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1914-1918 : une guerre mondiale ou une « guerre-monde » ?

Robert Frank, Catherine Horel


Dans Monde(s) 2016/1 (N° 9), pages 9 à 21
Éditions Presses universitaires de Rennes
ISSN 2261-6268
DOI 10.3917/mond1.161.0009
© Presses universitaires de Rennes | Téléchargé le 18/02/2024 sur www.cairn.info via Université Paris-Saclay (IP: 195.221.160.9)

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1914-1918 : une guerre mondiale
ou une « guerre-monde » ?
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Robert Frank Catherine Horel
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, CNRS-UMR SIRICE CNRS-UMR SIRICE

C ent ans après la Grande Guerre, il est temps


de décentrer les regards, d’esquisser enfin
une histoire globale du conflit1. Tel a été l’ob-
historiens venus du monde entier, et par l’UMR
SIRICE. Il en résultera bientôt un ouvrage collec-
tif qui mettra l’accent sur les différentes « entrées
jectif du colloque intitulé « Des Balkans au en guerre » et la progressive mondialisation du
monde. Entrer en guerre (1914-1918). Échelle conflit.
globale, échelles locales » qui s’est tenu au
siège de l’UNESCO du 13 au 15 novembre Mais la richesse de ce colloque et sa probléma-
2014. Soutenue par la Mission du Centenaire tique tout à fait conforme à celle de la revue
14-18 (qu’elle en soit ici remerciée), cette ren- Monde(s) nous ont incités à opérer une sélection
contre internationale d’historiens était orga- de sept articles pour nourrir la présente livraison
nisée par le Comité international des Sciences autour du thème : « 1914-1918 hors d’Europe ».
historiques, qui a pu fournir ses ressources en À cet ensemble a été ajouté un débat sur un livre,
La Turquie dans la Grande Guerre 1914-1918. De
1 Voir précisément à ce sujet l’ambitieux et impressionnant l’Empire ottoman à la République de Turquie, avec
livre collectif dirigé par Jay Winter : La Première Guerre
mondiale, vol. 1 : Combats ; vol. 2 : États ; vol. 3 : Sociétés, la réponse de son auteur, Odile Moreau. Il s’agit
Paris, Fayard, 2013-2014. donc de s’éloigner des focales habituelles, de

monde(s), no 9, mai 2016, p. 9-22


Robert Frank et Catherine Horel

sortir d’Europe et des tranchées de France La perspective mondiale :


– sauf pour évoquer les nombreux extra-
Européens qui les ont connues –, de faire le
le prisme colonial
tour du monde, du Canada aux Balkans, du Sans doute, l’entrée en guerre des États-
Proche-Orient à l’Inde, à la Chine, au Japon, et Unis en 1917 qui contribue fortement à la
de l’Australie à l’Argentine. mondialisation du conflit, n’est pas un fait
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Ce voyage planétaire a l’avantage d’évaluer colonial. Ni celle du Brésil et d’autres États
l’onde de choc sur les cinq continents et de d’Amérique latine quelques semaines ou
mesurer la mondialité de cette Grande Guerre. quelques mois plus tard. Néanmoins, dès
Ces textes font comprendre de quoi celle-ci 1914, le conflit est mondial, et pas seulement
est à la fois reflet et facteur et donc en quoi il européen, tant le poids des Empires britan-
convient de préciser nos approches d’histo- nique et français lui donne cette dimension
riens dans trois domaines : l’histoire globale incontestablement planétaire, et ce, pendant
de ce conflit est à bien des égards une histoire toute sa durée. Par ailleurs, pour nombre
coloniale, car, à l’époque, la perception des d’Européens et de non Européens, le monde
rapports entre les continents s’effectue essen- en guerre est lui-même vu alors sous un
tiellement à travers le prisme des empires dits prisme colonial.
coloniaux ; l’histoire transnationale de cette Soulignons que l’utilisation des troupes colo-
guerre est paradoxalement une histoire trans- niales s’effectue dans des proportions encore
nationale des nations, plus précisément une jamais atteintes. Le cas de l’empire français est
histoire transnationale de certaines construc- connu : 175 000 Algériens, 40 000 Marocains,
tions nationales, de processus d’identification 80 000 Tunisiens, 180 000 combattants
à une nation, phénomènes à laquelle cette d’AOF (Afrique-Occidentale française) et
guerre donne une dimension mondiale ; l’his- d’AEF (Afrique-Équatoriale française),
toire culturelle doit être mobilisée aussi, car les 41 000 Malgaches, 49 000 Indochinois, soit un
contemporains, surtout s’ils sont hors d’Eu- total de 565 000 coloniaux dont 97 100 tués
rope, ont pris très vite conscience des enjeux ou disparus, à comparer avec huit mil-
civilisationnels du cataclysme : la brutalisa- lions de soldats mobilisés en métropole
tion, essentiellement européenne, a changé le et 1 400 000 tués2. Sur la participation de
regard du monde sur le monde, c’est-à-dire l’Afrique subsaharienne, des ouvrages exami-
sur la place de l’Europe dans le monde, en nant les mythes et réalités de la « force noire »,
interrogeant la notion de civilisation et sur
la légitimité de la « mission civilisatrice » des 2 Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire (dir.), Culture colo-
niale (1871-1931). La France conquise par son Empire,
Européens à travers les continents.
Paris, Éditions Autrement, décembre 2002, p. 117.

