féminine. On peut envisager un lien avec l’ancienne
déesse syrienne, la vierge Anat, ancêtre vraisemblable d’Astarté. Dans le poème ougaritique
appelé Naissance des dieux la déesse est décrite comme joueuse du kinnor et du r’imt, terme
qui suggère une hypothèse étymologique selon l’hébreu r’m : « animal sauvage, antilope ».
On a proposé d’y voir une sorte de cithare dont les montants seraient faits de deux cornes
d’antilope : un cordophone différent du knr27.
Les légions de musiciennes et de danseuses figurées sur les coupes en bronze et en argent
syro-phéniciennes invitent à supposer l’existence de corporations d’élite bien encadrées dans
le personnel de la cour ou du temple. Cependant, il n’est pas exclu que la même fonction
musicale ait été exercée, à l’occasion, par des hetairai, qui n’avaient pas été dégradées au
rôle subalterne de la prostituée biblique, mais porteuses d’une valeur sacrée. Les Gaditanae
puellae qui, plusieurs siècles après le déclin de la civilisation phénicienne et punique, sont
décrites par Martial et Juvénal28 vêtues de voiles transparents à la manière égyptienne, sont
célèbres dans le monde romain pour l’exotisme et la sensualité de leur danse. Elles paraissent
recueillir l’héritage ténu d’une institution phénicienne qui opérait à Cadix, peut-être dans
le temple d’Astarté / Vénus Marina29. Il s’agit de la pratique de la hiérodoulie, ou prostitu-
tion sacrée, qui, entre autres manifestations en l’honneur de la divinité, comptait probable-
ment la pratique de performances musicales30.
Ceci suggère un conservatisme instrumental dans le domaine musical du monde syro-
palestinien. La lyre, la double flûte ou hautbois, le tympanon et/ou les cymbales sont presque
constamment attestés dans l’iconographie : à ce propos a été créée, par les chercheurs anglo-
saxons, la formule « normal Semitic combination »31, dans le but de distinguer les groupes
d’acteurs impliqués dans la choréographie des cérémonies cultuelles ou royales du milieu
syro-palestinien. À l’appui de cette position, dans le texte ougaritique dit La benediction de
Rapi’u, « roi de l’éternité », chanteur et musicien, même le tympanon et les cymbales, accom-
pagnés par le knr, ainsi que par les flûtes et les castagnettes, sont indiqués par des termes
sémitiques qu’on peut retrouver aussi bien dans l’Ancien Testament32. Sur un plan plus
pratique, cependant, la constante association des aérophones, cordophones et membrano-
phones laisse penser que la musique des instruments « cananéens » avait une fonction exal-
tante et un caractère souvent orgiastique.

26. V. Karageorghis, Erotica from Salamis, p. 11.


27. A. Caubet, La Musique à Ougarit, p. 734.
28. Martial, Epigrammes, III, 63; III, 78; VI, 71; Juvénal, Satires, XI, 162; XI, 174.
29. A. C. Fariselli, « Danze regali » e danze « popolari » fra Levante fenicio e Occidente punico, p. 23.
30. A. Ma Jiménez Flores, La mano de Eva : las mujeres en el culto fenicio-púnico, p. 95-96.
31. A. C. Fariselli, Musica e danza in contesto fenicio e punico, p. 11, note 7.
32. A. Caubet, La Musique à Ougarit, p. 733-734.
241 Le « savoir musical » phénicien et punique dans la Méditérranée préromaine

En Égypte, on sait que le tambourin, ou tympanon rond, qui est une prérogative des
femmes, n’est pas répandu avant le Nouvel Empire33. On peut le considérer un héritage
culturel du Proche-Orient syro-palestinien de l’âge du Bronze ancien. Sa popularité reste
constante jusqu’à l’époque gréco-romaine. Les sources bibliques confirment l’association du
tympanon et de la sphère féminine dans de nombreux passages de l’Exode, des Juges et de
la Genèse34, et s’accordent avec les données archéologiques35.
À propos des Phéniciens d’Orient il convient de vérifier le volet de l’époque néo-
assyrienne. La réelle soumission des villes phéniciennes aux souverains assyriens se pro-
duit aux viii-viie siècles av. J.-C., quand disparaît le statut d’autonomie politique dont elles
jouissaient dès le ixe siècle av. J.-C., malgré le paiement des impôts et le protectorat étranger
sur les ports maritimes. Dans le cadre de la documentation épigraphique nord-mésopo-
tamienne, on trouve alors la mention d’un musicien étranger en Assyrie, Abdelim, dont
le nom rappelle l’onomastique phénicienne36. Qu’il soit un musicien itinérant ou l’un des
nombreux déportés des villes phéniciennes tombées sous la domination néo-assyrienne, il
est vraisemblablement capable de convertir sa spécialisation professionnelle à des activités
de cour. Finalement, cette attestation permet de supposer que le sound phénicien était très
apprécié dans le Proche-Orient du premier âge du Fer.
Au fil du temps et de l’espace, suivant les routes des Phéniciens vers l’Ouest, Chypre
offre des données épigraphiques qui complètent l’abondante liste de données archéologiques
insulaires liées à la musique. On se réfère aux vases peints et, en particulier, aux terres cuites
votives représentant des joueurs de lyre, masculins et féminins, des joueurs de tympanon
et des groupes de danseurs engagés dans des rondes, parfois autour d’un roi-prêtre muni
d’une lyre et, généralement, d’une masque d’animal37. L’iconographie du porteur de lyre
peut se référer au roi-prêtre Kinyras, sublime musicien célébré par les Chypriotes, officiant
bien- aimé d’Aphrodite selon Pindare38. La racine de son nom rappelle le sémitique knr, et
indique peut-être la spécialisation du suprême joueur de lyre39, intermédiaire entre la déesse
et les mortels. Lorsqu’on évoque le culte d’Aphrodite, on veut, en fait, se référer à Astarté.
De son sanctuaire à Kition est parvenue une inscription sur une petite plaque d’albâtre
interprétée comme un enregistrement de flux de trésorerie ou une liste de versements de
salaires. Avec la mention d’architectes et d’artisans chargés de la construction, sont indiquées
les dépenses prévues pour payer les « chanteurs habitants d’un quartier du temple au service
de la Reine Sainte »40. Ce texte montre l’importance du rôle des chanteurs, capables de créer
un cortège mélodieux à l’occasion des fêtes religieuses car, comme d’autres professionnels
liés à la gestion du temple, ils font partie du personnel permanent et salarié. On peut
considérer cet aspect comme le fruit d’un ancien usage syro-palestinien, en observant la
situation d’Ougarit où « chanteurs et joueurs de cymbales sont mentionnés dans les listes
des catégories professionnelles relevant du domaine royal »41.
Dans l’Occident punique, en Afrique du Nord, la documentation écrite sur la musique est
plus hétérogène que dans le Levant. Deux inscriptions sont gravées sur des supports métal-
liques : une paire de cymbales et une hachette-rasoir en bronze. Ces objets proviennent de
contextes funéraires. Le premier, trouvé dans une tombe féminine de la Carthage archaïque,

