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Le futur effleure l’emprisonnement — Laure Ver-

meersch
La singularité agissante est à la racine du projet et le rapport de force politique,
son horizon, opérant un double déplacement, de dilatation et de concentration.
Ce numéro commence donc avec une idée qui se perd et prend de l’ampleur au
gré des rencontres et des échanges.

Il n’est pas facile de garder les yeux ouverts pour accueillir le regard qui
nous cherche. Sans doute n’est-ce pas seulement pour la critique mais pour
toute entreprise qu’il faut affirmer : « Regarde, afin que tu sois regardé ».
Jean Starobinski

Jean Starobinski disait avoir passé sa vie dans un carré de quelques rues dans sa
ville natale de Genève, où ses parents ayant fui la Pologne s’étaient réfugiés et
pourtant c’est sous le titre La beauté du monde qu’un recueil de ses textes a été
publié. Il y découvre les travaux d’artistes de tous pays, écrivains, musiciens,
peintres, loin donc de son pré carré (qu’on l’entende comme un coin de ville, de
campagne ou un champ intellectuel et d’expertise). Décrivant un mouvement
affectif vers l’œuvre, il y insiste sur l’oubli nécessaire et momentané de soi : tant
pis pour ce que je voulais dire, pour qui je suis, j’écoute ! Et pour autant si je
jouis d’une expérience offerte, je n’y viens pas les mains nues et le cœur libre.
De petites chansons me protègent, inventées pour tenir, pour travailler et pour y
aller. Ce sont mes expertises, mes expériences, mes rimes, mes affirmations,
mon identité. Cette construction d’identité devient une armure qu’il faut à la fois
porter et mettre au service d’un regard. Un regard appelle un échange. Cela tient
d’un émerveillement en même temps que d’un engagement. Un regard de l’un
sur l’autre qui produit un regard de l’autre sur soi.

Ce numéro est le résultat d’un appel aux chercheurs, aux artistes, aux activistes
et aux citoyens, aux habitants, aux voisins, pour clamer et reprendre un territoire
et un futur. Réarmons-nous ici et hors de soi. Vacarme expérimente dans les
pages qui suivent prenant acte d’un désir furieux et contradictoire de créer du
commun. Il s’agit de répondre à une urgence et de proposer un projet habité par
la délicatesse. Nous sommes vulnérables maintenant, ici, et sans vous ; nous
sommes perdus. Aux armes !

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Nous voulons reprendre au hasard des pérégrinations et des rencontres un terri-
toire, vaste, dont le nom chancelle un peu sous le poids des noms, de Malakoff
aux Mureaux, l’Île de France, un Paris conçu comme l’immense agglomération
qui se joue à la fois dans le projet urbain du Grand Paris et dans le refrain d’une
chanson :

« J’suis du grand Paris sans être trop parisien,


C’est le grand remplacement des académiciens. »
Médine

Il faut se demander ce qui advient quand le collectif fait d’individus qui ont faim
et soif, prêts à tout pour qu’on leur trouve une place est dépassé par les singulari-
tés, s’en nourrit et doit les accompagner plutôt que de les faire taire. La singula-
rité agissante est à la racine du projet et le rapport de force politique, son hori-
zon, opérant un double déplacement, de dilatation et de concentration. Le
numéro commence donc avec une idée qui se perd et prend de l’ampleur au gré
des rencontres et des échanges.

L’exilée a traversé des territoires en prenant l’habitude d’en redéfinir les


contours pour accommoder ses pas, ses besoins, son expérience plutôt que des
visées des « bâtisseurs ». Elle a pris l’habitude du contre-champ. Elle lit dans
chaque carte les terres abandonnées, les terres arrachées, les terres invivables et
celles dont elle garde pour jamais la nostalgie. Zahia Rahmani relie à son par-
cours intime de romancière le programme d’un séminaire d’histoire de l’art à
l’INHA qui s’intitule « Paradis Perdus. Colonisation des paysages et destruction
des éco-anthroposystèmes ». C’est à sa suite et en tentant de désamorcer les
écueils propres aux grandes ambitions des explorateurs (Eric Valette p. 121) que
nous entreprenons un voyage de reconnaissance là où nos représentations de la
ville en produisent d’autres.

Le chien Solo devance nos pas sur la Corniche des Forts, écosystème en danger
où s’organisent les mobilisations qui ont pour ambition de protéger la cité Gaga-
rine et la forêt de Romainville (Chesnais, Guillibert, p. 28). Nous rejoignons
l’autrice entre les sépultures musulmanes de la région parisienne (Houssais, p.
66) ou ce qui perdure d’histoire orale des habitants dans un carton de cassettes
abandonné sur un trottoir (Houssais, France, p. 72). Suivons ceux qui quittent
Paris en se demandant s’ils reviendront (Husseini-Khoury, p. 117). Aux
Mureaux, précédés par la caméra de Manon Ott, nous relions le passé de la cité
bâtie pour accueillir les ouvriers des usines Renault et le présent d’un groupe de

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potes et d’un territoire qu’ils ont redéfini sous le terme « KROM » devenu
« CROMS » (Cohen et Ott, p. 86 et p. 100 ; Les CROMS, p. 110).

Les noms se brouillent dénotant du refoulement des pratiques quotidiennes


engendré par les grands projets, du changement des limites et des temps mais
attestant aussi de leur vitalité. (Rosenthal, p. 16 ; Taillandier, p. 46).

Au nom d’un projet social et écologique ancré dans une expérience sensible, il
faut rétablir un rapport de force qui enraye la machine folle de grands projets.
Pourtant leur objectif se perd dès lors que les données climatiques anéantissent
les modalités de transports et de concentration démographique privilégiées
depuis deux cents ans en vue de la croissance. En région parisienne, il n’y a
aucun signe qui laisse présager que les collectivités territoriales soient prêtes à
retisser ce que l’État et son bras armé, le district, avaient souhaité défaire en
1964 : une instance délibérative du Grand Paris ; bien au contraire. Tant au
niveau de la Métropole (Lescloupé, p. 61), que des instances municipales locales
(Lorrain, p. 50), les enquêtes attestent déjà du biais des institutions, des élus, des
décideurs, en faveur d’enjeux productivistes de la ville en décalage avec une
reformulation intégrée des projets urbains à l’échelle de la région.

Les luttes cherchent à rétablir du collectif (contre la loi Élan, p. 57) malgré les
divergences réelles des acteurs, les limites des processus de consultation
citoyens et d’enquête publique (Rilliard, p. 82) et parviennent par un travail de
terrain remarquable à gagner des victoires contre les visées des élus et des pro-
moteurs (EuropaCity par Loup, Defilippi, p. 76). Toutes posent la question de la
possibilité d’un rapport de force à une plus grand échelle, régionale en tout cas.
Peut-on gagner localement pour armer un projet à l’échelle nationale ? Ce serait
l’idéal horizon de ces pérégrinations. C’est un éveil peut-être, une prise de
conscience malhabile, que nous voudrions mettre en scène dans ces pages où de
multiples écritures convient au hasard des pages l’odeur des bois et la puissance
des engins terrassiers, du béton qui coule sur des territoires abîmés, pollués,
habités, et profondément aimés par ceux qui y vivent, habitants, natifs, exilés ou
métèques.

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Paradis perdus — Zahia Rahmani, Paul Guillibert
Écrivaine et historienne d’art de formation, Zahia Rahmani est responsable à
l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) du domaine de recherche « Histoire
de l’art mondialisée ». Elle est l’autrice d’une trilogie consacrée à des figures
contemporaines « d’hommes bannis ». Moze (2003), « Musulman » roman
(2005) et France récit d’une enfance (2006) aux éditions Sabine Wespieser. À
l’INHA, elle a dirigé le projet « Made in Algeria » dédié à la captation territo-
riale par le développement de la cartographie et la représentation des territoires
coloniaux, qui a donné lieu en 2016 à un essai/catalogue et une exposition qui
s’est tenue au Mucem de Marseille.

Zahia Rahmani est photographiée par Sébastien Dolidon

L’un des objectifs de cet entretien est de comprendre le lien entre votre pra-
tique de chercheuse à l’Institut national d’histoire de l’art et votre pratique
d’autrice. En tant qu’historienne de l’art, vous travaillez sur l’histoire pas-
sée de la colonisation, tandis que votre œuvre littéraire s’inscrit dans un
présent postcolonial. En quoi consiste votre travail de chercheuse à
l’INHA ?

Je travaille avant tout pour la bibliothèque de l’Institut national d’histoire de


l’art. Ma fonction consiste à participer, avec d’autres, à la « fabrication » de res-
sources dédiées aux chercheur·ses. Ma pratique est prospective : j’évalue des
corpus bibliographiques consacrés à des populations et des territoires non-euro-
péens et qui participent d’un savoir critique sur l’histoire des représentations. Je
sélectionne des ouvrages selon des critères et une nomenclature propre aux théo-
ries postcoloniales et à leur chaîne d’énoncés solidaires. Nous répertorions les
travaux critiques et nous les recensons pour que d’autres membres de l’équipe
les transforment en données numériques en libre accès visant à orienter les choix
d’acquisition sur ces sujets.

Plus de quatre-vingt-dix pour cent des corpus que nous indexons sont en langue
étrangère. Un effort de traduction existe mais le vif du débat échappe totalement
à la communauté scientifique française. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas
d’images ou de textes sur ces régions dans les fonds de nos bibliothèques. Bien
au contraire, on les collectionne depuis des siècles. Mais tout cela relève par tra-
dition du patrimoine européen. Et c’est ainsi que ces ressources ont été conser-

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vées. Ces collections, par leurs classifications, sont souvent invisibles, imper-
méables à certaines questions, elles doivent être aujourd’hui exhumées et redé-
couvertes à l’aune des décentrements qu’opère la mondialisation des savoirs. Les
tensions autour de l’indexation des ressources dans les bibliothèques de
recherche françaises sont invisibles, mais ce sont des enjeux fondamentaux pour
l’orientation des sciences humaines et leurs devenirs possibles. Il faut dire que la
classification qui a structuré le modèle idéologique français a été forgée par le
colonialisme.

Quels corpus ou quelles traditions théoriques vous permettent de travailler


et de réfléchir sur l’indexation des ressources ? Comment caractériser la
spécificité de votre démarche ?

À l’INHA, ma démarche s’appuie sur l’idée que dans tout texte, toute image, il y
a la possibilité d’un autre récit que celui dont on a hérité. Ceci est aujourd’hui
acquis grâce au travail de Jacques Derrida sur l’autorité de la fonction d’auteur
dans l’édifice européen du savoir. Il a laissé l’auteur en arrière du texte pour
mieux « entreprendre » ce dernier. Mais si l’on veut travailler sur la nature et la
généalogie du colonialisme, on ne peut faire l’économie de l’auteur. C’est une
des oppositions majeures d’Edward Saïd à l’égard de Derrida. À l’opposé de ce
dernier, le travail d’interprétation de Saïd sur les œuvres littéraires et musicales
ne se comprend qu’à partir de l’attention qu’il accorde à l’auteur. Et c’est cette
pratique de l’attention qu’il a mise en scène dans son maître-livre, l’Orienta-
lisme. Saïd appelait cela la « lecture appliquée », une lecture qui tente, par une
approche multiple, de cerner l’intention de l’auteur du texte et surtout d’en pen-
ser la réception dans son espace-temps propre. Il proposait une recontextualisa-
tion des conditions socio-culturelles et politiques de l’émergence et de la récep-
tion du texte. Il en amplifie l’environnement et le densifie. La lecture, avec Saïd,
c’est l’apprentissage d’une troisième dimension qu’il faut aller chercher. Pour
l’appréhender, il faut tenter de concevoir ce qui structure et conditionne la pro-
duction et la diffusion d’un certain type de savoir à une époque donnée. C’est à
ce prix que vous aurez accès au texte. Si l’on reste dans le registre du discours et
si l’on pense à cette catégorie distinguée par Saïd que l’on nomme les « orien-
taux », « eux » fait autorité. Mais avec Saïd on est en amont de ce discours, qui
relève d’une construction de représentation. Et l’on comprend que cette
construction a une fonction politique, un objectif. Quand Saïd affirme que dans
l’Empire il n’y a qu’une langue, celle de l’Empire, il montre l’absence de réci-
procité qui a prévalu dans le monde du savoir. Ceci signifie que toute la hiérar-
chisation sur la base de laquelle s’est exercée la transmission du savoir en Occi-

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dent, et par l’Occident, était fausse et mensongère. Depuis la catégorie de Moyen
Âge dont la prétention universelle cache le caractère proprement européen en
passant par l’idée de « Découverte », les exemples ne manquent pas. L’Inde n’a
pas été « découverte » à la fin du xve siècle. Cela faisait déjà quelques centaines
d’années que des échanges s’exerçaient entre les sociétés riveraines et l’intérieur
de la zone « océano-indienne », qui comprenait une partie de l’Afrique et l’es-
pace « arabo-asiatique », jusqu’à la zone « océano-pacifique ». Le plus opérant
pour comprendre Saïd concerne la notion d’Arts primitifs. Tout est dit dans
l’énoncé.

C’est en ce sens que Saïd a opéré une réelle révolution épistémologique. Penser
avec une troisième dimension, c’est être au plus près de l’environnement social
et visuel du texte. Mais ce n’est pas aisé pour tout le monde. Je dirai même que
c’est plus facile, disons pour un déplacé, un migrant, un non-occidental arrivant
en Europe, car ce dernier a déjà une certaine pratique du contre-champ. L’Europe
a tellement exercé son savoir par l’écriture de l’autre qu’elle a instillé, en celui
qui recevait ce récit de lui, une certaine idée, voire une connaissance certaine de
son narrateur. En disant constamment « l’autre », l’homme européen a validé
l’idée qu’il ignorait ce qu’était un devoir d’hospitalité. Saïd était attentif aux tra-
ditions savantes non européennes, mais il restait attaché, et c’est ce qui m’inté-
resse chez lui, à la différence entre esthétique et non-esthétique. Il cite avec un
certain plaisir la phrase de Léo Spitzer pour qui l’humaniste croit au pouvoir
qu’a l’esprit humain d’étudier l’esprit humain. Pour Saïd, l’esprit humain ne peut
pas être circonscrit géographiquement. Il en va de même pour l’esthétique. Saïd
n’était pas à un paradoxe près : il nous mettait aussi en garde quant aux travers
possibles de la pratique de la lecture appliquée et de la réduction sociologique
qu’elle pouvait opérer. Il aimait à rappeler, convoquant les mots d’Adorno sur la
musique, qu’un art exigeant ne peut se réconcilier avec l’époque qui l’a vue
naître et que toute assimilation d’un travail artistique à son cadre social est
fausse.

Votre travail repose sur l’idée que non seulement les savoirs mais aussi les
sources mêmes de ce savoir (documents, cartes, images) et la manière dont
elles sont documentées et conservées ne sont pas neutres. Pouvez-vous don-
ner quelques exemples concrets ?

En-deçà de la plupart des savoirs, il y a des ressources, des livres et des archives.
Du texte et des images. Parfois du son, mais aussi du trait et des chiffres dans les
cartes d’état-major par exemple. On hérite des classifications et des descriptions

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et ce sont ces modalités qui sont mises à notre disposition. Si on ne tente pas
d’en déterrer les présupposés, on en est les instruments.

Le savoir dont nous héritons ici, en Europe, est notamment composé de l’en-
semble des ressources que les bibliothèques mettent à notre disposition et des
critères de classification sur lesquelles elles reposent. Or ceux-ci sont très large-
ment hérités de la matrice coloniale du xixe siècle à partir de laquelle l’Europe
s’est forgée l’idée qu’elle se faisait d’elle-même. Nous tentons aujourd’hui
d’échapper à cette folie, ce « dessein » orienté et structuré par la captation terri-
toriale, l’esclavage et le colonialisme, sur des étendues inimaginables et pour
certaines saisies sans même avoir été explorées, voire traversées. Et, en même
temps, il fallait dénier cette violence en acte, selon des motifs religieux ou civili-
sationnels, grâce à des outils perfectibles. La carte a été un de ces outils. On
trace, on capte, on recouvre. On annihile. Et pour quelles raisons ? Pour acclima-
ter des plantes et des denrées par toutes les pratiques éprouvées d’inhumanité,
jusqu’à s’appliquer à soi-même le travail forcé. Il suffit de penser au rôle qu’a
joué le coton dans cette aventure, des plantations jusqu’aux manufactures. Le
travail à la chaîne est né dans les colonies. Il supposait le retournement des sols,
l’avènement de l’agriculture intensive, la fin de la diversité rurale et le com-
merce d’exportation à longue distance. Pour tout cela il a été nécessaire de pro-
duire et d’inventer des machines de plus en plus performantes et dévastatrices.
Et plus grave encore, d’exclure par cette économie des millions d’êtres humains
de leur territoire. En cela l’économie coloniale persiste. À ceci s’ajoute l’essen-
tiel, la fiction de la découverte, et la science comme outil de domination. Fabri-
quer du savoir et le valider comme vérité. Au xixe siècle Théophile Gautier pré-
conisait d’aller se « refaire » en Orient. On comprend avec Saïd le double sens
de cette phrase.

Nous sommes conscients de tous ces enjeux. Mais comment les documenter ?
Avec quels fonds ? Et quelles classifications employer pour y accéder ? En
France les collections du Musée de l’Homme ont été démantelées. Issues de col-
lectes effectuées lors de missions exploratrices pour certaines mais aussi et sur-
tout issues d’expéditions militaires et prédatrices, ces collections ont en partie
rejoint le Musée des arts premiers, dit Musée des arts et civilisations d’Afrique,
d’Asie, d’Océanie et des Amériques qui se trouve au Quai Branly. À cet endroit,
on a fait déposer ce qui concernait les hommes, c’est-à-dire leurs représentations
et leurs objets. Et l’on a gardé au Musée de l’Homme devenu un département du
Musée national d’histoire naturelle (MNHN) toutes les collections qui
concernent « l’environnement de ces hommes » et que l’on nomme aujourd’hui

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le non humain… Les plantes et les animaux. Au MNHN, du fait de ce démantè-
lement, les classifications, héritées du xixe et qui fonctionnaient par zones géo-
graphiques et distinctions ethnographiques, ont été reléguées au profit de la clas-
sification par genres. On se retrouve donc aujourd’hui, du fait de l’éclatement de
ces collections et de leurs différences de classifications dans l’impossibilité de
reconstituer sans un effort considérable l’entièreté d’une communauté humaine.
Il est donc devenu très difficile de réunir les composants qui participaient de son
écosystème à un moment où ces données nous sont devenues indispensables
pour la compréhension du désastre écologique dans lequel nous sommes plon-
gés.

Le cycle « Paradis Perdus » que l’on a inauguré à l’INHA avec le Centre André
Chastel, et mon ami et collègue, l’historien du paysage Hervé Brunon, est né de
ce constat : comment rendre compte de ces écosystèmes retournés, détruits et
aujourd’hui effacés ? Pour cela nous travaillons sur une longue durée et plus spé-
cifiquement sur différents archipels, situés dans les Caraïbes, les Mascareignes,
les Moluques et en Polynésie. Notre objectif est de mettre en libre accès et donc
au service de tous, les recensements que nous effectuons des représentations qui
ont préexisté à la destruction dans ces zones géographiques et leurs continents
connexes. Nous nous devons de savoir ce qui constituait ces paysages et ce qui a
concouru à leurs représentations. Il nous faut faire de ces objets des outils de
savoir utiles aux sociétés qui vivent dans ces territoires, pour mieux saisir com-
bien nos paysages en Europe et en Méditerranée sont tributaires des populations
et des écosystèmes de ces espaces dits « lointains ».

Le séminaire que vous organisez avec Hervé Brunon à l’INHA s’intitule


« Paradis Perdus. Colonisation des paysages et destruction des éco-anthro-
posystèmes ». L’idée de « paradis perdus » semble renvoyer à un mythe de
l’harmonie naturelle originelle, précoloniale. Dans « Musulman » roman,
qui vient de paraître aux États-Unis, vous écriviez en 2005 : « Vous apparte-
nez à un peuple d’aliénés. D’abord, vous avez détruit des hommes par mil-
liers. Vous les avez chassés de leurs plaines. Ces hommes qui ignoraient la
propriété et la conquête vous les avez éteints. Ils ignoraient qu’on pouvait
posséder la terre. Ils l’ignoraient. Comment vouliez-vous qu’ils ne soient pas
vaincus ? Et vous en plus de les détruire vous avez pris la terre. Vous avez
pris ce que des hommes pensaient inviolable. Une terre à personne et à tous.
Une terre qu’il fallait savoir rendre quand on l’avait traversée » (pp. 135-
136). Quel est le rôle de ce mythe d’un paradis perdu dans votre parcours
biographique et dans votre travail d’historienne de l’art ?

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Vue des ruines de la Basilique de Tigzirt sur le Cap Taksebt.

Le paradis perdu n’est pas un mythe, c’est une affaire de personnes déplacées et
de leurs récits. Ça désigne d’abord l’exode de celles et ceux qui quittent l’espace
qui, dans l’enfance ou l’âge adulte, les a constitués. Ce n’était sans doute pas le
cas pour beaucoup de ces colons européens de la première modernité qui ont
participé à la destruction de populations entières : ils laissaient certainement der-
rière eux un monde que l’on pourrait qualifier de barbare. L’on sait par ailleurs
que ceux que l’on a nommés les pèlerins étaient en quête de paradis. Mais pour
moi le « Paradis perdu » désigne avant tout un grand récit de résilience. Toute
ma vie a été structurée par le récit que me faisait ma mère de son paradis d’en-
fance en Algérie. Elle disait être née dans un lieu enchanté, d’une mère qui avait
une science des plantes et d’un père profondément aimant, fou d’histoires et de
voyages. Ce qu’était réellement mon grand-père. Ma mère venait d’un tout petit
écrin, d’un village côtier d’Algérie où, de la colline où se trouve la maison de ses
ancêtres, celle où elle a grandi, les rangées d’eucalyptus et les vergers en contre-
bas surplombaient la mer dans un paysage sublime de roches rouges et déchique-
tées parsemées de lauriers roses et de cistes. À l’Ouest à quelques rames de la
côte il y a un îlot et quelques autres rochers sur lesquels on se prélasse l’été pour
fuir la plage et sa folle densité touristique. Mais ma mère me disait toujours
qu’autrefois sur ce caillou un lion avait vécu. De sa maison elle pouvait voir, en
regardant à l’ouest, les vestiges de la Grande Basilique romaine du village de
Tigzirt dominant la mer. Basilique dont la mémoire collective de ma famille
aimait à rappeler que l’ensemble du site avait été détruit au xixe siècle par les
français pour construire la ville européenne. La famille de ma mère venait par
ailleurs de Taksebt, un village situé sur le plus haut promontoire à l’est de sa
maison. De là, la vue sur toute la côte est époustouflante. Le paradis perdu, pour
moi, c’est avant tout la transmission d’une mémoire visuelle et sensorielle grâce
à laquelle on peut vivre et habiter dans un monde inhospitalier. C’est la fidélité à
ma mère et à son récit. Par sa tradition religieuse et culturelle, elle avait un rap-
port très fort et très prégnant à la nature. Elle parlait à la nature. Elle avait une
passion pour les arbres fruitiers, notamment l’abricotier, ‫( ﻣﺸﻤﺶ‬mechmech),
qu’elle m’a transmise. J’en cultive six dans l’Oise. À notre arrivée d’Algérie en
1967, on s’est installé dans ce département et en 1973 dans une grande maison
avec un jardin. Je suis jardinier depuis ce temps. J’ai appris à travailler la terre
pour ne pas avoir à effectuer des tâches domestiques. J’ai acquis un héritage pra-
tique qui a pourtant été détruit durant la colonisation. Il m’a été transmis loin du
paradis de ma mère.

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Quand on se promène aujourd’hui dans certaines zones rurales d’Algérie, du
Maroc ou de Tunisie, on voit la difficulté ou la répulsion des habitantes et des
habitants à s’entourer de nature. À faire des jardins. Or, la description des jardins
que l’on peut lire dans les rares récits de voyage ou d’exploration effectués en
Algérie au xviiie siècle témoignent d’une richesse et d’une intelligence rurale
disparues. J’ai lu une description des environs de la ville de Bône, aujourd’hui
Annaba, qui rendait compte de l’étendue et de la qualité de son arboriculture
ainsi que de l’équilibre de ses jardins. L’auteur était saisi par la beauté et la fraî-
cheur des lieux. Entretemps le modèle économique colonial a intégralement sou-
mis la terre algérienne au régime de la propriété foncière européenne afin
d’orienter intégralement la production vers l’exportation.

Qu’est-ce qu’un champ traditionnel ? Ce sont des arbres fruitiers, des herbes, un
potager, une juxtaposition qui répond à une unité écologique. L’agriculture inten-
sive d’exportation convertit la terre en une surface homogène où le paysan doit
reproduire le même geste sur de nombreux hectares. Du fait de sa proximité et
du développement du transport maritime et aérien l’Algérie fera de la France et
pour longtemps le plus important producteur agricole européen. L’Algérien sera
durant tout ce temps soit un fellah, un employé agricole au service d’un modèle
agraire, ou un employé de conserveries. De ce paysan ou de cet ouvrier, on ne
fera surtout pas un lettré. Comme l’a récemment montré Caroline Ford, un mou-
vement écologiste important nait en métropole vers les années 1850. Au moment
même où l’on commence à s’intéresser à la nécessité de préserver l’environne-
ment en France, en Algérie on arase le territoire, pour y planter sur quelques mil-
liers d’hectares du chêne liège. Et on déstructure sur 1400 kilomètres de côte un
mode de vie et un écosystème. Quand je me promène dans ces belles forêts de
l’Oise où je vis encore, je ne peux m’empêcher de penser qu’elles ont été proté-
gées par la destruction des écosystèmes du paradis perdu de ma mère.

La littérature est-elle un moyen pour retrouver ou reconstruire ce paradis


perdu ?

Mon paradis perdu c’est ce qui m’a été transmis par la langue berbère. C’est tou-
jours par la langue que l’on construit son monde et qu’on l’habite. Si je dis « la
main » (afus) ou « étranger » (abrrani), ce ne sont pas seulement des mots qui
viennent, c’est un monde que je convoque. Il y a une politique de la langue qui
est relative à la possibilité de son exercice dans l’espace social. J’écris en fran-
çais avec Beckett, Duras et Sarraute, mais aussi avec une langue que je ne peux
pas pratiquer. Cette impossibilité est telle qu’il m’est inconcevable d’écrire en

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berbère. Quand j’essaie ça ne marche pas, comme si la langue se refusait. Écrire
en français c’est écrire dans une langue étrangère, mais c’est la seule possible.

La littérature c’est la langue des engloutis, j’écris même pour des étrangers.
C’est pour cette raison que je me sens proche des auteurs du Nouveau roman et
d’une certaine littérature américaine, c’est une affaire de métèques, de personnes
déplacées. La critique littéraire française préfère aujourd’hui l’oublier. Mais je
suis comme eux « un métèque ». Et même si on refuse à mes récits de participer
du récit français, ils ne relèvent pas pour autant de la « francophonie ». C’est par
leurs sujets et leurs formes, leur filiation à la littérature française, qu’opère leur
résistance à l’idée qu’ils relèveraient d’un récit étranger.

Vous parliez, il y a quelques instants, de la « transmission d’une mémoire


visuelle et sensorielle » dans le récit de résilience des immigrés. Dans l’expo-
sition Made in Algeria, vous cherchiez, au contraire, à explorer le rôle des
images dans la fabrication d’un territoire colonial. Quel est selon vous le
rôle des images, et notamment des cartes, dans la conquête coloniale ?

Depuis les années 1990, toute une réflexion sur la cartographie a émergé dans le
champ de l’art contemporain. Il s’agit de travaux qui portent généralement sur la
manière dont les cartes, en représentant le réel, reconfigurent le monde. De nom-
breux artistes se sont fixés le projet de refaire la carte, de remapping. Mais on
reste en général dans le contemporain, dans le présent du trait, et le plus souvent
dans des régions proches ou liées au Moyen-Orient. Il me semblait nécessaire de
poser la question épistémologique de la provenance de la carte dans la réflexion
esthétique sur les images. J’essaie toujours de partir de ce problème : si ce que
j’ai entre les mains, par exemple ce cadastre, n’a pas toujours existé, qu’est-ce
qui l’a précédé ? En partant de là, il est facile de voir que la rationalisation du
trait de la carte est un processus récent en amont duquel il fallait se situer pour
comprendre sa fonction dans la conquête algérienne.

Toute personne qui a été traversée par la question coloniale a intégré la carte ou,
plus exactement, le cadastre. On grandit avec « des cadastres dans la tête » pour
reprendre une très belle expression d’Hélène Cixous. Le relevé cadastral a parti-
cipé de l’invention cartographique et il a eu un rôle absolument décisif dans
l’histoire de la conquête algérienne et de la colonisation en général. Tout le tra-
vail qui a été fait sur les cartes, dans le cadre de Made in Algeria, partait de cette
envie de remonter aux origines de ce syndrome qui habite chaque algérien et qui
a partie liée avec la dépossession territoriale.

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À l’époque j’avais toujours en tête les travaux d’Edward Saïd, sur les construc-
tions de représentations. Mais, aussi efficace que soit sa thèse, il n’a jamais
mesuré combien les auteurs sur lesquels elle s’appuie étaient intégrés à l’appareil
militaire de la conquête. Les militaires étaient là en amont de la conquête et ce
sont eux qui ont les premiers subjectivé les représentations du territoire nord-
africain et ont configuré les possibilités de représentations ultérieures. Beaucoup
de ces officiers possédaient des compétences particulières qui ont à voir avec
une certaine sensibilité. Imprégnés par les travaux de la campagne d’Égypte, ils
se font chroniqueurs par le dessin des paysages et de la vie sociale de ce pays. Ils
choisissent des couleurs et des symboles, ils inventent autant qu’ils découvrent.
La courbe de dénivelé n’existant pas en ce premier tiers du xixe siècle, ils
doivent donc imaginer des manières de montrer les reliefs. Les brigades topogra-
phiques tracent le trait. Mais les militaires, et certains d’entre eux étaient de très
bons artistes, font circuler les images. Jamais l’Algérie comme pays étendu et
vide d’habitants, donc pays à disposition, n’a pu être mieux représenté que dans
l’œuvre de Jean-Antoine Siméon Fort qui n’a fait que reproduire sur de très
grands formats des vues de l’intérieur du territoire à partir de descriptions et
d’ébauches qui lui étaient aussi remises par des militaires à Paris. Ces œuvres
étaient montrées à des milliers de français au Château de Versailles, où la
conquête de ces espaces soi-disant vides se racontait par la peinture. L’acquies-
cement à la colonisation s’est aussi effectué par les images.

Il faut se rappeler que les officiers sont issus de l’aristocratie et qu’avec la colo-
nisation ils vont obtenir des rôles et des fonctions qu’ils n’auraient jamais obte-
nus en métropole. Ils deviennent aussi propriétaires fonciers ce qui nécessitera
d’établir des droits de propriété. Face à eux, il n’y a pas que des indigènes, il y a
aussi toutes ces troupes issues de classes populaires auxquelles il faut, selon le
Général de Bourmont, offrir un avenir afin d’éviter une nouvelle révolution
sociale.

