Sommes-nous noyés
sous les séries?
LE GONTEXTE
Le principal concurrent de
Netflix ? Votre sommeil, selon
le constat sans fausse pudeur
de son patron, Reed Hastings.
Coloniser toujours plus de
temps de cerveau disponible:
voila la stratégie que partagent
tous les cadors des médias
qui investissent désormais en
masse le territoire convoité du
streaming. Résultat : le nombre
de nouvelles séries américaines
a plus que doublé en dix ans.
Une croissance exponentielle
A peine tempérée par les
effets délétéres de la pandémie
- en 2020, aux Etats-Unis,
« seules » 493 productions
originales ont été diffusées,
au lieu de 532 en 2019. Et
la tendance devrait repartir
ala hausse.
Nous sommes bien aV’ére dela
« Peak TV », ce « pic télévisuel »
chargé du sous-texte alarmiste
selon lequel « trop de séries tue
les séries ». Au bout de la chaine,
le téléspectateur, enseveli sous
labondance, va-t-il devoir
passer aux amphétamines ? La
surproduction condamne-t-elle
la créativité, avec ses recettes
toutes faites et ses intrigues
sous vide ? L'éparpillement
permettra-t-il encore existence
oeuvres fédératrices, ou le final
de « Game of Thrones » était-il
notre derniére grande émotion
commune ? Face aux craintes,
les raisons de se réjouir existent
pour notre espéce fictionnelle
avide de mythologies. Dans un
monde hérissé de murs, cerné
par le repli sur soi, les histoires
voyagent aujourd’hui plus
que jamais, et la profusion des
propositions ouvre une porte
A de nouveaux récits, hier
étouffés par le modéle
dominant, qui viennent affoler
notre imaginaire collectif.
MARJOLAINE JARRY“On passe une clemi-
heure pour savoir
laquelle regarder”
RIAD MECHLIA
Créateur de la chaine YouTube Regelegorila,
consacrée au cinéma et aux séries
Ressentez-vous un ras-le-bol du trop-
plein de séries ?
Ce qui est certain, c’est que loffre est de
plus en plus massive, alors que notre
temps de visionnage a, lui, plutét diminué
depuis la fin du confinement. Ca devient
fou : il existe une dizaine de plateformes
de streaming qui, chaque semaine, pro-
posent des cascades de nouvelles séries.
Certains de mes amis passent une demi:
heure, voire une heure, juste pour savoir
laquelle regarder. Moi-méme, j’ai une
liste d'une centaine de séries en retard.
que je me suis résolu a ne jamais rattra-
per. Et on ne peut pas comparer ce
retard avec celui du cinéphile bouli-
mique parce qu’une seule saison dure
sept ou huit heures - quatre fois plus
qu’un film de cinéma - et que les saisons
se multiplient !
Quels sentiments cette surproduction
engendre-t-elle ?
D’abord, la frustration, bien entendu: les
fans de séries savent que, chaque mois.
ils passent 4 cété de petits bijoux, noyés
dans la masse d’une offre globalement
médiocre. II faut étre clair : il existe 10 %
de chefs-d’ocuvre et 10 % de catastrophes.
Autrement dit, 80 % de ce qu’on visionne
oscille entre le « pas génial » et le « pas
mal ». Cela fait beaucoup de temps passé
devant des contenus dispensables ! Lautre
sentiment, c’est sans doute la déception :
beaucoup de téléspectateurs se forcent a
aller au bout d’une série parce qu’ils ont
besoin de savoir comment elle se ter-
mine, mais il est trés rare de maintenir
une qualité constante sur cing, six ou
sept saisons. Par exemple, les trois pre-
miéres de « la Casa de papel » étaient
excellentes, mais les deux suivantes, sans
intérét. Et imaginez que « The Walking
Dead » en compte onze !
Si vous en aviez le pouvoir, réclame-
riez-vous aux plateformes de faire le
ménage dans leurs productions ?
