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L. L. 4. Manon Lescaut, 1753, Abbé Prévost.

La rencontre.

Ce texte est extrait de l’œuvre Manon Lescaut, publiée en 1753 par l’Abbé Prévost, Antoine François Prévost
d’Exiles, de son vrai nom. Homme d’église, il a pourtant vécu une vie tumultueuse. En effet, bien qu’établi dans une
vie religieuse, il s’est enfui plusieurs fois pour s’engager dans l’armée, ou encore pour vivre une vie de débauche, en
Angleterre ou à Amsterdam ; il fut même emprisonné pour des vols. Cependant, il est avant tout un écrivain. Manon
Lescaut est le 7ème et dernier tome d’une œuvre intitulée Mémoires et aventures d’un homme de qualité.

Cet extrait se situe au début de la première partie du roman, qui est un roman enchâssé. En effet, le narrateur, M. de
Renoncour, raconte qu’il a rencontré un jeune homme, Des Grieux, à qui il est arrivé un tas d’aventures, heureuses
comme malheureuses. Il s’offre de raconter aux lecteurs les aventures de cet homme, et, pour plus d’authenticité,
lui laisse même la parole. Le récit de Des Grieux, qui devient alors narrateur, est donc le récit encadré de celui de
Renoncour. C’est par notre extrait que débute le récit de Des Grieux. Il va raconter comment sa vie est devenue un
brouillard, et pour cela, il remonte à l’origine de ses problèmes. L’extrait que je vais étudier est donc une analepse :
un retour en arrière.

Lecture du texte.

Dans ce texte, l’on peut voir trois mouvements : de la ligne 1 à la ligne 5, le narrateur explique les circonstances de la
rencontre. De la ligne 5 à la ligne 13, la fascination de Des Grieux éclate. Enfin, le troisième mouvement présente les
premières paroles échangées entre le narrateur, le chevalier Des Grieux, et Manon Lescaut.

Par l’étude de ce texte, nous allons voir comment le narrateur fait de sa rencontre avec Manon un événement
fondateur.

Etudions les circonstances de la rencontre, premier mouvement : lignes 1 à 5.


L’emploi des temps composés à la ligne 1 « j’avais marqué » , du plus que parfait, et ligne 2 « j’aurais porté », du
conditionne passé, marquent l’antériorité par rapport à l’action principale : le récit de Renoncour, le premier
narrateur. Le Chevalier Des grieux, le second narrateur, explique qu’il va raconter son histoire à son commencement.
Il s’agit d’un récit rétrospectif, une analepse, autrement dit, un retour en arrière.

A la ligne 1, toujours, l’adverbe « Hélas », l’exclamation et la négation « que ne le marquai-je pas » marque le regret.
Des Grieux explicite la raison de ses remords : son choix du jour du départ d’Amiens.

A la ligne 2 « j’aurais porté chez mon père toute mon innocence », Des Grieux se qualifie d’innocent à cette époque
de sa vie. Avant le récit même de l’événement, le narrateur procède ainsi à une dramatisation qui vise à susciter
l’intérêt de ses auditeurs et à souligner l’importance de cet épisode. L’emploi du conditionnel passé « j’aurais porté,
traduisant l’irréel du passé, souligne le caractère irréversible des conséquences associées à la perte de
« l’innocence ».

 Il s’agit d’un récit rétrospectif que Des Grieux nous fait. Avec la connaissance qu’il a des événements qui vont
suivre, le narrateur juge du caractère négatif du choix du jour de son départ. Des Grieux narrateur montre
ainsi qu’il n’était pas en son pouvoir d’échapper à cette rencontre qu’il présente comme une œuvre du
destin.