En cherchant à comprendre les représentations botaniques, cartographiques et


géographiques du territoire algérien avant le xixe siècle, j’ai eu deux surprises.
D’abord, j’ai constaté qu’il n’y avait quasiment rien. On méconnaissait totale-
ment le voisin d’en face. Et cela a suscité ma curiosité. En 1824, Humboldt a tra-
versé les Amériques et décrit en détail la flore et la faune du continent. À la
même époque, il n’y a rien sur l’Algérie. La deuxième surprise a été de com-
prendre que le paradis de ma mère, ses eucalyptus face à la mer, n’étaient pas
endémiques. Ces espèces originaires de Tasmanie avaient d’abord été acclima-
tées en Amérique du Sud pour finalement venir border l’Afrique quelques

13
décennies plus tard, au xixe siècle. À 18 ans, je me suis rendue en Algérie pour
la première fois avec le projet d’y vivre. J’éprouvais de l’affection pour ce terri-
toire, comme on goûte un endroit réservé. La France s’était arrangée pour que
j’ai le désir de la fuir. Et je ne pouvais que maintenir en moi l’Algérie comme un
pays de réserve. Un pays dans lequel je me devais de me projeter comme étant le
mien pour retourner y vivre. Quand j’ai découvert que les sublimes eucalyptus
du paradis de ma mère étaient le produit de la circulation coloniale, le paradis
s’est effondré.

La carte a une fonction étrange : à mesure qu’elle nomme et décrit un territoire


elle efface les anciennes représentations. Elle se découvre en même temps
qu’elle recouvre un lieu et son passé. Dans ces premières cartes, on inscrit évi-
demment une toponymie, mais aussi des ressources minérales et agraires et des
descriptions pouvant susciter par exemple « l’érotisme » des femmes dans cer-
tains endroits. La dimension patriarcale de la conquête est inscrite dans la carto-
graphie. C’est tout cela que l’on a tenté de distinguer dans Made in Algeria. Il
fallait montrer que la carte, image très présente dans le champ de l’art contempo-
rain, n’est pas juste un feuillet que l’on peut exposer, dénué de tout présupposé,
mais que, dans sa généalogie, elle relève d’un geste impérieux qui circonscrit
l’espace à des codes et des normes tout en effaçant un arrière-plan fait d’autres
vies, de structures juridiques, sociales et culturelles recouvertes et à jamais ense-
velies. Les images peuvent être indignes quand elles cherchent à transformer en
spectacle ce qui ne peut pas l’être.

Si le rôle des images dans la conquête coloniale est de désigner tout en le


fabriquant un territoire que l’on s’est approprié, peuvent-elles être retour-
nées ? Quelles formes visuelles et théoriques ont pris les luttes anticoloniales
au cours des deux derniers siècles ?

Il me semble que le travail que nous avons mené dans le projet de recherche et
l’exposition Sismographie des luttes, vers une histoire globale des revues cri-
tiques et culturelles permet de répondre en partie à votre question. Avec ce projet
nous voulions mettre à l’épreuve l’idée selon laquelle la production critique et
théorique, dans cette forme propre à la modernité qu’est la revue, était principa-
lement européenne. De tout temps on nous a appris que les revues naissent et se
développent dans le monde européen à partir de la fin du xviiie siècle. Nous
avons voulu mettre à l’épreuve cette vérité. Nous nous sommes engagés à ras-
sembler les revues des mondes non européens afin d’évaluer la possibilité d’en
faire un corpus intelligible et cohérent. Cette recherche a été initiée en 2007 à

14
l’INHA lors d’une journée d’études que nous avions programmée avec Alain
Ménil sur l’œuvre d’Édouard Glissant et en sa présence. Il avait insisté sur le
rôle décisif de la revue, notamment la revue Acoma, dans ce qu’il appellerait le
« discours antillais ». Partant de l’idée assez empirique, selon laquelle la revue
critique était certainement advenue dans des zones de tensions, et ne sachant ni
d’où ni de quand datait son origine, nous avons décidé de recenser les produc-
tions critiques et culturelles contemporaines d’avant 1989 et de remonter le
temps jusqu’aux écrits d’esclaves marrons dont Rachel Danon a retracé l’histoire
dans Les voix du marronage. Nous avons pour cela fait quatre journées d’études
internationales et réuni quarante-deux chercheurs tous spécialistes de revues.
C’est le caractère novateur du « statement » de la revue qui a guidé nos choix.
Nous avons arrêté un corpus de quelques 1 200 revues dont la première est haï-
tienne et date du début du xixe siècle, et les suivantes sont amérindiennes et afri-
caine-américaines et émergent à peu près au même moment en 1827. Ce qui
nous a surpris c’est que presque toutes ces revues, depuis l’Abeille haytienne de
1817 jusqu’à la dernière en date de 1989, ont des traits communs clairement
identifiables : la lutte contre la ségrégation raciale, le refus du colonialisme, le
droit à sa propre culture et à sa propre langue, le droit à la gouvernance et à l’au-
tonomie, les questions de l’égalité, qui touchent les problématiques raciales mais
qui croisent aussi tout autant le droit du travail que les questions soulevées par
les mouvements féministes non européens. En Égypte dès l’indépendance, les
féministes revendiquent tout autant le droit de vote que l’égalité salariale. Toutes
les problématiques de l’émancipation sont présentes dans les luttes, et les textes
en témoignent. On peut dire que rien n’a été ignoré des communautés humaines
qui ont été assujetties. Nous devons toute cette connaissance à de nombreuses
chercheuses et chercheurs qui par leurs travaux forment une communauté multi-
lingue extrêmement vivante et qui nous permet de mieux saisir la dimension
internationale de tout ce mouvement critique qui s’est exercé par la revue.

Christine Lévy nous a fait part de ses travaux sur le genre au Japon et notam-
ment sur le groupe des femmes qui ont constitué la revue Seitō, l’une des pre-
mières revues littéraires féministes, fondée au Japon en 1911 pour les femmes et
par les femmes. Par cette revue, on appréhende un grand nombre d’enjeux
contemporains. Les rédactrices questionnent l’assujettissement du modèle fémi-
nin japonais comme un recours contre le modèle de l’ère Meiji qui ferait d’elles
des copies conformes de femmes au foyer européennes. Elles trouvent dans la
tradition les moyens d’une critique de la culture en prônant et en mettant en pra-
tique une liberté effective, qui sera autant sexuelle qu’économique. Ces femmes
luttèrent pour la légalisation de l’avortement et de la prostitution mais aussi le

15
droit de vote et une totale liberté des corps.

Les revues ont témoigné d’une inventivité théorique et formelle incroyable. Le


plus souvent, une revue c’est un groupe qui œuvre beaucoup en possédant peu.
Imaginez une seconde les conditions de production des revues en Afrique alors
qu’il y a des lois coloniales draconiennes pour empêcher le droit de réunion, le
droit de publication, et l’acquisition du papier. Ce que l’on a pu préserver de ces
revues est mince au regard de ce qui a été produit au xixe siècle. La pensée cri-
tique propre à ces documents a en grande partie été recouverte. Mais l’on ne peut
plus penser sans ces textes et leurs acteurs. L’exposition, qui voyage à travers le
monde, rend intelligible l’idée de masses humaines en lutte et solidaire. De
l’Océanie au Grand Nord, du Cap à Alger, de Phnom Pen à La Paz, tout un
monde s’est mis en mouvement durant deux siècles pour produire les conditions
de sa visibilité et de son indépendance.

L’exposition est une multiprojection faite des trois films contenant quelques 900
documents. Y défilent, au rythme d’une bande son originale de Jean-Palix, des
images de couvertures de revues, des dates, des statements, des portraits de fon-
datrices et de fondateurs. Parfois on entre dans la revue. Le montage a été fait
avec Thierry Crombet. On y voit toutes les grandes figures des mouvements
d’émancipation, de José Carlos Mariategui à Doria Chafik en passant par James
Baldwin. La plupart ont été rédacteurs en chef de revue parce que l’époque les
convoquait. Nous sommes là dans un long continuum historique qui raconte
toutes les formes de luttes et d’indépendance.

Dans « Musulman » roman vous écrivez : « Je sais qu’on se soucie de nous.


Mais du sentiment que, nous, nous avons de nous, qui s’en soucie ? » Le
contexte islamophobe s’aggrave. En France, une pression médiatique inouïe
a conduit Décathlon a renoncé au hijab de sport. En Nouvelle-Zélande, cin-
quante personnes de confession musulmane ont été assassinées le 15 mars
dernier. Comment comprenez-vous cette internationalisation de l’islamo-
phobie ?

En Nouvelle-Zélande j’ai pu observer les efforts et les réussites de cette société


pour remédier aux ravages de l’héritage colonial. Notamment avec les Maoris.
C’est un pays qui a tenté de trouver des arrangements, de fournir un autre
modèle possible de résolution de la question raciale, d’être au moins un labora-
toire. C’est sans doute cette réussite-là qu’est venu détruire cet Australien formé
à la toxicité française. Il ne faut pas perdre de vue que le grand remplacement

16
dont se revendiquent ces suprémacistes a déjà eu lieu aux États-Unis, en Austra-
lie, en Nouvelle-Zélande : par la destruction et la négation des communautés
amérindiennes pour le premier et celles des aborigènes et des maoris pour les
seconds et cela par des populations blanches européennes dont ces militants sont
les descendants.

Sur la question de l’Islam, la toxicité française est sans frontière. C’est son privi-
lège de vieil État colonial de reproduire en permanence des minorités qu’elle met
en péril. On m’a fabriqué musulmane. Cela m’a frappé aux États-Unis : à chaque
fois que j’allumais la radio ou la télévision, j’avais l’impression très nette que
l’islamophobie ne venait pas de Londres, de Berlin ou d’ailleurs, mais de France.
C’est une obsession française et l’endroit où elle se noue est assez tragique
aujourd’hui. Cela mériterait d’être pensé avec sérieux et humilité car tout cela
s’enracine aussi dans de profonds et douloureux conflits. On voit chaque jour
s’exercer une tension vive de type juif contre musulman et inversement. Quoi de
mieux que de jouer au sein d’une même communauté la scène de la division par
l’entremise du religieux. Et comment détourner la violence terroriste de cette
division ? En Algérie, durant la période intensive du terrorisme il y avait la
société contre les terroristes et leurs actes. C’est folie que de penser que les
musulmans de France ne se sentent pas étrangers aux terroristes. Mais c’est aussi
se voiler la face de nier la permanence de l’antisémitisme.

On peut sans doute remonter la longue filière française de l’obsession pour


l’identité de Renaud Camus jusqu’à Gobineau et son Essai sur l’inégalité des
races humaines (1853-1855). L’une de ses modalités spécifiques c’est de nous
priver de tout espace où nous pouvons dire le sentiment que nous avons de nous-
mêmes. Le système vise à recouvrir toute possibilité d’une parole autonome.
Non assujettie. Nos existences en France seraient comme encagées. Nous forme-
rions un tout. Ce qui m’étonne, et me réjouit, c’est la capacité des jeunes à cou-
per le flux médiatique. Mes neveux et nièces par exemple, ils n’écoutent pas, ils
zappent, ils vivent leur vie. Et ils ont raison. Leur hexagone n’est pas celui que
répète à longueur d’ondes ceux dont la fonction dans les médias est de nous
empêcher d’advenir. Mais le mal qu’ils font est ailleurs. Ils réduisent ce pays à
leurs aboiements. Adorno disait que le territoire de l’exilé est étroit et que la
loyauté en ce cas est la seule planche de salut. La toxicité islamophobe française
ne pourrait s’exercer sans ces quelques supplétifs qui lui servent la soupe. Et sur
cette question du supplétif j’en connais un rayon [1]. Tant que vous ne savez pas
ce que c’est que de grandir aux abords d’une forêt de hêtres, vous passerez votre
temps à vous chercher un maître.

17
En France, la lecture de Richard Wright m’a tôt enseigné la nécessité de l’éduca-
tion artistique. Et cette éducation artistique m’a plus que sauvé la vie. Elle per-
met de penser mieux. Et si l’on exerce une pratique artistique elle ne peut en ce
cas qu’être constituée en geste politique. J’ai trouvé dans l’expérience sensible
les ressorts pour ne pas répondre de leurs aboiements. Mais la toxicité islamo-
phobe est néanmoins le produit d’un rapport de forces : ceux qui s’accaparent le
droit de parler en notre nom en font commerce. Leur appareillage technique est
assez conséquent. Nous ne pouvons l’ignorer ni ignorer leurs intentions mais si
nous consacrons notre énergie à leur répondre nous validerons leur idée qui veut
que nous ne devons surtout pas faire trace. Que nous ne fassions pas trace. Je ne
sais pas si aux États-Unis un enfant issu d’une famille africaine-américaine peut
encore rêver. Je souhaite que les miens puissent encore le faire. Me concernant, à
ceux qui rêvent de nous effacer de l’histoire en cours, je peux leur dire qu’ils ont
échoué.

Notes

[1]
Voir Moze, Sabine Wespieser, Paris, 2016.

18
La ronde — Olivia Rosenthal
Itinéraire prévu : entre 45 et 50 minutes

Départ à la gare de Clamart, avenue Jean-Jaurès. Avenue Jean-Jaurès. Rue de


Fleury. À droite, franchissement des voies par le pont Calmette. Puis à droite,
rue du Chemin-Vert. Rue du Clos Montholon. Au bout à droite, rue Larmeroux.
Tout de suite à droite, prendre la rue de l’Avenir. Au bout de cette rue, à gauche,
prendre la rue de Châtillon. Puis à droite, la rue du Docteur Georges-Lafosse. À
gauche, Villa Eugénie-Drouet. Au bout à gauche, rue Clémenceau. Puis à droite,
rue Aristide-Briand. À droite, rue Diderot. À gauche, Villa d’Arcueil. À droite,
passer au-dessus des voies par la rue René-Coche. Revenir au point de départ en
longeant les voies de l’autre côté, par la rue Paul-Vaillant-Couturier, la Villa
Cacheux, l’allée Hoche, le boulevard Stalingrad, le boulevard des frères Vigou-
roux. Remonter à droite la rue Hébert pour retrouver l’avenue Jean-Jaurès et la
gare de Clamart.

Raccourci possible : passer les voies rue Diderot. De l’autre côté, prendre la
Villa Hoche sur la droite. Et retrouver le boulevard Stalingrad, le boulevard des
frères Vigouroux. Remonter à droite la rue Hébert pour retrouver l’avenue Jean-
Jaurès et la gare de Clamart.

La terre

C’est intéressant la terre des périphéries, la terre remuée, la terre à vif, la terre
qui sort et qui apparaît alors qu’elle est d’habitude sous les pieds, cette terre là
est faite, est-elle faite, cette terre là devrait contenir, contient-elle, cette terre, s’il
y a encore de la terre, y a-t-il encore de la terre, on ne sait pas s’il y a encore de
la terre ou si tout, tout a été tellement excavé, tellement bouleversé et soulevé et
travaillé, tout a été remplacé, on a nettoyé la terre de ses fossiles, éclats, silex,
poussières, petites jarres, foyers, pièces à conviction multimillénaires qui empoi-
sonnent la construction de notre avenir, on les a chassés du sol avec les lombrics
et collemboles, nématodes, rotifères et tardigrades qui fourmillaient autrefois à
même la surface, à raison de 260 millions par m2 et maintenant qu’on a bitumé
les sols, qu’on les a aplanis et réagrégés, de quoi sont faits les soubassements,
comment tiennent nos fondations, sur quoi nous appuyons-nous si aucun être
vivant, pas même la cellule, pas même le protozoaire, pas même la bactérie, ne

19
peuvent trouver de quoi se nourrir, que reste-t-il dans la terre s’il n’y a pas de
terre ?

Des dates / 1

Plusieurs dates ont été fixées


dans la mise en œuvre des travaux du Grand Paris Express
des dates non modifiables
non négociables
comme si on pouvait connaître à l’avance
les moments phares de notre avenir.
L’histoire en marche serait en grande partie écrite
avant même qu’on n’ait eu le temps de la vivre.

PMR (Personnes à mobilité réduite)

Le chef de chantier m’a montré l’entrée du tunnel


qui jusqu’au mois de mars dernier permettait de traverser la gare de Clamart
et de rejoindre Vanves et Issy-les Moulineaux.

Le chef de chantier a précisé que ce passage


qui permettait aux petites dames avec leurs caddies de faire leurs courses au
marché
serait mis aux normes PMR
et je me suis demandé si les normes en question
exigeaient que ce soit toujours des dames petites et âgées
qui dans les banlieues parisiennes comme dans les villes moyennes
poussent les caddies pour faire les courses.

Quand les normes PMR et autres changeront-elles ?

Et tout en mastiquant cette question lancinante


j’ai continué à marcher en compagnie du chef de chantier

20
en essayant de calculer le nombre d’années qu’il faudrait
pour que des travaux de grande envergure
finissent par bouleverser de fond en comble nos manières de penser.

Des dates / 2

Plusieurs dates ont été fixées


dans la mise en œuvre des travaux du Grand Paris Express
des dates non modifiables
non négociables
mais des dates éphémères
qu’on oubliera sans doute dans le futur
comme on a oublié les dates des fusillades entre les versaillais et les commu-
nards
sur les forts tout proches de Vanves et d’Issy.

Le Clos-Montholon

Entre Clamart, Issy-les-Moulineaux et Vanves


la rue du Clos-Montholon est nulle part.

Jadis les bouchers de la ville


venaient y faire paître les troupeaux
avant de les mener à l’abattoir
La rue du Clos-Montholon est nulle part.

Elle a donné son nom


à un quartier de Malakoff
situé à distance de son tracé
de l’autre côté des voies
entrelacs de rues étroites
balisées en sentiers de petite randonnée
La rue du Clos-Montholon est nulle part.

21
On y accède par un souterrain
condamné provisoirement
pour cause de travaux d’utilité publique
La rue du Clos-Montholon est nulle part.

Le nom ancien de cette artère


le sentier des Nouzeaux
a été repris pour baptiser une petite voie sinueuse
prise entre deux bâtiments sociaux
dans la commune limitrophe de Malakoff
et dans cette migration
quelque chose de sa fonction de son relief et de sa pulsation
s’est effacé
La rue du Clos-Montholon est nulle part.

Bientôt on la fermera à la circulation


pour aménager les installations de chantier
qui préfigureront la construction de la nouvelle gare
La rue du Clos-Montholon est nulle part.

Je suis née près d’un square du même nom


aux alentours de la rue Pierre-Sémard
elle aussi surmontée d’un pont suspendu
dont la vocation était pérenne
à la différence de celui qui en 2017
surplombera provisoirement les rails SNCF
La rue du Clos-Montholon est nulle part.

Elle deviendra un accès privilégié


à l’une des 68 gares du Grand Paris Express
avec sa verrière de sept mètres de haut
et ses tunnels en béton armé

22
accélérateurs de liens, d’échanges et de flux en tous genres
entre Issy-les-Moulineaux, Malakoff, Vanves et Clamart.
Mais en attendant cette ère interconnectée
La rue du Clos-Montholon est nulle part.

Toutes les femmes

Grâce à l’élection
au bureau exécutif du Grand Paris
de 24 conseillers contre 4 conseillères
la plupart des femmes peuvent prendre leur caddie pour aller faire leurs courses
au marché
ce serait dommage de priver les hommes
des qualités spécifiques qu’ils ont acquises
à force de garder leur siège.

Dans les nouveaux établissements publics territoriaux


présidés par 104 hommes contre 13 femmes
il suffirait d’un petit effort supplémentaire
pour venir à bout des 13 réfractaires
qui n’ont pas le temps de prendre leur caddie pour aller faire les courses au mar-
ché.

Pourtant, une gestion paritaire des villes et des foyers


encouragerait la rénovation des souterrains
qui, placés sous les gares,
pourraient être empruntés à égalité par des hommes et des femmes
prêts ensemble ou alternativement à aller faire leurs courses au marché.

Les noms de ville

La communauté d’agglomération Sud de Seine vient d’être dissoute


au profit de la Métropole du Grand Paris.
Les limites administratives changent
mais les noms restent.

23
Le fort de Montrouge est à Arcueil
le fort de Vanves est à Malakoff
et le fort d’Issy est à Issy.

Une des dernières villes rouges du 92


et la seule ville conduite par une femme
sur les quatre composant les quartiers de la gare
n’a pas encore eu droit au chapitre
Fort d’Issy-Vanves-Clamart (FIVC)
est le nom provisoire qui apparaît sur tous les documents
il symbolise des pouvoirs
contre lesquels il faut se battre.
Le fort de Montrouge est à Arcueil
le fort de Vanves est à Malakoff
et le fort d’Issy est à Issy.

On attend que le comité de pilotage


le syndicat des transports d’Île-de-France
la Société du Grand Paris
et d’autres instances avec acronymes
proposent enfin des appellations
qui représentent toutes les forces en présence
on doit garder à l’esprit
que les trois mousquetaires sont quatre.
Le fort de Montrouge est à Arcueil
le fort de Vanves est à Malakoff
et le fort d’Issy est à Issy.

Des dates / 3

Plusieurs dates ont été fixées


dans la mise en œuvre des travaux du Grand Paris Express
des dates non modifiables
non négociables
des dates qu’on retiendra peut-être dans le futur

24
comme on a retenu (mais mal) les dates des fusillades entre les versaillais et les
communards
sur les forts tout proches de Vanves et d’Issy.

Le talus / 1

Il y a deux sortes de talus, des talus géologiques


et des talus historiques, les innés et les acquis,
ils proviennent, d’où proviennent les talus ?
quelles actions sont à l’origine de leur érection,
comment se forment-ils, qui les fait, le vent, la
pluie, le ruissellement des eaux, ou les pioches
et les pelles qui creusent, ouvrent et remuent la
terre ? Il y a deux sortes de talus.

Le talus / 2

La plupart du temps
les talus
la plupart du temps
les talus longent les routes, les voies ferrées et les boulevards
la plupart du temps
ils suivent des allées dessinées, empruntées et entretenues
ils accrochent l’œil des passants qui regardent défiler les manifestants
de la place de la République à la Bastille.
Ce sont des talus de proximité, des talus aménagés aux abords immédiats d’an-
ciennes tranchées
afin d’éviter le transport des matériaux qu’on extrait du sol pour faire du vide
avec du plein
c’est si fastidieux de déplacer les restes qu’on a préféré les recycler en petites
collines, promontoires et dénivelés
les talus jouxtent les souterrains, les carrières, ils forment des belvédères grâce
auxquels observer les précipices qui s’ouvrent à leurs pieds aussi profonds qu’ils
sont élevés.
C’est de leur sommet qu’on peut scruter l’avancée des armées ou le mouvement
des nuages
à 7 mètres au-dessus du sol
on se sent plus fort et plus seul

25
on sait qu’on est en haut provisoirement
et qu’il faudra bien à un moment ou un autre
redescendre
puisqu’on n’habite pas sur le talus
mais en contrebas ou sur ses flancs.

Le talus / 3

On imagine des usages détournés du talus


des moyens de lui ôter son imposante stature
de le domestiquer, de l’attendrir, de l’apaiser, de le commercialiser et de le méca-
niser
en lui donnant l’aspect d’une gare nouvelle
sur laquelle on posera un toit végétalisé
pour produire ce que les textes appellent
une « liaison en mode doux ».

Les camions et bennes de déblaiement annoncent


malgré les nuisances sonores qu’ils génèrent
une ère de quiétude pour nos talus
le devenir doux des pentes raides
avec des paliers, des escalators, des ascenseurs
destinés à vaincre la forteresse et ses barrières
cette manière de flâner sur toute la hauteur
abolissant les frontières psychologiques, altimétriques, administratives, sociales
et linguistiques
qui occultent la plupart du temps
la plupart du temps occultent
la nature pacifique de nos talus.

Le talus / 4

Que fera-t-on en 2022 sur le talus de Malakoff


qui regardera-t-on venir
comment accueillera-t-on ceux que l’on verra arriver ?
Après l’avoir escaladé, dominé et assujetti,
aura-t-on définitivement abandonné les actions et les mots guerriers

26
remisé les histoires de conquêtes, de retraites, de batailles ?
Sera-t-on prêt en déambulant tranquillement
de haut en bas ou de bas en haut
à changer sans crainte, sans amertume et sans violence
de perspective, d’objectif, de rang et même de condition ?

Le creusement

C’est une gare enterrée, une boîte de 110 mètres sur 30 avec des quais à 30
mètres de profondeur, alors on est obligé de creuser des panneaux de 3 mètres de
large sur 1,2 mètres d’épaisseur avec une haveuse, en l’occurrence une HC05.
Les panneaux sont remplis d’un liquide d’eau et d’argile, la bentonite, qui a le
double avantage de transporter par un système de pompage le sol qui a été désa-
grégé et de maintenir par pression hydrostatique les terres pour éviter qu’elles ne
s’effondrent sur elles-mêmes. C’est la première étape, le forage. Quand le pan-
neau est fait, on commence le ferraillage, deuxième étape, c’est-à-dire qu’on
descend au fond du trou des armatures d’acier de fort diamètre, après quoi on
peut s’attaquer à la troisième étape. À l’aide d’un entonnoir, on coule le béton
dans le trou de sorte qu’à mesure que le béton monte la bentonite est repoussée
sur les bords. Et quand ça a fait prise, on n’a plus qu’à préparer un nouveau pan-
neau jusqu’à ce que les 270 mètres de linéaire qui formeront le mur de la gare
soient réalisés.
Ce n’est pas naturel de faire tomber du béton d’une hauteur de 40 mètres
d’une part parce que le béton n’est pas un matériau naturel
d’autre part parce que les chutes de 40 mètres de hauteur sont plutôt rares dans la
nature.
Et l’un des risques principaux de cette exposition à la gravité, c’est un risque de
ségrégation. Les particules lourdes tombent au fond et les particules légères res-
tent à la surface, cela donne une structure hétérogène qui fragilise les panneaux.
C’est pourquoi il faut mesurer par éprouvettes et auscultations soniques interpo-
sées la convenance, la résistance, la maniabilité et l’homogénéité du béton. Le
violenter, le torturer et le martyriser avant sa chute sont des conditions néces-
saires à la réalisation d’une gare sécurisée.
Finalement ce n’est pas si simple de faire un trou et de le remplir.

Des dates / 4

Pour assurer l’enchaînement et l’enchevêtrement des opérations

27
entre la SNCF, ICADE, Bouygues, GRDF et la SGP
on a créé un pôle de planification
dont le rôle consiste exclusivement
à planifier le calendrier général des travaux
entre 2016 et 2030.
Comme le dit l’un des directeurs du pôle
nous devons faire en sorte que tous les matelas entrent dans les valises.
Alors que le métro de la ligne 15
aurait plutôt pour objectif
de fluidifier nos mouvements pendulaires
cette image bizarre et maladroite
nous devons faire en sorte que tous les matelas entrent dans les valises
laisse présager
une mauvaise imbrication des tâches
des nomadismes d’urgence
des déplacements de foule
des départs improvisés.
Il est assez rare en effet
sauf dans des exodes massifs et mal organisés
de déménager sa literie
à la seule force du poignet
et dans des sacs.

Nous tournerons en rond autour de la ville

Nous tournerons en rond autour de la ville


nous choisirons les tangentes et les transversales au détriment de la ligne droite
nous abandonnerons les voies radiales
nous dessinerons des cercles
plus grands que les boulevards des Maréchaux, les ceintures rouges, les
enceintes de Philippe-Auguste ou de Thiers
nous remplacerons les ouvrages défensifs par des tubes grande vitesse et fibre
optique.
Plutôt que de nous y engouffrer, de la traverser et de la percer
nous nous tiendrons à distance du cœur battant de la cité
nous apprendrons à l’éviter, à l’ignorer
nous tournerons en rond autour de la ville.
Nous recourrons à des corps augmentés comme sera augmenté le nombre de
lignes

28
le métro sera notre appendice
nous ne trancherons plus à vif par des saignées à ciel ouvert
nous adopterons des méthodes invisibles
tunneliers boucliers et voussoirs
qui révolutionneront notre rapport à l’air libre et nous propulseront automatique-
ment par 200 km de souterrains dans les quinze années à venir.
Nos pulsations seront rapides
nous tournerons en rond autour de la ville
beaucoup plus vite
beaucoup plus loin
nous serons tous périphériques.

29
Ensauvager la métropole — Paul Guillibert, Nikola
Chesnais
À quel prix préserver la nature ? Depuis plusieurs mois, à quelques kilomètres de
Paris, deux conceptions de la nature (nature pure et préservée au détriment de la
prise en compte d’enjeux sociaux et nature appropriée par des usager·ères histo-
riques) s’opposent autour du projet de construction d’éco-quartiers et de la
construction d’une base de loisirs, sur le territoire même de la cité Gagarine et de
la forêt de Romainville. Défenseurs de la nature, habitant·es de la cité Gagarine,
promoteurs immobiliers, acteur·ices de la région Île-de-France et de la munici-
palité veulent s’approprier cet espace sur lequel ils se déchirent. C’est en suivant
le regard du chien Solo, les baladant au cœur de cet espace étrange, à la fois
naturel et historique, qu’ils ont été conduits à mener une enquête politique sur la
géologie de ces anciennes carrières ensauvagées.

Il est des lieux proscrits, sanctuarisés, auxquels on n’accède qu’avec des pas-
seurs. Dans Stalker du cinéaste soviétique Andreï Tarkovski, une catastrophe —
dont on ne sait si elle est d’origine naturelle, technologique ou surnaturelle — a
produit une zone invivable et interdite, où la nature est devenue une entité
vivante à laquelle il faut obéir sous peine d’y succomber. À la manière de l’al-
chimiste, le passeur se soumet en composant avec elle des arrangements
magiques. Elle impose des négociations, des sacrifices parfois. Chez Tarkovski,
les « stalkers » sont les initiés d’un culte secret et les promoteurs d’une religion
du passage. Le rapport à cette entité naturelle est cependant profondément viri-
liste : le passage vers le sauvage est l’épreuve d’une force masculine seule à
même de pénétrer les mystères de la nature, et dont les femmes sont explicite-
ment exclues. Tout se passe comme si l’expérience héroïque de la « zone » était
la mesure de la bravoure de quelques hommes en quête de sens.

Stalker

Stalker

Andreï Tarkowski, 1979

Le chien Solo

30
Le chien Solo

Dans la forêt de la Corniche des Forts, qui a poussé depuis la fin des années
1950 à Romainville, à quelques kilomètres à peine de Paris, le passage est moins
mystique et moins viril. En soixante ans, une végétation dense a progressivement
recouvert les anciennes carrières de gypse. Ce lieu, pourtant central dans la géo-
graphie de la métropole, a été clôturé puis laissé à l’abandon, ouvrant, comme la
plupart des hétérotopies urbaines, la possibilité de multiples usages. S’y sont
produits, en s’y croisant parfois mais en s’évitant le plus souvent, des dépôts
d’ordures (le sol est une grande décharge, un ensemble plus ou moins organique
de déchets, gravats, etc.), des cultures de cannabis, des fêtes, de l’horticulture,
des refuges, des promenades, du glanage, des camps de roms, des ateliers clan-
destins de récupération de cuivre, des habitations temporaires de personnes iso-
lées sans domicile, etc. La multiplicité des usages de la forêt a été permise par la
relative absence de contrôle étatique de l’espace et la non valorisation d’un fon-
cier hautement pollué et miné de galeries qui s’effondrent parfois en fontis. La
forêt a discrètement fourni ses services à des pratiques sociales marginales. Sou-
vent aussi, les promeneuses et promeneurs ont découvert la forêt en se faisant
balader par leur chien. Nous, on s’est fait balader par Solo, le chien des amis de
Nikola, Thierry et Corinne. C’est lui qui nous a introduits et promenés dans cette
forêt, lui que nous avons suivi pour ce projet d’enquête.

