Feminismo e Laicité

Féminisme et laïcité
Teresa López Pardina

Dans Chimères 2007/3 (n° 65), pages 137 à 151
Éditions Érès
ISSN 0986-6035
ISBN 9782749234021
DOI 10.3917/chime.065.0137
© Érès | Téléchargé le 01/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 191.177.165.66)
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C_65_CO_LopezP_feminisme.qxp 19/11/2007 10:58 Page 137
CONCEPT
TERESA LÓPEZ PARDINA
FÉMINISME ET LAÏCITÉ*
Quelques précisions conceptuelles.
La laïcité qui, selon Henri Peña Ruiz, « consiste à affran-

chir lénsemble de la sphère publique de toute emprise
exercée au nom dúne religion ou dúne idéologie parti-
culière » suppose une émancipation simultanée des per-
Teresa López Pardina est
sonnes, de l´État, et des institutions publiques. Le terme professeur de
lÉnseignement secon-
« laïcité » fait aussi référence à lídéal universaliste du peu- daire, docteur en philoso-

ple souverain dont lúnité exclut tout type de privilège, phie.
Membre du Conseil de
tant des groupes que des individus. lÍnstitut des recherches
sur les Femmes de
Du point de vue étymologique, « laïcité » vient du mot lÚniversité Complutense
de Madrid.
grec laos qui désigne lúnité du peuple; mais pour que le
peuple souverain soit une réalité indivisible, une réalité
qui exclurait tout type de divisions fondées sur des privilè-
ges, il faut que soient remplies « trois exigences indissocia-
bles : la liberté de conscience assortie de l´émancipation per-
sonnelle, l´égalité de tous les citoyens sans distinction
dórigine, de sexe, ou de conviction spirituelle, et la visée
de líntérêt général, comme seule raison d´être de l´État » 1. 1- Henri Peña Ruiz, La laï-
cité, Paris, Flammarion,
1998.
Si donc le féminisme est une pensée émancipatrice selon
laquelle il ný a pas de différences entre les sexes, ni du
point de vue ontologique, ni du point de vue moral, ni du *Texte traduit
point de vue psychosocial, alors la reconnaissance effective par Monique Zerbib
137
Teresa López Pardina – Féminisme et laïcité
de cette affirmation qui, pour línstant, est aussi bien une 2- Tel est justement le
titre dún livre de
conviction mentale quún idéal politique, suppose la laï- C. Amorós publié en
cité. Le féminisme est une plante qui ne peut pousser que 1997 : Tiempo de
feminismo, Madrid,
dans le terreau de la laïcité. Sans cette condition, il ný a Ed. Cátedra, 1997. Je
prends de la même
pas de liberté authentique ni d´égalité entre hommes et auteure le terme
femmes. Il peut y avoir laïcité sans féminisme; mais une « irrationaliser les pré-
jugés » comme
société pleinement féministe est impossible sans laïcité. démarche propre de
Du point de vue logique, nous pourrions penser la laïcité la Modernité.
comme une classe plus large où serait inclue celle du fémi-

nisme. Ainsi, par exemple, la République française se défi-
nit comme État laïque, mais nous ne pouvons néanmoins
pas déduire quélle constitue pour autant une société
féministe. En paraphrasant Kant, nous pourrions dire que
nous sommes au temps du féminisme2 mais que nous
návons pas encore atteint le stade de sociétés pleinement
féministes. Le féminisme nést effectif que lorsque les
libertés fleurissent et que l´égalité est un droit pleinement
acquis, que l´égalité de tous les citoyens – comme il est
indiqué plus haut – comprend lábolition des distinctions
fondées sur le sexe.