33. P. González Serrano, La Musica y la danza en el antiguo Egipto, p. 412.


34. Exode, 15, 20; Juges, 11, 34; Genèse, 31, 27.
35. À ce propos, pour le Levant : S. Paz, Drums, Women and Goddesses. Drumming and Gender in Iron Age II Israel, passim.
36. J. Kohler, A. Ungnad, Assyrische Rechtsurkunden, p. 207, n. 319.
37. E. Paleocosta, L’Iconographie des joueurs de lyre à Chypre, du VIIIe au Ve s. av. J.C., p. 45-66.
38. Pindare, Pythiques, II, 15-17.
39. J. C. Franklin, KINYRAS, The Musical Stratigraphy of Early Cyprus, passim.
40. M Yon (éd.), Kition dans les textes, Kition-Bamboula V, p. 184-185, 210, n. 1078.
41. A. Caubet, La Musique à Ougarit, p. 749-753.
Langages et communication : écrits, images, sons 242

est composé d’une paire de cymbales gravée d’un nom théophorique (Gerashtart), qui a été
traduit par « client d’Astarté »42. Le message du culte pourrait être déchiffré à la lumière des
images de femmes à disque ou tympanon à la poitrine en rapport avec le lien entre l’instru-
ment et Astarté d’une part, et d’autre part, entre l’instrument et l’essence féminine,. Croire
que les prêtresses d’Astarté utilisaient tambours ou cymbales pour accomplir leurs devoirs
sacrés semble ainsi largement suggéré par la nature des représentations disponibles dans
le répertoire artistique phénico-punique43.
Le rasoir en bronze inscrit représente une classe d’outils qui peuvent avoir une grande
variété de fonctions. On ne sait pas si ces instruments étaient utilisés pour la tonsure ou la
dépilation funéraire, pour l’activité chirurgicale, ou encore, pour la réalisation des coiffures
des prêtres et des prêtresses. Il est certain qu’il s’agissait d’ex-voto, remarquables indices de
l’appartenance du mort à la citoyenneté carthaginoise. L’inscription sur notre hachette-rasoir,
datée du iiie siècle av. J.-C., mentionne son propriétaire, peut-être un prêtre d’Astarté, avec
ces mots : « Il n’y a plus de vigueur dans la bouche de ฀ky qu’Astarté avait rendu fort »44.
G. Garbini propose d’y voir un lecteur, un prédicateur ou, mieux, un chanteur. Comme on
l’a vu, le rôle spécifique de « chanteur d’Astarté » est documenté à Kition et à Ougarit45.
Curieusement, parmi les différents titres et fonctions déchiffrés sur les stèles en pierre des
tofet puniques, portant les dédicaces de milliers de dévots, on ne trouve jamais de citation
explicite de métiers liés à la musique. Cependant, parmi la multitude des prières consacrées
à Baal Hammon et Tanit, on peut signaler la citation d’une fonction sacerdotale dénommée
mqm’lm : « celui qui réveille, ou fait revivre les dieux »46. Encore une fois, si on se tourne en
arrière, vers la région levantine de l’âge du Bronze, en particulier si on revient aux textes
ougaritiques, on peut noter qu’ils témoignent de la pratique de vrais « concerts » destinés
à réjouir et à réveiller les dieux dormeurs47. On peut évoquer, à ce propos, des représen-
tations égyptiennes dans lesquelles des musiciens jouent en présence de statues divines.
Les sources classiques constituent certainement un riche corpus d’informations sur la
circulation du savoir musical phénico-punique, surtout du point de vue de la perception
des sonorités levantines par les peuples gréco-latins. Du fait que la plupart des données
proviennent des œuvres d’auteurs qui ont transmis des connaissances indirectes, il faut
toujours distinguer les multiples topoi qui brouillent la représentation littéraire du monde
phénicien et punique des réalités historiques. C’est le cas du Périple d’Hannon, qui peut
ajouter quelques éléments à la liste. Il s’agit d’un document douteux48, de l’époque hellénis-
tique mais transcrit dans le manuscrit haut-médiéval de Heidelberg. L’écrit devait reproduire
un original punique affiché au Temple de Baal Hammon à Carthage par l’amiral Hannon,
qui avait conduit une expédition pour fonder des colonies en Afrique occidentale avec des
libyphéniciens au ive siècle av. J.-C. et qui avait rejoint le Golfe de Guinée. Près de l’île de
Cerné, durant la nuit, l’équipage vit des feux et entendit des bruits et des voix sourdes, le
son aigu des flûtes, le fracas des cymbales et des tambours49. Saisis de terreur, les marins
gagnèrent le large. Au regard de l’ambiance ténébreuse et mystérieuse décrite, on se souvien-
dra des sombres atmosphères du tofet où on pratiquait l’ambigu rituel du molk, qui prévoit
l’offrande, réelle ou symbolique, des nouveaux-nés et des petits enfants. On peut citer alors

42. A. C. Fariselli, Musica e danza in contesto fenicio e punico, p. 34.


43. Ibid., p. 26-31.
44. G. Garbini, Sulle due iscrizioni dei rasoi cartaginesi, p. 24-25.
45. J. C. Franklin, KINYRAS, The Musical Stratigraphy of Early Cyprus, p. 14.
46. L. Ruiz Cabrero, Sociedad, jerarquía y clases sociales de Cartago, p. 24.
47. G. Galliano, Y. Calvet (dir.), Le RRoyaume d’Ougarit : aux origines de l’alphabet, 288.
48. C. Jacob, Aux confins de l’humanité : peuples et paysages africains dans le Périple d’Hannon, p. 10-11.
49. Ibid., p. 11.
243 Le « savoir musical » phénicien et punique dans la Méditérranée préromaine

