Vous êtes sur la page 1sur 206

MAUDIT MARDI !

LE MAKING OF

Textes de Nicolas Vadot


Illustrations extraites de «Maudit Mardi !», tome 1

Editions Sandawe

www.nicolasvadot.com
C ette histoire a été écrite en février 2009. J’y tenais beaucoup car elle
contenait tout ce qui fait mon univers d’auteur de bandes dessinées,
elle recèlait énormément de challenges, de difficultés tant narratives
que graphiques, elle trifouillait dans l’inconscient et elle me posait question;
un récit dont j’estimais qu’il avait une portée et un propos assez universels,
donc susceptibles d’intéresser les gens.
Je l’avais proposée à l’édition sur le site Sandawe.com, au printemps 2010,
sans vraiment croire au miracle. Mais celui-ci se produisit, un... mardi, en
plein mois d’août. Quatre mois à peine après son lancement, l’album avait
réuni le financement nécessaire à sa production grâce à 170 «édinautes»
dont voici les noms.

XAVIER ABEL-COINDOZ JEAN-PAUL DE BAETS FRÉDÉRIQUE JULIEN AMAURY PINCHART


MARC ABRAMSON JEAN-DENIS DE BOECK JOHAN KINO EMILIE PINCHART
GUY ALBACETE CHARLES DE ESTELLE KREWERAS YSALINE PINCHART
DANIEL ANGELY FAUCONVAL SÉBASTIEN LABURTE FREDERIC PINSON
NICOLAS ANSPACH ROCH DE YVES LACOSTE WILLY POCHET
JEAN AUQUIER LOMBARDON PATRICK LATHION STÉPHANE POLLENTIER
JORDAN BACHELET VINCENT DE NICOLAS LE GRELLE JEAN PIERRE PORTAL
THIERRY BALIAN LOVINFOSSE CHRISTOPHE YANN PRUDAT
MITZI BARAT JEAN-PAUL DE LÉCHARNY SANDRINE RAVET
BRUNO BARBIER MEULENEIR BENOIT LECOMTE STÉPHANE RENARD
GREGORY BARRILLET THIBAUT DE SANY THIERRY LEFÈVRE CÉLINE REY
LAURENCE BASTIN ADRIEN DE VREESE JACQUES LEIGNEL FRANÇOISE RÉZETTE
JEAN-MICHEL JEAN-PIERRE DECAIX VALÉRIE LEPOIVRE PATRICK RICHARD
BATHAZAR FRÉDÉRIC DECHANET LAURE LETENNEUR CHRISTOPHE RIGAU
VINCENT BAUDOUX SVEN DECUYPERE NICOLAS LORVO FRÉDÉRIC RIVAIN
THIERRY BELLEFROID ALAIN DESCHEPPTER STÉPHANE LUBIN FRÉDÉRIC ROLLIN
MICKAEL BELUET CHI THI DEVAL JEAN-PIERRE MAHAUX OLIVIER ROUSSEL
LUC BERTRAND BENOÎT DEVIGNE JULIE MALBRANT PIERRE SAYSOUK
FABIAN BIERMÉ ROMAIN DUSSOT PHILIPPE MARCHAND FRANCO SCALA
FABIEN BONIC DJÉLIL EL KEFI YVAN MARTIN CHRISTOPHE SENOT
FREDERIC BERNARD BERNARD ZEZNIAK SERHIY
BONNICHON EMEGENBIRN MASSCHELEIN ANTOINE SERVAIS
RAYNALD BONTEMPS JEAN-MARC EVERARD ERIC MATHIEU VINCENT SICCARDI
GREG BOOGYZ JULIEN FALGAS ROLAND MATHIEU ARNAUD STINES
THOMAS BORGNIAT THOMAS FELDSTEIN OLIVIER MAURER ERIC STREIFF
EMMANUEL EMMANUEL FERRIÈRE JEAN-PHILIPPE MELLIET GIACOMO TALONE
BOULANGER PHILIPPE FRANCOIS PATRICK MERLO XAVIER TESSE
YOHAN BRESSON RICHARD FUEHRER BERNADETTE MICHEL JEAN-PAUL TORRIS
MARYSE BRILL GUILLAUME GAUTIER CYRILLE MIÈVRE CHRISTOPHER VADOT
GUILLAUME BRISOUX JÉRÔME GAUTIER STEPHANE MOALIC SUSAN ET JEAN-
PHILIPPE BRULLAND PHILIPPE GHEM RENÉ MOREAU HUGUES VADOT
PIERRE BRUN ANTONIO GIGANTE PHILIPPE MORIN ROMAIN VALENTIN
YVES BURRI JEF GONTIER LAURENT MOUSSARD DAMIEN VAN DER
SÉBASTIEN CARICHON NATHALIE GOUPIL SEBASTIEN MUGNIOT STICHELE
SYLVAIN CAUGNIES FABRICE GRENSON REGINALD MULLER AGNES VAN
JÉRÔME CHMELEFF ARNAUD GROSS GAËTAN NERINCX GOUBERGEN
JUDITH CIOSI, OLIVIER GRZESINSKI BRUNO OUDINOT PHILIPPE VANDEN
VALERIE CONSTANT PATRICE GUATI SAÏD OUECHEN EYNDE
BRUNO COPPENS DOMINIQUE GUERIN LAURENT PANTALACCI EDDY VIENNE
LOÏC COUQUET OLIVIER GUIONNET CHRISTOPHE PATTYN JEAN-PHILIPPE VINCKE
BORIS COUTEAUX MICHAEL HAPPÉ CLAUDE PAULET FREDERIC VUONG
QUENTIN D HOOGHE JEAN-JACQUES FRÉDÉRIC PAYAN ALAIN WAHBA
FABIEN DACHY HAROTIN GAULTIER PENEAU ROLAND WIELANDTS Ce livre a également
STÉPHANE DADO ODILE JACQUEMET JEAN-PASCAL PERREIN SERGE WITTOCK obtenu le soutien des
BERNARD DAILLIET YVES JANSSENS SÉBASTIEN PERRIN sites d’information
CHRISTOPHE DARVILLE ERIC JOLY PHILIPPE PETIT ActuaBD.com et
MARTINE DAUSSOGNE LAURENT JOTTARD ISABELLE PHILIPPON Bedeo.fr, ainsi que
de l’historien de
Avant, l’édition fonctionnait en binôme: l’auteur d’un côté, l’éditeur de la bande dessinée
Gilles Ratier et des
l’autre, David contre Goliath, bien souvent, chacun priant pour qu’un lecteur soit
journalistes Nicolas
au rendez-vous une fois le livre sorti en librairie. Sandawe a changé les règles, Anspach, Thierry
d’un binôme, nous sommes passés à un triumvirat, puisque le public a voix au Bellefroid et Stéphane
chapitre dès le début de l’entreprise. Renard.
Aujourd’hui, le regard extérieur a changé et chacun des auteurs Sandawe
a ce sentiment de faire partie d’une embarcation pionnière, qui découvre un
nouveau monde, plein de surprises, de pièges et de découvertes à venir.
Pour «Maudit Mardi!», le voyage démarre aujourd’hui, grâce à vous, chers www.actuabd.com
édinautes, et avec vous, nouveaux lecteurs. Comme pour Achille, le personnage
principal de cette histoire, je vous souhaite un agréable voyage...

Nicolas Vadot, juin 2011 www.bedeo.fr


Ce livre est un supplément au tome 1 de
«Maudit Mardi !», aux éditions Sandawe.

Retrouvez toute l’actualité de «Maudit Mardi !» sur


www.sandawe.com

Gagnez des bonus et de collectors en participant à


l’édition d’albums de bande dessinée.

Voir page 202.


Les illustrations figurant dans ce livre sont sous © Sandawe, 2011.

Les textes sont sous licence Creative Commons BY-NC-ND (By -


Non Commercial - Non Derivative), ce qui signifie que vous êtes libre
de les reproduire, distribuer et communiquer selon les conditions
suivantes :
- Paternité. Vous devez citer le nom de l’auteur original avec
la mention «Textes de Nicolas Vadot, tirés de «Maudit Mardi ! Le
Making of», éditions Sandawe, 2011. www.sandawe.com.»
- Pas d’utilisation commerciale. Vous n’avez pas le droit d’utiliser
ces textes à des fins commerciales.
- Pas de modification. Vous n’avez pas le droit de modifier, de
transformer ou d’adapter ces textes.

À chaque réutilisation ou distribution de cette création, vous devez


faire apparaître clairement au public les conditions contractuelles
de sa mise à disposition. La meilleure manière de les indiquer est un
lien vers la page http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/2.0/
fr/legalcode.

Rien dans ce contrat ne diminue ou ne restreint le droit moral de


l’auteur ou des auteurs.
Avant-propos
«Pas de déclic et, surtout, pour être franc, un dessin qui n’arrive pas à nous
séduire», «Des doutes quant aux chances de succès éditorial», «Pas plus excité
que cela par la trame scénaristique», «Pas convaincu», «Ne correspond pas à
notre ligne éditoriale, malgré l’originalité»… voici quelques-unes des ré-
ponses négatives qu’a dû essuyer «Maudit Mardi» de la part des éditeurs clas-
siques, avant d’atterrir chez Sandawe et d’être plébiscité par 170 édinautes de
la première heure, en à peine trois mois et demi !

C’est dire si le fait que l’album ait été édité tient du miracle.

En effet, après avoir écrit d’une traite, ou presque, mon scénario – que j’esti-
mais être le plus abouti de ma courte carrière - en février 2009, j’étais qua-
siment certain de faire cet album chez Casterman, éditeur chez lequel mes
deux précédents opus, «80 Jours» et «Neuf Mois» avaient été édités, avec à la
clé un grand succès critique, mais qui furent deux flops commerciaux. Résul-
tat, Casterman décida d’arrêter les frais, ce qui me remit sur le marché, avec à
la clé les réponses sus citées.

Ma carrière de dessinateur de presse me prenant beaucoup de temps, avec


beaucoup plus de réussite, je décidai donc, la mort dans l’âme, en octobre
2009, de mettre un point final à ma carrière d’auteur de BD. La mort dans
l’âme, car «Maudit Mardi» me tenait vraiment à cœur, concentrant tout ce que
j’aimais faire en bande dessinée, à savoir développer un univers à la lisière
entre le réel et le fantastique, en utilisant un dessin réaliste pour illustrer une
histoire qui ne l’était pas, avec des obsessions récurrentes, telles que la peur
de la mort et le manque de racines. Mais malheureusement, je ne rentrais pas
dans les cases – ce qui est un comble pour un auteur de BD ! – et ce que je
faisais n’était pas «à la mode», n’ayant jamais cherché à l’être.

Et puis un matin de janvier, en plein été – j’habitais encore en Australie, à


l’époque, et dans l’hémisphère sud, les saisons sont inversées – sur les coups
de 19 heures – 9 heures, à Bruxelles – j’entends ce petit sujet de Thierry Bel-
lefroid, journaliste de bande dessinée renommé, sur les ondes de la RTBF, la
radio publique belge francophone, à propos de ce nouvel éditeur, Sandawe.
Je vais de suite chercher cela sur internet, m’y reprenant à plusieurs fois,
après avoir écorché phonétiquement le nom «Sandawe», et je contacte
Patrick Pinchart, qui me répond dans la journée, à ma grande surprise, me
disant qu’il avait beaucoup aimé ma première série publiée avec Olivier
Guéret au Lombard, «Norbert l’Imaginaire». Je lui parle de «Maudit Mardi»,
pour lequel le dossier était totalement prêt : scénario complet dialogué,
intentions générales, présentation des personnages et cinq premières
planches terminées et mises en couleur.

Je présente le projet à Patrick comme étant mon «Edward aux mains


d’argent» à moi, le chef d’œuvre de Tim Burton constituant, avec «Heat» de
Michael Mann, l’un de mes deux films cultes. Pas totalement convaincu lui
non plus par le scénario, Patrick aime en revanche beaucoup le dessin et l’uni-
vers, et décide de tenter le coup.

Trois mois plus tard, le dossier est prêt à être mis en ligne. Grand moment
de solitude, car j’ai bien conscience que je joue là ma dernière cartouche. Si le
projet échoue lamentablement, les internautes donnent raison aux éditeurs
classiques et je peux définitivement ranger mes ambitions d’auteur.

Le départ est lent, très lent : à peine 3000 euros le premier mois. Sans le dire
à Patrick, je me suis donné six mois pour financer le tout, sinon je raccroche.
Au bout de deux mois, 5000 euros. Pourtant, je décide de faire comme si
de rien n’était, comme si cet album allait se financer : je réalise donc une à
deux planches par semaine et je les mets en ligne. Je commence aussi à me
piquer au jeu de l’édition participative, en publiant des bonus sur le site, tel
un making-of de deux planches.

Au mois de juin, deux mois et demi après le lancement, j’en suis pénible-
ment à 7000 euros investis, sur 34000 nécessaires. Puis les choses s’accélèrent,
grâce notamment au financement réussi d’ «Il Pennello», de Perrotin et Allais,
fin juin, puis de celui de «Maître Corbaque», de Zidrou et E411, fin juillet.
Les 50 % de financement de «Maudit Mardi» sont atteint début août, alors
que, au milieu de tout cela, je viens de quitter l’Australie avec femme et
enfants en bas âge, pour me réinstaller à Bruxelles, tout en préparant «200
dessins qui fâchent», un recueil de dessins politiques à paraître à la rentrée
suivante.
Vers le 10 août, les 70 % sont atteints. Les 30 % restant seront financés en 48
heures, en plein cœur de l’été 2010, certains allant même jusqu’à miser 2000,
3000, voire 7000 euros d’un coup ! Le dernier jour, Thibault De Sany achète le
solde, plus de 4000 euros. Le projet est financé, nous sommes le 17 août, un…
mardi !

Sans encore exister, «Maudit Mardi» a déjà gagné plus d’argent que pas mal
d’albums déjà en librairie.
Le processus suit alors son cours, j’attends de recevoir mon container venu
d’Australie, dans lequel se trouvent mes planches et mes ordinateurs, pour
me remettre à l’ouvrage début novembre.

En avril 2011, je m’aperçois que je ne tiendrai pas en 80 planches, mais qu’il


m’en faudrait trente de plus. Le dilemme est le suivant : sortir un seul gros
volume, tout en demandant un an de plus d’attente aux édinautes, ou alors
couper le projet en deux et rouvrir le financement, avec tous les risques inhé-
rents. C’est la seconde option que nous avons choisie.

Dans ma carrière, à l’exception de «80 jours», qui avait reçu une proposition
ferme de trois éditeurs, tous mes projets ont été un parcours du combattant.
«Norbert l’Imaginaire» a par exemple mis sept ans à exister. «Neuf Mois» avait
suscité des débats au sein de Casterman.

Pourtant, je pense bien que «Maudit Mardi» est celui dont je suis le plus fier,
car c’est véritablement un projet rescapé. Et tout cela, grâce aux édinautes,
qui ont su me faire confiance et m’accompagner dans l’aventure éditoriale
qu’est Sandawe. J’espère que cet album comblera leurs attentes et que,
comme Achille, ils largueront les amarres pour sortir des sentiers battus, en
attendant d’avoir le fin mot de l’histoire, en septembre 2012.

Merci à tous.

Nicolas Vadot, 28 juin 2011


Introduction
«Maudit Mardi !» est un projet qui a germé dans mon esprit pendant de lon-
gues années, inconsciemment, avant de s’imposer petit à petit, pour «sortir»
de terre début 2009, alors que je venais de terminer Neuf Mois. Une chanson
fait le lien pour moi entre les deux albums : «Stateless», de U2 : «I’ve got no
home in this world, just gravity, luck and time.»

«Maudit Mardi !» est une histoire


sur le manque de racines. Elle croise
au départ deux idées : la première,
celle d’un homme qui vient de s’enra-
ciner – au sens propre du terme – sur
la terre où il a toujours vécu, à la suite
du décès de ses parents ; la seconde,
lorsqu’il apprend quel jour de la
semaine il va mourir. Ces deux idées
entrecroisées serviront de prétexte
fantastique et de porte d’entrée à
une histoire beaucoup plus réaliste
évoquant la relation du personnage,
Achille, avec son amour de jeunesse,
Rebecca, l’espoir d’aller la retrouver
l’obligeant à prendre des risques, se
découvrir et sortir de sa petite vie bien rangée.

Ce projet est dans la lignée de mes précédents albums, Norbert l’Imaginaire


(Lombard ), 80 Jours (en collaboration avec Olivier Guéret, co-scénariste) et
Neuf Mois (Casterman), qui tous traitaient d’une sorte de découverte de soi,
via un univers mi-fantastique, mi-réaliste.

Mon activité principale de dessinateur de presse m’incite à réfléchir chaque


jour sur les conflits à l’échelle politique, sociale et planétaire. Mon travail
d’auteur de BD s’attache parallèlement à fouiller dans les conflits internes à
chaque être humain, ceux-ci se révélant souvent transposés dans le «vrai»
monde.

Nicolas Vadot
Pour démarrer, la couverture.
Celle-ci est tombée tout de suite, c’est un
agrandissement d’une case de la première
planche. Quand il s’agit de la couverture, au
plus on fait d’essais, au plus on tâtonne, au
plus on a de chances de se planter. Il faut
avant tout faire confiance à son instinct,
ce qui était le cas ici : composition simple,
couleurs chatoyantes, typo lisible : que
demander de plus ?

Je me souviens d’une phrase de Tibet,


le dessinateur de «Ric Hochet», qui avait
dit un jour que la règle d’or, c’était de ne
présenter à l’éditeur qu’un seul projet de
couverture, car si on lui en montrait plu-
sieurs, on était certain qu’il allait choisir le
plus mauvais !

Pour ce qui est du titre, il s’est imposé à moi au tout début de l’écriture.
J’ai d’abord eu l’idée d’un type qui apprenait quel jour de la semaine il allait
mourir. Il me suffisait de choisir le jour. Le mardi est mon jour préféré de la
semaine, pour diverses raisons. «Maudit Mardi !», me suis-je alors dit, juste par
esprit de contradiction ! Je suis allé «googler» ce titre aussitôt, convaincu qu’il
existait déjà : eh bien non ! Enfin si, un livre pour enfants paru il y a une quin-
zaine d’années portait le même titre, mais la comparaison s’arrêtait là…

Quant à la «catchline», je la trouvais imparable :

«J’ai appris quel jour de la semaine j’allais mourir. Six jours sur sept, je suis
indestructible».

Une «catchline», ou «ligne d’accroche», c’est tout un art. L’ancêtre de la


culture Twitter : tout résumer en très peu de mots.
J’en ai toujours gardé quelques-unes célèbres en tête, dont quatre me
viennent à l’esprit: «In Space, no one can hear you scream» (Alien), «Schmidt
happens» (About Schmidt), «On the air, unaware» (The Truman Show), «Vous
ne la connaissez pas encore, mais elle vous déteste déjà» (Tatie Danielle).
Un homme de bois
1 : Planches 01 à 04, le «pitch.»

Bien que je sois catalogué – à tort, à mon


avis – comme auteur «arty», j’essaie pourtant
d’être le plus lisible et efficace possible. Pour
moi, le dessin et la mise en scène sont toujours
au service de l’histoire. Si bien que j’adopte
des règles simples, que l’on retrouve chez des
raconteurs pourtant bien loin de moi, comme
Jean Van Hamme : les cinq premières planches
doivent instaurer le postulat de départ, «plan-
ter le décor» ainsi que l’intrigue. Ici, le fait
qu’Achille apprend quel jour de la semaine il
va mourir, d’une part, qu’il est enraciné, d’autre
part.

Si l’on ne prend pas le lecteur par la main dès les premiers instants, il y a
peu de chances qu’on parvienne à le rattraper par la suite.

Ceci dit, la première planche, qui est toujours une page de droite, échappe
un peu à cette règle de l’efficacité à tout prix.

Dans la plupart de mes précédents albums, la séquence d’ouverture fut


d’ailleurs ajoutée alors que l’album était quasiment terminé, comme dans les
trois «Norbert l’Imaginaire» et dans «80 Jours».
Rien de tout cela ici, où la pre-
mière planche est aussi la pre-
mière à avoir été dessinée dans
son entièreté, bien qu’elle ait été
raccourcie, comme le montre ce
storyboard initial, où la scène des
claquettes durait presque toute la
planche, ce qui était trop long.

Je pose ici deux actions dis-


tinctes, mais le lecteur ne le sait
pas encore, bien qu’il soit intrigué
par l’incongruité entre ce couple
exécutant un numéro de cla-
quettes et cet homme assis sur
une plage, regardant passer un
bateau avec ses jumelles, que je
dévoile petit à petit, en le mon-
trant d’abord en très gros plan,
caché par ses jumelles, comme si
ce qu’il regardait était plus impor-
tant que lui.

Je le montre ensuite de dos, puis de face, mais de loin, titillant la curiosité


du lecteur. Cette planche est d’ailleurs mise en scène comme un soufflet :
cases 1 à 4, on s’approche et on s’éloigne des personnages, cases 5 à 9 aussi,
suivant le même procédé, pour instaurer une rythmique et une symétrie
narrative.

En fin de planche, je le pré-


sente, il s’appelle Achille. Très
important : donner très vite au
lecteur quelques informations
qui lui permettront de s’attacher
au personnage, la première
étant son nom.

Je n’ai bien entendu pas choi-


si ce prénom au hasard, quand
on connaît la suite de l’histoire,
car tout le monde fera le lien
entre Achille et le talon d’Achille.
Son apparence physique a longtemps constitué un problème : au départ, il
était noir, avec de grosses lèvres et un faciès vraiment négroïde.

Puis il est devenu blanc, comme en atteste ce croquis.

Pour finir, j’ai décidé de couper la poire en deux,


pour déstabiliser le lecteur et rendre l’origine ethnique
d’Achille géographiquement non identifiable.
Voici un comparatif des premières planches, dans la première et la deu-
xième version. J’ai pas mal pataugé avant d’arriver au résultat final, mais c’est
souvent comme cela que je fonctionne quand je démarre un livre : je dois
d’abord faire le vide et me débarrasser du précédent album, avant de plonger
dans le suivant, d’où quelques approximations de départ.

La voix off a également été source de questionnements : que lui faire dire,
et par qui ?
En première instance, c’était une voix off «classique». Mais je n’arrivais pas à
savoir qui racontait tout ça. Si c’était moi, l’auteur, cela n’avait aucun intérêt.
Ensuite, c’était lui, Achille, qui parlait. Oui, mais à qui ?...
Jai donc décidé d’introduire un autre personnage: Rebecca, que l’on ne
découvrira «en vrai» que planche…28 ! Mais comme cela, le lecteur se sen-
tira plus investi et partie prenante, puisque Rebecca écrit non seulement à
Achille, mais aussi à ce bon vieux lecteur (ou lectrice) que vous êtes !
Voici diverses étapes du storyboard.


En lisant ces pages, vous constaterez que j’ai gommé beaucoup de texte,
comme de coutume. J’ai également contracté ce début d’histoire, pour lui
offrir un maximum de densité. Ce qui fait quatre planches dans la version
finale en faisait au moins le double dans le storyboard initial ! C’est vraiment
du travail d’écrémage, incontournable pour que l’album tienne la route sans
perdre de temps au départ.