La pensée féministe, dès quélle est apparue avec la
Modernité, a été une revendication de liberté et d´égalité
pour les femmes dans les mêmes termes que ceux du cadre
de la laïcité. Car féminisme et laïcité sont, tous les deux,
fruits de la pensée moderne. Une pensée qui fait de la rai-
son línstrument exclusif du savoir, et de ses arguments la
seule garantie de la vérité. La Modernité et les Lumières
qui en découlent rendront irrationnelles les différences de
naissance, et par conséquent, la justification de la société
traditionnelle et de ses instances de légitimation ; le fémi-
nisme, comme fruit de la Modernité, rend irrationnelles
les différences entre les sexes : si la raison ná pas de sexe,
écrit le cartésien Poulain de la Barre, dans ce cas, les dis-
criminations de type social et culturel appliquées aux fem-
mes nónt pas de sens. Et, ainsi, il affirmera – dans une
138
œuvre consacrée au thème de l´éducation des dames –

quíl convient dún point de vue social de leur donner
une éducation de même niveau que celle des hommes,
pour deux raisons principales : la première, parce quélles
ont la même capacité à la recevoir quéux-mêmes, et la
seconde parce qu´étant donné quón les charge de la tâche
la plus difficile de toutes, celle d´éduquer les enfants, plus
elles seront savantes et cultivées, mieux elles éduqueront
les enfants, et ainsi toute la société profitera de l´élévation
du niveau culturel des personnes qui assureront l’avenir.
Caractéristiques de la pensée féministe et sa rela-

tion avec la laïcité.
Un siècle après Poulain, lorsque la pensée féministe atteint

les espaces publics, elle apparaît chez Condorcet comme
une exigence d´égalité des droits au niveau du vote et de
la tribune. Partant de lídée moderne de l´égalité naturelle
de tous les êtres humains sans différence de sexe,
Condorcet réclame aussi, dans une proposition adressée à

lÁssemblée Nationale en 1790 la reconnaissance des
mêmes droits pour les personnes des deux sexes et, donc,
léxtension du droit de citoyenneté aux femmes. En prévi-
sion des objections possibles, selon lesquelles par exemple
les femmes nónt pas le sens de la justice, il affirme que ce
sens sácquiert grâce à l´éducation. À lóbjection selon
laquelle les fonctions publiques les éloigneraient des
tâches que la nature semble leur avoir réservées (élever les
enfants, sóccuper des maris), il soutient que ce nést pas
une raison pour leur refuser un droit, et, par conséquent,
que cela ne peut être le fondement dúne exclusion.
Láttitude moderne et illustrée de Condorcet consiste,
comme on peut le remarquer, à rendre irrationnel, grâce à
la raison donc, lárgument de ceux qui sópposent à sa
proposition. Telle sera également la stratégie dÓlympe de
139
Gouges, lorsquén 1791 elle élaborera une Déclaration

des droits de la femme et de la citoyenne avec ses 17 arti-
cles, parallèles à ceux de la Déclaration des droits de
l´homme et du citoyen de 1789. Elle y soutiendra le droit
des femmes à la citoyenneté en affirmant que si celles-ci
sont des êtres humains, de la même nature que les hom-
mes, il serait irrationnel de penser que seuls les hommes
ont des droits.
Le droit naturel comme prémisse philosophique pour
argumenter l´égalité des droits est lúne des idées clés des
Lumières et la base aussi bien du laïcisme que du fémi-
nisme. La laïcité s’appuie sur l’argument de l´émancipa-
tion des personnes, et le féminisme sur lárgument selon
lequel le sexe nést pas un motif de discrimination pour la
citoyenneté. Dans les deux cas, la méthode valable pour
lárgumentation est de rendre irrationnel lórdre de choses
quíl faut changer : pour la laïcité, la discrimination par la
naissance, pour le féminisme, la discrimination par le
sexe. Descartes avait indiqué quíl était nécessaire de se

libérer des préjugés pour avancer dans la connaissance,
« pour établir la vérité dans les sciences », selon sa for-
mule. Les philosophes des Lumières étendront le combat
contre le préjugé à de nouveaux thèmes en montrant que
cést une façon de penser irrationnelle.
Cette même méthode, qui consiste à montrer l’irrationa-
lité des thèses à combattre au moyen dárgumentations
rationnelles sera adoptée également par la femme de
plume anglaise Mary Wollstonecraft, lúne des pionnières
du féminisme. Wollstonecraft polémique avec Rousseau,
philosophe des Lumières quélle admire pour ses théories
politiques, en soulignant ses incohérences théoriques et en
rejetant son double concept de la nature humaine en
fonction du sexe. Wollstonecraft démasque les préjugés du
philosophe de Genève à partir d’une perspective sembla-
140
ble à celle de Poulain de la Barre, en dénonçant la concep-

