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Italo Calvino
CONTRIBUTEURS : TEXTES INÉDITS DE Ce que veut dire « respecter la vie »
ITALO CALVINO : Si la parole ne sert à rien
Italo
Perle Abbrugiati Crime en Europe
Giorgio Agamben Identité Ces choses qui ne sont jamais sorties
Luca Baranelli Tant d’histoires oubliées de cette prison
Mario Barenghi Natalia Ginzburg. C’est ainsi Moro ou une tragédie du pouvoir
Marco Bazzocchi que cela s’est passé La question morale
Marco Belpoliti Dernière lettre à Pier Paolo Les chèvres nous regardent
Marcel Benabou Pasolini Intimidé par un chien
Calvino
Carla Benedetti Sur Pasolini : réponse à Le marxisme expliqué aux chats
Camille Bloomfield Moravia D’ésope à Disney
Gianni Celati Pavese en trois livres Un défi au flipper
Philippe Daros Charlot et les faux idiots Examens
Marie Fabre Le réalisme italien dans le L’histoire des sept frères Cervi
Philippe Forest cinéma et le roman Chansons
Paul Fournel L’ennui à Venise Arias pour l’opéra bouffe Le vicomte
Fabio Gambaro La soif du mal d’Orson Welles pourfendu
Carlo Ginzburg L’éclipse d’Antonioni Les personnages et leurs noms
Natalia Ginzburg Kagemusha de Kurosawa Le destin du roman
Paolo Grossi Luis Buñuel Questions sur le réalisme
Et vogue le navire Le livre, les livres
Yannick Haenel
Sade est à l’intérieur de nous :
Yves Hersant
Salò de Pasolini
Sylvain Ledda
Une exposition de William AUTRES TEXTES DE
Hervé Le Tellier
Turner ITALO CALVINO :
Pier Paolo Pasolini
Nature
Cesare Pavese
Venise : archétype et utopie de Autobiographie politique juvénile
Théa Rimini la ville aquatique Étranger à Turin
Domenico Scarpa
Eliana Vicari
Elio Vittorini
Hypothèse
Cahier dirigé par Christophe Mileschi de description d’un
et Martin Rueff.
paysage
Mon 25 avril
Questionnaire On écrit,
Un désert en plus L’écrivain et la ville
Un été de désastres
Coucher de lune
Ai-je été stalinien moi aussi ?
Je voudrais être Mercutio
et déjà notre
Nos cinq cents prochaines Voyage, dialogue, utopie
années
Humanisme et marxisme
Pourquoi écrivez-vous ?
Une lettre du Sahara
âme est perdue
L’Herne
Les bombes
Calvino
L’Herne
37 € – www.lherne.com
© Isolde Ohlbaum
www.lherne.com 37 € – www.lherne.com
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Italo Calvino
Sauf mention contraire, pour tous les textes, photographies, archives et documents de Italo Calvino © 2024, Italo Calvino,
all rights reserved.
Contraintes et libertés
128 Italo Calvino
Chansons : Chanson triste ; Le maître du monde ; Le tigre ; Où vole le vautour ? Par-delà le
