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(BD FR) Maudit - Mardi.-.01b.-.Le - Making.of.-. (Nicolas - Vadot)
(BD FR) Maudit - Mardi.-.01b.-.Le - Making.of.-. (Nicolas - Vadot)
LE MAKING OF
Editions Sandawe
www.nicolasvadot.com
C ette histoire a été écrite en février 2009. J’y tenais beaucoup car elle
contenait tout ce qui fait mon univers d’auteur de bandes dessinées,
elle recèlait énormément de challenges, de difficultés tant narratives
que graphiques, elle trifouillait dans l’inconscient et elle me posait question;
un récit dont j’estimais qu’il avait une portée et un propos assez universels,
donc susceptibles d’intéresser les gens.
Je l’avais proposée à l’édition sur le site Sandawe.com, au printemps 2010,
sans vraiment croire au miracle. Mais celui-ci se produisit, un... mardi, en
plein mois d’août. Quatre mois à peine après son lancement, l’album avait
réuni le financement nécessaire à sa production grâce à 170 «édinautes»
dont voici les noms.
C’est dire si le fait que l’album ait été édité tient du miracle.
En effet, après avoir écrit d’une traite, ou presque, mon scénario – que j’esti-
mais être le plus abouti de ma courte carrière - en février 2009, j’étais qua-
siment certain de faire cet album chez Casterman, éditeur chez lequel mes
deux précédents opus, «80 Jours» et «Neuf Mois» avaient été édités, avec à la
clé un grand succès critique, mais qui furent deux flops commerciaux. Résul-
tat, Casterman décida d’arrêter les frais, ce qui me remit sur le marché, avec à
la clé les réponses sus citées.
Trois mois plus tard, le dossier est prêt à être mis en ligne. Grand moment
de solitude, car j’ai bien conscience que je joue là ma dernière cartouche. Si le
projet échoue lamentablement, les internautes donnent raison aux éditeurs
classiques et je peux définitivement ranger mes ambitions d’auteur.
Le départ est lent, très lent : à peine 3000 euros le premier mois. Sans le dire
à Patrick, je me suis donné six mois pour financer le tout, sinon je raccroche.
Au bout de deux mois, 5000 euros. Pourtant, je décide de faire comme si
de rien n’était, comme si cet album allait se financer : je réalise donc une à
deux planches par semaine et je les mets en ligne. Je commence aussi à me
piquer au jeu de l’édition participative, en publiant des bonus sur le site, tel
un making-of de deux planches.
Au mois de juin, deux mois et demi après le lancement, j’en suis pénible-
ment à 7000 euros investis, sur 34000 nécessaires. Puis les choses s’accélèrent,
grâce notamment au financement réussi d’ «Il Pennello», de Perrotin et Allais,
fin juin, puis de celui de «Maître Corbaque», de Zidrou et E411, fin juillet.
Les 50 % de financement de «Maudit Mardi» sont atteint début août, alors
que, au milieu de tout cela, je viens de quitter l’Australie avec femme et
enfants en bas âge, pour me réinstaller à Bruxelles, tout en préparant «200
dessins qui fâchent», un recueil de dessins politiques à paraître à la rentrée
suivante.
Vers le 10 août, les 70 % sont atteints. Les 30 % restant seront financés en 48
heures, en plein cœur de l’été 2010, certains allant même jusqu’à miser 2000,
3000, voire 7000 euros d’un coup ! Le dernier jour, Thibault De Sany achète le
solde, plus de 4000 euros. Le projet est financé, nous sommes le 17 août, un…
mardi !
Sans encore exister, «Maudit Mardi» a déjà gagné plus d’argent que pas mal
d’albums déjà en librairie.
Le processus suit alors son cours, j’attends de recevoir mon container venu
d’Australie, dans lequel se trouvent mes planches et mes ordinateurs, pour
me remettre à l’ouvrage début novembre.
Dans ma carrière, à l’exception de «80 jours», qui avait reçu une proposition
ferme de trois éditeurs, tous mes projets ont été un parcours du combattant.
«Norbert l’Imaginaire» a par exemple mis sept ans à exister. «Neuf Mois» avait
suscité des débats au sein de Casterman.
Pourtant, je pense bien que «Maudit Mardi» est celui dont je suis le plus fier,
car c’est véritablement un projet rescapé. Et tout cela, grâce aux édinautes,
qui ont su me faire confiance et m’accompagner dans l’aventure éditoriale
qu’est Sandawe. J’espère que cet album comblera leurs attentes et que,
comme Achille, ils largueront les amarres pour sortir des sentiers battus, en
attendant d’avoir le fin mot de l’histoire, en septembre 2012.
Merci à tous.
Nicolas Vadot
Pour démarrer, la couverture.
Celle-ci est tombée tout de suite, c’est un
agrandissement d’une case de la première
planche. Quand il s’agit de la couverture, au
plus on fait d’essais, au plus on tâtonne, au
plus on a de chances de se planter. Il faut
avant tout faire confiance à son instinct,
ce qui était le cas ici : composition simple,
couleurs chatoyantes, typo lisible : que
demander de plus ?
Pour ce qui est du titre, il s’est imposé à moi au tout début de l’écriture.
J’ai d’abord eu l’idée d’un type qui apprenait quel jour de la semaine il allait
mourir. Il me suffisait de choisir le jour. Le mardi est mon jour préféré de la
semaine, pour diverses raisons. «Maudit Mardi !», me suis-je alors dit, juste par
esprit de contradiction ! Je suis allé «googler» ce titre aussitôt, convaincu qu’il
existait déjà : eh bien non ! Enfin si, un livre pour enfants paru il y a une quin-
zaine d’années portait le même titre, mais la comparaison s’arrêtait là…
«J’ai appris quel jour de la semaine j’allais mourir. Six jours sur sept, je suis
indestructible».
Si l’on ne prend pas le lecteur par la main dès les premiers instants, il y a
peu de chances qu’on parvienne à le rattraper par la suite.
