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31/01/2024 10:09 Études sur Spinoza et les philosophies de l’âge classique - Éthique et politique chez Spinoza - ENS Éditions

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Études sur Spinoza et les philosophies de l’âge
classique | Alexandre Matheron

Éthique et
politique chez
Spinoza
(Remarques sur le rôle du scolie 2 de la proposition
37 de la partie IV de l’Éthique)
p. 195-203

Note de l’éditeur
« Éthique et politique chez Spinoza », Zur Aktualität der Ethik Spinozas,
K. Hammacher, I. Reiwers-Fovote, M. Walther éd., Würzburg,
Königshausen und Neumann, 2000.

Texte intégral
1 Que le philosophe, selon Spinoza, soit nécessairement amené
à s’occuper de politique, c’est ce qui apparaît dès le Traité de
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la réforme de l’entendement. Au paragraphe 14 de cet


ouvrage, en effet, Spinoza, qui vient de déclarer avoir conçu,
à titre de modèle idéal, une nature humaine parfaite – c’est-
à-dire aussi puissante que possible – consistant en la
« connaissance de l’union qu’a l’esprit avec la Nature
totale », ajoute aussitôt après : la fin que je poursuis, c’est
« d’acquérir cette nature et de faire en sorte que beaucoup
d’autres l’acquièrent avec moi ; car cela aussi appartient à
mon bonheur : de m’appliquer à ce que beaucoup d’autres
comprennent ce que je comprends ». D’où il conclut un peu
plus loin : pour cela, il est nécessaire de « former le type de
société requis pour que le plus grand nombre possible de
personnes parviennent le plus facilement et le plus sûrement
possible à cette fin ».
2 Bien entendu, à lire ce texte isolément, rien ne prouve encore
qu’il y soit question de politique. Mais considérons
maintenant ce qui a été dit auparavant, tout au long des onze
premiers paragraphes du même Traité, concernant les
plaisirs, les honneurs et les richesses. Ces biens extérieurs,
après être apparus successivement à Spinoza comme des
biens certains, puis comme des biens incertains, puis comme
des maux certains, ont acquis au paragraphe 11 leur statut
définitif : ce sont des biens conditionnels, qui ne nous font
du mal que s’ils sont recherchés pour eux-mêmes, mais qui,
en tant que simples moyens, peuvent contribuer
grandement à l’obtention du vrai bien. Or, si nous
rapprochons ce passage du précédent, l’implication est
évidente ; car si l’on veut la même fin pour tous, on veut
aussi les mêmes moyens pour tous. Ce que veut donc
implicitement Spinoza, c’est la formation d’une société où le
plus grand nombre possible de personnes puissent jouir en
paix des plaisirs des sens (sans être gênés par telle ou telle
autorité religieuse), où le plus grand nombre possible de
personnes vivent dans l’aisance économique (ce qui implique
au moins que le régime de la propriété ne soit pas trop
inégalitaire), et où les honneurs soient répartis très
largement sur le plus grand nombre possible de personnes
(ce qui implique au moins un certain degré de

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démocratisation des institutions politiques). Sans doute