tion quá Rousseau de la femme comme une imposture
intellectuelle consistant à considérer comme nature ce qui
est culture. Le personnage de Sophie, comme modèle de
femme, épouse du citoyen Émile et mère des citoyens,
présentée par Rousseau dans son Émile ou de l´éducation,
répond au stéréotype patriarcal et non pas à une nature ou
essence féminine supposée différente de la masculine en
raison du sexe. Si Poulain de la Barre partait de láffirma-
tion selon laquelle la raison ná pas de sexe, pour revendi-
quer la valeur identique pour femmes et hommes,
Wollstonecraft détruira lídée de léxistence dúne fémi-
nité face à la masculinité comme deux éléments essentiels
qui différencieraient les femmes des hommes et qui condi-
tionneraient leur compréhension du monde, leurs habili-
tés, leurs capacités et leurs activités.
Ce que Wollstonecraft qualifie dírrationnel, cést que la
sexualité conditionne líntelligence, la sensibilité, les
affects et les désirs des femmes, comme le dit Rousseau,

au point de constituer pour elles comme une sorte de
seconde nature subordonnée à la nature virile des hom-
mes. Wollstonecraft considère comme une incohérence du
penseur Rousseau le fait quáprès avoir affirmé que tous
les êtres humains naissent libres et égaux et après avoir
proposé le contrat social comme formule politique pour
légitimer cette égalité de la nature humaine, il puisse
exclure les femmes de la volonté générale.
Wollstonecraft considère que lorsque Rousseau, dans
l´Émile, affirme la nature différente des hommes et des
femmes – basée sur la différence des sexes – il prend pour
nature ce qui est une idée culturelle, il prend comme
concept de nature ce qui est un préjugé de la culture.
Ainsi, lorsque Rousseau affirme, à propos des sexes, que
« lún doit être actif et fort, láutre passif et faible […]
141
la femme est faite spécialement pour plaire à l´homme 2- Jean-Jacques

Rousseau, Emile ou
[…] et pour être subjuguée » 2, Wollstonecraft argumente de l´éducation, Paris,
quíl est bien peu raisonnable de penser que si nous som- GF Flammarion, 1966,
p. 466.
mes tous fils de Dieu, la moitié de ses enfants est oppri- 3- J.-J. Rousseau,
mée par láutre moitié et quíl faudra apprendre à raison- Emile, Ibid., p. 520
ner tous ensemble et à nous soumettre à láutorité de la

raison lorsque sa voix se fera entendre clairement.
Lópération de mystification de Rousseau consiste, selon
Wollstonecraft, à partir de lóbservation des femmes quíl
a autour de lui pour définir ce quést la femme selon la
nature et, à partir de là, à décrire la femme idéale selon le
nouveau paradigme de famille patriarcale quíl propose,
lequel est inspiré par la société de son temps, en renfor-
çant les traits de subordination qui étaient dáilleurs mis
en doute à l´époque par le courant des Lumières.
Concernant les différences díntelligence conditionnées
par le sexe, Rousseau attribue aux hommes les aptitudes
pour lábstraction, la capacité de créer des systèmes de
pensée et aux femmes, láptitude à lóbservation du

