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Pauline Bruley. Collége Sévigné. Cours n°1 Sur Le Spleen de Paris Avant tout, un conseil bibliographique : il est trés profitable de travailler avec Stylistique de la poésie de Jacques Diirrenmatt, Les éléments sur le nouvel intitulé du sujet de stylistique seront précisés dans les exemples de commentaires stylistiques. 1) Commenter un podme en prose Un commentaire de po&me du Spleen de Paris articulera une réflexion sur Pactualisation de la forme du podme en prose’. Si le genre en Iui-méme s’impose, du moins la diversité de ses formes invite-tolle 4 penser le texte comme réinvention perpétuelle dune structure signifiante. Le poeme en prose « veut briser des formes et il crée des formes? », C’est « un se définit par son hétérogéncité) et contradictoirement tendu vers la genre hybride (puisq recherche d’une identité, vers sa subversion et sa dissolution’. » Le potme en prose du Spleen de Paris est absolument indissociable du sujet que lui donne Baudelaire, « la description de la vie modeme, ou plutdt d'une vie modeme et plus abstraite » (p 60), La liberté du sujet, des accidents et contingence qui informent le Spleen de Paris se manifeste dans une forme saisissante, propre «au lyrisme modeme’ », Il faut la penser en termes d’effeis (pragmatique), de sens (sémantique) selon une « composition », qualité esthétique sur laquelle Baudelaire critique a réguligrement insisté. Suzanne Bernard et Miche! Sandras ont rappelé le souci contemporain de la Beauté chez, Flaubert et Baudelaire, « [1 s’agit de trouver une forme & la fois suffisamment anarchique pour briser les conventions anciennes, les notmes d’un monde inacceptable, et suffisamment eurythmique pour que le poste puisse ordonner sa création poétique en un systéme “cosmique” et harmonicux’. » Mais suggestion. L’art est ainsi défini dans L’drt philosophique comme «magic suggestive suzanne Bernard et Michel Sandras ont aussi rappelé intérét concomitant pour la contenant a la fois l'objet et le sujet, le monde extérieur artiste et l’artiste Ini-méme » : les choses « pensent par moi » ; « je pense par elle » (« Le “Confiteor” de artiste », p. 64). « Le " I n'est pas exclu que ie sujet conceme um extrait de podme, mais de nombreux potmes se prétent dans leur intégralité au commentaire, 3 Suranne Bemard, Le poome en prose de Baudelaire jusqu'dt nos jours, Nizet;1959, p. 13, * Nathalie Vincont-Munnia, Les premiers poémes en prose : généalogie d'un genre dans Ia premidre moitié du dix-newviéme sidcle frangais, Honoré Champion, 1996, p. 10. Suzanne Bernard, op. cit, p. 16. 5 Tbid., p. 78. ‘Thyrse » figure la volonté par la « ligne droite » de «intention » (p. 166), et Baudelaire qualifie le Spleen de Paris de «plus volontaire » que Jes Fleurs du Mal'. Bt « volonté » n’exclut pas « liberté » : « C’est encore les Fleurs du Mal, mais avec beaucoup plus de liberté, et de détail, ot de raillerie® », Cette liberté est avant tout donnée par la « prose » caractérisée dans Ia lettre liminaire & Arséne Houssaye comme « souple », libérée du «rythme » (du ‘métre) et « heurtée » pour convenir aux « mouvements lyriques de ’éme, aux ondulations de Ia réverie » mais aussi aux « soubresauts de la conscience » (p. 60). Les heurts du réel sont délibérément caractérisés comme « prosaiques » dans la présentation du futur Spleen de Paris: & [.n] tout ce qui se trouve naturellement exclu de oeuvre rythmée et rimée, ou plus difficile Ay exprimer, tous les détails matériels, et, en un mot, toutes les minuties de la vie prosaique, trouve[ro}nt leur place dans l’ceuvre ep prose, oi I'idéal et le trivial se fondent dans wn amalgame inséparable. [...] Il s’agit soulement de trouver une prose qui s’adapte aux différents états de Pame du fléneur morose, Nos lecteurs jugeront si M. Charles Baudelaire y aréussi®. » Lracuité du regard sur un objet, si « difficile & exprimer », est 4 méme de transformer la prose comme le recueil tout entier, L’hétérogénéité, au coeur de I'étre, apparait au coeur des posmes et au coeur du recueil, «tortueuse fantaisie » fragmentable en « trongons [...] vivants » (p. 60). La poés qualité du discours oi tout fusionne dans un « amalgame inséparable ». A ce titre, elle apparait comme un tout présent en chaque pattie, comme une propose une expérience complete, lige & une instantanéité. Le podme peut se trouver concentré sur un instant ou sortir du temps, il se trouve en tout cas conditionné par le principe de cldture. « [...] le poeme, par son isolement, acquiert son unité de signification. Les principes de composition cemés par Suzanne Berard ot Nathalie Vincent-Munnia comprennent Ja «bridveté » et « Vintensité* », qui en le corollaire®, comme Baudelaire l'explique & propos de Ia nouvelle : «Elle a sur Je roman Pavantage que sa briéveté ajoute a Vintensité de effet. Cette lecture, qui peut étre accomplie tout dune haleine, laisse dans l’esprit un souvenir bien plus puissant qu'une lecture brisée, interrompue souvent par le tracas des affaires et le soin des intéréts mondains. L'unité ’impression, la fotalité d’effet est un avantage immense qui peut donner & ce genre de composition une supériorité tout a fait particuliére, a ce point qu’une "Lettre & sa meére du 9 mars 1865, citée par Suzanne Bemard, op. cit, p. 71 2 X"Troubat, 19 février 1866, letrecilée par Suzanne Bernard, op. cit, p. 109. 5 Article du Figaro (7 février 1864), signé Gustave Bourdin, que Robert Kopp et Claude Pichois attribuent & Baudelaire (Buvres completes, t. 1, p. 1297-1298). 4 Nathalie Vincent-Munnia, op. cit, p. 140, en fonction de l'art postique de Poe. * Suzanne Bematd, op. cit, p- 763: nouvelle trop courte (c’est sans doute un défaut) vaut encore mieux qu'une nouvelle trop Tongue’. » 11 faut done articuler Phétérogénéité avec le facteur d’unité quest la composition esthétique et comprendre le texte comme un tout, qui a une cohérence, méme sil est criblé de dissonances. a prose tend & se déployer ~ de fagon narrative, réflexive... - mais est arrétée et ramenée sur clle-méme*.» D’oti la multiplication des procédés de répétition et de retour, ainsi que de subversion de la répétition elle-méme. L’amplification qui se développe dans chaque poéme en prose sécrite en elle-méme, ou se voit inoculer, des germes de dissonances, détrangeté, En effet, « il y a dans tout podme en prose 4 Ja fois une force d°anarchie destructrice, et une foree “organisation artistique, et c'est de cette union des contraires que vient son “dynamisme” particulier”. » C’est ’un des aspects de la « tension » qu’Yves Vadé a mise en évidence. Les signes du poétique sont inquistés et déplacés vers un «lyrisme critique », Baudelaire considére aussi la crise du lytisme comme une crise de la poésie qui change objet, ct qui est marquée par la division profonde du sujet lui-méme. «[..-] si lyrique que soit le poéte, peut-il done ne jamais descendre des régions éthéréennes, he jamais sentir le courant de la vie ambiante, ne jamais voir le spectacle de la grotesquerie perpétuelle de Ia béte humaine, la nauséabonde niaiserie de la femme, etc. ? ... Mais si vraiment ! le poate sait descendre dans la vie ; mais croyez que s°il y consent, ce n’est pas but, et qu’il aura tiré profit de son voyage. De a laideur et de la sottise, il fera naitre un nouveau genre d’enchantements. [...] La poésie moderne tient 4 la fois de la peinture, de la musique, de Ia statuaire, de I’art arabesque, de la philosophic railleuse, de Mesprit analytique, et, si heureusement, si habilement agencée qu’elle soit, elle se présente avec les signes visibles dune subtilité empruntée a divers arts[...] Jusque vers un point assez, avancé des temps modemes, I’art, poésie et musique surtout, n’a eu pout but que d’enchanter esprit en Iui présentant des tableaux de béatitude, faisant contraste avec horrible vie de contention et de lutte dans laquelle nous sommes plongés’. » En ce sens, I’eeuvre moderne est « essentiellement démoniaque » avec ses « discordances », éclairant « le Lucifer latent qui est installé dans tout coeur humain *», Le lyrisme de Banville, que Baudelaire caractérise comme « classique », est retour vers « I’Eden perdu %» avec des * Baudelaire, Notes nowvelles sw Edgar Poe, Gures compleves, &. Claude Pichois, Gallimard, coll. «Bibliotheque de Ia Pléiade »,&. 1, p. 329, Ce sera désormais Ia référence habituclle aux ccuvres critiques de Baudelaire 2 Nathalie Vincent-Munnia, op. cit, p. 127. 3 Suzanne Bernard, op, cit, p. 763. “ Charles Baudelsire, Sur mes contemporains : Théodore de Banville [1861-1862], Buvres completes, 1, p. 166-167. On remarque Ie syntagme « horrible vie de contention », a comparer avec exclamation dans «A une hhoure du matin»: « Horible vie ! Horrible ville! »(p. 83) * ibid, p. 168. Cet éelairage du coour divisé, sur fond de nuit, apparait dans « Le orépuscule du soir », premier commentaire. * Ibid, p. 165. moyens dexpression « anciens’ », Ce retour 4 une forme de « vie antérieure » n’a cessé de tenter Baudelaire, et de combler Baudelaire critique, mais c’est de son expérience douloureuse de la division que nait sa poésie”, A Ja modernité conviennent des « moyens » d’expression autres, LA encore, nous ne pouvons qu’insister sur la synthase entre l'objet de la vie moderne, Je sujet divisé, et la forme du poeme en prose. Jean-Pierre Bobillot s’est intéressé au nouveau Jangage en jeu : «Le vers”, done, s*identifiait au mitre et A cette prosodie spéciale, et tout allait bien puisqu’il était zout ce qui n’est pas “comme on parle”. A partir du moment oit quelque chose autre — qui n’est pas non plus “comme I’on parle” — acotde & une dignité comparable & celle du “vers”, ¢’en est fini de ce bel équilibre : on peut done éerire autrement que “comme l'on parle”, sans que l’énoncé qui en résulte soit pour autant pré-déterminé. ‘Comment ne pas penser Baudelaire ef & son “r8ve” d’“une prose poétique, musicale, sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de Fame, aux ondulations de la réverie, aux soubresauts de la conscience ?” L’expression est floue ; mais, on le sent bien, plus qu’au “vers”, c’est 4 la “langue des vers” qu’il en a, et & ce qu'elle implique de “prédétermination” — dans la mesure od, précisément, elle fait obstacle A inscription de la subjectivité dans les vers et, partant, dans le poéme...° » Les formes de Ia poésie modeme portent cortes la trace des autres arts, nombre des poémes en prose se souviennent d’une rhétorique* & laquelle Baudelaire affirme rester attaché — mais le langage poétique y est travaillé de V’intérieur par Vinsertion de Pautre (du prosaique, de la «laideur », du contingent), ot de autre en soi-méme, Dans cette perspective, ’écriture qui porte encore la forme des genres canoniques ou des figures, les traces de la poésie ancienne, est traversée d’un doute essenticl sur sa propre possibilité. C’est dans ce sens que I’on peut comprendre le travail de Baudelaire sur I’allégorie, exploré par Patrick Labarthe*. Dans tous les cas, ce langage met en ceuvre I’« organisation® » dune forme originale. Les questions qu’il faudra se poser face au poéme en prose comme forme recouperont done ces préoccupations. Peut-on lire un ou des principes de composition, d’unité (nécessité * Tpid.,p- 167-168. Si on est bien devant une forme-sens, devant le poéme en prose peut-Gtre plus visiblement que devant tout autre genre, le mot méme de « moyen » qu’emploie Baudelaire signifie l'enjeu de invention esthétique nouvelle, et ne doit pas nous engager vers une partition néfaste cntre forme ot sons, 2 Voir la conclusion de Patrick Labarthe a Baudelaire et la tradition de I'allégorie, op. cit, p. 605. 2 Jean-Pierre Bobillot, « Vers, prose, langue », Poétique 89, fevrice 1992, p. 73. + {il ost Evident que les thétoriques et les prosodies no sont pas des tyrannies inveniée arbitrairement, mais une collection de régles réclamées par organisation méme de P’éte spirituel, Bt jamais les prosodies et les ‘thétoriques n'ont empéché originalité de se produire distinctement. Le contraire, & savoir qu’elles ont sidé Péclosion de Poriginalité, serait infiniment plus vrai. » (Salon de 1859, Guvres completes. Tp. 627). » Baudelaire et ta tradition de Iallégorie, Gendve, Droz, 1999. © Seton «Porganisation méme de I’étre spiritucl », Salon de 1859, dans C, Baudelaire, Cuvres completes, G4. cit, tL, p. 627. inteme du po&me, par exemple lige a un type de texte, narratif, etc., & un dispositif énonciatif, A des effets de symétrie, de parallélisme... & une totalité d’impression, portée par un ensemble de figures macro ou microstructurales ) ? Qu’est-ce qui met en danger cette unité (et peut étre finalement intégré ou non a la forme, par divers procédés, sémantiques, phoniques...) ? Le il Jes ambiguités ? Dans cette réflexion sur la poéme offre-til plusicurs lectures, favorise forme du poéme en prose, tous les postes d’observation de la langue et du style sont 4 méme de nous éclairer. 