n’est-il pas possible de prouver que Spinoza, au moment où
il rédigeait le traité, avait lui-même établi un lien entre ces
deux passages, ni qu’il en avait tiré lui-même toutes les
conclusions. Mais ce sont bien ces conclusions qu’il
développera par la suite tout au long de son œuvre, avec une
constance extraordinaire.
3 Il les développera, cependant, sous une forme plus complexe
que celle à laquelle on aurait pu s’attendre et à laquelle
étaient habitués ses contemporains. C’est ce que montre en
particulier, dans la partie IV de l’Éthique, la discordance
apparente entre la place occupée par le scolie 2 de la
proposition 37 et le contenu même de ce scolie.
*
4 Dans les propositions qui précèdent ce scolie
(propositions 19 à 37), Spinoza explique, en le déduisant
longuement et minutieusement de ses causes, ce qui n’avait
d’abord été qu’éprouvé par lui à titre d’exigence vécue.
Pourquoi aspirait-il, dès le début, à réaliser ce modèle idéal
d’une nature humaine parfaite qu’il définissait sans en
donner de justification ? Parce que, sous la conduite de la
raison (c’est-à-dire lorsque l’orientation de notre conatus est
déterminée par les seules lois de notre nature), nous ne
désirons rien d’autre que comprendre et nous procurer tous
les moyens possibles de comprendre ; d’où il résulte, puisque
tout se conçoit par Dieu, que notre Souverain Bien ne peut
consister qu’en la connaissance intellectuelle de Dieu et de
notre lien à Dieu – ou, ce qui revient effectivement au même,
à la nature totale (propositions 26 à 28). Et pourquoi
aspirait-il, dès le début, à faire en sorte que beaucoup
d’autres acquièrent avec lui cette nature humaine parfaite ?
Parce que, sous la conduite de la raison, nous désirons
nécessairement pour les autres ce que nous désirons pour
nous-mêmes, le désir de faire comprendre étant le
prolongement nécessaire du désir de comprendre
(proposition 37).
5 De la même façon, dans les propositions qui suivent
immédiatement ce scolie (propositions 38 à 40), Spinoza

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explique causalement ce qui n’avait d’abord été que constaté


par lui empiriquement, et il consacre le reste de la partie IV
au développement détaillé de cette explication. Pourquoi
avait-il pu s’apercevoir que les plaisirs, les honneurs et les
richesses, une fois réduits à l’état de simples moyens et
devenus accessibles à tous, contribueraient grandement à la
réalisation de son double objectif individuel et interhumain
(comprendre et faire comprendre) ? Parce que, d’une part, le
développement individuel de notre entendement dépend de
la richesse de notre imagination, qui a pour corrélat
physique l’aptitude de notre corps à être affecté par le monde
extérieur et à l’affecter de beaucoup de façons
(proposition 38), et que cette aptitude dépend elle-même de
la conservation de notre intégrité biologique
(proposition 39) ; ce qui présuppose la jouissance de toutes
sortes de plaisirs très variés et bien équilibrés, avec les
moyens économiques de nous les procurer, les garanties
politiques relatives à la possession de ces moyens, et
l’absence d’entraves idéologiques de type superstitieux. Et
parce que, d’autre part, la possibilité d’aider autrui à
développer son entendement dépend de l’instauration d’un
climat général de concorde sur tous les plans
(proposition 40) ; ce qui présuppose l’existence d’un large
consensus, fondé sur une acceptation joyeuse, quant à
l’organisation des pouvoirs, quant à la répartition des biens,
et quant à la détermination des valeurs communes.
6 Or tout cela, très évidemment, passe par la politique, à
laquelle est précisément consacré le scolie 2 de la
proposition 37. On comprend donc la place de ce scolie dans
la partie IV : il vient après la déduction des deux désirs
rationnels fondamentaux (individuel et interhumain) et
avant la déduction des moyens de les satisfaire, parce que la
société politique est elle-même, et d’autant plus qu’elle est
mieux faite, la condition sans laquelle il nous serait
impossible de disposer durablement de ces moyens.
7 On pourrait donc s’attendre, et les lecteurs du xviie siècle
s’attendaient certainement, à ce que le contenu même de ce
scolie soit conforme à une démarche tout à fait

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traditionnelle : celle que l’on effectuait régulièrement depuis