Plutarque50 : « Les Carthaginois sacrifiaient leurs enfants à Kronos51, et ceux sans enfants les
achetaient comme s’ils étaient des animaux. La mère regardait sans larmes et gémissements,
puisqu’elle aurait été déshonorée si elle avait pleuré [...]. L’atmosphère était remplie par les
sons de ceux qui, en face de la statue, jouaient de tambours et de tympanons pour couvrir
les cris ». On considère aujourd’hui que, dans le tofet, les rites étaient différents, complé-
mentaires de la déposition des cendres des enfants dans les urnes, si bien que l’on en parle
comme d’un sanctuaire polyvalent. De l’autre côté, par rapport à la complexité de ces céré-
monies, la musique et la danse avaient un rôle très puissant, et les prêtres impliqués dans
la gestion de cette performance jouissaient d’un status particulièrement prestigieux. Nous
pouvons l’imaginer d’après des représentations, plus nombreuses dans certains contextes
de tofet que dans d’autres, des danseurs et des joueuses de tympanon ou de cymbales. En
particulier, le rythme obtenu en jouant des idiophones et des membranophones pouvait
s’accorder aux cérémonies, en provoquant une sorte de transe. Des images montrent des per-
sonnages masculins nus et parfois munis de dépouilles d’animaux à l’instar de chamans52.
Dans le Périple, notons que la crainte de l’équipage semble dériver du contraste entre la
paix du jour et la clameur de la nuit. Le bruit qui sort de l’obscurité est perçu comme un
phénomène paranormal, que les savants, tentés de reconnaître dans le texte de Hannon un
faux « journal du bord » gréco-hellénistique interprètent comme des manifestations de Pan,
le dieu bouc qui apparaissait soudainement pour effrayer les bergers53. On peut y voir une
trace des mystérieux rituels accomplis dans les tofet.
D’autres sources grecques, moins problématiques, prouvent l’existence d’une tradition
musicale phénicienne autour d’une instrumentation typique, capable de produire des sons
incomparables. Hérodote, par exemple, en décrivant la faune d’Afrique du Nord, parle de :
« l’oryx dont les cornes servent de bras à la lyre phénicienne »54. De même, Athénée confirme
la versatilité des instruments à cordes sémitiques en citant comme inventions phéniciennes
la lyre et le nabla, qu’il juge peu harmonieux55. Cette harpe triangulaire semble avoir, en
effet, une origine mésopotamienne plutôt que phénicienne, tandis que les syro-palestiniens
ont contribué à sa diffusion en Égypte56. Ce cordophone semble attesté aussi par l’image
parmi les instruments portés par des joueuses « égyptisantes » sur des ivoires syriens qui
proviennent de tombes princières de Praeneste parmi les produits orientaux de luxe appré-
ciés par les aristocrates du Latium Vetus57.
Hérodote donne quelques informations sur l’utilisation des mélodies phéniciennes,
comme le soi-disant « Linos », dans le contexte du deuil58. Un témoignage similaire est donné
par Aristophane, qui, dans les Guêpes, se moque de la représentation des Phéniciennes de
Phrynichus en 476, où le chœur des femmes de Sidon pleure leur mari perdu à Salamine59.
Le Linos était considéré comme une chanson triste, presque ennuyeuse et écœurante, obte-
nue, selon ce qu’affirme encore Athénée, par des « auloi similaires aux fifres dit gíngroi, qui
produisaient un son de longue durée, aigu et plaintif »60.

50. Plutarque, De la superstition, 13.


51. Il s'agirait en fait de Baal Hammon.
52. A. C. Fariselli, Danze « regali e danze popolari » fra Levante fenicio e Occidente punico, p. 25-27.
53. C. Jacob, Aux confins de l’humanité : peuples et paysages africains dans le Périple d’Hannon, p. 20-22.
54. Hérodote, IV, 192.
55. Athénée, Deipnosophistes, IV, 175 c.
56. J. Braun, Musical instruments, p. 76.
57. A. C. Fariselli, Musica e danza in contesto fenicio e punico, p. 19.
58. Hérodote, II, 79.
59. Aristophane, Guêpes, 219-220.
60. Athénée, Deipnosophistes IV, 174f.
Langages et communication : écrits, images, sons 244

Enfin, une remarque d’un grand intérêt est transmise par Athénée : «des auloi dits ele-
phántinoi ont été fabriqués par les Phéniciens avec des perceuses»61. Cette allusion à la com-
pétence des Phéniciens dans le traitement de l’ivoire est confirmée par les découvertes
archéologiques.
Héliodore62 attribue aux marchands phéniciens dévots d’Héraclès-Melqart la pratique
des danses effrénées accompagnées du son des flûtes et des musettes (pectides) devant l’au-
tel érigé pour le dieu de Tyr. Les traits distinctifs de la civilisation phénicienne sont pré-
sents : les activités maritimes, la dévotion à Melqart, la place de la musique dans les rituels
religieux et la présence des flûtes, qui caractérisent les actes de dévotion en l’honneur des
divinités masculines (Baal Hammon, Melqart, Adonis).
Le savoir musical phénicien, comme d’autres produits artistiques et quelques connais-
sances technologique du Levant, s’étend à tous les domaines touchés par l’expansion colo-
niale et mercantile. Il se traduit par la circulation de sonorités apprises et transférées par
d’autres peuples méditerranéens, mais il se diffuse aussi grâce à la mobilité des musiciens
professionnels. À l’issue de cet excursus anthologique dans les sources écrites, directes et
indirectes, sur la musique phénicienne et punique, on proposera quelques conclusions :
l’intérêt des sources se concentre sur la région phénicienne, ignorant presque totalement
le développement de la culture occidentale punique. On pourrait adopter une perspective
erronée si on ne prenait pas en compte deux précisions indispensables : la première est
que le principe de préservation de l’identité qui se manifeste tout au long de l’histoire de
Carthage a concerné peut-être aussi la tradition mélodique et les instruments de musique.
En effet, l’équipement musical reste inchangé par rapport à la morphologie levantine du
premier âge du Fer, à l’exception de la contamination culturelle de la période hellénis-
tique tardive, commune à toute la Méditerranée. Un autre point concerne le contexte dans
lequel la littérature ancienne encadre la musique pratiquée par les Phéniciens, qui est tou-
jours sacrée. Finalement, en Occident, la musique punique devient une pratique privée, le
domaine d’opérateurs spécialisés, qui ne conçoivent pas les innovations en utilisant le même
langage expressif des ancêtres du Levant. Le recours au son est nécessaire pour établir un
pont entre l’homme et la divinité, un trajet individuel que le Punique parcourt tout (seul)
seul à travers les méandres de la foi.

Résumé
La musique constitue une forme d’expression essentielle entre les manifestations culturelles
de la civilisation phénicienne au Levant et dans la Méditerranée centrale et occidentale des
Puniques. On ne possède aucun témoignage direct à propos du genre musical phénicien, mais
on peut avancer quelques hypothèses à partir de l’analyse du patrimoine écrit égyptien, méso-
potamien et ougaritique. Pour ce qui concerne la phase punique, d’autre part c’est l’examen
des sources anciennes grecques et latines qui nous ont permis d’imaginer les caractéristiques
harmoniques des mélodies appréciées chez les Carthaginois.

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materiales, Consejo Superior de Investigaciones Cientificas, Roma 2003, p. 57-65.

61. Ibid., 182c.


62. Héliodore, Les Éthiopiques, IV, 16-17.
245 Le « savoir musical » phénicien et punique dans la Méditérranée préromaine

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La musica, linguaggio universale e dialogo dell’evocazione :
il colloquio tra la voce dello strumento e l’acustica
dell’ambiente come elemento essenziale nella scelta
interpretativa per il repertorio detto antico
Cinzia Zotti
Laurea in lettere e filosofia presso l’Università di Genova

Extrait de : Corbier Mireille et Sauron Gilles (dir.), Langages et communication : écrits, images, sons,
éd. électronique, Paris, Éd. du Comité des travaux historiques et scientifiques
(Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques), 2017.

Cet article a été validé par le comité de lecture des Éditions du Comité des travaux
historiques et scientifiques dans la cadre de la publication des actes du 139e Congrès
national des sociétés historiques et scientifiques tenu à Nîmes en 2014.

« ... l’urgenza divina smembrò in loquele l’idioma universale.