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1914-1918 : une guerre mondiale ou une « guerre-monde » ?

une formule inventée avant la guerre par le


lieutenant-colonel Mangin3, ont examiné en
détail l’impact de la guerre et de l’engagement
des Africains sur le continent. Inspirées par le
travail de Marc Michel4, diverses actions (col-
loques, expositions) ont mis en lumière l’en-
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gagement des troupes coloniales, de l’Afrique
en passant par Madagascar et le Vietnam5. Un
nouvel imaginaire colonial se construit, modi-
fiant à la fois le regard des colonisateurs sur
ces troupes qui viennent à la rescousse et celui
des colonisés qui découvrent la métropole à
travers la vie des tranchées. La propagande,
comme l’atteste l’affiche ici représentée,
tente de construire ce nouveau « nous » face
à l’ennemi, un « nous » de l’époque qui paraît
aujourd’hui caricaturalement paternaliste.
Les contributions de la présente édition
de Monde(s) traitent de l’autre Empire, le
plus grand, celui sur lequel « le soleil ne se
couche jamais », et qui fait que le monde
d’alors était à bien des égards britannique. La
mobilisation de cet Empire est impression- Illustration 1. Affiche réalisée en 1917 par Lucien Jonas,
nante, en particulier celle des dominions : annonçant une journée de charité en faveur des troupes
650 000 Canadiens dont 425 000 sur le front coloniales, et mettant en valeur, au premier rang, le mythique
« tirailleur sénégalais » (Bibliothèque de documentation in-
occidental ; 416 000 Australiens et un peu ternationale contemporaine-BDIC/Musée d’Histoire contem-
plus de 130 000 Néo-Zélandais (dont res- poraine-MHC).
pectivement 330 000 et 90 000 en France et
3 Lieutenant-colonel Charles Mangin, La force noire, en Belgique) ; 200 000 Sud-Africains, essen-
Paris, Hachette, 1910. tiellement engagés contre l’Afrique du Sud-
4 Marc Michel, Les Africains et La Grande Guerre. L’appel Ouest allemande, ceux qui étaient envoyés
à l’Afrique (1914-1918), Paris, Karthala, 2003.
en France étant principalement des Blancs
5 Mireille Le Van Ho, Des Vietnamiens dans la Grande
Guerre. 50 000 recrues dans les usines françaises, Paris,
du fait de la ségrégation raciale : apprendre
Vendémiaire, 2014. l’usage des armes à feu à un nombre élevé de

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Robert Frank et Catherine Horel

Noirs comportait trop de risques pour le pou- de la bataille de Vimy en avril 1917, où a été
voir blanc. Pourtant, en août 1914, le South construit entre 1925 et 1932 un imposant
African Native National Congress (SANNC), monument commémoratif. Un poème du sol-
créé en 1912, ancêtre de l’ANC, assure le gou- dat canadien John McCrae, In Flanders, com-
vernement de la loyauté de la population posé en 1915, contribue à rendre populaire
noire. Significative est la réponse du ministre dans tout le monde britannique les Poppies,
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de la Défense : les coquelicots, ces fleurs couleur de sang :
« La guerre actuelle est un conflit qui trouve “In Flanders fields the poppies blow/Between
son origine au sein des populations blanches the crosses, row on row,/That mark our place;
d’Europe. Le gouvernement tient à empêcher and in the sky/The larks, still bravely singing,
l’engagement de ses citoyens indigènes et de fly/Scarce heard amid the guns below./We are
couleur dans une guerre contre des Blancs6. » the Dead. Short days ago/We lived, felt dawn,
saw sunset glow/Loved, and were loved, and
Le nombre de morts dans les domi- now we lie/In Flanders fields”.
nions est important : 61 000 Canadiens,
60 000 Australiens, 18 150 Néo-Zélandais, Pour les Australiens et les Néo-Zélandais,
12 452 Sud-Africains (dont 8 325 Blancs, Joan Beaumont montre la force du sentiment
3 136 Noirs et 893 hommes de couleur ou d’allégeance à l’Empire. Nombreux sont les
Indiens). Certes, ces dominions n’ont offi- volontaires : 14 000 en Nouvelle-Zélande
ciellement pas le choix et entrent en guerre dès la première semaine, plus de 52 000 en
automatiquement avec le Royaume-Uni et Australie en quatre mois. Leur double patrio-
en même temps que lui. Mais le consente- tisme – leur patrie, mais aussi la « mère
ment est là. En 1914, on compte près de patrie » dont ils sont originaires –, le goût de
40 000 volontaires au Canada, le mouvement l’aventure, la volonté d’en découdre avec le
étant nettement plus fort chez les anglo- « Boche », la générosité de la solde, la pers-
phones que chez les francophones. Geoff pective de retrouvailles familiales en Grande-
Keelan insiste dans son article sur les diffé- Bretagne, voilà un grand nombre de motiva-
rentes batailles où la contribution canadienne tions qui expliquent le succès de l’appel aux
a été décisive, bien signalée par l’historiogra- armes. Très intéressante est la description
phie anglophone : c’est le cas en particulier nuancée que donne Joan Beaumont de
« l’ambiance de 1914 » et qui rejoint les ana-
6 Reiner Pommerin, “South Africa in World War I. The
lyses de Jean-Jacques Becker pour la France,
Buildup of the Union Defence Force and World War I”, de Gerd Krumeich pour l’Allemagne et
colloque « Des Balkans au monde. Entrer en guerre d’Adrian Gregory pour le Royaume-Uni : il ne
(1914-1918). Échelle globale, échelles locales », Paris
UNESCO, 13-15 novembre 2014 (cette contribution ne faut pas surinterpréter les quelques scènes
fait pas partie de ce présent numéro).