Platon et Aristote, et qu’effectuaient encore presque tous les
philosophes politiques du xviie siècle, Hobbes compris. Cette
démarche, caractéristique de toute anthropologie finaliste,
était pour l’essentiel celle-là même que Spinoza nous
décrira – sous une forme très polémique, mais assez exacte
quant au fond – à l’article 1 du chapitre I du Traité politique.
On partait des fins de la nature humaine telles que nous les
fait connaître la raison (ces fins, selon les cas, pouvant ou
non se ramener au développement de la raison elle-même),
et l’on admettait que l’homme a naturellement l’obligation
de les poursuivre parce qu’il est fait pour les poursuivre. On
déterminait ensuite les moyens nécessaires à la réalisation
de ces fins, et l’on découvrait que la société politique était
l’un de ces moyens ; d’où il résultait que les hommes ont le
devoir de vivre en société politique, et que, s’ils y vivent
effectivement, c’est parce que leur raison leur a plus ou
moins fait comprendre ce à quoi ils étaient obligés. Que la
société politique se forme naturellement, comme le voulait la
tradition aristotélicienne, ou qu’elle s’institue
artificiellement et par contrat, comme le voulait Hobbes,
c’était toujours, en définitive, pour cette raison-là qu’elle
existait ; et c’était cela qui en fondait la légitimité. On en
déduisait alors la façon dont la société politique devait
fonctionner pour répondre le mieux possible à sa fin, on en
concluait que les dirigeants et les sujets (ou les sujets seuls,
selon les cas) ont le devoir de se comporter de la façon
requise, et l’on déplorait, sans pouvoir y remédier, qu’ils ne
le fassent généralement pas.
8 Or une telle démarche, en réalité, ne correspond en rien au
contenu du scolie 2. Spinoza, dans ce scolie, ne prétend à
aucun moment que la société politique soit instituée
(contractuellement ou non) en vue de créer les conditions
sans lesquelles les exigences de la raison définies dans les
propositions 26 à 28 et 37 seraient irréalisables. Tout au
contraire, ce qu’il nous dit de la société politique se déduit
uniquement de celles d’entre les propositions précédentes
qui ne concernent pas le Souverain Bien ni les désirs de

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l’homme raisonnable, et qui sont simplement des


conséquences directes de la théorie des passions exposée
dans la partie III de l’Éthique. Spinoza nous dit bien que, si
les hommes vivaient sous la conduite de la raison, ils
s’accorderaient spontanément sans avoir besoin d’État ; il
nous dit bien que la concorde entre hommes passionnés
serait au contraire impossible si la force de l’État n’était pas
là pour l’imposer ; il sous-entend bien par là que les hommes
passionnés ne peuvent vivre conformément aux exigences de
la raison que si l’État les y oblige, et qu’il désire donc lui-
même, en tant qu’homme raisonnable et philosophe, que
l’État les y oblige ; mais il ne dit pas que l’État existe en vue
de les y obliger, ni par conséquent qu’il existe en vue
d’assurer la réalisation des fins éthiques de la nature
humaine. Et s’il ne le dit pas, c’est pour deux raisons
évidentes : parce que l’éthique ne peut pas donner un tel
fondement à la politique, et parce que la politique ne peut
pas le recevoir.
*
9 Que l’éthique spinoziste ne puisse pas donner ce genre de
fondement à la politique, cela vient tout simplement de ce
qu’elle ne nous prescrit rien : il n’y a pas, pour Spinoza,
d’obligation morale, parce qu’il n’y a pas de finalité, pas plus
dans la nature humaine qu’ailleurs ; il n’y a que des désirs,
tous aussi naturels et naturellement légitimes les uns que les
autres. Le modèle idéal d’une nature humaine parfaite, la
Préface de la partie IV nous en a avertis, n’est pas un modèle
ontologique ; ce n’est pas une norme universellement
inscrite dans la nature même de tout homme et par rapport à
laquelle toute transgression ferait figure de perversion.
L’explication causale que Spinoza nous a donnée de sa
formation l’a en même temps démystifié : ce n’est qu’un
modèle opératoire que le philosophe a conçu, pour les
besoins de sa propre pratique, en isolant par abstraction
ceux d’entre nos désirs qui découlent de notre seule nature
sans dépendre en rien des causes extérieures (parce qu’ils
sont les seuls dont on puisse démontrer en toute certitude
que leur réalisation nous rendrait nécessairement heureux),

