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Sapiron Modernité
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ÉTUDES
GISÈLE SAPIRO
L’AMORALITÉ DU BEAU
La réception de l’esthétique kantienne en France
La dissociation du Beau et du Bien, du Beau et de l’Utile, qui fonde la conception
moderne de l’art, s’esquisse dès la fin du XVIIIe siècle, à travers la réception de la
philosophie kantienne et de la théorie néoplatonicienne du « beau idéal » de
Winckelmann en France. Distinguant, dans sa Critique de la faculté de juger[2], les
jugements de goût des jugements de connaissance, Kant caractérise le goût esthétique
comme un jugement sans concept, subjectif, à l’instar de l’attrait pour l’agréable.
Cependant, alors que ce dernier vise à satisfaire des inclinations, donc un intérêt, le plaisir
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décréter que «l’art a sa loi», comme le fait Victor Hugo dans la préface aux Feuilles
d’automne (1831), mais aussi qu’il est «désintéressé», «pur», qu’il est son propre but[4].
Cette affirmation du primat du jugement esthétique désintéressé et de l’autonomie
de l’art se heurte cependant à la croyance prédominante dans les effets sociaux de l’art et
dans son potentiel pédagogique, que partagent alors conservateurs, catholiques, libéraux
et socialistes. À partir de 1830, les attaques contre «l’art pour l’art» romantique se
multiplient, émanant aussi bien des catholiques sociaux (L’Avenir de Lammenais) que
des revues libérales (Revue des deux mondes, Le Globe) et des tribunes républicaines et
socialistes (Revue encyclopédique de Pierre Leroux et Hippolyte Carnot, la Revue
républicaine, Revue du progrès)[5]. Tous, de droite à gauche, assignent à l’art une utilité
sociale et à l’écrivain une mission édifiante. On reproche aux romantiques leur
individualisme égoïste et leur refuge dans le passé lointain du Moyen Âge, on condamne
l’idée d’un art qui soit son propre but. L’art est conçu comme un sacerdoce laïque qui
doit contribuer au progrès de la civilisation et à la moralisation du peuple. Proudhon le
définit comme «une représentation idéaliste de la nature et de nous-mêmes, en vue du
perfectionnement physique et moral de notre espèce», lui assignant une «mission morale
et hygiénique»[6]. L’artiste a, de ce fait, une responsabilité.
Cette vision va faire des recrues parmi les romantiques. Lamartine et George Sand
sont les premiers à répondre aux attentes, le premier en s’engageant dans une carrière
politique, la seconde en se ralliant, sous l’influence des saint-simoniens, puis de
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La théorie de l’art pour l’art 4. Victor Hugo, Œuvres poétiques, Paris, Gallimard,
Prenant le contre-pied de la doctrine classique, la théorie de l’art pour l’art présente coll. «Bibliothèque de la pléiade», 1964, p. 713.
5. Voir Albert Cassagne, La Théorie de l’art pour
désormais l’Utile comme le contraire du Beau[9]. Comme l’exprime à l’excès Théophile l’art…, op. cit., p. 74 sq.
Gautier dans la préface à Mademoiselle de Maupin (1834) : « Il n’y a de vraiment beau 6. Pierre-Joseph Proudhon, Du principe de l’art et
de sa destination sociale, Paris, Garnier, 1865,
que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de p. 43 et 199.
7. Pour reprendre le concept de Pierre Bourdieu,
quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles[10] ». La littérature moralisatrice ne Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1993.
peut, de ce fait, être que mauvaise, car l’art qui récompense la vertu renvoie à une morale 8. José-Luis Diaz, L’Écrivain imaginaire, Paris,
Honoré Champion, 2007, p. 285 et 368 sq.
inférieure, qui fait appel à l’intérêt. À l’occasion d’un article sur Théophile Gautier paru 9. Albert Cassagne, La Théorie de l’art pour l’art…,
le 13 mars 1859 dans l’Artiste, où il plaide pour la dissociation du Beau, du Vrai et du op. cit. p. 218. Voir aussi p. 227-230.
10. Théophile Gautier, préface de Mademoiselle de
Bien, Baudelaire explique que « si le poète a poursuivi un but moral, il a diminué sa Maupin, Paris, Garnier-Flammarion, coll. «GF»,
1966, p. 45.
force poétique ; et il n’est pas imprudent de parier que son œuvre sera mauvaise »
(Œuvres complètes, II, p. 113). Cette idée va devenir un credo au pôle autonome du
champ littéraire : « C’est avec les beaux sentiments qu’on fait la mauvaise littérature », nouvelle Revue d'esthétique n° 6/2010 | 15
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écrira André Gide dans son Journal en 1921, à une époque où il est taxé d’immoralisme
par la critique catholique[11].