2) Méthode : le commentaire stylistique Le commentaire stylistique observe comment les virtualités de Ia langue sont exploitées et rendues particuliérement expressives, voire réinventées au profit du sens du discours. II s’agit de décrire des phénoménes propres au fonctionnement de Ia langue dans un texte, aboutissant 4 des faits de style que l'on interprite : comment le sens d’un texte se joue dans la chair de ses mots. C’est pourquoi on peut parler de forme-sens : le commentaire stylistique montre & quel point chaque fait de langue est partie prenante dans la profondeur d’un style, & quel point le réle de la forme est essentiel dans le travail du sens, les postes d’observation Repérer les procédés stylistiques en vous souvenant de ces postes d’observation : - Genre du passage (A situor dans l'histoire littéraire, régles, codes et enjeux esthétiques, pacte de lecture induit par chacun des genres, mélange des genres...) - Systéme énonciatif (et actualisation) ~ Lexique ~ Syntaxe - Plan du passage et cohesion textuelle - Prosodie (rythme, accentuation) - Figures Le relevé doit étre fait avec rigueur: identifier les faits de langue, dire quels phénoménes convergent (ou divergent, ou sont isolés) et selon quelle fréquence. Sont-ils orgay ‘eux ? Peut-on rolier des faits qui « pouvaient sembler a priori disjoints »! ? La question du rythme” est fondamentale pour le texte poétique. La distinction établie par Gérard Dessons ct Henri Meschonnic précise trois catégories du rythme : linguistique (propre chaque langue), Jes rythmes thétoriques et culturels (rythmes d’époque), et les rythmes « qu’on ne saurait appeler autrement, il semble, que poétiques, non parce qu’ils seraient en £1. Dtrrenmatt, Siylistique de Ja poésie, Belin, 2005. * Voir le Traité du rythme. Des vers et des proses de Gérard Dessons et Henri Meschonnic, Dunod, 1998, égulidrement réédité, vers, mais parce qu’ils sont propres 4 une ceuvre, et partie constitutive de ce qui fait qu’on la reconnait entre toutes, vers ou prose’. » «Du point de yue du rythme, fe discours est le mouvement de cette parole, oit ’énonciateur, mais aussi l’époque, la culture, s"inserivent”. » A partir des regroupements (récurrence ~ ou isolement, contraste..., organisation) que vous avez faits entre les phénoménes, proposez. des hypothéses d’interprétation : quels effets de sens se dégagent ? Bien sii, Vinterprétation est votre souci dés le début du travail, mais elle est confirmée et affinée, voire bouleversée au fur et 4 mesure de I’analyse de détail, puis elle est formulée méthodiquement avec I’ élaboration du plan. Changement cette année, indiqué dans le rapport du jury: «On adoptera [...] une formulation gé srale du type : « Vous proposerez un commentaire stylistique de ce texte », Le commentaire doit « de forme composée, entigrement rédigé, prenant appui sur des faits de langue précis (analyse lexicologique, syntaxique, étude de l’ancrage énoneiatif, des figures, de la versification, etc.). Les titres des parties et sous-parties (qui doivent étre reportés sur la copie) peuvent correspondre 4 ces entrées techniques. II sera toujours possible de pousser expertise linguistique 4 son plus haut degré, sans négliger pour autant les perspectives interprétatives qui font Pautre intérét de ’exercice. La question de stylistique reste notée sur 8 points. » > La problématique A partir des procédés d’écriture, il faut done construire une problématique : formulez l’enjen des formes dans la construction du sens, en une phrase (qui peut étre rédigée comme une question). > Le plan = Vos titres associeront technique (entrée grammaticale, lexicale, rhétorique...) et interprétation : cela vous maintiendra dans la perspective stylistique. = Le plan va du plus simple au plus complexe (on batit au fur ct & mesure une interprétation). = Les titres des parties et des sous-parties sont apparents (avec leurs numéros) : explications importantes sont clairement rédigées a V’intérieur de chaque sous-partie (1 ou 2 phrases), mais les relevés et quelques éléments peuvent figurer sous des rubriques avec des tirets, L’intérét est de soigneusement analyser le fonctionnement de Ia langue au service du style pour montrer au mieux sa signification, en cohérence avee tout le développement de votre interprétation. Il faut aller des procédés a I"interprétation. "Poids p28 676. "roid, 31 Introduction ; 1° Situation du passage dans histoire littéraire et ’ceuvre, 2° problématique ; 3° annonce du plan, ~ Conclusion (4 rédiger au brouillon juste aprés le plan détails : cela permet de savoir oi 'on va pendant fa rédaction) : 1° bilan, éventuellement 2° intérét d’un autre aspect de P’ccuvre ou rapprochement avec d'autres enjeux stylistiques ailleurs, 3) Commentaire 1 XXII Le crépuscule du soir ‘Le jour tombe, Un grand apaisement se fait dans les pauvres esprits fatigués du labeur de la joumée, et leurs pensées prennent maintenant les couleurs tendres et indécises du crépuscule. Cependant, du haut de la montagne, arrive & mon balcon, @ travers les nudes transparentes du soir, un grand hurlement, composé d'une foule de cris discordants, que Pespace transforme cn une lugubre harmonie, comme celle de la marée qui monte ou dune tempéte qui s’éveille. Quels sont les infortunés que Ie soir ne calme pas, et qui prennent, comme les hiboux, la venue de la nuit pour un signal de sabbat ? Cette sinistre ululation nous arrive du noir hospice, perché sur la montagne, et, e soir, en fumant ot en contemplant le repos de l'immense vallée, hérissée de maisons dont chaque fenétre dit: « C’est ici Ja paix maintenant ! c’est ici la joie de la famille ! » je puis, quand le vent souffle de la-haut, beroer ma pensée Stonnée a cette imitation des harmonies de l’enfer. Le erépusoule excite les fous. — Je me souviens que j'ai eu deux amis que le ‘orépusoule rendait tout malades. L’un méconnaissait alors tous les rapports d’amitié et de politesse, ot maltraitait, comme un sauvage, le premier venu. Je lai vu jeter & la tte Gun maitre @hotel un excellent poulet, dans lequel il croyait voir je ne sais quel insultant hiéroglyphe. Le soir, précurseur des voluptés profondes, lui gatait les choses les plus succulentes. autre, un ambiticux blessé, devenait, mesure que Je jour baissait, plus aigre, plus sombre, plus taquin, Indulgent et sociable encore pendant la journée, il était impitoyable le soir, et ce n’était pas seulement sur autrui, mais aussi sur lui-méme, que s*exeryait rageusement sa manie erépusculeuse. Le premier est mort fou, incapable de reconnaitre sa fomme et son enfant ; Je second porte en lui I’inquiétude d’un malaise perpétuel, ct fiit-il gratifié de tous les honneuts que peuvent conférer les républiques et les princes, je crois que le crépuscule allumerait encore en lui la brilante envie de distinctions imaginaires. La nuit, qui mettait ses ténébres dans leur esprit, fait Ia lumiére dans le mien ; et bien qu’il ne soit pas rare de voir la méme cause engendrer deux effets coniraires, j’en suis toujours come intrigué et alarmé, © nuit! 6 rafraichissantes ténébres ! vous étes pour moi le signal d’une fete intérieure, vous étes la délivrance d’une angoisse ! Dans la solitude des plaines, dans les fabyrinthes picrreux d’une capitale, scintillement des étoiles, explosion des lanternes, vous étes le feu d’artifice de la déesse Liberté ! Crépuscule, comme vous étes doux et tendre ! Les lueurs roses qui trainent encore 4 Phorizon comme l’agonie du jour sous oppression victoriouse de sa nuit, les feux des candélabres qui font des taches d’un rouge opaque sur les demiére gloires du couchant, les lourdes draperies qu'une main invisible attire des profondeurs de VOtient, imitent tous les sentiments compliqués qui luttent dans Ic cceur de ’homme, aux heures solennelles de la vie. On dirait encore dune de ces robes étranges de danscuses, of une gaze transparente et sombre laisse entrevoir les splendeurs amorties d'une jupe éclatante, comme sous le noir présent transperce le délicieux passé ; ot les étoiles vacillantes dor et Pargent, dont elle est seméo, représentent ces feux de la fantaisie qui ne s’allument bien que sous le deuil profond de la Nuit. Merci de numéroter les lignes. - NB : famtaisie et imagination Baudelaire distingue fantaisie et imagination dans un texte important du Salon de 1859, daprés un ouvrage de Mrs Crowe qui reprend elle-méme une distinction de Coleridge entre fancy et imagination’. Cette distinction apparait dans le contexte du « désordre apparent » de son compte rendu et la quéte de Ia juste désignation d’un genre qu'il ne veut pas appeler romanesque, car cela exclurait le « fantastique *», «Ja fantaisie est d’autant plus dangereuse qu’elle est plus facile et plus ouverte, ; dangereuse comme la poésie en prose, comme le roman, elle ressemble l'amour qu’inspire une prostituée et qui tombe bien vite dans la puérilité ou dans la bassesse, dangereuse comme toute liberté absolue. Mais la fantaisie est vaste comme "univers multiplié par tous les étres pensants qui 'habitent, Elle est la premiére chose venue interprétée par le premier venu ; et si celui-Ia n’a pas ime qui jette une lumiére magique et sumaturelle sur l’obscurité naturelle des choses, elle est une inutilité horrible, elle est la premiére venue souillée par le premier venu. Ici done, plus d’analogie, sinon de hasard ; mais au contraire, trouble et contraste, un champ bariolé par Pabsence dune culture régulizre®. » D’embiée, la fantaisie est présentée comme un lieu critique de la poésie. Il y a un bon et un mauvais usage de la poésie, les deux apparaitrons dans « Le erépuscule du soir », ol figure la seule occurrence de fantaisie du recueil, Avant usage fréquent de faniaisie par la g2énération de Hugo et Nodier, o°était imagination (par exemple chez Mme de Stadt) qui était utilisé. Berard Vouilloux a montré comment famtaisie cumulait alors des acceptions spécialisées (en peinture, musique) liges & Ia pratique de Pimprovisation — mais aussi aux «monstres et droleries » et « grotesques » du Moyen Age et de la Renaissance, avant les «arabesques » des XVII° et XVIII° siécles*, A titre d’exemple, voici la définition du dictionnaire de l’Académie frangaise (6° édition, 1832-1835) : «FANTAISIE se dit aussi, surtout en termes de Peinture et de Musique, Des ouvrages ott fon suit plutOt les caprices de son imagination que les régles de lart, mais sans abandonner tout & fait ces demidres. Fantaisie de peintre, Des arabesques entremélées de figures d'hommes et d'animaux, sont des fantaisies. Fantaisie de musicien. Fantaisie pour le piano, » " Sophic Spandonis, « “Puisque fantaisie ily a...” Théorie de la fantaisie et écriture fantaisiste dans oeuvre ‘ritique de Baudelaire », La Fantaisie postromantique, textes réunis et présentés par Jean-Louis Cabanés ot Jean- Pierre Saidah, Presses Universitaires du Miral, coll. « Cribles », 2003, p. 98-99, 2 Salon de 1859, Buvres completes, tI, P. 644 CNRTL A= View 1, [En parlant d'une pers.] Qui donne libre cours & son imagination, se forge des chiméres. Un assez grand nombre (..) de réveurs fantastiques se promettatem, (.) 'égalité des biens, ou le suffrage universel (Cuizot, Hist civilisation, Legon t°13, 1828, p.21). = P. méton. [En parlant de Factivité imaginaire d'une pers.| Qui n'est qu'une construction de imagination, n'a aucun fondement dans la réalité. 