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et en en déduisant le genre de vie qui en découlerait chez


ceux dans l’esprit desquels ils prévaudraient. La partie IV de
l’Éthique nous donne donc la théorie, non pas de ce qui doit
être (car rien ne « doit » être), mais de ce qui se passerait si
les hommes vivaient selon les seules lois de leur nature.
Théorie dont les énoncés deviendront des règles d’action
pour ceux qui désirent vivre de cette façon, mais pour ceux-
là seulement : une fois éliminée toute finalité, il serait
absurde de dire que ceux qui ont d’autres désirs ont
l’obligation de désirer ce qu’ils ne désirent pas en fait ; et
doublement absurde, par conséquent, de dire que l’État a
l’obligation de les obliger à se conformer aux désirs du
philosophe.
10 Or il est clair que la politique, de son côté, ne peut recevoir
son fondement de l’éthique ainsi conçue. Car elle se réduirait
alors à la théorie, non plus de ce que doit être l’État pour
remplir au mieux la fonction morale qu’il doit remplir
(puisque lui non plus ne « doit » rien être), mais de ce qui s’y
passerait si ses membres, dirigeants et sujets, vivaient selon
les seules lois de leur nature humaine, c’est-à-dire sous la
conduite de la raison. Précisons bien : dirigeants et sujets.
Car les dirigeants sont des hommes comme les autres ;
l’article 5 du chapitre I du Traité politique suggérera même
que l’exercice du pouvoir les assujettit à des passions
exceptionnellement violentes par lesquelles ils sont « tiraillés
dans tous les sens » (distrahuntur). Si l’on fondait
absurdement la théorie politique sur l’hypothèse selon
laquelle ils sont raisonnables, on n’aurait donc aucune raison
de ne pas supposer que les sujets le sont aussi. Or que se
passerait-il dans l’État si tous étaient raisonnables ? Spinoza
le dit ici, comme il l’avait déjà dit au chapitre V du Traité
théologico-politique et comme il le redira à l’article 1 du
chapitre I du Traité politique : il ne s’y passerait rien, car les
hommes s’accorderaient sans contrainte aucune et l’État
n’existerait tout simplement pas ! Fonder théoriquement la
politique sur les exigences de la raison équivaudrait à la
priver de tout objet.

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11 Dans ces conditions, d’où peut-elle tirer ses fondements ? Ce


ne peut être, comme l’indiquent les propositions auxquelles
renvoie le scolie 2, et comme le confirmeront les
articles 5 et 7 du chapitre I du Traité politique, que de la
connaissance objective du comportement des hommes
passionnés, et de rien d’autre. Le scolie 2, en effet, renvoie
tout d’abord à la proposition 28 de la partie III de l’Éthique
(ainsi qu’à la proposition 19 de la partie IV, qui renvoie à son
tour à cette même proposition 28) ; or cette proposition 28
résume elle-même toute la première moitié de la partie III,
qui nous a montré pour quelles raisons les hommes
passionnés s’attachent nécessairement à des choses – à des
biens économiques qu’ils veulent posséder –, et qui nous
permet également de comprendre, si nous la complétons par
l’Appendice de la partie I, comment cet attachement aux
choses engendre l’illusion finaliste d’où naît l’idéologie
religieuse. Le scolie 2 renvoie aussi aux propositions 33 et
34 de la partie IV, ainsi qu’au scolie de la proposition 35 ; or
ces trois énoncés, eux, résument toute la seconde moitié de
la partie III, qui est consacrée aux relations interhumaines
passionnelles et qui nous explique l’origine de ce que l’on
appellera plus tard notre insociable sociabilité : sociabilité
qui découle de l’imitation affective (III / 27), génératrice de
pitié (III / 27, sc.) et d’ambition de gloire (III / 29-30), et
grâce à laquelle (comme le rappelle le scolie de la
proposition 35) les hommes, mêmes passionnés, sont utiles
les uns aux autres ; mais sociabilité insociable (comme le
rappellent les propositions 33 et 34), parce que cette
imitation affective, dans la mesure où les affects imités sont
eux-mêmes passionnels, devient nécessairement
conflictuelle : elle devient ambition de domination
idéologique (ou intolérance) (III / 31, coroll.), envie
économique (III / 32), et elle engendre aussi une ambition et
une envie ayant pour objet spécifique le pouvoir sur autrui –
qui, dans la société civile, devient pouvoir politique. Enfin,
le scolie 2 renvoie au corollaire 2 de la proposition 40 de la
partie III, consacré au désir de vengeance : affect insociable
par lui-même, mais qui, lorsqu’il se propage par imitation