Dans ces premières planches, je joue la sobriété, tant dans le découpage


que dans le rythme des cases, alors que ce que je montre est pour le moins
«bizarre» : un homme enraciné. Je joue en fait de ce contraste pour désta-
biliser le lecteur et lui donner envie de connaître la suite. C’est du «teasing»
scénaristique, ni plus, ni moins !

Les couleurs sont dans le même registre : apaisantes, comme si le lec-


teur avait l’impression d’âtre assis à côté d’Achille le bienheureux et qu’une
agréable brise de mer venait lui caresser la peau.

Planche 2, la mise en scène est on ne peut plus


simple : les cases 1 et 2 ne forment qu’un seul dessin,
mais la coupure force le lecteur à faire un traveling
vers les pieds, que je montre en gros plan case d’après.
Et cette mouette qui est venue se
poser dans les cases, sur la pointe
des pieds, que fait-elle là ? Du reste, à
peine avait-on remarqué se présence
que, crac, elle vole la vedette et se met
à parler. Ça y est, l’histoire est lancée
et j’informe directement le lecteur que
l’on vient de basculer dans le fantas-
tique, puisque les mouettes ne parlent
pas dans la «vraie» vie.
Je pense que la mouette rieuse pré-
sente dans «Gaston Lagaffe» a inspiré
celle-ci, de loin…

D’ailleurs, ce n’est pas totalement une


mouette, mais un croisement avec une
colombe, puisque l’extrémité de ses ailes n’est
pas noire. J’habitais à Canberra à l’époque et
le lac autour duquel je faisais mon footing
quotidien était envahi par les mouettes, que
je suis donc allé prendre en photo.
À Canberra, nous avions également
énormément de cacatoès, une espèce en
voie de disparition, sauf à Bornéo et sur
la côte est de l’Australie. Ils font un raffut
du tonnerre et ont une crête d’iroquois
très facilement identifiable, si bien qu’à
un moment donné, j’ai failli remplacer
les mouettes de «Maudit Mardi !» par des
cacatoès, avant de me raviser, pour garder
un côté plus universel.

Quand la bestiole volante s’adresse à lui, Achille est aussi incrédule que
le lecteur, ce qui renforce le phénomène d’identification. Et la mouette lui
balance le pitch, puis s’en va, comme une reine de beauté qui vient d’ouvrir le
bal, pour ensuite prendre la poudre d’escampette et rentrer chez elle, laissant
Achille et le lecteur impuissants face à la tempête – scénaristique et réelle –
qui s’apprête à s’abattre sur eux.

J’écoutais beaucoup de musiques diverses, comme en atteste la bande


originale compilée au moment de l’écriture et de la réalisation de premières
planches, qui figure à la fin de ce livre.
2 : Planches 5 à 7, place au chaos.

Changement radical de ton, de


cadrages et de couleur, planche 5 :
d’une paisible balade romantique,
on passe au cauchemar, comme si
on venait d’écouter Ella Fitzgerald
pendant une heure et que soudain
le juke box avait décider de passer
du Nirvana ou du Killing Joke.

J’utilise ici pas mal de clichés liés


à la dramatisation : du rouge, des
éclairs, du tonnerre… Et le pire,
c’est que je prends un plaisir fou
à faire dans le grand guignol très
chorégraphié, à la limite de la paro-
die !

En effet, le fait que ce chapeau se


dirige vers la hache, la fasse tomber
et que celle-ci arrive comme par
magie aux pieds d’Achille, alors qu’en
fin de scène, ce bon vieux chapeau
se pose délicatement à côté d’Achille,
tout cela relève de la chorégraphie et
de la mise en abîme pure et simple,
comme si je délivrais un message
subliminal au lecteur : «Attention,
tout ceci est trop bien agencé pour
être vraiment réel !».
Rétrospectivement, je me suis rendu compte que j’avais été influencé par
la scène d’ouverture d’un Astérix qui m’avait beaucoup marqué durant mon
enfance : «Le Devin». La scène me terrorisait à chaque fois : le village gaulois
est noyé par un orage démentiel et les habitants sont tous réunis, convaincus
que le ciel leur tombe véritablement sur la tête, le tout renforcé par l’arrivée
de cet étranger drapé dans une peau de loup : le devin !

Les Gaulois invoquent tous les dieux pour se protéger, jusqu’au fameux
Amora, dieu de la moutarde. J’en riais aux éclats à chaque fois.

Ma culture bédéphile était réduite à la portion congrue, enfant, pour une


raison simple : ma mère est britannique et la bande dessinée ne faisait pas
partie de sa culture. Si bien que jusqu’à l’âge de 18 ans, je n’ai rien lu d’autre
qu’Astérix, Lucky Luke et Gaston Lagaffe (avouez qu’il y a pire, comme bases !),
ainsi que la Rubrique-à-brac de Gotlib, dans un autre registre.
J’ai découvert la BD «ado-adulte» en entrant en études supérieures, à L’ERG,
à Bruxelles, en 1989.
Dans ces planches 5 à 7, je pousse Achille dans ses derniers retranche-
ments, l’obligeant à se sortir de cette mauvaise passe, coûte que coûte.

La scène où il se tranche les jambes est la plus casse-gueule (à tous les sens
du terme) de ce début d’album : le lecteur habitué à de la narration classique
risque de refermer le livre aussi sec, mais j’assume. Je le bombarde ici d’infor-
mations, pour lui embrouiller l’esprit, tout en l’incitant à découvrir comment
ce pauvre Achille va se sortir de là.

Le trajet du chapeau m’a été inspiré par la scène d’ouverture de l’un de mes
films cultes, «The Big Lebowski», des frères Coen, où la caméra suit un galu-
rin qui s’envole vers Los Angeles, alors que le cow-boy narrateur nous pose
l’intrigue en voix off, en nous présentant Jeff Bridges, alias «The Dude».

J’adore cette faculté qu’ont les Coen à instaurer un décalage permanent,


oscillant entre la farce et le tragique. En regardant leurs films, on ne sait jamais
si l’on doit rire, pleurer ou avoir peur. Du grand art.
3 : Planches 8 et 9, le calme après la tempête.

Il faut savoir ménager son lecteur et lui reposer les yeux, après trois
planches visuellement éprouvantes, qui lui ont demandé beaucoup d’efforts
de concentration, notamment en raison du nombre élevé de cases.

Planche 8, je fais donc l’inverse : deux


cases, dont une fondamentale, qui
constitue la première image mentale de
l’album : les pieds coupés à la hache.
Les images mentales sont très impor-
tantes dans la BD. Il faut savoir en distiller
à intervalles réguliers, pour marquer
l’inconscient du lecteur. Le maître en la
matière est Hergé : dans «Le crabe aux
pinces d’or», par exemple, la grande case
en une planche de Tintin, Haddock et
Milou (avec un grand os dans la gueule)
marchant au milieu du désert en est
l’exemple le plus criant.
Je fais pareil, cette image des
pieds coupés à la hache devant
hanter le lecteur tout au long de la
lecture, à tel point que je la réutilise-
rai trente-cinq pages plus loin, lors
d’un cauchemar d’Achille, qui fera
écho à ces premières planches.

Autre film qui m’avait marqué :


«Seven», de David Fincher, notam-
ment la scène finale, qui atteint le
paroxysme de l’horreur, sauf que
pour la première fois du film, il
ne pleut pas ; au contraire, la séquence est écrasée sous un soleil de fin de
journée, au milieu du désert. Ici, même chose : il fait beau, le plan est lumi-
neux, mais Achille doit faire face à l’horreur absolue : il vient de se mutiler et
s’arracher les deux pieds ! Pourtant, pas une goutte de sang, ni de souffrance
physique, d’où le décalage. Le personnage est seul face au lecteur, et inverse-
ment.

Planche 9, le constat est posé, il s’agit de «se sortir de ce mauvais pas»,


comme le dit lui-même Achille, qui semble s’adresser au lecteur, directement.
La page est découpée en gaufrier, pour une question de rythme et de musi-
calité. Je mets mon personnage – et mon scénario – à l’épreuve : comment
continuer à marcher sans tenir debout ? Comme si Achille se battait contre
cette nouvelle donnée scénaristique : il est décapité par le bas.

Dans mon script de départ, il se passait alors plein de choses : Achille ram-
pait jusqu’à sa maison, allait à la cave, se bourrait la gueule, pleurait un bon
coup, se posait mille questions. Cela aurait peut-être fonctionné en littérature
ou en cinéma, pas en BD, art de l’ellipse par excellence.
Donc je coupe et l’envoie directement dans son atelier, planche 10, pour
remédier à cette fâcheuse situation.

Cette planche 9, assez légère dans son contenu,


permet une respiration presque comique, au sein
d’un album pratiquement dénué d’humour, alors
que la situation décrite est pourtant un peu gro-
tesque. Paradoxe supplémentaire…

Mine de rien, ces neuf premières planches ont


allumé presque toutes les mèches de l’album : pré-
sentation d’Achille, introduction de Rebecca, de la
mouette, des pieds tranchés, du maudit mardi, de
la hache, du chapeau, du bateau et des danseurs
de claquettes.

Sans oublier ce torse de femme dans sa robe rouge, planche 1, qui constitue
en fait la première image mentale, avant même celle des pieds tranchés.
Cette case, énigmatique, est un pion essentiel de la mise en place, une
image qui va s’installer dans le cerveau du lecteur comme un virus silen-
cieux dans un ordinateur. Elle suscite le désir, la passion, la violence (due au
rouge vif, quasiment absent par ailleurs, les ciels pourpres pendant l’orage
étant cassés par du bleu). Qui est cette femme dont on ne voit pas le visage ?
Rebecca ? Probablement. Mais pas certain… Je ne reviendrai plus du tout sur
cette case pendant de nombreuses pages, exprès…
Moralité, il faut savoir manipuler son lecteur depuis la première seconde.
Auteur de BD est un métier de pur démiurge.
Lève-toi et marche
Planches 10 et 11

Je travaille toujours mes planches par deux, en fonction de la double page


sur laquelle elles apparaîtront en vis-à-vis dans l’album imprimé. J’essaie de
toujours tenir compte de l’impact visuel de la double page dans son entiè-
reté, car avant de les «lire», le lecteur va «voir» ces deux pages en un seul coup
d’œil ; il faut par conséquent que chacune présente une certaine harmonie
visuelle, sans que l’une ne «mange» l’autre au premier regard.

La réalisation d’une planche me prend en général entre 20 et 30 heures,


soit deux ou trois jours de travail.
Storyboard

Avant de m’aventurer dans le dessin à proprement parler, je fais un sto-


ryboard de la séquence.

Ici, figure 1, dans ma première version, tout


tenait sur deux tiers d’une planche, la partie
gauche s’étant finalement retrouvée planche 9
dans l’album. Ce premier découpage aurait tenu
le coup pour un album de 46 planches, mais
comme celui-ci en fait 80, je peux me permettre
de prendre plus de temps.

Par ailleurs, j’estimais que cette scène méri-


tait plus de place, narrativement parlant. J’ai
donc décidé de lui donner deux pages entières
(Figures 2 et 3).
Photos

Parfois, je travaille d’imagination, mais la plupart


du temps, je fais des photos.

Ici, j’ai la chance d’avoir un beau-frère qui


possède un atelier de bricoleur digne d’un vrai
capharnaüm, que j’ai depuis longtemps voulu
mettre dans une BD. J’ai donc pris une trentaine
de clichés, histoire de me couvrir, pour ne finale-
ment en garder que six.

Pour la maison, je suis allé dans mon quartier, à


Canberra, et j’ai trouvé cette petite maisonnette,
typique de la ville. Je trouvais qu’elle ferait une
jolie petite bicoque perdue sur l’île d’Achille, alors
que dans la réalité, ces maisons se trouvent en
zones totalement urbaines.
Dessins

Une fois le storyboard effectué et les photos prises, je peux commencer à


passer à la réalisation proprement dite. Chaque case est en fait un crayonné
réalisé au format A3, que je scanne, recadre et réduis, pour que cela devienne
finalement une case. Je scanne les dessins soit à 300 DPI, soit à 400, soit plus
grand, afin de pouvoir jongler avec les textures et zoomer dans mes docu-
ments, donnant au trait une valeur différente, selon l’effet souhaité. Tout est
ensuite recomposé dans Photoshop. Bref, je ne travaille plus du tout à l’an-
cienne, dans le sens où je ne fais plus de planches véritables, ma technique se
rapprochant plus du montage, si bien que la planche définitive naît sur mon
écran beaucoup plus que sur la feuille de papier.

Pour les cases réalisées d’après photo, soit je décalque (quand il n’y a pas de
personnages, ou seulement des gros plans excluant les visages), soit je redes-
sine, en recopiant une photo d’attitude. Je ne décalque jamais des attitudes
de personnages, car cela donnerait un résultat raide : je préfère recopier,
quitte à laisser des défauts dans les proportions, car cela donnera plus de vie.
Il m’arrive souvent de voir des BD où je sens tout de suite que le personnage
a été décalqué, si bien qu’il ressemble à un pantin. Par ailleurs, ma technique
de crayonnés «bruts» me permet de laisser des dessins inachevés quand il le
faut. En fait, je ne m’arrête pas quand j’estime que le dessin est terminé, mais
quand il a apporté toutes les informations narratives et visuelles nécessaires.
Parfois c’est très fignolé, parfois cela reste à l’état d’ébauche.

En terme de cadence de narration, j’adore les gaufriers, qui donnent beau-


coup de rythme et évitent le bavardage graphique de cases aux formats
«explosés». Hergé était le maître en la matière : ce qui importait se trouvait à
l’intérieur des cases, et non dans le format de celles-ci.
Les huit premières cases de la planche 11 contrebalancent la planche 10 -
où les plans étaient très larges et volontairement statiques - et fonctionnent
de manière très «cut», afin de bien souligner l’activité du personnage, occupé
à réaliser plein d’opérations multiples et équivalentes, pour sculpter ses pieds
en bois.

Mais pour ajouter du rythme et impliquer le lecteur, j’avais besoin de gros


plans d’Achille.
Pour les cases 1 et 7, j’ai fait un seul dessin, bien plus large que la case elle-
même, et j’ai ensuite zoomé dedans, afin d’accentuer la tension dramatique.
Le premier plan est scanné à 300 DPI, le second à 600, afin de grossir le trait,
puisque l’on s’approche du personnage. (Je sais, c’est un peu technique, mais
les spécialistes comprendront…) Cette séquence très découpée terminée, je
ponctue par une rupture de rythme et une longue case censée exprimer le
contentement du personnage, une case «panoramique» étant toujours plus
apaisante qu’une case étriquée.

Là encore, je dessine plus grand que la case, et je recadre dans Photoshop,


afin de millimétrer l’effet voulu.

Ses yeux regardent vers le bas et nous invitent à voir ce qu’il voit, à savoir le
résultat de son travail.
Restent enfin les plans de coupe, à savoir les images extérieures de la mai-
son. Très importants, ces plans permettent à la fois une respiration visuelle
et une accélération narrative, dans la mesure où ils soulignent la journée qui
s’écoule, donnant ainsi par ricochet plus de consistance aux scènes inté-
rieures, qui s’allongent dans la durée, comme par magie.

J’ai pris le parti de n’utiliser que deux points de vue, l’un de face, l’autre de
profil, à nouveau pour des questions de rythme.

Le fait d’utiliser exactement le même dessin pour trois cases différentes


répond à un souci d’efficacité : le lecteur ne doit pas se concentrer sur le
cadrage, mais sur les couleurs.

Inconsciemment, je me suis inspiré de Monet et de ses séries comme les


meules de foin, dont la démarche autant que le résultat m’avaient toujours
marqué.
Couleurs

S’il y a bien un poste que je ne déléguerai jamais dans mes albums, c’est le
coloriage, qui relève pour moi autant du dessin que les crayonnés à propre-
ment parler. Je pense toujours en couleur, depuis le storyboard. Cela vient de
mon activité de dessinateur de presse, d’une part, où la couleur joue un rôle
narratif primordial. Lors de mes études à Saint Luc, j’ai un peu étudié les théo-
ries de Chevreul sur la couleur, ainsi que ce qu’en ont fait ses élèves directs, les
impressionnistes, mais surtout les pointillistes et les Fauves (Matisse, Derain,
Van Dongen, etc.), qui ont poussé la logique jusqu’au bout. Et en BD, un album
m’avait fortement marqué lorsque j’étais étudiant : «La chambre nuptiale», de
Bézian, où la couleur joue un rôle primordial. Idem au cinéma avec «American
Beauty», de Sam Mendes, où l’utilisation du rouge est brillantissime et joue
directement sur l’inconscient, sans que cela ne soit jamais appuyé lourdement.

Techniquement parlant, les dessins au trait sont placés sur un calque dans
Photoshop, et les couleur sont apposées sur un autre calque, exactement
comme au temps du bon vieux bleu de coloriage, lorsque l’informatique
n’existait pas.

Je commence toujours par tapisser le fond d’une couleur de base, et puis


j’ajoute les autres par petites touches. J’ai travaillé de longues années avec des
couleurs «réelles» (gouaches, acryliques, écolines, pastels, etc.) et j’applique
plus ou moins les mêmes règles aujourd’hui, mais informatiquement, si bien
que sur mes précédents albums, certains croyaient que je coloriais au pastel !
Bruitages

Plus j’avance dans la BD, moins je mets de textes, car la bande dessinée
est à mon avis un art avant tout visuel. Le début de cet album est comme le
précédent - Neuf Mois - quasiment muet. J’adore le début d’un film comme
«There Will Be Blood», de Paul Thomas Anderson, où le personnage ne dit pas
un mot pendant le premier quart d’heure, alors qu’il est tout seul au milieu
du désert. C’est un tour de force narratif que d’arriver à captiver le spectateur
uniquement grâce aux images et aux bruitages.

Dans cette scène-ci, le fait de mettre plein de bruitages me permet de


renforcer le rythme et d’obliger le lecteur à lire autant qu’à regarder, et donc à
passer plus de temps sur cette séquence, ce qui aura pour effet d’avoir davan-
tage de chances de marquer son inconscient…
Le grand voyage
Planches 12 à 17

Au moment de réaliser les planches 12 à 17, j’étais en pleine «course au


financement» sur Sandawe. Le projet avait été lancé en avril 2010 et pendant
un mois ou deux, les investissements n’étaient pas fameux, si bien que j’étais
un peu découragé, ne sachant pas si ce que j’étais en train de dessiner allait
être publié un jour.

J’ai donc pris le taureau par les cornes, m’apercevant que ce que voulaient
voir les édinautes, ce n’était pas des bouts de ficelle, mais de vraies planches.
J’ai donc pris le parti de leur en donner, à peu près quatre par mois.
Par ailleurs, j’habitais encore en Australie, mais le retour vers l’Europe se
précisait et je savais que j’allais devoir arrêter l’album pendant au moins trois
mois, le temps de m’installer et de récupérer mon container, dans lequel se
trouvaient mon ordinateur principal, mon écran… et mes dessins ! Je m’étais
donc fixé comme objectif d’arriver à la planche 17 fin juin, avant de faire mes
valises.

Si bien que pour moi, ces planches sont une mise en abîme : Achille s’ap-
prête à faire le grand saut, moi aussi. Sauf que lui quitte son île natale pour
l’inconnu, alors que moi, je revenais chez moi, à Bruxelles.
Vous connaissez la suite – heureuse – de l’histoire : le projet a décollé
durant l’été, pour finir en trombe et se financer en plein mois d’août, au milieu
de la torpeur estivale, alors que, paradoxalement, «Maudit Mardi !» était en
chômage technique, mes planches se baladant quelque part dans un bateau
entre Sydney, Singapour et Anvers !

Cerise sur le gâteau, le financement fut bouclé un… mardi !!


1 : Planches 12 et 13, la quiétude chirurgicale

Les planches 12 et 13 comptent parmi mes préférées de l’album, car elles


jouent sur presque rien, en terme d’action, mais reposent avant tout sur
les ambiances en clair-obscur. Plus jeune, j’étais fasciné par les tableaux de
Georges de La Tour et la puissance visuelle qui en émanait, uniquement grâce
à l’éclairage, nocturne, à la bougie, le plus souvent.

Plus tard, j’ai découvert Caravage, Delacroix, jusqu’à mon premier grand
choc «en vrai» : le Fifre, de Manet, exposé au musée d’Orsay, qui venait
d’ouvrir. Ce sont ces peintres-là qui m’ont forgé.

Bien que la bande dessinée soit un ton nettement en dessous de ces grands
maîtres, je prends un plaisir fou à «allumer» une case, comme le montrent les
différentes étapes du coloriage du strip 4 de la planche 12.
Il s’agit vraiment de donner au lecteur l’impression qu’il a marché à tâtons
dans une pièce très sombre et qu’on allume subitement la lumière, comme si
on l’éblouissait.
Lors des trois premiers strips de la page, je voulais faire ressentir l’impres-
sion de quiétude feutrée d’Achille, qui vient de récupérer l’usage de ses
jambes. Mis à part le fait qu’il porte des prothèses de bois, la scène est pour le
reste très classique, très intimiste. Je pensais que c’était le moment idéal pour
introduire une nouvelle information de première importance : la mort de sa
mère, comme si l’on partageait son deuil avec retenue, sans faire de bruit,
sur… la pointe des pieds.

On découvre son intérieur, très sobre, mais sans distinguer grand chose :
pour le moment, Achille nous est pour ainsi presque un inconnu qui se
dévoile, par petites touches.

Dans une scène quasiment monochrome, il convient de mettre une touche


de couleur qui dénote par rapport au reste, sinon ça risque d’être plat et
illisible, donc inefficace, comme on peut le voir ici. Je triche donc en gardant
au T-shirt d’Achille sa couleur d’origine. Idem pour ses autres vêtements, ainsi
que sa peau, plus quelques éléments signifiants, comme le haut de la bou-
teille, le bouchon et le fond de vin dans le verre.
Sans oublier le rai de lumière prove-
nant de la cave, case 1, pour faire le lien
avec la scène précédente.

Tardi explique cela très bien, avec


«Adèle Blanc-Sec» : quelque soit l’envi-
ronnement où Adèle se trouve, de jour
comme de nuit, les couleurs de ses
vêtements restent les mêmes, pour une
question de lisibilité.

Cases 9 et 10, je choisis un plan extérieur, pour laisser Achille seul avec son
deuil, mais je montre son parcours dans la maison, avec la lampe qui s’allume
dans une autre pièce. Au lecteur d’imaginer l’action et sa durée, lors de ces
deux cases. Une fois de plus, plus on lui laisse d’espace, plus le lecteur s’appro-
priera le récit.

Deuxième élément narratif important de cette séquence : la valise. C’est en


la dessinant, ainsi que son contenu, que j’ai eu l’idée d’insérer la correspon-
dance avec Rebecca en voix off, ce dès le début de l’histoire (voir making of
planches 01 à 09). Comme souvent, je retouche d’anciennes scènes après en
avoir dessiné de nouvelles.
Mine de rien, dans ces deux planches, je mets
beaucoup de cases, je présente beaucoup d’éléments
narratifs importants (la mort de la mère – sur laquelle
je n’insiste pas du tout – la valise et les lettres de Re-
becca), je dois donc être extrêmement précis dans les
cadrages, pour ne jamais disperser l’œil du lecteur.