concret, le détail, lútile. Quant aux aptitudes naturelles :
« La femme est faite pour céder à l´homme et pour sup-
porter même son injustice » tandis que pour les jeunes
garçons « le sentiment intérieur se lève et se révolte contre
línjustice, la nature ne les fit pas pour tolérer » 3. Face à
ces idées, Wollstonecraft affirme que les hommes se com-
portent avec les femmes, lorsquíls les condamnent à
lígnorance, comme láristocratie traite le peuple. Si, dans
l´état de nature, l´égalité est une caractéristique propre
aux humains, pourquoi donc dans la société la femme
doit-elle être soumise à l´homme ? Et, puisque la vision
sociopolitique de Rousseau dans Le contrat social est dans
le cadre du droit naturel, pourquoi donc exclure les fem-
mes de la volonté générale? Si Rousseau, en contradiction
avec ses propres présupposés, admet que les femmes sont
142
par nature inférieures à l´homme en raison de leur sexe, 4- Voir R. Cobo : «La
construcción social de
alors pourquoi ne pas mettre sur pied des mesures correc- la mujer en Mary
tives de nature sociale et politique destinées à compenser Wollstonecraft» en
Historia de la teoría
cette infériorité4 ? Tout cela irait dans le sens dún dépasse- feminista, Madrid,
Universidad
ment de la philosophie du droit naturel de Rousseau, de la Complutense-
différence des sexes, étant donné que, si la raison ná pas Comunidad de
Madrid, 1994. Et
de sexe, comme láffirmait Poulain de la Barre et que « en aussi J. J. Rousseau.
tout ce qui ne tient pas au sexe, la femme est homme » 5, Los fundamentos del
patriarcado moderno.
alors, œuvrons à la reconnaissance morale, sociale et poli- Madrid, Cátedra,
tique de cette égalité rationnelle en laquelle nous croyons. 1998.
5- J.-J. Rousseau,
Ainsi donc Mary Wollstonecraft, en appliquant la Emile, op..cit. p. 465.
6- Simone de
méthode de lírrationnalisation des arguments pour Beauvoir, Le
démasquer les préjugés, mène les arguments de Rousseau Deuxième sexe II,
Paris, Gallimard,
vers une plus grande rationalité, de sorte que, si Rousseau 1962, p.13.
avec sa théorie du contrat social posait les bases du laï-
cisme, elle, de son côté, en appliquant avec une plus grande
rigueur la raison – comme le demandait Descartes – élabo-
rait les premières formulations de la pensée féministe
comme un élargissement de la raison vers un espace plus

vaste où il y aurait encore des préjugés à démasquer.
Au XXe siècle, ce sera Simone de Beauvoir qui, dúne façon
plus originale, combattra à láide de la raison les irrationa-
lismes qui, sous la forme de préjugés, ont fait de la femme
l´« autre » de l´homme.
Comme on le sait, la recherche féministe de Simone de
Beauvoir commence par lánalyse des mythes, liés de près
aux religions, et cést ainsi quélle découvre que ce monde
où nous vivons est une construction culturelle faite par les
hommes, que les mythes sur les femmes ont été élaborés
par les hommes, et que les mœurs, les croyances, la législa-
tion sont autant dínstruments culturels au moyen des-
quels la société élabore « ce produit intermédiaire entre le
mâle et le castrat quón qualifie de féminin » 6, un existant
qui doit construire son être à travers ce que les hommes
143
lui disent quélle est, et qui doit chercher son autonomie

en lutte contre ce quón la fait être.
En utilisant une terminologie issue d´Hegel, Beauvoir expli-
que que la femme est, dans nos cultures occidentales – qui
sont celles auxquelles elle se réfère –, lÁutre par rapport à
l´homme qui, lui, est le Même. Ainsi est-il celui qui décide des
valeurs, celui qui impose les normes et opprime les femmes.
Avec cette méthodologie appliquant la raison à l´élimina-
tion des préjugés – cette fois dans le registre de léxisten-
tialisme – Beauvoir passe en revue toutes les instances du
savoir et démasque la raison de cet état de choses. Toutes
les sciences ayant à voir avec l´humain – comme la biolo-
gie, la psychanalyse, l´histoire, lánthropologie et la socio-
logie – sont soumises à la critique de la raison des
Lumières. Une fois réalisée cette recherche, on sáperçoit
quáucune des sciences interrogées – ni naturelles ni
humaines – ne peut expliquer cette conceptualisation
d´ « autres » appliquée aux femmes. Par conséquent cette
qualification ne résulte pas de la raison. Lórigine de ce