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1914-1918 : une guerre mondiale ou une « guerre-monde » ?

d’enthousiasme ; non, cette fièvre, si elle a adaptation au climat incitent le commande-


existé, fut brève ; le patriotisme n’a pas tardé ment à transférer la plus grande partie de
à prendre un visage grave, celui d’une résolu- ces forces en Égypte et au Proche-Orient.
tion tranquille, fondée sur la volonté de faire Il reste un corps de cavalerie qui participe
son devoir. Les batailles où Australiens et Néo- aux batailles de la Somme en 1916 et de
Zélandais sont engagés marquent la mémoire Cambrai en octobre 1918. Au total, fait peu
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de ces pays : l’attaque – intéressée – des colo- connu, 9 000 Indiens sont morts en France,
nies allemandes du Pacifique, et surtout le glo- dont 4 742 à la bataille de Neuve-Chapelle
rieux désastre de Gallipoli, le 25 avril 1915. en mars 1915 et plus de 3 000 en une seule
Après cette date, l’engagement des volontaires journée, six mois plus tard, à la bataille de
procède plutôt, rappelle Joan Beaumont, du Lavantie, le 25 septembre. Un hommage
« mystère de la “seconde acceptation” » selon leur est rendu en 1927 avec l’inauguration
l’expression de Stéphane Audoin-Rouzeau du mémorial de Neuve-Chapelle, au cours
et d’Annette Becker7, de la volonté de rebond de laquelle le maréchal Foch prononce ces
après la défaite, afin que cette guerre juste soit paroles :
assurée de la victoire finale.
« Rentrez chez vous dans le lointain pays
L’Empire britannique, ce ne sont pas seule- d’Orient baigné de soleil, et faites savoir au
ment les dominions. Les colonies sont mises monde entier comment vos compatriotes ont
trempé de leur sang la terre froide du nord de
à contribution, l’Inde surtout. La masse des
la France et des Flandres comment, avec un
Indiens engagés dans le conflit est impres- courage exemplaire, ils l’ont délivrée en luttant
sionnante : 1 400 000, dont 50 000 perdent au corps à corps avec un ennemi redoutable ;
la vie, qui ont principalement servi en faites également savoir à l’Inde tout entière que
Mésopotamie sur le front ottoman. Près nous veillerons sur leur tombe avec la même
de 140 000 sont venus en France et en dévotion que méritent nos morts8. »
Belgique : 90 000 combattants et 50 000 tra- Nul doute que l’expérience de cette guerre
vailleurs. Les premières troupes indiennes, a renforcé en Inde le mouvement de contes-
la division Lahore, arrivent à Marseille dès le tation de la domination coloniale. L’écho des
26 septembre 1914. L’Indian Expeditionary débats qui ont lieu dans le subcontinent par-
Force A fait partie du corps expédition- vient aux oreilles du jeune étudiant indien à
naire britannique (BEF) et combat sur le Oxford : Kavalam M. Panikkar, futur historien,
front occidental jusqu’en octobre 1915. Les
lourdes pertes subies ainsi que la difficile 8 Santanu Das, L’Inde dans la Grande Guerre. Les
cipayes sur le front de l’Ouest, traduit de l’anglais par
7 Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, 14-18, Guy Debord et Annie Perez, Paris, Gallimard-Ministère
retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000, p. 119. de la Défense-DMPA, 2014.