2 Tid. p. 648. * Bernard Vouilloux, «Eléments pour Parchéologie d'une notion », La Fantaisie postromantique, op. cit, p. 21- 2. Mais le dictionnaire de I’Académie, a la différence de Littré et de Larousse’, donne également Ja définition qui est la plus répandue aujourd’hui, et qui se trouve actualisée chez, Baudelai FANTAISIE. s. £. Limagination, Ja faculté imaginative de Yhomme. II n'est guére d'usage, en ce sens, que dans le didactique, ot quelques-uns éetivent Phantaisie, suivant "étymologie. La fantaisie est le réceptacle des images. Ce sens a vieilli I signifie généralement, Esprit, pensée, idée. Ceci m'est venu en fantaisie. Ne vous mettez pas cela en fantaisie. Otex cela de votre fantaisie, Avoir quelque chose dans la fantaisie. Stimprimer quelque chose dans la fantaisie, Ila en fantaisie qu'il se porterait mieux s'il changeait d'air. Il signific encore, Humeur, envie, désir, volonts. Vivre d sa fantaisie. Faire a sa fantaisie, Suivre sa fantaisic. I m'a pris fantaisie de faire cela, It m'a pris une fantaisie, II m'a pris en fantaisie de faire telle chose. Ila eu fantaisie de voyager. Il signific également, Opinion, sentiment, got, Chacun en parle et en Juge selon sa fantaisie, & sa fantaisie. Cela est exécuté & ma fantaisie. Il travaille bien, il écrit bien & ma fantaisie. Cela est tout & ‘fait c:ma fantaisie, Selon ma fantaisie. Il se prond aussi pour Caprice, boutade, bizarrerie, Ila fait cela par fantaisie et non par raison. Quelle fantaisie vous a pris? Ila des fantaisies ridicules. Quelle fantaisie lui est passée par la tere? C'est un ‘homme plein de fantaisies. Robe, habit, ete, de fantaisie, Robe, habit dun gout nouveau et singulier. On appelle aussi Objet de fantaisie, ow simplement Fantaisie, Toute chose qui est moins utile quielle n'est curiouse par sa ‘nouveauté ou par sa bizarrerie, Acheter des objets de fantaisie, des fantaisies. Un magasin de fantaisies. En termes de Peinture, Peindre de fantaisie, Peindre sans avoit de modéle qu’on se propose dimiter. On dit de méme, Téte, portrait de fantaisie, Tete, portrait qui est de pure imagination Berard Vouilloux souligne tout I'intérét de ce centrage des tions sur la spécialisation cesthétique : «Ces définitions, pour étre tangentes 4 la signification esthétique modeme du terme, n“en sont pas moins triplement précieuses : elles lient la fantaisie, en tant qu'imagination créatrice, au caprice : elles mettent accent sur absence de rdgles; elles induisent une sorte de primauté de la peinture et de Pimage”, » inspiration du « thyrse » le caprice de l’improvisation Jisztienne a l’intention (en fait, au principe de l’improvisation elle aussi). La dialectique entre a ligne courbe, arabesque, et la ligne droite, correspond & la dislectique entre Ia fantaisie qui réve et imagination qui ‘compose ~ sans que l’on puisse « séparer » les deux dans le poéme (p. 167). = RAPPEL : En Pabsence d’intitulé dans le sujet, il faut done que les formes et enjeux stylistiques du texte soient bien formulés, et débouchent sur une problématique qui est une proposition de lecture. Le commentaire doit étre rédigé, mais les titres et sous-titres sont maintenus et guident la lecture. ' Bernard Vouilloux, op. cit, p. 21. hid, p. 21. 10 res conseilléres et vous aident a percevoir les ~ Avant tout, vos impressions sont les prer coffets du texte, N’hésitez pas a Jes noter ot & remarquer ici et lé quelques traits langagiers qui ‘Vous frappent d’emblée, avant d’organiser un brouillon plus méthodique. ~ Repérage de problématiques possibles pour ce texte : unité du po’me ? Résorption postique de la crise ? Union / tension entre des principes antithétiques dans ee poéme en prose ? ‘Axe : ce qui pourra ressaisir le mieux ensemble du texte, ol 'on est presque immédiatement sensible aux oppositions et aux analogies. L’observation des dissonances et de Mallégorie permet de comprendre les nouvelles conditions de surgissement du posme (méme si sa dimension d'art postique reste impli ite, car ce n’est pas son objet, il s’agit bien d’une méditation sur les conditions du regard et du geste poétiques). Introduetion Le « erépuscule du soir » est l'un des plus anciens podmes en prose de Baudelaire, Ce texte a connu des transformations importantes. La forme de 1864" développe et augmente le podme de 1862 en donnant au poéme une nouvelle structure trés claire en trois mouvements & Ja faveur de Pajout du « cri » des fous ct du demier moment plus lyrique. Avec les autres potmes en prose du recueil, il intégre ainsi dans une structure composée les dissonances et la douleur du réel. Le choc semble done avoir été assumé par I’écriture poétique, qui travaille ses discordances et tire de ce «mal» une matiére pogtique qui fait entendre de nouvelles harmonies. Le scénario du « Crépuscule du soir » peut apparaitre comme I’évolution poétique allant des heurts d’« une vie modeme », dans sa dysharmonie et ses mysttres, & la composition d’une forme. A ce titre, le po’me donne a lire lactivité poétique, tout en Ia produisant, Centré sur expérience d'un sujet, le pome conserve une véritable unité, traversée par des oppositions marquantes. C’est A partir de leur expression que peut se comptendre 1a représentation allégorique qu’il déploie. * Critiquée par Suzanne Berard, op. cit p. 147, qui considére qu’a cause de ces ajouts, le po&me ne « cristalise plus » et se disperse, C'est une manifestation de ce que Nathalic Vincent-Munnia pointe a la fin des Premiers ppoémes en prose : « Alors que la podtique classique est lige, bion plus qu’a un incertain sentiment postiquo, au critre constitutif et done irréfutable qu’est le vers, le posticité nouvelle qu’invente le poéme en prose repose sur le seul critére de limmanenee poétique — qui doit transcender les autres éventuelles composantes du texte pour en faire un potme - , crtére eonditionnel et done conditionné a la perception du lecteur. » (p. 230) MW 1) Ferment d’unité dans le podme en prose : « décrire » une expérience subjective Un locuteur autonome évoque I’heure du erépuscule, nous donnant accés a un paysage & la fois extérieur et intéricur, et & l’identité poétique du parleur. Le potme est & dominante descriptive, méme si ses trois moments sont nettement différenciés. Ainsi est-il construit autour d’une unité, celle du sujet affecté par l’expérience de la discordance et de la folie, dans le contexte révélateur de Parrivée de la nuit. 1.1. Unité du poéme autour du présent Ala faveur des emplois du présent, une grande unité est conférée aux différents moments de lexpétience et de Ia description. Son aspect sécant est a méme de faire entrer le lecteur dans la durée de Mexpérience du parleur, et s’étend jusqu’é 1a valeur gnomique («Le crépuscule excite les fous », 1. 16). Dans les trois premiers paragraphes, c’est le présent de Pénonciateur, qui réfere au moment de I’énonciation (et de Vécriture) & défaut dautres repéres, sans bornes initiales ou terminales. Le sémantisme de aspect sécant est renforeé pat Ie sens imperfectif de 1a construction pronominale neutre « Un grand apaisement se fait dans les pauvres esprit. » (1. 1) et par les adverbes de temps : le déictique « maintenant » (J. 2) qui trouvera son écho dans le « maintenant » des « fenétres » (1. 13) et son relais, pour expression du moment en cours, dans «encore » (I. 35: «Les Ineurs roses qui trainent encore & Vhorizon »), artisan de la continuité forte entre les premier et troisiéme paragraphe, suturant les deux parties aprés la digression centrale sur les fous. « Cependant » qui marque lui aussi, dans son sémantisme, l’articulation aveo le moment décrit, introduit un deuxiéme temps, mais la coincidence entre le rendu des événements et Vactualité du parleur estompe le changement et empéche le passage a une structure narrative. Lrévénement, relaté au présent, est d'ailleurs converti on matériau de méditation et de songerie. L’interrogation' (« Quels sont ces infortunés que le soir ne calme pas... », \. 8-9) itement entrer marque bien la dominante du discours (« quels sont ») et nous fait plus ex dans le travail d’une conscience face aux énigmes du réel. Ce présent souple correspond parfaitement au caractére passager, indécis, du crépuscule. Le présent ’énoneiation fe c&de au présent de description qui couvre un plus large empan temporel, dans les trois demiers paragraphes, et au présent omnitemporel (|. 15). Proche de "Tne s’agit pas d'une question rhétorique, dans la mesure oi elle ne vise pas & persuader, mais elle manifeste la sollicitation, fe heurt et le travail de la conscience a laquelle le leoteur est ainsi associé. Elle pourrait avoir un role de sustentation (figure de style qui retarde apport d'une information surprenante) mais ee n'est pas non pus le eas. De plus, Ia question ici peut avoir une tonalité élégiague. 12 cette valeur ost Je présent employé dans Jes comparaisons ou dans certaines relatives déterminatives : « comme celle de la marée qui monte ou d'une tempéte qui s’éveille » (1. T)s «tous les sentiments compliqués qui luttent dans le cour de l'homme » (\. 39), «qui ne s‘allument bien que sous le deuil profond de la Nuit ». Le présent & valeur générale fait Ia transition entre les anecdotes centrales et les trois deniers paragraphes, avant le retour au présent plus restreint du parleur: «bien qu’il ne soit pas rare de voir la méme cause engendrer deux effets contraires, j’en suis toujours comme intrigué et alarmé » (I, 28-30), Ce présent, qui marque la coincidence entre I'énonciation et le procés, introduit les deux exemples : « Je me souviens que j'ai eu dew: amis qui... » (I. 14-15). Les tiroirs verbaux d’aspect accompli permettent une narration de discours! : « je ’ai vu Jeter ala téte d'un maitre d’hétel... » (1, 18), « le premier est mort fou » (\. 124). Dans les exemples, les récits itératifs qui sont au service de deux éthopées (portrait moral) sont & l'imparfait : « que le erépuscule rendait tout malades », « l'un méconnaissait... », « lui était les choses les plus succulentes » (1. 19). Ce tiroir verbal d’aspect sécant permet, i aussi, d'entrer dans Ia durée du procés, de contempler I’énigme de leur folie comme la contemple le parleur dans son souvenir, qui 'améne & émettre des hypotheses : «je crois que Je crépuscule allumerait encore en lui la brillante envie de distinctions imaginaires » (1. 27). entre présent et conditionnel. La continuité entre le souvenir et la méditation est donc fortement marquée. Le présent est encore dominant dans la demigre partie du poéme : les constructions attributives et les descriptions, actualisées dans une situation d’interlocution surtout, ancrent les procés dans I’actualité du discours. Plus encore, le poéme s’articule autour @un moment de crise, qu’il interroge et intégre dans le présent de la conscience, stratifié et sensible, 1.2, Unité autour du parleur « “Je” adhére d'une maniére trés étroite a la situation dans laquelle il est énoneé? ». A "écrit, « il n’est pas ressenti comme suffisamment identifiant *>, Le parleur (fiction poétique) est alors construit par Ia parole du locutcur et par sa fagon de mettre en scéne les énonciateurs, ici peu nombreux. L’énonciation est prise en charge par le sujet principal des perceptions et des souvenirs, des réveries, d’oit la dimension subjective de cetie description « d’une vie * Voit Jean-Michel Adam, La Linguistique textuelle, Armand Colin, 2008, p. 188 et 192 sur le « diégétisti Jige » a Pactualité de énonciateur narrateur ? Michel Charolles, La Référence et les expressions référentielles en francais, op. cit, p. 201 * Ibid, p. 206. 13 modeme et plus abstraite. » (p. 60). Sept occurrences du pronom sujet de rang 1 dans des représentations de procés divers (perceptions, procés mentaux), un pronom complément (1. 31), deux déterminants et un pronom possessif, marquent cette étendue de la sphére du sujet, it «arrivent » la rumeur des phénoménes («4 mon balcon »). L’hypallage' « bercer ma pensée étonnée a cette imitation des harmonies de Uenfer » marque un dédoublement du sujet entre rupture ct apaisement possible (par Pharmonie poétique, oxymorique). « Je crois que » et « pour moi » explicitent le point de vue, et plus diserétement « arrive & mon balcon » et « nous arrive » qui représentent le parleur en position de récepteur de cris dont l’identification et la caractérisation posent probleme — done dans la position d'étre blessé par ces discordances qui le déchirent, Le «je » est en effet « clivé ®» entre une sensibilité a vif ot une capacité a ressaisir les choes dans la réverie, et plus implicitement, dans I’écriture poétique. 1! peut s*observer : «j’en suis toujours comme intrigué et alarmé » (J. 30), ot la construction altributive a le sens d’un passif état, mais coordonne aussi deux états d’dme qui ne sont pas les mémes : l’étonnement de Vobservateur qui voudrait aller plus loin, et Ja peur qui pourrait Venfermer dans I’instant, Un «nous » plus opaque (1. 9) présuppose que le sujet n’est pas seul, ou intdgre discrétement Ie lecteur & cette perception. C’est également le eas de « on» (1. 41, « On dirait encore d'une de ces robes éranges ...»). Pour autant, le «je» n’apparait pas immédiatement : au seuil du texte, c’est plutdt le présent, avec sa subjectivité par défaut, qui introduit dans Ia conscience du parleur « Le jour tombe. » Le langage des fous ne donne pas lieu a un discours rapporté, leur « critique » seul est mentionné ot décrit, comme un phénomene, ‘Un énoneiateur nouveau apparait avec la prosopopée des fenétres (1. 