Tant que la carrière était ainsi laissée à elle-même, elle était relativement peu
connue des Francilien·ne·s et les possibilités d’y accéder limitées. Mais, depuis
quelques années, le projet de destruction de la forêt et de la cité Gagarine qui la
surplombe ont conduit à l’émergence de luttes sociales et de collectifs militants
visant à les préserver. La transformation des HLM en « éco-quartier » et des car-
rières ensauvagées en « base de loisirs » participe évidemment de la logique de
valorisation foncière du Grand Paris. À cet égard, les luttes ne portent pas seule-
ment sur la préservation de la nature. Elles visent à bloquer la production capita-
liste de l’espace et le rapport instrumental au monde qui l’autorise. La destruc-
tion programmée des huit hectares de la forêt ayant commencé en septembre
2018, les collectifs ont eu comme premier souci de faire connaître l’existence de
la forêt afin de la conserver. Enclose et menacée, elle n’abrite plus les usages
marginaux qu’elle avait connus jusqu’ici. Alors que les pratiques discrètes, hété-
rotopiques, avaient intérêt à la maintenir dans l’oubli, le conflit politique a fait
de la publicité de cette nature historique l’objet et l’enjeu de la contestation
sociale. Les conflits écologiques sont aussi, le plus souvent, des luttes pour la
connaissance et son partage.

31
Front de taille (vue en coupe)

Front de taille (vue en coupe)

Front de taille (vue in situ)

Front de taille (vue in situ)

Le travail d’enquête que nous avons mené se présente ici comme un récit som-
maire, inachevé et provisoire de l’histoire de la Corniche des Forts, depuis sa
formation géologique jusqu’à la lutte en cours. C’est également un travail prépa-
ratoire pour un film à venir. Penser la ville à partir de sa forêt, ce n’est pas cher-
cher un point d’extériorité absolue dans la pureté d’un monde sauvage, c’est plu-
tôt essayer de comprendre les relations spatiales qui l’ont constituée en labora-
toire de production de valeur et de circulation marchande, et comment la nature,
aussi ensauvagée soit-elle, a été informée au cours d’une histoire sociale de
luttes et de conflits. Dans ce monde dévasté, la forêt plonge ses racines dans le
paysage extractiviste de la métropole pour annoncer le souhait d’une nouvelle
alliance.

Éocène (- 65 à - 33 millions d’années)

Exploité depuis l’Antiquité, le gypse d’Île-de-France constitue la principale


réserve métropolitaine. Cuite selon des techniques particulières, cette roche
saline permet la fabrication du plâtre. Les couches de gypse se sont formées au
cours de la dernière époque de l’Éocène, le Ludien, entre -38 et -37 millions
d’années. Dans le bassin de Paris, le gypse s’organise en trois masses : la « haute
masse ou première masse » est la couche la moins profonde et la plus épaisse
(jusqu’à 21 mètres d’épaisseur), la deuxième masse ne fait que 12 mètres
d’épaisseur, et la troisième, la plus profonde, ne fait que quelques mètres
d’épaisseur. Entre ces différentes couches de gypse, de la marne, une roche sédi-
mentaire recouverte de sable au sommet. La commune de Romainville s’inscrit
dans une butte-témoin, le fragment isolé d’un massif rocheux plus ancien, qui
s’étire depuis Belleville à l’Ouest jusqu’à Gagny et Vaujours à l’Est [1]. Selon le
rapport de l’Inspection générale des carrières de septembre 2001, ces terrains ter-
tiaires ont été érodés et remaniés durant le quaternaire pour donner un versant
d’un dénivelé de 64 mètres entre le centre-ville culminant à une altitude de 120
mètres et la limite nord de Romainville située à une altitude de 56 mètres.

32
Comme le note encore le rapport, « les qualités du gypse extrait dans ce secteur
sont à l’origine de sa réputation de “plâtre fin de Paris” obtenu après cuisson. »
C’est sur le flanc nord de la butte laissée par l’érosion périglaciaire que les épais-
seurs de gypse exploitable étaient les plus importantes et que furent creusées la
plupart des galeries. La Corniche des Forts présente deux spécificités hydrogéo-
logiques : une « nappe perchée », c’est-à-dire un volume d’eau souterrain dans
une cuvette imperméable, et un « aquifère », une formation géologique compo-
sée principalement de marnes, suffisamment poreuses pour stocker de grandes
quantités d’eau. En raison de cette hydrographie particulière, les carrières les
plus basses de la deuxième ou troisième masse sont désormais ennoyées.

Il est difficile de dater avec précision le début de l’exploitation de gypse à


Romainville. En revanche, il est certain que la fermeture progressive des car-
rières parisiennes conduit à une production de plus en plus intensive dans la
proche banlieue à partir de la fin du xviiie siècle. Les galeries de 1re, 2e et
3e masse de la Corniche des Forts ont été majoritairement creusées en souterrain
au xixe siècle puis à ciel ouvert au xxe. L’Inspection générale des carrières a isolé
quatre carrières distinctes dont trois ont été exploitées à ciel ouvert et dont les
toponymes méritent d’être relevés : la carrière des Bas-Pays, la carrière de
l’Aviation, la carrière du Fort de Noisy, et la carrière du frais culs de Béthisy et
de la Lunette de Noisy. Si au cours des dix derniers millénaires le sol était resté
relativement stable, la production industrielle à grande échelle va définitivement
marquer la formation géologique de la Corniche des Forts. La fabrique de la
métropole parisienne commence par l’exploitation intensive de ses sous-sols et
inscrit, dans le temps géologique, les pratiques extractivistes des deux derniers
siècles.

Fontis

Fontis

Gravats

Gravats

Capitalocène 1 (1800-1959)

Depuis plusieurs années, climatologues et géologues discutent de la légitimité de

33
nommer une nouvelle ère géologique qui succéderait à l’Holocène (-11 000 ans
jusqu’à nos jours). Le chimiste Paul Crutzen et le biologiste Eugène Stoermer
ont ainsi proposé le terme d’« anthropocène » pour désigner l’époque géologique
qui débuterait vers 1800 et se caractériserait par une transformation définitive de
la lithosphère sous l’effet des activités humaines, extractives ou industrielles.
Les débats sur l’holocène et l’anthropocène ont désormais largement dépassé le
champ des spécialistes de la « sous-commission à la stratigraphie du quater-
naire » du Congrès mondial de géologie pour devenir un des enjeux centraux des
sciences et des humanités environnementales et, plus largement, de la pensée
politique contemporaine. Le concept ne désigne plus seulement une modification
de la croûte terrestre, mais aussi une époque géologique de courte durée au cours
de laquelle les pratiques sociales sont devenues une force tellurique capable de
modifier l’ensemble des conditions naturelles de la vie sur terre. Les principales
critiques, désormais bien connues, du terme d’anthropocène visent l’indétermi-
nation de son sujet historique. On a légitimement objecté que ce n’était pas tant
l’humanité en général qui avait bouleversé l’histoire naturelle que les sociétés
coloniales et leurs plantations (« Plantationocène »), l’Occident et son rapport
instrumental au monde (« Occidentalocène »), l’industrialisation et son producti-
visme outrancier (« Industrialocène ou Mégalocène »). Comme l’indique l’his-
toire des carrières parisiennes, l’espace du capital s’est largement développé
grâce à l’extraction des richesses souterraines, notamment fossiles, et l’on pour-
rait imaginer un âge de l’extractivisme, un « Extractionocène », dont la forêt de
Romainville serait exemplaire. Pour l’heure, nous utiliserons le concept de
« Capitalocène », forgé par l’historien Jason W. Moore, qui a le mérite de nom-
mer le mode de production responsable de la crise en cours.

À partir de la fin du xviie siècle, l’obligation de plâtrer les maisons à colombage


pour prévenir les incendies provoque une explosion de la demande en gypse et le
peuplement progressif de Montmartre, de Ménilmontant et des Buttes-Chaumont
au xixe siècle conduit au déplacement des anciennes carrières vers le Nord et
l’Est de la capitale. Dans la plupart des secteurs de l’économie, la fin du
xixe siècle est une phase de constitution de monopoles. Les sociétés plâtrières de
Paris n’échappent pas à la règle. La plus grande partie de la production française,
l’une des plus importantes au monde, se concentre rapidement entre les mains de
deux grands groupes, la Société générale de Paris et la Société plâtrière du Bas-
sin de Paris, qui se partagent la plupart des exploitations, dont ils cèdent les
concessions à de nombreux exploitants, vivant souvent dans une grande misère.
Beaucoup vivent sur place ou à proximité. Des deux cents tonnes de gypse sor-

34
tant quotidiennement de la carrière de Romainville à la fin du xixe, une part
importante sert à la construction de la capitale en plein essor, tandis qu’une part
non négligeable est destinée à l’exportation mondiale. À mesure qu’il produit
des natures connectées par la circulation des marchandises qu’il exploite, le capi-
talisme dessine des paysages industriels et extractivistes dévastés.

Contrairement à ce que suggère l’image enchanteresse, printanière, de la Forêt


de la Corniche des Forts, il faut se rappeler que, dès le milieu du xixe siècle, les
carrières ont servis de « dépôt de gadoue », c’est-à-dire de décharge pour les
ordures ménagères urbaines. Il est vrai que la gadoue était alors essentiellement
composée de matières organiques, notamment fécale, triée par des chiffonniers
ou gadouillers et le plus souvent recyclée comme engrais naturel. Cependant, à
partir de la fin des années 1950, la forêt sert principalement de décharge d’or-
dures non recyclables. En décembre 1959, un camionneur est englouti avec son
camion par l’effondrement d’un fontis alors qu’il déchargeait des gravats.
L’émoi provoqué par cet accident n’empêchera pas la Préfecture de proposer
quelques mois plus tard que les carrières soient transformées en décharge à ciel
ouvert. Quoique la mobilisation du maire communiste et des habitant·e·s ait per-
mis, à l’époque, d’empêcher cette autorisation, le sol de la forêt témoigne de la
réalité des pratiques informelles de dépôt d’ordures et de gravats tout au long du
xxe siècle. Pourtant, malgré ces pratiques, la forêt a poussé comme croit la possi-
bilité d’un autre monde.

Chthulucène / ensauvagement (1959-2018)

Mai 1962. En cette fin de guerre d’Algérie, Chris Marker et Pierre Lhomme
sillonnent les rues de Paris, interrogeant les Parisiens sur les bouleversements
d’une ville qui se « modernise », et incidemment sur la possibilité du bonheur, au
moment où les bidonvilles sont progressivement détruits et remplacés par de
grands ensembles. En ce même mois de mai, on discute à l’Assemblée nationale
d’une modification du Code minier en vue d’interdire toute exploitation de car-
rières souterraines dans le département de la Seine (75-92-93-94). De nombreux
accidents tels que l’effondrement d’habitations à Clamart et la mort du chauffeur
de poids-lourds à Romainville conduisent les députés à durcir le contrôle et la
sécurité des exploitations, voire à les interdire. Mais, au-delà de cet enjeu de
sécurité publique, la modification du Code minier a un double objectif : s’assurer
que les exploitants remettent les terrains en bon état à la fin de la concession, et
permettre la construction de grands ensembles sur les anciennes zones de car-

35
rières d’Île-de-France. Le 3 mai, le rapporteur de la commission de la production
et des échanges, René Plazanet, industriel et député de l’Union pour la nouvelle
République (UNR) présente ainsi le projet : « Si nous envisageons l’avenir […]
il est temps de chercher à établir la consolidation et la libération du sol pour per-
mettre l’édification des grands ensembles prévus en banlieue ». Il n’est pas ano-
din que les carrières de Romainville traversent les débats de l’Assemblée en
1962. C’est à ce moment que commence la construction de la cité Gagarine, sur-
plombant les carrières, et sur le site de laquelle il faudrait éviter de nouveaux
effondrements. Si la construction de la cité s’effectue sans incident, les carrières
elles-mêmes vont rester à l’abandon, trop polluées par les dépôts d’ordures et les
décharges industrielles, trop instables pour permettre la construction d’habita-
tions. Commence alors l’ensauvagement de cet espace extractiviste. En quelques
décennies, le paysage dénudé des carrières laisse la place à une forêt nouvelle.

En 2001, le cabinet d’étude « Écosphère » a relevé 218 espèces végétales avec


des arbres de tailles respectables et une strate arbustive dominée par les fourrées
de sureau noir et sureau yèble. Les principaux arbres, l’érable plane, le robinier
faux-acacia, l’orme champêtre, le frêne commun et l’érable sycomore, auxquels
se mêlent quelques merisiers, des marronniers, des pins noirs, des hêtres, sont
aux prises avec des plantes invasives, du lierre et des lianes. Sophie Roy, étu-
diante à l’École spéciale d’architecture, a produit en 2018, dans le cadre de
l’Atelier Master de Sara Kamalvand consacré à la forêt, un tableau tout à fait
significatif de la biodiversité. On serait alors tenté, comme l’ont fait certaines
organisations écologistes à propos de la Corniche, de vanter les mérites de cette
nature qui, sans être primitive, semble pourtant « sauvage ». Mais la nature du
sauvage dont il est ici question est ambivalente. Dans la mesure où « ça pousse »
de manière autonome, on peut y voir le triomphe d’une naturalité brute, sans his-
toires. Mais puisqu’il s’agit d’un lieu anthropisé, produit par des siècles d’ex-
ploitation des ressources, on pourrait en faire, à l’inverse, un modèle d’hybridité
du social et du naturel, un espace mixte où les éléments originaires se seraient
dissous dans l’indétermination d’une forêt domestique. Une des plantes de la
forêt, la renouée à feuilles pointues, ou renouée du Japon, invite à une formula-
tion plus précise de ce paradoxe.

Renouée du Japon à la fin de l’hiver

Renouée du Japon à la fin de l’hiver

36
Considérée comme espèce invasive, cette plante rhizomatique pousse particuliè-
rement bien sur les décharges et les sols pollués au plomb. Elle signale souvent
des taux de pollution élevés et prolifère dans la forêt. Or, par-delà l’aspect inso-
lite d’un sol composé intégralement de gravats et de déchets, les sols de la Cor-
niche des Forts sont effectivement pollués. Arsenic, cuivre, mercure, plomb,
strontium, benzopyrène sont quelques-unes des substances les plus cancérigènes
qu’on trouve en quantités largement supérieures aux quantités autorisés. La
valeur de définition de source sol [2] du cuivre est par exemple de 95 milli-
grammes par kilogramme de terre et les résultats dans la forêt donnent 3190 mil-
ligrammes par kilogramme de terre. Comme le conclut l’analyse des risques
sanitaires de 2017, réalisée par « Egis Structure et Environnement », la validité
du projet de base de loisirs suppose « l’apport d’a minima 30 cm de terre végé-
tale au droit des futures zones non recouvertes d’un revêtement étanche et fré-
quentées par les usagers et les travailleurs sur site. […] La zone de l’éco-pâtu-
rage a vocation à être reboisée. L’accès à la zone devra être sécurisé afin d’en
interdire l’accès aux usagers et ainsi empêcher tout contact direct avec les sols
de surface non recouverts. » On touche là l’un des paradoxes de cette forêt : elle
est largement protégée par la pollution qui empêche de la convertir intégrale-
ment en espace de loisirs ou d’habitations.

Parler d’ensauvagement, plutôt que de nature sauvage, c’est donc noter l’histori-
cité d’une nature qui, quoiqu’elle réaffirme sa puissance dans les ruines du capi-
talisme, se développe pourtant dans un monde anthropique dont les effets en
termes de pollution échappent largement à notre maîtrise. Aussi la forêt de
Romainville est-elle une « nature sauvage historique », selon l’expression de
l’historien de l’environnement William Cronon : son apparition et son autopro-
duction reposent sur des conditions culturelles. Historique, la forêt a poussé dans
les interstices de la métropole capitaliste, dans un lieu central de l’extractivisme
francilien du xixe siècle. Naturelle, elle s’est déployée par la puissance d’un
règne végétal qui peut s’adapter aux zones les plus polluées en créant les condi-
tions de leur invisibilité. Cette nature historique est donc le résultat d’un prin-
cipe d’auto-déploiement vital caractéristique de la biosphère, mais dans un
monde aliéné, un monde dont la force destructrice nous échappe. Cette puissance
d’engendrement inhérent au vivant a une histoire autonome, une histoire natu-
relle, mais elle a aussi une histoire hétéronome, une histoire sociale. Surgissant
au cœur d’une ville où l’explosion du foncier est le signe d’une concentration
toujours plus forte des humains, des marchandises et des capitaux, la forêt appa-
raît comme une mise en question intérieure. Elle indique l’existence d’un passé
enseveli et la possibilité d’un avenir inhumain.

37
Tandis que la plupart des termes qui visent à se substituer au concept d’Anthro-
pocène nomment le désastre, Donna Haraway a forgé le concept, positif, de
« Chthulucène ». Dans un monde où la survie des collectifs humains et non
humains est en permanence menacée par des effondrements politiques et bio-
tiques, le « Chthulucène » permet de sortir des définitions négatives pour envisa-
ger la possibilité de rapports à la terre plus soutenables et plus riches, fondés sur
la camaraderie entre espèces et entre parents. Plutôt que de penser les ruptures
qui ont provoqué la catastrophe, la biologiste et philosophe des sciences propose
de composer des arrangements différents en « faisant des parents et non des
enfants » (Making Kin Not Babies), c’est-à-dire en cherchant à multiplier les
relations entre les humains et leurs espèces symbiotiques sur une planète endom-
magée. Aussi cette nouvelle ère se rapporte moins à un passé destructeur et à un
présent dévasté qu’à un avenir désirable. Le Chthulucène est la tentative de faire
proliférer des espaces refuges dans un monde de réfugiés humains et non
humains [3].

Capitalocène 2 (2016-2027)

Le projet de base de loisirs sur la forêt de la Corniche des Forts ne date pas
d’hier [4]. Remodelé plusieurs fois depuis 1992, sa superficie s’est réduite à
mesure que les expertises témoignaient de la pollution du lieu et que les luttes
interrompaient le projet. Sur les 27 hectares de la forêt, 7 hectares ont déjà été
détruits en vue de constituer un espace de loisirs composé d’une « plaine de loi-
sirs » avec des équipements sportifs et des aires de jeux pour enfants, d’une
« passerelle d’observation » de la biodiversité et d’une zone d’éco-pâturage fer-
mée au public mais ouverte à des moutons et des animaux d’élevage, dont l’ana-
lyse des risques résiduels a montré qu’ils seront impropres à tout contact avec
des humains, en raison des taux de pollution des futurs pâturages. Contrairement
aux projets initiaux, 20 hectares de la forêt seront non seulement préservés mais
« sanctuarisés » pour abriter les écosystèmes. Cette nature historique inacces-
sible — en raison de la pollution de ses sols et de la fragilité de ses sous-sols —
est donc présentée comme un lieu sacré et sauvage que nous aurions la charge de
protéger et dont les accès seront interdits. On ne comprend pas cette sacralisation
soudaine de l’environnement si on ne mesure pas à quel point elle est liée à la
destruction / réhabilitation de la cité Gagarine qui surplombe la forêt.

Chantier de la base de loisir avec, à l’arrière-plan, la cité Gaga-


rine

38
Chantier de la base de loisir avec, à l’arrière-plan, la cité Gaga-
rine

Vue de Pantin depuis la forêt

Vue de Pantin depuis la forêt

En effet, la base de loisirs sera ouverte « par une promenade écologique » sur le
grand ensemble de l’avenue Lénine. Mais celui-ci aura largement été détruit. La
cité compte aujourd’hui plus de 700 logements qui souffrent principalement du
manque d’entretien des bailleurs sociaux. Sur l’ensemble de ces logements, 306
seront réhabilités et 476 démolis, afin de reconstruire plus de 900 logements
dans des immeubles modernes, peu consommateurs d’énergie et « écologiques ».
Une station de la ligne 11 du métro, à 500 mètres du quartier Youri Gagarine,
fournira un accès rapide au centre de la capitale. Si la mairie assure qu’une partie
importante des résidents seront relogés à proximité, Mohammed Boughanmi de
Droit au logement—Spoutnik (DAL) remarque que lors de la dernière réunion
publique, en novembre 2018, la municipalité était incapable d’annoncer le
nombre de personnes qui seront effectivement relogées à Romainville, ni les
logements qui leur sont destinés. En 2016, le bailleur social de la cité a d’ailleurs
changé : Romainville Habitat a cédé la place à Seine-Saint-Denis Habitat. Les
résidents devront donc être relogés, certes, mais quelque part en Seine-Saint-
Denis et non plus à Romainville même. Ce projet d’éco-quartier participe mani-
festement du programme social et racial de gentrification de la capitale et de sa
proche banlieue. D’une Romainville ouvrière et immigrée, il s’agit de faire une
ville de cadres travaillant dans le centre de Paris. Pour avoir défendu ces propos
dans un film de Joyce Edorh sur la lutte contre l’expulsion d’une famille de la
cité, Mohammed Boughanmi est poursuivi par une mairie qui utilise tous les dis-
positifs policiers, judiciaires et informels possibles pour empêcher les mobilisa-
tions. Les organisations militantes de Gagarine luttent contre un projet de moder-
nisation qui « vise à accompagner une dynamique entrepreneuriale alternative et
innovante, à être ouvert sur les nouveaux modèles économiques […] et à rassem-
bler les habitant·e·s, les artisans, les créateur·rice·s d’entreprises, etc. » selon la
description de la mairie [5]. L’enthousiasme de l’Agence nationale pour la réno-
vation urbaine (ANRU) pour ce projet n’a d’égal que l’hostilité des habitantes et
des habitants qui en ont témoigné, à chaque réunion publique, au côté des asso-
ciations écologistes.

39
Cet espace intégré de la base de loisirs et de l’éco-quartier Gagarine n’illustre
pas seulement la logique foncière du Grand Paris, il témoigne également de
l’imaginaire spatial du capitalisme tardif. Plutôt qu’une forêt ensauvagée abritant
des usages hétérotopiques et des espèces rares, longée par une cité HLM qui la
surplombe avec une certaine indifférence, il propose des espaces artificialisés,
soi-disant écologiques, où les travailleurs cognitifs de la capitale pourront profi-
ter de la tranquillité nécessaire à la reproduction de leur force de travail. Puisque
la partie constructible de la forêt de la Corniche des Forts est déjà détruite, c’est
sans doute vers le maintien de Gagarine et de ses logements que la lutte doit
désormais s’orienter. La justice environnementale n’est pas une affaire de préser-
vation de nature sauvage. Elle vise à défendre la salubrité des écosystèmes dans
lesquelles on vit et à combattre la reproduction sociale et environnementale des
rapports de domination de race, de genre et de classe. L’imaginaire capitaliste
d’un monde blanc et vert dans lequel le paysage urbain est devenu un jardin
ordonné au sein duquel évoluent tristement des personnages 3D, en poussette ou
en costume, renvoie toujours, négativement, à d’autres espaces périurbains où
l’expression du pouvoir colonial passe par le contrôle policier de la cité. La Cor-
niche des Forts et la cité Gagarine présentent un autre modèle où la nature histo-
rique tourne le dos à un grand ensemble qui la toise avec distance. Pourtant, ces
deux espaces juxtaposés constituent un territoire dont l’histoire commune est
sans doute plus chargée de dignité et d’avenir que tous les éco-quartiers du
Grand Paris.

Conclusion

Présenté à partir de 2008, en pleine crise mondiale des subprimes, le projet du


Grand Paris semble répondre au besoin cyclique du capital de se fixer dans l’es-
pace. Il s’apparente donc, selon l’expression du géographe David Harvey, à un
« aménagement socio-spatial » ou « spatial fix ». Jouant sur la polysémie du mot
anglais fix, Harvey considère que l’aménagement spatial répond à une triple
logique. Fix, comme le shoot de drogue qui permet de relancer la machine capi-
taliste quand elle est en manque de débouchés (en raison d’une crise de suraccu-
mulation). Fix, comme la réparation d’un dégât mécanique ou la solution à un
problème pratique. Fix enfin, comme la fixation dans l’espace d’investissements
qui vont certes immobiliser une partie du capital mais qui vont ensuite permettre
d’augmenter la vitesse de circulation des marchandises et des travailleurs en
réduisant les temps de transport : cette fameuse « annihilation de l’espace par le
temps » dont parle Marx dans les Grundrisse. La Métropole du Grand Paris cor-
respond à un tel projet et prépare une relance massive de l’accumulation par des

40
aménagements spatiaux fondés sur un imaginaire de la mise en réseaux de tra-
vailleurs et travailleuses hyper connecté·es, d’espaces résidentiels écologiques
aseptisés et de centres de consommation où l’on peut skier en toute saison. Ce
qui se dessine là, c’est l’effacement des histoires naturelles, des histoires
ouvrières, des histoires de l’immigration au profit d’une narration sans passé et
sans avenir. Le Grand Paris écrit dans l’espace le récit d’une ville sans histoires.

À Romainville, la Corniche des Forts et la cité Gagarine proposent une autre


image de la ville, moins aliénée et moins fantasmagorique. Elles ouvrent la pos-
sibilité d’autres pratiques où l’espace et le temps ne sont pas totalement subsu-
més par la logique de la valeur. Ce sont ces espace-temps [6] qu’une justice envi-
ronnementale doit défendre contre un capital qui « a la planète entière pour
théâtre [7] ». La possibilité d’un avenir utopique est suspendue à notre capacité
de produire un autre imaginaire de la ville où la défense des territoires est tou-
jours un combat pour la dignité de celles et ceux qui y vivent.

Cette enquête aurait été impossible sans l’aide et les conseils de Jade Lind-
gaard, Thierry Crombet, Solo, Corinne Blouet, Joyce Edorh, Mohammed Bou-
ghanmi et le DAL-Spoutnik, Olivier Belbéoch, Sylvain Piron, les Amis de la Cor-
niche des Forts, Sara Kamalvand et les étudiantEs de son atelier de Master de
l’École Spéciale d’Architecture, Sophie Roy. Nous tenons à les remercier ici.

Notes

[1]
La plupart des informations géologiques et hydrogéologiques de cet article
proviennent du Rapport en vue de l’élaboration d’un plan de prévention
des risques naturels liés aux anciennes carrières de l’Inspection générale
des carrières de septembre 2001, consultable à cette adresse http://sigr.iau-
idf.fr/amfphp/services/visiaurif_risques/aides/pdf/ppr/pprmt/presentation_
93063.pdf.
[2]
La valeur de définition de source sol (VDSS) est une valeur guide française,
spécifique d’une substance, devant servir à identifier une source de pollu-
tion constituée de sols, et à délimiter sa surface. La plupart des informations
sur les pollutions, dans cet article, viennent de l’impressionnant travail de
synthèse et d’alerte d’Olivier Belbéoch. Qu’il en soit une fois de plus
remercié.
[3]

41
D. J. Haraway, Staying with the trouble : making kin in the Chthulucene,
Durham, Londres, Duke University Press, 2016.
[4]
Voir les articles de Sylvain Piron dans Lundi Matin qui dresse un historique
exhaustif des projets d’aménagement et des luttes en cours : « Risque d’ef-
fondrement à Romainville », 16 octobre 2018, consultable à l’adresse
https://lundi.am/Risque-d-effondrement-a-Romainville et « Plâtre et béton
sur la Corniche », 7 décembre 2018, consultable à l’adresse https://lundi.
am/Platre-et-beton-sur-la-Corniche.
[5]
http://www.ville-romainville.fr/1066-youri-gagarine.htm.
[6]
Voir notamment S. Khiari, La contre-révolution coloniale en France : De
de Gaulle à Sarkozy, Paris, La Fabrique, 2009.
[7]
R. Luxemburg, Œuvres, tomes III et IV, « L’accumulation du capital »,
« Contribution à l’explication économique de l’impérialisme », M. Ollivier
et I. Petit (trad.), Paris, F. Maspéro, 1972, 2 vol.

42
Le Grand Paris aura-t-il lieu ? — Fanny Taillandier
Le Grand Paris existe : la preuve, c’est qu’on en parle. Il apparaît dans les jour-
naux, sur les pancartes des chantiers, dans les conversations de bistrot un peu
partout dans l’agglomération. Le nom a fonctionné : Grand Paris Express, métro-
pole du Grand Paris, Grand Paris tout court : il se décline, il s’immisce là où,
avant, on devait certainement dire autre chose ; et le fait qu’on ne sache plus ce
qu’on disait, c’est bien encore la preuve indubitable de son existence. Mais où
est-il ?

« Rien n’est plus à la même place » — Aragon, « Les feux de


Paris »

Ce n’est pas la première fois que Paris s’offre le bon tour de se déplacer en lui-
même. C’est même peut-être la ville par excellence qui joue à la métamorphose,
fait sortir par lettre patente ou déclaration d’utilité publique des quartiers entiers
de terres arables. Faubourg Saint-Germain, Batignolles, Défense, autant d’es-
paces performatifs, qu’une parole autocrate a suffi à faire naître et advenir. D’un
mot magique la ville tourbillonne sur elle-même et se transforme sur place, en
bouleversant la carte et le plan.

« Comme l’est le peuple à la Grève » — Balzac

La ville a commencé sur la grève, dans le vent humide du fleuve. Faisant face au
pouvoir vénérable et indétrônable de la Cité (justice, clergé), elle accueillait les
bateaux des marchands, les journaliers venant chercher pitance, les corps de
métiers mécontents et les premiers gendarmes. Cela s’appela place de Grève.
Cela fut le début de Paris : un espace indéterminé, que les flots séparent du pou-
voir, et qui bientôt s’étendrait de halles en cour des miracles vers le nord, faisant
ville. Ça a commencé par une plage de galets roulés par la Seine.

« Des tas de cailloux » — Chanson

Sur la Nationale 3, entre Claye et Meaux, on peut chaque jour assister à un


étrange spectacle. Des convois de tombereaux chargés de remblais, en une file
discontinue, s’extirpent de l’agglomération, rejoignent les premiers champs, les
dépassent, puis quittent d’un coup la grand-route par une bretelle au milieu de

43
rien. Alors, on voit s’élever, sur le côté, un énorme amas de terre, haut comme
un petit immeuble, long comme un stade. Les camions-bennes le gravissent
comme de gros insectes sur une termitière ; une fois au sommet, ils renversent la
benne et des pelleteuses accourent, tamisent, tassent, arasent. Ce sont les rem-
blais de toute la métropole, des nouvelles stations de métro à 200 mètres sous
terre, des excavations de quartiers entiers dessinés en hachures sur un schéma
réglementaire. C’est peut-être là, le Grand Paris : dans ces montagnes anthropo-
cènes, au milieu des open-fields où tournoient les corbeaux sous le ciel gris
blanc de l’Île-de-France.

« La banlieue influence Paname, Paname influence le monde, C’est


nous le Grand Paris » — Médine

Comment s’appelait le Grand Paris avant de s’appeler le Grand Paris ? En fait,


nous le savons très bien : il s’appelait banlieue. Il s’appelait ceinture, faubourg,
grande couronne. Ce qui est étrange, avec cette entreprise du Grand Paris, c’est
bien que les transformations réelles sont en définitive minimes par rapport à ce
qui ne change pas : les lieux réels. C’est ce que dit Médine dans son hymne para-
doxal publié en 2017 : le Grand Paris, c’est en fait le nouveau nom, plus ban-
quable peut-être, marketé certainement, d’endroits jusqu’alors pudiquement tus
par la parole performative parisienne. Si le Grand Paris déborde le périph’, alors
le Grand Paris, c’est la banlieue. Dont acte : c’est nous, le grand Paris. Mais où,
cela, on ne le sait toujours pas.