Ceci dit, la première planche, qui est toujours une page de droite, échappe
un peu à cette règle de l’efficacité à tout prix.
La voix off a également été source de questionnements : que lui faire dire,
et par qui ?
En première instance, c’était une voix off «classique». Mais je n’arrivais pas à
savoir qui racontait tout ça. Si c’était moi, l’auteur, cela n’avait aucun intérêt.
Ensuite, c’était lui, Achille, qui parlait. Oui, mais à qui ?...
Jai donc décidé d’introduire un autre personnage: Rebecca, que l’on ne
découvrira «en vrai» que planche…28 ! Mais comme cela, le lecteur se sen-
tira plus investi et partie prenante, puisque Rebecca écrit non seulement à
Achille, mais aussi à ce bon vieux lecteur (ou lectrice) que vous êtes !
Voici diverses étapes du storyboard.
En lisant ces pages, vous constaterez que j’ai gommé beaucoup de texte,
comme de coutume. J’ai également contracté ce début d’histoire, pour lui
offrir un maximum de densité. Ce qui fait quatre planches dans la version
finale en faisait au moins le double dans le storyboard initial ! C’est vraiment
du travail d’écrémage, incontournable pour que l’album tienne la route sans
perdre de temps au départ.
Quand la bestiole volante s’adresse à lui, Achille est aussi incrédule que
le lecteur, ce qui renforce le phénomène d’identification. Et la mouette lui
balance le pitch, puis s’en va, comme une reine de beauté qui vient d’ouvrir le
bal, pour ensuite prendre la poudre d’escampette et rentrer chez elle, laissant
Achille et le lecteur impuissants face à la tempête – scénaristique et réelle –
qui s’apprête à s’abattre sur eux.
Les Gaulois invoquent tous les dieux pour se protéger, jusqu’au fameux
Amora, dieu de la moutarde. J’en riais aux éclats à chaque fois.
La scène où il se tranche les jambes est la plus casse-gueule (à tous les sens
du terme) de ce début d’album : le lecteur habitué à de la narration classique
risque de refermer le livre aussi sec, mais j’assume. Je le bombarde ici d’infor-
mations, pour lui embrouiller l’esprit, tout en l’incitant à découvrir comment
ce pauvre Achille va se sortir de là.
Le trajet du chapeau m’a été inspiré par la scène d’ouverture de l’un de mes
films cultes, «The Big Lebowski», des frères Coen, où la caméra suit un galu-
rin qui s’envole vers Los Angeles, alors que le cow-boy narrateur nous pose
l’intrigue en voix off, en nous présentant Jeff Bridges, alias «The Dude».
Il faut savoir ménager son lecteur et lui reposer les yeux, après trois
planches visuellement éprouvantes, qui lui ont demandé beaucoup d’efforts
de concentration, notamment en raison du nombre élevé de cases.
Dans mon script de départ, il se passait alors plein de choses : Achille ram-
pait jusqu’à sa maison, allait à la cave, se bourrait la gueule, pleurait un bon
coup, se posait mille questions. Cela aurait peut-être fonctionné en littérature
ou en cinéma, pas en BD, art de l’ellipse par excellence.
Donc je coupe et l’envoie directement dans son atelier, planche 10, pour
remédier à cette fâcheuse situation.
Sans oublier ce torse de femme dans sa robe rouge, planche 1, qui constitue
en fait la première image mentale, avant même celle des pieds tranchés.
Cette case, énigmatique, est un pion essentiel de la mise en place, une
image qui va s’installer dans le cerveau du lecteur comme un virus silen-
cieux dans un ordinateur. Elle suscite le désir, la passion, la violence (due au
rouge vif, quasiment absent par ailleurs, les ciels pourpres pendant l’orage
étant cassés par du bleu). Qui est cette femme dont on ne voit pas le visage ?
Rebecca ? Probablement. Mais pas certain… Je ne reviendrai plus du tout sur
cette case pendant de nombreuses pages, exprès…
Moralité, il faut savoir manipuler son lecteur depuis la première seconde.
Auteur de BD est un métier de pur démiurge.
Lève-toi et marche
Planches 10 et 11
Pour les cases réalisées d’après photo, soit je décalque (quand il n’y a pas de
personnages, ou seulement des gros plans excluant les visages), soit je redes-
sine, en recopiant une photo d’attitude. Je ne décalque jamais des attitudes
de personnages, car cela donnerait un résultat raide : je préfère recopier,
quitte à laisser des défauts dans les proportions, car cela donnera plus de vie.
Il m’arrive souvent de voir des BD où je sens tout de suite que le personnage
a été décalqué, si bien qu’il ressemble à un pantin. Par ailleurs, ma technique
de crayonnés «bruts» me permet de laisser des dessins inachevés quand il le
faut. En fait, je ne m’arrête pas quand j’estime que le dessin est terminé, mais
quand il a apporté toutes les informations narratives et visuelles nécessaires.
Parfois c’est très fignolé, parfois cela reste à l’état d’ébauche.
Ses yeux regardent vers le bas et nous invitent à voir ce qu’il voit, à savoir le
résultat de son travail.
Restent enfin les plans de coupe, à savoir les images extérieures de la mai-
son. Très importants, ces plans permettent à la fois une respiration visuelle
et une accélération narrative, dans la mesure où ils soulignent la journée qui
s’écoule, donnant ainsi par ricochet plus de consistance aux scènes inté-
rieures, qui s’allongent dans la durée, comme par magie.
J’ai pris le parti de n’utiliser que deux points de vue, l’un de face, l’autre de
profil, à nouveau pour des questions de rythme.