12-13) qui offre un cruel contraste avec la clameur de Phospice, d’autant plus fortement dans le discours direct en forme de citation, avec les déictiques qui insistent sur la concurrence entre deux « ici et ‘maintenant ». Un autre interlocuteur explicite est introduit dans la deriére partie du po&me, avec les apostrophes® a la « nuit », aux « ténebres », au « Crépuscule ». Ces allocutaires sont invoqués dans un moment lyrique et participent de la conversion de Ja description en logo enthousiaste, retissant une forme de continuité entre le sujet et le monde. * Cette figure repose sur Ie « transfert d’éléments caractérisants, surtout d’adjectifs, catégorie dont 1a plasticité ‘st Ia plus grande », ici du sujet & sa pensée qui est « étonnée », D’autres hypallages so fondent sur I'échange centre catégories grammaticales : « dans la solitude des plaines » (L 33). (Catherine Fromilhague, Les Figures de Université, 1995, p. 44). Labarthe, Pets podmes en prose, Le Spleen de Paris, Gallimard, Folio, 2000, p. 155 3. 311 s'agit bien d'apostrophes car cllos sont adressées & des interlocuteurs, fictifs, mais mettant en place une situation @interlocution. Voir Catherine Détrie, «'apostrophe dans Les Fleurs du Mal », L'Information grammaticale, n° 96, janvier 2003. 14 La subject adjectifs et les modalisations d°énoncé. Les adjectifs subjectifs sont nombreux : évaluatifs informe également le rendu des perceptions, a travers les connotations des (« un grand apaisement » (1. 1), affectif « les couleurs tendres et apaisantes du crépuscule » (1. 2-3), axiologiques ct affectifi « une Iugubre harmonie » (I. 6), « sinistre ululation » (1. 9). Le contraste entre « excellent poulet » et « insultant hiéroglyphe » (I. 17) permet de moduler entre le point de vue du narrateur et I’empathie rapide sur le personage. « Je ne sais quel... (1. 18) avec son déterminant qualifiant peut étre figé ou non, il manifeste en tout cas Ie point de vue du narrateur. La série « plus aigre, plus sombre, plus taguin » (I. 21) est dévalorisante, tandis que les adjectifs de I’éloge final sont mélioratifS et paradoxaux. La charge subjective forte des adjectif’, portant sur des substantifs culturellement mal connotés (« rafraichissantes sénebres », |. 31) permet le renversement des valeurs et Tinstauration de la complexité dans Punivers poétique. L*épithéte « crépusculeuse » qui est un adjectif relationnel est employée une fois par Baudelaire dans sa traduction de Poe, allie 4 la consonance médicale! de son suffixe (qui construit une isotopie du pathologique avec « manie ») une assonance avec «rageusement », L’affectivité imprégne « les pawvres esprits fatigués » (Vantéposition confére & ladjectif un rdle de marqueur d’impression en estompant son sémantisme, en le connotant axiologiquement : «le noir hospice» joue sur ombre de la nuit et les connotations, I. 10) ou l’adjectif substantive « Jes infortunés que le soir ne calme pas » (1. 7): le parteur exprime sa compassion envers les fous, compassion qui est autre face de la douleur, Ladhésion du sujet aux savoirs qu'il pourrait affirmer est modalisée : « J’en suis toujours comme intrigué et alarmé » (oi comme a une valour adverbiale), dans le sens de incertitude : «Je erois que » (modalité épistémique) ou dans le sens de V’intensité : « tout malades » (1. 15). et Le sujet se présente ainsi comme source d’un point de vue, porteur dune sensibi une imagination constructive : en témoignent les nombreux verbes qui expriment la lecture imite », « représentent », et Ja représentation, sur lesquels la fin du commentaire reviendra : verbe qui présupposent un sujet qui voit, analyse et comprend, 1.3. Unité d’un poéme descriptif L'ensemble du po&me, rééorit aprés la premiére version de 1862, est précisément composé. Sa structuration articule trois suites de trois paragraphes, marquant trois moments dans V’expérience, le souvenir et ’éloge. Ce sont trois séquences & majorité descriptive. Le " Voir la note de Jean-Lue Steinmetz, p. 124, 15 premier moment correspond au théme-titre du « erépuscule du soit », qu’il aspectualise’ en évoquant I’état dame habituel que Je erépuscule suscite. L'événement des « cris » est lui aussi aspectualisé : Ie heurt avec le réel, le déchirement de « ’apaisement » est interrogé et détaillé. Ainsi expression complexe « une foule de cris discordants » ressaisit comme une unité ensemble de ce qui est dysharmonieux, avant de le reprendre dans deux anaphores infidales : « ceste sinistre ululation » (1. 9) et « cette imitation des harmonies de Venfer » (I. 13) oi le déterminant démonstratif recatégorise le référent (dans une métaphore, pour la I. 9). Le tiret (1, 14)? est fréquemment employé dans ta langue littéraire, ot notamment dans les podmes en prose de la génération qui précéde Baudelaire. Dans la parole du locuteur méme, il constitue une relance rythmique, ou, comme e”est aussi le cas ici, souligne le décrochement entre la description initiale et Pensemble des souvenirs. La digression du centre est en fait profondément reliée 4 Ia thématique du poéme, par a question du erépuscule, et par celle du bon usage de imagination, Elle procéde en fournissant deux exemples illustratifs de I’énonoé gnomique initial (J. 15). Chacun des deux cas est aspectualisé dans des séries d’adjectifs et regoit des expansions, par exemple de comparaisons (« comme un sauvage » 1. 16). Chacune des situations donne lieu & un ensemble de détails en réalité importants pour comprendre le dle de cette seconde partie: il s’agit de peindre le comportement aberrant des fous qui présente un myst@re non éclairei (1, 28-29) et terrifiant, comme un usage néfaste de V'imagination (« la britlante envie de distinctions imaginaires », |. 27) et du crépuscule. Enfin Ja demire séquence module la description en éloge, accumulant les expansions dans une écriture presque artiste : « Les lueurs roses qui trainent encore & l'horizon comme Vagonie du jour sous l'oppression victorieuse de sa nuit, les feu des candélabres qui font des taches d'un rouge opaque sur les derniéves gloires du couchant, les lourdes draperies qu'une ‘main invisible... », « les splendeurs amorties d'une jupe éclatante »... La multiplication des expansions (textuelles et syntaxiques), fortement imageantes, construisent de fagon exigeante un ensemble de référents complexes, parce que seuls ils répondent au désir du parlour, qui les Jean-Michel Adam expose Ie fonctionnement textuel de la séquence descriptive, « potentiellement infinie », (La Linguistique textuelle, op. cit, p. 144) par «un petit nombre dopérations identifiables et répétables », thématisation, aspectualisation, mise en relation, et expansions par sous-thématisation, 2 Voir a ce sujet Suzanne Bernard op. cit, p. 64 ot 133 et Nathalie Vineent-Munnia, op. cit, p. 112-122, ainsi que «Le tiret de fin de phrase dans Un cour simple—un styitme flaubertien? », Flaubert, Revue critique et ‘génétique, 8, 2012, aticle en ligne : hitn//lnubert.evues.org/1867lang=fitbodyfin]3 Cet article fut référence 4a définition du Grand dictionnaire universel Larousse : « « Lemploi régulier du tiret a licu dans le dialogue pour indiquer le changement d'interlocutcur, et quelquefois en dchors du dialogue pour marquer le passage dum sujet ic un autre. Mais on a depuis trente ou quarante ans, étendu T'emploi du tret, et on en a fait un veritable abus [..]. Le tret a été @abord, dans certains cas, substitu & la parenthese, » 16 imagine. Depuis le début du poéme, on est passé au tableau imaginaire du erspuscule idéal — mais construit et artificiel, maitrisé, né de la faille douloureuse de la possibilité de la folie, Dans l’ensemble du poéme, les phrases sont fréquemment segmentées quand elles sont longues, par insertion de compléments circonstanciels, de relatives apposées et d°épithites, apposées, Conformément & la tendance descriptive, l'amplification peut étre sans fin, et ouverte & limprovisation, Le second paragraphe comporte d’abondantes insertions, qui permettent de mettre en place les circonstances (circonstants en position frontale, ou insérés) 08 les cris sont entendus et d’instaurer fe point de vue, en méme temps qu’une dilatation de esprit. Les insertions des demniers parageaphes contribuent a amplification lyrique de Péloge. Ces insertions ne correspondent pas un rythme périodique, mais bien & une prose podtique qui agrége des irrégularités & une mélodie nouvelle. La dialectique entre dissonance et continuité est l'un des enjeux de ce poéme, 2) Tension entre harmonie et discordance : les « sentiments compliqués qui luttent dans le ceur de ’homme » « Bercer ma pensée étonnée & cette imitation des harmonies de l'enfer » (I. 13) : le travail sur la dissonance est au cour du potme. Elle peut rester irrésolue, comme le marque Vexpression de l’antithése, donner lieu 4 une forme étonnante de synthase, dans le cas de Poxymore, et plus globalement, jouer sur la possibilité méme de lyrisme dans le poéme. 2.1. Prégnance de ’antithése et des figures d’ opposition L’antithése joue sur la représcntation duelle d’une situation, qu’elle restructure, parfois en 2 entre accentuant des paradoxes. L’expression de opposition structure la représentatior «apaisement » et « labeur », le « calme » et les « cris », la « joie » des familles et Vinfortune des fous, entre Je jour et la nuit (pour les fous, opposition marquée par une dégradation progressive de Jeur état), entre la nuit et Ia lumiére enfin, progression inversée et eréatrice pour le parleur qui voit s'allumer « les feux de fa fantaisie » (J. 45), La fin du poeme établit la raison profonde de lopposition, absolument nécessaire A ce déploiement de l'imagination eréatrice, Les trois demniers paragraphe jouent ainsi sur des oppositions entre premier et second plan caché, «les splendeurs amorties d’une jupe éclatante» que Von peut « entrevoir » sous «une gaze transparente et sombre. » (I. 41-42) Toutefois, cette opposition esthétisée lumiére-nuit ne résorbe nullement la souffrance ou Ia déchirure : le parleur en est si effrayé qu'il insiste sur la différence qui le sépare des fous, tout en ménageant paradoxalement des effets de miroir. Plus systématiquement, en effet, opposition est répétée entre les fous et le parleur. Chacun se tient face & autre de part et d’autre du val ol sont les maisons joyeuses. TIs se font face comme en miroir, les fous jouant le réle de fantéme du miroir pour le parleur. De plus, Fattitude face au erépuscule donne licu a une radicale dissociation appuyée sur une hypozeuxe et une relative & sens concessif : « La nuit, qui mettait ses téndbres dans son esprit, fait la lumiére dans le mien » (|. 28) toujours en structure de miroir. L’inconséquence du fou est aussi exprimée par opposition : « fit-il gratifié de tous les honneurs... je crois que le crépuscule allumerait encore en lui...» (1. 27), Vimagination fonctionnant ici de fagon rationnelle pour I’hypothése et analyse du sage, Il en va de méme pour le sens concessif de la construction détachée dans « Le soir, précurseur des volupté profondes, lui gdtait les choses les plus succulentes » (1. 18-19). La demiére subordonnée concessive renforce le doute, tout en insistant paradoxalement sur le parfait bon sens de Pobservateur : « bien qu’il ne soit pas rare de voir la méme cause engendrer deux effets contraires, j’en suis toujours comme intrigué et alarmé » (1, 29-30). La conjonetion entre fréquence dans la causalité ~ et mystére dans la causalité marque elle-méme un dysfonctionnement logique : expression dune discordance assumée, dans un rythme équilibré deux fois binaires (1. 29) avec un dernier effet de miroir! La dualité apparait & la fois dans des bindmes d’adjectif’s harmonicux (« fendres et indécises » 1. 3) ou dans des rythmes binaires (« d’amitié et de politesse » (I. 15), « les républiques et les princes », |. 26) et des parallélismes moulant des contrastes dans I'unité dune forme maitrisée, Les effets de symétrie verbale se retrouvent dans les échos sonores («sociable / impitoyable », 1. 22, les hypozeuxes : « plus...» en regroupement temaire, « rageusement sa manie crépusculeuse », |. 23). isotopie de l'opposition apparait aussi a travers la « lutte » entre les « sentiments compliqués » dans «le caeur de Phomme » (1. 39) et « l'agonie du jour sous Voppression™ victoriewse de sa nuit» (1. 36), les « labyrinthes pierreux » et les « éioiles », version lumineuse des pierres (I. 33)... le passé et le présent (1. 