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affective au point d’inciter plusieurs individus à se coaliser


contre un seul et même agresseur, peut éventuellement
mettre un frein à l’insociabilité et favoriser ainsi la
sociabilité, même s’il lui arrive beaucoup plus souvent de
produire l’effet contraire. Pitié, ambition de gloire, ambition
de domination, envie, vengeance : ce sont précisément ces
passions-là que mentionnera l’article 5 du chapitre I du
Traité politique ; et, comme l’indiquera expressément
l’article 7, c’est à partir de ce matériel-là et de lui seul,
abstraction faite des exigences de la raison, que la science
politique doit pouvoir se constituer toute entière.
12 Cette science politique une fois constituée, comment se
présente-t-elle ? Comme le scolie 2 permettait de le prévoir,
elle comprend elle-même deux parties.
13 La première partie, qui fait l’objet des cinq premiers
chapitres du Traité politique, est consacrée à l’explication de
l’existence et de la nature de l’État à partir de sa cause
immanente, celle-ci étant constituée par l’ensemble des
interactions entre les individus passionnés qui le composent.
On y voit comment, du seul jeu de ces interactions, doit
nécessairement surgir une force collective unifiée, par
l’action vengeresse de laquelle, ainsi que l’indiquait le
scolie 2, la sociabilité peut être « affermie » (firmari) et
l’insociabilité réprimée ; d’où, à l’article 17 du chapitre II, la
définition génétique de l’État par la « puissance de la
multitude ». Et l’on y voit aussi comment la multitude ainsi
unifiée s’organise en une totalité qui a sa structure propre
(institutions gouvernementales, économiques, religieuses) et
qui, dans la mesure où elle est déjà plus ou moins autoréglée,
constitue une individualité sui generis ayant elle-même son
conatus – ou, comme l’indiquait encore le scolie 2, son
« pouvoir de se conserver ».
14 Mais cette individualité nouvelle subit exactement le même
sort que l’individualité humaine, et pour la même raison :
son conatus s’oriente mal, parce qu’elle est sans cesse
affectée par des causes extérieures perturbatrices – qui
peuvent lui être intérieures topologiquement, mais qui sont
en elle comme des corps étrangers (institutions mal adaptées

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aux mœurs, ou mal adaptées les unes aux autres, etc.) – et


