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VIEILLISSEMENT, IDENTITÉ, HANDICAP

Jean-Yves Boullet et Corinne Orville

Champ social | « Le sociographe »

2015/4 N° 52 | pages 95 à 105


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ISSN 1297-6628
ISBN 9782918621270
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Le sociographe, 52, 2015 95

Vieillissement, identité, handicap


Jean-Yves Boullet et Corinne Orville
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L
e vieillissement des personnes handicapées a été étudié dans ses
aspects physiologiques. On en connait statistiquement assez bien les
pathologies et les spécificités. On sait désormais que ce dernier n’est
précoce que pour certaines affections, trisomie 21 par exemple, mais
pour la plupart, il est comparable à celui d’une autre population.
Le vieillissement des personnes en situation de handicap mental deman-
de également à être étudié pour le caractère spécifique qu’il revêt. Car,
au-delà des conséquences physiques, il est communément admis que le
processus de vieillissement a un impact sur l’identité en général. Qu’en
est-il du cas particulier des personnes atteintes d’une déficience intellec-
tuelle ou psychique ? Les PHV (Personnes handicapées vieillissantes) qui
intéressent cette réflexion sont donc des hommes et des femmes porteurs
de handicap mental.
Déjà, en 1976, le rapport Lenoir notait les enjeux à venir de ces popu-
lations en matière de vieillissement, plus récemment en 2006, pour la
revue de l’assurance maladie, Valérie Brousseau et Stéphane Carnein pré-
cisaient les contours de la question, tout en affirmant que les personnes
handicapées mentales vieillissantes « n’intègrent pas, dans leur identité,
le concept de vieillissement ».
Dernièrement, en 2013 le rapport Gohet (1) confirme cette hypothèse :
et les limites des politiques publiques, sans questionner la définition
identitaire des publics handicapés vieillissants. Dans ce rapport, cette
population cumule le double désavantage d’un handicap mental et
d’une dépendance : avec Bernard Azéma et Nathalie Martinez (2003),

(1) Rapport Gohet, Inspection générale des affaires sociales, « L’avancée en âge des
personnes handicapées. Contribution à la réflexion », octobre 2013.
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on peut définir une personne handicapée vieillissante comme « une per-


sonne qui a entamé ou connu sa situation de handicap (quelle qu’en soit
la nature ou la cause) avant que de connaître les effets d’un vieillisse-
ment. La situation de handicap a donc précédé le vieillissement. La
question de l’intégration identitaire posée par Valérie Brousseau et
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Stéphane Carnein reste en suspens. Cette réflexion évolue lentement et
doit s’affiner davantage.
Comment l’expérience du vieillissement s’ajoute à celle du handicap ?
Comment intérioriser et conscientiser cette évolution lorsqu’on est défi-
cient intellectuel ou psychique ? Telles sont les questions que nous allons
tenter de mettre en perspective. Pour cela, nous présenterons d’abord
des éléments génériques sur la structuration de l’identité et du vieillisse-
ment pour ensuite, à partir d’observation de terrain, vérifier si ce pro-
cessus est appréhendé de la même manière par la population visée.
Nous élaborerons donc des hypothèses sur : la structuration de l’identi-
té chez la personne en situation de handicap mental et sur sa compé-
tence à s’adapter aux changements liés à son vieillissement.

L’identité, une construction


Nous pourrions dire assez simplement que l’identité est un contenant et
un contenu. Quelque chose qui se construit de l’intérieur et quelque
chose qui est construit de l’extérieur. L’identité serait le produit de ce
double mouvement, ou de la tension entre ces deux origines. Les deux
mouvements se croisent et participent à la structuration du sujet. L’une
et l’autre de ces dynamiques peuvent se renforcer, s’opposer entrer en
résonnance ou au contrainte en dissonance pour donner au sujet telle ou
telle personnalité, telle ou telle structuration, tel ou tel caractère.
Cette double dynamique du dedans et du dehors est aussi bien structu-
rée par des éléments de nature imaginaire ou symbolique, que par des
éléments objectifs rationnels et réels. Qu’elle soit interne et/ou externe
la construction de l’identité est certainement réelle et imaginaire, objec-
tive et subjective, conscient et inconsciente.
Avant d’en analyser plus finement la dynamique, il faut retenir que l’i-
dentité s’inscrit dans la durée. Elle semble être à la fois toujours la même
(on parle en philosophie de « mêmeté ») et simultanément, l’identité est
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Vieillissement, identité, handicap 97