Planche 13, par exemple, c’est la lampe


allumée de la case 5 qui va «rayonner» sur
la planche, comme un phare distillant la
lumière autour de lui. Le jaune de la lampe va
rebondir sur le jaune de la carte postale case
1, l’abat-jour de la case 2, de celui de la case
3, du reflet sur le doigt d’Achille, case 4, sur le
chemin de sable, case 9, sur la plage, case 10,
pour terminer sur le ferry boat, case 11.
À ce détail près que le ferry boat est tout petit, vu de loin, intercalé entre
les pieds d’Achille, qui plus est. Si bien qu’avec tout cela, je force le lecteur à
zoomer dessus, l’incitant ainsi à tourner la page, puisqu’il aimerait bien voir ce
ferry boat de plus près, et en vrai, sans le filtre des jumelles d’Achille, au début
de l’histoire.

Les cases 8 et 9 des planches 12 et 13 se répondent, placées au même


endroit, mais en inversant le traveling : planche 12, on s’approche de la mai-
son, planche 13, on s’en éloigne, de la même manière que l’on s’est approché
au plus près d’Achille, pour maintenant s’éloigner de son univers d’origine.
Cela illustre l’avantage de travailler en quasi gaufriers et d’être très classique
dans le découpage de l’extérieur des cases, avec le plus souvent quatre strips
de hauteur égale.

Je réutilise également le principe des meules de Monet (voir making-of


planche 10 et 11), procédé qui sera répété durant tout l’album, pour être en
phase avec le compte à rebours des jours de la semaine. Le jour se lève, se
passe et se couche, inexorablement.
La dernière case de la planche 13 clôt un chapitre, faisant office de résumé
visuel de ces 13 premières pages.

Juste avant cela, la case 10 faisait le lien avec la planche 8. Ce dernier strip
nous incite donc à effectuer la transition, renforcée par le champ contre-
champ : on regardait derrière, comme Achille, enraciné dans ses certitudes ;
on va maintenant regarder devant, planche 14…
2 : Planches 14 et 15, l’appel du grand large.

Merci James Horner et sa fantastique musique de «Titanic» ! Je l’ai écou-


tée en boucle en dessinant cette séquence. Les planches 12 et 13 étaient
sombres, intimistes, avec de petites cases bien étriquées et pour la plupart
carrées ; maintenant, il faut faire le contraire : plan large, grande case, action
et couleurs ultra lumineuses. Et non plus une, mais plusieurs mouettes, qui
semblent nous dire qu’Achille est enfin prêt à faire comme elles et voler de ses
propres ailes.

Le strip 2 est un exact champ contrechamp de la planche 1, mais le lecteur


le perçoit totalement différemment, maintenant qu’il a vécu cette première
partie de récit avec Achille.
La case 5 sera réutilisée planche 42, car elle fait office d’image
mentale, comme si ce bateau fendant la mer était un couteau
séparant l’ancienne vie d’Achille à la nouvelle.

Comme expliqué dans le making-of


des planches 18 à 21, j’ai eu du mal à
trouver la documentation adéquate
concernant le ferry boat. J’en ai donc
trouvé plusieurs sur internet, et j’ai
mélangé le tout.

Et je suis allé revoir «Titanic», le film, cette fois, pour voir comment James
Cameron s’y prenait pour filmer un bateau au large et comment il arrivait à
varier les plans pour donner cette impression de grande liberté face à l’im-
mensité de l’océan.

Règle 1 : tourner autour du navire et montrer trois côtés: l’avant, l’arrière et


le flanc droit, puisque l’on va de gauche à droite, le bateau avançant. Si l’on
montre le flanc gauche, c’est comme si le navire allait dans l’autre sens.
Règle 2 : varier les plans : plans larges, plans d’ensemble, plongées, contre-
plongées, ras du sol, ou le contraire : POG (Point Of God).

Strip 3, j’incline la ligne d’horizon, puis je la


relève ou l’abaisse de case en case, pour accen-
tuer cette impression de roulis que l’on éprouve
lorsque l’on est sur un bateau. Le lecteur doit
à ce moment-là être presque physiquement
transporté.

Mais tout cela est contredit par le texte de Rebecca en écriture off, si bien
que la confrontation entre l’entrain des images et la tristesse des textes crée
une ambiguïté, comme une fausse note qui incite à vouloir connaître la suite.

Techniquement parlant, j’ai pour habitude de dessiner à part tous les élé-
ments non liés à la gravité.

C’est le cas ici des mouettes, dont


voici toute une tribu, dans laquelle
je vais piocher tout au long du livre,
mais en changeant leur définition,
certaines étant scannées à 300, 400,
500 ou 600 dpi, suivant qu’elles
soient loin ou proches de nous.
Voilà l’un des nombreux avantages
de la bande dessinée sur le cinéma :
on peut tout contrôler, même le vol
des oiseaux !
Planche 15, je pousse la respira-
tion plus loin, en prenant une page
entière, uniquement accompagnée
d’un insert. Un insert que j’ai ajouté
au dernier moment, pour renfor-
cer l’impression de mouvement du
bateau, ainsi que la distance parcou-
rue et le temps écoulé.

Serge Perrotin, scénariste d’ «Il Pennello» - premier album financé de San-


dawe, deux mois avant le mien - me fait remarquer que la houle ne va pas
dans le même sens entre les deux cases, ce qui n’était pas fait consciem-
ment. Mais au final, je trouvais que cela donnait plus de mouvement au tout,
comme si le bateau passait à la vitesse supérieure pour tracer dans l’océan.

Je ne prévois jamais des pleines pages à l’avance. Au contraire, je me fie à


mon instinct : si j’estime, à tel moment, qu’il faut une respiration, je mets une
pleine page, et puis voilà. Ici, j’avais ajouté plein de textes, puisque j’avais de
l’espace, mais cela cassait tout effet de respiration, justement. Cette planche
doit se lire vite, reposer l’œil et l’esprit en même temps.

La séquence se passe de nuit, car celles-ci seront très importantes tout au


long du livre. Cette nuit-ci va me permettre, planches suivantes, de commen-
cer à entrer dans les névroses du personnage.

Et cette mouette qui vole bien au-dessus du paquebot a un peu l’air de pla-
ner comme un vautour au-dessus d’un cadavre… Un signe du destin ?…
3 : Planches 16 et 17, piqûre de rappel.

Eh oui, ne l’oublions pas, le


postulat de départ est quand
même assez angoissant :
Achille mourra un mardi, ce
que la mouette, devenue
pour le coup terrifiante,
met un point d’honneur à
lui rappeler. Mais il s’agit-là
d’un cauchemar, alors que
précédemment, c’était dans
la «réalité». Je brouille donc
un peu plus la frontière entre
monde réel et onirique.

Planche 16, j’introduis un nouvel élément : le journal intime, qu’Achille nous


ouvre, à nous lecteurs, nous faisant ainsi passer le message que nous sommes
vraiment des gens importants, puisque nous avons le droit d’aller voir dans
son intimité.
Visuellement, je renforce cette idée de proximité en isolant ces cases illumi-
nées par des plans nocturnes.
Narrativement, on assiste à un croisement : Achille écrit dans son journal
intime, alors qu’en voix off continue la correspondance épistolaire de Rebec-
ca, assez intime, elle aussi. Cerise sur le gâteau, elle lui reproche de ne pas lui
écrire.

La case 2 est la plus importante de la planche, car elle distille tous les élé-
ments importants, en tournant autour de la source de lumière, comme c’était
le cas planche 13, comme pour résumer le personnage à quelques objets : ses
pieds en bois, son chapeau, sa valise, son journal intime, sa figure hirsute et -
last but not least - le hublot, nous rappelant qu’il a entrepris un grand voyage.

Il y a un côté un peu suranné et nostalgique dans cette séquence, de


manière totalement assumée : je veux sortir mon lecteur de l’époque actuelle,
pour l’emmener vers un autre univers. Moi qui ai 40 ans, quand j’étais (plus)
jeune, on écrivait encore aux gens après les vacances, par la poste, en atten-
dant parfois plusieurs semaines la réponse tant désirée de la belle… Au-
jourd’hui, avec un email, ça va plus vite, mais ça a perdu de son charme…

Cette planche 16 n’est pas la


plus fluide ; j’aurais très bien
pu la faire courir sur deux
pages plutôt qu’une, mais
j’estimais que ce n’était pas le
moment de perdre du temps,
d’autant plus que le texte de
Rebecca devient plus joyeux
et «surfe» sur une période
bien plus longue, accélérant
de fait le rythme de l’histoire.
Nous avons donc un nouveau contraste : planche 14, il y avait de la lumière
dans les images, mais le texte était sombre, alors qu’ici, c’est l’inverse. Et au
plus Rebecca se fait légère dans ses lettres (elle pose des questions à Achille
sur sa vie sentimentale), au plus à l’inverse Achille est rattrapé par ses dé-
mons.

Dans son journal intime, Achille écrit le mot «Hawkmoon» : c’est donc vers la
ville qu’il va en premier, comme s’il lui donnait une identité propre. J’ai choisi
ce nom d’après une chanson de U2 présente sur «Rattle And Hum», intitulée
«Hawkmoon 269», dont j’ai mis la première phrase en exergue au début du
livre.

C’est une chanson dont les textes sont «Bono-issimes», oscillant toujours
entre l’ombre et la lumière, le calme et le chaos, exactement comme mon
personnage.

Mes deux influences majeures ont toujours été U2 et Tim Burton.

J’ai donc logiquement appelé


l’île d’Achille «Skellington», comme
Jack Skellington, le héros de «The
Nightmare Before Christmas». Oli-
vier Guéret me dira sûrement que je
ne peux pas m’empêcher de placer
mes références à chaque fois, mais
j’assume !

Toutes les scènes de ville se


passent à Sydney, mais par souci
narratif, j’ai débaptisé la ville, afin de
rendre l’histoire plus évanescente
et «fantasmagorique», en la sortant
du réel. Et «Hawkmoon», c’est assez
angoissant. D’autant que j’ai appris par la suite que c’était le titre d’une série
de romans de science-fiction, ainsi que d’un jeu vidéo apocalyptique. Le jeu
vidéo n’étant pas du tout mon univers, je ne suis pas allé vérifier…

La planche 16 comportait une séquence «gag» dans le storyboard, que


voici. Un storyboard qui a, du reste, pas mal évolué, quand on le compare aux
planches finales. Parfois, je me dis que j’ai mis de côté certaines bonnes idées,
mais bon, il faut savoir faire des choix, dans la vie…
Planche 16 du storyboard, au réveil, Achille a oublié qu’il s’est dévissé les
pieds, tente de se lever et se ramasse lamentablement. Malheureusement, ça
ralentissait le rythme et n’apportait pas grand chose. «Coupé au montage»,
donc !

Planche 17, c’est un climax, avec la première incursion du rouge vif depuis la
page… 1 et la robe de la danseuse de claquettes.

Là, en plus, je fais déborder la case,


comme si cette mouette nous atta-
quait de face et nous hurlait dessus.
Achille se réveille brusquement et hop
! Je change à nouveau totalement de
gamme chromatique, la case 3 faisant
le lien entre le monde onirique et le
monde réel.
Dernière case, Achille a l’air émerveillé
en voyant ce que nous avions découvert
en petit, sur une carte postale jaunie.
Mais apparemment, si l’on en croit son
regard, la vue en vaut le coup d’œil.

Bref, le lecteur n’a qu’une seule solu-


tion pour satisfaire sa curiosité : tourner
la page et ressentir ce que l’on éprouve
à chaque fois que l’on prend le ferry à
Sydney et que l’on se retrouve nez à nez
avec Circular Quay, l’opéra à gauche et le
Harbour Bridge à droite, deux éléments
que j’ai sciemment enlevés du cadre,
toujours pour «désituer» la ville !

Bon voyage, Achille…


Hawkmoon
1 : Travail en patchwork

Après les planches 10 et 11 de «Maudit Mardi !», voici un nouveau making-


of, d’une séquence très compliquée, les planches 18 à 21, qui nous montrent
l’arrivée d’Achille dans Hawkmoon, marquent la fin du premier quart de
l’album - l’introduction - et amorcent le portrait psychologique de Rebecca,
perçue pour le moment de manière uniquement épistolaire.

La planche 19 est la première sur laquelle j’ai travaillé, à partir de photos,


en mars 2009, alors que je venais de terminer mon scénario. Je ne savais pas
encore où allait se retrouver cette planche, mais une chose était certaine :
j’avais envie de dessiner la ville de Sydney, d’une manière ou l’autre.

La double-page 20-21 est arrivée


un an plus tard, alors que le début de
l’album était déjà lancé. Mais j’ai des-
siné cette double page dans la même
logique que la 19. Après cela, il fallait
trouver un liant.
Comme dans «80 Jours» et «Neuf
mois», je suis sur un album à forte pa-
gination, je peux donc me permettre
des double-planches panoramiques.
La case 1 de la planche 18 a été dessinée en avril 2010, car j’en avais besoin
pour la mettre sur la carte postale que retrouve Achille dans la valise sous
le lit, chez lui, planche 13. Ces quatre pages sont donc un patchwork pur et
simple.

Une fois la vue complète réalisée, il suffisait d’ajouter les autres éléments,
tels que le hublot et la mouette.

Au départ, Achille arrivait dans cette ville, en totale contradiction avec son
univers solitaire, et la visitait en même temps que nous, mais sans aucune
voix off. Puis m’est venue l’idée de la correspondance avec Rebecca, car je me
suis rendu compte que j’avais besoin de donner plus d’infos au lecteur sur
elle, avant qu’on ne la découvre en vrai.

Le contenu de ces lettres, qui s’étend sur plusieurs planches, n’est pas très
folichon et volontairement assez «plat», mais doit nous faire comprendre
plusieurs choses : 1 : cette fille avait besoin de s’échapper de son île. 2 : Elle a
d’abord eu un conte de fées avec cette ville, avant de déchanter. Pas à cause
de la ville, mais de sa vie en général. 3 : Elle n’a pas l’air très heureuse, de
manière structurelle. D’ailleurs, elle nous dit qu’elle voit un psy. 4 : sa relation
avec Achille - qui reste encore assez évasive, au lecteur de remplir les blancs,
car c’est son album, après tout… - s’est étiolée au fil des années, pour finale-
ment s’arrêter totalement, semble t-il.

Je glisse également plein d’infos sans en avoir l’air,


infos dans lesquelles j’irai piocher dans quelques
pages.

Le lecteur aura par exemple


noté que Rebecca parle beaucoup
des parents d’Achille. Or, celui-ci
vient d’enterrer sa mère, comme
montré sur le faire-part de la
planche 12.

Par ailleurs, souvenez-vous, au tout début de l’histoire, Rebecca expliquait


son départ de l’île de Skellington par l’ambiance qui régnait chez elle, entre
ses parents. Il semblerait donc que les parents d’Achille lui aient servi de réfé-
rents de substitution. Quel est le rapport de Rebecca à Achille ? Que vient-il
chercher à Hawkmoon ? On n’en sait rien, puisque jusqu’ici, à part avec une
mouette, il n’a parlé à personne…
De Simon Glonek dans «Norbert l’Imaginaire» à Edmond dans «80 Jours»
et Colin dans «Neuf mois», mes personnages ont tous une vie intérieure
beaucoup plus foisonnante que ce qu’ils ne laissent transparaître à l’extérieur.
Et pour cause, ils servent de costume au lecteur, qui doit pouvoir se glisser
dedans et voyager ensuite au centre de ses propres angoisses, si possible…

L’usage de la voix-off peut vite


s’avérer lourdingue, à la longue, raison pour
laquelle je contourne le problème en faisant
de celle-ci le contenu d’une relation épis-
tolaire, d’une part. D’autre part, la voix-off
s’arrête planche 19, pour de bon. De plus,
j’ai la possibilité de faire parler les silences,
certaines cases étant muettes, d’autres,
non. Si bien que l’on assiste à une dichoto-
mie narrative, le début de cet album s’étant
déroulé sur quatre jours, jusqu’à présent -
du jeudi au dimanche - alors que la corres-
pondance écrite survole plusieurs années.

Je trouvais ce rythme intéressant, narrativement parlant, surtout par rap-


port au moteur narratif de ce livre : les jours de la semaine. Et cette première
semaine va faire un bon tiers d’album. Après, ça va s’accélérer. Mais pour l’ins-
tant, le but de séquences comme celle-ci est de nous faire oublier le compte à
rebours jusqu’au prochain mardi.

Dernier détail concernant


la voix-off : j’ai demandé à ma
tendre épouse de rédiger les
lettres de Rebecca, car il me
fallait une véritable écriture
féminine, pas une police
informatique.

Sans m’en rendre compte,


je retrouve ici une de mes
influences : Jacques Tati.
Le grand escogriffe qui se
balade dans un monde de
modernité avec lequel il fait
un peu tache.
Et paradoxalement, Achille paraît plus isolé, entouré d’une foule de
gens, que lorsqu’il était effectivement seul sur son île. Mais dans ces quatre
planches, il vole au-dessus de la mêlée, à la manière de la mouette, son ange
gardien qui le suit depuis le début. Le lecteur en oublierait presque le postu-
lat à caractère fantastique du début : cet homme marche avec de faux pieds.
L’intrigue nous revient donc en pleine poire à la fin de la planche 19, lorsqu’il
se tient la cheville.
2 : La mise en scène «objective»

Volontairement, j’adopte des ca-


drages sobres, car les décors sont très
chargés et la mise en scène doit, à ce
moment de l’histoire, garder un carac-
tère «objectif», démonstratif et peu
narratif : pas de scène d’action, donc
pas question de faire bouger la ligne
d’horizon ou d’incliner les plans.

Sauf case 1, planche 19, où je


montre la vitesse de monorail, qui
ébranle un peu Achille, au point d’en
incliner la case.

Pour le reste, je fais voyager l’œil du lecteur à l’aide des couleurs, qui fonc-
tionnent en triangle, ou bien d’éléments comme la mouette. Par exemple,
planche 18.

Triangle rouge : les tons jaunes.


Triangle bleu : les tons bordeaux.
Triangle violet : les tons bleus.
Flèches vertes : le parcours de la
mouette, qui nous permet de balayer
la planche du regard, avant d’en sortir.

Plus on multiplie les triangles colo-


rés ou visuels, plus on fera «tenir» la
planche. Sans oublier la page d’à côté,
qui doit elle aussi tenir le coup avec
celle qui l’accompagne.
La case 2 de la planche 18 m’a
donné beaucoup de fil à retordre, et je l’ai
construite par couches successives.

Comme point de départ, j’avais un gros


problème : je n’avais pas la documentation
pour le ferry-boat. J’ai tenté de trouver
une maquette, en vain. Alors je me suis
documenté sur internet, j’en ai trouvé une
trentaine de différents et j’ai mixé le tout.
Le lecteur attentif se rendra compte, sur la
planche 14, notamment, que le ferry n’est
jamais le même d’une case à l’autre ! Mais
bon, la BD, c’est aussi l’art de la triche !

Mais case 2, planche 18, il a vraiment


fallu que j’invente.

Je pars donc de ceci, un bateau pourri


dans un port asiatique quelconque.
Auquel j’ajoute un avant-plan pêché sur
une photo prise dans une station de ferry
de Sydney, que j’agrandis. Je me retrouve
avec une entrée dans un port qui sonne
désespérément vide, sans profondeur de
champ. Aucun intérêt.

J’ajoute donc deux choses : des gens


dans le bateau et une balustrade à l’avant-
plan. Mais ça ne suffit toujours pas.

Je vais aller coller une foule à l’avant-plan, à laquelle j’ajoute un quatrième


avant-plan, l’homme sur la gauche, parce que j’avais besoin d’une masse colo-
rée pour équilibrer le triangle que forme sa chemise avec celle du personnage
de la case 3 et la dame de la case 4, comme expliqué plus haut.
Pour les autres cases, lorsqu’il y a des foules informes et des bâtiments, je
décalque des photos, vaguement, en table lumineuse, afin de me retrouver
sur ma feuille de papier avec une simple structure. C’est là que le dessin au
crayon gras (6B ou 7B, en général, et mal taillé, de préférence) prend tout
son sens : si je cherchais à reporter ça à la plume ou au pinceau, ce serait vite
très raide et bancal. Là, en revanche, je ne regarde plus du tout la photo de
départ, je réinvente les formes en me basant sur ma structure de base, quitte
à faire des erreurs de dessin ou de perspective, mais en sachant que de toute
manière, la couleur viendra par la suite clarifier les choses. Si bien qu’au final,
je fais du croquis ultra-détaillé, paradoxe supplémentaire. Et une fois de plus,
j’assemble les plans séparément : ici, le personnage est ajouté au décor.

Idem pour les couleurs : je ne regarde pas les couleurs «réelles» de la photo
de départ. Une fois que je me lance, les couleurs ne servent jamais à faire
joli ou avoir l’air «réaliste», mais à raconter une histoire qui va entrer dans
l’inconscient du lecteur.

Évidemment, pour travailler de la sorte, je prépare minutieusement mon


coup à l’avance. Dans ce cas-ci, je suis souvent allé à Sydney et j’ai pris à peu
près 200 photos du centre-ville, après avoir fait mon story-board, sachant
donc exactement ce que je cherchais. Idem pour l’hôtel dans lequel Achille ira
dans quelques pages, soigneusement choisi et dans lequel j’ai passé une nuit,
exprès. La maison de Rebecca a subi le même sort, mais ça, vous le verrez
dans quelques mois, à l’occasion d’un autre making-of…
En revanche, je l’avoue, je ne me suis pas coupé les pieds à la hache…

Dernier détail en matière de coloriage : il fallait faire comprendre, presque


inconsciemment, qu’une journée entière se passe durant la visite d’Achille.
Chaque case a donc été «lissée» d’un petit filtre à 25 % d’une couleur matinale
(le bleu), de mi-journée (le jaune) et de fin de journée (le orange), au fur et à
mesure que la journée s’écoule.
Voici par exemple la case 4 de la planche 18 sans le filtre, et avec.

Notez que le pull de la fille à droite a changé de couleur une fois la planche
montée, précisément pour former un triangle coloré jaune.
3 : La musique

Small Craft On A Milk Sea (Brian Eno)


Low (David Bowie)
Wah-Wah (James and Brian Eno)

J’ai beaucoup écouté «This Town» de Frank Sinatra, en écrivant la scène.


Je suis ensuite parti à la recherche de musiques adéquates pour vraiment
entrer dans la séquence. Quand j’ai une scène complète à faire, il me faut une
coloration musicale, qui va de pair avec ce que je dessine. Parfois, j’ai ça en
stock, parfois non. Case 2, planche 18 (l’arrivée du bateau dans le port), évi-
demment, c’était «Titanic», de James Horner ! Mais ce que j’aime également,
c’est d’aller fouiller sur iTunes à la recherche de musiques que je ne connais
pas encore, et qui marqueront la séquence en cours. Ici, j’ai acheté le dernier
album de Brian Eno, «Small Craft On A Milk Sea», en profitant pour me replon-
ger dans les autres disques que je possède de lui, notamment «Another Day
On Earth» ou «Wah-Wah», un album génial réalisé avec James, qui repêche
les bouts de musique non repris sur l’album «Laid» (1993), de James, produit
par… Brian Eno. Je suis même remonté à «Low», de David Bowie.
4 : De l’usage – homéopathique – des inserts

Je ne suis pas du tout fan des inserts, en BD. Souvent, cela ressemble à du
bavardage graphique. Mais parfois, il faut savoir faire exception à la règle.
Pour la double-page 20-21, mon but était d’abord que le lecteur s’y perde. Je
l’avais donc laissée telle quelle, sans les inserts. Mais le risque avec cela, c’était
que les gens sortent de l’intrigue, pour regarder une belle image. Or, je ne fais
pas de l’illustration, je raconte une histoire et je dois pour ce faire tenir mon
lecteur par la main, du début à la fin.