« L’unité de lieu constituant l’unité de cité » — Aristote


Pourtant le Grand Paris est aussi censé être un organe démocratique. Or comme
chacun sait, la démocratie est un système fondé sur le dème, qui est une entité
territoriale et ses habitants. Quand les Grecs inventèrent ce système, ils commen-
cèrent par construire des parlements : héliée, tribunal populaire ; boulê, assem-
blée populaire législative ; ecclésia, assemblée plus nombreuse, qui vote les lois.
Il faut des lieux aux gens : tel est peut-être la véritable découverte de la démo-
cratie. On devrait pouvoir trouver le Grand Paris, alors ? Mais hélas, le Conseil
du Grand Paris, censé nous représenter, n’a pas de parlement. Ses 200 élus
squattent celui de la Région Île-de-France, dans le quartier tout neuf qui a recou-
vert la gare d’Austerlitz. Leur nom n’est pas sur la porte, et si vous souhaitez
assister au conseil, public car démocratique, vous devrez demander : « C’est où,
le Grand Paris ? »

44
« Je veux pas de cette vie banale sur Paname » — PNL

Dans la commune de banlieue où j’ai passé mon adolescence, un énorme trou


remplace désormais le parvis de la gare RER, cet endroit de liberté qui permet-
tait, moyennant un saut habile de tourniquet, de rejoindre Paris Les Halles plutôt
que d’aller en cours de maths. Il y a des foreuses et des excavatrices, des semi-
remorques et des grues. Par les fenêtres d’une douzaine de blocs Algeco empilés
les uns sur les autres, on distingue les ouvriers en pause et les contremaîtres pen-
chés sur des écrans d’ordinateur. Eux savent ce qu’ils font là. Les passants ne les
regardent pas : ils font attention à ne pas mettre le pied dans une flaque boueuse,
à contourner les grillages, à enjamber les câbles qui courent au sol. Ça fait un
raffut de tous les diables. La promesse du Grand Paris est dans ce chantier : un
jour, on ira directement à l’aéroport à partir de ce trou et on s’envolera pour
ailleurs. Depuis le tunnel, sans correspondance, on rejoindra le ciel et ses nuages
blancs-gris, doux, que charrie la Seine depuis la mer du Nord. Le Grand Paris,
on ne saura toujours pas où il a lieu.

45
Les transformations silencieuses et le
vacarme — Dominique Lorrain
Dans l’Est parisien, un chercheur écrit sur sa ville, et s’adresse aux habitants,
comme sous le choc. Deux réunions publiques en 2014 et 2015 fondent son récit,
l’une où le PLU est clos avant les élections, l’autre où la violence éclate après
que les travaux ont commencé, contestés par les habitants. L’urbanisme 1.0 est
écrit du point de vue de l’œuf qu’on casse pour faire l’omelette. Dominique Lor-
rain, directeur de recherches connu pour ses ouvrages sur les métropoles de la
Méditerranée et ses travaux sur la ville intelligente ou sobre, décrit ici le proces-
sus concret et banal de la chose en train de se faire.

La France est un pays riche, moins inégal que beaucoup, pourtant le décalage
entre les institutions publiques et les citoyens ne cesse d’augmenter. Que nous
enseigne une entrée sur ce thème à partir de la question du logement ?

La métropole parisienne est aujourd’hui en pleine effervescence. Face visible,


elle accumule les grands chantiers : départ de lignes à grande vitesse, extension
de l’aéroport de Roissy, nouveau Tribunal de Paris, « Pentagone » du ministère
de la Défense, projets de l’Anru dans les quartiers sensibles, lignes de métro du
Grand Paris Express, préparation aux Jeux Olympiques. Face silencieuse, le tissu
urbain se transforme par d’innombrables opérations ordinaires. La région s’est
fixée un objectif de 70 000 logements neuf par an ; l’impact peut en être consi-
dérable.

Une enquête témoigne de cette accélération [1] et de la crise de la représentation


politique. Villiers-sur-Marne, commune tranquille de l’est parisien, aujourd’hui
peuplée de 29 000 habitants, est desservie par l’autoroute A4, les lignes de RER
A et E et demain par la ligne 15 sud du Grand Paris Express. La municipalité a
adopté, en 2013, un nouveau plan local d’urbanisme (PLU) plus favorable à la
construction. Des espaces boisés classés ont été déclassés. Les fonds de parcelle
sont devenus constructibles. Le calcul des droits à construire a été modifié et
assoupli. L’ancienne classification entre logement individuel ou collectif n’a plus
court ; sur un terrain qui pouvait recevoir deux ou trois pavillons, se construit
désormais un bâtiment collectif de 25 à 30 appartements. Alors la commune
attire les promoteurs immobiliers. Chacun pousse ses opérations. Les habitants
ne comprennent pas ce qui leur arrive.

46
L’objectif affiché est de construire 160 logements par an (soit 1 600 sur une
décennie). Pour les seules années 2017-2020, au minimum 2 900 logements
seront mis sur le marché, soit plus de quatre fois l’objectif. Le relais sera pris par
la réalisation d’un quartier autour de la nouvelle gare du Grand Paris. Ce sont
des chiffres énormes pour une commune qui construisait jusqu’alors 110 loge-
ments par an. Des quartiers touchés à la fois par le chantier du Grand Paris et par
les opérations des promoteurs sont en totale transformation.

Pourtant le maire affirme qu’il poursuit l’objectif d’une croissance « harmo-


nieuse », en se référant au PLU de 2013, nourri par des données de 2007, mais à
aucun moment il n’intègre les évolutions du territoire communal comme le pré-
voient les documents d’urbanisme : curieux déni de réalité. La ville ne mène
aucune réflexion sur les logements construits et sur les besoins induits. Pas
d’évocation non plus sur les effets en termes de circulation et de stationnement.
Les nouveaux arrivants équipés en automobile stationnent autant dans les rues
que dans leur résidence, alors les rues s’engorgent. Les espaces verts publics et
privés se réduisent comme peau de chagrin. À l’horizon 2030 on peut se deman-
der de quelles marges foncières disposera alors la municipalité. Enfin, quelques
intermédiaires bien informés réalisent des rentes foncières somptueuses.

Pour comprendre ce décalage absolu entre l’esprit des textes et ces pratiques il
faut se demander qui produit. En principe, les promoteurs réalisent et la munici-
palité représente l’intérêt général. Cette division du travail a volé en éclat lorsque
la municipalité s’est faite promoteur. Ici il nous faut faire un bref retour en
arrière. Pendant de longues années le maire a fait du keynésianisme local —
avec des dépenses publiques en hausse, sans évaluation coût/bénéfice. La dérive
fut masquée par des dotations de l’État — dont la dotation de solidarité urbaine.
Alors, lorsque l’État réduit la dépense publique la commune se trouve prise à
contre-pied. Le maire s’en sort classiquement en faisant de la politique et en
reportant la responsabilité sur l’État — en oubliant toutes les aides reçues. Et
parallèlement il se fait promoteur en vendant les derniers terrains communaux et
en enregistrant le produit des taxes d’aménagement. Ainsi parvient-il à boucler
le budget.

Tout cela ne fait pas une politique et ne gomme pas la réalité. Les constructions
réalisées sont irréversibles. Elles marquent le territoire et une fois réalisées il est
trop tard pour dire : « on s’est trompé ». La production urbaine ne fonctionne pas
comme un jeu vidéo. Conclusion : mieux vaut bien évaluer les projets et leurs
impacts avant la réalisation.

47
Tout cela interroge sur la régulation du secteur de la construction. En principe,
c’est un système souple qui repose largement sur la concurrence dans le marché,
complétée par quelques interventions publiques. Cet équilibre n’a plus cours
lorsqu’une des parties épouse les intérêts de l’autre partie qu’elle est supposée
contrôler. Le secteur du logement est sous régulé, et comme n’existe pas de
mécanisme de reprise en main lorsque le système s’emballe, personne ne se pose
les questions de base. Quel type de ville produit-on, pour quels prix et avec
quelles marges ? À horizon de dix ans sera-t-elle harmonieuse ?

Notes

[1]
Dominique Lorrain, L’urbanisme 1.0 (Enquête sur une commune du Grand
Paris), Paris, Raisons d’Agir, 2018.

48
Les outils numériques collaboratifs contre la
loi — Collectif Stop loi Élan
Les mobilisations contre la loi Élan, depuis l’automne 2017, semblent avoir sus-
cité peu d’écho dans la société civile. Pourtant, le collectif Stop Loi Élan sou-
ligne la singularité et l’importance, moins du point de vue du nombre des per-
sonnes impliquées dans la lutte contre cette loi que de la manière dont elles ont
fait usage du numérique. La place jouée par les outils collaboratifs a été particu-
lièrement cruciale pour un collectif composé de membres d’associations de
squats, militant pour le droit au logement, baignés dans la culture de « l’internet
libre ». Dans un texte à l’écriture collective et militante, ils expriment en acte la
manière dont ils ont forgé et outillé leur propre réflexion au cœur de la mobilisa-
tion. Elle ne s’arrête pas à la lutte contre la loi et ses conséquences mais s’inscrit
dans une défense plus large des populations précaires et marginales aux modes
de vie hors-système, en faveur de leur prise d’autonomie et de l’appropriation
par eux de la ville et de ses usages.

En Novembre dernier, le gouvernement « En Marche » a voté une loi sur l’évo-


lution du logement, de l’aménagement et du numérique (Élan). À l’heure des
Smarts Cities, des métropoles connectées et des Jeux Olympiques, la loi Élan
parachève la disruption de nos villes pour y « construire plus, mieux et moins
cher » [1]. Alors que l’on parle de crise du logement et que des questions plus
urgentes s’imposent (enjeux climatiques et liés à l’accueil des personnes
exilé·es), le Ministère de la cohésion des territoires et des relations avec les col-
lectivités territoriales semble s’acharner à vouloir ressusciter les velléités d’un
vieux monde. Face à l’échec d’un système et des ressources matérielles et
humaines qu’il consomme, le gouvernement, avec la loi Élan, choisit de laisser
les enjeux de société à la marchandisation de nos villes et à la spéculation fon-
cière.

Encore sous-titrée « loi logement » en fin d’année 2017, la loi Élan naît d’un
rapport de force initié par l’Union syndicale pour l’habitat depuis la décision
gouvernementale de baisser les aides pour le logement. Au départ, le ministre
annonce que la rédaction du texte de loi impliquera directement des collectivités
territoriales et des acteurs du logement, de la construction et de l’aménagement.
Après une série de lois passées par ordonnance telle que la loi travail, il préfère
jouer ici les cartes du dialogue et de la co-construction. Afin d’établir les straté-

49
gies du texte et la rédaction de son contenu, le gouvernement déroule son
agenda. Il met deux outils en ligne, un formulaire pour les professionnels du sec-
teur et un appel à idées auprès des citoyens, et invite certains acteurs à une
conférence de consensus (12 décembre 2017 au 8 février 2018) [2]. La loi devra
traiter des nouveaux modes de vie liés au numérique, des nouvelles formes d’or-
ganisation du travail, des nouvelles gouvernances entre les acteurs de l’aménage-
ment et du logement, et entre les métropoles et les municipalités des prédisposi-
tions pour le Grand Paris et les JO de 2024 et de tant d’autres choses synonymes
de grands chantiers. Ou peut-être sans doute, de bullshit bingo [3]. Car derrière
les pâles palissades du chantier d’écriture d’un texte, s’est jouée à huis clos une
rude négociation, sur tous les fronts : suppression du concours d’architectes pour
la construction de logements sociaux, réduction du nombre de logements pour
handicapés dans les constructions neuves [4], mise en place d’un bail mobi-
lité [5], contrôle chez les locataires, expulsions et vente des logements sociaux
au secteur privé, regroupement des bailleurs et réorganisation en filiales, accès
permanent des polices nationales et municipales aux parties communes des
HLM, criminalisation des occupant·es sans droit ni titre et des squatteur·es [6],
etc. Une loi que les collectifs qualifieront de « loi anti-pauvre, anti-squat, anti-
logement » [7], laissant présager une dynamique conflictuelle.

Par cette loi, le gouvernement démantèle le logement social, mais aussi les droits
au logement et à la ville. À bord de son nouveau bulldozer robot-piloté, le gou-
vernement trace sa route, sans voir depuis ses grands écrans remplis de gra-
phiques les petits chemins de vie qu’il écrase sur le bas-côté. Il négocie avec des
investisseurs privés les décombres laissées dans les sillons des intérêts privés et
des coupes budgétaires. Au rouleau compresseur, la loi réaménage la gouver-
nance entre les collectivités et les bailleurs sociaux HLM. De même, elle change
les délais des mesures d’expulsions et invite la police dans les halls HLM. Plus
encore, à l’aide du « bail mobilité », elle ne cache plus sa conception du citoyen :
celle d’un pion que l’on déracine puis que l’on exporte dans des bassins d’em-
ploi flambants neufs. Le bail mobilité est un contrat de location de courte durée
d’un logement meublé. « Il donne plus de flexibilité au bailleur et facilite l’accès
au logement, notamment, à des étudiants ou des personnes en mobilité profes-
sionnelle [8] » pour une durée de 1 à 10 mois. Qu’adviendra-t-il de la qualité des
logements pour les habitant.es face à la pression des intérêts de la finance, de
l’optimisation ? En quoi le droit à un toit peut-il être refusé, ou lié à un contrat
de travail ? Pourquoi laisser des mégastructures opaques telles que les métro-
poles absorber la souveraineté de ses communes périphériques ?

50
C’est dans ce contexte que l’initiative Stop Loi Élan est lancée. La mobilisation
ne paraissait pas simple à tenir car avec son dispositif de consensus, le ministère
impose un calendrier et un terrain maîtrisé. Ordre des conversations, des entre-
tiens, de participation des acteurs et des citoyens : le débat est cloisonné et réduit
les possibilités de tenir un front commun. Les structures et associations de
défense du droit des personnes handicapées, du droit au logement, des locataires,
des architectes, mobilisées contre la loi Élan, sont prises dans ce dispositif. Le
texte comptant de nombreux amendements offensifs, tel que le 58 ter pénalisant
les occupants sans droit ni titre, ces dernières ont dû adopter une posture défen-
sive. Les mobilisations contre la loi logement, bien que nous concernant tout.es,
ne rassemblent pas autant que les manifestations vertes ou jaunes. Ainsi, dans
une volonté d’action collective, le collectif Stop loi Élan a jugé bon de faciliter
la communication entre les différents groupes et de contribuer à la diffusion de
leurs messages respectifs. Le but étant de mettre en lumière la mobilisation et de
faire front commun. Bien qu’il y ait eu des rencontres physiques, elles se sont
faites rares, les limites spatiales et temporelles étant encore bien réelles. Sur
internet cependant, les collectifs, les associations et les corporations sont résolu-
ment actives. Du monde du tract à celui de la pétition en ligne, post « transition
numérique », les modalités et formes de luttes ont été transformées. Les réseaux
donnent maintenant la possibilité pour « n’importe qui » de devenir son propre
média en diffusant et en partageant du contenu. C’est donc en ligne que l’essen-
tiel de l’action s’est faite, en raison des potentialités de rassemblement offertes
par internet.

Au début de la mobilisation, en plus des rendez-vous ponctuels, l’essentiel du


travail mené fut de la veille : recensement des pétitions, des comptes rendus et
des analyses des différents groupes. Un mois après, on a collecté une sorte de
« base de données ». Afin de rendre son contenu accessible et d’ouvrir ce dernier
à la contribution, on a choisi de le publier sur un wiki. Cette solution retenue est
proposée par l’association Framasoft. Elle milite pour lutter contre l’hégémonie
de Google sur internet et propose une vaste gamme d’outils collaboratifs en libre
accès. Le site internet www.stop-elan.frama.wiki est un outil collaboratif de
création et d’édition de pages. Y sont créées des pages internet pour tenir une
revue de presse, consulter l’avancée du texte de loi et renvoyer vers les sites du
gouvernement ou des travaux et écrits de collectifs comme l’Inter-Squat. Une
page aussi, pour apprendre à créer sa propre page ou à en éditer d’autres. Il sem-
blait nécessaire de pouvoir laisser un maximum de personnes être auteur.trice de
la mobilisation. Le wiki s’est ainsi esquissé comme un « guide de mobilisation »,
une boîte à outil pour s’équiper, et son contenu est alimenté au fur et à mesure du

51
projet de loi. Des champs sont laissés libres pour pouvoir le diffuser via mail ou
via un compte Twitter, en message aux différents collectifs présents à la plate-
forme, invités à créer un compte et à contribuer au contenu. Encore incomplet à
ce jour, il s’agissait de laisser suffisamment de marge pour que les différents col-
lectifs y prennent part. La plateforme compte finalement huit contributeur·ice·s
réguliers : un petit nombre, mais suffisant pour rassembler une somme impor-
tante de contenus sur la loi et la mobilisation. Les associations y ont peu contri-
bué, mais elles ont accueilli favorablement une démarche qu’elles n’avaient ni le
temps ni les compétences de mettre en œuvre.

L’initiative « Stop Loi Élan » s’est faite en somme dans la perspective d’un sou-
tien apporté aux mobilisations en cours. La tentative de travailler en commun
nous a permis de tenir un discours cohérent sur l’ensemble des mesures que pro-
posait le projet de loi, malgré les priorités différentes des collectifs. Afin de réa-
liser un pas dans cette direction, un kit de diffusion pour la manifestation du 17
juillet 2018 devant le Sénat a été publié. Il comprenait des images et des visuels
à diffuser dans le format standard des réseaux sociaux ainsi que des liens inter-
net, et des kits d’impression d’affiches et de flyers que l’on retrouvera plus tard
pendant la fête de l’Humanité, avec l’une des infographies imprimées au verso
d’un tract de la Confédération Nationale du Logement. Il était plaisant de consta-
ter que des éléments du wiki s’était matérialisés dans d’autres supports que ceux
que nous avions distribués.

En ligne comme dans la rue, on ne sait trop quel est l’impact que notre action a
pu avoir car les temporalités qui s’y jouent sont bien plus longues. Aujourd’hui,
la loi est promulguée. On peut seulement deviner que celle-ci aura un impact
large et étendu, autant sans doute que le seront les parts de marchés. Outre le fait
de déposséder les citoyens de la fabrique de la ville, la loi ouvre un champ d’in-
vestissement important pour les adeptes de la spéculation.

L’exercice n’a pas été inutile, cela a été un laboratoire d’expériences à relayer.
Les formes d’organisation collective traditionnelles ont ainsi bénéficié d’une
compétence numérique inédite. Et dans le même temps, les luttes pour le
« libre » s’enrichissent d’avoir été stratégiquement mises à profit dans la lutte
contre la loi Élan et pour le droit au logement. La mobilisation Stop loi Élan a
ainsi montré qu’il est possible de créer des espaces alternatifs du fait de la tem-
poralité rémanente offerte par le numérique. Si le terrain de négociation ouvert
par le gouvernement tendait à fragmenter les différents collectifs, la mobilisation
stop loi Élan permettait de tisser des liens et de faire commun, dynamique ana-

52
logue à celles qu’on retrouve dans les réappropriations d’espaces en friche, des
salles de la Bourse du Travail, des zones de chantier d’aéroport ou de décharge
radioactive souterraine. La lutte contre cette loi permet finalement d’interroger la
façon dont on habite un monde, les modalités pour le définir et le construire à
plusieurs mains.

Le Wiki du collectif est toujours ouvert à la contribution. Si la mobilisation


contre le vote de la loi n’est désormais plus d’actualité, l’outil numérique sert à
documenter ce que la loi va transformer et permet de continuer à s’équiper
contre les répercussions de cette dernière.

Notes

[1]
https://www.legifrance.gouv.fr/eli/loi/2018/11/23/TERL1805474L/jo/texte.
[2]
http://www.cohesion-territoires.gouv.fr/la-loi-portant-evolution-du-
logement-de-l-amenagement-et-du-numerique-elan-est-promulguee.
[3]
Jeu pour identifier les éléments de novlangue redondants dans un discours.
[4]
Voir les dispositions de l’article 18 de la loi Élan.
[5]
https://www.droitaulogement.org/2018/11/loi-elan-et-bail-mobilite-une-
revolution-conservatrice-dans-le-secteur-locatif-prive.
[6]
https://www.droitaulogement.org/2018/07/elan-senat-squatters.
[7]
Formule qui a rassemblé les collectifs et associations lors de la manifesta-
tion du 1er décembre 2018.
[8]
Voir la description de ce bail sur le site de l’Agence Nationale pour l’Infor-
mation sur le Logement, https://www.anil.org/bail-mobilite.

53
La résorption des inégalités, un enjeu métropoli-
tain ? — Clément Lescloupé
La Métropole du Grand Paris peut-elle contribuer à réduire les inégalités sociales
entre les différents territoires qui la composent ? Si la question se pose, c’est que
la lutte contre les apartheids urbains a servi d’argument pour légitimer la mise en
place de cette réforme territoriale qui modifie de façon conséquente la structure
politico-administrative du territoire francilien. Voyons ce qu’il en est réellement,
plus de trois ans après sa création et à la veille des élections municipales de
2020.

La mise en place de la Métropole du Grand Paris (MGP) se justifiait aux yeux du


législateur par la nécessité de définir et mettre en œuvre des « actions métropoli-
taines afin d’améliorer le cadre de vie de ses habitants, de réduire les inégalités
entre les territoires qui la composent, de développer un modèle urbain, social et
économique durable » [1]. À partir du 1er janvier 2016 et à la suite des lois
MAPTAM et NOTRe, Paris et 130 communes de la petite couronne ont été
regroupées au sein d’une même intercommunalité, compétente en matière de
politique de l’habitat, d’aménagement, de développement économique, et elle-
même divisée en douze « établissements publics territoriaux » (EPT), compé-
tents en matière de politique de la ville, de gestion des déchets et de l’assainisse-
ment.

Face aux disparités entre le nord-est de la métropole où sont surreprésentés les


ménages les plus pauvres, et l’ouest parisien où sont concentrés les ménages les
plus aisés [2], la Métropole du Grand Paris était présentée comme une instance
de production et de coordination de l’action publique sur une large échelle,
capable de permettre une réponse politique locale aux enjeux de rééquilibrage et
de péréquation des ressources notamment fiscales sur le territoire de la petite
couronne parisienne [3].

La structuration intercommunale de la petite couronne parisienne s’inscrit plus


largement dans la croyance en la capacité des institutions intercommunales à
pouvoir mettre en place des politiques de réduction des inégalités et de lutte
contre la spécialisation sociale des territoires [4], du fait qu’elles permettent le
transfert de compétences telles le logement, l’habitat ou l’urbanisme, à une
échelle dépassant les frontières municipales. En somme, l’intercommunalité per-

54
mettrait de déjouer les politiques communales de conservation du cadre socio-
spatial existant.

Dans le cas de la MGP, différents nouveaux documents de planification sont cen-


sés permettre de telles réductions des inégalités, au premier rang desquels le Plan
Métropolitain de l’Habitat et de l’Hébergement (PMHH), fixant par EPT et par
communes des objectifs de construction de logements sociaux ; et le SCoT
Métropolitain, fixant des orientations en matière de politique d’urbanisme et
d’occupation des sols afin de permettre une cohérence territoriale plus forte à
l’échelle de l’intercommunalité métropolitaine, et le repérage de zones où
construire de nouveaux logements abordables.

Mais, les intercommunalités sont loin d’avoir démontré une capacité à contrer
effectivement les dynamiques de ségrégation socio-spatiales et à prendre le pas
sur les politiques de spécialisation sociale des communes les plus aisées. Au
contraire, les études en sociologie du pouvoir local ont démontré que les institu-
tions intercommunales ne remettent pas en cause la centralité problématique des
communes et des maires dans les choix en matière de peuplement [5].

Dans le cas de la Métropole du Grand Paris, l’objectif intercommunal habituel


de réduction des inégalités est d’ailleurs ambigu, présenté comme nécessaire
pour une « meilleure attractivité et compétitivité » du territoire [6], les inégalités
étant conçues dans l’exposé des motifs de la nouvelle institution d’abord sous
l’angle d’un frein au développement économique. De plus, beaucoup craignent
du volet transport du Grand Paris qu’il n’aboutisse à amplifier les dynamiques
d’explosion des prix du foncier et du logement en petite couronne, repoussant
plus encore en périphérie les ménages les plus démunis.

Aujourd’hui, c’est bien cet impératif d’attractivité et de compétitivité écono-


mique qui prend le pas sur l’enjeu social au sein de la « Métropole des
Maires » [7].

Avant la Métropole : fragmentation communale et intercommuna-


lités affinitaires

Le paysage politico-institutionnel de Paris et sa petite couronne est marqué avant


la MGP par la dominance des communes dites isolées — qui ne sont membres
d’aucune intercommunalité — et des regroupements communautaires selon des
logiques « affinitaires » [8]. On compte, à la veille de la MGP, 41 communes iso-

55
lées en petite couronne et 11 intercommunalités comprenant au maximum trois
communes (sur 19 au total) [9]. Ces dernières regroupent des municipalités par-
tageant des caractéristiques proches : revenu et potentiel fiscal par habitant,
cadre résidentiel et morphologie urbaine similaires, et pour les plus bourgeoises,
des taux de logements sociaux proches et déficitaires au regard des objectifs de
20% imposés par la loi SRU [10]. L’intercommunalité jouait alors une fonction
défensive et de préservation du cadre existant face à l’État, dans un contexte où
les injonctions à la mixité sociale sont de plus en plus fortes. Elle permettait aux
maires de renforcer leur poids dans les négociations avec les services de l’État et
de récupérer les sommes que leurs communes versaient annuellement, au titre du
prélèvement SRU, à leur intercommunalité, manœuvre qui permettait de faire
circuler ces sommes au sein d’un circuit fermé [11].

La « Métropole des maires » et la construction d’une institution


sans capacité politique

L’instauration de la MGP bouleverse le paysage administratif francilien mais ne


change en rien la prééminence du pouvoir des maires, qui restent les acteurs
politiques les plus puissants au niveau local. Les conditions d’incapacité poli-
tique de la Métropole sont largement préparées par les lois MAPTAM, NOTRe,
et les travaux de la Mission de préfiguration de la Métropole du Grand Paris. La
réforme territoriale institue une Métropole dotée d’un fonctionnement politique
où les élus métropolitains sont désignés par les conseils municipaux et non pas
élus au suffrage universel direct. Ne siègent ainsi au sein de l’assemblée métro-
politaine que les représentants des majorités municipales mandatés pour que la
Métropole ne décide de rien qui risquerait de contraindre ses communes
membres. En effet, si les maires de la Métropole mènent des politiques diffé-
rentes en fonction de leur étiquette politique ou des populations et des territoires
qu’ils administrent, tous s’accordent sur la même vision d’une Métropole qui ne
doit prendre aucune position qui irait à l’encontre du principe unanime de la pri-
mauté politique des institutions municipales sur l’institution intercommunale.

Par rapport aux très politiques enjeux du logement et de l’habitat, le vote du pre-
mier arrêt du PMHH s’est fait au consensus [12], sans mention des responsabili-
tés de certains élus et de certaines communes quant aux inégalités actuelles en
matière d’offre de logements sociaux ou abordables. L’essentiel du travail de
concertation était réalisé en amont des débats, pour arriver à un document aux
finalités incertaines quant à sa mise en œuvre.

56
Ainsi la MGP se retrouve sans capacité politique, du fait même de l’action de ses
élus : le conseil métropolitain prend la grande majorité de ses décisions au
consensus, toujours demandé en amont des votes par son Président, qui se féli-
cite d’ailleurs régulièrement de l’absence de débats politiques lors des discus-
sions autour des délibérations.

L’attractivité avant l’égalité

Finalement, l’objectif ambigu de réduction des inégalités se retrouve mis de côté


à travers le travail d’agrégation des orientations communales mis en place par la
Métropole. Les contributions des collectivités inframétropolitaines au SCoT
Métropolitain relèvent d’un impératif de préservation et de renforcement du pou-
voir de décision au niveau municipal, et peu de considération pour l’enjeu de
résorption des inégalités, sauf dans le cas des territoires les plus pauvres, qui
aspirent néanmoins eux aussi à ce que la capacité de décision reste à l’échelle la
plus locale. Les territoires les plus riches quant à eux exigent une Métropole qui
n’entrave pas les dynamiques économiques existantes et soit à même de les
amplifier [13].

L’institution métropolitaine se retrouve alors à se contenter d’objectifs consen-


suels tel l’assouplissement des contraintes au développement économique [14] et
à appréhender la péréquation selon une logique d’« approche globale de l’attrac-
tivité », où les inégalités sont perçues sous le prisme du frein au développe-
ment [15] et à l’attrait des investisseurs étrangers. S’il est parfois question de
« stopper la gentrification » ou d’interroger le risque d’une Métropole créatrice
de « nouvelles situations d’inégalités » [16], la déclinaison de ces enjeux dans
des orientations politiques peine à se traduire.

Les mots d’ordre de compétitivité, d’attractivité, et de rayonnement à l’échelle


internationale correspondent aujourd’hui à la « gouvernance partagée » et
consensuelle de la Métropole, se mariant avec l’impératif de préservation des
spécificités locales, qui sont aussi des spécificités sociales [17], défendu par les
élus [18]. Ils s’actualisent à travers les « appels à projets innovant » tels « Inven-
tons la Métropole du Grand Paris », les JO de 2024 [19] ou le « guichet unique
Choose Paris Region » [20], destiné à attirer les investisseurs britanniques ayant
fui l’autre côté de la Manche à la suite du Brexit.

Il arrive néanmoins que des débats politiques contradictoires se fassent entendre


au sein des instances politiques métropolitaines, davantage sous forme de signa-

57
lement que d’invitation à remettre en cause le cadre du jeu politique local.
Quelques votes à portée symbolique ont cependant montré qu’il existait bien au
sein de l’assemblée métropolitaine une majorité divers droite et une minorité
divers gauche, par exemple quant à la position de la Métropole sur l’encadre-
ment des loyers [21].

L’incertitude, tant au niveau de ses ressources que de son devenir institutionnel,


pèse bien sûr sur la capacité politique de la Métropole. Mais celle-ci est égale-
ment voulue et construite par ses propres représentants politiques selon une
logique de double jeu intercommunal qui ne souffre pour le moment d’aucun
resserrement [22]. Le mode d’élection des conseillers métropolitains n’ayant pas
été modifié, ces derniers seront toujours recrutés par les conseils municipaux au
sein des majorités municipales après les élections municipales de 2020.

Il serait néanmoins limité d’appréhender le Grand Paris seulement sous l’angle


du « pactole pour les bétonneurs » [23] qu’il représente. Il est aussi actuellement
une démission organisée du politique qui le rend possible.