malentendu vient donc de la croyance, du préjugé.
Beauvoir la retrouve dans les religions du Livre, les
mœurs, la distribution du pouvoir familial, l´éducation
donnée aux filles, la littérature, les lois et la structure du pou-
voir qui, dans toutes les sociétés, est patriarcal.
Les messages issus de chacune des instances mentionnées
ne résistent pas à l’épreuve de la raison démystificatrice.
Lídée forgée par la Modernité selon laquelle les êtres
humains naissent libres et égaux, se traduit dans léxisten-
tialisme de Simone de Beauvoir par une définition de
l´être humain comme existant libre devant son être dans
láccomplissement de ses projets humains. La majorité des
femmes ne se conduit pas en tant qu´êtres humains
quélles sont ; certaines parce quélles ne le veulent pas,
mais en majorité parce quélles ne le peuvent pas. Dès
144
lénfance, elles reçoivent le message selon lequel elles sont 7- S. de Beauvoir,

Ibid., p. 27.
« autres », inférieures aux garçons et que, comme telles, 8- Ibid., p. 38.
vouées à un destin contre lequel on ne peut pas lutter. 9- H. Peña Ruiz, La laï-
Cést ainsi que se construit la féminité ou le genre (pour cité, op. cit.,p. 90.
employer le terme actuel), car, comme lá exprimé

Beauvoir dans l’expression restée célèbre, « On ne naît pas
femme, on le devient ». La féminité est un mythe quíl
faut démasquer ; le genre est une construction culturelle
sur le sexe et nous tous, femmes et hommes, nous devons
construire notre identité singulière et autonome à travers
léxercice de notre liberté. Pour le garçon : « cést en faisant
quíl se fait être, dún seul mouvement. Au contraire, chez la
femme il y a, au départ, un conflit entre son existence auto-
nome et son “être-autre”; on lui apprend que pour plaire il
faut chercher à plaire, il faut se faire objet; elle doit donc
renoncer à son autonomie » 7.
La religion (occidentale) enseigne que Dieu le Père est un
homme, un vieillard doué dún attribut spécifiquement
viril : « une opulente barbe blanche […] les émissaires de

Dieu sur Terre sont des hommes, […] [dans] la religion
catholique […] la Vierge accueille à genoux les paroles de
lánge et y répond : Je suis la servante du Seigneur » 8. Dans
les mythes religieux, depuis le Lévitique jusqu´à nos jours,
on nous invite à prendre nos distances avec les femmes, à
cause de leur impureté.
Même si les églises chrétiennes proclament l´égalité méta-
physique de tous les êtres humains, elles ne lónt ni recon-
nue, ni tolérée dans le cadre sociopolitique, comme le
souligne le professeur Peña-Ruiz9, et lón peut dire la
même chose de la religion coranique. Il nést pas vrai non
plus que le christianisme soit à lórigine des Droits de
l´homme. Les Droits de l´homme ont leur origine dans
la culture grecque classique, et non pas dans les reli-
gions occidentales. Beauvoir nous montre que la reli-
145
gion est un élément dímportance capitale dans la 10-S. de Beauvoir, Le

Deuxième Sexe, op.
construction de la féminité moderne. cit., p. 89 et 47.
Un autre élément fondamental réside dans les mœurs

familiales et sociales. Elles renforcent et inculquent ce rôle
d´« autres » chez les femmes en les imprégnant des valeurs
de soumission, de dépendance, dácceptation d´être tou-
jours dirigées par les hommes et de vocation de mères et
d´épouses avant tout autre choix, c’est-à-dire qu’elle
imposent une destinée sociale. Tout cet univers de valeurs
se voit ratifié par les lois; c’est ce que Beauvoir dénonçait
dans son célèbre essai sur les avortements clandestins en
France, quand lávortement n´était pas permis par la loi,
pas plus que lútilisation des contraceptifs ; aujourd’hui
encore on continue à discriminer les femmes pour des
emplois de direction, dans les entreprises privées ou publi-
ques (ici la discrimination est plus sournoise) et la vio-
lence exercée contre les femmes au sein de la famille en
Europe commence à peine à être punie par la loi. Comme
l’écrit Beauvoir : « Pour la jeune fille […] il y a divorce