43) dont le contraste est esthétisé par Pimage de la robe, Cos deux parties, sources de déchirure, sont stylisées dans l'image du erépuscule, source pacadoxale d’extase et d’« apaisement », encore peu complexe au début du © On pout penser, justement, au «Miroir » (p. 184) od Y'on voit le méme geste avoir dewx interprétations contraires, avec une épiphrase ironique (segment qui pose A la fois un commentaire et un bilan, dans une forme de clausule en fin de posme ici). 2 Cette dominance de la nuit est soulignée par la construction du demier complément : « sous le deuil profond de a Nuit » (et mon : «dans », ou « sur Te fond do ...»)- 18 podme, et marqué de stigmates, mais splendide a la fin du poeme. Une telle complexité apparait dans des figures dopposition jouant sur une apparente transgression de la logique. 2.2. Tendances et figures oxymoriques Figure de construction jouant sur un segment réduit par rapport a I’antithése, l’oxymore ‘orée une forme de choc et de synthése a la fois dans le rapprochement qu’il opére entre deux idées contradictoires, ce qui peut se comprendre comme une combinaison de deux points de vue a la fois portés sur une chose. Il fait partie des éléments d’harmonisation paradoxale de la discordance. Si V’antithése ne suppose pas foreément de « dédoublement énonciatif », Voxymore procéde d’une multiplicité de points de vue, aboutissant a « la mise en cause de la ‘possibilité dune représentation monophonique des objets du monde'. » Lintégration du heurt ne s"accomplit pas dans une représentation univoque et Poxymore préserve le scandale logique, tout en réalisant un geste poétique. On a vu un raccourci permis par l'emploi du patticipe avec « bercer ma pensée étonnée » (construction ambigué sur l’incidence du complément «@ cette imitation des harmonies de Uenfer» dont le support reste problématique : « bercer ma pensée d... » ou « ma pensée étonnée d ... » 7) Le raccourci total apparait dans les oxymores : « harmonies de Ienfer » (1. 13) qui en effet rappelle I’unité de la « foule de cris discordants? » qui est « composée » (indication essentielle dans Ia postique baudelairienne) parce qu’il sont unis en une « sinisire ululation ». Ainsi peut-on envisager la «lugubre harmonie » (1. 6, V'oxymore serait: « discordante harmonie »), dans un processus oxymorique. Ces raccourcis oppositif’, sans aller jusqu’a oxymore, peuvent étre expliqués » de « I’Eden perdu >» et par l'opposition structurelle et fondatrice entre le « déliciewx pass «le noir présent », dans « les splendeurs amorties » (I. 42) : ce qui a été beau rayonne encore («Du passé lumineux recueille tout vestige’ »). Ces deux points de vue sont aussi deux appartenances concomitantes 4 deux temps, et deux strates d’une conscience nostalgique. C'est une conscience clivée ott s’essaie une harmonie nouvelle et modeme. Le paradoxe profond du poéme, dont la tension apparait dans un oxymore plus diseret, est enfin cel * Jacques Diimenmatt, Le Vertige du vague, Les Romantiques face & Vambiguité, Kimé, 2001, p. 169. «& la dynamique du discours oxymorique qui tentc de saisir un objot ayant dans une apparente aporie s'eppase Te «parler nef” statque, e plus souvent transparent, de Mamtthése, » * Cf. «[...1 sa passion et sa profession, c'est d*gpowser la foul... » (Le Peinire de fa vle moderne » ; tlie & Sainte-Beuve du 4 mai 1865: « une excitation bizarre qui a besoin de spectacles, de foules, de musiques, de réverbéres méme... » ef voir le « bain de multitude » des « Foutes » (p. 90) ? Voir I’étude sur Banville potte lyrique (Buvres completes, . Tl, p. 165) ot « La vie antéricure », ainsi que In conclusion de Patrick Labarthe a Baudelaire es fa traition de I‘allégorie. * «Harmonie du soir», Les Fleurs du Mal, XTVIL On eatend un discret vers blane dans « es splendews amorties d'une jupe éclatante >, 19 «la nuit [...] fait la lumiére dans [mon esprit} » (1. 28). Dans ce sens, l’inversion des valeurs trouve sa cohérence, avec le paradoxal « rafraichissantes ténébres '» (I, 31) qui n’est pas oxymorique, mais articule deux systdmes de valeur de fagon singulidre, avant 'irruption de Valliance entre « fa fantaisie » et le « deuil », qui nest compréhensible que parce que Pun est le fond (« sur » lequel « s’allument » les « feux »), voire la source problématiquo, de l'autre. 2.3. Discordances esthétiques et Iyrisme moderne ? La discordance informe (paradoxalement) encore le podme dans son hétérogéneité tonale. D’une part, le lyrisme n’y est plus évident, d’autre part, les fausses notes sont hyperbolisées, jusqu’an grincement de Vironie. Quelques traits propres amplification de la prose poétique marquent les premiers paragraphes du potme : les amples rythmes réguliers en 3-6-6- 6-6 du second paragraphe (« Cependant, du haut de la montagne, arrive & mon balcon, a travers les nuées transparentes du soir, un grand hurlement », ce dernier cassant le rythme (5). Les assonances en nasales contribuent 4 Vampleur et 4 Vélévation de cette prose (« grand apaisement », « grand hurlement », mais aussi, laissant passer le prosaisme, « en fumant et en contemplant » (I. 10) qui int@gre l’activité quotidienne dans la poésie). Le second paragraphe est empreint d’un ton élégiaque, avec I’interrogation et les figures d’opposition formant des contrastes eruels. Ceci n’aboutit nullement a la période oratoire, surtout que Ja segmentation est particulitrement marquante et casse les grandes propositions. Les exclamations qui donnent ’élan au lyrisme de la fin s’accompagnent de courts appels, comme improvisés, 1. 33. Si la demiére partic du texte est la plus lyrique, elle n’est cependant pas uniment lyrique. En effet, les deux avant-demniers paragraphes seulement forment des apostrophes, langage propre au lyrisme selon Baudelaire”. Le dernier se referme énonciativement, si l’on peut dire, sur un «on» en recul par rapport au lyrisme de V’hymne a la nuit, Les exclamations disparaissent elles aussi du dernier paragraphe, qui construit bien plut6t une description pensée comme telle qu’un éloge enthousiaste, La seconde phrase de l'avant-demier paragraphe introduit d’ailleurs une trés longue phrase qui devient analytique, alors que les phrases précédentes juxtaposent des groupes courts et simples. Ce reflux du lyrisme comme tion du regret et du « deuil profond » (1. 45), origine essentielle et en méme temps plus scerite du lyrisme. Demeure une grande harmonic expression et partage aboutit en effet a la valori » Rafraichissantes téndbres « La fin de la joumée » dans Les Fleurs du Mal, et voir « L’examen de minuit », selon Ja note commentant « A une heure du matin», p. 83. 2 Voir extrait do l'étude sur Banville dans les éléments sur le Iyrisme pour préparer la lecture du texte, 20 sonores (« Les Iueurs roses qui trainent encore a I'horizon » avec des redoublement de consonnes ({R] surtout) et de voyelles récurrentes, |. 35-36, ainsi que dans « encore d'une de ces robes étranges de danseuse », « transparente et sombre », |. 41-642), Les discordances tonales suscitent également des discordances 4 l’intérieur de la forme pourtant composée : ainsi opérent les prosaismes' de la partie centrale. Le passage de la compassion avee ses accents oxymoriques @ l’aneedate de I’« excellent poulet » de surcroit lu comme un « insultant hiéroglyphe » (I. 18-19) suscite une suite de contrastes qui va jusqu’a Phumour extravagant. Les deux portraits paralléles sont caractérisés par les hyperboles systématiques : « fout malades » (I. 15), « comme un sauvage, le premier venu » (1. 16). «jeter & la séte» (. 17), «excellent poulet» (1. 17), « insultant » QJ. 18), «les plus suceulentes » (J. 18), « plus aigre, plus sombre, plus taquin » (J. 21), «ce n’était pas seulement sur autrui, mais aussi sur Iui-méme » (1. 22) ot dans la concession en « fi-il gratifié de tous les honneurs... la brilante envie... » (1. 24-26). D’autres prosaismes, indices du style de Baudelaire dans Les Fleurs du Mal comme dans Le Spleen de Paris, apparaissent dans ce potme: la comparaison finale, relativement inattendue avec la « jupe » (1. 42), introduite comme un élément réaliste avec le déterminant discontinu utilisé dans I'écriture réaliste : « un de ces ...gui». Plusieurs proses coexistent done dans l’entité de ce po&me, qui comprend & Ia fois des signes d’unité ct des tensions (logiques et esthétiques). 3) Analogies et allégorie Patrick Labarthe souligne l’approfondissement de la veine critique qui vient travailler la veine lyrique dans Le Spleen de Paris, ainsi que les prooédés de littéralisation présents dans les doublets des potmes. 3.1. Comparaisons. figures et expression de |’analogie Maintenant la distinction entre comparant et comparé, les figures de comparaison sont fréquentes dans une poésie des correspondances qui sont plus objets de pensée et de désir que * Défini comme un « défeut des compositions littéraires trop proches de Ia prose; Fart qui en résulte » et « par analogic » comme «plat, monotone, trop proche des contingences matérielles » dans le 7LFI, le prosatsme est surtout un geste conioté. Gérard Dessons en a pointé fe carnctére avant tout axiologique : « On pourrait, & la que tout le vocabulaire marqué (étiqueté comme « littéraire », « viewx », «rare »... dans les Sur les correspondances et les symboles, voir Les Paradis atificiels,t 1, p. 430, et les CEuvres completes, tT, p. 731, stir Pimagination « reine des facultés», tI, p. 619, p. 328 ot 621, ot 329 « L'imagination, reine des facultés, quasi-divine, qui pergoit tout d’abord, en dehors des méthodes philosophiques les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et les analogies ». Sur «Puniverselle analogie », t. Il p. 132 (en articulier au sujet de Victor Hugo). Seule occurrence de hiérogiyphe (&tymologiquement « gravure sacrée ») dans Le Spleen de Paris. Le terme, séourrent choz Baudelaire, lecteur de Diderot et de Joseph de Maistre, apparait dans Aurdlia (6d. Jacques Bony, GE Flammarion, 1990, p. 285, pour dénoter Ia révélation: «(...] alphabet mystériewx, Whigroglyphe :ystérieux ne nous arrivent qu’incomplets et fanssés soit par le temps, soit par coux-li méme qui ont intéeét & notre ignorance, retrouvons la lettre perdue ou le signe effueé, recomposons Ia gamme dissonante, et nows prendrons force dans le monde des esprits. » (voir également p. 299). Voir propos du hicroglyphe Patrick Labarthe, op. cit, p. 29 et 253. Mais Baudelaire sait qu'il y a discordance entre Pharmonie de I’Un, perdue, et Pexpérience du réel, D’oit une «remise en cause» de cette « culture romantique » dans sa pratique’ de Pallégori 24 partie, puisque les fous transposent dans la vie les dons d’imagination du poéte qui sait conserver les deux niveaux de lecture et préserver la poésie comme V’intériorité a la « liberté ». L’allégorie allie le déroulement de l'image avec celui de son déchifftement, L”échee de la lecture, devant la discordance incompréhensible des « cris » et devant le mystére de Ia folie (paragraphes centraux) suscite Ja compassion au début (ou V'ironie, au milieu), pousse & maintenir 'allégorie plutét que Vunité symbolique d’un monde qui a perdu son harmonie et n’en sollicite que plus le chant poétique. Le lyrisme modeme, critique, s*éléve sur cette blessure, et il est dédoublé, Ul porte le « deni? » du symbole et des correspondances mais porte des « représentations » ‘empreintes d’un souvenir de beauté qui « transperce » le « noir présent ». L’alliage paradoxal entre « ransparente » et « sombre » correspond & ce que peut étre Ia lecture moderne de Pldéal. Das lors, ce ne sont plus les « cris » qui transpercent le « calme », mais & la faveur du potme, la « /umiére » qui resplendit dans la nuit, « L’espace ainsi ouvert est celui @une spiritualité Jumineuse — ces coeurs sont “templis de rayons !” — sur le fond d’une noirceur qui est la couleur méme de la mélancolie.' », Toutefois, l’allégorie finale ne construit pas un nouveau paysage stable, mais un ensemble de visions poétiques, formulées dans des amplifications ouvertes 4 une « famtaisie » renouvelée et capricieuse, autant qu’organisée. Conclusion La discordance qui rompt le charme du « erépuscule » instaure le régne de la folie ot de la douleur dans un paysage qui s’ouvrait initialement a Punité harmonieuse. L’oeuvre regoit co heurt et en tire une allégorie conceriée. Le po&me suggére das lors de lire dans la douleur le regret d’une beauté disparue, mais dont les rayons Iuisent « encore » sous l’ombre noctume. Ce sont les préliminaires & I’écriture poétique qui sont représentés dans cette expérience du crépuscule, tandis que le fonctionnement dialectique de la fantaisie et de imagination, au principe de la composition des poémes en prose, est explicité