Les deux inserts donnent donc de la dynamique et une rupture de rythme,


comme un grand mouvement de caméra, car l’œil du lecteur voit plusieurs
choses en même temps : la grande vue panoramique ET le gros plan d’Achille
qui lève la tête, sur un fond laissé volontairement abstrait. Cet insert en haut
de la planche 20 permet de faire le liant avec la page précédente, en amor-
çant une dynamique gestuelle : Achille relève littéralement la tête. D’ailleurs,
j’ai pris la dernière case de la planche 19, j’ai effacé la tête pour en mettre une
autre, afin d’obtenir cet insert.

Ainsi, nous avons une plongée


simple (la vue d’Achille levant la tête,
insert planche 20), puis une méga
plongée panoramique (la ville), et
enfin on termine au ras du sol, avec
l’insert de la planche 21, comme
si l’on suivait le vol en piqué d’un
oiseau. En fin de parcours, une fois
les inserts ajoutés, j’ai foncé la vue
panoramique de 20 %, à l’exception
de la mouette, pour tout mieux faire
ressortir.

Dernière chose concernant le parcours de l’œil: les lignes verticales des


buildings à droite de la vue panoramique de la ville convergent vers les deux
personnages de la case en insert, planche 21. Ces lignes «rebondissent» vi-
suellement sur les phylactères, permettant ainsi d’encercler les personnages,
afin de bien les faire ressortir.
5 : Inciter le lecteur à tourner la page !

Cette case mise en insert planche 21 devait au départ ouvrir la planche 22.
Mais en la casant ici, j’amorce la séquence suivante, pour inciter le lecteur à
tourner la page, puisque j’introduis un nouveau personnage (la serveuse –
qui est-elle ? serait-ce Rebecca ?), que je montre exprès de loin, pour susciter
l’envie de s’en approcher, et donc de tourner la page.

Last but not least, la


planche se termine par une
question que pose Achille.
Pour avoir la réponse, le lec-
teur n’a d’autre solution que
de tourner la page, une fois de
plus…

Quant à la fille qui marche à


côté d’Achille, elle se trouvait
sur ma photo de départ (sans
les deux personnages prin-
cipaux): je l’ai laissée, car elle
semble marcher vers l’exté-
rieur de la case, nous incitant - elle aussi - à aller voir ce qui se trouve page
suivante, à la tourner…

Voilà, en tout, une petite centaine d’heures de travail, qui se liront en une
minute, mais c’est ça aussi qui fait le charme de la création…
Selina
Planches 22 à 28

L’introduction terminée, voici une longue séquence de transition, avant


d’arriver au véritable cœur de l’histoire. J’ai tendance à prendre mon temps
– parfois trop, pourrait-on me reprocher ! – pour planter mon intrigue. Cepen-
dant, j’espère qu’il n’y aura pas trop de temps morts, car j’avais besoin de faire
passer bon nombre d’informations à travers cette séquence sans «plot point»,
mais qui présente un nouveau personnage, puis un autre, avant d’arriver –
enfin !! – à l’héroïne ! Je ne saurai s’il faut couper ça et là que lorsque l’album
sera terminé, malheureusement !

Pour plus de confort, je vous propose de d’abord lire attentivement ces


sept planches, puis de passer au making-of qui suit.
1 : Premier personnage féminin

Voici donc Selina, un personnage secondaire, mais qui me servira plus tard,
en filigrane, et qui possède en outre le mérite de faire diversion et d’amener
de la concurrence – fût-elle fantasmée – à Rebecca. Pour Selina, mon modèle
physique était Uma Thurman dans «Pulp Fiction», elle-même calquée par
Tarantino sur l’actrice Louise Brooks. Quant au prénom, il provient de Selina
Kyle, la secrétaire de Max Shreck dans «Batman Returns».

Je me suis amusé à faire un seul dessin de Selina, toujours cadrée de la


même façon, en modifiant quelques détails à chaque fois, pour bien montrer
le changement dans ses émotions, comme une actrice à qui l’on demande de
prendre plusieurs poses différentes. Le procédé est beaucoup plus efficace
ainsi, plutôt que de la cadrer sous cinq angles différents. En revanche, planche
23, strip 2, je change d’angle de vue, pour renforcer l’effet, d’autant que la
contre-plongée donne une idée de domination sur le personnage d’Achille,
lui-même montré en plongée et baigné dans une lumière rouge, les yeux
écarquillés.
Planche 22 et 23, mine de rien, les
névroses d’Achille commencent à se
mesurer à la réalité : c’est un handicapé,
un handicapé de la vie, qui ne peut pas
tenir sur ses deux jambes sans artifices,
comme le montre cette séquence. Mais
là, vous lecteurs avez une longueur
d’avance sur Selina, car vous savez quel
secret cache Achille sous ses chaussures.
Selina est une «pré-Rebecca», en quelque sorte. Indice
supplémentaire : les mouettes. Apparemment, Selina en
possède une elle aussi, qui semble bien s’entendre avec
celle d’Achille…

J’ai pas mal raccourci la scène de dialogue entre les


deux personnages, qui trainait en longueur, alors que le
lecteur commence à vraiment vouloir entrer dans le vif
du sujet, mais, précisément, je le fais languir un peu plus
longtemps.

Comme pour les portraits de Selina, je recours au


procédé de la répétition dans les trois images en pied
des deux personnages, afin que le lecteur se concentre sur les petits change-
ments signifiants dans leur gestuelle. Mais là, en plus, j’essaie quelque chose
que je ne fais en général jamais : je les sors du décor, à nouveau pour une
question de rythme et d’efficacité : le lecteur doit se concentrer sur les per-
sonnages avant tout.

Planche 23, je pousse la logique plus loin en


enlevant non seulement le décor, mais en sortant
en plus Achille de la case, le faisant déborder sur les
autres, et en cassant le côté réaliste de la couleur,
pour lui appliquer un filtre rouge (que je répète
quelques cases plus bas) : grâce à tous ces éléments
et ce code rouge, déjà utilisé lorsqu’il faisait un
cauchemar dans le bateau, avant d’arriver en ville, je
sors Achille du cadre narratif «normal», pour le plon-
ger dans ses démons intérieurs. Procédé à utiliser
avec parcimonie, si l’on veut lui garder son efficacité.
Dans ces deux planches, je me permets beaucoup de cases, pour accentuer
la rupture avec les quatre pages précédentes.

Ici, on entre dans une autre rythmique, celle de la confrontation entre deux
personnages. Le découpage est là pour faire ressentir au lecteur les diffé-
rentes tonalités de la séquence, comme ici, planche 23 :

Ligne bleue : Plan d’ensemble de


la ville, l’œil allant de bas en haut,
puisque nous sommes en page de
droite et que le lecteur vient de
terminer le bas de la planche 22.
Puis le sens de lecture va en zigzag,
butant sur le haut de la case, tel
une boule de flipper, continuant
ensuite son chemin comme un
électroencéphalogramme qui s’agite
soudainement, la tension montant.

Ligne violette : même chose, le


point d’orgue de cette mini-scène se
trouvant dans la main d’Achille : la
vis qui s’est échappée de sa cheville.

Ligne verte : La tension se calme


un peu, le sens de lecture aussi : d’un
zigzag, on passe à une courbe.

Ligne jaune : À nouveau de l’action, cette fois-ci en plans altérnés : D’un


côté Achille qui saute sur sa valise pour chercher un tournevis, avant que
Selina ne revienne. De l’autre, Selina qui rentre à l’intérieur du restaurant pour
trouver l’adresse de Rebecca. Dans ce cas, j’incline la ligne d’horizon : vers la
gauche pour les scènes avec Achille, vers la droite pour celles avec Selina.

La case 2 de cette planche a été refaite une fois l’album terminé. pour
découvrir le résultat, aller au chapitre Post scriptum

Je me retrouve planche suivante avec un casse-tête classique pour tout


dessinateur de bande dessinée: une scène de dialogue sans action véritable,
qu’il faut tâcher de rendre intéressante visuellement, en restant dynamique,
sans que l’image ne vienne détourner l’attention - qui doit être focalisée sur
le texte -, mais tout en veillant par ailleurs à ce que le texte n’appauvrisse pas
tout l’impact visuel de la page. J’en profite
donc pour montrer d’autres pans de la ville,
avec une grande case centrale, histoire de
faire respirer la narration. Ainsi, le lecteur se
concentre sur les mots, mais capte en même
temps une multitude de petits détails qui
agissent dans son cerveau comme un bruit
de fond derrière le dialogue. Règle d’or: s’il y
a beaucoup de texte, je mets peu de cases, et
inversement. De plus, quand le lecteur ouvre
la double-page, si celle de gauche comporte
autant de pavés de textes que celle de droite,
il y a risque d’indigestion. Bref, la planche
24 était bavarde, la suivante sera presque
muette.

La planche 25 marque une coupure : après s’être confronté pour la pre-


mière fois de l’album à autrui – autre élément important – Achille est de nou-
veau seul, happé par un personnage sous-jacent de l’intrigue : Hawkmoon, la
grande ville.

Strip 1, je fais courir le texte de


la planche 24 sur la 25, pour lier le
tout, comme ça on ne sait pas si
Achille a vraiment prononcé ces
paroles apparemment incongrues
(mais apparemment uniquement,
rassurez-vous…), où si les deux per-
sonnages les ont pensées en même
temps. Ce strip est important, car il
me resservira dans une cinquantaine
de pages, et le pavé de texte crée un
lien avec ce que disait la mouette à
Achille, planche 5.
Tout comme le dialogue entre Selina et Achille, planche 24, nous rappelle
l’ouverture de l’histoire, planche 1, que le lecteur devait en principe avoir
complètement oubliée avant cette séquence.

Pour des cases comme ci-dessous, je mets la musique du film «Heat» et je


plonge instantanément dans l’ambiance du chef d’œuvre de Michael Mann.

Il me fallait montrer l’immensité de Hawkmoon, par contraste avec l’ile


d’origine d’Achille, afin de le mettre en position d’insécurité latente, perdu
dans ce monde aux antipodes du sien. Mais son ange gardien – la mouette
– est toujours là, donc pas de panique. Et à propos d’Antipodes, l’un de mes
édinautes s’appelant «Antipodes», crac, il donne son nom à la rue où habite
Rebecca, car tout cela collait bien ensemble, puisque c’est Sydney qui a servi
de base visuelle…
2 : Une question de mise en scène

Pour la séquence suivante, l’arrivée devant la maison de Rebecca, j’avais


d’abord pensé faire aller sonner Achille directement, mais je trouvais cela
un peu abrupt. Là, au contraire, je m’amuse avec de la mise en scène pure ,
souvent basée sur la répétition de cases identiques, avec quelques variantes
de cadrage ou de couleur, ou encore des correspondances de plans - comme
pour la façade de la maison de Rebecca, vue sous trois angles différents,
planches 26, 27 et 28, tel un traveling en pointillés.

Comme modèle, j’ai choisi la maison d’un couple d’amis à Sydney, qui
habitent à Coogee, l’un de mes quartiers préférés de la ville, situé dans les
Eastern Suburbs, face à l’océan, pas dans la baie où se trouvent les célèbres
Opera House et Harbour Bridge, monuments que je ne souhaite pas montrer,
car Hawkmoon doit garder un côté «anonyme», impossible à situer sur une
carte du monde.

Comme la scène était storyboardée depuis longtemps, j’ai pris les plans
exacts dont j’avais besoin.

Dans cette scène, je fais monter la sauce, préparant le climax qui arrivera
planche 29. Car après tout, pour Achille, c’est une autre vie qui pourrait com-
mencer, bien que l’on ne sache pas encore tout de ses motivations exactes.
Je veux faire ressentir ce sentiment du gars qui va à un premier rendez-
vous, comme un adolescent perdant ses moyens et n’osant pas se jeter à l’eau.
Sauf qu’ici se crée un début de malaise, renforcé par les couleurs, car Achille
va à un «rendez-vous»... dont il est seul à connaître l’existence, si bien qu’il
pourrait presque être apparenté à un rôdeur. C’est peut-être ce que se disent
les gens qui passent en voiture dans la rue, planche 26...
Et son premier contact visuel avec Rebecca constitue l’inverse totale du
romantisme : elle est en train de sortir ses poubelles dans la rue !

Dans ma première version de cette scène, il n’y avait pas les bulles où
Achille répète «341, boulevard des Antipodes», avant d’arriver devant chez
Rebecca. Ayant fait lire la séquence à un ami proche, celui-ci me fit remarquer
que l’on ne comprenait pas trop ce qui se passait, au risque de perdre le fil.
J’ai donc rajouté ces accroches, en pensant à cette phrase de Tardi, qui estime
qu’une «case de BD sans texte est quasiment une case inutile»... De plus, le
fait d’ajouter cette répétition renforce l’obstination du personnage, focalisé
sur une idée fixe.

D’autres informations sont disséminées,


qui vont atterrir en pleine face du lecteur
d’ici quelques pages : en effet, j’égrène
lentement les jours, prenant soin à chaque
fois de montrer le lever et le coucher
d’Achille, si bien que la première semaine
de l’histoire fera 40 planches ! Les 40 sui-
vantes seront nettement plus accélérées.
Cet album se découpera vraiment en une
face A assez calme et une face B très ryth-
mée. Je reviens donc à «Low» de David
Bowie, mais en inversé !

La scène où il se prépare, planche 27, était différente dans le story-board :


en voix off, il répétait ce qu’il allait dire à Rebecca. Finalement, j’ai trouvé ça
lourd et j’ai tout coupé, sauf la phrase faisant écho à leur histoire ancienne.
Cela m’arrive très souvent : j’écris des tartines
de dialogues dans mon script, qui fondent
comme neige au soleil au fur et à mesure que
j’avance dans les dessins. D’où l’intérêt pour un
dessinateur d’être son propre scénariste.

Par ailleurs, je n’avais pas prévu de couper


la barbe d’Achille, mais finalement, cela rend
la scène plus narrative et je ferai repousser la
barbe plus tard, ce qui me donnera une car-
touche d’émotions supplémentaire.

Enfin, j’arrive à placer un petit gimmick que je glisse dans chacun de mes
albums : une scène où le personnage principal se regarde dans le miroir.

Planche 28, voici Achille qui sonne


enfin à la porte et là, boum, nouvelle
déception : ce n’est pas Rebecca, mais
une femme austère, entre deux âges.
Le pauvre Achille s’était préparé à la
fameuse rencontre, comme un sportif
prêt à la seconde «S», et crac, je lui
colle un personnage secondaire dans
les jambes, juste pour lui faire perdre
sa concentration.
Dans le script, le personnage s’appelait Mme Alice, mais comme j’ai une
édinaute qui s’appelle «Véralice», eh bien j’ai modifié en conséquence !

En y réfléchissant après coup, cette scène où il sonne


à la porte m’a été inspirée par «Pulp Fiction», à nouveau
: au début du film, Samuel Jackson et John Travolta vont
dans un hôtel pour buter trois gars, mais ils arrivent en
avance. Alors que font-ils ? Comme tout le monde, ils
attendent et vont papoter cinq minutes dans le couloir.
La scène est à hurler de rire, quand on découvre par
après qu’ils sont là pour liquider trois types. Tarantino
fait durer le plaisir avec un sens de la mise en scène
magistral. J’adore chez lui cette maitrise du cadrage,
de la narration et du montage, surtout dans «Pulp Fiction», film que j’ai vu
une trentaine de fois, car à l’époque, je travaillais à l’UGC De Brouckère, dans
le centre de Bruxelles, et je pouvais donc voir les films autant de fois que je
voulais, par petits bouts ou en entier.

C’est à cette époque que j’ai commencé à étudier de près la «grammaire»


narrative, puisque durant cette période (1993-1996), j’ai vu à peu près 200
films par an, d’obscurs chefs d’œuvre russes aux navets de Jean-Claude Van
Damme, en passant par «Les Vestiges du jour», de James Ivory, l’un de mes
films culte, que je revois régulièrement et qui m’a donné l’idée de cette
séquence-ci :

Dans Darlington Hall, le château où se passe


l’histoire, il y a plein de couloirs, de plans-séquence
et de couleurs vert/bleu pâles....
Je termine la planche par un climax, qui obligera à tourner la page : voilà
donc Rebecca, mais de dos !

Pour avoir le côté «face», il faudra attendre la prochaine livraison !


3 : Dessiner vite

En terme de dessin, je me suis fixé certaines


contraintes pour cet album, en raison de plusieurs
paramètres, l’un d’entre eux étant que je n’ai pas
beaucoup de temps à consacrer à la BD, à cause
de toutes mes activités de dessinateur de presse.
J’essaie donc, sauf exception, de faire tous les des-
sins d’une même planche en une journée (en noir et
blanc, évidemment). Cela m’oblige à aller à l’essentiel
de ce que je veux raconter dans une case ou une
planche, quitte à y laisser des erreurs de dessin ou
de parties de cases non terminées, mais qui seront
rattrapées par la vigueur du trait non fini. Cette règle
vaut aussi pour les décors. Je commence à avoir
l’habitude de dessiner des villes, si bien que ça com-
mence à venir tout seul, si j’ai de bonnes photos au
départ, ce qui est le cas ici.

En dessinant, je suis parfois proche de l’abstraction pour certains arrière-


plans, mais la couleur viendra clarifier le tout.
Et de toute manière, je suis toujours en train d’apprendre mon métier,
beaucoup de chemin ayant été parcouru depuis «80 Jours», mon premier
album utilisant cette technique de crayonné «jeté».

Il faut savoir tirer partie


de ses faiblesses : Je ne
suis pas un grand dessina-
teur au sens technique du
terme, mais j’ai le sens du
rythme et de la narration.
Mes modèles en la matière
sont des gens comme Tardi
ou Bilal.
Par ailleurs, si je passe trop de temps à fignoler, je
m’ennuie. Ce qui m’intéresse, c’est la mise en scène, plus
que le dessin ; l’art séquentiel, qui consiste à passer d’une
vignette à l’autre, avec le plus de lisibilité possible.

C’est comme quand je fais du dessin de presse : l’idée


d’abord, le reste ensuite, tout étant basé sur la transmis-
sion des informations au lecteur.

En revanche, c’est l’inverse pour les cou-


leurs, sur lesquelles je passe énormément de
temps et qui constituent un poste que je ne
déléguerai jamais à quiconque. Dans ces sept
pages, la couleur joue un rôle primordial pour
faire passer différentes émotions : le soleil se
couche petit à petit, puis c’est la nuit sombre,
et enfin le petit matin tout ensoleillé.

Il convient de renforcer le contraste entre Achille seul face à lui-même, le


soir, et confronté au monde extérieur, le jour…

Je travaille même parfois de manière pointilliste, comme pour cette


case, où j’ai d’abord colorié la ville en version «éteinte», avant d’allumer les
lumières, petit à petit, avec des coups de crayon dans Photoshop… Six heures
de travail, rien que pour cette dernière étape de travail d’électricien…

De manière générale, en cas de doute, je révise toujours mes classiques.


Pour la couleur, me concernant, il s’agit des pages 40 à 48 du tome 2 du Mys-
tère de la grande pyramide, de Jacobs.
4 : La question du réalisme

Je me pose souvent la question du «réalisme» en bande dessinée, que je


trouve souvent vain, voire plat lorsqu’il singe le cinéma. Dans mon cas, c’est la
caricature qui me vient naturellement lorsque je fais des esquisses. Le dessin
de presse sort presque instinctivement, chez moi. En BD, c’est plus laborieux,
si bien que je me suis souvent dit que je devrais traiter mes histoires en BD
avec un style caricatural. Pourtant, ça ne collerait pas, car cela placerait illico
un filtre ironique qui empêcherait de faire partager les émotions que je
cherche à transmettre, qui sont plus intimistes. Aux lecteurs de juger…
Rebecca
Planches 29 à 35

Nous voici maintenant au cœur de la relation entre les deux personnages


principaux, Achille et Rebecca. Il s’agit de l’une des séquences que j’appré-
hendais le plus en terme de dessin et de mise en scène, après avoir écrit mon
scénario, car il se passe très peu de choses, d’un point de vue de l’action, tout
se trouvant dans les dialogues et les regards, si bien qu’une scène comme
celle-ci peut très vite partir en vrille et sonner faux. Nous verrons bien quel
sera le verdict de mes 170 cobayes-édinautes…

Il va de soi que ce dépiautage en règle de la création enlève beaucoup de


mystères à ces planches. Si vous préférez ne garder à l’esprit que votre propre
ressenti (ce que je comprends aisément), je vous conseille de passer votre
chemin…
1 : Rebecca

La voici donc, la belle Rebecca. J’ai énormément retravaillé son visage, car
c’est la première fois qu’on la voit et il faut que le lecteur tombe directement
amoureux d’elle, comme Achille ! Je dessine toujours les femmes de la même
manière, comme tous les dessinateurs ! Si bien que Rebecca est pour moi
comme une actrice, qui passerait d’un rôle à l’autre, en changeant de prénom
au fil des albums.

Élodie Juliette Chloé


(Norbert l’Imaginaire) (80 Jours) (Neuf Mois)
S’est ici posé un problème graphique par
rapport au style crayonné, à base de hachures
: je ne peux pas traiter le visage d’une femme
de la même manière que celui d’un homme,
qu’un bâtiment ou qu’un feuillage. Pour cette
séquence avec Rebecca, j’ai procédé par élimi-
nation, par «gommage», pour lui garder une
peau la plus lisse possible, en tâchant d’éviter
d’être en rupture avec le reste des cases, ce qui
ne fut pas toujours facile.

Par exemple, tout le bas du visage doit être


bien nettoyé, sans quoi on aura l’impression
que la pauvre fille a de la barbe. Voici quelques
exemples, tirés de cette séquence, montrant
l’avant et l’après.

Cette case 1 de la
planche 29 a été retou-
chée à nouveau, une
fois l’album terminé.
Pour découvrir le résul-
tat, aller au chapitre
Post scriptum.

La couleur de peau des person-


nages est également importante.
C’est un point sur lequel je n’insiste
jamais dans l’histoire, mais vous
aurez remarqué que les ressortis-
sants de l’île de Skellington sont
assez basanés, contrairement aux
habitants de Hawkmoon, comme
Madame Veralice, qui est blanche.

Louis, le petit garçon de Rebecca, est entre les deux,


ce qui sous-entend que son père est blanc et originaire
de Hawkmoon. Rebecca, pour sa part, a le teint mat, mais
les cheveux blonds, si bien que le lecteur ne pourra pas
se dire qu’elle a un type plutôt méditerranéen, africain,
moyen-oriental ou autre. Le but est simple : rendre cette
histoire un peu plus intemporelle et difficile à situer sur une carte, afin que le
lecteur se construise lui-même un monde à lui, en situant ce récit où bon lui
semble.

Le choix des couleurs de Rebecca n’est pas innocent : il faut qu’elle sente
le sable chaud, d’où sa chevelure blonde vénitienne. Je lui ajoute de grandes
boucles d’oreille rouges - couleur du désir - car il faut qu’on la dévisage
comme le fait Achille. Un Achille que je fais en sorte de montrer le moins pos-
sible dans cette scène, car à cet instant, c’est Rebecca qui doit prendre toute
la place et impressionner le lecteur.