S’il y a bien un poste que je ne déléguerai jamais dans mes albums, c’est le
coloriage, qui relève pour moi autant du dessin que les crayonnés à propre-
ment parler. Je pense toujours en couleur, depuis le storyboard. Cela vient de
mon activité de dessinateur de presse, d’une part, où la couleur joue un rôle
narratif primordial. Lors de mes études à Saint Luc, j’ai un peu étudié les théo-
ries de Chevreul sur la couleur, ainsi que ce qu’en ont fait ses élèves directs, les
impressionnistes, mais surtout les pointillistes et les Fauves (Matisse, Derain,
Van Dongen, etc.), qui ont poussé la logique jusqu’au bout. Et en BD, un album
m’avait fortement marqué lorsque j’étais étudiant : «La chambre nuptiale», de
Bézian, où la couleur joue un rôle primordial. Idem au cinéma avec «American
Beauty», de Sam Mendes, où l’utilisation du rouge est brillantissime et joue
directement sur l’inconscient, sans que cela ne soit jamais appuyé lourdement.
Techniquement parlant, les dessins au trait sont placés sur un calque dans
Photoshop, et les couleur sont apposées sur un autre calque, exactement
comme au temps du bon vieux bleu de coloriage, lorsque l’informatique
n’existait pas.
Plus j’avance dans la BD, moins je mets de textes, car la bande dessinée
est à mon avis un art avant tout visuel. Le début de cet album est comme le
précédent - Neuf Mois - quasiment muet. J’adore le début d’un film comme
«There Will Be Blood», de Paul Thomas Anderson, où le personnage ne dit pas
un mot pendant le premier quart d’heure, alors qu’il est tout seul au milieu
du désert. C’est un tour de force narratif que d’arriver à captiver le spectateur
uniquement grâce aux images et aux bruitages.
J’ai donc pris le taureau par les cornes, m’apercevant que ce que voulaient
voir les édinautes, ce n’était pas des bouts de ficelle, mais de vraies planches.
J’ai donc pris le parti de leur en donner, à peu près quatre par mois.
Par ailleurs, j’habitais encore en Australie, mais le retour vers l’Europe se
précisait et je savais que j’allais devoir arrêter l’album pendant au moins trois
mois, le temps de m’installer et de récupérer mon container, dans lequel se
trouvaient mon ordinateur principal, mon écran… et mes dessins ! Je m’étais
donc fixé comme objectif d’arriver à la planche 17 fin juin, avant de faire mes
valises.
Si bien que pour moi, ces planches sont une mise en abîme : Achille s’ap-
prête à faire le grand saut, moi aussi. Sauf que lui quitte son île natale pour
l’inconnu, alors que moi, je revenais chez moi, à Bruxelles.
Vous connaissez la suite – heureuse – de l’histoire : le projet a décollé
durant l’été, pour finir en trombe et se financer en plein mois d’août, au milieu
de la torpeur estivale, alors que, paradoxalement, «Maudit Mardi !» était en
chômage technique, mes planches se baladant quelque part dans un bateau
entre Sydney, Singapour et Anvers !
Plus tard, j’ai découvert Caravage, Delacroix, jusqu’à mon premier grand
choc «en vrai» : le Fifre, de Manet, exposé au musée d’Orsay, qui venait
d’ouvrir. Ce sont ces peintres-là qui m’ont forgé.
Bien que la bande dessinée soit un ton nettement en dessous de ces grands
maîtres, je prends un plaisir fou à «allumer» une case, comme le montrent les
différentes étapes du coloriage du strip 4 de la planche 12.
Il s’agit vraiment de donner au lecteur l’impression qu’il a marché à tâtons
dans une pièce très sombre et qu’on allume subitement la lumière, comme si
on l’éblouissait.
Lors des trois premiers strips de la page, je voulais faire ressentir l’impres-
sion de quiétude feutrée d’Achille, qui vient de récupérer l’usage de ses
jambes. Mis à part le fait qu’il porte des prothèses de bois, la scène est pour le
reste très classique, très intimiste. Je pensais que c’était le moment idéal pour
introduire une nouvelle information de première importance : la mort de sa
mère, comme si l’on partageait son deuil avec retenue, sans faire de bruit,
sur… la pointe des pieds.
On découvre son intérieur, très sobre, mais sans distinguer grand chose :
pour le moment, Achille nous est pour ainsi presque un inconnu qui se
dévoile, par petites touches.
Cases 9 et 10, je choisis un plan extérieur, pour laisser Achille seul avec son
deuil, mais je montre son parcours dans la maison, avec la lampe qui s’allume
dans une autre pièce. Au lecteur d’imaginer l’action et sa durée, lors de ces
deux cases. Une fois de plus, plus on lui laisse d’espace, plus le lecteur s’appro-
priera le récit.
Juste avant cela, la case 10 faisait le lien avec la planche 8. Ce dernier strip
nous incite donc à effectuer la transition, renforcée par le champ contre-
champ : on regardait derrière, comme Achille, enraciné dans ses certitudes ;
on va maintenant regarder devant, planche 14…
2 : Planches 14 et 15, l’appel du grand large.
Et je suis allé revoir «Titanic», le film, cette fois, pour voir comment James
Cameron s’y prenait pour filmer un bateau au large et comment il arrivait à
varier les plans pour donner cette impression de grande liberté face à l’im-
mensité de l’océan.
Mais tout cela est contredit par le texte de Rebecca en écriture off, si bien
que la confrontation entre l’entrain des images et la tristesse des textes crée
une ambiguïté, comme une fausse note qui incite à vouloir connaître la suite.
Techniquement parlant, j’ai pour habitude de dessiner à part tous les élé-
ments non liés à la gravité.
Et cette mouette qui vole bien au-dessus du paquebot a un peu l’air de pla-
ner comme un vautour au-dessus d’un cadavre… Un signe du destin ?…
3 : Planches 16 et 17, piqûre de rappel.
La case 2 est la plus importante de la planche, car elle distille tous les élé-
ments importants, en tournant autour de la source de lumière, comme c’était
le cas planche 13, comme pour résumer le personnage à quelques objets : ses
pieds en bois, son chapeau, sa valise, son journal intime, sa figure hirsute et -
last but not least - le hublot, nous rappelant qu’il a entrepris un grand voyage.