modulable et adaptable (on parle alors d’« ipséité »). La phénoménolo-


gie allemande de Husserl, notamment, a contribué à insister sur le carac-
tère linéaire et permanent de la construction de l’identité permettant le
« Soi en soi. » Nietzsche, au contraire, insista sur le renouveau perma-
nent du « soi », faisant penser à « plusieurs soi en soi ». L’identité pour-
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rait être « la même » tout en changeant et pourrait être plusieurs en
même temps. Voilà un premier paradoxe qui vient à l’encontre des prin-
cipes de la rationalité aristotélicienne : A peut-être A et Non A en même
temps. On peut être jeune et vieux en même temps, on peut être plu-
sieurs jeunes et plusieurs vieux en même temps. Une partie de soi peut
être vieux en même temps qu’une autre peut être jeune. Il en va du rap-
port à l’âge comme du rapport au handicap ou à la dépendance. Il s’agit
rarement d’un phénomène global total qui réduirait l’individu à n’être
que ça, tout le temps. L’identité n’est pas réductible à une seule défini-
tion, la personne est souvent un peu plus ou un peu moins que cela.
L’identité est un peu plus ou un peu moins que l’ensemble des évène-
ments qui, métabolisés dans la durée de l’existence constituent l’indivi-
du. L’identité est biographique et généalogique. En cela nous pouvons
reprendre la formule de Sartre « l’existence précède l’essence » et en
conclure que la notion de handicap ne se fonde qu’en situation, mais ne
peut pas être assignée comme une identité irréversible et permanente.
Car l’identité est une construction, alors que le handicap est une situation.

L’identité, un passeport pour l’interaction sociale


La relation à autrui est constitutive de l’identité, l’altérité est un miroir
identitaire, et un facteur de rassemblement, « Je est un autre » nous dit
Rimbaud. L’identité est un détour que l’altérité fait pour retrouver le
sens à être une part du collectif. L’identité peut être renouvelée durant
les interactions quotidiennes. Elle tient à la façon dont la personne quo-
tidiennement se perçoit en différentes situations, et à la façon dont l’en-
vironnement la perçoit. Le changement d’identité est déclenché par un
manque d’adéquation entre la personne et le contexte. Selon les travaux
de l’école interactionniste, l’identité est un construit social et offre des
partitions qui construisent des rôles et des statuts. Elle fait ressource et
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espace de transactions. Elle est le produit de systèmes d’interactions qui


distribuent signes et stigmates qui permettent à chacun de chercher à se
dégager de ses assignations identitaires, si elles sont invalidantes, ou au
contraire à les revendiquer si elles lui deviennent favorables.
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Les travaux de E. Goffman (1973) avec son concept de représentation de
soi sont caractéristiques de la mise en scène de la vie quotidienne qui per-
met à chacun de jouer un rôle. Mais Goffman rappelle que les acteurs en
représentation construisent une définition commune de la situation qui
peut toujours être rompue, ou remise en question par un impair ou une
fausse note. Cet écart de conduite par rapport aux attentes normatives, à
propos de son rôle, de sa partition, constitue un attribut à l’identité : le
stigmate. Ce concept est complémentaire à celui d’interaction et de repré-
sentation de soi. Chaque individu est plus ou moins stigmatisé en fonc-
tion des circonstances, mais, dans les situations d’interactions, des rituels
et des cadrages donnent à chacun la possibilité de garder la « face » et per-
mettent à la relation d’exister ou tout au moins de prendre sens.