A Dio parve inadeguata all’uomo la povertà di una sola lingua. »
Erri de Luca, Una nuvola come tappeto, Milano, Feltrinelli, 1991

Dalla concezione cosmologica della scuola pitagorica rielaborata da Platone e ripresa da


Boezio alle teorie neoplatoniche rinascimentali, la musica appare come espressione stessa
dell’universo, traduzione sensibile del principio di armonia universale. La tradizione dell’en-
comium musicae affina e consolida il concetto di musica intesa come linguaggio del creato;
lingua per eccellenza compresa da tutte le creature di cui la lira di Orfeo, capace di incan-
tare uomini, animali, erbe, pietre ed acque, diventa il simbolo.
La reminiscenza di un assoluto che si perde nel ricordo ancestrale dell’unità perfetta non
può manifestarsi che nella complessità e il linguaggio della musica, concepito come linguag-
gio ideale dell’indicibile dai teorici del Rinascimento, evolve nel rispetto di due criteri este-
tici fondamentali : la molteplicità e la diversità. Saranno proprio questi parametri a segnare
l’evoluzione dell’idioma musicale per qualche secolo almeno.
Tra il 16 e il 17 sec., l’arte musicale, espressione degli affetti, procede verso la codificazione
di una forma di eloquenza propria. I compositori s’ispirano all’ars rhetorica per costruire
un discorso musicale in grado di commuovere l’uditorio nel senso etimologico del termine.
L’arte delle note si avvia così a diventare la lingua sui generis che, anche senza la mediazione
della parola, è capace di muovere l’animo e la mente utilizzando la forza delle figure reto-
riche di cui si appropria adattandole.
La scrittura musicale e il gusto estetico del 18 sec. risentono della trasformazione che
investe il pensiero e la cultura. Mentre va precisandosi la differenziazione delle discipline
si aprono nuovi orizzonti alla conoscenza. La delimitazione delle competenze segna ormai i
confini che separano la filosofia dall’astronomia, l’alchimia dalla scienza ... L’evoluzione del
metodo scientifico applicata all’osservazione dei fenomeni va progressivamente affrancan-
dosi dalle antiche tradizioni giudeo-cristiane come dal retaggio della filosofia antica. Questa
eredità di pensiero sopravvive tuttavia nella letteratura e nell’esperienza alchimistica, nell’er-
metismo o ancora nel misticismo metafisico (che, ricordiamo, nascerà in Germania e dopo
aver attirato J. S. Bach annovererà W. Goethe tra i numerosi seguaci).
Il progredire della teoria musicale poggia allora da un lato sulla necessità di adeguarsi
alle nuove conoscenze e dall’altro sull’esigenza di assimilare la musica al linguaggio.
Langages et communication : écrits, images, sons 248

Cicerone e Quintiliano tornano ad essere letture di referenza in materia, e il dicibile in


musica va ad esprimersi secondo i tre assi canonici, inventio, elaboratio, decoratio, dando in tal
modo origine ad una tela complessa di corrispondenze che finirà per incitare i compositori
a misurarsi sempre più con l’inesprimibile sondando tutte le possibilità offerte dall’allusione.
La partitura strumentale, libera da ogni costrizione imposta dal testo, si presta più che
mai a diventare il luogo ideale dell’evocazione. Il linguaggio musicale non si limita più sol-
tanto ad esprimere i sentimenti ricorrendo agli affetti, ma si spinge fino a tentare di sondare
le emozioni più segrete dell’animo. La lingua della musica eloquente diventa espressione pri-
vilegiata di quanto le parole non possono tradurre se non in modo puntuale ed incompleto.
La rilettura del pensiero antico operata dal Rinascimento persiste in una certa tradi-
zione barocca che l’approfondisce e la rinnova. La simbologia associata al numero e il gioco
complesso delle relazioni associative influenzano la scrittura musicale almeno quanto le
corrispondenze legate alle figure retoriche. Nell’ambito di una tale concettualizzazione
del linguaggio musicale, il discorso di cui la partitura viene a farsi carico diventa l’essenza
stessa della composizione e tutto quanto concorra ad evidenziarne la molteplicità degli
aspetti acquista un particolare interesse. La stessa gamma di sfumature offerta dalla scelta
strumentale si presta ad evidenziare la partita d’interrogativi e di ipotesi innescata dalla
scrittura evocativa. Il dialogo può svilupparsi allora fra almeno tre ordini d’interlocutori :
l’interprete che legge la partitura (con la facoltà di cui dispone per coglierne la ricchezza
degli spunti), l’acustica del luogo in cui questa lettura è proposta ad un uditorio e l’udito-
rio stesso che percepisce il discorso musicale secondo la sensibilità di ciascuno e gli stru-
menti di decodifica di cui dispone.
Mentre si sviluppano le rappresentazioni musicali in vasti spazi e in teatri d’opera in
grado di accogliere organici sempre più imponenti, si affina e persiste il gusto per la musica
da camera e la varietà di scelte interpretative proprie di un insieme ridotto. Ugualmente,
sembra volersi riaffermare l’interesse per strumenti destinati a non sopravvivere a lungo
alle nuove orientazioni estetiche. Più che di un ritorno verso il passato sembrerebbe trat-
tarsi di un tentativo di preservare proprio quelle caratteristiche di molteplicità e di diversità
cui si accennava in precedenza; ovvero proprio di quei tratti di “variété” e “finesse”1 del dis-
corso musicale che la ricerca di una maggiore potenza della sonorità degli strumenti e delle
voci andava progressivamente limitando.
Il gusto per la musica antica che nasce in Inghilterra tra la fine del 17 e i primi decenni del
18 è sintomatico, come significativi sono gli scritti che vanno al di là della curiosità aned-
2

dotica celebrando le qualità di delicatezza (ovvero di ricchezza) di sonorità degli strumenti


di cui si stava assistendo al declino ( è questo il caso del pamphlet citato 1 , scritto dal « doc-
teur en droit Hubert Le Blanc » in « Difesa » della viola da gamba).
Dagli archivi cittadini, risulta che J. S. Bach, in una lettera ai notabili di Lipsia richiede di
poter disporre di « tre musici per leggio ». Un effettivo innegabilmente ristretto (indipenden-
temente dalle cause della richiesta) implica ad ogni buon conto una lettura della partitura
attenta alle qualità più che alla potenza della sonorità. In altri termini, un gusto ancora rivolto
verso criteri estetici ormai considerati in declino. La sensibilità di Bach per la scrittura antica
è d’altronde un’evidenza come manifesto è il suo interesse per la voce di strumenti conside-
rati antichi già all’epoca (è il caso della viola da gamba o del flauto diritto).
L’utilizzo di strumenti la cui peculiarità è conservare caratteristiche d’ineguaglianza così
come il ricorso ad un ensemble destinato a contare sulla ricchezza piuttosto che sull’enfasi