La représentation du « Mal » est au cœur de la polémique avec les gardiens de la
morale. Gautier leur rétorque : « Proscrire de l’art la peinture du mal équivaudrait à la
négation de l’art même[12] ». Dans un de ses projets de préface aux Fleurs du mal où il
lance une pique à « ceux qui ont intérêt à confondre les bonnes actions avec le beau
langage », Baudelaire dit avoir voulu « extraire la beauté du Mal » et présente son livre
comme « essentiellement inutile »[13]. Pour Baudelaire, la beauté absout l’art. Dans
l’article qu’il publie sur Madame Bovary dans L’Artiste du 18 octobre 1857, après sa
propre condamnation survenue au mois d’août, le poète avance que « si les magistrats
avaient découvert quelque chose de vraiment reprochable dans le livre, ils l’auraient
néanmoins amnistié, en faveur et en reconnaissance de la BEAUTÉ dont il est revêtu… »
(OC, II, p. 77). Tel n’est pas l’avis des magistrats du Second Empire qui ont assigné
Flaubert et Baudelaire en justice, percevant la portée subversive de cette dissociation du
Beau et du Bien.
Radicalisant le principe romantique de la liberté de l’art qui conduit à placer l’artiste
au-dessus des lois sociales, les tenants de l’art pour l’art, de Théophile Gautier à Baudelaire,
revendiquent, en effet, le droit de faire passer les valeurs de leur art avant la morale
ordinaire. Pour eux, le Beau fonde une morale supérieure. Ainsi, dans les notes à l’intention
de son avocat, en vue de son procès, Baudelaire différencie la «morale positive et pratique
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pathologique d’un instinct de l’espèce»[14]. Il dresse un diagnostic quasi clinique des traits
de dégénérescence mentale des artistes: émotivité, exaltation de l’imagination, prédilection
pour la rêverie, aversion pour l’action, caractère impulsif, démence, inadaptation,
égotisme, absence d’instinct social, désir d’assouvir les plus vils instincts. Ces dispositions
en font des parasites et de véritables dangers pour la société, tant par l’exemple de leur
existence improductive et anti-sociale que par la confusion qu’ils sèment dans les esprits.
Mais c’est surtout dans l’exaltation de l’art pour l’art que transparaît le caractère
pathologique de la doctrine des «esthètes». Avec les parnassiens, ils prétendent que l’œuvre
d’art est son propre but; avec les diaboliques, que point ne lui est besoin d’être morale,
l’immoralité étant même préférable; avec les décadents, qu’il lui faut éviter le naturel et la
vérité; «et avec toutes ces écoles égotistes de dégénérescence, que l’art occupe un rang plus
haut que toute autre fonction humaine[15] ». Pas plus que le criminel, l’«artiste dégénéré»
ne doit être autorisé à «épanouir son individualité sous forme d’œuvres immorales».
Poussant l’analogie jusqu’au bout, Nordau va jusqu’à assimiler le second au premier:
«L’artiste qui représente avec complaisance ce qui est dépravé, vicieux, criminel, qui
l’approuve, peut-être le glorifie, ne se distingue que quantitativement et non
qualitativement du criminel qui pratique en fait ces choses-là[16]. »
Outre la peinture du Mal, le décrochage du Beau de la morale publique s’opère par la
rupture d’une autre convention classique qui veut que le traitement esthétique reflète la
hiérarchie sociale. Le traitement sérieux était en effet réservé aux personnages appartenant
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observer, représenter, plutôt que juger et prêcher. Flaubert va faire de ce principe son
éthique professionnelle[22]. Prédisposé à l’observation par son habitus de fils de médecin
ayant grandi dans un hôpital et que son père emmenait dans ses visites, il transpose ce
principe dans sa posture d’artiste.