pont ; Sur les eaux vertes du Pô ;Turin la nuit ou Rome by night – Inédit
138 Mario Barenghi
Contraintes et congés. Calvino oulipien
144 Eliana Vicari
L’artichaut de Calvino
149 Marcel Bénabou
Monsieur Palomar s’invite
152 Camille Bloomfield et l’Oplepo
Calvino à la machine
158 Italo Calvino
Arias pour l’opéra bouffe Le Vicomte pourfendu – Inédit
III – Le siècle d’Italo Calvino
165 Italo Calvino
Humanisme et marxisme – Inédit
167 Yves Hersant
L’anti-rhétorique. À propos du Sentier des nids d’araignée
171 Italo Calvino
Chroniques paraboliques – Inédit
178 Marie Fabre
Pour une poignée d’amandes. La Journée d’un scrutateur : l’amour comme un oeuf
182 Italo Calvino
Autobiographie politique de mes jeunes années
190 Ai-je été stalinien moi aussi ?
200 Carlo Ginzburg
La fourmi et le nuage. Une lecture politique
207 Italo Calvino
Les bombes – Inédit
209 Ce que veut dire « respecter la vie » – Inédit
212 Si la parole ne sert à rien – Inédit
214 Crime en Europe – Inédit
217 Ces choses qui ne sont jamais sorties de cette prison – Inédit
221 Moro ou une tragédie du pouvoir – Inédit
223 La question morale – Inédit
303 Contributeurs
Italo Calvino
et la connaissance littéraire
Christophe Mileschi et Martin Rueff
Si Italo Calvino est sans doute l’écrivain 1947, il précise à Marcello Venturi le lien qui unit
italien le plus célèbre de la seconde moitié du pour lui métier d’écrivain et connaissance :
xxe siècle, aimé par des publics variés (des enfants
aux lettrés), de nombreux malentendus entourent Toi, mets-toi à étudier : je suis bien content que
son œuvre, souvent réduite à quelques textes sail- tu étudies, étudier ça sert toujours à quelque
lants – Le Baron perché, Si une nuit d’hiver un chose, même si ce sont des choses qui semblent
voyageur – qui en occultent des pans entiers. En des idioties. Mais étudie aussi des choses qui te
France, aucun « profil d’une œuvre », de rares servent pour ton métier d’écrivain, étudie-les
entreprises critiques, anciennes de surcroît, en avec méthode, comme si tu devais passer un
somme peu d’outils pour s’orienter dans une examen. Si on n’étudie pas, on va se faire avoir.
production extraordinairement diverse, quan- […] Vittorini dit que nous, les jeunes, nous
titativement considérable (l’équivalent de sept n’étudions pas assez, que nous nous contentons
volumes de la « Pléiade »), et couvrant près de de lire des traductions de romans américains et
cinquante années de création. que notre valeur est seulement journalistique. Et
En composant ce Cahier de L’Herne, nous il a raison. Et si on ne s’y met pas, alors on va se
nous sommes fixé de poser des repères nouveaux, faire avoir3.
en tout cas renouvelés. Nous voulions en particu-
lier illustrer une idée des plus décisives du labo- Une lettre à Anna Maria Ortese4, de 1967,
ratoire central de Calvino et certainement une précise cette exigence. L’écrivaine s’inquiète de la
incitation pour aujourd'hui : la connaissance est conquête de l’espace : « Aujourd’hui, cet espace
l’objectif premier que doit poursuivre celui qui […] est soustrait au désir de repos, d’ordre, de
fait métier d’écrire. beauté, au déchirant désir de repos de gens qui me
ressemblent. D’ici peu il deviendra probablement
En 1973, Calvino remercie Claudio Varese un espace constructible5. » Calvino lui répond :
de ses mots sur Les Villes invisibles : « Ta lettre
est très belle et c’est vraiment de cette façon que […] regarder le ciel étoilé pour nous consoler
j’aime à être lu. Oui, je crois que ce livre ne se des laideurs terrestres ? Ne vous semble-t-il pas
détache pas, dans son esprit, de mes autres textes que c’est une solution trop commode ? Si l’on
et qu’il reste fidèle à une idée de la littérature voulait pousser votre raisonnement jusqu’à ses
comme instrument de connaissance1. » Dès ses conséquences extrêmes, on finirait par dire : que
jeunes années, Calvino plaçait la connaissance au la terre continue donc d’aller de mal en pis, de
premier plan. En mars 1942, il n’a pas 19 ans, toute façon, moi, je regarde le firmament et je
il écrit à Eugenio Scalfari : « Étudier, bosser, se retrouve mon équilibre et ma paix intérieure.
soumettre à une tâche. Plus on sait, mieux c’est.