Entre transaction et négociation éclot l’identité


de la vieillesse
L’identité dans ce schéma est une marque signifiante d’appartenance ou
d’exclusion, de scénario à jouer, de transaction et d’adaptation.
Ainsi se produiraient collectivement des mises en scène où chacun pour-
rait avoir un rôle qu’il aurait plus ou moins négocié, mais avec lequel il
pourrait jouer, interpréter. Le « jeu du je » serait l’espace de transaction
entre le soi et rôle social, permettant à l’identité d’avoir plusieurs facet-
tes, mais aussi, de négocier des mutations. C’est une des hypothèses
défendue par Vincent Caradec (2008) le concept de déprise a un impact
sur l’identité des individus même s’il n’est pas total, ni linéaire, ni homo-
gène et qu’il engage à une réorganisation, un réaménagement des activi-
tés et des modes de vie.
Jean-François Barthes, Serge Clément et Marcel Drulhe (1988) préci-
sent « la déprise est un principe d’économie des forces », une transaction
identitaire pour sélectionner les partitions jouables dans le concert social
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en préservant l’essentiel. Entre anticipation et résignation, la « déprise »


est un concept utile pour la compréhension des identités vieillissantes.
Pouvons-nous élaborer l’hypothèse d’une possibilité de l’intégration du
vieillissement à l’identité des personnes handicapées mentales ?

Le vieillissement intégré au langage


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Si l’identité, comme nous l’avons vu précédemment, est un mouvement
oscillatoire entre le dedans et le dehors permettant une mise en perspec-
tive de la relation à soi, nous pouvons repérer les difficultés ou les facili-
tés de la personne handicapée mentale, à élaborer ce processus.
Les observations que nous avons menées, les témoignages que nous
avons recueillis, les études que nous avons consultées semblent le confir-
mer : les publics handicapés vieillissants expriment une conscience du
vieillissement. Ils ne le signifient pas toujours en ces termes, mais disent
« qu’ils sont fatigués, qu’ils vont moins vite, qu’ils doivent se reposer,
qu’ils ne sont plus les mêmes. »
Ces expressions sont aussi à associer à la lassitude existentielle, mais n’est-
ce pas là aussi des indicateurs du sentiment de vieillir chez les personnes
non handicapées ? Les personnes handicapées vieillissantes en ESAT (Éta-
blissement et service d’aide par le travail) expriment aussi la notion de
vieillissement comme un synonyme de retraite : elles vont être à « la retrai-
te, bientôt prochainement, parce qu’elles sont vieilles, parce qu’elles l’ont
bien mérité, parce qu’elles ont bien travaillé, » ce qui donne au vieillisse-
ment, la plupart du temps, une image positive et valorisante.
Le vieillissement est assimilé parfois à une récompense. Ce discours, issu
de l’imaginaire ouvrier et de la vulgate syndicale, est celui de certains
salariés non handicapés qui accompagnent le quotidien des PHV. Nous
pouvons remarquer que les handicapés vieillissants peuvent, en retour,
adopter ce point de vue.

Le vieillissement intégré dans les actes ?


Le travail éducatif qui participe de cette construction de l’identité est un
dosage subtil de sollicitations et de stimulations. Il n’en faut ni trop, ni
pas assez. Trop génère de la confusion pas assez une stagnation des
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apprentissages. C’est le temps de digestion identitaire qui transforme le