1. I due aggettivi ricorrono in uno scritto di Hubert Leblanc per designare le qualità proprie alla sonorità della viola
da gamba : Hubert Leblanc, Défense de la basse de viole contre les entreprises du violon et les prétentions du violoncelle,
chez Pierre Mortier, Amsterdam 1740. Riedizione : Minkoff, Genève, 1975, ISBN 2-228266-0615-8.
2. John Hawkins (Londra 1719-1789) nello scritto An Account of the Institution and Progress of the Academy of Ancient
Music del 1770, designa gli anni 1710 come il periodo d’origine dell’Accademia di musica antica londinese (Reproduction
of original from the British Library. English Short Title Catalog, ESTCT33050).
249 La musica, linguaggio universale e dialogo dell’evocazione

della sonorità implica necessariamente un’attenzione particolare alla risposta acustica


dell’ambiente. La libera scelta dello strumentario per la lettura della partitura è certamente
dipendente dalla necessità dettata dalle condizioni della lettura, ma resta tuttavia una pra-
tica indispensabilmente legata tanto alla complessità del discorso musicale che all’acustica
del luogo.
Questo aspetto singolare dell’interpretazione, e le sue implicazioni, hanno iniziato ad
essere materia di analisi e riflessione verso gli anni settanta del secolo scorso, al momento
della diffusione dei risultati della riscoperta del repertorio, degli strumenti e dei trattati fio-
riti tra il 16 e il 18 sec.
In quest’ambito si colloca il lavoro del centro culturale NEA, nato in Linguadoca all’inizio
degli anni 20003 come filiazione del centro genovese per la musica antica Practica Musicae.
Nel primo decennio di attività, NEA ha concentrato buona parte delle ricerche e delle spe-
rimentazioni sull’interazione esistente tra interpretazione e acustica, con il proposito di evi-
denziare l’interesse di questa relazione per quanto riguarda il repertorio definito antico.
Diverse esperienze sono state condotte in tal senso in collaborazione con la Facoltà di
Architettura dell’Università di Genova e con il centro Practica Musicae.
Un breve resoconto dei lavori di analisi acustica è stato pubblicato nel 20014 e una serie
di registrazioni ha tratto in questo stesso ambito la propria origine5. Il progetto (intitolato
“ascoltare l’architettura”) continua attualmente con l’elaborazione e la diffusione di pro-
grammi di concerti di cui le scelte inedite d’interpretazione sono focalizzate sul dialogo
musicale considerato nella sua complessità : dialogo intessuto tra le voci differenti, e che
costituisce l’architettura della partitura, ma ugualmente dialogo tra i suoni emessi e l’am-
biente che li restituisce.
Lo studio condotto inizialmente4 aveva permesso di verificare, attraverso i dati ottenuti
da misure fisiche, il legame particolarmente sensibile esistente tra l’ambiente acustico e le
caratteristiche sonore dello strumentario definito antico.
Le esperienze avevano considerato tipologie diverse di spazi appartenenti al complesso
della Chartreuse di Valbonne (Gard) e più precisamente la chiesa abbaziale, tre cappelle
annesse alla chiesa, il refettorio dei monaci e la corte d’onore, principale accesso al complesso.
In questo tipo di ricerche, la raccolta di dati si basa sulla forma più semplice di dialogo :
la domanda e la risposta. Domanda è considerato il suono emesso all’interno di un determi-
nato spazio, mentre la risposta è la percezione della restituzione (il ritorno) di questo stesso
suono. L’analisi delle caratteristiche della risposta consente la descrizione delle peculiarità
acustiche del luogo (è quel che succede quando s’intende sondare empiricamente e nella
maniera più semplice le qualità acustiche di uno spazio battendo le mani ed ascoltando il
ritorno del rumore prodotto). Procedimento analogo si applica con metodologie scienti-
fiche al fenomeno acustico di domanda e risposta stabilendo le caratteristiche precise tanto
del suono prodotto che della captazione del suo rinvio. I sofisticati strumenti di misura

3. La denominazione del centro riprende il titolo di un pamphlet del tardo Rinascimento pubblicato dal teorico,
musicista e letteraton Adriano Banchieri con lo pseudonimo di Attabalippa del Perù e tradotto poi in francese,
inglese, tedesco e latino : Noblesse et Excellence de l’Asne, Paris, François Huby, 1606, Paris, BN Rés. Y2 2885
4. « Listening to an architecture » - Séminaire Chartreuse de Valbonne
NEA - Dipartimento di Scienze per l’Architettura Università di Genova, novembre 2001
5. J. S. Bach, Three-part sonatas and inventions, Quadro Hypothesis, Velut Luna (I), 2001. B. Vitali, Sonate, Passagalli,
Artificii, Quadro Hypothesis, Tactus (I), 2002
S. Rossi hebreo, Canti di Salomone a tre parti (…), Quadro Hypothesis, Tactus (I), 2003
A. Banchieri, Il Virtuoso (…), Ensemble Hypothesis, Tactus (I), 2005
G. F. Haendel, Rinaldo curiously fitted & contrived, Ensemble Hypothesis, FY Solstice (F), 2005
G. Frescobaldi, Le canzoni da sonare, Ensemble Hypothesis, Tactus (I), 2007
J. S. Bach, La fantasia della ragione, Quadro Hypothesis, Haenssler Classic (D), 2008
A. Banchieri, I gemelli armonici, Ensemble Hypothesis, Tactus (I), 2010
J. S. Bach, Il dialogo in fuga, -doppio CD-, Quadro Hypothesis, Tactus (I), 2011 ; prossima riedizione : XCP (F)
Langages et communication : écrits, images, sons 250