Notes

[1]
Article L5219-1 du Code général des collectivités territoriales.
[2]
Ribardière, A., « Les territoires populaires du Grand Paris. Entre paupérisa-
tion, gentrification et moyennisation », Métropolitiques, 18 février 2019.
[3]
La fragmentation administrative et institutionnelle de Paris et sa petite cou-
ronne sont d’ailleurs souvent désignées comme un des facteurs explicatifs
principaux de la ségrégation socio-spatiale que connait le territoire. Voir à
ce propos Le Lidec, P., « Grand Paris : “L’émiettement des pouvoirs locaux
favorise la ségrégation” (Interview) », La Gazette des Communes, des
Départements, des Régions, 27 janvier 2015, et Estèbe P., Le Galès P. , « La
métropole parisienne : à la recherche du pilote », Revue française d’admi-
nistration publique, n° 107, 2003, pp. 345-356.
[4]
Galimberti, D., Pinson G., et Sellers J., « Métropolisation, intercommuna-
lité et inégalités sociospatiales », Sociétés contemporaines, vol. 107, no. 3,
2017, p. 79-108.
[5]

58
Desage F., « La ségrégation par omission ? Incapacités politiques métropo-
litaines et spécialisation sociale des territoires », Géographie, économie,
société, 2012/2 (vol. 14), p. 197-226.
[6]
Op. cit., Article L5219-1, Code général des collectivités territoriales.
[7]
Comme la surnomme régulièrement son Président.
[8]
« Construits sur des logiques affinitaires, valorisant le consensus, ces grou-
pements ont permis aux élus de garder la main sur le logement, la fiscalité
ou la gestion des services publics. » in Olive M., « Métropoles en tension.
La construction heurtée des espaces politiques métropolitains », Espaces et
sociétés, 2015/1 (n° 160-161), p. 135-151.
[9]
APUR, « Contribution à la documentation sur les regroupements de com-
munes dans l’agglomération parisienne », avril 2014.
[10]
Du nom de la loi Solidarité et Renouvellement Urbains de décembre 2000,
fixant un objectif de 20 % de logements sociaux à atteindre d’ici 2020,
porté à 25 % d’ici 2025 par la loi du 18 janvier 2013.
[11]
Gallez C., « L’intercommunalité dans la régulation publique territoriale. Le
cas de deux communautés d’agglomération franciliennes », Géographie,
économie, société, 2014/2 (Vol. 16), p. 183-206.
[12]
« Consensus sur l’habitat, dissension sur La Défense », Le journal du
Grand Paris, 29 juin 2018.
[13]
Ce que l’on retrouve par exemple au sein de la contribution de Grand Paris
Seine Ouest au SCoT Métropolitain.
[14]
SCoT Métropolitain, Atelier thématique « La diversité économique dans la
Métropole ».
[15]
Ibid.
[16]
Ibid.
[17]
Pierre Bourdieu, « Effets de lieu », La misère du monde, Le Seuil, Paris,

59
1993, p. 249-250.
[18]
À ce titre le projet de territoire de l’EPT Paris Ouest La Défense, qui
compte 41% de cadres, énonce « Le Territoire […] a vocation à défendre
les spécificités communales, les particularités locales ».
[19]
La Métropole du Grand Paris est membre du Groupement d’intérêt public
(GIP) 2024 et maître d’ouvrage du Centre aquatique olympique et de la
ZAC Plaine Saulnier.
[20]
Conjointement avec l’État, la Région Île-de-France, la Ville de Paris, et la
CCI Paris Île-de-France.
[21]
Séance du conseil de la Métropole du Grand Paris du 31 mars 2017, voeu
relatif à la mise en place de l’encadrement des loyers dans la Métropole du
Grand Paris déposé par les groupes Écologistes et citoyens et Front de
gauche et citoyens. Rejeté à 94 voix contre et 75 voix pour.
[22]
Le Saout R., « Le resserrement du « double jeu » intercommunal des
maires », Revue française d’administration publique, 2015/2 (N° 154), p.
489-503.
[23]
Belmessous H., « Le Grand Paris ou le pactole pour les bétonneurs », Le
Monde diplomatique, octobre 2018, p. 18-19.

60
Pérégrinations parallèles — Coline Houssais
Peut-on arpenter les cimetières de Paris à la recherche d’un simple désaccord
entre nos impressions et leur expression habituelle, un décalage entre ce que
nous voyons et ce qu’il faudrait en dire, comme le dévoilement d’une histoire
inscrite dans le territoire et qui nous aurait échappé ?

« Notre père nous a offert une assurance repatriation pour des obsèques “au
pays”, le Sénégal. Mais c’est ici notre pays et c’est ici qu’on se fera enterrer ! »
Discussion volée entre frère et sœur à la terrasse d’un café à Aubervilliers, un
matin de février. Si les âmes vont prétendument au paradis, les dépouilles char-
nelles, elles, se mêlent souvent à la terre pour l’éternité et font ancrage dans un
territoire. Pas de données officielles pour l’Île-de-France, mais les cimetières
parisiens intra et extra-muros abritent près de 700 000 sépultures — sans comp-
ter columbariums et ossuaires.

Parmi cette population fantôme, des défunts de culture ou de confession musul-


mane dont certains reposent depuis plus d’un siècle et demi. Originaires du
Maghreb, du Caucase, d’Asie centrale et du sud, du Moyen-Orient, d’Afrique de
l’est et de l’ouest, mais aussi Français de culture chrétienne convertis ou ayant
épousé des musulmans, ils appartiennent à des courants religieux divers et à des
milieux socio-économiques variés : élites, exilés politiques, ouvriers, classes
moyennes, intellectuels. Regroupées dans les carrés musulmans des cimetières
communaux ou disséminées dans d’autres allées, leurs tombes reflètent l’évolu-
tion et la diversité de la présence musulmane en Île-de-France et en esquissent
une cartographie parallèle.

Pour certains, l’appartenance à l’islam, ignorée ou clairement rejetée par l’indi-


vidu de son vivant, réapparaît lors de l’inhumation à l’initiative des proches ou
des autorités sanitaires. On cherche à enterrer « dans le respect des règles reli-
gieuses » (rassemblement des sépultures de confession musulmanes, tombes
orientées vers la Mecque et cercueils inhumés en pleine terre) comme l’aboutis-
sement d’un parcours de foi personnel, ou par convenance. Caveaux familiaux
mixtes, stèles personnalisées, médaillons représentant le défunt, messages de
deuil classique… la « double appartenance culturelle », selon l’expression de
Soraya El Aloui [1], prend ici tout son sens. Promenade paradoxalement pleine
de vie dans un Grand Paris peu connu.

61
Fazal Manzil, la maison des bénédictions à Suresnes (92) : mémo-
rial pour princesse martyre

Pas de sépulture pour Noor Inayat Khan dite « Madeleine » (1914-1944), morte
à Dachau pour avoir combattu le nazisme comme opératrice radio au sein du
Special Operations Executive. À la place, une école et une voie publique portent
le nom de l’enfant de Suresnes en perpétuel hommage. Dans l’ancienne maison
familiale de celle qui fut un temps conteuse pour enfants à Radio Paris et élève
de Nadia Boulanger à l’École normale de musique, le « Sanctuaire de l’Univer-
sel » tient lieu également de mémorial.

Le Fazal Manzil ou « maison des bénédictions » continue d’abriter, entre Mont-


Valérien et bords de Seine, l’Ordre soufi d’Occident. Créé par le père de Noora
Inayat Khan, mystique indien descendant du Sultan de Mysore, il est désormais
dirigé par son neveu.

Cimetière parisien de Thiais (77) : le plus grand des carrés musul-


mans

Meaux (77), Clamart (92), Versailles (78), Rosny (93), Montreuil (93), Neuilly-
sur-Marne (93), Champigny-sur-Marne (94), Montigny-lès-Cormeilles (95)… un
tiers des quatre-vingts carrés musulmans existant en France se situent sur le terri-
toire francilien. Le plus grand est celui du cimetière parisien de Thiais, créé en
1957 à la demande de la Mosquée de Paris.

On décide de se faire enterrer en majorité « au pays » (80 % des individus de


confession musulmanes [2]) pour le symbole, parce qu’on y a des proches, ou en
raison du manque de carrés musulmans en France. Pendant longtemps, ont été
inhumés en France essentiellement les exilés jusque dans la mort et ceux qui
n’avaient pas de famille pour prendre en charge le rapatriement de la dépouille
dans le pays d’origine. Mais les choses changent : les communes — propriétaires
et responsables des cimetières — s’adaptent à leur démographie et créent des
carrés musulmans, assouplissant légèrement la loi de 1881 selon laquelle les
individus doivent être enterrés sans distinction religieuse (exception faite des
monuments funéraires, propriétés privées qui restent un lieu d’expression per-
sonnelle). Pas de séparation en dur avec le reste du cimetière, mais souvent des
délimitations arborées. Pour une minorité croissante, notamment chez les jeunes
générations et chez les femmes, il y a dans cette inhumation locale le souhait de

62
littéralement « faire racine », et de permettre aux proches de France de venir se
recueillir plus facilement.

À Thiais comme ailleurs, l’identité des personnes inhumées, entre anonymes et


personnalités, reflète la diversité et l’ancrage de l’islam dans la société française
sur les cent dernières années. Ainsi Farhad Mehrad (1944-2002), célèbre chan-
teur iranien, repose non loin de Vincent-Mansour Monteil (1913-2005), orienta-
liste, diplomate et linguiste, ou d’Abderrahmane El Kebir (1930-2017), acteur
franco-algérien spécialisé dans les seconds rôles.

Cimetière du Père Lachaise (75) : cent-soixante ans de sépultures


musulmanes

La première mosquée édifiée en Île-de-France était un lieu de culte situé dans la


85e division du cimetière du Père-Lachaise réservée aux inhumations musul-
manes. Créée par décret en 1856 à la demande de l’ambassade ottomane qui sou-
haitait pouvoir faire enterrer ses ressortissants décédés à Paris, la division se
trouve non loin du carré juif (87e division).

Fidèle à sa réputation de nécropole artistique et intellectuelle, le Père Lachaise


veille au repos de figures de l’exil kurdes éparpillées dans le cimetière : la
famille du chanteur contestataire Ahmet Kaya (1957-2000) l’a fait inhumer ici,
craignant que s’il était enterré en Turquie, sa tombe ne soit profanée par des
mouvements d’extrême-droite ou que les autorités turques n’imposent des res-
trictions sur son accès. Pour le réalisateur Yilmaz Güney (1937-1984), Palme
d’or ex-æquo à Cannes en 1982 pour Yol, la permission, la question ne s’est pas
posée : déchu de sa nationalité, le cinéaste turc n’a pas été autorisé à être inhumé
dans son pays natal. Le Père-Lachaise abrite aussi la tombe de l’écrivain iranien
surréaliste Sadegh Hedayat (1903-1951), auteur de la Chouette Magique, qui
s’est suicidé au gaz dans son appartement parisien, et celle de Malik Oussekine
(1964-1986), étudiant battu à mort par la police lors des manifestations contre le
projet Devaquet.

Cimetière musulman de Bobigny (93) : exception juridique, lieu


historique

Il s’en faut de peu pour passer devant l’entrée du cimetière musulman de Bobi-
gny sans s’en apercevoir. Et pour cause : ce portail anonyme est situé à l’opposé

63
de l’ancienne entrée. Il s’agit d’un élégant porche classé aux monuments histo-
riques, qui a été cédé avec la mosquée et le pavillon du gardien à une association
cultuelle lorsque l’Assistance Publique, propriétaire du lieu depuis sa création en
1937, a remis la clé du cimetière à la commune. Ce lieu de sépulture de droit
privé était adjoint à l’hôpital franco-musulman — aujourd’hui hôpital Avicenne
— ce qui explique pourquoi la loi de 1881 et celle de 1905 sur la laïcité n’y ont
pas été appliquées. Les autorités françaises de l’entre-deux guerres cherchent à
atteindre un double objectif : surveiller les populations coloniales résidant en Île-
de-France et redorer l’image de la France vis-à-vis de l’opinion publique musul-
mane à l’heure où la mémoire de la participation des tirailleurs, zouaves et autres
spahis à la Grande Guerre est encore fraîche et où les appels aux indépendances
se multiplient. La création de la Grande Mosquée de Paris, puis de l’hôpital
franco-musulman et du cimetière attenant participent à cette stratégie. Témoin
d’une gestion unilatérale du fait religieux musulman par les autorités françaises,
le style de ces deux derniers lieux, conçus par des architectes parisiens, est ins-
piré par l’exposition coloniale de 1931.

À cette exception juridique (l’unique autre cimetière musulman de France, créé à


Strasbourg en 2012, est soumis aux lois du Concordat) s’ajoute une importance
historique : destiné initialement à accueillir les individus décédés à l’hôpital, il a
été ouvert à tous les musulmans d’Île-de-France (essentiellement de jeunes
hommes morts de tuberculose ou d’accidents du travail) avant d’être restreint
aux habitants de l’intercommunalité Aubervilliers-Courneuve-Drancy-Bobigny,
dont il est désormais le carré musulman. Plus qu’ailleurs, on y constate l’évolu-
tion démographique de la présence musulmane en région parisienne : privilégiée,
ottomane et caucasienne, puis masculine, maghrébine et ouvrière, et enfin fémi-
nisée, familiale et diverse dans ses origines.

S’esquissent également en filigrane les profils-type de ceux qui n’ont pas été
rapatriés : exilés donc, et indigents sans famille pour assurer le renvoi du corps.
Mais aussi un grand nombre de fœtus, de mort-nés et de nourrissons, signe d’une
mortalité infantile plus forte au sein de populations précarisées, d’une faible pra-
tique de l’incinération (en général de rigueur dans le cas des fausses-couches) et
du souhait des parents de pouvoir se recueillir régulièrement sur la tombe de leur
enfant.

Aujourd’hui, on ré-inhume parfois dans leur pays d’origine des personnes initia-
lement enterrées ici dans un premier temps, ce qui permet de nouvelles inhuma-
tions en libérant de l’espace là où se trouvaient les anciennes tombes. Mais le

64
cimetière est désormais au bord de la saturation, malgré certaines divisions aux
fausses allures de jardin anglais avec leurs arbres, pelouses et tombes disjointes :
sur les 7 600 emplacements, seuls 20 sont encore disponibles. À la Toussaint
comme lors de l’Aïd, les sépultures sont recouvertes de fleurs par les proches des
inhumés et petit à petit de nouvelles générations rejoignent dans la terre leurs
ancêtres non loin du canal de l’Ourcq.

« Bonjour, je cherche la tombe du prince Ahmed, vous savez où elle est ? » Un


monsieur arrive avec son fils. Il a lu dans les médias de la diaspora turque en
France la visite récente du président Erdogan venu rendre hommage à la famille
impériale ottomane inhumée à Bobigny (jusqu’en 1973, il était interdit aux des-
cendants mâles du dernier sultan de se faire enterrer en Turquie). Hasard…
l’homme arrive au moment où les employés municipaux installent une stèle
imposante flambant neuve en marbre blanc qui vient remplacer la modeste sta-
tuaire grise à moitié effacée qui trônait jusqu’alors. Le symbole et les intentions
sont clairs : financée par la fondation du président turc, la stèle mise sur une cal-
ligraphie qui rappelle le générique de la série télévisée à succès sur Soliman le
Magnifique, Muhteşem Yüzyıl (« Le Siècle Magnifique »).

Non loin de cette tombe dont la hauteur détonne parmi des stèles plus modestes
du carré, est enterrée une autre membre de la famille impériale, la princesse
Salma (1916-1942), héroïne du roman à succès Au nom de la princesse morte
(1987) écrit par sa fille Kenizé Mourad. Elle repose à quelques dizaines de
mètres d’autres personnalités politiques : un membre de la délégation azérie à la
Conférence de Versailles en 1919 ; Omar Zaki Pacha Afiouni (1893-1953),
grand résistant à l’occupation française en Syrie dans les années 1920 ; le fils du
tristement célèbre pacha de Marrakech Thami El Glaoui, pacificateur du sud
Maroc pour le compte du protectorat français et proche de Winston Churchill ;
ou encore Djabaguieff Mahomed (1877-1937), président de la province d’Ingou-
chie lors de la chute de l’empire russe. Mais aussi Boughéra El Ouafi, maratho-
nien ouvrier, premier médaillé olympique africain pour le compte de la France
aux Jeux olympiques d’Amsterdam en 1928, ainsi que Mohamed Adjani, dont la
fille Isabelle sera l’une des plus jeunes pensionnaires de la Comédie française et
l’actrice qui a reçu le plus grand nombre de Césars.

Tout autour, reposent hommes, femmes et enfants de tous âges, enterrés seuls ou
en famille. Il y a aussi des couples. Quelques individus « morts pour la France »,
comme une partie des 28 % de soldats musulmans d’Afrique du Nord de la 2e
DB du général Leclerc sont enterrés dans le carré militaire, lui aussi classé. Plus

65
proche dans le temps, la tombe d’Ahmed Merabet (1974-2015), policier du 11e
arrondissement tué dans l’attaque de Charlie Hebdo, se dresse dans le coin nord-
est du cimetière. Certains défunts n’ont en revanche jamais existé, comme le
père du crooner algérien de confession juive Simon « Salim » Hallali : pour évi-
ter la déportation de son compatriote, le recteur de la Mosquée de Paris, Si Kad-
dour ben Ghabrit, lui inventa sur une stèle anonyme du cimetière une ascendance
musulmane, en prime de l’un de ces faux certificats d’islamité délivrés aux juifs
algériens résidant en Île-de-France. Le film Les Hommes Libres (2011) du réali-
sateur Ismaël Ferroukhi revient largement sur cet épisode. Revoir ce film se
révèle être une suite idoine à notre visite, la pluie menaçant de couper court à la
balade.

Notes

[1]
Historienne de la patrimonialisation des sépultures musulmanes en France,
Soraya El Aloui a effectué de nombreuses recherches sur le cimetière
musulman de Bobigny avec Marie-Ange d’Adler, auteure de Le Cimetière
musulman de Bobigny, lieu de mémoire d’un siècle d’immigration (Éditions
Autrement, 2005).
[2]
D’après le site Meilleures-pompes-funèbres.com, mars 2019.

66
Cassettes en carton — Pierre France, Coline Houssais
La constitution d’une archive dépend parfois de la nostalgie que suscite son for-
mat. Le hasard d’un nom familier aperçu sur une cassette audio dans un vide-
grenier peut suffire à constituer un fonds. Pierre France et Coline Houssais réflé-
chissent aux effets mémoriels d’une archive anonyme et imaginent la production
d’un matériau sonore.

Plus personne n’écoute aujourd’hui de cassettes audio. Tout au mieux c’est un


support artistique insolite, ou une lubie de collectionneurs. Le fin boîtier en plas-
tique ne suscite aucune émotion comparable à celle des vinyles : c’est un objet
de consommation venu d’une époque révolue, c’est un objet de consommation
impersonnel et anachronique comparé aux photos ou aux écrits que l’on garde
précieusement. Un objet qui se brade, se jette, s’efface, car il prend de la place à
l’heure de la musique dématérialisée. Un objet qui a pourtant été pendant des
décennies le support populaire par excellence de toute empreinte sonore : celui
sur lequel on pouvait enregistrer et écouter. Soi-même. Inconnus et célébrités.
Êtres aimés.

L’été finit et le ménage de rentrée commence ; sans grand espoir de trouver ache-
teur, un carton de cassettes se retrouve dans un vide-grenier parisien. Posé sans
prix, à même le bitume, parmi tant d’autres. L’une des cassettes tente une der-
nière fois d’accrocher le regard d’un badaud et dépasse, jaquette à l’air. Bingo :
attiré par le nom du chanteur qui orne cette dernière, on s’approche, curieux. La
jeune femme assise derrière les tréteaux se lève, regardant sans trop comprendre
l’individu farfouiller avec intérêt le carton :
— « Vous écoutez des cassettes ? »
— « Oui…Enfin j’ai remarqué que vous aviez Aït Menguellet. »
— « Vous écoutez de la musique kabyle ? Mais comment vous connaissez ça ? »

Parce qu’avec Internet, on peut écouter ce chanteur des années 1970 sans avoir
forcément grandi avec sa voix chaude, qui fait glisser le kabyle sur des accords
de guitare primesautiers. Ce n’est donc pas l’acheteur qui s’enquiert du bien
mais la vendeuse qui s’interroge, avant de lancer tout de go, comme pour justi-
fier une possession anachronique, presque honteuse : « Ce sont les cassettes de
ma mère… Je vous les fais à 20 centimes pièce. Ou 4 € le carton ».

Un carton plein, vierge de tout bouleversement provoqué par la main opportu-

67
niste d’un chasseur de sons qui en aurait ponctionné une partie pour la rediffuser
dans des soirées branchées, surfant sur la vague des pépites analogiques qui
fleurent bon l’exotisme suranné. Une main qui aurait sûrement délaissé le reste
du carton pour s’emparer seulement des cassettes de musique kabyle, et renoncé
au reste du trésor : des compilations de variété ringardes qui sombreront dans
l’oubli avec la disparition du support ayant fait leur gloire. Les classiques des
grandes divas et crooners égyptiens d’après-guerre. Mais aussi d’autres cassettes
baptisées hâtivement à la main, qui laissent deviner des tranches de vie :
« voyante, séance 13/8/90 », « cours d’arabe 4 ». Ou encore des cassettes ano-
nymes, possibles enregistrements de radios ou cartes postales sonores de l’immi-
gration : celles envoyées d’un bout à l’autre de la Méditerranée comme un fil
tendu entre ceux partis travailler à l’étranger et ceux restés au pays. Celles à tra-
vers lesquelles des milliers de voix ont par convention magnifié leur quotidien
parfois difficile lorsque l’écrit faisait défaut, bien avant les mises en scène fil-
trées des réseaux sociaux.

Passée la surprise initiale, la vendeuse d’un jour, ravie de se débarrasser de cet


encombrant héritage, a ainsi confié à un inconnu un pan de mémoire familiale et
personnelle sans autre forme de procès ni explication. Alors on s’est appelés. On
a tourné autour de ce butin comme des Indiens de western. Aujourd’hui un car-
ton de cassettes, c’est proche d’une collection de cailloux et de vieilles plumes.
Un trésor qui n’existe que pour le sens qu’on lui donne. Un trésor pour nous, de
la dernière génération sachant ce que cassette et stylo peuvent avoir en com-
mun : attachés sans nostalgie à quelque chose qui ne coûtait rien, que l’on pou-
vait laisser entre les mains des plus petits pour inventer leurs propres histoires,
dessiner des jaquettes « maison », enregistrer de fausses émissions. Sur lequel on
a fait des jingles à la flûte ou à la bouche, inventé la voix d’Obélix, ou même
gravé involontairement des engueulades mémorables entre sœur et frère.

Que faire d’un carton-trésor contenant toute la vie musicale d’une personne ?
D’une femme. De milieu modeste. Kabyle d’origine. Parisienne d’adoption. Une
femme absente, si ce n’est à travers souvenirs et objets vendus pour certains
comme ce carton. On ne cherchera pas à aller plus loin : y a-t-il finalement
besoin d’en savoir plus sur cette inconnue ? Ce carton n’a rien de l’abondance de
la chambre de Rodinsky ou de la cave bondée de l’anonyme « Madeleine » aux
vies reconstituées. Il implique une intimité plus forte, propre à ce qu’on ne pen-
sait pas garder : playlists, messages de répondeurs, de messageries instantanées
et mémos vocaux ont une spontanéité et une tendance à se faire oublier sitôt
créées, que nos traces numériques officielles ne possèdent pas. Dans ce carton le

68
commercial flirte avec l’intime, créant un décalage qui finalement rend cette
trouvaille unique. Et qui interroge le rapport à l’archive sonore. La sienne et
celle de sa famille.

La décision se prend sans y prêter garde : ce carton esquisse des lignes de fuite.
Autour de lui on commence à y tisser des histoires. Moins qu’une archive à trier
c’est un texte à trous, permettant à chacun de se l’approprier et d’y glisser ses
propres réflexions, souvenirs et émotions. Refuser l’exhaustivité et garder le flou
près de soi, c’est en plus créer une ligne de confidentialité vis-à-vis de quelqu’un
qui n’a, après tout, rien demandé. Toutes les questions qu’on ne posera pas sur
cette femme font place nette à d’autres : des adresses de producteurs de cassettes
ou de vieux magasins dont on s’interroge s’ils existent encore, et des questions
sur nous.

Car l’un des sujets, c’est celui de nos mémoires familiales marquées par une ten-
dance à l’accumulation. En faisant entrer ce carton dans nos vies, nous avons
réveillé d’autres piles de cassettes héritées que nous n’avions jamais regardées,
ni jetées. C’est en s’exerçant sur cet autre carton qu’on inventera peut-être le
mode d’emploi de nos archives familiales 100 % hexagonales, plus planes a
priori que celles revisitées par les petits-enfants de l’immigration. Des archives
qui produisent de surcroît des conversations en gestation autour de ce carton. Car
pour boucler la boucle et assumer cette boulimie transmise pour l’archive, on a
commencé à échanger des messages vocaux. Qui seront peut-être enregistrés sur
des clés USB. Et dont certaines seront glissées à leur tour dans le vide-grenier du
futur où les gens viendront brader leurs clouds.

69
Île-de-France : d’un triangle local à une lutte régio-
nale ? — Bernard Loup, Pierre Defilippi, Paul Guilli-
bert, Laure Vermeersch
Forts de leurs succès récents, le Collectif pour le Triangle de Gonesse (CPTG) et
l’association Carma ambitionnent de transformer une lutte citoyenne locale en
une lutte régionale pour une agriculture vivrière en Île-de-France. En plein
« débat national », alors qu’est dénoncée la déconstruction à l’œuvre des instru-
ments du débat public, cet objectif nécessaire et difficile à atteindre révèle un
très fort engagement. Comment pourra-t-on instaurer un rapport de force au
niveau régional ?

La lutte que vous menez contre le projet de centre commercial EuropaCity


(80 ha), et le développement d’une ZAC (300 ha) sur les terres agricoles du
triangle de Gonesse (780 ha) a enchaîné les succès sur le front judicaire et
culminé récemment avec une réunion fracassante, salle Olympe de Gouge,
avec de nombreux citoyens intéressés à la lutte. Pourriez-vous revenir sur
vos récentes victoires ?

Bernard Loup Contre toute attente, les deux premières décisions du tribunal
administratif de Cergy-Pontoise, après une lutte de presque dix ans nous ont été
favorables : la première annulait l’arrêté préfectoral de 2016 sur la création de la
zone d’activité concertée (ZAC) et la seconde le plan local d’urbanisme (PLU)
révisé en 2017 pour rendre constructible les terrains de la ZAC. Dans les deux
cas, ce sont les circonstances du débat public qui ont justifié la décision du tribu-
nal administratif. En mars 2018, il y a tout juste un an, il a ainsi annulé la zone
d’activité dite du « Triangle de Gonesse » en reprenant les termes de l’autorité
environnementale qui avait considéré que l’étude d’impact mise à disposition du
public dans le cadre de de la consultation publique qui avait eu lieu du 25 avril
au 25 mai 2016, était insuffisante [1]. Une seconde décision, il y a tout juste un
mois en mars 2019 annulait le classement du triangle agricole de Gonesse en
zone à urbaniser. Les raisons invoquées tiennent à des considérations écolo-
giques, des défauts de la concertation et de la remise en cause de la décision de
Jean Pierre Blazy, actuel maire de Gonesse, de construire 500 logements supplé-
mentaires en zone C du plan d’exposition au bruit (PEB) de l’aéroport de Roissy.
On peut espérer que cela fasse jurisprudence. Les débats sur l’avenir de la pla-
nète commencent à avoir des retentissements sur les décisions des tribunaux.

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Localisation du Triangle de Gonesse (contour en blanc)

Localisation du Triangle de Gonesse (contour en blanc) Carte


extraite du Rapport de présentation de la ZAC de Gonesse, Établis-
sement public d’aménagement Plaine de France.

Localisation du Triangle de Gonesse

Localisation du Triangle de Gonesse Carte extraite du Rapport de


présentation de la ZAC de Gonesse, Établissement public
d’aménagement Plaine de France.

Le 20 février 2019, nous avons organisé une réunion à Paris : 700 chaises à rem-
plir ! Et puis, finalement, nous avons accueilli 1 300 personnes et le maire du
11e n’avait jamais vu la salle Olympe de Gouges si pleine ! Les gens étaient assis
par terre, debout, d’autres sont repartis faute de place. Nous avons l’œil rivé sur
les actions quotidiennes, mais quelque chose me semble en train de se passer !

Pierre Defilippi Nous allons maintenant enchaîner avec la 3e Fête des terres
de Gonesse, les 18 et 19 mai. Il y a une réunion « convergence alter Europa-
City » à la Bourse du travail tous les troisièmes mercredis du mois, de 19 à 21
heures, à l’origine conçue avec des organisations comme ATTAC ; mais elle est
aujourd’hui l’occasion de réunir tous ceux qui souhaitent contribuer à cette lutte
que nous voulons d’ampleur régionale.

Avant de revenir sur cette ambition régionale, pourriez-vous détailler l’his-


torique de la mobilisation ?

Bernard Loup J’étais président de l’association locale d’environnement de


l’Ouest de la Plaine de France au moment de l’élaboration du schéma directeur
de l’Île-de-France (SDRIF) entre 2005 et 2008, avant donc qu’il soit invalidé par
la loi du Grand Paris, votée le 3 Juin 2010. Les associations se battaient alors
contre des projets de centres commerciaux et d’entrepôts logistiques. J’ai suivi la
phase de concertation animée par Mireille Ferri et nous avons obtenu de mainte-
nir ces terres agricoles, une décision confirmée ensuite en 2013. Au même
moment, dans la partie est de la Plaine de France, sur le triangle de Gonesse, les
maires et les élus locaux étaient en faveur de l’urbanisation du triangle. Le tissu

71
associatif était trop fragile pour participer à un débat.

Avant même 2010, l’aménageur EPA de la Plaine de France avait bien proposé
un projet de technopole, resté vague, mais difficile à combattre étant données les
implications économiques. Au moment du débat public de 2010 sur le projet du
métro automatique Grand Paris Express, lors de la réunion publique à Gonesse,
le directeur d’EuropaCity a présenté le projet pour obtenir la gare du Triangle de
Gonesse sur la ligne 17. J’ai été voir le triangle, nous avons lancé une pétition
locale en 2011 qui a immédiatement suscité l’intérêt. Les associations de part et
d’autre de l’autoroute A1, de la Seine-Saint-Denis (93) et du Val d’Oise (95) ont
répondu présent alors que les élus, eux, travaillent sans la moindre logique de
développement régional : côté 93, pas un élu ne défendra publiquement Europa-
City, et côté 95, un seul maire s’est exprimé contre, dans une logique de soutien
mutuel à l’échelle du département. Au-delà même de la préservation des espaces
agricoles, l’autorité environnementale (AE), qui relève du ministère de la Transi-
tion écologique, a établi que l’urbanisation du triangle de Gonesse perturberait le
fonctionnement du territoire alors que le préfet du Val d’Oise a signé la déclara-
tion d’utilité publique pour une ZAC de 300 hectares sans que les accès venant
des autoroutes A1 et A3 en soient arrêtés. Si le projet EuropaCity échoue, on
peut espérer une phase de débat pour repenser l’avenir du triangle, avec les
maires des deux départements et le conseil régional.

Vous avez développé un front alternatif avec le projet Carma (Coopération


pour une ambition rurale et métropolitaine agricole), est-ce avant tout un
projet pédagogique en direction des citoyens ou une façon d’engager un
rapport de force avec les institutions ?

Pierre Defilippi Il s’agit de mobiliser les citoyens en même temps que les
compétences des professionnels. Il y a un pan pédagogique et fonctionnel vis-à-
vis des habitants, mais aussi l’ambition d’incarner un acteur qui pourra contri-
buer à l’organisation territoriale, en interaction avec les collectivités. En 2019,
les statuts d’une association vont être déposés pour promouvoir un projet régio-
nal, au-delà du tout premier projet, limité au triangle de Gonesse. La vision de
Carma portée par l’urbaniste Robert Spizzichino, Luc Dupont, architecte et ingé-
nieur agronome, d’autres professionnels bénévoles et l’association Terre de
Liens, consiste à doter Paris d’une ceinture verte comme Milan ou Rome, ou à
Rennes, sur une zone définie aujourd’hui au nord de Paris qui s’étendrait entre
l’Oise et la Marne.