vécu en expériences et éventuellement en apprentissages. Le juste équi-
libre dynamise l’élaboration des apprentissages, la conscience de soi et
l’identité en une relative autonomie. Les éducateurs sont formés pour
produire cette alchimie des stimulations. Celle-ci peut se détériorer rapi-
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dement à cause d’un évènement traumatisant ou au contraire lentement,
imperceptiblement ou se rompre à l’occasion d’un changement. Le
vieillissement semble avoir pour effet, un ralentissement du rythme de
métabolisation du vécu, mais est-il différent de celui des personnes âgées
non handicapées ? Une analyse comparative mériterait d’être faite.
Si cette retraite est préparée sans changement de résidence, le passage de
la situation d’actif à inactif s’inscrit dans une continuité spatio-tempo-
relle qui peut poser question. Qui suis-je quand, demeurant au même
endroit, je cesse de faire ? Cette question n’est pas anodine. Elle se pose
aussi pour d’autres qui appréhendent leur inscription dans le collectif et
construisent leur identité par l’activité. Le faire peut pallier à certaines
formes d’angoisse. L’activisme est alors l’expression d’une fragilité de la
structure identitaire. Je suis ce que je fais, revient à ne pas être si je ne
fais pas. L’activité devient support de l’être.
Cette inquiétude majeure se trouve aussi chez certains accompagnants
professionnels qui pensent que les handicapés régressent s’ils ne font rien
ou s’ils ne sont pas sollicités pour faire. Cette inquiétude est parfois trou-
blante, tant elle suggère aussi la mise en dépendance de l’individu au
faire et à l’activité. (Nous retrouvons ici l’expression des jeux identitaires
en miroir, évoqués dans la notion de passeport de l’identité sociale.)
Philippe Gabbaï (2002) analyse la situation à partir de la conception de
la mission des éducateurs spécialisés qui ne pourraient pas se départir
d’une vision d’un individu en « progrès ». Faire et savoir-faire seraient
des indicateurs positifs et ne rien faire ou ne plus faire des indicateurs
négatifs. Dans cette perspective, évidemment il y a une image dégradée
du processus de vieillissement qui peut être transférée inconsciemment
aux handicapés vieillissants surtout s’ils restent dans les mêmes lieux avec
les mêmes accompagnateurs. L’effet de la projection n’est-il pas, lui aussi,
handicapant ?
Un autre des problèmes de cette situation c’est qu’elle ne prend pas en
compte la volonté possible de la personne handicapée qui pourrait cons-
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Vieillissement, identité, handicap 101

truire éventuellement un processus de déprise, une transaction entre


deux dimensions identitaires, celle du faire et celle du non-faire. Peut-on
envisager une identité contemplative pour les personnes handicapées
vieillissantes ?

Le vieillissement intégré aux lieux


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Si la retraite est préparée avec changement de lieu de résidence, la
vieillesse et le vieillissement sont abordés comme une nouvelle
étape de la vie, mais aussi comme nouvelle étape dans le parcours
individuel.
Ce changement de domicile peut être un retour chez des parents (rare-
ment jeunes), mais le plus souvent, il sera institutionnel rappelant de
fait, le précédent moment de changement qui s’est plus ou moins bien
passé. Le vieillissement peut alors être perçu comme un retour en arriè-
re. La conscience du temps et de l’existence ne serait donc pas liée à
une progression linéaire, mais à une série circulaire du retour au
même ? Ces consciences du temps peuvent d’ailleurs coexister et ne
sont pas irrationnelles. Elles correspondent à des imaginaires du temps
largement partagés dans différentes formes de spiritualités pour des
publics non handicapés.
L’observation du vieillissement est aussi exprimée comme un jugement
sur les autres : « il est jeune » ou « il est vieux », sont des éléments de
repérage des individus dans le temps. Les catégories ne sont pas très
affinées, mais la notion de temps est bien signifiée. Cette conscience
de la durée peut certainement confirmer qu’il y a conscience du
vieillissement. Les publics handicapés vieillissants ont conscience du
vieillissement, mais pas forcément tous, du leur. En effet, la conscien-
ce pour autrui n’est pas nécessairement une conscience pour soi.
Certains semblent avoir conscience du vieillissement des autres, mais
pas d’eux-mêmes ce qui pondère nos observations et nous oblige à
appréhender le problème par le biais de sa maitrise. En effet si on déve-
loppe des stratégies pour compenser une situation ou pour créer une
transaction entre deux situations, c’est que l’on a conscience qu’une
situation pose problème ou qu’il y a un système équivalent.
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Intégration de la vieillesse et compensation