permettono di tradurre in dati misurabili l’effetto (la risposta) generato da una determinata
sollecitazione. La qualità del suono emesso (ovvero la sollecitazione) ha evidentemente un
ruolo fondamentale : tale suono può avere caratteristiche fisiche ben determinate (essere
un suono individualizzato) oppure, al contrario essere suono neutro, un suono il cui spettro
si presenta con andamento relativamente piatto (in cui l’intensità della componente fonda-
mentale si trova ad essere molto vicina all’intensità degli armonici).
Il suono restituito dall’ambiente (la risposta rinviata da un ambiente contraddistinto
da precise caratteristiche costruttive) può privilegiare determinate frequenze, tra quelle
presenti nel suono emesso, oppure non privilegiarne alcuna in modo specifico. In questa
maniera, le particolarità della risposta definiscono le peculiari qualità della tipologia acus-
tica ambientale.
Ordinariamente tale genere di analisi prende in considerazione di preferenza spazi chiusi
(una sala, come il refettorio dei monaci della certosa di Valbonne, la navata della chiesa abba-
ziale o le cappelle annesse, la cappella delle Famiglie, la cappella delle Reliquie per richia-
mare gli esempi che hanno fatto l’oggetto dell’analisi citata ). Tuttavia alcuni spazi aperti
possono presentare un interesse particolare. E’ il caso della corte d’onore del complesso di
Valbonne. I risultati delle misure hanno evidenziato una risposta che restituisce molto chia-
ramente la frequenza fondamentale (con elevato tempo di riverbero), mentre gli armonici
risultano percepibili solo in maniera molto debole (nella traduzione grafica dei risultati, il
grafico presenta un picco). La percezione del ritorno del suono favorisce quindi la potenza
piuttosto che la qualità del suono stesso (ovvero la complessità delle sue componenti). Come
in tutti i luoghi aperti, il segnale emesso deve essere potente per garantire una risposta udi-
bile, ma nel caso specifico la ricezione risulta particolarmente chiara.
Gli spazi chiusi presi in esame hanno rivelato risposte che privilegiano invece compo-
nenti armoniche particolari del suono emesso (in relazione alla costruzione e alla distribu-
zione spaziale).
Ci siamo attardati fin qui sulla risposta, sulla maniera di identificarla e di qualificarla consi-
derando una domanda espressa da un «emettitore neutro». Se, conservando gli stessi para-
metri, potessimo estendere l’analisi alle qualità che caratterizzano la domanda, potremmo
giungere ad una definizione soddisfacentemente precisa del dialogo che si instaura in modo
evidente tra lo strumento e l’ambiente acustico che ne restituisce il suono (ed in maniera par-
ticolare tra lo strumento antico e l’ambiente). Dovremmo quindi procedere all’analisi della
domanda (ovvero del suono emesso dallo strumento) enunciata in ambiente neutro. Ma a
questo punto ci si viene a trovare di fronte ad una difficoltà oggettiva. L’ostacolo è rappre-
sentato proprio da quelle caratteristiche di diversità cui si accennava in introduzione, che
rendono poco probabile la possibilità di arrivare a raccogliere dati soddisfacenti. La diffi-
coltà si riscontra dunque principalmente quando si utilizzano come emettitori strumenti
antichi (e più precisamente alcune famiglie di strumenti). Le ragioni sono legate principal-
mente alla concezione costruttiva.
Tutti gli strumenti musicali sono emettitori di suoni con caratteristiche variabili dipen-
denti dal loro genere di appartenenza (ovvero dalla famiglia cui fanno capo : archi, fiati,
corde pizzicate, percussioni...), ma anche e soprattutto dalle intenzioni che ne hanno orien-
tato la costruzione.
Percorrendo rapidamente la storia della musica, l’evoluzione della ricerca operata dai
costruttori potrebbe identificarsi nell’alternanza di due fasi ricorrenti. Una prima fase, all’in-
circa compresa tra il Medioevo e il Barocco, in cui la ricerca costruttiva si orienta verso una
sonorità sempre più raffinata e complessa degli strumenti, senza che la potenza ne sia tenuta
in grande considerazione. Una seconda fase, che potrebbe essere individuata nel periodo
che dal Barocco arriva ai giorni nostri, mostrerebbe piuttosto un andamento contrario, che
torna a privilegiare la potenza della sonorità a detrimento di altre caratteristiche. Dalla fine
del 17 sec. fino all’epoca contemporanea approssimativamente, le modificazioni apportate
alle famiglie di strumenti maggiormente rappresentative (archi, corde pizzicate, fiati...)
251 La musica, linguaggio universale e dialogo dell’evocazione

tendono ad aumentare l’intensità del suono e hanno come naturale conseguenza l’impove-
rimento della sua complessità. Il susseguirsi di tentativi diretti verso la percezione sempre
più chiara del suono fondamentale serve le trasformazioni della scrittura musicale, contri-
buisce alla modificazione dell’estetica e soprattutto implica una uniformità nella fattura
degli strumenti che va a scapito di quel carattere di diversità cui si è più volte accennato.
Ed è la diversità, come si è ripetutamente ricordato, ad essere una delle principali qua-
lità distintive dello strumentario antico. Se si considera ad esempio la famiglia dei flauti
diritti (di certo uno degli strumenti più rappresentativi, se non il più rappresentativo dell’es-
tetica musicale sviluppatasi tra Rinascimento e Barocco), colpisce l’assenza di modelli di
riferimento, sorta di prototipi cui uniformare la costruzione di ciascun membro della fami-
glia dei flauti. Al di là delle scelte caratteristiche, operate dai costruttori attivi in Europa
per tutto il periodo di esistenza dello strumento, si potrebbe dire che ogni flauto, in misura
diversa, ha peculiarità proprie. Basti ricordare che si contano più di diciotto tipologie dif-
ferenti di camerature interne di un flauto diritto. I procedimenti costruttivi presentano una
tale gamma di variabili che gli schemi di fabbricazione di strumenti della stessa taglia pos-
sono essere confrontati, ma non si ricoprono. A questa multiformità è poi necessario aggiun-
gere le diversificazioni che riguardano l’emissione di suono, dipendenti dalla tecnica, dalla
personalità e dalle scelte dello strumentista che produce il suono.
Similmente, benché in maniera meno determinante, ciò che si è detto per la famiglia dei
flauti potrebbe dirsi della famiglia delle viole da gamba o ancora dei violini (almeno fino
alla fine del 17 sec.).
Tenuto conto di queste premesse, è dunque possibilità poco probabile quella di perve-
nire a definire le caratteristiche di un ipotetico strumento di riferimento su cui basare le
misure al fine di ottenere un’affidabilità statistica dei dati raccolti. La descrizione acustica
dei suoni emessi da un flauto diritto (o da altro strumento antico di cui sia difficile stabilire
una tipologia media di riferimento) implica dei compromessi che rendono poco significa-
tivi i risultati di una valutazione ricapitolativa.
Tuttavia, proprio queste difficoltà, o meglio proprio le ragioni che rendono difficile l’ela-
borazione di uno schema descrittivo, consentono di approfondire la conoscenza del dialogo
sui generis che viene a stabilirsi tra la sonorità dello strumento, vale a dire la domanda e l’evo-
luzione del suono nello spazio ovvero la risposta.
A questo punto, il lavoro di ricerca sul suono emesso da uno strumento (o dall’insieme
di strumenti appartenenti a famiglie diverse) e la restituzione di tale suono può dirigersi util-
mente verso un’altra direzione il cui obiettivo non è più la descrizione del fenomeno, ma l’es-
plorazione delle possibilità che ad esso sono legate. I dati che è stato possibile raccogliere,
ma ugualmente quelli che non è stato utile raccogliere, indicano la dimensione del fenomeno
stesso e mettono in evidenza l’importanza della dinamica in quello che abbiamo chiamato
dialogo sui generis (tra strumento e ambiente).
Per lo strumentista che pratica oggi uno strumento storico con l’intenzione di restituire
la partitura antica nella sua complessità, le scelte interpretative sono dettate in modo parti-
colare dalla necessità di offrire una lettura attenta tanto al discorso musicale sviluppato dalla
partitura, la domanda, quanto dalla risposta del luogo, di cui l’interprete esperimenta le qua-
lità. Il dialogo si costruisce ed evolve anche e soprattutto nell’adeguamento continuo, nella
scelta del compromesso tra le caratteristiche dello strumento e quelle proprie all’ambiente
acustico. Nella lettura della partitura antica con uno strumento storico, il discorso musicale
non può che adeguarsi al gioco di domande e risposte le cui regole sono fissate, da un lato,
dall’integrazione delle singolarità costruttive dello strumento stesso e, dall’altro, dalle qua-
lità acustiche del luogo. Su questi elementi lo strumentista può fondare un certo numero di
scelte mirate a tradurre aspetti ben precisi del discorso musicale.
Ancora una volta si constata come il numero di variabili che rientrano in questo gioco
di domande e risposte sia tale da rendere difficile l’indicazione di uno schema sufficiente-
mente rappresentativo.
Langages et communication : écrits, images, sons 252