Dans son journal intime, Achille écrit le mot «Hawkmoon» : c’est donc vers la
ville qu’il va en premier, comme s’il lui donnait une identité propre. J’ai choisi
ce nom d’après une chanson de U2 présente sur «Rattle And Hum», intitulée
«Hawkmoon 269», dont j’ai mis la première phrase en exergue au début du
livre.
C’est une chanson dont les textes sont «Bono-issimes», oscillant toujours
entre l’ombre et la lumière, le calme et le chaos, exactement comme mon
personnage.
Planche 17, c’est un climax, avec la première incursion du rouge vif depuis la
page… 1 et la robe de la danseuse de claquettes.
Une fois la vue complète réalisée, il suffisait d’ajouter les autres éléments,
tels que le hublot et la mouette.
Au départ, Achille arrivait dans cette ville, en totale contradiction avec son
univers solitaire, et la visitait en même temps que nous, mais sans aucune
voix off. Puis m’est venue l’idée de la correspondance avec Rebecca, car je me
suis rendu compte que j’avais besoin de donner plus d’infos au lecteur sur
elle, avant qu’on ne la découvre en vrai.
Le contenu de ces lettres, qui s’étend sur plusieurs planches, n’est pas très
folichon et volontairement assez «plat», mais doit nous faire comprendre
plusieurs choses : 1 : cette fille avait besoin de s’échapper de son île. 2 : Elle a
d’abord eu un conte de fées avec cette ville, avant de déchanter. Pas à cause
de la ville, mais de sa vie en général. 3 : Elle n’a pas l’air très heureuse, de
manière structurelle. D’ailleurs, elle nous dit qu’elle voit un psy. 4 : sa relation
avec Achille - qui reste encore assez évasive, au lecteur de remplir les blancs,
car c’est son album, après tout… - s’est étiolée au fil des années, pour finale-
ment s’arrêter totalement, semble t-il.
Pour le reste, je fais voyager l’œil du lecteur à l’aide des couleurs, qui fonc-
tionnent en triangle, ou bien d’éléments comme la mouette. Par exemple,
planche 18.
Idem pour les couleurs : je ne regarde pas les couleurs «réelles» de la photo
de départ. Une fois que je me lance, les couleurs ne servent jamais à faire
joli ou avoir l’air «réaliste», mais à raconter une histoire qui va entrer dans
l’inconscient du lecteur.
Notez que le pull de la fille à droite a changé de couleur une fois la planche
montée, précisément pour former un triangle coloré jaune.
3 : La musique
Je ne suis pas du tout fan des inserts, en BD. Souvent, cela ressemble à du
bavardage graphique. Mais parfois, il faut savoir faire exception à la règle.
Pour la double-page 20-21, mon but était d’abord que le lecteur s’y perde. Je
l’avais donc laissée telle quelle, sans les inserts. Mais le risque avec cela, c’était
que les gens sortent de l’intrigue, pour regarder une belle image. Or, je ne fais
pas de l’illustration, je raconte une histoire et je dois pour ce faire tenir mon
lecteur par la main, du début à la fin.
Cette case mise en insert planche 21 devait au départ ouvrir la planche 22.
Mais en la casant ici, j’amorce la séquence suivante, pour inciter le lecteur à
tourner la page, puisque j’introduis un nouveau personnage (la serveuse –
qui est-elle ? serait-ce Rebecca ?), que je montre exprès de loin, pour susciter
l’envie de s’en approcher, et donc de tourner la page.
Voilà, en tout, une petite centaine d’heures de travail, qui se liront en une
minute, mais c’est ça aussi qui fait le charme de la création…
Selina
Planches 22 à 28
Voici donc Selina, un personnage secondaire, mais qui me servira plus tard,
en filigrane, et qui possède en outre le mérite de faire diversion et d’amener
de la concurrence – fût-elle fantasmée – à Rebecca. Pour Selina, mon modèle
physique était Uma Thurman dans «Pulp Fiction», elle-même calquée par
Tarantino sur l’actrice Louise Brooks. Quant au prénom, il provient de Selina
Kyle, la secrétaire de Max Shreck dans «Batman Returns».
Ici, on entre dans une autre rythmique, celle de la confrontation entre deux
personnages. Le découpage est là pour faire ressentir au lecteur les diffé-
rentes tonalités de la séquence, comme ici, planche 23 :
La case 2 de cette planche a été refaite une fois l’album terminé. pour
découvrir le résultat, aller au chapitre Post scriptum
Comme modèle, j’ai choisi la maison d’un couple d’amis à Sydney, qui
habitent à Coogee, l’un de mes quartiers préférés de la ville, situé dans les
Eastern Suburbs, face à l’océan, pas dans la baie où se trouvent les célèbres
Opera House et Harbour Bridge, monuments que je ne souhaite pas montrer,
car Hawkmoon doit garder un côté «anonyme», impossible à situer sur une
carte du monde.
Comme la scène était storyboardée depuis longtemps, j’ai pris les plans
exacts dont j’avais besoin.
Dans cette scène, je fais monter la sauce, préparant le climax qui arrivera
planche 29. Car après tout, pour Achille, c’est une autre vie qui pourrait com-
mencer, bien que l’on ne sache pas encore tout de ses motivations exactes.
Je veux faire ressentir ce sentiment du gars qui va à un premier rendez-
vous, comme un adolescent perdant ses moyens et n’osant pas se jeter à l’eau.
Sauf qu’ici se crée un début de malaise, renforcé par les couleurs, car Achille
va à un «rendez-vous»... dont il est seul à connaître l’existence, si bien qu’il
pourrait presque être apparenté à un rôdeur. C’est peut-être ce que se disent
les gens qui passent en voiture dans la rue, planche 26...
Et son premier contact visuel avec Rebecca constitue l’inverse totale du
romantisme : elle est en train de sortir ses poubelles dans la rue !
Dans ma première version de cette scène, il n’y avait pas les bulles où
Achille répète «341, boulevard des Antipodes», avant d’arriver devant chez
Rebecca. Ayant fait lire la séquence à un ami proche, celui-ci me fit remarquer
que l’on ne comprenait pas trop ce qui se passait, au risque de perdre le fil.