que son fonctionnement réel ne s’explique donc jamais par le
seul jeu de ses propres lois. D’où la seconde partie de la
science politique, qui fait l’objet des chapitres VI à XI du
Traité politique. Spinoza y procède en faisant exactement,
pour l’individu-État, ce qu’il avait fait pour l’individu humain
dans la partie IV de l’Éthique : sans normativité aucune, il
construit pour chaque type de société politique un modèle
théorique d’État parfait, c’est-à-dire aussi puissant que
possible. Ces modèles théoriques, il les obtient en
considérant uniquement, dans chacun de ces types d’État, ce
qui découle de sa seule nature, abstraction faite des
perturbations dues aux causes extérieures, et en en
déduisant la façon dont il fonctionnerait si ces perturbations
étaient éliminées : en en déduisant, autrement dit, non pas
ce qui s’y passerait si ses membres se comportaient selon les
seules lois de leur nature humaine (on a vu que c’était
absurde), mais ce qui s’y passerait s’il se comportait lui-
même selon les seules lois de sa nature d’État – et si, par
conséquent, son « pouvoir de se conserver » était pleinement
assuré, son fonctionnement ayant alors pour résultat de le
reproduire en permanence. La science politique, dans sa
seconde partie, devient donc la science des différents types
possibles de systèmes institutionnels parfaitement
autoréglés : la science des systèmes institutionnels qui, par
l’intermédiaire des passions qu’ils susciteront chez les
dirigeants et les sujets, détermineront nécessairement les
premiers à gouverner de façon telle que les seconds seront
nécessairement satisfaits et leur redonneront
nécessairement les moyens de gouverner. On sait ce qu’il y a
de commun entre les différents modèles conçus par Spinoza
dans le Traité politique : institutions gouvernementales
aussi démocratiques que possible compte tenu de la nature
de la souveraineté, institutions économiques favorisant au
maximum le commerce, institutions religieuses favorisant au
maximum la tolérance.
*

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15 À partir de là, l’éthique reprend ses droits. Et elle les reprend


en ayant, à présent, le maximum de chances de réaliser ses
propres exigences. Car il se trouve que les conditions de
l’équilibre politique optimum sont en même temps celles qui
permettent le mieux à la raison de se développer :
démocratisation de la société, extension de l’économie
marchande, tolérance, c’est précisément cela qui assure le
mieux la concorde réclamée par la proposition 40, la
conservation et la santé du corps réclamées par la
proposition 39, et l’élargissement des horizons réclamé par
la proposition 38 ; c’est donc cela aussi qui, en nous
permettant de nous procurer toutes les joies non excessives
dont il sera question dans les propositions suivantes, rendra
possible l’existence de cet « homme libre » sur le portrait
duquel s’achève la partie IV de l’Éthique : telle n’en était pas
la fin mais tel en est bien l’effet. Ce n’est pas un hasard, bien
entendu, puisque les désirs passionnels qui avaient engendré
la société politique ont la même racine, finalement, que les
désirs rationnels : le conatus de l’individu humain. Mais
pour le découvrir, il fallait oublier en cours de route tout ce
que nous savions des exigences de la raison, et l’oublier
jusqu’à ce que la théorie politique soit entièrement
constituée ; sinon, l’on eût abouti à rien, ou à des résultats
désastreux : vœux pieux, rêveries utopiques, alibis
complaisamment fournis au désordre établi, tentatives
vouées à l’échec pour imposer par la terreur le « règne de la
vertu », etc. Jamais l’on n’eût pu déduire les constitutions du
Traité politique de la seule nécessité de satisfaire aux
réquisits des propositions 38 à 40. Le seul moyen de
moraliser la pratique politique était de commencer par
l’étudier en elle-même et pour elle-même, dans son
fonctionnement effectif, et d’en déduire en toute objectivité,
abstraction faite de toute considération morale, les
différentes façons possibles de lui assurer cette
autorégulation vers laquelle elle tend. Alors, mais alors
seulement, on peut proposer au public avec quelques
chances de succès celle d’entre ces combinaisons possibles
qui favorisera au mieux le développement de la raison tout

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en s’adaptant au mieux à la situation existante. Ces deux