dans « Le thyrse ». Mallarmé reprend l'allégorie pour désigner organisation rythmique du poéme » dans La Musique et les lettres, ots V’Idée trace la « Ligne » et ses « sinueuses et mobiles variations ?», Mais il y évoque également les conditions de naissance du poéme dans des expressions qui rappellent ‘ Dans « Le voyage » qui cl6t les Fleurs du Mal, Patrick Labarthe, op. cit., p. 612. ? Stéphane Mallarmé, «La musique et les letres », Zgitur, Divagations, Un coup de dé, &d, Bertrand Marchal, Gallimard, coll, « Poésie », 2003, p. 370-375, 25 « Le erépuscule du soir » : dans le « conscient manque chez nous de ce qui Li-haut éclate », il pense « des fétes & volonté et solitaires. » 4) Pour entrer dans Punivers des podmes, quelques éléments sur la référence dans le texte poétique Le changement d’article dans cet extrait de la lettre & Arséne Houssaye peut nous faire réfléchir d’emblée : « Pidée m’est venue [...] @appliquer & la description de la vie modeme, ou plutot dune vie modeme et plus abstraite, le procédé » d’Aloysius Bertrand. La suppose une « vie modeme » partagée et identifiable, extension et exiensité é#ant équivalentes. Avec « une », c'est une singularité introduite dans le discours qui s’impose, en méme temps que le procédé d’abstraction que propose le poste (« plus abstraite » que celle de Gaspard de Ja nuit, et plus abstraite peut-étre que « la » vie modeme). L’expérience poétique singulidre opére l'abstraetion dés Ia saisie de son objet par le sujet. C’est ainsi que l'on peut comprendre Te statut du podte, a la fois acteur de cette « vie modeme », mais aussi siége des expériences relatées dans les podmes — ef fournissant autant de sujets fictifs, énonciateurs différant do auteur, comme sujet, source dun point de vue, et voi Baudelaire critique d'art et créateur parle ainsi de « Punivers visible »: «c’est une espéce de piture que Pimagination doit digérer et transformer! » pour composer le tableau «comme un monde? ». Le texte est un microcosme oil, comme dans la « chambre double », ou dans celle de « invitation au voyage », tout peut résonner. Mais aussi, un autre du monde, La poésie (comme I’énonciation littéraire) donne accés a un monde « comme objet & imaginer puisque non donné immédiatement *». Cet acces A un monde autre et pourtant concevable repose sur la puissance toujours renouvelée d’une suggestion, d’une évocation. I en va du 2 Charles Baudelaire, Salon de 1859, Euvres completes, t. 11, 1976, p. 627. 2 Tid. * Catherine Fromilhague et Anne Sancier, Iniroduction & Panalyse stylistique, Dunod, 19%, p. 33. Sur Ia représentation en poésie, voir en particulier Michael Riffatenre, « Le poéme comme représentation », Podtigque, 14 ; Christian Doumet, « dans Pierre Glaudes, dir., La Représenlation dans la lidérature et les arts Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1999 (comprenant une mise en perspective de l'article précédem!) Michel Collot, Za Poésie moderne et la structure d'horizon, PUF, coll. « crituce », 1989 ; Jacques Ditrrenmatt, Siylistique de Ia poésie, Belin, 2005 (chapitres 2 et 3) ; Mare Dominicy, Poétique de I’évocation, Classiques Garnier, 2011; Franck Neveu, «Conflits incidence et portées indistinctes. Problémes de syntaxe et de référence dans le texte postique », Degrés, n° 104, « Approches linguistiques de la poésie », dir, Mate Dominicy c Christine Michaux ; Benveniste, Baudelaire, présentation et transcription de Chloé Laplantine, éditions Lambert-Lucas, 2011 (ainsi que Semen, n°33, Les Notes manuscrites de Benveniste sur la langue de Banelaire, coordonné par Jean-Michel Adsm ct Chloé Laplantine, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2012). Ainsi Benveniste insist-t-il sur la « réalité » du monde cré& par la poésie : « Il faut prendro garde & ceci, Le potte ne déorit-pas-i# ne parle pas de quelque chose, no tient pas un discours sur un objet :/ il le exée en méme temps u'll choisit et assemble ses mots. Les mots du poste ont done double fonction : celle de dire et celle d'étre. » (Baudelaire, folio 265, p. 558). 26 role du lecteur, réguligrement souligné par Baudelaire, et d’un lecteur attentif a une « thétorique profonde! », aux suggestions du texte, L’« imaginatif » dit ; « je veux illuminer les choses avec mon esprit et en projeter le reflet sur les autres esprits’. » « Dans la musique comme dans la peinture, et méme dans la parole écrite, qui est cependant le plus positif des arts, il y a toujours une lacune complétée par "imagination de l’auditeur’. » L’« indécis*» est une valeur persuasive. Dans la profondeur symbolique qu'il ouvre entre les signes et le monde (extéricur ou intérieur), le discours poétique transforme la langue. Au sujet de I’intenté et en n postique®, Benveniste reconnait au poate cette puissance, tout en particulier de I’énonciat soulignant Ie réle du lectour : «{...] Le référent poétique est quelque chose que nous devons découvrir, comprendre — avec peine souvent et dans la perplexité, parce qu’il est constitué par Ja vision intéricure du poéte : vision du monde, de lui-méme, évocation, efc.°» Le lien du ne au référent s'inverse par rapport a Ia visée d’abord communicationnelle, oi Vénonciateur se fie aux catégories générales de la langue telle qu’elle permet un consensus sur la représentation du monde. Dire l’unicité du monde intéricur demande au podte de eréer un langage non plus « cognitif », mais « impressif "». L’intenté de Benveniste correspond dés lors A « une vibration particuliére de la sensibilité® », Selon les hypothéses du linguiste, te potte va «constituer un discours d partir de [...] mots-matériauc en exploitant les images qu'ils suscitent par vertu de sens ou de sonorités. Le discours sera construit alors sur les images, [...] et il liera ces images produites par les mots en un propos cohérent, qui aura la struoture-<“grammaire’> formelle d’un énoncé “ordinaire”, C’est ta langue poétique de BAUDELAIRE? », Prise dans une acception large, « [...] image engendre le discours qui ta nm: « Par contient"’ ». Le monde postulé ainsi partage avec la langue une transfigur Vhorizon l'au-dela sinscrit dans ’immanence, ¢’est notre monde qui est & tout moment " Baudelaire, projot de préface aux Fleurs du Mal, Exores completes, 1, Gallimard, coll. « Bibliotheque de la Pléiade », 1975, éd, Claude Pichois, p. 185, 2 Gres completes. , p. 627. > Guvres completes, t Il, p. 787. «[...] eest que la poésie d’um tableau doit étre faite par le spectateur. / = ‘Comme ta philosophie d'un poéme parle lecteur. » “CE los «les coulours tendres et indécises du erépuscule » (« Le Crépuscule du soir n, XTL I 3, p. 123). * Fimile Benveniste, Problémes de linguistique générale, UL, Gallimard, 1974, p, 61-63. Timile Benveniste, Baudelaire, op. cit. folios 317 et 318, p. 668-670, " Jean-Michel Adam, « Les probleme du discours podtique selon Benveniste. Un parcours de lecture », Semen, 1° 33, op. cit, p. 35, & propos du Folio 204 du Baudelaire de Benveniste. Quand le podte écrit: «Je brile de peindre celle qui m’est apparue si rarement et qui a fui si vite » (« Le désir de peindre », p. 175, il s’egit @une ‘condensation unique «impressions, dune « épiphanie » of la transcendance est intimement révélée au sujet (Bonnetoy, op. cit, p14). * Baudelaire, op. cit, folio 312, p. 658. » Ibid. folio 318, p. 670. *° Jbid , folio 320, p. 674, souligné dans le texte 27 susceptible de se révéler comme un auire monde’. » Qu’elle naisse de I’évocation (c’est-d- dire d'une indétermination féconde, associée A un nicité de I’énoneé, selon la perspec de Mare Dominicy), ou d’une « transposition » suggestive selon Benveniste, le référent est consteuit par toute cette expérience du langage qui le module A travers une émotion a la fois singulidre et partagée. Pour comprendre l’accés au monde ouvert par Le Spleen de Paris, observation de la référence telle qu’elle est opérée par quelques syntagmes nominaux peut nous aider, Beaucoup seront tirés du « Crépusoule du soir ». La référence opére dans la mesure oii elle donne aceds & une « version du monde” » partagée par le locuteur et Palloculaire, par laquelle peuvent coincider leurs représentations mentales. Ainsi, elle est associable « & quelque chose ‘que nous arrivons a concevoir comme possible*». Mais pour la comprendre, il faut la relier & la situation d’énoneiation postique. ‘+ Référence et sujet de I’énonciation : le sujet lyrique et le parleur « “Ie” signifie la personne qui énonce Ia présente instance de discours contenant je “». En prineipe, son énonciation suffit pour « établir a qui il référe® », mais plus profondément je x6fére la personne au-dela de son discours, mais manifestée en discours et source d'une intention. Dominique Combe développe ainsi la problématique du sujet Lyrique : « C’est probablement en raison de son caractire tensionnel, et non pas dialectique, que le sujet lyrique, ainsi que Paffirme la critique, semble hautement problématique, pour ne pas dire hypothétique, et insaisissable. Car il n’y a pas, & la lettre, d’identité du sujet lyrique. Le sujet lyrique ne saurait étre catégorisé de maniére stable puisqu’il consiste précisément dans un incessant double mouvement de ’empirique vers le transcendental. Autant dire que le sujet lyrique, emporté par le dynamisme de la fictionnalisation, n’est jamais achevé, et méme qu’il nest pas. Le sujet lyrique, loin de s’exprimer comme un sujet déja constitué que le poéme représenterait ou exprimerait, est en perpétuelle constitution dans une genése constamment } Michel Collot, ap. cit, p. 25. V. aussi p. 172: « Le propre du langage postique, c'est que sa réflexivité, loin de enfermer en Iui-méme, Pouvre a un dehors.» Sila référence suppose que l'on s"entende sur une catégorisation ‘du monde, méme si les concepts sont sujets & variation, In référence poétique acctoit Ia tension référentielle = «La notion do référence est trop souvent lige aux concepts d’identté et d'objectivté. La référence est en général ‘congue comme le mouvement par laquelle un mot s"identifie & un objet défi une fois pour toutes en permettant de Videmtifier. Or In référence postique n’est ni identifiante ni objectivante, mais modifiante et “mondifiante”. » (Michel Collot, ibid, p. 174). Ilen va en méme temps de I"émergence du sujet lyrique, D’oit cette situation du référent en poésio modeme : « Le référent du poeme est Ia fois insaisissable et indispensable, comme horizon, il est Is point de faite en fonction duquel s'organisent et convergent les lignes du paysage textuel, » (Ibid, p. 182), s'approfondit dans sa quéte de Iétro qui se donne dans P’éloignement et le silence. ® Michel Charolles, La Référence et les expressions référentielles en frangais, Gap, Ophrys, 2002, p. 34. > Did. p. 36, parce que le message a été rendu recevable, en fonction des intentions du locuteur. “Bmile Benveniste, Problémes de linguistique générale, t. 1, Gallimard, coll. « Tel », 1966, p. 252. > Michel Charolles, op. cit. p. 196, renouvelée par le podme, et hors duquel il n’existe pas. Le sujet lyrique se crée dans et par le poeme, qui a valeur performative’. » Le sujet des Petits podmes en prose peut étre narrateur ou locuteur dune parole dont Vinscription dains le temps et I’espace reste flottante ; il est souvent le sige d’une réverie, d'une expérience, ou, quand le «je » est effacé, au moins source d’un point de vue, et d’une voix. Suivant les distinctions des théoriciens de la polyphonic comme Oswald Ducrot, on différencie : = le «sujet parlant? » empirique, Baudelaire ; ~ le « locuteur », o’est-a-dire « un étre qui, dans le sens méme de l’énoneé, est présenté comme son responsable, c'est-a-dire comme celui a qui l'on doit attribuer la responsabilité de ’énoneé », une « fiction discursive >» ; Duerot distingue le locuteur L du locuteur A, dont identité n’est accessible qu’a travers les actes de parole de L. Il s’agit de la problématique de ethos, en tant que construit par le discours. Dans Le Spleen de Paris, le locuteur 4 recouvre les représentations que le sujet (locuteur L) donne de Iui-méme a travers son discours. ~ Le locuteur met en scéne des énonciateurs : « J’appelle “énonciateurs” ces étres qui sont censés s’exprimer 4 travers |’énonciation, sans que pour autant on leur attribue des mots précis’; s'ils “parlent”, c’est seulement en ce sens que Pénonciation est vue comme exprimant leur point de vue, leur position, leur attitude, mais non pas, au sens matériel du terme, leurs paroles. » Le locuteur est Jui-méme un énonciateur, mais sa voix et son point de vue & lui organisent Vexpression de coux des autres énonciateurs. Sa « position propre » peut « se manifester » parce qu’il s’assimile 4 un énonciateur qu'il prend pour représentant (énonciateur «actualisé °») ou choisit de faire apparaitre significativement cet énonciateur auquel il donne une « existence discursive », Ces distinctions sont trés intéressantes pour comprendre le statut du je dans les poémes, elles sont reprises dans Siylistique de la poésie (p. 7-8), ot affinées avee apport de la notion de « parleur », qui correspond pour le po&me au «locuteur 4», Nous n’avons aceas & son identité qu’a travers le discours du locuteur (responsable de I’énoneé, source de la voix qui * Dominique Combe, « La référence dédoublée. Le sujet entre fiction et auto prique, dit. Dominique Rabaté, PUF, 1996, p. 63. : Oswald Ducrot, « Esquisse dune théorie polyphonique de l’énonciation », Le Dire et le dit, Raitions de Minuit, 1984, p. 199. Oswald Ductot contesto « Punicité du sujet parlant »,p. 171 » Tid, p. 199. 