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Robert Frank et Catherine Horel

journaliste et diplomate. L’article de Rita allemande dans la province chinoise du


Paolini analyse les différentes prises de Shandong, en particulier dans le port de
conscience de ce jeune homme de vingt ans, Qingdao (Tsing Tao selon l’ancienne trans-
sur lequel nous reviendrons. cription). L’article de Shinji Asada met en
perspective les différents enjeux du siège
La Grande Guerre est une guerre coloniale
japonais de cette ville. Celle-ci est mieux
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aussi pour une puissance non européenne :
connue aujourd’hui pour sa bière, qui sym-
le Japon, qui entend agrandir le domaine
bolise à la fois la première mondialisation
impérial qu’il a créé après ses victoires
impériale – celle de la Belle Époque, avec la
contre la Chine en 1895 et la Russie en 1905.
création par les Allemands de la brasserie
Le cas japonais est particulier. Si les puis-
en 1903 –, et la mondialisation actuelle avec
sances coloniales européennes ont utilisé
le succès planétaire de cette marque. En
leurs empires, ont fait peser leur poids dans
1914, l’enjeu est évidemment tout autre : le
le conflit, ont eu l’ambition de les agran-
siège de Qingdao, qui dure du 31 octobre au
dir après la victoire – et les vainqueurs ne
7 novembre, constitue à la fois la principale
se sont pas privés de le faire aux dépens de
bataille de l’Empire du Soleil Levant et un
l’Allemagne et de l’Empire ottoman en 1919-
jalon essentiel dans la stratégie d’expansion
1920 –, leur entrée dans le conflit ne résulte
japonaise en Chine. L’originalité de la contri-
pas de ce besoin d’expansion. Les buts de
bution de Shinji Asada est de décrire l’impli-
guerre coloniaux ne sont définis qu’une fois
cation des Chinois dans ce siège – la façon
les hostilités déclarées. Non que les rivalités
dont ils sont utilisés, ainsi que leur vie quo-
impérialistes entre Européens n’aient pas
tidienne –, de développer le point de vue de
existé au début du xxe siècle, mais leur ques-
ces « coloniaux » face aux Allemands et aux
tion est résolue après l’accord conclu à l’issue
Japonais, face aux anciens et aux nouveaux
de la seconde crise marocaine opposant la
dominateurs.
France et l’Allemagne en 1911. L’origine du
cataclysme européen de 1914 est balkanique
et non plus coloniale. Le Japon au contraire,
Les constructions nationales
allié de la Grande-Bretagne depuis 1902 et La Grande Guerre a été une grande fabrique
nouveau venu dans la course aux colonies, d’identités nationales et, paradoxalement,
déclare la guerre à l’Allemagne, avec l’objec- il est possible de faire une histoire transna-
tif délibérément colonial d’arracher les Îles tionale de ces phénomènes nationaux. Une
Marianne, Marshall et Caroline au Reich, ce histoire transnationale qui marche sur ses
que les Britanniques l’invitent à faire, et de deux jambes : « l’approche historienne »
substituer l’influence nippone à l’influence transnationale, démarche de l’historien qui,

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1914-1918 : une guerre mondiale ou une « guerre-monde » ?