derniers critères ne sont certes pas toujours vérifiés
ensemble (ils ne l’étaient pas, par exemple, chez les Hébreux,
et le cas de l’empire ottoman semble tout à fait désespéré),
mais ils le sont dans la Hollande de Spinoza.
16 Mais, en supposant qu’ils soient vérifiés, la tâche de
l’Éthique n’est nullement achevée, bien au contraire : elle ne
fait que commencer. Car s’il ne faut pas confondre les
fondements théoriques de la science politique avec les
exigences éthiques qui ont déterminé le philosophe à
élaborer ces fondements, il n’en reste pas moins que cette
élaboration n’est pour lui qu’une étape dans la réalisation de
ces exigences. Le meilleur de tous les États, en effet, ne peut
créer que les conditions extérieures les moins défavorables
possibles au triomphe éventuel de la raison dans l’esprit de
chacun, et ces conditions sont loin d’être suffisantes. À partir
de là, c’est donc à l’éthique de déterminer elle-même – et elle
seule, cette fois – la voie à suivre par chacun pour que ce
triomphe soit assuré : tel sera l’objet de la partie V.
17 Mais encore faut-il, évidemment, que ces conditions
extérieures soient créées ; ce qui, pour le moment, n’est le
cas nulle part. D’où la nécessité de l’engagement politique du
philosophe, qui pourra prendre les formes les plus diverses
selon les circonstances, mais qui est de toute façon
inéluctable. Et sur ce point, précisons-le pour terminer, le
philosophe est entièrement libre. L’identification spinoziste
du droit à la puissance ne l’oblige nullement, bien au
contraire, à obéir à un tyran, car un tyran ne lui fait pas peur
et n’a donc aucun pouvoir sur ses actions. La définition
spinoziste de la justice par le respect du droit positif ne
l’empêche nullement, bien au contraire, de considérer
certaines lois comme injustes, car il y a des lois qui ont
nécessairement pour effet d’inspirer aux sujets le désir de les
violer, faisant ainsi de chaque sujet un ennemi du droit
positif. Et l’argument spinoziste selon lequel le plus mauvais
de tous les États est encore préférable à l’état de nature, s’il
lui interdit tout comportement de type anarchique, ne
l’empêche nullement, bien au contraire, de travailler à la

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disparition d’un tel État et à son remplacement par un


autre ; car il sait que cette disparition est inévitable à long
terme, qu’elle risque de déboucher sur une situation qui
équivaudrait pour un temps au chaos de l’état de nature, et
que mieux vaut donc préparer à l’avance le changement pour
qu’il se fasse dans les meilleures conditions possibles. Rien
n’est donc interdit a priori au philosophe quant à son
rapport avec les pouvoirs établis : soutien actif, soutien
critique, opposition constructive, opposition
inconditionnelle ouverte ou clandestine, tout dépend des
circonstances. L’engagement politique de Spinoza lui-même
n’est qu’un exemple parmi d’autres de ces multiples
possibilités.
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés)
sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Référence électronique du chapitre


MATHERON, Alexandre. Éthique et politique chez Spinoza :
(Remarques sur le rôle du scolie 2 de la proposition 37 de la partie IV de
l’Éthique) In : Études sur Spinoza et les philosophies de l’âge classique
[en ligne]. Lyon : ENS Éditions, 2011 (généré le 31 janvier 2024).
Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/enseditions/29075>. ISBN : 979-10-362-
0426-5. DOI : https://doi.org/10.4000/books.enseditions.29075.

Référence électronique du livre


MATHERON, Alexandre. Études sur Spinoza et les philosophies de l’âge
classique. Nouvelle édition [en ligne]. Lyon : ENS Éditions, 2011 (généré
le 31 janvier 2024). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/enseditions/28965>. ISBN : 979-10-362-
0426-5. DOI : https://doi.org/10.4000/books.enseditions.28965.
Compatible avec Zotero

Études sur Spinoza et les philosophies de


l’âge classique
Alexandre Matheron

Ce livre est cité par


Lærke, Mogens. (2021) A Companion to Spinoza. DOI:
10.1002/9781119538349.ch47
https://books.openedition.org/enseditions/29075#text 13/14
31/01/2024 10:09 Études sur Spinoza et les philosophies de l’âge classique - Éthique et politique chez Spinoza - ENS Éditions

di Poppa, Francesca. (2017) The Western Ontario Series in


Philosophy of Science Eppur si muove: Doing History and
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