72
Le projet Carma est né en 2016 en réponse à un appel à projet de la Métropole
« Inventons la métropole du Grand Paris ». Les professionnels du groupement
Carma ont défendu le maintien de l’intégralité de l’espace agricole du triangle de
Gonesse, en consignant les bâtiments à une friche industrielle attenante. Il pro-
mouvait la production et transformation agricole, et la revalorisation des bio-
déchets pour entretenir les cycles de fertilité. Seulement 20 % des bio-déchets
sont récupérés dans le tissu urbain, il s’agit donc de remettre en place une écono-
mie circulaire en privilégiant l’axe de l’alimentation. Avec des appels à projet,
nous souhaitons ancrer Carma dans le territoire et les collectivités en privilégiant
la revalorisation des bio-déchets en fertilisants et en amendants agricoles. Nous
voudrions mettre à disposition une méthodologie dont les associations locales
puissent se saisir. Le maire de Gonesse lui a opposé un véto.

L’association Carma a pour objectif d’agréger des acteurs comme Biocoop, les
Amaps, France Nature environnement, Terre de Liens, et d’autres.

Est-ce que l’abrogation récente du plan local d’urbanisme (PLU) remet en


cause la construction de la gare ?

Bernard Loup Selon nos avocats, non, puisque juridiquement l’annulation du


PLU a eu lieu juste après l’approbation du permis de construire de la gare. Il faut
savoir que les élus locaux sont tous contre la remise en cause de leur gare, qui a
été l’objet de batailles dès le lancement du projet Grand Paris Express par Sar-
kozy en 2010. On a donc un permis de construire pour une gare dans une zone
où aucun autre permis n’a été accordé et dont le PLU vient d’être annulé. En
effet, Europacity dont nous connaissons l’existence depuis 2010 et sur quoi le
groupe Auchan, la famille Mulliez (et maintenant le groupe Wanda) travaillent
depuis 2006 n’a toujours pas déposé de permis de construire, il est question
maintenant de l’horizon de 2020. Au moment du débat public en 2016, 30 mil-
lions d’euros avaient été dépensés pour les études et la propagande. Aujourd’hui
il doit y avoir presque 50 ou 60 millions d’euros déjà engagés et 3 milliards
envisagés pour la suite.

Qui peut dire aujourd’hui ce que serait EuropaCity s’ils obtenaient une autorisa-
tion de construire ! 500 boutiques ? Le projet culturel ? Un campus agricole ? A
part le projet architectural, rien n’est arrêté, ce sont des murs vides. A l’origine,
Auchan envoyait à nos réunions ses représentants qui prônaient le béton comme
solution puisque les terres étaient considérées comme polluées ; par la suite, ils
ont introduit une ferme urbaine de 7 hectares sur les 80 hectares, qui aurait pour

73
objectif de fournir des légumes de qualité pour les restaurants du complexe.
Europacity ne dit donc plus que les terres sont polluées et impropres à la
culture ; d’autres si, à tort, mais pas eux.

Les agriculteurs avaient pour indication de ne rien cultiver à partir de la fin 2018
sur l’emprise du chantier de la gare. En janvier 2019, l’aménageur leur a indiqué
qu’ils pouvaient faire la récolte de 2019 pour un début du chantier en novembre
2019. La mise en service de la gare est envisagée au mieux pour 2027. Nous
considérons donc que le début des travaux dès novembre 2019, sur une zone
classée agricole depuis l’annulation du PLU, pour une ZAC qui n’existe pas
depuis l’annulation de l’arrêté de création n’aurait d’autres justifications qu’un
passage en force. L’objectif du maire est en effet de commencer un chantier.

Quelle est la place des agriculteurs et des associations agricoles dans ces
projets ?

Bernard Loup Le dialogue avec les représentants locaux de la FNSEA (syndi-


cat agricole) est engagé. Dès 2005 avant l’annonce d’EuropaCity, le syndicat a
accepté un compromis avec l’établissement public d’aménagement pour une
urbanisation partielle du Triangle pour un prétendu projet de technopole. En
2017, Christiane Lambert, présidente de la FNSEA a signé dans Libération une
tribune contre EuropaCity avec une centaine de personnalités. Localement,
depuis que l’aéroport de Roissy existe, les pouvoirs publics disent aux exploi-
tants qu’ils devront partir. C’est pourquoi aujourd’hui plusieurs ont leur exploita-
tion principale dans les Hauts-de-France ou en Normandie tout en continuant à
cultiver ou à faire cultiver pour eux sur le Triangle de Gonesse. Christophe Hil-
lairet, président de la Chambre d’Agriculture d’Île-de-France reconnaît volon-
tiers le rôle des associations pour préserver le foncier agricole de cette région.

La Chambre d’agriculture peut-elle être une alliée ?

Pierre Defilippi En s’installant en milieu urbain avant tout, Carma tente de


contourner l’inertie du milieu agricole traditionnel des céréaliers de la plaine de
France, qui privilégient les grandes surfaces, s’endettent, et visent à l’exporta-
tion. Affronter les décisions des agriculteurs serait voué à l’échec. Il faudra de
nouveaux profils d’exploitants venus de la ville. Pour convaincre les agricul-
teurs, il faudra d’abord produire les preuves, y compris économiques, des avan-
tages d’un autre modèle d’exploitation.

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Bernard Loup Le projet Carma a été présenté à la Chambre d’agriculture, un
nouveau rendez-vous devrait se tenir prochainement. Nous ne pouvons que sou-
haiter un compromis avec la Chambre d’agriculture pour préserver le foncier
agricole sans fermer les possibilités que sont les ambitions de Carma.

Vous faites des réunions à Villiers-le-bel, est-ce qu’il y a des réactions et


attachements dans les quartiers ?

Bernard Loup Le CPTG se compose d’associations du Val d’Oise et de


Seine-Saint-Denis. Pour des raisons de déplacements, il est nécessaire de se
réunir à proximité du Triangle de Gonesse. Contrairement à Gonesse, la com-
mune de Villiers-le-Bel, qui est d’ailleurs le siège de l’association, accepte de
nous prêter une salle le premier mardi de chaque mois. Quelques habitant·es du
territoire y participent. Nos distributions de tracts d’information sur la voie
publique suscitent des encouragements pour les actions menées et des critiques
de plus en plus vives à l’égard du maire. Depuis un an s’est constituée une asso-
ciation « Nous Gonessiens » qui regroupe surtout des étudiant·es et exprime sur
le Triangle de Gonesse une position semblable à celle du CPTG. Mais cette lutte,
compte tenu des enjeux, ne se gagnera pas seulement à Gonesse. Depuis 2016
nous nous réunissons le 3e mercredi de chaque mois à Paris avec celles et ceux
d’Île-de-France qui souhaitent participer très directement à la conduite de la
lutte.

Est-ce que vous vous appuyez sur certains partis ?

Bernard Loup Le mouvement est avant tout citoyen, mais il est bien soutenu
régionalement par des élus du Front de Gauche et d’EELV. Le projet EuropaCity
divise les autres partis.

EuropaCity et la ZAC annoncent un très grand nombre d’emplois. Que


répondez-vous à ceux qui cherchent un emploi ?

Bernard Loup Il y a à Gonesse 14 000 emplois pour 12 000 actifs. À Gous-


sainville, il y a un emploi pour deux actifs et pourtant le taux de chômage dans
les deux communes est quasi identique. Pour réduire le chômage, il ne suffit pas
d’accumuler un grand nombre d’emplois à côté d’une ville, il faut aussi une
large palette de métiers. Les habitants d’une ville se répartissent sur l’ensemble
de la palette des 10 000 métiers répertoriés. Les prétendus 11 000 emplois d’Eu-
ropaCity se répartiraient sur 80 métiers selon son directeur. Les habitants de

75
Gonesse trouvent l’ensemble de la palette des métiers en allant vers Paris, ils ne
la trouveront pas en allant vers EuropaCity, comme depuis 40 ans ils ne la
trouvent pas en allant vers Roissy (200 à 500 métiers selon les sources). Un
grand nombre d’emplois sur un faible nombre de métiers oblige les entreprises à
un recrutement de leur main d’œuvre sur une vaste aire géographique. C’est le
cas de Roissy qui ne peut pas être un pôle d’emploi local et recrute dans toute
l’Île-de-France et une partie de plus en plus étendue des Hauts-de-France.
Contrairement à ce que prétend le maire de Gonesse, ce n’est pas en raison de
l’absence de ligne de train allant de Gonesse à Roissy que trop peu d’habitants
de Gonesse travaillent à Roissy. Aulnay, qui est sur le RER B direction Roissy, a
comme Gonesse 6 % de sa population active qui travaille à Roissy [2].

Observez-vous un brouillage droite-gauche localement sur ces sujets ?

Bernard Loup Les élus de gauche ont le syndrome du stade de France, ils
pensent que St Denis a sauvé son image grâce à lui, alors qu’il y a 23 % de chô-
meurs autour du stade (contre 17 % à Gonesse). Il nous est aussi difficile d’être
reçus par le PS qui est très divisé sur la question, que par Valérie Pécresse à la
Région.

Pierre Defilippi Sur la distinction de l’artificialisation et du changement cli-


matique, il est possible que la distinction droite-gauche ne soit pas toujours perti-
nente. Carma est dans le vent de la mutation alimentaire attendue. L’extension du
terminal 4, la piste à vagues de Sevran font partie des multitudes de projets de
bétonnage dans lesquels le CPTG n’est qu’un petit maillon. Le discours a per-
fusé dans les deux courants politiques, il peut y avoir des positions communes
même s’il y a des distinctions fortes au regard du social.

Quelles sont les autres urgences de cette lutte ?

Pierre Defilippi Pour Carma, il s’agit de se positionner sur les propositions de


financement alimentaire pour s’ancrer et contourner la problématique du droit
d’accès administratif aux terres agricoles à l’échelle régionale. Nous souhaitons
sortir du calendrier administratif pour donner consistance à Carma en dehors du
CPTG et de Gonesse.

Dans le cadre du CPTG, nous souhaitons anticiper les travaux de chantier, for-
mer une masse de militants et développer des stratégies pour bloquer le moment
venu les engins de chantier d’ici novembre. Il est question de désobéissance pas-

76
sive et de résistance passive quitte à s’attacher au matériel.

Notes

[1]
« Le dossier mis à disposition du public ne précisait pas suffisamment de
quelle manière les besoins énergétiques du projet allaient être couverts. Le
tribunal a également relevé que l’étude était insuffisante s’agissant de l’in-
cidence du projet sur la qualité de l’air, compte tenu notamment des émis-
sions de CO2 induites par les déplacements de touristes, eu égard à la créa-
tion d’EuropaCity. Enfin le tribunal a estimé que l’étude d’impact n’avait
pas suffisamment procédé à l’évaluation des incidences environnementales
du projet cumulées à celles des travaux de création de la ligne 17, alors que
les deux projets sont liés. »
[2]
Pour plus de précisions voir le blog de Jacqueline Lorthiois, https://blogs.
mediapart.fr/j-lorthiois/blog/250119/betisier-du-pole-de-roissy-1-utilite-
locale-pour-son-territoire-6.

77
Des mots inaudibles — Gaëlle Rilliard
Europacity oppose vertement ses défenseurs et ses opposants. Du point de vue
de la défense de l’environnement, comment s’entendent les arguments de celles
et ceux qui, face aux difficultés, placent leurs espoirs dans ces projets ?

Allegany, New York. Le Walmart local veut devenir un Walmart Supercenter. Le


supermarché, un hypermarché. Le réalisateur James N. Kienitz Wilkins a déni-
ché sur Internet le script d’une réunion publique autour de l’extension projetée.
Dans son film Public Hearing (2012), il fait rejouer les échanges, respectant les
temps de parole et de pause, alors que l’interprétation et la mise en scène
déploient les enjeux de cette audience. À l’ordre du jour : l’étude d’impact envi-
ronnemental. Franck Sciremammano, de FES Associates, résume l’impact sur la
pollution : « Les volumes de trafic actuels ont été obtenus par comptage direct.
118 voyages entrants et 127 sortants seront ajoutés pour les heures de pointe, et
80 et 82 le samedi midi. » Le micro grince. La dilatation du montage n’aura
jamais mieux montré combien PowerPoint et termes techniques servent parfois à
faire obstruction. « L’essentiel sur cette question est qu’il n’y a que très peu de
changement. […] Aucune dégradation significative de l’environnement n’est à
craindre. »

Public Hearing

Public Hearing

James N. Kienitz Wilkins

Grand Paris. Le triangle de Gonesse, enclavé entre deux autoroutes, sur le cou-
loir de l’aéroport de Roissy. 400 hectares de terres agricoles préservées, 300
hectares consacrés en partie au projet EuropaCity que Ceetrus, branche immo-
bilière du groupe Auchan (ex-Immochan), développe avec Dalian Wanda Group.
« Lors de la présentation du projet du Grand Paris à la Cité de l’architecture et
du patrimoine le 29 avril 2009 par le Président de la République, le souvenir des
émeutes de novembre 2007 à Villiers-le-Bel très présent chez les élus locaux et
l’État, a suscité l’inscription d’un nouveau pôle de développement dans le projet
du Grand Paris. » Marie-Christine Cavecchi, présidente du Conseil départe-
mental, courrier du 24 janvier 2018 » (Enquêtes publiques conjointes du 8 jan-

78
vier au 21 février 2018, site du département du Val d’Oise, p. 39).

Le gros plan sur le visage du représentant de la mairie, alors que ce dernier


insiste pour délimiter le champ de l’expression citoyenne, montre combien cet
officiel pèse dans le sens du projet. Mais les opposant·e·s défilent au micro. Un
professeur de sociologie, costume sombre et barbe soignée : « Nous sommes une
zone de faibles revenus […] pour un emploi créé par Walmart, un emploi et demi
est perdu dans la ville. » Un jeune père, casquette et barbe de quelques jours, se
lance : « Nous disons oui ! aux pâturages luxuriants et à notre rêve d’ouvrir une
ferme ici pour commercialiser nos propres produits, la viande et le lait à des
consommateurs locaux… Nous disons non ! à la nourriture industrielle, remplie
de substituts, transformée et importée. » La mise en scène suggère le bon niveau
d’études de l’un, l’aisance de l’autre.

« Le 21 février 2018, M. Sekoukone et sa cousine (jeunes qui habitent respective-


ment à Goussainville et Villiers-le-Bel) viennent exposer leur ressenti et leur
expérience. Ce projet est une bonne opportunité pour le dynamisme de la région
et pour les jeunes, du fait des emplois, des nouvelles possibilités culturelles et de
distraction et d’un nouveau choix pour des types d’achats différents. » (Enquêtes
publiques conjointes du 8 janvier au 21 février 2018, site du département du Val
d’Oise, p. 54).

Lorsque James Wilkins met en scène celles et ceux qui parlent en faveur de l’ex-
tension du supermarché, son dispositif crée un trouble. Le cinéaste choisit des
corps fragiles, des visages fatigués, les cheveux en désordre. En figurant une
forme d’indignité, la mise en scène décrédibilise les citoyen·ne·s défenseurs du
projet. Alors que la satire permettait d’éclairer les stratégies des autres acteurs,
elle se retourne ici contre le procédé du film, et les mots paraissent résister à l’in-
terprétation qui leur est faite. Car ces interventions ont la force d’un constat :
seul ce supermarché semble apporter une solution à celles et ceux qui sont dans
la pauvreté.

Sur le site d’Europacity, plusieurs vidéos rendent compte de réunions avec les
habitant·e·s. L’une d’elle s’intitule « Le territoire a la parole ». Le besoin d’em-
plois, de formations, de lieux de rencontre revient comme un leitmotiv. La cheffe
d’orchestre Zahia Ziouani encourage un développement culturel fédérateur.
« Quelle culture ? » interroge en contrechamp Serge Hamon, metteur en scène.
« Un concert de Madonna et une pièce de Brecht, ce n’est pas la même chose ! »
La vidéo monte la parole des un·e·s contre celle des autres. En valorisant l’ex-

79
pression des habitant·e·s, elle renvoie l’opposition au projet à un milieu social —
parisien, blanc, évidemment surplombant.

Après avoir incarné les paroles des défenseurs du supermarché par des corps abî-
més, les comédien·ne·s donnent du sens à ce qu’iels considèrent comme une
contradiction : ces « victimes » du système en train de défendre leurs « oppres-
seurs ». Après qu’une responsable ressources humaines de Walmart a témoigné
en son nom, son influence voire son emprise sur les autres employé·e·s est sug-
gérée par des regards en contrechamp, un hochement de tête, un geste… Pour
James Wilkins, la défense du supermarché par les plus démuni·e·s s’explique
donc par une parole aliénée.

Carma est une alternative majeure au projet Europacity, portée par un ensemble
d’urbanistes, agronomes, paysagistes, architectes, sociologues, habitant·e·s, et
soutenue par plusieurs associations. Il s’agit de préserver les terres agricoles de
l’agglomération pour en faire un terreau d’initiatives. Le site de Carma s’ouvre
sur la photographie d’une charrue tirée par un cheval. L’histoire du triangle de
Gonesse y est retracée en mettant l’accent sur son passé agricole, depuis la
carte de Cassini. Une absence, un manque frappe : l’industrialisation et l’immi-
gration qui ont constitué les grands ensembles de Sarcelles, Villiers-le-Bel,
Gonesse et Goussainville sont résumées par : « [un] processus rapide et expo-
nentiel d’urbanisation du territoire ». L’appel à une main-d’œuvre immigrée,
épisode majeur de la constitution de l’agglomération parisienne semble effacé ;
l’enclavement et les problématiques sociales sont à peine évoquées. Est-ce parce
que ce point de vue, le point de vue des habitant·e·s qui espèrent qu’EuropaCity
apportera des solutions, est inaudible ?

Le visage (fatigué, aux cheveux en désordre) prononce ces mots : « Je suis mère
célibataire. Je ne gagne pas beaucoup. Je travaille huit heures par jour, sans inter-
ruption, dans la ville d’Allegany. […] Ce serait plus facile pour moi de faire les
courses en ligne à Walmart Supercenter car j’ai deux adolescents qui mangent
beaucoup… » La jeune fille (dont le témoignage est payé par sa patronne) dit :
« Je suis diplômée du secondaire, je n’ai pas été à l’université, mais je gagne
mieux ma vie à Walmart que ce que j’aurais pensé possible. […] S’il vous plaît,
laissez cette extension se faire. »

Faute d’être totalement entendus, ces mots risquent de rendre toute alternative
environnementale inopérante. La réalité qu’ils expriment est certainement une
porte ouverte aux pressions, incitations financières, promesses faites par les res-

80
ponsables d’EuropaCity. Mais dénoncer l’opportunisme des entrepreneurs et
promoteurs semble vain tant qu’une remédiation ne sera pas imaginée. « Pour le
commissaire enquêteur, l’opération projetée présente des avantages nettement
plus importants pour la collectivité et les populations que les inconvénients qui
en résultent, notamment pour : […] la qualité de l’air et le réchauffement clima-
tique, qui dépendent plus de la croissance économique générale que de la locali-
sation précise d’un projet, et qui seront ici minimisés par les importantes
mesures prises dans le cadre du projet […] » (Enquêtes publiques conjointes du
8 janvier au 21 février 2018, site du département du Val d’Oise, p. 186).

81
Filmer/chercher aux Mureaux : rencontres et fabula-
tions — Grégory Cohen, Manon Ott, Marion Lary,
Gaëlle Rilliard, Laure Vermeersch
En novembre 2018, le ciné-club PSL « Filmer le champ social » projetait au
cinéma le film De cendres et de braises réalisé par Manon Ott devant une salle
comble. Composé de fragments, en noir et blanc, tour à tour visions de nuit sus-
pendues, et séquences de paroles, le film esquisse un portrait d’un territoire : les
cités des Mureaux, construites dans les années 1960 pour loger les ouvriers de
l’usine voisine. L’exercice tente de restaurer un lien entre l’homme et le monde
au-delà des aphasies et des oblitérations sociales. À la fin de la projection, une
discussion eut lieu entre le public, la réalisatrice, son collaborateur Grégory
Cohen, et deux des protagonistes du film dits Mao et Yannick. Sans que ce ne
soit ni obligation, ni caution, la présence des protagonistes pour accompagner la
sortie d’un flm témoigne de quelque chose dont le film a été l’espace, qui se pro-
longe au-delà de lui-même. Il aura beaucoup tourné et ainsi donné lieu à de nom-
breuses rencontres. La prise de parole a été déplacée ce soir-là de l’écran à la
salle. Mao, pondéré et convaincant, se présente comme un membre des CROMS,
un groupe constitué aux Mureaux il y a une quinzaine d’années, que Manon Ott
nous a présenté depuis et dont nous publions quelques mots dans ces pages. Yan-
nick, rappeur, prend à partie la salle avec une énergie hardie. La rencontre est
désirable, joyeuse, l’échange malhabile et riche. Tous deux provoquent chez les
spectateurs un flot de questions, et les paroles remplissent le cinéma sans qu’on
puisse deviner qui entend quoi. En vérité, la prise de parole était déjà au cœur de
l’œuvre de Manon Ott. Depuis plusieurs années, elle travaille aux Mureaux avec
Grégory Cohen, dont le film La cour des murmures (2017), entre fiction et docu-
mentaire, proposait à des jeunes des Mureaux de jouer en partant d’un scénario,
des séquences parfois improvisées, mettant en scène l’amour dans la cité. « Il
n’y a d’adhésion par la connaissance qu’au prix d’une dualité première éprou-
vée, puis surmontée. Toute faiblesse, tout fléchissement dans le rapport différen-
tiel entre notre propre identité et celle de l’objet étudié, entre nos ressources ins-
trumentales et la configuration “objective” de l’œuvre, aura pour conséquence
un affaiblissement du résultat, une diminution de l’énergie et de plaisir dans l’ex-
ploration et la découverte » écrivait Jean Starobinski. Les deux cinéastes parient
sur l’expérience cinématographique comme reconfiguration politique.

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Vous travaillez depuis plusieurs années dans les quartiers des Mureaux en
tant que chercheurs et cinéastes. Vous y avez vécu. Comment vos films, De
cendres et de braises, réalisé par Manon et La cour des murmures, réalisé par
Grégory se nourrissent-ils de ce travail de recherche, comment le dépassent-
ils ?

Grégory Cohen Depuis longtemps, nous partagions le projet de mener un tra-


vail de recherche approfondi dans des quartiers populaires de la région pari-
sienne pour y fabriquer des films avec leurs habitants : des films qui replace-
raient en leur centre la parole et les histoires de ces derniers. Nous avions aussi
l’envie de revisiter l’histoire de ces territoires aujourd’hui en pleine mutation.
Mais pour avoir déjà travaillé dans différents quartiers, nous savions qu’un tel
projet nécessiterait du temps. D’abord parce que saisir l’histoire de ces territoires
n’est pas si simple, mais aussi parce qu’y nouer des liens de confiance, d’amitiés
aussi, ne se fait pas du jour au lendemain. Pour mener ce projet, nous savions
que nous avions besoin non pas de quelques mois, mais probablement de plu-
sieurs années. Venant tous deux d’un double parcours de recherche en sciences
sociales et de réalisation de films, nous avons saisi la possibilité, en 2010, de
commencer des recherches à l’université d’Évry, pour nous donner ce temps
pour préparer et écrire ces films. Il s’agissait de recherches de doctorat, entre
cinéma et sciences sociales, art et recherche.

Manon Ott À cette même période, nous avons découvert l’histoire des quar-
tiers HLM de la ville des Mureaux, dans les Yvelines. La plupart de ces cités ont
été construites dans les années 1960 pour loger les ouvriers de l’usine voisine
Renault-Flins. La célèbre usine d’automobiles a compté jusqu’à 23 000 ouvriers
dans les années 1970. Aujourd’hui, elle n’en compte plus que 4 000, dont une
bonne part d’intérimaires. C’est un territoire qui fut aussi traversé par d’impor-
tantes luttes sociales. Toute cette histoire ouvrière, singulière et emblématique à
la fois, qui croisait aussi l’histoire de l’immigration et celle de l’urbanisation,
nous a beaucoup intéressés. En même temps, en nous rendant aux Mureaux,
nous découvrons un territoire en pleine mutation et des cités HLM en cours de
rénovation urbaine. Je me demandais alors : comment vit-on aujourd’hui dans
ces anciennes banlieues ouvrières ? Comment les nouvelles générations voient-
elles cette histoire ? De quelles ruptures mais aussi de quelles continuités l’his-
toire de ces banlieues est-elle tissée ?

Pour enquêter sur cette histoire, nous avons commencé à nous rendre régulière-
ment aux Mureaux. C’était en 2011. Et, très vite, ce sont des rencontres avec des

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habitants qui nous ont donné envie d’y rester.

Grégory Cohen Pendant trois années, nous avons d’abord mené des
recherches aux Mureaux, en nous y rendant très régulièrement, sans caméra.
Nous avons enquêté sur l’histoire de ce territoire et recueilli de nombreux récits
de vie. À cette occasion, nous avons fait des rencontres particulièrement fortes
avec d’anciens ouvriers de l’usine, des militants venus s’y établir dans les années
1970, des hommes et des femmes venus d’Afrique ou du Maghreb pour tra-
vailler et vivre en France dans les années 1970 et 1980, ou encore des jeunes qui
grandissent aujourd’hui dans ces cités et s’y engagent à leur tour à leur façon,
comme ceux de l’association les CROMS qui apparaissent dans plusieurs
séquences du film de Manon.

Manon Ott Nous avons aussi habité dans le quartier de La Vigne Blanche
durant une année. C’était en 2014. C’est d’ailleurs pendant cette année que nous
avons tourné l’essentiel du film De cendres et de braises, un long métrage docu-
mentaire proposant un portrait à la fois sensible et politique de ce territoire
ouvrier en mutation.

Mais pour décrire ce qui a changé dans ce passage de la recherche au cinéma, je


dirais que si la recherche vise à apporter une compréhension complexe et cri-
tique du monde qui nous entoure, réaliser un film c’est aussi essayer de regarder
et de saisir ce monde dans sa dimension sensible. Habiter aux Mureaux, y tra-
vailler avec les associations, puis réaliser ces films a changé beaucoup de choses,
notamment dans les liens que nous avons noués sur place et dans les moments ou
dans les paroles auxquelles nous avons eu accès. Ces films, c’était donc la possi-
bilité de donner toute leur place à ces paroles, mais aussi d’entrer dans un pro-
cessus de recherche et de création partagé avec les habitants.

Est-ce la démolition des tours des Mureaux qui vous y a conduit au départ ?

Grégory Cohen Oui, c’était l’un de nos questionnements car quand nous
sommes arrivés aux Mureaux, les quartiers HLM de la ville étaient en pleine
rénovation urbaine. Nous voulions donc comprendre les enjeux sociaux derrière
ces changements urbains. La ville avait signé avec l’ANRU l’un des plus gros
contrats à l’échelle nationale. Lors d’un colloque organisé en 2010 entre habi-
tants, militants et chercheurs, nous avons rencontré un collectif d’habitants des
Mureaux mobilisés pour une meilleure prise en compte des habitants dans ces
projets de réaménagements. C’est comme ça que nous avons noué un premier

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lien avec Les Mureaux.

Manon Ott ’est vrai qu’il y avait quelque chose de très spectaculaire dans les
démolitions d’un certain nombre de tours et de barres des quartiers des Mureaux.
Nous avons filmé certaines de ces démolitions et passé des journées entières à
errer dans les bâtiments qui allaient être démolis, à la recherche de traces de
l’histoire de ceux qui y ont vécu. Mais nous nous demandions aussi quelles vies
se réinventaient derrière ces décombres. Puis en passant du temps aux Mureaux,
nous nous sommes rendus compte qu’il y avait d’autres transformations encore
plus profondes que celles engagées par la rénovation urbaine, et dont les habi-
tants nous parlaient, comme les problèmes liés au chômage, la précarisation du
travail… et au fond, les transformations du monde ouvrier. C’est aussi de tout ça,
dont j’ai eu envie de parler dans De cendres et de braises.

Dans De cendres et de braises, il y a deux séquences sur la démolition, de


quel regard rendent-elles compte ?

De cendres et de braises de Manon Ott

De cendres et de braises de Manon Ott

Manon Ott À un moment du film, Les CROMS parlent de la rénovation de


leur quartier. Ils déplorent qu’elle ait eu lieu sans que les habitants ne soient vrai-
ment consultés, alors même que leurs familles vivent là depuis trente ou qua-
rante ans. Au fond, ils disent que c’est comme si on leur avait dit : « Ne vous
inquiétez pas, on sait ce qui est bien pour vous, on réfléchit pour vous ! ». Ils
expriment qu’ils auraient aimé avoir leur mot à dire sur ces transformations et
être considérés comme des interlocuteurs légitimes, capables de se projeter.
Cette sensation d’être dépossédés par des projets technocratiques imposés de
haut en bas, qui les concernent mais sur lesquels ils n’ont aucune prise, ce n’est
pas la première fois que je l’entendais. C’est pourquoi j’ai eu envie de garder ce
moment de parole dans le film. Nous avons assisté à de nombreuses réunions
d’information sur la rénovation urbaine des quartiers des Mureaux, mais assez
vite elles ont été désertées par les habitants qui comprenaient que tout avait déjà
été décidé, comme si le processus était clos sur lui-même. Les habitants n’étaient
pas nécessairement contre les transformations de leurs quartiers, d’autant plus
que la plupart ont pu être relogés sur place, mais ils auraient aimé avoir leur mot
à dire. C’est dommage, car la rénovation urbaine aurait pu être un vrai levier
pour une participation citoyenne.

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Entre les institutions et les habitants, c’est comme s’il y avait un « eux et
nous ». Il devait exister aussi une méfiance vis-à-vis de toute personne exté-
rieure au quartier. Comment envisagiez-vous cette extériorité ?

Grégory Cohen Nous en étions très conscients. Très tôt, des jeunes du quartier
nous ont dit : « Quand des personnes de l’extérieur viennent ici, ce sont souvent
soit des flics, soit des journalistes. » Et un an avant que nous commencions à tra-
vailler aux Mureaux, Enquête exclusive, un magazine d’investigation de M6,
avait réalisé un reportage sur les Mureaux. Bien que celui-ci annonçait vouloir
donner une autre image de ces quartiers, il reproduisait les images stigmatisantes
et misérabilistes qu’on a l’habitude de voir sur les cités. En tant que fabricants
d’images, au départ, nous étions nécessairement assimilés à ce type d’expé-
riences des habitants avec les médias. Très tôt, nous avons cherché à comprendre
et analyser ces images qui avaient été prises ici avant nous pour en faire un sujet
de discussion avec les habitants et pour réfléchir avec eux aux enjeux d’autres
images.

Les choses n’étaient pas plus simples quand nous nous présentions comme cher-
cheurs, car ces derniers, aux Mureaux, interviennent souvent pour le compte de
la municipalité ou du bailleur pour mener des études en amont d’un relogement
lié à une démolition par exemple. Ils viennent trois semaines ou trois mois, puis
disparaissent, sans nécessairement que les habitants aient de retour sur l’enquête
menée. Ces derniers ont tout à fait conscience des liens étroits qui peuvent exis-
ter entre certains chercheurs et le pouvoir. Ils envisagent difficilement la possibi-
lité d’une recherche indépendante et critique.