J’ai donc rajouté ces accroches, en pensant à cette phrase de Tardi, qui estime
qu’une «case de BD sans texte est quasiment une case inutile»... De plus, le
fait d’ajouter cette répétition renforce l’obstination du personnage, focalisé
sur une idée fixe.
Enfin, j’arrive à placer un petit gimmick que je glisse dans chacun de mes
albums : une scène où le personnage principal se regarde dans le miroir.
La voici donc, la belle Rebecca. J’ai énormément retravaillé son visage, car
c’est la première fois qu’on la voit et il faut que le lecteur tombe directement
amoureux d’elle, comme Achille ! Je dessine toujours les femmes de la même
manière, comme tous les dessinateurs ! Si bien que Rebecca est pour moi
comme une actrice, qui passerait d’un rôle à l’autre, en changeant de prénom
au fil des albums.
Cette case 1 de la
planche 29 a été retou-
chée à nouveau, une
fois l’album terminé.
Pour découvrir le résul-
tat, aller au chapitre
Post scriptum.
Le choix des couleurs de Rebecca n’est pas innocent : il faut qu’elle sente
le sable chaud, d’où sa chevelure blonde vénitienne. Je lui ajoute de grandes
boucles d’oreille rouges - couleur du désir - car il faut qu’on la dévisage
comme le fait Achille. Un Achille que je fais en sorte de montrer le moins pos-
sible dans cette scène, car à cet instant, c’est Rebecca qui doit prendre toute
la place et impressionner le lecteur.
Cependant, dans mon premier découpage, j’étais plus radical que dans le
résultat final. Strip 2, page 34, voici ce qu’il y avait au départ.
Mais la scène devenait du coup trop statique. J’ai donc intercalé un champ
contrechamp d’Achille, histoire de rappeler qu’il est quand même présent et
nous aussi, lecteurs (et lectrices), par association.
J’en profite également pour changer la direction du
regard de Rebecca dans la dernière case, ce qui ajoute
de l’émotion, à mon avis, ainsi que du dynamisme.
Pour Achille, les choses se corsent donc : non seulement sa belle est mariée,
mais en plus, elle a un enfant ! Et un enfant qui lance à Achille un regard long
de sous-entendus, une fois qu’il lui a roulé sur le pied, comme s’il avait déjà
percé son secret, dès le premier coup d’œil.
2 : Se situer dans un huis clos
Ici, Achille avait l’air d’un petit écolier et sa posture était raide, peu en
accord avec ce qu’il dit. A l’inverse, un plan en plongée donnait plus d’impact
et d’unité avec le plan large de la plage, en arrière-fond.
Quant à Rebecca, je reprends sa posture de l’avant-dernière case de la
planche 31, en inversant juste le croisement de ses jambes et en lui écartant
les bras, pour montrer qu’elle est soudainement plus à son aise.
Autre séquence jouant sur les silences : les trois cases où Rebecca apprend
qu’Achille est «free as a bird» et réalise qu’il a peut-être quelques idées der-
rière la tête. Tout ceci est «expliqué» case 2, par… un silence. Là, en principe,
le lecteur ne sait pas ce que pense Rebecca : est-elle contente ou non ? En fait,
elle ne le sait pas trop non plus, ce que je veux renforcer, en incitant le lecteur
à être aussi dubitatif qu’elle.
Voici les trois dessins de départ de la planche 35, que j’ai ensuite fait entrer
dans le gaufrier, préalablement déssiné.
Je les ai chacun scannés à diverses définitions : 300, 450 et 600 DPI, pour
pouvoir ensuite mélanger et jouer sur différentes «focales».
Les vrais pinailleurs auront noté que, planche 31, j’ai inversé un plan exté-
rieur, pour raisons narratives, car j’avais besoin que les personnages aillent de
gauche à droite et sortent de la case en suivant le parcours de l’œil…
Il faut savoir tricher, de temps en temps…
J’avais un problème en haut à droite de la
planche 35, car je risquais de me retrouver
avec l’arrière du crâne de Rebecca, sans beau-
coup de détail ni de texte, bref, avec une «case
morte». Une case morte, c’est un terme que
nous avions trouvé avec Olivier Guéret (cos-
cénariste de Norbert l’Imaginaire et 80 Jours)
pour définir une vignette où il ne se passe pas
grand chose et où le regard glisse en oubliant
aussitôt le contenu, soit parce qu’elle n’apporte
pas assez d’informations, soit parce qu’elle est
mangée par les cases autour d’elles.
D’autre part, un jour par semaine, il risque de mourir, ce que l’on est censé
avoir presque oublié, tout comme Achille…
Nous y voici donc, à ce fameux premier mardi, qui durera seize planches en
tout, jusqu’à la 52. Bref, c’est la pièce de résistance de ce premier tome. Après
l’introduction, qui avait duré vingt-huit pages, nous avons fait la connaissance
de Rebecca, ce qui nous a plongé dans le cœur de l’histoire. Nous voici main-
tenant dans celui de l’intrigue : le maudit mardi.
Depuis le début, je partage mon récit entre deux idées force : l’absence de
racines, véritable sujet du livre, et le maudit mardi, qui sert de fil conducteur
dramatique et narratif. Mais pour le coup, une fois qu’on y arrive, à ce fameux
mardi, autant faire les choses bien et en tirer toute sa saveur, d’autant qu’en
principe, après trente-cinq planches, le lecteur avait quasiment oublié ce pos-
tulat de départ, qui nous revient ainsi en pleine figure au moment de cette
séquence.
Les seize pages qui arrivent seront quasiment muettes, tout se joue dans
la mise en scène. J’ai par conséquent énormément travaillé sur le découpage
séquentiel, en étant très sobre en couleur. Voici par exemple plusieurs étapes
du storyboard de la planche 38, la plus compliquée.