4 Ibid, p. 204. * Ibid, p. 205. raphie », dans Figures du sujet 29 parle). C’est A lui qu’est confié le « point de vue principal énoneé '». On rencontre plusieurs parleurs dans Le Spleen de Paris. Le locuteur (qui incame le « parleur » fictif) peut mettre en seéne divers Gnonciateurs (par les diseours rapportés ou expression de points de vue) et correspondre, pour les po&mes narratifs, au narrateur. Tes fagons dont Baudelaire se distancie des locuteurs ont été étudiées en particulier par ‘Steve Murphy (Logiques du dernier Baudelaire) et Stéphanie Thonnerieux — et en particulier, Pénonciation du « je » constitue une entrave A I"identification entre le locuteur, le parleur, et lc sujet parlant”. 11 faut enfin souligner la dimension « critique » du lyrisme dans des po&mes oit le « je » lyrique devient instable multipliant les locuteurs et les énoneiateurs différents? Le lyrisme est done en crise dans Le Spleen de Paris, et ce d’autant plus que le second XIX* sidcle est caractérisé par un « phénoméne plus global qu’on pourrait appeler le désir de po&me dans V’écriture en prose, qui marque tout le XIX® siécle, et qui entre en conflit avec un autre désir, celui de faire la guerre A la poésie’. » La fragmentation du sujet fait partie de cette modemité, avec hétérogénéité dans le ton, les dissonances et l'ironie, humour, le grotesque ~ tous modalisant la crise que constitue fondamentalement le rapport du sujet avec sa « vie modeme », dont les Petits podmes en prose constituent des représentations singulidres, mais jinaux sur absolument ouvertes 4 la lecture. Dans cette mesure, I’actualisation des groupes no1 lesquels repose la possi beaucoup d’emplois de déterminants définis ne correspondent pas ces contextes od la de référer est elle aussi problématique. Paradoxalement, détermination est possible — et ce au seuil des potmes. © Référence dans |’actualisation du nom - Expressions nominales définies et référence indéterminée Stylistique de la poésie, op. cit, p. 8 2 Stéphanie Thonnerieux, « Qui parle dans Ze Spleen de Paris ? Dialogue, dialogisme et point de vue », Styles, genres, autew's, 14, dit. Héléne Biu et Karin Abiven, PUPS, 2014, p. 196, Voir aussi sur lo brouillage de la distinction entro ces figures, p. 207. Cotte étude dort ts précisément les dispositits d’hybridité énonciative dans le recueil et au sein des potmes eur-mémes, > Stéphanie ‘Thonnerieu, at. cit, p. 203. « Le sujet du Splean de Paris rend pleinement compte de la crise de individu dans Ia socidté nouvelle de la seconde moitié du XIX* sigcle, désorienté et éclaté par Ta rapidité et intensité des bouloversements politiques, sociaux, culturels et spirtuels. Il en rend compte de fagon plus {mpersonnelle, rompant avec le Iyrisme poétique traditionnel, notamment en donnant voix a des locuteurs et Enonciatours différents, Cette diversité, qui prive le sujct dumité, lui assure 1a présence d’une distance par Jaquelle I énonciation Iyrique se fait critique. » Or cette dimension critique saillante dans la confrontation des poins de vue, non démonstrative en elle-méme, a aussi une vocation pragmatique : les poémes visent& « susciter tune réaction » (tb, p- 205), “Michel Sandras, compte rendu des Premiers potmes en prase de Nathalie Vincent-Munnia, Romantisme n° 96,1997, p. 111. 30 Les expressions nominales définies fournissent une « description », au sens oi elles donnent des « informations sur les « entités qu’[elles] servent & désigner '», Elles allient un sens conceptuel (associé au nom noyau) a un « sens instructionnel » (associé au déterminant défini), permetiant de construire le référent du GN sur la base de son identification possible. Celle-ci est fonction de «son existence présupposée » et de son unicité dans la situation (contexte ou cotexte)*. Or Tace’s A autre monde constitué par Je po&me se fait souvent a travers un fonctionnement différent de cette opération de référence via les expressions définies, Une comparaison rapide du po&me du Spleen de Paris avec le premier état du « Crépuscule du soir? » peut en rendre compte. « La tombée de la nuit a toujours 616 pour moi le signal d’une Sete intévieure et comme la délivrance d’une angoisse. » Tl est question d’une impression fréquemment ressentie, dans divers lieux, ensuite mentionnés pour eréer un effet de totalité et de régularité. Dans ce premier état, le parleur nominalise les phénoménes attachés au erépuscule (« la tombée de la nuit », «lassombrissement du jour et le pointillement des dtoiles »). Les articles définis permettent une référence soit 4 un phénoméne habituel connu (Ja tombée de Ja nuit », qui permet a la référence cataphorique de s’exerver sans probléme indétermination, d’ailleurs dans un syntagme figé), soit & une classe de Tieux (« dans les bois comme dans les rues d’une grande ville »). Notre « erépuscule du soir » (XXID) introduit le lecteur au cceur dune expérience non répétée, en cours de déroulement. Il faut done référer 4 ce monde ott surviennent ces phénoménes, avec toutes les impressions qu’ils procurent. La premidre phrase joue d’emblée sur quelque chose de plus sensible et de plus ouvert, d’immeédiat, sous des apparences plus que banales : « Le jour tombe. » De méme que « Ja nuit tombe », cette phrase a été décrite par Maurice Gross comme une « phrase figée *». Toutefois, une altemative aurait pu consister en un circonstant (relativement figé) : « 4 la tombée de la nuit, un grand apaisement se fait... ». En donnant au « jour » son rle de sujet, en le posant comme théme, et comme condition de tout le poéme, on donne consistance au phénoméne en actualisant le procés (la phrase figée conserve I’expression de l’aspect verbal). Le lecteur peut entrer dans ce moment en faisant de } Michel Charolles, op. cit, p. 75. Marie-Nodlle Gary-Prieut, Les Déterminants du francais, Gap, Opbrys, 2011, p. 28 ot 31. Dans Ia perspective do Pénoneiation podtique, «La fiction reproduit une situation pour le discours. Le potme la contient, lz suppose. » (Henri Meschonnic, Critique du rythme |1982], Lagrasse, Verdier, 2009, . 456). *Te texte de 1855, tel qu’ est donne dans le dossier de Iédition au programme, p. 225. “ Maurice Gross, «Les phrases figées en frangais », L "information grammaticate, 2°59, 1993, p. 37, Le jour tombe est synonyme de La nuit tombe, ou de Le soir tombe (a ia différence de Lue dort le jour /Lue dort la mut, ‘ce qui pointe le figement dans la construction avec ‘omer, qui conduit & un figement comme dans fa tombée cu jou), 31 ce jour le sien et de cet écoulement du temps, sa propre durée. L’opération de référence est ainsi discrétement, mais nettement activée, « Le jour » avec un présent de l’indicatif, référe au moment de I’énonciation du parleur, en Pabsence de tout autre indication contradictoire. Ce mode de référence est ensuite confirmé par « maintenant », et 1a perception d’un procés Paspect sécant est encore renforcée par aspect imperfectif et la forme pronominale «se fait », C’est bien cet ancrage dans le contexte qui permet de fui reconnaitre une référence dans 1’ déietique, Chacun entre mité d’une expérience. « II ne s’agit done pas tant de surprendre le lecteur en le projetant sans explication dans un monde ineonnu [...] que de le convaincre que ce qui va se lire a & voir avec son univers propre’, » L’entrée dans la durée de ce jour finissant se fait dune autre fagon dans « Le Crépuscule du soir» des Fleurs du Mal”: « Voici le soit charmant, a du criminel ». Le déictique inaugural nest relié A aucune origine assignable, dans une perspective de lyrisme impersonnel (ce qui ne sera plus le cas A la fin du poéme), D’oi une subjectivité plus diffuse, incluant le regard du spectateur. Demblée cependant, le « soir » est qualifié et connoté. Tel n’est pas le cas dans le poéme en prose, qui au départ, dénude I’événement. Dans ce « Crépuscule du soir » (XXID, la référence définie reste incomplete quant a la Benard Bosredon dfférencie de la sorte « étiquette » et « énoncé », dans Les Titres de tableau, PUF, 1997, p. 1 32 s‘orienter non vers une date déterminée, mais vers un moment propre A "instant poétique qu’il s’appréte d vivre avec le parleur. Dans d'autres poémes, article ou le déterminant défini est un ressort de l’évocation poétique. Présupposant 'identifiabilité du référent, il facilite 'acc’s A la représentation imaginaire de la situation, comme s'il renvoyait le lecteur & son propre univers, & sa capacité imageante, pour combler l'indétermination. Il en va ainsi au début du po’me VII, « Le fou et Ja Venus » : « Quelle admirable journée ! le vaste pare se pdme sous l'eil brédant du soleil, comme la jeunesse sous la domination de l'amour. » (p. 75) Le « pare », d’une certaine fagon «vaste » comme l’univers, est livré aux associations d’idées ot aux réveries. A V'initiale du ‘pode, et en premiére mention, Particle défini présuppose une connaissance de ce « pare », via le partage du contexte avec Je parleur!, Ses traces dans I’énoncé ne tardent guére : Vadverbe «ici» (1. 6), précde Vapparition explicite, 1. 14: «dans cette jouissance universelle, j'ai apergu un étre affligé ». Le signifié de totalité Gnstructionnel de Particle défini, connotatif pour les [a] répétés et le groupe de six syllabes trés harmonieux), pousse Pinterprétation vers un imaginaire « vaste », symbolique, plus que vers Pessai dune identification. L’imaginaire de la « jouissance » universelle est privilégié, porté par les parallélismes trds marqués (« le vaste pare se pdme »), Is sont « éligibles », selon les critéres de Ia « fonction poétique » proposés par Mare Dominicy”. Ce « pare » est d’abord construit par le texte, Les référenees visent d’abord a susciter la vision d’un tout harmonieux dont les contours sont 4 la fois estompés et poussés vers Iuniversalité (« Vextase universelle des choses ») ou la généricité («comme la jeunesse sous Ia domination de I’Amour », «la jeunesse » et «Amour » fonctionnant comme les métonymies d’une rapide allégoric). Pour construire ce premier cadre harmonieux, les référents suivants seront introduits de manigre anaphorique (« les eaux », «les fleurs excitées » dont on ne peut dire si I’épithéte a un réle déterminatif ...) ‘Une autre fagon d’introduire le lecteur dans le monde du poéme, en sollicitant ses capacités imaginaires, est de présupposer une mémoire commune, des licux partagés. Pour cela, le démonstratif offre des ressources d’éloquence, dans sa « fonction conative® ». ~ Déterminant défini et expophore mémorielle * Mais il ne fonctionne pas comme te défini & initiate dun nicit comme «Le galant tier» : « Comme la voiture traversait Ze bois ». Dans ce cas, il s’agit d'une «exophore » non déictique, qui « fonctionne indépendamment de toute identification précise du contexte d’énonciation », comme si le parleur s"appuyait sur cum souvenir commun » avec le lecteur (Jacques Ditrenmatt, Siylisique de 1a poésie, p. 42). Il s*agit exophore mémorielle, phénoméne expligu dans la sous-parte suivante ? Poétique de!!'évocation, p. 64. > Matie-Noélle Gary-Prieur, Les Déterminants du frangais, op. cit, p. 76. 