Pour notre part, c’est certainement le temps passé et notre engagement dans la
vie de ces quartiers qui ont permis de nouer d’autres liens. Nous sommes restés
aux Mureaux plusieurs années et nous avons choisi de nous impliquer dans la vie
associative du quartier, d’y mener des ateliers pour réfléchir avec les habitants
autour des images. Nous avons par exemple réalisé des images dans le cadre
d’une mobilisation autour du centre social, réalisé un clip de rap, monté des
expositions de photographies avec des associations de quartier… autant de
façons de créer d’autres liens autour des images.

Manon Ott Si réaliser des films ou une recherche peut prendre des années, les
photos que nous avons produites dans l’élan des démolitions annoncées de cer-
tains immeubles ou du centre social ont pu être montrées très vite aux habitants.
Nous les faisions puis nous les collions sur les murs le lendemain, ce qui permet-

86
tait de montrer des résultats plutôt que de parler de nos intentions. C’était très
important d’être dans ce rapport concret aux images.

Malgré votre engagement aux Mureaux, à la base, vous n’êtes pas de là-bas.
Vous êtes blancs, vous faites des études à l’université et vous filmez des per-
sonnes, qui pour beaucoup sont issues d’une histoire ouvrière et d’immigra-
tion qui n’est pas la vôtre. Comment vous positionnez-vous par rapport à
cela ? Comment en rendez-vous compte dans vos films ?

Manon Ott Dans De cendres et de braises, on retrouve des habitants de diffé-


rentes générations et de différentes origines. Je n’ai pas choisi les personnages
en fonction de leurs origines ou de leur couleur de peau, mais plutôt en fonction
de ce qu’ils avaient à dire de la société dans laquelle nous vivons ou parce que
j’ai été sensible à leurs histoires, leurs combats, à leur façon de parler… De
cendres et de braises est un film qui tisse des liens, entre l’hier et l’aujourd’hui,
entre le monde de l’usine et celui des cités, entre différentes générations… C’est
un film qui s’interroge sur notre monde commun. Cela n’empêche qu’il est
nécessaire de s’interroger et d’être conscient de sa propre place, de sa propre his-
toire, et à partir de là, de quels déplacements on a envie ou on est capable…
Effectivement, nous ne venons pas des Mureaux. Pourtant, nous nous y sommes
beaucoup engagés et impliqués, nous avons longuement étudié et essayer de sai-
sir l’histoire de ce territoire. Bien que je n’aie pas la même histoire que celle des
habitants des Mureaux, je me sens concernée par ce qu’il se passe dans ces quar-
tiers, par les transformations du monde ouvrier et les mutations du travail, par la
question des violences policières ou celle du racisme… qui affectent ces vies
comme les nôtres. Je pense que nous avons beaucoup de choses à faire
ensemble, de luttes aussi à mener ensemble. J’avais donc envie de réfléchir à
toutes ces questions avec des habitants des Mureaux.

Grégory Cohen De cendres et de braises cherche, par exemple, à poser la


question du travail et de ses mutations, à repenser la question sociale dans ces
espaces. Or ces questions ne concernent pas que les Mureaux mais bien toute la
société. Elles sont toujours d’actualité même si certains diront que ces questions
appartiennent au passé, que le monde ouvrier n’existe plus, que les classes
sociales n’existent plus…

Manon Ott Le monde ouvrier se transforme certes. Mais les ouvriers et


employés représentent toujours le groupe social le plus important de la société
française. Ces quartiers continuent d’être majoritairement habités par des

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ouvriers ou des employés, par des jeunes qui travaillent dans les services notam-
ment — la sécurité, l’aide à la personne, la livraison, Uber… — autant de ser-
vices qui se sont à leur tour prolétarisés. En essayant de repenser la question
sociale dans ces espaces, il s’agit aussi de re-politiser le regard.

« La cour des murmures » de Grégory Cohen

« La cour des murmures » de Grégory Cohen

Aujourd’hui, il est vrai que certains des quartiers des Mureaux sont aussi majori-
tairement habités par des familles originaires d’Afrique subsaharienne. Cela n’a
pas toujours été le cas. En se penchant sur l’histoire de ce territoire, nous avons
appris qu’il y avait eu plusieurs vagues d’immigration d’ouvriers venus travailler
sur les chaînes de fabrication de l’usine Flins : d’abord des paysans des régions
alentours, puis des ouvriers venus d’Europe du sud, du Maghreb, puis encore
d’Afrique subsaharienne. La mixité sociale et culturelle qui existait à l’origine
dans ces quartiers reflétait cette histoire des embauches à l’usine de Flins. Puis,
peu à peu, un certain nombre de familles et notamment celles qui avaient connu
une petite ascension sociale, les familles françaises, européennes, puis maghré-
bines ont quitté certains de ces quartiers. Celles qui y sont restées étaient souvent
les dernières arrivées, mais aussi les plus précaires. L’articulation entre la ques-
tion sociale et la ségrégation raciale est alors devenue plus visible.

Grégory Cohen Dans La cour des murmures, la question des rapports


noirs/blancs apparaît de façon plus directe. Le film aborde la question des rela-
tions filles-garçons dans le quartier, mais il se construit aussi comme l’histoire
d’un film dans le film : l’histoire d’un réalisateur blanc, et de sa co-équipière,
qui viennent tourner une adaptation des Liaisons Dangereuses avec des jeunes
des cités des Mureaux, qui eux sont essentiellement noirs. Les jeunes d’ailleurs
m’ont posé la question : pourquoi il n’y a que des acteurs noirs dans le film ?
Suite à un casting avec des jeunes des Mureaux, qui d’ailleurs étaient majoritai-
rement issus des minorités, j’ai choisi ceux qui étaient le plus motivés et aussi
ceux qui avaient le plus de choses à dire sur les sujets du film. Après coup,
lorsque je me suis rendu compte qu’il n’y avait que des noirs, je me suis aussi
posé la question ; mais je n’allais pas m’imposer de quotas, j’étais bien plus inté-
ressé par le désir et la motivation des jeunes qui se sont présentés. C’est ça qui
comptait.

Comment choisissez-vous, dans La cour des murmures, de mettre en scène le

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décalage entre vous et vos personnages ?

Grégory Cohen Avant de tourner La cour des murmures, nous avons mené
pendant six mois des ateliers cinéma avec des jeunes âgés de 15 à 20 ans, avec
qui nous avons essayé d’inventer un film à partir d’improvisations. D’une autre
génération et d’une autre histoire que la mienne, ces jeunes représentaient pour
moi, et moi pour eux, une forme d’altérité. Les ateliers étaient très libres : on
regardait des films ensemble, les jeunes nous parlaient de leur vie, des relations
filles/garçons, et d’un tas d’autres sujets. Il arrivait souvent qu’ils nous
retournent les questions que nous leur posions. Leurs questions et leurs regards
sur nos vies m’amusaient beaucoup, je les trouvais particulièrement signifiants.
C’est pourquoi dans le film j’ai voulu remettre en scène cette rencontre entre les
mondes en écrivant une histoire de film dans le film. J’espérais à travers ce pro-
cédé retrouver la curiosité mutuelle que nous avions vécue pendant les ateliers.

Ça a parfois marché. À un moment du film, par exemple, Emma, la réalisatrice,


interroge les filles sur leurs relations amoureuses, puis, petit à petit, les filles se
mettent à interroger Emma sur ses propres expériences amoureuses de jeunesse,
son envie d’avoir ou non des enfants, de se marier, ou son désir ou non d’avoir
un petit ami noir… Pour moi de tels renversements devaient être au cœur du
film. J’ai l’impression que les jeunes se racontent beaucoup plus à travers les
questions qu’ils posent à Emma qu’à travers les réponses qu’ils font à ses ques-
tions. Les questions en disent finalement beaucoup sur les préoccupations de
celui qui les pose. Et j’aime bien qu’Emma se raconte aussi, qu’elle parle de ses
difficultés amoureuses…

Est-ce la fiction qui rendait possible cet échange qu’un documentaire n’au-
rait pas permis ?

Grégory Cohen Dès le début des ateliers où nous étions parfois trois, parfois
dix, j’ai compris que le désir des jeunes se portait plus sur le cinéma de fiction.
Ils n’avaient pas du tout envie que je tourne un film documentaire sur leur vie.
Par contre, l’idée d’écrire et d’inventer une fiction ensemble les amusait beau-
coup plus.

Cela ne m’intéressait pas d’écrire mon propre scénario sur les jeunes, je voulais
que la fiction vienne d’eux, de notre travail en commun. Cependant, ça s’est
avéré plus compliqué que je pensais à mettre en place ; les jeunes ont pris beau-
coup de plaisir à se raconter et à réinventer différents aspects de leur vie quoti-

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dienne dans les improvisations, mais ils ont fini par trouver trop fastidieux l’écri-
ture d’un scénario. Au bout de six mois d’ateliers, ils ont perdu leur désir pour le
film. C’est pourquoi nous avons finalement dû ré-écrire nous-mêmes une trame
narrative à partir des ateliers et proposer à un groupe de jeunes d’improviser un
film à partir de cette trame. Dès lors, c’est dans cette part d’improvisation que
j’ai envisagé la possibilité de co-construire le film avec les jeunes. À partir de ce
moment là, adopter le rituel du cinéma avec un casting, un scénario, des person-
nages a permis de relancer chez les jeunes un désir de cinéma que les ateliers
avaient épuisé.

Manon Ott Le choix de passer par la fiction était aussi lié à la thématique :
l’amour. Nous savions qu’on ne parle pas d’amour si simplement aux Mureaux,
que la question de l’amour ou des relations filles-garçons sont des sujets assez
tabous. Les CROMS, un jour, nous ont dit : « Un film qui parlerait d’amour ?
Vous rigolez ! Dans le quartier, ce n’est pas comme sur les Champs-Élysées, on
ne se balade pas main dans la main ! » Avec des adolescents, il s’agissait aussi
de créer de la distance en passant par le jeu pour aborder ces questions.

À la fin du film, il y a une scène de baiser incroyable dans ce qu’elle met à nu


des liens entre réalité, fiction et personnage.

Grégory Cohen Dans cette scène les jeunes ont la caméra de Tom et Emma
entre les mains et mettent eux-mêmes en scène un baiser entre deux jeunes du
groupe. Le tournage de cette scène a été très long, les jeunes ont essayé à moult
reprises de faire en sorte que le baiser advienne mais ils n’ont pas réussi. Cette
scène illustre pour moi les limites du cinéma ou de la fiction. Pour les jeunes, le
réel est plus fort : ils ne veulent pas s’embrasser devant la caméra car, même s’il
s’agit d’une fiction, ils ont peur des rumeurs dans la cité et de l’image d’eux-
mêmes que va renvoyer ce geste de tendresse.

Je me doutais que le baiser serait un objet de tensions entre eux, puisque les dis-
cussions autour de cette scène avaient commencé en amont du tournage, mais je
ne pensais pas que la réalité résisterait autant. Le baiser ne pouvait avoir lieu à
l’écran, c’était l’image de trop. Faire exister cette image du baiser, c’était briser
la carapace et exposer une certaine fragilité. Or cette fragilité ne collait pas avec
la façon dont les jeunes fabulaient leur vie.

Quand vous parlez de fabulation il s’agit ici de jeu plutôt que d’une parole ?
Quelle part de liberté la fiction leur offrait-elle pour rendre compte de leur

90
point de vue ?

Grégory Cohen Dans la scène du baiser, le jeu de la vie et le jeu du cinéma se


mêlent, j’ai l’impression que les jeunes oublient leur personnage de film et
vivent pleinement cette situation qui à la base est fictionnelle. Même s’ils n’ou-
blient pas la présence de la caméra puisqu’ils cherchent à maîtriser leur image à
l’écran.

« La cour des murmures » de Grégory Cohen

« La cour des murmures » de Grégory Cohen

Néanmoins, le film leur offre l’occasion de se laisser aller au plaisir adolescent


du flirt et du danger de la proximité des corps. À ce moment, mon désir de film
rencontre leur désir de jeu. J’ai cherché cette convergence tout au long du film :
mon but était que les jeunes s’emparent du film à partir de la trame narrative que
je leur avais proposée, que leur point de vue s’exprime à partir des situations de
jeu. Certes, il y avait un scénario, des situations qui posaient plusieurs des enjeux
du film, mais j’ai cherché le plus possible à ouvrir des brèches dans ce scénario,
à ce que les jeunes portent le désir des séquences que nous jouions. Le film fait
état de toutes ces bifurcations et de ce jeu que nous inventons ensemble. Je sou-
haitais arriver à une forme de polyphonie, à ce que mon point de vue dialogue
avec celui des jeunes.

La ligne de crête entre le réel et l’imaginaire convenait très bien aux jeunes car
ils pratiquent au quotidien un mélange de fiction et de réalité dont je n’arrive pas
toujours à démêler les fils. Ils ne cessent de se construire des personnages imagi-
naires. Dans le film, je suis finalement incapable de dire ce qui est de l’ordre du
réel et de l’inventé, pourtant je pense qu’on arrive à sentir qui sont ces jeunes,
leur personne derrière leur personnage.

Comment la fabulation est-elle prise en charge dans De cendres et de


braises ?

Manon Ott Peut-être faut-il préciser ce qu’on entend par « fabulation » ? Pour
ma part, je comprends « fabulation », au sens de Deleuze. C’est à dire le pouvoir
de ceux qui sont « écrasés par l’Histoire », d’opposer leurs propres façons de
voir le monde au récit dominant. Il ne s’agit donc pas d’une fiction, mais d’un
acte de parole de personnages documentaires qui se mettent à fabuler, au sens de

91
se narrer eux-mêmes et, peu à peu, de faire de leur vie une légende et de dire leur
monde. De tels récits ou paroles peuvent émerger dans un espace créé par un
film. La fabulation, pour Deleuze, c’est même un énoncé proprement cinémato-
graphique car c’est un énoncé qui naît dans une expérience non ordinaire et par-
tagée entre un cinéaste et des personnages, chacun faisant un pas vers l’autre et
se transformant dans cette expérience pour créer ensemble quelque chose de
nouveau. Le philosophe voyait d’ailleurs dans ce travail autour de la parole un
des caractères essentiels du cinéma politique qu’il présentait aussi comme un
« cinéma de l’acte de parole ».

De cendres et de braises est un film état-des-lieux, au sens où il s’intéresse à


l’histoire d’un territoire. Il cherche à faire sentir le poids de l’Histoire, des muta-
tions du travail, des structures sociales… Et en même temps c’est un film de
paroles, un film qui cherche ces paroles qui font rupture parce qu’elles sont
celles de ceux qui ne sont pas censés parler. Des paroles qui critiquent, qui
résistent, qui rêvent… L’enjeu du film était de faire sentir des subjectivités aussi
bien intimes que politiques. Les habitants des quartiers populaires sont plus sou-
vent parlés ou racontés par d’autres — par les journalistes, les politiques, les
chercheurs… — qu’ils n’ont l’occasion de raconter eux-mêmes leurs histoires.
C’était important, à travers ces films aux Mureaux, de créer des espaces pour
qu’ils puissent se raconter. Il ne s’agissait pas de parler à la place des habitants
mais plutôt avec eux. Je dirais qu’il y a donc de la fabulation dans la façon dont
certains des personnages de De cendres et de braises s’emparent de ces espaces
créés par le film et mettent en légende leur histoire. Je pense par exemple à la
séquence avec Momo, le personnage filmé près d’un feu durant toute une nuit
qui nous parle de sa vie d’ancien braqueur devenu militant politique, tout en
livrant son regard sur notre société. Au fond, Momo nous interpelle et nous
demande à nous, spectateurs : dans quelle société voulons-nous vivre ? Il fait
tout cela avec son propre langage et avec des formules à lui, qu’il invente,
comme celles des « Deux Chevaux et des Rolls Royce » pour parler des riches et
des pauvres.

Il y a une double dimension de fabulation — celle que l’on peut attribuer au


film, et celle qui viendrait des personnages eux-mêmes. Vous choisissez de
retrancher du film De cendres et de braises le travail réalisé en amont avec
les personnages, au contraire de ce qu’a fait Grégory dans La cour des mur-
mures qui l’inclut dans le film.

Manon Ott Oui, La cour des murmures raconte l’histoire d’un film dans le

92
film. À sa façon, il donne à voir le processus, la recherche en train de se faire.
De cendres et de braises fonctionne différemment. C’est un film qui est le résul-
tat de plusieurs années de recherches et de nombreux entretiens avec les person-
nages qui, pour beaucoup, se sont fait hors caméra, mais qui ont permis de pré-
parer le film. Le film ne montre pas ce travail de préparation, mais en même
temps, on sent bien, en le voyant, ce temps long passé aux Mureaux qui a permis
de telles rencontres et de telles paroles.

Grégory Cohen Une des premières scènes tournée pour De cendres et de


braises était la réponse des CROMS à notre question : « quel film feriez-vous
pour raconter votre vie ? ». Leur désir était de chercher à raconter la « vraie
vie », « sans filtre », à l’inverse de l’image donnée par les médias ou d’autres
films qui parlent des cités mais souvent, disaient-ils, qui n’en montrent qu’un
aspect. Ils avaient envie que ce film montre la diversité de trajectoires qu’on ren-
contre dans le quartier, qu’il donne aussi à voir des jeunes qui travaillent… Cette
séquence n’a pas été montée dans le film final, mais elle fait partie de tout le
processus qui a conduit au film. Ce processus, c’était un peu comme un long ate-
lier mené avec chacun des personnages du film.

« De cendres et de braises » de Manon Ott

« De cendres et de braises » de Manon Ott

Manon Ott Ces rencontres que nous avons faites aux Mureaux sont le résultat
d’un double déplacement : celui de cinéastes/chercheurs vers leurs personnages
et celui des personnages vers ces cinéastes. La question qui nous intéresse, c’est
ce qui se négocie et ce qui s’invente dans ces rencontres. Comment elles nous
déplacent et nous interrogent. On peut être amené à filmer des personnes aux
univers très différents des nôtres. Et je pense que c’est aussi dans cet écart là,
entre des subjectivités parfois profondément différentes, qu’il y a quelque chose
de nouveau à inventer. Prenons l’exemple de Yannick, le jeune rappeur qu’on
voit dans De cendres et de braises. Au départ, j’ai voulu travailler avec lui à par-
tir d’entretiens, mais il m’a dit « j’essaie de décoller et tu me retiens par la
jambe ! » J’ai compris que c’était à moi d’aller vers son univers, pourtant très
différent du mien. C’est comme ça que nous avons commencé à travailler autour
d’un de ses clips de rap. J’ai mieux saisi son univers, même si nous n’étions pas
toujours d’accord. Plonger dans cet univers du rap hardcore m’a posé beaucoup
de questions. Mais en même temps les rêveries de Yannick, qui ont une place

93
importante dans le film, sont aussi nées de ces séquences tournées pour le clip.
D’ailleurs, au fil du tournage, Yannick s’est de plus en plus intéressé au film et
aux questions de cinéma qui le traversaient. Peu à peu, il s’est beaucoup investi
dans le film et en a même oublié le clip.

De cendres et de braises restitue ces différentes rencontres aux Mureaux comme


autant de tableaux qui, peu à peu, proposent un portrait du territoire. Chaque
fragment du film cible un unique moment parmi des heures tournées avec
chaque personnage, un moment où l’intensité de la parole est particulière. Mais
cette force de la parole ne vient pas de nulle part. Par exemple, avec Momo, nous
avons échangé pendant plus de six mois sur son histoire, ses combats,… J’étais
sensible à sa trajectoire de vie singulière et non linéaire qui va de la délinquance
à l’engagement politique. Puis le tournage, avec lui, s’est concentré en une seule
nuit. Je n’avais pas envie de faire un entretien classique où Momo parlerait face
caméra. Nous avons décidé ensemble de mettre en scène sa parole à côté d’un
feu, la nuit. Le feu allait certainement s’éteindre, il faudrait donc aller chercher
du bois pour le raviver et le garder allumé toute la nuit. Et puis, il nous faudrait
tenir et traverser la nuit jusqu’au petit matin. Momo a contribué à penser cette
scène et sa dramaturgie. Il m’a proposé de faire ce feu dans un lieu qui était pour
lui évocateur de nombreux souvenirs. Le tournage venu, il s’est mis à raconter, et
pour ma part j’ai adopté une posture d’écoute très attentive. En m’appuyant sur
les nombreux entretiens que nous avions eus en amont du tournage, je l’accom-
pagnais juste par de petites relances.

Et, cette nuit-là, devant la caméra, il s’est passé quelque chose de nouveau. Cer-
tainement grâce à la mise en scène et à tout ce travail de préparation, Momo a
raconté des choses qu’il ne m’avait jamais dites auparavant. C’était un peu
comme si sa parole, ce soir-là, était une parole typiquement cinématographique.
Une parole qui ne pouvait exister ainsi qu’au cinéma. C’est peut-être ça la fabu-
lation. Mais c’est aussi une parole qui est augmentée par la puissance sensible de
sa présence à l’écran, de son corps, de son visage, par la façon de filmer le feu,
d’enregistrer le vent dans les herbes hautes… Ce travail de l’image, et notam-
ment d’une certaine poésie qui passe par l’image, est aussi destiné à faire réson-
ner autrement la parole de Momo, à faire qu’on l’écoute avec une grande atten-
tion. Si le film fabule aussi à sa façon, ce serait donc peut-être dans cette part de
poésie des images qui vient accompagner la parole.

Votre film s’appuie sur des métaphores, abstraites, comme les vues des
Mureaux de nuit, et la présence récurrente des cendres et des braises. Quel

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en est le statut au regard de ce que vous disiez sur les fabulations de vos per-
sonnages ?

Manon Ott Tout en partant de questions à la fois sociales et politiques, je sou-


haitais que le film aille vers une certaine forme d’onirisme et de rêverie. Loin de
tout didactisme, cela passe aussi par le travail des motifs et de l’allégorie. Tout
un imaginaire est associé aux cités des Mureaux, qui comme d’autres quartiers
sont des espaces surmédiatisés. L’enjeu était de remettre du mouvement dans
tout ça, de ré-ouvrir les imaginaires, d’inventer d’autres figures… Et quelque
part de s’autoriser à rêver avec les personnages. Yannick se rêve en train de voler
au-dessus des tours de la cité, eh bien pourquoi pas accompagner sa rêverie et la
mettre en scène ? Pourquoi pas voir Momo comme un ermite, ou comme un phi-
losophe errant, qui racontant sa vie, la nuit près de son feu, rêve aussi une autre
société ?

Tout l’enjeu du film était de faire un pas de côté, de déplacer le regard. C’est
pourquoi il assume des partis pris formels ou artistiques forts. Cela passe par
exemple par le choix d’une image en noir et blanc qui amène une certaine part
d’atemporalité ou de mystère, et qui nous éloigne d’emblée des images d’actuali-
tés qu’on a l’habitude de voir sur les cités. Cela passe aussi par le recours à la
musique du saxophoniste Akosh S., qui est combattive et onirique à la fois, ou
encore par le fait de travailler ce temps de la nuit, à la fois comme un moment
d’errance et un moment du possible, qui, peu à peu, laisse place à l’imagination.
Au bout de la nuit, Yannick, du toit d’une tour de la cité, dit qu’il aimerait « cas-
ser les barrières » visibles ou invisibles qui entourent le quartier. Sur ces paroles,
un nouveau jour peut se lever, le film peut se terminer.

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La vie derrière les décombres (Les Mureaux) — Gré-
gory Cohen, Manon Ott
Au début de nos recherches et de nos films aux Mureaux, en 2011, les quartiers
HLM de la ville étaient en cours de rénovation urbaine. Dans certains quartiers,
comme La Vigne Blanche, où nous avons habité, les travaux venaient tout juste
de commencer. Une première tour — la tour Molière — avait été abattue par
implosion quelques mois plus tôt. De nombreuses autres démolitions, par « gri-
gnotage », s’annonçaient quant à elles pour les années à venir. Nous avons
assisté à plusieurs réunions publiques dans le quartier. Elles étaient souvent hou-
leuses car les habitants avaient le sentiment de ne pas être pris en compte, ni
entendus, comme si tout se décidait sans eux. Un jour, une habitante exprima :
« La chose qu’ils n’ont pas pris en compte, c’est qu’on est là, qu’on est vivant,
qu’on respire encore ! »

Au fil des années, nous avons photographié et filmé la rénovation de ces quar-
tiers, observant et errant dans les bâtiments vides et murés qui allaient être
détruits, captant des images des démolitions. D’un autre côté, nous avons photo-
graphié et filmé la vie derrière ces décombres.

Dans le cadre du programme de rénovation urbaine, le Centre social de la Vigne


blanche, installé depuis les années 1960 en cœur de quartier, allait être démoli et
remplacé par un nouvel équipement qui n’aurait plus grand chose à voir avec un
centre social. De nombreux habitants et responsables associatifs ont manifesté
leur inquiétude, et parfois leur colère, vis-à-vis de la disparition de cet espace de
proximité ainsi que de ses activités. Désireuse de ne pas le laisser disparaître
dans le silence, l’équipe du centre a souhaité y organiser divers évènements et
nous a proposé, ainsi qu’à d’autres habitants et associations du quartier, de mon-
ter un projet d’« occupation artistique » du bâtiment. Un peu dans l’urgence et
avec cette nécessité de témoigner de la vie associée au centre, pendant plusieurs
semaines, entre septembre et décembre 2014, nous avons recouvert les murs du
centre avec des portraits d’habitants qui ont posé pour l’occasion et avec des
photographies de scènes de vie quotidienne du quartier. Certaines de ces photo-
graphies sont reproduites ici.

Grégory Cohen & Manon Ott


Grégory Cohen & Manon Ott

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Grégory Cohen & Manon Ott
Grégory Cohen & Manon Ott
Grégory Cohen & Manon Ott
Grégory Cohen & Manon Ott
Grégory Cohen & Manon Ott
Grégory Cohen & Manon Ott
Grégory Cohen & Manon Ott
Grégory Cohen & Manon Ott
Grégory Cohen & Manon Ott

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Aux Mureaux, il était une fois les CROMS — Manon
Ott, Laure Vermeersch
Protagonistes du film De cendres et de braises de Manon Ott, les CROMS ont
grandi aux Mureaux, dans le quartier de La Vigne Blanche, construit dans les
années 1960 pour loger les ouvriers de l’usine Renault à Flins où travaillaient
leurs pères. Manon Ott et Grégory Cohen les ont rencontrés il y a plusieurs
années, et les CROMS ont bien voulu se prêter au jeu d’une nouvelle rencontre.

Portrait des Croms extrait du film De cendres et de braises de Manon Ott.

— Moi c’est Mao, Abdoulaye de mon vrai prénom, membre actif des CROMS
ce qui veut dire « Citoyens-réprimeurs de l’oubli et de la misère sociale », il faut
le préciser.

Les CROMS à la base, c’est là où on habite. Nous habitons dans le quartier de


La Vigne Blanche aux Mureaux, et les KROM c’est le nom d’une petite partie du
quartier, notre rue : les Giroflées. Quand on s’est monté en asso, il a fallu rendre
le truc un peu sérieux, mais avec la lettre K c’était trop compliqué, et ça a donné
les « CROMS » : « Citoyens réprimeurs de l’oubli et de la misère sociale ».

C’est la situation qu’on vit au quartier et la précarité. On est complètement


oublié par la société et rejeté, en tout cas c’est ce qu’on ressent, du coup on vit
dans une misère sociale.

Voilà pourquoi on a décidé de se structurer pour donner un peu de baume au


cœur aux citoyens de notre ville et d’ailleurs, avec nos propres moyens. Les
CROMS c’est une équipe de fous, de poteaux, de frères. On a tous grandi
ensemble.

— Tous voisins.

— C’est une belle équipe. Nous nous connaissons depuis toujours et c’est ce qui
nous fait le plus kiffer. C’est au delà d’une association, au delà d’une amitié,
c’est réel.

— Les gens en pètent même un câble !

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— J’ai un poteau, Coutlar, qui m’a dit il n’y a pas longtemps : « J’ai grandi avec
des mecs, je ne sais pas ce qu’ils deviennent. Vous, je sais pas comment vous
faites, vous me faites péter un câble ! » Chaque mois, on a pour habitude de faire
un petit resto. Nous avons notre groupe sur What’s app. Nous sommes toujours
autant soudés, et nos enfants grandissent ensemble, et c’est lourd ! Voilà les
CROMS, c’est une famille.

— Le nom les KROM, c’est même avant nous, c’est Poulet je crois.

— Non, c’est Oumal.

— Oui, c’est Oumal. Il a blazé KROM.

— C’est un blaze qui est devenu un quartier. Ça s’est « épongé » sur nous ; si je
puis dire.

— Les petits frères ont pris le relais : les mini CROMS. C’est la génération d’en
bas. Une fois par an, il y a un resto avec les petits CROMS.

— Ce sont les petits frères, mais ce sont des hommes, nés entre 1987 et 1991.
Nous sommes de 1981 à 1985. C’est Mamadou, ici, le vieux père.

— Quand les gens viennent dans notre quartier, ils disent tous : « on va aux
CROMS ». Les vieux, eux, entendent, mais ils n’emploient pas le mot
« CROMS ». Quand on fait un barbecue, on essaie de réunir tout le carré. Com-
bien ça fait ?

— Je n’ai jamais compté.

— On ne peut pas compter. Entre nous, on est seize dans l’asso, mais pour le
barbecue, on prend tout le terrain : les enfants, les cousines, les parents, les voi-
sins.

***

— La toute première fois, nous avons organisé un voyage au ski. Nous avons fait
un nettoyage dans le quartier, et, avec l’argent gagné, nous sommes partis au ski.
Mon père m’a dit : « Il n’y pas de grands, tu ne pars pas ! » Nous avions dix-sept
ans. Finalement, on est partis et ça s’est bien passé.

99
— Nous faisions déjà des activités pour les enfants bien avant d’être une asso.

— Nous avons organisé un premier tournoi de football à Coubertin.

— Manon et Greg ont filmé le tournoi à Coubertin. Il s’était tellement bien


passé.

— Plus tard, il y a eu une grosse action qui a été menée par des mecs du 94.

— Pour la Somalie.

— Pour la corne de l’Afrique.

— Ils récoltaient des denrées. On a voulu les accompagner dans leur action, on a
fait appel à nos réseaux sociaux. Des gens de partout, de Montreuil,… se sont
déplacés aux CROMS.

— On a été débordé.

— On ne s’y attendait pas. C’était de tous les côtés. Des tonnes et des tonnes de
denrées.

— On les a transférées à l’association du 94, ils n’avaient même plus de place,


ils ne s’y attendaient pas. « Vous faites quoi les mecs ? »

— Même nous ! Nous étions surpris.

— Ils avaient pris la chose à la légère. Ils ont finalement dû affréter un avion
militaire.

— Ils disaient : « on va remplir deux ou trois conteneurs ».

— Et nous, nous parlions en kilos, 100 kilos.

— Mais, tellement, il y en avait. C’est notre plus grosse action. Sur deux week-
ends.

— Aux CROMS.

— Tout le monde.

100
— Des Arabes, des Blancs.

— Et tout le monde est venu aux CROMS, ce jour-là, on a vu toutes les nationa-
lités.

— Tous.

— Tous.

— Il y avait même des gens qui passaient, qui demandaient : « Qu’est-ce qu’il se
passe ? ». On a dit : « C’est ça qu’il se passe. » « Attends ! J’arrive. »

— Je te jure.

— Ils arrivaient, paf ! Ils allaient acheter un sac de riz. Ils revenaient.

— Certaines personnes ont même voulu donner de l’argent.

