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LA THÉORIE DES DÉCHETS

Quasiment veille et appartenant à ma famille depuis deux générations, la VW Polo MK II est celle que
je conduit. Lorsqu’elle a été mise en circulation au début des années 1980, cette voiture était un
modèle spécial, conçu pour les moins nantis. Une voiture minimaliste sans luxe inutile, mais avec une
couche de peinture de couleur tendance. Une voiture bon marché même à son état d’usine. À force
d'utilisation, la valeur de celle-ci a diminué perdant pratiquement toute estimation. Toutefois, au
cours de ces dernières décennies, elle n’a cessé d'attiré l'attention d’un bon nombre d'amateurs de
véhicules. Si donc cette voiture parvenait à garder encore toute ces pièces, elle finirait peut-être un
jour par être exposée dans un musée. En bref, voici ainsi exposé la théorie des déchets de Thompson.
Selon lui, les objets sont classés par catégories. Il y a ceux qui sont transitoires, ayant une valeur
décroissante avec le temps ; il y a ceux qui sont détritus, n'ayant aucune valeur; et ceux qui sont
durables avec une valeur croissante au fil du temps - tandis que les objets peuvent traverser ces
catégories au fil du temps. De tout cela, l’on pourrait conclu que la valeur n'est pas quelque chose
d'inhérent aux objets, mais que la création de valeur est intrinsèquement un processus social. En
témoignent les exemples de la gentrification des « bidonvilles infestés de rats » ou Stevengraphs, le
kitsch d'hier qui s'est d'abord transformé en ordure avant d'accéder au panthéon des objets durables
recherchés par les antiquaires.

Si ce livre ne concernait que cela, alors saurait déjà été un beau travail. Publié tout d’abord en 1979
sous forme de thèse doctorale, sous la direction de l'anthropologue Mary Douglas et du
mathématicien E. Christopher Zeeman, une deuxième version mise à jour est apparue en 2017. Le
livre met en lumière une théorie libérale de la valeur, notamment inspirée par le marché de l'art. Une
théorie assez britannique, rappelant une culture dans laquelle – comme me l'a fait remarquer un ami
– le capitalisme a été inventé, mais c’est le mot français « entrepreneur » qui est le plus populaire. Il
est bien écrit avec une nuance auto-ironique, jouant magistralement avec différentes manières de
parler indiquant différents couche sociale au Royaume-Uni. Et totalement insensible par l'idée qu'en
dehors de la frontière britannique, nulle ne connaisse les moindres détails sur la Guildford Arts
School ou encore les débats houleux que suscite la démolition de Grange Park, dans le Hampshire.
Toutefois, s’il en était autrement, le livre n'aurait reçu l'honneur d'une deuxième édition qui est le
signe de son ascension et de sa transcendance. Pourtant, il n'est pas si facile de dire de quoi parle ce
livre, du moins pas pour moi.

Bien qu’illustrée par de nombreux exemples empiriques, il ne s’agit cependant pas d’une étude
empirique. La formulation la plus concise serait peut-être qu’il s’agit d’une théorie générale sur la
culture et les actions humaines. Ce qui voudrait aussi dire qu’il est question de statut, de pouvoir, de
lignées ou d’objets et d’idées. Étant donné que les propriétés des objets telles que leur valeur, sont le
résultat d’un processus social, cela vaut également pour les idées. Ainsi, le concept de valeur est
l’élément essentiel permettant de relier l’action aux visions du monde, lesquelles découlent de la
culture et des idées.

En termes de concepts, la Théorie des déchets traite des frontières et de leur fluidité. Alors que les
objets et les idées traversent les catégories de l’éphémère, du détritus et du durable, les frontières
elles-mêmes sont également en constante évolution. La fluidité survient lorsque l’on tient compte
des régions d’hypothèses fixes et de la région de flexibilité. Dans les régions d’hypothèses fixes, les
visions du monde déterminent l’action, dans les régions de flexibilité, c’est l’inverse. Et c’est à ce
niveau que peuvent être manipulées les frontières. Travaillant les thèmes tels que la relativité
culturelle (Wittgenstein serves here as a dummy) et universalisme culturel (particulièrement attribué
à Lévi-Strauss), Thompson s'est posé la question suivante : comment les gens obtiennent-ils des
œillères et comment parviennent-ils à décider quels types d'œillères choisir? Pour répondre à cette
question, il se réfère à la théorie des catastrophes du mathématicien français René Thom. En
français, « catastrophe » signifie changement discontinu. Cette théorie permet d'étudier le
changement des frontières qui n’est ni purement accidentel encore moins totalement déterminées.
L'action n'est pas non plus déterminée par la culture, ni d’une autre manière que ce soit. Thompson
rappelle avec insistance qu'il ne fais pas usage de la théorie de Thom d'une façon purement
conceptuelle. C'est ainsi que les mathématiques sont principalement utilisées dans les théories sur
l'économie, toutefois, Thompson n'estime aucune valeur de paramètre. Bien au contraire, il s'efforce
de décrire qualitativement la contrepartie sociologique de la théorie mathématique, à savoir les
variables qui déclenchent le changement de frontière. Ceci est démontré par des exemples aussi
disparates que le changement de programme dans l'enseignement supérieur dans les pays
occidentaux et les cycles porcins en Nouvelle-Guinée. Fondamentalement, la théorie est utilisée pour
différencier les régions de stabilité et d'instabilité. Des « monstres », comme les appelle Thompson,
qui menacent une vision dominante du monde.

Bien que, le livre a une grande portée, prêtant une attention particulière sur la théorie des arts, sur
l'anthropologie (comme le suggère le sous-titre « la création et la destruction de valeur »), il est
également assez instructif sur la théorie économique. Alors que la postface de l’édition actuelle est
basée sur la théorie culturelle beaucoup plus conventionnelle de Douglas, et appliquée à des
problèmes très pratiques des systèmes d’assainissement, l’avant-propos de Joshua Reno place
l’argumentaire du livre dans un cadre large de théorie sociologique et de philosophie héraclitéenne.
Pendant ce temps, la recherche sur les systèmes complexes a surpassé la théorie des catastrophes,
qui fascinait les scientifiques dans les années 1970 et 1980. Et encore, la réception de la théorie
mathématique par Thompson a ouvert la voie à une philosophie du changement et à la façon dont le
changement se produit. Cela peut être décrit comme une possibilité de second ordre, non seulement
des choses que nous pouvons décrire, mais aussi des choses que nous ne pouvons pas décrire. Ce
livre devrait être compris dans le contexte de la prise de conscience croissante des années 1970 des
problèmes environnementaux. Ce n’est pas par hasard que Thompson a ensuite rejoint l’institut
IIASA, un groupe de réflexion fondé en 1972 pour relever les défis mondiaux. De plus, pour moi, des
coins d’ombre demeure sur comment la théorie de Thompson traite des objets, tels que les déchets
nucléaires, qui acquièrent de la valeur simplement parce qu’ils sont des ordures. Cependant, le défi
est toujours présent et les idées du livre suscitent toujours la réflexion.

Thompson, Michael : Rubbish Theory : The Creation and Destruction of Value,


London, Pluto Press, 2017, 304 pp., £19.50, ISBN 9780745399782, traduction
par Wilfried Venceslas Gokoua

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