L’observation des personnes handicapées vieillissantes permet de voir
que de façon irrépressible, le temps fait son œuvre sur le corps : les bras
« s’allongent » pour regarder une image en cas de presbytie, les dou-
leurs articulaires font adopter des positions antalgiques… C’est un
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fait. Pour autant, l’utilisation de canne, béquilles ou autre déambula-
teur est infiniment plus rare, car l’utilisation de ces palliatifs nécessite
un apprentissage long et difficile bien souvent sans succès.
Nous retiendrons donc que cette population n’est pas forcément
dépourvue de conscience du vieillissement, mais que son incapacité à
acquérir un savoir-faire nouveau ou supplémentaire serait un frein au
maintien de son autonomie. À moins que les approches éducatives
déployées en leur faveur ne soient pas adaptées, ce qui reste une possibi-
lité non négligeable eu égard au stéréotype largement repandu à leur
endroit concernant leur difficulté d’apprentissage.
Par contre, nous avons observé pour les publics handicapés mentaux qui
sont en EHPAD (Établissement d’hébergement pour personnes âgées
dépendantes) la construction de stratégies illustrant bien qu’ils ont cons-
cience et de leur vieillissement et de celui des autres personnes. De nom-
breux témoignages confirment nos observations de handicapés vieillis-
sants réalisant des activités au sein des établissements (mettre la table,
aider au ménage, pousser des fauteuils). Ces activités peuvent être réali-
sées en échange de certains avantages réels ou symboliques qui sont
« marchandés » ou « négociés ». Ces comportements ne sont ni stéréo-
typés, ni automatiques. Ils semblent bien résulter d’un comportement
social stratégique : je fais ceci pour obtenir cela, et je peux arrêter de le
faire si je ne l’obtiens pas. Cette propension stratégique joue aussi sur le
domaine de ce que l’institution doit : je suis vieux donc on doit me faire
le lit, me faire la toilette… Il y a là, à nos yeux, une évidente intégration
du vieillissement dans l’identité.
Le contexte institutionnel des EHPAD est un environnement connu et dans
lequel, si la transition a été bien préparée, les publics handicapés vieillissants
peuvent parfaitement s’épanouir et vivre une vieillesse consciente et adaptée.
Dans ces lieux les personnes handicapées vieillissantes savent la plupart du
temps et sous certaines conditions se construire une identité positive.
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Vieillissement, identité, handicap 103

L’intégration désintégrée
Parfois, les conditions ne permettent pas de construire une identité posi-
tive, la stigmatisation négative fait son travail. Cette mise en scène du
registre du bouc émissaire peut être le fait des autres personnes âgées, des
parents des personnes âgées, mais aussi des personnels (Esnard, 1998).
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Les publics handicapés mentaux vieillissants peuvent être pour diverses
raisons marginalisés, la différence est trop souvent plus forte que la res-

I
semblance. Les familles des personnes âgées avec ce qu’elles portent de
culpabilité et/ou d’angoisse, les autres vieillards qui ont peur de la fin, le
personnel mal formé, peuvent trouver la victime expiatoire toute dési-
gnée dans la figure du handicapé.
L’identité du handicap n’est pas soluble dans celle de la vieillesse. Il s’en
suit indiscutablement des effets sur les individus. Des angoisses et des
replis sur soi, des dépressions parfois, des décompensations de l’image de
soi. Mais ces effets ne sont pas différents, nous semble-t-il, de ceux que
ces situations auraient sur d’autres individus : « aux mêmes causes, les
mêmes effets ». Les formes de dénigrement de l’identité, ou de remise en
cause de l’intégrité identitaire, sont autant de signes négatifs envoyés à
un individu. Ces souffrances à l’endroit de l’image de soi sont la trace
indélébile d’une conscience et d’une identité singulière vieillissante ou
pas.