Le récit débute véritablement avec l’emploi du passé simple « nous vîmes », « nous le suivîmes », l. 4. Des Grieux
pose alors un cadre spatio-temporel précis : « Amiens (l. 1), « la veille » (l. 2), « cette ville » (l. 3), « Arras » (l. 4), qui
donne un ancrage géographique et chronologique. L’évocation de détails « le coche » et « l’hôtellerie » (l. 4), ainsi
que le présent de vérité générale « où ces voitures descendent » (l. 5), renvoient à la vie quotidienne d’une ville de
province et contribuent à un effet de réel.
L. 5 « Nous n’avions pas d’autre motif que la curiosité », l’emploi de l’imparfait montre une action de second plan.
La vue de l’arrivée du coche constitue une action de premier plan relatée au passé simple alors que l’imparfait fait de
la promenade de Des Grieux et de Tiberge, une action de second plan, qui est ainsi interrompue.

 Pour conclure ce premier mouvement, on a vu que l’événement anecdotique et sans grande importance est
mis en relief par le procédé de l’analepse. Cela annonce qu’il s’agit d’un élément perturbateur et du point de
départ véritable du récit.

Poursuivons avec le second mouvement, des lignes 5 à 13.


Les verbes au passé simple « il en sortit » (l. 5) et « se retirèrent » (l.6) signalent l’apparition des femmes et leur
disparition presque immédiate. L’adverbe « aussitôt » (l. 6) renforce cet effet.

La multiplication des propositions subordonnées des lignes 6 « qui se retirèrent », « qui s’arrêta », ligne 7 « pendant
que », « qui paraissait », ligne 9 « qui n’avais jamais pensé », ligne 10 « dont tout le monde », témoigne de la
complexité du récit.

Aux lignes 7 et 8, deux actions se déroulent en même temps, comme le montre la proposition subordonnée
conjonctive circonstancielle de temps introduite par « pendant que » et dont le verbe « s’empressait » renvoie à
une action effectuée avec rapidité.

En parallèle, la conjonction de coordination « mais » (l.6) marque l’opposition, et l’emploi des verbes ligne 6 « il en
resta une » et « s’arrêta », marque l’immobilité. Ce contraste met en valeur l’effervescence autour des deux
protagonistes.

 Cela montre que l’histoire de Des Grieux va être mouvementée et que les actions vont être imbriquées les
unes aux autres, à l’image des propositions subordonnées. Au milieu de cette effervescence, Manon se
détache singulièrement.

Si Manon se trouve avec les autres femmes, elle ne se confond pas avec elles. Les antithèses « quelques » / « une »
et « se retirèrent » / « s’arrêta » soulignent sa singularité, sa différence avec les autres.

Des Grieux, qui est alors un jeune homme innocent, est attiré, pour la 1ère fois, par une jeune femme. L’impression
qu’elle suscite est rendue par les adverbes d’intensité « fort jeune » (l. 6) et « si charmante » (l. 7) et la périphrase
« maîtresse de mon cœur », qui désigne Manon, la place dès lors sur un piédestal.
Manon, dès son apparition, est rendue exceptionnelle aux yeux de Des Grieux.

Pour souligner le ravissement dont il est l’objet, Des Grieux prend soin de mettre en évidence avec insistance son
innocence et sa maîtrise de soi, comme le prouvent les négations « qui n’avais jamais pensé à la différence des sexes,
ni regardé une fille avec un peu d’attention » (l. 9), l’incise » moi, dis-je » (l. 10) et les tournures hyperboliques « tout
le monde admirait la sagesse et la retenue » (l. 10), « excessivement timide » (l. 11). La rencontre produit un
véritable bouleversement car elle lui révèle la violence de la passion. Les deux phrases « Je me trouvai…transport »
(l. 10-11) et « Je m’avançai…de mon cœur » (l. 12-13) traduisent une attraction irrésistible. Les termes « enflammé »,
« transport » et « maitresse de mon cœur » sont empruntés au lexique de la tragédie et suggèrent que Des Grieux
n’est plus réellement maître de ses émotions. Il semble comme aimanté par cette jeune femme.

 En somme, dans ce second mouvement, des lignes 5 à 13, le chevalier Des Grieux exprime la force des
sentiments qu’il ressent dès qu’il aperçoit Manon, avant même de lui parler.