Le génie ne suffit pas. Moi aussi me voici pris On trouve ici exprimé le refus radical d’une
d’une fièvre de culture qui va tous azimuts2. » En littérature de la paresse et du retrait. L’écrivain doit
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plonger dans son temps et demander : qu’apporte dangereux poncifs, de l’identité. Viennent ensuite,
hic et nunc la conquête de l’espace en termes de s’échelonnant sur une trentaine d’années, une
connaissance ? autobiographie politique de jeunesse, un texte
sur Turin, des réflexions tardives sur la cohérence
Ce qui en revanche m’intéresse, c’est tout ce de son œuvre. Le dernier écrit date de quelques
qui est appropriation véritable de l’espace et semaines avant sa mort. Des critiques complètent
des objets célestes, c’est-à-dire connaissance : en l’autoportrait : Luca Baranelli le peint au travail et
dehors de notre cadre limité et certainement dans la vie ; Fabio Gambaro explique le choix de
trompeur, définition d’un rapport entre nous et Paris où Calvino vécut de 1967 à 1980 ; Gianni
l’univers extra-humain. La lune, dès l’Antiquité, Celati, dans un texte sombre qui pourrait rappeler
a signifié pour les hommes ce désir […]. Mais la Goya, raconte l’enterrement de l’auteur.
lune des poètes a-t-elle quelque chose à voir avec C’est dans l’amitié que Calvino est devenu
les images laiteuses et piquetées que nous trans- écrivain. La deuxième section offre des portraits en
mettent les fusées ? Peut-être pas encore ; mais le miroir. Tout commence avec Pavese, la fée mélan-
fait que nous soyons obligés de repenser la lune colique qui se pencha sur son premier livre. On
d’une manière nouvelle nous amènera à repenser donne à lire son compte rendu du Sentier des nids
d’une manière nouvelle bien des choses6. d’araignée. Puis Calvino évoque trois livres de son
ami, qui fut aussi son maître. Calvino dit l’art de
Inciter à « repenser bien des choses » : voici le Natalia Ginzburg ; elle évoque sa mémoire. Vitto-
domaine et le rôle de la littérature : rini rédige les quatrièmes de couverture de Calvino,
celui-ci rend hommage aux notions qui traversent
Ce quelque chose que l’homme acquiert concerne l’œuvre de celui-là. Des amis plus récents nous ont
non seulement les connaissances spécialisées des offert des lettres inédites : Giorgio Agamben et
scientifiques, mais aussi la place que ces choses Carlo Ginzburg.
occupent dans l’imagination et dans le langage On découvre ensuite de forts articles sur la
de tous : et là, nous entrons dans les territoires littérature. Calvino précise sa pensée du person-
que la littérature explore et cultive. nage, du réalisme, répond à la question « pour-
quoi écrivez-vous ? » De grands critiques et écri-
*** vains d’Italie et de France évoquent son art : Paul
Fournel, Hervé Le Tellier, Philippe Forest, Yannick
Fidèle à cet esprit, ce Cahier invite à repenser Haenel, mais aussi Perle Abbrugiati, Carla Bene-
Calvino. Il donne son portrait en mouvement, detti, Philippe Daros, Paolo Grossi, Yves Hersant,
complète le corps de l’œuvre, comble quelques Sylvain Ledda. Le savait-on ? Calvino fut poète et
criantes lacunes, insère le sujet dans un portrait de chansonnier. Il composa des chansons et livrets
groupe et un tableau d’histoire. d’opéras. Mario Barenghi explique la nature et la
On trouvera ainsi nombre de textes inédits fonction d’une poésie oulipienne. Eliana Vicari,
reflétant une dimension méconnue de l’œuvre de Camille Bloomfield et Marcel Benabou relancent
Calvino (le journaliste, l’analyste des mœurs et la machine littérature.
de la politique, l’écologiste), pourtant au cœur de
son travail, et des écrits critiques des plus grands Une image convenue a fait de Pasolini
connaisseurs, français et italiens, de son parcours. l’écrivain engagé et de Calvino l’écrivain dégagé,
Des écrivaines et des écrivains accompagnent toisant le monde de haut : une espèce de baron
l’œuvre, la prolongent, disent son actualité et l’ur- perché. Mais Calvino écrivit toute sa vie dans les
gence qu’il y a à la lire. journaux, commentant les mœurs et la politique.