33 « Aus pieds d'une colossale Vénus, un de ces fous artificiels, un de ces bouffons volontaires chargés de faire rire les rois quand le Remords ou I’Ennui les obséde, affublés d’un costume éclatant et ridicule, coiffé de cornes et de sonneties, tout ramassé contre le piédestal, leve des yeux pleins de larmes vers l’immortelle déesse. » (« Le fou et la Vénus », VIL, p. 75,1, 17-19) L’introduction en discours du « fou» se fait alors dans un climat de connivence. Le lecteur est connaitre ce type de personages. Le déterminant discontinu un de ces accompagné de qualifiants (dont le statut déterminatif n’est pas clair ici) allie l'article de M’extensité 1 au partitif de, sans perdre le bénéfice expressif du démonstratif ces'. Le syntagme s’appuie sur la mémoite, pour l’opération de référence, Si habituellement l'exophore fonctionne selon la deixis (exophore situationnelle, in prasentia’), elle peut opérer en dehors de l'anerage dans Pénonciation (et en tout cas, du contexte immédiat) : en jouant sur un effet de mémoire partagée, C’est pourquoi elle ne saisira pas « un objet spécifique », mais opérera par la saisie dune classe, d'une « catégorie partageable dans l'expérience de tous *». Ce tour est devenu un trait de Ia langue narrative du XIX® sidcle, tel qu’il # été décrit par Eric Bordas, avec le « déterminant discontinu par désignation démonstrative et expansion relative’ ». Une occurrence complete figure dans la mise en place du décor du « Vieux saltimbanque » : «Partout s’étalait, se répandait, s’ébaudissait le peuple en vacances, C’était une de ces > (p. 97). Le présent de Ia relative déterminative, & valeur omnitemporelle, installe ’énonciation dans une solennités sur lesquelles, pendant un long temps, comptent les saltimbanques [. mémoire partagée, d’oi I'«immeédiateté référentielle S». Le tour peut jouer sur cette impression d°« immédiateté référentielle », tout en oscillant entre savoir partagé et complicité problématique. «On dirait encore d’une de ces robes étranges de danseuses, oit une gaze iransparente et sombre laisse entrevoir les splendeurs amorties d’une jupe éclatante, comme sous le noir présent transperce le déliciewx passé [...] » (« Le crépuscule du soit », XXII, p. 125) 1 Mate Wilmet, Grammaire critique du francais, 64. cit, p. § 510. 2 Ni fe contexte, nile cotexte me sont uilisubles, voir la synthése de la Grammaire evitique du francais [2010], § 510. Michel Charolles (op. cit, p. 138) souligne Ie caractére «insolite » de ces emplois mémoriels, plus fréquemment représentés dans la langue litéraire : « L’inconnu, e’est aussi le disponible, Bt cola d'autant plus facilement que vite nombreux vont etre ceux qui sauront se servir de ces apparences furtives, aux formes invérifiablos, pour en tirer du profit: e"est le temps des demi-mondaines, matiare & réve facile le long de ees boulevards oti Ia prostitution a la fois s’affiche et se déguise, » A la maniére de Baudelaire, Yves Bonnefoy fait surgir, dans 1a mémoire visuelle du lecteur, la cirvonstance urbaine du podme (préface & Baudelaire-Paris, Quai Voltaire / Paris-Musée, 1993, p. 14). 2 Jacques Ditrrenmat, Silistique de fa poésie, 42, ce chapitre présente une synthése sur Pexophore mémorielle, * rie Bordas, « Un styléme dix-neuviemiste : le déterminant discontinu “un de ces ...qui..." >, L'Information grammaricate, 90,2001, p. 32. rie Bordas, art. cit, p. 33. 34 Ici il y a présupposition étrange d’une connaissance trés précise de la robe (le poste semble avoir & esprit une robe particuligre). Qui est I’allocutaire : le lecteur, sa mémoire ? L’effet esthétique est surtout celui de l’imagination qui brode autour du souvenir. Enfin, la valeur suggestive de ce tour demeure, sans pour autant qu'il y ait exophore mémorielle: «i est de certaines sensations délicieuses dont le vague n’exelut pas Vintensité » (IIL « Le Confiteor de Vartiste »), Dans cette construction, commentée par Eric Bordas, la « force désignative » est «moins précise » et «!’exophore n'est pas vraiment réalisée '»: si le mouvement partitif est exprimé par de, «certaines », quantifiant et qualifiant, pointe vers un ensemble qui reste encore & préciser (et ne désigne pas 4 la maniére du démonstratif) Il faut attendre la suite du po&me pour cemer cet ensemble. En revanche, le démonstratif est simplement déictique (et non moins expressif) quand Ie sujet est en situation de voir (ou de visionnaire). C’est le cas dans la « chambre double » qui «ressemble & une réverie », au sens peut-étre ob elle tient du réve métamorphosé en poame : « Voili bien ces yeux dont la flamme traverse le crépuscule ». Si « I'Idole » est déja mentionnée, le possessif « ses yeux » conviendrait logiquement, mais il faut reconnaitre une dimension déictique forte « ces yeux », dont ne peut se détacher le parleur. Par la suite, le démonstratif cumule Jes valeurs anaphorique et déictique, qui conviennent & I’hypotypose presque hallucinatoire. - Saisie par larticle indéfini Le systéme article défini / indéfini fonctionne cependant de fagon habituelle, malgré la souplesse postique des emplois du défini. Au sein de opposition systématique entre définis et indéfinis, Gustave Guillaume reléve une différence de saisie de objet sur le « fond » du nom en puissance «un méme fond étant apergu par esprit, le jeu de ces articles consiste soit en une opposition de objet au fond, ce qui accentue le relief du nom et motive Particle un ; soit, au contraite, en une extension qui peut aller parfois jusqu’a une sorte d’union intime entre le fond et Pobjet, lorsque image de détail au lieu de trancher sur l'image d’ensemble s’y méle, s’y fond, en aequiert le reflet et esprit. On emploie alors Varticle fe”, » Cette explication s*accorde d’autant plus au climat de certains poémes en prose, décrivant un relournement comme « le Crépuscule du soir» ou «Le Fou et la Vénus », que Guillaume associe fe avec une «association d’idées facile, naturelle », avec «un je ne sais quoi de contemplatif, de paisible et de recueilli », et un avec « tout ce qui est subit, les impressions * Brie Bondas, art. cit, p. 37, * Gustave Guillaume, Le Probléme de l'article et sa solution dans ta langue francaise [1919], Limoges, Lambert-Lucas, p. 60. 35 courtes, heurtées, saillantes ; les détails rares, les bruits inattendus, les émotions saccadées [...] |» Une telle approche psychologique a Wintérét de souligner Pefficacité du défini, qui impose plus naturellement ce qui est présuppos¢ identifiable et se préte 4 une forme de contemplation de Ia totalité. Dans «Le erépuscule du soir» comme dans «Le fou et 1a \Vénus », un joue son réle dans l'expression de la discordance, Ce n’est pas systématiquement le cas, La premidre occurrence de article indéfini dans «Le exépuscule du soir » est celle-ci: « Un grand apaisement se fait ». La seconde apparait, dans une situation infléchie par le connecteur « cependant : «un grand hurlement », dans un syntagme sujet postposé”, Dans ces deux cas, ’indéfini obéit 4 des contraintes différentes. Le premier détermine un nom dense, qui est qualifié : «un grand apaisement ». « Un hurlement » aurait pu suffire : « un apaisement » n'est substituable qu’au risque d’un léger anachronisme stylistique®. Le choix de article défini (« l'apaisement ») aurait empéché cette qualification, et oblitéré l’effet poétique (le signifié d°« apaisement » est redoublé par les nasales du premier paragraphe). Il en va de méme pour «une lumiére toujours croissante » (I. 8). L’indéfini actualisant un nom abstrait* ou immatériel pourvu du qualifiant qui restreint son extension ~ en le recatégorisant sur la base de ses qualités possibles — est propice 4 la relation poétique. En effet, ce type de désignations préserve la capacité de s*abstraire et dimaginer’ : « une splendeur sulfureuse émanait de ces trois personages °», Par ailleurs, V'indéfini dans « c’est ici une orgie silencieuse » intervient dans un role de prédication, il s’agit de particulariser cette orgie comme élément d’une classe”, «Cependant, du haut de la montagne, arrive & mon balcon, & travers les nuées transparentes du soir, un grand hurlement, composé d’une foule de cris discordants, que Lespace transforme en une lugubre harmonie, comme celle de la marée qui monte ou d'une tempéte qui s’éveille. » (« Le Crépuscule du soir ») « Cependant, dans cette jouissance universelle, j'ai apergu un étre affligé. » (« Le fou et la Vénus ») 1 Bid, p. 93. * Alliant les traits sémantiques de Ia simultanéité (et de la continuité de Paspect sécant) et de Popposition, «oependant » permet une transition entre le calme et In ctise. L’ordre des mots peut constituer une reconstruction de la perception, & partir dela ci du son. > Cette tournure appartient plutot aux stylémes de I’écriture improssionniste, Toutofois, certains de ses traits apparaissent dans l'écriture des Petts poémes en prose : « Sur une route, derrigre la grille d'un vaste jardin, au bout duquel apparaissit la blancheur d'un joli chiteau frappé parle soleil, [..] »(« Le joujou du pauvre », XIX, - 112). Foie Mare Wilnet, La Déermination nominale, PUR, 1986, p. 102 Ladjectif fonctionne comme un 4 indicateur de représentation ». ° Une splendeur radieuse laisse davantage d°autonomie au Jecteur que Za splendeur radieuse, qui présuppose que Poceurrence est déja identifiable, 5 Les tentations », XI, p. 118, L 6. L’ambiguité sur le sens de « sulfureuse », relationnel, stéréotypé, ajoute de Pindétermination. 7 Elle intervient dans un processus dopposition, initié par le détachement frontal « Bien différente des fétes Ihumaines », qui cependant introduit une premiére note dysphorique dans cette « extese 36 Dans Ienchainement des événements de chacun des po’mes, la discordance manifestée par un en saisie discontinue, amenant un acteur ou un événement dans le cadre harmonieux préalablement posé par le pome, s’exprime aussi par « cependant », Chacun des référents désigné par le syntagme comprenant l'article indéfini est prélevé dans une catégorie qui ne convient guére au décor, au climat dans lequel baigne le sujet. Chacun aura un destin poétique différent. On peut dire que dans ces introductions d’un étre nouveau dans le discours, article indéfini voit son r6le dramatisé — alors qu’a sa place habituelle (incipit du poéme), il est remplacé par un défini, de continuité et de connivence (« Le soir tombe » ; « le vaste parce se péme »), qui naturalise la parole du « je » en estompant son hétérogén Le grand « hurlement » du soir est presque immédiatement fondu dans Poxymorique «lugubre harmonic » de «espace », « transformé » par les analogies de imagination ceréatrice et poétisé par les harmonies sonores. La question sur les « infortuné » atteint a Pélégic. Le parcours du « Crépuscule du soir » est celui d’une absorption du choc, transmué en matigre poétique dans le «deuil profond de la Nuit'». D’abord, le cri est pergu, indéterminé et ouvert a la symbolique de toute détresse humaine, d’autant que Pextensité du référent est complexe : « un grand hurlement composé d’une foule de cris* ». La référence & ce «grand hurlement », avec sa caractérisation paradoxalement harmonicuse?, aboutit a identification (via la qualification* : « Quels sont les infortunés que le soir ne ealme pas... », pas... », 1. 11). La modulation subjective et harmonieuse recrée une communauté par I’intérét porté a Iautre. A la fin du poéme, la référence directe? dans une nouvelle situation d’énonciation, remplace la description définie du début, comblant I’indétermination poétique avec Ja qualité intime de l’expérience partagée. * Fin du poéme, p. 125. La «fimtaisie postique » erétrice sy distingue de la fanaisie des fous, dont pour aan Je poste ne se désoidarise pas. 2 Lrambiguité une foule de (noyau, ou quantifiant participe de Pindétemination. * De oe point de vue, Viconicité est ele aussi parndoxale et emblématise la puissance dela poésie, * Leévocation procéde ici par Vimplicitation d'un Ticn de causalité : il n'y a pas de connecteur entre les deux pparagraphe, ds cris Teut source, « les infortanés que le soir ne came pas 4 {Quand fe nom commun est] non déterming, son fonectionnement syntaxique saligne sur celui du nom propre, Ja référenciation ne passant pas par une eatSgorio conoeptuelle & actualiser, mais par une dsignation ditect. » (Catherine Détrc, « L’apostrophe dans Les Flews du Mal. Straégies textelles ot modalités de saturation de Ia place allocutive », L'Information grammaticale, n° 96, 2003, p. 38) Mais V'apostrophe:alliant le «tu » de Prallocutaite a 1a «nomination » appartient bien 4 Ia strtégie de construction du monde (ibid, p. 36). Le fonctiomement ost «alloculif’», si rapide soit Mnvocation, et méme si les actes «apostrophes ont surtout, ‘vocation expressive la fin du potme (V. Panalyse sur le glissement de 'élocutif i allocutif, bi, p. 38). Dans analyse du langage de Baudelaire par Benveniste, adresse ides emtités et invocation font parti des procédé '6vocation, donnant a comprendre le référent comme un ensemble Emotif (« Les problémes du discours ‘postique selon Benveniste», art. cit, p. 42 et Baudelaire, folio 356, p. 748). 37

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