L’influence directe est ici «Barton Fink», des frères Coen,
avec John Turturro qui panique dans sa chambre d’hôtel, à
cause de son voisin bizarre (et qui s’avèrera carrément psy-
chopathe), joué par John Goodman.
J’y ai passé une nuit spécialement, en septembre 2009, et j’ai pris une
soixantaine de clichés de l’hôtel, des couloirs à la chambre, en passant par
l’escalier central et le restaurant (qui me serviront plus tard).
Sur l’une des photos, le papier blanc que vous voyez traîner sur le lit n’est
autre que le scénario de Maudit Mardi…
Du reste, je l’avoue, j’ai encore parfois des doutes quant à savoir si notre vie
onirique sert à nourrir et régénérer notre existence «réelle», ou bien si c’est
l’inverse… En tout cas, dans mes albums, c’est la frontière entre les deux qui
m’intéresse, depuis le premier «Norbert l’Imaginaire» : fouiller dans l’incons-
cient et faire voyager lectrices et lecteurs, en les invitant à naviguer à l’inté-
rieur d’eux-mêmes, d’où ma grande admiration pour «Inception» !!
J’étais déjà fan d’eux depuis belle lurette, et j’avais d’ailleurs mis leur album
«Lights» dans le top 10 musical de mon musée imaginaire.
J’utilise dans cette planche 41 des codes couleur identiques à ceux des
planches 5, 6 et 7, en tout début de livre. À la lecture de cette planche 41, on
en arrive à se demander si les planches 5 à 7 ne relevaient pas elles aussi du
rêve plutôt que de la réalité. Bref, je brouille les cartes.
Jusque là, j’avais réalisé l’album de manière linéaire. Mais après avoir des-
siné la scène de cauchemar, planche 41, j’ai éprouvé le besoin d’aller d’abord
dessiner la scène finale, qui se trouve planches 54 à 58, certains éléments de
cette séquence prenant leurs source dans le cauchemar des planches précé-
dentes, d’autres risquant d’avoir une incidence sur celles à suivre.
Ces cases 1 et 2 ont été réalisées en pathwork, voici les diverses étapes.
Bon, les pinailleurs me diront qu’en bon menuisier, Achille aurait dû prévoir
un jeu de plusieurs tournevis, mais nous sommes dans une œuvre de fic-
tion…
Je dois ensuite faire comprendre le temps qui passe, sans trop m’attarder.
J’ai pas mal pataugé avant d’arriver à la version finale : j’avais mis trop de
cases, la lecture s’en trouvant hachée, le sens de lecture pas assez fluide.
Voici les différentes étapes.
Pourtant, au final, cette planche est l’une des plus
denses de l’album, avec pas moins de 18 plans, en
comptant les horloges. Les cases 13 à 18 auraient
pu à elles seules constituer une planche entière,
mais je voulais absolument resserrer le rythme.
Cependant, bien plus tard dans l’album, je ferai une
sorte de mise en abîme de ces cases-là, planche 53.
2 : The dark stranger
Planche 44, Achille croise un inconnu, inconnu qui l’est encore un peu pour
moi, au moment d’écrire ces lignes. Dans mon script de départ, il s’agit d’un
gentil, mais qu’Achille perçoit comme un méchant, pris dans sa paranoïa du
mardi. Pourtant, en le dessinant ici, je me suis pris au jeu, en me posant la
question suivante :
La scène qui nous occupe est très sombre, monochrome, et je suis obligé
de la rehausser avec des touches de couleur vive, sinon on ne distinguera plus
rien. Je recrée donc une lumière artificielle, avec les lampes. Ici, en principe,
le lecteur doit fouiller dans l’image, ébloui par ces loupiottes, pour essayer de
distinguer dans la pénombre le visage de ce mystérieux personnage. Peine
perdue, mais cela renforce son mystère.
Rebecca doit nous paraître à la fois sexy et douce, pour vraiment donner
envie au lecteur d’être à la place d’Achille et d’aller boire un verre avec elle,
elle dont on ne sait pas encore vraiment ce qui la motive à vouloir - peut-être
– (re)démarrer une histoire avec cet homme surgi du passé. Du reste, jusqu’à
présent, hormis dans les lettres qu’elle écrivait à Achille, Rebecca nous appa-
raît comme son contrepoint sage et assuré.
Dans cette séquence, je guide l’œil du lecteur, grâce d’abord aux voix off,
ensuite avec la pagination «en escalier», ce qui est assez rare chez moi.
Ce bus récurrent n’était pas présent dans mon script de base, en tout cas
pas à ce moment-là de l’intrigue. Mais après l’avoir ajouté à la scène de cau-
chemar, planches 39 à 41, il s’est imposé comme une évidence, tel le requin
des «Dents de la mer», film qui m’a énormément marqué. Ce bus rôde autour
du personnage, jusqu’au moment où il finira bien par avoir sa peau.
J’avais utilisé un requin – volant dans le désert – dans «Neuf Mois», mon
précédent album.
Je mélange ici avec une influence de mon autre film préféré de Steven
Spielberg, «Duel», œuvre de jeunesse magistrale qui vous tient accroché
à votre siège pendant une heure trente, avec pourtant presque rien : Un
homme en voiture est poursuivi par un énorme camion qui veut le tuer, sans
qu’il ne sache pourquoi. Point, à la ligne. On ne verra jamais la tête du camion-
neur, ni ses motivations. Et le film est pratiquement muet. Un chef d’œuvre
minimaliste absolu.
Quand ce livre est sorti, en 1995, je me suis dit «Tiens, c’est possible de faire
des albums comme ça, simples, intimistes et en même temps très prenants
et admirablement racontés et dessinés». Je suis encore très loin de la finesse
du trait de Juillard, mais néanmoins, ce livre a beaucoup compté pour moi, en
tant que futur auteur. Souvent, en bande dessinée, les femmes sont représen-
tées comme des poupées gonflables ambulantes, avec des gros seins et des
bouches à la Pamela Anderson. Et bien souvent, dans la BD «populaire», on
leur donne des rôles de femmes soumises, ou de «superhéroïnes», trimbalant
des gros flingues leur servant de substitut phallique. Chez Juillard, rien de
tout cela. La grande classe.