dépassant le cadre national, compare plu- En 1914, le nationalisme japonais, on l’a vu,
sieurs exemples à travers les frontières ; est essentiellement « de puissance ». Celui
« l’objet historique » lui-même que les circu- des grandes puissances européennes belli-
lations d’idées et de pratiques à travers les gérantes aussi, mais elles sont soucieuses
mers et les territoires transforme au point en outre de leur sécurité, donc de leur
d’altérer ses caractères d’origine, y compris « existence ». Cet engrenage de peurs exis-
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son caractère national s’il en avait un. En tentielles a joué un rôle fondamental dans
somme, les processus de nationalisation opé- le processus menant à la conflagration dans
rés par le premier conflit mondial peuvent les semaines suivant l’attentat de Sarajevo,
donner lieu à des comparaisons, en même au moins autant que les rêves de puissance.
temps qu’il est important d’étudier la façon La situation est plus claire pour les nations
dont ils se sont influencés les uns les autres. qui, en Europe, sont soumises à un ensemble
Il convient aussi d’établir des distinctions, impérial : la guerre a constitué, pas nécessai-
comme celle que René Girault a proposée rement de façon immédiate d’ailleurs, parfois
entre nationalismes d’existence et nationa- seulement dans le « dernier quart d’heure »
lismes de puissance9. Dans le premier cas, de 1918, une occasion pour faire triompher
les nationalistes se battent pour que leur leur « nationalisme d’existence », en accédant
nation devienne ou redevienne un État, ou à une existence étatique renouvelée ou créée
pour qu’elle accède au moins à un degré par le démembrement des empires, empires
supplémentaire d’autonomie politique dans centraux et Russie. Dans l’autre camp, le
l’empire multinational ou colonial où elle Royaume-Uni n’échappe pas à ce phénomène
est située. Le second cas concerne des États- avec la révolte irlandaise. Ainsi la Grande
nations constitués où les nationalistes exa- Guerre clôt victorieusement ce long cycle du
cerbent le sentiment national pour revendi- mouvement des nationalités en Europe qui,
quer en politique intérieure un exécutif plus avec ses succès et ses échecs, a parcouru tout
fort, voire autoritaire contre tous les « divi- le xixe siècle. Mais elle ouvre une ère nou-
seurs » de la nation, et revendiquent pour velle, celle du renforcement spectaculaire des
celle-ci plus d’influence, voire plus de terri- nationalismes d’existence extra-européens.
toires à l’extérieur des frontières : ces projets Elle constitue une transition entre le siècle
extérieurs peuvent contribuer à compléter des constructions nationales en Europe et le
la « nationalisation » de la société et de siècle de la mondialisation de ce phénomène.
l’État-nation.
Précisément, presque toutes les contribu-
tions montrent comment la Grande Guerre
9 René Girault, Peuples et nations d’Europe au xixe siècle,
a accéléré les phénomènes d’identification
Paris, Hachette, coll. Carré Histoire, 1996.

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Robert Frank et Catherine Horel

nationale hors d’Europe. Dans les dominions, les triomphes, car ils imposent des devoirs,
ces nationalismes d’existence ne partent ils commandent l’effort en commun10. »
pas de rien puisque le régime d’autonomie
En tout cas, grâce à la Grande Guerre, les
interne, le self-government, existe déjà. Au
dominions déjà autonomes gagnent leurs
Canada, ce sont les anglophones qui procla-
galons pour l’indépendance qui sera acquise
ment que le Canada « est né sur les champs
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entre 1926 et 1931 (de la conférence impé-
de bataille en Europe et plus particulièrement
riale au Statut de Westminster), ce qui justifie
sur la crête de Vimy en 1917 » (Geoff Keelan).
la notion de Commonwealth.
Les Québécois sont plutôt réticents à cette
idée canadienne. Ils préfèrent voir la nais- L’article de Julio Djenderedjian montre aussi
sance de leur identité propre dans la bataille comment l’Argentine, indépendante depuis
de Courcelette en septembre 1916, au cours longtemps, continue de se construire en
de laquelle s’est distingué le 22e bataillon, jouant de la neutralité précisément pour
seul bataillon francophone de l’armée cana- marquer son identité face aux États-Unis,
dienne, ou dans leur refus de la conscription face aussi au Brésil qui choisit l’autre solu-
décidée par Ottawa en 1917. La guerre de tion, celle de l’entrée en guerre en 1917.
1914-1918 fonde certes le Canada contempo- Pour les constructions nationales encore
rain, mais il est constitué par deux identités balbutiantes, le premier conflit mondial est
et deux peuples. La situation est plus simple un moment essentiel. L’on sait comment
pour les Australiens et les Néo-Zélandais, la Déclaration Balfour de 1917 renforce le
même s’ils connaissent des débats passion- développement du projet sioniste. À cet
nés autour de la conscription, les premiers égard l’article de Yaron Harel est original,
la refusant, les seconds l’acceptant. L’acte de car il montre l’intéressante exportation de
naissance de leurs nations respectives s’écrit cette idée nationale en direction de l’Empire
autour de la mémoire de la défaite du 25 avril ottoman pendant la guerre, par les exilés
1915 à Gallipoli. Les idées d’Ernest Renan, juifs de Palestine, récemment venus d’Europe
développées dans sa célèbre conférence pro- centrale (Ashkénazes), auprès des juifs de
noncée le 11 mars 1882 à la Sorbonne intitu- Damas, Sépharades, dont la présence en Syrie
lée « Qu’est-ce qu’une nation ? », trouvent ici est très ancienne. Toutes sortes de moyens
leur confirmation : le vouloir vivre ensemble sont utilisés, y compris linguistiques : les
ne se nourrit pas seulement des souvenirs premiers se mettent à apprendre l’hébreu
de gloire, mais aussi de la mémoire de « la
souffrance en commun » : « En fait de souve-
10 E n l i g n e : h t t p : / / c l a s s i q u e s . u q a c . c a / c l a s -
nirs nationaux, les deuils valent mieux que siques/renan_er nest/qu_est_ce_une_nation/
renan_quest_ce_une_nation.pdf, p. 50-51.