Une forme d’équilibre finira par s’impo-
ser, me semble-t-il. Aujourd’hui, les
séries dépassent rarement trois saisons
parce que les studios ont conscience que
les spectateurs ne peuvent plus rattraper
tout leur retard. Les créateurs du « Jeu
de la dame » ont, eux, promis qu’elle ne
durera qu’une saison et ils s’y tiendront
probablement. Mais c’est surtout 4 nous,
les fans, de faire le tri: fions-nous davan-
tage au bouche-a-oreille et aux avis des
sites spécialisés, plutét qu’a ce qui nous
est proposé par des algorithmes. Ne
nous contraignons plus a visionner des
productions si les deux ou trois premiers
épisodes ne nous plaisent pas vraiment.
I ne faut pas avoir honte de lacher une
série méme si tout le monde la juge
culte. La vraie vie ne se passe pas devant
un écran !
Propos recueillis par
ARNAUD GONZAGUE“Vive
la multiplication
des points de vue
\?
SANDRA LAUGIER
Philosophe et auteure de « Nos vies en séries »
(Flammarion, 2019)
Avez-vous le sentiment d’étre submer-
gée par un flot de nouvelles séries ?
Déja, notons qu’on n’entend jamais cette
remarque au sujet des films ou des livres,
alors qu’a chaque rentrée, les étals de
librairie croulent sous les biographies
d@hommes politiques notamment ! Pour
ma part, plus que l’angoisse de la surabon-
dance, j'ai plutét un sentiment de fin de
partie... Beaucoup de grandes séries,
comme « Homeland » ou « le Bureau des
légendes », viennent de s’achever. La
onziéme et derniére saison de « The Walk-
ing Dead » marque la fin d’une époque : les
récits au long cours s’effacent au profit
dune foule de mini-séries [qui ne comptent
qu’une seule saison, NDLR], congues pour
se regarder le temps d’un week-end. Cer-
taines sont passionnantes, mais elles ne
créent pas la méme nature de lien avec le
téléspectateur et je comprends le senti-
ment de dispersion : on n’a pas toujours
énergie de développer autant de nou-
velles amitiés éphémeres !
Leffervescence créative du moment per-
met aussi l’émergence de nouvelles
vol
Alors que Hollywood a longtemps occupé
une position dominante, nous avons
désormais accés 4 des productions du
monde entier. J’ai adoré découvrir la
magnifique série indienne « Delhi
Crime », ou « Trackers », venue d’Afrique
du Sud. Vive la multiplication des points
de vue, pour la démocratisation et contre
le formatage ! Ne pas yy voir une chance est
un réflexe assez occidentalo-centré...
Le foisonnement actuel offre aussi ’occa-
sion a des créatrices et des créateurs long-
temps ignorés de développer leurs
propres récits. Si« Sur écoute », au début
des années 2000, mettait en scéne des
personnages noirs, « Watchmen » ou
« Lovecraft Country », elles, sont entiére-
mentracontées par le prisme des minori-
tés noires. Le monde vu sous cet angle,
est tout nouveau.
Quels conseils pourriez-vous donner
aux téléspectateurs ?
Surtout, sépargner le désarroi de lerrance
sur Netflix ! Quand je pense qu’il y a une
nouvelle fonction, baptisée « play
something » [« lancer un titre »], qui choisit
pour vous ce que vous allez regard
Autre conseil : évitez les algorithmes !
Ceux-ci se fondent sur vos choix antérieurs,
alors que les séries susceptibles de nous
bouleverser en profondeur sont celles qui
nous conquiérent contre nos propres ten-
dances. A priori, je n’éprouve aucun intérét
pour les histoires de dragons ni pour les
péripéties dela famille royale d’Angleterre...
Et pourtant, « Game of Thrones » m’a pas-
sionnée et j’ai beaucoup aimé la saison 3
de « The Crown ». Nous avons tous soif de
changement. Pour cela, il faut s’offrir la
chance de se surprendre soi-méme.
Propos recueillis par M. J.