entre sa condition proprement humaine et sa vocation
féminine […] Cést une étrange expérience pour un indi-
vidu qui s´éprouve comme sujet, autonomie, transcen-
dance, comme un absolu, de découvrir en soi à titre
déssence donnée, línfériorité […] cést là ce qui arrive à
la petite fille quand faisant lápprentissage du monde elle
sý saisit comme une femme » 10.
Beauvoir dénonce surtout la mentalité culturelle domi-
nante, plus invisible que les lois et les croyances, mais
inclut en elles et produite par elles. Si nous voulons par-
venir à la pleine égalité démocratique et à la reconnais-
sance de notre égalité métaphysique et psychique avec
les hommes, il faut, comme Beauvoir le fit, démontrer
lírrationalité de cette mouvance qui s’exprime toujours
aujourd’hui. En effet, la victoire de la laïcité ne lá pas
146
résolue. Ainsi la question de la lutte pour le féminisme

est, encore aujourd’hui, d’actualité.
Depuis le dernier tiers de XXe siècle jusquáujourd’hui, la
relation entre laïcité et féminisme est devenue plus évi-
dente surtout dans les pays européens, en relation avec les
flux de population venant dáutres continents, et dans les
pays musulmans, où le pouvoir politique et le pouvoir
religieux nónt pas de démarcations nettes.
Toutefois, si parmi tous les pays européens, seule la France
se définit comme un État laïque, selon les connotations
indiquées au début, il est certain que les autres pays
dÉurope se constituent comme États sécularisés, en
entendant par sécularisation la réglementation par l´État
des institutions et des conduites sociales qui étaient diri-
gées par láutorité religieuse avant la Modernité. En
Europe, la séparation des compétences entre l´État et
l´Église sést effectuée petit à petit en fonction des parti-
cularités de chaque pays. Ainsi, en Italie, où la religion
catholique romaine est majoritaire et où sý place l´État

du Vatican, línfluence de cette religion sur les mœurs
peut être plus uniforme que celle des différentes religions
chez les citoyens du Royaume Uni, premier pays où la
sécularisation sést frayée un chemin depuis la fin du XVIIe
siècle. Pourtant, si la sécularisation peut être décrite
comme une séparation de la sphère religieuse des compé-
tences propres de l´État, le plus haut degré de séparation
est celui de l´État laïque. Et, en tout cas, cést le modèle
qui se présente en Europe comme le but à atteindre. Au
point que non seulement en Europe, mais sur toute la pla-
nète, on parle de laïcité lorsquón se réfère à línclusion
de la religion dans la sphère privée, en l´écartant ainsi de
la sphère politique, qui est la sphère publique, régie par
l´État. Cela suppose que les institutions sociales publiques
ne peuvent jamais être sous la direction dáucune autorité
147
religieuse en tant que telle, cést-à-dire quélles doivent

être régies par les normes communes établies par l´État.
Le mariage, la magistrature, l´École, la Santé doivent res-
pecter la norme établie par l´État car elles concernent tous
les citoyens et elles sont destinées à lúsage public.
Lorsque cette ségrégation néxiste pas, la religion sínfiltre
dans la vie quotidienne, dans les relations familiales, dans
les pratiques des soins du corps, et elle affecte dúne façon
spéciale les femmes, qui sont le collectif le plus vulnérable
dans les sociétés patriarcales.
Dans les pays de religion musulmane, où il néxiste pas de
séparation entre lórdre politique et lórdre religieux, le
patriarcat est plus fort et le féminisme, par conséquent,
rencontre de grandes difficultés. Parfois, le pouvoir politi-
que, même lorsquíl se déclare laïc, établit des alliances
implicites avec le pouvoir religieux, comme le fit le géné-
ral Nasser en Egypte, lorsquíl laissa agir les Frères
Musulmans et quíl nádmit pas dáutre mouvement
féministe que celui encadré par son parti, en tant que sec-