Cependant, dans mon premier découpage, j’étais plus radical que dans le
résultat final. Strip 2, page 34, voici ce qu’il y avait au départ.

Mais la scène devenait du coup trop statique. J’ai donc intercalé un champ
contrechamp d’Achille, histoire de rappeler qu’il est quand même présent et
nous aussi, lecteurs (et lectrices), par association.
J’en profite également pour changer la direction du
regard de Rebecca dans la dernière case, ce qui ajoute
de l’émotion, à mon avis, ainsi que du dynamisme.

Reste l’autre nouveau personnage, fondamental à la


compréhension psychologique de Rebecca : Louis, son
fils. De ce fait, la première fois
que je le montre, c’est en ombre
chinoise, comme s’il arrivait
dans l’histoire en tant qu’élé-
ment sous-jacent, mystérieux et
imprévu, presqu’inquiétant, en
tout cas pour Achille.

… Avant d’entrer en pleine


lumière, avec une mimique
désarçonnante de petit garçon.

Pour terminer la double page, un mini climax : Achille et Louis se tancent


du regard. C’est Achille qui est montré en contre-plongée, mais c’est Louis
qui semble dominer la scène, comme s’il avait une longueur d’avance : lui est
déjà sorti du ventre de sa mère, alors qu’Achille est encore en train de rompre
le cordon ombilical avec la sienne, comme si ce long couloir symbolisait à lui
seul une naissance… Bon, OK, je divague un peu, mais pas tant que ça… C’est
ce genre de symbolique saugrenue qui me passe par la tête – consciemment
ou non – lorsque je construis mes planches.

Pour Achille, les choses se corsent donc : non seulement sa belle est mariée,
mais en plus, elle a un enfant ! Et un enfant qui lance à Achille un regard long
de sous-entendus, une fois qu’il lui a roulé sur le pied, comme s’il avait déjà
percé son secret, dès le premier coup d’œil.
2 : Se situer dans un huis clos

Toutes ces pages se passent à l’intérieur de la maison de Rebecca. Le but du


jeu, en ce qui concerne la mise en scène, consiste à faire en sorte que le lec-
teur reconstruise mentalement cet intérieur, comme s’il était physiquement
présent. Un vrai casse-tête. Ici, j’ai la documentation photographique, mais
je ne vais en prendre que quelques éléments, tous les objets apparaissant
dans le cadre devant avoir une signification autre que simplement décorative.
Ici, notamment : une photo de l’enfant, qui regarde vers le tableau au mur,
représentant une plage et un bateau au loin, comme ce que regardait Achille
en début d’album. À côté de la photo, un coquillage…

Je commence par ce long couloir bleu-vert, qui me sert de sas entre le


monde extérieur et l’intérieur cosy de Rebecca, en plus de la symbolique avec
Achille, évoquée plus haut.
Au départ, j’avais opté pour des murs verts à l’intérieur du salon, afin
d’accentuer l’effet de plénitude. Mais au final, c’était l’inverse qui se passait
! Un univers clos vraiment trop criard, si bien qu’à la place d’Achille, j’aurais
eu envie d’ouvrir une fenêtre pour aller prendre l’air, tellement ces couleurs
surchargeaient l’ensemble. J’ai donc changé mon fusil d’épaule et opté pour
un beige plus neutre. La magie de Photoshop aidant, j’ai pu retapisser tout
le salon de Rebecca en quelques clics, une fois la plupart des planches termi-
nées. Bienvenue dans le «home staging» bédéphile !

Mais situer un endroit clos ne suffit pas à rendre


une scène dynamique, il faut d’autres éléments
susceptibles de rythmer l’ensemble. Ici, c’est le che-
val multicolore du fils de Rebecca qui fera office de
guide visuel, notamment grâce au rouge du dossier,
comme par exemple ici, planche 31, le reste du
regard étant guidé par les phylactères.

La poutrelle - rouge, elle aussi - soutenant le


porche de la maison m’est bien utile ici, agissant
comme un panneau «finish» de sortie de la planche,
incitant l’œil du lecteur à passer dessous pour aller à
la page suivante.

Par ailleurs, ce cheval multicolore possède un


impact visuel fort qui lui confère le rôle d’image men-
tale de l’enfance et de la maternité – voire la pater-
nité – qui me resservira peut-être plus tard, dans des
séquences plus oniriques, comme je le fais souvent.
D’autres éléments m’aident aussi à don-
ner du rythme, comme le bouquet de fleurs
et son emballage mauve, ou le chapeau
d’Achille, avec lequel il peut jouer et occu-
per ses mains.

Je n’ai pas réalisé les planches dans l’ordre


chronologique, puisque j’ai commencé par
la double page, pour passer ensuite aux
planches 34 et 35, avant de terminer par 29,
30 et 31. Et à l’intérieur même des planches,
j’ai d’abord fait tous les extérieurs, puis les
gros plans, puis les plans intérieurs larges.

Au final, je traite donc une séquence en


un seul bloc, en ayant quasiment les sept
planches en permanence à l’écran, d’abord
à l’état de storyboard, puis je comble les
blancs…

Cette double page, qui vient en contrepoint graphique de la vue en plon-


gée de Hawkmoon, planches 20 et 21, m’a donné beaucoup de fil à retordre
et je l’ai complètement retravaillée une fois les autres pages terminées.
Voici la première version.

Cette double page avait pour vocation de donner de l’air à la narration,


après trois planches de huis clos. Mais en l’assommant de dialogues disposés
dans des ballons s’échappant de la maison, je cassais totalement la fluidité de
l’ensemble, le lecteur étant obligé de se concentrer davantage encore, afin
de tenter de savoir qui disait quoi. La solution – plus classique – consistant à
montrer les protagonistes, s’est donc imposée, et j’ai par conséquent ajouté
deux cases.

Ces cases elle-même ont été beaucoup retouchées, voire refaites.

Ici, Achille avait l’air d’un petit écolier et sa posture était raide, peu en
accord avec ce qu’il dit. A l’inverse, un plan en plongée donnait plus d’impact
et d’unité avec le plan large de la plage, en arrière-fond.
Quant à Rebecca, je reprends sa posture de l’avant-dernière case de la
planche 31, en inversant juste le croisement de ses jambes et en lui écartant
les bras, pour montrer qu’elle est soudainement plus à son aise.

Dernier problème, une fois le dessin terminé, je me suis aperçu que


Rebecca mesurait à peu près 1mètre 85, alors qu’elle est plus petite dans les
autres cases. Il a donc fallu bidouiller dans Photoshop pour lui faire perdre 20
centimètres au niveau de la taille et des hanches ! À noter également le chan-
gement de coloris du papier peint, comme expliqué plus haut, et l’ajout de sa
montre, que j’avais oubliée dans la version initiale !
3 : Faire parler les silences

J’ai pour habitude de beaucoup écrémer mon scénario, au fur et à mesure


que j’avance dans l’histoire. En me replongeant dans le script, j’avais beau-
coup trop de dialogues à ce moment du récit. Pas assez dynamique et trop
démonstratif. En storyboardant, j’en ai enlevé pas mal. En dessinant en noir et
blanc, d’autres encore ont disparu. Et pour l’étape finale, j’essaie d’en garder le
moins possible.

Comme ici, dans ma séquence préférée, quand Achille


apprend à Rebecca qu’il vient de perdre ses deux parents. Cinq
cases silencieuses à la suite, mais lourdes de sens et de silence
pesant. On doit comprendre que Madame Veralice n’entend
pas forcément tout, mais comprend que Rebecca vient de
fondre en larmes, alors qu’elle, Madame Veralice, doit s’occuper
de Louis; bref, les deux extrémités de l’existence comprimées
en une seule scène.
On avait compris, lors de ses lettres écrites à Achille, que Rebecca aimait
beaucoup les parents de ce dernier. Là, il vient le lui annoncer, mais comment
montrer cela sans tomber à plat ?

En ne le montrant pas, précisément ! Pour laisser au lecteur la possibilité de


tout imaginer. Scénaristiquement, le contrepoint est intéressant : ce sont ses
parents à lui qui sont morts, mais c’est elle qui pleure, comme si elle faisait en
fait partie de la famille. Du reste, physiquement parlant, Achille et Rebecca
pourraient être frère et sœur, car ils ont les mêmes yeux. Dans mon esprit, pas
de consanguinité – rassurez-vous !!! – mais juste la volonté de montrer qu’ils
ne font, ou ne faisaient, à l’époque, qu’un, ce qui sera accentué par le décou-
page, planche 35 (voir plus bas).

S’est également posée la question de l’enfant. Dans le scénario de départ,


celui-ci avait quatre ou cinq ans et par conséquent disait plus de choses. Mais
ça sonnait un peu tarte, si bien que je l’ai rajeuni de deux ans. Le message à
faire passer, c’est que Rebecca a un enfant. Le reste peut être laissé à l’appré-
ciation de l’imagination du lecteur.

Autre séquence jouant sur les silences : les trois cases où Rebecca apprend
qu’Achille est «free as a bird» et réalise qu’il a peut-être quelques idées der-
rière la tête. Tout ceci est «expliqué» case 2, par… un silence. Là, en principe,
le lecteur ne sait pas ce que pense Rebecca : est-elle contente ou non ? En fait,
elle ne le sait pas trop non plus, ce que je veux renforcer, en incitant le lecteur
à être aussi dubitatif qu’elle.

Puisqu’on en est aux silences, petit détour habituel par la musique…

J’ai beaucoup écouté la bande originale de «The Social Network» (Trent


Reznor & Atticus Ross) durant le mois que j’ai passé sur ces sept pages, ainsi
que d’autres disques assez planants et tendus à la fois, comme la BO de «The
Next Three Days» (Danny Elfman) et «True Grit» (Carter Burwell), sans oublier
l’un de mes grands classiques de musique ambiante : «The Orb’s Adventures
Beyond The Ultraworld».
4 : Le découpage au service de la narration.

Le «timing» d’une scène est également important. Au début d’une sé-


quence, je dois très vite faire des choix, pour savoir combien de planches
vont être nécessaires, par rapport à la scène elle-même, mais aussi et surtout
en fonction du reste du livre. Une fois ce choix arrêté, il faut tout faire rentrer
dans ce carcan que je me suis imposé. D’où le syndrome de l’entonnoir en fin
de séquence, qui devient pire encore lorsqu’on est en fin d’album.

Ici, le paroxysme de cette relation qui n’en est pas


encore vraiment une entre Achille et Rebecca doit
atteindre son climax en planche 34 et 35, avec deux
gaufriers, l’un de neuf cases, l’autre de douze, ce
afin d’accentuer le rythme, de rétrécir les cases pour
s’approcher le plus possible de nos protagonistes,
qui ne doivent faire plus qu’un.
Pour ce faire, j’utilise le procédé d’imbrique-
ment des cases les unes dans les autres, comme un
quadrillage, qui permet de jouer sur les échanges de regard et de donner
l’impression que les personnages sont déjà entrelacés, alors que, paradoxe, ils
ne se trouvent qu’une seule fois unis dans le même plan, page 34, où je fais
exprès de les détourer et d’enlever le fond, afin d’ôter du réalisme à cette case.

Voici les trois dessins de départ de la planche 35, que j’ai ensuite fait entrer
dans le gaufrier, préalablement déssiné.
Je les ai chacun scannés à diverses définitions : 300, 450 et 600 DPI, pour
pouvoir ensuite mélanger et jouer sur différentes «focales».

Les vrais pinailleurs auront noté que, planche 31, j’ai inversé un plan exté-
rieur, pour raisons narratives, car j’avais besoin que les personnages aillent de
gauche à droite et sortent de la case en suivant le parcours de l’œil…
Il faut savoir tricher, de temps en temps…
J’avais un problème en haut à droite de la
planche 35, car je risquais de me retrouver
avec l’arrière du crâne de Rebecca, sans beau-
coup de détail ni de texte, bref, avec une «case
morte». Une case morte, c’est un terme que
nous avions trouvé avec Olivier Guéret (cos-
cénariste de Norbert l’Imaginaire et 80 Jours)
pour définir une vignette où il ne se passe pas
grand chose et où le regard glisse en oubliant
aussitôt le contenu, soit parce qu’elle n’apporte
pas assez d’informations, soit parce qu’elle est
mangée par les cases autour d’elles.

Ici, j’ai essayé de tirer parti de


ce problème, en superposant
une image des mouettes qui,
placées où elles sont dans la
planche, prennent un double
sens, comme si elles voya-
geaient à l’intérieur du cerveau
de Rebecca.

À l’autre extrémité de la planche, en bas à gauche, la juxtaposition des


cases 10 et 11 peut nous laisser penser que Rebecca fixe non pas le veston
d’Achille, mais ce qui se trouve dessous : son cœur ! La case 10, extraite du
reste du la planche, est quasiment abstraite, et pourtant ce n’est pas une case
morte… grâce à la case suivante et celle au-dessus !

J’avais déjà utilisé ce principe de cases


«entrelacées» dans «Norbert l’Imaginaire», le
lecteur ayant ainsi l’impression de suivre deux
actions en même temps, l’une entremêlée à
l’autre.
5 : Maudit Mardi, fin de la face A

Voilà, en principe, le lecteur est


maintenant en rythme de croisière
dans cette jolie histoire naissante,
avec des ciels bleus et des bouquets
de fleurs accompagnant de belles
couleurs pastel, il a envie que ces deux
personnages finissent ensemble et il
a oublié le double pitch de départ :
d’une part, cet homme a des pieds en
bois (ce qui est indiqué au lecteur de
manière assez régulière, juste comme
piqûre de rappel).

D’autre part, un jour par semaine, il risque de mourir, ce que l’on est censé
avoir presque oublié, tout comme Achille…

Ce dernier a déjà menti à Rebecca, sur le lieu de son hôtel. Manque de


chance, celui qu’il a choisi fait partie des lieux qu’elle fréquente régulièrement.
Il a également rasé sa barbe pour être
plus beau, mais Rebecca le préférait
avant, comme s’il n’était pas vraiment
lui-même, dans ce costume un peu
serré pour lui.

Et, last but not least, Rebecca lui a


donné rendez-vous demain. Il a dit
oui sans réfléchir.

Ça tombe mal. Demain, on est


mardi…
Mardi, minuit
Planches 36 à 41

C’est au moment où je dessinais ces planches-ci (et que j’avais commencé


le storyboard des suivantes) que je me suis rendu compte que je ne tiendrais
pas cet album en quatre-vingt pages, mais plutôt en cent ou cent-huit.

Ce qui change évidemment la dynamique narrative de l’ensemble, mais


qui au final, je l’espère, donnera une histoire plus dense, bien que paradoxale-
ment plus longue.

J’aurais pu tout faire tenir en quatre-vingt planches, mais au prix de coupes


sombres, qui auraient gâché pas mal de plaisir de lecture, notamment des
moments de pure mise en scène que je m’offre dans les planches 36 à 38.
1 : Mardi, enfin…

Nous y voici donc, à ce fameux premier mardi, qui durera seize planches en
tout, jusqu’à la 52. Bref, c’est la pièce de résistance de ce premier tome. Après
l’introduction, qui avait duré vingt-huit pages, nous avons fait la connaissance
de Rebecca, ce qui nous a plongé dans le cœur de l’histoire. Nous voici main-
tenant dans celui de l’intrigue : le maudit mardi.

Depuis le début, je partage mon récit entre deux idées force : l’absence de
racines, véritable sujet du livre, et le maudit mardi, qui sert de fil conducteur
dramatique et narratif. Mais pour le coup, une fois qu’on y arrive, à ce fameux
mardi, autant faire les choses bien et en tirer toute sa saveur, d’autant qu’en
principe, après trente-cinq planches, le lecteur avait quasiment oublié ce pos-
tulat de départ, qui nous revient ainsi en pleine figure au moment de cette
séquence.

Les seize pages qui arrivent seront quasiment muettes, tout se joue dans
la mise en scène. J’ai par conséquent énormément travaillé sur le découpage
séquentiel, en étant très sobre en couleur. Voici par exemple plusieurs étapes
du storyboard de la planche 38, la plus compliquée.
L’influence directe est ici «Barton Fink», des frères Coen,
avec John Turturro qui panique dans sa chambre d’hôtel, à
cause de son voisin bizarre (et qui s’avèrera carrément psy-
chopathe), joué par John Goodman.

J’essaie de dire le plus en montrant le moins. Planche 38,


qui frappe à la porte ? Un gentil ? Un méchant ? Pour quelle
raison il - ou elle - frappe à cette porte ? Comme le montrent
les différentes versions du storyboard, j’avais au départ opté
pour une autre mise en scène, avec un plan de coupe de
l’extérieur de la chambre. Je me suis ravisé pour rester à l’intérieur, afin de ren-
forcer la claustrophobie du personnage et, par identification, celle du lecteur.

Après cela, je joue sur la répétition de cases,


en faisant véritablement du montage, avec une
dynamique très «cut» et en utilisant très peu
d’éléments : le chapeau d’Achille (voir plus bas),
le lit, la fenêtre, l’horloge et la porte d’entrée
de la chambre. Le fait de répéter ces éléments
renforce le sentiment d’oppression du person-
nage, comme un logiciel qui «bug» toujours sur
les mêmes éléments.

Comme dans la maison de Rebecca, je suis


face à un huis clos et j’ai besoin d’aider le lec-
teur à se situer dans l’espace. Pour cela, je me
sers d’un élément pivot : le
chapeau d’Achille, accroché
au cadre du lit. La scène ne
va faire que tourner autour
de ce chapeau.
J’avais toute la documentation nécessaire, ayant soigneusement choisi
l’hôtel dont j’avais besoin à Sydney (The Russell Hotel, essayez-le si vous pas-
sez par là !).

J’y ai passé une nuit spécialement, en septembre 2009, et j’ai pris une
soixantaine de clichés de l’hôtel, des couloirs à la chambre, en passant par
l’escalier central et le restaurant (qui me serviront plus tard).
Sur l’une des photos, le papier blanc que vous voyez traîner sur le lit n’est
autre que le scénario de Maudit Mardi…

Je mets beaucoup de cases et j’incline quasiment tous les plans, par


contraste avec les pages précédentes, centrées sur les dialogues. Ici, c’est
l’enclenchement de l’action, donc il faut que ça bouge, mais qu’on se sente un
peu comme dans une cabine de bateau pendant une tempête.

Arrive alors le rouge, toujours utilisé chez moi de manière dramatique :


c’est la couleur du sang, celui du moustique écrasé, en l’occurrence.

Cette flaque de sang agit comme un


accélérateur d’adrénaline, la violence
pointant pour la première fois son nez
dans l’histoire, mais en s’abattant sur un
pauvre petit moustique qui n’avait rien
demandé à quiconque, tout cela prenant
une dimension énorme, au cœur de la
névrose d’Achille, qui a soudain peur de
tout, même d’un minuscule insecte.
C’est une idée qui fait le lien avec mon précédent
album, Neuf Mois, où un immense requin devenait
tout riquiqui au fur et à mesure que le personnage
principal, Colin, arrivait à dompter sa peur de devenir
père.

Le bus qui passe dans la


rue a aussi son importance, rai-
son pour laquelle je l’ai mis en
rouge, en cassant exprès tout
réalisme dans l’utilisation de la couleur. Son rôle dans
l’intrigue, on ne s’en rendra compte que dans plu-
sieurs pages, il s’agit ici d’un «pay-in» qui ne trouvera
son «pay-off» que plus tard. Ainsi, le lecteur pourra
découvrir de nouvelles choses lors de ses relectures
du livre.

Planche 36, je n’étais pas certain de la scène où Achille dessine un cœur


autour du nom de Rebecca, cœur qui se transforme en point d’interrogation.
J’avais peur du côté un peu gnan-gnan.

Mais cela m’est venu comme pour Achille, en dessinant ce cœur. Je me


suis donc fié à mon instinct et j’ai laissé la scène telle quelle, d’autant qu’elle
ne prend pas beaucoup de place et agit comme petite respiration, avant la
séquence du maudit mardi. Si j’étais resté en quatre-vingt planches, c’est typi-
quement le genre de scène qui aurait été coupée au montage…

Au rayon musical, j’ai surtout


écouté deux disques en réalisant ces
trois planches, qui m’ont pris une
quinzaine de jours : «Inception», de
Hans Zimmer (j’avais adoré le film,
preuve que l’on peut faire du cinéma
complexe et intello, tout en touchant
un large public…) et «Tron Legacy», de Daft Punk. Je n’ai pas vu le film, mais la
musique est absolument extraordinaire, envoutante, oppressante, lancinante,
bref, exactement ce qu’il me fallait pour ces trois planches.

Dans un autre registre, j’ai dé-


couvert un groupe de Manchester
que je ne connaissais pas, Elbow,
et dont le dernier album, «Build A
Rocket Boys», passait en écoute
intégrale sur le site du journal Le
Soir (très bonne initiative de leur
part !). Très mélancolique, avec
une voix proche de celle de Peter
Gabriel. Fortement conseillé.
J’ai aussi pas mal écouté le dernier REM, «Collapse Into Now», dont la chan-
son «It Happened Today» collait très bien à l’univers de «Maudit Mardi !».
2 : Du cauchemar éveillé au cauchemar tout court

J’avais un problème en fin de planche 38 : c’est


une page de gauche et celle de droite risquait
de la manger tout cru si j’attaquais le cauchemar
d’Achille directement. Comme je venais soudain
de «gagner» vingt-huit pages, je pouvais donc me
permettre une pleine page ça et là. Dont acte.

Au départ, j’étais plus radical : je n’avais pas


mis l’enfant au milieu de l’image. Mais c’était un
peu rude, je trouvais, donc je l’ai ajouté. Comme
je l’avais dit lors d’un précédent making-of, je me
doutais bien que cet enfant juché sur son jouet
allait me resservir plus tard, comme image men-
tale. Voici donc le résultat.

Les planches 40 et 41 sont pro-


bablement les plus bizarres de
l’album, à tel point que lorsque je les
ai envoyées à Patrick Pinchart, mon
éditeur, celui-ci a cru qu’elles prove-
naient d’un autre projet !

Pourtant, les scènes oniriques


sont devenues au fil du temps de
véritables marques de fabrique chez
moi. En voici par exemple deux,
tirées du second volet de Norbert
l’Imaginaire.
Et à propos de Norbert, un nouveau
lien de parenté apparait ici, entre le
jouet de l’enfant et le personnage de
Norbert…

Voici deux autres planches, pro-


venant quant à elle de 80 Jours. Le
texte de cette séquence avait été
écrit par Olivier Guéret. J’avais plaqué
mes images dessus...

Sans oublier celles-ci, issues de


Neuf Mois, livre qui poussait le
bouchon encore plus loin (trop, pour
certains…), puisque l’album dans sa
quasi entièreté était un rêve, éveillé
ou non.

Du reste, je l’avoue, j’ai encore parfois des doutes quant à savoir si notre vie
onirique sert à nourrir et régénérer notre existence «réelle», ou bien si c’est
l’inverse… En tout cas, dans mes albums, c’est la frontière entre les deux qui
m’intéresse, depuis le premier «Norbert l’Imaginaire» : fouiller dans l’incons-
cient et faire voyager lectrices et lecteurs, en les invitant à naviguer à l’inté-
rieur d’eux-mêmes, d’où ma grande admiration pour «Inception» !!