Dans le 3ème mouvement, des lignes 13 à 21, les deux protagonistes vont se parler. Il s’agit des premières paroles
échangées.
L’emploi du discours indirect « je lui demandai ce qui… et si elle… » (l. 14) et « je lui parlai d’une manière qui lui fit
comprendre » (l. 18) et du discours indirect libre « c’était malgré elle qu’on l’envoyait » (l.19), rendent le récit plus
rapide. Le narrateur ne conserve que l’essentiel de leur conversation. La multiplication des propositions
subordonnées, induite par l’emploi du discours indirect, donne l’impression d’un flot continu de paroles.

Les informations données sur Manon dessinent une l’image d’une jeune femme expérimentée en amour : l. 14
« sans paraître embarrassée », l. 19 « elle était bien plus expérimentée » ; l. 20 « son penchant au plaisir, qui s’était
déjà déclaré ». Pour autant, Des Grieux prend soin de souligner son absence de vice, comme en témoigne l’adverbe
« ingénument ».

Lignes 15 – 16, on relève une construction à la voie passive : « Elle y était envoyée par ses parents ». De plus, à la
ligne 20, « malgré elle » est une préposition qui marque l’opposition. Et l’emploi du pronom « on » (« on
l’envoyait ») montre que Manon subit des décisions externes.
Manon semble être sous la domination d’une autorité familiale « elle y était envoyée par ses parents » (l. 15-16). La
construction passive renforce sa soumission et son impuissance. Plus loin, la construction en position de COD
redouble cet effet et le pronom indéfini « on » renvoie surtout à la société, qui impose la réclusion religieuse aux
femmes qui s’écartent de la morale en guise de correction. . La volonté de Manon est contraire à cette décision
« malgré elle » l.20. Cet obstacle qui conduit à la séparation des jeunes gens est envisagé par Des Grieux « comme un
coup mortel pour [ses] désirs » (l. 17-18). Cette dramatisation pathétique et héroïque traduit la violence de l’amour
qui s’empare de lui et laisse présager une transgression pour faire obstacle à ce projet. Seul contre tous, Des Grieux
est contraint d’agir. La fatalité est en marche.

Par une prolepse, le narrateur confirme la dimension tragique de cette rencontre « dans la suite tous ses malheurs et
les miens » (l. 20 -21), suscitant ainsi l’empathie et la curiosité des son auditeur (et des lecteurs) qui attendent des
péripéties nombreuses, comme le suggèrent les pluriels employés.

 En guise de bilan de ce 3ème mouvement : la rencontre et l’échange entre Manon et Des Grieux semble à la
fois furtive et riche. En peu de temps, on connait la personnalité, le passé de Manon, bien qu’elle soit très
jeune, et que le narrateur tente malgré tout de minimiser, et l’on entrevoit la suite de l’histoire : des
aventures complexes et l’obligation pour les deux protagonistes de transgresser… les lois ?... la morale ?

Pour conclure cette explication linéaire, on peut dire que le récit de la rencontre entre le chevalier Des Grieux et
Manon Lescaut est un événement arrivé par hasard, et que Des Grieux, bien qu’il soit immédiatement tombé sous le
charme de la très jeune femme, voit, après coup, comme un mauvais coup du sort, comme un événement qu’il
aurait préféré ne pas vivre. Son coup de foudre pour Manon est donc à l’origine de son destin qui sera parsemé
d’obstacles et dont, on le comprend en filigrane, le narrateur ne sortira pas indemne.
Pour autant, L’abbé Prévost, malgré ses incartades à sa carrière religieuse, ne fait pas l’apologie d’une vie éloignée
de la bonne morale. Au contraire, le roman de Manon Lescaut s’il montre des personnages en marge de la société,
montre également des jeunes gens en quête de liberté, liberté de penser, liberté d’agir, liberté de disposer de soi,
valeurs humanistes que l’on peut attribuer à la période des Lumières et qui, sous la plume de l’Abbé Prévost,
prennent un souffle romanesque.
La passion amoureuse qui enflamme et transporte les deux jeunes gens est un motif littéraire récurrent, ainsi ; la
naissance de l’amour chez Des Grieux rappelle la naissance de l’amour passionnel de Tristan pour la belle Iseut.

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