Per poter recuperare pienamente la dinamica associata al vocabolo lettura (termine uti-
lizzato fino all’inizio del 19 sec. per indicare quella che oggi viene più comunemente defi-
nita interpretazione) la parola deve considerarsi nella sua accezione originaria di raccogliere e
ordinare. Una lettura rinnovata non è mai uguale a se stessa. La resa e gli effetti dipendono
dalle condizioni in cui essa viene praticata, dallo stato d’animo e dalle intenzioni del let-
tore, dalla sua disposizione a decifrare il messaggio del testo, dall’impegno per trasmetterlo
ad un eventuale uditorio e dalle scelte che il lettore/interprete deve puntualmente operare.
Le letture dei programmi musicali elaborati nell’ambito del progetto “ascoltare l’archi-
tettura”, realizzate in ambienti acustici diversi tra loro, si collegano a questa pratica.
Annualmente da quasi quindici anni, un programma musicale appositamente costruito
viene presentato dall’ensemble Hypothesis in tipologie architettoniche diverse.
La denominazione del progetto (“ascoltare l’architettura”) si riferisce tanto alle caratte-
ristiche dell’ambiente quanto alla struttura della composizione (struttura di cui scelte inter-
pretative adeguate tendono ad evidenziare alcuni aspetti in maniera particolare).
La possibilità di intervenire sulla partitura modificando alcune variabili rispetta una meto-
dologia filologica e permette altresì un significativo margine di libertà di cui l’ensemble si
serve secondo precisi criteri. Uno di questi è la scelta dell’esecuzione in broken consort, una
prassi interpretativa che affida ogni voce dello spartito a strumenti appartenenti a famiglie
diverse (Hypothesis sceglie generalmente quattro famiglie di strumenti : la famiglia dei
flauti diritti, la famiglia delle viole da gamba, la famiglia dei violini e quella delle corde piz-
zicate). La pratica del broken consort consente di giocare sia con le differenze timbriche evi-
denti che con dettagli più sottili, legati alla diversità delle tecniche strumentali. In virtù della
possibilità di mettere in evidenza la forma dialogica della scrittura, questo tipo di lettura
si presta in modo particolare alle composizioni che privilegiano un andamento orizzontale
(contrappuntistico). Una scelta interpretativa di questo genere implica una peculiare atten-
zione a quella che abbiamo precedentemente definito la domanda (che, in questo caso, viene
ad esser costituita dall’insieme dei timbri diversificati degli strumenti) e un adattamento
conseguente alla risposta ambientale. Numerosi elementi intervengono allora a variare sen-
sibilmente la resa della lettura stessa. La scelta del flauto può rappresentare un esempio.
Tra flauti diritti di una stessa estensione e persino di uno stesso modello, esistono spesso
caratteristiche che differenziano a tal punto gli individui tra loro simili da renderne l’uno
più adatto di un altro all’uso specifico (ovvero ‘utilizzazione in un’acustica determinata e
nell’ambito di un determinato insieme strumentale). Accorgimenti tecnici possono concor-
rere ad evidenziare il dialogo fra le voci, come, ad esempio, la variazione dell’inclinazione
dell’archetto sulle corde della viola da gamba o la sua distanza dal ponticello; il tipo di sil-
laba pronunciata nell’emissione al flauto; l’attacco delle note al violoncello o, ancora, la tec-
nica di accompagnamento alla tiorba, che può talvolta sottolineare le entrate successive di
voci diverse e raddoppiare alternativamente l’una o l’altra linea melodica, leggendo lo spar-
tito alla bastarda... Il violoncello, spesso introdotto nell’ensemble broken da Hypothesis, come
rappresentante della famiglia dei violini, è strumento più moderno rispetto agli altri utiliz-
zati; dispone di maggiori possibilità per quanto riguarda le modificazioni di intensità di
emissione, che, in questo contesto specifico, dev’essere costantemente controllata per evi-
tare disequilibri.
Ci si è limitati a citare qui alcuni degli accorgimenti interpretativi più frequentemente
usati per ottenere delle modificazioni tanto nella resa del discorso musicale quanto nella for-
mulazione della domanda in relazione alla risposta ambientale.
Nella lettura (sia essa musicale che letteraria), praticata in quest’ottica, le qualità della
domanda, devono idealmente rispondere all’esigenza d’intelligibilità. Più propriamente, la
lettura della partitura esige, oltre che un’adeguata restituzione della ricchezza armonica, una
certa chiarezza nella resa delle diverse voci lette da strumenti differenti. E’ in questo caso
che l’acustica s’impone più che mai come terzo interlocutore nel dialogo di cui è questione.
253 La musica, linguaggio universale e dialogo dell’evocazione

L’acustica dell’Atrium del Musée des Beaux Arts di Nîmes, dove da cinque anni è pre-
sentato annualmente il nuovo programma elaborato da Hypothesis, fornisce un esempio
molto particolare. La risposta restituisce una tavolozza di armonici di una ricchezza tale che
la chiarezza della percezione viene ad essere seriamente compromessa. La sonorità di stru-
menti che emettono un segnale potente e relativamente poco modulabile in conseguenza
di caratteristiche costruttive proprie (come è il caso per il pianoforte, ad esempio) hanno
obiettive difficoltà a garantire l’intelligibilità necessaria alla percezione. Al contrario, stru-
menti generalmente considerati deboli, ma il cui suono è tuttavia più complesso, presentano
maggiori possibilità nell’adattamento del loro segnale alla risposta ambientale, consentendo
una maggior chiarezza della percezione. In questo modo non solo è possibile, ma è neces-
sario dar luogo a quella partita di domande e risposte, fondata sulle variabili tecniche cui si
è brevemente accennato.
Nel caso del broken consort, il gioco di equilibrio tra strumenti diversi (caratteristica propria
di questa scelta interpretativa) deve necessariamente adattarsi alle particolarità della risposta
(articolazione, emissione, durata e intensità dei suoni devono correggersi di conseguenza
secondo le peculiarità costruttive proprie alle diverse famiglie di strumenti).
Per i criteri estetici relativi al repertorio comunemente definito antico, la voce umana,
strumento tra gli strumenti, è sottomessa a queste stesse regole.
Per gli interpreti, l’interesse di prender parte a questo dialogo con l’ambiente acustico non
si limita all’esplorazione delle possibilità del proprio strumento (o della voce umana), ma
si concentra soprattutto sull’esplorazione della gamma di variazioni di lettura, che offre un
ampio ventaglio di possibilità d’approfondimento del discorso musicale.
Un modo di procedere che implichi interlocutori così eterogenei risalta il dialogo nella
sua qualità di scambio costruttivo e rappresenta un’apertura privilegiata per sondare la
molteplicità di messaggi contenuti nell’opera. Un percorso che può considerarsi un esem-
pio ulteriore della ricchezza di quel linguaggio musicale che la tradizione non esita a defi-
nire universale pur riconoscendo nella diversità e nella dinamica di adeguamento continuo
la sua particolarità distintiva.