Puisque je commence à avoir l’habitude des scènes de rêve, j’arrive à en


tirer plus facilement le maximum. Car l’exercice peut s’avérer très piégeux, la
limite entre l’absurde et le n’importe quoi étant souvent ténue.
Dans ces deux pages, je mélange quantité d’éléments, passés, présents et
futurs. Cette scène de rêve est vraiment un carrefour scénaristique, une bre-
telle d’autoroute à entrées et sorties multiples, que le lecteur ne parviendra
vraiment à décrypter que lorsqu’il aura lu les 108 planches. En effet, et je vous
donne là un indice, il y a un bout de la scène finale qui est caché dans cette
séquence de rêve. Mais nous en reparlerons dans un an et quelques mois,
quand le tome 2 sortira…

La planche 41, notamment, a mis beaucoup de temps à se dessiner (si j’ose


dire).
J’avais déjà fait la 39 et la 40, quand j’ai décidé de faire une pause et réali-
ser les cinq planches finales de ce premier tome (qui en fera cinquante-six),
qui sont donc terminées au moment où j’écris ces lignes, mais dont j’avais
besoin pour nourrir la planche 41. J’opère assez souvent de la sorte et il est
très rare que je réalise un album entier dans l’ordre. Pour moi, un récit bien
agencé, c’est comme un jeu de mikado : tout est lié et chaque détail nourrit
l’ensemble.

En pleine réalisation de cette scène onirique, j’ai eu la


chance d’aller voir le concert d’Archive au Cirque royal de
Bruxelles. Fantastique soirée, qui collait pile-poil à l’am-
biance de ce que je dessinais.

Du coup, après les avoir vus sur scène, je me suis dépê-


ché d’acheter tous leurs disques qui me manquaient, que
j’ai écoutés en boucle pour peaufiner la séquence, en par-
ticulier la musique du film «Michel Vaillant», absolument
hypnotique.
Le dernier morceau du disque s’intitule d’ailleurs… «Nightmare Is Over»…
Cela ne s’invente pas…

J’étais déjà fan d’eux depuis belle lurette, et j’avais d’ailleurs mis leur album
«Lights» dans le top 10 musical de mon musée imaginaire.

Bon, leurs textes sont hyper déprimants et «ado-nihilistes», mais quand


même, ce sont vraiment les enfants spirituels de Pink Floyd, ce qui n’est pas
rien…

J’utilise dans cette planche 41 des codes couleur identiques à ceux des
planches 5, 6 et 7, en tout début de livre. À la lecture de cette planche 41, on
en arrive à se demander si les planches 5 à 7 ne relevaient pas elles aussi du
rêve plutôt que de la réalité. Bref, je brouille les cartes.

Techniquement parlant, j’utilise le même pro-


cédé que planches 5 à 7, consistant à lier toutes les
cases entre elles par un seul éclair dans le ciel, que
voici, seul, puis ajouté en surimpression, au même
titre que la pluie, plaquée sur les dessins, une fois
ceux-ci terminés (merci Photoshop, une fois de
plus !). Cela permet d’ajouter du chaos, en créant
une sorte de simultanéité entre les différentes
actions.
3 : Varier les plaisirs

La pratique de la bande dessinée me procure plusieurs plaisirs distincts,


selon ce que je dessine.

J’éprouve beaucoup de satisfaction à faire preuve de rigueur et de sobriété


dans les scènes de dialogue, lorsque la mise en scène se doit d’être assez
statique.

J’adore me plonger dans les détails d’une ville, en dessinant de manière


presque impressionniste pour faire «ressentir» le décor et la foule, plutôt que
de chercher à les retranscrire fidèlement.
Mais c’est en réalisant des planches oniriques
que je me sens le plus en osmose avec ma planche
à dessin (ou mon clavier d’ordinateur), comme
si j’étais véritablement transporté dans un autre
monde.

Petit clin d’œil au milieu de tout cela : parfois,


mon métier d’auteur de BD croise ma pratique de
dessinateur de presse, comme en témoigne ce
dessin publié dans le Vif/L’Express sur Kadhafi, dont
les insurgés avaient
décidé d’attaquer Syrte,
sa ville natale. Je n’ai
pas raté l’occasion. Mes
édinautes qui sont aussi
lecteurs du Vif auront
très certainement fait le
rapprochement.

Les cinq planches de fin étant terminées


(Mais je ne vous les montre pas avant la sortie du
livre, pour garder l’effet de surprise !), il m’en reste
maintenant dix à faire pour achever ce premier tome de Maudit Mardi !. Dix
planches très excitantes, mais très difficiles, car reposant uniquement sur de
l’action. Croyez-moi, ce pauvre Achille va se souvenir longtemps de ce mardi,
d’autant que, rappelez-vous, il a rendez-vous avec Rebecca, le soir même…
Attention, danger
Planches 42 à 49

Jusque là, j’avais réalisé l’album de manière linéaire. Mais après avoir des-
siné la scène de cauchemar, planche 41, j’ai éprouvé le besoin d’aller d’abord
dessiner la scène finale, qui se trouve planches 54 à 58, certains éléments de
cette séquence prenant leurs source dans le cauchemar des planches précé-
dentes, d’autres risquant d’avoir une incidence sur celles à suivre.

Il est très rare que je réalise un album de manière totalement linéaire. Au


contraire, le fait de le dessiner dans le désordre permet de resserrer le tissage
narratif. Mais avant cette scène finale, place à ce fameux maudit mardi, qui
constitue la pièce de résistance du livre, puisqu’il fait 15 pages, ainsi qu’une
forme de figure imposée.
1 : La fin d’un cauchemar

Deux mois se seront écoulés entre la réalisation de la dernière case de la


planche 41 et la première de planche 42. Puisqu’on est à la tourne, il faut une
case «climax», une image mentale qui va imprégner l’inconscient du lecteur
et ponctuer la période onirique d’Achille. Pour le coup, je surjoue volontaire-
ment les effets, qu’ils soient visuels (les éclairs, la gestuelle), sonores et chro-
matiques. Il faut que tout cela se croise comme une sorte de maelström dans
la tête du lecteur, autant que dans celle d’Achille, comme au moment où l’on
est sur le point de se réveiller et que l’on ne sait plus si l’on est dans la réalité
ou la sphère onirique.

Ces cases 1 et 2 ont été réalisées en pathwork, voici les diverses étapes.

Il y a bien entendu ici une haute teneur psychanalytique, pas forcément


perceptible à la première lecture : Achille coupe le cordon avec ses parents,
de manière fantasmée, comme si ceux-ci lui avaient servi de prothèses pour
marcher, jusqu’à leur disparition.
Je recycle certaines images fortes déjà présentes dans l’album, en les
mélangeant, pour leur donner un nouveau sens et favoriser une fois de plus la
densité de livre, notamment pour ceux qui aiment relire leurs BD…

Le strip où Achille se réveille doit en une fraction de seconde relancer la


machine scénaristique, après trois pages plutôt délirantes. Pour le coup, je
bride littéralement les couleurs, histoire de vraiment calmer le jeu, mais dès la
case 2, je remets de la pression sur le personnage, avec le compte à rebours
que représente l’horloge, qui fait «tic tac tic tac», comme une bombe sur le
point d’exposer. Le compte à rebours est un effet assez facile, mais toujours
efficace !
Il s’agit ici de souligner la panique du personnage, sans prendre trop de
place, car j’ai encore beaucoup de choses à montrer, ce maudit mardi ne
faisant que commencer : jusqu’à présent, Achille n’a été confronté qu’à ses
démons internes, puisqu’il dormait. Maintenant, il va faire face au monde
extérieur. Et je vais donc faire en sorte de lui mettre le plus possible de bâtons
dans les roues.
Cela commence planche 43, quand il casse son tournevis, objet pour-
tant importantissime à sa survie. Au passage, j’en profite pour remettre une
couche scénaristique et bien rappeler le postulat de départ au lecteur : cet
homme marche avec de faux pieds. J’insiste aussi une fois encore sur le rituel
quotidien d’Achille, la répétition lui conférant une sorte de «normalité»… qui
n’en est pourtant pas une…

Bon, les pinailleurs me diront qu’en bon menuisier, Achille aurait dû prévoir
un jeu de plusieurs tournevis, mais nous sommes dans une œuvre de fic-
tion…

Je dois ensuite faire comprendre le temps qui passe, sans trop m’attarder.
J’ai pas mal pataugé avant d’arriver à la version finale : j’avais mis trop de
cases, la lecture s’en trouvant hachée, le sens de lecture pas assez fluide.
Voici les différentes étapes.
Pourtant, au final, cette planche est l’une des plus
denses de l’album, avec pas moins de 18 plans, en
comptant les horloges. Les cases 13 à 18 auraient
pu à elles seules constituer une planche entière,
mais je voulais absolument resserrer le rythme.
Cependant, bien plus tard dans l’album, je ferai une
sorte de mise en abîme de ces cases-là, planche 53.
2 : The dark stranger

Planche 44, Achille croise un inconnu, inconnu qui l’est encore un peu pour
moi, au moment d’écrire ces lignes. Dans mon script de départ, il s’agit d’un
gentil, mais qu’Achille perçoit comme un méchant, pris dans sa paranoïa du
mardi. Pourtant, en le dessinant ici, je me suis pris au jeu, en me posant la
question suivante :

«Et si c’était un VRAI méchant ?». J’avais décidé de laisser ce personnage de


côté après cela durant ce tome 1, mais je pense que le lecteur se serait senti
floué, si bien que je l’ai réutilisé plus tard, planche 50, comme vous le décou-
vrirez bientôt…
Le fait d’être moi-même dans l’expectative par rap-
port à ce personnage renforce à mon avis la drama-
turgie, car je ne manipule ainsi pas mon lecteur.
Est-ce ce type qui a frappé à la porte, quelques
planches plus tôt ?

Et dans quel but ? Comme expliqué dans le


making-of précédent, le film «Barton Fink» des frères
Coen a trotté dans mon esprit au moment de réaliser
ces séquences, de même que «No Country For Old
Men», toujours des Coen.

À un moment du film, la scène se passe dans un escalier, le personnage


de tueur incarné par Javier Bardem suit un cowboy texan joué par Woody
Harrelson. Le cowboy texan ne voit même pas le tueur derrière lui, mais il sent
tellement sa présence qu’il ne peut s’empêcher de se retourner, sachant que
sa mort est donc proche. Du grand art.

La scène qui nous occupe est très sombre, monochrome, et je suis obligé
de la rehausser avec des touches de couleur vive, sinon on ne distinguera plus
rien. Je recrée donc une lumière artificielle, avec les lampes. Ici, en principe,
le lecteur doit fouiller dans l’image, ébloui par ces loupiottes, pour essayer de
distinguer dans la pénombre le visage de ce mystérieux personnage. Peine
perdue, mais cela renforce son mystère.

Scène suivante, je coupe tout réalisme en terme de couleur, alors qu’Achille


sort de l’hôtel pour – paradoxalement – se confronter au vrai monde.

Une fois encore, je lisse la


frontière entre monde réel et
onirique, en utilisant la couleur
comme principal vecteur. La
couleur, c’est du dessin : ça doit
raconter une histoire.
J’insiste ensuite à nouveau sur la montre, pour accentuer
la pression sur le personnage.

Et puis boum ! Je fais un petit flashback d’une case,


histoire de bien rappeler au lecteur qu’Achille avait rendez-
vous.

Cette case «réelle» de Rebecca est isolée, comme noyée


au centre du délire mi-endormi, mi-éveillé d’Achille, qui
commence à accumuler les casseroles : il a mal dormi, il
a faim (comme en attestent les «grouiiik» sortant de son
ventre) et il a une cheville mal vissée. Et évidemment,
dehors, il pleut, histoire d’un peu plus lui savonner la pente.

Dernière case de la planche, je fais appel


à la voix off, dans une cartouche colorée,
afin de bien différencier ses pensées des
dialogues, en démarrant case précédente,
par la bulle d’Achille. Et je commence à incli-
ner la ligne d’horizon, comme si le person-
nage était ivre.

Comme j’adore dessiner les scènes de


ville la nuit, j’ai beaucoup écouté le dernier
album de Moby, «Destroyed», qu’il a écrit
pendant une tournée, de nuit, alors qu’il
n’arrivait pas à trouver le sommeil et qu’il
partait parfois se balader en ville, au volant
d’une voiture, ou à pied.
3 : Rebecca entre en scène

Planche 45, changement de rythmique : je


passe aux plans alternés, technique que j’utilisais
tout le temps dans «Norbert l’Imaginaire» et qui
offre l’avantage de donner de l’air et de la diver-
sité à la mise en scène.

Le but ici est de faire monter la sauce en accen-


tuant le contraste entre d’un côté Achille qui est
de plus en plus paniqué et de l’autre Rebecca, qui
se prépare en toute sérénité pour son rendez-vous
galant, en prenant un bain chaud et relaxant, avec
des bougies autour de la baignoire. Les couleurs
soulignent évidemment ce contraste.

Rebecca doit nous paraître à la fois sexy et douce, pour vraiment donner
envie au lecteur d’être à la place d’Achille et d’aller boire un verre avec elle,
elle dont on ne sait pas encore vraiment ce qui la motive à vouloir - peut-être
– (re)démarrer une histoire avec cet homme surgi du passé. Du reste, jusqu’à
présent, hormis dans les lettres qu’elle écrivait à Achille, Rebecca nous appa-
raît comme son contrepoint sage et assuré.

Ses démons intérieurs à elle seront au cœur du second tome.


À noter dans cette case quelques détails quasi subliminaux que sont les
jouets de bain de son fils : le fait qu’elle soit mère est constitutif de ce qu’elle
est et reste toujours en toile de fond.

De son côté, Achille se méfie de tout


ce qui constitue son environnement,
anxieux de se «prendre une tuile», selon
l’expression consacrée et prise ici au pied
de la lettre, puisqu’il est à deux doigt de
s’en ramasser une, bien réelle, celle-là,
comme tombée du ciel, à la manière de
Tintin dans «Le crabe aux pinces d’or».
Le héros d’Hergé se balade sur le port,
page 9, et il échappe de justesse à la mort,
alors qu’il levait la tête pour admirer une
mouette dans le ciel (tiens, tiens, une analogie avec mon histoire…). L’infâme
Alan vient de tenter de l’écraser en lui faisant tomber sur la figure une caisse
remplie de métaux.

Dans cette séquence, je guide l’œil du lecteur, grâce d’abord aux voix off,
ensuite avec la pagination «en escalier», ce qui est assez rare chez moi.

Les voix off me permettent de fixer l’attention du


lecteur, le cerveau ayant tendance à lire d’abord les
textes, pour ensuite regarder les images. Les textes
utilisés en voix off sont courts et très peu narratifs,
car ils ne doivent pas trop détourner l’attention du
lecteur. Je les ai réécrits plusieurs fois, afin de les cali-
brer le mieux possible, qu’ils aient l’air d’être sortis du
cerveau d’Achille de manière quasi inconsciente.

Ensuite, je fais en sorte que l’œil du lecteur suive


la trajectoire du projectile qui tombe du toit et qui
va s’écraser aux pieds d’Achille, en fin de planche 45,
nous incitant à tourner la page. La construction en
escalier des cases poursuit le même but : prendre
le lecteur par la main et le faire regarder la planche
selon un chemin bien précis.
Mais, bien évidemment, il faut tenir compte de la double planche : en tour-
nant la page, le lecteur découvre deux planches en vis-à-vis, qui interagissent
l’une par rapport à l’autre. Je dis souvent que la bande dessinée est proche
de la musique : le premier coup d’œil donne une vision d’ensemble générale,
avec un premier sens de lecture (ligne jaune) qui tient plus ou moins lieu de
ligne de basse ou de batterie dans une chanson, pour assurer la rythmique,
en arrière plan. Après cela, le lecteur peut plonger dans les planches, puis
dans les cases elles-mêmes, avant que son cerveau ne reconstitue le tout. La
ligne bleue marquant le sens de lecture de la planche 44 et la ligne rose, pour
la planche 45, constituent la mélodie, si l’on reste dans l’analogie musicale. En
s’attardant aux détails des dessins à l’intérieur des cases, c’est comme si l’on
écoutait les arrangements de la partition. Et par-dessus cela viennent s’ajou-
ter les dialogues, comme les paroles d’une chanson !

En fin de planche, je juxtapose deux éléments dramatiques : la tuile et le


bus.
4 : Le bus, comme le requin des «Dents de la mer»

Ce bus récurrent n’était pas présent dans mon script de base, en tout cas
pas à ce moment-là de l’intrigue. Mais après l’avoir ajouté à la scène de cau-
chemar, planches 39 à 41, il s’est imposé comme une évidence, tel le requin
des «Dents de la mer», film qui m’a énormément marqué. Ce bus rôde autour
du personnage, jusqu’au moment où il finira bien par avoir sa peau.

J’avais utilisé un requin – volant dans le désert – dans «Neuf Mois», mon
précédent album.

Cette scène reprend du reste les mêmes tonalités qu’une séquence de


«Neuf Mois», durant laquelle Colin, le personnage – qui pourrait être le frère
jumeau d’Achille, avec dix ans de moins – était poursuivi dans les rues de
Bruxelles par ce requin volant, image sortie directement de mes cauchemars,
comme la plupart de celles étant à la base de mes albums.
Ce bus, le revoilà donc, et l’on se dit bien qu’à un moment ou l’autre, c’est
lui qui va gagner la partie et renverser Achille.

Je mélange ici avec une influence de mon autre film préféré de Steven
Spielberg, «Duel», œuvre de jeunesse magistrale qui vous tient accroché
à votre siège pendant une heure trente, avec pourtant presque rien : Un
homme en voiture est poursuivi par un énorme camion qui veut le tuer, sans
qu’il ne sache pourquoi. Point, à la ligne. On ne verra jamais la tête du camion-
neur, ni ses motivations. Et le film est pratiquement muet. Un chef d’œuvre
minimaliste absolu.

Je suis un inconditionnel de la maestria narrative de Spielberg. Dans sa


filmographie, le premier «Jurassik Park» complète mon trio de tête : les qua-
rante-cinq premières minutes sont un délice de tension scénaristique savam-
ment distillée, jouant énormément sur l’imagination du spectateur, jusqu’à
l’arrivée du T-Rex (après cela, le film reste très bon, mais perd en mystère).

Beaucoup plus modestement,


j’essaie d’appliquer plus ou moins
les mêmes règles dans cette scène
du maudit mardi, en continuant
à maltraiter mon personnage, qui
se fait maintenant tremper par les
éclaboussures du bus, ce qui aura
pour conséquence de le rendre en-
core moins attractif pour Rebecca,
l’heure du rendez-vous venue.

Planche 46, je me permets une grande case de «respiration», expression


que je mets entre guillemets étant donné les circonstances, Achille échap-
pant d’extrême justesse à la mort, qui semble se rapprocher de plus en plus
de lui…
Ces pages étant archi découpées, il faut de temps à autre une grande case
pour contrebalancer le tout et donner du rythme, sinon le lecteur s’ennuie.

Et le jeu de massacre continue, Achille perdant


maintenant une vis de sa chaussure, alors que,
dans le même temps, Rebecca nous apparaît de
plus en plus désirable.

La case où elle se sèche n’a pas été l’une des


plus désagréables à dessiner, bien que j’aie fait en
sorte de ne pas être racoleur, car je ne veux pas
que mon lecteur se rince l’œil en lisant mon livre,
il y a des publications spécialisées pour cela…

Et j’ai aussi des lectrices…

Je me suis inspiré de grands maîtres de la pein-


ture évoqués lors d’un autre making-of, mais aussi
du «Cahier bleu», de Juillard, l’un de mes albums
de BD de référence.

Quand ce livre est sorti, en 1995, je me suis dit «Tiens, c’est possible de faire
des albums comme ça, simples, intimistes et en même temps très prenants
et admirablement racontés et dessinés». Je suis encore très loin de la finesse
du trait de Juillard, mais néanmoins, ce livre a beaucoup compté pour moi, en
tant que futur auteur. Souvent, en bande dessinée, les femmes sont représen-
tées comme des poupées gonflables ambulantes, avec des gros seins et des
bouches à la Pamela Anderson. Et bien souvent, dans la BD «populaire», on
leur donne des rôles de femmes soumises, ou de «superhéroïnes», trimbalant
des gros flingues leur servant de substitut phallique. Chez Juillard, rien de
tout cela. La grande classe.
Dans mes albums, ce sont toujours les femmes qui font avancer l’intrigue et
qui sont les plus volontaires. Un jour, il faudrait que je fasse un livre ne com-
portant que des femmes, pour voir ce que ça donnerait…

En parlant de finesse, la grande case


de la planche 46 est muette dans la ver-
sion finale, mais ne l’était pas au départ,
comme on le voit ici. Mais je trouvais
que le bruitage donnait l’effet inverse
de ce que je voulais, si bien que la case
fait paradoxalement beaucoup plus de
bruit en étant muette, car c’est au lecteur
d’imaginer le fond sonore.

Et à propos de fond sonore, petit passage musical : j’ai ressorti quelques


BO classiques du cinéma d’action pour ces séquences, telles la trilogie Jason
Bourne, par John Powell. Mais je suis aussi allé fouiller dans iTunes et j’ai trou-
vé une petite perle : «Hanna», des Chemical Brothers (que j’adore par ailleurs).
Déjà responsables de la BO de «Fight Club», sous le nom de «Dust Brothers»,
ils ont remis le couvert pour «Hanna», une musique complètement décalée,
dans la lignée de «The Social Network», de Trent Reznor et Atticus Ross.
5 : Bad Boys are out

Planche 47, je termine la montée en puissance de


la confrontation entre la préparation de Rebecca et
la descente aux enfers d’Achille, un peu comme dans
«Pulp Fiction», lorsque Uma Thurman se prépare à sa
soirée avec John Travolta.

Je termine la scène de Rebecca chez elle par un


plan important où elle va embrasser son bébé, afin
que, dans un seul strip, toute la dualité de sa vie soit
exprimée : la femme sexy qui se prépare à un rendez-
vous galant d’une part, la mère de famille respon-
sable d’autre part. Sans oublier Madame Veralice, qui
servira plus tard dans l’histoire et dont il est bon de
rappeler l’existence à ce moment donné.

Point final de la scène avec une


reprise du plan extérieur de la maison,
planche 45, sur lequel je zoome légè-
rement, en ajoutant le personnage,
dessiné à part et ajouté par la suite.
Je triche ensuite sur les couleurs, en
colorisant sa robe en rouge, alors que
le reste de la scène est bleu.
Après cela, j’avais plusieurs options et mon story-board a été refait une
bonne dizaine de fois.

Il arrivait plein de péripéties à Achille, mais ça


finissait par traîner en longueur, déjà que cette
scène du maudit mardi fait quinze planches, ce
qui est déjà beaucoup. Par exemple, comme le
montre cette page de storyboard, Achille allait
chez un quincailler, pour acheter un tournevis.
Le quincailler le prenait pour un voleur (puisqu’il
est 8 heures du soir) et le menaçait avec un fusil.
Après cela, notre héros sortait, poursuivi par deux
malfrats, s’échappait, pourchassé par les malfrats
en question, avant de sauter dans le fleuve, nager
et retrouver l’autre rive, et se faire finalement
courser par un énorme chien cherchant visiblement à le dévorer. Mais cela
aurait pris six planches de plus, plus du tout nécessaires, puisqu’on a compris
le topo général : Achille a la poisse et va arriver dans un sale état à son ren-
dez-vous. En faisant durer plus longtemps, je risquais d’abord d’ennuyer le
lecteur, ensuite de sombrer dans le comique involontaire.