Dans mes albums, ce sont toujours les femmes qui font avancer l’intrigue et
qui sont les plus volontaires. Un jour, il faudrait que je fasse un livre ne com-
portant que des femmes, pour voir ce que ça donnerait…
Mais avant cela, je garde néanmoins la scène des malfrats, pour confronter
Achille non plus aux éléments extérieurs non humains (la tuile, le bus), mais à
de vrais méchants.
J’ai pris beaucoup de plaisir à dessiner ces trois
petites frappes, qui sont assez caricaturales. Pour
celui à gauche, je me suis inspiré du chanteur de
Guns’n’Roses, Axl Rose !
Case 1, planche 49, je fais une citation cachée d’une célèbre case d’Hergé,
toujours dans «Le Crabe aux pinces d’or», où le capitaine Haddock chasse
des malfrats dans le désert, juste en leur hurlant dessus. Il y a donc cette case
célèbre ou cinq bandits s’en vont apeurés, alors qu’ils tiraient sur Haddock
depuis une dune : le premier est encore allongé avec son fusil, le deuxième
se lève, le troisième commence à courir et les deux derniers sont déjà en train
de partir : en une case, Hergé décompose le mouvement d’un homme qui
s’enfuit, à travers cinq personnages. Ici, case 1, je fais pareil avec mes trois
petites frappes.
Nouveau clin d’œil à «Neuf Mois» : les malfrats roulent en Chevrolet Che-
velle 1968, exactement comme Colin, mon personnage de «Neuf Mois».
Certains éléments s’invitent comme ça dans mes planches et finissent par
caractériser mon univers, comme les vieilles voitures : la Chevrolet ici, ou la DS
dans «80 Jours».
Moi qui ne conduis pas, j’adore le design de ces voitures des années 60 et
70. Pour la Chevrolet, j’en possède deux maquettes à la maison, ce qui facilite
les choses.
J’ai aussi vu le film de Terence Malick, que j’ai trouvé bouleversant, apaisant
lui aussi, tout en étant tendu.
La musique présente dans le film n’est presque pas reprise sur le disque,
mais celui-ci est quand même très bien !
Je reprends alors
une partie de ce
dessin, recadré pour
devenir la case 4, le
résultat devenant la
case 7, comme si l’on
instaurait une conti-
nuité invisible entre
les cases.
À nouveau, il faut faire vivre l’image à l’avant plan, en faisant évoluer celui
disposé case 1, puisque ces gens parlent et gesticulent. J’ajoute donc un
avant-plan intermédiaire.
Mais ça ne suffit toujours pas, j’ai besoin de m’approcher encore plus de ces
personnes, comme si le lecteur était pris au centre de leurs conversations. Je
superpose donc un avant-plan supplémentaire.
Au contraire, le fait de la
montrer elle regardant sa
montre crée une sensation
de champ contrechamp avec
Achille, ce qui les relie et les
oppose en même temps.
Cerise sur le gâteau, Achille vient se mêler à la danse, en fin de page, nous
incitant donc à aller page suivante.
2 : Le retour du grand méchant loup
Case 10, je joue avec le cadrage pour aplatir la fin de la séquence, comme un
avion qui viendrait se poser sur la piste d’atterrissage. Les phylactères semblent
isoler Rebecca dans sa solitude. Elle se tait et doit écouter ce flot de paroles
«objectives» déballées cliniquement par une étrangère, comme une torture.
4 : Un long moment de solitude
Cette planche 53 est là pour ralentir le rythme : d’un gaufrier de neuf cases
plus une, planche 52, je passe à un autre gaufrier, mais de six cases, beau-
coup plus apaisant visuellement, et je procède à une mise en abîme d’une
séquence de la planche 43.
Mais je trouvais cela important, car le fait d’avoir
ce traveling à travers les longs couloirs de l’hôtel,
façon «Shining» (toutes proportions gardées !!), me
permet d’isoler à nouveau mon personnage princi-
pal et de boucler la boucle.
Terminons par la musique, une fois de plus. J’ai surtout écouté un disque
en réalisant ces pages : «Turn Off The Dark», la BO de la comédie musicale
Spiderman, jouée à Broadway. Musique composée par la moitié de U2 : Bono
et The Edge. Très bon disque, U2issime par moments, un peu surfait à certains
autres, mais grandiose pour la plupart. Peut-être les couleurs de Spiderman –
le bleu et le rouge – ont-elles influencé mes planches, allez savoir…
Le fin mot de l’histoire… mais pas vraiment, puisque nous n’en sommes
qu’à la mi-temps de la rencontre !
Une fois décidé que cet album deviendrait un diptyque, je me suis replon-
gé dans mon script de départ pour savoir où couper ce scénario en deux, afin
d’offrir au lecteur une fin relativement haletante, avec un «climax» digne de ce
nom, mais pas trop frustrante pour autant !
Une fois la décision arrêtée, j’ai décidé de dessiner ces planches finales,
alors qu’il en restait une quinzaine à faire avant cette scène-là. L’album devait
faire 54 planches, il en fera finalement 58…
1 : Retomber sur mes pattes
La scène est dans la pénombre totale, ce qui importe peu, dans la mesure
où le lecteur connaît déjà les lieux. Cette séquence a pour but de laisser souf-
fler le personnage, ainsi que le lecteur, que j’invite pratiquement à fermer les
yeux dans l’obscurité, comme Achille.
Une fois de plus, je fais donc un lien visuel avec des scènes précédentes,
comme si cette planche 54 était une décalcomanie de la planche 36, tel
qu’expliqué précédemment, lorsque la mouette venait se poser sur le rebord
de la fenêtre.
J’ai repris quatre fois en tout le plan de l’horloge, pour souligner la ryth-
mique du temps qui passe, immuablement.