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1914-1918 : une guerre mondiale ou une « guerre-monde » ?

aux seconds. Il convient de poser la question en parallèle à la construction d’une nouvelle


de la représentativité du sionisme dans la identité turque.
communauté juive : s’il s’est développé du
Quant au nationalisme indien d’existence,
fait de la Grande Guerre, comment mesurer
il se manifeste à partir de deux courants,
sa progression ? On pourrait se garder de
l’un modéré, l’autre extrémiste. À ce titre,
surestimer ce phénomène en arguant du fait
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l’exemple de Panikkar est très révélateur.
que les juifs qui ont combattu dans les rangs
Rita Paolini analyse son ambivalence face aux
des armées européennes (et américaines)
deux positions : il met en doute l’idée que la
ont précisément interprété leur engagement
Grande-Bretagne veuille bien récompenser
comme une preuve de leur intégration
l’effort de guerre des Indiens et donner suite
dans les sociétés où ils vivent. La réflexion
d’elle-même aux exigences des modérés. Mais
sur la confrontation entre soldats juifs
en même temps, il souhaite tenir compte de
des deux côtés d’une frontière nationale a
l’action des États princiers qui lui semblent
indéniablement nourri l’idée sioniste, mais les
bien refléter la diversité du pays. Il a aussi, à
anciens combattants juifs ont tiré une grande
partir d’Oxford, une vision transnationale des
fierté de leur expérience patriotique dans
nationalismes et des irrédentismes dont il
« leurs » pays d’Europe et n’ont pas adhéré
analyse le renforcement grâce à la guerre qui
au mouvement. Les jeunes gens qui partent
attire l’attention sur la question des nationa-
en Palestine dans les années 1920 n’ont pour
lités, ainsi que leurs contradictions, comme
la plupart pas vécu la guerre. Or, aux yeux de
celle entre Italia Irredenta et Serbia Irredenta.
Yaron Harel, la guerre de 1914-1918 est la
Certes il fait une erreur d’analyse, car l’irré-
matrice de la naissance de l’État d’Israël de
dentisme italien d’avant-guerre n’affronte
1948 plus que la Seconde Guerre mondiale.
pas le nationalisme serbe, mais plutôt, après-
N’y a-t-il pas là risque de glissement vers un
guerre, la nouvelle identité yougoslave qui
raisonnement téléologique ? En effet, sans
inclut des territoires croates ou slovènes visés
la Seconde Guerre mondiale, la Shoah et le
par l’Italie. Néanmoins, l’important est sa com-
début de la Guerre froide, la naissance d’Israël
paraison entre nationalisme indien et nationa-
était-elle une évidence ? Rien n’est moins sûr
lismes en Europe, avec toute la série de prises
mais cette analyse enrichit incontestablement
de conscience qui en découlent pour lui.
le débat. Plus complexe encore, mais non
moins stimulante, serait la question de la Cette vision transnationale des nations se
naissance de l’identité arabe moderne au voit aussi à la Dotation Carnegie dont les
cours de cette Grande Guerre et au moment idées et les actions sont décrites par Nadine
de la décomposition de l’Empire ottoman Akhund-Lange et Stéphane Tison. Ses

17
Robert Frank et Catherine Horel

dirigeants « soutiennent ouvertement le pro- et responsable du crime, que les empires cen-
cessus de construction de la nation » tout en traux sont du côté de la barbarie et que la
dénonçant le nationalisme de puissance. La guerre pour les Français et les Britanniques
guerre de 1914-1918 se termine bien par est bien une guerre pour le droit et la
le triomphe des nations sur les empires, du civilisation11.
moins sur les empires territoriaux euro-
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Il y a également les exemples de « purifica-
péens et l’Empire ottoman – mais non sur
tion ethnique » : le terme est certes anachro-
les empires coloniaux. Ce triomphe, qui est
nique mais ce procédé cruel est utilisé. Le
incarné par la nouvelle Société des Nations,
triomphe des nations sur les empires peut se
se veut aussi la victoire des démocraties.
muer en ce que Dzovinar Kévonian appelle,
empruntant la formule à Gérard Noiriel, la
Brutalisation et civilisation « tyrannie du national », celle qui chasse les
Pourtant les nations, même démocratiques, populations minoritaires ou considérées
ont été brutales. Les non Européens ont été comme allogènes12. Ces phénomènes sont
confrontés à la brutalisation sur le front également évoqués dans l’ouvrage d’Odile
européen et balkanique. Les Canadiens, Moreau. Lorsqu’un empire multinational se
Australiens, Néo-Zélandais, Indiens, en font « nationalise » comme l’Empire ottoman en
l’expérience. guerre, il crée la catégorie de l’ennemi de
l’intérieur contre lequel la brutalisation est
Sur les différents fronts ottomans que le livre
le fait de l’État, de l’autorité centrale, et non
d’Odile Moreau a l’avantage de décrire dans
de l’ennemi. Nombreux sont en réalité les
leur grande extension géographique, des
déplacements qui consistent à éloigner de
Dardanelles au Golfe persique et du Caucase
la frontière des populations jugées suscep-
au Sinaï, la brutalisation est à l’ordre du jour.
tibles de trahir. Ainsi les déplacements sont
Le génocide arménien de 1915-1916 en est
le plus tragique exemple, génocide perpétré 11 Alexandre Avakian, « La presse franco-britannique et la
par les Turcs, mais pour lequel la « corespon- violence de masse contre les Arméniens dans l’Empire
ottoman (1915-1918) », mémoire de maîtrise, université
sabilité » allemande est posée, aujourd’hui, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2005. Voir aussi : Robert
et aussi à l’époque en France et en Grande- Frank, « Émotions mondiales, internationales et trans-
nationales (1822-1932) », Monde(s). Histoire, espaces,
Bretagne : l’indignation s’exprime immé- relations, n° 1, 2012, p. 47-70.
diatement et fortement dans la presse de 12 Dzovinar Kévonian, Réfugiés et diplomatie humanitaire :
ces pays. Le « Boche » n’est évidemment pas les acteurs européens et la scène proche-orientale
oublié, car il s’agit d’insister sur l’idée que pendant l’entre-deux-guerres, Paris, Publications de la
Sorbonne, 2004 ; Gérard Noiriel, La tyrannie du national :
l’Allemagne, alliée de la Turquie, est complice le droit d’asile en Europe (1793-1993), Paris, Calmann-
Lévy, 1991.