Au contraire, maintenant, le lecteur veut que l’on assiste à la rencontre avec


Rebecca.

Mais avant cela, je garde néanmoins la scène des malfrats, pour confronter
Achille non plus aux éléments extérieurs non humains (la tuile, le bus), mais à
de vrais méchants.
J’ai pris beaucoup de plaisir à dessiner ces trois
petites frappes, qui sont assez caricaturales. Pour
celui à gauche, je me suis inspiré du chanteur de
Guns’n’Roses, Axl Rose !

La scène du couteau planté dans la chaussure


d’Achille devait survenir dans le tome 2, mais je l’ai
avancée.

Il y aura un pay-off dans


le tome 2, qui remettra cette
séquence en perspective.

D’un point de vue chromatique, j’explore des voies


nouvelles, passant du rouge vif au vert, de manière
totalement subjective, pour diversifier les choses et
ne pas ennuyer le lecteur avec le même filtre. Puis du
vert je vire au bleu, planche 49, comme si la situation
s’apaisait petit à petit, au fur et à mesure que l’on se
rapproche de la scène de la rencontre avec Rebecca.

Case 1, planche 49, je fais une citation cachée d’une célèbre case d’Hergé,
toujours dans «Le Crabe aux pinces d’or», où le capitaine Haddock chasse
des malfrats dans le désert, juste en leur hurlant dessus. Il y a donc cette case
célèbre ou cinq bandits s’en vont apeurés, alors qu’ils tiraient sur Haddock
depuis une dune : le premier est encore allongé avec son fusil, le deuxième
se lève, le troisième commence à courir et les deux derniers sont déjà en train
de partir : en une case, Hergé décompose le mouvement d’un homme qui
s’enfuit, à travers cinq personnages. Ici, case 1, je fais pareil avec mes trois
petites frappes.

Nouveau clin d’œil à «Neuf Mois» : les malfrats roulent en Chevrolet Che-
velle 1968, exactement comme Colin, mon personnage de «Neuf Mois».
Certains éléments s’invitent comme ça dans mes planches et finissent par
caractériser mon univers, comme les vieilles voitures : la Chevrolet ici, ou la DS
dans «80 Jours».
Moi qui ne conduis pas, j’adore le design de ces voitures des années 60 et
70. Pour la Chevrolet, j’en possède deux maquettes à la maison, ce qui facilite
les choses.

La séquence du couteau planté dans le pied d’Achille est l’une de mes


préférées de l’album, car elle en dit long sur l’ambivalence du personnage,
qui est à la fois un handicapé, mais aussi un surhomme, qui fait fuir de peur
trois truands armés, sans rien faire. C’est un peu comme Spiderman qui prend
subitement conscience de ses superpouvoirs. Il va de soi que j’utiliserai tous
ces éléments à fond dans le tome 2.

Dernière case de la planche 48, Achille est terrifiant,


presque malgré lui.

La case 3 de la planche 49 a été refaite, une fois l’al-


bum terminé. Pour découvrir le résultat, aller au chapitre
Post scriptum.

Je cadre en général très large lorsque je fais les


dessins, et puis je recadre au montage, sur Photoshop,
comme le montrent les exemples suivants.
Planche 49, je joue sur la sobriété,
la planche étant muette, sauf la bulle
finale, qui aura ainsi plus d’impact et
nous incitera à tourner la page.

J’avais pensé mettre plein de brui-


tages, pour finalement me raviser. Cela
tient aussi au fait de la musique très
apaisante que j’écoutais en boucle en
réalisant cette séquence : «The Tree Of
Life», d’Alexandre Desplat.

J’ai aussi vu le film de Terence Malick, que j’ai trouvé bouleversant, apaisant
lui aussi, tout en étant tendu.
La musique présente dans le film n’est presque pas reprise sur le disque,
mais celui-ci est quand même très bien !

Quant à ce couteau que ramasse Achille, je ne


savais pas trop quoi en faire, mais je me suis dit
qu’il me resservirait bien dans la tome 2, si bien
que je reste évasif par rapport à ce qu’en fait
Achille : le met-il en poche, ou le laisse-t-il sur
place ?

De temps en temps, il faut laisser l’histoire vous


guider toute seule…

Bref, j’étais prêt pour la dernière scène réalisée à l’occasion


de cet album : la rencontre entre Achille et Rebecca, ou plutôt
la non rencontre…
Rendez-vous
Planches 50 à 53

Je compare souvent la pratique de la bande dessinée à celle de musique,


musicien frustré que je suis ! J’imagine que pour un musicien, il convient
d’attendre d’avoir terminé l’album en entier pour en extraire son morceau de
référence. Il en va de même pour moi…
Et j’ai gardé le meilleur pour la fin. Pas la fin de l’album, puisqu’il reste une
scène importante après celle-ci, mais la fin de la réalisation. Ces quatre pages,
les dernières à avoir été bouclées, sont donc mes préférées. Sentiment ô com-
bien subjectif, mais j’espère que vous, lecteurs, prendrez autant de plaisir à les
lire que je n’en ai pris à les faire…
1 : La fille en rouge

Narrativement parlant, j’adore les rendez-vous manqués et les silences


inconfortables. J’ai en fait construit les quinze planches précédentes pour pré-
parer cette séquence-ci.

La première case est donc primordiale et se doit de faire ressentir la soli-


tude paradoxale de Rebecca, assise dans un lieu convivial, bondé de gens qui
se parlent ou se rencontrent, bref, l’inverse d’elle à ce moment du livre. Je m’y
suis repris à plusieurs fois pour arriver au résultat définitif.

Voici la case telle que dessinée au début.


Correct, mais un peu vide, on se croirait dans un troquet de banlieue, à 11
heures du soir. Je décide donc de faire venir du monde !

Au passage, je glisse Simon Glonek, le héros de «Norbert l’Imaginaire»,


dans la foule !

Il faut vraiment que l’on entende qua-


siment le brouhaha général, pour isoler
un peu plus Rebecca, qui se fait servir un
deuxième Gin tonic, histoire de bien faire
comprendre qu’elle a déjà eu le temps
de s’en siffler un et qu’elle n’est pas vrai-
ment d’humeur à avoir l’alcool joyeux,
puisqu’elle est en train de se faire poser un
lapin.

Case 4, le problème de com-


position devient encore plus
épineux, puisque j’ajoute l’arrivée
de l’homme en noir, qui descend
l’escalier. Pour sa part, Rebecca a
changé de position et commence
à enfiler son manteau.

Je travaille un peu comme si je


devais chorégraphier les mouve-
ments de chacun au sein d’un seul
même plan, comme sur une scène
de théâtre, en faisant en sorte que
le lecteur capte tous les éléments.
Case 4, pour le fond, je reprends celui de la case 1.

Puis j’efface Rebecca et le serveur et je redessine


le personnage dans sa nouvelle action (chaque pose
résultant d’une photo prise de mon épouse), puis
j’ajoute le personnage qui descend l’escalier.

Je reprends alors
une partie de ce
dessin, recadré pour
devenir la case 4, le
résultat devenant la
case 7, comme si l’on
instaurait une conti-
nuité invisible entre
les cases.
À nouveau, il faut faire vivre l’image à l’avant plan, en faisant évoluer celui
disposé case 1, puisque ces gens parlent et gesticulent. J’ajoute donc un
avant-plan intermédiaire.

Mais ça ne suffit toujours pas, j’ai besoin de m’approcher encore plus de ces
personnes, comme si le lecteur était pris au centre de leurs conversations. Je
superpose donc un avant-plan supplémentaire.

Voici la case terminée, la


mise en couleur aidant à bien
différencier les plans, pour
mieux faire éclater le rouge de
la robe de Rebecca. Le rouge
est la couleur du désir, c’est un
code immuable.
Entre ces deux cases prises
en plan large, un plan com-
plet de Rebecca, puis un gros
plan sur elle regardant sa
montre. Pas besoin de mon-
trer le cadran, je l’ai déjà fait
avec Achille, quelques pages
plus tôt.

Au contraire, le fait de la
montrer elle regardant sa
montre crée une sensation
de champ contrechamp avec
Achille, ce qui les relie et les
oppose en même temps.

Les cartouches de texte achèvent de faire tenir la scène, narrativement


d’une part, visuellement de l’autre, en guidant le sens de lecture, aidés en cela
par les lampadaires au plafond du bar.

Et le ballet de continuer au strip suivant,


puisque, case 5, On distingue bien dans le fond
la robe rouge de Rebecca, cette dernière finis-
sant de s’habiller pour sortir, avant d’entrer dans
le champ de la case 7, au moment où l’homme
en noir quitte le bar.

Plusieurs éléments narratifs s’entrecroisent


donc au sein d’une même planche : Rebecca,
la foule et l’homme en noir (ligne verte sur
l’image), mais le tout s’étale sur plusieurs mi-
nutes, le temps que Rebecca reçoive son deu-
xième Gin tonic, que l’homme en noir descende
l’escalier et sorte dehors (ligne rose), que Rebecca se rhabille et s’apprête à
son tour à sortir du bar.
Et par-dessus tout cela, des textes en voix off qui n’ont rien à voir avec
l’action et semblent être récités sur une ligne pour sa part horizontale, selon
un autre rythme.

Cerise sur le gâteau, Achille vient se mêler à la danse, en fin de page, nous
incitant donc à aller page suivante.
2 : Le retour du grand méchant loup

Case 1, planche 51, la construction fonc-


tionne comme un sens interdit, la «valise»
de l’homme en noir bouchant le passage à
Achille, dont je coupe les yeux, comme s’il
était aveuglé.

Cases 2 et 3, j’incline la ligne d’hori-


zon, pour remettre de la tension et du
mouvement, en cadrant en contre-
plongée, pour accentuer le côté in-
quiétant de cette silhouette imposante
de l’homme en noir, avec un rappel de
la première entrevue entre Achille et
lui, planche 44, et un champ contre-
champ par rapport à la planche 44.

Case 4, l’homme s’engouffre dans la nuit, tel Jack


L’éventreur. Dieu sait ce qu’il s’apprête à faire, laissant
le lecteur dans la même expectative qu’Achille.
Et la pièce chorégraphiée de continuer,
avec cette fois-ci la sortie de Rebecca, dont
on se dit qu’elle va buter sur Achille, ce qui
devrait constituer le point d’orgue de la
séquence.

Oui, mais j’introduis un nouvel élément


: Rebecca est au téléphone avec Madame
Veralice, dont on comprend que cette der-
nière avait mis la belle en garde avant ce ren-
dez-vous avec Achille. Les portes s’ouvrent
et se ferment, comme dans une comédie de
boulevard !

Case 6, je crée alors une rupture de rythme, en


enlevant le décor, afin que l’on se concentre bien
sur les deux personnages en train de se rater.

Cases 7 et 8, la messe semble dite : nos deux


personnages sont passés à côté l’un de l’autre,
comme tout au long de leur existence. En tant
que lecteur, on a envie de leur crier ce que se dit
Achille en voix off : «Pourvu qu’elle se retourne,
qu’ils s’expliquent et qu’ils s’embrassent !!» D’au-
tant plus que Rebecca s’en va au loin, prenant le
même chemin que l’inquiétant homme en noir,
source de danger – ou non, allez savoir…

Case 7, je remets du décor,


afin de rythmer les cases sur
fond blanc, qui risquaient sans
cela de flotter. De plus, le fond
de la case 7 isole d’autant
mieux la case 8, quand Rebec-
ca s’en va au loin.
Mais, coup de théâtre ! Rebecca se retourne, comme
traversée par une intuition féminine, ou bien parce
qu’elle vient d’entendre un bruit derrière elle !

Le mini suspens et à son comble et le lecteur n’a


d’autre choix que de tourner la page pour connaître la
suite !

Cette planche 51 n’était pas comme cela au départ,


les cases étaient décalées, comme le montre cette
première version, beaucoup moins efficace, car le
suspens disparaissait de la fin de la page.
3 : Rebecca se rebiffe

Cette fois, Rebecca en est convaincue, elle


a «senti» qu’Achille était là. De mélancolique,
elle devient énervée et commence à s’agi-
ter dans tous les sens, ce que doit montrer
la mise en scène, si bien qu’elle apparaît
dans chaque plan, au sein d’une planche
découpée en gaufrier, ou chacune des neuf
premières cases revêt la même importance.
Rebecca s’impose et n’a pas l’intention de
quitter le cadre des cases !

Planche 50, Rebecca était voluptueuse,


délicieusement fragile et réceptive, drapée
dans sa petite robe rouge. Ici, changement
de costume : elle a remis son manteau noir, comme une armure, agrémen-
tée d’un parapluie qui pourrait lui servir d’épée : plus question d’être dans la
séduction.
Visuellement parlant, je me sers de son sac à main,
de ses boucles d’oreille et de sa bouche comme point
d’ancrage visuel, afin de diriger l’œil du lecteur.

La case 8 agit comme une respiration avant l’attaque


finale. Rebecca est montrée de profil, le visage fermé,
comme une bête qui respire un bon coup avant de
fondre sur sa proie. Son regard nous dirige vers la case
9, où elle s’adresse à la réceptionniste.

Volontairement montrée en pied, de dos et de loin, afin de renforcer sa


stature, Rebecca découvre la supercherie : Achille lui a menti depuis le pre-
mier rendez-vous, lorsqu’il lui avait dit qu’il logeait ailleurs qu’à cet hôtel tout
proche de chez elle, où elle lui avait pourtant donné rendez-vous.

Case 10, je joue avec le cadrage pour aplatir la fin de la séquence, comme un
avion qui viendrait se poser sur la piste d’atterrissage. Les phylactères semblent
isoler Rebecca dans sa solitude. Elle se tait et doit écouter ce flot de paroles
«objectives» déballées cliniquement par une étrangère, comme une torture.
4 : Un long moment de solitude

Planche 53, la case 1 vient en contrepoint


de la dernière case de la planche 52 : Après
tout ce qu’elle vient d’entendre, Rebecca ne
trouve rien d’autre à dire qu’un «Non» lourd
de sens.

Le phylactère est placé en bas à droite de


la case, pour que le lecteur lise cette case en
diagonale, en com-
mençant par le coin
supérieur gauche.
La bulle est à cheval
sur les deux cases,
anticipant le départ
de Rebecca, qui n’a
qu’une seule idée en
tête : partir d’ici.

La case 2 fait évidemment écho à celle de la planche 51, lorsque l’homme


en noir s’enfonçait dans la nuit. Rebecca poursuit-elle le même chemin, allant
à la rencontre d’un destin funeste, par la faute d’Achille, finalement ? Maudit
mardi !
J’ai longtemps hésité à faire cette connexion entre Rebecca et l’homme en
noir. Au départ, ce strip ressemblait à l’image ci-dessus, ce qui offrait l’avan-
tage de renforcer la solitude de Rebecca et de ponctuer la scène de manière
évidente. Mais j’ai changé d’avis, pour ajouter un peu de suspens. Si le lecteur
veut savoir si Rebecca est encore en vie à la fin de cet album, il devra attendre
les dernières planches et le prochain making-of…

Cette planche 53 est là pour ralentir le rythme : d’un gaufrier de neuf cases
plus une, planche 52, je passe à un autre gaufrier, mais de six cases, beau-
coup plus apaisant visuellement, et je procède à une mise en abîme d’une
séquence de la planche 43.
Mais je trouvais cela important, car le fait d’avoir
ce traveling à travers les longs couloirs de l’hôtel,
façon «Shining» (toutes proportions gardées !!), me
permet d’isoler à nouveau mon personnage princi-
pal et de boucler la boucle.

Mon découpage initial était différent. Je savais


que j’avais quatre pages pour réaliser cette sé-
quence, car les planches qui viennent après cette
scène étaient déjà terminées. Mais en ajoutant ces
cases du couloir, il a fallu resserrer le reste. Au final,
je suis content d’avoir procédé comme cela. Voici les
quatre pages du découpage initial.
Je termine la planche par une image déjà vue plusieurs pages auparavant,
avec la silhouette de la mouette, le chapeau d’Achille et le tic tac de l’horloge.
Un ange passe et l’on est bien obligé de tourner la page pour avoir le fin mot
de l’histoire…

Terminons par la musique, une fois de plus. J’ai surtout écouté un disque
en réalisant ces pages : «Turn Off The Dark», la BO de la comédie musicale
Spiderman, jouée à Broadway. Musique composée par la moitié de U2 : Bono
et The Edge. Très bon disque, U2issime par moments, un peu surfait à certains
autres, mais grandiose pour la plupart. Peut-être les couleurs de Spiderman –
le bleu et le rouge – ont-elles influencé mes planches, allez savoir…

Autres disques écoutés en boucle à l’occasion de mon dernier week-end


de travail sur l’album, fin juin 2011: «Into The Wild», de Michael Brook, et
«Captive», de The Edge. Ces deux disques ont une connexion avec «Spider-
man - turn Off The Dark». «Into The Wild», musique de l’excellent film de
Sean Penn, est écrite par Michael Brook, musicien canadien spécialiste de BO
planantes («An Inconvenient Truth», «Albino Alligator», notamment). Mais il
est également l’inventeur d’une instrument de musique - the infinite guitar
- qui permet de reproduire à l’infini un son particulier de guitare électrique.
Cette guitare a été popularisée par… The Edge, guitariste de U2, sur l’album
«Joshua Tree» dans son ensemble et sur la chanson «With Or Without You» en
particulier, MA chanson préférée de U2 (en compagnie de «The Fly», présente
sur «Achtung Baby»). Quant à «Captive», la musique a été écrite par The Edge,
avec l’aide Brian Eno et… Michael brook. Très bon disque datant de 1986,
qui fit découvrir une jeune chanteuse irlandaise qui allait faire beaucoup de
chemin par après: Sinead O’Connor.
Mercredi
Planches 54 à 58

Le fin mot de l’histoire… mais pas vraiment, puisque nous n’en sommes
qu’à la mi-temps de la rencontre !

Une fois décidé que cet album deviendrait un diptyque, je me suis replon-
gé dans mon script de départ pour savoir où couper ce scénario en deux, afin
d’offrir au lecteur une fin relativement haletante, avec un «climax» digne de ce
nom, mais pas trop frustrante pour autant !

Une fois la décision arrêtée, j’ai décidé de dessiner ces planches finales,
alors qu’il en restait une quinzaine à faire avant cette scène-là. L’album devait
faire 54 planches, il en fera finalement 58…
1 : Retomber sur mes pattes

Pour la planche 54, j’ai un peu travaillé en


aveugle, dans la mesure où je ne savais pas
exactement comment allait se terminer la
séquence précédente, réalisée trois mois plus
tard. Par ailleurs, cette planche est la dernière
à avoir été dessinée dans cette scène finale,
pour laquelle j’ai également procédé dans le
désordre.

La 53 est donc l’exemple type d’une «planche


de transition», un peu ingrate, mais qui doit
néanmoins captiver le lecteur.

Clairement, la page est divisée en deux parties : le haut, de nuit, très


sombre, et le bas, de jour, très lumineux.
En haut, je boucle la boucle du maudit mardi, cette séquence faisant écho à
l’arrivée de la mouette, planche 36.

Ici, je referme clairement un chapitre, qui aura donc duré 18 pages.

La scène est dans la pénombre totale, ce qui importe peu, dans la mesure
où le lecteur connaît déjà les lieux. Cette séquence a pour but de laisser souf-
fler le personnage, ainsi que le lecteur, que j’invite pratiquement à fermer les
yeux dans l’obscurité, comme Achille.

Sauf qu’avec ce qu’il vient de vivre, Achille a peur de s’endormir, ne sachant


plus très bien s’il rêve ou s’il est éveillé, ses pieds en bois lui rappelant qu’il est
en état de cauchemar perpétuel. La dernière case reprend l’effet d’aspiration
de la planche 39, mais sans l’enfant, comme c’était le cas auparavant.

On comprend alors qu’Achille va peut-être


revivre le même cauchemar. Mais je coupe su-
bitement pour avancer dans le temps et nous
retrouver le lendemain matin. Entre ces deux
cases, c’est au lecteur de remplir les blancs.
Le mardi est terminé, ouf ! Je montre le même plan de la ville, déjà utilisé
plusieurs fois. Non pas par fainéantise de ma part, mais par souci d’efficacité
narrative et pour souligner le côté répétitif des jours qui s’égrènent, pour tout
un chacun et pour Achille en particulier, sauf que pour lui, c’est la roulette
russe un jour sur sept.

Une fois de plus, je fais donc un lien visuel avec des scènes précédentes,
comme si cette planche 54 était une décalcomanie de la planche 36, tel
qu’expliqué précédemment, lorsque la mouette venait se poser sur le rebord
de la fenêtre.

J’ai repris quatre fois en tout le plan de l’horloge, pour souligner la ryth-
mique du temps qui passe, immuablement.
Dernier détail signifiant : les pieds d’Achille, qui sont les mêmes que lors de
son cauchemar de la planche 41. Sauf que son pied droit comporte désormais
une entaille, consécutive à sa rencontre avec les malfrats de la planche 49.

Pour la première fois dans cet album, j’indique un placard «off», avec une
typo différente, à destination du lecteur, pas des personnages, nous indiquant
le jour de la semaine : mercredi. J’avais pensé faire de la sorte dès le début de
l’album, puisque les 53 premières planches se sont déroulées sur une période
très courte, s’étalant sur à peine six jours. Je pensais donc, pour chaque nou-
velle journée, indiquer «Jeudi», «Vendredi», «Samedi», etc., jusqu’au fameux
mardi. Mais je trouvais cela un peu lourd et ça plombait mon scénario.

Au contraire, je trouvais plus fin de ne pas insister du tout sur le déroule-


ment de la semaine, afin que le lecteur, comme Achille, en vienne à oublier
cet horrible décompte.

En revanche, tout au long du livre, j’ai bien fait en sorte de montrer le cou-
cher et le lever du jour, chaque fois...
Par ailleurs, jusqu’à ce que le maudit mardi se produise, Achille, comme
le lecteur, pouvaient rester dubitatifs quant à la prophétie énoncée par une
mouette parlante ( !!!) en début d’histoire…

Mais là, ce maudit mardi a bien eu lieu et le compte à rebours est véritable-
ment enclenché. La typo utilisée fait volontairement référence au monde du
polar, comme si l’on entendait un agent de police la taper à la machine, en
mâchouillant son cigare.

En bas de la planche, la décalcomanie se poursuit : nous sommes à nou-


veau en lieu connu, la maison de Rebecca, où Achille se présente comme une
fleur – et avec des fleurs - exactement à l’identique de la planche 27.

Sauf que j’inverse l’ordre des plans : planche 27, je commençais par un gros
plan sur la sonnette, puis je faisais un plan large de la maison. Ici, entre la
fin de la planche 54 et le début de la 55, je fais le contraire. J’adore procéder
comme cela, par déclinaisons, ce qui ajoute du rythme à l’ensemble.
Référence implicite ici à «Un jour sans fin», film culte sur un type qui se
rend compte qu’il vit à chaque fois le même jour. J’aime beaucoup de genre
de postulat de départ, très métaphorique et qui permet d’avancer masqué :
aborder un véritable questionnement existentiel – ma vie est-elle finalement
la même, jour après jour ? Où cela va-t-il me mener ? – en le drapant dans un
«pitch» ludique.