Dernier détail signifiant : les pieds d’Achille, qui sont les mêmes que lors de
son cauchemar de la planche 41. Sauf que son pied droit comporte désormais
une entaille, consécutive à sa rencontre avec les malfrats de la planche 49.
Pour la première fois dans cet album, j’indique un placard «off», avec une
typo différente, à destination du lecteur, pas des personnages, nous indiquant
le jour de la semaine : mercredi. J’avais pensé faire de la sorte dès le début de
l’album, puisque les 53 premières planches se sont déroulées sur une période
très courte, s’étalant sur à peine six jours. Je pensais donc, pour chaque nou-
velle journée, indiquer «Jeudi», «Vendredi», «Samedi», etc., jusqu’au fameux
mardi. Mais je trouvais cela un peu lourd et ça plombait mon scénario.
En revanche, tout au long du livre, j’ai bien fait en sorte de montrer le cou-
cher et le lever du jour, chaque fois...
Par ailleurs, jusqu’à ce que le maudit mardi se produise, Achille, comme
le lecteur, pouvaient rester dubitatifs quant à la prophétie énoncée par une
mouette parlante ( !!!) en début d’histoire…
Mais là, ce maudit mardi a bien eu lieu et le compte à rebours est véritable-
ment enclenché. La typo utilisée fait volontairement référence au monde du
polar, comme si l’on entendait un agent de police la taper à la machine, en
mâchouillant son cigare.
Sauf que j’inverse l’ordre des plans : planche 27, je commençais par un gros
plan sur la sonnette, puis je faisais un plan large de la maison. Ici, entre la
fin de la planche 54 et le début de la 55, je fais le contraire. J’adore procéder
comme cela, par déclinaisons, ce qui ajoute du rythme à l’ensemble.
Référence implicite ici à «Un jour sans fin», film culte sur un type qui se
rend compte qu’il vit à chaque fois le même jour. J’aime beaucoup de genre
de postulat de départ, très métaphorique et qui permet d’avancer masqué :
aborder un véritable questionnement existentiel – ma vie est-elle finalement
la même, jour après jour ? Où cela va-t-il me mener ? – en le drapant dans un
«pitch» ludique.
«Maudit Mardi !» est exactement dans cette lignée-là, comme l’était d’ail-
leurs «80 jours». En d’autres mots, on appelle cela une «fable», ou «fairy tale»,
en anglais, terme qui convient peut-être mieux…
2 : Une porte se ferme
Comme une trentaine de pages plus tôt, c’est Madame Veralice qui ouvre,
toujours aussi sévère. Madame Veralice nous apparaît comme le garde du
corps de Rebecca, dont on ne sait pas si elle est toujours en vie…
Cases 6 et 7, je dessine le même plan, l’un avec Achille, l’autre sans. Com-
bien de temps s’est écoulé entre ces deux cases ? C’est au lecteur de juger,
mais le fait de cadrer exactement pareil renforce l’idée d’absence du person-
nage, forcé de s’éclipser sur la pointe des pieds.
Une fois l’album terminé, j’ai tendance à tout trouver très laid, mal foutu,
bancal, etc. Cette période dure en général six mois. Après cela, je ne regarde
plus du tout le livre pendant un an, puis je le reprends. C’est à ce moment-là
que je commence à en avoir une vision un peu plus détachée et un tant soit
peu objective. Ce ne sera pas possible dans le cas qui nous occupe, dans la
mesure où le tome 2 démarrera exactement là où le tome 1 s’est terminé :
«Maudit Mardi !» reste une histoire «one shot», mais coupée en deux.
Planche 29, case 1 : l’une des images les plus importantes du livre, puisque
le lecteur découvre Rebecca, dont il doit tomber amoureux dès le premier
coup d’œil, pour les garçons. Quant aux lectrices, elles doivent pouvoir s’iden-
tifier à cette jeune femme dès le début.
Pourtant, je n’étais toujours pas satisfait. J’ai donc remis l’ouvrage sur le
métier, en fin d’album. Voici le résultat.
Ici, c’est Patrick Pinchart, mon éditeur, qui me fait remarquer que, case 3, le
plan ne fonctionne pas, car on ne comprend pas bien que les malfrats courent
vers leur voiture.
Je râle un peu, lui expliquant par A+B qu’il a tort et que j’ai raison. Puis je
réfléchis un moment et me rends compte qu’il avait en effet raison. Je change
donc le plan et en profite pour inverser les deux suivants. La planche en
devient nettement plus dynamique.
Dernier exemple ci-dessous, avec la case 2 de la planche 23 (la première
en haut à gauche sur cette image), qui fut donc la dernière à être dessinée.
L’un de mes édinautes avait émis une remarque, lorsque j’avais publié ces
planches dans un making-of. Il trouvait que l’on n’avait pas l’impression
qu’Achille se relevait, si bien qu’il ne comprenait pas l’enchaînement avec la
case suivante. J’ai donc obtempéré, une fois l’album terminé.
3 : Suede - The 2 Of Us
Suede est à mon avis l’un des groupes les plus intéressants de la Britpop
des années 90, et Dog Man Star, dont est extraite cette chanson, est de loin
leur meilleur album. Le morceau se termine par « Alone, but not lonely/You
and me » et la voix presque androgyne de Brett Anderson me transporte à
chaque écoute. Les deux héros de cet album, Achille et Rebecca, sont deux
âmes sœurs, qui ne font finalement qu’un, même s’ils ne s’en rendent pas
vraiment compte, au début…
5 : Moby - Mistake
Issue de l’album Wait For Me, sorti en 2009, « Mistake » a ce côté planant et
mélancolique propre à l’univers de Moby, dont j’ai tous les disques, sa mu-
sique ayant toujours accompagné la réalisation de mes albums de BD.
Les paroles de « Mistake » traitent de quelqu’un qui recherche l’amour de
l’autre, mais en lui demandant de ne pas s’approcher, par peur de souffrir.
Sentiment ambivalent classique, qui est au cœur de Maudit Mardi ! .