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1914-1918 : une guerre mondiale ou une « guerre-monde » ?

tout d’abord un avatar du conflit avant – dans international qui devient l’otage des puis-
certains cas – d’en devenir une conséquence. sances en conflit. À cet égard la situation de
Ils sont aussi parfois la justification de l’irré- l’Argentine est intéressante puisque sa neu-
dentisme qui prétend réunir un même peuple tralité la met à la merci des deux camps. Les
sur un même territoire quitte à envahir ce attaques allemandes contre certains de ses
dernier. Les atrocités commises contre ces navires marchands provoquent non seu-
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populations sont, d’une part, légitimées par lement de l’émotion mais leur répétition
la crainte de la trahison car elles sont une pourrait remettre en cause la neutralité qui
manière d’infliger à des civils une défaite que est critiquée par un courant d’opinion natio-
l’on ne peut infliger à l’ennemi, et d’autre naliste de plus en plus puissant. Les enjeux
part, elles viennent chez les victimes confir- économiques viennent contrebalancer cette
mer la nécessité de se libérer de l’oppresseur. tendance dans une société jusque-là entière-
ment tournée vers l’Europe et méfiante vis-
La question des « responsabilités de guerre »
à-vis des États-Unis. Ces derniers sont jugés
vue hors d’Europe est aussi extrêmement
dominateurs et cette nouvelle perception
pertinente. Dans le monde, où certes l’in-
nécessite une redéfinition de l’idée natio-
fluence culturelle britannique et française est
nale en direction de l’Espagne, son ancienne
dominante, les empires centraux ont perdu
métropole, dont la neutralité devient un nou-
très tôt la guerre de l’image hors des pays
veau modèle.
belligérants, comme le montrent les contri-
butions de Julio Djenderedjian et de Nadine En définitive c’est toute la civilisation
Akhund-Lange et Stéphane Tison. Vus hors européenne qui est remise en question, pas
d’Europe, les péchés originels de 1914 sont seulement celle représentée par les empires
de leur côté : l’Autriche qui déclare la guerre centraux. Dans les colonies apparaît une
à la Serbie, l’Allemagne qui déclare la guerre perception de « l’homme blanc » comme
à la Russie ainsi qu’à la France et qui viole la capable de barbarie organisée à grande échelle
neutralité de la Belgique. Le péché de 1917 contre ses propres congénères. L’Amérique
est aussi dénoncé : la guerre sous-marine à latine, à bien des égards, fait son « adieu à
outrance mondialise la conscience de la faute l’Europe », pour reprendre la belle expression
allemande et précipite l’entrée en guerre des d’Olivier Compagnon13, tant les sociétés de
États-Unis et du Brésil, qui suit l’exemple de cette région du monde sont choquées par
son ancienne métropole, le Portugal, engagé la barbarie guerrière dont est capable cette
dans le conflit depuis 1916. Cette année 1917 civilisation jusqu’alors admirée et copiée.
étend également à l’échelle de la planète
13 Olivier Compagnon, L’adieu à l’Europe. L’Amérique
les risques pris dès lors par le commerce
latine et la Grande Guerre, Paris, Fayard, 2013.