tion féminine du nassérisme. En Egypte, aujourd’hui
encore, les féministes nónt pas réussi à éradiquer la prati-
que de léxcision du clitoris (qui touche 90 % de la popu-
lation selon les statistiques de 2006), pratique que beau-
coup de parents – aussi bien musulmans que chrétiens
coptes – conçoivent encore comme un moyen de lutter contre
les déviations qui pourraient mettre en danger leurs filles.
Des féministes très connues comme Nawal-el-Saadawi ou
Farida-el-Nakash soutiennent que la religion est toujours
un obstacle, car toutes les considérations sur línfériorité
des femmes par rapport aux hommes viennent des religions.
Nawal-el-Saadawi, qui a été obligée récemment de séxi-
ler, après avoir été menacée de mort à cause de la réédition
de sa pièce de théâtre intitulée en anglais God resigns at the
Summit Meeting, travaille en ce moment sur une étude
148
comparative des trois religions du Livre, précisément à

partir de lídée quélles sont toutes sources dóppression
pour les femmes, et pas seulement la religion musulmane.
Saadawi se déclare radicalement laïciste. « Religion is a pri-
vate matter and you should pray in the home. If you want to
specialise in it, that too should be at home. The state should
be completely secular » (la religion est une affaire privée et
l’on doit prier chez soi. Si vous voulez approfondir vos
connaissance en la matière, vous devez également le faire en
privé. L’état devrait être complètement sécularisé), déclarait-
elle dans une entrevue avec Sophie Smith en janvier 2006.
Saadawi fait remarquer que les États musulmans, tout au
long de l´histoire, ont adapté peu à peu les lois coraniques
aux nécessités sociopolitiques, sans que les autorités reli-
gieuses sý opposent – de même quén Europe le christia-
nisme sést adapté à la Modernité – mais, en ce qui
concerne les femmes, ils ont agi bien plus lentement,
comme le montrent les lois relatives au mariage et à la
famille. Selon un rapport de lÓNG Human Rights Wacht,
la loi de divorce égyptienne, approuvée en 2000, est très

discriminatoire pour les femmes, puisque même si elles
peuvent choisir la formule du divorce « sans cause », elles
doivent alors renoncer à leurs droits économiques, ce qui
suppose d´énormes problèmes au cas où elles prennent en
charge les enfants ; et, au contraire, si elles choisissent la
formule du divorce « avec cause », il faut quélles
démontrent avec témoin à láppui les nuisances que
leurs maris leur ont infligées, ce qui la plupart du
temps est impossible. Les hommes, en revanche, ont un
droit unilatéral et inconditionnel au divorce.
Dans plusieurs pays européens sont apparus récemment
des problèmes sociaux et des tensions politiques, ayant
parmi leurs causes cette infiltration subtile de la religion
sous forme de croyances morales, sexuelles et/ou sociales,
de formes de relation intergroupales, en somme sous
149
forme de préjugés se soumettant à ce quón a appelé 11- F. Amara, S. Zappi,

Ni putes ni soumises,
« identité culturelle », « droit de la différence » ou bien Paris, La Découverte,
« droit à des formes de conduite propres à une culture ». 2003.
La dénonciation de ces préjugés, ou bien les conduites qui

ne répondent pas à la soumission exigée par eux, provoquent
des réponses violentes de la part de ceux qui les défendent,
réponses qui vont de lássassinat – Teo van Gogh en
Hollande, Sohane en France – aux viols collectifs (pratiqués
dans les quartiers ouvriers par les jeunes hommes contre cel-
les qui ne se soumettent pas aux règles de la tribu), ou bien
aux mauvais traitements habituels infligés aux femmes.
Comme l´écrit Fadela Amara, « les jeunes hommes des ban-
lieues sentent que quoi quíls fassent, ils sont baisés et que la
seule issue est la violence, qui séxerce par la domination des
plus faibles, cést-à-dire, en premier lieu, des jeunes filles » 12.
Il est vrai que ces situations de violence ont des causes de
type social comme le chômage, la pénurie des équipe-
ments éducatifs, sanitaires, récréatifs et le manque de pers-
pective de futur pour une jeunesse que les États européens