La première section de ce Cahier est consa- On donne ici un bel échantillon de ses proses
crée à la vie d’un écrivain ayant fait vœu de discré- impeccables. On suit la parabole politique de
tion. Elle s’ouvre sur une réflexion remarquable l’auteur, de 1946 – lorsque, jeune communiste,
sur le thème, aussi crucial que desservi par de il contribuait à la construction d’une culture
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post-fasciste – aux sombres années 1970. Les ***
pages sur la mort d’Aldo Moro donnent la mesure
de la stature morale de Calvino. Carlo Ginzburg Nous offrons un Calvino qui n’est ni tout à
et Marie Fabre proposent des lectures politiques fait le même ni tout à fait un autre. À tout le moins,
de l’œuvre romanesque. ce Cahier permet d’augmenter la connaissance
Calvino fut aussi un formidable observa- de son œuvre en multipliant points de vue et
teur. Ses textes sur l’espace ne sont pas seulement contextes. En montrant que l’activité de l’écrivain
beaux : ils disent un attachement à la nature, à sa n’a jamais cessé d’être bordée, doublée, nourrie
fragilité, à sa fugacité. Calvino écolo avant l’heure ? d’une réflexion exigeante sur le monde tel qu’il
En 1979, il écrit : « Si la finalité de l’homme est va ; en montrant, comme Benjamin l’avait fait
l’humanisation de la nature, la conquête totale pour Baudelaire, comment Calvino est enchâssé
des forces de la matière, etc., cette finalité ne sera rigoureusement dans le siècle ; en illustrant la
atteinte que lorsqu’on aura compris que ce sont fécondité et la puissance de sa veine essayiste, et
là des formules rhétoriques et qu’en réalité c’est la les échanges constants qu’elle entretient avec ses
mémoire de la matière qui s’organise elle-même proses narratives ; en témoignant de la rigueur
à travers l’homme, que l’homme est un “lieu” de éthique qui sous-tend de bout en bout son itiné-
la matière où adviennent provisoirement certains raire existentiel et créatif. Le Calvino que nous
processus de spécialisation qui se redistribueront présentons ici n’est pas celui figé d’un buste, mais
ensuite dans tout ce qui existe, c’est-à-dire quand celui intense et mobile de la vie.
on aura compris ou recompris que c’est au Calvino écrivit sans discontinuer, non pas
travail de l’univers que l’homme nécessairement tant pour afficher son moi que pour le soumettre
collabore. » Carla Benedetti commente cet aspect à l'aventure du langage. Cette aventure a donné
ignoré de l’œuvre. naissance à une œuvre aussi singulière qu’évi-
dente, par où il faut bien reconnaître la marque
La dernière section s’attache aux arts de d'un certain génie. C'est aussi l’œuvre d'un mora-
l’image. Calvino, qui voulut être dessinateur, liste sans moraline – un moraliste attaché à des
aimait les images, les peintres, les films. Il signe vertus sans tapage, telles que la probité dans la
de splendides chroniques : sur Turner, Charlot, conduite de la vie, l’exercice constant d’une intelli-
le réalisme, Antonioni, mais aussi sur Kurosawa gence critique, la précision de l’expression, la fidé-
et Buñuel. Il aima Fellini. Il détesta Salò. Marco lité aux impératifs de la connaissance. Et si l’on
Belpoliti et Thea Rimini disent ce rapport aux veut bien ajouter que cette morale ne s’impose
images. jamais mais se contente de se signaler à travers une
Ce Cahier de L’Herne se conclut sur un écriture partout gracieuse, on comprend un peu
aperçu des échanges passionnants entre ces « frères mieux pourquoi cette œuvre claire et énigmatique
ennemis » que devinrent l’un pour l’autre Calvino comme un sourire ne cesse d'attirer, de séduire,
et Pasolini. de fasciner.
NOTES
1. Italo Calvino, Le Métier d’écrire. Correspondance (1940- 6. C’est Calvino qui souligne. Plusieurs Cosmicomics (Paris,
1985), Paris, Gallimard, 2023, p. 640. Gallimard, « Folio », 2013) sont consacrées à la lune : « La
2. Ibid., p. 93. distance de la lune », « La lune molle », « La lune comme
3. Ibid., p. 205. champignon ».
4. Ibid., p. 572-574.
5. Idem, in Tourner la page, Paris, Gallimard, 2021, p. 268.
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