19
Robert Frank et Catherine Horel

Julio Djenderedjian confirme largement ce combats : 1915-1918 pour l’Italie, 1912-1918


changement de paradigme en Argentine, pour la Bulgarie et la Roumanie avec pour
même si ce pays regarde encore vers cette dernière la rupture de 1916 ; une véri-
l’Espagne qui se tient précisément hors de la table guerre de Dix ans (1912-1922) pour
guerre. Hors d’Europe, la déseuropéanisation la Grèce et la Turquie. Si l’on regarde main-
du monde commence-t-elle donc dans les tenant à l’échelle planétaire, il est évident
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imaginaires ? que les bornes 1914-1918 ne conviennent
pas non plus, en particulier pour l’Amérique.
Une guerre-monde ? Cette différenciation longtemps éclipsée par
l’armistice de novembre 1918 se retrouve
Il peut se révéler utile ici d’opérer une com-
également dans le bilan de la guerre. Là où les
paraison avec la Seconde Guerre mon-
Alliés ne voient et ne thématisent que la vic-
diale, récemment présentée comme une
toire, les autres ressentent l’amertume de la
« guerre-monde14 ».
défaite, sans parler des victoires à la Pyrrhus
Comme pour la Seconde Guerre mondiale, il vécues par certains. Le démantèlement des
convient de déconstruire la datation tradi- deux grandes entités multinationales et
tionnelle du conflit pour pouvoir prendre en notamment de l’Empire ottoman entraîne
compte sa dimension mondiale. La remise en des conséquences qui vont bien au-delà de
question de la chronologie (1914-1918 ou l’Europe et l’on pourrait en dire autant de
1939-1945) offre la possibilité de continuer l’impact de la Révolution russe dont l’idéo-
à décentrer le regard sur ces deux guerres, logie a vocation à transcender les frontières
de sortir de la vision eurocentriste ou, pour nationales. De même, les déplacements et
la Grande Guerre, de la perception franco- échanges de populations qui affectent l’Asie
anglo-germano-austrocentriste. De même mineure et le Moyen-Orient sont-ils des élé-
qu’il convient de faire commencer le second ments générés par le conflit européen mais
conflit en 1937, voire en 1931 pour inclure dont les répercussions le dépassent.
l’Asie, de même il faut avoir à l’esprit qu’en
La perception de la Grande Guerre selon la
Europe, Balkans compris, les dates de début
dichotomie vainqueurs-vaincus introduit
et de fin du premier conflit ne coïncident pas.
une variable d’analyse qui se révèle perti-
Les entrées en guerre sont décalées et l’is-
nente, non seulement sur le plan bien connu
sue est différée soit en raison du règlement
du redécoupage géopolitique de l’Europe,
plus tardif de la paix, ou de la poursuite des
mais aussi au niveau colonial et auprès des
dirigeants des nationalités émergentes.
14 Alya Aglan, Robert Frank (dir.), 1937-1947. La guerre-
Les anciens repères et modèles définis par
monde, 2 vol., Paris, Gallimard, Folio Histoire, 2015.

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1914-1918 : une guerre mondiale ou une « guerre-monde » ?

l’Europe n’exercent plus le monopole de batailles de l’Atlantique et du Pacifique. Les


l’attraction : ils sont soit concurrencés par deux guerres mondiales sont totales, mais
d’autres jugés plus autochtones, soit rem- « le monde en soi » ainsi créé s’étend à un
placés par des constructions identitaires bien plus grand nombre de régions pendant
empruntées à un héritage « national » fait de le second conflit, Asie et Océanie comprises.
références historiques et religieuses comme De plus, le prisme colonial est plus fort pen-
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en Inde, ou même bibliques pour le sionisme. dant la Grande Guerre, un prisme qui fait
écran aux perceptions du monde et maintient
La Première Guerre mondiale est-elle pour
l’Europe au centre, bien plus que lors de la
autant une « guerre-monde » ? Elle est moins
Seconde Guerre mondiale où les métropoles
mondiale que la Seconde, car de plus vastes
sont coupées des colonies, Grande-Bretagne
parties de la planète sont épargnées. Par ail-
mise à part.
leurs, si la guerre d’Europe et les guerres
d’Orient sur les fronts ottomans sont assez Finalement, un regard sur la Grande Guerre
connectées pendant la Grande Guerre, la décentré par rapport à l’Europe permet de
guerre en Asie orientale est complètement mieux voir sa place centrale, encore centrale.
déconnectée, ce qui n’est pas le cas avec La déseuropéanisation du globe terrestre
le conflit suivant, où les États-Unis font le est encore trop balbutiante pour ne pas voir
trait d’union à partir de 1941 entre guerre dans ce conflit, certes planétaire, autre chose
européenne et guerre asiatique, entre les que la guerre d’une Europe-monde.

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