— Et après on a aussi fait deux trois maraudes. Nous avons apporté des denrées
aux migrants à Stalingrad, à Flandre. Ça demande beaucoup d’énergie. On aime
faire une grosse action.

— Et puis on se repose.

— Ça dépend de l’actualité, on a toujours fonctionné comme ça.

— Nous n’avions pas idée de faire une asso. Pour nous, c’était pour un délire,
pour nous amuser et faire des sorties.

— Nous avions eu la chance de faire beaucoup de choses, nous avons fait du


base-ball… On faisait participer tout le quartier, on animait le truc sans être
structurés. On ne savait pas qu’il fallait obtenir un arrêté municipal.

— La mairie a essayé de nous passer de la crème, de nous récupérer, ils n’ont


pas réussi.

— Voilà ! En vrai, c’est juste ça.

— Pour nous crémer en vrai.

— C’est ça.

101
— Je pense qu’à un moment donné, ils ont voulu nous contrôler, avoir la main-
mise sur nous. Ils n’ont pas réussi.

— Exactement. Ils n’ont pas réussi.

— On ne s’est pas éparpillés, on est restés dans notre truc. On veut s’amuser, on
n’a pas besoin de vous. On leur a fait savoir. On ne s’est pas laissé faire.

— Au départ, tout sortait de notre poche. La première activité, ça a été de rame-


ner des structures gonflables pour que les enfants jouent dedans, et nous
n’avions eu d’aide de quiconque. Ça a tellement bien marché qu’on l’a refait.

— Ils ont vraiment tout fait pour nous avoir.

— On avait mis une cotisation en place. Tous les mois on cotisait. Et puis après
on a eu…

— Heureusement que notre bailleur social était avec nous ; ils nous ont beau-
coup aidés, financièrement. La deuxième fois, avec les structures gonflables,
c’était sur leur terrain, ils nous ont dit : « puisque c’est chez nous… » On leur a
dit : « Let’s go. » Depuis, notre bailleur nous aide, et aujourd’hui, c’est encore
eux.

— Ils nous ont donné des moyens.

— Parfois, ils ont des projets : par exemple, ils font nettoyer les cages d’escalier.
Ils passent par nous, les CROMS, pour recruter, et les jeunes y gagnent un petit
salaire. Ce sont des jobs d’été qui les occupent aussi. On ne s’y attendait pas,
mais on n’était pas surpris, cela suivait son cours.

— C’est comme la rencontre avec Manon, c’était naturel, il n’y avait pas de sur-
prise, il n’y avait pas de vice.

— Je me souviens, c’est Mao qui est venu avec Manon et Greg. On a dit : « mais
d’où ils sortent ceux-là. Tu me fais rire. »

— On s’est tous posé la question.

— Comme on était tous jeunes et un peu matrixés, tout ce qui venait de l’exté-
rieur, il fallait faire attention.

102
— On appréhendait. On appréhende toujours.

— On avait ces petites craintes.

— Et en fin de compte tout va bien.

— Tout va bien. Manon ne nous a pas menti.

— Aujourd’hui, on est tous papas. On a tous nos jobs. On ramène toujours les
structures gonflables une fois par an, on essaie de faire bosser les jeunes. Et on
continue de se voir. Mais ça devient très compliqué de nous réunir tous
ensemble. L’autre habite là, moi j’habite dans ce secteur là, l’autre il habite là-
bas… C’est de l’autre côté.

— Si on n’avait pas les parents aux Mureaux, on n’y aurait peut-être plus mis les
pieds. Quand je bossais là-bas, j’allais tous les jours déjeuner chez ma mère.
Quand j’ai arrêté, ça lui a fait un truc très bizarre. Elle m’a appelé, je lui ai dit :
« Mais, maman je ne travaille plus là… ». Elle me voyait sept jours sur sept, et
maintenant elle me voit deux jours sur sept.

— Je suis un Muriotin, et je vais mourir en Muriotin.

***

— L’éducation, c’est chaud en banlieue par rapport à Paris. C’est pas la même.
Je vois ma fille, elle a huit ans, je suis à fond derrière elle, parce que ça va être
chaud. Elle fait des fautes, et la prof lui met un A. Pour moi, elle mérite pire
qu’un D.

— Attends, c’est plus compliqué. Je pensais que mon fils était très bon, j’habite
dans un quartier assez aisé et j’ai fait une comparaison avec mon neveu qui
habite aux Mureaux, dans un quartier assez sensible comme ils disent. Mon
neveu des Mureaux demande à faire un baccalauréat. Je vois le niveau de mon
neveu et celui de mon fils, ça m’a fait un choc. Mon neveu est beaucoup plus
avancé que mon fils ! Pourtant, c’est mon fils qui est dans un quartier aisé.

— Il faut être derrière eux…

— On dit qu’il n’y a que de mauvais professeurs dans les quartiers sensibles.
Finalement, ça dépend.

103
— Aux Mureaux, ils ont ce qu’il faut. Mais on ne le sait pas. On a ce qu’il faut
mais on ne le sait pas forcément.

— L’éducation, c’est primordial. Je n’aimais pas l’école. Aujourd’hui, j’écris


bien, j’ai appris à aimer l’école il n’y a pas très longtemps. J’ai refait une forma-
tion, et j’ai corrigé mes fautes, je suis fier de moi. Je nargue ma femme, j’écris
mieux qu’elle parfois. Elle a bac + 2, frère, et je fais moins de fautes d’ortho-
graphe qu’elle.

— Je n’ai pas été à l’école pour être formé, j’y ai été parce qu’on m’avait dit :
« C’est obligatoire jusqu’à 16 ans, après tu fais ta vie. ». Alors le moment venu,
je n’ai pas été passer le BEPC, j’ai jeté le cartable.

— L’orientation ! Moi j’ai choisi BEPSMA. Mais on ne m’a pas laissé faire. Nos
parents ne savaient pas lire. Nos enfants ne feront pas cette erreur. Nous sommes
de la première génération.

— On est que des charlots.

— Mon père regardait les bulletins scolaires : « Qu’est-ce qu’il y a écrit ? ». Je


lui lisais : « Un élève modèle, il travaille très bien », or j’étais un cancre. L’école,
ce n’était pas mon truc.

— Mon échec scolaire, c’est moi qui en suis la cause ! Le déclic, c’était au
lycée, au collège tu as tes capacités mais à partir du lycée, soit tu veux, soit tu ne
veux pas. Diak, lui, a fait des études, il est comptable, tout va bien pour lui.

— Moi, c’est vrai qu’après la troisième j’ai fait un BEP Compta puis une pre-
mière générale. Franchement, elle était catastrophique. Ce que nous disions il y a
un instant sur les niveaux d’études en banlieue, j’ai clairement vu ! En BEP,
j’étais le patron. Je ne révisais pas. 18 de moyenne, je faisais le « kéké ». Arrivé
en générale, la réalité m’a rattrapée, il fallait bosser. Ça m’a dégouté. L’année
d’après, j’ai arrêté l’école, j’ai été travailler direct, j’avais trois vies, je faisais de
la livraison, je travaillais dans un bar le week-end. Puis, je me suis posé, et je me
suis dit : « Je ne vais pas faire ça toute ma vie ». J’ai repris un BTS compta et
j’ai trouvé un emploi chez Décathlon.

***

— On a tous fait Renault, en BT ou en intérim. Terrible, Il fallait voir ce que

104
c’était ! Je peux vous dire que quand vous sortez de là-bas !

— Je ne veux plus y retourner. « Viens, fils ! Viens regarder ! »

— C’est quoi ce que disait ton père : « si tu n’as pas les mains gonflées ? »

— La première fois que j’ai bossé là-bas, j’ai tenu trois jours ! Trois jours. J’al-
lais avec mon père, je retournais avec mon père. Mon père me regardait les
mains. « Tu n’as pas travaillé ! » Quand je me suis fait virer, il m’a dit : « Si tu
n’as pas les mains gonflées, c’est que tu n’as pas travaillé. »

— C’est que tu n’as pas travaillé !

— Mais c’est vraiment réel.

— Le deuxième contrat, j’avais les mains gonflées. « Papa, regarde ! J’ai les
mains gonflées. » « Là, tu as travaillé mon fils. »

— Tu as travaillé.

— Non mais c’est réel, tu as les mains gonflées. C’est une folie Renault !

— Je me souviens, un été j’ai fait le poste du cardan… Chaque fois, j’arrêtais la


chaîne. C’est au niveau de l’essieu, on a trente secondes, on fout le cardan, il
faut le rentrer dans le noyau, tu mets un boulon, tu vas chercher le détecteur
d’ABS, tu le visses clac-clac, tout ça en moins de trente secondes. C’est comme
ça. Puis tu dois appuyer sur un autre bouton, qui ramène un autre moteur. Si tu
ne l’as pas fait en trente secondes, tu arrêtes la chaîne !

— On dit : « t’as coulé, t’as coulé ».

— T’as coulé.

— « Si tu coules, appelle ! »

— « Ne coule pas ! »

— Je prenais mes détecteurs d’ABS tac-tac-tac comme ça je n’avais pas ce truc à


faire. La chaîne, je l’ai arrêtée vingt fois la chaîne.

— Juste avant l’enfer, il y a Renault.

105
— Ah oui.

— En septembre, quand tu reprends l’école tu te dis : « Je savais pas pourquoi


j’allais à l’école, maintenant, je sais. ».

— Je ne voulais pas aller à Renault mais je ne voulais pas non plus aller à
l’école. Comme ça, c’était clair. Mais Renault, non !

— J’ai été en tôlerie. Le plus dur : c’était au pendis, mais ça va.

— Moi aussi, j’ai fait la tôlerie. J’ai fait le capot et le coffre.

— Moi, j’ai fait trois semaines de chaîne.

— Moi, onze mois.

— Avec mes parents, ils ne veulent pas comprendre, c’est tout droit, va dans
cette direction, va tout droit. T’essaie d’ouvrir cette porte-là, et ne va pas à
gauche.

— Tu fais ce qu’on te dit, tu ne demandes pas pourquoi !

— Ils ne connaissent pas les manifestations, les grèves. Ce n’est pas dans leur
culture. Lorsque j’essaie de leur expliquer, ils disent : « Arrête de faire le fou,
regarde ce que j’ai vécu. »

— Et à ce moment-là tu arrêtes direct !

— À partir de là, tu la fermes. Mais nous savons ! S’ils savaient la révolution


que j’ai faite à Renault ils me tabasseraient. J’ai déplacé des meubles à mon
échelle. J’ai fini en liste rouge. J’ai bossé avec ce vieux papa : il était comme
mon père. Il était tout vieux, tout petit, tout maigre. Et moi, ça faisait 6 mois que
je bossais là-bas. Ils l’ont placé à un poste : il fallait qu’il porte des grosses
pièces, pour les accrocher. C’était un poste très dur ! Et cela me dérangeait de le
voir comme ça. J’étais sur le côté et je connaissais tous les postes ; j’étais aux
machines, et quand j’avais du temps, j’allais l’aider. Le patron m’a dit :
« Retourne à ton poste ». Moi : « Comment ça ? Il pourrait être votre père ! Il ne
peut pas faire ce poste-là ! » J’ai eu gain de cause et ils l’ont changé de poste. Un
jour, je livrais (pour UPS) et j’ai rencontré mon ancien patron à Renault, il disait
à son collègue : « ce mec là, il travaillait tellement bien mais qu’il a une grande

106
gueule ! » Si je racontais à mon père ce que j’ai fait, il me traiterait de malade.
Après, le vieux papa, il collait des étiquettes — tranquille — sur sa chaise.
J’étais content !

***

— Nous avons rencontré le maire des Mureaux avant la coupe du monde. Il nous
a convoqués. Il voulait nous rencontrer. Nous avions plein de projets. Nous vou-
lions aussi le « gronder », si je puis dire. On était révoltés. Comment ça s’est
passé ? C’était magnifique ! Il est très fort. On est rentrés, énervés. On est sorti
avec le sourire, mais il nous l’a mise. On voulait des aires de jeu, des terrains, on
voulait faire un gros match de foot… À la fin, il nous a dit « oui, oui ». Au final,
on n’a rien fait. C’est un technicien, il nous a lavé le cerveau, on est ressorti, on
s’est regardé, on est arrivé révoltés et on est reparti souriants.

— C’est un politicien.

— Pour faire quelque chose, il aurait fallu passer par plein d’étapes et nous
avons la flemme d’en passer par là. Il fallait contacter untel et untel et untel.

— Nous voulions juste faire. À une occasion, nous avons fait un spectacle, les
CROMS ont travaillé, et ils la mairie ont fini par mettre leur logo. On l’a eu
mauvaise et on a décidé de ne plus travailler avec eux. On se révolte intelligem-
ment.

— On passera par le bailleur plutôt que par la mairie. Le bailleur ne va pas nous
trahir. Ils ont du patrimoine et pour ne pas le dégrader, ils travaillent avec nous.
On est comme un vieux couple, on se dit les choses. Si ça doit chauffer, ça
chauffe.

— Les Mureaux ont beaucoup changé. Je n’étais pas d’accord au début. Ils
détruisaient nos bâtiments, ils déplaçaient nos parents, mais maintenant, je vois
le boulot qui a été fait, et cela fait plaisir. En face de chez mes parents, il y a un
parc avec des transats. Tu te poses là ; tu vois tout le quartier. C’est magnifique !
Avec un petit ruisseau, au milieu. Je suis tombé amoureux carrément de ce pay-
sage. J’y vais tous les week-ends avec les petits. Tranquille ! Et puis tout récem-
ment, ça faisait plus de dix ans que nous réclamions une aire de jeux pour les
jeunes, et là, j’ai vu la semaine dernière une aire de jeux. J’en avais une larme
aux yeux.

107
— Le grand toboggan ?

— En gris ?

— C’est dingue. J’y étais avec Aïcha.

— Chaque fois qu’on passe, Bacail me dit : « Papa, papa, arrête-toi ».

— J’y suis allé.

— T’es obligé.

— Je lui dis : « vas-y ».

— Avec ma fille.

— J’ai dit : « on le fera un jour ».

— Il a l’air content.

— « Papa, papa, arrête-toi. »

— Il est lourd le truc. C’est magnifique !

— Il a l’air pas mal.

— C’est dangereux pour eux on dirait.

— Juste à côté, il y a un genre de scène où tu peux faire du roller.

— Ils ont bien fait le truc.

— Tu peux faire une scène. Tu peux faire un concert.

— Il faut y aller.

— Il y a une fontaine d’eau.Pour ça, je ne peux que féliciter le maire.

— Ils ont cassé beaucoup de bâtiments : la Dent du huit, les Tulipes.

— Toutes les tours, oui.

108
— Certains ont été relogés ici, d’autres dans d’autres quartiers, d’autres dans
d’autres villes.

— Chez d’autres bailleurs, même.

— On leur laissait pas trop le choix, sinon on allait les envoyer chez d’autres
bailleurs.

— Notre bâtiment, le QG des CROMS, n’a pas été détruit, à part une toute petite
partie. Mes parents n’ont pas été déplacés. Ses parents à lui ont été déplacés aux
CROMS.

— Leur bâtiment a sauté.

— Les parents de Brahim aussi, ils ont été déplacés, pas très loin des CROMS.

— Autour de nous, les parents sont restés dans le coin. Mais les escargots et les
hérissons ne sont pas revenus. Il n’y a plus de buisson.

— Ils ont planté quelques arbres.

— Il n’y a plus de buisson.

— Ils ont fait un petit ruisseau, on verra s’il y a des têtards.

— Des têtards.

109
Reviendrons-nous dans le Grand Paris ? — Athanase
Husseini-Khoury
Paris-Périphérie ou Paris-Province ? Contre les rêves préfabriqués et bétonnés
portés par les grands projets des promoteurs immobiliers, Athanase Husseini-
Khoury exprime la désillusion de la vie à Paris et les impasses du projet du
Grand Paris. Dans la perspective d’un Parisien en quête d’espace, il s’identifie à
la classe des intellos précaires/classe créative/classe moyenne forcés d’envisager
la vie hors de la métropole, à cause de conditions matérielles et affectives insa-
tisfaisantes. Il est amené à reconsidérer d’autres ailleurs : Marseille plutôt que
Massy ; Bordeaux plutôt que Le Bourget.

« De 2011 à 2016, Paris a perdu en moyenne chaque année 0,5 % de sa


population, soit 11 900 habitants par an. »
Le Monde, 22 janvier 2019.

« 317 000 personnes ayant un emploi travaillent à plus de 200 kilomètres de


leur lieu de résidence. Le nombre de ces navetteurs longue distance a aug-
menté de 35 % entre 2008 et 2013. Dans quatre cas sur dix, ils travaillent
dans l’aire urbaine de Paris. »
Insee Première, n° 1605, 2016.

C’est une goutte statistique mais une réalité qui touche particulièrement une
génération d’intellos précaires/classe créative/classes moyennes (rayez les men-
tions inutiles), moteurs traditionnels de la vie culturelle comme du militantisme :
à côté de la tentation d’investir, de réfléchir ou d’infléchir ce Grand Paris en
existe une autre, celle d’aller l’attendre ailleurs. En contrepoint de toutes les don-
nées sur ce Grand Paris rêvé et en cours de réalisation, il y a un curieux phéno-
mène : Paris se vide doucement et pour la première fois à ce point. Intra-muros,
la ville perd du monde, et les « navetteurs » augmentent.

La décision ne concerne plus seulement des parents à la recherche d’espace, ou


des retraités anticipés de la vie parisienne, vers les 40 ans, elle touche surtout
une génération, les 20-30 ans, de gens qui n’auraient jamais quitté Paris avant.
Des casse-cous ou des amoureux il y a 10 ans, des fous il y a 20. « On allait
jamais dans des villes comme Bordeaux et Marseille, qu’est-ce que tu voulais
qu’on y fasse ? C’était moche, cher pour y aller, il n’y avait rien », tranchent les

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ainés quand ils observent nos nouvelles mobilités, parfois en s’inquiétant pour
nous, sans comprendre que la Province de leur époque n’a plus rien à voir avec
celle qu’on vit aujourd’hui.

Pour beaucoup d’entre nous, contrairement à d’autres profils qui investissent


déjà la grande couronne et y font augmenter la population [1], la question n’est
pas d’embrasser le Grand Paris — ectoplasme administratif et immobilier dont
tout le monde se fout, ou presque — et l’appel du large n’a pas le goût du périph’
dépassé. Toujours pas. Personne ne rêve de Grand Paris. On ne rêve pas de
Massy ou du Bourget, comme on a rêvé de Montreuil et Saint-Denis, timides
incursions de l’autre côté, qui étaient peut-être appelées à naturellement se déve-
lopper et que le Grand Paris va paradoxalement stopper en remodelant à sa sauce
les couronnes de Paris autour d’un nouveau monde artificiel.

Utopie à date de consommation courte

L’univers du Grand Paris peine lui-même à formuler son utopie et s’emmêle les
pinceaux dans ses plaquettes immobilières, par exemple celle du quartier autour
de Massy TGV [2], coincé entre deux mondes : les traces d’une utopie connectée
et verte, faite de bâtiments éco-construits et de quartiers ponctués de fablab et
tiers lieux censés compenser un monceau de bureaux. Mais aussi un localisme
digne des années 1950, avec un quartier certes intégré, mais où il y aura la
conciergerie, le cinéma, la salle de concert, le faux épicier du coin [3] (cette réin-
vention 2010 de la grande distribution qui se prépare désormais à un monde où
d’une part l’hypermarché serait revu de fond en comble, et d’autre part 50 % des
ventes se feraient dans les commerces de proximités), le boulanger, la brasserie,
comme s’il fallait ancrer au maximum les grands parisiens loin de Paris, hors des
flux qui étaient l’argument de vente pour les faire venir jusque là.

Impossible de se retrouver dans un de ces « quartiers de gare », refaits à neuf,


qui sont au centre du réaménagement de la région [4].

Aucune chance qu’on se plaise dans ce qui va sortir de ces ensembles dans les-
quels la seule pensée mise en place est celle de concepts déposés par Eiffage —
l’un des poids lourds de la construction en France et acteur privilégié de ces
rénovations à grande échelle — à travers son laboratoire Phosphore :
Modul’Air®, Urbanbridge®, Energitecture® et enfin Rue Nue®, concept priva-
tisé par un brevet même s’il désigne pourtant une « voie reconquise par le
public » [5]. Le Grand Paris est fait de projets immobiliers mâtinés d’une pensée

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du moment qui sera déjà caduque à la livraison en 2025. Faut-il déposer des
concepts appelés à vieillir aussi vite ?

Jusqu’à aujourd’hui, le Grand Paris n’a donc ni penseur ni pensée globale.


Cruauté de Google, quand on l’interroge sur « Intellectuels + Grand Paris »,
aucun nom ne sort, il propose à la place, en premier : « 6 décembre 2018, site
societedugrandparis.fr, “La direction industrie et achats de la Société du Grand
Paris recherche un(e) acheteur(euse) prestations intellectuelles” ». Et cette
absence n’est pas sans poser problème pour lutter ou construire une alternative.

L’autre Grand Paris


Ce qui se profile pour les années 2020, à côté de la possibilité de se réinventer en
luttant contre ce Grand Paris, en le prenant de vitesse par la création d’un autre,
ou en attendant de voir émerger ses contradictions pour en jouer, ce sont aussi
d’autres alternatives. L’une est de continuer à s’en foutre, et de résister encore à
une ville dont la concentration (Paris intra-muros : + 20 000 habitants/km2) la
fait, par la magie des statistiques, ressembler à Bombay (27 000) et pas à Berlin
(4 000). Surtout dans les quartiers qu’on habite le plus souvent, le 11e, le 18e, le
20e. (environ +30 000 selon l’Insee).

L’autre est simplement de partir, mais avec de nouvelles règles : c’est la tangente
par le Ouigo et d’autres villes de France. Le train low cost ouvre la possibilité de
ne plus être hors de Paris comme on est en exil, autorise à être pendulaire, et a
redonné aux voyages une spontanéité et une rapidité. C’était le fait d’ingénieurs
ou de cadres supérieurs, habitués à la 1re classe des TGV du matin [6] et à arpen-
ter la France, c’est devenu accessible à d’autres. On abhorre le Ouigo sur le prin-
cipe, et les LGV pour leur coût, pour les mêmes raisons qu’on déteste le Grand
Paris, mais ils sont devenus des alliés, et pourraient paradoxalement faire
dérailler en partie un projet mastodonte. Que le Ouigo soit désormais dans Paris,
à l’arrivée de Gare de Lyon, et non plus à Massy ou à Marne-la-Vallée, a des
allures de signe.

En même temps que le Ouigo, un nouveau regard émerge. On ne blague plus sur
la Province, le mot s’est d’ailleurs éclipsé au profit de noms de villes. Et il n’est
plus question de vacances, ou d’une ville d’origine qu’on a quittée pour monter à
Paris. On parle désormais de Nantes, Marseille, Lyon, et d’autres, avec une cer-
taine excitation. À Paris aussi, on a un doute nouveau sur sa propre centralité.

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Sentiment confus qu’il se passe des choses ailleurs, par définition invisibles dans
les médias, nationaux parce qu’essentiellement parisiens, mais qui pourraient
doubler en volume s’il fallait investir en mieux la matière de la presse régionale,
cette remontée de localisme pâteux (et dont on espère presque, une fois partis de
Paris, qu’elle continue à l’être pour rester encore un peu tranquilles en avant-
garde fantasmée). Le front est même renversé. On ne justifie plus son départ de
Paris. Parce qu’il n’est désormais que partiel, il peut même ne pas être annoncé
vraiment. On peut revenir dans Paris uniquement pour en profiter, avec l’argent
dégagé par des loyers moins chers. On se justifie par contre d’y rester, encore un
peu. Paris est devenu un décompte inversé dans nos vies, on en compte les
années qui restent à tirer, il n’y a plus d’orgueil à en être un ancien, plus de honte
ou de déclassement en la quittant, parce que ce n’est pas le lieu où il se passe
quelque chose. Pas encore.

Les arguments pour partir, qui pourraient apparaître désuets parce que nos
parents les ont déjà entendus, n’ont jamais été aussi vrais : la qualité de vie, l’es-
pace (à la fois celui au sens propre de plus grands appartements voire de mai-
sons, et l’espace métaphorique, pour imaginer), l’argent. Il n’est même pas ques-
tion d’être un néo-rural, mais de vivre dans une autre ville, sans y être une vic-
time de pathologies parisiennes. C’est-à-dire en s’extirpant de lieux dont l’exi-
guïté a un coût sur nos vies politiques autant que nos vies sentimentales : com-
ment trouver un espace militant qui permettrait de se rencontrer et de construire
quelque chose ? Ne serait-ce qu’accueillir des amis militants pour se rencontrer
quand on vit dans 40m2 ? Trouver un espace amoureux alors que le prix de l’im-
mobilier impose quasiment le fait de se mettre en couple, dans des appartements
de toute façon trop exigus pour bien le faire ? Comment faire sans être, à 30, 35
ou 40 ans, malgré un salaire fixe et parfois des boulots prestigieux, dans l’impos-
sibilité financière de passer à autre chose que le logement qu’on a depuis qu’on
est étudiants, qu’on veut d’autant moins quitter qu’avec les années son prix est
devenu attractif par rapport au marché qui continue d’augmenter ?

Ce barrage immobilier est au cœur d’un étrange sentiment d’ascension sociale


déjà arrivée à sa dernière marche — si tôt, à peine dans la trentaine — comme
un écho intime aux constats statistiques de Thomas Piketty : les rares à pouvoir
continuer sont les héritiers, ou ceux qui arriveront de Londres et ne sont pas cho-
qués compte tenu de ce qu’ils payaient là-bas. Les intellos précaires — qui
relèvent souvent du secteur public, des domaines de la culture, de l’art, de l’édu-
cation — sont ceux qui dégustent le plus, entre la perte nette du pouvoir d’achat
dans leurs secteurs [7], et les loyers qui augmentent le plus fortement, dans leur

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type d’appartement (les 2 et 3 pièces) [8].

On est cependant peut-être la dernière génération à vivre Paris de cette façon,


ayant été les derniers à avoir été élevés dans l’idée qu’une ascension était pos-
sible, et qu’elle se matérialisait dans des appartements dont la taille augmentait.
Les derniers aussi à avoir entendu des récits de parents et d’aînés qui ont vécu
Paris comme une ville ouverte et pleine de possibles. Il n’est pas certain que les
futures générations, celles qui grandiront avec le Grand Paris, vivent dans ces
ombres-là et sentent autant l’appel du large. Pas sûr non plus qu’elles vivent
autant que nous le contraste entre Paris et ce nouvel ailleurs : ce plaisir qu’on
prend hors de la capitale ne vient pas que du soleil ou de l’espace, il s’appuie
aussi sur une différence de revenus et de richesses qui nous est favorable. Il vit
du contraste entre l’image et l’accessibilité de la Province de notre enfance et la
réalité de ces villes aujourd’hui, tout comme de la différence qui existe pour le
moment entre des villes qui ont connu une mue — visible à travers un symbole
commun que sont leurs nouveaux tramways — et celle qui attend encore Paris.

Alors, le temps que le Grand Paris se monte, il y a ainsi une poignée de per-
sonnes, statistiquement négligeable, qui ont l’opportunité dans d’inventer une
position médiane, moins liée à l’ouverture Paris/Banlieue, que Paris/Province.
Que le Grand Paris émerge, et l’on ne parlera possiblement plus de ce qu’on a
fui, mais de ce qu’on est allés construire ailleurs, on aura même potentiellement
résolu certaines de nos contradictions et laissé tomber certaines arrogances de
nouveaux arrivés. A ce moment-là, est-ce que vraiment nous reviendrons ?

Notes

[1]
Selon l’Insee, l’Île-de-France devrait gagner un million d’habitants d’ici
2050.
[2]
cf. les vidéos d’Altarea-Cogedim sur son compte youtube https://www.
youtube.com/user/ALTAREACOGEDIM.
[3]
Le Parisien, 26 janvier 2018 ; Challenges, 19 janvier 2017.
[4]
11 % de la surface de la région est en travaux, avec des pôles particulière-
ment importants autour des gares. Cf. Apur, Quels logements dans les quar-
tiers de gare du Grand Paris Express ?, septembre 2017.

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[5]
Eiffage, « des villes et des hommes », 2013.
[6]
« Les principaux profils de grands voyageurs de ce type selon l’Insee. Cf
« Les irrésistibles attraits des villes TGV », 9 juin 2018.
[7]
« Depuis 2000, l’indice de la fonction publique a augmenté de 12 % pen-
dant que l’inflation grimpait de 24 %. Un agent qui entre dans la fonction
publique aujourd’hui perd 12 points de salaire par rapport à quelqu’un qui
aurait été embauché il y a 15 ans ». Le Monde, 26 janvier 2016
[8]
« À Paris, ce sont les loyers des 2-pièces qui ont flambé de plus du double
de l’inflation avec un bon de +33,6 % en 10 ans », Le Nouvel Obs, Février
2014.

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La vengeance du bois qui pleure — Éric Valette
En 1927, le Brésil vend à Henry Ford plus de 10 000 km2 en Amazonie, pour lui
permettre d’extraire la sève de l’hévéa, le caoutchouc nécessaire à l’équipement
des pneus de la nouvelle Ford A. Caotchu vient du quechua Cao (Bois) et tchu
(qui pleure). La plantation fait naître un projet de ville, une american way of life
au cœur de l’Amazonie.

Après le défrichage de plusieurs milliers d’hectares de forêt, le petit hameau Boa


Vista, au bord du Rio Tapajós, devient Fordlândia, la ville Ford, une cité qui
exploite d’abord le bois issu de la déforestation, puis plante des hévéas de
manière intensive. Dans le sillon de cette activité économique, et dans un même
projet de civilisation, sont construits un réseau d’eau courante, une centrale élec-
trique, un dancing, un hôpital, une école, des trottoirs, des bouches d’incendie et
des villas de style américain. La mauvaise évaluation des conditions botaniques,
géographiques et humaines sera responsable d’un énorme fiasco, faisant de
Fordlândia une caricature du projet moderne. La culture intensive des hévéas n’a
pas résisté aux parasites et champignons amazoniens. Henry Ford n’a jamais
réussi à exploiter le caoutchouc et le territoire fut définitivement rétrocédé au
Brésil en 1945. Fordlândia est aujourd’hui un petit village, au milieu d’un patri-
moine industriel au statut incertain.

En été 2018, avec le Collectif Suspended spaces, nous avons organisé une rési-
dence sur un bateau qui a remonté le Rio Tapajós jusqu’à Fordlândia, où il reste
des usines, des machines, des maisons, des mémoires, des récits, des fantasmes
et peut être quelques fantômes. Une vingtaine d’artistes et chercheurs ont engagé
des projets, individuellement ou à plusieurs, qui donnèrent lieu à une exposition
présentée à Paris (La Colonie), à Clermont-Ferrand (La Tôlerie) et à Belém au
Brésil (Fotoativa). Au retour de Fordlândia, nous avons aussi organisé une
semaine d’échanges à Paris pour essayer de comprendre ce que Fordlândia signi-
fie aujourd’hui.

À cette occasion, j’ai présenté une conférence performance en deux parties, La


jalousie du plant de manioc / La vengeance du bois qui pleure, où ma parole a
été déléguée à une comédienne, Emmanuelle Gaborit, tandis que des dessins
étaient filmés et manipulés en direct.

Les pages qui suivent sont une adaptation de la seconde partie de la conférence-

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performance, La vengeance du bois qui pleure.

[Note de la rédaction : pour des raisons de mise en page, cette contribution est
uniquement disponible dans le document PDF ci-dessous.]

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