La référence à la science sert à fonder l’autorité de l’écrivain et sa revendication
d’autonomie par rapport au champ de production idéologique. Plus qu’une posture, elle
imprègne très fortement la démarche artistique des écrivains réalistes[23], tant au plan des
sujets que de la méthode. Des personnages issus du monde scientifique font leur
apparition dans l’univers romanesque de Balzac, Flaubert, puis de Zola: ingénieurs,
savants, médecins, inventeurs, pharmaciens. Les descriptions de maladies, soins,
interventions chirurgicales, scènes de laboratoire, se multiplient. Quant à la méthode, ils
lui empruntent un regard à la fois plus distancié et plus précis sur le monde, un regard à
la fois critique et détaché. Si les romantiques ont introduit la couleur locale contre
l’abstraction classique, le courant réaliste va pousser beaucoup plus loin le souci
d’exactitude historique et d’observation minutieuse de la réalité, fondées chez Flaubert et
les Goncourt, comme plus tard chez Zola, sur des recherches approfondies et une vaste
documentation. Ce souci de documentation est déjà présent chez certains romantiques
et chez Balzac. Mais la jeune génération emprunte aussi à la science sa méthode
impersonnelle et sa «neutralité» axiologique, gages de son «objectivité».
De Balzac à Flaubert, la fonction dénonciatrice revendiquée par les écrivains réalistes
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« Si le lecteur ne tire pas d’un livre la moralité qui doit s’y trouver, c’est que le
lecteur est un imbécile, ou que le livre est faux au point de vue de l’exactitude. Car
du moment qu’une chose est Vraie, elle est bonne. Les livres obscènes ne sont
même immoraux que parce qu’ils manquent de vérité. Ça ne se passe pas «comme
ça» dans la vie[26]. »
les sciences naturelles: comme la narration scientifique, le narrateur se caractérise par son
impersonnalité et son impartialité. De là découle ce qu’on a appelé l’impassibilité du
narrateur flaubertien.
Si, comme l’ont pointé certains commentateurs, cette objectivité narrative trouve ses
limites dans l’ironie, celle-ci apparaît comme une technique supplémentaire de
distanciation du narrateur par rapport au monde décrit et constitue une marque de
détachement par rapport aux passions qui s’y agitent. Cette distance ironique est la
contrepartie nécessaire de la duplicité qui naît de la restitution du point de vue des
personnages par le procédé du discours indirect libre. Le narrateur est à la fois dedans et
dehors.
Selon Barthes, Flaubert manie l’ironie de sorte qu’«on ne sait jamais s’il est responsable
de ce qu’il écrit (s’il y a un sujet derrière son langage)», afin d’empêcher de répondre à la
question «Qui parle?»[29]. Mais en fait, l’ironie est ce qui rend possible la distinction entre
la responsabilité subjective de l’auteur, son intention, qui ne porte que sur la forme, et sa
responsabilité objective, à savoir les effets sociaux de l’œuvre indépendamment de cette
intention[30]. L’incertitude de la voix narrative est ce qui, selon Jonathan Culler, a un effet
«dé-moralisateur», parce qu’elle vide littéralement l’œuvre de son contenu moral[31].
Le recours à la technique novatrice du discours indirect libre a induit l’erreur
d’interprétation du procureur impérial Pinard: il a identifié le narrateur, l’auteur et
l’écrivain. L’avocat de Flaubert, Me Sénard, distingue quant à lui le narrateur des
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À la technique narrative qui objective les différentes perspectives sur le monde, s’ajoute
la technique descriptive réaliste, qui a également choqué les contemporains. La métaphore
médicale employée par Sainte-Beuve fut largement reprise. Le critique Paulin Limayrac,
dans le Constitutionnel du 10 mai 1857, déplore que le roman en soit arrivé, «de guerre
lasse, à se servir de la plume comme du scalpel, et à ne voir dans la vie qu’un amphithéâtre
de dissection». Cette référence négative à la médecine est retournée par les écrivains
réalistes comme source d’autorité pour fonder leur démarche. Outre Flaubert lui-même,
elle va imprégner celle des frères Goncourt (dans Germinie Lacerteux), puis de Zola et des
naturalistes.
Le réalisme renvoie au matérialisme non seulement comme méthode descriptive mais
comme ontologie, en ce qu’il écarte toute transcendance, ne cherchant la formation du
sens et des valeurs que dans les conditions socio-historiques: le roman devient
l’instrument de cette recherche, de cette étude scientifique de la société[33]. Balzac se
désignait comme un «docteur de science sociale», prenant pour modèle d’écriture
l’histoire naturelle. Zola, dont le naturalisme se présente comme une version plus
scientifique du réalisme, se réfère à l’expérimentation médicale et élabore le projet d’un
«roman expérimental».
L’observation et l’analyse sont les méthodes réalistes pour produire une meilleure
compréhension du monde social, révéler ses mécanismes, ses lois. Chez Flaubert, le
principe de composition mime le mécanisme de la causalité, les acteurs apparaissant
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