ne se sont pas souciés díntégrer comme ils láuraient dû.
Cést dans ce contexte que le recours à lÍslam fonctionne
comme un renforcement des mœurs et de lídentité parmi
les immigrants, comme lá montré l´historienne tuni-
sienne Sophie Bessis. Il y a multiplications des interdits
paternels pour les filles, et des tabous relatifs au sexe; la vie
quotidienne devient un enfer ; elles ne peuvent pas sortir
de la maison quand elles le veulent, ne peuvent pas avoir
de relations avec des garçons, ne peuvent pas inviter chez
elles leur petit ami, ne peuvent pas sortir et revenir tard
comme le font leurs frères. Cést ce quá constaté Fadela
Amara lors de ses contacts avec les femmes de culture
musulmane dans les banlieues.
Cést pourquoi, en ce qui concerne le féminisme politique
où elle est engagée, elle recommande de « se consacrer à la
150
lutte contre la violence sexiste, contre les formes de vio-

lence conjugale, pour l´égalité salariale, pour le dévelop-
pement de la carrière professionnelle […] dans tous
les espaces où l´égalité entre les sexes nést pas respectée ».
Au XXIe siècle, donc, le féminisme continue à revendiquer
l´égalité entre les sexes, comme lónt fait des siècles aupa-
ravant Poulain de la Barre, Mary Wollstonecraft ou
Simone de Beauvoir, et les féministes sont toujours
conscientes du danger que représentent, pour leurs objec-
tifs, les contraintes induites par la religion. Cést pourquoi
les féministes issues de cultures non européennes comme la
Somalienne Aayan Hirsi Ali, lálgérienne Zazi Zadu,
lÍranienne Chahdortt Djavann ou la Tunisienne
Sophie Bessis, invoquent les virtualités de l´État laïque
comme garantie de protection des droits des femmes,
cést-à-dire comme cadre indispensable pour obtenir
l´égalité entre les sexes.
La laïcité, comme formule sociopolitique garantissant
l´égalité des droits à chacun des citoyens et comme

moyen de coexistence des différentes croyances religieu-
ses, reléguées à la sphère du privé, et le féminisme
comme reconnaissance entière de l´égalité des individus,
sans tenir compte des différences de sexe, sont tous deux
des concepts qui expriment l´horizon quén tant
qu´humains nous prétendons atteindre. Laïcistes et
féministes, nous savons que nous devons employer à
fond nos forces pour y arriver, mais nous sommes
convaincus que le progrès est inévitable.
151

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Féminisme et laïcité

Teresa López Pardina

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La laïcité qui, selon Henri Peña Ruiz, « consiste à affran-

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comme une classe plus large où serait inclue celle du fémi-

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œuvre consacrée au thème de l´éducation des dames –

Caractéristiques de la pensée féministe et sa rela-

Un siècle après Poulain, lorsque la pensée féministe atteint

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Gouges, lorsqu´en 1791 elle élaborera une Déclaration

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ble à celle de Poulain de la Barre, en dénonçant la concep-

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la femme est faite spécialement pour plaire à l´homme 2- Jean-Jacques

ner tous ensemble et à nous soumettre à l´autorité de la

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lui disent qu´elle est, et qui doit chercher son autonomie

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l´enfance, elles reçoivent le message selon lequel elles sont 7- S. de Beauvoir,

employer le terme actuel), car, comme l´a exprimé

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gion est un élément d´importance capitale dans la 10-S. de Beauvoir, Le

Un autre élément fondamental réside dans les mœurs

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résolue. Ainsi la question de la lutte pour le féminisme

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religieuse en tant que telle, c´est-à-dire qu´elles doivent

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comparative des trois religions du Livre, précisément à

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forme de préjugés se soumettant à ce qu´on a appelé 11- F. Amara, S. Zappi,

La dénonciation de ces préjugés, ou bien les conduites qui

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lutte contre la violence sexiste, contre les formes de vio-

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