Sommario (Résumé)
Una tradizione letterario-filosofica (che dalla scuola pitagorica si tramanda all’incirca fino
all’epoca copernicana) considera la musica non solo vero e proprio linguaggio, ma linguag-
gio privilegiato, linguaggio universale. La musica è ritenuta lingua della Creazione, comprensi-
bile da tutte le creature e persino espressione impalpabile dell’organizzazione dell’universo.
Tra il 16 e il 18 sec., la musica, ideale traduzione degli affetti, evolve verso la codifica di una
propria forma d’eloquenza adattando alla sua grammatica le regole dell’ars rhetorica.
Con la scoperta del repertorio, dello strumentario e dell’estetica musicale convenzional-
mente definiti antichi, il 20 sec., ritrova e approfondisce le concezioni arcaiche recuperate dal
Rinascimento e riconsidera il discorso musicale in tutta la sua complessità. All’arte dei suoni si
riassocia la qualità di trasmissione eccellente, mezzo incomparabile per comunicare quanto
la parola non riesce ad esprimere (evocazione del non-detto, del sottaciuto).
Nell’ambito di questi approfondimenti, si svolgono le ricerche condotte in Linguadoca dall’as-
sociazione NEA (filiazione francese del Centro per la Musica Antica Practica Musicae di
Genova) in collaborazione con la Facoltà di Architettura dell’Università di Genova.
Il lavoro si concentra sulla ricchezza di possibilità interpretative offerta dal repertorio detto
antico e, in particolare, sulla molteplicità di aspetti che comporta l’attenzione al discorso musi-
cale illustrato dalla partitura. Un interesse peculiare viene ad avere così il dialogo, che nasce
tra le sonorità di strumenti appartenenti a famiglie diverse tra loro o, ancora, la partita di
domande e risposte che s’instaura tra il suono e il luogo.
Langages et communication : écrits, images, sons 254

Bibliografia

Leblanc Hubert, Défense de la basse de viole contre les entreprises du violon et les prétentions du
violoncelle, chez Pierre Mortier, Amsterdam 1740. Riedizione : Minkoff, Genève, 1975,
ISBN 2-118266-0615-8.

Hawkins John, An Account of the Institution and Progress of the Academy of Ancient Music,
London 1770, British Library. English Short Title Catalog, ESTCT33050.

AAVV « Listening to an architecture » - Séminaire Chartreuse de Valbonne.

NEA - Dipartimento di Scienze per l’Architettura Università di Genova, novembre 2001.

Zotti Cinzia, Le Sourire du moine. Adriano Banchieri da Bologna musicien, homme de lettres, péda-
gogue (…), Serre, Nice, 2008, [3.2 La tradition de l’encomium musicae].

Discografia

J. S. Bach, Three-part sonatas and inventions, Quadro Hypothesis, Velut Luna (I), 2001.

Vitali G. B. , Sonate, Passagalli, Artificii, Quadro Hypothesis, Tactus (I), 2002.

Rossi S. hebreo, Canti di Salomone a tre parti (…), Quadro Hypothesis, Tactus (I), 2003.

Banchieri A., Il Virtuoso (…), Ensemble Hypothesis, Tactus (I), 2005.

Haendel G. F., Rinaldo curiously fitted & contrived, Ensemble Hypothesis, FY Solstice (F), 2005.

Frescobaldi G., Le canzoni da sonare, Ensemble Hypothesis, Tactus (I), 2007.

Bach J. S., La fantasia della ragione, Quadro Hypothesis, Haenssler Classic (D), 2008.

Banchieri A., I gemelli armonici, Ensemble Hypothesis, Tactus (I), 2010.

Bach J. S., Il dialogo in fuga, -doppio CD-, Quadro Hypothesis, Tactus (I), 2011 ; prossima rie-
dizione : XCP (F).
Table des matières

Préface
Mireille Corbier, Gilles Sauron ..................................................................................................... 3

L’écrit sous le regard de tous

L’écriture en liberté : les graffitis dans la culture romaine


Mireille Corbier .............................................................................................................................. 11

Les inscriptions dans le décor des églises paléochrétiennes :


l’exemple de Paulin de Nole à Cimitile
François Baratte ..............................................................................................................................27

Un esempio di comunicazione politica nell’Antichità : le iscrizioni pro


salute imperatoris nella provincia romana di Dalmazia
Mattia Vitelli Casella ..................................................................................................................... 35

Violence et communication : nuire par la parole

Ces insultes qui brisent la paix (Fréjus, 1300-1341)


Henri Bresc....................................................................................................................................................................... 51

L’injure et l’insulte : une question de laideur


Claudine Sagaert ........................................................................................................................... 65

Librairie et polémique politique (1610-1618)


Jean Duma .......................................................................................................................................73

La diversité des langages visuels, de l’Antiquité à l’époque moderne

Messages visuels et destinataires dans les espaces publics et privés de la Rome antique
Gilles Sauron .................................................................................................................................. 89

Le jaune et le vert
Le langage des feuilles dans la mosaïque romaine
Roger Hanoune ............................................................................................................................ 101

Quand les statues parlent


Sophie Montel ...............................................................................................................................109

Parlare con il corpo : gesti scritti e gesti rappresentati


Francesca Ghedini, Giulia Salvo ................................................................................................123

Le langage des pierres : le mot et l’image sur les stèles votives et


funéraires de Caesarea de Maurétanie (Cherchell, Algérie)
Michèle Coltelloni-Trannoy........................................................................................................139

Entre profane et sacré : le monument « d’Ogier le Danois »


à Saint-Faron de Meaux
Judith Förstel ................................................................................................................................159
Signes et symboles dans l’écriture picturale : exemples choisis
Hélène Deronne.............................................................................................................................171

Un exemple de communication politique :


Pierre-Eugène Du Simitiere (1737-1784) et le dessin du Grand Sceau des États-Unis
Dominique Poulot ........................................................................................................................ 177

Les surtouts de table au xviiie siècle :


un langage visuel artistique et patriotique
Sandrine Krikorian....................................................................................................................... 191

L’image en question (xxe-xxie siècles)

La question de l’image dans le fait divers criminel


Philippe Nieto ...............................................................................................................................201

Communiquer le design par l’exposition.


Essai de typologie
Brigitte Auziol ...............................................................................................................................213

Sosno, l’art à trous, lecture pleine


Jean-Baptiste Pisano.................................................................................................................... 223

La musique : ses genres, ses instruments et ses règles

Le « savoir musical » phénicien et punique dans la Méditérranée


préromaine à travers les sources écrites
Anna Chiara Fariselli ...................................................................................................................237

« La musica, linguaggio universale e dialogo dell’evocazione.


Il colloquio tra la voce dello strumento e l’acustica dell’ambiente come
elemento essenziale nella scelta interpretativa per il repertorio detto antico »
Cinzia Zotti....................................................................................................................................247

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