«Maudit Mardi !» est exactement dans cette lignée-là, comme l’était d’ail-
leurs «80 jours». En d’autres mots, on appelle cela une «fable», ou «fairy tale»,
en anglais, terme qui convient peut-être mieux…
2 : Une porte se ferme

La planche 55 répond pour sa part à la 28, quand Achille sonnait pour la


première fois à la porte de Rebecca.

Comme une trentaine de pages plus tôt, c’est Madame Veralice qui ouvre,
toujours aussi sévère. Madame Veralice nous apparaît comme le garde du
corps de Rebecca, dont on ne sait pas si elle est toujours en vie…

Le contraste est cependant saisissant : en apparence, rien n’a changé :


Achille – certes un peu moins bien rasé que la première fois - est toujours
habillé avec son beau costume ; il apporte le même bouquet de fleurs et
dehors, le temps est radieux. Oui, mais entretemps, il raté son rendez-vous
avec Rebecca, et Madame Veralice semble être au courant de tout ce qui s’est
passé et lui claque la porte au nez. Le bouquet de fleurs apparaît alors comme
factice, tel un attribut de séduction sonnant faux. À cet instant-là, Achille est
tout simplement pathétique.

Cases 6 et 7, je dessine le même plan, l’un avec Achille, l’autre sans. Com-
bien de temps s’est écoulé entre ces deux cases ? C’est au lecteur de juger,
mais le fait de cadrer exactement pareil renforce l’idée d’absence du person-
nage, forcé de s’éclipser sur la pointe des pieds.

Et juste en dessous, le jeu de cache-cache se poursuit, comme une réponse


de la bergère au berger, après l’épisode du rendez-vous manqué au bar,
planches 51 et 52.
Information capitale : Rebecca est toujours en vie, elle n’a pas été trucidée
par l’homme en noir !
Ici, j’ai hésité à insérer un plan de Madame Veralice contemplant les chaus-
sures d’Achille, dont l’une doit avoir une entaille consécutive au couteau
planté de la planche 49. Mais j’ai finalement décidé de laisser la scène telle
quelle.

Pour la dernière case de la planche 55,


j’ai choisi un plan urbain, mais assez vide,
qui accentue la solitude du personnage,
errant dans la ville, de bon matin, apparais-
sant comme minuscule, au centre de cette
architecture urbaine imposante, le décor
contribuant donc à rabaisser encore le
personnage.

Je me suis inspiré du film «Heat».


Michael Mann est un orfèvre quand il
s’agit de filmer des décors urbains, qui
excellent à «raconter» les personnages
qui s’y meuvent. Dans «Heat», l’attaque de
la banque, scène pivot du film, se passe
en plein jour et l’entrée du bâtiment est
composée d’architecture urbaine très gra-
phique et monumentale, comme le plan
que j’ai choisi ici.
3 : Le danger est au coin de la rue

Les deux planches 56 et 57 ont été réalisées simultanément et doivent se


lire très vite. Le lecteur doit passer en un clin d’œil du sentiment de mélanco-
lie du pauvre Achille titubant dans cette grande ville qui semble le manger
tout cru, à celui du danger représenté par ce fameux bus, ce «requin urbain»
qui, cette fois-ci, semble bien décidé à gagner la partie.

Voici les différentes


étapes du découpage de
la planche 56, qui mélange
esquisses et photos. En
haut de ma rue, il y a un
terminus de bus. Je suis
donc allé prendre tout ça
en photo, pour recompo-
ser le tout par après dans
Photoshop.
L’album est en général très découpé, mais le rythme se fluidifie au fur et
à mesure que l’on s’approche de la fin, pour instaurer un décalage avec ce
qui est représenté : Achille sur le point de se faire écraser, ce qui est assez
oppressant. Je pourrais donc cadrer très serré, mais je fais l’inverse, sauf dans
le dernier strip !

Mais avant cela, il faut qu’Achille se


débarrasse d’un objet encombrant,
qui n’a semble-t-il plus lieu d’être :
le bouquet de fleurs, qu’il jette à la
poubelle, la case 3 de la planche 56
résumant à elle seule beaucoup de
choses : Achille se débarrasse de son
déguisement comme Clark Kent dans
«Superman» !

Case 1, je fais une citation de la planche 18. Achille déambule toujours


dans la ville, mais, alors que celle-ci semblait s’ouvrir à lui en début d’histoire,
elle donne maintenant l’impression de le rejeter, alors que les gens n’ont pas
changé, les décors et les couleurs non plus. J’ai un moment pensé reprendre
la case de la planche 18 telle quelle, en changeant juste l’attitude d’Achille,
mais cela poussait le bouchon un peu trop loin… On se serait vraiment
retrouvé dans «Un jours sans fin»…
Cependant, case 5, un détail ne trompe pas :
la mouette est déjà de retour.

L’ange gardien d’Achille veillerait-il à nou-


veau sur lui, alors qu’il traverse la route, sans
regarder ?

Au passage, cette case me permet de caser le


nom de quelques édinautes supplémentaires !

Du reste, planche suivante, on pourrait


presque croire qu’Achille a des envies suici-
daires, ce qui serait possible, après tout, juste
histoire de tester la véracité de la prophétie :
nous sommes mercredi et notre homme ne
peut en principe mourir que le mardi…

La planche 57 est construite d’une part en


triangle, comme le montre ce schéma.
Mais aussi en forme de croix, comme si
Achille était littéralement crucifié par ce bus,
sans possibilité d’en réchapper !

Oui, mais la mouette est là, bien présente. Le lecteur


sait bien qu’il ne lui reste plus qu’une seule page à lire
et il me voit mal trucider mon personnage si vite, dans
la mesure où il reste encore un album entier après cela.
Mais je freine d’un coup sec ma narration, à l’image du
gros plan sur le pneu du bus.
Et la mouette de la dernière case
s’envole vers le coin supérieur droit,
nous incitant donc à tourner la page.

En tant qu’auteur, instaurer un «clif-


fhanger» en fin d’album est un exercice
très amusant. J’avais un peu l’impres-
sion de me retrouver au dernier épi-
sode de la série «Dallas», quand J.R. se
faisait tirer dessus ! c’était la dernière image de la saison, et il fallait attendre
tout l’été pour savoir qui était le coupable, d’une part, et si J.R. allait se relever,
d’autre part !

Mais ici, heureusement, il reste une planche, que le lecteur va découvrir à la


tourne…
4 : Le début de la fin… Ou plutôt la fin du début !

Trois gros plans clôturaient la planche 57, je


fais donc l’inverse planche 58, avec une pleine
page qui donne de l’air et semble inciter le lec-
teur à prendre de la hauteur, à s’envoler en com-
pagnie de la mouette, qui poursuit la trajectoire
amorcée lors de la dernière case de la planche
précédente, invitant ainsi le lecteur à balayer la
scène du regard.

Plan large sur la ville de Hawkmoon, person-


nage sous-jacent mais central de «Maudit Mardi
!». J’ai effacé le Harbour Bridge de Sydney, qui
se trouvait sur la droite, afin de ne pas identifier
la ville. Ou plutôt, j’ai ajouté quelques étages
à l’immeuble de droite. Si vous regardez bien,
vous verrez le début du pont, derrière la façade beige du bâtiment situé à
l’avant-plan.

Je veux ici montrer l’immensité de cette mégapole, vue sous un jour


radieux, pour renforcer l’ambivalence de la scène, dont l’issue est laissée en
pointillés.

C’est maintenant Achille qui pense


«Mercredi», reprenant ce dont nous,
lecteurs, avons été avertis, planche 54.
Mais que s’est-il donc passé il y a une
ou deux secondes ? Achille vient-il
d’être happé par ce bus, ou non ? Nous
sommes mercredi : le bus a-t-il donc
freiné à temps, ou bien la mouette
avait-elle menti ?

Mystère, il vous faudra attendre quelques temps pour le savoir…


Petit clin d’œil final à mon plus
généreux édinaute, Stephpollie, dont
le nom trône au sommet… d’une
banque, évidemment !

Voilà. «Maudit Mardi !», tome 1, est


terminé. J’espère que le voyage fut
bon. Place maintenant au tome 2.

Vous découvrirez tout cela… dans


quelques mardis !
Post scriptum
1 : Les retouches

Une fois l’album terminé, j’ai tendance à tout trouver très laid, mal foutu,
bancal, etc. Cette période dure en général six mois. Après cela, je ne regarde
plus du tout le livre pendant un an, puis je le reprends. C’est à ce moment-là
que je commence à en avoir une vision un peu plus détachée et un tant soit
peu objective. Ce ne sera pas possible dans le cas qui nous occupe, dans la
mesure où le tome 2 démarrera exactement là où le tome 1 s’est terminé :
«Maudit Mardi !» reste une histoire «one shot», mais coupée en deux.

Néanmoins, j’ai retouché quelques cases une fois le bouclage terminé. En


voici trois exemples.

Planche 29, case 1 : l’une des images les plus importantes du livre, puisque
le lecteur découvre Rebecca, dont il doit tomber amoureux dès le premier
coup d’œil, pour les garçons. Quant aux lectrices, elles doivent pouvoir s’iden-
tifier à cette jeune femme dès le début.

J’ai pas mal tâtonné lors de la réalisation de la planche, en décembre 2010.

Voici la version initiale.


Comme expliqué dans le making-of des planches 29 à 35, je lui ai ensuite
effacé du grain, en lui retouchant aussi un peu les traits.

Pourtant, je n’étais toujours pas satisfait. J’ai donc remis l’ouvrage sur le
métier, en fin d’album. Voici le résultat.
Ici, c’est Patrick Pinchart, mon éditeur, qui me fait remarquer que, case 3, le
plan ne fonctionne pas, car on ne comprend pas bien que les malfrats courent
vers leur voiture.

Je râle un peu, lui expliquant par A+B qu’il a tort et que j’ai raison. Puis je
réfléchis un moment et me rends compte qu’il avait en effet raison. Je change
donc le plan et en profite pour inverser les deux suivants. La planche en
devient nettement plus dynamique.
Dernier exemple ci-dessous, avec la case 2 de la planche 23 (la première
en haut à gauche sur cette image), qui fut donc la dernière à être dessinée.
L’un de mes édinautes avait émis une remarque, lorsque j’avais publié ces
planches dans un making-of. Il trouvait que l’on n’avait pas l’impression
qu’Achille se relevait, si bien qu’il ne comprenait pas l’enchaînement avec la
case suivante. J’ai donc obtempéré, une fois l’album terminé.

Heureusement, l’expérience aidant, je retouche de moins en moins de


cases en fin d’album. Je me souviens que sur «Norbert l’Imaginaire», j’en
reprenais pas loin d’une cinquantaine. Et comme à l’époque, je faisais encore
de «vraies» planches, sans dessiner les cases une par une, séparément, le tra-
vail s’apparentait à du charcutage en bonne et due forme…
2 : Maudit Mardi !, tome 2 !

Dans la foulée du premier tome,


j’ai réalisé la couverture du deuxième
volume, le soir où j’ai terminé la
dernière planche du tome 1 ! L’image
m’est venue naturellement. J’ai tout
simplement repris une photo de mon
épouse et de ma fille, alors âgée de 18
mois, sur la plage en Australie. Cette
photo trône sur mon bureau depuis
deux ans et je n’avais jamais fait le
rapprochement avec «Maudit Mardi !».
Mon regard s’est alors attardé des-
sus et la couverture du tome 2 m’est
apparue, comme un flash. Il suffisait
d’ajouter le mouette à l’avant-plan, et
le tour était joué !
Maudit Mardi, the soundtrack
La musique est depuis toujours ma première source d’inspiration. J’en
écoute énormément, dans beaucoup de genres différents, mais plus particu-
lièrement dans le domaine du rock anglo-saxon d’une part, et des musiques
de films, d’autre part. En général, je me fais une compilation des musiques
que j’ai le plus écoutées durant la réalisation de l’album, et cela me tient lieu
de souvenir musical d’une période donnée.

1 : U2 - No Line On The Horizon


J’ai écrit la majeure partie de mon scénario en début d’année 2009. C’est à
cette époque qu’est sorti le très attendu douzième album studio de U2, « No
Line On The Horizon », disque inégal, mais qui recèle une véritable perle, qui
ouvre le disque et lui donne son titre. J’avais d’ailleurs décidé de mettre une
phrase extraite de cette chanson en exergue au début de l’album, car cela
colle tout-à-fait à mon propos : « I know a girl/Who’s like a sea/I watch her
changing/Everyday for me…» Maudit Mardi ! est autant une histoire d’amour
que le récit d’un homme qui largue les amarres, réelles ou métaphoriques…
Finalement, c’est une citation d’une autre chanson de U2 qui ouvrira
l’album: «Like a desert needs rain, like a town needs a name, I need your love»
(Hawkmoon 269).

2 : Frank Sinatra – This Town


Les crooners anglo-saxons ne faisaient pas du tout partie de ma culture
musicale, jusqu’à ce que j’habite en Australie et que mon épouse – austra-
lienne – me les fasse découvrir. Depuis lors, rien de tel que Frank Sinatra pour
terminer une journée stressante par un peu de douceur. « This Town » a été
utilisée sur la BO du film Ocean’s Thirteen. Je l’ai incluse dans ma liste car elle
symbolise pour moi l’arrivée d’Achille dans cette grande ville tentaculaire, au
début de l’histoire. « La ville de tous les possibles », comme lui dira Selina, la
serveuse de bar qu’il rencontre à son arrivée. J’avais un peu eu ce sentiment
moi aussi, la première fois que je m’étais baladé dans les rues de Sydney, qui
sert de décor pour cet album, bien que je la rebaptise « Hawkmoon », faisant
là un autre clin d’œil à U2, et la chanson « Hawkmoon 269 », sur l’album Rattle
And Hum. (Voir chanson précédente)

3 : Suede - The 2 Of Us
Suede est à mon avis l’un des groupes les plus intéressants de la Britpop
des années 90, et Dog Man Star, dont est extraite cette chanson, est de loin
leur meilleur album. Le morceau se termine par « Alone, but not lonely/You
and me » et la voix presque androgyne de Brett Anderson me transporte à
chaque écoute. Les deux héros de cet album, Achille et Rebecca, sont deux
âmes sœurs, qui ne font finalement qu’un, même s’ils ne s’en rendent pas
vraiment compte, au début…

4 : The Verve - Sit And Wonder


Comme pour Suede, The Verve appartient à la Britpop très haut de gamme,
moins connue qu’Oasis ou Blur, mais qui, selon moi, résiste beaucoup mieux
à l’épreuve du temps. Richard Ashcroft a ce côté romantique écorché vif qui
convient parfaitement à ce qu’Achille a gardé à l’intérieur de lui pendant tant
d’années. « The Bitter Sweet Symphony », du même groupe, m’avait forte-
ment marqué en 1997 (j’avais 26 ans…), et « Sit And Wonder », issu de l’album
Forth, sorti en 2008, est du même acabit.

5 : Moby - Mistake
Issue de l’album Wait For Me, sorti en 2009, « Mistake » a ce côté planant et
mélancolique propre à l’univers de Moby, dont j’ai tous les disques, sa mu-
sique ayant toujours accompagné la réalisation de mes albums de BD.
Les paroles de « Mistake » traitent de quelqu’un qui recherche l’amour de
l’autre, mais en lui demandant de ne pas s’approcher, par peur de souffrir.
Sentiment ambivalent classique, qui est au cœur de Maudit Mardi ! .

6 : Alain Bashung – Le Secret des Banquises


En général, la chanson française m’ennuie. L’album Bleu Pétrole d’Alain
Bashung (2008) est l’exception qui confirme la règle : brillant de bout en bout.
Je l’ai énormément écouté au moment d’écrire mon scénario, et le décès du
chanteur à la même époque n’a fait qu’ajouter une touche poignante à ce
chef d’œuvre. Il y a cependant une phrase dans cette chanson qui me laisse
toujours plongé dans les plus grandes interrogations métaphysiques : « J’ai
des doutes sur la remise à flot de la crème renversée ». Depuis Bleu Pétrole, je
ne mange plus de Flambi avec autant de désinvolture qu’avant.

7 : Supertramp – Take The Long Way Home


Là, on plonge dans la fin des années 70, toute mon enfance ! Quand
j’entends du Supertramp, je vois que du soleil et de la mélancolie mêlés.
J’aurais pu choisir « Logical Song », mais « Take The Long Way Home » n’est pas
mal non plus quand il s’agit de décrire le désenchantement que l’on éprouve
lorsque l’on est confronté à la vie d’adulte, au sortir de l’adolescence et des
rêves d’éternité. C’est un peu ce qu’Achille et Rebecca vont devoir gérer, à leur
manière…
Pour avoir vu Roger Hodgson en concert à Bruxelles fin juin 2011, je peux
certifier que ses chansons n’ont pas pris une ride, plus de trente ans après.
«Hide in your shell», par exemple, prend une toute autre dimension, interpré-
tée en «live».

8 : James Newton Howard – I am Legend Soundtrack


J’ai vu ce film au cinéma de l’aéroport de Singapour, en 2009, alors que je
me rendais en Belgique pour la promo de Neuf Mois, mon précédent album.
Sentiment irréel, car le monde entier était alors en pleine psychose liée au
virus AH1N1, les gens portaient des masques un peu partout dans cet aéro-
port – le plus beau, le plus propre, le plus aseptisé et coupé du monde réel
que je connaisse. Or, dans I Am Legend, Will Smith erre dans les rues de New
York dévastée, la population mondiale ayant été quasiment anéantie par un
virus censé guérir du cancer. Dans mon histoire, lorsqu’Achille pose le pied
à Hawkmoon, il se sent un peu comme Will Smith : tout seul, sans vraiment
savoir quel danger l’attend au coin de la rue.

9 : Carter Burwell – Burn After Reading Soundtrack


Sorti en Australie en décembre 2008, Burn after Reading m’avait fait hurler
de rire. Je suis un grand admirateur des frères Coen, ainsi que de Carter
Burwell, leur compositeur attitré depuis leur premier film, Blood Simple, en
1988 ! À l’instar de Moby, la musique de Burwell a ce côté envoûtant et mélan-
colique qui fait que je me retrouve dans un autre monde lorsque je l’écoute,
en pleine nuit en train de travailler à ma table à dessin, alors qu’il n’y a plus
un bruit dehors ; un sentiment de quasi lévitation que beaucoup de mes
confrères dessinateurs connaissent certainement…

10 : Danny Elfman – Milk Soundtrack


S’il y a bien une musique de film que j’ai écoutée en boucle pendant l’écri-
ture de Maudit Mardi !, c’est celle-là, composée par Danny Elfman pour le film
Milk, de Gus Van Sant, l’un des meilleurs moments de cinéma de l’année 2009,
me concernant. Moi qui suis un fan de Tim Burton, j’aime cependant quand
Danny Elfman lui fait des infidélités, pour entrer dans l’univers d’autres réali-
sateurs. Bien souvent, c’est là qu’il s’y montre le plus fin et inattendu, comme
c’est le cas pour Milk.

11 : Alan Silvestri – Forrest Gump Soundtrack


Je ne suis en général pas un grand fan d’Alan Silvestri, dont la musique
grandiloquente manque souvent de finesse. Ce n’est cependant pas le cas
pour Forrest Gump, un film qui m’avait moyennement convaincu lors de sa
sortie en salle, mais qui s’est bonifié avec le temps. En plus, dans mon his-
toire, Achille a un petit côté Forrest Gump, le type qui marche à côté de ses
pompes, plein de candeur, alors que Rebecca ressemble un peu au person-
nage incarné par Robin Wright, celui de l’innocence perdue.

12 : Hans Zimmer – Frost/Nixon Soundtrack


Comme Alan Silvestri, Hans Zimmer n’est pas vraiment connu pour faire
dans la dentelle musicale… Pourtant, parfois, il nous sort une partition toute
en retenue, comme celle de Frost/Nixon, film très subtil sorti également
début 2009, et dont j’ai beaucoup écouté la BO en écrivant mon histoire.
Lorsque je suis en phase d’écriture, j’ai besoin de musique planante, limite
monotone, mais néanmoins intense, afin d’être concentré à 200 % sur mes
personnages.

13 : Thomas Newman – Lemony Snicket Soundtrack


Je n’ai pas vu le film, mais je suis tombé sur la musique en me baladant sur
I-Tunes, à la recherche des rares albums de Thomas Newman qui me man-
quaient. Et je n’ai pas été déçu. Je suis un inconditionnel de ce compositeur
depuis The Shawshank Redemption (1995), en passant évidemment par
American Beauty (1999). J’adore le côté froid, fluide et aquatique des compo-
sitions de Thomas Newman, dont l’une des références n’est autre que Stewart
Copeland, le batteur de Police, groupe dont j’étais fan dans mon enfance. La
boucle est bouclée.

14 : Thomas Newman – Revolutionary Road Soundtrack


Sam Mendes est l’un de mes réalisateurs de référence, mais Revolutionary
Road m’a un peu déçu, même s’il était brillamment interprété, admirablement
mis en scène… et en musique. Thomas Newman a composé toutes les BO des
films de Mendes et à chaque fois, que ce soit pour American Beauty, Road To
Perdition, Jarhead ou ce film-ci, sa musique me fait décoller…

15 : Ella Fitzgerald – I Got A Guy


J’ai appelé ma fille Ella en hommage à Ella Fitzgerald. Même remarque que
pour Sinatra : j’ai découvert tout ce pan de la musique américaine sur le tard,
mais quel bonheur ! « I Got A Guy » est une chanson que pourrait fredon-
ner Rebecca en fin d’album, alors qu’elle est enfin – quelque peu – apaisée.
Quand on entend Ella Fitzgerald, on est frappé par le contraste entre cette
voix si douce et la vie assez chaotique qu’a connu la chanteuse.

16 : Peter Gabriel – Heroes


Issu de l’album de reprises sorti en 2010 par Peter Gabriel, « Heroes » est
une chanson terriblement efficace. J’adorais déjà l’original de David Bowie et
Brian Eno, mais Peter Gabriel lui apporte une touche apaisante assez origi-
nale, grâce à sa voix magnifique, forte et fragile en même temps. « Heroes »
est vraiment une chanson pour ceux qui se sentent plus forts à deux pour
affronter ce complexe monde, même si tout cela reste bien illusoire… Mais
tout un chacun peut être un héros, Just for one day…

17 : R.E.M. – Around The Sun


Bien que ça fasse « arty » de commettre des livres ou des films glauques,
violents ou morbides, j’ai pour ma part toujours voulu insuffler un peu
d’optimisme à tout ça. Je passe ma vie de dessinateur de presse à dessiner sur
des sujets tels que la guerre, la famine, les cataclysmes et autres calamités, si
bien que lorsque je fais de la bande dessinée, j’ai envie d’autre chose. Maudit
Mardi ! sera un album dont le but est clairement de rendre les lecteurs – et les
lectrices – un peu plus… apaisé(e)s, une fois le livre terminé, à l’instar de 80
Jours, l’album que nous avions réalisé avec Olivier Guéret chez Casterman en
2006. J’éprouve un peu ce sentiment lorsque j’écoute un album de R.E.M. et
en particulier quand je prête attention aux paroles de Michael Stipe, qui n’est
pas à proprement parler un joyeux drille, mais qui ne renonce jamais à tenter
d’être heureux ! La chanson démarre par une phrase en forme de profession
de foi, dont nous devrions tous et toutes prendre de la graine : « I Want the
sun/To shine on me/I want the truth/To set me free ».

Vous aimerez peut-être aussi