Conscience de la fin
comme le début d’une identité commune

La conscience du vieillissement est souvent assimilée pour les soignants


à la conscience de la fin et de la mort. Savoir que l’on vieillit voudrait
dire que l’on sait aussi que l’on va mourir. Dans l’absolu et la logique, il
n’y a pas de doute chacun de nous le sait, mais le savoir et la conscience
sont bien entendu différents.
La conscience de la mort n’est pas constante sinon la vie serait impossi-
ble. La conscience de la mort est ponctuelle, alternative, séquentielle.
Elle s’exprime plus fortement à l’occasion d’un décès et d’un deuil. La
question a été posée de savoir si les personnes déficientes intellectuelles
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avaient conscience de la mort et éprouvaient un deuil comme un indi-


cateur de la conscience du vieillissement
Le deuil est universel nous rappelle Marielle Robitaille (2003), dans son
travail sur le deuil des personnes handicapées mentales. Les comporte-
ments observés à l’annonce de la mort ne sont pas spécifiques : anxiété,
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angoisse, troubles du sommeil et de l’appétit sont des attitudes fréquen-
tes, mais que l’entourage a tendance à attribuer au handicap et non au
processus du deuil classique.
Cependant, l’expression du chagrin peut être particulière et certains
comportements peuvent être exacerbés par le handicap (régression, iso-
lement, automutilation), mais ils sont généralement ponctuels et ne
durent pas (Dusart, 2004).
Paradoxalement, on peut penser que le deuil pourrait être un facteur
d’intégration sociale surtout si la personne handicapée peut participer au
rite funéraire. Ces temps spécifiques peuvent être des moments cathar-
tiques d’appartenance à « un grand tout » où les individualités s’oublient
pour s’abandonner à une d’identité collective. Le partage émotionnel
peut conduire à ressentir un destin commun et sublimer les différences
dans une commune humanité.
Il faut sortir d’un modèle où les handicapés étaient de grands enfants
que l’on pouvait placer en fin de vie, dans des établissements où des per-
sonnes dépendantes au terme de leurs années retombaient en enfance.
Ni les uns, ni les autres, n’ont un rapport avec l’enfance. On ne peut, ni
pour les uns ni pour les autres, nier leur identité en les faisant chuter
d’un revers de langage, dans les plis d’une identification sans voix.
Ces représentations semblent profondément ancrées dans la culture du
handicap et du vieillissement confondant parfois handicap, déficience,
dépendance. Il est nécessaire que les professionnels se questionnent sur
les représentations qui guident leurs actions. Qu’ils prennent le temps de
la réflexivité qui ne crée pas les conditions de prophétie auto-réalisatri-
ce, qui exclut les usagers plutôt qu’elle ne facilite leur intégration. Pour
cela, il est nécessaire de questionner aussi les formes de management
mises en œuvre dans les établissements accueillant ces publics. Il nous
parait nécessaire de travailler la dimension clinique du management,
d’élaborer des dynamiques de fonctionnement qui garantissent le temps
de l’observation, celui de la rencontre et celui du projet pour pouvoir
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.
accompagner, durablement ces publics. Il ne s’agit plus de construire les
conditions de l’acquisition de l’autonomie, mais de préparer et d’ac-
compagner à la perte tranquille de celle-ci
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Jean-Yves Boullet est sociologue, Directeur général adjoint PEP 66.
Corinne Orville est éducatrice spécialisée.

Bibliographie Caradec, Vincent, Sociologie de la vieillesse et du


vieillissement, Paris, Colin, 2008.
Dusart, Anne, « Les personnes déficientes intellec-
Azéma, Bernard et Martinez, Nathalie, « les person-
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